fl-O itr  ŒUVRES  DE  ■S SAINT FRANÇOIS DS SALES  EVÉaUE ET PRINCE DE GENÈVE  DOCTEUR DE l'ÉGLISE  ÉDITION COMPLÈTE d'après les autographes et les éditions originales eniuchie de nombreuses pieces inedites DÉDIÉE A N. S. P. LE PAPE LÉON XIII ET HONORÉE d'uN BREF DE SA SAINTETÉ PUBLIÉE SUR l'invitation DU. M°^ TSOARD, ÉVÊQUE d'aNNECY, PAR LES SOINS DES RELIGIEUSES DE LA VISITATION DU I*"^ MONASTÈRE d'aNNECY  TOME V TRAITTÉ DE L'AMOUR DE DIEU - VOL. Il  ANNECY IMPRIMERIE J. NIÉRAT RUE DE LA RÉrUBLK^UE MDCCCXCIV  Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa  http://www.archive.org/details/oeuvresdesaintfr05fran  ŒUVRES  DE SAINT FRANÇOIS DE SALES ÉVÊ9UEET PRINCE DE GENÈVE ET DOCTEUR DE L'ÉGLISE  TOME CINQUIÈME  TRAITTE DE L'AMOUR DE DIEU  VOLUME II  Propriété  Genève — H. TREMBLEY, Libraire, ri.e Corraterie, 4 Dépositaire principal Annecy — ABRY. Libraire, rue de l'Evêché. 5 Paris — Victor LECOFFRE, rue Bonaparte. 90 Lyon — Emmanuel VITTE, Place Bellecour, 5 Bruxelles — SOCIÉTÉ BELGE DE LIBRAIRIE, rue Treubenberg, 16 Marseille — LIBRAIRIE SALÉSIEXNE, rue des Princes, 78  ŒUVRES  DE  SAINT FRANÇOIS DE SALES  EVEaUE ET PRINCE DE GENEVE  ET  DOCTEUR DE L EGLISE  ÉDITION COMPLÈTE d'après les autographes et les éditions originales enrichie de nombrel'ses pièces inedites DÉDIÉE A N. S. P. LE PAPE LÉON XIII ET HONORÉE d'uN BREF DE SA SAINTETÉ PUBLIÉE SUR l'invitation DE M°'^ ISOARD, ÉVÊQUE d'aNNECY, PAR LES SOINS DES RELIGIEUSES DE LA VISITATION DU I" MONASTÈRE d'aNNECY  TRAITTE DE L'AMOUR DE DIEU — VOL. II  ANNECY IMPRIMERIE J. NIÉRAT RUE DE LA RÉPUBLIQ.UE  MDCCCXCIV Droits de traduction et de reproduction réservés  LIVRE SEPTIESME  (a)  DE L'UNION DE L'AME AVEC SON DIEU QUI SE PARFAIT EN L'ORAYSON  CHAPITRE PREMIER COMME l'amour FAIT l'uNION DE l'AME AVEC DIEU EN L'ORAYSON Nous ne parlons pas icy de l'union générale du cœur avec son Dieu, mais de certains actes et mouvemens particuliers que l'ame recueillie en Dieu fait par manière d'orayson, affin de s'unir et joindre de plus en plus a sa divine bonté. Car il y a, certes, différence entre unir et joindre une chose a l'autre, et serrer ou presser une chose contre une autre ou sur une autre : d'autant que pour joindre et unir il n'est besoin que d'une simple application d'une chose a l'autre, en sorte qu'elles se touchent et soyent ensemble, ainsy que nous joignons les vignes aux ormeaux et les jasmins aux treilles des berceaux que l'on fait es jardins ; mais pour serrer et  (a) [Le Ms. (A) du Livre VII est presque complet. Voir à l'Appendice.]  6 Traitté de l'Amour de Dieu presser il faut faire une application forte qui accroisse et augmente l'union : de sorte que serrer c'est intime- ment et fortement joindre, comme nous voyons que le lierre se joint aux arbres ; car il ne s'unit pas seulement, mais il se presse et serre si fort à eux, que mesme il pénètre et entre dans leurs escorces. La comparayson de l'amour des petitz enfans envers leurs mères ne doit point estre abandonnée, a cause de son innocence et pureté. Voyés donq ce beau petit enfant auquel sa mère assise présente son sein : il se jette de force entre les bras d'icelle, ramassant et pliant tout son petit cors dans ce giron et sur cette poitrine amiable ; et voyés réciproquement sa mère, comme le recevant elle le serre, et, par manière de dire, le colle a son sein et le baysant joint sa bouche a la sienne. Mays voyés derechef ce petit poupon, apasté des caresses maternelles, comme de son costé il coopère a cette union d'entre sa mère et luy ; car il se serre aussi et se presse tant qu'il peut pour luy mesme sur la poitrine et le visage de sa mère, et semble qu'il se veuille tout enfoncer et cacher dans ce sein aggreable duquel il est extrait. Or, alhors, Theotime, l'union est parfaitte, la- quelle n'estant qu'une ne laisse pas de procéder de la mère et de l'enfant ; en sorte néanmoins qu'elle dépend toute de la mère, car elle a attiré a soy l'enfant, elle l'a première serré entre ses bras et pressé sur sa poi- trine, et les forces du poupon ne sont pas si grandes qu'il eust peu se serrer et prendre si fort a sa mère. Mais toutefois ce pauvre petit fait bien ce qu'il peut de son costé, et se joint de toute sa force au sein maternel, non seulement consentant a la douce union que sa mère prattique, mais y contribuant ses foibles effortz de tout son cœur ; et je dis ses foibles effortz, parce qu'ilz sont si imbecilles qu'ilz ressemblent presque plustost des essays d'union que non pas une union. Ainsy donq, Theotime, Nostre Seigneur monstrant le très aymable sein de son divin amour a l'ame dévote, il la tire toute a soy, la ramasse, et, par manière de dire, il replie toutes les puissances d'icelle dans le giron de  Livre VII. Chapitre i. 7 sa douceur plus que maternelle ; puis, bruslant d'amour il serre l'ame, il la joint, la presse et colle sur ses lèvres de suavité et sur ses délicieuses mammelles, la baysant du sacré hayser de sa bouche et luy faisant savourer ses tetins meilleurs que le vin*. Alhors l'ame, =^ Cant., i, i. amorcée des délices de ces faveurs, non seulement consent et se preste a l'union que Dieu fait, mays de tout son pouvoir elle coopère, s'efforçant de se joindre et serrer de plus en plus a la divine bonté ; de sorte, toutefois, qu'elle reconnoist bien que son union et liayson a cette souveraine douceur dépend toute de l'opération divine, sans laquelle elle ne pourroit seule- ment pas faire le moindre essay du monde pour s'unir a icelle. Quand on void une exquise beauté regardée avec grande ardeur, ou une excellente mélodie escoutee avec grande attention, ou un rare discours entendu avec grande contention, on dit que cette beauté-la tient collés sur soy les yeux des spectateurs, cette musique tient attachées les aureilles, et que ce discours ravit les cœurs des auditeurs. Qu'est ce a dire, tenir collés les yeux, tenir attachées les aureilles et ravir les cœurs, sinon, unir et joindre fort serré les sens et puissances dont on parle, a leurs objectz ? L'ame, donq, se serre et se presse sur son object quand elle s'y affectionne avec grande attention ; car le serrement n'est autre chose que le progrès et avancement de l'union et conjonction. Nous usons mesme de ce mot, selon nostre langage, es choses morales : il me presse de faire cecy ou cela, il me presse de demeurer ; c'est a dire, il n'employé pas seulement sa persuasion ou sa prière, mais il l'employé avec contention et effort : comme firent les pèlerins en Emaiis, qui non seulement supplièrent Nostre Seigneur, mais le pressèrent et serrèrent a force, le contrai- gnant d'une amoureuse violence d'arrester au logis avec eux*. * Lucac, uit., 29. Or, en l'orayson, l'union se fait souvent par manière de petitz mais frequens eslancemens et avancemens de l'ame en Dieu. Et si vous prenes garde aux petitz enfans  8 Traitté de l'Amour de Dieu unis et jointz aux tetins de leurs mères, vous verres que de tems en tems ilz se pressent et serrent par des petitz eslans que le playsir de tetter leur donne ; ainsy, en l'orayson, le cœur uni a son Dieu fait maintefois certaines recharges d'union, par des mouvemens avec lesquelz il se serre et presse davantage en sa divine douceur. Comme, par exemple, l'ame ayant longuement demeuré au sentiment d'union par lequel elle savoure doucement combien elle est heureuse d'estre a Dieu, en fin accroissant cette union par un serrement et eslan cordial : Ouy, Seigneur, dira-elle, je suis vostre, toute, toute, toute, sans exception ; ou bien : Hé, Seigneur, je le suis certes, et je le veux estre tous-jours plus ; ou bien, par manière de prière : O doux Jésus, hé tirés-moy tous-jours plus avant dans vostre cœur, affin que vostre amour m'engloutisse et que je sois du tout abismee en sa douceur. Mais d'autres fois l'union se fait, non par des eslance- mens répétés, ains par manière d'un continuel insensible pressement et avancement du cœur en la divine bonté ; car, comme nous voyons qu'une grande et pesante masse de plomb, d'airain ou de pierre, quoy qu'on ne la pousse point, se serre, enfonce et presse tellement contre la terre sur laquelle elle est posée, qu'en fin avec le tems on la treuve toute enterrée, a cause de l'inclina- tion de son poids qui par sa pesanteur la fait tous-jours tendre au centre, ainsy nostre cœur estant une fois joint a son Dieu, s'il demeure en cette union et que rien ne l'en divertisse, il va s'enfonçant continuellement, par un insensible progrès d'union, jusques a ce qu'il soit tout en Dieu, a cause de l'inclination sacrée que le saint amour lu}' donne, de s'unir tous-jours davantage a la souveraine bonté : car, comme dit le grand apostre *De Divin.Xomin., de France*, « l'amour est une vertu unitive, « c'est a C. IV, § XV. T. . 1 r •- • 1 dire, qui nous porte a la parfaite union du souverain bien. Et puisque c'est une vérité indubitable que le divin amour, tandis que nous sommes en ce monde, est un mouvement, ou au moins une habitude active et tendante au mouvement, Ihors mesme qu'il est parvenu  Livre VII. Chapitre i. 9 a la simple union il ne laisse pas d'agir, quoy qu'im- perceptiblement, pour l'accroistre et perfectionner de plus en plus. Ainsy les arbres qui ayment d'estre transplantés, après qu'ilz le sont, estendent leurs racines et se fourrent bien avant dans le sein de la terre qui est leur élément et leur aliment, nul ne s'appercevant de cela tandis qu'il se fait, ains seulement quand il est fait. Et le cœur humain, transplanté du monde en Dieu par le céleste amour, s'il s'exerce fort en l'orayson, certes, il s'estendra continuellement et se serrera a la Divinité s'unissant de plus en plus a sa bonté, mais par des accroisse- mens imperceptibles, desquelz on ne remarque pas bonnement le progrès tandis qu'il se fait, ains quand il est fait. Si vous beuves quelqu'exquise liqueur, par exemple, de l'eau impériale, la simple union d'icelle avec vous se fera a mesme que vous la recevres, car la réception et l'union sont une mesme chose en cet en- droit ; mais par après, petit a petit, cette union s'aggran- dira par un progrès imperceptiblement sensible, car la vertu de cette eau, pénétrant de toutes pars, confortera le cerveau, revigorera le cœur et estendra sa force sur tous vos espritz. Ainsy un sentiment de dilection, comme par exemple : Que Dieu est bon ! estant entré dedans le cœur, d'abord il fait l'union avec cette bonté ; mais estant entretenu un peu longuement, comme un parfum pretieux il pénètre de tous costés l'ame, il se respand et dilate dans nostre volonté, et, par manière de dire, il s'incorpore avec nostre esprit, se joignant et serrant de toutes pars de plus en plus a nous et nous unissant a luy. Et c'est ce que nous enseigne le grand David quand il compare les sacrées paroles au miel*; car, qui * Ps.cxvm, 103 ne sçait que la douceur du miel s'unit de plus en plus a nostre sens par un progrès continuel de savourement, Ihors que le tenans longuement en la bouche, ou que l'avalans tout bellement, sa saveur pénètre plus avant le sens de nostre goust ? Et de mesme ce sentiment de la bonté céleste, exprimé par cette parole de saint Bruno : O Bonté ! ou par celle de saint Thomas : Mon  lO ÏRAITTÉ DE L'AmOUR DE DiEU * joan., XX, 28. Seigneur et mon Dieu* ! ou par celle de Magdeleine : * ibid., i^. 16. Hé mon Maistre* ! ou par celle de saint François : * ubi supra, 1. VI, « Mon Dieu et mon tout * ! » ce sentiment, dis je, C V, demeurant un peu longuement dedans un cœur amou- reux, il se dilate, il s'estend et s'enfonce par une intime pénétration en l'esprit, et de plus en plus le détrempe tout de sa saveur, qui n'est autre chose qu'accroistre l'union ; comme fait l'onguent pretieux ou le baume, qui, tumbant sur le coton, se mesle et s'unit tellement de plus en plus, petit a petit, avec iceluy, qu'en fin on ne sçauroit plus dire si le coton est parfumé ou s'il est parfum, ni si le parfum est coton ou le coton parfum. O qu'heureuse est une ame qui en la tranquillité de son cœur conserve amoureusement le sacré sentiment de la présence de Dieu ! car son union avec la divine bonté croistra perpétuellement, quoy qu'insensiblement, et détrempera tout l'esprit d'iceluy de son infinie suavité. Or, quand je parle du sacré sentiment de la présence de Dieu, en cet endroit, je n'entens pas parler du sentiment sensible, mais de celuy qui réside en la cime et suprême pointe de l'esprit, ou le divin amour règne et fait ses exercices principaux.  CHAPITRE II DES DIVERS DEGRÉS DE LA SAINTE UNION QUI SE FAIT EN L'ORAYSON L'union se fait quelquefois sans que nous y coopé- rions, sinon par une simple suite, nous laissans unir sans résistance a la divine bonté ; comme un petit enfant amoureux du sein de sa mère, mais tellement alangouri qu'il ne peut faire aucun mouvement pour y aller ni pour se serrer quand il y est, mais seulement est bien  Livre VII. Chapitre ii. ii ayse d'estre pris et tiré entre les bras de sa mère et d'estre pressé par elle sur sa poitrine. Quelquefois nous coopérons, Ihors qu'estans tirés nous courons* volontier pour seconder la douce force de la * Cant., i, 3. bonté qui nous tire et nous serre a soy par son amour. Quelquefois il nous semble que nous commençons a nous joindre et serrer a Dieu avant qu'il se joigne a nous, parce que nous sentons l'action de l'union de nostre costé sans sentir celle qui se fait de la part de Dieu ; lequel toutefois, sans doute, nous prévient tous- jours, bien que tous-jours nous ne sentions pas sa prévention, car s'il ne s'unissoit a nous, jamais nous ne nous unirions a luy ; il nous choisit et saisit tous-jours avant que nous le choisissions ni saisissions. Mais quand, suivans ses attraitz imperceptibles, nous commençons a nous unir a luy, il fait quelquefois le progrès de nostre union, secourant nostre imbécillité et se serrant sensi- blement luy mesme a nous : si que nous le sentons qu'il entre et pénètre nostre cœur par une suavité incomparable. Et quelquefois aussi, comme il nous a attirés insensiblement a l'union, il continue insensible- ment a nous ayder et secourir, et nous ne sçavons comme une si grande union se fait, mais nous sçavons bien que nos forces ne sont pas asses grandes pour la faire : si que nous jugeons bien par la que quelque secrette puissance fait son insensible action en nous ; comme les nochers qui portent du fer, Ihors que, sous un vent fort foible, ilz sentent leurs vaysseaux singler puissamment, connoissent qu'ilz sont proches des mon- taignes de l'aymant qui les tirent imperceptiblement, et voyent en cette sorte un connoissable et perceptible avancement provenant d'un moyen inconneu et imper- ceptible. Car ainsy, Ihors que nous voyons nostre esprit s'unir de plus en plus a Dieu sous des petitz effortz que nostre volonté fait, nous jugeons bien que nous avons trop peu de vent pour singler si fort, et qu'il faut que l'Amant de nos âmes nous tire par l'influence secrette de sa grâce, laquelle il veut nous estre imperceptible affin qu'elle nous soit plus admirable, et que, sans  12 Traitté de l'Amour de Dieu nous amuser a sentir ses attraitz, nous nous occupions plus purement et simplement a nous unir a sa bonté. Aucunes fois cette union se fait si insensiblement que nostre cœur ne sent ni l'opération divine en nous ni nostre coopération, ains il treuve la seule union insen- siblement toute faite, a l'imitation de Jacob, qui, sans y penser, se treuva marié avec Lia ; ou plustost comme un autre Samson, mais plus heureux, il se treuve lié et serré des cordes de la sainte union sans que nous nous en soyons apperceus. D'autres fois nous sentons les serremens, l'union se faysant par des actions sen- sibles, tant de la part de Dieu que de la nostre. Quelquefois l'union se fait par la seule volonté et en la seule volonté, et aucunes fois l'entendement y a sa part, parce que la volonté le tire après soy et l'applique a son object, luy donnant un playsir spécial d'estre fiché a le regarder ; comme nous voyons que l'amour respand une profonde et spéciale attention en nos yeux corporelz pour les arrester a voir ce que nous aymons. Quelquefois cette union se fait de toutes les facultés de l'ame, qui se ramassent toutes autour de la volonté, non pour s'unir elles mesmes a Dieu, car elles n'en sont pas toutes capables, mais pour donner plus de commo- dité a la volonté de faire son union ; car si les autres facultés estoyent appliquées une chacune a son object propre, l'ame, opérant par icelles, ne pourroit pas si parfaitement s'employer a l'action par laquelle l'union se fait avec Dieu. Telle est la variété des unions. Voyés saint Martial (car ce fut, comme on dit, le * Cap. IX, 35. (Vide bienheurcux enfant duquel il est parlé en saint Marc*) : supra, 1. I, c. IX.) ^^g^j.^ Seigneur le prit, le leva et le tint asses longue- ment entre ses bras. O beau petit Martial, que vous estes heureux d'estre saisi, pris, porté, uni, joint et serré sur la poitrine céleste du Sauveur et baysé de sa bouche sacrée, sans que vous y cooperies qu'en ne faisant pas résistance a recevoir ces divines caresses ! Au contraire, saint Simeon embrasse et serre Nostre Seigneur sur son • i.ucœ, II, 28. sein*, sans que Nostre Seigneur fasse aucun semblant de coopérer a cette union, bien que, comme chante la  Livre VIL Chapitre iî. 13 tressainte Eglise*, « le viellard portoit l'Enfant, mays * Ad primas vesp. 1,1-^ r. -,1 -11 1 o-j.T> j. et ad Matut in festo 1 Enfant gouvernoit le viellard. » banit Bonaventure, Purific. touché d'une sainte humilité, non seulement ne s'unis- soit pas a Nostre Seigneur, ains se retiroit de sa pré- sence réelle, c'est a dire du tressaint Sacrement de l'Eucharistie, quand un jour oyant Messe, Nostre Sei- gneur se vint unir a luy, luy portant son divin Sacre- ment : or cette union faite, hé Dieu, Theotime, pensés de quel amour cette sainte ame serra son Sauveur sur son cœur ! A l'opposite, sainte Catherine de Sienne, désirant ardemment Nostre Seigneur en la sainte Com- munion, pressant et poussant son ame et son affection devers luy, il se vint joindre a elle, entrant en sa bouche avec mille bénédictions. Ainsy Nostre Seigneur commença l'union avec saint Bonaventure, et sainte Catherine sembla commencer celle qu'elle eut avec son Sauveur. La sacrée amante du Cantique parle comme ayant prattiquee l'une et l'autre sorte d'union : Je suis toute a mon Bienaymé, ce dit-elle*, et son retour est *cap. vu, 10. devers moy; car c'est autant que si elle disoit : Je me suis unie a mon cher Ami, et réciproquement il se retourne devers moy pour, en s'unissant de plus en plus a moy, se rendre aussi tout mien ; Mon cher Ami m'est îin bouquet de myrrhe, il demeurera entre mes mammelles* , et je le serreray sur mon sein, * Cant. i, 12. comme un bouquet de suavité ; Mon ame, dit David*, * Ps. lxh, g. s'est serrée a vous, o mon Dieu, et vostre main droite m'a empoigné et saisi. Mais ailleurs elle con- fesse d'estre prévenue, disant : Mon cher Ami est tout a moy, et moy je suis toute sienne* ; nous fa37Sons * Cant., n, 16. une sainte union, par laquelle il se joint a moy, et moy je me joins a luy. Et pour monstrer que tous- jours toute l'union se fait par la grâce de Dieu, qui nous tire a soy et par ses attraitz esmeut nostre ame et anime le mouvement de nostre union envers luy, elle s'escrie*, * ibid., i, 3- comme toute impuissante : Tirés moy; mais pour tes- moigner qu'elle ne se laissera pas tirer comme une pierre ou comme un forçat, ains qu'elle coopérera de  14 Traitté de l'Amour de Dieu son costé et meslera son foible mouvement parmi les Duissans attraitz de son Amant : nous courrons, dit-elle, a V odeur de vos parfums. Et affin qu'on sçache que si on la tire un peu fortement par la volonté, toutes les puissances de l'ame se porteront a l'union : Tirés moy, dit-elle, et nous courrons ; l'Espoux n'en tire qu'une, et plusieurs courent a l'union ; la volonté est la seule que Dieu veut, mais toutes les autres puissances courent après elle pour estre unies a Dieu avec elle. A cette union le divin Berger des âmes provoquoit * Gant., VIII, 6. sa chere Sulamite : Mettes-moy, disoit-il*, comme un sceau sur vostre cœur, comme un cachet sur vostre bras. Pour bien imprimer un cachet sur la cire, on ne le joint pas seulement, mais on le presse bien serré ; ainsy veut-il que nous nous unissions a luy d'une union si forte et pressée que nous demeurions marqués de ses traitz. * II Cor., V, 14. Le saint amour du Sauveur nous presse*. O Dieu, quel exemple d'union excellente ! Il s'estoit joint a nostre nature humaine par grâce, comme une vigne a son ormeau, pour la rendre aucunement participante de son fruit ; mays voj^ant que cette union s'estoit desfaite par le péché d'Adam, il fît une union plus serrée et pressante en l'Incarnation, par laquelle la nature humaine demeure a jamais jointe en unité de personne a la Divinité ; et afftn que non seulement la nature humaine, mais tous les hommes peussent s'unir intimement a sa bonté, il institua le Sacrement de la tressainte Eucharistie, auquel un chacun peut parti- ciper pour unir son Sauveur a soy mesme, réellement et par manière de viande. Theotime, cette union sacra- mentelle nous sollicite et nous ayde a la spirituelle de laquelle nous parlons.  Livre VII. Chapitre m. 15  CHAPITRE III DU SOUVERAIN DEGRÉ D'uNION, PAR LA SUSPENSION ET RAVISSEMENT  Soit donques que l'union de nostre ame avec Dieu se face imperceptiblement, soit qu'elle se face percep- tiblement, Dieu en est tous-jours l'autheur, et nul ne peut s'unir a luy s'il ne va a luy, ni nul ne peut aller a luy s'il n'est tiré par luy, comme tesmoigne le divin Espoux, disant* : Nul ne peut venir a moy sinon que * Joan., vi, 44. mon Père le tire; ce que sa céleste Espouse proteste aussi, disant*: Tirés moy, nous courrons a l'odeur * Cant., t, 3. de vos parfums. Or, la perfection de cette union consiste en deux pointz : qu'elle soit pure et qu'elle soit forte. Ne puis-je pas m'approcher d'une personne pour luy parler, pour le mieux voir, pour obtenir quelque chose de luy, pour odorer les parfums qu'il porte, pour m'appuyer sur luy ? et Ihors je m'approche voirement de luy et me joins a luy, mais rapprochement et union n'est pas ma prin- cipale prétention, ains je m'en sers seulement comme d'un moyen et d'une disposition pour obtenir une autre chose. Que si je m'approche de luy et me joins a luy, non pour aucune autre fin que pour estre proche de luy et jouïr de cette prochaineté et union, c'est alhors un approchement d'union pure et simple. Ainsy plusieurs s'approchent de Nostre Seigneur : les uns pour l'ouïr, comme Magdeleine ; les autres pour estre guéris, comme l'hemorroïsse ; les autres pour l'adorer, comme les Mages ; les autres pour le servir, comme Marthe ; les autres pour vaincre leur incrédulité, comme saint Thomas ; les autres pour le parfumer.  i6  Traitté de l'Amour de Dieu  * Cant., m, 4. * Hom. Lxxix Cant., § 4.  comme Magdeleine, Joseph, Nicodeme ; mais sa divine Sulamite le cherche pour le treuver, et l'ayant treuvé ne veut autre chose que de le tenir bien serré, et le tenant ne jamais le quitter : Je le tiens, dit-elle*, et ne in l'ahandonneray point. Jacob, dit saint Bernard *, tenant Dieu bien serré le veut bien quitter, pourveu * Gen., xxxii, 26 qu'il reçoivc sa bénédiction * ; mais Sulamite ne le quittera point quelle bénédiction qu'il luy donne, car elle ne veut pas les bénédictions de Dieu, elle veut le * Ps. Lxxii, 25, 26. Dieu des bénédictions, disant avec David* : Qu'y a-il au Ciel pour moy et que veux-je sur la terre sinon vous ? vous estes le Dieu de mon cœur et mon partage a toute éternité. Ainsy fut la glorieuse Mère auprès * joan., XIX, 25. de la croix* de son Filz. Hé, que cherches vous, o Mère de la vie, en ce mont de Calvaire et en ce lieu de mort ? Je cherche, eust elle dit, mon Enfant qui est la vie de ma vie. Et pourquoj' le cherches vous ? Pour estre auprès de luy. Mais maintenant il est parmi les tris- *Pss.xvii,5,cxiv, 3. tesses de la mort*. Hé, ce ne sont pas les allégresses que je cherche, c'est luy mesme ; et par tout mon cœur amoureux me fait rechercher d'estre unie a cet aymable Enfant, mon cher Bienaymé. En somme, la prétention de l'ame en cette union, n'est autre que d'estre avec son Amant. Mais quand l'union de l'ame avec Dieu est grande- ment très estroitte et très serrée, elle est appellee par les théologiens inhesion ou adhésion, parce que par icelle l'ame demeure prise, attachée, collée et affigee a la divine Majesté, en sorte que malaysement peut elle s'en desprendre et retirer. Voyés, je vous prie, cet homme pris et serré par attention a la suavité d'une harmonieuse musique, ou bien (ce qui est extravagant) a la niaiserie d'un jeu de cartes : vous l'en voules retirer et vous ne pouves, quelles affaires qu'il ayt au logis on ne le peut arracher, il en perd mesme le boire et le manger. O Dieu, Theotime, combien plus doit estre attachée et serrée l'ame qui est amante de son Dieu, quand elle est unie a la divinité de l'infinie Douceur et qu'elle est prise et esprise en cet object d'incomparables  Livre VII. Chapitre m. 17 perfections ! Telle fut celle du grand vayssean d'élec- tion* qui s'escrioit** : Affin que je vive a Dieu, je * Act., ix, 15. rr ' 1 ■ T m -^ ■ **Galat., 11, 19. SUIS aljige a la croix avec J esus Llirist ; aussi pro- teste-il* que rien, non pas la mort mesme, ne le peut * Rom., ¥111,38,39. séparer de son Maistre. Et cet effect de l'amour fut mesme prattiqué entre David et Jonathas, car il est dit* * i Reg., .wm, i. que l'ame de Jonathas fut collée a celle de David : aussi est-ce un axiome célébré par les anciens Pères, que l'amitié qui peut finir ne fut jamais vraye amitié, ainsy que j'ay dit ailleurs (i). (a) Voyes, je vous prie, Theotime (t»), ce petit enfant attaché au tetin et au col de sa mère : si on le veut arracher de la pour le porter en son berceau, parce qu'il en est tems, il marchande et dispute tant qu'il peut pour ne point quitter ce sein tant amiable ; si on le fait desprendre d'une main il s'accroche de l'autre, et si on l'enlevé du tout il se met a pleurer, et (c) tenant son cœur et ses yeux ou il ne peut plus tenir son cors, il va reclamant sa chère mère, jusques a ce qu'a force de le bercer on l'ayt endormi. Ainsy l'ame laquelle, par l'exercice de l'union, est parvenue jusques a ('^) demeu- rer prise et attachée a la divine Bonté, n'en peut estre tirée presque que par force et avec beaucoup de dou- leur ; on ne la peut faire desprendre : si on destourne son imagination, elle ne laisse pas de se tenir prise par son entendement ; que si on tire son entendement, elle se tient attachée par la volonté ; et si on la fait encor  (a) [Le Ms. (B) du septième Livre comprend les vingt lignes suivantes, ainsi que l'avant-dernier alinéa de ce chapitre et un fragment du chap. xiv.] (b) Philothee (c) et — [voyant quil ne peut plus demeurer et estre avec... va retournant...] (d) a — [l'adhœsion... a se prendre, s'attacher et...J (i) Aucun des ouvrages publiés par saint François de Sales ne renferme l'expression directe de cette pensée, mais on la retrouve fréquemment dans ses manuscrits. Voir, par exemple, la variante (f), p. 215 du troisième volume de l'Edition actuelle de ses Œuvres, Introduction a la Vie dévote, Partie III, chap. x.xii.  i8 Traitté de l'Amour de Dieu abandonner de la volonté par quelque distraction vio- lente, elle se retourne de moment en moment du costé de son cher object, duquel elle ne se peut du tout des- prendre, renoiiant tant qu'elle peut les doux liens de son union avec luy par des frequens retours qu'elle fait, comme a la desrobbee ; expérimentant en cela la peyne * Philip., I, 23. de saint Paul*, car elle est pressée de deux désirs : d'estre délivrée de toute occupation extérieure pour demeurer en son intérieur avec Jésus Christ, et d'aller néanmoins a l'œuvre de l'obéissance que l'union mesme avec Jésus Christ luy enseigne estre requise. *vita, ce. xviii.xx. Or, la bienheureuse Mère Thérèse dit excellemment*, que l'union estant parvenue jusqu'à cette perfection que de nous tenir pris et attachés avec Nostre Seigneur, elle n'est point différente du ravissement, suspension ou pendement d'esprit ; mais qu'on l'appelle seulement union, ou suspension, ou pendement, quand elle est courte, et quand elle est longue on l'appelle extase ou ravissement : d'autant qu'en effect, l'ame attachée a son Dieu si fermement et si serrée qu'elle n'en puisse pas aysement estre desprise, elle n'est plus en soy mesme, mais en Dieu ; non plus qu'un cors crucifié n'est plus en soy mesme, mais en la croix, et que le herre attaché a la muraille n'est plus en soy, mais en la muraille. Mays affin d'éviter tout équivoque, saches, Theo- time, que la charité est un lien et un lien de perfec- * Coioss., m, 14. tion*; et qui a plus de charité, il est plus estroittement uni et lié a Dieu. Or, nous ne parlons pas de cette union qui est permanente en nous par manière d'habi- tude, soit que nous dormions, soit que nous veillions ; nous parlons de l'union qui se fait par l'action et qui est un des exercices de la charité et dilection. Imagines vous donques, que saint Paul, saint Denis, saint Au- gustin, saint Bernard, saint François, sainte Catherine de Gennes ou de Sienne sont encor en ce monde, et qu'ilz dorment de lassitude après plusieurs travaux pris pour l'amour de Dieu ; représentes vous d'autre part quelque bonne ame, mais non pas si sainte comme eux, qui fust en l'orayson d'union a mesme tems : je vous  Livre VII. Chapitre m. 19 demande, mon cher Theotime (c), qui est plus uni, plus serré, plus attaché a Dieu, ou ces grans Saintz qui dor- ment, ou cette ame qui prie ? Certes, ce sont ces admi- rables amans ; car ilz ont plus de charité, et leurs affec- tions, quoy qu'en certaine façon dormantes, sont telle- ment engagées et prises a leur Maistre qu'elles en sont inséparables. Mays, ce me dires vous, (f) comme se peut-il faire qu'une ame qui est en l'orayson d'union, et mesme jusques a l'extase, soit moins unie a Dieu que ceux qui dorment, pour saintz qu'ilz soyent ? Voyci que je vous dis, Theotime : celle la est plus avant en l'exer- cice de l'union, et ceux ci sont plus avant en l'union ; ceux ci sont (s) unis et ne s'unissent pas, puisqu'ilz dor- ment, et celle la s'unit, estant en l'exercice et prattique actuelle de l'union, (h) Au demeurant, cet exercice de l'union avec Dieu se peut mesme prattiquer par des courtz et passagers mais frequens eslans de nostre cœur en Dieu, par manière d'oraysons jaculatoires faites a cette intention : Ah, Jésus, qui me donnera la grâce que je sois un seul esprit avec vous ! En lin, Seigneur, rejettant la multiplicité des créatures, je ne veux que vostre unité ! O Dieu, vous estes le seul un et la seule unité nécessaire a mon ame* ! Helas, cher Ami de mon cœur, unisses ma pau- * Lucœ, x, 42. vre unique ame a vostre très unique bonté. Hé, vous estes tout mien, quand seray-je tout vostre ! L'aymant tire le fer et le serre : o Seigneur Jésus, mon Amant, soyes mon tire-cœur ; serrés, pressés et unisses a jamais mon esprit sur vostre paternelle poitrine ! Hé, puisque je suis fait pour vous, pourquoy ne suis- je pas en vous ? Abismés cette goutte d'esprit que vous m'aves donnée.  (e) demande, — chère Philothee (f) dires vous, — fcette bonne ame qui est en l'orayson, est en l'action et en l'exercice effectUel d'union. Il est vray...J (g) ceux ci sont — [plus unis, mais ilz ne sont pas en l'exercice de l'union...] (h) de l'union. — [11 y a différence entre prattiquer plus de connoissance et connoistre plus...]  20 Traitté de l'Amour de Dieu dedans la mer de vostre bonté, de laquelle elle procède. Ah, Seigneur, puisque vostre cœur m'ayme, que ne me ravit il a soy puisque je le veux bien ! Tires moy, et je Gant., I, 3. courray a la suite de vos attraitz*, pour me jetter entre vos bras paternelz et n'en bouger jamais es siècles des siècles. Amen.  CHAPITRE IV  DU RAVISSEMENT, ET DE LA PREMIERE ESPECE D ICELUY  L'extase s'appelle ravissement, d'autant que par icelle Dieu nous attire et esleve a soy ; et le ravissement s'appelle extase, entant que par iceluy nous sortons et demeurons hors et au dessus de nous mesmes pour nous unir a Dieu. Et bien que les attraitz par lesquelz nous sommes attirés de la part de Dieu soyent admirablement doux, suaves et délicieux, si est-ce qu'a cause de la force que la beauté et bonté divine a pour tirer a soy l'attention et application de l'esprit, il semble que non seulement elle nous esleve, mays qu'elle nous ravit et emporte ; comme au contraire, a rayson du très volon- taire consentement et ardent mouvement par lequel Famé ravie s'escoule après les attraitz divins, il semble que non seulement elle monte et s'esleve, mais qu'elle se jette et s'eslance hors de soy en la Divinité mesme. Et c'en est de mesme en la très infâme extase ou abo- minable ravissement qui arrive a l'ame Ihors que, par les amorces des playsirs brutaux, elle est mise hors de sa propre dignité spirituelle et au dessous de sa condi- tion naturelle : car, entant que volontairement elle suit cette malheureuse volupté et se précipite hors de soy mesme, c'est a dire hors de Testât spirituel, on dit qu'elle est en l'extase sensuelle ; mais entant que les  Livre VII. Chapitre iv. 21 appatz et allechemens sensuelz la tirent puissamment et, par manière de dire, l'entraisnent dans cette basse et vile condition, on dit qu'elle est ravie et emportée hors de soy mesme, parce que ces voluptés bestiales la démettent de l'usage de la rayson et intelligence avec une si furieuse violence que, comme dit l'un des plus grans philosophes*, l'homme estant en cet accident * Hippocrates, ubi semble estre tumbé en epilepsie, tant l'esprit demeure absorbé et comme perdu. hommes, jusques a quand"*- seres vous si insensés que de vouloir ravaler * Ps. iv, 3. vostre dignité naturelle, descendans volontairement et vous precipitans en la condition des bestes brutes ? Mais, mon cher Theotime, quant aux extases sacrées, elles sont de trois sortes : l'une est de l'entendement, l'autre de l'affection, et la troisiesme de l'action ; l'une est en la splendeur, l'autre en la ferveur, et la troisiesme en l'œuvre ; l'une se fait par l'admiration, l'autre par la dévotion, et la troisiesme par l'opération. L'admira- tion se fait en nous par le rencontre d'une vérité nouvelle que nous ne connoissions pas ni n'attendions pas de connoistre ; et si a la nouvelle vérité que nous rencontrons est jointe la beauté et bonté, l'admiration qui en provient est grandement délicieuse. Ainsy la reyne de Saba treuvant en Salomon plus de véritable sagesse qu'elle n'avoit pensé, elle demeura toute pleine d'admiration * ; et les Juifz, voyans en nostre Sauveur * m Reg., x, 5. une science qu'ilz n'eussent jamais creu, furent surpris d'une grande admiration *. Quand donq il plait a la *Matt.,xiii, 54-56. divine Bonté de donner a nostre entendement quelque spéciale clarté, par le moyen de laquelle il vienne a contempler les mystères divins d'une contemplation extraordinaire et fort relevée, alhors, voyant plus de beauté en iceux qu'il n'avoit peu s'imaginer, il entre en admiration. Or l'admiration des choses aggreables attache et colle fortement l'esprit a la chose admirée : tant a rayson de l'excellence de la beauté qu'elle luy descouvre, qu'a rayson de la nouveauté de cette excellence ; l'entende- ment ne se pouvant asses assouvir de voir ce qu'il n'a  22 Traitté de l'Amour de Dieu encor point veu et qui est si aggreable a voir. Et quelquefois, outre cela, Dieu donne a l'ame une lumière non seulement claire, mais croissante comme l'aube du jour ; et alhors, comme ceux qui ont treuvé une minière d'or fouillent tous-jours plus avant pour treuver tous- jours davantage de ce tant désiré metail, ainsy l'entende- ment va de plus en plus s'enfonçant en la considération et admiration de son divin objet ; car ne plus ne moins que l'admiration a causé la philosophie et attentive recherche des choses naturelles, elle a aussi causé la contemplation et théologie mystique. Et d'autant que cette admiration, quand elle est forte, nous tient hors et au dessus de nous mesmes par la vive attention et application de nostre entendement aux choses célestes, elle nous porte par conséquent en l'extase.  CHAPITRE V  DE LA SECONDE ESPECE DE RAVISSEMENT Dieu attire les espritz a soy par sa souveraine beauté et incompréhensible bonté : excellences qui, toutes deux, ne sont néanmoins qu'une suprême Divinité, très uni- quement belle et bonne tout ensemble. Tout se fait pour le bon et pour le beau, toutes choses regardent vers luy, sont meiies et contenues par luy et pour l'amour de luy ; le bon et le beau est désirable, aymable et cherissable a tous ; pour luy toutes choses font et veulent tout ce qu'elles opèrent et veulent. Et quant au beau, parce qu'il attire et rappelle a soy toutes choses, les Grecs l'appellent d'un nom t^) qui est tiré d'une parole qui veut dire appeller. De mesme, quant au bien,  (i) K2).).o;, fà xaXôv, dérivé de xa>.Ew, selon saint Denis. Aujourd'hui l'adjectif xaÀô; même est considéré comme racine.  Livre VII. Chapitre v. 23 sa vraye image c'est la lumière, sur tout en ce que la lumière recueille, réduit et convertit a soy tout ce qui est (dont le soleil, entre les Grecs, est nommé d'une parole (i) laquelle monstre qu'il fait que toutes choses soyent ramassées et serrées, rassemblant les dispersées, comme la bonté convertit a soy toutes choses), estant non seulement la souveraine unité, mays souveraine- ment unissante, d'autant que toutes choses la désirent comme leur principe, leur conservation et leur dernière fin. De sorte qu'en somme, le bon et le beau ne sont qu'une mesme chose, d'autant que toutes choses appe- tent le beau et le bon. Ce discours, Theotime, est presque tout composé des paroles du divin saint Denis Areopagite* : et certes, il *De Divin.Nomin. est vray que le soleil, source de la lumière corporelle, est la vraye image du bon et du beau ; car, entre les créatures purement corporelles, il n'y a point de bonté ni de beauté égale a celle du soleil. Or la beauté et bonté du soleil consiste en sa lumière, sans laquelle rien ne seroit beau et rien ne seroit bon en ce monde corporel : elle esclaire tout comme belle, elle eschauffe et vivifie tout comme bonne. Entant qu'elle est belle et claire, elle attire tous les yeux qui ont veùe au monde ; entant qu'elle est bonne et qu'elle eschauffe, elle attire a soy tous les appetitz et toutes les inclinations du monde corporel, car elle tire et esleve les exhalations et vapeurs, elle tire et fait sortir les plantes et les animaux de leurs origines, et ne se fait aucune généra- tion a laquelle la chaleur vitale de ce grand luminaire ne contribue. Ainsy Dieu, Père de toute lumière*, * Jacobi, i, 17. souverainement bon et beau, par sa beauté attire nostre entendement a le contempler, et par sa bonté il attire nostre volonté a l'aymer. Comme beau, comblant nostre entendement de délices, il respand son amour dans nostre volonté ; comme bon, remplissant nostre volonté de son amour, il excite nostre entendement a le contempler, (i) "HXioç, rapproché de l'adjectif ioXk-f)^ par saint Denis. D'après les philologues modernes, la racine serait i'kéri (cf. ïXr^), chaleur du soleil.  24  Traitté de l'Amour de Dieu  l'amour nous provoquant a la contemplation et la contemplation a l'amour : dont il s'ensuit que l'extase et le ravissement dépend totalement de l'amour, car c'est l'amour qui porte l'entendement a la contemplation et la volonté a l'union. De manière qu'en fin il faut *ubi supra (§xin). conclure avcc le grand saint Denis*, que «l'amour divin est extatique, ne permettant pas que les amans soyent a eux mesmes, ains a la chose aymee ; » a rayson dequoy cet admirable apostre saint Paul, estant en la possession de ce divin amour et fait participant de sa force extatique, d'une bouche divinement inspirée, Je * Gaiat., Il, 20. vis, dit-il *, HOU plus moy , mays Jésus Christ vit en moy; ainsy, comme un vray amoureux sorti hors de soy en Dieu, il vivoit non plus sa propre vie, mays la vie de son Bienaymé, comme souverainement aymable. Or, ce ravissement d'amour se fait sur la volonté en cette sorte : Dieu la touche par ces attraitz de suavité, et Ihors, comme une eguille touchée par l'aymant se tourne et remue vers le pôle, s 'oubliant de son insen- sible condition, ainsy la volonté atteinte de l'amour céleste s'eslance et porte en Dieu, quittant toutes ses incUnations terrestres, entrant par ce moyen en un ravissement non de connoissance mais de jouissance, non d'admiration mais d'affection, non de science mais d'expérience, non de veiie mais de goust et de savoure- ment. Il est vray que, comme j'ay des-ja signifié, l'en- tendement entre quelquefois en admiration voyant la sacrée délectation que la volonté a en son extase, comme la volonté reçoit souvent de la délectation apper- cevant l'entendement en admiration ; de sorte que ces deux facultés s'entrecommuniquent leurs ravissemens, le regard de la beauté nous la faisant aymer, et l'amour nous la faisant regarder. On n'est guère souvent eschauffé des rayons du soleil qu'on n'en soit esclairé, ni esclairé qu'on n'en soit eschauffé ; l'amour fait facilement admi- rer, et l'admiration facilement aymer. Toutefois, les deux extases, de l'entendement et de la volonté, ne sont pas tellement appartenantes l'une a l'autre que l'une ne soit bien souvent sans l'autre : car,  Livre VII. Chapitre vi. 25 comme les philosophes ont eu plus de la connoissance que de l'amour du Créateur, aussi les bons Chrestiens en ont maintefois plus d'amour que de connoissance ; et par conséquent l'excès de la connoissance n'est pas tous-jours suivi de celuy de l'amour, non plus que l'excès de l'amour n'est pas tous-jours accompaigné de celuy de la connoissance, ainsy que j'ay remarqué ailleurs*. Or, l'extase de l'admiration estant seule ne * Livre vi, c. iv. nous fait pas meilleurs, suivant ce qu'en dit celuy qui avoit esté ravi en extase jusques au troisiesme ciel*: * n Cor., xn, 2. Si je connoissois, dit-il*, fous les misteres et toute * i Cor., xm, 2. la science, et je nay pas la charité, je ne suis rien. Et partant, le malin esprit peut extasier, s'il faut ainsy parler, et ravir l'entendement, luy représentant des merveilleuses intelligences qui le tiennent eslevé et suspendu au dessus de ses forces naturelles, et par telles clartés il peut encor donner a la volonté quelque sorte d'amour vain, mol, tendre et imparfait, par manière de complaysance, satisfaction et consolation sensible ; mais de donner la vraye extase de la volonté, par laquelle elle s'attache uniquement et puissamment a la Bonté divine, cela n'appartient qu'a cet Esprit souve- rain par lequel la charité de Dieu est respandue dedans nos cœurs*. * Rom., v, 5.  CHAPITRE VI DES MARQUES DU BON RAVISSEMENT ET DE LA TROISIESME ESPECE d'iCELUY  En efiect, Theotime, on a veu en nostre aage plu- sieurs personnes qui croyoient elles mesmes, et chacun avec elles, qu'elles fussent fort souvent ravies divine- ment en extase, et en fin, toutefois, on descouvroit que ce n'estoyent qu'illusions et amusemens diaboliques.  26 Traitté de l'Amour de Dieu Un certain prestre du tems de saint Augustin se mettoit en extase tous-jours quand il vouloit, chantant ou fay- sant chanter certains airs lugubres et pitoyables, et ce, pour seulement contenter la curiosité de ceux qui desi- royent voir ce spectacle. Mays ce qui est admirable, c'est que son extase passoit si avant qu'il ne sentoit mesme pas quand on luy appliquoit le feu, sinon après qu'il estoit revenu a soy ; et néanmoins, si quelqu'un parloit un peu fort et a voix claire, il l'entendoit comme ♦s.Aug., De Civit. de loiu, et n'avoit aucune respiration *. Les philosophes "' ■ ' • - ■ mesmes ont reconneu certaines espèces d'extases natu- relles faites par la véhémente application de l'esprit a la considération des choses plus relevées. C'est pourquoy il ne se faut pas estonner si le malin esprit, pour faire le singe, tromper les âmes, scandaliser les foibles et se * II Cor., XI, 14. transformer en esprit de lumière*, opère des ravisse- mens en quelques âmes peu solidement instruites en la vraye pieté. Afhn donq qu'on puisse discerner les extases divines d'avec les humaines et diaboliques, les serviteurs de Dieu ont laissé plusieurs documens ; mays quant a moy, il me suffira pour mon propos de vous proposer deux marques de la bonne et sainte extase : l'une est que l'extase sacrée ne se prend ni attache jamais tant a l'entendement qu'a la volonté, laquelle elle esmeut, eschauffe et remplit d'une puissante affection envers Dieu ; de manière que si l'extase est plus belle que bonne, plus lumineuse que chaleureuse, plus spécula- tive qu'affective, elle est grandement douteuse et digne de soupçon. Je ne dis pas qu'on ne puisse avoir des ravissemens, des visions, mesme prophétiques, sans * I Cor., XIII, 2. avoir la charité* ; car je sçay bien que, comme on peut avoir la charité sans estre ravi et sans prophétiser, aussi peut-on estre ravi et prophétiser sans avoir la charité : mays je dis que celuy qui en son ravissement a plus de clarté en l'entendement pour admirer Dieu que de chaleur en la volonté pour l'aymer, il doit estre sur ses gardes, car il y a danger que cette extase ne soit fause et ne rende l'esprit plus enflé qu'édifié, le mettant  Livre VII. Chapitre vi. 27 voirement, comme Saul*, Balaam** et Caïphe***, entre * i Reg., x, n, 12. les prophètes, mais le laissant néanmoins entre les ***/oTn.,\^i"5i. repreuvés. La seconde marque des vrayes extases consiste en la troysiesme espèce d'extase que nous avons marquée ci dessus*, extase toute sainte, toute aymable et qui cou- * Chap. iv, p. 21. ronne les deux autres ; et c'est l'extase de l'œuvre et de la vie. L'entière observation des commandemens de Dieu n'est pas dans l'enclos des forces humaines, mais elle est bien pourtant dans les confins de l'instinct de l'esprit humain, comme très conformes a la rayson et lumière naturelle : de sorte que, vivans selon les com- mandemens de Dieu, nous ne sommes pas pour cela hors de nostre inclination naturelle. Mays, outre les commandemens divins, il y a des inspirations célestes, pour l'exécution desquelles il ne faut pas seulement que Dieu nous esleve au dessus de nos forces, mais aussi qu'il nous tire au dessus des instinctz et des inclinations de nostre nature ; d'autant qu'encor que ces inspirations ne sont pas contraires a la rayson humaine, elles l'ex- cédent toutefois, la surmontent et sont au dessus d'i- celle : de sorte que Ihors, nous ne vivons pas seulement une vie civile, honneste et chrestienne, mais une vie surhumaine, spirituelle, dévote et extatique, c'est a dire une vie qui est en toute façon hors et au dessus de nostre condition naturelle. Ne point desrobber, ne point mentir, ne point com- mettre de luxure, prier Dieu, ne point jurer en vain, aymer et honnorer son père, ne point tuer, c'est vivre selon la rayson naturelle de l'homme ; mais quitter tous nos biens, aymer la pauvreté, l'appeller et tenir en qualité de très délicieuse maistresse, tenir les opprobres, mespris, abjections, persécutions, martyres pour des félicités et béatitudes, se contenir dans les termes d'une très absolue chasteté, et en fin, vivre emmi le monde et en cette vie mortelle contre toutes les opinions et maxi- mes du monde et contre le courant du fleuve de cette vie, par des ordinaires résignations, renoncemens et abnéga- tions de nous mesmes, ce n'est pas vivre humainement,  1. X, c. II.  28 Traitté de l'Amour de Dieu mais surhumainement ; ce n'est pas vivre en nous, mais hors de nous et au dessus de nous : et parce que nul ne peut sortir en cette façon au dessus de soy mesme joan., VI, 44- si le Peve éternel ne le tire*, partant cette sorte de vie doit estre un ravissement continuel et une extase perpé- tuelle d'action et d'opération. Vous estes mortz, disoit le grand Apostre aux Rhodiens (^), et vosfre vie est cachée avec Jésus Christ Coioss., III, 3. en Dieu*. La mort fait que l'ame ne vit plus en son cors ni en l'enclos d'iceluy ; que veut donq dire, Theo- time, cette parole de l' Apostre : Vous estes mortz ? C'est comme s'il eust dit : Vous ne vives plus en vous mesme ni dedans l'enclos de vostre propre condition naturelle, vostre ame ne vit plus selon elle mesme, mays au dessus d'elle mesme. Le phœnix est phœnix en cela, qu'il anéantit sa propre vie a la faveur des rayons * piin., Hist. nat., du solcil*, pour cu avoir une plus douce et vigoureuse, cachant, par manière de dire, sa vie sous les cendres ; les bigatz et vers a soye changent leur estre, et de vers se font papillons ; les abeilles naissent vers, puis devien- nent nimphes, marchans sur leurs pieds, et en fin devien- nent mousches volantes. Nous en faysons de mesme, Theotime, si nous sommes spirituelz ; car nous quittons nostre vie humaine pour vivre d'une autre vie plus emi- nente, au dessus de nous mesmes, cachans toute cette vie nouvelle en Dieu avec Jésus Christ, qui seul la void, la connoist et la donne. Nostre vie nouvelle c'est l'amour céleste qui vivifie et anime nostre ame, et cet (i) A partir de l'édition de 1637, le nom de Colossiens a été substitué à celui de Rhodiens. Cette correction maladroite provient d'une fausse inter- prétation de la pensée de l'Auteur. Saint François de Sales n'a certainement jamais prétendu changer la désignation habituelle d'une Epître de saint Paul qu'il cite continuellement sous son vrai titre ; mais, en employant cette dénomination, il avait sans doute présente à l'esprit l'opinion de Suidas, Cédrenus et autres écrivains grecs, d'après laquelle le nom de Colossiens aurait été attribué, par extension, aux habitants de l'île au célèbre colosse. A l'appui de l'hypothèse que nous avançons on peut encore citer un Autographe inédit, conservé à la Visitation de Turin, où le Saint, parlant de Philémon, le désigne en ces termes : Nobilis Rhodius sive Colossensis. De semblables allusions historiques sont un trait caractéristique du style de notre Saint.  Livre VII. Chapitre vu. 29 amour est tout caché en Dieu et es choses divines avec Jésus Christ ; car puisque, comme disent les lettres sacrées de l'Evangile*, après que Jésus Christ se fut un peu laissé voir a ses disciples en montant la haut au Ciel, en fin une nuée l'environna qui l'osta et cacha de devant leurs yeux, Jésus Christ donques est caché au Ciel en Dieu. Or, Jésus Christ est nostre amour, et nostre amour est la vie de nostre ame : donques nostre vie est cachée en Dieu avec Jésus Christ ; et quand Jésus Christ qui est nostre amour, et par conséquent nostre vie spirituelle, viendra paroistre au jour du jugement, alhors nous apparoistrons avec luy en gloire*, c'est a dire, Jésus Christ nostre amour nous glorifiera, nous communiquant sa félicité et splendeur.  * Marc, ult., 19 Luc, ult., 51; Act., I, 9.  Coloss., III, 4.  CHAPITRE VII  COMME L AMOUR EST LA VIE DE L AME ET SUITE DU DISCOURS DE LA VIE EXTATIQUE  L'ame est le premier acte et principe de tous les mou- vemens vitaux de l'homme, et, comme parle Aristote*, elle est « le principe par lequel nous vivons, sentons et entendons : » dont il s'ensuit que nous connoissons la diversité des vies selon la diversité des mouve- mens, en sorte mesme que les animaux qui n'ont point de mouvement naturel sont du tout sans vie. Ainsy, Theotime, l'amour est le premier acte et principe de nostre vie dévote ou spirituelle, par lequel nous vivons, sentons et nous esmouvons, et nostre vie spirituelle est telle que sont nos mouvemens affectif z ; et un cœur qui n'a point de mouvement et d'affection, il n'a point d'amour, comme au contraire un cœur qui a de l'amour n'est point sans mouvement affectif. Quand donq nous avons colloque nostre amour en Jésus Christ, nous  * De x^nima, 1. II, C. II.  30 Traitté de l'Amour de Dieu avons, par conséquent, mis en luy nostre vie spirituelle : or, il est caché maintenant en Dieu au Ciel comme Dieu fut caché en luy tandis qu'il estoit en terre ; c'est pourquoy nostre vie est cachée en luy, et quand il *Coio3s.,ubi in cap. paroistra en gloire *, nostre vie et nostre amour ^^^^^ ' paroistra de mesme avec luy en Dieu. Ainsy saint * ubi supra, 1. 1, c. Ignace, au rapport de saint Denis*, disoit que son amour estoit crucifié ; comme s'il eust voulu dire : Mon amour naturel et humain, avec toutes les passions qui en dépendent, est attaché sur la croix, je l'ay fait mourir comme un amour mortel qui faisoit vivre mon cœur d'une vie mortelle ; et comme mon Sauveur fut crucifié et mourut selon sa vie mortelle pour resusciter a l'immor- telle, aussi je suis mort avec luy sur la croix selon mon amour naturel, qui estoit la vie mortelle de mon ame, affin que je resuscitasse a la vie surnaturelle d'un amour qui, pouvant estre exercé au Ciel, est aussi par conséquent immortel. Quand donques on void une personne qui en l'orayson a des ravissemens par lesquelz elle sort et monte au dessus de soy mesme en Dieu, et néanmoins n'a point d'extase en sa vie, c'est a dire ne fait point une vie relevée et attachée a Dieu, par abnégation des convoy- tises mondaines et mortification des volontés et inclina- tions naturelles, par une intérieure douceur, simplicité, humilité, et sur tout par une continuelle charité, croyés, Theotime, que tous ses ravissemens sont grandement douteux et périlleux ; ce sont ravissemens propres a faire admirer les hommes, mais non pas a les sancti- fier. Car, quel bien peut avoir une ame d'estre ravie a Dieu par l'orayson, si en sa conversation et en sa vie elle est ravie des affections terrestres, basses et natu- relles ? Estre au dessus de soy mesme en l'orayson et au dessous de soy en la vie et opération, estre angelique en la méditation et bestial en la conversation, c'est *iiiReg.,xvni,2i. clocher de -part et d'autre"^, jurer en Dieu et jurer en * Soph., 1, 5. Melchon*, et en somme c'est une vraye marque que telz ravissemens et telles extases ne sont que des amu- semens et tromperies du malin esprit. Bienheureux sont  Livre VII. Chapitre vu. 31 ceux qui vivent une vie surhumaine, extatique, relevée au dessus d'eux mesmes, quoy qu'ilz ne soyent point ravis au dessus d'eux mesmes en l'orayson ! Plusieurs Saintz sont au Ciel, qui jamais ne furent en extase ou ravissement de contemplation ; car, combien de Martyrs et grans Saintz et Saintes voyons-nous en l'histoire n'avoir jamais eu en l'orayson autre privilège que celuy de la dévotion et ferveur ? Mais il n'y eut jamais Saint qui n'ayt eu l'extase et ravissement de la vie et de l'opération, se surmontant soy mesme et ses inclinations naturelles. Et qui ne void, Theotime, je vous prie, que c'est l'extase de la vie et opération de laquelle le grand Apostre parle principalement, quand il dit* : Je vis, * Gaiat., n, 20. mais non plus moy, ains Jésus Christ vit en moy ? car il l'explique luy mesme en autres termes aux Romains*, disant que nostre viel homme est crucifié * Cap. vi, 4-11. ensemblement avec Jésus Christ, que nous sommes mortz au péché avec luy, et que de mesme nous sommes resuscités avec luy pour marcher en nouveauté de vie, affin de ne servir plus au péché. Voyla deux hommes représentés en un chacun de nous, Theotime, et par conséquent deux vies : l'une du viel homme, qui est une vielle vie, comme on dit de l'aigle qui estant devenue vielle va traisnant ses plumes et ne peut plus prendre son vol ; l'autre vie est de l'homme nouveau'*' , * vers. 6. qui est aussi une vie nouvelle, comme celle de l'aigle laquelle deschargee de ses vielles plumes qu'elle a secouées dans la mer, en prend des nouvelles, et s'estant rajeunie vole en la nouveauté de ses forces*. * Ps. cm, 5- En la première vie nous vivons selon le viel homme, c'est a dire selon les defautz, foiblesses et infirmités que nous avons contractées par le péché de nostre premier père Adam, et partant nous vivons au péché d'Adam, et nostre vie est une vie mortelle, ains la mort mesme ; en la seconde vie nous vivons selon l'homme nouveau, c'est a dire selon les grâces, faveurs, ordon- nances et volontés de nostre Sauveur, et par consé- quent nous vivons au salut et a la rédemption, et cette  32 Traitté de l'Amour de Dieu nouvelle vie est une vie vive, vitale et vivifiante. Mais quicomque veut parvenir a nouvelle vie, il faut qu'il passe par la mort de la vielle, crucifiant sa chair avec * Gaiat, V, 24. tous Ics vices et toutes les convoitises d'icelle*, et l'ensevelissant sous les eaux du saint Baptesme ou de * IV Reg., V, 14. la pœnitence : comme Naaman * qui noya et ensevelit dans les eaux du Jordain sa vielle vie ladresse et infecte, pour vivre une vie nouvelle, saine et nette. Car on pouvoit bien dire de cet homme, qu'il n'estoit plus le viel Naaman, ladre, puant, infect, ains un Naaman nouveau, net, sain et honneste, parce qu'il estoit mort a la ladrerie et vivoit a la santé et netteté. Or, quicomque est resuscité a cette nouvelle vie du Sauveur, il ne vit plus ni a soy, ni en soy, ni pour soy, ains a son Sauveur, en son Sauveur et pour son Sau- * Rom., ubi supra, veur. Estimés, dit saint Paul*, que vous estes vraye- ment mortz au péché et vivans a Dieu, en Jésus Christ Nostre Seigneur.  CHAPITRE VIII ADMIRABLE EXHORTATION DE SAINT PAUL A LA VIE EXTATIQUE ET SURHUMAINE  Mays en fin saint Paul fait le plus fort, le plus pressant et le plus admirable argument qui fut jamais fait, ce me semble, pour nous porter tous a l'extase et ravissement de la vie et opération. Oyes, Theotime, je vous prie, soyes attentif et pesés la force et efficace des ardentes et célestes paroles de cet Apostre, tout ravi et transporté de l'amour de son Maistre. Parlant donq de soy mesme (et il en faut autant dire d'un chacun de • II Cor., V, 14. nous), La charité, dit-il*, de J esus Christ nous presse. Ouy, Theotime, rien ne presse tant le cœur de l'homme que l'amour. Si un homme sçait d'estre aymé de qui  Livre VII. Chapitre viii. 33 que ce soit, il est pressé d'aymer réciproquement ; mais si c'est un homme vulgaire qui est aymé d'un grand seigneur, certes il est bien plus pressé ; mais si c'est d'un grand monarque, combien est-ce qu'il est pressé davantage ? Et maintenant, je vous prie, sachans que Jésus Christ, vray Dieu éternel, tout puissant, nous a aymés jusques a vouloir souffrir pour nous la mort, et la mort de la croix*, o mon cher Theotime, n'est ce * Phiiip., n, s. pas cela avoir nos cœurs sous le pressoir et les sentir presser de force, et en exprimer de l'amour par une violence et contrainte qui est d'autant plus violente qu'elle est toute aymable et amiable ? Mais, comme est-ce que ce divin Amant nous presse ? La charité de Jésus Christ nous presse, dit son saint Apostre, estimans ceci. Qu'est ce a dire, estimans ceci ? c'est a dire, que la charité du Sauveur nous presse Ihors principalement que nous estimons, considérons, pesons, méditons et sommes attentifs a cette resolution de la foy. Mais quelle resolution ? Voyes, je vous prie, Theo- time, comme il va gravement fichant et poussant sa conception dans nos cœurs : estimans ceci, dit il ; et quoy ? que si un est mort pour tous, donques tous sont morts; et Jésus Christ est mort pour tous*. *inioco,ji'j^. 14,15. Il est vray, certes ; si un Jésus Christ est mort pour tous, donques tous sont morts en la personne de cet unique Sauveur qui est mort pour eux, et sa mort leur doit estre imputée, puisqu'elle a esté endurée pour eux et en leur considération. Mais que s'ensuit il de cela ? Il m'est advis que j'oye cette bouche apostolique, comme un tonnerre, qui exclame aux oreilles de nos cœurs : Il s'ensuit donques, o Chrestiens, ce que Jésus Christ a désiré de nous en mourant pour nous. Mais qu'est ce qu'il a désiré de nous sinon que nous nous conformassions a luy, affin, dit l'Apostre, que ceux qui vivent ne vivent plus désormais a eux mesmes, ains a Celuy qui est mort et resuscité pour eux. Vray Dieu, Theotime, que cette conséquence est forte en matière d'amour ! Jésus Christ est mort pour nous, il nous a donné la vie par sa mort, " 3  34 Traitté de l'Amour de Dieu nous ne vivons que parce qu'il est mort, il est mort pour nous, a nous et en nous : nostre vie n'est donq plus nostre, mais a Celuy qui nous l'a acquise par sa mort ; nous ne devons donq plus vivre a nous, mais a luy ; non en nous, mais en luy ; non pour nous, mais pour luy. * piin., Hist. nat., Une jcuuc fille de l'isle de Sestos* avoit nourri une . . , c. V (fl . VI). pg^^^g aigle, avec le soin que les enfans ont accoustumé d'employer en telles occupations. L'aigle devenue grande commença petit a petit a voler et chasser aux oyseaux selon son instinct naturel ; puis s'estant rendue plus forte, elle se rua sur les bestes sauvages, sans jamais manquer d'apporter tous-jours fidèlement sa proye a sa chère maistresse, comme en reconnoissance de la nour- riture qu'elle avoit receue d'icelle. Or advint il que cette jeune damoyselle mourut un jour, tandis que la pauvre aigle estoit au pourchas, et son cors, selon la coustume de ce tems et de ce païs-la, fut mis sur un buscher en public pour estre bruslé. Mais ainsy que la flamme du feu commençoit a le saisir, l'aigle survint a grans traitz d'aysles, et voyant cet inopiné et triste spectacle, outrée de douleur elle lascha ses serres, et abandonnant sa proye se vint jetter sur sa pauvre chère maistresse, et la couvrant de ses aysles comme pour la défendre du feu ou pour l'embrasser de pitié, elle demeura ferme et immobile, mourant et bruslant courageusement avec elle, l'ardeur de son affection ne pouvant céder la place aux flammes et ardeurs du feu, pour ainsy se rendre victime et holocauste de son brave et prodigieux amour, comme sa maistresse l'estoit de la mort et des flammes. Ah, Theotime, quel essor nous fait prendre cette aigle ! Le Sauveur nous a nourris des nostre tendre jeunesse, ains il nous a formés et receus, comme une aymable nourrice, entre les bras de sa divine provi- dence des l'instant de nostre conception : Tes doigtz m'ayans tissu, ^ _ Tout chaud tu m'as receu, * Ps. cxxxvin, 13, 14 ; juxta Hebr. Du ventre de ma nierc* ;  Livre VII. Chapitre vin. 35 il nous a rendus siens par le Baptesme et nous a nourris tendrement selon le cœur et selon le cors, par un amour incompréhensible ; et pour nous acquérir la vie il a supporté la mort, et nous a repeus de sa propre chair et de son propre sang. Hé, que reste-il donq ? quelle con- clusion avons-nous plus a prendre, mon cher Theotime, sinon que ceux qui vivent ne vivent plus a eux mesmes, ains a Celuy qui est mort pour eux ? c'est a dire, que nous consacrions au divin amour de la mort de nostre Sauveur tous les momens de nostre vie, rap- portans a sa gloire toutes nos proyes, toutes nos con- questes, toutes nos œuvres, toutes nos actions, toutes nos pensées et toutes nos affections. Voyons-le, Theo- time, ce divin Rédempteur, estendu sur la croix, comme sur son bûcher d'honneur ou il meurt d'amour pour nous, mais d'un amour plus douloureux que la mort mesme, ou d'une mort plus amoureuse que l'amour mesme : hé, que ne nous jettons-nous en esprit sur luy, pour mourir sur la croix avec luy, qui, pour l'amour de nous, a bien voulu mourir ! Je le tiendray, devrions nous dire si nous avions la générosité de l'aigle, et ne le quittera}' jamais"^ ; je mourra}^ avec luy et brusleray * Cant., m, 4- dedans les flammes de son amour, un mesme feu consu- mera ce divin Créateur et sa chetifve créature ; mon Jésus est tout mien et je suis toute sienne*, je vivray *ibid.,n, i6. et mourray sur sa poitrine, ni la mort ni la vie ne me séparera jamais de luy*. * Rom., vm, 38,39 Ainsy donques se fait la sainte extase du vray amour, quand nous ne vivons plus selon les raysons et incli- nations humaines, mais au dessus d'icelles, selon les inspirations et instinctz du divin Sauveur de nos âmes.  36 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE IX DU SUPREME EFFECT DE l'aMOUR AFFECTIF QUI EST LA MORT DES AMANS, ET PREMIEREMENT DE CEUX QUI MOURURENT EN AMOUR Cant., iiit., 6. L'amour est fort comme la mort* : la mort sépare l'ame du mourant d'avec son cors et d'avec toutes les choses du monde ; l'amour sacré sépare l'ame de l'amant d'avec son cors et d'avec toutes les choses du monde, et n'y a point d'autre différence sinon en ce que la mort fait tous-jours par effect ce que l'amour ne fait ordinai- rement que par l'affection. Or je dis ordinairement Theotime, parce que quelquefois l'amour sacré est bien si violent, que mesme par effect il cause la séparation du cors et de l'ame, faisant mourir les amans d'une mort très heureuse, qui vaut mieux que cent vies. Comme c'est le propre des repreuvés de mourir en péché, aussi est-ce le propre des esleuz de mourir en l'amour et grâce de Dieu ; mays cela toutefois advient différemment. Le juste ne meurt jamais a l'improuveu, car c'est avoir bien prouveu a sa mort que d'avoir per- sévéré en la justice chrestienne jusques a la fin, mais il meurt bien quelquefois de mort subite ou soudaine ; c'est pourquoy l'Eglise, toute sage, ne nous fait pas simple- ment requérir es Letanies, d'estre deslivrés de mort soudaine, mais « de mort soudaine et improuveue : » pour estre soudaine elle n'en est pas pire, sinon qu'elle soit encor improuveue. Si des espritz foibles et vulgaires eussent veu le feu du ciel tumber sur le grand saint Simeon vStylite et le tuer, qu'eussent-ilz pensé sinon des pensées de scandale ? mais l'on n'en doit toutefois point faire d'autre, sinon que ce grand Saint s'estant immolé  Livre VII. Chapitre ix. 37 très parfaitement a Dieu en son cœur, des-ja tout consumé d'amour, le feu vint du ciel pour parfaire l'holocauste* *iii Reg.,xviii, 38. et le brusler du tout ; car l'abbé Julien, esloigné d'une journée, vit l'ame d'iceluy montant au Ciel, et fit jetter de l'encens a mesme heure pour en rendre grâces a Dieu. Le bienheureux Hommebon, Cremonnois, oyant un jour la sainte Messe, planté sur ses deux genoux en extrême dévotion, ne se leva point a l'Evangile selon la coustume, et pour cela ceux qui estoyent autour de luy le regar- dèrent, et virent qu'il estoit trespassé. Il y a eu de nostre aage, des très grans personnages en vertu et doctrine, que l'on a treuvé mortz, les uns en un confessionnal, les autres oyans le sermon ; et mesme on en a veu quelques uns tumber mortz au sortir de la chaire ou ilz avoyent presché avec grande ferveur : mortz toutes soudaines, mais non improuveues. Et combien de gens de bien void on mourir apoplectiques, léthargiques et en mille sortes fort subitement, et des autres mourir en resverie et frénésie hors de l'usage de rayson ? et tous ceux ci, avec les enfans baptisés, sont decedés en grâce, et par consé- quent en l'amour de Dieu. Mais, comme pouvoyent ilz décéder en l'amour de Dieu, puisque mesme ilz ne pensoyent pas en Dieu Ihors de leur trespas ? Les sçavans hommes, Theotime, ne perdent pas leur science en dormant, autrement ilz seroyent ignorans a leur resveil et faudroit qu'ilz retour- nassent a l'escole ; or c'en est de mesme de toutes les habitudes de prudence, de tempérance, de foy, d'espé- rance, de charité ; elles sont tous-jours dedans l'esprit des justes, bien qu'ilz n'en fassent pas tous-jours les actions. En un homme dormant, il semble que toutes ses habitudes dorment avec luy, et qu'elles se resveil- lent aussi avec luy ; ainsy donq, l'homme juste mourant subitement, ou accablé d'une mayson qui luy tumbe dessus, ou tué par le foudre, ou suffoqué d'un catherre, ou bien mourant hors de son bon sens par la violence de quelque fièvre chaude, il ne meurt certes pas en l'exercice de l'amour divin, mais il meurt néanmoins en l'habitude d'iceluy ; dont le Sage a dit* : Le juste, s'il * Sap., iv, 7.  38 Traitté de l'Amour de Dieu est prévenu de la mort, il sera en réfrigère ; car il suffit pour obtenir la vie éternelle de mourir en Testât et habitude de l'amour et charité. Plusieurs Saintz néanmoins sont mortz, non seule- ment en charité et avec l'habitude de l'amour céleste, mais aussi en l'action et prattique d'iceluy. Saint Au- gustin mourut en l'exercice de la sainte contrition, qui n'est pas sans amour ; saint Hierosme, exhortant ses chers enfans a l'amour de Dieu, du prochain et de la vertu ; saint Ambroj^se, tout ravi, devisant doucement avec son Sauveur, soudain après avoir receu le très divin Sacrement de l'autel ; saint Anthoyne de Padoiie, après avoir recité un hymne a la glorieuse Vierge Mère, et parlant en grande joye avec le Sauveur ; saint Thomas d'Acquin, joignant les mains, eslevant ses yeux au ciel, haussant fortement sa voix et prononçant par manière d'eslan, avec grande ferveur, ces paroles du Cantique, qui estoyent les dernières qu'il avoit exposées : Venes, mon cher Bienaymé, et sortons ensemble aux *Cap. VII, II. chams*. Tous les Apostres et presque tous les Martyrs sont mortz prians Dieu. Le bienheureux et vénérable Bede, ayant sceu par révélation l'heure de son trespas, alla a Vespres (et c'estoit le jour de l'Ascension), et « se tenant debout, appuyé seulement aux accoudoirs de son siège, sans maladie quelconque, finit sa vie au mesme instant qu'il finit de chanter Vespres (i), » comme juste- ment pour suivre son Maistre montant au Ciel, affin d'y jouir du beau matin de l'éternité qui n'a point de Vespres. Jean Gerson, Chancelier de l'Université de Paris, homme si docte et si pieux, que, comme dit Sixtus *ubi supra.in Prœ- Scucnsis*, «OU ne pcut discerncr s'il a surpassé sa fat., p. 5. (i) Comme on peut le voir à l'Appendice, le Saint emprunte ce récit à un choix d'exemples recueillis par Marulus, prêtre de Dalmatie (mort vers 1540) : Marci Maruli de religiose pieque vivendi institutione, per exempla ex Vet. et N. Test, collecta, atque ex optimis Auctoribus (lib. V, cap. v, De hora Mortis). Certains détails donnés par Marulus sont inexacts, car saint Bède mourut étendu sur un cilice, devant l'oratoire de sa cellule et après plusieurs semaines de maladie.  Livre VII. Chapitre ix. 39 doctrine par la pieté ou sa pieté par la doctrine, » ayant expliqué les cinquante propriétés de l'amour divin mar- quées au Cantique des Cantiques, trois jours après, mons- trant un visage et un cœur fort vif, expira prononçant et répétant plusieurs fois, par manière d'orayson jacula- toire, ces saintes paroles tirées du mesme Cantique * : * Cap. uit., 6. O Dieu, vostre dilection est forte comme la mort. Saint Martin, comme chascun sçait, mourut si attentif a l'exercice de dévotion, qu'il ne se peut rien dire de plus. Saint Louys, ce grand roy entre les Saintz et grand Saint entre les roys, frappé de pestilence, ne cessa jamais de prier ; puis, ayant receu le divin Viatique, estendant les bras en croix, les yeux fichés au ciel, expira souspirant ardemment ces paroles d'une parfaite confiance amoureuse : Hé, vSeigneur, j'entreray en vostre mayson, je vous adoreray en vostre saint temple et heniray vostre nom*. Saint Pierre Celestin, *Pss.v,8,cxxxvn,2. tout détrempé en des cruelles afflictions qu'on ne peut bonnement dire, estant arrivé a la fin de ses jours, se mit a chanter, comme un cygne sacré, le dernier des Pseaumes, et acheva son chant et sa vie en ces amou- reuses paroles : Que tout esprit lotie le Seigneur*. * Vers. uit. I/admirable sainte Eusebe, surnommée l'Estrangere, mourut a genoux en une fervente prière ; saint Pierre le Martir, escrivant avec son doigt et de son propre sang la confession de la foy pour laquelle il mouroit, et disant ces paroles : Seigneur, je recommande mon esprit en vos mains*; et le grand apostre des Jappo- *Ps. xxx, 6; Lucœ, nois, François Xavier, tenant et baysant l'image du ^'^"'' "^ Crucifix et répétant a tous coups cet eslan d'esprit : O Jésus, le Dieu de mon cœur* ! * Ps. lxxh, 26.  40  iRAiTTÉ DE l'Amour de Dieu  CHAPITRE X  DE CEUX QUI MOURURENT PAR L AMOUR ET POUR l'amour DIVIN  Jacobi, II, 17, Galat., V, 6.  * Matt., XIV, Marci, vi, 18.  * Baronius, Annal. ad aun. 69.  Tous les Martirs, Theotime, moururent pour l'amour divin ; car, quand on dit que plusieurs sont mortz pour la foy, on ne doit pas entendre que c'ait esté pour la foy morte*, ains pour la foy vivante, c'est a dire animée de la charité*. Aussi la confession de la foy n'est pas tant un acte de l'entendement et de la foy, comme c'est un acte de la volonté et de l'amour de Dieu ; et c'est pourquoy le grand saint Pierre, gardant la foy dans son ame au jour de la Passion, perdit néanmoins la charité, ne voulant pas advoiier de bouche pour son Maistre, Celuy qu'il reconnoissoit pour tel en son cœur. Mays pourtant il y a eu des Martirs qui moururent expressé- ment pour la charité seule, comme le grand Précurseur du Sauveur, qui fut martyrisé pour la correction frater- nelle* ; et les glorieux Princes des Apostres, saint Pierre et saint Paul, mais principalement saint Paul, mouru- rent pour avoir converti a la sainteté et chasteté les femmes que l'infâme Néron avoit desbauchees *. Les saintz Evesques Stanislaus et Thomas de Cantorberi furent aussi tués pour un sujet qui ne regardoit pas la foy, mais la charité ; et en fin une grande partie de saintes Vierges et Martyres furent massacrées pour le zèle qu'elles eurent a garder la chasteté que la charité leur avoit fait dédier a l'Espoux céleste. Mais il y en a, entre les amans sacrés, qui s'abandon- nent si absolument aux exercices de l'amour divin, que ce saint feu les dévore et consume leur vie. Le regret quelquefois empesche si longuement les affligés de  Livre VII. Chapitre x. 41 boire, de manger et de dormir, qu'en fin, affoiblis et alangoiiris ilz meurent ; et Ihors, le vulgaire dit qu'ilz sont mortz de regret, mais ce n'est pas la vérité, car ilz meurent de défaillance de forces et d 'exinanition : il est vray que cette défaillance leur estant arrivée a cause du regret, il faut advoiier, que s'ilz ne sont pas mortz de regret, ilz sont mortz a cause du regret et par le regret. Ainsy, mon cher Theotime, quand l'ardeur du saint amour est grande, elle donne tant d'assautz au cœur, elle le blesse si souvent, elle luy cause tant de langueurs, elle le fond si ordinairement, elle le porte en des extases et ravissemens si frequens, que par ce moyen l'ame presque toute occupée en Dieu, ne pouvant fournir asses d'assistance a la nature pour faire la digestion et nourriture convenable, les forces animales et vitales commencent a manquer petit a petit, la vie s'accourcit et le trespas arrive. O Dieu, Theotime, que cette mort est heureuse ! que douce est cette amoureuse sagette qui, nous blessant de cette playe incurable de la sacrée dilection, nous rend pour jamais languissans et malades d'un battement de cœur si pressant qu'en fin il faut mourir ! De combien penses-vous que ces sacrées langueurs et les travaux supportés pour la charité avançassent les jours aux divins amans, comme a sainte Catherine de Sienne, a saint François, au petit Stanislas Koska, a saint Charles et a plusieurs centaines d'autres qui moururent si jeunes ? Certes, quant a saint François, des qu'il eut receu les saintes stigmates de son Maistre, il eut de si fortes et pénibles douleurs, tranchées, convulsions et maladies, qu'il ne luy demeura que la peau et les os, et sembloit plustost une anatomie ou une image de la mort, qu'un homme vivant et respirant encores.  42 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE XI  que quelques uns entre les divins amans MOURURENT ENCOR D'aMOUR  Tous les esleuz donq, Theotime, meurent en l'habitude de l'amour sacré ; mays quelques uns, outre cela, meu- rent en l'exercice de ce saint amour, les autres pour cet amour, et d'autres par ce mesme amour. Mays ce qui appartient au souverain degré d'amour, c'est que quel- ques uns meurent d'amour ; et c'est Ihors que non seulement l'amour blesse l'ame en sorte qu'il la met en langueur, mays quand il la transperce, donnant son coup droit dans le milieu du cœur, et si fortement qu'il pousse l'ame dehors de son cors : ce qui se fait ainsy. L'ame attirée puissamment par les suavités divines de son Bienaymé, pour correspondre de son costé a ses doux attraitz, elle s'eslance de force et tant qu'elle peut devers ce désirable Ami attrayant ; et ne pouvant tirer son cors après soy, plustost que de s'arrester avec luy parmi les misères de cette vie, elle le quitte et se sépare, volant seule, comme une belle colombelle, dans le sein dehcieux de son céleste Espoux : elle s'eslance en son Bienaymé, et son Bienaymé la tire et ravit a soy ; et comme l'espoux quitte père et mère pour se joindre a • Gen., II, 24. sa bienaymee*, ainsy cette chaste espouse quitte la chair pour s'unir a son Bienaymé. Or, c'est le plus violent effect que l'amour fasse en une ame, et qui requiert auparavant une grande nudité de toutes les affections qui peuvent tenir le cœur attaché ou au monde ou au cors ; en sorte que, comme le feu ayant séparé petit a petit l'essence de sa masse et l'ayant du tout espuree, fait en fin sortir la quintessence, aussi le saint amour  Livre VII. Chapitre xi. 43 ayant retiré le cœur humain de toutes humeurs, incli- nations et passions, autant qu'il se peut, il en fait par après sortir l'ame, affin que par cette mort, fretieiise aux yeux divins*, elle passe en la gloire immortelle. * ps. cxv, 5. Le grand saint François, qui en ce sujet de l'amour céleste me revient tous-jours devant les j^eux, ne pouvoit pas eschapper qu'il ne mourust par l'amour, a cause de la multitude et grandeur des langueurs, extases et dé- faillances que sa dilection envers Dieu luy donnoit ; mais, outre cela, Dieu qui l'avoit exposé a la veùe de tout le monde comme un miracle d'amour, voulut que non seulement il mourust pour l'amour, ains qu'il mou- rust encor d'amour. Car, voyés, je vous supplie, Theo- time, son trespas. Se voyant sur le point de son despart, il se fit mettre nud sur la terre, puis ayant receu un habit en aumosne, duquel on le vestit, il harangua ses frères, les animant a l'amour et crainte de Dieu et de l'Eglise, fit lire la Passion du Sauveur, puis commença avec une ardeur extrême a prononcer le Psalme cxli : J'ay crié de ma voix au Seigneur, j'ay supplié de ma voix le Seigneur ; et ayant prononcé ces dernières paroles * : O Seigneur, tires mon ame de la prison, * vers. uit. affi-n que je bénisse vostre saint nom ; les justes m' attendent jusques a ce que vous me guerdonnies, il expira, l'an quarante cinquiesme de son aage. Oui ne void, je vous prie, Theotime, que cet homme seraphique, qui avoit tant désiré d'estre martyrisé et de mourir pour l'amour, mourut en fin d'amour, ainsy que je l'ay expliqué ailleurs* ? * Livre v, c. .x. Sainte Magdeleyne ayant l'espace de trente ans de- meuré en la grotte que l'on void encor en Provence, ravie tous les jours sept fois et eslevee en l'air par les Anges, comme pour aller chanter les sept Heures cano- niques en leur chœur, en fin un jour de Dimanche elle vint a l'église, en laquelle son cher Evesque saint Maximin la treuvant en contemplation, les yeux pleins de larmes et les bras eslevés, il la communia ; et tost après elle rendit son bienheureux esprit, qui derechef alla pour jamais aux pieds de son Sauveur, jouir de  44 Traitté de l'Amour de Dieu la meilleure part, qu'elle avoit des-ja choisie en ce * LucsB, X, 39, 42. monde *. Saint Basile avoit fait une estroitte amitié avec un grand médecin, juif de nation et de religion, en inten- tion de l'attirer a la foy de Nostre Seigneur ; ce que toutefois il ne peut onques faire jusques a ce que, rompu de jeusnes, veilles et travaux, estant arrivé a l'article de la mort, il s'enquit du médecin quelle opinion il avoit de sa santé, le conjurant de le luy dire franche- ment. Ce que le médecin fit, et luy ayant tasté le poulz : « Il n'y a plus, » dit il, « aucun remède ; devant que le soleil soit couché vous trespasseres. » « Mays que dires vous, » répliqua alhors le malade, « si je suis encor demain en vie ? » « Je me feray Chrestien, je vous le prometz, » dit le médecin. Le Saint pria donq Dieu, et impetra la prolongation de sa vie corporelle en faveur de la spirituelle de son médecin, lequel ayant veu cette merveille se convertit ; et saint Basile, se levant courageusement du lit, alla a l'église et le baptiza avec toute sa famille. Puis, estant revenu en sa chambre et remis dans son lit, après s'estre asses lon- guement entretenu par l'orayson avec Nostre Seigneur, il exhorta saintement les assistans a servir Dieu de tout leur cœur ; et en fin voyant les Anges venir a luy, prononçant avec extrême suavité ces paroles : Mon Dieu, je vous recommande mon ame et la remetz *Ps. XXX, 6 ; Lucae, entre VOS mains*, il expira ; et le pauvre médecin XXIII, 46. . , . / i> 1 , i converti, le voyant amsy trespasse, 1 embrassant et fondant en larmes sur iceluy : « O grand Basile, servi- teur de Dieu, » dit-il, « en vérité, si vous eussies voulu, * Pseudo-Amphi- VOUS ne fussies non plus mort auiourd'huy qu'hier*. » loch., Vita s. Ba- _, . . , ^ , •' ., ^ ^ „ . siiii. Qui ne void que cette mort fut toute d amour ? ht la •Yepes.invitaejus, bienheurcuse Mère Thérèse de Jésus* révéla après son 1. II, C. XXXIX. . 11 • l> • • r trespas, qu elle estoit morte d un assaut et impétuosité d'amour, qui avoit esté si violent que, la nature ne le pouvant supporter, l'ame s'en estoit allée avec le bien- ajmié object de ses affections.  Livre VII. Chapitre xii. 45  CHAPITRE XII HISTOIRE MERVEILLEUSE DU TRESPAS d'uN GENTILHOMME QUI MOURUT d'amour SUR LE MONT d'oLIVET  Outre ce qui a esté dit, j'ay treuvé une histoire la- quelle pour estre extrêmement admirable n'en est que plus croyable aux amans sacrés ; puisque, comme dit le saint Apostre *, la charité croid très volontier toutes * i Cor., xm, 7. choses, c'est a dire elle ne pense pas aysement qu'on mente, et s'il n'y a des marques apparentes de fauseté en ce qu'on luy représente, elle ne fait pas difficulté de les croire, mais sur tout quand ce sont choses qui exaltent et magnifient l'amour de Dieu envers les hommes ou l'amour des hommes envers Dieu : d'autant que la charité, qui est reyne souveraine des vertus, se plaist, a la façon des princes, es choses qui servent a la gloire de son empire et domination. Et bien que le récit que je veux faire ne soit ni tant publié ni si bien tesmoigné comme la grandeur de la merveille qu'il contient le requerroit, il ne perd pas pour cela sa vérité : car, comme dit excellemment saint Augustin*, « a peyne * De Civit. Dei, 1. sçait on les miracles, » pour magmnques qu ilz soyent, «au lieu mesme ou ilz se font,» et encor que ceux qui les ont veu les racontent, on a peyne de les croire ; mays ilz ne laissent pas pour cela d'estre véritables, et en matière de religion les âmes bien faites ont plus de suavité a croire les choses esquelles il y a plus de diffi- culté et d'admiration. Un fort illustre et vertueux chevalier alla donq un jour outre mer en Palestine, pour visiter les saintz lieux esquelz Nostre Seigneur avoit fait les œuvres de nostre rédemption ; et pour commencer dignement ce saint  46 Traitté de l'Amour de Dieu exercice, avant toutes choses il se confessa et communia dévotement ; puis alla en premier lieu en la ville de Nazareth, ou l'Ange annonça a la Vierge tressainte la très sacrée Incarnation, et ou se fit la très adorable con- ception du Verbe éternel ; et la, ce digne pèlerin se mit a contempler l'abisme de la Bonté céleste qui avoit daigné prendre chair humaine pour retirer l'homme de perdi- tion. De la il passa en Bethléem, au lieu de la Nativité, ou on ne sçauroit dire combien de larmes il respandit contemplant celles desquelles le Filz de Dieu, petit Enfant de la Vierge, avoit arrousé ce saint estable, baysant et rebaysant cent fois cette terre sacrée, et léchant la poussière sur laquelle la première enfance du divin Poupon avoit esté receûe. De Bethléem il alla en Bethabara, et passa jusques au petit lieu de Bethanie, ou, se resouvenant que Nostre Seigneur s'estoit devestu pour estre baptisé, il se despouilla aussi luy mesme, et entrant dans le Jordain, se lavant et beuvant des eaux d'iceluy, il luy estoit advis d'y voir son Sauveur rece- vant le Baptesme par la main de son Précurseur, et le Saint Esprit descendant visiblem.ent sur iceluy sons la forme de colombe, avec les deux encor ouvertz, d'où, ce luy sembloit, descendoit la voix du Père éter- nel disant : Cesiny cy est mon Filz hienaymé auquel * Matt., m, 16, 17. je me complais*. De Bethanie il va dans le désert, et y void, des yeux de son esprit, le Sauveur jeusnant, combattant et vainquant l'ennemi ; puis les Anges qui * ibid., IV, II. le servent de viandes admirables*. De la il va sur la montaigne de Tabor, ou il void le Sauveur transfiguré ; puis en la montaigne de Sion, ou il void, ce luy semble, encor, Nostre Seigneur agenouillé dans le Cénacle, lavant les pieds aux Disciples et leur distribuant par après son divin Cors en la sacrée Eucha- ristie. Il passe le torrent de Cedron et va au jardin de Getsemani ; ou son cœur se fond es larmes d'une très aymable douleur Ihors qu'il s'y représente son cher Sauveur suer le sang en cette extrême agonie qu'il y souffroit, puis, tost après, lié, garrouté et mené en Hierusalem, ou il s'achemine aussi, suivant par tout les  Livre VII. Chapitre xii. 47 traces de son Bienaymé ; et le void en imagination traisné ça et la , chez Anne, chez Caïphe, chez Pilate, chez Herodes ; fouetté, baffoué, craché, couronné d'espi- nes, présenté au peuple, condamné a mort, chargé de sa croix, laquelle il porte, et la portant fait le pitoyable rencontre de sa Mère toute détrempée de douleur, et des dames de Hierusalem pleurantes sur luy. Si monte en fin ce dévot pèlerin sur le mont Calvaire, ou il void en esprit la croix estendue sur terre, et Nostre Seigneur tout nud que l'on renverse et que l'on cloiie pieds et mains sur icelle très cruellement ; il contemple de suite comme on levé la croix et le Crucifié en l'air, et le sang qui ruisselle de tous les endroitz du divin cors pendu. Il regarde la pauvre sacrée Vierge, toute transpercée du glaive de douleur* ; puis il tourne les yeux sur le * Luoe, u, 35. Sauveur crucifié, duquel il escoute les sept paroles avec un amour nompareil, et en fin le void mourant, puis mort, puis recevant le coup de lance et monstrant par l'ouverture de la playe son cœur divin, puis osté de la croix et porté au sépulcre, ou il va le suyvant, jettant une mer de larmes sur les lieux détrempés du sang de son Rédempteur ; si que il entre dans le sépulcre et ensevelit son cœur auprès du cors de son Maistre. Puys, resuscitant avec luy, il va en Emaiis et void tout ce qui se passe entre le Seigneur et les deux disci- ples ; et en fin, revenant sur le mont Olivet ou se fit le mistere de l'Ascension, et la, voyant les dernières marques et vestiges des pieds du divin Sauveur, pros- terné sur icelles et les baysant mille et mille fois avec des souspirs d'un amour infini, il commença a retirer a soy toutes les forces de ses affections, comme un archer retire la corde de son arc quand il veut descocher sa flèche ; puis se relevant, les yeux et les mains tendus au ciel : « O Jésus, » dit il, « mon doux Jésus, je ne sçai plus ou vous chercher et suivre en terre ; hé ! Jésus, Jésus mon amour, accordes donq a ce cœur qu'il vous suive et s'en aille après vous la haut. » Et avec ces ardentes paroles il lança quant et quant son ame au Ciel, comme une sacrée sagette que, comme divin archer,  48 Traitté de l'Amour de Dieu il tira au blanc de son très heureux object. Mais ses compaignons et serviteurs qui virent ainsy subitement tumber comme mort ce pauvre amant, estonnés de cet accident, coururent de force au médecin, qui venant, treuva qu'en effect il estoit trespassé ; et pour faire jugement asseuré des causes d'une mort tant inopinée, s'enquiert de quelle complexion, de quelles mœurs et de quelles humeurs estoit le defunct, et il apprit qu'il estoit d'un naturel tout doux, amiable, dévot a merveille et grandement ardent en l'amour de Dieu. Sur quoy : « Sans doute, » dit le médecin, « son cœur s'est donques esclatté d'excès et de ferveur d'amour. » Et affin de mieux affermir son jugement il le voulut ouvrir, et treuva ce brave cœur ouvert, avec ce sacré mot gravé au dedans d'iceluy : « Jésus mon amour ! » L'amour donques fit en ce cœur l'office de la mort, séparant l'ame du cors sans concurrence d'aucune autre cause : et c'est saint Bernardin de Sienne, autheur fort docte et fort saint, qui fait ce récit au premier de ses sermons * In exordio. de l'Asceusion*. Certes, un autre autheur presque du mesme aage, qui a celé son nom par humilité, mais qui seroit néan- moins digne d'estre nommé, en un livre qu'il a intitulé Mirouer des spiritiielz (i), raconte une autre histoire * Tituio De Amore encor plus admirable * ; car il dit qu'es quartiers de Provence, il y avoit un seigneur grandement addonné a l'amour de Dieu et a la dévotion du tressaint Sacre- ment de l'autel. Or un jour, estant extrêmement affligé d'une maladie qui luy donnoit des vomissemens conti- nuelz, on luy apporta la divine Communion, laquelle n'osant recevoir a cause du danger qu'il y avoit de la rejetter, il suppha son curé de la luy mettre au moins sur la poitrine et le signer avec icelle du signe de la Croix : ce qui fut fait, et en un moment cette poitrine enflammée du saint amour se fendit, et tira dedans soy (i) spéculum Spiritualium, in quo non solum de vita activa et contemplativa, verum etiam de vitiis... et virtutibus... cum variis exemplis. In aima Pari- siorum Academia, per Wolfgangum Hopylium, 1510. Sumptibus Gulielmi Bretton, civis London,  Livre VII. Chapitre xiii. 49 le céleste aliment dans lequel estoit le Bienaymé, et a mesme tems expira. Je voy bien, a la vérité, que cette histoire est grandement extraordinaire et qui meriteroit un tesmoignage de plus grand poids ; mais après la très véritable histoire du cœur fendu de sainte Claire de Montefalco, que tout le monde peut voir encor main- tenant, et celle des stigmates de saint François, qui est très asseuree, mon ame ne treuve rien de malaysé a croire parmi les effectz du divin amour.  CHAPITRE XIII QUE LA TRES SACREE VIERGE, MERE DE DIEU MOURUT d'amour POUR SON FILZ  On ne peut quasi pas bonnement douter que le grand saint Joseph ne fust trespassé avant la Passion et Mort du Sauveur, qui, sans cela, n'eust pas recommandé sa Mère a saint Jean. Et comme pourroit-on donq imaginer que le cher Enfant de son cœur, son Nourrisson bien- aymé, ne l'assistast a l'heure de son passage ? Bien- heureux sont les miséricordieux, car Hz obtiendront miséricorde*. Helas, combien de douceur, de charité * Matt., v, 7. et de miséricorde furent exercées par ce bon Père nourricier envers le Sauveur Ihors qu'il nasquit petit enfant au monde ! et qui pourroit donq croire, qu'iceluy sortant de ce monde, ce divin Filz ne luy rendist la pareille au centuple, le comblant de suavités célestes ? Les cigoignes sont un vray portrait de la mutuelle pieté des enfans envers les pères et des pères envers les enfans ; car, comme ce sont des oyseaux passagers, elles portent leurs pères et mères vieux, en leurs pas- sages, ainsy qu'estant encor petites leurs pères et mères  50 Traitté de l'Amour de Dieu les avoyent portées en mesme occasion. Quand le Sauveur estoit encor petit enfant, le grand Joseph son Père nourricier, et la très glorieuse Vierge sa Mère, l'avoyent porté maintefois, et spécialement au passage qu'ilz firent de Judée en Egypte et d'Egypte en Judée : hé, qui doutera donq que ce saint Père, parvenu a la fin de ses jours, n'ayt réciproquement esté porté par son divin Nourrisson au passage de ce monde en l'autre, dans le sein d'Abraham, pour de la le transporter dans le sien, a la gloire, le jour de son Ascension ? Un Saint qui avoit tant aymé en sa vie ne pouvoit mourir que d'amour ; car son ame ne pouvant a souhait aymer son cher Jésus entre les distractions de cette vie, et ayant achevé le service qui estoit requis au bas aage d'iceluy, que restoit-il sinon qu'il dist au Père éternel : O Père, j'ay accompli l'œuvre que vous m'avies donnée en * Joan., XVII, 4- charge* ; et puis au Filz : O mon Enfant, comme vostre Père céleste remit vostre cors entre mes mains au jour de vostre venue en ce monde, ainsy en ce jour de mon despart de ce monde je remetz mon esprit entre les *Ps. XXX, 6 ; Luca?, VOStrCS*. XXIII, 46. T- n lelle, comme je pense, fut la mort de ce grand Patriarche, homme choisi pour faire les plus tendres et amoureux offices qui furent ni seront jamais faitz a l'endroit du Filz de Dieu, après ceux qui furent pratti- qués par sa céleste Espouse, vraye Mère naturelle de ce mesme Filz ; de laquelle il est impossible d'imaginer qu'elle soit morte d'autre sorte de mort que de celle d'amour : mort la plus noble de toutes, et deue par conséquent a la plus noble vie qui fut onques entre les créatures, mort de laquelle les Anges mesmes desire- royent de mourir s'ilz esto^'^ent capables de mort. Si les premiers Chrestiens furent ditz n'avoir qu'un cœur * Act., IV, 32. et une ame*, a cause de leur parfaite mutuelle dilec- tion ; si saint Paul ne vivoit plus luy mesme, ains Jésus * Gaiat., II, 20. Christ vivoit en luy*, a rayson de l'extrême union de son cœur a celuy de son Maistre, par laquelle son ame estoit comme morte en son cœur qu'elle animoit, pour vivre dans le cœur du Sauveur qu'elle aymoit ; o  Livre VII. Chapitre xiii. 51 vray Dieu, combien est il plus véritable que la sacrée Vierge et son Filz n'avoyent qu'une avie, qw'un cœur et qu'une vie, en sorte que cette sacrée Mère, vivant ne vivoit pas elle, mais son Filz vivoit en elle ! Mère la plus amante et la plus aymee qui pouvoit jamais estre ; mays amante et aymee d'un amour incomparablement plus eminent que celuy de tous les ordres des Anges et des hommes, a mesure que les noms de Mère unique et de Filz unique sont aussi des noms au dessus de tous autres noms en matière d'amour. Et je dis de Mère unique et d'Enfant unique, parce que tous les autres enfans des hommes partagent la reconnoissance de leur production entre le père et la mère ; mays en celuy cy, comme toute sa naissance humaine dépendit de sa seule Mère, laquelle seule contribua ce qui estoit requis a la vertu du Saint Esprit pour la conception de ce divin Enfant, aussi a elle seule fut deu et rendu tout l'amour qui provient de la production, de sorte que ce Filz et cette Mère furent unis d'une union d'autant plus excellente* * Cf. Heb., i, 4, 5. qu'elle a un nom différent en amour par dessus tous les autres noms. Car, a qui de tous les Séraphins appar- tient-il de dire au Sauveur : Vous estes mon vray Filz, et je vous ayme comme mon vray Filz ? et a qui de toutes les créatures fut il jamais dit par le Sauveur : Vous estes ma vraye Mère et je vous ayme comme ma vraye Mère, vous estes ma vraye Mère toute mienne et je suis vostre vray Filz tout vostre ? Si donques un serviteur amant osa bien dire, et le dit en véri- té, qu'il n'avoit point d'autre vie que celle de son Maistre*, helas, combien hardiment et ardemment devoit * Gaiat., supra. exclamer cette Mère : Je n'ay point d'autre vie que la vie de mon Filz, ma vie est toute en la sienne, et la sienne toute en la mienne ; car ce n'estoit plus union, ains unité de cœur, d'ame et de vie entre cette Mère et ce Filz. Or, si cette Mère vescut de la vie de son Filz, elle mourut aussi de la mort de son Filz : car, quelle est la vie, telle est la mort. Le phœnix, comme on dit*, estant * vide piin., ubi fort envielH, ramasse sur le haut d'une montaigne une ^^^'^^' ^' ^''  52  Traitté de l'Amour de Dieu  quantité de bois aromatiques, sur lesquelz, comme sur son lit d'honneur, il va finir ses jours ; car Ihors que le soleil au fort de son midi jette ses rayons plus ardens, cet tout unique oyseau, pour contribuer a l'ar- deur du soleil un surcroist d'action, ne cesse point de battre des aysles sur son bûcher jusques a ce qu'il luy ait fait prendre feu, et bruslant avec iceluy il se consume et meurt entre ces flammes odorantes. De mesme, Theo- time, la Vierge Mère ayant assemblé en son esprit, par une très vive et continuelle mémoire, tous les plus aymables misteres de la vie et mort de son Filz, et recevant tous-jours a droit fil parmi cela les plus ardentes * Maiach., IV, 2. inspirations que son Filz, Soleil de justice*, jettast sur les humains au plus fort du midi de sa charité, puis d'ailleurs faysant aussi de son costé un perpétuel mou- vement de contemplation, en fin le feu sacré de ce divin amour la consuma toute, comme un holocauste de suavité ; de sorte qu'elle en mourut, son ame estant toute ravie et transportée entre les bras de la dilection de son Filz. O mort amoureusement vitale, o amour vitalement mortel ! Plusieurs amans sacrés furent presens a la mort du Sauveur ; entre lesquelz, ceux qui eurent le plus d'amour eurent le plus de douleur, car l'amour alhors estoit tout détrempé en la douleur et la douleur en l'amour, et tous ceux qui pour leur Sauveur estoyent passionnés d'amour furent amoureux de sa Passion et douleur. Mays la douce Mère, qui aymoit plus que tous, fut plus que tous outrepercee du glaive de douleur : la douleur du Filz fut alhors une espee tranchante qui passa au * Luca?, II, 35- travers du cœur de la Mère*, d'autant que ce cœur de mère estoit collé, joint et uni a son Filz d'une union si parfaite, que rien ne pouvoit blesser l'un qu'il ne navrast aussi vivement l'autre. Or cette poitrine maternelle estant ainsy blessée d'amour, non seulement ne chercha pas la guerison de sa blesseure, mays ayma sa blesseure plus que toute guerison, gardant chèrement les traitz de douleur qu'elle avoit receu, a cause de l'amour qui les avoit descochés dans son cœur, et désirant continuelle-  Livre VII. Chapitre xiv. 53 ment d'en mourir, puisque son Filz en estoit mort, qui, comme dit toute l'Escriture vSainte et tous les docteurs, mourut entre les flammes de la charité, holocauste parfait pour tous les péchés du monde.  CHAPITRE XIV QUE LA GLORIEUSE VIERGE MOURUT d'un AMOUR EXTREMEMENT DOUX ET TRANQUILLE  On dit d'un costé que Nostre Dame révéla a sainte Mathilde * que la maladie de laquelle elle mourut ne * Liber de Gratia r j , ■< , . ■ , ,,.. speciali, c. xxvi. tut autre chose qu un assaut impétueux du divm amour ; mais sainte Brigide * et saint Jean Damascene** tes- *Revei.,i.vi,c.Lxii. moignent qu'elle mourut d'une mort extrêmement pai- dom° v'irg. M^iœ^ sible : et l'un et l'autre est vray, Theotime. Les estoiles sont merveilleusement belles a voir et jettent des clartés aggreables, mais si vous y aves pris garde, c'est par brillemens, estincellemens et eslans qu'elles produisent leurs rayons, comme si elles enfan- toyent la lumière avec effort, a diverses reprises ; soit que leur clarté estant foible ne puisse pas agir si conti- nuellement avec égalité, soit que nos yeux imbecilles ne fassent pas leur veiie constante et ferme a cause de la grande distance qui est entr'eux et ces astres. Ainsy, pour l'ordinaire, les Saintz qui moururent d'amour sen- tirent une grande variété d'accidens et symptômes de dilection, avant que d'en venir au trespas ; force eslans, force assautz, force extases, force langueurs, force agonies, et sembloit que leur amour enfantast par effort et a plusieurs reprises leur bienheureuse mort : ce qui se fit a cause de la débilité de leur amour, non encores absolument parfait, qui ne pouvoit pas continuer sa dilection avec une égale fermeté.  54 Traitté de l'Amour de Dieu ]\Iays ce fut tout autre chose en la tressainte Vierge, car, comme nous voyons croistre la belle aube du jour, non a diverses reprises et par secousses, ains par une certaine dilatation et croissance continue qui est pres- qu'insensiblement sensible, en sorte que vrayement on la void croistre en clarté, mais si également que nul n'apperçoit aucune interruption, séparation ou disconti- nuation de ses accroissemens, ainsy le divin amour croissoit a chasque moment dans le cœur virginal de nostre glorieuse Dame, mais par des croissances douces, paisibles et continues, sans agitation, ni secousse, ni violence quelcomque. Ah non, Theotime, il ne faut pas mettre une impétuosité d'agitation en ce céleste amour du cœur maternel de la Vierge, car l'amour, de soy mesme, est doux, gracieux, paisible et tranquille : que s'il fait quelquefois des assautz, s'il donne des secousses a l'esprit, c'est parce qu'il y treuve de la résistance ; mais quand les passages de l'ame luy sont ouvertz sans opposition ni contrariété, il fait ses progrès paisi- blement, avec une suavité nompareille. Ainsy donq la sainte dilection employoit sa force dans le cœur virginal de la ]\Iere sacrée sans effort ni violente impétuosité, d'autant qu'elle ne treuvoit ni résistance ni empesche- ment quelcomque. Car, comme l'on void les grans fleuves faire des bouillons et rejaillissemens avec grand bruit es endroitz raboteux, esquelz les rochers font des bancs et escueilz qui s'opposent et empeschent l'escou- lement des eaux, ou au contraire, se treuvans en la plaine ilz coulent et flottent doucement, sans effort ; de mesme le divin amour treuvant es âmes humaines plusieurs empeschemens et résistances, comme a la vérité toutes en ont, quoy que différemment, il y fait des violences, combattant les mauvaises inclinations, frappant le cœur, poussant la volonté par diverses agi- tations et differens effortz, afïin de se faire faire place ou du moins outrepasser ces obstacles. Mais en la Vierge sacrée tout favorisoit et secondoit le cours de l'amour céleste, les progrès et accroissemens d'iceluj' se faysoient incomparablement plus grans qu'en tout le  Livre VIL Chapitre xiv. 55 reste des créatures ; progrès néanmoins infiniment doux, paisibles et tranquilles. Non, elle ne pasma pas d'amour ni de compassion auprès de la Croix de son Filz, encor qu'elle eut alhors le plus ardent et douloureux accès d'amour qu'on puisse imaginer ; car, bien que l'accès fut extrême, si fut-il toutefois esgalement fort et doux tout ensemble, puissant et tranquille, actif et paisible, composé d'une chaleur aiguë mais suave. Je ne dis pas, Theotime, qu'en l'ame de la tressainte Vierge il n'y eut deux portions, et par conséquent deux appetitz, l'un selon l'esprit et la rayson supérieure, l'autre selon les sens et la rayson inférieure, en sorte qu'elle pouvoit sentir des répugnances et contrariétés de l'un a l'autre appétit ; car ce travail se treuva mesme en Nostre Seigneur son Filz. Mais je dis qu'en cette céleste Mère, toutes les affections estoyent si bien rangées et ordonnées, que le divin amour exerçoit en elle son empire et sa domination très paisiblement, sans estre troublée par la diversité des volontés ou appetitz, ni par la contrariété des sens, parce que les répugnances de l'appétit naturel ni les mouvemens des sens n'arrivoj^ent jamais jusques au péché, non pas mesme jusques au péché véniel ; ains au contraire, tout cela estoit saintement et fidèlement employé au service du saint amour pour l'exercice des autres vertus, les- quelles, pour la pluspart, ne peuvent estre prattiquees qu'entre les difficultés, oppositions et contradictions. Les espines, selon l'opinion vulgaire, sont non seule- ment différentes mais aussi contraires aux fleurs, et semble que s'il n'y en avoit point au monde la chose en iroit mieux ; qui a fait penser a saint Ambroise que sans le péché il n'en seroit point * : mais toutefois, * Hexaem., i. m, puisqu'il y en a, le bon laboureur les rend utiles et en fait des hayes et clostures autour des chams et jeunes arbres, ausquelz elles servent de défenses et rempars contre les animaux. Ainsy la glorieuse Vierge ayant eu part a toutes les misères du genre humain, exceptées celles qui tendent immédiatement au péché, elle les employa très utilement pour l'exercice et accroissement  56 Traitté de l'Amour de Dieu des saintes vertus de force, tempérance, justice et pru- dence, pauvreté, humilité, souffrance, compassion : de sorte qu'elles ne donnoyent aucun empeschement, ains beaucoup d'occasions a l'amour céleste de se renforcer par des continuelz exercices et avancemens ; et, chez elle, Magdeleyne ne se divertit point de l'attention avec laquelle elle reçoit les impressions amoureuses du Sau- veur, pour toute l'ardeur et sollicitude que Marthe peut avoir : elle a choisi l'amour de son Filz, et rien ne le Lucœ, X, uit. luy oste *. L'aymant, comme chacun sçait, Theotime, tire natu- rellement a soy le fer par une vertu secrette et très admirable ; mais pourtant, cinq choses empeschent cette opération : i. la trop grande distance de l'un a l'autre ; 2. s'il y a quelque diamant entre deux ; 3. si le fer est engraissé ; 4. s'il est frotté d'un ail ; 5. si le fer est trop pesant. Nostre cœur est fait pour Dieu, qui l'allèche continuellement et ne cesse de jetter en luy les attraitz de son céleste amour ; mais cinq choses empeschent la sainte attraction d'opérer : i. le péché, qui nous esloigne de Dieu ; 2. l'affection aux richesses ; 3. les playsirs sensuelz ; 4. l'orgueil et vanité ; 5. l'amour propre, avec la multitude des passions desreglees qu'il produit et qui sont en nous un pesant fardeau lequel nous accable. Or, nul de ces empeschemens n'eut lieu au cœur de la glorieuse Vierge, i. tous- jours préservée de tout péché ; 2. tous- jours très pauvre de cœur ; 3. tous- jours très pure ; 4. tous-jours très humble ; 5. tous-jours maistresse paisible de toutes ses passions et toute exempte de la rébellion que l'amour propre fait a l'amour de Dieu. Et c'est pourquoy, comme le fer s'il estoit quitte de tous empeschemens et mesme de sa pesanteur, seroit attiré fortement, mais doucement et d'une attraction égale, par l'aymant, en sorte néanmoins que l'attraction seroit tous-jours plus active et plus forte a mesure que l'un seroit plus près (») de l'autre et que le mouvement seroit  (a) [Le fragment du Ms. de ce chapitre comprend les quinze lignes suivantes.]  Livre VII. Chapitre xiv. 57 proche de sa fin, ainsy la tressainte Mère n'ayant rien en soy qui empeschast l'opération du divin amour de son Filz, elle s'unissoit avec iceluy d'une union incom- parable, par des extases douces, paysibles et sans effort ; extases esquelles la partie sensible ne laissoit pas de faire ses actions, sans donner pour cela aucune incommodité a l'union de l'esprit, comme réciproquement la parfaite application de son esprit ne donnoit pas fort grand divertissement aux sens. Si que la mort de cette Vierge fut plus douce qu'on ne se peut imaginer, son Filz l'atti- rant suavement a l'odeur de ses parfums*, et elle * Cant., i, 3. s'escoulant très amiablement après la senteur sacrée d'iceux dedans le sein de la bonté de son Filz. Et bien que cette sainte ame aymast extrememment son tressaint, très pur et très aymable cors, si le quitta-elle néanmoins sans peyne ni résistance quelconque, comme la chaste Judith, quoy qu'elle aymast grandement les habitz de pénitence et de viduité, les quitta néanmoins et s'en despouilla avec playsir pour se revestir de ses habitz nuptiaux, quand elle alla se rendre victorieuse d'Holo- phernes*, ou comme Jonathas, quand pour l'amour de * Judith, x, 2, 3- David il se despouilla de ses vestemens*. L'amour avoit * i Reg.,xviii,4. donné près de la Croix a cette divine Espouse les suprêmes douleurs de la mort ; certes, il estoit rayson- nable qu'en fin la mort luy donnast les souveraines délices de l'amour.  FIN DU SEPTIESME LIVRE  LIVRE HUITIESME  DE L'AMOUR DE CONFORMITÉ PAR LEQUEL NOUS UNISSONS NOTRE VOLONTÉ A CELLE DE DIEU QUI NOUS EST SIGNIFIEE PAR SES COMMANDEMENS CONSEILS ET INSPIRATIONS  CHAPITRE PREMIER DE l'amour de conformité PROVENANT DE LA SACREE COMPLAYSANCE Comme la bonne terre ayant receu le grain le rend en sa saison au centuple*, ainsy le cœur qui a pris de * Lucae, vm, 8. la complaysance en Dieu ne se peut empescher de vouloir réciproquement donner a Dieu une autre com- playsance. Nul ne nous plaist a qui nous ne desirions de plaire. Le vin frais rafraîchit pour un tems ceux qui le boivent ; mais soudain qu'il a esté eschauffé par l'estomach dans lequel il entre, il l'eschauffe récipro- quement, et plus l'estomach luy donne de chaleur, plus il luy en rend. Le véritable amour n'est jamais ingrat, il tasche de complaire a ceux esquelz il se complait ; et de la vient la conformité des amans, qui nous fait estre  6o Traitté de l'Amour de Dieu telz que ce que nous aymons. Le très dévot et très sage roy Salomon devint idolâtre et fol quand il ayma les femmes idolâtres et folles, et eut autant d'idoles que * III Reg., XI, 4-8. ses femmes en avoyent*. L'Escriture appelle pour cela *is., in,4- efféminés'^ les hommes qui ayment esperdument les femmes pour leur sexe, parce que l'amour les trans- forme d'hommes en femmes, quant aux mœurs et humeurs. Or cette transformation se fait insensiblement par la complaysance, laquelle estant entrée en nos cœurs en engendre une autre, pour donner a celuy de qui nous l'avons receiie. On dit qu'il y a es Indes un petit animal terrestre qui se plaist tant avec les poissons et dans la mer, qu'a force de venir souvent nager avec eux en fin il devient poisson, et d'animal terrestre il est rendu tout a * Aimeyda, S. j., fait animal marin*. Ainsy, a force de se plaire en Dieu, anno'1566. ^^"'^'^' on devient conforme a Dieu, et nostre volonté se trans- forme en celle de la divine Majesté par la complaysance * Pro s. Hieron. qu'elle y prend. L'amour, dit saint Chrysostome*, ou il (in 1 ic ., \ii, 5).' ^j.g^^,g Q^ jl £g^j^ j^ ressemblance ; l'exemple de ceux que nous aymons a un doux et imperceptible empire et une authorité insensible sur nous, il est force ou de les quitter, ou de les imiter. Celuy qui, attiré de la suavité des parfums, entre en la boutique d'un parfumier, en recevant le playsir qu'il prend a sentir ces odeurs il se parfume soy mesme, et au sortir de la il donne part aux autres du playsir qu'il a receu, respandant entr'eux la senteur des parfums qu'il a contractée : avec le playsir que nostre cœur prend en la chose aymee il tire a soy les qualités d'icelle, car la délectation ouvre le cœur comme la tristesse le resserre ; dont l'Escriture sacrée use souvent du mot de dilater, en lieu de celuy de res-jouir. Or, le cœur se treuvant ouvert par le playsir, les impressions des qualités desquelles le playsir dépend entrent aysement en l'esprit ; et, avec elles, les autres encores qui sont au mesme sujet, bien qu'elles nous desplaysent, ne laissent pas d'entrer en nous parmi la presse du playsir, comme celuy qui sans robbe  Livre VIII. Chapitre i. 6i nuptiale entra au festin parmi ceux qui estoyent parés*. * Matt., xxn, u. Ainsy, les disciples d'Aristote se plaisoyent a parler bègue comme luy, et ceux de Platon tenoyent les espaules courbées, a son imitation* ; telle femme s'est * Piutarch., De au- diend. poem. retreuvee, au récit de Plutarque*, de laquelle 1 miagma- *EtvidePiin.,Hist. tion et appréhension estoit si ouverte a toutes choses ^ai'x). par la volupté, que regardant l'image d'un More elle conceut un enfant tout noir, d'un père extrêmement blanc : et le fait des brebis de Jacob* sert de preuve a * Gen., xxx, 37-42. cela. En somme, le playsir que l'on a en la chose est un certain fourrier qui fourre dans le cœur amant les qualités de la chose qui plaist ; et pour cela la sacrée complaysance nous transforme en Dieu que nous aymons, et a mesure qu'elle est grande la transformation est plus parfaite : ainsy les Saintz, qui ont grandement aymé, ont esté fort vistement et parfaitement transformés, l'amour transportant et transmettant les mœurs et humeurs de l'un des cœurs en l'autre. Chose estrange, mais véritable : s'il y a deux luths unisones, c'est a dire de mesme son et accord, l'un près de l'autre, et que l'on jolie de l'un d'iceux, l'autre, quoy qu'on ne le touche point, ne laissera pas de resonner comme celuy duquel on joiie ; la convenance de l'un a l'autre, comme par un amour naturel, faisant cette correspondance. Nous avons répugnance d'imiter ceux que nous haïssons, es choses mesmes qui sont bonnes ; et les Lacedemoniens ne voulurent pas suivre le bon conseil d'un meschant homme, sinon après qu'un homme de bien l'auroit prononcé * ; au contraire, on ne peut * Piutarch., Apo- , , -. j phthegm.Laconica, S empescher de se conformer a ce qu on ayme. J..e grand circa finem. Apostre dit, comme je pense en ce sens, que la loy n'est point mise aux justes"^ : car en vérité, le juste n'est *iTim., 1,9. juste sinon parce qu'il a le saint amour, et s'il a l'amour il n'a pas besoin qu'on le presse par la rigueur de la loy, puisque l'amour est le plus pressant docteur et sollici- teur pour persuader au cœur qu'il possède l'obéissance aux volontés et intentions du bienaymé. L'amour est un magistrat qui exerce sa puissance sans bruit, sans prevostz ni sergens, par cette mutuelle complaysance  62 Traitté de l'Amour de Dieu par laquelle, comme nous nous plaisons en Dieu, nous desirons aussi réciproquement de luy plaire. L'amour est l'abbregé de toute la théologie, qui rendit très saintement docte l'ignorance des Paulz, des Anthoines, des Hilarions, des Simeons, des François, sans livres, sans précepteurs, sans art. En vertu de cet amour la bienaymee peut dire en asseurance : Mon Bienaymé est tout mien par la complaysance, de la- quelle il me plait et me paist, et moy je suis toute a luy par la bienveuillance, de laquelle je luy plais et le repais ; mon cœur se paist de se plaire en luy, et le sien se paist dequoy je luy plais pour luy : tout ainsy qu'un sacré berger, il me paist comme sa chère brebis *cant.,ii, i6, vi,2; entre les lis* de ses perfections, esquelles je me plais ; iiebr, ^^ ^^^ ^ et pour moy, comme sa chère brebis, je le pais du lait de mes affections, par lesquelles je luy veux plaire. Quicomque se plaist véritablement en Dieu désire de plaire fidèlement a Dieu, et, pour luy plaire, de se conformer a luy.  CHAPITRE II DE LA CONFORMITÉ DE SOUSMISSION QUI PROCEDE DE l'amour de BIENVEUILLANXE  La complaysance attire donq en nous les traitz des perfections divines selon que nous sommes capables de les recevoir ; comme le miroiier reçoit la ressemblance du soleil, non selon l'excellence et grandeur de ce grand et admirable luminaire, mays selon la capacité et mesure de sa glace : si que nous sommes ainsy rendus conformes a Dieu. Mais, outre cela, l'amour de bienveuillance nous donne cette sainte conformité par une autre voye. L'amour  Livre VIII. Chapitre ii. 63 de complaysance tire Dieu dedans nos cœurs, mais l'amour de bienveuillance jette nos cœurs en Dieu, et par conséquent toutes nos actions et affections, les luy dédiant et consacrant très amoureusement ; car la bien- veuillance désire a Dieu tout l'honneur, toute la gloire et toute la reconnoissance qu'il est possible de luy rendre, comme un certain bien extérieur qui est deu a sa bonté. Or ce désir se prattique, selon la complaysance que nous avons en Dieu, en la façon qui s'ensuit. Nous avons eu une extrême complaysance a voir que Dieu est souverainement bon ; et partant nous desirons, par l'amour de bienveuillance, que tous les amours qu'il nous est possible d'imaginer soyent employés a bien aymer cette bonté. Nous nous sommes pleus en la sou- veraine excellence de la perfection de Dieu ; en suite de cela nous desirons qu'il soit souverainement loué, honnoré et adoré. Nous nous sommes délectés a consi- dérer comme Dieu est non seulement le premier prin- cipe, mais aussi la dernière fin, Autheur, Conservateur et Seigneur de toutes choses ; a rayson dequoy nous souhaitons que tout luy soit sousmis par une souveraine obéissance. Nous voyons la volonté de Dieu souverai- nement parfaitte, droitte, juste et équitable ; et a cette considération nous desirons qu'elle soit la règle et la loy souveraine de toutes choses, et qu'elle soit suivie, servie et obeie par toutes les autres volontés. Mais notés, Theotime, que je ne traitte pas ici de l'obéissance qui est deùe a Dieu parce qu'il est nostre Seigneur et Maistre, nostre Père et Bienfacteur ; car cette sorte d'obéissance appartient a la vertu de justice et non pas a l'amour. Non, ce n'est pas cela dont je parle a présent ; car encor qu'il n'y eust ni enfer pour punir les rebelles, ni Paradis pour recom- penser les bons, et que nous n'eussions nulle sorte d'obligation ni de devoir a Dieu (et ceci soit dit par imagination de chose impossible et qui n'est presque pas imaginable), si est ce toutefois, que l'amour de bienveuillance nous porteroit a rendre toute obéissance  64 Traitté de l'Amour de Dieu et sousmission a Dieu par élection et inclination, voire mesme par une douce violence amoureuse, en considé- ration de la souveraine bonté, justice et droiture de sa divine volonté. Voyons-nous pas, Theotime, qu'une fille, par une libre élection qui procède de l'amour de bien- veuillance, s'assujettit a un espoux, auquel, d'ailleurs, elle n'avoit aucun devoir ? ou qu'un gentilhomme se sousmet au service d'un prince estranger, ou bien jette sa volonté es mains du supérieur de quelqu'Ordre de Religion auquel il se rangera ? Ainsy donques se fait la conformité de nostre cœur avec celuy de Dieu, Ihors que par la sainte bienveuil- lance nous jettons toutes nos affections entre les mains de la divine volonté, affin qu'elles soyent par icelle pliees et maniées a son gré, moulées et formées selon son bon playsir. Et en ce point consiste la très profonde obéissance d'amour, laquelle n'a pas besoin d'estre excitée par menasses ou recompenses, ni par aucune loy ou par quelque commandement ; car elle prévient tout cela, se sousmettant a Dieu pour la seule très parfaite bonté qui est en luy, a rayson de laquelle il mérite que toute volonté luy soit obéissante, sujette et sousmise, se conformant et unissant a jamais en tout et par tout a ses intentions divines.  CHAPITRE m COMME NOUS NOUS DEVONS CONFORMER A LA DIVINE VOLONTÉ QUE l'on APPELLE SIGNIFIEE Nous considérons quelquefois la volonté de Dieu en elle mesme, et la voyans toute sainte et toute bonne, il nous est aysé de la louer, bénir et adorer, et de sacrifier nostre volonté et toutes celles des autres créatures a son obéissance, par cette divine exclamation : Vostre  Livre VIII. Chapitre m. 65 volonté soit faite en la terre comme au Ciel *. * Matt., vi, 10. D'autres fois nous considérons la volonté de Dieu en ses effectz particuliers, comme es evenemens qui nous touchent et es occurrences qui nous arrivent, et finale- ment en la declairation et manifestation de ses inten- tions. Et bien qu'en vérité sa divine Majesté n'ayt qu'une très unique et très simple volonté, si est ce que nous la marquons de noms differens, suivant la variété des moyens par lesquelz nous la connoissons ; variété selon laquelle nous sommes aussi diversement obligés de nous conformer a icelle. La doctrine chrestienne nous propose clairement les vérités que Dieu veut que nous croyions, les biens qu'il veut que nous espérions, les peynes qu'il veut que nous craignions, ce qu'il veut que nous aymions, les commandemens qu'il veut que nous fassions et les conseilz qu'il désire que nous suivions : et tout cela s'appelle la volonté signifiée de Dieu, parce qu'il nous a signifié et manifesté qu'il veut et entend que tout cela soit creu, espéré, craint, aymé et prattiqué. Or, d'autant que cette volonté signifiée de Dieu pro- cède par manière de désir et non par manière de vouloir absolu, nous pouvons ou la suivre par obéissance, ou luy résister par désobéissance ; car Dieu fait trois actes de sa volonté pour ce regard : il veut que nous puissions résister, il désire que nous ne résistions pas, et permet néanmoins que nous résistions si nous voulons. Que nous puissions résister, cela dépend de nostre naturelle condition et liberté ; que nous résistions, cela dépend de nostre malice ; que nous ne résistions pas, c'est selon le désir de la divine Bonté. Quand donques nous résistons. Dieu ne contribue rien a nostre désobéissance, ains, laissant nostre volonté en la main de son franc arbitre*, * ^c*^'- ^^' ^^' il permet qu'elle choisisse le mal ; mais quand nous obéissons. Dieu contribue son secours, son inspiration et sa grâce : car la permission est une action de la volonté qui de soy mesme est brehaigne, stérile, inféconde, et, par manière de dire, c'est une action passive qui ne fait rien, ains laisse faire ; au contraire, le désir est une II 5  66 Traitté de l'Amour de Dieu action active, féconde, fertile, qui excite, (*) semond et presse. C'est pourquoy Dieu, désirant que nous suivions sa volonté signifiée, il nous sollicite, exhorte, incite, inspire, ayde et secourt ; mais permettant que nous résistions, il ne fait autre chose que de simplement nous laisser faire ce que nous voulons, selon nostre libre élection, contre son désir et intention. Et toutefois, ce désir est un vray désir ; car, comme (^) peut on exprimer plus naifvement le désir que l'on a qu'un ami face bonne chère, que de préparer un bon et excellent festin, comme fit ce roy de la parabole evan- * Matt., XXII, 2-10; geUque*, puis l'inviter, presser et presque contraindre, LllCcB XIV l6~2 ^ par prières, exhortations et poursuites, de venir, de s'asseoir a table et de manger ? (c) Certes, celuy qui a vive force ouvriroit la bouche a un ami, luy fourreroit la viande dans le gosier et la luy feroit avaler, il ne luy donneroit pas un festin de courtoisie, mais le traitteroit en beste et comme un chappon qu'on veut engraisser. Cette espèce de bienfait veut estre offert par semonces, remonstrances et sollicitations, et non violemment et forcement exercé ; c'est pourquoy il (d) se fait par ma- nière de désir et non de vouloir absolu. Or c'en est de mesme de la volonté signifiée de Dieu, car par icelle Dieu désire d'un vray désir que nous facions ce qu'il declaire, et a cette occasion il nous fournit tout ce qui est requis, nous exhortant et pressant de l'employer : en ce genre de faveur on ne peut rien désirer de plus. Et comme les rayons du soleil. ne laissent pas d'estre vrays rayons quand ilz sont (e) rejettes et repoussés par  (a) [Le Ms. (B) du huitième Livre comprend la suite de ce chapitre, une partie considérable du chap. ix et deux fragments du chap. x.] (b) comme — [peut estre exprimé un désir plus vivement...] (c) [Le passage suivant du Ms. est séparé du texte par un encadrement : Mays, me dira quelqu'un, la volonté divine n'est elle pas toute puissante pour nous faire vouloir ce qu'elle nous commande ? Il est vray, Philothee ; mais ne voyes vous pas que je dis que c'est une volonté de désir et non de vouloir absolu ? (d) il — [ne doit estre prattiqué que...J (e) ilz sont — [empeschés de passer...]  Livre VIII. Chapitre m. 67 quelqu'obstacle, aussi la volonté signifiée de Dieu ne laisse pas d'estre vraye volonté de Dieu encor qu'on luy résiste, bien qu'elle ne face pas tant d'effectz comme si on la secondoit. La conformité donq de nostre cœur a la volonté signi- fiée de Dieu consiste en ce que nous voulions tout ce que la divine Bonté nous signifie estre de son intention, croyans selon sa doctrine, esperans selon ses promesses, craignans selon ses menasses, aymans et vivans selon ses ordonnances et advertissemens. (f) A quoy tendent les protestations que si souvent nous en faysons es saintes cérémonies ecclésiastiques : car pour cela nous demeu- rons debout tandis qu'on lit les leçons de l'Evangile, comme prestz d'obéir a ^s) la sainte signification de la volonté de Dieu que l'Evangile contient ; pour cela nous baysons le livre a l'endroit de l'Evangile, comme ado- rans la sainte Parole qui declaire la volonté céleste. Pour cela plusieurs Saintz et Saintes portoyent sur leurs poitrines, anciennement, l'Evangile en escrit, comme un epitheme (h) d'amour, ainsy qu'on lit de sainte Cécile ; et de fait on treuva celuy de saint Mat- thieu sur le cœur de saint Barnabe trespassé, escrit de sa propre main. En suite dequoy, es anciens Conciles on mettoit au milieu de toute l'assemblée des Evesques un grand throsne, et sur iceluy le livre des saintz Evangiles qui representoit la personne du Sauveur, (*) Roy, Docteur, Directeur, Esprit et unique (i) Cœur des Conciles et de toute l'Eglise ; tant on honnoroit la signi- fication de la volonté de Dieu exprimée en ce divin Livre. Certes, le grand miroiter de l'ordre pastoral (^),  (f) et advertissemens. — [Adorons souvent cette signification des volontés célestes, Philothee, en suittc des...J (g) a — [cette s'» volonté...] (h) un epitheme — [sacré, amoureux...] (i) du Sauveur, — [lequel estoit le souverain Cœur, Esprit, Directeur de l'assemblée des pasteurs et de toute l'Eglise...] (j) vray (k) le grand miroiter — [des prelatz...] de l'ordre pastoral [de nostre aagej  68 Traitté de l'Amour de Dieu saint Charles, Archevesque de Milan, n'estudioit jamais dans l'Escriture Sainte qu'il ne se mit a genoux et teste niie, pour tesmoigner le respect avec lequel il failloit entendre et lire la volonté de Dieu signifiée.  CHAPITRE IV DE LA CONFORMrrÉ DE NOSTRE VOLONTÉ AVEC CELLE QUE DIEU A DE NOUS SAUVER  Dieu nous a signifié en tant de sortes et par tant de moyens qu'il vouloit que nous fussions tous sauvés, que nul ne le peut ignorer. A cette intention il nous a faitz * Gen., 1, 26, 27. a son image et semblance par la création *, et s'est fait a nostre image et semblance par l'Incarnation, après laquelle il a souffert la mort pour racheter toute la race des hommes et la sauver : ce qu'il fit avec tant d'amour, que, comme raconte le grand saint Denis, apostre de la *Ep. viii.ad Démo- France*, il dit un jour au saint homme Carpus qu'il ^ ^™' ' estoit « prest de patir encor une fois pour sauver les hommes, » et que cela luy seroit aggreable s'il se pouvoit faire sans le péché d'aucun homme. Or, bien que tous ne se sauvent pas, cette volonté néanmoins ne laisse pas d'estre une vraye volonté de Dieu, qui agit en nous selon la condition de sa nature et de la nostre : car sa bonté le porte a nous commu- niquer libéralement les secours de sa grâce, affin que nous parvenions au bonheur de sa gloire ; mais nostre nature requiert que sa libéralité nous laisse en liberté de nous en prévaloir pour nous sauver, ou de les mespriser pour nous perdre. *Ps. XXVI, 4. J'^y demandé une chose, disoit le Prophète*, et c'est celle la que je requerray a jamais : Que je voye la volupté du Seigneur et qite je visite son temple.  Livre VIII. Chapitre iv. 69 Mays quelle est la volupté de la souveraine Bonté, sinon de se respandre et communiquer ses perfections ? Certes, ses délices sont d'esfre avec les enfans des hommes*, pour verser ses grâces sur eux. Rien n'est * Prov., vm, 31. si aggreable et délicieux aux agens libres que de faire leur volonté. Nostre sanctification est la volonté de Dieu* et nostre salut son bon playsir : or, il n'y a nulle * iThess.,iv, 3. difïerence entre le bon playsir et la bonne volupté, ni par conséquent donq entre la bonne volupté et la bonne volonté divine ; ains la volonté que Dieu a pour le bien des hommes est appellee bonne * parce qu'elle est * Pss. v, uit., l, 20. amiable, propice, favorable, aggreable, délicieuse, et, comme les Grecs, après saint Paul*, ont dit, c'est une *Tit.,in,4;cf. Act., vraye fhilantropie, c'est a dire, une bienveuillance ou volonté toute amoureuse envers les hommes. Tout le temple céleste de l'Eglise triomphante et militante resonne de toutes pars les cantiques de ce doux amour de Dieu envers nous ; et le cors très sacré du Sauveur, comme un temple tressaint de sa Divinité, est tout paré de marques et enseignes de cette bien- veuillance : c'est pourquoy, en visitant le temple divin, nous voyons ces aymables délices que son cœur prend a nous favoriser. Regardons donq cent fois le jour cette amoureuse volonté de Dieu, et fondans nostre volonté dans icelle, escrions dévotement : O Bonté d'infinie douceur, que vostre volonté est amiable ! que vos faveurs sont dési- rables ! Vous nous aves créés pour la vie éternelle, et vostre poitrine maternelle, enflée des mammelles sacrées d'un amour incomparable, abonde en lait de miséricorde, soit pour pardonner aux penitens, soit pour perfection- ner les justes : hé, pourquoy donq ne collons nous pas nos volontés a la vostre, comme les petitz enfans s'atta- chent au chicheron du tetin de leurs mères, pour succer le lait de vos éternelles bénédictions ! Theotime, nous devons vouloir nostre salut ainsy que Dieu le veut : or il veut nostre salut par manière de désir ; et nous le devons aussi incessamment désirer en suite de son désir. Non seulement il veut, mais en effect  70 Traitté de l'Amour de Dieu il nous donne tous les moyens requis pour nous faire parvenir au salut ; et nous, en suite du désir que nous avons d'estre sauvés, nous devons non seulement vou- loir, mais en effect accepter toutes les grâces qu'il nous a préparées et qu'il nous offre. Il suffit de dire : je désire d'estre sauvé ; mais il ne suffit pas de dire : je désire embrasser les moyens convenables pour y parvenir ; ains il faut, d'une resolution absolue, vouloir et em- brasser les grâces que Dieu nous départ ; car il faut que nostre volonté corresponde a celle de Dieu, et d'autant qu'elle nous donne les moyens de nous sauver, nous les devons recevoir, comme nous devons désirer le salut ainsy qu'elle le nous désire et parce qu'elle le désire. Mais il arrive maintefois que les moyens de parvenir au salut, considérés en bloc ou en gênerai sont aggrea- bles a nostre cœur, et regardés en détail et particulier ilz luy sont effroyables : car n'avons nous pas veu le pauvre saint Pierre disposé a recevoir en gênerai toutes sortes de peynes, et la mort mesme, pour suivre son Maistre, et néanmoins, quand ce vint au fait et au pren- dre, paslir, trembler et renier son Maistre a la voix *Lucae, xxn, 33,56, d'une simple servante* ? Chacun pense pouvoir boire le *'Matt., XX, 22. calice* de Nostre Seigneur avec luy, mais quand on le nous présente par effect, on s'enfuit, on quitte tout. Les choses représentées particulièrement font une impres- sion plus forte et blessent plus sensiblement l'imagina- « Partie II, c. VI. tion ; c'est pourquoy, en l'Introduction*, nous avons donné par advis qu'après les affections générales on fist les resolutions particulières en la sainte orayson. David acceptoit en particulier les afflictions, comme un acheminement a sa perfection, quand il chantoit en cette * Ps. cxviii, 71. sorte* : O qu'il m'est bon, Seigneur, gtie vous m'ayes humilié, affin que j' apprenne vos justifications , ainsy furent les Apostres joyeux es tribulations, dequoy ilz avoyent la faveur d'endurer des ignominies Pour * Act., V, 41. le nom de leur Sauveur*.  Livre VIII. Chapitre v 71  CHAPITRE V DE LA CONFORMITÉ DE NOSTRE VOLONTÉ A CELLE DE DIEU QUI NOUS EST SIGNIFIEE PAR SES COMMANDEMENS  Le désir que Dieu a de nous faire observer ses com- mandemens est extrême, ainsy que toute l'Escriture tesmoigne : et comme le pouvoit il mieux exprimer que par les grandes recompenses qu'il propose aux observa- teurs de sa loy, et les estranges supplices dont il menasse les violateurs d'icelle ? C'est pourquoy David exclame* : * Ps. cxvm, 4. O Seigneur, vous aves ordonné que vos commande- mens soyent trop plus observés. Or, l'amour de complaysance, regardant ce désir divin, veut complaire a Dieu en l'observant ; l'amour de bienveuillance, qui veut tout sousmettre a Dieu, sousmet par conséquent nos désirs et nos volontés a celle ci que Dieu nous a signifiée : et de la provient non seulement l'observation, mais aussi l'amour des commandemens, que David exalte d'un stile extraordinaire au Psalme cent et dix huitiesme, qu'il semble n'avoir fait que pour ce sujet : Que j'aynie vostre loy d' un très ardent amour ! C'est tout mon entretien, j'en parle tout le jour*. * Vers. 97. O Seigneur, je chéris vos tressaintz tesmoignages Plus que l'or et l'esclat du topaze doré*. * Vers. 127. Que doux a mon palais sont vos sacrés langages ! Pour moy, fade est le miel s'il leur est comparé*. * vers. 103. Mais pour exciter ce saint et salutaire amour des commandemens, nous devons contempler leur beauté, laquelle est admirable ; car, comme il y a des œuvres.  72 Traitté de l'Amour de Dieu qui sont mauvaises parce qu'elles sont défendues, et des autres qui sont défendues parce qu'elles sont mauvaises, aussi y en a-il qui sont bonnes parce qu'elles sont commandées, et des autres qui sont commandées parce qu'elles sont bonnes et très utiles : de sorte que toutes sont très bonnes et très aymables, parce que le com- mandement donne la bonté aux unes qui n'en auroyent point autrement, et donne un surcroist de bonté aux autres qui, sans estre commandées, ne laisseroyent pas d'estre bonnes. Nous ne recevons pas le bien en bonne part quand il nous est présenté par une main ennemie ; les Lacedemoniens ne voulurent pas suivre un fort sain et salutaire conseil d'un meschant homme jusques a ce * piutarchus, ubi qu'uu homme de bien leur redist* : au contraire, le présent supra, . . n'est jamais qu'aggreable quand un ami le fait. Les plus doux commandemens deviennent aspres si un cœur tyran et cruel les impose, et ilz deviennent très aymables quand l'amour les ordonne ; le service de Jacob luy sembloit * Gen.,xxix, 20. une royauté, parce qu'il procedoit de l'amour*. O que doux et désirable est le joug de la loy céleste qu'un Roy tant aymable a establie sur nous ! Plusieurs observent les commandemens comme on avale les médecines ; plus crainte de mourir damnés, que pour le playsir de vivre au gré du Sauveur. Ains, comme il y a des personnes qui, pour aggreable que soit un médicament, ont du contrecœur a le prendre, seule- ment parce qu'il porte le nom de medicamxent, aussi y a-il des âmes qui ont en horreur les actions com- mandées, seulement parce qu'elles sont commandées ; et s'est treuvé tel homme, ce dit on, qui ayant douce- ment vescu dans la grande ville de Paris l'espace de quatre vingtz ans sans en sortir, soudain qu'on luy eut enjoint de par le Roy d'y demeurer encor le reste de ses jours, il alla dehors voir les chams, que de sa vie il n'avoit désiré. Au contraire, le cœur amoureux ayme les comman- demens, et plus ilz sont de chose difficile plus il les treuve doux et aggreables, parce qu'il complaît plus parfaitement au Bienaymé et luy rend plus d'honneur ;  Livre VIII. Chapitre v.  73  Ps. cxviii, 171.  Ibid., f. 54.  il lance et chante des hymnes d'allégresse quand Dieu luy enseigne ses commandemens et justifications*. Et comme le pèlerin qui va gayement chantant en son voyage ad j ouste voirement la peyne du chant a celle du marcher, et néanmoins, en effect, par ce surcroist de pejme il se désennuyé et allège du travail du chemin, aussi l'amant sacré treuve tant de suavité aux comman- demens, que rien ne luy donne tant d'haleyne et de soulagement en cette vie mortelle que la gracieuse charge des préceptes de son Dieu ; dont le saint Psal- miste s'escrie* : O .Seigneur, vos justifications ou com- mandemens me sont des douces chansons en ce lieu de 7non pèlerinage. On dit que les muletz et chevaux chargés de figues succombent incontinent au faix et perdent toute leur force : plus douce que les figues est la loy du Seigneur ; mais l'homme brutal, qui s'est rendu comme le cheval et mulet, esquelz il n'y a j)oint d' entendement* , perd le courage et ne peut treuver des forces pour porter cet amiable faix. Au contraire, comme une branche à'agnus castus empesche de lassi- tude le voyageur qui la porte*, aussi la croix, la morti- fication, le joug, la loy du Sauveur, qui est le vray Aigneau chaste'^, est une charge qui délasse, qui soulage * i Petn, i, 19 et recrée les cœurs qui ayment sa divine Majesté. « On n'a point de travail en ce qui est aymé, ou s'il y a du travail c'est un travail bienaymé* ; » le travail meslé du saint amour est un certain aigre-doux, plus aggreable au goust qu'une pure douceur. Le divin amour nous rend donq ainsy conformes a la volonté de Dieu, et nous fait soigneusement observer ses commandemens en qualité de désir absolu de sa divine Majesté, a laquelle nous voulons plaire : si que cette complaysance prévient, par sa douce et amiable violence, la nécessité d'obéir que la loy nous impose, convertissant cette nécessité en vertu de dilection et toute la difficulté en délectation.  Ps. XXXI, 9.  * Plin., Hist. nat., 1. XXIV, c. IX {al. XXXVIIl).  *S. Aug.,ubi supra, 1. VI, c. XIV.  74 Traittê de l'A?,iour de Dieu  CHAPITRE VI DE LA CONFORMITÉ DE NOSTRE VOLONTÉ A CELLE OUE DIEU NOUS A SIGNIFIEE PAR SES CONSEILZ  Le commandement tesmoigne une volonté fort entière et pressante de celuy qui ordonne, mais le conseil ne nous représente qu'une volonté de souhait ; le comman- dement nous oblige, le conseil nous incite seulement ; le commandement rend coulpables les transgresseurs, le conseil rend seulement moins louables ceux qui ne le suivent pas ; les violateurs des commandemens méritent d'estre damnés, ceux qui négligent les conseilz méritent seulement d'estre moins glorifiés. Il y a différence entre commander et recommander : quand on commande on use d'authorité pour obliger, quand on recommande on use d'amitié pour induire et provoquer ; le commande- ment impose nécessité, le conseil et recommandation nous incite a ce qui est de plus grande utilité ; au com- mandement correspond l'obéissance, et la créance au conseil ; on suit le conseil affin de plaire, et le com- mandement pour ne pas desplaire. C'est pourquoy l'amour de complaysance, qui nous oblige de plaire au Bienaymé, nous porte par conséquent a la suite de ses conseilz ; et l'amour de bienveuillance, qui veut que toutes les volontés et affections luy soyent sousmises, fait que nous voulons non seulement ce qu'il ordonne, mais ce qu'il conseille et a quoy il exhorte : ainsj' que l'amour et respect qu'un enfant fidèle porte a son bon père le fait résoudre de vivre non seulement selon les commandemens qu'il impose, mais encor selon les désirs et inclinations qu'il manifeste. Le conseil se donne voirement en faveur de celuy  Livre VIII. Chapitre vi. 75 qu'on conseille, affin qu'il soit parfait : Si tu veux estre parfait, dit le Sauveur*, va, vens tout ce que tu as * Matt., xix, 21 T rjp'ja WIII 2^* et le donne aux pauvres, et me suis ; mais le cœur ' ' ' "' amoureux ne reçoit pas le conseil pour son utilité, ains pour se conformer au désir de Celuy qui conseille, et rendre l'hommage qui est deu a sa volonté : et partant, il ne reçoit les conseilz sinon ainsy que Dieu le veut. Et Dieu ne veut pas qu'un chacun observe tous les conseilz, ains seulement ceux qui sont convenables, selon la diversité des personnes, des tems, des occa- sions et des forces, ainsy que la charité le requiert ; car c'est elle qui, comme reyne de toutes les vertus, de tous les commandemens, de tous les conseilz et en somme de toutes les lois et de toutes les actions chrestiennes, leur donne a tous et a toutes le rang, l'ordre, le tems et la valeur. Si ton père ou ta mère ont une vraye nécessité de ton assistance pour vivre, il n'est pas tems alhors de prat- tiquer le conseil de la retraitte en un monastère ; car la charité t'ordonne que tu ailles en effect exécuter son commandement, d'honnorer, servir, ayder et secourir ton père ou ta mère*-. Tu es un prince, par la postérité * Exod., xx, 12. duquel les sujetz de la couronne qui t'appartient doivent estre conservés en paix et asseurés contre la tyrannie, sédition et guerre civile ; l'occasion donq d'un si grand bien t'obhge de produire en un saint mariage des légitimes successeurs : ce n'est pas perdre la chasteté, ou au moins c'est la perdre chastement, que de la sacri- fier au bien public en faveur de la charité. As-tu une santé foible, inconstante, qui a besoin de grand support ? ne te charge pas donq volontairement de la pauvreté effectuelle, car la charité te le défend. Non seulement la charité ne permet pas aux pères de famille de tout vendre pour donner aux pauvres^ , mais leur ordonne * Supra. d'assembler honnestement ce qui est requis pour l'édu- cation et sustentation de la femme, des enfans et servi- teurs ; comme aussi aux rois et princes d'avoir des trésors qui, provenus d'une juste espargne et non de tyranniques inventions, servent comme de salutaires  76 Traitté de l'Amour de Dieu * I Cor., VII, 3. préservatifs contre les ennemis visibles. Saint Paul* ne conseille-il pas aux mariés, passé le tems de l'orayson, de retourner au train bien réglé du commerce nuptial ? Les conseilz sont tous donnés pour la perfection du peuple chrestien, mays non pas pour celle de chasque Chrestien en particulier. Il y a des circonstances qui les rendent quelquefois impossibles, quelquefois inutiles, quelquefois périlleux, quelquefois nuisibles a quelques uns, qui est une des intentions pour lesquelles Nostre * Matt.,xix, 12. Seigneur dit* de l'un d'iceux ce qu'il veut estre entendu de tous : Qui peut le prendre, si le prenne ; comme * In locum. s'il disoit, aiusy que saint Hierosme expose* : Qui peut gaigner et emporter l'honneur de la chasteté « comme un prix » de réputation, qu'il le prenne, car il est exposé a ceux qui courront vaillamment. Tous donques ne peuvent pas, c'est a dire, il n'est pas expédient a tous d'observer tous-jours tous les conseilz, lesquelz estans donnés en faveur de la charité, elle sert de règle et de mesure a l'exécution d'iceux. Quand donq la charité l'ordonne, on tire les moines et religieux des cloistres pour en faire des cardinaux, des prelatz, des curés, voire mesme on les réduit quel- quefois au mariage pour le repos des royaumes, ainsy que j'ay dit ci dessus. Que si la charité fait sortir des cloistres ceux qui par vœu solemnel s'y estoyent atta- chés, a plus forte rayson, et pour moindre sujet, on peut, par l'authorité de cette mesme charité, conseiller a plusieurs de demeurer chez eux, garder leurs moyens, se marier, voire de prendre les armes et aller a la guerre, qui est une profession si dangereuse. Or, quand la charité porte les uns a la pauvreté et qu'elle en retire les autres, quand elle en pousse les uns au mariage, les autres a la continence, qu'elle en- ferme l'un dans le cloistre et en fait sortir l'autre, elle n'a point besoin d'en rendre rayson a personne ; car elle a la plénitude de la puissance en la loy chrestienne, •iCor.,xin. selon qu'il est escrit* : La charité peut toutes choses; elle a le comble de la prudence, selon qu'il est dit : • ibid., jr. 4- La charité ne fait rien en vain*. Que si quelqu'un  Livre VIII. Chapitre vu. 77 veut contester et luy demander pourquoy elle fait ainsy, elle respondra hardiment : Parce que le Seigneur en a besoin*. Tout est fait pour la charité, et la charité * Matt., xxi, 3. pour Dieu ; tout doit servir a la charité, et elle, a per- sonne, non pas mesme a son Bienaymé, duquel elle n'est pas servante, mais espouse, auquel elle ne fait pas service, ains elle luy fait l'amour. Pour cela on doit prendre d'elle l'ordre de l'exercice des conseilz : car aux uns elle ordonnera la chasteté et non la pau- vreté, aux autres l'obéissance et non la chasteté, aux autres le jeusne et non l'aumosne, aux autres l'aumosne et non le jeusne, aux autres la solitude et non la charge pastorale, aux autres la conversation et non la solitude. En somme, c'est une eau sacrée par laquelle le jardin de l'Eghse est fécondé, et bien qu'elle n'ait qu'une couleur sans couleur, les fleurs néanmoins qu'elle fait croistre ne laissent pas d'avoir une chacune sa couleur différente : elle fait des Martyrs plus vemieilz que la rose, des Vierges plus blanches que le lys ; aux uns elle donne le fin violet de la mortification, aux autres le jaune des soucis du mariage, employant diversement les conseilz pour la perfection des âmes qui sont si heureuses que de vivre sous sa conduite.  CHAPITRE VII QUE l'amour de la VOLONTÉ DE DIEU SIGNIFIEE ES COMMANDEMENS NOUS PORTE A l'AMOUR DES CONSEILZ  O Theotime, que cette volonté divine est aymable ! o qu'elle est amiable et désirable ! o loy toute d'amour et toute pour l'amour ! Les Hebrieux par le mot de paix entendent l'assemblage et comble de tous biens.  78 Traitté de l'Amour de Dieu * Ps. cxviii, 165. c'est a dire la félicité ; et le Psalniiste s'escrie* : Qu'une faix plantureuse abonde a ceux qui ayme^it la loy de Dieu et que nul choppement ne leur arrive ! comme s'il vouloit dire : O Seigneur, que de suavité en l'amour de vos sacrés commandemens ! toute douceur délicieuse saisit le cœur qui est saisi de la dilection de vostre loy. Certes, ce grand Roy, qui avoit son cœur * 1 Reg., XIII, 14. fait selon le cœur de Dieu*, savouroit si fort la parfaite excellence des ordonnances divines, qu'il semble que ce soit un amoureux espris de la beauté de cette loy comme de la chaste espouse et reyne de son cœur ; ainsy qu'il appert par les continuelles louanges qu'il luy donne. Quand l'Espouse céleste veut exprimer l'infinie sua- vité des parfums de son divin Espoux, Vostre nom, * Gant., I, 2. luy dit elle*, est un unguent respandu ; comme si elle disoit : Vous estes si excellemment parfumé qu'il semble que vous soyes tout parfum, et qu'il soit a propos de vous appeller unguent et parfum, plustost qu'oint et parfumé. Ainsy l'ame qui ayme Dieu est tellement transformée en la volonté divine, qu'elle mérite plustost d'estre nommée volonté de Dieu, qu'obéissante * is. 62. ou sujette a la volonté divine : dont Dieu dit par Isaïe* qu'il appellera l'Eglise chrestienne d'un nom nouveau que la bouche du Seigneur nommera, marquera et gravera dans le cœur de ses fidèles. Puis, expliquant ce nom, il dit que ce sera : ma volonté en icelle ; comme s'il disoit qu'entre ceux qui ne sont pas Chrestiens un chacun a sa volonté propre au milieu de son cœur, mays parmi les vrays enfans du Sauveur chacun quittera sa volonté, et n'y aura plus qu'une volonté maistresse, régente et universelle qui animera, gouvernera et dres- sera toutes les âmes, tous les cœurs et toutes les volon- tés ; et le nom d'honneur des Chrestiens ne sera autre chose sinon : la volonté de Dieu en eux ; volonté qui régnera sur toutes les volontés et les transformera toutes en soy, de sorte que les volontés des Chrestiens et la volonté de Nostre Seigneur ne soyent plus qu'une seule volonté. Ce qui fut parfaitement vérifié en la  Livre VIII. Chapitre vu. 79 primitive Eglise, Ihors que, comme dit le glorieux saint Luc*, en la multitude des croyans il n'y avoit qu'un * Act., iv, 32. cœur et qu'une anie ; car il n'entend pas parler du cœur qui fait vivre nos cors, ni de l'ame qui anime les coeurs d'une vie humaine, mais il parle du cœur qui donne la vie céleste a nos âmes, et de l'ame qui anime nos cœurs de la vie surnaturelle : cœur et ame très unique des vrays Chrestiens, qui n'est autre chose que la volonté de Dieu. La vie, dit le Psalmiste, est en la volonté de Dieu* : non seulement parce que nostre vie * Ps. xxix, 6. temporelle dépend de la volonté divine, mais aussi d'autant que nostre vie spirituelle gist en l'exécution d'icelle, par laquelle Dieu vit et règne en nous, et nous fait vivre et subsister en luy. Au contraire le meschant, des le siècle, c'est a dire tous-jours, a rompu le joug de la loy de Dieu, et a dit : Je ne serviray point*, * Jerem., n, 20. c'est pourquoy Dieu dit* qu'il l'a appelle des le ventre * is., xLvm, 8. de sa mère transgresseur et rebelle ; et parlant au roy de Tyr * il luy reproche qu'il avoit mis son cœur * Ezech.,xxvni,2. comme le cœur de Dieu : car l'esprit révolté veut que son cœur soit maistre de soy mesme et que sa propre volonté soit souveraine comme la volonté de Dieu ; il ne veut pas que la volonté divine règne sur la sienne, ains veut estre absolu et sans dépendance quelcomque. O Seigneur éternel, ne le permettes pas ! ains faites que jamais ma volonté ne soit faite, mais la vostre*. * Lucœ, xxn, 42. Helas, nous sommes en ce monde, non point pour faire nos volontés, mais celles de vostre bonté qui nous y a mis *. Il fut escrit de vous, o Sauveur de mon ame, * Joan., vi, 38. que vous fissies la volonté de vostre Père éternel ; et par le premier vouloir humain de vostre ame, a l'instant de vostre conception, vous embrassastes amoureusement cette loy de la volonté divine et la mistes au milieu de vostre cœur* pour y régner et dominer éternelle- * Ps. xxxix, 8, 9. ment : hé, qui fera la grâce a mon ame qu'elle n'ait point de volonté que la volonté de son Dieu ! Or, quand nostre amour est extrême a l'endroit de la volonté de Dieu, nous ne nous contentons pas de faire seulement la volonté divine qui nous est signifiée es  8o Traitté de l'Amour de Dieu commandemens, mais nous nous rangeons encor a l'obéissance des conseilz, lesquelz ne nous sont donnés que pour plus parfaitement observer les commandemens, auxquelz aussi ilz se rapportent, ainsy que dit excel- * II», II*, qnaestio lemmcut saiut Thomas *. O combien excellente est CLXxxix,art.i,ad 5. l'observation de la défense des injustes voluptés, en celuy qui a mesme renoncé aux plus justes et légitimes délices ! O combien celuy la est esloigné de convoiter le bien d'autruy, qui rejette toutes richesses et celles mesme que saintement il pourroit garder ! Que celuy est bien esloigné de vouloir préférer sa volonté a celle de Dieu, qui pour faire la volonté de Dieu s'assujettit a celle d'un homme ! (i) David estait un jour en son préside, et la gar- nison des Philistins en Bethléem ; or il fit un souhait disant : si quelqu'un me donnoit a boire de V eau de la cisterne qui est a la porte de Bethléem ! Et voyla qu'il n'eut pas plus tost dit le mot, que trois vaillans chevaliers partent de la, main et teste baissée, traversent l'armée ennemie, vont a la cisterne de Bethléem, puisent de l'eau et l'apportent a David ; lequel, voyant le hazard auquel ces gentilzhommes s'es- toyent mis pour contenter son appétit, ne voulut point boire cette eau conquise au péril de leur sang et de leur vie, ains la respandit en oblation au Dieu •iiReg.,xxni,i4-i7. éternel *. Hé, voyés, je vous prie, Theotime, quelle ardeur de ces chevaliers au service et contentement de leur maistre ! ilz volent et fendent la presse des ennemis, avec mille dangers de se perdre, pour assouvir un seul simple souhait que le Roy leur tesmoigne. Le Sauveur, estant en ce monde, déclara sa volonté en plusieurs choses par manière de commandement, et en plusieurs autres il la signifia seulement par manière de souhait : car il loua fort la chasteté, la pauvreté, l'obéissance et résignation parfaite, l'abnégation de la propre volonté.  (i) Voir une variante de ce passage, avec des applications différentes, tome III de l'Edition actuelle des Œuvres du Saint, Introduction a la Vie dévote, Partie IV', chap. xiv, p. 332.  Livre VIII. Chapitre vin. 8i la viduité, le jeusne, la prière ordinaire ; et ce qu'il dit de la chasteté, que qui en pourroit emporter le prix qu'il le prinst*, il l'a asses dit de tous les autres conseilz. * Matt., xix, 12 A ce souhait, les plus vaillans Chrestiens se sont mis a la course, et forçans toutes les répugnances, convoi- tises et difficultés, ont atteint a la sainte perfection, se rangeans a l'estroitte observance des désirs de leur Roy, obtenans par ce moyen la couronne de gloire. Certes, ainsy que tesmoigne le divin Psalmiste *, * Ps. ix, 38. Dieu n'exauce pas seulement l'orayson de ses fidèles, ains il exauce mesme encor le seul désir d'iceux, et la seule préparation qu'ilz font en leurs cœurs pour prier, tant il est favorable et propice a faire la volonté de ceux qui l'ayment*. Et pourquoy donq réciproque- * Ps. cxliv, 19. ment ne serons nous si jaloux de suivre la sacrée volonté de Nostre Seigneur, que nous fassions non seulement ce qu'il commande, mais encores ce qu'il tesmoigne d'aggreer et souhaitter ? Les âmes nobles n'ont pas besoin d'un plus fort motif pour embrasser un dessein que de sçavoir que le Bienaymé le désire : Mon anie, dit l'une d'icelles*, s'est escoulee soudain que mon * Caat., v, 6. Ami a parlé.  CHAPITRE VIII  QUE LE MESPRIS DES CONSEILZ EVANGELIQUES EST UN GRAND PECHE  Les paroles par lesquelles Nostre Seigneur nous exhorte de tendre et prétendre a la perfection sont si fortes et pressantes, que nous ne sçaurions dissimuler l'obligation que nous avons de nous engager a ce dessein : Soyes saintz, dit-il*, parce que je suis *Leviticus, xi, 44 „ . . , ., . , I Pétri, I, 16. saint ; Qui est saint, qu il soit encor davantage II 6  82 Traitté de l'Amour de Dieu sanctifié, et qui est juste, qu'il soit encor plus jus- * Apoc, XXII, II. tifié'^", Soyes parfaitz ainsy que vostre Père céleste * Matt., V, uit. est parfait"^. Pour cela le grand saint Bernard escri- vant au glorieux saint Guarin, abbé d'Aux, duquel la vie et les miracles ont tant rendu de bonne odeur en * ubi supra, 1. III, ce Dioccsc : « L'homme juste, » dit il*, « ne dit jamais * Matt, V, 6. c'est asses, il a tous-jours jaim et soif de la justice*. » Certes, Theotime, quant aux biens temporelz, rien ne suffit a celuy auquel ce qui suffit ne suffit pas ; car, qu'est ce qui peut suffire a un cœur auquel la suffisance n'est pas suffisante ? Mais quant aux biens spirituelz, celuy n'en a pas ce qui luy suffit auquel il suffit d'avoir ce qui luy suffit, et la suffisance n'est pas suffisante, parce que la vraye suffisance es choses divines consiste en partie au désir de l'affluence. Dieu, au commence- ment du monde, commanda a la terre de germer l'herbe verdoyante faisant sa semence, et tout arbre fruitier faisant son fruit, un chacun selon son espèce, qui * Gen-, I, II. eust aussi sa semence en soy mesme* : et ne voyons nous pas par expérience que les plantes et fruitz n'ont pas leur juste croissance et maturité que quand elles portent leurs graines et pépins, qui leur servent de geniture pour la production de plantes et d'arbres de pareille sorte ? Jamais nos vertus n'ont leur juste stature et suffisance qu'elles ne produisent en nous des désirs de faire progrès, qui, comme semences spirituelles, servent en la production de nouveaux degrés de vertus ; et me semble que la terre de nostre cœur a commandement de germer les plantes des vertus qui portent les fruitz des saintes œuvres, tme chacune selon son genre, et qui ayt les semences des désirs et desseins de tous-jours multipher et avancer en perfection : et la vertu qui n'a point la graine ou le pépin de ces désirs, elle n'est pas en la suffisance et maturité. « O donques, » dit saint * Epist. qua supra. Bernard au fainéant*, « tu ne veux pas t'avancer en la perfection ? Non. Et tu ne veux pas non plus empirer ? Non, de vra}'. Et quoy donq ? tu ne veux estre ni pire ni meilleur ? Helas, pauvre homme, tu veux estre ce qui ne peut estre. Rien voirement n'est stable ni ferme  Livre VIII. Chapitre viii. 83 en ce monde*, mais de l'homme il en est dit encor *Eccies.,ii, ii.in, i. plus particulièrement*, que jamais il ne demeure en *job, xiv, 2. un estât : » il faut donques ou qu'il s'avance ou qu'il retourne en arrière. Or, je ne dis pas, non plus que saint Bernard, que ce soit péché de ne prattiquer pas les conseilz : non certes, Theotime, car c'est la propre différence du commande- ment au conseil, que le commandement nous oblige sous pejme de péché, et le conseil nous invite sans peyne de péché. Néanmoins je dis bien que c'est un grand péché de mespriser la prétention a la perfection chrestienne, et encor plus de mespriser la semonce par laquelle Nostre Seigneur nous y appelle ; mais c'est une impieté insupportable de mespriser. les conseilz et moyens d'y parvenir que Nostre Seigneur nous marque. C'est une hérésie de dire que Nostre Seigneur ne nous a pas bien conseillés, et un blasphème de dire a Dieu : Retire toy de nous, nous ne voulons point la science de tes voyes* ; mais c'est une irrévérence horrible contre * ibid., xxi, 14- Celuy qui avec tant d'amour et de suavité nous invite a la perfection, de dire : je ne veux pas estre saint, ni parfait, ni avoir plus de part en vostre bienveuillance, ni suivre les conseilz que vous me donnés pour faire progrès en icelle. On peut bien sans pécher ne suivre pas les conseilz pour l'affection que l'on a ailleurs : comme, par exemple, on peut bien ne vendre pas ce que l'on a et ne le donner pas aux pauvres, parce qu'on n'a pas le courage de faire un si grand renoncement ; on peut bien aussi se marier, parce qu'on ayme une femme, ou qu'on n'a pas asses de force en l'ame pour entreprendre la guerre qu'il faut faire a la chair : mais de faire profession de ne vouloir point suivre les conseilz, ni aucun d'iceux, cela ne se peut faire sans mespris de Celuy qui les donne- De ne suivre pas le conseil de virginité afïin de se marier, cela n'est pas mal fait ; mais de se marier pour préférer le mariage a la chasteté, comme font les héré- tiques, c'est un grand mespris ou du Conseiller ou du conseil. Boire du vin contre l'advis du médecin, quand  84 Traitté de l'Amour de Dieu on est vaincu de la soif ou de la fantasie d'en boire, ce n'est pas proprement mespriser le médecin ni son advis ; mais dire : je ne veux point suivre l'advis du médecin, il faut que cela provienne d'une mauvaise estime qu'on a de luy. Or, quant aux hommes, on peut souvent mespriser leur conseil et ne mespriser pas ceux qui le donnent, parce que ce n'est pas mespriser un homme d'estimer qu'il ait erré : mais quant a Dieu, rejetter son conseil et le mespriser, cela ne peut provenir que de l'estime que l'on fait qu'il n'a pas bien conseillé ; ce qui ne peut estre pensé que par esprit de blasphème, comme si Dieu n'estoit pas asses sage pour sçavoir, ou asses bon pour vouloir bien conseiller. Et c'en est de mesme des conseilz de l'Eglise, laquelle, a rayson de la continuelle assistance du Saint Esprit qui l'enseigne * joaii-,xvi, 13. et conduit en toute vérité*, ne peut jamais donner des mauvais advis.  CHAPITRE IX (ï<) suite du discours commencé comme chacun doit aymer, quoy que non pas prattiquer tous les conseilz evangeliques ET comme NEANMOINS CHACUN (^) DOIT PÏLATTIQUER CE qu'il PEUT  Encor que tous les conseilz ne puissent ni doivent estre prattiqués par chasque Chrestien en particulier, si est ce qu'un chacun est obligé de les aymer tous, parce qu'ilz sont tous très bons. Si vous aves la migraine et  (a) [Le Ms. de ce chapitre commence ici, et se termine p. 86, lig. 31.] (b) CHACUN EN  Livre VIII. Chapitre ix. 85 que l'odeur du musqué vous nuyse, laisseres vous pour cela d'avouer que cette senteur soit bonne et aggreable ? Si une robbe d'or ne vous est pas avenante, dires vous qu'elle ne vaut rien ? Si une bague n'est pas pour vostre doigt, la jetteres vous pour cela dans la boiie ? Loues donq, Theotime, et aymes chèrement tous les conseilz que Dieu a donné aux hommes. O que béni soit a jamais VAnse du erand conseil'^, avec tous les advis qu'il * is . ix, 6 ; juxta ° ° _ ^ Septuag. donne et les exhortations qu'il fait aux humains ! Le cœur est res-joui par les unguens et bonnes senteurs, dit Salomon*, et far les bons conseilz de l' ami l'ame * p^^^^-' x"^vii, 9. est adoucie. Mays de quel ami et de quelz conseilz parlons nous ? O Dieu, c'est de l'Ami des amis, et ses conseilz sont plus aymables que le miel : l'ami c'est le Sauveur, ses conseilz sont pour le salut. Res-jouissons nous, Theotime, quand nous verrons des personnes entreprendre la suite des conseilz que nous ne pouvons ou ne devons pas observer ; prions pour eux, benissons-les, favorisons-les et les aydons, car la charité nous oblige de n'aymer pas seulement ce qui est bon pour nous, mais d'aymer encor ce qui est bon pour le prochain. Nous tesmoignerons asses d'aymer tous les conseilz quand nous observerons dévotement ceux qui nous seront convenables ; car tout ainsy que celuy qui croid un article de fo\' d'autant que Dieu l'a révélé par sa parole, annoncée et declairee par l'Eglise, ne sçauroit mescroire les autres, et celuy qui observe un com- mandement pour le vray amour de Dieu est tout prest d'observer les autres quand l'occasion s'en présentera, de mesme celuy qui ayme et estime un conseil evan- gelique parce que Dieu l'a donné, il ne peut qu'il n'estime consécutivement tous les autres, puisqu'ilz sont aussi de Dieu. Or, nous pouvons aysement en prattiquer plusieurs, quoy que non pas tous ensemble ; car Dieu en a donné plusieurs affin que chacun en puisse observer quelques uns, et il n'y a jour que nous n'en ayons quelqu'occasion, La charité requiert elle que pour secourir vostre père  86 Traitté de l'Amour de Dieu ou vostre mère vous demeuries chez eux ? conserves néanmoins l'amour et l'affection a vostre retraitte, ne tenes vostre cœur au logis paternel qu'autant qu'il faut pour y faire ce que la charité vous ordonne. N'est il pas expédient a cause de vostre qualité que vous gardies la parfaite chasteté ? gardes en donq au moins ce que sans faire tort a la charité vous en pourres garder. Oui ne peut faire le tout, qu'il face quelque partie. Vous n'estes pas obligé de rechercher celuy qui vous a offencé, car c'est a luy de ^^) revenir a soy et venir a vous pour vous donner satisfaction, puisqu'il vous a prévenu par injure et outrage ; mays ailes néanmoins, Theotime (d)^ *.Matt.,v;Lucœ,vi. faites ce quc le Sauveur vous conseille *, prevenes-le au bien, rendes-luy bien pour mal, jettes sîtr sa teste *Rom., xn, 20. et sur son cœur un brasier ardent* de tesmoignages de charité, qui le brusle tout et le force de vous aymer. Vous n'estes pas obligé par la rigueur de la loy de donner a tous les pauvres que vous rencontres, ains seulement a ceux qui en ont un très grand besoin ; mays ne laisses pas pour cela, suivant le conseil du *Matt.,v,42;Lucœ, Sauvcur*, de donner volontier a tous les indigens que ^'' ^°' vous treuveres, autant que vostre condition et les véri- tables nécessités de vos affaires le permettront. Vous n'estes pas obligé de faire aucun vœu ; mais faites en pourtant quelques uns qui seront jugés propres par vostre père spirituel, pour vostre avancement en l'amour divin. Vous pouves librement user du vin dans les termes de la bienséance ; mais, selon le conseil de saint Paul * I Ep., V, 23. a Timothee*, n'en prenes que ce qu'il faut pour sou- lager vostre estomac. Il y a divers degrés de perfection es conseilz. De prester aux pauvres hors la très grande nécessité, c'est le premier degré du conseil de l'aumosne ; et c'est un degré plus haut de leur donner, plus haut encor de donner tout, et en fin encor plus haut de donner sa  (c) de — [vous prévenir par sa recherche...] (cl) Philothee  Livre VIII. Chapitre ix. 87 personne, la vouant au service des pauvres. L'hospita- lité hors l'extrême nécessité est un conseil : recevoir l'estranger est le premier degré d'iceluy ; mais aller sur les advenues des chemins pour le semondre, comme faisoit Abraham*, c'est un degré plus haut ; et encor * Gen., xvm, 2. plus de se loger es lieux périlleux pour retirer, ayder et servir les passans. En quo}/ excella ce grand saint Bernard de Menthon, originaire de ce Diocèse, lequel estant issu d'une mayson fort illustre, habita plusieurs années entre les jougs et cimes de nos Alpes, y assembla plusieurs compaignons pour attendre, loger, secourir, deslivrer des dangers de la tourmente les voyageurs et passans, qui mourroyent souvent entre les orages, les neiges et froidures, sans les hospitaux que ce grand ami de Dieu establit et fonda es deux montz qui pour cela sont appelles de son nom. Grand Saint Bernard, au Diocèse de Sion, et Petit vSaint Bernard en celuy de Tarentaise. Visiter les malades qui ne sont pas en extrême nécessité, c'est une louable charité ; les servir, est encor meilleur ; mais se dédier a leur service, c'est l'excellence de ce conseil, que les Clercs de la Visitation des infirmes exercent par leur propre Institut, et plu- sieurs dames en divers lieux : a l'imitation de ce grand saint Sanson, gentilhomme et médecin romain, qui, en la ville de Constantinople ou il fut fait prestre, se dédia tout a fait, avec une admirable charité, au service des malades en un hospital qu'il y commença et que l'em- pereur Justinien esleva et paracheva ; a l'imitation des saintes Catherines de Sienne et de Gennes, de sainte Elizabeth de Hongrie et des glorieux amis de Dieu, saint François et le bienheureux Ignace de Loyola, qui, au commencement de leurs Ordres, firent cet exercice avec une ardeur et utilité spirituelle incomparable. Les vertus ont donq une certaine estendue de per- fection, et pour l'ordinaire nous ne sommes pas obligés de les prattiquer en l'extrémité de leur excellence ; il suffit d'entrer si avant en l'exercice d'icelles, qu'en effect on y soit. Mays de passer outre et s'avancer en la perfection, c'est un conseil ; les actes héroïques des  88 Traitté de l'Amour de Dieu vertus n'estans pas pour l'ordinaire commandés, ains seulement conseillés. Que si en quelqu'occasion nous nous treuvons obligés de les exercer, cela arrive pour des occurrences rares et extraordinaires, qui les rendent nécessaires a la conservation de la grâce de Dieu. Le bienheureux portier de la prison de Sebaste, voyant l'un des quarante qui estoyent Ihors martyrisés perdre le courage et la couronne du martyre, se mit en sa place sans que personne le poursuivit, et fut ainsy le quarantiesme de ces glorieux et triomphans soldatz de Nostre Seigneur. Saint Adauctus, voyant que l'on con- duisoit saint Félix au martyre : « Et moy, » dit il sans estre pressé de personne, « je suis aussi bien Chrestien que celuy ci, adorant le mesme Sauveur ; » puis, baysant saint Félix, s'achemina avec luy au martyre et eut la * Mart>Toi. .\donis, tcste trauchec*. Mille des anciens Martyrs en firent de mesme, et pouvans également éviter et subir le martyre sans pécher, ilz choisirent de le subir généreusement plustost que de l'éviter loysiblement : en ceux ci donq, le martyre fut un acte héroïque de la force et constance qu'un saint excès d'amour leur donna. Mays quand il est force d'endurer le martyre ou renoncer a la foy, le martyre ne laisse pas d'estre martyre et un excellent acte d'amour et de force ; néanmoins je ne sçay s'il le faut nommer acte héroïque, n'estant pas choisi par aucun excès d'amour, ains par la nécessité de la loy qui en ce cas le commande. Or, en la prattique des actes héroïques de la vertu consiste la parfaite imitation du • Pa^sII!^qu. vu, Sauvcur, qui, comme dit le grand saint Thomas*, eut des l'instant de sa conception toutes les vertus en un degré héroïque ; et certes, je dirois volontier plus qu'héroïque, puisqu'il n'estoit pas simplement plus qu'homme, mais infiniment plus qu'homme, c'est a dire vray Dieu.  Livre VIII. Chapitre x. 89  CHAPITRE X  COMME IL SE FAUT CONFORMER A LA VOLONTE DIVINE QUI NOUS EST SIGNIFIEE PAR LES INSPIRATIONS ET PREMIEREMENT DE LA VARIETE DES MOYENS PAR LESQUELZ DIEU NOUS INSPIRE  Les rayons du soleil esclairent en eschauffant et eschauffent en esciairant ; l'inspiration est un rayon céleste qui porte dans nos cœurs une lumière chaleu- reuse, par laquelle il nous fait voir le bien et nous eschauffe au pourchas d'iceluy. Tout ce qui a vie sur terre s'engourdit au froid de l'hyver, mais au retour de la chaleur vitale du primtems tout reprend son mouve- ment : les animaux terrestres courent plus vistement, les oyseaux volent plus hautement et chantent plus gayement, et les plantes poussent leurs feuilles et leurs fleurs très aggreablement. Sans l'inspiration nos âmes vivroyent paresseuses, perdues et inutiles ; mais a l'arrivée des divins rayons de l'inspiration, nous sen- tons une lumière meslee d'une chaleur vivifiante, laquelle esclaire nostre entendement, resveille et anime nostre volonté, luy donnant la force de vouloir et faire le bien appartenant au salut éternel. Dieu ayant formé le cors humain du limon de la terre, ainsy que dit Moyse*, * Gen., n, 7. (a) il inspira en iceUiy la respiration de vie, et il fut fait en ame vivante, (^>) c'est a dire en ame qui donnoit  (a) [Ici commence le premier fragment manuscrit de ce chapitre ; l'Auto- graphe étant coupé, les lignes 13-32, p. 90, manquent.] (b) vivante, — [dit le sacré Texte... la sacrée Lettre... Parole sainte... comme il est dit en la Genèse ; et par ses inspirations il souffle aussi dans l'ame humaine l'esprit vivifiant et une respiration vitale.. .J  90 Traitté de l'Amour de Dieu vie, mouvement et opération au cors ; et ce mesme Dieu éternel souffle (•=) et pousse les inspirations de la vie surnaturelle en nos âmes, affin que, comme dit le grand * I Cor., XV, 45. Apostre*, elles soyent faites en esprit vivifiant, c'est a dire en esprit qui nous face vivre, mouvoir, sentir, et ou\Ter les œuvres de la grâce, en sorte que Celuy qui nous a donné (d) l'estre nous donne aussi l'opération. L'haleyne de l'homme eschauffe les choses esquelles elle entre : tesmoin l'enfant de la Sunamite, sur la bouche duquel le prophète Helisee ayant mis la sienne et * IV Reg., IV, 34. haleyné sur iceluy, sa chair s'eschauffa* ; et l'expé- rience est toute manifeste. Mais quant au souffle de Dieu, non seulement il eschauffe, ains il esclaire parfaite- ment, d'autant que l'Esprit divin est une lumière infinie, duquel le souffle vital est appelle inspiration, d'autant que par icelu\^ cette suprême Bonté haleyne et inspire en nous les désirs et intentions de son cœur. Or, les moyens d'inspirer dont elle use sont infinis. Saint Anthoine, saint François, saint Anselme, et mille autres recevoyent souvent des inspirations par la veûe des créatures. Le moyen ordinaire c'est la prédication ; mais quelquefois, ceux auxquelz la parole ne profftte pas sont instruitz par la tribulation, .selon le dire du * is., xxviii, 19. Prophète* : 'L'affliction donnera intelligence a l'ouïe ; c'est a dire : ceux qui par l'ouïe des menasses célestes sur les meschans ne se corrigent pas, apprendront la vérité par l'événement et les effectz, et deviendront sages sentans l'affliction. Sainte Marie Egyptienne fut inspirée par la veiie d'une image de Nostre Dame ; saint Anthoine, oyant l'Evangile qu'on lit a la Messe ; saint Augustin, oyant le récit de la vie de saint Anthoine ; le Duc de Gandie, voyant l'Impératrice morte ; saint Pachome, voyant un exemple de charité ; le bienheu- reux Ignace de Loyola, lisant la vie des Saintz. Saint  (c) souffle — [et inspire en nos crenrs... es âmes de ses fidèles une cer- taine respiration...] (d) qui nous — donne  Livre VIII. Chapitre x. 91 Cyprien (p) (ce n'est pas le grand Evesqiie de Cartage, ains un autre qui fut laïs, mais glorieux martir) fut touché voyant le diable confesser son impuissance sur ceux qui se confient en Dieu. Lhors que (f) j'estois jeune, a Paris, deux escoliers, dont l'un estoit hérétique, pas- sans la nuit au fauxbourg vSaint Jacques, en une desbauche deshonneste, ouïrent sonner les Matines des Chartreux ; et l'heretique demandant a l'autre a quelle occasion on sonnoit, il luy fit entendre avec quelle dévotion on cele- broit les offices sacrés en ce saint monastère : O Dieu, dit-il, que l'exercice de ces religieux est différent du nostre ! ilz font celuy des Anges, et nous celuy des bestes brutes. Et voulant voir par expérience, le jour suivant, ce qu'il avoit appris par le récit de son compai- gnon, il treuva ces Pères dans leurs formes, rangés (s) comme des statues de marbre en une suite de niches, immobiles a toute autre action qu'a celle de la psalmodie, qu'ilz faisoyent avec une attention et dévotion vraye- ment angelique, selon la coustume de ce saint Ordre : si que ce pauvre jeune homme, tout ravi d'admiration, demeura pris en la consolation extrême qu'il eut de voir Dieu si bien adoré panni les Catholiques, et se résolut, comme il fit par après, de se ranger dans le giron de l'Eglise, vraye et unique Espouse de Celuy qui l'avoit visité de son inspiration, dans l'infâme litière de l'abo- mination en laquelle il estoit. O que bienheureux sont ceux qui tiennent leurs cœurs ouvertz aux saintes inspirations ! car jamais ilz ne man- quent de celles qui leur sont nécessaires pour bien et dévotement vivre en leurs conditions, et pour sainte- ment exercer les charges de leurs professions. Car, comme Dieu donne, par l'entremise de la nature, a chasque animal les instinctz qui lu\^ sont requis pour sa  (e) Saint Cyprien — fmartir Iaïs...J (f) Lhors que — [j'estudiois...J (g) [Ici se termine le premier fragment de ce chapitre. Le second comprend le dernier alinéa, sauf les 11. 6-18, p. 92, qui sont coupées dans l'.^utographc.j  92 Traitté de l'Amour de Dieu conservation et pour l'exercice de ses propriétés natu- relles, (h) aussi, si nous ne résistons pas a la grâce de Dieu, il donne a un chascun de nous les inspirations nécessaires pour vivre, opérer et nous conserver en la vie (ï) spirituelle. (') Hé, Seigneur, disoit le fidèle Gen.,xxiv,i2-i4. Eliezer*, voyci que je suis près de cette fontaine d'eau, et les filles des hahitans de cette cité sortiront pour puiser de l'eau ; la jeitne fille, donq, a laquelle je diray : Panches vosire cruche affin que je boive, et elle respovdra : Beuves, ains je donneray encor a boire a vos chameaux, c'est celle la que vous aves préparée pour vosire serviteur Isaac. Theotime, Eliezer ne se laisse entendre de désirer de l'eau que pour sa personne, mais la belle Rebecca, obéissant a l'inspiration que Dieu et sa debonnaireté luy donnoyent, ibid., y y. 17-19. s'offre d'abbreuver encor les chameaux* ; pour cela elle fut rendue espouse du saint Isaac, belle fille du grand Abraham et grand mère du Sauveur. Les âmes, certes, qui ne se contentent pas de faire ce que par les com- mandemens et conseilz le divin Espoux requiert d'elles, mais sont promptes a suivre les sacrées inspirations, ce sont celles que le Père éternel a préparées pour estre espouses de son Filz bienaymé. Et quant au bon Eliezer, parce qu'il ne peut autrement discerner entre les filles de Haran, ville de Xachor, celle qui estoit destinée au filz de son maistre, Dieu le luy fait connoistre par inspi- ration. Quand nous ne sçavons que faire et que l'assis-  (hj naturelles, — [sinon quand il arrive quelqu'accident qui erapesche.J (i) [Le passage suivant du Ms. est séparé du texte par un encadrement :] O Seig'' Dieu, disoit Eliezer, voyci que je suis près de cette fontaine; [si demandant un peu d'eau de sa cruche a une vierge qui en viendra puiser...] et la jeune vierge donq qui viendra pour puiser de l'eau, entendant de moy cette demande : Donnes moy un peu a boire de l'eau de vostre cruche, si elle me dit : Beuves, et je puiseray encor de l'eau pour [abbreuverj vos chameaux, ce sera la femme que le Seigneur a prœparé au filz de mon seigneur.  (i) Le mot vie, qui manque dans la première édition, est ajouté d'après l'Autographe.  Livre VIII. Chapitre xi. 93 tence humaine nous manque en nos perplexités, Dieu alhors nous inspire ; et si nous sommes humblement obeissans, il ne permet point que nous errions. Or je ne dis (J) rien de plus de ces inspirations nécessaires, pour en avoir souvent parlé en cet œuvre, et encor en l'Intro- duction a la Vie dévote'^. *Partieii,c. .xvm  CHAPITRE XI DE l'union de NOSTRE VOLONTÉ A CELLE DE DIEU ES INSPIRATIONS QUI SONT DONNEES POUR LA PRATTIQUE EXTRAORDINAIRE DES VERTUS ET DE LA PERSEVERANCE EN LA VOCATION PREMIERE MARQUE DE l'iNSPIRATION  Il y a des inspirations qui tendent seulement a une extraordinaire perfection des exercices ordinaires de la vie chrestienne. La charité envers les pauvres malades est un exercice ordinaire des vrays Chrestiens, mais exercice ordinaire qui fut prattiqué en perfection extra- ordinaire par saint François et sainte Catherine de Sienne quand ilz lechoyent et sucçoyent les ulcères des ladres et chancreux, et par le glorieux roy saint Louys quand il servoit a genoux et teste nue les malades (dont un abbé de Cisteau demeura tout esperdu d'admiration, le vo3^ant en cette posture manier et agencer un misérable, ulcéré de playes horribles et chancreuses) ; comme encor c'estoit une prattiqué bien extraordinaire de ce saint monarque de servir a table les pauvres les plus vilz et abjectz, et manger les restes de leurs potages. Saint  (j) diray  94 Traitté de l'Amour de Dieu Hierosme recevant en son hospital de Bethléem les pèle- rins d'Europe qui fuyoient la persécution des Goths, ne leur lavoit pas seulement les pieds, mais s'abbaissoit jusques la que de laver encor et frotter les jambes de leurs chameaux, a l'exemple de Rebecca dont nous * Cap. praeced. parlions n'a guère *, qui non seulement puisa de l'eau pour Eliezer, mais aussi pour ses chameaux. Saint Fran- çois ne fut pas seulement extrême en la prattique de la pauvreté, comme chacun sçait, mais il le fut encor en * Thom. de Ceiano, Celle de la simpHcité* : il racheta un aigneau, de peur Legenda antiqua s. , i . - .-i j. -x x- j. c • Franc, i.i.cc. IX, X. qu on ne le tuast, parce qu il representoit Aostre bei- gneur ; il portoit respect presqu'a toutes créatures, en contemplation de leur Créateur, par une non accous- tumee mais très prudente simplicité ; telles fois il s'est amusé a retirer les vermisseaux du chemin, afftn que quelqu'un ne les foulast au passage, se resouvenant que * Ps. XXI, 7- son Sauveur s'estoit parangonné au vennisseau * ; il appelloit les créatures ses « frères et seurs, » par certaine considération admirable que le saint amour luy sugge- roit. Saint Alexis, seigneur de très noble extraction, prattiqua excellemment l'abjection de soy mesme, demeurant dix et sept ans inconneu chez son propre père a Rome, en qualité de pauvre pèlerin. Toutes ces inspirations furent pour des exercices ordinaires, prattiqués néanmoins en perfection extraor- dinaire. Or, en cette sorte d'inspirations il faut observer les règles que nous avons données pour les désirs en Partie III, cbap. nostrc Introductiou * : il ne faut pas vouloir suivre plusieurs exercices a la fois et tout a coup, car souvent l'ennemi tasche de nous faire entreprendre et commencer plusieurs desseins, affin qu'accablés de trop de besoigne nous n'achevions rien et laissions tout imparfait. Quel- quefois mesmement il nous suggère la volonté d'entre- prendre de commencer quelque excellente besoigne, laquelle il prévoit que nous n'accomplirons pas, pour nous destourner d'en poursuivre une moins excellente que nous eussions ay sèment achevée ; car il ne se soucie point qu'on fasse force desseins et commencemens, pourveu qu'on n'achevé rien. Il ne veut pas empescher,  xxxvn.  Livre VIII. Chapitre xi. 95 non plus que Pharao *, que les mistiques femmes * Exod., i, i6. d'Israël, c'est a dire les âmes chrestiennes, enfantent des masles, pourveu qu'avant qu'ilz croissent on les tue : au contraire, dit le grand saint Hierosme*, « entre *Ep.Liv,adFuriaKi, les Chrestiens on n'a pas tant d'égard au commencement ^ qu'a la fin. » Il ne faut pas tant avaler de viande qu'on ne puisse faire la digestion de ce que l'on en prend. L'esprit séducteur nous arreste aux commencemens et nous fait contenter du primtems fleuri ; mais l'Esprit divin ne nous fait regarder les commencemens que pour parvenir a la fin, et ne nous fait res-jouir des fleurs du primtems que pour la prétention de jouir des fruitz de l'esté et de l'automne. Le grand saint Thomas* est d'opinion qu'il n'est pas * ip n^, quœstio expédient de beaucoup consulter et longuement déli- bérer sur l'inclination que l'on a d'entrer en une bonne et bien formée Religion ; et il a rayson, car la Religion estant conseillée par Nostre Seigneur en l'Evangile, qu'est-il besoin de beaucoup de consulta- tions ? Il suffit d'en faire une bonne avec quelque peu de personnes qui soyent bien prudentes et capables de tel affaire, et qui nous puissent ayder a prendre une courte et solide resolution : mais, des que nous avons délibéré et résolu, et en ce sujet et en tout autre qui regarde le service de Dieu, il faut estre fermes et inva- riables, sans se laisser nullement esbranler par aucune sorte d'apparence de plus grand bien ; car bien souvent, dit le glorieux saint Bernard*, le malin nous donne le * Sermo xxxm in change, et pour nous destourner d'achever un bien il nous en propose un autre qui semble meilleur, lequel après que nous avons commencé, pour nous divertir de le parfaire il en présente un troisiesme, se contentant que nous fassions plusieurs commencemens, pourveu que nous ne fassions point de fin. Il ne faut pas mesme passer d'une Religion en une autre sans des motifs grandement considérables, dit saint Thomas * après * ubi supra (art. l'abbé Nestorius, rapporté par Cassian*. * Coiiat. Patrum, J'emprunte du grand saint Anselme, escrivant a '" '^^^'' '"■ ^'" Lanzon*, une belle simihtude : « Comme un arbrisseau * Epist. xxix.  96 Traitté de l'Amour de Dieu sou^'ent transplanté ne sçauroit prendre racine, ni par conséquent venir a sa perfection et rendre le fruit désiré », ainsy l'ame qui transplante son cœur de dessein en dessein ne sçauroit prouffiter ni prendre la juste croissance de sa perfection, puisque la perfection ne consiste pas en commencemens, mais en accomplis- * Cap. I, 12. semens. Les animaux sacrés d'Ezechiel* alloyent on l'impétuosité de l'esprit les portoit, et ne se retour- noyent point en marchant, mais un chacun s'avan- çoit, cheminant devant sa face : il faut aller ou l'inspiration nous pousse, et ne point se revirer ni retourner en arrière, ains marcher du costé ou Dieu a contournée nostre face, sans changer de visée. Oui est en bon chemin, qu'il se sauve. Il arrive que l'on quitte quelquefois le bien pour chercher le mieux, et que laissant l'un on ne treuve pas l'autre : mieux vaut la possession d'un petit trésor treuvé, que la prétention d'un plus grand qu'il faut aller chercher. L'inspiration est suspecte qui nous pousse a quitter un vray bien que nous avons présent, pour en pourchasser un meilleur a venir. Un jeune homme portugois nommé François Bassus, estoit admirable, non seulement en l'éloquence divine, miais en la prattique des vertus, sous la disci- pline du bienheureux Philippe Nerius, en la congré- gation de l'Oratoire de Rome. Or, il creut d'estre inspiré de quitter cette sainte Société pour se rendre en une Religion formelle, et en fin se résolut a cela : mais le bienheureux Philippe, assistant a sa réception en l'Ordre de saint Dominique, pleuroit amèrement ; dont estant interrogé par François Marie Tauruse, qui des- puis fut Archevesque de Sienne et Cardinal, pourquoy il jettoit ces larmes : « Je déplore, » dit-il, « la perte de tant de vertus. » Et de fait, ce jeune homme si excellemment sage et dévot en la Congrégation, si tost qu'il fut en la Religion devint tellement inconstant et volage, qu'agité de divers désirs de nouveautés et changemens, il donna par après des grans et fascheux * Gallonius, Vita ? i * B. Phii. Nerii, c. vi. scandales*. Si l'oyseleur va droit au nid de la perdrix, elle se  Livre VIII. Chapitre xi. 97 présentera a luy et contrefera l'arrenee et boiteuse, et se lançant comme pour faire grand vol se laissera tout a coup tumber, comme si elle n'en pouvoit plus, afïin que le chasseur, s'amusant après elle et croyant qu'il la pourra aysement prendre, soit diverti de rencontrer ses petitz hors du nid ; puis, comme il l'a quelque tems suivie et qu'il cuyde l'attrapper, elle prend l'air et s'eschappe. Ainsy nostre ennemy voyant un homme qui, inspiré de Dieu, entreprend une profession et manière de vie propre a son avancement en l'amour céleste, il luy persuade de prendre une autre voye, de plus grande perfection en apparence, et l'ayant desvoyé de son pre- mier chemin il luy rend petit a petit impossible la suite du second, et luy en propose un troisiesme, affin que l'occupant en la recherche continuelle de divers et nouveaux moyens pour se perfectionner, il l'empesche d'en employer aucun, et par conséquent de parvenir a la fin pour laquelle il les cherche, qui est la perfection. Les jeunes chiens a tous rencontres quittent la meute et tirent au change ; mais les vieux, qui sont sages, ne prennent jamais le change, ains suyvent tous-jours les erres sur lesquelles ilz sont. Qu'un chacun donq ayant treuvé la tressainte volonté de Dieu en sa vocation, demeure saintement et amoureusement en icelle, y prattiquant les exercices convenables, selon l'ordre de la discrétion et avec le zèle de la perfection.  gS Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE XII DE l'union de la VOLONTÉ HUMAINE A CELLE DE DIEU ES INSPIRATIONS QUI SONT CONTRE LES LOIS ORDINAIRES ET DE LA PAIX ET DOUCEUR DE CŒUR, SECONDE MARQUE DE L'INSPIRATION  Il se faut donq comporter ainsy, Theotime, es inspi- rations qui ne sont extraordinaires que d'autant qu'elles nous incitent a prattiquer avec une extraordinaire fer- veur et perfection les exercices ordinaires du Chrestien ; mais il y a d'autres inspirations que l'on appelle extra- ordinaires, non seulement parce qu'elles font avancer l'ame au delà du train ordinaire, mais aussi parce qu'elles la portent a des actions contraires aux lois, règles et coustumes communes de la tressainte Eglise, et qui partant sont plus admirables qu'imitables. La sainte damoyselle que les historiens appellent *Anon.,invitaejus; Eusebe l'Estrangcre* quitta Rome, sa patrie, et s'habil- taphraste,' die 25 lant en garçon, avec deux autres fiUes, s'embarqua januani. pour aller outre mer et passa en Alexandrie, et de la en l'isle de Co ; ou se voyant en asseurance, elle reprint les habitz de son sexe, et se remettant sur mer elle alla au païs de Carie, en la ville de Mi lassa, ou le grand Paul, qui l'avoit treuvee en Co et l'avoit prise sous sa conduite spirituelle, la mena, et ou par après estant devenu Evesque, il la gouverna si saintement qu'elle dressa un monastère et s'employa au service de l'Eglise, en l'office qu'en ce tems la on appelloit de diacresse, avec tant de charité qu'elle mourut en fin toute sainte.  Livre VIII. Chapitre xii. 99 et fut reconneiie pour telle par une grande multitude de miracles que Dieu fit par ses reliques et intercessions. De s'habiller des habitz du sexe duquel on n'est pas, et s'exposer ainsy déguisé au voyage avec des hommes, cela est non seulement au delà, mais contraire aux règles ordinaires de la modestie chrestienne. Un jeune homme donna un coup de pied a sa mère, et touché de vive repentance s'en vint confesser a saint Anthoine de Padoiie, qui, pour luy imprimer plus vivement en l'ame l'horreur de son péché, luy dit entre autres choses : Mon enfant, « le pied » qui a servi d'instrument a vostre malice pour un si grand forfait, « meriteroit d'estre coupé ; » ce que le garçon prit si a certes, qu'estant de retour chez sa mère, ravi du sentiment de sa contrition, il se coupa le pied*. Les paroles du Saint n'eussent * Liber Miracuio- ^ , ^ , , T • • T-.- rum s. Ant., c. iv. pas eu cette force, selon leur portée ordmaire, si Dieu n'y eust adjousté son inspiration : mais inspiration si extraordinaire qu'on croiroit que ce fut plustost une tentation, si le miracle de la reunion de ce pied coupé, fait par la bénédiction du Saint, ne l'eust authorisee. Saint Paul premier hermite, saint Anthoine, sainte Marie Egyptiaque ne se sont pas abismés en ces vastes solitudes, privés d'ouïr la Messe, de se communier et confesser, et privés, jeunes gens qu'ilz estoyent encor, de conduite et de toute assistance, sans une forte inspi- ration. Le grand Simeon Stylite fit une vie qu'homme du monde n'eust peu penser ni entreprendre sans l'ins- tinct et l'assistance céleste. Saint Jean, Evesque, sur- nommé le Silentiaire, quittant son evesché a l'insceu de tout son clergé, alla passer le reste de ses jours au monastère de Laura, sans qu'on peust onques avoir de ses nouvelles : cela n'estoit ce pas contre les règles de la tressainte résidence ? Et le grand saint Pauhn, qui se vendit pour racheter l'enfant d'une pauvre vefve, comme le pouvoit il faire selon les lois ordinaires, puisqu'il n'estoit pas sien, ains a son Eglise et au public, par la consécration episcopale ? Ces filles et femmes qui, poursuivies pour leur beauté, desfigurerent leurs visages par des blesseures volontaires affin de garder  loo Traitté de l'Amour de Dieu leur chasteté sous la faveur d'une sainte laideur, ne faisoyent elles pas chose, ce semble, défendue ? Or, une des meilleures marques de la bonté de toutes les inspirations, et particulièrement des extraordinaires, c'est la paix et tranquillité du cœur qui les reçoit ; car l'Esprit divin est voirement violent, mais d'une violence douce, suave et paisible. Il vient comme uyi vent impé- tueux et comme un foudre céleste, mais il ne renverse point les Apostres, il ne les trouble point ; la frayeur qu'ilz reçoivent de son bruit est momentanée et se treuve soudain suivie d'une douce asseurance : c'est * Act., n, 2, 3. pourquoy ce feu s'assied sur un chacun d'iceux *, comme y prenant et donnant son sacré repos. Et comme * In canticis. le Sauveur est appelle paisible ou pacifique Salomon*, aussi son Espouse est appellee Sulamite, tranquille et fille de paix ; et la voix, c'est a dire l'inspiration de l'Espoux, ne l'agite ni la trouble nullement, ains l'attire si suavement qu'il la fait doucement fondre, et comme * ibid., V, 6. escouler son ame en luy : Mon ame, dit elle *, s'est fondue quand mon Bienaymé a parlé. Et bien qu'elle soit belHqueuse et guerrière, si est ce que tout ensemble elle est tellement paisible, qu'emmi les armées et batailles elle continue les accors d'une mélodie nom- * Ibid., vu, I. pareille : Que verres-vous, dit elle*, en la Sulamite sinon les chœurs des armées ? Ses armées sont des chœurs, c'est a dire des accors des chantres ; et ses chœurs sont des armées, parce que les armes de l'Eglise et de l'ame dévote ne sont autre chose que les oraysons, les hymnes, cantiques et pseaumes. Ainsy les serviteurs de Dieu qui ont eu les plus hautes et relevées inspira- rations, ont esté les plus doux et paisibles de l'univers : Abraham, Isaac, Jacob ; Moyse est quahfié le plus * Num., XII, 3. débonnaire d'entre tous les hommes * ; David est * Ps. cxxxi, I. recommandé par sa mansuétude"^. Au contraire, l'esprit mahn est turbulent, aspre, remuant ; et ceux qui suivent ses suggestions infernales, cuydans que ce soyent inspirations célestes, sont ordi- nairement connoissables parce qu'ilz sont inquietz, testus, fiers, entrepreneurs et remueurs d'affaires ; qui  Livre VIII. Chapitre xiii. loi SOUS le prétexte de zèle renversent tout sans dessus dessous, censurent tout le monde, tancent un chacun, blasment toutes les choses ; gens sans conduite, sans condescendance, qui ne supportent rien, exerçans les passions de l'amour propre sous le nom de la jalousie de l'honneur divin.  CHAPITRE XIII TROISIESME MARQUE DE L'iNSPIRATION oui est la sainte OBEISSANCE A L'eGLISE ET AUX SUPERIEURS  A la paix et douceur du cœur est inséparablement conjointe la tressainte humihté. Mais je n'appelle pas humilité ce cérémonieux assemblage de paroles, de gestes, de baysemens de terre, de révérences, d'incli- nations, quand il se fait, comme il advient souvent, sans aucun sentiment intérieur de sa propre abjection et de la juste estime du prochain : car tout cela n'est qu'un vain amusement des foibles espritz, et doit plus- tost estre nommé phantosme d'humilité, qu'humilité. Je parle d'une humilité noble, réelle, moelleuse, sohde, qui nous rend souples a la correction, maniables et promptz a l'obéissance. Tandis que l'incomparable Simeon Stylite estoit encor novice a Telede, il se rendit impliable a l'advis de ses supérieurs qui le vouloyent empescher de prattiquer tant d'estranges rigueurs par lesquelles il sevissoit desordonnement contre soy mesme ; si qu'en fin il fut pour cela chassé du monastère, comme peu susceptible de la mortification du cœur et trop addonné a celle du cors *. Mais, estant par après rappelle et devenu plus *Theodoretiis,Hist. , 1 ,...„., relig., c. XXVI. dévot et plus sage en la vie spirituelle, il se comporta bien d'une autre façon, ainsy qu'il tesmoigna en l'action  I02 Traitté de l'Amour de Dieu * Niceph. Caiiist., Suivante *. Car Ihors que les hermites espars parmi c/li. "^"^ ■' ■ ' ' les desertz voysins d'Antioche sceurent la vie extraor- dinaire qu'il faysoit sur sa colomne, en laquelle il sembloit estre ou un Ange terrestre ou un homme céleste, ilz luy envoyèrent un député d'entr'eux, auquel ilz donnèrent ordre de luy parler de leur part en cette sorte : « Pourquoy est-ce, Simeon, que laissant le grand chemin de la vie dévote, frayé par tant de grans et saintz devanciers, vous en suives un autre, inconneu aux hommes et tant esloigné de tout ce qui a esté veu et ouï jusques a présent ? Quittés, Simeon, cette co- lomne, et rangés-vous meshui avec les autres a la façon de vivre et a la méthode de servir Dieu usitée par les bons Pères prédécesseurs. » Que si Simeon acquiesçoit a leur advis, et pour condescendre a leur volonté se monstroit prompt a vouloir descendre, ilz donnèrent charge au député de luy laisser la liberté de persévérer en ce genre de vie ja commencée, d'autant que par son obéissance, disoyent ces bons Pères, on pourra bien connoistre qu'il a entrepris cette sorte de vie par l'ins- piration divine ; mais, si, au contraire, il resistoit, et que mesprisant leur exhortation il voulust suivre sa propre volonté, ilz résolurent qu'il le failloit retirer par force et luy faire abandonner sa colomne. Le député donq estant venu a la colomne, il n'eut pas si tost fait son ambassade, que le grand Simeon, sans delay, sans reserve, sans réplique quelcomque, se print a vouloir descendre, avec une obéissance et humilité digne de sa rare sainteté ; ce que voyant le délégué : « Arrestés, » dit-il, « o Simeon, demeurés la, persévères constam- ment et ayes bon courage ; poursuives vaillamment vostre entreprise, vostre séjour sur cette colomne est de Dieu. » Mays voyés, Theotime, je vous prie, comme ces anciens et saintz anachorètes, en leur assemblée géné- rale, ne treuvent point de marque plus asseuree de l'inspiration céleste, en un sujet si extraordinaire comme fut la vie de ce saint Stylite, que de le voir simple, doux et maniable sous les lois de la tressainte obéis-  Livre VIII. Chapitre xiii.  103  sance. Aussi Dieu, bénissant la sousmission de ce grand homme, luy donna la grâce de persévérer trente ans entiers sur une colomne haute de trente six coudées, après avoir des-ja esté sept ans sur des autres colomnes de six, de douze et de vingt pieds de hauteur, et ayant auparavant esté dix ans sur une petite pointe de rocher au lieu appelle la Mandre. Ainsy cet oyseau de paradis, vivant en l'air sans toucher terre, fut un spectacle d'amour pour les Anges et d'admiration pour les humains. Tout est asseuré en l'obéissance, tout est suspect hors de l'obéissance. Quand Dieu jette des inspirations dans un cœur, la première qu'il respand c'est celle de l'obéissance. Mais y eut il jamais une plus illustre et sensible inspiration que celle qui fut donnée au glorieux saint Paul ? Or, le chef principal d'icelle fut qu'il allast en la cité, en laquelle il apprendroit par la bouche d'Ananie ce qu'il avoit a faire* : et cet Ananie, homme grandement * Act., i.\, 7. célèbre, estoit, comme dit saint Dorothée*, Evesque *synopsis, §5. (Pa- de Damas. Quicomque dit qu'il est inspiré, et refuse xcn,^o?.^fô62°r' d'obéir aux supérieurs et suivre leurs advis, il est imposteur. Tous les prophètes et prédicateurs qui ont esté inspirés de Dieu ont tous-jours aymé l'Eglise, tous-jours adhéré a sa doctrine, tous-jours aussi esté appreuvés par icelle, et n'ont jamais rien annoncé si fortement que cette vérité, que les lèvres du prestre gardoyent la science, et qu'on devoit requérir la loy de sa bouche* : de sorte que les missions extraordi- * Maiach., m, 7. naires sont des illusions diaboliques, et non des inspira- tions célestes, si elles ne sont reconneiies et appreuvees par les pasteurs qui sont de la mission ordinaire ; car ainsy s'accordent Moyse et les Prophètes, Saint Fran- çois, saint Dominique et les autres Pères des Ordres rehgieux vindrent au service des âmes par une inspi- ration extraordinaire ; mais ilz se sousmirent d'autant plus humblement et cordialement a la sacrée hiérar- chie de l'Eglise. En somme, les trois meilleures et plus asseurees marques des légitimes inspirations sont : la persévérance, contre l'inconstance et légèreté ; la  104 Traitté de l'Amour de Dieu paix et douceur de cœur, contre les inquiétudes et em- pressemens ; l'humble obéissance, contre l'opiniastreté et bigearrerie. Et pour conclure tout ce que nous avons dit de l'union de nostre volonté a celle de Dieu qu'on appelle signifiée, presque toutes les herbes qui ont les fleurs jaunes, et mesme la cicoree sauvage qui les a bleues, les tournent tous-jours du costé du soleil et suivent ainsy son contour ; mais Vheliotropium ne contourne pas seulement ses fleurs, ains encor toutes ses feuilles, a la suite de ce grand luminaire. De mesme, tous les esleuz tournent la fleur de leur cœur, qui est l'obéissance aux commandemens, du costé de la volonté divine ; mais les âmes vivement esprises du saint amour ne regardent pas seulement cette divine Bonté par l'obéis- sance aux commandemens, ains aussi par l'union de toutes leurs affections, suivans le contour de ce divin Soleil en tout ce qu'il leur commande, conseille et inspire, sans reserve ni exception quelcomque. Dont ilz peuvent dire avec le sacré Psalmiste : Seigneur, vous aves empoigné ma main droite, et m'aves conduit en vostre volonté, et m'aves recueilli avec beaucoup * Ps. Lxxii, 24. de gloire * ,• J' ay esté fait comme un cheval envers • ibid., ^. 23. VOUS, et je suis tous-jours avec vous * ; car, comme un cheval bien dressé se manie aysement, doucement et justement en toutes façons par l'escuyer qui le monte, aussi l'ame amante est si souple a la volonté de Dieu, qu'il en fait tout ce qu'il veut.  Livre VIII. Chapitre xiv. 105  CHAPITRE XIV  BRIF.FVE METHODE POUR CONNOISTRE LA VOLONTE DE DIEU  Saint Basile * dit que la volonté de Dieu nous est *Coiiige ex Moral., 1 1 , reg. IX, XII, XXXIII, tesmoignee par ses ordonnances ou commandemens, et et Reguiis fusius que Ihors il n'y a rien a délibérer, car il faut sim- t^act., c. ccxxvu. plement faire ce qui est ordonné ; mais que pour tout le reste il est en nostre liberté de choisir a nostre gré ce que bon nous semblera, bien qu'il ne faille pas faire tout ce qui est loysible, ains seulement ce qui est expédient : et qu'en fin, pour bien discerner ce qui est convenable, il faut ouïr l'advis du sage père spirituel. Mais, Theotime, je vous advertis d'une tentation ennuyeuse qui arrive maintefois aux âmes qui ont un grand désir de suivre en toutes choses ce qui est le plus selon la volonté de Dieu. Car l'ennemi en toutes occur- rences les met en doute si c'est la volonté de Dieu qu'elles facent une chose plustost qu'une autre : comme, par exemple, si c'est la volonté de Dieu qu'elles man- gent avec l'ami ou qu'elles ne mangent pas, qu'elles prennent des habitz gris ou noirs, qu'elles jeusnent le vendredi ou le samedi, qu'elles aillent a la récréation ou qu'elles s'en abstiennent ; en quoy elles consument beaucoup de tems , et tandis qu'elles s'occupent et embarrassent a vouloir discerner ce qui est meilleur, elles perdent inutilement le loysir de faire plusieurs biens, desquelz l'exécution seroit plus a la gloire de Dieu que ne sçauroit estre le discernement du bien et du mieux auquel elles se sont amusées. On n'a pas accoustumé de peser la menue monnoye, ains seulement les pièces d'importance ; le traffiq seroit trop ennuyeux et mangeroit trop de tems s'il failloit peser les solz, les liars, les deniers et les pittes : ainsy  io6 Traitté de l'Amour de Dieu ne doit on pas peser toutes sortes de menues actions pour sçavoir si elles valent mieux que les autres. Il y a mesme bien souvent de la superstition a vouloir faire cet examen ; car, a quel propos mettra-on en difficulté s'il est mieux d'ouïr la Messe en une église qu'en une autre, de filer que de coudre, de donner l'aumosne a un homme qu'a une femme ? (a) Ce n'est pas bien servir un maistre, d'employer autant de tems a considérer ce qu'il faut faire comme a faire ce qui est requis. Il faut mesurer nostre attention a l'importance de ce que nous entreprenons : ce seroit un soin desreglé de prendre autant de peyne a délibérer pour faire un voyage d'une journée, comme pour celuy de trois ou quatre cens lieues. Le choix de la vocation, le dessein de quelque affaire de grande conséquence, de quelque œuvre de longue haleyne, ou de quelque despence bien grande, le chan- gement de séjour, l'élection des conversations, et telles semblables choses méritent qu'on pense sérieusement ce qui est plus selon la volonté divine ; mais es menues actions journalières, esquelles mesme la faute n'est ni de conséquence ni irréparable, qu'est il besoin de faire l'embesoigné, l'attentif et l'empesché a faire des impor- tunes consultations ? A quel propos me mettray-je en despence pour apprendre si Dieu ayme mieux que je die le Rosaire ou l'Office de Nostre Dame, puisqu'il ne sçauroit y avoir tant de différence entre l'un et l'autre qu'il faille pour cela faire une grande enqueste ? que j'aille plustost a l'hospital visiter les malades qu'a Vespres ? que j'aille plustost au sermon qu'en une église ou il y a indulgence ? Il n'y a rien, pour l'ordinaire, de si apparemment remarquable en l'un plus qu'en l'autre, qu'il faille pour cela entrer en grande délibération. Il faut aller tout a la bonne foy et sans subtiUté en telles * Supra. occurrences, et, comme dit saint Basile*, faire librement ce que bon nous semblera, pour ne point lasser nostre  (a) [Voir à l'Appendice.]  Livre VIII, Chapitre xiv. 107 esprit, perdre le tems et nous mettre en danger d'in- quiétude, scrupule et superstition. Or j'entens tous-jours quand il n'y a pas grande disproportion entre une œuvre et l'autre, et qu'il ne se rencontre point de cir- constance considérable d'une part plus que de l'autre. Es choses mesme de conséquence il faut estre bien humble, et ne point penser de treuver la volonté de Dieu a force d'examen et de subtilité de discours ; mais après avoir demandé la lumière du Saint Esprit, appli- qué nostre considération a la recherche de son bon playsir, pris le conseil de nostre directeur et, s'il y escheoit, de deux ou trois autres personnes spirituelles, il faut se résoudre et déterminer au nom de Dieu, et ne faut plus par après révoquer en doute nostre choix, mais le cultiver et soustenir dévotement, paisiblement et constamment. Et bien que les difficultés, tentations et diversités d'evenemens qui se rencontrent au progrès de l'exécution de nostre dessein, nous pourroyent donner quelque desfiance d'avoir bien choysi, il faut néanmoins demeurer ferme et ne point regarder tout cela, ains considérer que si nous eussions fait un autre choix nous eussions peut estre treuvé cent fois pis, outre que nous ne sçavons pas si Dieu veut que nous soyons exercés en la consolation ou en la tribulation, en la paix ou en la guerre. La resolution estant saintement prise, il ne faut jamais douter de la sainteté de l'exécution, car s'il ne tient a nous elle ne peut manquer : faire autrement c'est une marque d'un grand amour propre, ou d'enfance, foiblesse et niaiserie d'esprit.  FIN DU HUITIESME LIVRE  LIVRE NEUVIESME  (a)  DE L'AMOUR DE SOUSMISSION PAR LEQUEL NOSTRE VOLONTÉ S'UNIT AU BON PLAYSIR DE DIEU  CHAPITRE PREMIER DE l'union de NOSïRE VOLONTÉ AVEC LA VOLONTÉ DIVINE qu'on appelle volonté de bon PLAYSIR Rien ne se fait, hormis le péché, que par la volonté de Dieu qu'on appelle volonté absolue et de bon playsir, que personne ne peut empescher, et laquelle ne nous est point conneûe que par les effectz, qui, estans arrivés, nous manifestent que Dieu les a voulus et desseignés. I. Considérons en bloc, Theotime, tout ce qui a esté, qui est et qui sera ; et, tous ravis d'estonnement, nous serons contrains d'exclamer a l'imitation du Psalmiste* : *Ps. cxxxvui.m.ô. O Seigneur, je vous loueray parce que vous estes excessivement magnifié ; vos œuvres sont merveil- leuses, et mon ame le reconnoist trop plus ; Vostre  (a) [Le Ms. (A) du Livre IX ayant de si nombreux rapports avec le texte, il semble inutile de signaler la correspondance des chapitres. Voir à l'Appendice.]  iio Traitté de l'Amour de Dieu science est admirable au dessus de moy, elle prévaut, et je ne puis y atteindre. Et de la nous passerons a la tressainte complaysance, nous res-jouissans dequoy Dieu est si infini en sagesse, puissance et bonté, qui sont les trois propriétés divines desquelles l'univers n'est qu'un petit essay et comme une monstre. 2. Voyons les hommes et les Anges, et toute cette variété de nature, de qualités, conditions, facultés, affections, passions, grâces et privilèges que la suprême Providence a establie en la multitude innombrable de ces intelligences célestes et des personnes humaines, esquelles est si admirablement exercée la justice et miséricorde divine ; et nous ne pourrons nous contenir de chanter avec une joye pleine de respect et de crainte amoureuse : J'ay pour object de mon cantique La justice et le jugement; Je vous consacre ma musique, * Pg j, j_ O Dieu tout juste et tout clément*. Theotime, nous devons avoir une extrême complaysance de voir comme Dieu exerce sa miséricorde par tant de diverses faveurs qu'il distribue aux Anges et aux hommes, au Ciel et en la terre, et comme il prattique sa justice par une infinie variété de peynes et chasti- mens ; car sa justice et sa miséricorde sont également aymables et admirables en elles mesmes, puisque l'une et l'autre ne sont autre chose qu'une mesme très unique Bonté et Divinité. Mais d'autant que les effectz de sa justice nous sont aspres et pleins d'amertume, il les adoucit tous-jours par le meslange de ceux de sa miséricorde, et fait qu'emmi les eaux du déluge de sa juste indignation, l'olive verdoyante soit conservée, et que l'ame dévote, * Gen., VIII, II. comme une chaste colombe*, l'y puisse en fin treuver, si toutefois elle veut bien amoureusement méditer a la * is., xxxviii, 14, façon des colombes*. Ainsy la mort, les afflictions, les sueurs, les travaux, dont nostre vie abonde, qui par la  LIX, II.  Livre IX. Chapitre i. m juste ordonnance de Dieu sont les peynes du péché, sont aussi, par sa douce miséricorde, des eschellons pour monter au Ciel, des moyens pour proffiter en la grâce et des mérites pour obtenir la gloire. Bienheureuses sont la pauvreté, la faim, la soif, la tristesse, la mala- die, la mort, la persécution * ; car ce sont voirement * Matt., v, 3-10. des équitables punitions de nos fautes, mais punitions tellement trempées et, comme parlent les médecins, tellement aromatisées de la suavité, debonnaireté et clémence divine, que leur amertume est très aymable. Chose estrange mais véritable, Theotime : si les damnés n'estoyent aveuglés de leur obstination et de la hayne qu'ilz ont contre Dieu, ilz treuveroyent de la consolation en leurs peynes, et verroyent la miséricorde divine admirablement meslee avec les flammes qui les bruslent éternellement. Si que les Saintz, considerans d'une part les tourmens des damnés, si horribles et effroyables, ilz en louent la justice divine et s'escrient :  Vous estes juste, o Dieu, vous estes équitable, La justice a jamais règne en vos jugemens*:  Ps. cxviii, 137.  mays voyans d'autre part que ces peynes, quoy qu'éter- nelles et incompréhensibles, sont toutefois moindres de beaucoup que les coulpes et crimes pour lesquelz elles sont infligées, ravis de l'infinie miséricorde de Dieu : O Seigneur, diront ilz, que vous estes bon, puisqu'au plus fort de vostre ire vous ne pouves contenir le tor- rent de vos miséricordes qu'elles n'escoulent leurs eaux dans les impiteuses flammes de l'enfer !  Vous n'aves oublie' la bonté de vostre ame. Non pas mesme jettant les damnés dans la flamme De l'enfer éternel ; emmi vostre fureur, Vous n'aves sceu garder vostre sainte douceur De respandre les traitz de sa compassion Emmi les justes coups de la punition* .  * Ps. LXXVI, 8-10.  3. Venons par après a nous mesmes en particulier, et voyons une quantité de biens intérieurs et extérieurs.  112 Traitté de l'Amour de Dieu comme aussi un nombre très grand de peynes inté- rieures et extérieures que la Providence divine nous a préparées, selon sa tressainte justice et miséricorde ; et, comme ouvrans les bras de nostre consentement, embrassons tout cela très amoureusement, acquiesçans a sa tressainte volonté, et chanta ns a Dieu, par manière d'un hymne d'éternel acquiescement : Vostre volonté * Matt., VI, 10. soit faite en la terre comme au Ciel *. Ouy, Sei- gneur, vostre volonté soit faite en la terre, ou nous n'avons point de playsir sans meslange de quelque douleur, point de roses sans espines, point de jour sans la suite d'une nuit, point de primtems sans qu'il soit précédé de l'hyver ; en la terre, Seigneur, ou les con- solations sont rares et les travaux innombrables. O Dieu, néanmoins que vostre volonté soit faite, non seulement en l'exécution de vos commandemens, conseilz et inspirations, qui doivent estre prattiqués par nous, mais aussi en la souffrance des afflictions et peynes qui doivent estre receiies en nous, affin que vostre volonté fasse par nous, pour nous, en nous et de nous tout ce qu'il luy plaira.  CHAPITRE II  QUE L UNION DE NOSTRE VOLONTE AU BON PLAYSIR DE DIEU SE FAIT PRINCIPALEMENT ES TRIBULATIONS  Les peynes considérées en elles mesmes ne peuvent certes estre aymees, mais regardées en leur origine, c'est a dire en la providence et volonté divine qui les ordonne, elles sont infiniment aymables. Voyes la verge de Moyse en terre, c'est un serpent effroyable ; voyes-la * Exod., VII. en la main de Moyse, c'est une baguette de merveilles* : voyes les tribulations en elles mesmes, elles sont affreuses ; voyes-les en la volonté de Dieu, elles sont  Livre IX. Chapitre ir. 113 des amours et des délices. Combien de fois nous est il arrivé d'avoir a contrecœur les remèdes et medicamens tandis que le médecin ou l'apothicaire les presentoit, et que nous estans offertz par quelque main bienaymee, l'amour surmontant l'horreur, nous les recevions avec joye ? Certes, ou l'amour oste l'aspreté du travail, ou il en rend le sentiment aymable*. On dit qu'en Beotie (i) il *s.Aug., ubi supra, y a un fleuve dans lequel les poissons paroissent tout " ' • ' ' d'or, mais ostés de ces eaux qui sont le lieu de leur origine ilz ont la couleur naturelle des autres poissons*. * cf. Piin., Histor. T ra- j.- 1^ 1-1 j nat.,1. Il.c.cin (a/. Les afflictions sont comme cela : si nous les regardons cvi). hors de la volonté de Dieu, elles ont leur amertume naturelle ; mais qui les considère en ce bon playsir éternel, elles sont toutes d'or, aymables et pretieuses plus qu'il ne se peut dire. Si le grand Abraham eust veu la nécessité de tuer son filz hors la volonté de Dieu, pensés, Theotime, combien de peynes et de convulsions de cœur il eust souffert ; mais la voyant dans le bon playsir de Dieu, elle luy est toute d'or, et l'embrasse tendrement. Si les Martyrs eussent veu leurs tourmens hors ce bon playsir, comment eussent ilz peu chanter entre les fers et les flammes ? Le cœur vrayement amoureux ayme le bon playsir divin, non seulement es consolations mais aussi es afflictions ; ains il l'ayme plus en la croix, es pejmes et travaux, parce que c'est la principale vertu de l'amour de faire souffrir l'amant pour la chose aymee. Les Stoïciens, particulièrement le bon Epictete, collo- quoyent toute leur philosophie a s'abstenir et soustenir, **^"^!'i^f^'xvn a se déporter et supporter* : a s'abstenir et se déporter c. xix (2).  (i) C'est évidemment par distraction, peut-être aussi par une réminiscence du sable aurifère des rivières de Béotie, que saint François de Sales substitue ce nom à celui de « Carrina. » Dans un Ms. conservé au i'"' Monastère de la Visitation d'Annecy, nous trouvons les paroles mêmes de Pline écrites de la main du Saint : In Carrinensi Hispaniœ agro, fons aurei coloris omnes ostendit pisces, etc. (2) Cette citation d'Epictète n'est pas rapportée dans les Commentaires d'Arrien, mais Dom Jean de Saint-François a introduit les paroles abstine et sustine au frontispice de la traduction qu'il a faite de cet ouvrage. V'oir Livre II, chap. xvii, note (i), p. 82.  114 Traitté de l'Amour de Dieu des playsirs, voluptés et honneurs terrestres ; a soustenir et supporter les injures, travaux et incommodités. Mais la doctrine chrestienne, qui est la seule vraye philoso- phie, a trois principes sur lesquelz elle estabUt tout son * Matt., X, 38, XVI, exercice* : l'abnégation de soy mesme, qui est bien plus ^■^" que de s'abstenir des playsirs ; porter sa croix, qui est bien plus que de la supporter ; suivre Nostre Seigneur, non seulement en ce qui est de renoncer a soy mesme et porter sa croix, mais aussi en ce qui est de la prattique de toutes sortes de bonnes œuvres. Mais toutefois, on ne tesmoigne point tant l'amour en l'abnégation ni en l'action, comme on fait en la passion. Certes, le Saint *joan.,xv,i3;Rom., Esprit marque en l'Escriture Sainte* le plus haut point v,8,q:I Joan.,iii,i6. j i> i xt ^ o • 1 de 1 amour de Nostre Seigneur envers nous, en la Mort et Passion qu'il a souffert pour nous. I. Aymer la volonté de Dieu es consolations, c'est un bon amour, quand en vérité on ayme la volonté de Dieu et non pas la consolation en laquelle elle est ; néanmoins, c'est un amour sans contradiction, sans répugnance et sans effort, car, qui n'aymeroit une si digne volonté en un sujet si aggreable ? 2. Aymer la volonté divine en ses commandemens, conseilz et inspirations, c'est un second degré d'amour, beaucoup plus parfait ; car il nous porte a renoncer et quitter nostre propre volonté, et nous fait abstenir et déporter de plusieurs voluptés, mais non pas de toutes. 3. Aymer les souffrances et afflictions pour l'amour de Dieu, c'est le haut point de la tressainte charité ; car en cela il n'y a rien d'ajTnable que la seule volonté divine, il y a une grande contra- diction de la part de nostre nature, et non seulement on quitte toutes les voluptés, mais on embrasse les tourmens et travaux. Le mahn ennemi sçavoit bien que c'estoit le dernier afïinement de l'amour, quand, après avoir ouy de la * Job, I, 8. bouche de Dieu * que Job estoit juste, droitiirier, craignant Dieu, fuyant le péché et ferme en l'inno- cence, il estima tout cela peu de chose en comparayson de la souffrance des afflictions, par lesquelles il fit le dernier et plus grand essay de l'amour de ce grand  Livre IX. Chapitre ii. 115 serviteur de Dieu. Et pour les rendre extrêmes, il les composa de la perte de tous ses biens et de tous ses enfans, de l'abandonnement de tous ses amis, d'une arrogante contradiction de ses plus grans confédérés et de sa femme ; mais contradiction pleine de mespris, moqueries et reproches : a quoy il adjousta l'assemblage de presque toutes les maladies humaines, notamment une playe universelle, cruelle, puante, horrible. Or, voyla toutefois le grand Job, comme roy des misérables de la terre, assis sur un fumier comme sur le throsne de la misère, paré de playes, d'ulcères, de pourriture, comme de vestemens royaux assortissans a la qualité de sa royauté, avec une si grande abjection et anéantissement que, s'il n'eust parlé, on ne pouvoit discerner si Job estoit un homme réduit en fumier, ou si le fumier estoit une pourriture en forme d'homme ; or, le voyla, dis-je, le grand Job, qui s'escrie : Si nous avons receu des biens de la main de Dieu, pourquoy n'en recevrons nous pas aussi bien les maux * ? O * J^t». "- 10. Dieu, que cette parole est de grand amour ! Il pesé, Theotime, que c'est de la main de Dieu qu'il a receu les biens, tesmoignant qu'il n'avoit pas tant estimé les biens parce qu'ilz esto3^ent biens, comme parce qu'ilz provenoyent de la main du Seigneur : ce qu'estant ainsy, il conclud que donques il faut supporter amou- reusement les adversités, puisqu'elles procèdent de la mesme main du Seigneur, esgalement aymable Ihors qu'elle distribue les afflictions comme quand elle donne les consolations. Les biens sont volontier receus de tous, mais de recevoir les maux il n'appartient qu'a l'amour parfait, qui les ayme d'autant plus qu'ilz ne sont ayma- bles que pour le respect de la main qui les donne. Le voyageur qui a peur de faillir le droit chemin, marchant en doute, va regardant ça et la le païs ou il est, et s'amuse presqu'a chasque bout de champ a considérer s'il se fourvoyé point ; mais celuy qui est asseuré de sa route va gayement, hardiment et viste- ment. Ainsy, certes, l'amour voulant aller a la volonté de Dieu parmi les consolations, il va tous-jours en  ii6 Traitté de l'Amour de Dieu crainte, de peur de prendre le change, et qu'en lieu d'a5niier le bon playsir de Dieu il n'ayme le playsir propre qui est en la consolation ; mais l'amour qui tire chemin devers la volonté de Dieu en l'affliction, il marche en asseurance, car l'affliction n'estant nullement aymable en elle mesme, il est bien aysé de ne ra3mier que pour le respect de la main qui la donne. Les chiens sont a tous coups en défaut au primtems, et n'ont quasi nul sentiment, parce que les herbes et fleurs poussent alhors si fortement leur senteur qu'elle outrepasse celle du cerf ou du lièvre : parmi le primtems des consola- tions l'amour n'a presque nulle reconnoissance du bon playsir de Dieu, parce que le playsir sensible de la consolation jette tant d'attraitz dedans le cœur, qu'il en est diverti de l'attention qu'il devroit avoir a la volonté de Dieu. Nostre Seigneur ayant donné le choix a sainte Catherine de Sienne d'une couronne d'or et d'une couronne d'espines, elle choisit celle ci comme plus conforme a l'amour. C'est une marque asseuree de * Arnaidus, vita B. l'amour, dit la bienheurcusc Angele de Foligny*, « que niorc.^Lxvi. ^^' de vouloir souffrir ; » et le grand Apostre s'escrie* qu'il ^Gaiat., VI, 14 ; II g^ plovifie OU 671 la cvoix, cu l'infirmité, en la i^or.. XII. s. 10. o ' T. ' ' persécution.  CHAPITRE III DE l'union de nostre VOLONTÉ AU BON PLAYSIR DIVIN ES AFFLICTIONS SPIRITUELLES, PAR LA RESIGNATION  L'amour de la croix nous fait entreprendre des afflic- tions volontaires, comme, par exemple, des jeusnes, veillées, cihces et autres macérations de la chair, et nous fait renoncer aux playsirs, honneurs et richesses ; et l'amour en ces exercices est tout aggreable au Bien- aymé. Toutefois il l'est encor davantage quand nous  Cor., XII, 5, 10.  Livre IX. Chapitre m. 117 recevons avec patience, doucement et aggreablement, les peynes, toiirmens et tribulations, en considération de la volonté divine qui nous les envoyé. Mays l'amour est alhors en son excellence quand nous ne recevons pas seulement avec douceur et patience les afflictions, ains nous les chérissons, nous les aymons et les caressons, a cause du bon playsir divin duquel elles procèdent. Or. entre tous les essays de l'amour parfait, celuy qui se fait par l'acquiescement de l'esprit aux tribulations spirituelles est sans doute le plus fin et le plus relevé. La bienheureuse Angele de Foligny fait une admirable description des peynes intérieures esquelles quelquefois elle s'estoit treuvee *, disant que son ame estoit en * AmaWus, ubi in . fine cap. prœced. tourment « comme un homme qui, pieds et mains lies, (c. xix). seroit pendu par le col et ne seroit pourtant pas estranglé, mais demeureroit en cet estât entre mort et vif, sans espérance de secours, » ne pouvant ni se soustenir sur ses pieds, ni s'ayder des mains, ni crier de la bouche, ni mesme souspirer ou plaindre. Il est ainsy, Theotime : l'ame est quelquefois tellement pressée d'afflictions intérieures, que toutes ses facultés et puissances en sont accablées, par la privation de tout ce qui la peut alléger, et par l'appréhension et impression de tout ce qui la peut attrister ; si que, a l'imitation de son Sauveur, elle commence a s'ennuyer, a craindre, a s'espouvanter, puis a s'attrister d'une tristesse pareille a celle des mourans, dont elle peut bien dire : Mon ame est triste jusques a la mort* ; et du consentement de tout son *Marci, xiv, 33, 34; intérieur elle désire, demande et supphe que, s'il est possible, ce calice soit esloigné d'elle, ne luy restant plus que la fine suprême pointe de l'esprit, laquelle, attachée au cœur et bon playsir de Dieu, dit par un très simple acquiescement : O Père éternel, mais tou- tefois ma volonté ne soit pas faite, ains la vostre*. * Lucae, xxn, 42. Et c'est l'importance, que l'ame fait cette résignation parmi tant de trouble, entre tant de contradictions et répugnances, qu'elle ne s'apperçoit presque pas de la faire ; au moins il luy est advis que c'est si languide- ment, que ce ne soit pas de bon cœur ni comme il est  ii8 Traitté de l'Amour de Dieu convenable : puisque ce qui se passe alhors pour le bon playsir divin se fait non seulement sans playsir et contentement, mays contre tout le playsir et contente- ment de tout le reste du cœur ; auquel l'amour permet bien de se plaindre, au moins de ce qu'il ne se peut pas plaindre, et de dire toutes les launentations de Job et de Hieremie, mais a la charge que tous-jours le sacré acquiescement se fasse dans le fond de l'ame, en la suprême et plus délicate pointe de l'esprit. Et cet acquiescement n'est pas tendre ni doux, ni presque pas sensible, bien qu'il soit véritable, fort, indomptable et très amoureux ; et semble qu'il soit retiré au fin bout de l'esprit, comme dans le dongeon de la forteresse, ou il demeure courageux, quoy que tout le reste soit pris et pressé de tristesse. Et plus l'amour en cet estât est desnué de tout secours, abandonné de toute l'assis- tence des vertus et facultés de l'ame, plus il en est estimable de garder si constamment sa fidélité. Cette union et conformité au bon playsir divin se fait ou par la sainte résignation ou par la tressainte indifférence. Or, la résignation se prattique par manière d'effort et de sousmission : on voudroit bien vivre en lieu de mourir ; néanmoins, puisque c'est le bon playsir de Dieu qu'on meure, on acquiesce. On voudroit vivre s'il playsoit a Dieu, et de plus on voudroit qu'il pleust a Dieu de faire vivre ; on meurt de bon cœur, mais on vivroit encor plus volontier ; on passe d'asses bonne volonté, mais on demeureroit encor plus affectionne- ♦Cap. II, 10 ; juxta ment. Job en ses travaux fait l'acte de résignation * ; Si nous avons receu les biens, dit il, de la main de Dieu, pourquoy ne soustiendrons nous les peynes et travaux qu'il nous envoyé ? Voyés, Theotime, qu'il parle de soustenir, supporter et endurer. Co7nme il a pieu au Seigneur, ainsy a-il esté fait ; le nom du * Job, 1, 21. Seigneur soit béni * .' ce sont des paroles de résigna- tion et acceptation, par manière de souffrance et de patience.  Livre IX. Chapitre iv. îig  CHAPITRE IV  DE L UNION DE NOSTRE VOLONTE AU BON PLAYSIR DE DIEU PAR L'INDIFFERENCE  La résignation préfère la volonté de Dieu a toutes choses, mais elle ne laisse pas d'aymer beaucoup d'au- tres choses outre la volonté de Dieu. Or l'indifférence est au dessus de la résignation, car elle n'ayme rien sinon pour l'amour de la volonté de Dieu ; si que aucune chose ne touche le cœur indiffèrent, en la présence de la volonté de Dieu. Certes, le cœur le plus indiffèrent du monde peut estre touché de quelque affection tandis qu'il ne sçait encor pas ou est la volonté de Dieu : Eliezer, estant arrivé a la fontaine de Haran, vid bien la vierge Rebecca et la treuva sans doute trop plus belle et aggreable ; mais pourtant il demeura en indif- férence jusques a ce que, par le signe que Dieu luy avoit inspiré, il conneut que la volonté divine l'avoit préparée au filz de son maistre, car alhors il luy donna les pendans d'aureilles et les brasseletz d'or*. Au *Gen., xxiv,i6-22. contraire, si Jacob n'eust aymé en Rachel que l'alliance de Laban, a laquelle son père Isaac l'avoit obligé, il eust autant aymé Lia que Rachel, puisque l'une et l'autre estoit esgalement fille de Laban, et par consé- quent la volonté de son père eust esté aussi bien accomplie en l'une comme en l'autre ; mais parce que, outre la volonté de son père, il vouloit satisfaire a son goust particulier, amorcé de la beauté et gentillesse de Rachel, il se fascha d'espouser Lia et la print a contre- cœur par résignation. Le cœur indiffèrent n'est pas comme cela, car sachant que la tribulation, quoy qu'elle soit laide, comme une  I20 Traitté de l'Amour de Dieu autre Lia, ne laisse pas d'estre fille, et fille bienaymee du bon playsir divin, il l'ayme autant que la consolation, laquelle néanmoins en elle mesme est plus aggreable ; ains il ayme encor plus la tribulation, parce qu'il ne void rien d'aymable en elle que la marque de la volonté de Dieu. Si je ne veux que l'eau pure, que m'importe-il qu'elle me soit apportée dans un vase d'or ou dans un verre, puisqu'aussi bien ne prendrois-je que l'eau ? ains je l'aymeray mieux dans le verre, parce qu'il n'a point d'autre couleur que celle de l'eau mesme, laquelle j'y vois aussi beaucoup mieux. Ou'importe-il que la volonté de Dieu me soit présentée en la tribulation ou en la consolation ? puisqu'en l'une et en l'autre je ne veux ni ne cherche autre chose que la volonté divine, laquelle y paroist d'autant mieux qu'il n'y a point d'autre beauté en icelle que celle de ce tressaint bon playsir éternel. Héroïque, ains plus qu'héroïque, l'indifférence de l'incomparable saint Paul : Je suis pressé, dit il aux * Cap. 1, 23, 24. Philippiens *, de deux costés ; ayant désir d'estre deslivré de ce cors et d'estre avec Jésus Christ, chose trop plus meilleure, mais aussi de demeurer en cette vie pour vous. .En quoy il fut imité par le * Epist. iii.adBas- grand Evesque saint Martin* qui, parvenu a la fin de sa vie, pressé d'un extrême dcsir d'aller a son Dieu, ne laissa pas pourtant de tesmoigner qu'il demeureroit aussi volontier entre les travaux de sa charge pour le bien de son cher troupeau ; comme si après avoir chanté ce cantique : Qîie vos pavillons souhaitables, O Dieu des armées redoutables, Helas, a bon droit sont aymés ! Mon ame fond d'ardeur extrême, Et mes sens se pasfuent de mesme Apres vos parvis reclamés; Mon cœur bondit, ma chair ravie * Pi. Lxxxiii, i-",. Saute après vous. Dieu de la vie* I il vinst par après a faire cette exclamation : « O Sei- gneur, néanmoins, si je suis encor requis au service du  Livre IX. Chapitre iv. 121 salut de vostre peuple, je ne refuse point le travail ; vostre volonté soit faite *. » Admirable indifférence * Matt., vi, 10. de l'Apostre, admirable celle de cet homme apostolique ! Hz voyent le Paradis ouvert pour eux, ilz voyent mille travaux en terre ; l'un et l'autre leur est indiffèrent au choix, et n'y a que la volonté de Dieu qui puisse donner le contrepoids a leurs cœurs : le Paradis n'est point plus aymable que les misères de ce monde si le bon playsir divin est également la et icy ; les travaux leur sont un Paradis si la volonté divine se treuve en iceux, et le Paradis un travail si la volonté de Dieu n'y est pas, car, comme dit David *, ilz ne demandent ni au * Ps. lxxm, 25. ciel ni en la terre que de voir le bon playsir de Dieu accompli : O Seigneur, qu'y a-il au ciel pour moy, ou que veux-je en terre sinon vous ? Le cœur indiffèrent est comme une boule de cire entre les mains de son Dieu, pour recevoir semblable- ment toutes les impressions du bon playsir éternel ; un cœur sans choix, également disposé a tout, sans aucun autre object de sa volonté que la volonté de son Dieu ; qui ne met point son amour es choses que Dieu veut ains en la volonté de Dieu qui les veut : c'est pourquoy, quand la volonté de Dieu est en plusieurs choses, il choysit, a quel prix que ce soit, celle ou il y en a plus. Le bon playsir de Dieu est au mariage et en la virginité ; mais parce qu'il est plus en la virginité le cœur indif- fèrent choysit la virginité, quand elle luy devroit couster la vie, comme elle fit a la chère fille spirituelle de saint Paul, sainte Tecle, a sainte Cécile, a sainte Agathe, et mille autres. La volonté de Dieu est au service du pauvre et du riche, mais un peu plus en celuy du pauvre ; le cœur indiffèrent choysira ce party. La volonté de Dieu est en la modestie exercée entre les consolations, et en la patience prattiquee entre les tri- bulations ; l'indiffèrent préfère celle-cy, car il y a plus de la volonté de Dieu. En somme, le bon playsir de Dieu est le souverain object de l'ame indifférente : par tout ou elle le void elle court a l'odeur de ses parfums"^, et cherche tous- * Cant., i, 3.  122 Traitté de l'Amour de Dieu jours l'endroit ou il y en a plus, sans considération d'aucune autre chose ; il est conduit par sa divine * Ps. Lxxn, 24. volonté^, comme par un lien très aymable, et par tout ou elle va il la suit. Il aymeroit mieux l'enfer avec la volonté de Dieu que le Paradis sans la volonté de Dieu : ouy mesme, il prefereroit l'enfer au Paradis, s'il sçavoit qu'en celuy la il y eust un peu plus du bon playsir divin qu'en celuy ci ; en sorte que si, par imagi- nation de chose impossible, il sçavoit que sa damnation fust un peu plus aggreable a Die\i que sa salvation, il quitteroit sa salvation et courroit a sa damnation.  CHAPITRE V  que la sainte INDIFFERENCE S ESTEND A TOUTES CHOSES  L'indifférence se doit prattiquer es choses qui regar- dent la vie naturelle, comme la santé, la maladie, la beauté, la laideur, la foiblesse, la force ; es choses de la vie civile, pour les honneurs, rangs, richesses ; es variétés de la vie spirituelle, comme sécheresses, conso- lations, goustz, aridités ; es actions, es souffrances, et en somme en toutes sortes d'evenemens. Job, quant a la vie naturelle, fut ulcéré d'une playe la plus horrible qu'on eut veu ; quant a la vie civile, il fut moqué, baffoûé, vilipendé, et par ses plus proches ; en la vie spirituelle, il fut accablé de langueurs, pres- sures, convulsions, angoisses, ténèbres, et de toutes sortes d'intolérables douleurs intérieures, ainsy que ses II Cor., VI, 4-10. plaintes et lamentations font foy. Le grand Apostre * nous annonce une générale indifférence, pour nous monstrer vrays serviteurs de Dieu, en fort grande patience es trihidations, es nécessités, es angoisses, es hlesseures, es prisons, es séditions, es travaux.  Livre IX. Chapitre v. 123 es veillées, es jeusnes ; en chasteté, en science, en longanimité et suavité au Saint Esprit ; en charité non fainte, en parole de vérité, en la vertu de Dieu ; far les armes de justice a droitte et a gauche ; par la gloire et par V abjection, par l'in- famie et bonne renommée ; comme séducteurs, et néanmoins véritables ; comme inconneus, et tou- tefois reconneus ; comme mourans, et toutefois vivans ; comme chastiés, et toutefois non tués ; comme tristes, et toutefois tous-jours joyeux ; comme pauvres, et toutefois enrichissans plusieurs ; comme n'ayans rien, et toutefois possedans toutes choses. Voyes, je vous prie, Theotime, comme la vie des Apostres estoit affligée, selon le cors par les blesseures, selon le cœur par les angoisses, selon le monde par l'infamie et les prisons. Et parmi tout cela, o Dieu, quelle indifférence ! leur tristesse est joyeuse, leur pauvreté est riche, leurs mortz sont vitales et leurs deshonneurs honnorables ; c'est a dire, ilz sont joyeux d'estre tristes, contens d'estre pauvres, revigorés de vivre entre les perilz de la mort et glorieux d'estre avilis, parce que telle estoit la volonté de Dieu. Et parce qu'elle estoit plus reconneûe es souffrances qu'es actions des autres vertus, il met l'exercice de la patience le premier, disant : Paroissons en lotîtes choses comme serviteurs de Dieu, en beaucoup de patience es tribulations, es nécessités, es angoisses ; et puis en fin, en chasteté, en prudence, en longanimité. Ainsy nostre divin Sauveur fut affligé incomparable- ment en sa vie civile, condamné comme criminel de leze majesté divine et humaine, battu, foiietté, baffoiié et tourmenté, avec une ignominie extraordinaire ; en sa vie naturelle, mourant entre les plus cruelz et sensibles tourmens que l'on puisse imaginer ; en sa vie spirituelle, souffrant des tristesses, craintes, espouvantemens, an- goisses, delaissemens et oppressions intérieures qui n'en eurent ni n'en auront jamais de pareilles. Car encor que la suprême portion de son ame fut souverainement  124 Traitté de l'Amour de Dieu jouissante de la gloire éternelle, si est-ce que l'amour empeschoit cette gloire de respandre ses délices ni es sentimens, ni en l'imagination, ni en la rayson infé- rieure, laissant ainsy tout le cœur exposé a la merci de la tristesse et angoisse. Ezechiel vid le simiilachre d'une main qui le saisit par un seul flocqitet des cheveux de sa teste, l'eslevant entre le ciel et la * Ezech.,vin, 3. terre* : Nostre Seigneur aussi, eslevé en la croix entre la terre et le ciel, n'estoit, ce semble, tenu de la main de son Père que par l'extrême pointe de l'esprit, et, par manière de dire, par un seul cheveu de sa teste, qui, touché de la douce main du Père éternel, recevoit une souveraine affluence de félicité, tout le reste demeu- rant abismé dans la tristesse et ennuy ; c'est pourquoy il s'escrie : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoy m'as tu * Matt.,. XXVII, 46. délaissé* P On dit que le poisson qu'on appelle lanterne de mer, au plus fort des tempestes tient sa langue hors des ondes, laquelle est si fort luisante, rayonnante et claire, * piin., Hist. nat., qu'cUc Sert de phare et flambeau aux nochers * ; ainsy, xLin)'. ^" '^'^^" ^"' emmi la mer des passions dont Nostre Seigneur fut accablé, toutes les facultés de son ame demeurèrent comme englouties et ensevelies dans la tourmente de tant de peynes, hormis la pointe de l'esprit, qui, exempte de tout travail, est oit toute claire et resplendissante de gloire et félicité. O que bienheureux est l'amour qui règne dans la cime de l'esprit des fidèles, tandis qu'ilz sont entre les vagues et les flotz des tribulations inté- rieures !  Livre IX. CHAniRE vi, 125  CHAPITRE VI DE LA PRATTIQUE DE l'iNDIFFERENCE AMOUREUSE ES CHOSES DU SERVICE DE DIEU  On ne connoist presque point le bon playsir divin que par les evenemens, et tandis qu'il nous est inconneu il nous faut attacher le plus fort qu'il nous est possible a la volonté de Dieu qui nous est manifestée ou signi- fiée ; mais soudain que le bon playsir de sa divine Majesté comparoit, il faut aussi tost se ranger amoureu- sement a son obéissance. Ma mère ou moy mesme (car c'est tout un) sommes au lit malade : que sçay-je si Dieu veut que la mort s'en ensuive ? Certes, je n'en sçay rien ; mays je sçay bien pourtant, qu'en attendant l'événement que son bon playsir a ordonné, il veut, par la volonté declairee, que j 'employé les remèdes convenables a la guerison : je le feray donq fidèlement, sans rien oublier de ce que bon- nement je pourray contribuer a cette intention. Mays si c'est le bon playsir divin que le mal, victorieux des remèdes, apporte en fin la mort, soudain que j'en seray certifié par l'événement j'acquiesceray amoureusement en la pointe de mon esprit, nonobstant toute la répu- gnance des puissances inférieures de mon ame : Oiiy, Seigneur, je le veux bien, ce diray je, parce que tel a esté vostre bon playsir * ; il vous a ainsy pieu et il * Matt., xi, 26. me plaist ainsy a moy, qui suis très humble serviteur de vostre volonté. Mais si le bon playsir divin m'estoit declairé avant l'événement d'iceluy, comme au grand saint Pierre la façon de sa mort*, au grand saint Paul ses Hens et *Joan.,xxi, 18, 19. prisons*, a Hieremie la destruction de sa chère Hieru- •Act.,xx,23,xxi,u. salem, a David la mort de son filz*, alhors il faudroit * n Reg., xn, 14-  126 Traitté de l'Amour de Dieu unir a l'instant nostre volonté a celle de Dieu, a l'exemple du grand Abraham, et comme luy, s'il nous estoit commandé, entreprendre l'exécution du décret éternel en la mort mesme de nos enfans. Admirable union de ce Patriarche avec celle de Dieu, qui croyant que ce fust le bon playsir divin qu'il sacrifiast son enfant, le voulut et l'entreprit si fortement ! admirable celle de l'enfant, qui se sousmit si doucement au glaive paternel, pour faire vivre le bon playsir de son Dieu au prix de sa propre mort ! Mais notés, Theotime, un trait de la parfaite union d'un cœur indiffèrent avec le bon playsir divin. Voyés Abraham, l'espee au poing, le bras relevé, prest a donner le coup de mort a son cher unique enfant ; il fait cela pour plaire a la volonté divine : et voyés en mesme tems un Ange, qui, de la part de cette mesme Gen.,xxn, 10-12. volouté, l'arrcstc court* ; et soudain il retient son coup, esgalement prest a sacrifier son filz et a ne le sacrifier pas, la vie et la mort d'iceluy luy estant indifférentes en la présence de la volonté de Dieu. Quand Dieu luy ordonne de sacrifier cet enfant, il ne s'attriste point ; quand il l'en dispense, il ne s'en res-jouit point : tout est pareil a ce grand cœur, pourveu que la volonté de son Dieu soit servie. Ouy, Theotime, car Dieu bien souvent, pour nous exercer en cette sainte indifférence, nous inspire des desseins fort relevés, desquelz pourtant il ne veut pas le succès ; et Ihors, comme il nous faut hardiment, courageusement et constamment commencer et suivre l'ouvrage tandis qu'il se peut, aussi faut il acquiescer doucement et tranquillement a l'événement de l'entre- prise, tel qu'il plaist a Dieu nous le donner. Saint Louys, par inspiration, passe la mer pour conquérir la Terre sainte ; le succès fut contraire, et il acquiesce douce- ment : j'estime plus la tranquilhté de cet acquiescement, que la magnanimité du dessein. Saint François va en Egypte pour y convertir les infidèles ou mourir martyr entre les infidèles ; telle fut la volonté de Dieu : il revient néanmoins sans avoir fait ni l'un ni l'autre, et  Livre IX. Chapitre vi. 127 telle fut aussi la volonté de Dieu. Ce fut esgalement la volonté de Dieu que saint Anthoine de Padoiie desirast le martyre et qu'il ne l'obtinst pas. Le bienheureux Ignace de Loyola, ayant avec tant de travaux mis sus pied la Compaignie du nom de Jésus, de laquelle il voyoit tant de beaux fruitz et en prevoyoit encor plus de beaux a l'advenir, eut néanmoins le courage de se promettre que s'il la voyoit dissiper, qui seroit le plus aspre desplaysir qu'il peust recevoir, dans demi heure après il en seroit résolu et s'accoyseroit en la volonté de Dieu. Ce docte et saint prédicateur d'Anda- lusie, Jean Avila, ayant dessein de dresser une com- paignie de prestres reformés, pour le service de la gloire de Dieu, en quoy il avoit des-ja fait un grand progrès, Ihors qu'il vid celle des Jésuites en campaigne, qui luy sembla suffire pour cette sayson-la, il arresta court son dessein avec une douceur et humilité nom- pareille. O que bienheureuses sont telles âmes, hardies et fortes aux entreprises que Dieu leur inspire, souples et douces a les quitter quand Dieu en dispose ainsy ! Ce sont des traitz d'une indifférence très parfaite, de cesser de faire un bien quand il plait a Dieu, et de s'en retourner de moitié chemin quand la volonté de Dieu, qui est nostre guide, l'ordonne. Certes, Jonas eut grand tort de s'attrister dequoy, a son advis. Dieu n'accom- plissoit pas sa prophétie sur Ninive*. Jonas fit la * Jonœ, uit., i. volonté de Dieu annonçant la subversion de Ninive, mais il mesla son interest et sa volonté propre avec celle de Dieu ; c'est pourquoy, quand il void que Dieu n'exécute pas sa prédiction selon la rigueur des paroles dont il avoit usé en l'annonçant, il s'en fasche et mur- mure indignement. Que s'il eust eu pour seul motif de ses actions le bon playsir de la divine volonté, il eust esté aussi content de le voir accompli en la remission de la peine que Ninive avoit méritée, comme de le voir satisfait en la punition de la coulpe que Ninive avoit commise. Nous voulons que ce que nous entreprenons et manions reuscisse, mais il n'est pas raysonnable que  128 Traitté de l'Amour de Dieu Dieu fasse toutes choses a nostre gré : s'il veut que Ninive soit menassee, et que néanmoins elle ne soit pas renversée, puisque la menasse suffit a la corriger, pourquoy Jonas s'en plaindra-il ? Mais si cela est ainsy, il ne faudra donq rien affec- tionner, ains laisser les affaires a la mercy des evene- mens ? Pardonnés-moy, Theotime, il ne faut rien oublier de tout ce qui est requis pour faire bien reuscir les entreprises que Dieu nous met en main, mais a la charge que si l'événement est contraire nous le recevrons dou- cement et tranquillement ; car nous avons commande- ment d'avoir un grand soin des choses qui regardent la gloire de Dieu et qui sont en nostre charge, mais nous ne sommes pas obligés ni chargés de l'événement, car il n'est pas en nostre pouvoir. Ayes soin de luy, fut il dit au maistre d'estable, en la parabole du pauvre * Lucœ, X, 30-35. homme mi mort entre Hierusalem et Hierico * ; « il *De Consid., 1. IV, n'cst pas dit,» remarque saint Bernard*, « gueris-le, ^' "■ mais, ayes soin de luy. )> Ainsy les Apostres, avec une affection nompareille, prescherent premièrement aux Juifz, bien qu'ilz sceussent qu'en fin il les faudroit quitter, comme une terre infructueuse, et se retourner * Act., XIII, 46, 47- du costé des Gentilz*. C'est a nous de bien planter et bien arrouser, mais de donner V accroissement cela * 1 Cor., III, 6. n'appartient qu'a Dieu*. Le grand Psalmiste fait cette prière au Sauveur, comme par une acclamation de joye et de présage de victoire : O Seigneur, par vostre beauté et bonne grâce, bandes vostre arc, marches * Ps. xLiv, 6; juxta heuveusement et montes a cheval* ; comme s'il vouloit eptuag. ^^^^ ^^^ p^^ j^^ traitz de son saint amour, descochés dans les cœurs humains, il se rendroit maistre des hommes pour les manier a son gré, tout ainsy qu'un cheval bien dressé. O Seigneur, vous estes le chevaher royal qui tournes a toutes mains les espritz de vos fidèles amans : vous les pousses quelquefois a toute bride, et ilz courent a toute outrance es entreprises que vous leur inspires ; et puis, quand il vous semble bon, vous les faites parer au milieu de la carrière, au plus fort de leur course.  Livre IX. Chapitre vir. 129 Mays derechef, si l'entreprise faite par inspiration périt par la faute de ceux a qui elle estoit confiée, comme peut-on dire alhors qu'il faut acquiescer a la volonté de Dieu ? car, me dira quelqu'un, ce n'est pas la volonté de Dieu qui empesche l'événement, ains ma faute, de laquelle la volonté divine n'est pas la cause. Il est vray, mon enfant, ta faute ne t'est pas advenue par la volonté de Dieu, car Dieu n'est pas autheur du péché ; mays c'est bien pourtant la volonté divine que ta faute soit suivie de la défaite et du manquement de ton entreprise, en punition de ta faute : car si sa bonté ne luy peut permettre de vouloir ta faute, sa justice fait qu'il veut la peyne que tu en souffres. Ainsy Dieu ne fut pas cause que David pécha, mais il luy infligea bien la peyne deûe a son péché; il ne fut pas la cause du péché de Saiil, mais ouï bien qu'en punition la victoire périt entre les mains d'iceluy. Quand donques il arrive que les desseins sacrés ne reuscissent pas, en punition de nos fautes, il faut égale- ment détester la faute par une solide repentance, et accepter la peyne que nous en avons ; car, comme le péché est contre la volonté de Dieu, aussi la peyne est selon sa volonté.  CHAPITRE VII DE l'indifférence QUE NOUS DEVONS PRATTIQUER EN CE QUI REGARDE NOSTRE AVANCEMENT ES VERTUS  Dieu nous a ordonné de faire tout ce que nous pourrons pour acquérir les saintes vertus, n'oubhons donq rien pour bien reuscir de cette sainte entreprise ; mais après que nous aurons planté et arrousé, sça- chons que c'est a Dieu de donner l'accroissement * * i Cor., m, 6. aux arbres de nos bonnes incHnations et habitudes :  130 Traitté de l'Amour de Dieu c'est pourquoy il faut attendre le fruit de nos désirs et travaux de sa divine providence. Que si nous ne sentons pas le progrès et avancement de nos espritz en la vie dévote tel que nous voudrions, ne nous troublons point, demeurons en paix, que tous-jours la tranquillité règne dans nos cœurs. C'est a nous de bien cultiver nos âmes, et partant il y faut fidèlement vaquer ; mais quant a l'abondance de la prise et de la moisson, laissons en le soin a Nostre Seigneur. Le laboureur ne sera jamais tancé s'il n'a pas belle cueillette, mais ouï bien s'il n'a pas bien labouré et ensemencé ses terres. Ne nous inquiétons point pour nous voir tous-jours novices en l'exercice des vertus ; car, au monastère de la vie dévote, chacun s'estime tous-jours novice, et toute la vie y est destinée a la probation, n'y ayant point de plus évidente marque d'estre non seulement novice, mais digne d'expulsion et réprobation, que de penser et se tenir pour profés : car selon la règle de cet ordre la, non la solemnité, mais l'accomplissement des vœux rend les novices profés ; or les vœux ne sont jamais accomplis tandis qu'il y a quelque chose a faire pour l'observance d'iceux, et l'obligation de servir Dieu et faire progrès en son amour dure tous-jours jusques a la mort. Voire mais, me dira quelqu'un, si je connois que c'est par ma faute que mon avancement es vertus est retardé, comme pourray-je m'empescher de m'en attrister et inquiéter ? J'ay dit cecy en l'Introduction a la Vie * Partie III, c. ix. devote*, mais je le redis volontier parce qu'il ne peut jamais asses estre dit : il se faut attrister pour les fautes commises, d'une repentance forte, rassise, constante, tranquille, mais non turbulente, non inquiète, non descouragee. Connoisses-vous que vostre retardement au chemin des vertus est provenu de vostre coulpe ? or sus, humihes-vous devant Dieu, implores sa miséricorde, prosternes vous devant la face de sa bonté et deman- des-luy en pardon, confesses vostre faute et cries-luy mercy a l'oreille mesme de vostre confesseur pour en recevoir l'absolution : mais cela fait, demeures en paix, et ayant détesté l'offence, embrasses amoureusement  Livre IX. Chapitre vu. 131 l'abjection qui est en vous, pour le retardement de vostre avancement an bien. Helas, mon Theotime, les âmes qui sont en Purga- toire y sont sans doute pour leurs péchés, péchés qu'elles ont détesté et détestent souverainement ; mais quant a l'abjection et peyne qui leur en reste, d'estre arrestees en ce lieu la et privées pour un tems de la jouissance de l'amour bienheureux du Paradis, elles la souffrent amoureusement, et prononcent dévotement le cantique de la justice divine : Voit s estes juste, Sei- gneur, et vostre jugement équitable *. Attendons * Ps. cxvm, 137. donq en patience nostre avancement, et en heu de nous inquiéter d'en avoir si peu fait par le passé, procurons avec diligence d'en faire plus a l'advenir. Voyés cette bonne ame, je vous prie : elle a grande- ment désiré et tasché de s'affranchir de la cholere, en quoy Dieu l'a favorisée, car il l'a rendue quitte de tous les péchés qui procèdent de la cholere ; elle mourroit plustost que de dire un seul mot injurieux ou de lascher un seul trait de hayne. Néanmoins elle est encor sujette aux assautz et premiers mouvemens de cette passion, qui sont certains eslans, esbranlemens et saillies du cœur irrité, que la paraphrase Caldaïque appelle tremoussemens, disant : Trémousses, et ne veuilles point pécher, ou nostre sacrée version a dit : Courrouces-vous, et ne veuilles point pécher * ; qui * Ps. iv, 3. est en effect une mesme chose, car le Prophète ne veut dire sinon que si le courroux nous surprend, excitant en nos cœurs les premiers tremoussemens de la cholere, nous nous gardions bien de nous laisser emporter plus avant en cette passion, d'autant que nous pécherions. Or, bien que ces premiers eslans et tremoussemens ne soyent aucunement péché, néanmoins la pauvre ame qui en est souvent atteinte se trouble, s'afflige, s'in- quiète, et pense bien faire de s'attrister, comme si c'estoit l'amour de Dieu qui la provoquast a cette tris- tesse. Et cependant, Theotime, ce n'est pas l-amour céleste qui fait ce trouble, car il ne se fasche que pour le péché ; c'est nostre amour propre, qui voudroit que  132  Traitté de l'Amour de Dieu  nous fussions exemptz de la peyne et du travail que les assautz de l'ire nous donnent : ce n'est pas la coulpe qui nous desplait en ces eslans de la cholere, car il n'y a du tout point de péché ; c'est la peyne d'y résister qui nous inquiète. Ces rebellions de l'appétit sensuel, tant en l'ire qu'en la convoitise, sont laissées en nous pour nostre exercice, affîn que nous prattiquions la vaillance spirituelle en leur résistant. C'est le Philistin que les vrays Israëlistes doivent tous-jours combattre, sans que jamais ilz le * josue, -xxiii, 13. puissent abbattre * : ilz le peuvent affoibiir, mais non pas anéantir ; il ne meurt jamais qu'avec nous, et vit tous-jours avec nous. Il est certes exécrable et détesta- ble, d'autant qu'il est issu du péché et tend perpétuel- lement au péché : c'est pourquoy, comme nous sommes appelles terre parce que nous sommes extraitz de la * Gen., m, 19. terre et que nous retournerons eji terre*, ainsy cette *Rom.,vi-viii;Co- rebclHon est appellee par le grand Apostre * péché, oss., III, g. comme provenue du péché et tendante au péché, quoy qu'elle ne nous rende nullement coulpables sinon quand nous la secondons et Im^ obéissons ; dont le mesme * Rom., VI, 12. Apostre nous advertit* de faire en sorte que ce mal la 7ie règne point en nostre cors mortel, pour obéir aux convoitises d'iceluy. Il ne nous défend pas de sentir le péché, mais seulement d'y consentir ; il n'or- donne pas que nous empeschions le péché de venir en nous et d'y estre, mais il commande qu'il n'y règne pas. Il est en nous quand nous sentons la rébellion de l'appétit sensuel, mais il ne règne pas en nous sinon quand nous y consentons. Le médecin n'ordonnera jamais au febricitant de n'avoir pas soif, car ce seroit une impertinence trop grande ; mais il lu}'' dira bien qu'il s'abstienne de boire encor qu'il ayt soif. Jamais on ne dira a une femme grosse qu'elle n'ayt pas envie de manger des choses extraordinaires, car cela n'est pas en son pouvoir ; mais on luy dira bien qu'elle die ses appetitz, afïin que s'ilz sont de chose nuisible on divertisse son imagination, et que telle fantasie ne règne pas en sa cervelle.  Livre IX. Chapitre vu. 133 L'eguïllon de la chair, messager de Satan, piquoit rudement le grand saint Paul pour le faire précipiter au péché : le pauvre Apostre souffroit cela comme une injure honteuse et infâme, c'est pourquoy il l'appelloit un soufïletement et baffoûement, et prioit Dieu qu'il luy pleust de l'en deslivrer ; mais Dieu luy respondit : O Paul, ma grâce te suffit, car ma force se perfec- tionne en l'infirmité. A quoy ce grand saint homme acquiesçant : Donques, dit il, volontier je me glori- fleray en mes infirmités, affn que la vertu de Jésus Christ habite en moy *. Mais remarques, de grâce, * n Cor., .xn, 7-9. que la rébellion sensuelle est en cet admirable vaysseau d'élection*, lequel, recourant au remède de l'orayson, *Act.,ix, 15. nous monstre qu'il nous faut combattre par ce mesme moyen les tentations que nous sentons. Remarques encores, que si Nostre Seigneur permet ces cruelles révoltes en l'homme, ce n'est pas tous-jours pour le punir de quelque péché, ains pour manifester la force et vertu de l'assistance et grâce divine. Et remarques en lin, que non seulement nous ne devons pas nous inquiéter en nos tentations ni en nos infirmités, mais nous devons nous glorifier d'estre infirmes, affin que la vertu divine paroisse en nous, soustenant nostre foi- blesse contre l'effort de la suggestion et tentation : car le glorieux Apostre appelle ses infirmités, les eslans et rejettons d'impureté qu'il sentoit, et dit qu'il se glorifioit en icelles, parce que si bien il les sentoit par sa misère, néanmoins, par la miséricorde de Dieu, il n'y consentoit pas. Certes, comme j'ay dit cy dessus*, l'Eghse condamna * Livre i, c.m. l'erreur de certains solitaires qui disoyent qu'en ce monde nous pouvions estre parfaitement exemptz des passions d'ire, de convoitise, de crainte et autres sem- blables. Dieu veut que nous ayons des ennemis. Dieu veut que nous les repoussions : vivons donq courageu- sem.ent entre l'une et l'autre volonté divine, souffrans avec patience d'estre assaillis, et taschans avec vaillance de faire teste et résister aux assaillans.  Î34 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE VIII  COMME NOUS DEVONS UNIR NOSTRE VOLONTE A CELLE DE DIEU EX LA PERMISSION DES PECHES  Dieu hait souverainement le péché, et néanmoins il le permet très sagement, pour laisser agir la créature raysonnable selon la condition de sa nature, et rendre les bons plus recommandables, quand, pouvans violer la loy, ilz ne la violent pas. Adorons donq et bénissons cette sainte permission : mais puisque la Providence qui permet le péché le hait infiniment, detestons-le avec elle, haïssons-le, desirans de tout nostre pouvoir que le péché permis ne soit point commis ; et en suite de ce désir, employons tous les remèdes qu'il nous sera possible pour empescher la naissance, le progrès et le règne du péché, a l'imitation de Nostre Seigneur qui ne cesse d'exhorter, promettre, menasser , défendre, commander et inspirer parmi nous, pour destourner nostre volonté du péché, entant qu'il se peut faire sans luy oster sa liberté. Mays quand le péché est commis, faysons tout ce qui est en nous affin qu'il soit efïacé ; comme Nostre Sei- gneur qui asseura Carpus, ainsy qu'il a ci devant esté * Livre VI II, c. IV. uoté*, que s'iJ estoit requis, il subiroit derechef la mort pour délivrer une seule ame de péché. Que si le pécheur s'obstine, pleurons, Theotime, souspirons, prions pour luy, avec le Sauveur de nos âmes, qui, ayant jette maintes larmes toute sa vie sur les pécheurs et sur ceux qui les representoyent, mourut en fin les yeux couvertz de pleurs et son cors tout détrempé de sang, regrettant la perte des pécheurs. Cette affection toucha si vivement David qu'il en tumba a cœur failli : La pasmayson,  Livre IX. Chapitre viiî. Î35 dit -il *, m'a saisi pour les pécheurs ahandonnans * ps. cxvni, 53. vostre loy ; et le grand Apostre proteste * qu'il a au * Rom.,ix,2. cœur une douleur continuelle pour l'obstination des Juifz. Cependant, pour obstinés que les pécheurs puissent estre, ne perdons pas courage de les ayder et servir ; car, que sçavons nous si par aventure ilz feront péni- tence et seront sauvés ? Bienheureux est celuy qui peut dire a ses prochains comme saint Paul : Je n'ay cessé ni jour ni nuit en vous admonestant un chacun de vous avec larmes * ; et partant je suis net du * Act., xx, 31. sang de tous, car je ne me suis point espargné que je ne vous aye annoncé tout le bon playsir de Dieu*. * ibid., fy. 26, 27. Tandis que nous sommes dans les bornes de l'espé- rance que le pécheur se puisse amender, qui sont tous- jours de mesme estendue que celles de sa vie, il ne faut jamais le rejetter, ains prier pour luy, et l'ayder autant que son malheur le permettra. Mais, en fin finale, après que nous avons pleuré sur les obstinés et que nous leur avons rendu le devoir de charité pour essayer de les retirer de perdition, il faut imiter Nostre Seigneur et les Apostres, c'est a dire, divertir nostre esprit de la, et le retourner sur des autres objectz et a d'autres occupations plus utiles a la gloire de Dieu. // failloit, disent les Apostres aux Juifz*, vous annoncer premièrement la parole de * lUd., xm, 46. Dieu ; mais d'autant que vous la rejettes et vous tenes pour indignes du règne de Jésus Christ, voyci que nous nous retournons du costé des Gentilz ; On vous ostera, dit le Sauveur *, le Royaume de * Matt., xxi, 43. Dieu, et il sera donné a une nation qui en fera du fruit. Car on ne sçauroit s'amuser a pleurer trop lon- guement les uns, que ce ne fust en perdant le tems propre et requis a procurer le salut des autres. L'Apos- tre, certes, dit* qu'il a une douleur continuelle pour * Loco quo supra. la perte des Juifz ; mais c'est comme nous disons que nous bénissons Dieu en tout tems*, car cela ne veut * Ps. xxxiii,i. dire autre chose, sinon que nous le bénissons fort sou- vent et en toutes occasions : et de mesme, le glorieux  136 Traitté de l'Amour de Dieu saint Paul avoit U7te continuelle douleur en son cœur a cause de la réprobation des Juifz, parce qu'a toutes occasions il regrettoit leur malheur. Au reste, il faut adorer, aymer et louer a jamais la justice vengeresse et punissante de nostre Dieu, comme nous aymons sa miséricorde, parce que l'une et l'autre est fille de sa bonté : car par sa grâce il nous veut faire bons, comme très bon, ains souverainement bon qu'il est ; par sa justice il veut chastier le péché, parce qu'il le hait ; or il le hait, parce qu'estant souverainement bon, il déteste le souverain mal qui est l'iniquité. Et notés, pour conclusion, que jamais Dieu ne retire sa miséricorde de nous que par l'équitable vengeance de sa justice punissante, et jamais nous n'eschappons la rigueur de sa justice que par sa miséricorde justifiante : et tous- jours, ou punissant ou gratifiant, son bon playsir est adorable, aymable et digne d'éternelle bénédiction. Ainsy le juste, qui chante les louanges de la miséri- corde pour ceux qui seront sauvés, se res-jouira de ♦Ps. Lvii, II. mesme quand il verra la î;^«gd««cd *; les Bienheureux appreuveront avec allégresse le jugement de la dam- nation des repreuvés, comme celuy du salut des esleuz ; et les Anges ayans exercé leur charité envers les hommes qu'ilz ont en garde, demeureront en paix les voyans obstinés ou mesmes damnés. Il faut donques acquiescer a la volonté divine, et luy bayser avec une dilection et révérence égale la main droite de sa miséricorde et la main gauche de sa justice.  Livre IX. Chapitre ix. 137  CHAPITRE IX  COMME LA PURETE DE L INDIFFERENCE SE DOIT PRATTIQUER ES ACTIONS DE L'aMOUR SACRÉ  Un musicien des plus excellens de l'univers, et qui jouoit parfaitement du luth, devint en peu de tems si extrêmement sourd qu'il ne luy resta plus aucun usage de l'ouïe ; néanmoins il ne laissa pas pour cela de chanter et manier son luth délicatement a merveilles, a cause de la grande habitude qu'il en avoit, que sa sur- dité ne luy avoit pas ostee. Mais parce qu'il n'avoit aucun playsir en son chant ni au son de son luth, d'autant qu'estant privé de l'ouïe il n'en pouvoit apper- cevoir la douceur et beauté, il ne chantoit plus ni ne sonnoit du luth que pour contenter un prince duquel il estoit né sujet, et auquel il avoit une extrême inclination de complaire, accompaignee d'une infinie obligation pour avoir esté nourri des sa jeunesse chez lui : c'est pour- quoy il avoit un playsir nompareil de luy plaire, et quand son prince luy tesmoignoit d'aggreer son chant il estoit tout ravi de contentement. Mais il arrivoit quelquefois que le prince, pour essayer l'amour de cet aymable musicien, luy commandoit de chanter, et soudain, le laissant la en sa chambre, il s'en alloit a la chasse ; mais le désir que le chantre avoit de suivre ceux de son maistre luy faisoit continuer aussi attenti- vement son chant comme si le prince eust esté présent, quoy qu'en vérité il n'avoit aucun playsir a chanter : car il n'avoit ni le playsir de la mélodie, duquel sa surdité le privoit, ni celuy de plaire au prince, puisque  138 Traitté de l'Amour de Dieu le prince estant absent ne jouissoit pas de la douceur des beaux airs qu'il chantoit. Mon cœur est prest, Seigneur, mon cœur est disposé De sonner un cantique a ton los composé ; Mon ame et mon esprit volontaire se range A chanter ta louange. Sus, sus donq, ma gloire, il se faut resveiller ! * Ps. Lvi, 8, 9. Harpe et psalterion, cessés de sommeiller*. Certes, le cœur humain est le vray chantre du cantique de l'amour sacré, et il est luy mesme la harpe et le psalterion : or ce chantre s'escoute soy mesme pour l'ordinaire, et prend un grand playsir d'ouïr la mélodie de son cantique ; c'est a dire, nostre cœur aymant Dieu savoure les délices de cet amour et prend un contente- ment nompareil d'aymer un object tant aymable. Voyés, je vous prie, Theotime, ce que je veux dire : les jeunes petitz rossignolz s'essayent de chanter au commencement pour imiter les grans ; mais estans façonnés et devenus maistres, ilz chantent pour le playsir qu'ilz prennent en leur propre gazouillement, et s'affectionnent si pas- sionement a cette délectation, ainsy que j'ay dit * Livre V, c. viii. aiUcurs *, qu'a force de pousser leurs voix leur gosier s'esclatte, dont ilz meurent. Ainsy nos cœurs, au commencement de leur dévotion, ayment Dieu pour s'unir a luy, luy estre aggreables, et l'imiter en ce qu'il nous a aymés éternellement ; mays, petit a petit, estans duitz et exercés au saint amour, ilz prennent imper- ceptiblement le change, et en lieu d'aymer Dieu pour plaire a Dieu, ilz commencent d'aymer pour le playsir qu'ilz ont eux mesmes es exercices du saint amour, et en lieu qu'ilz estoyent amoureux de Dieu, ilz deviennent amoureux de l'amour qu'ilz luy portent : ilz sont affec- tionnés a leurs affections, et ne se playsent plus en Dieu, mais au playsir qu'ilz ont en son amour, se contentans en cet amour entant qu'il est a eux, qu'il est dans leur esprit et qu'il en procède ; car encor que cet amour sacré s'appelle amour de Dieu parce que Dieu est aymé par iceluy, il ne laisse pas d'estre nostre parce que  Livre IX. Chapitre x. 139 nous sommes les amans qui aymons par iceluy. Et c'est la le sujet du change ; car en lieu d'aymer ce saint amour parce qu'il tend a Dieu qui est l'aymé, nous l'aymons parce qu'il procède de nous qui sommes les amans. Or, qui ne void qu'ainsy faisant ce n'est plus Dieu que nous cherchons, ains que nous revenons a nous mesmes, aymant l'amour en lieu d'aymer le Bienaymé ; aymant, dis-je, cet amour, non pour le bon playsir et contentement de Dieu, mays pour le playsir et contentement que nous en tirons nous mesmes. Ce chantre donques, qui chantoit au commencement a Dieu et pour Dieu, chante maintenant plus a soy mesme et pour soy mesme que pour Dieu, et s"il prend playsir a chanter, ce n'est plus tant pour contenter l'aureille de son Dieu que pour contenter la sienne ; et d'autant que le cantique de l'amour divin est le plus excellent de tous, il l'ayme aussi davantage, non a cause de l'excellence divine qui y est louée, mais parce que l'air du chant en est plus délicieux et aggreable.  CHAPITRE X  MOYEN DE CONNOISTRE LE CHANGE AU SUJET DE CE SAINT AMOUR  Vous connoistres bien cela, Theotime : car si ce ros- signol mystique chante pour contenter Dieu, il chantera le cantique qu'il sçaura estre le plus aggreable a la divine Providence ; mais s'il chante pour le playsir que luy mesme prend en la mélodie de son chant, il ne chantera pas le cantique qui est le plus aggreable a la Bonté céleste, ains celuy qui est plus a son gré de luy mesme, et duquel il pense tirer plus de playsir. De deux cantiques qui seront voirement l'un et l'autre  140 Traitté de l'Amour de Dieu divin, il se peut bien faire que l'un sera chanté parce qu'il est divin, et l'autre parce qu'il est aggreable. Rachel et Lia sont également espouses de Jacob ; mais l'une est aymee de luy en qualité d'espouse seulement, et l'autre en qualité de belle. Le cantique est divin, mais le motif qui le nous fait chanter c'est la délectation spirituelle que nous en prétendons. Ne vois tu pas, dira-on a cet Evesque, que Dieu veut que tu chantes le cantique pastoral de sa dilection emmi ton troupeau, lequel en vertu de son saint amour il te commande par trois fois de paistre, en la personne *joan., XXI, 15-17. du grand saint Pierre* qui fut le premier des Pasteurs ? Que me respondra.s-tu ? qu'a Rome, qu'a Paris il y a plus de délices spirituelles, et qu'on y peut prat tiquer le divin amour avec plus de suavité ? O Dieu, ce n'est donq pas pour vous plaire que cet homme veut chanter, c'est pour le playsir qu'il prend a cela ; ce n'est pas vous qu'il cherche en l'amour, c'est le contentement qu'il a es exercices du saint amour. Les religieux vou- droyent chanter le cantique des pasteurs, et les mariés celuy des religieux, afïin, ce disent-ilz, de pouvoir mieux aymer et servir Dieu. Hé, vous vous (^) trompés, mes chers amis, ne dites pas que c'est pour mieux aymer et servir Dieu : o nenni certes ! c'est pour mieux servir vostre propre W contentement, lequel vous aymes plus que le contentement de Dieu. La volonté de Dieu est en la maladie aussi bien et pres- qu'ordinairement mieux qu'en la santé : que si nous aymons mieux la santé, ne disons pas que c'est pour tant mieux servir Dieu ; car, qui ne void que c'est la santé que nous cherchons en la volonté de Dieu, et non pas la volonté de Dieu en la santé. Il est malaysé, je le confesse, de regarder longue- ment et avec playsir la beauté d'un mirouer qu'on  (a) [Le Ms. (B) du Livre IX comprend la suite de ce chapitre jusqu'à p. 142, lig. 12, et le chap. xv.] (b) vostre propre — [consolation que...J  Livre IX. Chapitre x. 141 ne s'y regarde, ains qu'on ne se playse a s'y regarder soy mesme (c) ; mays il y a pourtant de la différence entre le playsir que l'on prend a regarder un mirouer parce qu'il est beau, et l'ayse que l'on a de regarder dans un mirouer parce qu'on s'y void. Il est aussi sans doute malaysé d'aymer Dieu qu'on n'ayme quant et quant le playsir que l'on prend en son amour ; mais néanmoins il y a bien a dire entre le contentement que l'on a d'aymer Dieu parce qu'il est beau, et celuy que l'on a de l'aymer parce que son amour nous est aggreable. Or, il faut tascher de ne chercher W en Dieu que l'amour de sa beauté, et non le playsir qu'il y a en la beauté de son amour. Celu}' qui priant Dieu s'apperçoit qu'il prie, n'est pas parfaittement attentif a prier ; car il divertit son attention de Dieu, lequel il prie, pour penser a la prière par laquelle il le prie. Le soin mesme que nous avons a n'avoir point de distractions nous sert souvent de fort grande distraction ; la simphcité es actions spi- rituelles est la plus recommandable. Voules vous regar- der Dieu ? regardes le donq et soyes attentive a cela ; car si vous réfléchisses et retournes vos yeux dessus vous mesme, pour voir la contenance que vous tenes en le regardant, ce n'est plus luy que vous regardes, c'est vostre maintien, c'est vous mesme. Celuy qui est en une fervente orayson ne sçait s'il est en orayson ou non, car il ne pense pas a l'orayson qu'il fait, ains a Dieu auquel il («) la fait. Oui est en l'ardeur de l'amour sacré il ne retourne point son cœur sur soy mesme pour regarder ce qu'il fait, ains le tient arresté et occupé en Dieu auquel il applique son amour. Le chantre céleste prend tant de playsir de plaire a son Dieu, qu'il ne prend nul playsir en la mélodie de sa voix, sinon parce qu'elle plait a son Dieu.  (c) Jie — se regarde, ains qu'on ne se playse à se regarder soy mesme dans iceluy (d) de ne chercher — au saint amour que la beauté... [Ici l'Autographe est coupé, et reprend au mot Dieu, lig. 20.] (e) il — fl'addressej  142 Traitté de l'Amour de Dieu Pourquoy penses vous, Theotime, qu'Ammon, filz de David, a3anast si esperdument Thamar que mesme il * I Reg., xiii. cuyda mourir d'amour* ? estimes vous que ce fut elle mesme qu'il aimast ? Vous verres bien tost que non ; car soudain qu'il eut assouvi son exécrable désir, il la poussa cruellement dehors et la rejetta ignominieuse- ment. S'il eust aymé Thamar il n'eust pas fait cela, car Thamar estoit tous-jours Thamar ; mais parce que ce n'estoit pas Thamar qu'il aymoit, ains l'infâme playsir qu'il pretendoit en elle, soudain qu'il eut ce qu'il cherchoit, il la baffoûa felonnement et la traitta brutale- ment : son playsir estoit en Thamar, mais son amour estoit au playsir et non pas en Thamar ; c'est pourquoy, le playsir passé, il eust volontier fait passer Thamar. Vous verres, Theotime, cet homme qui prie Dieu, ce vous semble, avec tant de dévotion et qui est si ardent aux exercices de l'amour céleste ; mais attendes un peu, et vous verres si c'est Dieu qu'il ayme. Helas, soudain que la suavité et satisfaction qu'il prenoit en l'amour cessera, et que les sécheresses arriveront, il quittera tout la, il ne priera plus qu'en passant : or, si c'estoit Dieu qu'il aymoit, pourquoy eust-il cessé de l'aymer, puisque Dieu est tous-jours Dieu ? c'estoit donq la consolation * II Cor., 1,3. de Dieu qu'il aymoit, et non le Dieu de consolation^. Plusieurs, certes, ne se plaisent point en l'amour divin sinon qu'il soit confit au sucre de quelque suavité sensible, et feroyent volontier comme les petitz enfans, auxquelz quand on donne du miel sur un morceau de pain, ilz lèchent et succent le miel et jettent par après le pain : car si la suavité estoit separable de l'amour ilz quitteroyent l'amour et tireroyent la suavité ; c'est pourquoy ilz suivent l'amour a cause de la suavité, laquelle quand ilz n'y rencontrent pas, ilz ne tiennent conte de l'amour. Mais telles gens sont exposés a beau- coup de danger, ou de retourner en arrière quand les goustz et consolations leur manquent, ou de s'amuser a des vaines suavités bien esloignees du véritable amour, et de prendre le miel d'Heraclee pour celuy de Narbonne.  Livre IX. Chapitre xi. 143  CHAPITRE XI DE LA PERPLEXITÉ DU CŒUR QUI AYME SANS SÇAVOIR QU'iL PLAIT AU BIENAYMÉ  Le chantre duquel j'ay parlé, estant devenu sourd, n'avoit nul contentement a chanter que celuy de voir aucunefois son prince attentif a l'ouïr et y prendre plaj^sir. O que bienheureux est le cœur qui ayme Dieu sans aucun autre playsir que celuy qu'il prend de plaire a Dieu ! car, quel playsir peut-on jamais avoir plus pur et parfait que celuy que l'on prend dans le playsir de la Divinité ? Néanmoins, ce playsir de plaire a Dieu n'est pas a proprement parler l'amour divin, ains seu- lement un fruit d'iceluy, qui en peut estre séparé ainsy qu'un citron de son citronnier. Car, comme j'ay dit, nostre musicien chantoit tous-jours sans tirer aucun playsir de son chant, puisque la surdité l'en empeschoit ; et maintefois il chantoit aussi sans avoir le playsir de plaire a son prince, parce que le prince, luy ayant commandé de chanter, se retiroit ou alloit a la chasse, sans prendre ni le loysir ni le playsir de l'ouïr. Tandis, o Dieu, que je voy vostre douce face qui tesmoigne d'aggreer le chant de mon amour, helas, que je suis consolé ! car, y a-il aucun playsir qui égale le playsir de bien plaire a son Dieu ? Mais quand vous retires vos yeux de moy et que je n'apperçois plus la douce faveur de la complaysance que vous prenies en mon cantique, vray Dieu, que mon ame est en grande peyne ! mais sans cesser pourtant de vous aymer fidè- lement et de chanter continuellement l'hymne de sa dilection, non pour aucun playsir qu'elle y treuve, car elle n'en a point, ains chante pour le pur amour de vostre volonté.  144 Traitté de l'Amour de Dieu On a veu tel enfant malade manger courageusement, avec un incroyable degoust, ce que sa mère luy don- noit, pour le seul désir qu'il avoit de la contenter ; et alhors il mangeoit sans prendre aucun playsir en la viande, mais non pas sans un autre playsir plus esti- mable et relevé, qui estoit le playsir de plaire a sa mère et de la voir contente. Mais l'autre, qui sans voir sa mère, pour la seule connoissance qu'il avoit de sa volonté, prenoit tout ce qu'on luy apportoit de sa part, il mangeoit sans aucun playsir ; car il n' avoit ni le playsir de manger, ni le contentement de voir le playsir de sa mère, ains mangeoit simplement et purement pour faire la volonté d'icelle. La seule satisfaction d'un prince présent, ou de quelque personne fortement aymee, fait délicieuses les veillées, les peynes, les sueurs, et rend les hazards désirables : mais il n'y a rien de si triste que de servir un maistre qui n'en sçait rien, ou s'il le sçait ne fait nul semblant d'en sçavoir gré ; et faut bien, en ce cas la, que l'amour soit puissant, puisqu'il se soustient luy seul, sans estre appuyé d'aucun playsir ni d'aucune prétention. Ainsy arrive-il quelquefois, que nous n'avons nulle consolation es exercices de l'amour sacré, d'autant que, comme chantres sourds, nous n'oyons pas nostre propre voix ni ne pouvons jouir de la suavité de nostre chant ; ains au contraire, outre cela, nous sommes pressés de mille craintes, troublés de mille tintamarres que l'en- nemy fait autour de nostre cœur, nous suggérant que peut estre ne sommes-nous point aggreables a nostre Maistre et que nostre amour est inutile, ouy mesme qu'il est faux et vain, puisqu'il ne produit point de consolation. Or alhors, Theotime, nous travaillons non seulement sans playsir, mais avec un extrême ennuy, ne voyans ni le bien de nostre travail, ni le contente- ment de Celuy pour qui nous travaillons. Mays ce qui accroist le mal en cette occurrence, c'est que l'esprit et suprême pointe de la rayson ne nous peut donner aucune sorte d'allégement ; car cette pauvre portion supérieure de la rayson, estant toute environnée  Livre IX. Chapitre xi. 145 des suggestions que l'ennemi luy fait, elle est mesme toute alarmée et se treuve asses embesoignee a se gar- der d'estre surprise d'aucun consentement au mal, de sorte qu'elle ne peut faire aucune sortie pour desen- gager la portion inférieure de l'esprit. Et bien qu'elle n'ait pas perdu le courage, elle est pourtant si terrible- ment attaquée, que si elle est sans coulpe elle n'est pas sans peyne : car, pour comble de son ennuy, elle est privée de la générale consolation que l'on a presque tous-jours en tous les autres maux de ce monde, qui est l'espérance qu'ilz ne seront pas perdurables et que l'on en verra la fin ; si que le cœur en ces ennuis spi- rituelz, tumbe en une certaine impuissance de penser a leur fin, et par conséquent d'estre allégé par l'espé- rance. La fo}^ certes, résidente en la cime de l'esprit, nous asseure bien que ce trouble finira et que nous jouirons un jour du repos ; mais la grandeur du bruit et des cris que l'ennemi fait dans le reste de l'ame, en la rayson inférieure, empesche que les advis et remons- trances de la foy ne sont presque point entendues, et ne nous demeure en l'imagination que ce triste présage : « Helas ! je ne seray jamais joyeux *. » * Ex vita s. Ber- „ -r^. 1 T^i , • • > , n )-i nardi; vide Introd. O Dieu, mon cher Iheotime, mais c est amors qu il advitamdevotam, faut tesmoigner une invincible fidélité envers le Sau- Partem iv, c. xv. veur, le servant purement pour l'amour de sa volonté, non seulement sans playsir, mais parmi ce déluge de tristesses, d'horreurs, de frayeurs et d'attaques, comme fit sa glorieuse Mère et saint Jean au jour de sa Passion, qui, entre tant de blasphèmes, de douleurs et de de- tresses mortelles, demeurèrent fermes en l'amour, Ihors mesme que le Sauveur, a^^ant retiré toute sa sainte joye dans la cime de son esprit, ne respandoit ni allégresse ni consolation quelcomque en son divin visage, et que ses yeux alangouris et couvertz des ténèbres de la mort ne jettoyent plus que des regards de douleur ; comme aussi le soleil, des rayons d'horreur et d'affreuses ténèbres.  146 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE XII comme entre ces travaux interieurs l'ame ne connoist pas l'amour qu'elle porte a son dieu et du trespas tres aymable de la volonté  * Act., XII, 6-11. Le grand saint Pierre* estant a la veiUe d'estre martyrisé, l'Ange vint en la prison, qu'il remplit toute de splendeur, esveilla saint Pierre, le fit lever, ceindre, chausser, vestir ; luy esta les liens et menottes, le tira hors de la prison, et le mena au travers de la première et seconde garde jnsques a la porte de fer qui menoit en la ville, laquelle s'ouvrit devant eux ; et ayans passé une rue, l'Ange laissa la le glorieux saint Pierre en pleine liberté. Voyla une grande variété d'actions fort sensibles ; et saint Pierre néanmoins, qui avoit esté esveillé avant toutes choses, ne pensoit pas que ce qui se faisoit par l'Ange fust vray, ains estimoit que ce fust une vision imaginaire : il estoit esveillé et ne pensoit pas l'estre, il s'estoit chaussé et vestu et ne sçavoit pas qu'il l'eust fait, il marchoit et n'estimoit pas de marcher, il estoit deslivré et ne le croyoit pas. Et cela, d'autant que la merveille de sa deUvrance fut si grande qu'elle occupoit son esprit en telle sorte, qu'encor qu'il eust asses de sentiment et de connoissance pour faire ce qu'il faisoit, néanmoins il n'en avoit pas asses pour connoistre qu'il le faisoit réellement et tout de bon : il voyoit bien l'Ange, mais il ne s'appercevoit pas que ce fut d'une vraye et naturelle vision ; c'est pourquoy il n'avoit nulle consolation de sa dehvrance, jusques a ce qu'en revenant a soy : Main- tenant, dit-il, je cannois en vérité que Dieu a envoyé son Ange, et m'a deslivré de la main d'Herodes et de toute l'attente du peuple Juif.  Livre IX. Chapitre xii. 147 Or il en est de mesme, Theotime, d'une ame qui est grandement chargée d'ennuis intérieurs ; car bien qu'elle ait le pouvoir de croire, d'espérer et d'aymer Dieu, et qu'en vérité elle le fasse, toutefois elle n'a pas la force de bien discerner si elle croid, espère et chérit son Dieu, d'autant que la détresse l'occupe et accable si fort qu'elle ne peut faire aucun retour sur soy mesme pour voir ce qu'elle fait : et c'est pourquoy il luy est advis qu'elle n'a ni foy, ni espérance, ni charité, ains seule- ment des fantosmes et inutiles impressions de ces vertus la, qu'elle sent presque sans les sentir, et comme estrangeres, non comme domestiques de son ame. Que si vous y prenes garde, vous treuveres que nos espritz sont tous-jours en pareil estât quand ilz sont puissam- ment occupés de quelque violente passion ; car ilz font plusieurs actions comme en songe, et desquelles ilz ont si peu de sentiment qu'il ne leur est presque pas advis que ce soit en vérité que les choses se passent. C'est pourquoy le sacré Psalmiste exprime la grandeur de la consolation que les Israélites eurent au retour de la captivité de Babylone, en ces paroles* : *Ps. cxxv, i ;juxta Lhors qu'il pleut au Seigneur, de Siov le servage En liberté changer, Un tel ravissement surprit nostre courage. Que nous pensions songer ; et, comme porte la sainte version latine, après les Sep- tante : Nous fusmes faitz comme consolés ; c'est a dire : l'admiration de la grandeur du bien qui nous arriva estoit si excessive qu'elle nous empeschoit de bien sentir la consolation que nous receusmes, et nous estoit advis que nous ne fussions pas véritablement consolés et que nous n'eussions pas une consolation en vérité, ains seulement en figure et en songe. Telz donques sont les sentimens de l'ame laquelle est entre les angoisses spirituelles, qui rendent l'amour extrêmement pur et net, car estant privé de tout playsir par lequel il puisse estre attaché a son Dieu, il nous joint et unit a Dieu immédiatement, volonté a volonté.  148 Traitté de l'Amour de Dieu cœur a cœur, sans aucune entremise de contentement ou prétention. Helas, Theotime, que le pauvre cœur est affligé quand, comme abandonné de l'amour, il regarde par tout et ne le treuve point, ce luy semble. Il ne le treuve point es sens extérieurs, car ilz n'en sont pas capables ; ni en l'imagination, qui est cruellement tour- mentée de diverses impressions ; ni en la rayson, troublée de mille obscurités de discours et appréhen- sions estranges : et bien qu'en fin elle le treuve en la cime et suprême région de l'esprit, ou cette divine dilection réside, si est ce néanmoins qu'elle le mes- connoist, et luy est advis que ce n'est pas luy, parce que la grandeur des ennuis et des ténèbres l'empeschent de sentir sa douceur ; elle le void sans le voir et le rencontre sans le connoistre, comme si c'estoit en * Supra. so7ige * et en image. Ainsy Magdeleyne, ayant ren- contré son cher Maistre, n'en reçoit aucun allégement, d'autant qu'elle ne pensoit pas que ce fust luy, ains * joan., XX, 15. seulement le jardinier"^. Mais que peut donq faire l'ame qui est en cet estât ? Theotime, elle ne sçait plus comme se maintenir entre tant d'ennuis, et n'a plus de force que pour laisser mourir sa volonté entre les mains de la volonté de Dieu, a l'imitation du doux Jésus, qui, estant arrivé au comble des peynes de la croix que le Père luy avoit prefigees, et ne pouvant plus résister a l'extrémité de ses douleurs, fit comme le cerf qui hors d'haleyne et accablé de la mutte, se rendant a l'homme, jette les derniers abboys, la larme à l'œil. Car ainsy ce divin Sauveur, proche de sa mort et jettant les derniers souspirs, avec un grand cri et force larmes : Helas, dit-il, o mon Père, je * Lucae, xxiii, 46. recommande mon esprit en vos maiîis* ; parole, Theotime, qui fut la dernière de toutes, et par laquelle le Filz bienaymé donna le souverain tesmoignage de son amour envers son Père. Quand donq tout nous défaut, quand nos ennuis sont en leur extrémité, cette parole, ce sentiment, ce renoncement de nostre ame entre les mains de nostre Sauveur, ne nous peut man- quer. Le Filz recommanda son esprit au Père en cette  Livre IX. Chapitre xiir. t^g dernière et incomparable détresse ; et nous, Ihors que les convulsions des peynes spirituelles nous ostent toute autre sorte d'allegemens et de moyens de résister, recommandons nostre esprit es mains de ce Filz éternel qui est nostre vray Père, et baissant la teste* de * Joan., xix, 30. nostre acquiescement a son bon playsir, consignons luy toute nostre volonté.  CHAPITRE XIII COMME LA VOLONTÉ ESTANT MORTE A SOY, VIT PUREMENT EN LA VOLONTÉ DE DIEU  Nous parlons avec une propreté toute particulière de la mort des hommes, en nostre langage françois, car nous l'appelions trespas, et les mortz, trespassés ; signi- fians que la mort entre les hommes n'est qu'un passage d'une vie a l'autre, et que mourir n'est autre chose sinon outrepasser les confins de cette vie mortelle pour aller a l'immortelle. Certes, nostre volonté ne peut jamais mourir, non plus que nostre esprit, mais elle outrepasse quelquefois les limites de sa vie ordinaire, pour vivre toute en la volonté divine : c'est Ihors qu'elle ne sçait ni ne veut plus rien vouloir, ains elle s'aban- donne totalement et sans reserve au bon playsir de la divine Providence, se meslant et détrempant tellement avec ce bon playsir, qu'elle ne paroist plus, mais est toute cachée avec Jésus Christ en Dieu *, ou elle vit, * Coioss., m, 3. non plus elle mesme, ains la volonté de Dieu vit en elle*. Que devient la clarté des estoiles quand le soleil * Gaiat., n, 20. paroist sur nostre orizon ? elle ne périt certes pas, mais elle est ravie et engloutie dans la souveraine lumière du soleil avec laquelle elle est heureusement meslee et conjointe. Et que devient la volonté humaine quand elle est entièrement abandonnée au bon playsir divin ? elle  i^o Traitté de l'Amour de Dieu ne périt pas tout a fait, mais elle est tellement abismee et meslee avec la volonté de Dieu, qu'elle ne paroist plus et n'a plus aucun vouloir séparé de celuy de Dieu. Imaginés- vous, Theotime, le glorieux et non jamais asses loiié saint Louys qui s'embarque et fait voyle pour aller outre mer ; et voyes que la Reyne, sa chère femme, s'embarque avec sa Majesté. Or, qui eust de- mandé a cette brave princesse : Ou alles-vous. Madame ? elle eust sans doute respondu : Je vay ou le Roy va. Et qui eust derechef demandé : Mais sçaves-vous bien. Madame, ou le Roy va ? elle eust aussi respondu : Il me l'a dit en gênerai, et néanmoins, je n'ay aucun soucy de sçavoir ou il va, ains seulement d'aller avec luy. Que si on eust répliqué : Donques, Madame, vous n'aves point de dessein en ce voyage ? Non, eust-elle dit, je n'en ay point d'autre que d'estre avec mon cher seigneur et mari. Voire mais, luy eust-on peu dire, il va en Egypte, pour passer en Palestine ; il logera a Damiette, dans Acre et plusieurs autres lieux : n'aves vous pas intention, Madame, d'y aller aussi ? A cela elle eust respondu : Non vrayement, je n'ay nulle intention sinon d'estre auprès de mon Roy, et les lieux ou il va me sont indifferens et de nulle considération, sinon entant qu'il y sera ; je vay sans désir d'aller, car je n'affectionne rien que la présence du Roy : c'est donq le Roy qui va, et qui veut le voyage, et quant a moy je ne vay pas, je suy ; je ne veux pas le voyage, ains la seule présence du Roy ; le .séjour, le voyage et toute sorte de diversités m'estant tout a fait indifférentes. Certes, si on demande a quelque serviteur qui est a la suite de son maistre, ou il va, il ne doit pas respon- dre qu'il va en tel ou tel lieu, ains seulement qu'il suit son maistre, car il ne va nulle part par sa volonté, ains seulement par celle de son maistre ; ainsy, mon Theotime, une volonté résignée en celle de son Dieu ne doit avoir aucun vouloir, ains suivre simplement celuy de Dieu. Et comme celuy qui est dans un navire ne se remue pas de son mouvement propre, ains se laisse seulement mouvoir selon le mouvement du vaysseau  Livre IX. Chapitre xiii. 151 dans lequel il est, de mesme, le cœur qui est embarqué dans le bon playsir divin ne doit avoir aucun autre vouloir que celuy de se laisser porter au vouloir de Dieu. Et Ihors, le cœur ne dit plus : Vostre volonté soit faite et non la mienne"^, car il n'a plus aucune * Lucie, xxu, 42. volonté a renoncer ; ains il dit ces paroles : Seigneur, je remetz ma volonté entre vos mains*, comme si * Ps. xxx, 6; Lucœ, , , , . , .... . ,, XXIII, 46. sa volonté n est oit plus en sa disposition, ains en celle de la divine Providence. De sorte que ce n'est pas proprement comme les serviteurs suivent leurs maistres, car encor que le voyage se fasse par la volonté de leur maistre, leur suite toutefois se fait par leur propre volonté particulière, bien qu'elle soit une volonté sui- vante et servante, sousmise et assujettie a celle de leur maistre : si que tout ainsy que le maistre et le serviteur sont deux, aussi la volonté du maistre et celle du ser- viteur sont deux. Mais la volonté qui est morte a soy mesme pour vivre en celle de Dieu, elle est sans aucun vouloir particulier, demeurant non seulement conforme et sujette, mais toute anéantie en elle mesme et con- vertie en celle de Dieu : comme on diroit d'un petit enfant qui n'a encor point l'usage de sa volonté, pour vouloir ni aymer chose quelcomque que le sein et le visage de sa chère mère ; car il ne pense nullement a vouloir estre d'un costé ni d'autre, ni a vouloir autre chose quelcomque sinon d'estre entre les bras de sa mère, avec laquelle il pense estre une mesme chose, et n'est nullement en soucy d'accommoder sa volonté a celle de sa mère, car il ne sent point la sienne et ne cuyde pas d'en avoir une, laissant le soin a sa mère d'aller, de faire et de vouloir ce qu'elle treuvera bon pour luy. C'est certes la souveraine perfection de nostre volonté que d'estre ainsy unie a celle de nostre souverain Bien, comme fut celle du Saint qui disoit * : O Seigneur, * Ps. lxxh, 24. vous m'aves conduit et mené en vostre volonté ; car, que vouloit-il dire, sinon qu'il n'avoit nullement employé sa volonté pour se conduire, s'estant simplement laissé guider et mener a celle de son Dieu ?  152 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE XIV ESCLAIRCISSEMENT DE CE QUI A ESTÉ DIT TOUCHANT LE TRESPAS DE NOSTRE VOLONTÉ  Il est croyable que la tressainte Vierge Nostre Dame recevoit tant de contentement de porter son cher petit Jésus entre ses bras, que le contentement empeschoit la lassitude, ou du moins rendoit la lassitude aggreable : car, si de porter une branche d'agnus castus soulage ♦Vide sup.,1. VIII, les voyagcurs et les délasse*, quel allégement ne rece- C V. voit pas la glorieuse Mère de porter l'Aigneau de Dieu *joan., i,36;i Pe- immuculé^ ? Quc si parfois elle le laissoit marcher sur ses pieds avec elle, le tenant par la main, ce n'estoit pas qu'elle n'eust mieux aymé de l'avoir pendant a son col sur sa poitrine, mais elle le faisoit pour l'exercer a former ses pas et a cheminer luy mesme. Et nous autres, Theotime, comme petitz enfans du Père céleste, nous pouvons aller avec luy en deux sortes : car nous pouvons aller, premièrement, marchans des pas de nostre propre vouloir, lequel nous conformons au sien, tenans tous-jours de la main de nostre obéissance celle de son intention divine et la suivant par tout ou elle nous conduit ; qui est ce que Dieu requiert de nous par la signification de sa volonté, car puisqu'il veut que je fasse ce qu'il m'ordonne, il veut que j'aye le vouloir de le faire. Dieu m'a signifié qu'il vouloit que je sancti- fiasse le jour du repos : puisqu'il veut que je le fasse, il veut donques que je le veuille faire, et que pour cela j'aye mon propre vouloir par lequel je suive le sien, me conformant et correspondant a iceluy. Mays nous pouvons aussi aller avec Nostre Seigneur sans avoir aucun vouloir propre, nous laissans simplement porter  Livre IX. Chapitre xiv. 153 a son bon playsir divin, comme un petit enfant entre les bras de sa mère, par une certaine sorte de consen- tement admirable qui se peut appeller union, ou plustost unité de nostre volonté avec celle de Dieu. Et c'est la façon avec laquelle nous devons tascher de nous com- porter en la volonté du bon playsir divin, d'autant que les effectz de cette volonté du bon playsir procèdent purement de sa providence, et sans que nous les fassions ilz nous arrivent. Il est vray que nous pouvons bien vouloir qu'ilz arrivent selon la volonté de Dieu, et ce vouloir est très bon ; mais nous pouvons bien aussi recevoir les evenemens du bon playsir céleste par une très simple tranquillité de nostre volonté qui, ne vou- lant chose quelcomque, acquiesce simplement a tout ce que Dieu veut estre fait en nous, sur nous et de nous. Si on eust demandé au doux Enfant Jésus, estant porté entre les bras de sa Mère, ou il alloit, n'eust-il pas eu rayson de respondre : Je ne vay pas, c'est ma Mère qui va pour moy. Et qui luy eust demandé : Mais au moins, n'allés vous pas avec vostre Mère ? n'eust-il pas eu rayson de dire : Non, je ne vay nullement, ou si je vay la part ou ma Mère me porte, je n'y vay pas avec elle ni par mes propres pas, ains j'y vay par les pas de ma Mère, par elle et en elle. Et qui luy eust répliqué : Mais au moins, o trescher divin Enfant, vous vous voules bien laisser porter a vostre douce Mère ? Non fay certes, eust-il peu dire, je ne veux rien de tout cela, ains, comme ma toute bonne Mère marche pour moy, aussi elle veut pour moy : je luy laisse également le soin et d'aller et de vouloir aller pour moy ou bon luy semblera ; et comme je ne marche que par ses pas, aussi je ne veux que par son vouloir, et des que je me treuve entre ses bras je n'ay aucune attention ni a vou- loir ni a ne vouloir pas, laissant tout autre soin a ma Mère hormis celuy d'estre sur son sein, de succer son sacré chicheron, et de me tenir bien attaché a son col très aymable pour la bayser amoureusement des haysers de ma bouche*. Et afiin que vous le sachies, tandis * Cant., i, i ; juxta .,,,., . . Hebr. et Septuag. que ]e suis parmi les dehces de ces saintes caresses qui  154 Traitté de l'Amour de Dieu surpassent toute suavité, il m'est advis que ma Mère est un arbre de vie et que je suis en elle comme son fruit, que je suis son propre cœur au milieu de sa poitrine, ou son ame au milieu de son cœur : c'est pourquoy, comme son marcher suffit pour elle et pour moy, sans que je me mesle de faire aucun pas, aussi sa volonté suffit pour elle et pour moy, sans que je fasse aucun vouloir pour ce qui est d'aller ou de venir. Aussi ne prens-je point garde si elle va viste ou tout belle- ment, ni si elle va d'un costé ou d'autre, ni je ne m'enquiers nullement ou elle veut aller, me contentant que, comme que ce soit, je suis tous-jours entre ses bras, joignant ses amiables mammelles, ou je me repais *Cant.,n, i6, VI, 2. comme entre les lys*. O divin Enfant de Marie, per- mettes a ma chetifve ame cet eslan de dilection ! Or ailes donq, o cher petit Enfant très aymable, ou plustost, n'allés pas, mais demeures ainsy saintement collé a la poitrine de vostre douce Mère ; ailes tous-jours en elle et par elle, ou avec elle, et n ailes jamais sans elle tandis que vous estes enfant. O que bienheureux est le ventre qui vous a porté et les mammelles * Luc3c, XI, 27. que vous aves succees* ! Le Sauveur de nos âmes eut l'usage de rayson des l'instant de sa conception au ventre de sa Mère, et pouvoit faire tous ces discours ; ouy mesme le glorieux saint Jean, son Précurseur, des le jour de la sainte Visitation : et bien que l'un et l'autre, pendant ce tems-la et celuy de l'enfance, jouit de sa propre liberté pour vouloir et ne vouloir pas les choses, si est-ce qu'ilz laissèrent le soin, en ce qui estoit de leur conduite extérieure, a leurs mères, de faire et vouloir pour eux ce qui estoit requis. Theotime, nous devons estre comme cela, nous rendans pliables et maniables au bon playsir divin, comm.e si nous estions de cire, ne nous amusans point a souhaiter et vouloir les choses, mais les laissant vouloir et faire a Dieu pour nous ainsy qu'il luy plaira, jettans en luy toute nostre sollicitude, d'autant ♦iPetri.v, 7. qu'il a soin de nous, ainsy que dit le saint Apostre *« Et notés qu'il dit toute nostre sollicitude, c'est a dire,  Livre IX. Chapitre xv. 155 autant celle que nous avons de recevoir les evenemens comme celle de vouloir ou ne vouloir pas ; car il aura soin du succès de nos affaires et de vouloir pour nous ce qui sera le meilleur. Ce pendant employons chèrement nostre soin a bénir Dieu de tout ce qu'il fera, a l'exemple de Job*, disans : * cap. i, 21. Le Seigneur m'a donné beaucoup, le Seigneur me Va esté ; le nom du Seigneur soit béni. Non, Seigneur, je ne veux aucun événement, car je les vous laisse vouloir pour moy tout a vostre gré ; mais en lieu de vouloir les evenemens, je vous beniray dequoy vous les aures voulu. O Theotime, que cette occupation de nostre volonté est excellente, quand elle quitte le soin de vouloir et choisir les effectz du bon playsir divin, pour louer et remercier ce bon playsir de telz effectz.  CHAPITRE XV DU PLUS EXCELLENT EXERCICE QUE NOUS PUISSIONS FAIRE PARMI LES PEINES INTERIEURES ET EXTERIEURES DE CETTE VIE, EN SUITE DE L'iNDIFFERENCE ET TRESPAS DE LA VOLONTÉ  (a) Bénir Dieu et le remercier pour tous les evenemens que sa providence ordonne, c'est a la vérité une occu- pation toute sainte ; mays si, tandis que nous laissons le soin a Dieu de vouloir et faire ce qu'il luy plait en nous, sur nous et de nous, sans estre attentifs a ce qui se passe quoy que nous le sentions bien, nous pouvions  (a) rCeste imitation de Job... L'occupation dej  156 Traitté de l'Amour de Dieu divertir nostre cœur et appliquer nostre attention en la Bonté et Douceur divine, (b) la bénissant non en ses effectz ni es evenemens qu'elle ordonne, mais en elle mesme et en sa propre excellence, nous ferions sans doute un exercice beaucoup plus eminent. Demetrius tenant le siège devant Rhodes, Protogenes qui estoit en une petite mayson des fauxbourgs, ne cessa jamais de travailler, mais avec tant d'asseurance et de repos d'esprit, qu'encor qu'on luy tint presque tous-jours l'espee a la gorge, il fit l'excellent chef d'œuvre d'un satyre admirable qui s'esgayoit a joiier * piin., Hist. nat., du flageolet*. O Dieu, quelles âmes, qui entre toutes L XXXV, ex (al. °,, ., . ^ . , xxxvi). sortes d accidens tiennent tous-jours leur attention et affection sur la Bonté éternelle, pour l'honnorer et chérir a jamais ! La fille d'un excellent médecin et chirurgien estant en fièvre continue, et sachant que son père l'aymoit uniquement, disoit a l'une de ses amies : Je sens beau- coup de peine, mais pourtant je (<=) ne pense point aux remèdes, car je ne sçai pas ce qui pourroit servir a ma guerison ; je pourrois désirer une chose et il m'en faudroit une autre : ne gaigne-je donq pas mieux de laisser tout ce soin a mon père, qui sçait, qui peut et qui veut pour moy tout ce qui est requis a ma santé ? J'aurois tort d'y penser, car il y pensera asses pour moy ; j'aurois tort de vouloir quelque chose, car il voudra asses tout ce qui me sera proffitable : seulement donq j'attendray qu'il veuille ce qu'il jugera expédient, et (d) ne m'amuseray qu'a le regarder quand il sera près de moy, a luy tesmoigner mon amour filial et luy faire connoistre ma confiance parfaite. Et sur ces paroles elle s'endormit, tandis que son père, jugeant  (b) divine, — [laquelle dispose les evenemens... J (c) je — fn'ay point de soin de ma guerison, car je ne sçai ce qui me peut estre nécessaire...] (d) et — fce pendant je le regarderay, je luy tesmoigneray mon amour et ma confiance parfaite en sa bonté... J  Livre IX. Chapitre xv. 157 a propos de la saigner, disposa ce qui estoit requis ; et venant a elle, ainsy qu'elle se resveilla, après l'avoir interrogée comme elle se treuvoit de son sommeil, il luy demanda si elle vouloit pas bien estre saignée pour guérir. Mon père, respondit elle, je suis vostre, je ne sçai ce que je dois vouloir pour guérir, c'est a vous de vouloir et faire pour moy tout ce qui vous semblera bon ; car, quant a moy, il me suffit de vous aymer et honnorer de tout mon cœur, comme je fay. Voyla donq qu'on luy bande le bras et que le père mesme porte la lancette sur la veyne ; mays tandis qu'il donne le coup et que le sang en sort, jamais cette aymable fille ne regarda son bras piqué, ni son sang sortant de la veyne, ains, tenant ses yeux arrestés sur le visage de son père, elle ne disoit autre chose sinon parfois tout doucement : Mon père m'ayme bien, et moy je suis toute sienne ; et quand tout fut fait elle ne le remercia point, mais seu- lement répéta encor une fois les mesmes paroles de son affection et confiance filiale. Or dites moy maintenant, mon ami Theotime i^), cette fille ne tesmoigna elle pas un amour plus attentif et plus solide envers son père que si elle eust eu beaucoup de soin de luy demander des remèdes a son mal, de regarder comme on luy ouvroit la veyne ou comme le sang couloit, et de luy dire beaucoup de paroles de remerciment ? Il n'y a, certes, doute quelcomque en cela ; car, si elle eust pensé a soy, qu'eust elle gaigné sinon d'avoir du souci inutile, puisque son père en avoit asses pour elle ? regardant son bras, qu'eust elle fait sinon recevoir de la frayeur ? et remerciant son père, quelle vertu eust elle prattiquee sinon celle de la grati- tude ? N'a elle pas donq mieux fait de s'occuper toute (^^ es démonstrations de son amour filial, infiniment plus aggreable au père que toute autre vertu ?  (e) maintenant, — ma chère Philothee (f) de s'occuper toute — fen l'exercice et es paroles de l'amour filial, plus cher et plus aymable... J  138 Traitté de l'Amour de Dieu Mes yeux sont tous-jours au Seigneur, car il * Ps. XXIV, 15. desengagera mes pieds des filetz et des pièges *. Es tu tumbé dans les filetz des adversités ? hé, ne regarde pas ton adventure, ni les pièges esquelz tu es pris : regarde Dieu et le laisse faire, il aura soin de toy ; jette *Ps. Liv, 23 ; I Pe- ta pensée sur luy, et il te nourrira *. Pourquoy te mesles tu de vouloir ou ne vouloir pas les evenemens et accidens du monde, puisque tu ne sçais pas ce que tu dois vouloir, et que Dieu voudra tous-jours asses pour toy tout ce que tu pourras vouloir, sans que tu t'en mettes en peine ? Attens donq en repos d'esprit les effectz du bon playsir divin, et que son vouloir te suffise puisqu'il est tous-jours très bon ; car ainsy or- donna-il a sa bienaymee sainte Catherine de Sienne : *B. Raym. de Cap. « Peusc en moy, » lui dit il, « et je penseray pour toy*. » Pars 1", c. X. ' Il est fort malaysé de bien exprimer cette extrême indifférence de la volonté (g) humaine qui est ainsy réduite et trespassee en la volonté de Dieu : car il ne faut pas dire, ce me semble, qu'elle acquiesce a celle de Dieu, puisque l'acquiescement est un acte de ^^) l'ame qui declaire son consentement ; il ne faut pas dire non plus qu'elle accepte ni qu'elle reçoit, d'autant que accepter et recevoir sont de certaines actions qu'on peut en certaine (') façon appeller actions passives, par les- quelles nous embrassons et prenons ce qui 0) nous arrive ; il ne faut pas dire aussi qu'elle permet, d'au- tant que la permission est une action de la volonté, et par conséquent un certain vouloir oysif qui ne veut voirement rien faire, mais veut pourtant laisser faire. Il me semble donq plustost, que l'ame qui est en cette indifférence et qui ne veut rien, ains laisse vouloir a Dieu ce qu'il luy plaira, doit estre ditte avoir sa volonté en une simple et générale attente ; d'autant qu'attendre  (g) de la volonté — [unie et abismec.J (h) de — [la volonté qui se contente...] (i) quelque (j) ce qui — [nous est donne, baillé et quij  Livre IX. Chapitre xv. 159 ce n'est pas faire ou agir, ains demeurer exposé a (^^) quelqu'evenement. Et si vous y prenes garde, l'attente de l'ame est vrayement volontaire, et toutefois ce n'est pas une action, mais une simple disposition a recevoir (i) ce qui arrivera ; et Ihors que les evenemens sont arrivés et receuz, l'attente se convertit en consentement ou acquiescement, mais avant la venue d'iceux, en vérité l'ame est en une simple attente, indifférente a tout ce qu'il plaira a la volonté divine d'ordonner. M Nostre Sauveur exprime ainsy l'extrême sous- mission de sa volonté humaine a celle de son Père éternel : Le Seigneur Dieu, dit il *, a ouvert mon * is., l, 5, 6. aureille, c'est a dire, m'a annoncé son bon playsir touchant la multitude des travaux que je dois souffrir ; et moy, dit il par après, je ne contredis point, je ne me retire point en arrière. Qu'est ce a dire je ne contredis point, je ne me tire point en arrière ? sinon : ma volonté est en une simple attente, et demeure disposée a tout ce que celle de Dieu ordonnera ; en suite dequoy je baille et abandonne mon cors a la merci de ceux qui le battront, et mes joiies a ceux qui les pèleront, préparé a tout ce qu'ilz voudront faire de moy. Mays voyes, je vous prie, Theotime (i^), que tout ainsy que nostre Sauveur, après l'orayson de rési- gnation qu'il fit au jardin des Olives (o) et sa prise, se laissa manier et mener au gré de ceux qui le crucifiè- rent, avec un abandonnement admirable de son cors et de sa vie entre leurs mains, aussi mit-il son ame et sa volonté, par une indifférence très parfaite, es mains de son Père éternel. Car bien qu'il dit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoy m' as tu abandonné * ? ce fut * Matt., xxvn, .16. pour nous faire sçavoir les véritables amertumes et  (k) a — [l'action d'autruy...J (1) a recevoir — [les actions et niouvemens de quelqu'un, lesquelz mou- vernens estans receuz, l'attente...] (m) [Isaye parlant... introduisant nostre Sauveur...] (n) Philothee (o) des Olives — [ne fit jamais plus ni résistance ni...J  i6o Traitté de l'Amour de Dieu peines de son ame, et non pour contrevenir a la tres- sainte indifférence en laquelle il estoit ; ainsy qu'il monstra (p) bien tost après, concluant toute sa vie et sa Passion par ces (q) incomparables paroles : Mon Père, * Lucœ, XXIII, 46. je remetz mon esprit entre vos mains"^.  CHAPITRE X\T DU DESPOUILLEMENT PARFAIT DE L'AME UNIE A LA VOLONTÉ DE DIEU Representons-nous le doux Jésus, Theotime, chez Pilate, ou, pour l'amour de nous, les gens d'armes, ministres de la mort, le devestirent de tous ses habitz l'un après l'autre, et non contens de cela luy osterent encor sa peau, la deschirans a coups de verges et de foiietz ; comme par après son ame fut despouillee de son cors et le cors de sa vie par la mort qu'il souffrit en la croix : mais trois jours passés, par sa tressainte Résurrection, l'ame se revestit de son cors glorieux, et le cors de sa peau immortelle, et s'habilla de vestemens differens, ou en pèlerin, ou en jardinier, ou d'autre sorte, selon que le salut des hommes et la gloire de son Père le requeroit. L'amour fit tout cela, Theotime : et c'est l'amour aussi qui, entrant en une ame affin de la faire heureusement mourir a soy et revivre a Dieu, la fait despouiller de tous les désirs humains et de l'estime de soy mesme, qui n'est pas moins attachée a l'esprit que la peau a la chair, et la desnue en fin des affections plus aymables, comme sont celles qu'elle avoit aux  (p) protesta (q) par ces — [iminortellesj  Livre IX. Chapitre xvi. i6i consolations spirituelles, aux exercices de pieté et a la perfection des vertus, qui sembloyent estre la propre vie de l'ame dévote. Alhors, Theotime, l'ame a rayson de s'escrier : J'ay osté mes habitz, comme m'en revestiray ? j'ay lavé m^es pieds de toutes sortes d'affections, comme les souillerois-je derechef* ? Nue je suis sortie de la * Caut., v, 3. main de Dieu, et nue j'y retourneray ; le Seigneur m'avoit donné beaucoup de désirs, le Seigneur me les a ostés, son saint nom soit béni*. Ouy, Theotime, le * job, i, 21. mesme Seigneur qui nous fait désirer les vertus en nostre commencement et qui nous les fait prattiquer en toutes occurrences, c'est luy mesme qui nous oste l'affec- tion des vertus et de tous les exercices spirituelz, afftn qu'avec plus de tranquillité, de pureté et de simplicité, nous n'affectionnions rien que le bon playsir de sa divine Majesté. Car, comme la belle et chaste Judith avoit voirement dans ses cabinetz ses beaux habitz de feste, et néanmoins ne les affectionnoit point, ni ne s'en para jamais en sa viduité sinon quand, inspirée de Dieu, elle alla ruiner Holophernes *, ainsy, quoy que * Judith, x, 3. nous ayons appris la prattique des vertus et les exer- cices de dévotion, si est ce que nous ne les devons point affectionner ni en revestir nostre cœur sinon a mesure que nous sçavons que c'est le bon playsir de Dieu ; et comme Judith demeura tous-jours en habit de deuil, sinon en cette occasion en laquelle Dieu voulut qu'elle se mist en pompe, aussi devons nous paisible- ment demeurer revestus de nostre misère et abjection, parmi nos imperfections et foiblesses, jusques a ce que Dieu nous exalte a la prattique des excellentes actions. On ne peut longuement demeurer en cette nudité, despouillé de toute sorte d'affections : c'est pourquoy, selon l'advis du saint Apostre*, après que nous avons * Coioss., m, 9, 10. osté les vestemens du viel Adam, il se faut revestir des habitz du nouvel homme, c'est a dire de Jésus Christ. Car ayant tout renoncé, voire mesme les affections des vertus, pour ne vouloir ni de celles-là ni d'autres quel- conques qu'autant que le bon playsir divin portera, il  102 Traitté de l'Amour de Dieu nous faut revestir derechef de plusieurs affections, et peut estre des mesmes que nous avons renoncees et résignées ; mais il s'en faut derechef revestir, non plus parce qu'elles nous sont aggreables, utiles, honnorables et propres a contenter l'amour que nous avons pour nous mesmes, ains parce qu'elles sont aggreables a Dieu, utiles a son honneur et destinées a sa gloire. Eliezer portoit des pendans d'aureilles, des brasseletz et des vestemens neufs pour la fille que Dieu avoit préparée au filz de son maistre ; et par effect il les donna a la vierge Rebecca si tost qu'il conneut qu'elle *Gen., XXIV, 22, 53. estoit Celle la*. Il faut des habitz neufs a l'espouse du Sauveur : si pour l'amour de luy elle s'est despouiUee de l'affection ancienne qu'elle avoit a ses parens, au païs, a la mayson, aux amis, il faut qu'elle en prenne une toute nouvelle, affectionnant tout cela en son rang, non plus selon les considérations humaines, mais parce que l'Espoux céleste le veut, le commande et l'entend, * Cant., II, 4. et qu'il a mis un tel ordre en la charité*. Si on s'est desnué de la vielle affection aux consolations spirituel- les, aux exercices de la dévotion, a la prattique des vertus, voire mesme a nostre propre avancement en la perfection, il se faut revestir d'une autre affection toute nouvelle, aj^mant toutes ces grâces et faveurs célestes non plus parce qu'elles perfectionnent et ornent nostre esprit, mays parce que le nom de Nostre Seigneur en est sanctifié, que son royaume en est enrichi et son * Matt., VI, y, 10. bon playsir glorifié*. Ainsy saint Pierre s'habille dans la prison, non par son élection, mais a mesure que l'Ange le luy com- mande : il met sa ceinture, puis ses sandales, puis ses * Act., XII, 8. autres vestemens*. Et le glorieux saint Paul, despouillé * ibid., IX, 6. en un moment de toutes affections : Seigneur, dit-il*, que voules vous que je face ? c'est a dire : Que vous plait-il que j'affectionne, puisque me jettant a terre vous aves fait mourir ma volonté propre ? Hé, Seigneur, mettes vostre bon playsir en sa place et m' enseignes * Ps. cxLii, 10. de faire vostre volonté, car vous estes mon Dieu*. Theotime, quicomque a tout quitté pour Dieu ne doit  Livre IX. Chapitre xvi. 163 rien reprendre que comme Dieu le veut : il ne nourrit plus son cors sinon comme Dieu l'ordonne, affin qu'il serve a l'esprit ; il n'estudie plus que pour servir le prochain et sa propre ame, selon l'intention divine ; il prattique les vertus, non selon qu'elles sont plus a son gré, mais selon que Dieu le désire. Dieu commanda au prophète Isaïe* de se despouiller * Cap. xx, 2, 3. tout nud, et il le fit, marchant et preschant en cette sorte, ou trois jours entiers, comme quelques uns dient, ou trois ans, comme les autres pensent ; puis il reprit ses habitz quand le terme que Dieu luy avoit prefigé fut passé. Ainsy se faut il desnuer de toutes affections, petites et grandes, et faut souvent examiner nostre cœur pour voir s'il est bien prest a se devestir, comme fit Isaïe, de tous ses habitz, puis reprendre aussi, quand il en est tems, les affections convenables au service de la charité ; afftn de mourir en croix tous nuds avec nostre divin Sauveur, et resusciter par après en un nouvel homme avec luy*. L'amour est fort comme * Rom., vi, 4-6. la mort* pour nous faire tout quitter ; il est magnifique * Cant., uit., 6. comme la résurrection pour nous parer de gloire et d'honneur.  FIN DU NEUFVIESME LIVRE  LIVRE DIXIESME  DU COMMANDEMENT D'AYMER DIEU SUR TOUTES CHOSES  CHAPITRE PREMIER DE LA DOUCEUR DU COMMANDEMENT QUE DIEU NOUS A FAIT DE L'AYMER sur TOUTES CHOSES L'homme est la perfection de l'univers, l'esprit est la perfection de l'homme, l'amour celle de l'esprit, et la charité celle de l'amour : c'est pourquoy l'amour de Dieu est la fin, la perfection et l'excellence de l'univers. En cela, Theotime, consiste la grandeur et primauté du commandement de l'amour divin que le Sauveur nomme le premier et le très grand commandement* . Ce * Jiatt., xxn, 38. commandement est comme un soleil qui donne le lustre et la dignité a toutes les loix sacrées, a toutes les ordonnances divines et a toutes les Saintes Escritures. Tout est fait pour ce céleste amour et tout se rap- porte a iceluy : de l'arbre sacré de ce commandement dépendent tous les conseilz, exhortations, inspirations, et les autres commandemens, comme ses fleurs, et  i65 Traitté de l'Amour de Dieu la vie éternelle comme son fruit ; et tout ce qui ne tend point a l'amour éternel tend a la mort éternelle. Grand commandement, duquel la parfaite prattique dure en la vie éternelle, ains n'est autre chose que la vie éternelle ! Mais voyés, Theotime, combien cette loy d'amour est aymable ! Hé, Seigneur Dieu, ne suffisoit il pas qu'il vous pleust de nous permettre ce divin amour, * Gen.,xxix, 19. commc Labau permit celuy de Rachel a Jacob*, sans qu'il vous pleust encor de nous y semondre par exhor- tations, de nous y pousser par vos commandemens ? Mais non, Bonté divine, affin que ni vostre grandeur, ni nostre bassesse, ni prétexte quelcomque ne nous retardast de vous aymer, vous nous le commandés. Le pauvre Apelles, ne se pouvant garder d'aymer, n'osoit toutefois aymer la belle Campaspé (i), parce qu'elle appartenoit au grand Alexandre ; mais quand il eut congé de l' aymer, combien s'en estima-il obligé a celuy qui le luy permettoit ! Il ne sçavoit s'il devoit plus aymer, ou cette belle Campaspé qu'un si grand Empe- reur luy avoit quitté, ou ce grand Empereur qui luy avoit quitté une si belle Campaspé. O vray Dieu, si nous le sçavions entendre, mon cher Theotime, quelle obligation aurions-nous a ce souverain Bien qui non seulement nous permet, mais nous commande de l'ay- mer ! Helas, o Dieu, je ne sçay pas si je dois plus aymer vostre infinie beauté qu'une si divine bonté m'ordonne d'aymer, ou vostre divine bonté qui m'or- donne d'aymer une si très infinie beauté ! O beauté, combien estes vous aymable, m 'estant octroyée par une si immense bonté ! o bonté, que vous estes amiable de me communiquer une si eminente beauté ! Dieu, au jour du jugement, imprimera es espritz des damnés l'appréhension de la perte qu'ilz feront, en une façon admirable : car la divine Majesté leur fera claire- ment voir la souveraine beauté de sa face et les trésors  (ij Selon l'orthographe de Pline {Hist. iiat., lib. XXXV, cap. xxxvi) et des autres classiques. On lit Compaspé dans la première édition.  Livre X. Chapitre i. 167 de sa bonté, et a la veiie de cet abisme infini de délices, la volonté, par un effort extrême, se voudra lancer sur iceluy pour s'unir a luy et jouir de son amour ; mais ce sera pour néant, d'autant qu'elle sera comme une femme qui, entre les douleurs de l'enfantement, après avoir enduré des violentes tranchées, des convulsions cruelles et des détresses insupportables, meurt en fin sans pou- voir enfanter. Car a mesme que la claire et belle connoissance de la divine beauté aura pénétré les en- tendemens de ces espritz infortunés, la divine justice ostera tellement la force a la volonté, qu'elle ne pourra nullement aymer cet object que l'entendement luy pro- posera et représentera estre tant aymable ; et cette veiie qui devoit engendrer un si grand amour en la volonté, en lieu de cela y fera naistre une tristesse infinie, laquelle sera rendue éternelle par la souvenance qui demeurera a jamais en ces âmes perdues (<^) de la souveraine beauté qu'ilz auront veiie : souvenance stérile de tout bien, ains fertile de travaux, de peines, de tormens et de desespoirs immortelz ; d'autant (b) qu'en la volonté se treuvera tout ensemble une impossibilité, ains une effroyable et éternelle aversion et répugnance d'aymer cette tant désirable excellence. Si que les misérables damnés demeureront a jamais en une rage désespérée, de sçavoir une perfection si souverainement aymable sans en pouvoir jamais avoir ni la jouissance ni l'amour, parce que tandis qu'ilz l'ont peu aymer ilz n'ont pas voulu : ilz brusleront d'une soif d'autant plus violente que le souvenir de cette source des eaux de la vie éternelle * aiguisera leurs ardeurs ; ilz mour- * Jerem., n, 13 1 . , . Joan., IV, 14. ront immortellement, comme des chiens, d une faim"^ * Ps. lvih, 7.  (a) [Le Ms. (B) du Livre X comprend la suite de ce chapitre, sauf les lignes 7-24, p. 168, qui sont coupées dans l'Autographe, la plus grande partie du troisième et du quatrième chapitre, un fragment du douzième, et le seizième tout entier.] (b) d'autant — [qu'elle sera accompaignee d'une effroyable impossibihté, et qu'en la volonté se treuvera a mesme tems un'eternelle répugnance, aversion et haync.J  i68 Traitté de l'Amour de Dieu d'autant plus véhémente, que leur mémoire en affinera l'insatiable cruauté par le souvenir du festin duquel ilz auront esté privés : Car alhors, frémissant de rage. Le pervers tout sec deviendra ; Mais quoy que brasse en son courage * Ps. CXI, ult. Le meschant, tout luy defaudra*. Certes, je ne voudrois pas asseurer que cette veiie de la beauté de Dieu, que les malheureux auront comme en eloyse et a guise d'un esclair, doive estre de mesme clarté que celle des Bienheureux ; mais elle sera pour- tant si claire qvJilz verront le Filz de l'homme en sa * Matt., XXIV, 30. majesté*, ilz verront Celuy qu'ilz ont percé**, et par aVo^C î, ^7^' ^^ ' la veiie de cette gloire connoistront la grandeur de leur perte. O si Dieu avoit défendu a l'homme de l'aymer, que de regretz es âmes généreuses ! que ne feroyent elles pas pour en obtenir la permission ! David entra au hazard d'un combat extrêmement rude, pour avoir la * I Reg., xviii, 25. fille du Roy* ; et qu'est ce que ne fit pas Jacob pour * Gen.,xxix, 18. pouvoir espouser Rachel*, et le prince Sichem, pour * ibid., xxxiv. avoir Dina en mariage * ? Les damnés s'estimeroyent bienheureux s'ilz pensoyent de pouvoir quelque fois aymer Dieu, et les Bienheureux s'estimeroyent damnés s'ilz croyoient de pouvoir estre une fois privés de cet amour sacré. Hé, vray Dieu, combien est désirable la suavité de ce commandement, Theotime, puisque si la divine volonté le faysoit aux damnés ilz seroyent en un moment délivrés de leur plus grand malheur, et que les Bien- heureux ne sont Bienheureux que par la prattique d'iceluy ! O amour céleste, que vous estes aymable a nos âmes ! et que bénie soit a jamais la Bonté laquelle nous commande avec tant de soin qu'on l'ayme, quoy que son amour soit si désirable et nécessaire a nostre bonheur que sans iceluy nous ne puissions estre que malheureux !  LivRK X. Chapitre ii. 169  CHAPITRE II QUE CE DIVIN COMMANDEMENT DE L'aMOUR TEND AU CIEL, MAIS EST TOUTEFOIS DONNÉ AUX FIDELES DE CE MONDE  Si aucune loy n'est imposée au juste*, parce que, * i Tim., i, 9. prévenant la loy et sans avoir besoin d'estre sollicité par icelle, il fait la volonté de Dieu par l'instinct de la charité qui règne en son ame, combien devons nous estimer les Bienheureux de Paradis libres et exemptz de toute sorte de commandemens, puisque, de la jouis- sance en laquelle ilz sont de la souveraine beauté et bonté du Bienaymé, coule et procède une très douce mais inévitable nécessité en leurs espritz, d'aymer éter- nellement la tressainte Divinité ? Nous aymerons Dieu au Ciel, Theotime, non comme liés et obligés par la loy, mais comme attirés et ravis par la joye que cet object si parfaittement aymable donnera a nos cœurs ; alhors la force du commandement cessera pour faire place a la force du contentement, qui sera le fruit et le comble de l'observation du commandement. Nous sommes donques destinés au contentement qui nous est promis en la vie immortelle, par ce commandement qui nous est fait en cette vie mortelle, en laquelle nous sommes, a la vérité, obligés de l'observer très estroittement, puisque c'est la loy fondamentale que le Roy Jésus a donné aux citoyens de la Hierusalem militante, pour leur faire mériter la bourgeoisie et la joye de la Hierusalem triomphante. Certes, la haut au Ciel nous aurons un cœur tout libre de passions, une ame toute espuree de distractions, un esprit affranchi de contradictions, et des forces  170 Traitté de l'Amour de Dieu exemptes de répugnances ; et partant nous y aymerons Dieu par une perpétuelle et non jamais interrompue " Apoc, IV, 8. dilection, ainsy qu'il est dit* de ces quatre animaux sacrés qui, representans les Evangelistes, sans cesser ni jour ni nuit louoyent continuellement la Divinité. O Dieu, quelle joye, quand, establis en ces eternelz tabernacles, nos espritz seront en ce mouvement per- pétuel emmi lequel ilz auront le repos tant désiré de leur éternelle dilection ! Heureux qui loge en ta mayson ! Ps. Lxxxiii, 5. // te lotie en toute sayson*. Mais il ne faut pas prétendre a cet amour si extrême- ment parfait, en cette vie mortelle, car nous n'avons pas encor ni le cœur, ni l'ame, ni l'esprit, ni les forces des Bienheureux : il suffit que nous aymions de tout le cœur et de toutes les forces que nous avons. Tandis que nous sommes petitz enfans, nous sommes sages comme petitz enfans, nous parlons en petitz enfans, nous aymons comme petitz enfans ; mais quand nous serons parfaitz la haut au Ciel, nous serons quittes de I Cor.,xni, II. nostre enfance* et aymerons Dieu parfaittement. Et ne faut pas non plus, Theotime, que pendant l'enfance de nostre vie mortelle, nous laissions de faire ce qui est en nous, selon qu'il nous est commandé ; puisque non seulement nous le pouvons, mais il est très aysé, tout ce commandement estant de l'amour, et de l'amour de Dieu, qui, estant souverainement bon, est souveraine- ment aymable.  Livre X. Chapitre m. 171  CHAPITRE III (a)  COMME TOUT LE CŒUR ESTANT EMPLOYE EN L AMOUR SACRE ON PEUT NEANMOINS AYMER DIEU DIFFEREMMENT ET AYMER ENCOR PLUSIEURS AUTRES CHOSES AVEC DIEU  (b) Qui dit tout ne forclost rien ; et toutefois, un homme ne laissera pas d'estre tout a Dieu, tout a son père, tout a sa mère, tout au prince, tout a la republi- que, tout a ses enfans, tout a ses amis : en sorte qu'estant tout a un chacun, il sera encor tout a tous. Or cela est ainsy, d'autant (c) que le devoir par lequel on est tout aux uns n'est pas contraire au devoir par lequel on est tout aux autres. L'homme se donne tout par W l'amour, et se donne tout autant qu'il ayme : il est donq souverainement donné a Dieu Ihors qu'il ayme souverainement sa divine bonté ; et quand il s'est ainsy donné il ne doit rien aymer qui puisse oster son cœur a Dieu. («") Or, jamais aucun amour n'oste nos cœurs a Dieu, sinon celuy qui luy est contraire. Sara ne se fasche point de voir  (a) fV'oir à l'Appendice.] (b) [Le passage suivant du Ms. est séparé du texte définitif par un encadrement :] Qui dit tout ne forclost rien ; et toutefois, l'enfant qui est tout a son pare ne laisse pas pour cela d'estre tout a sa mère, et tout a la femme quil prend, et tout au prince duquel il est sujet. Mon cœur est tout a Dieu, il est tout a ma mère, il est tout a mon peuple ; [il est a mon prince,] il est tout a mes enfans. Or il est tout... (c) a tous — ceux la. Or cela se fait ainsy, par ce (d) [Le cœur de] l'homme se donne par (e) a Dieu. — [Et quant au reste, quel amour que le cœur ayt, quel...j  172  Traitté de l'Amour de Dieu  Ismaël autour du cher Isaac, tandis qu'il ne se joiie * Gen., xxi, 9, 10. point a le hurter et piquer * ; et la divine Bonté ne s'offence point de voir en nous des autres amours auprès du sien, tandis qu'ilz conservent envers luy la révérence et sousmission qui luy est deûe. Certes, Theotime, la haut en Paradis Dieu se donnera tout a nous, et non pas en partie, puysque c'est un tout qui n'a point de parties ; mais il se donnera pour- tant diversement, et avec autant de différences qu'il y aura de Bienheureux : ce qui se fera ainsy, parce que, se donnant tout a tous et tout a un chacun, il ne se donnera jamais totalement ni a pas un en particuHer, ni a tous en gênerai. Or nous nous donnerons a luy selon la mesure qu'il se donnera a nous, car nous le ♦ I Cor., xin, 12. verrons voirement tous face a face* ainsy qu'il est en sa beauté, et l'aymerons de cœur a cœur ainsy qu'il est en sa bonté ; mays tous toutefois ne le verront pas avec une égale clarté, ni ne l'aymeront pas avec une égale suavité, ains un chacun le verra et l'aymera selon la particulière mesure de gloire que la divine provi- dence luy a préparée. Nous (^) aurons tous également la plénitude de ce divin amour, mais les plénitudes pourtant seront inégales (s) en perfection. Le miel de Xarbonne est tout doux, si est bien celuy de Paris : tous deux sont pleins de douceur, mais l'un néanmoins est plein d'une meilleure, plus fine et plus forte dou- ceur ; et bien que l'un et l'autre soit tout doux, ni l'un ni l'autre n'est pas toutefois totalement doux. Je fay hommage au prince souverain et je le fay encor au subalterne : j'engage donq envers l'un et envers l'autre toute ma fidehté, et toutefois je ne l'engage pas totale- ment ni a l'un ni a l'autre ; car en celle que je preste au souverain je n'exclus pas celle du subalterne, et en celle du subalterne je ne comprens pas celle du souve- rain. Que si au Ciel, ou ces paroles. Tu aymeras le  (f) Nous — [serons tous remplis...] (g) seront inégales — fen prix, en douceur, délectation...]  Livre X. Chapitre m. 173 Seigneur ton Dieu de tout ton cœur*, seront si *Deut.,vi,5; Matt., excellemment prattiquees, on aura des si f^) grandes différences en l'amour, ce n'est pas merveille si en cette vie mortelle il y en a beaucoup. Theotime, non seulement entre ceux qui ayment Dieu de tout leur cœur il y en a qui l'ayment plus et les autres moins, mais une mesme personne se surpasse maintefois soy mesme en ce souverain exercice de la dilection de Dieu sur toutes choses. Apelles faysoit mieux une fois qu'autre, il se surmontoit aucunefois soy mesme, car bien qu'il mit ordinairement tout son art et toute son attention a peindre Alexandre le Grand, si est ce qu'il ne l'y mettoit pas tous-jours totalement, ni si entièrement qu'il ne luy restast des autres effortz ; par lesquelz il n'employoit pas ni un plus grand artifice ni une plus grande affection, mais il l'employoit plus vivement et parfaitement : il appliquoit tous- jours tout son esprit a bien faire ces tableaux d'Alexandre, parce qu'il l'appliquoit sans reserve, mais il l'appliquoit au- cunefois plus (h) fortement et plus heureusement. Qui ne sçait que l'on proffite en ce saint amour, et que la fin des Saintz est comblée d'un plus parfait amour que le commencement ? Or, selon la manière de parler des Saintes Escritures, faire quelque chose de tout son cœur ne veut dire autre chose sinon la faire de bon cœur, sans reserve. O Seigneur, disoit David, je vous ay cherché de tout mon cœur* ; J'ay crié de tout mon cœur, Seigneur, * ps. cxvm, 10. exauces mov* ; et (') la sacrée Parole tesmoigne ** que * ibid., f. 145. . 1 -r^, ** I Reg., XIII, 14; vrayement il avoit suivi Dieu de tout son cœur, iit Act., xm, 2-2. nonobstant cela, elle ne laisse pas de dire qu'Ezechias n'eut point son semblable entre tous les roys de Juda, ni devant ni après luy, qu'il s'unit a Dieu et  (h) plus — [parfaitement qu'en autre tems...J (i) et — [le S' Esprit...] (i) La conjonction si est ajoutée d'après l'Autographe.  174 Traitté de l'Amour de Dieu *ivReg.,xviii,5,6. Hc sc destouma point de luy * : puis, traittant de * ibid., XXIII, 25. Josias, elle dit* qu'z/ n'y eut aucun roy devant luy (i) qui luy fust semblable, qui se retournast au Sei- gneur de tout son cœur, de toute son ame et de toute sa force selon toute la loy de Moyse ; nul aussi après luy ne s'esleva de semblable. Voyes donq, Theotime, je vous prie, voyes comme David, Ezechias et Josias aymerent Dieu de tout leur cœur, et que néanmoins ilz ne l'aymerent pas tous troys également, puisque aucun de ces troys n'eut son semblable en cet amour, ainsy que dit le sacré Texte. Tous troys l'aymerent un chacun de tout son cœur, mais pas un d'entr'eux, ni tous troys ensemble ne l'aymerent totalement, ains chacun en sa façon particulière : si que, comme tous trois furent semblables en ce qu'ilz donnèrent un chacun tout son cœur, aussi furent-ilz dissemblables tous trois en la manière de le donner. Ains, il n'y a point de doute que David, pris a part, ne fut grandement dis- semblable a soy mesme en cet amour ; et qu'avec son second cœur, que Dieu créa net et pur en luy, et avec son esprit droit, que Dieu renouvella en ses entrailles *Ps. L;i2. par la tressainte pœnitence *, il ne chantast beaucoup plus mélodieusement le cantique de sa dilection, qu'il n'avoit jamais fait avec son cœur et son esprit premier. Tous les vrays amans sont égaux en ce que tous donnent tout leur cœur a Dieu, et de toute leur force, mais ilz sont inégaux en ce qu'ilz le donnent tous diversement et avec des différentes façons ; dont les uns donnent tout leur cœur de toute leur force moins parfaitement que les autres. Qui le donne tout par le martire, qui tout par la virginité, qui tout par la pauvreté, qui tout par l'action, qui tout par la contem- plation, qui tout par l'exercice pastoral ; et tous le donnans tout par l'observance des commandemens, les uns pourtant le donnent avec moins de perfection que les autres. (i) Les paroles du Texte sacré, devant luy, sont substituées ici à la locution ni devant ni après, qui s'était glissée par inadvertance sous la plume du saint Auteur.  Livre X. Chapitre m. 175 Ouy mesme Jacob, qui est appelle le saint de Dieu, en Daniel*, et que Dieu proteste d'avoir avmé **, * Cap.,111,35. ' ^ ^ ^ **Mal., I, 2 ; Rom. confesse luy mesme qu il avoit servi Laban de toutes ix, 13. ses forces^. Et pourquoy avoit il servi Laban (J), sinon * Gen., xxxi, 6. pour avoir Rachel qu'il aymoit de toutes ses forces ? C^) Il sert Laban de toutes ses forces, il sert Dieu de toutes ses forces ; il ayme Rachel de toutes ses forces, il ayme Dieu de toutes ses forces : mais il n'ayme pas pour cela Rachel comme Dieu, ni Dieu comme Rachel. Il ayme Dieu comme son Dieu, sur toutes choses et plus que soy mesme ; il ayme Rachel comme sa femme, sur toutes les autres femmes et comme luy mesme. Il ayme Dieu de l'amour absolument et souverainement su- prême, et Rachel, du suprême amour nuptial ; et l'un des amours (i) n'est point contraire a l'autre, puisque celuy de Rachel ne viole point les privilèges et advan- tages souverains de celuy de Dieu. De sorte, Theotime, que le prix de l'amour que nous portons a Dieu dépend de l'eminence et excellence du motif pour lequel et selon lequel nous l'aymons, en ce que nous l'aymons pour sa souveraine infinie bonté, comme Dieu et selon qu'il est Dieu. Or, une goutte de cet amour vaut mieux, a plus de force et mérite plus d'estime que tous les autres amours qui jamais puissent estre es cœurs des hommes et parmi les choeurs des Anges ; car tandis que cet amour vit, il règne et tient le sceptre sur toutes affections, faysant préférer Dieu en sa volonté a toutes choses indifféremment, univer- sellement et sans reserve.  (j) avoit il servi Laban — de toutes ses forces (k) ses forces ? — [Certes, qui sert de toutes ses forces pour l'amour de quelqu'un, il faut qu'il l'ayme de toutes ses forces ; car, comment est ce que l'amour employeroit toutes les forces du cœur s'il n'estoit...] (1) [La fin du Ms. de ce chapitre n'a pas été recouvrée.]  lyô Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE IV (a) DE DEUX DEGRÉS DE PERFECTION AVEC LESQUELZ CE COMMANDEMENT PEUT ESTRE OBSERVÉ EN CETTE VIE MORTELLE  Tandis que le grand roy Salomon, jouissant encor de l'Esprit divin, composoit le sacré Cantique des Can- tiques, il avoit, selon la permission de ce tems-la, une grande variété de dames et damoyselles (^) dédiées a son amour en diverses conditions et sous des différentes * Caut., VI, 7, 8. qualités*. Car i. il y en avoit une qui estoit unique- ment l'unique amie toute parfaite, toute rare, comme une singulière colombe, avec laquelle les autres n'en- troyent point en comparayson, et que pour cela il appella de son nom, Sulamite. 2. Il en avoit soixante, qui, après celle-là, tenoyent le premier degré d'honneur et d'estime, et qui furent nommées reines ; outre les- quelles il y avoit, 3. encor quatre vingt z dames qui n'estoyent voirement pas reynes, mais qui pourtant avoyent part au lit royal en qualité d'honnorables et légitimes amies ; et finalement, 4. il y avoit des jeunes damoyselles sans nombre, réservées (c) en attente, a guise de pépinière, pour estre mises en la place des précédentes a mesure qu'elles viendroyent a défaillir. Or, sur l'idée de ce qui se passoit en son palais, il  (a) En quoy consiste proprement l'amour souverain qui nous est com- mandé. [Ce premier titre est encadré par des traits, ainsi que les passages reproduits ci-après dans les variantes (g), (k), (m).] (b) et damoyselles — [qui luy appartenoyent et estoyentj (c) reseerves — [comm'en séquestre, qui servoyent comm'une pépinière.. .J  Livre X. Chapitre iv. 177 descrivit les diverses perfections des âmes qui a l'avenir devoyent adorer, aymer et servir le grand Roy pacifique, Jésus Christ Nostre Seigneur (d). Entre lesquelles il y en a qui, estant nouvellement délivrées de leurs péchés et bien résolues d'aymer Dieu, sont néanmoins encor (f^) novices, apprentisses, tendres et foibles : si que elles ayment voirement la divine suavité, mais avec meslange de tant d'autres différentes affec- tions, que leur amour sacré estant encor comme en son enfance, (*) elles ayment avec Nostre Seigneur quantité de choses superflues, vaynes et dangereuses. Et comme un phœnix is) nouvellement esclos de sa cendre, n'ayant encor que des petites plumes fluettes et des poilz foletz, ne peut faire que des petitz eslans par lesquelz il doit estre dit sauter plustost que voler, ainsy ces tendres jeunes âmes, nouvellement nées dans la cendre de leur pœnitence, ne peuvent encor pas prendre l'essor et voler au plein air de l'amour sacré, retenues dans une multitude de mauvaises inclinations et habitudes dé- pravées que les péchés de la vie passée leur ont laissé. Elles sont néanmoins vivantes, animées et enplumees de l'amour, et de l'amour vray, autrement elles n'eussent pas quitté le péché ; mais amour néanmoins encor foible et jeune, qui, environné d'une quantité d'autres amours, ne peut pas produire tant de fruitz comme il feroit s'il possedoit entièrement le cœur. Tel fut l'enfant pro- digue quand, quittant l'infâme compaignie ou la harde des porceaux entre lesquelz il avoit vescu, il vint es bras de son père, a demi nud, tout crasseux, souillé et puant des ordures qu'il avoit contractées parmi ces vilains animaux. Car, qu'est ce quitter les porceaux, sinon se retirer des péchés ? et qu'est ce venir tout  (d) Nostre Seigneur — en son Eglise. (e) encor — toutes (f) en son enfance, — felles n'ayment rien voirement qui soit contraire a Dieu, car elles sont hors du péché, mais elles ayment... ont des affections...] (g) un phœnix — après sa renaissance, se treuve premièrement un vermis- seau, puis petit a petit, prend la forme d'un oyseau tout nud et...  178  ÏRAiTTÉ DE l'Amour de Dieu  * Ubi supra I, 2, 3.  deschiré, drilleux et puant, sinon avoir encor l'affection embarrassée des habitudes et inclinations qui tendent au péché ? Mays cependant il avoit la vie de l'ame, qui est Tamour, et comme un phœnix renaissant de sa cendre il se treuva nouvellement resuscité : il estait mort, * Lucje, XV, 24, 32. dit son père, et il est revenu a vie, il est ravivé'^. Or, ces âmes sont nommées jeunes filles i^), au Can- etcap. tique *, d'autant qu'ayant senti Yodeiir du no7n de l'Espoux, qui ne respire que salut et pardon, elles l'ayment d'un amour vray, mais amour qui, comme elles, est (') en sa tendre jeunesse. D'autant que tout ainsy que les jeunes fillettes ayment voirement bien leurs espoux, si elles en ont, mais ne laissent pas d'aymer grandement les bagues et bagatelles, et leurs compaignes avec lesquelles elles s'amusent esperdument a jouer, danser et folastrer, s'entretenans avec les petitz oyseaux, petitz chiens, escuyrieux et autres telz (J) jouetz, aussi ces âmes jeunes et novices ayment certes bien l'Espoux sacré, mais avec une multitude de dis- tractions et divertissemens volontaires ^^) : de sorte que l'aymant par dessus toutes choses, elles ne laissent pas  (h) jeunes fillettes (i) est — [tout tendre et en enfance...] (j) leurs compaignes — ["et les jeuz et vains amusemens...J avec lesquelles elles s'amusent [a jouer et folastrer, et passent le tems, voire mesmej avec les petitz oyseaux, petitz chiens, escuj-rieux et autres telz [menus fatras, amusemens, fantasies et niayseries...J (k) volontaires — [qu'elles prennent parmi une multitude de choses qu'elles affectionnent vaynement.J En quoy, comme elles ne font rien contre l'Espoux, aussi ne font elles guère pour luy, aymant tant de choses hors de luy et sans luy. Elles l'ayment sur toutes choses, mais, outre luy,elles ayment diverses choses, lesquelles comme elles n'ayment pas contre luy, aussi ne les ayment elles pas selon luy, ains hors de luy et sans luy. [Autre ébauche de la même pensée :] En quoy, comme elles n'ayment ni ne font rien contre dieu (i), aussi font elles et ayment plusieurs choses qui sont outre luy ; dont l'amour de l'Espoux demeure grandement affoibli et alangouri  (i) Ces trois mots se détachent d"une façon saillante dans l'Autographe où ils sont écrits en plus gros caractères. Notre Saint avait déjà exprimé cette maxime dans ses Règles de conduite à Padoue : « Il n'y a régis si générale qui n'ayt quelquefois son exception, sinon « celle-ci, fondement de toute autre : Rien contre Dieu. »  Livre X. Chapitre iv. 179 de s'amuser a plusieurs choses qu'elles n'ayment pas selon luy, ains outre luy, hors de luy et sans luy O. Certes, comme les menus desreglemens en paroles, en gestes, en habitz, en passetems et folastreries, ne sont pas a proprement parler contre la volonté de Dieu, aussi ne sont ilz pas selon icelle, ains hors d'icelle et sans icelle. Mays il y a des âmes qui, ayant des-ja fait quelque progrès en l'amour divin, ont retranché tout l'amour qu'elles avoyent aux choses dangereuses, (n^) et néan- moins ne laissent pas d'avoir des amours dangereux et superflus, parce qu'elles affectionnent avec excès et par un amour trop tendre et passionné ce que Dieu veut qu'elles ayment. Dieu vouloit qu'Adam aymast tendre- ment Eve, mais non pas aussi si tendrement que pour luy complaire il violast l'ordre que sa divine Majesté luy avoit donné : il n'a3^ma pas donq une chose superflue ni de soy mesme dangereuse, mais il l'ayma avec superfluité et dangereusement. L'amour de nos parens, amis, bienfacteurs, est de soy mesme selon Dieu, mais nous les pouvons aymer excessivement ; comme aussi nos vocations, pour spirituelles qu'elles soyent, et nos exercices de pieté (que toutefois nous devons tant affec- tionner) peuvent estre aymés desreglement, Ihors que l'on les préfère a l'obéissance et au bien plus universel, ou que l'on les affectionne en qualité de dernière (") fin, bien qu'ilz ne soyent que des moyens et acheminemens a nostre finale prétention, qui est le divin amour. Et ces âmes qui n'ayment rien que ce que Dieu veut qu'elles ayment, mais qui excédent en la façon d'aymer, ayment voirement la divine Bonté sur toutes choses, mais non pas en toutes choses ; car les choses mesmes qu'il leur est non seulement permis mais ordonné  (1) et sans luy,- — [car telz sont les cœurs de ceux qui affectionnent les péchés venielz.J (m) dangereuses, — voire mesme aux superflues, voulant affectionner seu- lement ce que Dieu veut qu'elles affectionnent ; (n) [La suite du Ms. de ce chapitre n'a pas été recouvrée.]  i8o Traitté de l'Amour de Dieu d'aymer selon Dieu, elles ne les ayment pas seulement selon Dieu, ains pour des causes et motifs qui ne sont pas certes contre Dieu, mais bien hors de Dieu : de sorte qu'elles ressemblent au phœnix qui, ayant ses premières plumes et commençant a se renforcer, se guindé des-ja en plein air, mais n'a pourtant encor asses de force pour demeurer longuement au vol, dont il descend souvent prendre terre pour s'y reposer. Tel fut le pauvre jeune homme qui, ayant observé les com- mandemens de Dieu des son has aage, ne desiroit pas les biens d'autruy, mais il affectionnoit trop tendrement ceux qu'il avoit ; c'est pourquoy, quand Nostre Sei- gneur luy conseilla de les donner aux pauvres, il * Matt., XIX, 20-22; devint tout triste* et melancholique : il n'avmoit rien Lucae, XVIII, 21-23. _ ^ -^ que ce qui luy estoit loysible d'aymer, mais il l'aymoit d'un amour superflu et trop serré. Ces âmes donq, Theotime, ayment voirement trop ardemment et avec superfîuité, mais elles n'ayment point les superfluités, ains seulement ce qu'il faut aymer. Et pour cela elles jouissent du lit nuptial du Salomon céleste, c'est a dire des unions, des recueille- mens et des repos amoureux dont il a esté parlé au Livre V et VI ; mais elles n'en jouissent pas en qualité d'espouses, parce que la superfîuité avec laquelle elles affectionnent les choses bonnes, fait qu'elles n'entrent pas fort souvent en ces divines unions de l'Espoux, estant occupées et diverties pour aymer hors de luy et sans luy ce qu'elles ne devroyent aymer qu'en luy et pour luy.  Livre X. Chapitre v. i8i  CHAPITRE V DE DEUX AUTRES DEGRÉS DE PLUS GRANDE PERFECTION AVEC LESQUELZ NOUS POUVONS AYMER DIEU SUR TOUTES CHOSES  Or il y a des autres âmes qui n'ayment ni les super- fluités ni avec superfluité, ains ayment seulement ce que Dieu veut et comme Dieu veut : âmes heureuses, puisqu'elles ayment Dieu, et leurs amis en Dieu, et leurs ennemis pour Dieu ; elles ayment plusieurs choses avec Dieu, mais pas une sinon en Dieu et pour Dieu ; c'est Dieu qu'elles ayment non seulement sur toutes choses mais en toutes choses, et toutes choses en Dieu ; semblables au phœnix parfaitement rajeuni et revigoré, que l'on ne void jamais qu'en l'air ou sur les coupeaux des montz qui sont en l'air. Car ainsy ces âmes n'ayment rien si ce n'est en Dieu, quoy que toutefois elles ayment plusieurs choses avec Dieu, et Dieu avec plu- sieurs choses. Saint Luc recite* que Nostre Seigneur * Cap. ix, 59. 60. invita a sa suite un jeune homme qui l'aymoit voire- ment bien fort, mais il aymoit encor grandement son père, et pour cela vouloit retourner a luy ; et Nostre Seigneur luy retranche cette superfluité d'amour et l'excite a un amour plus pur, afftn que non seulement il ayme Nostre Seigneur plus que son père, mais qu'il n'ayme son père qu'en Nostre Seigneur : Laisse aux mortz le soin d'ensevelir leurs mortz, mais quant a toy, qui as treuvé la vie, va, et annonce le Royaume de Dieu. Et ces âmes, comme vous voyes, Theotime, ayant si grande union avec l'Espoux, elles méritent bien de participer a son rang, et d'estre reynes comme il est Roy, puisqu'elles luy sont toutes dédiées, sans  i82 Traitté de l'Amour de Dieu division ni séparation quelcomque, n'aymans rien hors de luy et sans luy, ains seulement en luy et pour luy. ^lais en fin, au dessus de toutes ces âmes, il y en a une très uniquement unique, qui est la rej'ne des reynes, la plus aymante, la plus aymable et la plus aymee de toutes les amies du divin Espoux, qui non seulement a5mie Dieu sur toutes choses et en toutes choses, mais n'ayme que Dieu en toutes choses, de sorte qu'elle n'ayme pas plusieurs choses, ains une seule chose, qui est Dieu ; et parce que c'est Dieu seul qu'elle ayme en tout ce qu'elle a3'me, elle l'ayme également par tout, selon que le bon playsir d'iceluy le requiert, hors de toutes choses et sans toutes choses. Si ce n'est qu'Hester qu'Assuerus ayme, pourquoy l'aymera-il plus Ihors qu'elle est parfumée et parée que Ihors qu'elle est en son habit ordinaire ? Si ce n'est que mon Sauveur que j'ayme, pourquoy n'aymeray-je pas autant la montaigne de Calvaire que celle de Tabor, puisqu'il est aussi véri- tablement en l'une qu'en l'autre ? et pourquoy ne diray je pas aussi cordialement en l'une comme en l'autre : * Matt., XVII, 4. // est bon d'esire icy* ? J'ayme le Sauveur en Egypte sans a3niier l'Egypte ; pourquoy ne l'aymeray-je pas au festin de Simon le Lépreux sans aymer le festin ? et si je l'ayme entre les blasphèmes qu'on respand sur luy sans aymer les blasphèmes, pourquoy ne l'aymeray-je • ibid., XXVI, 7. pas parfumé de Yunguent firetieux de Magdeleyne * sans aymer ni l'unguent ni la senteur ? C'est le vray signe que nous n'aymons que Dieu en toutes choses quand nous l'aymons également en toutes choses, puis- qu'estant tous-jours égal a soy mesme, l'inégalité de nostre amour envers luy ne peut avoir origine que de la considération de quelque chose qui n'est pas luy. Or, cette sacrée amante n'ayme non plus son Roy avec tout l'univers que s'il estoit tout seul sans univers, parce que tout ce qui est hors de Dieu et n'est pas Dieu ne luy est rien. Ame toute pure, qui n'ayme pas mesme le Paradis sinon parce que l'Espoux y est aymé ; mais Espoux si souverainement aymé en son Paradis, que s'il n'avoit point de Paradis a donner il n'en seroit ni  Livre X. Chapitre v. 183 moins aymable ni moins aymé par cette courageuse amante, qui ne sçait pas aymer le Paradis de son Espoux, ains seulement son Espoux de Paradis, et qui ne prise pas moins le Calvaire tandis que son Espoux y est crucifié, que le Ciel ou il est glorifié. Celuy qui pesé une des petites boulettes du cœur de sainte Claire de Montefalco y treuve autant de poids comme il en treuve les pesant toutes trois ensemble ; ainsy le grand amour treuve Dieu autant aymable luy seul que toutes les créatures avec luy ensemble, d'autant qu'il n'ayme toutes les créatures qu'en Dieu et pour Dieu. De ces âmes si parfaites il y en a si peu, que chacune d'icelles est appellee* unique de sa mère, qui est la * Ubi in initio cap. Providence divine ; elle est dite unique colombe, qui ^^^^^ pour tout n'ayme que son colombeau ; elle est nommée parfaite, parce qu'elle est rendue par amour une mesme chose avec la souveraine perfection ; dont elle peut dire avec une très humble vérité : Je ne suis que four mon Bienaymé, et il est tout tourné devers moy*. * Cant., vu, 10. Or, il n'y a que la tressainte Vierge Nostre Dame qui soit parfaitement parvenue a ce degré d'excellence en l'amour de son cher Bienaymé ; car elle est une colombe si uniquement unique en dilection, que toutes les autres estans mises auprès d'elle en parangon méritent plus- tost le nom de corneilles que de colombes. Mays lais- sans cette nompareille Reyne en son incomparable eminence, on a certes veu des âmes qui se sont telle- ment treuvees en Testât de ce pur amour, qu'en compa- rayson des autres elles pouvoyent tenir rang de reynes, de colombes uniques et de parfaites amies de l'Espoux. Car, je vous prie, Theotime, que de voit estre celuy qui de tout son cœur chantoit a Dieu * : * Ps. lxxh, 25. Dans le Ciel, sinon toy, qui me peut estre cher ? Et que veux-je icy bas sinon toy rechercher ? Et celuy qui s'escrioit * : J' ay estimé toutes choses * Philip., m, 8. boUe et fange affin de m' acquérir Jésus Christ, ne tesmoigna-il pas qu'il n'aymoit rien hors de son Maistre,  184 Traitté de l'Amour de Dieu et qu'il aymoit son Maistre hors de toutes choses ? Et *vide Lib.vi hujus quel pouvoit estie le sentiment de ce grand amant * Tract., c. v, p. 320. ^^- gouspiroit toutc la nuit : « Mon Dieu est pour moy toutes choses ? » Telz furent saint Augustin, saint Ber- nard, les deux saintes Catherines, de Sienne et de Gennes, et plusieurs autres, a l'imitation desquelz un chacun peut aspirer a ce divin degré d'amour. Ames rares et singulières, qui n'ont plus aucune ressem- blance avec les oyseaux de ce monde, non pas mesme avec le phœnix, qui est si uniquement rare ; ains sont seulement représentées par cet oyseau que pour son excellente beauté et noblesse on dit n'estre pas de ce monde, ains du Paradis, dont il porte le nom : car ce bel oyseau desdaignant la terre, ne la touche jamais, vivant tous- jours en l'air ; de sorte que Ihors mesme qu'il veut se délasser, il ne s'attache aux arbres que par des petitz filetz ausquelz il demeure suspendu en l'air, hors duquel et sans lequel il ne peut ni *Lopez,Hist. indic volcr ni reposer*. Et de mesme, ces grandes âmes n'ayment pas, a proprement parler, les créatures en elles mesmes, ains en leur Créateur, et leur Créateur en icelles : que si elles s'attachent par la loy de la charité a quelque créature, ce n'est que pour se reposer en Dieu, unique et finale prétention de leur amour ; si que, treuvant Dieu es créatures et les créatures en Dieu, elles ayment Dieu et non les créatures, comme ceux peschent aux perles qui, treuvans les perles dans les ouïstres, n'estiment toutefois leur pesche que pour les seules perles. (a) Au demeurant, il n'y eut, comme je pense, jamais créature mortelle qui aymast l'Espoux céleste de ce seul amour si parfaitement pur, sinon la Vierge qui fut son Espouse et Mère tout ensemble ; ains au contraire, quant a la prattique de ces quatre différences d'amour on ne sçauroit guère vivre qu'on ne passe de l'un a l'autre. Les âmes qui, comme jeunes filles, sont encor (a) [Voir à l'Appendice les passages du Ms. (A) correspondant aux cha- pitres V-VII.]  Livre X. Chapitre v. 185 embarrassées de plusieurs affections vaines et dange- reuses, ne laissent pas d'avoir quelquefois des sentimens de l'amour plus pur et suprême ; mais parce que ce ne sont que des eloyses et esclairs passagers, on ne peut pas dire que ces âmes soyent pour cela hors de Testât des jeunes filles novices et apprentisses. Et de mesme il arrive quelquefois aux âmes qui sont au rang des uniques et parfaites amantes, qu'elles se démettent et relaschent bien fort, voire mesme jusques a commettre des grandes imperfections et des fascheux péchés ve- nielz ; comme on void en plusieurs dissentions asses aigres, survenues entre des grans serviteurs de Dieu, ouï mesme entre quelques uns des divins Apostres, que l'on ne peut nier estre tumbés en quelques imperfec- tions, par lesquelles la charité n'estoit pas certes violée, mais ouy bien toutefois la ferveur d'icelle. Or, d'autant néanmoins que ces grandes âmes aymoient pour l'ordi- naire Dieu de l'amour parfaitement pur, on ne doit pas laisser de dire qu'elles ont esté en Testât de la parfaite dilection : car, comme nous voyons que les bons arbres ne produisent jamais aucun fruit vénéneux, mais ouï bien du fruit verd ou véreux et taré, du guy et de la mousse, ainsy les grans Saintz ne produisent jamais aucun péché mortel, mais ouï bien des actions inutiles, mal meures, aspres, rudes et mal assaysonnees. Et Ihors il faut confesser que ces arbres sont fructueux, autre- ment ilz ne seroyent pas bons ; mais il ne faut pas nier non plus que quelques uns de leurs fruitz ne soyent infructueux, car qui niera que les chatons et le guy des arbres ne soit un fruit infructueux ? Et qui niera que les menues choleres et les petitz excès de joye, de risée, de vanité et autres telles passions, ne soyent des mou- vemens inutiles et illégitimes ? et toutefois le juste en produit sept fois le jour*, c'est a dire bien souvent. * Prov., xxiv, 16,  i86 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE VI QUE l'amour de dieu SUR TOUTES CHOSES EST COMMUN A TOUS LES AMANS  Y ayant tant de divers degrés d'amour entre les vrays amans, il n'y a néanmoins qu'un seul commandement d'amour qui oblige généralement et également un cha- cun d'une toute pareille et totalement égale obligation, quoy qu'il soit observé différemment et avec une infinie variété de perfections, n'y ayant peut estre point d'ames en terre, non plus que d'Anges au Ciel, qui ayent entr'eUes une parfaite égalité de dilection ; puisque comme U7ie estoile est différente d'avec l'autre estoile * I Cor., XV, 41. en clarté*, ainsy en sera-il parmi les Bienheureux resuscités, ou chacun chante un cantique de gloire, et reçoit îin nom que nul ne sçait sinon celuy qui le * Apoc, II, 17. reçoit*. Mais quel est donq le degré d'amour auquel le divin commandement nous oblige tous également, universellement et tous-jours ? C'a esté un trait de la providence du Saint Esprit qu'en nostre version ordinaire, que sa divine Majesté a * Sess. IV. canonizee et sanctifiée par le Concile de Trente *, le céleste commandement d'aymer est exprimé par le mot de dilection, plustost que par celuy d'aymer. Car, bien que la dilection soit un amour, si est ce qu'elle n'est pas un simple amour, ains un amour accompaigné de choix et d'élection, ainsy que la parole mesme le porte, * i» ii«, qu. XXVI, comme remarque le très glorieux saint Thomas* ; car ce commandement nous enjoint un amour esleu entre mille, comme le Bienaymé de cet amour est exquis entre mille, ainsy que la bienaymee Sulamite l'a * Cap. V, 10. remarqué au Cantique*. C'est l'amour qui doit prévaloir  Livre X. Chapitre vi. 187 sur tous nos amours et régner sur toutes nos passions : et c'est ce que Dieu requiert de nous, qu'entre tous nos amours le sien soit le plus cordial, dominant sur tout nostre cœur ; le plus affectionné, occupant toute nostre ame ; le plus genera.1, employant toutes nos puissances ; le plus relevé, remplissant tout nostre esprit, et le plus ferme, exerçant toute nostre force et vigueur. Et parce que par iceluy nous choisissons et élisons Dieu pour le souverain object de nostre esprit, c'est un amour de souveraine élection ou une élection de souverain amour. Vous sçaves, Theotime, qu'il y a plusieurs espèces d'amour : comme, par exemple, il y a un amour pater- nel, filial, fraternel, nuptial, de société, d'obligation, de dependence, et cent autres, qui tous sont differens en excellence, et tellement proportionnés a leurs objectz qu'on ne peut bonnement les addresser ou approprier aux autres. Qui aymeroit son père d'un amour seule- ment fraternel, certes il ne l'aymeroit pas asses ; qui aymeroit sa femme seulement comme son père, il ne l'aymeroit pas convenablement ; qui aymeroit son la- quais de l'amour filial, il commettroit une impertinence. L'amour est comme l'honneur : car tout ainsy que les honneurs se diversifient selon la variété des excellences pour lesquelles on honnore, aussi les amours sont diffe- rens selon la diversité des bontés pour lesquelles on ayme. Le souverain honneur appartient a la souveraine excellence, et le souverain amour a la souveraine bonté. L'amour de Dieu est l'amour sans pair, parce que la bonté de Dieu est la bonté nompareille. Escoute, Israël ; ton Dieu il est seul Seigneur, et partant tu l'aymeras de tout ton cœur, de toute ton ame, de tout ton enten- dement et de toute ta force* : parce que Dieu est seul * Deut.,vi,4,5. Seigneur et que sa bonté est infiniment eminente au dessus de toute bonté, il le faut aymer d'un amour relevé, excellent et puissant au dessus de toute comparayson. C'est cette suprême dilection qui met Dieu en telle estime dedans nos âmes, et fait que nous prisons si hautement le bien de luy estre aggreables, que nous le  i88 Traitté de l'Amour de Dieu préférons et affectionnons sur toutes choses. Or, ne voyes vous pas, Theotime, que quicomque ayme Dieu de cette sorte, il a toute son ame et toute sa force dediee a Dieu ? puisque tous-jours et a jamais, en toutes occurrences, il préférera la bonne grâce de Dieu a toutes choses, et sera tous-jours prest de quitter tout l'univers pour conserver l'amour qu'il doit a la divine Bonté. Et c'est en somme l'amour d'excellence ou l'excellence de l'amour qui est commandé a tous les mortelz en gênerai et a un chacun d'iceux en particu- lier, des Ihors qu'ilz ont le franc usage de la rayson : amour suflisant pour un chacun, et nécessaire a tous pour estre sauvés.  CHAPITRE VII  ESCLAIRCI s SEMENT DU CHAPITRE PRECEDENT  On ne connoist pas tous-jours clairement, ni jamais tout a fait certainement, au moins « d'une certitude de foy, » si on a le vray amour de Dieu requis pour estre * Concii. Trident., sauvé* ; mais OU ne laisse pas pourtant d'en avoir Sess. VI, De Justif. , • x i ii i i j. cap. IX. plusieurs marques, entre lesquelles la plus asseuree et presque infallible paroist quand quelque grand amour des créatures s'oppose aux desseins de l'amour de Dieu : car alhors, si l'amour divin est en l'ame, il fait paroistre la grandeur du crédit et de l'authorité qu'il a sur la volonté, monstrant par effect que non seulement il n'a point de maistre, mais que mesme il n'a point de compaignon, reprimant et renversant tout ce qui le contrarie, et se faisant obéir en ses intentions. Quand la malheureuse trouppe des espritz diaboliques, s'estant révoltée contre son Créateur, voulut attirer a sa faction  Livre X. Chapitre vu. i8g la sainte compaignie des espritz bienheureux, le glo- rieux saint Michel, animant ses compaignons a la fidélité qu'ilz devoyent a leur Dieu, crioit a haute voix, mais d'une façon angelique, parmi la céleste Hierusalem : Qui est comme Dieu ? Et par ce mot il renversa le félon Lucifer avec sa suite, qui se vouloyent égaler a la divine Majesté ; et de la, comme on dit *, le nom fut * Hugo, in Apoc, imposé a saint Michel, puisque Michel ne veut dire Mag.'[ Hom. xxxfv autre chose sinon: Qui est comme Dieu? Et Ihors que mEvang., §9. les amours des choses créées veulent tirer nos espritz a leur parti pour nous rendre desobeissans a la divine Majesté, si le grand amour divin se treuve en l'ame, il fait teste, comme un autre saint Michel, et asseure les puissances et forces de l'ame au service de Dieu par ce mot de fermeté : Qui est comme Dieu ? quelle bonté y a-il es créatures, qui doive attirer le cœur humain a se rebeller contre la souveraine bonté de son Dieu ? Lhors que le saint et brave gentilhomme Joseph conneut que l'amour de sa maistresse tendoit a la ruine de celuy qu'il devoit a son maistre : Ah, dit il. Dieu m'en garde de violer le respect que je dois a mon maistre qui se confie tant en moy ! comment donq pourrois-je perpétrer ce crime et pécher contre mon Dieu^ ? Tenes, Theotime, voyla trois amours dans le * Gen.,xxxix,8,9. cœur de l'aymable Joseph, car il ayme sa dame, son maistre et Dieu ; mais lhors que celuy de sa dame s'oppose a celuy de son maistre, il le quitte tout court et s'enfuit, comme il eust aussi quitté celuy de son maistre s'il eust esté contraire a celuy de son Dieu. Entre tous les amours, celuy de Dieu doit estre telle- ment préféré qu'on soit disposé a les quitter tous pour celuy ci seul. Sarai donna la servante Agar a son mari Abraham affin qu'elle luy fist des enfans, selon l'usage légitime de ce tems-la ; mais Agar ayant conceu mesprisa gran- dement sa dame Sarai. Jusques a cela on n'eust presque sceu discerner quel estoit le plus grand amour en Abraham, ou celuy qu'il port oit a Sarai ou celuy qu'il avoit pour Agar ; car Agar avoit part a son lit comme  igo Traitté de l'Amour de Dieu Sarai, et de plus avoit l'avantage de la fertilité. Mais quand ce vint a mettre ces deux amours en comparay- son, le bon Abraham fit bien voir lequel estoit le plus fort ; car Sarai ne luy eut pas plus tost remonstré qu'Agar la mesprisoit, qu'il luy respondit : Agar ta chambrière est en ta puissance, fais-en comme tu Gen.,xvi,6. voudras* / si que Sarai affligea des Ihors tellement cette pauvre Agar qu'elle fut contrainte de se retirer. La divine dilection veut bien que nous ayons des autres amours, et souvent on ne sçauroit discerner quel est le principal amour de nostre cœur ; car ce cœur humain tire maintefois très affectionnement dans le lit de sa complaysance l'amour des créatures, ains il arrive sou- vent qu'il multiplie beaucoup plus les actes de son affection envers la créature que ceux de sa dilection envers son Créateur. Et la sacrée dilection, toutefois, ne laisse pas d'exceller au dessus de tous les autres amours, ainsy que les evenemens font voir quand la créature s'oppose au Créateur ; car alhors nous prenons le parti de la dilection sacrée et luy sousmettons toutes nos autres affections. Il y a souvent différence, es choses créées, entre la grandeur et la bonté. Une des perles de Cleopatra valoit mieux que le plus haut de nos rochers, mais celuy ci est bien plus (i) grand : l'un a plus de gran- deur, l'autre plus de valeur. On demande quelle est la plus excellente gloire d'un prince, ou celle qu'il acquiert en la guerre par les armes, ou celle qu'il mérite en la paix par la justice ; et il me semble que la gloire mili- taire est plus grande, et l'autre meilleure : ainsy qu'entre les instrumens, les tambours et trompettes font plus de bruit, mais les luths et les espinettes font plus de mélodie ; le son des uns est plus fort, et l'autre plus suave et spirituel. Une once de baume ne respandra pas tant d'odeur qu'une livre d'huile d'aspic, mais la senteur du baume sera tous-jours meilleure et plus aymable.  (i) C'est évidemment par erreur que l'adverbe plus est omis dans la première édition.  Livre X. Chapitre vu. 191 Il est vray, Theotime, vous verres une mère tellement embesoignee de son enfant qu'il semble qu'elle n'ayt aucun autre amour que celuy la : elle n'a plus d'yeux que pour le voir, plus de bouche que pour le bayser, plus de poitrine que pour l'allaiter, ni plus de soin que pour l'eslever, et semble que le mari ne luy soit plus rien au prix de cet enfant ; mais s'il failloit venir au choix de perdre l'un ou l'autre, on verroit bien qu'elle estime plus le mari, et que si bien l'amour de l'enfant estoit le plus tendre, le plus pressant, le plus passionné, l'autre néanmoins estoit le plus excellent, le plus fort et le meilleur. Ainsy, quand un cœur ayme Dieu en considération de son infinie bonté, pour peu qu'il ayt de cette excellente dilection, il préférera la volonté de Dieu a toutes choses, et en toutes les occasions qui se présenteront il quittera tout pour se conserver en la grâce de la souveraine Bonté, sans que chose quel- conque l'en puisse séparer : de sorte qu'encor que ce divin amour ne presse ni n'attendrisse tous-jours pas tant le cœur comme les autres amours, si est ce qu'es occurrences il fait des actions si relevées et excellentes qu'une seule vaut mieux que dix millions d'autres. Les connilles ont une fertilité incomparable ; les elephantes ne font jamais qu'un veau, mais ce seul elephanteau vaut mieux que tous les connilz du monde : les amours que l'on a pour les créatures foisonnent bien souvent en multitude de productions ; mais quand l'amour sacré fait son œuvre, il le fait si eminent qu'il surpasse tout, car il fait préférer Dieu a toutes choses sans reserve.  192  Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE VIII HISTOIRE MEMORABLE POUR FAIRE BIEN CONCEVOIR EN QUOY GIST LA FORCE ET EXCELLENCE DE L'AMOUR SACRÉ O mon cher Theotime, que la force de cet amour de Dieu sur toutes choses doit donq avoir une grande estendue ! Il doit surpasser toutes les affections, vaincre toutes les difficultés et préférer l'honneur de la bien- veuillance de Dieu a toutes choses ; mais je dis a toutes choses absolument, sans exception ni reserve quelcon- que. Et je dis ainsy avec un si grand soin, parce qu'il se treuve des personnes qui quitteroyent courageuse- ment les biens, l'honneur et la vie propre pour Nostre Seigneur, lesquelles néanmoins ne quitteroyent pas pour luy quelqu'autre chose de beaucoup moindre con- sidération. Du tems des empereurs Valerianus et Gallus, il y avoit en Antioche un prestre nommé Saprice et un homme séculier nommé Nicephore, lesquelz, a rayson de l'extrême et longue amitié qu'ilz avoyent eu ensem- ble, estoyent estimés frères. Et néanmoins il advint qu'en fin, pour je ne sçay quel sujet, cette amitié defail- ht, et, selon la coustume, elle fut suivie d'une hayne encor plus ardente, laquelle régna quelque tems entre eux, jusques a ce que Nicephore, reconnoissant sa faute, fit trois divers essais de se reconcilier avec Saprice, auquel, tantost par les uns, tantost par les autres de leurs amis communs, il faisoit porter de sa part toutes les paroles de satisfaction et de sousmission qu'on pou- voit désirer. Mais Saprice, impliable a ses semonces, refusa tous-jours la reconciliation avec autant de fierté comme Nicephore la demandoit avec beaucoup d'humi- lité ; de manière qu'en fin le pauvre Nicephore, estimant  Livre X. Chapitre viii. 193 que si Saprice le voyoit prosterné devant Iviy et requé- rant le pardon il en seroit plus vivement touché, il le va treuver chez lu3^ et se jettant courageusement a ses pieds : « Mon Père, » luy dit-il, « hc, pardonnes moy, je vous supplie, pour l'amour de Nostre Seigneur. « Mais cette humihté fut mesprisee et rejettee comme les précédentes. Ce pendant, voyla une aspre persécution qui s'esleve contre les Chrestiens, en laquelle Saprice, entre autres, estant appréhendé, fit merveilles a souffrir mille et mille tourmens pour la confession de la foy, et spécia- lement Ihors qu'il fut roulé et agité très rudement dans un instrument fait exprès, a guise de la vis d'un pressoir, sans que jamais il perdit sa constance : dont le gouverneur d'Antioche estant extrêmement irrité, il le condamna a la mort ; en suite dequoy il fut tiré hors de la prison, en public, pour estre mené au lieu ou il devoit recevoir la glorieuse couronne du martyre. Ce que Nicephore n'eut pas plus tost apperceu, que soudain il accourut, et ayant rencontré son Saprice, se prosternant en terre : Helas, crioit il a haute voix, « o martyr de Jésus Christ, pardonnes moy, car je vous ay offencé ! » Dequoy Saprice ne tenant conte, le pauvre Nicephore, gaignant vistement le devant par une autre rue, vint derechef en mesme humihté, le conjurant de luy par- donner, en ces termes : « O martyr de Jésus Christ, pardonnes l'offence que je vous ay faite, comme homme que je suis, sujet a faillir ; car voyla que des-ormais une couronne vous est donnée par Nostre Seigneur que vous n'aves point renié, ains aves confessé son saint nom devant plusieurs tesmoins *. » Mais Saprice, * i Tim., vi, 12. continuant en sa fierté, ne luy respondit pas un seul mot, ains les bourreaux seulement, admirans la persé- vérance de Nicephore : « Onques, » luy dirent ilz, « nous ne vismes un si grand fol ; cet homme va mourir tout maintenant, qu'as-tu besoin de son pardon ? » A quoy respondant Nicephore : « Vous ne sçaves pas, » dit il, « ce que je demande au confesseur de Jésus Christ, mais Dieu le sçait. » II 13  194 Traitté de l'Amour de Dieu Or tandis Saprice arriva au lieu du supplice, ou Nicephore derechef s'estant jette en terre devant luy : « Je vous supplie, » faisoit-il, « o martyr de Jésus * Matt., VII, 7. Christ, de me vouloir pardonner, car il est escrit * : Demandés, et il vous sera octroyé. » Paroles les- quelles ne sceurent onques fleschir le cœur félon et rebelle du misérable Saprice qui, refusant obstinément de faire miséricorde a son prochain, fut aussi par le juste jugement de Dieu privé de la très glorieuse palme du martyre ; car les bourreaux luy commandans de se mettre a genoux aiftn de luy trancher la teste, il com- mença a perdre courage et de capituler avec eux, jus- ques a leur faire en fin finale cette déplorable et honteuse sousmission : « Hé, de grâce, ne me coupés pas la teste, je m'en vay faire ce que les Empereurs ordonnent, et sacrifier aux idoles. » Ce que oyant le pauvre bon Nicephore, la larme a l'œil, il se print a crier : « Ah, mon cher frère, ne veuilles pas, je vous prie, ne veuilles pas transgresser la loy et renier Jésus Christ ; ne le quittes pas, je vous supplie, et ne perdes pas la céleste couronne que vous aves acquise par tant de travaux et de tourmens. » Mais helas ! ce lamentable prestre, venant a l'autel du martyre pour y consacrer sa vie a Dieu éternel, ne s'estoit pas souvenu de ce que * ibid., V, 23. le Prince des Martyrs avoit dit* : Si tu apportes ton offrande a l'autel, et tu te resouviens, y estant, que ton frère a quelque chose contre toy, laisse la ton offrande, et va premièrement te reconcilier a ton frère, et alhors revenant, tu présenteras ton ohla- tion. C'est pourquoy Dieu repoussa son présent, et retirant sa miséricorde de luy, permit que non seule- ment il perdist le souverain bonheur du mart3Te, mais qu'encor il se precipitast au malheur de l'idolâtrie ; tandis que l'humble et doux Nicephore, voyant cette couronne du martyre vacante par l'apostasie de l'endurci Saprice, touché d'une excellente et extraordinaire inspi- ration, se pousse hardiment pour l'obtenir, disant aux archers et bourreaux : « Je suis, mes amis, je suis en vérité Chrestien et crois en Jésus Christ que cestuy cy  Livre X. Chapitre viii. 195 a renié ; mettes moy donq, je vous prie, en sa place, et tranches moy la teste. » Dequoy les archers s'estonnant infiniment, ilz en portent la nouvelle au gouverneur, qui ordonna que Saprice fust mis en liberté et que Nicephore fust suppHcié : et cela advint le neufviesme febvrier, environ l'an 260 de nostre salut, ainsy que recitent Metaphraste et Surius*. * Ad diem ix Febr. Histoire effroyable et digne d'estre grandement pesée pour le sujet dont nous parlons ; car aves vous veu, mon cher Theotime, ce courageux Saprice comme il estoit hardi et ardent a maintenir la foy, comme il souffre mille tourmens, comme il est immobile et ferme en la confession du nom du Sauveur tandis qu'on le roule et fracasse dans cet instrument fait a mode de vis, et comme il est tout prest de recevoir le coup de la mort pour accomplir le point le plus eminent de la loy divine, préférant l'honneur de Dieu a sa propre vie ? Et néanmoins, parce que d'ailleurs il préfère a la volonté divine la satisfaction que son cruel courage prend en la hayne de Nicephore, il demeure court en sa course, et Ihors qu'il est sur le point d'aconsuivre et gaigner le prix de la gloire par le martyre, il s'abbat malheureusement et se rompt le col, donnant de la teste dans l'idolâtrie. Il est donq vray, mon Theotime, que ce ne nous est pas asses d'aymer Dieu plus que nostre propre vie, si nous ne l'aymons généralement, absolument et sans exception quelconque, plus que tout ce que nous affectionnons ou pouvons affectionner. Mais, ce me dires vous, Nostre Seigneur a-il pas assigné l'extrémité de l'amour qu'on peut avoir pour luy, quand il dit * que fins grande * Joan., xv, 13. charité ne peut-on avoir que d'exfoser sa vie four ses amis ? Il est certes vray, Theotime, qu'entre les particuliers actes et tesmoignages de l'amour divin il n'y en a point de si grand que de subir la mort pour la gloire de Dieu ; néanmoins il est vray aussi que ce n'est qu'un seul acte et un seul tesmoignage, qui est voirement le chef d'œuvre de la charité, mais outre lequel il y en a aussi plusieurs autres que la charité  igô Traitté de l'Amour de Dieu requiert de nous, et les requiert d'autant plus ardem- ment et fortement que ce sont des actes plus aysés, plus communs et ordinaires a tous les amans, et plus généralement nécessaires a la conservation de l'amour sacré. O misérable Saprice, oseries vous bien dire que vous aymies Dieu comme il faut aymer Dieu, puisque vous ne preferies pas sa volonté a la passion de la hayne et rancune que vous avies contre le pauvre Nice- phore ? Vouloir mourir pour Dieu c'est le plus grand, mais non pas certes le seul acte de la dilection que nous devons a Dieu ; et vouloir ce seul acte en rejettant les autres, ce n'est pas charité, c'est vanité. La charité n'est point bigearre, et toutefois elle le seroit extrême- ment si voulant plaire au Bienaymé es choses d'extrême difficulté, elle permettoit qu'on luy despleust es choses plus faciles. Comme peut vouloir mourir pour Dieu celuy qui ne veut pas vivre selon Dieu ? Un esprit bien réglé, ayant volonté de subir la mort pour un ami, subiroit sans doute toute autre chose, puisque celuy-la doit avoir tout mesprisé qui auparavant a mesprisé la mort. Mais l'esprit humain est foible, inconstant et bigearre ; c'est pourquoy quelquefois les hommes choisissent plustost de mourir que de subir d'autres peynes beaucoup plus légères, et donnent vo- lontier leur vie pour des satisfactions extrêmement niaises, puériles et vaines. Agripine ayant apris que l'enfant qu'elle portoit seroit voirement Empereur, mais qu'il la feroit par après mourir : « Qu'il me tue, » dit 1* xTv^^' "'^^^^■' elle, « pourveu qu'il règne *. » Voyes, je vous prie, le desordre de ce cœur follement maternel : elle préfère la dignité de son filz a sa vie. Caton et Cleopatra aymerent mieux souffrir la mort que de voir le conten- tement et la gloire de leurs ennemis en leur prise ; et Lucrèce choisit de se donner impiteusement la mort, plustost que de supporter injustement la honte d'un fait auquel, ce semble, elle n'avoit point de coulpe. Combien y a-il de gens qui mourroyent volontier pour leurs amis, qui néanmoins ne voudroyent pas vivre en leur service et obéir a leurs autres volontés ? Tel expose  Livre X. Chapitre ix. 197 sa vie, qui n'exposeroit pas sa bourse. Et quoy qu'il s'en treuve plusieurs qui pour la défense de l'ami enga- gent leurs vies, il ne s'en treuve qu'un en un siècle qui voulust engager sa liberté, ou perdre une once de la plus vaine et inutile réputation ou renommée du monde, pour qui que ce soit.  CHAPITRE IX  confirmation de ce oui a este dit par une comparayson notable  Vous sçaves, Theotime, quelles furent les amours de Jacob pour sa Rachel * ; et que ne fit il pas pour en * Gen., xxix. tesmoigner la grandeur, la force et la fidélité, des Ihors qu'il l'eut saluée auprès du puitz de l'abbreuvoir ? Car jamais onques plus il ne cessa de mourir d'amour pour elle ; et pour l'avoir en mariage il servit avec une ardeur nompareille sept ans entiers, luy estant encor advis que ce ne fut rien, tant l'amour adoucissoit les travaux qu'il supportoit pour cette bienaymee, de la- quelle estant par après frustré, il servit derechef encor sept ans durant pour l'obtenir, tant il estoit constant, loyal et courageux en sa dilection. Puis en fin l'ayant obtenue, il négligea toutes autres affections, ne tenant mesme presqu'aucun conte du devoir qu'il avoit a Lia, sa première espouse, femme de grand mérite et bien digne d'estre chérie, et du mespris de laquelle Dieu mesme eut compassion, tant il estoit remarquable. Or, après tout cela, qui suffisoit pour assujettir la plus fiere fille du monde a l'amour d'un amant si fidèle, c'est une honte certes de voir la foiblesse que Rachel fit paroistre en l'affection qu'elle avoit pour Jacob*. La * ibid.,xxx, 14-16. pauvre Lia n'avoit plus aucun lien d'amour avec Jacob  198 Traitté de l'Amour de Dieu que celuy de sa fertilité, par laquelle elle luy avoit fait quatre enfans masles ; le premier desquelz, nommé Ruben, estant allé aux chams en tems de moisson, il y treuva des mandragores, lesquelles il cueillit et dont par après, estant de retour au logis, il fit présent a sa mère. Ce que voyant Rachel : Faites moy part, dit elle a Lia, je vous prie, ma seur, des mandragores que vostre filz vous a données. Mais vous semble il, respondit Lia, que ce soit peu d'avantage pour vous de m'avoir ravi les amours pretieuses de mon mari, si vous n'aves encores les mandragores de mon enfant ? Or sus, répliqua Rachel, donnes moy donq les mandragores, et qu'en eschange mon mari soit avec vous cette nuit. La condition fut acceptée ; et comme Jacob revenoit des chams sur le soir. Lia, impatiente de jouir de son eschange, luy alla au devant, et puis, toute comblée de joye : Ce sera ce soir, mon cher Sei- gneur mon ami, que vous seres pour moy, car j'ay acquis ce bonheur par le moyen des mandragores de mon enfant ; et sur cela luy fit le récit de la convention passée entr'elle et sa seur. Mais Jacob, que l'on sçache, ne sonna mot quelconque, estonné, comme je pense, et saisi de cœur entendant l'imbécillité et l'inconstance de Rachel, qui, pour si peu de chose, avoit quitté pour toute une nuit l'honneur et la douceur de sa présence. Car dites la vérité, Theotime ; fut-ce pas une estrange et très volage légèreté en Rachel, de préférer un bou- quet de petites pommes aux chastes amours d'un si aymable mari ? Si c'eust esté pour des royaumes, pour des monarchies ; mais pour une chetifve poignée de mandragores ! Theotime, que vous en semble ? Et toutefois, revenans a nous, o vray Dieu, combien de fois faisons nous des élections infiniment plus hon- • Contra Faustum, teuscs et miserables ! Le grand saint Augustin* prit un jour playsir de voir et contempler a loysir des mandra- gores pour mieux pouvoir discerner la cause pour laquelle Rachel les avoit si ardemment désirées, et il treuva qu'elles estoyent voirement belles a la veiie et d'aggreable senteur, mais du tout insipides et sans  1. XXII, C. LVI.  Livre X. Chapitre ix. igg goust. Or Pline raconte* que quand les chirurgiens en *Hist.nat.,i.xxv, présentent le jus a boire a ceux sur lesquelz ilz veulent *^' '^'" « . xcivj. faire quelque incision, affin de leur rendre le coup insensible, il arrive maintefois que la seule odeur fait l'opération et endort suffisamment les patiens : c'est pourquoy la mandragore est une plante charmeresse, qui enchante les yeux, les douleurs, les regretz et toutes les passions par le sommeil. Au reste, qui en prend trop longuement l'odeur en devient muet, et qui en boit largement meurt sans remède. Theotime, les pompes, richesses et délectations mon- daines peuvent-elles estre mieux représentées ? Elles ont une apparence attrayante, mais qui mord dans ces pommes, c'est a dire, qui sonde leur nature, n'y treuve ni goust ni contentement ; néanmoins elles charment et endorment a la vanité de leur odeur, et la renommée que les enfans du monde leur donne estourdit et as- somme ceux qui s'y amusent trop attentivement ou qui les prennent trop abondamment. Or, c'est pour de telles mandragores, chimères et fantosmes de contentemens que nous quittons les amours de l'Espoux céleste : et comment donq pouvons nous dire que nous l'aymons sur toutes choses, puisque nous préférons a sa grâce de si chetifves vanités ? N'est ce pas une lamentable merveille de voir David, si grand a surmonter la hayne, si courageux a pardon- ner l'injure, estre néanmoins si furieusement injurieux en l'amour *, que non content de posséder justement * ii Reg., xi. une grande multitude de femmes, il va iniquement usurper et ravir celle du pauvre Urie, et, par une lascheté insupportable, affin de prendre plus a souhait l'amour de la femme, il donne cruellement la mort au mari ? Qui n'admirera le cœur de saint Pierre, si hardi entre les soldatz armés que luy seul de toute la trouppe de son Maistre met le fer au poing et frappe *, puis, * Matt., xxvi, 51. peu après, est si couard entre les femmes, qu'a la seule parole d'une servante il renie et déteste son Maistre* ? * ibid., ^j^. 69-74- Et comme peut on treuver si estrange que Rachel quittast les caresses de son Jacob pour des pommes  200 Traitté de l'Amour de Dieu de mandragore, puisqu'Adam et Eve quittèrent bien la grâce pour une pomme qu'un serpent leur offre a manger ? En somme, Theotime, je vous dis ce mot digne d'estre noté. Les hérétiques sont hérétiques et en portent le nom, parce qu'entre les articles de la foy ilz choisissent a leur goust et a leur gré ceux que bon leur semble pour les croire, rejettans les autres et les desadvouans ; et les Catholiques sont Cathohques, parce que, sans choix ni élection quelconque, ilz embrassent avec égale fermeté et sans exception toute la foy de l'Eglise. Or il en est de mesme es articles de la charité : c'est hérésie en la dilection sacrée de faire choix entre les comman- demens de Dieu, pour en vouloir prattiquer les uns et violer les autres. Celuy qui a dit : Tu ne tueras point, a dit aussi : Tu ne seras point luxurieux ; * jacobi, II, II, or- que si tu ne tues point, mais tu commetz la luxure*, me mverso. ^^ n'est donq pas pour l'amour de Dieu que tu ne tues pas, ains c'est par quelqu'autre motif qui te fait choisir ce commandement plustost que l'autre : choix qui fait l'heresie en matière de charité. Si quelqu'un me disoit qu'il ne me veut pas couper un bras pour l'amour qu'il me porte, et néanmoins me venoit arracher un œil, ou me rompre la teste, ou me percer le cors de part en part : Hé, ce dirois-je, comme me dites vous que c'est par amour que vous ne me coupes pas un bras, puisque vous m'arraches un œil qui ne m'est pas moins pretieux, ou que vous me donnes de vostre espee a travers le cors, qui m'est encores plus dangereux ? C'est une * s. Dionys. Areo- maxime*, que « le bien provient d'une cause vrayement >romin.,c^.iv,§xxx^ entière, et le mal de chasque défaut. » Pour faire un acte de vraye charité, il faut qu'il procède d'un amour entier, gênerai et universel, qui s'estende a tous les commandemens divins ; que si nous manquons d'amour en un seul commandement, nostre amour n'est plus entier ni universel, et le cœur dans lequel il est ne peut estre dit vrayement amant, ni par conséquent vrayement bon.  Livre X. Chapitre x. 201  CHAPITRE X COMME NOUS DEVONS AYMER LA DIVINE BONTÉ SOUVERAINEMENT PLUS QUE NOUS MESMES  Aristote a eu rayson de dire que le bien est voirement aymable, mays a un chacun principalement son bien propre, de sorte que l'amour que nous avons envers autruy provient de celuy que nous avons envers nous mesmes* ; car comme pouvoit dire autre chose un philo- *EthicaadNicom., , . ^ \. > 7^- il- vin, c. Il, 1. IX, sophe qui non seulement n ayma pas Dieu, mays ne parla c. iv. mesme presque jamais de l'amour de Dieu ? Amour de Dieu néanmoins qui précède tout amour de nous mesmes, voire selon l'inclination naturelle de nostre volonté, ainsy que j'ay declairé au premier Livre*. * chap. xvi. La volonté, certes, est tellement dediee, et, s'il faut ainsy dire, elle est tellement consacrée a la bonté, que si une bonté infinie luy est monstree clairement, il est impossible, sans miracle, qu'elle ne l'ayme souveraine- ment. Ainsy les Bienheureux sont ravis et nécessités, quoy que non forcés, d'aymer Dieu, duquel ilz voyent clairement la souveraine beauté ; ce que l'Escriture monstre asses* quand elle compare le contentement *Pss.xxxv,9,xlv,4. qui comble les cœurs de ces glorieux habitans de la Hierusalem céleste a un torrent et fleuve impétueux, duquel on ne peut empescher les ondes qu'elles ne s'espanchent sur les plaines qu'elles rencontrent. Mais en cette vie mortelle, Theotime, nous ne sommes pas nécessités de l'aymer si souverainement, d'autant que nous ne le connoissons pas si clairement. Au Ciel, ou nous le verrons face a face*, nous l'aymerons cœur * i cor., xm, 12. a cœur ; c'est a dire, comme nous verrons tous, un chacun selon sa mesure, l'infinité de sa beauté d'une  2Ô2 Traitté de l'Amour de Dieu veiie souverainement claire, aussi serons-nous ravis en l'amour de son infinie bonté d'un ravissement souve- rainement fort, auquel nous ne voudrons ni ne pourrons vouloir faire jamais aucune resistence. !Mais icy bas en terre, ou nous ne voyons pas cette souveraine bonté en sa beauté, ains l'entrevoyons seulement entre nos obscu- rités, nous sommes a la vérité inclinés et alléchés, mais non pas nécessités de l'aymer plus que nous mesmes ; ains plustost, au contraire, quoy que nous ayons cette sainte inclination naturelle d'aymer la Divi- nité sur toutes choses, nous n'avons pas néanmoins la force de la prattiquer, si cette mesme Divinité ne respand surnaturellement dans nos cœurs sa tressainte charité. Or il est vray pourtant que, comme la claire veiie de la Divinité produit infalliblement la nécessité de l'aymer plus que nous mesmes, aussi l'entreveiie, c'est a dire la connoissance naturelle de la Divinité, produit infalHblement l'inchnation et tendance a l'aymer plus que nous mesmes. Hé, de grâce, Theotime, la volonté toute destinée a l'amour du bien, comme en pourroit elle tant soit peu connoistre un souverain, sans estre de mesme tant soit peu inclinée a l'aymer souveraine- ment ? Entre tous les biens qui ne sont pas infinis, nostre volonté préférera tous- jours en son amour celuy qui luy est plus proche, et sur tout le sien propre ; mais il y a si peu de proportion entre l'infini et le fini, que nostre volonté qui connoist un bien infini est sans doute esbranlee, inclinée et incitée de préférer l'amitié de l'abisme de cette bonté infinie a toute sorte d'autre amour et a celuy la encor de nous mesme. Mais sur tout cette inclination est forte parce que nous sommes plus en Dieu qu'en nous mesmes, nous * Act., .XVII, 28. vivons plus en luy qu'en nous *, et sommes tellement de luy, par luy, pour luy et a luy, que nous ne sçaurions, de sens rassis, penser ce que nous luy sommes et ce qu'il nous est que nous ne soyons forcés * Ps. cxviii, 94- de crier : Je suis vostre, Seigneur*, et ne dois estre qu'a vous ; mon ame est vostre, et ne doit vivre que par vous ; ma volonté est vostre, et ne doit aymer que  Livre X. Chapitre x. 203 pour vous ; mon amour est vostre, et ne doit tendre qu'en vous. Je vous dois aymer comme mon premier principe, puisque je suis de vous ; je vous dois aymer comme ma fin et mon repos, puisque je suis pour vous ; je vous dois aymer plus que mon estre, puisque mon estre subsiste par vous ; je vous dois aymer plus que moy mesme, puisque je suis tout a vous et en vous. Que s'il y avoit ou pouvoit avoir quelque souveraine bonté de laquelle nous fussions independans, pourveu que nous peussions nous unir a elle par amour, encor serions nous incités a l'aymer plus que nous mesmes, puisque l'infinité de sa suavité seroit tous- jours souve- rainement plus forte pour attirer nostre volonté a son amour que toutes les autres bontés, et mesme que la nostre propre. Mais si, par imagination de chose impossible, il y avoit une infinie bonté a laquelle nous n'eussions nulle sorte d'appartenance et avec laquelle nous ne peussions avoir aucune union ni communication, nous l'estime- rions certes plus que nous mesmes ; car nous connois- trions qu'estant infinie, elle seroit plus estimable et aymable que nous, et par conséquent nous pourrions faire des simples souhaitz de la pouvoir aymer : mais, a proprement parler, nous ne l'aymerions pas, puisque l'amour regarde l'union ; et beaucoup moins pourrions nous avoir la charité envers elle, puisque la charité est une amitié et l'amitié ne peut estre que réciproque, ayant pour fondement la communication et pour fin l'union. Ce que je dis ainsy pour certains espritz chi- mériques et vains qui, sur des imaginations imperti- nentes, roulent bien souvent des discours melancholi- ques qui les affligent grandement. Mais quant a nous, Theotime, mon cher ami, nous voyons bien que nous ne pouvons pas estre vrays hommes sans avoir inclination d'aymer Dieu plus que nous mesmes, ni vrays Chrestiens sans prattiquer cette inclination : aymons plus que nous mesmes Celuy qui nous est plus que tout et plus que nous mesmes. Amen, il est vray.  204 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE XI  COMME LA TRESSAINTE CHARITE PRODUIT L AMOUR DU PROCHAIN  Comme Dieu créa l'homme a son image et sem- blance, aussi a-il ordonné un amour pour l'homme a l'image et semblance de l'amour qui est deu a sa *.Matt., .xxn, 37-39. Divinité : Tu aymeras, dit il *, le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur ; c'est le premier et le plus grand commandement. Or le second est semblable a ice- luy : Tu aymeras ton prochain comme toy mesme. Pourquoy aymons nous Dieu, Theotime ? « La cause *De diiig. Deo, ini- pour laquelle OH ayme Dieu, » dit saint Bernard*, *'°' « c'est Dieu mesme ; » comme s'il disoit que nous aymons Dieu parce qu'il est la très souveraine et très infinie bonté. Pourquoy nous aymons-nous nous mesmes en charité ? Certes, c'est parce que nous sommes l'image et semblance de Dieu. Et puisque tous les hommes ont cette mesme dignité, nous les aymons aussi comme nous mesmes, c'est a dire en qualité de tres- saintes et vivantes images de la Divinité. Car c'est en cette qualité-la, Theotime, que nous appartenons a Dieu d'une si estroitte alliance et d'une si aymable dépen- dance, qu'il ne fait nulle difficulté de se dire nostre * I joan., m, 1,2. Père et nous nommer ses enfans*; c'est en cette qualité que nous sommes capables d'estre unis a sa divine essence par la jouissance de sa souveraine bonté et félicité ; c'est en cette qualité que nous recevons sa grâce et que nos espritz sont associés au sien tressaint, rendus, par manière de dire, participans de sa divine * II Pétri, 1, 4. nature* : comme dit saint Léon**. Et c'est donq ainsy, **Sermo xii, §1. , , . , . i • 1 ^ ^ ^> que la mesme chante qui produit les actes de 1 amour  Livre X. Chapitre xi. 205 de Dieu, produit quant et quant ceux de l'amour du prochain : et tout ainsy que Jacob vid qu'une mesme eschelle touchoit le ciel et la terre, servant également aux Anges pour descendre comme pour monter*, nous * Gen., xxvm, 12. sçavons aussi qu'une mesme dilection s'estend a chérir Dieu et le prochain, nous relevant a l'union de nostre esprit avec Dieu et nous ramenant a l'amoureuse société des prochains ; en sorte toutefois, que nous aymons le prochain entant qu'il est a l'image et sem- hlance de Dieu, créé pour communiquer avec la divine Bonté, participer a sa grâce et jouir de sa gloire. Theotime, aymer le prochain par charité c'est aymer Dieu en l'homme ou l'homme en Dieu ; c'est chérir Dieu seul pour l'amour de luy mesme, et la créature pour l'amour d'iceluy. Le jeune Tobie, accompaigné de l'ange Raphaël, ayant abordé Raguel son parent, auquel néan- moins il estoit inconneu, Raguel ne l'eut pas plus tost regardé, dit l'Escriture *, que se retournant devers * Tobiœ, vu, 1-8. Anne, sa femme : Tenes, dit il, voyes combien ce jeune homme est semblable a mon cousin. Et ayant dit cela, il les interrogea : D'où estes-vous, jeunes gens, mes chers frères ? A quoy Hz respondirent : Nous sommes de la tribu de Nephtali, de la captivité de Ninive. Et il leur dit : Connoisses-vous Tobie mon frère ? Ouy, nous le connaissons, dirent-ilz. Et Raguel s'estant mis a dire beaucoup de bien d'iceluy, l'Ange luy dit : Tobie duquel vous vous enqueres, il est propre perc de celuy ci. Lhors Raguel s'avança, et le baysant avec beaucoup de larmes et pleurant sur le col d'iceluy : Bénédiction sur toy, mon enfant, dit-il, car tu es filz d'un bon et très bon personnage ; et la bonne dame Anne, femme de Raguel, avec Sara sa fille, se mirent aussi a pleurer de tendreté d'amour. Ne remarques vous pas que Raguel, sans connoistre le petit Tobie, l'embrasse, le caresse, le bayse, pleure d'amour sur luy ? D'où provient cet amour sinon de celuy qu'il portoit au viel Tobie le père, que cet enfant ressembloit si fort ? Béni sois tu, dit il : mays pourquoy ? non point, certes,  2o6 Traitté de l'Amour de Dieu parce que tu es un bon jeune homme, car cela je ne le sçay pas encor, mays parce que Ui es filz et ressembles a ton père, qui est un très homme de bien. Hé, vray Dieu, Theotime, quand nous voyons un prochain créé a l'image et semblance de Dieu, ne devrions-nous pas dire les uns aux autres : Tenes, voyes cette créature, comme elle ressemble au Créateur ? ne devrions-nous pas nous jetter sur son visage, la caresser et pleurer d'amour pour elle ? ne devrions- nous pas luy donner mille et mille bénédictions ? Et quoy donq ? pour l'amour d'elle ? Non certes, car nous Eccies., IX, I. ne sçavons pas si elle est digne d'amour ou de hayne* en elle mesme. Et pourquoy donq ? O Theotime, pour l'amour de Dieu qui l'a formée a son image et sem- blance, et par conséquent rendue capable de participer a sa bonté en la grâce et en la gloire ; pour l'amour de Dieu, dis-je, de qui elle est, a qui elle est, par qui elle est, en qui elle est, pour qui elle est, et qu'elle ressem- ble d'une façon toute particulière. Et c'est pourquoy non seulement le divin amour commande maintefois l'amour du prochain, mais il le produit et respand luy mesme dans le cœur humain comme sa ressemblance et son image ; puisque tout ainsy que l'homme est l'image de Dieu, de mesme l'amour sacré de l'homme envers l'homme est la vraye image de l'amour céleste de l'homme envers Dieu. Mais ce discours de l'amour du prochain requiert un traitté a part, que je supphe le souverain Amant des hommes vouloir inspirer a quelqu'un de ses plus excel- lens serviteurs, puisque le comble de l'amour de la divine bonté du Père céleste consiste en la perfection de l'amour de nos frères et compaignons.  Li\RE X. Chapitre xii. 207  CHAPITRE XII (a)  COMME L AMOUR PRODUIT LE ZELE  (b) Comme l'amour tend au bien de la chose aymee, ou s'y complaysant si elle l'a, ou (<") le luy désirant et pourchassant si elle ne l'a pas, aussi il produit la hayne, par laquelle il fuit le mal contraire a la chose aymee, ou désirant et pourchassant de l'esloigner d'icelle si elle l'a des-ja, ou le divertissant et empeschant de venir si elle ne l'a pas encor : que si le mal ne peut ni estre empesché ni estre esloigné, l'amour au moins ne laisse pas de le faire haïr et détester W. Quand donq l'amour est ardent et qu'il est parvenu jusques a vouloir oster, esloigner et divertir ce qui est opposé a la chose aymee, on l'appelle zèle ; de sorte qu'a proprement parler, le zèle n'est autre chose sinon l'amour qui est en ardeur, ou plustost l'ardeur qui est en l'amour. Et partant, quel est l'amour, tel est le zèle qui en est l'ardeur : si l'amour est bon, le zèle en est bon, si l'amour est mau- vais, le zèle en est mauvais. Or quand je parle du zèle, j'entens encor parler de la jalousie, car la jalousie est une espèce de zèle ; et, si je ne me trompe, il n'y a que cette différence entre l'un et l'autre, que le zèle regarde tout le bien de la chose aymee pour en esloigner le mal contraire, et la jalousie regarde le  (a) [Voir à l'Appendice le Ms. (A) des chapitres xii-xvi.] (b) [Les deux lignes suivantes du Ms. sont encadrées par des traits :] L'amour [estant si fort uni a la...J n'estant presque autre chose qu'une complaysance au bien, [comme nous avons dit ci devant,] il engendre par conséquent la hayne ou aversion du mal contraire ; et (c) aymee, ou — bien s'y complaysant si elle l'a, ou bieq (d) [Ici se termine le fragment de ce chapitre.]  2o8 Traitté de l'Amour de Dieu bien particulier de l'amitié pour repousser tout ce qui s'y oppose. Quand donques nous aymons ardemment les choses mondaines et temporelles, la beauté, les honneurs, les richesses, les rangs, ce zèle, c'est a dire l'ardeur de cet amour, se termine pour l'ordinaire en envie, parce que ces basses choses sont si petites, particulières, bornées, finies et imparfaites, que quand l'un les possède, l'autre ne les peut entièrement posséder : de sorte qu'estans communiquées a plusieurs, la communication en est moins parfaite pour un chacun. Mais quand en parti- cuher nous aymons ardemment d'estre aymés, le zèle, ou bien l'ardeur de cet amour, devient jalousie ; d'autant que l'amitié humaine, quoy qu'elle soit vertu, si est ce qu'elle a cette imperfection, a rayson de nostre imbé- cillité, qu'estant départie a plusieurs, la part d'un chacun en est moindre. C'est pourquoy l'ardeur ou zèle que nous avons d'estre aymés ne peut souffrir que nous ayons des rivaux et compaignons ; et si nous nous imaginons d'en avoir, nous entrons soudain en la passion de jalousie, laquelle, certes, a bien quelque ressemblance avec l'envie, mays ne laisse pas pour cela d'estre fort différente d'avec elle. I. L'envie est tous-jours injuste, mays la jalousie est quelquefois juste, pourveu qu'elle soit modérée ; car les mariés, par exemple, n'ont ilz pas rayson d'empescher que leur amitié ne reçoive diminution par le partage ? 2. Par l'envie nous nous attristons que le prochain ayt un bien plus grand ou pareil au nostre, encor qu'il ne nous oste rien de ce que nous avons ; en quoy l'envie est desraysonnable, nous faysant estimer que le bien du prochain soit nostre mal. Ma3^s la jalousie n'est nul- lement marrie que le prochain ayt du bien, pourveu que ce ne soit pas le nostre ; car le jaloux ne seroit pas marri que son compaignon fust aymé des autres femmes, pourveu que ce ne fust pas de la sienne, voire mesme, a proprement parler, on n'est pas jaloux d'un rival sinon après qu'on estime d'avoir acquise l'amitié de la personne aymee : que si avant cela il y a quelque  Livre X. Chapitre xiii. 209 passion, ce n'est pas jalousie, mais envie. 3, Nous ne présupposons pas de l'imperfection en celuy que nous envions, ains au contraire nous l'estimons avoir le bien que nous luy envions ; mais nous présupposons bien que la personne de laquelle nous sommes jaloux soit imparfaite, changeante, corruptible et variable. 4. La jalousie procède de l'amour ; l'envie, au contraire, pro- vient du manquement d'amour. 5. La jalousie n'est jamais qu'en matière d'amour ; mais l'envie s'estend en toutes matières, de biens, d'honneurs, de faveurs, de beauté. Que si quelquefois on est envieux de l'amour qui est porté a quelqu'un, ce n'est pas pour l'amour, ains pour les fruitz qui en dépendent : un envieux se soucie peu que son compaignon soit aymé du prince, pourveu qu'il ne soit pas favorisé ni gratifié es oc- currences.  CHAPITRE XIII  COMME DIEU EST JALOUX DE NOUS  Dieu dit ainsy : Je suis le Seigneur ton Dieu, fort, jaloux; Le Seigneur a pour son nom, jaloux*. Dieu *Exod.,xx,5,xxxiv, donques est jaloux, Theotime : mais quelle est sa ^^' jalousie ? Certes, elle semble d'abord estre une jalousie de convoytise, telle qu'est celle des maris pour leurs femmes ; car il veut que nous soyons tellement siens, que nous ne soyons en façon quelconque a personne qu'a luy : Nul, dit-il*, ne peut servir a deux maistres. * Matt., vi, 24. Il demande tout nostre cœur, toute nostre ame, tout nostre esprit, toutes nos forces"^; pour cela mesme il *Deut.,vi, 5; Matt., s'appelle nostre Espoux et nos âmes ses espouses, et ' nomme toute sorte d'esloignement de luy fornication, adultère. Et si, il a rayson, ce grand Dieu tout unique- ment bon, de vouloir très parfaitement tout nostre cœur, II 14  2IO Traitté de l'Amour de Dieu car nous avons un cœur petit, qui ne peut pas asses fournir d'amour pour aymer dignement la divine Bonté : n'est-il pas donques convenable que, ne luy pouvant donner tout l'amour qu'il seroit requis, il luy donne pour le moins tout celuy qu'il peut ? Le bien qui est souverainement aymable ne doit-il pas estre souverai- nement aymé ? Or, aymer souverainement, c'est aymer totalement. Cette jalousie néanmoins que Dieu a pour nous, n'est pas en effect une jalousie de convoytise, ains de souve- raine amitié ; car ce n'est pas son interest que nous l'aymions, c'est le nostre. Nostre amour luy est inutile, mais il nous est de grand proffit, et s'il luy est aggrea- ble c'est parce qu'il nous est proffitable ; car estant le souverain bien, il se plait a se communiquer par son amour, sans que bien quelcomque luy en puisse revenir ; * jerem., Il, 13. dont il s'cscrie*, se plaignant des pécheurs, par manière de jalousie : Hz m'ont laissé, moy qui suis source d'eau vive, et se sont fout des cisternes, cisternes dissipées et crevassées, qui ne peuvent retenir les eaux. Voyés un peu, Theotime, je vous prie, comme ce divin Amant exprime délicatement la noblesse et géné- rosité de sa jalousie : Hz m'ont laissé, dit-il, moy qui suis la source d'eau vive ; comme s'il disoit : Je ne me plains pas dequoy ilz m'ont quitté, pour aucun dommage que leur abandonnement me puisse apporter ; car quel dommage peut recevoir une source vive si on n'y vient pas puiser de l'eau ? laissera-elle pour cela de ruisseler et flotter sur la terre ? mais je regrette leur malheur, dequoy m'ayant laissé, ilz se sont amusés a des puitz sans eaux. Que si, par pensée de chose impossible, ilz eussent peu rencontrer quelqu'autre fon- taine d'eau vive, je supporterois aysement leur départie d'avec moy, puisque je n'ay nulle prétention en leur amour que celle de leur bonheur ; mais me quitter pour périr, m'abandonner pour se précipiter, c'est cela qui me fait estonner et fascher sur leur folie. C'est donq pour l'amour de nous qu'il veut que nous l'aymions, parce que nous ne pouvons cesser de l'aymer sans  Livre X. Chapitre xiir. 211 commencer de nous perdre, et que tout ce que nous luy ostons de nos affections nous le perdons. Metz inoy, dit le divin Berger a la Sulamite*, metz * Cant., uit., 6. moy comme un cachet sur ton cœur, comme un cachet sur ton bras. Sulamite, certes, avoit son cœur tout plein de l'amour céleste de son cher Amant, lequel, quoy qu'il ayt tout, ne se contente pas, mais par une sacrée desfiance de jalousie veut encor estre sur le cœur qu'il possède, et le cachetter de soy mesme, affin que rien ne sorte de l'amour qui y est pour luy et que rien n'y entre qui puisse y faire du meslange ; car il n'est pas assouvi de l'affection dont l'ame de sa Sulamite est comblée, si elle n'est invariable, toute pure, toute unique pour luy. Et pour ne jouir pas seulement des affections de nostre cœur, ains aussi des effectz et opérations de nos mains, il veut estre encor comme un cachet sur nostre bras droit, affin qu'il ne s'estende et ne soit employé que pour les œuvres de son service. Et la rayson de cette demande de l'Amant divin* est que, * ibid. comme la mort est si forte qu'elle sépare l'ame de toutes choses et de son cors mesme, aussi l'amour sacré, parvenu jusques au degré du zèle, divise et esloigne l'ame de toutes autres affections et l'espure de tout meslange ; d'autant qu'il n'est pas seulement aussi fort que la mort, ains il est aspre, inexorable, dur et impiteux a chastier le tort qu'on luy fait quand on reçoit avec luy des rivaux, comme l'enfer est violent a punir les damnés : et tout ainsy que l'enfer, plein d'horreur, de rage et de felonnie, ne reçoit aucun mes- lange d'amour, aussi l'amour jaloux ne reçoit aucun meslange d'autre affection, voulant que tout soit pour le Bienaymé. Rien n'est si doux que le colombeau, mays rien si impiteux que luy envers sa colombelle, quand il a quelque jalousie. Si jamais vous y aves pris garde, vous aures veu, Theotime, que ce débonnaire animal, revenant de l'essor et treuvant sa partie avec ses compaignons, il ne se peut empescher de ressentir un peu de desfiance qui le rend aspre et bigearre ; de sorte que d'abord il la vient environner, grommelant.  212 Traitté de l'Amour de Dieu morguant, trépignant et la frappant a trait d'aisles, quoy qu'il sçache bien qu'elle est fidelle et qu'il la voye toute blanche d'innocence. Un jour sainte Catherine de Sienne estoit en un ravissement qui ne luy ostoit pas l'usage des sens, et tandis que Dieu luy faisoit voir des merveilles, un sien frère passa près d'elle, qui faysant du bruit la divertit, en sorte qu'elle se retourna pour le regarder un seul petit moment. Cette petite distraction survenue a l'improuveu ne fut pas un péché ni une infiidenté, ains une seule ombre de péché et une seule image d'in- fidélité ; et néanmoins la tressainte Mère de l'Espoux céleste l'en tança si fort, et le glorieux saint Paul luy en fit une si grande confusion, qu'elle pensa fondre en larmes. Et David restabli en grâce par un parfait amour, comme fut il traitté pour le seul péché véniel qu'il commit faysant faire le dénombrement de son * iiReg.,xxiv. peuple*? ]\Iais, Theotime, qui veut voir cette jalousie délicate- ment et excellemment exprimée, il faut qu'il lise les enseignemens que la seraphique sainte Catherine de Gennes a fa.itz pour déclarer les propriétés du pur amour, *Anon.,in vita ejus, entre lesquelles elle inculque et presse fort celle-ci* : ce. XVIII, XXXVII. q^g l'amour parfait, c'est a dire l'amour estant parvenu jusques au zèle, ne peut souffrir l'entremise ou interpo- sition, ni le meslange d'aucune autre chose, non pas mesme des dons de Dieu, voire jusques a cette rigueur, qu'il ne permet pas qu'on affectionne le Paradis sinon pour y aymer plus parfaitement la bonté de Celuy qui le donne ; de sorte que les lampes de ce pur amour n'ont point d'huile, de lumignon ni de fumée, elles sont toutes feu et flamme que rien du monde ne peut * Gant., uit., 6, 7. esteindrc* ; et ceux qui ont ces lampes ardentes en * Lucœ, XII, 35. leurs mains*, ont la tressainte crainte des chastes espouses, non pas celle des femmes adultères. Celles la craignent, et celles ci aussi, mais différemment, dit * In Ps. cxxvii, § 8. saint Augustin* : la chaste espouse craint l'absence de son espoux, l'adultère craint la présence du sien ; « celle la craint qu'il s'en aille, et celle ci craint qu'il  Livre X. Chapitre xiii. 213 demeure ; » celle la est si fort amoureuse qu'elle en est toute jalouse, celle ci n'est point jalouse parce qu'elle n'est pas amoureuse ; celle ci craint d'estre chastiee, et celle la craint de n'estre pas asses aymee, ains, en vérité, elle ne craint pas a proprement parler de n'estre pas aymee, comme font les autres jalouses qui s'ayment elles mesmes et veulent estre aymees, mais elle craint de n'aymer pas asses Celuy qu'elle void estre tant aymable que nul ne le peut asses dignement aymer selon la grandeur de l'amour qu'il mérite, ainsy que j'ay dit n'a guère. C'est pourquoy elle n'est pas jalouse d'une jalousie intéressée, mais d'une jalousie pure, qui ne procède d'aucune convoitise, ains d'une noble et simple amitié : jalousie laquelle par après s'estend jusques au prochain, avec l'amour duquel elle procède ; car, puisque nous aymons le prochain pour Dieu comme nous mesmes, nous sommes aussi jaloux de luy pour Dieu * comme nous le sommes de nous mesmes, de * 11 Cor., xi, 2. sorte que nous voudrions bien mourir pour l'empescher de périr. Or, comme le zèle est une ardeur enflammée ou une inflammation ardente de l'amour, il a aussi besoin d'estre sagement et prudemment prattiqué ; autrement, sous prétexte d'iceluy, on violeroit les termes de la modestie ou discrétion, et seroit aysé de passer du zèle a la cholere et d'une juste affection a une inique passion : c'est pourquoy, n'estant pas ici le lieu de marquer les conditions du zèle, mon Theotime, je vous advertis que pour l'exécution d'iceluy vous ayes tous-jours recours a celuy que Dieu vous a donné pour vostre conduite en la vie dévote.  214  Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE XIV DU ZELE OU JALOUSIE QUE NOUS AVONS POUR NOSTRE SEIGNEUR  Un chevalier désira qu'un peintre fameux (') luy fit un cheval courant, et le peintre le luy ayant présenté sur le dos et comme se vautrant, le chevalier commençoit a se courroucer, quand le peintre retournant l'image sans dessus dessous : Ne vous fasches pas, monsieur, dit-il ; pour changer la posture d'un cheval courant en celle d'un cheval vautrant, il ne faut que renverser le tableau. Theotime, qui veut bien voir quel zèle ou quelle jalousie nous devons avoir pour Dieu, il ne faut sinon bien exprimer la jalousie que nous avons pour les choses humaines, et puis la renverser ; car telle devra estre celle que Dieu requiert de nous pour luy. Imagines vous, Theotime, la comparayson qu'il y a entre ceux qui jouissent de la lumière du soleil et ceux qui n'ont que la petite clarté d'une lampe : ceux la ne sont point envieux ni jaloux les uns des autres, car ilz sçavent bien que cette lumière la est très suffisante pour tous, que la jouissance de l'un n'empesche point la jouis- sance de l'autre, et que chacun ne la possède pas moins, encor que tous la possèdent généralement, que si un chacun luy seul la possedoit en particulier ; mays quant a la clarté d'une lampe, parce qu'elle est petite, courte et insuffisante pour plusieurs, chacun la veut avoir en sa chambre, et qui l'a est envié des autres. Le bien des choses mondaines est si chetif et vil, que quand l'un en  (i) Pauso. Voir l'opuscule de Plutarque, intitulé : Ctir Pythia nunc non reddat oracula carminé.  Livre X. Chapitre xiv. 215 jouit il faut que l'autre en soit privé ; et l'amitié hu- maine est si courte et infirme, qu'a mesure qu'elle se communique aux uns elle s'affoiblit d'autant pour les autres : c'est pourquoy nous sommes jaloux et faschés quand nous y avons des corrivaux et compaignons. Le cœur de Dieu est si abondant en amour, son bien est si fort infini, que tous le peuvent posséder sans qu'un chacun pour cela le possède moins, cette infinité de bonté ne pouvant estre espuisee, quoy qu'elle remplisse tous les espritz de l'univers ; car après que tout en est comblé, son infinité luy demeure tous-jours toute en- tière, sans diminution quelcomque. Le soleil ne regarde pas moins une rose avec mille millions d'autres fleurs que s'il ne regardoit qu'elle seule ; et Dieu ne respand pas moins son amour sur une ame, encor qu'il en ayme une infinité d'autres, que s'il n'aymoit que celle la seule, la force de sa dilection ne diminuant point pour la mul- titude des rayons qu'elle respand, ains demeurant tous- jours toute pleine de son immensité. Mays en quoy donq consiste le zèle ou la jalousie que nous devons avoir pour la divine Bonté ? Theotime, son office est premièrement de haïr, fuir, empescher, détes- ter, rejetter, combattre et abbattre, si l'on peut, tout ce qui est contraire a Dieu, c'est a dire a sa volonté, a sa gloire et a la sanctification de son nom. J'ay haï l'ini- quité, dit David, et l'ay abominée'^. Ceux que vous * Ps. cxviii,i63. haïsses, Seigneur, ne les haïssois-je pas, et ne sechois-je pas de regret stir vos ennemis* ? Mon zèle * ps. cxxxvm, 21. 7na fait pasmer, parce que mes ennemis ont oublié vos paroles*. Au matin je tuois tous les pécheurs * Ps. cxvm, 139. de la terre, affin de ruyner et exterminer tous les ouvriers d'iniquité*. Voyes, je vous prie, Theotime, * Ps. c, uit. ce grand Roy, de quel zèle il est animé, et comme il employé les passions de son ame au service de la sainte jalousie : il ne hait pas simplement l'iniquité, mays il l'abomine, il sèche de détresse en la voyant, il tumbe en défaillance et definement de cœur, il la persécute, il la renverse et l'extermine. Ainsy Phinees*, outré d'un *Num.,xxv, 8. saint zèle, transperça saintement d'un coup de glaive  2i6 Traitté de l'Amour de Dieu cet effronté Israélite et cette vilaine Madianite qu'il treuva en l'infâme traffiq de leur brutalité ; ainsy le zèle qui devoroit le cœur de nostre Sauveur fit qu'il esloigna, et quant et quant vengea l'irrévérence et prophanation que ces vendeurs et achetteurs faisoyent dans le * joan., II, 14-17. Temple*. Le zèle, 2. nous rend ardemment jaloux pour la pureté des âmes qui sont espouses de Jésus Christ, selon * II Ep., XI, 2. le dire du saint Apostre aux Corinthiens * : Je suis jaloux de vous de la jalousie de Dieu, car je vous ay promis a un homme, a sçavoir, de vous repré- senter une vierge chaste a Jésus Christ. Eliezer eust esté extrêmement piqué de jalousie, s'il eust veu la chaste et belle Rebecca, qu'il conduisoit pour estre espousee au filz de son seigneur, en quelque péril d'estre violée, et sans doute il eust peu dire a cette sainte damoyselle : Je suis jaloux de vous de la jalousie que j'ay pour mon maistre, car je vous ay fiancée a un homme pour vous présenter une vierge chaste au filz de mon Seigneur Abraham. Ainsy veut dire le glorieux saint Paul a ses Corinthiens : J'ay esté envoyé de Dieu a vos âmes pour traitter le mariage d'une éternelle union entre son Filz nostre Sauveur et vous, et je vous ay promis a luy pour vous représenter, ainsy qu'une vierge chaste, a ce divin Espoux ; et voyla pourquoy je suis jaloux, non de ma jalousie, mais de la jalousie de Dieu, au nom duquel j'ay traitté avec vous. Cette jalousie, Theotime, faisoit mou- rir et pasmer tous les jours ce saint Apostre : Je meurs, * I Cor., XV, 31. dit-il, tous les jours pour vostre gloire* ; Qui est infirme, que je ne sois aussi infirme ? qui est * II Cor., XI, 29. scandalisé, que je ne brusle* ? Voyés, disent les * In locum Matt. Anciens*, voyés quel amour, quel soin et quelle jalousie in ra citatum. ^^^ mere-poule a pour ses poussins (car Nostre Sei- gneur n'a pas estimé cette comparayson indigne de son * Matt., XXIII, 37. Evangile*). La poule est une poule, c'est a dire un animal sans courage ni générosité quelcomque, tandis qu'elle n'est pas mère ; mais quand elle l'est deve- nue elle a un cœur de lion, tous-jours la teste levée.  Liv^RE X. Chapitre xiv. 217 tous-jours les yeux hagards, tous- jours elle va roulant sa veûe de toutes pars, pour peu qu'il y ait apparence de péril pour ses petitz ; il n'y a ennemi aux yeux duquel elle ne se jette pour la défense de sa chère couvée, pour laquelle elle a un souci continuel qui la fait tous-jours aller glossant et plaignant : que si quel- qu'un de ses poussins périt, quelz regretz ! quelle cholere ! C'est la jalousie des pères et mères pour leurs enfans, des pasteurs pour leurs ouailles, des frères pour leurs frères. Quel zèle des enfans de Jacob, quand ilz sceurent que Dina avoit esté violée*! Quel zèle de Job, * Gen., xxxiv. sur l'appréhension et crainte qu'il avoit que ses enfans n'offençassent Dieu*! Quel zèle de saint Paul pour * job, i, 5- ses frères selon la chair et pour ses enfans selon Dieu, pour lesquelz il avoit désiré d'estre exterminé comme criminel d'anatheme et d'excommunication* ! *Rom., ix, 3. Quel zèle de Moyse envers son peuple, pour lequel il veut bien, en certaine façon, estre rayé du livre de vie* ! * Exod., xxxn, 32. 3. En la jalousie humaine nous craignons que la chose aymee ne soit possédée par quelqu'autre ; mais le zèle que nous avons envers Dieu fait que, au contraire, nous redoutons sur toutes choses que nous ne soyons pas asses entièrement possédés par iceluy. La jalousie humaine nous fait appréhender de n'estre pas asses aymés ; la jalousie chrestienne nous met en peyne de n'aymer pas asses. C'est pourquoy la sainte Sulamite s'escrioit* : le Bienaymé de mon ame, monstres- * Cant., i, 6. moy ou vous reposes au midy, affi.n que je ne m'esgare et que je n'aille a la suite des trouppeaux de vos compaignons. Elle craint de n'estre pas toute a son sacré Berger, et d'estre tant soit peu amusée après ceux qui se veulent rendre ses rivaux ; car elle ne veut qu'en façon du monde les playsirs, les honneurs et les biens extérieurs puissent occuper un seul brin de son amour, qu'elle a tout dédié a son cher Sauveur.  21 8 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE XV  ADVIS POUR LA CONDUITE DU SAINT ZELE  D'autant que le zèle est une ardeur et véhémence d'amour, il a besoin d'estre sagement conduit ; autre- ment il violeroit les termes de la modestie et de la discrétion. Non pas certes que le divin amour, pour véhément qu'il soit, puisse estre excessif en soy mesme ni es mouvemens ou inclinations qu'il donne aux espritz ; mays parce qu'il employé a l'exécution de ses projetz l'entendement, luy ordonnant de chercher les moyens de les faire reuscir, et la hardiesse ou cholere pour surmonter les difficultés qu'il rencontre, il advient très souvent que l'entendement propose et fait prendre des voyes trop aspres et violentes, et que la cholere ou audace, estant une fois esmeùe et ne se pouvant con- tenir dedans les limites de la rayson, emporte le cœur dans le desordre : en sorte que le zèle est, par ce moyen, exercé indiscrettement et desreglement, qui le rend mauvais et blasmable. David envoya Joab avec son armée contre son desloyal et rebelle enfant Absalon, lequel il défendit sur toutes choses qu'on ne touchast point, ordonnant qu'en toutes occurrences on eust soin de le sauver ; mais Joab estant en besoigne, eschauffé a la poursuite de la victoire, tua luy mesme de sa main le pauvre Absalon, sans avoir esgard a tout ce que le Roy *iiReg.,xviii,5,i4. luy avoit dit*. Le zèle de mesme employé la cholere contre le mal, et luy ordonne tous-jours très expressé- ment qu'en destruisant l'iniquité et le péché, elle sauve, s'il se peut, le pécheur et l'inique ; mais elle estant une fois en fougue, comme un cheval fort en bouche et bigearre, elle se desrobbe, emporte son homme hors de  Livre X. Chapitre xv. 219 la lice, et ne pare jamais qu'au défaut d'haleyne. Ce bon père de famille que Nostre Seigneur descrit en l'Evan- gile*, conneut bien que les serviteurs ardens et violens *Matt.,xiii, 24-30. sont coustumiers d'outrepasser l'intention de leur mais- tre ; car les siens s'offrans a luy pour aller sarcler son champ affin d'en arracher l'ivroye : Non, leur dit-il, je ne le veux pas, de peur que d'adventure avec l'ivroye vous ne tiries aussi le froment. Certes, Theotime, la cholere est un serviteur qui, estant puissant, courageux et grand entrepreneur, fait aussi d'abord beaucoup de besoigne ; mais il est si ardent, si remuant, si inconsidéré et impétueux, qu'il ne fait aucun bien que pour l'ordinaire il ne face quant et quant plu- sieurs maux. Or, ce n'est pas bon mesnage, disent nos gens des chams, de tenir des paons en la mayson, car encor qu'ilz chassent aux araignes et en desfont le logis, ilz gastent toutefois tant les couvertz et les toictz que leur utilité n'est pas comparable au grand degast qu'ilz font. La cholere est un secours donné de la nature a la rayson, et employé par la grâce au service du zèle pour l'exécution de ses desseins, mais secours dangereux et peu désirable : car si elle vient forte elle se rend mais- tresse, renversant l'authorité de la rayson et les loix amoureuses du zèle ; que si elle vient foible, elle ne fait rien que le seul zèle ne fist luy seul sans elle, et tous- jours elle tient en une juste crainte que, se renforçant, elle ne s'empare du cœur et du zèle, les sousmettant a sa tyrannie, tout ainsy qu'un feu artificiel qui, en un moment, embrase un édifice et ne sait-on comme l'esteindre. C'est un acte de desespoir de mettre dans une place un secours estranger qui se peut rendre le plus fort. L'amour propre nous trompe souvent et nous donne le change, exerçant ses propres passions sous le nom du zèle : le zèle s'est jadis servi aucunefois de la cholere ; et maintenant la cholere se sert en contrechange du nom du zèle, pour, sous iceluy, tenir a couvert son igno- minieux desreglement. Or je dis qu'elle se sert du nom du zèle, parce qu'elle ne sçauroit se servir du zèle en  220 Traitté de l'Amour de Dieu luy mesme ; d'autant que c'est le propre de toutes les vertus, mais sur tout de la charité, de laquelle le zèle est une dépendance, d'estre « si bonnes que nul n'en * Aristot., Magna peut abuser*. » Moraiia, 1. II, c.vii. jj^ pecheur fameux vint un jour se jetter aux pieds d'un bon et digne prestre, protestant avec beaucoup de sousmission qu'il venoit pour treuver le remède a ses maux, c'est a dire pour recevoir la sainte absolution de ses fautes. Un certain moyne nommé Demophile, esti- mant, a son advis, que ce pauvre pénitent s'approchast trop du saint autel, entra en une cholere si violente que, se ruant sur luy a grans coups de pieds, il le poussa et chassa hors de la, injuriant outrageusement le bon prestre qui selon son devoir avoit doucement recueilli ce pauvre repentant ; puis, courant a l'autel il en osta les choses tressaintes qui y estoyent et les emporta, de peur, comme il vouloit faire accroire, que par rappro- chement du pecheur le lieu n'eust esté prophané. Or, ayant fait ce bel exploit de zèle il ne s'arresta pas la, mais en fît grande feste au grand saint Denis Areopa- gite par une lettre qu'il luy en escrivit, de laquelle il receut une excellente responce, digne de l'esprit apos- tolique dont ce grand disciple de saint Paul estoit animé : car il luy fit voir clairement que son zèle avoit esté indiscret, imprudent et impudent tout ensemble, d'autant qu'encor que le zèle de l'honneur deu aux choses saintes soit bon et louable, si est ce qu'il avoit esté prattiqué contre toute rayson, sans considération ni jugement quelcomque, puisqu'il avoit employé les coups de pieds, les outrages, injures et reproches, en un lieu, en une occasion et contre des personnes qu'il devoit honnorer, aymer et respecter ; si que le zèle ne pouvoit estre bon, estant exercé avec un si grand desordre. ♦Epist.viii, ad De- Mais en cette mesme responce*, ce grand Saint recite mop 1 um. ^^ autre exemple admirable d'un grand zèle procédé d'une ame fort bonne, gastee néanmoins et viciée par l'excès de la cholere qu'elle avoit excitée. Un payen avoit séduit et fait retourner a l'idolâtrie un Chrestien candiot, nouvellement converti a la foy.  Livre X. Chapitre xv. 221 Carpus, homme eminent en pureté et sainteté de vie, et lequel il y a grande apparence avoir esté Evesque de Candie, en conceut un si grand courroux qu'onques il n'en avoit souffert de tel ; et se laissa porter si avant en cette passion que, s'estant levé a la minuit pour prier selon sa coustume, il concluoit a part soy qu'il n'estoit pas raysonnable que les hommes impies vescussent davantage, priant par grande indignation la divine Justice de faire mourir d'un coup de foudre ces deux pécheurs ensemble, le payen séducteur et le Chrestien séduit. Mais oyes, Theotime, ce que Dieu fit pour corri- ger l'aspreté de la passion dont le pauvre Carpus estoit outré. Premièrement il luy fit voir, comme a un autre saint Estienne *, le ciel tout ouvert, et Jésus Christ * Act., vu 55. Nostre Seigneur assis sur un grand throsne, environné d'une multitude d'Anges qui luy assistoyent en forme humaine ; puys il vid en bas la terre ouverte comme un horrible et vaste gouffre, et les deux desvoyés auxquelz il avoit souhaité tant de mal, sur le bord de ce précipice, tremblans et presque pasmés d'effroy a cause qu'ilz estoyent prestz a tumber dedans ; attirés d'un costé par une multitude de serpens qui, sortans de l'abisme, s'en- tortilloyent a leurs jambes, et avec les queues les cha- touilloyent et provoquoyent a la cheute, et de l'autre costé, certains hommes les poussoyent et frappoyent pour les faire tumber : si qu'ilz sembloyent estre sur le point d'estre abismés dans ce précipice. Or considérés, je vous prie, mon Theotime, la violence de la passion de Carpus ; car, comme il racontoit par après luy mesme a saint Denis, il ne tenoit compte de contempler Nostre Seigneur et les Anges qui se monstroyent au Ciel, tant il prenoit playsir de voir en bas la détresse effroyable de ces deux misérables chetifs, se faschant seulement de ce qu'ilz tardoyent tant a périr, et partant s'essayoit de les précipiter luy mesme. Ce que ne pouvant si tost faire, il s'en despitoit et les maudissoit, jusques a ce qu'en fin, levant les yeux au ciel, il vid le doux et très pitoyable Sauveur qui, par une extrême pitié et com- passion de ce qui se passoit, se levant de son throsne et  222 Traitté de l'Amour de Dieu descendant jusques au lieu ou estoyent ces deux pau- vres misérables, leur tendoit sa main secourable, a mesme que les Anges aussi, qui d'un costé qui d'autre, les retenoyent pour les empescher de tomber dans cet espouvantable gouffre. Et pour conclusion, l'amiable et débonnaire Jésus, s'addressant au courroucé Carpus : Tiens, Carpus, dit-il, « frappe désormais sur moy, car je suis prest de patir encor une fois pour sauver les hommes, et cela me seroit aggreable s'il se pouvoit faire sans le péché des autres hommes ; mais au surplus, advise ce qui te seroit meilleur, ou d'estre en ce gouffre avec les serpens, ou de demeurer avec les Anges qui sont si grans amis des hommes. » Theotime, le saint homme Carpus avoit rayson d'en- trer en zèle pour ces deux hommes, et son zèle avoit justement excitée la cholere contre eux, mays la cho- lere estant esmeiie avoit laissé la rayson et le zèle en derrière ; outrepassant toutes les bornes et limites du saint amour, et par conséquent du zèle qui en est la ferveur, elle avoit converti la hayne du péché en hayne du pécheur, et la très douce charité en une furieuse cruauté. Ainsy y a-il des personnes qui ne pensent pas qu'on puisse avoir beaucoup de zèle si on n'a beaucoup de cholere, n'estimans pas de pouvoir rien accommoder s'ilz ne gastent tout ; bien qu'au contraire, le vray zèle ne se serve presque jamais de la cholere, car, comme on n'apphque pas le fer et le feu aux malades que Ihors qu'on ne peut faire autrement, aussi le saint zèle n'employé la cholere qu'es extrêmes nécessités.  Livre X. Chapitre xvi.  CHAPITRE XVI QUE l'exemple de PLUSIEURS SAINTZ QUI SEMBLENT AVOIR EXERCÉ LEUR ZELE AVEC CHOLERE NE FAIT RIEN CONTRE l'aDVIS DU CHAPITRE PRECEDENT  Il est vray certes, mon ami Theotime, que Moyse *, *Exod.,xxxii,i9-29. Phinees *, Helie **, Mathathias *** et plusieurs grans * Num.,xxv, 7-11. serviteurs de Dieu se servirent de la cholere pour exer- iv Reg.Tr^io-ia'. cer leur zèle en beaucoup d'occasions signalées : mays ***i Mac, 11,24, 26. notes, je vous prie, que c'estoyent aussi des grans personnages, qui sçavoyent bien manier leurs passions et ranger leurs choleres ; pareilz a ce brave capitaine de l'Evangile * qui disoit a ses soldatz : Ailes, et ilz * Matt., vm, 9. alloyent ; venes, et ilz venoyent. Mais nous autres, qui sommes presque tous des certaines petites gens, nous n'avons pas tant de pouvoir sur nos mouvemens ; nostre cheval n'est pas si bien dressé que nous le puissions pousser et faire parer a nostre guise. Les chiens sages et bien appris tirent païs ou retournent sur eux mesmes selon que le piqueur leur parle, mais les jeunes chiens apprentifs s'égarent et sont desobeissans : les grans Saintz, qui ont rendu sages leurs passions a force de les mortifier par l'exercice des vertus, peuvent aussi tourner leur cholere a toute main, la lancer et la (^) retirer ainsy que bon leur semble ; mais nous autres, qui avons des passions indomtees, toutes jeunes, ou du moins mal apprises, nous ne pouvons lascher nostre  (a) et la — frappellerj  224 Traitté de l'Amour de Dieu ire qu'avec péril de beaucoup de desordre, parce qu'estant une fois en campaigne on ne la peut plus retenir ni ranger comme il seroit requis. Saint Denis, parlant a ce Demophile qui vouloit •ubiincap.prœced. donner le nom de zèle a sa rage et furie : Celu}^ dit il*, qui veut corriger les autres, doit premièrement « avoir soin d'empescher que la choiera ne déboute la rayson de l'empire et domination que Dieu luy a donné en l'ame, et qu'elle n'excite une révolte, sédition et confu- sion dans nous mesmes ; de façon que nous n'appreuvons pas vos impétuosités poussées d'un zele indiscret, quand mille fois vous repeteries Phinees et Helie, car telles paroles ne pleurent pas a Jésus Christ quand elles luy furent dites par ses Disciples, qui n'avoyent pas encor participé de ce doux et bénin esprit. » Phinees, Theo- time, voyant un certain malheureux Israélite offencer * Xum., ubi supra. Dieu avcc Une Moabite, il les tua tous deux * ; Helie avoit prédit la mort d'Ochosias, lequel, indigné de cette prédiction, envoya deux capitaines l'un après l'autre, avec chacun cinquante soldatz pour le prendre, et l'homme de Dieu fit descendre le feu du ciel qui les *iVReg.,ubisupra. dcvora *. Or un jour que Nostre Seigneur passoit en Samarie, il envoya en une ville pour y faire prendre son logis, mais les habitans, sachans que Nostre Sei- gneur estoit Juif de nation et qu'il alloit en Hierusalem, ne le volurent pas loger ; ce que voyans saint Jean et saint Jaques, ilz dirent a Nostre Seigneur : Voules vous que nous commandions au jeu qu'il descende et qu'il les brusle P Et Nostre Seigneur, se retour- nant devers eux, les tança, disant : Vous ne sçaves de quel esprit vous estes ; le Filz de l'homme n'est pas venu pour perdre les âmes, mais pour les * Lucœ, IX, 52-56. sauver"^. C'est cela donq, Theotime, que veut dire saint Denis a Demophile qui alleguoit l'exemple de Phinees et d'Helie ; car saint Jean et saint Jaques, qui vouloyent imiter Helie a faire descendre le feu du ciel sur les hommes, furent repris par Nostre Seigneur, qui leur fit entendre que son esprit et son zele estoit doux,  Livre X. Chapitre xvi. 225 débonnaire et gracieux, qui n'employoit l'indignation ou le courroux que très rarement, Ihors qu'il n'y avoit plus espérance de pouvoir profiter autrement. Saint Thomas d'Aquin, ce grand astre de la théologie, estant malade de la maladie de laquelle il mourut au monastère de Fosseneuve, Ordre de Cisteaux, les religieux le prièrent de leur faire une briefve exposition du sacré Cantique des Cantiques, a l'imitation de saint Bernard, et il leur respondit : « Mes chers Pères, donnes moy l'esprit de saint Bernard, et j'interpreteray ce divin Cantique comme saint Bernard*. » De mesme, certes, si on nous * sixt. senens., bi- . . blioth.Sancta.l. IV. dit a nous autres, petitz Chrestiens, misérables, impar- faitz et chetifs : Serves vous de l'ire et de l'indignation en vostre zèle, comme Phinees, Helie, Mathathias, saint Pierre et saint Paul ; nous devons respondre : Donnes nous l'esprit de la perfection et du pur zèle, avec la lumière intérieure de ces grans Saintz, et nous nous animerons de cholere comme eux. Ce n'est pas le fait de tout le monde de sçavoir se courroucer quand il faut et comme il faut. Ces grans Saintz estoyent inspirés de Dieu immédia- tement, et partant pouvoyent bien employer leur cho- lere sans péril ; car le mesme Esprit qui les animoit a ces exploitz tenoit aussi les resnes de leur juste courroux, affin qu'il n'outrepassast les limites qu'il leur avoit prefigees. Une ire qui est inspirée ou excitée par le Saint Esprit n'est plus l'ire de l'homme, et c'est l'ire de l'homme qu'il faut fuir, puisque, comme dit le glo- rieux saint Jaques*, elle n'opère point la justice de * Cap. 1, 20. Dieu : et d'effect, quand ces grans serviteurs de Dieu employoient la cholere, c'estoit pour des occurrences si solemnelles et des ('>) crimes si excessifz, qu'il n'y avoit nul danger d'excéder la coulpe par la peine. Parce qu'une fois le grand saint Paul apelle les Galates insensés*, représente aux Candiotz leurs mau- * Gaiat., m, i, vaises inclinations* et résiste en face au glorieux saint *Tit.,i, 12.  (b) les II 15  226 Traitté de l'Amour de Dieu * Gaiat., II, II. Pierre* son supérieur, faut-il prendre licence d'injurier les pécheurs, blasmer les nations, contreroller et cen- surer nos conducteurs et prelatz ? Certes, chacun n'est pas saint Paul pour sçavoir faire ces choses a propos ; mays les espritz aigres, chagrins, presumptueux et mesdisans, servans a leurs inclinations, humeurs, aver- sions et outrecuydances, veulent couvrir leur injustice du manteau du zèle, 'c) et chacun, sous le nom de ce feu sacré, se laisse brûler a ses propres passions. Le zèle du salut des âmes fait désirer la prelature, a ce que dit cet ambitieux ; fait courir ça et la le moyne destiné au (d) chœur, a ce que dit cet esprit inquiète ; fait faire des rudes censures et (*?) murmurations contre les prelatz de l'Eglise et contre les princes temporelz, a ce que dit cet arrogant, 'f II ne se parle que de zèle, et on ne void point de zèle, ains seulement des mesdi- sances, des choleres, des haynes, des envies et des inquiétudes d'esprit et de langue. On peut prattiquer le zèle en troys façons. Première- ment, en faysant des grandes actions de justice pour repousser le mal : et cela n'appartient qu'a ceux qui ont les offices publiqs de corriger, censurer et reprendre en quahté de supérieurs, comme les princes, magistratz, prelatz, prédicateurs ; mays parce que cet office est respectable, chacun l'entreprend, chacun s'en veut mesler. Secondement, on use du (§) zèle en faysant des actions de grande vertu pour donner bon exemple, suggérant les remèdes au mal, exhortant a les employer, opérant le bien opposé au mal qu'on désire exterminer ; ce qui appartient a un chacun, et néanmoins peu de gens le veulent faire. En fin, on exerce le zèle très excellemment en souffrant et pâtissant beaucoup pour  (c) du zèle, — [voire mesme les desobeissans, et chacun, souz prœtexte de...J (d) au — [cloistrej (e) fait — [mesdire parj des rudes censures et rcontrerollemens...J (f) cet arrogant. — [En somme,] (g) de  Livre X. Chapitre xvi. 227 empescher et destourner le mal ; et presque nul ne veut cette sorte de zèle. Le zèle spécieux est ambi- tionné (h), c'est celuy auquel chacun veut employer son talent ; sans prendre garde que ce n'est pas le zèle que l'on y cherche, mais la gloire et l'assouvissement de l'outrecuydance, cholere, chagrin et autres passions. Certes, le zèle de Nostre Seigneur parut principale- ment a mourir sur la croix pour destruire la mort et le péché des hommes : en quoy il fut souverainement imité (') par cet admirable vaisseau d'élection * (J) et * Act., ix, 15. de dilection, ainsy que le représente le grand saint Grégoire Nazianzene en C'^) paroles dorées ; car, parlant de ce saint Apostre : « Il combat pour tous, » dit-il *, * Orat. n, § 55. « il respand des prières pour tous, il est passionné de jalousie envers tous, il est enflammé pour tous, ains mesme il a osé plus que cela pour ses frères selon la chair ; en sorte que, pour dire aussi moy mesme ceci fort hardiment, il désire par charité qu'iceux soyent mis en sa place auprès de Jésus Christ*. O excellence (^) * Rom.,ix, 3. de courage et de ferveur d'esprit incroyable ! il imite Jésus Christ qui pouv nous fut fait malédiction *, * Gaiat., m, 13. qui prit nos infirmités et porta nos maladies * ; ou, * is-. i-i". 4- affin que je parle plus sobrement, luy le premier après le Sauveur ne refuse pas de souffrir et d'estre réputé impie a leur occasion. » Ainsy donq, Theotime, comme nostre Sauveur fut fouetté, condamné, (™-) crucifié, en qualité d'homme voiié, destiné et dédié a porter et supporter les opprobres, ignominies et punitions deues a tous les pécheurs du monde, et a servir de sacrifice gênerai pour le péché, ayant esté fait comme anatheme, , , - , ' -^ ,± j * Matt., XXVII, 46 sépare et abandonne de son Père éternel*, de mesme Gaiat.,111, 13.  (h) est — fie praeferéj l'ambitionné (i) [Voir à l'Appendice un plus ample développement de ce sujet.] (j) d'élection — [qui fut aussi vaisseau...] (k) en — ces (1) excellence — [incrediblej (m) condamné — et  228 Traitté de l'Amour de Dieu aussi, selon la véritable doctrine de ce grand (") Nazian- zene, le glorieux Apostre saint Paul désira d'estre comblé d'ignominie, crucifié, séparé, abandonné et sacrifié pour le péché des Juifz, af&n de porter pour eux V anatheme et la peine qu'ilz meritoyent. Et comme nostre Sauveur (o) porta de sorte les péchés du monde, et fut fait tellement anatheme, sacrifié (p) pour le péché et délaissé de son Père (^) qu'il ne laissa pas d'estre perpétuellement le Filz bienaymé, auquel le Père *Matt.,iii, i7,xvn, preuoit son bon playsir*, aussi le saint Apostre désira ^' bien d'estre anatheme et séparé de son Maistre pour estre abandonné d'iceluy et délaissé a la merci des opprobres et punitions deues aux Juifz, mais il ne désira pas pourtant jamais d'estre privé de la charité et grâce de son Seigneur, de laquelle rien aussi ne le * Rom., vni, 35-39. pouvoit jamais séparer"^ ; c'est a dire, il désira d'estre traitté comme un homme séparé de Dieu, mais il ne désira pas d'en estre par effect séparé, ni privé de sa grâce, car cela ne peut estre saintement désiré. Ainsy * Gant., uit., 6. l'Espouse celcste confesse * que l'amour estant fort comme la 7nort, laquelle sépare l'ame du cors, le zèle, qui est un amour ardent, est encor bien plus fort, car il ressemble a l'enfer qui sépare l'ame de la veue de Nostre Seigneur : mays jamais il n'est dit ni ne se peut dire que l'amour ou le zèle soit semblable au péché, qui seul sépare de la grâce de Dieu. Et comme se pourroit il faire que l'ardeur de l'amour peust faire désirer d'estre séparé de la grâce, puisque l'amour est la grâce mesme, ou du moins ne peut estre sans la grâce ? Or le zèle du grand saint Paul fut prattiqué en quelque sorte, ce me semble, par le petit saint Paul, je veux dire par saint Paulin, qui, pour oster un esclave de son esclavage.  (n) de ce grand — [théologien et Evesque S' Grégoire] (o) nostre Sauveur — [fit tellement le personnage du pécheur... fut telle- ment fait anatheme, malédiction et abandonné de son Père qu'il ne laissa...] (p) sacrifice (q) de son Père — [comme pleige.J  Livre X. Chapitre xv'ii. 229 se rendit esclave luy mesme, (') sacrifiant sa liberté pour la rendre a son prochain. «O que bienheureux est, » dit saint Ambroyse *, *SermoxviiiinPs. , • -, 1 1- • T 1 11 ^1^ r •! CXVIII,§ 17. « celuy qui sçait la discipline du zèle ! » « Très facile- ment, » dit saint Bernard*, « le diable se jouera de ton *Serm.xixinCant., zèle (s) si tu négliges la science ; » « que donques ton zèle soit enflammé de charité, embelli de science, affermi de constance. « Le vray zèle est enfant de la charité, car c'en est l'ardeur : c'est pourquoy, comme elle, il est patient, bénin, sans trouble, sans contention, sans hayne, sans envie, se res-jouissant de la vérité *. * 1 Cor., xm, 4-0. L'ardeur du vray zèle est pareille a celle du chasseur, qui est diligent, soigneux, actif, laborieux et très affec- tionné au pourchas, mais sans cholere, sans ire, sans trouble ; car si le travail des chasseurs estoit cholere, ireux, chagrin, il ne seroit pas si aymé ni affectionné : et de mesme, le vray zèle a des ardeurs extrêmes, mais constantes, fermes, douces, laborieuses, également amia- bles et infatigables ; tout au contraire, le faux zèle est turbulent, brouillon, insolent, fier, cholere, passager, également impétueux et inconstant.  CHAPITRE XVII COMME NOSTRE SEIGNEUR PRATTIQUA TOUS LES PLUS EXCELLENS ACTES DE l'aMOUR  Ayant si longuement parlé des actes sacrés du divin amour, afftn que plus aysement et saintement vous en conservies la mémoire je vous en présente un recueil et abbregé. La charité de Jésus Christ nous presse, dit  (r) luy mesme, — [se mettant en sa place etj (s) de ton zèle — [si scientiam negligas,\  230  Traitté de l'Amour de Dieu  II Cor., V, 14.  * Prov., VIII,  le grand Apostre* : ouy certes, Theotime, elle nous force et violente par son infinie douceur, prattiquee en tout l'ouvrage de nostre rédemption, auquel s'est apparue * Tit., II, II, m, 4. la bénignité et amour de Dieu envers les hommes* ; car, qu'est-ce que ce divin Amant ne fit pas en matière d'amour ? I. Il nous ayma d'amour de complaysance, car ses délices furent d'estre avec les enfans des hommes* et d'attirer l'homme a soy, se rendant homme luy mesme. 2. Il nous ayma d'amour de bienveuillance, jettant sa propre Divinité en l'homme, en sorte que l'homme fut Dieu. 3. Il s'unit a nous par une conjunc- tion incompréhensible, en laquelle il adhéra et se serra a nostre nature si fortement, indissolublement et infini- ment, que jamais rien ne fut si estroittement joint et pressé a l'humanité qu'est maintenant la tressainte Divinité en la Personne du Filz de Dieu. 4. Il s'escoula tout en nous, et, par manière de dire, fondit sa gran- deur pour la réduire a la forme et figure de nostre petitesse ; dont il est appelle source d'eau vive*, rosée et pluye du Ciel *. 5. Il a esté en extase, non seule- ment en ce que, comme dit saint Denis *, a cause de l'excès de son amoureuse bonté il devient en certaine façon hors de soy mesme, estendant sa providence sur toutes choses et se treuvant en toutes choses ; mais aussi en ce que, comme dit saint Paul*, il s'est en quelque sorte quitté soy mesme, il s'est vuidé de soy mesme, il s'est espuisé de sa grandeur, de sa gloire, il s'est demis du throsne de son incompréhensible majesté, et, s'il faut ainsy parler, il s'est anéanti soy mesme pour venir a nostre humanité nous remplir de sa Divinité, nous combler de sa bonté, nous eslever a sa dignité et nous joan.,!,i2etEp. donner le divin estre à.' enfans de Dieu*. Et Celuy duquel si souvent il est escrit : Je vis moy mesme, dit le Seigneur, il a peu dire par après, selon le langage de son Apostre : Je vis moy mesme, non plus moy Gaiat., II, 20. mesme, mais l'homme vit en moy* ; Ma vie c'est Philip., I, 21. l'homme, et mourir pour l'homme c'est mon proffit* ; Coioss., III, 3. Ma vie est cachée avec l'homme en Dieu*. Celuy qui  * Jerem., ii, 13. * IS., XLV, 8. *De Divin. Nomin C. IV, § XIII.  Philip., II, 7.  Livre X. Chapitre xvii. 231 habitoit en soy mesme habite maintenant en nous, et Celuy qui estoit vivant es siècles dans le sein de son Père éternel * fut par après mortel dans le giron de sa * Joan., i, 18. Mère temporelle ; Celuy qui vivoit éternellement de sa vie divine vescut temporellement de la vie humaine, et Celuy qui jamais éternellement n'avoit esté que Dieu sera éternellement a jamais encor homme, tant l'amour de l'homme a ravi Dieu et l'a tiré a l'extase ! 6. Il admira souvent par dilection, comme il fit le Centenier* et la Cananee**. 7. Il contempla le ieune * Matt., vm, 10. . / ; ■' **ibid., XV, 28. homme qui avoit jusques a 1 heure garde les comman- demens et desiroit d'estre acheminé a la perfection *. * Marci, x, 21. 8. Il prit une amoureuse quiétude en nous, et mesme avec quelque suspension des sens, emmi le ventre de sa Mère et en son enfance. 9. Il a eu des tendretés admi- rables envers les petitz enfans qu'il prenoit entre ses bras et dorlotoit amoureusement * ; envers Marthe et * ibid., j^. 16. Magdeleyne*, envers le Lazare qu'il pleura**, comme * joan., xi, 5. ** Ibid ^i^ ■^ s '^6 sur la cité de Hierusalem*. 10. Il fut anime d un zèle * Lucœ.'xix, 41. nompareil, qui, comme dit saint Denis*, se convertit en * ubi supra. jalousie, détournant, entant qu'il fut en luy, tout mal de sa bienaymee nature humaine, au péril, ains au prix de sa propre vie ; chassant le diable, prince de ce monde*, qui sembloit estre son rival et compaignon. * Joan., xvi, 30. II. Il eut mille et mille langueurs amoureuses ; car, d'où pouvoyent procéder ces divines paroles : Je dois estre haptizé de haptesme ; et comme suis-je angoissé et pressé jusques a ce que je l'accomplisse* ? Il ne *Luca;,xii,5o;juxta i> 1 • ' 1 ■ • Grœc. voyoït 1 heure d estre baptize en son sang et languissoit jusques a ce qu'il le fut, l'amour qu'il nous portoit le pressant affin de nous voir deslivrés par sa mort de la mort éternelle. Ainsy fut-il triste et sua le sang de détresse au jardin des Olives *, non seulement pour *Matt.,xxvi,37, 38; 11 , 11 , -, 1 j_- • r Lucae, XXII, 43, 44. 1 extrême douleur que son ame sentoit en la partie inté- rieure de sa rayson, mais aussi pour l'extrême amour qu'il nous portoit en la supérieure portion d'icelle, la douleur luy donnant horreur de la mort et l'amour luy donnant un extrême désir d'icelle ; en sorte qu'un très aspre combat et une cruelle agonie se fit entre le désir  232 Traitté de l'Amour de Dieu et l'horreur de la mort, jusques a grande effusion de sang, qui coula comme d'une vive source, ruisselant jusques a terre. 12. En fin, Theotime, ce divin Amoureux mourut entre les flammes et ardeurs de la dilection, a cause de l'infinie charité qu'il avoit envers nous et par la force et vertu de l'amour ; c'est a dire, il mourut en l'amour, par l'amour, pour l'amour et d'amour. Car, bien que les cruelz supplices fussent très suffisans pour faire mourir qui que ce fut, si est ce que la mort ne pouvoit jamais entrer dans la vie de Celuy qui tient les clefs de la vie *Apoc.,i, 18. et de la mort*', si le divin amour, qui manie ces clefs. n'eust ouvert les portes a la mort affin qu'elle allast saccager ce divin cors et luy ravir la vie ; l'amour ne se contentant pas de l'avoir rendu mortel pour nous, s'il ne le rendoit mort. Ce fut par élection, et non par la force du mal, qu'il mourut : Nul ne m'oste ma vie, * joan., .X, 17, 18. dit-il*, mais je la laisse et quitte moy mesme ; j'ay puissance de la quitter et de la -prendre derechef * Cap. LUI, 7. moy mesme ; Il fut offert, dit Isaïe*, parce qu'il le voulut. Et partant il n'est pas dit que son esprit s'en alla, le quitta et se sépara de luy ; mais, au contraire, qu'il mit son esprit dehors, l'expira, le rendit et le * Matt., xxvii, 50 ; remit es mains de son Père éternel* : si que saint Atha- cœ^xxui^,'46;]oan', nase remarque qu'il baissa la teste pour mourir, affin ^^^' 30. (le consentir et pencher a la venue de la mort, laquelle * In Parab. Evan- autrement n'eust osé s'approcher de luy* ; et criant a I?"inter s^uril^°' pleine voix il remet son esprit a son Père*, pour mons- * Lucœ, XXIII, 46. ^j-gj. q^g comme il avoit asses de force et d'haleyne pour ne point mourir, il avoit aussi tant d'amour qu'il ne pouvoit plus vivre sans faire revivre par sa mort ceux qui sans cela ne pouvoyent jamais éviter la mort, ni prétendre a la vraye vie. C'est pourquoy la mort du Sauveur fut un vray sacrifice, et sacrifice d'holocauste, que luy mesme offrit a son Père pour nostre rédemp- tion ; car encor que les peynes et douleurs de sa Passion fussent si grandes et fortes que tout autre homme en fust mort, si est ce que, quant a luy, il n'en fust jamais mort s'il n'eust voulu, et que le feu de son infinie  Livre X. Chapitre xvii. 233 charité n'eust consumé sa vie. Il fut donq le sacrifica- teur luy mesme qui s'offrit a son Père, et s'immola en amour, a l'amour, par l'amour, pour l'amour et d'amour. May s, Theotime, gardés bien pourtant de dire que cette mort amoureuse du Sauveur se soit faite par manière de ravissement ; car l'object pour lequel sa charité le porta a la mort n'estoit pas tant aymable qu'il peust ravir a soy cette divine ame, laquelle sortit donq de son cors par manière d'extase, poussée et lancée par l'afïiuence et force de l'amour, comme l'on void la myrrhe pousser dehors sa première liqueur par sa seule abondance, sans qu'on la presse ni tire aucu- nement, selon ce que luy mesme disoit, ainsy que nous avons remarqué : Personne ne m'oste ni ravit mon ame, inais je la donne volontairement. O Dieu ! Theotime, quel brasier pour nous enflammer a faire les exercices du saint amour pour le Sauveur tout bon, voyans qu'il les a si amoureusement prattiqués pour nous qui sommes si mauvais ! Cette charité donq de Jésus Christ nous presse^. * n cor., v, 14.  FIN DU DIXIESME LIVRE  LIVRE UNZIESME  DE LA SOUVERAINE AUTHORITE QUE L'AMOUR SACRÉ TIENT SUR TOUTES LES VERTUS ACTIONS ET PERFECTIONS DE L'AME  CHAPITRE PREMIER  COMBIEN TOUTES LES VERTUS SONT AGGREABLES A DIEU  La vertu est si aymable de sa nature que Dieu la favo- rise par tout ou il la void. Les payens, quoy qu'ennemis de sa divine Majesté, prattiquoyent parfois quelques vertus humaines et civiles desquelles la condition n'estoit pas au dessus des forces de l'esprit raysonnable : or, vous pouves penser, Theotime, combien cela estoit peu de chose. Certes, encor que ces vertus eussent beaucoup d'apparence, si est ce qu'en effect elles estoyent de peu de valeur, a cause de la bassesse de l'intention de ceux qui les prattiquoyent, qui ne travailloyent presque que pour l'honneur, ainsy que dit saint Augustin*, ou pour * De Civit. Dei, i. quelqu'autre prétention fort légère, comme est celle de l'entretien de la société civile, ou pour quelque petite  236 Traitté de l'Amour de Dieu inclination qu'ilz avoyent au bien, laquelle ne rencon- trant point de grande contrariété, les portoit a des menues actions de vertu, comme par exemple, a s'en- tresaluer, a secourir les amis, vivre sobrement, ne point desrobber, servir fidèlement les maistres, payer les gages aux ouvriers. Et toutefois, quoy que cela fut ainsy mince et environné de plusieurs imperfections, Dieu en sçavoit gré a ces pauvres gens et les en recom- pensoit abondamment. Les sages femmes auxquelles Pharao donna charge de faire périr tous les masles des Israélites estoyent sans doute Egyptiennes et payennes, car s'excusant dequoy elles n'avoyent pas exécuté la volonté du Roy : Les femmes Hehrieuses, disoyent elles, ne sont pas comme les Egyptiennes, car elles sçavent l'art de recevoir les en fans, et devant que nous allions a elles, elles * Exod., I, 15-19. ont enfanté*. Excuse qui n'eust pas esté a propos si ces sages femmes eussent esté Hebrieuses, et n'est pas croyable que Pharao eust donné une commission si impiteuse contre les Hebrieuses a des femmes Hebrieu- ses, de mesme nation et religion ; et aussi Josephe *De Antiquit.jud., tesmoigue * qu'en effect elles estoyent Egyptiennes. 1 II C. V Or, toutes Egyptiennes et payennes qu'elles estoyent, elles craignirent d'offencer Dieu par une cruauté si barbare et desnaturee, comme eust esté celle du mas- sacre de tant de petitz enfans : dequoy la divine Douceur leur sceut si bon gré, qu'elle leur édifia des * Exod., cap. quo jnayso7is *, c'cst a dire les rendit plantureuses en enfans et en biens temporelz. Xabuchodonosor, roy de Babylone, avoit combattu en une guerre juste contre la ville de Tyr que la justice divine vouloit chastier ; et Dieu dit a Ezechiel qu'en recompense il donneroit l'Egypte en proye a Nabucho- donosor et a son armée, parce, dit Dieu, qu'ilz ont ■'Ezech.,xxix,i8-2o. travaillé pour moy *. Donques, adjouste saint Hie- rosme au Commentaire, « nous apprenons que si les payens mesmes font quelque bien, ilz ne sont point laissés sans salaire par le jugement de Dieu. » Ainsy * Cap. IV, 24. Daniel* exhorta Nabuchodonosor infidèle, de racheter  Livre XI. Chapitre i. 237 ses péchés par aumosnes, c'est a dire de se racheter des peynes temporelles deûes a ses péchés, dont il estoit menacé. Voyes-vous donq, Theotime, combien il est vray que Dieu fait estât des vertus, encor qu'elles soyent prattiquees par des personnes qui sont d'ailleurs mauvaises ? S'il n'eust aggreé la miséricorde des sages femmes et la justice de la guerre des Babyloniens, eust-il pris le soin, je vous prie, de les salarier ? et si Daniel n'eust sceu que l'infidélité de Nabuchodonosor n'empescheroit pas que Dieu n'aggreast ses aumosnes, pourquoy les luy eust il conseillées ? Certes, l'Apostre nous asseure * que les payens, qui n'ont pas la foy, * Rom., u, 14. font naturellement ce qui appartient a la loy : et quand ilz le font, qui peut douter qu'ilz ne fassent bien et que Dieu n'en fasse conte ? Les payens conneu- rent que le mariage estoit bon et nécessaire, ilz virent qu'il estoit convenable d'eslever les enfans es artz, en l'amour de la patrie, en la vie civile, et ilz le firent : or je vous laisse a penser si Dieu ne treuvoit pas bon cela, puisqu'il avoit donné la lumière de la rayson et l'instinct naturel a cette intention. La rayson naturelle est un bon arbre que Dieu a planté en nous, les fruitz qui en proviennent ne peuvent estre que bons : fruitz qui en comparayson de ceux qui procèdent de la grâce sont a la vérité de très petit prix, mais non pas pourtant de nul prix, puisque Dieu les a prisés et pour iceux a donné des recompenses tempo- relles ; ainsy que, selon le grand saint Augustin *, il * De civit. Dei, 1. salaria les vertus morales des Romains de la grande estendue et magnifique réputation de leur Empire. Le péché rend sans doute l'esprit malade, qui partant ne peut pas faire des grandes et fortes opérations, mais ouy bien des petites, car toutes les actions des malades ne sont pas malades : encor parle on, encor void on, encor ouït on, encor boit on. L'ame qui est en péché peut faire des biens qui, estans naturelz, sont recompensés de salaires naturelz, estans civilz, sont payés de monnoye civile et humaine, c'est a dire par des commodités tem- porelles. Le pécheur n'est pas en la condition des diables.  238 Traitté de l'Amour de Dieu desquelz la volonté est tellement détrempée et incorporée au mal qu'elle ne peut vouloir aucun bien. Non, Theo- time, le pécheur en ce monde n'est pas ainsy : il est la, emmi le chemin entre Hierusalem et Hierico, blessé a * Lucae, x, 30. mort, mais non pas encor mort, car, dit l'Evangile*, il est laissé a moitié vivant ; et comme il est a moitié vif, il peut aussi faire des actions a moitié vives. Il ne sçauroit voirement marcher, ni se lever, ni crier a l'ayde, non pas mesme parler, sinon languidement, a cause de son cœur failly, mais il peut bien ouvrir les yeux, remuer les doigtz, souspirer, dire quelque parole de plainte ; actions foibles, et nonobstant lesquelles il mourroit misérablement sur son sang, si le miséricordieux Sama- ritain ne luy eust appliqué son huyle et son vin, et ne l'eust emporté au logis pour le faire panser et traitter * Vers. 33, 34. ^ ses propres despens*. La naturelle rayson est gran- dement blessée et comme a moitié morte par le péché : c'est pourquoy, ainsy mal en point, elle ne peut obser- ver tous les commandemens, qu'elle void bien pourtant estre convenables ; elle connoist son devoir, mais elle ne peut le rendre, et ses yeux ont plus de clarté pour luy monstrer le chemin que ses jambes de force pour l'entreprendre. Le pécheur peut voirement bien observer quelques uns des commandemens par ci par la, ains il peut mesme les observer tous pour quelque peu de tems, Ihors qu'il ne se présente point de sujet relevé auquel il faille prattiquer les vertus commandées, ou de tentation pressante de commettre le péché défendu : mais que le pécheur puisse vivre long tems en son péché sans en adjouster des nouveaux, certes cela ne se peut sans une spéciale protection de Dieu. Car les ennemis de l'homme sont ardens, remuans et en perpétuelle action pour le précipiter, et quand ilz voyent qu'il n'arrive point d'occasion de prattiquer les vertus ordonnées, ilz susci- tent mille tentations pour nous faire tumber es choses prohibées ; et Ihors la nature, sans la grâce, ne se peut garentir du précipice : car si nous vainquons. Dieu nous donne la victoire par Jésus Christ, ainsy que  Livre XI. Chapitre ii. 239 dit saint Paul *. Veillés et priés affin qtte vous * i Cor., xv, 57. n'entries point en tentation * ; si Nostre Seigneur * Matt., xxvi, 41. nous disoit seulement, Veillés, nous penserions pouvoir asses faire de nous mesmes ; mais quand il adjouste, priés, il monstre que s'il ne garde nos âmes au tems de la tentation, en vain veilleront ceux qui les gardent*. * Ps. cxxvi, 2.  CHAPITRE II QUE l'amour sacré REND LES VERTUS EXCELLEMMENT PLUS AGGREABLES A DIEU qu'elles NE LE SONT PAR LEUR PROPRE NATURE  Les maistres des choses rustiques admirent la fraîche innocence et pureté des petites fraises, parce qu'encor qu'elles rampent sur la terre et soyent continuellement foulées par les serpens, lezars et autres bestes véné- neuses, si est ce qu'elles ne reçoivent aucune impression du venin, ni n'acquièrent aucune qualité maligne ; signe qu'elles n'ont aucune affinité avec le venin. Telles sont donques les vertus humaines, Theotime, lesquelles, quoy qu'elles soyent en un cœur bas, terrestre et gran- dement occupé de péché, elles ne sont néanmoins aucunement infectées de la malice d'iceluy, estant d'une nature si franche et innocente qu'elle ne peut estre corrompue par la société de l'iniquité, selon qu'Aristote mesme a dit * « que la vertu estoit une habitude de * Ubi supra, l. x. laquelle aucun ne peut abuser. » Que si les vertus, estant ainsy bonnes en elles mesmes, ne sont pas récom- pensées d'un loyer éternel Ihors qu'elles sont prattiquees par les infidèles ou par ceux qui sont en péché, il ne s'en faut nullement estonner : puisque le cœur pécheur duquel elles procèdent n'est pas capable du bien  XV.  240 Traitté de l'Amour de Dieu éternel, s'estant d'ailleurs destourné de Dieu, et que l'héritage céleste appartenant au Filz de Dieu, nul n'y doit estre associé qui ne soit en luy, et son frère adoptif ; laissant a part que la convention par laquelle Dieu promet le Paradis ne regarde que ceux qui sont en sa grâce, et que les vertus des pécheurs n'ont aucune dignité ni valeur que celle de leur nature, qui par conséquent ne les peut relever au mérite des recompenses surna- turelles, lesquelles pour cela mesme sont appellees surnaturelles, d'autant que la nature et tout ce qui en dépend ne peut ni les donner ni les mériter. Mais les vertus qui se treuvent es amis de Dieu, quoy qu'elles ne soyent que morales et naturelles selon leur propre condition, sont néanmoins anoblies et relevées a la dignité d'œuvres saintes, a cause de l'excellence du cœur qui les produit. C'est une des propriétés de l'amitié qu'elle rend aggreable l'ami et tout ce qui est en luy de bon et d'honneste ; l'amitié respand sa grâce et faveur sur toutes les actions de celuy que l'on ayme, pour peu qu'elles en soyent susceptibles ; les aigreurs des amis sont des douceurs, les douceurs des ennemis sont des aigreurs. Toutes les œuvres vertueuses d'un cœur ami de Dieu sont dédiées a Dieu : car, le cœur qui s'est donné soy mesme, comme n'a-il pas donné tout ce qui dépend de luy mesme ? qui donne l'arbre sans reserve, ne donne-il pas aussi les feuilles, les fleurs et les fruitz ? Le juste fleurira comme la palme, il croistra comme le cèdre du Liban. Plantés en la mayson du Seigneur, Hz fleuriront es parvis de la * Ps. xci, 13, 14. mayson de nostre Dieu*. Puisque le juste est planté en la mayson de Dieu, ses feuilles, ses fleurs et ses fruitz y croissent et sont dédiés au service de sa Majesté : il est commue l'arbre planté près le courant des eaux, qui porte son fruit eyi son tems ; ses feuilles mesmes * Ps. I, 3, 4. ne tumbent point, tout ce qu'il fait prospérera'^. Non seulement les fruitz de la charité et les fleurs des œuvres qu'elle ordonne, mais les feuilles mesmes des vertus morales et naturelles tirent une spéciale pros- périté de l'amour du cœur qui les produit. Si vous entes  Livre XI. Chapitre ir. 241 un rosier, et que dedans la fente du tige vous metties un grain de musqué, les roses qui en proviendront seront toutes musquées. Fendes donq vostre cœur par la sainte pénitence, et mettes l'amour de Dieu dans la fente ; puis, entes sur iceluy telle vertu que vous voudres, et les œuvres qui en proviendront seront parfumées de sain- teté, sans qu'il soit besoin d'autre soin pour cela. Les Spartes ayans ouï une très belle sentence de la bouche d'un meschant homme, n'estimèrent pas qu'elle deut estre receûe si premièrement elle n'estoit pronon- cée par la bouche d'un homme de bien : pour donq la rendre digne de réception, ilz ne firent autre chose que de la faire derechef proférer par un homme vertueux*. * piutarchus, ubi Si vous voules rendre sainte la vertu humaine et morale ^^p"^*^' • '^- ^^ d'Epictete, de Socrates ou de Demades, faites la seule- ment prattiquer par une ame vrayement chrestienne, c'est a dire - qui ait l'amour de Dieu. Ainsy Dieu regarda au bon Abel premièrement, et puis a ses offrandes* ; en sorte que les offrandes prirent leur * Gen., iv, 4. grâce et dignité devant les yeux de Dieu, de la bonté et pieté de celuy qui les presentoit. O bonté souveraine de ce grand Dieu, laquelle favorise tant ses amans qu'elle chérit leurs moindres petites actions, pour peu qu'elles soyent bonnes, et les anoblit excellemment, leur donnant le tiltre et la qualité de saintes ! Hé, c'est en contemplation de son Filz bienaymé duquel il veut honnorer les enfans adoptifs, sanctifiant tout ce qui est de bon en eux : les os, les cheveux, les vestemens, les sepulchres et jusques a l'ombre de leurs cors ; la foy, l'espérance, l'amour, la religion, ouy mesme la sobriété, la courtoisie, l'affabilité de leurs cœurs. Donqties, mes chers frères, dit l'Apostre *, soyes * i Cor., xv, uit. stables et immobiles, abondans en toute œuvre du Seigneur, sachans que vostre travail ne sera point inutile en Nostre Seigneur. Et notés, Theotime, que toute œuvre vertueuse doit estre estimée œuvre du Seigneur, voire mesme quand elle seroit prattiquee par un infidèle : car sa divine Majesté dit a Ezechiel* que *ubiincap.prœced. Nabuchodonosor et son armée avoyent travaillé pour II 16  242 Traitté de l'Amour de Dieu luy, parce qu'ilz avoyent fait une guerre légitime et juste contre les Tyriens ; monstrant asses par la que la justice des injustes est sienne, tend a luy et luy appar- tient, bien que les injustes qui font la justice ne soyent pas siens, ne tendent pas a luy et ne luy appartiennent pas. Car, comme ce grand prophète et prince Job, quoy qu'il fut issu de race payenne et habitant de la terre Hus, ne laissa pas d'appartenir a Dieu, ainsy les vertus morales, quoy que provenues d'un cœur pécheur, ne laissent pas d'appartenir a Dieu ; mays quand ces mesmes vertus se treuvent en un cœur vrayement chrestien, c'est a dire doué du saint amour, alhors non seulement elles appartiennent a Dieu, mais elles ne sont point inutiles en Nostre Seigneur, ains sont rendues fructueuses et pretieuses devant les yeux de sa bonté. « Adjoustes a un homme la charité, » dit saint *Serm.^o.Deyerb. AuÊnjstin*, « tout proffitc i ostes en la charité, tout le Dof7tini.iHod.SeT- o ' r ' ' mo cxxxviii, de reste ne profïite plus : » et a ceux qui ayment Dieu Script., § 2.] 7 • 1- 1' t * • Rom., viii, 28. toutes choses coopèrent en bien, dit lApostre*.  CHAPITRE III COMME IL Y A DES VERTUS QUE LA PRESENCE DU DIVIN AMOUR RELEVE A UNE PLUS HAUTE EXCELLENCE OUE LES AUTRES  ?klays il y a des vertus qui, a rayson de leur naturelle alliance et correspondance avec la charité, sont aussi beaucoup plus capables de recevoir la pretieuse influence de l'amour sacré, et par conséquent la communication de la dignité et valeur d'iceluy : telles sont la foy et l'espérance, qui, avec la charité, regardent immédiate- ment Dieu, et la religion avec la pénitence et dévotion,  Livre XI. Chapitre m. 243 qui s'employent a l'honneur de sa divine Majesté. Car ces vertus, par leur propre condition, ont un si grand rapport a Dieu et sont si susceptibles des impressions de l'amour céleste, que pour les faire participer a la sainteté d'iceluy il ne faut sinon qu'elles soyent auprès de luy, c'est a dire en un cœur qui ayme Dieu. Ainsy, pour donner le goust de l'olive aux raysins, il ne faut que planter la vigne entre les oliviers, car sans s'entre- toucher aucunement, par le seul voysinage, ces plantes feront un réciproque commerce de leurs saveurs et pro- priétés, tant elles ont une grande inclination et estroitte convenance l'une envers l'autre. Certes, toutes les fleurs, si ce ne sont celles de l'arbre triste et quelques autres de naturel monstrueux, toutes, dis je, se res-j ouïssent, espanouissent et s'embellissent a la veûe du soleil, par la chaleur vitale qu'elles reçoi- vent de ses rayons ; mais toutes les fleurs jaunes, et sur tout celle que les Grecs ont appelle heliotropium, et nous, tourne-soleil, non seulement reçoivent de la joye et complaysance en la présence du soleil, mais suivent par un amiable contour les attraitz de ses rayons, le regardant et se retournant devers luy depuis son lever jusques a son couchant. Ainsy toutes les vertus reçoivent un nouveau lustre et une excellente dignité par la présence de l'amour sacré ; mais la fo}^ l'espérance, la crainte de Dieu, la pieté, la pénitence et toutes les autres vertus qui d'elles mesmes tendent particulièrement a Dieu et a son honneur, elles ne reçoivent pas seulement l'impression du divin amour, par laquelle elles sont eslevees a une grande valeur, mais elles se penchent totalement vers luy, s'associant avec luy, le suivant et servant en toutes occasions : car en fin, mon cher Theotime, la Parole sacrée* attribue *Matt.,ix,22;Rom., une certaine propriété et force de sauver, de sanctifier s ■ EccH., i, xvh • et de glorifier, a la foy, a l'espérance, a la pieté, a la ^^'^'' crainte de Dieu, a la pénitence ; qui tesmoigne bien que ce sont des vertus de grand prix, et qu'estant pratti- quees en un cœur qui a l'amour de Dieu, elles se rendent excellemment plus fructueuses et saintes que les autres,  244  Traitté de l'Amour de Dieu  lesquelles de leur nature n'ont pas une si grande con- * I Cor., XIII, 2. venance avec l'amour sacré. Et celuy qui s'escrie * : Si j'ay toute la foy, en sorte mesme que je trans- porte les montaignes, et je n'ay point la charité, je ne suis rien, il monstre bien, certes, qu'avec la cha- rité, cette foy luy proffiteroit grandement. La charité donques est une vertu nompareille, qui n'embellit pas seulement le cœur auquel elle se treuve, mais bénit et sanctifie aussi toutes les vertus qu'elle rencontre en iceluy, par sa seule présence, les embaumant et parfu- mant de son odeur céleste, par le moyen de laquelle elles sont rendues de grand prix devant Dieu : ce qu'elle fait néanmoins beaucoup plus excellemment en la foy, en l'espérance, et es autres vertus qui d'elles mesmes ont une nature tendante a la pieté. C'est pourquoy, Theotime, entre toutes les actions vertueuses nous devons soigneusement prattiquer celles de la religion (a) et révérence envers les choses divines, celles de la foy, de l'espérance et de la tressainte crainte de Dieu ; parlans souvent des choses célestes, pensans et aspirans a l'éternité, hantant les églises et services sacrés, faysans des lectures dévotes, observans les cérémonies de la religion chrestienne : car le saint amour se nourrit a souhait parmi ces exercices, et res- pand sur iceux plus abondamment ses grâces et pro- priétés qu'il ne fait sur les actions des vertus simplement humaines ; ainsy que le bel arc-en-ciel rend odorantes * piin., Hist. nat., toutcs Ics plantes sur lesquelles il tumbe, mais plus que 1. XII, c. xxîv {al. , ^ ^ 11, 1 j. LU). toutes mcomparablement celles de 1 aspalatus*.  (a) [Le Ms. (B) du Livre XI comprend les douze lignes suivantes et les chapitres vi, xi.]  Livre XI. Chapitre iv. 245  CHAPITRE IV (a) COMME LE divin AMOUR SANCTIFIE ENCOR PLUS EXCELLEMMENT LES VERTUS QUAND ELLES SONT PRATTIQUEES PAR SON ORDONNANCE ET COMMANDEMENT  La belle Rachel, après avoir grandement désiré d'avoir génération de son cher Jacob, fut rendue fertile par deux moyens, dont elle eut aussi des enfans de deux différentes façons ; car au commencement de son mariage, ne pouvant avoir des enfans de son propre cors, elle employa, comme par emprunt, celuy de sa servante Bala, qu'elle tira a sa société pour l'exercice des fonctions de son mariage, disant a son mari : J'ay Bala ma chambrière, prenés-la en mariage, entrés vers elle, affin qu'elle enfante sur mes genoux et que j'aye des enfans d'elle*. Et il arriva selon son souhait, * Gen., xxx, 3. car Bala conceut et enfanta plusieurs enfans sur les genoux de Rachel ; qui les recevoit comme véritablement siens, d'autant qu'ilz estoyent procréés de deux cors, dont celuy de Jacob luy appartenoit par la loy du ma- riage, et celuy de Bala par obligation de service, et d'autant encores que leur génération avoit esté faitte par son ordonnance et volonté. Mais elle eut par après deux autres enfans, non commandés et ordonnés par  (a) [Voir à l'Appendice un fragment du Ms. (A) qui se rapporte à ce chapitre, ainsi qu'aux chapitres viii, ix du Livre XII.]  246 Traitté de l'Amour de Dieu elle, mais conceus, mais issus et procréés de son propre cors d'elle mesme, a sçavoir, Joseph et le cher Benjamin. Je vous dis maintenant, mon cher Theotime, que la charité et dilection sacrée, plus belle cent fois que Rachel, mariée a l'esprit humain, souhaite sans cesse de produire des saintes opérations : que si au commen- cement elle n'en peut enfanter elle mesme de sa propre extraction par l'union sacrée qui luy est uniquement propre, elle appelle les autres vertus, comme ses fidèles servantes, et les associe a son mariage, commandant au cœur de les employer, affiin que d'elles il fasse naistre des saintes opérations ; mais opérations qu'elle ne laisse pas d'adopter et estimer siennes, parce qu'elles sont produites par son ordre et commandement et d'un cœur qui lu}' appartient, d'autant que, comme nous avons * Livres I, ce. iv, declairé ailleurs*, l'amour est maistre du cœur, et par vi,\iii,c.i,x,c.i. conséquent de toutes les œuvres des autres vertus faites par son consentement. Mais, outre cela, cette divine dilection ne laisse pas d'avoir deux actes issus propre- ment et extraitz d'elle mesme ; dont l'un est l'amour effectif, qui, comme un autre Joseph, usant de la pléni- tude de l'authorité royale, sousmet et range tout le peuple de nos facultés, puissances, passions et affections a la volonté de Dieu, affin qu'il soit aymé, obéi et servi sur toutes choses, rendant par ce moyen exécuté le grand commandement céleste : Tu aymeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton ame, de * Marci, xn, 30. tout tou esprit, de toutes tes forces"^. L'autre est l'amour affectif ou affectueux, qui, comme un petit Benjamin, est grandement délicat, tendre, aggreable et aymable ; mais en cela phis heureux que Benjamin, que la charité, sa mère, ne meurt pas en le produisant, ains prend, ce semble, une nouvelle vie par la suavité qu'elle en ressent. Ainsy donques, Theotime, les actions vertueuses des enfans de Dieu appartiennent toutes a la sacrée dilec- tion : les unes, parce qu'elle mesme les produit de sa propre nature ; les autres, d'autant qu'elle les sanctifie  Livre XI. Chapitre iv. 247 par sa vitale présence ; et les autres, en fin, par l'au- thorité et le commandement dont elle use sur les autres vertus, desquelles elle les fait naistre : et celles ci, comme elles ne sont pas, a la vérité, si eminentes en dignité que les actions proprement et immédiatement issues de la dilection, aussi excellent-elles incomparablement au dessus des actions qui ont toute leur sainteté de la seule présence et société de la charité. Un grand gênerai d'armée ayant gaigné une signalée bataille aura sans doute tout l'honneur de la victoire, et non sans cause ; car il aura combattu luy mesme en teste de l'armée, prattiquant plusieurs beaux faitz d'armes, et pour le reste il aura disposé l'armée, puis ordonné et commandé tout ce qui aura esté exécuté : si que il est estimé d'avoir tout fait, ou par soy mesme en combattant de ses propres mains, ou par sa conduite, commandant aux autres. Que si mesme quelques troupes amies surviennent a l'improuveiie et se joignent a l'armée, on ne laissera pas d'attribuer l'honneur de leur faction au gênerai, parce qu'encor qu'elles n'ayent pas receu ses commandemens, elles l'ont néanmoins servi, et suivi ses intentions. Mais pourtant, après qu'on luy a donné toute la gloire en gros, on ne laisse pas d'en distribuer les pièces a chaque partie de l'armée, en disant ce que l'avant garde, le cors et l'arriére garde ont fait ; comme les François, les Italiens, les Allemans, les Espagnolz se sont comportés ; ouy mesme on loue les particuliers qui se seront signalés au combat. Ainsy, entre toutes les vertus, mon cher Theotime, la gloire de nostre salut et de nostre victoire sur l'enfer est déférée a l'amour divin, qui, comme prince et gênerai de toute l'armée des vertus, fait tous les exploitz par lesquelz nous obtenons le triomphe : car l'amour sacré a ses actions propres, issues et procedees de luy mesme, par lesquelles il fait des miracles d'armes sur nos ennemis ; puis, outre cela, il dispose, commande et ordonne les actions des autres vertus, qui pour cette cause sont nommées actes commandés ou ordonnés de l'amour ; que si en fin quel- ques vertus font leurs opérations sans son commandement,  248 Traitté de l'Amour de Dieu pourveu qu'elles servent a son intention, qui est l'hon- neur de Dieu, il ne laisse pas de les ad vouer siennes. Or, néanmoins, quoy qu'en gros nous disions, après le * I Cor., XIII, 7. divin Apostre*, que la charité souffre tout, elle croid tout, elle espère tout, elle supporte tout, et en somme qu'elle fait tout, si est-ce que nous ne laissons pas de distribuer en particulier la louange du salut des Bien- heureux aux autres vertus, selon qu'elles ont excellé en un chacun ; car nous disons que la foy en a sauvé les uns, l'aumosne quelques autres, la tempérance, l'orayson, l'humilité, l'espérance, la chasteté les autres, parce que les actions de ces vertus ont paru avec lustre en ces Saintz. Mais tous-jours réciproquement aussi, après qu'on a eslevé ces vertus particulières, il faut rapporter tout leur honneur a l'amour sacré, qui a toutes donne la sainteté qu'elles ont : car, que veut dire autre chose le glorieux Apostre, inculquant que la charité est * Vers. 4. henigne, patiente*, qu'elle croid tout, espère tout, supporte tout, sinon que la charité ordonne et com- mande a la patience de patienter, et a l'espérance d'espérer, et a la foy de croire ? Il est vray, Theotime. qu'avec cela il signifie encor que l'amour est l'ame et la vie de toutes les vertus ; comme s'il vouloit dire, que la patience n'est pas asses patiente, ni la foy asses fidèle, ni l'espérance asses confiante, ni la debon- naireté asses douce, si l'amour ne les anime et vivifie : et c'est cela mesme que nous fait entendre ce mesme vaysseau d'élection, quand il dit que sans la charité * Vers. 3. rien ne luy proMte*. et qu'il n'est rien** ; car c'est * ♦Vers 2 j r ^ -1 comme s'il disoit que sans l'amour il n'est ni patient, ni débonnaire, ni constant, ni fidèle, ni espérant ainsy qu'il est convenable pour estre serviteur de Dieu, qui est le vray et désirable estre de l'homme.  Livre XI. Chapitre v. 249  CHAPITRE V  COMME L AMOUR SACRE MESIE SA DIGNITE PARMI LES AUTRES VERTUS EN PERFECTIONNANT LA LEUR PARTICULIERE « J'ay veu a Tivoli, » dit Pline*, « un arbre enté de *Hist.nat.,i.xvii, toutes les façons qu'on peut enter, qui portoit toutes ^' ^^' " " ^^^' ' sortes de fruitz ; car en une branche on treuvoit des cerises, en une autre des noix, et es autres des raysins, des figues, des grenades, des pommes, et généralement toutes espèces de fruitz. » Cela, Theotime, estoit admi- rable, mais bien plus encor de voir en l'homme chres- tien la divine dilection sur laquelle toutes les vertus sont entées : de manière que, comme l'on pouvoit dire de cet arbre qu'il estoit cerisier, pommier, noyer, gre- nadier, aussi l'on peut dire de la charité qu'elle est patiente*, douce, vaillante, juste, ou plustost, qu'elle * vide in cap. prœ- est la patience, la douceur et la justice mesme. Mais le pauvre arbre de Tivoli ne dura guère, comme le mesme Pline tesmoigne*, car cette variété de pro- * ubi supra. ductions tarit incontinent son humeur radicale, et le dessécha en sorte qu'il en mourut : ou, au contraire, la dilection se renforce et revigore de faire force fruitz en l'exercice de toutes les vertus ; ains, comme ont remar- qué nos saintz Pères, elle est insatiable en l'affection qu'elle a de fructifier, et ne cesse de presser le cœur auquel elle se treuve, comme Rachel faisoit son mari, disant : Donne moy des enfans. autrement je mourray*. Or, les fruitz des arbres entés sont tous- * Gen., x.xx, 1. jours selon le greffe, car si le greffe est de pommier il jettera des pommes, s'il est de cerisier il jettera des cerises, en sorte néanmoins que tous-jours ces fruitz-la tiennent du goust du tronc : et de mesme, Theotime,  250  Traitté de l'Amour de Dieu  nos actes prennent leur nom et leur espèce des vertus particulières desquelles ilz sont issus, mais ilz tirent de la sacrée charité le goust de leur sainteté ; aussi, la charité est la racine et source de toute sainteté en l'homme. Et comme le tige communique sa saveur a tous les fruitz que les greffes produisent, en telle sorte que chasque fruit ne laisse pas de garder la pro- priété naturelle du greffe duquel il est procédé, ainsy la charité respand tellement son excellence et dignité es actions des autres vertus, que néanmoins elle laisse a une chacune d'icelles la valeur et bonté particulière qu'elle a de sa condition naturelle. Toutes les fleurs perdent l'usage de leur lustre et de leur grâce parmi les ténèbres de la nuit ; mais au matin, le soleil rendant ces mesmes fleurs visibles et aggreables n'égale pas toutefois leurs beautés et leurs grâces, et sa clarté, respandue également sur toutes, les fait néanmoins inégalement claires et esclattantes, selon que plus ou moins elles se treuvent susceptibles des effectz de sa splendeur : et la lumière du soleil, pour égale qu'elle soit sur la violette et sur la rose, n'égalera jamais pourtant la beauté de celle la a la beauté de celle ci, ni la grâce d'une marguerite a celle du lys ; mays pourtant, si la lumière du soleil estoit fort claire sur la violette, et fort obscurcie par les brouillars sur la rose, alhors sans doute elle rendroit plus aggreable aux yeux la violette que la rose. Ainsy, mon Theotime, si avec une égale charité l'un souffre la mort du martyre, et l'autre la faim du jeusne, qui ne void que le prix de ce jeusne ne sera pas pour cela égal a celuy du martyre ? Non, Theotime ; car, qui oseroit dire que le martyre en soy mesme ne soit pas plus excellent que le jeusne ? Que s'il est plus excellent, la charité survenante ne luy estant pas l'excellence qu'il a, ains la perfectionnant, luy laissera par conséquent les avantages qu'il avoit naturellement sur le jeusne. Certes, nul homme de bon sens n'égalera la chasteté nuptiale a la virginité, ni le bon usage des richesses a l'entière abnégation d'icelles : et qui oseroit dire que la  Livre XI. Chapitre v. 251 charité survenante a ces vertus leur ostast leurs pro- priétés et privilèges ? puisqu'elle n'est pas une vertu destruisante et appauvrissante, ains bonifiante, vivifiante et enrichissante tout ce qu'elle treuve de bon es âmes qu'elle gouverne. Ains, tant s'en faut que l'amour céleste oste aux vertus les prééminences et dignités qu'elles ont naturellement, qu'au contraire, ayant cette propriété de perfectionner les perfections qu'elle ren- contre, a mesure qu'elle treuve des plus grandes per- fections elle les perfectionne plus grandement : comme le sucre es confitures assaisonne tellement les fruitz de sa douceur, que les addoucissant tous il les laisse néanmoins inégaux en goust et suavité, selon qu'ilz sont inégalement savoureux de leur nature ; et jamais il ne rend les pesches et les noix ni si douces ni si aggreables que les abricotz et les mirabolans. Il est vray, toutefois, que si la dilection est ardente, puissante et excellente en un cœur, elle enrichira et perfectionnera aussi davantage toutes les œuvres des vertus qui en procéderont. On peut souffrir la mort et le feu pour Dieu sans avoir la charité, ainsy que saint Paul présuppose* et que ie declaire ailleurs** ; a plus * i Cor., xm, 3. ■^ -^^ ^ •* . . . , **Livre X, c. viii. forte rayson, on la peut souffrir avec une petite chante : or je dis, Theotime, qu'il se peut bien faire qu'une fort petite vertu ait plus de valeur en une ame ou l'amour sacré règne ardemment, que le martyre mesme en une ame ou l'amour est alangouri, foible et lent. Ainsy, les menues vertus de Nostre Dame, de saint Jean, des autres grans Saintz, estoyent de plus grand prix devant Dieu que les plus relevées de plusieurs Saintz infé- rieurs, comme beaucoup des petitz eslans amoureux des Séraphins sont plus enflammés que les plus relevés des Anges du dernier ordre ; ainsy que le chant des rossi- gnolz apprentifs est plus harmonieux incomparablement que celuy des chardonneretz les mieux appris. Pireicus a la fin de ses ans ne peignoit qu'en petit volume et choses de peu, comme boutiques de barbiers, de cordonniers, petitz asnes chargés d'herbes, et sem- blables menus fatras ; ce qu'il faisoit, comme Pline  252  Traitté de l'Amour de Dieu  * Histor. natur., 1. pense*, pouF assoupir sa grande renommée : dont en xxxvn.) ^ ^ ''"'' fi^ ^^ l'appella peintre de basse estoffe ; et néanmoins, la grandeur de son art paroissoit tellement en ses bas ouvrages, qu'on les vendoit plus que les grandes besoi- gnes des autres. Ainsy, Theotime, les petites simplicités, abjections et humiliations esquelles les grans Saintz se sont tant pleus pour se musser et mettre leur cœur a l'abri contre la vayne gloire, ayant esté faites avec une grande excellence de l'art et de l'ardeur du céleste amour, ont esté treuvees plus agréables devant Dieu que les grandes ou illustres besoignes de plusieurs autres, qui furent faites avec peu de charité et de dévotion. L'Espouse sacrée blesse son Espoux avec un seul * Gant., IV, 9. de ses cheveux*, desquelz il fait tant d'estat qu'il les * ibid., VI, 4. compare aux troupeaux des chèvres de Galaad*, et n'a pas plus tost loiié les yeux de sa dévote amante, qui sont les parties les plus nobles de tout le visage, que soudain il loiie la cheveleure, qui est la plus fresle, vile et abjecte ; afïin que l'on sceust qu'en une ame esprise du divin amour, les exercices qui semblent fort chetifs sont néanmoins grandement agréables a sa divine Majesté.  CHAPITRE VI DE l'excellence DU PRIX QUE L'aMOUR SACRÉ DONNE AUX ACTIONS ISSUES DE LUY MESME ET A CELLES QUI PROCEDENT DES AUTRES VERTUS Mays, ce me dires vous, quelle est cette valeur, je vous prie, que le saint amour donne a nos actions ? O mon Dieu, Theotime ! certes, je n'aurois pas l'asseurance de le dire si le Saint Esprit ne l'avoit luy mesme déclaré en termes fort exprès par le grand apostre saint Paul, • II Cor., IV, 17. qui parle ainsy* : Ce qui a présent est momentanée  Livre XI. Chapitre vi. 253 et léger de nostre trihulation, opère en nous sans mesure en la sublimité un poids éternel de gloire. Pour Dieu, pesons ces paroles. Nos tribulations (»), qui sont si légères qu'elles passent en un moment, opèrent en nous, le poids solide et stable de la gloire. Voyes, de grâce, ces merveilles : la trihulation produit la gloire, la légèreté donne le poids, et les momens opèrent l'éternité ! ^) Mays qui peut donner tant de vertu a ces momens passagers et a ces tribulations si légères ? L'escarlatte et la pourpre, ou fin cramoysi violet, est un drap grandement pretieux et royal, mais ce n'est pas a rayson de la laine, ains a cause de la teinture : les œuvres des bons Chrestiens sont de si grande valeur que pour icelles on nous donne le Ciel ; mays, Theo- time, ce n'est pas parce qu'elles procèdent de nous et sont la laine de nos cœurs, ains parce qu'elles sont teintes au sang du Filz de Dieu ; je veux dire, que c'est d'autant que le Sauveur sanctifie nos œuvres par le mérite de son sang. Le sarment uni et joint au cep porte du fruit non en sa propre vertu mais en la vertu du cep : or nous sommes unis par la charité a nostre Rédempteur, comme les membres au chef* ; c'est * Ephes.,iv, 15,16. pourquoy nos fruitz et bonnes œuvres, tirans leur valeur d'iceluy, méritent la vie éternelle. La verge d'Aaron estoit sèche, incapable de fructifier d'elle mesme, mais lors que le nom du grand Prestre fut escrit sur icelle, en une nuit elle (c) jetta ses feuilles, ses fleurs et ses fruitz*. Nous sommes, quant a nous, branches sèches, * Num., xvn, 8. inutiles, infructueuses, qui ne sommes pas sufflsans de penser quelque chose de nous mesme comme de nous mesme, mais toute nostre suffisance est de Dieu, qui nous a rendus officiers idoines"^ et capables * 11 Cor., m, 5, 6.  (a) Nos tribulations — [momentanées, c'est a dire qui passent en un moment, et légères...] (b) [Mays comme se peut faire cela ? Voyes l'escarlatte et la pourpre...] (c) elle — [feuillit, fleurit...]  254 Traitté de l'Amour de Dieu de sa volonté ; et partant, soudain que par le saint amour le nom du Sauveur, grand Evesque de nos * I Pétri, II, uit. âmes *, est gravé en nos cœurs, nous commençons a porter des fruitz délicieux pour la vie éternelle. Et comme les graines qui ne produiroyent d'elles mesmes que des melons de goust fade, en produisent des sucrins et muscatz si elles sont détrempées en l'eau sucrée ou musquée, ainsy nos cœurs qui ne sçauroyent pas projetter une seule bonne pensée pour le service de Dieu, estans détrempés en la sacrée dilection par le *Rom.,v,5,vni,ii. Saint Esprit qui habite en nous*, ilz produisent des actions sacrées qui tendent et nous portent a la gloire immortelle. Nos œuvres comme provenantes de nous, ne sont que des chetifs roseaux, mais ces roseaux devien- nent d'or par la charité, et avec iceux on arpente la * Apoc, XXI, 15. Hierusalem céleste* qu'on nous donne a cette mesure : car, tant aux hommes qu'aux Anges, on distribue la gloire selon la charité et les actions d'icelle, de sorte que la mesure de l'Ange est celle-là mesme de * ibid.,^. i7;cum l'Jîomme* ; et Dieu a rendu et rendra a un chacun iaversione. ,,,^ . ,. . selon ses œuvres, comme toute 1 Escriture divme nous enseigne, laquelle nous assigne la félicité et joye éternelle du Ciel pour recompense des travaux et bonnes actions que nous aurons prattiquees en terre. Recompense magnifique et qui ressent la grandeur du IMaistre que nous servons, lequel, a la vérité, Theotime, pouvoit, s'il lu}' eut pieu, exiger très justement de nous nostre obéissance et service sans nous proposer aucun loyer ni salaire ; puisque nous sommes siens par mille filtres très légitimes, et que nous ne pouvons rien faire qui vaille qu'en luy, par luy, pour luy et qui ne soit de luy. Mais sa bonté néanmoins n'en a pas ainsy disposé ; ains, en considération de son Filz nostre Sauveur, a voulu traitter avec nous de prix fait, nous recevant a gages et s'engageant de promesses vers nous qu'il nous salariera selon nos œuvres, de salaires W  (à) selon nos œuvres, — les recompensant de loyers  Livre XI. Chapitre vi. 255 eternelz. Or, ce n'est pas que nostre service luy soit ni nécessaire ni utile ; car après que nous aurons fait tout ce qu'il nous a commandé, nous devons néan- moins advouer, par une très humble vérité ou véritable humilité, qu'en effect nous sommes serviteurs très inutiles * et très infructueux a nostre Maistre, qui, a * Luac, xvn, 10. cause de son essentielle surabondance de bien, ne peut recevoir aucun proffit de nous ; ains, convertissant toutes nos œuvres a nostre propre advantage et com- modité, il fait que nous le servons autant inutilement pour luy que très utilement pour nous, qui par des si petitz travaux gaignons des si grandes recompenses. Il n'estoit donq pas obligé de nous payer nostre service s'il ne l'eust promis. Mays ne penses pas pour- tant, Theotime, qu'en cette promesse il ayt tellement volu manifester sa bonté qu'il ayt oublié de glorifier sa sagesse, puisque au contraire il y a observé fort exactement (e) les règles de l'équité, meslant admira- blement la bienséance avec la libéralité : car nos œuvres sont voirement extrêmement petites et nulle- ment comparables a la gloire, en leur quantité, mais elles luy sont néanmoins fort proportionnées en qualité, a rayson du Saint Esprit qui, habitant dans nos cœurs par la charité*, les fait en nous, par nous et * Rom., ubi supra. pour nous, avec un art si exquis, que les mesmes œuvres qui sont toutes nostres sont encor mieux toutes siennes, parce que, comme il les produit en nous, nous les produisons réciproquement en luy, comme il les fait pour nous, nous les faysons pour luy, et comme il les opère avec nous, nous coopérons aussi avec luy. Or le Saint Esprit habite en nous si nous sommes membres vivans de Jésus Christ, qui (f) a rayson de cela disoit a ses Disciples* : Qui demeure en moy et * Joan., xv, 5. moy en luy, iceluy porte beaucoup de fruit ; et c'est,  (e) fort exactement — [la bienséance et la proportion, meslant l'honneste et le juste avec.J (f) qui — [nous asseure que si nous...J  256 Traitté de l'Amour de Dieu Theotime, parce que qui demeure en luy il participe a son divin Esprit, lequel est (s) au milieu du cœur humain comme une vive source qui rejaillit et pousse * joan., IV, 14. ses caux jusques en la vie éternelle*. Ainsy l'huile de bénédiction versée sur le Sauveur, comme sur le chef de l'Eglise tant militante que triomphante, se respand sur la société des Bienheureux, qui, comme la barbe sacrée de ce divin Maistre, sont tous-jours atta- chés a sa face glorieuse, et distille encor sur la compai- gnie des fidèles qui, comme vestemens, sont jointz et unis par dilection a sa divine Majesté ; l'une et l'autre trouppe, comme composée de frères germains, ayant a cette occasion sujet de s'escrier : que c'est une chose bonne et agréable de voir les frères bien ensemble, comme l'unguent qui descend en la barbe, la barbe d'Aaron, et jusques au bord de son * Ps. cxxxii, I, 2. vestement* ! Ainsy donq nos œuvres, comme un petit grain de * Matt.,xiir, 31,32. moustarde *, ne sont aucunement comparables en grandeur avec l'arbre de la gloire qu'elles produisent, mais elles ont pourtant la vigueur et vertu de l'opérer, parce qu'elles procèdent du Saint Esprit, qui, par une admirable infusion de sa grâce en nos cœurs, rend nos œuvres siennes, les laissant nostres tout ensemble ; d'autant que nous sommes membres d'un Chef duquel il est l'Esprit, et entés sur un arbre duquel il est la divine humeur. Et parce qu'en cette sorte il agit en nos œuvres, et qu'en certaine façon nous opérons ou coopé- rons en son action, il nous laisse pour nostre part tout le mérite et profïit de nos services et bonnes œuvres, et nous luy en laissons aussi tout l'honneur et toute la louange, reconnoissans que le commencement, le progrès et la fin de tout le bien que nous faysons dépend de sa miséricorde, par laquelle il C^) est venu a nous et nous a prévenus, il est venu en nous et nous a assistés, il est  (g) est — [comme le cœur...J (h) il — [nous a prévenu, assisté et conduit...J  Livre XI. Chapitre vu. 257 venu avec nous et nous a conduitz, achevant ce qu'il avoit commencé*. Mays, o Dieu, Theotime, que cette * Phiiip., i, 6. bonté est miséricordieuse sur nous en ce partage ! nous luy donnons la gloire de nos louanges, helas, et luy nous donne la gloire de sa jouissance, et en somme, par ces légers et passagers travaux nous acquérons des biens perdurables a toute éternité. Ainsy soit il.  CHAPITRE VII QUE LES VERTUS PARFAITES NE SONT JAMAIS LES UNES SANS LES AUTRES  On dit que le cœur est la première partie de l'homme qui reçoit la vie par l'union de l'ame, et l'œil la dernière* ; comme au contraire, quand on meurt natu- *Aristot.,De gêner. ,,,,., , . . , Animal., 1. II, c. IV. rellement, 1 œil commence le premier a mourir et le cœur le dernier. Or, quand le cœur commence a vivre, avant que les autres parties soyent animées, sa vie, certes, est fort débile, tendre et imparfaite ; mais a mesure qu'elle s'establit plus entièrement dans le reste du cors, elle est aussi plus vigoureuse en chasque partie, et particulièrement au cœur : et l'on void que la vie estant intéressée en quelque membre, elle s'alangourit en tous les autres. Si un homme est navré au pied ou au bras, tout le reste en est incommodé, esmeu, occupé et altéré ; si nous avons mal a l'estomach, les yeux, la voix, tout le visage s'en ressent, tant il y a de convenance entre toutes les parties de l'homme pour la jouissance de la vie naturelle. Toutes les vertus ne s'acquièrent pas ensemblement en un instant, ains les unes après les autres, a mesure que la rayson, qui est comme l'ame de nostre cœur, s'empare tantost d'une passion, tantost de l'autre, pour n 17  258 Traitté de l'Amour de Dieu la modérer et gouverner. Et pour l'ordinaire, cette vie de nostre ame prend son commencement dans le cœur de nos passions, qui est l'amour, et s'estendant sur toutes les autres, elle vivifie en fin l'entendement mesme par la contemplation : comme, au contraire, la mort morale ou spirituelle fait sa première entrée en l'âme par l'inconsideration [la mort entre par les fenestres, jerem., IX, 21. dit le sacré Texte*), et son dernier effect consiste a ruiner le bon amour, lequel périssant, toute la vie morale est morte en nous. Encor bien, donques, qu'on puisse avoir quelques vertus séparées des autres, si est-ce néanmoins que ce ne peut estre que des vertus languissantes, imparfaites et débiles : d'autant que la rayson, qui est la vie de nostre ame, n'est jamais satisfaite ni a son ayse dans une ame, qu'elle n'oc- cupe et possède toutes les facultés et passions d'icelle ; et Ihors qu'elle est offencee et blessée en quelqu'une de nos passions ou affections, toutes les autres perdent leur force et vigueur, et s'alangourissent estrangement. Voyés-vous, Theotime, toutes les vertus sont vertus par la convenance ou conformité qu'elles ont a la rayson ; et une action ne peut estre dite vertueuse si elle ne procède de l'affection que le cœur porte a l'honnesteté et beauté de la rayson. Or, si l'amour de la rayson possède et anime un esprit, il fera tout ce que la rayson voudra en toutes occurrences, et par conséquent il prat- tiquera toutes les vertus. Si Jacob aymoit Rachel en considération de ce qu'elle estoit fille de Laban, pourquoy mesprisoit il Lia, qui estoit non seulement fille, ains fille aisnee du mesme Laban ? Mais parce qu'il aymoit Rachel a cause de la beauté qu'il treuva en elle, jamais il ne sceut tant aymer la pauvre Lia, quoy que féconde et sage fille, d'autant qu'elle n'estoit pas si belle a son Gen.,. XXIX, 16-30. gré*. Qui ayme une vertu pour l'amour de la rayson et honnesteté qui y reluit, il les aymera toutes, puis- qu'en toutes il treuvera ce mesme sujet, et les aymera plus ou moins chacune, selon que la rayson y paroistra plus ou moins resplendissante. Oui ayme la libéralité et n'ayme pas la chasteté, il monstre bien qu'il n'ayme  Livre XL Chapitre vu. 259 pas la libéralité pour la beauté de la rayson ; car cette beauté est encor plus grande en la chasteté, et ou la cause est plus forte, les effectz devroyent estre plus fortz. C'est donq un signe évident que ce cœur la n'est pas porté a la libéralité par le motif et la considération de la rayson : dont il s'ensuit que cette libéralité qui semble estre vertu n'en a que l'apparence, puisqu'elle ne procède pas de la rayson, qui est le vray motif des vertus, ains de quelque autre motif estranger. Il suffit bien vrayement a un enfant d'estre né dans le mariage pour porter parmi le monde le nom, les armes et les qualités du mari de sa mère ; mais pour en porter le sang et la nature, il faut que non seulement il soit né dans le mariage, ains aussi du mariage : les actions ont le nom, les armes et marques des vertus, parce que naissant d'un cœur doué de rayson il est advis qu'elles soyent raysonnables ; mais pourtant elles n'en- ont ni la substance ni la vigueur si elles proviennent d'un motif estranger et adultère, et non de la rayson. Il se peut donq bien faire que quelques vertus soyent en un homme auquel les autres manqueront ; mais ce seront ou des vertus naissantes, encor toutes tendres, et comme des fleurs en bouton, ou des vertus péris- santes, mourantes, et comme des fleurs flétrissantes : car en somme, les vertus ne peuvent avoir leur vraye intégrité et suffisance qu'elles ne soyent toutes ensem- ble, ainsy que toute la philosophie et la théologie nous asseure. Je vous prie, Theotime, quelle prudence peut avoir un homme intempérant, injuste et poltron, puis- qu'il choisit le vice et laisse la vertu ? Et comme peut-on estre juste sans estre prudent, fort et tempérant, puisque la justice n'est autre chose qu'une perpétuelle, forte et constante volonté de rendre a un chacun ce qui luy appartient, et que la science par laquelle le droit s'administre est nommée jurisprudence, et que pour rendre a chacun ce qui luy appartient il nous faut vivre sagement et modestement, et empescher les desordres de l'intempérance en nous, affin de nous rendre ce qui nous appartient a nous mesmes ? Et le  26o Traitté de l'Amour de Dieu mot de vertu ne signifie-il pas une force et vigueur appartenante a l'ame en propriété, ainsy que l'on dit les herbes et pierres pretieuses avoir telle et telle vertu ou propriété ? Mais la prudence est-elle pas imprudente en l'homme intempérant ? La force sans prudence, justice et tempérance n'est pas une force, mais une forcenerie ; et la justice est injuste en l'homme poltron, qui ne l'ose pas rendre, en l'intempérant, qui se laisse emporter aux passions, et en l'imprudent, qui ne sçait pas discerner entre le droit et le tort. La justice n'est pas justice, si elle n'est prudente, forte et tempérante ; ni la prudence n'est pas prudence, si elle n'est tempé- rante, juste et forte ; ni la force n'est pas force, si elle n'est juste, prudente et tempérante ; ni la tempérance n'est pas tempérance, si elle n'est prudente, forte et juste : et en somme, une vertu n'est pas vertu parfaite si elle n'est accompaignee de toutes les autres. Il est bien vray, Theotime, qu'on ne peut pas exercer toutes les vertus ensemble, parce que les sujetz ne s'en présentent pas tout a coup ; ains il y a des vertus que quelques uns des plus saintz n'ont jamais eu occasion de prattiquer : car saint Paul premier hermite, par exemple, quel sujet pouvoit il avoir d'exercer le pardon des injures, l'affabilité, la magnificence, la debonnai- reté ? Mais toutefois, telles âmes ne laissent pas d'estre tellement affectionnées a l'honnesteté de la rayson, qu'encor qu'elles n'ayent pas toutes les vertus quant a l'effect, elles les ont toutes quant a l'affection, estant prestes et disposées de suivre et servir la rayson en toutes occurrences, sans exception ni reserve. Il y a certaines inclinations qui sont estimées vertus et ne le sont pas, ains des faveurs et avantages de la nature. Combien y a-il de personnes qui, par leur con- dition naturelle, sont sobres, simples, douces, taciturnes, voire mesme chastes et honnestes ? Or tout cela semble estre vertu, et n'en a toutefois pas le mérite, non plus que les mauvaises inclinations ne sont dignes d'aucun blasme, jusques a ce que, sur telles humeurs naturelles, nous ayons enté le libre et volontaire consentement.  Livre XL Chapitre vu. 261 Ce n'est pas vertu de ne manger guère par nature, mais ouy bien de s'abstenir par élection ; ce n'est pas vertu d'estre taciturne par inclination, mais ouy bien de se taire par rayson. Plusieurs pensent avoir les vertus quand ilz n'exercent pas les vices contraires : celuy qui ne fut onques assailli se peut voirement vanter de n'avoir pas esté fuyart, mais non pas d'avoir esté vaillant ; celuy qui n'est pas affligé se peut louer de n'estre pas impatient, mais non pas d'estre patient. Ainsy semble-il a plusieurs d'avoir des vertus, qui n'ont toutefois que des bonnes inclinations ; et parce que ces inclinations sont les unes sans les autres, il est ad vis que les vertus le soyent aussi. Certes, le grand saint Augustin, en une epistre qu'il escrit a saint Hierosme *, monstre que nous pouvons *Ep. cLxvn,§§2,3. avoir quelque sorte de vertu sans avoir les autres, et que néanmoins nous n'en pouvons point avoir de par- faites sans les avoir toutes ; mais que quant aux vices on peut avoir les uns sans avoir les autres, ains il est impossible de les avoir tous ensemble : de sorte qu'il ne s'ensuit pas que qui a perdu toutes les vertus ait par conséquent tous les vices, puisque presque toutes les vertus ont deux vices opposés, non seulement contraires a la vertu, mais aussi contraires entre eux mesmes. Qui a perdu la vaillance par la témérité ne peut avoir a mesme tems le vice de couardise ; et qui a perdu la libéralité par la prodigalité ne peut aussi a mesme tems estre blasmé de chicheté. « Catilina, » dit saint Augustin*, « estoit sobre, vigilant, patient a souffrir le * ibid., § 2. froid, le chaud et la faim ; c'est pourquo}^ il luy estoit advis, et a ses complices, qu'il fut grandement cons- tant : mais cette force n'estoit pas prudente, puisqu'il choisissoit le mal en lieu du bien ; elle n'estoit pas tempérante, car il se relaschoit a des vilaines ordures ; elle n'estoit pas juste, puisqu'il conjuroit contre sa patrie : elle n'estoit donq pas une constance, mais une opiniastreté, laquelle pour tromper les sotz portoit le nom de constance. »  202 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE VIII (a)  COMME LA CHARITE COMPREND TOUTES LES VERTUS  Un fleuve sortait du lieu de délices pour arrou- ser le Paradis terrestre, et de la se separoit en Gen., II, 10. quatre chefs*. Or l'homme est en un lieu de délices, ou Dieu fait sourdre le fleuve de la rayson et lumière naturelle pour arrouser tout le paradis de nostre cœur ; et ce fleuve se divise en quatre chefs, c'est a dire prend quatre courans, selon les quatre régions de l'ame. Car, I. sur l'entendement qu'on appelle prattique, c'est a dire qui discerne des actions qu'il convient faire ou fuir, la lumière naturelle respand la prudence, qui incUne nostre esprit a sagement juger du mal que nous devons éviter et chasser, et du bien que nous devons faire et pourchasser ; 2. sur nostre volonté elle fait jaillir la justice, qui n'est autre chose qu'un perpétuel et ferme vouloir de rendre a chacun ce qui luy est deu ; 3. sur l'appétit de convoitise elle fait couler la tempé- rance, qui modère les passions qui y sont ; 4. et sur l'appétit irascible ou de la cholere elle fait flotter la force, qui bride et manie tous les mouvemens de l'ire. Or ces quatre fleuves, ainsy séparés, se divisent par après en plusieurs autres, alfin que toutes les actions humaines puissent estre bien dressées a l'honnesteté et félicité naturelle ; mais outre cela. Dieu voulant enri- chir les Chrestiens d'une spéciale faveur, il fait sourdre sur la cime de la partie supérieure de leur esprit une  (a) [Voir à l'Appendice.]  Livre XL Chapitre viii. 263 fontaine surnaturelle que nous appelions grâce, laquelle comprend voirement la foy et l'espérance, mais qui consiste toutefois en la charité, qui purifie l'ame de tous péchés, puis l'orne et l'embellit d'une beauté très délec- table, et en fin espanche ses eaux sur toutes les facultés et opérations d'icelle, pour donner a l'entendement une prudence céleste, a la volonté une sainte justice, a l'appétit de convoitise une tempérance sacrée, et a l'appétit irascible une force dévote, affin que tout le cœur humain tende a l'honnesteté et félicité surnatu- relle, qui consiste en l'union avec Dieu. Que si ces quatre courans et fleuves de la charité rencontrent en une ame quelqu'une des quatre vertus naturelles, ilz la réduisent a leur obéissance, se meslant avec elle pour la perfectionner, comme l'eau de senteur perfectionne l'eau naturelle quand elles sont meslees ensemble. Mays si la sainte dilection ainsy respandue ne treuve point les vertus naturelles en l'ame, alhors elle mesme fait toutes leurs opérations selon que les occasions le requièrent. Ainsy l'amour céleste treuvant plusieurs vertus en saint Paul, en saint Ambroyse, saint Denis, saint Pachome, il respandit sur icelles une aggreable clarté, les réduisant toutes a son service ; mais en la Magdeleyne, en sainte Marie Egyptiaque, au bon larron, et en cent autres telz penitens qui avoyent esté grans pécheurs, le divin amour ne treuvant aucune vertu fit la fonction et les œuvres de toutes les vertus, se rendant en iceux patient, doux, humble et libéral. Nous semons es jardins une grande variété de graines, et les couvrons toutes de terre comme les ensevelissans, jusques a ce que le soleil plus fort les fasse lever et, par manière de dire, resusciter, Ihors qu'elles produisent leurs feuilles et leurs fleurs avec des nouvelles graines, une chacune selon son espèce* : en sorte qu'une seule * cen., i, 12 chaleur céleste fait toute la diversité de ces productions par les semences qu'elle treuve cachées dans le sein de la terre. Certes, mon Theotime, Dieu a respandu en nos âmes les semences de toutes les vertus, lesquelles  264 Traitté de l'Amour de Dieu néanmoins sont tellement couvertes de nostre imperfec- tion et foiblesse qu'elles ne paroissent point, ou fort peu, jusques a ce que la vitale chaleur de la dilection sacrée les vienne animer et resusciter, produisant par icelles les actions de toutes les vertus : si que, comme la manne contenoit en soy la variété des saveurs de toutes les viandes, et en excitoit le goust dans la bouche des ♦ Sap., XVI, 20. Israélites *, ainsy l'amour céleste comprend en soy la diversité des perfections de toutes les vertus, d'une façon si eminente et relevée qu'elle en produit toutes les actions en tems et lieu, selon les occurrences. Josué desfit certes vaillamment les ennemis de Dieu par la bonne conduite des armées qu'il eut en charge ; mais Samson les desfaisoit encor plus glorieusement, qui de sa main propre, avec des maschoires d'asne, en tuoit a ♦ judic, XV, 15. milliers*. Josué, par son commandement et bon ordre, employant la valeur de ses trouppes, faisoit des mer- veilles ; mais Samson, par sa propre force, sans employer aucun autre, faisoit des miracles. Josué avoit les forces de plusieurs soldatz sous soy ; mais Samson les avoit en soy, et pouvoit luy seul autant que Josué et plusieurs soldatz avec luy eussent peu tous ensemble. L'amour céleste excelle en l'une et l'autre façon : car treuvant des vertus en une ame (et pour l'ordinaire au moins y treuve-il la foy, l'espérance et la pénitence), il les anime, il leur commande, et les employé heureusement au service de Dieu ; et pour le reste des vertus, qu'il ne treuve pas, il fait luy mesme leurs factions, ayant autant et plus de force luy seul qu'elles ne sçauroyent avoir toutes ensemble. ♦ I Cor., XIII, 4. Certes, le grand Apostre* ne dit pas seulement que la charité nous donne la patience, bénignité, constance, simplicité ; mais il dit qu'elle mesme elle est patiente, bénigne, constante : et c'est le propre des suprêmes vertus, entre les Anges et les hommes, de pouvoir non seulement ordonner aux inférieures qu'elles opèrent, mais aussi de pouvoir elles mesmes faire ce qu'elles commandent aux autres. L'Evesque donne les charges de toutes les fonctions ecclésiastiques : d'ouvrir l'église,  Livre XI. Chapitre viii. 265 d'y lire, exorciser, esclairer, prescher, baptizer, sacrifier, communier, absoudre ; et luy mesme aussi peut faire et fait tout cela, ayant en soy une vertu eminente qui comprend toutes les autres inférieures. Ainsy saint Thomas, en considération de ce que saint Paul asseure que la charité est patiente, bénigne, forte : « La charité, » dit il*, fait et « accomplit les œuvres de toutes *^Y iv'âd"^^^"'' les vertus ; » et saint Ambroise, escrivant a Demetrias*, *Epist.ad Demetr., . , , olim inter Opéra S. appelle la patience et les autres vertus, « membres de Ambr. la charité ; » et le grand saint Augustin dit * que l'amour * De Morib. EccI. de Dieu comprend toutes les vertus et fait toutes leurs ^' '^' opérations en nous. Voyci ses paroles : « Ce qu'on dit que la vertu est divisée en quatre » (il entend les quatre vertus cardinales), « on le dit, ce me semble, a rayson des diverses affections qui proviennent de l'amour : de manière que je ne ferois nul doute de définir ces quatre vertus en sorte que la tempérance soit l'amour qui se donne tout entier a Dieu ; la force, un amour qui supporte volontier toutes choses pour Dieu ; la justice, un amour servant (i) a Dieu seul, et pour cela comman- dant droittement a tout ce qui est sujet a l'homme ; la prudence, un amour qui choisit ce qui luy est profîi- table pour s'unir avec Dieu, et rejette ce qui est nuisible. » Celuy donq qui a la charité, a son esprit revestu d'une belle robbe nuptiale, laquelle, comme celle de Joseph*, * Gen., xxxvn, 3. est parsemée de toute la variété des vertus ; ou plustost, il a une perfection qui contient la vertu de toutes les perfections ou la perfection de toutes les vertus. Et par ainsy, la charité est patiente, bénigne ; elle n'est point envieuse, mais honteuse ; elle ne fait point de légèretés, ains elle est prudente ; elle ne s'enfle point d'orgueil, ains est humble ; elle n'est point ambi- tieuse ou desdaigneuse, ains amiable et affable ; elle n'est point pointilleuse a vouloir ce qui luy appartient.  (i) La leçon de la première édition, une force servante, est évidemmeat une méprise, comme on le voit par l'argument et les paroles mêmes de saint .A.ugustin : justitiam, amorem Deo tantum servientem.  266 Traitté de l'Amour de Dieu ains franche et condescendante ; elle ne s'irrite point, ains est paisible ; elle ne pense aucun mal, ains est débonnaire ; elle ne se res-jouit point sur le mal, ains se res-jouit avec la vérité et en la vérité ; elle souffre tout, elle croid aysement tout ce qu'on luy dit de bien, sans aucune opiniastreté, contention ni des- fiance ; elle espère tout bien du prochain, sans jamais perdre courage de luy procurer son salut ; elle soustient * I Cor., XIII, 4-7- tout*, attendant sans inquiétude ce qui luy est promis. Et pour conclusion, la charité est le fin or, et enflammé, que Nostre Seigneur conseilloit a l'Evesque de Laodicee * Apoc, m, i8. d'achetter*, lequel contient le prix de toutes choses, qui peut tout, qui fait tout.  CHAPITRE IX QUE LES VERTUS TIRENT LEUR PERFECTION DE l'amour SACRÉ  * Coioss., m, 14. La charité est donques le lien de perfection*, puisqu'en elle et par elle sont contenues et assemblées toutes les perfections de l'ame, et que sans elle non seulement on ne sçauroit avoir l'assemblage entier des vertus, mais on ne peut mesme sans elle avoir la perfec- tion d'aucune vertu. Sans le ciment et mortier qui lie les pierres et murailles, tout l'édifice se dissout ; sans les nerfs, muscles et tendons, tout le cors seroit desfait ; et sans la charité, les vertus ne peuvent s'entretenir les unes aux autres. Nostre Seigneur lie tous-jours l'accom- plissement des commandemens a la charité : Qui a mes commandemens, dit-il, et les observe, c'est celuy * joan., XIV, 21. qui m'ayme*; Celuy qui ne m'ayme pas ne garde * ibid., j^. 24. pas mes commandemens* ; Si quelqu'un m'ayme, il * ibid., jr. 23. gardera mes paroles*. Ce que répétant le Disciple  Livre XI. Chapitre ix. 267 bienaymé : Qui observe les commandemens de Dieu, dit-il, la charité de Dieu est parfaite en iceluy* ; * i Ep., n, 5- et : Celle cy est la charité de Dieu, que nous gardions ses commandemens* . Or, qui auroit toutes * ibid., v, 3. les vertus garderoit tous les commandemens : car, qui auroit la vertu de religion observeroit les trois premiers commandemens ; qui auroit la pieté observeroit le qua- triesme ; qui auroit la mansuétude et debonnaireté observeroit le cinquiesme ; par la chasteté on garderoit le sixiesme ; par la libéralité on eviteroit de violer le septiesme ; par la vérité on feroit le huitiesme ; et par la parcimonie et pudicité on observeroit le neufviesme et dixiesme. Que si on ne peut garder les commande- mens sans la charité, a plus forte rayson ne peut on sans icelle avoir toutes les vertus. On peut, certes, bien avoir quelque vertu et demeurer quelque peu de tems sans offencer, encores que l'on n'ayt pas le divin amour ; mais tout ainsy que nous voyons parfois des arbres arrachés de terre faire quel- ques productions, non toutefois parfaites ni pour long tems, de mesme un cœur séparé de la charité peut voirement produire quelques actes de vertu, mais non pas longuement. Toutes les vertus séparées de la charité sont fort imparfaites, puisqu'elles ne peuvent sans icelle parvenir a leur fin, qui est de rendre l'homme heureux. Les abeilles sont en leur naissance des petitz schadons et vermisseaux, sans pieds, sans aysles et sans forme ; mais par succession de tems, elles se changent et deviennent petites mouches ; puis en fin, quand elles sont fortes et qu'elles ont leur croissance, alhors on dit qu'elles sont avettes formées, faites et parfaites, parce qu'elles ont ce qu'il faut pour voler et faire le miel. Les vertus ont leurs commencemens, leurs progrès et leur perfection, et je ne nie pas que sans la charité elles ne puissent naistre, voire mesme faire progrès ; mays qu'elles ayent leur perfection pour porter le filtre de vertus faittes, formées et accomplies, cela dépend de la charité, qui leur donne la force de voler en Dieu,  268 Traitté de l'Amour de Dieu et recueillir de la miséricorde d'iceluy le miel du vray mérite et de la sanctification des cœurs esquelz elles se treuvent. La charité est entre les vertus comme le soleil entre les estoiles : elle leur distribue a toutes leur clarté et beauté. La foy, l'espérance, la crainte et pénitence viennent ordinairement devant elle en l'ame pour luy préparer le logis ; et comme elle est arrivée, elles luy obéissent et la servent comme tout le reste des vertus, et elle les anime, les orne et vivifie toutes par sa présence. Les autres vertus se peuvent réciproquement entr'ay- der et s'exciter mutuellement en leurs œuvres et exer- cices ; car, qui ne sçait que la chasteté requiert et excite la sobriété, et que l'obéissance nous porte a la libéralité, a l'orayson, a l'humilité ? Or, par cette com- munication qu'elles ont entr'elles, elles participent aux perfections les unes des autres ; car la chasteté observée par obéissance a double dignité, a sçavoir, la sienne propre et celle de l'obéissance ; ains elle a plus de celle de l'obéissance que de la sienne propre. Car, comme ♦EthicaadNicom., Aristote dit*, que celuy qui desrobboit pour pouvoir commettre la fornication estoit plus fornicateur que larron, d'autant que son affection tendoit toute a la fornication, et ne se servoit du larcin que comme d'un passage pour y parvenir ; ainsy, qui observe la chasteté pour obéir, il est plus obéissant que chaste, puisqu'il employé la chasteté au service de l'obéissance. Mais pourtant, du meslange de l'obéissance avec la chasteté ne peut reuscir une vertu accomplie et parfaite, puisque la dernière perfection, qui est l'amour, leur manque a toutes deux : de sorte que, si mesmes il se pouvoit faire que toutes les vertus se treuvassent ensemble en un homme et que la seule charité luy manquast, cet assemblage de vertus seroit voirement un cors très parfaitement accompli de toutes ses parties, tel que fut celuy d'Adam quand Dieu de sa main maistresse le forma du limon de la terre, mais cors néanmoins qui seroit sans mouvement, sans vie et sans grâce,  Livre XI. Chapitre x. 269 jusques a ce que Dieu inspiras! en iceluy le spiracle de vie*, c'est a dire la sacrée charité, sans laquelle rien * Gen., n, 7. ne nous pro-ffUe"^. * i Cor., xm, 3. Au demeurant, la perfection de l'amour divin est si souveraine qu'elle perfectionne toutes les vertus et ne peut estre perfectionnée par icelles, non pas mesme par l'obéissance, qui est celle laquelle peut le plus respandre de perfection sur les autres ; car, encor bien que l'amour soit commandé et qu'en aymant nous prattiquions l'obéissance, si est ce néanmoins que l'amour ne tire pas sa perfection de l'obéissance, ains de la bonté de celuy qu'il ayme, d'autant que l'amour n'est pas excellent parce qu'il est obéissant, mais parce qu'il ayme un bien excellent. Certes, en aymant nous obéis- sons comme en obéissant nous aymons ; mais si cette obéissance est si excellemment aymable, c'est parce qu'elle tend a l'excellence de l'amour, et sa perfection dépend non de ce qu'en aymant nous obéissons, mais de ce qu'en obéissant nous ajnnons : de sorte que tout ainsy que Dieu est également la dernière fin de tout ce qui est bon comme il en est la première source, de mesme l'amour, qui est l'origine de toute bonne affec- tion, en est pareillement la dernière fin et perfection.  CHAPITRE X  DIGRESSION SUR l'iMPERFECTION DES VERTUS DES PAYENS  Ces anciens sages du monde firent jadis des magnifi- ques discours a l'honneur des vertus morales, ouy mesme en faveur de la religion ; mais ce que Plutarque a observé es Stoïciens est encor plus a propos pour tout le reste des payens. Nous voyons, dit il*, des *Opusc.cujusargu- , . ... r j -n j -1 mentumest Stoicos navires qui portent des inscriptions tort illustres : il y quam poetas absur-  en a qu'on appelle Victoire, les autres, Vaillance, les  diora dicere.  270 Traitté de l'Amour de Dieu autres, Soleil ; mais pour cela elles ne laissent pas d'estre sujettes aux vens et aux vagues. Ainsy les Stoïciens se vantent d'estre exemptz de passions, sans peur, sans tristesse, sans ire, gens immuables et inva- riables ; mais en effect ilz sont sujetz au trouble, a l'inquiétude, a l'impétuosité et autres impertinences. Pour Dieu, Theotime, je vous prie, quelle vertu pouvoyent avoir ces gens-la qui volontairement, et comme a prix fait, renversoyent toutes les lois de la religion ? Seneque avoit fait un livre Contre les su- perstitions, dans lequel il avoit repris l'impiété payenne avec beaucoup de liberté : Or « cette liberté, » dit le * Lib. 6. de civit. grand saint Augustin*, «se treuva en ses escritz et cap. 10 et II. ^^^ pg^g ^^ ^^ ^-^^ ^^ puisque mesme il conseilla « que l'on rejettast de cœur la superstition, mais qu'on ne laissast pas de la prattiquer es actions ; car voicy ses paroles : Lesquelles superstitions le sage observera comme commandées par les lois, non pas comme aggreables aux dieux. » Comme pouvoyent estre ver- *L.ip.deCiv.c.4. tueux ccux qui, comme rapporte saint Augustin *, estimoyent « que le sage se devoit tuer quand il ne pouvoit ou ne devoit plus supporter » les calamités de cette vie ? et toutefois ne vouloyent pas advouer que les calamités fussent misérables, ni les misères calami- teuses, ains maintenoyent que le sage estoit tous- jours heureux et sa vie bien heureuse. «O quelle vie bien * ibid. heureuse, » dit saint Augustin*, « pour laquelle éviter on a mesme recours a la mort ! Si elle est bien heureuse, que n'y demeures-vous ? » Aussy, celuy d'entre les Stoïciens et capitaines qui, pour s'estre tué soy mesme en la ville d'Utique affin d'éviter une calamité qu'il estimoit indigne de sa vie, a esté tant loiié par les cervelles profanes, fît cette action avec si peu de véritable vertu, que, comme dit saint * Supr. et Lib. i. Augustiu*, « il ne tesmoigna pas un courage qui voulut cap. 22 et 23. éviter la deshonnesteté, mais une ame infirme qui n'eut pas l'asseurance d'attendre l'adversité ; car s'il eust estimé chose infâme de vivre sous la victoire de César, pourquoy eust il commandé d'espérer en la  Livre XI. Chapitre x. 271 douceur de César ? Comme n'eust-il conseillé a son filz de mourir avec luy, » si la mort estoit meilleure et plus honneste que la vie ? Il se tua donq, ou parce qu'il envia a César la gloire qu'il eust eu de luy donner la vie, ou parce qu'il appréhenda la honte de vivre sous un vainqueur qu'il haïssoit : en quoy il peut estre loué d'un gros, et encor, a l'adventure, grand courage, mais non pas d'un sage, vertueux et constant esprit. La cruauté qui se prattique sans esmotion et de sang froid est la plus cruelle de toutes, et c'en est de mesme du desespoir ; car celuy qui est le plus lent, le plus déli- béré, le plus résolu, est aussi le moins excusable et le plus désespéré. Et quant a Lucrèce* (affin que nous n'oubliions pas *videAugust.,L. aussi les valeurs du sexe moins courageux), ou elle fut chaste parmi la violence et le forcenement du filz de Tarquinius, ou elle ne le fut pas. Si Lucrèce ne fut pas chaste, pourquoy loûe-on donq la chasteté de Lucrèce ? si Lucrèce fut chaste et innocente en cet accident la, Lucrèce ne fut elle pas meschante de tuer l'innocente Lucrèce ? « Si elle fut adultère, pourquoy est elle tant loiiee ? si elle fut pudique, pourquoy fut elle tuée ? » Mais elle craignoit l'opprobre et la honte de ceux qui eussent peu croire que la deshonnesteté « qu'elle avoit soufferte violemment, tandis qu'elle estoit en vie, eust aussi esté soufferte volontairement si, après icelle, elle fust de- meurée en vie ; elle eut peur qu'on l'estimast complice du péché, si ce qui avoit esté fait en elle vilainement estoit supporté par elle patiemment. » Et donq, faut-il, pour fuir la honte et l'opprobre qui dépend de l'opinion des hommes, accabler l'innocent et tuer le juste ? faut il maintenir l'honneur aux despens de la vertu, et la réputation au péril de l'équité ? Telles furent les vertus des plus vertueux payens, envers Dieu et envers eux mesmes. Et pour les vertus qui regardent le prochain, ilz foulèrent aux pieds, et fort effrontément, par leurs lois mesmes, la principale, qui est la pieté ; car Aristote. le plus grand cerveau d'entr'eux, prononce cette horrible  272 Traitté de l'Amour de Dieu *L. 7. Poi. cap. 16. et très impiteuse sentence* : « Touchant l'exposition, » c'est a dire l'abandonnement « des enfans, ou leur éducation, la loy soit telle : qu'il ne faut rien nourrir de ce qui est privé de quelque membre ; et quant aux autres enfans, si les lois et coustumes de la cité défen- dent qu'on n'abandonne pas les enfans, et que le nombre des enfans se multiplie a quelqu'un en sorte qu'il en ayt des-ja au double de la portée de ses facultés, il faut prévenir et procurer l'avortement. » *De ira. 1. 1. c. 75. Scncquc, cc sagc tant loué : « Nous tuons, » dit il *, « les monstres ; et nos enfans, s'ilz sont manques, débiles, imparfaitz ou monstrueux, nous les rejettons et abandonnons. « De sorte que ce n'est pas sans cause *inApoi.cap.ç.et quc Tertulieu* reproche aux Romains qu'ilz exposoyent vide Lvpsiutn.cent , ^ -, r • ^ -i c • i j.radBeigas,ie/:)îs^ leurs enfans aux ondes, au froid, a la faim et aux ^'- chiens ; et cela non par force de pauvreté, car, comme il dit, les presidens mesmes et magistratz prattiquoyent cette desnaturee cruauté. O vray Dieu, Theotime, quelz vertueux voyla ! et quels sages pouvoyent estre ces gens qui enseignoyent une si cruelle et brutale sagesse ? *Rom., 1,21,22,28. Helas, dit le grand Apostre*, croyans d' estre sages Hz ont esté faitz insensés, et leur fol esprit a esté obscurci ; gens abandonnés au sens repreuvé. Ah, quelle horreur qu'un si grand philosophe con- seille l'avortement ! « C'est devancer l'homicide, » * Ubi supra. dit Tertulien *, « d'empescher un homme conceu de naistre ; » et saint Ambroise reprenant les payens de * Lib. y. Exhume- Cette mcsme barbarie : « On oste, » dit il*, « en cette sorte la vie aux enfans avant qu'on la leur ayt donnée. » Certes, si les payens ont prattiqué quelques vertus, c'a esté pour la pluspart en faveur de la gloire du monde, et par conséquent ilz n'ont eu de la vertu que l'action, et non pas le motif et l'intention. Or la vertu n'est pas vraye vertu si elle n'a la vraye intention. « La convoitise humaine a fait la force des payens, » * Concii. araus. c. dit le Concilc d'Auranges*, « et la charité divine a fait ^^' celle des Chrestiens. » Les vertus des payens, dit saint *Totn. 7. /. 4. coni. . • * jui. Pei. c. j. Augustin*, ont este non vrayes, mais vraysemblables.  Livre XI. Chapitre x. 273 parce qu'elles ne furent pas exercées pour la fin conve- nable, mais pour des fins périssables : « Fabritius sera moins puni que Catilina, non pas que celuy la fut bon, mays parce que celuy ci fut pire ; non que Fabritius eut des vrayes vertus, mais parce qu'il ne fut pas si esloigné des vrayes vertus : si que, au jour du jugement, les vertus des payens les défendront, non affin qu'ilz soyent sauvés, mais affin qu'ilz ne soyent pas tant damnés. » Un vice estoit osté par un autre vice entre les payens, les vices se faysans place les uns aux autres sans en laisser aucune a la vertu ; et pour ce seul unique vice de la vayne gloire ilz reprimoyent l'avarice et plusieurs autres vices, voire mesme quelquefois ilz mesprisoyent la vanité par vanité ; dont l'un d'entr'eux, qui sembloit le plus esloigné de la vanité, foulant aux pieds le lit bien paré de Platon : Que fais tu, Diogene ? luy dit Platon. « Je foule, » respondit il, « le fast de Platon. » Il est vray, répliqua Platon, « tu le foules, mais par un autre fast*. » Si Seneque fut vain, on le * piog. Laert., De Vi^is et Do^^ni. Phi" peut recueillir de ses derniers propos ; car la fin losoph., Diogenes. couronne l'œuvre, et la dernière heure les juge toutes*. * Tacitus, Annal., . , . . , . 1 1- XV, c. Lxn. Quelle vanité, je vous prie ! Estant sur le point de mourir il dit a ses amis qu'il n'avoit peu jusques a l'heure les remercier asses dignement, et que partant il leur vouloit laisser un légat de ce qu'il avoit en soy de plus aggreable et de plus beau, et que s'ilz le gardoyent soigneusement ilz en recevroyent de grandes louanges ; adjoustant que ce magnifique légat n 'estoit autre chose que « l'image de sa vie. » Voyes-vous, Theotime, comme les abboys de cet homme sont puans de vanité ? Ce ne fut pas l'amour de l'honnesteté, mais l'amour de l'honneur qui poussa ces sages mondains a l'exercice des vertus ; et leurs vertus de mesme furent aussi différentes des vrayes vertus comme l'honneur de l'honnesteté, et l'amour du mérite d'avec l'amour de la recompense. Ceux qui servent les princes pour l'interest font ordinairement des services plus empressés, plus ardens et sensibles ; mais ceux qui servent par amour II 18  274  Traitté de l'Amour de Dieu  les font plus nobles, plus généreux, et par conséquent plus estimables. Les escarboucles et rubis sont appelles par les Grecs * piin., Hist. nat., de dcux noms contraires ; car ilz les nomment piropes* (ai^Sl."' ^ ^" et apirotes*, c'est a dire, de feu et sans feu, ou bien, * Theophr., De La- enflammés et sans flamme. Hz les nomment ignées, de pid-. § 3- o ' feu, charbons ou escarboucles, parce qu'ilz ressemblent au feu en lueur et splendeur ; mays ilz les appellent sans feu ou, pour dire ainsy, ininflammables, parce que non seulement leur lueur n'a nulle chaleur, mais ilz ne sont nullement susceptibles de chaleur, et n'y a feu qui les puisse eschauffer. Ainsy nos anciens Pères ont appelle les vertus des payens vertus et non vertus tout ensemble : vertus, parce qu'elles en ont la lueur et l'apparence ; non vertus, parce que non seulement elles n'ont pas eu cette chaleur vitale de l'amour de Dieu qui seule les pouvoit perfectionner, mais elles n'en estoyent pas susceptibles, puisqu'elles estoyent en des sujetz infidèles. « Y ayant de ce tems-la, » dit saint * Lib. y. de civ. c. Augustiu *, « dcux Romains grans en vertu. César et Caton, la vertu de Caton fut de beaucoup plus approchante de la vraye vertu que celle de César ; » * De Ordine, 1. I, et ayant dit en quelque lieu * que « les philosophes destitués de la vraye pieté avoyent resplendi en lumière *Li.i. Retract. c.^i. de vcrtu, » il s'en desdit au livre de ses Retractations* , estimant que cette louange estoit trop grande pour les vertus si imparfaites comme furent celles des payens : qui, en vérité, ressemblent à ces vers a feu et luisans qui ne sont luisans qu'emmi la nuit, et le jour venu perdent leur lueur ; car de mesme, ces vertus payennes ne sont vertus qu'en comparayson des vices, mais en comparayson des vertus des vrays Chrestiens ne méri- tent nullement le nom de vertus. Parce néanmoins qu'elles ont quelque chose de bon, elles peuvent estre comparées aux pommes véreuses, car elles ont la couleur, et ce peu de substance qui leur reste, aussi bonne que les vertus entières ; mais le ver de la vanité est au miheu, qui les gaste : c'est pour- quoy, qui en veut user doit séparer le bon d'avec le  Livre XI. Chapitre xi. 275 mauvais. Je veux bien, Theotime, qu'il 5^ eust quelque fermeté de courage en Caton, et que cette fermeté fust louable en soy : mais qui veut se prévaloir de son exemple, il faut que ce soit en un juste et bon sujet ; non pas se donnant la mort, mais la souffrant Ihors que la vraj^e vertu le requiert, non pour la vanité de la gloire, mais pour la gloire de la vérité : comme il advint a nos Martyrs, qui, avec des courages invincibles, firent tant de miracles de constance et valeur, que les Catons, les Horaces, les Seneques, les Lucreces, les Arries ne méritent certes nulle considération en compa- rayson. Tesmoins les Laurens, les Vincens, les Vitaux, les Erasmes, les Eugenes, les Sebastiens, les Agathes, les Agnes, Catherines, Perpétues, Félicités, Sympho- roses, Natalies, et mille milliers d'autres ; qui me font tous les jours admirer les admirateurs des vertus payennes, non tant parce qu'ilz admirent desordonne- ment les vertus imparfaites des payens, comme parce qu'ilz n'admirent point les vertus très parfaites des Chrestiens, vertus cent fois plus dignes d'admiration et seules dignes d'imitation.  CHAPITRE XI COMME LES ACTIONS HUMAINES SONT SANS VALEUR LHORS qu'elles SONT FAITES SANS LE DIVIN AMOUR  Le grand ami de Dieu, Abraham, n'eut de Sara, sa femme principale, que son trescher unique Isaac, qui seul aussi fut (^i son héritier universel ; et bien qu'il eust encor Ismael d'Agar, et plusieurs autres enfans de  (a) fut — [héritier de tous ses biens. Il eut voyrement encor un enfant,..]  276 Traitté de l'Amour de Dieu Cetura, ses femmes servantes et moins principales, si est ce toutefois qu'il ne leur donna sinon quelques presens et legatz pour les des-jetter et exhereder, d'autant que n'estans pas advoiiés de la femme princi- pale ilz ne pouvoyent pas aussi luy succéder. Or ilz ne furent pas advoiiés parce que, quant aux enfans de * Gen., XXV, i, 2. Cetura ilz nasquirent tous après la mort de Sara* ; et pour le regard d'Ismael, quoy que sa mère Agar l'eust conceu par l'authorité de Sara sa maistresse, toutefois, * ibid., XVI, 4. se voyant grosse, elle la mesprisa *, et ne fit pas cet enfant sur les genoux d'icelle, comme Bala fit les siens sur les genoux de Rachel. Theotime, il n'y a que les enfans, c'est a dire les actes, de la tressainte charité qui soyent héritiers de Dieu, cohéritiers de Jésus * Rom., vin, 17. Christ*, et les enfans ou actes que les autres vertus conçoivent et enfantent sur ses genoux, par son com- mandement, ou au moins sous les aisles et la faveur de sa présence. Mays quand les vertus morales, ouy mesme les vertus surnaturelles, produisent leurs actions en l'absence de la charité, comme elles font entre les * DeBapt., 1. i,cc. schismatiques, au rapport de saint Augustin*, et quel- quefois parmi les mauvais Catholiques, elles n'ont nuUe valeur pour le Paradis ; non pas mesme l'aumosne, quand elle nous porteroit a distribuer toute nostre substance aux pauvres ; ni le martire non plus, quand nous livrerions nostre cors aux flammes pour estre * I Cor., XIII, 3. bruslés. Non, Theotime, sans la charité, dit l'Apostre*, tout cela ne serviroit de rien, ainsy que nous mons- * Livre X, c. viii. trons plus amplement ailleurs*. Or il y a de plus : quand en la production des actions (^) des vertus morales la volonté se rend dés- obéissante a sa dame, qui est la charité, comme quand par l'orgueil, la vanité, l'interest temporel, ou par quelqu' autre mauvais motif les vertus sont destournees de leur propre nature, certes alhors ces actions sont chassées et bannies de la mayson d'Abraham et de la société de Sara, c'est a dire, elles sont privées du fruit (i) Les mots des actions sont ajoutés d'après l'Autographe,  Livre XI. Chapitre xi. 277 et des privilèges de la charité, et par conséquent de- meurent sans valeur ni mérite : car ces actions la, ainsy infectées d'une mauvaise intention, sont en effect plus vicieuses que vertueuses, puisqu'elles n'ont de la vertu que le cors extérieur, l'intérieur appartenant au vice qui leur sert de motif ; tesmoin les jeusnes, offran- des et autres actions du Pharisien*. *Lucœ,xviii,i2,i4. (b) Mays en fin, outre tout cela, comme les Israélites vescurent paisiblement en JEgipte durant la vie de Joseph et de Levi, et soudain après la mort de Levi furent tiranniquement reduitz en servitude, d'où provint le proverbe des Juifz : « L'un des frères trespassé, les autres sont oppressés » (selon qu'il est rapporté en la Grande Chronologie des Hebrieux*, pubhee par le * Cap. m. sçavant Archevesque d'Aix, Gilbert Genebrard, que je nomme (c) par honneur et avec consolation pour avoir esté son disciple, quoy qu'inutilement, lors qu'il estoit lecteur royal a Paris et qu'il exposoit le Cantique des Cantiques), de mesme les mérites et fruitz des vertus, tant morales que chrestiennes, subsistent très douce- ment et tranquillement en l'ame tandis que la sacrée dilection y vit et règne, mais a mesme que la dilection divine y meurt, tous les mérites et fruitz des autres vertus meurent quant et quant. Et ce sont ces œuvres que les théologiens appellent mortifiées, parce qu'estant nées en vie, sous la faveur de la dilection, et comme un Ismael en la famille d'Abraham, elles perdent par après la vie et le droit d'hériter, par la désobéissance  (b) [Le passage suivant du Ms. est encadré par des traitz :] Mays en fin, outre tout cela, comme les enfans d'Israël [furent traittés doucement et honnorablement...J vescurent en paix en ^gipte pendant la vie de Joseph et de Levi, mais soudain après la mort de Levi ilz furent tiranniquement reduitz en servitude, dont le proverbe des Juifz a pris ori- gine : « L'un des frères estant trespassé, tous les autres sont oppressés » (selon quil est rapporté en la Grande Chronologie des Hebrieux, qui a esté publiée par le sçavant Archevesque d'Aix, Gilbert Genebrard, lequel je nomme avec consolation pour avoir [ouy sous luy...J esté son disciple lors qu'estant lecteur royal a Paris [il exposoit] une partie du Cantique des Cantiques) (c) je nomme — [avec amour.. .J  278 Traitté de l'Amour de Dieu et rébellion suivante, de la volonté humaine qui est leur mère. O Dieu, Theotime, quel malheur ! Si le juste se des- tourne de sa justice et qu'il face l'iniquité, on n'aura plus mémoire de toutes ses justices, il mourra * Cap. XVIII, 24, en son péché, dit Nostre Seigneur en Ezechiel * : XXXIII I'^. de sorte que le péché mortel ruine tout le mérite des vertus ; car, quant a celles qu'on prattique tandis qu'il règne en l'ame, elles naissent tellement mortes qu'elles sont a jamais inutiles pour la prétention de la vie éternelle ; et quant a celles que l'on a pratti- quees avant qu'il fust '«i) commis, c'est a dire tandis que la dilection sacrée vivoit en l'ame, leur valeur et mérite périt et meurt soudain a son arrivée, ne pouvans conserver leur vie après la mort de la charité qui la leur avoit donnée. Le lac que les prophanes appellent communément Asphaltite, et les autheurs sacrés mer Morte, (e) a une malédiction si grande que rien ne peut vivre de ce que l'on y met : quand les poissons du fleuve Jordain l'ap- prochent ilz meurent, si promptement ilz ne rebroussent contremont ; les arbres de son rivage ne produisent rien de vivant, et bien que leurs fruitz ayent l'apparence et forme extérieure pareille aux fruitz des autres contrées, néanmoins, quand on les veut arracher, on treuve que ce ne sont que escorces et peleures pleines de cendres qui s'en vont au vent : marques des infâmes péchés pour la punition desquelz cette contrée, peuplée de quatre cités plantureuses, fut jadis convertie en cet abisme de puanteur et d'infection ; et rien aussi ne peut, ce semble, mieux représenter le malheur du péché, que ce lac abominable qui prit son origine du plus exécrable desordre que la chair humaine puisse com- mettre. Le péché donq, comme une mer Morte et mortelle, tue tout ce qui l'aborde : rien n'est vivant de  (d) qu'il fust — [survenu en l'ame.. .J (e) mer Morte, — [est tellement maudite... est si pestilentielle...]  Livre XI. Chapitre xi. 279 tout ce qui naist en l'ame qu'il occupe, ni de tout ce qui croist autour de luy. O Dieu, nullement, Theotime : car non seulement le péché est une œuvre morte, mays elle est tellement pestilente et vénéneuse, que les plus excellentes vertus de l'ame pécheresse ne produisent aucune action vivante ; et quoy que quelquefois les actions des pécheurs ayent une grande ressemblance avec les actions des justes, ce ne sont toutefois qu'escorces pleines de vent et de poussière, regardées voirement et mesme récompensées par la Bonté divine de quelques presens temporelz, qui leur sont donnés comme aux enfans des chambrières, mais escorces pourtant qui ne sont ni ne peuvent estre savourées ni goustees par (f) la divine justice, pour estre salariées de loyer éternel. Elles périssent sur leurs arbres, et ne peuvent estre conservées en la main de Dieu, parce qu'elles sont vuides de vraye valeur ; comme il est dit en l'Apocalipse* * Cap. m, i. a l'Evesque de Sardes, lequel estoit estimé un arbre vivant, a cause de plusieurs vertus qu'il prattiquoit, et néanmoins il estoit mort, parce qu'estant en péché, ses vertus n'estoyent pas des vrays fruitz vivans, mays des escorces mortes, et des amusemens pour les yeux, non des pommes savoureuses, utiles a manger. De sorte que nous pouvons tous lancer cette véritable voix, a l'imitation du saint Apostre* : Sans la charité * i Cor., xm, 2, 3. je ne suis rien, rien ne me profite ; et celle cy, avec saint Augustin* : Mettes dans un cœur « la charité, tout *ubi supra, cap. n, profïite ; ostés du cœur la charité, rien ne proffite. » Or je dis, rien ne proffite pour la vie éternelle, quoy que, comme nous disons ailleurs*, les œuvres vertueuses des * Supra, cap. i. pécheurs ne soyent pas inutiles pour la vie temporelle ; mays, Theotime mon amy, que proffite-il a l'homme s'il gaigne tout le monde temporellement et qu'il perde son ame éternellement* ? ♦ Matt.,xvi, 26.  ({) par — fie divin Pasteur...]  28o Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE XII COMME LE SAINT AMOUR REVENANT EN L'aME FAIT REVIVRE TOUTES LES ŒUVRES QUE LE PÉCHÉ AVOIT FAIT PERIR Les œuvres donques que le pécheur fait tandis qu'il est privé du saint amour, ne proffitent jamais pour la vie éternelle, et pour cela sont appellees œuvres mortes ; mais les bonnes œuvres du juste sont au contraire nommées vives, d'autant que le divin amour les anime et vivifie de sa dignité. Que si, par après, elles perdent leur vie et valeur par le péché survenant, elles sont dites œuvres amorties, esteintes ou mortifiées seulement ; mais non pas œuvres mortes, si principalement on a esgard aux esleuz. Car, comme le Sauveur, parlant de la petite Talithe de Jaïrus, dit qu'elle n'estoit pas morte, ♦ Matt., IX, 24. aùis dormait seulement *, parce que devant estre soudain resuscitee, sa mort seroit de si peu de durée qu'elle ressembleroit plustost un sommeil qu'une vraye mort, ainsy les œuvres des justes, et sur tout des esleuz, que le péché survenu fait mourir, ne sont pas dites œuvres mortes, ains seulement amorties, mortifiées, assoupies ou pasmees, parce qu'au prochain retour de la sainte dilection elles doivent, ou du moins peuvent bien tost revivre et resusciter. Le retour du péché oste la vie au cœur et a toutes ses œuvres ; le retour de la grâce rend la vie au cœur et a toutes ses œuvres. Un hyver rigoureux amortit toutes les plantes de la cam- paigne, en sorte que s'il duroit tous-jours elles aussi tous-jours demeureroyent en cet estât de mort. Le péché, triste et très effro3^able hyver de l'ame, amortit toutes les saintes œuvres qu'il y treuve, et s'il duroit tous-jours, jamais rien ne reprendroit ni vie ni vigueur. Mais comme  Livre XI. Chapitre xii. 281 au retour du beau primtems, non seulement les nouvelles semences qu'on jette en terre a la faveur de cette belle et féconde sayson germent et bourgeonnent aggreable- ment, chacune selon sa qualité, mais aussi les vielles plantes que l'aspreté de l'hyver précèdent avoit flestries, desséchées et amorties, reverdissent, se revigorent et reprennent leur vertu et leur vie ; de mesme le péché estant aboli et la grâce du divin amour revenant en l'ame, non seulement les nouvelles affections que le retour de ce sacré primtems apporte, germent et produi- sent beaucoup de mérites et de bénédictions, mais les œuvres fanées et flestries sous la rigueur de l'hyver du péché passé, comme deslivrees de leur ennemy mortel, reprennent leurs forces, se revigorent, et, comme resus- citees, fleurissent derechef et fructifient en mérites pour la vie éternelle. Telle est la toute puissance du céleste amour, ou l'amour de la céleste toute puissance : Si l'impie se destourne de son impieté et qu'il fasse jugement et justice, il vivifiera son ame ; Convertisses vous et faites pénitence de vos iniquités, et l'iniquité ne vous sera point a ruine, dit le Seigneur tout puis- sant * ; et qu'est-ce a dire, l'iniquité ne vous sera 'Ezech.,xviii,27,3o. point a ruine, sinon que les ruines qu'elle avoit faites seront réparées ? Ainsy, outre mille caresses que l'enfant prodigue receut de son père, il fut restabli avec avantage en tous ses ornemens et en toutes les grâces, faveurs et dignités qu'il avoit perdues* ; et Job, image * Lucœ, xv, 22. innocente du pécheur pénitent, reçoit en fin au double de tout ce qu'il avoit eu*. Certes, le tressaint Concile * job, uit., 10. de Trente veut* que l'on anime les penitens retournés *Sess.vi,De justif., en la sacrée dilection de Dieu éternel, par ces paroles ^^^' ^^'' de l'Apostre '.Abondes en tout bon œuvre, sachans que vostre travail n'est point inutile en Nostre Seigneur* ; car Dieu n'est pas injuste pour oublier * i Cor., xv, 58. vostre œuvre et la dilection que vous aves monstree en son nom*. Dieu donques n'oublie pas les œuvres * Heb., vi, 10. de ceux qui, ayans perdu la dilection par le péché, la recouvrent par la pénitence. Or Dieu oublie les œuvres  282 Traitté de l'Amour de Dieu quand elles perdent leur mérite et leur sainteté par le péché survenant, et il s'en resouvient quand elles retour- nent en vie et valeur par la présence du saint amour : de sorte mesme que, affin que les fidèles soyent recom- pensés de leurs bonnes œuvres, tant par l'accroissement de la grâce et de la gloire future que par l'effectuelle jouissance de la vie éternelle, il n'est pas nécessaire que l'on ne retombe point au péché, ains suffit, selon le *Sess.vi,can.xxxn. sacré Concile *, que l'on « trespasse en la grâce » et charité de Dieu. Dieu a promis des recompenses éternelles aux œuvres de l'homme juste, mais si le juste se destourne de sa justice par le péché, Dieu n'aura plus mémoire des * Ezech., xvm, 24. justices et bonnes œuvres qu'il avoit faites*. Que si néanmoins, par après, ce pauvre homme tombé en péché se relevé et retourne en l'amour divin par pénitence, * ibid., y^. 21, 22. Dieu ne se resouviendra plus de son péché* ; et s'il ne se resouvient plus du péché, il se resouviendra donques des bonnes œuvres précédentes et de la recompense qu'il leur avoit promise, puisque le péché, qui seul les avoit ostees de la mémoire divine, est totalement effacé, aboli, anéanti : si que alhors la justice de Dieu oblige sa miséricorde, ou plustost la miséricorde de Dieu oblige sa justice, de regarder derechef les bonnes œuvres passées, comme si jamais il ne les avoit oubliées ; autrement le sacré pénitent n'eust pas osé * Ps. L, 14. dire a son Maistre * : Rendes moy l'allégresse de vostre salutaire, et me confirmes de vostre esprit principal. Car, comme vous voyes, non seulement il * Vers. 12. requiert une nouveauté d'esprit et de cœur*, mais il prétend qu'on luy rende l'allégresse que le péché luy avoit ravie : or cette allégresse n'est autre chose que le vin du céleste amour, qui res-jouit le cœur de ♦Judic, IX, 13; Ps. l'homme*. (a) Il n'est pas du péché, en cet endroit, comme des  (a) [V'oir à l'Appendice deux fragments du Ms. (A) se rapportant à ce chapitre.]  cm, 15.  Livre XI. Chapitre xii. 283 œuvres de charité : car les œuvres du juste ne sont pas effacées, abolies ou anéanties par le péché surve- nant, ains elles sont seulement oubliées, mais le péché du meschant n'est pas seulement oublié, ains il est effacé, nettoyé, aboli, anéanti par la sainte pénitence ; c'est pourquoy le péché survenant au juste, ne fait pais revivre les péchés autrefois pardonnes, d'autant qu'ilz ont esté tout a fait anéantis, mais l'amour revenant en l'ame du pénitent, fait bien revivre les saintes œuvres d'autrefois, parce qu'elles n'estoyent pas abolies, ains seulement oubliées. Et cet oubli des bonnes œuvres des justes, après qu'ilz ont quitté leur justice et dilection, consiste en ce qu'elles nous sont rendues inutiles tandis que le péché nous rend incapables de la vie éternelle, qui est leur fruit ; et partant, si tost que par le retour de la charité nous sommes remis au rang des enfans de Dieu, et par conséquent rendus suscep- tibles de la gloire immortelle. Dieu se resouvient de nos bonnes œuvres anciennes, et elles nous sont derechef rendues fructueuses. Il n'est pas raysonnable que le péché ayt autant de force contre la charité comme la charité en a contre le péché, car le péché procède de nostre foiblesse, et la charité de la puissance divine : si le péché abonde en malice pour ruiner, la grâce surabonde pour reparer* ; et la miséricorde de Dieu, ♦ Rom., v, 20. par laquelle il efface le péché, s'exalte tous-jours et se rend glorieusement triomphante contre la rigueur du jugement* , par lequel Dieu avoit oublié les bonnes * jacobi, n, 13. œuvres qui precedoyent le péché. Ainsy tous-jours, es guerisons corporelles que Nostre Seigneur donnoit par miracle, non seulement il rendoit la santé, mais il adjoustoit des bénédictions nouvelles, faysant exceller la guerison au dessus de la maladie ; tant il est bonteux envers les hommes. Que les guespes, taons ou mouschons, et telz petitz animaux nuisibles, estans mortz puissent revivre et resusciter, je ne l'ay jamais veu, ni leu, ni ouy dire ; mais que les chères avettes, mousches si vertueuses, puissent resusciter, chacun le dit, et je l'ay maintefois  284 Traitté de l'Amour de Dieu * Hist. nat., 1. XI, leu. « On dit » (ce sont les paroles de Pline *) « que c. XX (al. xxii). gardant les cors mortz des mousches a miel qu'on a noyées, dans la mayson tout l'hyver, et les remettant au soleil le primtems suivant couvertes de cendre de figuier, elles resusciteront » et seront bonnes comme auparavant. Que les iniquités et œuvres malignes puissent revivre après que par la pénitence elles ont esté noyées et abolies, certes, mon Theotime, jamais l'Escriture ni aucun théologien ne l'a dit, que je sache ; ains le contraire est authorisé par la sacrée Parole et par le commun consentement de tous les docteurs. Mays que les œuvres saintes, qui comme douces abeilles font le miel du mérite, estant noyées dans le péché puissent par après revivre, quand, couvertes des cendres de la pénitence, on les remet au soleil de la grâce et charité, tous les théologiens le disent et enseignent bien clairement ; et Ihors il ne faut pas douter qu'elles ne soyent utiles et fructueuses comme avant le péché. Lhors que Nabuzardan destruisit Hierusalem et qu'Israël fut mené en captivité, le feu sacré de l'autel fut caché dans un puitz, ou il se convertit en boue ; mais cette boiie tirée du puitz et remise au soleil lhors du retour de la captivité, le feu mort resuscita, et cette boiie fut * II Mac, 1, 19-22. convertie en flammes*. Quand l'homme juste est rendu esclave du péché, toutes les bonnes œuvres qu'il avoit faites sont misérablement oubliées et réduites en boiie ; mais au sortir de la captivité, lhors que par la péni- tence il retourne en la grâce de la dilection divine, ses bonnes œuvres précédentes sont tirées du puitz de l'oubli, et, touchées des rayons de la miséricorde céleste, elles revivent et se convertissent en flammes aussi claires que jamais elles furent, pour estre remises sur l'autel sacré de la divine approbation, et avoir leur première dignité, leur premier prix et leur première valeur.  Livre XI. Chapitre xiii. 285  CHAPITRE XIII COMME NOUS DEVONS REDUIRE TOUTE LA PRATTIQUE DES VERTUS ET DE NOS ACTIONS AU SAINT AMOUR Les bestes ne pouvant connoistre la fin de leurs actions, tendent voirement a leur fin, mais n'y préten- dent pas, car prétendre c'est tendre a une chose par dessein avant que d'y tendre par effect ; elles jettent leurs actions a leur fin, mais elles ne projettent point, ains suivent leurs instinctz sans élection ni intention. Mais l'homme est tellement maistre de ses actions humaines et raysonnables qu'il les fait toutes pour quelque fin, et les peut destiner a une ou plusieurs fins particulières, ainsy que bon luy semble : car il peut changer la fin naturelle d'une action, comme quand il jure pour tromper, puisqu'au contraire la fin du serment est d'empescher la tromperie ; et peut adjouster a la fin naturelle d'une action quelqu'autre sorte de fin, comme quand, outre l'intention de secourir le pauvre a laquelle l'aumosne tend, il adj ouste l'intention d'obliger l'indigent a la pareille. Or, nous adjoustons quelquefois une fin de moindre perfection que n'est celle de nostre action, quelquefois aussi nous adjoustons une fin d'égale ou semblable perfection, et parfois encor une fin plus eminente et relevée. Car, outre le secours du souffreteux auquel l'aumosne tend spécialement, ne peut on pas prétendre, I. d'acquérir son amitié, 2. d'édifier le prochain, et 3. de plaire a Dieu ? qui sont trois diverses fins, dont la première est moindre, la seconde n'est pas presque plus excellente, et la troisiesme est beaucoup plus eminente  286 Traitté de l'Amour de Dieu que la fin ordinaire de l'aumosne : si que nous pouvons, comme vous voyes, donner diverses perfections a nos actions, selon la variété des motifs, fins et intentions que nous prenons en les faysant. •juxta Origen., S. « Soyes bons changeurs, » dit le Sauveur*. Prenons Amb., S. Hieron. , -, • , ~., .. , • ^ i i et aiios. Cf. introd. donq bien garde, Iheotime, de ne pomt changer les ad \_it dev., Par- motif S et la fin de nos actions qu'avec avantage et tera III, c. XXII. ^ o proffit, et de ne rien faire en ce traffiq que par bon ordre et rayson. Tenes, voyla cet homme qui entre en charge pour servir le public et pour acquérir de l'honneur : s'il a plus de prétention de s'honnorer que de servir la chose publique, ou qu'il soit également désireux de l'un et de l'autre, il a tort et ne laisse pas d'estre ambitieux, car il renverse l'ordre de la rayson, égalant ou préférant son interest au bien public ; mais si, prétendant pour sa fin principale de servir le public, il est bien ayse aussi parmi cela d'accroistre l'honneur de sa famille, certes, on ne le sçauroit blasmer, parce que non seulement ses deux prétentions sont honnestes, mais elles sont bien rangées. Cet autre se communie a Pasques pour ne point estre blasmé de son voysinage et pour obéir a Dieu ; qui doute qu'il ne fasse bien ? Mais s'il se communie autant ou plus pour éviter le blasme que pour obéir a Dieu, qui doute qu'il ne fasse imper- tinemment, égalant ou préférant le respect humain a l'obéissance qu'il doit a Dieu ? Je puis jeusner le caresme, ou par charité affin de plaire a Dieu, ou par obéissance parce que l'Eglise l'ordonne, ou par sobriété, ou par diligence pour mieux estudier, ou par prudence affin de faire quelque espargne requise, ou par chasteté affin de dompter le cors, ou par religion pour mieux prier. Or, si je veux, je puis assembler toutes ces inten- tions et jeusner pour tout cela, mais en ce cas il faut tenir bonne police a ranger ces motifs : car si je jeusnois principalement pour espargner, plus que pour obéir a l'Eglise, plus pour bien estudier que pour plaire a Dieu, qui ne void que je pervertis le droit et l'ordre, préférant mon interest a l'obéissance de l'Eglise et au contentement de mon Dieu ? Jeusner pour espargner est  Livre XI. Chapitre xiii. 287 bon ; jeusner pour obéir a l'Eglise est meilleur ; jeusner pour plaire a Dieu est très bon : mais encores qu'il semble que de trois biens on ne puisse pas composer un mal, si est-ce que qui les colloqueroit en desordre, préférant le moindre au meilleur, il feroit sans doute un desreglement blasmable. Un homme qui n'invite qu'un de ses amis n'offence nullement les autres ; mais s'il les invite tous et qu'il donne les premières séances aux moindres, reculant les plus honnorables au bas bout, n'offence-il pas ceux ci et ceux la tout ensemble ? ceux ci parce qu'il les déprime contre la rayson, ceux la parce qu'il les fait paroistre sotz. Ainsy, faire une action pour un seul motif rayson- nable, pour petit qu'il soit, la rayson n'en est point offencee : mais qui veut avoir plusieurs motifs, il les doit ranger selon leurs qualités ; autrement il commet péché, car le desordre est un péché, comme le péché est un desordre. Oui veut plaire a Dieu et a Nostre Dame fait très bien ; mais qui voudroit plaire a Nostre Dame également ou plus qu'a Dieu, il commettroit un desre- glement insupportable, et on luy pourroit dire ce qui fut dit a Caïn : Si vous aves bien offert, mais aves mal partagé, cesses, vous aves péché*. Il faut donner *Gen., iv, 7 ; juxta a chasque fin le rang qui luy convient, et, par consé- quent, le souverain a celle de plaire a Dieu. Or le souverain motif de nos actions, qui est celuy du céleste amour, a cette souveraine propriété, qu'estant plus pur il rend l'action qui en provient plus pure : si que les Anges et Saintz de Paradis n'ayment chose aucune pour autre fin quelcomque que pour celle de l'amour de la divine Bonté et par le motif de luy vou- loir plaire ; ilz s'entr'ayment voirement tous très ardem- ment, ilz nous ayment aussi, ilz ayment les vertus, mais tout cela pour plaire a Dieu seulement. Ilz suivent et prattiquent les vertus, non entant qu'elles sont belles et a5miables, mais entant qu'elles sont aggreables a Dieu ; ilz ayment leur félicité, non entant qu'elle est a eux, mais entant qu'elle plait a Dieu : ouy mesme ilz ayment l'amour duquel ilz ayment Dieu, non parce qu'il  288 Traitté de l'Amour de Dieu est en eux, mais parce qu'il tend a Dieu ; non parce qu'il leur est doux, mais parce qu'il plait à Dieu ; non parce qu'ilz l'ont et le possèdent, mais parce que Dieu le leur donne et qu'il y prend son bon playsir.  CHAPITRE XIV  PRATTIQUE DE CE QUI A ESTE DIT AU CHAPITRE PRECEDENT  Purifions donq, Theotime, tant que nous pourrons, toutes nos intentions : et puisque nous pouvons respan- dre sur toutes les actions des vertus le motif sacré du divin amour, pourquoy ne le ferons nous pas ? rejettans es occurrences toutes sortes de motifs vicieux, comme la vayne gloire et l'interest propre, et considerans tous les bons motifs que nous pouvons avoir d'entreprendre l'action qui se présente alhors, affin de choisir celuy du saint amour, qui est le plus excellent de tous, pour en arrouser et détremper tous les autres. Par exemple, si je veux m'exposer vaillamment aux hazards de la guerre, je le puis considérant divers motifs : car le motif naturel de cette action c'est celuy de la force et vaillance, a laquelle il appartient de faire entreprendre par rayson les choses périlleuses ; mais, outre celuy cy, j'en puis avoir plusieurs autres, comme celuy d'obéir au prince que je sers, celuy de l'amour envers le public, celuy de la magnanimité, qui me fait plaire en la grandeur de cette action. Or, venant donq a l'action, je me pousse au péril, prévenu par (i) tous ces motifs ; mais pour les relever tous au degré de l'amour divin et les purifier  (i) On lit pour dans la première édition. H était assez ordinaire aux imprimeurs lyonnais de l'époque d'employer indifféremment l'une ou l'autre de ces prépositions.  Livre XI. Chapitre xiv.  parfaitement, je diray en mon ame de tout mon cœur : O Dieu éternel, qui estes le trescher amour de mes affections, si la vaillance, l'obéissance au prince, l'amour de la patrie et la magnanimité ne vous estoyent aggrea- bles, je ne suivrois jamais leurs mouvemens que je sens maintenant ; mais parce que ces vertus vous plaisent j'embrasse cette occasion de les prattiquer, et ne veux seconder leur instinct et inclination sinon parce que vous les aymes et que vous le voules. Vous voyes bien, mon cher Theotime, qu'en ce retour d'esprit nous parfumons tous les autres motifs, de l'odeur et sainte suavité de l'amour, puisque nous ne les sui- vons pas en qualité de motifs simplement vertueux, mais en qualité de motifs voulus, aggreés, aymés et . chéris de Dieu. Qui desrobbe pour ivroigner, il est plus ivroigne que larron, selon Aristote* ; et celuy donques * ubi supra, c. ix. qui exerce la vaillance, l'obéissance, l'affection envers sa patrie, la magnanimité, pour plaire a Dieu, il est plus amoureux divin que vaillant, obéissant, bon citoyen et magnanime, parce que toute sa volonté, en cet exer- cice, aboutit et vient fondre dans l'amour de Dieu, n'employant tous les autres motifs que pour parvenir a cette fin. Nous ne disons pas que nous allons a Lyon, mais a Paris, quand nous n'allons a Lyon que pour aller a Paris ; ni que nous allons chanter, mais que nous allons servir Dieu, quand nous n'allons chanter que pour servir Dieu. Que si quelquefois nous sommes touchés de quelque motif particulier, comme, par exemple, s'il nous advenoit d'aymer la chasteté a cause de sa belle et tant aggreable pureté, soudain sur ce motif il faut respandre celuy du divin amour, en cette sorte : O très honneste et délicieuse blancheur de la chasteté, que vous estes aymable, puisque vous estes tant aymee par la divine Bonté ! Puis, se retournant vers le Créateur : Hé, Seigneur, je vous requiers une seule chose, c'est celle que je recherche en la chasteté, de voir et prattiquer en icelle vostre bon playsir et les délices que vous y prenes*. Et Ihors que nous entrons es exercices des * Ps. xxvi, 4. II 19  290 Traitté de l'Amour de Dieu vertus, nous devons souvent dire de tout nostre cœur : Ouy, Père éternel, je le feray parce qiiainsy a-il esté * Matt., XI, 26. aggreable de toute éternité devant vous*. En cette sorte faut il animer toutes nos actions de ce bon playsir céleste, aymant principalement l'honnesteté et beauté des vertus parce qu'elle est aggreable a Dieu : car, mon cher Theotime, il se treuve des hommes qui ayment esperdument la beauté de quelques vertus, non seulement sans aymer la charité, mais avec mespris de la charité. Origene, certes, et Tertulien aymerent tellement la blancheur de la chasteté qu'ilz en violè- rent les plus grandes règles de la charité : l'un ayant choisi de commettre l'idolâtrie plustost que de souffrir une horrible vilenie de laquelle les tyrans vouloyent souiller son cors (i), l'autre se séparant de la très chaste Eglise Catholique sa Mère, pour mieux establir, selon son gré, la chasteté de sa femme. Qui ne sçait qu'il y a eu des pauvres de Lyon qui, pour loiier avec excès la mendicité, se firent hérétiques, et de mendians devindrent des faux belitres ? Qui ne sçait la vanité des Enthousiastes, Messaliens, Euchites, qui quittèrent la dilection pour vanter l'orayson ? Qui ne sçait qu'il y a eu des hérétiques qui, pour exalter la charité envers les pauvres, deprimoyent la charité envers Dieu, attribuant tout le salut des hommes a la vertu de l'aumosne, selon *De civit. Dei., 1. quc Saint Augustin le tesmoigne * ? quoy que le saint ♦I Cor., xiny". Apostre exclame* que qui donne tout son bien aux pauvres, et il n'a pas la charité, cela ne luy profite point. * Gant., II, 4; juxta Dicu a mis sur moy l'estendart de sa charité, dit la sacrée Sulamite*. L'amour, Theotime, est l'estendart en l'armée des vertus, elles se doivent toutes ranger a luy ; c'est le seul drapeau sous lequel Nostre Seigneur les fait combattre, luy qui est le vray gênerai de l'armée. Réduisons donques toutes les vertus a l'obéissance (i) Cette accusation contre Origène est fondée sur une assertion de saint Epiphane (Heer. lxiv, cap. 11) que Baronius (ann. 253) croit être une inter- polation, et dont Tillemont (Hist. EccL, tome III, note xxil sur Origène) a démontré l'inexactitude.  Livre XI. Chapitre xv. 291 de la charité : aymons les vertus particulières, mais principalement parce qu'elles sont aggreables a Dieu ; aymons excellemment les vertus plus excellentes, non parce qu'elles sont excellentes, mais parce que Dieu les ayme plus excellemment ; ainsy le saint amour vivifiera toutes les vertus, les rendant toutes amantes, aymables et sur-aymables.  CHAPITRE XV  COMME LA CHARITE COMPREND EN SOY LES DONS DU SAINT ESPRIT Affin que l'esprit humain suive aysement les mouve- mens et instinctz de la rayson pour parvenir au bonheur naturel qu'il peut prétendre, vivant selon les loix de l'honnesteté, il a besoin : i. de la tempérance, pour reprimer les inclinations insolentes de la sensualité ; 2. de la justice, pour rendre a Dieu, au prochain et a soy mesme ce qu'il est obligé ; 3. de la force, pour vaincre les difficultés qu'on sent a faire le bien et repousser le mal ; 4. de la prudence, pour discerner quelz sont les moyens plus propres pour parvenir au bien et a la vertu ; 5. de la science, pour connoistre le vray bien auquel il faut aspirer et le vray mal qu'il faut rejetter ; 6. de l'entendement, pour bien pénétrer les premiers et principaux fondemens ou principes de la beauté et excellence de l'honnesteté ; 7. et en fin finale, de la sapience, pour contempler la Divinité, première source de tout bien. Telles sont les qualités par lesquelles l'esprit est rendu doux, obéissant et pliable aux loix de la rayson naturelle qui est en nous. Ainsy, Theotime, le Saint Esprit qui habite en nous, voulant rendre nostre ame souple, maniable et obéissante a ses divins mouvemens et célestes inspirations, qui  292 Traitté de l'Amour de Dieu sont les loix de son amour, en l'observation desquelles consiste la félicité surnaturelle de cette vie présente, il nous donne sept propriétés et perfections, pareilles presque aux sept que nous venons de reciter, qui, en *is., XI, 2, 3 ; Act., l'Escriture Sainte* et es livres des théologiens, sont II "^8 ' ■ appellees dons du Saint Esprit. Or ilz ne sont pas seule- ment inséparables de la charité, ains, toutes choses bien considérées et a proprement parler, ilz sont les princi- pales vertus, propriétés et quahtés de la charité. Car, I. la sapience n'est autre chose en effect que l'amour qui savoure, gouste et expérimente combien Dieu est doux et suave ; 2. V entendement n'est autre chose que l'amour attentif a considérer et pénétrer la beauté des vérités de la foy, pour y connoistre Dieu en luy mesme, et puis, de la, en descendant, le considérer es créatures ; 3. la science, au contraire, n'est autre chose que le mesme amour qui nous tient attentifs a nous connoistre nous mesmes et les créatures, pour nous faire remonter a une plus parfaite connoissance du service que nous devons a Dieu ; 4. le conseil est aussi l'amour entant qu'il nous rend soigneux, attentifs et habiles pour bien choisir les moyens propres a servir Dieu saintement ; 5. la force est l'amour qui encourage et anime le cœur pour exécuter ce que le conseil a déterminé devoir estre fait ; 6. la pieté est l'amour qui adoucit le travail et nous fait cordialement, aggreablement et d'une affection filiale employer aux œuvres qui plaisent a Dieu nostre Père ; et 7. pour conclusion, la crainte n'est autre chose que l'amour entant qu'il nous fait fuir et éviter ce qui est desaggreable a la divine Majesté. Ainsy, Theotime, la charité nous sera une autre * Gen., XXVIII, 12. eschelle de Jacob*, composée des sept dons du Saint Esprit comme autant d'eschellons sacrés, par lesquelz les hommes angeliques monteront de la terre au Ciel pour s'aller unir a la poitrine de Dieu tout puissant, et descendront du Ciel en terre pour venir prendre le prochain par la main et le conduire au Ciel. Car, en montant au premier eschellon la crainte nous fait quitter le mal ; au 2. la pieté nous excite a vouloir faire  Livre XI. Chapitre xv. ' 293 le bien ; au 3. la science nous fait connoistre le bien qu'il faut faire et le mal qu'il faut fuir ; au 4. par la force nous prenons courage contre toutes les difficultés qu'il y a en nostre entreprise ; au 5. par le conseil nous choisissons les moyens propres a cela ; au 6. nous unissons nostre entendement a Dieu pour voir et pénétrer les traitz de son infinie beauté ; et au 7. nous joignons nostre volonté a Dieu pour savourer et expérimenter les douceurs de son incompréhensible bonté : car, sur le sommet de cette eschelle, Dieu estant penché devers nous, il nous donne le bayser d'amour, et nous fait tetter les sacrées mammelles de sa suavité, meilleures que le vin*-. * Cant., i, i. Mays si ayans délicieusement joui de ces amoureuses faveurs nous voulons retourner en terre pour tirer le prochain a ce mesme bonheur, du premier et plus haut degré, ou nous avons rempli nostre volonté d'un zèle très ardent et avons parfumé nostre ame des parfums de la charité souveraine de Dieu, nous descendons au second degré, ou nostre entendement prend une clarté nompareille, et fait provision des conceptions et maxi- mes plus excellentes pour la gloire de la beauté et bonté divine ; de la nous venons au 3. ou par le don du conseil nous advisons par quelz moyens nous inspi- rerons dans l'esprit des prochains le goust et l'estime de la divine suavité ; au 4. nous nous encourageons, recevans une sainte force pour surmonter les difficultés qui peuvent estre en ce dessein ; au 5. nous commençons a prescher par le don de science, exhortans les âmes a la suite des vertus et a la fuite des vices ; au 6. nous taschons de leur imprimer la sainte pieté, afïin que reconnoissans Dieu pour Père très aymable, ilz luy obéissent avec une crainte filiale ; et au dernier degré nous les pressons de craindre les jugemens de Dieu, afïin que meslant cette crainte d'estre damnés avec la révérence filiale, ilz quittent plus ardemment la terre pour monter au Ciel avec nous. La charité ce pendant comprend les sept dons, et ressemble a une belle fleur de lys, qui a six feuilles  294 Traitté de l'Amour de Dieu plus blanches que la neige, et au milieu les beaux marteletz d'or de la sapience, qui poussent en nos cœurs les goustz et savouremens amoureux de la bonté du Père nostre Créateur, de la miséricorde du Filz nostre Rédempteur et de la suavité du Saint Esprit nostre Sanctificateur. Et je metz ainsy cette double crainte es deux derniers degrés, pour accorder toutes les traductions avec la sainte et sacrée édition ordi- *.is., XI, 2, 3. naire* ; car si en l'Hebrieu le mot de crainte est répété par deux fois, ce n'est pas sans mystère, ains pour monstrer qu'il y a un don de crainte filiale, qui n'est autre chose que le don de pieté, et un don de la crainte servile, qui est le commencement de tout * Ps. ex, 10, nostre acheminement a la souveraine sagesse*.  CHAPITRE XVI  DE LA CRAINTE AMOUREUSE DES ESPOUSES SUITE DU DISCOURS COMMENCÉ  Ah, Jonathas, mon frère, disoit David, tu estois * II Reg., I, 26. aymable sur l'amour des femmes * ! et c'est comme s'il eut dit : tu meritois un plus grand amour que celuy des femmes envers leurs maris. Toutes choses excel- lentes sont rares. Imagines vous, Theotime, une espouse de cœur colombin, qui ayt la perfection de l'amour nuptial : son amour est incomparable, non seulement en excellence, mais aussi en une grande variété de belles affections et qualités qui l'accompaignent. Il est non seulement chaste, mais pudique ; il est fort, mais gracieux ; il est violent, mais tendre ; il est ardent, mais respectueux ; généreux, mais craintif ; hardi, mais obéis- sant : et sa crainte est toute meslee d'une délicieuse confiance. Telle, certes, est la crainte de l'ame qui a  Livre XI. Chapitre xvî. 295 l'excellente dilection : car elle s'asseure tant de la souveraine bonté de son Espoux, qu'elle ne craint pas de le perdre, mais elle craint bien toutefois de ne jouir pas asses de sa divine présence et que quelqu'occasion ne le fasse absenter pour un seul moment ; elle a bien confiance de ne luy desplaire jamais, mais elle craint de ne luy plaire pas autant que l'amour le requiert ; son amour est trop courageux pour entrer voire mesme au seul soupçon d'estre jamais en sa disgrâce, mais il est aussi si attentif qu'elle craint de ne luy estre pas asses unie : ouy mesme, l'ame arrive quelquefois a tant de perfection qu'elle ne craint plus de n'estre pas asses unie a luy, son amour l'asseurant qu'elle le sera tous- jours, mais elle craint que cette union ne soit pas si pure, simple et attentive comme son amour luy fait prétendre. C'est cette admirable amante qui voudroit ne point aymer les goustz, les délices, les vertus et les consolations spirituelles, de peur d'estre divertie, pour peu que ce soit, de l'unique amour qu'elle porte a son Bienaymé, protestant que c'est luy mesme et non ses biens qu'elle recherche, et criant a cette intention : Hé, monstres moy, mon Bienaymé, ou vous paisses et reposes au midy, affin que je ne me divertisse point après les playsirs qui sont hors de vous*. * Cant., i, 6. De cette sacrée crainte des divines espouses, furent touchées ces grandes âmes de saint Paul, saint Fran- çois, sainte Catherine de Gennes et autres, qui ne vouloyent aucun meslange en leurs amours, ains tas- choyent de le rendre si pur, si simple, si parfait, que ni les consolations ni les vertus mesmes ne tinssent aucune place entre leur cœur et Dieu ; en sorte qu'elles pou- voyent dire : Je vis, mais non plus moy mesme, ains Jésus Christ vit en moy * ; « Mon Dieu m'est toutes * Gaiat., n, 20. - . „ •,■;•. T^- , . • * Vide supra, 1. X, choses * ; » Ce qui n est pomt Dieu ne m est rien ; c. iv, p. 184. Jésus Christ est ma vie* ; « Mon amour est crucifié** ; » ios^^,'^ni,' 4'^^' ^°' et telles autres paroles d'un sentiment extatique. **vide supra, 1. i, '■ '■ c. XIV. Or, la crainte initiale ou des apprentifs procède du vray amour, mais amour encor tendre, foible et com- mençant ; la crainte filiale procède de l'amour ferme,  296 Traitté de l'Amour de Dieu solide et des-ja tendant a la perfection ; mais la crainte des espouses provient de l'excellence et perfection amoureuse des-ja toute acquise : et quant aux craintes serviles et mercenaires, elles ne procèdent voirement pas de l'amour, mais elles précèdent ordinairement l'amour pour luy servir de fourrier, ainsy que nous * Livre II, c. xviii. avons dit ailleurs*, et sont bien souvent très utiles a son service. Vous verres toutefois, Theotime, une hon- neste dame, qui, ne voulant pas manger son pain en * Prov., uit., 27. oysiveté, non plus que celle que Salomon a tant loiiee*, couchera la soye en une belle variété de couleurs sur un satin bien blanc, pour faire une broderie de plusieurs belles fleurs, qu'elle rehaussera par après fort richement d'or et d'argent selon les assortissemens convenables. Cet ouvrage se fait a l'eguille, qu'elle passe par tout ou elle veut coucher la soye, l'or et l'argent ; mais néanmoins l'eguille n'est point mise dans le satin pour y estre laissée, ains seulement pour y introduire la soye, l'or et l'argent, et leur faire passage : de façon qu'a mesure que ces choses entrent dans le fonds, l'eguille en est tirée et en sort. Ainsy la divine Bonté, voulant coucher en l'ame humaine une grande diversité de vertus et les rehausser en fin de son amour sacré, il se sert de l'eguille de la crainte servile et mercenaire, de laquelle, pour l'ordinaire, nos cœurs sont premièrement piqués ; mais pourtant elle n'y est pas laissée, ains, a mesure que les vertus sont tirées et couchées en l'ame, la crainte servile et mercenaire en sort, selon le dire du * 1 Ep., IV, 18. bienaymé Disciple *, que la charité parfaite pousse la crainte dehors. Ouy de vray, Theotime, car les craintes d'estre damné et perdre le Paradis sont effroya- bles et angoisseuses ; et comme sçauroyent elles de- meurer avec la sacrée dilection, qui est toute douce, toute suave ?  Livre XI. Chapitre xvii. 297  CHAPITRE XVII  COMME LA CRAINTE SERVILE DEMEURE AVEC LE DIVIN AMOUR  Toutefois, encor que la dame dont nous avons parlé ne veuille pas laisser l'eguille en l'ouvrage quand il sera fait, si est ce que, tandis qu'elle y a quelque chose a faire, si elle est contrainte de se divertir pour quel- qu'autre occurrence, elle laissera l'eguille piquée dans l'œillet, la rose ou la pensée qu'elle brode, pour la treuver plus a propos quand elle retournera pour ouvrer. De mesme, Theotime, tandis que la Providence divine fait la broderie des vertus et l'ouvrage de son saint amour en nos âmes, elle y laisse tous-jours la crainte servile ou mercenaire, jusques a ce que la charité estant parfaite, elle oste cette eguille piquante, et la remet, par manière de dire, en son peloton. En cette vie, donques, en laquelle nostre charité ne sera jamais si parfaite qu'elle soit exempte de péril, nous avons tous-jours besoin de la crainte, et Ihors que nous tressaillons de joye par amour nous devons trembler d'appréhension par la crainte : Prenes instruction de ce qu'il 7joîis faut faire, En crainte et sans orgueil serves le Tout Puissant; Esgayes vous en luy, tnais, vous esjouissant, Que vostre cœur sousmis, en tremblant le révère*. * Ps. n, 10, 11. Le grand père Abraham envoya son serviteur Eliezer pour prendre une femme a son enfant unique Isaac. Eliezer va, et par inspiration céleste fit choix de la belle et chaste Rebecca, laquelle il amena avec soy ; mais cette sage damoyselle quitta Eliezer si tost qu'elle eut ren- contré Isaac, et estant introduite en la chambre de Sara,  298 Traitté de l'Amour de Dieu * Gen., XXIV. elle demeura son espouse a jamais*. Dieu envoyé sou- vent [à l'âme] la crainte servile, comme un autre Eliezer (Eliezer aussi veut dire ayde de Dieu), pour traitter le mariage entre elle et l'amour sacré ; que si l'ame vient sous la conduite de la crainte, ce n'est pas qu'elle la veuille espouser, car en effect, si tost que l'ame ren- contre l'amour, elle s'unit a luy et quitte la crainte. Mais comme Eliezer estant de retour demeura dans la mayson au service d'Isaac et Rebecca, de mesme la crainte nous ayant amenés au saint amour, elle demeure avec nous pour servir, es occurrences, et l'amour et l'ame amoureuse. Car l'ame, quoy que juste, se void mainte- fois attaquée par des tentations extrêmes, et l'amour, tout courageux qu'il est, a fort a faire a se bien main- tenir, a rayson de la condition de la place en laquelle il se treuve, qui est le cœur humain, variable et sujet a la mutinerie des passions ; alhors donq, Theotime, l'amour employé la crainte au combat, et s'en sert pour repousser l'ennemy. Le brave prince Jonathas, allant a la charge sur les Philistins emmi les ténèbres de la nuit, voulut avoir son escuyer avec soy, et ceux qu'il * iReg.,xiv, 13. ne tuoit pas, son escuyer les tuoit * : et l'amour, en voulant faire quelque entreprise hardie, il ne se sert pas seulement de ses propres motifs, ains aussi des motifs de la crainte servile et mercenaire ; et les ten- tations que l'amour ne desfait pas, la crainte d'estre damné les renverse. Si la tentation d'orgueil, d'avarice ou de quelque playsir voluptueux m'attaque : Hé, ce diray-je, sera-il bien possible que pour des choses si vaynes mon cœur voulust quitter la grâce de son Bienaymé ! Mais si cela ne suffit pas, l'amour excitera la crainte : Hé, ne vois-tu pas, misérable cœur, que secondant cette tentation, les effroyables flammes d'enfer t'attendent, et que tu perds l'héritage éternel du Paradis ? On se sert de tout es extrêmes nécessités ; comme le mesme Jonathas fit, quand, passant ces aspres rochers qui estoyent entre luy et les Phihstins, il ne se servoit pas seulement de ses pieds, mais gravissoit et • ibid, grimpoit a belles mains comme il pouvoit*.  Livre XI. Chapitre xvii. 29g Tout ainsy donques que les nochers qui partent sous un vent favorable, en une sayson propice, n'oublient pourtant jamais les cordages, ancres et autres choses requises en tems de fortune et parmi la tempeste, aussi, quoy que le serviteur de Dieu jouisse du repos et de la douceur du saint amour, il ne doit jamais estre desprouveu de la crainte des jugemens divins, pour s'en servir entre les orages et assautz des tentations. Outre que, comme la peleure d'une pomme, qui est de peu d'estime en soy mesme, sert toutefois grandement a conserver la pomme qu'elle couvre, aussi la crainte servile, qui est de peu de prix en sa propre condition au regard de l'amour, luy est néanmoins grandement utile a sa conservation pendant les hazards de cette vie mortelle. Et comme celuy qui donne une grenade la donne voirement pour les grains et le suc qu'elle a au dedans, mais ne laisse pas pourtant de donner aussi l'escorce, comme une dépendance d'icelle, de mesme, bien que le Saint Esprit, entre ses dons sacrés, confère celuy de la crainte amoureuse aux âmes des siens, affin qu'elles craignent Dieu en pieté*, comme leur Père * vide supra, c. xv, et leur Espoux, si est-ce, toutefois, qu'il ne laisse pas de leur donner encor la crainte servile et mercenaire, comme un accessoire de l'autre plus excellente. Ainsy Joseph, envoyant a son père plusieurs charges de toutes les richesses d'Egypte, ne luy donna pas seulement les trésors, comme principaux presens, mais aussi les asnes qui les portoyent*. * Gen., xlv, 23. Or, bien que la crainte servile et mercenaire soit grandement utile pour cette vie mortelle, si est-ce qu'elle est indigne d'avoir place en l'éternelle, en laquelle il y aura une asseurance sans crainte, une paix sans desfiance, un repos sans soucy ; mais les services néanmoins que ces craintes servantes et mer- cenaires auront rendu a l'amour y seront recompensés : de sorte que, si ces craintes, comme des autres Moyse et Aaron, n'entrent pas en la Terre de promission, leur postérité néanmoins et leurs ouvrages y entreront. Et quant aux craintes des enfans et des espouses, elles y  300 Traitté de l'Amour de Dieu tiendront leur rang et leur grade, non pour donner aucune desfiance ou perplexité a l'ame, mais pour luy faire admirer et révérer avec sousmission l'incompré- hensible majesté de ce Père tout puissant et de cet Espoux de gloire : Le respect au Seigneur porté Est saint, rempli de pureté; Sa crainte en tout siècle est durable, ^ ^ Tout ainsy que sa Majesté * Ps. xvni, 10, II ; -^ ^ ' juxta Septuag. Est a jamais très adorable*.  CHAPITRE XVIII COMME l'amour SE SERT DE LA CRAINTE NATURELLE SERVILE ET MERCENAIRE  Les esclairs, tonnerres, foudres, tempestes, inonda- tions, tremble-terre et autres telz accidens inopinés excitent mesme les plus indevotz a craindre Dieu ; et la nature, prévenant le discours en telles occurrences, pousse le cœur, les yeux et les mains mesmes devers le ciel pour reclamer le secours de la tressainte Divinité, selon le sentiment commun du genre humain, qui *Hist.,i iii.c.Lvi. est, dit Tite Live *, que ceux qui servent la Divinité prospèrent, et ceux qui la mesprisent sont affligés. En la tormente qui fit periller Jonas, les mariniers craignirent d'une grande crainte, et crièrent sou- * jonae, i, 5. daiu uu chacun a son Dieu*. « Ilz ignoroyent, » dit * In locum. saint Hierosme *, « la vérité, mais ilz reconnoissoyent la Providence, » et creurent que c'estoit par jugement céleste qu'ilz se treuvoyent en ce danger ; comme les Maltois, Ihors qu'ilz virent saint Paul, eschappé du naufrage, estre attaqué par la vipère, creurent que  Livre XI. Chapitre xviii. 301 c'estoit par vengeance divine *. Aussi les tonnerres, *Act., xxvm, 4. tempestes, foudres, sont appelles voix du Seigneur par le Psalmiste*, qui dit de plus Qu'elles font la * p^s. xxvm, 3-8, ^ ^ . Lxxvi, 18, ig. parole d'iceluy *, parce qu'elles annoncent sa crainte * Ps. cxlvih, 8. et sont comme ministres de sa justice; et ailleurs*, * ps. cxi-m, 6. souhaittant que la divine Majesté se fasse redouter a ses ennemis : Lances, dit-il, des esclairs, et vous les dissiperes ; descoches vos dards, et vous les trou- bler es ; ou il appelle les foudres, sagettes et dards du Seigneur. Et devant le Psalmiste, la bonne mère de Samuel avoit des-ja chanté que les ennemis mesmes de Dieu le craindroyent, d'autant qu'il tonneroit sur eux des le Ciel*. Certes, Platon, en son Gorgias et * i Reg., n, 10. ailleurs, tesmoigne qu'entre les payens il y avoit quelque sentiment de crainte, non seulement pour les chastimens que la souveraine justice de Dieu prattique en ce monde, mais aussi pour les punitions qu'il exerce en l'autre vie sur les âmes de ceux qui ont des péchés incurables. Tant l'instinct de craindre la Divinité est gravé profondement en la nature humaine. Mais cette crainte, toutefois, prattiquee par manière d'eslan ou sentiment naturel, n'est ni louable ni vitupe- rable en nous, puisqu'elle ne procède pas de nostre élection : elle est néanmoins un effect d'une très bonne cause, et cause d'un très bon effect, car elle provient de la connoissance naturelle que Dieu nous a donné de sa providence, et nous fait reconnoistre combien nous dépendons de la toute puissance souveraine, nous incitant a l'implorer ; et se treuvant en une ame fidèle, elle luy fait beaucoup de biens. Les Chrestiens, parmi les estonnemens que les tonnerres, tempestes et autres perilz naturelz leur apportent, invoquent le nom sacré de Jésus et de Marie, font le signe de la Croix, se prosternent devant Dieu, et font plusieurs bons actes de foy, d'espérance et de religion. Le glorieux saint Thomas d'Aquin *, estant naturellement sujet a * Razzi, vite dei , _ , ./ ., , ., j- • Santi del Ord. dei s effrayer quand il tonnoit, souloit dire, par manière prati Predic. Cf. d'orayson jaculatoire, les divines paroles que l'Eglise g^;;,^'^'^ ""''"" ''" estime tant : Le Verbe a esté fait chair*. Sur cette * Joan., i, 14.  302  Traitté de l'Amour de Dieu  * Ps. cxxxviii, 14. * Ps. xxxîi, 8. * Ps. II, 10, II.  * Sess. XIV, de Pœ- nit., cap. IV.  * Cap. XXVI, t8 ; juxta Septuag.  * Ps. XXXVII, 4.  * Matt., X, 28.  * Jonœ, III, ult.  *S. Hier., in Is.,xi,2; S..\ug.,de Doc.Ch., I. II, c.vii ; S. Greg. Mag., in Ezech., 1. II, hom. vu, § 7.  crainte, donq, le divin amour fait maintefois des actes de complaysance et de bienveuillance : Je vous heni- ray, Seigneur, car vous estes terriblement magnifié* ; Que chacun vous craigne, o Seigneur * ! O grans de la terre, entendes : serves Dieu en crainte, et tressailles pour luy en tremblement*. Mays il y a une autre crainte, qui prend origine de la foy, laquelle nous apprend qu'après cette vie mortelle il y a des supplices effroyablement eternelz ou éternelle- ment effroyables, pour ceux qui en ce monde auront offencé la divine Majesté et seront decedés sans s'estre reconciliés avec elle ; qu'a l'heure de la mort les âmes seront jugées du jugement particulier, et a la fin du monde tous comparoistront resuscités pour estre derechef jugés du jugement universel : car ces vérités chres- tiennes, Theotime, frappent le cœur qui les considère d'un espouvantement extrême. Et comme pourroit on se représenter ces horreurs éternelles sans frémir et trembler d'appréhension ? Or, quand ces sentimens de crainte prennent tellement place dans nos cœurs qu'ilz en « bannissent et chassent l'affection et volonté du péché, » comme le sacré Concile de Trente parle *, certes ils sont grandement salutaires. Nous avons conceu de vostre crainte, o Dieu, et enfanté l'esprit de salut, est-il dit en Isaye* ; c'est a dire : Vostre face courroucée nous a espouvantés, et nous a fait concevoir et enfanter l'esprit de pénitence, qui est l'esprit de salut ; ainsy que le Psalmiste avoit dit * : Mes os n'ont point de paix, ains tremblent devant la face de vostre ire. Nostre Seigneur, qui estoit venu pour nous apporter la loy d'amour, ne laisse pas de nous inculquer cette crainte : Craignes, dit-il*, Celuy qui peut jetter le cors et l'ame en la géhenne. Les Ninivites*, par les menaces de leur subversion et damna- tion, firent pénitence, et leur pénitence fut aggreable a Dieu ; et en somme, cette crainte est comprise es dons du Saint Esprit, comme plusieurs anciens Pères* ont remarqué. Que si la crainte ne forclost pas la volonté de pécher,  Livre XI. Chapitre xviii. 303 ni l'affection au péché, certes elle est meschante et pareille a celle des diables, qui cessent souvent de nuire de peur d'estre tormentés par l'exorcisme, sans cesser néanmoins de désirer et vouloir le mal, qu'ilz méditent a jamais ; pareille a celle du misérable forçat, qui voudroit manger le cœur du comité, quoy qu'il n'ose quitter la rame de peur d'estre battu ; pareille a la crainte de ce grand hérésiarque du siècle passé, qui confesse d'avoir haï Dieu, d'autant qu'il punissoit les meschans*. Certes, celuy qui ayme le péché et le vou- * Lutherus, in Prœ- droit volontier commettre malgré la volonté de Dieu, ^^*' ^p^'^"'"- encor qu'il ne le veuille commettre craignant seulement d'estre damné, il a une crainte horrible et détestable ; car, bien qu'il n'ait pas la volonté de venir a l'exécution du péché, il a néanmoins l'exécution en sa volonté, puisqu'il la voudroit faire si la crainte ne le tenoit, et c'est comme par force qu'il n'en vient pas aux effectz. A cette crainte on en peut adjouster une autre, certes moins malicieuse, mais autant inutile, comme fut celle du juge Félix, qui, oyant parler du jugement divin, fut tout espouvanté, et toutefois ne laissa pas pour cela de continuer en son avarice * ; et celle de •Act.,xxiv, 25-27. Balthazar, qui, voyant cette main prodigieuse qui escri- voit sa condamnation contre la paroy, fut tellement effrayé qu'il changea de visage, et les jointures de ses reins se desserroyent, et ses genoux tremoussans s'entrehurtoyent l'un a l'autre*, et néanmoins ne fit * Dan., v, 5, 6. point pénitence. Or, dequoy sert il de craindre le mal, si par la crainte on ne se resoult de l'éviter ? La crainte donq de ceux qui, comme esclaves, obser- vent la loy de Dieu pour éviter l'enfer est fort bonne ; mais beaucoup plus noble et désirable est la crainte des Chrestiens mercenaires, qui, comme serviteurs a gages, travaillent fidellement, non pas certes principalement pour aucun amour qu'ilz ayent encores envers leurs maistres, mais pour estre salariés de la recompense qui leur est promise. O si l'œil pouvoit voir, si l'aureille pouvoit ouïr, ou qu'il peust monter au cœur de l'homme ce que Dieu a préparé a ceux qui le  304 Traitté de l'Amour de Dieu * 1 Cor., Il, 9. servent*, hé, quelle appréhension auroit-on de violer les commandemens divins, de peur de perdre ces recom- penses immortelles ! quelles larmes, quelz gemissemens jetteroit on quand par le péché on les auroit perdues ! Or, cette crainte néanmoins seroit blasmable si elle enfermoit en soy l'exclusion du saint amour ; car qui diroit : je ne veux point servir Dieu pour aucun amour que je luy veuille porter, mais seulement pour avoir les recompenses qu'il promet, il feroit un blasphème, préférant la recompense au Maistre, le bienfait au Bienfacteur, l'héritage au Père, et son propre profïit a Dieu tout puissant ; ainsy que nous avons plus ample- * Chap. XVII. ment monstre au Livre second*. Mais en fin, quand nous craignons d'offencer Dieu, non point pour éviter la peyne de l'enfer ou la perte du Paradis, mais seulement parce que Dieu estant nostre très bon Père nous luy devons honneur, respect, obéissance, alhors nostre crainte est filiale, d'autant qu'un enfant bien né n'obéit pas a son père en considé- ration du pouvoir qu'il a de punir sa désobéissance, ni aussi parce qu'il le peut exhereder, ains simplement parce qu'il est son père ; en sorte qu'encor que le père seroit viel, impuissant et pauvre, il ne laisseroit pas de le servir avec égale diligence, ains, comme la pieuse cigoigne, il l'assisteroit avec plus de soin et d'affection : ainsy que Joseph, voyant le bon homme Jacob son père, vieux, nécessiteux et réduit sous son sceptre, il ne laissa pas de l'honnorer, servir et révérer avec une tendreté plus que filiale, et telle, que ses frères l'ayant reconneiie, estimèrent qu'elle opereroit encor après sa mort, et l'employèrent pour obtenir pardon de luy, disans : Vostre père nous a commandé que nous vous dissions de sa part : Je vous prie d'oublier le crime de vos frères, et le péché et malice qii'ilz ont exercé envers vous. Ce qu'ayant ouï, il se print * Gen., uit., 15-17. a pleurer*, tant son cœur filial fut attendri, les désirs et volontés de son père decedé luy estant représentés. Ceux la donques craignent Dieu d'une affection filiale, qui ont peur de luy desplaire purement et simplement  Livre XI. Chapitre xix. 305 parce qu'il est leur père très doux, très bénin et très aymable. Toutefois, quand il arrive que cette crainte filiale est jointe, meslee et détrempée avec la crainte servile de la damnation éternelle, ou bien avec la crainte merce- naire de perdre le Paradis, elle ne laisse pas d'estre fort aggreable a Dieu, et s'appelle crainte initiale, c'est a dire crainte des apprentifs, qui entrent es exercices de l'amour divin. Car, comme les jeunes garçons qui commencent a monter a cheval, quand ilz sentent leur cheval porter un peu plus haut, ne serrent pas seulement les genoux, ains se prennent a belles mains a la selle, mais quand ilz sont un peu plus exercés ilz se tiennent seulement en leurs serres, de mesme les novices et apprentifs au service de Dieu, se treuvans esperdus parmi les assautz que leurs ennemis leur livrent au commencement, ilz ne se servent pas seulement de la crainte filiale, mais aussi de la mercenaire et servile, et se tiennent comme ilz peuvent pour ne point deschoir de leur prétention.  CHAPITRE XIX COMME l'amour SACRÉ COMPREND LES DOUZE FRUITZ DU SAINT ESPRIT AVEC LES HUIT BEATITUDES DE L'eVANGILE Le glorieux saint Paul dit ainsy* : Or le fruit de * Gaiat., v, 22, 23. l'Esprit est la charité, la joye, la faix, la patience, la bénignité, la bonté, la longanimité, la mansué- tude, la foy, la modestie, la continence, la chasteté. Mays voyes, Theotime, que ce divin Apostre contant ces douze fruitz du Saint Esprit, il ne les met que pour un seul fruit ; car il ne dit pas : les fruitz de  3o6 Traitté de l'Amour de Dieu l'Esprit sont la charité, la joye, mais seulement : le fruit de l'Esprit est la charité, la joye. Or voyci le mystère de cette façon de parler. La charité de Dieu est respandue en nos cœurs par le Saint * Rom., V, 5. Esprit qui nous est donné*. Certes, la charité est l'unique fruit du Saint Esprit, mais parce que ce fruit a une infinité d'excellentes propriétés, l'Apostre, qui en veut représenter quelques unes par manière de monstre, parle de cet unique fruit comme de plusieurs, a cause de la multitude des propriétés qu'il contient en son unité, et parle réciproquement de tous ces fruitz comme d'un seul, a cause de l'unité en laquelle est comprise cette variété. Ainsy, qui diroit : le fruit de la vigne c'est le raysin, le moust, le vin, l'eau de vie, la liqueur *judic., IX, 13; Ps. res-jouissant le cœur de l'homme*, le breuvage ^'"' ^^' confortant l'estomach, il ne voudroit pas dire que ce fussent des fruitz de différente espèce, ains seulement qu'encor que ce ne soit qu'un seul fruit, il a néanmoins une quantité de diverses propriétés, selon qu'il est employé diversement. L'Apostre donq ne veut dire autre chose sinon que le fruit du Saint Esprit est la charité, laquelle est joyeuse, paisible, patiente, bénigne, honteuse, longa- nime, douce, fidèle, modeste, continente, chaste ; c'est a dire, que le divin amour nous donne une joye et consolation intérieure, avec une grande paix de cœur qui se conserve entre les adversités par la patience, et qui nous rend gracieux et bénins a secourir le prochain par une honte cordiale envers iceluy ; bonté qui n'est point variable, ains constante et persévérante, d'autant qu'elle nous donne un courage de longue estendue, au moyen dequoy nous sommes rendus doux, affables et condescendans envers tous, supportans leurs humeurs et imperfections et leur gardant une loyauté parfaite, tesmoignans une simplicité accompaignee de confiance, tant en nos paroles qu'en nos actions, vivans modeste- ment et humblement, retranchans toutes superfluités et tous desordres au boire, manger, vestir, coucher, jeux, passetems et autres telles convoitises voluptueuses  Livre XI. Chapitre xix. 307 par une sainte continence, et reprimant sur tout les inclinations et séditions de la chair par une soigneuse chasteté : affin que toute nostre personne soit occupée en la divine dilection, tant intérieurement, par la joye, faix, patience, longanimité, honte et loyauté ; comme aussi extérieurement, par la bénignité, mansué- tude, modestie, continence et chasteté. Or, la dilection est appellee fruit entant qu'elle nous délecte et que nous jouissons de sa délicieuse suavité, comme une vraye pomme de Paradis recueillie de V arbre de vie*, qui est le Saint Esprit, enté sur nos * Apoc, uit., 2. espritz humains et habitant en nous par sa miséricorde infinie. Mais, quand non seulement nous nous res-jouis- sons en cette divine dilection et jouissons de sa déli- cieuse douceur, ains que nous establissons toute nostre gloire en icelle, comme en la couronne de nostre honneur*, alhors elle n'est pas seulement un fruit * Ps. vm, 6. doux a nostre gosier*, mais elle est une béatitude et * Cant., n, 3. félicité très désirable ; non seulement parce qu'elle nous asseure la félicité de l'autre vie, mais parce qu'en celle ci elle nous donne un contentement d'inestimable valeur. Contentement lequel est si fort, que les eaux des tribulations et les fleuves des persécutions ne le peuvent esteindre* ; ains, non seulement il ne périt * ibid., uit., 6. pas, mais il s'enrichit parmi les pauvretés, il s'agrandit es abjections et humilités, il se res-jouit entre les larmes, il se renforce d'estre abandonné de la justice et privé de l'assistance d'icelle Ihors que, la reclamant, nul ne luy en donne ; il se recrée emmi la compassion et commisération Ihors qu'il est environné des misé- rables et souffreteux ; il se délecte de renoncer a toutes sortes de délices sensuelles et mondaines pour obtenir la pureté et netteté de cœur ; il fait vaillance d'assoupir les guerres, noises et dissensions, et de mespriser les grandeurs et réputations temporelles ; il se revigore d'endurer toutes sortes de souffrances, et tient que sa vraye vie consiste a mourir pour le Bienaymé*. *Matt., v,3-i2; Lu- T^i . , , . cœ, VI, 20-23. De sorte, Theotime, qu en somme la tressamte dilection est une vertu, un don, un fruit et une beati-  3o8 Traitté de l'Amour de Dieu tude. En qualité de vertu, elle nous rend obeissans aux inspirations extérieures que Dieu nous donne par ses commandemens et conseilz, en l'exécution desquelz on prattique toutes vertus ; dont la dilection est la vertu de toutes les vertus. En qualité de don, la dilection nous rend souples et maniables aux inspirations inté- rieures, qui sont comme les commandemens et conseilz secretz de Dieu, a l'exécution desquelz sont employés les sept dons du Saint Esprit ; si que la dilection est le don des dons. En qualité de fruit, elle nous donne un goust et playsir extrême en la prattique de la vie dévote, qui se sent es douze fruitz du Saint Esprit ; et partant elle est le fruit des fruitz. En qualité de béatitude, elle nous fait prendre a faveur extrême et singulier honneur les affrontz, calomnies, vitupères et opprobres que le monde nous fait, et nous fait quitter, renoncer et rejetter toute autre gloire sinon celle qui * Gaiat.,uit., 14. procède du bienaymé Crucifix*, pour laquelle nous nous glorifions en l'abjection, abnégation et anéantissement de nous mesmes ; ne voulans autres marques de majesté que la couronne d'espines du Crucifix, le sceptre de son roseau, le mantelet de mespris qui luy fut imposé, et le throsne de sa Croix, sur lequel les amoureux sacrés ont plus de contentement, de joye, de gloire et de félicité, que jamais Salomon n'eut sur son throsne d'ivoire. Ainsy la dilection est maintefois représentée par la *vide supra, 1. VI, grenade*, qui, tirant ses propriétés du grenadier, peut c. XIII, p. 34 . estre dite la vertu d'iceluy ; comme encor elle semble estre son don, qu'il offre a l'homme par amour ; et son fruit, puisqu'elle est mangée pour recréer le goust de l'homme ; et en fin elle est, par manière de dire, sa gloire et béatitude, puisqu'elle porte la couronne et diadème.  Livre XT. Chapitre xx. 309  CHAPITRE XX COMME LE DIVIN AMOUR EMPLOYE TOUTES LES PASSIONS ET AFFECTIONS DE L'AME ET LES REDUIT A SON OBEISSANCE  L'amour est la vie de nostre cœur ; et comme le contrepoids donne le mouvement a toutes les pièces mobiles d'un horologe, aussi l'amour donne a l'ame tous les mouvemens qu'elle a. Toutes nos affections suivent nostre amour, et selon iceluy nous desirons, nous nous délectons, nous espérons et désespérons, nous craignons, nous nous encourageons, nous haïssons, nous fuyons, nous nous attristons, nous entions en cholere, nous triomphons. Ne voyons nous pas les hommes qui ont donné leur cœur en proye a l'amour vil et abject des femmes, comme ilz ne désirent que selon cet amour, ilz n'ont playsir qu'en cet amour, ilz n'espèrent ni déses- pèrent que pour ce sujet, ilz ne craignent ni n'entre- prennent que pour cela, ilz n'ont a contrecœur ni ne fuyent que ce qui les en destourne, ilz ne s'attristent que de ce qui les en prive, ilz n'ont de cholere que par jalousie, ilz ne triomphent que par cette infamie. C'en est de mesme des amateurs des richesses et des ambi- tieux de l'honneur ; car ilz sont rendus esclaves de ce qu'ilz ayment, et n'ont plus de cœur en leur poitrine^ ni d'ame en leurs cœurs, ni d'affections en leur ame que pour cela. Quand donq le divin amour règne dans nos cœurs, il assujettit royalement tous les autres amours de la volonté, et par conséquent toutes les affections d'icelle, parce que naturellement elles suivent les amours ; puis  3IO Traitté de l'Amovr de Dieu il dompte l'amour sensuel, et le réduisant a son obéis- sance il tire aussi après iceluy toutes les passions sensuelles. Car en somme , cette sacrée dilection est • joan., IV, 13. l'eau salutaire de laquelle Nostre Seigneur disoit * : Celuy qui boira de l'eau que je liiy donneray, il n'aura jamais soif. Non vrayement, Theotime ; qui aura l'amour de Dieu un peu abondamment, il n'aura plus ni désir, ni crainte, ni espérance, ni courage, ni joye que pour Dieu, et tous ses mouvemens seront accoysés en ce seul amour céleste. L'amour divin et l'amour propre sont dedans nostre * Gen., .x.w, 22-25. cœur commc Jacob et Esati dans le ventre de Rebecca* : ilz ont une antipathie et répugnance fort grande l'un a l'autre, et s'entrechoquent dedans le cœur continuelle- ment ; dont la pauvre ame s'escrie : Helas, moy • Rom., VII, 24. misérable, qui me deslivrera du cors de cette mort*, affin que le seul amour de mon Dieu règne paisiblement en moy ? Mais il faut pourtant que nous ayons courage, esperans en la parole de Nostre Seigneur, qui promet en commandant, et commande en promettant la victoire a son amour ; et semble qu'il dit a l'ame ce qu'il fit dire * Loco quo supra, a Rebccca* : Deux nations sont en ton ventre et deux peuples seront séparés dans tes entrailles ; et l'un des peuples surmontera Vautre, et l'aisné servira au moindre. Car, comme Rebecca n'avoit que deux enfans en son ventre, mais parce que d'iceux devoyent naistre deux peuples il est dit qu'elle avoit deux nations en son ventre, aussi l'ame ayant dedans son cœur deux amours, a par conséquent deux grandes peuplades de mouvemens, affections et passions ; et comme les deux enfans de Rebecca, par la contrariété de leurs mouvemens luy donnoyent des grandes convul- sions et douleurs de ventre, aussi les deux amours de nostre ame donnent des grans travaux a nostre cœur ; et comme il fut dit qu'entre les deux enfans de cette dame le plus grand serviroit le moindre, aussi a-il esté ordonné que des deux amours de nostre cœur, le sensuel servira le spirituel, c'est a dire que l'amour propre servira l'amour de Dieu.  Livre XI. Chapitre xx.  3"  Mays quand fut-ce que l'aisné des peuples qui estoyent dans le ventre de Rebecca servit le puisné ? Certes, ce ne fut jamais que Ihors que David subjuga en guerre les Idumeens, et que Salomon les maistrisa en paix. O quand sera-ce donques que l'amour sensuel servira l'amour divin ? Ce sera Ihors, Theotime, que l'amour armé, parvenu jusques au zèle, asservira nos passions par la mortification, et bien plus, Ihors que la haut au Ciel l'amour bienheureux possédera toute nostre ame en paix*. -Lucœ.xi.ai.xxi.ig. Or, la façon avec laquelle l'amour divin doit sub- juguer l'appétit sensuel est pareille a celle dont Jacob usa, quand pour bon présage et commencement de ce qui de voit arriver par après, Esaù sortant du ventre de sa mère, Jacob V empoigna par le pied*, comme pour * Loco quo supra. l'enjamber, supplanter et tenir sujet, ou, comme on dit, l'attacher par le pied, a guise d'un oyseau de proye, tel qu'Esaû fut en qualité de chasseur et terrible homme. Car ainsy l'amour divin voyant naistre en nous quel- que passion ou affection naturelle, il doit soudain la prendre par le pied et la ranger a son service. Mais qu'est-ce a dire la prendre par le pied ? C'est la lier et assujettir au dessein du service de Dieu. Ne voyes-vous pas comme Moyse transformoit le serpent en baguette, le saisissant seulement par la queue* ? Certes, de mesme, * Exod.,iv, 4. donnant une bonne fin a nos passions, elles prennent la qualité de vertus. Mais donq, quelle méthode doit on tenir pour ranger les affections et passions au service du divin amour ? Les médecins méthodiques ont tous-jours en bouche cette maxime, que « les contraires sont guéris par leurs contraires ; » et les spagyriques célèbrent une sentence opposée a celle la, disans que « les semblables sont guéris par leurs semblables. » Or, comme que c'en soit, nous sçavons que deux choses font disparoistre la lumière des estoiles : l'obscurité des brouillas de la nuit, et la plus grande lumière du soleil ; et de mesme nous combattons les passions, ou leur opposant des passions contraires, ou leur opposant des plus grandes  312 Traitté de l'Ajiour de Dieu affections de leur sorte. S'il m'arrive quelque vayne espérance, je puis résister luy opposant ce juste descou- ragement : O homme insensé, sur quelz fondemens bastis tu cette espérance ? Ne vois tu pas que ce grand auquel tu espères est aussi près de la mort que toy mesme ? Xe connois tu pas l'instabilité, foiblesse et imbécillité des espritz humains ? aujourd'huy, ce cœur duquel tu pretens est a toy ; demain, un autre l'em- portera pour soy. En quoy donq prens-tu cette espé- rance ? Je puis aussi résister a cette espérance luy en opposant une plus solide : Espère en Dieu, o mon ame, *Pss.xxiv,i5,xLi,6. car c'est luy qui deslivrera tes pieds du piège* ; * Eccii.,n, II. Jamais nul n'espéra en luy, qui ait esté confondu* ; Jette tes prétentions es choses éternelles et perdurables. Ainsy je puis combattre le désir des richesses et voluptés mortelles, ou par le mespris qu'elles méritent, ou par le désir des immortelles ; et par ce moyen l'amour sensuel et terrestre sera ruiné par l'amour céleste, ou comme le feu est esteint par l'eau a cause de ses qualités contraires, ou comme il est esteint par le feu du ciel a cause de ses qualités plus fortes et prédominantes. Xostre Seigneur use de l'une et de l'autre méthode en ses guerisons spirituelles. Il guérit ses disciples de la crainte mondaine, leur imprimant dans le cœur une crainte supérieure : Is e craignes pas, dit il, ceux qui tuent les cors, mais craignes Celuy qui peut * Matt., X, 28. damner l'ame et le cors pour la géhenne*. Voulant une autre fois les guérir d'une basse joye, il leur en assigne une plus relevée : Ne vous res-jouisses pas, dit il, dequoy les espritz malins vous sont sujetz, * Lucae, x, 20. mais dequoy vos noms sont escritz au Ciel* ; et luy mesme aussi rejette la joye par la tristesse : * ibid., VI, 25. Malheur a vous qui ries, car vous pleureres*. Ainsy donq le divin amour supplante et assujettit les affections et passions, les destournant de la fin a laquelle l'amour propre les veut porter et les contournant a sa prétention spirituelle. Et comme l'arc-en-ciel touchant l'aspalatus luy oste son odeur et luy en donne une plus  Livre XI. Chapitre xx. 313 excellente*, aussi l'amour sacré touchant nos passions, *vicie supra, cap. leur oste leur fin terrestre et leur en donne une céleste. L'appétit de manger est rendu grandement spirituel si, avant que de le prattiquer, on luy donne le motif de l'amour : Hé non, Seigneur, ce n'est pas pour contenter ce chetif ventre, ni pour assouvir cet appétit, que je vay a table, mais pour, selon vostre providence, entretenir ce cors que vous m'aves donné sujet a cette misère ; ouy, Seigneur, parce qu'ainsy il vous a pieu*. Si j'espère * Matt., .xi, 26. l'assistance d'un ami, ne puis-je pas dire : Vous aves establi nostre vie en sorte, Seigneur, que nous ayons a prendre secours, soulagement et consolation les uns des autres ; et parce qu'il vous plaist, j'employeray donq cet homme, duquel vous m'aves donnée l'amitié a cette intention. Y a-il quelque juste sujet de crainte ? Vous voules, o Seigneur, que je craigne, affin que je prenne les moyens convenables pour éviter cet inconvénient ; je le feray. Seigneur, puisque tel est vostre bon playsir. Si la crainte est excessive : Hé, Dieu, Père éternel, qu'est ce que peuvent craindre vos enfans et les poussins qui vivent sous vos aisles* ? Or sus, je feray ce * Ps. xc, 4 ; Matt., qui est convenable pour éviter le mal que je crains ; ^^^^^' ^ ' mais après cela : Seigneur, je suis vostre, sauves moy*, s'il vous plait ; et ce qui m'arrivera je l'accep- * Ps. cxvin, 94. teray, parce que telle sera vostre bonne volonté. O sainte et sacrée alchimie ! o divine poudre de projection, par laquelle tous les métaux de nos passions, affections et actions sont convertis en l'or très pur de la céleste dilection !  314 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE XXI QUE LA TRISTESSE EST PRESQUE TOUS-JOURS INUTILE AIN S CONTRAIRE AU SERVICE DU SAINT AMOUR  On ne peut enter un greffe de chesne sur un poirier, tant ces deux arbres sont de contraire humeur l'un a l'autre : on ne sçauroit , certes, non plus enter l'ire, ni la cholere, ni le desespoir sur la charité, au moins seroit il très difficile. Pour l'ire, nous l'avons veu au *Liv.x,cc.xv,xvi. discours du zèle*; pour le desespoir, sinon qu'on le réduise a la juste desfiance de nous mesmes, ou bien au sentiment que nous devons avoir de la vanité, foiblesse et inconstance des faveurs, assistances et promesses du monde, je ne voy pas quel service le divin amour en peut tirer. Et quant a la tristesse, comme peut elle estre utile a la sainte charité, puisque entre les fruitz du Saint * Gaiat., V, 22. Esprit la joye est mise en rang joignant la charité* ? * II Cor., VII, 10. Néanmoins, le grand Apostre dit ainsy* : La tristesse qui est selon Dieu opère la pénitence stable en salut ; inais la tristesse du monde opère la mort. Il y a donq une tristesse selon Dieu, laquelle s'exerce , ou bien par les pécheurs en la pénitence, ou par les bons en la compassion pour les misères temporelles du prochain, ou par les parfaitz en la deploration, complainte et condoléance pour les calamités spirituelles des âmes. Car David, saint Pierre, la Magdeleyne, pleurèrent pour leurs péchés ; Agar pleura voyant son filz presque mort de soif ; Hieremie sur la ruine de Hierusalem ; Nostre Seigneur sur les Juifz ; et son grand Apostre, gémissant, * PhiUp., m, i8. dit ces paroles* : Plusieurs marchent, lesquelz je  Lu^RE XI. Chapitre xxi. 315 vous ay souvent dit, et le vous dis derechef en -pleu- rant, qui sont ennemis de la Croix de Jésus Christ. Il y a donq une tristesse de ce monde, qui provient pareillement de trois causes : car i. elle provient quelquefois de l'ennemy infernal, qui par mille sugges- tions tristes, melancholiques et fascheuses, obscurcit l'entendement, alangourit la volonté et trouble toute l'ame ; et comme un brouillard espais remplit la teste et la poitrine de rume, et par ce moyen rend la respi- ration difficile et met en perplexité le voyageur, ainsy le malin remplissant l'esprit humain de tristes pensées, il luy este la facilité d'aspirer en Dieu, et luy donne un ennuy et descouragement extrême, afïin de le désespérer et le perdre. On dit * qu'il y a un poisson nommé * Pim., Hist. nat., pescheteau, et surnommé diable de mer, qui, esmouvant lxvi).' et poussant ça et la le limon, trouble l'eau tout autour de soy pour se tenir en icelle comme dans l'embusche, des laquelle, soudain qu'il apperçoit les pauvres petitz poissons, il se rue sur eux, les brigande et les dévore ; d'où peut estre est venu le mot de pescher en eau trouble, duquel on use communément. Or c'est de mesme du diable d'enfer comme du diable de mer ; car il fait ses embusches dans la tristesse, Ihors qu'ayant rendu l'ame troublée par une multitude d'ennuyeuses pensées jettees ça et la dans l'entendement, il se rue par après sur les affections, les accablant de desfîances, jalousies, aversions, envies, appréhensions superflues des péchés passés, et fournissant une quantité de subtilités vaines, aigres et melancholiques, afftn qu'on rejette toutes sortes de raysons et consolations. 2. La tristesse procède aussi d'autres fois de la condition naturelle, quand l'humeur melancholique domine en nous ; et celle cy n'est pas voirement vicieuse en soy mesme, mais nostre ennemy pourtant s'en sert grandement pour ourdir et tramer mille tentations en nos âmes. Car, comme les araignes ne font jamais presque leurs toiles que quand le tems est blafastre et le ciel nubileux, de mesme cet esprit malin n'a jamais tant d'aysance pour tendre les filetz de ses suggestions  31 6 Traitté de l'Amour de Dieu es espritz doux, bénins et gays, comme il en a es espritz mornes, tristes et melancholiques ; car il les agite aysement de chagrins, de soupçons, de haynes, de murmurations, censures, envies, paresse et d'engour- dissement spirituel. 3. Finalement il y a une tristesse que la variété des accidens humains nous apporte. Quelle joye puis- je * Cap. V, 12. avoir, disoit Tobie*, ne pouvant voir la lumière du ciel ? Ainsy fut triste Jacob sur la nouvelle de la mort 'Gen.,xxxvii,54,3s. de SOU Joseph*, et David pour celle de son Absalon**. eg.,x\iii,u t. Q^^ cette tristesse est commune aux bons et aux mauvais : mais aux bons elle est modérée par l'acquiesce- ment et résignation en la volonté de Dieu, comme on vid en Tobie, qui de toutes les adversités dont il fut touché rendit grâces a la divine Majesté ; et en Job, * Cap. I, 21. qui en bénit le nom du Seigneur* ; et en Daniel, qui * Cap. IX. convertit ses douleurs en cantiques *. Au contraire, quant aux mondains, cette tristesse leur est ordinaire, et se change en regretz, desespoirs, et estourdissemens d'esprit : car ilz sont semblables aux guenons et marmotz, lesquelz sont tous-jours mornes, tristes et fascheux au défaut de la lune ; comme, au contraire, au renouvellement d'icelle, ilz sautent, dansent et font leurs singeries. Le mondain est harnieux, maussade, amer et melancholique au défaut des prospérités terrestres, et en l'afifluence il est presque tous-jours bravache, esbaudy et insolent. Certes, la tristesse de la vraye pénitence ne doit pas tant estre nommée tristesse que desplaysir, ou sentiment et detestation du mal : tristesse qui n'est jamais ni ennuyeuse ni chagrine ; tristesse qui n'engourdit point l'esprit, ains qui le rend actif, prompt et diligent ; tristesse qui n'abbat point le cœur, ains le relevé par la prière et l'espérance, et luy fait faire les eslans de la ferveur de dévotion ; tristesse laquelle, au fort de ses amertumes, produit tous-jours la douceur d'une incomparable consolation, suivant le précepte du grand * In Ps. L, § 5. saint Augustin* : Que le pénitent s'attriste tous-jours, mais que tous-jours il se res-jouisse de sa tristesse.  Livre XI. Chapitre xxi. 317 « La tristesse, » dit Cassiaii*, qui opère la solide pénitence *instit.,i. ix,c. xi. et l'aggreable repentance de laquelle on ne se repent jamais, elle « est obéissante, affable, humble, débon- naire, souëfve, patiente, comme estant issue et descendue de la charité : si que s'estendant a toute douleur de cors et contrition d'esprit, elle est, en certaine façon, joyeuse, animée et revigorée de l'espérance de son proffit ; elle retient toute la suavité de l'affabihté et longanimité, ayant en elle mesme les fruitz du Saint Esprit que le saint Apostre raconte* : Or les fruitz * Gaiat., v, 22. du Saint Esprit sont, charité, joye, paix, longani- mité, bonté, bénignité, foy, mansuétude, conti- nence. » Telle est la vraye pénitence, et telle la bonne tristesse, qui certes n'est pas proprement triste ni melancholique, ains seulement attentive et affectionnée a détester, rejetter et empescher le mal du péché pour le passé et pour l'advenir. Nous voyons aussi mainte- fois des pénitences fort empressées, troublées, impa- tientes, pleureuses, ameres, souspirantes, inquiètes, grandement aspres et melancholiques, lesquelles en fin se treuvent infructueuses et sans suite d'aucun véritable amendement, parce qu'elles ne procèdent pas des vrays motifz de la vertu de pénitence, mays de l'amour propre et naturel. La tristesse du monde opère la mort, dit r Apostre* : Theotime, il la faut donq bien éviter et * Supra. rejetter, selon nostre pouvoir. Si elle est naturelle, nous la devons repousser, contrevenans a ses mouve- mens, la divertissans par exercices propres a cela, et usans des remèdes et façon de vivre que les médecins mesme jugeront a propos. Si elle provient de tentation, il faut bien descouvrir son cœur au père spirituel, lequel nous prescrira les moyens de la vaincre, selon ce que nous en avons dit en la quatriesme Partie de l'Introduction a la Vie dévote*. Si elle est acciden- * Chap. xiv. telle, nous recourrons a ce qui est marqué au huitiesme Livre*, affin de voir combien les tribulations sont * Chap. iv, v. aymables aux enfans de Dieu, et que la grandeur de nos espérances en la vie éternelle doit rendre presque  3i8 Traitté de l'Amour de Dieu inconsiderables tous les evenemens passagers de la temporelle. Au reste, parmi toutes les melancholies qui nous peuvent arriver, nous devons employer l'authorité de la volonté supérieure pour faire tout ce qui se peut en faveur du divin amour. Certes, il y a des actions qui dépendent tellement de la disposition et complexion corporelle, qu'il n'est pas en nostre pouvoir de les faire a nostre gré ; car un melancholique ne sçauroit tenir ni ses yeux, ni sa parole, ni son visage en la mesme grâce et suavité qu'il auroit s'il estoit deschargé de cette mauvaise humeur ; mais il peut bien, quo}'' que sans grâce, dire des paroles gracieuses, honteuses et courtoises, et, malgré son inclination, faire par rayson les choses convenables, en paroles et en œuvres de charité, douceur et condescendance. On est excusable de n'estre pas tous-jours gay, car on n'est pas maistre de la gayeté pour l'avoir quand on veut ; mais on n'est pas excusable de n'estre pas tous-jours honteux, maniable et condescendant, car cela est tous- jours au pouvoir de nostre volonté, et ne faut sinon se résoudre de surmonter l'humeur et inclination contraire.  FIN DE L'UNZIESME LIVRE  LIVRE DOUZIESME  CONTENANT QUELQUES ADVIS POUR LE PROGRES DE L'AME AU SAINT AMOUR  CHAPITRE PREMIER  QUE LE PROGRES AU SAINT AMOUR NE DEPEND PAS DE LA COMPLEXION NATURELLE Un grand religieux de nostre aage a escrit que la disposition naturelle sert de beaucoup a l'amour contem- platif, et que les personnes de complexion affective et amante y sont plus propres. Or je ne pense pas qu'il veuille dire que l'amour sacré soit distribué aux hommes ni aux Anges en suite, et moins encor en vertu des conditions naturelles ; ni qu'il veuille dire que la distribution de l'amour divin soit faite aux hommes selon leurs qualités et habilités naturelles : car ce seroit desmentir l'Escriture, et violer la règle ecclésiastique par laquelle les Pelagiens furent déclarés hérétiques. Pour moy, je parle en ce Traitté, de l'amour surna- turel que Dieu respand en nos cœurs par sa bonté, et duquel la résidence est en la suprême pointe de l'esprit ; pointe qui est au dessus de tout le reste de nostre ame, et qui est indépendante de toute complexion naturelle.  320 Traitté de l'Amour de Dieu Et puis, bien que les âmes enclines a la dilection ayent d'un costé quelque disposition qui les rend plus propres a vouloir aymer Dieu, d'autre part, toutefois, elles sont si sujettes a s'attacher par affection aux créatures aymables, que leur inclination les met autant en péril de se divertir de la pureté de l'amour sacré par le meslange des autres, comme elles ont de facilité a vouloir aymer Dieu : car le danger de mal aymer est attaché a la facilité d'aymer. Il est pourtant vray que ces âmes ainsy faites, estant une fois bien purifiées de l'amour des créatures, font des merveilles en la dilection sainte, l'amour treuvant une grande aysance a se dilater en toutes les facultés du cœur ; et de la procède une très aggreable suavité, laquelle ne paroist pas en ceux qui ont l'ame aigre, aspre, melancholique et revesche. Néanmoins, si deux personnes, dont l'une est aymante et douce, l'autre chagrine et amere, par condition natu- relle, ont une charité égale, elles aymeront sans doute également Dieu, mais non pas semblablement. Le cœur de naturel doux aymera plus aysement, plus amiable- ment, plus doucement, mais non pas plus solidement ni plus parfaitement ; ains, l'amour qui naistra emmi les espines et répugnances d'un naturel aspre et sec, sera plus brave et plus glorieux, comme l'autre sera aussi plus délicieux et gracieux. Il importe donq peu que l'on soit naturellement disposé a l'amour, quand il s'agit d'un amour surnaturel et par lequel on n'agit que surnatureUement. Seule- ment, Theotime, je dirois volontier a tous les hommes : O mortelz, si vous aves le cœur enclin a l'amour, hé, pourquoy ne prétendes vous au céleste et divin ? mays si vous estes rudes et amers de cœur, helas, pauvres gens, puisque vous estes privés de l'amour naturel, pourquoy n'aspires vous a l'amour surnaturel, qui vous sera amoureusement donné par Celuy qui vous appelle si saintement a l'aymer ?  Livre XII. Chapitre ii. 321  CHAPITRE II  QU IL FAUT AVOIR UN DESIR CONTINUEL d'AYMER  Thésaurises des thresors au Ciel*. Un thresor ne * Matt., vi, 20. suffit pas au gré de ce divin Amant, ains il veut que nous ayons tant de thresors que notre thresor soit composé de plusieurs thresors ; c'est a dire, Theotime, qu'il faut avoir un désir insatiable d'aymer Dieu, pour joindre tous-jours dilection a dilection. Qu'est-ce qui presse si fort les avettes d'accroistre leur miel, sinon l'amour qu'elles ont pour luy ? O cœur de mon ame, qui es créé pour aymer le bien infini, quel amour peux tu désirer sinon cet amour qui est le plus désirable de tous les amours ? Helas, o ame de mon cœur, quel désir peux-tu aymer sinon le plus aymable de tous les désirs ? O amour des désirs sacrés, o désirs du saint amour ! o que j'ay convoité de désirer vos perfections*! * Ps- cxvm, 20. Le malade degousté n'a pas appétit de manger, mais il appete d'avoir appétit ; il ne désire pas la viande, mais il désire de la désirer. Theotime, de sçavoir si nous aymons Dieu sur toutes choses il n'est pas en nostre pouvoir, si Dieu mesme ne le nous révèle, mais nous pouvons bien sçavoir si nous desirons de l'aymer, et quand nous sentons en nous le désir de l'amour sacré, nous sçavons que nous commençons d'aymer. C'est nostre partie sensuelle et animale qui appete de manger, mais c'est nostre partie raysonnable qui désire cet appétit ; et d'autant que la partie sensuelle n'obéit pas tous-jours a la partie raysonnable, il arrive maintefois que nous desirons l'appétit et ne le pouvons pas avoir. Mais le désir d'aymer et l'amour dépendent de la mesme volonté : c'est pourquoy, soudain que nous avons formé  322  Traitté de l'Amour de Dieu  le vray désir d'aymer, nous commençons d'avoir de l'amour ; et a mesure que ce désir va croissant, l'amour aussi va s'augmentant. Qui désire ardemment l'amour aymera bien tost avec ardeur. O Dieu, qui nous fera la grâce, Theotime, que nous bruslions de ce désir, qui est le désir des pauvres et la préparation de leur * Ps. IX, 38. cœur, que Dieu exauce volontier* ! Qui n'est pas asseuré d'aymer Dieu, il est pauvre ; et s'il désire d'aymer, il est mendiant, mais mendiant de l'heureuse * Matt., V, 3; juxta mendicité de laquelle le Sauveur a dit* : Bienheureux ^^^' sont les mendians d'esprit, car a eux appartient le Royaume des deux. *SermocLix,c.vn. Tel fut Saint Augustin quand il s'escria* : « O aymer ! o marcher ! o mourir a soy mesme ! o parvenir ♦Oratio ad impetr. a Dicu ! » Tel saiut François, disant* : « Que je meure amorem Dei ; inter , , v a • j • j • ' Opuscuia. de ton amour, » o 1 Ami de mon cœur, « qui as daigne mourir pour mon amour ! » Telles sainte Catherine de Gennes et la bienheureuse Mère Thérèse, quand, comme biches spirituelles, pantelantes et mourantes de * Ps. xLi, I. la soif du divin amour*, elles lançoyent cette voix : * joan., IV, 15. Hé, Seigneur, donnés moy cette eau ! L'avarice temporelle, par laquelle on désire avide- ment les thresors terrestres, est la racine de tous * I Tim., uit., 10. maux* ; mais l'avarice spirituelle, par laquelle on souhaitte incessamment le fin or de l'amour sacré, est la racine de tous biens. Qui bien désire la dilection, * Matt., vu, 8. bien la cherche ; qui bien la cherche, bien la treuve* ; qui bien la treuve, il a treuvé la source de la vie, de * Prov., VIII, 35. laquelle il puisera le salut du Seigneur*. Crions nuit et jour, Theotime : « Venes, o Saint Esprit, rem- phsses les cœurs de vos fidelles, et allumes en iceux *AdMissaminfesto le fcu de vostre amour*. » O amour céleste, quand combleres vous mon ame !  Livre XII. Chapitre in. 323  CHAPITRE III QUE POUR AVOIR LE DESIR DE l'aMOUR SACRÉ IL FAUT RETRANCHER LES AUTRES DESIRS  Pourquoy penses-vous, Theotime, que les chiens en la sayson primtaniere perdent plus souvent qu'en autre tems la trace et piste de la beste ? C'est parce, disent les chasseurs et les philosophes, que les herbes et fleurs sont alhors en leur vigueur ; si que la variété des odeurs qu'elles respandent estouffe tellement le senti- ment des chiens, qu'ilz ne sçavent ni choisir ni suivre la senteur de la proye entre tant de diverses senteurs que la terre exhale. Certes, ces âmes qui foisonnent continuellement en désirs, desseins et projetz, ne désirent jamais comme il faut le saint amour céleste, ni ne peuvent bien sentir la trace amoureuse et piste du divin Bienaymé, qui est comparé au chevreuil et petit fan de bicke*. * Cant., n, 9. Le lys n'a point de sayson, ains fleurit tost ou tard selon qu'on le plante plus ou moins avant en terre ; car si on ne le pousse que trois doigtz en terre, il fleu- rira incontinent, mais si on le pousse six ou neuf doigtz, il fleurira aussi tous-jours plus tard a mesme propor- tion. Si le cœur qui prétend a l'amour divin est fort enfoncé dans les affaires terrestres et temporelles il fleurira tard et difficilement ; mais s'il n'est dans le monde que justement autant que sa condition le requiert, vous le verres bien tost fleurir en dilection et respandre son odeur aggreable*. * cant., n, 13. Pour cela, les Saintz se retirèrent es solitudes, affin que, despris des sollicitudes mondaines, ilz vacassent plus ardemment au céleste amour ; pour cela, l'Espouse  324 Traitté de l'Amour de Dieu Cant., IV, 9. sacrée* fermoit l'un de ses yeux, affin d'unir plus forte- ment sa veue en l'autre seul, et viser plus justement par ce moyen au milieu du cœur de son Biena3ané qu'elle veut blesser d'amour ; pour cela, elle mesme tient sa perruque tellement plicee et ramassée dans sa tresse, qu'elle semble n'avoir qu'ww seul cheveu, duquel elle se sert comme d'une chaisne pour lier et ravir le cœur de son Espoux, qu'elle rend esclave de sa dilection. Les âmes qui désirent tout de bon d'aymer Dieu ferment leurs entendemens aux discours des choses mondaines, pour l'employer plus ardemment es méditations des choses divines, et ramassent toutes leurs prétentions sous l'unique intention qu'ilz ont d'aymer uniquement Dieu. Quicomque désire quelque chose qu'il ne désire pas pour Dieu, il en désire moins Dieu. *vide supra, 1. v, Un religieux demanda au bienheureux Gilles* ce qu'il pourroit faire de plus aggreable a Dieu ; et il luy respondit en chantant : « Une a un, une a un ; » c'est a dire, « une seule ame a un seul Dieu. » Tant de désirs et d'amours en un cœur sont comme plusieurs enfans sur une mammelle, qui ne pouvans tetter tous ensemble, la pressent tantost l'un, tantost l'autre, a l'envi, et la font en fin tarir et dessécher. Qui prétend au divin amour doit soigneusement reserver son loysir, son esprit et ses affections pour cela.  C. VII.  Livre XII. Chapitre iv. 325  CHAPITRE IV QUE LES OCCUPATIONS LEGITIMES NE NOUS EMPESCHENT POINT DE PRATTIQUER LE DIVIN AMOUR La curiosité, l'ambition, l'inquiétude, avec l'inadver- tence et inconsideration de la fin pour laquelle nous sommes en ce monde, sont cause que nous avons mille fois plus d'empeschemens que d'affaires, plus de tracas que d'œuvre, plus d'occupation que de besoigne ; et ce sont ces embarrassemens, Theotime, c'est a dire les niaises, vaynes et superflues occupations desquelles nous nous chargeons, qui nous divertissent de l'amour de Dieu, et non pas les vrays et légitimes exercices de nos vocations. David, et après luy saint Louys, parmi tant de hasards, de travaux et d'affaires qu'ilz eurent, soit en paix, soit en guerre, ne laissoyent pas de chanter en vérité : Que veut mon cœur, sinon Dieu, De ce qu'au Ciel on admire ? Qu'est-ce qu'emmi ce bas lieu, Sinon Dieu, mon cœur respire* ? * Ps. lxxii, 25. Saint Bernard ne perdoit rien du progrès qu'il desiroit faire en ce saint amour, quoy qu'il fut es cours et armées des grans princes, ou il s'employoit a réduire les affaires d'estat au service de la gloire de Dieu : il changeoit de lieu, mais il ne changeoit point de cœur, ni son cœur d'amour, ni son amour d'object ; et, pour parler son propre langage*, ces mutations se faisoyent * uw supra, 1. 11, , . , . . , . c. IX, in fine. en luy, mais non pas de luy, puisque, bien que ses  326 Traitté de l'Amour de Dieu occupations fussent fort différentes, il estoit indiffèrent a toutes occupations et différent de toutes occupations ; ne recevant pas la couleur des affaires et des conversa- tions, comme le caméléon celle des lieux ou il se treuve, ains demeurant tous-jours tout uni a Dieu, tous-jours blanc en pureté, tous-jours vermeil de charité et tous- jours plein d'humilité. Je sçay bien, Theotime, l'advis des sages : (a) Celuy fuye la cour et quitte le palais Qui veut vivre dévot ; rarement es armées On void de pieté les âmes animées : La foy, la sainteté sont filles de la paix. Et les Israélites avoyent rayson de s'excuser aux Babi- loniens qui les pressoyent de chanter les sacrés cantiques de Syon : (t>) Helas ! mais en quelle musique, En ce triste bannissement, Pourrions nous chanter saintement * Ps. cx.xxvi, 4. Du Seigneur le sacré cantique* ? Mais ne voyes vous pas aussi que ces pauvres gens estoyent non seulement parmi les Babiloniens, ains encor captifs des Babiloniens ? Quicomque est esclave  (a) [Le Saint a écrit le premier jet de ce quatrain sur un feuillet détaché, dont le verso contient les deux ébauches reproduites dans la variante (b). Ces ébauches sont de la main d'un secrétaire.] Celuy quitte la court et fuye les palais Qui veut bien servir Dieu ; ainsy parmi les armes Rarement de vertu l'on anime les âmes : La foy, la pieté sont filles de la paix. (b) De quel air... Comment et en quelle musique, En ce lieu de bannissement. Pourrions nous chanter gayement Du Seigneur le sacré cantique ? Las ! comment pourrions-nous, En cette terre estrange, Bien chanter... Chanter d'un accent... Entonner d'un air doux Du Seigneur la louange ?  Livre XII. Chapitre v. 327 des faveurs de la cour, du succès du palais, de l'hon- neur de la guerre, o Dieu, c'en est fait, il ne sçauroit chanter le cantique de l'amour divin ; mais celuy qui n'est en cour, en guerre, au palais, que par devoir. Dieu l'assiste, et la douceur céleste luy sert d'epitheme sur le cœur, pour le préserver de la peste qui règne en ces lieux la. Lhors que la peste affligea le Milannois, saint Charles ne fit jamais difficulté de hanter les maysons et toucher les personnes empestées : mais, Theotime, il les hantoit aussi et touchoit seulement et justement autant que la nécessité du service de Dieu le requeroit ; et pour rien il ne fust allé au danger sans la vraye nécessité, de peur de commettre le péché de tenter Dieu. Ainsy ne fut il atteint d'aucun mal, la divine Providence conservant celuy qui avoit en elle une confiance si pure qu'elle n'estoit meslee ni de timidité ni de témérité. Dieu a soin de mesme de ceux qui ne vont a la cour, au palais, a la guerre, sinon par la nécessité de leur devoir ; et ne faut en cela ni estre si craintif que l'on abandonne les bonnes et justes affaires faute d'y aller, ni si outre- cuydé et présomptueux que d'y aller ou demeurer sans l'expresse nécessité du devoir et des affaires.  CHAPITRE V  EXEMPLE TRES AMIABLE SUR CE SUJET  Dieu est innocent a l'innocent"^, bon au bon, cordial * Ps. xvh, 26. au cordial, tendre envers les tendres ; et son amour le porte quelquefois a faire des traitz d'une sacrée et sainte mignardise pour les âmes qui par une amoureuse pureté et simplicité se rendent comme petitz enfans auprès de luy. Un jour sainte Françoise disoit l'Office de Nostre  328 Traitté de l'Amour de Dieu Dame, et comme il advient ordinairement que s'il n'y a qu'une affaire en toute la journée c'est au tems de l'orayson que la presse en arrive, cette sainte dame fut appellee de la part de son mari pour un service domes- tique, et par quatre diverses fois pensant reprendre le fil de son Office, elle fut rappellee et contrainte de couper un mesme verset ; jusques a ce que cette bénite affaire, pour laquelle on avoit si empressement diverti sa prière, estant en fin achevée, revenant a son Office, elle treuva ce verset, si souvent laissé par obéissance et si souvent recommencé par dévotion, tout escrit en beaux caractères d'or, que sa dévote compaigne madame Vannocie jura d'avoir veu escrire par le cher Ange gardien de la Sainte, a laquelle par après saint Paul *And. Vaiiadierus, aussi le revela*. Rom.^^^ ""^ Quelle suavité, Theotime, de cet Espoux céleste envers cette douce et fidèle amante ! Mais vous voyes cependant que les occupations nécessaires a un chacun selon sa vocation ne diminuent point l'amour divin, ains l'accroissent, et dorent, par manière de dire, l'ouvrage de la dévotion. Le rossignol n'ayme pas moins sa mélodie quand il fait ses pauses que quand il chante ; le cœur dévot n'ayme pas moins l'amour quand il se divertit pour les nécessités extérieures que quand il prie : leur silence et leur voix, leur action et leur contemplation, leur occupation et leur repos chantent également en eux le cantique de leur dilection.  Livre XII. Chapitre vi. 329  CHAPITRE VI qu'il faut employer toutes les occasions PRESENTES EN LA PRATTIQUE DU DIVIN AMOUR  Il y a des âmes qui font des grans projetz de faire des excellens services a Nostre Seigneur, par des actions eminentes et des souffrances extraordinaires, mais actions et souffrances desquelles l'occasion n'est pas présente ni ne se présentera peut estre jamais ; et sur cela pensent d'avoir fait un trait de grand amour : en quoy elles se trompent fort souvent, comme il appert en ce que, embrassant par souhait, ce leur semble, des grandes croix futures, elles fuyent ardemment la charge des présentes, qui sont moindres. N'est ce pas une extrême tentation d'estre si vaillant en imagination et si lasche en l'exécution ? Hé, Dieu nous garde de ces ardeurs imaginaires, qui nourrissent bien souvent dans le fond de nos cœurs la vayne et secrette estime de nous mesme ! Les grandes œuvres ne sont pas tous- jours en nostre chemin ; mais nous pouvons a toutes heures en faire des petites excellemment, c'est a dire, avec un grand amour. Voyes ce Saint, je vous prie, qui donne un verre d'eau pour Dieu, au pauvre passager altéré : il fait peu de chose, ce semble ; mais l'intention, la douceur, la dilection dont il anime son œuvre est si excellente, qu'elle convertit cette simple eau en eau de vie, et de vie éternelle*. * Matt., x, 42. Les avettes picorent dans les lys, les flambes et les roses, mais elles ne font pas moins de buttin sur les menues petites fleurs du romarin et du thim ; ains elles y cueillent non seulement plus de miel, mais encor de meilleur miel, parce que dedans ces petitz vases, le  33© Traitté de l'Amour de Dieu miel se treuvant plus serré, s'y conserve aussi bien mieux. Certes, es bas et menus exercices de dévotion la charité se prattique non seulement plus fréquemment, mais aussi pour l'ordinaire plus humblement, et par conséquent plus utilement et saintement. Ces condescendances aux humeurs d'autruy, ce support des actions et façons agrestes et ennuyeuses du prochain, ces victoires sur nos propres humeurs et passions, ce renoncement a nos menues inclinations, cet effort contre nos aversions et répugnances, ce cordial et doux aveu de nos imperfections, cette peyne conti- nuelle que nous prenons de tenir nos âmes en égalité, cet amour de nostre abjection, ce bénin et gracieux accueil que nous faysons au mespris et censure de nostre condition, de nostre vie, de nostre conversation, de nos actions : Theotime, tout cela est plus fructueux a nos âmes que nous ne sçaurions penser, pourveu que la céleste dilection le mesnage. Mais nous l'avons des-ja * Partie III, ce. m, ,.. -r»i--i ^-l. * vvvv dit a Philothee*.  CHAPITRE VII qu'il faut avoir soin de faire nos actions FORT parfaitement  *vide supra, 1. XI, Nostre Seigneur, au rapport des Anciens*, souloit c. XIII, p. 2. . ^^j.g ^^^ siens : « Soyes bons monnoyeurs. » Si l'escu n'est de bon or, s'il n'a son poids, s'il n'est battu au coin légitime, on le rejette comme non recevable ; si une œuvre n'est de bonne espèce, si elle n'est ornée de charité, si l'intention n'est pieuse, elle ne sera point receiie entre les bonnes œuvres. Si je jeusne, mais pour espargner, mon jeusne n'est pas de bonne espèce ; si c'est par tempérance, mais que j'aye quelque péché  Livre XII. Chapitre vîi. 331 mortel en mon ame, le poids manque a cette œuvre, car c'est la charité qui donne le poids a tout ce que nous faysons ; si c'est seulement par conversation et pour m'accommoder a mes compaignons, cette œuvre n'est pas marquée au coin d'une intention appreuvee : mais si je jeusne par tempérance, et que je sois en la grâce de Dieu, et que j'aye intention de plaire a sa divine Majesté par cette tempérance, l'œuvre sera une bonne monnoye, propre pour accroistre en moy le thresor de la charité. C'est faire excellemment les actions petites que de les faire avec beaucoup de pureté d'intention et une forte volonté de plaire a Dieu ; et Ihors elles nous sanctifient grandement. Il y a des personnes qui mangent beaucoup, et sont tous-jours maigres, exténuées et alangouries, parce qu'elles n'ont pas la force digestive bonne ; il y en a d'autres qui mangent peu, et sont tous-jours en bon point et vigoureuses, parce qu'elles ont l'estomach bon. Ainsy y a il des âmes qui font beau- coup de bonnes œuvres et croissent fort peu en charité, parce qu'elles les font ou froidement et laschement, ou par instinct et inclination de nature plus que par inspi- ration de Dieu ou ferveur céleste ; et au contraire, il y en a qui font peu de besoigne, mais avec une volonté et intention si sainte, qu'elles font un progrès extrême en dilection : elles ont peu de talent, mais elles le mesnagent si fidèlement, que le Seigneur les en recom- pense largement*. *Matt.,xxv,2i, 23.  332  Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE VIII MOYEN GENERAL POUR APPLIQUER NOS ŒUVRES AU SERVICE DE DIEU  (a) Tout ce que vous faites, et quoy que vous fassies en -paroles et en œuvres, faites le tout au nom de Jésus Christ ; Soit que vous mangies, soit que vous beuvies, ou que vous fassies quelque autre chose, faites le tout a la gloire de Dieu. Ce sont les * Coio3s.,ni, 17 ; I propres paroles du divin Apostre *, lesquelles, comme ♦î«i'==,quixxxvni, ^^^ ^^ grand saint Thomas en les expliquant *, sont art. I, ad 2. Suffisamment prattiquees quand nous avons l'habitude de la tressainte charité, par laquelle, bien que nous n'ayons pas une expresse et attentive intention de faire chasque œuvre pour Dieu, cette intention néanmoins est contenue couvertement en l'union et communion que nous avons avec Dieu, par laquelle tout ce que nous pouvons faire de bon est dédié avec nous a sa divine Bonté. Il n'est pas besoin qu'un enfant demeu- rant en la mayson et puissance de son père declaire que ce qu'il acquiert est acquis a son père, car sa personne estant a son père, tout ce qui en dépend luy appartient aussi : il suffit aussi que nous soyons enfans de Dieu par dilection, pour rendre tout ce que nous faisons entièrement destiné a sa gloire. Il est donq vray, Theotime, que, comme nous avons * Livre XI, c. III. dit ailleurs*, tout ainsy que l'olivier planté près de la  (a) [Voir à l'Appendice un fragment du Ms. (A) se rapportant à ce chapitre et au suivant. Cf. la remarque (a), p. 245 du présent volume.]  Livre XII. Chapitre viii. 333 vigne luy donne sa saveur, de mesme la charité se treuvant auprès des autres vertus, elle leur commu- nique sa perfection. Mais il est vray aussi que, comme si l'on ente la vigne sur l'olivier il ne luy communique pas seulement plus parfaitement son goust, mais la rend encor participante de son suc, ne vous contentes pas aussi d'avoir la charité et avec elle la prattique des vertus, mais faites que ce soit par et pour elle que vous les prattiques, affin qu'elles luy puissent estre justement attribuées. Quand un peintre tient et conduit la main de l'appren- tif, le trait qui en procède est principalement attribué au peintre ; parce qu'encor que l'apprentif ait contribué le mouvement de sa main et l'application du pinceau, si est ce que le maistre a aussi de sa part tellement meslé son mouvement avec celuy de l'apprentif, qu'imprimant en iceluy, l'honneur de ce qui est de bien au trait luy est spécialement déféré, encor qu'on ne laisse pas de louer l'apprentif a cause de la souplesse avec laquelle il a accommodé son mouvement a la conduite du maistre. O que les actions des vertus sont excellentes quand le divin amour leur imprime son sacré mouvement, c'est a dire Ihors qu'elles se font par le motif de la dilection ! Mais cela se fait différemment. Le motif de la divine charité respand une influence de perfection particulière sur les actions vertueuses de ceux qui se sont spécialement dédiés a Dieu pour le servir a jamais. Telz sont les Evesques et prestres, qui, par une consécration sacramentelle et par un caractère spirituel qui ne peut estre effacé, se vouent, comme serfs stigmatisés et marqués, au perpétuel service de Dieu ; telz les religieux, qui, par leurs vœux ou solem- nelz ou .simples, sont immolés a Dieu en qualité d'hosties vivantes et raysonnables* ; telz tous ceux qui se rangent * Rom., xn, i. aux congrégations pieuses, dédiés a jamais a la gloire divine. Telz tous ceux encor qui, a dessein, se procurent des profondes et puissantes resolutions de suivre la volonté de Dieu , faisans pour cela des retraittes de quelques jours, afïïn d'exciter leurs âmes par divers  XLi, art. I, concl.  334 Traitté de l'Amour de Dieu exercices spirituelz a l'entière reformation de leur vie : méthode sainte, familière aux anciens Chrestiens, mais despuis presque tout a fait délaissée, jusques a ce que le grand serviteur de Dieu, Ignace de Loyola, la remit en usage du tems de nos pères. Je sçai que quelques uns n'estiment pas que cette oblation si générale de nous mesme estende sa vertu et porte son influence sur les actions que nous prattiquons par après, sinon a mesure qu'en l'exercice d'icelles nous appliquons en particulier le motif de la dilection, les dédiant spécialement a la gloire de Dieu. Mais *iniiseatent.,dist. tous confessent néanmoins, avec saint Bonaventure *, loué d'un chacun en ce sujet, que si j'ay résolu en mon cœur de donner cent escuz pour Dieu, quoy que par après je fasse a loysir la distribution de cette somme, ayant l'esprit distrait et sans attention, toute la distribution néanmoins ne laissera pas d'estre faite par amour, a cause qu'elle procède du premier projet que le divin amour me fit faire de donner tout cela. Mais de grâce, Theotime, quelle différence y a-il entre celuy qui offre cent escuz a Dieu et celuy qui luy offre toutes ses actions ? Certes il n'y en a point, sinon que l'un offre une somme d'argent, et l'autre une somme d'actions. Et pourquoy donq, je vous prie, ne seront-ilz l'un comme l'autre estimés faire la distribution des pièces de leurs sommes en vertu de leurs premiers propos et fondamentales resolutions ? et si l'un, distribuant ses escuz sans attention, ne laisse pas de jouir de l'influence de son premier dessein, pourquoy l'autre, distribuant ses actions, ne jouira-il pas du fruit de sa première intention ? Celuy qui destinement s'est rendu esclave amiable de la divine Bonté, luy a par conséquent dédié toutes ses actions. Sur cette vérité chacun devroit une fois en sa vie faire une bonne retraitte, pour en icelle bien purger son ame de tout péché, pour en suite faire une intime et solide resolution de vivre tout a Dieu, selon que nous avons enseigné en la première Partie de l 'Introduction a la Vie dévote ; puis, au moins une fois l'année,  Livre XII. Chapitre ix. 335 faire la reveûe de sa conscience et le renouvellement de la première resolution, que nous avons marqué en la cinquiesme Partie de ce livre-la, auquel pour ce regard je vous renvoyé. Certes, saint Bonaventure advoùe* qu'un homme qui * Loco quo supra. s'est acquis une si grande inclination et coustume de bien faire que souvent il le fait sans spéciale attention, ne laisse pas de mériter beaucoup par telles actions, lesquelles sont anoblies par la dilection, de laquelle elles proviennent comme de la racine et source origi- naire de cette heureuse habitude, facilité et promptitude.  CHAPITRE IX DE QUELQUES AUTRES MOYENS POUR APPLIQUER PLUS PARTICULIEREMENT NOS ŒUVRES A l'aMOUR DE DIEU Quand les paonnesses couvent en des lieux bien blancs, les pouletz sont aussi tous blancs ; et quand nos intentions sont en l'amour de Dieu, Ihors que nous pro- jettons quelque bon œuvre, ou que nous nous jettons en quelque vacation, toutes les actions qui s'en ensuivent prennent leur valeur et tirent leur noblesse de la dilection de laquelle elles ont leur origine : car, qui ne void que les actions qui sont propres a ma vocation ou requises a mon dessein, dépendent de cette première élection et resolution que j'ay faitte ? Mais, Theotime, il ne se faut pas arrester la : ains, pour faire un excellent progrès en la dévotion, il faut non seulement au commencement de nostre conversion, et puis tous les ans, destiner nostre vie et toutes nos actions a Dieu, mais aussi il les luy faut offrir tous les jours, selon l'exercice du matin que nous avons enseigné  336 Traiïté de l'Amour de Dieu * Partie II, c. x. a Philothee * ; car en ce renouvellement journalier de nostre oblation nous respandons sur nos actions la vigueur et vertu de la dilection, par une nouvelle appli- cation de nostre cœur a la gloire divine, au moyen dequoy il est tous-jours plus sanctifié. Outre cela, appliquons cent et cent fois le jour nostre vie au divin amour par la prattique des oraysons jacu- latoires, eslevations de cœur et retraittes spirituelles ; car ces saintz exercices lançans et jettans continuelle- ment nos espritz en Dieu, y portent ensuite toutes nos actions. Et comme se pourroit il faire, je vous prie, qu'une ame laquelle a tous momens s'eslance en la divine Bonté, et souspire incessamment des paroles de dilection pour tenir tous- jours son cœur dans le sein de ce Père céleste, ne fust pas estimée faire toutes ses bonnes actions en Dieu et pour Dieu ? Celle qui dit : * Ps. cxviii, 94. Hé, Seigneur, je suis vostre * ; Mon Bienaymé est * Gant., II, ir.. tout mien, et moy je suis toute sienne* ; « Mon * Vide supra, 1. X, Dicu, VOUS cstcs mou tout* ) » O Jcsus, VOUS cstcs ma c. V, p. I 4. ^^^ . j^^^ ^^^^ ^^ ^^^^ j^ grâce que je meure a moy mesme, afiîn que je ne vive qu'a vous ! « O aymer ! o s'acheminer ! o mourir a so}^ mesme ! o vivre a * Vide sup.,cap. 11, Dieu* ! » O cstre en Dieu ! O Dieu ! ce qui n'est pas ^' ^"^' vous mesme ne m'est rien : celle la, dis-je, ne dedie- elle pas continuellement ses actions au céleste Espoux ? (a) O que bienheureuse est l'ame qui a une fois bien fait le despouillement et la parfaite résignation de soy mesme entre les mains de Dieu, dont nous avons parlé * Livre IX, c. xvi. ci dcssus* ; Car par après elle n'a a faire qu'un petit souspir et regard en Dieu pour renouveller et confirmer son despouillement, sa résignation et son oblation, avec la protestation qu'elle ne veut rien que Dieu et pour Dieu, et qu'elle ne s'ayme, ni chose du monde, qu'en Dieu et pour l'amour de Dieu. Or cet exercice des continuelles aspirations est donq fort propre pour appliquer toutes nos œuvres a la dilec- tion, mais principalement il suffit très abondamment (a) [Voir la remarque (a), au commencement du chapitre précédent.]  Livre XII. Chapitre ix. 337 pour les menues et ordinaires actions de nostre vie ; car quant aux œuvres relevées et de conséquence, il est expédient, pour faire un proffit d'importance, d'user de la méthode suivante, ainsy que j'ay des-ja touché ailleurs *. Eslevons en ces occurrences nos cœurs et *LivreViii,c. xiv. nos espritz en Dieu, enfonçons nostre considération et estendons nostre pensée dans la tressainte et glorieuse éternité ; voyons qu'en icelle la divine Bonté nous cherissoit tendrement, destinant pour nostre salut tous les moyens convenables a nostre progrès en sa dilec- tion, et particulièrement la commodité de faire le bien qui se présente alhors a nous, ou de souffrir le mal qui nous arrive. Cela fait, desployans, s'il faut ainsy dire, et eslevans les bras de nostre consentement, embrassons chèrement, ardemment et très amoureusement, soit le bien qui se présente a faire, soit le mal qu'il nous^ faut souffrir, en considération de ce que Dieu l'a voulu éter- nellement, pour luy complaire et obéir a sa providence. Voyes le grand saint Charles * Ihors que la peste *Caroius a Basiiica . PetrifBascape) Vi- attaqua son diocèse : il releva son courage en Dieu, et ta s. Caroii Bor., regarda attentivement qu'en l'éternité de la Providence ^- ^^• divine ce fléau estoit préparé et destiné a son peuple, et que, emmi ce fléau, cette mesme Providence avoit ordonné qu'il eust un soin très amoureux de servir, soulager et assister cordialement les affligés, puisqu'en cette occasion il se treuvoit le père spirituel, pasteur et Evesque de cette province-la. C'est pourquoy, se représentant la grandeur des peynes, travaux et hazards qu'il luy seroit force de subir pour ce sujet, il s'immola en esprit au bon playsir de Dieu, et baysant tendre- ment cette croix, il s'escria du fond de son cœur, a l'imitation de saint André * : « Je te salue, o croix * in Actis ejus. pretieuse, » je te salue, o tribulation bienheureuse ! O affliction sainte, que tu es aymable, puisque tu es issue du sein amiable de ce Père d'éternelle miséricorde, qui t'a voulu de toute éternité et t'a destiné pour ce cher peuple et pour moy ! O croix, mon cœur te veut, puisque celuy de mon Dieu t'a voulu ; o croix, mon ame te chérit et t'embrasse de toute sa dilection !  338 Traitté de l'Amour de Dieu En cette sorte devons nous entreprendre les plus grandes affaires et les plus aspres tribulations qui nous puissent arriver. Mais quand elles seront de longue haleyne, il faudra de tems en tems, et fort souvent, repeter cet exercice, pour continuer plus utilement nostre union a la volonté et bon playsir de Dieu, pro- nonçans cette briefve mais toute divine protestation de son Filz : Ouy, Père éternel, je le veux de tout mon cœur, 'parce quainsy a-il esté aggreahle devant * Matt-, XI, 26. VOUS*. O Dieu, Theotime, que de trésors en cette prattique !  CHAPITRE X EXHORTATION AU SACRIFICE QUE NOUS DEVONS FAIRE A DIEU DE NOSTRE FR.\NC ARBITRE  J'adjouste au sacrifice de saint Charles celuy du grand patriarche Abraham, comme une vive image du plus fort et loyal amour qu'on puisse imaginer en créa- ture quelconque. Il sacrifia, certes, toutes les plus fortes affections naturelles qu'il pouvoit avoir, Ihors qu'oyant la voix de Dieu qui luy disoit : Sors de ton païs, et de ta parentee, et de la mayson de ton père, ♦Gen., XII, I. et viens au païs que je te monstreray* , il sortit soudain et se mit promptement en chemin, sans sçavoir * Heb., XI, 8. ou il iroit*. Le doux amour de la patrie, la suavité de la conversation des proches, les délices de la mayson paternelle, ne l'esbranlerent point ; il part hardiment et ardemment, et va ou il plaira a Dieu de le conduire. Quelle abnégation, Theotime ! quel renoncement ! On ne peut aymer Dieu parfaitement si l'on ne quitte les affections aux choses périssables. Mays cecy n'est rien en comparayson de ce qu'il fit  Livre XII. Chapitre x. 339 par après *, quand Dieu l'appellant par deux fois et * Gen., xxn. ayant veu sa promptitude a respondre, il luy dit : Prens Isaac ton enfant unique, lequel tu aymes, et va en la terre de vision, ou tu l'offriras en holo- causte sur l'un des montz que je te monstreray. Car voyla ce grand homme qui part soudain avec ce tant aymé et tant aymable filz, fait trois journées de chemin, arrive au pied de la montaigne, laisse la ses valetz et l'asne, charge son filz Isaac du bois requis a l'holocauste, se reservant de porter luy mesme le glaive et le feu. Et comme il va montant, ce cher enfant luy dit : Mon père ! Et il luy respond : Que veux-tu, mon filz ? Voyci, dit l'enfant, voyci le bois et le feu, mais ou est la victime de l'holocauste ? A quoy le père respond : Dieu se prouvoyra de la victime de l'holo- causte, mon enfant. Et tandis, ilz arrivent sur le mont destiné, ou soudain Abraham construit un autel, arrange le bois sur iceluy, lie son Isaac et le colloque sur le bûcher ; il estend sa main droite, empoigne et tire a soy le glaive, il hausse le bras, et comme il est prest de descharger le coup pour immoler cet enfant, l'Ange crie d'en haut : Abraham, Abraham ; qui respond : Me voyci. Et l'Ange luy dit : Ne tue pas l'enfant, c'est asses ; maintenant je connois que tu crains Dieu, et n'as pas espargné ton filz pour l'amour de moy. Sur cela Isaac est deslié, Abraham prend un bélier qu'il void pris par les cornes aux ronces d'un buisson, et l'immole. Theotime, qui void la femme de son prochain pour la convoiter, il a des-ja adultéré en son cœur* ; *Matt,v, 28. et qui lie son filz pour l'immoler, il l'a des-ja sacrifié en son cœur. Hé, voyes donq, de grâce, quel holocauste ce saint homme fit en son cœur ! sacrifice incomparable, sacrifice qu'on ne peut asses estimer, sacrifice qu'on ne peut asses louer ! O Dieu ! qui sçauroit discerner quelle des deux dilections fut la plus grande, ou celle d'Abraham qui pour plaire a Dieu immole cet enfant tant aymable, ou celle de cet enfant qui pour plaire a Dieu veut bien estre immolé, et pour cela se laisse lier et  340 Traitté de l'Amour de Dieu estendre sur le bois, et comme un doux aignelet attend paisiblement le coup de mort, de la chère main de son bon père ? Pour moy, je préfère le père en la longanimité, mais aussi je donne hardiment le prix de la magnanimité au filz. Car d'un costé c'est voirement une merveille, mais non pas si grande, de voir que Abraham, des-ja viel et consommé en la science d'aymer Dieu, et fortifié de la récente vision et parole divine, face ce dernier effort de loyauté et dilection envers un Maistre duquel il avoit si souvent senti et savouré la suavité et provi- dence ; mais de voir Isaac, au primtems de son aage, encor tout novice et apprentif en l'art d'aymer son Dieu, s'offrir, sur la seule parole de son père, au glaive et au feu pour estre un holocauste d'obéissance a la divine volonté, c'est chose qui surpasse toute admiration. D'autre part, néanmoins, ne voyes vous pas, Theotime, qu'Abraham remasche et roule plus de trois jours dans son ame l'amere pensée et resolution de cet aspre sacri- fice ? N'aves vous point de pitié de son cœur paternel, quand, montant seul avec son filz, cet enfant plus simple qu'une colombe luy disoit : Mon père, ou est la victime ? et qu'il luy respondoit : Dieu y prouvoyra, mon filz. Ne penses vous point que la douceur de cet enfant, portant son bois sur ses espaules et l'entassant par après sur l'autel, fit fondre en tendreté les entrailles de ce père ? O cœur que les Anges admirent et que Dieu magnifie ! Hé, Seigneur Jésus, quand sera-ce donq que vous ayant sacrifié tout ce que nous avons, nous vous immolerons tout ce que nous sommes ? quand vous offrirons nous en holocauste nostre franc arbitre, unique enfant de nostre esprit ? quand sera-ce que nous le lierons et estendrons sur le bûcher de vostre Croix, de vos espines, de vostre lance, affin que, comme une brebiette, elle soit victime aggreable de vostre bon playsir, pour mourir et brusler du feu et du glaive de vostre saint amour ? O franc arbitre de mon cœur, que ce vous sera chose bonne d'estre lié et estendu sur la Croix du divin Sauveur ! que ce vous est chose  Livre XII. Chapitre x. 341 désirable de mourir a vous mesme, pour ardre a jamais en holocauste au Seigneur ! Theotime, nostre franc arbitre n'est jamais si franc que quand il est esclave de la volonté de Dieu, comme il n'est jamais si serf que quand il sert a nostre propre volonté : jamais il n'a tant de vie que quand il meurt a soy mesme, et jamais il n'a tant de mort que quand il vit a soy. Nous avons la liberté de faire le bien et le mal ; mais de choisir le mal ce n'est pas user, ains abuser de cette liberté. Renonçons a cette malheureuse liberté, et assujettissons pour jamais nostre franc arbitre au parti de l'amour céleste ; rendons nous esclaves de la dilection, de laquelle les serfs sont plus heureux que les rois. Que si jamais nostre ame vouloit employer sa liberté contre nos resolutions de servir Dieu éternelle- ment et sans reserve, o alhors, pour Dieu, sacrifions ce franc arbitre , et le faysons mourir a soy afhn qu'il vive a Dieu. Qui le voudra garder pour l'amour propre en ce monde, le perdra pour l'amour éternel en l'autre ; et qui le perdra pour l'amour de Dieu en ce monde, il le conservera pour le mesme amour en l'autre *. Qui *Matt.,x,39;joan. luy donnera la liberté en ce monde, l'aura serf et esclave en l'autre, et qui l'asservira a la Croix en ce monde, l'aura libre en l'autre, ou, estant abismé en la jouissance de la divine Bonté, sa liberté se treuvera convertie en amour et l'amour en liberté, mais liberté de douceur infinie ; sans effort, sans peyne et sans répugnance quelconque, nous aymerons invariablement a jamais le Créateur et Sauveur de nos âmes.  XII, 25.  342 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE XI  DES MOTIFS QUE NOUS AVONS POUR LE SAINT AMOUR  Amatorium. Saint Bonavcnture *, le Père Louys de Grenade (^), le Père Louys du Pont (^), Frère Diegue de Stella ont suffisamment discouru sur ce sujet ; je me contenteray de marquer seulement les pointz que j'en ay touché en ce Traitté. La Bonté divine considérée en elle mesme n'est pas seulement le premier motif de tous, mais le plus grand, le plus noble et le plus puissant, car c'est celuy qui ravit les Bienheureux et comble leur félicité. Comme peut on avoir un cœur et n'aymer pas une si infinie Bonté ? Or ce sujet est aucunement proposé au chapitre i et ii du IP Livre, et des le chapitre viil du IIP Livre jusques a la fin, et au chapitre ix du Livre X. Le 2. motif est celuy de la providence naturelle de Dieu envers nous, de la création et conservation, selon que nous disons au chapitre m du IP Livre. Le 3. motif est celuy de la providence surnaturelle de Dieu envers nous, et de la rédemption qu'il nous a préparée, ainsy qu'il est expliqué au chapitre iv, v, vi et VII du IP Livre.  (i) Pour le P. de Grenade et le F. Stella, voir au premier volume, Préface, p. 6, notes (i), (2). (2) Du Pont {de la Puente), Jésuite espagnol (1545-1624). Méditations des Mystères de nostre saincte Foy, avec la pratique de l'oraison mentale, com- posées par leR.P.Louys de la Puente, Religieux de la Compagnie de Jésus: et traduictes de l'Espagnol, par M. R. Gaultier, Advocat du Roy (Douai, Baltasar Bellere, 161 1), Partie VI.  Livre XII. Chapitre xii. 343 Le 4. motif c'est de considérer comme Dieu prattique cette providence et rédemption, fournissant a un chacun toutes les grâces et assistances requises a nostre salut ; dequoy nous traittons au IP Livre, des le chapitre viii, et au Livre III, des le commencement jusques au chapitre vi. Le 5. motif est la gloire éternelle que la divine Bonté nous a destinée, qui est le comble des bienfaitz de Dieu envers nous ; dont il est aucunement discouru des le chapitre ix jusques a la fin du Livre III.  CHAPITRE XII  METHODE TRES UTILE POUR EMPLOYER CES MOTIFS  Or, pour recevoir de ces motifs une profonde et puissante chaleur de dilection, il faut : 1. Qu'après en avoir considéré l'un en gênerai, nous l'appliquions en particulier a nous mesmes. Par exem- ple : O qu'aymable est ce grand Dieu, qui par son infinie bonté a donné son Filz en rédemption pour tout le monde ! Helas, ouy, pour tous en gênerai, mais en particulier encor pour moy, qui suis le premier des pécheurs* ! Ah ! il m'a aymé ; je dis, il m'a aymé * i Tim., i, 13. moy, mais je dis moy mesme, tel que je suis, et s'est livré a la Passion pour moy* ! * Gaiat., n, 20. 2. Il faut considérer les bénéfices divins en leur origine première et éternelle. O Dieu, mon Theotime, quelle asses digne dilection pourrions nous avoir pour l'infinie bonté de nostre Créateur, qui de toute éternité a projette de nous créer, conserver, gouverner, rache- ter, sauver et glorifier tous en gênerai et en particulier ? Hé ! qui estois-je Ihors que je n'estois pas ? moy,  344  Traitté de l'Amour de Dieu  dis-je, qui estant maintenant quelque chose, ne suis rien qu'un simple chetif vermisseau de terre. Et cepen- dant, Dieu, des l'abisme de son éternité, pensoit pour * jerem.,xxix, II. moy des pensecs de bénédictions * ; il meditoit et desseignoit, ains determinoit l'heure de ma naissance, de mon Baptesme, de toutes les inspirations qu'il me donneroit, et en somme tous les bienfaitz qu'il me feroit et offriroit. Helas, y a-il une douceur pareille a cette douceur ! 3. Il faut considérer les bienfaitz divins en leur seconde source méritoire ; car ne sçaves vous pas, Theotime, que le grand Prestre de la Loy portoit sur ses espaules et sur sa poitrine les noms des enfans d'Israël, c'est a dire, des pierres pretieuses esquelles les • Exod., XXXIX, 14. noms des chefs d'Israël estoyent gravés* ? Hé, voyes • Heb., IV, 14. Jésus, nostre grand Evesque*, et regardes-le des l'ins- tant de sa conception ; considères qu'il nous portoit sur ses espaules, acceptant la charge de nous racheter par * PhUip., II, 8. sa mort, et la mort de la croix*. O Theotime, Theo- time, cette ame du Sauveur nous connoissoit tous par nom et par sur-nom ; mais sur tout au jour de sa Passion, Ihors qu'il offroit ses larmes, ses prières, son sang et sa vie pour tous, il lançoit en particulier pour vous ces pensées de dilection : Helas, o mon Père éternel, je prens a moy et me charge de tous les péchés du pauvre Theotime, pour souffrir les tormens et la mort afhn qu'il en demeure quitte et qu'il ne périsse point, mais qu'il vive. Que je meure, pourveu qu'il vive* ; que je sois crucifié, pourveu qu'il soit glorifié ! O amour sou- verain du cœur de Jésus, quel cœur te bénira jamais asses dévotement ! Ainsy, dedans sa poitrine maternelle, son cœur divin prevoyoit, disposoit, meritoit, impetroit tous les bien- faitz que nous avons, non seulement en gênerai pour tous, mais en particulier pour un chacun ; et ses mammelles de douceur nous preparoyent le lait de ses raouvemens, de ses attraitz, de ses inspirations, et des suavités par lesquelles il tire, conduit et nourrit nos cœurs a la vie éternelle. Les bienfaitz ne nous  *Vide supra, 1. X, c. VIII, p. 196.  Livre XII. Chapitre xiii. 345 eschauffent point si nous ne regardons la volonté éter- nelle qui les nous destine, et le cœur du Sauveur qui les nous a mérités par tant de peynes, et sur tout en sa Mort et Passion.  CHAPITRE XIII QUE LE MOXT DE CALVAIRE EST LA VRAYE ACADEMIE DE LA DILECTION  Or en fin, pour conclusion, la Mort et Passion de Nostre Seigneur est le motif le plus doux et le plus violent qui puisse animer nos cœurs en cette vie mor- telle : et c'est la vérité que les abeilles mistiques font leur plus excellent miel dans les playes de ce Lyon de la tribu de Juda*, esgorgé, mis en pièces et deschiré * Apoc, v, 5. sur le mont de Calvaire ; et les enfans de la Croix se glorifient en leur admirable problème, que le monde n'entend pas : de la mort, qui dévore tout, est sortie la viande de nostre consolation ; et de la mort, plus forte que tout, est issue la douceur du miel de nostre amour*. *judic., xiv, s, 14. O Jésus mon Sauveur, que vostre mort est amiable, puisqu'elle est le souverain effect de vostre amour ! Aussi, la haut en la gloire céleste, après le motif de la Bonté divine conneûe et considérée en elle mesme, celuy de la mort du Sauveur sera le plus puissant pour ravir les espritz bienheureux en la dilection de Dieu ; en signe dequoy, en la Transfiguration, qui fut un eschantillon de la gloire, Moyse et Helie parloyent avec Nostre Seigneur de l'excès qu'il devait accomplir en Hierusalem *. Mays de quel excès, sinon de cet * luc», ix, 31. excès d'amour par lequel la vie fut ravie a l'Amant  346 Traitté de l'Amour de Dieu pour estre donnée a la bienaymee ? Si que, au cantique éternel, je m'imagine qu'on répétera a tous momens cette joyeuse acclamation :  Vive Jésus, duquel la mort Monstra combien l'amour est fort ! Theotime, le mont Calvaire est le mont des amans. Tout amour qui ne prend son origine de la Passion du Sauveur est frivole et périlleux. Malheureuse est la mort sans l'amour du Sauveur ; malheureux est l'amour sans la mort du Sauveur. L'amour et la mort sont telle- ment meslés ensemble en la Passion du Sauveur, qu'on ne peut avoir au cœur l'un sans l'autre. Sur le Calvaire on ne peut avoir la vie sans l'amour, ni l'amour sans la mort du Rédempteur : mais hors de la, tout est ou mort éternelle, ou amour éternel, et toute la sagesse chrestienne consiste a bien choisir ; et pour vous ayder a cela j'ay dressé cet escrit, mon Theotime. (a) Il faut choisir, o mortel, En cette vie mortelle. Ou bien l'amour éternel. Ou bien la mort étemelle ; L'ordonnance du grand Dieu Ne laisse point de milieu. O amour éternel, mon ame vous requiert et vous choisit éternellement ! Hé, « venes. Saint Esprit, et •AdMissaminfesto enflammes nos cœurs de vostre dilection*. » Ou aymer ou mourir ! Mourir et aymer ! Mourir a tout autre amour pour vivre a celuy de Jésus, affin que nous ne mourions point éternellement ; ains que vivans en vostre amour éternel, o Sauveur de nos âmes, nous chantions éternellement : Vive Jésus ! J'ayme Jésus ! Vive Jésus  (a) [Cette strophe, écrite par une main étrangère, se trouve sur le même feuillet dont il est question plus haut, chap. iv, p. 326, (a).]  Livre XII. Chapitre xiii. 347 que j'ayme ! J'ayme Jésus, qui vit et règne es siècles des siècles. Amen. Ces choses, Theotime, qui par la grâce et faveur de la charité ont esté escrittes a vostre charité, puissent tellement s'arrester en vostre cœur que cette charité treuve en vous le fruit des saintes œuvres, non les feuilles des louanges. Amen, Dieu soit beny ! Je ferme donq ainsy tout ce Traitté par ces paroles, par lesquelles saint Augustin finit un sermon admirable de la charité* * Sermo cccl. qu'il fit devant une illustre assemblée.  FIN DU DOUZIESME LIVRE ET DE TOUT LE TRAITTÉ  DIVERSES APPROBATIONS  DE LA PREMIERE EDITION  DU TRAITTÉ DE L'AMOUR DE DIEU  APPROBATIONS DES DOCTEURS  Je sous-signé Docteur en Théologie, certifie ce présent Livre et Traicté de V Amour de Dieu, ne contenir chose contraire à la Foy de l'Eglise Catholique, Apostolique et Romaine, ains très-utile à tous vrais Chrestiens et amateurs de la vertu. Faict à Lyon, ce 20. May, 1616. Fr. E. Carta.  Le beau titre de ce Livre, la belle réputation, et la saine doctrine du Reverendissime Prélat, autheur d'iceluj', le grand profit qu'en rapporteront les belles et chrestiennes âmes de toutes qualitez de personnes, et le temps qui s'est escoulé depuis qu'on a désiré qu'il veid le jour, font qu'il le doit voir, et il le mérite, car ce n'est rien que doctrine Orthodoxe et Catholique qu'il enseigne.  Faict à Lyon, ce 20. de May, 1616.  Fr. Robert Berthelqt, E. de Damas.  Jehan Claude Deville, Chanoine en l'Eglise sainct Paul de Lyon, Docteur en saincte Théologie, Prédicateur, et député a l'Approbation des Livres en ce Diœcese, par Monseigneur Denys Simon de Marquemont, Illustrissime, et Reverendissime Archevesque de Lyon : faisons foy d'avoir veu et leu ce présent Livre de VAmotir de Dieu. Et non seulement y avoir trouvé toutes choses conformes à la saincte Doctrine des saincts Pères et Docteurs de l'Eglise, et adjustees au niveau de la Foy Catholique, Apostolique, et Romaine : mais d'abondant confessons ingenuëment y avoir rencontré tant d'avantages pour l'entière recommandation de l'Amour de Dieu, tant d'ordre et de lumière à le faire aisément concevoir, tant d'attraicts si puissants à luy gaigner les Ames ; que nous estimons que ce sublime et Divin subject a vrayement rencontré cette fois celuy qu'il luy falloit pour dignement le  350  Diverses Approbations  manier et l'estaller en public : et que l'esclat de son excellence et grandeur eust tousjours esté plus sombre et moindre parmy les hommes, quant à sa parfaite cognoissance, si ce Reverendissime Prélat, esgalement sçavant et Religieux, n'eust employé son net esprit et sa riche plume à le traicter. En quoy les Ames dévotes de ce siècle nous semblent avoir autant de saincte obligation à remercier et magnifier la Divine Bonté, qui a voulu accroistre et favorablement gratifier l'honneur de leurs ans de la précieuse jouissance de cet Œuvre, et de la désirable présence de l'Autheur qui l'a composé, comme celles des siècles passés, si on leur en eust donné advis, eussent eu de juste occasion de regretter que l'un et l'autre ait esté refusé et ait manqué à la gloire et au bien de leurs jours. Au Cloistre sainct Paul de Lyon, ce 20. May, 1616. Deville.  Thomas de Meschatin la Faye, Comte, Chanoine et Chamarier de l'Eglise de Lyon, et Vicaire General en l'Archevesché de Lyon, ayant veu les susdictes Approbations des Docteurs en Théologie, permettons l'impression du présent Livre intitulé Traicté de l'Amour de Dieu, composé par Monseigneur le Reverendissime François de Sales, Evesque de Genève. A Lyon, ce 25. de May, 1616. Meschati.n la Faye.  CONSENTEMENT DU PROCUREUR DU ROY  En conséquence de l'approbation des Docteurs en Théologie, je consens pour le Roy, que ledict Livre soit imprimé et exposé en vente par Pierre Rigaud, avec deffences à tous autres fors ledict Rigaud de l'imprimer, sur peine de confiscation et amande arbitraire. Daveyne.  PERMISSION DE MONSIEUR LE LIEUTENANT GENERAL  Il est permis au Sieur Pierre Rigaud, Marchand Libraire de cette ville, d'imprimer ou faire imprimer le présent Livre intitulé le Traicté de V Amour de Dieu, composé par Monseigneur le Reverendissime Evesque de Genève, avec défenses à tous autres en tel cas requises. Faict à Lyon, ce vingt sixième May, 1616. Seve.  PRIVILEGE DU ROY  Louis Par la grâce de Dieu Roy de France et de Navarre. A nos Amez et féaux Conseillers les gens tenans nos Cours de Parlement, de Paris, Tholouse, Roiien, Bourdeaux, Dijon, Aix, Grenoble, Baillifs, Seneschaux, Prévôts desdits lieux, ou leurs lieutenants et autres nos Justiciers et Ofûciers, qu'il appartiendra. Salut. Nostre cher et bien-amé Pierre Rigaud, Marchand Libraire de nostre Ville de Lyon, nous a fait dire et remonstrer, qu'il désire faire imprimer de nouveau, en beaux, et bons caractères le Livre intitulé, Traicté de V Amour de Dieu, par François de Sales, Evesque de Genève. Et dautant que pour ce faire, il a cy devant faict de grands frais, et luy en convient encores faire, il nous a tres-humblement requis et supplié de luy en vouloir accorder la pennission, et faire defïences à toutes personnes de le troubler en l'impression, et vente dudit livre, sur les peines qu'il nous plairra d'ordonner. Nous à ces causes désirant gratifier ledit Rigaud, et empescher qu'il ne soit privé de son travail et labeur. Vous mandons, ordonnons, et enjoignons par ces présentes, comme nous avons permis et permettons de grâce spéciale audit Rigaud, qu'il puisse imprimer ou faire imprimer, vendre et débiter, tant de fois que bon luy semblera, ledit livre, pendant le temps de Dix ans entiers et consécutifs, à compter du jour et datte que ledit livre sera achevé d'imprimer, faisant pour cet effect tres-expresses inhibitions, et deffences à tous Marchands, Libraires, et Imprimeurs, de nostre Royaume, de n'imprimer ou faire imprimer ledit livre, ny l'exposer en vante : sans l'exprez congé, et permission dudit Rigaud, ou de ceux qui auront droict de luy, sur peine de dix mille livres d'amande, applicable moitié à nous , et l'autre moitié audit suppliant, et confiscation des exemplaires qui seront treuvez avoir esté mis en vente contre la teneur des présentes ; lesquels seront saisis et mis en nostre main, par le premier de nos Juges, Officiers, Huissiers, ou Sergents sur ce requis, luy monstrant ces présentes ou coppie d'icelles, deuëment collationnées : ausquels donnons pouvoir, commission et mandement spécial, de procéder a rencontre de tous ceux qui y contrevien- dront par toutes voyes deuës et raisonnables, nonobstant oppositions ou appellations quelconques, clameur de Haro, Chartre Normande, prise à partie et toutes autres Lettres à ce contraires, ausquelles nous avons dérogé et dérogeons par ces présentes. Et parce que d'icelles ledit suppliant pourra avoir à faire en plusieurs et divers endroits, nous voulons qu'au vidimus d'icelles faict sur le seel Royal, ou par l'un de nos amez et féaux Conseillers, Notaire, et Secrétaire, foy soit adjoustee comme au présent original, et en mettant un brief extrait d'icelle, au commencement ou à la fin de chacun exemplaire, il soit tenu pour bien et deuëment signifié, et comme si c'estoit l'original, afin qu'aucun n'en prétende cause d'ignorance. Car, tel est nostre plaisir. Donné à Tours, le xxviij. jour de Mars, l'an de grâce mil six cents seize, et de nostre règne le sixième, et seelees du grand Seau en cire jaulne. Par le Roy en son Conseil, MASCLARY.  Achevé d'imprimer le dernier jour de Juillet, i6j6.  APPENDICE  MANUSCRIT DE LA PREMIÈRE RÉDACTION  DU  TRAITTÉ DE L'AMOUR DE DIEU  23  MANUSCRIT DE LA PREMIÈRE RÉDACTION DU TRAITTÉ DE L'AMOUR DE DIEU (O  t  (livre I, CHAPITRE VIIl) (a) D'autant que l'homme fait ses opérations distinctes selon (p. 47) la distinction des facultés de son ame et des organes de son cors, nous attribuons a chasque faculté et a chasque organe les actions que nous faysons par icelles. Ainsy sçavons-nous bien que c'est l'homme qui void, qui oyt, qui parle, qui entend, qui se resouvient, qui veut et qui ayme ; mais pour monstrer que cette variété  (a) [Quand j'ay dit que la volonté avoit une si grande convenance avec le bien que soudain qu'elle l'apperçoit elle se tourne de son costé pour se complaire en cet object aggreable, je n'ay pas dit... voulu dire que la volonté reçoive et agisse toute seule aucune chose, car c'est l'homme, et la personne, qui agit et reçoit, a proprement parler ; mais...J (i) La description du Ms. reproduit dans cet Appendice et les renseigne- ments nécessaires pour en faciliter l'intelligence ayant été donnés dans l'Introduction à l'Edition actuelle (Partie V), il suffira d'ajouter ici quelques éclaircissements sur la méthode suivie dans cette reproduction. Les numéros d'ordre des Livres et des chapitres placés en tête de chaque division du Ms., ainsi que la pagination indiquée en marge, signalent les correspondances de cette première rédaction avec le texte définitif. Les **;^ sont en regard des passages qui n'ont pas de corrélatifs directs dans l'édition. Les différentes additions des éditeurs sont distinguées des indications et annotations du Saint par leur insertion entre ( ). On s'est conformé le mieux possible au texte imprimé pour suppléer entre [ ] aux légères omissions  356 Traitté de l'Amour de Dieu d'opérations se fait par diverses facultés et differens organes, nous disons que l'œil void, l'oreille oyt, la langue parle, l'entendement entend, la memoyre se resouvient et la volonté veut et ayme. Or je dis ceci, Philothee, afi6n que vous sachies que la convenance au bien delaquelle la volonté reçoit complaysance, n'est pas une conve- nance de la seule volonté, mais de l'homme mesme avec le bien, laquelle néanmoins ne peut sentir avec complaysance que par la faculté que nous appelions volonté, car c'est l'homme qui a la convenance. Voyons donq maintenant quelle doit estre la conve- nance entre la personne et le bien, af&n qu'elle s'y puysse complayre et par après l'aymer. (t>) C'est pourquoy, encor que la volonté soit la faculté de nostr'ame qui tend et nous porte au bien, c'est toutefois nous, a proprement parler, qui par icelle nous esmouvons au bien et qui nous y complaysons, et qui avons avec iceluy cette grande convenance laquelle est le fondement de la complaysance et de l'amour, ^c)  (livre t, chapitre XII ; livre ii, chapitre xiv)  (p. 67.) Il y avoit au Temple de Salomon 4 parties insignes. Premier : troys grans parvis, dont l'un estoit pour les Gentilz et estrangers, qui voulans recourir a Dieu venoyent adorer en Hierusalem ; le  (b) l'aymer. — [Encor donq que j'aye dit que la volonté a la convenance avec le bien qu'elle...] (c) de Vamour. — [Mais c'est toutefois par le moyen de la volonté que nous faysons, recevons... cela nous arrive, et partant nous disons...] du Ms.; dans ce cas, l'orthographe de l'.^uteur est conservée. L'emploi des caractères italiques pour les extraits de la Sainte Ecriture, pour les passages latins, etc., et des « « pour les autres citations a été introduit par les éditeurs. Ont été renvoyées en variantes : i. La première ébauche des doubles leçons du Ms. — 2. Les ratures dont la reproduction a semblé intéressante. — 3. Les additions marginales dont le mode d'insertion n'est pas clairement démontré par le Saint ; ce n'est point, toutefois, qu'on prétende par là en infirmer la valeur, ces additions représentant, pour l'ordinaire, la forme la plus précise de la pensée de l'Auteur. La Table de correspondance placée à la fin de l'Appendice aidera le lecteur à se rendre compte des relations qui existent entre le Ms. et le texte définitif.  ]VL\NUSCRIT DF. LA PREMIÈRE RÉDACTION (LiVRE I) 357 second estoit pour les Israélites, hommes et femmes (car la sépa- ration des femmes ne fut pas faite par Salomon) ; le troysiesme estoit pour les prestres et pour tout l'ordre hiérarchique ; et en fin, outre tous ces parvis, il y avoit le Sanctuaire, ou mayson sacrée, en laquelle/e seul grand Prestre avoitaccesunefoisl'an. Nostrerayson, ou, pour parler avec lesescholes,nostr'ame entantqu'ell'est raysonnable, est le vray temple du grand Dieu, car c'est la ou plus particulière- ment il réside. « Je te cherchois, » dit S* Aug'", « hors de moy, et » je ne te treuvois point, par ce que « tu estois en moy. » Et en ce temple mistique, il y a quatre principales parties, ou plustost quatre diverses portions et difîerens degrés de rayson. Ou bien, puis que la rayson n'est autre chose que la naturelle et essentielle puissance de discourir, disons quil y a 4 divers degrés en [la puissance de discourir,] qui sont comme quatre portions : la première est la puissance de discourir selon les choses expérimentées ; la 2® est de discourir selon les sciences humaines ; la 3. est de discourir selon les révélations générales ; (a) la quatriesme n'est pas a proprement parler une puissance de discourir ou raysonner, ains plus tost une certaine eminente et suprême pointe de la rayson et faculté mentale, qui n'est point conduite par la lumière du discours ni de la rayson, mays par une simple veùe de l'entendement, lequel acquiesce et se sousmet avec la volonté au secret et bon playsir de Dieu. Et cette cime, cette suprême pointe de nostr'ame, cet extrême avancement de nostr'esprit est merveilleusement bien représenté par la mayson sacrée, ou le Sanctuaire. Car i. au Sanctuaire il n'y (p. 68.) avoit point de fenestres qui esclairassent ; en ce degré il n'y a point de discours qui illumine. 2. Au Sanctuaire toute la lumière entroit par la porte ; en ce degré on n'a point de lumière que celle qui pro- vient du discours que l'on a fait de la souveraine sequité, bonté et infinité de la volonté de Dieu, lequel discours produit, par manière de conséquence, cette simple veiie, quil faut aymer et acquiescer a la volonté de Dieu, et cette simple veue est toute la clarté qui esclaire en ce sanctuaire. 3. Nul n'entre au Sanctuaire que le grand Prestre ; en cette pointe de l'ame les discours n'y entrent point, ains  (a) les révélations générales ; — et la quatriesme [de discourir selon la non révélation ou obscurité scientifique de la lumière intérieure qui procède de la charité et amour de Dieu, qui nous fait aymer.. .J n'est pas proprement de discourir, ains simplement d'acquiescer par une simple veiie de l'enten- dement qui se sousmet avec la volonté au bon playsir de Dieu [lequel n'est point conneu encor distinctement.]  358 ÏRAiTTÉ DE l'Amour de Dieu seulement cette suprême et universelle et grande veiie, par laquelle nous connoissons que la volonté divine est souverainement bonne et digne d'estr'aymee en tout généralement et non pas seulement particulièrement en quelque chose, et non pas seulement en gênerai mais en particulier en chasque chose. 4. Le grand Prestre, entrant dedans le Sanctuaire, obscurcissoit encor cette lumière qui entroit par la porte, jettant force parfums dans son encensoir, la fumée desquelz rebouschoit les rayons de clarté que l'ouverture de la porte pouvoit rendre ; et cette simple veûe qui se fait en la suprême portion de l'ame est aussi obscurcie (b) par les acquiescemens, renoncemens et résignations que l'ame fait en Dieu, ne voulant pas tant regarder et voir qu'offrir et acquiescer : de sorte que presque elle ferme les yeux, soudain qu'ell'a commencé a voir la volonté de Dieu, afïin [que], sans s'amuser a la contempler et considérer, elle puisse tant mieux l'adorer, accepter, s'y complayre et acquiescer amoureusement par l'union de sa volonté propre a celle de son Dieu. Et en fin, 5. au Sanctuaire estoit l'Arche de l'alliance, et en cett'Arche, ou au moins joignant icelle, la manne dans une cruche d'or, la verge d'Aaron qui fleurit miraculeusement, et les tables de la Loy données a Moyse. Et de mesme, en cette très intime ou supérieure portion de la faculté raysonnable, se treuvent la foy, (p. 69.) représentée par les tables escrittes par le doigt de Dieu, par lesquelles il declaire sa volonté ; l'espérance, delaquelle les promesses abou- tissent a la fleurissante vie cœleste ; et la charité, plus douce que la manne a nostre cœur, plus praetieuse que l'or devant Dieu, (c) Car encor que la foy, l'espérance et la charité respandent leurs actions et divins mouvemens en toutes les facultés de l'ame, non seule- ment entant qu'ell'est raysonnable mais encor entant qu'ell'est sensitive, les conduysant toutes et gouvernant, (d) et les assujettis- sant saintement et justement sous leur divin'authorité, si est ce que leur spéciale résidence, leur vray et naturel séjour est establi  (b) obscurcie — [par le moyen de l'élévation des affections que la volonté fait en Dieu...J (c) [En marge du Ms. :] L'Arche représente l'acquiescement en Dieu : en ce quil dit pour le croire, en ce quil promet pour l'espérer, en ce quil veut pour l'aymer. La foy est la cruche d'or qui contient invisiblement la manne des misteres, par ce qu'elle nous fait croire ce que nous ne voyons pas ; l'Arche mesme représente la charité. On void par la foy l'or de la certitude, mais l'évidence n'y est pas. (d) et gouvernant, — fcomm'un sacré triumvirat feroit une république,]  Manuscrit de la première rédaction (Livres I, II) 359 en cette suprême cime de l'ame, des-laquelle, comme un'heureuse fontayne et source d'eau vive, elles s'espanchent par divers surgeons et ruysseaux, sur toutes les parties et facultés inférieures. Aussi l'acte de la foy n'est pas un discours, mays un très simple :^** acquiescement de l'entendement aux choses révélées, et révélées non par une claire lumière mays par une lumière obscure, quoy que très certaine ; or l'acte de l'espérance n'est autre chose que le simple mouvement de la volonté a ce que la foy enseigne, entant quil nous est utile et promis, pour l'unir a nous et le rendre nostre ; et l'acte de la charité, un mouvement de la volonté au bien que la foy nous monstre, entant quil est bon simplement, pour nous unir a iceluy et nous rendre siens. De sorte que ces troys divines vertus ne sont point fondées sur le discours, ains sur l'acquiescement de l'entende- ment ; elles ont vrayment leur assiete sur la suprême cime de l'ame, en laquelle ne se fait aucun discours ains une simple veûe et regard, par lequel l'entendement estant esclairé d'une lumière extrêmement obscure mais infiniment certaine, non seulement il acquiesce a la certitude pour croire invariablement et très fermement, mais aussi il acquiesce a l'obscurité, ne désirant pas sçavoir ni voir, ains croire simplement en toute asseurance et sousmission. Voyla donq les deux portions de l'ame, que les Théologiens (p. 5^.) appellent supérieure et inférieure, en chacune desquelles il y a deux degrés. En ce sanctuaire de nostr'ame Dieu parle a nostre esprit. Tins- (Liv. II, c. xiv.p.iss. truisant de ce quil faut croyre, espérer, aymer, non point par manière de discours, mais par manière d'inspiration et illustration ou illumination, (e) luy proposant les saintes vérités de la foy et, par manière de dire, les luy faysant aucunement entrevoir parmi des obscurités, ténèbres et nuages : en sorte que nostr'entendement en reçoit un'obscure connoissance, laquelle, quoy qu'obscure, est telle- ment aggreable a la volonté, qu'elle s'y complaît grandement, et par sa complaysance porte l'entendement a un parfait acquies- cement qu'il fait sans reserve ni exception quelcomque, croyant fermement ces sacrées vérités de la foy, qu'il entrevoit aucunement et quil ne void nullement, qu'il entreconnoit et ne connoist pas.  (e) ou illumination, — - [luy faysant voir les vérités de la foy... luy donnant une simple et obscure veue...J par lesquelles il propose, quoy que comm'en niiage et parmi les ténèbres, les vérités de la foy, lesquelles il entrevoit plustost quil ne void, ["mais veiie pourtant qui est si aggreable...] avec une telle certitude et avec une proposition si aggreable, que non obstant son obscurité  360 Traitté de l'Amour de Dieu c'est a dire qu'il ne sçait que par ouy dire, car, comme dit l'Apostre, la foy est par l'ouye. Ainsy, ma treschere Philothee, cett'obscure clarté de la foy entre en nostr'entendement, sans discours, sans raysonnement et sans aucun argument, se faysant recevoir par la seule suavité très aggreable avec laquelle elle arrive en l'esprit et delaquelle elle touche la volonté, (p. 134. j Mon Dieu, ma Philothee, pourrois-je bien exprimer ceci ? (f) La foy est la grand'amie de nostr'entendement, si que elle peut bien dire aux sciences du monde, qui se veulent presque rendre ses compai- gnes, comme l'Espouse sacrée disoit aux Cantiques : O discours humains, je suis brune, tnais je suis belle : je suis brune, car je suis entre les brunes obscurités des simples révélations, qui me font paroistre noyre et me rendent presque mesconnoissable ; mais je suis pourtant extrêmement belle en moy mesme, et qui me verroit icy bas comm'on me void la haut au Ciel, il verroit bien que je suis plus blanche que le lis. Mays faut il pas qu'en effect je sois infiniment belle, puisque [parmi] les noyres obscurités et au travers de tant de ténèbres sombres, entre lesquelles je ne puis estre veiie ains seule- ment entre veùe, néanmoins encor suis-je si aggreable que le roy de l'ame, qui est l'esprit, m'ayme très uniquement, et fendant la presse de toutes autres connoissances me reçoit et me loge dans sa plus belle chambre, et me fait asseoir comme reyne dans le trosne plus relevé de ses acquiescemens, 'g) d'où je donne la loy et assujettis, comme mon captif, tout discours et tout sentiment humain. Et comme (au 4. livre des Roys, au chap. 9, y. 13.) les chefz de l'armée d'Israël mirent ensemble leurs vestemens et en firent comm'un trosne royal sur lequel ilz assirent Jehu, disans : Jehu est roy, ainsy, a l'arrivée de la foy, l'entendement se despouille de tous discours et raysonnemens, et les sousmettant a la foy, il la fait asseoir sur iceux comme sur un trosne, la reconnoissant comme sa reyne. C'est bien aynsi, chère Philothee, que la chose passe. Les discours theologiques, les argumens, les miracles mesme et autres advantages de la rehgion Chrestienne la rendent certes extrêmement croyable ; mays pour la rendre creûe et reconneûe en effect il y faut la foy, qui est un don de Dieu par lequel (h) nostr'ame embrasse  (f) exprimer ceci ? — [La vérité de la foy estant arrivée, est comme l'espouse de nostr'entendement, aux yeux duquel... et auquel elle peut bien dire...] (g) de ses acquiescemens, — fou il fait plier...] (h) par lequel — [les tesmoignages de la sainte vérité catholique sont...J  Manuscrit de la première rédaction (Livres I, II) 361 la certitude des saintes propositions catholiques, ayme leur beauté, (p. 135.) (i) acquiesce a leur vérité sans voir, sans discourir, sans aigu- menter, ains par une simple obéissance et seule croyance. Certes, rien n'est si croyable que la s*® religion Chrestienne, mais néanmoins chacun ne la croit pas. Quelle merveille fut ce que tant de merveilles miraculeuses furent faites par N. S"" entre les Juifz, et que les Juifz entr'icelles creurent si peu a la sainte vérité ? Car ces merveilles rendoyent la doctrine de Celuy qui les faysoit infiniment croyable ; mais dautant que les cœurs n'estoyent pas disposés a recevoir le don de la foy, et que sans la foy ce qui est le plus croya- ble n'est pas creu, partant ilz demeurèrent en leur infidélité : ilz voyoyent le fond des argumens, et n'acquiesçoyent point a la conclusion. Or c'est en cet acquiescement que consiste l'acte de la foy, lequel acte est produit par nostr'esprit, mais esprit entant quil est esclairé d'une douce, souaive et aggreable lumière divine, qui luy fait aggreer, et doucement mais très puissamment et solidement adhaerer a la vérité proposée, par manière d'asseurance quil prend de sa très certaine vérité sur la révélation qui luy en est faite. Vous aves ouy dire peut estre, ma chère Philothee, qu'es Conciles généraux se font des grandes disputes et enquestes de la vérité, par des raysons et argumens de théologie, et tandis que cet examen des raysons se fait il n'y a nul acquiescement ni des uns ni des autres a la vérité ; mays la chose estant débattue, les Pères du Christianisme, c'est a dire les Evesques, et mesme le primier et souverain Evesque, resoulvent de la difficulté, et la détermination estant faite chacun acquiesce, pleynement, non point en vertu des raysons alléguées, mays en vertu de lauthorité du S* Esprit, qui a décerné et jugé par l'entremise de ses serviteurs. L'enqueste donq et la dispute se fait au parvis des prestres ; mais la resolution et acquiescement se fait dans le Sanctuaire, non point en vertu des raysons débattues au parvis, mais en vertu de la présence du S* Esprit, qui anime le cors de l'Eglise et le fait parler par les chefz d'icelle. L'austruche produit les œufz sur le rivage sablonneux des ondes, mays le soleil seul en fait esclorre le poussin ; et les docteurs, par leurs argumens et discours, jettent dans l'ame la doctrine de vérité toute débattue, mays (j) les seulz célestes rayons du Soleil de justice en font esclorre l'acquiescement et certification absolue, qui est le vray eflfect et acte de foy.  (i) leur beauté, — fsans la voir que fort obscurément...] (j) mays — Tla seule lumière de la foy, comm'un rayon...]  362 Traitté de l'Amour de Dieu (Liv. I,c. xii.p. 68.) (i) En ce sanctuaire se practique l'encensement des oraysons plus parfaites, on y reçoit la manne secrette et cachée dans la cruche d'or, c'est a dire les divins Sacremens, et sur tout l'eucharistique. La st6 verge qui aboutit en un sommet fleury et affruyté, repré- sente la patience et probation qui engendre l'espérance fleurie, et laqueir espérance ne confond point, par ce qu'ell'est suivie de son **♦ fruit. Mays sur tout on y void l'Arche de l'alliance, qui représente la charité, par l'or, le prince des métaux, et qui est le plus pretieux et le prix des autres, parce que par la proportion quilz ont avec iceluy on les estime ; et par le boys de Sethim, beau et incorrupti- ble, par ce que la foy et l'espérance cesseront, les Sacremens se descouvriront, mays la charité demeurera parfaite en sa beauté au Ciel ; au milieu de laquelle, comm'en ses entrailles, est la loy de Dieu, parce que la plus excellente action de l'amour se fait en obéissance. Ell'a une couronne d'or au dessus, parce que la charité estant la couronne de l'ame, elle seule est aussi couronnée au Ciel. Sa longueur est de deux coudées et demi, pour la persévérance et longanimité 'ki entre les œuvres de la vie purgative, illuminative et unitive ; et par ce que l'union ne se fait qu'a demi en ce monde, aussi la troysiesme mesure n'est que de demi coudée : ou bien la longanimité es œuvres requises a nostre perfection, au secours du prochain, au service de Dieu, et ce service n'a pas icy sa pleyne mesure. Or les coudées représentent naïfvement les œuvres, par ce que c'est la mesure qui se prend des le coude a la main, qui est la partie du bras qui (1) sert immédiatement a l'œuvre. La largeur est d'une coudée et demi, parce que la charité (™) s'estend au bien temporel et spirituel du prochain ; mais au premier par mesure, et au second sans mesure, c'est pourquoy la coudée n'est qu'a demi. Et la hauteur est de mesme, par ce que la charité regarde Dieu (n) en haut : et quand a l'amour d'obéissance, elle acheva la  (k) et longanimité — quil faut avoir a se maintenir [en vertu parmi les tribulations et consolations, ou en la vie active et contemplative, qui sont les deux coudées ; et la demi monstre que cette longanimité n'a point de fin, et quil y a plus de longanimité que de travaux...] (1) qui — [est l'instrument plus proche des œuvres. J (m) la charité — embrasse [d'un costé le prochain, en quoy elle n'a point de fin, luy désirant mesme le bien infini du Paradis...] (n) regarde Dieu — [et l'embrasse sans fin ou mesure quelconque...]  (i) Voir le fac-similé donné en tête du premier volume.  Manuscrit de la première rédaction (Livre II) 363 coudée, accomplissant les œuvres de commandement ; mays quant a l'amour affectif elle ne fait qu'en commencer en ce monde, et par manière de dire, elle n'a sa mesure qu'a demi, attendant de l'accomplir en lautre.  (livre II, CHAPITRES VIII, XII, XIII, XXl)  . . .entre Dieu et l'homme par la charité, l'amour de Dieu prévient **:^ nostre cœur et produit en nous l'amour ; et toutes les fois que cette Bonté cesse de jetter sa vertu dans nos cœurs, comm'il arrive tous- jours quand le péché divisant entre Dieu et nous fait ecclipser ce grand Soleil de justice, helas, alhors nous demeurons sans charité et sans amour. Hé, dit le divin Espoux de nos âmes, retourne, retourne, Sullamite ; retourne, retourne, affin que nous te regardions : certes, il désire que nous le regardions, et af&n que nous (pp. 112,113.) le regardions il désire de nous regarder, sachant que nous ne sçaurions le regarder que premier il ne nous regarde, ni l'aymer que premier il ne nous ayme. Mays par ce qu'encor quil ne nous (p. 160.) ayme pas, il ne laisse pas de désirer de nous aymer, il nous invite a nous laisser conduire a sa grâce attirer affin quil nous puisse aymer . . .dit l'Apostre.çwe tous hommes soyentsauvés et viennenta laconnois- (p. 126.) sance de la vérité, i ad Tim. 2. O Dieu, mais sil le veut, pourquoy ne nous sauvons pas tous ? C'est par ce quil ne le veut pas de sa volonté inévitable, ains de sa volonté attrayante, laquelle exerce suffisamment en nous sa bonté pour nous rendre capables du salut, mays qui n'exerce pas pourtant sa toute puissance pour nous mettre hors du danger et du pouvoir de nous damner si nous voulons. C'est la vraye volonté de Dieu que nous ayons tous les moyens requis a faire nostre salut, aussi les avons nous tous suffisamment, et mesme, pour la plus part, nous les avons abon- damment et surabondamment. Et comm'est ce que sa bonté pourroit mieux tesmoigner la volonté qu'ell'a de nous sauver, que faysant pour nous une si riche provision des moyens nécessaires a cet effect, les nous offrant si libéralement, et nous pressant si chaudement de les recevoir, de les embrasser et de les employer ? Il est vray.  364 Traitté de l'Amour de Dieu Philo thee, que Dieu ne nous veut pas porter au salut, (a) d'une volonté absolue et inévitable, (b) sinon Ihors quil void la nostre suivre volontairement les attraitz de la sienne. Non certes, car il ne nous veut pas tirer par les cordages desquelz on tiroyt jadis les veaux et les moutons aux sacrifices, sans leur consentement et par force, ains par les liens d' Adam, par les liens de charité, d'amour et d'affection, comm'Abraham mena le s* enfant Isaac et le mit sur le bûcher pour l'immoler. Il veut que nous y aillions, puisquil nous y exhorte, mais que nous y aillions volontairement et libre- (p. 132.) ment, selon (c) la liberté et franchise de nostre volonté, laquelle il veut (d) attirer et allécher affin qu'elle coure a l'odeur de ses parfuns, mays il ne veut pas la violenter ni nécessiter ; c'est pourquoy, bien quil veuille faire véritablement nostre salut, il ne le veut pas inévitablement faire, 'e) (pp. 126, 127.) . . .moyens quil luy monstre pour ce regard. Il conserve soigneuse- ment le privilège [de] nostre liberté entre les grâces de sa libéralité : il comble quelquefois la liberté de doux attraitz ou d'attrayantes douceurs, mais il ne l'estoufïe jamais, il ne la suffoque point, ains luy laisse tous-jours l'aspiration et respiration libre pour recevoir ou rejetter son inspiration ; car en fin ce sont des douceurs, et ce ne seroyent pas des douceurs si c'estoyent des violences : il la tire (pp. 132, 133.) sans la tiranniser, et cela, ce me semble, ne tesmoigne pas moins la venté de la volonté de Dieu pour nostre salut ; ains, au contraire, ceste volonté est dautant plus véritable qu'elle est plus douce et plus suave, dautant plus aymable qu'ell'est plus amiable. (Cf. 1. VIII, c. IV.) En ce que par cette volonté Dieu nous veut donner les moyens et commodités de nous sauver, ell'est tous-jours accomplie ; car tous les hommes ont un vray et réel pouvoir d'estre ou de devenir enfans de Dieu, et par conséquent ses héritiers, silz veulent. Et par ce que quicomque veut donner les moyens propres et convenables qui conduisent a quelque fin, il veut aussi la fin pour laquelle il les donne, partant il est tout vray que Dieu, qui nous donne en efiect toutes les commodités requises a nostre salut, veut aussi véritable- ment nostre salut que véritablement il nous en veut donner les (pp. 127, 128.) moyens. Mays avec cette différence toutefois, que quand aux  (a) porter au salut, — (liés et garrotés,J (b) et inévitable, — [qu'après qu'il a veu...J (c) selon — [nostre condition naturelle...] (d) il veut — [bien ayder et secourir,] (e) [Le haut de la page est coupé dans l'Autographe.]  Manuscrit de la première rédaction (Livre II) 365 moyens il nous les donne a tous en effect, car, qui est celuy qui peut dire que la grâce de Dieu luy soit refusée ? mays quant au salut, sa divine Majesté ne le donne en effect qu'a [ceux] qui se prévalent des moyens quilz ont d'y parvenir : cette Bonté souve- raine nous donnant les moyens du salut sans nous vouloir pour cela nécessiter de les employer ; il nous les met en main, mais il laysse en nostre liberté d'en user ou de n'en user point.  (chapitres XVIII, XIX)  La pœnitence est aussi une vertu toute chrestienne, et nous n'en (p. 149.) voyons presque point de marques entre les Philosophes. Ce n'est pas que les payens n'eussent des repentances et pœnitences quand (P- i47) ilz avoyent fait quelques fautes contre leurs amis ; car, comme Ciceron dit, 4 TuscuL, quand Alexandre eut tué Clytus, a peine se peut il empescher de se tuer soymesme, tant la force de la péni- tence fut grande : tanta vis fuit pœnitendi. Et Alcibiades, ainsy que dit S. Aug., 1. 14. c. 8. Civit., convaincu par Socrates de n'estre pas sage, il se mit a pleurer, estant triste d'estre ce quil devoit n'estre pas. Certes, Tertulien, au fin commencement de son livre De la Pœnitence, tesmoigne que parmi [les payens] il y avoit quelque sorte de pœnitence, mais inutile et vaine, par ce que mesme ilz en faysoyent pour des choses bonnes. Mays de pœnitence pour avoir offencé Dieu, il y en a si peu (P- ''49-) d'apparence entre les Philosophes, que ceux qui ont esté les plus vertueux, comme les Stoiciens, ont asseuré que l'homme sage ne s'attristoit jamais, et en ont fait une maxime aussi insolente comme celle sur laquelle ilz l'ont fondée, que l'homme sage ne pechoit point. Voyes August., 1. 14. c. 8. de Civit., et Senecam, lib. XII Epistolarum, epist. 86. Au contraire, la tressainte pœnitence est une grande partie de • la philosophie chrestienne, en laquelle quicomque dit quil ne pèche point, non seulement il n'est pas sage, mais il est forcené ; et quicomque croid de remédier son péché sans pœnitence, il est insensé. Certes, la nature nous enseigne la repentance d'avoir (pp. 146, 147.)  366 Traitté de l'Amour de Dieu offencé l'ami et nous provoque a luy présenter nostre desplaysir et satisfaction (a), et a nous humilier, demander pardon, reparer par sousmission et chastiment la faute commise, laquelle contenant tous-jours en soy quelque mespris, nous estimons de reparer Ihors que nous acceptons ou faysons quelque punition de nous mesme. ^*^ C'est pourquoy cette vertu est une vertu morale, Ihors que pour avoir offencé Dieu nous nous en repentons, demandons pardon, et pour réparation du péché excitons en nostre ame un volontaire desplaysir ; mais elle ne laisse pas d'estre un vray don de Dieu, car bien que nous puissions avoir quelque sorte de repentance de nos péchés, entant que par iceux nous avons violé la loy naturelle et le dictamen rationis, l'ordonnance, la conduite et l'advis de la rayson, [si est] ce [que] quand nostre repentir se fait pour Dieu, (Cf. 1. XI, c. XVIII.) et forclost [la volonté de pécher,] il ne peut [estre] que de Dieu, et vray don deDieu. (^) (p. 147.'! . . .peut. Que si la repentance [que nous avons conçeue] du péché n'est pas si grande qu'elle nous porte a vouloir satisfaire a celuy qui est offencé, et reparer l'injure au mieux quil se peut, ce n'est pas une vraye pénitence, ains un foible commencement de pœnitence, une pénitence foible, débile et sans vigueur. Par ainsy, il y a autant d'espèces de pœnitences quil y a de motifz pour lesquelz on se repent d'avoir mal fait, et l'on en peut parler comme de la crainte. Il y a donq une pœnitence humaine, par laquelle on se repent d'avoir mal fait quelque chose par ce que de soymesme le mal estant conneu desplait : ainsy, ceux qui font des fautes es oeuvres de leur mestier se repentent de les avoir faites. Il y en a une mondaine, par laquelle on se repent d'avoir fait quelquefois du bien, a cause des pertes temporelles qui en proviennent. Il y en a une morale, qui provient de quelqu'honneste motif, comme fut celle d'Alexandre sus alléguée, car il vit quil avoit violé et la rayson et l'amitié : et de celle ci parle Aristote, 1. 7. des Ethiques, c. 7, quand il dit que l'intempérant lequel choysit par délibération de vaquer aux voluptés ne se peut repentir ; dont « il est incor- rigible, car qui ne se repend, quem non pœnitet, incurabilis est, il est incurable ; » comme sil disoit que le péché sans pœnitence est incurable.  (a) nostre — ("repentir, enj satisfaction (b) [Quelques lignes ont été coupées dans l'Autographe.]  Manuscrit de la première rédaction (Livre II) 367 Certes, Epictete, Seneque, qui parlent si bien du trouble de l'ame vicieuse par le remors de la conscience, entendent aussi qu'il y ait une repentance ; et de fait, Epictete, 1. 3. de ses Propos, (P- mS) c. X, et au livre 4. c. 6, cite et lotie les vers de Pitagore, par lesquelz il enseigne naifvement l'examen de conscience tant recom- mandé par les maistres de la s*^ dévotion chrestienne : « Et jamais pour dormir ne fermer la paupière Avant que d'avoir fait une reveûe entière De vos deportemens de tout le jour passé : Qu'ay je fait ou non fait ? ou qu'ay-je transgressé ? Ainsy, de bout en bout, parcoures de pensée Toutes vos actions de la journée passée : Si vous aves mal fait, tances vous aigrement ; Si vous aves bien fait, ay es contentement. » Et ce pauvr'homme Epictete parle en sorte de la reprehension, repentance et condemnation que nous devons faire de nos fautes, quil est advis quil ayt eu en cela le sentiment du Christianisme, 1. 4. chap. X. Et ceste repentance morale a quelquefois eu pour motif la considération (c) d'avoir offencé Dieu ; car, comme les Philosophes ont creu qu'on faysoit chose aggreable a Dieu en vivant vertueusement, aussi ont ilz pensé qu'on l'offençoit en vivant vicieusement. Ce bon homme Epictete fait un souhait de mourir en vray Chrestien (comm'aussi il y a grand 'apparence quil fît), et entr 'autres choses il dit quil seroit content sil pou voit en mourant eslever ses mains a Dieu et luy dire : « Je ne vous ay point, quant a ma part, fait de deshonneur ; » 1. 4. chap. xi. Et 1. I. c. xiiii, il veut que son Philosophe face un serment admi- rable a Dieu de ne jamais luy désobéir, ni de blasmer, accuser ou se plaindre de chose quelcomque qui arrive de sa part. Voyes Lyps., au commencement de ses Politiques (i). Et supra, Epict., 1. I. c. xiiii, enseigne que Dieu et « nostre bon Ange » sont presens a nos actions. Presque tous les precedens Philosophes n'ont pas estes si pieux.  (c) la considération — [du desplaysir que Dieu...J (i) Les éloges donnés à Epictete par Juste Lypse, dans l'ouvrage intitulé : Manuductio ad philosophiam Stoicorum, lib. I, dissert. 19, ont été reproduits en tête de l'édition posthume (1630) de la traduction des Propos de ce philosophe par Dom Jean de Saint-François.  368  Traitté de l'Amour de Dieu  Et ceste repentance morale est attachée a la connoissance et amour de Dieu que la nature peut fournir, et [est] une dépen- dance de la religion morale ; et comme la nature peut fournir a l'homme plus de connoissance que d'amour des choses divines, ains en a fourni, ainsy que dit saint Paul des Philosophes, qui (p. 149.) ayans conneu Dieu ne l'ont pas glorifié comme Dieu (y ayant plus d'aysance de bien penser que de bien dire, et infiniment plus de bien dire que de bien faire), aussi la nature a fourni plus de connois- sance que Dieu estoit ofifencé par le péché, que de repentance pour *** réparation de l'offence. Mays il suffît, pour oster quelques uns de (i) Scotus Dur. nos plus sçavans Théologiens de doute, que non seulement la nature peut connoistre que Dieu est ofîencé par les péchés, mais qu'aussi elle l'a conneu, et (d) a enseigné que pour cela il s'en failloit repentir. (p. 149.) Mays en somme, cette poenitence morale n'est qu'une ombre en comparayson de (e) celle qui est révélée es Escritures, et particu- lerement en l'Evangile. Voyes briefvement sa description. Nous commençons par une profonde appréhension de cette vérité et maxime, que, entant qu'en nous est, nous offençons Dieu par nos péchés, le mesprisons, luy désobéissons et nous rebellons a luy ; que du costé de Dieu il s'en tient pour offencé, desagree, reprouve et abomine l'iniquité. Or sachans que nous avons offencé Dieu, plusieurs motifs nous peuvent porter a la repentance, et bien (p. 150.) souvent ilz s'entresuivent tous les uns après les autres ; comme quand, sous la conduite de quelque directeur, nous allons excitans la contrition par les méditations qui ont, a cet effect, esté mises en l'Introduction : et en effect, il est bon de faire cette suite pour plus profondement jetter les fondemens d'une parfaite resolution. I. Nous considérons que Dieu, lequel nous avons ofîencé, a establi la punition rigoureuse de l'enfer pour les pécheurs, alaquelle nous serons condamnés si nous ne nous convertissons et faysons pœnitence ; et cette considération nous esmeut a nous repentir Pœnitenceservile. de nos péchés, les détester et rejetter de tout nostre cœur. Et cette pœnitence est salutaire, louable et désirable, car en cent endroitz de l'Escriture cette crainte nous est inculquée pour nous provoquer  (d) et ■ (e) de  [nous a provoqué a repentance. fia chrestienne et...J  (i) Le Saint a biffé le nom de Suares qu'il avait écrit avant celui de Scotus Durandus.  Manuscrit de la première rédaction (Livre II) 369 a pœnitence. 2. Nous pouvons considérer que par le péché nous demeurons forclos et privés du Paradis et gloire étemelle, et pour cela nous nous repentons et détestons le péché ; et cette pœnitence est mercenaire. 3. Nous pouvons estre excités a repentance pour la defformité, laideur et desreglement du péché, selon que la foy nous enseigne cette difformité. Par exemple, entant que par le péché la ressem- blance et image de Dieu que nous avons est souillée, la dignité de nostre esprit deshonnorée, que nous sommes rendus semblables aux bestes insensées, que nous violons le devoir que nous avons d'honnorer Dieu entant quil est nostre Créateur, nous perdons Ihonneur de la société des Saintz, nous nous associons et rendons sujetz du Diable, nous nous rendons esclaves de nos passions, renversans l'ordre et la police que Dieu avoit establie en nous, sousmettans la rayson a la passion, nous nous rendons ingratz a nostre bon Ange qui nous ayme tant : car ce sont tous des incon- veniens et malheurs que nous sçavons par la foy provenir du péché. Comm'encor quand, touchés de l'exemple des Saintz, ou mors ou vivans, nous nous repentons ; car, qui eut jamais peu voir, par exemple, le monastère appelle Prison, dont s' Clymacus parle, (p. 131.) auquel on faysoit tant d'exercices d'un'incomparable pœnitence, sans estre esmeu a se repentir de ses péchés ? Quand donq nous sommes touchés par quelqu'un de ces motifz (Chap. xix.) et qu'en vertu d'iceux nous détestons nos péchés, nous faysons une louable pœnitence (car la crainte de perdre ce que nous devons désirer ne peut estre que louable, et quand le désir d'une chose est louable, la crainte de son contraire est louable aussi : désirer le Paradis est chose louable ; donques, craindre l'enfer est chose louable), mays imparfaite encor et laquelle ne suffit pas pour (p. 153.) nous mettre en la grâce de Dieu. Non, Philothee, car comme le grand Apostre a dit que sil donnoit son cors a brûler et tout son bien aux pauvres, et quil n'eut pas la charité cela ne luy prouffite de rien, aussi pouvons nous dire que quand nous aurions une repen- tance si grande que nous fondissions en larmes et que le regret nous fit pasmer, ains mourir tout a fait, et nous n'avons pas la charité, tout cela ne prouffite de rien pour la vie étemelle. Or, ma chère Philothee, en toutes ces repentances le s* amour de (pp. 151, 152.) Dieu n'y entre point ; car ne voyes vous pas que c'est la crainte de la peyne, le désir du Paradis, l'interest de nostre ame, pour sa beauté intérieure, son honneur, sa dignité, son propre bien, et, en un mot, nostre propre amour, quoy qu'amour s* et juste, qui nous porte a repentance, et non l'amour que nous devons a Dieu II 24  370 Traitté de l'Amour de Dieu comme au souverain bien et première bonté, alaquelle, comm'au suprême objet de nostre volonté et affection, nous devrions regarder simplement. Je ne dis pas que ces repentances rejettent l'amour de Dieu : non certes, Philothee, car si par exemple, quelqu'un se repentant d'offencer Dieu pour ce que par le péché il perd le Paradis, entendant et délibérant que si Dieu ne donnoit point de Paradis a ceux qui vivent bien, il ne voudroit pas bien vivre, helas, il commettroit un grand péché, car il praefereroit son interest et son bien propre a la bonté et Majesté divine ; il aymeroit mieux le don que le Donnateur, qui seroit un'affection fort des-ordonnee et desreglee. Et qui seroit le père qui treuvast bonne la volonté d'un enfant, quand il diroit que si son père ne luy avoit praeparé un bon haeritage il l'offenceroit ? May s je dis que ces repentances que la considération de nostre propre interest, quoy que spirituel et louable, produit en nous, n'enferment point et ne comprenent point encor l'amour [de] Dieu ; elles ne le rejettent pas, mais elles ne le contiennent pas non plus ; elles ne sont pas contre luy, mais elles sont encor sans luy ; il n'en est pas exclus ou forclos, mais il n'y est enclos non plus. Il y a, certes, bien de la différence entre dire : (î) je suis dans la nef de l'église et ne veux pas entrer dans le chœur, et dire : je ne suis encor que dans la nef de l'église ; car l'un a fait tout le chemin quil veut faire, et l'autre n'en a voirement pas fait davantage, mais il n'est ni hors de désir ni hors d'espérance d'en faire davantage. La volonté qui exclud et rejette le mieux ne peut estre bonne. Faire vœu de dire le chapelet un jour c'est bien fait, mais faire vœu de ne le dire qu'un jour [c'est mal fait ;] se proposer de donner un'aumosne c'est bien fait, mais se délibérer de n'en faire qu'une c'est mal fait. Le bien n'est pas bien pour nous quand il forclost le mieux qui est en nostre liberté et qui nous est plus propre. , 1-2 i-^ ) ■^'^ crainte, donques, qui est le commencement de sagesse et de pœnitence est bonne, car c'est le commencement du bien ; mais si elle forclost le mieux ell'est mauvaise, car le commencement est bon tenant lieu de commencement, mais sil tient lieu de fin il est mauvais, car il est en desordre. * Or toutes ces repentances qui procèdent de la crainte de l'enfer, du désir du Ciel, de la considération des autres maux et inconve- viens que le péché nous apporte, elles sont quelques fois si fortes  (f) entre dire : — fje ne veux pas aller aux fauxbourgs, mais...J  Manuscrit de la première rédaction (Livre II) 371 qu'elles arrachent de nos âmes toutes les affections qu'elle avoit eiies au péché, et la déterminent a ne vouloir plus pécher : et Ihors elles s'appellent attritions des pœnitens. Que si elles ne sont pas si puissantes qu'elles nous desengagent du tout de l'affection du péché, ou elles ne sont pas attritions, ou elles sont attritions des impœnitens : car, par exemple, n'arrive-il pas maintefois qu'un homme se repentira estrangement d'un péché, comme d'avoir battu son père ou sa mère, par ce que la difformité de ce péché, et Ihorreur, et mesme les exaggerations et véhémentes reprehensions d'iceluy quil ouira dire a un bon praedicateur, le toucheront, et néanmoins ne se repentira nullement de la fornication quil a com- mise ? Il y a des péchés desquelz la vilenie et le malheur est plus sensible que des autres, et comme souvent ilz sont plus attrayans que les autres avant quilz soyent commis, ilz desplaysent aussi plus fort estans perpétrés. Tel qui a le bien d'autruy et ne le veut nulle- ment rendre ne laissera pas d'avoir des grans remors et extrêmes repentances d'avoir tué un homme ; la cholere l'a transporté, ell'est passée, et i^ar conséquent la repentance est aysee. Cet autre va au vice charnel ; la convoytise l'y a porté, ell'est passée, il s'en repent aysement : mays la vangeance, l'envie, la mesdisance il ne la peut laisser. On craint plus d'estre damné pour des certains péchés que pour d'autres, .et partant la repentance en vient plus tost que des autres. Or cett'attrition imparfaite, et qui n'est que pour certains péchés, elle ne suffît nullement a la vraye pœnitence, car, comme dit le sacré Concile de Trente, elle doit estre de tous les péchés passés et forclorre tous les péchés a venir ; et Ihors, avec le tressaint Sacrement (g) elle suffît, mais sans iceluy il faut avoir l'absolue contrition. En fin donq, nous pouvons détester le péché, non pour l'endom- magement quil fait a nostr'ame delaquelle il souille la beauté, défigure l'image divine, non pour (h) le désir d'avoir le Paradis, non pour la crainte d'estre damnés, mays par ce que le péché ofïence Dieu qui est souverainement bon, et souverainement bien aymable et souverainement bienaymé. Et Ihors, Philothee, . . .  (g) Sacrement — fde PœnitenceJ (h) non pour — fl'esperance que nous avons...]  372 Traitté de l'Amour de Dieu  (chapitre xx)  (p. 157.) Et comme nous voyons que le vin theriacal ne s'appelle pas theriacal par ce que la theriaque en elle mesme soit meslee avec ce vin, mais seulement par [ce] que la vertu et propriété de la theriaque (P- 156.) y est, et quil la contient et l'a en soy ; de mesme la repentance, quand ell'est excellente, ne contient pas tous-jours l'amour en luy mesme et selon son action, mais ('0 bien que quelquefois l'amour ne se treuve pas en la repentance selon son action propre, il y est néanmoins tous-jours en sa vertu et propriété. Car la souveraine bonté de Dieu estant le motif de nostre repentance, elle luy donne le mouvement, car elle ne seroit pas le motif si elle ne donnoit le mouvement : or, le mouvement que la bonté donne c'est le mouvement de l'amour, or le mouvement de l'amour c'est le mouvement d'union ; c'est pourquoy la vraye repentance, bien quil ne soit pas ad vis et qu'on n'y voye pas l'amour, nean- (p. 157.) moins ell'a le mouvement d'amour, et unit a Dieu. C'est pourquoy, comme le vin theriacal n'est pas appelle theriacal pour avoir la substance de theriaque, mais seulement la vertu et l'opération de la theriaque contre tous venins, aussi la repentance amoureuse n'est pas appellee amoureuse pour avoir tous-jours la substance et propre action de l'amour, mais par ce qu'elle contient, ou l'action propre de l'amour, ou la vertu, le mouvement et l'opération de l'amour, qui est de reunir l'affection et la volonté a Dieu très estroittement et inséparablement. Et ne faut pas treuver estrange, Philothee, que la vertu et force de l'amour naisse dedans la repentance avant que l'amour y soit du tout formé, [puisque nous voyons] que par la reflexion des rayons du soleil dardés sur (b) la glace d'un mirouer, la chaleur, qui est la vertu et propriété du feu, s'augmente petit [a petit] si fort, qu'en fin, avant qu'elle produise le feu elle brusle, en sorte que commençant a brusler elle produit le feu ; ainsy l'ame qui considérant la souveraine Bonté reçoit les rayons de ses attraitz.  (a) mais — [quelquefois elle contient seulement sa vertu. ..J (b) du soleil — battans contre  Manuscrit de la première rédaction (Livre II) 373 fayt reflection sur soymesme et sur ses péchés [avec une certaine chaleur] affective, qui est la propriété de l'amour, lequel par après jette ses flammes et fait son action manifeste et son opération formée. L'amour donques est tous-jours avec la vraye repentance ou en la vraye repentance. Il est avec elle, quand par la propre action de l'amour nous venons a repentance ; il est en elle, quand l'amour ne paroist voirement pas en la propre forme et condition de son action, mais il agit néanmoins en la repentance, ou sa vertu, force et propriété pour luy. (c) Et cet amour qui donne mou- vement a la repentance est un vray amour, mais non encor parfait, jusques a ce que son mouvement soit en son plus haut degré ; car alhors, soudain l'amour parfait est produit en l'ame, c'est a dire la tressée vertu de charité qui rend l'ame toute chère a son Dieu. Lhors la repentance a son dernier effect et commence a mériter la vie éternelle, comme estant jointe et meslee avec la charité. Or cette sainte contrition amoureuse se procure en cette sorte. i"S On considère combien Dieu est bon, et combien il est aymable pour cette bonté : O Seigneur, que vous estes bon ! Confesses, confesses, o mon ame, a vostre Dieu quil est bon, qu' éternelle est sa miséricorde. 2. On considère que par le péché on offence cette divine bonté, on la mesprise, on se sépare d'elle pour se joindre a la créature, on la quitte, et autant quil est en nous on la rejette. 3. On considère combien on est coulpable de cette coulpe : Estonnés vous, deux, et que ses portes se désolent extrêmement, car mon ame a fait deux maux ; elle vous a quitté, o Dieu étemel, vous qui estes la source inespuisable des eaux vives de toute bonté, et se retourne du costé de la créature pour foiiir (d) et creuser des puis, puis crevassés et dissipés qui ne peuvent contenir aucunes eaux de vray contente- ment. C'est moy. Seigneur, qui ay péché, qui ay mesprise vostre amour, vilipendé vostre bonté et rejette vostre grâce. 4. (e). . . .  (c) pour luy. — • fOr ceci se fait parce que l'amour sert de motif a la repentance...] (d) pour fouir — [et chercher des eau.x...J (e) vostre grâce. 4. — [O Seigneur, /'ay péché. ..\  374  Traitté de l'Amour de Dieu  (livre IV, CHAPITRE II)  (p_ 220.) . . .il engendre la mort. [Il y a donq un péché qui n'engendre] pas la mort, et partant qui n'est pas mortel ; et néanmoins il est péché, et partant il desplait a la charité, non comme chose qui luy soit contraire, mais comme chose qui est contraire a ses actions et a son excellence, a son progrès. Le péché mortel n'abolist pas la lumière naturelle, mais il la tient prisonnière, captive et esclave, en sorte qu'elle ne fait pas son opération ; comme dit le grand Apostre, que les Philosophes detenoyent /a vérité en injustice.Tpaxce queconnoissans la vérité d'un seul Dieu Hz ne le glorifioyent pas comme Dieu, ains cachoyent et retenoyent l'efÊcace de la vérité dans la multitude de leurs vices. Ainsy, certes, le péché véniel n'extermine pas la charité, ains seulement il la tient captive, prisonnière et esclave, et comme (p. 221.) accablée, en sorte qu'elle ne puisse pas exercer sa douce activité et aimable promptitude pour produire la multitude des saintes actions (p. 220.) qu'elle désire. En somme, les péchés venielz diminuent la charité en son exercice et non en sa substance, c'est a dire ilz ne diminuent pas la charité, mais l'exercice d'icelle, et notamment en ce que la charité requiert que nous rapportions nos actions a Dieu. Or, le péché véniel nous fait porter et rapporter (a) (p. 221.) ... aux actions contraires a la charité car qui se plait a mentir par joyeuseté, il se dispose a mentir en tous sujetz, et qui se plait au simple courroux, est grandement incliné au courroux desreglé et dommageable. Certes, nous ne changeons pas d'esprit quand, estans assoupis de l'appétit de dormir, nous ne sçavons presque ce que nous faysons, et quand, estans bien esveillés, nous discourons sagement sur nos affaires ; mais pourtant il semble que nous en ayons moins quand nous en avons moins l'usage, dautant que d'avoir une chose et n'en point user c'est l'avoir en vain. Et en somme, la charité, qui nous est donnée pour agir selon la volonté de Dieu, n'arreste guère en un cœur qui ne l'employé pas : ou ell'agit ou elle périt ; elle veut avoir des enjans, comme Rachel,  (a) [Le haut de la page est coupé dans l'Autographe.]  Manuscrit de la première rédaction (Livre IV) 375 ou mourir. Si que ces âmes paresseuses et addonnees a leurs playsirs extérieurs ne gardent guère la charité, car ne pouvans guère demeurer en cette vie mortelle sans beaucoup de tentations, et ces vilz espritz ne s'exerçeans guère aux armes spirituelles, ni ne veillans pas sur leurs affections, elles se laissent aysement surprendre au péché ; et comme  (chapitres V, Vl)  . . .si, au contraire, la mère perle tient son ouïtre fermée, les goustes (P- -35-) ne laisseront pas de tumber sur elle, mais non pas dans elle. Et dites moy, Philothee, de quoy peut on accuser le ciel en cette diversité d'evenemens ? a-il pas envoyé sa rosée et ses influences sur l'un'et l'autre mère perle? pourquoy donq l'une a elle par effect produit sa perle, et l'autre non ? (a) Il n'y a rien en celle qui l'a produit qu'elle ne doive reconnoistre du ciel, non pas mesme son ouverture par laquelle ell'a receu la goutte ; car, sans la souefve fraicheur de la rousee et le sentiment des premiers rayons de l'aube qui l'ont doucement excitée, elle n'eut pas ouvert son escaille. Mays comme celle qui s'est emperlee et comm'engrossee de sa chère geniture s'en peut voirement donner de la joye et non pas de la louange, ainsy celle qui demeure stérile n'en peut accuser le ciel, qui avoit esté autant libéral envers elle quil estoit requis pour la rendre enceinte de la perle : tout le manquement vient d'elle, et s'en doit donner tout le blasme. Oyes cette parabole, je vous prie, Philothee. Deux hommes (p. 229.) dormoyent a l'ombre d'un buysson ; mays tandis quilz sont là, ou la lassitude et la fraicheur de l'ombre leur tient les yeux bandés, le soleil s'avançant sur eux leur porta droit aux yeux ses rayons du midi, et par l'éclat de sa splendeur et par la chaleur qui en provient, il force l'un et l'autre a s'esveiller. Mays l'un, a son réveil, ouvrant les yeux, void une gratieuse campaigne et cueille plusieurs beaux fruitz qu'il y void espars sur divers arbres ; puis, tirant son chemin, va heureusement en sa mayson. L'autre aussi fut vivement touché de  (a) l'autre non ? — [Celle qui l'a produit n'a rien de quoy...J  376 Traitté de l'Amour de Dieu la clarté et chaleur du soleil, qui W au travers de[ses] paupières fait certaine transparence comme des petitz esclairs autour de la prunelle de ses yeux fermés ; mais non seulement il n'ouvre pas les yeux, qu'au contraire, tournant le dos au soleil, il met sa face en terre, et se rendormant, passe-la sa journée, jusques a ce que, se voyant surpris de la nuit, il se plaint par des cris effroyables de quoy il demeure exposé a la merci des loups, ou mesme des lions rugissans, si toutefois ceci arriva en Afîrique. Qui ne void, ma chère Philothee, que si le premier de ces deux voyageurs se vantoit de s'estr'eveillé, d'avoir esté esclairé, d'avoir veu, comme si cela luy estoit arrivé de son industrie, on se mocque- roit de luy et on luy diroit : Misérable, es tu allé quérir les rayons du soleil ? leur as tu donné la force d'esclairer ? est ce de toy quilz tiennent la propriété quilz ont de rendre les choses visibles, et de donner aux yeux la commodité de voir ? Il est vray que tu pouvois t'empescher d'ouvrir tes yeux, mays il n'est pas vray que sans eux tu les eusses ouvertz, ains il est vray que c'est eux qui te les ont fait ou\T:ir : ilz t'ont rendu voyant, et tu ne les as pas rendu visibles. Tu n'as pas résisté a leur clarté, il est vray, mais ilz t'ont fort aydé a ne point résister : ilz sont venus a toy, ilz se sont fait entrevoir a ta prunelle au travers de ta paupière, ilz t'ont pressé par leur chaleur a leur faii'e place, et sont allés, comme par amour, dessiller tes yeux et ouvrir tes paupières. Tu dois confesser tout cela, et bénir le Créateur du soleil qui luy a donné une si aymable et amiable activité et opération. Mays, au contraire, si le second se plaignoit du soleil et disoit : Hé, qu'ay-je fait au soleil pour quoy il ne m'ayt pas fait voir sa lumière comm'a mon compagnon, afïin que je fisse mon voyage et (p. 230.) ne demeurasse pas icy en ces effroyables ténèbres ? dites-moy, Philothee, ne prendrions nous pas la cause du soleil en main, et ne dirions nous pas a cet insensé : Chetif ingrat que tu es, qu'est ce que le soleil pouvoit faire qu'il n'ayt fait ? les faveurs quil t'a faites ont esté de son costé esgales a celles de ton compaignon ; que si les mesmes effectz ne s'en sont pas ensuivis, c'est que tu en as empêché la production : le soleil t'a abordé avec une lumière égale, il t'a touché des mesmes rayons, il t'a jette une mesme chaleur ; et, malheureux que tu es, tu luy as tourné le dos pour dormir ton saoul.  (b) qui — fluy fait mesme quelque sorte d'eloyses, d'esclairs...J  Manuscrit de la première rédaction (Livre IV) 377  {chapitre vi)  Car, disent les uns, si la grâce et miséricorde de Dieu fait le **j^ commencement, le progrès et la fin du salut des esleuz, (a) sil eut donq pieu a Dieu de faire autant de grâce aux repreuvés et d'avoir autant de miséricorde pour eux quil en a eu pour ceux quil luy a pieu de sauver, ilz se fussent aussi bien convertis (b) a l'exercice du tress* amour, et par conséquent au salut, (c) Car, puis que le salut dépend de la grâce, pourquoy blasmera on de leur perte ceux qui n'ont pas eu la grâce sans laquelle ilz ne pouvoyent éviter de périr ? Mays sil est ainsy, disent les autres, que les repreuvés sont rejettes de la gloire par ce quilz ont rejette la grâce, silz sont abandonnés a la malédiction par ce quilz ont abandonné la béné- diction, donques les esleuz ont une grande part a Ihonneur de leur salut par ce quilz ont consenti a la grâce, ont coopéré a l'inspiration et secondé le mouvement céleste. Et c'est une excuse vulgaire de l'indevot, quil ne peut aymer Dieu autant quil desireroit, par ce que Dieu ne luy en fait pas la grâce ; (d) et une tentation asses ordinaire, de penser que les devotz puissent rapporter leur dévotion a leur diligence et leur diligence a leur gloire particulière, comme silz avoyent rendue la grâce effective et vigoureuse pour faire son opération en eux. (ej . . .et a poussé en elle l'eau cordiale de l'inspiration, laquelle faysant (pp. 232, 233.) son opération l'a remise en sentiment et revigorée : qu'y a-t-il en tout ceci qu'elle n'ayt receuPQue si elle repliquoit qu'au moins elle a receu les remèdes : Ingrate que tu es, luy dirois-je, il est vray, tu as receu  (a) des esleuz, — il tient donq a la divine providence... (b) convertis — [et sauvés, ilz eussent aymé, et reduitz...J (c) au salut. — [Pourquoy est ce que la grâce n'a pas esté aussi forte pour les tirer...] (d) la grâce ; — [comme c'est une vantance ordinaire de l'indiscret... suggestion asses ordinaire de l'amour propre, que la difierence quil y a entre le dévot et l'impœnitent provient de ce que le dévot a la gloire... qui a, ce semble, donné a la grâce la vertu et l'efficace d'opérer en luy...J (e) [Le bas de la page est coupé dans l'Autographe.]  378 Traitté de l'Amour de Dieu les remèdes ; mais recevoir du bien n'est ce pas a l'indigent et souf- freteux ? ne suffit il pas pour t'oster tout sujet de vanité que tu n'as rien que tu n'ayes receu ? Ouy, chetifve créature, tu as tout receu ; et ce que tu ne considères pas, c'est que tu as receu le pouvoir mesme de recevoir, qui est un bienfait très particulier de ton Sauveur : car sans luy, non seulement tu n'ouvrois point la bouche, tu ne pensois point a ton salut, mais tu ne pouvois pas y penser, tant les ressortz du mouvement de ton ame estoyent empeschés du catharre de ton iniquité. Que si (f) tu n'as pas résisté a la faveur céleste comme tu pouvois faire : (g) O insensée, tu n'as pas résisté, et tu le pouvois faire ; mays n'es tu pas misérable de t'attribuer ta guerison et ta vie par ce que tu ne t'es pas tuée et précipitée ? es tu bien si forcenée que de penser obliger ton Bienfacteur par ce que tu n'as pas rejette son bienfait, et ne l'as pas offencé tandis quil t'obligeoit en te secourant ?  (chapitre vu)  (p. 237.) ... (a) verra clairement quil confesse que la volonté de Dieu a eu des grans motifs et fortes raysons au décret de ce repoussement du peuple Juif, (bj mays quil ne faut pas néanmoins en faire la recherche, ains que nous  (f) Que si — [tu me dis qu'au moins tu as consenti...] (g) jaire : — fil est vray, luy dirois je encor...J (a) \... ne veut rendre, ni ne veut que nous cherchions aucune autre rayson de cette réprobation sinon... ains que nous nous arrestions en toute révérence au bon playsir de Dieu. Et certes, qui considérera l'intention et les paroles de ce grand Apostre, il verra quil ne nie nullement quil n'y ayt point de rayson de la volonté de Dieu, mais veut pourtant que nous n'en facions pas la recherche...] (b) du peuple Juif, — [mais que la recherche d'iceux n'est pas de nostre considération, et que nous devons admirer amiablement...]  Manuscrit de la première rédaction (Livres V, VI) 379  (livre V, CHAPITRES II-IV)  C'est une des forces de l'amour L'amour est fort comme la (Chap. m, p. 267.) mort, il tristesses de la mort. Cette attraction que l'amour (Cf.l.III,c.x,p.2oo.) [fait] de son Dieu a soy est pareille a celle que fait le petit enfant [des mammelles] de sa mère ; sinon que les mammelles des mères taris- sent et dessèchent petit a petit, la ou la fontayne des perfections divines estant inespuisable et infinie ne diminue point, mais demeure tous-jours autant fœconde comme sil ne s'en tiroit rien. Ainsy, dit (Liv.V,c. ii.pp. 260, cett'ame sacrée : Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche, inspirant ^^ ' ^ ' ",02 '^ ^'' en moy le spiracle de la vie amoureuse, car ses mammelles sont meilleures que le vin ; comme si elle vouloit dire : [Que je vive de ses] mammelles ; car comme les mères donnent leur lait Sauveur me communique par sa bouche admirable ? Il est meilleur que le revigore comme Secondement, la commisération prend sa grandeur de celle [de] {Liv.V,c. iv,p.269.) l'object, car si les douleurs que nous voyons en autruy sont extrêmes, pour peu que nous l'aymions nous en avons pitié. Ainsy Caesar pleure sur Pompé, et plusieurs des filles de Hierusalem pleuroyent sur Nostre Seigneur, bien que une partie d'entr'elles ne luy eusse pas grande affection. Troysiesmement, la commiséra- tion s'aggrandit beaucoup par la présence de l'object misérable : c'est pourquoy la pauvr'Agar s'esloigne de son Ismael languissant, pour alléger en quelque sorte la douleur de compassion qu'ell'en (p. 270.) avoit ; et au contraire, N. S' s'approchant de Hierusalem pleure, et voyant le sépulcre ou estoit le Lazare.  (livre VI, CHAPITRE l)  . . .Car le langage de l'amour est commun quant aux paroles, (p. 305) mais quant a la façon il est si particulier que nul ne l'entend que  380 Traitté de l'Amour de Dieu celuy que l'amour mesme instruit ; et par une parole les amans signifient cent choses, ou silz ne signifient qu'une chose ilz la signifient si excellemment et avec tant de circonstances que c'est merveilles. Le nom d'ami, (a) estant dit en commun ne veut dire qu'une très simple amitié, mais dit a l'oreille, en secret, il veult dire merveilles, et a mesure quil se dit plus secrètement et particu- lièrement, plus il est doux et aymable. Outre cela, l'amour parle plus avec les yeux et la contenance qu'avec le reste ; voyre mesme le silence et la tacitumité luy sert de parole. Mon cœur vous l'a dit, ma face vous a cherché ; je chercheray, Seig'', vostre face. Mes yeux se [sont] presque escoulés, disans : quand me consoleras vous? Bref, le langage d'amour ne consiste pas es paroles, mais es regars, es souspirs, es contenances, voire mesme (p. 306; cf. p. 303.) au silence : c'est pourquoy la théologie mistique ne consiste pas a ouïr parler de Dieu, ni a lire, ni a escrire de Dieu, mais a ouïr parler Dieu, a sentir ses mouvemens, ses inspirations et ses clartés ; ni nous ne parlons pas de Dieu seulement, mais a Dieu ; c'est a luy a qui on parle de luy, et c'est luy qui parle de soy mesme a nous. Douce et admirable science, qui s'apprend par conférence avec son objet, en le savourant et goustant ! Or il y a divers degrés de cette théologie mystique, ou bien de l'oraison, que je marqueray brief- vement.  (CHAPITRE II) DU PREMIER DEGRÉ DE l'ORAYSON, NOMMÉ MEDITATION (p. 306.) Ce mot est fort usité en l'Escriture Sainte, et ne veut dire autre chose qu'un'attentive, longue ou réitérée pensée, propre a pro- duire des afiections en l'ame. Et par ce que les affections, quand elles sont fortes, produisent fort souvent des actions conformes, la méditation mesme produit par l'entremise des affections plusieurs actions : or elle se fait pour le bien et pour le mal. Au premier Psalme, l'homme est dit bienheureux, qui a toute son affection en la loy du Seigneur et qui méditera en la loy d'iceluy jour et nuit ; c'est a  (a) d'ami, — [de frère, J  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 381 dire, qui désirant observer la loy de Dieu, (a) il la méditera jour et nuit, affin que de la source de la méditation proviennent des ruis- seaux continuelz d'affections, et des affections s'en ensuivent les actions. Mays au second Psalme, ell'est prise en mauvaise part, pour l'attentive et ordinaire pensée des rebelles contre la fidélité deûe a N. S. le Roy Jésus : Pour guoy ont frémi les nations, et les peuples pourquoy ont Hz médité choses vaines? Or néanmoins, par ce qu'en l'Escriture S'^ ce mot est pris le plus souvent en bonne part, pour l'attentive pensée qu'on a aux choses saintes pour s'exciter a les aymer, il est maintenant ordinairement tenu pour saint, a esté canonizé par le commun consentement des Théologiens, aussi bien que celuy d'ange et de zèle, comm'au contraire, celuy de daemon et de dol a esté diffamé; si que maintenant, quand ceux qui traittent des choses divines parlent de la méditation, ilz entendent celle qui est sainte, et par laquelle on commence la théologie mystique. Saches donq, Philothee, que toute pensée n'est pas méditation : car, quand nous pensons a quelque chose sans aucun dessein de (P- 3o7) tirer prouffît de nostre pensée, nous faysons une simple pensée, et pour attentive qu'elle soit, elle n'est autre chose que pensée ; que si nous pensons attentivement a quelque chose pour apprendre les causes, les effectz, les circonstances, cette pensée est nommée estude ; mays quand nous pensons a quelque chose, non pour apprendre et nous instruire, mais pour nous affectionner en icelle, cela s'appelle méditer. Ainsy plusieurs prennent playsir a faire des cogitations sur divers objetz, et sont tous-jours songears et attentifs, et ne sçauroient dire pourquoy; ains, la plus part du tems, ilz sont attentif z par inadvertence, et s'ilz pouvoyent ilz ne feroyent nullement telles pensées, ni n'y prendroyent playsir, qui souvent mesme leur sont désagréables ; tesmoin celuy qui disoit : Mes cogitations se sont dissipées, tormentant mon cœur. Plusieurs pensent pour apprendre et devenir sçavans, mays peu de gens méditent. La pensée et l'estude est de tous obiectz, mais la méditation, ainsy que nous en parlons Gerson, de myst. , . ' . , , Theol. part. 4. mamtenant, n est qu'es objectz la considération desquelz nous peut rendre meilleurs et plus devotz. La pensée est comme les mousches, qui volent ça et la sur les fleurs sans amour ni dessein ; l'estude comme les hanetons, qui mangent les feuilles et les fleurs indistinc- tement pour en vivre ; la méditation comme l'abeille, qui de toutes les fleurs n'en retire que le miel qu'ell' emporte. Par la méditation, donques, nous ruminons un objet bon, le (p- 310)  a) la loy de Dieu, — faffin de persévérer en icelle...J  382 Traitté de l'Amour de Dieu remaschant maintefois pour le savourer et en tirer la nourriture (p. 309.) intérieure. Et c'est pourquoy celuy qui avoit dit : Je mediteray comme la colombe, pour exprimer d'autre façon sa conception il dit : Je repenseray, o mon Dieu, toutes mes années en l'amertume de mon ame ; car méditer n'est autre chose que repenser souvent en une chose pour quelque dessein qui regarde l'affection.Ainsy au Deut. 8. t- 5. Moyse avertit le peuple quil repense en son cœur les grâces parti- culières que Dieu luy avoit faittes, a/fin, dit il, que tu observes ses comm,andemens et que tu chemines en ses voyes.etque tu le craignes; et Dieu luymesme, Jos. i. 7. 8, dit a Josué : Tu méditeras au livre de la Loy jour et nuit, afjîn que tu gardes et faces ce qui est escrit en iceluy; alhors tu dresseras ta voye et l'entendras. Ce qu'en l'un des passages est exprimé par le mot de méditer, en l'autre il est proposé (p- 30/-) par le mot de repenser, par ce que la méditation n'est autre chose qu'une pensée réitérée, attentive et entretenue volontairement ; et (p- 309.) affin qu'on sache que la méditation tend a esmouvoir les affections (p. 310.) et a produire les actions, en l'un et en lautre passage il est dit quil faut méditer et repenser en la loy de Dieu pour l'observer. En ce sens l'Apostre nous exhorte, Heb. 12. t- 3 : Repenses a Celuy qui a souffert un telle contradiction ou persécution des pécheurs, affin que vous ne vous lassies, manquans de courage ; quand il dit repenses, c'est autant comme sil disoit médites, considères diligemment. Mais pourquoy veut il que nous repensions et méditions en N. S' qui a tant souffert ? Non certes affin que nous devenions sçavans, mais affin que nous devenions patiens comm'il l'a esté. Ainsy le s* Psalmiste : O comme ay-je ay me' vostre loy , Seigneur! c'est tout le jour mameditation: on ne peut discerner sil veut dire quil a aymé la loy par ce quil l'a méditée tout le jour, ou sil veut dire quil l'a méditée par ce quil l'a aymee ; car l'un'et l'autre suite est bonne. Nous méditons volontier ce que nous aymons, et par la méditation nous proufîitons en l'amour. La méditation n'est autre chose que le ruminement mystique, requis pour n'estre point immonde, Levit. 11. f. 3. 4. 5 ; Deut. 14. r. 4. 5. 6 ; car si nous recevons les mystères par la foy, et nous ne les considérons pas attentivement pour nous exciter a l'amour, nous mangeons spirituellement, mais nous ne ruminons pas, et sommes immondes. Or toute la sainte doctrine, dit (b) une des dévotes bergères qui accompagnoyent la céleste SuUamite, ell'est comme un vin prœcieux, digne non seulement d'estre beu par les  (b) dit — [cette petite dévote des Cantiques...]  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 383 bergers et docteurs, mais d'estre savouré, et par manière de dire, masché et ruminé ; Cant. 7. y. g. Ainsy Isaac, Gen. 24, qui estoit un animal net et pur, sortait devers le soir pour méditer, pour prier ou se retirer en Dieu, pour conférer avec Dieu, pour exercer son esprit en Dieu, pous s'aliéner de soy mesme ; car les plus sçavans interprètes expliquent ainsy ce passage : Parap. Cald. ; Hieron. ; Amb., 1. de Isaac, c. i ; Aug^, q. 69 in Gen. ; Vatablus. En la méditation l'ame fait comme l'abeille, laquelle voletant ça et la sur [les fleurs, non a l'adventure mais a] dessein, non pour se recréer (c) . . .et l'ayant treuvé elle le succe, le tire, le savoure, s'en charge, (p- 311) le réduit en son cœur, met a part ce qu'elle void luy estre plus nécessaire, et fait les resolutions convenables pour le tems de la tentation. Ainsy voyes vous es Cantique des Cantiques cette abeille mistique, l'ame royale de cette divine amante, voleter tantost sur les yeux, tantost sur les lèvres, tantost sur les joues, tantost sur la cheveleure de son Bienaymé pour tirer de tout ce qu'elle y treuve de rare des goustz, des suavités, des contentemens et des passions amoureuses ; elle médite en cette sorte, car elle va espluchant et (d) remarquant toutes choses en particulier pour se provoquer al'aymer. Or en cett'action, Philothee, elle parle avec Dieu, elle l'interroge, elle souspire, elle aspire, elle reconnoist la grandeur de Dieu et sa misère propre, ell'admire ; et Dieu l'inspire, luy touche le cœur, respand des clartés et lumières sans fin : si qu'en cette conversation et colloque se commence la s*® théologie mistique, car l'homme commence par la a savourer Dieu et a connoistre sa douceur et suavité nompareille.  (chapitres III, IV) DU SECOND DEGRÉ DE L'ORAYSON, NOM.MÉ CONTEMPLATION La méditation ne semble avoir qu'une seule différence d'avec l'estude, qui consiste en la fin ; car l'estude tend a nous rendre plus doctes, et la méditation a nous rendre plus affectionnés a Dieu.  (c) [Le bas de la page est coupé dans l'Autographe.] (d) et — ffouïllantj  384 Traitté de l'Amour de Dieu (p. 312.) Mays entre la méditation et la contemplation il y a trois grandes différences. Car premièrement, nous méditons principalement affin de nous provoquer a l'amour de Dieu, mays nous contemplons par ce que nous aymons ; car après que nous avons treuvé l'amour par la méditation, cet amour nous fait treuver une si grande douceur en la chose aymee, que nous ne pouvons nous saouler de regarder et voir la chose aymee : le désir d'obtenir l'amour nous fait méditer, et l'amour obtenu nous fait contempler. (p. 314) L'amour presse les yeux a regarder tous-jours plus attentive- ment, et la veûe presse le cœur d'aymer tous-jours plus ardem- ment ce Bienaymé. (Chap. IV.) Mays qui a plus de force, ou l'amour pour faire regarder ou le regard pour fair'aymer ? Certes, également. Il est vray que le regard ayant excité l'amour, l'amour ne s'arreste pas es bornes jusques auxquelles le regard l'a poussé, car en ce monde nous pouvons avoir plus d'amour que de connoissance ; dont S* Thomas . q.82. a. 3. ad 3. asseure que « les plus simples et les femmes abondent en dévotion, » (p. 315.) et sont ordinairement plus capables de l'amour de Dieu. S* Bonaven- ture, interrogé si une pauvre simple femme pourroit autant aymer Dieu que luy, respondit qu'oûy ; dont S* Gilles fit un 'exclamation admirable, quil faut voir, comm'encor ce que l'abbé de S* André de Verceil dit a S* Anthoine, qui est es Chroniques, sur ce sujet, (a) Mays comme se peut-il faire que l'amour passe la connois- sance ? car la volonté ne se peut porter qu'aux choses conneûes.  (a) [La leçon suivante, écrite sur une page détachée, a dû faire partie d'une autre rédaction de ce chapitre.] Le fameux abbé de S' André de Verceil, maistre de S' Anthoine de Padoûe, fau troysiesme chapitre de...J en ses Commentaires de S' Denys> répète plusieurs fois que l'amour pénètre jusques ou ne peut pénétrer la science extérieure, et adjouste quil est arrivé [a] « plusieurs Evesques de pénétrer les très hautz misteres de la Trinité, quoy quilz ne fussent pas doctes ; » et admire sur ce sujet son disciple s' Anthoyne de Padoiie « qui, sans science mondayne, avoit une si profonde théologie mistique, que comme un autre S' Jean Baptiste il estoit une lampe ardente. » Chron. de st F. 1. 4. [al. 5,] c. 5. « Le B. f. Gilles dit un jour a S' Bon.: O que vous estes heureux, vous autres doctes, car vous sçaves beaucoup de choses par lesquelles vous loiies Dieu ; mays nous autres ignorans et idiotz que ferons nous ? Et S' Bon. respondit : La grâce de pouvoir aymer Dieu suffit, dautant que l'amour est plus aggreable a Dieu qu'aucune autre chose qu'on luy puisse offrir. Mays, mon Père, répliqua f. Gilles, un ignorant peut il autant aymer Dieu qu'un lettré ? Il le peut, dit S' Bon., ains je vous dis qu'une pauvre simple femme peut autant aymer Dieu qu'un docteur en Théologie. Lhors f. Gilles, tout en  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 385 Il est vray, la volonté ne connoit pas le bien que par l'entremise (p. 316. [de] l'entendement ; mais après qu'elle l'a conneu, elle mesme en sent le playsir, et le playsir la porte plus avant en l'amour : si que en mangeant, l'appétit va croissant. La connoissance est requise a la production de l'amour, car jamais la volonté ne sçauroit aymer une chose qu'elle ne connoist pas, et a mesure que la connoissance croist, nostr'amour s'augmente davantage, sil n'y a rien qui empesche son mouvement naturel. (Cela s'entend pourveu que ce soit une connoissance attentive, car les autres connoissances ne font rien sur la volonté, sinon peut estre la délecter en elles mesme). Mays pourtant il arrive souvent que la volonté esmeiie par la connoissance passe plus avant, et par le propre playsir qu'elle ressent d'estre appliquée a son object aymable elle s'avance extrêmement en l'amour ; n'ayant plus besoin pour cela de l'action [de] l'entendement, ains seulement de la force du sentiment qu'ell'a de son bien, duquel l'union l'attire puis- samment a soy par la propre jouissance. Ne voyons nous pas, Philothee, que la cholere esmeûe par la connoissance de quel- qu'injure fort légère, si promptement elle n'est bridée, elle passe tout outre et devient infiniment plus grande que le sujet ne requiert ? La connoissance donne la naissance aux passions, mais non pas la mesure. Ammon se meurt pour Thamar : comment ^*^, est ce que cest amour a pris un tel accroissement ? Ce n'est pas par la connoissance, sans doute, car il ne l'avoit point excessi- vement admirée ; que si l'entendement fut allé de pair avec la volonté, a mesme que la volonté estoit transportée a cett'extre- mité d'amour, l'entendement eut esté transporté en l'extrémité de l'admiration. La crainte estant esmeiie par l'appréhension de quelque mal futur et evitable, comme croist elle ! quelle mesure luy peut on donner ? ni a la tristesse, ni a l'espérance. Ainsy donques, l'amour en ce monde ne suit pas tous-jours la conuois- (p- 316) sance, ains la laisse bien souvent en arrière et s'avance sans  ferveur, s'escria : Pauvre et chetifve femmelette, ayme ton Sauveur Jésus Christ, et tu pourras estre plus que f. Bonaventure ! Et la dessus il demeura trois heures en ravissement ; 1. 6. [al. 7,] des Cron. c. 14. Pour le chapitre de la contemplation, s' François agenouillé passa toute la nuit en ces paroles : « Vous estes mon Dieu et toutes choses ; » lesquelles il inculqua toute la nuit, ainsy que f. Ber. de Quintavalle l'entendit ; 1. i. des Cr. c. 8. Parce qu'on demande l'aumosne pour l'amour de Dieu, s' François disoit que le prix estoit fort disproportionné, et que c'estoit une extraordinaire prodigalité d'offrir l'amour de Dieu pour un'aumosne. Il 25  386 Traitté de l'Amour de Dieu mesure ni limite quelcomque devers son object, principalement quand l'object est infiniment aymable. Adjoustes que nous autres Chrestiens n'appliquons pas nostre volonté par la connoissance du discours, ni de la doctrine et science, mais par la connoissance de la foy, laquelle nous asseu- rant de l'infinité de la bonté divine, nous donne asses de mou- vement pour nous la faire aymer de tout nostre pouvoir, encor que nous n'en ayons que cett'obscure mais certaine connoissance. Et comme nous voyons que l'on creuse et fouit la terre pour treuver les minières d'or et d'argent avec une peyne fort grande, employant une peyne présente et effectuelle pour un trésor espéré, et qu'une connoissance de simple conjecture nous met en un véritable travail, puis a mesure que nous en treuvons nous en cherchons tous-jours davantage et nous eschauffons davantage, ainsi, a mesure que nous aymons nous allons croissans en amour. Un bien petit sentiment esmeut et eschauffe la meute a la chasse et poursuite de la beste ; ainsi une connoissance obscure et environnée de beaucoup de nuages, comm'est celle de la foy, nous eschauffe infiniment, et un'obscure connoissance nous donne un amour extrêmement grand. O combien est il vray, ainsy que s* Augustin s'escrie, que « les indoctes ravissent les Cieux, » tandis que plusieurs doctes périssent en enfer ! ^*^ A vostre ad vis, Philothee, qui connoist mieux la bonté du via ; ou le médecin absteme qui n'en beut onques, ou le gromeur et taste vin de Grève (b) ? Celuy-la, sans doute, en sçait plus par discours, et celluy ci par expérience. ]Mays qui l'ayme plus ? qui l'estime plus ? Indubitablement celuy ci, qui, le savourant et expérimentant sa douceur, sa force res- jouissante, a un certain {p. 316.) motif pressant pour le bien aymer. Qui ayme plus la lumière et qui l'estime plus : ou celuy qui estant né aveugle et n'ayant jamais joiiy des effectz de cette noble clarté sçauroit néanmoins tous les discours qu'en font les Philosophes et toutes les louanges que les sçavans luy donnent, ou celuy qui avec une veûe bien claire sent et ressent l'aggreable splendeur d'un beau soleil levant ? Celuy-lâ, certes, en a plus de science, celui [ci] plus de jouissance ; celuy [la] en a une certaine connoissance morte, ou pour le (p. 317.) moins languissante, celuy ci une connoissance vive, animée, et qui respand dans le cœur un amour fort affectionné. C'est pourquoy, après que la connoissance de la foy nous a provoqué  (b) de Grcvc — [qui attend...]  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 387 au commencement de l'amour, la connoissance de l'expérience, par laquelle nous goustons, touchons et voyons la bonté de Dieu sous la conduite de l'amour, produit en nous un autr'amour plus grand ; puis cet amour un goust plus excellent, et ce goust un amour plus eminent. Et comme l'on void sous les eflfoitz des vens les vagues s'entrepresser l'une lautre et s'eslever plus haut, comm'a l'envi, par le rencontre l'une de lautre, ainsy l'amour aiguise le goust et le goust afîfîne l'amour. Ceux qui me goustent auront encor faim, et ceux qui me boivent auront encor soif. Qui goustoit plus Dieu, ou le bon Guillaume Ocham, que quelques uns ont estimé le plus subtil des mortelz, ou S^e Cath. de Gènes ou gte Angele de Foligni, pauvres et simples femmes ? Celles ci le connoissoyent par expérience, celuy la par science : or la connois- sance de l'expérience est celle la principalement qui excite l'amour. C'est la doctrine de S* Thomas, i. 2. q. 27. a. 2. ad 2, ou il apporte un 'instance inévitable : Nous aymons, dit-il, extrêmement les sciences avant que de les sçavoir, « pour la connoissance sommaire et confuse que nous en avons ; » « il en faut, » dit il, « dire de mesme de l'amour de Dieu. » La connoissance de la bonté applique la volonté a l'amour, mais despuis que l'amour est en train , il va par après croissant par le playsir quil reçoit et ressent, sans qu'il soit besoin d'autre persuasion ni connoissance. La connoissance du bien le fait naistre, mais estant nay il vit et croist par la délec- tation qui l'attire et luy donne force ; ainsy que nous voyons es petitz enfans, auxquels il faut de la persuasion pour leur faire recevoir dans leurs bouches le miel et le sucre, mays despuis quilz l'ont tasté et senti la douceur, ilz l'ayment esperdument. Il faut pourtant bien advoiier que quand non seulement la volonté est delectee par son object, mais que l'entendement en connoist la bonté plus parfaitement, la volonté est bien plus fortement portée et attachée ; car ell'est poussée et tirée tout ensemble a son objet, (p. 318.) poussée par l'entendement, tirée par la délectation : et partant, « si l'homme » sçavant, dit S* Th., 2. 2. q. 82, a. 3. ad 3, « sousmet parfaitement son sçavoir a Dieu, par cela mesme la dévotion en est augmentée ; » tesmoignant [que] la science n'est point contraire de soymesme, ains est utile a la dévotion, et quand elles sont jointes ensemble elles s'entr'aydent admirableinent. Mays il arrive pourtant fort souvent que la science, par nostre misère, empesche la naissance de la dévotion dedans nos cœurs ; d'autant que la science emfle et enorgueillit l'homme, et l'orgueil est ennemi capital de toute vertu, mais particulièrement de la dévotion. L'eminente science des Cyprians, Augustins, Hilaires, Chrisostomes, Basiles, Gregoires,  388 Traitté de l'Amour de Dieu Cyrilles, et du mesme S' Thomas, a sans doute infiniment, non seulement illustré, mais affermi leur exquise dévotion ; comme réciproquement leur dévotion a extrêmement rehaussé et perfec- tionné leur science. Ce n'est donq pas par nature mays par accident, a cause de nostre vanité, que la science empesche la dévotion.  (chapitres V, VI) (a) Ceci appartient au chapitre de la contemplation (p. 322.) L'amour estant parvenu a la contemplation et au regard simple de Dieu, fait ce regard en l'une des deux façons. Ou bien il regarde seulement en gênerai la bonté divine qui occupe son cœur, sans penser nullement aux autres attributz, c'est a dire aux autres grandeurs ; comme si un homme arrestoit sa veùe sur le beau teint de son espouse sans estre attentif ni aux traitz ni au reste de la grâce de son visage, et Ihors il regarde tout le visage, car le teint estant respandu sur tout son visage, on ne le peut regarder qu'on ne voye tout, quoy qu'on ne soit pas attentif a tout : ainsy le cœur regarde la bonté divine, et bien qu'il voye en cette bonté la justice, la puissance, la sapience, il n'est néanmoins attentif qu'a la seule bonté. D'autrefois, il regarde plusieurs attributz et est attentif a les regarder, mais comme d'une veiie totalement uniforme et sans distinction ; comme celuy qui regardant l'espouse d'un seul trait d'œil quil feroit, passant sa veue des la teste jusques aux pieds, n'auroit rien regardé distinctement, quoy qu'il auroit tout veu atten- (p. 323.) tivement (b), et ne sçauroit dire autre, ni quel carquant ni quelle robbe elle porte, ni quelles bagues, ni quelz yeux, ni quelle bouche, ni quelles mains, ains sçauroit seulement dire que tout est beau et qu'ell'est toute belle : car ainsy on regarde la toute puissance, la toute justice, la toute sagesse de Dieu, non point distinctement, mays d'une simple veiie qui tire son regard d'un seul trait sur ces attributz, sans nulle interruption ; et néanmoins ne sçauroit dire rien en particuher, ains seulement en gênerai que tout est bon, quil  (a) [de l'orayson de recueillement et de quietudeJ (b) expressément  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 389 est tout beau, quil est tout desiderable , ainsy que Dieu mesme fit au (pp. 320, 321.) commencement du monde : car il vid la bonté de tout ce quil faysoit séparément et qu'un chacun ouvrage estait bon ; puis, d'un seul trait de son regard, il vid que tout estoit très bon. Autrefois, on ne regarde pas ni un seul attribut, ni tout ensemble, (p. 323.) mays une seule action ou un seul ouvrage de Dieu, et on demeure attentif a cela ; comm'en l'acte de bonté par lequel il pardonne les péchés, et Ihors on dit : Vous estes bon, Seig'', et en vostre bonté apprenes nioy vos justifications.  (chapitres vii-xi) DE l'ORAYSON de RECUEILLEMENT ET DE QUIETUDE Celuy, dit la m. Thérèse, en la 4. dem. c. 3. fol. 63, qui a laissé (p. 326.) par escrit que l'orayson de recueillement est comme quand un hérisson ou une tortue se retire au dedans de soy, l'entendoit bien ; hormis que ces bestes ci rentrent dedans soy quand elles veulent, mais le recueillement ne gist pas en nostre volonté, mais seulement quand il plait a Dieu de nous faire cette grâce. Car on n'entend pas parler de ce recueillement que tous ceux qui veulent prier doivent faire, rentrant en eux mesme comme l'enfant pro- digue, et retirant par manière de dire l'ame dedans le cœur pour parler a N. S. ; mais d'un recueillement qui se fait, non par le commandement de l'amour, mais en vertu de l'amour : c'est l'amour qui le fait luy mesme, et ne le fait pas faire. Or il se fait ainsy. Nostre Seigneur fait sentir a l'ame quil est (p. 327.) dedans elle, par une certaine suavité dont il la touche ; il respand un certain bien imperceptible dedans le cœur, lequel en estant touché, les puissances, voire mesme les sens de l'ame, par un certain secret consentement se retournent du costé de cet intérieur ou est le doux, suave et bienaymé Espoux. Car tout ainsy que les nouveaux esseims et jettons d'abeilles, lors qu'ilz veulent fuir et changer pais, sont révoqués et rappelles, ou par le son que l'on fait en battant doucement sur des bassins, ou par l'odeur du vin doux et emmiellé, ou par la senteur des herbes odorantes, en sorte qu'elles entrent par telz allechemens dedans les ruches ; de mesme N. S"", ou par une douce voix quil fait dans le fin fons du cœur, ou par  390 Traitté de l'Amour de Dieu certaine spéciale suavdté quil y produit, il rappelle et ramasse les facultés de l'ame, et les amorce pour penser a luy. (p. 326.) Il n'est rien de si naturel au bien que d'unir et attirer a soy. Nostre ame va ou est son amour et son trésor ; que si elle sent son (p. 327.) trésor au dedans de soy, elle se ramasse toute en soymesme et retire a soy toutes ses facultés pour le mieux posséder et savourer. Les facultés estant donques esparses et dissipées en variété d'occu- pations extérieures, ne retoumeroyent jamais d'elles mesmes au dedans de l'ame si elles n'avoyent quelque sentiment que le Bien- aymé y est : elles le cherchent, et ne s'apperçoivent pas quil est au milieu d'elles, mays il leur parle, il leur dit que c'est luy, et soudain elles se retournent a luy. Ou bien il respand quelques odeurs de ses vestemens qui les advertit de sa présence ; et tout a coup elles se ramassent au tour de luy, 'a) comme qui mettroit un morceau d'aymant au milieu de plusieurs eguilles, il verroit que soudain toutes les pointes de ces eguilles se retoumeroyent du costé de cet aymant bienaymé et se viendroyent joindre et attacher a luy : car ainsy, quand par quelque sorte de douceur ou de sentiment intérieur nostre Seig'' fait appercevoir sa présence au milieu de l'ame, toutes les facultés retournent leurs pointes de ce costé la (p. 329.) pour se venir joindre a luy. Les fleurs de la flambe ou du glay, tant blanches que bleues, se ferment a la lueur du soleil ; c'est, comme je pense, pour posséder et mieux recueillir sa chaleur vitale qu'elles sentent au milieu d'elles : ainsy les âmes qui sentent en leur fond la lueur et chaleur du S' Esprit, pour en jouir se ramassent en elles mesmes. (p. 327.} O Dieu, dit S* Augustin, ou vous allois-je chercher. Beauté infinie ! car « vous esties dedans moy ; » et les pèlerins d'Emaus sentoyent les effectz de la présence de Celuy quilz pensoyent estre absent, et leurs facultés se ramassoyentau dedans: Nonne cornostrum ardens erat in via ? Il leur touchoit le cœur, et a cet attouchement ilz s'eschauf- foyent intérieurement. Ainsy Magdeleyne va cherchant le Sauveur, et estant proche de luy quant au lieu, toutes ses affections estoyent esparses a le chercher ça et la autour du monument ; mays soudain (p. 328.) que le Sauveur luy fait sçavoir sa présence par le seul mot : Maria, toute son ame esparse se ramasse a ses pieds par un'autre parole : Rabboni. Le seul nom de Marie prononcé la fait toute présente ; ses  (a) [Le Saint a ajouté au bas de la page la note suivante :] Bell'histoire de la palme femelle qui s'incline doucement et replie ses branches du costé des masles, comme amoureuse de sa présence.  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 391 facultés estoyent absentes du Sauveur qui iuy estoyt présent, par ce qu'elle ignoroit sa présence, laquelle soudain quil Iuy fait entendre, ses facultés retournent et embrassent cette chère présence : cette douce voix rappelle l'ame a soy. Quel bonheur, Philothee, quelle suavité de sentir Dieu au milieu de son ame ! Quand le tressaint Sacrement est dedans nous, et que par la tressainte foy et méditation nous appréhendons vivement la véritable et admirable présence de ce divin Espoux, il nous ramasse fort souvent a soy et retire toutes nos facultés : Revertere, reverlere, Snlamitis ; il nous attire par le ^c** miel de sa sapience comm'un autre Salomon autour de son trosne. Il ne se peut dire combien alhors l'ame se fasche de sortir hors de soymesme, par ce qu'ell'a au milieu de soy son Bienaymé ; c'est pourquoy elle voudroit n'avoir ni des yeux, ni des aureilles, ni les autres sens extérieurs, par lesquels, comme par des portes ouvertes, il semble que les facultés sortent et s'en vont hors de l'ame ; elle diroit volontier comme S' Pierre : O qu'z7 est bon que nous soyons icy ; Je tiensCeluy que ynon ame aynie, je le tiens et ne le qiiitteray point. Or ce recueillement, comme vous voyes, se fait par la douceur dont nostre cœur est touché, sentant en quelque sorte la présence de son bien au milieu de soy ; c'est pourquoy il se fait doucement, par une aggreable inclination, par un doux retour, par une déli- cieuse retraitte que le playsir intérieur fait faire aux facultés, et ne treuve rien qui l'exprime mieux que (b) la retraitte des abelles qui (Cf. p. 327.) se fait par la douce amorce [de] l'odeur du vin emmiellé. Car ainsy, Dieu respandant dedans le cœur le vin, plus doux que le miel, de son s* amour, et en faysant sentir l'odeur a nos facultés, vous les voyes, par cet aymable attrait, rentrer dedans le cœur comme dedans leur ruche, doucement et délicieusement. Imaginés vous, Philothee, la tress*^ Vierge nostre Dame, Ihors (p. 328.) qu'ell'eut conceu le Filz de Dieu son uniqu 'amour. L'ame est plus ou ell'ayme qu'où ell'anime : et ou estoit le Bien Aymé de cette Bienaymee, sinon dedans ses entrailles, dans ses fiancz ? c'est pourquoy toute son ame estoit ramassée dedans elle mesme, et a mesure que la divine Majesté s'estoit, par manière de dire, restressie et appetissee dedans son ventre virginal, son ame aggrandissoit et magnifioit son 's) infinie bonté, son esprit tressailloit en Dieu son Sauveur, c'est a dire en ses entrailles, ou Dieu estoit. Son Bienaymé estoit tout a elle, et elle toute a Iuy ; et elle n'eslançoit pas ses  (b) que — fie resserement des fleurs de la flambe...] (c) son — [pouvoir]  392 Tr.\itté de l'Amour de Dieu facultés bien loin, ains les ramassoit et recueilloit en elle mesme, puisque son Bien Aymé estoit dedans son cœur, en sa propre (p. 329.) poitrine, entre ses mamnielles. C'est cela que quelques uns appellent introversion, c'est a dire retour de l'ame en soymesme et au dedans de soy mesme, y appercevant le S* Esprit qui l'attire insen- siblement par des attraitz secretz mais délicieux, dont il appelle ses puissances et les rameyne en dedans comme les repliant sur elles ^(i) vid. infra. mesme. i^*i^ Or l'ame estant ainsy toute retirée, concentrée, recueillie et ramassée en elle mesme autour de son Bienaymé qu'elle y sent, ou Chap. de la ferveur, elle opère de l'entendement, considérant la beauté et la bonté de ce divin object, ou (2 jde la volonté, l'embrassant amoureusement par les pieds, comm'une autre Magdeleyne ; et Ihors se fait une contem- plation d'ardeur et de certaine sorte de ferveur comme quasi d'em- ViJe Sianislautn pressement, qui remue toute l'ame a se serrer et presser au tour \oscam, f.^gt ., ^g g^j^ Bienaymé, comme feroyt un'espouse, laquelle inopinément auroit treuvé son espoux en sa chambre, revenu de quelque long voyage. O Dieu, comme seroit elle esmeiie ! quel accueil amoureux ! quel empressement de caresses, sans ordre ni méthode ! car l'amour surpris de quelque grand contentement perd ordinairement conte- nance et semble un peu hors de soymesme. Tel fut celuy de Magdeleyne Ihors qu'ell'aborda N. S'' chez le Pharisien : elle ne cesse de bayser, de pleurer, de laver de torcher, d'oindre ; sa poitrine semble une mer agitée d'amour, ce ne sont que vagues de souspirs, de sanglotz, de pantelemens. Telle fut la sainte Sulamite au commencement de ses passions : elle veut avec un empressement admirable quil la bayse, quil l'embausme de son nom, quil la tire par ses parfums, quil la meyne en ses celliers a vin. Et un'autre fois,o Dieu, Philothee, quell'agitation de coeur tesmoigne elle ! J'entens, dit elle, la voix de mon Bienaymé ; le voicy quil vient cettuy ci, saultant es montaignes, outrepassant les collines ; il est semblable au chevreul et au petit cerf. Le voyci quil est derrière nostre paroy, il regarde par les fenestres, il guette par le treillis ; hé, le voyla ce Bienaymé quil me parle. Voyes un peu comm'elle bouillonne en variété d'affections : la voix de mon Bienaymé, il est es montaignes, il passe les collines, il est icy a nos murailles, il est aux fenestres, il regarde ; hé, voy le cy quil me parle ! Voyla bien des affaires, o (i) Ce signe et celui qui se voit ci-après (p. 394), tracés l'un et l'autre dans le Ms. de la main du Saint, indiquent probablement que les cinq alinéas suivants devaient être supprimés. {2) On a cru devoir substituer ou à la conjonction et, qui semble s'être glissée par inadvertance sous la plume du Saint.  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 393 S'^ Sulamite, en un seul moment. C'est la ferveur que la rencontre du Bienaymé excite en nous. Telles sont les ferveurs du grand S' Aug'" en ses Confessions ; ou et la B. Mère There- vous voyes fort souvent des souspirs, des exclamations et des ^j^^^ traitz amoureux dont l'un n'attend pas l'autre, mais semblent a une girandole de feus artificielz qui jettent de toutes pars des flammes : car ainsy, en cette ferveur, l'ame jette un meslange et confusion d'actions et passions amoureuses, sans autre méthode que celle que l'empressement lui suggère, qui est de se haster et ne tenir aucune méthode. Quelquefois mesmement l'ame en cette ferveur fait plu- sieurs commencemens de sentences et n'en achevé point, (d) oubliant, laissant la fin de celle qu'ell'a commencé pour ne point retarder le commencement d'un'autre, luy estant advis qu'elle n'aura jamais asses dit ; et par une sainte précipitation elle met quelquefois la fin devant le commencement : comme l'on void en tout le Cantique des Cantiques et en cent endroitz des Pseaumes. (e) Oyes, Philothee, cette S*^ Sulamite : elle veut d'abord bayser son Espoux avant que l'avoir mesme salué, elle ne fait point d'avant propos. Mays ayes compassion a sa passion, ell'est trans- portée d'amour : c'est pourquoy elle s'excuse en disant que le vin des mammelles, ou les mamynelles, c'est a dire les amours, plus fortz que le vin, l'ont enivrée. Il luy faut pardonner si elle commence sans méthode, car l'amour n'en a point d'autre que l'ardeur, a Peut estre sortoit elle des-ja, » dit S* Bernard, « de la cave en laquelle elle se glorifie après d'avoir esté introduitte. Est elle ivre ? sans doute, » ivre d'amour ; elle n'use point de cérémonie, elle ne fait point d'artifice, elle ne considère point la majesté de son Amant, elle parle d'abord, qu'il la bayse. La ferveur s'appelle ferveur pour cela, dautant qu'elle pousse ses bouillons sans ordre ni mesure, comme la liqueur que le feu fait bouillonner, et partant est comparée a l'ivresse : Hz seront enivrés de l'abondance de vostre mayson, et les abbreuverés du torrent de vostre volupté. Ainsy Anne, mère de Samuel, estant en sa ferveur, faysoit une contenance qui la faysoit sembler ivre a Heli. Cette ferveur est représentée par celle du moust qui boillonne dedans son tonneau, ainsy qu'Eliu le dit en Job, 32, f. [18,] 19 : Je suis tout plein de paroles, dit il, et l'esprit de mes entrailles me presse ; voyci que  (d) point, — [laissant en arrière...] (e) fVoyes, dit S' Bernard... Oyes, Philothee, une considération de S* Bernard.]  394 Traitté de l'Amour de Dieu mon ventre est comme du moust qui n'a point de respirait, qui romp les tonneaux pour neufs quilz soyent. (p- 329.) -ir (i) Mays ce recueillement ne se fait pas seulement par ce sentiment de la présence de Dieu au fond de nostre ame Ihors que les puis- sances se recueillent autour du Bienaymé, ains aussi quand nous nous mettons en la présence de Dieu en quelle façon que ce soit. Il arrive que quelquefois cette Bonté céleste nous envoyé certaine douceur qui nous fait resserrer en nous mesme et ramasser nos puissances au dedans de nous, af&n que de toute nostre ame nous adorions nostre Souverain, lequel nous est proposé hors de nous, soit au Ciel, soit en la terre. Ce qui nous fait ainsy recueillir c'est une certaine révérence sensible qui saysit nostre cœur, comme nous voyons que, pour distraitz que nous soyons, si nous sçavons que le Roy nous regarde, nous rentrons en nous mesme pour nous bien tenir en sa présence avec le respect convenable. Ainsy les grans princes mesme ramassent plus soigneusement leurs barons et che- valiers quand ilz doivent estre en la présence de quelqu'autre grand prince ; et comme le soleil, par sa veue, fait recueillir en soymesme les flambes, les touchant seulement de son rayon : car ainsy Dieu touchant d'un trait de ses inspirations les cœurs qui le regardent et se mettent en sa présence, il les ramasse et recueille tout en eux mesme, pour estr'attentifs a Dieu. Et quand l'ame reçoit souvent ce bonheur, que Dieu luymesme la ramasse et recueillit ses facultés pour estre attentive a sa divine Majesté, on appelle cela Testât de recueil ou recueillement. Le recueillement c'est comme les cuistres (p. 328.) et mères perles, qui, ayant receu les goustes du ciel, la fraîche rossée du matin, se resserrent pour la conserver non meslee, et pour l'ayse qu'elles ressentent d'appercevoir cette fraîcheur si douce, et ce germe que le ciel leur envoie, (p. 330.) (f) Et je connois un'ame dedans laquelle si tost que l'on jettoit quelque parole de l'amour de Dieu, soit qu'elle se confessast, soit encor hors de confession, on voyoit qu'elle rentroit si fort en soymesme qu'ell'avoit peyne d'en sortir pour parler et respondre ; de sorte mesme que tout son extérieur demeuroit comme destitué de vie, et tous ses sens sans action et comm 'engourdis. (Chapitre viii.) Quelquefois, l'ame estant ainsy toute ramassée en elle mesme, ou  (f) [Ainsy avons nous veu maintefois des âmes si heureuses...] (i) Voir note (i), p. 392.  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 395 devant Dieu, si elle se représente Dieu hors d'elle mesme, ou autour de Dieu, si elle se le représente et le sent dedans soy mesme, ell'entre en une si grande paix, en un repos si tranquille, et ressent un'attention si délicate, si amiable et si douce, quil semble que son attention ne soit presque pas attention, tant ell'est presqu'impercep- tible et exercée délicatement. Et c'est cela, a mon ad vis, que la B. vierge Thérèse appelle « orayson de quiétude, » et qui ressemble a cet exercice d'amour que mesme les amans humains font, Ihors que, ne parlans point a la personne qu'ilz ayment, ilz se contentent d'estre au lieu ou ell'est, proche d'elle, prenans simplement playsir a cette présence, sans discourir ni sur la beauté ni sur les perfections (p. 331.) de l'object aymé, assovis, ce semble, et satisfaitz d'estr'aupres d'iceluy, savourans cette seule présence, non par aucun discours, mais par une très simple attention quilz ont a cette présence, en laquelle ilz ont leur contentement et repos. Voys la s*^ Sulamite es Cantiques, comm'ell'est doucement sommeillante, attentive, avec une suavité nom pareille, a la présence de son Espoux : Mon Bienaynié est un bouquet de mirrhe pour moy, il demeurera entre mes mammelles ; elle se contente de [le] sçavoir la ou mesme elle ne le peut voir, ains seulement sentir. Voyes comm'elle dit ailleurs ; Mon Bienaymé est a moy et moy a luy, qui se paist entre les lys, tandis que le jour aspire et que les ombres s'inclinent; elle le laisse paistre, et se contente de sçavoir quil est la pour elle et elle pour luy. C'est ce « sommeil des puissances » dont parle la M. Thérèse, (p. 330.) par lequel les facultés de l'ame sont totalement sans action, hormis (p. 331-) la volonté, laquelle pourtant ne fait autre chose que recevoir le contentement de la présence du Bienaymé, demeurant tout'accoisee et satisfaite et assovie : assovissement et satisfaction néanmoins qu'elle n'apperçoit point, mais dont elle jouit en une certaine façon imperceptible ; car elle ne pense point a son contentement ni a son bonheur, ains seulement a la présence de son Bienaymé, qui est la source de son contentement : comme il arrive quelquefois qu'un léger sommeil nous surprenant, nous entr'oyons seulement ce que ceux que nous aymons disent auprès de nous, ou ressentons quelque sorte de caresses qu'ilz nous font, ainsy quil arriva a la tressainte Sulamite quand elle disoit : Je dors, mays mon cœur veille ; voyla que mon Bienaymé me dit : 5ms, levé toy. Or, l'ame qui est en ce doux sommeil et qui n'a que la seule (pp. 331. 332-) simple attention délicieuse de son Espoux, ne voudroit jamais partir de la, ni changer ce repos, non pas mesme au plus grand bien de ce monde. Et jamais elle ne connoist le contentement dont elle jouît, sinon quand on le luy veut oster, ou que quelque chose l'en  396 Traitté de l'Amour de Dieu destoume; car alhors, (g) par une douloureuse séparation ou interrup- tion de cette si grande suavité, elle commence a s'appercevoir du grand playsir qu'ell'avoit a son attention et en cette praetieuse présence, laquelle elle possedoit simplement, sans y penser ni faire reflexion, par le seul contentement et satisfaction de sa volonté. Alhors il arrive que l'ame fait des plaintz, crie, voire pleure, tout ainsy que fait un petit enfant, lequel, si on l'esveille avant quil ayt achevé son sommeil, en s'esveillant crie, gémit et pleure ; et bien quil ne sentit pas en dormant le bien quil recevoit du sommeil, néanmoins il le tesmoigne asses par la douleur quil ressent de son réveil praecipité, involontaire et contraint : que si on l'eut laissé assovir de sommeil, il se fut reveillé joyeux et sans pleur. Dont ce divin Berger adjure les compaignes de sa pudique Bergère, par les chevreulz et cerfs des chanis, qu'elles n'esveillent point sa hienaymee jusques a ce que d'elle mesme elle s'esveille et qu'elle le veuille. Telle estoit la quiétude et le sommeil amiable de la tressainte !Magdeleyne, quand assisse aux pieds de son Maistre elle escoutoit sa sainte parole.Yoyes, Philothee, comm'ell'est tranquillement assisse et en quiétude : elle ne dit mot, elle ne souspire point, elle ne bouge point, elle ne prie point. Et que fait elle ? ell'escoute seulement les paroles de son Bienaymé. Marthe murmure, Marthe passe et repasse dedans la salette tout'empressee ; Magdeleyne n'y pense point, elle demeure la, recevant (h) la viirhe odorante que nostre Seig'' luy instille goûte a goûte dedans le cœur ; dont l'Espoux sacré, (') jaloux de l'amoureux sommeil de cette espouse, ne veut point que Marthe l'éveille, comme sil luy eut dit : N'esveille point ma bienaymee jusques a ce qu'elle le veuille. •}' (Chapitre i.x). N'aves vous jamais veu (et j'emprunte cette similitude d'une des plus grandes Sulamites de cet aage, la mère Thérèse), ou n'aves jamais pris garde, ma chère Philothee, aux petitz enfans, qui, s'attachans a la mammelle de leur mère, grommelent au commen- cement, succent ardamment, pressent des lèvres et serrent si fort le sucheron et tetin, que mesme ilz font douleur a leur mère. Mais  (g) car alhors, — [elle sent une tristesse...] (h) recevant — [le miel délicieux,] (i) l'Espoux sacré, — [prenant sa protection...] (j) [En marge du Ms. :] Magdeleyne estoit la, sans parler, sans se remuer, et peut estre sans regarder nostre Seig' ; elle escoutoit seulement, assisse a ses pieds : quand il parloit elle escoutoit, quand il se taysoit elle cessoit d'escouter, et demeuroit néanmoins la. Un petit enfant n'a point de place plus desirabla que le sein de sa mère, soit qu'elle donne ou qu'elle veille.  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 397 après que la fraîcheur du lait a aucunement appaysé la chaleur appétissante de leur petite poitrine, et que les douces vapeurs quil envoyé au cerveau commencent a les endormir, Philothee, vous les verries fermer leurs petitz yeux tout bellement et céder au sommeil, sans quilz facent plus aucun'autre action que celle (p. 334.) d'un lent et tendre mouvement des lèvres, avec lequel ilz succent et avalent imperceptiblement le lait, sans y penser certes, mais Sommeil des puis- , . . . - , j , . ., , ■■•■,, sances en Dieu, non pas sans playsir, car si [on] leur oste ce bien ilz s esveillent et pleurent amèrement ; si que tesmoignans de l'aigreur en la privation, ilz font asses connoistre qu'ilz avoyent de la douceur en la possession. Il en est de mesme de l'ame qui est en repos et quiétude par la présence de Dieu : elle succe presqu'insensiblement la douceur de cette jouissance, car elle ne discourt point, elle n'opère point par aucune faculté de son ame, sinon par la seule volonté, laquelle estant la bouche par laquelle entre le contentement et la délectation intérieure, elle remue doucement et presque sans remuement, sucçant le bien de cette présence. Que si on incommode ce cher enfant, et que, par ce quil semble endormi, on veuille luy oster le testin, il monstre bien alhors quil ne dort pas pour ce regard, quoy quil dorme pour tout le reste ; car il apperçoit le mal de cette privation, qui tesmoigne bien quil savouroit le bien de la jouissance. La B. M. Thérèse ayant tesmoigne de treuver cette similitude propre, je l'ay ainsy voulu estendre. Les peintres peignent presque tous-jours le bienayméS'Jean, en la (Chap.vin,p. 332.) cène, non seulement reposant, mais dormant dans le sein de N. S"". Certes, Philothee, il n'y dormit pas du sommeil naturel, car il n'y a pas de l'apparence ; et quand il dit quil estoit (k) couché ou panché au sein de son Maistre il ne veut nullement dire quil y fut gisant et dormant, ains seulement quil estoit assis en sorte qu'il estoit contomé devers le sein de son Maistre, selon la coustume des Levan- tins. Mays je pense bien pourtant quil y fit un grand sommeil mistique, et quil fut comme un enfant d'amour, attaché au tetin de (p. 333-) sa mère, qui en dormant suce le lait et dort en suçant. O Dieu, Philothee, quil estoit heureux, ce divin enfant, de dormir dans le sein de son Père, lequel aussi, le jour suivant, le recommanda comm'un enfant de lait a sa Mère ! Il vaut mieux dormir dans le sein de Dieu que de veiller par tout ailleurs. Or cett'orayson de quiétude se fait ainsy : l'ame ayant ramassé (Chap. ix, p. 334.) ses puissances et sentant qu'ell'est unie avec son Espoux, elle n'a  (k) estoit — freclinéj  398 Traitté de l'Amour de Dieu plus sujet de s'empresser, car ell'a treuvé Celuy que son ccsur ayme, elle n'a plus a faire que de dire : Je le tiens et ne V ahandonneray point. Elle ne luy demande rien, car elle ne veut que luy qu'ell'a treuvé ; elle ne cherche plus rien, car ell'a treuvé Celuy qu'elle cherchoit ; elle ne s'amuse pas a discourir par l'entendement, par ce qu'elle void d'une veiie simple et si douce son Bienaymé, que le discours la divertiroit et mettroit en travail : et mesme quelquefois elle ne le void point par l'entendement, et ne se soucie point de le voir, se contentant de le sentir par le seul ayse de la volonté, (P-335-) comme la S*^ Vierge, qui ayant N. S. en son ventre, le sentoit sans le voir, ou comme S'" Elizabeth qui, sans le voir, jouissoit du fruit de sa présence en la Visitation. (Ces deux exemples sont admirables et les faut bien faire valoir.) Elle n'a pas besoin de la mémoire, car ell'a présent son object ; elle n'a pas besoin de l'imagination, car qu'est-il besoin de s'imaginer celuy que l'on a en présence réelle ? Car imaginer n'est autre chose que se représenter une chose en image, quoy qu'image intérieure, et celuy qui a le cors n'a pas besoin de regarder l'image, ains l'image luy seroit une diversion. Si que la seule volonté est celle qui doucement et suavement attire, comm'en tettant, le contentement de cette présence. Les abeilles font quelquefois des séditions et mutineries entr'elles, par lesquelles, si leur garde n'y avise, elles s'entretuent et se desfont les unes les autres : le remède a ce desordre c'est de jetter emmi ce petit peuple effarouché, du vin emmiellé, car les abeilles sentant cette douceur s'appaysent, et s'amusant a la jouissance d'icelle demeurent accoysees. Ainsy, Ihors que Dieu jette dedans nostr'ame la suavité de sa présence, son vin res-jouissant le cœur de l'homme, emmiellé de cette douceur incomparable, toutes les facultés de l'ame demeurent accoysees, bien que la seule volonté, comme l'odorat spirituel, demeure occupée, sans action, au sentiment de ce céleste playsir. (Chapitre x.) Or en cette tranquillité il arrive quelquefois une tentation subtile : car si l'esprit a qui Dieu la donne est grandement actif, fertile et foisonnant en considérations, ou qui ayme grandement sentir ce quil fait et retourner sa veue sur soymesme, pour se voir et recon- noistre son avancement ou savourer son contentement... Car il y a des espritz de cette condition, qui veulent tout voir et sçavoir ce qui se passe en eux, et ne se contentent pas de savourer le bien silz ne savourent encor le contentement ; et, [par] manière de dire, encor quilz soyent contens, il leur est advis quilz ne le sont pas s'ilz ne sentent le contentement d'estre contens, et sont comme ceux qui, se sentans bien vestus contre le froid, ne penseroyent pas l'estre  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 399 silz ne contoyent combien de robbes ilz portent, ou comme ceux qui, estantz bien rassassiés ou désaltérés, ne seroycnt pas contens silz ne sçavoyent la quantité et qualité de ce qu'ilz ont beu et mangé. Alhors ces espritz volontairement quittent la paix et tranquillité quilz ont en la présence de Dieu, pour voir comm'ilz sont en cette présence, et quittent l'attention qu'ilz doivent avoir a Dieu pour se regarder eux mesme. O Dieu, Philothee, quilz font une grande faute ! car ilz troublent volontairement le doux repos que Dieu leur avoit donné, et en lieu de s'occuper en l'amour de Dieu ilz s'occu- pent en l'amour d'eux mesme ; en lieu de se tenir attentifs a Dieu ilz sont attentifz a eux mesmes, et ne se tenant plus a Dieu qui les contentoit, ilz s'attachent au contentement quil leur donne : comme si un esclave que le roy auroit attaché a soy par une chaisne d'or pour le sauver, en lieu de considérer la bonté de ce prince consi- deroit la valeur de la chaisne. Il y a bien de la différence, Philothee, entre aymer Dieu qui me donne du contentement et aymer le con- (p- 337-) tentement que Dieu me donne. L'amc, donq, qui est si heureuse d'avoir treuvé la paix et quiétude amoureuse en Dieu, se doit abstenir tant qu'elle peut de se regarder soymesme ni son contentement, car elle le perdra en l'aymant, et le conservera en le négligeant pour ne point quitter la source d'où il provient. Et comme l'enfant, si pour quelque occasion avoit levé sa teste du giron de sa mère pour voir ou il a les pieds, y retour- neroit soudain, ainsy faut il que nous estans ainsy distraitz par cette curiosité de sçavoir ce que nous faysons, nous remettions soudain nostre cœur en cette douce et paysible attention que nous avions a la présence de Dieu. May s pourtant il ne faut pas croire qu'il y ait péril de perdre cette sainte quiétude par les actions ni du cors ni de l'esprit qui ne se font point par légèreté ni par indiscré- tion ; car il faut croire la B. M. Thérèse, laquelle estime que c'est superstition d'estre si jaloux de cette quiétude que de ne vouloir ni tousser, ni cracher, ni respirer, pour la mieux conserver : car, certes, Dieu qui donne cette paix ne l'oste pas pour telz mouve- mens extérieurs, non, ni mesme pour les distractions et evagations involontaires de l'esprit ; car la volonté estant une fois bien amorcée ne laisse pas de savourer le fruit de cette quiétude, quoy que l'en- tendement ou la mémoire s'eschappent. Et alhors, la paix sans doute n'est pas si grande comme si l'en- tendement et la memoyre conspiroyent, mais elle ne laisse pas Union de toutes d'estre vraye paix, puisqu'ell'est en la volonté, reyne de toutes nos facultés. Nous avons veu un'ame extrêmement attachée a Dieu,  les puissances.  400 Traitté de l'Amour de Dieu (p. 338.) avoir néanmoins eu l'entendement tellement libre, qn'ell'entendoit fort distinctement ce qui se disoit autour d'elle et s'en resouvenoit, bien que toutefois il luy fut impossible de pouvoir respondre ni de se desprendre de Dieu ; auquel ell'estoit occupée par l'application de la volonté en telle sorte, qu'elle ne pou voit estre retirée de cette douce occupation sans une douleur extrême qui la provoquait au gémissement : et semble que ce fut comm'un enfant qui, ayant la bouche au tetin de sa mère, pourroit voir, ouïr et mesme remuer les bras pour prendre quelque chose, sans toutefois se desprendre du sucheron, ni cesser de tetter. Néanmoins, l'ame qui est en cette quiétude voudroit bien n'estre point distraitte ; sa paix seroit bien plus douce si on ne luy faysoit point de bruit au tour, si elle n'avoit nul sujet de se remuer ni quant au cors ni quant au cœur : car en fin toute l'ame prend contentement a cette présence, et partant elle y voudroit estre toute; mais ne pouvant quelquefois empescher quelque sorte de divertis- sement, au moins conser\'e elle la paix en la faculté par laquelle elle la reçoit, qui est la volonté. Volonté laquelle n'a garde de se fascher de la distraction des autres facultés, car a mesure qu'elle voudroit avoir soin de les empescher et se fascheroit de leur diver- tissement, elle se divertiroit elle mesme de son objet, perdroit son contentement, et en lieu de la quiétude auprès de Dieu, elle se mettroit a la course après les autres puissances, lesquelles aussi bien elle ne sçauroit ramener plus puissamment que persévérant en sa paix, alaquelle petit a petit en fin les autres reviennent par la (P- 339) douceur que la volonté reçoit, delaquelle elle leur communique certains ressentimens, comme des odeurs, qui les attirent au retour. (Chapitre xi.) Cette quiétude, donq, a divers degrés : car quelquefois ell'est en Union de toutes . , ^ ■ ^ r ■ 1 ^ii^' les puissances. toutes les puissances, quelquefois seulement en la volonté ; puis en la volonté elle y est quelquefois perceptiblement, d'autrefois presqu'imperceptiblement. Aucunefois mesme l'ame est en cette ■ paix sans avoir aucun'autre satisfaction que de sçavoir qu'ell'est auprès de Dieu, et n'y a nul autre contentement que d'y estre par ce que Dieu a aggreable qu'elle y soit. Car quelquefois l'ame tire un contentement inimaginable de sentir par certaines douceurs inté- rieures la présence de Dieu, comm'il arriva a s*^ Elizabeth ; autrefois, non seulement elle sent son Dieu présent, mais elle luy parle doucement et secrettement comme cœur a cœur. O Dieu quel playsir ! En d'autres occasions elle le sent, luy parle et l'entend parler, par certaines clartés qu'elle reçoit dans le cœur, qui luy tiennent lieu de paroles. Autrefois, elle sent parler l'Espoux, mais elle ne sçauroit luy parler, ou par ce que l'ayse de l'ouïr ou la  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 401 révérence qu'elle luy porte l'en empesche, ou par ce qu'ell'est en (p 3^0 j sécheresse et n'a de force que pour escouter et non pour ouïr. D'autrefois, ni elle ne sent aucun signe de la présence, ni elle n'oyt, ni elle ne parle, mays simplement elle sçait qu'ell'est avec Dieu, que Dieu luy est présent et quil luy plait qu'elle demeure là en sa présence, comme les Apostres ausquelz N. S*" dit au jardin ^*^ des Olives : Demeures icy, veilles. Car imagines vous quil ne leur eut dit sinon : Demeures icy, ou que, quand il leur dit : Dormes et vous reposes, il leur eut enjoint de dormir, et quil n'eut pas dit cela pour les reprendre, leur permettant de dormir au tems auquel il sçavoit bien quilz ne le pourroyent pas faire : car en ce cas-la, silz fussent demeurés-la dormans, ilz eussent esté en la présence de leur Maistre, qui n'estoit guère loin, sans le sentir en façon quelcomque ; et l'enfant qui dort dans le giron de sa mère est certes en sa pré- sence, sans néanmoins s'en appercevoir. (0 Et notes, Philothee, (p- 340.) qu'il y a différence entre se mettre en la présence de Dieu et se tenir ou estre en la présence de Dieu : car pour s'y mettre il faut appli- quer son ame et la rendre actuellement attentive a cette présence, ainsy que je le dis en V Introduction ; mais après qu'on s'est mis en la présence de Dieu, on s'y tient et on y persévère tous-jours tandis qu'où par l'entendement ou par la volonté on fait quelque chose en Dieu ou pour Dieu : comme, par exemple, regardant Dieu ou quel- que chose pour son amour ; ou bien ne le regardant pas ni aucune chose pour son amour, mais luy parlant ; ou mesme ne regardant ni ne parlant mais l'escoutant ; ou encor ne regardant, ni ne parlant, (p- 34i-) ni n'escoutant, mais attendant sil nous regardera ou sil nous par- lera ; ou en fin, ne faysant rien de tout cela, mais simplement demeurant ou il nous a mis, par ce quil nous y a mis. Que si a cette simple demeure se joint quelque sentiment que nous sommes a Dieu et quil est nostre tout, c'est une grâce extrêmement grande que nous recevons. Ma chère Philothee, prenons la liberté de faire cette imagination. Si une statue que le statuaire auroit mise en une niche dans une sale ou galerie, avoit du discours, et qu'elle peut parler, et qu'on luy demandast : Pourquoy es tu là dans cette niche ? Par ce, diroit elle, que mon maistre m'y a colloquee. Pour quoy ne te remues tu point ? Par ce, repliqueroit elle, quil veut que j'y sois immobile. Mays que fay tu là ? Je n'y fay rien, car mon maistre ne m'y a pas placée afi&n que je fisse chose quelcomque, mais seulement (i) La suite de cette division figure parmi les extraits du Ms. du Traitté de V Amour de Dieu faits par sainte Jeanne-Françoise de Chantai, et dont il est question dans la dernière Partie de l'Introduction à l'Edition actuelle. II 26  402  Traitté de l'Amour de Dieu  affin que j'y fusse. Mays dequoy te sert-il d'estre la ? Je n'y suis pas pour mon service, mais par la volonté de mon maistre, et son gré suffit pour me contenter. Mays tu ne le vois pas ? Non, je ne le voy pas, mais luy me void, la ou il m'a mis. Mays ne voudrois-tu pas bien avoir du mouvement pour t'approcher [de] luy et luy faire quelqu'autre service ? Non pas, certes, sinon (p. 342.) quil le voulut. Et quoy ! donques tu ne desires rien sinon d'estre statue, là dedans cette niche ? Non vrayement, sinon que mon maistre ne voulut plus que je fusse cela ; mais tandis quil luy plait que je ne soys autre chose qu'une statue, je ne veux aussi estre que cela. Mon Dieu, chère Philothee, que c'est une bonne façon de se tenir en la présence de Dieu, que d'estre en son bon playsir et y demeurer volontairement ! Pour moy, je pense que nous nous tenons en la présence de Dieu mesmement en dormant, car nous nous endormons a sa veue, a son gré et selon sa volonté ; et semble qu'il nous jette la sur le lit comme des statues dans leurs niches, et nous nichons dans nos lictz comme les oyseaux dans leurs nids. Quand nous nous esveillons, nous treuvons que nous sommes presens a Dieu, qui ne s'est point esloigné de nous, ni nous de luy. Nous avons donq tous-jours continué d'estre en sa présence, quoy que les yeux clos et fermés et sans que nous nous en soyons apper- ceu ; et nous dirions volontier comme Jacob : Vrayement Dieu est icy, et je n'en sçavois rien. Or cette quiétude en laquelle la volonté n'agit que par un simple acquiescement a la volonté de Dieu est souverainement excellente, par ce qu'ell'est pure de tout l'interest des facultés de l'ame, qui ne jouissent d'aucun contentement, ni mesme la volonté, sinon en sa suprême pointe, par laquelle elle se contente de n'avoir aucun (p- 343) contentement que d'estre sans contentement pour l'amour du contentement de Dieu. Car en fin, comme dient tous les Saintz qui ont traitté de cette matière, c'est la vraye et essentielle extase de l'amour de n'avoir pas sa volonté en soy mesme, mais en la volonté de Dieu, ni n'avoir pas son contentement en soymesme, mais au contentement de Dieu.  Manuscrit de la première rédaction (Livre VII) 403  (livre VII, CHAPITRES I, II)  DE L UNION DU CŒUR A SON DIEU Je ne parle pas icy de l'union générale que l'amant a avec la (p. 5) chose aymee et alaquelle l'amour tend, mais je parle d'une certaine union par laquelle l'ame recueillie en Dieu, comme nous avons dit cy devant, avec toutes ses puissances, elle se joint et unit a son object bienaymé, et demeure comme toute collée en luy. Imagines vous un enfant (car cette comparayson est toute (p. 6.) d'amour pur et doit estre suivie) qui, voyant sa mère assisse, laquelle luy présente son giron et son sein, vient se jetter tout entre ses bras : il se ramasse tout la dans ce sein désirable, dans lequel il plie tout son cors ; sa mère, le tenant, le serre et le colle sur sa poitrine, et joint ses lèvres aux siennes ; luy, amorcé de cette caresse par laquelle sa mère l'unit tout a soy, non seulement consent, mays tant quil peut il se serre luy mesme et se presse sur le sein et sur le visage de sa chère mère, et de son costé coopère a cette amoureuse union. Alhors l'union est parfaitte, et celle que l'enfant fait procède de celle de la mère ; en sorte que cett'union tant serrée et pressée n'est qu'une seule, qui procède de la mère et de l'enfant, mais de l'enfant en telle sorte que tout procède pourtant de la mère : car elle l'a attiré a soy, elle l'a embrassé, elle l'a appliqué a cett'union, elle l'a incité ; et les forces de l'enfant sont si foibles quil n'eut sceu se serrer si fort a sa mère si elle ne l'eut serré, si que ce quil fait ressemble plustost un essay d'union qu'une union. Ainsy, treschere Philothee, N. S. attirant un'ame a soy par l'orayson de recueillement dont nous avons parlé, et ayant ramassé toutes ses puissances sur le sein de sa bonté plus que maternelle, (p. 7.) et, par manière de dire, l'ayant toute repliée devers luy, il la joint, et la serre et colle sur soy et sur son visage. L'ame, donq, amorcée de cett'union, non seulement consent, mays selon qu'elle peut, elle se presse et se serre de tout son pouvoir en Dieu. Quand on void un'exquise beauté regardée avec grand'attention, ou un'excellente mélodie escoutee avec ardeur, ou un rare discours entendu avec grande contention, on dit : cette beauté tient collé sur  404 Traitté de l'Amour de Dieu soy les yeux des spectateurs, cette musique tient les aureilles des auditeurs attachées, ce praedicateur ravit les cœurs a soy. Qu'est c'a dire, tenir collée, tenir attaché et ravir, sinon unir fort serré ? L'ame se serre donq et se presse sur ses objects quand elle s'y affectionne, et se presser et serrer a l'object n'est autre chose que s'unir de plus fort ; car presser et serrer une chose contr'un'autre ou sur un'autre n'est autre chose que la joindre et unir davantage ; le serrement et pressement c'est le progrès et perfection, accroissement et augmentation de l'union. (p. 5.) Or icy donques (et ceci doit estre au commencement du chap.) nous ne parlons pas de l'union générale du cœur avec Dieu, mais de certains actes particuliers que le cœur fait, pour non seulement estr'uni, mais estre plus uni, plus serré et plus joint a Dieu. Car il y a différence entre joindre une chose a un'autre, et serrer ou presser une chose contr'un'autre et sur un'autre : car joindre et unir se fait par une simple application d'une chose, comme nous joignons, en sorte qu'elles se touchent, les vignes ou le jasmin aux arbres ; , g X mais presser et serrer se fait par un 'application forte qui accroist et augmente l'union et conjunction : si que serrer c'est fortement et intimement joindre, comme le lierre se joint a un arbre (a) ; car il le serre et le presse si fort, que mesme il pénètre et entre dedans son escorce. (p. 8.) Voyes un enfant pendu au col de sa mère, demeurer uni et joint a ses mammelles : si vous y prenes garde, de tems en tems il se pressera et serrera par des sursaultz de mouvemens que le playsir de tetter luy donne ; ainsy un cœur aymant Dieu, demeure tous- jours uni par affection a sa divine Majesté, mais pourtant, en cer- taines occasions, il fait certain accroissement d'union, par un mou- vement avec lequel il se serre et presse davantage en Dieu. Nous (p. 7.) usons mesme de ce mot en nostre langage : il me presse de faire telle chose, il me presse de demeurer avec luy ; c'est a dire, il n'applique seulement sa persuasion, ou son crédit, ou sa prière, mais il l'applique avec contention, effort et véhémence. Ainsy les pèlerins desirans que nostre Seigneur demeurast en Emaiis, qui aussi le vouloyt bien, non seulement ilz appliquèrent leur persuasion pour le faire demeurer avec eux, disans : Seigneur, demeures avec nous, car la nuit s' approche , il se fait tard, mais ilz le pressèrent et le serrèrent a force, le contrai gnans d'un'amiable contrainte de demeurer.  (a) a un arbre — [ou a une muraille]  Manuscrit de la première rédaction (Livre VII) 405 Quelquefois il nous semble que nous prévenons N. S"", bien qu'en (Chap. 11, p. 11.) effect nous devons tous-jours fermement croire et protester que sil ne nous tiroyt insensiblement nous ne nous mouvrions nullement a nous aprocher de luy. Quelque fois nostr'union se fait insensible- (p. 12.) ment, nous tenans seulement (^) en sa présence, ou par le recueille- ment, et cœt. Quelquefois, par des actions de nostre cœur, sensibles et perceptibles. Quelquefois, par la seule volonté qui s'estend et se serre le plus estroittement a son Dieu : Hé, Seigneur, quand seray-je tout en vous ? Quand viendray et paroistray devant vostre face? Joignes, Seig', de plus en plus cett'ame a vostre bonté ; et cœt. Quelquefois cett'union se fait encor avec l'entendement, qui de plus en plus se serre a Dieu, non pour l'entendre, mais pour estre avec son object, parce que la volonté le tire après soy et l'applique a cela, l'amour respandant dans l'entendement ce playsir spécial d'estre fiché en Dieu ; comme nous voj'ons quil respand une pro- fonde et spéciale attention en nos yeux pour regarder fixement ce que nous aymons, quoy que les yeux d'ailleurs eussent d'autres objectz plus aggreables. Quelquefois cett'union se fait de toutes les facultés de l'ame, qui se ramassent autour de la volonté, non pour s'unir elles mesme a Dieu, car elles n'en sont pas toutes capables, mais pour ne point destoumer la volonté, ains (<') luy donner toute commodité de s'unir de plus en plus a ce divin objet ; c'est pourquoy, de peur de la destoumer, elles la suivent, car si les autres puissances estoyent appliquées a leurs particuliers objectz, l'ame qui opère par elles seroit distraitte et divertie par la variété des actions, et ne pourroit pas si parfaitement s'employer a celle de l'amour. Voyes (p. 14.) Sulamite comme elle parle : Tirés moy, nous courrons ; l'Espoux n'en tire qu'une, et plusieurs suivent ; l'amour tire la volonté, et plu- sieurs facultés la suivent. O Dieu, quel bonheur, quand non seule- ment la volonté s'unit a Dieu, mais aussi toutes les facultés !  (b) seulement — [près de luy par...J (c) nins — fia secourir]  4o6 Traitté de l'Amour de Dieu  (chapitre m)  (P- ^^•) En fin, quand cett'union est non seulement très serrée et estroitte, mais (a) que la chose unie peut malaysement estre séparée et desprise, [comme une] greffe qui s'attache a l'arbre, elle s'appelle par le grand s' Thomas et les Théologiens inhaesion ou adhaesion, parce que par cett'union non seulement on est fort uni et serré, mais on est attaché, affigé, collé a la chose, on se tient a elle, on est pris l'un a l'autre en sorte quil y a peyne de s'en desprendre ; comm'il [arrive] quand la chose qui se prend a un'autre est vis- queuse et gluante, ou qu'elle [est] attachée par des doux ou par plusieurs neuds et liens entrelacés. Or l'union de nostre ame a Dieu est Ihors en sa perfection quand nous sommes tellement saysis de sa bonté que non seulement elle nous tire a soy, non seulement elle nous joint a soy, non seulement elle nous serre a soy, mais elle nous attache et se prend tellement a nous que nous ne nous en (p. I7-) pouvons desprendre. Telle fut l'union de celuy qui disoit : Christo confixus sitm cruci ; Je suis affigé et cloiié a la croix pour Jésus Christ (vide locum et Cotnmentar.) ; et ailleurs : Qui nous séparera de la charité de Jésus Christ? Je suis asseuré que ni la mort, ni les angoisses, et cœt. Ainsy mesme l'ame de Jonathas est ditte collée a l'ame de David; et, comme dit S* Aug'", celuy entendoit bien la force de l'amour qui disoit a son ami : a Dieu, « la moytié de mon ame ; » car quand l'amitié est parfaite ell'est indissoluble, inséparable et aetemelle, ainsy que je l'ay dit ailleurs. (p- i8.) Mays en cet endroit nous ne parlons pas du lien permanent par lequel nostr'ame est attachée a Dieu en vertu des resolutions que la sainte charité nous donne : c'est sans doute, Philothee, que la charité est un lien et lien de perfection; et qui a plus de charité, il est plus attaché a Dieu, plus indissolublement, plus inséparable- ment, plus estroittement. Nous parlons de l'union de nostre esprit a Dieu qui se fait par l'action de l'amour, c'est a dire de l'union qui est un des exercices de l'amour. Philothee, imagines vous donques que (il importe que vous m'entendies) S* Paul, S' Augustin, S* Denis, S' François, 3*^ Catherine de Sienne ou de Gènes sont encor en ce  (a) mais — fqu'ell'est ferme et indissoluble...]  Manuscrit de la première rédaction (Livre VII) 407 monde, et quilz dorment de lassitude après plusieurs travaux pris pour l'amour de Dieu ; représentes vous d'autre part quelque bonn'ame, mais non si ste comm'eux, car il y en a peu qui leur soient comparables, qui est en l'orayson d'union a mesme tems : je vous demande, chère Philothee, qui est plus joint a Dieu, plus (p. ig.) uni, plus attaché ? O Dieu, vous me confesseres que ce sont ces heureux personnages ; car leur charité, qui est, comme l'un d'eux tesmoigne, le lien de perfection, est bien plus grande et plus forte que celle de cett'autre ame qui est en l'orayson d'union. Hz sont plus estroittement unis en effect et en affection encores, car leurs affec- tions, quoy que dormantes, sont toutes engagées indissolublement a l'amour de leur Maistre ; mays pourtant cett'ame qui est la en l'orayson, ell'est plus avant en l'exercice de l'union qu'eux. Eux, quoy qu'endormis, sont en plus grande union en effect, et elle, est en plus grand exercice d'union ; puisqu'eux, quoy quilz soyent incomparablement plus unis qu'elle, néanmoins ilz ne font nul exercice de leur union, et celle ci, incomparablement moins unie qu'eux, est néanmoins en l'exercice et en l'actuelle prattique de l'union. Or c'est de cet exercice que nous parlons icy, lequel quand Dieu (p. 16.) nous le donne jusques a [ce] signe de perfection que ce nous est une grande peyne et difficulté de nous en retirer, que nous ne pouvons qu'avec douleur nous en desprendre, et quil semble a nostr'ame qu'ell'est attachée et collée a son Dieu, alhors nous disons qu'ell'est en l'union d'adhaesion ou inhaesion. Voyes vous ce petit 'P- ^7-) enfant attaché au tetin et au col de sa mère : si on le veut arracher de la pour le porter en son berceau, par ce quil en est tems, il marchande et dispute tant quil peut pour ne point la quitter, et se serre plus estroittement a elle ; si on luy fait desprendre une main il s'acroche de l'autre, et si on l'arrache du tout il se met a pleurer, il regarde devers son giste d'amour quil préfère a tout autre, et ne pouvant plus estre avec elle il la reclame, et va criant tendrement et plaintivement sa mamma, mamma. Ainsy un'ame qui est en l'exercice de l'union, et qui est parvenue jusques a l'inhaesion, si on la retire de cet exercice ell'en ressent de la douleur ; ('') elle ne se peut oster de la : si on destourne son entendement, elle se tient a la volonté ; et si on la fait encor desprendre de la volonté, l'occupant (p- 18.) a quelque exercice fort divertissant de celuy la, elle retourne a tous momens du costé de son cher object, faysant des traitz d'union  (b) de la douleur ; — fil y en a mesme que l'on a veu crier a haute voix...J  4o8 Traitté de l'Amour de Dieu comm'a la desrobbee ; expérimentant la f^) peyne et le serrement de cœur du grand S* Pol, car ell'est (fi) pressée de deux désirs : l'un d'estre délivrée de l'occupation alaquelle on l'appelle, et demeurer avec Jésus Christ; l'autre, d'aller néanmoins a l'œuvre de l'obéissance que l'union mesme avec Jésus Christ luy enseigne estre plus requise. Or la Mère Thérèse dit excellemment que cett'union estant par- venue jusque a cette perfection que nous venons de dire, elle n'est point différente de l'extase, suspension ou pendement ; mais que seulement on l'appelle union ou suspension quand ell'est courte, extase et ravissement quand ell'est longue : car en effect, l'ame attachée a son Dieu, si serré que toutes ses puissances sont employées a cela, elle n'est plus en soy mesme, mais en Dieu ; comm'un cors crucifié n'est plus en soymesme, mais en la croix. Ainsy un'ame collée a Dieu n'est plus en soy, mays en Dieu, comme le lierre attaché a la muraille n'est plus en soy, mais en la muraille. (p. 19.) Il ne reste plus que de vous advertir que comme tous les exercices d'amour se prattiquent, ou par des oraysons et opérations spirituel- les de longue durée, ou par des oraysons et eslancemens courtz, passagers et frequens, ainsy cet exercice de l'union avec Dieu se prattique également es longues oraysons et contemplations, et es courtes et enflammées oraysons jaculatoires et élévations de cœur appliquées a cett'intention. Ah, qui me donnera la grâce que je sois un esprit avec vous ! En fin. Seigneur, l'unité m'est nécessaire ; pourquoy me troublerois-je en la multiphcité des choses ? Hé, doux Ami de mon ame, que cett'unique soit pour l'Unique ! Unisses ma pauvr'uniqu'ame a vostre unique bonté ! (p) Hé, vous estes tout mien, quand seray-je toute vostre ! O cher aymant, tires ce fer a vous ! soyes mon tire cœur comme l'aymant est un tire fer. Abismes (p. 20.) cette goutte d'eau dedans l'océan de vostre bonté, afïin qu'elle ne soit plus qu'en vous ! Puysque vostre cœur m'ayme et me veut pour soy, hé, pourquoy ne me ravit il, puis que je le veux bien ? Tires >noy, je courray a la suite de vos attraitz, et me jetteray dedans vostre sein paternel pour n'en bouger es siècles des siècles. * C'est la recompense du vray amour : Si quelqu'un m'ayme, m,on Père et moy viendrons a luy, et ferons nostre séjour vers luy et en luy.  (c) la — [presseure etj (d) ell'est — fsaysiej (e) bonté! — [Je suis toute vostre, Seig''.J  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 409  (livre VI, CHAPITRE XIl) DE LA LIQUEFACTION DE l'aME, C'eST A DIRE, COMM'ELLE SE FOND EN DIEU Les choses humides ou liquides sont celles, disent les Philosophes, (p- 343-) qui n'ont point de bornes ni de figure fermes d'elles mesme, et qui sont aysees a recevoir les bornes et les figures des autres choses. Voyes, je vous prie, Philothee, l'eau, le vin, l'huile et toutes choses liquides : si vous les (a) respandes dans un vaisseau, elles n'auront point de bornes que celles que le vaisseau leur donnera, ni point de figure que la figure du vaisseau ; si le vaisseau est quarré elles le seront aussi, sil est rond ou triangulaire elles auront la mesme figure, de sorte qu'on peut dire que ces choses liquides n'ont ni figure ni bornes aucunes que les bornes et figures de ce qui les contient. L'ame n'en est pas de mesme par nature : non certes, Philothee, car ell'a ses figures, ses bornes et limites spirituelles, en sorte que elle n'est pas aysement pliable ni maniable par autruy. Ell'a sa figure par ses habitudes et inclinations, et ses bornes en (b) sa propre volonté ; et Ihors qu'ell'est plus sujette a ses inclinations et volontés, nous disons qu'ell'est dure spirituellement, c'est a dire opiniastre, obstinée : Je vous osteray, dit Dieu, vostre cœur de pierre, et vous en donneray un de chair ; c'est a dire, je vous osteray vostre (p. 344.) obstination et dureté spirituelle. Pour faire changer de figure au boys, au fer, a la pierre, il y faut la coignee, le feu, le marteau et le ciseau. On appelle cœur de pierre, ou de fer, ou de bois, un cœur qui ne prend point aysement les figures et resolutions qu'on luy veut imprimer ; au contraire, un cœur doux, maniable et traittable, il est appelle un cœur amolly, fondu, liquéfié. Voyes, je vous prie, ma chère Philothee, ce que David avoit praesagé de N. S. et de son cœur, parlant en la personne d'iceluy pour le tems de sa Passion, au Psal. 21. f. 14 et 15 : Je suis, dit il, respandu comme de l'eau, et tous mes os sont dispersés ; mon cœur est fait comme de la cire fondue au  (a) si vous les — [mettes sur une table, elles couleront ça et la, et ne s'arresteront en point de lieu qu'elles ne soyent dissipées ; elles ne prendront nulle...] (b) en — [son franc arbitre etj  4IO Traitté de l'Amour de Dieu milieu de mon ventre. Que veut il exprimer, ce Sauveur de nos âmes, sinon qu'il respandit tant de sang quil ressembloit que ce fut comme un seau d'eau que l'on respand, et que ses os furent tous demis et disloqués de leur place, et que son cœur, c'est a dire l'ame quant a la partie inférieure, parmi tant de tourmens, estoit sans subsistence, fondu etdissoult en tristesse ? Cleopatra, cett'infame reyned'^gipte, faisant des festins a l'envi avec Marc Antoyne, voulant enchérir sur tous les excès et les dissolutions que Marc Anthoyne avoit fait, fit apporter a la fin de son festin un bocal de fin vinaigre, dedans lequel elle jetta une des perles qu'elle pourtoit a ses oreilles, estimée de valoir 250.000 escus ; puis la perle s'estant résolue et liquéfiée, elle l'avala, et en eut fait de mesme de lautre perle qu'ell'avoit en lautre oreille si Lucius Plantius ne l'eut empeschée. Le cœur du Sauveur, vraye perle orientale, uniquement unique en valeur, fut de mesme en la Passion ; car, jette au milieu de tant d'aigreurs, il se fondit en soymesme, et se résolut et desfit em.mi les angoisses, c'est a dire, il fut si angoissé quil fut angoisse luy mesme, n'ayant ni figure ni bornes que celles de l'angoisse mesme. Ainsy donq se fait la liquéfaction par l'angoisse et par la peyne ; car un cœur ferme, fort et solide, devient mol, tendre et liquide a la merci de l'injure. Mays l'amour, égal, ains surmontant la mort en force et pouvoir, amollit quelquefois et attendrit les cœurs et les âmes beaucoup plus que les ennuys. Mon ame, dit l'amante sacrée, s'est fondue a mesme que mon Amant a parlé. Qu'est ce a dire, mon ame s'est foyidue? Elle s'est attendrie, elle ne s'est plus tenue en elle mesme, mais s'est escoulee devers ce (p. 345.) Bienaymé, elle s'est toute desfaite en elle mesme. Et comme Dieu dit a Moyse quil parlast au rocher et il produiroit des eaux, [et] que le rocher se fut fondu et converti en eau si Moyse luy eut parlé, ainsy le Bienaymé parlant a l'amante, son ame s'est fondue et toute convertie en liqueur. Le baume est une liqueur espaisse et non fluide de soymesme, et plus il est gardé plus il s'espaissit, et PI., 1. 12. c. 25. mesm'en fin il s'endurcit et devient rouge et transparent ; mais la chaleur le dissoult et rend fluide. L'amour avoit rendu fluide et coulant l'Espoux, que pour cela l'amante appelle huile ou baume respandu ; maintenant ell'asseure qu'aussi elle est devenue toute liquide et fluide, disant que son ame s'est fondue Ihors que son Bien- aymé a parlé. Et af&n que vous sachies que cette fonte et cest escou- lement est réciproque, voyes, Philothee, ce que l'Espouse dit : Tes mammelles, dit-elle, sont meilleures que le vin, jettant l'odeur des par- fums plus parfaitz. Les mammelles signifient l'amour, qui a son siège dans [le] cœur et dans la poitrine ; or cest amour est plus fort  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 411 et meilleur que le vin, respandant un odeur admirable en suavité. Et comme le vin, plus il est fort moins il peut estre retenu dans le tonneau quil ne s'espanche et ne sorte par dessus, ainsy l'amour de l'Espoux ne pouvoit demeurer en son cœur quil ne se respandit ; et parce que l'amour ne va pas sans l'ame, l'ame mesme de l'Espoux s'estoit respandue, dont ell'adjouste : Vostre nom est un'huile res- pandue ; vous ne respandes pas seulement vos affections, mais vous estes vous mesme un baume respandu. Et comme le s* Espoux respand son amour et son ame en celle de l'Espouse, aussi récipro- quement l'Espouse sacrée respand la sienne après l'Espoux : Mon atne s'est fondue, dit elle ; c'est a dire : comme l'on void que le vent ^*^ méridional soufflant sur la neige des montaignes la fait fondre, et se fondant elle quitte sa place, sortant d'elle mesme pour ruisseler es vallées, ainsy la parole de mon Bienaymé, venant comm'un vent en mon ame, la fait fondre d'amour, et ell'est sortie d'elle mesme, s'escoulant après son amant (par ce qu'en l'Hebrieu et Caldaique et es Sept, il y a : Anima mea egressa est, ut dilectus meus locutus est ; vide Sa, Rio, Ghisler, Lyranus.) Ou bien : mon ame a esté comm'un (p. 345.) bornai ou Cousteau de cire, qui, touché des rays ardens du soleil, sortant de soymesme, de sa forme, de son estre, flue et s'écoule devers l'endroit dont il est touché ; car ainsy mon ame s'est escoulee du costé de la voix de mon bienaymé'. Mays en quoy consiste cette liquéfaction ? Geste passion amou- reuse, a proprement parler, consiste en trois mouvemens, dont le premier est cause du second et le second du troysiesme. Elle commence par une parfaite complaysance que l'amant prend en la chose aymee ; cette complaysance engendre une certaine (c) impuis- sance spirituelle qui fait que l'ame ne se sent plus aucune force ni vigueur pour se tenir en elle mesme, ne pouvant plus demeurer en soy ou elle n'a plus aucun'attention ni playsir, ains comm'un baume fondu qui n'a plus aucune subsistence, elle se laisse tout'aller et s'escoule toute en son amant : elle ne se jette pas, ni elle ne se (p. 346.) joint pas, ni elle ne se serre pas, mais elle tumbe, par manière de dire, et flue, comm'une cire fondue, en ce qu'ell'ayme ; elle ne peut se soustenir en elle mesme, ains se dissout et se defîait, s'escoulant toute dans le cœur qu'ell'ayme. Ne voyes vous pas, Philothee, les nuées comm'elles demeurent la en l'air suspendues, comme si elles estoyent attachées au ciel ? elles demeurent en elles mesme et se soustiennent, en sorte que quelquefois elles semblent des rideaux  (c) u)ie certaine — ffluiditéj  412 Traitté de l'Amour de Dieu qui sont tendus pour nous cacher le ciel. Mays voyes comme le vent meridionnal les ramasse et les fait fondre, en sorte qu'elles se desfont et convertissent toutes en eau ; Ihors, ne se pouvant main- tenir en elles mesme, elles tumbent et s'escoulent en bas, non seulement se joignant a la terre, mais se meslant intimement et s'imbibant avec la terre qu'elles destrempent, si que de la terre et d'elles ne sont plus deux choses, mais une seule chose composée de ces deux elemens. Ainsy l'ame laquelle, quoy qu'aymante, demeuroit néanmoins en elle mesme, par cette liquéfaction elle sort hors de soymesme et se laisse escouler en son Bien Aymé, non seu- lement pour s'unir a luy, mays pour se mesler et imbiber toute a luy, en sorte que ce ne soit plus qu'une chose avec luy ; ainsy que de l'eau naphe et de l'eau rose meslees ensemble se fait une seule eau de senteur. Or la vérité est que cette liquéfaction, cet escoulement d'un'ame en Dieu, est a proprement parler une grande et véritable extase, par laquelle l'ame est toute hors de ses propres bornes, hors de son propre maintien, et se treuve toute absorbée et engloutie et comme ^*^ toute meslee en son Dieu, ainsy qu'une goutte d'eau qui tumbe dans (Vide supra, pag. un grand vaisseau de vin. C'est pourquoy les Sept., l'Heb. et le Cald. portent en leur texte : Mon ame est sortie quand mon Bienaymé a parlé ; c'est a dire, elle est tumbee en extase ; et nostre version ordinaire latine, disant la mesme chose, l'exprime par cette parole : Mon ame s'est fondue ; qui est la mesme chose, car ce qui se fond (p. 346.) coule hors de soymesme. Et aussi, ceux qui sont tumbés en cet excès d'amour en ressentent les efiectz de l'extase, car, revenuz a eux mesme, ilz ne touchent plus ni voyent les playsirs de la terre qu'avec degoust, ont un extrême anéantissement d'eux mesme, n'estiment rien que le Ciel, et demeurent extrêmement alangouris quant aux sens extérieurs, et voudroyent ne jamais estre revenus a eux mesme, sil playsoit ainsy a Dieu, ains avoir persévéré en ce meslange, ou plustost abismement d'eux mesme en Dieu. Il semble que telle fut la passion amoureuse qui fit dire au grand s* Paul : Je vis, mais non plus moy, ains Jesuschrist vit en moy ; et quand il disoit ailleurs: Nostre vie est cachée enDieu avec Jesuschrist. Car dites moy, Philothee, si une goûte d'eau naturelle jettee dedans un océan de eau naphe ou d'eau impériale, pou voit parler et dire ce qu'ell'est devenue, ne diroit elle pas : Je suis, ains je ne suis plus moy mesme, mais cet océan est en moy et mon estre est caché en (p. 347.) cet abisme d'eau impériale. Tel, je pense, estoit le sentiment du grand Bienheureux Philippe Nerius, quand, accablé de consolation, il demandoit a Dieu quil se retirast pour un peu de luy.  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 413  (chapitres xiii-xv) (a) DE LA BLESSEURE ET LANGUEUR d'aMOUR Tous ces motz amoureux sont tirés de certaines similitudes quil y (pp. 347, 348.) a entre les affections du cœur et les passions du cors, (b) Rien ne pénètre plus avant dans le cœur que l'amour, car il outrepasse tous les sens, et l'entendement mesme, et va percer jusques au fin fons de la volonté et se fait faire place a toutes les autres affections de l'ame. Il est « aigu, » dit le grand apostre de la France, et entre très intimement dans l'esprit. L'amour est la source et racine de toutes les passions de l'ame, comme nous avons dit ailleurs ; et par ce que l'amour qu'un esprit donne a l'autre perce puissamment jusques a ce quil ayt treuvé son centre, et que le centre de l'amour ou il establit son siège, ou est sa place, n'est autre chose que le fin fond de la volonté, partant l'amour blesse, et a guise d'une sagette se fourre soymesme dedans l'ame. Les autres passions n'entrent dedans le cœur que par l'entremise de l'amour, mais l'amour entre luy mesme par sa propre force ; et par ce que l'amour est la première passion du cœur, c'est luy seul qui le blesse : la tristesse, la crainte, la hayne ne piquent le cœur que par l'amour. Pourquoy, je vous prie, Philothee, haissons-nous le mal sinon par ce que nous aymons le bien ? pourquoy nous attristons nous des maux appréhendés comme presens sinon par ce quilz nous privent du bien ? pourquoy craignons nous le mal futur sinon par ce que nous desirions et espérions le bien ? C'est l'amour seul qui nous donne toutes les passions, c'est luy aussi qui nous blesse et navre le cœur. Mays cette blesseure d'amour n'est pas seulement appellee blés- (p. 348.) seure par ce que, comm'un trait ou dard descoché sur nos cœurs, elle pénètre jusques au fons intime de l'esprit, mais aussi parce qu'elle est douloureuse et en vérité pique l'ame. Il est vray que quicomque est amoureux, il est blessé d'amour, et les premiers traitz d'amour que l'on sent au cœur se peuvent appeller blesseures.  (a) fOE LA LANGUEUR AMOUREUSeJ (b) du cors. — fVoyes vous, Philothee, ce grand cerf, que cet archer ..J  414 Traitté de l'Amour dk Dieu par ce que l'amour transperce soudainement, et a l'heure que moins l'on y pense. Les paroles, les yeux, le maintien, voyre mesme les cheveux, luy servent de sagettes ; et tel qui entre en conversation, libre, sain et gay, ne prenant pas garde aux traitz et attraitz de l'amour, s'en rêva engagé, blessé et (c) triste. Qui le rend triste ? c'est quil est blessé. Et qui l'a blessé ? l'amour. Mays la douleur comme peut ell'estre causée de l'amour ? car l'amour est un mouvement de complaysance, et la complaysance comme peut elle donner la douleur ? Ou l'object aymé est présent au cœur aymant, Philothee, ou il est absent. S'il est absent, helas, (P- 349) Philothee, l'amour blesse le cœur par le désir violent quil excite, lequel ne pouvant estre assovi tourmente le cœur très asprement. Car tout ainsy que si une abeille avoit piqué le visage d'un enfant, vous auries beau luy dire : ah, mon cher enfant, c'est l'abeille mesme qui a fait le miel que tantost vous avés gousté avec tant de playsir ; il vous diroit : il est vray, mais son eguillon m'a percé, et tandis quil est dans ma joiie je ne puis vivre en repos ; ne voyes vous pas comme ma joue en est emfiee ? Aussi il est vray que l'amour est un mouvement de complaysance, pourveu quil ne nous laisse point l 'eguillon du désir ; mais quand il le laisse, sans doute nous avons un'extreme douleur, mais parce que c'est une douleur d'amour :i:** ell'est aymable et amiable. Oyes les cris douloureux mais amoureux Relicta (i). de ce cœur apostolique, transpercé du dard de la charité : Je désire d' estre deslié et estre avec Jésus Christ, qui rue serait beaucoup meilleur ; (p- 349-) il considère son object absent. Hé, qui me délivrera du cors de cette mort? Voyes cet autre amoureux : Mon ame (d) a soif de son Dieu fort et vivant: hé, quand viendray-je et apparoistray-je devant la face de inon Dieu? Mes larmes ont esté mon pain nuit et jour, tandis qu'on me dit : ou est ton Dieu? Voyes la sacrée Sullamite comm'elle (e) parle aux filles de Hierusalem : Helas, dit elle, je vous conjure, si vous ren- contres mon Bienaymé, de luy annoncer ma peyne, par ce que je 70. Je suis blessée, languis et suis blessee d'amour. L'espérance différée afflige l'ame, dit le Sage. Il y a donq plusieurs sortes de blesseures amoureuses. Les  (c) et — [pensifj (d) Mon ame — Test altereej (e) comm'elle — fan-ay sonne... adjure les...J (i) Ce mot se rapporte à la phrase : « Oyes les cris douloureux, » etc. qui, dans le Ms., est en efiEet isolée du contexte par des traits particuliers.  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 415 premiers traitz que nous recevons de l'amour s'appellent blesseures, par ce que le cœur qui sembloit sain et entier et tout a soy mesme tandis quil n'aymoit pas, il commence a recevoir du tourment, a se séparer et diviser de soymesme pour se donner a l'objet aymé : or la douleur se fait par la division des choses qui se treuvent l'un'a l'autre et sont unies. 2. Quand nous aymons des-ja fort nostre object, si nous en sommes absens, l'amour alhors a un eguillon, a sçavoir, le désir qui nous pique et blesse incessamment ; c'est pour- quoy nous plaignons alhors et souspirons comme gens affligés et blessés. 3. Mays il y a une sorte de blesseure que Dieu luy mesme (p. 350.) fait, par l'entremise néanmoins de l'amour, dans les cœurs quil veut rendre excellens. C'est Ihors quil tesmoigne sa présence a l'ame et la presse d'amour, il la sollicite et luy fait vivement connoistre sa douceur infiniment aymable, car il presse en cette sorte : il luy donne des sentimens admirables de sa souveraine bonté, qui donne des attraitz non pareilz a l'ame, laquelle s'eslançant comme pour voler a son objet, et demeurant courte par [ce] qu'elle ne peut tant l'aymer comm'elle désire, o Dieu ! elle sent une douleur qui n'a point d'égale. Ell'est attirée puissamment, et elle se sent impuissante a voler ou est sa proye, par ce qu 'ell'est encor attachée aux misères de cette vie mortelle ; la voyla donq terriblement tourmentée : O misérable homme que je suis, qui me délivrera du cors de cette mortalité? Alhors ce n'est pas le désir de chose absente, car elle sent son Espoux présent, il Va menée en son cellier a vin, il a arboré sur son cœur l'estendart de l'amour, comme sur une ville pleyne de passions ^*^ amoureuses. (Il faut mettre ceci par comparayson. Une ville prise Ecclus. 9. 2, alia, par les Romains, Ihors que les soldatz de Rome se sont renduz les "ri"spectabant plus fortz, ilz arborent l'estendart, et cœt.; ainsy le Roy paysible des cœurs, Jésus Christ, ayant pris le cœur de sa chère Sulamite et l'ayant remply de mille passions amoureuses, il mit l'estendart d'amour sur son cœur.) Or Ihors, tout'amoureuse qu'ell'est, il la (P- 35o.) presse, et descoche de tems en tems mille traitz d'amour, par excès, luy monstrant combien il est encor plus aymable qu'elle ne l'ayme : et elle, qui n'a pas tant de force pour aymer que d'amour pour s'efforcer d'aymer davantage, voyant ses effortz n'estre pas asses fortz pour aymer selon son désir Celuy que nulle force ne peut asses aymer, helas, elle se sent toute blessée ; et autant d'eslance- mens qu'elle fait, autant elle reçoit de secousses d'amour ffî.  (f ) de — blesseures.  4i6 Traitté de l'Amour de Dieu (Chap. XIV, p. 353.) Voyes le grand S* Pierre, comme N. S. le blesse. Le pauvre Saint estoit desja tout rempli d'amour, car la pœnitence le luy avoit redonné, et nostre Seig' le presse : Pierre, m'aymes tu? Tu sçais, Seig'', que je t'ayme. Pierre, m'aymes tu? Hé, Seig'', je vous ayme, vous le sçaves bien. A la troysiesme fois : Pierre, m'aymes tu? ah ! il le blesse ; dont il sent la douleur amoureuse : Helas, Seigneur, vous sçaves toutes choses. Il le pique et le presse d'amour, il reçoit une grand 'affliction et blesseure d'amour ; dont il respond amoureuse- ment, mais douloureusement : Seig'', vous sçaves toutes choses, vous sçaves que je vous ayme. (Chap. xni,p. 350.) O Dieu, quelle peyne a un'ame, mais que cette peyne est ayma- ble ! car ce cœur aymant désire d'aymer, et void bien quil ne peut ni asses aymer ni asses désirer. Et le désir qui ne peut reuscir est (p. 351.) comm'un dard dans les flânez d'un courage généreux; mays pourtant la douleur que l'on en reçoit est une douleur aggreable, car quicomque désire d'aymer, il ayme aussi a désirer, et s'estimeroit le plus misérable homme du monde sil ne desiroit pas d'aymer ce quil voyd estre si souverainement aymable : il désire d'aymer, voyla sa douleur ; mays il ayme a désirer, voyla sa consolation. Vray Dieu, Philothee, que vay-je dire ! Les Bienheureux qui sont au Ciel n'ont pas tous un égal amour, et voyans tous néanmoins que Dieu est plus aymable qu'ilz ne l'ayment ni l'aymeront jamais, sans doute ilz periroyent et pasmeroyent éternellement d'un désir d'aymer davantage, si la tressainte volonté de Dieu, quilz voyent avoir si misericordieusement et surabondamment recompensé leurs mérites par l'amour (je parle des esleuz qui ont esté en usage de franc arbitre), ne leur imposoit l'admirable repos dont ilz jouissent ; car ilz ayment si uniquement la volonté de Dieu, que le contente- ment de Dieu les contente et sa volonté arreste la leur, et acquiescent parfaitement d'estre bornés en leur amour pour l'amour de la volonté divine. Autrement, leur amour seroit également et délicieux et douleureux : délicieux pour la possession d'un si grand bien, douloureux pour le désir d'un plus grand amour. Dieu, donq, comme tirant des sagettes du carquoys de son infinie beauté, blesse l'ame, luy faysant clairement voir qu'elle ne l'ayme pas asses ; car qui ayme Dieu en ce monde en sorte quil ne voudroit et ne désire l'aymer davantage, il ne l'ayme pas comm'il faut. Jamay celuy ne l'ayme asses, qui croid de l'aymer asses : la suffisance en l'amour n'est jamais suffisante. (i) Cette annotation comprend tout l'alinéa en regard duquel elle est placée.  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 417 D'autrefois Dieu blesse l'ame d'amour, luy faysant voir (g) com- (Chapitre xiv.) bien il l'ayme ; car rien ne blesse tant le cœur amoureux que de voyr le cœur de son amant blessé d'amour pour luy. Voyes vous le pellican ? Ainsy que W, ramassant en un'histoire ce qui se dit de luy, on le peut recueillir, il blesse par amour ses petitz, car il fait son nid en terre, si que les serpens les viennent souvent piquer : or quand cela arrive, le pellican (') vient, et comme pour faire sortir le venin avec leur sang, il les tue de son propre bec ; puis, se blessant soymesme, il les vivifie de son sang. Voyes vous, Philothee, cet animal ? il blesse ses petitz d'amour, mais jamais il ne les void blessés quil ne s'en blesse soymesme. Les abeilles (J) donnent de la douleur en piquant, mais elles en reçoivent tous-jours davantage qu'elles n'en ont donné, car mesme elles en meurent. Jamais nous ne blessons un cœur d'amour que nous n'en soyons atteintz, et de voir un cœur blessé cela nous sert de blesseure : c'est pourquoy les âmes dévotes, quand elles considèrent que Dieu est touché, ains blessé d'amour pour elles, elles en reçoivent une réciproque blesseure, dautant plus grande qu'elles voyent de ne pouvoir jamais tant aymer que l'amour divin le requiert. Un'autre blesseure d'amour est quand l'ame sçait qu'ell'ayme (p. 353-) Dieu, mais Dieu la traitte comme sil ne sçavoit pas que l'ame est en amour ; et bien qu'elle sache bien que Dieu n'est pas en desfiance de son amour, néanmoins il la traitte en sorte quil semble estre en desfiance. Helas ! alhors l'ame, quoy qu'asseuree, ressent néanmoins des cruelles douleurs ; car comme ceux qui ont des extrêmes aver- l'ide de Lepidi sions et répugnances a quelque chose n'en peuvent seulement pas Dracone picto (i).  (g) luy faysant voir — [par eloyses et comme par esclairs,J (h) Ainsy que — [recite S' Ambroyse...J (i) le pellican — - Fde son propre bec, les vient saigner et les tue ; puis, se blessant...] (j) Les abeilles — ■ [ne piquent jamais qu'elles n'en meurent ; jamais nous ne donnons de l'amour...] (i) Ce renvoi indique l'intention du Saint d'appuyer son argument par une comparaison empruntée à Pline (Hist. nat., lib. XXXV, cap. xxxviii), que lui-même avait écrite en ces termes dans un recueil inédit conservé au Monastère de la Visitation de Westbury-on-Trym., Angleterre (voir tome III de l'Edition actuelle, Préface, note (i), p. xxxiv) : « Lepidus estant triomvir « fut invité par les magistratz de Romme en une mayson de playsance tout « environnée de boys. Les oyseaux ne le laissèrent dormir de toute la nuit ; « dequoy se pleignant le lendemain, ilz firent prendre un grand parchemin « en forme de dragon, et ce fantosme, mis a l'endroit du lieu ou il dormoit, « fit taire tous les oyseaux. Umbra peccati obmiUescere facit angelos piosque.» II 27  4i8 Traitté de l'Amour de Dieu voir les ombres et les figures, non pas mesm'ouir les noms, aussi un'ame extrêmement amoureuse ne peut mesmement pas souffrir les semblans que Dieu fait de se desfier de nostre amour. Voyes S* Pierre : nostre Seig' fait semblant d'ignorer son amour, et le voyla abismé dedans la tristesse. Un jour on (k) faysoit des exor- cismes sur une personne possédée, et le malin esprit estant pressé de respondre quel estoit son nom, il dit quil estoit « ce malheureux A la fin du 14. privé d'amour. » 3*^ Catherine de Gènes, qui estoit la présente, (U ap. e sa e. ^^ sentit esmouvoir toutes les entrailles entendant le mot de priva- tion d'amour : et comme les démons voyans le seul signe de l'amour de Dieu, oyans le seul nom de son amour, qui est Jésus et la Croix, tremblent, sont tourmentés et fuyent, par ce quilz haissent souverainement l'amour qui fit incarner le Filz de Dieu, ainsy ceux qui aiment Dieu trémoussent aux moindres signes ou paroles qui représentent la privation de cet amour, comme sont ces paroles de desfiance : M'aymes-tu? car encor que nous sachions qu'elles ne sont pas de desfiance, néanmoins, par ce qu'elles en ont l'apparence, elles nous affligent, (p. 334-) Quelque fois cette blesseure d'amour se fait par le seul souvenir du tems que nous avons esté sans aymer Dieu, d'eu, ce semble, procedoit cette voix de S* Augustin : « O que tard je t'ay » recon- neu, « Beauté antique ! » Car la vie est plus ennuyeuse que la mort a ceux qui connoissent que la vie est sans vie tandis qu'on vit sans aymer la vraye vie. D'autrefois cette blesseure se fait par la seule considération de la multitude de ceux qui mesprisent l'amour de Dieu qui est tant aymable, si que ilz pasment de douleur, comme celuy qui disoyt : Mo7i zèle me fait sécher de douleur par ce que mes ennemis n'ont pas gardé ta loy. Et s* France, estant entré dans une chapelle, pleuroit, crioit et se lamentoyt si haut que les passans croyoient qu'on le battit, et y accoururent ; et il leur dit : Helas, « je pleure par ce que mon Sauveur a tant enduré, et personne n'y pense ! » En somme, l'amour, comme l'abeille, d'un mesme eguillon pique et fait le miel en cent façons. -|" ''*  (k) on — [conjuroit un energumene...J (1) présente, — [pensa pasmer d'ouir seulement nommer cet horrible nom : « privé d'amour »...J (i) Cette croix montre que l'alinéa p. 419, correspondant au même signe, devait faire suite à celui-ci.  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 41g Il me faut commencer ce chapitre en cette sorte. Les grenades, (Chap. xiii, p. 348.) par leur couleur vermeille, par la multitude de leurs grains rangés et serrés ensemble, et par sa couronne, représente naifvement, selon l'advis de s* Greg., la sainte charité, enflammée de l'amour de L- i- Reg. c. 24. son Dieu, contenant toute la variété des vertus, et qui est la seule vertu couronnée de la gloire ; mays son suc, Philothee, comme nous sçavons, qui est si agréable aux sains et aux malades, est tellement meslé de douceur et d'aigreur, qu'on ne sçauroit dis- cerner sil est plus aggreable par ce quil a une douceur aigrette, ou par ce quil a un'aigreur doucette. Certes, l'amour est ainsy aigredoux, et tandis que nous sommes en ce monde il n'a jamais sa douceur pure, par ce quil n'y est pas parfait ni assovi ; néan- moins il ne laisse pas d'estr'aggreable, et son aigreur mesme rend plus aymable sa douceur, comme sa douceur rend son aigreur extrêmement suave. -|- Et ce qui est admirable,'c'est que les cœurs blessés'de l'amour, (Chap. xiv, p. 355.) non seulement sentent la douleur, mays y consentent, et ne vou- droyent pour chose du monde ne l'avoir pas. « Il n'y a point de travail, » dit s* Augustin, « ou il y a de l'amour, ou sil y a du travail c'est un travail bienaymé. » Un Seraphim tenoit un jour une sagette toute d'or, de la pointe de laquelle sortoit une petite flamme : il la darda dedans le cœur de la B. Thérèse, et la voulant retirer il sembloit a la vierge qu'on luy arrachast les entrailles ; et la douleur en fut si grande qu'elle n'avoit de force que pour jetter des foibles et petitz gemissemens, mays douleur si aggreable, que jamais elle n'eut voulu en estre délivrée. Telle fut la sagette d'amour que Dieu descocha dedans le cœur de la grande s'^ Catherine de Gennes au premier commencement de sa conversion, dont elle demeura toute changée, et comme toute morte au monde et aux choses créées pour n'aymer plus que le Créateur. Les cors mesme de ceux qui sont blessés d'amour en demeurent (Chapitre .w.) malades, affoiblis et alangouris, comme l'on vid Ammon malade presqu'a mort pour l'amour de Tamar ; et c'est chose asses conneiie que l'amour humain a la force non seulement de blesser le cœur, mais de rendre le cors malade jusques a la mort : ce qui se fait par la liayson que l'ame a avec le cors, [d'autant] que comme la passion et le tempérament du cors a beaucoup de pouvoir de tirer l'ame a soy, aussi les passions de l'ame ont une grande force pour remuer (p. 356.) les humeurs et changer les qualités du cors. Et outre cela, l'amour porte si puissamment l'ame en son objet, que quand il est véhément ell'est tellement occupée par luy qu'elle manque a toutes ses autres opérations, tant sensitives qu'intellectuelles ; de sorte que pour  ^2o Traitté de l'Amour de Dieu nourrir mieux cet amour, l'ame semble abandonner tout autre soin, tout'autr'action et soymesme encores : dont Platon a dit que In Symposio, et l'amour estoit « pauvre, chetif, deschiré, nud, deschaux, sans VI e jave um (i;. jj^^yson, couchant dehors sur la dure, es portes, tous-jours indi- gent. » Il est a pauvre, » par ce quil quitte tout pour la chose a^Tnee ; il est « chetif, » pasle et maigre, par ce quil fait perdre le sommeil, le manger et le boire ; il est a nud et deschaux, » par ce quil n'a aucune affection sinon celles de la chose aymee ; il est « sans mayson, » par ce quil n'habite point dedans l'amant, mais suit tous-jours la chose aymee ; il couche « dehors sur la dure, » par ce quU ne peut demeurer couvert, ains se manifeste et descouvre par des souspirs, plaintes, afflictions désordonnées, louanges, soupçons, jalousies ; il est « es portes » tout estendu comm'un gueux, tant par ce quil est tout occupé a regarder, ouïr et parler a celuy quil ayme (et les yeux, les oreilles et la bouche sont les portes du cœur), comme encor, par ce qu'il est tous-jours aux oreilles de la chose aymee, ou a ses yeux, pour mendier des faveurs nouvelles, sans que jamais il en puisse estr'assovi. Et si, c'est sa vie que d'estre a indigent, » car si une fois il est rassassié il n'est plus en ardeur, et par conséquent n'est plus amour. Je sçai que Platon parle la de l'amour \-il et abject, mays pourtant toutes ces propriétés se treuvent encor en l'amour noble et divin. Voyes f"^) les [Apostres], deschaux, nuds, pauvres, indigens, parmi les ondes de la mer, sur la dure, mendians ; et en somme tellement (p- 357) anéantis au monde, (") [que] si le monde est une mayson ilz en sembloyent les ballieures, sil est une pomme ilz en sembloyent les pelenres ; comme dit cet Apostre qui pour avoir plus souffert que nul autre le pouvoit aussi mieux dire. Qui les avoit réduit a cet estât si langoureux ? L'amour, le grand amour pour lequel ilz avoyent tout quitté afÊn de sui\Te leur Bienaymé. (o' Cet amour jetta s* François tout nud devant son Evesque au commencement de sa conversion, et le fit mourir nud sur la terre.  (m) Voyes — fs» François, avec ses Capucins...] (n) au monde, — quilz [sembloyent les ballieures et racleures du monde...] (g) leur Bienaymé. — [Mays considères, Philothee, la s'« Sullamite...J (i) Epitome in Eihicem, Tract. III, cap. vi. — D. Chrysostomi Javelli, Cana- picii,O.P. in universamAristotelis,Platonis et Christianorum Philosophiam Moralem Epitomes, in certas partes distinctœ. Lugduni, apud haeredes Jacobi Junctae, mdlxviii.  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 421 Oyes la tressainte Sullamite comm'elle s'escrie : (p) Quoy qu'a rayson de mille consolations que mon amour me donne, je sois plus belle que ne furent jamais les riches pavillons de Salomon, plus belle certes que le Ciel mesme, car il est la tente inanimée du Roy, et je suis son pavillon animé, je suis néanmoins noyre, deschiree, pou- dreuse et toute gastee de tant de blesseures et des coups que ce mesm'amour me donne. Hé, ne prenes pas garde que suis brune, car mon Bienaymé, qui est mon soleil, a dardé ses rayons amoureux sur moy ; rayons qui m'esclairent, mais qui me rendent haslee et bruslee, et ce mesme soleil qui me donne sa clarté ni'oste tna couleur. L'amour qui me rend si heureuse que de me donner un si excellent (p. 358.) ami comm'est mon Salomon, a des autres enfans qui me donnent des assaux et me réduisent a telle langueur, que comme d'un costé je ressemble (q) a une reyne qui est a costé de son roy, d'autre part je ressemble a une vigneronne qui dans une vile cabanne garde les vignes ; et si encor ne gardé je pas ma vigne, car toutes mes douleurs amoureuses sont encor dédiées a mon Bienaymé. C'est chose admirable de voir les langueurs amoureuses de s*« Catherine de Sienne et de Gennes, de s'e Angele de Foligni, de la Bienheureuse Mère Thérèse ; mays qui pourroit jamais exprimer les merveilles des effectz que l'amour céleste fit au cœur et au cors de s* François ? Car sa vie n'est presque que de larmes, de souspirs, de plaintes amoureuses : et en fin vous voyes un Séraphin (rj qui le stigmatise et le blesse par des rayons sortans des endroitz de l'ouverture du flanc, et des pertuis des mains et des pieds d'un'image de Jésus Christ crucifié quil portoit ; de sorte que cinq playes demeu- rent imprimées en ce bienaymé serviteur, es mesmes endroitz esqueiz son Maistre les avoit receues pour nous rachetter. Ce fut un miracle, Philothee, et seroit une folie expresse de rapporter cet effectaux causes naturelles ; mays ce fut un miracle de l'amour blessant et tuant, sur l'opération duquel voyci ma pensée. L'histoire dit que (s) cet homme seraphique voyant l'image de son Seigneur crucifié entre les aisles du Séraphin qui la portoit, il s'attendrit infiniment. O Dieu, ma chère Philothee, imagines vous cett'image que non Appelles, mais N. S. mesme, ou un Séraphin par son (p- 359)  (p) s'escrie : — [Quoy qu'extrêmement belle en mon intérieur, ou mon Bienaymé réside, si suis je...J (q) je ressemble — [un riche palais, mon cœur estant plein de mon Salomon...] (r) un Séraphin — [qui, portant l'image de Jesuschrist crucifié...] (s) que — [ce grand Phil... Théophile... ce grand amoureux. ..J  422 Traitth de l'Amour de Dieu commandement, avoit taillée au Ciel en la présence de tous les Anges. Quel portrait admirable tiré auprès du vif et sur son propre original, par des maistresses mains ou des mains tant maistresses en cet art ! o comme elle representoit naifvement et au naturel ce divin (t) Roy des Anges, meurtri, froissé, blessé, tué, sur l'arbre de la croix ! Que si l'image d'Abraham assenant le coup du sacrifice sur son unique Isaac, image faite en terre et par une main terrestre, eut le pouvoir de tous-jours attendrir et faire pleurer le grand s* Greg. Nissene Ihors quil la regardoit, combien fut attendrie, je vous supplie, chère Philothee, l'ame du grand S* François, quand il vid l'image de nostre Seig'' se sacrifiant luy mesme pour nous sur l'arbre de la croix ! image fait 'au Ciel et par des mains célestes. Cett'ame donques, ainsy amollie et attendrie comm'une cire au soleil, se treuva par ce moyen extrêmement disposée a recevoir les impressions et les marques d'amour de son Sauveur et souverain Amant. Si que, la mémoire toute destrempee en la souvenance de cet amour blessé et blessant, l'imagination appliquée puissamment a s'imaginer (u) les blesseures que les yeux voyoyent si parfaite- ment représentées en cette image, l'entendement recevant les espèces infiniment vives que l'imagination luy fournissoit, et enfin l'amour employant toutes les forces de la volonté pour se complaire en la compassion et rendre conforme a son Bienaymé, toute l'ame sans doute se treuva transformée en un second Crucifix. Puys l'ame, comme forme et maistresse du cors, usant de son pouvoir sur iceluy, imprima les douleurs des playes dont ell'estoit blessée es endroitz correspondans a ceux esquelz son Amour les avoit endurées. L'amour est admirable pour eguiser'rimaginationafSn qu'elle pénètre jusques a l'extérieur, 'v) Ne void on pas les brebis de Laban, comm'estant en amour leur imagination porte coup sur leurs petitz aigneletz, pour les faire blancz ou taquettés selon les baguettes qu'elles regardent en ce tems-lâ ? Et défait, les femmes grosses, ayant l'imagination affinée par l'amour, que ne font elles pas es (p. 360.) cors de leurs enfans ? Une forte imagination fait blanchir en une nuit un homme, détraque sa santé et toutes ses humeurs. Or, si l'amour terrestre a ce pouvoir, qu'est ce que ne pourra pas le céleste ?  (t) ce divin — fAigneau, escorché, tué...J (u) a s'imaginer — [ce mistere de douleur...] (v) [En marge du Ms. :] Publius Cornélius Rufinus s'imaginant en songe quil perdoit la veue, la perdit tout a fait.  Manuscrit de la première rédaction (Livre VI) 423 C'est l'amour donq qui fit passer les douleurs intérieures de ce grand amant en l'extérieur, et blessa le cors du mesme dard dont il avoit esté blessé. Et a ce grand désir de conformité, a cet eflfort d'amour que l'ame de cet admirable amant faysoit pour se blesser soymesme et blesser son cors des playes du Sauveur, l'amour sou- verain et divin envoya le secours du Séraphin, qui coopérant aux essais et eslancemens que l'ame faysoit intérieurement pour blesser son cors par son action extérieure, il ouvrit la chair de ce divin homme, la blessant es endroitz quil desiroit. Ainsy le Séraphin, voyant Isaie bègue et en peyne de parler, a cause de la crasse de ses lèvres, il vint avec un charbon l'espurer. Aves vous jamais veu un **:^ homme ayant un'aposteme en la poitrine ? elle luy donne beaucoup d'eslans de douleur pour sortir, car la nature désire de la pousser dehors ; mais bien souvent elle ne peut, si le cyrurgien suppléant au défaut, ne luy vient donner un coup de rasoir. Ou bien, on sait que l'arbrisseau du baume a pour son fruit cette pretieuse liqueur qui est la plus odorante et excellente de toutes, mais ce fruit il ne le peut produire que le maistre ne vienne luy donner l'incision. Ainsy la mirrhe produit sa stacte et première liqueur comme par manière (p. 360.) de sueur et de transpiration, mais pour la jetter toute il faut ayder la nature par l'incision. Et de mesme, chère Philothee, l'amour du grand saint François parut en toute sa vie comme par manière de sueur ; mais affin quil parut tout a fait, le céleste Seraphim le vient inciser et blesser, et pour monstrer que c'estoyent playes de l'amour céleste, il le blesse non avec le fer, mays avec un rayon de clarté. O Dieu, que de douleurs amoureuses et que d'amours douleureuses ! Or, quand les blesseures et playes de l'amour sont fréquentes, (p. 358.) elles font en nous la langueur et l'aimable maladie d'amour, ou bien quand la blesseure est fort profonde. Voyes deux amans de nostre (p. 360.) aage, chère Philothee, l'un viellard de quatre vingtz ans, lautre jeune garçon de quatorze : le B. Phil. Nerius et le B. Stanislas Kosca, l'un et lautre languissans d'un'ardeur excessive d'amour envers Dieu, pour la multitude des traitz enflammés que le céleste Amant descochoit dans leurs cœurs. Dont le premier a une si véhémente inflammation de cœur, que la chaleur se faysant faire place aux costes, les eslargit et en rompit la quatriesme et cin- quiesme, af&n quil peut recevoir plus d'air pour se rafraîchir ; et le second, a cause des flammes de l'amour assaillant, tumboit en défaillance et se pasmoit, et estoit contraint d'appliquer des (p. 361.) linges trempés en l'eau froide, pour modérer son ardeur.  424 Traitté de l'Amgur de Dieu  (livre X, CHAPITRES XII-XVl)  UV ZELE  // faut mettre ce chapitre ailleurs, car celiiy de la blesseure doit immédiatement précéder celuy de la mort d\-tmour. (Chap. XIII, p. 209.) Dieu est jaloux de nous, et nous le devons astre de luy ; mays sa jalousie et la nostre ne sont pas de mesme espèce, a rayson de la différence des objetz : car Dieu a de la jalousie pour nous en deux façons. Premièrement, par manière de convoytise, car il veut que nous soyons tellement siens que nous ne soyons nullement a per- sonne qu'a luy : Nul, dit il, ne peut servir a deux maistres. Pour cela il veut tout nostre ccsur, toute nostre ame, tout nostre esprit, toutes nos facultés, toute nostre vigueur et toute nostre force; pour cela il s'appelle nostr'Espoux, et nos âmes ses espouses ; pour cela le péché est appelle adultère, fornication. Et la rayson est par ce que nos (p. 210.) âmes n'ont pas asses d'amour pour aymer dignement ce s* Amant, et voulant partager leur amour elles le destruysent ; joint qu'estant souverainement aymable, rien ne doit tenir rang égal a luy dedans nostre cœur : c'est pourquoy il le veut tout, c'est a dire, que toutes nos autres affections soyent dependentes, ou au moins sujettes, ou, au fin moins, inférieures a celle que nous luy portons. Or cette jalousie semble estre une jalousie de convoytise, mays elle ne l'est pourtant pas, car Dieu ne désire pas tout nostre amour ^*^ pour son utilité, mais pour la nostre. Voyons nous pas, Philothee, un père ou une mère extrêmement jaloux de leur fille ? voire mesme un frère ? Quel regret a Absalom quand il vit Tamar violée, a Jacob et ses enfans quand Dina fut defleuree ! Ce n'estoit pas qu'ilz eussent praetention sur l'une ni sur lautre, mais c'estoit par ce que les aymans d'un vray amour d'amitié ilz desiroyent qu'elles fussent (p. 210.) exemptes de mal. Ainsy Dieu se plaint : Hz m'ont laisse', moy qui suis source d'eau vive, et se sont fouï des cisternes, cisternes dissipées qui ne peuvent contenir les eaux. Il nous veut donq tout pour soy, affin que nous vivions, et ne périssions point ; qui est un vray amour d'amitié. Ainsy l'Espouse, jalouse de soymesme : Indica mihi, quem diligit anima mea, [ubi pascas,] ne vagari incipiam post grèges sodaliui  ÎSLVNUSCRIT DE LA PREMIÈRE RÉDACTION (LiVRE X) 425 tuorum. Ainsy, Dieu ne veut point de corrival par ce que nous n'en pouvons point recevoir qu'en nous perdant, et tout ce que (p. 211.) nous luy estons de nostr'amour nous le perdons. Mays quant a nous autres, nous avons de la jalousie pour Dieu en (Chap. xiv, p. 215.) un'autre façon, car nous ne voulons pas quil n'ayme plusieurs choses avec nous, ains toutes les choses ; et a mesure que nous l'aymons davantage, nous desirons quil ayme plusieurs autres avec nous, dautant que son cœur infini et son amour immense est plus que sufi&sant pour aymer toutes les créatures quil luy plait, en sorte que l'amour quil porte a toutes ne soit point diminué par celuy quil porte a une chacune, ni celuy quil porte a une chacune, par celuy quil porte a toutes. Imagines vous, Philothee, la comparayson quil y a entre ceux (p. 214.) qui possèdent la lumière du soleil et ceux qui n'ont que la petite clarté d'une lampe. Chacun possède la lumière du soleil tout ainsy que si un seul la possedoit ; ils en ont tous abondamment, et partant on n'est point envieux l'un sur lautre pour cela, comme si elle ne suffisoit pas pour tous : mays quant a la lumière de la lampe, par ce qu'ell'est insuffisante pour plusieurs, chacun la veut avoir toute pour sa chambre ou pour son logis. Le cœur de l'homme est si petit que Dieu le veut tout avoir ; mais le cœur de Dieu est si (p- 215.) grand que tous le peuvent posséder, également ou inégalement, sans que l'un soit contraire a lautre. Le soleil regarde autant une fleur avec mille millions d'autres que sil ne regardoit que celle là. Nostre jalousie donq consiste en ce que nous desirons que rien ne soit contraire a Dieu, a sa volonté, a sa gloire. C'est la jalousie pour laquelle David se mouroit, et pour laquelle tant de gens sont mors, **, afiin d'empescher le péché, et non seulement la damnation des âmes ; comme s' Jean Bap®, s* Pierre et s* Paul, et mill'autres, par ce que le péché estoit contraire a la gloire de Dieu et a sa volonté. C'est la jalouzie pour laquelle nous voudrions que toutes choses, mais sur tout nostre ame fut unie inséparablement a Dieu, qui faysoit dire : Ni la mort, ni l'angoisse, ni les choses présentes. Ainsy, donq, l'amour fait une s^^ jalouzie et crée en nous un zèle lequel estant vray fait des merveilles : car, procédant de l'amour, il n'agit que pour l'amour et par l'amour ; et partant, plus il est excellent, plus il est doux ; plus il est fort, plus il est suave et discret. Le zèle est une passion amoureuse que les Philosophes n'ont pas bien conneûe, car ilz ont creu que c'estoit une mesme chose avec l'envie ; au moins Aristote le définit : « Une tristesse du bien d'autruy par 2 reth. c. 9. vide ce que nous ne l'avons pas, » qui est, en effect, la vraye définition '^*^"^' de l'envie. Mays nos sacrés Théologiens ont bien veu que le zèle (Chap. .xii, p. 207.)  4-26 Traitté de l'Amour de Dieu appartenoit a l'amour, ains n'est qu'un'ardeur de l'amour ; car, quand l'amour est excellent et quil est parvenu jusques a vouloir oster et esloigner tout ce qui est contraire a la chose aymee, il s'appelle zèle. L'amour est une passion de complaysance laquelle engendre la hayne du mal contraire a ce que nous aymons ; et comme l'amour tend au bien de la chose aymee, ou s'y complaysant si elle l'a, ou le luy désirant et pourchassant si elle ne l'a pas, aussi ce mesm'amour engendre la hayne laquelle fuit le mal contraire a la chose aymee, ou le haïssant simplement, ou désirant et pour- chassant de l'esloigner et oster si elle a des-ja le mal, ou désirant de l'empescher et divertir si elle ne l'a pas. (Chap. XV, p. 218.) Or, Dieu nous ayant donné pour résister au mal et le surmonter, et pour surmonter les difiScultés quil y a en la conqueste du bien, l'espérance, la hardiesse et la cholere, quand l'amour est véhément et quil tend ardemment au bien de la chose aymee il espère puis- samment, il est hardi et ose fortement, et employé pour l'exécution de ce quil espère et quil ose, la cholere et l'ire, par le moyen delà- quelle, sil ne peut empescher le mal, il fait au moins vangeance de ceux qui le font et qui en sont les causes. Le zèle donq, a proprement parler, est l'ardeur de l'amour qui s'oppose a tout ce qui est (Cf c xviî p 231 ) contraire au bien que nous aymons. Ainsy, le grand S* Denys dit que les sages Théologiens appellent Dieu jaloux, ou, s'il faut ainsy parler, zelant, par ce quil est excessif en l'amour quil porte a toutes choses, et par ce quil excite le désir amoureux a la jalousie, c'est a dire, par ce quil ayguise si fort le désir d'aymer en ses créatures (Chap. XII, p. 207.) qu'en fin il les rend saintement jalouses de luy. L'amour, donques, parvenu jusques a ce degré d'ardeur qui le fait hair, fuir, chasser, bannir et esloigner tout ce qui est contraire [a] la chose aymee, il s'appelle zèle, (a) L'amour embrasse le bien et s'oppose a son contraire ; le zèle consiste principalement en ce second point. Ce qu'estant ainsy, le zèle est tel que l'amour duquel il procède ou duquel il est l'ardeur : si l'amour est grand, le zèle est grand ; si l'amour est bon, le zèle est bon ; si l'amour est mauvais, le zèle est *** mauvais. Voyes ce courtisan : il ayme démesurément Ihonneur et la gloire de posséder son prince ; sil void un autr'autour de luy qui entre en quelque sorte de crédit, il se meurt de regret, il le hait, il ne le peut souffrir, il l'esloigne s'il peut, et ne laisse en arrière aucun 'occasion de luy nuire : c'est un zèle mauvais, qui procède d'un amour mauvais. Voyes cet artisan : il hume le gain avec  (a) zèle. — fOn ayme le bien et on hait...J  ]\Ianuscrit de la première rédaction (Livre X) 427 un'avidité non pareille ; si son voysin commence a gaigner, il en sèche de regret et le descrie tant quil peut pour l'empescher de . s'avancer : c'est quil croid que le gain de son voysin diminue le sien. Cet homme se meurt sil void cette femme regarder un autr'homme de bon œil : c'est quil craint qu'elle ne partage son cœur et qu'elle ne donne sa place a ce rival. Tout cela s'appelle zèle, mesme selon les Philosophes, et il procède de l'amour de nous mesme : nous voulons seulz posséder les grâces du prince, seulz gaigner, seulz estr'aymés. Au contraire, voyes ce père, qui, comme (Chap. xiv, p. 217.) Job, va transissant de crainte que ses enfans, engagés es conversa- tions du monde, n'offencent Dieu ; voyes cette mère, qui n'oste ,(:*„, point les yeux de dessus sa fille, de peur qu'elle ne s'égare et s'engage en quelque commerce deshonneste : c'est le zèle qui les porte, mais zèle qui provient du juste amour que les père et mère ont pour leurs enfans, qui les fait désirer que tout vice soit esloigné d'eux. Si c'est un père fol ou une mère folle, ilz auront un zèle folastre de ne vouloir point que leurs enfans soyent devancés en habitz, en pompes, en vanités. Mays quant au zèle que Dieu a pour nous, c'est quil veut tout (Chap. xui.p. 210.) nostre cœur pour luy, par ce que c'est nostre souverain bien que nous soyons tout entièrement siens ; car, quand a luy, il ne tire nulle utilité de nostr'amour, ell'est toute pour nous. Cependant sa (p. 211.) jalousie s'estend a vouloir que rien ne tienne rang en nostr'amour que par luy et pour l'amour de luy, ou au moins sous luy. Et quant au zèle que nous avons pour Dieu, il consiste en ces (Chap. xiv, p. 215.) pointz. Par ce que nous l'aymons souverainement nous devons aussi hair tout ce qui luy est contraire, entant quil luy est contraire ; et non seulement le hair, mais le fuir ; et non seulement le fuir, mays l'empescher d'estre si nous pouvons ; et non seulement l'em- pescher d'estre, mais si nous ne pouvons pas l'empescher, estre extrêmement marris quil soyt ; et non seulement estre marris, mays avoir une s*^ affection d'ire pour vanger, entant quil nous (Voir la fin de l'ali- appartient, la contrariété faite a Dieu. Ainsy, le Psalmiste proteste ; "^^ ■' J'ay haï les iniques, et ay aymé vostre loy ; J'ay haï l'iniquité et l'ay abhorrée, mais j'ay chéri vostre loy. Il ne la hait pas seulement, mays il l'abomine, il la fuit, il s'essaye de l'empescher et esloigner : (b) Arrière de moy,o malins, et je sonderayles com,mandemens de monDieu. Il en a regret : Nonne quos odisti. Domine, oderam, et super inimicos tuos tabescebam .■'lien faitvangeance :/m matutinointerftciebam omnes  (b) et esloigner : — {Au grand matin je tuoys tous les pécheurs de la terre.]  428 Traitté de l'Amour de Dieu peccatores terrœ, ut disperderem de civitate Domini omnes opérantes iniquitatem. Car le zèle n'estant autre chose que l'amour entant quil nous fait rejetter et repousser le mal contraire a la chose aymee, il se sert de toutes les passions et affections de nostre ame, tant de la partie convoitante comme de l'irascible, pour exécuter son entre- (p. 216.) prise. De la, le zèle dévorant la s*^ poitrine de N. S' luy fit esloigner, et quant et quant vanger, l'irrévérence et prophanation du Temple que les vendeurs et achetteurs y commettoyent ; de la, le zèle de Phinees qui d'un coup de poignard transperça cet effronté Israélite et sa Madianite quil avoit treuvé en l'infâme commerce de leur charnalité ; Nu. 25. (Entant quil nous appartient ; contre le zèle qui (Cf. c. XVII, p. 229.) non est secundum scientiam : les corrections indiscrètes.) (Chap. XIV, p. 216.) Le 2. effect du zèle que nous avons pour Dieu, c'est un'ardeur que nous avons pour la pureté des âmes qui sont ses espouses, comme le grand s* Paul disoit aux Cor. 2. c. 11. initia : Je suis jaloux de vous de la jalousie de Dieu, par ce que je vous ay promis a un homme, de vous représenter une vierge chaste a Jesuschrist ; vide s* Th. Ainsy le mesme S* Paul, par ce grand zèle, mouroit tous les jours pour la (p. 217.) gloire de ses disciples ; ainsy veut il estr' anatheme pour ses frères, et Moyse estre rayé du livre de vie pour son peuple. Quels tourmens, (p. 216.) Philo thee, quelz excès d'amour ont eu les serviteurs de Dieu pour les âmes ! Qui est infirme que je ne le sois? qui est scandalisé que je n'en brusle? Ce zèle ou jalousie des âmes est représenté, ainsy que nos pères ont dit, par la continuelle peyne que la poule a pour ses poussins. Voyes quel amour de mère, quel souci, quelle jalousie ; (p. 217.) ell'est tous-jours la teste levée, tous-jours les yeux agards qu'elle rouUe de toutes pars pour voir si quelque péril arrive a ses petitz ; elle devient courageuse et ne craint aucun ennemi qu'elle ne se jette a ses yeux pour les défendre ; elle craint néanmoins tous-jours que mal n'arrive a sa petite trouppe, c'est pourquoy, comme tous-jours en peyne, elle va tous-jours glossant et plegnant. Helas, si un de ses petitz périt, quels regretz, quelle cholere tesmoigne elle ! Le 3. effect du zèle envers Dieu est bien contraire a la jalousie humaine, car en lieu que nous craignons que la chose aimée ne soit possédée par quelqu'autre et qu'elle ne soit divisée, le zèle envers Dieu nous fait craindre que nous mesme ne l'aymions pas asses purement et uniquement, et que nous ne soyons en quelque sorte divisés ou partagés selon l'esprit. C'est pourquoy [la] s*^ Sulamite s'escrioyt : O celuy que mon ame chérit, monstre moy ou tu reposes au mydi, affin que je ne m'esgare et que j 'aille vagabonde après les troup- ^*^ peaux de tes compaignons. C'est pourquoy elle s'escrie : Hé Dieu, qu'y a il au ciel pour moy et que desire-je autre que vous sur la terre?  Manuscrit de la première rédaction (Livre X) 429 Dieu de mon cœur et mon héritage ! C'est pourquoy on quitte tout, et sachant que S* Paul a dit que les mariés ont leur cœur partagé par ce quilz doivent plaire a leurs parties, on se resoult a la chasteté sainte, on estime toutes choses comm,'un fumier afjin de guigner nostre Seigneur, on quitte tout ce qui peut mettre division en nostre cœur : les honneurs, les richesses, les playsirs. Le 4. efifect c'est une sainte crainte des chastes espouses, la (Cf. 1. XI, c. xvi.) crainte parfaite, la crainte amoureuse, crainte delaquelle parle le Psalmiste disant : La crainte de Dieu est sainte ; qui persévère, dure et demeure au siècle des siècles. Mays en quoy consiste cette crainte ? (c) La jalousie que nous avons pour Dieu ne nous met point en peyne si Dieu en ayme des autres ou sil ne nous ayme pas bien, mais si nous ne l'aymons pas bien nous mesme, si nous avons chose qui luy puisse desplaire. C'est une tressainte révérence que l'amour produit, qui nous fait souverainement désirer d'estr'agreables a Dieu et ne permettre que nous perdions aucun 'occasion de luy estre tous-jours plus aggreables. Ce sont les chaisnes d'or avec lesquelles Dieu nous assujettit a son amour. Ce zèle nous fait désirer de plaire de plus en plus a N. S. et de nous conformer parfaitement a ses désirs et intentions. Il faut en ce chapitre tenir cette méthode. Au commencement il (Chap. xn, p. 207.) faut dire que le zèle est un efifect de l'amour. 2. Qu'il est tel que l'amour dont il procède ; sil procède de l'amour propre il est mau- vais, turbulent, aigre (d) : comme le feu selon la matière en laquelle il ard. 3. La diflEerence quil y a entre la jalousie et le zèle, comme il y en a entre l'amour et l'amitié ; car le zèle est un excès d'amour qui arrive jusques a ce signe, de vouloir esloigner, etc. La jalousie est (*?) un excès [d'Jamour qui veut esloigner tout ce qui nous empesche (p. 208.) de posséder le bien de l'amitié : c'est pourquoy le zèle est gênerai, et la jalouzie un'espece particulière de zèle. Quand nous aymons ardemment les choses (f) corporelles, le zèle qui s'en ensuit se termine pour l'ordinaire en envie, par ce que les choses (g) corporelles et extérieures, comme la beauté, la gloire, les richesses, les honneurs, les rangs, sont si particulières et bornées, finies et imparfaites, que  (c) cette crainte ? — [Nul ne le dira jamais mieux que S' Augustin...] (d) aigre — [et se convertit en jalousie] (e) est — [ou il y a de la communication et familiarité... est une tristesse...] (f) les choses — [temporelles] (g) par ce que les choses — [temporelles ne pouvant pas estre possédées par plusieurs qu'avec... aussi parfaitement...]  430 Traitté de l'Amour de Dieu quand l'un les possède il empesche lautre de les posséder si pleyne- ment, et estant communiquées a plusieurs la communication en est moins parfaite pour un chascun. Quand nous aymons ardemment d'estr'aymés de quelcun le zèle devient jalousie ; car l'amitié humaine, quoy qu'elle soit ou vertu ou fort semblable a la vertu, si est ce qu'ell'a cette imperfection, qu'estant communiquée a plusieurs elle n'est pas si bien exercée envers un chacun, et estant départie a beaucoup de personnes sa force en devient moindre pour chacune d'icelles. C'est pourquoy, l'amour d'estr'aymé estant fort grand et estant arrivé jusques au zèle, il veut repousser tout ce qui est contraire au bien quil ayme : or, le bien qu'il ayme estant d'estre aymé, il veut repousser tout ce qui l'empesche d'estre pleynement aymé ; or, entre les choses qui l'empeschent d'estr'aymé parfaite- ment, l'un'est d'avoir des compaignons et rivaux ; c'est pourquoy, sil s'apperçoit d'en avoir, il entre en la passion de la jalousie. 4- Or la jalousie a beaucoup de ressemblance avec l'envie ; c'est pourquoy plusieurs définissent l'une comme lautre, disans que l'envie est une jalousie. Mays pourtant il y a bien de la différence entre l'un'et lautre : car i. l'envie est tous-jours injuste, mays la jalousie est quelquefois juste, pourveu qu'elle soit modérée ; car les mariés ont rayson d'empescher que leur amour ne soit point partagé, et par conséquent d'estre jaloux l'un de lautre. 2. L'envie s'attriste (h) que le prochain ayt un bien pareil ou plus grand que nous, encor quil nous laisse le nostre, nous estant ad vis que l'avantage quil a, ou la (i) ressemblance au.nostre, nous oste la gloire ou le contentement que nous aurions au nostre : en quoy l'envie est desraysonnable, vivant d'imagination, et ne voulant que le prochain jouisse du sien, quoy que justement et saintement. Mays la jalousie n'est nullement marrie que chacun jouisse du sien, ains seulement Ihors que la jouissance du compaignon empesche la nostre ; car un homme, pour jaloux quil soit, ne sera jamais marri que celuy duquel il est jaloux soit aymé des autres femmes, pourveu que ce ne soit pas de la sienne : non pas mesme nous ne sommes pas jaloux, a proprement parler, de nos corrivaux, tandis que nous n'estimons d'avoir acquise (p. 209.) l'amitié de la personne aymee (que si il y a de la passion pour cela, c'est une passion d'envie), mais oûy bien Ihors que nous l'avons  (h) 2. L'envie s'attriste — fdu bien du prochain, entant quil luy semble diminuer le nostre ; mais la jalouzie n'est nullement marrie du bien du prochain, pourveu quil ne nous oste point le nostre... J (i) la — fparitéj  Manuscrit de la première rédaction (Livre X) 431 acquise et que nous nous desfions qu'un autre ne l'emporte. C'est pourquoy la jalousie n'est pas péché de soy mesme, bien que, procé- dant d'un amour imparfait et de chose estimée imparfaite, périssable, sujette a changement, maintefois elle trouble, et cause mille péchés. 3. La jalouzie n'est jamais qu'en matière d'amour ; et l'envie est en toutes matières, d'honneur, de richesse, de beauté, et, comme je pense, elle ne regarde pas l'amour sinon qu'avec l'amour il y ait quelqu'autre considération, d'estime, d'honneur, de préférence : c'est a dire, elle ne regarde pas tant l'amour que les fruitz de l'amour ; mais la jalouzie regarde droittement l'amour, et non les fruitz de l 'amour. 5. La différence quil y a entre le zèle et jalousie que nous avons (Chap. xiv, p. 214.) pour Dieu (j), et le zèle et jalousie que nous avons pour les C^) hommes ; car c'est comme le cheval de Pausô, tout y va a la renverse. Nous voulons tout l'amour d'un'ame pour nous icy, [la] nous desirons quil ayme un chacun ; nous voudrions exclurre tous les rivaux icy, nous voudrions que tout le monde aymast là : le zèle et la jalousie craignent la dissipation [ici], la elles ne la crai- gnent nullement, etc. 6. Il faut dire la différence quil y a entre la (Chapitres xni, jalousie que Dieu a pour nous et celle que nous avons pour luy, et ^^^'' la rayson de la différence. 7. Il faut expliquer le passage : Fortis ut (Chap. xni.p. 211.) mors dilectio : Pone me ut signaculitm, etc. Mets moy, dit le grand Amoureux des âmes a sa chaste SuUamite, comm'un cachet sur ton cœur, comm'un cachet sur ton bras. Voyes vous, Philothee, Sullamite avoit le cœur tout plein de l'amour de son unique Bienaymé, qui est l'affluence des délices ; or, afïin que jamais cette divine affection n'en sorte et qu'onques aucun autre amour n'y entre, ains qu'il demeure pur et net de tout autre meslange, ce céleste Bienaymé ^*^ l'advertit disant : Je suis dedans ton cœur et sur ton cœur, car j'en suis l'habitateur et le maistre ; je suis emmi ton cœur comme le cœur de ton cœur ; mais je veux encor estre sur ton cœur comme le chef de ton cœur, affin que rien n'y entre que ce que j'y mettray, et que seul je le possède parfaitement. Et pour monstrer quil veut (Chap. xm, p. 211.) non seulement jouïr de nostre cœur et de toutes ses affections, mais aussi de nos œuvres et opérations, il veut estre comm'un cachet sur nos bras, afi&n quilz ne s'estendent et ne s'employent que pour luy, ou au moins selon luy. Et la rayson est parce que, comme la mort est si forte qu'elle sépare l'ame de toutes choses et de son cors  (j) pour Dieu — fet les choses spirituelles] (k) les — [temporelles]  432 Traitté de l'Amour de Dieu mesme, l'amour, aussi puissant qu'elle, sépare l'ame de toutes affections et la rend pure de tout meslange : dautant que ce n'est pas un simple amour, mais un amour zélé et jaloux, lequel est aussi aspre, dur et animé a châtier le tort qu'on luy fait, admettant avec luy quelque corrival, comme l'enfer a punir les damnés ; et comme l'enfer, plein d'horreur, de hayne (1^, ne reçoit aucun meslange d'amour, aussi l'amour ne reçoit aucun meslange d'autre affection. (Chap. XIV, p. 217.) Qui vid jamais une plus aspre vengeance que celle dont les enfans de Jacob usèrent contre Sichem pour le violement de Dina, de l'intégrité delaquelle ilz avoyent rayson d'estre jaloux, puisqu'elle (Chap.xiii, p. 211.) estoit leur seur ? Certes, Ihors que Dieu s'est pleynement donné a un'ame par amour, il en est infiniment jaloux, et chastie asprement les infidélités qu'elle commet. Rien n'est si doux que le colombeau, mays rien n'est si impiteux envers sa colombelle, laquelle, pour la (p. 212.) seule desfiance quil en a, quoy que sans sujet, il morgue et frappe de l'aisle, grommelant autour d'elle, Ihors quil a demeuré quelque tems absent. Un jour S'e Catherine de Siene estant ravie d'un ravissement qui ne luy ostoit pas l'usage des sens, tandis que Dieu luy monstroit ses merveilles, un sien frère passa près d'elle, et par le bruit quil fit la provoqua a se retourner devers luy et le regarder un seul petit moment, après lequel elle remit ses yeux sur le divin objet dont son Espoux l'avoit gratifiée, (m) Ce tant si petit divertissement, survenu par surprise, ne fut pas, certes, un péché ni un'infidelité, ains une L. 2. c. 24. seul'ombre de péché et une seule apparence d'infidélité ; et néan- moins, la sainte Vierge nostre Dame l'en tança si fort, et le glorieux Apostre luy en fit une si grande confusion, qu'elle pensa fondre en larmes. Et David restabli en grâce par un parfait amour, comme fut il chastié pour un seul péché véniel quil commit faysant faire le dénombrement de son peuple ? Mays voyes cette jalousie délicatement exprimée par S'® Catherine de Gènes presqu'en tous les enseignemens des propriétés du pur amour qu'elle donne si admirablement ; car il ne se peut rien adjouster a ce qu'elle dit pour monstrer que l'amour parfait, c'est a dire parvenu jusques au zèle, ne peut souffrir l'interposition ni le meslange d'aucune autre affection dans le cœur quil possède, non pas mesme des dons de Dieu, car il ne veut pas mesme qu'on  (1) comme l'enfer — [est dur a rejetter tout amour. ..j plein d'horreur de hayne \et de malheurj (m) gratifiée. — [Cette si petite diversion...]  Manuscrit de la première réuaction (Livre X) 433 affectionne le Paradis sinon pour y plus aymer Dieu. 5^5 lampes n'ont point d'huile ni de cire, elles sont toutes feu et flammes ardentes, que l'eau de tout le inonde ne sçauroit esteindre. L'ame, donq, qui a du zèle amoureux, ne peut souffrir en soy aucun'imperfection qu'elle croye estre désagréable a son Bienaymé. L'adultère craint son mari, si fait bien aussi la chaste espouse, mais différemment : car, comme dit le grand s* Aug'°, l'adultère craint la présence, la chaste espouse craint l'absence ; l'une craint quil ne vienne, lautre quil ne s'en aille ; l'une craint d'estre chastiee, lautre craint de n'estre pas (p. 213.) aymee ; ains celle ci ne craint pas tant de n'estre pas aymee comme elle craint de n'aymer pas asses. Celle la n'est point jalouse par ce qu'elle n'est point amoureuse, celle ci est si fort amoureuse qu'elle en est toute jalouse ; mais elle n'est pas jalouse de sa propre jalousie, ell'est jalouse de la jalousie de son espoux : elle ne craint pas de n'estre pas aymee, comme font les autres jalouses, qui est la jalousie qui regarde son interest ; mais elle craint de n'aymer pas asses, qui est la jalousie qui regarde l'interest de son espoux. Ainsy, Philothee, l'Apostre, jaloux des âmes des Chorinthiens, proteste que ce n'est (Chap. xiv, p. 216.) pas pour luy quil est jaloux, mais pour son Maistre : Je suis jaloux de vous, ou, sil faut ainsy dire, je vous jalouze de la jalousie de Dieu, par ce que je vous ay promis a luy de vous présenter une vierge chaste. C'est pourquoy cette jalousie est une des propriétés du parfait et très pur amour envers N. S^, laquelle s'estend jusques au prochain, (Chap. xm, p. 213.) envers lequel nous avons du zèle et de la jalousie comme nous avons de l'amour, affin quil soit parfaitement fidèle a nostre commun Sauveur, prestz a mourir pour l'empescher de périr, voire mesme d'offencer, comme tant de personnes saintes ont fait ; car nous aymons le prochain comme nous mesme et avons de la jalousie pour luy comme pour nous. Or, comme le zèle est une ferveur, ardeur et véhémence d'amour, (Chap. xv; cf. chap. il a besoin d'estre sagement et prudemment conduit ; autrement Aiii.p. 213.) il (n) violeroit les termes de la modestie, et passeroit jusques a l'indiscrétion. Non pas certes que le s* amour, pour véhément quil soit, puisse estre excessif en soymesme ni en ses inclinations ; mais par ce quil employé a l'exécution de ses ordonnances l'entendement, auquel il commande de chercher les moyens de faire reuscir ses intentions, et la hardiesse et cholere pour les prattiquer, il advient que souvent l'entendement prend des voyes insolentes, trop aspres et violentes, et que l'audace ou cholere estant esmeûe fait plus  (n) il — [passeroit les bornes. ..J ji 28  434 Traitté de l'Amour de Dieu qu'on ne luy commande, et que par ainsy le zèle est exercé indis- crettement et desreglement, dont il devient mauvais. (p. 220.) Par exemple : un pécheur fameux vint se jetter aux pieds d'un bon et digne prestre, suppliant et protestant quil venoit pour trouver le remède de ses maux, c'est a dire pour recevoir la sainte absolution du Sacrement de Pœnitence. Un certain moyne nommé Demophile, voyant ce pœnitent s'approcher trop près, a son advis, du s* autel, entra en un zèle si ardent, quil (o) se rua sur luy et le chassa a grands coups de pieds, injuriant et outrageant cruellement le prestre qui selon son devoir recevoit doucement et amiablement ce pauvre pœnitent ; puis, courant a l'autel, en osta les choses tressaintes qui y estoyent, c'est a dire le divin Sacrement de l'Eucharistie, et les emporta, de peur, comm'il cuydoit, que par rapprochement du pécheur le lieu n'eut esté prophané. Or, ayant fait ce bel exploit de zèle, il 'P) ne se peut tenir de s'en vanter au grand s* Denys Areopagite par une lettre quil luy escrivit, de laquelle il receut une admirable responce, digne certes de l'esprit apostolique dont ce grand disciple de s* Paul estoit animé : car il luy fait voir claire- ment que son zèle a esté un zèle indiscret, imprudent et impudent tout ensemble ; car encor que le zèle du respect des choses saintes soit bon et louable, si est ce quil le prattiqua contre toute rayson, sans considération ni jugement quelcomque, employant des coups de pied, des outrages et des injures, en un lieu, en un'occasion et contre des personnes quil ne devoyt luymesme regarder qu'avec honneur et amour. Le zèle donq estoit bon, mais l'exercice en fut extrêmement desreglé, ainsy comme recite le mesme S' Denys en la response a Demophile, [où il] fournit un autre admirable exemple d'un zèle indiscret, non faute de science, mais par excès de la cholere que le zèle avoit excité. (ql Un payen avoit séduit et fait retourner a l'erreur du paganisme (p. 221.) un nouveau Chrestien en l'isle de Candie. Carpus, homme (r) excellent en pureté et sainteté, et lequel il y a grande apparence avoir esté Evesque de Candie, en eiit un tel desplaysir qu'onque en sa vie il n'en avoit souffert de tel ; et se laissa porter si avant par  (o) s'approcher — [fort avant ver? l'autel ou le prestre estoit, et l'estimant indigne de cet honneur,] entra en un zèle si ardent, quil [alla... courut sur ce pauvre homme a grands coups de pieds et le chassa de la...J (p) il — fen escrivit une lettre pleyne de...J (q) [Le s* homme Carpus (lequel il y a grande apparence avoir esté Evesque de Candie) voyant un de ses enfans...J (r) homme — [admirable en l'amoiur de Dieu...J  Manuscrit de la premièrk rédaction (Livre X) 435 cette passion que, s'estant levé selon sa coustume pour prier a la minuit, plein (s) d'un'indignation implacable, il concluoyt a part soy quil n'estoit pas raysonnable que les hommes impies vescussent plus long tems, et sur cela prioit que sans miséricorde il fit mourir d'un coup de foudre ces deux hommes ensemble. Mais oyes, Philothee, W ce que Dieu fit pour remédier a cette passion de Carpus, delaquelle il estoit tout outré. Il vid premièrement, comme un autre s* Estienne ,le ciel ouvert, et Jésus Christ nostre Seigneur sur [un throsne en] iceluy, environné d'une multitude d'Anges qui luy assistoyent en forme humaine ; puys il vid en bas la terre ouverte comm'un horrible et vaste gouffre, et les deux desvoyés auxquelz il avoit souhaité tant de mal, sur le bord de ce précipice, tremblans et presque pasmés d'effroy a cause quilz estoyent prestz a tumber dedans ; attirés par une quantité de serpens qui sortoyent de l'abisme, s'entortilloyent a leurs jambes, et avec leurs queues les chatouilloyent et provoquoyent a la cheute, outre certains hommes qui aussi, de leur costé, les poussoyent et frappoyent pour les faire tumber : si quilz sembloyent estre sur le point de tumber, en partie malgré eux, estans peu a peu contraintz par force, et en partie de leur bon gré, volontairement induitz et attirés par le mal. Or considères, je vous prie, ma chère Philothee, la violence de l'indi- gnation de Carpus ; car il racontoit luymesme a s* Denis quil ne tenoit compte de contempler (u) N. S. et les Anges qui se mons- troyent au Ciel, tant [il] prenoit playsir a voir en bas la détresse effroyable de ces deux misérables, se faschant seulement de ce quilz tardoyent tant a périr : si que il s'essayoyt de les précipiter luy mesme, ce que ne pouvant si tost faire, il s'en despitoit et les maudis- soit. Quand, en fin, levant ses yeux au ciel, il vid Nostre Seigneur qui, par un'extreme pitié et compassion de ce qui se passoit, se levant de son throne, descendant jusques au lieu ou estoyent (p. 222. ces (v) pauvres misérables, il leur tendoit sa main secourable, comm'encor les Anges, qui d'un costé qui d'autre, les retenoyent pour les empescher de tomber. Et pour conclusion, le doux Jésus dit au courroucé Carpus : « Frappe désormais sur moy, car je suis prest de patir encor une fois pour sauver ces hommes, et cela  (s) plein — [d'inquiétude etj (t) ensemble. — ■ [Qu'advint il, Philothee ? Carpus, tant outré de cette passion...] Mays oyes, Philothee, [ce qui arriva a ce s* hommc.J (u) de contempler — fce qui se passoit au Ciel, ni la vision de...J (v) ces — [deux chetifz, transis de peur...]  436 Traitté de l'Amour de Dieu me seroit aggreable sil se pouvoit faire sans le péché des autres hommes ; au surplus, advise ce qui te seroit meilleur, ou d'estre en ce gouffre avec les serpens, ou de demeurer avec les Anges qui sont si grans amis des hommes. » Philothee, le s* homme Carpus avoit rayson d'entrer en zèle pour ces deux hommes, et son zèle avoit justement excité la cholere contr'eux, mays la cholere estant esmeûe s'estoit trop eschauflfee a la course, et outrepassant toutes les bornes et mesures du vray zèle, ell'avoit converti la hayne du péché en la hayne du pécheur, et la douce charité en une furieuse (w) cruauté. (P- -^^-^ La cholere est dediee au service du zèle, mais quand le zèle l'employé, il faut quil ayt de lautre costé l'œil de la discrétion perpétuellement ouvert sur ce qu'elle fait ; autrement, en lieu de faire le ser\'ice du zèle, elle fera le sien propre et assovira sa propre cruauté et humeur. David envoya Joab avec son armée contre Absalon, son filz rebelle, et défendit sur toutes choses que l'on ne le tuast point, ains qu'on le sauvast ; mays Joab, estant en besoigne, sans avoir égard a l'intention du Roy, tua luymesme Absalon de sa main. Ainsy le zèle employant la cholere pour s'opposer a l'iniquité, et sauver, sil se peut, l'inique, elle, sans avoir égard aux loix du juste zèle, passe a toutes sortes d'excès ; et sinon tant qu'on la tient en bride, ell'outrepasse les barrières, se tire a cartier, et comm'un cheval fort en bouche, ell'emporte son (p. 219.) homme hors de la lice, et ne pare point qu'au défaut d'haleyne. Ce bon père de famille que N. S. descrit en l'Evangile, conneut bien cet inconvénient ordinaire aux serviteurs rudes et ardens ; car s'ofîrans a luy pour sarcler son champ et arracher l'ivroye, et luy disans : Voules vous que nous l'allions recueillir? non, dit-il, de peur que d'adventure avec l'ivroye vous n'arrachies aussi le froment. Certes, ma chère Philothee, la cholere est un serviteur rude, agreste, barbare, naturellement indiscret, bigearre, obstiné, impétueux. Il est vray qu'estant puissant et courageux, il fait d'abord beaucoup de besoigne ; mais il est aussi si ardant, si rude, si remuant, si inconsidéré, si indiscret, qu'ordinairement il ne fait point de bien qu'il ne face quant et quand beaucoup de maux Ce n'est pas bon mesnage, disent nos œconomes, de tenir des paons, car si bien ilz chassent aux araignes et en desfont les maysons, ilz gastent tant les couvertz et le toict, que leur besoigne  (w) furieuse — [inhumanité.]  Manuscrit de la première rédaction (Livre X) 437 n'est pas comparable a leur degast. (x) La cholere est un secours de la rayson et du zèle pour l'assister en l'exécution de ses desseins, mais secours dangereux et peu désirable : car si elle vient forte elle se rend maistresse (y), et viole toutes les loix du zèle et de la rayson ; et si elle vient foible, elle ne fait rien que le seul zèle ne fit sans elle, et tous-jours elle donne de la peine parce qu'on a juste sujet de craindre qu'elle ne croisse et s'empare du cœur et du zèle, pour l'assujettir a sa tyrannie, car c'est un feu artificiel qui embrase en un moment et qu'on ne sçait comm'esteindre quand il est allumé. C'est un acte de desespoir de mettre dedans une citadelle un secours estranger qui se peut aysement rendre le plus fort. Ce ne sera donq jamais par mon conseil qu'on s'excitera *** a la cholere pour servir le zèle. Je sçai ce que Phinees fit, Nu. 25, et combien Dieu l'eut aggreable; (Chapitre xvi.) ce que fit le grand Mathathias, i. Mac. 2 ; Moyse, Ex. 2, tuant l'égyptien ; ce que fit Helie, 3. Reg. 19 ; ce qu'ont fait plusieurs grans personnages, esquelz la cholere indubitablement fut employée par leur zèle a faire des exécutions grandement rigoureuses. Mays considères, Philothee, que c'estoyent des grans personnages, qui sçavoyent manier leur cholere et qui avoyent plein pouvoir sur leurs passions ; pareilz a ce digne cappitaine evangelique qui disoyt a ses soldatz : Ailes, et ilz alloyent ; venes, et ilz venoyent. Mays nous autres, qui sommes presque tous des petites gens, nous n'avons pas tant d'authorité ; nostre cheval n'est pas si bien dressé que nous le puissions pousser et faire parer quand il nous plait. Les chiens sages et bien appris tirent pais et retournent sur eux mesme selon que le piqueur leur parle, mais les apprentis et jeunes chiens s'esgarent et sont desobeissans : les grans personnages, qui ont rendu sages leurs passions a force W de l'exercice des vertus, les peuvent employer selon qu'ilz veulent ; mais nous autres, qui avons des passions indomtees, toutes jeunes et apprentisses, nous ne les pouvons employer qu'avec péril. 2. Les occasions d'employer la cholere estoyent si solemnelles, si (p. 225.) esclattantes et si pressantes, et l'excès des crimes si grand, qu'il n'y avoit nul danger qu'on peut excéder au châtiment ; si que la  (x) a leur degast. — [C'est pourquoy je persévère a dire que l'ire venant au secours de la rayson, il faut autant se desfier d'elle que du vice mesme que nous combattons.] (y) maistresse — Tdu pais, et gourmande le zèle et la rayson... J (z) a force — fde leur commander...]  438 Traitté de l'Amour de Dieu cholere pouvoit prendre toute son estendue, et son excès ne pouvoit excéder la coulpe contre laquelle le zèle l'employoit. 3. Ces zèles estoyent inspirés du Ciel immédiatement, et par conséquent estoyent privilégiés, pouvans employer la cholere sans péril ; car le S* Esprit qui les animoit a ces exploitz tenoit aussi les renés de leur juste courroux, affin quil ne passast les limites quil leur avoit prefigé. Mays quant a nous, tenons nous dedans la règle de S* Jaques : L'ire de l'homme n'opère point la justice de Dieu. Si c'est une ire inspirée, ou au moins excitée par le S* Esprit, ce n'est plus l'ire de l'homme ; mais si elle n'est pas excitée du S* Esprit, quoy quil semble qu'elle serve au zèle ne le croyons pas, au moins ayons beaucoup de desfiance de son service, car le zèle doit estre juste, et la cholere n'opère point la justice. ^*^ On peut repousser les injures faites a Dieu et aux choses saintes (Cf. p. 229.) par un zèle doux, tranquille, constant, impliable, diligent, ardent, actif, impétueux, car les Anges exercent ainsy leur zèle ; sans fiel néanmoins, sans cholere, sans violence, sans chagrin, sans passion. L'im,petuosité de l'esprit ne bouleverse point les coeurs, mais les fait aller viste ; il y a différence entre avoir un grand vent et avoir des bourrasques ou de la tempeste. Les chasseurs sont ardens, diligens, laborieux au pourchas sans cholere, et silz en- troyent en cholere, ilz ne chasseroyent pas si bien. (Chap. .XV, p. 219.) Mays l'amour propre nous trompe souvent, et praetent le zèle pour exercer ses passions sous un honnorable praetexte ; et parce que le zèle se sert quelquefois de la cholere, la cholere en contre- change se sert souvent du nom de zèle pour s'excuser et couvrir son ignominie : car de se servir du zèle mesme, en vérité, cela ne se (p. 220.) peut ; dautant que c'est le propre de toutes les vertus, mais surtout de la charité, d 'estre « si bonnes que nul ne peut en abuser, s (p. 222.) Et y a des personnes qui ne pensent pas y avoir autre sorte de zèle que la cholere, ni autre instrument du zèle que l'ire, et qui ne pensent rien accommoder s'ilz ne gastent tout ; ou, au contraire, le vray zèle n'employé la cholere que fort rarement et es extrêmes maux, car (a') comm'on n'applique le feu et le fer aux malades que rarement et quand on ne peut moins faire, aussi le zèle n'employé la cholere qu'es extrémités. (p. 21S ; cf. chap. Le zèle doit estre discret, et rien n'offusque tant l'entendement .XVI, p. 229.)  (a') car — [c'est un remède caustic, dangereux et quil ne faut prattiquer qu'es occasions ou tous les autres défaillent...]  Manuscrit de la première rédaction (Livre X) 439 que la cholere ; la discrétion, discernement et distinction sont requises pour le juste zèle, mais la cholere trouble, obscurcit, confond toutes choses. C'est un instrument qui est grandement *** dangereux, peu de gens s'en sçavent bien servir ; il n'appartient qu'aux grans Saintz, desquelz Dieu tient la main par une très spéciale providence. Le zèle requiert que celuy qui repousse l'injure faite a Dieu ayt charge de ce faire ; la cholere pousse souvent ceux qui ne doivent pas sinon compatir, pleurer, demander a Dieu le remède. 2. La cholere fait que l'on prend l'un pour lautre, l'ennemi pour l'inimitié, le pécheur pour le péché. Or, comme dit s* Chry- sost., Hom. 4. in c. i. Math., « le zèle qui refuse le pardon c'est (Vide serm. i.x in une fureur plustost qu'un zèle : » ainsy Lamech tua Cain, pensant ' que ce fut une beste ; Simon le lépreux blasme Magdeleyne comme pécheresse, qui estoit des-ja sainte ^ (0 S* Greg. 'Naz., A polo geiico 1°, fol. 14 : « Pro omnibus » (dit il, parlant (Chap. xvi, p. 227.) de s* Paul) « dimicat, pro otnnibus preces fundit, zelotypia erga omves afjicitur.pro omnibus inflammatur. Quin etiani majus quiddam pro suis secundum carnem fratribus ausus est, ut ipse quoque [audacius hœc dicam)eos apudChristum, in loctim suum sîtbrogari prœ charitate optet. O incredibilem animi prœstantiam et spiritus fervorem,! Christum, qui nostra causa maledictum factus est, qui infîrmitates nostras suscepit et morbos portavit, imitatur ; aut, ut parcius dicam, primus ipse post Christum aliquid eorum causa perpeti,et quasi impius.non récusât modo ipsi salutem consequantur. » Quibus verbis indicat genuinum sensum **^ loci A postoli, quidquid Card. Tolet. dicat. Nam quo sensu Christus factus est pro nobis peccatum, aut peccatarium, aut tnaledictum, eodem Paulus vult fieri anathema; quandoqiiideni anathema etiam sacrificiuni signifi- cat, et qui occidebantur , tanquam damnati.dicebantur anathema ,"Hier., epist. ad Algasiam, q. g. Dicit ergo Paulus : Optabam pro Judeis tanquam damnatum mori,et pro eis non modo mori seddira quœque pati et ignominiosa ; non solurn mortem, sed morteni crucis,morteni ignominia ac probris omnibus pejorem. Sic enim Christus factus est anathema a Pâtre, unde et se derelictum clamât ac veluti separattim ac devotum pro peccatis populi ; unde Paulus ejus imitator cupit fieri anathema ab eo, veluti resectus ac dereclitus. Nota. Fortis ut mors dilectio, dura sicut infernus œmulatio ; la mort sépare l'ame du cors, et l'enfer sépare l'ame de nostre Seig'' et de son Paradis (non pas de sa grâce, car c'est le péché qui en sépare, auquel l'amour n'est pas comparé) : (i) Ce signe et celui qui se voit à la page suivante, ainsi que la répétition, en marge, du mot relicta, démontrent clairement l'intention de l'Auteur de supprimer cet alinéa. En effet, dans le texte définitif, on ne retrouve que la citation de saint Grégoire.  440 Traitté de l'Amour de Dieu ainsy s* Paul, ainsy Moyse, anathenia a Christo ut Christus anathema a Pâtre, propter amorem. Quod autem Tolet. Sa et D. Ans. dicunt eum optasse esse anathema a Christo, non postquam factus est Christianus sed ante conversionem suam, cum ignorons in incredulitate zelaret pro Relicta. Judeis, nolens fieri Christi discipulus ut sectam Judaicam tueretur et Chrisiianos insequeretur , id, ni'fallor, nullo prorsus fundamento nititur, etnisitantorutn vivorum authoritas contineretpnerile existimaretn.Nam, ut optime D. Thom. ad hune locuni ait, quid magni diceret Paulus ut opus esset tam solemni asseveratione et juramento : Veritatem dico.non mentior, testimonium perhibente conscientia mea, et cœt. ? Neque valet reprehensio Toleti contra Chrisost., quam vide apud eum: nam Relicta. ^isi parum non sit mori pro amico, tamen in modo moriendi magna est latitudo ; nam exaggerat ipse Paulus mortem : mortem, inquit, autem crucis. Sane aut ea sententia vera est quam posui ex Greg. Naz., quœ etiam est Hier., q. g. ad Algasiam (licet non tam mortis genus premat ac facit Greg. aut Chrisost.) ; quam sequitur D. Thom. ; Theodor., in magna Glossa ; Adamus ; (Optabam : « optarem, » inquit Theodor., si liceret, « separari a Christo, » id est, gloria cœlesti privari) [aw/Jet caet. Mirus zelus et Paulo dignus. ^ (i) Et le grand s* Denis dit excellemment a Demophile, que celuy (P- 224.) q^^ veut corriger les autres doit premièrement « avoir soin d'em- pescher que lacholere ne déboute la rayson de l'empire et domination que Dieu luy a donné en l'ame, et qu'elle n'excite une révolte et sédition et confusion dans nous mesme. » Et après, il dit au mesme : « De façon que nous n'appreuvons pas vos impétuosités poussées d'un zèle indiscret, quand mille fois vous repeteries Phinees et Helie; car telles paroles ne pleurent pas a Jes. C, que luy disoyent ses Disciples qui n'avoyent pas encor participé de ce bon, doux et bénin esprit. » Voyes vous, Philothee, Phinees voyant un Israélite se souiller de luxure avec une Moabite il les tua tous deux ; Helie avoit praedit la mort d'Ochozias, lequel, indigné de cette praediction, envoya deux cappitaines de cinquante hommes l'un après lautre pour le prendre, et il fit descendre le feu du ciel qui les dévora, et tous leurs compaignons. Or un jour que nostre Seigneur passoit (b') au pais de Samarie, il envoya en une ville pour y apprester son logis, mais les bourgeois, sachans que N. S. estoit Juif de nation et quil alloit en Hierusalem, ne le voulurent pas loger ; ce que  (b') passait — [en certaine cité entre les Samaritains...] (i) Voir la note précédente.  Manuscrit de la première rédaction (Livre X) 441 voyans S* Jean et S* Jaques, ilz dirent a N. S. : Voules vous que nous commandions au feu quil descende et quil les hrusle? Et N. S. se retournant devers eux les tança, disant : Vous ne sçaves de quel esprit vous estes ; le Filz de l'homme n'est pas venu pour perdre les âmes, mais pour les sauver. C'est cela, Philothee, que S' Denis veut représenter a Demophile qui alleguoyt l'exemple de Phinees et d'Helie ; car S» Jean et S* Jaques, qui vouloyent imiter Helie, furent repris par N. S., qui leur fit entendre que son esprit et son zèle estoit un esprit et un zèle doux, debonaire et bénin, et qui n'employoit la vengeance et (p. 225.) cholere que très rarement, et Ihors qu'il n'y avoit plus espérance de pouvoir prouffiter autrement. Le grand s* Thomas d'Acquin, estant tumbé malade de la maladie dont il mourut au monastère de Fosseneuve, de l'Ordre de Cisteaux, en la campaigne, les religieux le supplièrent de leur faire une briefve exposition du sacré Cantique des Cantiques, a l'imitation de s* Bernard, et il leur respondit : « Mes chers Pères, donnes moy l'esprit de s* Bernard, et interpreteray ce divin Cantique comme s* Bernard. » Ainsy, certes, quand on nous dit a nous autres, petitz Chrestiens, misérables, imparfaitz, chetifs : (c') Serves vous de l'ire et de l'indignation, comme Phinees, Helie, Mathatias, S* Pierre, S* Paul ; nous devons respondre : Donnes nous l'esprit de perfection, le pur zèle et la lumière intérieure de Phinees, Helie, S* Pierre et S* Paul, et nous employe- rons la cholere, l'ire, le courroux comm'eux. Cela n'appartient qu'aux perfaitz, qui ont en main les resnes de leurs passions pour les faire avancer a propos et retirer quand il est tems. Dont S' Ambroyse dit, ser. 18. in Psal. 118 : Beatus qui novit (p. 225.) zeli disciplinam. Et S' Bernard, ser. 19 in Cant. : Deus vult se amari non solum dulciter sed etiam sapienter ; facillime zelo tuo illudet spiritus erroris si scientiam negligas, nec habet callidus hostis machi- namentum efficacius ad tollendam de corde dilectionem quam si efficere possit ut in ea incaute et non cum ratione ambuleiur ; et ser. 20 : Disce, Christiane, a Christo quemadynodum diligas Christum; disce amare dulciter, prudenter, fortiter ; zelum tuum inflamniet charitas, informel scientia, firmet constantia. Le zèle est un degré de charité enflammée, et par conséquent il ard, il esclaire, il consume : ^*^ Usquequo accendetur velut ignis zelus tuus, Psal. 78. 5 ; la discrétion de la lumière y doit estre pour discerner quel moyen est plus  (c') chetijs : — [Employés l'ire, frappes, tues, courrouces vous, entres en cholere...]  211.)  442 Traitté de l'Amour de Dieu propre pour repoulser le mai. Le zèle fait rarement courroucer, (p. 226.) mais il fait souvent endurer ; il fait travailler, veiller, jeusner, prier, prescher, exhorter, et enfin il nous rend tout a tous afftn de sauver (p. 228.) [tous.] S' Paulin, E. de Noie, de nation françois, se vend luy mesme pour racheter l'enfant d'une pauvre vefve : c'est un acte d'extrême ^*# douceur, mais d'un extrême zèle. Le B. Ignace Loyole se jette en hiver dans un estang, pour attendre un pécheur, affin de le destourner de l'iniquité quil alloit perpétrer : c'est un zèle excellent qui le pousse a souffrir. En fin, la discrétion qui accompaigne le vray zèle luy fait non seulement discerner que c'est quil doit entreprendre, mays comment il le doit entreprendre ; elle ne fait pas seulement choysir un juste sujet, mays des moyens conve- nables pour empescher le mal et conserver le bien. (Cf. cliap. XIII, p. Les pigeons sont rudes aux colombelles de la jalousie quilz ont, quoy que sans occasion ; car ilz les battent a coup de bec et les tancent, groignans du gozier, grondans, grunelant du gozier, et par après, comme s'en repentans, ilz les environnent, les baysans et flattans, estans en ruït. Les grans Saintz censurent souvent leurs âmes et les tancent, puis les flattent et excitent au bien, de la grande jalouzie quilz ont. Voyes ce que j'ay dit de s^^ Catherine de Sienne et de Gènes. C'est chose estrange de la jalouzie des chameaux, qui Ihors de leurs amours, non seulement 'cl') s'irritent de sentir approcher les animaux de leurs espèces, mais mesme se rendent furieux contre tout'autre espèce d'animaux et contre les hommes silz les apper- çoivent venir près d'eux. La parfaite jalouzie de l'ame, non seulement ne veut souffrir les approches des affections qui sont contraires au s* amour, mais rejette tout ce qui peut ombrager et donner de la distraction, bref, qui peut estre entre Dieu et elle.  (d') non seulement — [s'escartent des autres...]  Manuscrit de la première rédaction (Livre IX) 443  (livre IX, CHAPITRE XVl) (0 Et de cette jalouzie provient la tressainte nudité du cœur et le * parfait despouillement de l'amour pur, car la jalouzie est comme la mort qui nous despouille de tout, c'est a dire l'ame de son cors et de tout ; et comme l'ame despouillee de son cors ne le reprend jamais que Dieu ne le luy rende par la résurrection, ainsy l'ame despouillee de toutes afifections par le saint amour ne les reprend jamais que Dieu ne le luy ordonne. Imagines vous, (p. 160.) Philothee, le cher Espoux de nos âmes au parvis du prsetoire de Pilate, ou, pour l'amour de nous, les ministres de la mort, c'est a dire les bourreaux, le despouillerent de tous ses vestemens l'un après lautre ; puis, non contens de cela, ilz le despouillerent, par manière de dire, de sa peau, tant ilz la deschirerent a coups de verges et de fouetz, dont il sembloit un ladre ulcéré, dit le Prophète ; et enfin la mort mesme venant, despouilla sa s**' ame de son cors et de tous les sentimens d'iceluy. Apres cela, imagines vous encor, je vous supplie, ce divin Sauveur resusciter : cette ame céleste reprend son cors, et le cors a mesm 'instant sa peau, puis reprend des habitz, ou formés par miracle ou autrement, car il parut a ses disciples allans en Emaus, et a Magdeleyne, habillé en pèlerin et en jardinier, selon que la gloire de son Père et le salut des âmes le requeroit. C'est pourquoy il accommode et son cors et ses habitz diversement, et les fait paroistre divers selon l'exigence et l'occur- rence. O Philothee, la mort fit tout cela, mais en vertu de l'amour ; ^*^ car jamais la mort n'eut peu oster la vie au Maistre de la vie et de (Cf. 1. X, c. xvii, la mort, si l'amour, vie de la vie et mort de la mort, n'eut concuru ^' ^^ et donné force a la mort. Ainsy ce mesme amour entrant dedans (p. 160.) un 'ame pour la faire heureusement mourir au péché et resusciter a la grâce, il la fait despouiller, par le mespris du monde, de toutes sortes d'affections qu'elle portoit aux choses du monde ; puis elle luy fait quitter la peau mesme, c'est a dire l'estime et l'amour d'elle mesme ; et en fin il la desnue mesme de la vie, de l'affection aux vertus, aux exercices spirituelz, aux consolations intérieures, (p. 161.) qui sembloyent estre la vie de l'ame : et par ainsy il luy donne la mort, la séparant de tout ce qu'ell'avoit, ains de tout ce qu'ell'estoit. (i) Le trait qui, dans le Ms., sépare cette division de la précédente, montre que le Saint voulait traiter ce sujet ailleurs.  444 Traitté de l'Amour de Dieu O que teU'ame est heureuse d'estre ainsy toute nue devant son Dieu ! o comm'elle peut dire en vérité avec le s* homme Job : (a) Je fus infuse toute nue dans mon cors, et toute nue je me représente a luy ; Dieu m'avoit donné beaucoup de biens et m'avoit permis de me revestir de plusieurs affections, maintenant il me les a ostees ; ainsy quil a pieu a Dieu il a esté fait, le nom tress* de Dieu soit béni. Mays par ce que demeurer en Testât de cette parfaite nudité on ne le peut longuement en ce monde, après tous ces despouillemens et cett'heureuse mort, il se faut revestir, mais non plus des habitz du viel hotnme dont on s'est despouillé, ains des habitz d'un homme »*# nouveau; non plus d'un cors mortel, ni d'une peau mortelle, ni d'habitz périssables, mais d'un cors resuscité et d'affections divines, célestes ; affections non plus venantes de nostre propre élection, mais affections émanées et procedees du pur amour de Dieu. Imagines vous un enfant autant obéissant qu'Isaac, qui se seroit revestu pour le froid, qu'un père luy dit ; despouilles vous tout nud ; il osteroit sans doute tous ses habitz l'un après lautre, et jamais ne demanderoit de se revestir. Que si son père luy disoit : reprens ta robbe, et puis metz ton pourpoint dessus, et puis ta chemise dessus, il le feroit selon le commandement, et non plus par (p. 162.) élection ; comme s* Pierre prid ses sandales, puis sa robbe, a mesure que l'Ange le luy disoit. Ainsy l'ame desnuee, par un absolu despouil- lement et renoncement es mains de l'amour divin, de l'amour du pais, de la mayson, du père, de la mère, des enfans, de Ihonneur mondain, de l'estime, de la conversation, de la consolation intérieure et spirituelle, de l'inclination a tel ou tel exercice spirituel, helas ! alhors elle ne sçait plus que faire. Et tel semble que fut Testât de s* Paul, car il tumba a terre, sans veûe, sans mouvement, sans action ni intérieure ni extérieure ; et pour monstrer que son ame estoit toute desnuee en un absolu despouillement de toute aSection et volonté, il dit a N. S' : (b) Seigneur, que voules vous que je face ? Comme sil vouloit dire : Je ne puis plus rien faire ni extérieurement ni intérieurement, ma volonté ne peut plus rien vouloir que ce que vous voudres qu'elle veuille ; que voules vous que je veuille ? quelles affections vous plait il que je prenne ? et quand, et comment ? L'ame donq dit : Seigneur, puisque vous m'aves despouillé de moymesme et de ma volonté, Doce nie facere voluntatem tuam-, quia Deus meus es tu. Alhors elle  (a) Job : — ■ [Mon ame vint nue dans...J (b) il dit a .V. .S'' ; — [Domine quid me vis facere }\  ]Manuscrit de la première rédaction (Livre VII) 445 reprend, selon qu'elle connoist estre la volonté de Dieu, l'affection, (p. 163.) par exemple, de son cors, pour le nourrir affin quil puisse coopérer avec elle au service de Dieu ; des enfans, affin quilz soyent eslevés ^*^ en la crainte de Dieu ; du pauvre, pour le soulager ; de l'ignorant, pour l'instruire ; de prier, d'estudier, de prescher ; et le tout par ce que Dieu le veut, et tandis quil le veut, et comm'il le veut. Elle n'espouse point d'affection, ains elle les prattique, indifférente pour en prendre d'autres et quitter celles-là soudain que Dieu le voudra, ne se voulant revestir que des habitz que Dieu luy mar- quera et selon quil luy marquera. L'Ange commanda a s* Pierre quil mit premier ses sandales, et il les mit les premières, encor que ce ne soit pas l'ordinaire de prendre les souliers avant que de s'habiller : ainsy, aux uns Dieu commande d'enseigner avant que d'estudier, comm'il fit aux Apostres, a s* François, a Isaie, et ilz le firent ; aux autres d'estudier avant qu'enseigner, et ilz le font. O que bienheureux sont les pauvres d'esprit (c) ! Bienheureux sont les nuds d'esprit, car Dieu les revestira comm'il revest les lis, d'omemens plus beaux que ne furent onques ceux de Salomon. Les Apostres ne portèrent qu'une tunique, quand N. S. le leur ordonna ilz quittèrent aussi leurs souliers ; despuis ilz les reprirent par la volonté de Dieu. Hz quittèrent leurs femmes, ceux qui en avoyent ; despuis, s'ilz les reprirent, ce fut avec changement d'affection, car en lieu quilz les avoyent précédemment par affection nuptiale, ilz les eurent par affection de frère a seur, dit S* Paul : N'avons nous pas ce pouvoir, mulierem sororem circumducendi ?  (livre VII, CHAPITRES IV-VIIl)  ...qui a descouvert une beauté nouvelle par la contemplation, (p. 21.) ne se contente pas de l'admirer, mais va de plus en plus enfonçant sa considération sur son objet pour treuver davantage de merveilles. Que si Dieu l'arreste en la première admiration, il ne laisse pas de s'attacher, ne pouvant s'assovir de voir ce quil n'a encor point (p. 22.)  (c) les pauvres d'esprit, — ■ [car le Royaume des deux est a eux .'J  446 Traitté de l'Amour de Dieu veu. Et comme l'admiration est cause de la philosophie et attentive considération des choses, ainsy que les Philosophes ont tesmoigné, aussi l'admiration est cause de la théologie mystique et de la contemplation. Cependant, (a) cette admiration tenant l'ame hors de soymesme, attentive aux choses célestes, elle la met en (Chap. V, p. 24.) extase et en ravissement : et souvent il arrive que la volonté estant touchée de l'amour et de la délectation sacrée qui en provient, l'entendement entre en admiration de voir cette douceur ; et réciproquement il advient maintefois que l'entendement estant en admiration pour quelque nouvelle veue et connoissance des beautés célestes, la volonté entre en amour de sentir le conten- tement et assovissement de l'entendement ; et qu'ainsy ces deux facultés s'entreprestent l'un'a lautre et se communiquent mutuel- lement leur ravissement : le regard de la beauté nous fait aymer, et l'amour pareillement nous fait regarder. Et comme ceux qui s'arrestent en la pleyne lumière du soleil, pour le playsir quilz ont a voir plus clairement les choses, tantost après ilz sentent la chaleur, et ceux qui y sont pour recevoir la chaleur ne peuvent tenir les yeux si biens fermés quilz n'en voyent la lueur, ainsy ceux qui sont ravis en la contemplation des misteres en passent pour l'ordinaire aysement au ravissement de l'amour, et ceux qui sont en l'extase d'amour se treuvent pour l'ordinaire saysis de l'extase de l'admiration. L'amour fait facilement admirer et l'admiration fait aysement aymer. Néanmoins, les deux extases ne sont pas tellement appartenantes (p. 25.) l'un'a lautre que l'une ne soit souvent sans lautre : car, comme les Philosophes ont eu plus de connoissance de la Divinité quilz n'ont eu d'amour pour elle, aussi les simples Chrestiens ont souvent plus d'amour que de connoissance ; et par conséquent l'excès de la connoissance n'est pas tous-jours suivi de l'excès de l'amour, non plus que l'excès de l'amour de celuy de la connoissance. Et tous- jours vous sçaurés que l'extase de l'amour est la meilleure, car lautre ne nous fait pas meilleurs si ell'est seule, le s* Apostre disant : Si je connoissois tous les misteres et toute science, et je n'ay pas la charité, je ne suis rien. C'est pourquoy le malin esprit peut extasier, pour parler ainsy, et ravir l'entendement, représentant des merveilleuses intelligences qui le tiennent suspens, et par le moyen de telles illusions il peut provoquer la volonté a certaine  (a) Cependant, — [vous voyes comme cett'admiration tient l'ame attachée aux choses célestes...]  Manuscrit de la première rédaction (Livre VII) 447 sorte d'amour imparfait, tendre et fort aggreable a la nature ; comm'en effect il a souvent abusé plusieurs personnes par de telles (Chapitre vi.) amorces et faulses extases. Certes, s* Aug'° recite d'un certain prestre nommé Restitutus, (P- 26.) I. 14. Civit. c. 24. qui se mettoit en extase tous-jours quand il vouloit, chantant ou faysant chanter quelqu'air lamentable, lugubre ou piteux, et ce pour seulement contenter la curiosité de ceux qui vouloyent voir tel spectacle. Il estoit tellement aliéné des sens quil ne sentoit mesme pas quand on le brusloit, ains, après estre revenu a soy il en soufifroit la douleur ; et néanmoins si quelqu'un luy parloit un peu fort et a voix claire il l'entendoit comme de loin, et n'avoit nulle respiration. Or les extases pouvant arriver et naturellement, et par l'artifice du malin esprit, et sumaturellement par la grâce divine, on apporte plusieurs marques des vrayes extases, que la bien heureuse Mère ^'*.^ Thérèse déduit en ses livres, et le P. Ribera, homme excellent, traitte asses amplement cette matière, après le grand Gerson, es deux premiers chapitres de la Vie de la mesme Sainte ; le P. Ber. Rossignol (i), 1. 3. chap. 20 De la dise, de la Perfection ; Rutilius Benzonius (-), Evesque de Laurete, 1. 4. Sur le Mag., chap. 16 : car si bien ilz ne parlent pas tous de l'extase, néanmoins ce quilz disent du discernement des visions, révélations, instinctz et inspi- rations est convenable pour le discernement des vrayes et faulses extases. Mays pour moy, il me suffira de vous en proposer deux (p. 26.) principales marques, de la vraye extase divine : l'un'est que la vraye extase s'attache plus a la volonté qu'a l'entendement, elle l'esmeut et eschauffe, et remplit d'une puissante affection envers Dieu ; si que quand l'extase est plus belle que bonne, plus lumineuse que chaleureuse, plus spéculative qu'affective, ell'est grandement a soupçonner. Je ne dis pas quil ne se puisse faire qu'on ayt des ravis- semens, des visions, voire qu'on puisse avoir l'esprit de prophétie sans avoir la charité ; car c'est chose certaine que comm'on peut avoir la charité sans estre ravi, aussi on peut estre ravi, avoir des visions et prophétiser sans avoir la charité : mays je dis que celuy qui a plus de clarté en l'entendement, par le ravissement, que de chaleur en la volonté pour aymer Dieu, il doit estre en grand peyne (i) Rossignol Bernardin, Jésuite piémontais, mort en 1613. De disciplina ChristiancB Perfectionis pro triplici hominum statu, incipientium,proficien- tium et perfectorum, ex SS. et Patribus, Libri V. Ingolstadii, Sartorius, 1600. (2) Rutila Benzonii Romani, EpiscopiLauretani etRecanatensis,Commen- tariorum in B. V . Cant. Magnificat Libri Quinque. Venetiis, apud Jiintas, MDCVI.  448 Traitté de l'Amour de Dieu et souci, ou que son ra\dssement ne soit naturel, ou quil soit procuré par le malin, ou quil n'en devienne plus enflé qu'édifié, et (p. 27.) quil ne soit, comme Saul, Balaam et Caiphe, entre les prophètes, et non entre les esleuz. La 2^ marque des vrayes extases de l'ame est une troysiesme extase, qui [est] l'extase toute désirable, toute aymable et qui couronne les deux autres ; qui est l'extase de la vie. C'est Ihors que nous ne vivons pas selon nostre rayson naturelle, mais au dessus ; Ihors que nous ne nous contentons pas de vivre selon les vertus civiles et morales, mais selon les perfections divines et chrestiennes ; Ihors que, renonçans mesme aux choses loysibles, nous passons outre a une vie plus relevée que la vie humaine. Voyes-vous, Philothee, les commandemens de Dieu sont tous conformes a la rayson mesme naturelle, et bien quilz ne puissent pas estre exactement observés (b) par les seules forces de la nature, si est ce que nostre nature nous incline a les vouloir observer. Mays, outre les commandemens, il y a des conseilz et des inspira- tions evangeliques, qui nous eslevent a une vie qui, a la vérité, n'est pas contraire, mais qui excède et surpasse toute l'inclination naturelle : et Ihors que nous prattiquons ces conseilz et inspirations nous faysons une vie surhumaine, c'est a dire une vie qui est hors et au dessus de nostre condition naturelle. Non seulement ne desrobber point, mais quitter tous nos biens, nous plaire en la pauvreté, et quand il nous arrive des misères, des nécessités, des afflictions, des persécutions, les tenir pour des béatitudes et félicités, chantans de cœur avec David : Elegi abjectus esse in donioDei met, et caet.. Bienheureux sont les pauvres ; appellerla pauvreté sa chère maistresse, comme s* François ; rejetter les louanges, se plaire au mespris, aymer l'abjection ; non seulement observer le commandement : Tu ne paillarderas point, mais quitter mesme les playsirs loysibles du mariage ; et en fin, vivre emmi le monde contre les maximes et doctrines du monde, rejetter les playsirs, les honneurs, les richesses, vivre contre le courant du ;p. 2S.) fleuve de cette vie : c'est vivre extatiquement et hors de nous mesme. C'est cela que le grand Apostre enseignoit aux Rhodiens : Vous estes mortz, et vostre vie est cachée en Dieu avec Jesuschrist. Qu'est ça a dire : Vous estes mortz? C'est a dire : Vous ne vives plus de la vie naturelle, vous ne vives plus de la vie des hommes ; et comme par la mort l'ame ne vit plus en son cors, aussi maintenant vous ne  (b) exactement observes — [sans la gracç de Dieu.J  Manuscrit de la première rédaction (Livre VII) 449 vives plus en vous mesme et dedans l'enclos de vostre propre condition, vostre ame vit non seulement au dessus de son cors, mays au dessus de sa propre condition. On dit cela (c) de plusieurs *** animaux, quilz changent leur estre plusieurs fois, et que leur premier estre meurt pour faire place au second. Le phœnix est (p- 28.) phcenix en cela, qu'il anéantit luy mesme sa vie, a la faveur, néanmoins, des rayons du soleil, pour en recevoir une plus belle et plus vigoureuse ; les bigatz et vers de soye changent de vie, et de vers deviennent papillons ; comme font aussi les abeilles, qui naissent vers, puis deviennent nimphes, marchans sur leurs pieds, puis enfin deviennent mousches. Le corail mesme dedans * la mer a l'estre d'un arbre ; et estant tiré dehors, hors de sa condi- tion naturelle, il devient pierre praetieuse. L'ours estant nay, n'est qu'une masse de chair insensible ; après, il devient animal et vit la vie d'un animal. Ainsy le Chrestien meurt a sa vie naturelle, et ne perd néanmoins pas la vie, mais il la cache en Dieu avec Jésus Christ. Il colloque en Dieu toutes ses consolations, tous ses playsirs, toutes ses richesses, tous ses honneurs, et cependant les couvre, afïin qu'on ne les voye pas, d'humilité, d'abjection ; si que, avec Jésus Christ, il couvre (comme Jésus Christ qui cacha sa Divinité) sa gloire, sa félicité sous l'ignominie de la croix : ainsy nous cachons nostre vie, c'est a dire nostre espérance, nostre conso- lation, la grâce abondante, sous la croix. Item, tout cela est en Dieu ; nos pensées, nostr'amour, qui est la vie de nostr'ame, car c'est le poids (Amor meus, pondus nieum) , c'est le principe de tout mouve- Vray sens. ment affectif, il est caché en Dieu au Ciel avec Jésus Christ. C'est pourquoy icy nous n'aymons rien que pour le Ciel et Jésus Christ ; et quand Jésus Christ qui est nostre vie, c'est a dire nostr'amour, (p. 29.) apparoistra au jour du jugement, alhors nous apparoistrons avec luy en gloire ; c'est a dire, nostr'amour nous glorifiera et monstrera sa félicité et splendeur. C'est pourquoy, estans mortz au monde et ^*^ resuscités a Dieu avec J. C, nous ne devons appeter et chercher sinon le Ciel et les choses célestes, et savourer les amours de ce divin Espoux. Or, que l'amour soit la vie morale de l'ame il appert par ce que (Chapitre vu. c'est le principe de tout mouvement affectif et moral, comme l'ame est le premier acte et le premier principe de tous les mouve- mens vitaux de l'homme. Et comme Aristote dit que l'ame est « le principe par lequel nous vivons,sentons et entendons, » aussi l'amour  (c) On dit cela — [de l'ours etj II 29  450 Traitté de l'Amour de Dieu est le principe par lequel nous vivons affectivement ou morale- ment, nous sentons et entendons, et nous sommes telz qu'est nostre amour. Et comme (d) l'ame est le principe de tous les mouvemens animaux ou spontanées, et l'on connoit la diversité des âmes par la variété des mouvemens, aussi l'on connoit qu'une ame est aimante par le mouvement, et la diversité de ses mouvemens aflfectifz nous fait voir quelle ell'est. Et comme l'on connoist la vie des animaux par leur mouvement, et les animaux qui sont sans vie sont sans mouvement naturel, en sorte que la vie semble consister au mouvement, dont les choses mortes n'ont nul mouve- ment, aussi un cœur sans amour n'a point de mouvement moral, et on connoit la vie morale du cœur par ses mouvemens affectifs : * en sorte quil semble la vie estre le principe de tous les mouvemens naturelz et animaux, comme l'amour, vie morale, est le principe de tous les mouvemens moraux ; et comme en l'ame gist la vie naturelle de l'homme, aussi en l'amour gist la vie morale. (p 29.) Quand donq nous avons colloque nostre amour en Dieu avec (p. 30.) J^^- ^■' nous avons caché nostre vie morale en luy : quand il se manifestera aussi, luy qui estant nostre amour est nostre vie, nous serons aussi manifestés en cette gloire de nostr'amour et de nostre vie. S* Ignace disoit : Amor meus cruciftxus est; c'est a dire : Jesuschrist estant crucifié, j'ay crucifié avec luy mon amour, et par conséquent toutes mes affections sont crucifiées avec luy qui est ma vie et mon amour ; j'ay crucifié ma chair et tout son amour, avec toutes les passions et convoytises qui en dépendent ; mon amour naturel est crucifié, attaché a la Croix de mon Sauveur, ou je l'ay fait mourir par ce que c'estoit un amour mortel et une vie mortelle : et comme N. S. fut crucifié et mourut selon sa vie mor- telle pour resusciter selon l'immortelle, aussi je suis mort avec luy sur la croix a ma vie morale mortelle de mon ame, et suis resuscité a la vie morale immortelle. Quand donques vous voyes un homme qui a des extases et est hors et dessus soy en l'orayson, et néanmoins il ne l'est pas en sa vie, il vit selon le sens, selon le monde, et n'a point d'excès de pieté, de mortification, de conversation en sa vie : quil ayt tant d'excès quil voudra en l'orayson, telz ravissemens sont grandement périlleux et douteux ; ce sont ravissemens qui le peuvent rendre plus admirable, mais non pas plus saint. Qu'importe-il pour le bien  (d) Et. comme — on connoist fl'ame par ses opérations... que la chose est animée, par le mouvement spontanée qu'elle fait vers sa fin...j  Manuscrit de la première rédaction (Livre \M1) 451 d'un'ame qu'elle soit ravie en Dieu par l'orayson, et que sa vie soit ravie par la terre en sa conversation ? En somme, estre au dessus de soymesme en l'orayson et au dessous de soymcsine en la vie et en l'action, c'est un meslange de contrariétés trop extrêmes. Bienheureux sont ceux qui vivent une vie surnaturelle, extatique et (P- 3i-) eslevee de la terre, quoy qu'ilz ne soyent point ravis ni en extase en l'orayson. Plusieurs Saintz sont au Ciel, qui ne furent jamais en l'extase de la contemplation, mais il n'y en a point qui, ou peu ou prou, n'ayt esté en extase de vie et d'action. Et c'est la s'^ extase delaquelle principalement parle S* Paul quand il dit : Je vis, mais nomplus moy, ains J. C. vit en nioy ; ainsy quil l'explique plus clairement ailleurs, Ro. 6, quand il dit que nostre viel homme est crucifié ensetnblement avec Nostre Seigneur, et que nous sommes m,orts au péché avec luy, et que de mesme nous sommes resuscités avec luy pour marcher en nouveauté de vie, affin de ne servir plus au péché. Car manifestement, le grand Apostre représente deux hommes en chacun de nous, et par con- séquent deux vies : l'une du viel homm^, qui est une vielle vie, comme celle d'une viell'aigle, ou d'un cerf qui mue et quitte sa teste dans son buisson ; et lautre, une vie nouvelle, de l'homme nouveau. En la première vie le viel homme vit au péché et fait une vie toute mortelle, ains qui est la mort mesme ; en la seconde vie il vit a Dieu, et cette vie est la vraye vie vitale et une vie vive. Et pour (p- 32.) parvenir a cette seconde vie, il faut quil passe par la mort de la première, mourant a la vielle vie et au péché, ce qui se fait crucifiant sa chair avec tous ses vices et ses concupiscences, et l'ensevelissant dans le s* Baptesme ou dedans la sainte Pcenitence : comme l'aigle, (p. 31.) qui se plonge et fourre dans la mer pour y laisser ses vielles plumes, et sortant de la toute nue, comme renaissante, comme quand elle fut esclose de sa coque, elle recommence une nouvelle vie et prend des nouvelles plumes ; comme Naaman, qui prit une nouvelle vie (p. 32.) dedans les eaux du Jordain, et on pouvoit dire de luy quil estoit un autr'homme, qui estoit mort a la ladrerie et vivoit a la netteté et santé. Or, quicomque a cette nouvelle vie parfaitement, il ne vit plus ni en soy, ni pour soy, ni a soy, ains il vit en N. S. Estimes, dit s* Paul, que vous estes vrayement morts au péché et vivans a Dieu, en J. C. N. S. Mays ailleurs, 2. Cor. 5, cet admirable amant de Dieu fait un (Chapitre vm.) argument admirable, et le plus pressant qui fut jamais fait, ce me semble, pour nous porter a cett'extase de vie delaquelle nous  452 Traitté de l'Amour de Dieu parlons. Oyes, je vous supplie, Philothee, (e) soyes attentive, et pesas la force et efficace des divines paroles de cet Apostre, tout ravi et absorbé en l'amour de son Maistre. La charité, dit-il, de (P- 33-) /. C. nous presse. Mais quand nous presse elle le plus ? /Estimantes (hehraismus) , Ihors que nous estimons et pensons attentivement ; elle nous presse, œstimans, Ihors que nous sommes estimans, que nous esti- mons, ceci. Voyes, je vous prie, comm'il va bellement fichant son argument : Ihors, dit, que nous estimons ceci ; et quoy ? que si un est mort pour tous, donques tous sont morts. Ouy, car la mort de Celuy qui est mort pour tous est estimée estre la mort de tous, elle doit estre imputée a un chacun de ceux pour qui Celluy la est mort ; car sil est mort pour nous, nous sommes tous morts en sa personne, la mort quil a soufferte estant une mort qui estoit deue a tous. Et J. C. est -vTayement mort pour tous, car il n'est point mort pour soy, mais pour nous. Que s'ensuit il de la ? Il s'ensuit donques, exclame de tout cœur l'Apostre, que ceux qui vivent, ne vivent plus désormais a eux mesme, mais a Celuy qui est mort pour eux. O Dieu, Philothee, que cette conséquence est forte ! ell'est inévitable. /. C. est mort pour (p. 34.) nous, nostre vie nous est donnée par sa mort, nous ne vivons que par ce quil est mort, nous luy devons donques toute nostre vie : nostre vie n'est donq plus nostre, mais a Celuy qui est mort pour nous ; nostre vie ne doit plus estre qu'en luy, a luy et pour luy, puisqu'il est mort en nous, pour nous et a nous. (0 Une jeune fille (Pline, 1. X. c. 5.) de l'isle de Sestos avoit nourri une aigle petite, avec le soin que les enfans ont accoustumé d'employer en telles occasions. L'aigle devenue grande commença a chasser aux oyseaux ; puis s'estant rendue plus forte, elle se rua sur les bestes sauvages, i'-i) apportant tous-jours sa proye a sa chère maistresse, comm'en reconnoissance de la nourriture qu'elle avoit receue d'icelle. Or il advint que cette jeune damoyselle mourut, et son cors, selon la coustume de ce tems et de ce pais-la, fut mis sur un buscher pour estre bruslé. Et comm'il commençoit a brusler, l'aigle survint, qui voyant cela, se jetta dans le mesme feu, bruslant et mourant courageusement avec sa pauvre chère maistresse. (h) Ah, Philothee, Nostre Seigneur nous a nourris des nostre  (e) Philothee, — fpesés, voyes, tenés...J (f) [Oyons un cas admirable.] (g) sur les bestes sauvages, — [fournissant tous-jours force venayson...J (h) [Chrestiens, ah, Chres tiens...]  ■Manuscrit de la première rédaction (Livre VII) 453 jeunesse ! Mays que dis-je ? Suscepisti me de utero matris meœ ; in te projectus sum ex utero. Des l'instant de nostre conception il nous a receu entre les bras de sa providence, et nous a rendu siens par le (p. 35-) Baptesme, et nous a nourris temporellement et spirituellement, avec un amour incomparable ; et pour nous acquérir la vie il a supporté la mort. Que reste-il, sinon que ceux qui vivent ne vivent plus a eux mesme, que nous rapportions toutes nos proyes, toutes nos œuvres, toutes nos intentions et actions a ce sauverain Seigneur, et que nous consacrions a son amour tous les momens de nostre vie ; et que le considerans sur la croix comme sur son bûcher d'honneur, ou il brusle d'amour et meurt d'un amour douloureux plus que la mort mesme, ou d'une mort plus amoureuse que l'amour, nous nous jettions sur luy en la croix, nous nous crucifions sur luy, et mourions courageusement pour l'amour de Celuy qui, pour l'amour de nous, (J) a bien voulu mourir. Ainsy se fait l'extase de l'amour, quand on ne vit plus en l'homme viel mais en Jesuschrist, homme nouveau; quand on vit, non selon l'inclination humaine, mais au dessus de toute rayson, par l'amour du souverain object et de la Divinité.  (chapitres ix-xiii) DU suprem'effect de l'amour, qui est de nous f.\ire mourir ET CEUX QUI SONT MORTZ d'aMOUR (i) (a) La mort nous sépare de toutes choses, et pour son principal (Chapitre ix.) efEect, elle sépare l'ame de son cors. L'amour, qui est aussi fort que la mort, nous divise d'avec le monde, (b) d'avec tout ce qui est au monde, et passe jusques a faire la division entre l'ame et l'esprit, et ^*i^  (i) de nous, — [s'est daigné de...J (a) [L'amour est fort comme la mort. La mort n'est autre chose que la séparation...] (b) d'avec le monde, — [d'avec l'homme viel... nous mesme, partageant ce qui est de l'esprit d'avec ce qui est du...J (i) Ainsi que le saint Auteur l'a signalé plus haut (voir p. 424). ce chapitre devait suivre immédiatement « celuy de la blesseure. »  454  Traitté de l'Amour de Dieu  par manière [de dire,] nous divise nous mesme de nous mesme, c'est a dire, nostr'homme intérieur d'avec l'extérieur. Mays pourtant l'amour (c) qui fait tant de divisions, ne sépare pas ordinairement l'ame d'avec son cors, ains permet que l'ame et le cors demeurent jointz et liés ensemble, se contentant de rendre le cors spirituel et l'ame spirituelle. Car il ne met division entre l'esprit et l'ame W, entre l'ame et le cors que pour monstrer a chascun son rang et son office, a£&n que l'ame soit sujette a l'esprit, et la chair a l'ame, et l'esprit a Dieu ; comme font les maistres de camp ou mareschaux, qui divisent l'armée en plusieurs bataillons (e), non pour les séparer, ains pour les mieux ranger, et unir a un mesme efïect et a mesme dessein, de sorte que la distinction sert a l'union. Mays (p. 36.) bien que l'amour ordinairement ne face la division qu'en cette manière, si est ce que quelquefois il fait non seulement la distinction ou division, mais il sépare tout afîait l'ame d'avec le cors, en sorte quil donne la mort. (Chapitre xi.) (^' Or, il y a bien différence entre mourir en l'amour de Dieu, mourir pour l'amour, mourir par l'amour et mourir d'amour. Tous * les esleuz meurent en l'amour de Dieu ; car l'amour de Dieu et la * • grâce n'estant non plus differens que le feu entant quil est lumineux et beau, et le feu entant quil est chaud et ardent, qui ne meurt en l'amour de Dieu ne meurt pas en la grâce de Dieu, et qui meurt hors de la grâce de Dieu il n'est pas esleu, car ceux la seulz sont esleuz desquelz Dieu praevoit quilz mourront en sa grâce. C'est la robe nuptiale, etc. (Chapitre x.) Tous les Martirs meurent pour l'amour de Dieu : car si bien on dit quilz meurent pour la foy, c'est a dire pour ne point renoncer la foy ou pour la soustenir, si est ce quilz ne mourroyent pas pour la foy si la charité ne les animoyt et silz n'aymoyent la foy ; ^*^ or ilz n'aymeroyent pas la foy silz n'aymoyent Celuy que la foy annonce. Néanmoins, es Martirs, l'amour ne donne pas la mort, ce sont les tyrans, et l'amour la fait souffrir. (pp. 40, 41.) Mays ceux que l'amour de Dieu consume petit a petit, les exta- siant, fondant leur cœur, les allanguissant, leur ostant le boyre et le manger, et en somme abbregeant leur vie, ilz meurent par l'amour : car comme ceux que le regret ou desplaysir empesche de  (c) l'amour — ne nous sépare... (d) car — après quil a divisé l'esprit de l'ame... (e) en plusieurs bataillons — fet la mettent en ordonnance] (f) Or, [ceux a qui l'amour donne la mort sont bien differens, car les uns meurent en...l  Manuscrit de la première rédaction (Livre VII) 455 manger et de dormir, petit a petit tumbent en défaillance de forces et en fin meurent (ilz ne meurent pas de regret, mais par le regret, car ilz meurent de foiblesse : le regret les empesche de manger et dormir, le défaut du manger et dormir les afîoiblit, et en fin, destitués de force naturelle, ilz meurent) ; ainsy l'amour de Dieu occupant grandement l'esprit des saintz amants, petit a petit la digestion et les autres functions animales et vitales manquent a leur office ; l'ame ne leur pouvant asses fournir de forces a rayson du divertissement qu'ell'a sur l'object de l'amour, en fin la mort s'en ensuit. O Dieu, que c'est une mort heureuse que de mourir par l'amour ! [Heureux] celuy auquel l'amour cause ainsy la mort ! Quelle douce sajette qui nous fait tant perdre de sang qu'en fin nous en mourons ! Mays mourir d'amour c'est Ihors que l'amour mesme, non seule- (Chapitre xi.) ment comm'un dard nous blesse en quelqu 'endroit, que nous perdions le sang et en fin en mourions, mays quand il nous blesse droit dedans le cœur et pousse nostre ame dehors de son cors. Ce qui se fait par manière de ravissement, Ihors que l'ame attirée par son object amoureux, affin de se joindre de plus près, ne pouvant tirer après soy le cors, elle s'eslance de son costé et l'object la ravit du sien, en telle sorte qu'elle le quitte ; et pour s'unir a son Bienaymé elle quitte sa bienaymee chair, l'amour attirant et tirant aussi dure- ment et fortement l'ame que l'enfer pour la faire tenir séparée du cors. Et comme nous voyons que le feu, enfermé et pressé dedans ^*^ l'artillerie ou dans une mine, sépare la basle de l'artillerie ou un bou lever tout entier de la terre, romp et fracasse tout pour sortir et pousser en haut, ainsy l'amour estant fort enflammé, enfermé et serré dans un cœur, il pousse enfin l'ame dehors et la sépare de son cors, luy donnant par ce moyen le coup de la mort. Ou bien, comme le feu dans le boys sépare les parties ignées et aériennes, les évaporant en fumée, et laisse la les matières terrestres et grossières ; ou comme la force du feu sépare dans l'allambiq l'eau naphe du cors des fleurs, ainsy l'amour, quand il est enflammé, sépare l'ame du cors : ce qui est le plus violent effect que l'amour face en un'ame, (p. 42.) et faut que l'ame qui est ainsy tirée hors du cors soit grandement deschargee de toutes sortes d'affections pesantes, terrestres et corporelles, et qu'elle ne tienne plus a rien du monde. Il faut ^*^ qu'auparavant l'amour luy ayt tout fait quitter ; qu'il luy ait mis (Cf. 1. IX, c. xvi, des pendans aux oreilles, l'ayant rendu souple aux semonces amou- reuses de l'Espoux ; des hrasseletz aux mains, l'ayant disposée a l'exécution de toutes inspirations ; quil luy ayt changé ses habits, ou plus tost toutes ses habitudes, inclinations et humeurs terrestres  456 Traitté de l'Amour de Dieu et mondaines, et quil luy ayt fait quitter père, mare, mayson et toutes choses, comme le bon Eliezer fit envers la belle Rebecca. Il faut qu'elle puisse dire avec David : Dirupisti, Domine, vincula mea, tibi sacrificabo hostiam laudis ; et que l'amour luy face comme l'Ange fit a s* Pierre, quil luy frappe fortement dans le cœur (g) et face tumber tous ses liens. Or ce grand espurement se fait par les actes [de] l'amour unitif dont nous avons discouru en ce Livre, par lesquelz le saint amour affoiblit les forces de la chair, qui veut retenir l'esprit, comme la femme de Puthiphar, Joseph, par son manteau, par l'amour de soymesme. Il allangourit la vie présente, il eslance l'ame contremont vers le Ciel ou l'amour a son principal règne, il luy donne enfin tant d'assaultz, il l'amollit et fait fondre, il l'attache a son object et la serre en sorte qu'en fin, ou est son trésor, la elle s'en vole. O qu'heureuse est cette mort ! (Chap. IX, p. 37.) Les uns meurent en la s^^ charité, qui est l'amour habituel, en l'habitude de l'amour, ayans l'amour dedans le cœur, mais non pas (p. 36.) en l'action de l'amour ; et de cette mort meurent ordinairement les esleuz. Voyes vous, Philothee, la grâce de Dieu et la charité n'est (p. 37.) qu'une mesme chose. Quand les justes dorment, ilz ne perdent pas pour cela la grâce de Dieu, ni sa charité ou son amour. Il est dedans leur ame, mais alhors, pour l'ordinaire, il n'est pas en exercice et ne fait pas d'action, car estant en un homme dormant, il semble qu'il dorme aussi, comme toutes les autres habitudes, de science, de pru- dence, de foy, d'espérance ; car alhors la science est en un homme dormant, car sil la perdoit en s'endormant, il faudroit quil retour- nast a l'escole pour l'apprendre : on la treuve en se resveillant, ^*^ et la foy et l'espérance et toutes les autres vertus, desquelles la (Cf. 1. IV, c. III, condition naturelle est que quand nous les avons nous nous en P' ^^^"^ puissions servir quand nous voulons, et qu'elles ne nous servent pas sinon que nous voulions. Or, quand nous dormons nous ne voulons rien, c'est pourquoy alhors ces habitudes ne sont pas en (pp- 36, 37.) usage. Or il arrive maintefois que les gens de bien et les esleuz meurent de mort soudaine, et Ihors qu'en eSect ilz ne pensoyent pas a Dieu, comme font ceux qui meurent apoplectiques ou letargiques, ou qui meurent de mal de chaud, en resverie et frénésie : car bien que les saintz et esleuz ne meurent jamais de mort improu- veue, par ce que toute leur vie n'est presque qu'une méditation de la mort, si est [ce] quilz meurent bien de certains genres de mort esquelz ilz n'ont pas l'usage de rayson, ni par conséquent l'usage  (g) fortetnent — le flanc  Manuscrit de la première rédaction (Livre VII) 457 de la charité et de l'amour. Or, ceux ci sont bienheureux, mourans (p. 37.) en la charité et en l'amour de Dieu, quoy que non pas en l'usage de l'amour, parce quilz meurent en Dieu ; car, comme dit le Sage, Sap. 4. j!-. 7 : Le juste, sil est prévenu de la mort, il sera en repos. Et c'est un jugement téméraire et un esprit populaire qui juge de *** la variété des genres de mort la variété des evenemens après la mort : si l'homme est craignant Dieu, toutes mortz luy sont bonnes. Si des foibles espritz eussent veu tumber le feu du ciel et tuer le (p. 36.) grand S* Symeon Stilite ilz eussent esté grandement scandalisés, comme furent, au siècle passé, quelques religieux du monastère dans *** lequel le vertueux et très pieux Jean Thaulere mourut, ayans veu les horribles gestes et convulsions dont il fut agité pendant quil agonizoit et tendoit au trespas ; dont ilz furent par après desabusés par le récit d'une vision qui leur fut fait, par laquelle il apparoissoit de sa félicité, quoy que la bonté et pureté de sa vie passée les en deut asses asseurer. Quelques uns des Saintz et esleus meurent non seulement en la (p- 38.) charité et amour de Dieu, mais en l'exercice et en l'action de la charité et saint amour ; et cela arrive a presque tous ceux qui **4: pendant leur vie ont esté fort ardens en l'exercice de l'amour divin. Telle fut la mort de S* Aug'", [qui] mourut en l'exercice de (p. 38.) la sainte contrition, lisant les Pseaumes pœnitentielz et pleurant amèrement ses péchés ; mais la contrition, principalement es hommes parfaitz, est toute fondée, meslee et unie a l'amour de Dieu. S* Hierosme mourut exhortant ses chers enfans spirituelz d'aymer Dieu, le prochain et la vertu ; S' Ambroyse, devisant doucement avec son Sauveur qui l'estoit venu visiter un peu avant son trespas, ainsy que S* Bassian, Ev. de Laudes, le vit, estant ;^*^ tout absorbé en l'orayson mentale, les bras estendus en croix ; [et] mourant soudain après la réception du tress* Sacrement, mourut en l'exercice du s* amour divin. S* Anthoyne de Padoxie mourut après (p. 38.) avoir dit l'hymne O gloriosa Domina, et parlant avec N. S. en grande joye. Le grand S* Thomas d'Acquin mourut exhortant ceux qui estoyent autour de luy, et sur le fin passage de sa mort il jetta les yeux au ciel, joignant les mains et, comme dit Sixte le Siennois, prononçant avec une grande ferveur et haussant fortement la voix, par manière d'orayson jaculatoire, ces paroles du Cantique des Can- tiques, qui estoyent les dernières quil avoit exposées : Veni, dilecte mi, egrediamur in agrum, il eslança son esprit (h). S' Estienne, S* Jaques le  (h) in agrum, — [commoremur in villis,\ il expira.  458 Traitté de l'Amour de Dieu mineur, le grand S' Paul, S' André et la plus part des Martirs sont mors priant Dieu, et par conséquent en l'acte de l'amour. Certes, encor faut nommer ce grand bienheureux homme, le vénérable Bede, qui ayant sceu l'heure de sa mort, alla a Vespres le jour de l'Ascension, et estant en son siège debout, appuyé sur les accou- doirs, sans aucune maladie, finissant Vespres il finit sa vie péris- sable, (Ù pour commencer celle en laquelle tout est mattin et n'y a (p. 37-) plus de Vespres ; Marullus iJ. Qui recite aussi une pareille fin du s* Hommebon, Cremonnois, qui mourut oyant Messe, planté sur ses genoux, si doucement que personne ne s'en apperceut, jusques a ce qu'a la fin on vit quil ne se levoit point pour l'Evangile, contre sa coustume, et en le regardant on vid quil estoit trespassé emmi le Sacrifice de l'amour divin, en la posture de l'amour. /p 28.) Jean Gerson, Chancelier de l'Université de Paris, homme si docte et si pieux que, comme dit Sixte Siennois, « on ne sçauroit discerner (p. 39.) sil a surmonté sa doctrine par la pieté ou la pieté par la doc- trine, » (J) trois jours après avoir escrit des 50 propriétés de l'amour divin marquées au Cantique des Cantiques, il mourut, le visage et le cœur fort vif, répétant plusieurs fois, par manière d'eslancement d'esprit en Dieu : Fortis ut mors dilectio tua. S* Martin, comme chascun sçait, mourut si attentif en l'amour, quil ne se peut rien adjouster. S^ Louys, ce grand roy entre les Saintz et grand S' entre les roys, frappé de peste, ne cessa onques de prier ; et ayant receu le très divin Sacrement, il mourut : « les bras estendus en forme de croix, « dit Marule, « les yeux fichés au ciel, et jettant ces paroles de confiance amoureuse dans le sein de son Dieu : J'entreray, Seig'', en vostre demeure, je vous adoreray en vostre saint temple et confesseray vostre 7îom, il expira. » S* Pierre Celestin, après avoir souffert des afflictions qu'on ne sçauroit (^) bonnement dire, sur le point de la mort commença le Psalme : Laudate Domi- num in sanctis ejus, et finit sa vie en le finissant, sur ces paroles si amoureuses: Ow>n'5 spiritus /an^^iDowînztw. L'admirable S'^Eusebe, surnommée l'Estrangere, mourant a genoux en une fervente prière, mourut sans doute en l'amour, dit Symeon Metaphrastes. S* Pierre le Martir mourut sans doute en l'exercice de l'amour, escrivant  (i) sa vie périssable, — [expirant avec l'Amen,] (j) par la doctrine, » — [estant extrêmement viel,J (k) qu'on ne sçauroit — [dire sans appréhension...] (i) Voir note (i), p. 38 de ce volume.  Manuscrit de la première rédaction (Livre VII) 459 a bout, [de] son doigt, de son propre sang, la confession de la foy catholique pour laquelle il mouroit, et en fin expira prononçant les paroles : In manus tuas Domine. Il y a de l'apparence que s*^ Cath^ «** de Sienne mourut en l'amour, par l'amour et d'amour, comme l'on peut I ecueillir de sa vie. S' Paul, premier hermite, mourut a genoux, la teste droite et les mains levées : qui peut croire quil mourut sinon d'amour, ou pour le moins en l'amour ? Le grand s* Jean Chrisostome ayant eii révélation de son trespas et de son salut tout ensemble, par s* Basilisque, evesq. et martyr, donnant tout ce quil avoit de reste aux pauvres et mourant après avoir receu le S* Sacrement, il ne peut mourir qu'en l'amour de Dieu. S* Jean l'Evangeliste, entrant dedans sa propre sépulture sans avoir aucun sentiment de maladie, et avec ces paroles : Mon Seig"" J. C, soyes avec moy, et prenant doucement et amoureusement congé de ceux qui l'avoyent accompaigné, par ces paroles : La paix soit avec vous, mes frères, et se couchant sur son manteau comme pour faire un délicieux sommeil, environné d'une grande lumière ; ou soit quil mourut réellement, ou soit quil mourut de la mort mistique, ou soit que son ame fut séparée du cors, ou que tout entier il fut séparé du commerce commun des hommes et que son ame ravie et absorbée laissast pour un tems son cors comme mort, si est ce pourtant quil passa en l'amour et d'amour. Quant a S^ Denis, on ne peut douter qu'avec ses compaignons Eleuthere et Rustique ilz ne mourussent en l'amour, car la prière quilz firent sur le point de leur martire le monstre clairement. Mays quant (1) au grand s* François, Saint en la protection duquel (Chap. xi, p. 43.) la Providence divine, comme j'espère, me remit des qu'elle me fit ^f*^, escheoir son digne nom, a moy très indigne, en mon Baptesme, il mourut en l'amour, par l'amour, pour l'amour et d'amour de Dieu. (p. 43.) Car des Ihors quil eut receu les douloureuses stigmates de son (Chap. x, p. 41.) Maistre, il eut de si fortes et pénibles tranchées, convulsions et maladies, qu'il ne luy demeura que la peau et les os, et sembloit une vraye anatomie vivante de la mort. Et sur le point de son (Chap. xi, p. 43.) trespas, il se mit nud sur la terre, receut encor un habit en aumosme, duquel il fut par après vestu, il exhorta ses frères a l'amour et crainte de Dieu et de son Eglise, fit lire la Passion, puis commença a dire avec extrême dévotion le Psal. 141 : J'ay crié a haute voix au Seigneur, de ma voix j'ay supplié le Seigneur ; et ayant prononcé ces dernières paroles : Seig'', tires mon atne de la prison,  (1) Mays quant [a mon grand s' François... mon S' auquel...]  460 Traitté de l'Amour de Dieu afjin que je confesse vostre s' nom; les justes m'attendent jusques a ce que vous me recompensies, il expira, l'an 45 de son aage. Qui ne void que non seulement il mourut en amour, mais par l'amour et d'amour ? mais il mourut encor pour l'amour, car il désira les souffrances de l'amour, pour l'amour quil portoit a son Seig''. Quant a S*^ Magdeleyne, elle mourut d'amour, car ayant l'espace de trente ans demeuré en la St« Baume ou grotte que l'on void en Provence, ravie tous les jours sept fois par les Anges, qui l'esle- voyent en l'air pour ouir leur céleste musique, en fin un jour de Dimanche elle vint en un'eglise, en laquelle son cher s* Maximin, Evesque, la treuvant en orayson, eslevee en l'air, les bras estendus en haut, les yeux pleins de larmes, il la communia ; et bien test ^*^ après elle rendit l'esprit. S'^ Catherine de Gennes mourut aussi d'amour et par l'amour ; la B. h. Mère Thérèse aussi mourut pour le moins par l'amour, comm'aussi S'^ Angele de Foligni, le B. Sta- nislas, le B. Philippe Nerius et plusieurs autres. (Chapitre xiii.) Mays quant a s* Joseph, il m'est impossible de douter quil ne mourut non seulement en l'amour, mais par l'amour et d'amour ; car qui croiroit que le cher Enfant de son cœur, son Sauveur et son Dieu, ne l'assistast pas a l'heure de son trespas, et quil ne mourut pas entre les bras de Celuy quil avoit si souvent porté entre les siens ? Beati miséricordes : il avoit tant receu de douceurs, de miséricorde, de charité, de ce bon (m) Père nourricier Ihors quil vint au monde, quil ne pouvoit quil ne luy rendit la pareille. La cigoigne, vray portrait du reciproqu 'office des enfans envers les pères, porte son [père] au passage, car ce sont oyseaux passagers, comm'elle ^•^ avoit esté portée par son père estant jeune. Hé Dieu, quelle mort de voit faire ce grand Patriarche ! Il estoit vice père de N. S., eu lieu du Père étemel qui, quant a ce qui regardoit la vie de N. S., ne vouloit pas employer ordinairement sa Majesté. Dieu luy recom- (p. 50.) manda son Filz pour le sauver des mains d'Herodes et pour le faire rapporter d'Egipte en la terre de promission ; et maintenant le Filz le recommande au Père, qui le transporte tout plein d'amour de l'Egipte, lieu de séjour pour les enfans d'Israël, au sein d'Abraham, en attendant de le ravir par après luymesme au Ciel, au jour de son Ascension. Et puisqu'il avoit tant aymé le Sauveur, sans doute il mourut de son amour, et de l'amour de (n) bienveuillance. Son ame ne pouvant pas aymer son Sauveur a souhait parmi les distractions  (m) de ce bon — fP^P^J (n) de — [complaysancej  Manuscrit de la première rédaction (Livre VII) 461 de cette vie, et tout le service pour lequel N. S. l'avoit pris pour luy tenir lieu de vray père estant achevé, il dit, ou explicitement ou virtuellement, au Père éternel : O Père, j'ay achevé l'œuvre que vous mavies donné en charge ; et puis, se tournant vers son Filz : Mon Filz, je remetz mon esprit entre vos tnains, comme vostre Père étemel avoit remis vostre cors entre les miennes. Outre tous ces Saintz, j'ay treuvé deux histoires, lesquelles (Chapitre xn.) sont (o) dautant plus croyables aux amans qu'elles sont admirables ; car l'amour de Dieu, comme dit l'Apostre, omnia crédit, il croit volontier, notamment ce qui magnifie son règne (p). Et si bien ces histoires ne sont pas (q) tant ni si bien publiées ni tesmoignees comme leur grandeur le requerroit, elles ne perdent pas pour cela leur vérité : et, comme dit excellemment s* Augustin, 1. 22. de Civit. c. 8, les miracles qui se font, pour illustres qu'ilz soyent, « a peyne les sçait on au lieu mesme ou ilz se font, » et encor que ceux qui les ont veu les racontent, on a peyne de les croire ; mays pour cela ilz ne laissent pas d'estres véritables, et en matière de religion les âmes bien faites ont plus de suavité a croire les choses esquelles il y a plus de difi&culté et d'admiration. S* Bernardin, duquel la doctrine a presque égalé la sainteté, au (P- 48.) premier sermon de l'Ascension, raconte un'histoire pleyne d'extrême douceur, d'un fort noble chevaher qui alla outre mer pour visiter (P- 45-) les sains lieux esquelz N. S. avoit faites les œuvres de nostre rédemption. Or, avant que de commencer ce s* exercice, avant (P- 46.) toutes choses il se confessa et communia dévotement ; il alla en Nazareth, au lieu ou l'Ange annonça a la tressainte Vierge la très sacrée Incarnation, et ou se fit l'adorable conception du Verbe étemel ; et là, il se mit a contempler l'abisme de la Bonté céleste qui avoit daigné prendre chair humaine pour retirer l'homme de sa perdition. Il alla en Bethléem, au lieu de la Nativité, ou, qui pourroit exprimer combien de larmes il respandit, contemplant celles desquelles le Filz étemel de Dieu, s'estant rendu petit Enfant de la Vierge, avoit premièrement arrousé ce s* estable, baysant et rebaysant cent et cent fois cette terre sacrée, et léchant la poussière sur laquelle la première enfance du divin petit Poupon avoit esté receûe. [De Bethléem il alla en Bethabara, et passa jusques au petit  (o) lesquelles sont — [si admirables qu'elles en sont croyables, en cette matière d'amour.. .J (p) ce qui — exalte son empire. (q) ne sont pas — [si divulguées comme celles dc.J  462 Traitté de l'Amour de Dieu lieu de Bethanie,] ou, se resouvenant que N. S. s'estoit descouvert pour estre baptisé, se despouillant aussi, et se lavant dedans les mesmes eaux et en beuvant, il luy estoit advis d'y voir encor N. S., environné d'Anges, estre baptisé par son Praecurseur. Il va dans le désert, et y arrestant, il contemple nostre Seig'' jeusnant, combattant et surmontant nostr'ennemi. Il passe de la sur la montaigne de Tabor, ou il se représente vivement le Sauveur transfiguré ; sur le mont Syon il void encor, ce luy semble, N. S. lavant les pieds a ses Apostres et leur distri- buant son divin Cors en la tress^^ Eucharistie. Il va au delà du torrent de Cedron, au jardin de Getsemani ; et la son cœur se fond en une douleur très aymable, de voir suer le sang a son Sauveur en cett'extreme agonie quil y souffrit ; il luy est advis quil le void prendre, lier et garrouter et mener en Hierusalem, ou il le suit (p. 47.) d'esprit et de cors ; et le void conduire câ et là chez les Pontifes, puis fouetter a la colomne, présenter au peuple, charger sa croix, la porter, et en chemin il void le pitoyable rencontre de la Mère affligée et des dames de Hierusalem pleurantes. En fin, montant sur le Calvaire, il le void crucifier en terre, puis eslever en croix, ruisselant de toutes partz son sang sacré, et la sacrée Mère trans- percée du glaive de douleur. Il le regarde mourant, puis mort, puis ir) recevant le coup de lance, puis osté de la croix et porté au sépulcre, ou il le suit, jettant mille et mille larmes de dévote compassion sur les lieux détrempés du sang de son Sauveur ; il entre dans le sépulcre et s'ensevelit d'amour avec N. S. Puys, en sortant comme resuscité avec luy, il va en Emaus avec les deux pèlerins, et en fin il retourne sur le mont Olivet ou se fit le mistere de l'Ascension ; et la, prosterné sur les marques et vestiges des pieds du Sauveur, qui les y laissa imprimées admira- blement, il les bayse de sa bouche comme sil eut voulu y coller ses lèvres ; et après avoir retiré a soy toutes les forces de son amour, comme un archer fait la chorde de son arc quand il veut descocher sa flèche, se relevant, les yeux et les mains tendus au ciel : « Ah mon doux Jésus, » dit il, « je ne sçai plus ou vous suivre en la terre ; accordes, de grâce, a ce cœur, que maintenant il vous suive et aille vers vous au Ciel. » Et poussant ses paroles au Ciel, il y lança quant et quand son a me, (s) bienheureuse sagette, (p. 48.) que l'amour sacré, comme un divin archer, tira dedans le blanc de  (r) puis — [son costé ouvert...] (s) son aine, — [expirant d'amour...]  Manuscrit de la première rédaction (Livre VII) 463 son céleste object ! Ses compaignons et serviteurs voyans cet acci- dent, estonnés et dolens, courent au médecin, qui venant, treuve qu'en efifect il estoit mort ; et pour faire jugement sur les causes d'une mort tant inopinée, s'enquiert de quelle complexion, de quelles meurs et humeurs estoit ce brave defunct, auquel on respondit quil estoit d'un naturel tout aggreable, doux, amiable, dévot a merveilles et grandement ardent en l'amour de Dieu. « Sans doute donques, » dit le médecin, « son cœur s'est esclatté d'excès et de ferveur d'amour et de joye. » Et pour mieux s'asseurer en son jugement il l'ouvrit, et treuva ce brave cœur tout ouvert, et ce sacré mot gravé au dedans : « Jésus mon amour ! » L'amour donques fit en ce cœur l'office de la mort, séparant l'ame du cors, et, sans autre concurrence de cause, l'amour donna la mort, mays mort d'amour, plus aymable que cent mille vies. S' Basile avoit fait un'extreme amitié avec un grand médecin juif, (Chap. xi, p. 44.) en intention de l'attirer a la foy de N. S. ; ce que néanmoins il ne peut onques faire jusques a ce que, estant arrivé a l'article de la mort, il s'enquit du médecin quell'opinion il avoit de sa santé : lequel, luy ayant tasté le poulz, respondit quil n'y avoit plus de remède, et que devant que le soleil fut couché il ne seroit plus en vie. « Mays que dires vous, » dit alhors s* Basile, « si j'y suis encor demain ?» « Je me feray Chrestien, je vous le prometz, » dit le médecin. Le S* pria Dieu, et impetra la prolongation de sa vie corporelle en faveur de la spirituelle du médecin, [lequel] ayant veu ce miracle se convertit ; et s* Basile, se levant du lit, alla en l'église et le baptiza avec toute sa famille. Puis s'en revint dans son lit, ou s'estant asses longuement entretenu en l'orayson avec N. S. et ayant exhorté les assistans de servir Dieu de tout leur cœur, voyant les Anges venir a luy, il rendit son ame a Dieu, disant : Mon Dieu, je vous recommande mon ame et la metz entre vos mains. Et le médecin le voyant mort, se jetta sur sa poitrine, et fondant en larmes et souspirs : « En vérité, » dit il tout haut, « o serviteur de Dieu, Basile, si vous eussies voulu, vous ne fussies non plus mort maintenant que quand je vous vis hier que vous ne mourustes pas. » En fin, quant a N. D., il m'a tous-jours esté impossible de croire (Chap. xiii,p.5o.) qu'elle mourut d'autre mort que de la mort d'amour; car c'est la plus noble mort de toutes, et qui est deue a la plus noble vie de toutes celles des pures créatures, et les Anges desireroyent de mourir, silz avoyent dequoy pouvoir mourir, de cette s^^ mort. Cette tressainte Vierge n'avoit qu'une mesme vie avec son Filz ; et si jamais il fut dit avec vérité par S* Luc que les premiers Chrestiens n'avoyent qu'un  4^4 Traitté de l'Amour de Dieu cœur et qu'iin'ame, et par S* Pol, quil vivoit voirement luy mesme, mais non plus luymesme, ains Nostre Seig'' vivoit en luy, a rayson de l'extrême union d'amour que ce divin Apostre sentoit entre son cœur et celuy de son Maistre, par laquelle son ame estoit morte ou (p- 51) ell'animoit et vive ou ell'aymoit, combien plus véritable est il que la Mère et le Filz n'avoyent qu'une mesme vie, et que la Mère ne vivoit que de la vie de son Filz ! Mère la plus aymante et la plus aymee qui pouvo>i; jamais estre ; mays amour de Filz et de Mère plus eminent, parfait et superexcellent que celuy, non de s* Paul seulement, mais des Chérubins et Séraphins, et encor de tous amours imaginables, dautant que les noms de mère et de filz sont excellens en matière d'amour au dessus de tout autre nom. Mays noms qui conviennent uniquement a cette Mère et a ce Filz, puisque toutes les autres mères partagent avec le père la production de leurs enfans, et les enfans réciproquement la reconnoissance qu'ilz doivent a rayson de leur production entre le père et la mère ; mays icy toute la production du Filz, en ce qui dependoit de la génération humaine, appartient a la Mère, qui seule a donné le concours a la vertu du S* Esprit pour la conception de ce divin Enfant : si que leur amour et leur union est dautant plus excellente qu'ell'a un nom différent de tous les autres amours. Car, a qui de tous les Séraphins appar- tient il de dire a N. S. : Vous estes mon Filz, et je vous ayme comme mon Filz ? et a qui fut il jamais dit par N. S., de toutes les créatures : Vous estes ma Mère, et je vous ayme comme ma Mère, mays comme ma Mère toute mienne, et comme ma Mère a qui je suis tout sien ? En somme, si jamais il y eut une si grande union entre un serviteur extrêmement amoureux de son maistre quil peut dire de n'avoir point d'autre vie que celle de son maistre, l'union de la Vierge avec son Filz pouvoit bien faire cet effect, car ce n'estoit plus union mais unité entre cette si douce Mère et ce Enfant délicieux. Si donques la S*^ Vierge vescut de la vie de son Filz, elle mourut aussi de sa mort. Le phoenix envielly, ramasse sur le haut de (p. 52.) quelque montaigne une quantité de boys aromatiques, sur lesquelz, comme sur son lit d'honneur, il va finir ses jours ; car Ihors que le soleil au fort de son midi jette ses rayons plus ardans, cet unique oyseau battant des aysles pour contribuer son mouvement a l'action du soleil, il fait que son bûcher odorant prend feu, et s'allumant entièrement le consume et réduit en cendre. Ainsy, chère Philo- thee, la tressainte Vierge ayant assemblé dedans son cœur la vive mémoire de tous les plus aymables misteres qu'ell'avoit veu et senti se passer entre son Filz et elle, mais sur tout celuy de la croix, et  Manuscrit de la première rédaction (Livre VIII) 465 faysant d'un costé un perpétuel mouvement de méditation sur iceux, et de l'autre costé recevant tous- jours a droit fil les plus ardans rayons des inspirations divines, le Soleil de justice regardant tous- jours la poitrine et les entrailles de l'amour de sa Mère, comme le lit auquel il s'estoit reposé au midi, le feu sacré de l'amour l'enflamma si ardemment, qu'ell'en mourut, toute transportée entre les bras de la dilection de son cher Enfant. O mort amoureuse et vitale, o amour mortellement vital ! Elle fut blessée d'amour Ihors que la mort de son Filz outreperça l'ame de la Mère du glaive de douleur, car cette douleur estoit l'espee de l'amour. Plusieurs furent presens a la mort du Sauveur : ceux d'entr'eux qui le haissoyent n'eurent aucune compassion a sa si lamentable Passion, au contraire ilz s'en rioyent et res-jouissoyent ; mays entre ceux qui l'aymoyent, ceux  (livre VIII, CHAPITRE XI V)  [Ce n'est pas bien] servir un maistre, d'employer autant de tems (p. 106.) a considérer ce qu'on doit comm'a faire. Il faut mesurer nostre soin et attention a l'importance de ce que nous entreprenons : c'est une desreglee attention d'estre autant en peyne a délibérer pour un voyage d'une lieiie comme pour celuy de cent lieues. Le choix de la vocation, l'entreprise de quelqu 'affaire de grande conséquence ou de quelqu'occupation de longue haleyne, de quelque grande despence, le choix de l'habitation et séjour, l'élection des conversations et amitiés, et telles semblables choses méritent qu'on regarde avec extrem 'affection ce que Dieu veut de nous, et que l'on s'essaye de bien reconnoistre la volonté de Dieu ; conférer des charges, entreprendre des grans voyages. Mays es menues actions ordinaires et qui ne sont pas de grande conséquence, esquelles mesme la faute seroit aysement réparable quand il y en auroit, il n'est pas besoin de plus grand'attention pour discerner ce que Dieu veut, que celle qui est ordinaire et par laquelle on n'est point arresté; ains il se faut contenter de ce que d'abord l'amour de Dieu et du prochain nous suggère. Si ma profession ne m'oblige pas a l'office des Heures canoniques, qu'est il besoin que je me mette en peyne sil est mieux de dire tous les jours l'Office de N. D. ou le Rosaire ? II 30  466 Traitté de l'Amour de Dieu L'un et lautre est bon, et n'y sçauroit avoir tant de différence entre l'un et lautre quil faille pour cela faire un grand examen, lequel *** tandis que je ferois, j'aurois des-ja dit ou l'un ou l'autre des deux. Et quand il y auroit un peu plus de prières en l'un qu'en l'autre, néanmoins ce n'est pas chose qui face une différence remarquable pour laquelle la volonté de Dieu soit plus tost en l'une qu'en lautre. (p. 106 ) Qu*^ J6 visite plus tost un malade qui a besoin de consolation que d'aller recevoir moy mesme quelque consolation au sermon, il y a peu de différence ; je feray donq ce qui me semblera meilleur d'abord, sans lasser mon esprit a disputer. Il faut aller tout a la bonne foy et sans subtilité en semblables occurrences, pour ne point (p. 107.) lasser l'esprit, perdre le tems, se mettr'en danger d'inquiétude, de scrupule et de superstition. Es choses mesme de conséquence il ne faut pas penser de treuver la volonté de Dieu a force d'examen ; mays après avoir demandé la lumière du S* Esprit et le conseil de nostre directeur, ou de deux ou troys personnes spirituelles et sages, prendr'au nom de Dieu la resolution, et ne douter point, par après, de faire mauvais choix. Car si bien les difficultés et evenemens qui s'en ensuivront semble- ront nous donner desfiance d'avoir bien choysi, néanmoins c'est faute de voir ce qui fut arrivé faysant un autre choix, qui eut esté cent fois pis ; et encor, c'est que nous ne sçavons pas si Dieu veut que nous soyons exercé en la consolation par le bon succès, ou en la patience et abjection par le mauvais.  (livre IX, CHAPITRE l) DE l'union de nostre VOLONTÉ AVEC CELLE DE DIEU EN TOUTES CHOSES GENER.\LEMENT La providence de Dieu embrasse toutes choses grandes et petites, et rien n'arrive ni au ciel ni en la terre qui ne soit sous ses loix et ne soit conduit sous son authorité. Voyes les lis des chams, et toutes les fleurs (a) de la variété et multitude desquelles la terre est diaprée au primtems : elles n'ont pas une seule feuille que la providence de  (a) des chams, — • ,ilz n'ont point de feuilles...] et toutes les fleurs fqui font la diapreure...!  Manuscrit de la premier]-; rédaction (Livre IX) 467 Dieu ne la leur ayt ordonnée. Voycs vous ces petitz moyneaux ? ilz semblent estre de fort peu de considération en comparayson du reste du monde, pas un néanmoins ne meurt que par le décret de la providence de Dieu. Voyes vous ces cheveux de nos testes? ilz nous importent peu, et quand nous serions chauves, comm'Helisee et saint Pierre, nous n'en vaudrions pas moins ; néanmoins to^is ces cheveux sont contés, la providence de Dieu en tient le rooUe et ne veut pas qu'un seul périsse. C'est l'occean de la perfection divine qui fait que Dieu void tout et prouvoit a tout ; et comme rien n'est caché a la chaleur du soleil, qui pénètre jusques dans les entrailles de la terre pour coopérer a la génération des minéraux, aussi rien n'est hors la providence divine : elle void tout, elle dispose tout ; et comme le soleil esclaire tous les yeux de ceux qui le regardent, aussi parfaitement comme sil n'en esclairoit qu'un, ainsy Dieu prouvoit...  (chapitres iii-vii) (i)  L'amour de la croix nous fait entreprendre des afflictions volon- (Chapitre m.) taires : les jeusnes, veilles, cilices et autres macérations ; le renon- cement aux playsirs et voluptés et (a) consolations corporelles. C'est un plus grand amour de recevoir aggreablement les maladies, (p. 117.) incommodités, pauvretés, injures que Dieu nous envoyé. Mays l'excellent amour consiste non seulement a les recevoir agréablement, ains les aymer, s'y complaire et bénir les misères et afflictions, mais sur tout les spirituelles. Car c'est le haut point de la philosophie #*# chrestienne, qui surmonte celle des Stoiques, d'aggreer, par un acquiescement de la suprême pointe de l'esprit, que toutes les facultés de l'ame et tout ce qui est en elle soit affligé, ou par la privation des vertus et qualités qui les peuvent res-jouir, ou par des (p. n?-)' (a) et — [le reject des] (i) Plusieurs fragments de cette division se retrouvent aussi parmi les extraits du Ms. du Traitté de l'Amour de Dieu, faits par sainte Jeanne- Françoise de Chantai (voir p. 468, lignes 35-37 ; p. 469, 11. 1-4, 8-11, et 11. 14, 20, 21 ; p. 470, 11. 19-34 ; P- 471, 11- 9-12 et 19-34 ; p. 472, 11. 31-38 ; p. 473, 11. 14-16 et 19). Les passages exclusivement empruntés au même recueil sont reproduits p. 469, lignes 5-7 et 22-42 ; p. 470, 11. 1-8 ; p. 471, 11. 35-41 ; p. 472, 11. 1-7 ; p. 474, 11. 4-25.  468 Traitté de l'Amour de Dieu appréhensions et impressions de celles qui les peuvent attrister. Dont l'ame 't>), a l'imitation de celle de son Sauveur, commence a s'ennuyer, puis a craindre, puis a s'espouvanter, puis a s'attrister, en sorte qu'elle peut dire qu'elle est triste jusques a la mort : dont l'ame tout entière, et du consentement de toutes ses facultés et puissances tant extérieures qu'intérieures, raysonnables et intellectuelles, désire, demande et prie qu'on esloigne d'elle ce calice; et ne luy reste plus que la fine suprême pointe de l'esprit, laquelle touchant Dieu et estant tout attachée a luy, dit par un simple acquiescement : Vostre volonté soit faite. Et l'importance est qu'elle dit cela parmi tant de trouble, de contradiction et de répugnances, qu'a peytic s'apperçoit on qu'elle le die ; au moins, parmi de si grans tourmens, il semble a l'ame que ce qui se dit,se dit languidement et comm'a demi, (p. 118.) qu'on ne le die pas de bon cœur, puisqu'on le dit sans playsir, sans contentement, et contre le consentement de tout le reste du cœur. (p. 117.) S*6 Angele de Foligni fait un'admirable similitude, disant que son ame estoit en tel tourment quelquefois « comme un homme qui, pieds et mains liés, seroit pendu par le col et ne seroit pourtant pas estranglé, mais demeureroit en cet estât entre mort et vif, sans avoir aucun'esperance d'estre délivré ni estre secouru, » ne pouvant ni s'appuyer des pieds, ni s'ayder des mains, ni crier de la bouche, non pas mesme se plaindre ni jetter de souspirs. Or (p. 118.) l'amour, voyant que Dieu veut telles souffrances nous arriver, permet bien a l'ame de se plaindre dequoy mesme elle ne se peut plaindre, et de dire toutes les lamentations de Job, mais en fin il fait tous-jours l'acquiescement dans le fond du cœur, et un acquiescement amoureux, bien que non pas tendre (c) ; mais amou- reux d'un amour fort, indomptable, et lequel retiré dans la pointe de l'esprit, comme dans le dongeon de la forteresse, quoy que tout le reste soit pris et coupé, demeure courageux et acquiesce parfaitement a la volonté divine. Or, plus cet amour est simple, desnué de tout secours, abandonné de toute l'assistence des vertus et facultés de l'ame, plus il est fidèle et vaillant, plus il est estimable de garder sa fidélité. (Chap. IV, p. 120.) Bref, l'amour ayme l'amer et le doux a cause de la volonté de Dieu, dont l'un et iautre procède ; mais il ayme plus l'amer, par ce quil n'est aymable que pour la volonté de Dieu W ; si que l'amour.  (b) Dont l'ame — [est contrainte de s'escrier : hé...J (c) tendre — fni douxj (d) de Die» — [laquelle volonté estant seule...]  Manuscrit de la première rédaction (Livre IX) 469 sans crainte de mesprendre, se peut abandonner a la suite de [la] (Cf. chap. n, pp. volonté divine en l'amer, ce qu'elle n'oseroit faire entre les dou- ' ceurs, lesquelles estant aymables et en Dieu et en elles mesmes, il est souvent advis qu'on les ayme pour Dieu, et on les ayme pour elles mesmes. Or, la pureté de l'amour divin requiert que nous ^* ^ n'aymions en toute chose que la volonté de Dieu, sans meslange de propre interest. Or cette conformité a la volonté de Dieu se fait ou par résignation, (Chap. m, p. 118.) ou par indifférence. La résignation se fait par manière d'effort et de sousmission : on voudroit vivre quand il faut mourir ; néanmoins, puisque Dieu veut qu'on meure, on acquiesce. Mays je dis, on voudroit vivre sil playsoit a Dieu, et on voudroit quil luy pleut, et seroit on plus ayse quil luy pleut de nous faire vivre ; on meurt de bon cœur, mais on vivroit encor de meilleur cœur ; on passe volontier, mais on demeureroit encor plus volontier. Job, sans doute, ne fait en ses travaux que l'acte de résignation : Si nous avons receu, dit-il, des biens de la tnain du Seigneur, pourquoy ne soustien- drons nous les peynes quil nous envoyé ? Il parle de les soustenir, de supporter, de tolérer, d'endurer. Mays l'indifférence de nostre volonté en la volonté de Dieu passe (Chapitre iv.) bien plus avant ; car elle ne treuve rien d'aymable que la volonté de Dieu, et par tout ou la volonté de Dieu se treuve égale elle est également contente. La résignation ayme beaucoup de choses outre la volonté de Dieu, mays elle préfère la volonté de Dieu ; mais l'indifférence oublie tellement tout autre amour, qu'où il s'agit de la volonté de Dieu elle n'ayme rien ni ne veut rien que cette volonté, d'autant qu'elle treuve la volonté de Dieu si aymable que le reste en comparayson ne tient point de rang, c'est a dire ne luy est nullement aymable : si que aucune chose ne touche le cœur indiffèrent, en présence de la volonté de Dieu. J'ay dit, en présence de la volonté de Dieu, parce qu'en son absence le cœur le plus indiffèrent du monde peut estre touché de quelque sorte d'affection. Or, nous disons la volonté de Dieu estre présente quand nous la connoissons en quelque occasion. Par exemple : si Jacob n'eust aymé en l'alliance de Laban que la volonté d'Isaac son père, il eust esté aussi content d'espouser Lia que Rachel ; mais parce que, outre la volonté de son père, il vouloit satisfaire a la sienne, il se fascha d'espouser Lia. Le cœur indiffèrent n'ayant esgard qu'a la volonté de Dieu, reçoit également et sans différence ce que Dieu luy envoyé, mal ou bien ; et bien que la tribulation, comme une autre Lia, soit laide, nean- (p. 120.) moins, parce que la volonté du Père céleste est autant accomplie  470 Traitté de l'Amour de Dieu en elle comme en la consolation, il l'ajTne autant comme la consolation, ains d'autant plus qu'il n'y voit rien d'aymable que la seule volonté de Dieu. Que m'importe-il que la volonté de Dieu soit faite ou par la consolation ou par la tribulation, puisque je ne cherche que cette volonté ? ains, je l'aymeray mieux en la tribula- tion, parce qu'elle n'a point d'autre beauté que la volonté de Dieu. Héroïque fut l'indifierence du grand S* Paul ; grande et admirable celle du bienheureux S' Martin . . .de mesme son désir le fait souspirer pour le Ciel ; néanmoins, se doutant que la volonté de Dieu ne fut quil demeurast au travail de ce monde : O que vos tabernacles sont aymables, Seigneur Dieu des armées! a peu qu'a force de les souhaiter, mon ame ne tumbe en (p. 121.) défaillance; «néanmoins, si adhuc populo tuo sum necessarius, ie ne refuse point le travail ; hé, Seigneur, vostre volonté' soit faitte. » « Comme sil eut voulu dire : Si vostre volonté pour moy est en mes travaux et non encor en Paradis, o Dieu, je préfère mes travaux au Paradis. Grande et souveraine résignation, admirable indifférence ! car icy la résignation est si excellente qu'elle contient éminemment (p. 121.) l'indifférence. L'indifférence nous porte a l'exclamation de David ; O Dieu de mon cœur, et le seul héritage que je praetens ! Qu'y a-il au ciel pour moy, et que veux-je en terre sinon vous ? Qui ne cherche que Dieu, ni en terre parmi les misères, ni au Ciel parmi les fœlicités, qu'est ce qui ne luy est pas indiffèrent ? En somme, le cœur indiffèrent est comm'un cœur de cire pour Dieu, afïin de recevoir avec égale facilité toutes les impressions quil plait a sa divine Providence luy donner ; c'est un cœur pliable, sans nulle resistence entre les mains de Dieu ; c'est un cœur qui n'a point de choix, également disposé a tout ce que la volonté de Dieu veut, n'ayant autre object de sa volonté que celle de Dieu ; qui n'a point d'amour aux choses que Dieu veut, ains seulement a la volonté de Dieu : c'est pourquoy, pour peu quil voye la volonté de Dieu inclinée d'une part, encor quil y en ayt de l'autre part, sans avoir nulle sorte d'égard a tout le reste il court ou la volonté de Dieu semble plus grande. Comme, par exemple, (e) la volonté de Dieu est au mariage et en la virginité ; mais par ce quil y en a plus en la virginité le cœur indiffèrent choysira la virginité, quand elle luv de\Toit couster la vie, comm'a la chère fille de s* Paul,  (e) par exemple, — [la mort et la vie sont... Le grand Eleazarus qui, avec tant de courage, alla pousser son cspee dans le ventre de l'elephant pour se...J  Manuscrit de la prejuère rédaction (Livre IX) 471 Tecla, a s*« Caecile, a s'^ Agathe. La volonté de Dieu est au service du pauvre et du riche ; sil y en a plus au service du pauvre le cœur indiffèrent choysira ce party. EU'est en la modestie observée entre les consolations, et en la patience exercée parmi les tribula- tions : le cœur indiffèrent choysira le dernier, parce quil y a plus de la volonté de Dieu ; parce que n'ayant aucun autre objet que la volonté de Dieu, par tout ou il la void et a mesure quil en void, il s'y porte sans considération d'aucune autre chose, puysqu'en la (p. 122.) présence de Dieu rien ne le touche, il oublie tout et ne tient conte *** de rien. Il ne demande qu'une seule chose, avec David : ut videat voluptatem Dotnini, qu'il voye le contentement, le bon playsir de Dieu; Dieu le conduit en sa volonté', in voluntate tua deduxisti me. (p. 122.) Les cœurs mondains sont de diverses humeurs : les uns suivent *** les honneurs, et ou il y a plus d'honneur ilz y courent plus ardemment, au travers de mille dangers, mille peynes, mille maux ; les autres suivent l'utilité, et sans avoir égard a chose quelcomque, ou il y en a plus, ilz y vont plus impétueusement ; les autres suivent la volupté, au péril de Ihonneur, des biens et de la santé ; et « chacun est tiré de ce qui luy plait. » Le cœur indiffèrent n'a point d'autr'attrait que la volonté de Dieu, si que les tourmens, les travaux luy sont inconsiderables en présence de la volonté de Dieu. Il aymeroit mieux l'enfer avec la volonté de Dieu que le (p. 122.) Paradis sans la volonté de Dieu, ouy mesme que le Paradis avec un peu moins de la volonté de Dieu ; en sorte que, par imagination de chose impossible, sil sçavoit que sa damnation fut un peu plus aggreable a Dieu que sa salvation, il aymeroit mieux sa damnation que sa salvation. Le cœur indiffèrent applique les remèdes a ses maux, qu'il sçait (Chapitre vi.) estr'ordonnés de Dieu et selon quilz luy sont ordonnés ; mais que le mal vainque les remèdes, ou que les remèdes vainquent le mal, ce luy est chose indifférente : et parce quil sçait que l'événement luy fait connoistre la volonté de Dieu, si tost quil void l'événement, il l'ayme et l'embrasse chèrement comm'effect de la Providence divine. . . .j'acquiesceray, et non seulement avec patience, ains avec (p. 125.) amour ; je cheriray cette volonté de Dieu, nonobstant la répugnance de toute la partie inférieure de mon ame : Ouy, Père éternel, parce que tel est vostre bon playsir. Admirable fut l'union de la volonté d'Abraham avec celle de Dieu, (p. 126.) et admirable celle de l'enfant Isaac. Grande celle du roy S* Louys a entreprendre le voyage d'outremer, mais plus remarquable a  472 Traitté de l'Amour de Dieu acquiescer si doucement au dur succès de la guerre. Ce fut le (p. 127.) trait d'une grande ame au bienheureux Ignace de Loyola, de se rendre indiffèrent a voir dissiper ou prospérer la Compaignie qu'il avoit assemblée avec tant de travail. Que bienheureuses sont telles âmes, hardies a commencer, souples et douces a cesser pour Dieu ! C'est pourtant un point d'indifférence très parfaite, de cesser a bien faire quand il plait a Dieu. (p. 128.) . . .marches iU Iieureusement et montes a cheval ; comme sil voulut dire que par les traitz de son amour il se rendroit maistre des cœurs, pour les manier, contourner et pousser comm'un piqueur feroit un cheval excellent ; Psal. 44, ^\ 6. (p. 129.) ^Nlays si l'entreprise faite pour la gloire de Dieu et par son inspi- ration périt par la faute de celuy a qui Dieu l'avoit confiée, il semble qu'alhors il n'y ait point de volonté de Dieu alaquelle on se doive conformer : car, me dira celuy la, ce n'est pas la volonté de Dieu, c'est ma faute. Il est vray, mon enfant, ta faute ne t'est pas advenue par la volonté de Dieu, car Dieu n'est pas autheur du poché ; mays c'est bien pourtant la volonté de Dieu que de ta faute s'en ensuive la défaite de ton entreprise, car Dieu est autheur de la peyne : sa bonté fait quil ne peut estr'autheur, ni vouloir le péché, et sa justice fait quil veut la peyne. Ainsy ne fut il pas autheur que David respandit le sang innocent d'Urie, mais il imposa bien a David, pour peyne de ce péché, la dilation de l'édification du Temple, ne voulant pas quil en reuscit ; et ne fut pas cause du péché de Saul, mais ouï bien qu'en peyne de son péché la victoire périt entre ses mains. Quand donques il arrive que pour nos péchés les entreprises ne reuscissent pas, il faut détester par vraye pénitence nostre péché, et accepter par amour la peyne du péché ; dautant que le péché est contre la volonté de Dieu, et la peyne selon sa volonté. (Chapitre v.j Or cette sainte indifférence se doit prattiquer es choses qui dépendent de la vie civile, comm'en Ihonneur, es richesses, es rangs, es conditions, pour les avoir ou ne les avoir point, tout ainsy quil plait a Dieu nous les donner ; en la vie naturelle, comme en la santé, en la maladie et en telz autres accidens ; en la vie spirituelle, comm'es sécheresses, aridités, froideurs et autres tra- vaux intérieurs. ^*^ 2"*, Elle se doit prattiquer en agissant et en pâtissant ; sur tout  (f) avances  Manuscrit de la première rédaction (Livre IX) 473 en pâtissant. En agissant, pour nous employer es œuvres que Dieu veut, selon les inspirations, advis et conseilz. En souffrant ce quil plait a Dieu, ou es biens de la vie civile, ou en ceux de la naturelle, ou en ceux de la surnaturelle, ou en tous trois ensemblement : a l'exemple de Job, qui, quant a la vie civile, fut mocqué, baffoiié et (p. 122.) tenu pour fol par ses plus chers amis, qui est le haut point de mortification ; quant a la vie naturelle, fut ulcéré de l'ulcère le plus dur de tous, et de tant de sortes de maladies quil ne s'en peut exprimer davantage ; en la spirituelle, souffrant des abandonne- mens, des langueurs, des pressures, convulsions, estraintes, an- goisses et douleurs spirituelles insupportables, ainsy que ses plaintes et lamentations font foy. Et le grand apostre S* Paul, 2. Cor. 6, nous renvoyé a toutes ces indifférences, voulant que nous nous monstrions vrays serviteurs de Dieu en fort grande patience es tribulations, es nécessités, es angoisses, es blessures, es prisons, es séditions, es travaux, es veillées, es jeusnes ; en chasteté, en science, en (p. 123.) longanimité, en suavité au S' Esprit; en charité non fainte, en parole de vérité, en la vertu de Dieu; par les armes de justice a droitte et a gauche ; par la gloire et l'abjection, par l'infamie et bonne renommée ; comme séducteurs, et néanmoins véritables comm'in;conneus,et toutefois connexes; comme niourans, et voyci nous vivons; comme chastiés, et toutefois non tués ; comme tristes, et toutefois tous-jours joyeux ; comme pauvres, et toutefois enrichissons plusietirs ; comme n'ayans rien, et toutefois possedans toutes choses. Voyes, je vous prie, Philothee, la vie apostolique comm'ell'est affligée selon le monde, selon le cors et selon l'ame ; car, comme .^*^ remarque S' Thomas, toutes les espèces d'afflictions sont comprises en ce dénombrement, mesmement les angoisses qui travaillent le cœur, les blessures qui travaillent le cors, les prisons qui infament la personne. Voyes encores comme le s* Apostre met les souffrances (p. 123.) avant les vertus : il dit premièrement que nous devons servir Dieu en patience es tribulations, es nécessités ; puis il adjouste, en chasteté,en prudence. Voyes en fin son indifférence au combat a droite et a gauche, et sur tout comme leur tristesse est joyeuse, leur pauvreté riche, leur mort vitale, leurs deshonneurs honnorables (g) ; c'est a dire, comm'ilz sont joyeux d'estre tristes, contens d'estre pauvres, vivans d'estre revigorés par les perilz de la mort, et glorieux d'estre avilis : qui tesmoigne bien que leurs afflictions et tribulations ^*^  (g) et sur tout comme — ilz sont joyeusement tristes, richement pauvres, vitalement mourans, honnorablement deshonnorés  474 Traitté de l'Amour de Dieu n'arrivoyent pas jusques a la cime de l'esprit, en laquelle nostre volonté faysant hommage a celle de Dieu, se resjouit de la voir prattiquee, soit en la tribulation, soit en la consolation. Alhors nous pourrons dire avec David : Seigneur, je suis comme un cheval bien dressé devant vous, car vous me tournés a toutes mains a vostre gré. (Chapitre vu.) H faut mesme demeurer sousmis en cette sorte a la volonté de »*, Dieu en l'acquisition des vertus, et ne vouloir pas les vertus qu'a mesure qu'il plaist a Dieu nous les donner. Faysons de nostre (p. 129.) costé tout ce que nous pourrons pour les acquérir, n'oublions rien pour cette entreprise, car cela est de nostre devoir, c'est une volonté signifiée de Dieu que nous fassions cela soigneusement, diligemment (p. 130.) et constamment ; mais les fruitz de ce soin, de cette diligence, ce ne sont pas des volontés signifiées, ce sont des effectz de la volonté effective de Dieu : c'est pourquoy il faut demeurer en une simple attente de l'événement de nos diligences, pour le recevoir tel qu'il plaira a Dieu nous le donner, sans nous inquiéter pour cela. Voire, dires vous, mais si c'est par ma faute que mon avancement en la vertu est retardé, comment ne m'inquieteray je pas ? Je l'ay souvent dit en V Introduction, qu'il ne faut pas avoir un repentir inquiet, mays rassis, ferme, constant. Si donques il vous vient en la pensée que par vostre faute vous n'avances pas en la vertu, demandes pardon a Dieu, humilies vous devant sa miséricorde ; cela fait, demeures en paix, et ayant détesté vostre faute, embrasses (p. 131.) amoureusement l'événement de la retardation des vertus.  (chapitres IX, x)  (p. 138.) . . .et ma harpe, car je me leveray au point du jour, c'est comme sil »*« eut dit : Mon cœur, qui est le chantre, est prest ; mon cœur, qui est le psalterion et la harpe, est bien accordé, il est prœparé ; et donques, je chanteray et psalmodieray magnifiquement et glorieusement. Or ce (p. 138.) chantre parfois s'entend soymesme, il oyt la mélodie de ses canti- ques, dont il reçoit un ayse et contentement nompareil. Quand nostre cœur, Philothee, ayme son Dieu et quil s'apperçoit de cet amour, quil escoute et entend son chant, quil a le sentiment de l'amour quil porte a Dieu, et des vertus et saintes passions et  Manuscrit de la première rédaction (Livre IX) 475 affections que cet amour produit, o Dieu, Philothee, que ce cœur est amoureux de son amour, quil est affectionné a ses affections, quil a de playsir a complaire a Dieu, quil a de suavité en son cantique de dilection ! C'est Ihors quil apperçoit la présence de **# l'Espoux ; et un contentement se respand en toutes ses facultés, plus délicieux que l'odeur du baume et que tous les parfums. Mays prenes garde, je vous prie, qu'alhors ce cœur est en grand danger (p. 139.) de prendre le change, car au commencement il aymoit Dieu, et petit a petit, sans s'en appercevoir, en lieu d'aymer Dieu il ayme l'amour de Dieu ; il estoit amoureux de Dieu, mais petit a petit il est amoureux de l'amour quil a envers Dieu. Or cet amour de Dieu peut estre aymé du cœur, ou par ce quil *** regarde Dieu, ou par ce quil est en nous. Si je n'ayme mon amour que par ce quil tend a Dieu, Philothee, j'ayme Dieu en mon amour et mon amour en Dieu ; mais si j'ayme mon amour qui tend en Dieu par ce quil est mien, par ce que c'est moy qui ayme, par ce que cest amour qui va vers Dieu sort de moy, part de mon cœur, par ce quil nayt en moy et qu'en fin c'est mon amour (dautant qu'estant amour de Dieu comme de son object, il est amour de mon cœur comme de son sujet), qui ne void que ce n'est plus Dieu que je regarde, mays que de Dieu je suis revenu a moymesme, et que j'ayme cest amour par ce quil est mien, non par ce quil est a Dieu ? L'amour de Dieu m'avoit emporté a Dieu, il m'avoit tiré de moymesme pour me complaire en Dieu, et maintenant, l'amour de moymesme me rapporte a moymesme pour me complaire en ma complaysance, pour aymer non plus Dieu, mays mon amour de Dieu : et dautant que c'est l'amour de Dieu que j'ayme, qui est le plus aggreable amour de tous, l'amour que j'en ay m'amuse plus aggreablement, plus fortement et intimement. Ce chantre, donques, (p. 139-) qui chantoyt au commencement a Dieu et pour Dieu, chante encor a Dieu voyrement, mais pour l'amour de son chant. Il est vray que le cantique de Dieu estant plus excellent, il l'ayme davantage, non par ce que Dieu est plus excellent, mais par ce que son cantique est plus excellent. Il ressemble, ce pauvre cœur, aux (p. 138.) petitz rossignols, lesquelz au commencement chantent pour imiter les grans, mais estans façonnés, chantent pour le playsir quilz prennent a chanter, et ne cessent quilz ne se soyent rendus perclus et inutiles. Car au commencement, ces pauvres cœurs ayment Dieu, et par après, estans façonnés a l'amour, ilz ayment pour le playsir quilz ont en l'amour. Il est certes malaysé d'aymer Dieu qu'on (Chap. .x, p. 141.) n'ayme quant et quant l'amour qu'on luy porte, non seulement par ce qu'il est amour tendant a Dieu, mays aussi par ce quil est amour ***  476 Traitté de l'Amour de Dieu procédant de nostre cœur ; mays néanmoins cela se peut faire, et se doit procurer pour la plus grande pureté de l'amour. (p. 140.) Il est malaysé de regarder longuement et avec playsir la beauté (p. 141-) d'un mirouer qu'on ne se regarde soymesme dans iceluy ; mays il y a pourtant différence (a) a se playre en la veue d'un mirouer par ce quil est beau, et a se plaire a le regarder par ce qu'on s'y void. *** La manière de connoistre si c'est l'amour de Dieu en tant quil est nostre, que nous aymons, ou si c'est l'amour de Dieu en tant quil est a Dieu et quil tend a Dieu, c'est de voir si nous sommes en indifîerence pour les exercices de l'amour de Dieu. Car si nostre (p- I39-) chantre chante pour Dieu, il chantera plus volontier le cantique que Dieu désirera le plus de luy; mais sil chante pour le playsir quil prend a chanter, il ne chantera pas le cantique qui est plus aggreable a Dieu, ains celuy qui luy est plus aggreable a luy mesme. Ce sont (p. 140.) cantiques divins et l'un et lautre, il est vray, mais l'un est chanté en qualité de divin, et lautre en qualité d'aggreable. Le cantique est divin, mais la fin pour laquelle il est chanté est nostre conten- tement. Xe vois tu pas, dira-on a cet Evesque, que Dieu te veut en ton diocaese, puis quil t'en a donné la charge, et non pas a la cour, ni mesme a Romme parmi ces délices spirituelles ? Ouy ; mais, icy dira-il, je prattique l'amour divin a Romme avec plus de suavité. Il est vray, mais ce n'est donq pas pour Dieu, c'est pour cette suavité que tu travailles ; ce n'est pas Dieu, c'est son amour que tu aymes. (b) Ceux qui sont au mariage voudroyent chanter le canti- *** que des religieux et prattiquer le s' amour comm'eux, entre les commodités spirituelles des cloistres. Mais, mes chers amis. Dieu ne veut pas que tu chantes ce cantique-lâ, il veut que tu chantes celuy de ta vocation, parmi le travail  (a) différence — [a regarder le mirouer pour le voir...J (b) tu aymes. — ■ [C'est en ta famille ou tu dois...]  Manuscrit de la première rédaction (Livre IX) 477  (chapitres xi-xv) (I)  Le cœur indiffèrent ne travaillant plus pour aucun playsir, non (Chap. xi, p. 143.) pas mesme pour le plus pur playsir qu'on puisse avoir, qui est le playsir de plaire a Dieu, il ne travaille que pour l'amour de la volonté de Dieu : amour pur, desnué et quitte de toute autre sorte d'interest. C'est alhors une grande fidélité a l'ame de servir Dieu, (p. 145.) non seulement sans playsir ni consolation, mays par mille desplay- sirs, entre mille amertumes et avec mille horreurs, pour sa simple volonté. Alhors l'ame estant a son advis sans remède et sans ressource, (Chap. xii, pp. 148, elle dit pour conclusion, et comme jettant les derniers abois auprès ^49) de Celuy qui la poursuit : In manus tuas. C'est la parole essentielle ^* ^ de l'amour, c'est l'ame de l'amour, et c'est aussi celle la seule qui luy reste pour tout en ses ennuis mortelz, et après laquelle s'ensuit la mort amoureuse de l'ame. Une volonté bien unie a celle de son Dieu ne va nulle part, elle (Chap. xm, pp.150, n'a aucun vouloir, elle suit celuy de Dieu. ^^i-) Nous ne disons plus : Verumtanien non mea voluntas, sed tua fiât, car nous n'en avons plus ; mais nous disons : In manus tuas com- mendo spiritum memn; ce n'est plus un acquiescement de nostre volonté a la volonté divine, mais c'est un anéantissement. Autre chose est avoir la volonté conforme et vouloir ce que Dieu veut ; autre chose, avoir la volonté anéantie et convertie en celle de Dieu, car on ne veut plus, mays on laisse que Dieu veuille pour nous. Sans user de nostre vouloir nous pouvons simplement acquiescer (Chap. xiv, p. 153.) aux evenemens ; et mesme, sans aucun acquiescement, nous pou- vons recevoir les evenemens par une très simple tranquillité, un repos de nostre volonté, qui, ne voulant rien vouloir, laisse vouloir et faire a la volonté de Dieu ce qu'il luy plaist, en nous, de nous, (p. 154.) sur nous, jettant toute nostre sollicitude et tout nostre soin en luy, affin qu'il ayt soin de nous. Seigneur, je ne veux rien de tous les (p. 155.) evenemens, car je vous les laisse vouloir pour moy a vostre gré ; mais au lieu de m'occuper a vouloir ces evenemens, j'occuperay ma volonté a vous bénir de ces evenemens, car il est tous-jours (Chap. xv, p. 157.) (i) Cette division est reproduite d'après les extraits faits par sainte Jeanne- Françoise de Chantai.  478 Traitté de l'Amour de Dieu meilleur de s'occuper entièrement a l'amour filial, puisqu'il est plus cher au Père que cent mille autres vertus. ^,*^ O allés, belle ame, ou plustost n'allés jamais, mais demeures (Cf. chap. XIV, pp. ainsy une mesme chose avec vostre cher Espoux ; allés tous-jours 153, I54-) g^ 2^y^ n'allés jamais que par luy. Non, n'ayes jamais aucune volonté, mais contentes vous de la sienne. O chère ame, que vous estes heureuse de n'employer point vostre volonté a vouloir, mays a jouir de ce que plus vous pouvies vouloir, désirer et souhaiter, qui sont les suaves amours de vostre Espoux. Mais dites-moy, chère ame, vous vous treuves par tout ou vostre Espoux veut ? Ouy, je m'y treuve par son vouloir et non pas par le mien, car je n'en ay point que le sien. Mais acquiesces vous pas au sien ? Non, je n'acquiesce pas, car je n'y pense pas : ce n'est pas par acquiescement, c'est par union de ma volonté ; non, ce n'est pas par union, c'est par unité, mays unité en laquelle ma volonté ne tient point de rang ni de place, ni ne fait point de vouloir ni d'acquiescement, ains est réduite en la volonté de Dieu. (Chap. XV, p. 158.) Il est fort difficile d'exprimer Testât d'une ame totalement aban- donnée entre les mains de Dieu, qui ne veut rien, ains laisse faire a Dieu selon son saint playsir. Il ne faut pas dire, ce me semble, qu'elle fait un acquiescement, ni qu'elle accepte, ni mesme qu'elle reçoit, car la réception semble estre une action passive ou une passion active : il semble plustost que l'ame, sans rien faire, est en (p. 159.) une simple attente, qui n'est qu'une disposition a laisser faire. C'est la façon en laquelle Nostre Seigneur exprime par Isaïe les sentimens et peynes de sa Passion : Dominus Deus aperuit, etc. Voyla qu'il proteste qu'il les attend avec une sousmission la plus douce, la plus tranquille qu'il est possible : Je ne contredis point, dit-il, ni je ne dis que je les [accepte,] mais je laisse mon esprit entre vos mains ; ni je ne vay au devant, ni je ne fuis, mais je les attens, prest a tout ce qu'il vous plaira faire de moy ; et comme j'ay laissé mon cors entre les mains des cruelz exécuteurs de la volonté des Juifz et de Pilate, comme une petite brebis qui est entre les mains et a la mercy de celuy qui la tond, qui se laisse tourner en toutes postures sans résistance, aussi, o Père étemel, renietz-je et abandonne mon (p. 160.) esprit entre vos tnains, affin que vous exercies vostre volonté sainte sur iceluy a vostre gré, sans contradiction ni résistance quelconque. (Chapitrexiii, p. 150.) Et comme un homme embarqué ne se remue point de son mou- (p. 151.) vement, mais seulement se laisse remuer, ainsy un cœur embarqué sur la volonté et providence de Dieu il n'a plus aucun vouloir par ^*^ son élection, mays en vertu de l'élection qu'il a fait de ne rien vouloir de sov mesme, mais suivre le vouloir de Dieu ; il ne se  Manuscrit de la première rédaction (Livre X) 479 porte pas a vouloir, mais se laisse porter a vouloir, sans élection ni considération quelconque, par la seule non résistance ; il ne pense (Cf. p. 151 ) pas s'il a une volonté a sousmettre, il n'en sent point, mais se laisse porter et emporter au gré de la volonté divine, avec laquelle il pense estre une mesme chose : c'est la souveraine perfection de l'union. C'est proprement remettre son esprit entre les mains de Dieu que de demeurer ainsy dans sa volonté, sans attention, sans élection, sans vouloir ni résistance, ne se servant de sa volonté ni de son entendement pour chose quelconque que pour voir Dieu, pour jouir de ses délicieux amours et caresses.  (livre X, CHAPITRES III-VII ; LIVRE I, CHAPITRES XIII, XIV LIVRE II, CHAPITRES VIII, XXIl)  . . .gloire d'un monarque, ou celle quil acquiert en la guerre par les (Liv. X, c. vu, armes, ou celle quil mérite en la paix par la justice ? Sans doute, la P- ^9 -i gloire militaire est plus grande, mais celle de la paix est meilleure ; comme le bruit du tambour et le son des trompettes est bien plus grand que celuy du luth ou de l'espinette, mais celuy ci est aussi meilleur, plus suave et délicieux. Un'once de baume ne respandra pas tant d'odeur que fera une livre d'huile d'aspic, mais pourtant l'odeur du baume sera tous-jours meilleure et plus praetieuse. Il est vray, Philothee, vous verres une mère tellement embe- (p. 191.) soignée de son enfant, qui semble qu'elle n'ayt aucun autre amour que celuy la : elle n'a plus d'yeux que pour le regarder, ni plus de baysers que pour le caresser, ni plus de soin que pour l'eslever, ni plus de poitrine que pour l'alaiter, et semble qu'ell'ayt quitté l'amour du mari pour celuy de l'enfant ; mays pourtant, sil (a) failloit venir au choix de perdre ou l'un ou lautre, alhors on verroit bien qu'ell'estime plus son mari que dix enfans, et que si bien l'amour de l'enfant estoit le plus empressé, le plus tendre, le plus passionné, lautre néanmoins estoit le plus excellent, le plus fin et le meilleur. Ainsy, quand un cœur ayme Dieu comme Dieu, en qualité de Dieu, pour peu quil ayt de cet amour, il praeferera Dieu a toutes choses en toutes les occasions qui se présenteront de faire  (a) sil — [arrive que l'enfant et le mari soyent malades...]  480 Traitté de l'Amour de Dieu ^*^ choix, ou la perte de Dieu ou la perte de la créature : car si bien il aura peut estre d'autres amours plus ardantes et passionnées, néanmoins cellui ci sera le meilleur et le plus prsetieux. Et comme (p. 190.) une des perles de Cleopatra valoit mieux que tous les rochers de (b) nos montaignes, bien que ceux ci soyent plus gros, plus pesans, plus hautz et de plus d'usage, ainsy un brin de vray amour de Dieu vaut mieux que tous les autres amours de nos cœurs, pour (p. 191.) pressans et ardens qu'ilz soyent. Car cet amour par lequel on ayme Dieu en qualité de Dieu, si bien il ne presse pas tant l'ame.et n'est pas si ardent comme les autres amours pour multiplier les actes d'amour, si est ce qu'es occurrences il fait des actions si relevées qu'une seule vaut mieux que dix millions d'autres. Les chiennes font plusieurs petitz d'une littee, et les lionnes n'en font jamais qu'un ; mais aussi c'est un lyon que les lionnes font, qui est plus estimable que cent mille chiens. (P- 188.) En quoy donq consiste l'excellence de ce vray amour de Dieu au dessus de tous autres amours ? En ce que cet amour, quoy que moins sensible et pressant que les autres, il met Dieu en tell'estime (Cf. chap. Vil, p. dedans nos âmes et fait que nous le prisons si hautement, que nous quitterions plus tost toutes choses que de le quitter, le preferans a tout et le cherissans sur tout, Ihors que nous sommes reduitz a la nécessité ou de le quitter ou de quitter tout autre chose : et c'est l'amour d'excellence ou l'excellence de l'amour qui nous est com- mandé. Car, voyes vous pas, Philothee, que quicomque ayme Dieu de cette sorte, il a tout son cœur, toute son ame, toutes ses puissances et toutes ses forces dédié a Dieu ? puis que toutes fois et quantes quil sera requis quitter tout pour son amour, il le fera sans reserve quelcomque. (Chapitre m.) L'enfant est tout a son père, et si, il est tout a sa mère ; et ne s'ensuit pas que pour estre tout a l'un il ne soit pas tout a lautre, ni ne s'ensuit pas qu'outre cela il ne soit tout a son prince, car l'une de ces totalités ne forclost pas lautre ; ains, estant tout a l'un, il «** peut estre tout a lautre. C'est un argument mal composé ; l'homme est tout a Dieu, il doit aymer Dieu de tout son cœur, donques il ne (p. 171.) doit aymer que Dieu. Mays il est bien vray que qui doit aymer Dieu de tout son cœur ne doit rien aymer qui puisse oster son cœur a Dieu ou qui soit contraire a cet amour ; c'est pourquoy entre les (P- i/~4) amans il y a de la différence, et bien que tous ceux qui ont le vray  (b) de — [Savoye, ma patrie...]  Manuscrit de la première rédaction (Livre X) 481 amour de Dieu l'ayment par conséquent de tout leur cœur, de toute (p. 174.) leur ame, de toute leur force En pas un rang néanmoins, ces amours ne sont sans meslange (Chap. v, p. 185.) des amours des autres rangs : car au premier, ou l'ame est encor tout'adonnee aux péchés venielz par l'amour qu'ell'a a, plusieurs vaines, impertinentes et dangereuses choses, il se peut faire, ains il se fait ordinairement, que quelques petitz rayons de l'amour du second, troysiesme, voyre quatriesme rang, s'y treuvent ; mais c'est quelquefois, et foiblement. Ainsy, au reng des uniques et parfaites amantes, il arrive quelques fois que cet amour si relevé cesse pour un peu, et l'on prattique seulement l'amour (c) des reynes, ou celluy des simples amies, ou mesme celuy des fillettes, jusques a com- mettre des péchés venielz, par des affections qui, n'estant pas (Chap. iv, p. 179.) contraires a l'amour de Dieu, sont néanmoins outre cet amour et sans l'amour de Dieu. Je ne dis pas que celuy qui fait ces actions ou qui a ces affections soit sans l'amour de Dieu, mais je dis que les affections quil a sont hors et sans l'amour de Dieu ; c'est pourquoy elles sont péchés venielz, desquelz personne, que l'on soit asseuré, (Chap. v, p. 184.) n'a jamais esté exempt, sinon la très uniquement unique parfaite Mère du Sauveur. Car, comme nous voyons que les bons arbres ne (p. 185.) produisent jamais du fruit vénéneux, mais en produisent bien néanmoins de vert et inutile, qui ne (d) meurit point, ainsy l'homme de bien ne produit jamais des actions de péché mortel, mais oui bien des actions mal meures, aspres et inutiles du péché véniel. Et Ihors cette production est vaine, mais non pas l'arbre ; ces fruitz sont infructueux, mais non pas l'arbre, puis qu'il en a des autres bien assaissonnés. Ou bien il produit du gui, et cœt. Y ayant donques tant de degrés d'amantz, qui tous doivent (Chapitre vi.) observer la loy de Dieu et estre sauvés par ce chemin, N. S. a establi un commandement qui les regarde tous et les oblige tous ; lequel est aussi observé par un chacun des esleuz, quoy que diffé- remment et avec une infinie variété de perfections ; n'y ayant peut estre point d'ames en terre, non plus que d'Anges ni d'estoiles au ciel, qui ayent un'absolue égalité et parité de perfection et de charité. Mays notes que quand il est dit que nous devons aymer de toutes ^* ^ nos forces, de tout nostre cœur, de toute nostre puissance, cela s'entend  (c) rarnour — [du premier rang, ou du second, ou troysiesme...] (d) qui ne — [vient point a maturité...]  31  482 Traittk de l'Amour de Dieu de tout le cœur, de toute Yamc, de toute la force qui est capable d'aymer Dieu, et entant qu'ell'en est capable : de sorte que cela regarde, non l'appétit sensuel, non les forces de la partie inférieure, mays seulement la partie spirituelle de l'ame ; tant par ce qu'elle seule est en nostre absolue puyssance, lautre estant pour l'ordinaire rebelle contre nostre rayson, qu'aussi par ce qu'ell'est incapable d'aymer Dieu, qui, estant un object spirituel, ne peut estre aussi aymé que par le cœur entant quil est spirituel. Et néanmoins, c'est toute nostre ame qui ayme, tout nostre cœur, quoy que non pas totalement, toute nostre force, quoy que non pas totalement, ains selon qu'elle peut tendre a nostre Seigneur, et que nous en sommes les maistres ; car nostr'ame entant que végétante et sensuelle, elle n'est pas nostre par obéissance, ni moralement, ains la seule ame intellectuelle et spirituelle. Ce chapitre doit estre gi^andement addouci par la démonstration de la suavité de ce commandement, affin que les hérétiques le lisant, voyent la clarté de la doctrine chrestienne, et boivent cett'eau sucrée imperceptiblement ; et partant il le faut remplir de paroles (Liv. II, c. VIII, affectives et extatiques. Helas ! aussi, quel honneur que Dieu ne P- "2.) nous permette pas seulement, mais nous commande de l'aymer ! Il (Liv I c. .xiii;l. II *ioi^ estre mis au commencement pour la deiînition de la charité, c. xxii.) qi monstrer que cet amour n'est pas seulement un'amitié mais une dilection, et non seulement une dilection mais une charité, car c'est un amour d'excellence. Il faudra donq premièrement dire que le nom d'amour, selon que dit s' Denis, convient extrêmement bien ; 2. que ce n'est pas seulement une dilection, mais un'amitié ; 3. que ce n'est pas seulement un amour, mais une amitié de dilec- tion ; 4. que ce n'est pas seulement un'amitié, mais un'amitié d'excellence, et par conséquent une charité ; 5. que ce n'est pas (Liv.I,c. XIV, p. 72.) seulement un'amitié d'excellence, mais de parfaite excellence et L. 14 Civit. c. 7 ; et sureminence. S*^ Denis et S* Aug'° dient que plusieurs ont estimé Origene, hom. i. in ^^^ -^q nom d'amour panchoit plus tost a signifier l'amour charnel que le spirituel, et que pour cela il est mieux, es choses sacrées, d'user du mot de dilection que de celuy d'amour, mays S* Denis. . .  Manuscrit de la première rédaction (Livre XI) 483  (livre XI, CHAPITRE VIIl) COMME I.'a.UOUK EMPLOVK LES VERTUS CAk)Jl>^ALES ET PREMIEREMENT LA PRUDENCE (l)  Un fleuve sortait du lieu de ("; délices pour arrouser le Paradis terres- tre, qui de là se divisait ou separoit en quatre chefs; Gen. 2. Or l'homme, sans doute, est le paradis du Paradis mesme, puis que le ^, Paradis terrestre n'estoit fait que pour estre le séjour de l'homme, comme l'homme a esté fait pour estre le séjour de Dieu. En ce second paradis mystique. Dieu a fait sourdre et jaillir le fleuve de la rayson et lumière naturelle, delaquelle il est dit : La lumière de vastre visage est marquée sur nous ; et ce fleuve que Dieu fait sourdre pour arrouser tout l'homme en toutes ses facultés et exercices C^) se divise en quatre chefs, selon les quatres parties ou régions de nostre (p- ame, qui produisent les actions humaines et libres. Car sur l'enten- dement prattique, la lumière naturelle respand le i. fleuve, de la prudence, qui incline nostre entendement a ('') véritablement discerner le mal qui doit estre évité, d'avec le bien qui doit estre fait ; [le 2., de] la justice, qui règne principalement en la volonté, puis qu'elle n'est autre chose qu'une perpétuelle et constante volonté de rendre a chacun ce qui luy est deii ; le 3. fleuve est celuy de la tempérance, qui gouverne l'appétit de convoitise ; le 4. celuy de force, qui gouverne l'appétit irascible.  (a) de — \volupté\ (b) et exercices — fs'estend en quatre parties...] (c) qui — nous porte a ("bien opérer...] (i) La division suivante se retrouve presque littéralement au commence- ment d'une dissertation sur les Vertus cardinales, qui, dans le premier dessein de l'Auteur, aurait dû faire partie du Traitté de V Amour de Dieu. C'est évidemment l'ouvrage que Charles-Auguste (Histoire, liv. X) et quelques autres désignent sous le titre de Pratique des Vertus. Ce Manuscrit important, dont plusieurs pages sont inédites, sera publié parmi les Opuscules.  484 Traitté de l'Amour de Dieu Et puis ces quatre fleuves se séparent en plusieurs autres, affin que toutes les actions humaines soyent bien addressees par la rayson a l'honnesteté et félicité naturelle. Or, outre cela, Nostre Seigneur voulant favoriser l'homme pieux, afhn de rendre le paradis du cœur (p. 263.) humain plus aggreable et deUcieux, il fait sourdre sur la cime de la partie supérieure de nostre ame une fontaine surnaturelle que nous appelions grâce, composée de la foy, espérance et charité, qui espanche ses eaux sur toute nostre ame et l'arrouse tout entière- ment, la rendant gracieuse, amené et grandement aymable a sa divine Majesté. Et non seulement cela, mais en vertu de la charité qui la rend active, elle respand sur les puissances de nostr'ame ^*^ certaines vertus qui sont de mesme espèce, ou au moins toutes semblables aux quatre vertus cardinales, et pour cela elles portent (p. 263.) leurs noms : sur l'entendement elle pousse une prudence sainte, sur la volonté une justice sacrée, sur l'appétit de la convoitise une tempérance religieuse, et sur l'appétit irascible une force dévote ; si que par ces quatre fleuves toutes les actions humaines sont addres- sees par la charité a l'honnesteté et félicité surnaturelle, qui consiste en l'union avec Dieu. Et d'autant que ces vertus qui fluent de la charité comme de leur source sont supérieures aux quatres vertus cardinales, si elles les rencontrent en quelqu'ame elles les reduysent a l'obéissance de la charité, se meslent avec elles, et les perfectionnent comme le vin perfectionne l'eau avec laquelle il se mesle. (d) Que si elles ne treuvent point de vertus naturelles en l'ame ou la charité les produit, elles ^*if suppléent a leur défaut ; y ayant cette différence entre le meslange du vin et de l'eau et celuy des vertus infuses et acquises, que le vin seul est meilleur que l'eau, ou les vertus infuses estans seules, ne sont pas si bonnes comme quand elles sont meslees avec les acquises, la grâce ne destruisant point la nature, ains la perfectionnant sans qu'elle perde rien de sa force. La comparayson estant meilleure de l'odeur des roses, sur laquelle les autres odeurs en l'affinant s'affinent elles mesme, quoy que plus excellentes qu'elles, dont on employé ou les roses, ou l'eau rose, ou le jus de rose en presque toutes les eaux odorantes : car ainsy les vertus morales, saintes.  (d) [En marge du Ms.:] — [La charité, comme] vertu eminente, supplée a toutes les vertus, comme le soleil par sa lumière remplit toutes estoiles, en sorte qu'on peut dire que la lumière de la lune ell'est ou lumière de la lune ou lumière du soleil ; ainsy on peut dire que toute vertu est amour, comme S* Aug'n dit, que je cite ci après.  Manuscrit de la première rédaction (Livre XI) 485 perfectionnent les vertus naturelles, et en les perfectionnant s'en affinent elles mesme, et agissent plus excellemment avec icelles que sans icelles. Ainsy la charité treuvant, par exemple, S' Ambroyse si (p. 263.) vertueux, elle le rendit soudain extrêmement parfait ; et treuvant...  (chapitre XIl)  Il est bien raysonnable que l'œuvre de Dieu soit plus excellente (p. 2S3.) que celle de l'homme, et qu'ell'estende sa force plus avant a destruire son contraire. La grâce est un œuvre de Dieu, c'est pourquoy la réparation qu'elle fait est bien plus grande que n'est la ruine du péché, lequel est nostre œuvre. Le péché ruine nostr'ame, et les actions bonnes que nous avons faites prsecedemment sont par luy non exterminées mais mortifiées ; elles ont encor leur estre, mais infructueux pour nous quant a la vie étemelle : que si la grâce revient, qui est un œuvre de Dieu, non seulement elle vivifie nostre ame, mais toutes œuvres que le péché avoit mortifiées ; et outre cela elle ne mortifie pas seulement la vie mortelle du péché, mais elle l'abolit entièrement. Le péché n'abolit pas les bonnes œuvres, ains seulement les mortifie, empeschant leur vertu ; mays la grâce ne mortifie pas seulement le péché, elle l'abolit absolument. Affin quil dit l'Apostre, ou le péché a exalte . . .car alhors elles servent et sont bonnes comm'au paravant le (p. 284.) péché. Ainsy le feu de l'autel, caché par le commandement de Jeremie Ihors que (a) Nabusardan destruisitHierusalem et le Temple, et qu'Israël fut mené en captivité sous Sedechias, s'esteignit et se convertit en boue ; mays cette boiie estant de rechef tirée du puitz par ordre de Neemie, Ihors du retour de la captivité, et remise au soleil, le feu mort resuscita, et cette boue se convertit en flammes. Et (b) Ihors que nous sommes rendus esclaves du péché, nos œuvres bonnes sont deplorablement (c) oubliées, réduites en boue, amorties  (a) Ihors que — [avec le reste d'Israël il...] (b) Et — fnos œu\Tes bonnes estant amorties par le...J (c) deplorablement — [cachées etj  486 Traitté de l'Amour de Dieu et estouffees ; mais (d) après nostre captivité, Ihors que par la pœnitence nous retournons en grâce, nos œuvres sont tirées du puis de l'oubli, et, touchées des rayons de la (e) charité, elles revivent et se convertissent en flammes aussi claires qu'au paravant, pour estre remises sur l'autel, et avoir leur première valeur ; videatur locus.Ista prœcedentia digressioest, concinne aptanda suo loco.  (livre XII, CHAPITRES VIII, IX ; LIVRE XI, CHAPITRE IV) ^*^ (i) Il faut avouer que quand la charité non seulement se treuve (Liv. XI, c. IV.) en l'ame qui fait les actions des vertus, mays qu'elle mesme les ordonne, elle les rend incroyablement plus nobles, car la vertu alhors est comme un instrument que la charité employé. Ainsy il est bien mieux que la charité croye, espère, souffre, que de souffrir seulement en charité ; un amour souffrant, qu'une souffrance aymante : car quand la souffrance est aymante elle communique sa vertu, qui est moindre, a l'amour ; mais quand l'amour est souffrant il communique sa vertu, qui est grande, a la souffrance. Voulés- (Liv. XII, c. VIII.) vous donq grandement prouffiter ? Ne vous contentés pas de faire toutes vos cBuvres en charité, comme l'Apostre commande, mays, comme luy mesme conseille, faites tout en son nom : Soit que vous beuvies, mangies, soit que vous fassies quelque autre chose, faites tout au nom de N. S. Ouvrés, salués, aymes, serves pour Dieu. * Apres tout le discours de la force de la charité pour l'annoblis- sement des vertus, il faut mettre la méthode d'employer la charité a cela, et il faut mettre les Méditations des offrandes i-\ prises des (Cf.chap.i.\-,p.335.) Règles de la Visitation. Puis, dire qu'il faut donques faire cet exercice tous les ans, la protestation tous les moys, l'exercice du  (d) mais — [estant par après remises au rayon, au retour de...J (e) de la — [miséricorde divine...] (i) Cet alinéa est emprunté au recueil fait par sainte Jeanne- Françoise de Chantai, recueil qui renferme également les six dernières lignes de cette division. (2) L'Autographe de ces Méditations, récemment découvert, sera reproduit avec les Opuscules.  Manuscrit de la première rédaction (Livre XII) 487 matin tous les jours, et parmi la journée plusieurs eslancemens de .^*^ cœur et plusieurs oraysons jaculatoires, par lesquelles le feu de la charité s'enflamme de plus en plus et brusle comm'en holocauste toutes nos actions a la gloire de Dieu ; et s'accoustumer a faire toutes (p. 332.) choses au nom de Dieu, comme est de travailler pour Dieu, saluer pour Dieu, aymer pour Dieu, servir pour Dieu, estant impossible qu'une personne fort affectionnée a Nostre Seigneur ne puisse dire en vérité, que comme sa personne est a Dieu, aussi sont toutes ses actions : les pécheurs le disent aussi, mays ilz mentent, ou les affectionnés disent la vérité. Ces oraysons jaculatoires peuvent (Chap. ix, p. 335.) servir a cela : Hé, Seigneur, je suis vostre ; Mon Ami est mien, et moy je suis sienne ; Ma vie c'est Jésus Christ ; O Seigneur, ou que je ne face rien, ou que tout soit a vostre gloire ; et, Gloria Patri et Filio ; Non nobis, Domine, non nobis. Cela soit pour les actions (p. 337.) fréquentes, ordinaires et qui ne peuvent estre preveûes, car celles qui peuvent estre preveiies il les faut dédier spécialement et purifier l'intention, et si elles durent, renouveller souvent, de (p- 338.) peur du change. O que bienheureux sont ceux qui sçavent faire (p- 336.) le despouillement de soy mesme duquel nous avons parlé ci dessus ! car par ce moyen ilz n'ont qu'a faire un petit souspir ou un petit regard en Dieu, pour tesmoignage qu'ilz confirment leurs despouil- lemens et qu'ilz ne veulent rien qu'en Dieu et pour Dieu, et qu'ilz ne s'ayment eux mesmes, ni chose du monde, que pour cela.  ORDRE DU TEXTE DÉFINITIF  AVEC LE MANUSCRIT DE LA PREMIÈRE RÉDACTION  TEXTE APPENDICE Livre L Chap. viii Pages 355-356 — Chap. XII — 356-359 ; 362, 363 — Chap. XIII, XIV — 482 Livre IL Chap. viii — 363, 482 — Chap. xn — 363-365 — • Chap. XIII — 364 — Chap. XIV — 359-361 — Chap. XVIII — 365-369 — Chap. XIX — 369, 370 — Chap. XX — 372, 373 — Chap. XXI — 363 — Chap. -xxii — 482 Livre III. Chap. x, xi — 379 Livre IV. Chap. 11 — 374, 375 — Chap. v, VI — 375, 376 — Chap. VI — 377, 378 — Chap. VII — 378 Livre V. Chap. ii-iv — • 379 Livre VI. Chap. i — 379, 380 — Chap. II — 380-383 — Chap. III — 383, 384 Chap. IV — 384-388 — Chap. V, VI — 388, 389 — Chap. VII — 389-392 ; 394 — Chap. VIII — 394-396 ; 397 — ■ Chap. i.x — 396-398 — Chap. x — 398-400 — Chap. XI — ■ 400-402 — Chap. XII — ■ 409-412 — Chap. XIII — 413-416, 419 — Chap. XIV — 416-419 — Chap. XV — ■ 419-423 Livre VIL Chap. i — 403, 404 — Chap. Il — 405 — Chap. III — 406-408 — Chap. iv^ — 445, 446  490 Traitté de l'Amour de Dieu texte appendice Livre VII. Chap. v Pages 446 — Chap. VI — 447-449 Chap. VII — 449-451 — Chap. VIII — 451-453 — Chap. IX — 453, 454. 456-459 — Chap. X — 454, 455, 459 — Chap. XI — 454, 455. 459, 460, 463 — Chap. XII — 461-463 — Chap. XIII — 460, 461 ; 463-465 Livre VlII.Chap. xiv — 465, 466 Livre IX. Chap. i — 466, 467 — Chap. m — 467-469 — Chap. IV — 468-471 — Chap. V — 472-474 — Chap. VI — 471, 472 — Chap. VII — 474 — Chap. IX — 474. 475 — Chap. X — 475. 476 — Chap. XI — 477 — • Chap. XII — 477 — Chap. XIII — 477-479 — Chap. XIV — 477. 47» — Chap. XV — 477, 478 — Chap. XVI — 443-445 Livre X. Chap. m — 480, 481 — Chap. IV • — 481 — Chap. V — 481 — Chap. VI — 481 — Chap. VII — 479i 480 — Chap. XII — 425-427 ; 429-431 — Chap. xii: — 424,425.427,431-433 — Chap. XIV — 425, 427-429 ; 431-433 — Chap. XV — 426 ; 433-439 — Chap. XVI — 437-442 Livre XI. Chap. iv — 486 — Chap. VIII — 483-485 — Chap. XII — 485, 486 Livre XII. Chap. vni — 486 — Chap. IX — 487  INDICATION DES POSSESSEURS DES AUTOGRAPHES CONNUS DU TRAITTÉ DE L'AMOUR DE DIEU  Manuscrits du Texte définitif  ! leçon définitive Troyes. Monastère de la Visitation Préface ' i pp. 9-11, var. (f) ) / ébauche ■ , i Rennes. Monastère de la Visitation l f pp. 14-16 1 Livre I Chap. VII ; , ,,.,.. ,,,. . ! Annecv. I'"' Monastère de la Visitation i leçon définitive ) P' ( autre leçon, pp. 47-49 • • • • Carouge, près Genève. M. Jules Vuy \ Annecy. i«f Monastère delà Visitation / P- 54 > PP- 57. 58 (lignes 1-13). . . Paris, i*"' Monastère du Carmel Chap. X {pp. 58 (11. 14-35), 59-61 (11. 1-4) Annecy. i^' Monastère de la Visitation fin du chapitre Paris, i"'' Monastère du Carmel ; leçon définitive ) , ,,,,.. Chap. .XI < , ^ ^, ; Annecy. i^f Monastère de la Visitation I autre leçon, pp. 65, 66 ) Chap. .XVI Bordeau.x. Paroisse de Notre-Dame Livre II Chap. VI \^' ^^l' ,!^^^^ ^^'^^ \ Marseille, i" M^» de la Visitation f p. 108, lignes 1-4 ; Chap. XV Metz. Monastère de la Visitation Chap. xviii ) , , , ,,. . „, ,,, „, i Nancy. Monastère de la Visitation Chap. xix, pp. 151, 152 (11. 1-8).... 1 Chap. XXI Rennes. Monastère de la Visitation Livre III Chap. v, pp. 184, 185 (i) San-Re&io. Monastère de la Visitation Chap. XV Marseille, i'"' M" de la Visitation Livre IV Chap. VI, pp. 233-235 (11. i-ii) Annecy. i^"' Monastère de la Visitation Livre V Chap. II, pp. 261 (11. 4-16), 262(11. 3-17) PÉRiGUEUx. Monastère de la Visitation (i) L'Autographe de ces pages n'ayant été communiqué qu'après l'impres- sion, les variantes qu'il contient n'ont pu être données en leur lieu.  492 Traitté df, l'Amour de Dieu ^, ^ o „, • • • • • / Nevers. Monastère de la Visitation Chap. viîi, pp. 281-283 (11. i-io).... ) Chap. IX MoNTÉLiMART. M''^ de la Visitation Livre VI Chap. II, pp. 308-310 AuTUN. Monastère de la Visitation Chap. V, pp. 320-322 Nevers. Monastère de la Visitation Chap. XII, pp. 343-345 Saint-Marcellin.?.P« de la Visitation Livre VII Chap. m, pp. 17-19 Grasse. Monastère de la Visitation Chap. XIV, pp. 56, 57 Marseille, i^' M'« de la Visitation Livre VIII Chap. m, pp. 66-68 Nevers. Monastère de la Visitation Chap. IX, pp. 84-86 San-Remo. Monastère de la Visitation ipp. 89 (11. 19, 20), 90, 91 (11. 1-15) Marseille, i»"' M'^ de la Visitation dernier alinéa San-Remo. Monastère de la Visitation Livre IX C