Im  ŒUVRES  DE  ■S SAINT FRANÇOIS DE SALES  ÉVÈaUE ET PRINCE DE GENEVE  DOCTEUR DE L EGLISE  ÉDITION COMPLÈTE d'après les autographes et les éditions originales enrichie de nombreuses pièces inedites DÉDIÉE A N. S. P. LE PAPE LÉON XIII ET HONORÉE d'uN BREF DE SA SAINTETÉ PUBLIÉE SUR l'invitation DE M^"* ISOARD, ÉVÊQUE d'aNNECY, PAR LES SOINS DES RELIGIEUSES DE LA VISITATION DU I^" MONASTÈRE D^ANNECY  TOME IV TRAITTÉ DE L'AMOUR DE DIEU — VOL. I  ANNECY IMPRIMERIE J. NIÉRAT RUE DE LA RÉPUBLIQUE MDCCCXCIV  Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa  http://www.archive.org/details/oeuvresdesaintfr04fran  ŒUVRES  DE  SAINT FRANÇOIS DE SALES  ÉVÊaUE ET PRINCE DE GENÈVE  ET  DOCTEUR DE L EGLISE  ÉDITION C0A1PLÉTE d'après les autographes et les éditions originales ENRICHIE DE NOMBREUSES PIÈCES INEDITES DÉDIÉE A N. S. P. LE PAPE LÉON XIII ET HONORÉE d'uN BREF DE SA SAINTETÉ PUBLIÉE SUR l'invitation DE .^1°" ISOARD, ÉVÊQUE d'aNNECY, PAR LES SOINS DES RELIGIEUSES DE LA VISITATION DU I^* MONASTÈRE d'aNNECY  TRAITTÉ DE L'AMOUR DE DIEU — VOL. I  ANNECY IMPRIMERIE J. NIÉRAT RUE DE L\ RÉPUBLIQUE MDCCCXCIV Droits de Iradiicfioii et de reproduction réservés  Prop r iété  Genève — H. TREMBLEY, Libraire, rue Corraterie, 4 Dépositaire principal Annecy — ABRY, Libraire, rue de l'Evêché, 5 Paris — Victor LECOFFRE, rue Bonaparte, 90 Lyon — Emmanuel VITTE, Place Bkllecour. 5 Bruxelles — SOCIÉTÉ BELGE DE LIBRAIRIE, rue ÏREunENBERG, 16 Marseille — LIBRAIRIE SALÉSIEXNE, rue des Princes, 78   1^ Il  •fia  ŒUVRES  DE  SAINT FRANÇOIS DE SALES 6 ÉYÈ(^UE ET PRINCE DE GENÈVE ET DOCTEUR DE L'ÉGLISE  TOiME QUATRIÈME TRAITTÈ DE L'AMOUR DE DIEU  I" VOLUME  INTRODUCTION  Le Traitté de l'Amour de Dieu est la révélation complète de l'esprit et du cœur de saint François de Sales arrivé à l'apogée du génie et de la sainteté. Bien qu'en elle-même l'Introduction à la Vie dévote soit un chef-d'œuvre, ce n'est pourtant, à l'égard de celui- ci, qu'une radieuse aurore comparée à un midi resplen- dissant. Là, c'est à tous les chrétiens de bonne volonté que le saint Auteur s'adresse ; ici, il a spécialement en vue les âmes d'élite, capables de suivre son vol dans la contem- plation des mystères ineffables de la charité de Dieu pour sa créature et du retour généreux que la créature doit à son Créateur. Pour parler à Philothée, il s'inspire de l'indulgence avec laquelle l'Apôtre se faisait tout à tous afin de les gagner tous; mais lorsqu'il s'adresse à Théotime, sa diction s'élève avec sa pensée, on croirait entendre un écho des inimitables accents de saint Paul aux fidèles d'Ephèse (i) : le Docteur paraît investi à son tour de la mission d'évangéliser les inscrutables richesses du Christ, d'enseigner cette suréminente science de la charité qui doit remplir les cœurs de toute la plénitude de Dieu. Ce sujet, le plus sublime qui puisse s'offrir à l'intelligence humaine, notre Saint (i) Cap. III, 8, 19.  VI Traitté de l'Amour de Dieu l'expose sous tous ses aspects, l'exploite dans toute son étendue. Après avoir montré comment la charité plonge ses racines dans les profondeurs de la nature et de la grâce, il en explique les développements, en indique les principaux exercices, et, d'ascensions en ascensions, s'élève jusqu'à cette perfection de l'amour divin, qui consiste dans l'union de l'âme avec son Principe, union commencée ici-bas par l'oraison, pour se consommer au ciel dans les splendeurs de la vision béatifique. La préparation de cet incomparable livre fut l'œuvre de prédilection de notre Saint, le sujet des méditations de sa vie entière, la « belle esmeraude » dont la vue le reposait au milieu des labeurs de l'apostolat. Résumé de savantes études et fruit d'une longue expérience, ce Traitté, nous le répétons, est l'histoire intime de l'âme de saint François de Sales, l'une des plus admirables créations de la toute puissance et de la bonté divine ; aussi, a-t-il été signalé, et avec raison, comme son plus beau titre à l'auréole du Doctorat. Le « Docteur de la dévotion » s'y révèle comme le Docteur de l'Amour divin, et, tout en développant les principes les plus élevés de l'ascétisme, il jette des clartés inattendues sur les conceptions les plus abstraites de la théologie mys- tique, cette céleste science, « consommation de toute science, qui est à la fois l'état et la fin de la perfection chrétienne (^). » Rien donc, dans cet ouvrage, qui n'ait un intérêt spécial, rien qui ne mérite d'être l'objet d'un examen approfondi à quelque point de vue qu'on l'envisage : toutefois, cette Introduction aura principalement pour but l'étude de la doctrine même contenue dans le Traitté de l'Amour de Dieu, et cela, non seulement à raison de son importance intrinsèque, mais parce que cette doctrine si sûre et si lumineuse n'a pas été toujours appréciée à sa juste valeur. Arnauld et les autres fau- teurs du jansénisme, Molinos et son école quiétiste ont  (i) Saint Bonaventure, Illuminationes Ecclesiœ in Hexaemeron, Sermo ii, circa finem.  Introduction vu prétendu étayer sur les enseignements du saint Evêque de Genève l'échafaudage de leurs erreurs : ils ont travesti le sens de ses paroles, ils en ont falsifié le texte. Fénelon lui-même, trompé par l'ardent désir d'appuyer ses opinions sur l'autorité d'un Saint dont il vénérait à la fois la science et la piété, détourna la véritable signification des expressions de notre Docteur. Ces nuages se seraient dissipés comme les brouillards du matin aux premiers rayons du soleil, si l'on avait eu soin de laisser le Traitté de l'Amour de Dieu rayonner de son propre éclat. Malheureuse- ment, Bossuet, qui revendiqua l'honneur de la défense, n'avait pas suffisamment étudié l'enseignement de saint François de Sales. Tout en réfutant les fausses conclu- sions de Fénelon, il lui arriva de rabaisser la doctrine du bienheureux Prélat. Cette controverse eut ainsi pour résultat d'amoindrir dans l'Eglise de France l'autorité de notre Saint, et de le reléguer dans l'opinion de plusieurs parmi les théologiens de second ordre. Son Theotime subit pour un temps le contre-coup de cette prévention. C'est pourquoi il nous semble nécessaire de faire dans cette Introduction une part assez étendue à la célèbre contro- verse du semi-quiétisme. Il ne sera pas difficile de trouver dans le Bref du Doctorat et dans les témoigna- ges de graves écrivains, des armes puissantes pour réduire à néant les interprétations inexactes données aux enseignements de saint François de Sales. Un court aperçu historique sur l'origine et la compo- sition du Traitté précédera l'étude du côté théologique, qui sera le principal objet de notre attention. Suivront quelques considérations sur les quahtés httéraires de l'ouvrage, et sur les relations particuhères qu'il présente avec les autres écrits et avec la vie même de l'Auteur.  Traitté de l'Amour de Dieu  Aperçu historique du Traitté de l'Amour de Dieu  Divers événements ou les sollicitations de ses amis avaient déterminé saint François de Sales à la publica- tion de ses trois premiers ouvrages. Il n'en fut pas ainsi du Traitté de l'Amour de Dieu. Ce livre est une production spontanée de son cœur, le fruit de sa longue expérience et de son intime union avec le Seigneur. Tel un géant qui ayant gravi d'un bond les sommets les plus élevés redescend vers le voyageur attardé au milieu de la plaine, et l'entraîne dans la rapidité de sa course, ainsi notre Docteur, après avoir atteint les cimes de l'amour divin, redescend, pour ainsi dire, vers l'âme chrétienne désireuse de fournir le même parcours : il l'excite, la soulève, l'emporte jusque dans le sein de la charité incréée. Le zèle, « cette passion sainte qui, » au témoignage de l'Auteur (vol. I, p. 288), « fait tant « escrire de livres de pieté, » est donc l'unique inspira- teur de celui-ci. Les manuels élémentaires de spiritua- lité étaient rares au commencement du xvii^ siècle, plus rares encore les recueils ascétiques et mystiques accessibles à la moyenne des intelligences. La nomen- clature et l'examen des ouvrages cités dans la Préface du Traitté prouvent suffisamment cette lacune (i) ; notre (i) La même conclusion ressort de l'examen de quelques traités de haute spiritualité qui avaient une certaine vogue à cette époque. Si saint François de Sales ne les cite pas dans sa Préface il les nomme ailleurs. Il sulïit de les parcourir pour se convaincre mieux encore de l'utilité et de l'opportunité des écrits ascétiques de notre Docteur. Quelques détails sur ces ouvrages  Introduction ix Saint dut la constater plus d'une fois, surtout depuis qu'il se fut chargé de la direction de la Baronne de Chantai. Aussi le voyons-nous occupé de la composition de son chef-d'œuvre avant même d'avoir groupé les matériaux de l'Introduction à la Vie dévote. Ce n'était pas une suite de déductions abstraites qu'il projetait, mais un livre plein de chaleur et de mouve- ment ; c'est la Vie de la sainte Charité qu'il voulait écrire. Le Traitté est annoncé sous cette forme méta- phorique dans une lettre à M™^ (Je Chantai, en date du II février 1607 : « ...Afhn que vous sachies tout ce que « je fay, » dit le bienheureux Prélat, « quand je puis « avoir quelque quart d'heure de relay, j'escris une vie ne seront pas sans intérêt. On en compte quatre principaux : La Perle Evan- gelique (Margarita evangelica, incomparabilis thésaurus divinœ SapienticB, MDXLv), par un auteur inconnu ; la Méthode de servir Dieu, du P. Alphonse de Madrid ; V Abrégé de la perfection, écrit par une dame milanaise (voir L'Esprit de saint François de Sales, par Mgr Camus, Partie VII, § vu) ; la Règle de perfection réduite au seul point de la Volonté divine, par le célèbre P. Benoit de Canfeld, Capucin anglais. Les trois premiers de ces ouvrages sont caractérisés par saint François de Sales comme « livres fort obscurs et « qui cheminent par la cime des montagnes. » (Lettre à une dame, M« Briilart novembre 1607.) Cette désignation convient tout spécialement à la Perle. Ail- leurs, écrivant à sainte Jeanne-Françoise de Chantai (avril 1606) : « Le Livre de « la Méthode de servir Dieu est bon, » lui dit notre Saint, « mais embarrassé '< et difi&cile plus qu'il ne vous est requis. » En effet, l'aridité des raisonne- ments et les divisions et subdivisions de ce traité le compliquent au point d'en bannir l'onction et d'en rendre la lectare très difficile. Quant à V Abrégé de la perfection il a été reproduit par Mgr Camus en 1637, sous ce titre : Livre de la Perfection chrestienne, esclaircissement spirituel. On en retrouve lussi une sorte d'adaptation dans le Livre de V Abnégation, premier ouvrage du Cardinal de BéruUe (voir sa Vie, par Germain Habert, liv. I, chap. iv). En pircourant ces deux reproductions on se convaincra de la juste appréciation q\e saint François de Sales avait faite de l'original, dont on ne connaît aucun esèmplaire. Plus simple et plus onctueux quant à la forme, le petit traité du P. de Canfeld est, quant à la doctrine, plus subtil et plus profond encore que les autres livres dont nous venons de parler. La troisième Partie surtout est très nuageuse. Elle fut publiée pour la première fois dans l'édition latine de 1608, sous ce titre : Pars tertia, De Volnntate essentiali... agens de Vita siipireminente, et traduite un peu plus tard. Le Saint l'avait probablement en vue lorsqu'il déclarait à Théotime (I, p. 13), comme il l'avait dit à Philothée (Parie III, chap. 11), qu'il ne prétendait pas traiter d'une « certaine vie suremi- « neite. » C'est sans doute encore du même ouvrage dont il est question dans cet avis adressé par le saint Directeur h une Supérieure de la Visi- tatioi) : « On peut laisser lire le livre de la Volonté de Dieu, jusqu'au « derrier, qui n'estant asses intelligible pourroit estre entendu mal a propos. »  X Traitté de l'Amour de Dieu « admirable d'une sainte de laquelle vous n'aves encor « point oûy parler, et je vous prie de ne point aussi en « dire mot ; mais c'est une besoigne de longue haleyne, « et que je n'eusse pas osé entreprendre si quelques uns « de mes plus confidens ne m'y eussent poussé : vous « en verres quelque bonne pièce quand vous viendrés. « Je pourray y joindre celle de nostre villageoise en « quelque petit coin, car celle la sera deux fois pour le « moins aussi grande que la grande Vie de la Mère The- « rese ; mais, comme je vous dis, je désire que cela ne « [se] sache point qu'elle ne soit entièrement faite, et je « ne fay que de la commencer. C'est pour me recréer, « et filer, aussi bien que vous, ma quenouille. » Plus tard, dans la lettre bien connue, adressée au printemps de 1609 à l'Archevêque de Vienne, les grandes lignes du Traitté commencent à se dessiner, et l'Auteur laisse entrevoir le caractère de son ouvrage. « Je médite donq « un livret de l'Amour de Dieu, » dit-il, « non point « pour en traitter speculativement, mais pour en « monstrer la prattique en l'observation des comman- « démens de la première Table. » Le 5 février 16 10, nouvelle et intéressante allusion au cher travail : « Avec « grande dévotion, » mande notre Saint à M™^ de Chantai, « je vay mettre la main au livre de l'Amour « de Dieu, et m'essayeray d'en escrire autant sur mon « cœur comme je feray sur le papier. » Deux ans et plus vont s'écouler sans qu'on trouve aucune mention de ce projet dans la correspondance de l'Evêque de Genève ; mais, pendant ce laps de temps, un événement se préparait, événement dont l'influenœ allait être décisive non seulement pour l'achèvemeat de l'ouvrage, mais encore pour en déterminer la nuarce spéciale, le caractère distinctif. Nous voulons parler de l'établissement de l'Ordre de la Visitation et de la formation des premières religieuses qui devaient en faire partie. Notre Saint avoue que les entretiens, les prières, les sollicitations de ses filles entrèrent pur beaucoup dans la composition du Traitté : « Et c'est ane « bonne partie de ce que je te communique maintenait, »  Introduction xi dit-il au lecteur dans sa Préface, « que je dois a cette « bénite assemblée. » Plus loin il ajoute : « Il y a « voirement long tems que j'avois projette d'escrire de « l'amour sacré, mais ce projet n'estoit point compa- « rable a ce que cette occasion m'a fait produire. « Les instances affectueuses par lesquelles les Filles de la Visitation, et en particulier leur Fondatrice, pressaient le saint Prélat de poursuivre la préparation de son livre ne constituent pas la moindre part de leur collaboration à ce précieux travail. On en trouve des traces intéres- santes dans les lettres que sainte Jeanne-Françoise de Chantai adressait à son « unique Père. » « Je sens une extrême consolation, » lui écrit-elle (^), « quand je sais que vous travaillez après ce divin ouvrage de l'amour divin ; » et ailleurs (2) ; « Je suis puissamment mortifiée quand je sais que l'on vous détourne d'écrire au livre de l'amour divin. » Ces sollicitations portèrent leur fruit. Le 17 juillet 16 12 notre Saint écrit à un religieux : « Je travaille après le livre que vous souhaites, et seres « des premiers a qui j'en dedieray une copie, si jamais « Dieu me le fait voir au jour, » Vers la fin de jan- vier 1613 (3), il mande encore à sainte Jeanne-Françoise : « J'ay des-ja travaillé deux heures en l'Amour de « Dieu. » Enfin, le 20 mai de cette même année, le Saint croit entrevoir dans un avenir rapproché l'achève- ment de son Theotime. « J'ay promis, » dit-il à son ami Des Hayes, « le livre de l'Amour a Rigaud de Lion. » Toutefois, l'année 1614 doit être considérée comme l'époque centrale de la composition du Traitté. Le 10 janvier le Saint s'excuse auprès de M. de Soulfour de manquer de loisir pour entreprendre toute « autre « besoigne, » car, dit-il, « je suis encor un peu attaché a « un Traitté de l'Amour de Dieu, lequel j'estimerois  (i) Œuvres de sainte Jeanne-Françoise de Chantai (Paris, Pion, 1877), tome IV, Lettre vi. (2) Ibid., Lettre x. (3) La date de cette lettre manque, mais elle peut être approximativement fixée par l'allusion qu'elle contient au décès du baron de Lux (5 janvier 1613), dont la nouvelle était arrivée la veille.  XII Traitté de l'Amour de Dieu (' piacuhim de laisser maintenant imparfait, puis qu'il « ne me faut plus que je ne sçai combien de moys pour « l'envoyer au monde... Je suis tellement accablé « d'affaires, ou plustost d'empeschemens, qu'a peyne « puis-je dérober ça et la des quartz d'heure pour « employer a ces escrittures spirituelles f^). » Le jour suivant, nouvelle lettre à la Mère de Chantai qui réitérait ses instances relativement à la rédaction de ce livre dont l'achèvement lui tenait tant au cœur. Et son bienheureux Père de lui répondre que, « tout « froid et tout glacé » qu'il est, il vient de prendre la résolution de poursuivre son entreprise avec un nouveau courage ; et, ajoute-t-il, « contés ce jour pour celuy « auquel je commence d'y employer tous les momens « que je pourray tirer de la presse de mes autres « devoirs, et invoqués incessamment sur moy l'amour « du divin Amant. » Le travail se continua si activement que le 7 novembre de la même année, au moment de partir pour Sion, le Saint écrivait à M^^ de la Fléchère : « Le hvre de l'Amour de Dieu est achevé, mais il faut « le transcrire avant qu'on l'envoyé a l'imprimeur. » Un peu plus tard, s' adressant à son ami Me^ Fenouillet (2) ; « Pour le regard du livre de l'Amour de Dieu, » lui écrit-il, « je le revois et fais transcrire pour l'envoyer, « Dieu aydant, ce Caresme a l'imprimeur, qui aura « charge de vous faire présenter des premières copies. » C'était donc vers la fin de 1614 que se terminait le premier jet du Traitté de l'Amour de Dieu, mais cette rédaction devait être considérablement retouchée et subir des modifications importantes. En parcourant les Manuscrits originaux (3) on suit avec intérêt ce  (i) L'Autographe de cette lettre est conservé à Paris, chez les Dames de Saiut-Maur. (Voir les Etudes religieuses des RR. PP. de la Compagnie de Jésus, mars 1868.) (2) Une ancienne copie de cette lettre inédite est gardée au Monastère de la Visitation de Toulouse. Bien qu'elle ne soit pas datée, son contexte prouve qu'elle a été écrite vers la un de l'année 1614. (3) Voir à la cinquième Partie de cette Introduction la description des deux groupes de Manuscrits. Il s'agit ici du premier, qui comprend ceux de la rédaction élaboré« de 1606 à 1614.  Introduction xiii remaniement, on peut constater les diverses additions et suppressions faites par le saint Auteur. Georges Roland copia une partie du Traitté (^) ; mais M. Michel Favre y travailla davantage encore. Dans un billet sans date qui appartient vraisemblablement à cette période, on lit en effet : « Nostre M^ Michel, a moytié « malade, ne sçauroit escrire ce que je luy fournirois « du livre <2), » Le bienheureux Prélat continuait ainsi à tenir la digne Mère de Chantai au courant des pro- grès de son ouvrage. Le 5 mars 1615, il lui rappelle l'engagement qu'il a pris envers elle d'y employer tous ses loisirs : « Je fa}^ ce que je puis pour le livre. « Croyés que ce m'est un martyre bien grand de ne « pouvoir gaigner le tems requis ; néanmoins j'avance « fort et croy que je tiendray parole a ma treschere « mère. » Tandis que le Saint perfectionnait son travail dans une dernière révision, de nouvelles flammes embra- saient son cœur ; à mesure que sa plume décrivait les merveilleux transports de l'amour divin, il en faisait lui-même l'heureuse expérience. En relisant son admi- rable livre il ne pouvait contenir les sentiments qui débordaient de son âme. C'était en versant d'abondantes larmes qu'il parcourait ces pages toutes parfumées de la plus intime dévotion (3), ainsi qu'il l'avoua plus tard à saint Vincent de Paul. Sainte Jeanne-Françoise de Chantai recevait de semblables confidences. Vers les premiers mois de 1615 son bienheureux Père lui parle du Traitté en ces termes : « J'ay esté bien marri « ce matin qu'il m'ait fallu quitter ma besoigne sur le « point qu'il m'estoit arrivé une certaine affluence du « sentiment que nous aurons pour la veue de Dieu en « Paradis, car je devois escrire cela en nostre livret ; « mays maintenant je ne l'ay plus. » A leur tour, Claude Nicolas de Coex, René Favre de la Valbonne (i) Process. remiss. Gebenn. (I), ad art. 26. (2) L'Autographe de ce billet inédit appartient à M"e Milliet, de Saiut- .\lban (Savoie). (3) Le P. de la Rivière.. Vie, livre IV, chap. .xliv.  XIV Traitté de l'Amour de Dieu et François Favre déposent que ce fut en la fête de l'Annonciation de cette même année qu'un globe de feu descendit sur la tête de saint François de Sales, tandis qu'il rédigeait un de ses plus beaux chapitres sur le mystère de l'Incarnation, L'allusion au pèlerinage fait à Milan en 1613, « il y a « deux ans, » permet de préciser la date de la rédaction définitive du chapitre onzième du Livre VL C'est aussi en 1615 que dut être écrite une lettre à sainte Jeanne- Françoise de Chantai, dont le fragment suivant est cité par la iVIère de Chaugy i^) : « i\Ia chère fille, » lui dit l'Evêque de Genève, « bénisses Dieu du loysir qu'il « m'a donné ces deux jours pour faire un peu d'oray- « son extraordinaire ; car vrayement sa Bonté a res- « pandu dans mon esprit tant de lumières, et dans mon « pauvre cœur tant d'affection pour escrire en nostre « cher livre du saint amour, que je ne sçay ou je « prendray des paroles pour exprimer ce que j'ay « conceu, » Quand s'ouvrit l'année 1616 le Traitté n'était pas encore achevé : le seizième chapitre du Livre X est écrit au dos d'une lettre adressée à l'Auteur en date du 6 janvier de cette même année ; cependant la publication ne devait plus guère souffrir de délai. Le 2 février (2) le Saint écrivait à la Mère Favre, Supérieure de la Visitation de Lyon : « Il n'y a pas « grand hazard que le livre de l'Amour de Dieu soit « retardé ; je le fay cependant revoir. » D'après l'Approbation de Ms^ Berthelot (II, 348) on devine avec quelle impatience l'ouvrage était attendu. La réputation de sainteté dont jouissait notre Docteur, le succès qu'avait obtenu l'Introduction, tout faisait souhaiter l'apparition de ce volume qui devait contenir de plus amples développements d'une doctrine déjà si hautement appréciée. La remarquable Approbation du chanoine Deville contient également l'expression de ce  (i) Process, remiss. Gcbenn. (II), ad art. 15. (2) Cette lettre a été donnée dans les éditions de Vives et de Migne sous la fausse date du 2 décembre 1615.  Introduction xv désir. Dès le 28 mars 1616 (i), Pierre Rigaud s'était muni du Privilège d'imprimer et n'attendait plus que la communication du Manuscrit. Enfin, vers le mois de mai de cette année, comme nous l'apprennent les lettres de sainte Jeanne-Françoise de Chantai, « le bon M. Michel » Favre partit pour Lyon avec le « bénit livre », et il ne devait pas « bouger de là » que tout ne fût imprimé. Peu après le départ de son secrétaire, l'Auteur lui avait adressé ses dernières recommandations au sujet du pré- cieux dépôt qu'il remettait entre ses mains ^-). Les Approbations furent bientôt obtenues, et dès le 3 juin notre Saint annonçait à l'une de ses filles spirituelles qu'elle n'attendrait plus « deux mois » avant de possé- der le livre si longtemps désiré. En effet, le 31 juillet l'impression en était terminée ; il parut sous ce titre : Traicté de l'Amour de Dieu, par François de Sales, Evesque de Genève. A Lyon, chez Pierre Rigaud, rue Mercière, au coing de rue Ferrandiere, à l'Enseigne de la Fortune, m.dc.xvi. Avec Appro- bation des Docteurs, et Privilège du Roy pour dix ans. Un intéressant fragment autographe contenant deux corrections, avec des renvois aux pages de l'imprimé, nous permet d'affirmer que le Saint donna au moins  (i) Il est surprenant qu'un bibliophile aussi érudit que M. Rochebilière se soit mépris au point de supposer l'existence d'une édition du Traittc anté- rieure à celle de 1616. (Voir le Catalogue de la Bibliothèque de feu M. A. Rochebilière, Paris, 1882, p. 17.) Cette supposition se base sur une phrase du Privilège où Rigaud annonce que l'ouvrage va être imprimé « de nouveau. » Ce n'est là qu'une variante de la formule ordinaire « pour la première fois. » (Voir le Privilège de la Vie de saint François de Sales par Dom Jean de Saint- François et plusieurs autres publications de la même époque.) (2) « M. Michel, mon ami, » lui écrivait-il, « vous remettrés nos pauvres « cahiers aux pieds de Monseigneur l'Archevesque, s'il est au lieu et en « loysir, et s'il veut s'appliquer a cette lecture ; sinon vous les remettrés « entre les mains de M. Deville, docteur en sainte théologie, député pour « l'approbation des livres, et, par son advis, vous presenterés ces cahiers a « M. de Meschatin La Faye, vicaire gênerai de l'archevesché de Lyon, et a « d'autres docteurs. Car, comme je me connois et suis très fautif, et que j'ay « peu de loysir pour revoir mes petitz ouvrages, certainement je désire et « supphe très instamment qu'ilz soyent veus a loysir et charitablement « examinés par les doctes serviteurs de Dieu. » {Année Sainte des Religieuses de la Visitation, tome V, 20 mai.)  XVI Traitté de l'Amour de Dieu un coup d'œil aux épreuves de son livre ^^K L'impres- sion si rapidement exécutée est bonne cependant, et, chose rare pour l'époque, ne présente que peu de fautes. Toutefois, le saint Auteur, envoyant le 15 août 1616 un des premiers exemplaires de l'ouvrage à l'un de ses disciples, probablement le duc de Bellegarde, se plaint de son imprimeur : « Le libraire, » écrit-il, « a « laissé couler plusieurs fautes en cet œuvre, et moy « aussi plusieurs imperfections ; mais s'il se treuve des « besoignes parfaites en ce monde elles ne doivent pas « estre cherchées en ma boutique. » La première édition est vraisemblablement la seule qui ait été publiée sous la surveillance de l'Auteur. Celui-ci, dans une lettre au P. Antoniotti ^^K fait allu- sion aux nombreuses réimpressions qui parurent les quatre années suivantes : « J'envoie aussi à V. P. le « Traité que je fis de l'Amour de Dieu, lequel se « traduit maintenant par un gentilhomme, et assez « heureusement, à mon avis. Il me fâche que dans « cette édition, qui est la sixième, on ait laissé couler « tant de fautes en un livre où il serait requis qu'il « ne s'en trouvât pas une, d'autant qu'une erreur de « l'imprimeur peut aisément produire de faux sens es «. matières importantes. Aussi, si j'avais pu trouver a quelques copies de la première édition, je vous l'eusse « sans doute envoyée. » En effet, l'édition de 161 7 fut (i) Voici la reproduction intégrale de cet Autographe, conservé au Monas- tère de la Visitation de Toulouse : '( Pag. 308, lin. 29. La voix, dit il, de la tourterelle commençoit a s'es- « chaufer ; il faut mettre : La voix, dit il, de la tourterelle a esté ouye en nostre "i terre ; parce qu'au primtems la tourterelle commence a s'eschauffer d'amour, « ce qu'elle tesmoigne par son ramage qu'elle respand plus fréquemment. « Ligne 8, en la page 725, ou il y a : ccluy fuye la cour, (qui sont des vers) '< il faut mettre ainsy : « Celuy fuye la cour et quitte le palais « Qui veut vivre dévot ; rarement es armées « On void de pieté les âmes animées. « La foy, la sainteté sont filles de la paix. » (Voir p. 309 de ce volume et p. 326 du suivant.) (2) Lettre (italienne) inédite, en date du 16 août 1620, conservée à Turin, chez le Comte délia Chiesa,  Introduction' xvii reproduite plusieurs fois, et l'on retrouve trois réim- pressions de celles de 1618 et de 1620. Le Traitté semble avoir été publié à Douai immédiatement après son apparition, car dans une réimpression faite par Marc Wyon en 1625, on lit une intéressante Approbation du célèbre François Sylvius, datée du 7 septembre 1616. La plus ancienne traduction italienne que nous ayons retrouvée porte la date de 1642 ; toutefois, il en exis- tait une autre antérieure à celle-ci, puisque le Saint y fait allusion clans la lettre précédemment citée. Une version plus correcte fut éditée par don Barbieri, Prêtre de la Congrégation de l'Oratoire de Vicence, vers la fin du siècle dernier et reproduite plus tard. En 1630, un prêtre anglais, Miles Carr, donna à ses compatriotes une traduction qui fut imprimée à Douai sur la dix-huitième édition française. Deux versions modernes ont été publiées : l'une, au commencement de ce siècle, par une dame irlandaise ; l'autre, en 1884, par l'auteur de cette Introduction. On doit au P. Lamormaini, Jésuite, une traduction latine, donnée à Vienne en Autriche en 1643. La pre- mière version espagnole, par Cubillas, date de 1661. La traduction qui parut à Cologne cette même année semble être la première éditée en allemand ; avant la fin du xviii^ siècle, on en comptait trois autres : celle de Silbert (vers 1820), remarquable en tout point, en était à sa quatrième édition en 1824. Une traduction polonaise, pubhée en 1751, terminera cette nomencla- ture, relativement peu considérable si l'on se reporte à la liste des innombrables versions de l'Introduction à la Vie dévote. Mais, on le conçoit, il était bien difficile de rendre dans une langue étrangère le style du Traitté. De plus, cet ouvrage, contenant des enseignements si subHmes, ne pouvait prétendre à la même popularité que le manuel élémentaire de dévotion. Cependant la diffusion en a été suffisante pour constituer une des plus fortes preuves du mérite de la doctrine qu'il expose, doctrine que nous allons maintenant étudier.  Traitté de l'Amour de Dieu  II  Doctrine du Traitté de l'Amour de Dieu  Les nombreuses et importantes questions que nous nous proposons de développer ici peuvent être réduites à quatre chefs principaux : — i. Plan et but de l'ou- vrage. — 2. Appréciations et sources générales de la doctrine qu'il renferme ; critiques qui en ont été faites. — 3. Etude de cette doctrine envisagée sous le triple point de vue dogmatique, ascétique et mystique. — 4. Réfutation des objections soulevées contre le Traitté de l'Amour de Dieu dans la controverse semi-quiétiste entre Bossuet et Fénelon.  § I- — Plan de l'ouvrage. But du saint Auteur  Dans le Traitté de l'Amour de Dieu, saint François de Sales se met en présence de l'âme raisonnable qu'il suppose dans l'état de la nature déchue, d'où il prétend l'élever jusqu'à la perfection du divin amour. Les quatre premiers Livres retracent l'histoire, ou, pour mieux dire, la théorie de l'amour divin. Aussi, de l'aveu de l'Auteur (Préface, p. 9), ils « pouvoyent sans doute estre obmis « au gré des âmes qui ne cherchent que la seule prat- « tique de la sainte dilection ; » lui-même ajoute que « tout cela néanmoins leur sera bien utile. » En effet, ces préliminaires ne laissent pas d'être éminemment  Introduction xix pratiques, comme tout ce qui émane de la plume de notre saint Docteur ; les matières abstraites sont éclai- rées par son génie de clartés si lumineuses que les quatre premiers Livres n'offrent pas au lecteur des difficultés beaucoup plus sérieuses que la suite de l'ouvrage. Le premier Livre, semblable à un portail aux propor- tions admirablement combinées, contient les notions philosophiques nécessaires à l'intelligence de tout le Traitté. C'est d'abord la définition du beau et du bien, la convenance de la volonté avec ce dernier, la supré- matie assurée à cette faculté sur toutes les puissances de l'âme et la domination que l'amour exerce sur elle. La Description de l'amour en gênerai (chap. vu) définit les cinq opérations différentes par lesquelles cette passion maîtresse se produit et se développe : — I. l'affinité de la volonté avec le bien, cause première de l'amour ; — 2. la complaisance en ce bien ; — 3. un mouvement continuel pour arriver à l'union avec l'objet aimé ; — 4. la recherche des moyens à prendre pour l'atteindre ; — 5. enfin la consommation de cette union. Il est à remarquer que toutes les matières si étendues et si variées contenues dans l'ouvrage se rapportent directement ou indirectement à quelqu'une de ces cinq opérations. C'est en prenant pour point de départ la convenance de la volonté avec le bien (chap. xv) que l'Auteur entre dans le vif de son sujet et fait, au deuxième Livre, l'Histoire de la génération et naissance céleste du divin amour. Il montre comment l'amour de l'homme pour Dieu tire son origine de la charité éternelle de Dieu pour l'homme, charité qui s'affirme dans le temps par la providence naturelle et surnaturelle, et par la copieuse rédemption dont l'humanité a été l'objet de la part du Verbe incarné. De cette source, découlent la variété des moyens de salut offerts aux âmes : les attraits divins, les formes multiples par lesquelles la grâce prévenante les conduit à l'exercice de la foi, de l'espérance, de la pénitence et enfin de la charité parfaite.  XX Traitté de l'Amour de Dieu Il a plu au Seigneur de rendre l'accroissement de cette charité si facile, que tous les actes, même les plus insignifiants, accomplis par l'âme fidèle peuvent y con- tribuer, et la préparer à recevoir le don incomparable de la persévérance finale. Tel est le triomphe de la charité in via, tout ainsi que la gloire en sera la consommation i7i patria. C'est pourquoi, après avoir discouru dans le troisième Livre Du progrès et perfection de l'amour, l'Auteur en montre le plein épanouissement dans la béatitude éternelle, dans la contemplation des opérations immanentes de la sainte Trinité, dans la possession de Dieu, notre principe et notre fin. Mais pour atteindre cette fin suprême, longue est la route à parcourir, nom- breux les périls à éviter et les ennemis à vaincre. Le quatrième Livre tout entier démontre comment le cœur humain peut être si malheureux que de quitter l'amour divin pour celui des créatures : il fait la lugubre histoire De la décadence et ruine de la charité. Pour éviter un tel malheur, l'amour ne doit jamais rester oisif ; en ce monde, sa puissance consiste dans son activité, comme au ciel sa perfection sera dans son immuable repos. De là, le double mouvement de com- plaisance et de bienveillance ; de là, les divers exercices de l'amour douloureux et de l'amour exultant. Le cœur humain appelle toutes créatures à la louange de son Bien-Aimé et se prive de tout plaisir afin de concentrer en Dieu sa puissance d'affection ; il aspire à la Patrie céleste, afin de se mieux unir aux ineffables louanges que la Divinité se donne à elle-même. Tel est le sujet du cinquième Livre. C'est dans l'oraison surtout que ces divers sentiments se développent. Les Livres VI et VII du Traitté sont donc exclusivement consacrés à décrire ce sanctifiant exercice. On peut y étudier les ascensions de l'âme, la voir monter de la méditation élémentaire à la contem- plation, et suivre le vol des Saints dans les régions supérieures, « de la liquéfaction en Dieu, » « du ravis- « sèment, » « de la mort d'amour. » Mais il ne suffît point à l'âme aimante de jouir de  Introduction xxi Dieu dans l'oraison ; elle veut à son tour, par l'action et la souffrance, rendre Dieu jouissant de tout son être. Là, l'union est seulement affective ; ici, elle se consomme par l'obéissance à la volonté de Dieu signifiée et la conformité à la volonté du bon plaisir : c'est le double objet que développent le Livre VIII et le Livre IX (i). L'ouvrage pourrait se terminer par ce Livre, car les trois suivants n'en sont pour ainsi dire que le complément et le résumé. Cependant, c'est avec un charme nouveau et sous des aspects inattendus que l'Auteur envisage dans le Livre X le Commandement d'aymer Dieu sur toutes choses. Quelles belles déductions en sont tirées pour la pratique du zèle et de la charité frater- nelle! Comme « tous les plus excellens actes de l'amour » sont rendus faciles quand on en cherche l'exemplaire dans la Personne adorable de Notre-Seigneur ! D'après la pensée première de notre Saint, constatée par les Manuscrits originaux (2), le Livre suivant aurait exposé la théorie des vertus, leurs mutuelles corrélations, et enfin la dépendance où elles sont de la charité. Ce dernier point seul a été développé dans le Livre XI, qui se réduit à prouver que « tout est fait pour le « céleste amour et tout se rapporte a iceluy (3). » La matière paraissait épuisée : les âmes d'élite avaient été placées sur les sommets où l'on peut contempler toutes les splendeurs de la divine charité, en ressentir toutes les vivifiantes influences. Mais le saint Docteur se rappelant qu'il est redevable aux sages et aux insensés, redescend au niveau des plus humbles cou- rages, et leur explique comment chaque instant de la (i) En commençant le dixième Livre et en étudiant les degrés d'amour, on se croirait en quelque sorte revenu au début du Traitté, et la page i66 du second volume reproduit en partie la ii2« du premier. Ainsi que le témoi- gnent les Manuscrits originaux, l'Auteur hésita un instant sur la place qu'il devait assigner à quelques-uns de ces chapitres, primitivement groupés à la fin du sixième ou au commencement du septième Livre. Mais le dévelop- pement de ses admirables pensées sur le zèle lui permit de constituer un Livre tout entier. (2) Appendice, p. 483. {3) Il est vraisemblable, d'après les Mss. originaux, que le saint Auteur aurait eu d'abord Je projet de terminer l'ouvrage par le chap. xii du Livre XI.  XXII Traitté de l'Amour de Dieu vie chrétienne et tout ce qui le remplit peut être utilisé pour le progrès de l'ame au saint amour. C'est le sujet du douzième Livre. Il reste quelques mots à ajouter sur le but que s'est proposé saint François de Sales dans la composition de son ouvrage. Cet ouvrage est un traité, c'est-à-dire un travail méthodique et raisonné, sur les opérations surnaturelles par lesquelles l'âme humaine, en suite de la dignité de son origine et de l'excellence de sa fin, arrive à la perfection qui lui est propre. Notre Saint explique ces opérations, en montre l'en- chaînement nécessaire, le progrès et le terme. Si l'on en excepte le développement de quelques points qui ont trait à l'oraison mentale dans sa forme la plus élevée, ce livre n'est pas un manuel de direction inté- rieure. Les principes de la vie parfaite y sont indiqués, mais c'est accidentellement, pour ainsi parler, qu'en sont déduites des conclusions pratiques. Partout est présupposée chez le lecteur la connaissance des règles fondamentales données à Philothée. On ne cherchera donc pas dans le Traitté de l'Amour de Dieu des distinctions importantes, mais élémentaires, telle que la délimitation de la voie purgative, de l'illuminative et de l'unitive. Quelque familières que ces notions fussent à l'Auteur, ainsi qu'on peut s'en convaincre par le premier jet de son ouvrage (II, p. 362), il ne jugea pas utile d'en traiter dans la rédaction définitive, d'où il supprime tout ce qui ne se rapporte pas directement à son but principal. Mais s'il n'indique pas en détail les moyens qui peu- vent faciUter l'acquisition de la « sainte dilection, » il ne se lasse pas de rappeler les motifs qui doivent porter l'âme au service et à l'amour de Dieu. De cette insistance, procède la teinte « affective » qui domine dans tout le Traitté, et en fait un excellent recueil de méditations et de prières. Quelquefois notre Saint inter- rompt soudainement ses déductions les plus profondes, et, interpellant Théotime, il lui adresse de pressantes  Introduction xxiii exhortations pour l'inviter à « l'amoureuse sousmission « aux decretz de la Providence « (I, p. 241), à la pra- tique de « la vie extatique et surhumaine » (II, p. 32), ou encore « au sacrifice de » son « franc arbitre » (H, p. 338). On ne doit pas oublier la raison pour laquelle saint François de Sales emploie dans le titre de son livre le terme d'amour préférablement à celui de charité: c'est « parce que, » dit-il (I, p. 73), « je pretendois « de parler des actes de la charité plus que de l'habi- « tude d'icelle. » Assurément, sur un grand nombre d'articles il n'y a pas lieu de distinguer entre la charité habituelle et la charité actuelle ; mais en établissant cette distinction, le saint Docteur garde la liberté d'éliminer certaines considérations qui l'entraîneraient trop loin. Enfin, dans cette étude des actes de la charité, laissant de côté les causes extérieures et la façon dont ils se produisent, l'Auteur considère surtout le principe intérieur qui les anime. Tout en décrivant l'arbre de la vie spirituelle dans toutes ses parties, des « racines « aux branches les plus élevées, il s'attache de préférence aux phénomènes intérieurs de cette végétation surnaturelle. Il étudie le procédé mystérieux par lequel la sève divine circule et amène progressivement l'accroissement de la plante, la production des rameaux, des fleurs et des fruits ; les causes essentielles, mais extérieures, qui peuvent être considérées comme les influences atmos- phériques, ne sont qu'incidemment indiquées. Faire cette remarque, c'est prévenir une objection qui pourrait être produite contre l'ouvrage. En effet, si l'on perdait de vue l'intention principale de l'Ecrivain, on s'étonnerait qu'un livre de cette nature contînt si peu d'enseignements sur l'action des Sacrements et sur les dispositions nécessaires à leur réception. Sans doute, certaines phrases du Traitté renferment en substance tout ce qui peut être dit sur l'effica- cité de la grâce sacramenteUe, comme, par exemple, lorsque le Saint rappelle que par le Baptême Dieu nous a rendus siens (II, p. 35), et d'autre part que  XXIV Traitté de l'Amour de Dieu « nous nous sommes consacrés a la souveraine Bonté. » (I, p. 193.) Ailleurs encore, exhortant l'âme coupable à solliciter de Dieu la grâce du pardon : « Cries-luy « mercy, » dit-il, « a l'aureille mesme de vostre confes- « seur » (II, p. 130). Quant à l'auguste Sacrement de nos autels, il y revient sou\-ent, et rappelle que la Communion est le « comble » du « saint amoureux « commerce » de Notre-Seigneur avec l'âme fidèle. Mais, nous le répétons, ces enseignements sont en dehors du cadre que notre Docteur s'est tracé. Son thème positif est l'action intérieure de la grâce divine et la coopération du cœur humain à cette sanctifiante influence, par ces actes surnaturels de la raison qui amènent la justification, antérieurement à tout recours aux Sacrements. Nous nous bornerons à ces courtes réflexions sur le plan adopté et le but poursuivi dans la composition du Traitté de l'Amour de Dieu. Notre étude doit actuellement se porter sur le mérite et le caractère des enseignements qui y sont contenus, afin d'en con- cevoir une exacte idée et de les apprécier à leur juste valeur.  § II. — - Appréciations et sources générales de la doctrine contenue dans le Traitté de l'Amour de Dieu Critiques qui en ont été faites  L'apparition de ce « Traité insigne et incomparable (i) » excita un véritable enthousiasme, à cette époque où une éducation sérieuse et chrétienne prédisposait fortement les esprits à chercher et goûter les choses d'en haut. La France, et c'était justice, y applaudit la première, (i) Bref du Doctorat.  Introduction xxv avec l'ardeur qu'elle met à acclamer tout ce qui élève l'intelligence et grandit le cœur. Toujours fière de son illustre saint Bernard, il lui semblait, à cinq siècles de distance, entendre les échos de sa voix, redisant non plus seulement à la solitude, mais au monde même, l'épithalame de l'union divine et les mystères de l'amour sacré. Les personnages les plus autorisés, tels que Dom Bruno d'Affringues, Général des Chartreux, et Dom Jean de Saint-François, Général des Feuillants, se firent les organes de l'admiration universelle. Ils s'accordaient à dire que, par la publication du Traitté de l'Amour de Dieu, saint François de Sales s'élevait au rang des plus grands mystiques, des chantres les mieux inspirés de la charité. C'était aussi l'opinion générale du clergé de France. On la trouve fréquemment exprimée dans les diverses lettres d'instance sollicitant auprès du Saint-Siège la béatification du Serviteur de Dieu. Celle du Chapitre de l'église métropolitaine de Rennes (1658) nous semble résumer avantageusement toutes les autres : « Nous dirons que les livres qu'il a composés par l'inspiration de Dieu sont autant de miracles, d'autant plus dignes d'admiration qu'ils sont plus élevés, et qu'ils semblent émanés de l'esprit de Jésus-Christ môme. Ils sont remplis d'un feu divin, et l'illustrissime François de Sales doit avec autant de raison être appelé l'Auteur séraphique, qu'on en a eu de donner le nom de Père séraphique au grand saint François d'Assise. Ce dernier l'emporte sur les patriarches, et le premier, sur les auteurs chrétiens, puisque, de l'aveu de tout le monde, il a écrit plus éloquemment qu'aun autre de l'amour divin, et contribué plus utilement que personne au salut des âmes, tant séculières que régulières. » Cette conviction était universellement partagée. Il est vrai que la fameuse controverse qui éclata sur la fin du xvii^ siècle l'ébranla dans un certain milieu. Mais les esprits sérieux furent loin de se laisser influencer, et, mis en demeure d'approfondir la doctrine de notre  XXVI Traitté de l'Amour de Dieu Saint, ils redoublèrent d'estime pour le Traitté de l'Amour de Dieu. C'est au sujet de ce livre admirable qu'un illustre orateur (i) faisait entendre en Sorbonne, il y a une trentaine d'années, des appréciations telles que celles-ci : « Cette sublime spiritualité embrasse dans son en- semble et suit dans ses détails tout le vaste poème de la vie chrétienne. En cela saint François de Sales avait eu des devanciers. Saint Bonaventure, Gerson, Louis de Grenade, sainte Térèse avaient traité le même sujet, avec cette rare éloquence qui caractérise les grands mystiques. S'il ne les laisse pas derrière lui, il marche de pair avec ces écrivains qui ont su porter le génie dans la piété, il ne le cède à aucun d'eux. Que vous semble. Messieurs, d'un ouvrage où l'auteur se propose de représenter au vif l'histoire de la naissance, du progrès, de la décadence, des opérations, propriétés, avantages et excellences de l'amour divin ? Assurément voilà un cadre original, c'est un drame plein de mouve- ment et de vie, dont les divers actes se succèdent avec une progression d'intérêt qui redouble l'attention à mesure qu'on approche du dénouement, qui est le terme final de la destinée humaine ; ou plutôt, vous me per- mettrez bien de me servir de cette expression, c'est une immense épopée, dont le cœur humain est le théâtre, où les deux acteurs principaux. Dieu et l'homme, se rencontrent, se quittent, se cherchent et se retrouvent après mille vicissitudes, dans le bonheur de l'union. Ce cadre si large et si varié, François de Sales le fournit avec une rare perfection. Il prend pied dans la nature humaine, et jetant sur elle un coup d'œil psychologique dont la pénétration eût fait honneur à Descartes, il étudie en détail le jeu multiple de ses facultés, il observe comment la volonté qui les gouverne est elle-même gouvernée par l'amour qui donne le branle à tout le reste, comment l'amour de Dieu, qui tient le sceptre entre tous les sentiments, tend de lui-même à l'union. (i) Mgr Freppel, Cours d'éloquence sacrée (publié eu 1893), V« Leçon.  Introduction xxvii Il y a là une page sur la convenance qui existe entre Dieu et l'homme, qui est bien ce qu'on a écrit de plus charmant sur ce beau sujet, depuis le livre de TertuUien sur le témoignage de l'âme. » Dès que la traduction eut mis le Traitté de l'Amour de Dieu à la portée des diverses nations catholiques, il éveilla vme admiration égale à celle dont, en France, il était l'objet ; admiration que n'effleura même point le léger nuage élevé par la discussion théologique sur les Etats d'oraison. Dans sa Vie du Bienheureux Fran- çois de Sales, Vie rédigée sous l'inspiration des plus savants théologiens de Rome, Giarda, Evêque de Castro, déclare « qu'un séraphin lui-même n'aurait pas mieux écrit du divin amour » que ne l'avait fait l' Evêque de Genève ('^). Son Eminence le Cardinal Parocchi se rendit l'écho des Souverains Pontifes, de saint Alphonse de Liguori et, en somme, de toute l'Eglise d'Italie, en écrivant les paroles suivantes (~) : « Dans son Théotime, saint François de Sales atteint les dernières limites de l'ascétisme et marche de pair avec les sommités du mysticisme. » L'Espagne à son tour fit à l'ouvrage un accueil empressé ; elle lui trouvait un air de famille avec les productions de sa grande école mystique. Le célèbre docteur d'Alcala, Michel de Portatilla (3), après avoir fait un pompeux éloge du hvre et de l'Auteur, conclut en nommant celui-ci la « bouche de Dieu et le taber- nacle des mystères divins. » Ces titres avaient été pré- cédemment décernés à saint François de Sales par le Sacré Collège. Nous aurons à revenir plus loin sur l'opinion des théologiens allemands relativement à l'enseignement  (i) Compendio délia Vita del Ven. Servo di Dio, Monsignor Francesco di Sales (Roma, de' Rossi, 1648), lib. III, cap. iv. (2) La Scuola cattolica, 30 novembre 1874. « Dell'ascetica toccô la meta più sublime nel suo Teotimo : anzi, a parlare con precisione, nella Filotea apparisce ascetico impareggiabile, nel Teotimo émula i mistici più accré- ditât!. » (3) Vida del glor. S. Francisco de Sales (Madrid, 1695), lib. VI, cap. xv.  xxviii Traitté de l'Amour de Dieu de notre Docteur (i). Parlant de la première traduction du Traitté : « A partir de cette époque, » dit l'illustre professeur Jocham, « le grand Maître de la vie spiri- tuelle du saint amour appartient, pour ainsi dire, à notre nation (2). » Jacques I^^, roi d'Angleterre, tout hérétique qu'il était, avait voué la plus grande estime au Traitté de l'Amour de Dieu. Son petit-fils, Jacques III, y puisa force et consolation dans ses infortunes ; à l'exemple de ce prince, les catholiques anglais recoururent cons- tamment à ces pages lumineuses, comme au flambeau qui, dans les jours de ténèbres et de persécution, devait éclairer leur périlleux sentier. Depuis la renaissance du Catholicisme dans « l'île des Saints, » ce livre occupe le premier rang parmi les ouvrages destinés à la forma- tion religieuse des nouvelles générations, et l'illustre Cardinal Manning exprimait un sentiment universel lorsqu'il souhaitait voir « régner dans tous les cœurs la doctrine et l'esprit de saint François de Sales, aussi bien en ce qui regarde les pasteurs que par rapport aux simples fidèles (3). » Pour être à même d'apprécier un livre à son véritable point de vue, il importe de connaître les sources aux- quelles l'écrivain a puisé ; plus elles seront pures et autorisées, plus grande évidemment sera la valeur de l'ouvrage. S'agit-il d'un traité de théologie dogmatique ou morale, l'auteur n'a absolument rien à créer ; la Sainte Ecriture, la Tradition, l'ensemble de l'enseigne- ment catholique se présentent à lui, et son mérite se mesure au plus ou moins de goût et de patiente érudition qu'il saura déployer dans l'exploitation de cette mine féconde. Le contemplatif monte à des régions plus (i) « Certains seigneurs allemands s'adressant à » l'un des domestiques de notre Saint, lors de son séjour à Paris en i6ig, « \\xy asseurerent qu'en leur païs on en parloit comme d'un sainct Hierosme, d'un sainct Ambroise et d'un saint Augustin. » (Le P. de la Rivière, Vie, liv. IV, chap. lv.) (2) Pastoralblatt fur die Erzdiocese Miinchen-Fieising, 1876. (3) Dublin Review, July 18S4, p. 200.  Introduction xxix élevées ; s'il veut décrire les domaines peu connus de la théologie mystique, sans doute il devra, et plus soigneusement que tout autre, s'attacher à la doctrine et à l'esprit de l'Eglise ; mais à ces connaissances acquises, il peut joindre les fruits de son expérience personnelle. Celui-là traitera le mieux de telles matières qui sera le plus avant dans l'intimité divine. Le Traitté de l'Amour de Dieu, œuvre à la fois dogmatique et mystique, offrit à saint François de Sales l'occasion de faire valoir ces richesses anciennes et nouvelles qu'il avait puisées dans de longues études et une constante union avec le Seigneur. Que l'humilité de l'Auteur nous répète encore ce qu'il affirmait dans des conjonctures différentes : « Je ne dis rien que je « n'aye appris des autres, » nous savons la portée qu'il faut attribuer à cette assertion ; car s'il a beaucoup reçu de ses devanciers, que n'a-t-il pas appris à cette école mystérieuse dont l' Esprit-Saint est le seul Maître, à cette école où l'onction divine enseigne toutes choses '0 ! Ce n'est nulle part ailleurs que notre Docteur a trouvé l'idée de ses chapitres sur la nature de l'amour, sur l'indifférence, et bien d'autres non moins admirables. Et ces inimitables élans qui çà et là se font jour sous sa plume, ces apostrophes véhémentes adressées à Théo- time, ne les sent-on pas jaillir de son cœur tout consumé par le divin amour ? C'est sa propre expérience qui le guide dans l'explication des divers degrés de l'oraison ; à son insu, il fait l'histoire de son âme alors même qu'il en appelle constamment au témoignage des grands maîtres de la vie spirituelle (^). Son génie lui fait aussi trouver (r) I Joan., ii, 27. (2) C'est ce qu'ont déposé plusieurs témoins entendus au Procès de Béatification de notre Saint, entre autres le Chanoine Magnin, dont voici le témoignage : « Je preuve qu'il estoit grandement advancé dans l'amour de Dieu par tout ce qu'il en a escript dans l'excellent Traicté qu'il a mis en lumière sur ce subject ; lequel je sçay qu'il n'a pas basty par un'estude pedan- tesque (n'ayant presque jamais eu aultre loysir que celluy qu'il desrouboit la nuict à son repos), mais par une continuelle considération et praticque du saint amour, en laquelle il avoit Dieu pour son unicque docteur ; lequel luy avoit communiqué par grâce spéciale les rares traictz de sa dilection, desquelz en appres il a fait part au publicq. » (Process. remiss. Gebenn. (I), ad art. 26.)  XXX Traitté de l'Amour de Dieu d'heureux rapprochements à l'aide desquels il projette de nouvelles lumières sur des vérités déjà connues, mais insuffisamment éclairées. Le Cardinal Pie a dit de saint François de Sales (0 : « La Sainte Ecriture est plus que la règle de ses pen- sées... elle en est devenue la substance. » Ce magnifique éloge s'applique principalement au Traitté de l'Amour de Dieu, qui peut être considéré comme un véritable commentaire du Cantique des Cantiques. Notre Docteur emprunte à ce Livre inspiré, ainsi qu'aux accents du Roi-Prophète, la plupart des épanchements de son cœur. L'exposition du dogme, les arguments qu'il en tire, reposent principalement sur les Épîtres de saint Paul. Le grand exégète ne se borne pas à de simples citations du Texte sacré ; il confronte entre elles les versions approuvées, il interroge les princi- paux commentateurs. Ses Manuscrits surtout témoignent de la sollicitude avec laquelle il vérifie ses interpréta- tions d'après les autorités les plus renommées de son époque : Vatable, Génébrard, Ribera, Tolet, Sa, Ghisler, Del Rio, etc. IMais l'Auteur ne s'en tient pas là : après avoir commenté les saintes Lettres, il recourt au langage même de l'Eglise pour rendre les sentiments de son âme ou formuler ceux qu'il veut inspirer à son lecteur. Parfois, ce qui est encore bien plus digne de remarque, il y trouve la base d'une argumentation théologique ; c'est l'application du principe : lex orandi, lex cre- dendi. Le deuxième Livre et les premiers chapitres du troisième, qui contiennent les sujets les plus difficiles de tout le Traitté, rappellent aussi souvent les oraisons de la Liturgie que les déclarations exphcites du « saint « et sacré Concile de Trente. » Viennent ensuite les Pères et les théologiens. Saint Denis l'Aréopagite est fréquemment cité par notre Docteur, comme il le fut par saint Thomas et, en  (i) Lettre incdite. (Archives du premier Monastère de la Visitation d'Annecy.)  Introduction xxxi général, par les écrivains catholiques qui ont traité de la contemplation. L'authenticité de ses écrits était une des questions brûlantes de l'époque ; l'Evêque de Genève avait certainement étudié l'Apologie de Dom Jean de Saint-François, les Vindiciœ de Del Rio, et partageait l'opinion de ces savants critiques. On doit noter tou- tefois que les passages qu'il extrait des Noms divins ne se rapportent qu'à la philosophie de l'amour de Dieu. Ici, comme dans ses autres ouvrages, notre Saint em- prunte de préférence ses preuves dogmatiques aux œuvres de saint Grégoire de Nazianze, de saint Jean Chrysostôme, de saint Bernard ; surtout, il s'appuie sur l'autorité du « Patriarche de la théologie. » En effet, si l'on en excepte les auteurs inspirés, il n'en est pas à qui le Traitté de l'Amour de Dieu fasse des emprunts aussi fréquents qu'à saint Augustin ; les citations, extraites de vingt-quatre ouvrages de cet illustre Père de l'Eglise, atteignent le nombre de soi- xante-dix. Il semble qu'un instinct prophétique ait sug- géré à notre Docteur d'en appeler à ce glorieux témoin, non seulement pour combattre d'avance le rationalisme et le naturalisme modernes en établissant la suprématie de la grâce sur la raison humaine, mais encore pour protéger la liberté du franc-arbitre contre le jansénisme et toutes les suites funestes des sombres théories de Calvin. Parmi les théologiens, saint Thomas est à peu près le seul qui soit explicitement cité. L'Auteur du Traitté le prend ordinairement pour guide dans ses interprétations du Texte sacré et des Pères ; dans les questions qui ne relèvent pas de ces bases fondamentales, il s'appuie presque uniquement sur son témoignage. Si, en deux points importants, il n'adopte pas l'opinion de l'Ange de l'Ecole, ce n'est que pour donner une plus spéciale « attention aux Saintes Escritures et a la doctrine des « Anciens. » (I, p. 99.) Entre tous ceux qui ont excellemment parlé de « l'art « de bien aymer, » parce qu'ils le connaissaient par une expérience personnelle, les Saints tiennent de droit  XXXII ÏRAITTÉ DE l'AmOUR DE DiEU le premier rang. Dans cette science divine ils sont des maîtres sûrs ; car, si pour tous les fidèles la charité est la plénitude de la loi ^^\ elle est pour eux la voie et le terme, le mo3'en et la fin de la perfection. Remettant à développer ailleurs cette pensée, qu'il suffise de rappeler ici quelle estime notre Docteur pro- fessait pour les opinions de ceux qui furent ses modèles dans la carrière de la sainteté. Au besoin, il n'hésite pas à attribuer à leurs paroles le poids d'une décision théologique. C'est ainsi qu'il appuie une vérité fonda- mentale sur une simple assertion de saint François Xavier (I, p. 231) ; et rappelant une sentence familière au séraphique Patriarche d'Assise : « Je tiens, » dit-il (I, p. 124), « pour oracle le sentiment de ce grand « docteur en la science des Saintz. » C'est à tout propos que le souvenir du « grand saint François » est évoqué dans le Traitté ; et comment en serait-il autrement, puisque l'Auteur déclare qu'en « ce sujet de « l'amour céleste » ce parfait imitateur de Jésus crucifié « revient tous- jours devant » ses « yeux. » (II, p. 43.) Une autre observation très intéressante se recom- mande encore à l'attention du lecteur ; c'est l'influence exercée sur le caractère général du Traitté de l'Amour de Dieu par les mystiques espagnols. Cette influence peut se constater sous deux aspects différents : la grande école dont sainte Térèse est la gloire eut, en effet, le double mérite de populariser, si l'on peut ainsi dire, la science de la vie spirituelle, et celui d'asseoir les fon- dements de cette science sur les bases inébranlables de la foi et de l'enseignement théologique. Le voile dont on avait couvert le mysticisme était impénétrable avant Louis de Grenade et ses contemporains, Pierre ]Malon de Chaide et Louis de Léon. C'était au point que ces écrivains durent s'excuser auprès du pubHc, s'ils le sou- levaient en faisant usage de la langue vulgaire.* A leur suite, notre glorieux Docteur ne craint pas de montrer à découvert ce Saint des Saints dont tout chrétien peut (i) Rom., XIII, 10.  Introduction xxxiii ambitionner l'entrée, puisque tous participent au sacer- doce royal W du Christ, notre Pontife éternel. Mais selon le désir qu'avait émis autrefois « la bien- « heureuse Mère Thérèse (-), » saint François de Sales en ouvrant à tous le sanctuaire de la vie intérieure, n'y introduit que par la voie sûre et lumineuse de la doctrine catholique. Rien chez lui qui donne prise aux critiques des hommes prévenus, aux attaques des sectateurs du libre examen ; il sent que pour « la condi- « tion des espritz de » son « siècle, » il faut que tout soit fondé sur la pierre ferme des dogmes de la foi. Toucher les principaux mystères de notre religion : la sainte Trinité, la rédemption, la justilication, la mer- veilleuse économie de la grâce ; exposer les grandeurs des origines et des destinées humaines, les moyens à prendre pour ne pas dégénérer des unes et atteindre les autres, tel est le but que se propose l'Auteur. Afin de remplir ce vaste plan, il lui fallut remonter jusqu'aux philosophies païennes, non seulement pour en démontrer le vide et l'insuffisance, mais encore pour rechercher les notions du véritable culte, et certains vestiges de vérité épars au milieu des divers systèmes qui se partagèrent l'antiquité. Loin de mépriser cette « science du siècle que Dieu a placée en avant sur la terre pour servir de marchepied (3) » à la connaissance de son nom, il l'appelle à témoigner en faveur des dogmes catholiques. Une secrète sympathie, une sorte d'affinité rapproche la grande âme de saint François de Sales des patriarches de la philosophie : Aristote, Socrate, Platon, (i) I Pétri, II, 9. (2) Sainte Térèse, éclairée d'en haut, avait mesuré l'ébranlement produit dans les convictions religieuses par les attaques des hérésiarques contempo- rains, et senti combien il était nécessaire que les écrivains ascétiques et mystiques fussent soigneux d'insister dans leurs ouvrages sur les dogmes fondamentaux de la religion. Jean d'Avila avait eu la même intuition ; par suite, il introduisit dans la seconde édition de son A udi filia une courte expo- sition de la doctrine et de la morale catholiques. Outre cet auteur et ceux indiqués plus haut, saint François de Sales cite encore dans son Traitié de l'Amour de Dieu., Stella, Fonseca et plusieurs autres qui marchèrent dans la même voie. (3) Saint Grégoire le Grand, Expositiones in Lib. I Reg., lib. V, cap. m, § 30.  XXXIV Traitté de l'Amour de Dieu Epictète, « le plus homme de bien de toute l'antiquité. » Alors qu'il stigmatise leurs erreurs, il rend souvent hom- mage à leurs qualités intellectuelles, et même à leurs vertus morales ; mais toujours il a soin de faire ressortir l'insuffisance de ces vertus purement naturelles, et par cela même nécessairement imparfaites de quelque côté. Parmi les Anciens cités le plus fréquemment dans le Traitté de l'Amour de Dieu, signalons Aristote et Pline. On a vivement critiqué notre saint Docteur de la trop facile créance qu'il semble donner aux récits fantaisistes et merveilleux du célèbre naturaliste, et les comparaisons qu'il aime à tirer de ses écrits ; mais comme cette question se rattache beaucoup plus aux ornements du langage qu'au fond même de la pensée, nous remettons à l'étudier dans la troisième Partie de cette Introduction. Au miUeu du concert général de louanges qui salua l'apparition du Traitté de l'Amour de Dieu, quelques voix discordantes se firent entendre : elles partaient de la France et formulaient deux griefs. On reprochait d'abord à notre Saint d'avoir fait une œuvre trop abstraite, trop métaphysique, et ensuite de s'être permis une trop grande liberté de langage. Au premier chef d'accusation, on peut répondre, ce que personne ne contestera, qu'il est des sujets si élevés de leur nature qu'ils échappent inévitablement au vul- gaire. Qu'un écrivain médiocre ait à les traiter, il ne parviendra jamais à les rendre accessibles à la majorité des lecteurs, et nul cependant n'aura droit de l'en blâ- mer. Mais qu'un esprit supérieur s'empare de ce même sujet, sans l'abaisser en aucune façon, il l'illumine de clartés inattendues ; il saisit l'esprit, étend, pour ainsi dire, la capacité de sa pensée et lui rend intelligibles des enseignements qu'il n'eût osé aborder jusqu'alors. C'est ce que fait l'Evêque de Genève. Les intuitions de la sainteté s'unissant chez lui aux inspirations du génie, il explore comme en se jouant, les profondeurs du cœur de l'homme et les profondeurs du cœur de Dieu ;  Introduction xxxv il sonde ces deux abîmes qui s'appellent et se répon- dent mutuellement, et le lecteur émerveillé, s'étonne de marcher si facilement à sa suite dans ces mystérieuses régions. Qu'on ne nous objecte pas ici, pour infirmer cette assertion, certaines paroles échappées à l'humiUté de notre Saint, telles que celles-ci (I, p, 303) : « Ce traitté « est difficile, sur tout a qui n'est pas homme de grande « orayson ; » car elles se rapportent non pas à l'ensem- ble de l'ouvrage, mais seulement à quelques chapitres relatifs aux communications avec Dieu dans leur degré le plus sublime. Du reste, l'Auteur assure (Préface, p. 13) qu'il règne « es endroitz les plus malaysés de « ces discours une bonne et aymable clarté. » Et si dans une lettre privée (i) il émet la crainte « que ceste « petite besoigne ne reuscisse pas si heureusement que « l'autre précédente, pour estre... un peu plus nerveuse « et forte, » il ajoute aussitôt ce correctif : « J'ay tasché « de l'adoucir et fuir les traitz difficiles. » Aussi le voyons-nous recommander la lecture du Traitté de l'Amour de Dieu aux gens du monde, aux hommes de cour, en même temps qu'il leur enseigne les maximes les plus élémentaires de la vie spirituelle. Les amis et les disciples de l'Evêque de Genève se placèrent au même point de vue que lui pour appré- cier son livre ; ils le jugèrent utile à toutes les âmes pieuses et à celles qui tendaient à le devenir. Saint Vincent de Paul le qualifie d' œuvre « immortelle et très noble, » et le met à l'usage de sa Congrégation de la Mission, non seulement pour servir « d'échelle aux aspirants à la perfection, » mais encore de « remède universel pour les débiles, et d'aiguillon pour les indo- lents (2). » Dans une lettre à une religieuse Carméhte, sainte Jeanne-Françoise affirme que ce Traitté résout toutes les difficultés de la vie spirituelle (3). Ailleurs, elle ajoute : « Les âmes humbles... y trouvent tout (i) Lettre à Mgr Fenouillet, citée plus haut, p. xii. (2) Process. remiss. Parisiensis, ad art. 26. (3) Tome VIII, Lettre mdccclix.  XXXVI Traitté de l'Amour de Dieu ce qu'elles sçauroient désirer pour leur solide conduicte en la parfaicte union avec Dieu (ï). » Le témoignage du célèbre Pierre Berger, chanoine de Notre-Dame de Paris, est encore plus explicite : « Dieu a faict (au Bienheureux) la grâce d'exprimer les secretz les plus profondz et mystérieux de l'amour sacré avec tant de clarté et de facihté, que ce que jusques à luy avoit esté estimé impénétrable au comrnun des hommes se trouve aujourd'huy compris et pratiqué avec beaucoup de sua- vité par un bon nombre de personnes de l'un et de l'autre sexe, qui ne sont pas versées en l'estude des lettres ny de la philosophie (2). » Toutefois, nous ne disconviendrons pas que, même parmi les contemporains de notre Saint, il s'en soit trouvé qui prétendaient que pour comprendre le Traitté de l'Amour de Dieu, il était nécessaire de joindre à une piété éminente, des connaissances théologiques très étendues (3). Le temps et l'expérience ont fait justice de cette opinion : une science ordinaire unie à beaucoup de ferveur et surtout d'humilité, suffit pour pénétrer un enseignement qui s'adresse plus encore au cœur qu'à l'esprit. Même pour avoir l'intelligence des chapitres que l'Auteur signale comme étant les plus métaphysi- ques, il n'est pas nécessaire d'être « fort docte ; » tout  (i) Process. remiss. Gebenn. (I), ad art. 44. (2) Process. remiss. Parisiensis, ad art. 26. (3) Telle est, par exemple, l'assertion de Vaugelas {Process. remiss. Pari- siensis, ad art. 26) : « Le livre qu'il a composé de l'Amour divin, » dit-il, « est un chef d'oeuvre admiré de tous ceulx qui sont capables d'en juger ; mais il est certain que pour en bien cognoistre le prix il fault estre fort devotieux et fort docte, qui sont deux qualitez bien rares estant séparées, et plus rares encore estant conjoinctes. » Claude Chatïarod, déjà cité dans la Préface de notre Edition de Vlntro- duction à la Vie dévote, nous apprend aussi (Process. rcfuiss. Gebenn. (I), ad art. 26, 27) que, durant son séjour à Toulouse, un « grand, docte et religieux prédicateur » lui voyant lire le Traitté avec un de ses amis, s'écria : Ce livre n'est pas pour vous ni votre ami, car « l'Autheur présuppose en son lecteiu: de bons fondements de théologie et de dévotion. » D'après Jean Gojon, bourgeois d'Annecy, ce « religieux prédicateur » serait le P. Richard, S. J. ; il rapporte ainsi ses paroles (Ibid., ad art. 44) : « Ce livre est d'une telle importance qu'il n'appartient pas à tout le monde de le lire, mais seulement aux théologiens, si ce n'est le dernier Livre. »  Introduction xxxvii homme sérieux et capable d'une lecture attentive saisira facilement l'enchaînement des pensées et la suite du raisonnement. A coup sûr, quelques notions théologi- ques seraient requises pour approfondir complètement certains passages ; néanmoins, le sens catholique est seul indispensable pour les lire avec fruit. Il manquait à Sainte-Beuve et à quelques autres critiques modernes : c'est ce qui expHque les bévues qui se rencontrent çà et là dans leurs Etudes sur cet ouvrage. Me"" Freppel était mieux inspiré lorsqu'il disait dans le discours cité plus haut (I) : Sous la main de saint François de Sales « les aspérités de la morale, de la métaphj^sique chré- tienne disparaissent en quelque sorte, pour permettre à l'esprit de promener son regard sur le vaste champ de la doctrine comme sur une surface brillante et polie, » Un autre grief formulé contre le Traitté de l'Amour de Dieu porte sur la soi-disant liberté de langage qui s'y fait jour quelquefois. Nous prions nos lecteurs de vouloir bien en lire la réfutation dans notre Préface de l'Introduction à la Vie dévote (2), livre qui a subi les mêmes attaques. Il serait fastidieux et sans objet de reprendre ces accusations sous tous leur? aspects ; il serait plus inutile encore d'indiquer la manière assez malencontreuse dont certains admirateurs de saint François de Sales ont voulu les réfuter. Bornons-nous à en donner le sens général : on a reproché à notre Saint d'emprunter à l'amour profane des images et des comparaisons un peu hardies pour dépeindre les chastes opérations de l'amour sacré. Mais les esprits timorés qui expriment ces plaintes ont-ils oublié que les écrivains inspirés ne craignent pas d'employer les mêmes figures ? Ne savent-ils pas que, par la bouche de ses Prophètes, le Seigneur attribue à la charité infinie qui l'anime envers ses créatures, toute la tendresse, toute la force de l'amour conjugal et de l'amour maternel, dans ce qu'ils ont de plus pur, de plus  (i) Page XXVI. (2) Partie II, pp. xlvi, xlvii.  XXXVIII Traitté de l'Amour de Dieu touchant, de plus élevé ? A chaque page de nos saints Livres, la maison d'Israël est représentée sous les traits d'une fiancée, parée de toutes les grâces de la jeunesse et de l'innocence, ou sous la figure d'une épouse, l'honneur et la joie de son foyer. Et s'il faut déplorer ses égarements, c'est encore en poursuivant la même métaphore que la voix divine les dénonce et les stig- matise. L'idolâtrie dont les peuples d'Israël et de Juda se sont rendus si souvent coupables est ordinairement flétrie du nom d'adultère. C'est ce que notre Saint fait remarquer lui-même au cours de l'ouvrage (^). De plus, le langage de la charité n'est pas purement figuratif ; et tout ainsi que les affections humaines tirent leur force et leur noblesse de l'élément spirituel qui les constitue, de même, l'amour surnaturel qui s'exerce entre Dieu et l'homme réalise dans sa forme la plus subhme l'idéal que doivent se proposer tous les senti- ments inférieurs. L'amour est U7i dans son essence comme dans les lois qui le régissent : soit qu'il monte vers le ciel comme une pure flamme, soit que, étincelle détournée du foyer, il aille s'éteindre misérablement au miheu des créatures, dans l'opposition de ces divers mouvements, il conserve sa nature et ses propriétés. La théorie de l'amour demeure donc la même et quand cette passion divinise l'homme et quand elle l'égaré. Aussi, lorsque saint François de Sales aperçut parmi ses contemporains certains esprits aimant à se dire scandalisés par la lecture des chapitres ix et x du premier Livre de Theotime, bien loin de retrancher ces chapitres, il affirma au con- traire qu'ils étaient des plus nécessaires à l'intelli- gence du sujet (2). L'angélique candeur de notre Saint rayonne si doucement à travers ces passages inculpés, qu'on ne peut les Ure sans sentir, en quelque sorte, les mouvements de sa belle âme, en qui, selon le mot de l'Apôtre (3), tout est saint et sans tache dans la charité. (i) Livre X, chap. xiii. (2) Mgr Camus, L'Esprit du B. Franfois de Sales, Partie III, § xiv. (3) Ephes., I, 4.  Introduction xxxix  § III. — Le Traitté de l'Amour de Dieu ati point de vue dogmatique, ascétique et m,ystique  Si le Traitté de l'Amour de Dieu peut être juste- ment considéré comme un chef-d'œuvre, c'est princi- palement par son côté dogmatique qu'il mérite cette réputation, ainsi qu'en conviennent unanimement les maîtres de la science sacrée. Toutes les louanges prodi- guées à ce livre sont résumées dans le Bref Dives in Misericordia, par lequel la sainte Eglise loue haute- ment l'Evêque de Genève d'avoir traité son thème sublime d'une manière « docte, subtile et lumineuse. » C'est surtout dans les quatre premiers Livres et dans le onzième que sont admirablement expliquées les vérités les plus obscures de l'enseignement catholique. Parlant des premiers chapitres du deuxième Livre, un célèbre professeur allemand affirme que « le dogme de Jésus- Christ et de son œuvre n'a jamais été exposé nulle part ailleurs avec autant de capacité et de profondeur. » Quant « aux derniers chapitres du troisième Livre, » poursuit-il, « la doctrine du mystère de la sainte Trinité y est traitée avec une précision théologique et une lucidité qui révèlent plutôt le voyant que le sage. » Et il conclut en disant : « Le théologien familiarisé avec l'œuvre capitale de saint François de Sales y trouve mille preuves irrécusables de profondeur spéculative, toutes les définitions de cet écrit étant soHdement appuyées sur une base théologique inébranlable (i). « Nous reproduisons à dessein ces paroles du savant docteur Jocham préférablement à plusieurs autres témoi- gnages, car les appréciations de l'EgHse d'Allemagne sur le Traitté de l'Amour de Dieu sont moins (i) Pastoratblatt Munich. Voir plus haut, p. xxviii, note (2).  XL Tr.\itté de l'Amour de Dieu connues que celles des théologiens de France et d'Italie. Dans ses Nouvelles recherches, Adam Moehler t^) corrobore la doctrine de sa Symbolique sur les consé- quences du péché originel, par de larges emprunts au premier Livre de Theotime. « Selon son ordinaire, » dit-il, « saint François de Sales a proposé ce dogme avec une prodigieuse clarté et simphcité. » L'influence de notre Docteur est facile à constater dans toute la suite de cet ouvrage. Elle n'est pas moins sensible dans les Novce disqui- sitiones de Gratta de Schiizler, qui ne se lasse pas de citer le « livre d'or » de l'Evêque de Genève. C'est encore dans le Traitté que le professeur Ernest Mùller puise une partie considérable des arguments développés dans sa Theologia Moralis. Ainsi qu'il a été dit plus haut, saint François de Sales suit ordinairement les décisions du Docteur angélique, et ne s'en écarte que sur deux questions principales. La première est relative au mystère de l'Incarnation : on sait que deux opinions partagèrent l'Ecole à cet égard. Saint Thomas prétend que ce mystère d'infinie charité a été déterminé par la chute du premier homme. A rencontre de cet illustre Docteur, Scot et ses disci- ples enseignent que, même dans l'hypothèse contraire, le Verbe se serait revêtu de notre humanité. C'est le sentiment qu'adopte notre Saint et qu'il émet dans son Traitté de l'Amour de Dieu (-'. De cette opinion découle comme conséquence naturelle le dogme de l'Immaculée Conception de Marie, en faveur duquel le Traitté contient un si admirable témoignage.  (i) Jocham désigne Adam Moehler comme « le plus grand théologien qu'ait produit notre siècle. » (2) Le P. Hilaire de Paris, Capucin, dans son ouvrage Cur Deus homo (Lugduni, Jaillet, 1867), Pars I', cap. iv, prétend que saint François de Sales suit saint Thomas relativement au mystère de l'Incarnation. L'opinion con- traire est pourtant très clairement exprimée dans les chapitres iv et v du deuxième Livre du Traitté. La phrase surtout qui énumère les motifs qu'eut la divine Miséricorde de sauver l'humanité coupable, ne laisse aucun doute : « C'estoit la nature humaine de laquelle il avait résolu de prendre une « pièce bien heureuse pour l'unir a sa Divinité, » etc. (I, p. loi.)  Introduction xli La seconde question sur laquelle saint François de Sales diffère de l'Ange de l'Ecole, concerne l'ordre de la prédestination. Tous les historiens de l'Evêque de Genève racontent la terrible tentation de désespoir dont l'origine se rattache à l'examen de cet insoluble problème. On conçoit que, même après être sorti victo- rieux de cette violente attaque, notre Saint ait con- servé une certaine propension à sonder les profondeurs de ce dogme redoutable ; il passa en effet plusieurs années à scruter l'Ecriture et les Pères sur ce sujet, et le résultat de ses patientes études l'amena à conclure que le décret de la prédestination des âmes est rendu j)ost prcBvisa mérita. Il exprime cette conviction d'une manière positive dans le cinquième chapitre du troisième Livre W ; c'est probablement dans ce chapitre que sont insérées les « quatorze lignes » qui lui coûtèrent « la « lecture de douze cens pages de grand volume, » ainsi qu'il le confiait plus tard à son ami, Me»^ Camus (2). Il n'entre pas dans le plan de cette Introduction d'exposer en entier le système doctrinal de l'ouvrage ; mais il importe d'attirer l'attention du lecteur sur les bases fondamentales de ce magnifique édifice. L'Apôtre propose deux buts principaux au dispensateur de la parole de Dieu : exhorter dans la saine doctrine, et convaincre ceux qui la contredisent (3). Le Traitté a été suffisamment étudié sous le rapport de la saine doctrine qu'il contient ; mais on ne saurait trop insister sur l'utilité qu'il présente pour convaincre les contra- dicteurs. (i) Il semble utile de donner ici un fragment de la lettre bien connue de saint François de Sales au célèbre P. Lessius (26 août 1618) : « ...Vidi in « bibliotheca Collegii Lugdunensis tractatum de prœdestinatione, et quamvis « nonnisi sparsim, ut fit, oculos in eum injicere contigerit, cognovi tamen « Paternitatem vestram sententiam illam, antiquitate, suavitate ac Scripiu- « rarum nativa authoritate nobilissimam de prœdestinatione ad gloriam post « prœvisa opéra, amplecti ac tueri ; quod sane mihi gratissimum fuit, qui « nimirum eam semper, ut Dei misericordicB ac gratis magis consentaneam, « veriorem ac amabiliorem existimavi, quod etiam tantisper in libella de « Amore Dei indicavi. » (2) L'Esprit de saint François de Sales, Partie III, § xv. (3) Tit., I, 9.  XLii Traitté de l'Amour de Dieu Il est certain que notre Docteur, passionné pour le salut des âmes, avait toujours cet objectif devant les yeux. Les plus tendres insinuations pour rappeler les hérétiques à la vraie foi se font jour dans les sujets qui semblent y prêter le moins, et un ardent désir de ramener au bercail les brebis égarées se reflète jusque dans les nuances de son style. C'est surtout dans les Manuscrits originaux que se révèlent les industries de son ingénieuse charité ; à travers les contemplations du mystique, éclate constamment le zèle enflammé de l'apôtre. Qu'on nous permette de citer cette remarque intercalée dans une première étude des chapitres v et vu du dixième Livre (Appendice, p. 482) : « Ce chapitre « doit estre grandement addouci par la démonstration « de la suavité de ce commandement, afïin que les « hérétiques le lisant, voyent la clarté de la doctrine « chrestienne, et boivent cett'eau sucrée imperceptible- « ment ; et partant il le faut remplir de paroles affectives « et extatiques. » Non moins dignes d'attention à cet égard sont les der- nières lignes de la Préface et le passage sur les Conciles généraux (I, p. 135) ; plus encore, le chapitre xiii du Livre VIII, où l'Auteur déduit de son principal argu- ment une conclusion péremptoire contre l'hérésie, en montrant dans la soumission à l'Eghse la preuve indis- pensable de toute mission légitime, de toute vertu de bon aloi. Ailleurs, parlant du rafroidissement de l'ame en l'amour sacré (I, p. 220), il fait une digression pour démasquer la mauvaise foi des héréti- ques qui refusent d'admettre une distinction entre le péché mortel et le péché véniel. Toujours, il a soin dans son enseignement ascétique de faire ressortir la suprématie de l'Eglise. Cette sainte Eglise est proclamée par lui seul organe et interprète, non seule- ment des règles de croyance, mais encore des règles de conduite f^). Et, comme il se voit chaque jour, les (i) C'est ainsi qu'il assigne aux « conseilz de l'Eglise » le même rang qu'aux conseils de Xotre-Seigneur lui-même, par ce motif que, « a raj'son « de la continuelle assistance du Saint Esprit, » l'Eglise « ne peut jamais  Introduction xliii âmes, attirées vers l'amour divin par le charme de sa doctrine morale, se laissent suavement gagner, et se soumettent enfin à cette autorité légitime en dehors de laquelle toutes les plus belles théories de vertu ne sont qu'une trompeuse illusion. Le Cardinal Pie avait bien saisi ce côté saillant des écrits de saint François de Sales, et il avait principalement en vue le Traitté de l'Amour de Dieu, quand il écrivait : « Quiconque s'est nourri de ses livres... se trouve comme inévitablement conduit aux antipodes des opinions et de l'esprit des novateurs, notamment... sur les relations naturelles et surnaturelles de Dieu avec ses créatures, relations qui sont le fonds même de la théologie et qui constituent proprement l'essence du christianisme (^). » Très remarquable comme œuvre dogmatique, le Traitté de l'Amour de Dieu ne l'est pas moins rela- tivement à l'ascétisme, mais ascétisme exposé d'une manière neuve et bien digne du cœur et du génie de notre Saint. Ses devanciers, ceux qu'il appelait « nos « maistres, » avaient longuement discouru des vertus, des conditions qui en assurent le développement, de la perfection dont elles sont susceptibles. Notre Docteur, ramenant à l'unité ces enseignements divers, étudie les habitudes surnaturelles dans leurs rapports avec la divine charité, dont elles tirent exclusivement leur force et leur éclat. « Ce fut une belle conception, » dit un écrivain de notre temps (2), « que de rattacher toute la morale chrétienne à l'amour de Dieu. La charité est la vertu par excellence, celle à laquelle conduisent toutes les autres, qui les dirige toutes comme la reine gouverne les servantes L'œuvre providentielle de Dieu a pour  « donner de mauvais advis. » Ces traits de lumière se rencontrent surtout au Livre VIII, et sont naturellement amenés par le sujet de l'union de nostre volonté a celle de Dieu et, par conséquent, des diverses sortes d'obéissance. (i) Lettre citée plus haut, p. xxx, note (i). (2) Le R. P. Gabriel Desjardins, S. J., Saint François de Sales Docteur de l'Eglise (Paris et Lyon, Lecoffre, 1877), § xiv.  xLiv Traitté de l'Amour de Dieu but unique de produire en nos âmes cet amour céleste, et toute l'œuvre de l'homme ici-bas doit être de répon- dre aux invitations de Dieu et de s'élever jusqu'au faîte de la divine charité. Analyser ce double travail, celui de Dieu et celui de l'homme, c'était donc pénétrer au cœur même de la religion surnaturelle, et se donner vaste champ pour exposer toutes les merveilles qu'opère sans cesse la Bonté divine en faveur de sa créature raisonnable, » et toute la correspondance que, par l'exercice des vertus, la créature peut rendre à son Créateur. Ce vaste champ, notre Saint l'explore avec cette rare pénétration d'esprit, cette onction de piété, cette puis- sance de persuasion que ses lecteurs lui connaissent. S'il a traité d'abord les vérités dogmatiques, ce n'était, pour ainsi dire, que dans le but de déhmiter exacte- ment le terrain dans lequel s'épanouissent toutes les vertus chrétiennes, sous les rayons bienfaisants de la charité. Envisagé dans ses relations avec ce soleil du monde spirituel, l'ascétisme nous apparaît par son côté le plus élevé ; et cependant, rien de plus simple, de plus accessible à toutes les inteUigences que la manière dont il est présenté. C'est un développement de la doctrine contenue dans l'Introduction à la Vie dévote que nous retrouvons dans le Traitté de l'Amour de Dieu ; ce dernier ouvrage semble être le complément du premier, ainsi que notre Saint le donne à entendre en renvoyant fréquemment Théotime aux instructions données à Phi- lothée, notamment en ce qui concerne l'oraison mentale. Là, cet exercice est recommandé comme fondement de toute vie spirituelle : une heure chaque jour doit y être consacrée ; ici, il est considéré comme élément constitutif de la perfection, si bien que l'âme ne doit plus seulement faire l'oraison à certains moments déter- minés, elle doit en vivre continuellement. Là, les aspi- rations ou élancements en Dieu sont montrés comme moyen d'arriver « a une tendre et passionnée dilection « envers ce divin Espoux : » ici, elles deviennent des  Introduction xlv flammes ardentes qui jaillissent continuellement d'un cœur où la complaisance et la bienveillance pour la Bonté infinie ont allumé un foyer de charité. Insinuée rapidement à Philothée, la direction d'intention est recommandée à Théotime comme un acte sans cesse re- nouvelé d'amour et de dépendance envers son Créateur. Mais si la communication fréquente avec Dieu par la prière et l'oblation de toutes nos œuvres est une mani- festation de notre amour, ce n'est ni la plus difficile ni la plus élevée. Abdiquer complètement sa volonté dans celle de l'être aimé et souffrir pour lui, telle est l'affirmation la plus irrécusable, la plus sublime de toute affection vraie, soit-elle divine ou humaine. C'est en partant de ce principe, que saint François de Sales laisse bien loin derrière lui les enseignements élémentaires donnés sur la patience dans l'Introduction à la Vie dévote, et consacre un Livre tout entier de son Traitté de l'Amour de Dieu à établir et préciser les degrés par lesquels on doit monter de la « sainte résignation » à la « tressainte indifférence ; » nulle part, selon lui, la puis- sance de l'amour ne se montre avec plus d'évidence que dans ce dépouillement total qu'il impose à la volonté, afin de la réduire à une dépendance absolue de ses divines exigences. Cette indifférence, telle que l'ensei- gne saint Ignace dans ses Exercices, telle que la conçoit à son tour saint François de Sales, n'est pas l'atonie d'un caractère faible et irrésolu, qui ne sait rien rejeter pa:rce qu'il ne sait rien choisir, qui est incapable de rien haïr parce qu'il est incapable de rien aimer ; c'est le résultat d'une appréciation aussi noble que juste, par laquelle ne trouvant rien d'aimable que son Dieu, l'âme n'estime toutes choses que dans la mesure des secours qu'elles peuvent lui fournir pour atteindre sa fin essentielle : la gloire de son Créateur et par suite sa propre béatitude. C'est l'équilibre parfait de la balance, attendant pour osciller que l'on charge l'un ou l'autre de ses plateaux. Mais que la volonté divine vienne toucher cette volonté humaine constituée dans l'état de surnaturelle indifférence, aussitôt cesse sa neutralité, et  XLVi Traitté de l'Amour de Dieu elle se précipite de toute son énergie dans la direction que lui indique le mouvement d'en-haut. Cette admirable et sanctifiante disposition est compatible avec les atten- drissements de la sensibilité f^), avec les contradictions de la partie inférieure, et c'est même dans ces contradic- tions qu'elle atteint son dernier perfectionnement. Ainsi notre adorable Sauveur, encadrant toute l'économie de notre rachat entre l'Ecce venio de l'Incarnation et le Fiat de la Rédemption, n'enlève rien à la puissance et à l'efficacité de ce Fiat en le faisant précéder du Transeat a me calix iste. Dès que la divine charité a subjugué une âme, elle y crée, si elle ne les y trouve déjà, de merveilleuses apti- tudes pour la souffrance, quelque chose de cette soif inextinguible d'immolation qui, du Cœur de Jésus, a passé dans ceux de tous ses amis privilégiés. Notre saint Auteur le savait par expérience ; aussi n'a-t-il garde d'oublier dans son Traitté le grand sujet de la mortification chrétienne. Toutefois, à ce sujet si austère par lui-même, il trouve le secret de prêter des charmes : ce n'est pas qu'il dissimule les épines de l'abnégation et de la pénitence ; mais ces épines destinées à entourer et protéger les roses du saint amour, sont tout embau- mées de leur parfum. Pour s'en convaincre, il suffirait de lire le titre des deux chapitres où sont spécialement exposés à cet égard les principes les plus élevés : Que le désir de louer et magnifier Dieu nous sépare de tous les playsirs inférieurs. — Que pour avoir le désir de l'amour sacré il faut retrancher les autres désirs. Ce n'est pas là seulement, c'est presque à chaque page qu'est insinué le précepte évangélique du re- noncement à soi-même : on le retrouve surtout dans l'explication « de l'industrie et art » avec lequel les passions humaines doivent être assujetties à l'empire de la raison, et celle des « deux méthodes » à choisir  (i) Ainsi Abraham, quoique magnanimement résolu à immoler son fils, sent cependant son cœur « fondre en tendreté » (II, p. 340).  Introduction xlvii pour « ranger les affections et les passions. » La pensée du sacrifice, en contemplation du Sauveur « mortifié et « mort par amour pour nous, » domine continuellement notre Saint, qui ne parle pas des béatitudes de l'amour jouissant sans rappeler auparavant les conquêtes de « l'amour armé » (II, p. 311). Cette expression si hardie est comme la révélation de toute sa spiritualité. Saint François de Sales se place au même point de vue pour recommander dans son Traitté la pratique de toutes les vertus chrétiennes, et il le fait avec la même sûreté de doctrine, la même suavité de langage. Les habitudes surnaturelles, nous le répétons, sont envisagées par lui comme des fleurs variées à l'infini, qui s'épanouissent sous l'influence unique de la charité, ou mieux encore, comme des astres qui trouvent dans ce soleil divin leur centre de gravitation. L'exercice de la méditation et la pratique des vertus, à quelque perfection qu'ils atteignent, ne sont pas pour le chrétien un terme où il puisse se reposer ; c'est une voie ascensionnelle à parcourir, ce sont des degrés à disposer pour s'élever de cette vallée de larmes au bonheur de voir le Dieu des dieux en la sainte Sion (i). Quelquefois, il est vrai, le Seigneur devance pour l'âme purifiée l'heure des éternelles manifestations de lui-même, et se révèle à cette âme sur les sommets mystérieux de la contemplation ; ces rapports si sublimes du Créateur avec sa créature constituent ce qu'on appelle le mysti- cisme. Le rôle de la théologie mystique consiste donc à « surveiller les âmes qui, prenant un vol hardi vers les régions célestes, ne tiennent plus à la terre et semblent vivre au sein de la Divinité. C'est saint Paul transporté au troisième ciel... c'est sainte Térèse ravie hors d'elle- même... c'est toute âme entrant en communication directe avec Dieu sans passer par les raisonnements de l'intel- Ugence et les délibérations de la volonté. Voies mysté- rieuses dans lesquelles l'âme ne s'engage pas par ses (i) Ps. Lxxxiii, 6-8.  XLviii Traitté de l'Amour de Dieu propres efforts, mais alors seulement que la grâce la soulève au dessus du monde de la nature ; voies dange- reuses et plus que toutes autres sujettes à l'illusion. La théologie mystique ne peut tracer le chemin qui mène à ces hauteurs, mais elle sert de flambeau à ceux qui en gravissent les sentiers obscurs, toujours bordés de pré- cipices. Elle se tient sur la route pour indiquer à quelles marques l'opération divine se distingue des illusions de l'imagination et des tromperies du démon ; elle enseigne aussi à profiter des caresses divines pour l'œuvre de la sanctification, à l'abri des surprises de l'orgueil (i). » C'est ce que fait saint François de Sales spécialement dans le sixième et le septième Livre du Traitté de l'Amour de Dieu, bien que l'ouvrage tout entier soit empreint d'un délicieux mysticisme. Notre Saint eut à déployer toutes les ressources de son esprit et de son cœur dans l'exposition de ces matières les plus délicates, les plus élevées, les plus divines. Et cette exposition si complète et si orthodoxe fait briller dans le plus parfait équilibre les dons variés qui constituent le génie. ]\Iais bien loin de se fier à ses connaissances et à ses talents, il étudia son thème avec un soin, une persévérance dont on peut se faire une juste idée par l'examen des ^lanuscrits originaux. Dans la partie mystique, ils offrent peu de lacunes et accusent un travail immense, qui suffirait pour mériter une confiance absolue à un ouvrage aussi soigneuse- ment élaboré. D'autres théologiens avaient avant lui traité ces mêmes questions, mais notre Docteur les surpasse, si ce n'est par la profondeur des déductions, du moins par les clartés inattendues qu'il projette sur des sujets dif- ficiles entre tous. Il prend son lecteur par la main et l'introduit comme en se jouant dans l'étude de ces voies représentées avant lui comme à peu près inabordables. Quoi de plus simple et de plus clair que cette entrée en matière : « L'orayson et la théologie mystique ne sont (i) p. Desjardins, § viii de l'Etude citée p. xliii, note (2).  Introduction xlix <« qu'une mesme chose. » Il poursuit avec la même aisance, paraissant uniquement préoccupé de rendre accessibles les sublimes théories qu'il expose. Les vérités les plus élémentaires lui servent de miroir réfracteur pour renvoyer à l'intelligence les vérités d'un ordre plus élevé. Si peu d'âmes sont appelées à expérimenter les opérations surnaturelles décrites dans ces pages, il semble que le grand nombre puisse les comprendre. Ainsi ce recueillement ineffable accompli « par l'amour « mesme » n'est plus un mystère pour ceux qui n'en ont jamais été favorisés, après qu'ils ont lu l'explication des divers recueillements opérés « par le commandement « de l'amour, » ou, mieux encore, quand ils ont expé- rimenté celui dans lequel est plongé « par imitation » le pieux communiant. Et le « souverain degré d'union » s'offre, du moins accidentellement, à la bonne volonté du plus humble fidèle, puisqu'il peut s'y exercer « par « manière d'oraysons jaculatoires, » forme de prière aisée entre toutes. La plus grande précision des termes, la gradation des idées, le développement progressif des matières, facilite l'intelligence de la partie mystique de l'ouvrage. Saint François de Sales place le cœur humain en présence du Bien infini vers lequel l'attirent à la fois et la puis- sance de la grâce et une convenance naturelle que le péché d'origine n'a pas totalement détruite. Et pour éclairer son sujet il nous montre dans les effets des passions humaines le corrélatif de ces ardeurs, de ces « blesseures, » de ces « liquéfactions » qui sont les mani- festations extraordinaires de l'amour divin. Il n'est pas jusqu'au « suprême effect de l'amour affectif... la mort « des amans, » qui n'ait été quelquefois produit par les transports insensés de l'amour profane. Avec quelle grâce surtout, avec quel charme incomparable tous ces effets de l'amour nous apparaissent en notre Sauveur lui-même dans ce merveilleux dix-septième chapitre du dixième Livre, qu'on ne peut lire sans attendrissement ! Après avoir reçu les notions rudimentaires de l'oraison mentale, l'esprit saisit facilement la différence et les  L Traitté de l'Amour de Dieu rapports qui existent entre la méditation et la contem- plation, et se rend compte du procédé d'après lequel, selon l'axiome de Gerson (i), « la méditation bien faite tend de soi à devenir contemplation, comme la simple pensée se convertit en méditation. » Ainsi préparé, on peut sans effroi suivre notre Saint sur les hauteurs sereines où l'âme d'élite « souffre les choses divines (~\ » Nous n'essayerons point d'analyser ces pages ; il faut les méditer pour en apprécier toute la sagesse et en savourer toute la douceur. Du reste, hâtons-nous de le faire remarquer, alors que la sublimité de son sujet l'oblige à se tenir sur les sommets inaccessibles au vulgaire, notre Saint s'efforce de comprimer son essor et de modérer son vol : il est trop éclairé dans les voies spirituelles pour ignorer que les communications divines se diversifient à l'infini et deviennent d'autant plus difficiles à décrire qu'elles appartiennent à un ordre plus élevé. Bien loin de sub- tiliser et de multiplier les subdivisions, il cherche avant tout à établir des principes, à donner des définitions justes et précises : « Comme je n'ay pas voulu suivre, » dit-il (Préface, p. 13), « ceux qui mesprisent quelques « livres qui traittent d'une certaine vie sureminente « en perfection, aussi n'ay-je pas voulu parler de cette « sureminence. » Dans les enseignements donnés à Théotime comme dans ceux qu'a précédemment reçus Philothée, notre Saint place l'exercice de l'humilité et des solides vertus, bien au dessus des « unions deifiques » et de la « vie sureminente. » Laissant aux prétendus illuminés l'intention permanente et « l'acte continu, » il exhorte à appliquer « cent et cent fois le jour nostre « vie au divin amour ; » après avoir expliqué les plus hauts degrés de la contemplation il ne recommande que plus instamment « les bas et menus exercices de « dévotion. » Partout on reconnaît la touche suave et consolante du (i) De MysHca Theologia speculativa, Consid. xxiv. (2) « Rerum quas laudat paiiens consortium. » Saint Denis l'Aréopagite, De Div. Nomiu., cap. m.  Introduction li Docteur de la piété et de la confiance, qui, en décrivant les opérations les plus sublimes de la grâce, rappelle constamment qu'elles ne sont ni la preuve irrécusable, ni la récompense nécessaire de la sainteté. Pour lui, comme pour sainte Térèse et tous les vrais mystiques, la charité, et la pratique de toutes les vertus morales qui en dérivent, sont préférables à la contemplation. « ...Combien de Martjrrs et grans Saintz et Saintes « voyons-nous en l'histoire n'avoir jamais eu en l'oray- « son autre privilège que celuy de la dévotion et ferveur ? « Mais il n'y eut jamais Saint qui n'ayt eu l'extase et « ravissement de la vie et de l'opération, se surmontant « soy mesme et ses inclinations naturelles » (II, p. 31) (^K L'oraison de quiétude ou passive, dont il est longue- ment question dans le Traitté de l'Amour de Dieu> doit être soigneusement distinguée de l'oraison de « simple remise. » Notre Saint parle fréquemment dans ses Lettres et ses Entretiens de cette dernière sorte de prière. Elle est appelée par sainte Jeanne-Françoise de Chantai i-\ « oraison d'une très-simple unité et unique simplicité de présence de Dieu, par un entier abandon- nement à sa sainte volonté et au soin de sa divine Providence. » Cet abandon et cette remise sont une excel- lente préparation aux faveurs surnaturelles, néanmoins ce n'est pas une cessation absolue d'opérations ; c'est la situation de l'enfant, qui pressé sur le sein de sa mère, ouvre les bras et lui sourit afin de provoquer ses baisers. Le terme même de remise éveille l'idée d'un mouvement déhbéré de la volonté. Après ces considérations, il nous semble superflu de  (i) C'est ce que notre Docteur dit encore dans ses Entretiens : «■ Il arrive « assez souvent que Nostre Seigneur donne ces quiétudes et tranquillités " à des âmes qui ne sont pas bien purgées ; » et d'autre part « il y a des « personnes fort parfaites ausquelles Nostre Seigneur ne donna jamais de « telles douceurs ni de ces quiétudes... qui font mourir leur volonté dans la <■ volonté de Dieu à vive force... Et ceste mort icy est la mort de la croix, ■■ laquelle est beaucoup plus excellente et plus généreuse que l'autre, que « l'on doit plustost appeller un endormissement qu'une mort. » (Entretien II, De la Confiance.) (2) Réponse sur l'article vingt-cinquième du Contumier.  LU Traitté de l'Amour de Dieu répéter que le Traitté de l'Amour de Dieu est abso- lument à l'abri des reproches que l'on a fait peser sur les ouvrages de certains mystiques : subtilité, obscurité, illumination personnelle. Ici, tout est clair et précis, tout est appuyé sur l'Ecriture et l'enseignement de l'Eglise ; jamais on ne trouve rien sous la plume de saint François de Sales qui rappelle, même de loin, des théories nuageuses, telles que « l'anniliilation » ou le « brouillard mystique » de la Perle evangelique. Toujours aussi, il prémunit l'âme contre une téméraire et présomptueuse assurance, et lui montre les tentations et les vicissitudes spirituelles accompagnant les états les plus élevés de la vie intérieure ; tandis qu'elle tres- saille « de joye par amour, » il l'invite à « trembler « d'appréhension par la crainte » (II, p. 297). Nous ne nous arrêterons pas ici à réfuter les blâmes que le luthérien danois Martensen et d'autres auteurs rationalistes et protestants ont jeté sur le chef-d'œuvre de notre Docteur. L'ouvrage qu'ils critiquent doit être étudié avec le sens de l'esprit et non avec celui de la chair ; car l'homme animal ne perçoit pas les choses qui sont de l'Esprit de Dieu : elles lui paraissent jolie, et il ne peut les comprendre (^). Les prin- cipes sur lesquels reposent les objections des écrivains dont nous parlons mihtant également contre tout ascé- tisme, ils ne sont pas moins hostiles à la « prière « mentale » de Philothée qu'à « la théologie mystique » de Théotime. Ils attaquent sainte Térèse, saint An- selme et saint Bernard avec autant de véhémence que saint François de Sales et sainte Jeanne-Françoise de Chantai. Bien que nous ayons déjà parlé des sources géné- rales du Traitté de l'Amour de Dieu, il nous reste à indiquer sommairement les auteurs dont l'influence se fait particuhèrement sentir dans la partie ascétique et mystique de cet ouvrage. Pour l'ascétisme, c'est d'abord (i) I Cor., II, 14.  Introduction lui sainte Térèse, qui fournit des passages importants sur la conformité à la volonté de Dieu, la nécessité de joindre l'extase de la vie et de l'opération à celle de l'intelligence ; puis le Combat spirituel, les Œuvres de Louis de Grenade (i) inspirent non moins sensible- ment notre Docteur ; enfin sainte Catherine de Gênes dut souvent être présente à sa pensée, spécialement quand il est question des ineffables jalousies du Sei- gneur envers sa créature (2). Pour la partie mystique, on distingue deux rédactions différentes : la première, qui est donnée en Appendice à la fin de notre second volume, et le texte définitif. C'est encore sainte Térèse qui reparaît dans le premier jet, et autour d'elle, Jean de Jésus Marie (3), saint Denis l'Aréopagite, saint Bonaventure, Cassien, Ger- son et le Jésuite piémontais Bernardin Rossignolo. Dans la seconde rédaction l'empreinte de ces derniers auteurs se constate toujours ; néanmoins aucun n'est cité aussi souvent que la vierge d'Avila, qui eut le talent (i) Saint François de Sales lui-même donne à entendre qu'il s'est aidé des écrits du célèbre Dominicain. Dans une lettre en date du 28 avril 1622, après avoir recommandé la lecture de certains chapitres du Traitté, il ajoute : « Vous treuveres beaucoup de choses a ce propos dans la grande Guide des « pécheurs de Grenade. » (2) On peut le constater surtout dans les chapitres suivants : Liv. VI, chap. XIV, Liv. X, chap. .xiii, et Liv. XI, chap. xvi. Il sera parlé dans la cinquième Partie de cette Introduction de l'édition de La Vie et les Œuvres de S. Catherine d'Adorny de Gennes, qui a vraisemblablement servi pour ces extraits. (3) La Theologia mystica (cap. vi) du célèbre compilateur Carme projette un reflet très prononcé sur le premier Ms. du Traitté. On peut s'en convaincre en remarquant les titres de certaines divisions, par exemple : Union de toutes les puissances (Appendice, pp. 399, 400), De la langueur amoureuse {Ybià., p. 413, var. (a), et encore la manière de distinguer l'extase et le ravissement, évidemment empruntés au mystique espagnol. C'est encore une réminiscence de celui-ci qui porte notre Saint à classer dans son ébauche le zèle et la ferveur parmi les exercices de l'amour affectif ; lors de la rédaction définitive il revient sur cette appréciation : le zèle est montré pjir lui comme une des qualités de l'amour effectif, et la ferveur, au lieu d'être considérée comme une vertu particulière, n'est plus qu'une des propriétés générales de cet amour, qui répand sa force et son activité sur toutes les autres vertus. Certains critiques se sont trompés quand ils ont cru trouver les traces de saint Jean de la Croix dans le Traitté de V Amour de Dieu, car la publication de ce livre précéda de deux ans celle des Œuvres du grand contemplatif.  Liv Traitté de l'Amour de Dieu de condenser dans ses écrits la doctrine des meilleurs théologiens. Chez elle, ce qu'il y a de plus élémentaire côtoie ce qu'il y a de plus sublime ; les humbles vertus et les hautes contemplations se combinent mutuelle- ment, et ne s'excluent jamais. Tel fut aussi le grand mérite de saint François de Sales : se tenir constam- ment éloigné des extrêmes, demeurer dans un juste milieu qui n'enhardit pas la présomption et ne décourage pas la faiblesse. On ne s'étonnera donc pas si après de profondes études et des recherches assidues, notre Saint ne trouve aucune doctrine mystique plus sûre, plus complète et qui réponde autant à ses attraits intérieurs que celle de la « bienheureuse Mère Thérèse. » C'est pourquoi, se proposant de « représenter naifvement et « simplement l'histoire de l'amour divin, » il n'a garde de prendre un autre guide. Toutefois, ce n'était pas seulement dans les ouvrages de ses devanciers, c'était dans le livre vivant des con- sciences dont il avait la direction que notre Saint devait étudier les manifestations de la charité divine. La Pro- vidence avait groupé sous sa conduite une foule d'âmes choisies, parmi lesquelles ses chères Filles de la Visi- tation tenaient le premier rang. Nous ne parlerons pas de la plus célèbre d'entre elles, sainte Jeanne-Françoise de Chantai, dont la vie intérieure était en quelque sorte identifiée à celle de son bienheureux Père. La « forme d'oraison » de cette Sainte est bien connue ; car l'examen et les discussions dont elle a été l'objet appartiennent, pour ainsi dire, à l'histoire de l'Eglise ; mais ce qui est plus ignoré c'est la large part qu'eurent ses premières compagnes aux dons surnaturels qu'elle recevait, ce sont les communications célestes qui marquèrent les humbles origines de la Visitation. « L'immense bonté de Dieu, » dit l'annaliste '^), « gratifiait ces chères âmes de faveurs du tout surnaturelles. Par la grâce divine, plusieurs eurent en peu de temps des oraisons de quiétude, de  (i) Mémoires sur la Vie et les Vertus de sainte Jeanne-Françoise de Chantai, par la Mère de Chaugy (Paris, Pion, 1874), Partie II, chap. vi.  Introduction lv sommeil amoureux, d'union très haute ; d'autres, des lumières extraordinaires des mystères divins où elles étaient saintement absorbées ; quelques autres, de fré- quents ravissements et saintes sorties hors d'elles-mêmes pour être heureusement toutes arrêtées et prises en Dieu, où elles recevaient de grands dons et grâces de sa divine libéralité. » De ce nombre étaient entre autres les Mères Favre, de Bréchard, de Châtel, de Blonay et de la Roche. Toutes rendaient fidèlement compte à leur saint Direc- teur des faveurs dont elles étaient comblées, et servaient ainsi de témoignage aux phénomènes mystiques décrits dans son admirable Traitté. La vie de la Mère Anne- Mairie Rosset surtout était une suite ininterrompue d'opérations surnaturelles de l'ordre le plus élevé. Par- lant de cette religieuse, Bossuet C^) ne craint pas d'ap- peler son état intérieur une participation anticipée à l'état des Bienheureux ; la Mère de Chaugy écrivait d'elle (-) : « Nous sçavons que nostre saint Fondateur l'a eue en veue en la composition de plusieurs chapitres de son sixiesme, septiesme et huitiesme Livre de l'Amour de Dieu, ce grand Directeur des âmes ayant eu un soing très particulier d'examiner et de régler la conduite intérieure de cette chère fille, et de l'éprouver avant de l'approuver (3). » A côté de ces grâces exceptionnelles, il en est d'autres qui étaient devenues communes aux membres de l'Institut naissant. Dans le livre de ses Réponses (4), imprimé en 1632, sainte Jeanne-Françoise de Chantai ne craint pas d'affirmer que « l'oraison de simple remise, » est la voie par laquelle « Nostre Seigneur conduit quasi toutes les Filles de la Visitation ; » et, revenant aussitôt sur sa restriction : « Toutes aboutissent  (i) Instruction sur les Etats d'oraison, liv. VIII, § xxxvi. (2) Vie manuscrite (Archives du i^' Monastère de la Visitation d'Annecy). {3) Entre autres allusions faite? à la Mère Rosset dans le Traitté on doit surtout mentionner les deux traits rapportés dans les chapitres vi et vu du sixième Livre (I, pp. 330, 337)- (4) Article cité plus haut, p. li.  Lvi Traitté de l'Amour de Dieu là, » ajoute-t-elle, « sans quasi le connoistre qu'elles n'y soient. » Mais si notre saint Docteur, comme il l'avoue lui- même, a beaucoup étudié l'action de la grâce dans les âmes de ses filles, c'est à une école plus intime et non moins sûre, celle de l'expérience personnelle, qu'il apprit davantage encore. Telle était la conviction de tous ceux qui l'ont connu. « Il a descrit si hautement tous les degrés de l'orayson et contemplation, » dit sainte Jeanne-Françoise de Chantai (^), « qu'il est aisé à juger combien il avoit receu éminemment le don d'oray- son. » « Le Serviteur de Dieu, » dépose à son tour Dom Jean de Saint-François (2), « enseigna non pas tant ce qu'il sçavoit que ce qu'il sentoit. » Et le P. de Coex, plus affirmatif encore, ajoute (3) « qu'il n'escrivit rien qu'il n'eust receu du Saint Esprit, et mille fois gousté et expérimenté. » Ces diverses attestations constituent le plus beau témoignage qui puisse être rendu en faveur de l'enseignement mystique de notre grand Docteur ; il donne la mesure de l'estime que l'on doit faire de cet enseignement et de la confiance absolue avec laquelle on peut s'y reposer.  § IV. — Réfutation des objections soulevées contre la doctrine du Traitté de l'Amour de Dieu (4)  Après ce que nous venons de dire, qui ne s'étonnerait qu'une doctrine aussi autorisée que celle de saint Fran- çois de Sales ait pu trouver des contradicteurs parmi les écrivains catholiques ? Il devait cependant en être  (i) Process. remiss. Gebenn. (I), ad art. 33. (2) Process. remiss. Parisiensis. (3) Process. remiss. Gebenn. (II), ad art. 1,^. (4) Par suite d'une interversion faite dans l'ordre des matières au moment de l'impression, les renvois des pp. 330, 337 du premier volume au § iv se rapportent définitivement au paragraphe précédent. Voir p. lv.  Introduction lvii ainsi ; mais les discussions dont elle fut l'objet ne servirent qu'à la faire resplendir d'un plus brillant éclat. Pour juger sainement cette doctrine, il faut l'étudier avec cet œil illuminé du cœur dont parle l'Apôtre (^), et non pas avec cette présomptueuse assurance née de l'orgueil et d'idées préconçues. Les esprits infatués de leur propre sagesse sont ingénieux à se créer partout des pierres de scandale, ainsi que le prouvent les faux mystiques échelonnés à tous les âges de l'Eglise ; ils ont trouvé dans une confiance aveugle en eux-mêmes la cause des plus lamentables chutes. Qu'il nous suffise de rappeler les anciens Gnostiques ; puis, au xiii^ et au XI v^ siècle, les disciples de l'abbé Joachim et les Bégards. Le relâchement de la morale au xvi^ siècle devait produire le renouvellement de ces erreurs : à cette époque, remontent la secte des Illuminés en Espagne et celle des Picards ou Nouveaux Adamites en France (2). Déjà dans l'Introduction, saint François de Sales faisait allusion à cette dernière classe de faux mystiques, et, dans le Traitté (II, p. 203), il signale « certains espritz chimériques et vains » qui, à force de subtiliser sur l'amour de Dieu, en viennent à l'annihiler tout à fait. Ces pernicieuses traditions se perpétuèrent même chez quelques auteurs, du reste animés de bonnes inten- tions, et qui vécurent et moururent dans les sentiments d'un attachement sincère à la foi orthodoxe. Tels furent l'espagnol Jean Falconi, religieux très estimable, mort en 1638, et Malaval, natif de Marseille (1627-1719). Mais leurs opinions erronées furent dépassées de loin par celles qu'enseigna le prêtre espagnol Mohnos, auteur du quiétisme. Il s'était fixé à Rome en 1665, l'année même de la Canonisation de saint François de Sales, et y publia en 1671 sa Guide spirituelle, dans la- quelle il prétendait appuyer sur la doctrine de notre Saint ce principe, base de tout son système : l'âme (i) Ephes., I, 18. (2) Voir le livre du P. A. Ripault : L'abomination des abominations des fausses dévotions de ce temps, Paris, 1632.  LViii Traitté de l'Amour de Dieu parfaite doit supprimer tout acte de la volonté et de l'entendement, et anéantir ses puissances. Et partant, il interdisait tout soin du salut ; il condamnait comme des imperfections la vertu d'espérance, les actes d'amour envers le Verbe incarné, sa bienheureuse Mère et les Saints ; il supprimait de la prière toute demande et toute action de grâce, parce que, disait-il, ces actes étant produits par la volonté humaine sont des imper- fections. Enfin, il enseignait que la contemplation acquise établit dans une sorte d'impeccabilité, et qu'une fois dans cet état, l'âme ne peut plus contracter aucune souillure. On devine les conséquences d'un tel système. Il n'entre pas dans notre sujet de dire les diverses condamnations qui le frappèrent, ni de raconter com- ment, sous une forme adoucie, il fut ressuscité en France quelques années plus tard par le P. Lacombe et lyjme Guyon. Nous nous bornerons à indiquer ici les principales phases par lesquelles passa le semi-quiétisme, afin d'éclairer ce qui, dans cette fameuse querelle, touche à saint François de Sales, dont la doctrine y fut malencontreusement impliquée. On sait comment la trop célèbre M^^ Guyon, par les charmes de son esprit, l'agrément de sa conversation, les élans d'une piété ardente et communicative, s'était acquis de nombreux admirateurs, qui ne tardèrent pas à se constituer ses disciples. Grâce à la protection de M"^^ de Maintenon, elle eut bientôt ses entrées libres dans la maison royale de Saint-Cyr. Fénelon, qui fréquentait beaucoup cet établissement, tomba lui-même sous le charme d'une dévotion si entraînante et si élevée. M™^ Guyon, en effet, ne parlait que de pur amour, d'anéantissement, de sacrifice de tout propre intérêt, de suppression de tout désir et de tout retour sur soi-même ; il fallait par suite ne plus s'occuper de ses défauts et n'avoir aucun soin de s'en corriger. Ces principes outrés, elle les avait développés dans deux ouvrages publiés depuis quelques années : Le Can- tique des Cantiques de Salomon interprêté, et le  Introduction lix Moyen très court et facile pour l'oraison. Ce dernier fut condamné par l'Inquisition en 1689, comme l'avait été un an auparavant l'Analyse de l'oraison mentale, traité dans lequel le P. Lacombe prétendait étayer ses erreurs des textes de saint François de Sales, déjà cités par Molinos. Quoique M™^ Guyon eût adhéré aux cen- sures portées contre son livre, l'Evêque de Chartres, Me"" Godet des Marais, de la juridiction duquel dépendait Saint-Cyr, ne voyait pas sans inquiétude l'ascendant toujours croissant qu'elle prenait dans cette maison. La célèbre illuminée, s' apercevant de la suspicion dont elle était l'objet, demanda que sa doctrine fût soumise à l'examen de Bossuet, et peu après voulut encore en référer à une commission composée de l'Evêque de Meaux, de M^"" de Noailles, Evêque de Châlons, et de M. Tronson, Supérieur de Saint-Sulpice. Les discussions se prolongèrent pendant huit à dix mois et amenèrent la rédaction des trente-quatre Articles d'Issy (i) (10 mars 1695), dans lesquels les commissaires donnaient des règles pour diriger les âmes fidèles dans les voies intérieures. Fénelon, qui venait d'être nommé à l'archevêché de Cambrai, avait pris part aux dernières séances et signé les Articles. Pendant que M^"" de Noailles, ainsi qu'il en avait été convenu, les promulguait dans son diocèse, Bossuet les insérait dans une Ordonnance et Ins- truction pastorale qui, sans désigner nommément Mme Guyon, portait condamnation de toutes ses erreurs. La soumission de celle-ci parut sincère ; elle souscrivit à l'Ordonnance, et obtint de l'Evêque de Meaux un certificat qui la justifiait suffisamment. En même temps, Bossuet préparait et pubha en 1697 une Instruction beaucoup plus étendue sur les Etats d'oraison, dans laquelle il vengeait victorieusement la doctrine de saint François de Sales et de sainte Jeanne-Françoise de  (1) On les désigne ainsi parce que les conférences eurent lieu à Issy dans la maison de campagne de Saint-Sulpice, où M. Tronson était retenu par ses infirmités.  LX Traitté de l'Amour de Dieu Chantai des interprétations abusives qu'en avaient don- nées les sectaires. La dispute aurait été terminée si Fénelon, à qui son illustre collègue avait communiqué cette pièce, n'eût absolument refusé d'y adhérer. Au contraire, secrètement influencé par M™^ Guyon, dont il subissait toujours le prestige, l'Archevêque de Cambrai ressuscita tous les faux principes du semi- quiétisme, et prétendit les appuyer du sentiment des Saints qui jouissaient alors de la plus grande autorité : c'est dans ce but qu'il composa \' Explication! des Maxi- mes des Saints sur la vie intérieure. L'apparition de ce livre produisit une profonde surprise et excita un toile général. Bossuet se montra plus désireux que personne de faire la lumière dans l'esprit de l'auteur qui avait été si longtemps son ami : de là, un échange de Lettres, de Réponses, d'écrits de toute sorte qui inondèrent la France, et menacèrent d'éterniser cette malheureuse querelle. Fénelon essaya de se justifier par des explications aussi peu satisfaisantes que son livre lui-même, et pro- voqua ainsi la Déclaration des trois Prélats (6 août 1697), c'est-à-dire la condamnation de cet ouvrage par Mk"" de Noailles, transféré de Châlons à l'archevêché de Paris, et par les Evêques de Chartres et de Meaux. Suivit, de la part de Fénelon une nouvelle justification, sous le titre à' Instruction pastorale (15 septembre 1697). Bossuet, qui avait déjà publié une réfutation intitulée : Sommaire de la Doctrine du livre des Maximes des Saints, réunit en un seul corps les Cinq Ecrits ou Mémoires parus en juillet et août sur le même sujet, et les fit précéder d'une Préface sur l'Ins- truction pastorale de M^' de Cambrai, qui dépasse de beaucoup en longueur le livre dont elle est le pré- liminaire. Pendant que l'Evêque de Meaux s'occupait à ce dernier travail, Fénelon rédigeait une Réponse au Sommaire, qui détermina Bossuet à composer un Avertissement destiné à servir d'introduction à la Pré- face déjà si étendue dont nous venons de parler. Les débats se compliquaient de la sorte quand un  Introduction Lxi Bref d'Innocent XII, en date du 12 mars 1699, vint y mettre fin. Ce Bref condamnait l'Explication des Maximes des Saints, dénonçant explicitement vingt- trois propositions qui, « dans le sens des paroles, ainsi qu'il se présente d'abord et selon la suite et la liaison des sentences, sont téméraires, scandaleuses, mal son- nantes, offensives des oreilles pieuses, pernicieuses dans la pratique, et même erronées. » Cette condamnation fut acceptée avec soumission par l'Archevêque de Cam- brai, qui, dans un mandement du 9 avril 1699, en publiant le Bref pontifical, déclare y adhérer, « tant pour le texte du livre que pour les vingt-trois pro- positions, simplement, absolument et sans ombre de restriction. » Telle est en résumé l'histoire du semi-quiétisme. Ce qui se dégage d'une manière éclatante de cette longue discussion, c'est l'égal respect que, dans les deux camps opposés, on professait pour saint François de Sales. Les Articles d'Issy placent constamment celui qui devait être proclamé Docteur de l'Eglise, en tête des spirituels dont l'autorité est universellement reconnue. Dans les Etats d'oraison Bossuet dit avoir pour but spécial « d'ôter aux nouveaux mystiques quelques auteurs renommés dont ils s'appuyent , et entre autres saint François de Sales qu'ils ne cessent d'alléguer comme leur étant favorable, quoiqu'il n'y ait rien qui leur soit plus opposé que la doctrine et la conduite de ce saint Evêque... qui était en cette matière, sans contestation, le premier homme de son siècle (i). » Il consacre ensuite une notable partie de son ouvrage à l'étude de cette doctrine, donnant constamment à notre Saint les titres de « grand Maître de la vie spirituelle, grand Directeur des âmes. » Il conclut une importante dissertation sur le point controversé de « l'acte continu » par cet argument : « Au surplus, tout va être décidé par ce seul passage de saint François de Sales dont nos mystiques allèguent (i) Livres I, § xii, VIII, § xxvii.  Lxii Traitté de l"Amour de Dieu si souvent l'autorité '^\ » Et il cite en entier ce passage du chapitre viii du Livre IX, où il est montré comment la douleur continuelle de l'Apôtre sur la perte des Juifs se réduisait en actes renouvelés « fort souvent « et en toutes occasions. » Le Sommaire assigne à notre Docteur le premier rang parmi les écrivains spiri- tuels (2), Dans la Préface sur l'Instruction pastorale de M^*" de Cambrai (3), Bossuet disserte encore lon- guement au sujet de la doctrine de notre Saint, et appuie une solide argumentation sur le sentiment des mystiques « si l'on compte saint François comme un des plus excellents. » Ces témoignages ont d'autant plus de poids, que par sa trempe de caractère, la teinte grave et austère de son génie, l'Aigle de Meaux avait moins d'affinités morales avec le doux Evêque de Genève. Quant à Fénelon, tout, au contraire, le rapprochait de notre aimable Saint : imagination brillante, esprit déhcat et élevé, cœur aimant et sensible, âme pieuse et saintement éprise d'amour pour Dieu. Rien d'étonnant que notre Docteur devînt l'auteur préféré de l'Archevêque de Cambrai, qui pensa ne pouvoir abriter ses opinions derrière un meilleur rempart. Mais s'il ressemblait à saint François de Sales par bien des côtés, Fénelon lui était de beaucoup inférieur sous le rapport de la science sacrée, de la rectitude de jugement, du sens pratique de la piété, c'est-à-dire de cette intuition qui, sans paralyser les nobles élans de l'àme, les contient et les dirige. De plus, une grande souplesse d'esprit l'aidait à se persuader que saint François de Sales avait prétendu donner à ses enseignements tel ou tel sens abstrait qu'il était seul à y trouver. Poursuivi par l'inexorable logique de Bossuet, il s'égarait encore dans mille sinuosités et distinctions qui, sans infirmer sa bonne foi, ne faisaient pas honneur à la justesse de son argumentation. (i) Livre VI, § xlix. (2) « A viris spiritualibtis, atque ab ipso principe Francisco de Sales. » (3) Section IV, § xlii.  Introduction lxtii L'oraison de quiétude, dont le quiétisme tire son nom, n'occupa qu'une place fort secondaire dans cette célèbre controverse. Les deux illustres antagonistes différaient peu d'opinion à cet égard ; mais le tort de Fénelon fut d'envisager cette oraison passive comme une condition nécessaire, une marque assurée de la perfection et du pur amour, et par suite de déprimer la méditation, en la représentant comme exclusivement propre à l'état des imparfaits. On a déjà vu comment, dans le Traitté de l'Amour de Dieu, notre Saint combat ce préjugé. Il fournit encore dans ce livre des arguments péremptoires pour réfuter les trois proposi- tions sur lesquelles reposait tout le système des faux mystiques. D'après eux, l'amour pur de tout intérêt ne regarde Dieu que comme infiniment aimable en soi, et nullement comme infiniment bon et bienveillant envers sa créature. Cet amour désintéressé exige qu'en cer- tains cas, « on fasse le sacrifice absolu de son propre intérêt pour l'éternité. » L'âme « ne veut aucune vertu en tant que vertu : » elle « aime les vertus seulement parce qu'elles sont agréables à Dieu. « Sous prétexte de donner davantage à la charité, on enlevait ainsi tout à l'espérance. C'est bien sous ce point de vue que l'Eglise de France envisagea la question dès le début ; aussi les signataires de la Déclaration des trois Prélats jettent ce cri d'alarme : « Ce qui est certain d'abord, c'est qu'il (Fénelon) ôte une des vertus théologales, qui est l'espérance, hors de l'état de grâce, et même dans cet état, entre les parfaits. » Godet des Marais, dans l'Instruction privée qui suivit la Décla- ration, insiste plus vivement encore sur cette consi- dération : « Le principe si dangereux que je dis être contenu dans le livre de M. de Cambrai, et qui favorise malgré son intention le quiétisme (^), c'est d'exclure, comme il fait si expressément, de l'état des parfaits le motif de l'espérance chrétienne et de toutes les autres  (i) La douzième proposition de Molinos, condamnée par Innocent XI, portait ï qu'on doit se purger de l'espérance de son salut. »  Lxiv- Traitté de l'Amour de Dieu vertus. C'est sur quoi principalement tout le monde s'éleva contre lui. » Vaincu, mais non persuadé, Fénelon accuse à son tour les Evêques de Meaux et de Chartres de léser les droits de la charité en lui enlevant sa pureté et son désintéressement. Cependant Bossuet affirme en cent endroits différents que l'amour de Dieu pour lui-même est le principal motif de la charité chrétienne. « L'amour qu'on a pour Dieu comme objet béatifiant, » dit-il dans son Second Ecrit sur les Maximes des Saints (^^ « pré- suppose nécessairement l'amour qu'on a pour lui à raison de la perfection de son excellente nature ; sans quoi la charité même, destituée de son objet principal, spécifique et essentiel, ne subsiste plus. » Et dans la Réponse à une lettre de M?' l'Archevêque de Cambrai, il achève d'expUquer son principe avec une exactitude qui ne laisse rien à désirer. Parlant de l'auteur des Maximes : « On lui accorde sans peine, avec le commun de l'Ecole, que la charité est un amour de Dieu pour lui-même, indépendamment de la béatitude qu'on trouve en lui. On lui accorde, dis-je, sans difficulté cette définition de la charité, mais à deux conditions : l'une, que cette définition est celle de la charité qui se trouve dans tous les justes, et par conséquent n'appartient pas à un état particulier qui constitue la perfection du chris- tianisme, et l'autre, que l'indépendance qu'on attribue à la charité, tant de la béatitude que des autres bienfaits de Dieu, loin de les exclure, fait au contraire dans la pratique un des motifs les plus pressants, quoique second et moins principal, de cette reine des vertus. » Il ne nous sera pas difficile de démontrer que dans les chapitres xv-xvii du deuxième Livre du Traitté, les seuls sur lesquels Fénelon s'appuie, on ne trouve aucune trace du faux principe qu'il allègue, c'est-à-dire de l'exclusion de la vertu d'espérance dans certains degrés de charité. Le Saint enseigne, il est vrai, que la seconde vertu théologale est imparfaite et insuffisante (i) Section V.  Introduction lxv pour le salut, mais il entend parler de l'espérance qui précède la charité, et qui par conséquent n'est pas encore vivifiée par son influence. Que devient donc l'espérance lorsque la charité a été portée à son plus haut degré ? D'après Fénelon, elle est absorbée, anéantie. Et cette grave erreur, il prétend la tirer du Traitté de l'Amour de Dieu, tandis qu'au contraire, tout cet ouvrage est pénétré de la conviction que l'espérance demeure tou- jours dans l'âme, inséparablement unie à la charité, jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans la possession de l'éternelle béatitude. Les preuves ne manquèrent donc pas aux adversaires de Fénelon pour justifier victorieusement le chef-d'œuvre de notre saint Docteur. L'Archevêque de Paris relève la convenance essentielle entre le bien et la volonté, entre l'homme et Dieu, convenance dont il est surtout question dans le premier Livre du Traitté ; l'Evêque de Chartres met en relief la doctrine des chapitres XIII et XIV du onzième Livre, où il est démontré qu'on doit purifier ses intentions, sans se dépouiller toutefois d'aucun motif vertueux, mais en rapportant ces motifs à Dieu. Quant à l'Evêque de Meaux, après avoir cité un grand nombre d'exemples, il base son argumentation sur les cha- pitres ix-xii du septième Livre (i), où il est parlé de la mort « d'amour... par l'amour... dans l'amour, » et prouve incontestablement que tous les « divins « amans » victimes de la charité, étaient animés des sentiments de la plus ferme espérance et du désir ardent de la vie éternelle. Mais les conclusions erronées de Fénelon ne peuvent trouver de réfutation plus éclatante que dans l'admirable dixième chapitre du dixième Livre : Comme nous devons aymer la divine Bonté souverainement plus que nous mesmes. Les trois Prélats s'accordent à tirer de ces pages leurs arguments les plus péremptoires. En effet, d'après notre Docteur, nous ne saurions aimer Dieu sans prétendre nous unir à lui, puisque « la charité est une amitié, et (i) Le chap. x du Livre V traite du même sujet.  Lxvi Traitté de l'Amour de Dieu « l'amitié ne peut estre que réciproque, ayant pour « fondement la communication et pour fin l'union (i). » On peut résimier ce débat en affirmant que nul n'exigea plus de pureté, de simplicité d'amour que saint François de Sales ; mais toujours juste et vrai, il ne pousse pas cet amour à des excès qui le mettraient en contradiction avec lui-même, et, avec la séraphique Catherine de Gênes, il est prêt à tout sacrifier « sauf la chose aimée. » Qu'on nous permette, en terminant cette question, de citer encore quelques lignes du Traitté plus concluantes, à notre avis, que tout ce qui a été précédemment allégué. « Toutes les vertus, » dit notre Saint (II, pp. 243, 244), « reçoivent un nouveau lustre « et une excellente dignité par la présence de l'amour « sacré ; mais la foy, l'espérance, la crainte de Dieu, la « pieté, la pénitence et toutes les autres vertus qui « d'elles mesmes tendent particuHerement a Dieu et a « son honneur, elles ne reçoivent pas seulement l'im- « pression du divin amour... mais elles se penchent « totalement vers luy, s'associant avec luy, le suivant et « servant en toutes occasions... C'est pourquoy, Theo- « time, entre toutes les actions vertueuses nous devons « soigneusement prattiquer celles de la religion et « révérence envers les choses divines, celles de la foy, « de l'espérance et de la tressainte crainte de Dieu. » Les deux autres propositions erronées de Fénelon, n'étant que le corollaire de la première, nous semblent (i) Le P. Massoulié, dans son Traité de l'Amour de Dieu (Partie I, chap. m, § 2), cite longuement ce chapitre et parle du saint Auteur comme de l'un « des mystiques les plus éclairés. » Il ajoute : « L'on ne peut rien dire de plus solide, ni qui s'accorde mieux avec les principes de saint Thomas. » En effet, l'Ange de l'Ecole émet la même idée (in m Sent., Dist. xxix, qu. i, art. iv) : « C'est la part des amis qu'ils cherchent à jouir l'un de l'autre : or, notre récompense n'est autre que de jouir de Dieu ; par conséquent, la charité n'exclut pas, mais fait avoir l'œil à la récompense. » Les paroles du célèbre Dominicain nous dispensent de réfuter le Cardinal de la Luzerne qui, dans ses Eclaircissements sur l'amour pur de Dieu, prétend mettre saint François de Sales en contradiction avec saint Thomas d'Aquin. A cet effet, il donne certaines citations du Docteur angélique, parmi les- quelles plusieurs vont directement à l'encontre de la thèse qu'il veut établir. D'autre part, il a bien soin de n'évoquer aucun des textes, beaucoup plus nombreux et plus considérables, qui contiennent les principes fondamentaux  Introduction lxvii suffisamment réfutées par ce qui vient d'être dit. L'in- différence telle que l'entend saint François de Sales est l'équilibre parfait de l'âme dans l'attente de la manifes- tation des ordres divins ; elle ne peut donc s'exercer que dans les choses où la volonté de Dieu n'est pas encore signifiée ; mais dès que cette volonté se révèle, sous quelque forme que ce puisse être, alors l'indiffé- rence devient un acquiescement joyeux, une obéissance amoureuse et empressée (^). C'est pourquoi notre Docteur, avant de traiter de l'indifférence, a soin d'établir avec une irrésistible puissance d'argumentation que « la « conformité de nostre volonté avec celle que Dieu a « de nous sauver « doit être efficace et absolue. Il est difficile de s'expliquer comment, sous prétexte d'amour pur et désintéressé, Fénelon a pu s'arrêter à l'idée que le « sacrifice absolu » du salut éternel, acte d'affreux désespoir, agréât souverainement à Dieu.- Bien plus, il prétend que saint François de Sales autorise ces sombres théories sinon de paroles au moins d'exem- ple, et à ce propos, cite la terrible tentation dont il fut assailli au cours de ses études à Paris. Il est vrai que dans sa Vie du Vénérable Serviteur de Dieu, François de Sales, Ms"" de Maupas fait de cet épisode un récit fort inexact, qui trompa la bonne foi de Fénelon et faillit même embarrasser Bossuet. Celui-ci aurait réfuté plus victorieusement encore les allégations de ses adversaires s'il avait eu sous les yeux les dépositions de la doctrine thomiste, et prouveraient que cette doctrine est absolument identique à celle de saint François de Sales. (Voir la réfutation des Eclaircis- sements dans la savante Notice mise en tête des Œuvres du Cardinal de la Luzerne, édition Migne, tome I, pp. lx.\ix-l.xxxii.) (i) Qu'on ne nous oppose pas ici la similitude qui se lit au chap. xv du neuvième Livre du Traitté de V Amour de Dieu ; sons cette comparaison, l'Auteur nous représente la volonté humaine dans une première attitude : l'abandon, la confiance absolue. Mais, survienne l'expression plus explicite de la volonté divine, aussitôt, à l'attente succédera le mouvement personnel de l'âme. Tout ainsi que la jeune fille malade eût, sur le désir de son père, non seulement accepté des soins, mais pris tous les moyens requis pour hâter son rétablissement. Comme le Saint le dit ailleurs : « L'ame « aymant la volonté du bon plaisir de Dieu en tout ce qui luy arrive, se « laisse porter, et chemine neantmoins, faisant avec grand soin tout ce qui i< est de la volonté de Dieu signifiée. » (Entretien II, De la Confiance.)  Lxviii Traitté de l'Amour de Dieu des confidents de notre Saint : tous sont unanimes à affirmer que dans le moment même où la tentation le pressait le plus vivement, jamais il ne perdit l'espérance de son salut (^). Vouloir et espérer le salut éternel, c'est par le fait, vouloir, aimer et pratiquer les vertus qui y conduisent. Conséquent avec ses principes, saint François de Sales rappelle souvent ce côté pratique du divin amour : « Dieu, » dit-il (II, p. 129), « nous a ordonné de faire « tout ce que nous pourrons pour acquérir les saintes « vertus, n'oublions donq rien pour bien reuscir de « cette sainte entreprise. » Telle est la part de coopé- ration active, fervente et persévérante que le chrétien apporte aux insinuations de la grâce ; quant au succès dont peuvent être couronnés ses efforts à « l'avancement « es vertus » aux occasions plus ou moins éclatantes et difficiles qu'il aura de les pratiquer, tout cela rentre dans le domaine de l'indifférence, dont les attributions sont ainsi clairement déterminées.  (i) d Le plus rare témoignage,» dit le Chanoine Gard, «de la parfaite espérance qu'il eut d'obtenir la gloire de la béatitude étemelle par la misé- ricorde de Dieu et mérites de nostre Sauveur Jésus Christ, est celuy qu'il en rendit durant cette efEroiable tentation de son éternelle damnation que le démon luy suscita estudiant à Paris l'an 1586, où nonobstant le trouble qu'elle luy causa dans la partie inferieiure, jusques à le faire devenir sec comme du bois, il persista dans la portion supérieure de son ame dans l'espérance de son salut éternel. » {Process. remiss. Gebenn. (II), ad art. 41.) « Je dis, » dépose à son tour M™« Amelot, « que ce Bienheureux avoit une si parfaicte et entière résignation en Dieu que l'on ne le vouoit jamais troublé ny esmeu pour chose qui luy peut arriver... En voicy un riche tesmoignage que j'ay appris de la bouche mesme de ce Bienheureux qui me le descouvrit une fois par rencontre pour le soulagement de mon ame. Pendant qu'il faisoit ses estudes en ceste ville de Paris, il fut saisy d'une furifuse tentation contre l'espérance de son salut, laquelle le poussoit à croire qu'il estoit du nombre des reprouvés et de ceulx qui n'amroient point de part à la gloire éternelle. Ceste violente imagination qui ne luy donnoit aucun relasche, et l'horreur qu'il avoit, plus de devoir estre éternellement ennemy de Dieu que des tourmens de l'enfer, altérèrent tellement son intérieur qu'il en pensa tomber malade, car, plus il se roidissoit contre ceste tentation et tacheoit de s'attacher à la miséricorde divine, plus ceste imagina- tion entroit avant dedans son ame. » (Process. remiss. Parisiensis, ad art. 39.) Pour corroborer les exemples de notre Saint par ses propres paroles, voir à l'Appendice, p. 440, comment il entend que les élans les plus nobles de l'amour n'excluent jamais les sécurités de l'espérance.  Introduction lxix Fénelon voulut leur donner une extension abusive, en s'emparant d'un texte du Traitté (II, p. 162), d'après lequel il faut « se revestir » des vertus pour la seule raison « qu'elles sont aggreables a Dieu. » Qui ne saisit sous cette expression la véritable pensée de l'Auteur ? Sans doute, en toutes choses l'âme aimante se propose pour premier mobile le bon plaisir divin ; mais la vertu ne saurait être chère à Dieu qu'elle ne soit aimable en elle-même. Aussi cette beauté de la vertu doit-elle être aimée comme un reflet des perfections infinies de la Divinité ; telle la Croix même du Sauveur nous est chère en considération de Celui qui y fut attaché. L'Archevêque de Cambrai n'était pas encore con- vaincu ; il revint à la charge, armé d'une phrase emprun- tée au livre des Entretiens et Colloques spirituels W. On y lit, en effet, que notre Saint exhortait ses filles de la Visitation à ne pas « vouloir tous jours regarder au « mérite », mais à faire « toutes leurs actions pour la « plus grande gloire de Dieu. » Tout d'abord, Bossuet rejeta ce texte, puisqu'il était emprunté à une édition considérée et dénoncée comme apocryphe par sainte Jeanne-Françoise de Chantai (2). Mais eût-elle été véritablement authentique, cette citation ne constituait pas une difficulté ; rien, au contraire, de plus conforme à la saine théologie. Ne pas « regarder tousjours au « mérite », ou l'abdiquer totalement, est loin d'être une même chose. On sait que l'un des principes les plus élémentaires de la vie intérieure est de préférer la gloire de Dieu à tout intérêt personnel, et que celui-ci ne peut être mieux sauvegardé que par cette juste préférence.  (i) Seixiesme Entretien. (2) Nous donnerons dans la Préface des Vrays Entretiens spirituels{Tome VI de notre Edition) les raisons de la défaveur qui plane sur les Entretiens et Colloques spirituels. Il ne s'agit que de malencontreuses interpolations, qui n'allèrent cependant jamais jusqu'à porter atteinte à la véritable doctrine de notre Saint. Quant au passage récusé par Bossuet, il figure dans la Vie du Saint écrite par le P. de la Rivière (liv. IV, c. xlv, n° 97), et il est inséré dans toutes les anciennes éditions de ses Œuvres. Les éditions de 1637, 1641 et 1647 le donnent dans la division appelée Sacrées Reliques ; dans les éditions de 1652, 1663, 1669 il paraît au Recueil des Maximes.  Lxx Traitté de l'Amour de Dieu Ainsi la doctrine de saint François de Sales, sur tous les points où elle fut attaquée, se justifia elle-même, n'ayant eu pour ainsi dire d'autre épreuve à redouter que l'inconsidération et la subtilité de ses admirateurs. Bossuet, nous venons de le voir, s'était d'abord consti- tué l'ardent défenseur de cette doctrine qu'il considérait à bon droit comme étant celle même de l'Eglise. Cepen- dant, fatigué de la lutte, il crut y mettre un teime en essayant d'ébranler le rempart derrière lequel ses ad- versaires prétendaient s'abriter. Déjà, dans l'Instruction pastorale sur les Etats d'oraison l'Evêque de Meaux signale comme contesta- bles deux opinions émises par notre Docteur W. Bientôt il reproche à Fénelon de produire sans cesse « de nouveaux passages de saint François de Sales ou leur donner un tour particulier. » Plus tard il ajoute : « L'auteur, après avoir mis sur le front de son livre le titre majestueux de Maximes des Saints, ne cite  (i) Parlant de la vertu d'obéissance (Liv. VIII, chap. ii), saint François de Sales s'exprimait ainsi : « Je ne traitte pas ici de l'obéissance qui est deue a K Dieu parce qu'il est nostre Seigneur et Maistre, nostre Père et Bienfacteur ; « car cette sorte d'obéissance appartient a la vertu de justice et non pas a « l'amour. » Sans avoir étudié toute la portée de cette phrase, Bossuet se hâte de la contredire : « Il n'est pas vrai, » dit-il {Etats, liv. IX, § vii), « que l'obéissance qu'on rend à Dieu par justice comme Père et Créateur, n'appartienne pas à l'amour. » Notre Saint le savait ; mais il aurait fallu observer qu'il emploie le verbe appartenir dans une acception différente de celle que lui attribue Bossuet. L'Auteur du Traitté avait encore écrit (Liv. XI, chap. ix) : « Certes, en aymant nous obéissons comme en obéissant nous « aymons. » Il distingue maintenant l'obéissance qu'un fils doit à son père par devoir de nature, de celle qu'il lui rendrait de plein gré, par la seule considération du mérite et de la vertu de ce père, sans qu'aucune relation filiale vînt la motiver. L'Evêque de Meaux critique encore ces paroles admirables du cinquième chapitre du Livre X où il est question de la « courageuse amante... qui ne « prise pas moins le Calvaire tandis que son Epoux y est crucifié, que le « Ciel ou il est glorifié. » Ce serait une erreur, dit Bossuet (Ibid.), de soutenir que la gloire n'est pas plus estimable que la croix. X'a-t-il donc pas remarqué que toute la force de l'argument de notre Docteur repose sur l'hypothèse contraire ? La présence de l'Epoux est un ciel, et il vaut mieux souffrir sur la terre avec lui que de se réjouir dans la gloire sans lui. Nous disons sans lui, car « tandis » qu'il « est crucifié » il n'est pas encore « glorifié. »  Introduction lxxi presque que le seul saint François de Sales, et montre par là qu'il avait besoin d'en faire une règle. » A mesure que le débat s'anime et que Fénelon exalte la doctrine de notre Saint comme absolument « décisive », on sent grandir le mécontentement de l'illustre orateur : « Il n'est pas permis, » écrit-il (i), « de taire plus longtemps ce qu'on a dissimulé jusqu'ici sur l'autorité des Saints canonisés : ce qui en est dit dans les Maximes des Saints et dès l'Avertissement a étonné tous les savants ; mais on y revient trop souvent et en termes trop excessifs dans l'Instruction pastorale, et, à la fin, nous renver- serions la foi si nous passions toujours sous silence la nouvelle règle qu'on veut établir. » Cette « nouvelle règle, )) il la déduisait de ces paroles que Fénelon écri- vait de son Auteur préféré : « Les particuliers ne doivent jamais se donner la liberté de condamner ni les sentiments ni les expressions d'un si grand Saint. » Rejetant cette conclusion, l'Evêque de Meaux ajoutait : « C'est pour rendre son autorité entièrement décisive, qu'on loue sa théologie exacte et précise. » Que Fénelon se soit trompé en donnant une trop grande part d'autorité doctrinale aux Saints canonisés, et spécialement à saint François de Sales, c'est ce que nous ne discuterons pas ici ; mais combien plus grave- ment Bossuet s'est-il mépris en dénonçant de préten- dues erreurs dogmatiques dans le Traitté de l'Amour de Dieu ! L'Evêque de Genève est premièrement accusé d'avoir avancé que « dans l'état de la justice originelle on eût connu Dieu seulement comme Auteur de la nature et par la lumière naturelle. » Rien, plus qu'une telle assertion, ne prouve combien peu Bossuet avait appro- fondi la théologie spéculative de notre Saint. En effet, il fallait suivre le raisonnement. Ce raisonnement est basé tout entier sur l'étude de « l'inclination naturelle « d'aymer Dieu » demeurée dans le cœur de l'homme  (i) Préface &ur l'Instruction pastorale de AI. l'Archevêque de Cambrai, Section XI, Sur l'autorité des Saints canonisés et sur saint François de Sales.  Lxxii Traitté be l'Amour de Dieu après le péché. Pour trouver la racine de cette inclina- tion naturelle, il est nécessaire de remonter jusqu'à l'état de justice originelle, et de distinguer dans l'homme avant sa chute, l'amour naturel de l'amour surnaturel, que notre Docteur ne prétend nullement exclure. En outre, il est à remarquer que l'adverbe seulement, sur lequel porte tout le débat, est une pure intercalation de Bossuet, qui déplace entièrement la question. Une autre discussion s'engagea au sujet de ces pa- roles du Traitté (I, p. 84) : « ...Si nous l'employions « ûdellement, « (l'inchnation naturelle) « la douceur de « la piété divine nous donneroit quelque secours... que « si nous secondions ce premier secours, la bonté « paternelle de Dieu nous en fourniroit un autre plus « grand, et nous conduiroit de bien en mieux, avec « toute suavité, jusques au souverain amour... » Ici Bossuet interrompt brusquement l'argument, et con- damne cette proposition incomplètement énoncée comme hétérodoxe et entachée de semi-pélagianisme. Il n'avait qu'à lire la phrase jusqu'au bout pour voir que son ob- jection était dénuée de fondement. En effet, il est ques- tion du « souverain amour auquel nostre inclhiation « naturelle nous pousse. » Dans le passage incriminé il ne s'agit donc d'aucune transition entre l'état de nature et celui de grâce (^) : on y trouve, comme dans les chapitres précédents, l'étude du développement et des diverses phases de « l'amour naturel » qui ne peut « rendre l'homme capable de saisir » Dieu, mais qui le dispose à être « saisi par la souveraine Bonté. » Après cet exposé des inculpations formulées par  (i^ Il est vrai qu'ailleurs (Liv. IV, chap. v) saint François de Sales enseigne, après saint Thomas, saint François Xavier et sainte Térèse, que Dieu ne saurait refuser sa grâce à quiconque observe parfaitement la loi naturelle ; mais ce ne serait toujours que par pure libéralité, et non par aucune sorte de convenance (congruitas), comme le prétendaient les senii-pélagiens. De plus, et c'est ici la différence capitale entre les deux opinions, la loi naturelle ne pourrait être exactement observée dans l'état de la nature déchue, sans le secours d'une grâce première qui attirerait une grâce subséquente. C'est ce que notre Saint remarque explicitement (Li\Te VII, chap. vi, Livre XI, chap. I, et Livre -XII, chap. i.)  Introduction lxxiii Bossuet contre le Traitté de l'Amour de Dieu, nous nous dispenserons de répondre aux reproches généraux qu'il fait à notre Docteur : tantôt il l'accuse d'avoir quelquefois « plus de bonne intention que de science, » ou bien il avance qu'en certains cas « sa théologie pouvait être plus correcte et ses principes plus sûrs. » Ces blâmes ne revêtent une forme directe et définie qu'au sujet des deux propositions que nous venons de citer et de celles, moins importantes, dont il est question plus haut (^). Il est seulement une dernière insinuation de l'Evêque de Meaux qui demande à être réfutée : « On n'aura pas de peine à reconnaître, » dit-il (2) en parlant de notre Saint, « que, selon l'esprit de son temps, il avait peut-être moins lu les Pères que les scholastiques modernes. » Ce serait une digression tout à fait hors de propos de prendre ici fait et cause pour les célèbres théologiens qui florissaient au xvi^ siècle. Bornons-nous à rappeler que les Bellarmin, les Géné- brard, les Canisius, les Possevin, les Sirmond s'étaient tellement identifié la doctrine des Pères de l'Eglise, qu'ils ne cessent dans leurs Œuvres de la citer ou de la commenter. Mais ce qui est plus regrettable c'est que Bossuet, avant de formuler ce jugement, se soit contenté de parcourir d'une manière rapide et superficielle les écrits de notre Docteur ; car, s'il a, selon son expression, « donné de l'attention à ses Lettres et à ses Entre- tiens, » il semble n'avoir connu ni ses Œuvres polémi- ques, ni ses Sermons. Une étude sérieuse et complète aurait certainement amené cet homme de génie à étendre à la doctrine dogmatique de saint François de Sales l'admiration qu'il avait vouée à son enseignement ascétique et mystique, et à s'unir, sans restriction aucune, aux louanges unanimes que lui décernaient ses contemporains. (i) Page Lxx, note (i). (2) Préface sur l'Instruction, etc., Section XI, § cxxvi  Traitté de l'Amour de Dieu  III  La forme et le style du Traitté de l'Amour de Dieu  Nous distinguons ici, comme nous l'avons fait dans l'Introduction générale (i), le style de la forme. Par cette dernière dénomination, nous entendons la dispo- sition spéciale, le mode d'exposition des matières, les grandes lignes suivies dans le développement qui en est fait. Ce qui frappe tout d'abord en ouvrant le Traitté de l'Amour de Dieu — et cette impression se soutient à la lecture, — c'est l'assurance, nous dirions presque la solennité avec laquelle procède l'Auteur. Il se sait investi d'une mission supérieure, et on l'entend s'exprimer, à l'exemple de l'Apôtre, comme ministre du Christ et dispensateur des mystères de Dieu (-'. On sent qu'il est sûr des sources auxquelles il a puisé, de l'étude approfondie et consciencieuse qu'il en a faite, et que, par dessus tout, il se confie pleinement dans le secours d'en haut. En effet, le Saint-Esprit est le grand Maître qui le dirige ; il le consulte, il l'écoute, et ce n'est pas en vain qu'il attend de lui lumière et assistance. Notre Saint est à l'aise dans les sujets les plus obscurs et les plus élevés ; il s'y meut librement avec une souplesse et une fermeté que rien ne déconcerte. Jamais on ne rencontre chez lui l'ombre d'une hésitation, nulle incer- titude dans les questions les plus épineuses ; jamais de proposition vague ou dubitative : il enseigne en maître (i) Tome I, p. Lxvni. (2) I Cor., IV, I.  Introduction lxxv et en docteur ; il parle comme ambassadeur de Dieu (i). On comprend en l'entendant, combien sainte Jeanne- Françoise de Chantai avait raison d'avancer que les paroles de son bienheureux Père étaient « si efficaces, si moelleuses et résolutives qu'il satisfaisoit et arrestoit court les esprits les plus pénétrants (2). » Cette fermeté de style, ce ton mâle et résolu se fait plus spécialement remarquer dans les Manuscrits origi- naux, écrits sous le feu de l'inspiration ; en relisant ces pages, notre Saint en tempère la vigueur, adoucit l'expression, et descendant à la portée de ses lecteurs, il ne les considère plus que « comme de vieux compai- « gnons », les suppHant de se montrer « doux et honteux « en » son « endroit. » (Préface, p. 20.) C'est un écho lointain des accents du grand Apôtre, disant à Philé- mon : Pouvant en pleine confiance t' ordonner ce qui convient dans le Christ Jésus, j'aime mieux employer la prière et la siipplication. Cette con- descendance, unie à la puissance d'argumentation, à l'ampleur de vues, est précisément ce qui donne à l'ouvrage tant d'autorité jointe à tant de clarté ; les idées les plus abstraites deviennent lumineuses à travers la transparence de l'expiession ; l'esprit est subjugué, il tombe sous le charme et, sans presque s'en apercevoir, suit l'aimable Docteur sur tous les sommets où il lui plaît de s'élever. Plus un écrivain domine son sujet, plus il lui est facile de le mettre à la portée d'autrui ; c'est ce qui est remar- quable dans le Traitté de l'Amour de Dieu : la sim- plicité de langage contraste d'une manière étonnante avec la sublimité de l'objet et lui donne un nouveau relief ; l'art disparaît sous le gracieux abandon qui le dissi- mule ; la méthode se laisse deviner plutôt qu'elle ne se fait sentir. C'est au point que certains critiques modernes ont avancé que l'ouvrage manquait de synthèse, qu'il (i) II Cor., V, 20. (2) La Mère Louise-Dorothée de Marigny déclare avoir lu ces paroles écrites de la propre main de sainte Jeanne-Françoise de Chantai. (Mémoire inséré dans le Procès de Canonisation de la Sainte.)  Lxxvi Traitté de l'Amour de Dieu était moins un traité complet qu'une « suite de discours sur l'Amour de Dieu, écrits selon les inspirations et les fantaisies » de l'âme « si tendre et si belle » de l'Auteur d). Un examen plus sérieux eût modifié cette opinion. On aurait vu que si notre Saint paraît se jouer à travers l'immensité des matières qu'il embrasse, c'est précisé- ment parce qu'il est plus sûr de l'ordre qu'il a choisi et du plan qu'il s'est tracé. Tel un guide expérimenté semble s'égarer sur nos cimes alpestres alors qu'il suit résolument un sentier dont toutes les sinuosités lui sont connues. C'est ce dont est convenu Sainte-Beuve (2). Après avoir formulé une accusation identique à celle que nous venons de citer, une étude plus approfondie le contraint à cet aveu : « Je m'étais peut-être trompé, et le Saint aurait eu plus de méthode qu'il ne me sem- blait à première vue. » La locution dubitative n'aurait sans doute pas tenu devant un second examen. Il est à remarquer que notre Saint a déjà prévenu son lecteur que s'il n'a « pas tous-jours exprimé la suite des cha- « pitres » c'est avec dessein. « En cela, » lui dit-il (Préface, p. 11), « j'ay eu grand soin d'espargner mon « loysir et ta patience (3). « Et quel soin n'apporte-t-il pas aussi à « fuir les traitz difficiles, » à « adoucir » son style, pour user de sa propre expression, à tempérer la gravité du sujet par le charme du langage ! C'est dans le même but qu'il a visé à « la briefveté des chapitres, » la considérant à bon droit comme un moyen de reposer l'attention. Non content de reposer l'esprit, il veut encore le « recréer » : à cette fin, il émaille l'ouvrage de citations (i) Guérin, édition du Traité de l'Amour de Dieu, Notice préliminaire, § m. (2) Port Royal, liv. I, §§ ix, x. (3) Ailleurs notre Saint exprime encore plus clairement son principe. Ecrivant à un ami qui l'avait consulté sur un ouvrage de théologie qu'il composait, il lui parle en ces termes : « Mon opinion seroit que vous retran- « chassies, tant qu'il vous seroit possible, toutes les paroles méthodiques, <■ lesquelles bien qu'il faille employer en enseignant, sont néanmoins super- « flues, si je ne me trompe, et importunes en escrivant. » (Lettre à un Religieux Feuillant, 15 novembre 1617.)  Introduction lxxvii de la Sainte Ecriture empruntées à la version métri- que de Philippe Desportes, qui jouissait alors d'une très grande vogue. Il entrait dans le goût de l'époque d'intercaler ainsi des vers dans les sujets les plus sérieux. Nous trouvons déjà de pareilles intercalations dans les écrits de sainte Térèse et de saint Jean de la Croix (i) ; de l'Espagne où il avait pris naissance, cet usage s'intro- duisit en Italie, et de là en France. Sans vouloir le juger, contentons-nous d'observer en passant, que saint François de Sales se prévaut assez largement de la liberté qu'il s'est réservée (Préface, p. lo), de ne pas suivre la version de l'Abbé de TjTon, quand il ne veut pas en adopter le sens i^). Assurément, notre aimable Docteur n'était pas à son coup d'essai, et au lieu d'em- prunter à d'autres, il aurait pu nous donner ses propres créations. Il existe, en effet, de multiples analogies entre la poésie et la sainteté ; on a même prétendu que, du moins par certains côtés, il n'est pas de saint qui ne soit poète. Quant au style proprement dit, c'est l'Auteur même qui l'affirme (Préface, p. 20), il est « peu différent de « celuy » de l'Introduction à la Vie dévote ; encore, n'est-ce qu'une différence de perfectionnement. Ici tout est plus achevé : la coupe des phrases est plus régulière, les expressions mieux choisies, la diction plus vive et plus rapide sans être moins imagée. La finesse d'appréciation et la propriété des termes sont d'au- tant plus remarquables que les matières sont plus métaphysiques. En outre, ces matières si abstraites  (i) On trouve des vers intercalés de la même manière dans La Conversion de la Madeleine, par Pierre Malon de Chaide, ouvrage publié en 1592, dernière année du séjour de notre Saint à Padoue. En écrivant ce livre, l'auteur avait eu pour but de contrebalancer l'influence exercée sur les esprits par la fameuse Diane, de Georges de Montemayor, célèbre romancier de la cour de Philippe II. Sans pouvoir affirmer que saint François de Sales connût l'ouvrage de Malon de Chaide, on ne peut douter qu'il n'ait lu attentivement celui de Montemayor, classique dans son genre ; car dans les écrits de sa jeunesse on en retrouve des extraits, soit en prose, soit en vers. (2) Voir des exemples de ces modifications aux pp. 140, 183, 207, 210, 298 du premier volume, et aux pp. 7I1 m» 138, 325. 326 du second.  Lxxviii Traitté de l'Amour de Dieu sont développées avec une onction qui semble couler de l'âme de notre Saint dans celle de son lecteur, pour le toucher, le subjuguer, le ravir : s'il y a quelque diver- gence de style plus marquée entre les deux ouvrages, elle consiste dans la force de ton, la vigueur d'expres- sions qui caractérise le Traitté de l'Amour de Dieu. On y trouve çà et là des réminiscences adoucies de ces mâles apostrophes dont sont parsemées les Controverses et la Défense de l'Estendart de la sainte Croix. Sans être moins brillantes que dans ces derniers écrits, les figures sont d'un choix plus sévère et tou- jours adaptées à leur objet. Les comparaisons et les métaphores font place à des allégories très ingénieu- sement imaginées et parfaitement soutenues. C'est même l'une des caractéristiques du Traitté de l'Amour de Dieu. Nul autre mode d'exposition ne pouvait en effet mieux convenir à la profondeur de cet enseignement mystique ; aussi, ce qui ailleurs semblerait n'être qu'un simple ornement, devient ici partie intégrante de la démonstration. Le saint Auteur, selon le mot de l'Ecri- ture (i), se nourrit et nourrit son lecteur de ce qu'il y a de plus caché dans les paraboles, car il connaît par expérience l'efficacité des similitudes « a bien esclai- « rer l'entendement et a esmouvoir la volonté f^). » Rien ne manque aux œuvres de Dieu, a dit le Sage (3) ; par leurs analogies et leurs contrastes, elles sont placées en regard les unes des autres ; elle s'ex- pliquent et se complètent. Il appartenait à saint François de Sales, ce grand interprète des relations qui existent entre la nature et la grâce, de mettre en relief ces har- monies. Son âme si pure les rencontrait partout, et son cœur trouvait en les exploitant la joie d'imiter le divin Maître dont on a écrit qu'il ouvrirait ses lèvres pour annoncer des paraboles (4). Cette dernière impression se fait jour dans mainte exhortation à son Théotime ; (i) Eccli., XXXIX, 3. (OÉSce propre des Docteurs.) (2) Epistre sur la Prédication, § 5. (3) Eccli., XLii, 25. (4) Ps. Lxxvii, 2 ; Matt., xrii, 3.  Introduction lxxix celle-ci entre autres (I, p. 174) : « Employons une para- « bole, puisque cette méthode a esté si aggreable au « souverain Maistre de l'amour que nous enseignons. » Cette spécialité littéraire de notre Saint n'a échappé ni à ses contemporains ni à ses panég3Tistes. Saint Vincent de Paul formant ses disciples à la prédication les engage à citer souvent « quelques bonnes compa- raisons, comme font Notre Seigneur dans l'Evangile, et après lui, saint Jean Chrysostôme et saint François de Sales dans leurs ouvrages (i). » Rohrbacher, Alzog, parmi les historiens, Moehler, entre les théologiens, signa- lent et admirent le merveilleux symbohsme qui règne dans le Traitté de l'Amour de Dieu. Il est à remar- quer que les plus belles allégories se trouvent précisé- ment dans le Livre IX, celui qui explique les degrés supérieurs de la perfection évangélique. Bon nombre d'épisodes empruntés à l'histoire ancienne, par exemple la mort de la « damoyselle de l'isle de Sestos, » sont enchâssés dans le texte de manière à constituer aussi de véritables paraboles (2). Un mot nous reste à dire sur ce que notre Saint nom- mait « ma simplicité » (Préface, p. 14). La Renaissance, (i) Abrégé de la méthode de prêcher, rédigé par Aimeras sur les Conférences de saint Vincent de Paul. (2) Il s'est trouvé des esprits assez superficiels pour faire un crime à notre Saint d'établir parfois ses comparaisons sur certaines données fantaisistes dont la sicence moderne a démontré la fausseté. Nous avons déjà dit dans l'Introduction générale ce qu'il faut en penser. L'Auteur cite les opinions com- munément reçues de son temps et ne les discute pas ; il saisit en passant une croyance généralement adoptée et l'emploie comme un miroir de sa pensée, dont la justesse ne dépend jamais du plus ou moins de foi que mérite l'objet de la comparaison. Les Commentaires de Mattioli et l'Histoire naturelle de Pline jouissaient alors d'une immense autorité, et l'on sait de quelles assertions hasardées et fabuleuses ces ouvrages étaient remplis. Rien d'étonnant donc que saint François de Sales se soit mis au niveau de ses contemporains, en évoquant ce merveilleux qu'ils se persuadaient rencontrer partout. Il faisait une concession au goût du temps, sans se mettre beaucoup en peine d'appro- fondir des questions qu'il jugeait d'une importance fort secondaire. Lui-même avait écrit : En « chose indifférente il n'est pas requis de me mettre en peyne « pour m'asseurer de la vérité, ains suffit que je die simplement ce que je croy « estre véritable d'abord... Qu'importe il quand je dirois bien une chose pour « une autre en chose si frivole ? » (Fragment d'une dissertation sur les Vertus cardinales. Voir note (i), p. 483 du second volume.)  Lxxx Traitté de l'Amour de Dieu dont on a si fort exagéré les avantages, avait introduit autant de dépravation dans le goût que de corruption dans les mœurs. Ecrivains ascétiques et orateurs sacrés se heur- taient continuellement à des allusions mythologiques ou à des citations profanes. Non seulement saint François de Sales ne donna jamais dans de tels écarts, mais encore, et c'est une de ses gloires, il est l'un de ceux, le premier peut-être, qui, en France, ont ramené le sens public aux vrais principes du beau dans la httéra- ture et dans l'éloquence. C'est lui qui remit en honneur cette noble simplicité par laquelle l'homme se rapproche de Dieu, dont la divine essence exclut toute multipHcité. Tel qu'il est en lui-même, tel que le conçoit notre Saint, le style simple n'a rien de commun avec le style bas et néghgé ; c'est l'aisance du tour, la Umpidité de l'expres- sion qui le distingue, c'est l'exacte proportion entre les mots et les idées, l'attention soutenue à revêtir la pensée des seuls ornements qui lui sont propres. On nous objectera peut-être que l'Auteur du Traitté de l'Amour de Dieu s'est assez souvent éloigné de ces principes, qu'il multiplie les jeux de mots, et abuse parfois des figures notamment de l'antithèse, la plus brillante de toutes. Nous n'en disconviendrons pas, tout en soutenant qu'en cela il faisait des concessions aux travers de son époque, bien plus qu'il ne cédait à ses propres convictions. Pour être lu, il fallait alors abso- lument déployer quelque appareil littéraire, si bien que les meilleurs esprits du temps étaient obligés de sacrifier à ce préjugé. Mais ces réserves faites, il reste que, étant donné le milieu où il vivait, notre Saint demeure un modèle de simplicité 'i). On ne rencontre en effet sous (i) Que Sainte-Beuve se permette de tourner en ridicule le mot de dilection tel qu'il est employé à la fin du Traitté (voir l'explication de ce mot, II, p. i86) ; que M. Sayous déclare « extravagants et bizarres » les chapitres relatifs « a la mort en l'amour et d'amour, » chapitres cités avec de grands éloges par Bossuet, nous ne nous arrêterons pas à les réfuter. Tout lecteur attentif et intelligent le fera lui-même et sentira croître son admiration pour le saint Auteur, en constatant combien sont frivoles et mal fondées les accusations portées contre un ouvrage dont le mérite supérieur est toujours plus universellement apprécié. La critique moderne a fait justice de la sotte déhcatesse qui était de mise  Introduction lxxx sa plume rien qui ressente l'enilure, la prétention , les préoccupations personnelles, si ordinaires à ses contem- porains. Saint François de Sales considère le monde visible et le monde invisible avec cet œil simple préco- nisé dans l'Evangile, et il rend toutes choses telles qu'il les a vues. Fidèle disciple du divin Maître, il peut à chaque instant répéter après lui : Je ne cherche point ma propre gloire. Tout autre écrivain eût préparé à un ouvrage aussi admirable quelque pompeuse conclusion. Bien autre est la sollicitude de notre Saint, et à le lire, on croirait que, semblable à l'artiste cité au chapitre v du onzième Livre, il ne vise en terminant qu'à « assoupir « sa renommée. » Lui, qui avait achevé l'Introduction à la Vie dévote par un trait de sublime éloquence, ne donne pour épilogue à son chef-d'œuvre qu'une citation fort peu remarquable de saint Augustin.  IV  La vie de l'Auteur reflétée dans son livre Rapports entre cet ouvrage et les autres écrits du Saint  Les affinités que nous avons constatées (i) entre la vie de saint François de Sales et ses écrits sont surtout remarquables au sujet du Traitté de l'Amour de Dieu. dans le siècle passé, où Ton croyait faire preuve de bon goût eu se permettant les plus malencontreuses retouches. Le P. Fellon, auteur estimable du reste, subit l'influence de ses contemporains au point de corriger notre Saint. Dans la préface d'une édition publiée en 1754, il annonce hardiment être « déterminé à regarder le Traité du saint Evêque de Genève comme un ancien bâtiment qu'il fallait détruire, en réservant les matériaux comme autant de pierres pré- cieuses pour en construire un nouvel édifice. » Et il procéda en conséquence ! (i) Introduction générale, Tome I de notre Edition. F  Lxxxii Traitté de l'Amour de Dieu A son insu, notre Saint dévoile dans ces pages toutes ses aspirations les plus intimes, il y fait au naturel le portrait de sa belle âme : c'est sainte Jeanne-Françoise de Chantai elle-même qui nous en assure. Déposant devant les Commissaires apostoliques sur la charité de son bienheureux Père, elle dit f^) : « Ce Bienheureux a composé un Traitté admirable sur ce sujet, où je vois qu'il s'est dépeint naïvement. » Non seulement il a longtemps médité ce livre, mais, qu'on nous pardonne la hardiesse de l'expression, il l'a vécu avant de l'écrire. Trop nombreux seraient les points de contact qu'il y aurait à signaler entre cet ouvrage et la vie de son Auteur ; nous nous bornerons à indiquer les principaux, laissant au lecteur le plaisir de multipUer les rappro- chements. EtabUssons tout d'abord, et nul ne le contestera, que le caractère dominant de cette vie, le trait distinctif de cette admirable sainteté est un immense amour de Dieu. Notre « bienheureux Prélat, » dit une des pre- mières Filles de la Visitation ^^), « ne vouloit vivre que pour ce sainct amour ou d'iceluy, et... il ne parloit presque que de ce sainct amour aux âmes qu'il condui- soit... les exhortant à faire ou laisser de faire, à souffrir ou s'abstenir en quoy que ce fust, tout pour le pur amour de Dieu, n'ayant esgard en toutes choses qu'à ceste seule fin. » Si l'on passe de cette observation générale à des appli- cations particulières, le chapitre x du premier Livre : Que l'union a laquelle l'amour prétend est spiri- tuelle, se présente comme une révélation initiale ; il nous donne la clé de cette affection à la fois si pure et si forte, si élevée et si tendre dont on rencontre fré- quemment l'expression sous la plume de notre Saint ; nous entrevoyons son cœur planant dans les régions supérieures où cesse d'exister toute distinction matérielle  (i) Process. remiss. Gebenn. (I), ad art. 26. (2) La Mère Claude-Agnès Joly de La Roche. {Process. remiss. Aurelia- nensis, ad art. 26.)  Introduction lxxxiii parce que Dieu est tout en toutes choses (i). Les cha- pitres XI et XII du même Livre ne ramènent-ils pas à la pensée cette exclamation de sainte Jeanne-Françoise de Chantai (-) : « Que l'ordre que Dieu avait mis en cette bienheureuse âme était admirable ! Tout était si rangé, si calme, et la lumière de Dieu si claire, qu'il voyait jusqu'aux moindres atomes de ses mouvements... Il appelait le lieu où se faisaient ces clartés, le sanc- tuaire de Dieu, où rien n'entre que la seule âme avec son Dieu. C'était le lieu de ses retraites et son plus ordinaire séjour. » On aime à mettre en regard des belles paroles de notre Docteur sur le zèle (I, p. 288), cet autre témoi- gnage de la Mère Claude-Agnès Joly de La Roche (3) : « Les travaux qu'il a soufferts pour faire fleurir ce sainct amour dans les âmes sont presque incroyables ; car le plus souvent il n'avoit que peu de temps la nuict pour se reposer et dire son Office, le reste de son temps se passant ou à traicter de cet amour, ou à en escrire, à confesser, prescher, cathechiser, consoler les affligés, conférer avec le prochain pour augmenter ou planter cet amour divin dans les âmes de ceux qui recouroient à Iny... Bref, il sembloit qu'il n'estoit né que pour faire ce service à la gloire de ce sainct amour. » Les Livres VI, VII et VIII donneraient lieu à d'in- nombrables rapprochements du même genre ; mais c'est le neuvième Livre surtout qui nous offre la reproduction la plus fidèle des sentiments de l'Auteur. « Si votre Révérence, » écrit sainte Jeanne-Françoise de Chantai au P. Dom Jean de Saint-François, « veut voir clairement l'état de cette très sainte âme... qu'elle lise, s'il lui plaît, les trois ou quatre derniers chapi- tres du neuvième Livre de l'Amour divin. Il animait toutes ses actions du seul motif du divin bon plaisir. Et (r) I Cor., XV, 28. (2) Lettre au R. P. Dom Jean de Saint-François, sur les vertus de saint François de Sales. (Œuvres de sainte J.-F. de Chantai, tome III.) (3) Process. remiss. Aurelianensis, ad art. 26.  Lxxxiv Traitté de l'Amour de Dieu véritablement, comme il est dit en ce Livre sacré, il ne demandait ni au ciel ni en la terre que de voir la volonté de Dieu accomplie... De cette union si parfaite procédaient ces éminentes vertus que chacun a pu remar- quer, cette générale et universelle indifférence que l'on voyait ordinairement en lui. Et certes, je ne lis point les chapitres qui en traitent au neuvième Livre de l'Amour divin que je ne voie clairement qu'il pratiquait ce qu'il enseignait, selon les occasions. » Ce n'est pas seulement au sujet des « actions émi- nentes » et des « souffrances extraordinaires » que saint François de Sales donne à Théotime les leçons de son expérience personnelle. Les admirables chapitres vi et VII du Livre XII étaient journellement réahsés dans sa vie, ainsi que l'affirme encore la grande âme qui pénétra mieux que personne les secrets de la sienne : « Il n'avait aucune singularité en pas une de ses actions, ains il était attentif à mener une vie commune où rien ne parût de ces choses que le monde estime tant ; toute la beauté de cette sainte âme était au dedans, en la per- fection de toutes les vertus que Dieu y avait divinement arrangées, et dont le lustre paraissait en la perfection avec laquelle il accomplissait toutes ses actions ordi- naires, lesquelles il pratiquait d'une manière très extra- ordinaire... Notre Bienheureux ne passait heure sans pratiquer la mortification intérieure, y employant toutes les occasions qui se présentaient à lui : les divertisse- ments qu'on lui faisait à tous propos de ses plus impor- tantes affaires, les contradictions, rencontres et tous tels sujets mortifiants qui lui arrivaient continuellement ; et jamais ce Bienheureux ne se plaignait, parce qu'il regar- dait en tout la conduite de la divine Providence t^). » Outre ces analogies morales, ce n'est pas sans un vif intérêt que, de loin en loin, on aperçoit se dessi- ner plus distinctement la personnalité si attachante de notre Saint. C'est ainsi que, parlant de son glorieux  {!) Déposition de sainte Jeanne- Prançoise de Chantai, art. 28. (Œuvres, tome III.)  Introduction lxxxv Patron, il le nommera « mon grand saint François, Saint « en la protection duquel la Providence divine, comme « j'espère, me remit des qu'elle me lit escheoir son digne « nom, a moy très indigne, en mon Baptesme... » (II, p. 459.) Souvent, ce sont des allusions à sa vie d'étudiant à Paris et à Padoue : le puits aux échos (I, p. 246), la conversion du jeune hérétique, touché du recueille- ment des RR. PP. Chartreux (II, p. 91). Plus souvent encore son esprit d'observation se révèle d'une manière aussi juste qu'ingénieuse : c'est « le taste vin de Grève « qui attend » la décharge des bateaux (II, p. 386) ; le « tonneau bien plein » qui « ne respandra point son vin « qu'on ne luy donne de l'air par dessus» (I, p. 216). L'Auteur paraît heureux quand se présente l'occa- sion de mentionner ses amis : Génébrard son maître, Mgr Camus, Evêque de Belley, Dom Jean de Saint- François, le P. Richeome, etc. Parfois, il dépeint telle scène de la vie domestique qu'il vient d'avoir sous les yeux ; ainsi l'exposé des bons effets produits par les « tonnerres, tempestes et autres perilz naturelz » n'est que le récit d'un orage qui mit en émoi tout le château de Sales (i). Nombreuses sont les allusions et les méta- phores qui prouvent avec quelle attention avaient été observées les habitudes enfantines de la jeune généra- tion qui s'épanouissait dans ce manoir. Enfin, parlant des « esleuz... qui meurent apoplectiques ou letargi- « ques, » et qui néanmoins « sont bienheureux... parce « qu'ilz meurent en Dieu » (II, pp. 456, 457), notre Saint semble prévoir les circonstances dans lesquelles devait arriver son propre trépas. Nous nous plaisons à le redire, entre autres mérites, le Traitté de l'Amour de Dieu a celui d'être une révé- lation fidèle de la vie de son Auteur ; c'est, de plus, un prolongement des exhortations que ce grand Directeur adressait aux âmes rangées sous sa conduite, de sorte que chaque lecteur peut justement s'appliquer ces mots (i) Voir uae lettre à sainte Jeanne-Françoise de Chantai, en date du 9 août 1607.  i-xxxvi Traitté de l'Amour de Dieu écrits vraisemblablement au duc de Bellegarde (i) : « Je « vous supplie que si quelquefois l'affection que vous « aves pour moy vous donnoyt quelque désir d'avoir « de mes lettres, vous prenies ce Traitté et en lisies « un chapitre, vous imaginant que s'il n'y a point de « Theotime au monde, auquel s'addressent mes paroles, « vous estes celuy entre tous les hommes qui estes mon « plus cher Theotime. » Les nombreuses et intéressantes analogies que l'on peut constater entre le Traitté de l'Amour de Dieu, les Entretiens spirituels, les Lettres, les Sermons et les Opuscules seront étudiées dans les Préfaces respectives de ces divers ouvrages. Remarquons seulement en passant, qu'il existe des relations spéciales entre le Traitté et la Déclaration Mystique sur le Cantique des Cantiques. Déjà, dans cette Introduction, nous avons indiqué plusieurs points de contact entre les écrits antérieurs de notre Saint et le Traitté. Ces rapides indications exigent quelques développements. Les réminiscences de ses Œuvres polémiques, ainsi qu'il a été dit (2), sont très sensibles. Le mystique ne cesse jamais d'être apôtre ; il combat pour la foi, alors qu'il semble uniquement occupé à établir les droits de la charité. Lui-même se plaît à faire quelques rapproche- ments (I, pp. 17, 20) entre le premier et le dernier écrit qu'il a pubUés (s). Outre celles dont nous avons déjà  (i) Lettre citée plus haut, p. .xvi. (2) Voir pp. .XLii, XLiii. (3) Voici quelques-unes des affinités les plus marquées entre le Traitté de l'Amour de Dieu et la Défense de l'Estendart de la sainte Croix. Des vers sont intercalés dans les deux ouvrages : la définition de l'adoration (Défense, p. 320) se reflète dans le Traitté (I, p. 72). Le passage du Livre X, chap. vi (II, p. 187), où il est question de l'amour qui « est comme l'honneur » et dn « souverain honneur » appartenant à « la souveraine excellence » rappelle l'Avant-Propos (p. 11) et le chap. 11 du Livre IV de la Défense. Le quatrain {Author ad Lectorem), qui figure à la fin de ce volume (Appendice, p. 421), n'est pas sans analogie avec l'idée émise dans la Préface du Traitté (p. 13) : « Le fond de la science est tous-jours un peu plus malaysé a sonder. » Dans la lettre à Des Hayes, citée plus haut (p. .xi), le Saint proteste contre le « tiltre si impudent « de Panthologie que le « libraire a osé » donner  Introduction lxxxvii parlé, on peut remarquer encore d'innombrables affinités doctrinales entre l'Introduction à la Vie dévote et le Traitté de l'Amour de Dieu ; l'Auteur en signale quelques-unes, mais la plupart sont assez saillantes pour que chacun puisse les apercevoir (i). Qui, par exemple, ne reconnaîtra sans peine dans le douzième Livre tout entier un sommaire de la doctrine ascétique exposée dans les deux ouvrages ? Pour bien saisir la portée de ce que nous avons appelé l'idée dominante de l'Introduction à la Vie dévote, il importe de suivre cette idée à travers le Traitté, de la voir s'illuminer graduellement de clartés plus vives, et, dans les der- nières pages briller de tout son éclat. D'après la pensée de saint François de Sales, les deux livres devaient se compléter (2) ; aussi fait-il une apologie de l'un dans la Préface de l'autre, et les Manuscrits primitifs du Traitté sont adressés à Philothée comme l'avait été l'Intro- duction. Ces deux livres ne forment donc qu'un seul tout harmonieux, ils sont pour ainsi dire les deux volumes d'un même ouvrage.  a au Livre de la Croix, » et emploie déjà la comparaison du « sot architecte » qui reviendra dans la Préface du Traitté (p. i8). Cette idée lui était fami- lière ; car dans une analyse de Droit civil faite à Padoue, s'apercevant qu'un article ne correspond pas au titre, il s'interrompt et avertit qu'il passe à l'ar- ticle suivant, « januafti toto œdificio majorent admiratus, après avoir admiré cette porte plus grande que tout l'édifice. » (i) Entre autres rapprochements, nous indiquerons les suivants. Les « fortes « affections, » les « éternelles resolutions » insinuées à Théotirae (I, p. i88) ont déjà été reconunandées à Philothée (var. (b), p. 91*). Ce qui est dit de « l'amour d'amitié » dans le Traitté (I, p. 71) trouve son corrélatif au commencement du chapitre .xvii, III® Partie de l'Introduction, et la page 200 de ce livre rappelle la page 352 {!" volume) du Traitté, comme les pages 213, 214 de Philothée font penser aux pages 60, 61 (II^ volume) de Theotime. (2) « J'ay leu, » dit M"» Amaury, ' deux livres admirables en nos jours que ce Bienheureux a composés... Ce sont des pièces nompareilles, et les plus doctes et pieux sont ceulx qui en font plus d'estat. Celuy de l'Introduction a applany les difficultez qui se retrouvoient au chemin de la dévotion, et celuy de VAmoiir de Dieu a relevé les affections qui rampoient sur terre jusques dans le sein amoureux de la Divinité. » (Process. remiss. Parisiensis, ad art. 44.)  Lxxxviii Traitté de l'Amour de Dieu  V  L'Edition définitive du Traitté de l'Amour de Dieu  Notre Edition reproduit intégralement le texte de celle de 1616, la seule dont le saint Auteur soit respon- sable. L'unique différence que l'on peut remarquer consiste dans la correction des fautes d'impression, la rectification de quelques erreurs évidentes (^) et la subs- titution de l'orthographe personnelle de saint François de Sales à celle des imprimeurs lyonnais. Quant à ce dernier point, nous renvoyons le lecteur aux détails donnés dans notre Préface de l'Introduction (2) ; car les deux principaux ouvrages de notre Docteur appartenant à la même période orthographique ne présentent, sous ce rapport, que de légères divergences (s). Depuis quelques années, l'une des grandes préoccu- pations des éditeurs a été de réunir les Manuscrits du Traitté de l'Amour de Dieu. Ces Manuscrits, dissé- minés en divers lieux, se retrouvent rarement en cahiers ; le plus souvent ce sont des feuillets ou des pages, qui même ont été parfois divisées en plusieurs fragments (i) Ces rectiûcations se trouvent aux pp. 19, 153, 162, 1Û7, 234, 288, 310, 340. 343 du premier volume, et pp. 92, 166, 173, 174, 190, 265, 276, 288 du second. (2) Partie III, pp. L.xvii, lxviii. (3) Le seul point digne d'attention est l'oniission presque invariable de l's pour la troisième personne du singulier au passé du subjonctif des verbes avoir et être. Cette particularité, que l'on peut constater dans les variantes et dans l'Appendice, n'a pas été admise dans le texte principal dont elle aurait pu altérer la clarté. On pourra également remarquer dans les mêmes Manuscrits l'usage assez fréquent de l'accent circonflexe, pour distin- guer là adverbe de la article ou pronom.  Introduction lxxxix pour satisfaire la dévotion des fidèles. Une table placée à la fin du second volume indique la provenance de ces précieux Autographes. Cette table servira de témoignage de la gratitude des éditeurs pour les bienveillantes com- munications qu'ils ont reçues («), et prouvera en même temps combien ont été consciencieuses les recherches faites dans le but de se procurer les meilleurs éléments de contrôle. Les Manuscrits sont partagés en deux groupes selon l'ordre de leur rédaction. Au premier, appartient le Manuscrit (A), qui consiste en 125 pages reproduites intégralement dans l'Appendice ; le Manuscrit (B) se compose de 94 pages et diffère peu du texte définitif, aussi les variantes seules ont été données. Ces Manus- crits sont entièrement autographes (2), à l'exception d'un cahier écrit par M. Michel Favre : ce cahier, qui corres- pond aux pages 40-54 et 57-66 du premier volume, est annoté et corrigé par saint François de Sales, et probablement écrit sous sa dictée. Rien de plus intéressant que de mettre en parallèle les Manuscrits primitifs avec ceux du texte définitive- ment adopté. Dans les premiers, on remarque plus de naïveté et en même temps plus de feu. Les pensées se pressent en foule sous la plume de l'Auteur, il a peine à trouver des expressions pour rendre tout ce qu'il sent. Mais c'est en parlant de l'amour divin qu'il s'anime (i) Parmi ces comnaunications, doivent être signalés deux cahiers conservés au Monastère de la Visitation de Milan. Ces cahiers, qui font partie de la première rédaction du Traitté, portent les chiffres 8 et 9 tracés de la main du Saint, ce qui donnerait à penser qu'ils appartiennent à une série assez considérable, dont les autres pièces n'ont pu être recouvrées. Un Autographe du chap. v du Livre III, gardé au Monastère de la Visitation de San-Remo, n'étant parvenu aux éditeurs qu'après l'impression, les légères variantes qu'il présente avec le texte imprimé n'ont pu être reproduites en leiu: lieu. Deux de ces divergences méritent d'être mentionnées. A la fin du premier alinéa p. 185 on remarque dans le Manuscrit la répétition de l'article la avant « glorieuse fehcité, » etc. La seconde phrase de l'alinéa suivant offre encore un plus grand intérêt : les mots • a rayson », qui se trouvent six fois répétés, sont biffés et remplacés par « en suite », leçon adoptée dans le texte définitif. (2) Le fac-similé placé en tête du premier volume permet de juger de leur aspect.  xc Traitté de l'Amour de Dieu davantage ; son âme « bouillonne en variété d'affections... « et semble un peu hors de soymesme « (II, p. 392). Tout-à-coup, il s'interrompt pour intercaler quelques notes relatives aux modifications à faire lors de la rédaction définitive (^). Les comparaisons et les allé- gories bibliques sont plus nombreuses, plus étendues, plus sensiblement marquées au coin du génie de notre Saint. De cet ensemble, résultent une certaine impétuo- sité de diction, une vivacité de coloris qui donnent à ce premier jet une teinte aussi attrayante qu'elle est originale. Une révision soigneuse amena de nombreuses suppres- sions : le style devint plus rapide, plus nerveux, plus concis, les images plus clair semées ; les allusions per- sonnelles font place à une dignité proportionnée au caractère de l'ouvrage. Pour tout résumer en un mot, on peut dire que les qualités du ^Manuscrit primitif sont à celles du texte ce que les grâces et la vivacité de la jeunesse sont à la force et à la beauté de l'âge mûr. Un mot nous reste à dire sur les Extraits du Traitté de l'Amour de Dieu faits par sainte Jeanne-Françoise de Chantai (2). Ils sont écrits en partie par la Sainte et en partie par l'une de ses religieuses, sur des feuillets reUés dans un volume in-12 contenant la Vie de sainte Catherine de Gênes (3). Le recueil, qui se compose de 26 pages, commence ainsi : « Je tire ce qui suit des (i) Voir à l'Appendice, pp. 385 (var.), 398, 415, 419, 428, 429, 439, 482, 486. (2) Voir à l'Appendice, notes (i), pp. 401, 467, 477, 486. (3) La Vie et les Œuvres spirituelles de S. Catherine d'Adorny de Gennes, reveues et corrigeez. A Paris, chez la vefve Guillaume Cavellat au Mont S. Hilaire, au Pélican, .m.d.c. Avec Privilège du Roy. Ce livre est conservé au Monastère de la Visitation de Venise. Il est très vraisemblable qu'il aurait été donné à sainte Jeanne- Françoise de Chantai par son Bienheureu.x Père lui-même, car sur le feuillet placé en regard du titre, les six premiers versets du Psaume cxxi, avec le millésime 161 1, se trouvent écrits de la main du Saint. C'est probablement de cette traduction, faite par les PP. Chartreux de Bourg-Fontaine, que saint François de Sales s'est servi pour les annotations du Traitté. Le renvoi de l'Appendice, p. 418, « A la fin du 14. chap. de sa Vie, » correspond exactement à l'édition dont nous parlons.  Introduction xci caiers du Traitté de l'Amour divin avant qu'il fut imprimé. » Les Extraits sont très exacts, ainsi que l'on a pu s'en convaincre en coUationnant ceux qui corres- pondent aux fragments dont les Autographes ont été recouvrés. Malheureusement ils sont incomplets, car la Sainte s'est bornée à transcrire ce qui était plus con- forme à ses attraits intérieurs. L'intérêt qui s'attache à l'examen de ces divers Manus- crits s'étend encore, quoique à un degré inférieur, aux passages raturés. Comme dans le tome précédent (i), ces passages sont isolés par des signes convention- nels du texte des variantes dans lequel ils se trouvent insérés. L'édition de 1616 donnait déjà un certain nombre à.' indications patristiques ; les éditeurs repro- duisent ces indications en caractères italiques, afin de les distinguer des autres, bien plus nombreuses, dues à leurs recherches. Des hauteurs où l'avait placé la grâce de sa divine élection, l'Apôtre des gentils laissait tomber sur l'EgUse naissante cette majestueuse parole : Nos autem sensum Christi habemus (2). Saint François de Sales aurait pu tenir le même langage ; lui aussi a le sens du Christ, ce sens intime qui constitue toute sagesse et produit toute sainteté. Partout il découvre, partout il montre le Rédempteur ; d'après lui, le Père éternel a créé « les « hommes et les Anges... pour tenir compaignie a son « Filz, participer a ses grâces et a sa gloire, et l'adorer « et loiier éternellement... Le grand Sauveur fut le « premier en l'intention divine... et en contemplation « de ce fruict désirable fut plantée la vigne de l'uni- « vers » (I, pp. 100, 103). L'unique prétention de l'âme fidèle doit être de courir après ce Sauveur, mais de courir « ardemment et vistement. » « La prattique des « actes héroïques de la vertu » lui est proposée comme constituant « la parfaite imitation du Sauveur, » et les (i) Tome III, Introduction a la Vie dévote. Voir la Préface de l'Edition de 1893. (2) I Cor., II, 16.  xcii Traitté de l'Amour de Dieu sentiments les plus naturels sont ennoblis par la con- templation de ce divin Exemplaire : c'est ainsi que « le Chrestien doit aymer son cors comme une image « vivante de celuy du Sauveur, comme issu de mesme « tige avec iceluy. » Sa perfection en ce monde consiste à vivre « selon les grâces, faveurs, ordonnances et « volontés de nostre Sauveur, » comme au Ciel, « après « le motif de la Bonté divine conneiie et considérée en « elle mesme, celuy de la mort du Sauveur sera le plus « puissant pour » le ravir et le béatifier (II, p. 345). Et voici le dernier élan insinué à Théotime : « Mourir a « tout autre amour pour vivre a celuy de Jésus... Vive « Jésus que j'ayme ! J'a57me Jésus, qui vit et règne es « siècles des siècles. Amen. » Rien d'étonnant que l'Auteur du Traitté ait si émi- nemment le sens de Jésus-Christ ; il l'a puisé dans le Cœur même de l'Homme-Dieu. Rapidement nommé dans l'Introduction à la Vie dévote, le sacré Cœur de Jésus occupe ici une large place i^h Dès le début, c'est par ce Cœur que le Saint adjure Théotime : c'est « le Cœur divin » qui « est amoureux de nostre « amour ; » il faut répandre « nos âmes devant et « dedans son Cœur pitoyable, qui les recevra a mercy. » L'échelle mystique de notre salut « est plantée sur « le sein et le flanc percé du Sauveur, » et les grâces qui doivent nous la faire gravir, sont infiniment pré- cieuses, puisque c'est « le Cœur du Sauveur qui les « nous a méritées. » L'Auteur a souvent des élans qui rappellent saint Bernard : « O doux Jésus, hé tirés- « moy tous-jours plus avant dans vostre Cœur, afïin « que son amour m'engloutisse et que je sois du « tout abismee dans sa douceur. » « O amour sou- « verain du Cœur de Jésus, quel cœur te bénira jamais « asses dévotement ! » A ces rapides indications, le contemplatif devine tout ce que le Traitté lui fournira de douces pensées et  (i) Voir I, pp. 2, 52, 53, 112, 158, 185, 194, 272, 294, 295, 332, 344, 345, 352 ; et II, pp. 8, 20, 35, 47, 50, 62, 79, 229-233, 324. 344, 345, etc.  Introduction xciii d'ardentes affections pour alimenter ses communications avec Dieu. Dans ce livre est condensée la quintessence de tout ce que contiennent la Sainte Ecriture et les Pères sur la divine charité, l'un des sujets les plus élevés que puisse jamais aborder une intelligence créée. L'homme apostolique, choisi pour prêcher la sagesse- parmi les parfaits (^), y trouvera non seulement un inépuisable trésor de piété et d'érudition, mais encore il apprendra l'art d'exploiter lui-même les sources aux- quelles l'Auteur a puisé ; tout chrétien désireux de sa perfection ne pourra que gagner infiniment en prenant pour règle de conduite l'ouvrage dans lequel notre Docteur a révélé toute son âme. Imiter saint François de Sales, c'est imiter Jésus-Christ : car, d'après sainte Jeanne-Françoise de Chantai (2)^ il « était une image vivante en laquelle le Fils de Dieu Notre-Seigneur était peint. » Selon un autre témoin oculaire (3), il a moulé « sa vie à icelle du Sauveur avec tant de rapport, que l'on pouvoit meritoirement dire que Jésus Christ estoit formé en luy. « A l'école de ce grand maître, l'âme intérieure sera transformée en l'image de l'Exemplaire adorable sur lequel il s'est modelé lui-même, elle ira de clarté en clarté, jusqu'à ce qu'ayant dépassé toutes les choses périssables, elle soit consommée et béatifiée en la divine charité qui ne finira jamais. DoM B. MACKEY, O. S. B.  (1) I Cor., II, 6. (2) Lettre citée plus haut, p. lxxxiii. (3) Le Chanoine Magnin. {Process. remiss. Gebenn. (I), ad art. 26.  TRAITTE  DE  L'AMOUR DE DIEU  AVIS AU LECTEUR  Notre texte du Traitté de l'Amour de Dieu est celui de l'édition princeps de 1616. Les Mattuscrits de la previière rédaction sont groupés dans l'Appendice sous la désignation de M s. (A). Les variantes données en plus petits caractères au bas des pages du texte principal sont tirées du Ms. (B) représentant la rédaction définitive. Des notes au cours de l'ouvrage indiquent les relations générales entre le texte et l'Appendice. Ces rela- tions sont précisées dans une table de correspondance placée à la fin du second volume. Comme dans le tome précédent, le commencement de chaque variante est indiqué par la répétition, en italiques, des paroles qui la précèdent immédiatement, à moins que ce commencement ne corresponde à un alinéa du texte, ou que la corrélation soit évidente ; la fin est régulièrement marquée par la lettre de renvoi. Les passages raturés que l'on a jugé à propos de reproduire sont renfermés entre des crochets brisés LT. Quelques mots expli- catifs, ou qui ont dû être suppléés par les éditeurs, sont placés entre [ ]. Les indications marginales données dans la première édition sont reproduites en italiques pour les distinguer de celles des éditeurs. Pour plus amples éclaircissements, voir ci-devant la cin- quième Partie de notre Introduction, et la note (i), pp. 355, 356 du second volume.  ORAYSON DEDICATOIRE  Tressainte Mère de Dieu, vaysseau d'incompa- rable élection, Reyne de la souveraine dilection, vous estes la plus aymable , la plus amante et la plus aymee de toutes les créatures. L'amour du Père céleste prit son bon playsir en vous de toute éternité, destinant vostre chaste cœur a la perfec- tion du saint amour, affin qu'un jour vous aymas- sies son Filz unique de l'unique amour maternel, comme il l'aymoit éternellement de l'unique amour paternel. Jésus mon Sauveur, a qui puis-je mieux dédier les paroles de vostre amour qu'au cœur très aymable de la Bienaymee de vostre ame ? Mais, Mère toute triomphante, qui peut jetter ses yeux sur vostre majesté sans voir a vostre dextre celuy que vostre Filz voulut si souvent, pour l'amour de vous, honnorer du tiltre de Père, le vous ayant uni par le lien céleste d'un mariage tout virginal, a ce qu'il fust vostre secours et coadjuteur en la charge de la conduite et éducation de sa divine enfance ? grand saint Joseph, Espoux très aymé de la Mère du Bienaymé, hé, combien de fois aves vous porté l'Amour du Ciel et de la terre entre vos bras, tandis que, embrasé des doux embrassemens et baysers de ce divin Enfant, vostre ame fondoit  2 Traitté de l'Amour de Dieu d'ayse Ihors qu'il prononçoit tendrement a vos oreilles (o Dieu, quelle suavité!) que vous esties son grand ami et son cher Père hienaymé ! * III Reg., VII, 49. On mettait jadis les lampes de l'ancien Temple sur des fleurs de lys d'or* : Marie et Joseph, pair sans pair, lys sacrés d'incomparable beauté entre * Cant., VI, 2. lesquelz le Bienaymé se repaist* et repaist tous ses amans ! helas, si j'ay quelque espérance que cet escrit d'amour puisse esclairer et enflammer les * Lucœ, XVI, 8. enfans de lumière *, ou le puis je mieux colloquer qu'emmi vos lys ? lys esquelz le Soleil de justice, * Sap., VIT, 25, 26. splendeur et candeur de la lumière éternelle *, s'est si souverainement recréé qu'il y a prattiqué les délices de l'ineffable dilection de son cœur envers nous. Mère bienaymee du Bienaymé ? Espoux bien- aymé de la Bienaymee ! prosterné sur ma face devant vos pieds, qui portèrent mon Sauveur, je voile, dédie et consacre ce petit ouvrage d'amour a l'immense grandeur de vostre dilection. Hé, je vous conjure par ce cœur de vostre doux Jésus qui est le Roy des cœurs, que les vostres adorent, animés mon ame et celles de tous ceux qui liront cet escrit, de vostre toute puissante faveur envers le Saint Esprit, afin que nous immolions meshuy en holocauste toutes nos affections a sa divine Bonté, pour vivre, mourir et revivre a jamais, emmi les flammes de ce céleste feu que Nostre Seigneur * Lucœ, XII, 49. vostre Filz a tant désiré d'allumer en nos cœurs*, que pour cela il ne cessa de travailler et souspirer * Philip., II, 8. jusques a la mort et la mort de la croix *.  i VIVE JESUS  PREFACE  (a) Le Saint Esprit enseigne que les lèvres de la divine Espouse, c'est a dire de l'Eglise, ressemblent a l'escar- latte et au bornai qui distille le miel*, affin que * Cant., iv, 3, n. chacun sache que toute la doctrine qu'elle annonce consiste en la sacrée dilection, plus esclattante en vermeil que Tescarlatte, a cause du sang de l'Espoux qui l'enflamme, plus douce que le miel, a cause de la suavité du Bienaymé qui la comble de délices*. Ainsy * cant., vm, 5. ce céleste Espoux (b) voulant donner commencement a la publication de sa Loy, jetta sur l'assemblée des dis- ciples qu'il avoit député a cet office force langues de feu, monstrant asses par ce moyen que la prédication evangelique estoit toute destinée a l'embrazement des cœurs. Représentes vous des belles colombes aux rayons du soleil : vous les verres varier en autant de couleur  (a) [Outre un autographe complet de la Préface, ne présentant que de légères divergences avec le texte, deux fragments d'une première ébauche, également autographe, ont été retrouvés : l'un est reproduit intégralement pp. 9-1 1 ; les variantes de l'autre sont données pp. 14-16.] (b) Espoux — bienaymé  4 Traitté de l'Amour de Dieu comme vous diversifierés le biays duquel vous les regar- derés, parce que leurs plumes sont si propres a recevoir la splendeur, que le soleil venant mesler sa clarté avec leur pennage, il se fait une multitude de transparences lesquelles produisent une grande variété de nuances et changemens de couleurs ; mais couleurs si aggreables a voir, qu'elles surpassent toutes couleurs et l'esmail encor des plus belles pierreries ; couleurs resplendis- santes et si mignardement dorées, que leur or les rend plus vivement colorées, car en cette considération le * Ps. Lxvii, 14. Prophète royal disoit aux Israélites* : Quoy que V affliction vous fanne le visage, Vostre teint des-ormais se verra ressemblant Aux aisles d'un pigeon ou l'argent est tremblant, Et dont l'or brunissant rayonne le pennage. Certes, l'Eglise est parée d'une variété excellente d'en- seignemens, sermons, traittés et livres pieux, tous grandement beaux et aymables a la veiie, a cause du meslange admira.ble que le Soleil de justice fait des rayons de sa divine sagesse avec les langues des * Ps. xLiv, 2. Pasteurs, qui sont leurs plumes *, et avec leurs plumes qui tiennent aussi quelquefois lieu de langues et font le riche pennage de cette colombe mystique. Mays parmi toute la diversité des couleurs de la doctrine qu'elle publie, on descouvre par tout le bel or de la sainte dilection, qui se fait excellemment entrevoir, dorant de son lustre incomparable toute la science des Saintz et la rehaussant au dessus de toute science. Tout est a l'amour, en l'amour, pour l'amour et d'amour en la sainte Eglise. Mays comme nous sçavons bien que toute la clarté du jour provient du soleil, et disons néanmoins pour l'or- dinaire que le soleil n'esclaire pas sinon quand a des- couvert il darde ses rayons en quelque endroit, de mesme, bien que toute la doctrine chrestienne soit de l'amour sacré, si est ce que nous n'honnorons pas indistinctement toute la théologie du tiltre de ce divin  Préface 5 amour, ains seulement les parties d'icelle qui contem- plent l'origine, la nature, les propriétés et les opérations d'iceluy en particulier. Or, c'est la vérité que plusieurs escrivains ont admira- blement traitté ce sujet, sur tout ces anciens Pères, qui, servans très amoureusement Dieu, parloyent aussi divinement de son amour. O qu'il fait bon ouir parler des choses du Ciel, saint Paul qui les avoit apprises au Ciel mesme* ! et qu'il fait bon voir ces âmes nourries * ii Cor., xn, 4-. dans le sein de la dilection, escrire de sa sainte suavité ! Pour cela mesme entre les Scholastiques, ceux qui en ont le mieux et le plus discouru ont pareillement excellé en pieté. Saint Thomas en a fait un traitté digne de saint Thomas ; saint Bonaventure et le bienheureux Denis le Chartreux en ont fait plusieurs très excel- lens sous divers filtres ; et quant a Jean de Gerson, Chancelier de l'Université de Paris, Sixte le Sienois en parle ainsv* : « Il a si dignement discouru des * Bibiioth. Sancta, cinquante propriétés du divm amour qui sont ça et la déduites au Cantique des Cantiques, qu'il semble que luy seul ayt tenu le conte des affections de l'amour de Dieu. » Certes, cet homme fut extrêmement docte, judicieux et dévot. Mays afïin que l'on sceust que cette sorte d'escritz se font plus heureusement par la dévotion des amans que par la doctrine des sçavans, le Saint Esprit a voulu que plusieurs femmes ayent fait des merveilles en cela. Qui a jamais mieux exprimé les célestes passions de l'amour sacré que sainte Catherine de Gennes, sainte Angele de Foligni, sainte Catherine de Sienne, sainte Matilde ? En nostre aage aussi plusieurs en ont escrit, desquelz je n'ay pas eu le loysir de lire distinctement les livres, ains seulement par ci par la, autant qu'il estoit requis pour voir si celuy ci pourroit encor treuver place. Le Père Louys de Grenade, ce grand docteur de pieté, a mis un Traitté de V amour de Dieu dans son Mémorial, (i) Sixte Siennois, né à Sienne en 1520, mort religieux de saint Dominique en 1569^.  6 Traitté de l'Amour de Dieu qu'il suffit de dire estre d'un si bon autheur pour le rendre recommandable (i). Diegue Stella, de l'Ordre de saint François, en a fait un autre grandement affectif et utile pour l'orayson (2) Christofle de Fonseca, reli- gieux Augustin, en a mis en lumière un encor plus grand, ou il dit diverses belles choses ^3). Le Père Louys Richeome, de la Compaignie de Jésus, a aussi publié un livre sous le filtre de l'Art d'aymer Dieu par les créatures '4) ; et cet autheur est tant aymable en sa personne et en ses beaux escritz, qu'on ne peut douter qu'il ne le soit encor plus, escrivant de l'amour mesme. Le Père Jean de Jésus Maria, de l'Ordre des Carmes deschaussés, a composé un livret qui porte de mesme le nom de l'Art d'aymer Dieu, lequel est fort esti- mé (5). Ce grand et célèbre cardinal Belarmin a aussi depuis peu fait voir un petit hvret intitulé l'Escalier pour monter a Dieu par les créatures ^^), qui ne peut estre qu'admirable, partant de cette très sçavante main et très dévote ame, qui a tant escrit, et si docte- ment, pour le bien de l'Eghse. Je ne veux rien dire du Parenetique (7) de ce fxeuve d'éloquence qui flotte meshuy parmi toute la France par la multitude et variété de ses sermons et beaux escritz ; l'estroitte consanguinité spirituelle que mon ame a contractée (c) avec la sienne, lors que par l'im-  (c) a contractée — saintement (i) Grenade (Louis de), Dominicain espagnol (1505-1588). Mémorial de la vie chrétienne (Traité VII). (2) Stella Diego, portugais (1524-1598). De Amore Dei meditationes. Sal- manticae, 1578. (3) Fonseca Christophe, espagnol, né vers 1540, mort en 1616. Del Amor di Dios. Barcinone, Cormellas, 1591. (4) Richeome Louis, provençal (1544-1625). La Peinture spirituelle, ou l'Art d'admirer, aimer et louer Dieu en toutes ses Œuvres. Lyon, P. Rigaud,MDCxi. (5) Jean de Jésus Maria, espagnol (1564-1615). Ars amandi Deum. (6) De ascensione mentis in Deum per scalas rerum creatarum. Parisiis, 1606 ; Lugduni, 1615. (7) Parenetique de l'Amour de Dieu. Paris, 1608. Reproduit au tome X des Diversitez de Messire J.-P. Camus. Paris, 1614.  Préface 7 position de mes mains il receut le caractère sacré de l'ordre episcopal, pour le bonheur du diocèse de Belley et l'honneur de l'Eglise, outre mille nœuds d'une sin- cère amitié qui nous lient ensemble, ne permettent pas que je puisse parler avec crédit de ses ouvrages, entre lesquelz ce Parenetique de l'Amour divin fut une des premières saillies de la non pareille affluence d'esprit que chacun admire en luy. Nous voyons de plus un grand et magnifique Palais que le Révérend Père Laurens de Paris, prédicateur de l'Ordre des Capucins, bastit a l'honneur de l'amour divin, lequel estant achevé (i) sera un cours accompli de la science de bien aymer (d), Mays en fin, la bienheureuse Thérèse de Jésus a si bien escrit des mouvemens sacrés de la dilection, en tous les livres qu'elle a laissés, qu'on est ravi de voir tant d'élo- quence en une si grande humilité, tant de fermeté d'esprit en une si grande simplicité ; et sa très sçavante ignorance fait paroistre très ignorante la science de plusieurs gens de lettres, qui, après un grand tracas d'estude, se voyent honteux de n'entendre pas ce qu'elle escrit si heureusement de la prattique du saint amour. Ainsy Dieu esleve le trosne de sa vertu sur le théâtre de nostre infirmité, se servant des choses foibles pour confondre les fortes*. *iCor.,i, 27. Or, quoy que ce Traitté que je te présente, mon cher Lecteur, suive de bien loin tous ces excellens livres, sans espoir de les pouvoir aconsuivre, si est ce que j'espère tant en la faveur des deux amans célestes auxquelz je le dédie, qu'encor te pourra-il rendre quel- que sorte de service, et que tu y rencontreras beaucoup  (d) de bien aymer — fia divine Majesté. J (i) Laurens de Paris, Capucin français, mort vers 1640. Le Palais de V Amour divin entre Jésus et l'Ame chrestienne. Composé par le R. P. F. Laurent de Paris, prédicateur Capucin. Dédié à la Reine des deux et à la tres-chrestienne Reine de France, Marie de Medicis. Tome premier ; divisé en deux Livres ou Parties. Dernière édition, 1614. In-4, pp. 1246. On voit par l'Introduction que le premier volume devait être suivi de quatre autres qui n'ont pas été publiés : Divini amoris Caméra thesauri, Aula, Stromata, Thalamus.  8 Traitté de l'Amour de Dieu de bonnes considérations qu'il ne te seroit pas si aysé de treuver ailleurs, comme réciproquement tu treuveras ailleurs plusieurs belles choses qui ne sont pas icy. Il me semble mesme que mon dessein n'est pas celuy des autres, sinon en gênerai, entant que nous visons tous a la gloire du saint amour (e) : mays de ceci la lecture t'en fera foy. Certes, j'ay seulement pensé a représenter simple- ment et naifvement, sans art et encor plus sans fard, l'histoire de la naissance, du progrès, de la décadence, des opérations, propriétés, avantages et excellences de l'amour divin. Que si outre cela tu treuves quelque autre chose, ce sont des surcroissances qu'il n'est presque pas possible d'éviter a celuy qui, comme moy, escrit entre plusieurs distractions : mais je croy bien pourtant que rien ne sera sans quelque sorte d'utilité. La nature mesme, qui est une si sage ouvrière, pro- jettant la production des raysins, produit quant et quant, comme par une prudente inadvertence, tant de feuilles et de pampres, qu'il y a peu de vignes qui n'ayent besoin en leur sayson d'estre esfeuillees et esbourgeonnees. On traitte maintefois les escrivains trop rudement ; on précipite les sentences que l'on rend contre eux, et bien souvent avec plus d'impertinence qu'ilz n'ont prat- tiqué d'imprudence en se hastant de publier leurs escritz. La précipitation des jugemens met grandement en danger la conscience des juges et l'innocence des accusés : plusieurs escrivent sottement, et plusieurs censurent lourdement. La douceur des lecteurs rend douce et utile la lecture ; et pour t'avoir plus favorable, mon cher Lecteur, je te veux icy rendre rayson de quelques pointz qui autrement, a l'aventure, te met- troyent en mauvaise humeur. Quelques uns peut estre treuveront que j'ay trop dit,  (e) du saint amour, — Tcar quant a moy je n'ay pas eu intention de ramasser en ce Traitté une multitude de conceptionsj  Préface 9 et qu'il n'estoit pas requis de prendre ainsy les discours jusques dans leurs racines ; mays je pense que le divin amour est une plante pareille a celle que nous appelions angelique, de laquelle la racine n'est pas moins odo- rante et salutaire que le tige et les feuilles. Les quattre premiers Livres, et quelques chapitres des autres, pou- voyent sans doute estre obmis au gré des âmes qui ne cherchent que la seule prattique de la sainte dilection, mays tout cela néanmoins leur sera bien utile, si elles le regardent dévotement. Cependant, plusieurs peut estre aussi eussent treuvé mauvais de ne voir pas icy toute la suite de ce qui appartient au traitté du céleste amour. Certes, j'ay eu en considération la condition des espritz de ce siècle, et je le de vois : il importe beau- coup de regarder en quel aage on escrit. (f) Je cite aucunefois l'Escriture Sainte en autres termes que ceux qui sont portés par l'édition ordinaire : o vray Dieu, mon cher Lecteur, ne me fay pas pour cela ce tort de croire que je veuille me départir de cette edition-la ; ah non, car je sçai que le Saint Esprit l'a authorisee par le sacré Concile de Trente, et que partant nous nous y devons tous arrester ; ains au contraire, je n'employé les autres versions que pour le service de celle ci, quand elles expliquent et confir- ment son vray sens. Par exemple, ce que l'Espoux céleste dit a son Espouse* : Tu as blessé mon cœur, * cant., iv, 9. est fort esclairci par l'autre version* : Tu m'as emporté * septuaginta. le cœur, ou Tu as tiré et ravi mon cœur. Ce que Nostre Seigneur dit* : Bienheureux sont les pauvres * Matt., v, 3. d'esprit, est grandement amplifié et déclaré selon le  (f) [Pour la leçon suivante, voir la remarque (a), p. 3.] Tu trouveras, mon cher Lecteur, que quelquefois je cite la S'^ Escriture en autres termes que ceux qui sont portés en l'édition ordinaire : o vray Dieu, ce n'est pas poiur me départir de cette edition-la que le S' Esprit a fcanonizee 1 authorisee au sacré Concile de Trente, et a laquelle nous sommes tous obligés de nous arrester ; mais c'est pour employer les autres versions a son service, Ihors qu'elles expliquent et confirment son vray sens. Par exemple, ce que l'Espoux céleste dit a l'Espouse : Tu as blessé mon cœur, est grandement esclairci par l'autre version : Tu as ravi mon cœur. Ce que  lo Traitté de l'Amour de Dieu grec : Bienheureux sont les mendians d'esprit ; et ainsy des autres. J'ay souvent cité le sacré Psalmiste en vers, et c'a esté pour recréer ton esprit et selon la facilité que j'en ay eu par la belle traduction de Philippe des Portes, abbé de Tiron (i), de laquelle néanmoins je me suis quelquefois départi : non certes cuydant de pouvoir faire mieux les vers que ce fameux poète, car je serois un grand impertinent si n'ayant jamais seulement pensé a cette sorte d'escrire, je pretendois d'y reuscir en un aage et en une condition de vie qui m'obligeroit de m'en retirer si jamais j'y avois esté engagé ; mays en quelques endroitz ou il y pouvoit avoir plusieurs intel- ligences, je n'ay pas suivi ses vers parce que je ne * Vers. 2. voulois pas suivrc son sens ; comme au Psalme cxxxii*, il a entendu un mot latin qui y est, des franges de la robbe, que j'ay estimé devoir estre pris pour le collet : * Vide 1. III, c.xiii. c'est pourquoy j'ay fait la traduction a mon gré*. Je ne dis rien que je n'aye appris des autres : or, il  N. S. dit : Bienheureux sont les pauvres d'esprit, est fort amplifié selon le grec : Bienheureux sont les mendians d'esprit ; et ainsy des autres. Si j'ay souvent cité le sacré Psalmiste en vers, c'a esté pour recréer ton esprit, et en cela j'ay suivi la traduction de Philippe Desportes, abbé de Tyron, pour sa beauté et élégance. Que si quelquefois je ne l'ay pas suivi rtout a fait et ay...J , ains ay fait les vers d'autre sorte, ce n'a pas esté que j'aye cuydé de faire mieux les vers que ce fameux poète ; car je serois bien impertinent si n'ayant jamais seulement pensé a Fia poesieJ ce genre d'escrire, je voulois prétendre d'y reuscir en un aage et en une condition de vie qui m'obligeroit de m'en retirer si jamais j'y avois esté engagé. Mays en quel- ques endroitz ou il y pouvoit avoir plusieurs intelligences en l'édition ordinaire, et ou il m'a semblé qu'il avoit abandonné la plus probable, pour ne suivre pas son intelligence je n'ay pas suivi ses vers. Comme par exemple, au Psalme cxxxii, il a entendu un mot latin qui y est, des franges d": la robbe, que j'ay estimé plus probable devoir estre pris pour le collet, qui est aussi bien signifié par cette mesme parole : c'est pourquoy j'ay fchangéJ fait la traduction a mon gré. Tu dois croire que je ne dis rien que je n'aye presque tout appris des autres ; car frien ne se dit...J qui est celuy qui dit quelque chose de bon (i) Desportes Philippe, chartrain (1546-1606). Les CL Pseaumes de David. Mis en vers François par Philippe Des-Portes. Avec quelques Œuvres chrestiennes et prières du mesme A utheur. Rouen, Raphaël du petit Val, 1594.  Préface i i me seroit impossible de me resouvenir de qui j'ay receu chasque chose en particulier, mays je t'asseure bien que si j'avois tiré de quelque autheur des grandes pièces dignes de quelque remarque, je ferois conscience de ne luy en rendre pas la louange qu'il en meriteroit. Et pour t'oster un soupçon qui te pourroit venir en l'esprit contre ma sincérité pour ce regard, je t'advertis que le chapitre xiii du septiesme Livre est extrait d'un sermon que fis a Paris, a Saint Jean en Grève, le jour de l'Assumption de Nostre Dame, l'an 1602. Je n'ay pas tous-jours exprimé la suite des chapitres, mais si tu y prens garde, tu treuveras aysement les nœuds de leur liayson. En cela et plusieurs autres choses, j'ay eu grand soin d'espargner mon loysir et ta patience. Lhors que j'eus fait imprimer l'Introduction a la Vie dévote, Monseigneur l'Archevesque de Vienne, Pierre de Vilars, me fit la faveur de m'en escrire son opinion en termes si avantageux pour ce livret et pour moy, que je n'oserois jamais les redire ; et m'exhortant  qui n'ayt pas esté dit ? mais il me seroit impossible de me resouvenir de qui en particulier je tiens chasque chose que j'escris, et ce te seroit, a mon advis, un grand ennuy d'en voir les allégations. En quelques endroitz néan- moins je metz les paroles propres des autheurs selon quil m'a semblé a propos ; mays je t'asseure bien que si j'avois tiré de quelque autheur des grandes pièces dignes de louange, fcertesJ en bonne foy je feroy conscience de ne pas luy en déférer Ihonneur. C'est Pun acte de...J le fait d'un courage vil de s'emparer et se parer du bien d'autruy fsans tiltre, comme sil estoit nostre, et vouloir qu'on l'estime nostreJ a la desrobee. fj'ay employé une pièce d'un sermon que je fis dans Paris, a S* Jean en Grève, le jour de l'Assumption de Nostre Dame, duquel j'ay treuvé toutes les pièces, et celle ci particulièrement, en un sermonaire... sermon... livre imprimé du despuis au mesme lieu ; mais comme c'est une conception qui s'est... J Et pour oster [tout sujet de contention, murmuration pour ce regard... J un soupçon qui te pourroit venir contre ma sincérité en ce sujet, je t'advertis que le chap. xiii du septiesme Livre est extrait d'un sermon que je fis dans Paris, a S' Jean en Grève, le jour de l'Assumption de Nostre Dame, l'an 1602. Je n'ay pas tous-jours exprimé la suite des chapitres, mais si tu les regardes de bon œil, tu treuveras aysement les nœuds de leur liayson. En cela et en plusieurs autres choses j'ay eu un grand soin d'espargner mon loysir et ta patience. Lhors que j'eus mis en lumière V Introduction a la Vie dévote, Monseigneur fPierre de Vilars, ancien... J l'Archevesque de Vienne, Pierre de Vilars, me fit la faveur de m'en dire son opinion en termes si avantageux pour ce livret, que je'n'oserois jamais les redire ; et m'exhortant d'appliquer  12 Traitté de l'Amour de Dieu d'appliquer le plus que je pourrais de mon loysir a faire de pareilles besoignes, entre plusieurs beaux advis desquelz il me gratifia, l'un fut que j'observasse tous- jours tant que le sujet le permettroit la briefveté des chapitres. Car tout ainsy, dit-il, que les voyagers, sachans qu'il y a quelque beau jardin a vingt ou vingt cinq pas de leur chemin, se destournent aysement de si peu pour l'aller voir, ce qu'ilz ne feroyent pas s'ilz sçavoyent qu'il fust plus esloigné de leur route, de mesme ceux qui sçavent que la fin d'un chapitre n'est guère esloignee du commencement, ilz entreprennent volontier de le Hrci ce qu'ilz ne feroyent pas, pour aggreable qu'en fust le sujet, s'il failloit beaucoup de tems pour en achever la lecture. J'ay donq eu rayson de suivre en cela mon inchnation, puisqu'elle fut aggreable a ce grand person- nage, qui a esté l'un des plus saintz prelatz et des plus sçavans docteurs que l'Eghse ayt eu de nostre aage, et lequel, Ihors qu'il m'honnora de sa lettre, estoit le plus ancien de tous les docteurs de la faculté de Paris. Un grand serviteur de Dieu m'advertit n'a guère que l'addresse que j'avois faite de ma parole a Philothee, en l'Introduction a la Vie dévote, avoit empesché plusieurs hommes d'en faire leur proffit, d'autant qu'ilz n'estimoyent pas digne de la lecture d'un homme les advertissemens faitz pour une femme. J'admiray qu'il se treuvast des hommes qui, pour vouloir paroistre hommes, se monstrassent en effect si peu hommes ; car je te laisse a penser, mon cher Lecteur, si la dévotion n'est pas également pour les hommes comme pour les femmes, et s'il ne faut pas lire avec pareille attention et révérence la seconde Epistre de saint Jean, addressee a la sainte dame Electa, comme la troysiesme qu'il destme a Caïus, et si mille et mille lettres ou excellens traittés des anciens Pères de l'Eghse doivent estre tenus pour inutiles aux hommes, d'autant qu'ilz sont addressés a des saintes femmes de ce tems-la. Mays outre cela, c'est l'ame qui aspire a la dévotion que j'appelle Philothee, et les hommes ont une ame aussi bien que les femmes.  Préface 13 Toutefois, pour imiter en cette occasion le grand Apostre qui s'estimoit redevable a tous*, j'ay changé * Rom., i, 14. d'addresse en ce Traitté, et parle a Theotime : que si d'aventure il se treuvoit des femmes (or cette imperti- nence seroit plus supportable en elles) qui ne voulus- sent pas lire les enseignemens qu'on fait a un homme, je les prie de croire que le Theotime auquel je parle est l'esprit humain, qui désire faire progrès en la dilec- tion sainte, esprit qui est également es femmes comme es hommes. Ce Traitté donq est fait pour ayder l'ame des-ja dévote a ce qu'elle se puisse avancer en son dessein, et pour cela il m'a esté force de dire plusieurs choses un peu moins conneiies au vulgaire et qui par conséquent sembleront plus obscures : le fond de la science est tous-jours un peu plus malaysé a sonder, et se treuve peu de plongeons qui veuillent et sachent aller (g) recueilhr les perles et autres pierres précieuses dans les entrailles de l'océan. Mays si tu as le courage franc pour enfoncer cet escrit, il t' arrivera de vray comme aux plongeons, lesquelz, dit Pline*, « estans es plus profonds gouffres * Hist. nat., 1. 11 de la mer y voyent clairement la lumière du soleil ; » car tu treuveras es endroitz les plus malaysés de ces discours (h) une bonne et aymable clarté. Et certes, comme je n'ay pas voulu suivre ceux qui mesprisent quelques hvres qui traittent d'une certaine vie suremi- nente en perfection, aussi n'ay-je pas voulu parler de cette sureminence (') ; car ni je ne puis censurer les autheurs, ni authoriser les censeurs d'une doctrine que je n'entens pas. J'ay touché quantité de poins de théologie, mais sans esprit de contention, proposant simplement, non tant ce que j'ay jadis appris es disputes, comme ce que l'attention au service des âmes et l'employte de vingt quattre années en la sainte prédication m'ont fait penser  (g) aller — rfoûiller les...J (h) ce traitté (i) aussi — n'en ay-je pas volu parler de cette eminence  C. XLII.  14 Traitté de l'Amour de Dieu estre plus convenable a la gloire de l'Evangile et de l'Eglise. Au demeurant, quelques gens de marque de divers endroitz m'ont adverti que certains livretz ont esté publiés sous les seules premières lettres du nom de leurs autheurs, qui se treuvent les mesmes avec celles du mien ; qui a fait estimer a quelques uns que ce fussent besoignes sorties de ma 0' main, non sans un peu de scandale de ceux qui cuydoyent que je me fusse détraqué de ma simplicité, pour enfler mon stile de paroles pompeuses, mon discours de conceptions mon- daines, et mes conceptions d'une éloquence altiere et ^^> empanachée. A cette cause, mon cher Lecteur, je te diray que comme ceux qui gravent ou entaillent sur les pierres précieuses, ayans la veue lassée a force de la tenir bandée sur les traitz déliés de leurs ouvrages, tiennent volontier devant eux quelque belle esmeraude, afïin que la regardant de tems en tems ilz puissent recréer en son verd et remettre en nature leurs yeux alangouris, de mesme en cette variété d'affaires f^) que ma condition me donne incessamment, j'ay tous-jours des petitz projetz de quelque traitté de pieté, que je regarde quand je puis, pour alléger ("u et deslasser mon esprit. Mays je ne fay pas pourtant profession d'estre escri- vain, car la pesanteur de mon esprit et la condition (") de ma vie, exposée au service et a l'abord de plusieurs, ne le me sçauroyent permettre. Pour cela j'ay donq fort peu escrit, et beaucoup moins mis en lumière ; et pour suivre le conseil et la volonté de mes amis («) je te diray que c'est, afïin que tu n'attribues pas la louange  (j) [Ici commence le second fragment autographe de la Préface. Voir la remarque (a), p. 3.] (k) de paroles pompeuses, — de conceptions mondaines et d'éloquence (1) d'affaires — et d'occupations (m) de pieté — sur ma table, que je regarde quand je puis, pour recréer (n) qualité (o) et — par ce que mes amis le veulent  Préface 15 du travail d'autruy a celuy qui n'en mérite point du sien propre. Il y a dix neuf ans que me treuvant a Thonon, petite ville (p) située sur le lac de Genève, laquelle Ihors se convertissoit petit a petit a la foy Catholique, (q) le ministre adversaire de l'Eglise crioit par tout que l'ar- ticle catholique de la réelle présence du Cors du Sauveur i^) en l'Eucharistie destruysoit le Symbole et l'analogie de la foy (car il estoit bien aj^se de dire ce mot d'Analogie non entendu par ses auditeurs, affin de paroistre fort sçavant) ; et sur cela, les autres pré- dicateurs catholiques avec lesquelz j'estois la, me char- gèrent d'escrire quelque chose en réfutation de cette vanité ; et je fis ce qui me sembla convenable, dressant une briefve Méditation sur le Symbole des Apostres, pour confirmer la vérité, et toutes les copies furent distribuées en ce diocèse, ou je n'en treuve plus aucune (s). Peu après. Son Altesse vint (t) deçà les montz, et treuvant les balliages de Chablaix, Gaillart et Ter nier ("), qui sont es environs de Genève, a moytié disposés de recevoir la sainte religion Catholique, qui en avoit esté arrachée par le malheur des guerres et révoltes, il y avoit près de soixante et dix ans, elle se résolut d'en restabhr l'exercice en toutes les parroisses et dabohr celuy de l'heresie. Et parce que d'un costé il y avoit  (p) petite ville — de ce dioccese, (q) Catholique, — [le ministre qui Ihors y estoit, qui y preschoit la doctrine de Calvin et ses adherans...J (r) de Nostre Seig' (s) par ses auditeurs, — et qui partant leur sembloit provenir d'une grande science) ; et sur cela, les autres praedicateurs avec lesquelz j'estois, me donnèrent la charge d'escrire quelque chose en réfutation de cette vanité. J'escrivis donq ce qui me sembla plus a propos, en peu de paroles, avec ce tiltve: Briefve Méditation sur le Symbole des Apostres, pour confirmation de la vérité Catholique touchant la réelle présence duCors de N. S. au S' Sacrement de l'autel. Or, les copies de cet escrit furent presque toutes distribuées en ce lieu et es environs, ou je n'en treuve maintenant pas mesme une seule copie. (t) TEn mesme tems ou peu...J Peu après, TS. A.... le Pape Léon XI. qui Ihors revenoit de France ou il avoit esté légat a latere..J S. A. vint Tau mesme lieu de Thonon, ou treuvant le peuple et celuy de la ville et des...J (u) les — troys balliages  •V  i6 Traitté de l'Amour de Dieu des ^■) grans empeschemens a ce bonheur, selon les considérations que l'on appelle raysons d'Estat, et que d'ailleurs plusieurs, non encor bien instruitz (^^") de la vérité, resistoyent a ce tant désirable restablissement, Son Altesse surmonta la première difficulté par la fermeté invincible ') de l'Eglise en ces lieux la. Or, despuis peu on a reimprimé cette Défense sous le tiltre prodigieux de la Pantalogie ou Trésor de la Croix, tiltre auquel jamais je ne pensay, comme en vérité aussi ne suis-je pas homme d'estude ni de loysir ni de mémoire pour pouvoir assembler tant de pièces de prix en un livre, qu'il puisse porter le tiltre de  (b') qu'elle avoit — • eu du restablissement (i) Myrmecides. Voir Plin., Hist. nat., lib. VII, cap. xxi.  i8 Traitté de l'Amour de Dieu Trésor ni de Pantalogie, et ces frontispices insolens me sont en horreur (c') : L'architecte est un sot, qui, privé de rayson. Fait le portail plus grand que toute la mayson. On célébra l'an 1602 a Paris, ou j'estois, les obsè- ques de ce magnanime prince Philippe Emanuel de Lorraine, duc de Mercœur, lequel avoit fait tant de beaux exploitz contre le Turc en Hongrie, que tout le Christianisme devoit conspirer a l'honneur de sa mé- moire. Mays sur tout Madame Marie de Luxembourg, sa vefve, fit de son costé tout ce que son courage et l'amour du defunct luy peut suggérer pour solem- nizer ses funérailles ; et parce que mon père, mon ayeul, mon bisayeul avoyent esté nourris pages des très illustres et très excellens princes de Martigues, ses père et prédécesseurs, elle me regarda comme serviteur héréditaire de sa mayson, et me choisit pour faire la harangue funèbre en cette si grande célébrité, ou se treuverent non seulement plusieurs cardinaux et prelatz, mays quantité de princes, princesses, mareschaux de France, chevalier de l'Ordre, et mesme la cour de Parlement en cors. Je fis donq cette orayson funèbre et la prononçai en cette si grande assemblée, dans la grande église de Paris ; et parce qu'elle contenoit un abbregé véritable des faitz héroïques du Prince defunct, je la fis volontier imprimer, puisque la Princesse vefve le desiroit et que son désir (d') me devoit estre une loy. Or je dediay cette pièce la a Madame la Duchesse de Vandosme, Ihors encor fille et toute jeune princesse, mais en laquelle on voyoit des-ja fort connoissablement les traitz de cette excellente vertu et pieté qui reluisent maintenant en elle, dignes de l'extraction et nourriture d'une si dévote et pieuse mère.  (c') en horreur, — dont je dis souvent (d') son désir — fm'estoit une loy inviolable.]  Préface 19 A mesme que l'on imprimoit cette orayson, j'appris que j'avois esté fait Evesque, si que je revins soudain icy pour estre consacré et commencer ma résidence. Et d'abord on me (i) proposa la nécessité qu'il y avoit d'advertir les confesseurs de quelques pointz d'impor- tance ; et pour cela j'escrivis vingt cinq A avertis se- mens, que je fis imprimer pour les faire courir plus aysement parmi ceux a qui je les addressois, mais despuis ilz ont esté reimprimés (e') en divers lieux. Troys ou quattre ans après, je mis en lumière l'Intro- duction a la Vie dévote, pour les occasions et en la façon que j'ay remarqué en la Préface d'icelle ; dont je n'ay rien a te dire, mon cher Lecteur, sinon que, si ce livret a receu généralement un gracieux et doux accueil, voire mesme parmi les plus graves prelatz et docteurs de l'Eglise, il n'a pas pourtant esté exempt d'une rude censure de quelques uns qui ne m'ont pas seulement blasmé, mais m'ont asprement baffoiié en publiq de ce que je dis a Philothee que le bal est une action de soymesme indifférente, et qu'en récréation on peut dire des quolibetz. Et moy, sachant la quahté de ces cen- seurs, je loue leur intention que je pense avoir esté bonne ; mays j'eusse néanmoins désiré qu'il leur eust pieu de considérer que la première proposition est puisée de la commune et véritable doctrine des plus saintz et sçavans théologiens, que j'escrivois pour les gens qui vivent emmi le monde et les cours, qu'au partir de la j'inculque soigneusement l'extrême péril qu'il y a es danses ; et que, quant à la seconde proposition, avec le mot de quolibet, elle n'est pas de moy, mais de cet admirable roy saint Loiiys, docteur digne d'estre suivi en l'art de bien conduire les courtisans a la vie dévote. Car je croy que s'ilz eussent pris garde a cela, leur charité et discrétion n'eust jamais permis a leur zèle,  (e') imprimés (i) Le pronom me est ajouté d'après l'Autographe.  20 Traitté de l'Amour de Dieu pour rigoureux et austère qu'il eust esté, d'armer leur indignation contre moy. Et sur ce propos, mon cher Lecteur, je te conjure de m'estre doux et bonteux en la lecture de ce Traitté : que si tu treuves le stile un peu (quoy que ce sera, je m'asseure, fort peu) différent de celuy dont j'ay usé escrivant a Philothee, et tous deux grandement divers de celuy que j'ay employé en la Défense de la Croix, sache qu'en dix (H neuf ans, on apprend et desapprend beaucoup de choses ; que le langage de la guerre est autre que celuy de la paix, et que l'on parle d'une façon aux jeunes apprentis, et d'une autre sorte aux vieux compaignons. Icy certes je parle pour les âmes avancées en la dévotion ; car il faut que je te die que nous avons en cette ville une Congrégation de filles et vefves qui, retirées du monde, vivent unanimement au service de Dieu, sous la protection de sa tressainte Mère ; et comme leur pureté et pieté d'esprit m'a souvent donné des grandes consolations, aussi ay-je tasché de leur en rendre fréquemment par la distribution de la sainte parole, que je leur ay annoncée tant en sermons publiqs qu'en colloques spirituelz, et presque tous-jours en la présence de plusieurs religieux et gens de grande dévo- tion : dont (8') il m'a falu traitter maintefois des senti- mens plus delicatz de la pieté (h'), passant au delà de ce que j'avois dit a Philothee. Et c'est une bonne partie de ce que je te communique maintenant que je dois a cette bénite assemblée, parce que celle qui en est la Mère et y préside, sachant que j'escrivois sur ce sujet et que néanmoins malaysement pourrois-je tirer la besoigne au jour, si Dieu ne m'aydoit fort spécialement et que je ne fusse continuellement pressé, ell'a eu un soin continuel de prier et faire prier pour cela, et  (f ) Croix, — saches qu'en dix et (g') en quoy (h') dévotion  Préface 2 i de me conjurer saintement de recueillir tous les petitz morceaux de loysir qu'elle estimoit pouvoir estre sauvés, par ci par la, de la presse de mes empesche- mens, pour les employer a ceci : et parce que cette ame m'est en la considération que Dieu sçait, elle n'a pas eu peu de pouvoir pour animer la mienne en cette occasion. Il y a voirement long tems que j'avois projette d'escrire de l'amour sacré ; mais '•') ce projet n'estoit point comparable a ce que cette occasion m'a fait pro- duire, occasion que je te manifeste ainsy naifvement tout a la bonne foy, a l'imitation des anciens, afftn que tu saches que je n'escris que par rencontre et occur- rence, et que tu me sois plus (J') amiable. On disoit entre les payens que Phidias ne representoit jamais rien si parfaitement que les divinités, ni Apelles, qu'Alexandre. On ne reuscit pas tous-jours également : si je demeure court en ce Traitté, mon cher Lecteur, fay que ta bonté s'avance, et Dieu bénira ta lecture. A cette intention, j'ay dédié cette œuvre a la Mère de dilection et au Père de l'amour cordial, comme j'avois dédié l'Introduction au divin Enfant qui est le Sauveur des amans et l'amour des sauvés. Certes, comme les femmes tandis qu'elles sont fortes et habiles a produire aysement les enfans, leur choysissent ordi- nairement des parreins entre leurs amis de ce monde, mays quand leur foiblesse et indisposition rend leurs enfantemens difficiles et périlleux, elles invoquent les Saintz du Ciel et vouent de faire tenir leurs enfans par quelque pauvre ou par quelque personne dévote, au nom de saint Joseph, de saint François d'Assise, de saint François de Paule, de saint Nicolas, ou de quel- qu'autre Bienheureux qui puisse impetrer de Dieu le bon succès de leur grossesse et une naissance vitale pour l'enfant ; de mesme, avant que je fusse Evesque,  (i') viais — [ceci est tout autre chose...] (j') plus — [propicej  22 Traitté de l'Amour de Dieu me treuvant avec plus de loysir et moins d'appréhension pour escrire, je dediay les petitz ouvrages que je fis aux princes de la terre ; mais maintenant qu'accablé de ma charge j'ay mille difficultés d' escrire, je ne consacre plus (k') rien qu'aux princes du Ciel, affin qu'ilz m'ob- tiennent la lumière requise, et que, si telle est la volonté divine, ces escritz ayent une naissance fruc- tueuse et utile a plusieurs. Ainsy Dieu te bénisse, mon cher Lecteur, et te fasse riche de son saint amour. Cependant je sousmetz tous-jours de tout mon cœur mes escris, mes paroles et mes actions a la correction de la tressainte Eglise Catholique, Apostolique et Romaine, sachant qu'elle est * I Tim., III, 15. la colomne et fermeté de la vérité*, dont elle ne peut ni faillir ni défaillir, et que « nul ne peut avoir •Serm.iiideSymb., -n • ' ^^ ir t * S. August. attrib. Dieu pour Fere qui n aura cette Eglise pour mère*. » Annessi, le jour des (i') très amans Apostres saint Pierre et saint Paul, 1616. (m') Béni soit Dieu  (k') plus — [mes petitz travaux, petites besoignes...J (!') des — • [glorieux] (in')('VivE JesusJ  LIVRE PREMIER  CONTENANT  UNE PREPARATION A TOUT LE TRAITTÉ  CHAPITRE PREMIER QUE POUR LA BEAUTÉ DE LA NATURE HUMAINE DIEU A DONNÉ LE GOUVERNEMENT DE TOUTES LES FACULTÉS DE L'AME a la VOLONTÉ  L'union establie en la distinction fait l'ordre ; l'ordre produit la convenance et la proportion, et la conve- nance, es choses entières et accomplies, fait la beauté. Une armée est belle quand elle est composée de toutes ses parties tellement rangées en leurs ordres, que leur distinction est réduite au rapport qu'elles doivent avoir ensemble pour ne faire qu'une seule armée. Afïin qu'une musique soit belle, il ne faut pas seulement que les voix soyent nettes, claires et bien distinguées, mays qu'elles soyent alliées en telle sorte les unes aux autres, qu'il s'en fasse une juste consonance et harmonie, par le moyen de l'union qui est en la distinction et la dis- tinction qui est en l'union des voix, que non sans cause on appelle un accord discordant, ou plustost une dis- corde accordante. * t tt r^ * la II*, Qu. XXVII, Or, comme dit excellemment l'angelique saint Tho- art. i. mas* après le grand saint Denis**, la beauté et la bonté, c. iv.  24 Traitté de l'Amour de Dieu bien qu'elles ayent quelque convenance, ne sont pas néanmoins une mesme chose : car le bien est ce qui plait a l'appétit et volonté, le beau, ce qui plait a l'en- tendement et a la connoissance ; ou, pour le dire autre- ment, le bon est ce dont la jouissance nous délecte, le beau, ce dont la connoissance nous aggree. Et c'est pour- quoy, jamais, a proprement parler, nous n'attribuons la beauté corporelle sinon aux objetz des deux sens qui sont les plus connoissans et qui servent le plus a l'en- tendement, qui sont la veûe et l'ouye ; si que nous ne disons pas : voyla des belles odeurs ou des belles saveurs ; mays nous disons bien : voyla des belles voix et des belles couleurs. Le beau donq estant appelle beau parce que sa con- noissance délecte, il faut que, outre l'union et la distinc- tion, l'intégrité, l'ordre et la convenance de ses parties, il ayt beaucoup de splendeur et clarté affin qu'il soit connoissable et visible. Les voix, pour estre belles, doivent estre claires et nettes, les discours intelligibles, les couleurs esclattantes et resplendissantes : l'obscurité, l'ombre, les ténèbres sont laides et enlaidissent toutes choses, parce qu'en icelles rien n'est connoissable, ni l'ordre, ni la distinction, ni l'union, ni la convenance ; *chap.4. des Noms qui a fait dire a saint Denis* que Dieu, « comme sou- veraine beauté, est autheur de la belle convenance, du beau lustre et de la bonne grâce qui est en toutes choses, faisant esclatter, en forme de lumière, les dis- tributions et départ emens de son rayon, » par lesquelz toutes choses sont rendues belles, voulant que pour establir la beauté il y eust la convenance, la clarté et la bonne grâce. Certes, Theotime, la beauté est sans effect, inutile et mox'te, si la clarté et splendeur ne l'avive et luy donne efficace, dont nous disons les couleurs estre vives quand elles ont de l'esclat et du lustre. Mais quant aux choses animées et vivantes, leur beauté n'est pas accomphe sans la bonne grâce, laquelle, outre la convenance des parties parfaittes qui fait la beauté, adjouste la conve- nance des mouvemens, gestes et actions, qui est comme  Div  Livre I. Chapitre i. 25 l'ame et la vie de la beauté des choses vivantes. Ainsy, en la souveraine beauté de nostre Dieu nous reconnois- sons l'union, ains l'unité de l'essence en la distinction des Personnes, avec une infinie clarté, jointe a la con- venance incompréhensible de toutes les perfections des actions et mouvemens, comprises très souverainement et, par manière de dire, jointes et adjustees excellem- ment en la très unique et très simple perfection du pur acte divin qui est Dieu mesme, immuable et invariable, ainsy que nous dirons ailleurs*. * Livre 11, c. n. Dieu donq, voulant rendre toutes choses bonnes et belles, a réduit la multitude et distinction d'icelles en une parfaite unité et, pour ainsy dire, il les a toutes rangées a la monarchie, faisant que toutes choses s'en- tretiennent les unes aux autres, et toutes a lu}^ qui est le souverain Monarque. Il réduit tous les membres en un cors, sous un chef ; de plusieurs personnes, il forme une famille ; de plusieurs familles, une ville ; de plu- sieurs villes, une province ; de plusieurs provinces, un royaume, et sousmet tout un royaume a un seul roy. Ainsy, Theotime, parmi l'innumerable multitude et variété d'actions, mouvemens, sentimens, inclinations, habitudes, passions, facultés et puissances qui sont en l'homme. Dieu a estabii une naturelle monarchie en la volonté, qui commande et domine sur tout ce qui se treuve en ce petit monde ; et semble que Dieu ait dit a la volonté ce que Pharao dit a Joseph* : Tu seras sur * Gen., xli, 40, 44. ma mayson; tout le peuple obéira au commande- ment de ta bouche ; sans ton commandement nul ne remuera. Mais cette domination de la volonté se prattique certes fort différemment.  26 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE II  COMME LA VOLONTE GOUVERNE DIVERSEMENT LES PUISSANCES DE L'AME Le père de famille conduit sa femme, ses enfans et ses serviteurs par ses ordonnances et commandemens, auxquelz ilz sont obligés d'obéir, bien qu'ilz puissent ne le faire pas ; que s'il a des serfz et esclaves, il les gouverne par la force, a laquelle ilz n'ont nul pouvoir de contredire ; mays ses chevaux, ses bœufs, ses muletz, il les manie par industrie, les liant, bridant, piquant, enfermant, laschant. Certes, la volonté gouverne la faculté de nostre mou- vement extérieur comme un serf ou esclave ; car, sinon qu'au dehors quelque chose l'empesche, jamais elle ne manque d'obéir. Nous ouvrons et fermons la bouche, mouvons la langue, les mains, les pieds, les yeux et toutes les parties esquelles la puissance de ce mouve- ment se treuve, sans résistance, a nostre gré et selon nostre volonté. Mais quant a nos sens et a la faculté de nourrir, croistre et produire, nous ne les pouvons pas gouverner si aysement, ains il nous y faut employer l'industrie et l'art. Si l'on appelle un esclave, il vient ; si on luy dit qu'il arreste, il arreste : mais il ne faut pas attendre cette obéissance d'un espervier ou faucon ; qui le veut faire revenir, il luy faut monstrer le leurre, qui le veut accoiser, il luy faut mettre le chaperon. On dit a un valet : tournés a gauche ou a droite, et il le fait ; mais pour faire ainsy tourner un cheval, il se faut servir de la bride. Il ne faut pas, Theotime, commander a nos yeux de ne voir pas, ni a nos oreilles de n'ouïr pas» ni a nos mains de ne toucher pas, ni a nostre estomach  Livre I. Chapitre ii. 27 de ne digérer pas, ni a nos cors de ne croistre pas ou de ne produire pas ; car toutes ces facultés n'ont nulle intelligence, et partant sont incapables d'obéissance. Nul ne peut adjouster une coudée a sa stature"^; * Matt., vi, 27. Rachel vouloit et ne pouvoit concevoir ; nous mangeons souvent sans estre nourris ni prendre croissance. Oui veut chevir de ces facultés, il faut user d'industrie. Le médecin traittant un enfant de berceau, ne luy com- mande chose quelconque, mays il ordonne bien a la nourrice qu'elle luy fasse telle et telle chose ; ou bien quelquefois il ordonne qu'elle mange telle ou telle viande, qu'elle prenne tel médicament, dont la qualité se respandant dans le laict, et le laict dans le cors du petit enfant, la volonté du médecin réussit en ce petit malade qui n'a pas seulement le pouvoir d'y penser. Il ne faut pas, certes, faire les ordonnances d'abstinence, sobriété, continence a l'estomach, au gosier, au ventre ; mais il faut commander aux mains de ne point fournir a la bouche les viandes et breuvages, qu'en telle et telle mesure. Il faut oster ou donner a la faculté qui produit, les objetz et sujetz et les alimens qui la fortifient, selon que la rayson le requiert ; il faut divertir les yeux, ou les couvrir de leur chaperon naturel et les fermer, si on veut qu'ilz ne voyent pas ; et avec ces artifices on les réduira au point que la volonté désire. C'est ainsy, Theotime, que Nostre Seigneur enseigne* qu'zV y a * Matt., xix, 12. des eunuques qui sont telz pour le Royaume des deux, c'est a dire qui ne sont pas eunuques d'impuis- sance naturelle, mais par l'industrie de laquelle leur volonté se sert pour les retenir dans la sainte conti- nence. C'est sottise de commander a un cheval qu'il ne s'engraisse pas, qu'il ne croisse pas, qu'il ne regimbe pas : si vous désirés tout cela, leves-luy le râtelier ; il ne luy faut pas commander, il le faut gourmander pour le dompter. Ouy mesme, la volonté a du pouvoir sur l'entende- ment et sur la mémoire ; car, de plusieurs choses que l'entendement peut entendre, ou desquelles la mémoire se peut resouvenir, la volonté détermine ceUes aux-  28 Traitté de l'Amour de Dieu quelles elle veut que ses facultés s'appliquent, ou des- quelles elle veut qu'elles se divertissent. Il est vray qu'elle ne les peut pas manier ni ranger si absolument comme elle fait les mains, les pieds ou la langue, a rayson des facultés sensitives, et notamment de la fantasie, qui n'obéissent pas d'une obéissance prompte et infallible a la volonté, et desquelles puissances sen- sitives la mémoire et l'entendement ont besoin pour opérer : mays toutefois, la volonté les remue, les employé et applique selon qu'il luy plaist, bien que non pas si fermement et invariablement que la fantasie variante et volage ne les divertisse maintefois, les distraisant ailleurs ; de sorte que comme l'Apostre * Rom., VII, 15. s'escrie* : Je jay non le bien que je veux, mays le mal que je hay, aussi nous sommes souvent contrains de nous plaindre dequoy nous pensons, non le bien que nous aymons, mais le mal que nous haïssons.  CHAPITRE III  COMME LA VOLONTE GOUVERNE L APPETIT SENSUEL La volonté donques, Theotime, domine sur la mé- moire, l'entendement et la fantasie, non par force mais par authorité, en sorte qu'elle n'est pas tous-jours infal- liblement obeie, non plus que le père de famille ne l'est pas aussi tous-jours par ses enfans et serviteurs. Or, c'en est de mesme de l'appétit sensuel, lequel, • L. 14. de Civil, commc dit saint Augustin *, est appelle convoitise en c.7,ctrcaftnem. ^lows autrcs pechcurs, et demeure sujet a la volonté et • Aug., i. 15. de a l'esprit comme la femme a son mari; parce que*, ''**"'• '^- ^- tout ainsy qu'il fut dit a la femme : Tu te retour- • Gen.,in,i6; juxta fieras a tou mari, et il te maistrisera*, aussi fut-il septuag. et Chaid. ^-^ ^ (^^-^ ^^^ ^^^ appétit se retourneroit a luy, et • ibid., IV, 7. qu'il domineroit sur iceluy* : et se retourner a l'homme  Livre I. Chapitre m. 29 ne veut dire autre chose que se sousmettre et s'assu- jettir a luy. « O homme, » dit saint Bernard*, « il est * Serm.^.dc Quad. en ton pouvoir, si tu veux, de faire que ton ennemi soit ton serviteur, en sorte que toutes choses te reviennent a bien : ton appétit est sous toy, et tu le domineras. Ton ennemi peut exciter en toy le sentiment de la tentation, mais tu peux, si tu veux, ou donner ou refuser le consentement. » Si tu permetz a l'appétit de te porter au péché, alhors tu seras sous iceluy et il te maistrisera, parce que qiiicomque fait le péché, il est serf du péché'*; mais avant que tu faces le péché, * Joan., vm, 34. tandis que le péché n'est pas encor en ton consente- ment, mays seulement en ton sentiment, c'est a dire qu'il est encor en ton appétit et non en ta volonté, ton appétit est sous toy, et tu le maistriseras. Avant que l'Empereur soit créé, il est sousmis aux électeurs qui dominent sur luy, pouvans ou le choisir a la dignité impériale ou le rejetter ; mays s'il est une fois esleu et eslevé par eux, ilz sont des Ihors sous luy, et il domine sur eux. Avant que la volonté consente a l'appétit, elle domine sur luy ; mais après le consentement, elle devient son esclave. En somme, cet appétit sensuel est a la vérité un sujet rebelle, séditieux, remuant ; et faut confesser que nous ne le sçaurions tellement desfaire qu'il ne s'esleve, qu'il n'entreprenne et qu'il n'assaille la rayson ; mays pourtant la volonté est si forte au dessus de luy que, si elle veut, elle peut le ravaler, rompre ses desseins et le repousser, puisque c'est asses le repousser que de ne point consentir a ses suggestions. On ne peut empes- cher la concupiscense de concevoir, mais ouy bien d'enfanter et de parfaire le péché*. * jacobi, i, 15. Or, cette convoitise ou appétit sensuel a douze mou- vemens, par lesquelz, comme par autant de capitaines mutinés, il fait sa sédition en l'homme. Et parce que pour l'ordinaire ilz troublent l'ame et agitent le cors, entant qu'ilz troublent l'ame, on les appelle pertur- bations, entant qu'ilz inquiètent le cors, on les appelle passions, au rapport de saint Augustin*. Tous regardent 1. xiv, c. vm.  30 Traitté de l'Amour de Dieu le bien ou le mal ; celuy la pour l'acquérir, celuy ci pour l'éviter. Si le bien est considéré en soy, selon sa naturelle bonté, il excite l'amour, première et prin- cipale passion ; si le bien est regardé comme absent, il nous provoque au désir ; si, estant désiré, on estime de le pouvoir obtenir, on entre en espérance ; si on pense de ne le pouvoir pas obtenir, on sent le deses- poir ; mais quand on le possède comme présent, il nous donne la joye. Au contraire, si tost que nous connois- sons le mal, nous le haïssons ; s'il est absent, nous le fuyons ; si nous pensons de ne pouvoir l'éviter, nous le craignons ; si nous estimons de le pouvoir éviter, nous nous enhardissons et encourageons ; mais si nous le sentons comme présent, nous nous attristons, et Ihors l'ire et le courroux accourt soudain pour rejetter et repousser le mal, ou du moins s'en venger ; que si l'on ne peut, on demeure en tristesse ; mais si l'on l'a re- poussé ou que l'on se soit vengé, on ressent la satisfac- tion et assouvissement, qui est un playsir de triomphe, car comme la possession du bien res-jouit le cœur, la victoire contre le mal assouvit le courage. Et sur tout ce peuple des passions sensuelles la volonté tient son empire, rejettant leurs suggestions, repoussant leurs attaques, empeschant leurs effectz, et au fin moins, leur refusant fortement son consentement, sans lequel elles ne peuvent l'endommager, et par le refus duquel elles demeurent vaincues, voire mesme a la longue, abbatues, allangouries, efflanquées, réprimées, et, sinon du tout mortes, au moins amorties ou mortifiées. Et c'est affin d'exercer nos volontés en la vertu et vaillance spirituelle, que cette multitude de passions est laissée en nos âmes, Theotime ; de sorte que les Stoïciens, qui nièrent qu'elles se treuvassent en l'homme sage, eurent grand tort ; mays d'autant plus, que ce qu'ilz nioyent en paroles ilz le prattiquoyent en effect, * Libr. de Civit. 9. au recit de saint Augustin* qui raconte cette gracieuse histoire, Aulus Gelhus s'estant embarqué avec un fameux Stoïcien, une grande tempeste survint, de laquelle le Stoïcien estant effrayé il commença a paslir,  Livre I. Chapitre m. 31 blesmir et rembler si sensiblement, que tous ceux du vaysseau s'en apperceurent et le remarquèrent curieuse- ment, quoy qu'ilz fussent es mesmes bazars avec luy. Cependant la mer en fin s'apaise, le danger passe, et l'asseurance redonnant a un chacun la liberté de causer, voire mesme de railler, un certain voluptueux asiatique, se moquant du Stoïcien, luy reprochoit qu'il avoit eu peur et qu'il estoit devenu bave et pasle au danger, et que luy au contraire estoit demeuré ferme, sans effroy ; a quoy le Stoïcien repartit par le récit de ce que Aris- tippus, philosophe socratique, avoit respondu a un homme qui pour mesme sujet l'avoit piqué d'un mesme reproche : « Car, » luy dit-il, « toy, tu as eu rayson de ne t'estre point soucié pour l'ame d'un meschant broiiil- lon ; mais moy j'eusse eu tort de ne point craindre la perte de l'ame d'Aristippus ; » et le bon de l'histoire est que Aulus Gellius, tesmoin oculaire, la recite*. * Noctes Atticœ, .1 XIX c I Mais quant a la repartie qu'elle contient, le Stoïcien ' » • • qui la fit favorisa plus sa promptitude que sa cause, puisque, alléguant un compaignon de sa crainte, il laissa preuve, par deux irréprochables tesmoins, que les Stoïciens estoyent touchés de la crainte, et de la crainte qui respand ses effectz es yeux, au visage et en , |la contenance, et qui par conséquent est une passion. ' fif Grande folie de vouloir estre sage d'une sagesse impossible ! L'Eglise, certes, a condamné la folie de cette sagesse que certains anachorètes présomptueux voulurent introduire jadis, contre lesquelz toute l'Escri- ture, mays sur tout le grand Apostre*, crie que nous * Rom., vu, 23. avons une loy en nos cors qui répugne a la loy de nostre esprit. « Entre nous autres Chrestiens, » dit le grand saint Augustin*, « selon les Escritures Saintes et * l_ 14. ae CivU. la doctrine saine, les citoyens de la sacrée Cité de ^- '^• Dieu, vivans selon Dieu au pèlerinage de ce monde, craignent, désirent, se deulent et se res- jouissent. » Ouy mesme le Roy souverain de cette Cité a craint, désiré, s'est doulu et res-joui jusques a pleurer, blesmir, trembler et suer le sang, bien qu'en luy ces mouvemens n'ont pas esté des passions pareilles aux nostres ; dont  32 TR.MTTÉ DE l'AmOUR DE DiEU * In Matt. V, 28 et jg grand saint Hierosme*, et après luy l'Escole, ne les a pas osé nommer du nom de passions, pour la révé- rence de la personne en laquelle ilz estoyent, ains du nom respectueux de propassions, pour tesmoigner que les mouvemens sensibles en Xostre Seigneur y tenoyent lieu de passions, bien qu'ilz ne fussent pas passions ; d'autant qu'il ne patissoit ou souffroit chose quelconque de la part d'icelles, sinon ce que bon luy sembloit et comme il lu}' plaisoit, les gouvernant et maniant a son gré ; ce que nous ne faysons pas, nous autres pécheurs, qui souffrons et pâtissons ces mouvemens en desordre contre nostre gré, avec un grand préjudice du bon estât et pohce de nos âmes.  CHAPITRE IV QUE l'amour domine SUR TOUTES LES AFFECTIONS ET PASSIONS ET QUE MESME IL GOUVERNE LA VOLONTÉ, BIEN QUE LA VOLONTÉ AIT AUSSI DOMINATION SUR LUY  L'amour estant la première complaisance que nous avons au bien, ainsy que nous dirons tantost, certes il précède le désir ; et d'effect, qu'est-ce que l'on désire, sinon ce que l'on ayme ? Il précède la délectation ; car, comme pourroit-on se res-jouir en la jouissance d'une chose, si on ne l'aymoit pas ? Il précède l'espérance, car on n'espère que le bien qu'on ayme ; il précède la hayne, car nous ne haïssons le mal que pour l'amour que nous avons envers le bien, ains le mal n'est pas mal sinon parce qu'il est contraire au bien : et c'en est de mesme. Theotime, de toutes autres passions ou affec- tions, car elles proviennent toutes de l'amour comme de leur source et racine.  Livre I. Chapitre iv. 33 C'est pourquoy les autres passions et affections sont bonnes ou mauvaises, vicieuses ou vertueuses, selon que l'amour duquel elles procèdent est bon ou mauvais ; car il respand tellement ses qualités sur elles, qu'elles ne semblent estre que le mesme amour. Saint Augustin*, * l. i4.c.y, etc. de réduisant toutes les passions et affections a quatre, comme ont fait Boëce*, Ciceron**, Virgile*** et la *De Consoi. Phii.. 1 1. j M j_- ■!_ ' T ) T -1 1 1- I> Metrum vu pluspart de 1 antiquité : « L amour, » dit-il, « tendant a **Tusc.Disp.,i. m, posséder ce qu'il ayme s'appelle convoitise » ou désir ; %'**)È.iks\Ni,7H « l'ayant et possédant, il s'appelle joye ; fuyant ce qui luy est contraire, il s'appelle crainte : que si cela luy arrive et qu'il le sente, il s'appelle tristesse ; et partant, ces passions sont mauvaises si l'amour est mauvais, bonnes, s'il est bon. » « Les citoyens de la Cité de Dieu craignent, désirent, se deulent, se res-j ouïssent, et parce que leur amour est droit, toutes ces affec- tions sont aussi droites. » « La doctrine chrestienne assujettit l'esprit a Dieu, afïin qu'il le guide et secoure, et assujettit a l'esprit toutes ces passions, affin qu'il les bride et modère, en sorte qu'elles soyent converties au service de la justice et vertu*. » « La droite volonté est * ibidem, Lib. 9. l'amour bon, la volonté mauvaise est l'amour mau- '^' ^' vais* ; » c'est a dire en un mot, Theotime, que l'amour * ibid., c. vu. domine tellement en la volonté, qu'il la rend toute telle qu'il est. La femme, pour l'ordinaire, change sa condition en celle de son mari, et devient noble s'il est noble, reyne s'il est roy, duchesse s'il est duc : la volonté change aussi de qualité selon l'amour qu'elle espouse ; s'il est charnel elle est charnelle ; spirituelle, s'il est spirituel ; et toutes les affections de désir, de joye, d'espérance, de crainte, de tristesse, comme enfans nés du mariage de l'amour avec la volonté, reçoivent aussi par consé- quent leurs qualités de l'amour. Bref, Theotime, la volonté n'est esmeiie que par ses affections, entre les- quelles l'amour, comme le premier mobile est la pre- mière affection, donne le bransle a tout le reste, et fait tous les autres mouvemens de l'ame. Mays pour tout cela il ne s'ensuit pas que la volonté 3  34 Tkaitté de l'Amour de Dieu ne soit encor régente sur l'amour, d'autant que la volonté n'ayme qu'en voulant aymer, et, de plusieurs amours qui se présentent a elle, elle peut s'attacher a celuy que bon luy semble : autrement il n'y auroit point d'amour ni prohibé ni commandé. Elle est donq maistresse sur les amours, comme une damoiselle sur les amans qui la recherchent, parmi lesquelz elle peut eslire celuy qu'elle veut. Mays tout ainsy qu'après le mariage elle perd sa liberté, et de maistresse devient sujette a la puissance du mari, demeurant prise par celuy qu'elle a pris, de mesme la volonté qui choisit l'amour a son gré, après qu'elle en a embrassé quel- qu'un, elle demeiure asservie sous luy ; et comme la femme demeure sujette au mari qu'elle a choisi tandis qu'il vit, et que s'il meurt elle reprend sa précédente * I Cor., VII, 39. liberté*, pour se remarier a un autre, ainsy pendant qu'un amour vit en la volonté il y règne, et elle de- meure sousmise a ses mouvemens ; que si cet amour vient a mourir, elle pourra par après en reprendre un autre. Mais il y a une liberté en la volonté qui ne se treuve pas en la femme mariée ; et c'est que la volonté peut rejetter son amour quand elle veut, appliquant l'entendement aux motifz qui l'en peuvent desgouster et prenant resolution de changer d'objet : car ainsy, pour faire vivre et régner l'amour de Dieu en nous, nous amortissons l'amour propre, et, si nous ne pou- vons l'anéantir du tout, au moins nous l'affoiblissons, en sorte que, s'il vit en nous, il n'y règne plus ; comme au contraire, nous pouvons, en quittant l'amour sacré, adhérer a celuy des créatures, qui est l'infâme adultère que le céleste Espoux reproche si souvent aux pécheurs.  Livre I. Chapitre v, 35  CHAPITRE V  DES AFFECTIONS DE LA VOLONTE  Il n'y a pas moins de mouvemens en l'appétit intel- lectuel ou raysonnable qu'on appelle volonté, qu'il y en a en l'appétit sensible ou sensuel ; mays ceux la sont ordinairement appelles affections, et ceux cy, passions. Les philosophes et payens ont a5niié aucune- ment Dieu, leurs republiques, la vertu, les sciences ; ilz ont haï le vice, espéré les honneurs, désespéré d'éviter la mort ou la calomnie, désiré de sçavoir, voire mesme d'estre bienheureux après leur mort ; se sont enhardis pour surmonter les difficultés qu'il y avoit au pourchas de la vertu, ont craint le blasme, ont fui plusieurs fautes, ont vengé l'injure pubhque, se sont indignés contre les tyrans, sans aucun propre interest. Or, tous ces mouvemens estoient en la partie rayson- nable, puisque les sens, ni par conséquent l'appétit sensuel, ne sont pas capables d'estre appliqués a ces objetz, et partant, ces mouvemens estoient des affections de l'appétit intellectuel ou raysonnable, et non pas des passions de l'appétit sensuel. Combien de fois avons-nous des passions en l'appétit sensuel ou convoitise, contraires aux affections que nous sentons en mesme tems dans l'appétit rayson- nable ou dans la volonté ? Le jeune homme duquel parle saint Hierosme*, se coupant la langue a belles ♦ /» vita PauU. dens, et la crachant sur le nés de cette maudite femme qui l'enflammoit a la volupté, ne tesmoignoit-il pas d'avoir en la volonté une extrême affection de des- playsir, contraire a la passion du playsir que, par force, on luy faisoit sentir en la convoitise et appétit sensuel ? Combien de fois tremblons nous de crainte entre les  36 Traitté de l'Amour de Dieu hazards ausquelz nostre volonté nous porte et nous fait demeurer ? combien de fois haïssons nous les voluptés esquelles nostre appétit sensuel se plait, aymans les biens spirituelz esquelz il se desplait ? En cela consiste la guerre que nous sentons tous les jours entre l'esprit et la chair ; entre nostre homme extérieur, qui dépend des sens, et l'homme intérieur, qui dépend de la rayson ; entre le viel Adam, qui suit les appetitz de son Eve ou de sa convoitise, et le nouvel Adam, qui seconde la sagesse céleste et la sainte rayson. * Libr. 14. Civit. Les Stoïcicus, aiusy que saint Augustin le rapporte*, nians que l'homme sage puisse avoir des passions, confessoient néanmoins, ce semble, qu'il avoit des affections, lesquelles ilz appelloyent eupathies et bonnes * Vide locum s«i passions, OU bien, comme Ciceron*, constances ; car ilz " "^' disoyent que le sage ne convoitoit pas, mays vouloit ; qu'il n'avoit point de liesse, mays de joye ; qu'il n'avoit point de crainte, mays de prévoyance et précaution : en sorte qu'il n'estoit esmeu sinon pour la rayson et selon la rayson. Pour cela, ilz nioyent sur tout que l'homme sage peust jamais avoir aucune tristesse, d'au- tant qu'elle ne regarde que le mal survenu, et que rien n'advient en mal a l'homme sage, puisque nul n'est jamais offencé que par soy mesme, selon leur maxime. Et certes, Theotime, ilz n'eurent pas tort de vouloir qu'il y eust des eupathies et bonnes affections en la partie raysonnable de l'homme, mais ilz eurent tort de dire qu'il n'y avoit point de passions en la partie sen- sitive et que la tristesse ne touchoit point le cœur de l'homme sage ; car, laissant a part que eux mesmes en * chap. III. estoyent troublés, comme il a esté dit*, se pourroit-il bien faire que la sagesse nous privast de la miséricorde, qui est une vertueuse tristesse laquelle arrive en nos cœurs pour nous porter au désir de délivrer le pro- chain du mal qu'il endure ? Aussi, le plus homme de bien de tout le paganisme, Epictete, ne suivit pas cet erreur, que les passions ne s'eslevassent point en * L. 9. de Civil, l'homme sage, ainsy que saint Augustin atteste*, lequel ^' '^ ^ ^' mesme monstre encores que la dissension des Stoïciens  Livre I. Chapitre v. 37 avec les autres philosophes en ce sujet, n'a pas esté qu'une pure dispute de paroles et desbat de langage. Or ces affections que nous sentons en nostre partie raysonnable sont plus ou moins nobles et spirituelles selon qu'elles ont leurs objectz plus ou moins relevés, et qu'elles se treuvent en un degré plus eminent de l'esprit : car il y a des affections en nous qui procèdent du discours que nous faysons selon l'expérience des sens ; il y en a d'autres, formées sur le discours tiré des sciences humaines ; il y en a encor d'autres qui pro- viennent des discours faitz selon la foy ; et, en fin, il y en a qui ont leur origine du simple sentiment et acquies- cement que l'ame fait a la vérité et volonté de Dieu. Les premières sont nommées affections naturelles ; car, qui est celuy qui ne désire naturellement d'avoir la santé, les provisions requises au vestir et a la nour- riture, les douces et aggreables conversations ? Les secondes affections sont 'nommées raysonnables, d'au- tant qu'elles sont toutes appuyées sur la connoissance spirituelle de la rayson, par laquelle nostre volonté est excitée a rechercher la tranquillité du cœur, les vertus morales, le vray honneur, la contemplation phi- losophique des choses éternelles. Les affections du troisiesme rang se nomment chrestiennes, parce qu'elles prennent leur naissance des discours tirés de la doctrine de Nostre Seigneur, qui nous fait chérir la pauvreté volontaire, la chasteté parfaitte, la gloire du Paradis. Mais les affections du suprême degré sont nommées divines et surnaturelles, parce que Dieu luy mesme les respand en nos espritz, et qu'elles regardent et tendent en Dieu sans l'entremise d'aucun discours ni d'aucune lumière naturelle ; selon qu'il est aysé de concevoir par ce que nous dirons ci après* des acquiescemens et * chap. xn. sentimens qui se prattiquent au sanctuaire de l'ame. Et ces affections surnaturelles sont principalement trois : l'amour de l'esprit envers les beautés des mystères de la foy, l'amour envers l'utilité des biens qui nous sont promis en l'autre vie, et l'amour envers la souveraine bonté de la tressainte et éternelle Divinité.  38 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE VI  COMME L AMOUR DE DIEU DOMINE SUR LES AUTRES AMOURS  La volonté gouverne toutes les autres facultés de l'esprit humain, mays elle est gouvernée par son amour qui la rend telle qu'il est. Or, entre tous les amours, celuy de Dieu tient le sceptre, et a tellement l'autho- rité de commander inséparablement unie et propre a sa nature, que s'il n'est le maistre, il cesse d'estre et périt. Ismael ne fut point héritier avec Isaac, son frère plus * Gaiat., IV, 30. jeune * ; Esaii fut destiné au service de son frère * Rom., IX, 13. puisné * ; Joseph fut adoré, non seulement par ses frères, mays aussi par son père, et voyre mesme par sa mère, en la personne de Benjamin, ainsy qu'il avoit *Gen.,xxxvii,6-io. prcvcu cs sougcs de sa jeunesse*. Ce n'est certes pas sans mystère que les derniers entre ces frères empor- tent ainsy les advantages sur leurs aisnés. L'amour divin est voyrement le puisné entre toutes les affections * I Cor., XVI, 46. du cœur humain ; car, comme dit l'Apostre*, ce qui est animal est premier, et le spirituel après; mais ce puisné hérite toute l'authorité, et l'amour propre, comme un autre Esaii, est destiné a son service ; et non seulement tous les autres mouvemens de l'ame, comme ses frères, l'adorent et luy sont sousmis, mais aussi l'entendement et la volonté, qui luy tiennent lieu de père et de mère. Tout est sujet a ce céleste amour, qui veut tous-jours estre ou roy ou rien, ne pouvant vivre qu'il ne règne, ni régner si ce n'est souverai- nement. Isaac, Jacob et Joseph furent des enfans surnaturelz ; car leurs mères, Sara, Rebecca et Rachel, estans stériles par nature, les conceurent par la grâce de la  Livre I. Chapitre vi. 39 bonté céleste : c'est pourquoy ilz furent establis mais- tres de leurs frères. Ainsy l'amour sacré est un enfant miraculeux, puisque la volonté humaine ne le peut concevoir si le Saint Esprit ne le respand dans nos cœurs ; et, comme surnaturel, il doit présider et régner sur toutes les affections, voire mesme sur l'entendement et la volonté. Et, bien qu'il y ait d'autres mouvemens surnaturelz en l'ame, la crainte, la pieté, la force, l'espérance, ainsy que Esaii et Benjamin furent enfans surnaturelz de Rachel et Rebecca, si est-ce que le divin amour est le maistre, l'héritier et le supérieur, comme estant filz de la promesse*, puisque c'est en sa faveur que le * caiat., iv, 28. Ciel est promis a l'homme. Le salut est monstre a la foy, il est préparé a l'espérance, mais il n'est donné qu'a la charité : la foy monstre le chemin de la terre promise, comme une colomne de nuée et de feu, c'est a dire claire-obscure ; l'espérance nous nourrit de sa manne de suavité ; mais la charité nous y introduit, comme l'Arche de l'alliance qui nous fait le passage au Jourdain, c'est a dire au jugement, et qui demeurera au milieu du peuple en la terre céleste, promise aux vrays Israélites, en laquelle ni la colomne de la foy ne sert plus de guide, ni on ne se repaist plus de la manne d'espérance. Le saint amour fait son séjour sur la plus haute et relevée région de l'esprit, ou il fait ses sacrifices et holocaustes a la Divinité, ainsy qu'Abraham fit le sien*, * oen., xxn, 2, et que Nostre Seigneur s'immola sur le coupeau du mont Calvaire ; afhn que, d'un lieu si relevé, il soit ouy et obéi par son peuple, c'est a dire par toutes les facultés et affections de l'ame, qu'il gouverne avec une douceur nompareille ; car l'amour n'a point de forçatz ni d'esclaves, ains réduit toutes choses a son obéissance avec une force si délicieuse^ que, comme rien n'est si fort que l'amour, aussi rien n'est si aymable que sa force. Les vertus sont en l'ame pour modérer ses mouve- mens, et la charité, comme première de toutes les vertus, les régit et tempère toutes, non seulement  40 Traitté de l'Amour de Dieu parce que « le premier en chaque espèce des choses * Aristot, Physica, sert de reffle et mesure a tout le reste*, » mais aussi 1. IV, c. XIV. ° parce que Dieu, ayant créé l'homme a son image et semblance, veut que, comme en luv, tout y soit or- donné par l'amour et pour l'amour.  CHAPITRE VII  DESCRIPTION DE L AMOUR EX GENERAL  (a) La volonté a une si grande convenance avec le bien, que tout aussi tost qu'elle l'apperçoit elle se tourne de son costé pour se complaire en iceluy, comme en son objet très aggreabie, auquel elle est si estroit- tement alhee que mesme l'on ne peut déclarer sa nature que par le rapport qu'elle a avec iceluy, non plus qu'on ne sçauroit monstrer la nature du bien que par l'alliance qu'il a avec la volonté. Car je vous prie, Theotime C^), qu'est ce que le bien sinon ce que chacun veut ? et qu'est ce que la volonté sinon la faculté qui porte et fait tendre au bien (c), ou a ce qu'elle estime tel ? La volonté donques appercevant et sentant le bien par l'entremise de l'entendement qui le luy représente, ressent a mesme tems une soudaine délectation et com- plaisance en ce rencontre, qui l'esmeut et incline, dou- cement mays ('^^ puissamment, vers cet object aymable,  (a) [Le Ms. (B) du premier LivTC comprend les chapitres vii-xi et xvi, sauf un feuillet du chap. x. Il existe une seconde leçon d'une partie des chapitres viii et xi.] (b) Philothee (c) [La phrase se termine ici dans le Ms.] (d) mays — toutefois  Livre I. Chapitre vu. 41 affin de s'unir a luy ; et pour parvenir a cette union, elle luy fait chercher tous les moyens plus propres, (f) La volonté donq a une convenance très estroitte avec le bien ; cette convenance produit la complaysance que la volonté ressent a sentir et appercevoir le bien ; cette complaisance esmeut et pousse la volonté au bien ; ce mouvement tend a l'union, et en fin, (f) la volonté esmeiie et tendante a l'union cherche tous les moyens requis pour y parvenir, (s) Certes, a parler générale- ment, l'amour comprend tout cela ensemblement, (^) comme un bel arbre, duquel la racine est la convenance de la volonté au bien, le pied en est la complaysance, son tige c'est le mouvement ; les recherches, poursuites et autres effortz en sont les branches, mais l'union et jouissance en est le fruit. Ainsy l'amour semble estre composé de ces cinq principales parties, sous lesquelles une quantité d'autres petites pièces sont contenues, comme nous verrons a la suite de l'œuvre. Considérons, de grâce, la prattique d'un amour insensible entre l'aymant et le fer ; car c'est la vraye image de l'amour sensible et volontaire duquel nous parlons. Le fer donques a une telle convenance avec l'aymant, qu'aussi tost qu'il en apperçoit la vertu il se retourne devers luy ; puis il commence soudain a se remuer et démener par des petitz tressaillemens, tes- moignant en cela la complaisance qu'il ressent, en suite  (e) plus propres. — Or, l'amour consiste en cela, Philothee ; mais pour mieux entendre cette description, considérons en distinctement les parties, pour sçavoir en laquelle gist, a proprement parler, l'essence et nature de l'amour. (f) J'ay dit que la volonté a une convenance très estroitte avec le bien, que cette convenance produit la complaysance que la volonté ressent soudain qu'elle sent le bien, que cette complaisance esmeut et incline la volonté vers le bien, que cet inclinement ou mouvement tend a l'union, et en fin, que (g) parvenir. — Maintenant donq l'amour, a parler précisément et dis- tinctement, consiste-il en la convenance de la volonté au bien, ou en la complaysance qu'elle a en l'appercevant, ou en l'esmotion ou panchement qui s'en ensuit, ou en l'union a laquelle cett'esmotion tend, ou en la recherche des moyens de s'unir ? (h) ensemblement, — car il est  42 Traitté de l'Amour de Dieu de laquelle il s'avance et se porte vers l'aymant, cherchant tous les moyens qu'il peut pour s'unir avec iceluy. Ne voyla pas toutes les parties d'un vif amour bien représentées en ces choses inanimées ? Mais en fin pourtant, Theotime, la complaysance et le mouvement ou escoulement de la volonté en la chose aymable est, a proprement parler, l'amour (i) ; en sorte néanmoins que la complaysance ne soit que le com- mencement de l'amour, et le mouvement ou escoule- ment du cœur qui s'en ensuit soit le vray amour essentiel. Si que l'un et l'autre peut estre voirement nommé (J) amour, mais diversement : car, comme l'aube du jour peut estre appellee jour, aussi cette première complaisance du cœur en la chose aymee peut estre nommée amour, parce que c'est le premier ressenti- ment de l'amour ; mais comme i^') le vray cœur du jour se prend des la fin de l'aube jusques au soleil couché, aussi la vraye essence de l'amour consiste au mouve- ment et escoulement du cœur, qui suit immédiate- ment la complaysance et se termine a l'union. Bref, la complaysance est le premier esbranlement ou la pre- mière esmotion que le bien fait en la volonté ; et cette esmotion est suivie du mouvement et escoule- ment par lequel la volonté s'avance et s'approche de la chose aymee, qui est le vray et propre amour. Disons ainsy : le bien empoigne, saisit et lie le cœur par la complaysance, mays par l'amour il le tire, conduit et amené a soy ; par la complaysance il le fait sortir, mays par l'amour il luy fait faire le chemin et le voyage ; la complaysance c'est le resveil du cœur, mays l'amour en est l'action ; la complaysance le fait lever, mays l'amour le fait marcher ; le cœur estend ses  (i) Mais en fin, ce me dires vous, laquelle de toutes ces pièces doit estre spécialement et précisément appellee amour ? Pour moy, chère Philothee, je croy que c'est la complaysance et le mouvement ou escoule- ment de la volonté en la chose aymable (j) et l'autre — puisse estre vrayement appelle (k) mais comme — néanmoins  Livre 1. Chapitre vu. 43 aisles par la complaysance, mais l'amour est son vol. L'amour donques, a parler distinctement et précisé- ment, n'est autre chose que le mouvement, escoulement et avancement du cœur envers le bien. Plusieurs grans personnages W ont creu que l'amour n'estoit autre chose que la mesme complaysance, en quoy ilz ont eu beaucoup d'apparence de rayson ; car non seulement le mouvement d'amour prend son origine de la complaysance que le cœur ressent a la première rencontre du bien, et aboutit a une seconde complay- sance qui revient au cœur par (™) l'union a la chose aymee, mais, outre cela, il tient sa conservation de la complaysance, et ne peut vivre que par elle, qui est sa mère et sa nourrice, si que soudain que la complaisance cesse, l'amour cesse. Et comme l'abeille naissant dedans le miel, se nourrit du miel et ne vole que pour le miel, ainsy l'amour naist de la complaysance, se maintient par la complaysance et tend a la complaysance. Le poids des choses les esbranle, les meut et les arreste : c'est le poids de la pierre qui luy donne l'esmotion et le bransle a la descente, soudain que les empeschemens luy sont ostés ; c'est le mesme poids qui luy fait conti- nuer son mouvement en bas ; et c'est en fin le mesme poids encores qui la fait arrester et accoiser quand elle est arrivée en son lieu. Ainsy est ce de la complaysance qui esbranle la volonté : c'est elle qui la meut, et c'est elle qui la fait reposer en la chose aymee, quand elle s'est unie a icelle. Ce mouvement d'amour estant donq ainsy dépendant de la complaysance, en sa naissance, conservation et perfection, et se treuvant tous-jours inséparablement conjoint avec icelle, ce n'est pas mer- veille si ces grans espritz ont estimé que l'amour et la complaisance fussent une mesme chose, bien qu'en vérité, l'amour estant une vraye passion de l'ame, il  (1) Telle est mon opinion, Philothee. Il est vray que plusieurs grans personnages, et entr 'autres l'evangelique S' Thomas, (m) de  44 Traitté de l'Amour de Dieu ne peut estre la simple complaysance, mais faut qu'il soit le mouvement qui procède d'icelle. Or, ce mouvement causé par la complaysance dure jusques a l'union ou jouissance. C'est pourquoy, quand il tend a <") un bien présent il ne fait autre chose que de pousser i°) le cœur, le serrer, joindre et appliquer a la chose aymee, de laquelle par ce moyen il jouit ; et Ihors on l'appelle amour de complaysance parce que soudain qu'il est né de la première complaysance, il se termine a l'autre seconde, qu'il reçoit en l'union de son objet présent. Mais quand le bien devers lequel le cœur s'est retourné, incliné et esmeu, se treuve esloigné, absent ou futur, ou que l'union ne se peut pas encor faire si parfaittement qu'on prétend, alhors le mouve- ment d'amour par lequel le cœur tend, s'avance et aspire a cet objet absent, s'appelle proprement désir ; car le désir n'est autre chose que l'appétit, convoitise ou cupidité des choses que nous n'avons pas, et que néanmoins nous prétendons d'avoir. Il y a encor certains mouvemens d'amour par lesquelz nous desirons les choses que nous n'attendons ni pré- tendons nullement, comme quand nous disons : Que ne suis-je maintenant en Paradis ! je voudrois estre roy ; pleust a Dieu que je fusse plus jeune (p) ; a la mienne volonté que je n'eusse jamais péché, et semblables choses. Or, (q) ce sont des désirs, mais désirs impar- faitz lesquelz, ce me semble, a proprement parler s'appellent souhaitz : et de fait, telles affections ne s'expriment (r) pas comme les désirs ; car quand nous exprimons nos vrays désirs, nous disons : je désire.  (a) il tend — et regarde (o) porter (p) Mays, chère Philothee, vous voudriez peut estre bien sçavoir comme nous devons appeller certains mouvemens d'amour par lesquelz nous desirons les choses que nous n'espérons point, comme quand nous disons : Que ne suis-je en Paradis ! je voudrois estre roy, ou Pape ; pleust a Dieu que je fusse plus jeune de dix ans (q) Or, — je vous dis que (r) ne — se prennent  Livre I. Chapitre vu. 45 mays quand nous exprimons nos désirs imparfaitz, nous disons : je désirerais, ou, je voudrois. Nous pouvons bien dire : je desirerois d'estre jeune, mais nous ne dirons pas : je désire d'estre jeune, puisque cela n'est pas possible. Et ce mouvement s'appelle souhait, ou, comme disent les Scholastiques (s), velléité, qui n'est autre chose qu'un commencement de vouloir (t) lequel n'a point de suite ; d'autant que la volonté voyant qu'elle ne peut atteindre a cet objet a cause de l'impos- sibiHté ou de l'extrême difficulté, elle arreste son mou- vement et le termine en cette simple affection de souhait, comme si elle disoit : Ce, bien que je voy et auquel je ne puis prétendre, m'est a la vérité fort aggreable ; et bien que je ne le puis vouloir ni espérer, si est ce que, si je le pouvois vouloir ou désirer, je le desirerois ou voudrois volontier. Bref, ces souhaitz ou velléités ne sont autre chose qu'un petit amour qui se peut appeller amour de simple approbation, parce que, sans aucune prétention, l'ame aggree (u) le bien qu'elle connoist, et, ne le pouvant désirer en effect, elle proteste qu'elle le desireroit volontier et que vraye- ment il est désirable. Ce n'est pas encor tout, Theotime (v), car il y a des désirs et souhaitz qui sont encor plus imparfaitz que ceux que nous venons de dire, d'autant que leur mou- vement n'est pas arresté par l'impossibilité ou extrême difficulté, mais par la seule incompatibilité qu'ilz ont avec des autres désirs ou vouloirs plus puissans ; comme quand un malade désire de manger des potirons ou melons (^^), et quoy qu'il en ait a son commandement, il ne veut néanmoins pas en manger, parce qu'il craint d'empirer son mal : car qui ne void deux désirs en cet  (s) Théologiens (t) de vouloir, — ou de désir, ou d'amour (u) parce que, — par iceluy, la volonté appreuve sans plus et sans aucune prétention (v) Philothee (w) champignons  46 Traitté de l'Amour de Dieu homme, l'un de manger des potirons, et l'autre de guérir ? mays parce que celuy de guérir est plus grand, il estouffe et suffoque l'autre, l'empeschant de produire * judic, XI, 30, aucun effect. Jephté* souhaitoit de conserver sa fille, seqq. mays parce que cela estoit mcompatible avec le désir d'observer son vœu, il voulut ce qu'il ne souhaitoit pas, qui estoit de sacrifier sa fille, et souhaita ce qu'il * Jean., XIX, 12. ne voulut pas, qui estoit de conserver sa fille. Pilate* * Marc, VI, 20, 26. et Herodes* souhaitoyent de deUvrer, l'un le Sauveur, l'autre le Précurseur ; mais parce que ces souhaitz estoyent incompatibles, l'un avec le désir de complaire aux Juifz et a César, l'autre a Herodias et a sa fille, ce furent des souhaitz vains et inutiles. Or, a mesure que les choses incompatibles avec ce qui est souhaité sont moins aymables, les souhaitz sont plus imparfaitz, puisqu'ilz sont arrestés et comme estouffés par des si foibles contraires : ainsy le souhait que Herodes eut de ne point faire mourir saint Jean fut plus imparfait que celuy que Pilate avoit de délivrer Nostre Seigneur ; car celuy ci craignoit la calomnie et l'indignation du peuple et de César, et celuy la de contrister une seule femme. Et ces souhaitz, qui sont arrestés non point par l'impossibilité mais par l'incompatibilité qu'ilz ont avec des plus puissans désirs, s'appellent voirement souhaitz et désirs, mais souhaitz vains, suffoqués et inutiles. Selon les souhaitz des choses impossibles, nous disons : je souhaitte, mais je ne puis ; et selon les souhaitz des choses possibles, nous disons : je souhaitte, mais je ne veux pas. (^)  (-c) pas. — C'est asses dit pour le présent, car toutes les autres divisions de l'amour se déduiront plus proprement en d'autres occasions que le discours nous en donnera.  Livre I. Chapitre viii. 47  CHAPITRE VIII QUELLE EST LA CONVENANCE QUI EXCITE l'amOUR (a) Nous disons que l'œil void, l'oreille entend (b), la langue parle, l'entendement discourt, la memoyre se resouvient et la volonté ayme : mais nous sçavons bien toutefois (''') que c'est l'homme, a proprement parler, qui, par diverses facultés et differens organes, fait toute cette variété d'opérations. C'est donq aussi l'homme qui, par la faculté affective que nous appelions volonté, tend et se complait au bien (d), et qui a cette grande convenance avec iceluy, laquelle est la source et origine de l'amour. Or, ceux la n'ont pas bien rencontré qui ont creu que la ressemblance estoit la seule (^) conve- nance qui produisoit l'amour ; car qui ne sçait que les viellars les plus sensés ayment tendrement et chère- ment les petitz enfans, et sont réciproquement aymés d'eux ; que les sçavans ayment (f) les ignorans, pourveu  (a) [Ici commence la seconde leçon de ce chapitre (voir la remarque (a), p. 40) ; les variantes reproduites ci-après sont tirées de cette leçon. Voir également à l'Appendice un fragment sur le même sujet.] (b) Dautant que l'homme fait ses opérations diverses selon la distinction des facultés de son ame et selon la diiïerence des organes de son cors, nous attribuons a chasque faculté de nostr'ame et a chasqu'organe de nostre cors les actions que nous faysons par leurs entremises. Ainsy disons nous que l'œil void, l'oreille oyt (c) nous sçavons — pourtant bien (d) affective — de son ame, que nous appelions volonté, tend au bien, s'y complait (e) Or, — voyons maintenant quell'est la convenance qui nous peut exciter a la complaysance et a l'amour. Et certes, Philothee, ceux la n'ont pas bien rencontré qui ont estimé que la seule ressemblance, [conformité et simpathiej estoit la (f) les plus sensés — [et sages du mondej ayment tendrement et chèrement les petitz enfans, et que les petitz enfans ayment réciproquement les bons anciens ; que les sçavans [ayment leurs disciples]  48 Traitté de l'Amour de Dieu qu'ilz soyent dociles, et les malades, leurs méde- cins ? Que si nous pouvons tirer quelqu'argument de l'image d'amour qui se void es choses insensibles, quelle ressemblance peut faire tendre le fer a l'ay- mant ? un aymant n'a-il pas plus de ressemblance (g) avec un autre aymant ou avec une autre pierre, qu'avec le fer qui est d'un genre tout différent ? Et bien que quelques uns, pour réduire toutes les (^) convenances a la ressemblance, asseurent que le fer tire le fer, et l'aymant tire l'aymant, si est ce qu'ilz ne sçauroyent rendre rayson pourquoy l'aymant tire plus puyssamment le fer, que le fer ne tire le fer mesme. Mais, je vous prie, quelle similitude y a-il entre la chaux et l'eau, ou bien entre l'eau et l'esponge ? et néanmoins, la chaux et l'esponge pren- nent l'eau avec une avidité non pareille, et tesmoignent envers elle un amour insensible extraordinaire. Or, il en est de mesme de l'amour humain ('), car il se prend quelquefois plus fortement entre des personnes de contraires qualités, qu'entre celles qui sont fort semblables. La convenance donq (J) qui cause l'amour ne consiste pas tous- jours en la ressemblance, mais en la propor- tion, rapport ou correspondance de l'amant a la chose aymee : car ainsy ce n'est pas la ressemblance qui rend aymable le médecin au malade, ains la correspondance de la nécessité de l'un avec la suffisance de l'autre, d'autant que l'un a besoin du secours que l'autre peut donner ; comme aussi le médecin C^) ayme le malade, et le sçavant son apprentif, parce qu'ilz peuvent exercer leurs facultés sur eux. Les viellars ayment les enfans.  (g) convenance (h) ces (i) de V amour — volontaire [et intellectuelj des hommes (j) Je pense donq, chère Philothee, que la convenance (k) qui rend — le médecin aymable au malade, c'est la correspondance de sa nécessité a la suffisance du médecin, dautant quil a la nécessité que cette suffisance peut secourir. Le médecin  Livre I. Chapitre viii. 49 non point par simpathie, mais d'autant que l'extrême simplicité, foiblesse et tendreté des uns rehausse et fait mieux paroistre la prudence et asseurance des autres ; et cette dissemblance est aggreable : au contraire, les petitz enfans ayment les viellars parce qu'ilz les voyent amusés et embesoignés d'eux, et que, par un sentiment secret, ilz connoissent qu'ilz ont besoin de leur conduite. Les accors de (i) musique se font en la discordance, par laquelle les voix dissemblables se correspondent, pour toutes ensemble faire un seul rencontre de pro- portion ; comme la dissemblance des pierres précieuses et des fleurs fait l'aggreable composition de l'esmail et de la diapreure. Ainsy l'amour ne se fait pas tous-jours par la ressemblance et simpathie, ains par la correspondance et proportion, qui consiste en ce que par l'union d'une chose a une autre elles puissent recevoir mutuellement de la perfection et devenir meil- leures. La teste, certes, ne ressemble pas au cors, ni la main au bras, mais néanmoins, ces choses ont une si grande correspondance et joignent si proprement l'une a l'autre, que (n^) par leur mutuelle conjonction elles s' entreperfectionnent excellemment : c'est pourquoy, si ces parties-la avoyent chacune une ame distincte,  (1) non — pas pour avoir de la simpathie avec eux, mais par ce que l'extrême simplicité, foiblesse et tendreté des uns rehausse et fait mieux reconnoistre l'extrême prudence [des autres. La foiblesse et tendreté des en- fans est aymable aussi a ceux...J, fermeté et asseurance des autres. On est bien ayse de sentir les advantages qu'on a sur les moindres, et cette [dispropor- tion] dissemblance est aggreable. Au contraire, les petitz enfans ayment les viellars par ce qu'Uz les voyent amusés et embesoignés d'eux. Les accors de la (m) un seul rencontre — d'harmonie ; la dissemblance des pierres pré- cieuses [desquelles l'esmail est composé...] fait l'aggreable composition que nous appelions esmail, et la diversité des fleurs qui se rencontrent ensemble fait la diapreure. C'est pour dire que l'amour ne se fait pas tous-jours par la ressemblance et simpathie, ains par la correspondance. Or la corres- pondance de deux choses consiste en ce que [l'une reçoit de la perfection de l'autre, ou par l'union de l'autre avec soy...J par l'union de l'un'a l'autre elles puyssent recevoir de la perfection et devenir meillemres. La teste ne ressemble pas au cors, ni la main au bAs, mais néanmoins elles ont une si grande correspondance et joignent si proprement l'un'a l'autre, que l'une est grandement [Fin de la seconde leçon de ce chapitre.]  50  Trattté de l'Amour de Dieu  elles s'entr'aymeroyent parfaittement, non point par ressemblance, car elles n'en ont point ensemble, mays pour la correspondance qu'elles ont a leur mutuelle perfection. En cette sorte, les melancholiques et les joyeux, les aigres et les doux s'entr'ayment quelque- fois réciproquement, pour les mutuelles impressions qu'ilz reçoivent les uns des autres, au moyen desquelles leurs humeurs sont mutuellement modérées. Mais quand cette mutuelle correspondance est con- jointe avec la ressemblance, l'amour sans doute s'en- gendre bien plus puissamment ; car la similitude estant la vraye image de l'unité, quand deux choses semblables s'unissent par correspondance a mesme fin, il semble que ce soit plustost unité qu'union. La convenance donq de l'amant a la chose aymee est la première source de l'amour, et cette convenance consiste en la correspondance, qui n'est autre chose que le mutuel rapport qui rend les choses propres a s'unir pour s'entrecommuniquer quelque perfection. Mais cecy s'entendra de mieux en mieux par le progrès du discours.  CHAPITRE IX QUE l'amour tend A L'uNION (3) Le grand Salomon descrit d'un air deUcieusement admirable les amours du Sauveur et de l'ame dévote, eu ce divin ouvrage que pour son excellente suavité on appelle le Cantique des Cantiques. Et pour nous  (a) [L'amour tend a l'union comm'a sa fin et dernière prétention ; et parce qu'on ne peut mieux commencer une chose que par la considération de la fin a laquelle on aspire, il nous faut avant toutes choses parler de l'union de nos araes avec Dieu, car c'est la souveraine prétention de nostre amour.J  Livre I. Chapitre ix. 51 eslever plus doucement a la considération de cet amour spirituel qui s'exerce entre Dieu et nous, par la corres- pondance des mouvemens de nos coeurs avec les inspi- rations de sa divine Majesté, il employé une perpétuelle représentation des amours d'un chaste berger et d'une pudique bergère. Or, (t») faysant parler l'Espouse la première, comme par manière d'une certaine surprise d'amour, il luy fait faire d'abord cet eslancement : Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche'*' ! Voyes * cap. i, i. vous, Ttieotime (*=), comme l'ame en la personne de cette bergère ne prétend, par le premier souhait qu'elle exprime, qu'une chaste union avec son Espoux, comme protestant que c'est l'unique fin a laquelle elle aspire et pour laquelle elle respire ; car, je vous prie, que veut dire autre chose ce premier souspir : Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche ? Le bayser de tout tems, comme par instinct naturel, a esté employé pour représenter l'amour parfait, c'est a dire l'union des cœurs, et non sans cause. Nous faisons sortir et paroistre nos passions et les mouve- mens que nos âmes ont communs avec les animaux, en nos yeux, es sourcilz, au front et en tout le reste du visage. On connoist l'homme au visage, dit l'Escri- ture* ; et Aristote, rendant rayson de ce que a l'ordi- * EccH., xix, 26. naire on ne peint sinon la face des grans hommes, «c'est d'autant,» dit-il*, «que le visage monstre qui * vide opus suppo- sititium.Problema- nOUS sommes. » ta, sectio xxxvi, Mays pourtant, nous ne respandons nos discours ni ^"' '■ les pensées qui procèdent de la portion spirituelle de nos âmes, que nous appelions rayson et par laquelle nous sommes differens d'avec les animaux, sinon par nos paroles et par conséquent par le moyen de la bouche ; si que verser son ame, et respandre son cœur, n'est autre chose que parler. Versés devant Dieu vos cœurs, dit le Psalmiste*, c'est a dire, exprimés * Ps. lxi, 9.  (b) 0/', — [donnant le premier eslancement a l'Espouse...]  (c) Philothee  52 Traitté de l'Amour de Dieu et prononcés les affections de vostre cœur par pa- roles ; et la dévote mère de Samuel, prononçant ses prières, quoy que si bellement qu'a peyne voyoit-on le mouvement de ses lèvres : J' ay respandu, dit elle, * I Reg., I, 13, 15. mon ame devant Dieu*. En cette sorte on applique une bouche a l'autre quand on se bayse, pour tesmoi- gner qu'on voudroit verser les âmes l'une dedans l'autre réciproquement, pour les unir d'une union par- faitte ; et pour cela en tout tems et entre les plus saintz hommes du monde, le bayser a esté le signe de l'amour et dilection. Ainsy fut il employé universelle- ment entre les premiers Chrestiens, comme le grand * Cap. XVI, i5. saint Paul tesmoigne quand il dit aux Romains * et * Epist. I, XVI, 20 ; Corinthiens* : Salues vous mutuellement .les uns p. , XIII, 12. ^^^ autres par le saint bayser ; et, comme plusieurs tesmoignent, Judas, en la prise de Nostre Seigneur, * Matt., XXVI, 48, employa le bayser pour le faire connoistre *, parce que ce divin Sauveur ba5.soit ordinairement ses disci- ples quand il les rencontroit, et non seulement ses disciples, mais aussi les petitz enfans qu'il prenoit * Marc, X, 16. amoureusement entre ses bras*, comme il fit celuy par la comparayson duquel il invita si solemnellement * Matt., xviii,i-io; SCS disciplcs a la charité du prochain*, que plusieurs arc, X, 35. estiment avoir esté saint Martial, comme l'Evesque * Commentarius in Jansenius le rapporte*. Concord c.lxx(i) Ainsy donq le bayser estant la vive marque de l'union des cœurs, l'Espouse qui ne prétend en toutes ses poursuites que d'estre unie avec son Bienaymé, Qu'il me bayse, dit-elle, d'un bayser de sa bouche ; comme si elle s'escrioit : Tant de souspirs et de traitz enflam- més que mon amour jette incessamment, n'impetreront- ilz jamais ce que mon ame désire ? Je cours, hé, n'atteindray-je jamais au prix pour lequel je m'eslance, qui est d'estre unie cœur a cœur, esprit a esprit avec mon Dieu, mon Espoux et ma vie ? Quand sera-ce que je respandray mon ame dans son cœur, et qu'il versera  (i) Jansenius Cornélius, flamand, Evêque de Gand (1510-1576). Jansenii Cornelii... Commentarius in Concordiam suam super Evangelia.  Livre I. Chapitre ix. 53 son cœur dedans mon ame, et qu'ainsy heureusement unis, nous vivrons inséparables ! Quand l'Esprit divin veut exprimer un amour parfait, il employé presque tous-jours les paroles d'union et de conjonction : En la multitude des croyans, dit saint Luc*, il n'y avoit qu'un cœur et qu'une ame; Nostre * Act., iv, 32. Seigneur pria son Père pour tous les fidèles affin qu'ilz fussent tous une mesme chose* ; saint Paul nous * Joan., xvn, 21. advertit * que nous soyons soigneux de conserver * Ephes., iv, 3. unité d'esprit par l'union de la paix. Ces unités de cœur, d'ame et d'esprit signifient la perfection de l'amour, qui joint plusieurs âmes en une : ainsy est il dit*, que l'ame de Jonathas estait collée a V ame de * i Reg., xvm, i. David, c'est a dire, comme l'Escriture adjouste, il ayma David comme son ame propre. Le grand Apos- tre de France, tant selon son sentiment que rapportant celuy de son Hierotee, escrit, je pense, cent fois en un seul chapitre* des Noms divins, que l'amour est * Cap. iv. unifique, unissant, ramassant, resserrant, recueillant et rapportant les choses a l'unité. Saint Grégoire de Nazianze* et saint Augustin** disent que leurs amis * Orat. xlih, § 20. avec eux n avoyent qu une ame ; et Aristote, appreuvant c. vi. '' ' des-ja de son tems cette façon de parler : « Quand, » dit il*, « nous voulons exprimer combien nous aymons * Magna Moraiia, nos amis, nous disons : l'ame de celuy ci et mon ame '' ^^' ^' ^^' n'est qu'une. » La haine nous sépare, et l'amour nous assemble : la fin donques de l'amour n'est autre chose que l'union de l'amant a la chose aymee.  54 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE X QUE l'union a laquelle L'aMOUR PRETEND EST SPIRITUELLE  Il faut pourtant prendre garde qu'il y a des unions naturelles, comme celle de ressemblance, consanguinité et de la cause avec son effect, et d'autres, lesquelles, n'estans pas naturelles, peuvent estre dites volontaires, car bien qu'elles soyent selon la nature, eUes ne se font néanmoins que par nostre volonté ; comme celle qui prend son origine des bienfaitz, qui unissent indu- bitablement celuy qui les reçoit a celuy qui les fait, celle de la conversation et compaignie, et autres sem- blables. Or, quand l'union est naturelle, elle produit l'amour, et (^) l'amour qu'elle produit nous porte a une nouvelle union volontaire qui perfectionne la naturelle : ainsy le père et le filz, la mère et la fille, ou deux frères, estans naturellement unis par la communication d'un mesme sang, sont excités par cette union a l'amour, et par l'amour sont portés a une union de volonté et d'esprit qui peut estre dite volontaire, d'au- tant qu'encor que son fondement soit naturel, son action néanmoins est délibérée ; et en ces amours (^) produitz par l'union naturelle, il ne faut point chercher d'autre correspondance que celle de l'union mesme, par laquelle la nature prévenant la volonté, l'oblige d'appreuver, aymer et perfectionner l'union qu'elle a  (a) et — [néanmoins ne laisse pas d'estre la fin de l'amour, parce que l'amour qui est produit de l'union naturelle nous porte a une union volon- taire et plus grande...] (b) [Le Ms. présente une lacune à partir d'ici jusqu'à p. 57, (d).]  Livre I. Chapitre x. 55 des-ja faitte. Mays quant aux unions volontaires, elles sont postérieures a l'amour en effect, et causes néan- moins d'iceluy comme sa fin et prétention unique : en sorte que, comme l'amour tend a l'union, ainsy l'union estend bien souvent et aggrandit l'amour ; car l'amour fait chercher la conversation, et la conversation nourrit souvent et accroist l'amour ; l'amour fait désirer l'union nuptiale, et cette union réciproquement con- serve et dilate l'amour : si que il est vray en tous sens que l'amour tend a l'union. Mais a quelle sorte d'union tend-il ? N'aves-vous pas remarqué, Theotime, que l'Espouse sacrée exprime son souhait d'estre unie avec son Espoux, par le bayser, et que le bayser représente l'union spirituelle qui se fait par la réciproque communication des âmes ? Certes, c'est l'homme qui ayme, mais il ayme par la volonté, et partant, la fin de son amour est de la nature de sa volonté : mais sa volonté est spirituelle, c'est pourquoy l'union que son amour prétend est aussi spirituelle ; d'autant plus que le cœur, siège et source de l'amour, non seulement ne seroit pas perfectionné par l'union qu'il auroit aux choses corporelles, mays en seroit avili. Ce n'est pas, Theotime, qu'il n'y ait quelque sorte de passions en l'homme lesquelles, comme le guy vient sur les arbres par manière d'excrément et de surcroissance (c)^ naissent aussi bien souvent parmi l'amour et autour de l'amour ; mais néanmoins elles ne sont pas ni l'amour ni partie de l'amour, ains sont des excremens et superfluités d'iceluy, lesquelles non seu- lement ne sont pas prouffttables pour maintenir ou perfectionner l'amour, mais au contraire l'endommagent grandement, l'affoiblissent, et en fin finale, si on ne les retranche, le ruinent tout a fait ; dequoy voyci la rayson. A mesure que nostre ame s'employe a plus d'ope-  (c) [On trouve plus loin, dans le Ms., deux phrases où cette comparaison est plus amplement développée. Voir les variantes (t), (v), pp. 61, 62.]  56 Traitté de l'Amour de Dieu rations, ou de mesme sorte ou de diverse sorte, elle les fait moins parfaitement et vigoureusement ; parce que, estant finie, sa vertu d'agir l'est aussi, si que, fournissant son activeté a diverses opérations, il est force que chacune d'icelles en ayt moins. Ainsy les hommes attentifs a plusieurs choses, le sont moins a chacune d'icelles : on ne sçauroit exactement considérer les traitz d'un visage par la veiie,. et a mesme tems exactement escouter l'harmonie d'une excellente musi- que ; ni en un mesme tems estre attentif a la figure et a la couleur ; si nous sommes affectionnés a parler, nous ne saurions avoir attention a autre chose. * Piin., Hist. nat., Ce n'est pas que je ne sache ce qu'on dit de César*, 1. VII. c. .XXV. , . j j 1 et que ]e ne croye ce que tant de grans personnages ont asseuré d'Origene, que leur attention pou voit a mesme tems s'appliquer a plusieurs objetz ; mais pour- tant, chacun confesse qu'a mesure qu'ilz l'appliquoyent a plus d'objetz, elle estoit moindre en chacun d'iceux. Il y a donq de la différence entre voir, ouyr, ou sçavoir plus, et voir, ouyr, ou sçavoir mieux ; car qui void mieux void moins, et qui void plus ne void pas si bien. Il est rare que ceux qui sçavent beaucoup, sçachent bien ce qu'ilz sçavent , parce que la vertu et force de l'entendement espanchee en la connoissance de plu- sieurs choses, est moins forte et vigoureuse que quand elle est ramassée a la considération d'un seul objet. Quand donq l'ame employé sa vertu affective a diverses sortes d'opérations amoureuses, il est force que son action ainsy divisée soit moins vigoureuse et parfaite. Nous avons trois sortes d'actions amoureuses : les spi- rituelles, les raysonnables et les sensuelles ; quand l'amour escoule sa force par toutes ces trois opérations, il est sans doute plus estendu, mais moins tendu, et quand il ne s'escoule que par une sorte d'opération, il est plus tendu, quoy que moins estendu. Ne voyons- nous pas que le feu, symbole de l'amour, forcé de sortir par la seule bouche du canon, fait un esclat prodigieux, qu'il feroit beaucoup moindre s'il avoit ouverture par deux ou par trois endroitz ? Puis donq que l'amour est  Livre I. Chapitre x.  57  un acte de nostre volonté, qui le veut avoir non seule- ment noble et généreux, i^) mais fort, vigoureux et actif, il en faut retenir la vertu et la force dans les limites des opérations spirituelles ; car qui voudroit l'appliquer aux opérations de la partie sensible ou sensitive de nostre ame, il affoibliroit d'autant les ope- rations intellectuelles, esquelles, toutefois, (e) consiste l'amour essentiel. Les philosophes anciens ont reconneu qu'il y avoit deux sortes d'extases, dont l'une nous portoit au dessus de nous mesmes, et l'autre nous ravaloit au dessous de nous mesmes : comme s'ilz eussent voulu dire que l'homme estoit d'une nature moyenne entre les Anges et les bestes, participant de la nature angelique en sa partie intellectuelle et de la nature bestiale en sa partie sensitive ; et que néanmoins il pouvoit, par l'exer- cice de sa vie et par un continuel soin de soy mesme, s'oster et déloger de cette moyenne condition ; d'autant que, s'appliquant et exerçant beaucoup aux actions intellectuelles, il se rendoit plus semblable aux Anges qu'il ne l'estoit aux bestes ; que s'il s'appliquoit beau- coup aux actions sensuelles, il descendoit de sa moyenne condition et s'approchoit de celle des bestes : et parce que l'extase n'est autre chose que la sortie qu'on fait de soy mesme, de quel costé que l'on en sorte on est vrayement en extase. Ceux donques qui, touchés des voluptés divines et intellectuelles, laissent ravir leur cœur aux sentimens d'icelles, sont voirement hors d'eux mesmes, c'est a dire au dessus de la condition de leur nature ; mais par une bienheureuse et désirable sortie, par laquelle, entrans en un estât plus noble et relevé, (f) ilz sont autant anges par l'opération de leur ame,  (d) [Reprise du Ms. Voir p. 54, (b).] (e) toutefois, — comme je dis, (f) Il faut dire que l'amour selon qu'il est, fait extase, car extasis est effectua amoris ; et que, quand l'amour sensuel nous tire a son extase, il nous divertit dautant plus de l'action de l'amour supérieur. [Note marginale du Ms.]  58 Traitté de l'Amour de Dieu comme ilz sont hommes par la substance de leur nature, et doivent estre ditz ou anges humains ou hommes angeliques. Au contraire, ceux qui (s), alléchés des playsirs sensuelz, appliquent leurs âmes a la jouis- sance d'iceux, ilz descendent de leur moyenne condi- tion a la plus basse des bestes brutes, et méritent autant d'estre appelles brutaux par leurs opérations comme ilz sont hommes par leur nature : malheureux, en ce qu'ilz ne sont hors d'eux mesmes que pour entrer en une condition infiniment indigne de leur estât naturel. Or, a mesure que l'extase est plus grande, ou au dessus de nous ou au dessous de nous, plus elle empesche nostre ame de retourner a soy mesme et de faire les opérations contraires a l'extase en laquelle elle est. Ainsy ces hommes angeliques qui sont ravis en Dieu et aux choses célestes, perdent tout a fait, tandis que leur extase dure, l'usage et l'attention des sens, le mouvement et toutes actions extérieures, parce que leur ame, pour appliquer sa vertu et activeté plus entiè- rement et attentivement a ce divin object, la retire et ramasse de toutes ses autres facultés, pour la contour- ner de ce costé la. Et de mesme les hommes brutaux, ravis en la volupté sensuelle, et particulièrement quand c'est en celle du sens gênerai, perdent tout a fait l'usage et l'attention de la rayson et de l'entendement, parce que leur misérable ame, pour sentir plus entièrement et attentivement l'object brutal, se divertit des opéra- tions (h) spirituelles, pour s'enfoncer et convertir du tout aux bestiales et brutales ; imitans en cela mystique- ment, les uns, Helie, ravi en haut sur le char enflammé * iVReg.,ii, II. entre les Anges*, et les autres, Nabuchodonosor, * Dan., IV, 30. abruti et ravalé au rang des bestes farouches*. Maintenant je dis que, quand l'ame prattique l'amour par les actions sensuelles et qui la portent au dessous de soy, il est impo.ssible qu'elle n'affoiblisse d'autant  (g) ceux qui — [ravalent leurs araes...J (h) des opérations — des facultés  Livre 1. Chapitre x, 59 plus l'exercice de l'amour supérieur ; de sorte que, tant s'en faut que l'amour vray et essentiel soit aydé et conservé par l'union a laquelle l'amour sensuel tend, qu'au contraire il s'affoiblit, se dissipe et périt par icelle. Les hœufs de Job lahouroyent la terre, tandis que les asnes inutiles paissoyent autour d'eux*, man- * job, i, 14. geans les pasturages deus aux bœufs qui travailloyent : tandis que (') la partie intellectuelle de nostre ame travaille a l'amour honneste et vertueux, sur quelque objet qui en est digne, il arrive souvent que les sens et facultés de la partie inférieure (J) tendent a l'union qui leur est propre et leur sert de pasture ; bien que l'union ne soit deue qu'au cœur et a l'esprit , qui seul aussi peut produire le vray et substantiel amour. Helisee, ayant guéri Naaman le Syrien, se contenta de l'avoir obligé, refusant au reste son or, son argent et les meubles qu'il luy avoit offert ; mais Giesi, cet infidèle serviteur, courant après iceluy, demanda et prit, outre le gré de son maistre, ce qu'il avoit i^^) refusé* : l'amour intellectuel et cordial, qui est certes, * iVReg.,v, 14-23. ou doit estre, le maistre en nostre ame, refuse toutes sortes d'unions corporelles et sensuelles, et se contente en la simple bienveuillance ; mais les puissances de la partie sensitive (i), qui sont ou doivent estre les ser- vantes de l'esprit (™), demandent, cherchent et prennent ce qui a esté refusé par la rayson, et, sans prendre permission d'icelle, s'avancent a vouloir faire leurs unions abjectes (^) et serviles, deshonnorans, comme Giesi, la pureté de l'intention de leur maistre qui est l'esprit ; et a mesure que l'ame se convertit a telles  (i) tandis que — [nos âmes travaillent en l'amour.. .J (j) inférieure — [mangent, se repaissent...] (k) ce — qui avoit esté par luy (1) de la partie — [inférieure] sensitive de l'ame (m) [Le Saint a substitué ce membre de phrase à la note marginale sui- vante, biffée dans le Ms. :] Notés que les facultés sensitives sont servantes, comme Giesi estoit servi- teur, et leurs unions sont serviles aussi. (n) faire — [les unions qui leur sont proportionnées...] leurs unions basses  6o Tr.\itté de l'Amour de Dieu unions grossières et sensibles, elle se divertit de l'union délicate, intellectuelle et cordiale. Vous voyés donques bien, Theotime (°K que ces unions qui regardent les complaysances et passions animales, non seulement ne servent de rien a la production et conservation de l'amour, mais luy sont grandement nuisibles et l'affoiblissent extrêmement : aussi, quand l'inceste Ammon, qui pasmoit et perissoit d'amour pour Thamar, eut passé jusques aux unions sensuelles et brutales, il fut tellement privé de l'amour cordial, qu'onques plus il ne la peut voir, et la poussa indigne- * II Reg., XIII. ment dehors *, violant aussi cruellement le droit de l'amour comme il avoit violé impudemment celuy du sang. Le basilique, le romarin, la marjoleine, l'hysope, le clou (P) de girofle, la cannelle, la noix muscade, les citrons et le musc, mis ensemble et demeurans en cors, rendent voirement une odeur bien aggreable par le meslange de leur bonne senteur ; mays non pas a beau- coup près de ce que fait l'eau qui en est distillée, en laquelle les suavités de tous ces ingrediens, séparées de leur cors, se meslent beaucoup plus excellemment, s'unissans en une très parfaite odeur qui pénètre bien plus l'odorat qu'elles ne feroient pas, si avec elle et son eau les cors des ingrediens se treuvoyent conjointz et unis. Ainsy l'amour se peut bien treuver es unions des puissances sensuelles meslees avec les unions des puis- sances intellectuelles, mais non jamais si excellemment comme il fait Ihors que les seulz espritz et courages, (q) séparés de toutes affections corporelles, jointz ensemble, font l'amour pur et spirituel ; car (r) l'odeur des affec- tions ainsy meslees, est non seulement plus suave et meilleure, mays plus vive, plus active et plus solide.  (o) Philothee (p) le romarin, — la menthe, la marjoleine, l'hysope, la lavande, la sauge, la melise, la sarriette, les clouz (q) et courages, — comme (r) jointz — et meslés ensemble, font l'amour pur et spirituel ; car alhors  Livre I. Chapitre x. 6i Il est vray que plusieurs, ayans l'esprit grossier, terrestre et vil, estiment la valeur de l'amour comme celle des pièces d'or, desquelles les plus grosses et pesantes sont les meilleures et plus recevables ; car ainsy leur est-il ad vis que l'amour brutal soit plus fort, parce qu'il est plus violent et turbulent ; plus solide, parce qu'il est grossier et terrestre ; plus grand, parce qu'il est plus sensible et farouche : mais au contraire, l'amour est comme le feu, duquel plus la matière est délicate, aussi les flammes en sont plus claires et belles, et lesquelles on ne sçauroit mieux esteindre qu'en les (s) déprimant et couvrant de terre ; car de mesme, plus le sujet de l'amour est relevé et spirituel, plus ses actions sont vives, subsistantes et permanentes, et ne sçauroit-on mieux ruiner l'amour que de l'abbaisser aux unions viles et terrestres, (t) « H y a cette différence, » comme dit saint Grégoire *, * Homii. xxxvi in « entre les playsirs spirituelz et les corporelz : que les '^^^^" corporelz donnent du désir avant qu'on les ayt, et du desgoust quand on les a ; mais les spirituelz, au con- traire, donnent du desgoust avant qu'on les ayt, et du playsir quand on les a. » Si que l'amour animal, qui prétend par l'union qu'il fait a la chose aymee de (^^) combler et perfectionner sa complaisance, treuvant qu'au contraire il la destruit en la terminant, demeure gran- dement desgousté de telle union : qui a fait dire au grand Philosophe*, que presque tout animal, après la * Probiemata (cf.p. jouissance de son plus ardent et pressant playsir cor- 5i),sectioiv,qu.vi. porel, demeuroit triste, morne et estonné, comme un  (s) les — [contraignant de prendre le bas...] (t) [Les passages reproduits dans cette variante et dans la variante (v) sont encadrés par des traits qui démontrent l'intention du Saint de les retrancher du texte définitif. Voir la remarque (c), p. 55.] Notés pour la comparayson du guy, que comme le guy est une surcroissance des arbres, aussi l'amour inférieur est une surcroissance a l'amour supérieur ; et comme le guy rend malades et affoiblit les arbres jusques a les faire insensiblement mourir, ainsy que dit Pline, aussi cet amour fait insensible- ment périr et dessécher l'amour supérieur : dequoy la rayson est parce que (u) de — [parfaire et accomplir...]  62 Traitté de l'Amour de Dieu marchand qui, ayant pensé gaigner beaucoup, se treuve trompé et engagé dans une rude perte ; ou au contraire, l'amour intellectuel treuvant en l'union qu'il fait a son objet plus de contentement qu'il n'avoit espéré, y per- fectionnant sa complaisance, il la continue en s'unis- sant et s'unit tous-jours plus en la continuant. ("■')  CHAPITRE XI qu'il y a deux portions en l'ame, et comment Nous n'avons qu'une ame, Theotime (a), et laquelle est indivisible ; mais en cette ame il y a divers degrés de perfection, car elle est vivante, sensible et rayson- nable, et selon ces divers degrés elle a aussi diversité de propriétés et inclinations, par lesquelles elle est portée a la fuite ou a l'union des choses. Car premiè- rement, comme nous voyons que la vigne hait, par manière de dire, et fuit les choux, en sorte qu'ilz s'entrenuisent l'un a l'autre, et qu'au (b) contraire elle se plaist avec l'olivier ; ainsy voyons-nous que natu- rellement il y a contrariété entre l'homme et le serpent, en sorte que la seule salive de l'homme qui est a jeun * Piin., Hist. nat., fait mourir le serpent*, et que, au contraire, l'homme et la brebis ont une merveilleuse convenance et se plaisent l'un avec l'autre. Or cette inclination ne procède d'aucune connoissance que l'un ait de la nui- sance de son contraire ou de l'utilité de celuy avec lequel il a convenance, ains seulement d'une propriété  (v) continuant. — Mais il y a cette différence entre le guy et l'amour sensuel : que le guy n'est jamais sinon sur l'arbre, et l'amour sensuel peut naistre sans l'intellectuel, et l'intellectuel sans le sensuel. [Voir la var. (t).] (a) Philothee (b) et — que par  Livre I. Chapitre xi. 63 occulte et secrette, qui produit cette contrariété et anti- pathie insensible, comme aussi la complaysance et simpathie. Secondement, nous avons en nous l'appétit sensitif, par le moyen duquel nous sommes portés a la recherche et a la fuite de plusieurs choses, par la connoissance sensitive que nous en avons ; tout ainsy comme les animaux, desquelz les uns appetent une chose et les autres une autre, selon la connoissance qu'ilz ont qu'elle leur est convenable ou non : et en cet appétit réside, ou d'iceluy provient l'amour que nous appelions sensuel ou brutal, qui, a proprement parler, ne doit néanmoins pas estre appelle amour, ains simplement appétit. En troisiesme lieu, entant que nous sommes rayson- nables, nous avons une volonté par laquelle nous sommes portés a la recherche du bien, selon que nous le connoissons ou jugeons estre tel par le discours. Or, en nostre ame entant qu'elle est raysonnable, nous remarquons manifestement deux degrés de perfection, que le grand saint Augustin *, et après luy tous les ♦ in Ps. cxlv, § 5. docteurs, ont appelle deux portions de l'ame, l'infé- rieure et la supérieure : desquelles celle la est dite inférieure, qui discourt et fait ses conséquences selon ce qu'elle apprend et expérimente par les sens ; et celle la est dite supérieure, qui discourt et fait ses conséquences selon la connoissance intellectuelle, qui n'est point fondée sur l'expérience des sens, ains sur le discernement et jugement de l'esprit ; aussi cette por- tion supérieure est appellee communément esprit et partie mentale de l'ame, comme l'inférieure est ordi- nairement appellee le sens ou sentiment, et rayson humaine. Or, cette portion supérieure peut discourir selon deux sortes de lumières : ou bien selon la lumière naturelle, comme ont fait les philosophes et tous ceux qui ont discouru par science ; ou selon la lumière surnaturelle, comme font les théologiens et chrestiens, entant qu'ilz establissent leurs discours sur la foy et parole de Dieu révélée, et encor plus particulièrement ceux desquelz  64 Traitté de l'Amour de Dieu l'esprit est conduit par des particulières illustrations, inspirations et esmotions célestes. C'est ce que dit * Ubi supra. Saint Augustin *, que la supérieure portion de l'ame est celle par laquelle nous adhérons et nous appliquons a l'obéissance de la loy éternelle. Jacob, pressé de l'extrême nécessité de sa famille, lascha son Benjamin pour estre mené par ses frères en Egypte : ce qu'il fit contre son gré, comme l'Histoire * Gen., xLiii, 6-14. sacrée asseure *. En quoy il tesmoigne deux volontés : l'une inférieure, par laquelle il se faschoit de l'envoyer, l'autre supérieure, par laquelle il se résolut de l'en- voyer ; car le discours pour lequel il se faschoit de l'envoyer, estoit fondé sur le playsir qu'il sentoit de l'avoir auprès de soy et le desplaysir qui luy revenoit de la séparation d'iceluy, qui sont des fondemens per- ceptibles et sensibles ; mais la resolution qu'il print de l'envoyer estoit fondée sur une rayson de Testât de sa famille, pour la prévoyance de la nécessité future et approchante. Abraham, selon l'inférieure portion de son ame, dit cette parole qui tesmoigne quelque sorte de défiance, quand l'Ange luy annonça qu'il auroit un filz : Pensés-vous qu'a un homme de cent ans * ibid., XVII, 17. puisse naistre un enfant^ ? mais selon la supérieure, *ibid., XV, 6. il creut en Dieu, et il luy fut imputé a justice*. Selon la portion inférieure, il fut sans doute grande- ment troublé quand il luy fut enjoint de sacrifier son * Ibid., XXII, 2. enfant *, mays selon la supérieure, il se détermina de le sacrifier courageusement. Nous expérimentons tous les jours d'avoir plusieurs volontés contraires. Un père, envoyant son filz ou en la cour ou aux estudes, ne laisse pas de pleurer en le licenciant, tesmoignant qu'encor qu'il veuille selon la portion supérieure le despart de cet enfant pour son avancement a la vertu, néanmoins selon l'inférieure il a de la répugnance a la séparation ; et quoy qu'une fille soit mariée au gré de son père et de sa mère, si est ce que prenant leur bénédiction elle excite les larmes, en sorte que la volonté supérieure acquiesçant a son despart, l'inférieure monstre de la résistance.  Livre I. Chapitre xi, 65 (c) Or, ce n'est pas pourtant a dire qu'il y ait en l'homme deux âmes, ou deux natures, comme pensoient les Manichéens : (d) « Non, » dit saint Augustin, livre huitiesme de ses Confessions, chapitre dixiesme, « ains la volonté, (e) alléchée par divers attraitz, esmeiie par diverses raysons, semble estre divisée en soy mesme, tandis qu'elle est tirée de deux costés, jusques a ce que prenant parti selon sa liberté, elle suit ou l'un ou l'autre ; » car alhors la plus puissante volonté sur- monte, et gaignant le dessus, ne laisse a (^ l'ame que le ressentiment du mal que le débat luy a fait, que nous appelions contrecœur. Mais l'exemple de nostre Sauveur est admirable pour ce sujet, et après la considération duquel il n'y a plus a douter de la distinction de la portion supérieure et inférieure de l'ame ; car, qui ne sçait, entre les théo- logiens, qu'il fut parfaittement glorieux des l'instant de sa conception au ventre de la Vierge ? et néanmoins il fut a mesme tems sujet aux tristesses, regretz et afflic- tions de cœur. Et ne faut pas dire qu'il souffrit seule- ment selon le cors, ni mesme selon l'ame entant qu'elle estoit sensible, ou, qui est la mesme chose, selon le sens ; car luy mesme atteste, qu'avant qu'il souffrit aucun tourment extérieur, ni mesme qu'il vit les bourreaux auprès de soy, son ame estoit triste jusques a la mort*. En suite dequoy il fît la prière que le * Matt., xxvi, 38. calice de la Passion fust transporté de luy, c'est a dire qu'il en fust exempt ; en quoy il exprime manifestement le vouloir de la portion inférieure de son ame, laquelle discourant sur les tristes et angoisseux objetz de la Passion qui luy estoit préparée, et de laquelle la vive image estoit représentée en 'g) son imagination, il en  (c) [Ici commence la seconde leçon de ce chapitre (voir la remarque (a), p. 40) ; les variantes ci-après sont tirées de cette leçon.] (d) les Manichéens : — [une bonne et une mauvaise.] (e) la volonté, — ftiree par divers objetz,J (f) a — [l'autre que le desplaysir et contrecœur.] (g) en — [l'imaginativej 5  66 Traitté de l'Amour de Dieu tira, par une conséquence très raysonnable, la fuite et esloignement d'iceux, dont il fait la demande a son Père : par ou l'on remarque clairement que la portion inférieure de l'ame n'est pas la mesme chose que le degré sensitif d'icelle, ni la volonté inférieure une mesme chose avec l'appétit sensuel ; car l'appétit sen- suel, ni l'ame selon son degré sensitif, ne sont pas capables de faire aucune demande ni prière, qui sont des actes de la faculté raysonnable, et particulièrement ilz ne sont pas capables de parler a Dieu, objet auquel les sens ne peuvent atteindre, pour en donner la con- noissance a l'appétit. Mais ce mesme Sauveur ayant fait cet exercice de la portion inférieure, et tesmoigné que, selon icelle et C^^ les considérations qu'elle faisoit, sa volonté inclinoit a la fuite des douleurs et des peynes, il monstra par après qu'il avoit la portion supérieure, par laquelle adhérant inviolablement a la volonté éter- nelle et au décret que le Père céleste avoit fait, il accepte volontairement la mort, et nonobstant la répu- gnance de la partie inférieure de la (i) rayson, il dit : Ah non, mon Père, que ma volonté ne soit pas faite, Lucas, XXII, 42. ains la vostre*. Quand il dit ma volonté (J), il parle de sa volonté selon la portion inférieure, et d'autant qu'il dit cela volontairement, il monstre qu'il a une volonté supérieure, (k)  (h) et — seloQ (i) sa (j) ma volonté — ne soit pas faite (k) [Par les lignes suivantes, tracées en marge du Ms., le Saint prend note de l'exemple qu'il développe avec plus d'à propos p. 69, II. 23-34.] Voyes manifestement ces deux portions en S' Paul : Coarctor autem a duobus : desideriuin habens dissolvi et esse cum Christo, multo magis melius, etc. Et ces deux volontés estoyent selon deux portions de la portion supérieure, laquelle sans doute il faut subdiviser en deux degrés, comm'aussi l'inférieure.  Livre I, Chapitre xii. 67  CHAPITRE XII qu'en ces deux portions de l'ame il Y A QUATRE DIFFERENS DEGRÉS DE RAYSON (a) Il y avoit trois parvis au Temple de Salomon : l'un estoit pour les Gentilz et estrangers, qui voulans recourir a Dieu venoyent adorer en Hierusalem ; le second estoit pour les Israélites, hommes et femmes (car la séparation des femmes ne fut pas faite par Salomon) ; le troysiesme estoit pour les prestres et pour l'ordre Levitique ; et en fin, outre tout cela, il y avoit le Sanctuaire, ou mayson sacrée, en laquelle le seul grand Prestre avoit accès une fois V an *. * Heb., ix, 7. Nostre rayson, ou pour mieux dire nostre ame entant qu'elle est raysonnable, est le vray temple du grand Dieu, lequel y réside plus particulièrement. « Je te cherchois, » dit saint Augustin *, « hors de moy, et » * confess., 1. x, je ne te treuvois point, parce que « tu estois en moy. » En ce temple mistique, il y a aussi troys parvis, qui sont troys differens degrés de rayson : au premier nous discourons selon l'expérience des sens ; au second nous discourons selon les sciences humaines ; au troisiesme nous discourons selon la foy ; et en fin, outre cela, il y a une certaine eminence et suprême pointe de la rayson et faculté spirituelle, qui n'est point conduitte par la lumière du discours ni de la rayson, ains par une simple veiie de l'entendement et un simple senti- ment de la volonté, par lesquelz l'esprit acquiesce et se sousmet a la vérité et a la volonté de Dieu. Or, cette extrémité et cime de nostre ame, cette  (a) [Voir à l'Appendice.  C. XXVII.  68 Traitté de l'Amour de Dieu pointe suprême de nostre esprit, est naifvement bien représentée par le Sanctuaire, ou mayson sacrée. Car, I. au Sanctuaire il n'y avoit point de fenestres pour esclairer ; en ce degré de l'esprit il n'y a point de discours qui illumine. 2. Au Sanctuaire toute la lumière y entroit par la porte ; en ce degré de l'esprit rien n'entre que par la foy, laquelle produit, comme par manière de rayons, la veiie et le sentiment de la beauté et bonté du bon playsir de Dieu. 3. Nul n'entroit dans le Sanctuaire que le grand Prestre ; en cette pointe de l'ame le discours n'a point d'accès, ains seulement le grand, universel et souverain sentiment, que la volonté divine doit estre souverainement aymee, appreuvee et embrassée, non seulement en particulier pour quelque chose, mais en gênerai pour toutes choses, et non seulement en gênerai pour toutes choses, mais en par- ticulier pour chasque chose. 4. Le grand Prestre, en- trant dedans le Sanctuaire, obscurcissoit encor la lumière qui entroit par la porte, jettant force parfums dedans son encensoir, la fumée desquelz rebouschoit les rayons de la clarté que l'ouverture de la porte rendoit ; et toute la veiie qui se fait en la suprême pointe de l'ame est en certaine façon obscurcie et couverte par les renoncemens et résignations que l'ame fait, ne voulant pas tant regarder et voir la beauté de la vérité et la vérité de la bonté qui luy est présentée, qu'elle veut l'embrasser et l'adorer : de sorte que l'ame voudroit presque fermer les yeux, soudain qu'elle a commencé a voir la dignité de la volonté de Dieu, affin que, sans s'occuper davantage a la considérer, elle peust plus puissamment et parfaitement l'accepter et, par une complaysance absolue, s'unir infiniment et se sous- mettre a elle. Enfin, 5. au Sanctuaire estoit l'Arche de l'alliance, et en icelle, ou au moins joignant icelle, estoyent les tables de la 'Loy, la manne dans une cruche d'or, et la •Heb., ix,4. verge d'Aaron qui fleurit et fructifia en une nuit* ; et en cette suprême pointe de l'esprit se treuvent : i. La lumière de la foy, représentée par la manne cachée  Livre I. Chapitre xii. 69 dans la cruche, par laquelle nous acquiesçons a la vérité des mystères que nous n'entendons pas ; 2. l'uti- lité de l'espérance, représentée par la verge fleurie et féconde d'Aaron, par laquelle nous acquiesçons aux promesses des biens que nous ne voyons point ; 3. la suavité de la tressainte charité, représentée es com- mandemens de Dieu, qu'elle comprend, par laquelle nous acquiesçons a l'union de nostre esprit avec celuy de Dieu, laquelle nous ne sentons presque pas. Car, encor que la foy, l'espérance et la charité respandent leur divin mouvement presque en toutes les facultés de l'ame, tant raysonnables que sensitives, les réduisant et assujettissant saintement sous leur juste authorité, si est ce que leur spéciale demeure, leur vray et naturel séjour, est en cette suprême pointe de l'ame, des la- quelle, comme une heureuse source d'eau vive, elles s'espanchent par divers surgeons et ruysseaux, sur les parties et facultés inférieures. De sorte, Theotime, qu'en la partie supérieure de la rayson il y a deux degrés ; en l'un desquelz se font les discours qui dépendent de la foy et lumière surnatu- relle, et en l'autre se font les simples acquiescemens de la foy, de l'espérance et de la charité. L'ame de saint Paul se sentit pressée de deux divers désirs, l'un desquelz fut d'estre deslié de son cors pour aller au Ciel avec Jésus Christ, et l'autre, de demeurer en ce monde pour y servir a la conversion des peuples* : l'un * Phuip., i, 23, 24. et l'autre désir estoit sans doute en la partie supérieure, car ilz procedoient tous deux de la charité ; mais la resolution de suivre le dernier ne se fit pas par discours, ains par une simple veûe et un simple sentiment de la volonté du Maistre, a laquelle la seule pointe de l'esprit de ce grand serviteur acquiesça, au préjudice de tout ce que le discours pouvoit conclure. Mais si la foy, l'espérance et la charité se forment par ce saint acquiescement en la pointe de l'esprit, comment est-ce qu'au degré inférieur se peuvent faire les discours qui dépendent de la lumière de la foy ? Ainsy que nous voyons que les advocatz au barreau  7© Traitté de l'Amour de Dieu disputent avec beaucoup de discours sur les faitz et droitz des parties, et que le Parlement ou Sénat resoult d'en haut toutes les difficultés par un arrest, lequel estant prononcé, les advocatz et auditeurs ne laissent pas de discourir entr'eux sur les motifs que le Parle- ment peut avoir eu, de mesme, Theotime, après que les discours, et sur tout la grâce de Dieu, ont persuadé a la pointe et suprême eminence de l'esprit d'acquiescer et former l'acte de la foy par manière d'arrest, l'enten- dement ne laisse pas de discourir derechef sur cette mesme foy ja conceiie, pour considérer les motifs et raysons d'icelle ; mais cependant, les discours de théo- logie se font au parquet et barreau de la portion supé- rieure de l'ame, et les acquiescemens, en haut, au siège et tribunal de la pointe de l'esprit. Or, par ce que la connoissance de ces quatre divers degrés de la rayson est grandement requise pour entendre tous les traittés des choses spirituelles, j'ay voulu l'expliquer asses amplement.  CHAPITRE XIII  DE LA DIFFERENCE DES AMOURS  (a) I. On partage l'amour en deux espèces, dont l'une est appellee amour de bienveuillance, et l'autre, amour de convoitise. L'amour de convoitise est celuy par lequel nous aymons quelque chose pour le prouffit que nous en prétendons ; l'amour de bienveuillance est celuy par lequel nous aymons quelque chose pour le  (a) [Voir à l'Appendice un passage où le Saint traite le sujet qu'il déve- loppe dans ces pp. 70-73, et encore au Livre II, ce. viii, xxii. « Ce chapitre, » dit-il, « doit estre mis au commencement, pour la définition de la charité. »]  Livre I. Chapitre xiii. yi bien d'icelle, car qu'est-ce autre chose avoir l'amour de bienveuillance envers une personne que de luy vouloir du bien ? 2. Si celuy a qui nous voulons du bien l'a des-ja et le possède, alhors nous le luy voulons par le playsir et contentement que nous avons dequoy il l'a et le possède ; et ainsy se forme l'amour de complaysance, qui n'est autre chose que l'acte de la volonté par lequel elle s'unit et joint au playsir, contentement et bien d'autruy. Mays si celuy a qui nous voulons du bien ne l'a pas encor, nous le luy desirons, et partant, cet amour se nomme amour de désir. 3. Quand l'amour de bienveuillance est exercé sans correspondance de la part de la chose aymee, il s'ap- pelle amour de simple bienveuillance ; quand il est avec mutuelle correspondance, il s'appelle amour d'ami- tié. Or, la mutuelle correspondance consiste en trois pointz : car il faut que les amis s'entr'ayment, sachent qu'ilz s'entrayment, et qu'ilz ayent communication, privante et familiarité ensemble. 4. Si nous aymons simplement l'ami, sans le préfé- rer aux autres, l'amitié est simple ; si nous le pré- férons, alhors cette amitié s'appellera dilection, comme qui diroit amour de élection, parce qu'entre plusieurs choses que nous aymons, nous choisissons celle-là pour la préférer, 5. Or, quand par cette dilection nous ne préférons pas de beaucoup un ami aux autres, elle s'appelle simple dilection ; mais quand, au contraire, nous pré- férons grandement et de beaucoup un ami aux autres de sa sorte, alhors cette amitié s'appelle dilection d'excellence. 6. Que si l'estime et préférence que nous faysons de l'ami, quoy qu'elle soit grande et n'en ait point d'égale, ne laisse pas néanmoins de pouvoir entrer en compa- rayson et proportion avec les autres, l'amitié s'appellera dilection eminente. Mais si l'eminence de cette amitié est hors de proportion et de comparayson au dessus de toute autre, alhors elle sera dite dilection incomparable,  72 Tr,\itté de l'Amour de Dieu souveraine, sureminente et, en un mot, ce sera la charité, laquelle est deùe a un seul Dieu. Et de fait, en nostre langage mesme, les motz de cher, chèrement, enchérir, représentent une certaine estime, un prix, une valeur particulière ; de sorte que, comme le mot d'homme parmi le peuple est presque demeuré aux masles, comme au sexe plus excellent, et celuy d'ado- ration est aussi presque demeuré pour Dieu, comme pour son principal object, ainsy le nom de charité est demeuré a l'amour de Dieu, comme a la suprême et souveraine dilection.  CHAPITRE XIV  QUE LA CHARITÉ DOIT ESTRE NOMMEE AMOUR  *Homii.i^nCant. Origenc dit en quelque Heu *, qu'a son advis, l'Escri- in Gant.] turc divmc voulaut empescher que le nom d'amour ne donnast quelque sujet de mauvaise pensée aux espritz infirmes, comme plus propre a signifier une passion charnelle qu'une affection spirituelle, en lieu de ce nom-la d'amour elle a usé de ceux de charité et de dilection, qui sont plus honnestes. Au contraire, saint * Lib. 14. de civit. Augustin *, ayant mieux considéré l'usage de la Parole de Dieu, monstre clairement que le nom d'amour n'est pas moins sacré que celuy de dilection, et que l'un et l'autre signifie parfois une affection sainte, et quelque- fois aussi une passion dépravée ; alléguant a ces fins plusieurs passages de l'Escriture. Mais le grand saint Denis, comme excellent Docteur de la propriété des noms divins, parle bien plus avantageusement en fa- * Lib.de Div. nom. veur du nom d'amour* ; enseignant que les théologiens, c'est a dire les Apostres et premiers disciples d'iceux (car ce Saint n'avoit point veu d'autres théologiens),  c. 4  Livre I, Chapitre xiv. 73 pour desabuser le vulgaire et dompter la fantasie d'iceluy, qui prenoit le nom d'amour en sens prophane et charnel, ilz l'ont plus volontier employé es choses divines que celuy de dilection ; et quoy qu'ilz estimas- sent que l'un et l'autre estoit pris pour une mesme chose, « il a toutefois semblé a quelques uns d'entre eux que le nom d'amour estoit plus propre et convena- ble a Dieu que celuy de dilection ; si que le divin Ignace a escrit ces paroles : Mon amour est crucifié. » Ainsy, comme ces anciens théologiens employoient le nom d'amour es choses divines, affin de luy oster l'odeur d'impureté de laquelle il estoit suspect selon l'imagi- nation du monde, de mesme, pour exprimer les affec- tions humaines, ilz ont pris playsir d'user du nom de dilection, comme exempt du soupçon de deshonnesteté ; dont quelqu'un d'entr'eux a dit, au rapport de saint Denis* : « Ta dilection est entrée en mon ame, ainsy * uw supra. que la dilection des femmes*. » En fin, le nom d'amour * cf. ii Reg.,i, 26. représente plus de ferveur, d'efficace et d'activeté que celuy de dilection ; de sorte qu'entre les Latins, dilec- tion est beaucoup moins qu'amour : « Clodius, » dit leur grand Orateur*, «me porte dilection, et pour le *Epist. ad Brutum, dire plus excellemment, il m'ayme. » Et partant, le ^ ' ' ^^* ^* nom d'amour, comme plus excellent, a esté justement donné a la charité, comme au principal et plus eminent de tous les amours : si que pour toutes ces raysons, et parce que je pretendois de parler des actes de la charité plus que de l'habitude d'icelle, j'ay appelle ce petit ouvrage, Traitté de V Amour de Dieu.  74 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE XV  DE LA CONVENANCE QUI EST ENTRE DIEU ET L HOMME Si tost que l'homme pense un peu attentivement a la Divinité, il sent une certaine douce émotion de cœur, qui tesmoigne que Dieu est Dieu du cœur humain ; et jamais nostre entendement n'a tant de playsir qu'en cette pensée de la Divinité, de laquelle la moindre * Départ. Animal., connoissance, commc dit le prince des philosophes*, vaut 1. I, c. v.initio. . , , ^ \ -, . mieux que la plus grande des autres choses, comme le moindre rayon du soleil est plus clair que le plus grand de la lune ou des estoiles, ains est plus lumineux que la lune et les estoiles ensemble. Que si quelqu' accident espouvante nostre cœur, soudain il recourt a la Divi- nité, advoiiant que quand tout luy est mauvais, elle seule luy est bonne, et que quand il est en péril, elle seule, comme son souverain bien, le peut sauver et garentir. Ce playsir, cette confiance que le cœur humain prend naturellement en Dieu, ne peut certes provenir que de la convenance qu'il y a entre cette divine Bonté et nostre ame : convenance grande, mais secrette ; conve- nance que chacun connoist, et que peu de gens enten- dent ; convenance qu'on ne peut nier, mais qu'on ne peut bien pénétrer. Nous sommes créés a l'image et • Gen., I, 26. semblance de Dieu * : qu'est-ce a dire cela, sinon que nous avons une extrême convenance avec sa di\'ine Majesté ? Nostre ame est spirituelle, indivisible, immortelle ; entend, veut, et veut librement ; est capable de juger, discourir, sçavoir et avoir des vertus : en quoy elle ressemble a Dieu. Elle réside toute en tout son cors, et toute en chacune des parties d'iceluy, comme la Divinité est toute en tout le monde, et toute en chaque partie  Livre I. Chapitre xv. 75 du monde. L'homme se connoist et s'ayme soy mesme par des actes produitz et exprimés de son entendement et de sa volonté, qui procedans de l'entendement et de la volonté distingués l'un de l'autre, restent néanmoins et demeurent inséparablement unis en l'ame et es facultés desquelles ilz procèdent. Ainsy le Filz procède du Père, comme sa connoissance exprimée, et le Saint Esprit, comme l'amour expiré et produit du Père et du Filz ; l'une et l'autre Personnes distinctes entre elles et d'avec le Père, et néanmoins inséparables et unies, ains plustost une mesme, seule, simple et très unique indivisible Divinité. Mais, outre cette convenance de similitude, il y a une correspondance nompareille entre Dieu et l'homme pour leur réciproque perfection ; non que Dieu puisse recevoir aucune perfection de l'homme, mais parce que, comme l'homme ne peut estre perfectionné que par la divine Bonté, aussi la divine Bonté ne peut bonnement si bien exercer sa perfection hors de soy qu'a l'en- droit de nostre humanité : l'une a grand besoin et grande capacité de recevoir du bien, et l'autre a grande abondance et grande inclination pour en donner. Rien n'est si a propos pour l'indigence qu'une libérale af- fluence, rien si aggreable a une libérale affluence qu'une nécessiteuse indigence ; et plus le bien a d' affluence, plus l'inclination de se respandre et communiquer est forte, plus l'indigent est nécessiteux, plus il est avide de recevoir, comme un vuide de se remplir. C'est donq un doux et désirable rencontre que celuy de l' affluence et de l'indigence, et ne sçauroit-on presque dire qui a plus de contentement, ou le bien abondant a se respandre et communiquer, ou le bien défaillant et indigent a recevoir et tirer, si Nostre Seigneur n'avoit dit que c'est chose plus heureuse de donner que de recevoir*. Or, ou il y a plus de bonheur, il y a plus * Act., xx, 35. de satisfaction ; la divine Bonté a donq plus de playsir a donner ses grâces que nous a les recevoir. Les mères ont quelquefois leurs mammelles si fécondes et abon- dantes, qu'elles ne peuvent durer sans les bailler a  76 TR.\rTTÉ DE l'Amour de Dieu quelqu'enfant ; et bien que l'enfant succe le tetin avec grande avidité, la nourrice le luy donne encor plus ardemment ; l'enfant tettant, pressé de sa nécessité, et la mère l'allaitant, pressée de sa fécondité. L'Espouse sacrée avoit souhaité le saint bayser d'union : • Gant., I. I. O, dit-elle, qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche"^ ! Mais y a-il asses de convenance, o la bienaymee du Bienaymé, entre vous et l'Espoux, pour parvenir a l'union que vous desires ? Ouy, dit-elle, donnes-le moy, ce bayser d'union, o le cher ami de mon ame, car vous aves des mammelles meilleures que le vin, odoran- * ibid. tes de parfîuns excellens*. Le vin nouveau bouillonne et s'eschauffe en soy mesme par la force de sa bonté, et ne se peut contenir dans les tonneaux, mais vos mamfnelles sont encores meilleures, elles pressent vostre poitrine par des eslans continuelz, poussant leur laict qui redonde, comme requérant d'estre deschargees : et pour attirer les enfans de vostre cœur a les venir tetter, elles respandent une odeur attrayante plus que toutes les senteurs des parfums. Ainsy, Theotime, nostre défaillance a besoin de l'abondance divine par disette et nécessité, mays l'affluence divine n'a besoin de nostre indigence que par excellence de perfection et bonté : bonté qui néanmoins ne devient pas meilleure en se communiquant, car elle n'acquiert rien en se respandant hors de soy, au contraire elle donne ; mays nostre indigence demeureroit manquante et misérable si l'abondance de la bonté ne la secouroit. Nostre ame donques, considérant que rien ne la contente parfaittement et que sa capacité ne peut estre remplie par chose quelconque qui soit au monde, voyant que son entendement a une inclination infinie de sçavoir tous-jours davantage, et sa volonté un appétit insa- tiable d'aymer et treuver du bien, n'a-elle pas rayson d'exclamer : Ah, donques je ne suis pas faite pour ce monde ! Il y a quelque souverain bien duquel je dépens, et quelque ouvrier infini qui a imprimé en moy cet interminable désir de sçavoir et cet appétit qui ne peut estre assouvi : c'est pourquoy il faut que je tende et  Livre I. Chapitre xvi. 77 m'estende vers luy, pour m'unir et joindre a sa bonté a laquelle j'appartiens et suis. Telle est la convenance que nous avons avec Dieu.  CHAPITRE XVI QUE NOUS AVONS UNE INCLINATION NATURELLE D'AYMER DIEU SUR TOUTES CHOSES S'il se treuvoit des hommes qui fussent en l'intégrité et droitture originelle en laquelle Adam se treuva Ihors de sa création, bien que d'ailleurs ilz n'eussent aucune autre assistence de Dieu que celle qu'il donne a chasque créature afftn qu'elle puisse faire les actions qui luy sont convenables, non seulement ilz auroyent (a) l'incli- nation d'aymer Dieu sur toutes choses, mays aussi ilz pourroyent naturellement exécuter cette si juste incli- nation : car, comme ce divin Autheur et Maistre de la nature coopère et preste sa main forte au feu pour monter en haut, aux eaux pour couler vers la mer, a la terre pour descendre en bas et y demeurer quand elle y est ; ainsy, ayant luy mesme planté dans le cœur de l'homme une spéciale inclination naturelle, non seulement d'aymer le bien en gênerai, mays d'aymer en particuher et sur toutes choses sa divine bonté qui est meilleure et plus aymable que toutes choses, la suavité de sa providence souveraine requeroit qu'il contribuast aussi a ces bienheureux hommes que nous venons de dire, autant de secours qu'il seroit nécessaire affin que cette inclination fust prattiquee et effectuée. Et ce secours, d'un costé seroit naturel, comme conve- nable a la nature, et tendant a l'amour de Dieu entant  (a) convenables, — ilz auroyent néanmoins non seulement  78 Traitté de l'Amour de Dieu qu'il est Autheur et souverain Maistre de la nature ; et d'autre part il seroit surnaturel, (t>) parce qu'il corres- pondroit, non a la nature simple de l'homme, mais a la nature ornée, enrichie et honnoree de la justice origi- nelle, qui est une qualité surnaturelle procédante d'une très spéciale faveur de Dieu. Mays quant a l'amour sur toutes choses qui seroit prattiqué selon ce secours, il seroit appelle naturel, d'autant que les actions ver- tueuses prennent leur nom de leurs objectz et motifs, et cet amour dont nous parlons tendroit seulement a Dieu, selon qu'il est (c) reconneu Autheur, Seigneur et souveraine fin de toute créature par la seule lumière naturelle, et par conséquent aymable et estimable sur toutes choses par inclination et propension naturelle. Or, bien que Testât de nostre nature humaine ne soit pas maintenant doiié de la santé et droitture originelle que le premier homme avoit en sa création, et qu'au contraire nous soyons grandement dépravés par le péché, si est ce toutefois que la sainte inclination d'aymer Dieu sur toutes choses nous est demeurée, comme aussi la lumière naturelle par laquelle nous connoissons que sa souveraine bonté est aymable sur toutes choses ; et n'est pas possible qu'un homme pen- sant attentivement en Dieu, voire mesme par le seul discours naturel, ne ressente (^) un certain eslan d'amour que la secrette inclination de nostre nature suscite au fond du cœur, par lequel, a la première appréhension de ce premier et souverain object, la volonté est preve- niie et se sent excitée a se complaire en iceluy. (e) Entre les perdrix il arrive souvent que les unes (^) jerem., XVII, II. dcsrobbcnt Ics œufs des autres affin de les couver*,  (b) surnaturel, — et devroit estre appelle secours spécial et gratuit, (c) qu'il est — [Autheur, Seigneur et souverain bien de la nature...] (d) ne ressente — [une certaine chaleur,] (e) [Chose estrange mais véritable, et que les saintes Lettres signifient les perdrix couvent souvent les œufs qui ne sont pas a elles...] (f) les unes — [couvent les œufs des autres ausquelles elles les ont desrobbés...J  Livre I. Chapitre xvi. 79 soit pour l'avidité qu'elles ont d'estre mères, soit pour leur stupidité qui leur fait mesconnoistre leurs œufs propres. Et voyci chose estrange, mais néanmoins bien tesmoi- gnee*, car le perdreau qui aura esté esclos et nourri *s.Amb.,Ep.xxxn, , ad Irenœum, § 6 ; SOUS les aysles d une perdrix estrangere, au premier s. isidor. Hispai., reclam qu'il oyt de sa vraye mère qui avoit pondu viiy^°63. l'œuf duquel il est procédé, il quitte (s) la perdrix lar- ronnesse, se rend a sa première mère et se met a sa suite, par la correspondance qu'il a avec sa première origine ; correspondance toutefois qui ne paroissoit point, ains fut demeurée secrette, cachée et comme dormante au fond de la nature, jusques a la rencontre de son object, que soudain excitée, et comme resveillee, elle fait son coup, et pousse l'appétit du perdreau a son premier devoir. Il en est de mesme, Theotime (b), de nostre cœur ; car quoy qu'il soit couvé, nourri et eslevé emmi les choses corporelles, basses et transi- toires, et, par manière de dire, sous les aysles (i) de la nature, néanmoins, au premier regard qu'il jette en Dieu, a la première connoissance qu'il en reçoit, la naturelle et première (J) inclination d'aymer Dieu, qui estoit comme assoupie et imperceptible, se resveille en un instant, et a l'improuveu paroist, comme une estin- celle qui sort d'entre les cendres, laquelle touchant nostre volonté, luy donne un eslan de l'amour suprême deu au souverain et premier Principe de toutes choses.  (g) il quitte — [sa nourrice...] (h) PhUothee (i) les aysles — [du monde...] (j) primitive  8o Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE XVII que nous n'avons pas naturellement le pouvoir d'aymer dieu sur toutes choses Les aigles ont un grand cœur et beaucoup de force a voler ; elles ont néanmoins incomparablement plus de veûe que de vol, et estendent beaucoup plus viste et plus loin leur regard que leurs aysles. Ainsy nos espritz, animés d'une sainte inclination naturelle envers la Divinité, ont bien plus de clarté en l'entendement pour voir combien elle est aymable, que de force en la volonté pour l'aymer : car le péché a beaucoup plus débilité la volonté humaine, qu'il n'a offusqué l'enten- dement, et la rebeUion de l'appétit sensuel, que nous appelions concupiscence, trouble voirement l'entende- ment, mais c'est pourtant contre la volonté qu'il excite principalement la sédition et révolte ; si que la pauvre volonté, des-ja toute infirme, estant agitée des continuelz assautz que la concupiscence luy livre, ne peut faire un si grand progrès en l'amour divin, comme la rayson et inclination naturelle luy suggèrent qu'elle devroit faire. Helas, Theotime, quelz beaux tesmoignages, non seule- ment d'une grande connoissance de Dieu, mays aussi d'une forte inclination envers iceluy, ont esté laissés par ces grans philosophes, Socrate, Platon, Trismegiste, Aristote, Hippocrate, Seneque, Epictete ! Socrate, le plus loué d'entr'eux, connoissoit clairement l'unité de Dieu, et avoit tant d'inclination a l'aymer que, comme *Lib.8.Civit.c.}. saint Augustiu tesmoigne *, plusieurs ont estimé qu'il n'enseigna jamais la philosophie morale pour autre occasion que pour espurer les espritz, afïin qu'ilz peus- sent mieux contempler le souverain bien qui est la très unique Divinité. Et quant a Platon, il se déclare asses  Livre I. Chapitre xvii. 8i en la célèbre définition de la philosophie et du philo- sophe*, disant que philosopher n'est autre chose qu'ay- *ApudAug.,m.8. mer Dieu, et que le philosophe n'estoit autre que ^ iv^-c.9. l'amateur de Dieu. Que diray-je du grand Aristote, qui avec tant d'efficace appreuve l'unité de Dieu* et en a *Metaphys., i. xii, parlé si honnorablement en tant d'endroitz ? circa 'finem. Mais, o Dieu éternel ! ces grans espritz qui avoyent tant de connoissance de la Divinité et tant de pro- pension a l'aymer, ont tous manqué de force et de courage a la bien aymer. Par les créatures visibles Hz ont conneu les choses invisibles de Dieu, voire mesme son éternelle vertu et Divinité, dit le grand Apostre*; de sorte qu'ilz sont inexcusables, d'autant * Roin.,1,20, 21,18. qu'ayans conneu Dieu, Hz ne l'ont pas glorifié comme Dieu, ni ne luy ont -pas fait action de grâces. Hz l'ont certes aucunement glorifié, luy don- nant des souverains tiltres d'honneur, mays ilz ne l'ont pas glorifié comme il le falloit glorifier, c'est a dire ilz ne l'ont pas glorifié sur toutes choses ; n'ayans pas eu le courage de ruiner l'idolâtrie, ains communiquans avec les idolâtres, retenans la vérité qu'ilz connoissoient, en injustice, prisonnière dedans leurs cœurs, et prefe- rans l'honneur et le vain repos de leurs vies a l'honneur qu'ilz dévoient a Dieu, ilz se sont esvanouis en leurs discours. N'est ce pas grande pitié, Theotime, de voir Socrate, au récit de Platon, parler en mourant des dieux comme s'il y en avoit plusieurs *, luy qui sçavoit si bien * Aug., i. 8. de qu'il n'y en avoit qu'un seul ? N'est ce pas chose déplo- rable que Platon ayt ordonné que l'on sacrifie a plu- sieurs dieux *, luy qui sçavoit si bien la vérité de * ibid. l'unité divine ? Et Mercure Trismegiste n'est il pas lamentable, de lamenter et plaindre si laschement l'abolissement de l'idolâtrie*, luy qui en tant d'endroitz * vide Aug., l. 8. avoit parlé si dignement de la Divinité ? decivit.c.2^et24. Mais sur tout j'admire le pauvre bon homme Epictete, duquel les propos et sentences sont si douces a lire en nostre langue, par la traduction que la docte et belle plume du Révérend Père Dom Jean de Saint François, 6  82 Traitté de l'Amour de Dieu Provincial de la congrégation des Feuillans es Gaules, a depuis peu exposée a nos 3^eux (i). Car quelle com- passion, je vous prie, de voir cet excellent philosophe parler parfois de Dieu avec tant de goust, de sentiment et de zèle, qu'on le prendroit pour un Chrestien sortant de quelque sainte et profonde méditation, et néanmoins ailleurs, d'occasion en occasion, mentionner les dieux a la payenne ? Hé, ce bon homme, qui connoissoit si bien l'unité divine et avoit tant de goust de la bonté d'icelle, pourquoy n'a-il pas eu la sainte jalousie de l'honneur divin, affin de ne point gauchir ni dissimuler en un sujet de si grande importance ? En somme, Theotime, nostre chetifve nature, navrée par le péché, fait comme les palmiers que nous avons de deçà, qui font voirement certaines productions imparfaittes et comme des essais de leurs fruitz, mais de porter des dattes entières, meures et assaisonnées, cela est réservé pour des contrées plus chaudes. Car ainsy nostre cœur humain produit bien naturellement certains commencemens d'amour envers Dieu, mais d'en venir jusques a l'aymer sur toutes choses, qui est la vraye maturité de l'amour deu a cette suprême Bonté, cela n'appartient qu'aux cœurs animés et assistés de la grâce céleste et qui sont en Testât de la sainte charité ; et ce petit amour imparfait, duquel la nature en elle mesme sent les eslans, ce n'est qu'un certain vouloir sans vouloir, un vouloir qui voudroit mais qui ne veut pas, un vouloir stérile qui ne produit point de vrays effectz, un vouloir paralytique qui void la piscine salu- taire du saint amour mais qui n'a pas la force de s'y * joan., V, 7. jetter* ; et en fin, ce vouloir est un avorton de la bonne volonté, qui n'a pas la vie de la généreuse vigueur (i) Goulu, Dom Jean de Saint-François (1576-1629). Les propos d'Epictete, recueillis par Arrian, Auteur Grec, son disciple. Translatez du Grec en François par Fr. J. D. S. F. A Paris, chez Jean de Heuqueville, rue S. Jacques, a la Paix. 1609. Avec privilège du Roy. Ce livre est dédié « A la Royne Marguerite. » Les citations que le Saint emprunte à Epictète sont tirées de cette traduc- tion de l'ouvrage d'Arrien, intitulé : Arriani Comntentariorum de Epicteii disputationibus Libri IV.  Livre I. Chapitre xviii. 83 requise pour en effect préférer Dieu a toutes choses : dont FApostre, parlant en la personne du pécheur, s'escrie* : Le vouloir est bien en moy, mais je ne * Rom., vu, 18. treuve pas le moyen de l'accomplir.  CHAPITRE XVIII QUE l'inclination NATURELLE QUE NOUS AVONS D'AYMER DIEU n'EST PAS INUTILE Mais si nous ne pouvons pas naturellement aymer Dieu sur toutes choses, pourquoy donq avons-nous naturellement inclination a cela ? la nature est-eUe pas vaine de nous inciter a un amour qu'elle ne nous peut donner ? pourquoy nous donne-elle la soif d'une eau si pretieuse, puisqu'elle ne peut nous en abbreuver ? Ha, Theotime, que Dieu nous a esté bon ! La perfidie que nous avions commise en l'offençant meritoit certes qu'il nous privast de toutes les marques de sa bienveuillance, et de la faveur qu'il avoit exercée envers nostre nature, Ihors qu'il imprima sur elle la lumière de son divin visage et qu'il donna a nos cœurs l'allégresse* de se * Ps. iv, 7. sentir enchns a l'amour de la divine Bonté, afïin que les Anges, voyans ce misérable homme, eussent occasion de dire par compassion : Est-ce la, la créature de parfaite beauté, l'honneur de toute la terre* ? * Thren., n, 15. Mais cette infinie debonnaireté ne sceut onques estre si rigoureuse envers l'ouvrage de ses mains. Il vit que nous estions environnés de chair, un vent qui se dis- sipe en courant, et qui ne revient plus*; c'est pour- * Ps. lxxvh, 39. quoy, selon les entrailles de sa miséricorde* , il ne nous * Luc, i, 78. voulut pas du tout ruiner ni nous oster le signe de sa grâce perdue, afîin que le regardans, et sentans en nous cette arriance et propension a l'aymer, nous taschassions de ce faire, et que personne ne peust justement dire :  84 Traitté de l'Amour de Dieu * Ps. IV, 6. Qui nous monstrera le bien*? Car encor que par la seule inclination naturelle nous ne puissions pas parv^enir au bonheur d'aymer Dieu comme il faut, si est ce que, si nous l'employions fidellement, la douceur de la pieté divine nous donneroit quelque secours, par le moyen duquel nous pourrions passer plus avant ; que si nous secondions ce premier secours, la bonté paternelle de Dieu nous en fourniroit un autre plus grand, et nous conduiroit de bien en mieux, avec toute suavité, jusques au souverain amour auquel nostre inclination naturelle nous pousse : puisque c'est chose *Matt., XXV, 21,23. certaine qu'a celuy qui est fidèle en peu de chose* et qui fait ce qui est en son pouvoir, la bénignité divine ne dénie jamais son assistance pour l'avancer de plus en plus. L'inchnation donques d'aymer Dieu sur toutes choses, que nous avons par nature, ne demeure pas pour néant dans nos cœurs : car, quant a Dieu, il s'en sert comme d'une anse pour nous pouvoir plus suavement prendre et retirer a soy, et semble que, par cette impression, la divine Bonté tienne en quelque façon attachés nos cœurs, comme des petitz oyseaux, par un filet par lequel il nous puisse tirer quand il plaist a sa miséri- corde d'avoir pitié de nous ; et quant a nous, elle nous est un indice et mémorial de nostre premier Principe et Créateur, a l'amour duquel elle nous incite, nous donnant un secret advertissement que nous appartenons a sa divine Bonté. Tout de mesme que les cerfz aus- quelz les grans princes font quelquefois mettre des colliers avec leurs armoiries, bien que par après ilz les font lascher et mettre en liberté dans les forestz, ne laissent pas d'estre reconneus par quicomque les ren- contre, non seulement pour avoir une fois esté pris par le prince duquel ilz portent les armes, mays aussi pour luy estre encor réservés : car ainsy conneut-on l'extrême viellesse d'un cerf qui fut rencontré, comme quelques •Cf. Mattioii, in historiens disent*; trois cens ans après la mort- de Dioscor.,l.II,c. LU. /- ^ , , . n- j. -j. 1 Oesar, parce: qu on luy: treuya un- -eolher • ou estoit la devise de- Gesar, etees motz- : César m'a- lasché.  Livre I. Chapitre xviii. 85 Certes, l'honnorable inclination que Dieu a mise en nos âmes, fait connoistre a nos amis et a nos ennemis que non seulement nous avons esté a nostre Créateur, mais encor que, si bien il nous a laissés et laschés a la merci de nostre franc arbitre, néanmoins nous luy appartenons, et il s'est réservé le droit de nous repren- dre a soy pour nous sauver, selon que sa sainte et suave Providence le requerra. C'est pourquoy le grand Prophète royal* appelle cette inclination non seulement ♦ Supra. lumière, parce qu'elle nous fait voir ou nous devons tendre, mais aussi joye et allégresse, parce qu'elle nous console en nostre égarement, nous donnant espé- rance que Celuy qui nous a empreinte et laissée cette belle marque de nostre origine, prétend encor et désire de nous y ramener et réduire, si nous sommes si heu- reux que de nous laisser reprendre a sa divine Bonté.  FIN DU PREMIER LIVRE  LIVRE SECOND  HISTOIRE DE LA GENERATION ET NAISSANCE CELESTE DU DIVIN AMOUR  CHAPITRE PREMIER QUE LES PERFECTIONS DIVINES NE SONT QU'UNE SEULE MATS INFINIE PERFECTION Nous disons, quand le soleil a son lever est rouge et que tost après il devient noir ou creux et enfoncé, ou bien, quand a son coucher il est blaf astre, pasle, hâve, que c'est signe de pluye. Theotime, le soleil n'est ni rouge, ni noir, ni pasle, ni gris, ni verd : ce grand luminaire n'est point sujet a ces vicissitudes et change- mens de couleurs, n'ayant pour toute couleur que sa très claire et perpétuelle lumière, laquelle, si ce n'est par miracle, est invariable ; mays nous parlons de la sorte parce qu'il nous semble estre tel, selon la variété des vapeurs qui sont entre luy et nos yeux, lesquelles le font paroistre de diverses façons. Or nous devisons ainsy de Dieu, non tant selon ce qu'il est en luy mesme, comme selon ses œuvres, par l'entremise desquelles nous le contemplons ; car sur nos diverses considérations nous le nommons différemment,  88 Traitté de l'Amour de Dieu comme s'il avoit une grande multitude de différentes excellences et perfections. Si nous le regardons entant qu'il punit les meschans, nous le nommons juste ; entant qu'il délivre le pécheur de sa misère, nous le preschons miséricordieux ; entant qu'il a créé tou- tes choses et fait plusieurs miracles, nous l'appelions tout puissant ; entant qu'il prattique exactement ses promesses, nous le publions véritable ; entant qu'il fait toutes choses en si bel ordre, nous l'appelions tout sage ; et ainsy consécutivement, selon la variété de ses œuvres, nous luy attribuons une grande diversité de perfections. Mais cependant, en Dieu il n'y a ni variété ni différence quelcomque de perfections, ains il est luy mesme une très seule, très simple et très uni- quement unique perfection ; car tout ce qui est en luy n'est que luy mesme, et toutes les excellences que nous disons estre en luy en une si grande diversité, elles y sont en une très simple et très pure unité. Et comme le soleil n'a aucune de toutes les couleurs que nous luy attribuons, ains une seule très claire lumière qui est par dessus toute couleur et qui rend visiblement colorées toutes les couleurs, aussi en Dieu il n'y a aucune des perfections que nous imaginons, ains une seule très pure excellence qui est au dessus de toute perfection et qui donne la perfection a tout ce qui est parfait. Or, de nommer parfaitement cette suprême excel- lence, laquelle en sa très singulière unité comprend, ains surmonte toutes excellences, cela n'est pas au pouvoir de la créature, ni humaine ni angelique : car, * Chap. iç.if. 12.1 comme il est dit en l'Apocalypse*, Nostre Seigneur a un nom que personne ne sçait que luy mesme, parce que luy seul connoissant parfaitement son infinie perfection, luy seul aussi la peut exprimer par un nom proportionné ; dont les Anciens ont dit que nul n'estoit vray théologien que Dieu, d'autant que nul ne peut connoistre totalement la grandeur infinie de la perfec- tion divine, ni par conséquent la représenter par paroles, sinon luy mesme. Et pour cela. Dieu respondant par l'Ange au père de Samson, qui luy demandoit son nom :  Livre II. Chapitre i. 89 Pourquoy demandes-tu mon nom, dit-il, qui est admirable"^ ? comme s'il vouloit dire : Mon nom peut *Judic.,xin, 17,18. estre admiré, mais non pas prononcé par les créatures ; il doit estre adoré, mais il ne peut estre compris que par moy, qui seul sçay proférer le propre nom par lequel au vray et naifvement j'exprime mon excellence. Nostre esprit est trop foible pour former une pensée qui puisse représenter une excellence tant immense, laquelle com- prenant en sa très simple et très unique perfection, distinctement et parfaittement, toutes autres perfections, en une façon infiniment excellente et eminente que nostre esprit ne peut penser, nous sommes forcés, pour parler aucunement de Dieu, d'user d'une grande quan- tité de noms, disant qu'il est bon, sage, tout puissant, vray, juste, saint, infini, immortel, invisible ; et certes, nous parlons véritablement : Dieu est tout cela ensem- ble, parce qu'il est plus que tout cela, c'est a dire il l'est en une sorte si pure, si excellente et si relevée, qu'en une très simple perfection il a la vertu, force et excellence de toute perfection. Ainsy la manne estoit une seule viande, laquelle comprenant en soy le goust et la vertu de toutes les autres viandes*, on eut peu dire qu'elle avoit le goust * Sap., xvr, 20, 21. du citron, du melon, du raisin, de la prune et de la poire ; mais on eut encor plus véritablement dit qu'elle n'avoit pas tous ces goustz, ains un seul goust qui estoit le sien propre, lequel néanmoins contenoit en son unité tout ce qui pouvoit estre d'aggreable et désirable en toute la diversité des autres goustz ; comme l'herbe dode- catheos, « laquelle, » ce dit Pline*, « guérissant de toutes * Hist.nat.,i.xxv. maladies, » n'est ni rhubarbe, ni séné, ni rose, ni betoine, ^' '^ ' ni buglosse, ains un seul simple qui en l'unique simplicité de sa propriété a autant de force que tous les autres medicamens ensemble. O abisme des perfections divines, que vous estes admirable de posséder en une seule perfec- tion l'excellence de toute perfection, en une façon si excel- lente que nul ne la peut comprendre, sinon vous mesme ! Nous en dirons beaucoup de choses, dit l'Escri- ture*, et demeurerons courtz en paroles : la somme 30, 33, 34. ' ^^'  go Traitté de l'Amour de Dieu de tous discours, c'est qu'il est toutes choses. Si noîis nous glorifions, a quoy nous servira cela ? car le Tout Puissant est sur toutes ses œuvres. Benissans le Seigneur, exaltés-le tant que vous poutres, car il surfasse toute louange. Or, en l'exaltant reprenes vos forces, mais ne vous lasses pas pourtant ; car jamais vous ne le comprendrés. Non, Theotime, nous ne pouvons jamais le comprendre, * Ep. I, c. III, 20. puisque, comme dit saint Jean*, il est plus grand que nostre cœur. Mays pourtant, que tout esprit loiie le * Ps. CL, uit. Seigneur*, le nommant de tous les noms les plus eminens qui se pourront treuver ; et pour la plus grande louange que nous luy puissions rendre, confes- sons que jamais il ne peut estre asses loué, et pour le plus excellent nom que nous luy puissions attribuer, * Philip., II, 9. protestons que son nom est sur tout nom*, et que nous ne pouvons le dignement nommer.  CHAPITRE II qu'en dieu il n'y a qu'un seul acte qui est sa propre divinité Nous avons une grande diversité de facultés et habi- tudes, qui produisent aussi une grande variété d'actions, et ces actions une multitude non pareille d'ouvrages. Car ainsy sont diverses les facultés de voir, d'ouïr, de gouster, toucher, se mouvoir, se nourrir, entendre, vouloir, et les habitudes de parler, marcher, jouer, chanter, coudre, sauter, nager ; comme aussi les actions et les œuvres qui proviennent de ces facultés et habi- tudes, sont grandement différentes. Mays il n'en est pas de mesme en Dieu, car il n'y a en luy qu'une très simple infinie perfection, et en cette perfection, qu'un seul très unique et très pur acte :  Livre II. Chapitre ii. 91 ains, pour parler plus saintement et sagement, Dieu est une seule, très souverainement unique et très uni- quement souveraine perfection ; et cette perfection est un seul acte très purement simple et très simplement pur, lequel n'estant autre chose que la propre essence divine, il est par conséquent tous-jours permanent et éternel. Et néanmoins, chetifves créatures que nous sommes, nous parlons des actions de Dieu comme s'il en faysoit tous les jours grande quantité et en grande variété, bien que nous sachions le contraire. Mays nous sommes forcés a cela, Theotime, par nostre imbécillité ; car nous ne savons parler sinon selon que nous enten- dons, et nous entendons selon que les choses ont accous- tumé de se passer parmi nous : or, d'autant qu'es choses naturelles il ne se fait presque point de diversité d'ouvrages que par diversité d'actions, quand nous voyons tant de besoignes différentes, une si grande variété de productions, et cette multitude innumerable des exploitz de la puissance divine, il nous semble d'abord que cette diversité se fait par autant d'actes que nous voyons de differens effectz, et nous en parlons tout de mesme, pour parler plus a nostre ayse, selon nostre prattique ordinaire et la coustume que nous avons d'entendre les choses. Et si, en cela nous n'offen- çons pas la vérité ; car encor qu'en Dieu il n'y ait pas multitude d'actions, ains un seul acte qui est la Divinité mesme, cet acte toutefois est si parfait, qu'il comprend excellemment la force et la vertu de tous les actes qui sembleroyent estre requis pour toute la diver- sité des effectz que nous voyons. Dieu ne dit qu'un seul mot, et en vertu d'iceluy en un moment furent faitz le soleil, la lune et cette innom- brable multitude d'astres, avec leurs différences en clarté, en mouvement, en influences : // dit, et soudain furent faitz Tous ces ouvrages si parfaitz*. ■ * pg. cxlviii, 5. Un seul mot de Dieu remplit l'air d'oyseaux et la mer  92  Traitté de l'Amour de Dieu  * Gen., I.  ♦ Ps. XXXII, 6.  ♦ Homil.v in Joan. §1. * Cap. I, 3.  de poissons, fit esclorre de la terre toutes les plantes et tous les animaux que nous y voyons. Car encor que l'historien sacré, s 'accommodant a nostre façon d'en- tendre, raconte* que Dieu répéta souvent cette toute puissante parole : Soit fait, es journées de la création du monde, néanmoins, a proprement parler, cette parole fut très unique ; si que David l'appelle* un souffle ou aspi- ration de la bouche divine, c'est a dire un seul trait de son infinie volonté, lequel respand si puissamment sa vertu en la variété des choses créées, que pour cela nous le concevons comme s'il estoit multiplié et diversifié en autant de différences comme il y en a en ces effectz, quoy qu'en vérité il soit très unique et très simple. Ainsy saint Chrysostome remarque * que ce que Moyse a dit en plusieurs paroles, descrivant la création du monde, le glorieux saint Jean * l'a exprimé en un seul mot, disant que par le Verbe, c'est a dire par cette Parole éternelle qui est le Filz de Dieu, tout a esté fait. Cette parole donques, Theotime, estant très simple et très unique, produit toute la distinction des choses ; estant invariable, produit tous les bons changemens, et en fin, estant permanente en son éternité, elle donne succession, vicissitude, ordre, rang et sayson a toutes choses. Imaginons, je vous prie, d'un costé un peintre qui fait l'image de la naissance du Sauveur (et j'escris ceci es jours dédiés a ce saint mystère) : il donnera sans doute mille et mille traitz de pinceau, et mettra non seulement des jours mais des semaines et des moys a façonner ce tableau, selon la variété des personnages et autres choses qu'il y veut représenter. Mais d'autre costé, voyons un imprimeur d'images qui, ayant mis sa feuille sur la planche taillée du mesme mystère de la Nativité, ne donnera qu'un seul coup de presse : en ce seul coup, Theotime, il fera tout son ouvrage, et sou- dain il tirera son image, laquelle en belle taille douce représentera très aggreablement tout ce qui a deu estre imaginé selon l'histoire sacrée ; et bien qu'il n'ayt fait qu'un seul mouvement, son ouvrage toutefois portera  Livre II. Chapitre ii. 93 grande quantité de personnages et d'autres choses dif- férentes, bien distinguées, chacune en soji ordre, en son rang, en son Heu, en sa distance et en sa propor- tion ; et qui ne sçauroit pas le secret, il seroit tout estonné de voir sortir d'un seul acte une si grande variété d'effectz. Ainsy, Theotime, la nature, comme le peintre, multiplie et diversifie ses actes a mesure que ses besoignes sont différentes, et luy faut un grand tems pour faire des grans effectz ; mais Dieu, comme l'imprimeur, a donné l'estre a toute la diversité des créatures qui ont esté, sont et seront, par un seul trait de sa toute puissante volonté, tirant de son idée, comme de dessus une planche bien taillée, cette admirable différence de personnes et d'autres choses qui s'entre- suivent es saysons, es aages, es siècles, chacune en son ordre, selon qu'elles devoyent estre : cette souveraine unité de l'acte divin estant opposée a la confusion et au desordre, et non a la distinction ou variété , qu'elle employé, au contraire, pour en composer la beauté, réduisant toutes les différences et diversités a la pro- portion, et la proportion a l'ordre, et l'ordre a l'unité du monde, qui comprend toutes choses créées tant visibles qu'invisibles ; lesquelles toutes ensemble s'ap- pellent univers, peut estre parce que toute leur diversité se réduit en unité, comme qui diroit unidivers, c'est a dire unique et divers, unique avec diversité et divers avec unité. En somme, la souveraine unité divine diversifie tout, et sa permanente éternité donne vicissitude a toutes choses, parce que la perfection de cette unité estant sur toute différence et variété, elle a dequoy fournir l'estre a toute la diversité des perfections créées, et a la force de les produire. En signe dequoy, l'Escriture nous ayant rapporté* que Dieu au commencement dit : * Gen., i, 14. Soyent faitz les luminaires au firmament du ciel, et qu'ilz séparent le jour de la nuit, et qu'ilz soyent en signes, en tems, et jours et années, nous voyons encor maintenant cette perpétuelle révolution et entresuite de tems et de saysons qui durera jusques  94 Traitté de l'Amour de Dieu a la fin du monde, pour nous apprendre que, comme Un mot de ses commandemens * Ps. cxLviii, 5. Suffit a tous ces niouvemens*, aussi le seul éternel vouloir de sa divine Majesté est end sa force de siècle en siècle et jusques aux siècles des siècles, pour tout ce qui a esté, qui est et sera éternel- lement, sans que chose quelconque ayt estre que par ce seul très unique, très simple et très éternel Acte ♦ I Tim., I, 17. divin, auquel soit honneur et gloire. Amen*.  CHAPITRE III  DE LA PROVTDENCE DIVINE EN GENERAL  Dieu donques, Theotime, n'a pas besoin de plusieurs actes, puisque un seul divin acte de sa toute puissante volonté suffit a la production de toute la variété de ses œuvres, a rayson de son infinie perfection : mais nous autres mortelz avons besoin d'en traitter avec la méthode et manière d'entendre a laquelle nos petitz espritz peuvent arriver, selon laquelle, pour parler de la Providence divine, considérons, je vous prie, le règne du grand Salomon, comme un modèle parfait de l'art de bien régner. Ce grand Roy donq, sçachant par l'inspiration céleste que la repubhque tient a la rehgion comme le cors a l'ame, et la reUgion a la repubhque comme l'ame au cors, il disposa a part soy de toutes les parties requises tant a l'establissement de la religion qu'a celuy de la republique. Et quant a la religion, il détermina qu'il falloit édifier un Temple de telle et telle longueur, largeur, hauteur, tant de porches et parvis, tant de  Livre II. Chapitre m. 95 fenestres, et ainsy de tout le reste qui appartenoit au Temple ; puis, tant de sacrificateurs, tant de chantres et autres officiers du Temple. Et quant a la chose publique, il disposa de faire une mayson royale et une cour pour sa majesté, et en icelle tant de maistres d'hostelz, de gentilzhommes et autres courtisans ; et pour le peuple, des juges et autres magistratz qui exer- çassent la justice. Puis, pour l'asseurance du royaume et l'affermissement du repos public dont il jouissoit, il disposa d'avoir emmi la paix un puissant appareil de guerre, et a ces fins, deux cens cinquante chefz en diverses charges, quarante mille chevaux, et tout ce grand attelage que l'Escriture* et les historiens tes- *in Reg.,iv,24-26 ; * . ^ ^ II Parai., viii, 10. moignent. Or, ayant ainsy disposé et fait estât a part soy de toutes les parties principales requises a son royaume, il vint a l'acte de la providence, et fit conte en son esprit de tout ce qui estoit requis pour édifier le Temple, pour entretenir les officiers sacrés, les ministres et ma- gistratz royaux et les gens de guerre dont il avoit fait le projet ; et se résolut d'envoyer a Hiram pour avoir les bois nécessaires, de faire commerce au Peru (^), en Ophir*, et, en somme, de prendre tous les moyens con- * m Reg., v, ix. venables pour avoir toutes les choses requises pour l'en- tretenement et bonne conduite de son entreprise. Mais il ne s'arresta pas la, Theotime ; car après avoir fait son projet et délibéré en so}^ mesme des moyens propres pour en venir a bout, venant a la prattique, il créa tous les officiers selon qu'il avoit disposé, et, par un bon gouvernement, il fit faire toutes les provisions requises a leur entretenement et a l'exécution de leurs charges : de sorte qu'ayant la connoissance de l'art de bien régner, il exécuta la disposition qu'il avoit fait a (i) D'après Sanctes Pag^inus, Vatable, Génébrard et plusieurs autres exégètes du xvi® siècle, ce serait de l'Amérique méridionale que Salomon aurait tiré l'or destiné à l'ornementation du Temple, et YOphir (en hébreu Peruaim) et le Pérou ne seraient qu'un même pays. Pinéda (De rébus Salomonis, lib. IV, cap. xvi) et Cornélius a Lapide (in III Reg., ix, 28) rapportent les motifs sur lesquels repose l'opinion de ces auteurs, et la donnent comme l'une des deux probables.  g6 Traitté de l'Amour de Dieu part soy pour la création de divers officiers, et mit en effect sa providence par le bon gouvernement dont il usa ; et par ainsy, son art de régner, qui consistoit en la disposition et en la providence ou prouvoyance, fut prattiqué par la création des officiers et par le gouver- nement et bonne conduite. Mais d'autant que la dispo- sition est inutile sans la création ou levée des officiers, et que la création est vaine sans la providence qui regarde a ce qui est requis pour la conservation des officiers créés ou érigés, et qu'en fin cette conservation qui se fait par le bon gouvernement n'est autre chose que la providence effectuée, partant, non seulement la disposition mais aussi la création et le bon gouverne- ment de Salomon, furent appelles du nom de provi- dence : aussi ne disons-nous pas qu'un homme ayt de la providence, sinon quand il gouverne bien. Or maintenant, Theotime, parlans des choses divines selon l'impression que nous avons prise en la consi- dération des choses humaines, nous disons que Dieu ayant eu une éternelle et très parfaite connoissance de l'art de faire le monde pour sa gloire, il disposa avant toutes choses en son divin entendement toutes les pièces principales de l'univers qui pouvoient luy rendre de l'honneur, c'est a dire la nature angelique et la nature humaine ; et en la nature angelique, la variété des hiérarchies et des ordres que l'Escriture Sainte et les sacrés Docteurs nous enseignent ; comme aussi entre les hommes, il disposa qu'il y auroit cette grande diversité que nous y voyons. Puis, en cette mesme éter- nité, il prouvent et fit estât a part soy de tous les moyens requis aux hommes et aux Anges pour parvenir a la fin a laquelle il les avoit destinés, et fit ains}^ l'acte de sa providence ; et sans s'arrester la, pour effectuer sa disposition il a réellement créé les Anges et les hom- mes, et pour effectuer sa providence il a fourni et fournit par son gouvernement tout ce qui est nécessaire aux créatures raysonnables pour parvenir a la gloire : si que, pour le dire en un mot, la providence souveraine n'est autre chose que l'acte par lequel Dieu veut fournir  Livre II. Chapitre m. 97 aux hommes et aux Anges les moyens nécessaires ou utiles pour parvenir a leur fin. Mais parce que ces moyens sont de diverses sortes, nous diversifions aussi le nom de la providence, et disons qu'il y a une provi- dence naturelle, une autre surnaturelle ; et celle ci, qu'elle est ou générale, ou spéciale, ou particulière. Et parce que ci après je vous exhorteray, Theotime, a joindre vostre volonté a la providence divine, tandis que je suis sur le discours d'icelle je vous veux dire un mot de la providence naturelle. Dieu donques voulant prouvoir l'homme des moyens naturelz qui luy sont requis pour rendre gloire a sa divine Bonté, il a pro- duit en faveur d'iceluy tous les autres animaux et les plantes ; et pour prouvoir aux autres animaux et aux plantes, il a produit variété de terroirs, de saysons, de fontaines, de vens, de pluyes ; et tant pour l'homme que pour les autres choses qui luy appartiennent, il a créé les elemens, le ciel et les astres, establissant par un ordre admirable que presque toutes les créatures servent les unes aux autres réciproquement : les chevaux nous portent, et nous les pansons ; les brebis nous nourrissent et vestent, et nous les paissons ; la terre envoyé des vapeurs a l'air, et l'air des pluyes a la terre ; la main sert au pied, et le pied porte la main. O, qui verroit ce commerce et traffiq gênerai que les créatures font ensemble avec une si grande correspon- dance, de combien de passions amoureuses seroit-il esmeu envers cette souveraine Sagesse, pour s'escrier : Vostre Providence, grand Père éternel, gouverne toutes choses* ! Saint Basile et saint Ambroise en * Sap., xiv, 3. leurs Exhamerons, le bon Louys de Grenade en son Introduction au Symbole*, et Louis Richeome (i) en ♦ Partie i et Partie plusieurs de ses beaux opuscules, donneront beaucoup ^' ^^^'^^°'^ '^■ de motifs aux âmes bien nées pour proufftter en ce sujet. Ainsy, cher Theotime, cette Providence touche tout, règne sur tout et réduit tout a sa gloire. Il y a toutefois, certes, des cas fortuitz et des accidens inopinés ; mays (i) Voir note (4), p. 6  98 Tr.\itté de l'Amour de Dieu ilz ne sont ni fortuitz ni inopinés qu'a nous, et sont sans doute très certains a la Providence céleste, qui les prévoit et les destine au bien public de l'univers. Or, ces cas fortuitz se font par la concurrence de plusieurs causes, lesquelles, n'ayans point de naturelle alliance les unes aux autres, produisent une chacune son effect particulier, en telle sorte néanmoins que de leur ren- contre reuscit un autre effect d'autre nature, auquel, sans qu'on l'ait peu prévoir, toutes ces causes différentes ont contribué. Il estoit, par exemple, raysonnable de chastier la curiosité du poëte iEschilus, lequel ayant appris d'un devin qu'il rnourroit accablé de la cheute de quelque mayson, se tint tout ce jour-la en une rase campagne pour éviter le destin ; et demeurant ferme, teste nue, un faucon qui tenoit entre ses serres une tortue en l'air, voyant ce chef chauve et cuydant que ce fust la pointe d'un rocher, lascha la tortue droit sur iceluy, et voyla que ^-Eschilus meurt sur le champ, *pim., Hist. nat., accablé de la mayson et escaille d'une tortue*. Ce fut ' ■ ■ sans doute un accident fortuit, car cet homme n'alla pas au champ pour mourir, ains pour éviter la mcrt ; ni le faucon ne cuyda pas escraser la teste d'un poëte, ains le test et l'escaille de la tortue, pour par après en dévorer la chair : et néanmoins il arriva au contraire, car la tortue demeura sauve, et le pauvre /Eschilus mort. Selon nous, ce cas fut inopiné ; mais au regard de la Providence, qui regardoit de plus haut et voyoit la concurrence des causes, ce fut un exploit de justice par lequel la superstition de cet homme fut punie. Les adventures de l'ancien Joseph furent admirables en variété et en passages d'une extrémité a l'autre : ses frères qui l'avoyent vendu pour le perdre, furent tout estonnés de le voir devenu vice-roy, et apprehen- doyent infiniment qu'il ne se ressentist du tort qu'ilz luy ♦Gen.,xi.v, 3.L, 15. avoyent fait* : Mais non, leur dit-il, ce n est pas tant *ibid., xLv, 8. par vos menées que je suis envoyé ici*, comme par la Providence divine ; vous avés eu des mauvais des- ♦ibid., L, 20. seins sur moy, mais Dieu les a rednitz a bien*. Voyes vous, Theotime, le monde eust appelle fortune  Livre II. Chapitre iv. 99 ou événement fortuit ce que Joseph dit estre un projet de la Providence souveraine, qui range et réduit toutes choses a son service ; et il en est ainsy de tout ce qui se passe au monde, et mesme des monstres, la nais- sance desquelz rend les œuvres accomplies et parfaittes plus estimables, produit de l'admiration et provoque a philosopher et faire plusieurs bonnes pensées, et, en somme, ilz tiennent lieu en l'univers comme les ombres es tableaux, qui donnent grâce et semblent relever la peinture.  CHAPITRE IV DE LA PROVIDENCE SURNATURELLE QUE DIEU EXERCE ENVERS LES CREATURES RAYSONNABLES  Tout ce que Dieu a fait est destiné au salut des hommes et des Anges : mays voyci l'ordre de sa provi- dence pour ce regard, selon que, par l'attention aux Saintes Escritures et a la doctrine des Anciens, nous le pouvons descouvrir, et que nostre foiblesse nous permet d'en parler. Dieu conneut éternellement qu'il pouvoit faire une quantité innumerable de créatures, en diverses per- fections et qualités, ausquelles il se pourroit communi- quer ; et considérant qu'entre toutes les façons de se communiquer il n'y avoit rien de si excellent que de se joindre a quelque nature créée, en telle sorte que la créature fust comme entée et insérée en la Divinité, pour ne faire avec elle qu'une seule personne, son infinie bonté, qui de soy mesme et par soy mesme est portée a la communication, se résolut et détermina d'en faire une de cette manière ; affin que, comme éternel- lement il y a une communication essentielle en Dieu, par laquelle le Père communique toute son infinie et  loo Traitté de l'Amour de Dieu indivisible Divinité au Filz en le produisant, et le Père et le Filz ensemble, produisans le Saint Esprit luy com- muniquent aussi leur propre unique Divinité, de mesme cette souveraine Douceur fust aussi communiquée si parfaittement hors de soy a une créature, que la nature créée et la Divinité, gardant une chacune leurs pro- priétés, fussent néanmoins tellement unies ensemble qu'elles ne fussent qu'une mesme personne. Or, entre toutes les créatures que cette souveraine toute puissance pou voit produire, elle treuva bon de choisir la mesme humanité que du despuis par effect fut jointe a la Personne de Dieu le Filz, a laquelle elle destina cet honneur incomparable de l'union per- sonnelle a sa divine Majesté, afïin qu'éternellement eUe jouist par excellence des thresors de sa gloire infinie. Puis, ayant ainsy préféré pour ce bonheur l'humanité sacrée de nostre Sauveur, la suprême Providence dis- posa de ne point retenir sa bonté en la seule Personne de ce Filz bienaymé, ains de la respandre en sa faveur sur plusieurs autres créatures ; et sur le gros de cette innumerable quantité de choses qu'elle pouvoit produire, elle fit choix de créer les hommes et les Anges, comme pour tenir compaignie a son Filz, participer a ses grâces et a sa gloire , et l'adorer et louer éternellement. Et parce que Dieu vit qu'il pouvoit faire en plusieurs façons l'humanité de son Filz en le rendant vray homme, comme, par exemple, la créant de rien, non seulement quant a l'ame mays aussi quant au cors, ou bien formant le cors de quelque matière précédente, comme il fit celuy d'Adam et d'Eve, ou bien par voye de génération ordinaire d'homme et de femme, ou bien en fin par génération extraordinaire d'une femme sans homme, il délibéra que la chose se feroit en cette dernière façon ; et entre toutes les femmes qu'il pouvoit choisir a cette intention, il esleut la tressainte Vierge Nostre Dame, par Tentremise de laquelle le Sauveur de nos âmes seroit non seulement homme, mais enfant du genre humain. Outre cela, la sacrée Providence détermina de pro-  Livre II. Chapitre iv. ioi duire tout le reste des choses, tant naturelles que sur- naturelles, en faveur du Sauveur, affin que les Anges et les hommes peussent en le servant participer a sa gloire ; en suite dequoy, bien que Dieu voulut créer tant les Anges que les hommes avec le franc-arbitre, libres d'une vraye liberté pour choisir le bien et le mal, si est-ce néanmoins que, pour tesmoigner que de la part de la Bonté divine ilz estoyent dediéz au bien et a la gloire, elle les créa tous en justice originelle, laquelle n'estoit autre chose qu'un amour très suave qui les dis- posoit, contournoit et acheminoit a la feUcité éternelle. Mays parce que cette suprême Sagesse avoit deUberé de tellement mesler cet amour originel avec la volonté de ses créatures, que l'amour ne forçast point la volonté, ains luy laissast sa liberté, il prévit qu'une partie, mays la moindre, de la nature angelique, quittant volontairement le saint amour, perdroit par conséquent la gloire. Et parce que la nature angelique ne pourroit faire ce péché que par une malice expresse, sans tenta- tion ni motif quelcomque qui la peust excuser, et que d'ailleurs une beaucoup plus grande partie de cette mesme nature demeureroit ferme au service du Sauveur, partant, Dieu, qui avoit si amplement glorifié sa misé- ricorde au dessein de la création des Anges, voulut aussi magnifier sa justice, et en la fureur de son indi- gnation résolut d'abandonner pour jamais cette triste et malheureuse trouppe de perfides, qui en la furie de leur rébellion l'avoient si vilainement abandonné. Il prévit bien aussi que le premier homme abuseroit de sa hberté, et quittant la grâce il perdroit la gloire ; mais il ne voulut pas traitter si rigoureusement la nature humaine, comme il délibéra de traitter l'ange- lique. C'estoit la nature humaine de laquelle il avoit résolu de prendre une pièce bien heureuse pour l'unir a sa Divinité ; il vit que c'estoit une nature imbecille, un vent qui va et ne revient pas*, c'est a dire qui se * Ps. lxxvh, 39. dissipe en allant ; il eut esgard a la surprise que Satan avoit faitte au premier homme et a la grandeur de la tentation qui le ruina ; il vit que toute la race des  I02 Traitté de l'Amour de Dieu hommes perissoit par la faute d'un seul : si que, par ces raysons, il regarda nostre nature en pitié et se résolut de la prendre a merci. Mais affin que la douceur de sa miséricorde fust ornée de la beauté de sa justice, il délibéra de sauver l'homme par voye de rédemption rigoureuse, laquelle ne se pouvant bien faire que par son Filz, il estabUt qu'iceluy rachetteroit les hommes, non seulement par une de ses actions amoureuses qui eust esté plus que très suffisante a rachetter mille millions de mondes, mais encor par toutes les innumerables actions amou- reuses et passions douloreuses qu'il feroit et souffri- * PhUip., II, 8. roit, jusques a la mort et la mort de la croix*, a laquelle il le destina, voulant qu'ainsy il se rendist compaignon de nos misères, pour nous rendre par après compaignons de sa gloire. Monstrant en cette sorte * Rom.,ii,4,ix, 23. les richesses de sa bonté*, par cette rédemption * Ps. cxxix, 7. copieuse *, abondante, surabondante, magnifique et excessive, laquelle nous a acquis et comme reconquesté tous les moyens nécessaires pour parvenir à la gloire, de sorte que personne ne puisse jamais se douloir comme si la miséricorde divine manquoit a quelqu'un.  CHAPITRE V . QUE LA PROVIDENCE CELESTE A PROUVEU AUX HOMMES UNE REDEMPTION TRES ABONDANTE Or disant, Theotime, que Dieu avoit veu et voulu une chose premièrement, et puis secondement une autre, observant ordre en ses volontés, je l'ay entendu • Chap. II. selon qu'il a esté déclaré cy devant* ; a sçavoir, qu'encor que tout cela s'est passé en un très seul et très simple acte, néanmoins par iceluy, l'ordre, la distinction et  Livre II. Chapitre v.  103  la dépendance des choses n'a pas esté moins observée que s'il y eust eu plusieurs actes en l'entendement et volonté de Dieu. Estant donq ainsy, que toute volonté bien disposée qui se détermine de vouloir plusieurs objectz esgalement presens, ayme mieux, et avant tous, celuy qui est le plus aymable, il s'ensuit que la souve- raine Providence faisant son éternel projet et dessein de tout ce qu'elle produiroit, elle voulut premièrement et ayma, par une préférence d'excellence, le plus ayma- ble object de son amour, qui est nostre Sauveur ; et puis, par ordre, les autres créatures, selon que plus ou moins elles appartiennent au service, honneur et gloire d'iceluy. Ainsy tout a esté fait pour ce divin homme, qui pour cela est appelle aisné de toute créature*, -possédé * Coioss., i, 15. par la divine Majesté au commencement des voyes d'icelle, avant qu'elle fit chose quelconque* , créé au * Prov., vm, 22. commencement, avant les siècles* : car e7i luy toutes * EccU., xxiv, 14. choses sont faittes, et il est avant tous, et toutes choses sont establies en luy, et il est chef de toute l'Eglise, tenant en tout et par tout la primauté*. * Coioss., i, 16-18. On ne plante principalement la vigne que pour le fruict ; et partant, le fruict est le premier désiré et prétendu, quoy que les feuilles et les fleurs précèdent en la production. Ainsy le grand Sauveur fut le pre- mier en l'intention divine et en ce projet éternel que la divine Providence fit de la production des créatures : et en contemplation de ce fruict désirable fut plantée la vigne de l'univers et establie la succession de plu- sieurs générations, qui, a guise de feuilles et de fleurs, le devoyent précéder, comme avant coureurs et prepa- ratifz convenables a la production de ce raisin que l'Espouse sacrée loue tant es Cantiques *, et la Uqueur * Cap. i, 13. duquel res-jouit Dieu et les hommes*. * Judic, ix, 13. Mays donq maintenant, mon Theotime, qui doutera de l'abondance des moyens du salut, puisque nous avons un si grand Sauveur, en considération duquel nous avons esté faitz, et par les mérites duquel nous avons esté rachetés ? Car il est mort pour tous, parce  I04 Traitté de l'Amour de Dieu *ii Cor., V, 14, 15. que tous estoyent mortz* ; et sa miséricorde a esté plus salutaire pour racheter la race des hommes, que la misère d'Adam n'avoit esté vénéneuse pour la perdre. Et tant s'en faut que le péché d'Adam ayt surmonté la debonnaireté divine, que tout au contraire il l'a excitée et provoquée : si que, par une suave et très amoureuse antiperistase et contention, elle s'est revigorée a la présence de son adversaire, et comme ramassant ses forces pour vaincre, elle a fait surabonder la grâce * Rom., V, 20. ou l'iniquité avoit abo?idé* ; de sorte que la sainte Eglise, par un saint excès d'admiration, s'escrie, la * In Prœconio Pas- Veille de Pasques* : « O péché d'Adam, a la vérité ^^^^' nécessaire, qui a esté effacé par la mort de Jésus Christ ; o coulpe bien heureuse, qui a mérité d'avoir un tel et si grand Rédempteur ! » Certes, Theotime, nous pou- vons dire comme cet ancien (i) : « Nous estions perdus, si nous n'eussions esté perdus ; » c'est a dire, nostre perte nous a esté a proufht, puisqu'en effect la nature humaine a receu plus de grâces par la rédemption de son Sauveur, qu'elle n'en eust jamais receu par l'inno- cence d'Adam, s'il eust persévéré en icelle. Car encor que la divine Providence ait laissé en l'homme des grandes marques de sa sévérité parmi la grâce mesme de sa miséricorde, comme par exemple, la nécessité de mourir, les maladies, les travaux, la rebeUion de la sensuahté, si est-ce que la faveur céleste surnageant a tout cela, prend playsir de convertir toutes ces misères au plus grand proufïit de ceux qui * Rom., VIII, 28. l'ayment*, faysant naistre la patience sur les travaux, le mespris du monde sur la nécessité de mourir, et mille victoires sur la concupiscence : et comme l'arc-en-ciel touchant l'espine aspalatus la rend plus odorante que * Piin., Hist. nat., les lys*, aussi la rédemption de Nostre Seigneur tou- 1. XII, c. XXIV {al. , -^ ' „ , , , ., LU). chant nos misères, elle les rend plus utiles et a^Tuables que n'eust jamais esté l'innocence originelle. Les Anges * Lucœ, XV, 7. ont plus dc joyô au Ciel, dit le Sauveur*, sur un pécheur pénitent, que sur nonante neuf justes, qui (i) Thémistocle. Voir Plutarque, Vita Themist., § xxix.  Livre II. Chapitre vi. 105 n'ont pas besoin de pénitence : et de mesme, Testât de la rédemption vaut cent fois mieux que celuy de l'innocence. Certes, en l'arrousement du sang de Nostre Seigneur, fait par Vhysope de la Croix, nous avons esté remis en une blancheur incomparablement plus excellente que celle de la neige de l'innocence*, sor- * Ps. l, 9. tans, comme Naaman*, du fleuve de salut, plus purs et * iv Reg., v, 14. netz que si jamais nous n'eussions esté ladres ; affin que la divine Majesté, ainsi qu'elle nous a ordonné de faire, ne fust pas vaincue par le mal, ains vainquist le mal par le bien*, que sa miséricorde, comme une huyle * Rom., xn, 21. sacrée, se tinst au dessus du jugement*, et que ses ' jacobi, n, 13. miserations surmontassent toutes ses œuvres*. * Ps- cxliv, 9.  CHAPITRE VI DE QUELQUES FAVEURS SPECIALES EXERCEES EN LA REDEMPTION DES HOMMES PAR LA DIVINE PROVIDENCE  Dieu, certes, monstre admirablement la richesse in- compréhensible de son pouvoir, en cette si grande variété de choses que nous voyons en la nature, mays il fait encor plus magnifiquement paroistre les thresors infinis de sa bonté, en la différence non pareille des biens que nous reconnoissons en la grâce. Car, Theotime, il ne s'est pas contenté, en l'excès sacré de sa miséricorde, d'envoyer a son peuple, c'est a dire au genre humain, une rédemption générale et universelle, par laquelle un chacun peut estre sauvé ; mais il l'a diversifiée en tant de manières, que sa libéralité reluisant en toute cette variété, cette variété réciproquement embellit aussi sa liberaUté.  .io6  Traitté de l'Amour de Dieu  Ainsy il destina premièrement pour sa tressainte Mère une faveur digne de l'amour d'un Filz qui, estant tout sage, tout puissant et tout bon, se devoit préparer une Mère a son gré : et partant, il voulut que sa rédemption luy fust appliquée par manière de remède préservatif, afïin que le péché, qui s'escouloit de génération en génération, ne parvinst point a elle. De sorte qu'elle fut rachetée si excellemment, qu'encor que par après le torrent de l'iniquité originelle vinst rouler ses ondes infortunées sur la conception de cette sacrée Dame, avec autant d'impétuosité comme il eust fait sur celle des autres filles d'Adam, si est-ce qu'estant arrivé la, il ne passa point outre, ains s'arresta court, comme fit josue, m, i6, 17. anciennement le Jourdain du tems de Josué*, et pour le mesme respect : car ce fleuve retint son cours en révérence du passage de l'Arche de l'alliance, et le péché originel retira ses eaux, révérant et redoutant la présence du vray Tabernacle de l'éternelle aUiance. De cette manière donques, Dieu destourna de sa Ps. cxxv, I. glorieuse Mère toute captivité*, luy donnant le bonheur des deux estatz de la nature humaine, puisqu'elle eut l'innocence que le premier Adam avoit perdue, et jouît excellemment de la rédemption que le second luy acquit ; en suite dequoy, comme un jardin d'eslite qui devoit porter le fruit de vie, elle fut rendue florissante en toutes sortes de perfections, ce Filz de l'amour éternel ayant ainsy paré sa Mère de robbe d'or, reca- mee en belle variété, aifin qu'elle fust la Reyne de sa Ps. xLiv, 10. dextre*, c'est a dire la première de tous les esleuz, Ps. XV, II. qui jouiroit des délices de la dextre divine *. Si que cette Mère sacrée, comme toute réservée a son Filz, fut par luy rachetée, non seulement de la damnation, mais aussi de tout péril de la damnation, luy asseurant la grâce et la perfection de la grâce ; en sorte qu'elle marchast comme une belle atibe gui, commençant a Gant., VI, 9. poindre*, va continuellement croissant en clarté Prov., IV, i8. jusques au plein jour *, Rédemption admirable, chef d'œuvre du Rédempteur et la première de toutes les rédemptions, par laquelle le Filz, d'un cœur vrayement  Livre II. Chapitre vu. 107 filial, prévenant sa Mere es bénédictions de dou- ceur"^, il la préserve non seulement du péché, comme * Ps. xx. 4. les Anges, mais aussi de tout péril de péché et de tous les divertissemens et retardemens de l'exercice du saint amour. Aussi proteste-il qu'entre toutes les créatures raysonnables qu'il a choisies, cette Mere est son unique colombe, sa toute parfaite, sa toute chère Bien- aymee*, hors de tout parangon et de toute comparayson, * Cant.,vi, s.vn, 6. Dieu disposa aussi d'autres faveurs pour un petit nombre de rares créatures qu'il vouloit mettre hors du danger de la damnation, comme il est certain de saint Jean Baptiste, et très probable de Hieremie et de quel- ques autres, que la divine Providence alla saisir dans le ventre de leur mere, et des Ihors les estabUt en la perpétuité de sa grâce affin qu'ilz demeurassent fermes en son amour, bien que sujetz aux retardemens et péchés venielz, qui sont contraires a la perfection de l'amour et non a l'amour mesme. Et ces âmes, en comparayson des autres, sont comme des reynes, tous- jours couronnées de charité, qui tiennent le rang prin- cipal en l'amour du Sauveur, après sa Mere, laquelle est la Reyne des reynes ; Reyne, non seulement couronnée d'amour, mays de la perfection de l'amour, et, qui plus est, couronnée de son Filz propre qui est le souverain object de l'amour, puisque les enfans sont la couronne de leurs pères et mères*. * Prov., xvn, 6. Il y a encor d'autres âmes, (a) lesquelles Dieu dis- posa de laisser pour un tems exposées, non au péril de perdre le salut, mais bien au péril (b) de perdre son amour ; ains il permit qu'elles le perdissent en effect, ne leur asseurant point (c) l'amour pour toute leur vie, ains seulement pour la fin d'icelle et pour certain tems précèdent. Telz furent les Apostres, David, Magdeleine  (a) [Le Ms. (B) qui se rapporte au deuxième Livre comprend les onze lignes suivantes et une notable partie des chapitres xv, xviii, xix, xxi.] Il y a encor d'autres âmes, [auxquelles Dieu prœpara des son éternité...] (b) au péril — [d'estre damnées...] (c) point — [la perpétuité dej  io8 Traitté de l'Amour de Dieu et plusieurs autres, qui pour un tems demeurèrent hors de l'amour de Dieu ; mais en fin, estans une * Lucae, xxii, 32. ho7ine fois convertis*, furent confirmés en la grâce jusques a la mort : de sorte que des Ihors, demeurans voirement sujetz a quelques imperfections, ilz furent toutefois exemptz de tout péché mortel, et par con- séquent du péril de perdre le divin amour ; et furent comme des amies sacrées de l'Espoux céleste, parées voirement de la robbe nuptiale de son tressaint amour, mais non pas pourtant couronnées, parce que la cou- ronne est un ornement de la teste, c'est a dire de la première partie de la personne ; or, la première partie de la vie des âmes de ce rang ayant esté sujette a l'amour des choses terrestres, elles ne peuvent porter la couronne de l'amour céleste, ains leur suffit d'en porter la robbe, qui les rend capables du lit nuptial de l'Espoux divin et d'estre éternellement bienheureuses avec luy.  CHPAITRE VII COMBIEN LA PROVIDENCE SACREE EST ADMIRABLE EN LA DIVERSITÉ DES GRACES qu'elle DISTRIBUE AUX HOMMES  Il y eut donq en la Providence éternelle une faveur incomparable pour la Reyne des reynes. Mère de très * Eccii., XXIV, 24. belle dilection * et toute très uniquement parfaite. Il y en eut aussi des spéciales pour des autres. Mays après cela, cette souveraine Bonté respandit une abondance de grâces et bénédictions sur toute la race des hommes et la nature des Anges, de laquelle tous ont esté arrousés comme d'une pluye qui tombe sur les bons •Matt.,v, 45. gi igs mauvais*; tous ont esté esclairés comme d'une  Livre II. Chapitre vu. 109 lumière qui illumine tout homme venant en ce monde^; tous ont receu leur part, comme d'une semence * Joan., i, 9. qui tombe non seulement sur la bonne terre, mays emmi les chemins, entre les espines et sur les éierres * ; aMn que tous fussent inexcusables ** * Matt., xm, 3-8. , , -r^ 1 ,■^ , ^ **Rom., I, 20. devant le Rédempteur, s ilz n employent cette très abondante rédemption pour leur salut. Mais pourtant, Theotime, quoy que cette très abon- dante suffisance de grâces soit ainsi versée sur toute la nature humaine, et qu'en cela nous soyons tous esgaux qu'une riche abondance de bénédictions nous est offerte a tous, si est-ce néanmoins que la variété de ces faveurs est si grande, qu'on ne peut dire qui est plus admirable, ou la grandeur de toutes les grâces en une si grande diversité, ou la diversité en tant de grandeurs. Qui ne void qu'entre les Chrestiens les moyens du salut sont plus grans et puissans qu'entre les barbares, et que parmi les Chrestiens il y a des peuples et des villes ou les pasteurs sont plus fructueux et capables ? Or, de nier que ces moyens extérieurs ne soyent pas des faveurs de la Providence divine, ou de révoquer en doute qu'ilz ne contribuent pas au salut et a la perfec- tion des âmes, ce seroit estre ingrat envers la Bonté céleste, et desmentir la véritable expérience qui nous fait voir que, pour l'ordinaire, ou ces moyens extérieurs abondent, les intérieurs ont plus d'effect et réussissent mieux. Certes, comme nous voyons qu'il ne se treuve jamais deux hommes parfaitement semblables es dons naturelz, aussi ne s'en treuve-il jamais de parfaitement esgaux es surnaturelz. Les Anges, comme le grand saint Augustin (i) et saint Thomas * asseurent, receurent la *i» Pars, Qu. lxh, grâce selon la variété de leurs conditions naturelles : J, f (dist. xvn) et or, ilz sont tous, ou de différente espèce, ou au moins ^^^^^• de diverses conditions, puisqu'ilz sont distingués les  (i) Les paroles de saint Augustin {De Civit. Dei, lib. XI, ce. ix, xvi, lib. XII, c. ix) renferment implicitement la doctrine enseignée par saint Thomas sur cette question.  iio Traitté de l'Amour de Dieu uns des autres ; donques, autant qu'il y a d'Anges, il y a aussi de grâces différentes. Et bien que, quant aux hommes, la grâce ne soit pas donnée selon leurs condi- tions naturelles, toutefois la di\'ine Douceur, prenant playsir et, par manière de dire, s'esgayant en la pro- duction des grâces, elle les diversifie en infinies façons, aiïin que de cette variété se fasse le bel esmail de sa rédemption et miséricorde ; dont l'Eglise chante en la feste de chasque Confesseur Evesque : Il ne s'en est * Eccii., xLiv, 20. point treuvé de semblable a luy*. Et comme au Ciel, nul ne sçait le nom nouveau sinon celuy qui le * Apoc, II, 17. reçoit"^, parce que chacun des Bienheureux a le sien particuHer selon l'estre nouveau de la gloire qu'il acquiert, ainsy en terre chacun reçoit une grâce si particulière, que toutes sont diverses. Aussi nostre * Matt.xm, 45,46. Sauveur compare sa grâce aux perles *, lesquelles, * Hist. nat., 1. IX, comme dit Pline*, s'appellent autrement unions, parce . XXXV rt . LM . qu'elles sont tellement uniques une chacune en ses quahtés, qu'il ne s'en treuve jamais deux qui soyent parfaitement pareilles ; et comme une estoile est dif- * I Cor., XV, 41. ferente de l'autre en clarté*, ainsy seront differens les hommes les uns des autres en la gloire, signe évi- dent qu'ilz l'auront esté en la grâce. Or, cette variété en la grâce, ou cette grâce en la variété, fait une très sacrée beauté et très suave harmonie qui res-jouit toute la sainte cité de Hierusalem la céleste. Mais il se faut bien garder de jamais rechercher pourquoy la suprême Sagesse a départi une grâce a l'un plustost qu'a l'autre, ni pourquoy il fait abonder ses faveurs en un endroit plustost qu'en l'autre : non, Theotime, n'entrés jamais en cette curiosité ; car ayans tous suffisamment, ains abondamment, ce qui est requis pour le salut, quelle rayson peut avoir homme du monde de se plaindre, s'il plait a Dieu de départir ses grâces plus largement aux uns qu'aux autres ? Si quel- qu'un s'enqueroit pourquoy Dieu a fait les melons plus gros que les frayses, ou les lys plus grans que les violettes, pourquoy le romarin n'est pas une rose, ou pourquoy l'œillet n'est pas un soucy, pourquoy le paon  Livre II. Chapitre viii. m est plus beau qu'une chauve-souris, ou pourquoy la figue est douce et le citron aigrelet, on se moqueroit de ses demandes et on luy diroit : pauvre homme, puis- que la beauté du monde requiert la variété, il faut qu'il y ait des différentes et inégales perfections es choses, et que l'une ne soit pas l'autre ; c'est pourquoy les unes sont petites, les autres grandes, les unes aigres, les autres douces, les unes plus, et les autres moins belles. Or c'en est de mesme es choses surnaturelles : Chaque personne a son don, un ainsy, et l'autre ainsy, dit le Saint Esprit*. C'est donq une impertinence * ^ ^°^-' "ï» 7- de vouloir rechercher pourquoy saint Paul n'a pas eu la grâce de saint Pierre, ni saint Pierre celle de saint Paul ; pourquoy saint Anthoine n'a pas esté saint Athanase, ni saint Athanase saint Hierosme : car on respondroit a ces demandes que l'Eghse est un jardin diapré de fleurs infinies, il y en faut donq de diverses grandeurs, de diverses couleurs, de diverses odeurs, et, en somme, de différentes perfections ; toutes ont leur prix, leur grâce et leur esmail, et toutes, en l'assem- blage de leurs variétés, font une très aggreable per- fection de beauté.  CHAPITRE VIII COMBIEN DIEU DESIRE QUE NOUS L'AYMIONS (a) Bien que la rédemption du Sauveur nous soit apphquee en autant de différentes façons comme il y a d'ames, si est-ce néanmoins que l'amour est le moyen universel de nostre salut, qui se mesle par tout et sans lequel rien n'est salutaire, ainsy que nous dirons ail-  leurs *. Aussi, le Chérubin fut mis a la porte du Livre^xi^' ^ '  et Livre XI.  (a) [Voir la remarque (a), p. 70.]  112 Tpl\itté de l'Amour de Dieu * Gen., III, 24. paradis terrestre avec son espee flamboyante*, pour nous apprendre que nul n'entrera au Paradis céleste qu'il ne soit transpercé du glaive de l'amour. Pour cela, Theotime, le doux Jésus, qui nous a rachetés par son sang, désire infiniment que nous l'aymions, affin que nous soyons éternellement sauvés, et désire que nous soyons sauvés, affin que nous l'aymions éternelle- ment, son amour tendant a nostre salut et nostre salut * Lucœ, XII, 49. a son amour. Hé, dit-il*, je suis venu pour mettre le feu au monde, que pretens-je sinon qu'il arde ? Mais pour déclarer plus vivement l'ardeur de ce désir, il nous commande cet amour en termes admirables : *Matt.,xxii,37,38. Tu aymeras, dit-il*, le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton ame, de toutes tes forces, c'est le premier et le plus grand commandement. Vray Dieu, Theotime, que le cœur divin est amoureux de nostre amour ! Ne suffisoit-il pas qu'il eust pubUé une permission par laquelle il nous eust donné congé de l'aymer, comme Laban permit a Jacob d'aymer sa belle Rachel et de la gaigner par ses services ? Mays non, il déclare plus avant sa passion amoureuse envers nous, et nous commande de l'aymer de tout nostre pouvoir, affin que la considération de sa Majesté et de nostre misère, qui font une tant infinie disparité et inégalité de luy a nous, ni autre prétexte quelconque, ne nous divertist de l'aymer. En quoy il tesmoigne bien, Theotime, qu'il ne nous a pas laissé l'inclination naturelle de l'aymer, pour néant ; car affin qu'elle ne soit oyseuse, il nous presse de l'employer par ce com- mandement gênerai, et affin que ce commandement puisse estre prattiqué, il ne laisse homme qui vive auquel il ne fournisse abondamment tous les moyens requis a cet effect. (•j) Le soleil visible touche tout de sa chaleur vivifiante, et comme l'amoureux universel des choses inférieures.  (b) [Voir à l'Appendice un fragment qui semble se rapporter à ces pp. 112-114, tout en ayant certaines affinités avec les chapitres xiii, .xxi.]  Livre II. Chapitre viii. 113 il leur donne la vigueur requise pour faire leurs pro- ductions ; et de mesme la Bonté divine anime toutes les âmes et encourage tous les cœurs a son amour, sans que homme quelcomque soit caché a sa chaleur*. *P3. xvm, 7. La Sapience éternelle, dit Salomon *, presche tout * Prov., i, 20-23. en public, elle fait retentir sa voix emmi les places, elle crie et recrie devant les peuples, elle prononce ses paroles es portes des villes, elle dit : Jusques a quand sera-ce, petitz en fans, que vous aymeres l'enfance ? et jusques a quand sera-ce que les forcenés désireront les choses nuisibles, et que les imprudens haïront la science ? Convertisses-vous, revenes a moy sur cet advertissement. Hé, voyci que je vous offre mon esprit et je vous monstreray ma parole. Et cette mesme Sapience poursuit en Ezechiel*, disant : Que personne ne die, je suis emmi *Cap. xxxiii,io,ii. les péchés, et comment pourray-je revivre ? ah non ! car voyci que Dieîi dit : Je suis vivant, et aussi vray que je vis, je ne veux point la mort de l'impie, mais qu'il se convertisse de sa voye et qu'il vive. Or, vivre selon Dieu, c'est aymer ; et qui n'ayme pas, il demeure en la mort*. Voyés donq, Theotime, si * i Joan., m, 14. Dieu désire que nous l'aymions. Mais il ne se contente pas d'annoncer ainsy son extrême désir d'estre aj'^mé, en public, en sorte que chacun puisse avoir part a son aymable semonce ; ains il va mesme de porte en porte hurtant et frappant, protestant que si qîielqu'un ouvre, il entrera chez luy et soupera avec luy*, c'est a dire, * Apoc, m, 20. il luy tesmoignera toute sorte de bienveuillance. Or, qu'est ce a dire tout cela, Theotime, sinon que Dieu ne nous donne pas seulement une simple suffi- sance de moyens pour l'aj'mer , et en l'aymant nous sauver, mais que c'est une suffisance riche, ample, magnifique, et telle qu'elle doit estre attendue d'une si grande bonté comme est la sienne ? Le grand Apostre, parlant au pécheur obstiné : Mesprises-tu, dit-il*, les * Rom., n, 4, 5- richesses de la bonté, patience et longanimité de Dieu ? ig7iores-tu que la bénignité de Dieu t'amène a pénitence ? May s toy, selon ta dtireté et ton cœur 8  114 Traitté de l'Amour de Dieu impénitent, tu te fays un thresor d'ire au jour de l'ire. Mon cher Theotime, Dieu n'exerce pas donques une simple suffisance de remèdes pour convertir les ob- stinés, mais employé a cela les richesses de sa honte. L'Apostre, comme vous voyes, oppose les richesses de la bonté de Dieu aux thresors de la malice du cœur impénitent, et dit que le cœur malicieux est si riche en iniquité, que mesme il mesprise les richesses de la dehonnaireté par laquelle Dieu l'attire a péni- tence ; et notés que ce ne sont pas simplement les richesses de la bonté divine que l'obstiné mesprise, mais les richesses attrayantes a pénitence, richesses qu'on ne peut bonnement ignorer. Certes, cette riche, comble et plantureuse suffisance de moyens que Dieu eslargit aux pécheurs pour l'aymer, paroist presque par tout en l'Escriture : car voyes ce divin Amant a la porte ; il ne bat pas simplement, il s'arreste a battre, il appelle l'ame : Sus, levé toy, tna bienaymee, depesche ioy, et met sa main dans la serreure, pour voir s'il *Cant., II, 10, V, 4. pourroit point ouvrir* ; s'il presche emmi les places**, *»3upra. -j ^^ presche pas simplement, mais il va criant, c'est a dire, il continue a crier ; s'il exclame qu'on se con- vertisse, il semble qu'il ne l'a jamais asses répété : Convertisses-vous, convertisses-vous, faites péni- tence, retournés a moy, vives ; pourquoy mourres- *Ezech., XVIII, 30- VOUS, mayson d'Israël* ? En somme, ce divin Sauveur 32, XXXIII, II. , 1 ,. . , • , • . n oublie rien pour monstrer que ses miserations sont * Ps. cxuv, 9. sur toutes ses œuvres* , que sa tnisericorde surpasse * jacobi, II, 13. son jugement*, que sa rédemption est copieuse**, **Ephes^,^n,' l'. ^l^e son amour est infini, et, comme dit l'Apostre *, qu'il est riche en miséricorde, et que par conséquent * I Tim., II, 4. il voudroit que tous les hommes fussent sauvés*, et qu'aucun ne perist.  LivRF II. Chapitre ix.  "5  CHAPITRE IX COMME l'amour ETERNEL DE DIEU ENVERS NOUS PREVIENT NOS CŒURS DE SON INSPIRATION AFFIN QUE NOUS L'aYMIONS  Je t'ay aymé d'une charité perpétuelle, et partant, je t'ay attiré, ayant pitié et miséricorde de toy ; et derechef je te reedifieray, et seras édifiée toy, vierge d'Israël*. Ce sont paroles de Dieu, par lesquelles il • jerem, xxxi,3,4. promet que le Sauveur venant au monde, establira un nouveau règne en son Eglise, qui sera son Espouse vierge et vraye Israélite spirituelle. Or, comme vous voyes, Theotime, ce n'a pas esté par aucun mérite des œuvres qvie nous eussions fait, mais selon sa misé- ricorde qu'il nous a sauvés *, par cette charité * Tit., m, 5. ancienne, ains éternelle, qui a esmeu sa divine Provi- dence de nous attirer a soy. Que si le Père ne nous eust tirés, jamais nous ne fussions venus au Filz nostre Sauveur*, ni par conséquent au salut. * Joan., vi, 44. Il y a certains oyseaux, Theotime, qu'Aristote nomme apodes*, parce qu'ayans les jambes extrêmement courtes * De Hist. Anim., et les pieds sans force, ilz ne s'en servent non plus que s'ilz n'en avoyent point : que si une fois ilz prennent terre, ilz y demeurent pris, sans que jamais d'eux mesmes ilz puissent reprendre le vol, d'autant que n'ayans nul usage des jambes ni des pieds, ilz n'ont pas non plus le moyen de se pousser et relancer en l'air ; et partant, ilz demeurent la croupissans et y meu- rent, sinon que quelque vent propice a leur impuissance, jettant ses bouffées sur la face de la terre, les vienne saisir et enlever, comme il fait plusieurs autres choses ; car alhors, si employans leurs aysles ilz correspondent a cet eslan et premier essor que le vent leur donne,  ii6 Traitté de l'Amour de Dieu le mesme vent continue aussi son secours envers eux, les poussant de plus en plus au vol. Theotime, les Anges sont comme les oyseaux que, pour leur beauté et rareté, on appelle oyseaux de Para- dis, qu'on ne vit jamais en terre que mortz ; car ces espritz célestes ne quittèrent pas plus tost l'amour divin pour s'attacher a l'amour propre, que soudain ilz tom- bèrent comme mortz, ensevelis es enfers, d'autant que ce que la mort fait es hommes, les séparant pour jamais de cette vie mortelle, la cheute le fit es Anges, les séparant pour tous-jours de la vie éternelle. Mais nous autres humains, nous ressemblons plustost aux apodes : car s'il nous advient de quitter l'air du saint amour divin pour prendre terre et nous attacher aux créatures, ce que nous faysons toutes les fois que nous offençons Dieu, nous mourons voirement, m^ais non pas d'une mort si entière qu'il ne nous reste un peu de mouve- ment, et, avec cela, des jambes et des pieds, c'est a dire quelques menues affections qui nous peuvent faire faire quelques essays d'amour ; mays cela pourtant est si foible, qu'en vérité nous ne pouvons plus de nous mesmes desprendre nos cœurs du péché, ni nous relan- cer au vol de la sacrée dilection, laquelle, chetifz que nous sommes, nous avons perfidement et volontaire- ment quittée. Et certes, nous mériterions bien de demeurer aban- donnés de Dieu quand, avec cette desloyauté, nous l'avons ainsy abandonné. Mays son éternelle charité ne permet pas souvent a sa justice d'user de ce chastiment, ains excitant sa compassion, elle le provoque a nous retirer de nostre malheur : ce qu'il fait, envoyant le vent favorable de sa tressainte inspiration, laquelle venant avec une douce violence dans nos cœurs, elle les saisit et les esmeut, relevant nos pensées et poussant nos affections en l'air du divin amour. Or, ce premier eslan ou esbranlement que Dieu donne en nos cœurs pour les inciter a leur bien, se fait voirement en nous, mais non pas par nous ; car il arrive a l'improveu avant que nous y ayons ni pensé  LIVRE TI. Chapitre ix. Î17 ni peu penser, puisque nous n'avons aucune suffi- sance pour de nous mesmes, comme de nous mesmes, penser aucune chose qui regarde nostre salut ; mais toute nostre suffisance est de Dieu *, lequel ne nous * 11 Cor., m, 5. a pas seulement aymés avant que nous fussions, mais encor affin que nous fussions, et que nous fussions saintz* : en suite dequoy il nous prévient es henedic- * Ephes., i, 4. tions de sa douceur"^ paternelle, et excite nos espritz * Ps. xx, 4. pour les pousser a la sainte repentance et conversion. Voyés, je vous prie, Theotime, le pauvre prince des Apostres tout engourdi dans son péché en la triste nuit de la Passion de son Maistre : il ne pensoit non plus a se repentir de son péché que si jamais il n'eust conneu son divin Sauveur ; et comme un chetif apode atterré, il ne se fust onques relevé, si le coq, comme instrument de la divine Providence, n'eust frappé de son chant a ses oreilles, a mesme que le doux Rédemp- teur, jettant un regard salutaire comme une sagette d'amour, transperça ce cœur de pierre qui rendit par après tant d'eau*, a guise de l'ancienne pierre Ihors *Lucae, xxii,55-62. qu'elle fut frappée par Moyse au désert. Mais voyés derechef cet Apostre sacré dormant dans la prison d'Herodes, lié de deux chaisnes : il est la en quaUté de martyr, et néanmoins il représente le pauvre homme qui dort emmi le péché, prisonnier et esclave de Satan. Helas, qui le délivrera ? L'Ange descend du Ciel, et frappant sur le flatte du grand saint Pierre prison- nier, le resveille, disant : Sus, leve-toy*; et l'inspi- * Act., xn, 6, 7. ration vient du Ciel comme un Ange, laquelle battant droit sur le cœur du pauvre pécheur, l'excite affin qu'il se levé de son iniquité. N'est-il pas donq vray, mon cher Theotime, que cette première esmotion et secousse que l'ame sent, quand Dieu, la prévenant d'amour, l'esveille et l'excite a quitter le péché et se retourner a luy, et non seulement cette secousse, ains tout le resveil se fait en nous et pour nous, mays non pas par nous ? Nous sommes esveillés, mays nous ne nous sommes pas esveillés de nous mesmes ; c'est l'inspiration qui nous a esveillés^  ii8 Traitté de l'Amour de Dieu et pour nous esveiller, elle nous a esbranlés et secoués. * Cant., V, 2. Je dormois, dit cette dévote Espouse*, et mon Espoux, qui est mon cœur, veillait ; hé, voy-le cy qu'il m'es- veille, m'appellant par le nom de nos amours, et j'entens bien que c'est luy a sa voix. C'est en sursaut et a l'improuveu que Dieu nous appelle et resveille par sa tressainte inspiration : en ce commencement de la grâce céleste, nous ne faysons rien que sentir l'esbran- lement « que Dieu fait en nous, » comme dit saint :rSt..?ïiv:!J;io: Bernard *, mais « sans nous. »  CHAPITRE X QUE NOUS REPOUSSONS BIEN SOUVENT L'INSPIRATION ET REFUSONS D'AYMER DIEU Malheur a toy, Corozaïn, malheur a toy, Beth- saïda ; car si en Tyr et en Sidon eussent esté faittes les vertus qui ont esté faittes en toy, Hz eussent fait pénitence avec la haire et la cendre : c'est la * Matt., XI, 21. parole du Sauveur*. Oyés donq, je vous prie, Theotime, que les habitans de Corozaïn et Bethsaïda, enseignés en la vraye religion, ayans receu des faveurs si grandes qu'elles eussent en effect converti les payens mesmes, néanmoins ils demeurèrent obstinés et ne voulurent onques s'en prévaloir, rejettant cette sainte lumière par une rébellion incomparable. Certes, au jour du juge- ment, les Ninivites et la reyne de Saba se lèveront contre les Juifz et les convaincront d'estre dignes de damnation ; parce que, quant aux Ninivites, estans idolâtres et de nation barbare, a la voix de Jonas Hz se convertirent et firent pénitence ; et quant a la reyne de Saba, quoy qu'elle fust engagée dans les affaires d'un royaume, néanmoins, ayant ouï la renommée de  Livre II. Chapitre x. iig la sagesse de Salomon, elle quitta tout pour le venir ouïr*: et cependant les Juifz, oyans de leurs oreilles la *Matt.,xii, 41,42 divine sagesse du vray Salomon, Sauveur du monde, voyans de leurs yeux ses miracles, touchans de leurs mains ses vertus et bienfaitz, ne laissèrent pas de s'endurcir et résister a la grâce qui leur estoit offerte. Voyés donq derechef, Theotime, que ceux qui ont receu moins d'attraitz sont tirés a la pénitence, et ceux qui en ont plus receu s'obstinent ; ceux qui ont moins de sujet de venir, viennent a l'eschole de la Sagesse, et ceux qui en ont plus, demeurent en leur folie. Ainsy se fera le jugement de comparayson, comme tous les Docteurs ont remarqué, qui ne peut avoir aucun fondement sinon en ce que les uns, ayans esté favorisés d'autant ou plus d'attraitz que les autres, auront néanmoins refusé leur consentement a la misé- ricorde ; et les autres, assistés d'attraitz pareilz, ou mesme moindres, auront suivi l'inspiration et se seront rangés a la tressainte pénitence. Car, comme pourroit-on autrement reprocher avec rayson aux impenitens leur impenitence, par la comparayson de ceux qui se sont convertis ? Certes, Nostre Seigneur monstre clairement, et tous les Chrestiens entendent simplement, qu'en ce juste jugement on condamnera les Juifz par comparay- son des Ninivites, parce que ceux la ont eu beaucoup de faveur et n'ont eu aucun amour, beaucoup d'assis- tance et nulle repentance ; ceux cy, moins de faveur et beaucoup d'amour, moins d'assistance et beaucoup de pénitence. Le grand saint Augustin donne une grande clarté a ce discours par celuy qu'il fait au livre douziesme de la Cité de Dieu, chapitre vi, vu, viii, ix ; car encor qu'il regarde particulièrement les Anges, si est ce toutefois qu'il apparie les hommes a eux pour ce point. Or, après avoir establi, au chapitre vi, deux hommes, entièrement esgaux en bonté et en toutes choses, agités d'une mesme tentation, il présuppose que l'un puisse résister, et l'autre céder a l'ennemi. Puis, au chapitre ix, ayant preuve que tous les Anges furent créés en charité.  I20 Trattté de l'Amour de Dieu avouant encor comme chose probable que la grâce et charité fut esgale en tous eux (0, il demande comme il est advenu que les uns ont persévéré et fait progrès en leur bonté jusques a parvenir a la gloire, et les autres ont quitté le bien pour se ranger au mal jusques a la damnation. Et il respond, qu'on ne sçauroit dire autre chose, sinon que les uns ont persévéré, par la grâce du Créateur, en l'amour chaste qu'ilz receurent en leur création, et les autres, de bons qu'ilz estoient, se ren- dirent mauvais par leur propre et seule volonté. Mays s'il est vray, comme saint Thomas le preuve * Ubi supra, c. VII. extrêmement bien*, que la grâce ayt esté diversifiée es Anges a proportion et selon la variété de leurs dons naturelz, les Séraphins auront eu une grâce incompara- blement plus excellente que les simples Anges du dernier ordre. Comme sera-il donq arrivé que quelques uns des Séraphins, voire le premier de tous, selon la plus probable et commune opinion des Anciens, soyent des- cheus, tandis qu'une multitude innombrable des autres Anges, inférieurs en nature et en grâce, ont excellem- ment et courageusement persévéré ? D'où vient que Lucifer, tant eslevé par nature et sureslevé par grâce, est tombé, et que tant d'Anges, moins avantagés, sont demeurés debout en leur fidélité ? Certes, ceux qui ont persévéré en doivent toute la louange a Dieu, qui par sa miséricorde les a créés et maintenus bons ; mais Lucifer et tous ses sectateurs, a qui peuvent-iiz attribuer * In loco. leur cheute sinon, comme dit saint Augustin *, a leur propre volonté, qui a par sa liberté quitté la grâce divine qui les avoit si doucement prévenus ? Comment es-tu tombé, o grand Lucifer, qui tout ainsy qu'une * is., XIV, 12. belle aube sortois en ce monde * invisible, revestu de la charité première, comme du commencement de la clarté d'un beau jour qui de voit croistre jusques au (i) Saint Augustin ne dit pas que tous les Anges reçurent le même degré de grâce ; il afi&rme seulement que la grâce accordée aux esprits célestes qui se révoltèrent contre Dieu n'était pas inférieure à celle qui fut départie aux Anges fidèles des mêmes hiérarchies. Cette opinion n'a rien de contradic- toire avec celle qui est attribuée au même Saint, p. 109.  Livre II. Chapitre xi. 121 midy* de la gloire éternelle ? La grâce ne t'a pas manqué, * Prov., iv, 18. car tu l'avois, comme ta nature, la plus excellente de tous, mais tu as manqué a la grâce ; Dieu ne t'avoit pas destitué de l'opération de son amour, mais tu privas son amour de ta coopération ; Dieu ne t'eust jamais rejette, si tu n'eusses rejette sa dilection. O Dieu tout bon, vous ne laissés que ceux qui vous laissent, vous ne nous ostés jamais vos dons, sinon quand nous vous ostons nos cœurs. Nous desrobbons les biens de. Dieu si nous nous attribuons la gloire de nostre salut, mais nous deshonnorons sa miséricorde si nous disons qu'elle nous a manqué ; nous offensons sa libéralité si nous ne confessons ses bienfaitz, mais nous blasphémons sa bonté si nous nions qu'elle nous ait assistés et secourus. En somme. Dieu crie haut et clair a nos oreilles : Ta perte vient de toy, Israël, et en moy seul se treuve ton secours*. * Osee, xm, 9.  CHAPITRE XI  QU il ne tient pas a la divine BONTE QUE NOUS n'ayons UN TRES EXCELLENT AMOUR  O Dieu, Theotime, si nous recevions les inspirations célestes selon toute l'estendue de leur vertu, qu'en peu de tems nous ferions de grans progrès en la sainteté ! Pour abondante que soit la fontaine, ses eaux n'entre- ront pas en un jardin selon leur affluence, mais selon la petitesse ou grandeur du canal par ou elles y sont conduites. Quoy que le Saint Esprit, comme une source d'eau vive, aborde de toutes pars nostre cœur pour respandre sa grâce en iceluy, toutefois, ne voulant pas qu'elle entre en nous sinon par le libre consentement  122 Traitté de l'Amour de Dieu de nostre volonté, il ne la versera point que selon la mesure de son bon playsir et de nostre propre disposi- •5ess. VI, can. iv. tion et Coopération, ainsy que dit le sacré Concile*, qui aussi, comme je pense, a cause de la correspondance de nostre consentement avec la grâce, appelle la réception ♦Sess. ead., cap. v. d'icellc réception volontaire*. En ce sens saint Paul nous exhorte de ne point rece- • II Cor., VI, I. voir la grâce de Dieu en vain * ; car, comme un malade qui ayant receu la médecine en sa main ne l'avaleroit pas dans son estomach, auroit voirement receu la médecine, mais sans la recevoir, c'est a dire il l'auroit receiie en une façon inutile et infructueuse, de mesme, nous recevons la grâce de Dieu en vain, quand nous la recevons a la porte du cœur et non pas dans le consentement du cœur ; car ainsy nous la recevons sans la recevoir, c'est a dire nous la recevons sans fruit, puisque ce n'est rien de sentir l'inspiration sans y con- sentir. Et comme le malade auquel on auroit donné en main la médecine, s'il la recevoit seulement en partie et non pas toute, elle ne feroit aussi l'opération qu'en partie et non pas entièrement, ainsy, quand Dieu nous envoyé une inspiration grande et puissante pour em- brasser son saint amour, si nous ne consentons pas selon toute son estendue, elle ne profitera pas aussi qu'a cette mesure la. Il arrive que, estans inspirés de faire beaucoup, nous ne consentons pas a toute l'inspi- ration, ains seulement a quelque partie d'icelle ; comme firent ces bons personnages de l'Evangile, qui, sur l'inspiration que Nostre Seigneur leur fit de le suivxe, vouloyent reserver, l'un d'aller premier ensevelir son • Lucae, ix, 59, 61. pcre, et l'autre d'aller prendre congé des siens*. Tandis que la pauvre vefve eut des vaysseaux vuides, l'huyle de laquelle Helisee avoit miraculeusement impe- tré la multiplication ne cessa jamais de couler, et quand il n'y eut plus de vaysseaux pour la recevoir, elle cessa • IV Reg,, IV, 1-6. d'abonder*. A mesure que nostre cœur se dilate, ou, pour mieux parler, a mesure qu'il se laisse eslargir et dilater, et qu'il ne refuse pas le vuide de son consente- ment a la miséricorde divine, elle verse tous-jours et  Livre II. Chapitre xi. 123 respand sans cesse dans iceluy ses sacrées inspirations, qui vont croisspnt et nous font croistre de plus en plus en l'amour sacré ; mays quand il n'y a plus de vuide et que nous ne prestons pas davantage de consente- ment, elle s'arreste. A quoy tient-il donques que nous ne sommes pas si avancés en l'amour de Dieu comme saint Augustin, saint François, sainte Catherine de Gennes, ou sainte Françoise ? Theotime, c'est parce que Dieu ne nous en a pas fait la grâce. Mais pourquoy est-ce que Dieu ne nous en a pas fait la grâce ?. parce que nous n'avons pas correspondu comme nous devions, a ses inspirations. Et pourquoy n'avons-nous pas correspondu ? parce qu'estans libres nous avons ainsy abusé de nostre liberté. Mais pourquoy avons-nous abusé de nostre liberté ? Theotime, il ne faut pas passer plus avant, car, comme dit saint Augustin*, la dépravation de nostre volonté * ^^ Lib. arbit. ne provient d'aucune cause, ains de la défaillance de la cause qui commet le péché. Et ne faut pas penser qu'on puisse rendre rayson de la faute que l'on fait au péché, car la faute ne seroit pas péché si elle n'estoit sans rayson. Le dévot frère Rufin, sur quelque vision qu'il avoit eiie de la gloire a laquelle le grand saint François par- viendroit par son humilité, luy fit cette demande : « Mon cher Père, je vous supplie de me dire en vérité quelle opinion vous aves de vous mesme. Et le Saint luy dit : Certes, je me tiens pour le plus grand pécheur du monde, et qui sers le moins Nostre Seigneur. Mais, répliqua frère Rufin, comment pouves vous dire cela en vérité et conscience, puisque plusieurs autres, comme l'on void manifestement, commettent plusieurs grans péchés, desquelz, grâce a Dieu, vous estes exempt ? A quoy saint François respondant : Si Dieu eust favorisé, dit-il, ces autres desquelz vous parles, avec autant de miséricorde comme il m'a favorisé, je suis certain que, pour meschans qu'ilz soyent maintenant, ilz eussent esté beaucoup plus reconnoissans des dons de Dieu que je ne suis, et le serviroyent beaucoup mieux que je ne  124 Traitté de l'Amour de Dieu fay ; et si mon Dieu m'abandonnoit, je commettrois plus * Chromca Fratr. ^jg meschancetés qu'aucun autre*. » Min., 1. I, c. Lxviii. ^ Vous voyés, Theotime, l'advis de cet homme, qui ne fut presque pas homme, ains un Séraphin en terre. Je sçay qu'il parloit ainsy de soy mesme par humihté, mais il croyoit pourtant estre une vraye vérité qu'une grâce égale, faitte avec une pareille miséricorde, puisse estre plus utilement employée par l'un des pécheurs que par l'autre. Or, je tiens pour oracle le sentiment de ce grand docteur en la science des Saintz, qui, nourri en l'eschole du Crucifix, ne respiroit que les divines inspirations. Aussi, cet apophtegme a esté loiié et répété par tous les plus devotz qui sont venus despuis, entre lesquelz plusieurs ont estimé que le grand apostre saint Paul avoit dit en mesme sens qu'il estoit le pre- * I Tim., I, 15. mier de tous les pécheurs*. La bienheureuse IMere Thérèse de Jésus, vierge certes aussi toute angelique, parlant de l'orayson de quiétude, * c. 15. de sa vie. dit CCS paroles * : « Il y a plusieurs âmes lesquelles arrivent jusques a cet estât, et celles qui passent outre sont en bien petit nombre, et ne sçay qui en est la cause. Pour certain, la faute n'est pas de la part de Dieu, car, puisque sa divine Majesté nous ayde et fait cette grâce que nous arrivions jusques a ce point, je croy qu'il ne manqueroit pas de nous en faire encor davantage, si ce n'estoit nostre faute et l'empeschement que nous y mettons de nostre part. » Soyons donques attentifs, Theotime, a nostre avancement en l'amour que nous devons a Dieu, car celuy qu'il nous porte ne nous manquera jamais.  Livre II. Chapitre xii. 125 CHAPITRE XII QUE LES ATTRAITZ DIVINS NOUS LAISSENT EN PLEINE LIBERTÉ DE LES SUIVRE OU LES REPOUSSER  Je ne parleray point ici, mon cher Theotime, de ces grâces miraculeuses qui ont presque en un moment transformé les loups en bergers, les rochers en eau et les persécuteurs en prédicateurs. Je laisse a part ces vocations toutes puissantes et ces attraitz saintement violens, par lesquelz Dieu en un instant a transféré quelques âmes d'eslite de l'extrémité de la coulpe a l'extrémité de la grâce, faysant en elles, par manière de dire, une certaine transsubstantiation morale et spiri- tuelle, comme il arriva au grand Apostre, qui de Saul, vaysseau de persécution, devint subitement Paul, vays- seau d'élection*. Il faut donner un rang particulier a * Act., ix, 15. ces âmes privilégiées esquelles Dieu s'est pieu d'exercer non la seule afïluence, mais l'inondation, et, s'il faut ainsy dire, non la seule libéralité et effusion, mais la prodigalité et profusion de son amour. La justice divine nous chastie en ce monde par des punitions qui, pour estre ordinaires, sont aussi presque tous-jours inconneûes et imperceptibles ; quelquefois néanmoins il fait des déluges et abismes de chastimens, pour faire reconnois- tre et craindre la sévérité de son indignation. Airisy sa miséricorde convertit et gratifie ordinairement les âmes en une manière si douce, suave et délicate, qu'a peyne apperçoit-on son mouvement ; et néanmoins il arrive quelquefois, que cette Bonté souveraine, surpassant ses rivages ordinaires, comme un fleuve enflé et pressé de l'affluence de ses eaux qui se desborde emmi la plaine, elle fait une effusion de ses grâces si impétueuse, quoy qu'amoureuse, qu'en un moment elle détrempe et couvre  126 Traitté de l'Amour de Dieu toute une ame de bénédictions, affin de faire paroistre les richesses de son amour, et que, comme sa justice procède communément par voye ordinaire, et quelque- fois par voye extraordinaire, aussi sa miséricorde fasse l'exercice de sa libéralité par voye ordinaire sur le commun des homm^es, et sur quelques uns aussi par des moyens extraordinaires. (a) Mays quelz sont donq les cordages ordinaires par lesquelz la divine Providence a accoustumé de tirer nos cœurs a son amour ? Telz, certes, qu'elle mesme les marque, descrivant les moyens dont elle usa pour tirer le peuple d'Israël de l'Egypte et du désert en la Terre * Cap. XI, 4- (Juxta de promissiou : Je les tiray, dit-elle par Osée*, avec ep uag. e a os.) ^^^ Hens d' humanité, avec des liens de charité et d'amitié. Sans doute, Theotime, nous ne sommics pas tirés a Dieu par des liens de fer, comme les taureaux et les buffles, ains par manière d'allechemens, d'attraitz délicieux et de saintes inspirations, qui sont en som.me les liens d'Adam et d'humanité ; c'est a dire propor- tionnés et convenables au cœur humain, auquel la liberté est naturelle. Le propre lien de la volonté humaine, c'est la volupté et le playsir : « On monstre des noix a * Tract, in joann., un enfant, » dit Saint Augustin *, « et il est attiré en c. XXVI, § 5. . , , ,. . , aymant ; il est attire par le lien, non du cors, mais du cœur. » Voyés donq comme le Père éternel nous tire : en nous enseignant il nous délecte, non pas en nous imposant aucune nécessité ; il jette dedans nos cœurs des délectations et playsirs spirituelz, comme des sacrées amorces par lesquelles il nous attire suavement a rece- voir et gouster la douceur de sa doctrine. En cette sorte donq, trescher Theotime, nostre franc arbitre n'est nullement forcé ni nécessité par la grâce ; a.ins, nonobstant la vigueur toute puissante de la main miséricordieuse de Dieu, qui touche, environne et lie l'ame de tant et tant d'inspirations, de semonces et d'attraitz, cette volonté humaine demeure parfaittement  (a) [Voir à l'Appendice.]  Livre II, Chapitre xii. 127 libre, franche et exempte de toute sorte de contrainte et de nécessité. La grâce est si gracieuse et saisit si gracieusement nos cœurs pour les attirer, qu'elle ne gaste rien en la liberté de nostre volonté ; elle touche puissamment, mais pourtant si délicatement, les ressortz de nostre esprit, que nostre franc arbitre n'en reçoit aucun forcement ; la grâce a des forces, non pour forcer, ains pour allécher le cœur ; elle a une sainte violence, non pour violer, mais pour rendre amoureuse nostre Hberté ; elle agit fortement, mais si suavement, que nostre volonté ne demeure point accablée sous une si puissante action ; elle nous presse, mais elle n'op- presse pas nostre franchise : si que nous pouvons, emmi ses forces, consentir ou résister a ses mouvemens selon qu'il nous plaist. Mais ce qui est autant admirable que véritable, c'est que quand nostre volonté suit l'attrait et consent au mouvement divin, elle le suit aussi librement comme librement elle résiste, quand elle résiste, bien que le consentement a la grâce dépende beaucoup plus de la grâce que de la volonté, et que la résistance a la grâce ne dépende que de la seule volonté : tant la main de Dieu est amiable au maniement de nostre cœur, tant elle a de dextérité pour nous communiquer sa force sans nous oster nostre liberté, et pour nous donner le mouvement de son pouvoir sans empescher celuy de nostre vouloir ; adjustant sa puissance a sa suavité en telle sorte que, comme en ce qui regarde le bien sa puissance nous donne suavement le pouvoir, aussi sa suavité maintient puissamment la liberté de nostre vouloir. Si tu sçavois le don de Dieu, dit le Sauveur a la Samaritaine*, et qui est celuy qui te dit, donne- • joan., iv, 10. moy a boire, toy mesme peut estre luy eusses de- mandé, et il t'eust donné de l'eau vive. Voyés de grâce, Theotime, le trait du Sauveur, quand il parle de ses attraitz : Si tu sçavois, veut il dire, le don de Dieu, sans doute tu serois esmeûe et attirée a demander l'eau de la vie éternelle, et peut estre que tu la demanderois ; comme s'il disoit : Tu aurois le pouvoir  128 Traitté de l'Amour de Dieu et serois provoquée a demander, et néanmoins tu ne serois pas forcée ni nécessitée ; ains seulement peut estre tu la demanderois : car ta liberté te demeureroit pour la demander ou ne la demander pas. Telles sont les paroles du Sauveur, selon l'édition ordinaire et selon * Tract. XV, § 12. la leçon de saint Augustin sur saint Jean*. En somme, « si quelqu'un disoit que nostre franc arbitre ne coopère pas, consentant a la grâce dont Dieu le prévient, ou qu'il ne peut pas rejetter la grâce et ]u3' refuser son consentement, » il contrediroit a toute l'Escriture, a tous les anciens Pères, a l'expérience, et * Sess. VI, can. iv. seroit excommunié par le sacré Concile de Trente *. Mais quand il est dit que nous pouvons rejetter l'inspi- ration céleste et les attraitz divins, on n'entend pas, certes, qu'on puisse empescher Dieu de nous inspirer ni de jetter ses attraitz en nos cœurs ; car, comme j'ay * Chap. IX, p. 118. des-ja dit*, cela se fait « en nous » et « sans nous ; » ce sont des faveurs que Dieu nous fait avant que nous y ayons pensé : il nous esveille Ihors que nous dormons, et, par conséquent, nous nous treuvons esveillés avant qu'y avoir pensé ; mais il est en nous de nous lever ou de ne nous lever pas, et bien qu'il nous ayt esveillés sans nous, il ne nous veut pas lever sans nous. Or, c'est résister au resveil que de ne se point lever et se ren- dormir, puisque on ne nous res veille que pour nous faire lever. Nous ne pouvons pas empescher que l'ins- piration ne nous pousse et, par conséquent, ne nous esbranle ; mais si, a mesure qu'elle nous pousse, nous la repoussons pour ne point nous laisser aller a son mou- vement, alhors nous résistons. Ainsy le vent ayant saisi et enlevé nos oyseaux apodes, il ne les portera guère loin s'ilz n'estendent leurs aysles et ne coopèrent, se guindans et volans en l'air auquel ilz ont esté lancés. Que si, au contraire, amorcés peut estre de quelque verdure qu'ilz voyent en bas ou engourdis d'avoir croupi en terre, au lieu de seconder le vent ilz tiennent leurs aysles pliees et se jettent derechef en bas, ilz ont voirement receu en effect le mouvement du vent, mais en vain, puisqu'ilz ne s'en sont pas prévalus. Theotime,  Livre II. Chapitre xiii. 129 les inspirations nous préviennent, et avant que nous y ayons pensé elles se font sentir, mais après que nous les avons senties, c'est a nous d'y consentir pour les seconder et suivre leurs attraitz, ou de dissentir et les repousser : elles se font sentir a nous, sans nous, mais elles ne nous font pas consentir sans nous.  CHAPITRE XIII DES PREMIERS SENTIMENS D'AMOUR QUE LES ATTRAITZ DIVINS FONT EN L'aME, AVANT QU'ELLE AYT LA FOY Le mesme vent qui relevé les apodes se prend pre- mièrement a leurs plumes, comme parties plus légères et susceptibles de son agitation, par laquelle il donne d'abord du mouvement a leurs aysles, les estendant et despliant en sorte qu'elles luy servent de prise pour saisir l'oyseau et l'emporter en l'air. Que si l'apode ainsy enlevé contribue le mouvement de ses aysles a celuy du vent, le mesme vent qui l'a poussé l'aydera de plus en plus a voler fort aysement. Ainsy, mon cher Theotime, quand l'inspiration, comme un vent sacré, vient pour nous pousser en l'air du saint amour, elle se prend a nostre volonté, et par le sentiment de quelque céleste délectation elle l'esmeut, estendant et despliant l'inclination naturelle, qu'elle a au bien, en sorte que cette inclination mesme luy serve de prise pour saisir nostre esprit : et tout cela, comme j'ay dit, se fait « en nous, sans nous, » car c'est la faveur divine qui nous prévient en cette sorte. Que si nostre esprit ainsy saintement prévenu, sentant les aysles de son inclination esmeiies, despliees, estendues, poussées et agitées par ce vent céleste, contribue tant soit peu son consentement, ah, quel bonheur, Theotime ; car la mesme inspiration et faveur qui nous a saisi, meslant 9  130 Traitté de l'Amour de Dieu son action avec nostre consentement, animant nos foibles mouvemens de la force du sien, et vivifiant nostre imbecille coopération par la puissance de son opération, elle nous aydera, conduira et accompaignera d'amour en amour, jusques a l'acte de la tressainte foy, requis pour nostre conversion. Vray Dieu, Theotime, quelle consolation de considé- rer la sacrée méthode avec laquelle le Saint Esprit respand les premiers rayons et sentimens de sa lumière et chaleur vitale dedans nos cœurs. O Jésus, que c'est un playsir délicieux de voir l'amour céleste, qui est le soleil des vertus, quand petit a petit, par des progrès qui insensiblement se rendent sensibles, il va des- ployant sa clarté sur une ame, et ne cesse point qu'il ne l'ayt toute couverte de la splendeur de sa présence, luy donnant en fin la parfaitte beauté de son jour ! O que cette aube est gaye, belle, amiable et aggreable ! Mays pourtant il est vray que, ou l'aube n'est pas jour, ou, si elle est jour, c'est un jour commençant, un jour naissant, c'est plustost l'enfance du jour que le jour mesme : et de mesme, sans doute, ces mouvemens d'amour qui précèdent l'acte de la foy requis a nostre justification, ou ilz ne sont pas amour, a proprement parler, ou ilz sont un amour commençant et impar- fait ; ce sont les premiers bourgeons verdoyans que l'ame eschauffee du soleil céleste, comme un arbre mystique, commence a jetter au printems, qui sont plustost présages de fruitz que fruitz. * Vitœ Patrum.i. I, Saint Pachome*, Ihors encor tout jeune soldat et sans c.'iv. ' ^^^°°'"' connoissance de Dieu, enroollé sous les enseignes de l'armée que Constance avoit dressée contre le tyran Maxence, vint avec la trouppe de laquelle il estoit, loger au près d'une petite ville non guère esloignee de Thebes, ou, non seulement luy, mais toute l'armée se treuva en extrême disette de vivres : ce qu'ayant en- tendu les habitans de la petite ville, qui par bonne rencontre estoyent fidelles de Jésus Christ, et par con- séquent amis et secourables au prochain, ilz prouveurent soudain a la nécessité des soldatz, mais avec tant de  Livre II. Chapitre xiii. 131 soin, de courtoisie et d'amour, que Pachome en fut tout ravi d'admiration ; et demandant quelle nation estoit celle-là, si honteuse, amiable et gracieuse, on luy dit que c'estoyent des Chrestiens ; et s'enquerant derechef quelle loy et manière de vivre estoit la leur, il apprit qu'ilz croy oient en Jésus Christ, Filz unique de Dieu, et faisoyent bien a toutes sortes de personnes, avec ferme espérance d'en recevoir de Dieu mesme une ample recompence. Helas, Theotime, le pauvre Pachome, quoy que de bon naturel, dormoit pour Ihors dans la couche de son infidélité ; et voyla que tout a coup, Dieu se treuve a la porte de son cœur, et par le bon exemple de ces Chrestiens, comme par une douce voix, il l'ap- pelle, l'esveille et luy donne le premier sentiment de la chaleur vitale de son amour ; car a peyne eut-il ouï parler, comme je viens de dire, de l'aymable loy du Sauveur, que tout rempli d'une nouvelle lumière et consolation intérieure, se retirant a part et ayant quelque tems pensé en soy mesme, il haussa les mains au ciel, et avec un profond souspir il se print a dire : « Seigneur Dieu, qui avés fait le ciel et la terre, si vous daignés jetter vos yeux sur ma bassesse et sur ma peyne et me donner connoissance de vostre Divinité, je vous prometz de vous servir, et d'obéir toute ma vie a vos commandemens. » Depuis cette prière et promesse, l'amour du vray bien et de la pieté prit un tel accrois- sement en luy, qu'il ne cessoit point de prattiquer mille et mille exercices de vertu. Il m'est advis, certes, que je voy en cet exemple un rossignol qui, se resveillant a la prime aube, commence a se secouer, s'estendre, desployer ses plumes, voleter de branche en branche dans son buisson, et petit a petit gazouiller son délicieux ramage : car n'aves-vous pas pris garde, comme le bon exemple de ces charitables Chrestiens excita et resveilla en sursaut le bienheureux Pachome ? (a) Certes, cet estonnement d'admiration qu'il  (a) [Voir la remarque (b), p. 112.]  132 Tr-\itté de l'Amour de Dieu en eut ne fut autre chose que son resveil, auquel Dieu le toucha, comme le soleil touche la terre, avec un rayon de sa clarté, qui le remplit d'un grand sentiment de playsir spirituel. C'est pourquoy Pachome se secoue des divertissemens, pour avec plus d'attention et de facilité recueiUir et savourer la grâce receue, se retirant a part pour y penser ; puis il estend son cœur et ses mains au ciel, ou l'inspiration l'attire, et commençant a des- ployer les aysles de ses affections, voletant entre la desfiance de soy mesme et la confiance en Dieu, il entonne d'un air humblement amoureux le cantique de sa conversion, par lequel il tesmoigne d'abord que des-ja il connoist un seul Dieu, Créateur du ciel et de la terre ; mais il connoist aussi qu'il ne le connoist pas encor asses pour le bien servir, et partant, il sup- phe qu'une plus grande connoissance luy soit donnée, affin qu'il puisse par icelle parvenir au parfait service de sa divine Majesté. Cependant voyes, je vous prie, Theotime, comme Dieu va doucement renforçant peu a peu la grâce de son inspiration dedans les cœurs qui consentent, les tirant après soy comme de degré en degré sur cette eschelle de Jacob. Mais quelz sont ses attraitz ? Le premier, par lequel il nous prévient et resveille, se fait par luy « en nous » et « sans nous ; » tous les autres se font aussi par luy, et « en nous, » mais non pas « sans • Gant., I, 3. nous. » TiTes-moy, dit l'Espouse sacrée *, c'est a dire, commences le premier, car je ne sçaurois m'esveiller de moy mesme, je ne sçaurois me mouvoir si vous ne m'esmouves ; mays quand vous m'aures esmeiie, alhors, o le cher Espoux de mon ame, notis courrons nous deux : vous courres devant moy en me tirant tous-jours plus avant, et moy je vous suivray a la course, consen- tant a vos attraitz ; mays que personne n'estime que vous m'allies tirant après vous comme une esclave forcée ou comme une charrette inanimée ; ah non, vous me tires a l'odeur de vos parfums. Si je vous vay suivant, ce n'est pas que vous me traisnies, c'est que vous m'allè- ches ; vos attraitz sont puissans, mays non pas violens,  Livre II. Chapitre xiv. 133 puisque toute leur force consiste en leur douceur. Les parfums n'ont point d'autre pouvoir pour attirer a leur suite que leur suavité, et la suavité, comme pourroit elle tirer sinon suavement et aggreablement ?  CHAPITRE XIV  DU SENTIMENT DE L'aMOUR DIVIN QUI SE REÇOIT PAR LA FOY (a) Quand Dieu nous donne la foy, il entre en nostre ame et parle a nostre esprit, non point par manière de discours, mais par manière d'inspiration, proposant si aggreablement ce qu'il faut croyre, a l'entendement, que la volonté en reçoit une grande complaysance, et telle qu'elle incite l'entendement a consentir et acquies- cer a la vérité, sans doute ni défiance quelconque. Et voyci la merveille : car Dieu fait la proposition des mystères de la foy a nostre ame parmi des obscurités et ténèbres, en telle sorte que nous ne voyons pas les vérités, ains seulement nous les entrevoyons ; comme il arrive quelquefois que la terre estant couverte de brouillars nous ne pouvons voir le soleil, ains nous voyons seulement un peu plus de clarté du costé ou il est, de façon que, par manière de dire, nous le voyons sans le voir, parce que d'un costé nous ne le voyons pas tant que nous puissions bonnement dire que nous le voyons, et d'autre part nous ne le voyons pas si peu que nous puissions dire que nous ne le voyons point ; et c'est ce que nous appelions entrevoir. Et néanmoins, cette obscure clarté de la foy estant entrée dans nostre esprit, non par force de discours ni par apparence d'argumens, ains par la seule suavité de sa présence.  (a) [Voir à l'Appendice.]  134 Traitté de l'Amour de Dieu elle se fait croire et obéir a l'entendement avec tant d'authorité, que la certitude qu'elle nous donne de la vérité surmonte toutes les autres certitudes du monde, et assujettit tellement tout l'esprit et tous les discours d'iceluy, qu'ilz n'ont point de crédit en comparayson. Mon Dieu, Theotime, pourrois-je bien dire ceci ? La foy est la grande amie de nostre esprit, et peut bien parler aux sciences humaines qui se vantent d'estre plus évidentes et claires qu'elle, comme l'Espouse sacrée parloit aux autres bergères : Je suis brune, mais * Gant., I, 4, 5. belle *, O discours humains, o sciences acquises, je suis brune, car je suis entre les obscurités des simples révélations, qui sont sans aucune évidence apparente, et me font paroistre noyre, me rendant presque mes- connoissable ; mais je suis pourtant belle en moy mesme a cause de mon infinie certitude, et si les yeux des mortelz me pouvoient voir telle que je suis par nature, * ibid., IV, 7. ilz me treuveroj^ent toute belle *. Mais ne faut il pas qu'en effect je sois infiniment aymable, puisque les bombres ténèbres et les espais brouillars entre lesquelz je suis, non pas veiie mais seulement entreveûe„ ne me peuvent emxpescher d'estre si aggreable, que l'esprit, me chérissant sur tout, fendant la presse de toutes autres connoissances, il me fait faire place et me reçoit comme sa reyne, dans le trosne le plus relevé qui soit en son palais, d'où je donne la loy a toute science et assujettis tout discours et tout sentiment humain ? Ouy vrayement, Theotime, tout ainsy que les chefz de l'armée d'Israël se despouillans de leurs vestemens, les mirent ensem- ble et en firent comme un trosne royal sur lequel ilz * IV Reg., IX, i.^. assirent Jehu, crians : Jehu est roy*, de mesme, a l'arrivée de la foy, l'esprit se despouille de tous discours et argumens, et les sousmettant a la foy, il la fait asseoir sur iceux, la reconnoissant comme reyne, et crie avec une grande joye : Vive la foy ! Les discours et argumens pieux, les miracles et autres avantages de la religion chrestienne, la rendent certes extrêmement croyable et connoissable ; mays la seule foy la rend creùe et reconneùe, faysant aymer la beauté de sa vérité  Livre II. Chapitre xiv. 135 et croire la vérité de sa beauté, par la suavité qu'elle respand en la volonté et la certitude qu'elle donne a l'entendement. Les Juifz virent les miracles et ouyrent les merveilles de Nostre Seigneur ; mais estans indis- posés a recevoir la foy, c'est a dire, leur volonté n'estant pas susceptible de la douceur et suavité de la foy, a cause de l'aigreur et malice dont ilz estoyent remplis, ilz demeurèrent en leur infidélité * : ilz voyoyent la * Joan., ix, uit, force de l'argument, mais ilz ne savouroyent pas la suavité de la conclusion, et pour cela ilz n'acquiesçoyent pas a sa vérité. Et néanmoins, l'acte de la foy consiste en cet acquiescement de nostre esprit, lequel ayant receu l'aggreable lumière de la vérité, il y adhère par manière d'une douce, mais puissante et solide asseu- rance et certitude, qu'il prend en l'authorité de la révélation qui luy en est faitte. Vous aves ouy dire, Theotime, qu'es Conciles géné- raux il se fait des grandes disputes et recherches de la vérité, par discours, raysons et argumens de théologie ; mays la chose estant débattue, les Pères, c'est a dire les Evesques, et spécialement le Pape qui est le chef des Evesques, concluent, resoulvent et déterminent, et la détermination estant prononcée chacun s'y arreste et y acquiesce pleinement, non point en considération des raysons alléguées en la dispute et recherche précédente, mays en vertu de l'authorité du Saint Esprit qui, pré- sidant invisiblement es Conciles, a jugé, déterminé et conclu par la bouche de ses serviteurs qu'il a estabHs Pasteurs du Christianisme. L'enqueste donq et la dis- pute se fait au parvis des prestres, entre les docteurs ; mais la resolution et l'acquiescement se fait au Sanc- tuaire, ou le Saint Esprit, qui anime le cors de l'Eglise, parle par les bouches des chefz d'icelle, selon que Nostre Seigneur l'a promis *. Ainsy l'austruche produit * Lucas, x, 16. ses œufz sur le sablon de Lybie, mays le soleil seul en fait esclorre le poussin ; et les docteurs, par leurs recher- ches et discours, proposent la vérité, mays les seulz rayons du Soleil de justice en donnent la certitude et acquiescement. Or en fin, Theotime, cette asseurance  136 Traitté de l'Amour de Dieu que l'esprit humain prend es choses révélées et mystères de la foy, commence par un sentiment amoureux de complaysance que la volonté reçoit de la beauté et suavité de la vérité proposée : de sorte que la foy comprend un commencement d'amour que nostre cœur ressent envers les choses divines.  CHAPITRE XV DU (^) GRAND SENTIMENT D'AMOUR QUE NOUS RECEVONS PAR LA SAINTE ESPERANCE  Comme estans exposés aux rayons du soleil de mydi, nous ne voyons presque pas plus tost la clarté que soudain nous sentons la chaleur, ainsy la lumière de la foy n'a pas plus tost jette la splendeur de ses vericés en nostre entendement, que tout incontinent nostre volonté sent la W sainte chaleur de l'amour céleste. La foy nous fait connoistre par une infalhble certitude que Dieu est, qu'il est infini en bonté, qu'il se peut communiquer a nous, et que non seulement il peut, ains il le veut : si que, par une ineffable douceur, il nous a préparés tous les moyens requis pour parvenir au bonheur de la gloire immortelle (c). Or, nous avons une inclination naturelle au souverain bien, en suite de  (a) d'un (b) la — TvitaleJ (c) communiquer a nous — par grâce et par gloire ; que non seulement il peut, ains il veut nous donner et la grâce et la gloire. Mays quelle grâce et quelle gloire ? La grâce de son amour pour la vie présente, et l'amour avec jouissance éternelle de son infinie bonté pour la vie future ; et que cette ineffable douceur nous a préparés tous les moyens requis pour parvenir au bonheur de cette gloire immortelle, de sorte qu'il soit en nostre pouvoir d'employer ces moyens, et d'obtenir par iceux ce souverain bien.  Livre II. Chapitre xv. 137 laquelle nostre cœur a un certain intime empressement et une continuelle inquiétude, sans pouvoir en sorte quelcomque s'accoiser, ni cesser de tesmoigner que sa parfaite satisfaction et son solide contentement luy manque. Mays quand la sainte foy a représenté a nostre esprit ce bel object de son inclination naturelle, o vray Dieu, Theotime (d)^ quel ayse, (e) quel playsir, quel tressaillement universel de nostre ame ! laquelle alhors, comme toute surprise a l'aspect d'une si excellente beauté, s'escrie d'amour : que vous estes beau, tnon Bienaymé, que vous estes beau * / * Cant., i, 15, iv, i. Eliezer cherchoit une espouse pour le filz de son maistre Abraham : que sçavoit-il s'il la treuveroit belle et gracieuse comme il la desiroit ? Mays quand il l'eut treuvee a la fontaine, qu'il la vid si excellente en beauté et si parfaite en douceur, mais sur tout quand on la luy eut accordée, il en adora Dieu et le bénit, avec des actions de grâces pleynes de joye nompareille*. Le "cœur * Gen., xxiv. humain tend a Dieu par son inclination naturelle, sans sçavoir bonnement quel il est ; mais quand il le treuve a la fontaine de la foy, et qu'il le void si bon, si beau, si doux et si débonnaire envers tous, et si disposé a se (*) donner comme souverain bien a tous ceux qui le veulent, o Dieu, que de contentemens et que de sacrés mouve- mens en l'esprit, pour s'unir a jamais a cette bonté si souverainement aymable ! J'ay en fin treuvé, dit l'ame ainsy touchée*, j'ay treuvé ce que je desirois, et je *Cant.,ni,4. suis maintenant contente. Et comme Jacob ayant veu la belle Rachel, après l'avoir saintement baysee, fondoit en larmes de douceur pour le bonheur qu'il ressentoit d'une si désirable rencontre *, de mesme nostre pauvre * Gen., xxix, 9-11. cœur ayant treuvé Dieu et receu d'iceluy le premier bayser de la sainte foy, il se fond par après en suavité  (d) Philothee (e) [Le bas du feuillet autographe étant coupé, les huit lignes suivantes manquent dans le Ms., ainsi que les lignes 9-17, p. 138, et les quatre dernières de ce chapitre.] (f) a se — [rendre]  138 Traitté de l'Amour de Dieu d'amour, pour le bien infini qu'il void d'abord en cette souveraine beauté. (g) Nous sentons quelquefois de certains contentemens qui viennent comme a l'improuveue, sans aucun sujet apparent, et ce sont souvent des présages de quelque plus grande joye W : dont plusieurs estiment que nos bons Anges, prevoyans les biens qui nous doivent adve- nir, nous en donnent ainsy des presentimens ; comme au contraire ilz nous donnent des craintes et frayeurs emmi les perilz inconneuz, afftn de nous faire invoquer Dieu et demeurer sur nos gardes. Or quand le bien présagé nous arrive, nos cœurs le reçoivent a bras ouvertz, et se ramentevant l'ayse qu'ilz avoyent eu sans en sçavoir la cause, ilz connoissent seulement alhors que c'estoit comme un avant coureur du bonheur advenu. Ainsy, mon cher Theotime, nostre cœur ayant eu si longuement incUnation a son souverain bien, il ne sçavoit a quoy ce mouvement tendoit ; mais si tost que la foy le luy a monstre, alhors il void bien (') que c'estoit cela que son ame requeroit, que son esprit cherchoit et que son inchnation regardoit. Certes, ou que nous veuilhons ou que nous ne veuillions pas, nostre esprit tend au souverain bien : mays qui est ce souverain bien ? Nous ressemblons a ces bons Athéniens qui (J) faysoient sacrifice au vray Dieu, lequel néanmoins leur estoit inconneu, jusques a ce que le grand saint • Act., XVII, 23. Paul leur en annonça la connoissance* : car ainsy nostre cœur, par un profond et secret instinct, tend en toutes ses actions et prétend a la félicité, et la va cherchant ça et la, comme a tastons, sans sçavoir toutefois ni ou elle réside ni en quoy elle consiste, jusques a ce que la foy la luy monstre et luy en descrit les merveilles  (g) fil arrive quelquefois que, sans aucun sujet apparent, nous sentons une joye et un certain contentement.. .J (h) joye — [qui nous doit arriver] (i) il void bien, — fce pauvre cœurj (j) qui — fimmoloyent au Dieu inconneu, ne sachant de quelle condition il estoit, ce Dieu...J  Livre II. Chapitre xvt. 139 infinies : et Ihors ayant treuvé le trésor qu'il cherchoit, helas, quel contentement a ce pauvre cœur humain, quelle joye, quelle complaysance d'amour ! Hé, je l'ay rencontré, Celuy que mon ame cherchoit* sans le * Cant.,111,4. connoistre ; o que ne sçavois-je (i^) a quoy tendoyent mes prétentions quand rien de tout ce que je pretendois ne me contentoit, parce que je ne sçavois pas ce que, en effect, je pretendois ! Je pretendois d'aymer, et ne connoissois pas ce qu'il failloit aymer ; et partant, ma prétention ne treuvant pas son véritable amour, mon amour estoit tous-jours en une véritable mais inconneiie prétention : j'avois bien asses de presentiment d'amour pour me faire prétendre, mays je n'avois pas asses de sentiment de la bonté qu'il failloit aymer, pour exercer l'amour.  CHAPITRE XVI COMME l'amour SE PRATTlQUE EN L'ESPERANCE L'entendement humain estant donq convenablement appHqué a considérer ce que la foy luy représente de son souverain bien, soudain la volonté conçoit une extrême complaysance en ce divin object, lequel, pour Lhors absent, fait naistre un désir très ardent de sa présence ; dont l'ame s'escrie saintement : Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche* ! * Cant., i, i. C'est a Dieu que je souspire, C'est Dieu que mon cœur désire*. * ubi infra. Et comme l'oyseau auquel le fauconnier oste le chape- ron, ayant la proye en veiie s'eslance soudain au vol, (k) sçavois-je, — [mon Seigneur.J  140 Traitté de l'Amour de Dieu et s'il est retenu par les longes se débat sur le poing avec une ardeur extrême, de mesme la foy nous ayant osté le voile de l'ignorance et fait voir nostre souverain bien, lequel néanmoins nous ne pouvons encor possé- der, retenus par la condition de cette vie mortelle, helas, Theotime, nous le desirons alhors : de sorte que Les cerfz long tems pourchassés, Fuyans pantois et lassés, Si fort les eaux ne désirent, Que nos cœurs, d'ennuis pressés. Seigneur, après toy souspirent. Nos âmes, en languissant D'un désir tous-jours croissant. Crient : helas ! quand sera-ce, O Seigneur Dieu tout puissant, Ps. xLi I 2. S^^ ^''^ yeux verront ta face* ? Ce désir est juste, Theotime, car qui ne desireroit un bien si désirable ? mais ce seroit un désir inutile, ains qui ne serviroit que d'un continuel martyre a nostre cœur, si nous n'avions asseurance de le pouvoir un jour assouvir. Celuy qui, pour le retardement de ce bonheur, protestoit que ses larmes luy estoyent un pain ordi- naire nuit et jour, tandis que son Dieu luy estoit absent, et que ses adversaires l'enqueroyent, ou est 'ibid., t- 3- ton Dieu* ? helas, qu'eust il fait s'il n'eust eu quelque sorte d'espérance de pouvoir une fois jouir de ce bien après lequel il souspiroit ? Et la divine Espouse va toute esploree et alangourie d'amour, dequoy elle ne treuve » Gant. V, 8. pas si tost le Bienaymé qu'elle cherche* : l'amour du Bienaymé avoit créé en elle le désir, le désir avoit fait naistre l'ardeur du pourchas, et cette ardeur luy causoit la langueur, qui eust anéanti et consumé son pauvre cœur si elle n'eust eu quelqu'esperance de rencontrer en fin ce qu'elle pourchassoit. Ainsy donques, affin que l'inquiétude et la douloureuse langueur que les effortz de l'amour désirant causeroient en nos espritz, ne nous portast a quelque défaillance de courage et ne nous redu'sist au desespoir, le mesme Bien souverain qui  Livre II. Chapitre xvi. 141 nous incite a le désirer si fortement, nous asseure aussi que nous le pourrons obtenir fort aysement, par mille et mille promesses qu'il nous en a faittes en sa ParoUe et par ses inspirations, pourveu que nous veuillions em- ployer les moyens qu'il nous a préparés et qu'il nous offre pour cela. Or ces promesses et asseurances divines, par une mer- veille particulière, accroissent la cause de nostre inquié- tude, et a mesure qu'elles augmentent la cause, elles ruinent et destruisent les effectz, Ouy certes, Theotime, parce que l'asseurance que Dieu nous donne que le Pa- radis est pour nous, fortifie infiniment le désir que nous avions d'en jouir, et néanmoins affoiblit, ains anéantit tout a fait le trouble et l'inquiétude que ce désir nous apport oit ; de sorte que nos cœurs, par les promesses sacrées que la divine Bonté nous a faites, demeurent tout a fait accoisés. Et cet accoisement est la racine de la tressainte vertu que nous appelions espérance, car la volonté, asseuree par la foy qu'elle pourra jouir de son souverain bien usant des moyens a ce destinés, elle fait deux grans actes de vertu : par l'un, elle attend de Dieu la jouissance de sa souveraine bonté, et par l'autre, elle aspire a cette sainte jouissance. Et de vray, Theotime, entre espérer et aspirer il y a seulement cette différence : que nous espérons les choses que nous attendons, par le moyen d'autruy, et nous aspi- rons aux choses que nous prétendons, par nos propres moyens, de nous mesmes ; et d'autant que nous parve- nons a la jouissance de nostre souverain bien qui est Dieu, premièrement et principalement par sa faveur, grâce et miséricorde, et que néanmoins cette mesme miséricorde veut que nous coopérions a sa faveur, con- tribuans la foiblesse de nostre consentement a la force de sa grâce, partant, nostre espérance est aucunement meslee d'aspirement : si que nous n'espérons pas tout a fait sans aspirer, et n'aspirons jamais sans tout a fait espérer ; en quoy l'espérance tient tous-jours le rang principal, comme fondée sur la grâce divine, sans la- quelle, tout ainsy que nous ne pouvons pas seulement  142 Tr-\itté de l'Amour de Dieu II Cor., III, 5. penser a nostre souverain bien * selon qu'il convient pour y parvenir, aussi ne pouvons-nous jamais sans icelle y aspirer comme il faut pour l'obtenir. L'aspirement donques est un rejetton de l'espérance, comme nostre coopération l'est de la grâce : et tout ainsy que ceux qui veulent espérer sans aspirer seront rejettes comme couards et negligens, de mesme ceux qui veulent aspirer sans espérer sont téméraires, inso- lens et présomptueux. Mais quand l'espérance est suivie de l'aspirement, et qu'esperans nous aspirons et aspi- rans nous espérons, alhors, cher Theotime, l'espérance se convertit en un courageux dessein par l'aspirement, et l'aspirement se convertit en une humble prétention par l'espérance, esperans et aspirans selon que Dieu nous inspire. Mais cependant, et l'un et l'autre se fait par cet amour désirant qui tend a nostre souverain bien, lequel, a mesure qu'il est plus asseurement espéré, est aussi tous-jours plus aymé ; ains l'espérance n'est autre chose que l'amoureuse complaysance que nous avons en l'attente et prétention de nostre souverain bien. Tout y est d'amour, Theotime : soudain que la foy m'a monstre mon souverain bien, je l'ay aymé ; et parce qu'il m'estoit absent, je l'ay désiré; et d'autant que j'ay sceu qu'il se vouloit donner a moy, je l'ay derechef plus ardemment aymé et désiré, car aussi sa bonté est d'autant plus ay- mable et désirable qu'elle est plus disposée a se commu- niquer. Or, par ce progrès, l'amour a converti son désir en espérance, prétention et attente, si que l'espérance est un amour attendant et prétendant ; et parce que le bien souverain que l'espérance attend, c'est Dieu, et ou'elle ne l'attend aussi que de Dieu mesme, auquel et par lequel elle espère et aspire, cette sainte vertu d'espé- rance aboutissante de toutes pars a Dieu, est, par consé- quent, une vertu divine ou theologique.  Livre II. Chapitre xvii. 143  CHAPITRE XVII QUE l'amour d'espérance EST FORT BON QUOY qu'imparfait  L'amour que nous prattiquons en l'espérance, Theo- time, va certes a Dieu, mays il retourne a nous ; il a son regard en la divine Bonté, mays il a de l'esgard a nostre utilité ; il tend a cette suprême perfection, mays il pré- tend nostre satisfaction : c'est a dire, il ne nous porte pas en Dieu parce que Dieu est souverainement bon en soy mesme, mais parce qu'il est souverainement bon envers nous mesmes ; ou, comme vous voyes, il y a du nostre et du nous mesme ; et partant, cet amour est voi- rement amour, mais amour de convoitise et intéressé. Je ne dis pas, toutefois, qu'il revienne tellement a nous, qu'il nous fasse aymer Dieu seulement pour l'amour de nous : o Dieu, nenny ; car l'ame qui n'aymeroit Dieu que pour l'amour d'elle mesme, establissant la fin de l'amour qu'elle porte a Dieu en sa propre commodité, helas, elle commettroit un extrême sacrilège. Si une femme n'aymoit son mari que pour l'amour de son valet, elle aymeroit son mari en valet et son valet en mari ; l'ame aussi qui n'ayme Dieu que pour l'amour d'elle mesme, elle s'ayme comme elle devroit aymer Dieu, et elle ayme Dieu comme elle se devroit aymer elle mesme. Mais il y a bien de la différence entre cette parole : j'ayme Dieu pour le bien que j'en attens, et celle cy : je n'ayme Dieu que pour le bien que j'en attens ; comme aussi c'est chose bien diverse de dire : j'ayme Dieu pour moy, et dire : j'ayme Dieu pour l'amour de moy. Car quand je dis : j'ayme Dieu pour moy, c'est comme si je disois : j'ayme avoir Dieu, j'ayme que Dieu soit a moy, qu'il soit mon souverain bien ; qui est une sainte  144 TraittE de l'Amour de Dieu affection de l'Espouse céleste, laquelle cent fois proteste par excès de complaysance : Mon Bienaymé est tout mien, et moy je suis toute sienne, il est a moy et je ♦Gant., II, i6, VI, 2, suis u luy* ; mais dire : i'avTne Dieu pour l'amour de VII, lO. , ^ .",..,, moy mesme, c est comme qui diroit : 1 amour que ]e me porte est la fin pour laquelle j'ayme Dieu, en sorte que l'amour de Dieu soit dépendant, subalterne et inférieur a l'amour propre que nous avons envers nous mesmes ; qui est une impieté nompareille. Cet amour donq que nous appelions espérance, est un amour de convoitise, mais d'une sainte et bien ordonnée convoitise, par laquelle nous ne tirons pas Dieu a nous ni a nostre utilité, mays nous nous joignons a luy comme a nostre finale félicité. Nous nous aymons ensemble- ment avec Dieu par cet amour, mays non pas nous pré- férant ou esgalant a luy en cet amour ; l'am-our de nous mesmes est meslé avec celuy de Dieu, mays celuy de Dieu surnage ; nostre amour propre y entre voirement, mais comme simple motif, et non comme fin principale ; nostre interest y tient quelque lieu, mays Dieu y tient le rang principal. Ouy, sans doute, Theotime, car quand nous aymons Dieu comme nostre souverain bien, nous l'aymons pour une qualité par laquelle nous ne le rap- portons pas à nous, mais nous a luy ; nous ne sommes pas sa fin, sa prétention ni sa perfection, ains il est la nostre ; il ne nous appartient pas, mais nous luy appar- tenons ; il ne dépend point de nous, ains nous de luy ; et en somme, par la qualité de souverain bien, pour la- quelle nous l'aymons, il ne reçoit rien de nous, ains nous recevons de luy ; il exerce envers nous son affluence et bonté, et nous prattiquons nostre indigence et disette : de sorte que, aymer Dieu en tiltre du souverain bien, c'est rajnner en tiltre honnorable et respectueux, par lequel nous l'advoiions estre nostre perfection, nostre repos et nostre fin, en la jouissance de laquelle consiste nostre bonheur. Il y a des biens desquelz nous nous servons en les employant, comme sont nos esclaves, nos serviteurs, nos chevaux, nos habitz ; et l'amour que nous leur  Livre II. Chapitre xvii. 145 portons est un amour de pure convoitise, car nous ne les aymons pas que pour nostre prouffit. Il y a des biens desquelz nous jouissons, mais d'une réciproque et mutuellement esgale jouissance, comme nous faysons de nos amis ; car l'amour que nous leur portons entant qu'ilz nous rendent du contentement, est voirement amour de convoitise, mais convoitise honneste par laquelle ilz sont a nous et nous également a eux, ilz nous appartiennent, et nous pareillement leur appar- tenons. Mais il y a des biens dont nous jouissons d'une jouissance de dépendance, participation et sujettion, comme nous faysons de la bienveuillance de nos pas- teurs, princes, père, mère, ou de leur présence et faveur : car l'amour que nous leur portons est aussi, certes, amour de convoitise, quand nous les aymons entant qu'ilz sont nos princes, nos pasteurs, nos pères, nos mères, puisque ce n'est pas la qualité de pasteur, ni de prince, ni de père, ni de mère, qui nous les fait aymer, ains parce qu'ilz sont telz en nostre endroit et a nostre regard ; mays cette convoitise est un amour de respect, de révérence, d'honneur ; car nous aymons, par exemple, nos pères, non parce qu'ilz sont nostres, mays parce que nous sommes a eux. Et c'est ainsy que nous aymons et convoitons Dieu par l'espérance : non afïin qu'il soit nostre bien, mais parce qu'il l'est ; non afïin qu'il soit nostre, mais parce que nous sommes siens ; non comme s'il estoit pour nous, mais d'autant que nous sommes pour luy. Et notés, Theotime, qu'en cet amour ici, la rayson pour laquelle nous aymons, c'est a dire pour laquelle nous appliquons nostre cœur a l'amour du bien que nous convoitons, c'est parce que c'est nostre bien ; mais la rayson de la mesure et quantité de cet amour, dépend de l'excellence et dignité du bien que nous aymons. Nous aymons nos bienfacteurs, parce qu'ilz sont telz envers nous ; mais nous les aymons plus ou moins, selon qu'ilz sont ou plus grans ou moindres bienfacteurs. Pourquoy donq aymons-nous Dieu, Theo- time, de cet amour de convoitise ? parce qu'il est nostre  î^ô Traitté de l'Amour de Dieu bien. Mays pourquoy l'aymons nous souverainement ? parce qu'il est nostre bien souverain. Or, quand je dis que nous aymons souverainement Dieu, je ne dis pas que nous l'aymions pour cela du souverain amour, car le souverain amour n'est qu'en la charité ; mais en l'espérance l'amour est imparfait, parce qu'il ne tend pas a sa bonté infinie entant qu'elle est telle en elle mesme, ains seulement entant qu'elle nous est telle : et néanmoins, parce qu'en cette sorte d'amour il n'y a point de plus excellent motif que celuy qui provient de la considération du souverain bien, nous disons que par iceluy nous aymons souverainement, quoy qu'en vérité nul, par ce seul amour, ne puisse ni observer les commandemens de Dieu ni avoir la vie éternelle, parce que c'est un amour qui donne plus d'affection que d'effect, quand il n'est pas accompagné de la charité.  CHAPITRE XVIII (a) QUE l'amour se PRATTIQUE EN LA PENITENCE ET PREMIEREMENT, (b) QU'iL Y A DIVERSES SORTES DE PENITENCES  La pénitence, a parler généralement, est une repen- tance par laquelle on rejette et déteste le péché qu'on a commis, avec resolution de reparer, autant que l'on peut, l'offense et injure faite a celuy contre lequel on a péché, (c) Et j'ay enclos en la pœnitence le propos de  (a) [Voir à l'Appendice le Ms.(A) qui se rapporte à ce chapitre et au suivant.] (b) ET PREMIEREMENT, [QUE LA PŒNITENCE SANS L'aMOUR EST IMPARFAITE... COMME l'amour SE PRATIQUE EN LA PŒNITENCE. J (c) on a péché. — [Et quant a la réparation, la pœnitence n'est pas pœni- tence si la repentance ne nous...J  Livre II. Chapitre xviii.  147  reparer l'offence, parce que la repentance ne déteste pas asses le mal quand elle laisse volontairement subsister son principal effect, qui est l'offence et l'injure : or, elle le laisse subsister, tandis que le pouvant en quelque sorte reparer elle ne le fait pas. Je laisse a part maintenant la pénitence de plusieurs payens, lesquelz, comme Tertulien tesmoigne *, en • De Pœnit., c. i. avoyent entre eux quelque apparence, mais si vaine et inutile que m.esme quelquefois ilz faysoyent pœnitence d'avoir bien fait ; car je ne parle que de la pœnitence vertueuse, laquelle, selon les differens motifs desquelz elle provient, est aussi de diverses espèces. Il y en a, certes, une qui est purement morale et humaine : comme fut celle d'Alexandre le Grand, lequel ayant tué son cher Clitus i^) cuyda se laisser mourir de faim, tant la force de la pœnitence fut grande, dit Ciceron* ; et celle d'Alcibiades, qui, convaincu par Socrates de n'estre pas sage, se print a pleurer amèrement, triste et affligé de n'estre pas ce qu'il devoit estre, dit saint Augustin *. Aussi Aristote, reconnoissant cette sorte de pénitence, asseure * que l'intempérant, lequel de propos dehberé s'adonne aux voluptés, « est tout a fait incorrigible, parce qu'il ne se sçauroit repentir, et celuy qui est sans pénitence est incurable. » (e) Certes, Seneque, Plutarque* et les Pytagoriciens**, qui recommandent tant l'examen de conscience, et sur tout le premier, qui parle si vivement du trouble que le remors intérieur excite en l'ame*, ont entendu sans doute qu'il y avoit une repentance ; et quant au sage Epictete, il descrit si bien * la reprehension que nous devons prattiquer envers nous mesmes, qu'on ne sçauroit presque mieux dire. Il y a encor une autre pœnitence qui est voirement morale, mais religieuse pourtant, et en certaine façon  *Tusc.Disp., 1. IV, c XXXVII.  * De Civit. Dei, 1. XIV, c. VIII. *Ethic. ad Nicom., 1. VII, c. VII.  * De Profectu m virtute sentiendo. ** Apud Epictetum, vide infra. *De Ira, I. III, c. xxxvi;Epist.xcvii. * Enchiridion, pas- siin ; et vide infra  (d) Clitus — \se vouloit faire] (e) [Le bas du feuillet autographe étant coupé, les quatorze lignes sui- vantes manquent dans le Ms., ainsi que les ligues 9-15, p. i49-]  1^8 Traitté de l'Amour de Dieu divine, d'autant qu'elle procède de la connoissance naturelle que l'on a d'avoir offencé Dieu en péchant ; car en vérité plusieurs philosophes ont sceu qu'on faisoit chose aggreable a la Divinité de vivre vertueusement, et que, par conséquent, on l'offençoit en vivant vitieu- sement. Le bon homme Epictete fait un souhait de mourir en vray Chrestien (comme il est fort probable «Lesproposd'Epic- qu'aussi fit il), et, entre autres choses, il dit* qu'il seroit Si-'^^iv.c'l^xf.'^' content s'il pouvoit en mourant eslever ses mains a Dieu et luy dire : « Je ne vous ay point, quant a ma * ibid., 1. 1, c. XIV. part, fait de deshonneur ; » et de plus, il veut * que son philosophe face un serment admirable a Dieu de ne jamais désobéir a sa divine Majesté, ni blasmer ou accuser chose quelconque qui arrive de sa part, ni de * Superius, in eod. s'cu plaindre en façon que ce soit ; et ailleurs * il ensei- •^^P^^^- gne que Dieu et « nostre bon Ange (i) » sont presens a nos actions. Vous voyes donq bien, Theotime (f), que ce Philosophe, Ihors encor payen, connoissoit que le péché offençoit Dieu, comme la vertu l'honnoroit, et que par conséquent il vouloit qu'on s'en repentist, puisque mesme il ordonnoit que l'on fist l'examen de conscience au soir, en faveur (g) duquel, avec Pitagore, il fait cet advertissement : « Si vous aves mal fait, tances vous aigrement ; * Ibid., 1. III, c. X, Si vous aves bien fait, ayes contentement*. » 1. IV, c. VI. Or cette sorte de repentance, attachée a la science et dilection de Dieu que la nature peut fournir, estoit une dépendance de la religion morale ; mays comme la rayson naturelle a donné plus de connoissance que d amour aux philosophes, qui ne l'ont pas glorifié t^) a  (f) Philothee (g) au soir, — avant le sommeil, au bout (h) glorifié — fcomm'il estoit convenable...] (i) Dom Jean de Saint-François traduit ainsi le SaljjLwv (gcMiMs) d'Epictète,  Livre II. Chapitre xviii. 149 proportion de la notice qu'ilz en avoyent *, aussi la * Rom., i, 21. nature a fourni plus de lumière pour faire entendre combien Dieu estoit offencé par le péché, que de cha- leur pour exciter le repentir requis a la réparation de l'offence. (i) Néanmoins, bien que la pénitence religieuse ayt en quelque façon esté reconnetie par quelques uns des philosophes, si est ce que c'a esté si rarement et foible- ment, que ceux qui ont eu la réputation d'estre les plus vertueux d'entre eux, c'est a dire les Stoïciens, ont asseuré que l'homme sage ne s'attristoit jamais : dequoy ilz ont fait une maxime autant contraire a la rayson que la proposition sur laquelle ilz la fondoyent estoit contraire a l'expérience, a sçavoir, que l'homme sage ne pechoit point*. * vide supra, 1. i, Nous pouvons donq bien dire, mon cher Theotime (J), que la pœnitence est une vertu toute chrestienne, puis- que d'un costé elle a esté si peu conneiie entre les payens, et de l'autre elle est tellement reconneûe parmi les vrays Chrestiens qu'en icelle consiste une grande partie de la philosophie evangelique, selon laquelle quicomque dit qu'il ne pèche point est insensé *, et qui- ♦ i Joan., i, 8, 10. comque croid de remédier a son péché sans pœnitence, il est forcené ; car c'est W l'exhortation des exhortations de Nostre Seigneur : Faites pénitence*. Or, voyci une *Matt.,iii,2,iv,i7 briefve description du progrès de cette vertu : Nous entrons en une profonde appréhension dequoy, entant qu'en nous est, nous offençons Dieu par nos péchés, le mesprisant et deshonnorant, luy des-obeis- sant et nous rebellant a luy ; lequel aussi, de son costé, s'en tient pour offencé, irrité et mesprisé, desagreant, reprouvant et abominant l'iniquité. De cette véritable appréhension naissent plusieurs motifs qui, ou tous,  (i) [Parmi tout cela, Philothee...J (j) ma chère Philothee (k) forcené. — [Or, cette vertu chrestienne est de deux espèces ;J car c'est [la maxime des maximes au Christianisme... entre les Chrestiens... entre nous...j  150 Traitté de l'Amour de Dieu ou plusieurs ensemble, ou chascun en particulier, nous peuvent porter a la repentance. Car nous considérons parfois que Dieu, qui est offencé, a establi une punition rigoureuse en enfer pour les pécheurs, et qu'il les privera du Paradis préparé aux gens de bien. Or, comme le désir du Paradis est extrêmement honnorable, aussi la crainte de le perdre est grandement prisable ; et non seulement cela, mais le désir du Paradis estant fort estimable, la crainte de son contraire, qui est l'enfer, est bonne et louable. Hé, qui ne craindroit une si grande perte et une si grande peine ! Et cette double crainte, dont l'une est servile et l'autre mercenaire, nous porte grandement a nous repentir des péchés par lesquelz nous les avons encou- rues ; et a cet effect, en la sacrée Parole, cette crainte nous est cent fois et cent fois (i) intimée. D'autres fois, nous (°^) considérons la laideur et la mahce du péché, selon que la foy nous l'enseigne ; comme par exemple, que par iceluy la ressemblance et image de Dieu que nous avons, est barbouillée et desfiguree, la dignité de nostre esprit deshonnoree, que nous sommes rendus semblables aux bestes insensées, que nous avons violé nostre devoir envers le Créateur du monde, et perdu le bien de la société des Anges pour nous associer et assujettir au diable, nous rendans esclaves de nos passions et renversans l'ordre de la rayson, off encans nos bons Anges a qui nous sommes tant obligés. Quelquefois encor nous sommes provoqués a pœni- tence par la beauté de la vertu, qui nous donne autant de biens que le péché nous cause de maux : et de plus, nous y sommes maintefois excités par l'exemple des Saintz ; car, qui eut jamais peu voir les exercices de l'incomparable pœnitence de Magdeleine, de Marie -^giptiaque ou des penitens du monastère surnommé  (1) nous est cent — et cent fois (m) nous — [sommes attentifs...]  Livre II. Chapitre xix. 151 Prison, dont saint Jean Clymacus a fait la description*, * Scaia Paradisi, sans estre esmeu a se repentir de ses péchés, puisque ^^ ^^ ^' la seule lecture de l'histoire y provoque ceux qui ne sont pas du tout hébétés ?  CHAPITRE XIX  QUE LA PENITENCE SANS L'AMOUR EST IMPARFAITE  Or, tous ces motifs nous sont enseignés par la foy et religion Chrestienne, et partant, la pénitence qui en provient est grandement louable, quoy qu'imparfaite. EUe est a la vérité louable, car ni la. (a) Sainte Escriture ni l'EgHse ne nous exciteroient pas par telz motifs, si la pœnitence qui en provient n'estoit bonne ; et on void manifestement que c'est chose grandement raysonnable de se repentir du péché pour ces (t») considérations, ains qu'il est impossible de ne se repentir pas, a qui les considère attentivement : mays pourtant c'est une pœni- tence, certes, imparfaite, d'autant que (c) l'amour divin n'y entre encor point. Hé, ne voyes vous pas, Theo- time (d), que toutes ces repentances se font pour l'inte- rest de nostre ame, de sa fehcité, de sa beauté intérieure, de son honneur, de sa dignité, et, en un mot, pour l'amour de nous mesmes, mais amour néanmoins légi- time, juste et bien réglé. Et prenes garde que je ne dis pas que ces repentances rejettent l'amour de Dieu, mais je dis seulement qu'elles  (a) car — la (b) pour ces — [espèces de sujets...] (c) que — [le motif parfait de] (d) Philothee  152 Traitté de l'Amour de Dieu ne le comprennent pas ; elles ne le repoussent pas, mais (e) elles ne le contiennent pas ; elles ne sont pas contre luy, mais elles sont encor sans luy ; il n'en est pas forclos, mais il n'y est pas non plus enclos. La volonté qui embrasse le bien, simplement, est fort bonne, mais si (^) elle l'embrasse en rejettant le mieux, elle est certes desreglee, non pas acceptant l'un, mais en repoussant l'autre : ainsy, le vœu de donner (s) aujourd'huy l'aumosne est bon, mais le vœu de ne la donner qu'aujourd'huy seroit mauvais, parce qu'il for- clorroit le mieux, qui est de la donner aujourd'huy et demain et tous-jours, quand on pourra. C'est bien fait, certes, et cela ne se peut nier, de se repentir de ses péchés pour éviter la peine de l'enfer et obtenir le Paradis ; mais qui prendroit resolution de ne se vouloir jamais repentir pour aucun autre sujet, il forclorroit volontairement le mieux, qui est de se repentir pour l'amour de Dieu, et commettroit un grand péché. Et qui seroit le père qui ne treuvast mauvais que son filz le voulust voirement servir, mais non jamais avec amour ou par amour ? Le commencement des choses bonnes est bon, le progrès est meilleur, et la fin est très bonne : toutefois, le commencement est bon en quahté de commencement, et le progrès en qualité de progrès ; mays de vouloir finir l'œuvre par le commencement, ou au progrès, c'est renverser l'ordre. L'enfance est bonne, mais si on ne vouloit jamais estre qu'enfant, cela seroit mauvais, car ♦is., Lxv, 20. l'enfant de cent ans* est mesprisé. De commencer d'apprendre, cela est fort loiiable, mais qui commence- roit en intention de ne jamais se perfectionner, il feroit contre toute rayson. La crainte et les autres motifs de  (e) mais — aussi (f) mais si — [embrassant le bien,] (g) ainsy, — proposer de jeusner un jour est une chose bonne, mais résoudre de n'en jeusner qu'un est chose mauvaise ; bon de vouloir prier une fois le jour, mais de vouloir ne prier qu'une fois c'est mal ; faire vœu de donner [Fin du fragment de ce chapitre.]  Livre II. Chapitre xx. 153 repentance dont nous avons parlé sont bons pour (i) le commencement de la sagesse chrestienne, qui consiste en la pœnitence ; mais qui voudroit, de propos délibéré, ne point parvenir a l'amour, qui est la perfection de la pœnitence, il offenceroit grandement Celuy qui a tout destiné a son amour, comme a la fin de toutes choses. Conclusion : la repentance qui forclost l'amour de Dieu est infernale, pareille a celle des damnés ; la repentance qui ne rejette pas l'amour de Dieu, quoy qu'elle soit encor sans iceluy, est une bonne et désirable repentance, mais imparfaite, et qui ne peut nous donner le salut jusques a ce qu'elle ayt atteint a l'amour et qu'elle se soit meslee avec iceluy : si que, comme le grand Apostre a dit f que s'il donnoit son cors a * i cor., xm, 3. brusler et tous ses biens aux pauvres, sans avoir la charité, cela luy seroit inutile, aussi pouvons-nous dire en vérité, que quand nostre pénitence seroit si grande que sa douleur fist fondre nos yeux en larmes et fendre nos cœurs de regret, si nous n'avons pas le saint amour de Dieu tout cela ne nous serviroit de rien pour la vie éternelle.  CHAPITRE XX COMME LE MESLANGE d'aMOUR ET DE DOULEUR SE FAIT EN LA CONTRITION  La nature, que je sache, ne convertit jamais le feu en eau, quoy que plusieurs eaux se convertissent en feu ; mais Dieu le fit pourtant une fois par miracle : car, ainsy qu'il est escrit au Livre des Machabees*, Ihors *^Lib. 11,0.1,19-22. que les enfans d'Israël furent conduitz en Babylone du (i) Il a été jugé bon de substituer pour a la préposition par qui se lit dans la première édition.  154 Traitté de l'Amour de Dieu tems de Sedecias, les prestres, par l'advis de Hieremie, cachèrent le feu sacré en une vallée, dans un puits sec, et au retour, les enfans de ceux qui avoyent ainsi caché le feu l'allerent chercher, selon ce que leurs pères leur avoyent enseigné ; et ilz le treuverent converti en une eau fort espaisse, laquelle estant tirée par eux et res- pandue sur les sacrifices, selon que Nehemias l'ordon- noit, soudain que les rayons du soleil l'eurent touchée, elle fut convertie en un grand feu. Theotime, parmi les tribulations et regretz d'une vive repentance. Dieu met bien souvent dans le fond de nostre cœur le feu sacré de son amour ; puis cet amour se convertit en l'eau de plusieurs larmes, lesquelles, par un second changement, se convertissent en un autre plus grand feu d'amour. Ainsy, la célèbre amante repentie ayma premièrement son Sauveur, et cet amour se convertit en pleurs, et ces pleurs en un amour excel- lent : dont Nostre Seigneur dit que plusieurs péchés luy estoyent remis, parce qu'elle avoit beaucoup * Lucœ, VII, 47. aymé*. Et comme nous voyons que le feu convertit le vin en une eau que presque par tout on appelle eau de vie, laquelle conçoit et nourrit si aysement le feu que pour cela on la nomme aussi, en plusieurs endroitz, ardente, de mesme la considération amoureuse de la Bonté laquelle estant souverainement aymable a esté offencee par le péché, produit l'eau de la sainte péni- tence ; puis, de cette eau provient réciproquement le feu de l'amour divin, dont on la peut proprement appeller eau de vie, et ardente : elle est certes une eau en sa substance, car la pénitence n'est autre chose qu'un vray desplaysir, une réelle douleur et repentance ; mais elle est néanmoins ardente, parce qu'elle contient la vertu et propriété de l'amour, comme provenue d'un motif amoureux, et par cette propriété elle donne la vie de la grâce. C'est pourquoy la parfaite pœnitence a deux effectz differens : car, en vertu de sa douleur et detestation, elle nous sépare du péché et de la créature a laquelle la délectation nous avoit attachés ; mais en vertu du  Livre II. Chapitre xx. 155 motif de l'amour, d'où elle prend son origine, elle nous reconcilie et reunit a nostre Dieu duquel nous nous estions séparés par le mespris : si que, a mesme qu'elle nous retire du péché en qualité de repentance, elle nous rejoint a Dieu en qualité d'amour. Mais je ne veux pas dire néanmoins que l'amour parfait de Dieu, par lequel on l'ayme sur toutes choses, précède tous- jours cette repentance, ni que cette repen- tance précède tous- jours cet amour. Car encor que cela se passe ainsy maintefois, si est-ce que d'autres fois aussi, a mesme que l'amour divin naist dedans nos cœurs, la pœnitence naist dedans l'amour, et plusieurs fois la pœnitence venant en nos espritz, l'amour vient en la pœnitence. Et comme Ihors qu'Esaii sortit du ventre de sa mère*, Jacob son jumeau l'empoigna par * Gen., xxv, 25 le pied, afftn que non seulement leurs naissances s'en- tresuivissent, mais aussi s'entretinssent et fussent entre- liees l'une a l'autre, de mesme le repentir, rude et aspre a cause de sa douleur, naist le premier, comme un autre Esaii, et l'amour, doux et gratieux comme Jacob, le tient par le pied et s'attache tellement a luy qu'ilz n'ont qu'une seule origine, puisque la fin de la nais- sance du repentir est le commencement de celle du parfait amour. Or, comme Esaii parut le premier, aussi le repentir se fait ordinairement voir avant l'amour ; mais l'amour, comme un autre Jacob, quoy qu'il soit le puisné, assujettit par après le repentir, le convertissant en consolation. Voyes, je vous prie, Theotime, la bienaymee Magde- leine comme elle pleure d'amour : On a enlevé mon Seigneur, dit-elle*, toute fondue en larmes, et ne sçay * joan., xx, 13 ou on l'a mis; mais l'ayant treuvé par les souspirs et les pleurs, elle le tient et possède par amour. L'amour imparfait le désire et le requiert, la pœnitence le cher- che et le treuve, l'amour parfait le tient et le serre : ainsy qu'on dit des rubis d'Ethiopie*, qui ont naturel- » piin., Hist. nat., lement leur feu fort blafastre, mais estans mis dans le {ai^x^vl^^' '^' ^" vinaigre, il esclatte et jette son brillement fort clair ; car l'amour qui précède le repentir est pour l'ordinaire  156 Traitté de l'Amour de Dieu imparfait, mais estant détrempé dans l'aigreur de la pœnitence, il se renforce et devient amour excellent. Il arrive mesme parfois que la repentance, quoy que parfaite, ne contient pas en soy la propre action de l'amour, ains seulement la vertu et propriété d'iceluy. Mais, ce me dires- vous, quelle vertu ou propriété de l'amour peut avoir la repentance, si elle n'a pas l'action ? Theotime, le motif de la parfaite repentance, c'est la bonté de Dieu laquelle il nous desplait d'avoir offencee ; or, ce motif n'est motif sinon parce qu'il esmeut et donne le mouvement, mais le mouvement que la bonté divine donne au cœur qui la considère ne peut estre que le mouvement d'amour, c'est a dire d'union : c'est pourquoy la vraye repentance, bien qu'il ne soit pas advis et qu'on ne voye pas la propre action de l'amour, reçoit néanmoins tous-jours le mouvement de l'amour et la qualité unissante d'iceluy, par laquelle elle nous reunit et rejoint a la divine bonté. Dites-moy, de grâce : c'est la propriété de l'aymant de tirer a soy le fer et de se joindre a luy ; mays ne voyons-nous pas que le fer touché de l'aymant, sans avoir ni l'aymant ni sa nature, ains seulement sa vertu et qualité attrayante, ne laisse pas de tirer et s'unir un autre fer ? Ainsy la parfaite repentance, touchée du motif de l'amour sans avoir la propre action de l'amour, ne laisse pas d'en avoir la vertu et la quahté, c'est a dire le mouvement d'union pour rejoindre et reunir nos cœurs a la volonté divine. Mays quelle différence y a-il, me repliqueres- vous, entre ce mouvement unissant de la pénitence et l'action propre de l'amour ? Theotime, l'action de l'amour est un mouvement d'union voirement , mais il se fait par complaysance : or, le mouvement d'union qui est en la pénitence se fait, non par voye de complaysance, ains de desplaysir, de repentance, de réparation, de reconciliation ; entant donq que ce mouvement unit, il a la qualité de l'amour, entant qu'il est amer et doulou- reux, il a la qualité de la pénitence ; et, en somme, de sa naturelle condition c'est un vray mouvement de péni- tence, mais qui a la vertu et qualité unissante de l'amour.  Livre II. Chapitre xx. 157 (a) Ainsy le vin theriacal n'est pas appelle theriacal pour contenir la propre substance de la theriaque, car il n'y en a point du tout ; mais on le nomme ainsy parce que la plante de la vigne ayant esté détrempée en theriaque, les raisins et le vin qui en sont pro venus ont tiré la vertu et l'opération de la theriaque contre toute sorte de venins. Si donques la pénitence, selon l'Escriture, efface le péché, sauve l'ame, la rend aggrea- ble a Dieu et la justifie, qui sont des effectz appar- tenans a l'amour et qui semblent ne devoir estre attribués qu'a luy, il ne le faut pas treuver estrange ; car bien que l'amour ne se treuve pas tous-jours luy mesme en la pœnitence parfaitte, sa vertu néanmoins et sa propriété y est tous-jours, s'y estant escoulee par le motif amoureux duquel elle provient. Ni ne faut pas non plus s'estonner que la force de l'amour naisse dedans la repentance avant que l'amour y soit formé ; puisque nous voyons que par la reflexion des rayons du soleil battant sur la glace d'un mirouer, la chaleur, qui est la vertu et propre qualité du feu, s'augmente petit a petit si fort, qu'elle commence a brusler avant qu'elle ayt bonnement produit le feu, ou, au moins, avant que nous l'ayons apperceu. Car ainsy^ le Saint Esprit jettant dans nostre entendement la con- sidération de la grandeur de nos péchés, entant que par iceux nous avons offencé une si souveraine bonté, et nostre volonté recevant la reflexion de cette connois- sance, le repentir croist petit a petit si fort, avec une certaine chaleur affective et désir de retourner en grâce avec Dieu, qu'en fin ce mouvement arrive a tel signe, qu'il brusle et unit avant mesme que l'amour soit du tout formé : amour qui, toutefois, comme un feu sacré, s'allume immédiatement en ce point la ; de sorte que la repentance ne parvient jamais a ce signe de brusler et reunir le cœur a Dieu, qui est son extrême perfection, qu'elle ne se treuve toute convertie en feu et flamme  (a) [Voir à l'Appendice.]  158 Traitté de l'Amour de Dieu d'amour, la fin de l'un servant de commencement a l'autre. Ains plustost, la fin de la pœnitence est dans le commencement de l'amour, comme le pied d'Esaù * Supra. estoit dans la main de Jacob * ; de telle façon que Ihors qu'Esaû achevoit sa naissance, Jacob commençoit la sienne, la fin de la naissance de l'un estant jointe, liée, et qui plus est, environnée du commencement de la naissance de l'autre ; car ainsy le commencement de l'amour parfait ne suit pas seulement la fin de la pœni- tence, mais il s'attache, il se lie, et, pour le dire en un mot, ce commencement d'amour se mesle avec la fin de la repentance, et en ce moment du mes) ange, la pœni- tence et contrition mérite la vie éternelle. Or, parce que cette repentance amoureuse se prattique ordinairement par des eslans ou eslevemens du cœur en Dieu, pareilz a ceux des anciens pœnitens : Je suis * Ps. cx\aii, 94. vostre, mon Dieu, sauves-moy*; Ayés miséricorde de moy, ayés-en miséricorde, car mon ame se confie * Ps. Lvi, I. en vous * ; Sauves-moy, Seigneur, car les eaux * Ps. Lxviii, I. submergent mon ame* ; F aites-moy comme un de * Lucae, xv, 19. VOS mercenaires*'. Seigneur, soyes-moy -propice, * ibid., XVIII, 13. a moy, pauvre pécheur*, ce n'est pas sans rayson que quelques uns ont dit que l'orayson justifioit ; car l'orayson repentante, ou la repentance suppliante, esle- vant l'ame en Dieu et la reunissant a sa bonté, obtient sans doute le pardon, en vertu du saint amour qui luy donne le mouvement sacré. Et partant, nous devons tous avoir force telles oraysons jaculatoires, faites par manière de repentance amoureuse et de souhaitz reque- rans nostre reconciliation avec Dieu, affin que par icelles, prononçans devant le Sauveur nostre tribu- » Ps. cxLT, 2. talion*, nous respandions nos âmes devant et dedans son cœur pitoyable, qui les recevra a mercy.  Livre II. Chapitre xxi. 159  CHAPITRE XXI COMME LES ATTRAITZ AMOUREUX DE NOSTRE SEIGNEUR NOUS AYDENT ET ACCOMPAGNENT JUSQUE S A LA FOY ET LA CHARITÉ  (a) Entre le premier réveil du péché ou de l'incrédulité et la resolution finale que l'on prend de croire parfai- tement, il y va souventefois beaucoup de tems, pendant lequel on peut prier, comme fit saint Pachome, ainsy que nous avons veu* ; et comme le père du pauvre * Chap. xm. lunatique, lequel, au rapport de saint Marc*, asseurant * Cap. ix, 23. qu'il croyoit, c'est a dire qu'il commençoit a croire, conneut quand et quand qu'il ne croyoit pas asses, dont il s'escria : Hé, Seignetir, je croy, mais aydes mon incrédulité. Comme s'il eut voulu dire : Je ne suis plus dans l'obscurité de la nuit d infidélité, des-ja les rayons de vostre foy esclairent sur l'orison de mon ame, mais néanmoins je ne croy pas encor convenablement, c'est une (^) connoissance encor toute foyble et meslee de ténèbres ; helas. Seigneur, secoures moy. Aussi, le grand saint Augustin (c) prononce solemnellement cette remarquable parole* : « Escoute une fois, o homme, et * in Joan., tract. . XXVI s 2 entens ! N'es-tu pas tiré ? prie aifin que tu sois tiré ; » en laquelle, son intention n'est pas de parler du premier mouvement que Dieu fait « en nous, sans nous, »  (a) \0v, parmi ces progrès que l'ame fait en la grâce de Dieu, ell'a souvent besoin de prier Dieu et demander son secours, comme nous avons veu que fit le grand... dévot Pachome... et comme S' Augustin ; car après... J Or, puisque... (b) une — ffoy commençante...] (c) saint Augustin — [nous advertit...]  i6o Tr^vitté de l'Amour de Dieu Ihors W qu'il nous excite et esveille du sommeil de péché ; car, comme pourrions nous demander le réveil, puisque personne ne peut prier (e) avant qu'estre es- veille ? mays il parle de la resolution que l'on prend d'estre fidèle, car il estime que croire c'est estre tiré, et partant, il admonneste ceux qui ont esté excités a croire en Dieu, de demander le don de la foy. Et per- sonne, certes, ne pouvoit mieux sçavoir (0 les difficultés qui se passent (g) ordinairement entre le premier mou- vement que Dieu fait en nous et la parfaite resolution de bien croire, que saint Augustin, qui, ayant receu une si grande variété d'attraitz, par les paroles du glorieux saint Ambroyse, par la conférence faite avec * Confess., 1. VIII. Potitian et mille autres moyens *, ne laissa pas néan- moins d'user de tant de remises et d'avoir tant de peyne a se résoudre ; si que a luy, de vray, plus qu'a nul autre, on eust peu bien dire, ce qu'il dit par après aux autres : Helas, Augustin, si tu n'es pas tiré, si tu ne croys pas, « prie que tu sois tiré » et que tu croyes. (^) Nostre Seigneur tire les cœurs par (') les délecta- tions qu'il leur donne, lesquelles font treuver la doctrine céleste douce et aggreable, mais avant que cette douceur ayt engagé et lié la volonté par ses amiables liens, pour la tirer a l'acquiescement et consentement parfait de la foy, (J) comme Dieu ne manque pas d'exercer sa bonté sur nous par ses saintes inspirations, aussi nostre ennemi ne cesse point de prattiquer sa malice par ses tentations. Et ce pendant nous demeurons en pleyne  (d) Ihors — [que nous prévenant, il...J (e) pourrions nous — [prier affîn d'estre excités et esveillésj puisque personne ne peut prier [quil ne soit excité et reveillé ?J (f) sçavoir — [combien l'assistence divine estoit requise pour croire...] (g) [Le bas du feuillet autographe étant coupé, les trois lignes suivantes manquent dans le Ms., ainsi que les lignes 14-17, p. 161, et les lignes 10-17, p. 162.] (h) [Voir la remarque (b), p. 112.] (i) par — [le plaisir,] (j) de la foy, — [il y va ordinairement beaucoup de tems, pendant lequel nous...J  Livre II. Chapitre xxi. i6i liberté de consentir aux attraitz célestes ou C^) de les rejetter ; car, comme le sacré Concile de Trente a clai- rement résolu*, « si quelqu'un disoit que le franc arbitre * Sess. vi, can. iv. de l'homme, estant meu et incité de Dieu, ne coopère en rien, en consentant a Dieu qui l'esmeut (i) et l'appelle aiïïn qu'il se dispose et prépare pour obtenir la grâce de la justification, et qu'il ne peut n'y consentir point s'il veut, certes, un tel seroit excommunié » et reprouvé de l'Eglise. Que si nous ne repoussons point la grâce du saint amour, elle se va (™) dilatant par des continuelz accroissemens dedans nos âmes, jusques a ce qu'elles soyent entièrement converties : comme (") les grans fleuves, qui treuvans les playnes ouvertes se respandent et prennent tous-jours plus de place. Que si l'inspiration, nous ayant tirés a la foy, ne rencontre point de résistance en nous, elle nous tire mesme jusques a la pœnitence et charité. Saint Pierre, (°) comme un apode, relevé par l'inspiration que les j^eux de son Maistre luy donnèrent*, se laissant librement *LucaB,xxii,6i, 62. mouvoir et porter a ce doux vent (p) du Saint Esprit, regarde les 3^eux salutaires qui l'avoyent excité, il lit en iceux, comme au livre de vie, la douce semonce de pardon que la debonaireté divine luy offre, il en tire un juste motif d'espérance, il sort de la cour, il considère l'hor- reur de son péché et le déteste, il pleure, il gémit, il prosterne son misérable cœur devant celuy de la misé- ricorde de son Seigneur, il crie merci pour sa faute, il se résout a une inviolable fidélité : et par ce progrès de mouvemens prattiqués a la faveur de la grâce qui le conduit, l'assiste et l'ayde continuellement, il parvient  (k) ou — [aux suggestions infernales...] (1) qui — le meut (m) elle se va — frespandant, coulant dedans nostre ame et prenant de plus en plus des nouveaux accroissemens, jusques a ce que...J (n) comme — font (o) Saint Pierre, — ("une fois excité et esveilléj (p) a ce doux vent, — ("par le consentement quil preste au S' Esprit, il passe ^e mouvement en mouvement et de resolution en resolution, jusques a...| II  i62 Traitté de l'Amour de Dieu en fin a la sainte remission de ses péchés, passant ainsy ♦De ingratis, Pars de grace en CTace, selon que saint Prosper asseure*. n. lin. 562. ^ 1 \ • ^ 1 que « sans la grâce on ne court point a la grâce. » Ainsy donq, pour conclure ce point, l'ame (q) préve- nue de la grâce, sentant les premiers attraitz et consen- tant a leur douceur, comme rev^enant a soy après une si longue pasmayson, elle commence a i^) souspirer ces *vide Gant., 1,2,3- paroles* i Hclas, o mon cher Espoux, mon ami, tires moy, je vous prie, et me prenes par dessous le (ï) bras, car je ne puis autrement aller ; mais si vous me tires, nous courrons : vous, en m'aydant par l'odeur de vos parfums, et moy, correspondant par mon foible consentement et odorant vos suavités qui me renforcent * juxta Hebr. et et revigorent toute, jusqu'à ce nue le bausme* de vostre Septuag. ^ , , 1. ,, . " , . , . . nom sacre, c est a dire 1 onction salutaire de ma justi- fication soit respandue en moy. Voyes vous, Theotime, elle ne prieroit pas si elle n'estoit excitée, mais si tost qu'elle l'est et qu'elle sent les attraitz, elle prie qu'on la tire ; estant tirée elle court, mays (5) elle ne courroit pas si les parfums qui l'attirent, et par lesquelz on la tire, ne luy avivoient le cœur par la force de leur odeur précieuse ; et comme elle court plus fort et qu'elle s'approche de plus près de son céleste Espoux, elle sent tous-jours plus délicieusement les suavités qu'il respand, jusques a ce qu'en fin luy mesme s'escoule dedans son cœur par manière de bausme respandu, si qu'elle s'escrie, comme surprise de ce contentement, non si tost attendu et inopiné : O mon Espoux, vous estes un bausme versé dans mon sein ! ce n'est pas merveille si les jeunes âmes vous chérissent.  (q) l'ame — estant fesmeùe par la... après que Dieu prévenant l'ame du pécheur l'a touchée de sa s*« main et l'a excitée a se convertir, elle crie... et qu'elle a consenti...] (r) a — [demander d'une voix languissante... encor languissante] (s) mays — [a l'odeur des parfums, car si elle n'estoit fortifiée...] (i) Dans la première édition l'article se lit au pluriel ; l'Autographe le donne au singulier.  Livre II. Chapitre xxii. 163 En cette façon, trescher Theotime, (*) l'inspiration céleste vient a nous et nous prévient, excitant nos volontés a l'amour sacré. Que si nous ne la repoussons pas, elle vient avec nous et nous environne, pour nous inciter (") et pousser tous- jours plus avant ; et si nous ne l'abandonnons, elle ne nous abandonne point qu'elle ne nous ayt rendus au port de la tressainte charité, faysant pour nous les troys offices que le grand ange Raphaël fit pour son cher Tobie* : car elle nous guide * Tobiœ, xn, 3. en tout nostre voyage de la sainte pœnitence, elle nous garentit des perilz et des assautz du diable, et nous console, anime et fortifie en nos difficultés.  CHAPITRE XXII BRIEFVE description DE LA CHARITÉ (^)  Voyla donq en fin, mon cher Theotime, comme Dieu, par un progrès plein de suavité ineffable, conduit l'ame qu'il fait sortir hors de l'Egypte du péché, d'amour en amour, comme de logement en logement, jusques a ce qu'il l'ayt fait entrer en la Terre de promission, je veux dire en la tressainte charité ; laquelle, pour le dire en un mot, est une amitié et non pas un amour intéressé, car par la charité nous aymons Dieu pour l'amour de luy mesme, en considération de sa bonté très souverai- nement aymable. Mais cette amitié est une vraye amitié,  (t) Ainsy, treschere Philothee, [Dieu conduit l'ame quil a excitée... Dieu ayant commencé en nous nostre bien, Dieu vient a nous pour nous prévenir, et nous ayant prévenus de sa grâce, il vient avec nous pour nous... La sacrée grâce de Dieu nous prévient, venant a nous avant que nous y pensions.. .J (u) nous inciter, — ("ayder, conduire et tirerj (a) [Voir la remarque (a), p. 70.]  164 Traitté de l'Amour de Dieu car elle est réciproque, Dieu ayant aymé éternellement quicomque l'a aymé, l'ayme ou l'aymera temporelle- * I joan., IV, 10. ment* ; elle est déclarée et reconneiie mutuellement, attendu que Dieu ne peut ignorer l'amour que nous avons pour luy, puisque luy mesme nous le donne, ni nous aussi ne pouvons ignorer celuy qu'il a pour nous, puisqu'il l'a tant publié et que nous reconnoissons tout ce que nous avons de bon comme véritables effectz de sa bienveuillance ; et, en fin, nous sommes en perpé- tuelle communication avec luy, qui ne cesse de parler a nos cœurs par inspirations, attraitz et mouvemens sacrés. Il ne cesse de nous faire du bien et rendre toutes sortes de tesmoignages de sa tressainte affection, nous ayant ouvertement révélé tous ses secretz, comme a ses * Joan., XV, 15. amis confidens* ; et, pour comble de son saint amoureux commerce avec nous, il s'est rendu nostre propre viande au tressaint Sacrement de l'Eucharistie. Et quant a nous, nous traittons avec luy a toutes heures, quand il nous plait, par la tressainte orayson, ayans toute 7iostre vie, nostre mouvement et nostre estre, non * Act., XVII, 28. seulement avec luy, mais en luy et par luy*. Or cette amitié n'est pas une simple amitié, mais amitié de dilection, par laquelle nous faysons élection de Dieu pour l'aymer d'amour particuHer. Il est choisi, * Gant., V, 10. dit l'Espouse sacrée*, entre mille : elle dit entre mille, mais elle veut dire entre tous ; c'est pourquoy cette dilection n'est pas dilection de simple excellence, ains une dilection incomparable, car la charité ayme Dieu par une estime et préférence de sa bonté, si haute et relevée au dessus de toute autre estime, que les autres amours, ou ne sont pas vrays amours en comparayson de cestuy-cy, ou s'ilz sont vrays amours, cestuy-cy est infiniment plus qu'amour. Et partant, Theotime, ce n'est pas un amour que les forces de la nature ni humaine ni angelique puissent produire, ains le Saint * Rom., V, 5. Esprit le donne et le respand en nos cœurs*; et comme nos âmes, qui donnent la vie a nos cors, n'ont pas leur origine de nos cors, mays sont mises dans nos cors par la providence naturelle de Dieu, ainsy la  Livre II. Chapitre xxii. 165 charité, qui donne la vie a nos cœurs, n'est pas extraitte de nos cœurs, mays elle y est versée comme une céleste liqueur, par la providence surnaturelle de sa divine Majesté. Nous l'appelions donq amitié surnaturelle pour cela, et de plus encor, parce qu'elle regarde Dieu et tend a luy, non selon la science naturelle que nous avons de sa bonté, mais selon la connoissance surnaturelle de la foy. C'est pourquoy, avec la foy et l'espérance, elle fait sa résidence en la pointe et cime de l'esprit, et comme une reyne de majesté elle est assise dans la volonté comme en son throsne, d'où elle respand sur toute l'ame ses suavités et douceurs, la rendant par ce moyen toute belle, aggreable et aymable a la divine Bonté : de sorte que, si l'ame est un royaume duquel le Saint Esprit soit le Roy, la charité est la reyne, séante a sa dextre en robbe d'or recamee de belles variétés* ; * ps. xuv, 10. si l'ame est une reyne, espouse du grand Roy céleste, la charité est sa couronne qui embellit royalement sa teste ; mais si l'ame avec son cors est un petit monde, la charité est le soleil qui orne tout, eschauffe tout et vivifie tout. La charité donq est un amour d'amitié, une amitié de dilection, une dilection de préférence, mais de préfé- rence incomparable, souveraine et surnaturelle, laquelle est comme un soleil en toute l'ame pour l'embeUir de ses rayons, en toutes les facultés spirituelles pour les perfectionner, en toutes les puissances pour les modérer, mais en la volonté, comme en son siège, pour y résider et luy faire chérir et aymer son Dieu sur toutes choses. O que bienheureux est l'esprit dans lequel cette sainte dilection est respandue, puisque totis biens luy arrivent pareillenie7it avec icelle* ! *Sap., vu, u. FIN DU SECOND LIVRE  LIVRE TROISIESME  DU PROGRES ET PERFECTION DE L'AMOUR  CHAPITRE PREMIER QUE l'amour sacré PEUT ESTRE AUGMENTÉ DE PLUS EN PLUS EN UN CHACUN DE NOUS  Le sacré Concile de Trente nous asseure* que « les amis * Sess. vi, cap. x. de Dieu, allans de vertu en vertu*, sont renouvelles de * Ps. lxxxhi, y- jour en jour*, c'est a dire croissent par bonnes œuvres * ii Cor., iv, i6. en la justice qu'ilz ont receiie par la grâce divine, et sont de plus en plus justifiés, selon ces célestes advertis- semens : Qui est juste, qu'il soit derechef justifié, » et qui est saint, qu'il soit encor plus sanctifié* ; Ne * Apoc, xxn. n. doute point d'estre justifié jusques a la mort* ; * Eccii., xvm, 22. Le sentier des justes s'avance et croist, comme une lumière resplendissante, jusques au jour parfait* ; * Prov., iv, 18. Faisans la vérité avec charité, croissons en tout en Celuy qui est le chef, a sçavoir Jésus Christ* ; et, ♦ Ephes., iv, 15. en fin. Je vous prie que vostre charité croisse de plus en plus* : qui sont toutes paroles sacrées selon ♦ Phiiip., i. 9. David, saint Jean, l'Ecclésiastique (ï) et saint Paul. Je n'ay jamais sceu qu'il se treuvast aucun animal qui (i) La première édition porte la leçon fautive, Ecclesiaste.  i68  Traitté de l'Amour de Dieu  * Vincent. Bellov., Spéculum naturae, 1. XVII, c. cvii.  * Ps. LXXIII, Ult. * II Cor., III, ult.  * Ep. 2^4, ad Gua- riintm. * Job, XIV, 2.  * I Cor., IX, 24.  Philip , II, 8.  * Ps. cxviii, 112.  • Ibid., f. I. • Ibid., jf-. 21.  n'eiist point de bornes et limites en sa croissance, sinon le crocodile *, qui estant extrêmement petit en son commencement, ne cesse jamais de croistre tandis qu'il est en vie ; en quoy il représente également et les bons et les mauvais : car l'outrecuidance de ceux qui haïs- sent Dieu fnonte tous-jours, dit le grand roy David*, et les bons croissent comme l'aube du jour, de splen- deur en splendeur*. Et de demeurer en un estât de consistence longuement, il est impossible : qui ne gaigne, perd en ce traffiq ; qui ne monte, descend en cette eschelle ; qui n'est vainqueur, est vaincu en ce combat. Nous vivons entre les hazards des batailles que nos ennemis nous livrent ; si nous ne résistons, nous péris- sons, et nous ne pouvons résister sans surmonter, ni surmonter sans victoire : car, comme dit le glorieux saint Bernard*, « il est escrit très spécialement de l'homme, que jamais il n'est en un mesme estât* : » il faut ou qu'il avance, ou qu'il retourne en arrière. Tous courent, mais un seul emporte le prix ; coures en sorte que vous l'obtenies*. Oui est le prix, sinon Jésus Christ ? et comme le pourres-vous appréhender si vous ne le suives ? Que si vous le suives, vous ires et courres tous-jours, car il ne s'arresta jamais, ains conti- nua la course de son amour et obéissance, jusques a la mort et la mort de la croix*. Allés donq, dit saint Bernard, allés, dis- je avec luy, allés, mon cher Theotime, et n'ayes point d'autres bornes que celles de vostre vie, et tandis qu'elle durera, coures après ce Sauveur ; mais coures ardemment et vistement, car, dequoy vous servira de le suivre, si vous n'estes si heureux que de l'aconsuivre ? Escoutons le Prophète * : J ay incliné mon cœur a faire vos justifications éternellement ; il ne dit pas qu'il les gardera pour un tems, mais pour jamais ; et parce qu'il veut éternelle- ment bien faire, il aura un éternel salaire. Bienheureux sont ceux qui sont purs en la voye, qui marchent en la loy du Seigneur* ; malheureux sont ceux qui sont souillés, qui ne marchent point en la loy du Seigneur*. Il n'appartient qu'a Satan de dire qu'il sera  Livre III. Chapitre i. 169 assis sur les flancs d'aquilon*. Détestable, tu seras * is., xiv, 13. assis ! hé, ne connois-tu pas que tu es au chemin, et que le chemin n'est pas fait pour s'asseoir mais pour marcher ? Et il est tellement fait pour marcher, que marcher s'appelle cheminer ; et Dieu, parlant a l'un de ses plus grans amis : Marche, luy dit-il*, devant moy, * Gen., xvn, i. et sois parfait. La vraye vertu n'a point de limites, elle va tous- jours outre ; mais sur tout la sainte charité, qui est la vertu des vertus, et laquelle ayant un object infini, seroit capable de devenir infinie si elle rencontroit un cœur capable de l'infinité, rien n'empeschant cet amour d'estre infini que la condition de la volonté qui le reçoit et qui doit agir par iceluy ; condition a rayson de la- quelle, comme jamais personne ne verra Dieu autant qu'il est visible, aussi onques nul ne le peut aymer autant qu'il est ajTnable. Le cœur qui pourroit aymer Dieu d'un amour égal a la divine bonté, auroit une volonté infiniment bonne, et cela ne peut estre qu'en Dieu seul. La charité donq, entre nous, peut estre per- fectionnée jusques a l'infini, mais exclusivement ; c'est a dire, la charité peut estre rendue de plus en plus et tous-jours plus excellente, mais non pas que jamais elle puisse estre infinie. L'esprit de Dieu peut eslever le nostre et l'apphquer a toutes les actions surnaturelles qu'il luy plait, tandis qu'elles ne sont pas infinies : d'au- tant qu'entre les choses petites et les grandes, pour excessives qu'elles soyent, il y a tous-jours quelque sorte de proportion, pourveu que l'excès des excessives ne soit pas infini ; mais entre le fini et l'infini il n'y a nulle proportion, et pour y en mettre, il faudroit, ou relever le fini et le rendre infini, ou ravaler l'infini et le rendre fini, ce qui ne peut estre. De sorte que la charité mesme qui est en nostre Rédempteur, entant qu'il est homme, quoy qu'elle soit grande au dessus de tout ce que les Anges et les hommes peuvent com- prendre, si est-ce qu'elle n'est pas infinie en son estre et d'elle mesme ; ains seulement en l'estime de sa dignité et de son mérite, parce qu'elle est la charité  170  Traitté de l'Amour de Dieu  * Ps. LXXXIII, 8.  d'une personne d'infinie excellence, c'est a dire d'une Personne divine, qui est le Filz éternel du Père tout puissant. Cependant, c'est une faveur extrême pour nos âmes, qu'elles puissent croistre sans fin de plus en plus en l'amour de leur Dieu, tandis qu'elles sont en cette vie caduque, Montant a la vie éternelle De vertu en vertu nouvelle *.  CHAPITRE II  combien nostre seigneur a rendu a y se l'accroissement de l'amour  Voyés-vous, Theotime, ce verre d'eau ou ce petit mor- ceau de pain qu'une sainte ame donne au pauvre, pour Dieu : c'est peu de fait certes, et chose presque indigne de considération selon le jugement humain ; Dieu néan- moins le recompense, et tout soudain donne pour cela • Marc, IX, 40. quelqu'accroissement de charité*. Les poilz de chèvre présentés anciennement au Tabernacle estoyent bien • Exod., XXXV, 26. receus, et tenoyent lieu entre les saintes offrandes* ; et les petites actions qui procèdent de la charité, sont aggTeables a Dieu et ont leur place entre les mérites. Car, comme en l'Arabie heureuse, non seulement les plantes de nature aromatique, mays toutes les autres • Piin., Hist. nat., sont odorantcs *, participant au bonheur de ce solage, xL^. ' ^ *^" ' 2iinsy en l'ame charitable, non seulement les œuvres excellentes de leur nature, mais aussi les petites besoi- gnes, se ressentent de la vertu du saint amour et sont en bonne odeur devant la majesté de Dieu, qui, a leur considération, augmente la sainte charité. Or je dis que Dieu fait cela, parce que la charité ne produit pas ses  Livre III. Chapitre ii. 171 accroissemens comme un arbre qui pousse ses rameaux et les fait sortir par sa propre vertu les uns des autres ; ains, comme la foy, l'espérance et la charité sont des vertus qui ont leur origine de la Bonté divine, aussi en tirent-elles leur augmentation et perfection, a guise des avettes, lesquelles estant extraittes du miel prennent aussi leur nourriture d'iceluy. Par quoy, tout ainsy que les perles prennent non seulement leur naissance mais aussi leur aliment de la rosée, les mères perles ouvrant pour cet effect leurs escailles du costé du ciel, comme pour mendier les gouttes que la fraischeur de l'air fait escouler a l'aube du jour (i), de mesme, ayans receu la foy, l'espérance et la charité, de la Bonté céleste, nous devons tous-jours retourner nos cœurs et les tenir tendus de ce costé-la, pour en impetrer la continuation et l'accroissement des mesmes vertus. O Seigneur, nous fait dire la sainte EgUse nostre Mère *, « donnés-nous l'augmentation de * Oratio Dom. xm la foy, de l'espérance et de la charité ; » et c'est a ^°^ ' l'imitation de ceux qui disoient au Sauveur* : Seigneur, * Lucœ, xvn, 5; cf. accroisses la foy en nous; et selon l'advis de saint ^^'^■'^^'^3. Paul*, qui asseure que Dieu seul est puissant de faire * 11 cor., ix, 8. abonder en nous toute grâce. C'est donq Dieu qui fait cet accroissement, en consi- dération de l'employte que nous faysons de sa grâce, selon qu'il est escrit* : A celuy qui a, c'est a dire, qui * Matt.,xiii, 12. employé bien les faveurs receûes, on luy en donnera davantage, et il abondera. Ainsy se prattique l'exhor- tation du Sauveur*: Amassés des thresors au Ciel; * ibid., vi, 20 comme s'il disoit : Adjoustés tous-jours des nouvelles bonnes œuvres aux précédentes, car ce sont les pièces desquelles vos thresors doivent estre composés : le jeusne, l'orayson, l'aumosne. Or, comme au thresor du Temple, les deux petites pittes de la pauvre vefve furent (i) Comme il a été dit dans l'Introduction a la Vie dévote (note (i), p. 6), saint François de Sales acceptait, relativement à l'origine des perles, les théories des naturalistes de son époque (voir Mattioli, in Dioscor., lib. II, cap. iv). Ces auteurs suivaient Pline (Hist. nat., lib. IX, cap. xxxv) et d'autres anciens.  172 Traitté de l'Amour de Dieu • Lucœ, xxi, 1-4. estimées*, et qu'en effect, par l'addition des petites pièces, les thresors s'aggrandissent et leur valeur s'aug- mente d'autant, ainsy les moindres petites bonnes œuvres, quoy que faites un peu laschement et non selon toute l'estendue des forces de la charité que l'on a, ne laissent pas d'estre aggreables a Dieu et d'avoir leur valeur auprès de luy : de sorte qu'encor que d'elles mesmes elles ne puissent pas causer aucun accroisse- ment a l'amour précèdent, est ans de moindre vigueur que luy, la Providence divine toutefois, qui en tient compte et par sa bonté en fait estât, les recompense soudain de l'accroissement de la charité pour le présent, et de l'assignation d'une plus grande gloire au Ciel pour r advenir. Theotime, les abeilles font le miel délicieux qui est leur ouvrage de haut prix, mays la cire, qu'elles font aussi, ne laisse pas pour cela de valoir quelque chose et de rendre leur travail recommandable : le cœur amoureux doit tascher de produire ses œuvres avec grande ferveur et de haute estime, affin d'augmenter puissamment sa charité ; mays si, toutefois, il en produit de moindres, il ne perdra point la recompense, car Dieu luy en sçaura gré, c'est a dire l'en aymera tous- jours un peu plus. Or, jamais Dieu n'ayme davantage une ame qui a de la charité, qu'il ne luy en donne aussi davantage ; nostre amour envers luy estant le propre et particulier effect de son amour envers nous. A mesure que nous regardons plus vivement nostre ressemblance qui paroist en un miroiier, elle nous re- garde aussi plus attentivement ; et a mesure que Dieu jette plus amoureusement ses doux yeux sur nostre ame, qui est faitte a son image et semblance, nostre ame réciproquement regarde sa divine Bonté plus atten- tivement et ardemment, correspondant selon sa petitesse a tous les accroissemens que cette souveraine Douceur fait de son divin amour envers elle. Certes, le sacré ♦Sess.vi, can. XXIV. Concile de Trente parle ainsy* : « Si quelqu'un dit que la justice receùe n'est pas conservée, et que mesmes elle n'est pas augmentée devant Dieu par bonnes œuvres.  Livre III. Chapitre ii. 173 mays que les œuvres sont seulement fruitz et signes de la justification acquise, et non pas cause de l'aug- menter, anatheme. » Voyés-vous, Theotime, la justifi- cation qui se fait par la charité est augmentée par les bonnes œuvres, et, ce qu'il faut remarquer, c'est par les bonnes œuvres sans exception ; car, comme dit excellemment saint Bernard sur un autre sujet*, « rien *De Consid., 1. 11, n'est excepté ou rien n'est distingué. » Le Concile parle des bonnes œuvres indistinctement et sans reserve, nous donnant a connoistre, que non seulement les grandes et ferventes , ains aussi les petites et foibles, font augmenter la sainte charité ; mais les grandes, grandement, et les petites, beaucoup moins. Tel est l'amour que Dieu porte a nos âmes, tel le désir de nous faire croistre en celuy que nous luy devons porter ; sa divine Suavité nous rend toutes choses utiles, elle prend tout a nostre advantage, elle fait valoir a nostre profftt toutes nos besoignes, pour basses et débiles qu'elles soyent. Au commerce des vertus mo- rales, les petites œuvres ne donnent point d'accroisse- ment a la vertu de laquelle elles procèdent, ains si elles sont bien petites elles l'afioibHssent ; car une grande hberalité périt quand elle s'amuse a donner des choses de peu, et de libéralité elle devient chicheté : mais au traffiq des vertus qui viennent de la miséricorde divine, et sur tout de la charité, toutes œuvres donnent accrois- sement. Or, ce n'est pas merveille si l'amour sacré, comme roy des vertus, n'a rien, ou petit ou grand, qui ne soit aymable, puisque le baume, prince des arbres aromatiques, n'a ni escorce ni feuille qui ne soit odo- rante : et que pourroit produire l'amour, qui ne fust digne d'amour et ne tendist a l'amour ?  174 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE III  COMME L AME ESTANT EN CHARITE FAIT PROGRES EN ICELLE  Employons une parabole, Theotime, puisque cette méthode a esté si aggreable au souverain Maistre de l'amour que nous enseignons. Un grand et brave roy ayant espousé une très aymable jeune princesse, et l'ayant un jour menée en un cabinet fort retiré pour s'entretenir avec elle plus a souhait, après quelques discours il la vid tomber pasmee devant luy, par certain accident inopiné. Helas, cela Festonna extrêmement et le fit presque tomber luy mesme a cœur failli de l'autre costé, car il l'aymoit plus que sa propre vie. Néanmoins, le mesme amour qui luy donna ce grand assaut de douleur, luy donna quant et quant la force de le sous- tenir, et il le mit en action pour, avec une promptitude nompareille, remédier au mal de la chère compaigne de sa vie : si que, ouvrant de vistesse un buffet qui estoit la, il prend une eau cordiale infiniment pretieuse, et en ayant rempH sa bouche, il ouvre de force les lèvres et les dens serrées de cette bienaymee princesse ; puis, soufflant et jettant cette pretieuse liqueur qu'il tenoit en sa bouche, dedans celle de sa pauvre pasmee, et es- pluyant au nez, sur les temples et sur l'endroit du cœur d'icelle le reste de la phiole, il la fit en fin revenir a soy et reprendre sentiment ; puis il la relevé doucement, et a force de remèdes il la revigore et ravive en telle sorte, qu'elle commença a se lever sur pied et se pro- mener tout bellement avec luy ; mays non pas toutefois sans son ayde : car il l'alloit relevant et soustenant par dessous le bras, jusques a ce qu'en fin il luy mit un epitheme de si grande vertu et si pretieux sur l'endroit du cœur, que Ihors, se sentant tout a fait remise en sa  Livre III. Chapitre m, 175 première santé, elle marchoit toute seule d'elle mesme, son cher espoux ne la soustenant plus si fort, ains seu- lement luy tenant doucement sa main droite entre les siennes et son bras droit replié sur le sien et sur sa poitrine. Il l'alloit ainsy entretenant, et luy faisant en cela quatre offices fort aggreables : car, i. il luy tes- moignoit son cœur amoureusement soigneux d'elle • 2. il l'alloit tous-jours un peu soulageant ; 3. si quelque ressentiment de la défaillance passée luy fust revenu, il l'eust soustenue ; 4. si elle eust rencontré quelque pas ou qvielqu'endroit rabotteux et malaysé, il l'eust retenue et appuyée, et es montées, ou quand elle vouloit aller un peu viste, il la soustenoit et supportoit puissamment. Il se tint donq avec ce soin cordial auprès d'elle jusques a la nuit, qu'il voulut encor l'assister quand on la mit dans son lit royal. L'ame est espouse de Nostre Seigneur quand elle est juste, et parce qu'elle n'est point juste qu'elle ne soit en charité, elle n'est point aussi espouse qu'elle ne soit menée dedans le cabinet de ces délicieux parfums desquelz il est parlé es Cantiques*. Or, quand l'ame * Cap. i, 3. qui a cet honneur commet le péché, elle tombe pasmee d'une défaillance spirituelle, et cet accident est a la vérité bien inopiné ; car, qui pourroit jamais penser qu'une créature voulust quitter son Créateur et souverain bien, pour des choses si légères comme sont les amorces du péché ? Certes, le Ciel s'en estonne *, et si Dieu estoit * Jerem., n, 12. sujet aux passions, il tomberoit a cœur failli pour ce malheur, comme Ihors qu'il fut mortel il expira sur la croix pour nous en racheter. Mais puisqu'il n'est plus requis qu'il employé son amour a mourir pour nous, quand il void l'ame ainsy précipitée en l'iniquité il accourt pour l'ordinaire a son ayde, et d'une miséricorde nompareille entr'ouvre la porte du cœur, par des eslans et remors de conscience qui procèdent de plusieurs clartés et appréhensions qu'il a jettees dedans nos espritz, avec des mouvemens salutaires, par le moyen desquelz, comme par des eaux odorantes et vitales, il fait revenir l'ame a soy et la remet en des bons  176 Traitté de l'Amour de Dieu sentimens. Et tout cela, mon Theotime, Dieu le fait « en nous, sans nous, » par sa bonté toute aymable qui nous ♦ Ps. XX, 3; prévient de sa douceur *. Car, comme nostre espouse pasmee fust demeurée morte en sa pasmayson, sans le secours du roy, aussi l'ame demeureroit perdue dans son péché, si Dieu ne la prevenoit. Que si l'ame estant ainsy excitée, adj ouste son consentement au sentiment de la grâce, secondant l'inspiration qui l'a prévenue et recevant les secours et remèdes requis que Dieu lu}' a préparés, il la revigorera, et la conduira par divers mouvemens de foy, d'espérance et de pœnitence, jus- ques a ce qu'elle soit tout a fait remise en la vraye santé spirituelle, qui n'est autre chose que la charité. Or, tandis qu'il la fait ainsy passer entre les vertus par ♦ Ps. Lxxxiii, 6, 7. lesquelles il la dispose * a ce saint amour, il ne la conduit pas seulement, mais il la soustient de telle façon, que comme elle, de son costé, marche tant qu'elle peut, aussi luy, pour sa part, la porte et la va souste- nant ; et ne sçauroit-on bonnement dire si elle va ou si elle est portée, car elle n'est pas tellement portée qu'elle n'aille, et va toutefois tellement, que si elle n'estoit portée elle ne pourroit pas aller ; si que, pour parier a l'apostolique, elle doit dire : Je marche, non pas moy *i Cor., XV, 10. seule, ains la grâce de Dieu avec moy*. Mais l'ame estant remise tout a fait en sa santé par l'excellent epitheme de la charité que le Saint Esprit met sur le cœur, alhors elle peut aller et se soustenir sur ses pieds d'elle mesme, en vertu néanmoins de cette santé et de l'epitheme sacré du saint amour. C'est ■ pourquoy, encor qu'elle puisse aller d'elle mesme, elle en doit toute la gloire a son Dieu qui luy a donné une santé si vigoureuse et si forte ; car, soit que le Saint Esprit nous fortifie par les mouvemens qu'il imprime en nos cœurs, ou qu'il nous soustienne par la charité qu'il y respand, soit qu'il nous secoure par manière d'assistence, en nous relevant et portant, ou qu'il ren- force nos cœurs, versant en iceux l'amour revigorant et vivifiant, c'est tous-jours en luy et par luy que nous ♦ Act., XVII, 28. vivons, que nous marchons et que nous opérons*.  Livre III. Chapitre m. 177 Néanmoins, bien que moyennant la charité res- pandue dans nos cœurs* nous puissions marcher en * Rom., v, 5. la présence de Dieu et faire progrès en la voye de salut, si est-ce que la Bonté divine assiste l'ame a laquelle il a donné son amour, la tenant continuellement de sa sainte main. Car ainsy : i. il fait mieux paroistre la douceur de son amour envers elle ; 2. il la va tous-jours animant de plus en plus ; 3. il la soulage contre les incli- nations dépravées et les mauvaises habitudes contractées par les péchés passés ; 4. et, en fin, la maintient et défend contre les tentations. Ne voyons-nous pas, Theotime, que souvent les hommes sains et robustes ont besoin qu'on les provoque a bien employer leur force et leur pouvoir, et que, par manière de dire, on les conduise a l'œuvre par la main ? Ainsy, Dieu nous ayant donné sa charité, et par icelle la force et le moyen de gaigner païs au chemin de la perfection, son amour néanmoins ne luy permet pas de nous laisser aller ainsy seulz ; ains il le fait mettre en chemin avec nous, il le presse de ^nous presser, et soUicite son cœur de solliciter et pousser le nostre a bien employer la sainte charité qu'il nous a donnée, répliquant souvent par ses inspirations les advertisse- mens que saint Paul nous fait : Voyés de ne point recevoir la grâce céleste en vain*; Tandis que vous * 11 Cor., vi, i. aves le tems faites tout le bien que vous pourres* ; * Gaiat., vi, 10. Coures en sorte que vous emporties le prix*. Si * i Cor., ix, 24. que nous nous devons imaginer souvent qu'il répète aux oreilles de nos cœurs les paroles qu'il disoit au bon père Abraham* : Marche devant moy, et sois parfait. * Gen., xvn, i. Sur tout l'assistance spéciale de Dieu est requise a l'ame qui a le saint amour, es entreprises signalées et extraordinaires ; car bien que la charité, pour petite qu'elle soit, nous donne asses d'incUnation et, comme je pense, une force suffisante pour faire les œuvres nécessaires au salut, si est-ce néanmoins que, pour aspirer et entreprendre des actions excellentes et extra- ordinaires, nos cœurs ont besoin d'estre poussés et rehaussés par la main et le mouvement de ce grand  178  Traitté de l'Amour de Dieu  * Marc, X, 17-22  • Oratio Dom. Adventus.  amoureux céleste, comme la princesse de nostre para- bole, laquelle, quoy que bien remise en santé, ne pouvoit faire des montées ni aller bien viste, que son cher espoux ne la relevast et soustinst fortement. Ainsy saint Anthoine et saint Simeon Stylite estoyent en la grâce et charité de Dieu quand ilz iirent dessein d'une vie si relevée, comme aussi la bienheureuse Mère Thérèse quand elle fit le vœu d'obéissance spéciale, saint Fran- çois et saint Louys quand ilz entreprirent le voyage d'outre-m.er pour la gloire de Dieu, le bienheureux François Xavier quand il consacra sa vie a la conversion des Indois, saint Charles quand il s'exposa au service des pestiférés, saint Paulin quand il se vendit pour racheter l'enfant de la pauvre vefve ; jamais pourtant ilz n'eussent fait des coups si hardis et généreux, si a la charité qu'ilz avoient en leurs cœurs Dieu n'eust adjousté des inspirations, semonces, lumières et forces spéciales, par lesquelles il les animoit et poussoit a ces exploitz extraordinaires de la vaillance spirituelle. Ne voyes-vous pas le jeune homme de l'Evangile*, que Nostre Seigneur aymoit, et qui, par conséquent, estoit en charité ? il n'avoit, certes, nulle pensée de vendre tout ce qu'il avoit pour le donner aux pauvres et sui\Te Nostre Seigneur ; ains, quand Nostre Seigneur luy en eut donné l'inspiration, encor n'eut-il pas le courage de l'exécuter. Pour ces grandes œu\Tes, Theo- time, nous avons besoin non seulement d'estre inspirés, mays aussi d'estre fortifiés, affin d'effectuer ce que l'ins- piration requiert de nous ; comme encor es grans assautz des tentations extraordinaires, une spéciale et particu- lière présence du secours céleste nous est tout a fait nécessaire. A cette cause, la sainte Eglise nous fait si Il souvent exclamer : « Excités nos cœurs, o Seigneur* ; » « O Dieu prevenes nos actions en aspirant sur nous, et Seigneur, semblables : grâce de pouvoir faire des œuvres excellentes et extraor- dinaires et de faire plus fréquemment et fervemment  •prat. quintaSab- en nous aydaut accompaignes nous * ; bâti Quat. Temp. ^ ^ ° . * Quadrag. soyes prompt a nous secourir*, et s. Lxix, I. g^i^^ q^^ p^j. ^gjigg prières nous obtenions la  Livre III. Chapitre m. 179 les ordinaires, comme aussi de résister plus ardemment aux menues tentations et combattre hardiment les plus grandes. Saint Anthoine fut assailli d'une effroyable légion de dem.ons, desquelz ayant asses longuement soustenu les effortz, non sans une peyne et des tourmens incroya- bles, en fin il vit le toit de sa cellule se fendre, et un rayon céleste fondre dans l'ouverture, qui dissipa en un moment la noyre et ténébreuse trouppe de ses ennemis et luy osta toute la douleur des coups receus en cette bataille : dont il conneut la présence spéciale de Dieu, et jettant un profond souspir du costé de la vision : « Ou esties vous, o bon Jésus, » dit-il, « ou esties vous ? pourquoy ne vous estes vous pas treuvé ici des le com- mencement, pour remédier a ma peyne ? » « Anthoine, » luy fut il respondu d'en haut, « j'estois ici, mais j'atten- dois l'issue de ton combat : or, parce que tu as esté brave et vaillant, je t'ayderay tous-jours*.» Mais en * s. Athanas., vita quoy consistoit la vaillance et le courage de ce grand ^' ''^^^■' soldat spirituel ? Il le déclara luy mesme une autre fois*, qu'estant attaqué par un diable qui avoiia d'estre * ibid., § 6. l'esprit de fornication, ce glorieux Saint, après plusieurs paroUes dignes de son grand courage, commença a chanter le verset 7 du Psalme ex vu : L'Eternel est de mon parti, Par luy je serai garenti. Et des ennemis de ma vie, Nullement je ne me soucie. Certes, Nostre Seigneur révéla a sainte Catherine de Sienne qu'il estoit au milieu de son cœur, en une cruelle tentation qu'elle eut, comme un capitaine au miUeu d'une forteresse pour la défendre , et que sans son secours elle se fust perdue en cette bataille*. * b. Raym. de Ca- , , ^ pua, Vita S. Cath. Il en est de mesme de tous les grans assautz que sen.,Pars i», c. vu. nos ennemis nous livrent, et nous pouvons bien dire comme Jacob*, que c'est Y Ange qui nous garentit * Gen., xlvui, 16. de tout mal, et chanter, avec le grand roy David,  i8o Traitté de l'Amour de Dieu Le Pasteur dont je suis guide', C'est Dieu, qui gouverne le monde ; Je ne puis, ainsy commandé, Que tout a souhait ne m'abonde : Quand il void mon ame en langueur Et que quelque mal l'endommage. Il la remet en sa vigueur * Ps. XXII, I, 2. Et me restaure le courage*. Si que nous devons souvent repeter cette exclamation et prière : Ta honte me suive en tout lieu, Ta faveur me garde a toute heure, Affin qu'en ton Ciel, o mon Dieu, * Ibid., j^. uit. Pour jamais je face demeure*.  CHAPITRE IV DE LA SAINTE PERSEVERANCE EN L'AMOUR SACRÉ Tout ainsy donq qu'une douce mère, menant son petit enfant avec elle l'ayde et supporte selon qu'elle void la nécessité, luy laissant faire quelques pas de luy mesme es lieux moins dangereux et bien plains, tantost le prenant par la main et l'affermissant, tantost le mettant entre ses bras et le portant, de mesme Nostre Seigneur a un soin continuel de la conduite de ses enfans, c'est a dire de ceux qui ont la charité, les faisant marcher devant luy, leur tendant la main es difficultés, et les portant luy mesme es peynes qu'il void leur estre autrement insupportables. Ce qu'il a declairé • Cap. xLi, 13. en Isaïe*, disant : Je suis ton Dieu, prenant ta main et te disant: ne crains point, je t'ay aydé. Si que nous devons d'un grand courage avoir une très ferme confiance en Dieu et en son secours ; car si nous ne manquons a sa grâce, il parachèvera en nous le bon ♦ Philip., 1,6. œuvre de nostre salut, ainsi qu'il Va commencé*,  Livre III. Chapitre iv. i8i Opérant en nous le vouloir et le parfaire*, comme le *ibid., 11,13. tressaint Concile de Trente nous admoneste*. *Sess. vi, cap. xm. En cette conduite que la douceur de Dieu fait de nos âmes des leur introduction a la charité jusques a la finale perfection d'icelle, qui ne se fait qu'a l'heure de la mort, consiste le grand don de la persévérance, auquel Nostre Seigneur attache le très grand don de la gloire éternelle, selon qu'il a dit * : Qui persévérera •Matt.,x,22. jusques a la fin, il sera sauvé. Car ce don n'est autre chose que l'assemblage et la suite de divers appuis, soulagemens et secours, par le moyen desquelz nous continuons en l'amour de Dieu jusques a la fin : comme l'éducation, eslevement ou nourrissage d'un enfant, n'est autre chose qu'une multitude de sollicitudes, aydes, secours et autres telz offices nécessaires a un enfant, exercés et continués envers iceluy, jusques a l'aage auquel il n'en a plus besoin. Mais la suite des secours et assistances n'est pas égale en tous ceux qui persévèrent ; car es uns elle est fort courte, comme en ceux qui se convertissent a Dieu peu avant leur mort, ainsy qu'il advint au bon larron ; au sergent qui, voyant la constance de saint Jacques, fit sur le champ profession de foy et fut rendu compaignon du martyre de ce grand Apostre ; au portier bienheureux qui gardoit les quarante Martyrs en Sebaste, lequel voyant l'un d'iceux perdre courage et quitter la palme du martyre, se mit en sa place, et en un moment se rendit Chrestien, martyr et glorieux tout ensemble ; au notaire duquel il est parlé en la vie de saint Anthoine de Padoiie, qui ayant toute sa vie esté un faux vilain, fut néanmoins martyr en sa mort ; et a mille autres, que nous avons veu et leu avoir esté si heureux que de mourir bons, ayant vescu mauvais. Et quant a ceux-ci, ilz n'ont pas besoin de grande variété de secours, ains, si quelque grande tentation ne leur survient, ilz peuvent faire une si courte persévérance avec la seule charité qui leur est donnée et les assistances par lesquelles ilz se sont convertis ; car ilz arrivent au port sans naviga- tion, et font leur pèlerinage en un seul sault que la  i82 Traitté de l'Amour de Dieu puissante miséricorde de Dieu leur fait faire si a propos, que leurs ennemis les voyent triompher avant que de les sentir combattre : de sorte que leur conversion et leur persévérance n'est presque qu'une mesme chose, et qui voudroit parler exactement selon la propriété des motz, la grâce qu'ilz reçoivent de Dieu, d'avoir aussi tost l'issue que le commencement de leur prétention, ne sçauroit estre bonnement appellee persévérance ; bien que, toutefois, parce que quant a l'effect elle tient lieu de persévérance en ce qu'elle donne le salut, nous ne laissons pas aussi de la comprendre sous le nom de persévérance. En plusieurs, au contraire, la persévérance est plus longue, comme en sainte Anne la prophetesse, en saint Jean l'Evangeliste, saint Paul premier hermite, saint Hilarion, saint Romuald, saint François de Paule : et ceux-ci ont eu besoin de mille sortes de diverses assistances, selon la variété des adventures de leur pèlerinage et de la durée d'iceluy. Tous-jours néanmoins la persévérance est le don le plus désirable que nous puissions espérer en cette vie, *Sess. VI, cap. xiii. et lequel, comme parle le sacré Concile*, « nous ne pou- vons avoir d'ailleurs que de Dieu, qui seul peut affermir * Rom., XIV, 4. celuy qui est debout*, et relever celuy qui tumbe ; » c'est pourquoy il le faut continuellement demander, employant les moyens que Dieu nous a enseignés pour l'obtenir : l'orayson, le jeusne, l'aumosne, l'usage des Sacremens, la hantise des bons, l'ouye et la lecture des saintes paroles. Or, parce que le don de l'orayson et de la dévotion est libéralement accordé a tous ceux qui de bon cœur veulent consentir aux inspirations célestes, il est, par conséquent, en nostre pouvoir de persévérer. Non certes que je veuille dire que la persévérance ayt son origine de nostre pouvoir, car au contraire, je sçay qu'elle procède de la miséricorde divine, de laquelle elle est un don très pretieux ; mays je veux dire qu'encor qu'elle ne provient pas de nostre pouvoir, elle vient néanmoins en nostre pouvoir, par le moyen de nostre vouloir que nous ne sçaurions nier estre en nostre pouvoir : car bien  Livre III. Chapitre iv. 183 que la grâce divine nous soit nécessaire pour vouloir persévérer, si est ce que ce vouloir est en nostre pouvoir, parce que la grâce céleste ne manque jamais a nostre vouloir tandis que nostre vouloir ne défaut pas a nostre pouvoir. Et de fait, selon l'opinion du grand saint Bernard *, nous pouvons tous dire en vérité après *Senno xi, de Di- i, A . -7 .... ■ r , versis, De duplici 1 Apostre, que « m la mort, m la vie, m les forces, Bapt., § i. ni les anges, ni la profondeur, ni la hauteur ne nous fourra jamais séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus Christ* : ouy, car nulle créature ne * Rom.,viii, 38, 39. nous peut arracher de ce saint amour, mays nous pouvons nous mesmes seulz le quitter et l'abandonner par nostre propre volonté, hors laquelle il n'y a rien a craindre pour ce regard. » Ainsy, trescher Theotime, nous devons, selon l'advis du saint Concile*, « mettre toute nostre espérance en * Ubi supra. Dieu qui parachèvera nostre salut qu'il a commencé en nous*, pourveu que nous ne manquions pas a sa * Phiiip., i, 6. grâce.» Car il ne faut pas penser que celuy qui dit au paralitique : Va et ne veuille plus pécher"*, ne luy * joaii.,v, 14. donnast aussi le pouvoir d'éviter le vouloir qu'il luy defendoit ; et certes, il n'exhorteroit jamais les fidèles a persévérer, s'il n'estoit prest a leur en donner le pou- voir. Sois fidèle jusques a la mort, dit-il a l'Evesque de Smyrne*, et je te donneray la couronne de gloire. * Apoc, n, 10. Veillés, demeurés en la foy, travaillés courageuse- ment et confortés-vous, faites toutes vos affaires en charité*. Coures en sorte que vous obtenies le * i Cor., xvi,i3, 14. prix*. Nous devons donq, avec le grand Roy**, main- * ibid., ix, 24. tefois demander a Dieu le sacré don de persévérance, *^^" ^^^' ^" et espérer qu'il nous l'accordera : Seigneur Dieu, mon unique espoif. Ne me veuille laisser descheoir Au tems de ma pauvre viellesse ; Quand le tems lasse' me rendra Et que ma vigueur defaudra, Que ta main point ne me délaisse.  184 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE V QUE LE BONHEUR DE MOURIR EN LA DIVINE CHARITÉ EST UN DON SPECIAL DE DIEU En fin le Roy céleste ayant mené l'ame qu'il ayme jusques a la fin de cette vie, il l'assiste encor en son bienheureux trespas, par lequel il la tire au lict nuptial de la gloire éternelle, qui est le fruit délicieux de la sainte persévérance. Et alhors, cher Theotime, cette ame toute ravie d'amour pour son Bienaymé, se représentant la multitude des faveurs et secours dont il l'a prévenue et assistée tandis qu'elle estoit en son pèlerinage, elle bayse incessamment cette douce main secourable qui l'a conduite, tirée et portée en chemin, et confesse que c'est de ce divin Sauveur qu'elle tient tout son bonheur, puis- qu'il a fait pour elle tout ce que le grand patriarche Jacob souhaittoit pour son voyage, Ihors qu'il eut veu * Gen., XXVIII, 20, l'eschelle du ciel*. O Seigneur, dit elle donq alhors, "' vous aves esté avec moy et m'aves gardée ett la voye par laquelle je suis venue, vous m'aves donné le pain de vos Sacremens pour ma nourriture, vous m'aves revestue de la robbe nuptiale de charité, vous m'aves heureusement amenée en ce séjour de gloire qui est vostre mayson, o mon Père éternel. Hé, que reste-il. Seigneur, sinon que je proteste que vous estes mon Dieu es siècles des siècles ! Amen. O mon Dieu, mon Seigneur, Dieu pour jamais aymahle, Tu m'as tenu la dextre, et ton tressaint vouloir M'a seurement guidé jusqu'à me faire avoir, • Ps. Lxxii, 24. En ce divin séjour, un rang tant honnorahle*. Tel donq est l'ordre de nostre acheminement a la vie éternelle, pour l'exécution duquel la divine Providence  Livre III. Chapitre v. 185 establit des l'éternité la multitude, distinction et entre- suite des grâces nécessaires a cela, avec la dépendance qu'elles ont les unes des autres. Il voulut premièrement, d'une vraye volonté, qu'encor après le péché d'Adam tous les hommes fussent sauvés*; mays en une façon et par des moyens conye- * ^ '^^™-' "» *■ nables a la condition de leur nature, douée de franc arbitre ; c'est a dire, il voulut le salut de tous ceux qui voudroyent contribuer leur consentement aux grâces et faveurs qu'il leur prepareroit, offriroit et departiroit a cette intention. Or, entre ces faveurs, il voulut que la vocation fust la première, et qu'elle fust tellement attrempee a nostre liberté, que nous la puissions accep- ter ou reietter a nostre gré. Et a ceux desquelz il prévit qu'elle seroit acceptée, il voulut fournir les sacrés mouvemens de la pœnitence ; et a ceux qui seconde- royent ces mouvemens, il disposa de donner la sainte charité ; et a ceux qui auroyent la charité, il délibéra de donner les secours requis pour persévérer ; et a ceux qui employeroyent ces divins secours, il résolut de leur donner la finale persévérance et glorieuse félicité de son amour éternel. Nous pouvons donq rendre rayson de l'ordre des effectz de la providence qui regarde nostre salut, en descendant du premier jusques au dernier, c'est a dire depuis le fruit qui est la gloire, jusques a la racine de ce bel arbre qui est la rédemption du Sauveur. Car la divine Bonté donne la gloire en suite des mérites, les mérites en suite de la charité, la charité en suite de la pénitence, la pénitence en suite de l'obéissance a la voca- tion, l'obéissance a la vocation en suite de la vocation, et la vocation en suite de la rédemption du Sauveur ; sur laquelle est appuyée toute cette eschelle mystique du grand Jacob, tant du costé du Ciel, puisqu'elle aboutit au sein amoureux de ce Père éternel, dans lequel il reçoit les esleuz en les glorifiant, comme aussi du costé de la terre, puisqu'elle est plantée sur le sein et le flanc percé du Sauveur, mort pour cette occasion sur le mont de Calvaire.  i86  Traitté de l'Amour de Dieu  Dominicis Quadra gesimae  * Galat.,v, 6.  PhiUp., II, 8.  Et que cette suite des effectz de la Providence ayt esté ainsy ordonnée avec la mesme dépendance qu'ilz ont les uns des autres en l'éternelle volonté de Dieu, la sainte Eglise le tesmoigne quand elle fait la préface d'une de Oratio tertia^ in ses solemnelles prières* en cette sorte : « O Dieu éter- nel et tout puissant, qui estes Seigneur des vivans et des mortz, et qui usés de miséricorde envers tous ceux que vous prevoyes devoir estre a l' advenir vostres par foy et par œuvre ; » comme si elle avouoit que la gloire, qui est le comble et le fruit de la miséricorde divine envers les hommes, n'est destinée que pour ceux que la divine sapience a preveu qu'a l'advenir, obeissans a la vocation, viendroyent a la foy vive qui opère par la charité*. En somme, tous ces effectz dépendent absolument de la rédemption du Sauveur, qui les a mérités pour nous a toute rigueur de justice, par l'amoureuse obéissance qu'il a prattiquee jusqiies a la mort et la mort de la croix* , laquelle est. la racine de toutes les grâces que nous recevons, nous qui sommes greffes spirituelz entés sur son tige. Que si ayans esté entés nous demeurons en luy, nous porterons sans doute, par la vie de la grâce qu'il nous communiquera, le fruit de la gloire qui nous est préparé ; que si nous sommes comme jettons et greffes rompus sur cet arbre, c'est a dire, que par nostre résistance nous rompions le progrès et l'entresuite des effectz de sa debonnaireté, ce ne sera pas merveille si en fin on nous retranche du tout, et qu'on nous mette dans le feu éternel, comme branches inutiles*. Dieu, sans doute, n'a préparé le Paradis que pour ceux desquels il a preveu qu'ilz seroyent siens ; soyons donques siens par foy et par œuvre, Theotime, et il sera nostre par gloire. Or il est en nous d'estre siens : car bien que ce soit un don de Dieu d'estre a Dieu, c'est toutefois un don que Dieu ne refuse jamais a personne, ains l'offre a tous, pour le donner a ceux qui de bon cœur consentiront de le recevoir. Mays voyés, je vous prie, Theotime, de quelle ardeur Dieu désire que nous soyons siens, puisque a cette  * Joan., XV, 5, 6 Rom., XI, 17 seqq  Livre III. Chapitre vi.  187  intention il s'est rendu tout nostre, nous donnant sa mort et sa vie ; sa vie afin que nous fussions exemptz de l'éternelle mort, et sa mort affin que nous puissions jouir de l'éternelle vie. Demeurons donq en paix, et servons Dieu pour estre siens en cette vie mortelle, et encores plus en l'éternelle.  CHAPITRE VI QUE NOUS NE SÇAURIONS PARVENIR A LA PARFAITE UNION d'aMOUR AVEC DIEU EN CETTE VIE MORTELLE  Les fleuves coulent incessamment et, comme dit le Sage*, Hz' retournent au lieu duquel Hz sont issus : * Eccies., i, 7. la mer, qui est le lieu de leur naissance, est aussi le lieu de leur dernier repos ; tout leur mouvement ne tend qu'a les unir avec leur origine. O Dieu, dit saint Augustin*, * Confess., 1. 1, c. i. « vous aves créé mon cœur pour vous, et jamais il n'aura repos qu'il ne soit en vous ! » Mais qu'ay-je au ciel sinon vous, o mon Dieu, et quelle autre chose veux-je sur la terre? Ouy, Seigneur, car vous estes le Dieu de mon cœur, mon lot et mon fartage éternellement*. * Ps. lxxh, 25, 26. Néanmoins, cette union a laquelle nostre cœur aspire ne peut arriver a sa perfection en cette vie mortelle ; nous pouvons commencer nos amours en ce monde, mais non pas les consommer qu'en l'autre. La céleste amante l'exprime délicatement : Je l'ay en fin treuvé, dit-elle*, Celuy que mon ame chérit ; je le *Cant.,iii.A tiens, et ne le quitteray point jusques a ce que je l'introduise dans la mayson de ma mère et dans la chambre de celle qui m'a engendrée. Elle le treuve donq, ce Bienaymé, car il luy fait sentir sa présence par mille consolations ; elle le tient, car ce sentiment produit  i88 Traitté de l'Amour de Dieu des fortes affections par lesquelles elle le serre et l'em- brasse ; elle proteste de ne le quitter jamais, oh non, car ces affections passent en resolutions éternelles ; et toutefois, elle ne pense pas le bayser du bayser nuptial jusques a ce qu'elle soit avec luy en la mayson de sa * Gant., VIII, I, 2. mère*, qui est la Hierusalem céleste, comme dit saint * Gaiat., IV, 26. Paul*. Mais voyés, Theotime, qu'elle ne pense rien moins, cette Espouse, que de tenir son Bienajmié a sa mercy comme un esclave d'amour ; dont elle s'imagine que c'est a elle de le mener a son gré et l'introduire au bien heureux séjour de sa mère, ou néanmoins elle sera elle mesme introduite par luy, comme fut Rebecca en la * Gen., XXIV, uit. chambre de Sara par son cher Isaac*. L'esprit pressé de passion amoureuse se donne tous-jours un peu d'avan- ♦ Cant.,iv, 9(juxta tage sur ce qu'il ayme, et l'Espoux mesme confesse* ^^ "^ ' que sa Bienaymee luy a ravi le cœur, l'ayant lié par un seul cheveu de sa teste, s'avouant son prisonnier d'amour. Cette parfaitte conjonction de l'ame a Dieu ne se fera • Cap. XIX, 7, 9. donq point qu'au Ciel, ou, comme dit l'Apocalipse*, se fera le festùi des noces de l'Aigneau. Icy, en cette vie caduque, l'ame est voirement espouse et fiancée de ♦ I Pétri, 1, 19. l'Aigneau immaculé'^, mais non pas encor mariée avec luy ; la foy et les promesses se donnent, mais l'exécution du mariage est différée : c'est pourquoy il y a tous-jours lieu de nous en desdire, quoy que jamais nous n'en ayons aucune rayson, puisque nostre fidèle Espoux ne nous abandonne jamais que nous ne l'obligions a cela par nostre desloyauté et perfidie. Mays estans au Ciel, les noces de cette divine union estant célébrées, le Uen de nos cœurs a leur souverain Principe sera éternelle- ment indissoluble. Il est vray, Theotime, qu'en attendant ce grand hayser d'indissoluble union, que nous recevrons de l'Espoux la haut en la gloire, il nous en donne quelques uns par mille ressentimens de son aggreable présence ; car si l'ame n'estoit pas baysee, elle ne seroit pas tirée, ni ne courroit pas a l'odeur des parfums du Bien- • Cant., 1, 1, 3. aymé*. Pour cela, selon la naifveté du texte hebrieu et  Livre III. Chapitre vu. 189 selon la traduction des septantes interprètes, elle sou- haitte plusieurs baysers : Qu'il me hayse, dit-elle, àes baysers de sa bouche ! Mais d'autant que ces menus baysers de la vie présente se rapportent tous au bayser éternel de la vie future, comme essays, préparatifs et gages d'iceluy, la sacrée vulgaire Edition a saintement réduit les baysers de la grâce a celuy de la gloire, exprimant le souhait de l'amante céleste en cette sorte : Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche ! comme si elle disoit : Entre tous les baysers, entre toutes les faveurs que l'Ami de mon cœur , ou le cœur de mon ame m'a préparés, hé, je ne souspire ni n'aspire qu'a ce grand et solemnel bayser nuptial qui doit durer éter- nellement, et en comparayson duquel les autres baysers ne méritent pas le nom de bayser, puisqu'ilz sont plus- tost signes de l'union future entre mon Bienaymé et moy, qu'ilz ne sont pas l'union mesme.  CHAPITRE VII QUE LA CHARITÉ DES SAINTZ EN CETTE VIE MORTELLE EGALE, VOIRE SURPASSE QUELQUEFOIS CELLE DES BIENHEUREUX  Quand, après les travaux et hazards de cette vie mortelle, les bonnes âmes arrivent au port de l'éter- nelle, elles montent au plus haut et dernier degré d'amour auquel elles puissent parvenir ; et cet accroisse- ment final leur estant conféré pour recompense de leurs mérites, il leur est départi, non seulement a bonne mesure, mais encor a mesure pressée, entassée et qui respand de toutes pars par dessus, comme dit Nostre Seigneur* : de sorte que l'amour qui est donné pour ♦ Luc», vi, 38. salaire est tous- jours plus grand en un chacun que  igo Traitté de l'Amour de Dieu celuy lequel luy avoit esté donné pour mériter. Or, non seulement chacun en particulier aura plus d'amour au Ciel qu'il n'en eut jamais en terre, mays l'exercice de la moindre charité qui soit en la vie céleste sera de beaucoup plus heureux et excellent, a parler générale- ment, que celuy de la plus grande charité qui soit, ou ayt esté, ou qui sera en cette vie caduque, car la haut tous les Saintz prattiquent leur amour incessamment, sans remise quelconque, tandis qu'ici bas les plus grans serviteurs de Dieu, tirés et tirannisés des nécessités de cette vie mourante, sont contrains de souffrir mille et mille distractions qui les ostent souvent de l'exercice du saint amour. Au Ciel, Theotime, l'attention amoureuse des Bien- heureux est ferme, constante, inviolable, qui ne peut ni périr ni diminuer ; leur intention est tous-jours pure, exempte du meslange de toute autre intention inférieure : en somme, ce bonheur de voir Dieu clairement et de l'aymer invariablement est incomparable. Et qui pour- roit jamais égaler le bien, s'il y en a quelqu'un, de vivre entre les perilz, les tourmentes continuelles, agi- tations et vicissitudes perpétuelles qu'on souffre sur mer, au contentement qu'il y a d'estre en un palais royal ou toutes choses sont a souhait, ains ou les deUces surpassent incomparablement tout souhait ? Il y a donq plus de contentement, de suavité et de perfection, en l'exercice de l'amour sacré parmi les habitans du Ciel, qu'en celuy des pèlerins de cette misérable terre ; mais il y a bien eu pourtant des gens si heureux en leur pèlerinage, que leur charité y a esté plus grande que celle de plusieurs Saintz des-ja jouissans de la Patrie éternelle. Certes, il n'y a pas de l'appa- rence que la charité du grand saint Jean, des Apostres et hommes apostoliques n'ait esté plus grande, tandis mesme qu'ilz vivoyent ici bas, que celle des petitz enfans, qui mourans en la seule grâce baptismale, jouissent de la gloire immortelle. Ce n'est pas l'ordinaire que les bergers soyent plus vaillans que les soldatz ; et toutefois David, petit berger,  Livre III. Chapitre viii. igi venant en l'armée d'Israël, treuva que tous estoyent plus habiles aux exercices des armes que luy*, qui *i Reg.,xvii,38,39. néanmoins se treuva plus vaillant que tous. Ce n'est pas l'ordinaire non plus que les hommes mortelz ayent plus de charité que les immortelz ; et toutefois il y en a eu de mortelz qui, estans inférieurs en l'exercice de l'amour aux immortelz, les ont néanmoins devancés en la cha- rité et habitude amoureuse. Et comme mettans en com- parayson un fer ardent avec une lampe allumée, nous disons que le fer a plus de feu et de chaleur, et la lampe plus de flamme et de clarté, aussi, mettans un enfant glorieux en parangon avec saint Jean encor prisonnier ou saint Paul encor captif, nous dirons que l'enfant au Ciel a plus de clarté et de lumière en l'entendement, plus de flamme et d'exercice d'amour en la volonté, mays que saint Jean ou saint Paul ont eu en terre plus de feu de charité et plus de chaleur de dilection.  CHAPITRE VIII  DE L INCOMPARABLE AMOUR DE LA MERE DE DIEU NOSTRE DAME  Mais en tout et par tout, quand je fay des compa- raysons, je n'entens point parler de la tressainte Vierge Mère, Nostre Dame. O Dieu, nenny, car elle est la fille d'incomparable dilection, la toute unique colombe, la toute parfaitte Espouse*. De cette Reyne céleste, je *caiit., vi, s. prononce de tout mon cœur cette amoureuse mais véri- table pensée : qu'au moins sur la fin de ses jours mortelz sa charité surpassa celle des Séraphins ; car si plusieurs filles ont assemblé des richesses, celle cy les a toutes surpassées*. Tous les Saintz et les Anges * Ptov., xxxi, 29. ne sont comparés qu'aux estoiles, et le premier d'entre  192 Traitté de l'Amour de Dieu • I Cor., XV, 41 ; eux a la plus belle d'entre elles* : mais celle cy est belle comme la lune, aysee d'estre choisie et discernée *Cant., VI, 9. entre tous les Saintz, comme le soleil entre les astres*. Et passant plus outre, je pense encor que comme la charité de cette Mère d'amour surpasse celle de tous les Saintz du Ciel en perfection, aussi l'a-elle exercée plus excellemment, je dis mesme en cette vie mortelle. EUe * Concii. Trident., ne pecha jamais veniellement, ainsy que l'EgHse estime* ; • , an. . ^^^ n'eut donq point de vicissitude ni de retardement au progrès de son amour, ains monta d'amour en amour par un perpétuel avancement. EUe ne sentit onques aucune contradiction de l'appétit sensuel ; et partant, son amour, comme un vray Salomon, régna paisible- ment en son ame et y fit tous ses exercices a souhait. La virginité de son cœur et de son cors fut plus digne et plus honnorable que celle des Anges ; c'est pourquoy son esprit, non divisé ni partagé, comme saint Paul ♦ I Cor., VII, 32-34. parle*, estoit tout occupé a penser aux choses divines, comme elle plairoit a son Dieu. Et en fin, l'amour maternel, le plus pressant, le plus actif, le plus ardent de tous, amour infatigable et insatiable, que ne devoit-il pas faire dans le cœur d'une telle Mère et pour le cœur d'un tel Filz ? Hé, n'allégués pas, je vous prie, que cette sainte Vierge fut néanmoins sujette au dormir ; non, ne me dites pas cela, Theotime, car ne voyes-vous pas que son sommeil est un sommeil d'amour, de sorte que son Espoux mesme veut qu'on la laisse dormir tant qu'il luy • Gant., VIII, 4. plaira? Ah, gardés bien, je vous en conjure, dit-il*, d'esveiller ma Bienaymee jusques a ce qu'elle le veuille. Ouy, Theotime, cette Reyne céleste ne s'en- dormoit jamais que d'amour, puisqu'elle ne donnoit aucun repos a son pretieux cors que pour le revigorer, aiïin qu'il servist mieux son Dieu par après ; acte, certes, très excellent de charité, car, comme dit le grand saint * De Doctr. Christ., Augustin*, elle nous « oblige d'aymer nos cors conve- , c. .x.w. nablement, » entant qu'ilz sont requis aux bonnes œu- vres, qu'ilz sont une partie de nostre personne et qu'ilz seront participans de la félicité éternelle. Certes, le  Livre III. Chapitre viii. 193 Chrestien doit aymer son cors comme une image vivante de celny du Sauveur incarné, comme issu de mesme tige avec iceluy, et, par conséquent, luy appartenant en parentage et consanguinité ; sur tout après que nous avons renouvelle l'alliance par la réception réelle de ce divin Cors du Rédempteur au très adorable Sacre- ment de l'Eucharistie, et que, par le Baptesme, Confir- mation et autres Sacremens, nous nous sommes dédiés et consacrés a la souveraine Bonté. Mays quant a la tressainte Vierge, o Dieu, avec quelle dévotion devoit elle aymer son cors virginal ! non seu- lement parce que c'estoit un cors doux, humble, pur, obéissant au saint amour et qui estoit tout embaumé de mille sacrées suavités, mays aussi parce qu'il estoit la source vivante de celuy du Sauveur et luy appartenoit si estroittement, d'une appartenance incomparable. C'est pourquoy, quand elle mettoit son cors angelique au repos du sommeil : Or sus, reposés, disoit elle, o taber- nacle de l'Alliance, Arche de la sainteté, throsne de la Divinité, allégés vous un peu de vostre lassitude, et reparés vos forces par cette douce tranquillité. Et puis, mon cher Theotime, ne saves vous pas que les songes mauvais procurés volontairement par les pensées dépravées du jour, tiennent en quelque sorte lieu de péché, parce que ce sont comme des dépendances et exécutions de la malice précédente ? Ainsy, certes, les songes provenans des saintes affections de la veille sont estimés vertueux et sacrés. Mon Dieu, Theotime, quelle consolation d'ouïr saint Chrysostome*, racontant * h om. 10 [hodiei] un jour a son peuple la véhémence de l'amour qu'il luy portoit ! « La nécessité du sommeil, » dit-il, « pressant nos paupières, la tirannie de nostre amour envers vous excite les yeux de nostre esprit, et maintefois emmi mon sommeil il m'a esté advis que je vous parlois, car l'ame a accoustumé de voir en songe, par imagination, ce qu'elle pense parmi la journée : ainsy, ne vous voyans pas des yeux de la chair, nous vous voyons des yeux de la charité. » Hé, doux Jésus, qu'est-ce que devoit songer vostre tressainte Mère Ihors qu'elle dormoit et que son 13  de Panitentia.  194 Traitté de l'Amour de Dieu * Cant., V, 2. cœur veilloit * ? Ne songeoit-elle point de vous voir encor plié dans ses entrailles, comme vous fustes neuf mois ? ou bien pendant a ses mammelles et pressant doucement le sacré chicheron de son tetin virginal ? Helas, que de douceurs en cette am^e ! Peut estre songea- elle maintefois que, comme Nostre Seigneur avoit jadis souvent dormi sur sa poitrine, ainsy qu'un petit aignelet sur le flanc mollet de sa mère, de mesme aussi elle dormoit dans son costé percé, comme une blanche * ibid., Il, 14. colombe dans le trou d'un rocher asseuré *. Si que son donnir estoit tout pareil a l'extase quant a l'opéra- tion de l'esprit, bien que quant au cors ce fut un doux et gracieux allégement et repos. Mais si jamais elle *Gen.,xxxvii,5-iû. songea, comme l'ancien Joseph*, a sa grandeur future, quand au ciel elle seroit revestue du soleil, couronnée * Apoc, XII, I. d'estoiles, et la lune a ses pieds*, c'est a dire toute environnée de la gloire de son Filz, couronnée de celle des Saintz, et l'univers sous elle ; ou que, comme * Gen., XXVIII, 12, Jacob*, elle vid le progrès et les fruitz de la Rédemption ^^' faite par son Filz en faveur des Anges et des hommes, Theotime, qui pourroit jamais s'imaginer l'immensité de si grandes délices ? Que de colloques avec son cher Enfant, que de suavités de toutes pars ! Mais voyés, je vous prie, que ni je ne dis ni je ne veux dire que cette ame tant privilégiée de la Mère de Dieu ait esté privée de l'usage de rayson en son sommeil. Plusieurs ont estimé que Salomon, en ce beau songe, quoy que vray songe, auquel il demanda et receut le •III Reg.,iii, 5-15 ; don de son incomparable sagesse *, eut un véritable ara ., i, 7-12. exercicc de son franc arbitre, a cause de l'éloquence judicieuse du discours qu'il y fit, du choix plein de dis- cernement auquel il se détermina, et de la prière très excellente dont il usa ; le tout sans aucun meslange d'impertinence ou d'aucun détraquement d'esprit. Mais combien donq y a-il plus d'apparence que la Mère du vray Salomon ait eu l'usage de rayson en son sommeil, •Supra. c'est a dire, comme Salomon mesme la fait parler*, que son cœur ait veillé tandis qu'elle dormoit ? Certes, que saint Jean eust l'exercice de son esprit dans le  Livre III. Chapitre ix.  195  ventre mesme de sa mère, ce fut une bien plus grande merveille : et pourquo}'' donques en refuserions nous une moindre a celle pour laquelle et a laquelle Dieu a fait plus de faveurs qu'il ne fit ni fera jamais pour tout le reste des créatures ? En somme, comme l'abeston, pierre pretieuse, con- serve a jamais le feu qu'il a conceu, par une propriété nompareille*, ainsv le cœur de la Vierge Mère demeura *s. Aug., De Civit. r ' J ,1, Dei, 1. XXI, c. V. perpétuellement enflammé du samt amour qu elle receut de son Filz ; mays avec cette différence, que le feu de l'abeston qui ne peut estre esteint, ne peut non plus estre agrandi. Et les flammes sacrées de la Vierge ne pouvant ni périr, ni diminuer, ni demeurer en mesme estât, ne cessèrent jamais de prendre des accroissemens incroyables jusques au Ciel, lieu de leur origine ; tant il est vray que cette Mère est la Mère de belle dilection* , * EccH., xxiv, 24. c'est a dire, la plus aymable comme la plus amante, et la plus amante comme la plus aymee Mère de cet unique Filz, qui est aussi le plus aymable, le plus amant et le plus aymé Filz de cette unique Mère.  CHAPITRE IX PREPARATION AU DISCOURS DE l'uNION DES BIENHEUREUX AVEC DIEU  L'amour triomphant que les Bienheureux exercent au Ciel consiste en la finale, invariable et éternelle union de l'ame avec son Dieu. Mais qu'est elle, cette union ? A mesure que nos sens rencontrent des objetz aggrea- bles et excellens, ilz s'appliquent plus ardemment et avidement a la jouissance d'iceux : plus les choses sont belles, aggreables a la veùe et deùement esclairees, plus  ig6 Traitté de l'Amour de Dieu l'œil les regarde avidement et vivement ; et plus la voix ou musique est douce et souefve, plus eUe attire l'attention de l'oreille. Si que chaque objet exerce une puissante^ mais amiable violence sur le sens qui luy est destiné ; violence qui prend plus ou moins de force selon que l'excellence est moindre ou plus grande, pourveu qu'elle soit proportionnée a la capacité du sens qui en veut jouir : car l'œil qui se plaist tant en la lumière, n'en peut pourtant supporter l'extrémité et ne sçauroit regar- der fixement le soleil ; et pour belle que soit une musi- que, si elle est forte et trop proche de nous, elle nous importune et offence nos oreilles. La vérité est l'objet de nostre entendement, qui a, par conséquent, tout son contentement a descouvrir et connoistre la vérité des choses ; et selon que les vérités sont plus excellentes nostre entendement s'applique plus délicieusement et plus attentivement a les considérer. Quel playsir pensés- vous, Theotime, qu'eussent ces anciens philosophes qui conneurent si excellemment tant de belles vérités en la nature ? Certes, toutes les volup- tés ne leur estoyent rien en comparayson de leur bien- aymee philosophie, pour laquelle quelques uns d'entre eux quittèrent les honneurs, les autres des grandes richesses, d'autres leur païs ; et s'en est treuvé tel qui, de sens rassis, s'est arraché les yeux, se privant pour jamais de la jouissance de la belle et aggreable lumière corporelle, pour s'occuper plus hbrement a considérer la vérité des choses par la lumière spiri- *Auius Geii., Noc- tuelle. Car on lit cela de Democrite* ; tant la connois- tesAtt.,i.x,c.xvii. ^^^^^ ^^ j^ ^^^^.^^ gg^ délicieuse : dont Aristote a dit *EthicaadNicom., fort souveut * quc la félicité et béatitude humaine etVqq.'"'^' ^'^'''' "^^ consistc cu la sapience, qui est la connoissance des vérités eminentes. Mais Ihors que nostre esprit, eslevé au dessus de la lumière naturelle, commence a voir les vérités sacrées de la foy, o Dieu, Theotime, quelle allégresse ! L'ame se fond de playsir, oyant la parole de son céleste Espoux, qu'elle treuve plus douce et souefve que le * Ps. cxviii, 103. miel* de toutes les sciences humaines. Dieu a empreint  Livre III. Chapitre ix. 197 sa piste, ses alleures et passées en toutes les choses créées ; de sorte que la connoissance que nous avons de sa divine Majesté par les créatures, ne semble estre autre chose que la veiie des pieds de Dieu, et qu'en comparayson de cela la foy est une veûe de la face mesme de sa divine Majesté, laquelle nous ne voyons pas encores au plein jour de la gloire, mais nous la voyons, pourtant, comme en la prime aube du jour, ainsy qu'il advint a Jacob auprès du gay de Jaboc * ; *Gen.,xxxii, 24-30. car bien qu'il n'eust veu l'Ange avec lequel il lutta, sinon a la foible clarté du point du jour, si est-ce que tout ravi de contentement il ne laissa pas de s'escrier : J'ay veu le Seigneur face a face, et mon ame a esté sauvée. O combien délicieuse est la sainte lumière de la foy, par laquelle nous sçavons avec une certitude nompareille, non seulement l'histoire de l'origine des créatures et de leur vray usage, mais aussi celle de la naissance éternelle du grand et souverain Verbe divin, auquel et par laquel tout a esté fait *, et lequel, *Joan.,i,3; Coioss., avec le Père et le Saint Esprit, est un seul Dieu très unique, très adorable et béni es siècles des siècles. Amen. Ah! dit saint Hierosme a son PauHn *, « le * Epist. lui, § 4. docte Platon ne sceut onques ceci, l'éloquent Demos- thenes l'a ignoré. » que vos paroles, dit ce grand Roy, sont douces, Seigneur, a mon palais, plus douces que le miel a ma bouche * ! Nostre cœur * Ps. cxvm, 103. n'estoit-il pas tout ardent, tandis qu'il nous parloit en chemin ? disent ces heureux pèlerins d'Emaùs *, * Lucsb, xxiv, 32. parlant des flammes amoureuses dont ilz estoyent tou- chés par la parole de la foy. Que si les vérités divines sont de si grande suavité estans proposées en la lumière obscure de la foy, o Dieu, que sera-ce quand nous les contemplerons en la clarté du midy de la gloire ? La Reyne de Saba* qui, * ni Reg., x, 1-7- a la grandeur de la renommée de Salomon, avoit tout quitté pour le venir voir, estant arrivée en sa présence et ayant escouté les merveilles de la sagesse qu'il res- pandoit en ses propos, toute esperdue et comme pasmee d'admiration, s'escria que ce qu'elle avoit appris par  ig8 Traitté de l'Amour de Dieu ouï dire de cette céleste sagesse n'estoit pas la moitié de la connoissance que la veiie et l'expérience luy en donnoyent. Ah, que belles et amiables sont les vérités que la foy nous révèle par l'ouïe ! mais quand, arri- vés en la céleste Hierusalem, nous verrons le grand Salomon, Roy de gloire, assis sur le trosne de sa sapience, manifestant avec une clarté incompréhen- sible les merveilles et secretz eternelz de sa vérité souveraine, avec tant de lumière que nostre enten- dement verra en présence ce qu'il avoit creu ici bas, oh alhors, trescher Theotime, quelz ravissemens ! quelles extases ! quelles admirations ! quelles amours ! quelles douceurs ! Non jamais, dirons-nous en cet excès de suavité, non jamais nous n'eussions sceu penser de voir des vérités si délectables. Nous avons voirement creu tout ce qu'on nous avoit annoncé de * Ps. Lxxxvi, 2. ta gloire, o grande cité de Dieu *, mays nous ne pouvions pas concevoir la grandeur infinie des abismes de tes délices.  CHAPITRE X QUE LE DESIR PRECEDENT ACCROISTRA GRANDEMENT l'union des bienheureux AVEC DIEU  Le désir qui précède la jouissance aiguise et affine le ressentiment d'icelle, et plus le désir a esté pressant et puissant, plus la possession de la chose désirée est aggreable et délicieuse. O Jésus ! mon cher Theotime, quelle joye pour le cœur humain de voir la face de la Divinité, face tant désirée, ains face l'unique désir de nos âmes ! Nos cœurs ont une soif qui ne peut estre estanchee par les contentemens de la vie mortelle ; contentemens desquelz les plus estimés et pourchassés,  Livre III. Chapitre x. 199 s'ilz sont modérés, ilz ne nous désaltèrent pas, et s'ilz sont extrêmes, ilz nous estouffent. On les désire néan- moins tous-jours extrêmes, et jamais ilz ne le sont qu'ilz ne soyent excessifz, insupportables et dommageables ; car on meurt de joye comme on meurt de tristesse, ains la joye est plus active a nous ruiner que la tris- tesse. Alexandre ayant englouti tout ce bas monde, qu'en effect, qu'en espérance, ouït dire a un chetif homme du monde qu'il y avoit encor plusieurs autres mondes ; et comme un petit enfant qui veut pleurer pour une pomme qu'on luy refuse, cet Alexandre que les mondains appellent le Grand, plus fol néanmoins qu'un petit enfant, se prend a pleurer a chaudes larmes dequoy il n'y avoit pas apparence qu'il peust conquérir les autres mondes, puisqu'il n'avoit encor pas l'entière possession de celuy cy*. Celuy qui jouissant plus plei- * P^ut., De Xran ^ - , -^ . . , \ ^ ^, . quill. Animi, c. iv. nement du monde que jamais nul ne fit, en est toutefois si peu content qu'il pleure de tristesse dequoy il n'en peut avoir d'autres, que la folle persuasion d'un misé- rable cajolleur luy fait imaginer : dites-moy, je vous prie, Theotime, monstre-il pas que la soif de son cœur ne peut estre assouvie en cette vie, et que ce monde n'est pas suffisant pour le désaltérer ? O admirable, mays aymable inquiétude du cœur humain ! Soyes, soyes a jamais sans repos ni tranquillité quelcomque en cette terre, mon ame, jusques a ce que vous ayes rencontré les fraisches eaux de la vie immortelle et la tressainte Divinité, qui seules peuvent esteindre vostre altération et accoiser vostre désir. Ce pendant, Theotime, imaginés-vous, avec le Psal- miste*, ce cerf, qui mal mené par la meute n'a plus ni * Ps. xu, i. vent ni jambes, comme il se fourre avidement dans l'eau qu'il va questant, avec quelle ardeur il se presse et serre dans cet élément : il semble qu'il se voudroit volontier fondre et convertir en eau, pour jouir plus pleinement de cette fraischeur. Hé, quelle union de nostre cœur a Dieu la haut au Ciel, ou après ces désirs infinis du vray bien, non jamais assouvis en ce monde, nous en treuverons la vivante et puissante source !  200 Traitté de l'Amour de Dieu (a) Alhors, certes, comme on voit un petit enfant affamé, si fort collé au flanc de sa mère et attaché a son tetin, presser avidement cette douce fontayne de suave et désirée liqueur, de sorte qu'il est advis qu'il veuille, ou se fourrer tout dans ce sein maternel, ou bien tirer et succer toute cette poitrine dans la sienne, ainsy nostre ame toute haletante de la soif extrême du vray bien, Ihors qu'elle en rencontrera la source inespuisa- ble en la Divinité, o vray Dieu, quelle sainte et suave ardeur a s'unir et joindre a ces mammelles fécondes de la toute bonté, ou pour estre tout abismés en elle, ou afftn qu'elle vienne toute en nous !  CHAPITRE XI DE l'union des ESPRITZ BIENHEUREUX AVEC DIEU EN LA VISION DE LA DIVINITÉ  Quand nous regardons quelque chose , quoy qu'elle nous soit présente eUe ne s'unit pas a nos yeux elle mesme, ains seulement leur envoyé une certaine repré- sentation ou image d'elle mesme, que l'on appelle espèce sensible, par le moyen de laquelle nous voyons ; et quand nous contemplons ou entendons quelque chose, ce que nous entendons ne s'unit pas non plus a nostre entendement sinon par le moyen d'une autre représen- tation et image, très dehcate et spirituelle, que l'on nomme espèce intelligible. Mais encor, ces espèces, par combien de destours et de changemens viennent elles a nostre entendement ? elles abordent au sens extérieur et de la passent a l'intérieur, puis a la fantasie, de la a  (a) [Voir à l'Appendice un fragment ayant quelques rapports avec ces pp. 200-202. Cf. Livre V, chap. ii.]  Livre III. Chapitre xi. 201 l'entendement actif, et viennent en fin au passif, a ce que, passant par tant d'etamines et sous tant de limes, elles soyent par ce moyen purifiées, subtilisées et affinées, et que de sensibles elles soyent rendues intelligibles. Nous voyons et entendons ainsy, Theotime, tout ce que nous voyons ou entendons en cette vie mortelle, ouy mesme les choses de la foy : car, comme le mi- roiier ne contient pas la chose que l'on y void ains seulement la représentation et espèce d'icelle, laquelle représentation arrestee par le miroiier en produit une autre en l'œil qui regarde ; de mesme, la parole de la foy ne contient pas les choses qu'elle annonce, ains seulement elle les représente, et cette représentation des choses divines, qui est en la parole de la foy, en produit une autre, laquelle nostre entendement, moyen- nant la grâce de Dieu, accepte et reçoit comme repré- sentation de la sainte vérité, et nostre volonté s'y complaît et l'embrasse comme une vérité honnorable, utile, aymable et très bonne. De sorte que les vérités signifiées en la parole de Dieu sont par icelle représen- tées a l'entendement, comme les choses exprimées au miroiier sont, par le miroiier, représentées a l'œil : si que, croire c'est voir comme par un miroiier, dit le grand Apostre*. « i cor., xm, 12. Mais au Ciel, Theotime, ah mon Dieu, quelle faveur ! la Divinité s'unira elle mesme a nostre entendement, sans entremise d'espèce ni représentation quelconque ; ains elle s'appliquera et joindra elle mesme a nostre entendement, se rendant tellement présente a luy, que cette intime présence tiendra lieu de représentation et d'espèce. O vray Dieu, quelle suavité a l'entendement humain, d'estre a jamais uni a son souverain object, recevant non sa représentation mais sa présence, non aucune image ou espèce mais la propre essence de sa divine vérité et majesté ! Nous serons la comme des enfans très heureux de la Divinité, ayans l'honneur d'estre nourris de la propre substance divine, receiie en nostre ame par la bouche de nostre entendement ; et ce qui surpasse toute douceur, c'est que, comme les mères  202 Traitté de l'Amour de Dieu ne se contentent pas de nourrir leurs poupons de leur lait, qui est leur propre substance, si elles mesmes ne leur mettent le chicheron de leur tetin dans la bouche, affin qu'ilz reçoivent leur substance non en un cuillier ou autre instrument ains en leur propre substance et par leur propre substance, en sorte que cette substance maternelle serve de tuyau aussi bien que de nourriture pour estre receûe du bienaymé petit enfançon, amsy Dieu, nostre Père, ne se contente pas de faire recevoir sa propre substance en nostre entendement, c'est a dire de nous faire voir sa Divinité, mais par un abisme de sa douceur il appliquera luy mesme sa substance a nostre esprit, affin que nous l'entendions non plus en espèce ou représentation mais en elle mesme et par elle mesme, en sorte que sa substance paternelle et éternelle serve d'espèce aussi bien que d'object a nostre entendement. Et alhors seront prattiquees en une façon excellente ces divines promesses : Je la meneray en la solitude et * Osee.ii, 14. parleray a son cœur, et l' allaiter ay*; Esjouisses-vous avec Hierusalem en liesse, affin que vous allaities et soyes remplis de la mammelle de sa consolation, et que vous succies et que vous vous delecties de la totale affluence de sa gloire ; Vous seres portés * is., Lxvi, 10-12. aux tetins, et on vous amadouera sur les genoux*. Bonheur infini, Theotime, et lequel ne nous a pas seulement esté promis, mais nous en avons des arres au tressaint Sacrement de l'Eucharistie, festin perpétuel de la grâce divine ; car en iceluy nous recevons le sang du Sauveur en sa chair et sa chair en son sang, son sang nous estant appliqué par sa chair, sa substance par sa substance, a nostre propre bouche corporelle, afïin que nous sachions qu'ainsy nous appliquera-il son essence divine au festin éternel de la gloire. Il est vray qu'ici cette faveur nous est faitte réellement, mais a couvert, sous les espèces et apparences sacramentelles, la ou au Ciel, la Divinité se donnera a descouvert, et nous la * I Cor., xni, 12 ; , , ;; j* I joan., III, 2. verrons, face a face, comme elle est*.  Livre III. Chapitre xii.  CHAPITRE XII  DE L UNION ETERNELLE DES ESPRITZ BIENHEUREUX AVEC DIEU EN LA VISION DE LA NAISSANCE ETERNELLE DU FILZ DE DIEU  O saint et divin Esprit, Amour éternel du Père et du Filz, soyes propice a mon enfance ! Nostre entendement verra donq Dieu, Theotime ; mais je dis, il verra Dieu luy mesme, face a face, contemplant par une veûe de vraye et réelle présence la propre essence divine, et en elle ses infinies beautés : la toute puissance, la toute bonté, toute sagesse, toute justice, et le reste de cet abisme de perfections. Il verra donq clairement, cet entendement, la connois- sance infinie que de toute éternité le Père a eue de sa propre beauté, et pour laquelle exprimer en soy mesme il prononça et dit éternellement le mot, le Verbe, ou la parole et diction très unique et très infinie, laquelle comprenant et représentant toute la perfection du Père, ne peut estre qu'un mesme Dieu très unique avec luy, sans division ni séparation. Ainsy verrons-nous donq cette éternelle et admirable génération du Verbe et Filz divin, par laquelle il nasquit éternellement a l'image et semblance du Père : image et semblance vive et natu- relle, qui ne représente aucuns accidens ni aucun exté- rieur, puisqu'en Dieu tout est substance et n'y peut avoir accident, tout est intérieur et n'y peut avoir aucun extérieur ; mais image qui représente la propre subs- tance du Père si vivement, si naturellement, tant essentiellement et substantiellement, que pour cela elle ne peut estre que le mesme Dieu avec luy, sans distinction  204 Traitté de l'Amour de Dieu ni différence quelcomque d'essence ou substance, ains avec la seule distinction des Personnes. Car, comme se pourroit il faire que ce divin Filz fust la vraye, vrayement vive et vrayement naturelle image, semblance » Heb., I, 3- et figure de l'infinie beauté et substance du Père*, si elle ne representoit infiniment au vif et au naturel les infinies perfections du Père ? et comme pourroit elle représenter infiniment des perfections infinies, si elle mesme n'estoit infiniment parfaite ? et comme pourroit elle estre infiniment parfaite, si elle n'estoit Dieu ? et comme pourroit elle estre Dieu, si elle n'estoit un mesme Dieu avec le Père ? Ce Filz donq, infinie image et figure de son Père infini, est un seul Dieu très unique et très infini avec son Père, sans qu'il y ait aucune différence de substance entre eux, ains seulement la distinction des Personnes ; laquelle distinction de Personnes, comme elle est tota- lement requise, aussi est-elle très suffisante pour faire que le Père prononce, et que le Filz soit la Parole prononcée, que le Père die, et que le Filz soit le Verbe ou la diction, que le Père exprime, et que le Filz soit l'image, semblance et figure exprimée, et qu'en somme, le Père soit Père, et le Filz soit Filz, deux Personnes distinctes, mays une seule essence et Divinité. Ainsy Dieu, qui est seul, n'est pas pourtant solitaire ; car il est seul en sa très unique et très simple Divinité, mays il n'est pas solitaire, puisqu'il est Père et Filz en deux Personnes. O Theotime, Theotime, quelle joye, quelle allégresse, de célébrer cette éternelle naissance qui se * Ps. cix, 4- fait en la splendeur des Saintz*, de la célébrer, dis-je, en la voyant, et de la voir en la célébrant ! • Vital», 1. i.c. II, Le très doux saint Bernard*, estant encores jeune garçon a Chastillon sur Seine, la nuit de Noël attendoit en l'église que l'on commençast l'office sacré, et en cette attente le pauvre enfant s'endormit d'un sommeil fort léger, pendant lequel, o Dieu ! quelle douceur ! il vit en esprit, mais d'une vision fort distincte et fort claire, comme le Filz de Dieu ayant espousé la nature humaine et s'estant rendu petit Enfant dans les entrailles très  §4.  Livre III. Chapitre xii. 205 pures de sa Mère, naissoit virginalement de son ventre sacré, avec une humble suavité meslee d'une céleste majesté, Comme l'Espoux qui, en maintien royal, Sort tout joyeux de son lict nuptial* : * ps. xviii, 6. vision, Theotime, qui combla tellement le cœur amiable du petit Bernard, d'ayse, de jubilation et de délices spirituelles, qu'il en eut toute sa vie des ressentimens extrêmes ; et partant, combien que depuis, comme une abeille sacrée, il recueillit tous- jours de tous les divins mystères le miel de mille douces et divines consolations, si est-ce que la solemnité de Noël luy apportoit une particulière suavité, et parloit avec un goust nompareil de cette nativité de son Maistre. Helas, mais de grâce, Theotime, si une vision mystique et imaginaire de la naissance temporelle et humaine du Filz de Dieu, par laquelle il procedoit homme de la femme, vierge d'une Vierge, ravit et contente si fort le cœur d'un enfant, hé, que sera-ce quand nos espritz glorieusement illu- minés de la clarté bienheureuse, verront cette éternelle naissance par laquelle le Filz procède « Dieu de Dieu, lumière de lumière, vray Dieu d'un vray Dieu, » divi- nement et éternellement ! Alhors donq, nostre esprit se joindra par une complaysance incompréhensible a cet object si deHcieux, et par une invariable attention luy demeurera éternellement uni.  2o6 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE XIII  DE l'union des ESPRITZ BIENHEUREUX AVEC DIEU EN LA VISION DE LA PRODUCTION DU SAINT ESPRIT Le Pere éternel, voyant l'infinie bonté et beauté de son essence si vivement, essentiellement et substantiel- lement exprimée en son Filz, et le Filz voyant récipro- quement que sa mesme essence, bonté et beauté est originairement en son Pere comme en sa source et fontaine, hé, se pourroit-il faire que ce divin Pere et son Filz ne s'entr'a3'massent pas d'un amour infini, puisque leur volonté par laquelle ilz ayment, et leur bonté pour laquelle ilz ayment, sont infinies en l'un et en l'autre ? L'amour ne nous treuvant pas égaux, il nous égale ; ne nous treuvant pas unis, il nous unit. Or, le Pere et le Filz se treuvans non seulement égaux et unis, ains un mesme Dieu, une mesme bonté, une mesme essence et une mesme unité, quel amour doivent-ilz avoir l'un a l'autre ! Mays cet amour ne se passe pas comme l'amour que les créatures intellectuelles ont entre elles ou envers leur Créateur (car l'amour créé se fait par plusieurs et divers eslans, souspirs, unions et liaysons qui s'entre- suivent et font la continuation de l'amour avec une douce vicissitude de mouvemens spirituelz) ; car l'amour divin du Pere éternel envers son Filz est prattiqué en un seul souspir, eslancé réciproquement par le Pere et le Filz, qui, en cette sorte, demeurent unis et liés ensemble. Ouy, mon Theotime, car la bonté du Pere et du Filz n'estant qu'une seule très uniquement unique bonté, commune a l'un et a l'autre, l'amour de cette bonté ne peut estre qu'un seul amour ; parce qu'encor  Livre III. Chapitre xiii. 207 qu'il y ayt deux amans, a sçavoir le Père et le Filz, néanmoins il n'y a que leur seule très unique bonté, qui leur est commune, laquelle est aymee, et leur très unique volonté qui ayme, et partant il n'y a aussi qu'un seul amour, exercé par un seul souspir amoureux. Le Père souspire cet amour, le Filz le souspire aussi ; mais parce que le Père ne souspire cet amour que par la mesme volonté et pour la mesme bonté qui est égale- ment et uniquement en luy et en son Filz, et le Filz mutuellement ne souspire ce souspir amoureux que pour cette mesme bonté et par cette mesme volonté, partant ce souspir amoureux n'est qu'un seul souspir, ou un seul esprit eslancé par deux souspirans. Et d'autant que le Père et le Filz qui souspirent, ont une essence et volonté infinie par laquelle ilz souspirent, et que la bonté pour laquelle ilz souspirent est infinie, il est impossible que le souspir ne soit infini ; et d'au- tant qu'il ne peut estre infini qu'il ne soit Dieu, partant cet Esprit souspire du Père et du Filz est vray Dieu, et parce qu'il n'y a ni peut avoir qu'un seul Dieu, il est un seul vray Dieu avec le Père et le Filz. Mais de plus, parce que cet amour est un acte qui procède réciproque- ment du Père et du Filz, il ne peut estre ni le Père ni le Filz desquelz il est procédé, quoy qu'il ait la mesme bonté et substance du Père et du Filz, ains faut que ce soit une troisiesme Personne divine, laquelle avec le Père et le Filz ne soit qu'un seul Dieu ; et d'autant que cet amour est produit par manière de souspirs ou d'inspirations, il est appelle Saint Esprit. Or sus, Theotime, le roy David, descrivant la suavité de l'amitié des serviteurs de Dieu, s'escrie * : * ps. cxxxn, 1-3. O voyci que c'est chose bonne, Qtii mille suavités donne, Quand les frères enseniblenient Habitent unanimement ! Car cette douceur amiable Au tressaint onguent est semblable, Que dessus le chef on versa  2o8 Traitté de l'Amour de Dieu D'Aron quand on le consacra : Onguent dont la teste sacrée D'Aron estoit toute trempée, Jusqu'à la robbe s'escoulant Et tout son collet parfumant.  Mais, o Dieu, si l'amitié humaine est tant agréablement aymable et respand une odeur si délicieuse sur ceux qui la contemplent, que sera-ce, mon bienaymé Theo- time, de voir l'exercice sacré de l'amour réciproque du Père envers le Filz éternel ! Saint Grégoire Nazianzene * Orat. xLiii, § 22. raconte* que l'amitié incomparable qui estoit entre luy et son grand saint Basile estoit célébrée par toute la ♦ Apoiog.,c.xxxix. Grèce, et Tertulien tesmoigne * que les payens admi- roient cet amour plus que fraternel qui regnoit entre les premiers Chrestiens : o quelle feste, quelle solemnité ! de quelles louanges et bénédictions doit estre célébrée, de quelles admirations doit estre honnoree et aymee l'éternelle et souveraine amitié du Père et du Filz ! Qu'y a-il d'aymable et d'amiable si l'amitié ne l'est pas ? et si l'amitié est amiable et aymable, quelle amitié le peut estre en comparayson de cette infinie amitié qui est entre le Père et le Filz, et qui est un mesme Dieu très unique avec eux ? Xostre cœur, Theotime, s'abismera d'amour, en l'admiration de la beauté et suavité de l'amour que ce Père éternel et ce Filz incompréhensible prattiquent divinement et éternellement.  Livre III. Chapitre xiv. 209  CHAPITRE XIV QUE LA SAINTE LUMIERE DE LA GLOIRE SERVIRA A L'UNION DES ESPRITZ BIENHEUREUX AVEC DIEU  L'entendement créé verra donq l'essence divine sans aucune entremise d'espèce ou représentation, mais il ne la verra pas néanmoins sans quelqu'excellente lumière qui le dispose, esleve et renforce pour faire une veiie si haute et d'un object si sublime et esclattant ; car, comme la chouette a bien la veûe asses forte pour voir la sombre lumière de la nuict sereine, mais non pas toute- fois pour voir la clarté du midi, qui est trop brillante pour estre receiie par des yeux si troubles et imbecilles, ainsy nostre entendement, qui a bien asses de force pour considérer les vérités naturelles par son discours, et mesme les choses surnaturelles de la grâce par la lu- mière de la foy, ne sauroit pas néanmoins, ni par la lumière de la nature ni par la lumière de la foy, attein- dre jusques a la veûe de la substance divine en elle mesme. C'est pourquoy la suavité de la Sagesse éter- nelle a disposé* de ne point apphquer son essence a * Sap., vm, i. nostre entendement, qu'elle ne l'ait préparé, revigoré et habilité, pour recevoir une veiie si eminente et dispro- portionnée a sa condition naturelle comme est la veiie de la Divinité : car ainsy le soleil, souverain object de nos yeux corporelz entre les choses naturelles, ne se présente point a nostre veiie que premier il n'envoyé ses rayons, par le moyen desquelz nous le puissions voir ; de sorte que nous ne le voj^ons que par sa lumière. Toutefois, il y a de la différence entre les rayons que le soleil jette a nos yeux corporelz, et la lumière que Dieu créera en nos entendemens, au Ciel : car le rayon du 14  2IO Traitté de l'Amour de Dieu soleil corporel ne fortifie point nos yeux quand ilz sont foibles et impuissans a voir, ains plustost il les aveugle, esblouissant et dissipant leur veiie infirme ; ou, au contraire, cette sacrée lumière de gloire, treuvant nos entendemens inhabiles et incapables de voir la Divinité, elle les esleve, renforce et perfectionne si excellemment, que, par une merveille incompréhensible, ilz regardent et contemplent l'abisme de la clarté divine fixement et droitement en elle mesme, sans estre esblouis ni rebouschés de la grandeur infinie de son esclat. Tout ainsy, donq, que Dieu nous a donné la lumière de la rayson par laquelle nous le pouvons connoistre comme Autheur de la nature, et la lumière de la foy par laquelle nous le considérons comme source de la grâce, de mesme il nous donnera la lumière de gloire, par laquelle nous le contemplerons comme fontaine de la béatitude et vie éternelle : mays fontaine, Theotime, que nous ne contemplerons pas de loin, comme nous faisons maintenant par la foy, ains que nous verrons par la lumière de gloire plongés et abismés en icelle. Les * Hist. nat., 1. II, plongeous, dit Pline *, qui pour pescher les pierres c. cm (al. cvi). precieuses s'enfoncent dans la mer, prennent de l'huyle en leur bouche, affin que le respandant ilz ayent plus de jour pour voir dedans les eaux entre lesquelles ilz nagent : Theotime, l'ame bienheureuse estant enfoncée et plongée dans l'océan de la divine essence, Dieu res- pandra dans son entendement la sacrée lumière de gloire, qui luy fera jour en cet abisme de lumière ♦Tira., VI, i6. inaccessible*, affin que par la clarté de la gloire nous voyions la clarté de la Divinité : En Dieu gist la fontaiyie mesme De vie et de playsir suprem-e ; Sa clarté nous apparoistra Aux rais de sa vive lumière. Et nostre liesse pleniere * Pà. XXXV, 10. De son jour seulement naistra*.  Livre III. Chapitre xv. 211  CHAPITRE XV QUE l'union des BIENHEUREUX AVEC DIEU AURA DES DIFFERENS DEGRÉS i^)  Or, ce sera cette lumière de gloire, Theotime, qui donnera la mesure a la veiie et contemplation des Bien- heureux ; et selon que nous aurons plus ou moins de cette sainte splendeur, nous verrons aussi plus ou moins clairement, et par conséquent plus ou moins heureuse- ment, la tressainte Divinité, qui, regardée diversement, nous rendra de mesme différemment glorieux. Certes, en ce Paradis céleste tous les espritz voyent toute l'essence divine, mais nul d'entr'eux ni tous eux ensemble ne la voyent ni peuvent voir totalement. Non, Theotime, car Dieu estant très uniquement un et très simplement indi- visible, on ne le peut voir qu'on ne le voye tout ; et d'autant qu'il est infini, (b) sans limite, ni borne, ni mesure quelcomque en sa perfection, il n'y a ni peut avoir aucune capacité hors de luy, qui jamais puisse totalement comprendre ou pénétrer l'infinité de sa bonté, infiniment essentielle et essentiellement infinie. Cette lumière créée du soleil visible, qui est limitée et finie, est tellement veiie toute de tous ceux qui la regardent, qu'elle n'est pourtant jamais veiie totalement de pas un, ni mesme de tous ensemble. Il en est pres- qu'ainsy de tous nos sens : entre plusieurs qui oyent une excellente musique, quoy que tous l'entendent toute, les uns pourtant ne l'oyent pas si bien ni avec tant de  (a) [De tout le troisième Livre, ce chapitre est le seul dont le Ms. (B) ait été recouvré.] (b) infini, — [immense,]  212 Traitté de l'Amour de Dieu playsir que les autres, selon que les aureilles sont plus » Sap., xv^, 20, 21. OU moins délicates. La manne* estoit savourée toute de quicomque la mangeoit, mais différemment néanmoins, selon la diversité des appetitz de ceux qui la prenoyent, et ne fut jamais savourée totalement, car elle avoit plus de différentes saveurs qu'il n'y avoit de variété de gousts es Israélites : Theotime (^), nous verrons et savourerons la haut au Ciel toute la Divinité, mais jamais nul des Bienheureux ni tous ensemble ne la verront ou savou- reront totalement ; (<^) cette infinité divine aura tous-jours infiniment plus d'excellences que nous ne sçaurions avoir de suffisance et de capacité, et nous aurons un contentement indicible de connoistre, qu'après avoir assouvi tout le désir de nostre cœur et rempH pleyne- ment sa capacité en la jouissance du bien infini, qui est Dieu, néanmoins il restera encor en cette infinité des infinies perfections a voir, a jouir et posséder, que sa divine Majesté entend et void, elle seule se comprenant soy mesme. Ainsy les poissons jouissent de la grandeur incroya- ble de l'océan, et (s) jamais pourtant aucun poisson, ni mesme toute la multitude des poissons, ne vid toutes les plages ni ne trempa ses escailles en toutes les eaux de la mer ; et les oyseaux s'esgayent a leur gré dans la vasteté de l'air, mais jamais aucun oyseau, ni mesme toute la race des oyseaux ensemble, n'a battu des aysles toutes les contrées de l'air et n'est jamais parvenu a la suprême région d'iceluy. Ah, Theotime W, nos espritz, a leur gré et selon toute l'estendue de leurs souhaitz, nageront en l'océan et voleront en l'air de la Divinité, et se res-j ouïront éternellement de voir que cet air est tant infini, cet océan si vaste, qu'il ne peut estre mesuré par leurs aysles, et que jouissans sans reserve ni exception  (c) Philothee (d) totalement: — [il y aura tous-jours des infinies perfections a voir, après que nous aurons veu sa perfection infinie ; il y aura...J (e) mays (f) Philothee  Livre III. Chapitre xv. 213 quelcomque de tout cet abisme infini de la Divinité, ilz ne peuvent néanmoins jamais égaler leur jouissance a cette infinité, laquelle demeure tous-jours infiniment infinie au dessus de leur capacité. Et sur ce sujet, les espritz bienheureux sont ravis de deux admirations : l'une, pour l'infinie beauté qu'ilz contemplent, et l'autre, pour l'abisme de l'infinité qui reste a voir en cette mesme beauté. O Dieu, que ce qu'ilz voyent est admirable ! mais o Dieu, que ce qu'ilz ne voyent pas l'est beaucoup plus ! Et toutefois, Theo- time (s), la tressainte beauté qu'ilz voyent estant infinie, elle les rend parfaitement satisfaitz et assouvis ; et se contentans d'en jouir selon le rang qu'ilz tiennent au Ciel, a cause de la très aymable Providence divine qui en a ainsy ordonné, ilz convertissent la connoissance qu'ilz ont de ne posséder pas ni ne pouvoir posséder totalement leur object, en une simple complaysance d'admiration, par laquelle ilz ont une joye souveraine de voir que la beauté qu'ilz ayment est tellement infinie qu'elle ne peut estre totalement connetie que par elle mesme : car en cela consiste la divinité de cette Beauté infinie, ou la beauté de cette infinie Divinité.  (g) beaucoup plus ! — fMays néanmoins, ce qu'ilz voyent, estant infini en beauté, les rend...J Et toutefois, Philothee  FIN DU TROISIESME LIVRE  LIVRE QUATRIESME  DE LA DECADENCE ET RUINE DE LA CHARITÉ  CHAPITRE PREMIER QUE NOUS POUVONS PERDRE L'AMOUR DE DIEU TANDIS QUE NOUS SOMMES EN CETTE VIE MORTELLE  Nous ne faysons pas ces discours pour ces grandes âmes d'eslite que Dieu, par une très spéciale faveur, maintient et confirme tellement en son amour, qu'elles sont hors le hazard de jamais le perdre ; nous parlons pour le reste des mortelz, auxquelz le Saint Esprit addresse ces advertissemens : Qui est debout, qu'il prenne garde a ne point tomber*. Tiens ce que tu * i Cor., x, 12. as*. Ayés soin et travaillés, affin d'asseurer par *Apoc., m, n. bonnes œuvres vostre vocation*. En suite dequoy il * 11 Petri, i, 10. leur fait faire cette prière : Ne me rejettes point de devant vostre face et ne m'ostés point vostre Saint Esprit*; Et ne nous induises point en tentation**; * Ps. l, 13. affin qu'ilz fassent leur salut avec un saint tremble- ' ' ment et une crainte sacrée *, sçachans qu'ilz ne sont * Philip., n, 12. pas plus invariables et fermes a conserver l'amour de Dieu que le premier Ange avec ses sectateurs, et Judas,  2i6 Traitté de l'Amour de Dieu qui l'ayans receu le perdirent, et en le perdant se per- dirent éternellement eux mesmes ; ni que Salomon, qui, l'ayant une fois quitté, tient tout le monde en doute de sa damnation ; ni que Adam, Eve, David, saint Pierre, qui estans enfans de salut ne laissèrent pas de descheoir pour un tems de l'amour sans lequel il n'y a point de salut. Helas, o Theotime, qui sera donq asseuré de conserver l'amour sacré en cette navigation de la vie mortelle, puisqu'en la terre et au Ciel tant de personnes d'incomparable dignité ont fait des si cruelz naufrages ! Mais, o Dieu éternel, comme est-il possible, dires- vous, qu'une ame qui a l'amour de Dieu le puisse jamais perdre ? Car ou l'amour est, il résiste au péché : et comme se peut il donq faire que le péché y entre, puisque l'ajnour est fort comme la mort, aspre au combat * Gant., viii, 6. comme l'enfer* ? comme peuvent les forces de la mort ou de l'enfer, c'est a dire les péchés, vaincre l'amour qui pour le moins les esgale en force, et les surmonte en assistance et en droit ? Mays comme peut-il estre qu'une ame raysonnable, qui a une fois savouré une si grande douceur comme est celle de l'amour divin, puisse onques volontairement avaler les eaux ameres * Exod., XV, 23. de l'offence* ? Les enfans, tout enfans qu'ilz sont, estans nourris au lait, au beurre et au miel, abhorrent l'amer- tume de l'absinthe et du chicotin, et pleurent jusques a pasmer quand on leur en fait gouster : hé donques, o vray Dieu, l'ame une fois jointe a la bonté du Créateur, comme le peut-elle quitter pour suivre la vanité de la * Rom., VIII, -îo. créature* ? Mon cher Theotime, les deux mesmes s'esbahissent, * jerem., II, 12. leurs -portes se froissent de frayeur*, et les Anges de * is., XXXIII, 7. paix * demeurent esperdus d'estonnement sur cette prodigieuse misère du cœur humain, qui abandonne un bien tant aymable pour s'attacher a des choses si déplorables. Mays aves-vous jamais veu cette petite merveille que chacun sçait, et de laquelle chacun ne sçait pas la rayson ? Quand on perce un tonneau bien plein, il ne respandra point son vin qu'on ne luy donne de l'air par dessus, ce qui n'arrive pas aux tonneaux  Livre IV. Chapitre i. 217 esquelz il y a des-ja du vuide, car on ne les a pas plus tost ouvertz que le vin en sort. Certes, en cette vie mortelle, quoy que nos âmes abondent en amour céleste, si est ce que jamais elles n'en sont si pleines que par la tentation cet amour ne puisse sortir ; mais la haut au Ciel, quand les suavités de la beauté de Dieu occuperont tout ncstre entendement et les délices de sa bonté assouviront toute nostre volonté, en sorte qu'il n'y aura rien que la plénitude de son amour ne remplisse, nul objet, quoy qu'il pénètre jusques a nos cœurs, ne pourra jamais tirer ni faire sortir une seule goutte de la pretieuse liqueur de leur amour céleste ; et de penser donner du vent par dessus, c'est a dire décevoir ou surprendre l'entendement, il ne sera plus possible, car il sera immobile en l'appréhension de la vérité sou- veraine. Ainsy le vin qui est bien espuré et séparé de sa lie peut aysement estre garenti de tourner et pousser, mais celuy qui est sur sa lie y est presque tous- jours sujet. Et quant a nous, tandis que nous sommes en ce monde, nos espritz sont sur la lie et le tartre de mille humeurs et misères, et par conséquent aysés a changer et tourner en leur amour ; mais estans au Ciel, ou, comme en ce grand festin descrit par Isaïe *, nous aurons le vin * Cap xxv, 6. purifié de toute lie, nous ne serons plus sujetz au change, ains demeurerons inséparablement unis par amour a nostre souverain Bien. Icy, parmi les crépus- cules de l'aube du jour, nous craignons qu'en lieu de l'Espoux nous ne rencontrions quelqu'autre objet qui nous amuse et déçoive ; mais quand nous le treuverons la haut ou il repaist et repose au midy* de sa gloire, * Cant., i, 6. il n'y aura plus moyen d'estre trompés, car sa lumière sera trop claire, et sa douceur nous Uera si serré a sa bonté que nous ne pourrons plus vouloir nous en desprendre. Nous sommes comme le corail, qui dans l'océan, lieu de son origine, est un arbrisseau pasle-verd, foible, fléchissant et phable* : mais estant tiré hors du fond de * piïq-. Hist. nat., , -, • j -1 j • .L l.XXXII, c. XI (a/ la mer, comme du sem de sa mère, il devient presque n).  2i8 Traitté de l'Amour de Dieu pierre, se rendant ferme et impliable, a mesme qu'il change son verd blafastre en un vermeil fort vif : car ainsy, estans encor emmi la mer de ce monde, lieu de nostre naissance, nous sommes sujetz a des vicissitudes extrêmes, pliables a toutes mains, a la droitte de l'amour céleste par l'inspiration, a la gauche de l'amour terrestre par la tentation ; mais si une fois tirés hors de cette mortahté, nous avons changé le pasle-verd de nos crain- tives espérances au vif vermeil de l'asseuree jouissance, jamais plus nous ne serons muables, ains demeurerons a tous-jours arrestés en l'amour éternel. Il est impossible de voir la Divinité et ne l'aymer pas ; mays ici bas, ou, sans la voir, nous l'entrevoyons seulement au travers des ombres de la foy, comme en *i Cor., XIII, 12. un mirouer*, nostre connoissance n'est pas si grande qu'elle ne laisse encor l'entrée a la surprise des autres objetz et biens apparens, lesquelz, entre les obscurités qui se meslent en la certitude et vérité de la foy , se glissent insensiblement comme petitz renardeaux, et * Cant., II, 15. démolissent nostre vigne fleurie*. En somme, Theo- time, quand nous avons la charité nostre franc arbitre est paré de la robbe nuptiale, de laquelle comme il peut tous-jours demeurer vestu, s'il veut, en bien faisant, aussi s'en peut il despouiller, s'il luy plait, en péchant.  CHAPITRE II  DU RAFROIDISSEMENT DE L AME EN L AMOUR SACRE  L'ame est maintefois contristee et affligée dans le cors, jusques mesme a quitter plusieurs membres d'ice- luy, qui demeurent privés de mouvement et sentiment, encores qu'elle n'abandonne pas le cœur, ou elle est tous-jours toute entière jusques a l'extrémité de la vie. Ainsy la charité est quelquefois tellement alangourie et  Livre IV. Chapitre n. 219 abbatue dans le cœur qu'elle ne paroist presque plus en aucun exercice, et néanmoins elle ne laisse pas d'estre entière en la suprême région de l'ame ; et c'est Ihors que, sous la multitude des péchés venielz, comme sous des cendres, le feu du saint amour demeure couvert et sa lueur estouffee, quoy que non pas amorti ni esteint. Car tout ainsy que la présence du diamant empesche l'exercice et l'action de la propriété que l'aymant a d'attirer le fer, sans toutefois luy oster la propriété, laquelle opère soudain que cet empeschement est esloi- gné, de mesme la présence du péché véniel n'oste pas voirement a la charité sa force et puissance d'opérer^ mais elle l'engourdit en certaine façon et la prive de l'usage de son activité, si qu'elle demeure sans action, stérile et inféconde. Certes, le péché véniel, ni mesme l'affection au péché véniel, n'est pas contraire a l'essen- tielle resolution de la charité, qui est de préférer Dieu a toutes choses : d'autant que par ce péché nous aymons quelque chose hors de la rayson, mais non pas contre la rayson ; nous déferons un peu trop, et plus qu'il n'est convenable, a la créature, mais non pas en la préférant au Créateur ; nous nous amusons plus qu'il ne faut aux choses terrestres, mais nous ne quittons pas pour cela les célestes : en somme, cette sorte de péché nous retarde au chemin de la charité, mais il ne nous en oste pas, et partant, le péché véniel n'estant pas contraire a la charité, il ne la destruit jamais, ni en tout ni en partie. Dieu fit sçavoir a l'Evesque d'Ephese qu'il avoit délaissé sa première charité*; ou il ne dit pas qu'il * Apoc, n, 4. estoit sans charité, mais seulement qu'elle n'estoit plus telle qu'au commencement, c'est a dire qu'elle n'estoit plus prompte, fervente, fleurissante et fructueuse : ainsy que nous avons accoustumé de dire d'un homme, qui de brave, joyeux et gaillard est devenu chagrin, paresseux et maussade : Ce n'est plus celuy d'autrefois ; car nous ne voulons pas entendre que ce ne soit pas le mesme selon la substance, mais seulement selon les actions et exercices ; et de mesme, Nostre Seigneur a dit * qu'es * Matt., xxiv, 12. derniers jours la charité de plusieurs se rafroidira,  220 Traitté de l'Amour de Dieu c'est a dire, elle ne sera pas si active et courageuse, a cause de la crainte et de l'ennuy qui oppressera les cœurs. Certes, la concupiscence ayant conceu, elle engendre le péché ; mais ce péché, quoy que péché, n'engendre pas tous-jours la mort de l'ame, ains seule- ment Ihors qu'il a une malice entière et qu'il est con- * Cap. I, 15. sommé et accompli, comme dit saint Jacques* : qui en cela establit si clairement la différence entre le péché véniel et le péché mortel, que je ne sçay comme il s'est treuvé des gens en nostre siècle qui ayent eu la hardiesse de le nier. Néanmoins, le péché véniel est péché, et par consé- quent il desplait a la charité, non comme chose qui luy soit contraire, mays comme chose contraire a ses ope- rations et a son progrès, voire mesme a son intention, laquelle estant que nous rapportions toutes nos opéra- tions a Dieu, elle est violée par le péché véniel, qui porte les actions par lesquelles nous le commettons, non pas voirement contre Dieu, mais hors de Dieu et de sa volonté : et comme nous disons d'un arbre qui a esté rudement touché et réduit en friche par la tempeste, que rien n'y est demeuré, parce qu'encor que l'arbre est entier, néanmoins il est resté sans fruit, de mesme, quand nostre charité est battue des affections que l'on a aux péchés venielz, nous disons qu'elle est diminuée et defaiUie, non que l'habitude de l'amour ne soit entière en nos espritz, mais parce qu'elle est sans les œuvres qui sont ses fruitz. (a) L'affection aux grans péchés rendait tellement la vérité prisonnière de l'injustice, entre les philosophes • Rom., I, 18, 21. payens, que, comme dit le grand Apostre*, connoissans Dieu, Hz ne le glorifioyent pas selon que cette connois- sance requeroit : si que cette affection n'exterminant pas la lumière naturelle, elle la rendoit infructueuse. Aussi, les affections au péché véniel n'aboUssent pas la charité, mays elles la tiennent comme un esclave, liée pieds et  (a) [Voir à l'Appendice.]  Livre IV. Chapitre ii. 221 mains, empeschant sa liberté et son action ; cette affec- tion nous attachant par trop a la jouissance des créa- tures, nous prive de la privante spirituelle entre Dieu et nous, a laquelle la charité, comme vraye amitié, nous incite, et, par conséquent, elle nous fait perdre les secours et assistances intérieures, qui sont comme les espritz vitaux et animaux de l'ame, du défaut desquelz provient une certaine paralisie spirituelle, laquelle en fin si on n'y remédie nous conduit a la mort. Car en somme, la charité estant une qualité active, ne peut estre long tems sans agir ou périr ; elle est, disent nos Anciens, de l'humeur de Rachel, qui aussi la represen- toit. Donne-moi des enfans, disoit celle ci a son mari, autrement je mourray* : et la charité presse le cœur *Gen., xxx. i. auquel elle est mariée de la féconder en bonnes œuvres, autrement elle périra. Nous ne sommes guère en cette vie mortelle sans beaucoup de tentations : or ces espritz vilz, paresseux et addonnés aux playsirs extérieurs, n'estans pas duitz aux combatz ni exercés aux armes spirituelles, ilz ne gardent jamais guère la charité, ains se laissent ordi- nairement surprendre a la coulpe mortelle. Ce qui arrive d'autant plus aysement, que par le péché véniel l'ame se dispose au mortel ; car, comme cet ancien (^) ayant continué a porter tous les jours un mesme veau, le porta en fin encor qu'il fut devenu un gros bœuf, la coustume ayant petit a petit rendu insensible a ses forces l'accroissement d'un si lourd fardeau, ainsy celuy qui s'affectionne a joiier des testons joiieroit en fin des escus, des pistoles, des chevaux, et après ses chevaux toute sa chevance ; qui lasche la bride aux menues choleres, se treuve en fin furieux et insupportable ; qui s'addonne a mentir p?r raillerie, est grandement en danger de mentir avec calomnie. En fin, Theotime, nous disons de ceux qui ont la complexion fort foible, qu'ilz n'ont point de vie, qu'ilz n'en ont pas une once, ou qu'ilz n'en ont pas plein le (i) Milon de Crotone. Voir Quintilien, Instit. Orat., lib. I, cap. xv.  222 Traitté de l'Amour de Dieu poing, parce que ce qui doit bien tost finir semble en effect n'estre plus ; et ces âmes fainéantes, addonnees aux playsirs et affectionnées aux choses transitoires, peuvent bien dire qu'elles n'ont plus de charité, puisque si elles en ont, elles sont en voye de la perdre bien tost.  CHAPITRE III COMME ON QUITTE LE DIVIN AMOUR POUR CELUY DES CREATURES Ce maUieur de quitter Dieu pour la créature arrive ainsy. Nous n'aymons pas Dieu sans intermission, d'autant qu'en cette vie mortelle la charité est en nous par manière de simple habitude, de laquelle, comme les philosophes ont remarqué, nous usons quand il nous plait et non jamais contre nostre gré. Quand donq nous n'usons pas de la charité qui est en nous, c'est a dire quand nous n'employons pas nostre esprit aux exercices de l'amour sacré, ains que le tenans diverti a quelque autre occupation, ou que paresseux en soy mesme il se tient inutile et négligent, aUiors, Theotime, il peut estre touché de quelque object mauvais, et surpris de quelque tentation ; et bien que l'habitude de la charité en mesme tems soit au fond de nostre ame et qu'elle face son office, nous incHnant a rejetter la suggestion mauvaise, si est-ce qu'elle ne nous presse pas ni nous porte a l'action de la résistance, qu'a mesure que nous la secon- dons, comme les habitudes ont coustume de faire : et partant, nous laissant en nostre liberté, il advient main- tefois que le mauvais object ayant jette bien avant ses attraitz dans nostre cœur, nous nous attachons a luy par une complaysance excessive, laquelle venant a croistre il nous est malaysé de nous en desfaire , et * Mâtt. XIII 22 Lucse, VIII, II. ' comme des espines, selon que dit Nostre Seigneur*,  Livre IV. Chapitre m. 223 elle sîiffoque en fin la semence de la grâce et dilection céleste. Ainsy arriva-il a nostre première mère Eve, de laquelle la perte commença par un certain amuse- ment qu'elle prit a de\dser avec le serpent, recevant de la complaysance d'ouïr parler de son aggrandissement en science et de voir la beauté du fruit défendu ; si que, la complaysance grossissant en l'amusement et l'amusement se nourrissant dans la complaysance, elle s'y treuva en fin tellement engagée, que se laissant aller au consentement, elle commit le malheureux péché auquel par après elle attira son mari. On void que les pigeons touchés de vanité se pavon- nent quelquefois en l'air et font des esplanades ça et la, se mirant en la variété de leur pennage, et Ihors les tierceletz et faucons qui les espient viennent fondre sur eux et les attrappent, ce qu'ilz ne f croient jamais si les pigeons voloient leur droit vol, d'autant qu'ilz ont l'aisle plus roide que les oyseaux de proye. Helas, Theotime, si nous ne nous amusions pas en la vanité des playsirs caduques, et sur tout en la complaysance de nostre amour propre, ains qu'ayans une fois la cha- rité, nous fussions soigneux de voler droit, la part ou elle nous porte, jamais les suggestions et tentations ne nous attrapperoyent ; mais parce que, comme colombes séduites et deceiies de nostre propre estime, nous retour- nons sur nous mesmes et entretenons trop nos espritz parmi les créatures, nous nous treuvons souvent surpris entre les serres de nos ennemis, qui nous emportent et dévorent. Dieu ne veut pas empescher que nous ne soyons attaqués de tentations, affin que resistans, nostre charité soit plus exercée, et puisse par le combat emporter la victoire et par la victoire obtenir le triomphe ; mais que nous ayons quelque sorte d'inclination a nous délecter en la tentation, cela vient de la condition de nostre nature, qui ayme tant le bien que pour cela elle est sujette d'estre alléchée* par tout ce qui a apparence de * Jacobi, i, 14. bien. Et ce que la tentation nous présente pour amorce est tous-jours de cette sorte ; car, comme enseignent  224 Traitté de l'Amour de Dieu * I joan., II, i6. les saintes Lettres*, ou c'est un bien honnorable selon le monde pour nous provoquer a l'orgueil de la vie mondaine, ou un bien délectable aux sens pour nous porter a la convoitise charnelle, ou un bien utile a nous enrichir pour nous inciter a la convoitise et ava- rice des yeux. Que si nous tenions nostre foy, laquelle sçait discerner entre les vrays biens qu'il faut pour- chasser et les faux qu'il faut rejetter, vivement attentive a son devoir, certes, elle serviroit de sentinelle asseuree a la charité et luy donneroit advis du mal qui s'approche du cœur sous prétexte de bien, et la charité le repous- seroit soudain : mais parce que nous tenons ordinaire- ment nostre foy, ou dormante ou moins attentive qu'il ne seroit requis pour la conservation de nostre charité, nous sommes aussi souvent surpris de la tentation, la- quelle séduisant nos sens, et nos sens incitans la partie inférieure de nostre ame a rébellion, il advient que maintefois la partie supérieure de la rayson cède a l'effort de cette révolte, et, commettant le péché, elle perd la charité. Tel fut le progrès de sédition que le desloyal Absalon * II Reg., XV. excita contre son bon père David* ; car il mit en avant des propositions bonnes en apparence, lesquelles estant une fois receiies par les pauvres Israélites desquelz la prudence estoit endormie et engourdie, il les sollicita tellement qu'il les réduisit a une entière rébellion : de sorte que David fut contraint de sortir tout espleuré de Hierusalem avec tous ses plus fidèles amis, ne laissant en la ville de gens de marque, sinon Sadoc et Abiathar, prestres de l'Eternel, avec leurs enfans ; or Sadoc estoit voyant, c'est a dire prophète. Car de mesme, trescher Theotime, l'amour propre treuvant nostre foy hors d'attention et sommeillante, il nous présente des biens vains mais apparens, séduit nos sens, nostre imagination et les facultés de nos âmes, et presse tellement nos francs arbitres qu'il les conduit a l'entière révolte contre le saint amour de Dieu ; lequel alhors, comme un autre David, sort de nostre cœur avec tout son train, c'est a dire avec les dons du Saint Esprit et les autres  Livre IV. Chapitre iv. 225 vertus célestes, qui sont compaignes inséparables de la charité si elles ne sont ses propriétés et habilités ; et ne reste plus en la Hierusalem de nostre ame aucune vertu d'importance, sinon Sadoc le voyant, c'est a dire le don de la foy qui nous peut faire voir les choses éternelles, avec son exercice, et encor Abiathar, c'est a dire le don de l'espérance avec son action, qui tous deux demeurent bien affligés et tristes, maintenans tou- tefois en nous l'Arche de l'alliance, c'est a dire la quaUté et le filtre de Chrestien qui nous est acquis par le Baptesme. Helas, Theotime, quel pitoyable spectacle aux Anges de paix, de voir ainsy sortir le Saint Esprit et son amour de nos âmes pécheresses ! hé, je croy certes, que s'ilz pouvoyent alhors pleurer, ilz verseroyent des larmes infinies*, et d'une voix lugubre lamentans nostre mal- * is., xxxni, 7. heur, ilz chanteroyent le triste cantique que Hieremie entonna, quand, assis sur le sueil du Temple désolé, il contempla la ruine de Hierusalem au temps de Sedecie* : * Thren., i, i. Ah combien voy-je désolée Cette cité, jadis comblée De peuple, de bien et d'honneur. Maintenant siège de l'horreur!  CHAPITRE IV  QUE l'amour sacré SE PERD EN UN MOMENT  L'amour de Dieu, qui nous porte jusques au mespris de nous mesmes, nous rend citoyens de la Hierusalem céleste ; l'amour de nous mesmes, qui nous pousse jus- ques au mespris de Dieu, nous rend esclaves de la Baby- lone infernale. Or nous allons, certes, petit a petit a ce 15  226 Tr.\itté de l'Amour de Dieu mespris de Dieu, mais nous n'y sommes pas plus tost parvenus, que soudain, en un moment, la sainte charité se sépare de nous, ou, pour mieux dire, elle périt tout a fait. Ouy, Theotime, car en ce mespris de Dieu con- siste le péché mortel, et un seul péché mortel bannit la charité de l'ame, d'autant qu'il rompt le lien et l'union d'icelle avec Dieu, qui est l'obéissance et sousmission a sa volonté ; et comme le cœur humain ne peut estre vivant et divisé, aussi la charité, qui est le cœur de l'ame et l'ame du cœur, ne peut jamais estre blessée qu'elle ne soit tuée : ainsy qu'on dit des perles, qui conceiies de la rosée céleste périssent si une seule goutte *vide sup., p. 171, de l'eau marine entre dedans leur escaille *. Nostre nota. . . . , espnt, certes, ne sort pas petit a petit de son cors, ains en un moment, Ihors que l'indisposition du cors est si grande qu'il ne peut plus y faire les actions de vie ; et de mesme, a l'instant que le cœur est telle- ment détraqué en ses passions que la charité n'y peut plus régner, elle le quitte et abandonne ; car elle est si généreuse qu'elle ne peut cesser de régner sans cesser d'estre. Les habitudes que nous acquérons par nos seules actions humaines ne périssent pas par un seul acte contraire, car nul ne dira qu'un homme soit intempé- rant pour un seul acte d'intempérance, ni qu'un peintre ne soit pas bon maistre pour avoir une fois manqué a l'art ; ains, comme toutes telles habitudes nous arrivent par la suite et impression de plusieurs actes, ainsy nous les perdons par une longue cessation de leurs actes, ou par une multitude d'actes contraires. Mais la charité, Theotime, que le Saint Esprit respand en un moment * Rom., V, 5. dans nos cœurs* Ihors que les conditions requises a cette infusion se rencontrent en nous, certes aussi en un instant elle nous est ostee, si tost que, destournans nostre volonté de l'obéissance que nous devons a Dieu, nous avons achevé de consentir a la rebelHon et desloyauté a laquelle la tentation nous incite. Il est vray que la charité s'agrandit par accroissement de degré a degré et de perfection a perfection, selon  Livre IV, Chapitre iv. 227 que par nos œuvres ou la réception des Sacremens nous luy faisons place ; mais, toutefois, elle ne diminue pas par amoindrissement de sa perfection, car jamais on n'en perd un seul brin qu'on ne la perde toute. En quoy elle ressemble au chef d'œuvre de Phidias, tant célébré par les anciens : car on dit que ce grand sculpteur fit en Athènes une statue de Minerve, toute d'ivoire, haute de vingt six coudées ; et au bouclier d'icelle, auquel il avoit relevé les batailles des amazones et des geans, il grava avec tant d'art son visage de luy mesme, qu'on ne pouvoit oster un seul brin de son image, dit Aristote*; * De Mundo, sub que « toute la statue ne tombast desfaite : » si que cette besoigne ayant esté perfectionnée par assemblage de pièce a pièce, en un moment néanmoins elle perissoit si on eust osté une seule petite partie de la semblance de l'ouvrier. Et de mesme, Theotime, encores que le Saint Esprit ayant mis la charité en une ame luy donne sa croissance par addition de degré a degré et de perfec- tion a perfection d'amour, si est ce toutefois, que la resolution de préférer la volonté de Dieu a toutes choses estant le point essentiel de l'amour sacré, et auquel l'image de l'amour éternel, c'est a dire du Saint Esprit, est représentée, on ne sçauroit en oster une seule pièce que soudain toute la charité ne périsse. Cette préférence de Dieu a toutes choses est le cher enfant de la charité. Que si Agar, qui n'estoit qu'une 3eg}''ptienne, voyant son filz en danger de mourir n'eut pas le courage de demeurer au près de luy, ains le voulut quitter, disant : Ah, je ne sçaurois voir mourir cet enfant*! quelle merveille y a-il que la charité, fille * Gen., xxi, 16. de douceur et suavité céleste, ne puisse voir mourir son enfant, qui est le propos de ne jamais offencer Dieu ? Si que, a mesure que nostre franc arbitre se résout de consentir au péché, donnant par mesme moyen la mort a ce sacré propos, la charité meurt avec iceluy, et dit en son dernier souspir : Hé non, jamais je ne verray mourir cet enfant. En somme, Theotime, comme la pierre pretieuse nommée àrassius, perd sa lueur en la i^ r r ' r *.Mattioli,in Diosc, présence de quel venin que ce soit*, amsy lame perd 1. vi, praefat.  Traitté de l'Amour de Dieu  en un instant sa splendeur, sa grâce et sa beauté, qui consiste au saint amour, a l'entrée et présence de quel • Ezech-, XVIII, 4- péché mortel que ce soit ; dont il est escrit* que l'ame qui péchera mourra.  CHAPITRE V (^) QUE LA SEULE CAUSE DU MANQUEMENT ET RAFROIDISSEMEXT DE LA CHARITÉ EST EX LA VOLONTÉ DES CREATURES  Comme ce seroit une effronterie impie de vouloir attribuer aux forces de nostre volonté les œuvres de l'amour sacré que le Saint Esprit fait en nous et avec nous, aussi seroit-ce une impieté effrontée de vouloir rejetter le défaut d'amour qui est en l'homme ingrat, sur le m^anquement de l'assistance et grâce céleste ; car le Saint Esprit crie par tout, au contraire, que nostre * Osée, xiii, 9. perte vient de nous* ; que le Sauveur a apporté le jeu du saint amour, et ne désire rien plus sinon qu'il * Lucae, xii, 49. brusle nos cœurs* ; que le salut est préparé devant la face de toutes nations, lumière pour esclairer les * ibid.. II, 31, 32. Gentilz, et pour la gloire d'Israël* ; que la divine * II Pétri, m, 9. Bonté ne veut point qu'aucun périsse*, mays que tous viennent a la connoissance de la vérité; veut * I Tim., II, 4. que tous hommes soyent sauvés*, le Sauveur d'iceux estant venu au monde afhn que tous receussent l'adop- * Gaiat., IV, 5. tion des enfans*; et le Sage nous advertit clairem^ent : * Eccii., XV, II. Ne dis point : il tient a Dieu*. Ains}^ le sacré Concile * Sess. VI, cap. xi. de Trente* inculque divinement a tous les enfans de l'Eglise sainte, que la grâce divine ne manque jamais a ceux qui font ce qu'ilz peuvent, invoquans le secours  (a) [Voir à l'Appendice le Ms. (A) qui correspond aux chapitres v, vi.J  Livre IV. Chapitre v. 229 céleste ; que « Dieu n'abandonne jamais ceux qu'il a une fois justifiés, sinon qu'eux mesmes les premiers l'abandonnent, » de sorte que, s'ilz ne manquent a la grâce ilz obtiendront la gloire. En somme, Theotime, le Sauveur est une lumière qui esclaire tout homme qui vient en ce monde*. * Joan., i, 9, Plusieurs voyagers, environ l'heure de midi un jour d'esté, se mirent a dormir a l'ombre d'un arbre ; mays tandis que leur lassitude et la fraicheur de l'ombrage les . tient en sommeil, le soleil s'avançant sur eux leur porta droit aux yeux sa plus forte lumière, laquelle par l'éclat de sa clarté faisoit des transparences, comme par des petitz esclairs, autour de la prunelle des yeux de ces dormans, et par la chaleur qui perçoit leurs paupières les força d'une douce violence de s'esveiller. Mays les uns esveillés se lèvent, et gaignans païs allèrent heu- reusement au giste ; les autres, non seulement ne se lèvent pas, mais tournans le dos au soleil et enfonçans leurs chapeaux sur leurs yeux, passèrent la leur journée a dormir, jusques a ce que, surpris de la nuit et voulans néanmoins aller au logis, ilz s'esgarent qui ça qui la dans une forest, a la merci des loups, sangliers et autres bestes sauvages. Or dites, de grâce, Theotime : ceux qui sont arrivés, ne devoyent-ilz pas sçavoir tout le gré de leur contentement au soleil, ou, pour parler chres- tiennement, au Créateur du soleil ? Ouy certes, car ilz ne pensoyent nullement a s'esveiller quand il en estoit tems ; le soleil leur fit ce bon oflice, et par une aggreable semonce de sa clarté et de sa chaleur, les vint amiable- ment resveiller. Il est vray qu'ilz ne firent pas résistance au soleil, mais il les ayda aussi beaucoup a ne point résister ; car il vint doucement respandre sa lumière sur eux, se faisant entrevoir au travers de leurs paupières, et par sa chaleur, comme par son amour, il alla dessiller leurs yeux et les pressa de voir son jour. Au contraire, ces pauvres errans n'avoyent-ilz pas tort de crier dans ce bois : Hé, qu'avons-nous fait au soleil pour quoy il ne nous a pas fait voir sa lumière comme a nos compaignons, affin que nous fussions arrivés  230 Traitté de l'Amour de Dieu au logis sans demeurer en ces effroyables ténèbres ? Car, qui ne prendroit la cause du soleil, ou plustost de Dieu, en main, mon cher Theotime, pour dire a ces chetifs malencontreux : Qu'est ce, misérables, que le soleil pouvoit bonnement faire pour vous, qu'il ne l'ayt fait ? ses faveurs estoyent esgales envers tous vous autres qui dormiés : il vous aborda tous avec une mesme lumière, il vous toucha de mesmes rayons, il respandit sur vous une chaleur pareille ; et, malheureux que vous estes, quoy que vous vissiés vos compaignons levés prendre le bordon pour tirer chemin, vous tournastes le dos au soleil, et ne voulustes pas employer sa clarté ni vous laisser vaincre a sa chaleur. Tenés ; voyla maintenant, Theotime, ce que je veux dire. Tous les hommes sont voyageurs en cette vie mor- telle ; presque tous nous nous sommes volontairement * Maiach., iv, 2. endormis en l'iniquité, et Dieu, Soleil de justice*, darde sur tous, très suffisamment ains abondamment, les rayons de ses inspirations, il eschauffe nos cœurs de ses bénédictions, touchant un chascun des attraitz de son amour : hé, que veut dire donq que ces attraitz en attirent si peu et en tirent encor moins ? Ah, certes, ceux qui estans attirés, puis tirés, suivent l'inspiration, ont grande occasion de s'en res-jouir, mais non pas de s'en glorifier : qu'ilz se resjouissent, parce qu'ilz jouis- sent d'un grand bien ; mais qu'ilz ne s'en glorifient pas, puisque c'est par la pure bonté de Dieu, qui leur laissant l'utilité de son bienfait s'en est réservé la gloire. Mays quant a ceux qui demeurent au sommeil de péché, o Dieu, qu'ilz ont une grande rayson de lamen- ter, gémir, pleurer et regretter ! car ilz sont au malheur le plus lamentable de tous. Mays ilz n'ont pas rayson de se douloir et plaindre sinon d'eux mesmes, qui ont mesprisé ains ont esté rebelles a la lumière, revesches aux attraitz et se sont obstinés contre l'inspiration : de sorte qu'a leur malice seule doit estre a jamais malé- diction et confusion, puisqu'ilz sont seulz autheurs de leur perte, seulz ouvriers de leur damnation. Ainsy les Japonois se plaignans au bienheureux François Xavier  Livre IV. Chapitre vi. 231 leur Apostre*, dequoy Dieu, qui avoit eu tant de soin des *l.4 v a -c. 8. [apud . ^ j T. Tiirsellinum, S. J. autres nations, sembloit avoir oublié leurs prédécesseurs, ne leur ayant point fait avoir sa connoissance, par le manquement de laquelle ilz auroyent esté perdus, l'homme de Dieu leur respondit que la divine loy natu- relle estoit plantée en l'esprit de tous les mortelz, laquelle si leurs devanciers eussent observée, la céleste lumière les eust sans doute esclairés ; comme au contraire, l'ayant violée, ilz méritèrent d'estre damnés. Responce apostolique d'un homme apostolique, et toute pareille a la rayson que le grand Apostre rend de la perte des anciens Gentilz, qu'il dit estre inexcusables, d'autant qyx'ayans conneu le bien ilz suivirent le mal ; car c'est en un mot ce qu'il inculque au premier chapitre de l'Epistre aux Romains*. Malheur sur malheur a ceux * Vers. 20. 21. qui ne reconnoissent pas que leur malheur provient de leur malice !  CHAPITRE VI QUE NOUS DEVONS RECONNOISTRE DE DIEU TOUT L'AMOUR QUE NOUS LUY PORTONS  L'amour des hommes envers Dieu tient son origine, son progrès et sa perfection de l'amour éternel de Dieu envers les hommes : c'est le sentiment universel de l'Eghse nostre Mère, laquelle, avec une ardente jalousie, veut que nous reconnoissions nostre salut et les moyens pour y parvenir de la seule miséricorde du Sauveur, affin qu'en la terre comme au Ciel a luy seul soit honneur et gloire*. Qu'as-tu que tu n'ayes receu ? * i Tim., i, 17. dit le divin Apostre *, parlant des dons de science, * i Cor., iv, 7. éloquence et autres telles qualités des pasteurs ecclé- siastiques ; et si tu l'as receu, pourquoy t'en glorifies  232 Traitté de l'Amour de Dieu tu comme si tu ne l'avois pas receu ? Il est vray, nous avons tout receu de Dieu, mais par dessus tout nous avons receu les biens surnaturelz du saint amour ; que si nous les avons receus, pourquoy en prendrons- nous de la gloire ? Certes, si quelqu'un se vouloit rehausser pour avoir fait quelque progrès en l'amour de Dieu : Helas, chetif homme, luy dirions-nous, tu estois pasmé en ton iniquité sans qu'il te fut resté ni de vie ni de forces pour te relever (comme il advint a la princesse de nostre para- bole), et Dieu, par son infinie bonté, accourut a ton ayde, et criant a haute voix : Ouvre la bouche de ton » Ps. Lxxx, II. attention, et je la remplïray*, il mit luy mesme ses doigtz entre tes lèvres et desserra tes dens, jettant dedans ton cœur sa sainte inspiration, et tu l'as receiie ; puis, estant remis en sentiment, il continua par divers mouvemens et differens moyens de revigorer ton esprit, jusques a ce qu'il respandit en iceluy sa charité, comme ta vitale et parfaite santé. Or dis moy donq maintenant, misérable, qu'as-tu fait en tout cela dequoy tu te puisses vanter ? Tu as consenti, je le sçay bien ; le mouvement de ta volonté a hbrement suivi celuy de la grâce céleste : mais tout cela, qu'est-ce autre chose sinon recevoir l'opération divine et n'y résister pas ? et qu'y a-il en cela que tu n'ayes receu ? Ouy mesme, pauvre homme que tu es, tu as receu la réception de laquelle tu te glorifies et le consentement duquel tu te vantes. Car dis-moy, je te prie, ne m'ad- voueras-tu pas que si Dieu ne t'eust prévenu, tu n'eusses jamais senti sa bonté, ni par conséquent consenti a son amour ? non, ni mesme tu n'eusses pas fait une seule • II Cor., III, 5. bonne pensée* pour luy : son mouvement a donné l'estre et la vie au tien, et si sa libéralité n'eust animé, excité et provoqué ta liberté par les puissans attraitz de sa suavité, ta liberté fut tous-jours demeurée inutile a ton salut. Je confesse que tu as coopéré a l'inspiration en consentant, mais si tu ne le sçais pas, je t'apprens que ta coopération a pris naissance de l'opération de la grâce et de ta franche volonté tout ensemble, mais en  Livre IV. Chapitre vi. 233 telle sorte néanmoins, que si la grâce n'eust prévenu et rempli ton cœur de son opération, jamais il n'eust eu ni le pouvoir ni le vouloir de faire aucune coopération. (^) Mays dis moy derechef, je te prie, homme vil et abject, es tu pas ridicule quand tu (t») penses avoir part en la gloire de ta conversion parce que tu n'as pas repoussé l'inspiration ? n'est ce pas ('^) la fantasie des voleurs et tirans, de penser donner la vie a ceux aux- quelz ilz ne l'ostent pas ? et n'est ce pas une forcenée impieté de penser que tu ayes donné la sainte, efficace et vive (d) activeté a l'inspiration divine, parce que tu ne la luy as pas ostee par ta resistence ? Nous pouvons empescher les effectz de l'inspiration, mais nous ne les luy pouvons pas donner : elle tire sa force et vertu de la (^) bonté divine, qui est le lieu de son origine, et non de la volonté humaine, qui est le lieu de son abord. (^) S'indigneroit on pas de la princesse de nostre para- bole, si elle se vantoit d'avoir donné la vertu et propriété aux eaux cordiales et autres medicamens, ou de s'estre guérie elle mesme, parce que si elle n'eust receu les remèdes que le roy luy donna et versa dans sa bouche, Ihors qu'a moytié morte elle n'avoit presque plus de sentiment, ilz n'eussent point eu d'opération ? Ouy, luy diroit-on, ingrate que vous estes, vous pouvies vous opiniastrer a ne point recevoir les remèdes, et mesme les ayant receus en vostre bouche vous les pouvies rejetter ; mais il n'est pas vray pourtant que vous leur ayés donné la vigueur ou vertu, car ilz l'avoyent (g)  (a) [Ici commence le seul passage connu du Ms. (B) se rapportant au quatrième Livre ; le bas du feuillet autographe, correspondant aux lignes 6-13, p. 234, est coupé.] (b) quand tu — [te fais gloire de n'avoir pas rejette, repousse...] (c) n'est ce pas — [une cogitation tyrannique...J (d) et vive — [opération a la grâce...] (e) de la — [bouchej (f) abord. — [Se moqueroit on pas du malade qui se vanteroit d'avoir donné de la vertu au médicament en le recevant, ou de s'estre guéri luy mesme par ce quil auroit receu les remèdes que le médecin luy auroit donné ?...] (g) vigueur, — [force ou propriété,] car ilz l'avoyent [de leur nature...]  1. IX,c.xxv(a/.XLi).  234 Traitté de l'Amour de Dieu par leur propriété naturelle : seulement, vous aves consenti de les recevoir et qu'ilz fissent leur action ; et encor n'eussies-vous jamais consenti, si le roy ne vous eust premièrement revigorée et puis sollicitée a les prendre ; onques vous ne les eussies receus s'il ne vous eust aydee a les recevoir, ouvrant vostre propre bouche avec ses doigtz et respandant la potion dedans icelle. N'estes vous pas donques un monstre d'ingratitude, de vous vouloir attribuer un bien que vous deves en tant de façons a vostre cher espoux ? Le petit admirable poisson que l'on nomme echineis, remore, ou arreste-nef, a bien le pouvoir d'arrester ou de n'arrester point le navire singlant en haute mer a piin., Hist. nat., plein voylc *, mays il n'a pas le pouvoir de le faire ni voguer, ni singler, ni (i) surgir ; il peut empescher le mouvement, mais il ne le peut pas donner. Nostre franc arbitre peut arrester et empescher la course de l'inspi- ration, et (^) quand le vent favorable de la grâce céleste enfle les voyles de nostre esprit, il est en nostre liberté de refuser nostre consentement et empescher par ce moyen l'effect de la faveur du vent ; mays quand nostre esprit single et fait heureusement sa navigation, ce n'est pas nous qui faisons venir le vent de l'inspiration (•), ni qui en remphssons nos voyles, ni qui donnons le mou- vement au navire de nostre cœur, ains seulement nous u) recevons le vent qui vient du Ciel, consentons a son mouvement et laissons aller le navire sous le vent, sans l'empescher par la remore de nostre resistence. C'est donq l'inspiration qui imprime en nostre franc arbitre l'heureuse et suave influence, par laquelle non seulement  (h) et — fquoy que le vent de la grâce céleste ayt emflé les voyles de nostre esprit, il cesse toutefois son opération tandis qu'il est en nostre liberté d'arrester court nostre consentement...] (i) de l'inspiration — [en pouppej (j) nous — fdesployons les voyles de nostre consentement...]  (i) Ce mot est corrigé d'après l'Autographe ; on lit ou dans la première édition.  Livre IV. Chapitre vi. 235 elle luy fait voir la beauté du bien, mais elle l'eschauffe, l'ayde, le renforce et l'esmeut si doucement, que par ce moyen il se plie et escoule librement au parti du bien. Le ciel prépare les gouttes de la fraiche rosée au prim- tems et les espluye sur la face de la mer, (^) et les mere- perles qui ouvrent leurs escailles reçoivent ces gouttes*, * Y^^^ ^"P' p- i7i, lesquelles se convertissent en perles : W mais au con- traire, les mereperles qui tiennent leurs escailles fermées n'empeschent pas que les gouttes ne tumbent sur elles, elles empeschent néanmoins qu'elles ne tumbent pas dans elles. Or, le ciel a il pas envoyé (™) sa rosée et son influence sur l'une et l'autre mereperle ? pourquoy donq l'une a-elle par effect produit sa perle, et l'autre non ? Le ciel avoit esté libéral pour celle qui est demeurée stérile, autant qu'il estoit requis pour l'emperler et rendre enceinte du bel union ; mais elle a empesché l'effect de son bénéfice, se tenant fermée et couverte. Et quant a celle qui a conceu la perle et qui est restée engrossée de la rosée, elle n'a rien en cela qu'elle ne tienne du ciel, non pas mesme son ouverture par laquelle elle a receu la rosée ; car sans le ressentiment des rayons de l'aurore, qui l'ont doucement excitée, elle ne fust pas venue en la surface de la mer ni n'eust pas ouvert son escaille. Theotime, si nous avons quelqu' amour envers Dieu, a luy en soit l'honneur et la gloire, qui a tout fait en nous et sans lequel rien n'a esté fait*, a nous en soit l'utilité * joan., i, 3. ' et l'obligation ; car c'est le partage de sa divine bonté avec nous : il nous laisse le fruict de ses bienfaitz, et s'en reserve l'honneur et la louange ; et certes, puisque nous ne sommes tous rien que par sa grâce'*, nous ne * i Cor., xv. 10. devons rien estre que pour sa gloire.  (k) de la mer, — [si la mereperle ouvtc son nacre.. .J (1) en perles : — [que si l'ouïtre ou mereperle tient son escaille fermée, empeschant...J (m) dans elles. — [Et dites moy, Philothee, dequoy peut on accuser le ciel en cette diversité d'evenemens ?J Mais le ciel a il pas envoyé [Fin du fragment de ce chapitre.]  236 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE VII qu'il faut EVITER TOUTE CURIOSITÉ ET ACQUIESCER HUMBLEMENT A LA TRES SAGE PROVIDENCE DE DIEU  L'esprit humain est si foible, que quand il veut trop curieusement rechercher les causes et raysons de la volonté divine, il s'embarrasse et entortille dans les filetz de mille difficultés desquelles par après il ne se peut desprendre. Il ressemble a la fumée, car en mon- tant il se subtilise, et en se subtihsant il se dissipe : a force de vouloir relever nos discours es choses divines ♦Rom., 1,21. par curiosité, nous esvanouissons en nos pensées"^, et en * I ïim., II, 4. heu de parvenir a la science de la vérité'^, nous tombons en la fohe de nostre vanité. Mais sur tout nous sommes bigearres en ce qui regarde la Providence divine touchant la diversité des moyens qu'elle nous distribue pour nous tirer a son saint amour, et par son saint amour a la gloire. Car nostre témérité nous presse tous- jours de rechercher pourquoy Dieu donne plus de moyens aux uns qu'aux autres, pourquoy il ne fit entre les Tyriens et Sidoniens les merveilles qu'il fit en Corozaïn et Bethsaïda, puisqu'ilz en eussent • Matt., XI, 21. si bien fait leur proffit*, et en somme, pourquoy il tire a son amour plustost l'un que l'autre. O Theotime mon ami, jamais, non jamais nous ne devons laisser emporter nostre esprit a ce tourbillon de vent follet, ni penser de treuver une meilleure rayson de la volonté de Dieu que sa volonté mesme, laquelle est souverainement raysonnable, ains la rayson de toutes  Livre IV. Chapitre vu. 237 les raysons, la règle de toute bonté, la loy de toute équité. Et bien que le tressaint Esprit, pariant en l'Escri- ture Sainte, rende rayson en plusieurs endroitz de presque tout ce que nous sçaurions désirer, touchant ce que sa Providence fait en la conduite des hommes au saint amour et au salut éternel, si est-ce néanmoins qu'en plusieurs occasions il déclare qu'il ne faut nullement se départir du respect qui est deu a sa volonté, de laquelle nous devons adorer le propos, le décret, le bon playsir et l'arrest ; au bout duquel, comme souverain Juge et souverainement équitable, il n'est pas raysonnable qu'elle manifeste ses motifs, ains suffit qu'elle die simplement : et pour cause. Que si nous devons charitablement porter tant d'honneur aux decretz des cours souveraines com- posées de juges corruptibles de la terre et de terre, que de croire qu'ilz n'ont pas esté faitz sans motifs, quoy que nous ne les sachions pas, hé. Seigneur Dieu, avec quelle révérence amoureuse devons-nous adorer l'équité de vostre providence suprême, laquelle est infinie en justice et bonté ! Ainsy, en mille lieux de la sacrée Parole, nous treu- vons la rayson pour laquelle Dieu a repreuvé le peuple Juif : Parce, disent saint Paul et saint Bamabas*, que * Act., xm, 46. vous repoussés la parole de Dieu et que vous vous jugés vous mesmes indignes de la vie éternelle, voyci nous nous tournons devers les Gentilz. Et qui considérera en tranquillité d'esprit le ix, x et xi chapitre de l'Epistre aux Romains, verra clairement que la volonté de Dieu n'a point rejette le peuple Juif sans rayson ; mais néanmoins cette rayson ne doit point estre recherchée par l'esprit humain, qui, au contraire, est obhgé de s'arrester purement et simplement a révérer le décret divin, l'admirant avec amour comme infiniment juste et équitable, et l'aymant avec admiration comme impénétrable et incompréhensible. C'est pourquoy ce divin Apostre conclud en cette sorte le long discours qu'il en avoit fait* : profondité des richesses de la * Cap. xi, 33, 34. sagesse et science de Dieu ! que ses jugemens sont incompréhensibles et ses voyes imperceptibles ! Qui  238 Traitté de l'Amour de Dieu connoist les pensées du Seigneur ? ou qui a esté son conseiller ? Exclamation par laquelle il tesmoigne que Dieu fait toutes choses avec grande sagesse, science et rayson, mais en telle sorte néanmoins, que l'homme n'estant pas entré au divin conseil duquel les jugemens et projetz sont infiniment eslevés au dessus de nostre capacité, nous devons dévotement adorer ses decretz commue très équitables, sans en rechercher les motifs qu'il retient en secret par devers soy, affin de tenir nostre entendement en respect et humilité par devers nous. Saint Augustin, en cent endroitz, enseigne cette mesme prattique. « Personne, » dit-il, « ne vient au Sauveur sinon estant tiré : qui c'est qu'il tire et qui c'est qu'il ne tire pas, pourquoy il tire celuy cy et non pas celuy la, n'en veuille pas juger si tu ne veux errer. Escoute une fois et entens ! N'es-tu pas tiré ? prie affin * Tract. 26. joan. que tu sois tiré*. » « Certes, c'est asses au Chrestien vivant encor de la foy et ne voyant pas ce qui est parfait, mays sçachant seulement en partie, de sçavoir et croire que Dieu ne deslivre personne de la damnation sinon par miséricorde gratuite, par Jésus Christ Nostre Seigneur, et qu'il ne damne personne sinon par sa très équitable vérité, par le mesme Jésus Christ Nostre Seigneur : mais de sçavoir pourquoy il deslivre celuy cy plustost que celuy la, recherche qui pourra une si grande profondité de ses jugemens, mais qu'il se garde * Ej). loj [hodie du precipice* ; » car « ses decretz ne sont pas pour cela * ibid'., c. III. injustes, encor qu'ilz soyent secretz*. » « Mais pourquoy deslivre-il donq ceux ci plustost que ceux la ? Nous disons derechef : homme, qui es tu qui respondes * Rom., IX, 20. a Dieu* ? Ses jugemens sont incompréhensibles et * Ibid., XI, 33. ses voyes inconneiies* ; et' adjoustons ceci** : Ne t'en- quiers pas des choses qui sont au dessus de toy et ne •Dedonopers.cnp. recherche pas ce qui est au delà de tes forces*. » « Or, il ne fait pas miséricorde a ceux ausquelz, par une vérité très secrète et très esloignee des pensées humaines, il juge qu'il ne doit pas départir sa faveur * Quœst. 2 [!ib. I], ... ^ ad Simpiic. r§ i6.] OU misencorde*. »  Livre IV. Chapitre vu. 239 Nous voyons quelquefois des enfans jumeaux, dont l'un naist plein de vie et reçoit le Baptesme, l'autre en naissant perd la vie temporelle avant que de renaistre a l'éternelle ; l'un, par conséquent, est héritier du Ciel, l'autre privé de l'héritage. Or, pourquoy la divine Provi- dence donne-elle des evenemens si divers a une si pareille naissance ? Certes, on peut dire que la Provi- dence de Dieu ne viole pas ordinairement les lois de la nature ; si que l'un de ces bessons estant vigoureux, et l'autre estant trop foible pour supporter l'effort de la sortie du ventre maternel, celuy ci est mort avant que de pouvoir estre baptizé, et l'autre a vescu ; la Providence n'ayant pas voulu empescher le cours des causes natu- relles, lesquelles en cette occurrence auront esté la rayson de la privation du Baptesme en celuy qui ne l'a pas eu. Et certes, cette response est bien soUde ; mais, suivant l'advis du divin saint Paul et de saint Augustin, nous ne nous devons pas amuser a cette considération, laquelle, quoy que bonne, n'est pas toutefois compa- rable a plusieurs autres que Dieu s'est réservé et qu'il nous fera connoistre en Paradis. « Alhors, » dit saint Augustin*, « ce ne sera plus chose secrette pourquoy l'un *i>ienchir.adLaur. plustost que l'autre est eslevé, la cause estant esgale ^" ^^ ^' ^^' de l'un et de l'autre ; ni pourquoy des miracles n'ont pas esté faitz parmi ceux entre lesquelz s'ilz eussent esté faitz ilz eussent fait pénitence, et ont esté faitz parmi ceux qui n'estoyent pas pour croire. » Et ailleurs, ce mesme Saint, parlant des pécheurs dont Dieu laisse l'un en son iniquité et en relevé l'autre : « Or, pourquoy il retient l'un, » dit-il*, « et ne retient pas l'autre, il faho^'ilnposUos ] n'est pas possible de le comprendre ni loysible de s'en ''^^- ''^ ^^^- ^4- enquérir, puisqu'il suffit de savoir qu'il dépend de luy qu'on demeure debout, et ne vient pas de luy qu'on tumbe ; » et derechef*: « Cela est caché et très esloigné * f ??'• l°- ^^ ^f"- ° ad ht. [cap. xv.] de l'esprit humain, au moins du mien. » Voyla, Theotime, la plus sainte façon de philosopher en ce sujet ; c'est pourquoy j'ay tous-jours treuvé admi- rable et aymable la sçavante modestie et très sage humilité du Docteur seraphique saint Bonaventure, au  240 Traitté de l'Amour de Dieu discours qu'ii fait de la rayson pour laquelle la Provi- dence divine destine les esleuz a la vie éternelle. « Peut *Sentent.,i. I, dist. estre, » dit il*, « que c'est par la prévision des biens XLi, art. I, quaes. 2, . ^ , , • 1 i- > • a_ J•^ ordine inverso. qui se feront par celuy qui est tire, entant qu ilz pro- viennent aucunement de la volonté : mais de sçavoir dire quelz biens sont ceux, la prévision desquelz sert de motif a la divine volonté, ni je ne le sçay pas distincte- ment ni je ne m'en veux pas enquérir, et il n'y a point de rayson que de quelque sorte de convenance, de manière que nous en pourrions dire quelqu'une, et c'en seroit une autre ; c'est pourquoy nous ne sçaurions avec certitude marquer la vraye rayson ni le vray motif de la volonté de Dieu pour ce regard, car, comme dit * videsup.,p. 239. saint Augustin*, bien que la vérité en soit très certaine, elle est néanmoins très esloignee de nos pensées, de sorte que nous n'en sçaurions rien dire d'asseuré, sinon par la révélation de Celuy auquel toutes choses sont conneiies. Et d'autant qu'il n'estoit pas expédient pour nostre salut que nous eussions connoissance de ces secretz, ains nous estoit plus utile de les ignorer pour nous tenir en humilité, pour cela Dieu ne les a pas voulu révéler, et mesme le saint Apostre n'a pas osé s'en enquérir, ains a tesmoigné l'insuffisance de nostre * Rom., XI, 33. entendement pour ce sujet, Ihors qu'il s'est escrié * : profondité des richesses de la sapience et science de Dieu ! » Pourroit on parler plus saintement, Theo- time, d'un si saint mystère ? Aussi, ce sont les paroles d'un tressaint et judicieux Docteur de l'Eglise.  Livre IV. Chapitre viii. 241  CHAPITRE VHI EXHORTATION A L'AMOUREUSE SOUSMISSION QUE NOUS DEVONS AUX DECRETZ DE LA PROVIDENCE DIVINE Aymons donq et adorons en esprit d'humilité cette profondité des jitgemens de Dieu, Theotime, « la- quelle, » comme dit saint Augustin*, « le saint Apostre * Epa. 10^. [hodie ne descouvre pas, ains l'admire, quand il exclame : ^^^^^' profondité des jugemens de Dieu ! » « Qui pourroit compter le sable de la mer, les gouttes de la pluye, et mesurer la largeur de l'abisme ? » dit cet excellent esprit de saint Grégoire Nazianzene*, « et qui pourra * orat. de paup. sonder la profondité de la divine sagesse, par laquelle '"'"" ^^ ^^'^ elle a créé toutes choses et les modère comme elle veut et entend ? Car de vray, il suffit qu'a l'exemple de r Apostre, sans nous arrester a la difficulté et obscurité d'icelle, nous l'admirions : profondité des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugemens sont inscrutahles et ses voyes inaccessi- bles! Qui a conneu le sentiment du Seigneur ? et qui a esté son conseiller* ? » Theotime, les raysons de la * Rom., xi, 33. volonté divine ne peuvent estre pénétrées par nostre esprit, jusques a ce que nous voyons la face de Celuy qui atteint de bout a bout fortement, et dispose toutes choses suavement* , faisant tout ce qu'il fait en nombre, * Sap., vm, i. poids et mesure*, et auquel le Psahniste dit : Seigneur, * ibid., xi, 21. vous aves tout fait en sagesse*. * ^^- ""- -•^• Combien de fois nous arrive-il d'ignorer comment et pourquoy les œuvres mesm.es des hommes se font ? Et donques, dit le mesme saint Evesque de Nazianze *, *Eademoiat.,§3i. « l'artisan n'est pas ignorant, encor que nous ignorons son artifice, ni de mesme, certes, les choses de ce monde 16  242 Traitté de l'Amour de Dieu ne sont pas témérairement et imprudemment faites, encor que nous ne sachions pas leurs raysons. » Si nous entrons en la boutique d'un horloger, nous treuverons quelque- fois un horologe qui ne sera pas plus gros qu'une orange, auquel il y aura néanmoins cent ou deux cens pièces, desquelles les unes serviront a la monstre, les autres a la sonnerie des heures et du resveille-matin ; nous y verrons des petites roues dont les unes vont a droite, les autres a gauche, les unes tournent par dessus, les autres par bas, et le balancier qui a coups mesurés va balançant son mouvement de part et d'autre : et nous admirons comme l'art a sceu joindre une telle quantité de si petites pièces les unes aux autres, avec une corres- pondance si juste, ne sçachans ni a quoy chasque pièce sert ni a quel effect elle est faitte ainsy, si le maistre ne le nous dit, et seulement en gênerai nous sçavons que toutes servent pour la monstre ou pour la sonnerie. On dit que les bons Indois s'amuseront des jours entiers auprès d'un horologe pour ouïr sonner les heures a point nommé, et ne pouvans deviner comme cela se fait, ilz ne dient pas pourtant que c'est sans art et rayson, ains demeurent ravis d'amour et d'honneur envers ceux qui gouvernent les horologes, les admirans comme gens plus qu'humains. Theotime, nous voyons ainsy cet univers, et sur tout la nature hum.aine, comme un horologe composé d'une si grande variété d'actions et de mouvemens que nous ne sçaurions nous empescher de l'estonnement. Et nous sçavons bien en gênerai que ces pièces diver- sifiées en tant de sortes, servent toutes, ou pour faire paroistre comme en une monstre la tressainte justice de Dieu, ou pour manifester la triomphante miséri- corde de sa bonté, comme par une sonnerie de louange ; mays de connoistre en particulier l'usage de chasque pièce, ou comme elle est ordonnée a la fin générale, ou pourquoy elle est faite ainsy, nous ne le pouvons pas entendre, sinon que le souverain Ouvrier nous l'enseigne. Or il ne nous manifeste pas son art, affin que nous l'admirions avec plus de révérence, jusqu'à ce qu'estans  Livre IV. Chapitre viii. 243 au Ciel il nous ravisse en la suavité de sa sagesse, Ihors qu'en l'abondance de son amour il nous descouvrira les raysons, moyens et motifs de tout ce qui se sera passé en ce monde au prouffit de nostre salut éternel. « Nous ressemblons, » dit derechef le grand Xazian- zene*, « a ceux qui sont affligés du vertigo ou tournoyé- *Ead.orat.,§§ 32-54. ment de teste : il leur est advis que tout tourne sans dessus dessous autour d'eux, bien que ce soit leur cervelle et imagination qui tournent, et non pas les choses ; car ainsy, rencontrans quelques evenemens desquelz les causes nous sont inconneiies, il nous semble que les choses du monde sont administrées sans rayson parce que nous ne la sçavons pas. Croyons donq, que comme Dieu est le facteur et Père de toutes choses, aussi en a-il le soin par sa pro\àdence qui serre et embrasse toute la machine des créatures, et sur tout croyons qu'il préside a nos affaires, de nous autres qui le connoissons, encor que nostre vie soit agitée de tant de contrariétés d'accidens : dont la rayson nous est inconneiie affin, peut estre, que ne pouvans pas arriver a cette connoissance, nous admirions la rayson souve- raine de Dieu qui surpasse toutes choses ; car, envers nous, la chose est aysement mesprisee qui est aysement conneûe, mais ce qui surpasse la pointe de nostre esprit, plus il est difficile d'estre entendu, plus aussi il nous excite a une grande admiration. » Certes, les raysons de la providence céleste seroyent bien basses si nos petitz espritz y pouvoyent atteindre ; elles seroyent moins aymables en leur suavité et moins admirables en leur majesté, si elles estoyent moins esloignees de nostre capacité. Exclamons donques, Theotime, en toutes occurrences, mais exclamons d'un cœur tout amoureux envers la providence toute sage, toute puissante et toute douce de nostre Père éternel : profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu! O Seigneur Jésus, Theotime, que les richesses de la bonté divine sont excessives ! Son amour envers nous est un abisme incompréhensible ; c'est pourquoy il nous a préparé une  244 Traitté de l'Amour de Dieu riche suffisance, ou plustost une riche affluence de moyens propres pour nous sauver, et pour les nous apphquer suavement il use d'une sagesse souveraine, ayant par son infinie science preveu et conneu tout ce qui estoit requis a cet effect. Hé, que pouvons-nous craindre, ains, que ne devons-nous pas espérer, estans enfans d'un Père si riche en bonté pour nous aymer et vouloir sauver, si sç avant pour préparer les moyens convenables a cela, et si sage pour les appliquer ; si bon pour vouloir, si clairvoyant pour ordonner, si prudent pour exécuter ! Ne permettons jamais a nos espritz de voleter par curiosité autour des jugemens divins, car comme petitz papillons nous y bruslerons nos aisles et périrons en ce feu sacré. Ces jugemens sont incompréhensibles, ou, * Supra, p. 241. comme lit saint Grégoire Nazianzene*, ilz sont inscru- tables, c'est a dire, nous n'en sçaurions reconnoistre et pénétrer les motifs ; les voyes et moyens par lesquelz il les exécute et conduit a chef ne peuvent estre discernés et reconneus, et, pour bon sentiment que nous ayons, nous demeurons en défaut a chasque bout de champ et en perdons la trace. Car, qui peut pénétrer le sens, l'intelli- gence et l'intention de Dieu ? Qui a esté son conseiller pour sçavoir ses projetz et leurs motifs ? ou qui l'a jamais prévenu par qtielqtie service ? N'est-ce pas luy, ♦ Ps. XX, 3. au contraire, qui nous prévient es bénédictions* de sa grâce pour nous couronner en la félicité de sa gloire ? Ah, Theotime, toutes choses sont de luy qui en est le créateur, toutes choses sont par luy qui en est gouver- neur, toutes choses sont en luy qui en est le protecteur ; a luy soit honneur et gloire es siècles des siècles, • Rom., XI, 33-36. Amen*. Allons en paix, Theotime, au chemin du très jaint amour, car qui aura le divin amour en la mort, après la mort il jouira éternellement de l'amour.  Livre IV. Chapitre ix. 245  CHAPITRE IX d'un certain reste d'amour LEQUEL DEMEURE MAINTEFOIS EN l'aME QUI A PERDU LA SAINTE CHARITÉ  Certes, la vie d'un homme qui, tout alangouri, va petit a petit mourant dans un lit , ne mérite presque plus que l'on l'appelle vie, puisque encor qu'elle soit vie, elle est toutefois tellement meslee avec la mort, qu'on ne sçauroit dire si c'est une mort encor vivante ou une vie mourante. Helas, que c'est un piteux spec- tacle, Theotime ! Mais bien plus lamentable est Testât d'une ame laquelle, ingrate a son Sauveur, va de moment en moment en arrière, se retirant de l'amour divin par certains degrés d'indevotion et de desloyauté, jusques a tant que, l'ayant du tout quitté, elle demeure en l'horrible obscurité de perdition. Et cet amour qui est en son déclin et qui va périssant et défaillant, est appelle amour imparfait ; parce que, encores qu'il soit entier en l'ame, il n'y est pas ce semble entièrement, c'est a dire, il ne tient quasi plus a l'ame et est sur le point de l'abandonner. Or, la charité estant séparée de l'ame par le péché, il y reste maintefois une certaine ressemblance de charité qui nous peut décevoir et amuser vainement ; et je vous diray que c'est. La charité, tandis qu'elle est en nous, produit force actions d'amour envers Dieu, par le fréquent exercice desquelles nostre ame prend une certaine habitude et coustume d'aymer Dieu, qui n'est pas la charité, ains seulement un pli et inchnation que la multitude des actions a donné a nostre cœur.  246 Traitté de l'Amour de Dieu Apres avoir fait une longue habitude de prescher ou dire la Messe par élection, il nous arrive maintefois en songe de parler et dire les mesmes choses que nous dirions en preschant ou célébrant : si que la coustume et habitude acquise par élection et vertu, est en quel- que sorte prattiquee par après sans élection et sans vertu, puisque les actions faites en dormant n'ont de la vertu, a parler généralement, qu'une apparente image, et en sont seulement des simulacres et représentations. Ainsy la charité, par la multitude des actes qu'elle produit, imprime en nous une certaine facilité d'aymer, laquelle elle nous laisse après mesme que nous som- mes privés de sa présence, J'ay veu, estant jeune escholier, qu'en un village proche de Paris, dans un certain puits, il y avoit une écho laquelle repetoit les paroles que nous pronon- cions la au près, plusieurs fois. Que si quelqu' idiot sans expérience eust ouy ces répétitions de paroles, il eust creu qu'il y eust eu quelqu'homme au iond du puits qui les eust faites ; mais nous sçavions des-ja, par la philosophie, qu'il n'y avoit personne dans le puits qui redist nos paroles, ains que seulement il y avoit quelques concavités, en l'une desquelles nos voix estans ramassées et ne pouvans passer outre, pour ne point périr du tout et employer les forces qui leur restoyent, elles produisoyent des secondes voix, et ces secondes voix, ramassées dans une autre concavité, en produisoyent des troisiesmes, et ces troisiesmes en pareille façon des quatriesmes, et ainsy consécutive- ment jusques a onze : si que ces voix-la faites dans le puits n'estoyent plus nos voix, ains des ressemblances et images d'icelles. Et de fait, il y avoit beaucoup a dire entre nos voix et celles-là : car quand nous disions une grande suite de motz elles n'en redisoyent que quelques uns, accourcissoyent la prononciation des syl- labes, qu'elles passoyent fort vistement et avec des tons et accens tout differens des nostres ; et si, elles ne commençoyent a former ces motz qu'après que nous les avions achevés de prononcer : en somme, ce n'estoyent  Livre IV. Chapitre ix. 247 point des paroles d'un homme vivant, mais, par manière de dire, des paroles d'un rocher creux et vain, lesquelles toutefois representoyent si bien la voix humaine de laquelle elles avoyent pris leur origine, qu'un ignorant s'y fust amusé et mespris. Or je veux maintenant dire ainsy : quand le saint amour de charité rencontre une ame maniable et qu'il fait quelque long séjour en icelle, il y produit un second amour, qui n'est pas un amour de charité quoy qu'il provienne de la charité, ains c'est un amour humain, lequel néanmoins ressemble tellement la charité, qu'en- cores que par après elle périsse en l'ame, il est advis qu'elle y soit tous-jours, d'autant qu'elle y a laissé après soy cette sienne image et ressemblance qui la représente ; en sorte qu'un ignorant s'y tromperoit, ainsy que les oyseaux firent en la peinture des raysins de Zeuxis*, qu'ilz cuyderent estre des vrays raysins, * Piin-, Hist. nat., tant l'art avoit proprement imité la nature. Et nean- xxVv). moins, il y a bien de la différence entre la charité et l'amour humain qu'elle produit en nous : car la voix de la charité prononce, intime et opère tous les comman- demens de Dieu dedans nos cœurs ; l'amour humain qui reste après elle, les dit voirement et intime quelquefois tous, mais il ne les opère jamais tous, ains quelques uns seulement ; la charité prononce et assemble toutes les syllabes, c'est a dire toutes les circonstances des com- mandemens de Dieu ; cet amour humain en laisse tous- jours quelqu'une en arrière, et sur tout celle de la droite et pure intention. Et quant au ton, la charité l'a fort esgal, doux et gracieux ; mais cet amour humain va tous-jours ou trop haut es choses terrestres ou trop bas es célestes, et ne commence jamais sa besoigne qu'après que la charité a cessé de faire la sienne : car tandis que la charité est en l'ame, elle se sert de cet amour humain, qui est sa créature, et l'employé pour faciliter ses ope- rations, si que, pendant ce tems la, les œuvres de cet amour, comme d'un serviteur, appartiennent a la charité qui en est la dame. Mays la charité estant esloignee, alhors les actions de cet amour sont du tout a luy et  248 Traitté de l'Amour de Dieu n'ont plus l'estime et valeur de la charité ; car, comme ♦IV Reg., IV, 29-31. le baston d'Elisée*, en l'absence d'iceluy, quoy qu'en la main du serviteur Giesi qui l'avoit receu de celle d'Elisée, ne faisoit nul miracle, aussi les actions faites en l'absence de la charité, par la seule habitude de l'amour humain, ne sont d'aucun mérite ni d'aucune valeur pour la vie éternelle, quoy que cet amour humain ayt appris a les faire de la charité et ne soit que son serviteur. Et cela se fait de la sorte parce que cet amour humain, en l'absence de la charité, n'a plus aucune force surnaturelle pour porter l'ame a l'excellente action de l'amour de Dieu sur toutes choses.  CHAPITRE X  COMBIEN CET AMOUR IMPARFAIT EST DANGEREUX  Helas, mon Theotime, voyés, je vous prie, le pauvre * Matt.,xxvn, 3, 4. Judas* apres qu'il eut trahi son Maistre, comme il va rapporter l'argent aux Juifz, comme il reconnoist son péché, comme il parle honnorablement du sang de cet Aigneau immaculé : c'estoyent des effectz de l'amour imparfait que la précédente charité passée luy avoit laissé dans h cœur. On descend a l'impiété par certains degrés, et nul presque ne parvient a l'extrémité de la malice en un instant. Les parfumiers, quoy qu'ilz ne soyent plus en leurs boutiques, portent long tems l'odeur des parfums qu'ilz ont maniés ; ainsy ceux qui ont esté es cabinetz des onguens célestes, c'est a dire en la tressainte charité, ilz en gardent encor quelque tems apres la senteur. Quand le cerf a passé la nuit en quelque lieu, la  Livre IV. Chapitre x. 249 matinée mesme l'assentiment et le vent en est encor frais, le soir il est plus malaysé a prendre ; mais a mesme que ses alleures sont vielles et dures, les chiens vont aussi perdant connoissance. Quand la charité a régné quelque tems en une ame, on y treuve ses passées, sa piste, ses alleures, son vent, pour quelque tems après qu'elle l'a quittée ; mais petit a petit en fin tout cela s'esvanouit, et on perd toute sorte de connois- sance que jamais la charité y ayt esté. Nous avons veu des jeunes gens bien nourris en l'amour de Dieu, qui se detraquans, ont demeuré quelque tems au milieu de leur malheureuse décadence qu'on ne laissoit pas de voir en eux des grandes mar- ques de leur vertu passée, et que, l'habitude acquise du tems de la charité répugnant au vice présent, on avoit peyne durant quelques mois de discerner s'ilz estoyent hors de la charité ou non, et s'ilz estoyent vertueux ou vitieux ; jusques a ce que le progrès fai- soit clairement connoistre que ces exercices vertueux ne prenoient pas leur origine de la charité présente, mais de la charité passée, non de l'amour parfait, mais de l'imparfait que la charité avoit laissé après soy comme marque du logement qu'elle avoit fait en ces ames-la. Or cet amour imparfait est bon en soy mesme, Theo- time, car estant créature de la sainte charité et comme de son train, il ne se peut qu'il ne soit bon ; et d'effect, a servi fidèlement la charité tandis qu'elle a séjourné dedans l'ame, et est tous- jours prest de la servir si elle y retournoit. Que s'il ne peut faire les actions de l'amour parfait, il n'en est pourtant pas a mespriser, car la condition de sa nature est telle : ainsy les estoiles qui en comparayson du soleil sont fort imparfaites, sont néanmoins extrêmement belles regardées en particuUer, et ne tenant point de rang en la présence du soleil elles en tiennent en son absence. Toutefois, quoy que cet amour imparfait soit bon en soy, il nous est néanmoins périlleux, pour autant que souvent nous nous contentons de l'avoir luy seul, parce  250 Traitté de l'Amour de Dieu que, ayant plusieurs traitz extérieurs et intérieurs de la charité, pensans que ce soit elle mesme que nous avons, nous nous amusons et estimons d'estre saintz, tandis qu'en cette vaine persuasion, les péchés qui nous ont privés de la charité croissent, grossissent et multiphent si fort qu'en fin ilz se rendent maistres de nostre cœur. Si Jacob n'eust point abandonné sa parfaite Rachel et se fust tous-jours tenu près d'elle au jour de ses noces, il n'eust pas esté trompé comme il fut ; mais parce qu'il la laissa aller sans luy en la chambre, il fut tout estonné le matin suivant de treuver qu'en son lieu il n'avoit que l'imparfaite Lia, qu'il croyoit néanmoins estre sa chère *Gen.,xxix,2i-25. Rachel : mais Laban l'avoit ainsy trompé*. Or l'amour propre nous déçoit de mesme façon : pour peu que nous quittions la charité, il fourre en nostre estime cette habitude imparfaite, et nous prenons nostre contente- ment en elle comme si c'estoit la vraye charité, jusques a ce que quelque claire lumière nous fasse voir que nous sommes abusés. Hé Dieu, n'est-ce pas une grande pitié de voir une ame qui se flatte en cette imagination d'estre sainte, demeurant en repos comme si elle avoit la charité, se treuver toutefois en fin que sa sainteté est fainte, et que son repos n'est qu'une léthargie et sa joye une manie ?  Livre IV. Chapitre xr. 251  CHAPITRE XI  MOYEN POUR RECONNOISTRE CET AMOUR IMPARFAIT  Mais quel moyen, me dires vous, de discerner si c'est Rachel ou Lia, la charité ou l'amour imparfait, qui me donne les sentimens de dévotion dont je suis touché ? Si examinant en particulier les objetz des désirs , des affections et des desseins que vous aves présentement, vous en treuves quelqu'un pour lequel vous voulussies contrevenir a la volonté et au bon playsir de Dieu, péchant mortellement, c'est hors de doute que tout le sentiment, toute la facilité et promptitude que vous aves a servir Dieu n'a point d'autre source que de l'amour humain et imparfait ; car si l'amour parfait regnoit en vous, o Seigneur Dieu ! il romproit toute affection, tout désir, tout dessein duquel l'objet seroit si pernicieux, et ne pourroit souffrir que vostre cœur le regardast. Mais remarqués que j'ay dit cet examen devoir estre fait des affections que vous aves présentement ; car il n'est pas besoin de vous imaginer celles qui pourroyent naistre par après, puis qu'il suffit que nous soyons fidèles es occurrences présentes, selon la diversité des tems, et que chasque saison a bien asses de son travail et de sa peyne. Que si toutefois vous voulies exercer vostre cœur a la vaillance spirituelle par la représentation de diverses rencontres et de divers assautz, vous le pourries uti- lement faire, pourveu qu'après les actes de cette vail- lance imaginaire que vostre cœur auroit fait, vous ne vous estimassies point plus vaillant ; car les enfans d'Ephraïm, qui faisoyent merveilles a bien descocher leurs arcs es essays de guerre qu'ilz faisoyent entr'eux.  252 Traitté de l'Amour de Dieu quand ce vint au fait et au prendre, au jour de la • Ps. Lxxvii, 9. bataille, ilz tournèrent le dos*, et n'eurent seulement pas l'asseurance de mettre leurs flèches au trait ni de regarder la pointe de celles de leurs ennemis. Quand donq on fait la prattique de cette vaillance par les occurrences futures ou seulement possibles, si on a un sentiment bon et fidèle on en remercie Dieu, car ce sentiment est tous- jours bon, mais pourtant on demeure avec humilité entre la confiance et desfiance, espérant que moyennant l'assistance divine on feroit en l'occasion ce qu'on s'imagine, et toutefois, craignant que selon nostre misère ordinaire peut estre n'en ferions nous rien et perdrions courage. Mais si la desfiance se rendoit si démesurée qu'il nous semblast de n'avoir ni force ni courage, et que partant il nous arrivast du desespoir sur le sujet des tentations ima- ginées, comme si nous n'estions pas en la charité et grâce de Dieu, il nous faut alhors faire resolution, malgré nostre sentiment et descouragement, de bien estre fidèles en tout ce qui nous arrivera, jusques a la tentation qui nous met en peyne, et espérer que Ihors qu'elle arrivera Dieu multipUera sa grâce, redoublera son secours et nous fera toute l'assistance requise, et que ne nous donnant pas la force pour une guerre imaginaire et non nécessaire, il nous la donnera quand ce viendra au besoin. Car, comme plusieurs ont perdu le cœur en l'assaut, plusieurs aussi y ont perdu la crainte, et ont pris du courage et resolution en la présence du péril et de la nécessité, qui ne l'eussent jamais sceu prendre en son absence ; et ainsy, plu- sieurs serviteurs de Dieu, se representans les tentations absentes s'en sont effrayés jusques presque a perdre courage, qui les voyans présentes se sont comportés fort courageusement. En fin, en ces espouventemens pris pour la représen- tation des assautz futurs, Ihors qu'il nous semble que le cœur nous manque, il suffit de désirer du courage et se confier en Dieu qu'il nous en donnera quand il en sera tems. Samson n'avoit certes pas tous-jours son  Livre IV. Chapitre xi. 253 courage, ains il est marqué en l'Escriture*, que le lion * judic, xiv, 6. des vignes de Tamnatha venant a luy furieusement et rugissant, l'esprit de Dieu le saisit, c'est a dire, Dieu luy donna le mouvement d'une nouvelle force et d'un nouveau courage, et il mit en pièces le lion comme il eust fait un chevreau ; et tout de mesme* quand • ibid., xv, 14, 15. il desfit les mille Philistins qui le vouloyent desfaire en la campaigne de Lechi. Ainsy, mon cher Theotime, il n'est pas nécessaire que nous ayons tous- jours le sentiment et mouvement du courage requis a surmonter le lion rugissant qui va ça et la rodant pour nous dévorer * ; cela nous pourroit donner de la vanité et * i Petn, v, 8. présomption : il suffit bien que nous ayons bon désir de combattre vaillamment, et une parfaite confiance que l'Esprit divin nous assistera de son secours Ihors que l'occasion de l'employer se présentera.  FIN DU QUATRIESME LIVRE  LIVRE CINQUIESME  DES DEUX PRINCIPAUX EXERCICES DE L'AMOUR SACRÉ QUI SE FONT PAR COMPLAYSANCE ET BIENVEUILLANCE  CHAPITRE PREMIER DE LA SACREE COMPLAYSANCE DE L'AMOUR ET PREMIEREMENT EN QUOY ELLE CONSISTE L'amour n'est autre chose, ainsy que nous avons dit*, *Livre i, chap. vu. sinon le mouvement et escoulement du cœur, qui se fait envers le bien par le moyen de la complaysance que l'on a en iceluy ; de sorte que la complaysance est le grand motif de l'amour, comme l'amour est le grand mouvement de la complaysance. Or, ce mouvement se prattique ainsy envers Dieu. Nous sçavons par la foy que la Divinité est un abisme incompréhensible de toute perfection, souverainement infini en excellence et infiniment souverain en bonté ; et cette vérité que la foy nous enseigne, nous la consi- dérons attentivement par la méditation, regardans cette immensité de biens qui sont en Dieu, ou tous ensemble  256  Tkaitté de l'Amour de Dieu  par manière d'assemblage de toutes perfections, ou distinctement considérant ses excellences l'une après l'autre : comme par exemple, sa toute puissance, sa toute sagesse, sa toute bonté, son éternité, son infinité. Or, quand nous avons rendu nostre entendement fort attentif a la grandeur des biens qui sont en ce divin object, il est impossible que nostre volonté ne soit touchée de complaysance en ce bien, et Ihors nous usons de nostre liberté et de l'authorité que nous avons sur nous mesmes, provoquans nostre propre cœur a répliquer et renforcer sa première complaysance par des actes d'approbation et res- jouissance : O, dit alhors l'ame dévote, que vous estes beau, mon Bienaymé, que vous estes beau ! vous estes tout désirable, ains vous estes le désir mesme ; tel est mon Bienaymé, et ♦Gant., 1, 15, V, 16. il est l'Ami de mon cœur, filles de Hiertisalem *. O que béni soit a jamais mon Dieu dequoy il est si bon ! hé, que je meure ou que je vive, je suis trop heureuse de sçavoir que mon Dieu est si riche en tous biens, que sa bonté est si infinie et son infinité si bonne. Ainsy, appreuvans le bien que nous voyons en Dieu et nous res-jouissans d'iceluy, nous faysons l'acte d'amour que l'on appelle complaysance, car nous nous playsons du playsir divin infiniment plus que du nostre propre ; et c'est cet amour qui donnoit tant de conten- tement aux Saintz quand ilz pouvoyent raconter les perfections de leur Bienaymé, et qui leur faisoit pro- noncer avec tant de suavité que Dieu estoit Dieu. Or sçachés, disoyent ilz, que le Seigneur il est Dieu * ; Dieu, mon Dieu, mon Dieu, vous estes mon Dieu*; J'ay dit au Seigneur, vous estes mon Dieu**; Dieu de moti cœur, et mon Dieu est le lot de mon héritage éternellement* . Il est Dieu de nostre cœur par cette complaysance, d'autant que par icelle nostre cœur l'embrasse et le rend sien ; il est nostre héritage, d'autant que par cet acte nous jouissons des biens qui sont en Dieu, et comme d'un héritage nous en tirons toute sorte de playsir et de contentement. Par cette  * Ps. xcix, 3.  ♦ Ps. XXI, I, II •*PS. XV, 2. * Ps. LXXII, 26.  Livre V. Chapitre i. 257 complaysance nous beuvons et mangeons spirituellement les perfections de la Divinité, car nous les nous rendons propres et les tirons dedans nostre cœur. Les brebis de Jacob attirèrent dans leurs entrailles la variété des couleurs qu'elles voyoient en la fontaine en laquelle on les abbreuvoit Ihors qu'elles estoyent en amour, car en effect leurs petitz aigneaux s'en treu- verent par après tachetés*. Ainsy une ame esprise de * Gen., xxx, 37-39. l'amoureuse complaysance qu'elle prend a considérer la Divinité, et en icelle une infinité d'excellences, elle en attire aussi dans son cœur les couleurs, c'est a dire la multitude des merveilles et perfections qu'elle contemple, et les rend siennes par le contentement qu'elle y prend. O Dieu, quelle joye aurons nous au Ciel, Theotime, Ihors que nous verrons le Bienaymé de nos cœurs, comme une mer infinie de laquelle les eaux ne sont que perfection et bonté ! Alhors, comme des cerfs qui longuement pourchassés et malmxcnés, s'abouchans a une claire et fraische fontaine tirent a eux la fraischeur de ses belles eaux*, ainsy nos cœurs, après tant de * Ps. xli, i. langueurs et de désirs, arrivans a la source forte et vivante de la Divinité*, tireront par leur complaysance * ibid., y. 2. toutes les perfections de ce Bienaymé, et en auront la parfaite jouissance par la res- jouissance qu'ilz y pren- dront, se rempHssans de ses délices immortelles : et en cette sorte le cher Espoux entrera dedans nous comme dans son lit nuptial, pour communiquer sa joye éternelle a nostre ame ; selon qu'il dit luy mesme*, que si nous * Joan., xiv, 23. gardons la sainte loy de son amour, il viendra et fera son séjour en nous. Tel est le doux et noble larcin d'amour, qui sans décolorer le Bienaymé se colore de ses couleurs, sans le despouiller se revest de sa robbe, sans luy rien oster prend tout ce qu'il a, et sans l'appauvrir s'enrichit de ses biens ; comme l'air prend la lumière sans amoindrir la splendeur originaire du soleil, et le miroiier la grâce du visage sans diminuer celle de l'homme qui se mire. Jh ont esté faitz abominables comme les choses 17  258 Traitté de l'Amour de Dieu * Osée, IX, 10. qu'ilz ofit uyniees, dit le Prophète* parlant des mes- chans ; et on peut de mesme dire des bons qu'ilz sont faitz ajTnables comme les choses qu'ilz ont aymees. Voyés, je vous prie, le cœur de sainte Claire de Montefalco : il prit tant de playsir en la Passion du Sauveur et a méditer la tressainte Trinité, qu'aussi tira-il dedans soy toutes les marques de la Passion et une représentation admirable de la Trinité, estant fait comme les choses qu'il aymoit. L'amour que le grand apostre saint Paul portoit a la vie, mort et passion de Nostre Seigneur fut si grand, qu'il tira la vie mesme, la mort et la passion de ce divin Sauveur dans le cœur de son amoureux serviteur, duquel la volonté en estoit remplie par dilection, sa memoyre par méditation et son entendement par contemplation. Mays par quel canal et conduit estoit venu le doux Jésus dans le cœur de saint Paul ? Par le canal de la complaysance, comme * Gaiat., VI, 14. il le declaire luy mesme disant* : Ja n'advienne que je me glorifie sinon en la Croix de Nostre Seigneur Jésus Christ ; car, si vous y prenes bien garde, entre se glorifier en une personne et se complayre en icelle, prendre a gloire et prendre a playsir une chose, il n'y a pas autre différence sinon que celuy qui prend une chose a gloire, outre le playsir il adj ouste l'honneur, l'honneur n'estant pas sans playsir, bien que le playsir puisse estre sans honneur. Cette ame, donques, avoit une telle complaysance et se sentoit tant honnoree en la bonté divine qui reluit en la vie, mort et passion du Sauveur, qu'il ne prenoit aucun playsir qu'en cet honneur ; et c'est cela qui luy fait dire : Ja n advienne que je me glorifie sinon en la Croix de mon Sauveur ; comme il dit aussi, qu'il ne vivoit pas luy mesme, ains * ibid., II, 20. Jésus Christ vivoit en luy*.  Livre V. Chapitre ii. 259  CHAPITRE II QUE PAR LA SAINTE COMPLAYSANCE NOUS SOMMES RENDUS COMME PETITZ ENFANS AUX MAMMELLES DE NOSTRE SEIGNEUR O Dieu, que l'ame est heureuse qui prend son playsir a sçavoir et connoistre que Dieu est Dieu et que sa bonté est une infinie bonté ; car ce céleste Espoux, par cette porte de la complaysance, entre en elle et soupe avec nous, comme nous avec luy*. Nous nous paissons * Apoc, m, 20. avec luy de sa douceur par le playsir que nous y prenons, et rassasions nostre cœur es perfections divi- nes par i'ayse que nous en avons : et ce repas est un souper a cause du repos qui le suit, la complaysance nous faysant doucement reposer en la suavité du bien qui nous délecte et duquel nous repaissons nostre cœur ; car, comme vous sçaves, Theotime, le cœur se paist des choses esquelles il se plaist, si que, en nostre langue françoise, on dit que l'un se paist de l'honneur, l'autre des richesses, comme le Sage avoit dit* que la bouche * Prov., xv, 14. des folz se paist d'ignorance ; et la souveraine Sagesse proteste* que sa viande, c'est a dire son playsir, n'est * joan., iv, 34. autre chose que de faire la volonté de son Père. En somme, l'aphorisme des médecins est vray, que ce qui est savouré nourrit ; et celuy des philosophes : ce qui plaist, paist. Que mon Bienaymé vienne en son jardin, dit l'Espouse sacrée *, et qu'il y mange le fruit de ses * Cant., v, i. pommes. Or le divin Espoux vient en son jardin quand il vient en l'ame dévote, car, puisqu'il se plaist d'estre avec les enfans des hommes*, ou peut il mieux loger * Prov., vm, 31. qu'en la contrée de l'esprit qu'il a fait a son image et  26o Traittk de l'Amour de Dieu semblance ? En ce jardin, luy mesme y plante la com- playsance amoureuse que nous avons en sa bonté, et de laquelle nous nous paissons ; comme de mesme sa bonté se plaist et se paist en nostre complaysance ; ainsy que, derechef, nostre complaysance s'augmente dequoy Dieu se plaist de nous voir plaire en luy : de sorte que ces réciproques playsirs font l'amour d'une incomparable complaysance, par laquelle nostre ame, faite jardin de son Espoux et ayant de sa bonté les pommiers des délices, elle luy en rend le fruit ; puisqu'il se plaist de la complaysance qu'elle a en luy. Ainsy tirons nous le cœur de Dieu dedans le nostre, et il y respand son * Gant., I, 2. baume pretieux* ; et ainsy se prattique ce que la sainte * ibid., f. 3. Espouse dit avec tant d'allégresse * : Le Roy de mon cœur m'a menée dans ses cahinetz ; nous tressailli- rons et nous res-jouirons en vous, nous ramentevans de vos manijnelles plus aymables que le vin ; les bons vous ayment. ^^) Car je vous prie, Theotime, qui sont les cahinetz de ce Roy d'amour, sinon ses tetins qui abondent en variété de douceurs et suavités ? La poitrine et les mammelles de la mère sont les cabinetz des trésors du petit enfant ; il n'a point d'autres richesses que celles la, qui luy sont plus pretieuses que l'or et le * Ps. cxviii, 127. topaze'*, plus aymables que le reste du monde. L'ame, donques, qui contemple les trésors infinis des perfections divines en son Bienaymé, se tient pour trop heureuse et riche, d'autant que l'amour rend sien par complaj^sance tout le bien et contentement de ce cher Espoux. Et tout ainsy que l'enfançon fait des petitz eslans du costé des tetins de sa mère et trépigne d'ayse de les voir descouvertz, comme la mère aussi de son costé les luy présente avec un amour tous- jours un peu empressé, de mesme l'ame dévote ressent des tressaille- mens et des eslans de joye nompareille pour le playsir qu'elle a de regarder les trésors des perfections du Roy de son saint amour, et sur tout quand elle void que luy  (a) [Voir la remarque (a), p. 200.]  Livre V. Chapitre ii. 261 mesme les luy monstre par amour et qu'entre ses per- fections celle de son amour infini reluit excellemment. Hé, n'a-elle pas rayson, cette belle ame, de s'escrier : O mon Roy, que vos richesses sont (b) aymables et que vos amours sont riches ! Hé, qui en a plus de joye, ou vous qui en jouisses, ou moy qui m'en res-jouïs ? Notes tressaillirons ^^) d'allégresse en la souvenance de vostre sein et de vos tetins si fecons en toute excellence de suavité : moy, parce que mon Bienaymé en jouît, vous, parce que vostre bienaymee s'en res-jouït ; car ainsy nous en jouissons tous deux, puisque vostre bonté vous fait jouir de ma res-jouissance, et mon amour me fait res-jouir de vostre jouissance. ('^) Ah, les justes et bons votis ayment ! et comme pourroit-on estre bon et n'aymer pas une si grande bonté ? Les princes ter- restres ont leurs trésors es cabinetz de leur palais, leurs armes en leurs arsenalz : mays le Prince céleste, il a son trésor en son sein, ses armes dans sa poitrine ; et parce que son trésor est sa bonté, comme ses armes sont ses amours, son sein et sa poitrine ressemble a celle d'une douce mère qui a deux beaux tetins comme deux cabinetz, riches en douceur de bon lait, armés d'autant de traitz pour assujettir le cher petit poupon comme il en peut faire de traittes en tettant. Certes, la nature a logé les tetins en la poitrine affin que la chaleur du cœur y faisant la concoction du lait, comme la mère est la nourrice de l'enfant le cœur d'icelle en fust aussi le nourricier, et que le lait fust une viande toute d'amour, meilleure cent fois que le vin. Notés cependant, Theotime, que la comparayson du lait et du vin semble si propre a l'Espouse sacrée, qu'elle ne se contente pas de dire une fois que les mammelles de  (b) [Le Ms. (B) du cinquième Livre comprend les douze lignes suivantes, ainsi que les lignes 3-17, p. 262, le chap. vu et une partie considérable des chapitres viii, ix.] (c) Nous tressaillirons — [et nous resjouirons en la souvenance de tous nos amours...] (d) jouissance. — [Ah, les bons vous chérissent, et ont rayson. J  202 Traitté de l'Amour de Dieu son Espoux surpassent le vin, mais elle le répète par * Cant., 1, 1, 3 ; cf. trois fois*. Le vin, Theotime, est le lait des raysins, et IV, lo, \^I, . j^ ^^.^ ^^^ j^ ^^ ^^^ tetins : aussi l'Espouse sacrée («) * ibid., I, 13. dit* que son Bienaymé est raj'sin pour elle, mais raysin cyprin, c'est a dire d'une odeur excellente. Moyse * Deut-, xxxii, 14. dit* que les Israélites pouvoyent boire le sang très pur * Gen., xLix, II. et tres bon du raysin; et Jacob*, descrivant a son filz Judas la fertilité du lot qu'il auroit en la Terre promise, prophétisa sous cette figure la véritable félicité des Chrestiens, disant que le Sauveur laveroit sa robbe, c'est a dire la sainte Eglise, au sang du raysin, c'est a dire en son propre sang. Or, le sang et le lait ne sont non plus differens l'un de l'autre que le verjus et le vin ; car comme le verjus, meurissant par la chaleur du soleil, change de couleur, devient vin aggreable et se rend propre a nourrir, aussi le sang, assaisonné par la chaleur du cœur, prend la belle couleur blanche et devient une nourriture grandement convenable aux enfans. Le lait, qui est une viande cordiale toute d'amour, représente la science et théologie mystique, c'est a dire le doux savourement provenant de la complaysance amoureuse que l'esprit reçoit Ihors qu'il médite les per- fections de la Bonté divine ; mais le vin signifie la science ordinaire et acquise qui se tire a force de spécu- lation, sous le pressoir de plusieurs argumens et disputes. Or, le lait que nos âmes succent es mammelles de la charité de Nostre Seigneur, vaut mieux incomparable- ment que le vin que nous tirons des discours humains : car ce lait prend son origine de l'amour céleste, qui le prépare a ses enfans avant mesme qu'ilz y ayent pensé ; il a un goust amiable et suave, son odeur surpasse tous les parfums, il rend l'haleine franche et douce comme d'un enfant de lait, il donne une joye sans insolence, il enivre sans hebeter, il ne levé pas le sens, mais il le relevé. Quand le saint homme Isaac embrassa et baysa son cher enfant Jacob, il sentit la bonne odeur de ses  (e) l'Espouse sacrée — [appelle son Bienaymé, rflysj/i des vignes d'Engaddi...]  Livre V. Chapitre m. 263 vestemens, et soudain, parfumé d'un playsir extrême : O, dit-il, voyez que l'odeur de mon filz est comme l'odeur d'un champ fleuri que Dieu a béni*; l'habit * Gen., xxvn, 27. et le parfum estoit en Jacob, mais Isaac en eut la complaysance et res-jouissance. Helas, l'ame qui tient par amour son Sauveur entre les bras de ses affections, combien délicieusement sent-elle les parfums des per- fections infinies qui se retreuvent en luy, et avec quelle complaysance dit-elle en soy mesme : Ah, voyci que la senteur de mon Dieu est comme la senteur d'un jardin fleurissant ! hé, que ses mammelles sont pre- tieuses, respandans des parfums souverains* ! Ainsy * Cant., i, i. l'esprit du grand saint Augustin, balançant entre les sacrés contentemens qu'il avoit a considérer d'un costé le mystère de la naissance de son Maistre, et de l'autre part le mystère de la Passion, s'escrioit tout ravi en cette complaysance : Entre l'un et l'autre mystère. Auquel dois- je mon cœur ranger ? D'un costé le sein de la Mère M'offre son lait pour en manger ; De l'autre la play' salutaire Jette son sang pour m'abbreuver.  CHAPITRE m QUE LA SACREE COMPLAYSANCE DONNE NOSTRE CŒUR A DIEU ET NOUS FAIT SENTIR UN PERPETUEL DESIR EN LA JOUISSANCE L'amour que nous portons a Dieu prend son origine de la première complaysance que nostre cœur sent soudain qu'il apperçoit la bonté divine, Ihors qu'il com- mence a tendre vers icelle. Or, quand nous accroissons et renforçons cette première complaysance par le moyen  264 Traitté de l'Amour de Dieu de l'exercice de l'amour, ainsy que nous avons déclaré es chapitres precedens, alhors nous attirons dedans nostre cœur les perfections divines, et jouissons de la divine bonté par la res-jouissance que nous y prenons, prattiquans cette première partie du contentement amou- * Gant, II, 16. reux que l'Espouse sacrée exprime disant* : Mon Biett- aymé est a 7noy ; mays parce que cette complaysance amoureuse estant en nous qui l'avons, ne laisse pas d'estre en Dieu en qui nous la prenons, elle nous donne réciproquement a sa divine bonté : si que par ce saint amour de complaysance nous jouissons des biens qui sont en Dieu comme s'ilz estoyent nostres, mays parce que les perfections divines sont plus fortes que nostre esprit, entrant en iceluy elles le possèdent réciproque- ment ; de sorte que nous ne disons pas seulement que Dieu est nostre par cette complaysance, mais aussi que * ibid. nous sommes a luy*. * introd. a la Vie L'herbe uproxis (ainsy que nous avons dit ailleurs*) xvnîT^'^'^'^ ^^ ' ^' a une si grande correspondance avec le feu, qu'encor qu'elle en soit esloignee, soudain néanmoins qu'elle est a son aspect elle attire la flamme et commence a brusler, concevant son feu non tant a la chaleur qu'a la lueur * Piin., Hist. nat., de celuy qu'on luy présente*. Quand donques par cette CI).' .c.xvii(a . g^^^j.g^(.^JQj^ gljg g'gg^ uj^jg ^u fgy^ sj gllg sçavoit parler ne pourroit-elle pas dire : Mon bienaymé feu est mien, puisque je l'ay attiré a moy et que je jouis de ses flammes ; mais moy je suis aussi a luy, car si je l'ay tiré a moy, il me réduit en luy comme plus fort et plus noble : il est mon feu et je suis son herbe, je l'attire et il me brusle. Ainsy nostre cœur s'estant mis en la présence de la divine bonté et ayant attiré les perfections d'icelle par la complaysance qu'elle y prend, peut dire en vérité : la bonté de Dieu est toute mienne, puisque je jouis de ses excellences, et moy je suis tout sien, puisque ses contentemens me possèdent. Par la complaysance, nostre ame, comme une toison * judic, VI, 37, 38. de Gedeon*, se remplit toute de la rosée céleste ; et cette rosée est a la toison parce qu'elle est descendue en icelle, mais réciproquement la toison est a la rosée  Livre V. Chapitrf m. 265 parce qu'elle est détrempée par icelle et en reçoit le prix. Qui est plus l'un a l'autre, ou la perle a l'ouïtre, ou l'ouïtre a la perle ? La perle est a l'ouïtre qui l'a attirée a soy, mais l'ouïtre est a la perle laquelle luy donne la valeur et l'estime. La complaysance nous rend pos- sesseurs de Dieu, tirant en nous les perfections d'iceluy, et nous rend possédés de Dieu, nous attachant et appliquant aux perfections d'iceluy. Or en cette complaysance nous assouvissons tellement nostre ame de contentemens, que nous ne laissons pas de désirer de l'assouvir encor, et savourans la bonté divine nous la voudrions encor savourer ; en nous rassasiant nous voudrions tous-jours manger, comme en mangeant nous nous sentons rassasier. Le chef des Apostres, ayant dit en sa première Epistre * que les anciens * Cap. i, 10-12. Prophètes avoient manifesté les grâces qui dévoient abonder parmi les Chrestiens, et entre autres choses la Passion de Xostre Seigneur et la gloire qui la devoit suivre, tant par la résurrection de son cors que par l'exaltation de son nom, en fin il conclud que les Anges mesmes désirent de regarder les mystères de la rédemp- tion en ce divin Sauveur : auquel, dit-il, les Anges désirent regarder. Mais comme donq se peut il entendre que les Anges qui voyent le Rédempteur, et en iceluy tous les mystères de nostre salut, désirent nearmioins encor de le voir ? Theotime, ilz le voyent, certes, tous- jours, mais d'une veiie si aggreable et dehcieuse que la complaysance qu'ilz en ont les assouvit sans leur oster le désir, et les fait désirer sans leur oster l'assouvisse- ment ; la jouissance n'est pas diminuée par le désir, ains en est perfectionnée, comme leur désir n'est pas estouffé, ains affiné par la jouissance. La jouissance d'un bien qui contente tous-jours ne flestrit jamais, ains se renouvelle et fleurit sans cesse, elle est tous- jours aymable, tous- jours désirable ; le continuel contentement des célestes amoureux produit un désir perpétuellement content, comme leur continuel désir fait naistre en eux un contentement perpétuelle- ment désiré. Le bien qui est fini termine le désir quand  266 Traitté de l'Amour de Dieu il donne la jouissance et oste la jouissance quand il donne le désir, ne pouvant estre possédé et désiré tout ensemble ; mais le bien infini fait régner le désir dans la possession et la possession dans le désir, ayant dequoy assouvir le désir par sa sainte présence et dequoy le faire tous-jours vivre par la grandeur de son excellence, laquelle nourrit en tous ceux qui la possèdent un désir tous-jours content et un contentement tous-jours désireux. Imaginés-vous, Theotime, ceux qui tiennent en leurs bouches l'herbe scitique ; car, a ce qu'on dit, ilz n'ont jamais ni faim ni soif, tant elle les rassasie, et jamais pourtant ilz ne perdent l'appétit, tant elle les sustente * Piin., Hist. nat., delicieusemcnt *. Quand nostre volonté a rencontré 1. XXV, c. VIII {al. T.. „ , xLiii). Dieu, elle se repose en luy, y prenant une souverame complaysance, et néanmoins elle ne laisse pas de faire le mouvement de son désir ; car, comme elle désire d'aymer elle ayme aussi de désirer, elle a le désir de l'amour et l'amour du désir. Le repos du cœur ne consiste pas a demeurer immobile, mais a n'avoir besoin de rien ; il ne gist pas a n'avoir point de mouvement, mais a n'avoir point d'indigence de se mouvoir. Les espritz perdus ont un mouvement éternel sans nul meslange de tranquillité ; nous autres mortelz, qui sommes encor en ce pèlerinage, avons tantost du repos, tantost du mouvement en nos affections ; les espritz bienheureux ont tous-jours le repos en leurs mouvemens et le mouvement en leur repos, n'5/ ayant que Dieu seul qui ait le repos sans mouvement, parce qu'il est souve- rainement un acte pur et substantiel. Or, bien que selon la condition ordinaire de cette vie mortelle nous n'ayons pas le repos en nostre mouvement, si est-ce toutefois, que Uiors que nous faisons les essais des exercices de la vie immortelle, c'est a dire, que nous prattiquons les actes du saint amour, nous treuvons du repos dans le mouvement de nos affections et du mouvement au repos de la complaysance que nous avons en nostre Bienaymé, recevans par ce moyen des avant-goustz de la future fehcité a laquelle nous aspirons. * Plin.,Ib.,l. viii, ^ ^ c. XXXIII {al. LU). o il est vray que le caméléon vive de l'air*, par tout  Livre V. Chapitre m. 267 OU il va dans l'air il a dequoy se repaistre : que s'il se remue d'un lieu a l'autre, ce n'est pas pour chercher dequoy se rassasier, mais pour s'exercer dedans son aliment comme les poissons dedans la mer. Qui désire Dieu en le possédant, ne le désire pas pour le chercher, mais pour exercer cette affection dedans le bien mesme duquel il jouit ; car le cœur ne fait pas ce mouvement de désir comme prétendant a la jouissance pour l'avoir, puisqu'il l'a des-ja, mais comme s'estendant en la jouis- sance laquelle il a ; non pour obtenir le bien, mais pour s'y recréer et entretenir ; non pour en jouir, mais pour s'y esjouir : ainsy que nous marchons et nous esmouvons pour aller en quelque dehcieux jardin, auquel estans arrivés nous ne laissons pas de marcher et nous remuer derechef, non plus pour y venir, mais pour nous pourmener et passer le tems en iceluy ; nous avons marché pour aller jouir de l'aménité du jardin, y estans, nous marchons pour nous esjouir en la jouissance d'iceluy. Requières l'Eternel avec un grand courage, Sans cesser de tous-jours rechercher son visage* : * Ps. civ, 4.  on cherche tous-jours celuy qu'on ayme tous-jours, dit le grand saint Augustin* ; l'amour cherche ce qu'il a * Enarratio in Ps. treuvé, non affin de l'avoir, mais pour tous-jours l'avoir. *^*^' ^' En somme, Theotime, l'ame qui est en l'exercice de l'amour de complaysance crie perpétuellement en son sacré silence : Il me suffit que Dieu soit Dieu, que sa bonté soit infinie, que sa perfection soit immense ; que je meure ou que je vive il importe peu pour moy, puisque mon cher Bienaymé vit éternellement d'une vie toute triomphante. La mort mesme ne peut attrister le cœur qui sçait que son souverain amour est vivant ; c'est asses pour l'ame qui ayme, que celuy qu'elle ayme plus que soy mesme soit comblé de biens eternelz, puisqu'elle vit plus en celuy qu'elle ayme qu'en celuy qu'elle anime, ains qu'elle ne vit pas elle mesme, mais son Bienaymé vit en elle*. * Gaiat., n, 20.  268 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE IV DE l'amoureuse CONDOLEANCE PAR LAQUELLE LA COMPLAYSANCE DE L'AMOUR EST ENCOR mieux DECLAREE  La compassion, condoléance, commisération ou misé- ricorde n'est autre chose qu'une affection qui nous fait participer a la passion et douleur de celuy que nous aymons, tirant la misère qu'il souffre dans nostre cœur : dont elle est appellee miséricorde, comme qui diroit, une misère de cœur, comme la complaysance tire dedans le cœur de l'amant le playsir et contentement de la chose aymee. Or c'est l'amour qui fait l'un et l'autre effect par la vertu qu'il a d'unir le cœur qui ajmie a ce qui est aymé, rendant par ce moyen les biens et les maux des amis, communs ; et ce qui se passe en la compassion, donne beaucoup de clarté a ce qui regarde la complaysance. (^) La compassion tire sa grandeur de celle de l'amour qui la produit : ainsy sont grandes les condoléances des mères sur les afflictions de leurs enfans uniques, comme l'Escriture tesmoigne souvent. Quelle condoléance dans le cœur d'Agar sur la douleur de son Ismaël qu'elle • Gen., XXI, i6. voyoit prcsquc périr de soif au désert* ! Quelle commise- *ii Reg., XVIII, uit. ration en l'ame de David sur la misère de son Absalon* ! Hé, ne voyes-vous pas le cœur maternel du grand Apostre, malade avec les malades, bruslant du zèle pour • II Cor., XI, 29. les scandalisés*, avec une douleur continuelle pour la • Rom., IX, 2-4. perte des Juifz*, et mourant tous les jours pour ses chers  (a) [Voir à l'Appendice.]  Livre V. Chapitre iv.  269  enfans spirituelz * ? Mais sur tout, considérés comme * i Cor., xv, 31. l'amour tire toutes les peynes, tous les tourmens, les travaux, les souffrances, les douleurs, les blesseures, la passion, la croix et la mort mesme de nostre Rédempteur dans le cœur de sa très sacrée Mère. Helas, les mesmes clouz qui crucifièrent le cors de ce divin Enfant cruci- fièrent aussi le cœur de la Mère, les mesmes espines qui percèrent son chef outrepercerent l'ame de cette Mère toute douce ; elle eut les mesmes misères de son Filz par commisération, les mesmes douleurs par condo- léance, les mesmes passions par compassion ; et en somme, l'espee de la mort qui transperça le cors de ce tresaymé Filz outreperça de mesme le cœur de cette très amante Mère * : dont elle pouvoit bien dire qu'il * Lucae, n, 35- luy estoit un bouquet de myrrhe au milieu de ses mammelles* , c'est a dire en sa poitrine et au milieu de * Cant., i, 12. son cœur. Jacob ayant la triste, quoy que fause nouvelle de la mort de son cher Joseph, vous voyes quelle affliction il en sent : Ah, dit-il *, je descendray en * Gen., xxxvn, 35. regret aux enfers, c'est a dire au Limbe, dans le sein d'Abraham, vers cet enfant. La condoléance tire aussi sa grandeur de celle des douleurs que l'on void souffrir a ceux que l'on ayme, car, pour petite que soit l'amitié, si les maux qu'on void endurer sont extrêmes ilz nous font une grande pitié. On void pour cela César pleurer sur Pompée* ; et les *Piutarch.,De vita filles de Hierusalem ne sceurent jamais s'empescher de ^^'' pleurer sur Nostre Seigneur *, bien que la pluspart * Lucae, xxm, 27. d'entr'elles ne luy fussent pas grandement affectionnées ; comme aussi les amis de Job, quoy que mauvais amis, firent des grans gemissemens voyans l'effroyable specta- cle de son incomparable misère* ; et quel grand coup * Job, n, 12, 13. de douleur au cœur de Jacob, de penser que son cher enfant estoit trespassé d'une mort si cruelle comme est celle d'estre dévoré d'une beste sauvage* ? Mais la * Gen., xxxvii,35- commiseration, outre tout cela, se renforce merveilleu- '^' sèment par la présence de l'object misérable : pour cela la pauvre Agar s'esloignoit de son filz languissant, affin d'alléger en quelque sorte la douleur de compassion  Traitté de l'Amour de Dieu  * Gen., XXI, i6. qu'elle sentoit, disant* : Je ne verray pas mourir l'enfant ; comme au contraire Nostre Seigneur pleure * joan., XI, 35. voyant le sepulchre de son bienaymé Lazare* et regar- * Lucas, XIX, 41. dant sa chère Hierusalem * ; et nostre bon homme Jacob est outré de douleur quand il void la robbe * Supra. ensanglantée de son pauvre petit Joseph*. Or, autant de causes aggrandissent la complaysance : a mesure que l'ami nous est plus cher, nous avons plus de playsir en son contentement, et son bien entre plus avant en nostre ame ; que si le bien est excellent, nostre joye en est aussi plus grande ; mais si nous voyons l'ami en la jouissance d'iceluy, nostre res-jouissance en devient * Gen.,xLv, 27, 28. extrême. Quand le bon Jacob* sceut que son filz vivoit, o Dieu quelle joye ! son esprit revint en luy, il revescut et, par manière de dire, il resuscita. Mais qu'est-ce a dire, il revescut ou il resuscita ? Theotime, les espritz ne meurent de leur propre mort que par le péché, qui les sépare de Dieu lequel est leur vraye vie surnaturelle, mais ilz meurent quelquefois de la mort d'autruy ; et cela arriva au bon Jacob duquel nous parlons, car l'amour, qui tire dans le cœur de l'amant le bien et le mal de la chose aymee, l'un par complaysance, l'autre par commisération, tira la mort de l'aymable Joseph dans le cœur de l'amant Jacob ; et par un miracle impossible a toute autre puissance qu'a celle de l'amour, l'esprit de ce bon père estoit plein de la mort de celuy qui estoit vivant et régnant, d'autant que l'affection ayant esté trompée devança l'effect. Or, quand au contraire il sceut qu'en vérité son filz estoit en vie, l'amour qui avoit si longuement tenu le trespas présupposé du filz dans l'esprit de ce bon père, voyant qu'il avoit esté deceu, rejetta promptement cette fainte mort, et en sa place fit entrer la véritable vie de ce mesme enfant. Ainsy donq il revescut d'une nouvelle vie, parce que la vie de son filz entra dans son esprit par complaysance et l'anima d'un contentement non pareil, duquel se treuvant assouvi et ne tenant plus conte d'aucun autre playsir en comparayson d'iceluy: Il me sîiffit, dit-il, si mon enfant Joseph est en vie.  Livre V. Chapitre iv. 271 Mais quand* de ses propres yeux il vid par expérience *Gen.,xLvi, 29, 30. la vérité des grandeurs de ce cher enfant en Gessen, panché sur luy et pleurant asses long tems sur le col d'iceluy : Hé, dit-il, maintenant je mourray joyeux, mon cher filz, puisque- j'ay veu vostre face et que vous vives encores. O Dieu, Theotime, quelle joye, et que ce viellard l'exprime excellemment ! car, que veut-il dire par ces paroles : Maintenant je mourray content, puisque j'ay veu ta face, sinon que son allégresse est si grande qu'elle est capable de rendre joyeuse et aggreable la mort mesme, qui est la plus triste et hor- rible chose du monde ? Dites-moy, je vous prie, Theotime, qui ressent plus le bien de Joseph, ou luy qui en jouit, ou Jacob qui s'en res-jouit ? Certes, si le bien n'est bien que pour le contentement qu'il nous donne, le père en a autant et plus que le filz ; car le filz, avec la dignité de vice-roy qu'il possède, a par conséquent beaucoup de soin et d'affaires, mais le père jouit par complaysance et possède purement ce qui est de bon en cette grandeur et dignité de son filz, sans charge, sans soin et sans peyne. Je mourray joyeux, dit-il : helas, qui ne void son conten- tement ? si la mort mesme ne peut troubler sa joye, qui la pourra donq jamais altérer ? si son ayse vit emmi les détresses de la mort, qui la pourra jamais esteindre ? L' amour est fort comme la mort*, et les allégresses * Cant., vm, 6. de l'amour surmontent les tristesses de la mort, car la mort ne les peut faire mourir, ains les avive : si que, comme il y a un feu qui par merveille se nourrit en une fontayne proche de Grenoble, ainsy que nous sçavons fort asseurement et que mesme le grand saint Augustin atteste *, aussi la sainte charité est si forte qu'elle * De civitate Dei, , . . , , 1. XXI, c. VII. nourrit ses flammes et ses consolations emmi les plus tristes angoisses de la mort, et les eaux des tribulations ne peuvent esteindre son feu*. * Cant., vm, 7.  272 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE V DE LA CONDOLEANCE ET COMPLAYSANCE DE L'AMOUR EN LA PASSION DE NOSTRE SEIGNEUR Quand je voy mon Sauveur sur le mont des Olives, *Matt., XXVI, 38. avec son ame triste jusques a la mort*, hé. Seigneur Jésus, ce dis-je, qui a peu porter ces tristesses de la mort dans l'ame de la vie, sinon l'amour, qui excitant la commisération, attira par icelle nos misères dans vostre cœur souverain ? Or une ame dévote, voyant cet abisme d'ennuis et de détresses en ce divin Amant, comme peut elle demeurer sans une douleur saintement amoureuse ? Mays considérant d'ailleurs que toutes les afflictions de son Bienaymé ne procèdent pas d'aucune imperfection ni manquement de force, ains de la gran- deur de sa treschere dilection, elle ne peut qu'elle ne se fonde toute d'un amour saintement douloureux, si qu'elle s'escrie : Je suis noyre de douleur par compas- sion, 7nais je suis belle d'amour par complaysance. * Gant., I, 4, 5. Les angoisses de mon Bienaymé m'ont toute décolorée*: car, comme pourroit une fidèle amante voir tant de tourmens en celuy qu'elle ayme plus que sa vie, sans en devenir toute transie, havee et desséchée de douleur ? les pavillons des nomades, perpétuellement exposés aux injures de l'air et de la guerre, sont presque tous- jours frippés et couvertz de poussière, et moy, toute exposée aux regretz que par condoléance je reçois des travaux nompareilz de mon divin Sauveur, je suis toute couverte de détresse et transpercée de douleur ; mais parce que les douleurs de Celuy que j'ayme proviennent de son amour, a mesure qu'elles m'affligent par compas- sion elles me délectent par complaysance, car, comme  Livre V. Chapitre v. 273 pourroit une fidèle amante n'avoir pas un extrême contentement de se voir tant aymee de son céleste Espoux ? Pour cela donques la beauté de l'amour est en la laideur de la douleur. Que si je porte le deuil sur la Passion et Mort de mon Roy, toute haslee et noiree de regret, je ne laisse pas d'avoir une douceur incomparable de voir l'excès de son amour emmi les travaux de ses douleurs ; et les tentes de Salomon*, toutes brodées * cant., i, 4. et recamees en une admirable diversité d'ouvrages, ne furent jamais si belles que je suis contente, et par conséquent douce, amiable et aggreable en la variété des sentimens d'amour que j'ay parmi ces douleurs. L'amour esgale les amans : hé, je le voy, ce cher Amant, qu'il est un feu d'amour bruslant dans un buisson espineux de douleur*, et j'en suis toute de * Exod., m, 2. mesme, je suis toute enflammée d'amour dedans les haillers de mes douleurs, je suis un lis environné d'espiîtes*. Hé, ne veuilles pas regarder seulement les * Cant., n, 2. horreurs de mes poignantes douleurs, mays voy es la beauté de mes aggreables amours, Helas, il souffre des douleurs insupportables, ce divin Amant bienaymé, c'est cela qui m'attriste et me fait pasmer d'angoisse ; mais il prend playsir a souffrir, il ayme ses tourmens et meurt d'ayse de mourir de douleur pour moy : c'est pourquoy, comme je suis dolente de ses douleurs, je suis aussi toute ravie d'ayse de son amour ; non seulement je m'attriste avec luy, mais je me glorifie en luy*. * Rom., vm, 17. Ce fut cet amour, Theotime, qui attira sur l'amoureux seraphique saint François les stigmates, et sur l'amou- reuse angelique sainte Catherine de Sienne les ardentes blesseures du Sauveur : la complaysance amoureuse ayant aiguisé les pointes de la compassion douloureuse, ainsy que le miel rend plus pénétrant et sensible l'amertume de l'absynthe, comme au contraire la souefve odeur des roses est affinée par le voysinage des aulx qui sont plantés près des rosiers. Car de mesme l'amoureuse complaysance que nous avons prise en l'amour de Nostre Seigneur, rend infiniment plus forte la compassion que  274  Tr-\itté de l'Amour de Dieu  nous avons de ses douleurs, comme réciproquement, repassans de la compassion des douleurs a la complay- sance des amours, le playsir en est bien plus ardent et relevé. Alhors se prattique la douleur de l'amour et l'amour de la douleur ; alhors la condoléance amoureuse et la complaysance douloureuse, comme des autres Esaù ■ Gen., XXV, -2. et Jacob*, debattans a qui fera plus d'effort, mettent l'ame en des convulsions et agonies incroyables, et se fait une extase amoureusement douloureuse et doulou- reusement amoureuse. Aussi ces grandes âmes de saint François et sainte Catherine sentirent des amours nom- pareilles en leurs douleurs, et des douleurs incompa- rables en leurs amours Ihors qu'elles furent stigmatisées, savourant l'amour joyeux d'endurer pour l'ami, que leur Sauveiu exerça au suprême degré sur l'arbre de la ' joan., XV, 13. Croix *. Ainsy naist l'union pretieuse de nostre cœur avec son Dieu, laquelle, comme un Benjamin mystique, ■ Gen., XXXV, iS. est enfant de douleur et de joye tout ensemble *. Il ne se peut dire, Theotime, combien le Sauveur désire d'entrer en nos âmes par cet amour de complay- = Cant., V, 2. sance douloureuse : Helas, dit-il *, ouvre-moy, ma chère seur, ma mie, ma colombe, ma toute pure, car ma teste est toute pleine de rosée, et mes cheveux des gouttes de la nuit. Oui est cette rosée, et qui sont ces gouttes de la nuit, sinon les afflictions et pejTies de sa Passion ? Les perles, certes (comme nous *Pag. 1/1,225, 235. avons dit asses souvent*), ne sont autre chose que gouttes de la rosée que la fraicheur de la nuit espluye sur la face de la mer, receiies dans les escailles des ouïtres ou mereperles. Hé, veut dire le divin amoureux de l'ame, je suis chargé des pe\"nes et sueurs de ma Passion, qui se passa presque toute, ou es ténèbres de la nuit ou en la nuit des ténèbres que le soleil s'obscur- cissant fit au plus fort de son mid\' ; ouvre donq ton cœur devers moy, comme les mereperles leurs escailles du costé du ciel, et je respandray sur toy la rosée de ma Passion, qm se convertira en perles de consolation.  Livre V. Chapitre vi. 275  CHAPITRE VI DE l'amour de bienveuillance QUE NOUS EXERÇONS ENVERS NOSTRE SEIGNEUR PAR MANIERE DE DESIR  En l'amour que Dieu exerce envers nous, il com- mence tous-jours par la bienveuillance, voulant et faisant en nous tout le bien qui y est, auquel par après il se complait. Il fit David selon son cœur* par bien- * i Reg-, xm, 14. veuillance, puis il le treuva selon son cœur par com- playsance ; il créa premièrement l'univers pour l'homme et l'homxme en l'univers, donnant a chasque chose le degré de bonté qui luy estoit convenable, par sa pure bienveuillance, puis il appreuva tout ce qu'il avoit fait, treuvant que tout estoit très bon, et se reposa par complaysance en son ouvrage*. * Gen.,i, uit.,ii, 2. Mais nostre amour envers Dieu commence, au con- traire, par la complaysance que nous avons en la souve- raine bonté et infinie perfection que nous sçavons estre en la Divinité, puis nous venons a l'exercice de la bien- veuillance : et comme la complaysance que Dieu prend en ses créatures n'est autre chose qu'une continuation de sa bienveuillance envers elles, aussi la bienveuil- lance que nous portons a Dieu n'est autre chose qu'une approbation et persévérance de la complaysance que nous avons en luy. Or cet amour de bienveuillance envers Dieu se prat- tique ainsy : nous ne pouvons désirer d'un vray désir aucun bien a Dieu, parce que sa bonté est infiniment plus parfaite que nous ne sçaurions ni désirer ni penser ; le désir n'est que d'un bien futur, et nul bien n'est  276 Traitté de l'Amour de Dieu futur en Dieu, puisque tout bien luy est tellement pré- sent que la présence du bien en sa divine Majesté n'est autre chose que la Divinité mesme. Ne pouvans donq point faire aucun désir absolu pour Dieu, nous en faisons des imaginaires et conditionnelz en cette sorte : Je vous ay dit, Seigneur, vous estes mon Dieu, qui, tout plein de vostre infinie bonté, ne pouves avoir indigence ni de * Ps. XV, I. mes biens* ni de chose quelconque ; mais si, par ima- gination de chose impossible, je pouvois penser que vous eussies besoin de quelque bien, je ne cesserois jamais de vous le souhaitter au prix de ma vie, de mon estre et de tout ce qui est au monde. Que si estant ce que vous estes et que vous ne pouves jamais cesser d'estre, il estoit possible que vous receussies quelqu'ac- croissement de bien, o bon Dieu, quel désir aurois-je que vous l'eussies ! alhors, o Seigneur éternel, je vou- drois voir convertir mon cœur en souhait et ma vie en souspir pour vous désirer ce bien la. Ah ! mais pourtant, o le sacré Bienaymé de mon ame, je ne désire pas de pouvoir désirer aucun bien a vostre Majesté, ains je me complais de tout mon cœur en ce suprême degré de bonté que vous aves, auquel ni par désir ni mesme par pensée on ne peut rien adjouster ; mais si ce désir estoit possible, o Divinité infinie, o Infinité divine, mon ame voudroit estre ce désir et n'estre rien autre que cela, tant elle desireroit de désirer pour vous ce qu'elle se complait infiniment de ne pouvoir pas désirer, puisque l'impuissance de faire ce désir provient de l'infinie infinité de vostre perfection qui surpasse tout souhait et toute pensée ! Hé, que j'ayme chèrement l'impossi- bihté de vous pouvoir désirer aucun bien, o mon Dieu, puisqu'elle provient de l'incompréhensible immensité de vostre abondance, laquelle est si souverainement infinie, que s'il se treuvoit un désir infini il seroit infi.- nirient assouvi par l'infinité de vostre bonté, qui le convertiroit en une infinie complaysance. Ce désir, donques, par imagination de choses impos- sibles, peut estre quelquefois utilement prattiqué emmi les grans sentimens et ferveurs extraordinaires ; aussi  Livre V. Chapitre vi. 277 dit-on que le grand saint Augustin en faisoit sou- vent de pareille sorte, eslançant par excès d'amour ces paroles : Hé, Seigneur, je suis Augustin et « vous estes Dieu ; mais si toutefois ce qui n'est ni ne peut estre estoit, que je fusse Dieu et que vous fussies Augustin, je voudrois, en changeant de qualité avec vous, devenir Augustin affin que vous fussies Dieu*. » * Ribadeneira,Vita C'est encor une sorte de bienveuillance envers Dieu, quand, considerans que nous ne pouvons l'aggrandir en luy mesme, nous desirons de l'aggrandir en nous, c'est a dire de rendre de plus en plus et tous-jours plus grande la complaysance que nous avons en sa bonté. Et Ihors, mon Theotime, nous ne desirons pas la com- playsance pour le playsir qu'elle nous donne, mais parce seulement que ce playsir est en Dieu : car, comme nous ne desirons pas la condoléance pour la douleur qu'elle met en nos coeurs, mais parce que cette douleur nous unit et associe a nostre Bienaymé douloureux, ainsy n'aymons-nous pas la complaysance parce qu'elle nous rend du playsir, mais d'autant que ce playsir se prend en l'union du playsir et bien qui est en Dieu ; auquel pour nous unir davantage, nous voudrions nous complaire d'une complaysance infiniment plus grande, a l'imitation de la tressainte Reyne et Mère d'amour*, * Eccii., xxiv, 24. de laquelle Vame sacrée magnifioit et aggrandissoit perpétuellement Dieu ; et afïin que l'on sceust que cet aggrandissement se faysoit par la complaysance qu'elle avoit en la divine Bonté, elle déclare que son esprit avoit tressailli de contentement en Dieu son Sauveur*. * Lucae, i, 46, 47.  278 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE VII  COMME LE DESIR D 'EXALTER ET MAGNIFIER DIEU NOUS SEPARE DES PLAYSIKS INFERIEURS ET NOUS REND ATTENTIFS AUX PERFECTIONS DIVINES  Donques l'amour de bienveuillance nous fait désirer d'aggrandir en nous de plus en plus la complaysance que nous prenons en la bonté divine, et pour faire cet aggrandissement l'ame se prive soigneusement de tout autre playsir pour s'exercer plus fort a se playre en Dieu. Un religieux demanda au dévot frère Gilles, l'un des premiers et plus saintz compaignons de saint Fran- çois, ce qu'il pourroit faire pour estre plus aggreable a Dieu, et il luy respondit en chantant : « L'une a l'un, l'une a l'un ; » ce que par après expliquant : « Donnes * Chronica Fratr. tous-jours, » dit-il*, « toutc vostre ame, qui est une, a Dieu seul, qui est un. » L'ame s'escoule par les playsirs, et (^) la diversité d'iceux la dissipe et l'empesche de se pouvoir appliquer attentivement a celuy qu'elle doit prendre en Dieu. Le vray amant n'a presque point de playsir sinon en la chose aymee : (t>) ainsy toutes choses sembloyent ordure et boue au glorieux saint Paul, en * Philip., III, 8. comparayson de son Sauveur * ; et l'Espouse sacrée n'est toute que pour son Bienaymé : Mon cher Ami * Gant., II, 16. est tout a moy, et moy je suis toute a luy*. Que si l'ame qui est en cette sainte affection rencontre  (a) et — [quand ell'en prend de plusieurs sortes, la diversité des objectz aggreables...] (b) aymee : — fAnne, l'ancienne... Anne, ceste ancienne matrone, ayant conceu son Samuel...]  Livre V. Chapitre vu. 279 les créatures, pour excellentes qu'elles soyent, voire mesme quand ce seroyent les Anges, elle ne s'arreste point avec icelles, sinon autant qu'il faut pour estre . aydee et secourue en son désir : Dites moy donques, leur fait elle*, dites moy, je vous en conjure, aves vous point * Cant., m, 3. veu Celuy qui est l'Ami de mon ame ? La glorieuse amante Magdeleine* rencontra les Anges au sepulchre, * Joan., xx, 11-16. qui luy parlèrent sans doute angeliquement, c'est a dire bien suavement, voulans appayser l'ennuy auquel elle estoit ; mais au contraire, toute espleuree, elle ne sceut prendre aucune complaysance ni en leur douce parole, ni en la splendeur de leurs habitz, ni en la grâce toute céleste de leur maintien, ni en la beauté toute aymable de leurs visages, ains, (c) toute couverte de larmes : Hz m'ont enlevé mon Seigneur, disoit elle, et je ne sçai ou Hz me l'ont mis. Et se retournant, elle void son doux Sauveur, mais en forme de jardinier, dont son cœur ne se peut contenter, car, (d) toute pleine de l'amour de la mort de son Maistre, elle ne veut point de fleurs, ni par conséquent de jardinier ; elle a dedans son cœur la Croix, les clouz, les espines, elle cherche son Crucifié : Hé, mon cher maistre jardinier, dit-elle, si vous avies peut estre point planté mon bienaymé (e) Seigneur trespassé, comme un lis froissé et fané, entre vos fleurs, dites-le moy vistement et moy je l'emporteray. Mays il ne (f) l'appelle pas plus tost par son nom, que toute fondue en playsir : Hé Dieu, dit elle, mon Maistre ! Rien certes ne la peut assouvir, elle ne sçauroit se playre avec les Anges, non pas mesme avec son Sauveur s'il ne paroist en la forme en laquelle il luy avoit ravi son cœur. Les Rois ne peuvent se complaire ni en la beauté de la ville de Hierusalem, ni en la magnificence  (c) ains, — ftous-jours pleine de son...J (d) dont — [elle n'est point accoysec.J son cœur ne se peut contenter ; car, [ne voulant point d'autres fleurs que celles de la Croix, elle ne veut point de jardinier...] (e) mon bienaymé — fSauveurJ (f) Mays il ne — [luy dit pas plus, Marie...]  28o Traitté de l'Amour de Dieu de la cour d'Herodes, ni en la clarté de l'estoile ; leur cœur cherche la petite spelonque et le petit Enfant de * Eccii., XXIV, 24. Bethléem. La Mère de belle dilectiofi* et l'Espoux de tressa int amour ne se peuvent arrester entre les parens et amis ; ilz vont tous-jours en douleur cherchant l'uni- * Lucae, 11, 44-48. que object de leur complaysance*. Le désir d'aggrandir la sainte complaysance retranche tout autre playsir, pour (g) plus fortement prattiquer celuy auquel la divine bienveuillance l'excite. Or, pour encor mieux magnifier (^) ce souverain Bien- *Pss.xxvi,8,civ, 4. aymé, l'ame va tous-jours cherchant la face d'iceluy*, c'est a dire, avec une attention tous-jours plus soigneuse et ardente, elle va remarquant toutes les particularités des beautés et perfections qui sont en luy, faysant un progrès continuel en cette douce recherche de motifs qui la puissent perpétuellement presser de se plaire de plus en plus en l'incompréhensible bonté qu'elle aymiC. Ainsy David cotte par le menu les œuvres et merveilles de Dieu, en plusieurs de ses Psalmes célestes ; et * Cap. V, 10-16. l'amante sacrée arrange es Cantiques divins *, comme * ibid., VI, 9. une armée bien ordonnée* , toutes les perfections de son Espoux l'une après l'autre, pour provoquer son ame a la tressainte complaysance, affin de magnifier plus hautement son excellence et d'assujettir encores tous les autres espritz a l'amour de son Ami tant ajTnable.  (g) pour — [mieux prendre...] (h) magnifier — fson souverain Amour.. .J  Livre V. Chapitre viii. 281  CHAPITRE VIII  COMME LA SAINTE BIENVEUILLANCE PRODUIT LA LOUANGE DU DIVIN BIENAYMÉ  L'honneur, mon cher Theotime i^), n'est pas en celuy que l'on honnore, mays en celuy qui honnore ; car, combien de fois arrive-il que celuy que nous honnorons n'en sçait rien et n'y a seulement pas pensé ? combien de fois loiions-nous ceux qui ne nous connoissent pas ou qui dorment ? Et toutefois, selon l'estime commune des hommes et leur ordinaire façon de concevoir, il semble que c'est faire du bien a quelqu'un quand on luy fait de l'honneur, et qu'on luy donne beaucoup quand on luy donne des filtres et des louanges ; et nous ne faysons pas difficulté de dire qu'une personne est riche d'honneur, de gloire, de réputation, de louange, encor qu'en vérité nous sachions bien que tout cela est hors de la personne honnoree et que bien souvent elle n'en reçoit aucune sorte de prouffit, suivant ce mot attribué au grand saint Augustin* : « O pauvre Aristote, tu es *cf.Enarrat. in Ps. loiié ou tu (b) es absent, et tu es bruslé ou tu es présent. » ^^^' ^^' Quel bien revient il, je vous prie, a César et Alexandre le Grand, de tant de vaines paroles^ que plusieurs vaines âmes employent a leur louange ? Dieu, comblé d'une bonté qui surmonte toute louange et tout honneur, ne reçoit aucun advantage ni surcroist de bien pour toutes les bénédictions que nous luy don- nons ; il n'en est ni plus riche, ni plus grand, ni plus  (a) ma chère Philothee (b) on tu — [n'est point...]  * I Cor., X, Tim., I, 17 ; Apoc, IV, II.  282 Traitté de l'Amour de Dieu content, ni plus heureux, car son heur, son contentement, sa grandeur et ses richesses ne sont ni ne peuvent estre que la divine infinité de sa bonté, (c) Toutefois, parce que, selon nostre appréhension ordinaire, l'honneur est estimé l'un des plus grans effectz de nostre bienveuil- lance envers les autres, et que par iceluy non seulement nous ne présupposons point d'indigence en ceux que nous honnorons, mais plustost nous protestons qu'ilz abondent en excellence, partant nous employons cette sorte de bienveuillance envers Dieu ; qui non seule- ment l'aggree, mais la requiert comme conforme a nostre condition, et si propre pour tesmoigner l'amour respectueux que nous luy devons, que mesme il nous I a ordonné * de luy rendre et rapporter tout honneur et gloire. Ainsy donq, l'ame qui a pris une grande complaysance en l'infinie perfection de Dieu, voyant qu'elle ne peut luy souhaiter aucun aggrandissement de bonté, parce qu'il en a infiniment plus qu'elle ne peut désirer ni mesme penser, elle désire au moins que son nom soit béni, exalté, loué, honnoré et adoré de plus en plus. Et commençant par son propre cœur, elle ne cesse point de le provoquer a ce saint exercice, et comme une avette sacrée elle va voletant ça et la sur les fleurs des œuvres et excellences divines, recueillant d'icelles une douce variété de complaysances, desquelles elle fait naistre et compose le miel céleste de bénédictions, louanges et confessions honnorables, par lesquelles, autant qu'elle peut, elle magnifie et glorifie le nom de son Bienaymé, a l'imitation du grand Psalmiste, qui ayant environné et comme parcouru en esprit les merveilles de la divine Bonté, immoloit sur l'autel de son cœur V hostie  (c) de sa bonté. — fMays toutefois, par ce que, selon nostre appréhension ordinaire et manière commune d'estimer, il semble que Ihonneur et la louange que nous rendons aux personnes est l'un des plus grans effectz de la bien- veuillance que nous avons envers elles, par lequel, sans tesmoigner aucune indigence en ceux qui sont honnorés, nous manifestons une grande estime de leur excellence...]  Livre V. Chapitre viii. 283 mistique (d) des eslans de sa voix, par cantiques et psalmes d'admiration et bénédiction : Mon cœur volant ça et la Des aysles de sa pensée. Ravi d'admiration. D'une voix haut eslancee, Un sacrifice immola Sur la harpe bien sonnée. Chantant bénédiction Au Seigneur Dieu de Syon*. (^) ♦ Ps. xxvi, 6, 8. Mais ce désir de loiier Dieu que la sainte bienveuil- lance excite en nos cœurs, Theotime, est insatiable ; car Tame qui en est touchée voudroit avoir des louanges infinies pour les donner a son Bienaymé, parce qu'elle void que ses perfections sont plus qu'infinies : si que, se treuvant bien esloignee de pouvoir satisfaire a son souhait, elle fait des extrêmes effortz d'affection pour en quelque sorte louer cette bonté toute louable, et ces effortz de bienveuillance s'aggrandissent admirablement par la complaysance ; car a mesure que l'ame treuve Dieu bon, savourant de plus en plus la suavité d'iceluy et se complaysant en son infinie beauté, elle voudroit aussi relever plus hautement les louanges et bénédic- tions qu'elle luy donne. Or, a mesure aussi que l'ame s'eschaufie a loiier la douceur incompréhensible de son Dieu, elle aggrandit et dilate la complaysance qu'elle prend en icelle, et par cet aggrandissement elle s'anime de plus fort a la louange : de sorte que l'affection de complaysance et celle de louange, par ces récipro- ques poussemens et mutuelles incitations qu'elles font l'une a l'autre, s'entredonnent des grans et continuelz accroissemens.  (d) mistique — fde ses clameurs, cris et...J (e) [Le Saint a écrit en regard de cette dernière ligne du Ms. l'indication ; psal. 26. secundum 70.]  c. XXIX {al. XLiii)  284 Traitté de l'Amour de Dieu Ainsy les rossignolz se complaysent tant en leur- * Hist. liât., 1. X, chant, au rapport de Pline*, que pour cette complay- sance, quinze jours et quinze nuitz durant ilz ne cessent jamais de gazouiller, s'efforçans de tous-jours mieux chanter a l'envi les uns des autres ; de sorte que Ihors qu'ilz se desgoisent le mieux ilz y ont plus de complay- sance, et cet accroissement de complaysance les porte a faire des plus grans effortz de mieux gringotter, augmentant tellement leur complaysance par leur chant et leur chant par leur complaysance, que maintefois on les void mourir, et leur gosier esclatter a force de chanter : oyseaux dignes du beau nom de philomele, puisqu'ilz meurent ainsy en l'amour et pour l'amour de la mélodie. O Dieu, mon Theotime, que le cœur ardemment pressé de l'affection de loiier son Dieu reçoit une douleur grandement délicieuse et une douceur grandement dou- loureuse, quand, après mille effortz de louange, il se treuve si court ! Helas, il voudroit, ce pauvre rossignol, tous-jours plus hautement lancer ses accens et perfec- tionner sa mélodie, pour mieux chanter les bénédictions de son cher Bienaymé ! A mesure qu'il lotie il se plait a lotier, et a mesure qu'il se plait a louer il se desplait de ne pouvoir encor mieux louer ; et pour se contenter au mieux qu'il peut en cette passion, il fait toute sorte d'effortz. entre lesquelz il tombe en langueur : comme il advenoit au très glorieux saint François, qui, emmi les playsirs qu'il prenoit a lotier Dieu et chanter ses cantiques d'amour, jettoit une grande afïluence de larmes et laissoit souvent tomber de foiblesse ce que pour Ihors il tenoit en main, demeurant comme un sacré philomele a cœur failli, et perdant • souvent le respirer a force d'aspirer aux louanges de Celuy qu'il ne pouvoit jamais asses lotier. Mais oyés une simiHtude aggreable sur ce sujet, tirée du nom que ce saint amoureux donnoit a ses religieux ; car il les appelloit cygales, a rayson des louanges qu'ilz rendoyent a Dieu emmi la nuit. Les cygales, Theotime, ont leur poitrine pleine de tuyaux, comme si elles  Livre V. Chapitre viii. 285 estoyent des orgues naturelles ; et pour mieux chanter elles ne vivent que de la rosée, laquelle elles ne tirent pas par la bouche, car elles n'en ont point, ains la succent par une petite languette qu'elles ont au miheu de l'estomach, par laquelle elles jettent aussi, toutes, leurs sons avec tant de bruit qu'elles semblent n'estre que voix*. Or l'amant sacré est comme cela : car toutes * PJi"-, Hist. nat., les facultés de son ame sont autant de tuyaux qu'il a en xxxn').*^' ^^^^ sa poitrine, pour resonner les cantiques et louanges du Bienaymé ; sa dévotion, au milieu de toutes, est la langue de son cœur, selon saint Bernard*, par laqueUe *Serm.xLvinCant., il reçoit la rosée des perfections divines, les sucçant et attirant a soy comme son ahment, par la tressainte complaysance qu'il y prend ; et par cette mesme langue de dévotion, il fait toutes ses voix d'orayson, de louange, de cantiques, de psalmes, de bénédictions, selon le tesmoignage d'une des plus insignes cygales spirituelles qui ait jamais esté ouïe, laquelle chantoit ainsy* : * Ps. en, i. Bénis Dieu, saintement poussée, O mon ame, et vous, mes espritz ! Que je n'aye aucune pensée Ni force au dedans ramassée. Qui du Seigneur taise le prix. Car n'est ce pas comme s'il eust dit : Je suis une cygale mystique ; mon ame, mes espritz, mes pensées, et toutes les facultés qui sont ramassées au dedans de moy sont des orgues : o qu'a jamais tout cela bénisse le nom et retentisse les louanges de mon Dieu ! Ma bouche a jamais sera pleine Du bruit de sa gloire hautaine. Et n'aura bien qu'a le chanter. La trouppe, d'ennuis oppressée. Humble de cœur et de pensée, Prendra playsir a ni'escouter*. * Ps. xxxiii, i, 2.  286 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE IX  COMME LA BIENVEUILLANCE NOUS FAIT APPELLER TOUTES LES CREATURES A LA LOUANGE DE DIEU  Le cœur atteint (a) et pressé du désir de louer plus qu'il ne peut la divine Bonté, après divers effortz sort maintefois de soy mesme pour convier toutes les créa- tures a le secourir en son dessein ; comme nous voyons * Dan.,iii,5iseqq. avoir fait les trois enfans en la fornaise*, en cet admi- rable Cantique de bénédictions par lequel ilz excitent tout ce qui est au ciel, en la terre et sous terre a rendre grâces a Dieu éternel, en le louant et bénissant souve- • Ps. cxLvm. rainement. Ainsy le glorieux Psalmiste *, tout esmeu de la passion saintement desreglee qui le portoit a louer Dieu, va sans ordre, sautant du ciel a la terre et de la terre au ciel, appellant pesle mesle les Anges, les pois- sons, les montz, les eaux, les dragons, les oyseaux, les serpens, le feu, la gresle, le brouillatz, assemblant par ses souhaitz toutes les créatures, afïin que toutes ensem- ble s'accordent (^) a magnifier pieusement leur Créateur : les unes célébrant elles mesmes les (c) divines louanges, et les autres donnant le sujet de le louer par les mer- veilles de leurs différentes propriétés, lesquelles mani- festent la grandeur de leur Facteur. Si que ce divin Psalmiste royal ayant composé une grande quantité de  (a) Le cœur atteint [de ce désir pressant...] (b) s'accordent — [en leurs discours] (c) les unes — [par les louanges qu'elles luy donnent, et les autres par le sujet qu'elles donnent...] célébrant elles mesmes ses  Livre V. Chapitre ix. 287 Pseaumes, avec cette inscription, Loués Dieu, après avoir discouru parmi toutes les créatures pour leur faire les saintes semonces de bénir la Majesté céleste, et parcouru une grande variété de moyens et instrumens propres a la célébration des louanges de cette éternelle Bonté, ('^) en fin, comme tombant en défaillance d'ha- leyne, il conclud toute sa sacrée psalmodie par cet eslan : Tout esprit loue le Seigneur*' ; c'est a dire : Tout ce * Ps. cl, uit. qui a vie, ne vive ni ne respire que pour bénir le Créa- teur, selon l'encouragement qu'il avoit donné ailleurs* : * Ps. xxxm, 3. Sus donq, d'une bouche animée, Célébrons tous la renommée De l'Eternel, a qui mieux mieux : Nostre voix, ensemble meslee, Bien haut sur la voûte estoilee, Esleve son nom glorieux. Ainsy le grand saint François chanta le Cantique du soleil et cent autres excellentes bénédictions *, pour * i^ter Opuscuia c Frâiic invoquer les créatures (^) a venir ayder son cœur, tout alangouri dequoy il ne pouvoit a son gré louer le cher Sauveur de son ame. Ainsy la céleste Espouse * se * ^ant., n, 4. 5- sentant presque esvanouïe entre les violens essays qu'elle faj'soit de bénir et magnifier le bienaymé Roy de son cœur : Hé, crioyt elle a ses compaignes, ce divin Espoux m'a menée par la contemplation en ses celiers a vin, W me faysant savourer les délices incomparables des perfections de son excellence, et je me suis tellement détrempée et saintement enivrée par la complaysance que j'ay prise en cet abisme de beauté, que mon ame va languissant, -blessée d'un désir amoureusement mortel  (d) [Le bas du feuillet autographe étant coupé, la suite de l'alinéa manque, ainsi que les quatorze dernières lignes du chapitre.] (e) les créatures — [au secours de son cœur tout alangoiuri d'amour, dequoy il ne pouvoit louer Dieu selon son desir.J (f) a vin, — [dedans les délices incomparables des perfections de sa bonté.. .J  288 Traitté de l'Amour de Dieu qui me presse de louer a jamais une si eminente bonté. Helas, venes, je vous supplie, au secours de mon pauvre cœur qui va tout maintenant définir ! soustenes le, de grâce, et l'appuyés de toutes fleurs, confortes le et l'environnes de pommes, autrement il tumbe pasmé. La complaysance tire les suavités divines dedans le cœur, lequel se remplit si ardemment qu'il en est tout esperdu ; mais l'amour de bienveiiillance fait sortir nostre cœur de soy mesme et le (s) fait exhaler en vapeurs de parfums délicieux, c'est a dire en toutes sortes de saintes louan- ges ; et ne pouvant néanmoins en (i) tant pousser comme il desireroit : O, dit-il, que toutes les créatures viennent contribuer les fleurs de leurs bénédictions, les pom,mss de leurs actions de grâces, de leurs honneurs et de leurs adorations, affin que de toutes pars on sente les odeurs respandues a la gloire de Celuy duquel l'infinie douceur surpasse tout honneur, et que nous ne pouvons jamais bien dignement magnifier. C'est cette divine passion qui fait tant faire de prédi- cations, qui fait passer entre tant de hazards les Xaviers, les Berzees, les Anthoines ; cette multitude de Jésuites, de Capucins et de religieux, et autres ecclésiastiques de toutes sortes, es Indes, au Jappon, en Maraignan, affin de faire connoistre, reconnoistre et adorer le nom sacré de Jésus emmi ces grans peuples. C'est cette passion sainte qui fait tant escrire de livres de pieté, tant fonder d'églises, d'autelz, de maysons pieuses ; et, en somme, qui fait veiller, travailler et mourir tant de serviteurs de Dieu entre les flammes du zèle qui les consume et dévore.  (g) et le — [convertit tout en des odorantes exhalaisons de louanges et bénédictions... J (i) Le pronom en est ajouté d'après l'Autographe.  Livre V. Chapitre x. 289  CHAPITRE X  COMME LE DESIR DE LOUER DIEU NOUS FAIT ASPIRER AU CIEL  L'ame amoureuse voyant qu'elle ne peut assouvir le désir qu'elle a de louer son Bienaymé tandis qu'elle vit entre les misères de ce monde, et sachant que les louanges qu'on rend au Ciel a la divine Bonté se chan- tent d'un air incomparablement plus aggreable : O Dieu, dit-elle, que les louanges respandues par ces bienheureux espritz devant le throsne de mon Roy céleste sont loua- bles ! que leurs bénédictions sont dignes d'estre bénites ! o que de bonheur d'ouïr cette mélodie de la tressainte éternité, en laquelle, par une très souëfve rencontre de voix dissemblables et de tons dispareilz, se font ces admirables accors esquelz toutes les parties avançant les unes sur les autres par une suite continuelle et incom- préhensible liayson de chasses, on entend de toutes pars retentir des perpetuelz alléluia ! Voix pour leur esclat comparées aux tonnerres, aux trompettes *, au bruit *yj^^jQiôss'''OTdfn! des vagîtes de la mer agitée ; mais voix qui aussi pour leur incomparable douceur et suavité sont comparées a la mélodie des harpes, dehcatement et délicieusement sonnées par la main des plus excellens joueurs, et voix qui toutes s'accordent a dire le joyeux cantique paschal : Alléluia, loués Dieu, amen, loués Dieu"". Car saches, * ibid.,xiv,2,xix, Theotime, qu'une voix sort du throsne divin, qui ne cesse de crier aux heureux habitans de la glorieuse Hierusalem céleste : Dites a Dieu louange, vous qui estes ses serviteurs et qui le craignes, gratis et petitz ; a quoy toute cette multitude innombrable de Saintz, les chœurs des Anges et les chœurs des hommes assemblés, respond, chantant de toute sa force : Alléluia, loués Dieu. ï9  290 Traitté de l'Amour de Dieu Mais quelle est cette voix admirable, qui sortant du throsne divin annonce les alléluia aux esleuz, sinon la tressainte complaysance, laquelle estant receùe dedans l'esprit leur fait ressentir la douceur des perfections divines, en suite de laquelle naist en eux l'amoureuse bienveuillance, source vive des louanges sacrées ? Ainsy, par effect, la complaysance procédant du throsne vient intimer les grandeurs de Dieu aux Bienheureux, et la bienveuillance les excite a respandre réciproquement devant le throsne les parfums de louange : c'est pour- quoy, par manière de responce, ilz chantent éternellement alléluia, c'est a dire loués Dieu. La complaysance vient du throsne dans le cœur, et la bienveuillance va du cœur au throsne. O que ce temple est aymable, ou tout retentit en louanges ! Que de douceur a ceux qui vivent en ce sacré séjour, ou tant de philomeles et rossignolz célestes chantent avec cette sainte contention d'amour les cantiques d'éternelle suavité ! Le cœur, donq, qui ne peut en ce monde ni chanter ni ouïr les louanges divines a son gré, entre en des désirs nompareilz d'estre deslivré des liens de cette vie, pour aller en l'autre ou on loue si parfaitement le Bien- aymé céleste : et ces désirs s'estans ainsy emparés du cœur, se rendent quelquefois si puissans et pressans dans la poitrine des amans sacrés, que, bannissans tous autres désirs, ilz mettent en degoust toutes choses ter- restres et rendent l'ame toute alangourie et malade d'amour ; voire mesme cette sainte passion passe aucune- fois si avant, que si Dieu le permet on en meurt. * chronica Fratr. Aiusy ce gloricux et scraphique amant saint François*, cf.^T.'ii c!'lx.^^'"' ayant longuement esté travaillé de cette forte affection de louer Dieu, en fin en ses dernières années, après qu'il eut asseurance, par une très spéciale révélation, de son salut éternel, il ne pouvoit contenir sa joye, et s'alloit de jour en jour consumant, comme si sa vie et son ame se fust évaporée, ainsy que l'encens, sur le feu des ardens désirs qu'il avoit de voir son Maistre pour le louer incessamment ; en sorte que ces ardeurs prenant tous les jours des nouveaux accroissemens, son  Livre V. Chapitre x. 291 ame sortit de son cors par un eslan qu'elle fit vers le Ciel ; car la divine Providence voulut qu'il mourust en prononçant ces sacrées paroles * : Hé, tires hors de * Ps. cxli, cette prison mon ame, o Seigneur, affin que je bénisse vosire nom ; les justes m'attendent jusques a ce que vous me rendies la tranquillité désirée. Theotime, voyés de grâce cet esprit qui, comme un céleste rossignol enfermé dans la cage de son cors, dans laquelle il ne peut chanter a souhait les bénédic- tions de son éternel amour, sçait qu'il gazouilleroit et prattiqueroit mieux son beau ramage s'il pouvoit gaigner l'air, pour jouir de sa liberté et de la société des autres philomeles entre les gayes et fleurissantes collines de la contrée bienheureuse ; c'est pourquoy il exclame : Helas, o Seigneur de ma vie, hé, par vostre bonté toute douce, deslivrés-moy, pauvre que je suis, de la cage de mon cors, retirés-moy de cette petite prison, affin qu'affranchi de cet esclavage je puisse voler ou mes chers compaignons m'attendent la haut au Ciel, pour me joindre a leurs chœurs et m'environner de leur joye ! la. Seigneur, alhant ma voix aux leurs, je feray avec eux une douce harmonie d'airs et d'accens deUcieux, chantant, louant et bénissant vostre miséricorde. Cet admirable Saint, comme un orateur qui veut finir et conclure tout ce qu'il a dit par quelque courte sen- tence, mit cette heureuse fin a tous ces souhaitz et désirs desquelz ces dernières paroles furent l'abbregé ; paroles auxquelles il attacha si fortement son ame, qu'il expira en les souspirant. Mon Dieu, Theotime, quelle douce et chère mort fut celle cy ! mort heureusement amoureuse, amour saintement mortel.  a92 Traitté de l'Amour; de Dieu  CHAPITRE XI COMME NOUS PRATTIQUONS L'AMOUR DE BIENVEUILLANCE ES LOUANGES QUE NOSTRE REDEMPTEUR ET SA MERE DONNENT A DIEU  Nous allons donq montant en ce saint exercice, de degré en degré, par les créatures que nous invitons a louer Dieu, passans des insensibles aux raysonnables et intellectuelles, et de l'Eglise militante a la triomphante, en laquelle nous nous relevons entre les Anges et les Saintz jusques a ce que, au dessus de tous, nous ayons rencontré la tressainte Vierge, laquelle d'un air incom- parable loue et magnifie la Divinité, plus hautement, plus saintement et plus délicieusement que tout le reste des créatures ensemble ne sçauroit jamais faire. Estant il y a deux ans a Milan (0, ou la vénération des récentes mémoires du grand Archevesque saint Charles m'avoit attiré avec quelques uns de nos ecclésiastiques, nous ouïsmes en diverses églises plusieurs sortes de musiques ; mais en un monastère de filles, nous ouïsmes une religieuse de laquelle la voix estoit si admirablement deHcieuse, qu'elle seule respandoit incomparablement plus de suavité dans nos espritz que ne fit tout le reste ensemble, qui, quoy qu'excellent, sembloit néanmoins n'estre fait que pour donner lustre et rehausser la per- fection et l'esclat de cette voix unique. Ainsy, Theotime, entre tous les chœurs des hommes et tous les chœurs des Anges, on entend cette voix hautaine de la tressainte Vierge, qui, relevée au dessus de tout, rend plus de louange a Dieu que tout le reste des créatures ; aussi le Roy céleste la convie tout particulièrement a chanter : (i) Vers la fin d'avril 1613.  Livre V. Chapitre xi.  293  Monstre-moy ta face, dit-il*, o ma Bienayniee, que ta * Cant., 11,14. voix sonne a mes oreilles ; car ta voix est toute douce, et ta face toute belle. Mays ces louanges que cette Mère d'honneur et de belle dilection*, avec toutes les créatures ensemble, *Eccii.,.\v,2,xx donne a la Divinité, quoy qu'excellentes et admirables, ^'^' sont néanmoins si infiniment inférieures au mérite infini de la bonté de Dieu, qu'elles n'ont aucune proportion avec iceluy ; et partant, quoy qu'elles contentent gran- dement la sacrée bienveuillance que le cœur amant a pour son Bienaymé, si est-ce qu'elles ne l'assouvissent pas. Il passe donq plus avant, et invite le Sauveur de louer et glorifier son Père éternel de toutes les béné- dictions que son amour filial luy peut fournir ; et Ihors, Theotime, l'esprit arrive en un lieu de silence, car nous ne sçavons plus faire autre chose qu'admirer. O quel cantique du Filz pour le Père ! o que ce cher Bienaymé est beau entre tous les enfans des hommes! o que sa voix est douce, comme procédante des lèvres sur lesquelles la plénitude de la grâce est respandue* ! * Ps. xliv, 2. Tous les autres sont parfumés, mais luy, il est le parfum mesme ; les autres sont embaumés, mais luy, il est le baume respandu*. Le Perê éternel reçoit les louanges * cant., i, 2. des autres comme senteurs de fleurs particuheres, mais au sentir des bénédictions que le Sauveur luy donne, il s'escrie sans doute : voyci l'odeur des louanges de mon Filz, comme l'odeur d'un champ plein de fleurs que j'ay béni*. Ouy, mon cher Theotime, toutes les *Gen., xxvn, 27. bénédictions que l'Eglise militante et triomphante donne a Dieu, sont bénédictions angeliques et humaines, car si bien elles s'addressent au Créateur, toutefois elles procèdent de la créature ; mais celles du Filz, elles sont divines, car elles ne regardent pas seulement Dieu comme les autres, ains elles proviennent de Dieu, car le Rédempteur est vray Dieu. Elles sont divines non seulement quant a leur fin, mais quant a leur origine, divines parce qu'elles tendent a Dieu, divines parce qu'elles procèdent de Dieu. Dieu provoque l'ame et donne la grâce requise pour la production des autres  294 Traitté de l'Amour de Dieu louanges, mais celles du Rédempteur, luy qui est Dieu les produit luy mesme : c'est pourquoy elles sont infinies. Celuy qui, le matin, ayant ouï asses longuement entre les boscages voysins un gazouillement aggreable d'une grande quantité de serins, linottes, chardonneretz et autres telz menus oyseaux, entendrait en fin un maistre rossignol, qui en parfaitte mélodie rempliroit l'air et l'oreille de son admirable voix, sans doute qu'il prefe- reroit ce seul chantre boscager a toute la trouppe des autres. Ainsy, après avoir ouï toutes les louanges que tant de différentes créatures, a l'envi les unes des autres, rendent unanimement a leur Créateur, quand en fin on escoute celle du Sauveur, on y treuve une certaine infinité de mérite, de valeur, de suavité, qui surmonte toute espérance et attente du cœur ; et l'ame alhors, comme resveillee d'un profond sommeil et tout a coup ravie par l'extrémité de la douceur de telle mélodie : Hé, je l'entens ; o la voix, la voix de mon Bienaymé ! voix reyne de toutes les voix, voix au prix de laquelle les autres voix ne sont qu'un muet et morne silence. Voyés comme ce cher Ami s'eslance ; le voyci qu'il vient tressaillant es plus hautes montaignes, outre- passant les collines : sa voix retentit au dessus des Séraphins et de toute créature. Il a la veûe de chevreuil, pour pénétrer plus avant que nul autre en la beauté de l'object sacré qu'il veut louer ; il ayme la mélodie de la gloire et louange de son Père plus que tous, c'est pour- quoy il fait des tressaillemens de louanges et bénédic- tions au dessus de tous. Tenes, le voyla, ce divin amour du Bienaymé, comme il est derrière la paroy de son humanité ; voyés qu'il se fait entrevoir par les playes de son cors et l'ouverture de son flanc, comme par des fenestres, et comme par un treillis au travers duquel Gant., II, 8, 9. il nous regardé*. Ouy certes, Theotime, l'amour divin assis sur le cœur du Sauveur comme sur son throsne royal, regarde par la fente de son ccsté percé tous les cœurs des enfans des hommes ; car ce cœur, estant le Roy des cœurs, tient tous-jours ses yeux sur les cœurs. Mais comme  Livre V. Chapitre xi. 295 ceux qui regardent au travers des treillis voyent et ne sont qu'entreveus, ainsy le divin amour de ce cœur, ou plustost ce cœur du divin amour, void tous-jours clairement les nostres et les regarde des yeux de sa dilection, mais nous ne le voyons pas pourtant, seule- ment nous l'entrevoyons : car, o Dieu ! si nous le voyions ainsy qu'il est, nous mourrions d'amour pour luy puisque nous sommes mortelz, comme luy mesme mourut pour nous tandis qu'il estoit mortel, et comme il en mourroit encor, si maintenant il n'estoit immortel. O si nous oyions ce divin cœur comme il chante d'une voix d'infinie douceur le cantique de louange a la Divinité ! quelle joye, Theotime, quelz effortz de nos cœurs pour se lancer au Ciel affin de le tous-jours ouïr ! Tl nous y semond certes, ce cher Ami de nos âmes : Sus, leve-toy, dit-il*, sors de toy mesme, prens le vol devers moy, ♦ Cant., n, 10-14. ma colombe, ma très belle, en ce céleste séjour ou toutes choses sont en joye et ne respirent que louanges et bénédictions. Tout y fleurit, tout y respand de la douceur et du parfum : les tourterelles, qui sont les plus sombres de tous les oyseaux, y resonnent néanmoins leurs ramages. Viens, ma bienaymee toute chère, et pour me voir plus clairement, viens es mesmes fenestres par lesquelles je te regarde, viens considérer mon cœur en la caverne de l'ouverture de mon flanc, qui fut faite Ihors que mon cors, comme une mayson réduite en masures, fut si piteusement demoH sur l'arbre de la Croix. Viens, et me monstre ta face : hé, je la voy maintenant sans que tu me la monstres ; mais alhors et je la verray et tu me la monstreras, car tu verras que je te voy. Fay que j'escoute ta voix, car je la veux allier avec la mienne ; ainsy ta face sera belle et ta voix très aggreable. O quelle suavité a nos cœurs quand nos voix, unies et meslees avec celle du Sauveur, participeront a l'infinie douceur des louanges que ce Filz bienaymé rend a son Père éternel !  296 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE XII de la souveraine louange que dieu se donne A SOY MESME, ET DE L'EXERCICE DE BIENVEUILLANCE QUE NOUS FAISONS EN ICELLE  Toutes les actions humaines de nostre Sauveur sont infinies en valeur et mérite, a rayson de la Personne qui les produit, qui est un mesme Dieu avec le Père et le Saint Esprit ; mays elles ne sont pas pourtant de nature et essence infinie. Car tout ainsy qu'estans en une chambre nous ne recevons pas la lumière selon la grandeur de la clarté du soleil qui la respand, mays selon la grandeur de la fenestre par laquelle il la communique, de mesme les actions humaines du Sau- veur ne sont pas infinies, bien qu'elles soyent d'infinie valeur, d'autant qu'encor que la Personne divine les fasse, elle ne les fait pas toutefois selon l'estendue de son infinité, mais selon la grandeur finie de son humanité par laquelle elle les fait : de sorte que comme les actions humaines de nostre doux Sauveur sont infinies en comparayson des nostres, aussi sont-elles finies en comparayson de l'essentielle infinité de la Divinité. Elles sont d'infinie valeur, estime et dignité, parce qu'elles procèdent d'une personne qui est Dieu, mais elles sont d'essence et nature finie, parce que Dieu les fait selon sa nature et substance humaine, qui est finie. La louange donq qui part du Sauveur entant qu'il est homme, ri'estant pas de tout point infinie, elle ne peut corres- pondre de toutes pars a la grandeur infinie de la Divi- nité a laquelle elle est destinée : c'est pourquoy, après le premier ravissement d'admiration qui nous saisit quand nous avons rencontré une louange si glorieuse  Livre V. Chapitre xii. 297 comme est celle que le Sauveur donne a son Père, nous ne laissons pas de reconnoistre que la Divinité est encor infiniment plus louable qu'elle ne peut estre louée, ni par toutes les créatures ni par l'humanité mesme du Filz éternel. Si quelqu'un louoit le soleil a cause de sa lumière, plus il s'esleveroit vers iceluy pour le louer plus il le treuveroit louable, parce qu'il y verroit tous- jours plus de splendeur. Que si c'est cette beauté de la lumière qui provoque les aloiiettes a chanter, comme il est fort probable, ce n'est pas merveille si elles chantent plus clairement a mesure qu'elles volent plus hautement, s'eslevant esgalement en chant et en vol, jusques a tant que ne pouvant presque plus chanter elles commencent a descendre de ton et de cors, rabbaissant petit a petit leur vol comme leur voix. Ainsy, mon Theotime, a mesure que nous montons par bienveuillance vers la Divinité, pour entonner et ouïr ses louanges, nous voyons qu'il est tous-jours au dessus de toute louange, et finalement nous connoissons qu'il ne peut estre loué selon qu'il mérite sinon par luy mesme, qui seul peut dignement esgaler sa souveraine bonté par une souve- raine louange. Alhors nous exclamons : « Gloire soit au Père, et au Filz, et au Saint Esprit ; » et affin qu'on sçache que ce n'est pas la gloire des louanges créées que nous sour haittons a Dieu par cet eslan, ains la gloire essentielle et éternelle qu'il a en luy mesme, par luy mesme, de luy mesme, et qui est luy mesme, nous adjoustons : « Ainsy qu'il l'avoit au commencement, et maintenant, et tous-jours, et es siècles des siècles. Amen ; » comme si nous disions par souhait : Qu'a jamais Dieu soit glorifié de la gloire qu'il avoit avant toute créature*, * Joan., xvn, 5; en son infinie éternité et éternelle infinité. Pour cela nous adjoustons ce verset de gloire a chasque Psalme et Cantique, selon la coustume ancienne de l'EgHse orientale, que le grand saint Hierosme * supplia saint * Concilia, ad ann. Damase, Pape, de vouloir establir de deçà en Occident, attrîbuta. pour protester que toutes les louanges humaines et  298 Trattté de l'Amour de Dieu angeliques sont trop basses pour dignement louer la divine Bonté, et qu'affin qu'elle soit dignement louée, il faut qu'elle soit sa gloire, sa louange et sa bénédiction elle mesme. O Dieu, quelle complaysance, quelle joye a l'ame qui a5ane, de voir son désir assou\à, puisque son Bien- aymé se loue, bénit et magnifie infiniment soy mesme ! Mays en cette complaysance naist derechef un nouveau désir de louer, car le cœur voudroit louer cette si digne louange que Dieu se donne a soy mesme, l'en remer- ciant profondement et rappellant derechef toutes choses a son secours pour venir avec luy glorifier la gloire de Dieu, bénir sa bénédiction infinie, et louer sa louange éternelle : si que, par ce retour et répétition de louange sur louange, il s'engage, entre la complaysance et la bienveuillance, en un très heureux labyrinthe d'amour, tout abismé en cette immense douceur, louant souverai- nement la Divinité dequoy elle ne peut estre asses louée que par elle mesme. Et bien que, au commencement, l'ame amoureuse eut eu quelque sorte de désir de pou- voir asses louer son Dieu, si est-ce que revenant a soy elle proteste qu'elle ne voudroit pas le pouvoir asses louer, ains demeure en une très humble complaysance, de voir que la divine Bonté est si très infiniment louable qu'elle ne peut estre suffisamment louée que par sa propre infinité. En cet endroit, le cœur ravi en admiration chante le cantique du silence sacré : A vostre divine excellence. On dédie dans Sion L'hymne d'admiration, • Ps. Lxiv, I ; juxta Qui ne se chante qu'en silence*. Hebr. * Cap. VI, 2. Car ainsy les Séraphins d'Isaïe*, adorans Dieu et le louans, voylent leurs faces et leurs pieds, pour con- fesser qu'ilz n'ont nulle suffisance de le bien considérer ni de le bien servir ; car les pieds sur lesquelz on va représentent le service : mais pourtant ilz volent de  Livre V. Chapitre xii. 299 deux aysles, par le continuel mouvement de la complay- sance et de la bienveuillance, et leur amour prend son repos en cette douce inquiétude. Le cœur de l'homme n'est jamais tant inquiété que quand on empesche le mouvement par lequel il s'estend et resserre continuellement, et jamais si tranquille que quand il a ses mouvemens libres ; de sorte que sa tran- quillité est en son mouvement. Or c'en est de mesme de l'amour des Séraphins et de tous les hommes sera- phiques ; car il a son repos en son continuel mouvement de complaysance, par lequel il tire Dieu en soy comme se resserrant, et de bienveuillance, par lequel il s'estend et jette tout en Dieu. Cet amour, donq, voudroit bien voir les merveilles de l'infinie bonté de Dieu, mays il replie les aysles de ce désir sur son visage, confessant qu'il n'en peut réussir ; il voudroit aussi rendre quelque digne service, mays il replie le désir sur ses pieds, advoiiant qu'il n'en a pas le pouvoir ; et ne luy reste que les deux aysles de complaysance et bienveuillance, avec lesquelles il vole et s'eslance en Dieu.  FIN DU CINQUIESME LIVRE  LIVRE SIXIESME  (a)  DES EXERCICES DU SAINT AMOUR EN L'ORAYSON  CHAPITRE PREMIER DESCRIPTION DE LA THEOLOGIE MYSTIQUE QUI n'est autre chose que l'orayson  Nous avons deux principaux exercices de nostre amour envers Dieu ; l'un affectif, et l'autre effectif, ou, comme dit saint Bernard*, actif. Par celuy la nous * Serm. l in Cant. affectionnons Dieu et ce qu'il affectionne, par celuy ci nous servons Dieu et faisons ce qu'il nous ordonne ; celuy la nous joint a la bonté de Dieu, celuy ci nous fait exécuter sa volonté. L'un nous remplit de complay- sance, de bienveuillance, d'eslans, de souhaitz, de sous- pirs et d'ardeurs spirituelles, nous faisant prattiquer les sacrées infusions et meslanges de nostre esprit avec celu}'' de Dieu ; l'autre respand en nous la solide resolution, la fermeté de courage et l'inviolable obéis- sance requise pour effectuer les ordonnances de la  (a) [Le Ms. (A) du Livre VI est presque complet. Voir à l'Appendice.]  302 Traitté de l'Amour de Dieu volonté de Dieu, et pour souffrir, aggreer, appreuver et embrasser tout ce qui provient de son bon playsir. L'un nous fait plaire en Dieu, l'autre nous fait plaire a Dieu ; par l'un nous concevons, par l'autre nous produisons ; par l'un nous mettons Dieu sur nostre cœur, comme un estendart d'amour auquel toutes nos ^ affections se rangent ; par l'autre nous le mettons sur * Cant., viii, 6. nostre bras*, comme une espee de dilection par laquelle nous faysons tous les exploitz des vertus. Or, le premier exercice consiste principalement en l'orayson, en laquelle se passent tant de divers mou- vemens intérieurs qu'il est impossible de les exprimer tous ; non seulement a cause de leur quantité, mais aussi a rayson de leur nature et qualité, laquelle estant spirituelle ne peut estre que grandement desliee et presque imperceptible a nos entendemens. Les chiens les plus sages et mieux dressés tombent souvent en défaut, perdans la piste et le sentiment, pour la variété des ruses dont les cerfs usent, faisans les horvaris, donnans le change et prattiquans mille malices pour s'eschapper devant la meute : et nous perdons souvent de veùe et de connoissance nostre propre cœur, en l'in- finie diversité des mouvemens par lesquelz il se tourne en tant de façons et avec une si grande promptitude qu'on ne peut discerner ses erres. Dieu seul est celuy qui, par son infinie science, void, sonde et pénètre tous les tours et contours de nos espritz ; il entend nos pensées de loin, il treuve tous nos sentiers, faufilans et destours ; sa science en est admirable, elle prévaut au dessus de nostre capacité • Ps. cxx;.viii,3-5. et nous n'y pouvons atteindre*. Certes, si nos espritz vouloyent faire retour sur eux mesmes par les reflechis- semens et replis de leurs actions, ilz entreroyent en des lab3Tinthes esquelz ilz perdroyent sans doute l'issue ; et ce seroit une attention insupportable de penser quelles sont nos pensées, considérer nos consi- dérations, voir toutes nos veiies spirituelles, discerner que nous discernons, nous resouvenir que nous nous resouvenons : ce seroyent des entortillemens que nous  Livre VI. Chapitre i. 303 ne pourrions desfaire. Ce traitté est donques difficile, sur tout a qui n'est pas homme de grande orayson. Nous ne prenons pas ici le mot d'orayson pour la seule prière ou « demande de quelque bien, respandue devant Dieu par les fidèles, » comme saint Basile la nomme* ; mays comme saint Bonaventure, quand il * Homii. in Mart. dit* que l'orayson, a parler généralement, comprend *^centuô«^,^' Pars tous les actes de contemplation, ou comme saint Gre- i^^'^ectio xlvi. goire Nissene*, quand il enseignoit que « l'orayson est * Oratio i de Orat , , • , . • j i> x-w- Domin., circa init un entretien et conversation de 1 ame avec Dieu ; » ou bien comme saint Chrysostome*, quand il asseure que * Orationes i et n 1. , j- iT-nT-,' De Precatione. « 1 orayson est un devis avec la divine Majesté ; » ou en fin comme saint Augustin * et saint Damascene **, * Liber de Spiritu J . .. et Anima, {hodie in quand ilz djsent que 1 orayson est « une montée ou Appendice), c. l. eslevement de l'esprit en Dieu. » Que si l'orayson est i*iu^c^x^v^°^ ' un colloque, un « devis » ou une « conversation » der -rf 7 l'ame avec Dieu, par icelle donq nous parlons a Dievr~ et Dieu réciproquement parle a nous, nous aspirons a lu}^ et respirons en luy, et mutuellement il inspire en nous et respire sur nous. — ^ Mays dequoy devisons-nous en l'orayson ? quel est le sujet de nostre entretien ? Theotime, on n'y parle que de Dieu ; car, de qui pourroit deviser et s'entretenir l'amour que du bienaymé ? Et pour cela, l'orayson et la théologie mystique ne sont qu'une mesme chose. ^ .^ Elle s'appelle théologie, parce que, comme la théologie \JX J spéculative a Dieu pour son object, celle ci aussi ne parle que de Dieu, mays avec trois différences : car, 1, celle la traitte de Dieu entant qu'il est Dieu, et celle cy en parle entant qu'il est souverainement aymable ; c'est a dire, celle la regarde la divinité de la suprême Bonté, et celle ci la suprême bonté de la Divinité. 2. La spéculative traitte de Dieu avec les hommes et entre les hommes ; la mystique parle de Dieu avec Dieu et en Dieu mesme. 3. La spéculative tend a la connois- sance de Dieu, et la mystique a l'amour de Dieu ; de sorte que celle la rend ses eschoUers sçavans, doctes et théologiens, mays celle ci rend les siens ardens, affec- tionnés, amateurs de Dieu, et Philothees ou Theophiles. '^  304 Tr.\itté de l'Amour de Dieu Or elle s'appelle mystique parce que la conversation y est toute secrette, et ne se dit rien en icelle entre Dieu et l'ame que de cœur a cœur, par une communi- cation incommunicable a tout autre qu'a ceux qui la font. Le langage des amans est si particulier que nul ne l'entend qu'eux mesmes : Je dors, disoit l'amante * Cant., V, 2. sacrée *, et mon cœur veille ; et voyla que mon Bienaymé me parle. Oui eut peu deviner que cette Espouse estant endormie eut néanmoins devisé avec son Espoux ? Mays ou l'amour règne, on n'a point besoin du bruit des paroles extérieures ni de l'usage des sens pour s'entretenir et s'entreouïr l'un l'autre. En somme, l'orayson et théologie mystique n'est autre chose qu'une conversation par laquelle l'ame s'entretient amoureu- sement avec Dieu de sa très aymable bonté, pour s'unir et joindre a icelle. * .\poc., II, 17. L'orayson est une manne* , pour l'infinité des goustz amoureux et des pretieuses suavités qu'elle donne a ceux qui en usent ; mais elle est secrette, parce qu'elle tombe avant la clarté d'aucune science, en la solitude mentale, ou l'ame, traittant seule a seule avec son Dieu, Qui est celle-ci, peut-on dire d'elle, qui monte far le désert, comme une nuée de parfums, de myrrhe, d'encens et de toutes les poudres du par- * Cant., III, 6. fumeur* ? Aussi, le désir du secret l'avoit incitée de faire cette supplication a son Espoux : Venés, mon Bienaymé, sortons aux chants, séjournons es vil- * ibid., VII, II. lages*. Pour cela l'amante céleste est appellee tourte- * Ps. Lxxxiii.s; cf. relie*, oyseau qui se plait es lieux ombrageux et Cantic, II, 12, 14, soHtaires, esquelz elle ne se sert de son ramage que pour son unique paron, ou le flattant tandis qu'il est en vie, ou le regrettant après sa mort. Pour cela, au Cantique, l'Espoux divin et l'Espouse céleste repré- sentent leurs amours par un continuel devis ; que si leurs amis et amies parlent parfois emmi leur entretien, ce n'est qu'a la desrobbee et de sorte qu'ilz ne troublent point le colloque. Pour cela, la bienheuree Mère Thérèse de Jésus treuvoit plus de prouffit, au commencement, es mystères ou Nostre Seigneur fut plus seul, comme au  Livre VI. Chapitre i. 305 jardin des Olives et Ihors qu'il fut attendant la vSama- ritaine, car il lu}^ estoit advis qu'estant seul il la « devoit plus tost admettre auprès de luy*. » * vita a seipsa con- T 1 1 • 1 , ", , scripta, c. ix. L amour désire le secret, et quoy que les amans n'ayant rien a dire de secret ilz se playsent toutefois a le dire secrètement : et c'est en partie, si je ne me trompe, parce qu'ilz ne veulent parler que pour eux mesmes, et disans quelque chose a haute voix il leur est advis que ce n'est plus pour eux seulz, partie parce qu'ilz ne disent pas les choses communes a la façon commune, ains avec des traitz particuliers et qui ressen- tent la spéciale affection avec laquelle ilz parlent Le langage de l'amour est commun quant aux paroles, mais quant a la manière et prononciation il est si particulier que nul ne l'entend sinon les amans. Le nom d'ami estant dit en commun n'est pas grande chose, mais estant dit a part, en secret, a l'oreille, il veut dire merveilles ; et a mesure qu'il est dit plus secrètement, sa signification en est plus aymable, O Dieu, quelle différence entre le langage de ces anciens amateurs de la Divinité, Ignace, Cyprian, Chrysostome, Augustin, Hilaire, Ephrem, Grégoire, Bernard, et celuy des théo- logiens moins amoureux ! Nous usons de leurs mesmes moiz ; mais entre eux c'estoyent des motz pleins de chaleur et de la suavité des parfums amoureux, parmi nous ilz sont froids et sans aucune senteur. L'amour ne parle pas seulement par la langue, mais par les yeux, par les souspirs et contenances ; ouy mesme le silence et la taciturnité luy tiennent lieu de parole. Mon cœur vous l'a dit, o Seigneur, ma face vous a cherché ; Seigneur, je rechercheray vostre face *. Mes yeux ont défailli, disans : quand me * Ps. xxvi, 8. consoleres-vous* ? Exaucés ma prière, Seigneur, * Ps. cxvm, 82. et ma deprecation, escoutés de vos oreilles mes larmes*'. Que la prunelle de ton œil ne se taise * Ps. xxxvm, 13. point, disoit le cœur désolé des habitans de Hierusalem a leur propre ville *. Voyes-vous, Theotime, que le * Thren., n, 18. silence des amans affligés parle de la prunelle des yeux et par les larmes ? Certes, en la théologie mistique  3o6 Traitté de l'Amour de Dieu c'est le principal exercice de parler a Dieu et d'ouïr parler Dieu au fond du cœur ; et parce que ce devis se fait par des très secrètes aspirations et inspirations, nous l'appelions colloque de silence : les yeux parlent aux yeux et le cœur au cœur, et nul n'entend ce qui se dit que les amans sacrés qui parlent.  CHAPITRE II DE LA MEDITATION, PREMIER DEGRÉ DE l'ORAYSON OU THEOLOGIE MYSTIQUE  Ce mot est grandement en usage dans les Saintes Escritures, et ne veut dire autre chose qu'une attentive et réitérée pensée, propre a produire des affections ou * Vers, I, 2. bonnes ou mauvaises. Au premier Psalme *, l'homme est dit bienheureux, qui a sa volonté en la loy du Seigneur, et qui méditera en la loy d'iceluy jour * Vers. I. et nuit ; mais au second Psalme * : Pourquoy . ont frémi les nations, et les peuples pourquoy ont-ilz médité choses vaines ? La méditation, donques, se fait pour le bien et pour le mal : toutefois, d'autant qu'en l'Escriture Sainte le mot de méditation est employé ordinairement pour l'attention que l'on a aux choses divines, affin de s'exciter a les aymer, il a esté, par manière de dire, canonizé du commun consentement des théologiens, aussi bien que le nom d'ange et de zèle, comme au contraire, celuy de dol et de démon a esté diffamé ; si que maintenant, quand on nomme la médi- cation, on entend parler de celle qui est sainte, et par laquelle on commence la théologie mystique. Or toute méditation est une pensée, mais toute pensée n'est pas méditation. Maintefois nous avons des pensées  Livre VI. Chapitre n. 307 auxquelles nostre esprit s'attache sans dessein ni pré- tention quelcomque, par manière de simple amusement, ainsy que nous voyons les mousches communes voler ça et la sur les fleurs sans en tirer chose aucune ; et cette espèce de pensée, pour attentive qu'elle soit, ne peut porter le nom de méditation, ains doit estre sim- plement appellee pensée. Quelquefois nous pensons attentivement a quelque chose pour apprendre ses causes, ses effectz, ses qualités ; et cette pensée s'appelle estude, en laquelle l'esprit fait comme les hanetons qui voletent sur les fleurs et les feuilles indistinctement pour les manger et s'en nourrir. Mays quand nous pensons aux choses divines, non pour apprendre mais pour nous affectionner a elles, cela s'appelle méditer, et cet exer- cice, méditation, auquel nostre esprit, non comme une mousche, par simple amusement, ni comme un haneton, pour manger et se remplir, mais comme une sacrée avette, va ça et la sur les fleurs des saintz mystères pour en extraire le miel du divin amour. Ainsy, plusieurs sont tous-jours songears, et attachés a certaines pensées inutiles sans sçavoir presque a quoy ilz pensent, et, ce qui est admirable, ilz n'y sont attentifs que par inadvertance et voudroyent ne point avoir telles cogitations ; tesmoin celuy qui disoit : Mes pensées se sont dissipées, tourmentant mon cœur *. Plusieurs * job, xvn, n. aussi estudient, et par une occupation très laborieuse se remplissent de vanité, ne pouvans résister a la curio- sité ; mais il y en a peu qui s'employent a méditer, pour eschauffer leur cœur au saint amour céleste. En somme, la pensée et l'estude se font de toutes sortes de choses ; mays la méditation, ainsy que nous en parlons mainte- nant, ne regarde que les objetz la considération desquelz nous peut rendre bons et devotz : si que la médita- tion n'est autre chose qu'une pensée attentive, réitérée ou entretenue volontairement en l'esprit, affin d'exciter la volonté a des saintes et salutaires affections et resolutions. La sainte Parole explique, certes, admirablement en quoy consiste la sainte méditation, par une excellente  3o8 Traitté de l'Amour de Dieu similitude. Ezechias voulant exprimer en son Cantique l'attentive considération qu'il fait de son mal : Je crieray, dit il, comme un poussin d' arondelle et * is., XXXVIII, 14. mediteray comme une colombe *. Car, mon cher Theotime, si jamais vous y aves pris garde, les petitz des arondelles ouvrent grandement leur bec quand ilz font leur piallement ; et au contraire les colombes, entre tous les oyseaux, font leur grommelement a bec clos et enfermé, roulant leur voix dans leur gosier et poi- trine, sans que rien en sorte que par manière de reten- tissement et resonnement : et ce (3) petit grommelement leur sert également pour exprimer leurs douleurs comme pour déclarer leurs amours. Ezechias donq, pour mons- trer qu'emmi son ennuy il faysoit plusieurs oraysons vocales : Je crieray, dit il, comm.e le poussin de Varondelle, ouvrant ma bouche pour pousser devant Dieu plusieurs voix lamentables ; et pour tesmoigner d'autre part qu'il employoit aussi la sainte orayson mentale : Je mediteray, adjouste il, comme la colombe, roulant C^) et contournant mes pensées dedans mon cœur par une attentive considération, affin de m'exciter a bénir et louer la souveraine miséricorde de mon Dieu, * ibid.,t- 10. qui m'a retiré des portes de la mort*, ayant compassion * Cap. ux, II. de ma misère. Ainsy dit Isaïe * : Nous rugirons ou bruyrons comme des ours, et gémirons, meditans comme colombes ; le bruit des ours (c) se rapportant aux exclamations par lesquelles on s'escrie (d) en l'oraj^- son vocale, et le gémissement des colombes a la sainte méditation. Mays affin qu'on sache que les colombes ne font  (a) [Le Ms. (B) du sixième Livre comprend la suite de ce chapitre, sauf le dernier alinéa, et une notable partie des chapitres v, xii.] et ce — fgrunissementj (b) roulant — [ma pensée et l'entretenant avec un'attentive considération dedans mon cœur, pour tant mieux m'exciter a reclamer la souveraine miséricorde par la seule grâce de laquelle j'attens d'estre secouru.] (c) de l'ours (d) on s'escrie — [vers DieuJ  Livre VI. Chapitre ii. 309 pas leur grunement (e) seulement es occasions de tris- tesse, ains encor en celles de l'amour et de la joye, l'Espoux sacré, descrivant le primtems naturel pour exprimer les grâces du primtems spirituel, La voix, dit-il*, de la tourterelle a esté ouye en nostre terre ; * Cant., n, 12. parce qu'au primtems la tourterelle commence a s'es- chauffer d'amour, ce qu'elle tesmoigne par son ramage qu'elle respand plus fréquemment. Et tost après * : * Vers. 14. Ma colombe, monstre moy ta face, que ta voix resonne a mes oreilles, car ta voix est douce et ta face très bien séante et gracieuse ; il veut dire, Theo- time (f), que l'ame dévote luy est très aggreable quand elle se présente devant luy et qu'elle médite pour s'eschauffer au saint amour spirituel, ainsy que font les colombes pour s'exciter, et leurs parons, a leurs amours naturelz. Ainsy celuy qui avoit dit : Je mediteray comme la colombe, exprimant sa conception (g) d'une autre sorte : Je repenseray, dit il, devant vous, o mon Dieu, toutes nies années en l'amertume de mon ame* ; * is., xx.xvm, i; car méditer et repenser (^) pour exciter les affections, n'est qu'une mesme chose. Dont Moyse advertissant le peuple de repenser les faveurs receues de Dieu, il adjouste cette rayson : Affi,n, dit il *, que tu observes * Deut., vm, 6. ses commandemens, et que tu chemines en ses voyes, et que tu le craignes ; et Nostre Seigneur mesme fait ce commandement a Josué * : Tu méditeras au livre * josue, i, 8. de la Loy jour et nuit, affin que tu gardes et faces ce qui est escrit en iceluy. Ce qu'en l'un des passages est exprimé par le mot de méditer, est declairé en l'autre par celuy de repenser ; et pour monstrer que la pensée réitérée et la méditation tend a nous esmouvoir aux affections, resolutions et actions, il est dit en l'un  (e) gronnissement (f) et gracieuse ; — fl^i voix de la colombe est belle, aggreable...] il veut dire, Philothee (g) sa conception — [plus clairement...] (h) et repenser — fattentivementj  3IO  Traitté de l'Amour de Dieu  * Heb., XII, 3.  * Ps. cxviii, 97.  * Levit., XI, 3, f Deut., XIV, 3, 6.  * Cant., VII, 9.  * Gen., XXIV, 63.  et (') l'autre passage, qu'il faut repenser et méditer en la loy pour l'observer et prattiquer. En ce sens l'Apostre nous exhorte en cette sorte * : Repenses a Celuy qui a receu une telle contradiction des pécheurs, affin que vous ne vous lassies, manquans de courage ; quand il dit repenses, (i) c'est autant comme s'il disoit, médités. Mays pourquoy veut il que nous méditions la sainte Passion ? Non certes affin que nous devenions sçavans, mais affin que nous devenions patiens et courageux au chemin du Ciel. comme j'ay chéri vostre loy, mon Seigneur ! dit David*, c'est tout le jour ma médi- tation ; il médite en la loy parce qu'il la chérit, et il la chérit parce qu'il la médite. La méditation n'est autre chose que le ruminement mystique, requis pour n'estre point immonde*, auquel une des dévotes bergères qui suivoyent la sacrée Sula- mite nous invite ; car elle asseure que la sainte doctrine est comme un vin pretieux, digne non seulement d'estre beue par les pasteurs et docteurs, mais d'estre soigneusement savourée, et par manière de dire, maschee et ruminée : Ton gosier, dit elle *, dans lequel se forment les paroles saintes, est un vin très bon, digne 0^) de mon Bienayjné pour estre heu, et i^) de ses lèvres et de ses dens pour estre ruminé. Ainsy le bienheu- reux Isaac *, comme un aigneau net et pur, sortoit devers le soir aux chams, pour se retirer, conférer et exercer son esprit avec Dieu, c'est a dire prier et 7nediter. L'avette va voletant ça et la, au primtems, sur les fleurs, non a l'adventure mais a dessein, non pour se recréer seulement a voir la gaye diapreure du païsage, mais pour chercher le miel ; lequel ayant treuvé elle le  (i) et — en (j) repenses, — [il nous provoque a méditer...] (k) digne — d'estre beu (i) La conjonction et est ajoutée d'après l'Autographe.  Livre VI. Chapitre ii. 311 succe et s'en charge, puis, le portant dans sa ruche, elle l'accommode artistement, en séparant la cire et d'icelle faisant le bornai, dans lequel elle reserve le miel pour l'hyver suivant. Or telle est l'ame dévote en la médi- tation : elle va de mystère en mystère, non point a la volée ni pour se consoler seulement a voir l'admirable beauté de ces divins objectz, mays destinement et a dessein pour treuver des motifs d'amour ou de quelque céleste affection ; et les ayans treuvés elle les tire a soy, elle les savoure, elle s'en charge, et les ayans reduitz et colloques dedans son cœur, elle met a part ce qu'elle void plus propre pour son avancement, faisant en fin des resolutions convenables pour le tems de la tentation. Ainsy la céleste amante, comme une abeille mistique, va voletant, au Cantique des Cantiques, tantost sur les yeux, tantost sur les lèvres, sur les joiies, sur la cheve- leure de son Bienaymé, pour en tirer la suavité de mille passions amoureuses, remarquant par le menu tout ce qu'elle treuve de rare pour cela : de sorte que toute ardente de la sacrée dilection, elle parle avec luy, elle l'interroge, elle l'escoute, elle souspire, elle aspire, elle l'admire ; comme luy, de son costé, la comble de con- tentemens, l'inspirant, luy touchant et ouvrant le cœur, puis respandant en iceluy des clartés, des lumières et des douceurs sans fin, mais d'une façon si secrette, que l'on peut bien parler de cette sainte conversation de l'ame avec Dieu comme le sacré Texte* dit de celle de *Exod., xix, 19,20, Dieu avec Moyse : que Moyse estant seul sur le coupeau de la montaigne, il parloit a Dieu et Dieu luy respondoit.  XXXIII, II.  312 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE III DESCRIPTION DE LA CONTEMPLATION ET DE LA PREMIERE DIFFERENCE QU'iL Y A ENTRE ICELLE ET LA MEDITATION  Theotime, la contemplation n'est autre chose qu'une amoureuse, simple et permanente attention de l'esprit aux choses divines ; ce que vous entendres aysement par la comparayson de la méditation avec elle. Les petitz mouschons des abeilles s'appellent nymphes ou schadons jusques a ce qu'ilz fassent le miel, et Ihors on les appelle avettes ou abeilles : de mesme, l'orayson s'appelle méditation jusques a ce qu'elle ayt produit le miel de la dévotion ; après cela elle se convertit en contemplation. Car, comme les avettes parcourent le païsage de leur contrée pour picorer ça et la et recueillir le miel, lequel ayant amassé elles travaillent sur iceluy pour le playsir qu'elles prennent en sa douceur, ainsy nous méditons pour recueilhr l'amour de Dieu, mays l'ayant recueilli nous contemplons Dieu et sommes attentifs a sa bonté pour la suavité que l'amour nous y fait treuver. Le désir d'obtenir l'amour divin nous fait méditer, mais l'amour obtenu nous fait contempler ; car l'amour nous fait treuver une suavité si aggreable en la chose aymee, que nous ne pouvons assouvir nos espritz de la voir et considérer. *iii Reg., X, 4-8. Voyés la reyne de Saba*, Theotime, comme consi- dérant par le menu la sagesse de Salomon en ses responces, en la beauté de sa mayson, en la magnifi- cence de sa table, es logis de ses serviteurs, en l'ordre que tous ceux de sa cour tenoyent pour l'exercice de leurs charges, en leurs vestemens et maintiens, en la  Livre VI. Chapitre m. 313 multitude des holocaustes qu'ilz offroyent en la mayson du Seigneur, elle demeura toute esprise d'un ardent amour qui convertit sa méditation en contem- plation, par laquelle estant toute ravie hors de soy mesme, elle dit plusieurs paroles d'extrême contente- ment. La veûe de tant de merveilles engendra dans son cœur un extrême amour, et cet amour produisit un nouveau désir de voir tous- jours plus et jouir de la présence de celuy auquel elle les avoit veûes, dont elle s'escrie : Hé, que bienheureux sont les serviteurs qui sont tous-jours autour de vous et oyent vostre sapience ! Ains}^ nous commençons quelquefois a man- ger pour exciter nostre appétit, mays l'appétit estant resveillé nous poursuivons a manger pour contenter l'appétit ; et nous considérons au commencement la bonté de Dieu pour exciter nostre volonté a l'aymer, mays l'amour estant formé dans nos cœurs, nous consi- dérons cette mesme bonté pour contenter nostre amour, qui ne se peut assouvir de tous-jours voir ce qu'il ayme. Et en somme, la méditation est mère de l'amour, mais la contemplation est sa fille : c'est pourquoy j'ay dit que la contemplation estoit une attention amoureuse, car l'on appelle les enfans du nom de leurs pères, et non pas les pères du nom de leurs enfans. Il est vray, Theotime, que comme l'ancien Joseph fut la couronne et la gloire de son père, luy donna un grand accroissement d'honneurs et de contentemens et le fit rajeunir en sa viellesse, ainsy la contemplation couronne son père, qui est l'amour, le perfectionne et luy donne le comble d'excellence ; car l'amour ayant excité en nous l'attention contemplative, cette attention fait naistre réciproquement un plus grand et fervent amour, lequel en fin est couronné de perfections Ihors qu'il jouit de ce qu'il ayme. L'amour nous fait plaire en la veiie de nostre Bienaymé, et la veûe du Bienaymé nous fait plaire en son divin amour : en sorte que par ce mutuel mouvement de l'amour a la veiie et de la veiie a l'amour, comme l'amour rend plus belle la beauté de la chose aymee, aussi la veiie d'icelle rend l'amour  314 Traitté de l'Amour de Dieu plus amoureux et délectable. L'amour, par une imper- ceptible faculté, fait paroistre la beauté que l'on ayme, plus belle, et la veiie pareillement affine l'amour pour luy faire treuver la beauté plus aymable ; l'amour presse les yeux de regarder tous-jours plus attentivement la beauté bienaymee, et la veûe force le cœur de l'aymer tous- jours plus ardemment.  CHAPITRE IV qu'en ce monde l'amour prend sa naissance mais non pas son excellence, de la connoissance DE DIEU  Mais qui a plus de force, je vous prie, ou l'amour pour faire regarder le Bienaymé ou la veûe pour le faire aymer ? Theotime, la connoissance est requise a la production de l'amour, car jamais nous ne sçaurions aymer ce que nous ne connoissons pas ; et a mesure que la connoissance attentive du bien s'augmente, l'amour aussi prend davantage de croissance, pourveu qu'il n'y ayt rien qui empesche son mouvement. Mays néanmoins, il arrive maintefois que la connoissance ayant produit l'amour sacré, l'amour ne s'arrestant pas dans les bornes de la connoissance qui est en l'entendement, passe outre et s'avance bien fort au delà d'icelle : si que, en cette vie mortelle, nous pouvons avoir plus d'amour que de connoissance de Dieu ; dont le grand saint *iiMi^,qu.L.xxxii, Thomas asseure* que souvent « les plus simples et les femmes abondent en dévotion, » et sont ordinairement plus capables de l'amour divin que les habiles gens et sçavans.  Livre VI. Chapitre iv. 315 Le fameux abbé de Saint André de Verceil (^), maistre de saint Anthoine de Padoiie, en ses Commentaires sur saint Denys*, répète plusieurs fois que « l'amour * in caput m De 1 • . . • i i j • 1 Divin. Nominibus. pénètre ou la science extérieure ne sçauroit atteindre, » (Citatur historia ex et dit que « plusieurs Evesques ont jadis pénétré le f^y^^ ^^f^^' ^^^^'' mistere de la Trinité, quoy qu'ilz ne fussent pas doctes ; » admirant sur ce propos son disciple saint Anthoine de Padoiie « qui, sans science mondayne, avoit une si profonde théologie mistique, que comme un autre saint Jean Baptiste on le pouvoit nommer ^me lampe luisante et ardente*. » « Le bienheureux frère Gilles, * Joan., v, 35. des premiers compaignons de saint François, dit un jour a saint Bonaventure : O que vous estes heureux, vous autres doctes, car vous sçaves maintes choses par les- quelles vous loties Dieu ; mays nous autres idiotz que ferons nous ? Et saint Bonaventure respondit : La grâce de pouvoir aymer Dieu suffit. Mays, mon Père, rephqua frère Gilles, un ignorant peut il autant aymer Dieu qu'un lettré ? Il le peut, dit saint Bonaventure, ains je vous dis qu'une pauvre simple femme peut autant aymer Dieu qu'un docteur en théologie. Lhors frère Gilles, entrant en ferveur, s'escria : O pauvre et simple femme, ayme ton Sauveur, et tu pourras estre autant que frère Bonaventure ! Et la dessus il demeura trois heures en ravissement *, » * Chronica Fratr. Min 1 VII c XIV La volonté, certes, ne s'apperçoit pas du bien que (i) Thomas, dit Gallus, mort en 1246, auteur du Commentarius in librum S. Dionysii Areopagitici De Divinis Nominibus. Certains écrivains, entre autres André Rossotti a Monteregali, Cistercien, dans son livre intitulé : Syllabus Scriptorum Pedemontii, prétendent que Thomas était piémontais et appartenait à l'Ordre de saint Bernard ; mais l'opinion la plus générale- ment reçue est qu'il était de nationalité française et Chanoine régulier du Monastère de Saint-Victor, à Paris, d'où il fut envoyé à Verceil, sur l'invi- tation du Cardinal Gualla, vers 1219. (Voir Paz, Thésaurus Anecdotorum novissimus, tom. II.) D'après quelques historiens, saint Antoine de Padoue était disciple de Jean Gersen, abbé du Monastère bénédictin de Saint-Etienne de Verceil, l'auteur présumé de l'Imitation de Jésus-Christ. Il paraît, en effet, très probable que le thaumaturge franciscain reçut les leçons du célèbre abbé, qui, lui aussi, aurait commenté saint Denis ; toutefois, il n'est pas moins certain que le passage cité par saint François de Sales appartient au Com- mentarius de Thomas Gallus.  3i6 Traitté de l'Amour de Dieu par l'entremise de l'entendement, mais l'ayant une fois apperceu elle n'a plus besoin de l'entendement pour prattiquer l'amour, car la force du playsir qu'elle sent ou prétend sentir de l'union a son object, l'attire puis- samment a l'amour et au désir de la jouissance d'iceluy. Si que la connoissance du bien donne la naissance a l'amour, mais non pas la mesure ; comme nous voyons que la connoissance d'une injure esmeut la cholere, laquelle, si elle n'est soudain estouffee, devient presque tous-jours plus grande que le sujet ne requiert : les passions ne suivant pas la connoissance qui les esmeut, mais la laissant bien souvent en arrière, elles s'avancent sans mesure ni limite quelcomque devers leur object. Or cela arrive encor plus fortement en l'amour sacré, d'autant que nostre volonté n'y est pas appliquée par une connoissance naturelle, mays par la lumière de la foy, laquelle nous asseurant de l'infinité du bien qui est en Dieu, nous donne asses de sujet de l'aymer de tout nostre pouvoir. Nous foiiissons la terre pour treuver l'or et l'argent, employans une peyne présente pour un bien qui n'est encor qu'espéré, de sorte que la connois- sance incertaine nous met en un travail présent et réel ; puis, a mesure que nous descouvrons la veine de la minière, nous en cherchons tous-jours davantage et plus ardemment. Un bien petit sentiment eschauffe la meute a la queste ; ainsy, cher Theotime, une connoissance obscure, environnée de beaucoup de nuages, comme est celle de la foy, nous affectionne infiniment a l'amour de la bonté qu'elle nous fait appercevoir. O combien • confess., 1. VIII, cst il vray, selon que saint Augustin s'escrioit *, que p. '281'.^''"^'^"^"' « les idiotz ravissent les Cieux, » tandis que plusieurs sçavans s'abisment es enfers ! A vostre advis, Theotime, qui aymeroit plus la lumière, ou l'aveugle né qui sçauroit tous les discours que les philosophes en font et toutes les louanges qu'ilz luy donnent, ou le laboureur qui d'une veùe bien claire sent et ressent l'aggreable splendeur du beau soleil levant ? Celuy-la en a plus de connoissance, et celuy-ci plus de jouissance ; et cette jouissance produit un amour  Livre VI. Chapitre iv. 317 bien plus vif et animé que ne fait la simple connoissance du discours, car l'expérience d'un bien nous le rend infiniment plus aymable que toutes les sciences qu'on en pourroit avoir. Nous commençons d'aymer par la connoissance que la foy nous donne de la bonté de Dieu, laquelle par après nous savourons et goustons par l'amour, et l'amour aiguise nostre goust et nostre goust affine nostre amour : si que, comme nous voyons entre les effortz des vens les ondes s 'entrepresser et s'eslever plus haut, comme a l'envi, par le rencontre qu'elles font l'une de l'autre, ainsy le goust du bien en rehausse l'amour et l'amour en rehausse le goust, selon que la divine Sagesse a dit* : Ceux qui me goustent * Eccii., xxiv, 29. auront encor appétit, et ceux qui me boivent seront encor altérés. Oui ayma plus Dieu, je vous prie, ou le théologien Ocham, que quelques uns ont nommé le plus subtil des mortelz, ou sainte Catherine de Gennes, femme idiote ? Celuy la le conneut mieux par science, celle ci par expérience, et l'expérience de celle ci la conduisit bien avant en l'amour seraphique, tandis que celuy la, avec sa science, demeura bien esloigné de cette si excellente perfection. Nous aymons extrêmement les sciences avant que nous les sçachions, dit saint Thomas*, « par la seule *i* 11^, qu. xxvn, connoissance confuse et sommaire que nous en avons : » et il faut dire de mesme, que la connoissance de la bonté divine applique nostre volonté a l'amour ; mais despuis que la volonté est en train, son amour va de soy mesme croissant par le playsir qu'il sent de s'unir a ce souverain bien. Avant que les petitz enfans ayent tasté le miel et le sucre, on a de la peyne a le leur faire recevoir en leurs bouches, maj^s après qu'ilz ont savouré sa douceur, ilz l'ayment beaucoup plus qu'on ne voudroit et pourchassent esperdument d'en avoir tous-jours. Il faut néanmoins advoiier que la volonté attirée par la délectation qu'elle sent en son object, est bien plus fortement portée a s'unir avec luy quand l'entendement de son costé luy en propose excellemment la bonté, car elle y est alhors tirée et poussée tout ensemble ;  art. II, ad 2.  3i8 Traitté de l'Amour de Dieu poussée par la connoissance, tirée par la délectation : si que la science n'est point de soy mesme contraire, ains est fort utile a la dévotion, et si elles sont jointes ensemble elles s'entr'aydent admirablement, quoy qu'il arrive fort souvent que, par nostre misère, la science empesche la naissance de la dévotion, d'autant que la * I Cor., VIII, I. science enfle* et enorgueillit, et l'orgueil, qui est con- traire a toute vertu, est la ruine totale de la dévotion. Certes, l'eminente science des Cyprians, Augustins, Hilaires, Chrisostomes, Basiles, Gregoires, Bonaven- tures, Thomas, a non seulement beaucoup illustré, mais grandement affiné leur dévotion, comme récipro- quement leur dévotion a non seulem.ent rehaussé, mais extrêmement perfectionné leur science.  CHAPITRE V SECONDE DIFFERENCE ENTRE LA MEDITATION ET CONTEMPLATION  La méditation considère par le menu et comme pièce a pièce les objectz qui sont propres a nous esmouvoir ; mays la contemplation fait une veiie toute simple et ramassée sur l'object qu'elle ayme, et la considération ainsy unie fait aussi un mouvement plus vif et fort. On peut regarder la beauté d'une riche couronne en deux sortes : ou bien voyant tous ses fleurons et toutes les pierres pretieuses dont elle est composée, l'une après l'autre ; ou bien, après avoir considéré ainsy toutes les pièces particulières, regardant tout l'esmail d'icelles ensemble d'une seule et simple veiie. La première sorte ressemble a la méditation, en laquelle nous considérons, par exemple, les effectz de la miséricorde divine, pour nous exciter a son amour ; mays la seconde est sem-  Livre VI. Chapitre v. 31g blable a la contemplation, en laquelle nous regardons, d'un seul trait arresté de nostre esprit, toute la variété des mesmes effectz comme une seule beauté composée de toutes ces pièces qui font un seul brillant de splen- deur. Nous contons en méditant, ce semble, les perfec- tions divines que nous voyons en un mistere ; mais en contemplant nous en faysons une somme totale. Les compaignes de l'Espouse sacrée* luy avoyent demandé * Cant., v, 9-16. quel estoit son Bienaymé, et elle leur respond descri- vant admirablement toutes les pièces de sa parfaite beauté : son teint est blanc et vermeil, sa teste d'or, ses cheveux comme un jetton de fleurs de palmes non encor du tout espanouies, ses yeux de colombe, ses joues comme petites tables, planches ou carreaux de jardin, ses lèvres comme lis, parsemées de toutes odeurs, ses mains annelees de jacinthe, ses jambes comme colomnes de marbre; ainsy va-elle méditant cette souveraine beauté en détail, jusques a ce qu'en fin elle conclud par manière de contemplation, mettant toutes les beautés en un : Son gosier, dit-elle, est très suave, et luy il est tout désirable; et tel est mon Bienaymé, et il est mon cher Ami. La méditation est semblable a celuy qui odore l'œillet, la rose, le romarin, le thym, le jasmin, la fleur d'orange, l'un après l'autre, distinctement ; mais la contemplation est pareille a celuy qui odore l'eau de senteur composée de toutes ces fleurs : car celuy cy en un seul sentiment reçoit toutes les odeurs unies que l'autre avoit senti divisées et séparées, et n'y a point de doute que cette unique odeur qui provient de la confusion de toutes ces senteurs, ne soit elle seule plus suave et pretieuse que les senteurs desquelles elle est composée, odorees sépa- rément l'une après l'autre. C'est pourquoy le divin Espoux estime tant que sa bienaymee le regarde à' un seul œil, et que sa perruque soit si bien tressée qu'elle ne semble qu'wn seul cheveu*; car, qu'est-ce regarder *Cant.,iv, 9. l'Espoux à' un seul œil, que de le voir d'une simple vetie attentive, sans multipher les regars ? et qu'est-ce porter ses cheveux ramassés, que de ne point respandre  320 Traitté de l'Amour de Dieu sa pensée en variété de considérations ? (a) O que bien- heureux sont ceux qui, après avoir discouru sur la multitude des motifs qu'ilz ont d'aymer Dieu, reduisans tous leurs regars en une seule veue et toutes leurs pensées en une seule conclusion, arrestent leur esprit en l'unité de la contemplation, a l'exemple de saint * Confess., I. X, c. Augustin* OU de saint Bruno, prononçans secrettement en leur ame, par une admiration permanente, ces paroles amoureuses : O bonté, bonté ! O bonté tous-jours an- cienne et tous-jours nouvelle ! et a l'exemple du grand * chronica Fratr. saiut Frauçois*, qui, planté sur ses genoux en orayson, passa toute la nuit en ces paroles : O Dieu, vous estes « mon Dieu et mon tout ! » les inculquant continuel- lement, au récit du bienheureux frère Bernard de Quinteval, qui l'avoit ouy de ses oreilles. *Ser. xLiii in Gant. Voyes saint Bernard*, Theotime (t>) ; il avoit médité toute la Passion pièce a pièce, puis de tous les princi- paux pointz mis ensemble il en fît un bouquet d'amou- reuse douleur, et le mettant sur sa poitrine pour convertir sa méditation en contemplation, il s'escria : Mo7t Bienaymé est un bouquet de myrrhe four * Gant., I, 12. moy^I Mays voj-es encor plus dévotement le Créateur du monde, comme en la création il alla premièrement méditant sur la bonté de ses ouvrages, pièce a pièce, séparément, a mesure qu'il les voyoit produitz. Il vid, * Gen., I. dit l'Escriture*, que la lumière estoit bonne, que le ciel et la terre estoit une bonne chose ; puis les herbes et plantes, le soleil, la lune et les estoiles, les animaux et en somme toutes les créatures, ainsy qu'il les creoit l'une après l'autre, jusques a ce qu'en fin tout l'univers estant accompli, la divine méditation, par manière de dire, se changea en contemplation ; car, regardant toute la bonté qui estoit en son ouvrage, d'un seul trait de * ibid., f. uit. son œil, il vid, dit Moyse*, tout ce qu'il avoit fait, et  (a) [Ici commence le Ms. (B) de ce chapitre ; !e bas de la page étant coupé, les lignes 9-18, p. 321, manquent.] (b) PhUothee  Livre VI. Chapitre v. 321 tout estait très bon. Les pièces différentes considérées séparément par manière de méditation estoient bonnes, mays regardées d'une seule veùe toutes ensemble, par forme de contemplation, elles furent treuvees très bonnes : comme plusieurs ruysseaux qui, s'unissans, font une rivière, qui porte des plus grandes charges que la multitude des mesmes ruysseaux séparés n'eust sceu faire. Apres que nous avons esmeu une grande quantité de diverses affections pieuses, par la multitude des consi- dérations dont la méditation est composée, nous assem- blons en fin la vertu de toutes ces affections ; lesquelles de la confusion et meslange de leurs forces font naistre une certaine quintessence d'affection, et d'affection plus active et puissante que toutes les affections desquelles elle procède, d'autant qu'encor qu'elle ne soit qu'une, elle comprend la vertu et propriété de toutes les autres, et se nomme affection contemplative. Ainsy dit on entre les théologiens que les Anges plus eslevés en gloire ont une connoissance de Dieu et des créatures beaucoup plus simple que leurs inférieurs, et que* les espèces ou idées par lesquelles ilz voyent sont plus universelles ; en sorte que ce que les Anges moins parfaitz voyent par plusieurs espèces et divers regars, les plus parfaitz le voyent par moins d'espèces et moins de traitz de leur veiie. Et le grand saint Augustin *, *^^,™'' ^- ^^' suivi par saint Thomas*, dit qu'au Ciel nous n'aurons * Pars i", qu. xn, p?s ces grandes vicissitudes, variétés, changemens et retours de pensées et cogitations « qui vont et reviennent d'object en object et de chose a autre ; ains, qu'avec une seule pensée nous pourrons estre attentifs a la diversité de plusieurs choses » et en recevoir la connois- sance. Certes, a mesure que l'eau (c) s'esloigne de son origine, elle se divise et dissipe ses sillons, si avec un grand soin on ne la contient ensemble : et les perfec- tions se séparent et partagent a mesure qu'elles sont  (c) que Veau — [descend de plus haut, elle se divise et esparpille...J 21  322 Traitté de l'Amour de Dieu esloignees de Dieu, qui est leur source ; mais quand elles s'en approchent, elles s'unissent jusques a ce qu'elles soyent abismees en cette souverainement unique perfection, qui est l'unité nécessaire et la meilleure partie, que Magdeleine choysit, laquelle ne luy sera * Lucae, x, uit. ^oint ostee*.  CHAPITRE VI QUE LA CONTEMPLATION SE FAIT SANS PEYNE QUI EST LA TROISIESME DIFFERENCE ENTRE ICELLE ET LA MEDITATION Or la simple veûe de la contemplation se fait en l'une de ces trois façons. Quelquefois nous regardons seule- ment a quelqu'une des perfections de Dieu, comme, par exemple, a son infinie bonté, sans penser aux autres attributz ou vertus d'iceluy ; comme un espoux arrestant simplement sa veûe sur le beau teint de son espouse, qui par ce moyen regarderoit voirement tout son visage, d'autant que le teint est respandu sur presque toutes les pièces d'iceluy, et toutefois ne seroit attentif, ni aux traitz, ni a la grâce, ni aux autres parties de la beauté : car de mesme quelquefois, l'esprit regardant la bonté souveraine de la Divinité, bien qu'il voye en icelle la justice, la sagesse, la puissance, il n'est néan- moins en attention que pour la bonté, a laquelle la simple veiie de sa contemplation s'addresse. Quelquefois aussi nous sommes attentifs a regarder en Dieu plusieurs de ses infinies perfections, mais d'une veiie simple et sans distinction ; comme celuy qui d'un trait d'œil, passant sa veiie des la teste jusques aux pieds de son espouse richement parée, auroit attentive- ment tout veu en gênerai et rien en particulier, ne  Livre VI. Chapitre vr. 323 sçachant bonnement dire, ni quel carquant ni quelle robbe elle portoit, ni quelle contenance elle tenoit ou quel regard elle faisoit, ains seulement que tout y est oit beau et aggreable : car ainsy, par la contemplation, on tire maintefois un seul trait de simple considération sur plusieurs grandeurs et perfections divines tout ensemble ; et n'en sçauroit-on toutefois dire chose quelcomque en particulier, sinon que tout est parfaite- ment bon et beau. Et en fin, nous regardons d'autres fois, non plusieurs ni une seule des perfections divines, ains seulement quelqu'action ou quelqu'œuvre divine a laquelle nous sommes attentifs ; comme, par exemple, a l'acte de la miséricorde par lequel Dieu pardonne les péchés, ou a l'acte de la création, ou de la résurrection du Lazare, ou de la conversion de saint Paul : ainsy qu'un espoux qui ne regarderoit pas les yeux, ains seulement la dou- ceur du regard que son espouse jette sur luy, ne consi- dereroit point sa bouche, mais la suavité des paroles qui en sortent. Et Ihors, Theotime, l'ame fait une certaine saillie d'amour, non seulement sur l'action qu'elle considère, mais sur Celuy duquel elle procède : Voiis estes bon, vSeigneur, et en vostre bonté appre- nes moy vos justifications*; Vostre gosier, c'est a * ps. c.xvhi, 68. dire la parole qui en provient, est très suave, et vous estes tout désirable*; Helas, que vos paroles sont * Cant., v, 16. douces a mes entrailles, plus que le miel a ma bouche*! Ou bien avec saint Thomas : Mon Seigneur * Ps. cxvm, 103. et mon Dieu*! et avec sainte Magdeleine : Rabboni ! * joan., xx, 28. ha, mon Maistre* ! * ibid., f. 16. Mays, en quelle des trois façons que l'on procède, la contemplation a tous-jours cette excellence, qu'elle se fait avec playsir, d'autant qu'elle présuppose que l'on a treuvé Dieu et son saint amour, qu'on en jouit et qu'on s'y délecte, en disant : J'ay treuvé Celuy que mon ame chérit, je l'ay treuvé et ne le quitteray point*. En * Cant., m, 4. quoy elle diffère d'avec la méditation, qui se fait presque tous- jours avec peyne, travail et discours, nostre esprit allant par icelle de considération en considération,  324 Traitté de l'Amour de Dieu cherchant en divers endroitz, ou le Bienaymé de son amour, ou l'amour de son Bienaymé. Jacob travaille en la méditation pour avoir Rachel, mais il se res-jouit avec elle et oubhe tout son travail en * Gen., XXIX, 18. la contemplation*. L'Espoux divin, comme berger qu'il est, prépara un festin somptueux a la façon champestre pour son Espouse sacrée, lequel il descrit en sorte que mystiquement il representoit tous les mystères de la rédemption humaine : Je suis verni en mon jardin, * Gant., V, I. dit-il *, j'ay moissonné ma myrrhe avec tous mes parfums; j'ay mangé mon bornai avec mon miel, j'ay meslé mon vin avec mon lait; mangés, mes amis, et beuvés, et vous enivres, mes treschers. Theotime, hé ! quand fut-ce, je vous prie, que Nostre Seigneur vint en son jardi?i, sinon quand il vint es très pures, très humbles et très douces entrailles de sa Mère, pleynes de toutes les plantes fleurissantes des saintes vertus ? Et qu'est-ce a Nostre Seigneur de moissonner sa myrrhe avec ses parfums, sinon assembler souf- frances a souffrances jusques a la mort, et la mort * Philip., II, 8. de la croix* ? joignant par icelles mérites a mérites, trésors a trésors pour enrichir ses enfans spirituelz. Et comme mangea-il son bornai avec son miel, sinon quand il vescut d'une vie nouvelle, reunissant son ame, plus douce que le miel, a son cors percé et navré de plus de trous qu'un bornai ? Et Ihors que, montant au Ciel, il prit possession de toutes les circonstances et dépendances de sa divine gloire, que fit-il autre chose, sinon mesler le vin res-j ouïssant de la gloire essentielle de son ame avec le lait délectable de la fehcité parfaite de son cors, en une sorte encor plus excellente qu'il n'avoit pas fait jusques a l'heure ? Or, en tous ces divins mystères, qui comprennent tous les autres, il y a dequoy bien manger et bien boire pour tous les chers amis, et dequoy s'enivrer pour les treschers amis : les uns mangent et boivent, mais ilz mangent plus qu'ilz ne boivent et ne s'enivrent pas ; les autres mangent et boivent, mais ilz boivent beaucoup plus qu'ilz ne mangent, et ce sont ceux qui s'enivrent.  Livre VI. Chapitre vi. 325 Or manger, c'est méditer, car en méditant on masche, tournant ça et la la viande spirituelle entre les dens de la considération, pour l'esmier, froisser et digérer, ce qui se fait avec quelque peyne ; boire, c'est contempler, et cela se fait sans peyne ni résistance, avec playsir et coulamment ; mais s'enivrer, c'est contempler si souvent et si ardemment, qu'on soit tout hors de soy mesme pour estre tout en Dieu. Sainte et sacrée ivresse, qui, au contraire de la corporelle, nous aliène non du sens spirituel mais des sens corporelz ; qui ne nous hebete ni abestit pas, ains nous angelise et, par manière de dire, divinise ; qui nous met hors de nous, non pour nous ravaler et ranger avec les bestes, comme fait l'ivresse terrestre, mais pour nous eslever au dessus de nous et nous ranger avec les Anges, en sorte que nous vivions plus en Dieu qu'en nous mesmes, estans attentifs et occupés par amour a voir sa beauté et nous unir a sa bonté. Or, d'autant que pour parvenir a la contemplation nous avons pour l'ordinaire besoin d'ouïr la sainte parole, de faire des devis et colloques spirituelz avec les autres, a la façon des anciens anachorètes, de lire des livres devotz, de prier, méditer, chanter des cantiques, former des bonnes pensées ; pour cela la sainte contem- plation estant la fin et le but auquel tous ces exercices tendent, ilz se réduisent tous a elle, et ceux qui les prattiquent sont appelles contemplatifs ; comme aussi cette sorte d'occupation est nommée vie contemplative a rayson de l'action de nostre entendement, par laquelle nous regardons la vérité de la beauté et bonté divine avec une attention amoureuse, c'est a dire avec un amour qui nous rend attentifs, ou bien avec une atten- tion qui provient de l'amour et augmente l'amour que nous avons envers l'infinie suavité de Nostre Seigneur.  326 TR.MTTÉ DE L'AmOUR DE DiEU  CHAPITRE VII  DU RECUEILLEMENT AMOUREUX DE LAME EN LA CONTEMPLATION  Je ne parle pas icy, Theotime, du recueillement par lequel ceux qui veulent prier se mettent en la présence de Dieu, rentrans en eux mesmes, et retirans, par ma- nière de dire, leur ame dedans leur cœur pour parler a Dieu ; car ce recueillement se fait par le commande- ment de l'amour, qui, nous provoquant a l'orayson, nous fait prendre ce moyen de la bien faire, de sorte que nous faysons nous mesmes ce retirement de nostre esprit. Mais le recueillement duquel j'entens de parler ne se fait pas par le commandement de l'amour, ains par l'amour mesme ; c'est a dire, nous ne le faysons pas nous mesmes par élection, d'autant qu'il n'est pas en nostre pouvoir de l'avoir quand nous voulons et ne dépend pas de nostre soin, ma3's Dieu le fait en nous, qucind il luy plait, par sa tressainte grâce. Celuy, dit la * CasteU. Animaî, bienheureuse Mère Thérèse de Jésus*, qui a laissé par mansio IV, c. III. escrit que l'orayson de recueillement se fait comme quand un hérisson ou une tortue se retire au dedans de soy, l'entendoit bien ; hormis que ces bestes se reti- rent au dedans d'elles mesmes quand elles veulent, mais le recueillement ne gist pas en nostre volonté, ains il nous advient quand il plait a Dieu de nous faire cette grâce. Or il se fait ainsy. Rien n'est si naturel au bien que d'unir et attirer a soy les choses qui le peuvent sentir, comme font nos âmes, lesquelles tirent tous- jours et se rendent a leur trésor, c'est a dire a ce qu'elles ayment.  Livre VI. Chapitre vu. 327 Il arrive donq quelquefois que Nostre Seigneur respand imperceptiblement au fond du cœur une certaine douce . suavité qui tesmoigne sa présence, et Ihors les puis- sances, voire mesme les sens extérieurs de l'ame, par un certain secret consentement se retournent du costé de cette intime partie ou est le très aymable et trescher Espoux. Car tout ainsy qu'un nouvel esseim ou jetton de mousches a miel, Ihors qu'il veut fuir et changer païs, est rappelle par le son que l'on fait doucement sur des bassins, ou par l'odeur du vin emmiellé, ou bien encor par la senteur de quelques herbes odorantes, en sorte qu'il s'arreste par l'amorce de ces douceurs et entre dans la ruche qu'on luy a préparée ; de mesme Nostre Seigneur, prononçant quelque secrette parole de son amour, ou respandant l'odeur du vin de sa dilection plus délicieuse que le miel, ou bien évaporant les par- fums de ses vestemens*, c'est a dire quelques sentimens * Cant., iv, n. de ses consolations célestes en nos cœurs, et par ce moyen leur faysant sentir sa très aymable présence, il retire a soy toutes les facultés de nostre ame, lesquelles se ramassent autour de luy et s'arrestent en luy comme en leur object très désirable. Et comme qui mettroit un morceau d'aymant entre plusieurs eguilles, verroit que soudain toutes leurs pointes se retourneroyent du costé de leur aymant bienaymé et se viendroyent attacher a luy, aussi Ihors que Nostre Seigneur fait sentir au milieu de nostre ame sa très délicieuse pré- sence, toutes nos facultés retournent leurs pointes de ce costé la, pour se venir joindre a cette incomparable douceur. O Dieu, dit l'ame alhors, a l'imitation de saint Augustin *, ou vous allois-je cherchant. Beauté très ♦Conf.,i.x,c.xxvii. infinie ! « Je vous cherchois dehors, et vous esties au miheu de mon cœur. » Toutes les affections de Magde- leyne et toutes ses pensées estoyent espanchees autour du sepulchre de son Sauveur qu'elle alloit questant ça et la ; et bien qu'elle l'eust treuvé et qu'il parlast a elle, elle ne laisse pas de les laisser esparses, parce qu'elle ne s'appercevoit pas de sa présence ; mais soudain  328 Traitté de l'Amour de Dieu qu il l'eut appellee par son nom, la voyla qu'elle se * joan., xx, 11-16. ramasse et s'attache toute a ses pieds* : une seule parole la met en recueillement. Imaginés vous, Theotime, la tressainte Vierge Nostre Dame Ihors qu'elle eut conceu le Filz de Dieu, son unique amour. L'ame de cette Mère bienaymee se ramassa toute, sans doute, autour de cet Enfant bien- aymé, et parce que ce divin Ami estoit emmi ses entrailles sacrées, toutes les facultés de son ame se retirèrent en elle mesme, comme saintes avettes de- dans la ruche en laquelle estoit leur miel ; et a mesure que la divine grandeur s'estoit, par manière de dire, restressie et raccourcie dedans son ventre virginal, son ame aggrandissoit et magnifioit les louanges de * Lucae, i, 46, 47. Cette infinie debonnaireté, et son esprit tressailloit * de contentement dedans son cors (comme saint Jean *ibid.,^. 44. dedans celuy de sa mère*) autour de son Dieti qu'elle sentoit. Elle ne lançoit point ni ses pensées ni ses affections hors d'elle mesme, puisque son trésor, ses amours et ses délices estoyent au milieu de ses entrailles sacrées. Or ce mesme contentement peut estre prattiqué par imitation entre ceux qui, ayans communié, sentent par la certitude de la foy ce que non la chair ni le sang, « Matt.,xvi, 17. fnais le Père céleste leur a révélé* : que leur Sauveur est en cors et en ame présent d'une très réelle présence a leur cors et a leur ame, par ce très adorable Sacre- ment. Car, comme la mereperle, ayant receu les gouttes de la fraîche rosée du matin, se resserre, non seulement pour les conserver pures de tout le meslange qui s'en pourroit faire avec les eaux de la mer, mais aussi pour l'ayse qu'elle ressent d'appercevoir l'aggreable fraîcheur de ce germe que le ciel luy envoyé ; ainsy arrive-il a plusieurs saintz et devotz fidèles, qu'ayans receu le divin Sacrement qui contient la rosée de toutes béné- dictions célestes, leur ame se resserre et toutes leurs facultés se recueillent, non seulement pour adorer ce Roy souverain nouvellement présent d'une présence admirable a leurs entrailles, mais pour l'incroyable  Livre VI. Chapitre vii. 329 consolation et rafraîchissement spirituel qii'ilz reçoivent, de sentir par la foy ce germe divin de l'immortalité en leur intérieur. Ou vous noteres soigneusement, Theo- time, qu'en somme tout ce recueillement se fait par l'amour, qui sentant la présence du Bienaymé par les attraitz qu'il respand au milieu du cœur, ramasse et rapporte toute l'ame vers iceluy par une très amiable inclination, par un très doux contournement et par un délicieux repli de toutes les facultés du costé du Bien- aymé, qui les attire a soy par la force de sa suavité, avec laquelle il lie et tire les cœurs, comme on tire les cors par les cordes et liens materielz. Mays ce doux recueillement de nostre ame en soy mesme ne se fait pas seulement par le sentiment de la présence divine au milieu de nostre cœur, ains en quelle manière que ce soit que nous nous mettions en cette sacrée présence. Il arrive quelquefois que toutes nos puissances intérieures se resserrent et ramassent en elles mesmes, par l'extrême révérence et douce crainte qui nous saisit en considération de la souveraine majesté de Celuy qui nous est présent et nous regarde ; ainsy que, pour distraitz que nous soj^ons, si le Pape ou quelque grand prince comparoit, nous revenons a nous mesmes et retournons nos pensées sur nous, pour nous tenir en contenance et respect. On dit que la veue du soleil fait recueillir les fleurs de la flambe, autrement appellee glay ; parce qu'elles se ferment et resserrent en elles mesmes a la lueur du soleil, en l'absence duquel elles espanouissent, et se tiennent ouvertes toute la nuit. C'en est de mesme en cette sorte de recueillement de laquelle nous parlons ; car a la seule présence de Dieu, au seul sentiment que nous avons qu'il nous regarde, ou des le Ciel ou de quelqu'autre lieu hors de nous, bien que pour Ihors nous ne pensions pas a l'autre sorte de présence par laquelle il est en nous, nos facultés et puissances se ramassent et assemblent en nous mesmes pour la révérence de sa divine Majesté, que l'amour nous fait craindre d'une crainte d'honneur et de respect.  330 Traitté de l'Amour de Dieu Certes, je connois une ame (i) a laquelle si tost qu'on mentionnoit quelque mystère ou sentence qui luy ra- mentevoit un peu plus expressément que l'ordinaire la présence de Dieu, tant en confession qu'en particulière conférence, elle rentroit si fort en elle mesme qu'elle avoit peyne d'en sortir pour parler et respondre ; en telle sorte, qu'en son extérieur elle demeuroit comme destituée de vie et tous les sens engourdis, jusques a ce que l'Espoux luy permist de sortir, qui estoit quelquefois asses tost et d'autres fois plus tard.  CHAPITRE VIII  DU REPOS DE L'aME RECUEILLIE EN SON BIENAYMÉ L'ame, estant donq ainsy recueillie dedans elle mesme en Dieu ou devant Dieu, se rend parfois si doucement attentive a la bonté de son Bienaymé, qu'il luy semble que son attention ne soit presque pas attention, tant elle est simplement et délicatement exercée ; comme il arrive en certains fleuves, qui coulent si doucement et également, qu'il semble a ceux qui les regardent ou navigent sur iceux de ne voir ni sentir aucun mou- vement, parce qu'on ne les void nullement ondoyer ni flotter. Et c'est cet aymable repos de l'ame que la * vita, ce. xiv-xvi; bienheureuse vierge Thérèse de Jésus * appelle « oray- Castellum Anirr.œ, j • j j j-zv , j > n mansio iv, c. m. SOU de quictudc, » non guère dmerente de ce qu eUe mesme nomme « sommeil des puissances, » si toutefois je l'entens bien. Certes, les amans humains se contentent parfois d'estre auprès ou a la veùe de la personne qu'ilz ayment,  (i) Au sujet de cette allusion et de celle qui se lit plus loin, p. 337, voir dans l'Introduction au présent volume le § iv de la seconde Partie.  Livre VI. Chapitre viii. 331 sans parler a elle et sans discourir a part eux, ni d'elle ni de ses perfections ; assouvis, ce semble, et satisfaitz de savourer cette bienajTnee présence, non par aucune considération qu'ilz fassent sur icelle, mais par un certain accoisement et repos que leur esprit prend en elle. Mon Bienaymé m'est un bouquet de mirrhe, il demeurera entre mes mammelles*. Mon Bienaymé * Cant., i, 12. est a moy et moy je suis a luy, qui paist entre les lys tandis que le jour aspire et que les ombres s'inclinent*. Montrés-moy . donq, l'Ami de mon * ibid., n, 16, 17. ame, ou vous reposes, ou vous couches sur le midy*. * ibid., i, 6. Voyés-vous, Theotime, comme la sainte Sulamite se contente de sçavoir que son Bienaymé soit avec elle, ou en son sein, ou en son parc, ou ailleurs, pourveu qu'elle sache ou il est : aussi est elle Sulamite, toute paisible, toute tranquille et en repos. Or ce repos passe quelquefois si avant en sa tran- quillité, que toute l'ame et toutes les puissances d'icelle demeurent comme endormies, sans faire aucun mouve- ment ni action quelcomque, sinon la seule volonté, laquelle mesme ne fait aucune autre chose sinon recevoir l'ayse et la satisfaction que la présence du Bienaymé luy donne. Et ce qui est encor plus admirable, c'est que la volonté n'apperçoit point cet ayse et contentement qu'elle reçoit, jouissant insensiblement d'iceluy ; d'autant qu'elle ne pense pas a soy, mais a Celuy la présence duquel luy donne ce playsir : comme il a rive maintefois que, surpris d'un léger sommeil, nous entr'oyons seulement ce que nos amis disent autour de nous ou ressentons les caresses qu'ilz nous font, presque imperceptiblement, sans sentir que nous sentons. Néanmoins l'ame qui en ce doux repos jouit de ce délicat sentiment de la présence divine, quoy qu'elle ne s'apperçoive pas de cette jouissance, tesmoigne toutefois clairement combien ce bonheur luy est précieux et ayma- ble, quand on le luy veut oster ou que quelque chose l'en destourne : car alhors, la pauvre ame fait des plaintz, crie, voire quelquefois pleure, comme un petit enfant  332 Traitté de l'Amour de Dieu qu'on a esveillé avant qu'il eust asses dormi, lequel, par la douleur qu'il ressent de son réveil, monstre bien la satisfaction qu'il avoit en son sommeil. Dont le divin • Cant., Il, 7- Berger* adjure les filles de Sion, far les chevreuilz et cerfs des campagnes, qu'elles n'esveillent point sa hienaymee jusques a ce qu'elle le veuille, c'est a dire, qu'elle s'esveiile d'elle mesme. Non, Theotime, l'ame ainsy tranquille en son Dieu ne quitteroit pas ce repos pour tous les plus grans biens du monde. Telle fut presque la quiétude de la tressainte Madge- leyne quand, assise aux pieds de son Maistre, elle * Lucae, x, 39. escoutoit SU Sainte parole*. Voyes-la, je vous prie, Theotime : elle est assise en une profonde tranquillité, elle ne dit mot, elle ne pleure point, elle ne sanglotte point, elle ne souspire point, elle ne bouge point, elle ne prie point. Marthe, toute empressée, passe et repasse dedans la salette ; Marie n'y pense point. Et que fait elle donq ? elle ne fait rien, ains escoute. Et qu'est ce a dire, elle escoute ? c'est a dire, elle est la comme un vaysseau d'honneur, a recevoir goutte a goutte la mirrhe * Cant., V, 13. de suavité que les lèvres de son Bienaymé distilloyent* dans son cœur. Et ce divin Amant, jaloux de l'amoureux sommeil et repos de cette bienaymee, tança Marthe qui la vouloit esveiller : Marthe, Marthe, tu es bien emhe- soignee et te troubles après plusieurs choses ; une seule chose néanmoins est requise : Marie a choisi ♦ Luca?, X, 40-42. la meilleure part, qui ne luy sera point ostee*. Mays quelle fut la partie ou portion de Marie ? de demeurer en paix, en repos, en quiétude auprès de son doux Jésus. Les peintres peignent ordinairement le bienajnné saint Jean, en la cène, non seulement reposant, mais dormant sur la poitrine de son Maistre ; parce qu'il y fut assis a la façon des Levantins, en sorte que sa teste tendoit vers le sein de son cher Amant, sur lequel, comme il ne dormoit pas du sommeil corporel, n'y ayant aucune vraysemblance en cela, aussi ne doute-je point que se • Cant., I, I, 3. treuvant si près des mammelles * de la douceur éter- nelle, il n'y fit un profond, mistique et doux sommeil,  Livre VI. Chapitre ix. 333 comme un enfant d'cimour qui, attaché au tetin de sa mère, allaite en dormant et dort en allaitant. O Dieu, quelles délices a ce Benjamin, enfant de la joye du Sauveur, de dormir ainsy entre les bras de son Père, qui, le jour suivant, comme le Benoni, enfant de douleur"^, le recommanda aux douces mammelles de * Gen., xxxv, iî sa Mère ! Rien n'est plus désirable au petit enfant, soit qu'il veille ou qu'il dorme, que la poitrine de son père et le sein de sa mère. Quand donques vous seres en cette simple et pure confiance filiale auprès de Nostre Seigneur, demeurés-y, mon cher Theotime, sans vous remuer nullement pour faire des actes sensibles ni de l'entendement ni de la volonté ; car cet amour simple de confiance et cet en- dormissement amoureux de vostre esprit entre les bras du Sauveur, comprend par excellence tout ce que vous ailes cherchant ça et la pour vostre goust. Il est mieux de dormir sur cette sacrée poitrine que de veiller ailleurs, ou que ce soit.  CHAPITRE IX  COMME CE REPOS SACRE SE PRATTIQUE N'aves vous jamais pris garde, Theotime, a l'ardeur avec laquelle les petitz enfans s'attachent quelquefois au tetin de leurs mères quand ilz ont faim ? On les void grommelans, serrer et presser de la bouche le chicheron, sucçans le lait si avidement que mesme ilz en donnent de la douleur a leurs mères. Mais après que la fraicheur du lait a aucunement appaysé la chaleur appétissante de leur petite poitrine, et que les aggreables vapeurs qu'il envoyé a leur cerveau commencent a les endormir, Theotime, vous les verries fermer tout bellement leurs petitz yeux et céder petit a petit au sommeil, sans  334 Traitté de l'Amour de Dieu quitter néanmoins le tetin, sur lequel ilz ne font nulle action que celle d'un lent et presqu'insensible mouve- ment de lèvres, par lequel ilz tirent tous- jours le lait qu'ilz avalent imperceptiblement : et cela ilz le font sans y penser, mais non pas certes sans playsir, car si on leur oste le tetin avant que le profond sommeil les ait accablés, ilz s'esveillent et pleurent amèrement, tesmoignans par la douleur qu'ilz ont en la privation qu'ilz avoyent beaucoup de douceur en la possession- Or il en est de rnesme de l'ame qui est en repos et quiétude devant Dieu ; car elle succe presqu' insensible- ment la douceur de cette présence, sans discourir, sans opérer, et sans faire chose quelconque par aucune de ses facultés sinon par la seule pointe de la volonté, qu'elle remue doucement et presqu'imperceptiblement, comme la bouche par laquelle entre la délectation et l'assouvissement insensible qu'elle prend a jouir de la présence divine. Que si on incommode cette pauvre petite pouponne et qu'on luy veuille oster la poupette, d'autant qu'elle semble endormie, elle monstre bien alhors, qu'encor qu'elle dorme pour tout le reste des choses elle ne dort pas néanmoins pour celle la ; car elle apperçoit le mal de cette séparation et s'en fasche, monstrant par la le playsir qu'elle prenoit, quoy que sans y penser, au bien qu'elle possedoit. La bienheu- * iter Perfectionis, rcuse Mère Therese ayant escrit* qu'elle treuvoit cette simiUtude a propos, je l'ay ainsy voulu declairer. Mays dites moy, Theotime, l'ame recueillie en son Dieu, pourquoy, je vous prie, s'inquieteroit elle ? n'a-elle pas sujet de s'accoiser et demeurer en repos ? Car, que chercheroit elle ? Elle a treuvé Celuy qu'elle cherchoit ; que luy reste-il plus sinon de dire : J'ay treuvé mon * Cant.,iii, 4. cher Bienaymé, je le tiens et ne quitteray point*. Elle n'a plus besoin de s'amuser a discourir par l'enten- dement, car elle void d'une si douce veiie son Espoux présent que les discours luy seroyent inutiles et super- flus. Que si mesme elle ne le void pas par l'entendement elle ne s'en soucie point, se contentant de le sentir près d'elle par l'ayse et satisfaction que la volonté en reçoit.  Livre VI. Chapitre ix 335 Hé, la Mere de Dieu, Nostre Dame et Maistresse, estant grosse, ne voyoit pas son divin Enfant, mais le sentant dedans ses entrailles sacrées, vray Dieu, quel contente- ment en ressentoit-elle ! Et sainte Elizabetli, ne jouit-elle pas admirablement des fruitz de la divine présence du Sauveur, sans le voir, au jour de la tressainte Visitation ? L'ame non plus n'a aucun besoin, en ce repos, de la mémoire, car elle a présent son Amant ; elle n'a pas aussi besoin de l'imagination, car qu'est-il besoin de se repré- senter en image, soit extérieure soit intérieure, celuy de la présence duquel on jouit ? De sorte qu'en fin c'est la seule volonté qui attire doucement, et comme en tettant tendrement, le lait de cette douce présence, tout le reste de l'ame demeurant en quiétude avec elle, par la suavité du playsir qu'elle prend. On ne se sert pas seulement du vin emmiellé pour retirer et rappeller les avettes dans les ruches, mays on s'en sert encor pour les appayser ; car, quand elles font des séditions et mutineries entr'elles, s'entretuant et desfaisant les unes les autres, leur gouverneur n'a point de meilleur remède que de jetter du vin emmiellé au milieu de ce petit peuple effarouché ; d'autant que les particuliers desquelz il est composé, sentans cette suave et aggreable odeur, s'appaysent, et s'occupans a la jouissance de cette douceur demeurent accoysés et tran- quilles. O Dieu éternel, quand par vostre douce présence vous jettes les odorans parfums dedans nos cœurs, parfums res-jouissans plus que le vin délicieux* et plus * Cant., iv, 10. que le miel, alhors toutes les puissances de nos âmes entrent en un aggreable repos, avec un accoysement si parfait, qu'il n'y a plus aucun sentiment que celuy de la volonté, laquelle, comme l'odorat spirituel, demeure doucement engagée a sentir, sans s'en appercevoir, le bien incomparable d'avoir son Dieu présent.  336 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE X DE DIV^ERS DEGRÉS DE CETTE QUIETUDE COMME IL LA FAUT CONSERVER  Il y a des espritz actifs, fertiles et foisonnans en considérations ; il y en a qui sont souples, replians et qui ayment grandement a sentir ce qu'ilz font, qui veulent tout voir et esplucher ce qui se passe en eux, retournans perpétuellement leur veue sur eux mesmes pour reconnoistre leur avancement ; il y en a encor d'autres qui ne se contentent pas d'estre contens s'ilz ne sentent, regardent et savourent leur contentement, et sont semblables a ceux qui, estans bien vestus contre le froid, ne penseroyent pas l'estre s'ilz ne sçavoyent combien de robbes ilz portent, ou qui voyans leurs cabinetz pleins d'argent, ne penseroyent pas estre riches s'ilz ne sçavoyent le compte de leurs escus. Or tous ces espritz sont ordinairement sujetz d'estre troublés en la sainte orayson ; car si Dieu leur donne le sacré repos de sa présence, ilz le quittent volontaire- ment pour voir comme ilz se comportent en iceluy et pour examiner s'ilz y ont bien du contentement, s'in- quietans pour sçavoir si leur tranquillité est bien tran- quille et leur quiétude bien quiète : si que, en lieu d'occuper doucement leur volonté a sentir les suavités de la présence divine, ilz employent leur entendement a discourir sur les sentimens qu'ilz ont ; comme une espouse qui s'amuseroit a regarder la bague avec laquelle elle auroit esté espousee, sans voir l'espoux mesme qui la luy auroit donnée. Il y a bien de la différence, Theotime, entre s'occuper en Dieu qui nous donne du  Livre VI. Chapitre x. 337 contentement, et s'amuser au contentement que Dieu nous donne. L'ame, donq, a qui Dieu donne la sainte quiétude amoureuse en l'orayson, se doit abstenir tant qu'elle peut de se regarder soy mesme ni son repos, lequel pour estre gardé ne doit point estre curieusement regardé ; car qui l'affectionne trop le perd, et la juste règle de le bien affectionner c'est de ne point l'affecter. Et comme l'enfant qui, pour voir ou il a ses pieds, a osté sa teste du sein de sa mère, y retourne tout incontinent parce qu'il est fort mignard, ainsy faut il que si nous nous appercevons d'estre distraitz par la curiosité de sçavoir ce que nous faysons en l'orayson, soudain nous remettions nostre cœur en la douce et paysible attention de la présence de Dieu, de laquelle nous estions divertis. Néanmoins il ne faut pas croire qu'il y ait aucun péril de perdre cette sacrée quiétude par les actions du cors ou de l'esprit qui ne se font ni par légèreté ni par indiscrétion ; car, comme dit la bienheureuse Mère Thérèse*, c'est une superstition d'estre si ialoux de ce * iter Perfectionis, •^ . , . c. XXXI (a/, xxxii). repos, que de ne vouloir ni tousser, m cracher, m res- pirer, de peur de le perdre : d'autant que Dieu qui donne cette paix, ne l'oste pas pour telz mouvemens nécessaires, ni pour les distractions et divagations de l'esprit quand elles sont in\ olontaires ; et la volonté estant une fois bien amorcée a la présence divine ne laisse pas d'en savourer les douceurs, quoy que l'enten- dement ou la mémoire se soyent eschappés et desbandés après des pensées estrangeres et inutiles. Il est vray qu'alhors la quiétude de l'ame n'est pas si grande comme si l'entendement et la mémoire cons- piroyent avec la volonté, mais toutefois elle ne laisse pas d'estre une vraye tranquilHté spirituelle, puisqu'elle règne en la volonté, qui est la maistresse de toutes les autres facultés. Certes, nous avons veu une ame (i) extrêmement attachée et jointe a son Dieu, laquelle néanmoins avoit l'entendement et la mémoire tellement (i) Voir note (i), p. 330.  338 Traitté de l'Amour de Dieu libre de toute occupation intérieure, qu'elle entendoit fort distinctement ce qui se disoit autour d'elle et s'en resouvenoit fort entièrement, encor qu'il luy fut impos- sible de respondre ni de se desprendre de Dieu, auquel elle estoit attachée par l'application de sa volonté. Mais je dis tellement attachée, qu'elle ne pouvoit estre retirée de cette douce occupation sans en recevoir une grande douleur qui la provoquoit a des gemissemens, lesquelz mesme elle faisoit au plus fort de sa consolation et quiétude ; comme nous voyons les petitz enfans grom- meler et faire des petitz plaintz quand ilz ont ardemment désiré le lait et qu'ilz commencent a tetter ; ou comme fit Jacob qui, en baysant la belle et chaste Rachel, * Gen., XXIX, 11. jettant un cri, pleura* de la véhémence de la conso- lation et tendreté qu'il sentoit : si que cette ame de laquelle je parle, ayant la seule volonté engagée, et l'entendement, mémoire, ouïe et imagination libre, ressembloit, comme je pense, au petit enfant qui allaitant pourroit voir, ouïr et mesme remuer les bras, sans pour cela quitter son cher tetin. Mays pourtant la paix de l'ame seroit bien plus grande et plus douce si on ne faysoit point de bruit autour d'elle et qu'elle n'eust aucun sujet de se mouvoir ni quant au cœur ni quant au cors, car elle voudroit bien estre toute occupée en la suavité de cette présence divine ; mais ne pouvant quelquefois s'empescher d 'estre divertie es autres facultés, elle conserve au moins la quiétude en la volonté, qui est la faculté par laquelle elle reçoit la jouissance du bien. Et notés qu'alhors la volonté retenue en quiétude par le playsir qu'elle prend en la présence divine, elle ne se remue point pour ramener les autres puissances qui s'esgarent ; d'autant que si elle vouloit entreprendre cela elle perdroit son repos, s'esloignant de son cher Bienaymé, et perdroit sa peyne de courir ça et la pour attrapper ces puissances volages, lesquelles aussi bien ne peuvent jamais estre si utilement appellees a leur devoir que par la persévé- rance de la volonté en la sainte quiétude, car petit a petit toutes les facultés sont attirées par le playsir que  Livre VI. Chapitre xi. 339 la volonté reçoit et duquel elle leur donne certains ressentimens, comme des parfums, qui les excitent a venir auprès d'elle pour participer au bien dont elle jouit.  CHAPITRE XI SUITE DU DISCOURS DES DIVERS DEGRÉS DE LA SAINTE QUIETUDE, ET d'UNE EXCELLENTE ABNEGATION DE SOY MESME QU'ON Y PRATTIQUE QUELQUEFOIS  Suivant ce que nous avons dit, la sainte quiétude a donq divers degrés : car quelquefois elle est en toutes les puissances de l'ame, jointes et unies a la volonté ; quelquefois elle est seulement en la volonté, en laquelle elle est aucunes fois sensiblement et d'autres fois imper- ceptiblement, d'autant qu'il arrive parfois que l'ame tire un contentement incomparable de sentir, par cer- taines douceurs intérieures, que Dieu luy est présent, comme il advint a sainte Elizabeth quand Nostre Dame la visita ; et d'autres fois l'ame a une certaine ardente suavité d'estre en la présence de Dieu, laquelle pour Uiors luy est imperceptible, comme il advint aux dis- ciples pèlerins qui ne s'apperceurent bonnement de l'aggreable playsir dont ilz estoyent touchés, marchans avec Nostre Seigneur, sinon quand ilz furent arrivés et qu'ilz l'eurent reconneu en la divine fraction du pain*. *Lucae,x.\iv, 31-35. Quelquefois, non seulement l'ame s'apperçoit de la présence de Dieu, mais elle l'escoute parler par certaines clartés et persuasions intérieures qui tiennent lieu de paroles. Aucunes fois elle le sent parler et luy parle réciproquement, mais si secrettement, si doucement,  34° Traitté de l'Amour de Dieu si bellement, que c'est sans pour cela perdre la sainte paix et quiétude : si que, sans se resveiller elle veille * Gant., V, 2. avec lu}^*, c'est a dire, elle veille et parle a son Bien- aymé, cœur [à cœur (i),] avec autant de suave tranquillité et de gracieux repos comme si elle sommeilloit douce- ment. Et d'autres fois elle sent parler l'Espoux, mais elle ne sçauroit luy parler, parce que l'ayse de l'ouïr ou la révérence qu'elle luy porte la tient en silence, ou bien parce qu'elle est en sécheresse et tellement alangourie d'esprit qu'elle n'a de force que pour ouïr et non pas pour parler ; comme il arrive corporellement quelquefois a ceux qui commencent a s'endormir ou qui sont gran- dement affoiblis par quelque maladie. Mays en fin, quelquefois ni elle n'oyt son Bienaymé, ni elle ne luy parle, ni elle ne sent aucun signe de sa présence, ains simplement elle sçait qu'elle est en la présence de son Dieu, auquel il plait qu'elle soit la. Imagines vous, Theotime, que le glorieux apostre saint Jean eust dormi d'un sommeil corporel sur la poitrine de son cher Seigneur en la sainte cène, et qu'il se fust endormi par le commandement d'iceluy : certes, en ce cas-la, il eust esté en la présence de son Maistre sans le sentir en façon quelcomque. Et remarqués, je vous prie, qu'il faut plus de soin pour se mettre en la présence de Dieu que pour y demeurer Ihors que l'on s'y est mis, car pour s'y mettre il faut appliquer sa pensée et la rendre actuellement attentive a cette présence, ainsy * Partie II, c. n. quc je le dis en l'Introduction* ; mais quand on s'est mis en cette présence, on s'y tient par plusieurs autres mo37ens, tandis que, soit par l'entendement, soit par la volonté, on fait quelque chose en Dieu ou pour Dieu : comme, par exemple, le regardant, ou quelque chose pour l'amour de luy ; l'escoutant, ou ceux qui parlent pour luj'' ; parlant a luy, ou a quelqu'un pour l'amour de luy, et faisant quelqu'œuvre, quelle qu'elle soit, pour son honneur et service. Ains on se maintient en la  (i) Les mots à c(£ur ont été ajoutés pour compléter la pensée et suppléer au texte évidemment fautif en cet endroit.  Livre VI. Chapitre xi. 341 présence de Dieu, non seulement l'escoutant, ou le regardant, ou luy parlant, mais aussi attendant s'il luy plaira de nous regarder, de nous parler, ou de nous faire parler a luy ; ou bien encor ne faysant rien de tout cela, mais demeurant simplement ou il luy plaist que nous soyons et parce qu'il luy plaist que nous y so3''ons. Que si, a cette simple façon de demeurer devant Dieu, il luy plaist d'adjouster quelque petit sentiment que nous sommes tout siens et qu'il est tout nostre, o Dieu, que ce nous est une grâce désirable et pretieuse ! Mon cher Theotime, prenons encor la liberté de faire cette imagination. Si une statue que le sculpteur auroit nichée dans la galerie de quelque grand prince, estoit douée d'entendement, et qu'elle peust discourir et parler, et qu'on luy demandast : O belle statue, dis moy, pcurquoy es tu la dans cette niche ? Parce, respondroit elle, que mon maistre m'y a colloquee. Et si l'on repli- quoit : Mays pourquoy y demeures tu sans rien faire ? Parce, diroit elle, que mon maistre ne m'y a pas placée affin que je fisse chose quelcomque, ains seulement aiïïn que j'y fusse immobile. Que si derechef on la pressoit en disant : Mays, pauvre statue, dequoy te sert-il d'estre la de la sorte ? Hé Dieu ! respondroit-elle, je ne suis pas icy pour mon interest et service, mais pour obéir et servir a la volonté de mon seigneur et sculpteur, et cela me suffit. Et si on rechargeoit en cette sorte : Or dis-moy donq, statue, je te prie, tu ne vois point ton maistre, et comme prens tu du contentement a le contenter ? Non certes, confesseroit elle, je ne le voy pas, car j'ay des yeux non pas pour voir, comme j'ay des pieds non pas pour marcher ; mais je suis trop contente de sçavoir que mon cher maistre me void ici et prenne playsir de m'y voir. Mays si l'on continuoit la dispute avec la statue et qu'on luy dist : Mays ne voudrois-tu pas bien avoir du mouvement pour t'appro- cher de l'ouvrier qui t'a fait, aifin de luy faire quelque autre meilleur service ? sans doute elle le nieroit et protesteroit qu'elle ne voudroit pas faire autre chose  342 Traitté de l'Amour de Dieu sinon que son maistre le voulust. Et quoy donques ! conclneroit on, tu ne desires rien sinon d'estre une immobile statue la dedans cette creuse niche ? Non certes, diroit en fin cette sage statue, non, je ne veux rien estre sinon une statue, et tous- jours dedans cette niche tandis que mon sculpteur le voudra, me conten- tant d'estre ici et ainsy, puisque c'est le contentement de celuy a qui je suis et par qui je suis ce que je suis. O vray Dieu, que c'est une bonne façon de se tenir en la présence de Dieu, d'estre et vouloir tous-jours et a jamais estre en son bon playsir ! car ainsy, comme je pense, en toutes occurrences, ouy mesme en dormant profondement, nous sommes encor plus profondement en la tressainte présence de Dieu. Ouy certes, Theotime, car si nous l'ajinons, nous nous endormons non seule- ment a sa veue mais a son gré, et non seulement par sa volonté mais selon sa volonté ; et semble que ce soit luy mesme, nostre Créateur et Sc\ilpteur céleste, qui nous jette la sur nos litz, comme des statues dans leurs niches, afftn que nous nichions dans nos litz comme les oyseaux couchent dans leurs nids ; puis a nostre resveil, si nous y pensons bien, nous treuvons que Dieu nous a tous- jours esté présent, et que nous ne nous sommes pas non plus esloignés ni séparés de luy. Nous avons donq esté la, en la présence de son bon playsir, quoy que sans le voir et sans nous en appercevoir ; si * Gen., XXVIII, i6. que nous pourrions dire, a l'imitation de Jacob * : Vrayement j'ay dormi auprès de mon Dieu et entre les bras de sa divine présence et providence, et je n'en sçavois rien. Or cette quiétude en laquelle la volonté n'agit que par un très simple acquiescement au bon playsir divin, voulant estre en l'orayson sans aucune prétention que d'estre a la veue de Dieu selon qu'il luy plaira, c'est une quiétude souverainement excellente, d'autant qu'elle est pure de toute sorte d'interest, les facultés de l'ame n'y prenant aucun contentement, ni mesme la volonté, sinon en sa suprême pointe, en laquelle elle se contente de n'avoir aucun autre contentement sinon celuj' d'estre  Livre VI. Chapitre xii. 343 sans contentement, pour l'amour du contentement et bon playsir de son Dieu, dans lequel elle se repose. Car, en somme, c'est le comble de l'amoureuse extase de n'avoir pas sa volonté en son contentement, mais en celuy de Dieu, ou de n'avoir pas son contentement en sa volonté, mais en celle de Dieu.  CHAPITRE XII  DE L'ESCOULEMENT OU LIQUEFACTION DE L'AME EN DIEU  (a) Les choses humides et liquides reçoivent aysement les figures et limites qu'on leur veut donner, d'autant qu'elles n'ont nulle fermeté ni solidité qui les arreste ou borne en elles mesmes. Mettes de (b) la liqueur dans un vaysseau, et vous verres qu'elle demeurera bornée dans les hmites du vaysseau, lequel s'il est rond ou quarré la liqueur sera de mesme, n'ayant aucune i^) limite ni figure, sinon celle du vaysseau qui la contient. L'ame n'en est pas de mesme par nature, car elle a ses figures et ses bornes propres : elle a sa figure par ses habitudes et inclinations, et ses bornes par sa propre volonté ; et quand elle est arrestee a ses incli- nations et volontés propres, nous disons qu'elle est dure, c'est a dire opiniastre, obstinée : Je vous osteray, dit Dieu*, vostre cœur de pierre, c'est a dire, je vous *Ezech.,xxxvi,  (a) [Les choses humides et liquides n'ont point de solidité et fermeté en leurs bornes ni en leur figure, ains reçoivent sans resistence les limites qu'on leur donne et l'impression des figures.. .J (b) Mettes de — ("l'eau, du vin, de l'huylc.J (i) Corrigé d'après l'Autographe. La première édition porte la leçon fautive : « aucune ni limite. »  344 Traitté de l'Amour de Dieu osteray vostre obstination. Pour faire changer de figure au caillou, au fer, au boys, il y faut la coignee, le marteau, le feu. On appelle cœur de fer, de boys ou de pierre celuy qui ne reçoit pas aysement les impressions divines, (<=) ains demeure en sa propre volonté, emmi les inclinations qui accompaignent nostre nature dépravée ; au contraire, un cœur doux, maniable et traittable est appelle un cœur fondu et liquéfié : Moti cœur, dit * Ps. XXI, 15. David* parlant en la personne de Nostre Seigneur sur la croix, mon cœur est fait comtne de la cire fondue, au milieu de mon ventre. Cleopatra, cette infâme reyne d'Egypte, voulant enchérir sur tous les excès et toutes les dissolutions que Marc Anthoine avoit fait en banquetz, fit apporter a la fin d'un festin qu'elle faysoit a son tour, un bocal de fin vinaigre, dedans lequel elle jetta une des perles qu'elle portoit en ses oreilles, estimée deux centz cinquante mille escus ; puis la perle estant résolue, fondue et liquéfiée, elle l'avala, et eust encor enseveli l'autre perle, qu'elle avoit en l'autre oreille, dans la cloaque de son vilain estomach, si * piin., Hist. nat., Lucius Plancus ne l'eust empeschee *. Le cœur du 1. IX, c. XXXV {al. . . , . Lviii). Sauveur, vraye perle onentale, uniquement unique et de prix inestimable, jette au milieu d'une mer d'aigreurs incomparables au jour de sa Passion, se fondit en soy mesme, se résolut, desfit et escoula en douleur sous l'effort de tant d'angoisses mortelles ; mays l'amour, * Gant., viii, 6. plus fort que la mort*, amoUit, attendrit et fait fondre les cœurs encor bien plus promptement que toutes les autres passions. * ibid., V, 6. Mon ame, dit l'amante sacrée*, s'est toute fondue a mesme que mon Bienaymé a 'parlé ; et qu'est ce a dire, elle s'est fondue, sinon, elle ne s'est plus contenue en elle mesme, ains s'est escoulee devers son divin  (c) les impressions divines, — fcar encor quil reçoive sans difficulté les impressions humaines ou diaboliques, cela ne luy oste pas sa dureté, ains au contraire l'endurcit davantage, puisque tout cela ne fait que confirmer l'amour propre, la volonté dépravée et les inclinations mauvaises.]  Livre VI. Chapitre xii. 345 Amant ? Dieu ordonna a Moyse qu'il parlast au rocher, et il produiroit des eaux*; ce n'est donq pas merveille * Num., xx, s. si luy mesme fit fondre l'ame de son amante Ihors qu'il luy parloit en sa douceur. Le baume* est si espais de sa * Piin., Hist. nat., nature qu'il n'est point fluide ni coulant, et plus il est u;^"' ''' '''''' ^"^' gardé plus il s'espaissit, et en fin s'endurcit devenant rouge et transparent ; mais la chaleur le dissout et rend fluide. L'amour avoit rendu l'Espoux fluide et coulant, dont l'Espouse l'appelle une huyle respandue*; et * Cant., i, 2. voyla que maintenant elle asseure qu'elle mesme est toute fondue d'amour : Mon ame, dit-elle *, s'est * Supra. escoulee Ihors que mon Bienaymé a parlé. L'amour de l'Espoux estoit dans son cœur et sous ses mam- melles comme un vin nouveau bien puissant qui ne peut estre retenu dans son tonneau, car il se respandoit de toutes pars ; et parce que l'ame suit son amour, après que l'Espouse a dit : Vos mammelles sont meil- leures que le vin, respandant des unguens pretieux, elle adjouste : Vous aves nom, huyle respandue * ; * ibid., i, i, 2. et comme l'Espoux avoit respandu son amour et son ame dans le cœur de l'Espouse, aussi l'Espouse réci- proquement verse son ame dans le cœur de l'Espoux. Et comme l'on void qu'un bornai ou costeau touché des rayons ardens, sort de soy mesme et quitte sa forme pour (d) s'escouler devers l'endroit duquel les rayons le touchent, ainsy l'ame de cette amante s'escoula du costé de la voix de son Bienaymé, sortant d'elle mesme et des Hmites de son estre naturel pour suivre Celuy qui luy parloit. Mays comme se fait cet escoulement sacré de l'ame en son Bienaymé ? Une extrême complaysance de l'amant en la chose aymee produit une certaine impuissance spirituelle qui fait que l'ame ne se sent plus aucun pouvoir de demeurer en soy mesme ; c'est pourquoy, comme un baume fondu, qui n'a plus de fermeté ni de solidité, elle se laisse aller et escouler en ce qu'elle  (d) [Fin du Ms. de ce chapitre.]  346 Traitté de l'Amour de Dieu ayme : elle ne se jette pas par manière d'eslancement ni elle ne se serre pas par manière d'union, mais elle se va doucement coulant, comme une chose fluide et liquide, dedans la Divinité qu'elle ajone. Et comme nous voyons que les nuées espaissies par le vent de midy, se fondant et convertissant en pluie ne peu- vent plus demeurer en elles mesmes, ains tumbent et s'escoulent en bas, se meslant si intimement avec la terre qu'elles destrempent qu'elles ne sont plus qu'une mesme chose avec icelle, ainsy l'ame laquelle, quoy qu'amante, demeuroit encor en elle mesme, sort par cet escoulement sacré et fluidité sainte, et se quitte soy mesme, non seulement pour s'unir au Bienaymé, mais pour se mesler toute et se destremper avec luy. Vous voyes donq bien, Theotime, que l'escoulement d'une ame en son Dieu n'est autre chose qu'une vérita- ble extase, par laquelle l'ame est toute hors des bornes de son maintien naturel, toute meslee, absorbée et engloutie en son Dieu : dont il arrive que ceux qui parviennent a ce saint excès de l'amour divin, estans par après revenuz a eux, ne voyent rien en la terre qui les contente, et vivans en un extrême anéantissement d'eux mesmes demeurent fort alangouris en tout ce qui appartient aux sens, et ont perpétuellement au cœur la maxime de la bienheureuse vierge Thérèse de Jésus : « Ce qui n'est pas Dieu ne m'est rien. » Et semble que telle fut la passion amoureuse de ce grand ami du Bienaymé, qui disoit : Je vis, mais non pas moy, ains ♦ Gaiat., II, 20. Jésus Christ vit en moy*; et : Nostre vie est cachée * Coioss., m, 3. avec Jésus Christ en Dieu*. Car dites moy, je vous prie, Theotime, si une goutte d'eau élémentaire jettee dans un océan d'eau naphe, estoit vivante et qu'elle peust parler et dire Testât auquel elle seroit, ne crieroit elle pas de grande joye : O morteJz. je vis voirement, mais je ne vis pas moy mesme, ains cet océan vit en moy et ma vie est cachée en cet abisme. L'ame escoulee en Dieu ne meurt pas ; car, comme pourroit-elle mourir d'estre abismee en la vie ? mais elle vit sans vivre en elle mesme, parce que, comme  Livre VI. Chapitre xiii. 347 les estoiles sans perdre leur lumière ne luisent plus en la présence du soleil, ains le soleil luit en elles et sont cachées en la lumière du soleil, aussi l'ame, sans perdre sa vie, ne vit plus estant meslee avec Dieu, ains Dieu vit en elle. Telz furent, je pense, les sentimens des grans bienheureux Philippe Nerius et François Xavier, quand, accablés des consolations célestes, ilz demandoyent a Dieu qu'il se retirast pour un peu d'eux, puisqu'il vouloit que leur vie parust aussi encor un peu au monde, ce qui ne se pou voit tandis qu'elle est oit toute cachée et absorbée en Dieu.  CHAPITRE XIII  DE LA BLESSEURE D'AMOUR  Tous ces motz amoureux sont tirés de la ressemblance qu'il y a entre les affections du cœur et les passions du cors. La tristesse, la crainte, l'espérance, la hayne et les autres affections de l'ame n'entrent point dans le cœur que l'amour ne les y tire après soy. Nous ne haïssons le mal sinon parce qu'il est contraire au bien que nous aymons ; nous craignons le mal futur parce qu'il nous privera du bien que nous aymons. Qu'un mal soit extrême, nous ne le haïssons néanmoins jamais, sinon a mesure que nous chérissons le bien auquel il est opposé. Qui n'ayme pas beaucoup la chose publique, ne se met pas beaucoup en peyne si elle se ruine ; qui n'ayme guère Dieu, ne hait non plus guère le péché. L'amour est la première, ains le principe et l'origine de toutes les passions ; c'est pourquoy c'est luy qui entre le premier dans le cœur, et parce qu'il pénètre et perce jusques au fin fond de la volonté ou il a son siège, on dit qu'il blesse le cœur. Il est « aigu, » dit l'apostre  348 Traitté de l'Amour de Dieu * De Cœi. Hierar., de la France *, et entre très intimement dans l'esprit. c. viijCircainitiiun. rr • • . (Vide Magist. Sent. Les autres anections entrent voirem.ent aussi, mais c'est et aUos, m locum.) ^^^ l'entremise de l'amour, car c'est luy qui, perçant le cœur, leur fait le passage ; ce n'est que la pointe du dard qui blesse, le reste aggrandit seulement la bles- seure et la douleur. Or s'il blesse, il donne par conséquent de la douleur. Les grenades, par leur couleur vermeille, par la multi- tude de leurs grains si bien serrés et rangés, et par leurs belles couronnes, représentent naifvement, ainsy * ini Reg.,xvi,i2; que dit Saint Grégoire*, la tressainte charité, toute Homil. in Ezech., •■■■, , , -r>,. , , 1. II, hom. IV. vermeille a cause de son ardeur envers Dieu, comblée de toute la variété des vertus, et qui seule obtient et porte la couronne des recompenses éternelles ; mays le suc des grenades, qui, comme nous sçavons, est si agréable aux sains et aux malades, est tellement meslé d'aigreur et de douceur, qu'on ne sçauroit discerner s'il res-jouit le goust ou bien parce qu'il a son aigreur doucette, ou bien parce qu'il a une douceur aigrette. Certes, Theotime, l'amour est ainsy aigre-doux, et tandis que nous sommes en ce monde il n'a jamais une douceur parfaittement douce, parce qu'il n'est pas parfait ni jamais purement assouvi et satisfait ; et néanmoins il ne laisse pas d'estre grandement aggreable, son aigreur afftnant la suavité de sa douceur comme sa douceur aiguise la grâce de son aigreur. Mais cela, comme se peut-il faire ? On a veu tel jeune homme entrer en conversation, libre, sain et fort g^.y, qui ne prenant pas garde a soy, sent bien, avant que d'en sortir, que l'amour se servant des regars, des maintiens, des paro- les, voire mesme des cheveux d'une imbecille et foible créature, comme d'autant de flèches, aura féru et blessé son chetif cœur en sorte que le voyla tout triste, morne et estonné. Pourquoy, je vous prie, est il triste ? c'est sans doute parce qu'il est blessé. Et qui l'a blessé ? l'amour. Mays puisque l'amour est enfant de la complaysance, comme peut il blesser et donner de la douleur ? Quel- quefois l'objet bienaymé est absent ; et Ihors, mon  Livre VI. Chapitre xiii. 349 cher Theotime, l'amour blesse le cœur par le désir qu'il excite, lequel ne pouvant estre assouvi tourmente gran- dement l'esprit. Si une abeille avoit piqué un enfant, certes, vous auries beau luy dire : ah, mon enfant, l'abeille qui t'a piqué c'est celle la mesme qui fait le miel que tu treuves si bon ; car, il est vray, diroit-il, son miel est bien doux a mon goust, mais sa piqueure est bien douloureuse, et tandis que son eguillon est dedans ma joue je ne puis m'accoyser ; et ne voyes vous pas que ma face en est toute enflée ? Theotime, certes l'amour est une complaysance, et par conséquent il est fort aggreable, pourveu qu'il ne laisse point dedans nos cœurs l'eguillon du désir ; mais quand il le laisse, il laisse avec iceluy une grande douleur. Il est vray que cette douleur provient de l'amour, et partant c'est une amiable et aymable douleur, Oyes les eslans douloureux, mais amoureux, d'un amant royal* : Mon * Ps. xu, 3, 4. ame a soif de son Dieti fort et vivant; hé, quand viendray-je et paroistray-je devant la face de mon Dieu ? Mes larmes m'ont servi de pain nuit et jour, tandis qu'on me dit : ou est ton Dieu ? Ainsy la sacrée Sulamite, toute destrempee en ses douloureuses amours, parlant aux filles de Hierusalem : Helas, dit-elle, je vous conjure, si vous rencontres mon Ami, annoncés luy ma peyne, parce que je languis toute blessée de son amour"^-. L'espérance diferee * Cant., v, 8. afflige l'ame'^. * Prov.,xiii, 12. Or, les douloureuses blesseures de l'amour sont de plusieurs sortes, i. Les premiers traitz que nous rece- vons de l'amour s'appellent blesseures, parce que le cœur qui sembloit sain, entier et tout a soy mesme tandis qu'il n'aymoit pas, commence, Ihors qu'il est atteint d'amour, a se séparer et diviser de soy mesme pour se donner a l'objet aymé : or cette division ne se peut faire sans douleur, puisque la douleur n'est autre chose que la division des choses vivantes qui se tiennent l'une a l'autre. 2. Le désir pique et blesse incessamment le cœur dans lequel il est, comme nous avons dit. 3. Mays, Theotime, parlant de l'amour sacré, il y a en  35© Traitté de l'Amour de Dieu la prattiqiie d'iceluy une sorte de blesseure que Dieu luy mesme fait quelquefois en l'ame qu'il veut grande- ment perfectionner : car il luy donne des sentimens admirables et des attraitz non pareilz pour sa souveraine bonté, comme la pressant et sollicitant de l'aymer ; et Ihors elle s'eslance de force comme pour voler plus haut vers son divin objet, mays demeurant courte parce qu'elle ne peut pas tant aymer comme elle désire, o Dieu ! elle sent une douleur qui n'a point d'égale. A mesme tems qu'elle est attirée puissamment a voler vers son cher Bienaymé, elle est aussi retenue puissam- ment et ne peut voler, comme attachée aux basses misères de cette vie mortelle et de sa propre impuis- sance ; elle désire des aysles de colombe pour voler en * Ps. Liv, 7- son repos *, et elle n'en treuve point : la voyla donq rudement tourmentée entre la violence de ses eslans et celle de son impuissance. misérable que je suis, disoit l'un de ceux qui ont expérimenté ce travail, qui * Rom., VII, 24. me délivrera du cors de cette mortalité* ? Alhors, si vous y prenes garde, Theotime, ce n'est pas le désir d'une chose absente qui blesse le cœur, car l'ame sent que son Dieu est présent, il l'a des-ja menée dans son cellier a vin, il a arboré sur son cœur V estendart de H b"*^ ''t's' t"^*^ ^'^^our*; mays quoy que des-ja il la voye toute sienne, il la presse, et descoche de tems en tems mille et mille traitz de son amour, hty monstrant par des nouveaux moyens combien il est plus aymable qu'il n'est aymé : et elle, qui n'a pas tant de force pour l'aymer que d'amour pour s'efforcer, voyant ses effortz si imbecilles en comparayson du désir qu'elle a pour aymer digne- ment Celuy que nulle force ne peut asses aymer, helas, elle se sent outrée d'un tounnent incomparable ; car, autant d'eslans qu'elle fait pour voler plus haut en son désirable amour, autant reçoit-elle de secousses de douleur. Ce cœur amoureux de son Dieu, désirant infiniment d'aymer, void bien que néanmoins il ne peut ni asses aymer ni asses désirer. Or ce désir qui ne peut reuscir est comme un dard dans le flanc d'un esprit généreux ;  Livre VI. Chapitre xiii. 351 mais la douleur qu'on en reçoit ne laisse pas d'estre aymable, d'autant que quicomque désire bien d'aymer, ayme aussi bien a désirer, et s'estimeroit le plus miséra- ble de l'univers s'il ne desiroit continuellement d'aymer ce qui est si souverainement a3miable : désirant d'aymer il reçoit de la douleur, mays aymant a désirer il reçoit de la douceur. Vray Dieu, Theotime, que vay-je dire ! Les Bien- heureux qui sont en Paradis, voyans que Dieu est encor plus aymable qu'ilz ne l'ayment, pasmeroyent et periroyent éternellement du désir de l'aymer davantage, si la tressainte volonté de Dieu n'imposoit a la leur le repos admirable dont elle jouit ; car ilz ayment si sou- verainement cette souveraine volonté, que son vouloir arreste le leur et le contentement divin les contente, acquiesçans d'estre bornés en leur amour par la volonté mesme de laquelle la bonté est l'object de leur amour. Que si cela n'estoit, leur amour seroit également déli- cieux et douloureux : délicieux pour la possession d'un si grand bien, douloureux pour l'extrême désir d'un plus grand amour. Dieu, donq, tirant continuellement, s'il faut ainsy dire, des sagettes du carquois de son infinie beauté, blesse l'ame de ses amans, leur faysant clairement voir qu'ilz ne l'ayment pas a beaucoup près de ce qu'il est aymable. Celuy des mortelz qui ne désire pas d'aymer davantage la divine Bonté, il ne l'ayme pas asses : la suffisance en ce divin exercice ne suffit pas a celuy qui s'y veut arrester comme si elle luy suffisoit.  352 Traitté de l'Amour de Dieu  CHAPITRE XIV DE QUELQUES AUTRES MOYENS PAR LESQUELZ LE SAINT AMOUR BLESSE LES CŒURS  Rien ne blesse tant nn cœur amoureux que de voir * s. Aug., Serm. i un autre cœur blessé d'amour pour luy. Le pellican * in Ps. CI. 1^^^ gçjj^ j^j^ gj^ terre, dont les serpens viennent souvent piquer ses petitz : or quand cela arrive, le pellican, comme un excellent médecin naturel, de la pointe de son bec blesse de toutes pars ces pauvres poussins, pour avec le sang faire sortir le venin que la morseure des serpens a respandu par tous les endroitz de leurs cors ; et pour faire sortir tout le venin il laisse sortir tout le sang, et par conséquent il laisse ainsj' mourir cette petite trouppe pellicane ; mais les voyans mortz il se blesse soy mesme, et respandant son sang sur eux il les vivifie d'une nouvelle et plus pure vie : son amour les a blessés, et soudain par ce mesme amour il se blesse soy mesme. Jamais nous ne blessons un cœur de la blesseure d'amour, que nous n'en soyons soudain blessés nous mesmes. Quand l'ame void son Dieu blessé d'amour pour elle, elle en reçoit soudain une réciproque bles- seure : Tu as blessé mon cœur, dit le céleste Amant * Gant., IV, 9. a sa Sulamitc * ; et Sulamite s'escrie ** : Dites a mon ■' ' ■ Bienaymé que je suis blessée d'amour. Les avettes ne blessent jamais qu'elles ne demeurent blessées a mort : voyans aussi le Sauveur de nos âmes blessé d'amour pour nous jusques a la mort, et la mort de * Philip., II, 8. la croix*, comme pourrions-nous n'estre pas ble.ssés pour luy ! mais je dis blessés d'une playe d'autant plus douloureusement amoureuse que la sienne a esté amou- reusement douloureuse, et que jamais nous ne le pouvons tant aymer que son amour et sa mort le requièrent.  Livre VI. Chapitre xiv. 353 C'est encor une autre blesseure d'amour, quand l'ame sent bien qu'elle ayme Dieu et que néanmoins Dieu la traitte comme s'il ne sçavoit pas d'estre aymé, ou comme s'il estoit en desfiance de son amour ; car alhors, mon cher Theotime, l'ame reçoit des extrêmes angoisses, luy estant insupportable de voir et sentir le seul sem- blant que Dieu fait de se desfier d'elle. Le pauvre saint Pierre avoit et sentoit son cœur tout rempli d'amour pour son Maistre, et Nostre Seigneur dissimulant de le sçavoir : Pierre, dit il *, m'aymes tu plus que ceux *joan., uit., 15-17. ci ? Hé, Seigneur, respond cet Apostre, vous sçaves que je vous ayme. Mays, Pierre, m'aymes tu P réplique le Sauveur. Mon cher Maistre, dit l'Apostre, je vous ayme certes, vo2is le sçaves. Et ce doux Maistre pour l'esprouver, et comme se desfiant d'estre aymé : Pierre, dit il, m'aymes tu ? Ah, Seigneur, vous blesses ce pauvre cœur qui, grandement affligé, s'escrie amou- reusement mais douloureusement : Mon Maistre, vous sçaves toutes choses, vous sçaves certes bien que je vous ayme. Un jour on faysoit des exorcismes sur une personne possédée, et le malin esprit estant pressé de dire quel estoit son nom : « Je suis, » respondit-il, « ce malheureux privé d'amour ; » et soudain sainte Cathe- rine de Gennes, qui estoit la présente, se sentit troubler et renverser toutes les entrailles, d'autant qu'elle avoit seulement ouï prononcer le mot de privation d'amour* : * Anon., in vita s '^ 7 ., ,. . Cath.Gen.(Pansus, car, comme les démons haïssent si fort 1 amour oivin mdc), c. xiv. qu'ilz tremblent Ihors qu'ilz en voyent le signe ou qu'ilz en oyent le nom, c'est a dire quand ilz voyent la Croix et qu'ilz oyent prononcer le nom de Jésus, ainsy ceux qui ayment fortement Nostre Seigneur trémous- sent de douleur et d'horreur quand ilz voyent quelque signe ou qu'ilz entendent quelque parole qui représente la privation de ce saint amour. Saint Pierre estoit bien asseuré que Nostre Seigneur, sachant tout, ne pouvoit pas ignorer combien il estoit aymé de luy ; mais parce que la répétition de cette demande, M'aymes tu ? a l'apparence de quelque des- fiance, saint Pierre s'en attriste grandement. Helas, 23  354 Traitté de l'Amour de Dieu cette pauvre ame qui sent bien qu'elle est résolue de plustost mourir que d'offencer son Dieu, mais ne sent pas néanmoins un seul brin de ferveur, ains au contraire une froideur extrême qui la tient toute engourdie, et si foible qu'elle tumbe a tous coups en des imperfections fort sensibles, cette ame, dis-je, Theotime, elle est toute blessée, car son amour est grandement douloureux de voir que Dieu fait semblant de ne voir pas combien elle l'ayme, la laissant comme une créature qui ne luy appartient pas ; et luy est advis qu'emmi ses defautz, ses distractions et froideurs, Nostre Seigneur descoche contre elle ce reproche : Comme peux-tu dire que tu m'a}Tnes, puisque ton ame n'est pas avec moy ? ce qui luy est un dard de douleur au travers de son cœur ; mais un dard de douleur qui procède d'amour, car si elle n'ajTnoit pas elle ne seroit pas affligée de l'appréhen- sion qu'elle a de ne pas aymer. Quelquefois cette blesseure d'amour se fait par le seul souvenir que nous avons d'avoir esté jadis sans aymer Dieu : « O que tard je vous ay aymé. Beauté antique et nouvelle ! » disoit ce Saint qui avoit esté ♦Confess. S. Aug., trente ans hérétique *. La vie passée est en horreur a " '^' ^^^ "■ la vie présente de celuy qui a passé sa vie précédente sans aymer la souveraine Bonté. L'amour mesme nous blesse quelquefois par la seule considération de la multitude de ceux qui mesprisent l'amour de Dieu, si que nous paumons de détresse pour * Ps. c.wiii, 139. ce sujet, comme faysoit celuy qui disoit * : Mon zèle, o Seigneur, m'a fait sécher de douleur parce que mes ennemis n'ont pas gardé ta loy. Et le grand saint * Chronica Fratr. François*, pensant ne point estre entendu, pleuroit un 1 in., . .c.Lxxxvi. JQ^^j.^ sanglottoit et se lamentoit si fort, qu'un bon per- sonnage l'oyant, accourut comme au secours de quel- qu'un qu'on voulut esgorger, et le voyant tout seul il luy demanda : Pourquoy cries tu ainsy, pauvre homme ? Helas, dit il, « je pleure dequoy Nostre Seigneur a tant enduré pour l'amour de nous, et personne n'y pense ! » Et ces paroles dites, il recommença ses larmes, et ce bon personnage se mit aussi a gémir et pleurer avec luy.  Livre VI. Chapitre xv. 355 Mays, comme que ce soit, cecy est admirable es bles- seures receiies par le divin amour, que la douleur en est aggreable ; et tous ceux qui la sentent y consentent, et ne voudroyent pas changer cette douleur a toute la douceur de l'univers. Il n'y a point de douleur emmi l'amour, ou s'il y a de la douleur c'est une bienaymee douleur*. Un Séraphin tenant un jour une flèche toute *s. Aug., De bono d'or, de la pointe de laquelle sortoit une petite flamme, ' "' ' ^* ^^'' il la darda dans le cœur de la bienheureuse Mère Thérèse, et la voulant retirer il sembloit a cette vierge qu'on luy arrachast les entrailles, la douleur estant si grande qu'elle n'avoit plus de force que pour jetter des foibles et petitz gemissemens ; mais douleur pourtant si aymable, qu'elle eust voulu n'en estre jamais délivrée. Telle fut la sagette d'amour que Dieu descocha dans le cœur de la grande sainte Catherine de Gennes au com- mencement de sa conversion, dont elle demeura toute changée et comme morte au monde et aux choses créées pour ne vivre plus qu'au Créateur. Le Bienaymé est un bouquet de myrrhe amere, et ce bouquet amer est réciproquement le Bienaymé, qui demeure chèrement colloque entre les tetins de la bienaymee*, c'est a dire * ^^^^■' '■ ^^• le plus aymé de tous les bienaymés.  CHAPITRE XV  DE LA LANGUEUR AMOUREUSE DU CŒUR BLESSE DE DILECTION  C'est chose asses conneiie que l'amour humain a la force, non seulement de blesser le cœur, mais de rendre malade le cors jusques a la mort ; d'autant que comme la passion et le tempérament du cors a beaucoup de pouvoir d'inchner l'ame et la tirer après soy, aussi les  356 Traitté de l'Amour de Dieu affections de l'ame ont une grande force pour remuer les humeurs et changer les qualités du cors. Mais outre cela, l'amour , quand il est véhément, porte si impé- tueusement l'ame en la chose aymee et l'occupe si fortement, qu'elle manque a toutes ses autres opérations, tant sensitives qu'intellectuelles ; si que, pour nourrir cet amour et le seconder, il semble que l'ame aban- donne tout autre soin, tout autre exercice et soy mesme * In Sympos., post eucores : dont Platon a dit* que l'amour estoit « pauvre, deschiré, nud, deschaux, chetif, sans mayson, couchant dehors sur la dure, es portes, tous-jours indigent. » Il est « pauvre, » parce qu'il fait quitter tout pour la chose aymee ; il est « sans mayson, » parce qu'il fait sortir l'ame de son domicile pour suivre tous-jours celuy qui est aymé ; il est « chetif, » pasle, maigre et desfait, parce qu'il fait perdre le sommeil, le boire et le manger ; il est « nud et deschaux, « parce qu'il fait quitter toutes autres affections pour prendre celles de la chose aymee ; il couche « dehors sur la dure, » parce qu'il fait demeurer a descouvert le cœur qui ayme, luy faisant manifester ses passions par des souspirs, plaintes, louanges, soupçons, jalousies ; il est tout estendu comme un gueux « aux portes, » parce qu'il fait que l'amant est perpétuellement attentif aux yeux et a la bouche de la chose qu'il ayme, et tous- jours attaché a ses oreilles pour luy parler et mendier des faveurs desquelles il n'est jamais assouvi : or, les yeux, les oreilles et la bouche sont les portes de l'ame. Et en fin c'est sa vie que d'estre « tous-jours indigent, » car si une fois il est rassasié il n'est plus ardent, et par conséquent il n'est plus amour. Certes, je sçai bien, Theotime, que Platon parloit ainsy de l'amour abject, vil et chetif des mondains, mays néanmoins ces propriétés ne laissent pas de se treuver en l'amour céleste et divin ; car, voyes un peu ces premiers maistres de la doctrine chrestienne, c'est a dire ces premiers docteurs du saint amour evangehque, et oyes ce que disoit l'un d'entr'eux qui avoit le plus eu * I Cor., IV, II, 13. de travail : Jusques a maintenant, dit-il*, nous avons faim et soif, et sommes nuds, et sommes souffletés,  Livre VI. Chapitre xv. 357 et sommes vagabonds; nous sommes rendus comme les hallieures de ce monde et comme la racleure et peleure de tous. Comme s'il disoit : Nous sommes tellement abjectz, que si le monde est un palais nous en sommes estimés les hallieures; si le monde est une pomme nous en sommes la racleure. Qui les avoit réduit, je vous prie, a cet estât sinon l'amour ? Ce fut l'amour qui jetta saint François nud devant son Evesque et le fit mourir nud sur la terre, ce fut l'amour qui le fit mendiant toute sa vie ; ce fut l'amour qui envoya le grand François Xavier, pauvre, indigent, deschiré, ça et la parmi les Indes et entre les Japponois ; ce fut l'amour qui réduisit le grand Cardinal saint Charles, Archevesque de Milan, a cette extrême pauvreté, parmi toutes les richesses que sa naissance et sa dignité luy donnoyent, que, comme dit cet éloquent orateur d'Italie, monseigneur Panigarole*, il estoit comme un chien en *Orat. in Card. " " ^ Borromeo (i). la mayson de son maistre, ne mangeant qu un peu de pain, ne beuvant qu'un peu d'eau et couchant sur un peu de paille. Oyons, de grâce, la sainte Sulamite *, comme elle * Cant., i, 4, 5. s'escrie presque en cette sorte : Quoy que, a rayson de miUe consolations que mon amour me donne, je sois plus belle que les riches tentes de mon Salomon, je veux dire plus belle que le Ciel qui n'est qu'un pavillon inanimé de sa majesté royale, puisque je suis son pavillon animé, si suis-je néanmoins toute noyre, des- chiree, poudreuse et toute gastee de tant de blesseures et de coups que ce mesme amour me donne. Hé, 71e prenes pas garde a mon teint, car je suis voirement brune, d'autant que mon Bienaymé, qui est mon soleil, a dardé les rayons de son amour sur moy ; rayons qui esclairent par leur lumière, mais qui par leur ardeur m'ont rendue haslee et noyrastre, et me touchant de leur splendeur ilz m'ont ostee ma couleur.  (i) Panigarola Francesco, milanais, Mineur observantin, Evêque d'Asti (1543-1594). Oratione di R. P. Frate Fr. Panigarola, Minore asservante, in morte e sopra il corpo dell'Ill. Carlo Borromeo. Roma, mdlxxxv.  358 Traitté dk l'Amour de Dieu La passion amoureuse me fait trop heureuse de me donner un tel Espoux comme est mon Roy,, mais cette mesme passion qui me tient lieu de mère, puisqu'elle seule m'a mariée et non mes mérites, elle a des autres enfans qui me donnent des assautz et des travaux nom- pareilz, me reduisans a telle langueur, que comme d'un costé je ressemble une reyne qui est au costé de son roy, aussi de l'autre je suis comme une vigneronne qui dans une chetifve cabanne garde une vigne, et une vigne encor qui n'est pas sienne. Certes, Theotime, quand les blesseures et playes de l'amour sont fréquentes et fortes, elles nous mettent en langueur et nous donnent la bien aymable maladie d'amour. Oui pourroit jamais descrire les langueurs amoureuses des saintes Catherines de Sienne et de Gennes, ou de sainte Angele de Foligni, ou de sainte Christine, ou de la bienheureuse Mère Thérèse, ou de saint Bernard, ou de saint François ? Et quant a ce dernier, sa vie ne fut autre chose que larmes, souspirs, plaintes, langueurs, definemens, pasmaysons amoureu- ses ; mais rien n'est si admirable en tout cela, que cette admirable communication que le doux Jésus luy fit de ses amoureuses et pretieuses douleurs, par l'impression *s.Bonavent.,vita de ses playcs et stigmates*. Theotime, j'ay souvent ' " ■ considéré cette merveille, et en ay fait cette pensée. Ce grand serviteur de Dieu, homme tout seraphique, voyant la vive image de son Sauveur crucifié, efïîgiee en un Séraphin lumineux qui luy apparut sur le mont Alverne, il s'attendrit plus qu'on ne sçauroit imaginer, saisi d'une consolation et d'une compassion souveraine ; car regardant ce beau miroiier d'amour que les Anges * I Pétri, I, 12. ne se peuvent jamais assouvir de regarder"*, helas, il pasmoit de douceur et de contentement ! Mais voyant aussi d'autre part la vive représentation des playes et blesseures de son Sauveur crucifié, il sentit en son ame * Lucae, 11, 35. ce glaive * impiteux qui transperça la sacrée poitrine de la Vierge Mère au jour de la Passion, avec autant de douleur intérieure que s'il eust esté crucifié avec son cher Sauveur. O Dieu, Theotime, si l'image d'Abraham  Livre VI. Chapitre xv. 359 eslevant le coup de la mort sur son cher unique pour le sacrifier, image faite par un peintre mortel, eut bien le pouvoir toutefois d'attendrir et faire pleurer le grand saint Grégoire, Evesque de Nisse, toutes les fois qu'il la regardoit *, hé, combien fut extrême l'attendrisse- *Orat. de Deit. Fii. ment du grand saint François, quand il vid l'image de ûnem!"^" ^''' ''^''^"^ Nostre Seigneur se sacrifiant soy mesme sur la croix ! image que non une main mortelle, mais la main mais- tresse d'un Séraphin céleste avoit tirée et effigiee sur son propre original, représentant si \'ivement et au naturel le divin Roy des Anges, meurtri, blessé, percé, froissé, crucifié. Cette ame donques, ainsy amollie, attendrie et pres- que toute fondue en cette amoureuse douleur, se treuva par ce moyen extrêmement disposée a recevoir les impressions et marques de l'amour et douleur de son souverain Amant. Car la mémoire estoit toute des- trempee en la souvenance de ce divin amour ; l'imagina- tion appliquée fortement a se représenter les blesseures et meurtrisseures que les yeux regardoyent alhors si parfaitement bien exprimées en l'image présente ; l'en- tendement recevoit les espèces infiniment vives que l'imagination luy fournissoit, et en fin l'amour employoit toutes les forces de la volonté pour se complaire et conformer a la Passion du Bienaymé : dont l'ame sans doute se treuvoit toute transformée en un second Cru- cifix. Or l'ame, comme forme et maistresse du cors, usant de son pouvoir sur iceluy, imprima les douleurs des playes dont elle estoit blessée, es endroitz corres- pondans a ceux esquelz son Amant les avoit endurées. L'amour est admirable pour aiguiser l'imagination affin qu'elle pénètre jusques a l'extérieur : les brebis de Laban, eschauffees d'amour, eurent l'imagination si forte qu'elle porta coup sur les petitz aigneletz desquelz elles estoyent pregnes, pour les faire blancz ou tachetés, selon les baguettes qu'elles regardèrent dans les canaux esquelz on les abbreuvoit* ; et les femmes grosses, ayant * Gen., xxx, 38,39. l'imagination aâînee par l'amour, impriment ce qu'elles désirent es cors de leurs enfans ; une imagination  * ^  360 Traitté de l'Amour de Dieu puissante fait blanchir un homme en une nuit, détraque sa santé et toutes ses humeurs. L'amour donq fit passer les tourmens intérieurs de ce grand amant saint François jusques a l'extérieur, et blessa le cors d'un mesme dard de douleur duquel il avoit blessé le cœur. Mais de faire les ouvertures en la chair par dehors, l'amour qui estoit dedans ne le pouvoit pas bonnement faire : c'est pourquoy l'ardent Séraphin venant au secours, darda des rayons d'une clarté si pénétrante, qu'elle fit réellement les playes extérieures du Crucifix, en la chair, que l'amour avoit imprimées intérieurement en l'ame. Ainsy le Séraphin, voyant Isaïe n'oser entreprendre de parler, d'autant qu'il sentoit ses lèvres souillées, vint au nom de Dieu luy toucher et espurer les lèvres avec un charbon pris sur l'autel, is., VI, 5-7. secondant en cette sorte le désir d'iceluy*. La mirrhe produit sa stacte et première hqueur comme par manière de sueur et de transpiration, mais aifin qu'elle jette bien tout son suc il la faut ayder par l'incision : de mesme, l'amour divin de saint François parut en toute sa vie comme par manière de sueur, car il ne respiroit en toutes ses actions que cette sacrée dilection ; mais pour en faire paroistre tout a fait l'incomparable abondance, le céleste Séraphin le vint inciser et blesser, et affin que l'on sceust que ces playes estoyent playes de l'amour du Ciel, elles furent faittes, non avec le fer, mays avec des rayons de lumière. O vray Dieu, Theotime, que de douleurs amoureuses et que d'amours douloureuses ! car non seulement alhors, mays tout le reste de sa vie, ce pauvre Saint alla tous-jours traisnant et languissant, comme bien malade d'amour. Le bienheureux Philippe Nerius, aagé de quatre vingtz ans, eut une telle inflammation de cœur pour le divin amour, que la chaleur se faysant faire place aux costes, les eslargit bien fort et en rompit la quatriesme et cin- quiesme, affin qu'il peust recevoir plus d'air pour se rafraîchir. Le bienheureux Stanislas Koska, jeune garçon de quatorze ans, estoit si fort assailH de l'amour de son Sauveur, que maintefois il tumboit en défaillance tout  Livre VI. Chapitre xv. 361 pasmé, et estoit contraint d'appliquer sur sa poitrine des linges trempés en l'eau froide, pour modérer la violence de l'ardeur qu'il sentoit. Et en somme, comme penses-vous, Theotime, qu'une ame qui a une fois un peu a souhait tasté les consola- tions divines, puisse vivre en ce monde meslé de tant de misères, sans douleur et langueur presque perpé- tuelle ? On a maintefois ouy ce grand homme de Dieu, François Xavier, lançant sa voix au Ciel, Ihors qu'il croyoit estre bien solitaire, en cette sorte : Hé, mon Seigneur, non, de grâce, ne m'accables pas d'une si grande affluence de consolations ; ou si par vostre infinie bonté il vous plaist me faire ainsy abonder en dehces, tirés-moy donq en Paradis, car, qui a une fois bien gousté en l'intérieur vostre douceur il luy est force de vivre en amertume tandis qu'il ne jouit pas de vous *. * TurseUin., vita Quand donques Dieu a donné un peu largement de ses v'i, c, v.' divines douceurs a une ame et qu'il les luy oste, il la blesse par cette privation, et elle par après demeure languissante, souspirant avec David : Helas, quand viendra le jour Que la douceur d'un retour M'ostera cette souffrance* ! * Ps. xli, 3. et avec le grand Apostre* : moy, misérable homme, * Rom., vu, 24. qui me délivrera du cors de cette mortalité!  FIN DU SIXIESME LIVRE  TABLE DES MATIÈRES  Introduction v Avis au Lecteur xcvi  Orayson dedicatoire i Préface 3  LIVRE PREMIER  CONTENANT UNE PREPARATION A TOUT LE TRAITTÉ Chap. 1er — Que pour la beauté de la nature humaine Dieu a donné le gouvernement de toutes les facultés dy l'ame a la volonté 23 Chap. II — Comme la volonté gouverne diversement les puissances de l'ame 26 Chap. III — Comme la volonté gouverne l'appétit sensuel 28 Chap. IV — Que l'amour domine sur toutes les affections et passions, et que mesme il gouverne la volonté, bien que la volonté ait aussi domi- nation sur luy 32 Chap. V — Des affections de la volonté 35 Chap. VI — Comme l'amour de Dieu domine sur les autres amours 38 Chap. VII — Description de l'amour en gênerai 40 Chap. VIII — Quelle est la convenance qui excite l'amour. 47 Chap. IX — Que l'amour tend a l'union -50 Chap. X — Que l'union a laquelle l'amour prétend est spirituelle 54  364 Traitté de l'Amour de Dieu Chap. XI — Qu'ily a deux portions en l'ame, et comment 62 Chap. XII — Qu'en ces deux portions de l'ame il y a qua- tre differens degrés de rayson 67 Chap. XIII — De la différence des amours 70 Chap. XIV — Que la charité doit estre nommée amour. 72 Chap. XV — De la convenance qui est entre Dieu et l'homme 74 Chap. XVI — Que nous avons une inclination naturelle d'aymer Dieu sur toutes choses 77 Chap. XVII — Que nous n'avons pas naturellement le pou- voir d'aymer Dieu sur toutes choses. , . 80 Chap. XVIII — Que l'inclination naturelle que nous avons d'aymer Dieu n'est pas inutile 83  LIVRE SECOND HISTOIRE DE LA GENERATION ET NAISSANCE CELESTE DU DIVIN AMOUR Chap. I^"" — Que les perfections divines ne sont qu'une seule mais infinie perfection 87 Chap. II — Qu'en Dieu il n'y a qu'un seul acte qui est sa propre Divinité 90 Chap. III — De la Providence divine en gênerai 94 Chap. IV — De la providence surnaturelle que Dieu exerce envers les créatures raysonnables 99 Chap. V — Que la Providence céleste a prouveu aux hommes une rédemption très abondante. 102 Chap. VI — De quelques faveurs spéciales exercées en la rédemption des hommes par la divine Providence 105 Chap. VII — Combien la Providence sacrée est admirable en la diversité des grâces qu'elle distribue aux hommes 108 Chap. VIII — Combien Dieu désire que nous l'aymions. m Chap. IX — Comme l'amour étemel de Dieu envers nous prévient nos cœurs de son inspiration afiÉin que nous l'aymions 115  Table des Matières 365 Chap. X — Que nous repoussons bien souvent l'inspira- tion et refusons d'aymer Dieu 118 Chap. XI — Qu'il ne tient pas a la divine Bonté que nous n'ayons un très excellent amour 121 Chap. XII — Que les attraitz divins nous laissent en pleine liberté de les suivre ou les repousser... 125 Chap. XIII — » Des premiers sentimens d'amour que les attraitz divins font en l'ame, avant qu'elle ayt la foi 129 Chap. XIV — Du sentiment de l'amour divin qui se reçoit par la foy 133 Chap. XV — Du grand sentiment d'amour que nous rece- vons par la sainte espérance 136 Chap. XVI — Comme l'amour se prattique en l'espérance 139 Chap. XVII — Que l'amour d'espérance est fort bon, quoy qu'imparfait 143 Chap. XVIII — Que l'amour se prattique en la pénitence : et premièrement, qu'il y a diverses sortes de pénitences 146 Chap. XIX — Que la pénitence sans l'amour est impar- faite 151 Chap. XX — Comme le meslange d'amour et de douleur se fait en la contrition 153 Chap. XXI — Comme les attraitz amoureux de Nostre Sei- gneur nous aydent et accompagnent jus- ques a la foy et la charité 159 Chap. XXII — Briefve description de la charité 163  LIVRE TROISIESME  DU PROGRES ET PERFECTION DE L AMOUR  Chap. I^"" — Que l'amour sacré peut estre augmenté de plus en plus en un chacun de nous 167 Chap. II — Combien Nostre Seigneur a rendu aysé l'ac • croissement de l'amour 170 Chap. III — Comme l'ame estant en charité fait progrès en icelle 174 Chap. rv — De la sainte persévérance en l'amour sacré, 180  366 Traitté de l'Amour de Dieu Chap. V — Que le bonheur de mourir en la divine cha- rité est un don spécial de Dieu 184 Chap. VI — Que nous ne sçaurions parvenir a la parfaite union d'amour avec Dieu en cette vie mortelle 187 Chap. VII — Que la charité des Saintz eu cette vie mortelle égale, voire surpasse quelquefois celle des Bienheureux 189 Chap. VIII — De l'incomparable amour de la Mère de Dieu Nostre Dame 191 Chap. IX — Préparation au discours de l'union des Bien- heureux avec Dieu 195 Chap. X — Que le désir précèdent accroistra grandement l'union des Bienheureux avec Dieu .... 198 Chap. XI — De l'union desespritz bienheureux avecDieu en la vision de la Divinité 200 Chap. XII — De l'union éternelle des espritz bienheureux avec Dieu en la vision de la naissance éter- nelle du Filz de Dieu 203 Chap. XIII — De l'union des espritz bienheureux avec Dieu en la vision de la production du Saint Es- prit 206 Chap. XIV — Que la sainte lumière de la gloire servira a l'union des espritz bienheureux avec Dieu 209 Chap. XV — Que l'union des Bienheureux avecDieu aura des difîerens degrés 211  LIVRE QUATRIESME DE LA DECADENCE ET RUINE DE LA CHARITÉ Chap. I^r — Que nous pouvons perdre l'amour de Dieu tandis que nous sommes en cette vie mor- telle 215 Chap. II — Durafroidissement de l'ame en l'amour sacré 218 Chap. III — Comme on quitte le divin amour pour celuy des créatures 222 Chap. IV — Que l'amour sacré se perd en un moment. . . 225  Table des Matières 3^7 Chap. V — Que la seule cause du manquement et rafroi- dissement de la charité est en la volonté des créatures 228 Chap. VI — Que nous devons reconnoistre de Dieu tout l'amour que nous luy portons 231 Chap. VII — Qu'il faut éviter toute curiosité et acquiescer humblement a la très sage providence de Dieu 236 Chap. VIII — Exhortation a l'amoureuse sousmission que nous devons aux decretz de la Providence divine ^4^ Chap. IX — D'un certain reste d'amour lequel demeure maintefois en l'ame qui a perdu la sainte charité ^45 Chap. X — Combien cet amour imparfait est dangereux 248 Chap. XI — Moyen pour reconnoistre cet amour imparfait 251  LIVRE CINQUIESME DES DEUX PRINCIPAUX EXERCICES DE l'AMOUR SACRÉ QUI SE FONT PAR COMPLAYSANCE ET BIENVEUILLANCE Chap. I«f — De la sacrée complaysance de l'amour.et pre- mièrement en quoy elle consiste 255 Chap. II — Que par la sainte complaysance nous sommes rendus comme petitz enfans aux mammel- les de Nostre Seigneur 259 Chap. III Que la sacrée complaysance donne nostre cœur a Dieu et nous fait sentir un perpé- tuel désir en la jouissance 263 Chap. IV — De l'amoureuse condoléance par laquelle la complaysance de l'amour est encor mieux déclarée • • "^^ Chap. V — De la condoléance et complaysance de l'a- mour en la Passion de Nostre Seigneur ... 272 Chap. VI — De l'amour de bienveu illance que nous exer- çons envers Nostre Seigneur par manière de désir ■^^S  368 Traitté de l'Amour de Dieu Chap. VII — Comme le désir d'exalter et magnifier Dieu nous sépare des playsirs inférieurs et nous rend attentifs aux perfections divines.. 278 Chap. VIII — Comme la sainte bienveuillance produit la louange du divin Bienaymé 281 Chap. IX — Comme la bienveuillance nous fait appeller toutes les créatures a la louange de Dieu . 286 Chap. X — Comme le désir de louer Dieu nous fait aspi- rer au Ciel 289 Chap. XI — Comme nous prattiquons l'amour de bien- veuillance es louanges que nostre Redemp- reur et sa Mère donnent a Dieu 292 Chap. XII — De la souveraine louange que Dieu se donne a soy mesme, et de l'exercice de bienveuil- lance que nous faisons en icelle 296  LIVRE SIXIESME DES exercices DU SAINT AMOUR EN I 'ORAYSON Chap. I^'' — Description de la théologie mystique qui n'est autre chose que l'orayson 301 Chap. II — De la méditation, premier degré de l'orayson ou théologie mystique 306 Chap. III — Description de la contemplation, et de la pre- mière différence qu'il y a entre icelle et la méditation 312 Chap. IV ■ — Qu'en ce monde l'amour prend sa naissance, mais non pas son excellence, de la connois- sance de Dieu 314 Chap. V — Seconde différence entre la méditation et contemplation 318 Chap. VI — Que la contemplation se fait sans peyne, qui est la troisiesme différence entre icelle et la méditation 322 Chap. VII — Du recueillement amoureux de l'ame en la contemplation 326 Chap. VIII — Du repos de l'ame recueillie en son Bienaymé 330 Chap. IX — Comme ce repos sacré se prattique 333  Table des Matières 369 Chap. X — De divers degrés de cette quiétude, comme il la faut conserver 336 Chap, XI — Suite du discours des divers degrés de la sainte quiétude, et d'une excellente abné- gation de soy raesme qu'on y prattique quelquefois 339 Chap. XII — De l'escoulement ou liquéfaction de l'ame en Dieu 343 Chap. XIII — De la blesseure d'amour 347 Chap. XIV — De quelques autres moyens par lesquelz le saint amour blesse les coeurs 352 Chap. XV — De la langueur amoureuse du cœur blessé de dilection 355  Annecy, Imprimé par F. Abry et Cie. 1942.  BX 1750 :n 1892 v.^ SMC Francis, Oeuvres de saint François de Sales, eveque de Genève et d Edition complète d'après les autographes et les éditions OriaTnalP.<; pnrirhiP de^ nnmh r