;cO  icr la   ŒUVRES  DE  l: AINT FRANÇOIS DE SALES ÉVÊaUE ET PRINCE DE GENÈVE ET DOCTEUR DE l'ÉGLISE  ÉDITION COMPLÈTE d'après les autographes et les éditions originales ENRICHIE DE NOMBREUSES PIÈCES INEDITES DÉDIÉE A N. S. P. LE PAPE LÉON XIII ET HONORÉE d'uN BREF DE SA SAINTETÉ PUBLIÉE SUR l'invitation DE M'^» ISOARD, ÉvÊQUE d'aNNECY, PAR LES SOINS DES RELIGIEUSES DE LA VISITATION DU 1=" MONASTÈRE d'aNNEGY  TOME m. INTRODUCTION A LA VIE DEVOTE  ANNECY IMPRIMERIE J. NIÉRAT  MDCCCXCIII  Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa  http://www.archive.org/details/oeuvresdesaintfr03fran  ŒUVRES  SAINT FRANÇOIS DE SALES  EVEQUE ET PRINCE DE GENEVE  DOCTEUR DE L'ÉGLISE  TOME TROISIÈME  INTRODUCTION  A LA VIE DEVOTE  Propriété  Genève. —H. TREMBLEY, Libraire, rue Corraterie, 4 Dépositaire principal Annecy. — ABRY, Libraire, rue de l'Évêché, 3 Paris. — Victor LECOFFRE, rue Bonaparte, 90 Lyon. — Emmanuel VITTE, Place Bellecour, 3 Bru.xelles. — SOCIÉTÉ BELGE DE LIBRAIRIE, Rue Treurenberg, 16.  -— ■>' —  Hii iiiBanifwiii  hvm. ' -i,j,.       I  1  C>,  1^  P -r î.  55  ŒUVRES  DE  SAINT FRANÇOIS DE SALES ÉVÊaUE ET PRINCE DE GENÈVE  ET  DOCTEUR DE l'ÉGLI  SE  ÉDITION COMPLÈTE d'après les autographes et les éditions originales ENRICHIE DE NOMBREUSES PIÈCES INÉDITES DÉDIÉE A N. S. P. LE PAPE LÉON XIII ET HONORÉE d'uN BREF DE SA SAINTETÉ PUBLIÉE SUR L'INVITATION DE M- ISOARD, ÉVÊQUE d'aNNECY, PAR LES SOINS DES RELIGIEUSES DE LA VISITATION DU I=R MONASTÈRE d'aNNECY  ANNECY IMPRIMERIE J. NIÉRAT 7, RUE ROYALE, 7 MDCCCXCIII Droits de traduction et de reproduction réserves  PREFACE DE l'édition de i8g^  Entre tous les Saints qui ont illustré l'Eglise de Dieu, il en est peu à qui l'on puisse appliquer plus justement qu'à saint François de Sales l'éloge que le Sauveur du monde faisait de son Précurseur : Il est une lampe ardente et brillante. Eclairer les esprits en leur mon- trant la vérité, réchauffer les cœurs en les pénétrant de la charité, telle fut la double mission de notre Saint. La conversion du Chablais, qui s'achevait en 1598, réalisait surtout la première partie de cette mission : l'Apôtre avait ramené au bercail les brebis errantes, et trois années encore furent consacrées à l'affermissement de ce retour. Cette grande œuvre terminée, il reporta ses sollicitudes sur le troupeau fidèle, et s 'animant des sentiments qui inspiraient la parole du souverain Pasteur : Je sttis venu afin qu'elles aient la vie, et qu'elles l'aient plus abondamment , il ouvrit aux âmes les pâturages de la vraie et solide piété, presque inexplorés à cette époque, tant on méconnaissait les vraies notions de l'ascétisme chrétien. Il importait donc d'en rappeler les principes traditionnels, en les ap- pliquant d'une manière pratique et persuasive aux besoins du moment. Deux monuments de polémique religieuse, Les Con- troverses et la Défense de l'Estendart de la sainte Croix, marquent la première période des travaux apos- toliques de saint François de Sales. Son épiscopat est  VI Préface de l'Edition de 1893 également illustré par la publication de deux impéris- sables ouvrages, qui résument tous les enseignements ascétiques et mystiques du saint Docteur : Vlntroductton à la Vie dévote et le Traité de V Amour de Dieu. Le premier de ces chefs-d'œuvre est l'objet de cette étude, et sera successivement considéré au point de vue historique et sous les traits divers qui le caractérisent.  Aperçu historique sur l'Introduction à la Vie dévote  L'origine de V Introduction, les diverses questions qui se rattachent à la composition et à la publication de ce précieux ouvrage : tels sont les points auxquels nous allons consacrer quelques développements.  I I. — Origine de l'Introduction C'est dans le caractère et le génie de saint François de Sales, c'est dans son cœur surtout qu'il faut chercher la véritable origine et comme la préparation éloignée de Vlntroduction à la Vie dévote. Rempli de la science du salut, embrasé de charité et de zèle, notre Saint éprouvait le besoin de communiquer à d'autres les dons célestes que Dieu lui avait si largement départis. Comment , en effet , un cœur tel que le sien n'eût-il pas été ému de pitié en voyant tant d'âmes « capables de Dieu, s'amuser a chose moindre », parce que nulle voix autorisée ne répondait à leur cri de détresse : Qui nous montrera le bien ?  Préface de l'Edition de 1893 vu Les conditions particulières au milieu desquelles s^écoula l'existence de notre Saint peuvent être consi- dérées comme la cause immédiate de la production du livre qui nous occupe, et le séjour que fit à Paris, en 1602, le jeune coadjuteur de Genève, dut avoir une influence spéciale sur cette production. La « damoyselle Acarie », de BéruUe, Gallemand, Beaucousin, de Soul- four, Duval, de Bretigni formaient une école de spiri- tualité qui répandait un grand éclat et produisait de hautes vertus. L'Apôtre du Chablais, dont la réputation se répandit bientôt dans toute la capitale, entra prompte- ment en rapports avec ces personnages éminents, et, s'il n'eut pas à diriger les maîtres, du moins il conseilla les disciples, qui recouraient en grand nombre aux lumières de sa sagesse et de son expérience. Alors surtout le Saint dut profondément sentir quelle lacune laissait pour la direction des âmes l'absence d'un traité qui réunît sous une forme concise et pra- tique les principes de la vie intérieure, et en facilitât l'application dans toutes les positions sociales. Sans doute, on pouvait étudier ces principes dans la Sainte- Ecriture, les écrits des Pères et même dans quelques auteurs contemporains du saint Evêque de Genève. Mais ils y sont contenus comme l'or à l'état de minerai : restait à extraire le métal, le débarrasser de tout alliage, le fondre, le polir; en un mot, il fallait, pour ainsi dire, dégager l'essence même de tant d'éléments divers. La nécessité s'imposait; aussi, dès cette année 1602, le Saint coordonnait les premiers matériaux qui devaient plus tard contribuer à la composition de son livre. Dans une lettre écrite en 1604 à Rose Bourgeois, ab- besse du Puy d'Orbe, après lui avoir parlé de la paix de l'âme, il ajoute ces paroles remarquables : « Si j'avois « icy mes papiers, je vous envoyerois un traitté que je « fis a Paris, pour ce sujet, en faveur d'une fille spiri- « tuelle, et religieuse d'un digne Monastère, qui en « avoit besoin et pour soy et pour les autres. » Le nom de l'abbesse du Puy d'Orbe rappelle le souve- nir du Carême prêché à Dijon en 1604 et des relations  VIII Préface de l'Edition de 1893 qui s'établirent dès lors entre l'Evêque de Genève et M'"^ de Chantai. Toutefois, la pieuse Baronne ne fut pas seule à bénéficier du zèle de son saint Directeur ; d'autres âmes encore devinrent l'objet de ses sollici- tudes paternelles. Outre Rose Bourgeois, il faut nom- mer ici M™* Brulart sa sœur, et 31'"* de Villers, qui, après avoir reçu de vive voix les conseils de saint Fran- çois de Sales, continuèrent avec lui une correspondance active de 1604 à 1608. Les lettres qu'il adressait à M""* de Chantai et à ses pieuses amies n'étaient pas seu- lement des règles de direction appliquées aux besoins particuliers de chacune d'elles : tout en leur recomman- dant la lecture des saints Pères , des livres de sainte Térèse, de Louis de Grenade, du Combat spirituel, il leur envoyait un certain nombre de documents qu'elles devaient se communiquer mutuellement. Ces écrits se retrouvent tous dans V Introduction : ils comprennent l'exercice du matin, le règlement de la journée, plusieurs considérations sur la perfection de la vie chrétienne, sur l'humilité, la douceur, la viduité, mais spécialement sur la méditation et l'oraison. Il est intéressant de cons- tater ici l'exposition des principes appliqués plus tard dans le livre qui nous occupe, et de montrer que la plupart des précieux enseignements qu'il renferme avaient été depuis longtemps mûris dans l'esprit de leur Auteur et employés avec succès avant même de recevoir leur forme spéciale et définitive. Nous ne craignons donc pas de démentir certains his- toriens, d'après lesquels V Introduction aurait été com- posée principalement, ou même uniquement, à la prière de Henri IV. Ce prince, il est vrai, pressa le saint Evê- que de consacrer les dons exceptionnels qu'il avait reçus de Dieu à frayer aux âmes les voies de la solide piété. La déposition de Deshayes à ce sujet est d'un haut intérêt et on nous saura gré de la reproduire ici in extenso. « Sur la bonne opinion qu'avoit le feu Roy de la saincteté du bien-heureux Prélat, il me commanda de luy escripre de sa part qu'il voyoit beaucoup de ses subjectz vivre avec toute sorte de liberté, disans  Préface de l'Edition de 1893 ix que la bonté et grandeur de Dieu ne prenoit pas garde de si près aux actions des hommes, ce qu'il blasmoit grandement ; mais qu'il y en avoit d'aultres aussy en grand nombre qui avoient une si basse opinion de Dieu , qu'ilz croyoient qu'il fut tousjours prest à les surprendre, et n'attendoit que l'heure qu'ilz fussent tom- bez en quelque légère faulte pour les perdre éternelle- ment : ce qu'il n'approuvoit pas, et qu'il desiroit qu'entre ces deux extremitez, le Serviteur de Dieu, qui estoit destiné pour prescher en ceste ville, instruisist ses sub- jectz et les esloignast de ces extremitez par ses prédica- tions et conférences, et encores par les œuvres qu'il feroit imprimer... Et moy, obéissant au commandement du Roy, fis entendre toutes ces choses au Serviteur de Dieu, qui m'envoya une lettre pour sa Majesté, par laquelle il l'asseura qu'il ne manqueroit en ses prédica- tions et dans les livres qu'il feroit imprimer, d'instruire le mieux qu'il pourroit ses subjectz, les esloignant à son possible des extremitez vitieuses (0. » Quelle que soit l'importance de ce témoignage, il ne suffit pas à prouver que la première idée de V Introduc- tion à la Vie dévote ait été inspirée à son Auteur par Henri IV, et moins encore que le livre ait été composé sur son ordre. Si ce grand monarque avait donné une injonction positive ou même fait une invitation expresse, comment supposer que notre Saint eût différé six ans d'y répondre ? Il s'agissait donc d'un simple souhait. Toutefois, un tel souhait venu de si haut dut stimuler le zèle de l'Apôtre, et hâter l'exécution d'un projet qu'il ne perdait pas de vue, ainsi que le prouve ce passage d'une lettre à Deshayes, en date du 16 janvier 1604; lui annonçant qu'il va prêcher le Carême à Dijon, il ajoute : « estudiant tous-jours en théologie, comme il a pieu au « Roy de me faire resouvenir. » On ne saurait non plus admettre que les relations de notre Saint avec M""^ de Charmoisy et les instances du  (i) Beafific. et Canonii;. Franc, de Sales, Processus remissorialis Parisi- ensis, ad art. 51.  X Préface de l'Edition de 1893 P. Fourier(i) pour obtenir que les conseils donnés à cette âme choisie fussent mis à la portée de tous , aient été la cause principale de la rédaction de V Introduction à la Vie dévote. Ce que dit saint François de Sales à ce sujet dans sa Préface et dans une lettre écrite en 1609 à l'Archevêque de Vienne, n'est que l'effet de l'humble coutume qu'il avait d'attribuer à l'insinuation d'autrui toute entreprise capable de tourner à sa louange. Toute- fois, ces relations et ces instances ayant eu, sans doute, une influence très grande et très directe sur la publi- cation de cet admirable livre, il convient d'accorder une mention spéciale à l'âme d'élite que notre Saint avait particulièrement présente à la pensée lorsqu'il composait V Introduction. Louise du ChasteU^) avait été placée, jeune encore, en qualité de demoiselle d'honneur auprès de Catherine de Clèves, duchesse douairière de Guise. Ce fut à Paris qu'elle fit la connaissance de M. de Charmoisy, gentil- homme du duc de Nemours et parent de saint François  ( r ) Le P. Jean Fourier ou Forier, cousin du B. Pierre Fourier, naquit en Lorraine vers 1558 et entra dans la Compagnie de Jésus en 1577. Rec- teur de l'Université de Pont-à-Mousson de 1396 à 1598, puis recteur du Collège de Chambéry vers 1603, ses vertus et sa science lui attirèrent l'estime de saint François de Sales qui le choisit pour directeur. Il mourut le 26 janvier 1636. (2) Dans la déposition faite, à Annecy, le 15 mai 1633, M""^ de Charmoisy répond en ces termes au second interrogatoire : » Je m'appelle Louise Duchastel, fillie de feu noble Jacques Duchastel, Seigneur de Hastevillette, et de damoyselle Françoise Duruel, conjoinctz par légitime mariage, de Gorney en Normandie , diocèse de Rouen. Je suis vef\'e de feu noble et puissant Seigneur Claude, Vidompne de Choumont, Seigneur de Charmoisy, Marclas, Du Villis, et Ambassadeur pour Son Altesse Serenissime de Savoye vers la Republique de Berne, et grand Maistre de son artillerie deçà les montz. Je suis aagée d'environ quarante cinq ans. » [Process. remiss. Gebenn. (I). On doit à M. Jules Vu'y une biographie intéressante intitulée La Philothee de saint François de Sales, Vie de M»" de Charmoisy (Genève, Trembley, 1878). Cet ouvrage fait revivre aux 3-eux des lecteurs modernes la personne dont il traite, et reproduit avec fidélité l'histoire de cette grande chrétienne dont, jusqu ici, l'existence même avait été mise en doute, plusieurs ne voyant en Philothee qu'un personnage purement fictif. S'il se trouve dans cette biographie quelques données inexactes relativement aux origines de l'Intro- duction, M. Vuy n'en est pas responsable, car il s'est appuyé sur des auteurs réputés sérieux, et dans l'absence de documents plus positifs il lui a été impossible de contrôler certaines assertions.  Préface de l'Edition de 1893 xi de Sales. Elle l'épousa en 1600 et le suivit en Savoie où elle résida constamment depuis cette époque, malgré les fréquentes absences de M. de Charmoisy qui accom- pagnait son Prince aux cours de Turin et de Paris. C'était une « ame des-ja bien fort vertueuse (0 » quand il plut à la Providence de la mettre en rapports intimes avec l'incomparable Directeur dont elle était devenue la « chère cousine ». Quoique jeune et douée de tous les avantages que peuvent assurer le rang et la fortune, elle ne craignit pas de s'imposer, au milieu du monde, une vie qui était la condamnation de toutes les maxi- mes du monde. Sa docilité et sa constance la rendirent le digne objet du dévoûment et de la sollicitude de son saint Guide, et la perfection qu'elle atteignit fut une des preuves les plus éclatantes de la prudence, de la sagesse et de l'efficacité des enseignements donnés à Philothée.  II. — Composition de l'Introduction  Après avoir montré comment Vlntrodîiction à la Vie dévote jaillit du cœur de saint François de Sales, il reste à établir la date de sa rédaction et à exposer les circonstances qui la déterminèrent. Quant à la rédac- tion de cet ouvrage, c'est le saint Auteur lui-même qui va nous l'indiquer, car des assertions précises s'échelon- nent dans sa correspondance pour prouver que le livre s'élabora à partir du Carême de 1607 (2) et dut être terminé pendant l'été de 1608.  ( I ) Lettre à l'Archevêque de Vienne. ( 2 ) Nous ne discuterons pas ici les dates proposées par quelques auteurs relativement à l'époque où commencèrent des relations spirituelles entre notre Saint et M'"^ de Charmoisy: Hamon, Vie, 1603; Année. Sainte, 24 jan- vier 1604; Vuy, Philothée, 1604; Perennés, Vie, 1605. On pourrait toutefois concilier les divergences d'opinion en supposant un intervalle plus ou moins prolongé entre le premier mouvement de conversion et le moment que M.'"« de Charmoisy désigne en ces termes : « Au commencement que je remis mon ame entre les mains du Serviteur de Dieu... » Voir ci-après, p. xiY.  XII Préface de l'Edition de 1893 Dans la lettre à l'Archevêque de Vienne, déjà citée, le Saint parle de V Introduction en ces termes : « C'est « un Mémorial que j'avois dressé pour une belle ame « qui avoit désiré ma direction, et cela emmy les occu- « pations du Caresme auquel je preschois deux fois la « semaine. » Selon toute probabilité, ce Carême fut celui que le saint Evêque prêcha à Annecy en 1607 (O, et ce serait M""* de Charmoisy dont il est question dans la lettre adressée à la Baronne de Chantai au « saint « tems de la Passion » de cette même année. « Je viens, » lui dit le bienheureux Prélat, (( de treuver dans nos « sacrés filetz un poisson que j'avois tant désiré il y a « quatre ans. Il faut que je confesse la vérité : j'en ay « esté bien aj^se, je dis extrêmement. Je la recommande (( a vos prières affin que Nostre Seigneur establisse en « son cœur les resolutions qu'il }'■ a mises. C'est une « dame , mais toute d'or, et infiniment propre a servir « son Sauveur : que si elle continue elle le fera avec « fruit ( 2 ). » Il est facile de s'expliquer le séjour de M""" de Charmoisy à Annecy. Elle était obligée de soutenir devant le Sénat de Chambéry un procès dont l'une des phases se terminait en février 1607 (3) ; on peut vrai- semblablement supposer qu'elle vint ensuite à Annecy  ( I ) D'après Charles-Auguste, saint François de Sales <( preschoit tous les jours à son peuple d'Annecy » pendant le Carême de 1607, mais il est probable que l'infatigable Apôtre ne mettait pas au rang des véritables prédications, les allocutions familières qu'il prononçait chaque jour après avoir célébré la sainte Messe dans l'église de Saint-Dominique. Durant les stations du Carême de La Roche, en 1605, et de Chambéry, en 1606, les discours du saint Evêque étaient encore plus fréquents. ( 2 ) Quelques auteurs ont cru voir dans ces paroles une allusion à un retour de l'hérîsie à la foi catholique. Mais le mot de « resolutions » et tout l'ensemble de cette citation s'applique bien plutôt à la conversion d'une âme qui passe dune vie ordinaire à une vie sincèrement pieuse. On conçoit faci- lement la différence que le Docteur de la dévotion établissait entre ces deux états. De plus, la résidence d'une « dame » hérétique à Annecy à l'époque où cette lettre fut écrite, eût été peu vraisemblable. Notons aussi une certaine analogie entre cette expression : « un poisson que j'avois « tant désiré il y a quatre ans », et ces paroles de la Préface de V Intro- duction : «... moy qui avois long tems auparavant remarqué en elle beaucoup V de dispositions pour ce dessein... » (3) Vuy, Philothée, chap. viii.  Préface de l'Edition de 1893 xiii suivre les exercices du Carême que prêchait son illustre parent, dont la réputation d'éloquence et de sainteté croissait tous les jours. Ce qui le prouverait encore c'est un autre passage de la lettre à l'Archevêque de Vienne, où le Saint dit au sujet de son livre « n'avoir dressé cette « besoigne que pour une ame qu'il voyoit fréquemment. » A partir de cette époque le nom de M™° de Charmoisy revient souvent sous la plume de notre Saint, dans sa correspondance avec M'"*" de Chantai. Or, il n^avait jamais été question d'elle dans les lettres antérieures au Carême de 1607. Une lettre à M""' Brulart, en date du 8 juin 1606, appuie encore notre hypothèse. (( Vous me demandies « encor, ma chère Seur, » lui dit le saint Evêque, « un « petit mémorial des vertus plus propres a une femme « mariée; mais de cela je n'en ay pas le loysir : un jour « je vous en mettray quelque chose en escrit. » Ces paroles donneraient à entendre qu'au moment oîi elles furent écrites, le « Mémorial » qui devait guider Phi- lothée dans le sentier de la vie intérieure n'existait pas encore. Toutefois, il est probable que M""" de Charmoisy ne reçut que graduellement les enseignements destinés à la conduire à la Terre Promise de la vraie dévotion. Les témoignages de la pieuse Philothée nous permettent de la suivre dans les étapes ascensionnelles qu'elle fit sous l'impulsion de son Guide, et, par conséquent, de préciser approximativement l'ordre dans lequel elle reçut ses saints avis. Nous les voyons se mesurer aux besoins de son âme, aux progrès déjà faits dans la vie spiri- tuelle, aux moyens à prendre pour les affermir et les accentuer davantage. C'est ainsi qu'elle fut tout d'abord initiée à l'oraison mentale comme à l'exercice propre, par excellence, à lui faire concevoir de sérieuses résolu- tions d'embrasser la vie dévote ; parlant de cette sainte pratique, dans sa déposition sur les vertus du bienheu- reux Prélat : « Il y estoit fort addonné, » dit-elle, « et m'a donné mesme des documentz pour la faire ( O. » (i) Proccss. rcmiss. Gebenn. (I), ad art. 33.  XIV Préface de l'Edition de 1893 Plus tard , d'autres circonstances nécessitèrent des conseils particuliers sur lesquels la déposition de M™^ de Charmoisy nous fournit les détails suivants : « Au com- mencement que je remis mon ame entre les mains dudict Serviteur de Dieu, il se présenta occasion que je debvois retourner à la cour, et comme je l'apprehendois grande- ment, j'en allay conférer avec ledict Serviteur de Dieu, luy déclarant mes appréhensions. Lhors il me dict : Courage, ma fillie, ne craignes poinct que pour cela vous retourniés en arrière ; car si vous estes fidelle a Dieu il ne vous manquera jamais, et quand il debvroyt reculer le soleil et la lune il vous donneroit assez de temps pour faire vos exercices et tout le reste de tout ce que vous devés. Il se resoulut pour cela de me donner des advis par escript pour ce subject, lesquelz je communiquay à un Père Jesuiste qui les treuva si excellentz et si utilles qu'il sollicita le bienheureux Serviteur de Dieu de les faire imprimer ; et cela fut le subject qu'il composa V Introduction à la Vie dévote , auquel livre il les insera (0, » Quant aux instructions dont le but était le renouvel- lement annuel des bons propos, il est naturel de supposer qu'elles furent rédigées au moment précis où elles devenaient utiles (2). C'est, en effet, le 3 mars 1608, pendant sa station de Carême à Rumilly, que le Saint écrivit à M™^ de Chantai en ces termes : (( Je vous « veux envoyer un exercice que j'ay dressé et fait prat- « tiquer a madame de Charmoisy, car je voudrois que « je ne fisse rien sans que vous le sceussiés. Je le dressay « a intention de luy faire rafraischir ses bons propos, « auxquelz certes elle avoit fort constamment persévéré. « Ces; une bonne ame, et admirable a ne se point em- « presser. Elle ne m'avoit jamais escrit de son ame que  (i) Process. remiss. Gebenn. (I\ ad art. 44. (3) Il est à remarquer que l'Edition Princeps ne contient que trois Parties se rapportant précisément aux trois périodes de composition qui viennent d'être signalées ; et dans son Histoire du Bienheureux François de Sales, liv. VIII, Charles-Auguste affirme que M'"<= de Charmoisy montra ses papiers au P. Fourier « au bout de l'an. »  Préface de l'Edition de 1893 xv « ces jours passés (O. » En expédiant le document an- noncé, il écrivait encore : « Je vous envoyé l'exercice « que j'ay fait faire a M. de Charmoysi ce tems de « Caremprenant, car elle n'a esté aux festes que le « lundi et mardi ; vous le lires comm'un'autre chose ; « et seulement la dernière partie, a mon advis, vous « pourra servir. Cette Dame-la est a Chamberi pour des « affaires ; elle s'est un peu plus estroittement liée au « Crucifix et a la dependence de son Père spirituel ; non « pas que son intention ne fut telle tous-jours, mais non « pas si ouverte et declairee i-). » Après ce qui vient d'être dit, il semblerait superflu d'in- sister sur la valeur et l'importance des éléments dont est composée V Introduction à la Vie dévote, si plusieurs écrivains, s'appuyant sur quelques affirmations inexac- tes de Charles- Auguste, et reproduisant trop servilement les assertions aventurées de Mgr Camus, ne s'étaient étrangement mépris à cet égard. A les en croire, les documents communiqués à M'"" de Charmoisy n'auraient été que de menus « papiers et fragments... sans aucun ordre, » des leçons sans suite et, pour ainsi dire, jetées au hasard. Mais le saint Auteur, malgré sa modestie, ne les désigne pas de la sorte dans sa correspondance : il est question dH Advis, de Mémorial, ^Exercices, qua- lifications supposant un travail prémédité et rédigé avec méthode et vues d'ensemble. Dans la Préface même de son livre, parlant de sa pieuse disciple, il s'exprime ainsi qu'il suit : ((...je me rendis fort soigneux de la bien (( instruire ; et l'ayant conduitte par tous les exercices (( convenables a son dessein et sa condition, je luy en (( laissay des mémoires par escrit, affin qu'elle y eust (( recours a son besoin (3). » ( I ) Il suffirait de cette dernière phrase pour démontrer que V Introduction n'eut aucunement pour base une correspondance épistolaire entre saint Fran- çois de Sales et M™^ de Charmoisy. Ces assertions erronées et d'autres encore que Mgr Camus a multipliées sur les origines du livre qui nous occupe, ont été reproduites par la plupart des biographes de notre Saint. (2) Ce passage inédit appartient à la lettre du 7 mars 1608 (Migne, tome V, col. 671), dont l'original est conservé au Monastère de la Visitation de Turin. (3) Charles-Auguste affirme que son saint Oncle écrivait quelquefois des  XVI Préface de l'Edition de 1893 Il est donc vrai de dire que si les divers enseigne- ments ascétiques donnés par saint François de Sales aux âmes rangées sous sa direction, étaient les ramifica- tions d'un système achevé de spiritualité, le livre qui résume tous ces enseignements fut, même sous sa pre- mière forme, une œuvre méthodique renfermant en elle-même tous les éléments qui devaient la compléter dans la suite. Déjà l'idée de ce perfectionnement existait dans l'esprit de TAuteur, comme on peut s'en convaincre en l'entendant parler de la sorte à son lecteur : « Si « cet essay t'agrée tu verras ce qui y manque à mon « premier loisir ( O. » Les paroles si précises de saint François de Sales dans la lettre à l'Archevêque de Vienne que nous avons déjà citée plusieurs fois, montrent sous leur vrai jour les circonstances providentielles qui provoquèrent le dernier travail de rédaction du livre de V Introduc- tion à la Vie dévote et hâtèrent la publication de cet ouvrage. Parlant de son c( Mémorial » et de celle qui possédait ce précieux écrit, le saint Auteur s'exprime en ces termes : « Elle (M™' de Charmoisy) le monstra « au Rev, Père Forier, Ihors recteur du collège de « Chambery, maintenant de celuy d'Avignon, qu'elle « sçavoit estre mon grand ami et auquel mesme je « rendois souvent conte de mes actions. Ce fut luy « qui me pressa si fort de faire mettre au jour cet escrit, « qu'après l'avoir hastivement reveu et accommodé de « quelques petitz ageancemens, je l'envoyois a l'impri- « meur. » Il est intéressant de rapprocher de ces lignes celles que le P. Fourier adressait à notre Saint le 25 mars 1608 (2) : « Monseigneur, » lui dit-il, « comment ferons nous pour mettre sous la presse le thresor de  « traictez entiers » à l'adresse de sa pieuse pénitente ; Henry de Charmoisy, dans sa déposition pour le Procès de Canonisation de saint François de Sales, emploie les mêmes termes, et signale des « traitez de matière spirituelle » qui formèrent ensuite, dit-il, « ce saint livre que feu Madame ma Mère a estimé toute sa gloire. » [Process. remiss. Gebenn. (II), ad art. 27.) ( I ) Préface de l'Edition Princeps, p. 8 *. (2) L'original de cette lettre inédite est gardé aux Archives du Monastère de la Visitation d'Annecy.  Préface de l'Edition de 1893 xvii dévotion de madame de Charmoisy ? Il fault, a mon advis, premièrement revoir le tout, le disposer, l'inti- tuler et prefasser avec le nom de l'autheur, affin que le livre soit plus asseuré et plus universel ; le tout a la gloire de Dieu. J'attenderay donc vostre ordonnance sur ce fait. )) Le 4 juillet de la même année, saint François de Sales écrivait à M""^ de Chantai les lignes suivantes : « J'ay respondu a toutes vos lettres jusques a huy , et « si, je n'ay pas beaucoup de loysir maintenant; car « voyes vous en ces grans jours on ne me laisse point « en repos, et je fay escrire a nostre Thibaut les advis « spirituelz desquelz je vous ay parlé (0. » Malgré son peu de loisir, l'Auteur put cependant donner la dernière touche à son chef-d'œuvre et le terminer vers la fin du même mois. La Préface est datée du 8 août 1608. En dehors de cette Préface, il serait difficile d'indi- quer avec quelque certitude les « ageancemens » qu'au- rait reçus l'ouvrage avant d'être livré au public. Les chapitres sur les principes généraux de la dévotion, et quelques autres qui ne se trouvent pas dans le Manus- crit de la première édition ( = ), sont probablement les seuls qui y aient été ajoutés. On peut également supposer que les variantes considérables contenues dans ce Ma- nuscrit sur les Trois grandes Vertus, V Obéissance, la Pauvreté, les Récréations, les Jeux, les Amitiés, représentent la forme primitive de ces mêmes chapitres. Telle est, en résumé, l'histoire de la rédaction de l'Edition Princeps de l'Introduction à la Vie dévote. Quant à la seconde édition de cet ouvrage, seule forme sous laquelle il soit maintenant connu, son histoire se relie plus directement à celle de la publication, dont nous allons actuellement traiter.  ( I ) L'original de cette lettre inédite est conservé au Monastère de la Visi- tation de Limoges. (2) La troisième Partie de cette Préface contiendra une description détail- lée des Manuscrits de V Introduction a la Vie dévote gardés au premier Monastère de la Visitation d'Annecy,  XVIII Préface de l'Edition de 1893  § m. — Publication de V Introduction Saint François de Sales confia la publication de son livre à Pierre Rigaud, l'un des principaux libraires de la ville de Lyon ; celui-ci dut recevoir le manuscrit de V Introduction au mois d'août 1608, mais l'impression s'effectua lentement, et le Privilège du Roy, daté du 10 novembre, ne parvint probablement à Lyon que vers la fin du même mois. Ces diverses circonstances expliquent le millésime que porte le titre de l'Edition Princeps(0, soit qu'elle parût réellement au commen- cement de l'année i6og, soit que, conformément à l'usage assez suivi en librairie pour les livres qui s'impriment à la fin de l'année, Rigaud l'eût postdatée. Un accueil empressé attendait V Introduction : l'écou- lement en fut rapide. Le saint Auteur, qui avait prévu l'éventualité prochaine d'une seconde édition , se vit bientôt mis en demeure de tenir sa promesse et de suppléer à « ce qui manquoit » encore à son ouvrage. Son ami, Mgr Fenouillet, Evèque de Montpellier, lui reprochait de n'avoir pas donné « asses de corps » au volume (2), et en conséquence, dès les premiers mois de 1609, nous le voyons à l'œuvre. Pour faciliter sa tâche, il ne pouvait mieux recourir qu'aux trésors de saints enseignements donnés à cette autre âme choisie qu'il avait cultivée avec bien plus de solli- citude encore que M"" de Charmoisy. Il écrivait donc à M"" de Chantai : <( Apportes moy toutes les lettres et « memoyres que je vous ay jamais envoyé, si vous les « aves encor (ce que je dis a cause du naufrage que vous « fistes a vandanges); par ce que sil faut reimprimer « y Introduction cela me deschargera beaucoup , y « treuvant plusieurs choses pour ce sujet, puisque Ton « ne m'a encor corrigé pour la substance de ce livre-la ( i) Ce titre a été reproduit en tête de la présente réimpression de l'Edition Princeps. (a) Lettre du Saint à l'Archevêque de Vienne.  Préface de l'Edition de 1893 xix « que de m'estre trop peu estendu. La bonne M. de « Charmoysi fait prou ; vous la treuverés bien avancée « aux affections et aux effectz de la vraye dévotion. « Mais, mon Dieu, la vo5''la l'un des pieds sur le siieil « de la porte de la cour : j'espère que Dieu la tiendra « par tout de sa main ; au moins il luy donne des bonnes « resolutions. Je sçai que vostre venue luy sera (0 » Ces paroles du saint Evêque nous permettent d'entre- voir les précieuses ressources dont il disposait pour faire de son « livret » le manuel complet des âmes qui aspirent à la vraie dévotion. Le caractère des additions considérables apportées à la seconde édition nous est expliqué par le Saint lui- même dans une lettre de la fin de 1609, adressée à son ami Deshayes : « ... j'ay adjousté », lui dit-il, « beaucoup « de petites chosettes... et tous-jours regardant les gens « qui vivent en la presse du monde. » Il l'enrichit, en effet, d'un certain nombre de chapitres, entre autres sur V Humilité, en augmente et remanie plusieurs, surtout ceux de la Chasteté, des Récréations et des Amitiés. D'autre part , outre les trois chapitres « oubliés par « mesgarde ( = ) », deux encore, ceux Des jeux défendus et Des injures , ne sont pas reproduits dans la seconde édition ; ce dernier n'a même été réimprimé dans aucune édition authentique. Le chapitre Qiiand on peut jouer et danser établit suffisamment la doctrine de saint Fran- çois de Sales sur le jeu; toutefois, le chapitre même Des jeux défendus reparaît à partir de 1616.  ( I ) On a publié le recto de ce fragment de lettre dans les éditions Vives (tome XI, p. 12) et Migne (tome V, col. 1024) à l'adresse de la Mère Favre et sous la date supposée de 1616; mais l'examen de l'autographe et la lecture du verso, donné comme lettre distincte par Vives (tome XI, p. 371) et Migne (tome V, col. 1388, avec la fausse indication « vers octobre 1622 »), prouvent évidemment qu'il a été écrit à sainte Jeanne-Françoise de Chantai au commencement de l'année i6og. Cet autographe, gardé au Monastère de la Visitation de Reims, a été jusqu'ici renfermé dans une enveloppe libre, portant, de la main de saint François de Sales, une suscription à la Mère Favre. Il suffit d'examiner cette enveloppe et son contenu pour se convaincre que les deux pièces n'ont aucun rapport entre elles; leur rapprochement a été sans doute la cause de la méprise que nous venons de signaler. (2) Voir VAvis au Lecteur, p. 3.  XX Préface de l'Edition de 1893 La différence entre l'Edition Princeps et celles qui la suivirent est surtout remarquable quant au style et à la forme. Partout le saint Auteur s'efforce de rendre son livre plus universel et d'en faire disparaître ce qui se rapporte d'une façon trop exclusive à la direction de M'"''deCharmoisy(0. Les deux rédactions diffèrent encore quant au nombre et à la disposition des Parties. La pre- mière Partie est presque identique dans les deux textes, à l'exception des instructions sur l'Oraison mentale qui, dans la seconde édition, sont renvoyées à la deu- xième Partie. Les matières très considérables réunies dans la seconde Partie de l'Edition Princeps forment trois divisions distinctes dans le nouveau texte, et la vie dévote y est considérée successivement au point de vue actif et passif. Ce qui constitue le travail de Vâme, c'est-à-dire la prière et la pratique des vertus, forme deux parties; la troisième traite des vicissitudes de la vie spirituelle et principalement des tentations. La troisième Partie de l'Edition Princeps est presque semblable à la cinquième de l'édition définitive ( = ). (i) Ainsi, par exemple, dans l'Edition Princeps (p. 34*) il est représenté à Philothée comme, à l'heure de la mort, elle devra dire adieu « au mary » ; phrase qui est complétée dans l'édition suivante (p. 44) où il s'agit des adieux « au mari, a la femme. » Plus loin (p. 42*), quand elle est invitée à contempler « la beauté » du « Royaume de dévotion », c'est « sur tout le « rang de plusieurs personnes mariées » qui doit attirer son attention, tandis que dans la seconde édition la suppression de l'adverbe généralise la propo- sition. Il reste cependant dans l'édition définitive quelques passages qui, tout en se rapportant plus spécialement à M""^ de Charmoisy, pouvaient être d'une application moins restreinte; telle, par exemple, cette phrase (p. 39) : « Et ces années passées, n'estoyent ce pas un loysir...? » et ailleurs : « ce fut « en la fleur de vostre aage » (p. 343.) On y remarquera aussi les fréquentes allusions à saint Louis, allusions qui proviennent sans doute de la dévotion particulière de l'Auteur de Vlntroduction envers ce parfait modèle de la vie dévote. Toutefois, ce souvenir peut encore se rapporter aux deux âmes que l'Evèquc de Genève avait spécialement présentes à l'esprit en rédigeant ces pages: l'une, M'"^ de Charmoisy, portait le nom du saint Roi, et l'autre, M""^ de Chantai, l'avait choisi pour protecteur depuis qu'elle avait fait sous ses auspices et au jour de sa fête la confession générale qui mar- qua son entrée dans la voie de la perfection. (2) La table de correspondance placée à la fin de ce volume facilitera l'étude des relations et des divergences entre les deux textes. Il faut toute- fois faire la part des chapitres omis dans la seconde édition et réintégrés dans la troisième et dans les suivantes.  Préface de l'Edition de 1893 xxi Dans VAvis placé en tête du nouveau texte, l'Au- teur explique le travail de révision qu'il vient de faire subir à son ouvrage : « ... cette seconde édition, » dit-il au lecteur, « te représente ce livret reveu, corrigé et « augmenté de plusieurs chapitres et choses notables. » Le Saint s'exprime dans le même sens en écrivant au Duc de Savoie, le 16 septembre 1609 : « Ce petit « livret, » lui dit-il, « fut des-ja publié l'année passée, (( mais si imparfait que je n'osay pas l'exposer a la veue « d'un si grand Prince ; maintenant qu'il est un peu « moins mal accommodé j'en prens la hardiesse... » La date de cette lettre et de quelques autres qui la suivirent de près permet de préciser l'époque de la publication de la seconde édition. Elle parut vers le mois de sep- tembre 1609, sous ce titre : Introduction a la Vie Dévote, par François de Sales, Evesqiie de Genève. Seconde édition, en laquelle le tout a esté reveu, corrige et augmenté par l'Auteur. A Lyon, chez Pierre Rigaud, rue Mercière, au coing de rue Ferrandiere, à l'Horloge, m.dcix. Avec approbation des Docteurs, et Privilège du Roy. Malgré les améliorations et les additions faites au second texte, beaucoup de défauts s'y étaient glissés; aussi saint François de Sales se résolut à faire réimprimer son livre, et en écrivant à sainte Jeanne-Françoise de Chantai il parle de « la troisiesme édition a laquelle », dit-il , « j 'apporteray un soin tout particulier. » Ce (( soin particulier » consista principalement à corriger les fautes d'impression de l'édition précédente ; les chapitres « oubliés » furent aussi réintégrés dans le texte, ainsi que le lecteur en est averti dans un nouvel Avis (O : (i) Dans ce même Avis le saint Auteur, parlant de son livre, s'exprime en ces termes ; « Il a esté souvent imprimé sans mon sceu. » Le i6 avril 1610 il écrivait : « On l'a reimprimé six fois en deux ans et en divers endroitz. » (Lettre conservée à Bruxelles, chez les PP. Bollandistes, et reproduite dans l'Annuaire de TUniv. de Louvain, 1848.) Nous nous bornerons à nommer les éditions dont le Saint n'a pas assumé la responsabilité, telles que celles de Douai {Balth. Bellere, 1610, i6ir, 1616), de Bordeaux (Millanges, 1613) et de Paris (Thomas de la Ruelle, 1615). Pierre Rigaud a imprimé trois fois la seconde édition et plusieurs fois la troisième et la quatrième.  XXII Préface de l'Edition de 1893 « Or, le voj^la maintenant de nouveau corrigé, et avec « tous ses chapitres... » Cette troisième édition fut publiée en 16 10, sous le titre : Introduction a la Vie Dévote. Par François de Sales, Evesqne de Genève. Troisiesme édition, en laquelle le tout a este reveu , corrigé et augmenté par l'Autheur. A Lyon, chez Pierre Rigaud, rue Mer- cière, au coing de rue Ferrandiere, à l'Horloge, m.dcx. Avec appro- bation des Docteurs, et Privilège du Roy. On ne trouve plus de trace d'édition revue et cor- rigée par le saint Evoque à partir de 16 10 jusqu'en 161 6. Celle qui parut à cette dernière date peut donc être désignée sous le nom de quatrième édition. Le jugement que saint François de Sales portait sur ce nouveau texte de son ouvrage ressort clairement de ce passage d'une lettre au Comte de Tornon, 3 aoiît 1614 : « Je le « revois maintenant, » dit-il, « parce qu'on le reimprime « en petit volume, et j'y treuve une infinité de fautes, « partie de l'imprimeur, partie de l'autheur, que je cor- ce rige tendrement, ne voulant pas, s'il se peut, qu'on « connoisse sensiblement autre changement que celuy « de la correction de l'imprimeur. » Le format de ce volume est, en effet, plus petit que celui des éditions précédentes. Il fut publié sous le titre : Introduction a la Vie Dévote. Par François de Sales, Evesque de Genève. Dernière Edition, reveuë , corrigée et augmentée par l'Au- theur. A Lyon, chez Pierre Rigaud, rue Mercière, à l'enseigne de la Fortune, m.dc.xvi. Avec approbation des Docteurs. Le style de cette édition est fort amélioré, mais l'impres- sion en est peu soignée, et quelques légères modifications remblent avoir été introduites dans le texte par une personne étrangère à la véritable pensée de l'Auteur. Aussi, notre saint Docteur voulut-il une dernière fois retoucher et perfectionner son ouvrage dans une édition qui doit être considérée comme définitive (0 et qui, pour ( I ) Il existe une édition de Vlntroduction publiée en 1620 (Paris, Mons- treuil). Ce n'est qu'une reproduction de l'édition de 1619, sauf quatre ou cinq légères modifications du texte, probablement introduites par l'éditeur.  Préface de l'Edition de 1893 xxiii cette raison , est reproduite de préférence à toutes les autres dans la présente publication. Cette édition parut en 161 9, sous le titre : Introduction a la Vie Dévote par François de Sales, Evesqnede Genève. Dernière Edition, reveue, corrigée et augmentée par l'Aiitheur, durant ses Prédications à Paris. A Paris, chez Joseph Cottereau, rue sainct Jacques à la Prudence, m.dc.xix. Avec Approbation des Docteurs. La France et la Savoie ne furent pas seules à béné- iicier du « thresor de dévotion » de l'Evêque de Genève. L'utilité incontestable de cet ouvrage, la suave doctrine qu'il renferme, le firent rechercher par les fidèles de toutes nations. Du vivant même de saint François de Sales, V Introduction avait été traduite dans les princi- pales langues de l'Europe (O et reçut partout le plus ( I ) Les traductions italiennes méritent une mention spéciale. Dans la lettre de 1610, citée plus haut (voir note (i), p. xxi), le Saint fait allusion à « la traduction que quelques Pères Jésuites ont fait faire en Italie » ; mais la principale version italienne de V Introduction est celle du P. Antoniotti, S. ]., publiée sous le titre suivant : Introduttione alla Vita divota, composta dalV ïllustrissimo , et Reverendissimo Sig. Monsignor Francesco di Sales, Vescovo di Geneva, in lingiia Francese, et trasportata tieU'Italiana da un Rtligioso desideroso d'acquistare la vera divotione. Opéra utilissima ad ogni persona di quai si voglia stato, e conditione. In Milano, appresso Gio. Battista Bidelli, 1621. Con licen\a de' Super ior i , et Privilegio. Saint François de Sales fait l'éloge de cette traduction dans une lettre à son frère Jean- François ^ : « Le P. Antoniotti, >< dit-il, « l'a bien mieux traduit qu'on n'a « pas fait a Rome. » En effet, d'après une lettre italienne inédite, adressée au traducteur le 16 août 1620, lettre dont l'original appartient au Comte délia Chiesa, de Turin, le saint Auteur revit et corrigea lui-même cette édition. Entre autres remarques intéressantes sur ces corrections , il écrit au P. Antoniotti qu'il lui envoie quelques lignes à insérer dans le chap. XXXIX de la troisième Partie, Voici cette addition qui, dans l'Edi- tion actuelle, suivrait le mot « appétit » (p. 275, lig. 11) : « ... accioche « la compagnia conosca et creda che volentieri et con affetto si stà con lei : « afin que la compagnie connaisse et croie que volontiers et de bon cœur on « demeure avec elle... >; Cette traduction a été souvent reproduite : on en cite une édition de Naples, 1743, de Milan, la même année, et d'autres encore. Une traduction latine de l'Introduction dut être publiée vers 1612, car il en est question dans l'approbation de la première traduction anglaise; appro- bation donnée à Douai, le 13 avril 1613, par Dom Leander a San Martine, (i) Cette lettre a été donnée jusqu'ici, dans les éditions des Œuvres de saint François de Sales, sous la fausse date de 1620 et la fausse adresse : « A un gentilhomme de la cour de S. A. n L'original, qui appartient au Monastère de la Visitation de Turin, n'est pas daté, mais il a été évidemment écrit en 1621.  XXIV Préface de l'Edition de 1893 favorable accueil. Ce livre devint le type du véritable manuel ascétique , le modèle des ouvrages du même genre qui se multiplièrent dans la suite; mais cette considération appartient plutôt à l'étude du caractère distinctif de V Introduction , étude que nous allons présentement aborder.  Président général des Bénédictins anglais. Une seconde version latine parut un peu plus tard sous ce titre : Praxis spirititalis, sive Introductio ad Vifam devotiim, pro singulis statibus tant Sœcularinm quant Religiosorum. E gallico illiistriss. et reverendiss. D. Antonii (sic) de Sales, Episcopi Genevensis, latine reddidit M. Hermaiinus Sfortelbeck, Monast. Westph. Coloniœ Agrippinœ, apttd Petritm Henningium, suh signo Cuniculi. Anno 1614. Ce traducteur a retouché et mutilé de telle sorte le chef-d'œuvre de l'Evèque de Genève, qu'il Ta rendu méconnaissable. La traduction anglaise en était à sa troisième édition en 1614. Elle parut sous le titre suivant : Art Introduction to a Devout life. Composed in Frenche by the R. Father in God, Francis Sales, Bishop of Geneva, and translated into English by I. Y. (John Yaworth, O. S. B.) Rouen, Hamilton , 161 j. Il est à remarquer que l'auteur de cette version donne le nom de Philothée sous la forme masculine de Philotheus. On ne trouve pas de trace de traduction espagnole de l'Introduction avant 1618, date de l'édition dont voici le titre ; Introducion a la Vida devota. Par Francisco de Salas, Obispo de Gitiebra, Tradu;ida de Frances en Romance Castellano, por Sébastian Fernande^ de Eycaguirre. EnBruselas, Antonio, 1618. Il est cependant difficile de supposer que cette version soit réelleni»nt la première qui ait été publiée dans ce pays aussi lettré que religieux. Dans la Préface de cette version espagnole, Eycaguirre assure qu'une tra- duction flamande de V Introduction avait déjà paru. On ne saurait préciser la date des premières éditions allemandes; toutefois, Georges Roland et plusieurs autres témoins du premier Procès de Canonisa- tion de saint François de Sales (1627) parlent d'une traduction allemande, et François Favre assure l'avoir vue. Plus tard, le Marquis de LuUin affirme qu'à l'époque où il fut envoyé comme ambassadeur extraordinaire du Duc de Savoie « à la cour impériale (1651), tous les princes, seigneurs et dames avoient X Introduction continuellement entre les mains, en langue allemande. » {Pro- cess, remiss. Gebenn. (II), ad art. 27.)  Préface de l'Edition de 1893 xxv  II  Caractère de l'Introduction à la Vie dévote  Pour préluder à l'étude du caractère distinctif de Vlntroduction à la Vie dévote, il ne sera pas hors de propos de rappeler en quelle estime ce livre a toujours été tenu dans la sainte Eglise. Il reçut un accueil si enthousiaste, que chacun des lecteurs semblait s'ap- proprier les sentiments de l'Archevêque de Vienne, lorsqu'il écrivait à son illustre ami(0: « Monsieur, le livre que vous venez de mettre sous la presse me ravit, m'eschauffe, m'extasie tellement que je n'ay ni langue ni plume pour vous exprimer l'affection dont je suis transporté pour vous, par rapport à ce grand et sin- gulier service que vous rendez à la divine Bonté. » Loin de s'affaiblir avec le temps, ces sentiments d'admira- tion allèrent toujours grandissant. On peut appliquer à la France entière ce qu'un des témoins du Procès de Canonisation de saint François de Sales (2) attribue à la ville de Toulouse : « Les escriptz et œuvres du Serviteur de Dieu, » dit-il, « y estoient en si grande estime, que les marchands libraires estoient en peine d'en tenir pour ceux qui en demandoient. Et, entre plu- sieurs louanges qu'on leur donnoit, on disoit qu'on n'avoit pas veu, et possible ne verroit on jamais en lumière des livres si utilles au salut des âmes que Vlntroduction à la Vie dévote, et hoc par le rapport des plus vieux docteurs en théologie de l'Université et des plus fameux conseillers du Parlement. » Le Marquis de Lullin , dé- posant sur le même sujet, s'exprime en ces termes (3) : { I ) Lettre des premiers mois de l'année 1609. (2) Claude Chaffarod, de Faverges, docteur es lois, avocat au Parlement de Toulouse de 1610 à 1620. (Process. remiss. Gebenn. (l) , ad art. 26, 27.) (3) Process. remiss. Gebenn. (I), ad art. 44.  XXVI Préface de l'Edition de 1893 « Ses livres devotz (du Bienheureux) passent maintenant en France et en Savoye comme le Gerson et les Vies des Saint^. » Le témoignage de deux grands Saints, contemporains de l'Evèque de Genève , n'est pas moins concluant : sainte Jeanne-Françoise de Chantai parle de V Intro- duction U) comme d'un « livre que l'on dict que le seul Esprit de Dieu a dicté » ; et saint Vincent de Paul, dans le premier Règlement des confréries de la Charité ( = ), prescrit la lecture quotidienne d'un chapitre de cet ouvrage. Le même Saint nous apprend que « partout », sur le passage du bienheureux Prélat , on le montrait du doigt en s'écriant : « Voilà le grand François de Genève, qui a écrit V Introduction à la Vie dévote (3). » Toutefois, pour les vrais admirateurs de saint François de Sales, ses propres paroles seront le meilleur argu- ment en faveur de son ouvrage. Or, on sait qu'il répétait à ses enfants spirituels des recommandations telles que celles-ci : « Et pour non seulement conserver vos reso- « lutions , mais les faire heureusement croistre, vous (( n'aves pas besoin d'autres advis que ceux que j'ay « donnés a Philothee (4 i. » Les éloges magnifiques décernés à ce livre par le Pape Alexandre VII, par Bossuet et d'autres personna- ges éminents du xvir siècle sont trop connus pour être rappelés ici. Ce qui l'est moins, c'est l'Ordonnance donnée par Louis XIV, en 1696, défendant sous des peines sévères à tous imprimeurs et éditeurs de moder- niser le style de V Introduction et des autres écrits du saint Evêque de Genève, de peur d'en altérer l'admirable doctrine (5). Enfin le Bref du Doctorat résume tous les témoignages ( I ) Process. remiss. Gebenn. ( I ) , ad art. 4.). (2) L'original de ce Règlement, écrit en 1617, existe encore à Chàtillon- les-Dombes. ( 3 ) « Ecce magnum Franciscum a Geneva, qui scripsit librum Introductio- nis ad Vifam devotam. >> (Process. remiss. Parisiensis, ad art. 44.) (4) Lettre à une de ses nièces, 5 mars r6i6. (5) Lettre circulaire de la Mère Marie-Térèse Fouquet, Supérieure du premier Monastère de la Visitation de Paris, i"" février 1697.  Préface de l'Edition de 1893 xxvii du passé, et consacre jusqu'à la fin des temps la répu- tation de « ce livre qui a pour titre Philotliée, où, redressant les mauvaises voies et aplanissant les sen- tiers escarpés, l'Evêque de Genève a montré si facile à tous les chrétiens le chemin de la vertu, que la vraie piété a répandu partout sa lumière et qu'elle a pénétré jusqu'au trône des rois, dans la tente des chefs d'armée, dans le prétoire des juges, dans les comptoirs, dans les boutiques et jusque dans les cabanes des bergers. » Cette diffusion universelle de \' Introductioii est encore une preuve indirecte du mérite de Touvrage. Du vivant même de son Auteur, il était connu dans les prin- cipales contrées de l'Europe. JMalgré sa modestie, saint François de Sales pouvait écrire en 1620 (O: « Et quant « à V Introduction, il est vrai qu'elle a été très utile en « France, en Flandre, en Angleterre, et a été réimprimée (( plus de quarante fois en divers lieux, en langue fran- « çaise. » Aussi Bourdaloue, frappé de cette popularité surprenante, s'écriait-il : (( Une des marques les plus évidentes de l'excellence de ce livre, c'est que dans le Christianisme il soit devenu si commun (2). » Actuelle- ment, on peut avancer, sans exagération, que les éditions de cet ouvrage dépassent le nombre de mille, et plus que toute autre époque, notre siècle les voit se multiplier à l'envi. Nous avons signalé plus haut les traductions de V In- troduction qui parurent avant la mort de saint François de Sales. Dès 1656 elle avait été imprimée en dix-sept langues (3); de nos jours, on peut la lire dans tous les idiomes usités en Europe ainsi que dans un grand nombre de dialectes, nommément en ceux qui se parlent dans les provinces basques et la basse Bretagne (4). Les Grecs, les Arméniens, les Chinois, les habitants du (i) Lettre au P. Antoniotti, S. J. (Voir note (i), p. xxiii). { 2) Panégyrique de saint François de Sales, Partie II. (3) Déposition du Chanoine Gard, Process. remiss. Gebenn. (II), ad art. 27. ( 4 ) La Bibliothèque du Musée Britannique possède deux traductions manuscrites de V Introduction en dialecte irlandais. Elles datent de l'époque de la persécution, alors que l'impression des livres catholiques était interdite sous des peines sévères.  XXVIII Préface de l'Edition de 1893 Mexique, en possèdent des versions très estimées. On peut donc affirmer que partout où l'Eglise Romaine étend sa bienfaisante et maternelle influence, elle offre ce livre aux fidèles, comme une exposition à la fois simple et lumineuse des enseignements évangéliques. Les Catholiques ne sont pas seuls à témoigner de l'excellente doctrine que contiennent ces précieuses pages. A part quelques questions sur lesquelles les pré- jugés demeurent invincibles, l'ouvrage de « Mgr de Genève » a toujours été apprécié par nos frères séparés : « J'ay appris de bonne part, » dit M™' Amaury(i), « que mesme dans Genève et autres païs ou l'heresie tient le hault bout, il n'y a bonne maison ou l'on ne manie le livre de V Introduction. » M™' de Villeneuve, déposant sur ce même point (^i, s'exprime en ces termes : « Dans Genève mesme et dans le païs de Vaux, ou la religion est totalement abolie, il n'y a bonne maison ni personne de condition honnorable qui n'aye ce livre. » On sait qu'il fut connu et estimé dans la protestante Angleterre dès les premiers jours de son apparition, alors que i\larie de Médicis en envoya à Jacques 1" un exemplaire (( relié en diamants et pierreries (3). » L'accueil sym- pathiqne fait à ce livre par le peuple anglais provoqua une singulière Proclamation de Charles 1". Ce Prince, ( I ) Process. remiss. Parisiensis, ad art. 44. (2) Ibid. (3) Le Chanoine Gard et le Marquis de Lullin déposent qu'ils tiennent ce fait du Président Favre et de M. Deshayes. [Process. remiss. Gebejin. (Il), ad art. 27.) L'estime que professait Jacques 1" pour le livre de l'Evêque de Genève se perpétua parmi les membres de la famille des Stuarts qui embrassèrent la religion Catholique. Lorsque le gouvernement de Jacques II permit au Catholicisme de relever la tête, ce Prince se plut à favoriser l'Introduction et, en 1685, ordonna à l'imprimeur Hill d'en préparer une édition spéciale « à l'usage de la famille et de la chapelle royale. » Plus tard, Jacques III puisa à la même source aide et consolation au milieu de ses infortunes. Un exemplaire de V Introduction qui aurait appartenu à ce Prince, se conserve au premier Monastère de la Visitation de Paris. L'inscription attestant cette provenance attribue aussi à Jacques III les traits de plume qui marquent certains passages de ce livre se rapportant à la « nécessité d'un conducteur », à 1 utilité de la dévotion « en toutes sortes de vacations et professions », aux difficultés qui se rencontrent dans les exercices de la vie dévote. Tout ce qui tend à favoriser le sentiment de la confiance en Dieu est aussi noté.  Préface de l'Edition de 1893 xxix accusé de favoriser le Catholicisme et cherchant à se disculper de cette imputation , ordonna que tous les volumes de V Introduction qui circulaient dans son Royaume fussent saisis et brûlés, bien que cette tra- duction eût été approuvée par Laud, Archevêque de Cantorbéry (O. Soixante ans plus tard, l'église anglicane reprit sous son patronage l'ouvrage si sévèrement in- terdit, et un ministre, nommé Guillaume NichoU, en fit une nouvelle version (London, Holt, 1701) où il recommande chaudement les « règles excellentes » données par l'Auteur, et loue ses « considérations inté- ressantes sur les devoirs des chrétiens, exprimées en un style facile et agréable, plein de suavité et d'abandon (2). » L'opinion des hommes du monde , celle des libres- penseurs eux-mêmes, à l'égard de ce chef-d'œuvre de notre saint Docteur , nous est exprimée par Sainte- Beuve (3), Leigh Hunt(4), et surtout M. Silvestre de Sacy dans l'étude remarquable dont il fait précéder l'édition très soignée qu'il a donnée de l'Introduction à la Vie dévote (5). (i) Un exemplaire de cette ProcLmiation, sous la date du 14 mai 1637, est conservé au Musée Britannique. (3) Plusieurs autres traductions anglicanes parurent dans la suite et, tout récemment, le ministre E. M. Goulburn, prévôt de Norwich, donna des cours publics sur V Introduction (London, 1875), disant qu'on ne saurait trouver « aucun autre manuel de piété qui réunisse comme celui-ci l'utile à l'agréa- ble, et dont la lecture puisse être aussi profitable à toutes sortes de personnes et de conditions sociales. » Ce ministre émet le vœu de voir répartir en volumes séparés les matières qui composent ce précieux ouvrage , de manière à former des manuels qui puissent servir pour la préparation à la Confirmation et à la sainte Communion, ou encore comme livre de « retraite », afin que toute l'Eglise d'Angleterre soit « fermentée de ce levain. » (3) Lundis, 3 janvier 1853. (4) « Dans saint François de Sales, )> nous dit cet aimable sceptique, « se trouvent étroitement réunies la quintessence de la charité chrétienne et celle du bon sens. On trouve en lui, comme en Fénelon, mais à un degré bien plus élevé, le vrai gentilhomme, un de ces phénix dont, il faut l'avouer, l'Eglise de France semble s'être réservé la production. Quelle sagesse dans la simplicité 1 Quelle invariable bonté ! Quel discernement des choses de ce monde dans un esprit tout étranger au monde ! Quelle finesse d'appréciation dans ces similitudes où la simplicité le dispute à la profondeur et à la grâce toute poétique! » (Voir l'article intitulé « The Gentleman Saint, » dans The Seer, Partie III, N» 41.) ( 5 ) Paris, Techener, mdccclv.  XXX Préface de l'Edition de 1895 Ces témoignages , dont nous pourrions multiplier le nombre , suffiront à prouver que dans cet admirable livre saint François de Sales a trouvé le secret de faire vibrer les cordes les plus délicates du cœur humain et d'en satisfaire les meilleures aspirations. Il reste à examiner le mérite intrinsèque de cette grande œuvre; dans ce but, nous rechercherons en premier lieu les sources auxquelles notre Saint a puisé le fond de ses enseignements, et nous signalerons l'idée dominante et les points spéciaux de doctrine développés dans cet ou- vrage. Les caractéristiques du style seront ensuite l'objet de nos appréciations ; nous dirons enfin un mot des rapports qui existent entre V Introduction à la Vie dévote, son Auteur et les autres écrits sortis de sa plume.  § I. — Les Sources de l'Introduction à la Vie dévote La grande mission du Docteur catholique n'est pas de chercher à découvrir des mines nouvelles , mais bien d'exploiter celles que lui offre le dépôt sacré de la révélation. Néanmoins, dans cette exposition tradition- nelle des enseignements de l'Eglise, chaque Docteur garde son individualité, son genre spécial qui se révèle non seulement dans la forme et le style de ses écrits, mais encore dans ce que le génie, Inobservation et l'expérience personnelle viennent ajouter à la science acquise. On peut aussi constater une différence notable entre les Docteurs quant à la manière d'utiliser les sources primitives et de choisir les arguments qui en découlent, ou encore, quant à l'exactitude avec laquelle ils s'attachent aux autorités qu'ils allèguent. Dans la Pré- face de son livre, saint François de Sales affirme qu'il n'écrit rien de nouveau, qu'il répète seulement « ce qui a « des-ja esté publié par nos prédécesseurs sur ce sujet. » Ces paroles d'humilité sont vraies quant aux principes exposés dans Y Introduction ; mais ce qui est à remar- quer, c'est la manière absolument neuve dont le Saint présente les vérités connues et enseignées avant lui.  Préface de l'Edition de 1893 xxxi Pour avoir une idée complète de notre saint Auteur et de son ouvrage, nous devrons donc établir une distinction entre ce qu'il a tiré de son propre fonds et ce qui lui a été fourni par la science d'autrui : tout ainsi qu'on peut supputer le volume de quelque impo- sante masse d'eau par le nombre et l'abondance des sources qui l'alimentent, ou par la force et la puissance des cascades qui s'en échappent. C'était un trait de génie de la part de notre Docteur d'avoir compris la nécessité d'un ouvrage tel que le sien. Vaugelas en fait la remarque dans une déposition pleine d'intérêt (O. « La prudence du Bienheureux, » dit-il, « a merveilleusement esclatté au maniement et en la conduite des âmes, leur ayant le premier frayé le chemin de la doulceur et , par manière de dire , apprivoisé la dévotion en la rendant aisée et fami- lière a toutes sortes de personnes. Sur quoy il me semble qu'on peult dire une chose assez remarquable de son livre de V Introduction à la Vie dévote... ai-çavoir, qu'encore qu'il y eut un nombre infini de volumes et de livres de dévotion, et qu'il sembloit qu'on ne pouvoit rien dire de nouveau sur ce subject qui n'eust esté touché, ou plustost amplement traicté par tant d'excellentes plumes anciennes et modernes, dont les ouvrages ont cours dans le monde ; neant- moings ce bien -heureux Prélat a manié ce mesme subject d'une façon si particulière et si accommodée à l'usage de toutes sortes de gens, de quelque qualité et condition qu'ilz soient, qu'il a faict avouer que son livre estoit nécessaire, et que nonobstant la multitude in- cro3^able de tous les autres livres de ce genre, il estoit grandement expédient que celuy cy fust mis en lumière et remplist la place qui estoit demeurée vuide dans la foule de tant de volumes. » Le trésor d'enseignement moral de l'Eglise a été considérablement augmenté par saint François de Sales, (i) Process. remiss. Paristensis, ad. art. 28.  XXXII Préface de l'Edition de 1893 et son apport personnel à ce riche fonds se fait surtout remarquer, ainsi que nous l'avons dit plus haut, par sa manière d'envisager la pratique de la vie chrétienne. Le chapitre de Vlntroduction sur la Mortification, dans lequel est posé le grand principe « qu'il faut « commencer par l'intérieur, » et encore les chapitres sur le Choix des Vertus, sur VEsprit juste et ray- sonnahle et sur les Désirs, se distinguent entre tous à ce point de vue spécial. Ne semble-t-il pas que notre Saint parle de vertus dont, avant lui, on ignorait l'existence, lorsqu'il nous explique la douceur qu'il faut avoir envers nous Tnesmes, ou encore lorsqu'il nous apprend Qîie l'humi- lité nous fait aymer nostre propre abjection et QiCil faut traitter des affaires avec soin et sans empressement ? Quelles clartés les enseignements du grand Docteur ne jettent-ils pas sur plusieurs autres points très importants de la vie pratique, laissés dans l'ombre par la plupart des auteurs spirituels ! Les cha- pitres Du Parler, De la Bienséance des Habit^, Des Conversations, Des Passetems , Des Amitiés, contiennent une révélation aussi lumineuse qu'inattendue sur la manière d'allier une haute piété avec toutes les exigences sociales. Toutefois, il est à remarquer que depuis le moment où ces enseignements ont été exposés par la plume si persuasive et si onctueuse de l' Evoque de Genève, TEglise se les est tellement appropriés, qu'ils semblent avoir été de tout temps prêches et recommandés, et sont fréquemment attribués aux maî- tres qui ont précédé notre Saint. Après avoir sommairement indiqué ce qui , dans V Introduction, peut être considéré comme appartenant spécialement à l'Auteur de ce livre, nous distinguerons maintenant dans ses emprunts le parti qu'il a su tirer des doctrines fondamentales de la Sainte Ecriture et des moralistes chrétiens , et l'emploi plus particulier des travaux de quelques écrivains ascétiques qui furent ses prédécesseurs immédiats dans cette science sacrée.  Préface de l'Edition de 1893 xxxin Saint François de Sales a condensé, pour ainsi dire, en quelques pages l'essence de la morale chrétienne renfermée dans les deux Testaments et découlant de tout l'enseignement catholique. Les personnages histo- riques ou symboliques de l'ancienne Alliance sont tour à tour appelés par lui à témoigner en faveur des vertus qu'il propose, à les recommander par leurs exemples et leurs paroles. L'Epouse du Cantique, type de la docilité à la conduite du Saint-Esprit, reparaît à tout instant pour enseigner à l'âme dévote les délicatesses de l'amour sacré, la fidélité aux invitations de la grâce. Souvent aussi, les accents inspirés du Roi-Prophète procurent à notre Saint des élans qu'il place sur les lèvres de Philothée pour exprimer sa douleur d'avoir offensé Dieu, ses craintes de le perdre, ses désirs de le posséder et de l'aimer davantage. Notre Docteur établit l'édifice des vertus sur les bases inébranlables de l'Evangile et des écrits apo- stoliques. Il en expose les grands principes sous les formes variées qu'ils ont revêtues aux divers âges du Christianisme. Sans exclure les témoins des trois premiers siècles , l'Auteur de V Introduction s'inspire surtout des écrivains du temps où l'Eglise pouvait enfin librement favoriser l'essor de la vie intérieure. Les Commentaires de saint Ambroise , les Lettres de saint Jérôme, les Confessions de saint Augustin retrou- vent sous sa plume toute leur actualité. Il exploite avec un égal succès les trésors d'ascétisme de l'Eglise d'Orient, renfermés dans les ouvrages de saint Basile, de saint Jean Chrysostôme et particulièrement de saint Grégoire de Nazianze. Plus d'une fois les traditions du désert sont rappelées par la voix de Cassien. Saint Anselme et saint Bernard, fréquemment cités, démontrent à leur tour qu'après mille ans d'exis- tence, les théories de la vie spirituelle et les ensei- gnements du Christianisme demeurent aujourd'hui ce qu'ils étaient hier, ce qu'ils seront dans tous les siècles. U Introduction contient encore tout un choix  XXXIV Préface de l'Edition de 1893 d'exemples et d'admirables leçons empruntées aux an- nales de la sainteté du xili"^ et du XIV^ siècle. Le sou- venir de saint François d'Assise, de sainte Catherine de Sienne, du roi saint Louis, de sainte Elisabeth de Hongrie, de « la bienheureuse Angele de Foligny » et du bienheureux Elzéar, y est souvent évoqué. Les figures presque contemporaines du « grand » Pierre Le Fèvre, du « bienheureux » Ignace de Loyola, de « la Mère » Térèse , de « ce grand personnage de nostre aage » François de Borgia, et, dans les premières éditions, du « bienheureux » Charles Borromée, nous sont une nou- velle preuve du zèle si éclairé avec lequel notre Docteur cherchait, de près comme de loin, les modèles les plus effectifs et les témoignages les plus concluants à l'appui des saints enseignements donnés à sa pieuse disciple. Nous devons encore citer, parmi les sources générales auxquelles a puisé l'Auteur de l'Introduction , des écrivains profanes, tels que Aristote, Théocrite, Pline, Varron et Mattioli (O; ils ont fourni à notre Saint des épisodes nombreux et des similitudes intéressantes dont il use avec avantage pour rendre saisissables les pensées les plus délicates, et obliger la nature à répandre des clartés inattendues sur les opérations intimes de la grâce. Les écrivains dont l'influence se fait sentir d'une manière prépondérante dans Ylntroduction à la Vie dévote, sont, entre tous, sainte Térèse, Louis de Grenade et l'auteur du Combat Spirituel. On remar- quera la nationalité des deux premiers; et, bien que le troisième soit italien, son livre a de telles analogies avec les productions de l'ascétisme espagnol, qu'on serait presque fondé à lui attribuer une même originel'). Il est (i) Le Monastère de la Visitation de Westbury on Trym, Angleterre, possède un manuscrit inédit de 52 pages où saint François de Sales a réuni de nombreux extraits de ces auteurs, ajoutant à ces passages quelques mots explicatifs indiquant le sujet des comparaisons qu'il prétendait en tirer. Quelques-unes des citations de ce manuscrit se retrouvent textuellement dans Vlnlrodiiciion et le Traité de l'Amour de Dieu. Ces pages nous four- nissent une nouvelle preuve du soin que l'Auteur apportait à l'élaboration de ses ouvrages, jusque dans leurs moindres détails. (3) Dans sa forme définitive, le Combat Spirituel est incontestablement  Préface de l'Edition de 1893 xxxv intéressant de constater les rapports particuliers qui rattachent les œuvres de notre saint Docteur aux travaux de cette célèbre école. Parmi douze auteurs ascétiques du xvr siècle, cités dans V Introduction, les deux tiers appartiennent à la grande nation qui tenait à cette époque le sceptre de la spiritualité (0. Nous avons premièrement nommé sainte Térèse, non pas à raison du nombre des emprunts faits à ses écrits, mais en considération de l'importance de ces emprunts. Il existe, en effet, de grandes affinités entre la mission dévolue à l'illustre réformatrice du Carrael et l'apostolat confié au Docteur de la piété ; car, cet esprit de prière que sainte Térèse fait revivre dans le cloître, saint François de Sales va l'introduire dans le monde, comme étant l'essence de toute vie chrétienne. L'admiration que notre Saint voua aux écrits de la « bienheureuse Mère (< Thérèse » remonte probablement au temps de ses études à Padoue, et dut lui être inspirée par le P. Possevin, son maître et son directeur, l'un des plus ardents propaga- teurs de l'esprit de la grande contemplative (=« ). Ces l'œuvre du Théatin Lorenzo Scupoli, mais il est moins certain que ce reli- gieux ait eu 1 idée primitive de l'ouvrage, dont la première édition (en vingt- quatre chapitres) parut à Venise en 1589. En 1599, au décès de Dom Juan Castamza, religieux bénédictin d'Onna en Espagne, et confesseur du roi Phi- lippe II on trouva parmi ses papiers un manuscrit espagnol qui correspon- dait exactement à la première édition italienne du Combat Spirituel Ce ma- nuscrit traduit en latin, fut publié par les Bénédictins anglais à Douai,' en 16». (I) Ce trait distmctif des Œuvres de saint François de Sales est encore plus saillant dans le Traité de V Amour de Dieu; il sera donné, â cet égard d amples développements dans l'Introduction à cet ouvrage * ( = ) Voir la lettre dejanvier 1592, adressée par le P. Possevin au Maître du Sacre Palais, lettre reproduite en tête de la première édition italienne de la Vrede sarnte Terese écrite par elle-même, faite par J. F. Bordini, Archevêque et Vice-legat du Pape à Avignon. Nous traduisons les paroles par lesquelles Illustre Jésuite témoigne la satisfaction qu'il éprouve de voir paraUre œ ivre : « On ne saurait, ., dit-il, « attendre de cette traduction qu'une merveil- leuse utihte pour le salut des âmes, car l'Esprit de Dieu a entièrement dirige le cœur et la plume de cette vierge. Sa prudence, la sainteté de sa vie e le don qu elle avait d'expliquer de la manière la plus claire les choses les plus relevées, me paraissent une faveur très spéciale de Notre-Seigneur dans ces derniers temps. Il s'est servi de ce moyen pour réveiller dans tous las cœurs le mépris du monde et le désir des choses célestes, et pour donner à tous le courage de ne craindre aucune défaillance dans la voie du bien, pourvu qu Ils persévèrent a s unir à Dieu par le saint commerce de l'oraison »  XXXVI Préface de l'Edition de 1893 sentiments prenaient plus de vivacité encore quelques années plus tard. Nous avons déjà mentionné le cercle de relations spirituelles dont notre Saint fut entouré dès son arrivée à Paris en 1602. Dans cette pieuse assemblée il n'était alors question que de la célèbre « Mère du Carmel » : les amis intimes du coadjuteur de Genève n'avaient pas de plus chère préoccupation que de répandre Tesprit de cette Sainte, et poursuivaient ce but soit en traduisant ses admirables écrits, soit en appelant en France les premières Carmélites. C'est, redisons-le, l'esprit même de sainte Térèse qui pénètre tout ce livre. Il ne renferme pourtant aucune citation littéralement empruntée à la vierge d'Avila. L'influence de Louis de Grenade est d'un tout autre caractère (O. Les Méditations de la première Partie de V Introduction et plusieurs chapitres de la seconde sont, quant à la substance, évidemment tirés du Mémo- rial de ce pieux auteur, pour lequel sainte Térèse elle-même professait une profonde admiration. Déjà, en 1603, l'Evêque de Genève écrivant à un de ses collè- gues dans l'épiscopat lui recommandait les ouvrages de Louis de Grenade, qu'il nommait un « second bré- viaire. » Cette qualification montre à quel point notre Saint appréciait la doctrine du savant Dominicain, et laisse entrevoir le zèle avec lequel il se proposait de ( I ) La Guide des Pécheurs et le Mémorial furent traduits en français dès 1574 et 1575. Déjà, dans ses Controverses, écrites en 1595, saint François de Sales cite V Introduction sur le Symbole. Les relations intimes de notre Saint avec M. de Soulfour permettent aussi de supposer qu'il s'est habituellement servi de la traduction suivante : Les Œuvres spirituelles et dévotes du R. P. F. Loys de Granate de l'Ordre de Saint Dominique, en quatre Livres. J.e tout traduit de l'Espagnol en François, partie par Paul Dumont, Douysien, partie par Nicole Colin, Chanoine et Thresorier de l'Eglise de Rheims; le surplus par François Belle-Forest et Jean Chahanel Tholosain. Depuis reveu, corrigé et augmenté, par N. D. S. Paris, chez Claude Moral, mdcii. La dédicace de ce livre, à Eléanor de Bourbon, abbesse de Fontevraux, est signée N. de Soulfour. Ce recueil in-folio contient encore le Spéculum animœ peccatricis, écrit au xv'' siècle par un Chartreux espagnol, et renfermant des Médita- tions semblables à celles de saint François de Sales et de Louis de Grenade. On a aussi réuni à une traduction de la Guide des Pécheurs (Douai, Jean Boyard, 1577) un petit traité intitulé : La Journée d'un bon Père de famille. Cet opuscule semblerait avoir fourni quelques idées à saint François de Sales pour la seconde Partie de Y Introduction.  Préface de l'Edition de 1893 xxxvii l'exploiter lui-même. « Son principal usage, » dit-il en parlant du Mémorial, « c'est qu'il dressera vostre « esprit a l'amour de la vraye dévotion et a tous les « exercices spirituelz qui vous sont nécessaires „ Le Combat Spirituel [^) est aussi l'un des livres dont s'est inspiré notre Docteur, mais son influence se fait moins sentir que celle des grandes œuvres ascétiques et mystiques précédemment indiquées. Remarquons-le en passant, soit qu^il recommande la lecture de cet ouvrage, soit qu'il rappelle les principes qui y sont développés, c'est toujours de la seconde édition dont saint François de Sales entend parler. Il existe en eflfet, de notables différences entre les anciennes éditions et celles qui ont suivi : le Combat Spirituel, qui se compose actuellement de soixante-six chapitres, en comptait seulement trente-trois au xvr siècle (=). Si ce petit traité a gagné sous le rapport de l'étendue, on peut regretter que, tout en conservant sa forme originale il ait perdu des grâces naïves du style et surtout de l'onction qui caractérisait les premières éditions. (I) André de Sauzéa, Evêque de Bethléem, rapporte que saint François de Sales ava:t traduit 1. Co^nhai Spirituel en français et se proposait de flil mpr:mer cette traduction. Ayant appris qu'une « autre version >. éta t S -ns presse, A rehra la sienne. (Voir tome I de la présente Edition de Œuvres de sa^nt François de Sales, Introduction générale, note ( = ), p. .,^ L auteur de cette « autre version » publiée en x6o8. est évidemment AnTr'i de Sauzea lui-même, comme le prouvent les initiales A. D. S. sur le titre et certaines expressions que le traducteur emploie dans la dédicace de son ouvrage à l'Evêque de Genève. (.) Comme on l'a dit plus haut (note (.), p. xxxiv), le Comhat Spirituel parut en r^Sç : U fnt réédité dans le courant de cette même année, et c' st cette seconde édition en trente-trois chapitres qui devint le vade-nlecum du saint étudiant a Padoue. La première traduction française, faite en i.o, et la seconde en 1598, reproduisent la seconde édition italienne. La version de Mgr de Sauzea (voir la note précédente) contient soixante chapUres mai la plupart des traductions de ce petit traité qui se succédèrent au xvne siècle, et même la remarquable édition italienne publiée à Paris en X640, nen ont que trente-trois. Les lettres de saint François de Sak nous fournissent une nouvelle preuve de ce qui a été avancé plus haut Il suffit de se rendre compte des numéros d'ordre des matines du Coynha Spirituel auxquels ces lettres font allusion, pour se convaincre que c'est ien de l'édition en trente-trois chapitres dont il est ques^? (Voir une lettre écrite en 1604 à l'abbesse du Puy d'Orbe et une aut Ih M juillet 1607, adressée à M-^ de Chantai.) ' ^'^ ''"  XXXVIII Préface de l'Edition de 1893 Tels sont les ouvrages qui peuvent être considérés comme de véritables sources de l'Introduction dans la stricte acception de ce terme. A un point de vue plus large on en pourrait encore citer plusieurs autres : tout particulièrement les récits de la vie de saint Fran- çois d'Assise, de saint Louis et de sainte Catherine de Sienne ; notre Docteur manifeste une prédilection mar- quée pour ces grands Saints. Toutefois, l'influence de ces récits sur le livre qui nous occupe n'est que secondaire, et se rattache à un autre ordre d'idées que nous allons étudier actuellement.  § II-. — L'idée dominante de l'Introduction à la Vie dévote. Le plan général de V Introduction est si clairement indiqué par son Auteur dans la Préface et dans les titres des diverses Parties du livre , qu'il serait inutile d'y revenir ici. Il serait également superflu d'insister sur le but de cet ouvrage; quelques mots suffisent à le définir : présenter à tous, et spécialement à ceux qui vivent « emmy la presse du monde », les notions de la véri- table piété ; indiquer les motifs les plus pressants d'embrasser la vie dévote ; établir les règles qui en doivent diriger le cours. Sans nous arrêter à ces diverses considérations, nous envisagerons sous un autre point de vue le chef-d'œuvre dans lequel saint François de Sales résume tout son système de spiritualité ; nous recher- cherons l'idée capitale qui constitue la base de ce sys- tème, la note dominante de toute cette belle harmonie. Cette idée dominante, cette note caractéristique n'est autre chose que la réalisation de la parole évangélique : Il faut toujours prier et ne jamais se lasser. Notre Saint y attache une si grande importance, qu'il consacre la majeure partie de son livre à exposer les diverses for- mes, les progrès et les résultats de cette prière continuelle. D'après lui, la prière est V alpha et V oméga de la vie  Préface de l'Edition de 1893 xxxix spirituelle; c'est elle qui fait naître toutes les vertus, qui en assure la conservation et le développement. En conséquence, non seulement une suite de considé- rations amènent Philothée à prendre une résolution efficace de s'engager définitivement dans la voie de la u dévotion » ; cette résolution première est encore affer- mie et protégée contre toute défaillance par une série complète de pratiques de piété. Dès le matin l'âme dévote est invitée à faire la méditation, « l'orayson entière et <( formée », dont le « feu » entretenu le long de la jour- née, devra plus spécialement être « rallumé » vers le soir. Chaque jour aussi doit être sanctifié par les « exercices » marqués pour l'heure du lever et celle du coucher et, autant que possible, par l'assistance au saint Sacrifice de la Messe. La participation aux Sacrements de Pénitence et d'Eucharistie sera au moins hebdomadaire, et Philothée renouvellera chaque mois sa « protestation de fidélité » dans laquelle elle devra « a tous momens » se retremper en esprit (p. 365). La retraite annuelle lui est en outre conseillée, dans le but de fortifier sa volonté et de soutenir ses bons propos. Mais tous ces moyens ne suffisent pas au zélé Directeur pour envelopper d'une atmosphère surnaturelle la vie entière de sa disciple. Il est une forme de prière plus universelle, plus effective que toutes les pratiques énu- mérées ci-dessus; c'est de l'intime du cœur de saint François de Sales que semblent jaillir les paroles par lesquelles il recommande ces rapports de tous les ins- tants, ce commerce continuel entre l'âme et son Dieu : « C'est ici, » dit-il, « chère Philothée, que je vous souhaitte « fort affectionnée a suivre mon conseil... (p. gi) ... en c( cet exercice de la retraitte spirituelle et des oraysons (( jaculatoires gist la grande œuvre de la dévotion... c'est « pourquoy je vous conjure de l'embrasser de tout vostre « cœur, sans jamais vous en départir » (p. 100). Nous le répétons, cet esprit de prière est l'essence même de V Introduction à la Vie dévote : dans la forme définitive de cet ouvrage, plus encore que dans l'Edition Princeps, T Auteur accentue sa pensée à cet  XL Préface de l'Edition de 1893 égard et l'exprime avec une remarquable insistance. Cependant l'Evêque de Montpellier, Mgr Fenouillet , avait reproché aimablement à notre Saint de pousser Philothée « trop avant » dans la vie intérieure (0. Uhum- ble Auteur de l'Introduction examine attentiv^ement l'opinion de son ami; mais, loin de s'y ranger, dans la seconde édition de son livre il insiste sur les points contestés et donne plus d'étendue aux chapitres qui en traitent , ajoutant des considérations remarquables sur les dispositions intimes qui doivent accompagner « les danses » (p. 151). Il admet la vérité de l'objec- tion qui pourra être faite par « le monde », à savoir qu'il faudra nécessairement que sa Philothée « ayt « le don de Torayson mentale » (p. 364) ; mais cette objection n'amène aucune modification dans sa doctrine, et sert même d'ouverture pour en présenter un nouveau développement. Conformément à ce même principe, saint François de Sales semble n'attacher qu'une importance secondaire aux actes extérieurs ; il s'arrête surtout à « l'affection » qui les inspire. S'agit-il des divertissements frivoles , voire même dangereux, dans lesquels Philothée pourrait se trouver engagée par les devoirs de sa condition ? « Ce n'est pas mal de le faire, » dit ce Guide éclairé (p. 65), « mais ouy bien de s'y affectionner. » Il va plus loin, et parlant des péchés véniels qui échappent inévitable- ment à la fragilité humaine : « Ce n'est rien, » afiîrme notre saint Docteur (p. 64), de les commettre, pourvu qu'ils ne « demeurent » pas dans l'âme par « l'affection », et « que tout aussi tost nous les rechassions et bannis- « sions de nostre conscience. » D'après les divers avis et règlements donnés à Philo- thée, c'est toujours par la vie contemplative que doit être animée, fécondée, surnaturalisée la vie active. Ainsi faut-il, qu'au milieu des affaires et occupations extérieures, l'œil de l'âme soit constamment fixé sur Dieu (pp. 171, 255); que les récréations ordinaires ne ( I ) Voir la lettre de saint François de Sales à l'Archevêque de Vienne.  Préface de l'Edition de 1893 xli troublent point une sorte de solitude mentale qui doit constituer son élément habituel (p. 224). Nous avons rappelé plus haut comment notre Saint neutralise l'influence pernicieuse qu'exercent les plaisirs mondains en exigeant une sérieuse application aux vérités éter- nelles. Enfin, c'est encore parle moyen de la « retraitte « spirituelle » que les dernières racines des affections coupables seront extirpées (p. 212). Il reste maintenant à donner une définition exacte de ce que nous pouvons nommer V esprit de V Introduction. Un grand nombre de nos lecteurs seront étonnés si nous avançons que cet esprit est essentiellement l'esprit mo- nastique ou religieux. Cassien avait écrit bien des siècles auparavant : Le but de tous les exercices de la vie solitaire ou ascétique est « que l'âme adhère constamment à Dieu et aux choses divines (0. » U Introduction est un développement, une application pratique de cette proposition. Si notre Docteur n'use pas des mêmes termes, sa pensée est identique à celle de l'illustre cénobite lorsque, parlant des diverses professions qui appartiennent à la vie active, il dit que « la dévotion « purement contemplative, monastique et religieuse ne « peut estre exercée en ces vacations la » (p. 21). Deux fois dans les Manuscrits originaux (2) est émise cette pensée, que Philothée devra pratiquer, bien qu'à un degré inférieur, les vertus obligatoires aux personnes consacrées à Dieu. Ces affirmations du saint Auteur sont positives, et s'il évita de les livrer au public, c'est qu'il craignait d'aller « trop avant. » Déjà il use de cette discrétion à laquelle les paroles amicales de l'Evê- que de Montpellier l'exhorteront plus tard ; il ne veut pas effaroucher les âmes timides, mais les rendre par- faites sans même qu'elles s'en doutent. ^Introduction venait combattre un préjugé invin- ciblement ancré dans l'esprit d'un grand nombre de directeurs spirituels, qui ne concevaient pas de perfec- tion en dehors du cloître ou, tout au moins, en dehors (i) Collatio I, cap. viii. (2) Voir les variantes, pp. gi*, 94*.  xLii Préface de l'Edition de 1893 d'une vie « purement contemplative » dans le monde. Le grand art de l'Evêque de Genève consiste à unir et combiner, de la manière la plus parfaite, la vie de Marthe avec celle de Marie. Tout en démontrant que la perfec- tion est une, qu'elle aura toujours pour fondement essentiel les conseils évangéliques, le Saint rappelle que, pour la majorité des chrétiens, l'esprit de ces conseils suffit. La consécration épiscopale ou la profession reli- gieuse élève l'âme à « Testât de perfection » ; mais « la (( perfection mesme » est compatible avec toutes sortes de vocations et professions. Cette observation rentre dans l'exposé du grand principe considéré plus haut, d'après lequel toute la doctrine du Saint est basée sur le mot des Livres sacrés : Dieu regarde le cœur. En effet , Philothée peut , sans renoncer à la per- fection, être « riche en effect », pourvu qu'elle soit « pauvre d'affection »; les personnes mariées, sanctifier les devoirs de leur état, mais à la condition de n'y pas engager leur « affection. » Quant à la première des vertus religieuses, l'obéissance, elle peut être portée presque aussi loin dans le monde que dans le cloître. Combien d'occasions sans cesse renaissantes se présen- tent en effet à l'âme chrétienne d'assujettir, de plier sa volonté, de la soumettre à celle d'autrui ! Enfin, pour les personnes séculières, le saint Docteur substitue aux vœux, de « fortes et puissantes resolutions » (var. (b), p. 91*), qui doivent former, pour ainsi dire, la solide charpente de leur édifice spirituel. Ce rapprochement entre la vie religieuse et la vie dévote n'est pas moins remarquable lorsque saint Fran- çois de Sales traite des vertus : « La seule charité, » dit-il (p. 172), (( nous met en la perfection; mais l'obeis- « sance, la chasteté et la pauvreté sont les trois grans « moyens pour l'acquérir. » Dans l'Edition Princeps , ces trois vertus fondamentales avaient été proposées à Philothée avant toutes les autres ; et si, dans l'ordre définitivement adopté, le saint Auteur traite en premier lieu de la patience, de l'humilité et de la douceur, c'est qu'il les considère comme étant d'un plus fréquent  Préface de l'Edition de 1893 xliii usage, mais non point qu'il leur donne la préférence sur celles qui constituent « les trois branches de la a croix spirituelle. » Remarquons encore les modèles que le zélé Directeur offre spécialement à sa disciple et les autorités sur lesquelles il s'appuie. Presque tous appartiennent aux Ordres religieux ; d'autres, tels que saint Louis, sainte Elisabeth de Hongrie et sainte Françoise Romaine ont exercé au milieu du monde des vertus toutes monas- tiques. Parmi les livres qui donnent « lumière pour la <( conduite » d'une personne sérieusement chrétienne, notre Saint indique en première ligne « la Vie de la « bienheureuse Mère Thérèse , laquelle est admirable « pour cela » (p. 108). Il est frappant aussi de constater le grand nombre de conclusions pratiques que notre Docteur tire des écrits de saint Grégoire de Nazianze, « le divin », le reclus, celui qui, de tous les Pères du IV* siècle, mérite par excellence le surnom de con- templatif (i). On le voit , tous les admirables enseignements de saint François de Sales aboutissent au même résultat, et son système de spiritualité n'a d'autre base que l'esprit de prière , d'autre terme que l'union de l'âme avec Dieu. C'est en adhérant à son divin Principe que l'homme atteint le but de sa création ; l'accomplisse- ment du premier et du plus grand de ses devoirs peut seul lui obtenir la force et la grâce de remplir toutes ses autres obligations. (i ) Les téaioignages d'estime que les Ordres contemplatifs ont accordés au chef-d'œuvre de l'Evêque de Genève sont une nouvelle preuve à l'appui de nos affirmations. Dom Innocent Le Masson, célèbre Général des Chartreux (1676-1703), tira de Vlntroduction à la. Vie dévote un nombre considérable des instructions qu'il adresse à ses religieux. Citons entre autres Vlntroduction a la Vie intérieure , rédigée dans le but de les prémunir contre les envahis- sements du jansénisme : ouvrage qui est encore aujourd'hui le principal manuel de direction des novices chartreux. Voir aussi le traité du même auteur : Direction pour se former au saint exercice de l'Oraison... à l'usage des reliorieuses Chartreuses de la Correrie.  xLiv Préface de l'Edition de 1893  2 III, — La doctrine de l'Introduction à la Vie dévote Nous avons dit ailleurs (i) comment la doctrine de saint François de Sales unit à une grande étendue, par le nombre et la variété des sujets qu'elle embrasse, une solidité à toute épreuve et une parfaite sûreté. La première de ces qualités se rapporte en général à toutes les Œuvres de notre grand Docteur ; la seconde vient d'être suffisamment démontrée par ce qui précède ; dans ce paragraphe nous parlerons surtout de la troisième. La grande ^reMve positive de la sûreté de l'enseigne- ment du saint Evêque de Genève est l'autorité dont il jouit parmi les théologiens. Leur sentiment a été con- firmé par l'approbation solennelle de l'Eglise elle-même qui, dans le Bref du Doctorat et dans les leçons de l'office de la fête de saint François de Sales, déclare expressément que sa doctrine est aussi (( sûre » que « sage. » Une longue expérience pratique de ces ensei- gnements a donné la mesure de leur valeur ; il s'y trouve non seulement « la sainte dévotion, mais aussi « une grande sagesse et discrétion » (p. 217). On pour- rait même affirmer que l'excellence de ces avis ressort de la simplicité, de l'affabilité de la méthode employée par notre Saint. C'est insensiblement, d'une manière douce et facile, qu^il élève ses disciples à la perfection, sans jamais lasser leur bonne volonté, sans déconcerter leur faiblesse. Sous cette conduite éclairée, l'âme mar- chant à petits pas, évite les obstacles à la fois les plus communs et les plus dangereux qui entraveraient ses progrès dans la voie du bien, c'est-à-dire l'orgueil, le découragement, la réaction qui suit inévitablement une tension trop violente. La dévotion telle qu'elle est expliquée par l'Auteur de V Introduction est encore parfaitement sûre, parce ( I ) Edition actuelle des Œuvres de saint François de Sales, tome I, Intro- duction générale, pp. LViii-Lxviii.  Préface de l'Edition de 1893 xlv qu'elle s'accommode à toutes sortes de devoirs et de positions. Le chrétien formé à l'école de saint François de Sales n'aura rien dans sa manière d'agir qui puisse exciter une opposition quelque peu fondée de la part de son entourage ; l'intérêt de chacun semble plutôt engagé à favoriser une piété qui, en inspirant un profond oubli de soi-même au profit des autres , adoucit toutes les relations sociales. C'est ce qu'exprimaient naïvement les serviteurs de la sainte Baronne de Chantai , lorsque comparant à la suave conduite de son nouveau Direc- teur celle d'un austère religieux qui l'avait dirigée précédemment : « Le premier conducteur de Madame, » disaient-ils, « ne la faisait prier que trois fois le jour, et nous en étions tous ennuyés ; mais Monseigneur de Genève la fait prier à toutes les heures du jour, et cela n'incommode personne (O. » Reste à donner les preuves négatives de la sûreté de l'enseignement de saint François de Sales en répondant aux objections qui ont été soulevées contre certains points de sa morale. Le but du saint Evêque était de ramener à leur véritable point de départ les principes de l'ascétisme chrétien, outrés à cette époque dans des sens opposés. Il fut d'abord accusé de relâchement par les partisans du rigorisme exagéré qui commençait à prendre pied ; et cependant on sait quel juste tempé- rament il apporte dans ses appréciations sur les bals et les spectacles. Est-il un argument plus victorieux en faveur de sa doctrine que la confiance générale avec laquelle elle a été accueillie, citée, suivie sur ces points controversés, non seulement par les directeurs modérés, mais encore, sauf de rares exceptions, par les théolo- giens réputés les plus austères ! En effet, comme on l'a dit plus haut, le Saint autorise dans une certaine mesure ces divertissements périlleux lorsque les convenances sociales en font une sorte d'obligation, pourvu, toutefois, que « l'affection » n'y soit nullement engagée. Il serait  ( I ) Mémoires sur la Vie et les Vertus de sainte J.-F. de Chantai, par la Mère de Chaugy (Paris, Pion, 1874), Partie I, chap. xvii.  XLvi Préface de l'Edition de 1893 superflu, du reste, d'ajouter quelque chose à la réponse faite par l'Auteur dans la Préface du Traité de l'Amour de Dieu aux objections soulevées au sujet des conseils donnés à Philothée. Cette réponse montre combien certains directeurs contemporains exagéraient les prin- cipes de la mortification chrétienne , puisque notre Saint se vit contraint d'expliquer de nouveau son opi- nion et de répéter que les innocents « jeux de paroles, » loisibles pour délasser et récréer l'esprit, ne sont nulle- ment contraires à la vraie piété. Quant à la prohibition si sévère qu'il prononce contre les jeux de cartes , déclarés par lui « récréations naturellement mauvaises, » il va de soi qu'elle porte exclusivement sur la manière dont on usait de ces jeux au xvi' siècle ; l'habileté ayant alors si peu de part au gain, que les cartes pouvaient, et à bon droit, être presque toujours considérées comme un jeu de pur hasard. Certains écrivains ont avancé que TEvêque de Genève avait modifié quelques points de la doctrine de V Intro- duction par complaisance pour Henri IV. Il suffit de rappeler les détails donnés plus haut sur les origines de cet ouvrage, pour démontrer la fausseté d'une asser- tion, aussi peu compatible avec le caractère de Henri IV qu'avec celui de saint François de Sales. Si le grand monarque fut trop souvent la victime des faiblesses de son cœur, du moins la rectitude de son esprit ne lui permit jamais de chercher à les excuser en abaissant le niveau de la vertu. Il est encore à propos de disculper notre Saint d'une imputation qui, s'adressant à sa personne plutôt qu'à sa doctrine tendrait néanmoins, d'une manière indirecte, à en infirmer la sûreté. Quelques moralistes protestants lui reprochent vivement d'aborder certains sujets d'une nature délicate, dans un ouvrage destiné à être mis entre les mains de tout le monde, et d'employer des expressions et des comparaisons déplacées, à leur avis, sous la plume d'un écrivain religieux. Les auteurs de telles récriminations sont évidemment peu familiarisés avec la littérature et les usages de l'époque. Ils ignorent  Préface de l'Edition de 1893 xlvii qu'une plus grande largeur d'idées permettait cette sim- plicité de langage, si choquante pour la pudeur affectée sous laquelle notre société moderne cherche vainement à voiler sa profonde corruption. Plusieurs témoins dépo- sant au Procès de Canonisation, sur la prudence du bienheureux Prélat, affirment positivement qu'il ne se trouve pas dans ses livres une seule page capable de blesser la modestie la plus sévère. La plupart des meil- leurs ouvrages religieux publiés par les contemporains du saint Evêque, sont écrits avec une hardiesse d'expres- sion bien autrement forte que tous les chapitres de V Introduction contre lesquels on a le plus hautement protesté. Nous ne poursuivrons pas la réfutation des attaques qui ont été dirigées contre la doctrine de saint François de Sales par des censeurs ignorants ou malintentionnés (O. Il reste, toutefois, à élucider une question importante au sujet de laquelle, selon plusieurs hommes prudents et  (i) Dans la préface dont nous avons parlé plus haut (voir p. xxix), au milieu de grands éloges accordés à la doctrine et au style de l'Auteur de V Introduction, M. de Sacy présente trois objections que nous ne sau- rions passer sous silence. Voici les points qui , d'après lui , prêtent à la critique : i. — Saint François de Sales permet de « descrier » les hérétiques. 2. — Il autorise « les artifices de langage. » 3. — C'est, dit-il, le grand bonheur du chrétien d'être riche en effet et pauvre d'affection, parce que l'on a par ce moyen « les commodités des richesses pour ce monde et le mérite de la « pauvreté pour l'autre. » Nous répondrons à ces allégations : que i. — Notre Saint ne parle pas des hérétiques individuellement, mais des « sectes des « hérétiques » et des « chefz d'icelles », c'est-à-dire de ceux que l'Eglise nomme archi-hérétiques, de ceux en qui l'hérésie est en quelque sorte per- sonnifiée : c'est donc Yhért'sie, et non les hérétiques, qu'il permet de décrier. 2. — Il est évident que par « les artifices de parolles >> dont on peut user « quand la gloire et service de Dieu le requièrent, » le saint Evêque entend cette prudence et discrétion dans les discours, non seulement permise mais commandée par la morale chrétienne, alors que de graves intérêts pourraient être compromis par une moindre réserve de langage. 3. — -Le « riche » dont il est question dans V Introduction, doit être entièrement dépouillé de toute « affection » pour ses richesses. Or, on ne peut tirer aucune jouissance per- sonnelle de ce que l'on n'affectionne pas. Ce « grand bonheur » procuré par « les commodités des richesses » n'est donc autre chose que l'immense satisfaction éprouvée par un cœur généreux à soulager la misère du pauvre et à lui faire part de ses biens. Au reste, tout en admettant l'auto- rité de M. de Sacy comme critique littéraire, nous déclinons absolument sa compétence comme censeur de la morale de saint François de Sales.  XLviii Préface de l'Edition de 1893 sérieux, notre Saint se serait mépris, non sans doute en matière de théorie doctrinale , mais sur une décision essentielle de direction pratique. Nous voulons parler des dispositions qu'il demande pour la fréquente participation au Sacrement de l'Eucharistie. Disons tout d'abord qu'il est moralement impossible d'imputer à un théologien tel que saint François de Sales une erreur réelle sur une matière d'aussi grave importance : de plus, il ne s'agit pas de prononcer si les règles données à cet égard dans le livre de l'Introduction doivent être suivies actuellement , mais bien si elles étaient conformes aux lois et à la doctrine de l'Eglise à l'époque où elles furent formulées. Cette distinction est nécessaire; car les dis- positions requises à la fréquente Communion ont été appréciées à divers points de vue, qui varient selon les temps et les lieux. Ces appréciations dépendent de l'in- fluence prépondérante qu'exercèrent tour à tour sur l'enseignement moral de l'Eglise deux considérations d'une nature opposée : la grande révérence due au Corps sacré de Notre- Seigneur Jésus-Christ, les immenses besoins de l'homme pécheur. Pendant tout le moyen-âge la première de ces consi- dérations avait prévalu, et saint François de Sales s'est certainement distingué parmi ceux qui s'efforcèrent de faire revivre à cet égard l'esprit de la primitive Eglise. Ses interprétations sont aussi larges que celles de ses contemporains et de ses devanciers, saint Gaétan en Italie, Jean d'Avila et Louis de Grenade en Espagne, les Jésuites dans toute la catholicité (0. Aussi, pendant (i) Dans une lettre ordinairement reproduite au commencement du livre de VAitdi filia, Jean d'Avila dit : « Ceux qui ont éprouvé des touches particulières de la grâce divine et dont on peut constater d'une manière visible les progrè's dans la perfection peuvent approcher de la sainte Table chaque semaine, comme saint Augustin le conseille... Il y en a peu à qui il serait profitable de communier plus souvent. » Louis de Grenade est encore plus réservé : « La Communion liebdomadaire, » dit-il, « suffit pour toutes les personnes de piété, quelle que soit leur vertu. » {Mémorial, Traité III, ch. x.) Et ces décisions étaient relativement bénignes, si l'on se reporte à l'époque où saint François d'Assise donnait aux filles de sainte Claire la règle austère où il ne prescrit que six Communions annuelles. (Régula et Vita Sororum Pauperum, cap. in.)  Préface de l'Edition de 1893 xlix un siècle entier on accusa notre Saint d''avoir rendu trop facile l'accès à la sainte Table. Depuis lors, la réaction qui suivit la condamnation du jansénisme, les désirs exprimés par notre adorable Sauveur dans les tou- chantes manifestations de son Sacré-Cœur, amenèrent la sainte Eglise à user d'indulgence relativement aux dispositions exigibles pour la fréquente Communion. Vivre sans « aucune affection au péché véniel » et « avoir un grand désir de se communier », c'était là, aux yeux des casuistes du xvii" et du xviii^ siècle, des conditions trop larges pour permettre la Communion hebdomadaire. Certains directeurs modernes , donnant dans l'extrémité opposée , se contentent d'une prépa- ration moindre encore pour la Communion quotidienne. Nous n'avons pas la prétention de les juger; mais nous répétons que nul n'a droit de blâmer notre saint Doc- teur s'il n'a pas poussé l'indulgence aussi loin qu'eux. Tel est le véritable point de vue où l'on doit se placer pour établir une juste distinction entre les conditions posées par saint François de Sales relativement à la fréquente Communion, et la pratique actuelle de l'Eglise. Les principes sont les mêmes; seule, l'application de ces principes diffère par suite de circonstances qui ne sont plus aujourd'hui ce qu'elles étaient autrefois. Il existe une certaine analogie entre cette question et celle qui concerne la discipline actuelle des confesseurs rela- tivement à l'administration du Sacrement de Pénitence. Les anciennes règles qui prescrivaient en certains cas de refuser ou de différer le bienfait de l'absolution sacra- mentelle sont de nos jours , et pour de bons motifs , modifiées dans un sens moins sévère ; mais il ne s'ensuit pas qu'elles n'aient été justes et sages dans leur temps, ou que l'Eglise ait eu tort d'en faire autrefois une application plus rigoureuse. S'il est injurieux à un Docteur de l'Eglise d'être taxé d'inexactitude pour une décision aussi grave, la manière dont on a voulu expliquer la méprise prétendue de l'Auteur de V Introduction est plus injurieuse encore que l'inculpation elle-même. On a avancé que cette soi-  L Préface de l'Edition de 1893 disant fausse interprétation de la doctrine catholique repose sur l'attribution d'un texte de Gennade à saint Augustin, et sur l'extension abusive donnée à ce texte, extension d'après laquelle notre Saint entendrait du péché véniel ce que l'auteur cité dit seulement du péché mortel. A ceci nous répondons que, même en supposant la première de ces méprises (O, la question demeure ce qu'elle était auparavant. Si les paroles : « De recevoir la Communion de l'Eucharistie tous les « jours, ni je ne le lotie ni je ne le vitupère », ne sont pas textuellement de saint Augustin, ce saint Docteur exprime la même pensée en termes presque identi- ques : <( Celui-ci dira que l'on ne doit pas recevoir la sainte Eucharistie tous les jours, cet autre affirme qu'il faut la recevoir chaque jour : que chacun fasse en confiance ce qu'il croit pieusement devoir faire ( = ). » Ces paroles se trouvent dans un ouvrage dont l'authen- ticité est incontestable , ouvrage cité dans le même chapitre du Corpus Juris Canonici^^), duquel saint François de Sales a très probablement tiré le texte douteux qui lui est reproché par certains théologiens. La fausse interprétation dont on accuserait notre Saint est relative à la condition posée dans la seconde partie de cette phrase : « mais de communier tous les « jours de Dimanche , je le suade et en exhorte un « chacun, pourveu que l'esprit soit sans aucune affection  ( I ) Nous ne prétendons pas contredire l'opinion généralement reçue au- jourd'hui, d'après laquelle le livre De Ecclesiasticis Dogmatibus est consi- déré comme étant l'œuvre de Gennade ; nous nous demandons seulement si saint François de Sales ne pouvait pas parler comme il le fait dans Vlnlro- duciion sans vouloir se prononcer sur un point qui n'était pas en question. Il pouvait s'exprimer selon la façon ordinaire de son époque, tout en réservant son sentiment particulier. La divergence des avis à cet égard devait lui être connue, car l'édition du Corpus Juris Canonici publiée en 1580 par les ordres de Grégoire XIII, était certainement en usage à l'Université de Padoue : dans cette édition même le doute est soulevé, et une note donne le sentiment de saint Thomas et d'autres imposantes autorités en faveur de Gennade. (a) « Dixcrit quisquam non quotidie acciptoidam Eucharistiam, aliiis affir- met quotidie; facial unusquique quod secundnm fidem suam pie crédit esse faciendam. » (Epist. cxvn (Jiodie uv), ad Januarium, cap. m.) {3) Decreti III' Pars, Dist. II, c. xiii.  Préface de l'Edition de 1893 li « de pécher. » Or, saint François de Sales n'a pu mal interpréter ce passage, puisqu'il ne l'interprète pas du tout. L'étude attentive du chapitre entier De la fré- quente Communion ne laissera pas de doute sur l'intention du Saint. Dans l'Edition Princeps, dans les variantes pleines d'intérêt tirées du Manuscrit origi- nal, cette intention est encore plus explicite. L'Auteur de V Introduction ne dit pas que saint Augustin parle du péché véniel ; il assume lui-même la responsabi- lité de cette grave extension, ajoutant même deux conditions supplémentaires à celle qu'il vient de poser. C'est notre Docteur qui établit le principe du « grand « désir de se communier, » et l'applique à la Communion hebdomadaire. De plus, il avoue dépasser saint Augustin sur un autre point essentiel, en exigeant de l'âme qui souhaite communier souvent non seulement l'exemption de « l'affection de pécher, » mais encore de toute « affection au péché. » Il a semblé nécessaire d'insister sur ce point, afin d'écarter toute ombre d'une doctrine que l'Eg^lise offre avec tant d'éloges, comme une règle sûre à tous les fidèles (O. L'expression c^u'emploie saint François de Sales lorsque parlant de la Communion quotidienne il ne blâme « ni ne « loiie absolument » cette sainte pratique, sous-entend le prudent discernement avec lequel un sage directeur doit s'abstenir de conseiller indistinctement à chacun ce fréquent accès à la sainte Table. Il est hors de doute ( I ) Les encouragements donnés par le Catéchisme du Concile de Trente à la participation quotidienne au Sacrement da l'Eucharistie se rapportent surtout à l'excellence intrinsèque de cet auguste Sacrement et supposent les dispositions requises dans l'âme qui s'en approche. On ne l'a peut-être pas assez remarqué : le Catéchisme ne conseille pas indistinctement aux fidèles la Communion quotidienne, mais il recommande à tous de mener une vie si sainte qu'elle leur permette d'aspirer légitimement à cette inappréciable faveur. Du reste, si le Catéchisme ne spécifie pas toutes les dispositions requises à cet égard, il en suppose implicitement de plus parfaites même que celles indiquées par saint François de Sales. Tout en établissant la théorie du grand avantage de la Communion quotidienne, c'est avec de justes réserves qu'il en recommande la pratique, et dans certain cas il engage les fidèles à plusieurs jours de préparation avant de recevoir la sainte Eucharistie. Aux séminaristes mêmes le Concile de Trente ne prescrit que la Communion mensuelle. (Sess. xxin, de Reform., cap. xviii.)  L!i Préface de l'Edition de 1893 que notre Saint appréciait hautement les avantages de la participation journalière à l'auguste Sacrement de nos autels ; sa pensée à cet égard ressort clairement des conseils qu'il adresse à Philothée (p. 122) : « Communies « souvent, » lui dit-il, « et le plus souvent que vous « pourrés, avec l'advis de vostre père spirituel. » On peut donc appliquer à notre Docteur ce que la Glose dit de saint Augustin : « Il parle de la sorte sans pré- sumer de l'état intérieur de la personne à qui il s'adresse et sans savoir si elle est digne d'une telle faveur ; » ou, selon l'expression de Raymond de Capoue(0, P- 87*, 11. 9-14; p. 88*, dernière phrase du chap. xnn; p. 92*, chap. xvii, 11. 2-9; p. 93*, var., 11. 14-19; p. 94*, var., 11. r-20; p. 112*, 11. 8-16; p. n6*, 11. 1-3; p. 117* 11. 3, 4 et 12-15; P" ^43*> douze dernières lignes du chap.; p. 146*, premier alinéa; p. 155*, dernier alinéa du chap. ini; pp. 163*, 166*, var. (a), sauf les cinq premières lignes.  Lxvi Préface de l'Edition de 1893 de la Visitation de Milan (i). Mgr Foschi, Evêque de Cervia , dans la province ecclésiastique de Ravenne , possède aussi deux pages autographes ( 2 \ Pour se convaincre de l'importance de ces Manuscrits, le lecteur n'a qu'à comparer avec le texte les variantes fidèlement reproduites en regard. Il n'est pas jusqu'à certains mots biffés par le saint Auteur lui-même qui n'aient un grand intérêt, et que l'on ne se soit fait un devoir de faire figurer dans ces variantes, tout en les distinguant par des signes conventionnels. On peut voir entre autres, dans les pages 86*, 88*, quelques exemples des nuances dont les mots raturés , « mortellement , » « mortel, » « bien, » revêtent la pensée. Si l'on objectait qu'il est injurieux pour un écrivain de faire revivre des expressions qu^il a rejetées à un second examen, nous répondrions que ces réintégrations n'ont certainement pas pour but de revenir à la leçon abandonnée; elles sont présentées comme une curiosité littéraire , comme un ( I ) Le Ms. de Milan, découvert après rimpression du présent volume, correspond presque mot à mot avec les chapitres xxxv, xxxvi, xxxvii ( premier alinéa ), xxxx, xxxxi (jusqu'à p. 135*, ligne 2) de la deuxième Partie. Il faut donc modifier la remarque (a), p. 118*. Les chapitres xxxv-xxxvn et xxxx (trois premiers alinéas) sont de la main du Saint. Un seul passage s'y trouve en plus de ce qui est dans le texte imprimé : c'est la fin d'un chapitre qui, dans le Ms., précède immédiatement le chap. xxxx, De l'Inquiétude. Toutefois il ne se rapporte pas au chap. xxxix, mais princi- palement au chap. lui, Comme il faut fortifier son Cœur contre les Tentations, lequel, en effet, dans l'Edition définitive (Partie iv, chap. x) précède immé- diatement le chapitre De l'Inquiétude. Ces lignes, que nous reproduisons ici intégralement, ont aussi des affinités avec le chap. vni, de la troisième Partie de l'Edition Princeps. « cors par ses pas, elle » (l'âme) « fcheminej marche par ses désirs, « et est plus ou eU'ayme que non pas ou ell'anime. Cherches la donq en ses « amours, en ses désirs, en ses affections; la vous la treuveres, et l'ayant <■ treuvee, reprenes la et fia remettesj tenes en vos mains plus serrée que « jamais. Que si vous me croyes, affin qu'elle ne vous eschappe plus, vous « ria lieresj l'attacheres a la Croix comm'un espervier a la perche ; et « quand vous sentires qu'elle se débattra par quelque passion et inquiétude, " accoures vistement affin qu'elle ne rompe ses longes, c'est a dire ces reso- « lutions, ses bons propos. Et pour ce faire, examines souvent vostr'ame, « si vous pouves bien dire ceste sacrée parole de l'Espouse : Mon Bienaymé « est mien et je suis sienne. Or, vous seres vrayement sienne, si vous « n'avés point d'affection que pour luy et qui ne se rapporte a luy, si vous '< n'aves nul amour, ni a donner ni a recevoir, que pour luy et selon luy. » (2) Voir, dans la présente Edition, p. 182* (ligne 21) jusqu'à la fin.  Préface de l'Edition de 1893 lxvii spécimen des élaborations successives que notre Docteur faisait subir à son st3de. A ce point de vue, il n'est pas d'esprit cultivé qui n'éprouve une véritable jouissance à les rencontrer. Ces ratures ont une importance spéciale dans les pages où les corrections seules sont autographes, car elles supposent un examen plus attentif encore. De plus, il est à remarquer que la substitution d'un mot à un autre n'implique jamais ou presque jamais une différence dans l'idée énoncée ; elle ne vise le plus sou- vent qu'à présenter cette idée avec plus d'exactitude, ou à restreindre une proposition qu'il peut être prudent de ne pas présenter sous une forme absolue. Quant aux principes orthographiques suivis dans cet ouvrage, le lecteur n'a, pour les saisir, qu'à se rappeler ce qui a été dit à cet égard dans l'Introduction géné- rale (0. Les Manuscrits de la seconde édition, datée de 1609, offrent quelques spécialités, peu nombreuses il est vrai , mais intéressantes, par lesquelles on voit en quels points l'orthographe de V Introduction à la Vie dévote, diffère de celle que le Saint emploie dans les Controverses et la Défense de V Estendart de la sainte Croix i-) \ elles sont soigneusement repro- duites dans l'Edition actuelle, comme étant, sous ce rapport, la caractéristique définitive du livre qui nous occupe, puisqu'on ne trouve aucune trace de Manuscrits des éditions postérieures à celle de 1609. L'emploi de Vy pour i est devenu moins fréquent sous la plume de notre Saint : par contre il s'introduit assez régulièrement dans certains temps des verbes croire, faire, voir, aller : je croy, je fay, je vay, je voy , nous fay sons. I^'ou est habituellement remplacé par eti dans les verbes trouver, prouver, approuver. Donques fait plus souvent place à donq ; encores à encor. La formation du pluriel dans les substantifs et adjectifs dont la finale est f l, t, continue à se faire par ;f, mais 1'^ apparaît souvent à la fin des mots termi- nés par c, p, u. L'adjectif démonstratif ^^5^, ceste, prend ( I ) Tome I de TEdition actuelle, pp. lxxvii et xcv-c. (2) Ibid., Préface des Controverses, p. cxxxiii; et tome II, Préface, p. xliv.  Lxviii Préface de l'Edition de 1893 la forme moderne, cet, cette. Comme précédemment, les verbes font la seconde personne du pluriel avec s au lieu de ^, mais l'accent est quelquefois indiqué : vous aymés, vous adoreras. Quant à la. ponctuation, il y a peu de dif- férence, si ce n'est que le point exclamatif est moins rare. Le travail supplémentaire des éditeurs du présent volume consiste principalement dans les indications des divers passages de la Sainte Ecriture et des auteurs cités dans Y Introduction. Saint François de Sales n'avait pas cru devoir donner ces indications (O ; mais le motif cju'il allègue pour cette abstention n'a plus la même portée à notre époque, où Ton peut évaluer à un bien plus grand nombre, les lecteurs qui appar- tiennent à la classe intermédiaire entre « les doctes » qui <( n'ont pas besoin » de telles « citations, » et « les autres » qui « ne s'en soucient pas. » Soit pour les indications marginales, soit pour les notes bibliographiques, les éditeurs ont eu soin de citer les éditions dont saint François de Sales s'était vrai- semblablement servi i = ). Ainsi, par exemple, trois Vies de sainte Françoise Romaine existaient au moment de la rédaction de notre ouvrage ; mais les paroles précises citées par le saint Docteur (p. 99) ne se trouvent que dans la Vie écrite par Valladier (Paris, 1609) (3). Les sources des nombreuses citations des hagiographes ont été indiquées dans le cas seulement oîi les paroles ( I ) Voir les Avis au Lecteur, pp. 2, 3. ( 2) En ce qui concerne Louis de Grenade (p. 28), il eût été plus exact de citer le petit recueil intitulé : Traitté de la Confession et de la Communion, Lugduni, 1606, plutôt que le Mémorial en général. Après avoir indiqué le Spéculum vitœ, etc., comme source probable de la citation p. 345, nous voyons dans un Ms. du Traité de l'Amour de Dieu, récemment découvert, que notre Saint a puisé ce récit dans les Chroniques des Frères Mineurs, liv. VII, ch. xiv. L'allusion relative au « grand homme de lettres » (p. 10) pourrait s'appli- quer à Erasme [Adagia, Chilias I, cent, vi, § 30) ; le Saint attribue la même pensée à cet auteur dans \ Epitfe sur la Prédication, § 3. Toutefois, Erasme dit avoir tiré cet axiome de Cicéron et autres classiques, et il est assez probable que l'Auteur de Y Introduction, ne voulant pas nommer un homme de répu- tation équivoque, ait recouru aux sources. (3) Cf. la lettre adressée par le Saint à sainte Jeanne-Françoise de Chantai, le 2() septembre 1608.  Préface de l'Edition de 1893 lxix mêmes des Saints sont rapportées textuellement , ou encore lorsque ces citations se rattachent à quelque point important de doctrine ( ^ ). Il faut enfin dire un mot des principes suivis pour les Gloss^aires placés à la fin de chaque volume. Les éditeurs se sont surtout proposé d'indiquer le sens des mots vieillis dont la signification n'était pas éclaircie par le contexte. Le Lexique complet doit nécessairement être réservé pour le dernier tome de la publication. En signalant quelques étymologies, on a eu pour but principal de remonter aux origines de l'orthographe personnelle de saint François de Sales. Son séjour en Italie, ses relations si fréquentes avec ce pays expli- quent celle qu'il adopte pour beaucoup de mots. Par exemple, il a évidemment tiré de cette langue la manière dont il écrit le mot hataglie, pour bataille ( = ), dans les Controverses. Les meilleures autorités ont été suivies, mais toujours cependant en se rapportant au caractère spécial de notre travail (3). Le Dictionnaire étymolo- gique de M. Brachet a une valeur particulière pour un écrivain savoyard. Il en est de même du Parallèle abrégé des Langues françoise et latine, dont Tauteur, le P. Monet , natif de Bonneville en Savoie, était l'ami personnel de l'Evêque de Genève. En terminant cette préface, une conclusion pratique se présente instinctivement à Tesprit de nos lecteurs : V Introduction demande à être étudiée avec un intérêt  (i) Pour les citations de Pline, les deux divisions, ancienne et moderne, sont indiquées simultanément. (3) Comme exemples du même principe nous citerons encore les mots dtsbatider et paron (pour patron), qui n'ont pas été mis dans le Glossaire des Controverses parce que le sens en était clair. Le premier provient sans doute du vieux mot disbandare (cf. disbandire). Le second, qui revient ailleurs sous la plume du saint Auteur, représente certainement la forme padouane paron (padrone). Voir Pappafava, Vocabolario Vene^iano e Padovano. (3) Entre autres grands Dictionnaires, celui de MM. Hatzfeld, Darmesteter et Thomas a été soigneusement consulté, mais non cité, parce qu'il semblait inutile de renvoyer le lecteur à un ouvrage qui, à Tépoque de l'apparition du premier tome de la présente Edition, n'avait pas atteint la lettre D, et, actuellement, n'a pas encore terminé la lettre E.  Lxx Préface de l'Edition de 1893 particulier. Sans doute, il ne s'agit plus ici des Contro- verses, nous nous trouvons en présence d'une œuvre bien connue ; toutefois, la déclaration du Doctorat de saint François de Sales a donné à tous ses écrits, et spécialement à celui-ci, une autorité qu'ils n'avaient pas encore. De plus, dans la présente Edition, ce livre revêt, en quelque sorte, de nouveaux traits et réclame une attention nouvelle. L'estime dont il jouit dès le premier jour, n'a-t-elle point mis obstacle à l'étude sérieuse et assidue qu'il mérite ? On croit en avoir pénétré le sens intime parce qu'on en connaît les grandes lignes et qu'on s'est familiarisé avec quelques beaux passages; mais il y a loin de cette appréciation superficielle à la véritable intelligence de la pensée de l'Auteur qui aimait à s'appliquer la parole de l'Apôtre : Je suis redevable aux sages et aux simples. C'est qu'en effet, dans le chef-d'œuvre du « Docteur de la dévotion, » comme dans tous les ouvrages d'une haute portée , il y a des trésors cachés sous une apparence ordinaire. Une première, une seconde lecture ne suffisent pas pour sonder les richesses (0 de ce livre dont, au dire de M. Olier, « les chapitres sont autant de miracles l^). » Il faut le relire et le méditer à l'exemple du grand Pape Alexandre VII, qui, pendant quarante ans, ne se sépara jamais de ce précieux volume, « le lisant jour et nuit et le ruminant à loisir, afin de le faire passer dans son sang et sa substance (3). » On peut encore dire de ce manuel ascétique qu'il résume à lui seul les principaux enseignements de la vie spirituelle. Dom Innocent Le Masson , le grand mystique dont nous avons parlé plus haut (4), exprime parfaitement cette pensée : « Quand une bonne âme, » écrit-il, « est bien instruite des maximes de l'Evangile  ( I ) Mihi omnium sanctoriim minimo data est gratta hac, in gcnttbus evangeli^are investi gahiles divitias Christ i. Ephes., m, 8. (Epîtrc de la Messe propre de saint François de Sales.) ( 2 ) Panégyrique de saint François de Sales. (3) Lettre à son neveu. ( 4) Page XI.111.  Préface de l'Edition de 1893 lxxi et qu'elle les entend selon les droites et saintes expli- cations que lui en ont faites le livre incomparable de V Imitation et l'Introduction de saint François de Sales, elle doit s'en tenir là (^l. » A son tour, le P. de Tournemine , « le prince des critiques, » dit en parlant de l'Evêque de Genève : « On a dans ses écrits, le suc, l'essence de la morale des Livres sacrés et des saints Pères réduits aux vrais principes et à la pratique (=). » Cette parole s'adresse d'une manière spéciale à ceux qui ont pour mission de conduire les âmes dans les sentiers de la justice. L'étude des conseils donnés à Philothée et, en sa personne, à tous les aspirants à la Vie dévote, leur offre d'immenses avantages. Pour pouvoir communiquer la pensée du maître, ils devront l'approfondir, et en la communiquant ils s'en pénétre- ront mieux encore, faisant ainsi l'heureuse expérience de la vérité de l'axiome posé par notre grand Docteur : « la bonne façon d'apprendre c'est d'estudier... la très « bonne c'est d'enseigner (3). » En s'identifiant de la sorte avec l'esprit de saint François de Sales, en s'appropriant son admirable doctrine, ils atteindront un double but, et, tout en procurant le salut des âmes qui leur sont confiées, ils assureront leur propre sanctification.  DoM B. MACKEY, O. S. B.  (i) Vie de Mgr Jean d'Arenthon d'Alex, liv. III, chap. iv. (2) Mémoires de Trévoux, juillet 1736. (3) Préface deVInfrodiution, pp. 10, 11 du présent volume.  AVIS AU LECTEUR  Deux textes de /'Introduction à la Vie dévote sont donnes dans ce volume : celui de l'édition définitive de i6iç et, en Appendice avec une nouvelle pagination, celui de /'Edition Princeps. Ce dernier est absolument littéral, même pour la ponctuation, sauf la correction de certaines fautes d'impression évidentes ; ces corrections mêmes étant indiquées dans la Table, p. iSç*. Les variantes reproduites en plus petits caractères au bas des pages sont tirées des éditions de i6oç (seconde), 1610 et 1616, désignées selon leur ordre de publication par les lettres A, B, C, et des Manuscrits dont la description détaillée est donnée dans la Préface, pp. Ixiv-lxvi. Le commencement de la variante est indiqué par la répétition, en ita- liques , des paroles qui la précèdent immédiatement , à nwins que ce commencement ne corresponde à un alinéa du texte ou que la corrélation soit évidente ; la fin est régulièrement marquée par la lettre de renvoi. Cette lettre signale le commencement de la variante dans le seul cas où celle-ci embrasse plus d'une page. La Préface donne (pp. Ixvi, Ixvij) les raisons qui ont fait reproduire certains passages raturés par le saint Docteur : ces passages sont renfermés entre des crochets brisés, r J . Qiielques mots explicatifs ou qui ont dû être suppléés par les éditeurs, sont placés entre [ ]. Les éditeurs étant seuls responsables des indications données en marge ou en note, il n'a pas été nécessaire d'établir de distinction à cet égard comme dans les volumes précédents.  ORAISON DEDICATOIRE  O doux Jésus, mon Seigneur, mon Sauveur et mon Dieu, me voyci prosterné devant vostre Majesté, vouant et consacrant cet escrit a vostre gloire. Animés les paroles qui y sont de vostre bénédiction, a ce que les âmes pour lesquelles je Vay fait en puissent recevoir les inspirations sacrées que je leur désire, et particulièrement celle d'implorer sur moy vostre immense miséricorde, affin que, monstrant aux autres le chemin de la dévotion en ce monde, je ne sois pas repreuvé * * i Cor., ix, 2^ et confondu éternellement en Vautre; ains qu'avec eux je chante a jamais pour cantique de triomphe, le mot que de tout mon cœur je prononce en l^) tesmoignage de fidélité parmi ^^) les hasards de cette vie mortelle : VIVE JESUS, VIVE JESUS! Ouy, Sei- gneur Jésus, vives et règnes en nos cœurs es siècles des siècles. Ainsy soit-il (<=).  (a) pour { A-B ) (b) entre (A-B) (c) Amen. { A-B-C )  AVIS AU LECTEUR (Seconde édition)  (a) AU LECTEUR Mon cher Lecteur, cette seconde édition te représente ce livret reveu, corrigé et augmenté de plusieurs chapitres et choses notables. Je ne l'ay point voulu enrichir d'aucunes citations, comme quelques uns desiroyent, parce que les doctes n'ont pas besoin de cela, et les autres ne s'en soucient pas. Quand j'use des paroles de l'Escriture, ce n'est pas tous-jours pour les expliquer, mais pour m'expliquer par icelles, comme plus vénérables et aggreables aux bonnes âmes. Je te dis le reste en la Préface. Nostre Seigneur soit avec toy.  (a) AU LECTEUR, SUR CETTE SECONDE EDITION J'ay beaucoup adjousté de choses en cette seconde édition pour satisfaire aux prières qu'on m'en a faites. J'ay aussi changé quelques petites choses, non point au principal... Mon Lecteur, cette seconde édition te f représente J fera voir, sil te plait, ce livret corrigé et augmenté \ en beaucoup d'endroitz j de plusieurs chapitres, rje n'ay pas voulu citer les autheurs...J Je ne l'ay pas voulu enrichir d'aucunes citations, comme quelques uns desiroyent, par ce que fsi les doctes le lisent, ilz connoistront asses que ce que je dis...J les doctes n'en ont pas besoin, et les autres ne s'en soucient pas. En ce sujet, la simplicité est le plus riche ornement qu'on puisse employer. fSi quelqu'esprit curieux s'en fasche...J J'use souvent des motz de l'Escriture, non pour les expliquer, mais pour m'expliquer par iceux, comme plus f sains J vénérables et utiles aux âmes dévotes. Je te dis tout le reste en la Praeface. Nostre Seigneur soit a jamais avec toy. (Ms.)  AVIS AU LECTEUR (Troisième édition)  AU LECTEUR Ce livret sortit de mes mains l'an i6o3. En sa seconde édition il fut augmenté de plusieurs chapitres, mais trois de ceux qui estoyent en la première furent oubliés par mesgarde(i). Despuis, il a esté souvent imprimé sans mon sceu, et, avec les impressions, les fautes s'y sont multipliées. Or, le voyla maintenant de nouveau corrigé, et avec tous ses chapitres, mais tous-jours sans citations, parce que les doctes n'en ont pas besoin, et les autres ne s'en soucient pas. Quand j'use des paroles de l'Escriture ce n'est pas tous-jours pour les expliquer, mais pour m'expliquer par icelles, comme plus aymables et vénérables. Si Dieu m'exauce, tu en feras bien ton prouffit, et recevras beaucoup de bénédictions.  (i) Les chapitres « oubliés par mesgarde « dans la seconde édition sont les chap. XXIII, xxxvin et xxxix de la seconde Partie de l'Edition Princeps : De la bienséance des habits; Des désirs; Qu'il faut avoir l'esprit juste et raisonnable.  PREFACE  Mon cher Lecteur, je te prie de lire cette Préface pour ta satisfaction et la mienne. La bouquetière Glycera sçavoit si proprement diver- sifier la disposition et le meslange des fleurs i^\ qu'avec les mesmes fleurs elle faisoit une grande variété de bouquetz , de sorte que le peintre Pausias demeura court, voulant contrefaire a l'envi cette diversité d'ou- vrage , car il ne sceut changer C') sa peinture en tant de façons comme Glycera faisoit ses bouquetz* : ainsy * Pimius, Historia le Saint Esprit dispose et arrange avec tant de variété [al. m). ' les enseignemens de dévotion, qu'il donne par les langues et les plumes de ses serviteurs, que la doctrine estant tous-jours une mesme, les discours néanmoins qui s'en font sont bien differens, selon les diverses façons desquelles ilz sont composés. Je ne puis, certes, ni veux, ni dois escrire en cette Introduction que ce  (a) des fleurs — qu'elle mettoit en ses bouquetz (B) (b) La bouquetière Glycera changeoit en tant de sortes la disposition et le meslange des fleurs qu'elle mettoit en ses bouquetz, que le peintre Pausias demeura court, voulant contrefaire a l'envi celte variété d'ouvrage, car il ne sceut diversifier (A)  6 Introduction a la Vie Dévote qui a des-ja esté publié par nos prédécesseurs sur ce sujet ; ce sont les mesmes fleurs que je te présente, mon Lecteur, mais le bouquet que j'en ay fait sera différent des leurs, a rayson de la diversité de l'agean- cement dont il est façonné. Ceux qui ont traitté de la dévotion ont presque tous regardé l'instruction des personnes fort retirées du commerce du monde, ou au moins ont enseigné une sorte de dévotion qui conduit a cette entière retraitte. Mon intention est d'instruire ceux qui vivent es villes, es mesnages, en la cour, et qui par leur condition sont obligés de faire une vie commune quant a l'extérieur, lesquelz bien souvent, sous le prétexte d'une prétendue impossibilité, ne veulent seulement pas penser a l'en- treprise de la vie dévote, leur estant advis que, comme aucun animal n'ose gouster de la graine de l'herbe nommée palma Christi , aussi nul homme ne doit prétendre a la palme de la pieté chrestienne tandis qu'il vit emmi la presse des affaires temporelles. Et je leur monstre que comme les mères perles vivent emmi la mer sans prendre aucune goutte d'eau marine ('), et que vers les isles Chelidoines il y a des fontaines • Piin., Hist. nat., d'eau bien douce au milieu de la mer*, et que les " ' ' piraustes volent dedans les flammes sans brusler leurs • Arist., de Hist. aisles * , ainsy peut une ame vigoureuse et constante anini., 1. V, c. xix ; . , . Piin., Hist. nat., Vivre au monde sans recevoir aucune humeur mondaine, (al. xui).*^' ^^^^' treuver des sources d'une douce pieté au milieu des ondes ameres de ce siècle, et voler entre les flammes des convoitises terrestres sans brusler les aisles des sacrés désirs de la vie dévote. 11 est vray que cela est malaysé, et c'est pourquoy je desirerois que plusieurs y employassent leur soin avec plus d'ardeur qu'on n'a pas fait jusques a présent; comme, tout foible que je suis, je m'essaye par cet escrit de contribuer quelque (i) Les données fantaisistes des anciens, et notamment de Pline [Historia naturalis , lib. IX, cap. xxxv ) , sur les huîtres à perles, demeurèrent accréditées pendant de longs siècles. MattioH les soutenait encore dans ses Commentaria in VI Libros Dioscoridis ( Venetiis , Valgrisi , 1565), lib. II, cap. IV.  Préface 7 secours a ceux qui d'un cœur généreux feront cette digue entreprise. Mais ce n'a toutefois pas esté par mon élection ou inclination que cette Introduction sort en public : une ame vrayement pleine d'honneur et de vertu ayant, il y a quelque tems, receu de Dieu la grâce de vouloir aspirer a la vie dévote, désira ma particulière assistance pour ce regard (0; et moy qui luy avois plusieurs sortes de devoirs , et qui avois long tems auparavant remarqué en elle beaucoup de disposition pour ce dessein, je me rendis fort soigneux de la bien instruire , et l'ayant conduitte par tous les exercices convenables a son désir et sa (<=) condition , je luy en laissay des mémoires par escrit, afiin qu'elle y eust recours a son besoin. Elle, despuis, les communiqua a un grand, docte et dévot Religieux(2), lequel estimant que plusieurs en pourroyent tirer du prouffit, m'exhorta fort de les faire publier : ce qui luy fut aysé de me persuader, parce que son amitié avoit beaucoup de pouvoir sur ma volonté, et son jugement, une grande authorité sur le mien. Or, affin que le tout fust plus utile et aggreable, je l'ay reveu et y ay mis quelque sorte d'entresuite, adjoustant plusieurs advis et enseignemens propres a mon intention. Mais tout cela je l'ay fait sans nulle sorte presque de loysir; c'est pourquoy tu ne verras rien icy d'exacte, ains seulement un amas d'advertis- semens de bonne foy que j'explique par des paroles claires et intelligibles, au moins ay-je désiré de le faire. Et quant au reste des ornemens du langage, je n'y ay pas seulement voulu penser, comme ayant asses d'autres choses a faire.  (c) «r/ — a sa (A-B) (i) Voir à la Préface de cette nouvelle Edition, les détails donnés snr M"* de Channoisy et l'origine de l'Introduction a la Vie Dévote. (2) « Ce fut au R. P. Jean Forier, théologien de la Compagnie de Jesns, lors Recteur du Collège de Chambery. » [Note marginale de Pédition de i6ip.)  8 Introduction a la Vie Dévote J'addresse mes paroles a Philothee, parce que, voulant réduire a l'utilité commune de plusieurs âmes ce que j'avois premièrement escrit pour une seule, je l'appelle du nom commun a toutes celles qui veulent estre dévotes ; car Philothee veut dire amatrice ou amoureuse de Dieu (<^). Regardant donq en tout ceci une ame qui, par le désir de la dévotion, aspire a l'amour de Dieu, j'ay fait cette Introduction de cinq Parties , en la première desquelles je m'essaye, par quelques remonstrances et exercices, de convertir le simple désir de Philothee en une entière resolution , qu'elle fait a la parfin après sa confession générale par une solide protestation , suivie de la tressainte Communion, en laquelle, se donnant a son Sauveur et le recevant, elle entre heu- reusement en son saint amour. Cela fait , pour la conduire plus avant, je luy monstre deux grans moyens de («) s'unir de plus en plus a sa divine Majesté : l'usage des Sacremens par lesquelz ce bon Dieu vient a nous, et la sainte oraison par laquelle il nous tire a soy ; et en ceci j 'employé la seconde Partie. En la troisiesme, je luy fay voir comme elle se doit exercer en plusieurs  (d) amoureuse de Dieu — et l'ame qui désire d'aymer Dieu commence des-ja d'en estre amoureuse. (Ms.) (e) Je regarde par tout mon dessein, qui est de conduire a la vie dévote un'ame qui est liea par sa vocation au commerce du monde ; et pour cela, bien que je m'essaye de la retirer du péché, si est ce néanmoins que je... Je regarde par to'ut une f bonne J ame qui a des-ja un bon désir de servir Dieu... Regardant donq par tout un'ame de cette sorte-la, c'est a dire désireuse d'aymer Dieu, fje la prens comme par la main, et la conduis le plus avant que je puis en la vie dévote et en cet amour divin, jusques au point auquel, par les advis et exercices que je luy propose... J j'ay fayt mon Introduction de cinq Parties, en la première desquelles je fia fay entièrement J m'essaye de convertir son simple désir en une [ parfaitte J entière resolution, a laquelle je la conduis par plusieurs exercices et advis propres a cela, et la luy fay faire en fin par une confession générale [et] protestation fort authentique et solemnelle, confirmée par la S'* Communion, en laquelle elle se donne a Dieu et entr'en son amour. Cela fait, je luy monstre en la seconde Partie les moyens par lesquelz [elle peut] (Ms.)  Préface 9 vertus plus propres a son avancement, ne m'amusant pas sinon a certains advis particuliers qu'elle n'eust pas sceu aysement prendre ailleurs ni d'elle mesme. En la quatriesme , je luy fay descouvrir quelques embusches de ses ennemis, et luy monstre comme elle s'en doit demesler et passer outre (^). Et finalement, en la cinquiesme Partie, je la fay un peu retirer a part soy pour se rafraischir, reprendre haleine et reparer ses forces, affin qu'elle puisse par après plus heureusement gaigner païs et s'avancer en la vie dévote. Cet aage est fort bigearre, et je prévois bien que plusieurs diront qu'il n'appartient qu'aux religieux et gens de dévotion de faire des conduittes si particulières a la pieté ; qu'elles requièrent plus de loysir que n'en peut avoir un Evesque chargé d'un diocèse si pesant comme est le mien; que cela distrait trop l'entendement qui doit estre employé a choses importantes. Mais mo}'', mon cher Lecteur-,-)je te dis avec le grand saint Denis*, *DeEccies. Hier., qu'il appartient principalement aux Evesques de. per- ^' ' 1^'' ^"' fectionner les âmes , d'autant que leur ordre est le ''l^C-J suprême entre les hommes, comme celuy des Séraphins entre les Anges, si que leur 103'sir ne peut estre mieux destiné qu'a cela.'N-Les anciens Evesques et Pères de l'Eglise estoyent pour le moins autant affectionnés a leurs charges que nous, et ne laissoyent pourtant pas d'avoir soin de la conduitte particulière de plusieurs âmes qui recouroyent a leur assistance, comme il appert par leurs epistres ; imitans en cela les Apostres qui, emmi la moisson générale de l'univers, recueilloyent néanmoins certains espis plus remarquables avec une spéciale et particulière affection. Oui ne sçait que Timothee, Tite, Philemon, Onesime, sainte Thecle, Appia estoyent les chers enfans du grand saint Paul, comme saint Marc et sainte Petronille de saint Pierre? sainte Petronille , dis-je , laquelle , comme preuvent  [f) outre — en sa digne entreprise. (A-B)  lo Introduction a la Vie Dévote • Ad annnm 69. doctcment Baronius * et Galonius**, ne fut pas fille •• Hist. délie santé , „ . , . . ,, , . _,. VergiDi(i). cnamelle, mais seulement spirituelle, de saint Pierre. Et saint Jean n'escrit il pas une de ses Epistres cano- • Ep. II. niques * a la dévote dame Electa ? C'est une peyne, je le confesse, (s) de conduire les âmes en particulier, mais une peyne qui soulage, pareille a celle des moissonneurs et vendangeurs, qui ne sont jamais plus contens que d'estre fort embesoignés et chargés ; c^est un travail qui délasse et avive le cœur par la suavité qui en revient a ceux qui l'entreprennent, comme fait le cinamome ceux qui le portent parmi • Piin., Hist. nat, l'Arabie heureuse. On dit* que la tisfresse ayant re- 1. VIII , c. xvm ^ -1, ■■ . ,, ,,. [a/. XXV,. treuve 1 un de ses petitz , que le chasseur luy laisse sur le chemin pour l'amuser tandis qu'il emporte le reste de la littee, elle s'en charge pour gros qu'il soit, et pour cela n'en est point plus pesante, ains plus légère a la course qu'elle fait pour le sauver dans sa tasniere, l'amour naturel l'allégeant par ce fardeau. Combien plus un cœur paternel prendra-il volontier en charge une ame qu'il aura rencontrée au désir de la sainte perfection, la portant en son sein, comme une mère fait son petit enfant, sans se ressentir de ce faix bien aymé. Mais il faut sans doute que ce soit un cœur paternel ; et c'est pourquoy les Apostres et hommes apostoliques appellent leurs disciples non seulement leurs enfans, mais encor plus tendrement leurs petit^ enfans. Au demeurant, mon cher Lecteur, il est vray que j'escris de la vie dévote sans estre dévot, mais non pas certes sans désir de le devenir, et c'est encor cette affection qui me donne courage a t'en instruire ; car, comme disoit un grand homme de lettres (^), la bonne  (g) confesse, — que (A) (i) Galonius Antonio, Oratorien italien, né vers 1557, mort en 1605. Historia délie s.mte Vergini Romane. Roma, Donangeli, 1^91. (a) Peut-être ce passage contient-il une allusion au texte de Quintilien : Mox cum robore dicendi crescet etiam eruditio : A mesure que s'accroitra la puissance de la parole, s'accroitra l'érudition. (Inst. orat., lib, VIII, proem.)  Préface  II  * Historia natur. , 1. XXXV, c. X [al. XXXVl).  façon d'apprendre c'est d'estudier , la meilleure c'est d'escouter, et la tresbonne c'est d'enseigner. Il advient souvent, dit saint Augustin, escrivant a sa dévote Flo- rentine*, que « l'office de distribuer sert de mérite pour * Ep. cclxvi, § i recevoir, » et l'office d'enseigner, de fondement pour apprendre. Alexandre fit peindre la belle Campaspé (0, qui luy estoit si chère, par la main de l'unique Apelles ; Apelles, forcé de considérer longuement Campaspé, a mesure qu'il en exprimoit les traitz sur le tableau en imprima l'amour en son cœur, et en devint tellement passionné, qu'Alexandre l'ayant reconneu et en ayant pitié la luy donna en mariage, se privant pour l'amour de luy de la plus chère amie qu'il eust au monde : « En quoy, » dit Pline *, « il monstra la grandeur de son cœur , autant qu'il eust fait par une bien grande vic- toire. » Or , il m'est advis , mon Lecteur mon ami , qu'estant Evesque, Dieu veut que je peigne sur les cœurs des personnes non seulement les vertus communes, mais encores sa treschere et bien aymee dévotion ; et moy je l'entreprens volontier , tant pour obéir et faire mon devoir , que pour l 'espérance que j 'ay qu'en la gravant dans l'esprit des autres, le mien a l'adventure en deviendra saintement amoureux. Or, si jamais sa divine Majesté m'en void vivement es- pris , elle me la donnera en mariage éternel. La belle et chaste Rebecca , abbreuvant les chameaux d'Isaac, fut destinée pour estre son espouse , recevant de sa part des pendans d'oreilles et des brasseletz d'or * ; ainsy je me prometz de l'immense bonté *Gen.,xxiv, 20-22 de mon Dieu que , conduisant ses chères brebis aux eaux salutaires de la dévotion , il rendra mon ame son espouse, mettant en mes oreilles les paroles dorées de son saint amour, et en mes bras la force de les  (i) C'est par suite d'une méprise des imprimeurs qu'on lisait jusqu'ici Compaspé. Toutes les éditions de Pline portent Campaspé , orthographe confirmée par le Pancaste d'Elien [Hist. var., lib. XII, cap. xxxiv) et le Pacate de Lucien (Imag., § vu).  12 Introduction a la Vie Dévote bien exécuter C^), en quoy gist l'essence de la vraye dévotion, que je supplie sa Majesté me vouloir octroyer et a tous les enfans de son Eglise; Eglise a laquelle je veux a jamais sousmettre mes escritz , mes actions, mes paroles, mes volontés et mes pensées. (i) A Annessy, le jour sainte Magdeleine, 1609 (0.  (h) exercer (A-B-C) (i) A Necy, jour sainte Magdeleine, 1609. (A-B) (i) C'est par erreur que la Préface de la seconde édition, reproduite dans toutes les éditions postérieures, est, à partir de 1616, datée du jour de « sainte Magdeleine 1608 ». Cette méprise est d'autant plus saillante que la Préface de l'Edition Princeps se trouve datée du « 8 aoust 1608 ».  PREMIERE PARTIE DE L'INTRODUCTION CONTENANT LES ADVIS ET EXERCICES REQUIS POUR CONDUIRE L'AME DES SON PREMIER DESIR DE LA VIE DEVOTE JUSQUES A UNE ENTIERE RESOLUTION DE L'EMBRASSER  CHAPITRE PREMIER  DESCRIPTION DE LA VRAYE DEVOTION  Vous aspires a la dévotion , treschere Philothee , parce qu'estant Chrestienne vous sçaves que c'est une vertu extrêmement aggreable a la divine Majesté : mais, d'autant que les petites fautes que l'on commet au commencement de quelque affaire s'aggrandissent _ infiniment au progrès et sont presque irréparables a la £ i^L/j fin, il faut avant toutes choses que vous sçachies que c'est que la vertu de dévotion ; car, d'autant (a) ?qu'il n'y  (a) car, — parce (Ms.-A-B)  14 Introduction a la Vie Dévote en a qu'une vraye, et qu'il y en a une grande quantité de fauses et vaynes, si vous ne connoissies quelle est la vraye, vous pourries vous tromper et vous amuser a suivre quelque dévotion impertinente et superstitieuse. Arelius peignoit toutes les faces des images qu'il * Plin., Hist. nat., faisoit a l'air et ressemblance des femmes qu'il aymoit*, xxxvii). ' *^ et chacun peint la dévotion selon sa passion et fantaisie. Celuy qui est adonné au jeusne se tiendra pour bien dévot pourveu qu'il jeusne, quoy que son cœur soit plein de rancune ; et n'osant point tremper sa langue dedans le vin ni mesme dans l'eau, par sobriété, ne se feindra point de la plonger dedans le sang du prochain par la mesdisance et calomnie. Un autre s'estimera dévot parce qu'il dit une grande multitude d'oraysons tous les jours, quoy qu'après cela sa langue se fonde toute en paroles fascheuses, arrogantes et injurieuses parmi ses domestiques et voysins. L'autre tire fort volontier l'aumosne de sa bourse pour la donner aux pauvres, mays il ne peut tirer la douceur de son cœur pour pardonner a ses ennemis ; l'autre pardonnera a ses ennemis, mais de tenir rayson a ses créanciers, jamais qu'a vive force de justice. Tous ces gens-la sont vulgairement tenus pour devotz, et ne le sont pourtant nullement. Les gens de Saiil cherchoyent David en sa mayson ; Michol ayant mis une statue dedans un lict et l'ayant couverte des habillemens de David, leur fit accroire que c'estoit David mesme qui •IReg.,xix, 11-16. dormoit malade* : ainsy beaucoup de personnes se couvrent de certaines actions extérieures appartenantes a la sainte dévotion, et le monde croit que ce soyent gens vrayement devotz et spirituelz ; mais en vérité ce ne sont que des statues et fantosmes de dévotion. La vraye et vivante dévotion, o Philothee, présuppose l'amour de Dieu, ains elle n'est autre chose qu'un vray amour de Dieu ; mais non pas toutefois un amour tel quel : car, entant que l'amour divin embellit nostre ame, il s'appelle grâce, nous rendant aggreables a sa divine Majesté; entant qu'il nous donne la force de bien faire, il s'appelle charité; mais quand il est  Première Partie. Chapitre i. 15 parvenu ju&ques au degré de perfection auquel il ne nous fait pas seulement bien faire , ains (^) nous fait opérer soigneusement, fréquemment et promptement, alhors il s'appelle dévotion. Les austruches ne volent jamais; les poules volent, pesamment toutefois, bassement et rarement ; mais les aigles, les colombes et les arondelles volent souvent, vistement et hautement. Ainsy les pécheurs ne volent point en Dieu , ains font toutes leurs courses en la terre et pour la terre ; les gens de bien qui n'ont pas encor atteint la dévotion (<=) volent en Dieu par leurs bonnes actions, mais rarement, lente- ment et pesamment ; les personnes dévotes volent en Dieu fréquemment, promptement et hautement. Bref, la dévotion n'est autre chose qu'une agilité et vivacité spirituelle par le moyen de laquelle la charité fait ses actions en nous, ou nous par elle, promptement et affectionnement ; et comme il appartient a la charité de nous faire généralement et universellement pratti- quer W tous les commandemens de Dieu, il appartient aussi a la dévotion de les nous faire faire promptement et diligemment. C'est pourquoy celuy qui n'observe tous les commandemens de Dieu ne peut estre estimé ni bon ni dévot, puisque pour estre bon il faut avoir la charité, et pour estre dévot il faut avoir, outre la charité, une grande vivacité et promptitude aux actions charitables. Et d'autant que la dévotion gist en certain degré d'excellente charité , non seulement elle nous rend promptz et actifz (e) et diligens a l'observation de tous les commandemens de Dieu ; mais outre cela , elle nous provoque a faire promptement et affectionnement le plus de bonnes œuvres que nous pouvons, encores qu'elles ne soyent aucunement commandées , ains  (b) mais(Ms.-A-B-C) (c) atteint — a la dévotion (Ms.-A-B ) (d) de nous faire — faire généralement et universellement ( Ms.-A-B ) (e) prompt^ — actife (Ms.-A-B)  i6 Introduction a la Vie Dévote seulement conseillées ou inspirées. Car tout ainsy qu'un homme qui est nouvellement guéri de quelque maladie chemine autant qu'il luy est nécessaire, mais lentement et pesamment, de mesme(f) le pécheur estant guéri de son iniquité, il chemine autant que Dieu luy (g) commande, pesamment néanmoins et lentement jusques a tant qu'il ayt atteint a la dévotion ; car alhors, comme un homme bien sain, non seulement il chemine, mais il court et saute en la voye des commandemens de Ps. cxvin, 32. Dieu*, et, de plus, il passe et court dans les sentiers des conseilz et inspirations célestes. En fin, la charité et la dévotion ne sont non plus différentes l'une de l'autre que la flamme l'est du féu , d'autant que la charité estant un feu spirituel, quand elle est fort enflammée elle s'appelle dévotion : si que la dévotion n'adj ouste rien au feu de la charité, sinon la flamme qui rend la charité prompte, active et diligente, non seulement a l'observation des commandemens de Dieu , mais a l'exercice des conseilz et inspirations célestes.  CHAPITRE II PROPRIÉTÉ ET EXCELLENCE (a) DE LA DEVOTION Ceux qui descourageoyent les Israélites d'aller en la terre de promission leur disoyent que c'estoit un pais qui devoroit les habitans, c'est a dire, que l'air y estoit si malin qu'on n'y pouvoit vivre longuement, et que réciproquement les habitans estoyent des gens (^) si pro- digieux qu'ilz mangeoyent les autres hommes comme  (f) ainsy (Ms.-A-B) (g) Dieu — le luy (Ms.-A) (a ) Propriétés et excellences (A) — Propriétés et excellence (B) (b) geans (Ms.-A-B)  Première Partie. Chapitre ii. 17 des locustes* : ainsy le monde, ma chère Philothee, *Num.,xm, 33, 34. diffame tant qu'il peut la sainte dévotion, dépeignant les personnes dévotes avec un visage fascheux, triste et chagrin , et publiant que la dévotion donne des humeurs melancholiques et insupportables. Mais comme Josué et Caleb protestoyent que non seulement la terre promise estoit bonne et belle, ains .<=) aussi que la pos- session en seroit douce et aggreable *, de mesme le * Ibid., xiv, 7, 8. Saint Esprit , par la bouche de tous les Saintz , et Nostre Seigneur par la sienne mesme* nous asseure * Matt., xi, 2S-30. que la vie dévote est une vie douce , heureuse et amiable. Le monde voit que les devotz jeusnent, prient et souffrent (•  Première Partie. Chapitre viii. 35 goust des péchés et des playsirs qu'elle y avoit prins, que jamais plus elle n'y pensa ; et David protestoit de non seulement haïr le péché, mais aussi toutes les voyes et sentiers d'iceluy * : en ce point consiste le rajeu- * Ps. cxvm, 104, nissement de l'ame, que ce mesme Prophète * compare au renouvellement de l'aigle. Or, pour parvenir a cette appréhension et contrition, il faut que vous vous exercies soigneusement aux mé- ditations suivantes, lesquelles estans bien prattiquees desracineront de vostre cœur, moyennant la grâce de Dieu, le péché et les principales affections du péché ; aussi les ay-je dressées tout a fait pour cet usage. Vous les feres l'une après l'autre selon que je les ay mar- quées, n'en prenant qu'une pour chaque jour, laquelle vous feres le matin, s'il est possible, qui est le tems le plus propre pour toutes les actions de l'esprit 1^), et la ruminerés ('^) le reste de la journée. Que si vous n'estes encor pas duite a faire la méditation, vo3'es ce qui en sera dit en la seconde Partie.  (b) [Le chapitre se termine ici dans le Ms. et dans l'éditioa A.] (c) et — les remascherés et ruminerés(B) — la remascherés (C)  ^4 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE IX Méditation i DE LA CREATION Préparation 1. Mettes-vous en la présence de Dieu. 2. Supplies-le (a) qu'il vous inspire. Considérations 1. Considérés qu'il n'y a que tant d'ans que vous n'esties point au monde, et que vostre estre estoit un vray rien. Ou estions-nous, o mon ame, en ce tems la? Le monde avoit des-ja tant duré, et de nous, il n'en estoit nulle nouvelle. 2. Dieu vous a fait esclore de ce rien, pour vous rendre ce que vous estes, sans qu'il eust besoin de vous, ains par sa seule bonté. 3. Considérés l'estre que Dieu vous a donné ; car c'est le premier estre du monde visible, capable de vivre éternellement et de s'unir parfaittement a sa divine Majesté. Affections et resolutions I. Humilies-vous profondement devant Dieu, disant de cœur avec le P.salmiste : O Seigneur, je suis devant • Ps. xxxviir, 7. vous comme un vray rien*. Et comment eustes-voiis • Ps. VIII, 3. mémoire de moy* pour me créer? Helas, mon ame, tu estois abismee dans cet ancien néant , et y serois encores de présent si Dieu ne t'en eust retirée ; et que ferois-tu dedans ce rien ?  (a) Pries-le (Ms.-A-B)  Première Partie. Chapitre ix. 35 2. Rendes grâces a Dieu. O mon grand et bon Créateur, combien vous suis-je redevable, puisque vous m'estes allé prendre dans mon rien, pour me rendre par vostre miséricorde ce que je suis. Qu'est ce que je feray jamais pour dignement bénir vostre saint Nom et remercier vostre immense bonté ? 3. Confondés-vous. Mays helas, mon Créateur, au lieu de m'unir a vous par amour et service, je me suis rendue toute rebelle par mes desreglees affections, me séparant et esloignant de vous pour me joindre au péché (t'), n'honnorant non plus vostre bonté que si vous n'eussies pas esté mon Créateur. 4. Abaisses-vous devant Dieu. O mon ame, sçache que le Seigneur est ton Dieu; c'est luy qui t'a fait, et tu ne t'es pas faitte toy mesme *. O Dieu, je suis * Ps. xcix, 5. l'ouvrage de vos mains *. * Ps. cxxxvh, 5. Je ne veux donq plus des-ormais me complaire en moy mesme, qui de ma part ne suis rien. Dequoy te glorifies-tu, o poudre et cendre'^', mais plustost, o vray *Eccii., x, 9. néant? dequoy t'exaltes-tu? Et pour m'humilier, je veux faire telle et telle chose, supporter telz et telz mespris. Je veux changer de vie et suivre des-ormais mon Créateur, et m'honnorer de la condition de l'estre qu'il m'a donné, l'employant tout entièrement a l'obéissance de sa volonté par les moyens qui me seront enseignés, et desquelz je m'enquerray vers mon père spirituel. Conclusion 1. Remercies Dieu. Bénis, o mon ame, ton Dieu et que toutes mes entrailles louent son saint Nom * ; car * Ps. en, i. sa bonté m'a tirée de ('=) rien, et sa miséricorde m'a créée. 2. Offres. O mon Dieu, je vous offre l'estre que vous m'aves donné, avec tout mon cœur ; je le vous dédie et consacre.  (b) au péché — et a l'iniquité (Ms.-A-Bj (c) du (Ms.-A-B-C)  36 Introduction a la Vie Dévote 3. Pries. O Dieu, fortifies moy en ces affections et resolutions ; o Sainte Vierge , recommandes les a la miséricorde de vostre Filz, avec tous ceux pour qui je dois prier, etc. Pater noster, Ave. Au sortir de l'orayson, en vous pourmenant un peu, recueilles un petit bouquet de dévotion , des considé- rations que vous aves i^) faites, pour l'odorer le long de la journée.  CHAPITRE X Méditation 2 DE LA FIN POUR L.\ QUELLE NOUS SOMMES CRÉÉS Préparation 1 . Mettes-vous devant Dieu. 2. Pries-le qu'il vous inspire. Considérations I. Dieu ne vous a pas mise en ce monde pour aucun besoin qu'il eust de vous, qui luy estes du tout inutile, mais seulement affin d'exercer en vous sa bonté, vous donnant sa grâce et sa gloire. Et pour cela il vous a donné l'entendement pour le connoistre , la mémoire pour vous souvenir (-') de luy, la volonté pour l'aymer, l'imagination pour vous représenter ses bienfaitz, les yeux pour voir les merveilles de ses ouvrages, la lan- gue pour le loiier, et ainsy des autres facultés (^).  (d) aures (Ms.-A-B) (a) resouvenir (Ms. -A) (b) et ainsy — des autres. (Ms.-A)  Première Partie. Chapitre x. 37 2. Estant créée et mise en ce monde a cette intention, toutes actions contraires a icelle doivent estre rejettees et évitées, et celles qui ne servent de rien a cette fin doivent estre mesprisees, comme vaines et superflues. 3. Considérés le malheur du monde qui ne pense point a cela, mais vit comme s'il croyoit de n'estre créé que pour bastir des maysons, planter des arbres, assembler des richesses et faire des badineries. Affections et resolutions 1. Confondes-vous, reprochant a vostre ame sa misère, qui a esté si grande ci devant qu'elle n'a que peu ou point pensé a tout ceci. Helas, ce dires-vous, que pen- sois-je, o mon Dieu, quand je ne pensois point en vous ? dequoy me resouvenois-je quand je vous oubliois ? qu'aymois-je quand je ne vous aymois pas? Helas, je me devois repaistre de la vérité, et je me remplissois de la vanité , et servois le monde qui n'est fait que pour me servir. 2. Détestes la vie passée. Je vous renonce, pensées vaines et cogitations inutiles ; je vous abjure, o sou- venirs détestables et frivoles; je vous renonce, amitiés infidelles et desloyales , services perdus et misérables , gratifications ingrates, complaisances fascheuses. 3. Convertisses-vous a Dieu. Et vous, o mon Dieu, mon Sauveur (<=), vous seres doresnavant le seul objet de mes pensées; non, jamais je n'appliqueray mon esprit a des cogitations qui vous soient desaggreables : ma mémoire se remplira tous les jours de ma vie, de la grandeur de vostre debonnaireté, si doucement exercée en mon endroit ; vous seres les délices de mon cœur et la suavité de mes affections. Ha donq, telz et telz fatras et amusemens ausquelz je m'appliquois, telz et telz vains exercices ausquelz j'employois mes journées, telles et telles affections qui engageoient mon cœur, me seront  /c) Seigneur i_Ms.-A-B;  ^8 Introduction a la Vie Dévote des-ormais en horreur ; et a cette intention j'useray de telz et telz remèdes. Conclusion 1. Remercies Dieu qui vous a faite pour une fin si excellente. Vous m'aves faite, o Seigneur, pour vous, affin que je jouisse éternellement de l'immensité de vostre gloire : quand sera-ce que j'en seray digne, et quand vous beniray-je selon mon devoir ? 2. Offres. Je vous offre, o mon cher Créateur, toutes ces mesmes affections et resolutions, avec toute mon ame et mon cœur. 3. Pries. Je vous supplie, o Dieu, d'avoir aggreables mes souhaitz et mes vœux, et de donner vostre sainte bénédiction a mon ame, a celle fin qu'elle les puisse accomplir par le mérite du sang de vostre Filz respandu sur la Croix, etc. Faites le petit bouquet de dévotion.  CHAPITRE XI Méditation } DES BENEFICES DE DIEU Préparation 1. Mettes-vous en la présence de Dieu. 2. Pries-Ie qu'il vous inspire. Considérations I. Considères les grâces corporelles que Dieu vous a données (''') : quel cors, quelles commodités de l'en- tretenir, quelle santé, quelles consolations lo3^sibles (a) vous — donne (C)  Première Partie. Chapitre xi. 39 pour iceluy, quelz amis, quelles assistances. Mais cela consideres-le avec une comparayson de tant d'autres personnes qui valent mieux que vous, lesquelles sont destituées de ces bénéfices : les uns gastés de cors, de santé, de membres ; les autres abandonnés a la merci des opprobres, et du C') mespris et des-honneur ; les autres accablés de pauvreté ; et Dieu n'a pas voulu que vous fussies si misérable. 2. Considères les dons de l'esprit : combien y a-il au monde de gens hébétés, enragés, insensés ; et pourquoy n'estes- vous pas du nombre? Dieu vous a favorisée. Combien y en a-il qui ont esté nourris rustiquement et en une extrême ignorance ; et la Providence divine vous a fait eslever civilement et honnorablement. 3. Considères les grâces spirituelles : o Philothee , vous estes des enfans de l'Eglise ; Dieu vous a enseignée sa connoissance des vostre jeunesse. Combien de fois vous a-il donné ses Sacremens ? combien de fois, des inspirations, des lumières intérieures, des reprehensions pour .vostre amendement ? combien de fois vous a-il pardonné vos fautes ? combien de fois , délivrée des occasions de vous perdre ou vous esties exposée ? Et ces années passées, n'estoyent ce pas un loysir et com- modité de vous avancer au bien de vostre ame ? Voyes un peu par le menu combien Dieu vous a esté doux et gracieux. Affections et resolutions 1 . Admires la bonté de Dieu. O que mon Dieu est bon en mon endroit ! O qu'il est bon ! Que vostre cœur, Seigneur, est riche en miséricorde et libéral en debon- naireté*! O mon ame, racontons a jamais combien de * Ps. lxxxv, 5. grâces il nous a faites. 2. Admires vostre ingratitude. Mais que suis-je. Sei- gneur, que vous ayes eu mémoire de moy * ? O que mon * Ps. vm, 5.  (b) des opprobres, — du (Ms.-A-B-C)  40 Introduction a la Vie Dévote indignité est grande! Helas , j'ay foulé au pied vos bénéfices; j'ay deshonnoré vos grâces, les convertissant en abus et mespris de vostre souveraine bonté ; j 'ay opposé l'abisme de mon ingratitude a l'abisme de vostre grâce et faveur. 3. Excites-vous a reconnoissance. Sus donq, o mon cœur, ne veuille plus estre infidelle, ingrat et desloyal a ce grand Bienfaiteur. Et comment mon ame ne Ps. Lxi, I. sera-elle pas meshuy sujette a Dieu *, qui a fait tant de merveilles et de grâces en moy et pour moy ? 4. Ha donq, Philothee, retires vostre cors de telles et telles voluptés, rendes-le sujet au service de Dieu qui a tant fait pour luy ; appliques vostre ame a le connoistre et reconnoistre, par telz et telz exercices qui sont requis pour cela ; employés soigneusement les mo3^ens qui sont en l'Eglise pour vous sauver et aymer Dieu. Ouy, je frequenteray l'orayson, les Sacremens, j'escouteray la sainte parole, je prattiquera}^ les inspirations et conseilz. Conclusion 1. Remercies Dieu de la connoissance qu'il vous a donnée maintenant de vostre devoir, et de tous les bienfaitz cy devant receus. 2. Offres-luy vostre cœur avec toutes vos resolutions. 3. Pries-le qu'il vous fortifie, pour les prattiquer fidellement par le mérite de la mort de son Filz; implorés l'intercession de la Vierge et des Saintz. Pater noster, etc. Faites le petit bouquet spirituel.  Première Partie. CKAPiTiîE xii.  41  CHAPITRE XII Méditation 4 DES PÉCHÉS  Préparation 1. Mettes-vous en la présence de Dieu. 2. Supplies-le (a) qu'il vous inspire.  Considérations 1 . Penses combien il y a que vous commencés a pécher, et voyes combien des ce premier commencement (^) les péchés se sont multipliés en vostre cœur ; comme tous les jours vous les aves accreus contre Dieu, contre vous mesme, contre le prochain, par œuvre, par parole, par désir et pensée. 2. Considères vos mauvaises inclinations, et combien vous les avés suivies. Et par ces deux pointz vous verres que vos coulpes sont en plus grand nombre que Les cheveux de vostre teste*, v'oyre que le sable de la mer. 3. Considères a part le pechi d'ingratitude envers Dieu, qui est un péché gênerai lequel s'espanche par tous les autres, et les rend infiniment plus énormes : voyes donq combien de bénéfices Dieu vous a fait, et que de tous, vous aves abusé contre le Donateur ; sin- gulièrement, combien d'inspirations mesprisees, combien de bons mouvemens rendus inutiles. Et encor plus que tout, combien de fois aves-vous receu les Sacremens,  Ps. xx:cr\-, 13.  [a) Priés le (Ms.-A-B. ib) commencement-la (Ms.-A-B-C)  42 Introduction a la Vie Dévote et ou en sont les fruitz ? que sont devenus ces pretieux joyaux dont vostre cher Espoux vous avoit ornée ? tout cela a esté couvert sous vos iniquités. Avec quelle prépa- ration les aves-vous receus ? Pensés a cette ingratitude, que Dieu vous aj-ant tant couru après pour vous sauver, vous aves tous -jours fui devant luy pour vous perdre. Affections et résolutions 1. Confondes-vous en vostre misère. O mon Dieu, comment ose-je comparoistre devant vos yeux? Helas, je ne suis qu'un apostheme du monde et un esgoust d'ingratitude et d'iniquité. Est il possible que j'aye esté si desloyale, que je n'a3'e laissé pas un seul de mes sens, pas une des puissances de mon ame, que je n'aye gasté, violé et souillé, et que pas un jour de ma vie ne soit escoulé auquel je n'aye produit de si mauvais efFectz? Est-ce ainsy que je devois contrechanger les bénéfices de mon Créateur et le sang de mon Rédempteur ? 2. Demandes pardon, et vous jettes aux pieds du Seigneur (c) comme un enfant prodigue, comme une i^lagdeleine, comme une femme qui auroit souillé le lit de son mariage de toutes sortes d'adultères. O Seigneur, miséricorde sur cette pécheresse ; helas, o source vive de compassion, dcjes pitié de cette misérable. 3. Proposes de vivre mieux. O Seigneur, non, jamais plus, moyennant vostre grâce, non, jamais plus je ne m'abandonneray au péché. Helas, je ne l'ay que trop aymé ; je le déteste, et vous embrasse, o Père de miséri- corde ; je veux vivre et mourir en vous. 4. Pour effacer les péchés passés, je m'en accuseray courageusement, et n'en laisseray pas un que je ne pousse dehors. 5. Je feray tout ce que je pourray pour en déraciner entièrement les plantes de mon cœur, particulièrement de telz et de telz qui me sont plus ennuyeux.  (c) aux pieds — de Nostre Seigneur (Ms.)  Première Partie. Chapitre xiii. 43 6. Et pour ce faire, j'embrasseray constamment les moyens qui me seront conseillés, ne me semblant d'avoir jamais asses fait pour reparer de si grandes fautes. Conclusion 1. Remerciés Dieu qui vous a attendue jusques a cette heure, et vous a donné ces bonnes affections. 2. Faites-luy offrande de vostre cœur pour les effectuer. 3. Pries-le qu'il vous fortifie, etc.  CHAPITRE XIII Méditation 5 DE LA MORT Préparation 1. Mettes-vous en la présence de Dieu. 2. Demandes-luy sa grâce. 3. Imagines-vous d'estre malade en extrémité dans le lit de la mort, sans espérance aucune d'en eschapper. Considérations I. Considères l'incertitude du jour de vostre mort. O mon ame, vous sortires un jour de ce cors. Quand sera-ce ? sera-ce en hiver ou en esté ? en la ville ou au village ? de jour ou de nuit ? sera-ce a l'impourveu ou avec advertissement ? sera-ce de maladie ou d'accident ? aures-vous le loysir de vous confesser, ou non ? seres- vous assistée de vostre confesseur et père spirituel (3) ? Helas, de tout cela nous n'en sçavons rien du tout ;  (a) père spirituel — ou non .' (Ms.-A-B)  44 Introduction a la Vie Dévote seulement cela est asseuré que nous mourrons, et tous- jours plus tost que nous ne pensons. 2. Considères qu'alhors le monde finira pour ce qui vous regarde, il n'y en aura plus pour vous ; il renver- sera sans dessus dessous devant vos j^eux. Ouy, car alhors les playsirs, les vanités, les jo3^es mondaines, les affections vaynes nous apparoistront comme des fantos- mes et nuages. Ah chetifve, pour quelles bagatelles et chimères ay je ofiFensé mon Dieu ! Vous verres que nous avons quitté Dieu pour néant. Au contraire, la dévotion et leslt») bonnes œuvres vous sembleront alhors si dési- rables et douces : et pourquoy (<^) n'ay je suivi ce beau et gracieux chemin ? Alhors les péchés qui semblo3"ent bien petitz, paroistront gros comme des montagnes, et vostre dévotion, bien petite. 3. Considères les grans et langoureux adieux que vostre ame dira a ce bas monde : elle dira adieu aux richesses , aux vanités et va3'nes compaignies , aux playsirs , aux passetems , aux amis et voysins , aux parens, aux enfans, au mari, a la femme, bref, a toute créature ; et, en fin finale, a son cors, qu'elle délaissera pasle, hâve, desfait, hideux et puant. 4. Considères les empressemens qu'on aura pour lever ce cors-la et le cacher en terre, et que, cela fait, le monde ne pensera plus gueres en vous, ni n'en sera '^l plus mémoire, non plus que vous n'avés gueres pensé aux autres : Dieu luy face paix, dira-on, et puis, c'est tout. O mort, que tu es considérable, que tu es impiteuse! 5. Considères qu'au sortir du cors, l'ame prend son chemin ou a droite ou a gauche. Helas, ou ira la vostre? quelle voye tiendra-elle? non autre que celle qu'elle aura commencée en ce monde.  (b) la dévotion — les (Ms.-A-B-C) (c) o pourquoy (Ms.-A-B) (d) fera (Ms.-A-B)  Première Partie. Chapitre xiii. 45 Affections et resolutions 1. Pries Dieu et vous jettes entre ses bras. Las! Sei- gneur, receves-moy en vostre protection pour ce jour effroyable; rendés-moy cette heure heureuse et favorable, et que plustost toutes les autres de ma vie me soyent tristes et d'affliction. 2. Mesprises le monde. Puisque je ne sçai l'heure en laquelle il te faut quitter, o monde, je ne me veux point attacher a toy. O mes chers amis , mes chères alliances , permettes-moy que je ne vous affectionne plus que par une amitié sainte, laquelle puisse durer éternellement ; car, pourquoy m'unir a vous en sorte qu'il faille quitter et rompre la liaison ? 3. Je me veux préparer a cette heure, et prendre le soin requis pour faire ce passage heureusement ; je veux asseurer Testât de ma conscience de tout mon pouvoir, et veux mettre ordre a telz et telz manquemens. Conclusion Remercies Dieu de ces resolutions qu'il vous a données ; offres les a sa Majesté ; supplies la derechef qu'elle vous rende vostre mort heureuse par le mérite de celle de son Filz. Implorés l'ayde de la Vierge et des Saintz. Pater, Ave Maria. Faites un bouquet de myrrhe.  46 Introduction a i.a Vif. Devoth  CHAPITRE XIV Méditation 6 DU JUGEMENT Préparation 1. Mettes-vous devant Dieu. 2. Supplies-le qu'il vous inspire. Considérations 1. En fin, après le tems que Dieu a marqué pour la durée de ce monde, et après une quantité de signes et présages horribles pour lesquelz les hommes sécheront Lucas, XXI, 25. d'efft'oi* et de crainte, le feu venant comme un déluge bruslera et réduira en cendre toute la face de la terre, sans qu'aucune des choses que nous vo3'ons sur icelle en soit exempte. 2. Apres ce déluge de flammes et de foudres, tous les hommes ressusciteront de la terre, excepté ceux qui sont des-ja ressuscites, et a la voix de l'Archange compa- roistront en la vallée de Josaphat. Mais helas, avec quelle différence ! car les uns y seront en cors glorieux et resplendissans , et les autres en cors hideux et horribles. 3. Considères la majesté avec laquelle le souverain Juge comparoistra , environné de tous les Anges et S?intz, ayant devant so}' sa Croix plus reluisante que le soleil, enseigne de grâce pour les bons, et de rigueur pour les mauvais. 4. Ce souverain Juge, par son commandement redou- table et qui sera soudain exécuté, séparera les bons des mauvais, mettant les uns a sa droite, les autres a sa gauche ; séparation éternelle, et après laquelle jamais plus ces deux bandes ne se treuveront ensemble.  Première Partie. Chapitre xiv  47  5. La séparation faite et les livres des consciences ouvertz, on verra clairement la malice des mauvais et le mespris dont ilz ont usé contre Dieu ; et d'ailleurs, la pénitence des bons et les effectz de la grâce de Dieu qu'ilz ont receuë, et rien ne sera caché. O Dieu, quelle confusion pour les uns , quelle con.solation pour les autres ! 6. Considères la dernière sentence des mauvais : Ailes, maudit^i^), au feu éternel qui est préparé au diable et a ses compaignons *. Pesés ces paroles si pesantes. Ailes, dit il : c'est un mot d'abandonnement perpétuel que Dieu fait de telz malheureux, les bannis- sant pour jamais de sa face. Il les appelle maudit^ : o mon ame, quelle malédiction ! malédiction générale, qui comprend tous les maux ; malédiction irrévocable, qui comprend tous les tems et l'éternité. Il adjouste, au feu éternel : regarde, o mon cœur, cette grande éternité. O éternelle éternité des(b) peynes, que tu es effroyable ! 7. Considères la sentence contraire des bons : Venes, dit le Juge ; ah, c'est le mot aggreable de salut par lequel Dieu nous tire a soy et nous reçoit dans le giron de sa bonté ; bénis de mon Père : o chère bénédiction, qui comprend toute bénédiction ! possédés le royaume qui vous est préparé des la constitution du monde'^'. O Dieu, quelle grâce, car ce royaume n'aura jamais fin!  Matt., XXV, 41.  Ibid.,  Affections et resolutions 1. Tremble, o mon ame, a ce souvenir. O Dieu, qui me peut asseurer pour cette journée, en laquelle les colomnes du ciel trembleront de frayeur*? 2. Détestés vos péchés, qui seulz vous peuvent perdre en cette journée espouvantable. 3. Ah, je me veux juger moy-mesme maintenant, affin  Job, XXVI, II.  (a) des — mauvaises âmes : [A//t*{, ] maudites (Ms.-A) (b) de (Ms.-A)  48 Introduction a la Vif, Df.vote ■I Cor., XI, 31. que je ne sois pas jugée*; je veux examiner ma conscience et me condamner, m'accuser et me corriger, affin que le Juge ne me condamne en ce jour redou- table : je me confesseray donq, j'accepteray les advis nécessaires, etc. Conclusion 1. Remercies Dieu qui vous a donné moyen de vous asseurer pour ce jour-la, et le tems de faire pénitence. 2. Offres-luy vostre cœur pour la faire. 3. Pries-le qu'il vous face la grâce de vous en bien acquitter. Pater noster, Ave. Faites un bouquet.  CHAPITRE XV Medvtation 7 DE l'enfer Préparation 1. Mettes-vous en la présence divine. 2. Humilies-vous et demandes son assistance. 3. Imagines-vous une ville ténébreuse, toute bruslante de soufre et de poix puante, pleyne de citoyens qui n'en peuvent sortir. Considérations I. Les damnés sont dedans l'abisme infernal comme dedans cette ville infortunée, en laquelle ilz souffrent des tourmens indicibles en tous leurs sens et en tous leurs membres , parce que , comme ilz ont employé tous leurs sens et leurs membres pour pécher, ainsy souffriront ilz en tous leurs membres et en tous leurs sens les peynes deuës au péché : les yeux, pour leurs  Première Partie. Chapitre xv. 49 faux et mauvais regards, souffriront l'horrible vision des diables et de l'enfer ; les oreilles, pour avoir prins playsir aux discours vicieux, n'ouïront jamais que pleurs, lamentations et desespoirs ; et ainsy des autres. 2. Outre tous ces tourmens, il y en a encor un plus grand, qui est la privation et perte de la gloire de Dieu, laquelle i^) ilz sont forclos de jamais voir. Que si Absalon treuva que la privation de la face amiable de son père David estoit plus ennuyeuse que son exil *, * n Reg., xiv, 31. o Dieu, quel regret d'estre a jamais privé de voir vostre doux et suave visage ! 3. Considérés sur tout l'éternité de ces peynes, laquelle seule rend l'enfer insupportable. Helas, si une puce en nostre oreille, si la chaleur d'une petite fièvre nous rend une courte nuit si longue et ennuyeuse, combien sera espouvantable la nuit de l'éternité avec tant de tour- mens ! De cette éternité, naissent le desespoir éternel, les blasphèmes et rages infinies. Affections et resolutions 1. Espouvantés vostre ame par les paroles d'Isaïe* (0 : * Cap. xxxm, m. O mon ame, pourrois-tu bien vivre éternellement avec ces ardeurs per durables et emmi ce feu dévorant ? veux-tu bien quitter ton Dieu pour jamais ? 2. Confessés que vous l'aves mérité, mays combien de fois ! Or, des-ormais(b) je veux prendre parti au chemin contraire ; pourquoy descendrois-je en cet abisme ? 3. Je feray donques tel et tel effort pour éviter le péché, qui seul me peut donner cette mort éternelle ('=). Remercies, offres, pries.  (a) lequel (Ms.-A-B) (b) O des-ormais (Ms.-A-B) (c) immortelle. (Ms.-A) (i) Les éditions antérieures à celle de 1652 attribuent à Job ces paroles d'Isaïe. On a cru devoir rectifier cette méprise, tout en faisant remarquer que la pensée exprimée par le Saint se retrouve également dans le Livre de Job (cap. xx, vers. 36).  50 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE XVI Méditation 8 DU PARADIS  Préparation 1. Mettes-vous en la présence de Dieu. 2. Faites l'invocation.  Considérations 1. Considères une belle nuit bien sereine, et penses combien il fait bon voir le ciel avec cette multitude et variété d'estoiles. Or, joignes maintenant cette beauté avec celle d'un beau jour, en sorte que la clarté du soleil n'empesche point la claire veuë des estoiles ni de la lune ; et puis après , dites hardiment que toute cette beauté mise ensemble n'est rien au prix de l'excellence du grand Paradis. O que ce lieu est désirable et amiable , que cette cité est pretieuse ! 2. Considères la noblesse, la beauté et la multitude des citoj^ens et habitans de cet heureux pais : ces mil- lions de millions d'Anges, de Chérubins et Séraphins, cette troupe d'Apostres, de Martyrs, de Confesseurs, de Vierges, de saintes Dames; la multitude est innumerable. O que cette compaignie est heureuse ! Le moindre de tous est plus beau a voir que tout le(^) monde; que sera-ce de les voir tous ? Mais, mon Dieu, qu'ilz sont heureux : tous-jours ilz chantent le doux cantique de l'amour éternel ; tous-jours ilz jouissent d'une constante  (a) ce fMs.-A-B-C)  Première Partie. Chapitre xvr. 5 1 allégresse; ilz s 'entredonnent les uns aux autres des contentemens indicibles , et vivent en la consolation d'une heureuse et indissoluble société. 3. Considères en fin quel bien ilz ont tous de jouir de Dieu qui les gratifie pour jamais de son amiable regard, et par iceluy respand dedans leurs cœurs un abisme de délices. Quel bien d'estre a jamais uni a son Principe ! Hz sont la comme des heureux oyseaux, qui volent et chantent a jamais dedans l'air de la Divinité qui les environne de toutes parts de playsirs incroyables; la, chacun a qui mieux mieux, et sans envie (^), chante les louanges du Créateur. Beny soyes vous a jamais, o nostre doux et souverain Créateur et Sauveur, qui nous estes si bon, et nous communiqués si libéralement vostre gloire. Et réciproquement. Dieu bénit d'une béné- diction perpétuelle tous ses Saintz : Bénites soyes vous a jamais, dit il, mes chères créatures, qui m'aves servi et qui me loûerés éternellement avec si grand amour et courage. Affections et resolutions 1. Admirés et loués cette patrie céleste. O que vous estes belle, ma chère Hierusalem , et que bienheureux sont vos habitans ! 2. Reproches a vostre cœur le peu de courage qu'il a eu jusques a présent , de s'estre tant destourné du chemin de cette glorieuse demeure. Pourquoy me suis-je tant esloignee de mon souverain bonheur ? Ah , misé- rable, pour ces playsirs si desplaysans et légers, j'ay mille et mille fois quitté ces éternelles et infinies délices. Quel esprit avois-je de mespriser des biens si désirables, pour des désirs si vains et mesprisables ? 3. Aspires néanmoins avec véhémence a ce séjour tant délicieux.* O puisqu'il vous a pieu, mon bon et souverain Seigneur, redresser mes pas en vos voyes, non, jamais  (b) ennui (A-B)  52 Introduction a la Vie Dévote plus je ne retourneray en arrière. Allons, o ma chère ame , allons en ce repos infini , cheminons a cette bénite terre qui nous est promise ; que faisons-nous en cett' Egypte ? 4. Je m'empescheray donq de telles (<=) choses, qui me destournent ou retardent de ce chemin. 5. Je feray donq telles et telles choses qui m'y peuvent conduire. Remercies, offres, pries.  CHAPITRE XVII Méditation 9 PAR MANIERE D'ELECTION ET CHOIX DU PARADIS Préparation 1. Mettes-vous en la présence de Dieu. 2. Humilies-vous devant luy, priant qu'il vous inspire. Considérations Imaginés vous d'estre en une rase campagne, toute seule avec vostre bon Ange , comme estoit le jeune Tobie allant en Rages, et qu'il vous fait voir en haut le Paradis ouvert , avec les pla3^sirs représentés en la méditation du Paradis que vous aves faitte ; puis, du costé d'en bas, il vous fait voir l'enfer ouvert, avec tous les tourmens descritz en la méditation de l'enfer. Vous estant coUoquee ainsy par imagination, et mise a genoux devant vostre bon Ange : I. Considères qu'il est très vray que vou3 estes au milieu du Paradis et de l'enfer, et que l'un et l'autre  (c) de telUs — et telles (Ms.)  Première Partie. Chapitre xvii. 53 est ouvert pour vous recevoir, selon le choix que vous en ferés. 2. Considères que le choix que l'on fait de l'un ou de l'autre en ce monde, durera éternellement en Tautre. 3. Et encores que l'un et l'autre soit ouvert pour vous recevoir, selon que vous le choisirés, si est-ce que Dieu, qui est appareillé de vous donner, ou l'un par sa justice ou l'autre par sa miséricorde, désire néanmoins d'un désir nompareil que vous choisissies le Paradis ; et vostre bon Ange vous en presse de tout son pouvoir, vous ofifrant de la part de Dieu mille grâces et mille secours pour vous ayder a la montée. 4. Jésus Christ, du haut du Ciel, vous regarde en sa debonnaireté et vous invite doucement : Viens, o ma chère ame, au repos éternel entre les bras de ma bonté, qui t^a préparé les délices immortelles en l'abondance de son amour. Voyes de vos yeux intérieurs la Sainte Vierge qui vous convie maternellement : Courage, ma fille, ne veuille pas mespriser les désirs de mon Filz, ni tant de souspirs que je jette pour toy, respirant avec luy ton salut éternel. Voyes les Saintz qui vous exhortent, et un million de saintes âmes qui vous convient doucement , ne desirans que de voir un jour vostre cœur joint au leur, pour louer Dieu a jamais, et vous asseurans (») que le chemin du Ciel n'est point si mal- aysé que le monde le fait : Hardiment, vous disent elles, treschere amie(N; qui considérera bien le chemin de la dévotion par lequel nous sommes montées , il verra que nous sommes venues en ces délices, par des délices incomparablement plus souëfves que celles du monde. Election I. O enfer, je te déteste maintenant et éternellement; je déteste tes tourmens et tes peynes ; je déteste ton  (a) asscurent (Ms.-A-B) (b) vous disent elles, — hardiment, treschere ame (Ms.) — treschere ame (A)  54  Introduction a la Vie Dévote  infortunée et malheureuse éternité , et sur tout ces eternelz blasphèmes et malédictions que tu vomis éter- nellement coPxtre mon Dieu Et retournant mon cœur et mon ame de ton costé, o beau Paradis, gloire éternelle, félicité perdurable, je choisis a jamais irrévocablement mon domicile et mon séjour dedans tes belles et sacrées maysons, et en tes saintz et désirables tabernacles. Je bénis, o mon Dieu, vostre miséricorde, et accepte l'offre qu'il vous plait de m'en faire. O Jésus, mon Sauveur, j'accepte vostre amour éternel, et advouë l'acquisition que vous aves faite pour moy d'une place et logis en cette bienheureuse Hierusalem, non tant pour aucune autre chose, comme pour vous aymer et bénir a jamais. 2. Acceptes les faveurs que la Merge et les Saintz vous présentent ; promettes leur que vous vous ache- mineres a eux ; tendes la main a vostre bon Ange affin qu'il vous y conduise ; encourages vostre ame a ce choix.  CHAPITRE XVIII Méditation lo PAR MANIERE D'ELECTION ET CHOIX QUE L'AME FAIT DE LA VIE DEVOTE  Préparation 1. Mettes-vous en la présence de Dieu. 2. Abaisses-vous devant sa face ; requeres son ayde.  Considérations  I. Imagines-vous d'estre derechef en une rase campa- gne, avec vostre bon Ange toute seule, et a costé gauche, vous vo3'es le diable assis sur un grand throsne haut eslevé, avec plusieurs des espritz infernaux auprès de  Première Partie. Chapitre xviii. 55 luy, et tout autour de luy, une grande troupe de mon- dains qui tous a teste nuë le reconnoissent et luy font hommage, les uns par un péché, les autres par un autre. Voyes la contenance de tous les infortunés courtisans de cet abominable roy : regardés les uns furieux de haine, d'envie et de cholere ; les autres qui s'entre- tuent ; les autres hâves, pensifz et empressés a faire des richesses ; les autres attentifz a la vanité, sans aucune sorte de playsir qui ne soit inutile et vain ; les autres vilains , perdus , pourris en leurs brutales affections. Voyes comme ilz sont tous sans repos, sans ordre et sans contenance ; voyes comme ilz se mesprisent les uns les autres et comme ilz ne s'ayment que par des faux sem- blans. En fin, vous verres une calamiteuse republique, tyrannisée de ce roy maudit, qui vous fera compassion. 2, Du costé droit, voyes Jésus Christ crucifié, qui, avec un amour cordial , prie pour ces pauvres endiablés , afïin qu'ilz sortent de cette tyrannie, et qui les appelle a soy; voyes une grande troupe de devotz qui sont autour de luy avec leurs Anges. Contemplés la beauté de ce royaume de dévotion. Qu'il fait beau voir cette troupe de vierges, hommes et femmes, plus blanche que le lys, cette assemblée de vefves, pleines i^) d'une sacrée mortification et humilité ! Voyes le rang de plu- sieurs personnes mariées qui vivent si doucement en- semble avec (^) respect mutuel, qui ne peut estre sans une grande charité : voyes comme ces dévotes âmes marient le soin de leur mayson extérieure avec le soin de l'intérieure, l'amour du mari avec celuy de l'Espoux céleste. Regardes généralement par tout, vous les ver- res tous en une contenance sainte , douce , amiable , qu'ilz escoutent Nostre Seigneur, et tous le voudroyent planter au milieu de leur cœur. Hz se resjouissent, mais d'une joye gracieuse, charitable et bien réglée; ilz s'entr'ayment , mais d'un amour sacré et très pur.  (a , de — vefz et vefves, pleine (Ms.) (b) avec — un (Ms.-A-B-C)  c6 Introduction a la Vie Dévote Ceux qui ont des afflictions en ce peuple dévot, ne se tourmentent pas beaucoup et n'en perdent point conte- nance. Bref, voyes les j^eux du Sauveur qui les console, et que tous ensemblement aspirent a luy. 3. Vous aves meshui quitté Satan avec sa triste et malheureuse troupe, par les bonnes affections que vous aves conceuës , et néanmoins vous n'estes pas encor arrivée au Roy Jésus, ni jointe a son heureuse et sainte compaignie de devotz, ains vous aves esté tous-jours entre l'un et l'autre. 4. La Vierge Sainte avec saint Joseph, saint Louys, sainte Monique, et cent mille autres qui sont en l'esca- dron de ceux qui ont vescu emmi le monde, vous invitent et encouragent. 5. Le Roy crucifié vous appelle par vostre nom pro- pre : Venes, o ma bien ayinee, venes affin que je vous Caut., IV, 8. couronne *. Election 1. O monde, o troupe abominable, non, jamais vous ne me verres sous vostre drapeau : j'ay quitté pour jamais vos forceneries et vanités. Roy d'orgueil, o roy de malheur, esprit infernal, je te renonce avec toutes tes vaynes pompes ; je te déteste avec toutes tes œuvres. 2. Et me convertissant a vous, mon doux Jésus, Roy de bonheur et de gloire éternelle, je vous embrasse de toutes les forces de mon ame , je vous adore de tout mon cœur, je vous choisis, maintenant et pour jamais, pour mon Roy, et par l'^) mon inviolable fidélité je vous fais un hommage irrévocable; je me sousmetz a l'obéis- sance de vos saintes lois et ordonnances. 3. O Vierge Sainte, ma chère Dame, je vous choisis pour ma guide, je me rends sous vostre enseigne, je vous offre un particulier respect et une révérence spé- ciale. O mon saint Ange, présentes moy a cette sacrée  (c) pour mon Rov — et pour mon unique Prince ; je vous offre (Ms.-A-B)  Première Partie. Chapitre xix. 57 assemblée ; ne m'abandonnes point jusques a ce que j'arrive avec cette heureuse compaignie, avec laquelle je dis et diray a jamais pour tesmoignage de mon choix : Vive Jésus, vive Jésus.  CHAPITRE XIX  COMME IL FAUT FAIRE LA CONFESSION GENERALE  Voyla donq , ma chère Philothee , les méditations requises a nostre intention. Quand vous les aures faites, ailes (3) courageusement en esprit d'humilité faire vostre confession générale; mais, je vous prie, ne vous laisses point troubler par aucune sorte d'appréhension. Le scorpion qui nous a piqués est vénéneux en nous piquant, mais estant réduit en huile c'est un grand médicament contre sa propre piqueure* : le péché n'est ' Cf. MattioU, in , , , P . . . Dioscorid. , 1. VI, honteux que quand nous le raisons, mais estant converti c. vm. en confession et pénitence, il est honnorable et salutaire. La contrition et confession sont si belles et de si bonne odeur, qu'elles effacent la laideur et dissipent la puan- teur du péché. Simon le lépreux disoit que Magdeleine estoit pécheresse ; mays Nostre Seigneur dit que non, et ne parle plus sinon des parfums qu'elle respandit et de la grandeur de sa charité*. Si nous sommes bien 'Lues, vu, 39 seq. humbles, Philothee, nostre péché nous desplaira infini- ment parce que Dieu en est offencé, mais l'accusation de nostre péché nous sera douce et aggreable, parce que Dieu en est honnoré : ce nous est une sorte d'allége- ment de bien dire au médecin le mal qui nous tourmente. Quand vous seres arrivée devant vostre père spirituel, imaginés-vous d'estre en la montagne de Calvaire sous  (a) ailes — alhors (Ms.-A-B-CI  c8 Introduction a la Vie Dévote les pieds de Jésus Christ crucifié, duquel le sang' pretieux distille de toutes partz pour vous laver de vos iniquités ; car, bien que ce ne soit pas le propre sang du Sauveur, c'est néanmoins le mérite de son (^) sang respandu qui arrouse abondamment les penitens autour des confessionnaux. Ouvrés donq bien vostre cœur pour en faire sortir les péchés par la confession ; car a mesure qu'ilz en sortiront, le pretieux mérite de la Passion divine y entrera pour le remplir de bénédiction. Mais dites bien tout , simplement et naïfvement ; contentes bien vostre conscience en cela pour une bonne fois. Et cela fait, escoutes l'advertissement et les ordon- nances du serviteur de Dieu, et dites en vostre cœur : I Reg., m, 9. Parles, Seigneur, car vostre servante vous escotite'^. Ouy, c'est Dieu, Philothee, que vous escoutes, puisqu'il Lues, X, 16. a dit a ses vicaires : Qiii vous escoute, m'escoute*. Prenes, par après, en main la protestation suivante, laquelle sert de conclusion a toute vostre contrition , et que vous deves avoir premièrement méditée et considérée ; lises-la attentivement et avec le plus de ressentiment qu'il vous sera possible.  CHAPITRE XX PROTESTATION AUTHENTIQUE POUR GRAVER EN L'AME LA RESOLUTION DE SERVIR DIEU ET CONCLURE LES ACTES DE PENITENCE  Je soussignée , constituée et establie en la présence de Dieu éternel et de toute la cour céleste , a3'^ant  (b) ce (Ms.-A-B-C)  Première Partie. Chapitre xx. 59 considéré l'immense miséricorde de sa divine bonté envers moy, tresindigne et chetifve créature, qu'elle a créée de rien, conservée, soustenue, délivrée de tant de dangers, et comblée de tant de bienfaitz ; mais sur tout ayant considéré cette incompréhensible douceur et clémence avec laquelle ce tresbon Dieu m'a si beni- gnement tolérée en mes iniquités , si souvent et si amiab'ement inspirée, me conviant a m'amender, et si patiemment attendue a pénitence et repentance jusques a cette N. année de mon aage, nonobstant toutes mes ingratitudes, desloyautés et infidélités par lesquelles, diÉFerant ma conversion et mesprisant ses grâces, je l'ay si impudemment offencé ; après avoir encor considéré qu'au jour de mon sacré Baptesme je fus si heureuse- ment et saintement vouée et dediee a mon Dieu pour estre sa fille, et que, contre la profession qui fut alhors faitte en mon nom, j'ay tant et tant de fois si mal- heureusement et detestablement profané et violé mon esprit , l'appliquant et l'employant contre la divine Majesté; en fin, revenant maintenant a moy-mesme, prosternée de cœur et d'esprit devant le throsne de la justice divine, je me reconnois, advouë et confesse pour légitimement atteinte et convaincue du crime de leze majesté divine, et coulpable de la Mort et Passion de Jésus Christ, a rayson des péchés que j'ay commis, pour lesquelz il est mort et a souffert le tourment de la croix, si que je suis digne, par conséquent, d'estre a jamais perdue et damnée. Mais me retournant devers le throsne de l'infinie miséricorde de ce mesme Dieu éternel, après avoir détesté de tout mon cœur et de toutes mes forces les iniquités de ma vie passée , je demande et requiers humblement grâce et pardon et merci , avec entière absolution de mon crime, en vertu de la Mort et Passion de ce mesme Seigneur (3) et Rédempteur de mon ame, sur laquelle m'appu3^ant comme sur l'unique fondement  (a) Sauveur 1 Ms.-A-B)  6o Introduction a la Vie Dévote de mon espérance, j'advouë derechef et renouvelle la sacrée profession de la fidélité (^1 faitte de ma part a mon Dieu en mon Baptesme, renonçant au diable, au monde et a la chair, détestant leurs malheureuses suggestions, vanités et concupiscences, pour tout le tems de ma vie présente et de toute l'éternité. Et me convertissant a mon Dieu débonnaire et pitoyable, je désire, propose, délibère et me resous irrévocablement de le servir et aymer maintenant et éternellement, luy donnant a ces fins, dédiant et consacrant mon esprit avec toutes ses facultés, mon ame avec toutes ses puissances, mon cœur avec toutes ses affections, mon cors avec tous ses sens ; protestant de ne jamais plus abuser d'aucune partie de mon estre contre sa divine volonté et souveraine .^Iajesté, a laquelle je me sacrifie et immole en esprit, pour luy estre a jamais loyale, obéissante et fidelle créature, sans que je veuille onques m'en desdire ni repentir. 31ais helas , si par suggestion de l'ennemi ou par quelque infirmité humaine, il m'arrivoit de contrevenir en chose quelconque a cette mienne resolution et consécration, je proteste des maintenant, et me propose, moyennant la grâce du Saint Esprit, de m'en relever si tost que je m'en apercevra3^ me convertissant derechef a la miséri- corde divine, sans letardation ni dilation quelconque. Ceci est ma volonté, mon intention et ma resolution inviolable et irrévocable, laquelle j'advouë et confirme sans reserve ni exception, en la mesme présence sacrée de mon Dieu et a la veuë de l'Eglise triomphante, et en la face de l'Eglise militante ma Mère, qui entend cette mienne déclaration en la personne de celuy qui, comme officier d'icelle, m'escoute en cette action. Plaise vous, G mon Dieu éternel, tout puissant et tout bon, Père, Filz et Saint Esprit, confirmer en moy cette resolution, et accepter ce mien sacrifice cordial et intérieur en odeur de suavité ; et comme il vous a pieu me donner l'inspiration et volonté de le faire, donnes-moy aussi la  h) de — fidélité (Ms.  Première Partie. Chapitre xxi. 6i  force et la grâce requise pour le parfaire. O mon Dieu, vous estes mon Dieu*, Dieu de înon cœur**. Dieu de mon ame, Dieu de mon esprit; ainsy je vous reconnois et adore maintenant et pour toute l'éternité. Vive Jésus.  CHAPITRE XXI  CONCLUSION POUR CETTE PREMIERE PURGATION (»)  Cette protestation faite, soyes attentive et ouvrés les oreilles de vostre cœur pour ouïr en esprit la parole de vostre absolution , que le Sauveur mesme de vostre ame, assis sur le throsne de sa miséricorde, prononcera la haut au Ciel devant tous les Anges et les Saintz , a mesme tems qu'en son nom le prestre vous absout ici bas en terre. Si que toute cette troupe des Bien- heureux se resjouissant de C') vostre^ bonheur, chantera le cantique spirituel d'une allégresse nompareille, et tous donneront (c) le bayser de paix et de société a vostre cœur remis en grâce et sanctifié. O Dieu, Philothee, que voyla un contract admirable par lequel vous faites un heureux traitté avec sa divine Majesté, puisqu'en vous donnant vous mesme a elle, vous la gaignés et vous mesme aussi pour la vie éter- nelle ! Il ne reste plus sinon que, prenant la plume en main, vous signies de bon cœur l'acte de vostre protes- tation, et que par après vous allies a l'autel, ou Dieu  (a) Conclusion de cette première Partie, et dévote façon de recevoir l'absolution (A). [C'est par méprise que, dans rédition (A), l'on attribue k ce chapitre le même titre qu'il porte dans l'Edition Princeps, où il est effectivement le dernier de la première Partie, tandis que dans les éditions postérieures trois autres chapitres sont placés à la suite de celui-ci. ] (b) sur (Ms.-A-B-C) (c) donneront — en esprit (Ms.)  62 Introduction a la Vie Dévote réciproquement signera et scellera vostre absolution et la promesse qu'il vous fera de son Paradis, se mettant luy mesme par son Sacrement comme un cachet et Cant., vin,6. sceau sacré sur vostre cœur'^ renouvelle. En cette sorte, ce me semble, Philothee, vostre ame sera purgée de ('') péché et de toutes les affections du péché. Mais d'autant que ces affections renaissent aysement en l'ame, a rayson de nostre infirmité et de nostre concupiscence, qui peut estre mortifiée mais qui ne peut mourir pendant que nous vivons ic}^ bas en terre, je vous donneray des advis lesquelz estans bien prattiqués vous préserveront des-ormais du péché mortel et de toutes les affections d'iceluy , afïin que jamais il ne puisse avoir place en vostre cœur. Et d'autant que les mesmes advis servent encor pour une purification plus parfaitte, avant que de les vous donner, je vous veux dire quelque chose de cette plus absolue pureté a la- quelle je désire vous conduire, (e)  CHAPITRE XXII qu'il se faut purger des affections que l'on a AUX péchés venielz  A mesure que le jour se fait , nous voyons plus clairement dans le mirouër les taches et souïlleures de nostre visage ; ainsy, a mesure que la lumière intérieure du Saint Esprit esclaire nos consciences, nous voyons  (d) du (Ms.-A-B) (e) [Suivent ici dans le Ms. les deux chapitres qui, dans l'Edition Princeps, commencent la seconde Partie ; un signe de renvoi indique l'ordre que le Saint a définitivement adopté.]  Première Partie. Chapitre xxii. 6^ plus distinctement et plus clairement les péchés, incli- nations et imperfections qui nous peuvent empescher d'atteindre a la vraye dévotion ; et la mesme lumière qui nous fait voir ces tares et deschetz, nous eschauffe (^l au désir de nous en nettoyer et purger. Vous descouvrirés donq, ma chère Philothee, qu'outre les péchés mortelz et affections des péchés mortelz, dont vous aves esté purgée par les exercices marqués ci devant , vous aves encores en vostre ame plusieurs inclinations et affections aux péchés venielz. Je ne dis pas que vous descouvrirés des péchés venielz, mais je dis que vous descouvrirés des affections et inclinations a iceux ; or, l'un est bien différent de l'autre : car nous ne pouvons jamais estre du tout purs des péchés venielz, au moins pour persister long teins en cette pureté ; mais nous pouvons bien n'avoir aucune affection aux péchés venielz. Certes, c'est autre chose de mentir une fois ou deux de gayeté de cœur en chose de peu d'im- portance, et autre chose de se plaire a mentir et d'estre affectionné a cette sorte de péché. Et je dis maintenant qu'il faut purger son ame de toutes les affections qu'elle a aux péchés venielz, c'est a dire qu'il ne faut point nourrir volontairement la volonté de continuer et persévérer en aucune sorte de péché véniel ; car aussi seroit-ce une lascheté trop grande de vouloir, tout a nostre escient, garder en nostre conscience une chose si desplaisante a Dieu comme est la volonté de luy vouloir desplaire. Le péché véniel, pour petit qu'il soit, desplait a Dieu, bien qu'il ne luy desplaise pas tant que pour iceluy il nous veuille damner ou perdre. Que si le péché véniel luy desplait, la volonté et l'affection que l'on a au péché véniel n'est autre chose qu'une resolution de vouloir desplaire a sa divine Majesté. Est -il bien possible qu'une ame bien née veuille non seulement desplaire a son Dieu, mais affec- tionner de luy desplaire ?  (a) nous eschauffe — aussi (Ms.)  64 Introduction a la Vie Dévote Ces affections, Philothee, sont directement contraires a la dévotion , comme les affections au péché mortel le sont a la charité : elles allanguissent les forces de l'esprit, empeschent les consolations divines, ouvrent la porte aux tentations ; et bien qu'elles ne tuent pas l'ame, elles la rendent extrêmement malade. Les •Eccies., X, r. mouches mouruntes, dit le Sage*, perdent et gastent la suavité de l'onguent : il veut dire que les mouches, ne s'arrestans gueres sur l'onguent, mais le mangeans en passant, ne gastent que ce qu'elles prennent, le reste demeurant en son entier ; mais quand elles meurent emmi l'onguent, elles luy estent son prix et le mettent a desdain. Et de mesme, les péchés venielz, arrivans en une ame dévote et ne s'y arrestans pas long tems, ne l'endommagent pas beaucoup ; mais si ces mesmes péchés demeurent dans l'ame pour l'affection qu'elle y met, ilz luy font perdre sans doute la suavité de V onguent, c'est a dire la sainte dévotion. Les araignes ne tuent pas les abeilles , mais elles gastent et corrompent leur miel, et embarrassent leurs rayons des toiles qu'elles y font, en sorte que les abeilles ne peuvent plus faire leur mesnage ; et cela s'entend quand elles y font du séjour. Ainsy le péché véniel ne tue pas nostre ame, mais il gaste pourtant la dévotion, et embarrasse si fort de mauvaises habitudes et incli- nations les puissances de l'ame, qu'elle ne peut plus exercer la promptitude de la charité, en laquelle gist la dévotion ; mais cela s'entend quand le péché véniel séjourne en nostre conscience par l'affection que nous y mettons. Ce n'est rien, Philothee, de dire quelque petit mensonge, de se desregler un peu en paroles, en actions, en regards, en habitz, en jolietés, en jeux, en danses, pourveu que tout aussi tost que ces araignes spirituelles sont entrées en nostre conscience, nous les en rechassions et bannissions , comme les mouches a miel font les araignes corporelles. Mais si nous leur permettons d'arrester dans nos cœurs, et non seulement cela, mais que nous nous affectionnions a les y retenir et multiplier, bien tost nous verrons nostre miel perdu,  Première Partie. Chapitre xxiii. 65 et la ruche de nostre conscience empestée et desfaitte. Mais je dis (b) encor une fois , quelle apparence y a-il qu'une ame généreuse se plaise a desplaire a son Dieu, s'affectionne a luy estre desaggreable, et veuille vouloir ce qu'elle sçait luy estre ennuyeux ?  CHAPITRE XXIII qu'il se faut purger de l'affection aux choses inutiles et dangereuses Les jeux , les balz , les festins , les pompes , les co- médies, en leur substance ne sont nullement choses mauvaises ains indifférentes, pouvans estre bien et mal exercées ; tous-jours néanmoins ces choses-la sont dan- gereuses, et de s'y affectionner, cela est encor plus dangereux. Je dis donq, Philothee, qu'encor qu'il soit loysible de jouer, danser, se parer, ouïr des honnestes comédies, banqueter, si est-ce que d'avoir de l'affection a cela, c'est chose contraire a la dévotion et extrêmement nuisible et périlleuse. Ce n'est pas mal de le faire, mais ouy bien de s'y affectionner. C'est dommage de semer en la terre de nostre cœur des affections si vaines et sottes : cela occupe le lieu des bonnes impressions, et empesche que le suc de nostre ame ne soit employé es bonnes inclinations. Ainsy les anciens Nazariens s'abstenoyent non seule- ment de tout ce qui pouvait enivrer , mais aussi des raisins et du verjus*] non point que le raisin et l^) * Num., vi, 3. le verjus enivre, mais parce qu'il y avoit danger en  (b) redis (Ms.-A-B-C) (a) que — les raisins ni (Ms.-A)  66 Introduction a la Vie Dévote mangeant du verjus d'exciter le désir de manger des raisins, et en mangeant des raisins, de provoquer l'ap- pétit a boire du moust et du vin. Or, je ne dis pas que nous ne puissions user de ces choses dangereuses; mais je dis bien pourtant que nous ne pouvons jamais y mettre de l'affection sans intéresser la dévotion. Les cerfz ayans prins trop de venaison s'escartent et retirent dedans leurs buissons, connoissans que leur graisse les charge en sorte qu'ilz ne sont pas habiles a courir, si d'adventure ilz estoyent attaqués : le cœur de l'homme se chargeant de ces affections inutiles , superflues et dangereuses , ne peut sans doute promptement , ayse- ment et facilement courir après son Dieu, qui est le vray point de la dévotion. Les petitz enfans s'affection- nent et s'eschauffent après les papillons; nul ne le treuve mauvais , parce qu'ilz sont enfans. Mais n'est-ce pas une chose ridicule, ains plustost lamentable, de voir des hommes faitz s'empresser et s'affectionner après des bagatelles si indignes, comme sont les choses que j'ay nommées, lesquelles, outre leur inutilité, nous mettent en péril de nous desregler et desordonner a leur pour- suitte ? C'est pourquoy , ma chère Philothee , je vous dis qu'il se faut purger de ces affections ; et, bien que les actes ne soient pas tous -jours contraires a la dévotion, les affections néanmoins luy sont tous-jours dommageables.  Première Partie. Chapitre xxiv. 67  CHAPITRE XXIV qu'il se faut purger des mauvaises inclinations  Nous avons encores,W Philothee, certaines inclinations naturelles lesquelles, pour n'avoir prins leur origine de nos péchés particuliers, ne sont pas proprement péché, ni mortel ni véniel, mais s'appellent imperfections, et leurs actes, defautz et manquemens. Par exemple, sainte Paule , selon le récit de saint Hierosme * , avoit une ' ^p- ^^"''v^'i ^^s- toch. , in Epitaph. grande inclination aux tristesses et regretz, si qu'en la Pauiœ, § 20. mort de ses enfans et de son mari elle courut tous-jours fortune de mourir de desplaysir : cela estoit une im- perfection et non point un péché, puisque c'estoit contre son gré et sa volonté. Il y en a qui de leurs naturelz(^) sont légers , les autres rebarbatifz , les autres durs a recevoir les opinions d'autruy, les autres sont inclinés a l'indignation, les autres a la cholere, les autres a l'amour; et en somme , il se treuve peu de personnes esquelles on ne puisse remarquer quelques sortes de telles im- perfections. Or, quoy qu'elles soyent comme propres et naturelles a un chacun, si est-ce que par le soin et affection contraire on les peut corriger et modérer, et mesme on peut s'en délivrer et purger : et je vous dis, Philothee, qu'il le faut faire. On a bien treuvé le moyen de changer les amandiers amers en amandiers doux, en les perçant seulement au pied pour en faire sortir le  (a) encores, — ma chère (Ms.) (b) natures (Ms.)  68 Introduction a la Vie Dévote » Vide Piin., Hist. suc * ; pourquoy est-ce que nous ne pourrons pas faire î^vi'i ra/.^i".' ''' sortir nos inclinations perverses pour devenir meilleurs ? Il n'y a point de si bon naturel qui ne puisse estre rendu mauvais par les habitudes vicieuses ; il n'y a point aussi de naturel si revesche qui^ par la grâce de Dieu pre- mièrement, puis par l'industrie et diligence, ne puisse estre dompté et surmonté. Je m'en vay donq maintenant donner des advis et proposer des exercices par le moyen desquelz vous purgerés vostre ame des affections dange- reuses, des imperfections et de toutes affections aux péchés venielz («=), et si asseurerés de plus en plus vostre conscience contre tout péché mortel. Dieu vous face la grâce de les bien prattiquer.  (c) des affections — des péchés venielz, des affections dangereuses et des imperfections (Ms.-A-B)  SECONDE PARTIE  DE  L'INTRODUCTION CONTENANT DIVERS ADVIS POUR L'ESLEVATION de L'AME A DIEU PAR L'ORAYSON ET LES SACREMENS(a)  CHAPITRE PREMIER  DE LA NÉCESSITÉ DE L'ORAYSON  I . L'orayson mettant nostre entendement en la clarté et lumière divine, et exposante^) nostre volonté a la chaleur de l'amour céleste, il n'y a rien qui purge tant nostre entendement de ses ignorances et nostre volonté de ses affections dépravées : c'est l'eau de bénédiction qui , par son arrousement , fait reverdir et fleurir les plantes de nos bons désirs, lave nos âmes de leurs im- perfections et désaltère nos cœurs de leurs passions.  (a) EN l'oratson et aux sacremens. (A) (b) I. L'orayson met nostre entendement en la clarté et lumière divine, et expose (Ms.-A-B)  70 Introduction a la Vie Dévote 2 . 3lais sur tout je vous conseille la mentale et cordiale, et particulièrement celle qui se fait autour de la vie et Passion de Nostre Seigneur : en le regardant souvent par la méditation, toute vostre ame se remplira de luy; vous apprendrés ses contenances, et formerés vos actions *joan., vm, 12. au modelle des siennes. Il est la lumière du monde*, c'est donques en luy , par luy et pour luy que nous devons estre esclairés et illuminés ; c'est l'arbre de * Cant., u, 3. désir a l'ombre duquel nous nous devons rafraischir * ; •Joan,, IV, 6. c'est la vive fontaine de Jacob* pour le lavement de toutes nos souïlleures. En fin, les enfans a force d'ouïr ("^i leurs mères et de bega5"er avec elles, appren- nent a parler leur langage ; et nous , demeurans près du Sauveur par la méditation , et observans ses paroles , ses actions et ses affections , nous appren- drons, mo5'ennant sa grâce, a parler, faire et vouloir comme luy. Il faut s'arrester la, Philothee, et croj^es-moy, nous * Joan., XIV, 6. ne sçaurions aller a Dieu le Père que par cette porte*; car('i) tout ainsy que la glace d'un miroiier ne sçauroit arrester nostre veuë si elle n'estoit enduite d'estain ou de plomb par derrière, aussi (s) la Divinité ne pourroit estre bien contemplée par nous en ce bas monde, si elle ne se fust jointe a la sacrée humanité du Sauveur, duquel la vie et la mort sont l'objet le plus proportionné , souëfve , délicieux et prouffitable que nous puissions choisir pour nostre méditation ordi- naire. Le Sauveur ne s'appelle pas pour néant le pain * Joan., VI, I. descendu du ciel * ; car , comme le pain doit estre mangé avec toutes sortes de viandes, aussi le Sauveur doit estre médité, considéré et recherché en toutes nos ora3-sons et actions. Sa vie et mort a esté disposée et distribuée en divers pointz pour servir a la méditation, par plusieurs autheurs : ceux que je vous conseille sont  (c) d'ouïr — parler (Ms.-A) (d) et (Ms.-A) (e) ainsy (Ms.-A)  Seconde Partie. Chapitre i. 71 saint Bonaventure, Bellintani (0, Bruno ( = ), Capilia(3), (f) Grenade (4), Du Pont(5). 3. Employés-y chaque jour une heure devant disner, s'il se peut au commencement de vostre matinée, parce que vous aurés vostre esprit moins embarrassé et plus frais après le repos de la nuit. N'y mettes pas aussi davantage d'une heure , si vostre père spirituel ne le vous dit expressément. 4. Si vous pouves faire cet exercice dans l'église, et que vous y treuvies asses de tranquillité, ce vous sera une chose fort aysee et commode parce que nul, ni père, ni mère, ni femme, ni mari, ni autre quelconque ne pourra vous bonnement empescher de demeurer une heure (g) dans l'église, la ou estant en quelque subjection vous ne pourries peut estre pas vous promettre d'avoir une heure si franche dedans vostre mayson. 5. Commencés toutes sortes d'oraysons, soit mentale soit vocale, par la présence de Dieu, et tenes cette règle sans exception, et vous verres dans peu de tems combien elle vous sera prouffitable.  (f ) [ Les noms de ces deux derniers auteurs ne figurent pas dans le Ms. ni dans les éditions A-B. ] (g) de demeurer — au moins une petite heure chaque jour (Ms.) (i) Bellintani Matthia, Capucin italien (1534-1611). Pratica delV Oration mentale di F. Matthia Bellintani da Solo. Venetia, Dusinelli, mdxcii. (2) Bruno (voir note (2), p. 28). Méditations sur les Mystères de la Pas- sion... traduites d'italien en françoys par Philibert Du Sault. Douay , Baltazar Bellere, 1596. (3) Capilia (Capiglia, Capilla) André, Chartreux espagnol, Evèque d'Urgel, mort en 16 ro. Méditations sur les Evangiles... et f estes des Saincts. Divisées en trois Parties. Composées en espagnol par le P. Dom André Capiglia, prieur de la Chartreuse dicte Porta Cœli, nouvellement traduictes en françoys par R. G. A. G. Paris, De la Noue, i6or. (4) Grenade (voir note (i), p. 28). Le Saint fait probablement allusion au recueil intitulé ; Dévotes contemplations et spirituelles instructions sur la Vie, Passion, Mort, Résurrection et Ascension de N. S. J. C. Traduict de l'espa- gnol de R. P. Louis de Grenade par F. de Belleforest. Paris, De la Noue, 1572. Voir le Mémorial de la vie chrétienne, le Supplément au Mémorial, etc. (5) Du Pont [de la Puente) Louis, Jésuite espagnol (1545-1624). Méditations des Mystères de nostre saincte Foy , avec la pratique de l'oraison mentale... traduictes par René Gaultier. Douai, Baltasar Bellere, 1611,  ^2 Introduction a la Vie Dévote 6. Si vous me croyes, vous dires vostre Pater, vostre Ave Maria et le Credo en latin; mais vous apprendrés aussi a bien entendre les paroles qui y sont, en vostre langage, affin que, les disant au langage commun de l'Eglise, vous puissies néanmoins savourer le sens admi- rable et délicieux de ces saintes oraysons, lesquelles il faut dire fichant profondement vostre pensée et excitant vos affections sur le sens d'icelles, et ne vous hastant nullement pour en dire beaucoup, mais vous estudiant de dire ce que vous dires cordialement ; car un seul Pater dit avec sentiment vaut mieux que plusieurs recités vistement et couramment. 7. Le chapelet est une très utile manière de prier, pourveu que vous le sçachies dire comme il convient : et pour ce faire, ayes quelqu'un des petitz livres (i^) qui enseignent la façon de le reciter. Il est bon aussi de dire les litanies de Nostre Seigneur, de Nostre Dame et des Saintz, et toutes les autres prières vocales qui sont dedans les Manuelz et Heures appreuvees, a la charge néanmoins que si vous aves le don de l'orayson mentale, vous lu}' gardies tous-jours la principale place; en sorte que si après icelle, ou pour la multitude des affaires ou pour quelque autre rayson , vous ne pouves point faire de prière vocale, vous ne vous en metties point en pe3''ne pour cela, vous contentant de dire simplement, devant (i) ou après la méditation, l'Orayson Dominicale, la Salutation Angélique et le Symbole des Apostres. 8. Si faisant l'orayson vocale, vous sentes vostre cœur tiré et convié a l'orayson intérieure ou mentale, ne refuses point d'y aller, mais laissés tout doucement couler vostre esprit de ce costé la, et ne vous soucies point de n'avoir pas achevé les oraysons vocales que vous vous esties proposées ; car la mentale que vous aures faitte en leur place est plus aggreable a Dieu et plus utile a vostre ame. J'excepte l'Office ecclésiastique  (h) livretz (Ms.-A-B) (i) avant (Ms.-A-B-C  Seconde Partie. Chapitre ii. 73 si vous estes obligée de le dire ; car en ce cas la, il faut rendre le devoir. 9. S'il advenoit que toute vostre matinée se passast sans cet exercice sacré de l'orayson mentale, ou pour la multiplicité des affaires, ou pour quelque autre cause (ce que vous deves procurer n'advenir point, tant qu'il vous sera possible), taschés de reparer ce défaut l'apres- disnee, en quelque heure la plus esloignee du repas, (j ) parce que ce W faisant sur iceluy et avant que la di- gestion soit fort acheminée, il vous arriveroit beaucoup d'assoupissement, et vostre santé en seroit intéressée. Que si en toute (i) la journée vous ne pouves la faire, il faut reparer cette perte , multipliant les oraysons jaculatoires , et par la lecture de quelque livre de dévotion, avec quelque pénitence qui empesche la suite de ce défaut ; et, avec cela, faites une forte resolution de vous remettre (ni) en train le jour suivant.  CHAPITRE II BRIEFVE METHODE POUR LA MEDITATION ET PREMIEREMENT DE LA PRESENCE DE DIEU PREMIER POINT DE LA PREPARATION Mais vous ne sçaves peut estre pas, Philothee, comme il faut faire l'orayson mentale ; car c'est une chose laquelle, par malheur, peu de gens sçavent en nostre  (j ) du repas, — que vous pourrés choisir. Je dis, la plus esloignee du repas, (Ms.) (k) se (Ms.-A-C) (l) si — toute (Ms.-A-B-C) (m) el, avec cela, — faire une forte resolution de se mettre (Ms.-A)  •74 Introduction a la Vie Dévote aage. C'est pourquoy je vous présente une simple et briefve méthode pour cela, en attendant que, par la lecture de plusieurs beaux livres qui ont esté composés sur ce sujet, et sur tout par l'usage, vous en puissies estre plus amplement instruite. Je vous marque pre- mièrement la préparation , laquelle consiste en deux pointz, dont le premier est de se mettre en la présence de Dieu, et le second, d'invoquer son assistance. Or, pour vous mettre en la présence de Dieu, je vous propose quatre principaux moyens, desquelz vous vous pourrés servir a ce commencement. Le premier gist en une vive et attentive appréhension de la toute présence de Dieu, c'est a dire que Dieu est en tout et par tout, et qu'il n'y a lieu ni chose en ce (a) monde ou il ne soit d'une très véritable présence; de sorte que, comme les oyseaux, ou qu'ilz volent, ren- contrent tous-jours l'air, ainsy, ou que nous allions, ou que nous soyons, nous treuvons Dieu présent. Chacun sçait cette vérité, mais chacun n'est pas attentif a l'appréhender. Les aveugles ne voyans pas un prince qui leur est présent, ne laissent pas de se tenir en respect s'ilz sont advertis de sa présence; mais la vérité est que, d'autant (b) qu'ilz ne le voyent pas, ilz s'oublient aysement qu'il soit présent, et s'en estans oubliés, ilz perdent encor plus aysement le respect et la révérence. Helas, Philo- thee, nous ne voyons pas Dieu qui nous est présent ; et, bien que la foy nous advertisse de sa présence, si est-ce que ne le voyans pas de nos yeux, nous nous en oublions bien souvent, et nous(c) comportons comme si Dieu estoit bien loin de nous ; car encor que nous sçachions bien qu'il est présent a toutes choses, si est-ce que n'y pensans point, c'est tout autant comme si nous ne le sçavions pas. C'est pourquoy tous-jours, avant l'orayson, il faut provoquer nostre ame a une attentive pensée et  (a) au (Ms.) (b) parce (Ms.-A-B-C) (c) et — Ihors nous nous (Ms.-A-B)  Seconde Partie. Chapitre ii.  75  considération de cette présence de Dieu. Ce fut l'ap- préhension de David, quand il s'escrioit* : Si je monte * Ps. cxxxvm.s. au ciel, o mon Dieu, vous y estes ; si je descends aux enfers^^), vous y estes; et ainsy nous devons user des paroles de Jacob, lequel ayant veu l'eschelle sacrée : O que ce lieu, dit-il*, est redoutable ! Vrayement * Gen., xxvm, 17, Dieu est icy, et je n'en s pavois rien. Il veut dire qu'il n'y pensoit pas ; car au reste il ne pouvoit ignorer que Dieu ne fust en tout et par tout. Venant donques a la prière, (^) il vous faut dire de tout vostre cœur et a vostre cœur : o mon cœur , mon cœur , Dieu (^ ) est vrayement icy. Le second moyen de se mettre en cette sacrée pré- sence, c'est de penser que non seulement Dieu est au lieu ou vous estes, mais qu'il est très particulièrement en vostre cœur et au fond de vostre esprit , lequel il vivifie et anime de sa divine présence, estant la comme le cœur de vostre cœur et l'esprit de vostre esprit ; car, comme l'ame estant (g) respandue par tout le cors se treuve(^) présente en toutes les parties d'iceluy, et réside néanmoins au cœur d'une spéciale résidence, de mesme Dieu estant très présent a toutes choses, assiste toute- fois d'une spéciale façon a nostre esprit : et pour cela David appelloit Dieu, Dieu de son cœur'^ , et saint * Ps. lxxu, 36. Paul disoit que nous vivons, nous nous tnouvons et sommes en Dieu *. En la considération donq de cette * Act., xvn, a8. vérité, vous exciterés une grande révérence en vostre cœur a l'endroit de Dieu , qui luy est si intimement présent. Le troisiesme moyen, c'est de considérer nostre Sau- veur, lequel en son humanité regarde des le Ciel toutes les personnes du monde , mais particulièrement les Chrestiens qui sont ses enfans, et plus spécialement  (d) en enfer (Ms.-A-B) (e) prière, — o Philothee, (Ms.-A-B) (i) a vostre cœur : — o mon cœur. Dieu (Ms.) (g) est (Ms.-A) (h) se trouvant (Ms.)  76 Introduction a la Vie Dévote ceux qui sont en prière, desquelz il remarque les actions et deportemens. Or, ceci n'est pas une simple imagi- nation, mais une vraye vérité ; car encor que nous ne le voyons pas, si est-ce que de la haut, il nous considère : » Act., VII, 33. saint Estienne le vit ainsy au tems de son martyre *. * Cant., n, 9. Si que nous pouvons bien dire avec l'Espouse* : Le voyla qu'il est derrière la paroy, voyant par les fenestres, regardant par les treillis. La quatriesme façon consiste a se servir de la simple imagination , nous representans le Sauveur en son humanité sacrée comme s'il estoit près de nous, ainsy que nous avons accoustumé de nous représenter nos amis et de dire : je m'imagine de voir un tel qui fait ceci et cela, il me semble que je le vois, ou(i) chose semblable. Mais si le tressaint Sacrement de l'autel estoit présent, alhors cette présence seroit réelle et non purement imaginaire ; car les espèces et apparences du pain seroient comme une tapisserie, derrière laquelle Nostre Seigneur réellement présent nous (j) voit et considère, quoy que nous ne le voyons pas en sa propre forme. Vous userés donq W de l'un de ces quatre moyens, pour mettre vostre ame en la présence de Dieu avant rora5''son ; et ne faut pas les vouloir employer tous ensemblement, ma3's seulement un a la fois , et cela briefvement et simplement.  (i) et (Ms.-A-B) (j ) Nostre Seigneur — estant réellement présent il nous (Ms.) — estant réellement présent nous (A-B) (k) donq — o Philothee, (Ms.-A) — Philothee, (B)  Seconde Partie. Chapitre iir. 77  CHAPITRE III  DE l'invocation, SECOND POINT DE LA PREPARATION  L'invocation se fait en cette manière : vostre ame se sentant en la présence de Dieu, se prosterne en une extrême révérence , se connoissant très indigne de demeurer devant une si souveraine Majesté, et néanmoins, sçachant que cette mesme Bonté le veut, elle luy demande la grâce de la bien servir et adorer en cette méditation. Que si vous le voules, vous pourres user de quelques paroUes courtes et enflammées, comme sont celles icil^) de David : Ne }ne rejettes point, o mon Dieu, de devant vostre face, et ne m'ostes point la faveur de vostre Saint Esprit*. Esclaires *Ps. l, 13. vostre face sur vostre servante*, et je considérer ay * ^^- ^^^' '7; Ps. -' ' ^ • cxviii, 135. vos merveilles*. Donnes moy l'entendement, et je * Ps. cxvm, 18. regarderay vostre loy et la garderay de tout mon cœur*. Je suis vostre servante, donnes moy Vesbrit** ; * JJ'^'^-' \- 34- 1 T i-u\ **l\i\di.,^. 125. et telles paroUes semblables a cela. Il vous \°) servira encor d'adjouster l'invocation de vostre bon Ange et des sacrées personnes qui se treuveront(<=) au mystère que vous médités : comme en celuy de la mort de Nostre Seigneur, vous pourres invoquer Nostre Dame, saint Jean, la Magdeleine i'^), le bon larron, affin que les sentimens et mouvemens intérieurs qu'ilz y receurent vous soyent communiqués; et en la méditation de vostre  (a) celles ci (Ms.-A) (b) et telles — semblables a cela. Vous (Ms.-A) (c) [Voir p. 46*, lignes 14, 15, la leçon de l'Edition Princeps. ] (d) saint Jean, — Magdeleine (Ms).  78 Introduction a la Vie Dévote mort, vous pourres invoquer vostre bon Ange, qui se treuvera présent, affin qu'il vous inspire des considé- rations convenables ; et ainsy des autres mystères.  CHAPITRE IV DE LA PROPOSITION DU MYSTERE TROISIESME POINT DE LA PREPARATION Apres ces deux pointz ordinaires de la méditation, il y en a un troisiesme qui n'est pas commun a toutes sortes de méditations : c'est celuy que les uns appellent fabrication du lieu, et les autres^ leçon intérieure. Or, ce n'est autre chose que de proposer a son imagination le cors du mystère que l'on veut méditer, comme s'il se passoit réellement et de fait en nostre présence. Par exemple , si vous voules méditer Nostre Seigneur en croix, vous vous imagineras d'estre au mont de Calvaire et que vous voyes tout ce qui se fit et se dit au jour de la Passion (a) ; ou, si vous voules, car c'est tout un, vous vous imagineras qu'au lieu mesme ou vous estes se fait le crucifiement de Nostre Seigneur, en la façon que les Evangelistes le descrivent. J'en dis de mesme quand vous mediteres la mort, ainsy que je l'ay marqué en la méditation d'icelle, comme aussi a celle de l'enfer, et en tous semblables mystères ou il s'agit de choses visibles et sensibles ; car , quant aux autres mystères, de la grandeur de Dieu, de l'excellence des vertus, de la fin pour laquelle nous sommes créés, qui sont des choses invisibles , il n'est pas question de vouloir se servir de cette sorte d'imagination. Il est vray que l'on  (a) tout ce qui se — fait et tout ce qui se dit; (Ms.-A)  Seconde Partie. Chapitre v. 79 peut bien employer quelque similitude et comparayson pour ayder a la (^) considération ; mais cela est aucune- ment difficile a rencontrer, et je ne veux traitter avec vous que fort simplement, et en sorte que vostre esprit ne soit pas beaucoup travaillé a faire des inventions. Or, par le moyen de cette imagination, nous enfermons nostre esprit dans le mystère que nous voulons méditer, affin qu'il n'aille pas courant ça et la, ne plus ne moins que l'on enferme un oyseau dans une cage, ou bien comme l'on attache l'espervier a ses longes, affin qu'il demeure dessus le poing. Quelques uns vous diront néanmoins qu'il est mieux d'user de la simple pensée de la foy, et d'une simple appréhension toute mentale et spirituelle , en la représentation de ces mystères , ou bien de considérer que les choses se font en vostre propre esprit ; mais cela est trop subtil pour le commen- cement, et jusques a ce que Dieu vous esleve plus haut, je vous conseille, Philothee (c), de vous retenir en la basse vallée que je vous monstre.  CHAPITRE V DES CONSIDERATIONS SECONDE PARTIE DE LA MEDITATION  Apres l'action de l'imagination, s'ensuit l'action de l'entendement que nous appelions méditation, qui n'est autre chose qu'une ou plusieurs considérations faites affin d'esmouvoir nos affections en Dieu et aux choses divines : en quoy la méditation est différente de l'estude  (b) ayder — la (Ms.) (c) o Philothee (Ms.-A)  8o Introduction a la Vie Dévote et des autres pensées et considérations, lesquelles ne se font pas pour acquérir la vertu ou l'amour de Dieu, mais pour quelques autres fins et intentions, comme pour devenir sçavant , pour en escrire ou disputer. Ayant donq enfermé vostre esprit, comme j'a}^ dit, dans l'enclos du sujet que vous voules méditer, ou par l'imagination, si le sujet est sensible, ou par la simple proposition , s'il est insensible , vous commencerés a faire sur iceluy des considérations, dont vous verres des exemples tout formés es méditations que je vous ay données. Que si vostre esprit treuve asses de goust, de lumière et de fruit sur l'une des considérations, vous vous y arresteres sans passer plus outre, faysant comme les abeilles qui ne quittent point la fleur tandis qu'elles y treuvent du miel a recueillir. Mais si vous ne rencontres pas selon vostre souhait en l'une des considérations, après avoir un peu marchandé et essayé, vous passeres a une autre i^) ; mais ailes tout bellement et simplement en cette besoigne, sans vous y empresser.  CHAPITRE VI DES AFFECTIONS ET RESOLUTIONS TROISIESME PARTIE DE LA MEDITATION  La méditation respand des bons mouvemens en la volonté ou partie afifective de nostre ame, comme sont l'amour de Dieu et du prochain, le désir du Paradis et de la gloire, le zèle du salut des âmes, l'imitation de la vie de Nostre Seigneur, la compassion, l'admiration, la resjouissance, la crainte de la disgrâce de Dieu, du  (a) une autre — considération (Ms.-A)  Seconde Partie. Chapitre vi. 8i jugement et de l'enfer, la haine du péché, la confiance en la bonté et miséricorde de Dieu, la confusion pour nostre mauvaise vie passée : et en ces affections, nostre esprit se doit espancher et estendre le plus qu'il luy sera possible. Que si vous voules estre aydee pour cela, prenes en main le premier tome des Méditations de dom André Capilia(0, et voyes sa préface, car en icelle il monstre la façon avec laquelle il faut dilater ses affections ; et plus amplement , le Père Arias en son Traitté de l'Orayson i-). (3) Il ne faut pas pourtant, Philothee, s'arrester tant a ces affections générales que vous ne les convertissies en des resolutions spéciales et particulières pour vostre correction et amendement. Par exemple , la première parole que Nostre Seigneur dit sur la Croix respandra sans doute une bonne affection d^mitation en vostre ame, a sçavoir, le désir de pardonner a vos ennemis et de les aymer. Or, je dis maintenant que cela est peu de chose, si vous n'y adjoustés une resolution spéciale en cette sorte : or sus donques, je ne me piqueray plus de telles (b) paroles fascheuses qu'un tel et une telle , mon voysin ou ma vo5^sine, mon domestique ou ma domes- tique disent de moy, ni de tel et tel mespris qui m'est fait par cestui-ci ou cestui-la ; au contraire, je diray et feray telle et telle chose pour le gaigner et adoucir, et ainsy des autres ('=). Par ce mo^^en, Philothee , vous corrigerés vos fautes en peu de tems, la ou par les seules affections vous le feres tard et malaysement.  (a) [Ce dernier alinéa forme un chapitre à part dans le Ms. , ainsi que dans l'Edition Princeps. ] (b) plus — des (Ms.) (c) des autres — affections. (Ms.-A) (i) Voir note (3), p. 71. (3) Arias (voir note (3), p. 28). Traicté de l'Orayson mentale, ou Méditations des Mystères de la Vie et Passion de nostre Sauveur Jésus Christ. Par le R. P. F. Arias, de la Compagnie de Jésus, et nouvellement mises en français par le R. P. F. Solier de dicte Compagnie. Douay, Balthazar Bellere, 1603.  82 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE VII  DE LA CONCLUSION ET BOUQUET SPIRITUEL En fin il faut conclure la méditation par trois actions, qu'il faut faire avec le plus d'humilité que l'on peut. La première, c'est l'action de grâces, remerciant Dieu des affections et resolutions qu'il nous a données, et de sa bonté et miséricorde que nous avons (^) descouvertes au mystère de la méditation. La seconde, c'est l'action d'offrande, par laquelle nous offrons a Dieu sa mesme bonté et miséricorde, la mort, le sang, les vertus de son Filz, et, conjointement avec icelles, nos affections et resolutions (b). La troisiesme action est celle de la sup- plication, par laquelle nous demandons a Dieu et le conjurons de nous communiquer les grâces et vertus de son Filz, et de donner lal'^) bénédiction a nos affections et resolutions, affin que nous les puissions fidellement exécuter; puis nous prions de mesme pour l'Eglise, pour nos pasteurs, parens, amis et autres, employans a cela l'intercession de Nostre Dame, des Anges, des (d) Saintz. En fin j'ay remarqué (^) qu'il falloit dire le Pater noster et Ave Maria, qui est la générale et nécessaire prière de tous les fidelles. A tout cela, j'ay adjousté qu'il falloit cueillir un petit bouquet de dévotion ; et voyci que (^) je veux dire.  (a) aurons 'Ms.) (b) et conjointement — nos affections et resolutions avec icelles. (Ms.-A) (c) sa (Ms.) (d) et(C) (e) marqué (Ms.-A-B) (f ) et voyci — ce que (Ms.-A-B)  Seconde Partie. Chapitre vih. 83 Ceux qui se sont promenés en un beau jardin n'en sortent pas volontier sans prendre en leur main quatre ou cinq fleurs pour les odorer et tenir le long de la journée : ainsy nostre esprit ayant discouru sur quelque mystère par la méditation, nous devons choisir un ou deux ou trois pointz que nous aurons treuvés plus a nostre goust, et plus propres a nostre avancement (s), pour nous en resouvenir le reste de la journée et les odorer spirituellement. Or, cela se fait(^) sur le lieu mesme auquel nous avons fait la méditation, en nous y entretenant ou (0 promenant solitairement quelque tems après.  CHAPITRE VIII QUELQUES ADVIS TRES UTILES SUR LE SUJET DE LA MEDITATION Il faut sur tout, Philothee, qu'au sortir de vostre méditation vous retenies les resolutions et délibérations que vous aurés prinses, pour les prattiquer soigneuse- ment ce jour-la. C'est le grand fruit de la méditation, sans lequel elle est bien souvent, non seulement inutile, mais nuisible , parce que les vertus méditées et non prattiquees enflent quelquefois l'esprit et le courage, nous estant bien advis que nous sommes telz que nous avons résolu et délibéré d'estre, ce qui est sans doute véritable si les resolutions sont vives et solides ; mais elles ne sont pas telles, ains vaines et dangereuses, si  (g) amendement (Ms.) (h) se fait — ou (Ms.) (i) la, méditation, — ou nous (Ms.-A)  84 Introduction a la Vie Dévote elles ne sont prattiquees. Il faut donq par tous moyens s'essayer de les prattiquer, et en chercher les occasions petites ou grandes : par exemple , si j'ay résolu de gaigner par douceur l'esprit de ceux qui m'ofFencent, je chercheray ce jour la de les rencontrer pour les saluer amiablement ; et si je ne les puis rencontrer, au moins de dire bien d'eux, et prier Dieu en leur faveur. Au sortir de cette orayson cordiale , il vous faut prendre garde de ne point donner de secousse a vostre cœur , car vous espancheriés le baume que vous aves receu par le mo3"en de l'orayson ; je veux dire qu'il faut garder, s'il est possible, un peu de silence, et remuer tout doucement vostre cœur, de Torayson aux affaires, retenant le plus long tems qu'il vous sera possible le sentiment et les affections que vous aures conceuës. Un homme qui auroit receu dans un vaisseau de belle porcelaine , quelque liqueur de grand prix pour l'apporter dans sa mayson, il iroit doucement, ne regardant point a costé, mais tantost devant soy, de peur de heurter a quelque pierre ou faire quelque mauvais pas, tantost a son vase pour voir s'il panche point. Vous en deves faire de mesme au sortir de la méditation : ne vous distrayes pas tout a coup , mais regardes simplement devant vous ; comme seroit a dire, s'il vous faut rencontrer quelqu'un que vous soyes obligée d'entretenir ou ouïr, il n'y a remède, il faut s'accommoder a cela , mais en telle sorte que vous regardies aussi a vostre cœur, affin que la liqueur de la sainte orayson ne s'espanche que le moins qu'il sera possible. Il faut mesme que vous vous accoustumies a sçavoir passer de l'orayson a toutes sortes d'actions que vostre vacation i^) et profession requiert justement et légitime- ment de vous, quoy qu'elles semblent bien esloignees des affections que nous avons receuës en l'orayson. Je veux dire, un advocat doit sçavoir passer de l'orayson  (a) vocation (Ms.-A)  Seconde Partie. Chapitre viii. 85 a la plaidoyerie ; le marchand, au trafïic ; la femme mariée, au devoir de son mariage et au tracas de son mesnage, avec tant de douceur et de tranquillité que pour cela son esprit n'en soit point troublé ; car, puisque l'un et l'autre est selon la volonté de Dieu, il faut faire le passage de l'un a l'autre en esprit d'humilité etC') dévotion . Il vous arrivera (c) quelquefois qu'incontinent après la préparation, vostre affection se treuvera toute esmeuë en Dieu : alhors, Philothee, il luy faut lascher la bride, sans vouloir suivre la méthode que je vous ay donnée; car bien que pour Tordinaire , la considération doit précéder les affections et resolutions, si est-ce que le Saint Esprit vous donnant les affections avant la consi- dération, vous ne deves pas rechercher la considération, puisqu'elle ne se fait que pour esmouvoir l'affection. Bref, tous-jours quand les affections se présenteront W a vous, il les faut recevoir et leur faire place, soit qu'elles arrivent avant ou après toutes les considérations. Et quoy que j'a5'e mis les affections après toutes les considérations, je ne l'ay fait que pour mieux distinguer les parties de l'orayson ; car au demeurant , c'est une règle générale qu'il ne faut jamais retenir les affections, ains les laisser tous-jours sortir quand elles se présentent. Ce que je dis non seulement pour les autres affections, mays aussi pour l'action de grâces, l'offrande et la prière qui se peuvent faire parmi les considérations ; car il ne(«) les faut non plus retenir que les autres affections, bien que, par après, pour la conclusion de la méditation, il faille les repeter et reprendre, ^lais quant aux resolu- tions, il les faut faire après les affections et sur la fin de toute la méditation , avant la conclusion , d'autant qu'ayans a nous représenter des objectz particuliers et  [h) et — de(Ms.-A-B) (c) Sçaches encor qu'il vous arrivera (Ms.-A-B) (d) présentent (Ms.) (e) les considérations ; — et ne (Ms.-A-B)  86 Introduction a la Vie Dévote familiers, elles nous mettroj^ent en danger, si nous les fa}' sions parmi les affections, d'entrer en des distractions. Emmi les affections et resolutions, il est bon d'user de colloque, et parler tantost a Nostre Seigneur, tantost aux Anges et aux personnes représentées aux mystères, aux Saintz et a soy-mesme, a son cœur, aux pécheurs et mesme aux créatures insensibles, comme l'on voit que David fait en ses Pseaumes, et les autres Saintz, en leurs méditations et oravsons.  CHAPITRE IX POUR LES SECHERESSES QUI ARRIVENT EN LA MEDITATION  S'il vous arrive, Philothee, de n'avoir point de goust ni de consolation en la méditation, je vous conjure de ne vous point troubler , mais quelquefois ouvrés la porte aux paroles vocales : lamentes -vous de vous mesme a Nostre Seigneur, confesses vostre indignité, priés-le qu'il vous soit en ayde, baysés son image si vous *Gen., XXXII, 26. l'aves, dites-luy ces paroles de Jacob* : Sï ne vous laisseray-je point, Seigneur, que vous ne m'ayes • Matt., XV, 27. donné vostre bénédiction; ou celles de la Chananee* : Ouy, Seigneur, je suis une chienne, mais les chiens mangent des miettes de la table de leur maistre. Autres fois, prenes un livre en main, et le lises avec attention jusques a ce que vostre esprit soit resveillé et remis en vous ; piqués quelquefois vostre cœur par quelque contenance et mouvement de dévotion exté- rieure, vous prosternant en terre, croisant les mains sur l'estomach, embrassant un crucifix : cela s'entend si vous estes en c^uelque lieu retiré. Que si après tout cela vous n'estes point consolée.  Seconde Partie. Chapitre ix. 87 pour grande que soit vostre sécheresse ne vous troubles point, mais continues a vous tenir en une contenance dévote devant vostre Dieu. Combien de courtisans y a-il qui vont cent fois l'année en la chambre du prince sans espérance de luy parler, mais seulement pour estre veus de luy et rendre (3) leur devoir. Ainsy devons-nous venir, ma chère Philothee, a la sainte orayson, purement et simplement pour rendre nostre devoir et tesmoigner nostre fidélité. Que s'il plaist a la divine Majesté de nous parler et s'entretenir avec nous par ses saintes inspirations et consolations intérieures , ce nous sera sans doute un grand honneur et un playsir très délicieux ; mais s'il ne luy plaist pas de nous faire cette grâce, nous laissans la sans nous parler, non plus que s'il ne nous voyoit pas et que nous ne fussions pas en sa pré- sence , nous ne devons pourtant pas sortir , ains , au contraire, nous devons demeurer la, devant cette souve- raine Bonté , avec un maintien devotieux et paisible ; et Ihors infalliblement il aggreera nostre patience, et remarquera nostre assiduité et persévérance, si qu'une autre fois, quand nous reviendrons devant luy, il nous favorisera et s'entretiendra avec nous par ses conso- lations, nous faysant voir l'aménité de la sainte oraj^son. Mais quand il ne le feroit pas, contentons - nous , Philothee , que ce nous est un W honneur trop plus grand d'estre auprès de luy et a sa veuë.  [z) de luy — rendre (Ms.-A) {h) nous est — honneur (Ms.-A)  88 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE X  EXERCICE POUR LE MATIN  Outre cette oraj^son mentale entière et formée, et les autres oraysons vocales que vous deves faire une fois le jour, il y a cinq autres sortes d' oraysons plus courtes, et qui sont comme ageancemens et surjeons de l'autre grande orayson, entre lesquelles, la première est celle qui se fait le matin , comme une préparation générale a toutes les œuvres de la journée. Or, vous la feres en cette sorte : 1. Remerciés et adorés Dieu profondement pour la grâce qu'il vous a faite de vous avoir conservé la nuit précédente ; et si vous avies en icelle commis quelque péché, vous luy î^) demanderés pardon. 2. Voves que le jour présent vous est donné affin qu'en iceluy vous puissies gaigner le jour advenir de l'éternité, et feres un ferme propos de bien employer la journée a cette intention. 3. Prevo3'es quelz affaires, quelz commerces et quelles occasions vous pouves rencontrer cette journee-la pour servir Dieu, et quelles tentations vous pourront survenir de l'offenser, ou par cholere, ou par vanité, ou par quelque autre desregiement; et, par une sainte reso- lution, préparés- vous a bien emplo)'er les mo)'ens qui se doivent offrir a vous de servir Dieu et avancer vostre dévotion ; comme au contraire , disposes-vous a bien éviter, combattre et vaincre ce qui peut se présenter contre vostre salut et la gloire de Dieu. Et ne sufiât pas  (a) vous actes — commis en icelle quelque péché, vous luy en (Ms.-A-B)  Seconde Partie. Chapitre x. 89 de faire cette resolution, mais il faut préparer les moyens pour la bien exécuter. Par exemple, si je prevoy de devoir traitter de quelque affaire avec une personne passionnée et prompte a la cholere, non seulement je me resouldra}^ de ne point me relascher a l'offenser, mais je prepareray des paroles de douceur pour la i^) prévenir, ou l'assistance de quelque personne qui la('=) puisse contenir. Si je prevoy de pouvoir visiter un malade, je disposeray l'heure et les consolations et secours que j'ay a luy faire ; et ainsy des autres. 4. Cela fait, humilies-vous devant Dieu, reconnoissant que de vous mesme vous ne sçauries rien faire de ce que vous aves(d) délibéré, soit pour fuir le mal, soit pour exécuter le bien. Et comme si vous tenies vostre cœur en vos mains, offrés-le avec tous vos bons desseins a la divine Majesté, la suppliant de le prendre en sa protec- tion et le fortifier pour bien réussir en son service , et ce par telles ou semblables paroles intérieures : O Sei- gneur, voyla ce pauvre et misérable cœur qui, par vostre bonté, a conceu plusieurs bonnes affections; mais helas, il est trop foible et chetif pour effectuer le bien qu'il désire, si vous ne lu}^ départes vostre céleste bénédiction, laquelle a cette intention je vous requiers, o Père dé- bonnaire , par le mérite de la Passion de vostre Filz , a rhonneur duquel je consacre cette journée et le reste de ma vie. Invoques Nostre Dame, vostre bon Ange et les Saintz, afïin qu'ilz vous assistent a cet effect. Mais toutes ces actions spirituelles se doivent faire briefvement et vivement, devant que l'on sorte de la chambre s'il est possible, afïin que, par le moyen de cet exercice, tout ce que vous feres le long de la journée soit arrousé de la bénédiction de Dieu; mais je vous prie, Philothee, de n'y manquer jamais.  (b) le (Ms.-A) (c) le (Ms.-A) (d) aures (Ms.-A-B)  90  Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE XI DE l'exercice du SOIR ET DE l'examen DE CONSCIENCE  Comme devant vostre disner temporel vous ferés le disner spirituel par le moyen de la méditation, ainsy avant vostre souper il vous faut faire un petit souper, au moins une collation dévote et spirituelle. Gaignes donq quelque lo^^sir un peu devant l'heure du souper, et, prosternée devant Dieu, ramassant vostre esprit auprès de Jésus Christ crucifié (que vous vous repre- senterés (^) par une simple considération et œillade intérieure) , rallumés le feu de vostre méditation du matin en vostre cœur, par une douzaine de vives aspi- rations, humiliations et eslancemens amoureux que vous ferés sur ce divin Sauveur de vostre ame ; ou bien en répétant les pointz que vous aures plus savourés en la méditation du matin, ou bien vous excitant par quelque autre nouveau sujet, selon que vous aymeres mieux. Quant a l'examen de conscience qui se doit tous-jours faire avant qu'aller coucher, chacun sçait comme il le faut prattiquer. 1. On remercie Dieu de la conservation qu'il a faite de nous en la journée passée. 2. On examine comme on s'est comporté en toutes les heures du jour ; et pour faire cela plus aysement, on considérera ou, avec qui, et en quelle occupation (b) on a esté.  (a) représentés (A-B) (b) on — considère ou, avec qui, et en quelles occupations (Ms.-A-B)  Seconde Partie. Chapitre xii.  91  3. Si l'on treuve d'avoir fait quelque bien, on en fait action de grâces a Dieu ; si au contraire l'on a fait quelque mal, en pensées, en paroles ou en œuvres, on en demande pardon a sa divine Majesté, avec resolution de s'en confesser a la première occasion et de s'en amender soigneusement. 4. Apres cela, on recommande a la Providence divine son cors, son ame, l'Eglise, les parens, les amis ; on prie Nostre Dame, le bon Ange et les Saintz de veiller sur nous et pour nous ; et avec la bénédiction de Dieu, on va prendre le repos qu'il a voulu nous estre requis. Cet exercice ici ne doit jamais estre oublié, non plus que celuy du matin ; car par celuy du matin vous ouvres les fenestres de vostre ame au Soleil de justice, et par celuy du soir, vous les fermes aux ténèbres de l'enfer.  CHAPITRE XII  DE LA RETRAITTE SPIRITUELLE  C'est ici, chère (a) Philothee, ou je vous souhaitte fort affectionnée a suivre mon conseil ; car en cet article consiste l'un des plus asseurés moyens de vostre avan- cement spirituel. Rappelles le plus souvent que vcus pourres parmi la journée vostre esprit en la présence de Dieu par l'une des quatre façons que je vous ay remarquées ; (b) regar- des ce que Dieu fait et ce que vous faites : vous verres ses yeux tournés de vostre costé , et perpétuellement fichés sur vous par un amour incomparable. O Dieu,  (a) C'est ici, — ma chère (Ms. ( b) marquées, et (Ms.-A-B)  92 Introduction a la Vie Dévote ce dires vous, pourquoy ne vous regarde-je tous-jours, comme tous-jours vous me regardes ? Pourquoy penses- vous en mo}'- si souvent, mon Seigneur, et pourquoy pense-je si peu souvent en vous? Ou sommes-nous, o mon ame ? nostre vra3'e place, c'est Dieu, et ou est ce que nous nous treuvons ? Comme les oyseaux ont des nids sur les arbres pour faire leur retraitte quand ilz en ont besoin, et les cerfz ont leurs buissons et leurs fortz dans lesquelz ilz se recèlent et mettent a couvert, prenans la fraischeur de l'ombre en esté ; ainsy, Philothee, nos cœurs doivent prendre et choisir quelque place chaque jour, ou sur le mont de Calvaire, ou es playes de Xostre Seigneur, ou en quelque autre lieu proche de lu}', pour y faire leur retraitte a toutes sortes d'occasions, et la s'alléger (c) et recréer entre les affaires extérieures, et pour y estre comme dans un fort, affin de se défendre des tentations. Bienheureuse sera l'ame qui pourra dire en vérité a Ps. XXX, 3. Nostre Seigneur : Vous estes ma mayson de refuge*, mon rempart asseuré, nion toit contre la plu3'e et Eccii., XXXIV, 19. mon ombre contre la chaleur'*. Resouvenés vous donq, Philothee!'^), de faire tous- jours plusieurs retraittes en la solitude de vostre cœur, pendant que corporellement vous estes parmi les conver- sations et affaires ; et cette solitude mentale ne peut nullement estre empeschee par la multitude de ceux qui vous sont autour, car ilz(^) ne sont pas autour de vostre cœur, ains autour de vostre cors, si que vostre cœur demeure luy tout seul en la présence de Dieu seul. C'est l'exercice que faisoit le roy David parmi tant d'occupations qu'il avoit, ainsy qu'il le (f) tesmoigne par ' Ps. Lxxii, 23. mille traitz de ses Pseaumes , comme quand il dit * : O Seigneur, et moy je suis tous- jours avec vous.  {c) et — s'alléger (Ms.) (d) o Philothee (Ms.) (e) parce qu'ilz (Ms.) (f) comme il (Ms.-A-B-C)  Seconde Partie. Chapitre xir. 93 Je voisin) mon Dieu tous-jours devant moy*. fay * Ps. xv, 8. eslevé mes yeux a vous, o mon Dieu, qui habites au Ciel*. Mes yeux sont tous-jours a Dieu'*''. Et aussi .! ^'' '^''''"' ^' . -' Ps. XXIV, 15. les conversations ne sont pas ordinairement si sérieuses qu'on ne puisse de tems en tems en retirer le cœur pour le remettre en cette divine solitude. Les père et mère de sainte Catherine de Sienne luy ayans osté toute commodité du lieu et de loysir pour prier et méditer, Nostre Seigneur l'inspira de faire un petit oratoire intérieur en son esprit, dedans lequel se retirant mentalement, elle peust parmi les affaires extérieures vaquer a cette sainte solitude cordiale. Et despuis, quand le monde l'attaquoit, elle n'en recevoit nulle incommodité, parce, disoit elle, qu'elle s'enfermoit dans son cabinet intérieur, ou elle se consoloit avec son céleste Espoux. Aussi des Ihors elle conseilloit a ses enfans spirituelz de se faire une chambre dans le cœur *B. Raym.de Cap. . ,, , A (i), Vita S. Cath. et d y demeurer *. ^en., Pars is c. u. Retirés donques quelquefois vostre esprit dedans vostre cœur , ou , séparée de tous les hommes , vous puissies traitter cœur a cœur de vostre ame avec son Dieu, pour dire avec David* : J'ay veillé et ay esté * Ps. a, 7, 8. semblable au pélican de la solitude ; j'ay esté fait comme le chat-liuant ou le hibou dans les masures, et comme le passereau solitaire au toit. Lesquelles paroles, outre leur sens littéral (qui tesmoigne que ce grand Roy prenoit quelques heures pour se tenir soli- taire en la contemplation des choses spirituelles), nous monstrent en leur sens mystique trois excellentes retraittes et comme trois hermitages, dans lesquelz nous pouvons exercer nostre solitude a l'imitation de nostre Sauveur, lequel sur le mont de Calvaire (^) fut comme le pélican de la solitude, qui de son sang ravive ses  (g) voyais i^Ms.-A) (h) sur le — mont Calvaire (A-B) (i) Le titre de Bienheureux est donné à Raymond de Capoue d'après une ancienne tradition de l'Ordre de saint Dominique.  94  Introduction a la Vie Dévote  poussins mortz ; en sa Nativité dans une establerie déserte, il fut comme le hibou dedans la masure, plaignant et pleurant nos fautes et péchés; et au jour de son Ascension, il fut comm.e le passereau, se retirant et volant au ciel qui est comme le toit du monde ; et en tous ces trois lieux, nous pouvons faire nos retraittes emmi le tracas des affaires. Le bienheureux Elzear, comte d'Arian en Provence , ayant esté longuement absent de sa dévote et chaste Delfine, elle luy envo5^a un homme exprès pour sçavoir de sa santé, et il luy fit response : « Je me porte fort bien, ma chère femme ; que si vous me voules voir, cherches-moy en la playe du costé de nostre doux Jésus, car c'est la ou j'habite et • In vita B. Eiz., qu VOUS me treuveres ; ailleurs, vous me chercheres pour c. XXX. (Apud Su- rium, die 27 Sept.) néant*. )) C'estoit un chevalier chrestien, celuy la !  CHAPITRE XIII DES ASPIRATIONS, ORAYSONS JACULATOIRES ET BONNES PENSEES On se retire en Dieu parce qu'on aspire a luy, et on y aspire pour s'y retirer ; si que l'aspiration en Dieu et la retraitte spirituelle s'entretiennent l'une l'autre, et toutes deux proviennent et naissent des bonnes pensées. Aspires donq bien souvent en Dieu, Philothee, par des courtz mais ardens eslancemens de vostre cœur : admires sa beauté, invoques son ayde, jettes-vous en esprit au pied de la Croix, adores sa bonté, interroges-le souvent de vostre salut, donnes-luy mille fois le jour vostre ame, fiches vos yeux intérieurs sur sa douceur, tendes-luy la main, comme un petit enfant a son père, afiin qu'il vous conduise, mettes-le sur vostre poitrine  Seconde Partie. Chapitre xiii. 95 comme un bouquet délicieux , plantes - le en vostre ame comme un estendart, et faites mille sortes de divers mouvemens de vostre cœur pour vous donner de l'amour de Dieu, et vous exciter a une passionnée et tendre dilection de ce divin Espoux. On fait ainsy les oraysons jaculatoires, que le grand saint Augustin conseille si soigneusement a la dévote dame Proba *. Philothee , nostre esprit s'addonnant a *Ep. cxxx, c. x. la hantise, privante et familiarité de son Dieu, se par- fumera tout de ses perfections ; et si, cet exercice n'est point malaysé, car il se peut entrelacer en toutes nos affaires et occupations, sans aucunement les incommoder, d'autant que, soit en la retraitte spirituelle, soit en ces eslancemens intérieurs, on ne fait que des petitz et courtz divertissemens qui n'empeschent nullement, ains servent de beaucoup a la poursuite de ce que nous faysons. Le pèlerin qui prend un peu de vin pour res-jouir son cœur et rafraischir sa bouche, bien qu'il s'arreste un peu pour cela, ne rompt pourtant pas son voyage, ains prend de la force pour le plus vistement et aysement parachever, ne s'arrestant que pour mieux aller. Plusieurs ont ramassé beaucoup d'aspirations vocales, qui vrayement sont fort utiles ; mais par m^on advis, vous ne vous astreindres point a aucune sorte de paroles, ains prononcerés ou de cœur ou de bouche celles que l'amour vous suggérera sur le champ , car il vous en fournira tant que vous voudres. Il est vray qu'il y a certains motz qui ont une force particulière pour contenter le cœur en cet endroit , comme sont les eslancemens semés si dru dedans les Pseaumes de David, les invo- cations diverses du nom de Jésus, et les traitz d'amour qui sont imprimés au Cantique des Cantiques. Les chansons spirituelles servent encor a mesme intention, pourveu qu'elles soyent chantées avec attention. En fin, comme ceux qui sont amoureux d'un amour humain et naturel ont presque tous-jours leurs pensées tournées du costé de la chose aymee, leur cœur plein d'affection envers elle , leur bouche remplie de ses loiianges, et qu'en son absence ilz ne perdent point  g6 Introduction a la Vie Dévote d'occasion de tesmoigner leurs passions par lettres, et ne trouvent point d'arbre sur l'escorce duquel ilz n'es- crivent le nom de ce qu'ilz ayment ; ainsy ceux qui ayment Dieu ne peuvent cesser de penser en luy , respirer pour luy, aspirer a luy et parler de luy, et voudroyent, s'il estoit possible, graver sur la poitrine de toutes les personnes du monde le saint et sacré nom de Jésus. A quoy mesme toutes choses les invitent, et n'y a créature qui ne leur annonce la louange de leur * Enarrat. Il in Ps. Bicnavuié ; et, comme dit saint Augustin* après saint XXVI, § 12, et alibi. . , ". j. , . , , 11, • Socrates, Hist. , Authome ^ , tout cc qui est au monde leur parle d un 1. IV, c. xxin. langage muet mais fort intelligible en faveur de leur amour ; toutes choses les provoquent a des bonnes pensées, desquelles par après naissent force saillies et aspirations en Dieu, Et (a) voyci quelques exemples : Saint Grégoire , Evesque de Nazianze , ainsy que •Orat. xxvi,§§8,9. luy mcsme racontoit a son peuple*, se promenant sur le rivage de la mer , consideroit comme les ondes s'avançans sur la grève laissoyent des coquilles et petitz (b) cornetz, tiges d'herbes, petites huistres et sem- blables brouilleries que la mer rejettoit, et par manière de dire crachoit dessus le bord ; puis, revenant par des autres vagues, elle reprenoit et engloutissoit derechef une partie de cela, tandis que les rochers des environs demeuroyent fermes et immobiles, quoy que les eaux vinssent rudement battre contre iceux. Or sur cela, il fit cette belle pensée : que les foibles, comme coquilles, cornetz et tiges d'herbes, se laissent emporter tantost a l'affliction, tantost a la consolation , a la merci des ondes et vagues de la fortune , mais que les grans courages demeurent fermes et immobiles a toutes sortes d'orages!'^); et de cette pensée, il fit naistre ces eslan- •Ps.Lxviii, 1, 15, 3. cemens de David* : O Seigneur, sauves-moy , car les eaux ont pénétré jusques a mon ame; O Seigneur,  (a) En (Ms.-A) (b) sur la grève — elles laissoyent des coquilles, petitz (Ms.) (c) a toutes sortes — de grans orages (Ms.)  Seconde Partie. Chapitre xiii. 97 delivres-moy du profond des eaux ; Je suis porté au profond de la mer et la tempeste m'a submergé. Car alhors il estoit en affliction pour la malheureuse usur- pation que Maximus avoit entreprise 1'^) sur son evesché. Saint Fulgence, Evesque de Ruspe, se treuvant en une assemblée générale de la noblesse romaine que (s) Theodoric roy des Gots haranguoit , et voyant la splendeur de tant de seigneurs qui estoyent en rang chacun selon sa qualité : « O Dieu, » dit-il, « combien doit estre belle la Hierusalem céleste, puisqu'ici bas on voit si pompeuse Rome la terrestre ! Et si en ce monde tant de splendeur est concédée aux amateurs de la vanité, quelle gloire doit estre réservée en Tautre monde *VitaS.Fuigen., a . , . quodam discipulo aux contemplateurs de la vente * ! » conscripta, c. xm. On dit que saint Anselme, Archevesque de Cantorbe- ri(i), duquel la naissance a grandement honnoré nos mon- tagnes (=), estoit admirable en cette prattique des bonnes pensées. Un levreau pressé des chiens accourut sous le cheval de ce saint Prélat, qui pour Ihors voyageoit(f), comme a un refuge que le péril eminent de la mort luy suggeroit; et les chiens clabaudans tout autour n'oso3^ent entreprendre de violer l'immunité a laquelle (g) leur proye avoit eu recours ; spectacle certes extraordinaire, qui faisoit rire tout le train, tandis que le grand Anselme, pleurant et gémissant : Ha, vous ries, disoit-il, mais la pauvre beste ne rit pas ; les ennemis de l'ame, (h) pour- suivie et mal menée par divers destours en toutes sortes de péchés, l'attendent au destroit de la mort pour la ravir et dévorer , et elle , toute effrayée , cherche par tout secours et refuge; que si elle n'en treuve point, ses  (d) desseignee (Ms.-A-B) ( e) ou (Ms.) (f) qui — estoit en voyage (Ms.) (g) de violer — le lieu d'immunité auquel (Ms.) (h) de l'ame, — l'ayant (Ms.) (i) Les anciennes éditions écrivent Cantorhie , faute qui existait primitive- ment dans le Ms., où cette bévue du copiste est corrigée de la main du Saint. (2) S. Anselme naquit à Aoste, sur les confins de la Savoie et du Piémont.  98 Introduction a la \'ie Dévote * Eadmer., in libro ennemis S 'en moquent et s'en rient. Ce qu'ayant dit, de s. Anselmi simi- ., , ,, • , -t litud-, c. cLxxxix. il S en alla souspirant =^. Constantin le Grand escrivit honnorablement a saint Anthoine, dequo}'- les religieux qui estoj^ent autour de luy furent fort estonnés , et il leur dit : « Comme admires-vous qu'un Roy escrive a un homme ? Admires plustost dequoy Dieu éternel a escrit sa loy aux mortelz, ains leur a parlé bouche a bouche en la personne de son •S. Athan., VitaS. Filz *. » Saint François voyant une brebis toute seule ° " ^ '■ emmi un troupeau de boucz : « Regardes, » dit il a son compaignon , « comme cette pauvre petite brebis est *Thom deCelano ^ouce parmi CCS chevres i Xostre Seigneur alloit ainsy LegendaantiquaS. doux et humble entre les Pharisiens *. » Et voyant une Franc, 1. 1, c. IX. . . , autre fois un petit aignelet mange par un pourceau : Hé, petit aiçnelet, dit il tout en pleurant, que tu repre- 'S.Bonavent.,Vita '^ & ' f '-i i- S. Franc, c. vm. sentes vivement la mort de mon Sauveur *. Ce grand personnage de nostre aage, François Borgia, pour Ihors encores duc de Gandie , allant a la chasse faisoit mille dévotes conceptions : « J'admirois, » disoit il luy mesme par après, « comme les faucons reviennent sur le poing, se laissent couvrir les yeux et attacher a la "Ribadenevra Vita P^rche, et que Ics hommes se rendent si revesches a la s. Franc Borgia, yoix de Dieu *. » Le sfrand saint Basile dit que la rose 1. I, c. V. ° emmi les espmes fait cette remonstrance aux hommes : « Ce qui est de plus aggreable en ce monde, o mortelz, est meslé de tristesse ; rien n'y est pur : le regret est tous-jours collé a l'allégresse , la viduité au mariage, le soin a la fertilité, l'ignominie a la gloire, la despense aux honneurs, le degoust aux délices et la maladie a la santé. C'est une belle fleur, » dit ce saint personnage, « que la rose; mais elle me donne une grande tristesse, *Orat. de Paradi- m'advertissant de mon péché, pour lequel la terre a Appendice). esté condamnée de porter les espines *. » Une ame dévote regardant un ruysseau, et y voyant le ciel représenté avec les estoiles en une nuit bien sereine : O mon Dieu, dit elle'>\ ces mesmes estoiles  (i) fit elle (Ms.-A-B;  Seconde Partie. Chapitre xiii. 99 seront dessous mes pieds quand vous m'aures logea dans vos saintz tabernacles ; et comme les estoiles du ciel sont représentées en la terre, ainsy les hommes de la terre sont représentés au ciel en la vive fontaine de la charité divine. L'autre voyant un fleuve flotter s'es- crioit ainsy : Mon ame n'aura jamais repos qu'elle ne se soit abismee dedans la mer de la Divinité qui est son origine; et sainte Françoise, considérant un aggreable ruysseau sur le rivage duquel elle s'estoit agenouillée pour prier, fut ravie en extase, répétant plusieurs fois ces paroles tout bellement : « La grâce de mon Dieu coule ainsy doucement et souefvement comme ce petit ruys- seau*. » Un autre voyant les arbres fleuris souspiroit (j) : *And.Vaiiadierus, Pourquoy suis-je seul defleuri au jardin de l'Eglise? Un Rom./§viii. autre voyant des petitz poussins ramassés sous leur mère : O Seigneur, dit il, conservés nous sous V ombre de vos atsles*. L'autre, voyant le tourne-soleil dit : *Ps. xvi,8. Quand sera ce , mon Dieu , que mon ame suivra les attraitz de vostre bonté? Et voyant des pensées de jardin, belles a la veuë mais sans odeur : Hé, dit il(k), telles sont mes cogitations, belles a dire, mais sans efifect ni production. Voyla, ma Philothee, comme l'on tire les bonnes pensées et saintes aspirations de ce qui se présente en la variété de cette vie mortelle. Malheureux sont ceux qui destournent les créatures de leur Créateur pour les contourner au péché ; bienheureux sont ceux qui contournent les créatures a la gloire de leur Createur_, et employent leur vanité a l'honneur de la vérité. Certes, dit saint Grégoire Nazianzene*, j'ay accoustumé de * Ubi supra, p. 96. rapporter toutes choses a mon prouflit spirituel. Lises le dévot Epitaphe que saint Hierosme a fait de sa sainte Paule * ; car c'est belle chose a voir comme il est tout * Vide supra, p. 67. parsemé des aspirations et conceptions sacrées qu'elle faisoit a toutes sortes de rencontres.  { j ) souspiroit — ainsy (Ms.) (k) de jardin, — Hé, dit il (Ms.)  100 Introduction a la Vie Dévote Or, en cet exercice de la retraitte spirituelle et des oraysons jaculatoires gist la grande œuvre de la dévotion : il peut suppléer au défaut de toutes les autres oraysons, mais le manquement d'iceluy ne peut presque point estre reparé par aucun autre mo3^en. Sans iceluy, on ne peut pas bien faire la vie contemplative, et ne sçauroit-on que mal faire la vie active ; sans iceluy, le repos n'est qu'oysiveté, et le travail, qu'embarrassement (i) ; c'est pourquoy je vous conjure de l'embrasser de tout vostre cœur, sans jamais vous en départir.  CHAPITRE XIV  DE LA TRESSAINTE MESSE ET COMME IL LA FAUT OUÏR  1. Je ne vous ay encor point parlé du soleil des exercices spirituelz, qui est le tressaint, sacré et tres- souverain Sacrifice et Sacrement de la Messe, centre de la religion chrestienne, cœur de la dévotion, ame de la pieté, mystère ineffable qui comprend l'abisme de la charité divine , et par lequel Dieu s'appliquant réelle- ment a nous , nous communique magnifiquement ses grâces et faveurs. 2. L'orayson faitte en l'union de ce divin Sacrifice a une force indicible, de sorte, Philothee, que par iceluy, l'ame abonde en célestes faveurs comme appuyée sur * Ctnt., vm, 5. son Bîenaymé * , qui la rend si pleine d'odeurs et suavités spirituelles, qu'elle ressemble a une colomne de fumée de bois aromatique , de la myrrhe, de l'encens et de toutes les poudres du parfumeur , • Cap. m, é. comme il est dit es Cantiques*.  (1) et — l'action, qu'empressement (Ms.) — le travail, qu'empressement (A-B)  Seconde Partie. Chapitre xiv. loi 3. Faites donques toutes sortes d'efifortz pour assister tous les jours a la sainte Messe, affin d'offrir avec le prestre le sacrifice de vostre Rédempteur (a) a Dieu son Père, pour vous et pour toute l'Eglise. Tous-jours les Anges en grand nombre s'y treuvent presens, comme dit saint Jean Chrysostome *, pour honnorer ce saint * DeSacerd.,1. vi, mystère ; et nous y treuvans avec eux et avec une mesme intention, nous ne pouvons que recevoir beaucoup d'in- fluences propices par une telle société. Les chœurs de l'Eglise triomphante et ceux de l'Eglise militante (t') se viennent attacher et joindre a Nostre Seigneur en cette divine action, pour, avec luy, en luy et par luy ravir le cœur de Dieu le Père et rendre sa miséricorde toute nostre. Quel bonheur a une ame de contribuer dévotement ses affections pour un bien si pretieux et désirable ! 4. Si, par quelque force forcée, vous ne pouves pas vous rendre présente a la célébration de ce souverain Sacrifice , d'une présence réelle , au moins faut-il que vous y porties vostre cœur pour y assister d'une présence spirituelle. A quelque heure donq du matin, allés en esprit, si vous ne pouves autrement, en l'église ; unisses vostre intention a celle de tous les Chrestiens, et faites les mesmes actions intérieures au lieu ou vous estes, que vous feries si vous esties réellement présente a l'office de la sainte Messe en quelque église. 5. Or pour ouïr, ou réellement ou mentalement, la sainte Messe comme il est convenable : i. Des le com- mencement jusques a ce que le prestre se soit mis a l'autel, faites avec luy la préparation, laquelle consiste a se mettre en la présence de Dieu, reconnoistre vostre indignité et demander pardon de vos fautes. 2. Despuis que le prestre est a l'autel jusques a l'Evangile, consi- dérés la venue et la vie de Nostre Seigneur en ce monde,  (a) avec le prestre — vostre Rédempteur (Ms.-A-B) (b) Les — cœurs de l'Eglise triomphante et de l'Eglise militante (Ms.-A-B) — cœurs de l'Eglise triomphante et l'Eglise militante (C)  102 Introduction a la Vie Dévote par une simple et générale considération. 3. Despuis l'Evangile jusques après le Credo, considérés la pré- dication de nostre Sauveur ; protestes de vouloir vivre et mourir en la fo}^ et obéissance de sa sainte parole et en l'union de la sainte Eglise Catholique. 4. Despuis le Credo jusques au Pater noster, appliques vostre cœur aux mystères de la iMort et Passion de nostre Rédemp- teur, qui sont actuellement et essentiellement représentés en ce saint Sacrifice, lequel avec le prestre et avec le reste du peuple, vous ofFrirés a Dieu le Père pour son honneur et pour vostre salut. 5. Despuis le Pater noster jusques a la Communion, efForces-vous de faire mille désirs de vostre cœur, souhaittant ardemment d'estre a jamais jointe et unie a nostre (•=) Sauveur par amour éternel. 6. Despuis la Communion jusques a la fin , remercies sa divine Majesté de son Incarnation, de sa vie, de sa Mort, de sa Passion et de l'amour qu'il nous tesmoigne en ce saint Sacrifice, le conjurant par iceluy de vous estre a jamais propice, a vos parens, a vos amis et a toute l'Eglise ; et vous humiliant de tout vostre cœur , receves dévotement la bénédiction divine que Nostre Seigneur vous donne par l'entremise de son officier. Mais si vous voules pendant la Messe faire vostre méditation sur les mystères que vous ailes suivant de jour en jour, il ne sera pas requis que vous vous diver- tissies a faire ces particulières actions ; ains sufiEira qu'au commencement vous dressies vostre intention a vouloir adorer et offrir ce saint Sacrifice par l'exercice de vostre méditation et orayson , puisqu'en toute méditation se treuvent les actions susdites, ou expressément ou tacite- ment et virtuellement.  (c) vostre (Ms.-A-B)  Seconde Partie. Chapitre xv. 103  CHAPITRE XV  DES AUTRES EXERCICES PUBLICZ ET COMMUNS  Outre cela, Philothee, les festes et Dimanches il faut assister a l'office des Heures et des Vespres, tant que vostre commodité le permettra ; car ces jours-la sont dédiés a Dieu, et faut bien faire plus d'actions a son honneur et gloire en iceux que non pas es autres jours. Vous sentirés mille douceurs de dévotion par ce moyen, comme faisoit saint Augustin , qui tesmoigne en ses Confessions* que oyant les divins Offices au commen- * Lib.ix, ce. vi, vu. cément de sa conversion, son cœur se fondoit en suavité, et ses yeux, en larmes de pieté. Et puis (affin que je le die une fois pour toutes), il y a tous-jours plus de bien et de consolation aux offices publiez de l'Eglise, que non pas aux actions particulières , Dieu ayant ainsy ordonné que la communion soit préférée a toute sorte de particularité. Entres volontier aux confrairies du lieu ou vous estes, et particulièrement en celles desquelles les exercices apportent plus de fruit et d'édification ; car en cela vous ferés une sorte d'obéissance fort aggreable a Dieu , d'autant qu'encor que les confrairies ne soient pas commandées , elles sont néanmoins recommandées par l'Eglise, laquelle, pour tesmoigner qu'elle désire que plusieurs s'y enroolent, donne des indulgences et autres privilèges aux confrères. Et puys, c'est tous-jours une chose fort charitable de concourir avec plusieurs et coopérer aux autres pour leurs bons desseins. Et bien qu'il puisse arriver que l'on fist d'aussi bons exercices a part soy comme l'on fait aux confrairies en com- mun, et que peut estre l'on goustast plus de les faire  104  Introduction a la Vie Dévote  en particulier, si est-ce que Dieu est plus glorifié de l'union et contribution que nous faisons de nos bienfaitz avec nos frères et prochains. J'en dis le mesme(a) de toutes sortes de prières et dévotions publiques, ausquelles, tant qu'il nous est possible, nous devons porter nostre bon exemple pour l'édification du prochain , et nostre affection pour la o-loire de Dieu et l'intention commune.  CHAPITRE XVI  qu'il faut honnorer et invoquer les saixtz  Matt., XXII, 50.  * Ps. CXXXVII,  Puisque Dieu nous envoyé bien souvent les inspi- rations par ses Anges, nous devons aussi luy renvoyer fréquemment nos aspirations par la mesme entremise. Les saintes âmes des trespassés qui sont en Paradis avec les Anges et, comme dit Nostre Seigneur *, esgales et pareilles aux Anges, font aussi le mesme office, d'ins- pirer en nous et d'aspirer pour nous par leurs saintes oraysons. Ma Philothee , joignons nos cœurs a ces célestes espritz et âmes bienheureuses ; comme les petitz rossignolz apprennent a chanter avec les grans, ainsy, par le sacré (^) commerce que nous ferons avec les Saintz, nous sçaurons bien mieux prier et chanter les loiianges divines : Je psalmodier ay, disoit David*, c la veiië des(^) Anges. Honnores, révères et respectes d'un amour spécial la sacrée et glorieuse Vierge Marie : elle est mère de nostre souverain Père, et par conséquent nostre grand'mere.  (a) de mesme (Ms.-A-B) (a) saint (Ms.-A-B-C) (h) de vos (Ms.-A-B)  Seconde Partie. Chapitre xvi. 105 Recourons donq a elle, et, comme ses petitz enfans , jettons-nous a son giron avec une confiance parfaitte ; a tous momens, a toutes occurrences reclamons cette douce Mère, invoquons son amour maternel, et, tas- chans d^imiter ses vertus, ayons en son endroit un vray cœur filial. Rendes-vous fort familière avec les Anges ; voyes-les souvent invisiblement presens a vostre vie, et sur tout aymes et révères celuy du diocèse auquel vous estes, ceux des personnes avec lesquelles vous vives, et spé- cialement le vostre; supplies-les souvent, loiies-les ordinairement, et employés (c) leur ayde et secours en toutes vos affaires , soit spirituelles soit temporelles , affin qu'ilz coopèrent a vos i'^) intentions. Le grand Pierre Favre , premier prestre , premier prédicateur, premier lecteur de Théologie de la sainte Compaignie du nom de Jésus , et premier compaignon du bienheureux Ignace, fondateur d'icelle, venant un jour d'Allemagne, ou il avoit fait des grans services a la gloire de Nostre Seigneur, et passant en ce diocèse, lieu de sa naissance, racontoit qu'ayant traversé plusieurs lieux hérétiques, il avoit receu mille consolations d'avoir salué en abordant chaque paroisse les Anges protecteurs d'icelles, lesquelz il avoit conneu sensiblement luy avoir esté propices, soit pour le garantir des embusches des hérétiques, soit pour luy rendre plusieurs âmes douces et dociles a recevoir la doctrine de salut. Et disoit cela avec tant de recommandation, qu'une damoiselle (i), Ihors jeune, l'ayant ouï de sa bouche, le recitoit il n'y a que quatre ans, c'est a dire plus de soixante ans après, avec un extrême sentiment. Je fus consolé cette année  (c) requeres (Ms.-A-B) — implores (C) (d) a vos — saintes (Ms.-A-B) (i) Noble Guillelmine d'Arenthon d'Alex, femme de noble Humbert Critan ou Critain, et mère de Révérend Pierre Critan, plébain de Thônes, grand ami du Saint. (Vie du B. Pierre Lefèvre, par le P. A. Maurel, S. J., liv. II, chap. vu; Beatif. et Canonis. Francisci de Sales, Process. remiss, Qebenn. (I), Déposition de Rév, Pierre Critan, ad interrog. 2.)  io6 Introduction a la Vie Dévote passée de consacrer un autel ( ^ ) sur la place en laquelle Dieu fit naistre ce bienheureux homme, au petit village du Villaret, entre nos plus aspres montagnes. Choisisses quelques Saintz particuliers, la vie desquelz vous puissies mieux savourer et imiter, et en l'interces- sion desquelz vous a3^es une particulière confiance : celuy de vostre nom vous est des-ja tout assigné des vostre Baptesme.  CHAPITRE XVII COMME IL FAUT OUÏR ET LIRE LA PAROLE DE DIEU Soyes dévote a la parole de Dieu : soit que vous l'escouties en devis familiers avec vos amis spirituelz, soit que vous l'escouties au sermon, 03"es-la tous-jours avec attention et révérence; faites en bien vostre proufïit et ne permettes pas qu'elle tombe a terre, ains receves-la comme un pretieux baume dans vostre cœur, a l'imitation de la Tressainte Vierge, qui conservoit soigneusement dedans le sien toutes les paroles que l'on disoit a la Lucœ,ii, 19. loiiange de son Enfant*. Et souvenés-vous (^) que Nostre Seigneur recueille les paroles que nous luy disons en nos prières, a mesure que nous recueillons celles qu'il nous dit par la prédication. Ayes tous-jours auprès de vous quelque beau livre de dévotion, comme sont ceux de saint Bonaventure, (b) de  (a) resouvenés-vous (Ms.-A-B) (b) de saint Bonaveiifure, — de saint Bernard, (Ms.) (i) Selon toute probabilité, la consécration de cet autel eut lieu le 7 octobre 1607, jour auquel le Saint visita l'église paroissiale de Saint-Jean- de-Sixt et la chapelle du Villaret qui eu dépend.  Seconde Partie. Chapitre xvii. 107 Gerson(i), de Denis le Chartreux (*), de Louys Blosius (3), de Grenade (4), de Stella (5), d'Arias, de Pinelli(6), de Du Pont, d'Avila(c), le Combat spirituel, les Confessions de saint Augustin, les Epistres de saint Hierosme, et semblables ; et lises en tous les jours un peu avec grande dévotion , comme si vous lisies des lettres missives que les Saintz vous eussent envoyées du Ciel, pour vous monstrer le chemin et vous donner le courage d'y aller. Lises aussi les histoires et Vies des Saintz, esquelles, comme dans un mirouër, vous verres le pourtrait de la vie chrestienne, et accommodes leurs actions a vostre prouffit selon vostre vacation. Car bien que beaucoup des actions des Saintz ne soyent pas absolument imi- tables par ceux qui vivent emmi le monde, si est-ce que toutes peuvent estre suivies ou de près ou de loin : la solitude de saint Paul premier ermite est imitée en vos retraittes spirituelles et réelles, desquelles nous * Partie V parlerons*, et avons parlé l^^) ci dessus**; l'extrême *'Chap. xii.  (c) de Pinelli, — d'Avila (Ms.-A-B) (d) nous — avons parlé (Ms.) ( I ) Gerson (de Gerson) Jean, Chancelier de l'Université de Paris {1362-1429), L'intention de saint François de Sales est vraisemblablement de recom- mander en général les Œuvres de cet écrivain, dont il parle avec éloge dans le Traité de l'Amour de Dieu (préface et liv. VII, chap. ix) et ailleurs; néanmoins, il doit avoir spécialenient en vue le livre de V Imitation de Jésus-Christ, qu'on avait coutume de désigner à cette époque sous le nom de l'auteur auquel il était fréquemment attribué. C'est ainsi que le Père Pinelli, ci-dessus nommé, intitule Gersoiie délia Perfeiione Christiana, un traité qu'il a composé sur le plan du célèbre ouvrage. On sait du reste combien le Saint appréciait V Imitation (voir V Esprit de saint François de Sales, par J.-P. Camus, Partie III, § 12, VII, § 7, XIV, § 16), et il n'aurait certaine- ment pas manqué de la recommander nommément à Philothée, s'il n'avait été sûr de se voir bien compris en la désignant simplement sous le nom de Gerson. Il est à remarquer qu'on pouvait employer ce titre sans pourtant se prononcer sur le véritable auteur de Vlmitation. (2) Denis le ChzrireviX (Denis de Rickel) , allemand (1402-1471). (3) Blosius Louis (Louis de Blois), Bénédictin flamand (1^06-1566). ( 4 ) Grenade et Arias, voir notes ( i ) , ( 3 ) , p. 28 ; Du. Pont, voir note ( 5 ) , p. 71 ; Jean d'Avila, voir note ( i ), p. 22. (5) Stella Diego, Franciscain portugais (1524-1598). (6) Pinelli Luca, Jésuite italien, mort en 1607.  io8 Introduction a la Vie Dévote pauvreté de saint François, par les prattiques de la Part. III, c. XV. pauvreté telles que nous les marquerons * , et ainsy des autres. Il est vray qu'il y a certaines histoires qui donnent plus de lumière pour la conduitte de nostre vie que d'autres, comme la Vie de la bienheureuse Mère Thérèse, laquelle est admirable pour cela, les Vies des premiers Jésuites , celle de saint Charles Borromee , Archevesque de Milan (e)^ de saint Louys , de saint Bernard, les Chroniques de saint François et autres pareilles. Il y en a d'autres ou il y a plus de sujet d'admiration que d'imitation, comme celle de sainte Marie Egj^ptienne, de saint Simeon Stylite, des deux saintes Catherine de Sienne et de Gennes, de sainte Angele et autres telles, lesquelles ne laissent pas néan- moins de donner un grand goust gênerai du saint amour de Dieu.  CHAPITRE XVIII  (a) COMME IL FAUT RECEVOIR LES INSPIRATIONS  Nous appelions inspirations tous les attraitz, mouve- mens , reproches et remords intérieurs , lumières et connoissances que Dieu fait en nous, prévenant nostre Ps. XX, 3. cœur en ses bénédictions * par son soin et amour paternel, affin de nous resveiller, exciter, pousser et attirer aux saintes vertus, a l'amour céleste, aux bonnes resolutions, bref, a tout ce qui nous achemine a nostre  (e) celle — du bienheureux Cardinal Borromee (Ms.-A-B) [Saint Charles fut canonisé le i" novembre 1610.] (a) [Ce chapitre ne figure pas à l'endroit correspondant du Ms. ; mais le dessein qu'avait l'Auteur de Ty introduire est indiqué par cette note : Ici le ckap, des Inspira... ]  Seconde Partie. Chapitre xviii. 109 bien éternel. C'est ce que l'Espoux appelle (^) heurter a , ^^^^ la porte* et parler au cœur de son Espouse**, la res- ** isaiœ, xl, 2 veiller quand elle dort*, la crier et reclamer quand ' Cant.,'v, 2. elle est absente *, l'inviter a son miel et a cueillir des * Ibid., n, lo, 13. pommes et des fleurs en son jardin*, et a chanter et * Ibid., v, i; vi, i faire resonner sa douce voix a ses oreilles *. ('^) * ^^id., n, 14. Pour Fentiere resolution d'un mariage, trois actions doivent entrevenir quant a la damoiselle que l'on veut marier : car premièrement , on luy propose le parti ; secondement, elle aggree la proposition, et en troisiesme lieu, elle consent. Ainsy Dieu voulant faire en nous, par nous et avec nous, quelque action de grande charité, premièrement, il nous la propose par son inspiration; secondement, nous l'aggreons ; tiercement ('i), nous y consentons ; car, comme pour descendre au péché il y a trois degrés, la tentation, la délectation et le consente- ment, aussi en y a-il trois pour monter a la vertu : l'inspiration, qui est contraire a la tentation, la délec- tation en l'inspiration, qui est contraire a la délectation de la tentation, et le consentement a l'inspiration, qui est contraire au consentement a la tentation. Quand l'inspiration dureroic tout le tems de nostre vie, nous ne serions pourtant nullement aggreables a Dieu si nous n'y prenions playsir ; au contraire, sa divine Majesté en seroit offencee, comme il le fut contre les Israélites auprès desquelz il fut quarante ans, comme il dit *, les sollicitant a se convertir, sans que * Ps. xciv, 10. jamais ilz y voulussent entendre, dont il jura contre eux en son ire qu'onques (^) z7f n' entrer oyent en son repos'^. Aussi le gentilhomme qui auroit longuement * Ibid., j^. n. servi une damoiselle, seroit bien fort desobligé si, après cela, elle ne vouloit aucunement entendre au mariage qu'il désire.  (b) appelle — buquer ou (A) (c) a ses oreilles. — J'ay besoin d'une similitude pour me faire bien entendre. (A-B) (d) troisiesmement (A-B-C) (e) gue jamais (A-B)  110 Introduction a la Vie Dévote Le pla5^sir qu'on prend aux inspirations' est un grand acheminement a la gloire (f) de Dieu, et des-ja on commence a plaire par iceluy a sa divine Majesté ; car si bien cette délectation n'est pas encor un entier consentement, c'est une certaine disposition a iceluy. Et si c'est un bon signe et chose fort utile de se plaire a ouïr la parolle de Dieu, qui est comme une inspiration extérieure, c'est chose bonne aussi et aggreable a Dieu de se plaire en l'inspiration intérieure : c'est ce playsir, Caiit.,v, 6. duquel parlant l'Espouse sacrée, elle dit* : Mon ame s'est fondue d'ayse, quand mon Bienaymé a parlé. Aussi le gentilhomme est des-ja fort content de la damoiselle qu'il sert et se sent favorisé, quand il voit qu'elle se plait en son service. Mais en fin c'est le consentement qui parfait l'acte vertueux ; car si estans inspirés et nous estans pleus en l'inspiration , nous refusons néanmoins par après le consentement a Dieu , nous sommes extrêmement mes- connoissans et ofifençons grandement sa divine JMajesté, car il semble bien qu'il y ait plus de mespris. Ce fut ce qui arriva a l'Espouse ; car, quoy que la douce voix de son Bienaymé luy eust touché le cœur d'un saint ayse, si est-ce néanmoins qu'elle ne luy ouvrit pas la porte, mais s'en excusa d'une excuse frivole; dequoy l'Espoux Ibid. justement indigné, passa outre et la quitta*. Aussi le gentilhomme qui après avoir longuement recherché une damoiselle et luy avoir rendu son service aggreable , en fin seroit rejette et mesprisé, auroit bien plus de sujet de mescontentement que si la recherche n'avoit point esté aggreée ni favorisée. Resolvés-vous, Philothee, d'accepter de bon cœur toutes les inspirations qu'il plaira a Dieu de vous faire ; et quand elles arriveront, receves-les comme les ambas- sadeurs du Roy céleste, qui désire contracter mariage avec vous. Oyes paisiblement leurs propositions ; consi- dères l'amour avec lequel vous estes inspirée, et caresses  (f) grâce (A)  Seconde Partie. Chapitre xix. m la sainte inspiration. Consentes, mais d'un consentement plein, amoureux et constant a la sainte inspiration ; car en cette sorte. Dieu, que vous ne pouves obliger, se tiendra pour fort obligé a vostre affection. ^ïais avant que de consentir aux inspirations des choses importantes ou extraordinaires, affin de n'estre point trompée, conseilles -vous tous -jours a vostre guide , a ce qu^il examine si l'inspiration est vra3'e ou fause ; d'autant que l'ennemi voyant une ame prompte a consentir aux inspirations, luy en propose bien souvent des fauses pour la tromper, ce qu'il ne peut jamais faire tandis qu'avec humilité elle obéira a son conducteur. Le consentement estant donné, il faut avec un grand soin procurer les effectz, et venir a l'exécution de l'ins- piration, qui est le comble de la vraye vertu ; car d'avoir le consentement dedans le cœur sans venir a l'effect d'iceluy, ce seroit comme de planter une vigne sans vouloir qu'elle fructifiast. Or, a tout cecy sert merveilleusement de bien prat- tiquer l'exercice du matin et les retraittes spirituelles que j'ay marquées cy dessus*; car par ce moyen, nous * Chap. nous préparons a faire le bien , d'une préparation non seulement générale, mais aussi particulière.  CHAPITRE XIX  DE LA SAINTE CONFESSION  Nostre Sauveur a laissé a son Eglise le Sacrement de Pénitence et de Confession affin qu'en iceluy nous nous lavions de toutes nos iniquités , toutes fois et quantes que nous en serons souillés. Ne permettes donq jamais, Philothee, que vostre cœur demeure long tems infecté de péché, puisque vous aves un remède si présent  112 Introduction a la Vie Dévote et facile. La lyonne qui a esté accostée du léopard va vistement se laver pour oster la puanteur que cette accointance luy a laissée, affin que le h'on venant n'en * Piin.. Hist. nat., soit point offensé et irrité * : l'ame qui a consenti au 1. VIII, C. XVI (al. , - J -^ • 1- j xvni, pecne doit avoir horreur de so}^ mesme, et se nettoyer au plus tost , pour le respect qu'elle doit porter aux 3"eux de sa divine 31ajesté qui la regarde. 31ays pourquoy mourrons nous de la mort spirituelle, puisque nous avons un remède si souverain ? Confesses vous humblement et dévotement tous les huit jours, et tous-jours s'il se peut quand vous commu- nieres(a), encor que vous ne senties point en vostre conscience aucun reproche de péché mortel ; car par la Confession vous ne recevres pas seulement l'absolution des péchés venielz que vous confesserés, mays aussi une grande force pour les éviter a l 'advenir, une grande lumière pour les bien discerner, et une grâce abondante pour reparer (b) toute la perte qu'ilz vous avoient apportée. Vous prattiqueres la vertu d'humilité, d'obéissance, de simplicité et de charité; et en cette seule action de (<=) Confession, vous exercerés plus de vertu qu'en nulle autre. Ayes tous -jours un vray desplaysir des péchés que vous confesserés, pour petitz qu'ilz soyent, avec une ferme resolution de vous en corriger a l'advenir. Plu- sieurs se confessans par coustume des péchés venielz et comme par manière d'ageancement , sans penser nullement a s'en corriger, en demeurent toute leur vie chargés, et par ce moyen perdent beaucoup de biens et prouffitz spirituelz. Si donq vous vous confesses d'avoir menti, quoy que sans nuysance, ou d'avoir dit quelque parole desreglee, ou d'avoir trop joiié, repentes-vous en et ayes ferme propos de vous en amender ; car c'est un abus de se confesser de quelque sorte de péché, soit  (a) et tous-jours — quand vous communieres (Ms.) (b) effacer (Ms.-A-B-C) (c) de — la (Ms.-A)  Seconde Partie. Chapitre xix. 113 mortel soit véniel, sans vouloir s'en purger, puisque la Confession n'est instituée que pour cela. Ne faites pas seulement ces accusations superflues que plusieurs font par routine : je n'ay pas aymé Dieu tant que je devois ; je n'ay pas prié avec tant de dévotion que je devois; je n'ay pas chéri le prochain comme je devois ; je n'ay pas receu les Sacremens avec la révérence que je devois, et telles semblables : la rayson est, parce qu'en disant cela vous ne dires i^) rien de particulier qui puisse faire entendre au confesseur Testât de vostre conscience, d'autant que tous les Saintz de Paradis et tous les hommes de la terre pourroyent dire les mesmes choses s'ilz se confessoyent. Regardés donq quel sujet particulier vous aves de faire ces accusations la, et Ihors que vous l'aures descouvert, accuses- vous du manquement que vous aures commis, tout simplement et naifvement. Par exemple , vous vous accuses de n'avoir pas chéri le prochain (2) comme vous dévies; c'est peut estre parce qu'ayant veu quelque pauvre fort nécessiteux, lequel vous pouvies aysement secourir et consoler, vous n'en aves eu nul soin. Et bien, accuses- vous de cette particularité et dites : ayant veu un pauvre nécessiteux, je ne l'ay pas secouru comme je pouvois par négligence, ou par dureté de cœur, ou par mespris selon que vous connoistres l'occasion de cette faute De mesme , ne vous accuses pas de n'avoir pas prié Dieu avec telle dévotion comme vous deves ; mays si vous aves eu des distractions volontaires, ou que vous ayes négligé de prendre le lieu, le tems et la conte- nance requise pour avoir l'attention en la prière, ac- cuses-vous en tout simplement, selon que vous treuverés y avoir manqué, sans alléguer cette généralité, qui ne fait ni froid ni chaud en la Confession. Ne vous contentes pas de dire vos péchés venielz quant au fait, mais accuses-vous du motif qui vous a  (d) dites (Ms.-A-B) (e) le prochain — tant (Ms.)  114 Introduction a la Vie Dévote induit a les commettre. Par exemple, ne vous contentés pas de dire que vous aves menti sans intéresser per- sonne; mais dites si c'a esté ou par vaine gloire, alïin de vous loiier et excuser, ou par vaine joye, ou par opiniastreté. Si vous aves péché a jouer, expliques si c'a esté pour le désir du gain , ou pour le playsir de la conversation, et ainsy des autres. Dites (^ ) si vous vous estes longuement arrestee en vostre mal, d'autant que la longueur du tems accroist pour l'ordinaire de beaucoup le péché, y aya.nt bien de la différence entre une vanité passagère, qui se sera escoulee en nostre esprit l'espace d'un quart d'heure, et celle en laquelle nostre cœur aura trempé un jour, deux jours, trois jours. Il faut donq dire le fait, le motif et la durée de nos péchés; car encores que communément on ne soit pas obligé d'estre si pointilleux en la déclaration des péchés venielz, et que mesme on ne soit pas tenu absolument de les confesser, si est-ce que ceux qui veulent bien espurer leurs âmes pour mieux atteindre a la sainte dévotion, doivent estre soigneux de bien faire connoistre au médecin spirituel le mal , pour petit qu'il soit , duquel ilz veulent estre guéris. N'espargnes point de dire ce qui est requis pour bien faire entendre la qualité de vostre offence, comme le sujet que vous aves eu de vous mettre en cholere, ou de supporter quelqu'un en son vice. Par exemple, un homme lequel me desplait, me dira quelque légère parole pour rire, je le prendray en mauvaise part et me mettray en cholere ; que si un autre qui m'eust esté aggreable en eust dit une plus aspre, je l'eusse prins en bonne part. Je n'espargneray donq point de dire : je me suis relaschee a dire des paroles de courroux contre une personne, ayant prins de luy en mauvaise part quelque chose qu'il m'a dit, non point pour la qualité des paroles, mais parce que celuy la m'estoit desaggreable. Et s'il est encor besoin de particulariser les paroles pour vous  (f) Dites — encor (Ms.)  Seconde Partie. Chapitre xix. 115 bien déclarer, je pense qu'il seroit bon de les dire ; car s'accusant ainsy naifvement, on ne descouvre pas seule- ment les péchés qu'on a fait, mais aussi les mauvaises inclinations, coustumes, habitudes et autres racines du péché, au moyen dequoy le père spirituel prend une plus entière connoissance du cœur qu'il traitte et des remèdes qui luy sont propres. Il faut néanmoins tous- jours tenir couvert le tiers qui aura coopéré a vostre péché, tant qu'il sera possible. Prenes garde a une quantité de péchés qui vivent et régnent bien souvent insensiblement dedans la conscience, affin que vous les confessies et que vous puissies vous en purger; et a cet effect, lises diligem- ment les chapitres vi, xxvii, xxviii, xxix, xxxv et XXXVI de la troisiesme Partie et le chapitre viii de la quatriesme Partie (g). Ne changes pas aysement de confesseur , mais en ayant choisi un, continues a luy rendre conte de vostre conscience aux jours qui sont destinés pour cela, luy disant naifvement et franchement les péchés que vous aures commis; et de tems en tems, comme seroit de mois en mois ou de deux mois en deux mois, dites-luy encor Testât de vos inclinations, quoy que par icelles vous n'ayes pas péché, comme si vous esties (^) tourmentée de la tristesse, du chagrin, ou si vous estes portée a la joye, aux désirs d'acquérir des biens, et semblables inclinations.  (g) lises diligemment — le chapitre xxxix et xlv de cette Partie (Ms.-A). [ C'est par inadvertance que cette phrase de l'Edition Princeps est reproduite dans la seconde; car la répartition des matières ayant été modifiée, l'édi- tion (A), comme toutes celles qui ont suivi, ne compte que vingt et un chapitres dans la seconde Partie. ] (h) estes (Ms.-A-B)  ii6 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE XX  DE LA FREQUENTE COMMUNION  On dit que Mithridates, roy de Ponte, ayant inventé le mithridat renforça tellement son cors par iceluy, que s'essayant par après de s'empoisonner pour éviter la • Auius Geiiius, servitude des Romains, jamais il ne luy fut possible*. XYiPc. xvi!^' T-6 Sauveur a institué ce (^) Sacrement très auguste de l'Eucharistie qui contient réellement sa chair et son • joan., VI, 5o--,9- sang, affiu que qui le mange vive éternellement* ; c'est pourquo}'', quicomque en use souvent avec dévotion affermit tellement la santé et la vie de son ame, qu'il est presque impossible qu'il soit empoisonné d'aucune sorte de mauvaise affection. On ne peut estre nourri de cette chair de vie et vivre des affections de mort; si que comme les hommes demeurans au paradis terrestre pouvoyent ne mourir point selon le cors, par la force de ce fruit vital que Dieu y avoit mis, ainsy peuvent ilz ne point mourir spirituellement , par la vertu de ce Sacrement de vie. Que si les fruitz les plus tendres et sujetz a corruption, comme sont les cerises, les abricotz et les fraises, se conservent aysement toute l'année estans confitz au sucre ou au miel, ce n'est pas mer- veille si nos cœurs, quoy que fresles et imbecilles, sont préservés de la corruption du péché Ihors qu'ilz sont sucrés et emmiellés de la chair et du sang incorruptible du Filz de Dieu. O Philothee, les Chrestiens qui seront damnés demeureront sans réplique Ihors que le juste Juge leur fera voir le tort qu'ilz ont eu de mourir spirituellement, puisqu'il leur estoit si aysé de se  (a) le (Ms.-A-B)  Seconde Partie. Chapitre xx. 117 maintenir en vie et en santé par la manducation de son Cors qu'il leur avoit laissé a cette intention. Misérables, dira-il, pourquoy estes-vous mortz, a^^ans a commande- ment le fruit et la viande de la vie ? « De recevoir la Communion de l'Eucharistie tous les jours, ni je ne le loue ni je ne le vitupère; mais de communier tous les jours de Dimanche, je le suade et en exhorte un chacun , pourveu que l'esprit soit sans aucune affection de pécher. » Ce sont les propres paroles de saint Augustin *, avec lequel je ne vitupère ni (b) loiie ' De Ecci. Dogm., absolument que l'on communie tous les jours, mais '^•^^"^'^ •"")• i^) laisse cela a la discrétion du père spirituel de celuy qui se voudra resouldre sur ce point ; car la disposition requise pour une si fréquente Communion devant ('^) estre fort exquise, il n'est pas bon de le conseiller généralement; et parce que cette disposition la, quoy qu'exquise, se peut treuver en plusieurs bonnes âmes, il n'est pas bon non plus d'en divertir et dissuader généralement un chacun, ains cela se doit traitter par la considération de Testât intérieur d'un chacun en particulier. Ce seroit imprudence de conseiller indis- tinctement a tous (^) cet usage si fréquent ; mais ce seroit aussi imprudence (e) de blasmer aucun pour iceluy, et sur tout quand il suivroit l'advis de quelque digne di- recteur!^). La response de sainte Catherine de Sienne fut gracieuse, quand luy estant opposé, a rayson de sa  (b) ni — ne (Ms.-A-B) (c) car — parce que la disposition requise pour une si fréquente Commu- nion doit (M.S.) (d) un chacun (Ms.-A-B) (e) aussi — un 'impudence (Ms.) — impudence (A-C) (f) père spirituel. (Ms.) (i) Cette citation est probablement empruntée au Corpus Juris Canonici, (Decreti III* Pars, tit. ii, c. xiii), où le livre De Ecclesiasticis Dogmatibus est attribué à saint Augustin, opinion qui a été communément suivie jusqu'au xvn' siècle. La critique moderne a reconnu que l'ouvrage en question n'est pas du grand Evêque d'Hippone, mais de Gennade de Marseille, mort vers 497. Voir à la Préface de cette nouvelle Edition (Partie II) les remarques faites sur la doctrine de saint François de Sales, touchant la fréquente Communion.  ii8 Introduction a la Vie Dévote fréquente Communion, que saint Augustin ne loûoit ni ne vituperoit de communier tous les jours : Et bien, dit-elle, « puisque saint Augustin ne le vitupère pas, •B.Raym.deCap., je VOUS prie que vous ne le vituperies pas non plus, » Vita S. Cath. Sen., ^ . ^ ^ -s- / \ Pars II, c. XVII. ©t je me contenteray* \ë). JMais , Philothee , vous vo)''és que saint Augustin exhorte et conseille bien fort que Ton communie tous les Dimanches ; faites le donques tant qu'il vous sera possible. Puisque, comme je présuppose, vous n'aves nulle sorte d'affection du péché mortel , ni aucune affection au péché véniel, vous estes en la vraye dis- position que saint Augustin requiert, et encores plus excellente, parce que non seulement vous n'aves pas l'affection de pécher, mais vous n'aves pas mesme Taffection du péché ; si que, quand vostre père spirituel le treuveroit bon , vous pourries utilement communier encores plus souvent que tous les Dimanches. Plusieurs légitimes empeschemens peuvent néanmoins vous arriver, non point de vostre costé mais de la part de ceux avec lesquelz vous vives , qui donnero3'ent occasion au sage conducteur de vous dire que vous ne communies pas si souvent. Par exemple, si vous estes en quelque sorte de subjection, et que ceux a qui vous deves de l'obéissance ou de la révérence soyent si mal instruitz ou si bigearres qu'ilz s'inquiètent et troublent de vous voir si souvent communier, a l'adventure, toutes choses considérées, sera-il bon de condescendre en quel- que sorte a leur infirmité , et ne communier que de quinze jours en quinze jours ; mais cela s'entend en cas qu'on ne puisse aucunement vaincre la difficulté. On ne peut pas bien arrester cecy en gênerai, il faut faire ce que le père spirituel dira ; bien que je puisse dire asseurement que la plus grande distance des Commu- nions est celle de mois a mois, entre ceux qui veulent servir Dieu dévotement. Si vous estes bien prudente, il n'}'- a ni mère, ni  (g) contente. (Ms.-A)  Seconde Partie. Chapitre xx. 119 femme, ni mari, ni père qui vous empesche de communier souvent : car, puisque le jour de vostre Communion, vous ne laisseres pas d'avoir le soin qui est convenable a vostre condition, que vous en seres plus douce et plus gracieuse en leur endroit et que vous ne leur refuseres nulle sorte de devoirs, il n'y a pas de l'apparence qu'ilz veuillent vous destourner de cet exercice, qui ne leur apportera aucune incommodité, sinon qu'ilz fussent d'un esprit extrêmement coquilleux et desraysonnable ; en ce cas, comme j'ay dit, a l'adventure que vostre directeur voudra que vous usies de condescendance. Il faut que je die ce mot pour les gens mariés : Dieu treuvoit mauvais en l'ancienne Loy que les créanciers fissent exaction de ce qu'on leur devoit es jours des festes *, mais il ne treuva jamais mauvais que les debi- * Deut. teurs payassent et rendissent leurs devoirs a ceux qui les exigeoient. C'est chose indécente, bien que non pas grand péché , de solliciter le pa5"ement du devoir nuptial le jour que l'on s'est communié, mais ce n'est pas chose malséante, ains plustost méritoire de le payer. C'est pourquoy, pour la reddition de ce devoir-la, aucun (h) ne doit estre privé de la Communion , si d'ailleurs sa dévotion le provoque a la désirer. Certes, en la primitive Eglise, les Chrestiens communioient tous les jours, quoy qu'ilz fussent mariés et bénis de la g'eneration des enfans; c'est pourquoy j'ay dit que la fréquente Communion ne donnoit nulle sorte d'incommodité ni aux pères, ni aux femmes, ni aux maris, pourveu que l'ame qui communie soit prudente et discrète. Quant aux maladies corporelles, il n'y en a point qui soit empeschement légitime a cette sainte partici- pation, si ce n'est celle qui provoqueroit fréquemment au vomissement. (i) Pour communier tous les huit jours, il est requis  (h) nul (Ms.) (i) [Dans le Ms., aussi bien que dans l'Edition Princeps, cet alinéa com- mence le chapitre suivant; mais un signe tracé par le Saint, indique la place qui lui est définitivement attribuée à la fin de ce chapitre xx. ]  120 Introduction a la Vie Dévote de n'avoir ni péché mortel ni aucune affection au péché véniel, et d'avoir un grand désir de se communier (j) ; mais pour communier tous les jours, il faut, outre cela, avoir surmonté la pluspart des mauvaises inclinations, et que ce soit par advis du père spirituel.  CHAPITRE XXI  COMME IL FAUT COMMUNIER Commencés le soir précèdent a vous préparer a la sainte Communion par plusieurs aspirations et eslance- mens d'amour, vous retirant un peu de meilleure heure affin de vous pouvoir aussi lever plus matin. Que si la nuit vous vous resveilles, remplisses soudain vostre cœur et vostre bouche de c^uelques paroles odorantes, par le moyen desquelles vostre ame soit parfumée pour recevoir l'Espoux, lequel, veillant pendant que vous dormes, se prépare a vous apporter mille grâces et faveurs , si de vostre part vous estes disposée a les recevoir. Le matin leves-vous avec grande jo3'e, pour le bonheur que vous espérés, et vous estant confessée, ailes avec grande confiance, mais aussi avec grande humilité, prendre cette viande céleste qui vous nourrit a l'immortalité. Et après que vous aures dit les paroles sacrées : Seigneur, je ne Matt., Yiii, 8. suis pas digne"^', ne remues plus vostre teste ni vos lèvres, soit pour prier soit pour souspirer, mais ouvrant doucement et médiocrement vostre bouche, et eslevant vostre teste autant qu'il faut pour donner commodité au prestre de voir ce qu'il fait, receves pleine de foy, d'espérance et de charité Celuy lequel , auquel , par  (j) de — communier (Ms.-A-B)  Seconde Partie. Chapitre xxi. 121 lequel et pour lequel vous croyes, espères et aymes. O Philothee, imaginés-vous que comme l'abeille ayant recueilli sur les fleurs la rosée du ciel et, le suc plus exquis de la terre, et l'a^^ant réduit en miel, le porte dans sa (a) ruche, ains}^ le prestre a3^ant pris sur l'autel le Sauveur du monde, vray Filz de Dieu, qui comme une rosée est descendu du Ciel, et vray Filz de la Vierge, qui comme fleur est sorti de la terre de nostre humanité, il le met en viande de suavité dedans vostre bouche et dedans vostre cors. L'ayant receu, excites vostre cœur a venir faire hommage a ce Roy de salut ; traittes avec luy de vos affaires intérieures, considerés-le dedans vous, ou il s'est mis pour vostre bonheur; en fin, faites- luy tout l'accueil qu'il vous sera possible, et comportes- vous en sorte que l'on connoisse en toutes vos actions que Dieu est avec vous. Mais quand vous ne pourres pas avoir ce C^) bien de communier réellement a la sainte Messe, communies au moins de cœur et d'esprit, vous unissant par un ardent désir (c) a cette chair vivifiante du Sauveur. Vostre grande intention en la Communion doit estre de vous avancer, fortifier et consoler en l'amour de Dieu; car vous de\'es recevoir pour l'amour ce que le seul amour vous fait donner. Non, le Sauveur ne peut estre considéré en une action ni plus amoureuse ni plus tendre que celle ci, en laquelle il s'anéantit, par manière de dire, et se réduit en viande aflîn de pénétrer nos âmes et s'unir intimement au cœur et au cors de ses fidelles. Si les mondains vous demandent pourquoy vous communies («J) si souvent, dites leur que c'est pour ap- prendre a aymer Dieu , pour vous purifier de vos im- perfections, pour vous délivrer de vos misères, pour vous consoler en vos afflictions, pour vous appuyer en  (a) la (Ms.) (b) le (Ms.) (c) un ardent désir — et une sainte confiance (Ms.) (d) vous coDtmiinies — vous (Ms.)  123 Introduction a la Vie Dévote vos foiblesses. Dites leur que deux sortes de gens doivent souvent communier : les parfaitz, parce qu'es- tans bien disposés, ilz auroyent grand tort de ne point s'approcher de la source et fontaine de perfection, et les imparfaitz, affin de pouvoir justement prétendre a la perfection ; les fortz affin qu'ilz ne deviennent foibles, et les foibles affin qu'ilz deviennent fortz ; les malades affin d'estre guéris, les sains affin qu'ilz ne tombent en maladie ; et que pour vous, comme imparfaitte, foible et malade, vous aves besoin de (^j souvent communiquer avec vostre perfection, vostre force et vostre médecin. Dites leur que ceux qui n'ont pas beaucoup d'affaires mondaines doivent souvent communier parce qu'ilz en ont la commodité, et ceux qui ont beaucoup d'affaires mondaines , parce qu'ilz en ont nécessité , et que celuy qui travaille beaucoup et qui est chargé de pejmes doit aussi manger les (^ i viandes solides et souventesfois. Dites leur que vous receves(g) le Saint Sacrement pour apprendre a le bien recevoir , parce que l'on ne fait gueres bien une action a laquelle on ne s'exerce pas souvent. Communies souvent, Philothee, et le plus souvent que vous pourrés, avec l'advis de vostre père spirituel ; et croyes-moy, les lièvres deviennent blancz parmi nos (^) montagnes en hiver parce qu'ilz ne vo)^ent ni * Piin., Hist. nat., mangent que la'i) neige*, et a force d'adorer et manger Lxxxi).^' '^' ^^ ^'^^' la- beauté , la bonté et la pureté mesme en ce divin Sacrement, vous deviendres toute belle, toute bonne et toute pure.  (e) vous — croyes de devoir (Ms.) (f) des (Ms.-A-B) (g) receves — souvent (Ms.) (h) les (C) (i) que — de la (Ms.)  TROISIESME PARTIE  DE  L'INTRODUCTION CONTENANT PLUSIEURS ADVIS TOUCHANT l'exercice DES VERTUS  CHAPITRE PREMIER DU CHOIX QUE L'ON DOIT FAIRE QUANT A l'exercice DES VERTUS Le roy des abeilles ne se met point aux champs qu'il ne soit environné de tout son petit peuple, et la charité n'entre jamais dans un cœur qu'elle n'y loge avec soy tout le train des autres vertus, les exerçant et mettant en besoigne ainsy qu'un capitaine fait ses soldatz ; mais elle ne les met pas en œuvre ni tout a coup, ni égale- ment, ni en tous tems, ni en tous lieux. Le juste est comme l'arbre qui est planté sur le cours des eaux, qui porte son fruit en son tems "^ , parce que la *Ps. 1,3. charité arrousant une ame, produit en elle les œuvres vertueuses chacune en sa saison. La musique, tant aggreable de soy mesme, est importune en un deuil, dit le Proverbe*. C'est un grand défaut en plusieurs * Eccii., xxn, 6. qui, entreprenans l'exercice de quelque vertu particulière, s'opiniastrent d'en produire des actions en toutes sortes  124 Introduction a la Vie Dévote de rencontres, et veulent, comme ces anciens philo- sophes (O, ou tous-jours pleurer ou tous-jours rire; et font encor pis quand ilz blasment et censurent ceux qui, comme eux, n'exercent pas tous-jours ces mesmes vertus. // se faut res-jouir avec les joyeux et pleurer Rom., xn, 15. avec les pleuraiis, dit l'Apostre * ; et la charité est lCor.,xui, 4. patiente, bénigne^, libérale, prudente, condescendante. Il y a néanmoins des vertus lesquelles ont leur usage presque universel, et qui ne doivent pas seulement faire leurs actions a part, ains doivent encor respandre leurs qualités es actions de toutes les autres vertus. Il ne se présente pas souvent des occasions de prattiquer la force, la magnanimité, la magnificence; mais la dou- ceur, la tempérance, l'honnesteté et l'humilité sont des certaines vertus desquelles toutes les actions de nostre vie doivent estre teintes. Il y a des vertus plus excel- lentes qu'elles ; l'usage néanmoins de celles ci est plus requis. Le sucre est plus excellent que le sel ; mais le sel a un usage plus fréquent et plus gênerai. C'est pourquoy il faut tous -jours avoir bonne et prompte provision de ces vertus générales, puisqu'il s'en faut servir presque ordinairement. Entre les exercices des vertus, nous devons préférer celuy qui est plus conforme a nostre devoir, et non pas celuy qui est plus conforme a nostre goust. C'estoit le goust de sainte Paule d'exercer l'aspreté des mortifica- tions corporelles pour jouir plus aysement des douceurs spirituelles, mais elle avoit plus de devoir a l'obéissance de ses supérieurs ; c'est pourquo}'- saint Hierosme ad- ' Ubi supra, p. 67. voiic * qu'elle estoit reprehensible en ce que, contre l'advis de son Evesque , elle faisoit des abstinences immodérées. Les Apostres au contraire, commis pour prescher l'Evangile et distribuer le pain céleste aux âmes, jugèrent extrêmement bien ( 3) qu'ilz eussent eu  (a) extrêmement bien — f qu'il n'estoit pas raysonaable J (Ms. (i) Heraclite et Démocrite.  Troisiesme Partie. Chapitre i. 125 tort de s'incommoder en ce saint exercice pour prattiquer la vertu du soin des pauvres, quoy que très excellente*. * Act., vi, 2. Chaque vacation a besoin de prattiquer quelque spéciale vertu : autres sont les vertus d'un prélat, autres celles d'un prince, autres celles d'un soldat, autres celles d'une femme mariée, autres celles d'une vefve ; et bien que tous doivent avoir toutes les vertus, tous néanmoins ne les doivent pas également prattiquer, (^1 mais un chacun se doit particulièrement addonner a celles qui sont requises au genre de vie auquel il est appelle. Entre les vertus qui ne regardent pas nostre devoir particulier, il faut préférer les plus excellentes et non pas les plus apparentes. Les comètes paroissent pour l'ordinaire plus grandes que les estoiles et tiennent beaucoup plus de place a nos yeux ; elles ne sont pas néanmoins comparables ni en grandeur ni en qualité aux estoiles, et ne semblent grandes sinon parce qu'elles sont proches de nous et en un sujet plus ('^) grossier au prix des estoiles. Il y a de mesme certaines vertus lesquelles, pour estre proches de nous, sensibles et, s'il faut ainsy dire, matérielles, sont grandement estimées et tous-jours préférées par le vulgaire : ains)'^ prefere-il communément l'auniosne temporelle a la spirituelle, la haire, le jeusne, la nudité, la discipline et les mortifica- tions du cors a la douceur, a la debonnaireté , a la modestie et autres mortifications du cœur_, qui néanmoins sont bien plus excellentes. Choisisses donq, Philothee( l a 1. VIII, c. cvi. propriété amortit l'ardeur de la concupiscence *. Tenes-vous tous-jours proche de Jésus Christ crucifié, et spirituellement par la méditation et réellement par la sainte Communion : car tout ainsj'- que ceux qui cou- chent sur l'herbe nommée agiius castiis deviennent * Piin., Hist. nat., chastes et pudiques *, de mesme reposant vostre cœur xxxvm) ;' M^tuoii^ sur Nostre Seigneur, qui est le vray Aigneau chaste et in Dioscor., 1. I, immaculé , vous verres que bien tost vostre ame et c. CXVI. ' '- vostre cœur se treuveront purifiés de toutes souïlleures et lubricités.  CHAPITRE XIV DE LA PAUVRETÉ D'ESPRIT OBSERVEE ENTRE LES RICHESSES  Bienheureux sont les pauvres d'esprit, car le Matt., V, 3. Royaume des deux est a eux * ; malheureux donq sont les riches d'esprit, car la misère d'enfer est pour eux. Celuy est riche d'esprit lequel a ses richesses dedans son esprit, ou son esprit dedans les richesses ; celuy est pauvre d'esprit qui n'a nulles richesses dans son esprit, ni son esprit dedans les richesses. Les alcions  Troisiesme Partie. Chapitre xiv. 185 font leurs nids (a) comme une paume, et ne laissent en iceux qu'une petite ouverture du costé d'en haut; ilz les mettent sur le bord de la mer, et au demeurant les font si fermes et impénétrables que les ondes les sur- prenans, jamais l'eau n'y peut entrer; ains tenans tous- jours le dessus, ilz demeurent emmi la mer, sur la mer et maistres (b) de la mer*. Vostre cœur, chère Philothee, * Piin., Hist. nat., . 1. X , c. XXXII (al. doit estre comme cela , ouvert seulement au ciel , et xlvh). impénétrable aux richesses et choses caduques : si vous en aves, tenes vostre cœur exempt de leurs affections ; qu'il tienne tous-jours le dessus, et qu'emmi les richesses il soit sans richesses et maistre des richesses. Non, ne mettes pas cet esprit céleste dedans les biens terrestres; faites qu'il leur soit tous-jours supérieur, sur eux, non pas en eux. Il y a différence entre avoir du poison et estre em- poisonné : les apothicaires ont presque tous des poisons pour s'en servir en diverses occurences, mais ilz ne sont pas pour cela empoisonnés, parce qu'ilz n'ont pas le poison dedans le cors, mais dedans leurs boutiques; ainsy pouves-vous avoir des richesses sans estre empoi- sonnée par icelles : ce sera si vous les aves en vostre mayson ou(c) en vostre bourse, et non pas en vostre cœur. Estre riche en effect et pauvre d'affection c'est le grand bonheur du Chrestien ; car il a par ce moyen les commodités des richesses pour ce monde et le mérite de la pauvreté pour l'autre. Helas, Philothee, jamais nul ne confessera d'estre avare ; chacun désavoue cette bassesse et vileté de cœur. On s'excuse sur la charge des enfans qui presse, sur la sagesse qui requiert qu'on s'establisse en moyens : jamais on n'en a trop, il se treuve tous-jours certaines néces- sités d'en avoir davantage; et mesme les plus avares, non seulement ne confessent pas de l'estre, mays ilz ne  (a) leurs nids — ronds (Ms.) (b) emmt la mer — et maistres (Ms.-A) (c) mayson — en vostre coffre, (Ms.)  i86 Introduction a la Vie Dévote pensent pas en leur conscience de l'estre ; non, car l'avarice est une fièvre prodigieuse, qui se rend d'autant plus insensible qu'elle est plus violente et ardente. Moyse vit le feu sacré qui brusloit un buisson et ne le Exod., III, 2. consumoit nullement*, mais au contraire, le feu pro- phane de l'avarice consume et dévore l'avaricieux et ne le brusle aucunement; au moins, emmi ses ardeurs et chaleurs plus excessives, il se vante de la plus douce fraischeur du monde, et tient que son altération insa- tiable est une soif toute naturelle et suave. Si vous désirés longuement, ardemment et avec in- quiétude les biens que vous n'aves pas, vous aves beau dire que vous ne les voules pas avoir injustement, car pour cela vous ne laisseres pas d'estre vra)'ement avare. Celuy qui désire ardemment, longuement et avec in- quiétude de boire, quoy qu'il ne veuille pas boire ('i) que de l'eau, si tesmoigne-il d'avoir la fièvre. O Philothee, je ne sçai si c'est un désir juste de désirer d'avoir justement ce qu'un autre possède juste- ment ; car il (e) semble que par ce désir nous nous voulons accommoder par l'incommodité d'autruy. Celuy qui possède un bien justement, n'a-il pas plus de rayson de le garder justement, que nous de le vouloir avoir justement? et pourquoy donques estendons-nous nostre désir sur sa commodité pour l'en priver? Tout au plus si ce désir est juste, certes, il n'est pas pourtant chari- table ; car nous ne voudrions nullement qu'aucun desi- rast, quoy que justement, ce que nous voulons garder justement. Ce fut le péché d'Achab qui voulut avoir justement la vigne de Xaboth, qui la vouloit encor plus III Reg., XXI, 2,3. justement garder*: il la désira ardemment, longuement et avec inquiétude, et partant il offensa Dieu. Attendes, chère Philothee, de désirer le bien du prochain quand il commencera a désirer de s'en desfaire; car Ihors son désir rendra le vostre non seulement juste, mais chari-  (d) ne veuille — boire (Ms.) (e) car il — me (Ms.-A)  Troisiesme Partie. Chapitre xiv. 187 table : ouy, car je veux bien que vous ayes soin d'accroistre vos moyens et facultés, pourveu que ce soit non seulement justement, mais doucement et charita- blement. Si vous affectionnes fort les biens que vous aves, si vous en estes fort embesoignee, mettant vostre cœur en iceux(f), y attachant vos pensées et craignant d'une crainte vive et empressée de les perdre, croyes-moy, vous aves encor quelque sorte de fièvre ; car les febri- citans boivent l'eau qu'on leur donne avec un certain empressement, avec une sorte d'attention et d'ayse que ceux qui sont sains n'ont point accoustumé d'avoir : il n'est pas possible de se plaire beaucoup en une chose, que l'on n'y mette beaucoup d'affection. S'il vous arrive de perdre des (g) biens, et vous sentes que vostre cœur s'en désole et afflige beaucoup, croyes, Philothee, que vous y aves (11) beaucoup d'affection; car rien ne tes- moigne tant d'affection (ï) a la chose perdue que l'afflic- tion de la perte. Ne désirés donq point d'un désir entier et formé le bien que vous n'aves pas ; ne mettes point fort avant vostre cœur en celuy que vous aves ; ne vous désolés point des pertes qui vous arriveront , et vous aures quelque sujet de croire qu'estant riche en effect vous ne Testes point d'affection , mays que vous estes pauvre d'esprit et par conséquent bienheureuse, car le Royaume des deux vous appartient"^. * Matt., v, 3.  (f) fort emhesoignce, — y mettant vostre cœur (Ms.-A-B) (g) de vos (Ms.-A) (h) avies (Ms.-A-B) ( i) l'affection (Ms.-A-B)  Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE XV COACVIE IL FAUT PRATTIQUER LA PAUVRETÉ REELLE DEMEURANT NEANMOINS REELLEMENT RICHE  Le peintre Parrhasius peignit le peuple Athénien par une invention fort ingénieuse , le représentant d'un naturel divers et variable : cholere, injuste, inconstant, courtois, clément, miséricordieux, hautain, glorieux, * Piin., Hist. nat., humble, bravache et fu3^ard, et tout cela ensemble(a) *; xxxvi). ''^'^^^' mais mo}% chère Philothee, je voudrois(^) mettre en vostre cœur la richesse et la pauvreté tout ensemble, un grand soin et un grand mespris des choses temporelles. Ayes beaucoup plus de soin de rendre vos biens utiles et fructueux que les mondains n'en ont pas. Dites moy, les jardiniers des grans princes ne sont-ilz pas plus curieux et diligens a cultiver et embellir les jardins qu'ilz ont en charge, que s'ilz leur appartenoyent en propriété ? Mais pourquoy cela ? parce , sans doute , qu'ilz considèrent ces jardins la comme jardins des princes et des rois, ausquelz ilz désirent de se rendre aggreables par ces services la. 3Ia Philothee, les pos- sessions que nous avons ne sont pas nostres : Dieu les nous a données a cultiver et veut que nous les rendions fructueuses et utiles, et partant nous luy faisons service aggreable d'en avoir soin. 3Ia3's il faut donq que ce soit un soin plus grand et solide que celuy que les mondains ont de leurs biens, car ilz ne s'embesoignent  (a) et — cela tout ensemble (Ms.-A) (h) je voudrais — faire davantage, car je voudrois (Ms.-A-B)  Troisiesme Partie. Chapitre xv. 189 que pour l'amour d'eux mesmes, et nous devons tra- vailler pour l'amour de Dieu : or, comme l'amour de soy mesme est un amour violent, turbulent, empressé, aussi le soin qu'on a pour luy est plein de trouble, de chagrin, d'inquiétude ; et comme l'amour de Dieu est doux, paisible et tranquille, aussi le soin qui en procède, quoy que ce soit pour les biens du monde, est amiable, doux et gracieux. Ayons donq ce soin gracieux de la conservation, voyre de l'accroissement de nos biens temporelz, Ihors que quelque juste occasion s'en présen- tera et entant (c) que nostre condition le requiert, car Dieu veut que nous facions ainsy pour son amour. Mais prenés garde que l'amour propre ne vous 1^) trompe, car quelquefois il contrefait si bien l'amour de Dieu qu'on diroit que c'est luy : or, pour empescher qu'il ne vous(e) déçoive, et que ce soin des biens temporelz ne se conver- tisse en avarice, outre ce que j'ay dit au chapitre pré- cèdent, il nous faut prattiquer bien souvent la pauvreté réelle et effectuelle, emmi toutes les facultés et richesses que Dieu nous a données. Quittes donq tous-jours quelque partie de vos moyens en les donnant aux pauvres de bon cœur ; car donner ce qu'on a c'est s'appauvrir d'autant, et plus vous don- neres plus vous vous appauvrirés. Il est vray que Dieu vous le rendra, non seulement en l'autre monde, mais en cestui ci, car il n'y a rien qui face tant prospérer temporellement que l'aumosne ; mais en attendant que Dieu vous le rende vous seres tous-jours appauvrie de cela. O le saint et riche appauvrissement que celuy qui se fait par l'aumosne ! Aymes les pauvres et la pauvreté, car par cet amour vous deviendres vrayement pauvre, puisque, comme dit l'Escriture*, nous sommes faitz comme les choses que "" Osae, ne, 10. nous aymons. L'amour égale les amans : Qiil est in- firme avec lequel je ne sois infirme ? dit saint Paul*. ' n Cor., xi, 39.  (c) autant (Ms.-A-B) (d) Mais — prenons garde que l'amour propre ne nous (Ms.-A) (e) nous (Ms.-A)  190  Introduction a la Vie Dévote  Il pouvoit (f) dire : Qui est pauvre avec lequel je ne sois pauvre? parce que l'amour le faisoit estre tel que ceux qu'il aymoit. Si donques vous aymes les pauvres, vous seras vrayement participante de leur pauvreté, et pauvre comme eux. Or, si vous aymes les pauvres, mettes-vous souvent parmi eux : prenes playsir a les voir chez vous et a les visiter chez eux ; converses volontier avec eux; soyes bien ayse qu'ilz vous approchent aux églises, aux riies et ailleurs. Soyes pauvre de langue avec eux, leur parlant comme leur compaigne ; mais soj^es riche des mains, leur départant de vos biens comme plus abondante. Voules-vous faire encores davantage, ma Philothee ? ne vous contentes pas d'estre pauvre comme les pauvres, mais soyes plus pauvre que les pauvres. Et comment joan., XIII, 16. cela? Le serviteur est moindre que son maistre* : rendés-vous donq servante des pauvres; ailes les servir dans leurs lictz quand ilz sont malades, je dis de vos propres mains; so3'es leur cuisinière, et a vos propres despens ; soyes leur lingere et blanchisseuse. O ma Philothee, ce service est plus triomphant qu'une royauté. (g) Je ne puis asses admirer l'ardeur avec laquelle cet advis fut prattiqué par saint Lou3's, l'un des grans roys que le soleil ait veu, mais je dis grand roy en toute sorte de grandeur. Il servoit fort souvent a la table (h) des pauvres qu'il nourrissoit, et en faisoit venir presque tous les jours trois a la sienne, et souvent il mangeoit les restes de leur potage avec un amour nompareil. Quand il visitoit les hospitaux des malades (ce qu'il fai- soit fort souvent^ il se mettoit ordinairement a servir ceux qui avoient les maux les plus horribles, comme ladres, chancreux et autres semblables, et leur faisoit tout son service a teste nue et les genoux a terre ,  (f) pourroit (Ms.-A) (g) [Dans le Ms., tout l'alinéa est condensé en cette seule phrase : ] Saint Louys, tout grand roy qu'il estoit, et sainte Elizabeth, fille de roy, le prattiquoient avec un zèle et persévérance nompareille. (Ms.) (h) a — table (C)  Troisiesme Partie. Chapitre xv. 191 respectant en leur personne le Sauveur du monde, et les chérissant d'un amour aussi tendre qu'une douce mère eust sceu faire son enfant. Sainte Elizabeth, fille du Roy d'Hongrie, se mesloit ordinairement avec les pau- vres, et pour se recréer s'habilloit quelquefois en pauvre femme parmi (0 ses dames, leur disant : Si j'estois pauvre je m'habillerois ainsy. O mon Dieu, chère Philothee , que ce Prince et cette Princesse est03'ent pauvres en leurs richesses, et qu'ilz est03"ent riches en leur pauvreté. Bienheureux sont ceux qui sont ainsj'- pauvres, car a eux appartient le Royaume des deux*. J'ay *Matt.,v, 3. eu faim, vous m'aves repeu, j'ay eu froid, vous m'aves revestu : possédés le Royaume qui vous a esté préparé des la constitution du monde '^, dira * Matt., xxv, 34-36. le Roy des pauvres et des rois en son grand jugement. Il n'est (j) celuy qui en quelque occasion n'ait quelque manquement et défaut de commodités. Il arrive quelque- fois chez nous un hoste que nous voudrions et devrions bien traitter, il n'y a pas moyen pour l'heure ; on a ses beaux habitz en un lieu, on en auroit besoin en un autre ou il seroit requis de paroistre ; il arrive que tous les vins de la cave se poussent et tournent, il n'en reste plus que les mauvais et verds ; on se treuve aux champs dans quelque bicoque ou tout manque : on n'a lict, ni chambre, ni table, ni service. En fin, il est facile d'avoir souvent besoin de quelque chose, pour riche qu'on soit ; or cela, c'est estre pauvre en effect de ce qui nous manque. Philothee, soyes bien aj^se de ces rencontres, acceptes-les de bon cœur, souffres-les gayement. Quand il vous arrivera des inconveniens qui vous appauvriront, ou de beaucoup ou de peu, comme font les tempestes, les feux, les inondations, les stérilités, les lar- cins, les procès, o c'est alhors la vraye saison de pratti- quer la pauvreté, recevant avec douceur ces diminutions  ( i ) entre ( A ) (j ) Il n'est presque (Ms.)  192  Introduction a la Vie Dévote  de facultés, et s'accommodant patiemment et constam- ment a cet appauvrissement. Esaii se présenta a son père avec ses mains toutes couvertes de poil, et Jacob Gen.,xxvn. en fit de mesme*; mais parce que le poil qui estoit es mains de Jacob ne tenoit pas a sa peau, ains a ses gans, on luy pouvoit oster son poil sans l'ofFencer ni escorcher : au contraire, parce que le poil des mains d'Esaù tenoit a sa peau, qu'il avoir toute velue de son naturel, qui luy eust voulu arracher son poil luy eust bien donné de la douleur : il eust bien crié, il se fust bien eschaufFé a la défense. Quand nos moyens nous tiennent au cœur, si la tempeste, si le larron, si le chi- caneur nous en arrache quelque partie, quelles plaintes, quelz troubles, quelles impatiences en avons-nous ! mais quand nos biens ne tiennent qu'au soin que Dieu veut que nous en ayons et non pas a nostre cœur, si on nous les arrache, nous n'en perdrons (k) pourtant pas le sens ni la tranquillité. C'est la différence des bestes et des hommes quant a leurs robbes : car les robbes des bestes tiennent a leur chair, et celles des hommes 5^ sont seule- ment appliquées, en sorte qu'ilz puissent les mettre et oster quand ilz veulent.  CHAPITRE XVI POUR PRATTIQUER LA RICHESSE D 'ESPRIT EMMI LA PAUVRETÉ REELLE Mais si vous estes réellement pauvre, treschere Phi- lothee, o Dieu, soyes-le encores d'esprit; faites de nécessité vertu, et employés cette pierre pretieuse de  (k) perdons (Ms.-A)  Troisiesme Partie. Chapitre xvi. 193 la pauvreté pour ce qu'elle vaut : son esclat n'est pas descouvert en ce monde, mais si est ce pourtant qu'il est extrêmement beau et riche. Ayes patience, vous estes en bonne compaignie : Nostre Seigneur, Nostre Dame, les Apostres, tant de Saintz et de Saintes ont esté pauvres , et pouvans estre riches ilz ont mesprisé de l'estre. Combien y a-il de grans mondains qui, avec beaucoup de contradictions^ sont allés rechercher avec un soin nompareil la sainte pauvreté dedans les clois- tres et les hospitaux ? Hz ont pris beaucoup de peyne pour la treuver, tesmoin saint Alexis, sainte Paule, saint Paulin, sainte Angele et tant d'autres ; et voyla, Philothee, que, plus gracieuse en vostre endroit, elle se vient présenter chez vous ; vous l'aves rencontrée sans la chercher et sans peyne : embrasses-la donq comme la chère amie de Jésus Christ, qui naquit, vesquit et mourut avec la pauvreté, qui fut sa nourrice toute sa vie. Vostre pauvreté, Philothee, a deux grans privilèges par le moyen desquelz elle vous peut beaucoup faire mériter. Le premier est qu'elle ne vous est point arrivée par vostre choix , mais par la seule volonté de Dieu, qui vous a faitte pauvre sans qu'il y ait eu aucune concurrence de vostre volonté propre. Or, ce que nous recevons purement de la volonté de Dieu luy est tous- jours très aggreable, pourveu que nous le recevions de bon cœur et pour l'amour de sa sainte volonté : ou il y a moins du nostre il y a plus de Dieu. La simple et pure acceptation de la volonté de Dieu rend une souf- france extrêmement pure. Le second privilège de cette pauvreté, c'est qu'elle est une pauvreté vrayement pauvre. Une pauvreté loiiee, caressée, estimée, secourue et assistée, elle tient de la richesse, elle n'est pour le moins pas du tout pauvre ; mais une pauvreté mesprisee, rejettee, reprochée et aban- donnée, elle est vrayement pauvre. Or, telle est pour Tordinaire la pauvreté des séculiers, car parce qu'ilz ne sont pas pauvres par leur élection, mais par nécessité, on n'en tient pas grand conte ; et en ce qu'on n'en tient pas grand conte, leur pauvreté est plus pauvre que celle  194  Introduction a la Vie Dévote  des religieux, bien que celle cy d'ailleurs ait une excel- lence fort grande et trop plus recommandable, a rayson du vœu et de l'intention pour laquelle elle a esté choisie. Ne vous plaignes donq pas, ma chère Philothee, de vostre pauvreté ; car on ne se plaint que de ce qui desplait, et si la pauvreté vous desplait vous n'estes plus pauvre d'esprit, ains riche d'affection. Ne vous désolés point de n'estre pas si bien secourue qu'il seroit requis ; car en cela consiste l'excellence de la pauvreté. Vouloir estre pauvre et n'en recevoir point d'incommo- dité, c'est une trop grande ambition ; car c'est vouloir l'honneur de la pauvreté et la commodité des richesses. N'aj^es point de honte d'estre pauvre ni de demander l'aumosne en charité; receves celle qui vous sera don- née, avec humilité, et acceptes le refus avec douceur. Resouvenes-vous souvent du vo3''age que Nostre Dame fit en Egypte pour y porter son cher Enfant, et combien de mespris, de pauvreté, de misère il luy convint sup- porter. Si vous vives comme cela, vous seres très riche en vostre pauvreté.  CHAPITRE XVII DE l'amitié, et PREMIEREMENT DE LA MAUVAISE ET FRIVOLE  L'amour tient le premier rang entre les passions de l'ame : c'est le roy de tous les mouvemens(a) du cœur, il convertit tout le reste a soy et nous rend telz que ce • Osée, IX, lo. qu'il a3'^me *. Frênes donq bien garde, ma Philothee, de  (a) de l'ame — fet est dans le cœurj comme le roy de tous les mouve- mens rd'iceluyj ; (Ms.)  Troisiesme Partie. Chapitre xvii. 195 n'en point avoir de mauvais, car tout aussi tost vous séries toute mauvaise. Or l'amitié est le plus dangereux amour de tous, parce que les autres amours peuvent estre sans communication, mays l'amitié estant totale- ment fondée sur icelle, on ne peut presque l'avoir avec une personne sans participer a ses qualités. Tout amour n'est pas amitié; car, i. on peut aymer sans estre aymé, et Ihors il y a de l'amour, mais non pas de l'amitié, d'autant que l'amitié est un amour mutuel, et s'il n'est pas mutuel ce n'est pas amitié. 2. Et ne suffit pas qu'il soit mutuel, mais il faut que les parties qui s'entr'ayment sçachent leur réciproque affection, car si elles l'ignorent elles auront de l'amour, mais non pas de l'amitié. 3. Il faut avec cela qu'il y a3't entre elles quelque sorte de communication qui soit le fondement de l'amitié. Selon la diversité des communications l'amitié est aussi diverse, et les communications sont différentes selon la différence des biens qu'on s'entrecommunique : si ce sont des biens faux et vains, l'amitié est fause et vaine, si ce sont des vrays biens, Tamitié est vraye; et plus excellens seront les biens , plus excellente sera l'amitié. Car, comme le miel est plus excellent quand il se cueille es fleurons des fleurs plus exquises, ainsy l'amour fondé sur une plus exquise communication est le plus excellent ; et comme il y a du miel en Heraclee de Ponte, qui est vénéneux et fait devenir insensés ceux qui le mangent, parce qu'il est recueilli sur l'aconit qui est abondant en cette region-la * , ainsy l'amitié * Plia-, Hist. nat., ?• ..,j~ .•• !• 1- XXI, c. XIII [aï. fondée sur la communication des taux et vicieux biens xlv); Mattïoii, in est toute fause et mauvaise. Diosc.,i.vi,c.Ym. La communication des voluptés charnelles est une mutuelle propension et amorce brutale , laquelle ne peut non plus porter le nom d'amitié entre les hommes que celles des asnes et chevaux pour semblables effectz ; et s'il n'y avoit nulle autre communication au mariage, il n'y auroit non plus nulle amitié; mais, parce qu'outre celle-là il y a en iceluy la communication de la vie, de l'industrie, des biens, des affections et d'une indissoluble  196 Introduction a la Vie Dévote fidélité, c'est pourquoy l'amitié du mariage est une vra5''e amitié et sainte. L'amitié fondée sur la communication des playsirs sensuelz est toute grossière, et indigne du nom d'amitié, comme aussi celle qui est fondée sur des vertus frivoles et vaines, parce que ces vertus dépendent aussi des sens. J'appelle playsirs sensuelz ceux qui s'attachent immé- diatement et principalement aux sens extérieurs, comme le playsir de voir la beauté, d'ouïr une douce voix, de toucher et semblables. J'appelle vertus frivoles certaines habilités et qualités vaines que les foibles espritz appel- lent vertus et perfections. Oyes parler la pluspart des filles, des femmes et des jeunes gens, ilz ne se feindront nullement de dire : un tel gentilhomme est fort ver- tueux, il a beaucoup de perfections, car il danse bien, il joue bien a toutes sortes de jeux, il s'habille bien, il chante bien, il cajole bien, il a bonne mine; et les charlatans tiennent pour les plus vertueux d'entre eux ceux qui sont les plus grans bouffons. Or, comme tout cela regarde les sens, aussi les amitiés qui en proviennent s'appellent sensuelles, vaines et frivoles, et méritent plustost le nom de folastrerie que d'amitié. Ce sont ordi- nairement les amitiés des jeunes gens, qui se tiennent aux moustaches, aux cheveux, aux œillades, aux habitz, a la morgue, a la babillerie : amitiés dignes de l'aage des amans qui n'ont encor aucune vertu qu'en bourre ni nul jugement qu'en bouton ; aussi telles amitiés ne sont que passagères et fondent comme la neige au soleil (^),  (b) [Le Ms. donne ici, bien qu'il le répète en son lieu, le premier alinéa de la page 216. ]  Troisiesme Partie. Chapitre xviii. 197  CHAPITRE XVIII  DES AMOURETTES  (a) Quand ces amitiés folastres se prattiquent entre gens de divers sexe, et sans prétention du mariage , elles s'appellent amourettes, car n'estans que certains avortons, ou plustost fantosmes d'amitié, elles ne peu- vent porter le nom ni d'amitié, ni d'amour, pour leur incomparable vanité et imperfection. Or, par icelles, les cœurs des hommes et des femmes demeurent pris et engagés et entrelacés les uns avec les autres en vaines et folles affections, fondées sur ces frivoles communi- cations et chetifz aggreemens desquelz je viens de parler. Et bien que ces sottes amours vont ordinairement fondre et s'abismer en des charnalités et lascivetés fort vilaines, si est ce que ce n'est pas le premier dessein de ceux qui les exercent; autrement ce ne seroyent plus amourettes, ains impudicités manifestes. Hz se passeront mesme quelquefois plusieurs années sans qu'il arrive , entre ceux qui sont atteins de cette folie, aucune chose qui soit directement contraire a la chasteté du cors, iceux s'arrestans seulement a détremper leurs cœurs en  (a) [Avec la leçon du Ms. correspondant au texte, il existe une ébauche de ce chapitre, qui est reproduite intégralement ici. ] Il y a des certains avortons, ou plustost fantosmes d'amitié qui pour leur incomparable vanité et imperfection ne peuvent porter le nom ni d'amour ni d'amitié, ains seulement celuy d'amourettes. Ce sont certaines vaines, folles, folastres affections par lesquelles les cœurs des personnes de divers sexe s'entretiennent, pris, engagés et entrelacés les uns avec les autres. Ces folles affections vont fondre et aboutissent pour l'ordinaire en des charnalités et lascivetés fort vilaines; néanmoins ce n'est pas le pre- mier dessein de ceux qui les prattiquent, autrement ce ne seroient plus amourettes ains impudicités et paillardises.  1^8 Introduction a la Vie Dévote souhaitz, désirs, souspirs, muguetteries et autres telles niaiseries et vanités, et ce pour diverses prétentions. Les uns n'ont d'autre dessein que d'assouvir leurs cœurs a donner et recevoir de l'amour, suivans en cela leur inclination amoureuse, et ceux ci ne regardent a rien pour le choix de leurs amours sinon a leur goust et instinct, si qu'a la rencontre d'un sujet aggreable, sans examiner l'intérieur ni les deportemens d'iceluy, ilz commenceront cette communication d'amourettes et se fourreront dedans les misérables filetz desquelz par après ilz auront peyne de sortir. Les autres se laissent aller a cela par vanité, leur estant advis que ce ne soit pas peu de gloire de prendre et lier les cœurs par amour ; et ceux ci, faysant leur élection pour la gloire, dressent leurs pièges et tendent leurs toyles en des lieux spécieux, relevés, rares et illustres. Les autres sont portés et par leur inclination amoureuse et par la vanité tout ensemble, car encores qu'ilz ayent le cœur contourné a l'amour, si ne veulent-ilz pourtant pas en prendre qu'avec quelque advantage de gloire.  rLeurs premiers desseins donques sont divers : les uns prastendent d'assovir leurs cœurs a donner et recevoir de l'amour, leurs yeux a s'entreregarder, leurs espritz a s'entrecommuniquer leurs pensées, leurs cogitations, lestime réciproque qu'ilz font l'un de l'autre; et tout cela a leur advis sans autre prétention de leur costé. Je dis de leur costé, parce que le Diable a tous- jours un dessein dangereux et pernicieux sur ces maudites amourettes. J Les desseins sont donques divers en ce sujet. Les uns praetendent sim- plement d'assovir leurs cœurs a donner et recevoir de l'amour, a quoy fleurs inclinations les portent parce qu'ilz sont de complexion amoureuse... J leur inclination amoureuse les porte; et ceux ci ne regardent a rien pour le choix du sujet de leurs amourettes fsinon a leur goust et a l'instinctj , ains a la première rencontre d'un objet a leur gré se vont fourrer dedans les filetz et se rendent d'autant plus misérables en ce malheur, quilz fscnt fermes et ahurtésj ont l'esprit ferme et invariable. Les autres se laissent porter a cela par la vanité, leur estant bien advis que ce ne soit pas peu de gloire de prendre et lier les cœurs par amour ; et ceux ci, faysant leurs élections pour la gloire, s'attaquent a des sujetz spécieux, relevés et illustres s'ilz peuvent, et ffourrent, tendent leurs toyles... J mettent leurs amorces tous-jours en haut lieu, la ou les premiers se contentent de tout, pourveu quil revienne a leur gré. Les autres sont conduitz et par la complexion amoureuse et par la vanité tout ensemble, car encor quilz ayent le cœur tourné a l'amour, si ne veulent-ilz se prendre qu'avec l'advantage de la gloire.  Troisiesme Partie. Chapitre xviir. 199 Ces amitiés sont toutes mauvaises, folles et vaines : mauvaises, d'autant qu'elles aboutissent et se terminent en fin au péché de la chair, et qu'elles desrobent l'amour et par conséquent le cœur a Dieu, a la femme et au mari, a qui il estoit deu ; folles, parce qu'elles n'ont ni fondement ni rayson; vaines, parce qu'elles ne rendent aucun prouflfit, ni honneur, ni contentement. Au contraire elles perdent le tems , embarrassent l'honneur, sans donner aucun playsir que celuy d'un empressement de prétendre et espérer, sans sçavoir ce qu'on veut ni qu'on prétend. Car il est tous-jours advis a ces chetifz et foibles espritz qu'il y a je ne sçai quoy a désirer es tesmoignages qu'on leur rend de Tamour réciproque, et ne sçauroyent dire que c'est ; dont leur désir ne peut finir, mays va tous-jours pressant leur cœur de perpétuelles défiances, jalousies et inquiétudes. Saint Grégoire Nazianzene, escrivant contre les fem- mes vaynes, dit merveilles sur ce sujet; en voyci une petite pièce* qu'il addresse voyrement aux femmes, *Carm.,l. I, secti» mais bonne encores pour les hommes : « Ta naturelle "'§^9'^^" 9-9 • beauté suffit pour ton mari ; que si elle est pour plu- sieurs hommes, comme un filet tendu pour une troupe d'o)^seaux, qu'en arrivera-il ? celuy la te plaira qui se plaira en ta beauté, tu rendras œillade pour œillade, regard pour regard ; soudain suivront les sousris et petitz motz d'amour, laschés a la desrobee pour le com- mencement, mais bien tost on s'apprivoisera et passera-on a la cajolerie manifeste. Garde bien , o ma langue par- leuse , de dire ce qui arrivera par après ; si diray-je néanmoins encor cette vérité : rien de tout ce que les jeunes gens et les femmes disent ou font ensemble en ces  Je laiss'a part ceux qui regardent les presens, car ceux la sont des âmes absolument perdues. fAh que je souhaiterois de pouvoir dignement détester cet infâme amu- sement; Philothee, c'est la peste des cœurs et le jouet des cours ; c'est le malheur des âmes, et la ruine de toutes leurs facultés. J Tout cela, Philo- thee, est un très infâme amusement ; c'est le jouet des cours, mais la peste des cœurs. Helas, on s'y engage par imprudence, et on le poursuit avec  200 Introduction a la Vie Dévote folles complaisances n'est exempt de grans esguillons. Tous les fatras d'amourettes se tiennent l'un a l'autre et s'entresuivent tous, ne plus ne moins qu'un fer tiré par l'aj'mant en tire plusieurs autres consécutivement. » O qu'il dit bien, ce grand Evesque : Que penses-vous faire? Donner de l'amour, non pas? Mais personne n'en donne volontairement qui n'en prenne nécessairement; qui prend est pris en ce jeu. L'herbe aproxis reçoit et •Piin., Hist. nat, conçoit le feu aussi tost qu'elle le void* : nos cœurs en l.XXIV,c.xvn(a/. ^ ^ , . ,., ci). sont de mesme; soudain qu ilz voyent une ame enflam- mée d'amour pour eux, ilz sont incontinent embrasés pour elle. J'en veux bien prendre, me dira quelqu'un, mais non pas fort avant. Helas, vous vous trompés, ce feu d'amour est plus actif et pénétrant qu'il ne vous semble ; vous cuyderes n'en recevoir qu'une estincelle, et vous seres tout estonné de voir qu'en un moment il aura saysi tout vostre cœur, réduit en cendre toutes vos resolutions et en fumée vostre réputation. Le Sage  impudence. L"herbe aproxis reçoit et conçoit le feu tout aussi tost qu'elle le void : nos cœurs sont comme cela, incontinent quilz voyent un 'ame qui a conçu de l'amour pour eux, ilz en reçoivent soudainement fen contre- changej pour elle. Que voules-vous donq faire, o hommes, o femmes ? Vous voules donner de l'amour ; saches que personne n'en donne qui n'en prenne réciproquement : vous en voules donq prendre. Ah, vous mettes un serpent dans vostre sein qui vous mordra et fera mourir de son venin. Il vous est advis que vous borneres et limiteres l'embrasement de ce feu, et que vous le contiendres dans l'enclos d'un simple passetems ; mais vous ne sçaves donq pas sa force. Vous seres tout estonnés qu'en moins de rien il aura réduit en cendre vostre cœur, vostr'entendement et vostr'honneur. Ceux qui se mettent au jeu s'y mettent pour l'ordinaire avec intention de ne jouer que jusques a certaine somme, et seulement pour quelque tems ; mais petit a petit ilz s"y eschauffent si fort qu'ilz joueroyent fl eternitéj leur propre cœur silz le pouvoyent arracher, et y passeroyent fleternité si elle estoit a leur commandement, et quilz piiissent tous-jours veiller. J volontier toute leur vie. Ainsy ceux qui entrent aux amourettes s'y enga- gent, ce leur semble, seulement par manière d'entretien et de jeu, mais soudain ilz s'acharnent et laissent tellement emporter leurs espritz fque les jours leur semblent trop cours et...J quil ny a rien au monde qu'ilz ne mesprisent pour ce misérable amusement dans lequel ilz cherchent pour néant l'assovissement de leurs désirs Tet ne treuvansj puis qu'il n'y a pour tout que de la vanité, filz abbayent perpétuellement contre leur ombre et dissipent leurs ames.J Le Sage nous a laissé un trait d'importance  Troisiesme Partie. Chapitre xviii. 201 s'escrie * : Qîii aura compassion cVun enchanteur * Eccii., xn, 13. piqué par le serpent ? Et je m'escrie après luy : o folz et insensés , cuydes-vous charmer l'amour pour le pouvoir manier a vostre gré ? Vous vous voules jouer avec luy, il vous piquera et mordra mauvaisement; et sçaves-vous ce qu'on en dira? chacun se moquera de vous et on rira dequoy vous aves voulu enchanter l'amour, et que sur une fause asseurance vous aves voulu mettre dedans vostre sein une dangereuse coleuvre, qui vous a gasté et perdu d'ame et d'honneur. O Dieu, quel aveuglement est celuy ci, de joiier ainsy a crédit sur des gages si frivoles la principale pièce de nostre ame ! Ou}^ Philothee, car Dieu ne veut l'homme que pour l'ame, ni l'ame que pour la volonté, ni la volonté que pour l'amour. Helas , nous n'avons pas d'amour a beaucoup près de ce que nous avons besoin ; je veux dire, il s'en faut infiniment que nous en ayons asses pour aymer Dieu, et cependant, misérables que nous sommes , nous le prodiguons et espanchons en choses sottes et vaynes et frivoles, comme si nous en avions de reste. Ah! ce grand Dieu qui s'estoit réservé le seul amour de nos âmes, en reconnoissance de leur cré- ation , conservation et rédemption , exigera un compte bien estroit de ces folles déduites que nous en fa3'sons; que s'il doit faire un examen si exacte des parolles oyseuses * , qu'est ce qu'il fera des amitiés oyseuses, * Matt., xn, 36. impertinentes, folles et pernicieuses ?  pour ce regard : Q,ui aura, dit-il, compassion d'un enchanteur piqué par le serpent, et de tous ceux qui s'approchent des bestes .<* O folz et insensés, vous voules charmer par amour les personnes, et ce mesme serpent vous mordra, vous en seres empoisonnés ; et chacun dira : son dam, il a tendu des pièges aux autres, il est bien juste quil y soit luy mesme surpris; il a voulu folastrer avec les lyons et les tigres, s'ilz l'ont offencé c'est sa faute. Sçaves vous ce que je veux dire ? Je veux dire quil ne faut jamais ["faire cette folie de vouloir... J s'exposer a cette folie d'amourettes. Mais, mon Dieu, quelle rayson y a-il de joiier la principale pièce de son ame ? car l'amour est le roy de nos affections, c'est l'unique fjoyauj morceau du cœur que nostre Dieu se reserve pour sa bouche. Il ne veut l'homme que pour le cœur ni le cœur que pour l'amour ; et faire un joiiet de ceste noble perle n'est ce pas un détraquement insupportable ? Il est  202 Introduction a la Vie Dévote Le noyer nuit grandement aux vignes et aux champs esquelz il est planté, parce qu'estant si grand, il attire tout le suc de la terre, qui ne peut par après suffire a nourrir le reste des plantes; ses feuillages sont si touffus qu'ilz font un ombrage grand et espais, et en fin il attire les passans a soy, qui, pour abattre son fruit, gastent et foulent tout autour. Ces amourettes font les mesmes nuysances a l'ame, car elles l'occupent telle- ment et tirent si puissamment ses mouvemens qu'elle ne peut pas après suffire a aucune bonne œuvre ; les feuilles, c'est a dire les entretiens, amusemens et mu- guetteries sont si fréquentes qu'elles dissipent tout le loysir; et en fin elles attirent tant de tentations, dis- tractions, soupçons et autres conséquences, que tout le cœur en est foulé et gasté. Bref, ces amourettes ban- nissent non seulement l'amour céleste, mais encor la crainte de Dieu, énervent l'esprit, affoiblissent la réputation : c'est, en un mot, le joiiet des cours, mais la peste des cœurs.  CHAPITRE XIX  DES VRAYES AMITIES O Philothee, aymés un chacun d'un grand amour charitable , mais n'ayes point d'amitié qu'avec ceux qui peuvent communiquer avec vous de choses vertueuses; et plus les vertus que vous mettres en vostre commerce seront exquises, plus vostre amitié sera parfaitte. Si vous communiques es sciences, vostre amitié est certes  impossible, mais je dis de toute impossibilité, que la vraye vertu ni la vraye dévotion fsoit en un cœurj se treuve avec cette folie [qui] obscurcit l'esprit rde discours, fumée J , souille l'imagination rdefantosmes, chimeresj et dissipe le cœur.  Troisiesme Partie. Chapitre xix.  203  fort louable ; plus encor si vous communiques aux vertus, en la prudence, discrétion, force et justice. Mais si vostre mutuelle et réciproque communication se fait de la charité, de la dévotion, de la perfection chres- tienne, o Dieu, que vostre amitié sera pretieuse ! Elle sera excellente parce qu'elle vient de Dieu, excellente parce qu'elle tend a Dieu , excellente parce que son lien c'est Dieu, excellente parce qu'elle durera éternel- lement en Dieu. O qu'il fait bon aymer en terre comme l'on ayme au Ciel, et apprendre a s'entrecherir en ce monde comme nous ferons éternellement en l'autre ! Je ne parle pas ici de l'amour simple de charité, car il doit estre porté a tous les hommes ; mais je parle de l'amitié spirituelle, par laquelle deux ou trois ou plu- sieurs âmes se communiquent leur dévotion, leurs affec- tions spirituelles, et se rendent un seul esprit entre elles. Qu'a bon droit peuvent chanter telles heureuses âmes : O que voyci combien il est bon et aggreahle que les frères habitent ensemble * ! Ouy, car le baume * Ps. cxxxn, i. délicieux de la dévotion distille de l'un des cœurs en l'autre par une continuelle participation, si qu'on peut dire que Dieu a respandu sur cette amitié sa béné- diction et la vie jusques aux siècles des siècles *. * ibid., j. 4. Il m'est advis que toutes les autres amitiés ne sont que des ombres au prix de celle ci , et que leurs liens ne sont que des chaisnes de verre ou de jayet, en compa- rayson de ce grand lien de la sainte dévotion qui est tout d'or. Ne faites point d'amitié d'autre sorte, je veux dire des amitiés que vous faites ; car il ne faut pas ni quitter ni mespriser pour cela les amitiés que la nature et les precedens devoirs vous obligent de cultiver, des parens, des alliés, des bienfaiteurs, des voysins et au- tres ; je parle de celles que vous choisisses vous mesme. Plusieurs vous diront peut estre (a) qu'il ne faut avoir aucune sorte de particulière affection et amitié, d'autant que cela occupe le cœur, distrait l'esprit, engendre les  (a) peut estre — ma chère Philothee, (Ms.)  204 Introduction a la Vie Dévote envies : mais ilz se trompent en leurs conseilz; car ilz ont veu es escritz de plusieurs saintz et devotz autheurs que les amitiés particulières et affections extraordinaires nuisent infiniment aux religieux; ilz cuydent que c'en soit de mesme du reste du monde , mais il y a bien a dire. Car attendu qu'en un monastère bien réglé le dessein commun de tous tend a la vraye dévotion, il n'est pas requis d'y faire ces (^) particulières communi- cations, de peur que cherchant en particulier ce qui est commun, on ne passe des particularités aux partialités; mais quant a ceux qui sont entre les mondains et qui embrassent la vraye vertu , il leur est nécessaire de s'allier les uns aux autres par une sainte et sacrée amitié; car par le moyen d'icelle ilz s'animent, ilz s'aydent , ilz s'entreportent au bien. Et comme ceux qui cheminent en la plaine n'ont pas besoin de se prester la main, mais ceux qui sont es chemins scabreux et glissans s'entretiennent l'un l'autre pour cheminer plus seurement, ainsy ceux qui sont es Religions n'ont pas besoin des amitiés particulières, mais ceux qui sont au monde en ont nécessité pour s'asseurer et secourir les uns les autres, parmi tant de mauvais passages qu'il leur faut franchir. Au monde, tous ne conspirent pas a mesme fin, tous n'ont pas le mesme esprit; il faut donq sans doute se tirer a part et faire des amitiés selon nostre prétention ; et cette particularité fait voirement une partialité, mais une partialité sainte, qui ne fait aucune division sinon celle du bien et du mal , des brebis et des chèvres, des abeilles et des freslons, sépa- ration nécessaire. Certes, on ne sçauroit nier que Nostre Seigneur n'aymast d'une plus douce et plus spéciale amitié saint Jean, le Lazare, Marthe, JMagdeleine, car l'Escriture le Joan., XIII, 23; tesmoigne*. On sçait que saint Pierre cherissoit tendre- ment saint Marc et sainte Petronille, comme saint Paul faisoit son Timothee et sainte Thecle. Saint Grégoire  (b) des (Ms.-A-B)  Troisiesme Partie. Chapitre xix. 205 Nazianzene se vante cent fois de l'amitié nompareille qu'il eut avec le grand saint Basile, et la descrit en cette sorte* : « Il sembloit qu'en l'un et l'autre de nous, il n'y * Orat. xlih, § ao. eust qu'une seule ame portant deux cors. Que s'il ne faut pas croire ceux qui disent que toutes choses sont en toutes choses, si nous faut-il pourtant adjouster foy que nous estions tous deux en l'un de nous, et l'un en l'autre ; une seule prétention avions-nous tous deux, de cultiver la vertu et accommoder les desseins de nostre vie aux espérances futures , sortans ainsy hors de la terre mortelle avant que d'y mourir. » Saint Augustin teSïnoigne * que saint Ambroise aymoit uniquement * Confess., 1. vi, sainte Monique, pour les rares vertus qu'il voyoit en elle, et qu'elle réciproquement le cherissoit comme un Ange de Dieu. Mays j'ay tort de vous amuser en chose si claire. Saint Hierosme, saint Augustin, saint Grégoire, saint Bernard et tous les plus grans serviteurs de Dieu ont eu de très particulières amitiés sans interest de leur per- fection. Saint Paul reprochant le détraquement des Gentilz, les accuse d'avoir esté gens sans a^ectïon*, * Rom., 1,31. c'est a dire qui n'avoient aucune amitié. Et saint Thomas, comme tous les bons philosophes, confesse que l'amitié est une vertu* : or, il parle de l'amitié particulière, *nalI«,Qu.xxiii, puisque, comme il dit*, la parfaitte amitie ne peut s es- * in x lib. Ethic. tendre a beaucoup de personnes. La perfection donques '^'^^^ e^t* 0^^^' ^dis- ne consiste pas a n'avoir point d'amitié , mais a n'en put. de Maio, Qu. , , , . VII, art. II, ad la. avoir que de bonne, de sainte et sacrée.  2o6 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE XX DE LA DIFFERENCE DES VRAYES ET DES VAINES AMITIÉS  Voyci donq le grand advertissement , ma Philothee. Videsup., p. 195. Le miel d'Heraclee*, qui est si vénéneux, ressemble a l'autre qui est si salutaire : il y a grand danger de pren- dre l'un pour l'autre ou de les prendre meslés, car la bonté de l'un n'empescheroit pas la nuysance de l'autre. Il faut estre sur sa garde pour n'estre point trompé en ces amitiés, notamment quand elles se contractent entre personnes de divers sexe, sous quel prétexte que ce soit, car bien souvent Satan donne le change a ceux qui ayment. On commence par l'amour vertueux, mais si on n'est fort sage l'amour frivole se meslera , puis l'amour sensuel, puis l'amour charnel ; ouy mesme il y a danger en l'amour spirituel si on n'est fort sur sa garde (a), bien qu'en celuy cy il soit plus difficile de prendre le change, parce que sa pureté et blancheur rendent plus connoissables les souïUeures que Satan y veut mesler : c'est pourquoy quand il l'entreprend il fait cela plus finement, et essaye de glisser les impuretés presque insensiblement. Vous connoistrés l'amitié mondaine d'avec la sainte et vertueuse, comme l'on connoist le miel d'Heraclee d'avec l'autre : le miel d'Heraclee est plus doux a la langue que le miel ordinaire , a rayson de l'aconit  (a) si on n'est — bien sage (Ms.-A)  Troisiesme Partie. Chapitre xx. 207 qui(^) luy donne un surcroist de douceur, et l'amitié mondaine produit ordinairement un grand amas de pa- roles emmiellées, une cajolerie de petitz motz passionnés et de louanges tirées de la beauté, de la grâce et des qualités sensuelles ; mais l'amitié sacrée a un langage simple et franc, ne peut loiier que la vertu et grâce de Dieu, unique fondement sur lequel elle subsiste. Le miel d'Heraclee estant avalé excite un tournoyement de teste, et la fause amitié provoque un tournoyement d'esprit qui fait chanceler la personne en la chasteté et dévotion, la portant a des regards affectés, mignards et immodérés , a des caresses sensuelles , a des souspirs desordonnés, a des petites plaintes de n'estre pas aymee, a des petites, mais recherchées, mais attrayantes conte- nances, galanterie, poursuitte des baysers, et autres privautés et faveurs inciviles, présages certains et indu- bitables d'une prochaine ruine de l'honnesteté ; mais l'amitié sainte n'a des yeux que simples et pudiques, ni des caresses que pures et franches, ni des souspirs que pour le Ciel, ni des privautés que pour l'esprit, ni des plaintes sinon quand Dieu n'est pas aymé, marques infallibles de l'honnesteté. Le miel d'Heraclee trouble la veuë, et cette amitié mondaine trouble le jugement, en sorte que ceux qui en sont atteins pensent bien faire en mal faisant, et cuydent que leurs excuses, pré- textes et paroles soyent des vrayes raysons ; ilz craignent la lumière et ayment les ténèbres, mais l'amitié sainte a les yeux clairvoyans et ne se cache point, ains paroist volontier devant les gens de bien. En fin le miel d'Heraclee donne une grande amertume en la bouche : ainsy les fauses amitiés se convertissent et terminent en paroles et demandes charnelles et puantes, ou, en cas de refus, a des injures, calomnies, impostures, tris- tesses, confusions et jalousies qui aboutissent bien sou- vent en abrutissement et forcenerie ; mais la chaste amitié est tous-jours également honneste, civile et  (b) qui — faccroist la douceur ordinaire du mielj (Ms.)  2o8 Introduction a la Vie Dévote amiable, et jamais ne se convertit qu'en une plus par- faitte et pure union d'espritz , image vive de l'amitié bienheureuse que l'on exerce au Ciel. * Ubi supra {ff. Saint Grégoire Nazianzene dit* que le paon faisant 80, 81), p. 199. .11 ,•^ r • ■■ 1 • son cri Inors qu il tait sa roue et pavonnade excite grandement les femelles qui l'escoutent a la lubricité : quand on voit un homme pavonner, se parer et venir comme cela cajoler, chuchoter et barguigner aux oreilles d'une femme ou d'une fille, sans prétention d'un juste mariage, ha ! sans doute ce n'est que pour la provoquer a quelque impudicité ; et la femme d'honneur bouchera ses oreilles pour ne point ouïr le cri de ce paon et la voix de V enchanteur qui la veut enchanter fine- * Ps. Lvn, 5. ment * : que si elle escoute , o Dieu , quel mauvais augure de la future perte de son cœur ! Les jeunes gens qui font des contenances, grimaces et caresses, ou disent des parolles esquelles ilz ne voudroient pas estre surprins par leurs pères, mères, maris, femmes ou confesseurs tesmoignent en cela qu'ilz traittent d'autre chose que de l'honneur et de la conscience. Nostre Dame se trouble voyant un Ange en forme humaine, parce qu'elle estoit seule et qu'il luy donnoit des extrêmes, quoy que célestes loiianges : o Sauveur du monde , la pureté craint un Ange en forme humaine, et pourquoy donq l'impureté ne craindra-elle un homme^ encor qu'il fust en figure d'Ange, quand il la loue des louanges sensuelles et humaines ?  Troisiesme Partie. Chapitre xxi. 209  CHAPITRE XXI (a) ADVIS ET REMEDES CONTRE LES MAUVAISES AMITIÉS Mais quelz remèdes contre cette engeance et formi- liere de folles amours, folastreries, impuretés ? Soudain que vous en aures (t) les premiers ressentimens (<=), tournes vous court de l'autre costé, et, avec une detes- tation absoliie de cette vanité, coures a la Croix du Sauveur et prenes sa couronne d'espines pour en environner vostre cœur, affin que ces petit^ renar- deaux * n'en approchent. Gardes bien de venir a * Cant., n, 15. aucune sorte de composition avec cet ennemi ; ne dites pas : je l'escouteray mais je ne feray rien de ce qu'il me dira, je luy presteray l'oreille mais je luy refuseray le cœur. O ma(dj Philothee, pour Dieu, soyes rigoureuse en telles occasions : le cœur et les oreilles s'entretiennent l'un a l'autre, et comme il est impossible d'empescher un torrent qui a pris (e) sa descente par le pendant d'une montaigne , aussi est -il difficile d'empescher que l'amour qui est tombé en l'oreille ne face soudain sa cheute dans le cœur. Les chèvres, selon Alcmeon, haleynent par les oreilles et non par les naseaux : il est vray qu'Aristote le nie *, * Hist. anim., 1. 1, or ne sçay-je ce que c'en est, mais je sçay bien pourtant  C. XI.  (a) [Dans le Ms., le chapitre xxii précède celui-ci; mais le Saint indique par un signe de renvoi Tordre définitivement adopté. ] (b) apercevres (Ms.) (c) assentimens (Ms.-A-B) (d) le cœur. — O non, (Ms.-A-B) (e) qui a pris — fscn cours par une descente fort pendante J (Ms.) »4  210 Introduction a la Vie Dévote que nostre cœur haleyne par l'oreille, et que comme il aspire et exhale ses pensées par la langue 1^), il respire aussi par l'oreille, par laquelle il reçoit les pensées des autres. Gardons donq soigneusement nos oreilles (g) de l'air des folles paroles , car autrement soudain nostre cœur en seroit empesté (^). N'escoutes nulle sorte de propositions, sous quel prétexte que ce soit : en ce seul cas il n'y a point de danger d'estre (i) incivile et agreste. Resouvenes-vous que vous aves voué vostre cœur a Dieu, et que vostre amour luy estant sacrifié (J ), ce seroit donq un sacrilège de luy en oster un seul brin ; sacrifies le luy plustost derechef par mille resolutions et protestations, et vous tenant entre icelles comme un cerf dans son fort, reclames Dieu ; il vous secourra et son amour prendra le vostre en sa protection, afiin qu'il vive uniquement pour luy. Que si vous estes des-ja prinse dans les filetz de ces folles amours , o Dieu , quelle difficulté de vous en desprendre ! Mettes vous devant sa divine Majesté , connoissés en sa présence la grandeur de vostre misère, vostre foiblesse et vanité; puys, avec le plus grand effort de cœur qu'il vous sera possible, détestés ces amours commencées (1^), abjurés la vayne profession que vous en aves faitte, renonces a toutes les promesses receuës, et d'une grande et très absolue (M volonté, arrestés en vostre cœur et vous resoulvés de ne jamais plus(°^) rentrer en ces jeux et entretiens d'amour. Si vous vous pouves(°) esloigner de l'objet je l'ap- preuverois infiniment, car comme ceux qui ont esté  (f ) il aspire — par la langue, par laquelle il exhale ses pensées (Ms.) (g) nos oreilles — fde toute sorte d'air pestilentielj (Ms.) (h) empesté — fsurpris. Certes, Platon a dit...J d'autant que, comme l'on empoisonne le cors par la bouche on empoisonn'aussi le cœur par l'oreille. (Ms.) ( i) d'estre — un peu (Ms.) (j ) luy — est consacré (Ms.) (k) commencées — frenoncés a tous leurs apastz, a toute leur...J (Ms.) (1) absolue — fresolution, protestés... J (Ms.) (m) jamais plus — fconsentir a pas un de tous. J (Ms.) (n) Si vous pouvies vous (Ms.-B-C)  Troisiesme Partie. Chapitre xxi.  211  mordus des serpens ne peuvent pas aysement guérir en la présence de ceux qui ont esté autrefois blessés de la mesme morseure*, aussi la personne qui est piquée ' Plin., Hist. nat d amour guérira difficilement de cette passion, tandis LA^/'"' " "^ qu'elle sera proche de l'autre qui aura esté atteinte de la mesme piqueure. Le changement de lieu sert extrême- ment pour apaiser les ardeurs et inquiétudes, soit de la douleur soit de l'amour. Le garçon duquel parle saint Ambroise au livre second de la Pénitence *, ayant fait * Cap. x. un long voyage revint entièrement délivré des folles amours qu'il avoit exercées, et tellement changé que laW sotte amoureuse le rencontrant et luy disant : Ne me connois-tu pas ? « je suis bien moy mesme » ; Ouy dea, respondit-il, « mais moy je ne suis pas (PÎmoy mesme » :' l'absence luy avoit apporté cette heureuse mutation. Et saint Augustin tesmoigne* que pour alléger la dou- * Confess., i. iv, leur qu'il eut en la mort de son ami, il s'osta de Tagaste, "" """■ ou iceluy estoit mort, et s'en alla a Carthage. Mais qui ne peut s'esloigner que doit il faire ? Il faut absolument retrancher toute conversation particulière, tout entretien secret, toute douceur des yeux, tout sousris, et généralement toutes sortes de communi- cations et amorces qui peuvent nourrir ce feu puant et fumeux; ou pour le plus s'il est force de parler au complice, que ce soit pour declairer par une hardie, courte et severe protestation le divorce (q) éternel que Ton a juré. Je crie tout haut a quicomque est tombé dans ces pièges d'amourettes : taillés, tranchés, rompes; il ne faut pas s'amuser a descoudre ces folles amitiés, il les faut deschirer, il n'en faut pas desnouer les liaysons, il les faut rompre ou couper; aussi bien les cordons et liens n'en valent rien. Il ne faut point mesnager pour un amour qui est si contraire a l'amour de Dieu. Mais après que j'auray ainsy rompu les chaynes de  (o) sa (Ms.-A-B) (p) plus(Ms.) (q) /e divorce— f invariable J  212 Introduction a la Vie Dévote cet infâme esclavage, encor m'en restera-il quelque ressentiment , et les marques et traces des fers en demeureront encor imprimées en mes pieds, c'est a dire en mes affections. Non feront, Philothee, si vous aves conceu autant de detestation de vostre mal comme iH"") mérite, car si cela est, vous ne seres plus (0 agitée d'aucun mouvement que de celuy d'un extrême horreur de cet infâme amour et de tout ce qui en dépend, et de- meureres quitte de toute autre affection envers l'objet abandonné, que de celle d'une très pure charité pour Dieu. Mais si, pour l'imperfection de vostre repentir, il vous reste encor quelques mauvaises inclinations, procurés pour vostre ame une solitude mentale, selon Partie II, c. XII. ce que je vous ay enseigné ci devant*, et retirés vous y le plus que vous pourres, et par mille réitérés eslan- cemens d'esprit renonces a toutes vos inclinations, reniés les de toutes vos forces; lises plus que l'ordinaire des saintz livres , confessés vous plus souvent que de coustume et vous communies, conférés humblement et naifvement de toutes les suggestions et tentations qui vous arriveront pour ce regard avec vostre directeur, si vous pouves, ou au moins avec quelque ame fidèle et prudente; et ne doutés point que Dieu ne vous (M affran- chisse de toutes passions, pourveu que vous continuies fidèlement en ces exercices. Ah , ce me dires vous , mais ne sera ce point une ingratitude, de(^) rompre si impiteusement une amitié? O que bienheureuse est l'ingratitude qui nous rend aggreables a Dieu ! Non, de par Dieu, Philothee, ce ne sera pas ingratitude, ains un grand bénéfice que vous feres a l'amant, car en rompant vos liens vous rompres(v) les siens, puisqu'ilz vous estoyent communs, et bien  (r) iV— le(Ms.-A) (s) seres plus — f touchée du désir de vous... J (t) ne vous — fdelivre parfaittementj (Ms.) (u) une ingratitude, de — f ruyuer ainsi l'amitié J (Ms.) (v) bénéfice — que nous ferons a l'amant, car en rompant vos liens nous romprons (Ms.)  Troisiesme Partie. Chapitre xxii. 213 que pour l'heure il ne s'apperçoive pas de son bon- heur, il le reconnoistra bien tost après et avec vous chantera pour action de grâce : O Seigneur, vous aves rompu mes liens, je vous sacrifieray Vhostie de louange et invoqueray vostre saint Nom^. * Ps. cxt, 7.  CHAPITRE XXII QUELQUES AUTRES AD VIS SUR LE SUJET DES AMITIÉS  (a) L'amitié requiert une grande communication entre les amans, autrement elle ne peut ni naistre ni sub- sister. C'est pourquoy il arrive souvent qu'avec la communication de l'amitié, plusieurs autres communi- cations passent et se glissent insensiblement de cœur en cœur, par une mutuelle infusion et réciproque escou- lement d'affections, d'inclinations et d'impressions. Mais sur tout, cela arrive quand nous estimons grande- ment celuy que nous aymons ; car alhors nous ouvrons tellement le cœur a son amitié, qu'avec icelle ses inclinations et impressions entrent aysement toutes entières, soit qu'elles so5^ent bonnes ou qu'elles soyent mauvaises. Certes, les abeilles qui amassent le miel d'Heraclee ne cherchent que le miel, mais avec le miel elles succent insensiblement les qualités vénéneuses de l'aconit sur lequel elles font leur cueillette. Or donq(b), Philothee, il faut bien prattiquer en ce sujet la parolle que le Sauveur de nos âmes souloit dire, ainsy que les  (a) J'ay encor un advertissement d'importance sur ce sujet (Ms.-A-B) Voir page 209, (a), et cf. la première phrase du chap. xx. ] (b) leur cueilUtU. — O Dieu (Ms.-A-B)  214 Introduction a la Vie Dévote Anciens nous ont appris : « Soj^es bons changeurs » et monnoyeurs (i), c'est a dire, ne recevés pas la fause monnoye avec la bonne, ni le bas or avec le fin or ; • jerem., XV, 19. séparés Ic prettciix d'avec le (^) chetif* : ouy, car il n'y a presque celuy qui n'ait quelque imperfection. Et quelle rayson y a-il de recevoir pesle mesle les tares et imperfections de l'ami avec son amitié ? Il le faut certes aymer nonobstant son imperfection, mais il ne faut ni aymer nK'i} recevoir son imperfection; car l'amitié re- quiert la communication du bien et non pas du mal. Comme donq ceux qui tirent le gravier du Tage en séparent l'or qu'ilz y treuvent pour l'emporter, et laissent le sable sur le rivage, de mesme ceux qui ont la commu- nication de quelque bonne amitié doivent en séparer le sable des imperfections, et ne le point laisser entrer * Orat. xLin, § 77. en leur ame. Certes, saint Grégoire Nazianzene* tes- moigne que plusieurs, aymans et admirans saint Basile, s'estoient laissés porter a l'imiter, mesme en ses im- perfections extérieures, en son parler lentement et avec un esprit abstrait et pensif, en la forme de sa barbe et en sa démarche. Et nous voyons des maris, des femmes, des enfans, des amis qui ayans en grande estime leurs amis, leurs pères, leurs maris et leurs femmes acquiè- rent , ou par condescendance ou par imitation , mille mauvaises petites humeurs au commerce de l'amitié qu'ilz ont ensemble. Or , cela ne se doit aucunement faire, car chacun a bien asses de ses mauvaises incli- nations sans se surcharger de celles des autres ; et non seulement l'amitié ne requiert pas cela, mais au contraire, elle nous oblige a nous entr'ayder pour nous affranchir réciproquement de toutes sortes d'imperfections. Il faut  (c) le — rvilj (Ms.) (d) ni — rparticiper a J (Ms.) (i) Ces paroles, qui ne se trouvent pas dans la Sainte Ecriture, sont rap- portées par Origène, Clément d'Alexandrie, saint Ambroise, saint Jérôme et plusieurs autres Pères. Voir les passages cités par Alardus Gazasus, dans ses Commentaires sur les Collaliones Patrunt (in lib. I, cap. xx) de Cassien.  Troisiesme Partie. Chapitre xxii. 215 sans doute supporter doucement l'ami en ses imperfec- tions, mais non pas le porter en icelles, et beaucoup moins les transporter en nous. Mays je ne parle que des imperfections ; car quant aux péchés il ne faut ni les porter ni les supporter en l'ami. C'est une amitié ou foible ou meschante de voir périr l'ami et ne le point secourir, de le voir mourir d'un aposteme et n'oser luy donner le coup du rasoir de la correction pour le sauver. La vraye et vivante amitié ne peut durer entre les péchés. On dit que la salemandre esteint le feu dans lequel elle se couche*, et le péché • PHn., Hist. nat., 1, • ■ . 1 11-1 1 . , , , 1- ^) c. Lxvii [al. rume lamitie en laquelle il se loge : si c est un pèche lxxxvi). passager, l'amitié luy donne soudain la fuite par la correction ; mais (^) s'il séjourne et arreste, tout aussi tost l'amitié périt, car elle ne peut subsister que sur la vraye vertu ; combien moins donq doit on pécher pour l'amitié? L'ami est ennemi quand il nous veut conduire au péché, et mérite de perdre l'amitié quand il veut perdre et damner l'ami; (f) ains c'est l'une des plus asseurees marques d'une fause amitié que de la voir prattiquee envers une personne vicieuse, de quelle sorte de péché que ce soit. Si celuy que nous aymons est vicieux , sans doute nostre amitié est vicieuse ; car puysqu'elle ne peut regarder la vraye vertu il est force qu'elle considère quelque vertu folastre et quelque qua- lité sensuelle.  (e) la fuite — mais (Ms.) (f) [Le Ms. donne ici, dans une triple ébauche, l'exposition d'une pensée qui ne se trouve pas dans le texte : elle est reproduite intégralement.] pMais, ce me dires vous, l'amitié est elle pas éternelle? Ouy ce, Philothee, car S' Ambroyse et S' Augustin l'ont ainsy layssé par escrit, et S' Hierosme, escrivant a Ruffin, a dit que « l'amitié qui peut finir ne fut jamais vraye amitié » : mais cela s'entend quand ell'est parfaitte , car alhors ell'est un ruisseau de la vertu Les Philosophes ont dit qu'elle pouvoit malaysement finir ; mais S" Aug'" a dit qu'ell'estoit « éternelle », et S' Hierosme escrit a Rufin que « l'amitié qui peut finir ne fut jamais vraye. » Cela s'entend de l'amitié parfaitte des Chrestiens, laquelle estant entée sur la charité prend la vraye nature de la charité, ains est un des plus excellens fleurons de la charité : or la charité ne decheoit jamais, ni donq par conséquent l'amitié parfaitte des Chrestiens.  2i6 Introduction a la Vie Dévote (O La société faitte pour le prouffit temporel entre les marchans n'a que l'image de la vraye amitié ; car elle se fait non pour l'amour des personnes mais pour l'amour du gain. En fin, ces deux divines paroUes sont deux grandes colomnes pour bien asseurer la vie chrestienne. L'une Eccii., VI, 17. est du Sage * : Qiii craint Dieu aura pareillement Cap. IV, 4. une bonne amitié; l'autre est de saint Jacques* : Vamitiè de ce monde est ennemie de Dieu.  CHAPITRE XXIII  (a) DES EXERCICES DE LA MORTIFICATION EXTERIEURE  Ceux qui traittent des choses rustiques et champestres asseurent que si on escrit quelque mot sur une amande bien entière et qu'on la remette dans son noyau, le pliant et serrant bien proprement et le plantant ains5^ tout le fruit de l'arbre qui en viendra se treuvera escrit • Pailadius, De Re et gravé du mesme mot*. Pour moj, Philothee, je n'ay rustica, 1. II, tit. j^j^^ig pg^ approuver la méthode de ceux qui pour reformer l'homme commencent par l'extérieur, par les  Mais si l'un des amis devient vicieux ? La charité ne laissera pas de l'aymer luy procurant la sainte pœnitence, mais sil ne s'amende l'amour d'amitié ne le regardera plus. Et que deviendra donq J luy défaille, ainsy la grande et parfaitte [amitié] est impérissable et ne manque jamais que par le manquement de sa matière qui est la vraye vertu : or la vraye vertu est fondée réciproquement sur la charité. S' Au- gustin r escrit en grosse lettre au milieu... J fait le centre de son traitté De l'Amitié par cette sentence : « L'amitié est aeternelle ; » et S' Hierosme, escrivant a Rufin, finit sa lettre par ces paroles : « L'amitié qui peut finir ne fut jamais vraye. » (a) [A partir d'ici, il y a interruption dans le Ms. jusqu'au chapitre xxxvi, sauf pour certains fragments sur les chapitres xxviii et xxxni. ] (i) Voir la remarque (b), p. 196.  Troisiesme Partie. Chapitre xxiii.  217  contenances, par les habitz, par les cheveux. Il me semble, au contraire, qu'il faut commencer par l'inté- rieur : Convertisses-voiis a moy, dit Dieu, de tout vostre cœiir'^; Mon enfant, donne-moy ton cœur^*; car aussi, le cœur estant la source des actions, elles sont telles qu'il est. L'Espoux divin invitant l'ame *, Met^-moy , dit-il, comme un cachet sur ton cœur, comme un cachet sur ton bras. Ouy vrayement, car quicomque a Jésus Christ en son cœur, il l'a bien tost après en toutes ses actions extérieures. C'est pourquoy, chère Philothee, j^ay voulu avant toutes choses graver et inscrire sur vostre cœur ce mot saint et sacré : Vive Jésus, asseuré que je suis qu'après cela, vostre vie, laquelle vient de vostre cœur comme un amandier de son noyau , produira toutes ses actions qui sont ses fruitz, escrites et gravées du mesme mot de salut, et que comme ce doux Jésus vivra dedans vostre cœur, il vivra aussi en tous vos deportemens, et paroistra en vos yeux, en vostre bouche, en vos mains, voyre mesme en vos cheveux ; et pourrés saintement dire, a l'imitation de saint Paul * : Je vis, mais non plus moy, ains Jésus Christ vit en moy. Bref, qui a gaigné le cœur de l'homme a gaigné tout l'homme. Mais ce cœur mesme par lequel nous voulons commencer, requiert qu'on l'instruise comme il doit former son train et maintien extérieur, affin que non seulement on y voye la sainte dévotion, mais aussi une grande sagesse et discrétion. Pour cela je vous vay briefvement donner plusieurs advis. Si vous pouves supporter le jeusne, vous feres bien de jeusner quelques jours, outre les jeusnes que l'Eglise lious commande ; car outre l'effect ordinaire du jeusne, d'eslever l'esprit, reprimer la chair, prattiquer la vertu et acquérir plus grande recompense au Ciel, c'est un grand bien de se maintenir en la possession de gour- mander la gourmandise mesme, et tenir l'appétit sensuel et le cors sujet a la loy de l'esprit ; et bien qu'on ne jeusne pas beaucoup, l'ennemi néanmoins nous craint davantage quand il connoist que nous sçavons jeusner.  * Joël., II, 12. " Prov., XXIII, 36.  Cant., vm, 6.  Galat.  2i8 Introduction a la Vie Dévote Les mercredi, vendredi et samedi sont les jours esquelz les anciens Chrestiens s'exerçoient le plus a l'absti- nence : prenes en donq de ceux la pour jeusner, autant que vostre dévotion et la discrétion de vostre directeur vous le conseilleront. Je dirois volontier comme saint Hierosme dit a la • Ep. cvii, § 10. bonne dame Leta* : « Les jeusnes longs et immodérés me desplaisent bien fort, sur tout en ceux qui sont en aage encor tendre. J'ay appris par expérience que le petit asnon estant las en chemin cherche de s'escarter ; » c'est a dire, les jeunes gens portés a des infirmités par l'excès des jeusnes, se convertissent aysement aux déli- catesses. Les cerfz courent mal en deux tems : quand ilz sont trop chargés de venaison et quand ilz sont trop maigres. Nous sommes grandement exposés aux tenta- tions quand nostre cors est trop nourri et quand il est trop abbattu ; car l'un le rend insolent en son ayse et l'autre le rend désespéré en son mesayse ; et comme nous ne le pouvons porter quand il est trop gras, aussi ne nous peut-il porter quand il est trop maigre. Le défaut de cette modération es jeusnes, disciplines, haires et aspretés rend inutiles au service de la charité les meilleures années de plusieurs, comme il fit mesme a saint Bernard qui se repentit d'avoir usé de trop d'aus- Ubi sup. (c. \Tii), terité * ; et d'autant 1^) qu'ilz l'ont maltraitté au com- mencement, ilz sont contrains de le flatter a la fin. N'eussent-ilz pas mieux fait de luy faire un traittement égal, et proportionné aux offices et travaux ausquelz leurs conditions les obligeoyent ? Le jeusne et le travail mattent et abbattent la chair. Si le travail que vous feres vous est nécessaire, ou fort utile a la gloire de Dieu, j'a3^me mieux que vous souf- fries la peyne du travail que celle du jeusne : c'est le sentiment de l'Eglise, laquelle, pour les travaux utiles au service de Dieu et du prochain, descharge ceux qui les font du jeusne mesme commandé. L'un a de la peyne  (b) et — autant (A-B)  p. 129.  Troisiesme Partie. Chapitre xxiii. 219 a jeusner, l'autre en a a servir les malades, visiter les prisonniers, confesser, prescher, assister les désolés, prier et semblables exercices : cette peyne vaut mieux que celle la; car outre qu'elle matte également (<=) , elle a des fruitz beaucoup plus désirables. Et partant, généralement, il est mieux de garder plus de forces corporelles qu'il n'est requis, que d'en ruiner plus qu'il ne faut; car on peut tous-jours les abbattre quand on veut, mays on ne les peut pas reparer tous-jours quand on veut. Il me semble que nous devons avoir en grande révé- rence la parolle que nostre Sauveur et Rédempteur Jésus Christ dit(d) a ses Disciples* : Manges ce qui * Lucae, x, 8. sera mis devant vous. C'est, comme je crois, une plus grande vertu de manger sans choix ce qu'on vous pré- sente et en mesme ordre qu'on le vous présente, ou qu'il soit a vostre goust ou qu'il ne le soit pas, que de choisir tous-jours le pire. Car encor que cette dernière façon de vivre semble plus austère, l'autre néanmoins a plus de résignation, car par icelle on ne renonce pas seulement a son goust, mais encor a son choix ; et si, ce n'est pas une petite austérité de tourner son goust a toute main et le tenir sujet aux rencontres, joint que cette sorte de mortification ne paroist point, n'incom- mode personne, et est uniquement propre pour la vie civile. Reculer une viande pour en prendre une autre, pincer et racler toutes choses, ne treuver jamais rien de bien appresté ni de bien net, faire des mystères a cha- que morceau, cela ressent un cœur mol et attentif aux platz et aux escuelles. J'estime plus que saint Bernard beut de l'huyle pour de l'eau ou du vin, que s'il eust beu de l'eau d'absynthe avec attention ; car c'estoit signe qu'il ne pensoit pas a ce qu'il beuvoit. Et en cette non- chalance de ce qu'on doit manger et qu'on boit gist la perfection de la prattique de ce mot sacré : Manges ce  (c) également — le cors (A) (d) nostre Sauveur — dit (A-B-C)  220 Introduction a la Vie Dévote qui vous sera mis devant. J'excepte néanmoins les viandes qui nuisent a la santé ou qui mesme incom- modent l'esprit, comme font a plusieurs les viandes chaudes et espicees, fumeuses, venteuses ; et certaines occasions esquelles la nature a besoin d'estre recréée et aydee, pour pouvoir soustenir quelque travail a la gloire de Dieu, Une continuelle et modérée sobriété est meil- leure que les abstinences violentes faittes a diverses reprises et entremeslees de grans relaschemens. La discipline a une merveilleuse vertu pour resveiller l'appétit de la dévotion , estant prise modérément. La haire matte puissamment le cors ; mais son usage n'est pas pour l'ordinaire propre ni aux gens mariés, ni aux délicates complexions, ni a ceux qui ont a supporter d'autres grandes peynes. Il est vray qu'es jours plus signalés de la pénitence , on la peut employer avec l'advis du discret confesseur. Il faut prendre de la nuit pour dormir, chacun selon sa complexion, autant qu'il est requis pour bien utilement veiller le jour. Et parce que l'Escriture Sainte, en cent façons, l'exemple des Saintz et les raysons naturelles nous recommandent grandement les matinées, comme les meilleures et plus fructueuses pièces de nos jours, et •Zach.,ni,8;vi, 12. que Nostre Seigneur mesme est nommé Soleil levant* •Cant.,vi, 9. et Nostre Dame, Aube du jour*, je pense que c'est un soin vertueux de prendre son sommeil devers le soir a bonne heure, pour pouvoir prendre son resveil et faire son lever de bon matin. Certes, ce tems la est le plus gra- cieux, le plus doux et le moins embarrassé ; les oyseaux mesmes nous provoquent en iceluy au resveil et aux louanges de Dieu : si que le lever matin sert a la santé et a la sainteté. *Num., XXII, 21-34. Balaam monté sur son asnesse alloit treuver Balac*; mais parce qu'il n'avoit pas droite intention , l'Ange l'attendit en chemin avec une espee en main pour le tuer. L'asnesse, qui voyoit l'Ange, s'arresta par trois diverses fois comme restive ; Balaam cependant la frap- poit cruellement de son baston pour la faire avancer, jusques a la troisiesme fois qu'elle, estant couchée tout  Troisiesme Partie. Chapitre xxiii. 221 a fait sous Balaam, luy parla par un grand miracle, disant : Que fay-j'e fait? pourquoy tu in' as battue des-ja par trois fois ? Et tost après, les yeux de Balaam furent ouvertz, et il vit l'Ange qui luy dit : Pourquoy as-tu battu ton asnesse ? si elle ne se fust destournee de devant moy je t'eusse tué et l'eusse réservée. Lhors Balaam dit a l'Ange : Seigneur, fay péché, car je ne sçavois pas que tu te misses contre moy en la voye. Voyes-vous, Philothee, Balaam est la cause du mal, et il frappe et bat la pauvre asnesse qui n^en peut mais. Il en prend ainsy bien souvent en nos affaires; car cette femme voit son mari ou son enfant malade, et soudain elle court au jeusne, a la haire, a la discipline, comme fit David pour un pareil sujet*. Helas, chère II Reg., xn, 16. amie, vous battes le pauvre asne, vous affligés vostre cors, et il ne peut mais de vostre mal, ni dequoy Dieu a son espee desgainee sur vous ; corrigés vostre cœur qui est idolâtre de ce mari, et qui permettoit mille vices a l'enfant et le destinoit a l'orgueil, a la vanité et a l'ambition. Cet homme voit que souvent il tombe lourde- ment au péché de luxure : le reproche intérieur vient contre sa conscience avec l'espee au poing pour l'outre- percer d'une sainte crainte ; et soudain son cœur reve- nant a soy : ah, félonne chair, dit-il, ah, cors desloyal, tu m'as trahi ; et le voyla incontinent a grans coups sur cette chair, a des jeusnes immodérés, a des disciplines démesurées, a des haires insupportables. O pauvre ame, si ta chair pouvoit parler comme l'asnesse de Balaam, elle te diroit : pourquoy me frappes-tu, misérable? c'est contre toy, o mon ame, que Dieu arme sa vengeance, c'est toy qui es la criminelle ; pourquoy me conduis-tu aux mauvaises conversations ? pourquoy appliques-tu mes yeux, mes mains, mes lèvres aux lascivetés ? pour- quoy me troubles-tu par des mauvaises imaginations ? Fay des bonnes pensées, et je n'auray pas de mauvais mouvemens ; hante les gens pudiques, et je ne seray point agitée de ma concupiscence. Helas, c'est toy qui me jettes dans le feu, et tu ne veux pas que je brusle ; tu me jettes la fumée aux yeux, et tu ne veux pas qu'ilz  222 Introduction a la Vie Dévote s'enflamment. Et Dieu sans doute vous dit en ces cas-la : Joël., n, 13. Battes, rompes, fendes, froisses vos cœtirs* principa- lement , car c'est contre eux que mon courroux est animé. Certes, pour guérir la démangeaison il n'est pas tant besoin de se laver et baigner, comme de purifier le sang et rafraischir le foye ; ains)^ pour nous guérir de nos vices il est voyrement bon de mortifier la chair, mais il est sur tout nécessaire de bien purifier nos affec- tions et rafraischir nos cœurs. Or (e), en tout et par tout, il ne faut nullement entre- prendre des austérités corporelles qu'avec l'advis de nostre guide.  CHAPITRE XXIV  DES CONVERSATIONS ET DE LA SOLITUDE Rechercher les conversations et les fuir, ce sont deux extrémités blasmables en la dévotion civile, qui est celle de laquelle je vous parle. La fuite d'icelles tient du desdain et mespris du prochain, et la recherche ressent a l'oj^'siveté et a l'inutilité. Il faut aymer le • Matt., xxu, 39. prochain comme soy mesme * : pour monstrer qu'on l'ayme, il ne faut pas fuir d'estre avec luy, et pour tesmoigner qu'on s'a)^me soy mesme, on doit demeurer en soy mesme i^) quand on y est. Or, on y est quand * De Consid., 1. 1, on cst seul : Pense a toy mesme, dit saint Bernard *, cm. o • 1 • et pu5''s aux autres. Si donques rien ne vous presse d'aller en conversation ou d'en recevoir chez vous^  (e) Mais (A) (a) qu'on sayme soy mesme — il se faut plaire avec soy mesme (A-B) — on y doit demeurer (C)  Troisiesme Partie. Chapitre xxiv. 223 demeurés en vous mesme et vous entretenés avec vostre cœur ; mais si la conversation vous arrive, ou quelque juste sujet vous invite a vous y rendre, ailes de par Dieu, Philothee, et vo3"es vostre prochain de bon cœur et de bon œil. On appelle mauvaises conversations celles qui se font pour quelque mauvaise intention, ou bien quand ceux qui entreviennent en icelles sont vicieux, indiscretz et dissolus; et pour celles la, il s'en faut destourner, comme les abeilles se destournent de l'amas des taons et freslons. Car, comme ceux qui ont esté mordus des chiens enragés ont la sueur, l'haleyne et la salive dangereuse, et principalement pour les enfans et gens de délicate complexion, ainsy ces vicieux et desbordés ne peuvent estre fréquentés qu'avec hazard et péril, sur tout par ceux qui sont de dévotion encores tendre et délicate. Il y a des conversations inutiles a toute autre chose qu'a la seule récréation, lesquelles se font par un simple divertissement des occupations sérieuses ; et quant a celles la , comme il ne faut pas s'y addonner , aussi peut-on leur donner le loysir destiné a la récréation. Les autres conversations ont pour leur fin l'hon- nesteté, comme sont les visites mutuelles et certaines assemblées qui se font pour honnorer le prochain ; et quant a celles la, comme il ne faut pas estre supersti- tieuse a les prattiquer , aussi ne faut -il pas estre du tout incivile a les mespriser , mais satisfaire avec modestie au devoir que l'on y a, affin d'éviter égale- ment la rusticité et la légèreté. Reste les conversations utiles, comme sont celles des personnes dévotes et vertueuses : o Philothee, ce vous sera tous-jours un grand bien d'en rencontrer souvent de telles. La vigne plantée parmi les oliviers porte des raisins onctueux et qui ont le goust des olives : une ame qui se treuve souvent parmi les gens de vertu ne peut qu'elle ne participe a leurs qualités. Les bourdons seulz ne peuvent point faire du miel, mais avec les abeilles ilz s'aydent a le faire : c'est un  224 Introduction a la Vie Dévote grand advantage pour nous bien exercer a la dévotion, de converser avec les âmes dévotes. En toutes conversations, la naifveté, simplicité, dou- ceur et modestie sont tous-jours préférées. Il y a des gens qui ne font nulle sorte de contenance ni de mou- vement qu'avec tant d'artifice que chacun en est ennuyé ; et comme celuy qui ne voudroit jamais se pourmener qu'en comptant ses pas, ni parler qu'en chantant, seroit fascheux au reste des hommes, ainsy ceux qui tiennent un maintien artificieux et qui ne font rien qu'a cadence, importunent extrêmement la conversation, et en cette sorte de gens il y a tous-jours quelque espèce de pré- somption. Il faut pour l'ordinaire qu'une joye modérée prédomine en nostre conversation. Saint Romuald et saint Anthoine sont extrêmement loués dequoy, nonobs- tant toutes les (^) austérités, ilz avoient la face et les paroles ornées (c) de joye, gayeté et civilité, i^) Res- • Rom., xa, 15. jouîssés VOUS avec les joyeux'^ \ je vous dis encor une • Philip., IV, 4, 5. fois avec l'Apostre * : Soyés tous-jours joyeuse, mais en Nostre Seigneur, et que vostre modestie paroisse a tous les hommes. Pour vous res-jouir en Nostre Seigneur, il faut que le sujet de vostre joj^e soit non seulement loysible maj^s honneste : ce que je dis, parce qu'il y a des choses lo5^sibles qui pourtant ne sont pas honnestes ; et afiin que vostre modestie paroisse,^ gar- des-vous des insolences lesquelles sans doute sont tous- jours reprehensibles : faire tomber l'un, noircir l'autre, piquer le tiers, faire du mal a un fol, ce sont des risées et jo3^es sottes (^) et insolentes. Mais tous-jours, outre la solitude mentale a laquelle vous vous pouves retirer emmi les plus grandes conver- • Partie II, c. xii. sations, ains)'' que j'ay dit ci dessus *, vous deves aymer la solitude locale et réelle, non pas pour aller es desertz,  (b) leurs (A-B-C) (c) la parole ornée (A-B-C) (d) ^/ civilité. — Ries avec les rians et (A-B) (e) désordonnées (A)  Troisiesme Partie, Chapitre xxiv. 225 comme sainte Marie Egyptienne, saint Paul, saint Anthoine, Arsenius et les autres Pères solitaires, mais pour estre quelque peu en vostre chambre, en vostre jardin et (H ailleurs, ou plus a souhait vous puissies retirer vostre esprit en vostre cœur, et recréer vostre ame par des bonnes cogitations et saintes pensées, ou par un peu de bonne lecture, a l'exemple de ce grand Evesque Nazianzene (g) qui, parlant de soy mesme, « Je me pourmenois, » dit-il, « moy mesme avec moy mesme sur le soleil couchant, et passois le tems sur le rivage de la mer ; car j'ay accoustumé d'user de cette récréation pour me relascher et secouer un peu des ennuis ordinaires ; » et la dessus il discourt de la bonne pensée qu'il fit, que je vous ay récitée ailleurs*. Et a * Partie 11, c. xm, l'exemple encores de saint Ambroise, duquel parlant ^- ^^■ saint Augustin *, il dit que souvent estant entré en sa * Confess., 1. vi, chambre (car on ne refusoit l'entrée a personne) il le ''■"'• regardoit lire ; et après avoir attendu quelque tems, de peur de l'incommoder, il s'en retournoit sans mot dire, pensant que ce peu de tems qui restoit a ce grand Pasteur pour revigorer et recréer son esprit, après le tracas de tant d'affaires, ne luy devoit pas estre osté. Aussi, après que les Apostres eurent un jour raconté a Nostre Seigneur comme ilz avoyent presché et beau- coup fait : Venés, leur dit-il, en la solitude, et vous y reposés un peu *. * Marc, vi, 31.  (f ) en vostre chambre — ou ea vostre jardin ou (A) (g) Evesque — de Nazianze (A)  226 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE XXV  (■a) DE LA BIEN-SEAXCE DES HABITZ Saint Paul veut que les femmes dévotes (il en faut autant dire des hommes) soj^ent revestues d'habit^ * I Tim., II, y, lo. Jyien-seaiis, se par ans avec pudicité et sobriété"^. Or, la bien-seance des habitz et autres ornemens dépend de la matière, de la forme et de la netteté. Quant a la netteté, elle doit presque tous-jours estre égale en nos habitz, sur lesquelz, tant qu'il est possible, nous ne devons laisser aucune sorte de souïlleure et vilenie. La netteté extérieure représente en quelque façon l'hon- nesteté intérieure. Dieu mesme requiert Thonnesteté corporelle en ceux qui s'approchent de ses autelz et • lî., LU, II. qui ont la charge principale de la dévotion *. Quant a la matière et a la forme des habitz, la bien- seance se considère par plusieurs circonstances du tems, de l'aage, des qualités, des compaignies, des occasions. On se pare ordinairement mieux es jours de feste, selon la grandeur du jour qui se célèbre ; en tems de péni- tence, comme en Caresme, on se démet bien fort ; aux noces on porte les robbes nuptiales, et aux assemblées funèbres, les robbes de deuil ; auprès des princes on rehausse Testât, lequel on doit abaisser entre les domes- tiques. La femme mariée se peut et doit orner auprès de son mari, quand il le désire ; si elle en fait de mesme en estant esloignee, on demandera quelz yeux elle veut favoriser avec ce soin particulier. On permet  (a) [Ce chapitre est l'un des trois qui ont été « oubliés par mesgarde » dans la seconde édition. Voir p. 3, l'Avis au Lecteur de la troisième édition. ]  Troisiesme Partie. Chapitre xxv. 227 plus d'affiquetz aux filles, parce qu'elles peuvent loysi- blement désirer d'aggreer a plusieurs, quoy que ce ne soit qu'affin d'en gaigner un par un saint mariage. On ne treuve pas non plus mauvais que les vefves a marier se parent aucunement, pourveu qu'elles ne facent point paroistre de folastrerie, d'autant qu'ayans des-ja esté mères de famille, et passé par les regretz du vefvage, on tient leur esprit pour meur et attrempé. Mais quant aux vrayes vefves, qui le sont non seulement de cors mais aussi de cœur, nul ornement ne leur est conve- nable, sinon l'humilité, la modestie et la dévotion ; car si elles veulent donner de l'amour aux hommes elles ne sont pas vrayes vefves, et si elles n'en veulent pas donner, pourquoy en portent- elles les outilz ? Qui ne veut recevoir les hostes, il faut qu'il oste renseigne de son logis. On se moque tous -jours des vielles gens quand ilz veulent faire les jolis : c'est une folie qui n'est supportable qu'a la jeunesse. So3"es propre, Philothee ; qu'il n'y ait rien sur vous de traînant et mal ageancé : c'est un mespris de ceux avec lesquelz on converse d'aller entr'eux en habit desaggreable ; mays gardés-vous bien des affaiteries, vanités, curiosités et folastreries. Tenes-vous tous-jours, tant qu'il vous sera possible, du costé de la simplicité et modestie, qui est sans doute le plus grand ornement de la beauté et la meilleure excuse pour la laideur. Saint Pierre advertit principalement les jeunes femmes de ne porter point leurs cheveux tant crespés, frisés, annellés et serpentes^. Les hommes qui sont si lasches * Ep. i, c. m, 3. que de s^amuser a ces muguetteries sont par tout des- ' ' > 9- criés comme hermaphrodites, et les femmes vaines sont tenues pour imbecilles en chasteté ; au moins si elles en ont, elle n'est pas visible parmi tant de fatras et bagatelles. On dit qu'on n'y pense pas mal, mais je réplique, comme j'ay fait ailleurs*, que le diable en y * Infra, p. 230. pense tous-jours. Pour moy, je voudrois que mon dévot et ma dévote fussent tous-jours les mieux habillés de la trouppe, mais les moins pompeux et affaités, et, comme il est dit au proverbe, qu'ilz fussent parés de grâce,  228 Introduction a la Vie Dévote 'joinviiie. Hist.de bien-seancc et dignité. Saint Louys dit en un mot* que °^^' ' « l'on se doit vestir selon son estât, en sorte que les sages et bons ne puissent dire : vous en faites trop, ni les jeunes gens : vous en faites trop peu. » Mais en cas que les jeunes ne se veuillent pas contenter de la bien- séance, il se faut arrester a l'advis des sages.  CHAPITRE XXVI DU PARLER, ET PREMIEREMENT COMME IL FAUT PARLER DE DIEU  Les médecins prennent une grande connoissance de la santé ou maladie d'un homme par l'inspection de sa langue ; et nos paroUes sont les vrays indices des qua- * Matt., XII, 37. lités de nos âmes : Par tes parolles, dit le Sauveur *, tu seras justifié, et par tes parolles tu seras condamné. Nous portons soudain la main sur la dou- leur que nous sentons, et la langue sur l'amour que nous avons. Si donq vous estes bien amoureuse de Dieu, Philothee, vous parlerés souvent de Dieu es devis familiers que vous feres avec vos domestiques, amis et voysins : ouy, car la bouche du juste méditera la • Ps. XXXVI, 30. sapience, et sa langue parlera du jugement*. Et comme les abeilles ne demeslent autre chose que le miel avec leur petite bouchette, ainsy vostre langue sera tous-jours emmiellée de son Dieu, et n'aura point de plus grande suavité que de sentir couler entre vos lèvres ,c r. . ^.,■. ^Gs (3) loûanees et bénédictions de son nom, ainsy qu'on 'S.Bonavent., Vita ° . S. Franc, c. X. dit* de saint François, qui prononçant le saint nom  (a) les (A)  \  Troisiesme Partie. Chapitre xxvi. 229 du Seigneur, sucçoit et lechoit ses lèvres, comme pour en tirer la plus grande douceur du monde. Mais parlés tous-jours de Dieu comme de Dieu, c'est a dire reveremment et dévotement, non point faisant la suffisante ni la prescheuse, mais avec l'esprit (b) de dou- ceur, de charité et d'humilité, distillant autant que vous sçaves (comme il est dit de l'Espouse au Cantique des Cantiques*) le miel délicieux de la dévotion et des * Cap. iv. n. choses divines, goutte a goutte, tantost dedans l'oreille de l'un, tantost dedans l'oreille de l'autre, priant Dieu au secret de vostre ame qu'il luy plaise de faire passer cette sainte rosée jusques dans le cœur de ceux qui vous escoutent. Sur tout il faut faire cet office angelique doucement et souëfvement, non point par manière de correction, mais par manière d'inspiration, car c'est merveille combien la suavité et amiable proposition de quelque bonne chose est une puissante amorce pour attirer les cœurs. Ne parles donq jamais de Dieu ni de la dévotion par manière d'acquit et d'entretien , mais tous-jours avec attention et dévotion : ce que je dis pour vous oster une remarquable vanité qui se treuve en plusieurs qui font profession de dévotion , lesquelz a tous propos disent des paroUes saintes et ferventes par manière d'entregent et sans y penser nullement ; et après les avoir dites , il leur est advis qu'ilz sont telz que les parolles tesmoi- gnent, ce qui n'est pas.  (b) avec — esprit (A-B)  330 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE XXVII DE L'HOXXESTETÉ DES PAROLES ET DU RESPECT QUE l'on DOIT AUX PERSOX^NES  Si quelqu'un ne pèche point en parole, dit saint Cap. m, 2. Jacques*, il est homme parfait. Gardes vous soigneu- sement de lascher aucune parole deshonneste ; car encor que vous ne les disies pas avec mauvaise inten- tion, si est ce que ceux qui les oyent, les peuvent rece- voir d'une autre sorte. La parole deshonneste tombant dans un cœur foible, s'estend et se dilate comme une goutte d'huyle t^) sur le drap ; et quelquefois elle saisit tellement le cœur qu'elle le remplit de mille pensées et tentations lubriques. Car , comme le poison du cors entre par la bouche, aussi celu}^ du cœur entre par l'oreille , et la langue qui le produit est meurtrière, d'autant qu'encor qu'a l'adventure le venin qu'elle a jette n'ait pas fait son effect, pour avoir treuvé les cœurs des auditeurs munis de quelque contre-poison, si est ce qu'il n'a pas tenu a sa malice qu'elle ne les ait fait mourir. Et que personne ne me die qu'il n'y pense pas, car Nostre Seigneur qui connoist les pensées a Matt.,xn, 34. dit* que la bouche parle de V abondance du cœur; et si nous n'y pensions pas mal, le malin néanmoins en pense beaucoup, et se sert tous-jours secrettement de ces mauvais motz pour en transpercer le cœur de quel- qu'un. On dit que ceux qui ont mangé de l'herbe qu'on appelle angelique ont tous -jours l'haleyne douce et  (a) d'huyle — tombant (A)  i  Troisiesme Partie. Chapitre xxvii. 231 aggreable ; et ceux qui ont au cœur l'honnesteté et chasteté, qui est la vertu angelique, ont tous-jours leurs paroUes nettes, civiles et pudiques. Quant aux choses indécentes et folles, l'Apostre ne veut pas que seule- ment on les nomme*, nous asseurant que rien ne * Ephe»., v, 5. corrompt tant les bonnes mœurs que les m,auvais devis *. * I Cor., XV, 33. Si ces parolles deshonnestes sont dites a couvert, avec affaiterie et subtilité, elles sont infiniment plus vénéneuses; car, comme plus un dard est pointu plus il entre aysement en nos cors, ainsy plus un mauvais mot est aigu, plus il pénètre en nos cœurs. Et ceux qui pensent estre galans hommes a dire de telles parolles en conversation ne sçavent pas pourquoy les conver- sations sont faittes ; car elles doivent estre comme essaims d'abeilles assemblées pour faire le miel de quel- que doux et vertueux entretien, et non pas comme un tas de guespes qui se joignent pour succer quelque pour- riture. Si quelque sot vous dit des paroles messeantes, tesmoignés que vos oreilles en sont offencees, ou vous destournant ailleurs ou par quelque autre moyen, selon que vostre prudence vous enseignera. C'est une des plus mauvaises conditions qu'un esprit peut avoir que d'estre moqueur : Dieu hait extrême- ment ce vice et en a fait jadis des estranges punitions. Rien n'est si contraire a la charité, et beaucoup plus a la dévotion, que le mespris et contemnement du pro- chain. Or, la dérision et moquerie ne se fait jamais sans ce mespris ; c'est pourquoy elle est un fort grand péché, en sorte que les docteurs ont rayson de dire que la moquerie est la plus mauvaise sorte d'offence que l'on puisse faire au prochain par les paroles*, parce * Vide s. Thom., que les autres offences se font avec quelque estime de ^^^ ^ * '^^' ^^"^' celuy qui est offencé, et celle-ci se fait avec mespris et contemnement. Mays quant aux jeux de paroles qui se font des uns aux autres avec une modeste gayeté et joyeuseté, ilz appartiennent a la vertu nommée eutrapelie par les Grecz, que nous pouvons appeller bonne conversation;  232 Introduction a la Vie Dévote et par iceux on prend une honneste et amiable récréation sur les occasions frivoles que les imperfections humaines fournissent. Il se faut garder seulement de passer de cette honneste joyeuseté a la moquerie. Or, la moquerie provoque a rire par mespris et contem.nement du pro- chain ; mais la gayeté et gausserie provoque a rire par une simple liberté, confiance et familière franchise, conjointe a la gentillesse de quelque mot. Saint Louys, quand lesl^) religieux vouloyent luy parler des choses relevées après disner : Il n'est pas tems d'alléguer, disoit-il, mais de se recréer par quelque joyeuseté et quolibetz : que chacun die ce qu'il voudra honnes- • Joinville, ubi su- temcnt * ; ce qu'il disoit favorisant la noblesse qui pra, p. 228. estoit autour de luy pour recevoir des caresses de sa Majesté. jMais, Philothee, passons tellement le tems par récréation que nous conservions la sainte éternité par dévotion.  CHAPITRE XXVIII  DES JUGEMEXS TEMERAIRES Ne juges point et vous ne seras point jugés, dit le • Lucae, VI, 37. Sauveur de nos âmes*; ne condamnes point et vous * I Cor., IV, 5. ne seres point condamnés. Non, dit le saint Apostre *, ne juges pas avant le tems, jusques a ce que le Seigneur vienne, qui révélera le secret des ténèbres et manifestera les conseil:^ des cœurs. O que les jugemens téméraires sont desaggreables a Dieu ! Les jugemens des enfans des hommes sont téméraires parce qu'ilz ne sont pas juges les uns des autres, et jugeans  (b) des (A)  Troisiesme Partie. Chapitre xxviii.  233  ilz usurpent l'office de Nostre Seigneur ; ilz sont témé- raires parce que la principale malice du péché dépend de l'intention et conseil du cœur, qui est le secret des ténèbres pour nous ; ilz sont téméraires parce qu'un chacun a asses a faire a se juger soy mesme, sans entre- prendre de juger son prochain. C'est chose également nécessaire pour n'estre point jugés, de ne point juger les autres et de se juger soy mesme ; car, comme Nostre Seigneur nous défend l'un, l'Apostre nous ordonne l'autre disant* : Si nous nous jugions nous inesmes, nous * l Cor., xi, 31. ne serions point jugés. Mais, o Dieu, nous faysons tout au contraire ; car ce qui nous est défendu nous ne cessons de le faire, jugeans a tout propos le prochain, et ce qui nous est commandé, qui est de nous juger nous mesmes, nous ne le faysons jamais. Selon les causes des jugemens téméraires, il y faut remédier. Il y a des cœurs aigres, amers et aspres de leur nature, qui rendent pareillement aigre et amer tout ce qu'ilz reçoivent et convertissent, comme dit le Prophète*, le jugement en absynthe, ne jugeans jamais * Amos, vi, 13. du prochain qu'avec toute rigueur et aspreté : ceux ci ont grandement besoin de tomber entre les mains d'un bon médecin spirituel, car cette amertume de cœur leur estant naturelle, elle est malaysee a vaincre; et bien qu'en soy elle ne soit pas péché, ains seulement une imperfection , elle est néanmoins dangereuse , parce qu'elle introduit et fait régner en l'ame le jugement téméraire et la mcsdisance. Aucuns jugent téméraire- ment non point par aigreur mais par orgueil, leur estant advis qu'a mesure qu'ilz dépriment l'honneur d'autruy, ilz relèvent le leur propre : espritz arrogans et présomptueux, qui s'admirent eux mesmes et se colloquent si haut en leur propre estime qu'ilz voyent tout le reste comme chose petite et basse : Je ne suis pas comme le reste des hommes, disoit ce sot Pharisien *. * Lucae, xvm, n. Quelques uns n'ont pas cet orgueil manifeste, ains seulement une certaine petite complaisance a considérer le mal d'autruy pour savourer et faire savourer plus  234  Introduction a la Vie Dévote  doucement le bien contraire duquel ilz s'estiment doués ; et cette complaisance est si secrette et imperceptible, que si on n'a bonne veuë on ne la peut pas descouvrir, et ceux mesme qui en sont atteins ne la connoissent pas si on ne la leur monstre. Les autres, pour se flatter et excuser envers eux mesmes et pour adoucir les remors de leurs consciences, jugent fort volontier que les autres sont vicieux du vice auquel ilz se sont voués, ou de quel- que autre aussi grand, leur estant advis que la multi- tude des criminelz rend leur péché moins blasmable. Plusieurs s'addonnent au jugement téméraire pour le seul playsir qu'ilz prennent a philosopher et deviner des mœurs et humeurs des personnes , par manière d'exer- cice d'esprit ; que si par malheur ilz rencontrent quel- quefois la vérité en leurs jugemens, l'audace et l'appétit de continuer s'accroist tellement en eux, que l'on a peyne de les en destourner. Les autres jugent par pas- sion, et pensent tous-jours bien de ce qu'ilz ayment et tous-jours mal de ce qu'ilz haïssent, sinon en un cas admirable et néanmoins véritable, auquel l'excès de l'amour provoque a faire mauvais jugement de ce qu'on ayme : effect monstrueux, mais aussi provenant d'un amour impur, imparfait, troublé et malade, qui est la jalousie, laquelle, comme chacun sçait, sur un simple regard, sur le moindre sousris du monde condamne les personnes de perfidie et d'adultère. En fin, la crainte, l'ambition et telles autres foiblesses d'esprit contribuent souvent beaucoup a la production du soupçon et juge- ment téméraire. Mais quelz remèdes ? Ceux qui boivent le suc de l'herbe ophiusa d'Ethiopie cuydent par tout voir des ceux qui ont avalé l'or- ne vo5^ent rien qu'ilz ne treuvent mauvais et blasmable ; ceux la pour estre ' Piin., ibid. gucris doivent prendre du vin de palme *, et j'en dis de mesme pour ceux-ci : beuves le plus que vous pourrés le vin sacré de la charité, elle vous affranchira de ces mauvaises humeurs qui vous font faire ces jugemens tortus. La charité craint de rencontrer le mal, tant s'en  * Piin.. Hist. nat., scrpeus et choses effroyables * : cei . XXIv, c. XVII ., ,, . 1, 1 . . , , . (^/. eu). gueil, lenvie, lambition, la haine,  Troisiesme Partie. Chapitre xxviii.  235  faut qu'elle l'aille chercher ; et quand elle le rencontre, elle en destourne sa face et le dissimule, ains elle ferme ses yeux avant que de le voir, au premier bruit qu'elle en apperçoit, et puis croit par une sainte simplicité que ce n'estoit pas le mal, mais seulement l'ombre ou quel- que fantosme de (a) mal ; que si par force elle reconnoist que c'est luy mesme, i^) elle s'en destourne tout incon- tinent et tasche d'en oublier la figure. (<^) La charité est le grand remède a tous maux, mais spécialement pour celuy ci. i^) Toutes choses paroissent jaunes aux yeux des icteriques et qui ont la grande jaunisse ; l'on dit que pour les guérir de ce mal, il leur faut faire porter de l'esclere sous la plante de leur pied*. Certes, ce péché de jugement téméraire est une jaunisse spirituelle, qui fait paroistre toutes choses mauvaises aux yeux de ceux qui en sent atteins ; mais qui en veut guérir il faut qu'il mette les remèdes non aux yeux, non a l'en- tendement, mais aux affections qui sont les pieds de l'ame : si vos affections sont douces, vostre jugement sera doux ; si elles sont charitables, vostre jugement le sera de mesme. Te vous présente trois exemples admirables. Isaac oit dit que Rebecca estoit sa seur ; Abimelech vit qu'il se joùoit avec elle, c'est a dire qu'il la caressoit tendrement, et il jugea soudain que c'estoit sa femme * : un œil malin eust plustost jugé qu'elle estoit sa garce, ou que, si elle estoit sa seur, qu'il eust esté un inceste ; mais Abimelech suit la plus charitable opinion qu'il  * Mattioli, inDios. 1. II, C. CLXXVI.  Gen., XXVI, 7-9.  (a) du (Ms.-A-B) (b) luy mesme, — felle ne s'en res-jouit point, mais avec toute diligence se retourne du costé du bien et...J (Ms.) (c) la figure. — f Provoques donq vostre cœur a la s"= charité, et vous ne jugeres point témérairement. J (Ms.) (d) pour celuy ci. — fOn dit que pour guérir de la jaunisse il faut porter l'herbe nommée esclere sous la plante des pieds : le péché du jugement téméraire est la jaunisse spirituelle, car comme ceux qui nt la corporelle voient toutes choses comme si elles estoyent jaunes, ainsy ceux qui ont ce péché voyent ordinairement les prochains comme pécheurs... Les icteriques qui ont la grande jaunisse voyent toutes choses comme jaunes... J (Ms.)  2)6 Introduction a la Vie Dévote pouvoit prendre d'un tel fait. Il faut tous-jours faire de mesme, Philothee, jugeant en faveur du prochain, au- tant qu'il nous sera possible; que si une action pouvoit avoir cent (e) visages, il la faut regarder en celuy qui est le plus beau. Nostre Dame estoit grosse, saint Joseph le voyoit clairement; mais parce que d'autre costé il la voyoit toute sainte, toute (f) pure, toute angelique, il ne peut onques croire qu'elle eut pris sa grossesse contre son devoir, (g) si qu'il se resoulvoit, en la laissant, d'en laisser le jugement a Dieu : quoy que (h) l'argument fut violent pour luy faire concevoir mauvaise opinion de cette Vierge, si ne voulut-il jamais l'en (0 juger. Mais pourquoy ? parce, dit l'Esprit de Dieu, qu'il estoit Matt., I, 19. juste * : l'homme juste, ( j ) quand il ne peut plus excuser ni le fait ni l'intention de celuy que d'ailleurs il con- noist homme de bien, encor n'en veut-il pas juger, mais oste cela de son esprit et en laisse le jugement a Dieu. Mais le Sauveur crucifié, ne pouvant excuser du tout le péché de ceux qui le crucifioyent, au moins en amoin- Lucœ, xxiii, 34. drit-il la malice, alléguant leur ignorance *. Quand nous ne pouvons excuser le péché, rendons-le au moins digne de compassion, l'attribuant a la cause la plus suppor- table qu'il puisse avoir , comme a l'ignorance ou a l'infirmité. Mais ne peut-on donq jamais juger le prochain ? Non certes, jamais ; c'est Dieu, Philothee, qui juge les cri- minelz en justice. Il est vray qu'il se sert de la voix des magistratz pour se rendre intelligible a nos oreilles : ilz sont ses truchemens et interprètes et ne doivent rien  (e) cent — rbiais, il la faut prendre en celuy qui est le meilleur. J (Ms.) (f) toute — fsacree, toute divinej (Ms.) (g) devoir, — fet n'osa pourtant jamais la diffamer; et néanmoins, presse de la violence de largument que la manifeste apparence faysoit a son esprit, il se résolut de la quitter plustost... J (Ms.) (h) a Dieu : — et quoy que (Ms.) ( i ) jamais — en (Ms.) (j) L'homme jiiite, — Payant conceu une bonne estime d'une personne n'en peut jamais croire le mal, encor presque quil le voye de ses yeux; mais en laisse a Dieu d'en juger. Sil ne peut plus excuser... J (Ms.)  Troisiesme Partie. Chapitre xxviii.  237  prononcer que ce qu'ilz ont appris de luy, comme estans ses oracles ; que s'ilz font autrement, suivans leurs pro- pres passions, alhors c'est vrayement eux qui jugent et qui par conséquent seront jugés, car il est défendu aux hommes, en qualité d'hommes, de juger les autres. De voir ou connoistre une chose ce n'est pas en juger, car le jugement, au moins selon la phrase de l'Escriture, présuppose quelque petite ou grande, vraye ou apparente difficulté qu'il faille vuider ; c'est pourquoy elle dit* que ceux qui ne croyent point sont des-ja jugés j parce qu'il n'y a point de doute en leur dam- nation. Ce n'est donq pas mal fait de douter du pro- chain, non, car il n'est pas défendu de douter, ains de juger ; mais il n'est pourtant pas permis ni de douter ni de soupçonner sinon rie a rie, tout autant que les raysons et argumens nous contraignent de douter ; autrement les doutes et soupçons sont téméraires. Si quelque œil malin eust veu Jacob quand il baysa Rachel auprès du puits *, ou qu'il eust veu Rebecca accepter des brasseletz et pendans d'oreille d'Eliezer, homme inconneu en ce païs-la *, il eust sans doute mal pensé de ces deux exemplaires de chasteté, mais sans rayson et fondement ; car quand une action est de soy mesme indifférente, c'est un soupçon téméraire d'en tirer une mauvaise conséquence, sinon que plusieurs circonstances donnent force a l'argument. C'est aussi un jugement téméraire (^) de tirer conséquence d'un acte pour blas- mer la personne ; mais ceci je le diray tantost plus clairement. En fin, ceux qui ont bien soin de leurs consciences ne sont gueres sujetz au jugement téméraire; car comme les abeilles voyans le brouïUart ou tems nubileux se  Joan., m, 18.  Gen., XXIX, 11.  Ibid., XXIV, 22.  (k) téméraire — fde blasmer un homme pour un acte, comme je diray tantost. (*) Aves vous veu un homme ivre? blasmes cett'action, mais ne dites pourtant pas quil est ivroigne , car ni Noe ni Loth ne furent pas ivroignes pour s'estr'enivrés chacun une fois. J (Ms.)  (i) Cf. le texte, p. 240.  238 Introduction a la Vie Dévote retirent en leurs ruches a mesnager le miel, ainsy les cogitations des bonnes âmes ne sortent pas sur des objetz embrouillés ni parmi les actions nubileuses des prochains : ains, pour en éviter le rencontre, se ramas- sent dedans le cœur pour y mesnager les bonnes reso- lutions de leur amendement propre. C'est le fait d'une ame inutile, de s'amuser a l'examen de la vie d'autruy. J'excepte ceux qui ont charge des autres, tant en la famille qu'en la republique ; car une bonne partie de leur conscience consiste a regarder -et veiller sur celle des autres. Qu'ilz facent donq leur devoir avec amour; passé cela, qu'ilz se tiennent en eux mesmes pour ce regard.  CHAPITRE XXIX  DE LA MESDISANCE Le jugement téméraire produit l'inquiétude, le mespris du prochain, l'orgueil et complaisance de soy mesme et cent autres effectz très pernicieux , entre lesquelz la mesdisance tient des premiers rangs, comme la vraye peste des conversations. O que n'ay-je un des charbons du saint autel pour toucher les lèvres des hommes, affin que leur iniquité fust ostee et leur péché nettoyé, a Is., VI, 5, 7. l'imitation du Séraphin qui purifia la bouche d'Isaye * ! Qui osteroit la mesdisance du monde, en osteroit une grande partie des péchés et de Y iniquité. Quicomque oste injustement la bonne renommée a son prochain, outre le péché qu'il commet, il est obligé a faire la réparation, quoy que diversement selon la diversité des mesdisances ; car nul ne peut entrer au Ciel avec le bien d'autruy, et entre tous les biens exté- rieurs la renommée est le meilleur. La mesdisance est une espèce de meurtre, car nous avons trois vies : la  1. I, C. XI.  Troisiesme Partie. Chapitre xxix. 239 spirituelle qui gist en la grâce de Dieu, la corporelle qui gist en l'ame, et la civile qui consiste en la renom- mée ; le péché nous oste la première , la mort nous ' este la seconde, et la mesdisance nous oste la troisiesme. Mais le mesdisant par un seul coup de sa langue fait ordinairement trois meurtres : il tue son ame et celle de celuy qui l'escoute, d'un homicide spirituel, et oste la vie civile a celuy duquel il mesdit ; car, comme disoit saint Bernard*, et celuy (3) qui mesdit et celuy qui * In Cantica, Ser- escoute le mesdisant, tous deux ont le diable sur eux, "'^ ^^^' * ^' mais l'un l'a en la langue et l'autre en l'oreille. David parlant des mesdisans * : /Z| ont affilé leurs langues, * Ps. cxxxix, 3. dit-il, comme un serpent. Or, le serpent a la langue fourchue et a deux pointes, comme dit Aristote*; et telle * De Hist. anim. est celle du mesdisant, qui d'un seul coup pique et em- poisonne l'oreille de l'escoutant et la réputation de celuy de qui elle parle. Je vous conjure donques, treschere Philothee, de ne jamais mesdire de personne, ni directement ni indirecte- ment : gardés-vous d'imposer des faux crimes et péchés au prochain, ni de descouvrir ceux qui sont secretz, ni d'aggrandir ceux qui sont manifestes, ni d'interpréter en mal la bonne œuvre, ni de nier le bien que vous sçaves estre en quelqu'un, ni le dissimuler malicieusement, ni le diminuer par paroles, car en toutes ces façons vous offenseries grandement Dieu, mais sur tout accusant fausement et niant la vérité au préjudice du prochain ; car c'est double péché de mentir et nuire tout ensemble au prochain. Ceux qui pour mesdire font des préfaces d'honneur, ou qui disent de petites gentillesses et gausseries entre deux, sont les plus fins et vénéneux mesdisans de tous. Je proteste, disent-ilz, que je l'ayme et que au reste c'est un galant homme ; mays cependant il faut dire la vérité, il eut tort de faire une telle perfidie ; c'est une fort vertueuse fille, mais elle fut surprinse, et semblables  (a) saint Bernard, — celuy (A-B)  240  Introduction a la Vie Dévote  » Plin., Hist. nat., 1. XXV, c. xni (al. xcv).  * Psalm. xiii , cxxxix, 3.  * Josue, X, 13. • Lucae, xxiii, 4^.  petitz ageancemens. Ne voyes-vous pas l'artifice? Celuy qui veut tirer a l'arc tire tant qu'il peut la flèche a soy, mais ce n'est que pour la darder plus puissamment : il semble que ceux ci retirent leur mesdisance a eux, mais ce n'est que pour la descocher plus fermement , affin qu'elle pénètre plus avant dedans les cœurs des escoutans. La mesdisance dite par forme de gausserie est encores plus cruelle que toutes; car, comme la ciguë n'est pas de soy un venin fort pressant, ains asses lent et auquel on peut aysement remédier, mais estant pris avec le vin il est irrémédiable *, ainsy la mesdisance qui de soy passeroit légèrement par une oreille et sortiroit par l'autre, comme l'on dit, s'arreste fermement en la cervelle des escoutans quand elle est présentée dedans quelque mot subtil et joyeux. 11^ ont , dit David*, le venin de l'aspic eni^) leurs lèvres. L'aspic fait sa piqueure presque imperceptible, et son venin d'abord rend une démangeaison délectable, au moyen dequoy le cœur et les entrailles se dilatent et reçoivent le poi- son, contre lequel par après il n'y a plus de remède. (ONe dites pas : un tel est un ivroigne, encores que vous l'ayes veu ivre; ni, il est adultère, pour l'avoir veu en ce péché; ni, il est inceste, pour l'avoir treuvé en ce malheur ; car un seul acte ne donne pas le nom a la chose. Le soleil s'arresta une fois en faveur de la victoire de Josué * et s'obscurcit une autre fois en faveur de celle du Sauveur * ; nul ne dira pourtant qu'il soit ou immobile ou obscur. Noé s'enivra une fois et Loth une autre fois, et celuy ci de plus commit un grand inceste : ilz ne furent pourtant ivroignes ni l'un ni l'autre, ni le dernier ne fut pas inceste, ni saint Pierre sangui- naire pour avoir une fois respandu du sang, ni blasphé- mateur pour avoir une fois blasphémé. Pour prendre le nom d'un vice ou d'une vertu, il faut y avoir fait  (b) sous (A-B-C) (i) Cf. la variante (k), p. 237.  Troisiesme Partie. Chapitre xxix. 241 quelque progrès et habitude ; c'est donq une imposture de dire qu'un homme est cholere ou larron, pour l'avoir veu courroucer ou desrober une fois. Encor qu'un homme ait esté vicieux longuement, on court fortune de mentir quand on le nomme vicieux. Simon le lépreux appelloit Magdeleine pécheresse * , * Lucœ, vu, 39. parce qu'elle l'avoit esté nagueres ; il mentoit néan- moins , car elle ne l'estoit plus, mais une tressainte pénitente ; aussi Nostre Seigneur prend en protection sa cause. Ce fol Pharisien tenoit le Publicain pour grand pécheur, ou peut estre (c) pour injuste, adultère, ravis- seur ; mais il se trompoit grandement, car tout a l'heure mesme il esioit justifié^. Helas, puisque la bonté de "'ibid.,xviii, 11,14. Dieu est si grande qu'un seul moment suffit pour im- petrer et recevoir sa grâce, quelle asseurance pouvons- nous avoir qu'un homme qui estoit hier pécheur le soit aujourd'huy? Le jour précèdent ne doit pas juger le jour présent, ni le jour présent ne doit pas juger le jour précèdent : il n'y a que le dernier qui les juge tous. Nous ne pouvons donq jamais dire qu'un homme soit mes- chant , sans danger de mentir ; ce que nous pouvons dire, en cas qu'il i^) faille parler, c'est qu'il fit un tel acte mauvais , il a mal vescu en tel tems , il fait mal maintenant ; mais on ne peut tirer nulle conséquence d'hier a ce jourd'huy, ni de ce jourd'huy au jour d'hier, (e) et moins encor au jour de demain. Encor qu'il faille estre extrêmement délicat a ne point mesdire du prochain, si faut-il se garder d'une extrémité en laquelle quelques uns tombent, qui, pour éviter la mesdisance, louent et disent bien du vice. S'il se treuve une personne vrayement mesdisante, ne dites pas pour l'excuser qu'elle est libre et franche; une personne manifestement vaine^ ne dites pas qu'elle est généreuse et propre ; et les (f) privautés dangereuses, ne les appelles  (c) ou peut estre — mesme (A-B-C) (d) qu'il — en (A) (e) d'hier. — [ L'alinéa se termine ici dans l'édition (A).] (f ) et propre ; — les (A) 16  342 Introduction a la Vie Dévote pas simplicités ou naifvetés ; ne fardes pas la désobéis- sance du nom de zèle, ni l'arrogance du nom de fran- chise , ni la lasciveté du nom d'amitié. Non, chère Philothee, il ne faut pas, pensant fuir le vice de la mesdisance , favoriser , flatter ou nourrir les autres , ains faut dire rondement et franchement mal du mal et blasmer les choses blasmables : ce que faisant, nous glorifions Dieu, moyennant que ce soit avec les condi- tions suivantes. Pour loûablement blasmer les vices d'autruy, il faut que l'utilité ou de celuy duquel on parle ou de ceux a qui l'on parle le requière. On recite devant des filles les privautés indiscrètes de telz et de telles, qui sont mani- festement périlleuses : la dissolution d'un tel ou d'une telle en paroles ou en contenances qui sont manifeste- ment lubriques : si je ne blasme librement ce mal et que je le veuille excuser, ces tendres âmes qui escoutent prendront occasion de se relascher a quelque chose pareille ; leur utilité donq requiert que tout franchement je blasme ces choses-la sur le champ, sinon que je puisse reserver a faire ce bon office plus a propos et avec moins d'interest de ceux de qui on parle, en une autre occasion. Outre cela, encor faut-il qu'il m'appar- tienne de parler sur ce sujet, comme quand je suis des premiers de la compaignie, et que si je ne parle il sem- blera que j'appreuve le vice : que si je suis des moindres, je ne dois pas entreprendre de faire la censure. Mais sur tout il faut que je sois exactement juste en mes paroles pour ne dire pas un seul mot de trop : par exemple, si je blasme la privauté de ce jeune homme et de cette fille , parce qu'elle est trop indiscrète et périlleuse, o Dieu, Philothee, il faut que je tienne la balance bien juste pour ne point aggrandir la chose, pas mesme d'un seul brin. S'il n'y a qu'une foible apparence, je ne diray rien que cela ; s'il n'y a qu'une simple im- prudence , je ne diray rien davantage; s'il n'y a ni imprudence ni vraye apparence du mal, ains seulement que quelque esprit malicieux en puisse tirer prétexte de mesdisance, ou je n'en diray rien du tout, ou je diray  Troisiesme Partie. Chapitre xxix. 243 cela mesme. Ma langue, tandis que je parle du (g) pro- chain, est en ma bouche comme un rasoir en la main du chirurgien qui veut trancher entre les nerfz et les tendons : il faut que le coup que je donneray soit si juste, que je ne die ni plus ni moins que ce qui en est. Et en fin, il faut sur tout observer, en blasmant le vice, d'espargner le plus que vous pourrés la personne en laquelle il est. Il est vray que des pécheurs infâmes, publiques et manifestes on en peut parler librement, pourveu que ce soit avec esprit de charité et de compassion, et non point avec arrogance et présomption , ni pour se plaire au mal d'autruy; car pour ce dernier c'est le fait d'un cœur vil et abject. J'excepte entre tous, les ennemis déclarés de Dieu et de son Eglise ; car ceux-là, il les faut descrier tant qu'on peut, comme sont les sectes des hérétiques et schismatiques et les chefz d'icelles : c'est charité de crier au loup quand il est entre les brebis, voyre ou qu'il soit. Chacun se donne liberté de juger et censurer les princes et de mesdire des nations toutes entières, selon la diversité des affections que l'on a en leur endroit : Philothee, ne faites pas cette faute ; car outre l'offense de Dieu , elle vous pourroit susciter mille sortes de querelles. Quand vous oyes mal dire, rendes douteuse l'accusa- tion, si vous le pouves faire justement; si vous ne pouves pas, excuses l'intention de l'accusé ; que si cela ne se peut, tesmoignes de la compassion sur luy, escartes ce propos-la, vous resouvenant et faisant resouvenir la compaignie que ceux qui ne tombent pas en faute en doivent toute la grâce a Dieu. Rappelles a soy le mesdisant par quelque douce manière ; dites quelque autre bien de la personne offensée si vous le sçaves.  (g)y^ —juge le (A-B-C)  244 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE XXX  QUELQUES AUTRES ADVIS TOUCHANT LE PARLER Que vostre langage soit doux, franc, sincère, rond, naif et fidelle. Gardés-vous des duplicités, artifices et feintises ; U) bien qu'il ne soit pas bon de dire tous-jours toutes sortes de vérités, si n'est-il jamais permis de contrevenir a la vérité. Accoustumes-vous a ne jamais mentir a vostre escient, ni par excuse ni autrement, vous ' Ps. XXX, 6. resouvenant que Dieu est le Dieu de vérité'^. Si vous en dites par mesgarde et vous pouves les corriger sur le champ par quelque explication ou réparation, corrigés les : une excuse véritable a bien plus de grâce et de force pour excuser, que le mensonge. Bien que quelquefois on puisse discrètement et pru- demment desguiser et couvrir la vérité par quelque artifice de parolle, si ne faut-il pas prattiquer cela sinon en chose d'importance, quand la gloire et service de Dieu le requièrent manifestement : hors de la, les artifices ' Sap., I, 5. sont dangereux, car, comme dit la sacrée i^) Parolle*, le Saint Esprit n'habite point en un esprit feint et double. Il n'y a nulle si bonne et désirable finesse que la simplicité. Les prudences mondaines et artifices char- nelz appartiennent aux enfans de ce siècle ; mais les enfans de Dieu cheminent sans destour et ont le cœur • Prov., X, 9. sans replis. Qtii chemine sitnplement, dit le Sage *, il chemine confidemment. Le mensonge, la duplicité,  (a) et feintises; — car, (A-B) (b) sainte (A)  Troisiesme Partie. Chapitre xxx. 245 la simulation tesmoignent(c) tous-jours un esprit foible et vil. Saint Augustin avoit dit au quatriesme Livre de ses Confessions*, que son ame et celle de son ami n'estoyent * Cap. vi. qu'une seule ame, et que cette vie luy estoit en horreur après le trespas de son ami, parce qu'il ne vouloit pas vivre a moitié, et que aussi pour cela mesme il craignoit a l'adventure de mourir, affin que son ami ne mourust du tout. Ces parolles luy semblèrent par après trop artificieuses et affectées, si qu'il les révoque au livre de ses Retractations* et les appelle une ineptie. Voyés- • Uh. 11, c. vi. vous, chère Philothee, combien cette sainte (d) belle ame est douillette au sentiment de l'afFaiterie des pa- roles? Certes, c'est un grand ornement de la vie chres- tienne que la fidélité, rondeur et sincérité du langage. J'ay dit, je prendray garde a mes voyes pour ne point pécher en ma langue; Hé, Seigneur , mettes des gardes a m.a bouche et une porte qui fernae mes lèvres, disoit David *. * P^^. xxxvm, C'est un advis du roy saint Louys, de ne point des- dire personne, sinon qu'il y eust péché ou grand dom- mage a consentir * : c'est affin d'éviter toutes contestes * Joinviiie^ ubi su- et disputes. Or, quand il importe de contredire a quel- qu'un et d'opposer son opinion a celle d'un autre , il faut user de grande douceur et dextérité, sans vouloir violenter l'esprit d'autruy ; car aussi bien ne gaigne-on rien prenant les choses asprement. Le parler peu, tant recommandé par les anciens sages, ne s'entend pas qu'il faille dire peu de paroles, mais de n'en dire pas beau- coup d'inutiles ; car en matière de parler, on ne regarde pas a la quantité, mais a la qualité. Et me semble qu'il faut fuir les deux extrémités : car de faire trop l'en- tendu et le severe, refusant de contribuer aux devis familiers qui se font es conversations , il semble qu'il y ait ou manquement de confiance , ou quelque sorte  (c) tesmoignera (C) (d) cette sainte — et ( A ]  pra, p.  246 Introduction a la Vie Dévote de desdain ; de babiller aussi et cajoler tous-jours, sans donner ni loj^sir ni commodité aux autres de parler a souhait, cela tient de l'esventé et du léger. Saint Louys ne treuvoit pas bon qu'estant en com- paignie l'on parlast en secret et en conseil, et particu- lièrement a table, affin que l'on ne donnast soupçon que l'on parlast des autres en mal : « Celuy, » disoit il*, • joinviiie, ubi su- « qui cst a table en bonne compaignie , qui a a dire pra, p. 22 . quelque chose joyeuse et plaisante, la doit dire que tout le monde l'entende ; si c'est chose d'importance, on la doit taire sans en parler. »  CHAPITRE XXXI DES PASSETEMS ET RECREATIONS, ET PREMIEREMENT DES LOYSIBLES ET LOUABLES  Il est force de relascher quelquefois nostre esprit, et nostre cors encores a quelque sorte de récréation. Saint * Collât. Patrum, Jean l'Evangeliste, comme dit (3) Cassian *, fut un jour , c. XXI. tj-guvé par un chasseur tenant (*') une perdrix sur son poing, laquelle il caressoit par récréation ; le chasseur luy demanda pourquoy, estant homme de telle qualité, il passoit le tems en chose si basse et vile ; et saint Jean luy dit : Pourquo)'- ne portes-tu (c) ton arc tous- jours tendu ? De peur , respondit le chasseur , que demeurant tous-jours courbé il ne perde la force de s'estendre quand il en sera mestier. Ne festonne pas donq, répliqua l'Apostre, si je me demetz quelque peu de la rigueur et attention de mon esprit pour prendre un  (a) comme dit — le bienheureux (A-B) (b) qu'il tenoit (A-B) { c ) ne portes-tu — pas (A)  Troisiesme Partie. Chapitre xxxi. 247 peu de récréation, affin de m' employer par après plus vivement a la contemplation. C'est un vice, sans doute, que d'estre si rigoureux, agreste et sauvage qu'on ne veuille prendre pour soy ni permettre aux autres aucune sorte de récréation. Prendre l'air, se promener, s'entretenir de devis joyeux et amiables, sonner du luth ou autre instrument, chanter en musique 1*^), aller a la chasse, ce sont récréa- tions si honnestes que pour en bien user il n'est besoin que de la commune prudence , qui donne a toutes choses le rang, le tems, le lieu et la mesure. Les jeux esquelz le gain sert de prix et recompense a l'habilité et industrie du cors ou de l'esprit, comme les jeux de la paume, ballon, paillemaille, les courses a la bague, les eschecz, les tables, ce sont récréations de soy mesme bonnes et lo3^sibles. Il se faut seulement garder de l'excès , soit au tems que l'on y employé soit au prix que l'on y met ; car si l'on y employé trop de tems , ce n'est plus récréation , c'est occupation : on n'allège pas ni l'esprit ni le cors, au contraire on l'es- tourdit, on l'accable. Ayant joiié cinq, six heures aux eschecz, au sortir on est tout recreu et las d'esprit ; joiier longuement a la paume, ce n'est pas recréer le cors, mais l'accabler. Or, si le prix, c'est a dire ce qu'on joiie est trop grand, les affections des joueurs se des- reglent, et outre cela, c'est chose injuste de mettre de grans prix a des habilités et industries de si peu d'im- portance et si inutiles, comme sont les habilités des jeux. Mays sur tout prenés garde, Philothee, de ne p(jint attacher vostre affection a tout cela; car pour honneste que soit une récréation, c'est vice d'y mettre son cœur et son affection. Je ne dis pas qu'il ne faille prendre playsir a jouer pendant que l'on joue, car autrement on ne se recreeroit pas ; mais je dis qu'il ne faut pas y mettre son affection pour le désirer, pour s'y amuser et s'en empresser.  { d ) amiables, — jouer du luth ou autres instruineas, chanter musique (A-B)  248 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE XXXII  (a) DES JEUX DEFENDUS  Les jeux des dés, des cartes et semblables, esquelz le gain dépend principalement du hazard, ne sont pas seulement des récréations dangereuses , comme les danses , mais elles sont simplement et naturellement mauvaises et blasmables ; c'est pourquoy elles sont défendues par les lois tant civiles qu'ecclésiastiques. Mais quel grand mal y a-il, me dires -vous ? Le gain ne se fait pas en ces jeux selon la rayson , mais selon le sort, qui tombe bien souvent a celuy qui par habi- lité et industrie ne meritoit rien : la rayson est donq offensée en cela. Mais nous avons ainsy convenu , me dires-vous. Cela est bon pour monstrer que celuy qui gaigne ne fait pas tort aux autres , mais il ne s'ensuit pas que la convention ne soit desra5'sonnable et le jeu aussi ; car le gain qui doit estre le prix de l'industrie, est rendu le prix du sort, qui ne mérite nul prix puis- qu'il ne dépend nullement de nous. Outre cela, ces jeux portent le nom de récréation et sont faitz pour cela ; et néanmoins ilz ne le sont nulle- ment, mais des violentes occupations. Car, (b) n'est-ce pas occupation de tenir l'esprit bandé et tendu par une attention continuelle, et agité de perpétuelles inquié- tudes , appréhensions et empressemens ? Y a-il atten- tion plus triste, plus sombre et melancholique que celle  (a) [Ce chapitre, qui se trouve dans l'Edition Princeps, est omis dans les deux éditions suivantes. ] ( b ) Car, — comme { C )  Troisiesme Partie. Chapitre xxxiii. 249 des joueurs ? c'est pourquoy il ne faut pas parler sur le jeu, il ne faut pas rire, il ne faut pas tousser, autre- ment les voyla a despiter. En fin, il n'y a point de joye au jeu qu'en gaignant, et cette joye n'est- elle pas inique , puisqu'elle ne se peut avoir que par la perte et le desplaysir du compai- gnon ? cette res-jouissance est certes infâme. Pour ces trois raysons les jeux sont défendus. Le grand roy saint Louys sçachant que le comte d'Anjou son frère et mes- sire Gautier de Nemours joûoyent, il se leva, malade qu'il estoit, et alla tout chancelant en leur chambre, et la, print les tables, les dés et une partie de l'argent, et les jetta par les fenestres dans la mer, se courrouçant fort a eux*. La sainte et chaste damoiselle Sara parlant *joinviiie, Hist.de a Dieu de son innocence : Vous sçaves, dit-elle, o Set- ' °^^' gneur , que jamais je n' ay conversé entre les joueurs *. * Toblae, m, i6, 17.  CHAPITRE XXXIII DES BALZ ET PASSETEMS LOYSIBLES MAIS DANGEREUX  Les danses et balz sont choses indifférentes de leur nature ; mais selon l'ordinaire façon avec laquelle cet exercice se fait, il est fort penchant et incliné du costé du mal, et par conséquent plein de danger et de péril. On les fait de nuit, et parmi les ténèbres et obscurités il est aysé de faire glisser plusieurs accidens ténébreux et vicieux, en un sujet qui de soy mesme est fort sus- ceptible du mal ; on y fait des grandes veilles (^), après  (a) veillées (A-B)  2^0 Introduction a la Vie Dévote lesquelles on perd les matinées des jours suivans, et par conséquent le moj^en de servir Dieu en icelles : en un mot, c'est tous-jours folie de changer le jour a la nuit, la lumière aux ténèbres, les bonnes œuvres a des folas- treries. Chacun porte au bal de la vanité a Tenvi ; et la vanité est une si grande disposition aux mauvaises affections et aux amours dangereux et blasmables, qu'ay- sement tout cela s'engendre es danses. Je vous dis des danses , Philothee , comme les méde- cins disent des potirons et champignons : les meilleurs n'en valent rien, disent-ilz ; et je vous dis que les meil- leurs balz ne sont gueres bons. Si néanmoins il faut manger des potirons, prenés garde qu^ilz soyent bien apprestés : si par quelque occasion de laquelle vous ne puissies pas vous bien excuser, il faut aller au bal, pre- nés garde que vostre danse soit bien apprestee. Mais comme faut-il qu'elle soit accommodée ? de modestie, de dignité et de bonne intention. 31anges-en peu et peu souvent, disent les médecins parlans des champignons, car, pourCb) bjgn apprestés qu'ilz soyent, la quantité leur sert de venin : dansés peu et peu souvent , Philothee , car faisant autrement vous vous mettres en danger de vous 3^ affectionner. •Hist.nat.-i.xxii Lcs champignous, selon Pline*, estans spongieux et c. xxn (a/. XLvi). ., . , . - poreux comme ilz sont, attirent a5^sement toute 1 mfec- tion qui leur est autour, si que estans près des serpens ilz en reçoivent le venin. Les balz, les danses et telles assemblées ténébreuses attirent ordinairement les vices et péchés qui régnent en un lieu : les querelles, les envies, les moqueries, les folles amours; et comme ces exercices ouvrent les pores du cors de ceux qui les font, aussi ouvrent -ilz les pores du cœur, au moyen dequoy, si quelque serpent sur cela vient souffler aux oreilles quelque parole lascive, quelque muguetterie, quelque cajolerie , ou que quelque basilic vienne jetter des re- gards impudiques, des œillades d'amour, les cœurs sont  (b) tout (C)  Troisiesme Partie. Chapitre xxxiii. 251 fort aysés a se laisser saisir et empoisonner. O Philo- thee, ces impertinentes récréations sont ordinairement dangereuses : elles dissipent l'esprit de dévotion, allan- guissent les forces, refroidissent la charité et resveillent en l'ame mille sortes de mauvaises affections ; c'est pourquoy il en faut user avec une grande prudence. Mais sur tout on dit qu'après les champignons il faut boire du vin pretieux ; et je dis qu'après les danses il faut user de quelques saintes et bonnes considérations, qui empeschent les dangereuses impressions que le vain playsir qu'on a receu pourroit (c) donner a nos espritz. Mais quelles considérations ? (d) I. A mesme tems que vous esties au bal, plusieurs âmes brusloyent au feu d'enfer pour les péchés commis a la danse ou a cause de la danse. 2. Plusieurs religieux et gens de dévotion («) estoyent a mesme heure devant Dieu, chantoyent ses louanges (f) et contemployent sa beauté (g). O que leur tems a esté bien plus heureuse- ment employé que le vostre ! 3. Tandis que vous aves dansé, plusieurs âmes sont decedees en grande angoisse ; mille milliers d^hommes et (^) femmes ont souffert des grans travaux, en leurs lictz, dans les hospitaux et es riies : la goutte, la gravelle, la fièvre ardente. Helas, ilz n'ont eu nul repos ! Aures vous (0 point de compas- sion d'eux ? et penses vous point qu'un jour vous gemi- rés comme eux, tandis que d'autres danseront comme vous aves fait ? 4. Nostre Seigneur, Nostre Dame, les Anges et les Saintz vous ont veu au bal : ah, que vous leur aves fait grande pitié, voyans vostre cœur amusé a une si grande niayserie , et attentif a cette fadayse.  (c) qu'on a — pris pourroit (Ms.-A) ffaire en nos cœurs. J (Ms.) (d) I. r Considères combien d'amas ont esté cruellement, misérablement tourmentées en enfer pour les péchés qu'elles ont commis ou a la danse ou a roccasion delà danse, a mesme tems que vous dansies... esties au bal.J (Ms.) (e) de dévotion — ftressailloyentj (Ms.) (f) ses louanges — favec les Anges J (Ms.) (g) bonté. (Ms.-A-B) (h) et — de (Ms.-A-B) (i) Aves vous (Ms.-A-B)  252  Introduction a la Vie Dévote  5. Helas , tandis que vous esties la,(J) le tems s'est passé, la mort s^est approchée ; voyes qu'elle se moque de vous et qu'elle vous appelle a sa danse, en laquelle (i') les gemissemens de vos proches serviront de violon, et ou vous ne ferés qu'un seul passage de la vie a la mort. Cette danse (i) est le vray passetems des mortelz, puisqu'on y passe en un moment du tems a l'éternité ou des biens ou des pe5mes. i^) Je vous remarque (°) ces petites considérations, mais Dieu vous en(o) suggérera bien d'autres a mesme effect, si vous aves sa crainte.  CHAPITRE XXXIV  QUAND ON PEUT JOUER OU (3) DANSER Pour jouer et danser loysiblement, il faut que ce soit par récréation et non par affection ; pour peu de tems et non jusques a se lasser ou estourdir, et que ce soit  (j ) vous esties la, — fie ciel rouloit sur vous et le tems que tant de gens employoyent pretieusement s'est escoulé inutilement pour vous, et vous en rendra encor inutile un'autre pièce que vous passeres a suppléer le repos... pour prendre plus de repos après ce tracas. Dites moy, je vous prie, penses vous que la mort ayt dansé? Ah non; elle s'est advancee dautant de tems. N'est ce pas une folie ? Helas, ce tems si vaynement passé eut esté suffisant pour achetter... gaigner le Paradis. J (Ms.) (k) s'est approchée; — fplusieurs ont gaigné le Paradis et...J voyes la qu'elle se moque de vous et qu'elle vous appelle a sa danse, en laquelle favec une chandelle bénite en la main elle vous fait voir...J (Ms.) (1) Cette danse — U (Ms.) (m) 011 des peynes. — rVous voj^es, chère Philothee, que j'ay un grand... Vous pourres donq ainsy reparer le déchet que la danse... le bal vous pourroit avoir apporté. J (Ms.) (n) Je vous ay marque (Ms.-A) (o) vous en — fsuggerera plus autres, si vous Taymés. J (Ms.) (a) BT (A-B)  Troisiesme Partie. Chapitre xxxiv. 253 rarement; car, qui en fait ordinaire, il convertira (b) la récréation en occupation. Mais en quelle occasion peut- on jouer et danser ? Les justes occasions de la danse et du jeu indififerent sont plus fréquentes ; celles des jeux défendus sont plus rares, comme aussi telz jeux sont beaucoup plus blasmables et périlleux. Mais, en un mot, dansés et joiiés selon les conditions que je vous ay marquées , quand pour condescendre et complaire a l'honneste conversation en laquelle vous seres, la pru- dence et discrétion vous le conseilleront ; car la condes- cendance, comme surgeon de la charité, rend les choses indifférentes bonnes, et les dangereuses, permises. Elle oste mesme la malice a celles qui sont aucunement mauvaises : c'est pourquoy les jeux de hazard qui autrement seroient blasmables , ne le sont pas, si quel- quefois la juste condescendance nous y porte. J'ay esté consolé d'avoir leu en la vie de saint (<=) Charles Borromee qu'il condescendoit avec les Suisses en certaines choses esquelles d'ailleurs il estoit fort severe, et que le bienheureux Ignace de Loyola estant invité a jouer l'accepta. Quant a sainte Elizabeth d'Hon- grie, elle joiioit et dansoit parfois se treuvant i^) es assemblées de passetems, sans interest de sa dévotion, laquelle estoit si bien enracinée dedans son ame que, comme les rochers qui sont autour du lac de Riette croissent estans battus des vagues *, ainsy sa dévotion • PUn., Hist. nat., ., . 1 4. •^' 11 1. II, c. XXXIV (a/. croissoit emmi les pompes et vanités ausquelles sa cvi). condition l'exposoit ; ce sont les grans feux qui s'en- flamment au vent, mays les petitz s'esteignent si on ne les y porte a couvert.  (b) convertit (A-B) ( c ) en la vie — du bienheureux (A-B). [ Voir p. io8, ( e ). ] (d) joiioit et — se treuvoit (A-B)  2 54 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE XXXV qu'il faut ESTRE FIDELE ES GRANDES ET PETITES OCCASIONS  Cap. IV, 9. L'Espoux sacré, au Cantique des Cantiques*, dit que son Espouse luy a ravi le cœur par un de se?, yeux et Vun de ses cheveux. Or, entre toutes les parties exté- rieures du cors humain, il n'y en a point de plus noble, soit pour l'artifice soit pour l'activité, que Y œil, ni point de plus vile que les cheveux; c'est pourquoy le divin Espoux veut faire entendre qu'il n'a pas seulement aggreable les grandes œuvres des personnes dévotes, mais aussi les moindres et plus basses ; et que pour le servir a son goust, il faut avoir grand soin de le bien servir aux choses grandes et hautes et aux choses petites et abjectes, puysque nous pouvons également, et par les unes et par les autres, luy desrober son cœur par amour. Preparés-vous donq, Philothee, a souffrir beaucoup de grandes afflictions pour Nostre Seigneur, et mesme le martyre ; resoulvés-vous de luy donner tout ce qui vous est de plus pretieux, s'il luy plaisoit de le prendre : père, mère, frère, mari, femme, enfans, vos yeux mesme et vostre vie, car a tout cela vous deves apprester vostre cœur. Mais tandis que la divine Providence ne vous en- vo3^e pas des afflictions si sensibles et si grandes, et qu'il ne requiert pas de vous vos yeux , donnes-luy pour le moins vos cheveux : je veux dire, supportes tout dou- cement les menues injures, ces petites incommodités, ces pertes de peu d'importance qui vous sont journalières ; car par le moyen de ces petites occasions, employées avec amour et dilection , vous gaigneres entièrement  Troisiesme Partie. Chapitre xxxv. 255 son cœur et le rendres tout vostre. Ces petites charités quotidiennes, ce mal de teste, ce mal de dens, cette defluxion, cette bigearrerie du mari ou de la femme, ce cassement d'un verre, ce mespris ou cette moiie, cette perte de gans, d'une bague, d'un mouchoir, cette petite incommodité que l'on se fait d'aller coucher de bonne heure et de se lever matin pour prier, pour se communier, cette petite honte que l'on a de faire cer- taines actions de dévotion publiquement : bref, toutes ces petites souffrances estans prinses et embrassées avec amour contentent extrêmement la Bonté divine, laquelle pour un seul verre d'eau a promis la mer de toute félicité a ses fidèles * ; et parce que ces occasions se pre- * Matt., x, 42. sentent a tout moment , c'est un grand moyen pour assembler beaucoup de richesses spirituelles que de les bien employer. Quand j'ay veu en la vie de sainte Catherine de Sienne tant de ravissemens et d'eslevations d'esprit, tant de paroles de sapience, et mesme des prédications faites par elle, je n'ay point douté qu'avec cet œil de contemplation elle n'eust ravi le cœur de son Espoux céleste ; mais j'ay esté également consolé quand je l'ay veuë en la cuisine de son père tourner humblement la broche, attiser le feu, apprester la viande, pétrir le pain et faire tous les plus bas offices de la ma5^son, avec un courage plein d'amour et de dilection envers son Dieu. Et n'estime pas moins la petite et basse méditation qu'elle faisoit parmi les offices vilz et abjectz, que les extases et ravissemens qu'elle eut si souvent, qui ne luy furent peut estre donnés qu^en recompense de cette humilité et abjection. Or sa méditation estoit telle : elle s'imaginoit qu'apprestant pour son père elle apprestoit pour Nostre Seigneur, comme une (a) sainte Marthe; que sa mère tenoit la place de Nostre Dame, et ses frères, le lieu des Apostres , s'excitant en cette sorte de servir en esprit toute la cour céleste, et s'employant a ces chetifz  ( a ) utit — autre (A-B)  256  Introduction a la Vie Dévote  ubi supra, p. 93.  * Prov., XXXI, 19.  services avec une grande suavité, parce qu'elle sçavoit 'B.Ray m. de Cap., la volonté de Dieu estre telle *. J'ay dit cet exemple, ma Philothee, affin que vous sçachies combien il importe de bien dresser toutes nos actions, pour viles qu'elles soient, au service de sa divine Majesté. Pour cela, je vous conseille tant que je puis d'imiter cette femme forte que le grand Salomon a tant loiiee, laquelle, comme il dit *, mettoit la main a choses fortes, généreuses et relevées, et néanmoins ne laissoit pas de filer et tourner le fuseau : Elle a mis la main a chose forte, et ses doigt\ ont prins le fuseau. Mettes la main a chose forte, vous exerçant a l'orayson et médi- tation, a l'usage des Sacremens, a donner de l'amour de Dieu aux âmes, a respandre de bonnes inspirations de- dans les cœurs, et en fin a faire des œuvres grandes et d'importance selon vostre vacation ; mais n'oublies pas aussi vostre fuseau et vostre quenouille, c'est a dire, prattiqués ces petites et humbles vertus lesquelles com- me fleurs croissent au pied de la Croix : le service des pauvres, la Visitation des malades, le soin de la famille, avec les œuvres qui dépendent d'iceluy, et l'utile dili- gence qui ne vous laissera point oysive ; et parmi toutes ces choses-la, entrejettés des pareilles considérations a celles que je viens de dire de sainte Catherine. Les grandes occasions de servir Dieu se présentent rarement, mais les petites sont ordinaires : or, qui sera fidelle en peu de chose, dit le Sauveur mesme *, on l'establira sur beaucoup. Faites donq toutes choses au nom de Dieu* et toutes choses seront bien faittes. Soit que vous mangies, soit que vous beuvies *, soit que vous dormies, soit que vous vous recreiés, soit que vous tournies la broche, pourveu que vous sçachies bien mes- nager vos affaires, vous prouffiterés beaucoup devant Dieu, faisant toutes ces choses C') parce que Dieu veut que vous les faciès.  • Matt., XXV, 21. • Coloss., m, 17. • I Cor., X, 31.  (b) faisant — toutes choses (C)  Troisiesme Partie. Chapitre xxxvi. 257  CHAPITRE XXXVI (3) qu'il faut avoir l'esprit juste et raysonnable  Nous ne sommes hommes que par la rayson, et c'est pourtant chose rare de treuver des hommes vrayement raysonnables, d'autant que l'amour propre nous détra- que ordinairement de la rayson, nous conduisant insen- siblement a mille sortes de petites, mais dangereuses injustices et iniquités qui, comme les, petit^ renardeaux desquelz il est parlé aux Cantiques*, (t>) démolissent "Cap. 11,15. les vignes ; car, d'autant qu'ilz( '=) sont petitz on n'y prend pas garde, et( -11 Angelse de Fulgi- tations que soutint saint rrançois et saint Benoist, mors nio, c. xix. que l'un se jetta dans les espines et l'autre dans la neige pour les mitiger, et néanmoins ilz ne perdirent rien de la grâce de Dieu pour tout cela, ains l'augmen- tèrent de beaucoup. Il faut donq estre fort courageuse, Philothee, emmi les tentations, et ne se tenir jamais pour vaincue pen- dant qu'elles vous desplairont, en bien observant cette différence qu'il y a entre sentir et consentir, qui est qu'on les peut sentir encor qu'elles nous desplaisent, mais on ne peut consentir sans qu'elles nous plaisent, puisque le playsir pour l'ordinaire sert de degré pour venir au consentement. Que donq les ennemis de nostre salut nous présentent tant qu'ilz voudront d'amorces et d'appastz, qu'ilz demeurent tous-jours a la porte de nostre cœur pour entrer, qu'ilz nous facent tant de propositions qu'ilz voudront ; mais tandis que nous aurons resolution de ne point nous plaire en tout cela.  ( b ) point — de (A)  296 Introduction a la Vie Dévote il n'est pas possible que nous offensions Dieu, non plus que le prince espoux de la princesse que j'ay repré- sentée ne luy peut sçavoir mauvais gré du message qui luy est envoyé , si elle n'y a prins aucune sorte de playsir. Il y a néanmoins cette différence entre l'ame et cette princesse pour ce sujet, que la princesse ayant ouï la proposition deshonneste peut, si bon luy semble, chasser le messager et ne le plus ouïr ; mais il n'est pas tous -jours au pouvoir de l'ame de ne point sentir la tentation, bien qu'il soit tous-jours en son pouvoir de ne point y consentir : c'est pourquoy, encor que la ten- tation dure et persévère long tems, elle ne peut nous nuire tandis qu'elle nous est desaggreable. 3la3's quant a la délectation qui peut suivre la ten- tation , pour autant que nous avons deux parties en nostre ame, l'une inférieure et l'autre supérieure, et que l'inférieure ne suit pas tous-jours la supérieure ains fait son cas a part, il arrive maintesfois que la partie inférieure se plait en la tentation, sans le consentement, ains contre le gré de la supérieure : c'est la dispute et • Gaiat., V, 17. la guerre que l'apostre saint Paul descrit *, quand il dit que sa chair convoite contre son esprit, qu'il y a une • Rom., vu, 23. loy des membres et une loy de V esprit^, et sem- blables choses. Aves-vous jamais veu, Philothee, un grand brasier de feu couvert de cendres ? quand on vient dix ou douze heures après pour j chercher du feu, on n'en treuve qu'un peu au milieu du foyer, et encor on a peyne de le treuver; il y estoit néanmoins puysqu'on l'y treuve, et avec iceluy on peut rallumer tous les autres charbons des-ja esteintz. C'en est de mesme de la charité, qui est nostre vie spirituelle, parmi les grandes et violentes tentations : car la tentation jettant sa délectation en la partie inférieure, couvre, ce semble, toute l'ame de cendres, et réduit l'amour de Dieu au petit pied, car il ne paroist plus en nulle part sinon au milieu du cœur, au fin fond de l'esprit; encores semble-il qu'il n'y soit pas, et a-on peyne de le treuver. Il y est néanmoins en vérité, puisque, quoy que tout soit en trouble en nostre  QUATRIESME PARTIE. CHAPITRE IV. 297 ame et en nostre cors, nous avons la resolution de ne point consentir au péché ni a la tentation, et que la délectation qui plait a nostre homme extérieur desplait a l'intérieur, et quoy qu'elle soit tout autour de nostre volonté, si n'est-elle pas dans icelle : en quoy l'on voit que telle délectation est involontaire, et estant telle ne peut estre péché.  CHAPITRE IV  DEUX BEAUX EXEMPLES SUR CE SUJET Il VOUS importe tant de bien entendre ceci, que je ne feray nulle difficulté de m'estendre a l'expliquer. Le jeune homme duquel parle saint Hierosme *, qui couché ^ In vita s. Pauii et attaché avec des escharpes de soye bien délicatement sur un lict mollet, estoit provoqué par toutes sortes de vilains attouchemens et attraitz d'une impudique femme, qui estoit couchée avec luy exprès pour esbranler sa constance, ne devoit-il pas sentir d'estranges accidens ? ses sens ne devoyent-ilz pas estre saisis de la délec- tation, et son imagination extrêmement occupée de cette présence des objetz voluptueux? Sans doute, et néan- moins parmi tant de troubles, emmi un si terrible orage de tentations et entre tant de voluptés qui sont tout autour de luy, il tesmoigne que son cœur n'est point vaincu et que sa volonté n'y consent (a) nullement, puisque son esprit voyant tout rebellé contre luy, et n'ayant plus aucune des parties de son cors a son commandement sinon la langue, il se la coupa avec les  {a) de tentations — il tesmoigne que son cœur n'est point vaincu, que sa volonté, qui sent tout autour de soy tant de voluptés, n'y consent toute- fois (A-B)  Erem., g 3.  298 Introduction a la Vie Dévote dens et la cracha sur le visage de cette vilaine ame qui tourmentoit la sienne plus cruellement par la volupté, que les bourreaux n'eussent jamais sceu faire par les tourmens ; aussi, le tyran qui se defioit de la vaincre par les douleurs, pensoit la surmonter par ces playsirs. L'histoire du combat de sainte Catherine de Sienne en un pareil sujet est du tout admirable : en voyci le sommaire. Le malin esprit eut congé de Dieu d'assaillir la pudicité de cette sainte vierge avec la plus grande rage qu'il pourroit, pourveu toutefois qu'il ne la tou- chast point. Il fit donques toutes sortes d'impudiques suggestions a son cœur, et pour tant plus l'esmouvoir, venant avec ses compaignons en forme d'hommes et de femmes, il faisoit mille et mille sortes de charnalités et lubricités a sa veuë, adjoustant des parolles et se- monces très deshonnestes ; et bien que toutes ces choses fussent extérieures, si est-ce que par le moyen des sens elles penetroyent bien avant dedans le cœur de la vierge, lequel, comme elle confessoit elle mesme, en estoit tout plein, ne luy restant plus que la fine pure volonté supérieure qui ne fust agitée de cette tempeste de vilenie et délectation charnelle. Ce qui dura fort longuement, jusques a tant qu'un jour Nostre Seigneur luy apparut, et elle luy dit : « Ou esties-vous, mon doux Seigneur, quand mon cœur estoit plein de tant de ténè- bres et d'ordures? » A quoy il respondit : « J'estois dedans ton cœur, ma fille. » « Et comment, » repliqua-elle, « habities-vous dedans mon cœur, dans lequel il y avoit tant de vilenies ? habites-vous donq en des lieux si deshonnestes? » Et Nostre Seigneur luy dit : (( Dis-moy, ces tiennes sales cogitations de ton cœur te donnoj^'ent- elles playsir ou tristesse, amertume ou délectation ? » Et elle dit : « Extrême amertume et tristesse. » Et luy répliqua : « Qui estoit celuy qui mettoit cette grande amertume et tristesse dedans ton cœur, sinon moy qui demeurois caché dedans le milieu de ton ame ? Croy, ma fille, que si je n'eusse pas esté présent, ces pensées qui estoyent autour de ta volonté et ne pouvoyent l'expugner l'eussent sans doute surmontée et seroyent  QUATRIESME PaRTIE. CHAPITRE V. 299 entrées dedans, eussent esté receuës avec playsir par ton libéral arbitre, et ainsy eussent donné la mort a ton ame ; mais parce que j'estois dedans, je mettois ce des- playsir et cette résistance en ton cœur, par laquelle il se refusoit tant qu'il pouvoit a la tentation, et ne pouvant pas tant qu'il vouloit, il en sentoit un plus grand des- playsir et une plus grande haine contre icelle et contre soy mesme , et ainsy ces peynes estoyent un grand mérite ec un grand gain pour toy, et un grand accrois- sement de ta vertu et de ta force*. » 'B. Raym. de Ca- T-11 -1 1 r • pua,ubisup. (c.xj), Voyes vous, Jl hilotnee, comme ce leu estoit couvert p. 93. de la cendre, et que la tentation et délectation estoit mesme entrée dedans le cœur et avoit environné la volonté, laquelle seule, assistée de son Sauveur, resistoit par des amertumes, des despla3^sirs et detestations du mal qui luy estoit suggéré, refusant perpétuellement son consentement au péché qui l'environnoit. O Dieu, quelle détresse a une ame qui ayme Dieu, de ne sçavoir seule- ment pas s'il est en elle ou non, et si l'amour divin, pour lequel elle combat, est du tout esteint en elle ou non ! Mais c'est la fine fleur de la perfection de l'amour céleste que de faire souff"rir et combattre l'amant pour l'amour, sans sçavoir s'il a l'amour pour lequel et par lequel il combat.  CHAPITRE V  ENCOURAGE.MENT A L'AME QUI EST ES TENTATIONS  Ma Philothee, ces grans assautz et ces tentations si puissantes ne sont jamais permises de Dieu que contre les âmes lesquelles il veut eslever a son pur et excellent amour ; mais il ne s'ensuit pas pourtant qu'après cela elles soyent asseurees d'y parvenir, car il est arrivé  300 Introduction a la Vie Dévote maintesfois que ceux qui avoyent esté constans en des si (a) violentes attaques, ne correspondans pas par après fidèlement a la faveur divine, se sont treuvés vaincus en des bien petites tentations. Ce que je dis affin que, s'il vous arrive jamais d'estre affligée de si grande ten- tation, vous sçachies que Dieu vous favorise d'une faveur extraordinaire, par laquelle il déclare qu'il vous veut aggrandir devant sa face, et que néanmoins vous soyes tous-jours humble et craintive, ne vous asseurant pas de pouvoir vaincre les menues tentations après avoir sur- monté les grandes, sinon par une continuelle fidélité a l'endroit de sa Majesté. Quelques (b) tentations donques qui vous arrivent et quelque délectation qui s'ensuive, tandis que vostre volonté refusera son consentement, non seulement a la tentation mais encor a la délecta- tion , ne vous troublés nullement, car Dieu n'en est point offensé. Quand un homme est pasmé et qu'il ne rend plus aucun tesmoignage de vie, on luy met la main sur le cœur, et pour peu que l'on y sente de mouvement on juge qu'il est en vie et que, par le moyen de quelque eau pretieuse et de quelque epitheme, on peut luy faire reprendre force et sentiment. Ainsy arrive-il quelque- fois que, par la violence des tentations, il semble que nostre ame est tombée en une défaillance totale de ses forces, et que comme pasmee elle n'a plus ni vie spiri- tuelle ni mouvement ; mais si nous voulons connoistre ce que c'en est, mettons la main sur le cœur : considé- rons si le cœur et la volonté ont encor leur mouvement spirituel, c'est a dire s'ilz font leur devoir a refuser de consentir et suivre la tentation et délectation ; car pen- dant que le mouvement du refus est dedans nostre cœur, nous sommes asseurés que la charité, vie de nostre ame, est en nous, et que Jésus Christ nostre Sauveur se treuve dans nostre ame, quoy que caché et  (a) f« des — violentes (C) (b) Quelles (A-B-C)  QUATRIESME PaRTIE. ChAPITRE VI. 3OI couvert; si que, moyennant l'exercice continuel de l'orayson, des Sacremens et de la confiance en Dieu, nos forces reviendront en nous et nous vivrons d'une vie entière et délectable.  CHAPITRE VI COMME LA TENTATION ET DELECTATION PEUVENT ESTRE PECHE La princesse de laquelle nous avons parlé ne peut mais de la recherche deshonneste qui luy est faitte, puisque, comme nous avons présupposé, elle luy arrive contre son gré ; mais si au contraire elle avoit par quelques attraitz donné sujet a la recherche, ayant voulu donner de l'amour a celuy qui la muguette, indubita- blement elle seroit coulpable de la recherche mesme ; et quoy qu'elle en fist la délicate, elle ne laisseroit pas d'en mériter du blasme et de la punition. Ainsy arrive-il quelquefois que la seule tentation nous met en péché, parce que nous sommes cause d'icelle. Par exemple, je sçay que jouant j'entre volontier en rage et blasphème, et que le jeu me sert de tentation a cela : je pèche toutes fois et quantes que je joùeray, et suis coulpable de toutes les tentations qui m'arriveront au jeu. De mesme, si je sçay que quelque conversation m'apporte de la tentation et de la cheute, et j'y vay volontaire- ment, je suis indubitablement coulpable de toutes les tentations que j'y recevray. Quand la délectation qui arrive de la tentation peut estre évitée, c'est tous-jours péché de la recevoir, selon que le playsir que l'on y prend et le consentement que l'on y donne est grand ou petit, de longue ou de petite durée. C'est tous -jours chose blasmable a la jeune  302 Introduction a la Vie Dévote princesse de laquelle nous avons parlé, si non seule- ment elle escoute la proposition sale et deshonneste qui lu}" est faitte, mais encores après l'avoir ouïe elle prend playsir en icelle , entretenant son cœur avec contente- ment sur cet objet ; car bien qu'elle ne veuille pas con- sentir a l'exécution réelle de ce qui lu}" est proposé, elle consent néanmoins a l'application spirituelle de son cœur par le contentement qu'elle y prend, et c'est tous- jours chose deshonneste d'appliquer ou le cœur ou le cors a chose deshonneste ; ains la deshonnesteté consiste tellement a l'application du cœur, que sans icelle l'ap- plication du cors ne peut estre péché. Quand donq vous seres tentée de quelque péché, considérés si vous aves donné volontairement sujet d'estre tentée, et Ihors la tentation mesme vous met en estât de péché, pour le hazard auquel vous vous estes jettee. Et cela s'entend si vous aves peu éviter commodément l'occasion, et que vous ayes preveu ou deu prévoir l'arrivée de la tenta- tion; mais si vous n'aves donné nul sujet a la tentation, elle ne peut aucunement vous estre imputée a péché. Quand la délectation qui suit la tentation a peu estre évitée, et que néanmoins on ne l'a pas évitée, il y a tous-jours quelque sorte de péché selon que l'on y a peu ou prou arresté, et selon la cause du playsir que nous y avons prins. Une femme laquelle n'ayant point donné de sujet d'estre muguettee , prend néanmoins pla3'sir a l'estre, ne laisse pas d'estre blasmable si le playsir qu'elle 3' prend n'a point d'autre cause que la muguetterie. Par exemple, si le galant qui luy veut donner de l'amour sonnoit exquisement bien du luth et qu'elle print plaj'sir, non pas a la recherche qui est faitte de son amour, mais a l'harmonie et douceur du son du luth, il n'y auroit point de péché, bien qu'elle ne devroit pas continuer longuement en ce playsir, de peur de faire passage d'iceluy a la délectation de la recherche. De mesme donq, si quelqu'un me propose quelque stra- tagème plein d'invention et d'artifice pour me venger de mon ennemi, et que je ne prenne pas pla3'sir ni ne donne aucun consentement a la vengeance qui m'est  QUATRIESME PARTIE. CHAPITRE VI. 303 proposée, mais seulement a la subtilité de l'invention de l'artifice, sans doute je ne pèche point, bien qu'il ne soit pas expédient que je m'amuse beaucoup a ce playsir, de peur que petit a petit il ne me porte a quelque délecta- tion de la vengeance mesme. On est quelquefois surprins de quelque chatouille- ment de délectation qui suit immédiatement la tentation, devant que bonnement on s'en soit prins garde ; et cela ne peut estre pour le plus qu'un (^) bien léger péché véniel, lequel se rend plus grand si, après que l'on s'est apperceu du mal ou l'on est, on demeure par négligence quelque tems a marchander avec la délectation , si l'on doit l'accepter ou la refuser ; et encores plus grand si, en s'en appercevant, on demeure en icelle quelque tems par vraye négligence, sans nulle sorte de propos de la rejetter. Mais Ihors que volontairement et de propos délibéré nous sommes résolus de nous plaire en telles délectations, ce propos mesme délibéré est un grand péché , si l'objet pour lequel nous avons délectation est notablement mauvais. C'est un grand vice a une femme de vouloir entretenir de mauvaises amours , quoy qu'elle ne veuille jamais s'addonner(b) réellement a l'amoureux.  (a) ne peut estre — qu'un (A-B-C) (b) s'abandonner (A-B)  304 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE VII  REMEDES AUX GRANDES TENTATIONS  Si tost que vous sentes l^) en vous quelques tentations, faites comme les petitz enfans quand ilz voyent le loup ou l'ours en la campaigne ; car tout aussi tost ilz courent entre les bras de leur père et de leur mère, ou pour le moins les appellent a leur ayde et secours. Recoures de mesme a Dieu , reclamant sa miséricorde et son Matt., ixvi, 41 secours ; c'est le remède que Nostre Seigneur enseigne * : Pries affin que vous n'entries point en tentation. Si vous voyes que néanmoins la tentation persévère ou qu'elle accroisse, coures en esprit embrasser la sainte Croix, comme si vous voyies Jésus Christ crucifié devant vous ; protestes que vous ne consentirés point a la ten- tation et demandes luy secours contre icelle, et conti- nues tous-jours a protester de ne vouloir point consentir tandis que la tentation durera. Mais en faysant ces protestations et ces refus de consentement, ne regardes point au visage de la tentation, ains seulement regardes Nostre Seigneur; car si vous regardes (^) la tentation, principalement quand elle est forte, elle pourroit es- branler vostre courage. Divertisses vostre esprit par quelques occupations bonnes et loiiables ; car ces occupations entrans dedans vostre cœur et prenans(^) place, elles chasseront les tentations et suggestions malignes.  (a) sentires (A-B) (b) regardies ( A-B-C ) (c) et — y prenans (A-Bj  QUATRIESME PARTIE. CHAPITRE VII. 3O5 Le grand remède contre toutes tentations grandes ou petites, c'est de desployer son cœur et de communiquer les suggestions , ressentimens et affections que nous avons a nostre directeur ; car notés que la première condition que le malin fait avec l'ame qu'il veut séduire c'est du silence, comme font ceux qui veulent séduire les femmes et les filles, qui de prime abord défendent qu'elles ne communiquent point les propositions aux pères ni aux maris : ou au contraire Dieu, en ses inspi- rations, demande sur toutes choses que nous les fassions reconnoistre par nos supérieurs et conducteurs. Que si, après tout cela, la tentation s'opiniastre a nous travailler et persécuter, nous n'avons rien a faire sinon a nous opiniastrer de nostre costé en la protesta- tion de ne vouloir point consentir ; car, comme les filles ne peuvent estre mariées pendant qu'elles disent que non, ainsy l'ame quoy que troublée, ne peut jamais estre offensée pendant qu'elle dit que non. Ne disputés point avec vostre ennemi et ne luy res- pondés jamais une seule parolle , sinon (*!) celle que Nostre Seigneur luy respondit , avec laquelle il le con- fondit* : Arrière, o Satan, tu adoreras le Seigneur *Matt., iv, lo. ton Dieu et a luy seul^^) serviras. Et comme la chaste femme ne doit respondre un seul mot ni regarder en face le vilain poursuivant qui luy propose quelque deshonnesteté, mays le quittant tout court, doit a mesme instant retourner son cœur du costé de son espoux et rejurer la fidélité qu'elle luy a promise, sans s'amuser a barguigner, ainsy la dévote ame, se voyant assaillie de quelque tentation , ne doit nullement s'amuser a disputer ni respondre, mais tout simplement se retourner du costé de Jésus Christ son Espoux, et luy protester derechef de sa fidélité et de vouloir estre a jamais uni- quement toute sienne.  (d) sinon — parfois (A) (e) rt luy seul — tu (A-B)  ?o6 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE VIII  qu'il faut RESISTER AUX MENUES TENTATIONS Quoy qu'il faille combattre les grandes tentations avec un courage invincible et que la victoire que nous en rapportons nous soit extrêmement utile, si est-ce néan- moins qu'a l'adventure on fait plus de prouffit a bien combattre les petites ; car, comme les grandes surpassent en qualité, les petites aussi surpassent si démesurément en nombre, que la victoire d'icelles peut estre compa- rable a celle des plus grandes. Les loups et les ours sont sans doute plus dangereux que les mouches, mais si ne nous font-ilz pas tant d'importunité et d'ennui, ni n'exercent pas tant nostre patience. C'est chose bien aysee que de s'empescher du meurtre, mais c'est chose difficile d'éviter les menues choleres, desquelles les occa- sions se présentent a tout moment. C'est chose bien aysee a un homme ou a une femme de s'empescher de l'adultère, mais ce n'est pas chose si facile de s'em- pescher des œillades, de donner ou recevoir de l'amour, de procurer des grâces et menues faveurs, de dire et recevoir des parolles de cajolerie. Il est bien aysé de ne point donner de corrival au mari ni de corrivale a la femme, quant au cors, mais il n'est pas si aysé de n'en point donner quant au cœur: bien aysé de ne point souiller le lict du mariage, mais bien malaysé de ne point intéresser l'amour du mariage; bien aysé de ne point desrober le bien d'autruy, mais malaysé de ne point le muguetter et convoiter; bien aysé de ne point dire de faux tesmoignage en jugement, mais malaysé de ne point mentir en conversation ; bien aysé de ne point s'enivrer, mais malaysé d'estre sobre ; bien aysé de ne point désirer la mort d'autruy, mais malaysé de ne point  QUATRIESME PARTIE. CHAPITRE IX. 307 désirer son incommodité ; bien aysé de ne le point dif- famer, mais malaysé de ne le point mespriser. Bref, ces menues tentations de choleres, de soupçons, de jalousie, d'envie, d'amourettes, de folastrerie, de vanités, de duplicités, d'afFaiterie, d'artifices, de cogi- tations deshonnestes , ce sont les continuelz exercices de ceux mesmes qui sont plus devotz et résolus : c'est pourquoy, ma chère Philothee, il faut qu'avec grand soin et dilig'ence nous nous préparions a ce combat ; et soyes asseuree qu'autant de victoires que nous rap- portons contre ces petitz ennemis , autant de pierres pretieuses seront mises en la couronne de gloire que Dieu nous prépare en son Paradis. C'est pourquoy je dis, qu'attendant de bien et vaillamment combattre les grandes tentations si elles viennent, il nous faut bien et diligemment défendre de ces menues et foibles attaques.  CHAPITRE IX  COMME IL FAUT RE^ŒDIER AUX MENUES TENTATIONS  Or donq, quant a ces menues tentations de vanité, de soupçon, de chagrin, de jalousie, d'envie, d'amourettes, et semblables tricheries qui , comme mouches et mou- cherons, viennent passer devant nos yeux et tantost nous piquer sur la joiie, tantost sur le nés, parce qu'il est impossible d'estre tout a fait exempt de leur impor- tunité, la meilleure résistance qu'on leur puisse faire c'est de ne s'en point tourmenter; car tout cela ne peut (a) nuire, quoy qu'il puisse faire de l'ennui, pourveu que l'on soit bien résolu de vouloir servir Dieu.  (a) ne peut — point (A-B-C)  3o8 Introduction a la Vie Dévote Mesprises donques ces menues attaques et ne daignes pas seulement penser a ce qu'elles veulent dire, mais laisses les bourdonner autour de vos oreilles tant qu'elles voudront, et courir ça et la autour de vous, comme l'on fait des mouches ; et quand elles viendront vous piquer et que vous les verres aucunement s'arrester en vostre cœur, ne faites autre chose que de tout simplement les oster, non point combattant contre elles ni leur respon- dant, mais faisant des actions contraires, quelles qu'elles soyent, et spécialement de l'amour de Dieu. Car si vous me croyes , vous ne vous opiniastreres pas a vouloir opposer la vertu contraire a la tentation que vous sentes, parce que ce seroit quasi vouloir disputer avec elle ; mais après avoir fait une action de cette vertu direc- tement contraire, si vous aves eu le loysir de recon- noistre la qualité de la tentation, vous feres un simple retour de vostre cœur du costé de Jésus Christ crucifié, et par une action d'amour en son endroit vous luy bay- seres les sacrés pieds. C'est le meilleur moyen de vaincre l'ennemi , tant es petites qu'es grandes tentations ; car l'amour de Dieu contenant en soy toutes les perfections de toutes les vertus, et plus excellemment que les vertus mesmes, il est aussi un plus souverain remède contre tous vices ; et vostre esprit s'accoustumant en toutes tentations de recourir a ce rendes-vous gênerai, ne sera point obligé de regarder et examiner quelles tentations il a; mais simplement se sentant troublé il s'accoisera en ce grand remède, lequel outre cela est si espouvantable au malin esprit, que quand il voit que ses tentations nous provo- quent a ce divin amour, il cesse de nous en faire. Et voyla quant aux menues et fréquentes tentations, avec lesquelles qui voudroit s'amuser par le menu, il se morfondroit et ne feroit rien.  dUATRIESME PaRTIE. CHAPITRE X. 309  CHAPITRE X COMME IL FAUT FORTIFIER SON CŒUR CONTRE LES TENTATIONS Considérés de tems en tems quelles passions dominent le plus en vostre ame ; (a) les ayant descouvertes, prenés une façon de vivre qui leur soit toute contraire, en pen- sées, en parolles et en œuvres. Par exemple, si vous vous sentes inclinée a la passion de la vanité, faites souvent des pensées de la misère de cette vie humaine, combien ces vanités seront ennu5^euses a la conscience au jour de la mort, combien elles sont indignes d'un cœur généreux, que ce ne sont que badineries et amu- semens de petitz enfans, et semblables choses. Parles souvent contre la vanité, et encores qu'il vous semble que ce soit a contrecœur, ne laisses pas de la bien mespriser, car par ce moyen vous vous engageres mesme de réputation au parti contraire ; et a force de dire contre quelque chose, nous nous esmouvons a la haïr, bien qu'au commencement nous luy eussions de l'affection. Faites des œuvres d'abjection et d'humilité le plus que vous pourres, encores qu'il vous semble que ce soit a regret ; car par ce moyen vous vous habitues a l'humilité et afifoiblisses vostre vanité, en sorte que quand la ten- tation viendra, vostre inclination ne la pourra pas tant favoriser, et vous aures plus de force pour la combattre. Si vous estes inclinée a l'avarice, penses souvent a la folie de ce péché qui nous rend esclaves de ce qui n'est créé que pour nous servir; qu'a la mort aussi bien (a) ame; — et (A)  310 Introduction a la Vie Dévote faudra-il tout quitter, et le laisser entre les mains de tel qui le dissipera ou auquel cela servira de ruine et de damnation, et semblables pensées. Parles fort contre l'avarice, loues fort le mespris du monde, violentes-vous a faire souvent des aumosnes et des charités, et a laisser escouler quelques occasions d'assembler. Si vous estes sujette a vouloir donner ou recevoir de l'amour, penses souvent combien cet amusement est dangereux, tant pour vous que pour les autres ; combien c'est une chose indigne de prophaner et emplo5^er a passetems la plus noble affection qui soit en nostre ame ; combien cela est sujet au blasme d'une extrême légèreté d'esprit. Parles souvent en faveur de la pureté et sim- plicité de cœur, et faites aussi le plus qu'il vous sera possible des actions conformes a cela, évitant toutes affaiteries et muguetteries. En somme, en tems de paix, c'est a dire Ihors que les tentations du péché auquel vous estes sujette ne vous presseront pas, faites force actions de la vertu contraire, et si les occasions ne se présentent, ailes au devant d'elles pour les rencontrer ; car par ce moyen vous renforcerés vostre cœur contre la tentation future.  CHAPITRE XI  DE L'INQUIETUDE L'inquiétude n'est pas une simple tentation, mais une source de laquelle et par laquelle plusieurs tentations arrivent : j'en diray donq quelque chose. La tristesse n'est autre chose que la douleur d'esprit que nous avons du mal qui est en nous contre nostre gré, soit que le mal soit extérieur, comme pauvreté, maladie, mespris, soit qu'il soit intérieur, comme ignorance, sécheresse, répugnance, tentation. Quand donq l'ame sent qu'elle a  QUATRIESME PARTIE. CHAPITRE XI. 3 II quelque mal, elle se desplait de l'avoir, et voyla la tris- tesse ; et tout incontinent, elle désire d'en estre quitte et d'avoir les moyens de s'en desfaire; et jusques ici elle a rayson , car naturellement chacun désire le bien et fuit ce qu'il pense estre mal. Si l'ame cherche les moyens d'estre délivrée de son mal pour l'amour de Dieu, elle les cherchera avec pa- tience, douceur, humilité et tranquillité, attendant sa délivrance plus de la bonté et providence de Dieu que de sa peyne, industrie ou diligence ; si elle cherche sa délivrance pour l'amour propre, elle s'empressera et s'eschauffera a la queste des moyens, comme si ce bien dependoit plus d'elle que de Dieu : je ne dis pas qu'elle pense cela, mays je dis qu'elle s'empresse comme si elle le pensoit(a). Que si elle ne rencontre pas soudain ce qu'elle désire, elle entre en des grandes inquiétudes et impatiences, lesquelles n'ostans pas le mal précèdent, ains au contraire l'empirans, l'ame entre en une angoisse et détresse desmesuree, avec une défaillance de courage et de force telle, qu'il luy semble que son mal n'ait plus de remède. Vous vo3^es donq que la tristesse, laquelle au commencement est juste, engendre l'inquiétude ; et l'inquiétude engendre par après un surcroist de tristesse qui est extrêmement dangereux. L'inquiétude est le plus grand mal qui arrive en l'ame, excepté le péché ; car, comme les séditions et troubles intérieurs d'une republique la ruinent entièrement et l'empeschent qu'elle ne puisse résister a l'estranger, ainsy nostre cœur estant troublé et inquiété en soy mes- me perd la force de maintenir les vertus qu'il avoit acquises, et quant et quant le moyen de résister aux tentations de l'ennemi, lequel fait alhors toutes sortes d'effortz pour pescher, comme l'on dit, en eau trouble. L'inquiétude provient d'un désir desreglé d'estre déli- vré du mal que l'on sent, ou d'acquérir le bien que l'on espère ; et néanmoins il n'y a rien qui empire plus le  (a) si elle — y pensoit. (C)  3 1 2 Introduction a la Vie Dévote mal et qui esloigne plus le bien , que l'inquiétude et empressement. Les oyseaux demeurent prins dedans les filetz et laqs parce que s'y treuvans engagés ilz se desbattent et remuent desreglement pour en sortir, ce que faisans ilz s'enveloppent tous-jours tant plus. Quand donq vous serés pressée du désir d'estre délivrée de quelque mal ou de parvenir a quelque bien, avant toute chose mettes vostre esprit en repos et tranquillité, faites rasseoir vostre jugement et vostre volonté, et puys, tout bellement et doucement, pourchasses l'issue de vostre désir, prenant par ordre les moyens qui seront conve- nables ; et quand je dis tout bellement, je ne veux pas dire négligemment, mays sans empressement, trouble et inquiétude ; autrement en lieu d'avoir l'effect de vostre désir vous gasteres tout et vous embarrasseres plus fort. Mon ame est tous-jours en mes mains, o Seigneur, Ps. cxviu, 109. et je n'ay point oublié vostre loy , disoit David*. Examines plus d'une fois le jour, mais au moins le soir et le matin, si vous aves vostre ame en vos mains, ou si quelque passion et inquiétude vous l'a point ravie ; considères si vous aves vostre cœur a vostre comman- dement, ou bien s'il est(^) point eschappé de vos mains pour s'engager a quelque affection desreglee d'amour, de haine, d'envie, de convoitise, de crainte, d'ennui, de jo5'e. Que s'il est('^) égaré, avant toutes choses, cher- ches-le et le ramenés tout bellement en la présence de Dieu, remettant vos affections et désirs sous l'obéissance et conduite de sa divine volonté. Car, comme ceux qui craignent de perdre quelque chose qui leur est pretieuse la tiennent bien serrée en leur main, ainsy, a l'imitation de ce grand Roy, nous devons tous-jours dire : O mon Dieu, mon ame est au hazard, c'est pourquoy je la porte tous-jours en mes mains, et en cette sorte je n'ay point oublié vostre sainte loy.  (b) s'il — s'est (A-B) (c) s'il — s'est (A)  QUATRIESME PARTIE. CHAPITRE XII. 313 Ne permettes pas a vos désirs, pour petitz qu^ilz soyent et de petite importance, qu'ilz vous inquiètent ; car après les petitz , les grans et plus importans treuveroyent vostre cœur plus disposé au trouble et desreglement. Quand vous sentires arriver l'inquiétude, recommandes- vous a Dieu et resoulves-vous de ne rien faire du tout de ce que vostre désir requiert de vous que l'inquiétude ne soit totalement passée, sinon que ce fust chose qui ne se peust dififerer ; et alhors il faut, avec un doux et tranquille effort, retenir le courant de vostre désir, l'at- trempant et modérant tant qu'il vous sera possible, et sur cela, faire la chose non selon vostre désir, mais selon la rayson. Si vous pouves descouvrir vostre inquiétude a celuy qui conduit vostre ame, ou au moins a quelque confident et dévot ami, ne doutes point que tout aussi tost vous ne soyes accoisee ; car la communication des douleurs du cœur fait le mesme effect en l'ame que la saignée fait au cors de celuy qui est en fièvre continue : c'est le remède des remèdes. Aussi le roy saint Louys donna cet advis a son filz * : « Si tu as en ton cœur *Joinviiie, Hist. de 1 j- 1 • j_' ^ j_ r Saint Loys, c. ult. aucun malayse, dis-le mcontinent a ton confesseur ou a aucune bonne personne , et ainsy pourras ton mal légèrement porter, par le reconfort qu'il te donnera. »  CHAPITRE XII  DE LA TRISTESSE La tristesse qui est selon Dieu, dit saint Paul *, * il Cor., vu, lo. opère la pénitence pour le salut; la tristesse du monde opère la mort. La tristesse donques peut estre bonne et mauvaise, selon les diverses productions qu'elle fait en nous. Il est vray qu'elle en fait plus de mauvaises que de bonnes, car elle n'en fait que deux  314 Introduction a la Vie Dévote bonnes, a sçavoir, miséricorde et pénitence ; et il y en a six mauvaises, a sçavoir, angoisse, paresse, indignation, Eccii.,xxx, 25. jalousie, envie et impatience ; qui a fait dire au Sage* : La tristesse en tue beaucoup et n'y a point de prouffit en icelle, parce que, pour deux bons ruys- seaux qui proviennent de la source de tristesse, il y en a six qui sont bien mauvais. L'ennemi se sert de la tristesse pour exercer ses ten- tations a l'endroit des bons ; car, comme il tasche de faire res-jouir les mauvais en leur péché, aussi tasche-il d'attrister les bons en leurs bonnes œuvres ; et comme il ne peut procurer le mal qu'en le faysant treuver aggreable, aussi ne peut-il destourner du bien qu'en le faysant treuver desaggreable. Le malin se plait en la tristesse et melancholie, parce qu'il est triste et melan- cholique et le sera éternellement, dont il voudroit que chacun fust comme luy. La mauvaise tristesse trouble l'ame , la met en in- quiétude , donne des craintes desreglees , desgouste de l'orayson, assoupit et accable le cerveau, prive l'ame de conseil, de resolution, de jugement et de courage, et abat les forces : bref, elle est comme un dur hiver qui fauche toute la beauté de la terre et engourdit tous les animaux ; car elle oste toute suavité de l'ame et la rend presque percluse et impuissante en toutes ses facultés. Si jamais il vous arrivoit, Philothee, d'estre atteinte de cette mauvaise tristesse, prattiqués les remèdes sui- Cap. V, 13. vans. Qtielqu' un est-il triste, dit saint Jacques*, qu'il prie : la prière est un souverain remède, car elle esleve l'esprit en Dieu qui est nostre unique joye et consolation; mais en priant, uses d'affections et parolles, soit intérieures soit extérieures, qui tendent a la confiance et amour de Dieu, comme : o Dieu de miséricorde, mon très bon Dieu, mon Sauveur débonnaire, Dieu de mon cœur, ma jo3^e, mon espérance, mon cher Espoux, le Bienaymé de mon ame, et semblables. Contraries vivement aux inclinations de la tristesse; et bien qu'il semble que tout ce que vous feres en ce tems la se face froidement, tristement et laschement, ne  QUATRIESME PARTIE. CHAPITRE XII. 315 laisses pourtant pas de le faire ; car l'ennemi, qui pré- tend de nous allanguir aux bonnes œuvres par la tris- tesse, voyant que nous ne laissons pas de les faire, et qu'estans faittes avec résistance elles en valent mieux, il cesse de nous plus affliger. Chantes des cantiques spirituelz, car le malin a souvent cessé son opération par ce moyen ; tesmoin l'esprit qui assiegeoit ou posse- doit Saiil , duquel la violence estoit réprimée par la psalmodie *. * l Reg., xvi, uit. Il est bon de s'employer aux œuvres extérieures et les diversifier le plus que l'on peut, pour divertir l'ame de l'objet triste, purifier et eschaufifer les espritz, la tristesse estant une passion de la complexion froide et sèche. Faites des actions extérieures de ferveur, quoy que sans goust, embrassant l'image du Crucifix, la serrant sur la poitrine, luy baysant les pieds et les mains, levant vos yeux et vos mains au ciel, eslançant vostre voix en Dieu par des paroUes d'amour et de confiance, comme sont celles ci : Mon Bienayméi^) a moy, et moy a luy^. Mon Bienaymé m'est un bouquet de * Cant., n, i6. myrrhe, il demeurera entre mes mammelles"^. Mes * ibid., i, 12. yeux se fondent sur vous, o mon Dieu, disant, quand me consolerés-vous*? O Jésus, soyes-moy Jésus; vive * Ps. cxvm, 82. Jésus, et mon ame vivra. Qui me séparera de V amour de mon Dieu*? et semblables. ' Rom., vm, 35. La discipline modérée est bonne contre la tristesse, parce que cette volontaire affliction extérieure impetre la consolation intérieure, et l'ame, sentant des douleurs de dehors, se divertit de celles qui sont au dedans. La fréquentation de la sainte Communion est excel- lente ; car ce pain céleste affermit le cœur* et res-jouit * Ps. cm, 16. l'esprit. Descouvres tous les ressentimens, affections et sug- gestions qui proviennent de vostre tristesse a vostre conducteur et confesseur, humblement et fidellement ;  (a) Mon Bienaymé — est (A-B)  3i6 Introduction a la Vie Dévote cherches les conversations des personnes spirituelles et les hantes le plus que vous pourras pendant ce tems-la. Et en fin finale, resignes vous entre les mains de Dieu, vous préparant a souffrir cette ennuyeuse tristesse pa- tiemment, comme juste punition de vos vaines allé- gresses ; et ne doutes nullement que Dieu, après vous avoir esprouvee, ne vous délivre de ce mal.  CHAPITRE XIII DES CONSOLATIONS SPIRITUELLES ET SENSIBLES ET COMME IL SE FAUT COMPORTER EN ICELLES  Dieu continue l'estre de ce grand monde en une per- pétuelle vicissitude , par laquelle le jour se change tous-jours en nuit, le printems en esté, l'esté en au- tomne, l'automne en hiver et l'hiver en printems, et l'un des jours ne ressemble jamais parfaittement l'autre (a) : on en void de nubileux, de pluvieux, de secs, de venteux, variété qui donne une grande beauté a cet univers. Il en est de mesme de l'homme, qui est, selon le dire des » Lectio IV Corn- Ancicus *, uu (( abrégé du monde; » car jamais il n'est ment. s. Thomae in j. ^ ,. • i r>,^ ^.j. ^ Aristot. Physica, 1. en un mcsme estât, et sa vie escoulei'') sur cette terre VIII, c. u. comme les eaux, flottant et ondo3'ant en une perpétuelle diversité de mouvemens, qui tantost l'eslevent aux es- pérances, tantost l'abaissent par la crainte, tantost le plient a droite par la consolation, tantost a gauche par l'affliction, et jamais une seule de ses journées, ni mesme une de ses heures , n'est entièrement pareille a l'autre. C'est un grand advertissement que celuy cy : il nous  (a) parfaittement — a l'autre ( Ms.-A-B ) (b) s'escoule (Ms.-A-B)  QUATRIESME PARTIE. CHAPITRE XIII. 317 faut tascher d'avoir une continuelle et inviolable égalité de cœur en une si grande inégalité d'accidens, et quoy que toutes choses se tournent et varient diversement autour de nous, il nous faut demeurer constamment im- mobiles a tous -jours regarder , tendre et prétendre a nostre Dieu. Que le navire prenne telle route qu'on voudra, qu'il cingle au ponant ou levant, au midi ou septentrion , et quelque vent que ce soit qui le porte , jamais pourtant son eguille marine ne regardera que sa('=) belle estoile et le pôle. Que tout se renverse sans dessus dessous, je ne dis pas seulement autour de nous, mais je dis en nous, c'est a dire que nostre ame soit triste, joyeuse, en douceur, en amertume, en paix, en trouble, en clarté, en ténèbres, en tentations, en repos, en goust, en desgoust, en sécheresse, en tendreté, que le soleil la brusle ou que la rosée la rafraischisse, ha ! si faut-il pourtant qu'a jamais et tous-jours la pointe de nostre cœur, nostre esprit, nostre volonté supérieure, qui est nostre bussole, regarde incessamment et tende perpétuellement a l'amour de Dieu son Créateur, son Sauveur, son unique et souverain bien. Ou que nous vivions ou que nous mourions, dit l'Apostre *, si * Rom., xiv, 8. sommes-nous a Dieu. Qiii nous séparera de l'amour et charité de Dieu? Non, jamais rien ne nous séparera de cet amour : ni la trihulation, ni V angoisse, ni la mort, ni la vie, ni la douleur présente, ni la crainte des accidens futurs, ni les artifices des malins espritz, ni la hauteur des consolations, ni la profondité des afflictions, ni la tendreté, ni la sécheresse ne nous doit jamais séparer de cette sainte charité qui est fondée en Jésus Christ^. • Rom., vm, 35, 38, Cette resolution si absolue de ne jamais abandonner Dieu ni quitter son doux amour, sert de contrepoids a nos âmes pour les tenir en la sainte égalité parmi l'inégalité de(,. . j I^e Conform. vitae grans serviteurs de Dieu sont sujetz a ces secousses, et b. Franc. ad vitam que les moindres ne doivent s'estonner s'il leur en n /ib*^i conTvii' arrive quelques unes, (h)  (h) [Ici se termine tout ce qui a pu être retrouvé du Ms. de la seconde édition.]  CINQUIESME PARTIE DE L'INTRODUCTION CONTENANT DES EXERCICES ET ADVIS POUR RENOUVELLER L'AME ET LA CONFIRMER EN LA DEVOTION  CHAPITRE PREMIER qu'il FAUT CHAQUE ANNEE RENOUVELLER LES BONS PROPOS PAR LES EXERCICES SUIVANS Le premier point de ces exercices consiste a bien reconnoistre leur importance. Nostre nature humaine deschoit aysement de ses bonnes affections, a cause de la fragilité et mauvaise inclination de nostre chair, qui appesantit l'ame et la tire tous-jours contrebas si elle ne s'esleve souvent en haut a vive force de resolution, ainsy que les oyseaux retombent soudain en terre s'ilz ne multiplient les eslancemens et traitz d'aisles pour se maintenir au vol. Pour cela, chère Philothee, vous aves besoin de réitérer et repeter fort souvent les bons propos que vous aves fait de servir Dieu, de peur que, ne le fa)'sant pas, vous ne retombiés en vostre premier estât, ou plustost en un estât beaucoup ^z'r^*; car les cheutes * i-ucae, xr, 26. spirituelles ont cela de propre, qu'elles nous précipitent  34© Introduction a la Vie Dévote tous-jours plus bas que n'estoit Testât duquel nous estions montés en haut a la dévotion. Il n'y a point d'horloge, pour bon qu'il soit, qu'il ne faille remonter ou bander deux fois le jour, au matin et au soir, et puys, outre cela, il faut qu'au moins une fois Tannée Ton le démonte de toutes pièces, pour oster les rouïUeures qu'il aura contractées, redresser les pièces forcées et reparer celles qui sont usées. Ainsy celuy qui a un vray soin de son cher cœur doit le remonter en Dieu au soir et au matin, par les exercices marqués cy dessus ; et outre cela, il doit plusieurs fois considérer son estât, le redresser et accommoder ; et en fin, au moins une fois l'année, il le doit démonter, et regarder par le menu toutes les pièces, c'est a dire toutes les affections et passions d'iceluy, affin de reparer tous les defautz qui y peuvent estre. Et comme l'horloger oint avec quelque huyle délicate les roues, les ressortz et tous les mouvans de son horloge, affin que les mouvemens se facent plus doucement et qu'il soit moins sujet a la rouïlleure, ainsy la personne dévote, après la prattique de ce demontement de son cœur, pour le bien renou- veller, le doit oindre par les Sacremens de Confession et de l'Eucharistie. Cet exercice reparera vos forces abattues par le tems , eschaufFera vostre cœur , fera reverdir vos bons propos et refleurir les vertus de vostre esprit. Les anciens Chrestiens le prattiquoient soigneusement au jour anniversaire du Baptesme de Nostre Seigneur , auquel , comme dit saint Grégoire Orat., XXXIX, XL. Evesquc de Nazianze*, ilz renouvelloient la profession et les protestations qui se font en ce Sacrement : fai- sons-en de mesme, ma chère Philothee, nous y disposans très volontier, et nous y employans fort sérieusement. Ayant donques choisi le tems convenable, selon l'advis de vostre père spirituel, et vous estant un peu plus retirée en la solitude, et spirituelle et réelle, que l'ordi- naire, vous ferés une ou deux ou trois méditations sur les pointz suivans, selon la méthode que je vous ay donnée en la seconde Partie.  CiNCLUiESME Partie. Chapitre ii. 341  CHAPITRE II CONSIDERATION SUR LE BENEFICE QUE DIEU NOUS FAIT NOUS APPELLANT A SON SERVICE SELON LA PROTESTATION MISE CI DESSUS  1. Considères les pointz de vostre protestation*. Le ' Partie i, c. xx. premier, c'est d'avoir quitté, rejette, détesté, renoncé pour jamais tout péché mortel ; le second, c'est d'avoir dédié et consacré vostre ame, vostre cœur, vostre cors, avec tout ce qui en dépend, a l'amour et service de Dieu; le troisiesme, c'est que s'il vous arrivoit de tomber en quelque mauvaise action , vous vous en releveries soudainement, moyennant la grâce de Dieu. Mais ne sont-ce pas la des belles, justes et dignes (a) et géné- reuses resolutions? Pensés (^î bien en vostre ame combien cette protestation est sainte, raysonnable et désirable. 2. Considères a qui vous aves fait cette protestation, car c'est a Dieu. Si les paroles raysonnables données aux hommes nous obligent estroittement, combien plus celles que nous avons données a Dieu : Ha, Seigneur, disoit David*, c'est a vous a qui mon cœur l'a dit ; * Pss. xxvi, s, xnv, ,.,,,,,, , 7 .1, cxvm, 6. ■mon cœur a projette cette bonne parole; non, ja- mais je ne Voublieray. 3. Considères en présence de qui, car c'a esté a la veuë de toute la cour céleste : helas, la Sainte Vierge, saint Joseph, vostre bon Ange, saint Louys, toute cette  (a) justes — dignes (A-B-C] (b) Pesés (A)  342 Introduction a la Vie Dévote bénite trouppe vous regardoit et souspiroit sur vos pa- roUes des souspirs de joye et d'approbation, et voyoit des 3"eux d'un amour indicible vostre cœur prosterné aux pieds du Sauveur, qui se consacroit a son service. On fit une joye particulière pour cela parmi la Hierusalem céleste, et maintenant on en fera la commémoration, si de bon cœur vous renouvelles vos resolutions. 4. Considères par quelz moyens vous fistes vostre protestation. Helas , combien Dieu vous fut doux et gracieux en ce tems-la. i^lais dites en vérité, fustes-vous pas conviée par des doux attraitz du Saint Esprit ? les cordes avec lesquelles Dieu tira vostre petite barque a • Osée, XI, 4. ce port salutaire, furent-elles pas d'amour et charité*} Comme vous alla-il amorçant avec son sucre divin, par les Sacremens, par la lecture, par l'oraj'son? Helas, chère Philothee, vous dormies, et Dieu veilloit sur vous * jerem., XXIX, II. et pensoit SUT vostrc cœur des pensées de paix'*, il meditoit pour vous des méditations d'amour. 5. Considères en quel tems Dieu vous tira a ces grandes resolutions, car ce fut en la fleur de vostre aage. Ha, quel bonheur d'apprendre tost ce que nous ne pouvons sçavoir que trop tard ! Saint Augustin ayant esté tiré a • Confess., 1. X, c. l'aage de trente ans s'escrioit * : « O ancienne Beauté, ^^^' comme t'ay-je si tard conneuë? » helas, je te voyois et ne te considerois point. Et vous pourres bien dire : O douceur ancienne, pourquoy ne t'ay-je plus tost savourée ! Helas, néanmoins, encores ne le merities-vous pas alhors ; et partant, reconnoissant quelle grâce Dieu vous a fait de • Ps. Lxx, 17. vous attirer en vostre jeunesse, dites avec David* : O mon Dieu, vous m'aves esclairee et touchée des ma jeunesse, et jusques a jamais j'annonceray vostre miséricorde. Que si c'a esté en vostre viellesse, helas, Philothee, quelle grâce qu'après avoir ainsy abusé des années précédentes. Dieu vous ait appellee avant la mort, et qu'il ait arresté la course de vostre misère au tems auquel, si elle eust continué, vous esties éternellement misérable. 6. Considères les efFectz de cette vocation : vous treu- veres, je pense, en vous de bons changemens, comparant  CiNQUiESME Partie. Chapitre m. 343 ce que vous estes avec ce que vous esties. Ne prenes- vous point a bonheur de sçavoir parler a Dieu par l'orayson, d'avoir affection a le vouloir aymer, d'avoir accoisé et pacifié beaucoup de passions qui vous in- quietoyent, d'avoir évité plusieurs péchés et embarras- semens de conscience , et en fin , d'avoir si souvent communié de plus que vous n'eussies pas fait, vous unissant a cette souveraine source de (<^) grâces éter- nelles ? Ha, que ces grâces sont grandes ! il faut , ma Philothee, les peser au poids du sanctuaire. C'est la main dextre de Dieu qui a fait tout cela. La bonne main de Dieu, dit David*, a fait vertu, sa dextre m'a relevé. * Ps. cxvn, 16, 17. Ha, je ne mourray pas mais je vivray, et raconter ay de cœur, de bouche et par œuvres les merveilles de sa bonté. Apres toutes ces considérations, lesquelles, comme vous voyes, fournissent tout plein de bonnes affections, il faut simplement conclure par action de grâce et une prière affectionnée d'en bien proufîiter, se retirant avec humilité et grande confiance en Dieu, reservant de faire l'effort des resolutions après le deuxiesme point de cet exercice.  CHAPITRE m DE l'examen de NOSTRE AME SUR SON AVANCEMENT EN LA VIE DEVOTE  Ce second point de l'exercice est un peu long ; et pour le prattiquer je vous diray qu'il n'est pas requis que vous le faciès tout d'une traitte, maj'^s a plusieurs fois,  (c) des (A-B)  344  Introduction a la Vie Dévote  comme prenant ce qui regarde vostre deportement envers Dieu pour un coup, ce qui vous regarde vous mesme pour l'autre, ce qui concerne le prochain pour l'autre, et la considération des passions pour le quatriesme. Il n'est pas requis ni expédient que vous faciès a genoux, sinon le commencement et la fin qui comprend les affec- tions. Les autres pointz de l'examen vous les pouves faire utilement en vous promenant, et encor plus utile- ment au lict, si par adventure vous y pouves estre quelque tems sans assoupissement et bien esveillee ; mais pour ce faire il les faut avoir bien leus auparavant. Il est néanmoins requis de faire tout ce second point en trois jours et deux nuitz pour le plus, prenant de chaque jour et de chaque nuit quelque heure, je veux dire quelque tems, selon que vous pourres ; car si cet exercice ne se faisoit qu'en des tems fort distans les uns des autres, il perdroit sa force et donneroit des impressions trop lasches. Apres chaque point de l'examen, vous remar- querés en quoy vous vous treuves avoir manqué (^) et en quoy vous aves du défaut, et quelz principaux detraque- mens vous aves ressentis, affin de vous en déclarer pour prendre conseil, resolution et confortement d'esprit. Bien qu'es jours que vous feres cet exercice et les autres il ne soit pas requis de faire une absolue retraitte des conversations, si faut-il en faire un peu, sur tout devers le soir, affin que vous puissies gaigner le lict de meilleure heure et prendre le repos de cors et d'esprit, nécessaire a la considération. Et parmi le jour il faut faire des fréquentes aspirations en Dieu, a Nostre Dame, aux Anges, a toute la Hierusalem céleste ; il faut encor que le tout se face d'un cœur amoureux de Dieu et de la perfection de vostre ame. Pour donq bien commencer cet examen : i . Mettes-vous en la présence de Dieu. 2. Invoques le Saint Esprit, luy demandant lumière et clarté affin que vous vous puissies bien connoistre, avec saint Augustin qui s'escrioit  (a) vous vous treuves — amendée (A) — manquer (B-C)  CiNQiJiESME Partie. Chapitre iv. 345 devant Dieu en esprit d'humilité : O Seigneur , que je vous connoisse et que je me connoisse*; et saint * SoiUoq. i. François qui interrogeoit Dieu disant : « Qui estes-vous et qui suis-je * ? » Protestes de ne vouloir remarquer * Spéculum vitœ s. Franc, circa me- vostre avancement pour vous en res-jouir en vous mes- dium. me, mais pour vous(b) res-jouir en Dieu, ni pour vous en glorifier, mais pour glorifier Dieu et l'en remercier. 3. Protestes que si, comme vous penses, vous descouvres d'avoir peu proufïité, ou bien d'avoir reculé, vous ne voules nullement pour tout cela vous abattre ni refroidir par aucune sorte de descouragement ou relaschement de cœur, ains qu'au contraire vous voules vous encou- rager et animer davantage, vous humilier et remédier aux defautz, moyennant la grâce de Dieu. Cela fait, considérés doucement et tranquillement com- me jusques a l'heure présente vous vous estes comportée envers Dieu, envers le prochain et a l'endroit de vous mesme.  CHAPITRE IV EXAMEN DE L'ESTAT DE NOSTRE AME ENVERS DIEQ  I. Quel est vostre cœur contre le péché mortel ? Aves-vous une resolution forte a (3) ne le jamais com- mettre pour quelque chose qui puisse arriver? et cette resolution a-elle duré des vostre protestation jusques a présent ? En cette resolution consiste le fondement de la vie spirituelle.  (b) vous — en (A) (a) de (A)  3^6 Introduction a la Vie Dévote 2. Quel est vostre cœur a l'endroit des commande- mens de Dieu? Les treuves-vous bons, doux, aggreables? Ha, ma fille, qui a le goust en bon estât et l'estomach sain, il ayme les bonnes viandes et rejette les mauvaises. 3. Quel est vostre cœur a l'endroit des péchés venielz? On ne sçauroit se garder d'en faire quelqu'un par cy par la ; mais y en a-il point auquel vous ayes une spé- ciale inclination? et, ce qui seroit le pis, y en a-il point auquel vous ayes affection et amour ? 4. Quel est vostre cœur a l'endroit des exercices spi- rituelz ? Les aymes-vous ? les estimes-vous ? vous fas- chent-ilz point ? en estes-vous point desgoustee ? auquel vous sentes-vous moins ou plus inclinée ? Ouïr la pa- roUe de Dieu, la lire, en deviser, méditer, aspirer en Dieu, se confesser, prendre les advis spirituelz, s'appres- ter a la Communion , se communier , restreindre ses affections : qu'y a-il en cela qui répugne a vostre cœur? Et si vous treuves quelque chose a quoy ce cœur aye moins d'inclination, examines d'où vient ce desgoust, qu'est-ce qui en est la cause. 5. Quel est vostre cœur a l'endroit de Dieu mesme? Vostre cœur se plaist-il a se resouvenir de Dieu ? en 's. Lxxvi, 3. ressent-il point de douceur aggreable ? Ha, dit David*, je me suis resouvenu de Dieu et m'en suis délecté. Sentes-vous en vostre cœur une certaine facilité a l'ay- mer et un goust particulier a savourer cet amour ? Vostre cœur se recree-il point a penser a l'immensité de Dieu, a sa bonté, a sa suavité ? Si le souvenir de Dieu vous arrive emmi les occupations du monde et les vanités, se fait-il point faire place, saisit-il point vostre cœur? vous semble-il point que vostre cœur se tourne de son costé et en certaine façon luy va au devant ? Il y a certes des âmes comme cela. Si le mari d'une femme revient de loin, tout aussi tost que cette femme s'apper- çoit de son retour et qu'elle sent sa voix, quoy qu'elle soit embarrassée d'affaires et retenue par quelque vio- lente considération emmi la presse, si est-ce que son cœur n'est pas retenu, mais abandonne les autres pensées pour penser a ce mari venu. Il en prend de mesme des  CiNduiESiME Partie. Chapitre iv. 347 âmes qui ayment bien Dieu ; quoy qu'elles soyent em- pressées, quand le souvenir de Dieu s'approche d'elles, elles perdent presque contenance a tout le reste, pour l'ayse qu'elles ont de voir ce cher souvenir revenu, et c'est un extrêmement bon signe. 6. Quel est vostre cœur a l'endroit de Jésus Christ Dieu et homme ? Vous plaises-vous autour de luy ? Les mouches a miel se plaisent autour de leur miel, et les guespes autour des puanteurs : ainsy les bonnes âmes prennent leur contentement autour de Jésus Christ et ont une extrême tendreté d'amour en son endroit ; mais les mauvais se plaisent autour des vanités. 7. Quel est vostre cœur a l'endroit de Nostre Dame, des Saintz, de vostre bon Ange? Les a3^mes-vous fort? aves-vous une spéciale confiance en leur bienveillance? leurs images, leurs vies, leurs loiianges vous plaisent- elles ? 8. Quant a vostre langue, comme parles-vous de Dieu? Vous plaises-vous d'en dire du bien selon vostre condi- tion et suffisance ? aymes-vous a chanter les(b) cantiques? 9. Quant aux œuvres, penses si vous aves a cœur la gloire extérieure de Dieu et de faire quelque chose a son honneur ; car ceux qui ayment Dieu ayment , avec Dieu(c), V ornement de sa mayson*. ' Ps. xxv, 10. Sçauries-vous remarquer d'avoir quitté quelque affection et renoncé a quelque chose pour Dieu ? car c'est un bon signe d'amour de se priver de quelque chose en faveur de celuy qu'on ayme. Qu'aves-vous donq cy devant quitté pour l'amour de Dieu ?  (b) ses{A) (c) David (A-B-C)  348 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE V  EXAMEN DE NOSTRE ESTAT ENVERS NOUS MESMES  1. Comme vous aymes-vous vous mesme? vous aymes- vous point trop pour ce monde ? Si cela est, vous desi- reres de demeurer tous-jours ici, et aures un extrême soin de vous establir en cette terre ; mais si vous vous a3'mes pour le Ciel, vous desireres, au moins acquies- ceres aysement de sortir d'ici bas a l'heure qu'il plaira a Nostre Seigneur. 2. Tenes-vous bon ordre en Tamour de vous mesme? car il n'y a que l'amour desordonné de nous mesmes qui nous ruine. Or , l'amour ordonné veut que nous aymions plus l'ame que le cors, que nous ayons plus de soin d'acquérir les vertus que toute autre chose, que nous tenions plus de conte de l'honneur céleste que de l'honneur bas et caduque. Le cœur bien ordonné dit plus souvent en so)^ mesme : que diront les Anges si je pense a telle chose ? que non pas : que diront les hommes ? 3. Quel amour aves-vous a vostre cœur? vous faschés- vous point de le servir en ses maladies ? Helas, vous luy deves ce soin de le secourir et faire secourir quand ses passions le tourmentent, et laisser toutes choses pour cela. 4. Que vous estimes-vous devant Dieu? rien sans doute. Or, il n'y a pas grande humilité en une mouche de ne s'estimer rien au prix d'une montaigne, ni en une goutte d'eau de se tenir pour rien en comparayson de la mer, ni a une bluette ou estincelle de feu de se tenir pour rien au prix du soleil ; mais l'humilité gist a ne  CmcLUiESME Partie. Chapitre vi. 349 point nous surestimer aux autres et a ne vouloir pas estre surestimé par les autres : a quoy en estes-vous pour ce regard ? 5. Quant a la langue, vous vantes- vous point ou d'un biais ou d'un autre ? vous flattes-vous point en parlant de vous ? 6. Quant aux œuvres, prenes-vous point de playsir contraire a vostre santé? je veux dire, de playsir vain, inutile, trop de veillées sans sujet, et semblables.  CHAPITRE VI EXAMEN DE L'ESTAT DE NOSTRE AME ENVERS LE PROCHAIN  Il faut bien aymer le mari et la femme d'un amour doux et tranquille (^), ferme et continuel, et que ce soit en premier lieu parce que Dieu l'ordonne et le veut. J'en dis de mesme des enfans et proches parens , et encor des amis, chacun selon son rang. Mais, pour parler en gênerai, quel est vostre cœur a l'endroit du prochain? l'aymes-vous bien cordialement et pour l'amour de Dieu? Pour bien discerner cela, il vous faut bien représenter certaines gens ennuyeux et maussades , car c'est la ou on exerce l'amour de Dieu envers le prochain, et beaucoup plus envers ceux qui nous font du mal, ou par effect ou par paroles. Examines bien si vostre cœur est franc en leur endroit, et si vous aves grande contradiction a les aymer.  (a) doux, — tranquille (A)  350 Introduction a la Vie Dévote Estes-vous point prompte a parler du prochain en mauvaise part, sur tout de ceux qui ne vous a3^ment pas ? faites-vous point de mal au prochain ou directe- ment ou indirectement ? Pour peu que vous soyes ray- sonnable, vous vous en appercevres aysement.  CHAPITRE VII  EXAMEN SUR LES AFFECTIONS DE NOSTRE AME J'ay estendu ainsy au long ces pointz, en l'examen desquelz gist la connoissance de l'avancement spirituel qu'on a fait ; car quant a l'examen des péchés, cela est pour les confessions de ceux qui ne pensent point a s'avancer. Or il ne faut néanmoins pas se travailler sur un chacun de ces articles sinon tout doucement, consi- dérant en quel estât nostre cœur a esté touchant iceux des nostre resolution, et quelles fautes notables nous )'■ avons commises. Mais pour abréger le tout, il faut réduire (a) l'examen a la recherche de nos passions ; et s'il nous fasche de considérer si fort par le menu comme il a esté dit, nous pouvons (b) ainsy nous examiner, quelz nous avons esté et comme nous nous sommes comportés : En nostre amour envers Dieu, envers le prochain, envers nous mesmes. En nostre haine envers le péché qui se treuve en nous, envers le péché qui se treuve es autres ; car nous devons désirer l'exterminement de l'un et de l'autre.  (a ) réduire — tout (A) (b) esté dit, — quelz nous avons esté, nous pourrons (A) — quelz nous avons esté, nous pouvons (B)  CiNauiESME Partie. Chapitre vu. 351 En nos désirs, touchant les biens, touchant les play- sirs, touchant les honneurs. En la crainte des dangers de pécher et des pertes des biens de ce monde : on craint trop l'un, et trop peu Tautre. En l'espérance, trop mise peut estre au monde et en la créature, et trop peu mise en Dieu et es choses éter- nelles. En la tristesse, si elle est trop excessive pour choses vaines. En la joye, si elle est excessive et pour choses indignes. Quelles affections en fin tiennent nostre cœur empes- ché? quelles passions le possèdent? en quoy s'est-il principalement détraqué? Car par les passions de l'ame, on reconnoist son estât en les tastant l'une après l'autre : d'autant que, comme (c) un joueur de luth pinçant toutes les cordes, celles qu'il treuve dissonnantes il les accorde, ou les tirant ou les laschant, ainsy, après avoir tasté l'amour, la haine, le désir, la crainte, l'espérance, la tristesse et la joye de nostre ame, si nous les treuvons mal accordantes a l'air que nous voulons sonner, qui est la gloire de Dieu, nous pourrons les accorder, moyen- nant sa grâce et le conseil de nostre père spirituel.  (c) après l'autre : — comme (A)  352 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE VIII  AFFECTIONS QU'iL FAUT FAIRE APRES L'EXAMEN Apres avoir doucement considéré chaque point de l'examen, et veu a quoy vous en estes, vous viendras aux affections en cette sorte. Remercies Dieu de ce peu d'amendement que vous aures treuvé en vostre vie des vostre resolution, et reconnoisses que c'a esté sa miséricorde seule qui l'a fait en vous et pour vous. Humiliés -vous fort devant Dieu, reconnoissant que si vous n'aves pas beaucoup avancé, c'a esté par vostre manquement, parce que vous n'aves pas fidellement, courageusement et constamment correspondu aux ins- pirations, clartés et mouvemens qu'il vous a donnés en l'orayson et ailleurs. Promettes-luy de le louer a jamais des grâces exercées en vostre endroit, pour vous retirer de vos inclinations a ce petit amendement. Demandes-luy pardon de l'infidélité et desloyauté avec laquelle vous aves correspondu. Offres-luy vostre cœur afiin qu'il s'en rende du tout i^) maistre. Supplies-le qu'il vous rende toute fidelle. Invoques les Saintz, la Sainte Vierge, vostre Ange, vostre Patron, saint Joseph, et ainsy des autres.  (a) du tout — le (A)  CmauiESME Partie. Chapitre ix.  •> r 1  CHAPITRE IX DES CONSIDERATIONS PROPRES POUR RENOUVELLER NOS BONS PROPOS  Apres avoir fait l'examen, et avoir bien conféré avec quelque digne conducteur sur les defautz et sur les remèdes d'iceux, vous prendres les considérations sui- vantes, en faisant une chaque jour par manière de méditation, y employant le tems de vostre ora^^son, et ce tous-jours avec la mesme méthode, pour la prépa- ration et les affections, de laquelle vous aves usé es méditations de la première Partie, vous mettant avant toutes choses en la présence de Dieu, implorant sa grâce pour vous bien establir en son saint amour et service.  CHAPITRE X CONSIDERATION PREMIERE : DE L'EXCELLENCE DE NOS AMES Considères la noblesse et excellence de vostre ame, qui a un entendement lequel connoist non seulement tout ce monde visible, mais connoist encor qu'il y a des Anges et un Paradis ; connoist qu'il y a un Dieu très souverain, très bon et ineffable; connoist qu'il y a une éternité, et de plus connoist ce qui est propre pour bien vivre en ce monde visible, pour s'associer aux Anges en 2}  354 Introduction a la Vie Dévote Paradis et pour jouir de Dieu éternellement. Vostre ame a de plus une volonté toute noble , laquelle peut aymer Dieu et ne le peut haïr en soy mesme. Vo3^es vostre cœur comme il est généreux, et que, comme rien ne peut arrester les abeilles de tout ce qui est corrompu, ains s'arrestent seulement sur les fleurs, ainsy vostre cœur ne peut estre en repos qu'en Dieu seul, et nulle créature ne le peut assouvir. Repensés hardiment aux plus chers et violens amusemens qui ont occupé autrefois vostre cœur, et jugés en vérité s'ilz n'estoyent pas pleins d'inquiétude moleste et de pensées cuisantes et de soucis importuns, emmi lesquelz vostre pauvre cœur estoit misérable. Helas, nostre cœur courant aux créatures, il y va avec des empressemens, pensant de pouvoir y accoiser ses désirs ; mais si tost qu'il les a rencontrées, il void que c'est a refaire et que rien ne le peut contenter, Dieu ne voulant que nostre cœur treuve aucun lieu sur lequel il puisse reposer, non plus que la colombe sortie Gen., vm. y. de l'arche de Noé*, affin qu'il retourne a son Dieu duquel il est sorti. Ha, quelle beauté de nature y a-il en nostre cœur ! et donques , pourquoy le retiendrons- nous contre son gré a servir aux créatures ? O ma belle ame, deves-vous dire, vous pouves enten- dre et vouloir Dieu, pourquoy vous amuseres-vous a chose moindre ? vous pouves prétendre a l'éternité, pour- quoy vous amuseres-vous aux momens ? Ce fut l'un des Lues, XV, i6, 17. regretz de l'enfant prodigue *, qu'ayant peu vivre déli- cieusement en la table de son père, il mangeoit vilaine- ment en celle des bestes. O mon ame, tu es capable de Dieu, malheur a toy si tu te contentes de moins que de Dieu ! Esleves fort vostre ame sur cette considération, remonstres-luy qu'elle est éternelle et digne de l'éter- nité ; enfles-luy le courage pour ce sujet.  CiNduiESME Partie. Chapitre xr.  355  CHAPITRE XI SECONDE CONSIDERATION : DE L'EXCELLENCE DES VERTUS Considères que les vertus et la dévotion peuvent seules rendre vostre ame contente en ce monde ; voyes combien elles sont belles. Mettes en comparayson les vertus, et les vices qui leur sont contraires : quelle sua- vité en la patience au prix de la vengeance • de la douceur au prix de l'ire et du chagrin ; de l'humilité au prix de l'arrogance et ambition ; de la libéralité au prix de l'avarice ; de la charité au prix de l'envie ; de la sobriété au prix des desordres ! Les vertus ont cela d'admirable, qu'elles délectent l'ame d'une douceur et suavité nompareille après qu'on les a exercées, ou les vices la laissent infiniment recreuë et mal menée. Or sus donq, pourquoy n'entreprendrons-nous pas d'ac- quérir ces suavités ? Des vices, qui n^en a qu'un peu n'est pas content, et qui en a beaucoup est mescontent ; mais des vertus, qui n'en a qu'un peu, encor a-il des-ja du contentement, et pms tous-jours plus en avançant. O vie dévote, que vous estes belle, douce, aggreable et souëfve : vous adou- cisses les tribulations, et rendes souëfves les consola- tions ; sans vous le bien est mal, et les playsirs pleins dinqmetude, troubles et défaillances. Ah, qui vous con- noistroit pourroit bien dire avec la Samaritaine* : * joan.,iv. :-,. Domine, da mihi hanc aquam : Seigneur, donnes- moy cette eau; aspiration fort fréquente a la Mère Thérèse et a sainte Catherine de Gennes, quoy que pour dififerens sujetz. i ^ ^  3=6 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE XII TROISIESME CONSIDERATION : SUR L'EXEMPLE DES SAINTZ Considères l'exemple des Saintz de toutes sortes : qu'est-ce qu'ilz n'ont pas fait pour aymer Dieu et estre ses devotz ? Voyes ces Martyrs invincibles en leurs reso- lutions, quelz tourmens n'ont-ilz pas souffert pour les maintenir ? Mais sur tout, ces belles et florissantes dames, plus blanches que les lys en pureté, plus ver- meilles que la rose en charité, les unes a douze, les autres a treize, quinze, vingt et vingt cinq ans, ont souffert mille sortes de martyres, plustost que de re- noncer a leur resolution, non seulement en ce qui estoit de la profession (a) de la foy, mais en ce qui estoit de la protestation (b) de la dévotion : les unes mourans plus- tost que de quitter la virginité, les autres plustost que de cesser de servir les affligés, et consoler les tourmentés, et ensevelir les trespassés. O Dieu, quelle constance a monstre ce sexe fragile en semblables occurrences ! Regardes tant de saintz Confesseurs : avec quelle force ont-ilz mesprisé le monde, comme se sont-ilz rendus invincibles en leurs resolutions ; rien ne les en a peu faire desprendre, ilz les ont embrassées sans reserve et les ont maintenues sans exception. Mon Dieu, qu'est • Confess., 1. IX, cc que dit saint Augustin de sa mère Monique * ? ^- •''• avec quelle fermeté a-elle poursuivi son entreprinse de  (a) protestation (B-C ) (b) profession (C)  supra, p. 67.)  CiNQuiESME Partie. Chapitre xiii. 357 servir Dieu en son mariage, en son vefvage ! Et saint Hierosme, de sa chère fille Paula*? parmi combien de * Epist. cvm. (Vide traverses, parmi combien de variétés d'accidens ! Mais qu'est-ce que nous ne ferons pas sur des («=) si excellens patrons ? Hz estoyent ce que nous sommes, ilz le fai- soyent pour le mesme Dieu, pour les mesmes vertus : pourquoy n'en ferons nous autant, en nostre condition et selon nostre vocation, pour nostre chère resolution et sainte protestation ?  CHAPITRE XIII QUATRIESME CONSIDERATION : DE L 'AMOUR QUE JESUS CHRIST NOUS PORTE Considères l'amour avec lequel Jésus Christ Nostre Seigneur a tant souffert en ce monde, et particulière- ment au jardin des Olives et sur le mont de Calvaire (3) : cet amour vous regardoit, et par toutes ces peynes et travaux obtenoit de Dieu le Père des bonnes resolu- tions et protestations pour vostre cœur, et par mesme moyen obtenoit encor tout ce qui vous est nécessaire pour maintenir, nourrir, fortifier et consommer ces reso- lutions. O resolution, que vous estes pretieuse estant fille d'une telle mère comme est la Passion de mon Sauveur ! o combien mon ame vous doit chérir, puisque vous aves esté si chère a mon Jésus. Helas, o Sauveur de mon ame, vous mourustes pour m'acquerir mes reso- lutions, hé faites-moy la grâce que je meure plustost que de les perdre.  (c) ces (A-B) (a) le mont — Calvaire (A-B-C)  358 Introduction a la Vie Dévote Voyes-vous, ma Philothee, il est certain que le cœur de nostre cher Jésus voyoit le vostre des Tarbre de la Croix et l'aymoit, et par cet amour luy obtenoit tous les biens que vous aurés jamais, et entre autres nos resolutions ; ouy, chère Philothee, nous pouvons tous Cap. I, 3. dire comme Hieremie* : O Seigneur, avant que je fusse, vous me regardies et m'appellies par mon nom, d'autant que vrayement sa divine Bonté prépara en son amour et miséricorde tous les moyens généraux et particuliers de nostre salut, et par conséquent nos resolutions. Ouy sans doute ; comme une femme enceinte prépare le berceau, les linges et bandelettes, et mesme une nour- rice pour l'enfant qu'elle espère (^) faire, encor qu'il ne soit pas au monde, ainsy Nostre Seigneur aj-ant sa bonté grosse et enceinte de vous, prétendant de vous enfanter au salut et vous rendre sa fille, prépara sur l'arbre de la Croix tout ce qu'il falloit pour vous : vostre berceau spirituel, vos linges et bandelettes, vostre nourrice et tout ce qui estoit convenable (<^) pour vostre bonheur. Ce sont tous les moyens, tous les attraitz, toutes les grâces avec lesquelles il conduit vostre ame et la veut tirer a sa perfection, l^) Ah , mon Dieu , que nous devrions profondement mettre ceci en nostre mémoire : est il possible que j'aye esté aymee et si doucement aymee de mon Sauveur, qu'il allast penser a mo}'- en particulier, et en (s) toutes ces petites occurrences par lesquelles il m'a tirée a luy? et combien donq devons nous aymer , chérir et bien employer tout cela a nostre utilité. Ceci est bien doux : ce cœur amiable de mon Dieu pensoit en Philothee , l'aymoit et luy procuroit mille moyens de salut, autant comme s'il n'eust point eu d'autre ame au monde en qui il eust pensé, ainsy que le soleil esclairant un endroit  (b) prétend (A-B) { c ) tout ce — qu'il falloit ( A-B ) (à.) a sa perfection. — Or Nostre Seigneur estoit en estât de grossesse et de femme enceinte, sur l'arbre de la Croix. (A-B) (e) penser — en moy en mon particulier, en (A-B)  CiNQuiESME Partie. Chapitre xiv. 359 de la terre ne l'esclaire pas moins que s'il n'esclairoit point ailleurs et qu'il esclairast cela seul ; car tout de mesme Nostre Seigneur pensoit et soignoit pour tous ses chers enfans, en sorte qu'il pensoit a un chacun de nous comme s'il n'eust point pensé a tout le reste. // m'a aymè, dit saint Paul*, et s'est donné pour * Gaiat. moy ; comme s'il disoit : pour moy seul, tout autant comme s'il n'eust rien fait pour le reste. Ceci, Philothee, doit estre gravé en vostre ame, pour bien chérir et nourrir vostre resolution qui a esté si pretieuse au cœur du Sauveur.  CHAPITRE XIV CINQUIESME CONSIDERATION : DE L' AMOUR ETERNEL DE DIEU ENVERS NOUS  Considères l'amour éternel que Dieu vous a porté, car des-ja avant que Nostre Seigneur Jésus Christ entant qu'homme souffrit en Croix pour vous, sa divine Majesté vous projettoit en sa souveraine bonté et vous aymoit extrêmement. Mais quand commença-il a vous aymer ? Il commença quand il commença a estre Dieu. Et quand commença-il a estre Dieu? Jamais, car il l'a tous-jours esté sans commencement et sans fin, et aussi il vous a tous-jours aymee des l'éternité, c'est pourquoy il vous preparoit les grâces et faveurs qu'il vous a faittes. Il le dit par le Prophète* '.Je fay aymè (il parle a vous aussi * Jerem., xxxi, 3. bien qu'a nul autre) d'une charité perpétuelle; et partant je t'ay attiré, aya7it pitié de toy. Il a donq pensé, entre autres choses, a vous faire faire vos reso- lutions de le servir. O Dieu, quelles resolutions sont-ce cy, que Dieu a pensées, méditées, projettees des son éternité ! combien  360 Introduction a la Vie Dévote nous doivent-elles estre chères et pretieuses, que de- vrions-nous souffrir plustost que d'en quitter un seul brin 1 Non pas certes si tout le monde devoit périr, car aussi tout le monde ensemble ne vaut pas une ame, et une ame ne vaut rien sans nos resolutions.  CHAPITRE XV AFFECTIONS GENERALES SUR LES CONSIDERATIONS PRECEDENTES, ET CONCLUSION DE L'EXERCICE O chères resolutions, vous estes le bel arbre de vie que mon Dieu a planté de sa main au milieu de mon cœur, que mon Sauveur veut arrouser de son sang pour le faire fructifier ; plustost mille mortz que de permettre qu'aucun vent vous arrache. Non, ni la vanité, ni les délices, ni les richesses, ni les tribulations ne m'arra- cheront jamais mon dessein. Helas, Seigneur, mais vous l'aves planté, et aves dans vostre sein paternel gardé éternellement ce bel arbre pour mon jardin : helas, combien y a-il d'ames qui n'ont point esté favorisées de cette façon ; et comme donques pourrois-je jamais asses m'humilier sous vostre miséricorde ! O belles et saintes resolutions, si je vous conserve, vous me conser- verés ; si vous vives en mon ame, mon ame vivra en vous. Vives donques a jamais, o resolutions, qui estes éternelles en la miséricorde de mon Dieu ; soyes et vives éternellement en moy , que jamais je ne vous abandonne. Apres ces affections il faut que vous particularisies les moyens requis pour maintenir ces chères resolutions, et que vous protesties de vous en vouloir fidellement servir : la fréquence de Torayson, des Sacremens, des bonnes œuvres, l'amendement de vos fautes reconneuës  CiNOpiESME Partie. Chapitre xv. 361 au second point (a), le retranchement des mauvaises occasions, la suite des advis qui vous seront donnés pour ce regard. Ce qu'estant fait, comme par une reprise d'haleyne et de force protestés mille fois que vous continueres en vos resolutions, et comme si vous tenies vostre cœur, vostre ame et vostre volonté en vos mains, dedies-la, consacres-la, sacrifies-la et l'immoles a Dieu, protestant que vous ne la reprendres plus, mais la lais- seres en la main de sa divine ^Majesté pour suivre en tout et par tout ses ordonnances. Pries Dieu qu'il vous renouvelle toute, qu'il bénisse vostre renouvellement de protestation et qu'il le fortifie ; invoques la Vierge, vostre Ange, saint Louys et autres Saintz(b). Ailes en cette esmotion de cœur aux pieds de vostre père spirituel, accuses-vous des fautes principales que vous aures remarqué d'avoir commises des vostre confes- sion générale, et receves l'absolution en la mesme façon que vous fistes la première fois, prononces devant luy la protestation et la signes, et en fin ailes unir vostre cœur renouvelle a son Principe et Sauveur, au tressaint Sacrement de l'Eucharistie.  (a) en la deuxiesnie partie (A) (b) vostre Ange, — les Saintz, saint Louys. (A-B)  362 Introduction a la Vie Dévote  CHAPITRE XVI DES RESSENTIMENS QU'iL FAUT GARDER APRES CET EXERCICE  Ce jour que vous aures fait ce renouvellement et les autres suivans, vous deves fort souvent redire de cœur et de bouche ces ardentes paroles de saint Paul, de saint Augustin, de sainte Catherine de Gennes et autres : Non, je ne suis plus mienne, ou que je vive ou que je meure, je suis a mon Sauveur ; je n'ay plus de moy ni de mien : mon moy, c'est Jésus, mon mien, c'est d'estre sienne ; o monde, vous estes tous-jours vous mesme, et moy j'ay tous-jours esté moy mesme, mais doresnavant je ne seray plus moy mesme. Non, nous ne serons plus nous mesmes, car nous aurons le cœur changé, et le monde qui nous a tant trompés sera trompé en nous, car ne s'appercevant pas de nostre changement que petit a petit , il pensera que nous soyons tous-jours des Esaû, et nous nous treuverons des Jacob. Il faut que tous ces exercices reposent dans le cœur, et que nous ostans de la considération et méditation nous allions tout bellement entre les affaires et conver- sations, de peur que la liqueur de nos resolutions ne s'espanche soudainement, car il faut qu'elle détrempe et pénètre bien par toutes les parties de l'ame, le tout néanmoins sans effort ni d'esprit ni de cors.  CINQ.UIESME Partie. Chapitre xvii. 363  CHAPITRE XVII RESPONSE A DEUX OBJECTIONS QUI PEUVENT ESTRE FAITTES SUR CETTE INTRODUCTION Le monde vous dira, ma Philothee, que ces exercices et ces advis sont en si grand nombre que qui voudra les observer il ne faudra pas qu'il vaque a autre chose. Helas, chère Philothee, quand nous ne ferions autre chose nous ferions bien asses, puysque nous ferions ce que nous devrions faire en ce monde. Mais ne voyes vous pas la ruse ? S'il falloit faire tous ces exercices tous les jours, a la vérité ilz nous occuperoyent du tout, mais il n'est pas requis de les faire sinon en tems et lieu, chacun selon l'occurrence. Combien y a-il de lois civiles aux Digestes et au Code, lesquelles doivent estre observées ; mais cela s'entend selon les occurrences, et non pas qu'il les faille toutes prattiquer tous les jours. Au demeurant, David, Roy plein d'affaires très diffi- ciles, prattiquoit bien plus d'exercices que je ne vous ay pas marqué. Saint Louys, Roy admirable et pour la guerre et pour la paix, et qui avec un soin nompareil administroit justice et manioit les affaires, oyoit tous les jours deux Messes, disoit Vespres et Complies avec son chapelain, faisoit sa(^) méditation, visitoit les hos- pitaux, tous les vendredis se confessoit et prenoit la discipline, entendoit(b) très souvent les prédications,  (a) la (A) (b) oyoit (A)  364 Introduction a la Vie Dévote faisoit fort souvent des conférences spirituelles, et avec tout cela ne perdoit pas une seule occasion du bien public extérieur qu'il ne fist et n'executast diligemment, et sal'^) cour estoit plus belle et plus florissante qu'elle n'avoit jamais esté du tems de ses prédécesseurs. Faites donq hardiment ces exercices selon que je vous les ay marqués, et Dieu vous donnera asses de loysir et de force de faire tout le reste de vos affaires ; ouy , quand il devroit arrester le soleil comme il fit du tems josue, X, 12-14. de Josué *. Nous faisons tous-jours asses quand Dieu travaille avec nous. Le monde dira que je suppose presque par tout que ma Philothee ait le don de l'orayson mentale, et que néanmoins chacun ne l'a pas, si que cette Introduction ne servira pas pour tous. Il est vray, sans doute, j'ay présupposé cela, et est vray encor que chacun n'a pas le don de l'orayson mentale ; mais il est vray aussi que presque chacun le peut avoir, voyre les plus grossiers, pourv^eu qu'ilz ayent des bons conducteurs et qu'ilz veuillent travailler pour l'acquérir, autant que la chose le mérite. Et s'il s'en treuve qui n'ayent pas ce don en aucune sorte de degré (ce que je ne pense pas pouvoir arriver que fort rarement), le sage père spirituel leur fera aysement suppléer le défaut par l'attention qu'il leur enseignera d'avoir, ou a lire ou a ouïr lire les mesmes considérations qui sont mises es méditations.  (c) diligemment, — le roj-aume, la (A)  CmauiESME Partie. Chapitre xviii. 365  CHAPITRE XVIII TROIS DERNIERS ET PRINCIPAUX ADVIS POUR CETTE INTRODUCTION Refaites tous les premiers jours du mois la protesta- tion qui est en la première Partie, après la méditation, et a tous momens protestés de la vouloir observer, disant avec David* : Non, jamais éternellement je n'oublie- ' Ps. cxvm, 93. ray vos justifications, o mon Dieu, car en icelles vous m'aves vivifiée. Et quand vous sentirés quelque détraque- ment en vostre ame, prenes vostre protestation en main, et prosternée en esprit d'humilité proferes-la de tout vostre cœur, et vous treuverés un grand allégement. Faites profession ouverte de vouloir estre dévote ; je ne dis pas d'estre dévote, mais je dis de le vouloir estre, et n'ayes point de honte des actions communes et re- quises qui nous conduisent a l'amour de Dieu. Advoues hardiment que vous vous essayes de méditer, que vous aymeries mieux mourir que de pécher mortellement, que vous voules fréquenter les Sacremens et suivre les conseilz de vostre directeur (bien que souvent il ne soit pas nécessaire de le nommer, pour plusieurs raysons). Car cette franchise de confesser qu'on veut servir Dieu et qu'on s'est consacré a son amour d'une spéciale affec- tion est fort aggreable a sa divine Majesté, qui ne veut point que l'on ait honte de luy ni de sa Croix; et puis, elle coupe chemin a beaucoup de semonces que le monde voudroit faire au contraire, et nous oblige de réputation a la poursuite. Les philosophes se publioient pour phi- losophes , affin qu'on les laissast vivre philosophique- ment, et nous devons nous faire connoistre pour désireux de la dévotion, affin qu'on nous laisse vivre dévotement. Que si quelqu'un vous dit que l'on peut vivre dévotement  ^66 Introduction a la Vie Dévote sans la prattique de ces advis et exercices, ne le niés pas, mais respondés amiablement que vostre infirmité est si grande qu'elle requiert plus d'ayde et de secours qu'il n'en faut pas pour les autres. En fin, treschere Philothee, je vous conjure par tout ce qui est de sacré au Ciel et en la terre, par le Bap- tesme que vous avés receu, par les mammelles que Jésus Christ sucça, par le cœur charitable duquel il vous ayma et par les entrailles de la miséricorde en laquelle vous espérés, continues et persévères en cette bienheureuse entreprise de la vie dévote. Nos jours s'escoulent, la mort est a la porte : «. La trompette, « dit saint Grégoire • Nicetas David, in Naziauzenc*, « sonue la Tctraittc, qu'un chacun se prépare, Tetrasticha S. Gre- ,. , , , t i-.o'i- gor.Naz.,§229{Pa- Car le jugement cst proche. » La mère de samt bimphorien xxxviir^' 8°™ voyant qu'on le conduisoit au martyre crioit après luy : « Mon filz, mon filz, souvienne-toy de la vie éternelle, regarde le Ciel et considère Celu}^ lequel y règne ; la fin prochaine terminera bien tost la briefve course de cette • Apud Baronium, vie*. » Ma Philothee, vous diray-je de mesme, regardes anDo 275. , ^~,. , , . - in le Ciel et ne le quittes pas pour la terre ; regardes 1 en- fer, ne vous y jettes pas pour les momens ; regardes Jésus Christ, ne le renies pas pour le monde ; et quand • Fioretti, Consid. la peyne de la vie dévote vous semblera dure, chantés prima sulle Stim- . , . mate. avec saint François * : « A cause des biens que j'attens, Les travaux me sont passetems. » Vive Jésus, auquel, avec le Père et le Saint Esprit, soit honneur et gloire, maintenant et tous-jours et es siècles des siècles. Ainsy soit-il.  FIN  APPENDICE  INTRODUCTION  LA VIE DEVOTE  ^EDITION PRINCEPS)  ^îtte de l cyditîon Joxincepâ, ptia àuz L exempiaixe conôcxvé au i^^ cJJoonaâtèxe de La i iôitation o oMfnnecy.  ORAISON DEDICATOIRE  O Jésus mon Seigneur, mon Sauveur, et mon Dieu, me voicy, prosterné devant vostre Majesté, vouant et consacrant cet escrit à vostre gloire. Animés les paroles qui y sont de vostre bénédiction, à ce que les anus, pour lesquelles je l'ay fait en puissent recevoir les inspirations sacrées que je leur désire, et particulièrement celle d'implorer sur nioy vostre immense miséricorde, affin que monstrant aux autres le chemin de la dévotion en ce monde, je ne sois pas repreuvé et confondu éternellement en l'autre : ains qu'avec eux je chante à jamais, pour cantique de triomphe , le mot que de tout mon cœur je prononce, pour tesmoignage de fidélité, entre les hasards de cette vie mortelle, VIVE JESUS, VIVE JESUS.  PREFACE  Mon cher Lecteur , je te prie de lire cette Préface pour ta satisfaction et la mienne. La bouquetière Glycera changeoit en tant de sortes la disposition et le meslange des fleurs, qu'elle mettoit en ses bouquets, que le peintre Pausias voulant contrefaire à l'envy cette variété d'ouvrage demeura court , ne pouvant pas diversifier sa peinture en tant de façons comme Glycera faisoit ses bouquets : ainsi le Sainct Esprit dispose et arrange les enseignemens de dévotion, qu'il donne par les langues, et les plumes de ses serviteurs, avec tant de variété, que la doctrine estant tousjours une mesme, les discours neantmoins qui s'en font sont bien diflerens, selon les diverses façons desquelles ils sont composez. Je ne puis, ny veux, ny dois escrire en cette Introduction que ce qui a desja esté publié par nos prédécesseurs sur ce sujet : ce sont les mesmes fleurs que je te présente, mon Lecteur : mais le bouquet, que j'en ay fait sera différant des leurs, à raison de la diversité de l'ageancement dont il est façonné. Ceux qui ont traitté de la dévotion ont presque tous regardé l'instruction des personnes fort retirées du commerce du monde, ou au moins ont enseigné une sorte de dévotion qui conduit à cette entière retraicte. Mon intention est d'instruire ceux qui vivent es villes, es mesnages, en la cour, et qui par leur condition sont obligez de faire une vie commune quant à l'extérieur, lesquels bien souvent sous le prétexte d'une prétendue impossibilité ne veulent seulement pas penser à l'entreprinse de la vie dévote, leur estant advis, que comme nul animal n'ose gouster de la graine de l'herbe nommée Pahna Christi, qu'aussi nul ne doit prétendre à la palme de pieté, et dévotion, tandis qu'il vit emmy la presse des affaires temporelles : et je leur monstre que comme les mères perles vivent emmy la mer, sans prendre nulle goutte d'eau marine, et que vers les isles Chelidoines il y a des fontaines d'eau bien douce au milieu de la mer, et que les piraustes volent dedans les flammes sans  8* Introduction a la Vie Dévote brusler leurs aisles ; ainsi peut une ame généreuse et constante vivre au monde sans recevoir aucune humeur mondaine, treuver des sources d'une douce pieté au milieu des ondes ameres de ce siècle, et voler entre les flammes de tant de convoitises que le monde allume de toutes parts, sans brusler les aisles des sacrez désirs et sainctes affections de la vie dévote. 11 est vray que cela est malaysé : et c'est pourquoy je desireroisque plusieurs y employassent leur soin avec plus d'ardeur qu'on n'a pas fait jusques à présent, comme tout foible que je suis, je m'essaye par cet escrit, de contribuer quelque secours à ceux qui avec un courageux dessein ont commencé cette entreprise. Ce n'a toutefois pas esté par mon élection ou inclination que cette Introduction sort en public. Une ame pleine d'honneur et de vertu, ayant il y a quelque temps receu la grâce de Dieu de vouloir aspirer à la vie dévote désira ma particulière assistence pour ce regard : et moy qui luy avois plusieurs sortes de devoirs, et qui avois long temps auparavant remarqué en elle beaucoup de disposition pour cette entreprinse, je me rendis fort soigneux de la bien instruire; et l'ayant conduicte par tous les exercices convenables à son dessein, et à sa condition, je luy en laissay des mémoires par escrit, afin qu'elle y eut recours à son besoin. Elle depuis les communiqua à un grand, docte, et dévot Religieux, lequel estimant que plusieurs en pourroient tirer du proffit, il m'exhorta fort de les faire publier : ce qui luy fut aysé de me persuader, parce que son amitié avoit beaucoup de pouvoir sur ma volonté, et son jugement une grande authorité sur le mien. Or affm que le tout te fut plus utile et agréable, je l'ay reveu, et y ay mis quelque sorte d'entresuitte, y adjoustant plusieurs advis et enseignemens propres à mon intention : mais tout cela je l'ay fait sans nulle sorte presque de loysir. C'est pourquoy tu ne verras rien d'exacte en cecy : ains seulement un amas d'advertisse- mens de bonne foy, expliquez par des paroles claires, et intelligibles : au moins ay je eu ce dessein, et quant au reste des ornemens du langage je n'y ay pas seulement voulu penser, comme ayant assez d'autres choses à faire. Si cet essay t'agrée, tu verras ce qui y manque à mon premier loisir, et quelque jour une autre sorte de besoigne de plus grande haleine, s'il plait à Dieu. J'adresse mes paroles à Philothee, parce que voulant réduire à l'utilité commune de plusieurs âmes ce que j'avois premièrement escrit pour une seule, je l'appelle du nom commun à toutes celles qui veulent estre dévotes : car Philothee veut dire amatrice ou amoureuse de Dieu. Cest aage est fort bigearre, et je prévois bien que plusieurs  Préface 9* diront qu'il n'appartient qu'aux Religieux et gens de dévotion de faire des conduites si particulières à la pieté, qu'elles requièrent plus de loisir que n'en peut avoir un Evesque chargé d'un Diocèse si pesant, que cela distrait trop l'entendement qui doit estre employé à choses si importantes. Mais moy, mon cher Lecteur, je te dis avec le grand sainct Denys qu'il appartient principalement aux Evesques de perfectionner les âmes, d'autant que leur ordre est le suprême entre les hommes, comme celuy des Séraphins entre les Anges : si que leur loisir ne peut estre mieux destiné qu'à cela. Les anciens Evesques et Pères de l'Eglise estoient pour le moins autant affectionnez à leur charge que nous : et ne laissoyent pourtant pas d'avoir soin de la conduitte particulière de plusieurs âmes qui recouroient à leur assistence : comme il appert par leurs epistres, imitans les Apostres, qui emmy la moisson générale de l'univers recueilloient neantmoins certains espics plus remarquables, avec une spéciale et particulière affection. Qui ne sçait que Thimothee, Tite, Philemon, Onesime, saincte Thecle, Appia estoient les chers enfans du grand sainct Paul, comme sainct Marc, et saincte Petronille de sainct Pierre : saincte Petronille, dis-je, laquelle, comme preuvent doctement Baronius, et Galonius, ne fut pas fille charnelle, mais seulement spirituelle de sainct Pierre : et sainct Jean n'escrit il pas une de ses Epistres canoniques à la dévote dame Electa ? C'est une peine, je le confesse, que de conduire les âmes, en particulier ; mais une peine qui 'roulage , pareille à celle des moissonneurs et vandangeurs, qui ne sont jamais plus contens que d'estre fort embesongnés et chargés. C'est un travail qui délasse, et avive le cœur par la suavité qui en revient à ceux qui l'entreprennent, comme fait le Cinamome ceux qui le portent en l'Arabie heureuse. On dit mesme que la tygresse ayant recouvert l'un de ses petits que le chasseur luy laisse sur le chemin pour l'amuser , tandis qu'il emporte le reste de la littee , elle s'en charge pour gros qu'il soit, et pour cela n'en est point plus pesante, ains plus légère à la course qu'elle fait pour le sauver dans sa tasniere , l'amour naturel l'allégeant par ce fardeau. Combien plus un cœur paternel rencontrant quelque ame au désir de la saincte perfection, la prendra il volontiers en charge, la portant dans son sein, comme une mère fait son petit enfant, sans se ressentir de ce faix bien-aymé. Mais il faut sans doute que ce soit un cœur paternel : et c'est pourquoy les Apostres et hommes apostoliques appellent leurs disciples non seulement leurs enfans, mais encor plus tendrement leurs petits enfans.  10* Introduction a la Vie Dévote Au demeurant, mon cher Lecteur, il est vray que j'escris de la vie dévote, sans estre dévot, mais non pas certes sans désir de le devenir : et c'est cette seule affection qui me pousse à t'en instruire. Car comme disoit un grand homme de lettres, la bonne façon d'apprendre c'est d'estudier, la meilleure c'est d'escouter, et la très bonne c'est d'enseigner. 11 advient souvent, dit saint Augustin, escrivant à sa dévote Florentine, que l'office de distribuer sert de mérite pour recevoir, et l'office d'enseigner de fondement pour apprendre. Alexandre fit peindre la belle Campaspé , qui luy estoit si chère par la main de l'unique Apelles ; Apelles forcé de considérer longuement Campaspé , à mesure qu'il en exprimoit les traits sur le tableau, il en imprima l'amour en son cœur, et en devint tellement passionné, qu'Alexandre l'ayant recogneu, et en ayant pitié la luy donna en mariage, se privant pour l'amour de luy de la plus chère amie qu'il eut au monde. Enquoy , dit Phne, il monstra la grandeur de son cœur, autant qu'il eut fait par une bien grande victoire. Or il m'est advis, mon Lecteur mon amy, qu'estant Evesque, Dieu veut, que je peigne sur les cœurs des personnes non seulement les vertus communes, mais encore sa tres-chere et bien aymée dévotion : et moy je l'entreprens volontiers, tant pour obeïr et faire mon devoir, que pour l'espérance que j'ay que la gravant dans l'esprit des autres, le mien à l'adventure en deviendra saintement amoureux : et si jamais sa divine Majesté me voit vivement espris de ce sainct amour, elle me la donnera en mariage éternel. Et comme la belle et chaste Rebecca abbrevant les chameaux de son Isaac, fut destinée pour estre son espouse, recevant de sa part des pendans d'aureille, et des brasselets d'or; ainsi je me promets de l'immense bonté de mon Dieu, que conduisant ses chères brebis aux eaux salutaires de la dévotion, il rendra mon ame son espouse, mettant en mes aureilles les paroles dorées de son sainct amour, et en mes bras la force de les bien exercer, en quoy gist l'essence de la vraye dévotion ; que je suplie sa souveraine JVlajesté me voulloir octroyer, et à tous les enfans de son Eglise, à laquelle je veux à jamais sousmetre mes escrits, mes actions, mes paroles, mes volontés, et mes pensées. A Necy, le 8. Aoust, i6o8.  ATTESTATION  Ames revesches à la dévotion, et qui n'en ayant la practique, vous gabbez de ceux qui s'y baignent; voycy qui est digne d'estre leu pour vous y faire prendre goust. Et vous, ô Ames dévotes, qui doucement goustez les souefves fruicts que produit l'arbre de pieté et dévotion , lisez ce livre , et vous y treuverez que vous contentera, et verrez qu'en iceluy brille le zelle et l'affection du Reverendissime sieur Autheur, au salut des âmes, duquel en tant d'instances la saincte Foy paroist, et le livre ne propose rien qui ne soit conforme, et à la Foy et à la saincte Eglise Chrestienne, Catholique, Aposto- lique et Romaine. Faict à Lyon, ce 4. d'Aoust, 1608. Frère Robert Berthelot, E. de Damas, Suffragant de Lyon. Frère Estienne Carta, Docteur Théologien, et Prieur du Couvent de Nostre Dame de Confort.  Veu l'Attestation des Docteurs Théologiens signés cy dessus, permis d'imprimer la présente Introduction à la vie dévote. A Lyon, ce 8. Sep- tembre, 1608. Chalom. V. G.  "Veu les précédentes Attestations , Nous avons permis d'imprimer le présent livre, dans lequel l'Autheur sera trouvé semblable à ce qu'il est en sa vie ; ses actions ordinaires estans pleines d'aussi profonde pieté, qu'il l'enseigne en ce livre à autruy. Fait à Lyon, le 7. Septembre, 1608. De Montholon.  PREMIERE PARTIE DE L'INTRODUCTION CONTENANT LES ADVIS ET EXERCICES REQUIS POUR CONDUIRE L'AME DÉS SON PREMIER DESIR DE LA VIE DEVOTE JUSQUES A UNE ENTIERE RESOLUTION DE L'EMBRASSER OU ENTREPRENDRE  DESCRIPTION DE LA VRAYE DEVOTION  CHAP. I  Vous aspirés à la dévotion, ma chère Philothee, parce qu'estant Chrestienne vous sçavez que c'est une vertu extrêmement agréable à la divine Majesté : mais d'autant que les petites fautes que l'on commet au commencement de quelque affaire, s'agrandissent infiniment au progrez, et sont presque irréparables à la fin ; il faut avant toute chose que vous sçachiez que c'est que la vertu de dévotion : car parce que il n'y en a qu'une vraye, et qu'il y en a une grande quantité de fausses, et vaines, si vous ne cognoissiez quelle est la vraye, vous pourriez vous tromper, et vous amuser à suivre quelque dévotion impertinente et superstitieuse. Arelius peignoit toutes les faces des images qu'il faisoit à l'air et ressemblance des femmes qu'il aymoit, et chacun peint la dévotion selon sa passion et fantesie : celuy qui est adonné au jeusne, pourveu qu'il jeusne, il se tiendra pour bien dévot, quoy  14* Introduction a la Vie Dévote que son cœur soit plein de rancune; et n'osant pas tremper sa langue dedans le vin ny mesme dans l'eau, par sobriété, ne se feindra point de la plonger dedans le sang du prochain par la médisance et calomnie; un autre s'estimera dévot parce que il dit une grande multitude d'oraisons tous les jours; quoy qu'après cela sa langue se fonde toute en paroUes fâcheuses, arrogantes et injurieuses parmy ses domestiques et voisins : l'autre tire fort volontiers l'aumosne de sa bourse, pour la donner aux pauvres -. mais il ne peut tirer la douceur de son cœur, pour pardonner à ses ennemis : l'autre pardonnera à ses ennemis, mais de tenir raison à ses créanciers, jamais qu'à vive force de justice. Or tous ces gents là sont vulgairement tenus pour dévots , et ne le sont pourtant nullement. Les gents de Saul cherchoient David en sa maison : Michol ayant mis une statue dedans un lict, et l'ayant couverte des habillemens de David, leur fist acroire que c'estoit David mesme qui dormoit malade. Ainsi beaucoup de personnes se couvrent de certaines actions extérieures apartenantes à la saincte dévotion : et le monde croit que ces gents là soient vrayement dévots et spirituels : mais en vérité ce ne sont que des statues et fantosmes de dévotion. La vraye et vivante dévotion, ô Philothée, présuppose l'amour de Dieu, ains elle n'est autre chose qu'un amour de Dieu, mais non pas un amour tel quel : l'amour divin entant qu'il embelit nostre ame il s'apelle grâce, nous rendant agréables à sa divine Majesté : entant qu'il nous donne la force d'opérer, il s'apelle charité. Mais quand il est parvenu jusques au degré de perfection, auquel il ne nous fait pas seulement opérer, mais nous fait opérer soigneuse- ment, fréquemment et promptement, alors il s'apelle dévotion. Les austruches ne volent jamais : les poules volent, mais pesem- ment, bassement et rarement ; les aigles, les colombes, et les arondelles volent souvent, vistement, et hautement. Les pécheurs ne volent point en Dieu ; mais font toutes leurs courses en la terre et pour la terre : les gents de bien qui n'ont pas encore attaint à la dévotion volent en Dieu par leurs bonnes actions ; mais rarement , lentement , et négligemment. Les personnes dévotes volent en Dieu fréquemment, promptement, et hautement. Bref la dévotion n'est autre chose qu'une agilité et vivacité spirituelle : par le moyen de laquelle la charité fait ses actions en nous, ou nous pour (i) elle, promptement et affectionnement : et comme il appartient à la charité de nous faire faire generallement et univer-  (i) A cette époque, les imprimeurs lyonnais employaient fréquemment la préposition pour dans le sens de par.  Edition Princeps. Partie I. Chap. ii. 15* sellement tous les commandemens de Dieu : il apartient aussi à la dévotion de les nous faire faire promptement et diligemment. C'est pourquoy celuy qui n'observe tous les commandemens de Dieu, ne peut estre estimé ny bon ny dévot, puis que pour estre bon il faut avoir la charité, et pour estre dévot il faut avoir outre la charité , une grande vivacité et promptitude aux actions charitables. Et d'autant que la dévotion gist en certain degré d'excellente charité, non seulement elle nous rend prompts, actifs et diligents à l'observation de tous les commandemens de Dieu, mais outre cela elle nous provoque à faire promptement et afFectionnement le plus de bonnes œuvres que nous pouvons, encor qu'elles ne soyent nullement commandées , ains seulement conseillées ou inspirées. Car tout ainsi qu'un homme qui est nouvellement guery de quelque maladie, chemine autant qu'il luy est nécessaire, mais lentement et pesemment : ainsi le pécheur estant guery de son iniquité, il chemine autant que Dieu le luy commande ; pesemment neantmoins, et lentement jusques à tant qu'il ayt atteint à la dévotion. Car alors comme un homme bien sain, non seulement il chemine, mais il court et saute en la voye des commandemens de Dieu, et de plus par les sentiers des conseils et inspirations célestes. En fin la charité et la dévotion ne sont plus différentes l'une de l'autre que la flamme du feu : d'autant que la chanté estant un feu spirituel, quand elle est fort enflammée elle s'apelle dévotion. Si que la dévotion n'adjouste rien au feu de la charité sinon la flame qui rend la charité prompte, active et diligente.  PROPRIETEZ ET EXCELLENCES DE LA DEVOTION  CHAP. Il  Ceux qui décourageoient les Israélites d'aller en la terre de promission, leur disoient qu'elle estoit toute pleine de gens qui mangeoient les hommes. Et le monde, ma chère Philothee, difame tant qu'il peut la saincte dévotion , dépeignant les personnes dévotes avec un visage fâcheux, triste et chagrin, et publiant que la dévotion donne des humeurs mélancoliques et insupportables. Mais comme Josue et Caleb protestoient que la terre promise estoit,  i6* Introduction a la Vie Dévote non seulement bonne et belle, mais aussi que la possession en seroit douce et agréable : de mesme le Saint Esprit par la bouche de tous les Saints, et nostre Seigneur par la sienne mesme nous asseure que la vie dévote est une vie douce, heureuse, et amyable. Le monde voit que les dévots jeusnent, prient, soufrent les injures , servent les malades , donnent aux pauvres , veillent, contreignent leur colère, suffoquent et estouffent leurs passions, se privent des plaisirs sensuels , et font telles et autres sortes d'actions, lesquelles en elles mesmes et de leur propre substance et qualité sont aspres et rigoureuses. Mais le monde ne voit pas la dévotion intérieure, et cordialle, laquelle rend toutes ces actions agréables, douces, et faciles. Regardez les abeilles sur le thin, elles y treuvent un suc fort amer : mais en le sussant elles le conver- tissent en miel, parce que telle est leur propriété : ô mondains, les âmes dévotes treuvent beaucoup d'amertume en leur exercice de mortification : il est vray, mais en les faisant elles les convertissent en douceur et suavité. Les feux, les flammes, les roues, et les espees sembloient des fleurs et des parfuns aux Martyrs, parce que ils estoient dévots : que si la dévotion peut donner de la douceur aux plus cruels tourmens et à la mort mesme, qu'est ce qu'elle fera pour les actions de vertu ? Le sucre adoucit les fruits mal meurs, et corrige la crudité et nuisance de ceux qui sont bien meurs. Or la dévotion est le vray sucre spirituel qui oste l'amertume aux mortifications, et la nuisance aux consolations : elle oste le chagrin aux pauvres, et l'empressement aux riches, la désolation à l'opressé et l'insolence au favorisé, la tristesse aux solitaires , et la dissolution à celuy qui est en compagnie : elle sert de feu en hyver et de rosée en esté : elle sçait abonder et souffrir pauvreté : elle rend esgallement utile l'honneur, et le mespris : elle reçoit le plaisir et la douleur avec un cœur presque tousjours semblable, et remplit d'une suavité merveilleuse. Contemplés l'eschelle de Jacob (car c'est le vray pourtrait de la vie dévote) : les deux costez entre lesquels on monte, et ausquels les eschellons se tiennent, représentent l'oraison qui impetre l'amour de Dieu, et les Sacremens qui le confèrent : les eschellons ne sont autre chose que les divers degrez de charité, par lesquels l'on va de vertu en vertu, ou descendant par l'action au secours et suport du prochain, ou montant par la contemplation en l'union amoureuse de Dieu. Or voyés, je vous prie, ceux qui sont sur l'eschelle; ce sont des hommes qui ont des cœurs Angelicques, ou des Anges qui ont des corps humains. Ils ne sont pas jeunes, mais ils le semblent estre , parce qu'ils sont plains de vigueur et agilité spirituelle : ils ont des aisles pour voler, et s'eslancer en Dieu par la  Edition Princeps. Partie I. Chap. m. 17* sainte oraison : mais ils ont des pieds aussi pour cheminer avec les hommes par une saincte et amiable conversation : leurs visages sont beaux et guays, d'autant qu'ils reçoivent toutes choses avec douceur et suavité : leurs jambes, leurs bras et leurs testes sont toutes à découvert, d'autant que leurs pensées, leurs affections et actions n'ont nul dessein ny motif, que de plaire à Dieu : le reste de leurs corps est couvert, mais d'une belle et légère robe, parce qu'ils usent de ce monde et des choses mondaines, mais d'une façon toute pure et sincère, n'en prenant que légèrement ce qui est requis pour leur condition : telles sont les personnes dévotes. Croyez moy, ma chère Philotee, la dévotion est la douceur des douceurs, et la royne des vertus, car c'est la perfection de la charité. Si la charité est un laict, la dévotion en est la cresme : si elle est une plante, la dévotion en est la fleur : si elle est une pierre pré- cieuse, la dévotion en est l'esclat : si elle est un baume précieux, la dévotion en est l'odeur, et odeur de suavité, qui conforte les hommes, et resjouyt les Anges.  QUE LA DEVOTION EST CONVENABLE A TOUTES SORTES DE VOCATIONS ET PROFESSIONS CHAP. m  Dieu commanda en la création aux plantes de porter leurs fruits, chacun selon son genre ; ainsi commende il aux Chrestiens, qui sont les plantes vivantes de son Eglise, qu'ils produisent des fruicts de dévotion, un chacun selon sa qualité et vocation. La dévotion doibt estre différemment exercée par le Gentil-homme. par l'artisan, par le valet, par le Prince, par la vefve, par la fille', par la mariée : et non seulement cela , mais il faut accommoder la praticque de la dévotion aux forces, aux affaires et devoirs de chasques particuliers. Je vous prie, Philothee, seroit il à propos que l'Evesque voulut estre solitaire comme le Chartreux ; et si les mariez ne vouloient rien amasser non plus que les Capucins, si l'artisan estoit tout le jour à l'Eglise comme les religieux, et si le religieux estoit tousjours au tracas des affaires comme un advocat, cette dévotion ne seroit elle pas ridicule, desreglée et insuportable ? Cette faute neantmoins arrive bien souvent : et le monde qui ne  i8* In'Troductiom a la Vie Dévote discerne pas, ou ne veut pas discerner entre la dévotion et indis- crétion de ceux qui pensent estre dévots , murmure et blasme la dévotion, laquelle neantmoins ne peut mays de ces desordres. Non, Philothee, la dévotion ne gaste rien quand elle est vraye, ains elle perfectionne tout : et lors qu'elle se rend contraire à la légitime vocation de quelqu'un , elle est sans doubte fausse. L'abeille, dit Aristote, tire son miel des fleurs sans les intéresser, les laissant entières et fraiches comme elle les a treuvees. Mais la vraye dévotion fait encore mieux : car non seulement elle ne gaste nulle sorte de vocation ny d'affaires, ains au contraire elle les orne et embellit. Toutes sortes de pierreries jettées dedans le miel en deviennent plus esclatantes, chacune selon sa couleur : et chacun devient plus agréable en sa vocation, la conjoignant à la dévotion : le soing de la famille en est rendu paisible : l'amour du mary plus sincère : le service du Prince plus fidelle, et toutes sortes d'occupations plus suaves et amiables. C'est une erreur, ains une hérésie de vouloir bannir la vie dévote de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans, de la Cour des Princes, du mesnage des gens mariez. Il est vra}', Philothee, que la dévotion purement contemplative, monastique, et religieuse ne se peut pas exercer en ces vocations : mais aussi, outre ces trois sortes de dévotion, il y en a plusieurs autres propres à perfectionner ceux qui vivent es estats séculiers. Abraham et Ysaac, Jacob, David, Job, Tobie, Sarra, Rebecca, et Judith en font foy par l'ancien Testament : et quant au nouveau, sainct Joseph, Lidya, et S. Crespin furent parfaitement dévots en leurs boutiques : sainte Anne, sainte Marthe, S. Monique, Aquila, Priscilla en leurs mesnages : Cornélius, S. Sebastien, S. Mauris parmy les armes : Constantin, Hélène, S. Louys, S. Edouard, en leurs trosnes royaux. Il est mesme arrivé que plusieurs ont perdu la perfection en la solitude, qui est neantmoins si désirable pour la perfection, et l'ont conservé parmy la multitude, qui semble si peu favorable à la perfection. Loth, dit S. Grégoire, qui fut si chaste en la ville, se souilla en la solitude : où que nous soyons, nous pouvons et devons aspirer à la vie parfaite.  Edition Princeps. Partie I. Chap. iv. 19*  DE LA NECESSITE D UX CONDUCTEUR POUR ENTRER ET FAIRE PROGREZ EN LA DEVOTION CHAP. IV  Le jeune Tobie commandé d'aller en Rages ; Je ne sçay nullement le chemin, dit il : va donc, dit le père, et cherche quelque homme qui te conduise, fe vous en dis de mesme, ma Philothee : voulez vous à bon escient vous acheminer à la dévotion , cherchés quelque homme de bien qui vous guide et conduise. C'est icy l'advertissement des advertissemens ; quoy que vous cherchiez, dit le dévot Avila, vous ne trouvères jamais si asseurement la volonté de Dieu, que par le chemin de cette lîumble obéissance tant recommandée et pratiquée par tous les anciens dévots. La bien heureuse mère Thérèse, voyant que madame Catherine de Cardone faisoit de grandes pénitences , elle désira fort de l'imiter en cela, contre l'advis de son Confesseur qui le luy defendoit, auquel elle estoit tentée de ne point obeïr en cet endroit ; et Dieu luy dit : Ma fille, tu tiens un bon et asseuré chemin : vois tu la pénitence qu'elle fait? mais moy je fais plus de cas de ton obéis- sance : aussi elle aimoit tant ceste vertu, qu'outre l'obeïssance qu'elle devoit à ses Supérieurs, elle en voiia une toute particulière à un excellent homme , s'obligeant de suyvre sa direction et conduite : dont elle fut infiniment consolée, comme après et devant elle plusieurs bonnes âmes, qui pour se mieux assubjetir à Dieu ont soubmis leur volonté à celle de ses serviteurs, ce que sainte Catherine de Sienne loue infiniment en ses Dialogues. L'amy fidelle, dit l'Escriture Sainte, est une forte protection : celuy qui l'a treuvé a treuvé un thresor : l'amy fidelle est un médicament de vie et d'immortalité : et ceux qui craignent Dieu le treuvent. Ces divines paroUes regardent principallement l'immortalité , comme vous voyez : pour laquelle il faut sur toutes choses avoir cest amy fidelle, qui guide nos actions par ses advis et conseils, et par ce moyen nous garantit des embûches, et tromperies du maling ; il nous sera comme un thresor de sapience : et en nos afflictions, tristesses, et cheutes, il nous servira de médicament, pour alléger, consoler, et relever nos cœurs es maladies spirituelles. 11 nous gardera du mal, et rendra  20* Introduction a la Vie Dévote nostre bien meilleur : et quand il nous arrivera des infirmités, il empeschera qu'elles ne soyent pas à la mort, car il nous en relèvera. Mais qui treuvera cest amy ? le Sage respond : Ceux qui craignent Dieu : c'est à dire les humbles, qui désirent fort leur advencement spirituel. Puis qu'il vous importe tant, Philothee, d'aller avec une bonne guide en ce saint voyage de dévotion, priez Dieu avec une grande instance, qu'il vous en fournisse d'une qui soit selon son cœur : et ne doutés point que quant il devroit envoyer un Ange du Ciel, comme il fit au jeune Tobie, il vous en donnera une bonne et fidelle. Or ce doit tousjours estre un Ange pour vous. C'est à dire, quand vous l'aurez treuvé, ne le considérez pas comme un simple homme, et ne vous confiés point en luy, ny en son sçavoir humain; mais en Dieu, lequel vous favorisera, et parlera par l'entremise de cest homme, mettant dedans le cœur et dans la bouche d'iceluy ce qui sera requis pour vostre bon -heur. Si que vous le devez escouter comm' un Ange qui descend du Ciel pour vous y mener. Traictés avec luy à cœur ouvert , en toute sincérité et fidélité , luy manifestant clairement vostre bien et vostre mal sans faintise ny dissimulation : et par ce moyen vostre bien sera examiné et plus asseuré, et vostre mal sera corrigé et remédié : vous en serez allégée et fortifiée en vos afflictions, modérée, et réglée en vos consolations : ayés en luy une extrême confiance, meslée d'une sacrée révérence : en sorte que la révérence ne diminue point la confiance, et que la confiance n'empesche point la révérence : confiez vous en luy avec le respect d'une fille envers son père : respectés le avec la confiance d'un fils envers sa mère : bref cette amitié doit estre forte et douce, toute saincte, toute sacrée, toute divine, et toute spirituelle. Et pour cela choisissez en un entre mille, dit Avila, et moy je dis entre dix mille : car il s'en treuve moins que l'on ne sçauroit dire qui soient capables de cest office. Il le faut plein de chanté, de science, et de prudence : si l'une de ces trois parties luy manque, il y a du danger : mais je vous dis derechef, demandés le à Dieu, et l'ayant obtenu bénissez sa divine Majesté : demeurés ferme, et n'en cherches point d'autre, mais allés simplement, humblement et confidemment, car vous ferez un très heureux voyage.  Edition Princeps. Partie I. Chap. v. 21  qu'il faut commencer par la rURGATION DE l'amE  CHAP. V  Les fleurs, dit l'Espoux sacré, apparoissent en nostre terre : le temps d'emonder et tailler est venu. Qui sont les fleurs de nos cœurs, ô Philothee, sinon les bons désirs ? Or tout aussi tost qu'ils paroissent il faut mettre la main à la sarpe, pour retrancher de nostre conscience toutes les œuvres mortes, et superflues : la fille estrangere, pour espouser l'israëlite, devoit oster la robe de sa captivité, rongner ses ongles, et raser ses cheveux : et l'ame qui aspire à l'honneur d'estre espouse du Fils de Dieu, se doit despouïller du vieil homme, et se revestir du nouveau, quittant le péché, et rongner et raser toutes sortes d'empeschemens qui nous destournent de l'amour de Dieu. C'est le commancement de nostre santé que d'estre purgé de nos humeurs peccantes. Saint Paul tout en un moment fut purgé d'une purgation parfaite : comme fut aussi sainte Catherine de Gennes, saincte Magdeleine, sainte Pélagie et quelques autres. Mais cette sorte de purgation est toute miraculeuse et extraordinaire en la grâce, comme la résurrection des morts en la nature : si que nous ne devons pas y prétendre. La purgation et guerison ordinaire, soit des corps, soit des esprits, ne se fait que petit à petit, par progrez d'avance- ment en advencement avec peine et loisir. Les Anges ont des aisles sur l'eschelle de Jacob, mais ils ne volent pourtant pas, ains montent et descendent par ordre d'eschelon en eschelon. L'ame qui remonte du péché à la dévotion est comparée à l'aube laquelle s'eslevant ne chasse pas les ténèbres en mesme instant, mais petit à petit : la guerison, dit l'aphorisme, qui se fait tout bellement, est tousjours la plus asseurée : les maladies du cœur aussi bien que celles du corps viennent à cheval et en poste, mais elles s'en revont à pied et au petit pas. Il faut donc estre courageuse et patiente, ô Philothee, en cette entreprinse. Helas quelle pitié est ce des âmes, lesquelles se voyans subjetes à plusieurs imperfections, après s'estre exercées quelques mois en la dévotion, commencent à s'inquiéter, se troubler et décourager, laissant presque emporter leur cœur à la tentation de tout quitter et retourner en arrière. Mais aussi de l'autre çosté n'est ce pas  23 * Introduction a la Vie Dévote un extrême danger aux âmes, lesquelles par une tentation contraire se font à croire d'estre purgées de leurs imperfections le premier jour de leur purgation, se tenant pour parfaites avant presque que d'estre faites, et se mettant au vol sans aisles. O Philothee, qu'elles sont en grand péril de recheoir, pour s'estre trop tost ostées d'entre les mains du médecin ! Ha ne vous levez pas avant que la lumière soit arri\-ée, dit le Prophète : levez vous après que vous aurez esté assis; et luy mesme pratiquant cette leçon, ayant esté desja lavé et nettoyé demande de l'estre derechef. L'exercice de la purgation de l'ame ne se peut ny doit finir qu'avec nostre vie : ne nous troublons donc point de nos imperfections , car nostre perfection consiste à les combatre , et nous ne sçaurions les combatre sans les voir, ny les vaincre sans les rencontrer : nostre victoire ne gist pas à ne les pas sentir, mais à ne point leur consentir. Or, ce n'est pas leur consentir que de recevoir des incommoditez d'iceiles : il faut bien que pour l'exercice de nostre humilité nous soyons quelque fois blessez en cette bataille spiri- tuelle : mais nous ne sommes jamais tenus pour vaincus sinon lors que nous avons perdu ou la vie, ou le courage. Or les imperfections et péchez véniels ne nous sçauroient oster la vie spirituelle, car elle ne se perd que par le péché mortel. 11 reste doncques seulement qu'elles ne nous facent point perdre le courage ; délivre moy Seigneur, disoit David, de la couhardise et découragement : c'est une heureuse condition pour nous en cette guerre, que tandis que nous combattons nous sommes vaincueurs.  DE LA PRE.MIERE PURGATION QUI EST CELLE DES PECHEZ MORTELS CHAP. VI  La première purgation qu'il faut faire, c'est celle du péché : le moyen de la faire c'est le sainct Sacrement de Pénitence. Cerches le plus digne Confesseur que pourrez : prenez en main quelqu'un des petits livrets qui ont esté faits pour ayder les consciences à se bien confesser, comme Grenade, Bruno, Arias, Auger : lisez les bien, et remarqués de poinct en poinct en quoy vous aurez offencé, à prendre depuis que vous eustes l'usage de raison, jusques à l'heure  Edition Princeps. Partie I. Chap. vi. 23* présente. Et si vous vous défiez de vostre mémoire, mettez en escript ce que vous aurez remarque : et ayant ainsi préparé et ramassé les humeurs peccantes de vostre conscience, détestez les, et rejettes les, par une contrition et déplaisir aussi grand que vostre cœur le pourra souffrir, considérant ces quatres choses. Que par le péché vous avez perdu la grâce de Dieu, quitté vostre part de Paradis, accepté les peines éternelles de l'Enfer, et renoncé à la vision et à l'amour éternel de Dieu. Vous voyez bien, Philothee , que je parle d'une confession generalle de toute la vie , laquelle je confesse bien n'estre pas absolument nécessaire. Mais je considère bien aussi qu'elle vous sera extrêmement utile en ce commancement : c 'est pourquoy je vous la conseille. Il arrive souvent que les confessions ordinaires de ceux qui vivent une vie commune et vulgaire sont pleines de grands deffauts : car souvent on ne se prépare point, ou fort peu, on n'a point la contrition requise. Ains il advient maintefois que l'on se va confesser avec une volonté tacite de retourner au péché, d'autant qu'on ne veut pas esviter l'occasion du péché, ny prendre les expédients nécessaires à l'amandement de la vie : et en tous ces cas icy la confession generalle est fort requise pour asseurer l'ame. Mais outre cela la confession generalle nous rappelle à la cognoissance de nous mesme, nous provoque à une salutaire confusion, pour nostre vie passée : nous fait admirer la miséricorde de Dieu, qui nous a attendu en patience : elle apaise nos cœurs, délasse nos esprits, excite en nous des bons propos, donne sujet à nostre père spirituel de nous faire des advis plus convenables à nostre condition, et nous ouvre le cœur, pour avoir confiance de nous bien déclarer aux confessions suyvantes. Parlant doncques d'un renouvellement gênerai de nostre cœur, et d'une conversion universelle de nostre ame à Dieu, par l'entreprise de la vie dévote ; j'ay bien raison, ce me semble, Philothee, de vous conseiller cette confession generalle.  Introduction a la Vie Dévote  DE LA SECONDE PURGATION QUI EST CELLE DES AFFECTIONS DU PECHE CHAP. VII  Tous les Israëlites sortirent en effect de la terre d'Egipte, mais ils n'en sortirent pas tous d'affection : c'est pourquoy emmy le désert plusieurs d'entre eux regrettoient de n'avoir pas les oignons et les chairs d'Egypte. Ainsi il y a des penitens qui sortent en effect du péché, et n'en quittent pas pourtant l'affection : c'est à dire ils proposent de ne plus pécher, mais c'est avec certain contre- cœur, qu'ils ont de se priver et abstenir des malheureuses délectations du péché. Leur cœur renonce au péché et s'en eslogne ; mais il ne laisse pas pour cela de se retourner souventesfois de ce costé là, comme fit la femme de Loth, du costé de Sodome. Ils s'abstiennent du péché, comme les malades font des melons : lesquels ils ne mangent pas, parce que le médecin les menasse de mort s'ils en mangent : mais ils s'inquiètent de s'en abstenir : ils en parlent, et marchandent s'il se pourroit faire : ils les veulent au moins sentir, et estiment bien heureux ceux qui en peuvent manger. Car ainsi ces foibles et lasches penitens s'abstiennent pour quelque temps de péché , mais c'est à regret. Ils voudroient bien pouvoir pécher sans estre damnés : ils parlent avec resentiment, et goust du péché, et estiment contans ceux qui le font. Un homme résolu de se venger, changera de volonté en la confession ; mais tost après on le treuvera parmy ses amis qu'il prend plaisir à parler de sa querelle, disant que si ce n'eut esté la crainte de Dieu, il eut fait cecy et cela, que la loy divine en cet article de pardonner est difficile : que pleust à Dieu, qu'il fut permis de se venger! Ha qui ne voit qu'encor que ce pauvre homme soit hors du péché, il est neantmoins tout embarrassé de l'affection du péché, et qu'estant hors d'Egypte en effect il y est encor en appétit, désirant les aulx et les oignons qu'il y souloit manger: comme fait cette femme, qui ayant détesté ses mauvaises amours se plaist neantmoins d'estre muguettée et environnée. Helas que telles gens sont en grand péril! O Philothee, puis que vous voulez entreprendre la vie dévote, il ne vous faut pas seulement quitter h péché, mais il faut tout  Edition Princeps. Partie I. Chap. viii. 25* à fait emonder vostre cœur et retrancher de vostre ame toutes les affections qui dépendent du péché : car outre le danger, qu'il y auroit de faire recheute , toutes ces affections alanguiroient per- pétuellement vostre esprit, et l'apesantiroient en telle sorte, qu'il ne pourroit pas faire les bonnes œuvres promptement, diligemment, et fréquemment, en quoy gist neantmoins la vraye essence de la dévotion. Les âmes lesquelles sorties de Testât du péché ont encor ces affections, et alanguissemens, ressemblent à mon advis à ces filles qui ont les pasles couleurs ; lesquelles ne sont pas malades, mais toutes leurs actions sont malades : elles mangent sans goust , dorment sans repos, rient sans joye, et se trainent plustost que de cheminer. Car de mesme ces âmes font le bien avec des lassitudes spirituelles si grandes, qu'elles font perdre la grâce à leurs bons exercices, qui sont peu en nombre, et petits en effect.  DU MOYEN DE FAIRE CETTE SECONDE PURGATION CHAP. VIII  Or le premier moyen, et fondement de cette seconde purgation, c'est la vive, et forte appréhension du grand mal que le péché nous aporte : par le moyen de laquelle nous entrons en une profonde, et véhémente contrition. Car tout ainsi que la contrition, pourveu qu'elle soit vraye, pour petite qu'elle soyt estant joincte à la vertu des Sacremens, nous purge suffisemment du péché; de mesme quand elle est grande, et véhémente elle nous purge de toutes les affections qui dépendent du péché. Une haine ou rancune foible, et débile, nous fait avoir à contre-cœur celuy que nous hayssons, et nous fait fuir sa compagnie. Mais si c'est une haine mortelle, et violente, non seulement nous fuyons, et aborrons celuy à qui nous la portons, ains nous avons à degoust, et ne pouvons souffrir la conversation de ses alliez, parens et amis, non pas mesme son image ny chose qui luy apartient : ainsi quand le pénitent ne hayt le péché que par une légère quoy que vraye contrition, il se resoult voirement bien de ne plus pécher : mais quand il le hayt d'une contrition puissante, et vigoureuse, non seulement il déteste le péché, ains encor toutes les affections, dépendances, et acheminemen§  20* Introduction a la Vie Dévote du péché. Il faut donque, Philothee, agrandir tant qu'il nous sera possible nostre contrition, et repentance , afin qu'elle s'estende jusques aux moindres apartenances du péché. Ainsi Magdaleine en sa conversion perdit tellement le goust des péchez, et des plaisirs qu'elle y avoit prins, que jamais plus elle n'y pensa : et David protestoit de non seulement haïr le péché, mais aussi toutes les voyes et sentiers d'iceluy : en ce poinct consiste le rajeunissement de l'ame, que ce mesms Prophète compare au renouvellement de l'aigle. Or pour parvenir à cette appréhension, et contrition, il faut que vous vous exerciez soigneusement aux méditations suyvantes, les- quelles estant bien pratiquées déracineront de vostre cœur moyen- nant la grâce de Dieu, le péché, et les principailes affections du péché : aussi les ay je dressées tout à fait p3ur cest usage : vous les ferez l'une après l'autre, selon que je les ay marquées, n'en prenant qu'une pour chasque jour, laquelle vous ferez le matin s'il est possible, qui est le temps le plus propre pour toutes les actions de l'esprit.  DIX BRIEFVES MEDITATIONS PROPRES POUR l'entière PURGATION DU CŒUR CHAP. IX Méditation i DE LA CREATION Préparation Mettez vous en la présence de Dieu, priez le qu'il vous inspire. Considérations Considérez qu'il n'y a que tant d'ans que vous n'estiez point au monde, et que vostre estre estoit un vray rien. Où estions nous, o mon ame, en ce temps là ? le monde avoit desja tant duré, et de nous il n'en estoit nulles nouvelles. Dieu par sa seule bonté vous a fait esclorre de ce rien pour vous rendre ce que vous estes, sans qu'il eust besoin de vous, {lins par sa seule bonté,  Edition Princeps. Partie I. Chap. ix. 27* Considérez l'estre que Dieu vous a donné, car c'est le premier estre du monde visible, capable de vivre éternellement, et de s'unir parfaitement à sa divine Majesté. Affections Humiliez vous profondement devant Dieu, disant de cœur avec le Psalmiste ; O Seigneur je suis devant vous comme un vray rien : et comment eustes vous mémoire de moy pour me créer ? lielas, mon ame, tu estois abismee dans cest ancien néant, et y serois encores de présent, si Dieu ne t'en eust retirée : et que ferois tu dedans ce rien ? Rendez grâces à Dieu. O mon grand, et bon Créateur, combien vous suis je redevable, puis que vous m'estes allé prendre dans mon rien pour me rendre par vostre miséricorde ce que je suis. Qii'est ce que je feray jamais, pour dignement bénir vostre saint nom, et remercier vostre immense bonté? Confondes vous. A4ais helas, mon Créateur, en lieu de m'unir à vous par amour, et service, je me suis rendue toute rebelle par mes desreglees affections, me séparant, et eslognant de vous, pour me joindre au peclié et à l'iniquité, n'honorant non plus vostre bonté que si vous n'eussiez pas esté mon Créateur. Resohiiions Abaissez vous devant Dieu. O mon ame sçache que le Seigneur est ton Dieu : c'est luy qui t'a fait, et tu ne t'es pas faitte toy mesme. O Dieu, je suis l'ouvrage de vos mains. Je ne veux donc plus désormais me complaire en moy mesme, qui de ma part ne suis rien. Dequoy te glorifies tu, ô poudre, et cendre? mais plustost, ô vray néant, dequoy t'exaltes tu? et pour m'humilier je veux faire telle, et telle chose, supporter tels, et tels mespris. Je veux changer de vie, et suyvre désormais mon Créateur, et m'honnorer de la condition de l'estre qu'il m'a donnée, l'em- ployant tout entièrement à l'obéissance de sa volonté par les moyens qui me seront enseignez. Conclusion Remerciez Dieu. Bénis, ô mon ame, ton Dieu, et que toutes mes entrailles loiient son saint nom, car sa bonté m'a tirée du rien, et sa miséricorde m'a créée. Offrez. O mon Dieu, je vous offre l'estre que vous m'avez donné avec tout mon cœur, je le vous dédie, et consacre,  28* Introduction a la Vie Dévote Priez. O Dieu, fortifiez moy en ces affections, et resolutions : ô sainte Vierge recommandez les à la miséricorde de vostre Fils, avec tous ceux pour qui je dois prier, etc. Pater noster, Ave. Au sortir de l'oraison en vous promenant un peu, recueilles un petit bouquet de dévotion des considérations que vous aurez faites, pour l'odorer le long de la journée.  Méditation 2 DE LA FIN POUR LAQUELLE NOUS SOMMES CRÉÉS Préparation Mettez vous devant Dieu , priez qu'il vous inspire. Considérations Dieu ne vous a pas mise en ce monde pour aucun besoin qu'il eust de vous , qui luy estes du tout inutile : mais seulement afin d'exercer en vous sa bonté, vous donnant sa grâce, et sa gloire. Et pour cela il vous a donné l'entendement pour le cognoistre, la mémoire pour vous resouvenir de luy, la volonté pour l'aymer, l'imagination pour vous représenter ses biens-faits, les yeux pour voir les merveilles de ses ouvrages, la langue pour le louer, ainsi des autres sens. Estant créée, et mise en ce monde à cette intention, toutes actions contraires à icelle doivent estre rejettées et esvitées, et celles qui ne servent de rien à cette fin doivent estre mesprisees comme vaines et superflues. Considérés le malheur du monde qui ne pense point à cela, mais vit comme s'il croyoit de n'estre créé que pour bastir des maisons, planter des arbres, assembler des richesses, et faire des badineries. Affections Confondez vous, reprochant à vostre ame sa misère, qui a esté si grande cv devant, qu'elle n'a que peu ou point pensé à tout cecy. Helas, ce direz vous, que pensois je, ô mon Dieu, quand je ne pensois point en vous ? dequoy me resouvenois je quand je vous oubliois? qu'aimois je quand je ne vous aymois pas? helas je mz devois repaistre de la vérité, et je me remplissois de la vanité, et servois le monde qui n'est fait que pour me servir.  Edition Princeps. Partie I. Chap. ix. 29* Détestez la vie passée. Je vous renonce pensées vaines, et cogita- tions inutiles : je vous abjure ô souvenirs détestables et frivoUes : je vous renonce amitiez infidelles et desloyalles, services perdus et misérables, gratifications ingrates, complaisances fâcheuses. Convertissez vous à Dieu. Et vous, ô mon Dieu, mon Seigneur, vous serez d'oresnavant le seul objet de mes pensées : non, jamais je n'appliqueray mon esprit à des cogitations qui vous soient désa- gréables : ma mémoire se remplira tous les jours de ma vie de la grandeur de vostre debonnaireté, si doucement exercée en mon endroit : vous serez les délices de mon cœur, et la suavité de mes affections. Resolutions Ha donc tels, et tels fatras, et amusemens ausquels je m'appli- quois : tels , et tels vains exercices ausquels j 'employois mes journées : telles, et telles affections qui engageoient mon cœur me seront désormais en horreur, et à cette intention j'useray de tels, et tels remèdes. Conclusion Remerciez Dieu qui vous a fait pour une fin si excellente. Vous m'avez faite, ô Seigneur, pour vous, afin que je jouisse éternelle- ment de l'immensité de vostre gloire. Quand sera ce que j'en seray digne, et quand vous beniray je selon mon devoir ? Offrez. Je vous offre, ô mon cher Créateur, toutes ces mesmes affections, et resolutions, avec toute mon ame, et mon cœur. Priez. Je vous supplie, ô Dieu, d'avoir agréable mes souhaits et mes vœuz, et de donner vostre sainte bénédiction à mon ame, à celle fin qu'elle les puisse accomplir par le mérite du sang de vostre Fils respandu sur la Croix etc. Faictes le petit bouquet de dévotion.  ^0* Introduction a la Vie Dévote  Méditation 3 DES BENEFICES DE DIEU Prcparation Metez vous en la présence de Dieu, priez le qu'il vous inspire. Considérations Considérés les grâces corporelles, que Dieu vous a données, quel corps, quelles commoditez de l'entretenir; quelle santé, quelles consolations loisibles pour iceluy, quels amis, quelles assistances. Mais cela considérez le avec une comparaison de tant d'autres personnes qui valent mieux que vous, lesquelles sont destituées de ces bénéfices : les uns gastez de corps, de santé, dî membres : les autres abandonnez à la mercy des opprobres, du mespris et déshonneur : les autres accablez de pauvreté ; et Dieu n'a pas voulu que vous fussiez si misérable. Considérez les dons de l'esprit, combien y a il au monde de gens hebetez, enragez, insensez ; et pourquoy n'estes vous pas du nombre ? Dieu vous a favorisée. Combien y en a il qui ont estez nourris rustiquenient et en une extrême ignorance ; et la providence divine vous a fait eslever civillement et honnorable- ment. Considérez les grâces spirituelles : ô Philothee, vous estes des enfans de l'Eglise, Dieu vous a enseignée sa cognoissance dés vostre jeunesse. Combien de fois vous a il donné ses Sacremens ? combien de fois des inspirations, des lumières intérieures, des reprehensions pour vostre amandement ? combien de fois vous a il pardonné vos fautes , combien de fois délivrée des occasions de vous perdre où vous estiez exposée? Et ces années passées, n'estoient ce pas un loisir et commodité de vous avancer au bien de vostre ame ? voyez un peu par le menu, combien Dieu vous a esté doux et gracieux. Affections Admirez la bonté de Dieu. O que mon Dieu est bon en mon endroict ! ô qu'il est bon ! ô que vostre cœur, Seigneur, est riche en miséricorde et libéral en debonnaireté ! ô mon ame racontons à jamais combien de grâces il nous a faites.  Edition Princeps. Partie I. Chap. ix. 31* Admirez vostre ingratitude. Mais que suis je, Seigneur, que vous ayez eu mémoire de moy? O que mon indignité est grande! helas j'ay foulé aux pieds vos bénéfices, ay deshonoré vos grâces, convertissant en abus, . et mespris vostre souveraine bonté : j'ay opposé l'abisme de mon ingratitude à l'abisme de vostre faveur et grâce. Excitez vous à recognoissance. Sus donc, ô mon cœur, ne veuille plus estre infidelle, ingrat, et desloyal à ce grand bien- facteur. Et comment mon ame ne sera elle pas meshuy subjecte à Dieu qui a fait tant de merveilles et de grâces en moy et pour moy ? Resolutions Ah doncques retirez , Philothee , vostre corps de telles et telles voluptés : rendez le subject au service de Dieu, qui a tant fait pour luy : appliquez vostre ame à le cognoistre, et recognoistre par tels et tels exercices qui sont requis pour cela : employez soigneusement les moyens qui sont en l'Eglise pour vous sauver et aymer Dieu ; ouy, je frequenteray l'oraison, les Sacremens, j 'escouteray la sainte parolle, je pratiqueray les inspirations. Conchisiott Remerciez Dieu de la cognoissance qu'il vous a donnée main- tenant de vostre devoir, et de tous les bien faits cy devant receuz. Offrez luy vostre cœur avec toutes vos resolutions. Priez le qu'il vous fortifie pour les pratiquer fidellement par le mérite de la mort de son Fils , implorez l'intercession de la Vierge et des Saincts. Pater nos ter. Faites le bouquet spirituel.  Introduction a la Vie Dévote  Méditation 4 DES PECHEZ Préparation Mettez vous en la présence de Dieu , priez le qu"il vous inspire. Considérations Pensez combien il y a que vous commencez à pécher, et voyez combien dés ce premier commancement là, les péchez se sont multipliez en vostre cœur : comme tous les jours vous les avez acreu contre Dieu, contre vous mesme, contre le prochain, par œuvre, par paroUe, par désir et pensée. Considérez vos mauvaises inclinations, et combien vous les avez suivies : et par ces deux poincts vous verrez que vos coulpes sont en plus grand nombre que les cheveux de vostre teste, voire, que le sable de la mer. Considérez à part le péché d'ingratitude envers Dieu, qui est un péché gênerai qui s'espanche par tous les autres, et les rend infiniment plus énormes : voyez donques combien de bénéfices Dieu vous a fait, et que de tous vous avez abusé contre le donateur; singulièrement combien d'inspirations mesprisées, combien de bons mouvemens rendus inutiles. Et encor plus que tout, combien de fois avez vous receu les Sacremens et où en sont les fruits ? que sont devenus ces précieux joyaux dont vostre cher Espoux vous avoit ornée ? tout cela a esté couvert sous vos iniquitez. Avec quelle préparation les avez vous receuz? pensez à cette ingratitude, que Dieu vous ayant tant couru après, pour vous sauver, vous avez tousjours fuy devant luy pour vous perdre. Affections Confondez vous en vostre misère. O mon Dieu, comme ose je comparoistre devant vos yeux ? helas je ne suis qu'un aposteme du monde, et un égoust d'ingratitude et d'iniquité. Est il possible que j'aye esté si desloyalle que je n'aye laissé pas un seul de mes sens, pas une des puissances de mon ame que je n'aye gasté, violé et souillé? et que pas un jour de ma vie ne se soit escoulé auquel je n'aye produit de si mauvais eflfects ? est ce ainsi que je devois contrechanger les bénéfices de mon Créateur, et le sang de mon Rédempteur ?  Edition Princeps. Partie I. Chap. ix. 33 * Demandez pardon, et vous jettez au pied de nostre Seigneur comme un enfant prodigue, comme une JVlagdelaine, comme une femme qui auroit souillé le lict de son mariage de toutes sortes d'adultères. O Seigneur, miséricorde sur cette pécheresse; helas ô source vive de compassion, ayez pitié de cette misérable. Proposez de vivre mieux. O Seigneur, non jamais plus, moyen- nant vostre grâce, non jamais plus je ne m'abandonneray au péché. Helas je ne l'ay que trop aymé : je le déteste et vous embrasse, ô Père de miséricorde, je veux vivre et mourir en vous. Resolutions Pour effacer les péchez passez je m'en accuseray courageusement, et n'en laisseray pas un que je ne pousse dehors. Je feray tout ce que je pourray pour en desraciner entièrement les plantes de mon cœur, particulièrement de tels et de tels qui me sont plus ennuyeux. Et pour ce faire j'embrasseray constamment les moyens qui me sont conseillez, ne me semblant d'avoir jamais assez fait pour reparer de si grandes fautes. Conclusion Remerciez Dieu , qui vous a attendu jusques à cette heure , et vous a donné ces bonnes affections : faites luy offrande de vostre cœur pour les effectuer. Priez qu'il vous fortifie, etc.  Méditation 5 DE LA MORT Préparation Mettez vous en la présence de Dieu. Demandez luy sa grâce. Imaginez vous, d'estre malade en extrémité dans le lict de la mort, sans espérance aucune d'en eschapper. Considérations Considérez l'incertitude du jour de vostre mort. O mon ame, vous sortirez un jour de ce corps. Quand sera ce ? sera ce en hyver ou en esté ? en la ville ou au village ? de jour ou de nuict ? Sera ce  34 * Introduction a la Vie Dévote à l'impourveu ou avec advertissement ? Sera ce de maladie ou d'accident? Aurez vous le loisir de vous confesser ou non? Serez vous assistée de vostre Confesseur et père spirituel, ou non ? Helas de tout cela nous n'en sçavons rien du tout : seulement cela est asseuré que nous mourrons et tousjours plus tost que nous ne pensons. Considérez, qu'alors le monde finira pour ce qui vous regarde : il n'y en aura plus pour vous : il renversera s'en dessus dessous devant vos yeux ; ouy, car alors les plaisirs, les vanitez, les joyes mondaines, les affections vaines, vous aparoistront comme des fantosmes , et nuages. Ah chetifve pour quelles bagatelles et chimères ay je oflFencé mon Dieu ! Vous verrez que nous avons quitté Dieu pour néant : au contraire la dévotion, les bonnes œuvres vous sembleront alors si désirables, et douces. O pourquoy n'ay je suivy ce beau et gracieux chemin ? alors les péchez qui sembloient bien petits paroistront gros comme des montaignes, et vostre dévotion paroistra alors d'avoir esté bien petite. Considérez les grands et langoureux à Dieu que vostre ame dira à ce bas monde. Elle dira à Dieu aux richesses, aux vanitez, et vaines compagnies, aux plaisirs, aux passetemps , aux amis, et voisins, aux parens, aux enfans, au mary, bref à toute créature : et en fin finale à son corps, qu'elle délaissera pasle, hâve, défait, hideux et puant. Considérez les empressemens qu'on aura pour lever ledit corps, et le cacher en terre, et que cela fait, le monde ne pensera plus guère en vous, ny n'en fera plus mémoire, non plus que vous n'avez guère pensé aux autres. Dieu luy face paix, dira-on, et puis c'est tout. O mort que tu es considérable ? que tu es impiteuse ? Considérez, qu'au sortir du corps, l'ame prend son chemin, ou à droitte ou à gauche. Helas où ira la vostre ? quelle voye tiendra elle ? non autre que celle qu'elle aura commancée en ce monde. Affections Priez Dieu, et vous jettez entre ses bras. Las Seigneur, recevez moy en vostre protection pour ce jour effroyable : rendez moy cette heure heureuse et favorable, et que plustost toutes les autres de ma vie me soient tristes et d'affliction. Mesprisez le monde. Puis que je ne sçay l'heure en laquelle il te faut quiter, ô monde je ne me veux point atacher à toy : ô mes chers amys, mes chères aliances permettez moy que je ne vous affectionne plus, que par une amitié sainte, laquelle puisse durer éternellement : car pourquoy m'unir à vous en sorte qu'il faille quitter et rompre la liaison?  Edition Princeps. Partie I. Chap. ix. 55 '* Je me veux préparer à cette heure, et prendre le soing requis pour faire ce passage heureusement : je veux asseurer Testât de ma conscience de tout mon pouvoir, et veux mettre ordre à tels, et tels manquemens. Conclusion Remerciez Dieu de ces resolutions qu'il vous a données : offres les à sa Majesté : suppliez la derechef, qu'elle vous rende vostre mort heureuse, par le mérite de celle de son Fils : implorez l'ayde de la Vierge, des Saincts. Pater, Ave Maria. Faiçtes un bouquet de mirrhe.  Méditation 6 DU JUGEMENT Préparation Mettez vous devant Dieu, supliez le qu'il vous inspire. Considérations En fm, après le temps que Dieu a marqué pour la durée de ce monde, et après une quantité de signes, et présages horribles pour lesquels les hommes sécheront d'effroy, et de crainte ; le feu venant comm' un déluge bruslera, et réduira en cendre toute la face de la terre, sans qu'aucune des choses que nous voyons sur icelle en soit exempte. Apres ce déluge de flammes, et de foudres, tous les hommes ressusciteront de la terre (excepté ceux qui sont desja ressuscitez), et à la voix de l'Archange comparoistront en la vallée de Josaphat. Mais helas avec quelle différence ? car les uns y seront en corps glorieux, et resplendissans, et les autres en corps hideux et horribles. Considérez la majesté avec laquelle le souverain Juge compa- roistra, environné de tous les Anges et Saincts, ayant devant soy sa Croix plus reluisante que le Soleil, enseigne de grâce pour les bons, et de rigueur pour les mauvais. Ce souverain Juge par son commandement redoutable, et qui sera soudain exécuté, séparera les bons des mauvais, mettant les uns à sa droitte, les autres à sa gauche ; séparation éternelle, et après laquelle jamais plus ces deux bandes ne se treuveront ensemble.  ^6* Introduction a la Vie Devotë La séparation faite , et les livres des consciences ouvers on verra clairement la malice des mauvais, et le mespris dont ils ont usé contre Dieu : et d'ailleurs la pénitence des bons, et les effects de la grâce de Dieu qu'ils ont receue : et rien ne sera caché : ô Dieu, quelle confusion pour les uns, quelle consolation des autres ! Considérez la dernière sentence des mauvaises âmes : Allez maudites au feu éternel, qui est préparé au Diable et à ses compagnons. Pesez ces paroUes si pesantes. Allez, dit-il (c'est un mot d'abandonnement perpétuel, que Dieu faict de tels mal heureux, les bannissant pour jamais de sa face). Il les appelle maudits ; O mon ame quelle malédiction? malédiction generalle, qui comprend tous les maux : malédiction irrévocable, qui comprend tous les temps et l'éternité. Il adjouste, au feu éternel : regardez ô mon cœur, cette grande éternité : ô éternelle éternité de peines, que tu es effroyable ! Considérez la sentence contraire des bons : Venez, dit le Juge, (ah c'est le mot agréable de salut par lequel Dieu nous tire à soy, et nous reçoit dans le giron de sa bonté) bénis de mon Père : ô chère bénédiction , qui comprend toute bénédiction ! possédez le Royaume qui vous est préparé, dés la constitution du monde : ô Dieu, quelle grâce? car ce Royaume n'aura jamais fin. Affections Tremble , ô mon ame , à ce souvenir : ô Dieu , qui me peut asseurer pour cette journée , en laquelle les colomnes du Ciel trembleront de frayeur ? Détestez vos péchez, qui seuls vous peuvent perdre en cette journée espouventable. Resolutions Ah je me veux juger moy mesme maintenant, afin que je ne sois pas jugé. Je veux examiner ma conscience, et me condamner, m'accuser, et me corriger, afin que le Juge ne me condamne en ce jour redoutable : je me confesseray donc, j'accepteray les advis nécessaires, etc. Conclusion Remerciez Dieu qui vous a donné moyen de vous asseurer pour ce jour là, et le temps de faire pénitence : offres luy vostrc cœur pour la faire. Priez le qu'il vous face la grâce de vous en bien acquitter. Pater noster, Ave. Faites un bouquet.  Edition Princeps. Partie I. Chap. ix. 37  Méditation 7 DE L'ENFER Préparation Mettez vous en la présence divine, humiliez vous, et demandez s«n assistance. Imaginez vous une ville ténébreuse, toute bruslante de soufre, et de poix puante, pleine de citoyens, qui n'en peuvent sortir. Considérations Les damnez sont dedans l'abisme infernal comme dedans cette ville infortunée, en laquelle ils souffrent des tourments indicibles en tous leurs sens, et en tous leurs membres : parce que comme ils ont employé tous leurs sens, et leurs membres pour pécher , ainsi souffriront ils en tous leurs membres, et en tous leurs sens, les peines deùes au péché. Les yeux pour leurs faux et mauvais regards, souffriront l'horrible vision des diables, et de l'enfer : les oreilles pour avoir pris plaisir aux discours vicieux n'ouïront jamais que pleurs, lamentations, et desespoirs, et ainsi des autres. Outre tous ces tourmens, il y en a encor un plus grand, qui est la privation et perte de la gloire de Dieu, lequel ils sont forclos de jamais voir. Que si Absalon treuva que la privation de la face amiable de son père David, estoit plus ennuyeuse que son exil ; ô Dieu , quel regret d ' estre à jamais privé de voir vostre doux et souëve visage. Considérez sur tout l'éternité de ces peines, laquelle seule, rend l'enfer insupportable. Helas si une puce en nostre oreille, si la chaleur d'une petite fièvre nous rend une courte nuict si longue, et ennuyeuse , combien sera espouventable la nuict de l'éternité avec tant de tourments? De cette éternité naissent le desespoir éternel, les blasphèmes et rages infinies. Affections Espouvantez vostre ame par les paroUes de Job(i). O mon ame pourrois tu bien vivre éternellement avec ces ardeurs perdurables, et emmy ce feu dévorant? veux tu bien quitter ton Dieu pour jamais ? Confessez que vous l'avez mérité, mais combien de fois. (i) Voir ci-devant, page ijg, note (i).  38* Introduction a la Vie Dévote Resolutions O désormais je veux prendre party au chemin contraire : pourquoy descendray-je en cet abisme ? Je feray doncques tel et tel effort pour esviter le péché qui seul me peut donner cette mort immortelle. Remerciez. Offrez. Priez.  Méditation 8  DU PARADIS  Préparation Mettez vous en la présence de Dieu, faites l'invocation. Considérations Considérez une belle nuict bien sereine, et pensez combien il fait bon voir le ciel avec cette multitude , et variété d'estoilles. Or joignez maintenant cette beauté avec celle d'un beau jour : en sorte que la clarté du Soleil n'empesche point la claire veiie des estoilles ny de la lune; et puis après dittes hardiment que toute cette beauté mise ensemble n'est rien au prix de l'excellence du grand Paradis. O que ce lieu est désirable et amiable! Que cete Cité est précieuse. Considérez la noblesse, la beauté et la multitude des citoyens de cette ville là, des habitans de cest heureux païs; ces millions de millions d'Anges, de Chérubins, et Séraphins, cette troupe d'Apostres, de Martyrs, de Confesseurs, de Vierges, de Saintes Dames , la multitude est innumerable. O que cette compagnie est heureuse ! le moindre de tous est plus beau à voir que tout ce monde, que sera-ce de les voir tous ? Mais mon Dieu, qu'ils sont heureux! Tousjours ils chantent le doux cantique de l'amour éternel, tousjours ils jouissent d'une constante allégresse : ils s'entre-donnent les uns aux autres des contentemens indicibles, et vivent en la consolation d'une heureuse, et indissoluble société. Considérez en fin, quel bien ils ont tous de jouir de Dieu, qui les gratifie pour jamais de son amiable regard, et par iceluy respend dedans leur cœur un abisme de délices. Quel bien d'estre à jamais  Edition Princeps. Partie I. Chap. ix. 39* uny à son principe ? Ils sont là comme des heureux oyseaux qui volent, et chantent à jamais dedans l'air de la Divinité, qui les environne de toutes parts de plaisirs incroyables ; là chacun à qui mieux mieux, et sans envie, chante les louanges du Créateur. Beny soyez vous à jamais, ô nostre doux, et souverain Créateur, et Sauveur, qui nous estes si bon, et nous communiquez si libérale- ment vostre gloire : et réciproquement Dieu bénit d'une bénédiction perpétuelle tous ses Saints ; Bénites soyes vous à jamais, dit il, mes chères créatures qui m'avez servy, et qui me louerez éternelle- ment avec si grand amour, et courage. Affections Admirez, et louez cette patrie céleste. O que vous estes belle, ma chère Hierusalem, et que bien heureux sont vos habitans ! Reprochez à vostre cœur le peu de courage qu'il a eu jusques à présent, de s'estre tant destourné du chemin de cette glorieuse demeure. Pourquoy me suis je tant eslognée de mon souverain bonheur? ah misérable, pour ces plaisirs si deplaisans, et légers, j'ay mille, et mille fois quitté ces éternelles, et infinies délices. Quel esprit avois je de mespriser des biens si désirables, pour des désirs si vains, et mesprisables ? Aspirez neantmoins avec véhémence à ce séjour tant délicieux. O puis qu'il vous a pieu, mon bon, et souverain Seigneur, redresser mes pas en vos voyes , non jamais plus je ne retourneray en derrière : allons , ô ma chère ame , allons en ce repos infini : cheminons à cette bénite terre qui nous est promise : que faisons nous en cet Egypte ? Resolutions Je m'empescheray donques de telles, et telles choses qui me destournent ou retardent de ce chemin. Je feray donques telles, et telles choses qui m'y peuvent advancer. Remerciez. Offrez. Priez.  40* Introduction a la Vie Dévote  Méditation ç PAR MANIERE D'ELECTION, ET CHOIX DU PARADIS Préparation Mettez vous en la présence de Dieu, humiliez vous devant luy, priant qu'il vous inspire. Considérations Imaginez vous d'estre en une raze campagne toute seule avec vostre bon Ange, comme estoit le jeune Tobie allant en Rages, et qu'il vous fait voir en haut le Paradis ouvert avec les plaisirs représentés en la méditation du Paradis que vous avez faite : puis du costé d'embas il vous fait voir l'enfer ouvert avec tous les tourments descrits en la méditation de l'enfer. Vous estant coUoquée ainsi par imagination, et mise à genoux devant vostre bon Ange : Considérez qu'il est très vray que vous estes au milieu du Paradis, et de l'enfer, et que l'un, et l'autre est ouvert pour vous recevoir selon le choix que vous en ferez. Considérez que le choix que l'on fait de l'un ou de l'autre en ce monde durera éternellement en l'autre. Et encor que l'un, et l'autre soit ouvert pour vous recevoir selon que vous le choisirez, si est ce que Dieu qui est appareillé de vous donner, ou l'un par sa justice, ou l'autre par sa miséricorde, désire neantmoins d'un désir nompareil que vous choisissiez le Paradis, et que vostre bon Ange vous en presse de tout son pouvoir, vous offrant de la part de Dieu mille grâces, et mille secours pour vous ayder à la montée. Jésus Christ, du haut du Ciel vous regarde en sa debonnai- reté, et vous invite doucement ; Vien, ô ma chère ame, vien au repos éternel entre les bras de ma bonté qui t'a préparé les délices immortelles en l'abondance de son amour. Voyez de vos yeux intérieurs la sainte Vierge qui vous convie maternellement. Courage, ma fille, ne vueille pas mespriser les désirs de mon Fils, ny tant de souspirs que je jette pour toy, respirant avec luy ton salut éternel. Voyez saint Louys, qui vous exhorte, et un million de sainctes Dames qui vous convient doucement, desirans de voir un jour vostre cœur joinct au leur pour louer Dieu à jamais : et vous asseurent que le chemin du Ciel n'est point si mal aysé que le monde le fait : Hardiment, vous disent elles, hardiment,  Edition Princeps. Partie I. Chap. ix. 41* treschere sœur. Qui considérera bien le chemin de la dévotion par lequel nous sommes montés, il verra que nous sommes venus en ces délices, par des délices incomparablement plus souëfves que celles du monde. Election O enfer, je te déteste maintenant, et éternellement je déteste tes tourmens, et tes peines : je déteste ton infortunée, et malheureuse éternité, et sur tout tes éternelles blasphèmes, et malédictions que tu vomis éternellement contre mon Dieu : et retournant mon cœur, et mon ame de ton costé, ô Paradis, ô gloire éternelle, ô félicité perdurable, je choisis à jamais, et irrévocablement mon domicile, et mon séjour dedans tes belles, et sacrées maisons, et en tes saints, et désirables Tabernacles. Je bénis, ô mon Dieu, vostre miséricorde, et accepte l'offre qu'il vous plait de m'en faire. O Jésus , mon Sauveur, j'accepte vostre amour éternel, et advoije l'acquisition que vous avez faite pour moy d'une place, et logis en cette bien heureuse Hierusalem, non tant pour aucune autre chose, comme pour vous aimer, et bénir à jamais. Acceptez les faveurs que la Vierge, et les Saincts vous présentent : promettez leur que vous vous acheminerez à eux : tendez la main à vostre bon Ange, affin qu'il vous y conduise, encouragez vostre ame à ce choix. Remerciez. Priez. Offrez.  Méditation 10 PAR MANIERE D'ELECTION, ET CHOIX <^E L'AME FAIT DE LA VIE DEVOTE Prepjiation Mettez vous en la présence de Dieu, abaissez vous devant sa face, et requérez son ayde. Considérations Imaginez vous d'estre derechef en une raze campagne avec vostre bon Ange toute seule, et à costé gauche vous voyez le diable assis sur un grand trosne haut eslevé avec plusieurs des  42* Introduction a la Vie Dévote esprits infernaux au près de luy, et tout autour de luy une grande troupe de mondains, qui tous à teste nue le reconnoissent, et luy font hommage : les uns par un péché, les autres par un autre. Voyez la contenance de tous ces infortunez courtisans de ce Roy abominable : regardez les uns furieux de haine, d'envie, et de colère : les autres qui s'entretùent ; les autres hâves , pensifs et empressez à faire des richesses ; les autres attentifs à la vanité, sans aucune sorte de plaisir qui ne soit inutile et vain ; les autres vilains, perdus, pourris en leurs brutalles affections. Voyez comme ils sont tous sans repos, sans ordre , et sans contenance , voyez comme ils se mesprisent les uns les autres, comme ils ne s'aiment les uns les autres que par des faux semblans. En fm vous verrez une calamiteuse republicque, tirannisée de ce Roy maudit, qui vous fera compassion. Du costé droit voyez Jésus Christ crucifié, qui avec un amour cordial prie pour ces pauvres endiablez, affm qu'ils sortent de cette tirannie, et qui les appelle à soy. Voyez une grande troupe de dévots qui sont autour de luy avec leurs Anges. Contemplez la beauté de ce Royaume de dévotion. Qu'il fait beau voir cette troupe de Vierges plus blanches que le lys ! cette assemblée de vefves sainctes pleines d'une sainte mortification, et humilité. Mais sur tout voyez le rang de plusieurs personnes mariées qui vivent si doucement ensemble avec un respect mutuel, qui ne peut estre sans une grande charité : voyez comme ces dévotes âmes marient le soing de leur maison extérieure avec le soing de l'intérieure : l'amour du mary avec celuy de l'Espoux céleste : regardez generallement par tout : vous les verrez tous avec une contenance douce , dévote , amiable , qu'ils escoutent nostre Seigneur, et tous le voudroient planter au milieu de leur cœur. Ils se resjouissent , mais d'une joye gracieuse , charitable et bien réglée : ils s'entreaiment, mais d'un amour saint, et très pur. Ceux qui ont des afflictions en ce peuple dévot, ne se tourmentent pas beaucoup, et n'en perdent point contenance ; bref, voyez les yeux du Sauveur qui les console, et que tous ensemble- ment ils aspirent à ce Sauveur. Vous avez meshuy quitté le premier Roy avec sa triste, et mal heureuse troupe, par les bonnes affections que vous avez conceùes, et neantmoins vous n'estes pas encore arrivée au second Roy, ny jointe à son heureuse, et sainte compagnie de dévots : mais vous estes entre l'un et l'autre. La Vierge saincte avec sainct Joseph, saint Louys, saincte Mo- nique, et cent autres qui sont en l'escadron des mariés vous invitent et encouragent. Le Roy crucifié vous appelle par vostre nom propre : venez, ô ma bien aymee, venez à fin que je vous couronne.  Edition Princeps. Partie I. Chap. x. 43* Election O monde, ô troupe abominable, non jamais vous ne me verrez soubs vostre drapeau. J'ay quitté pour jamais vos forceneries, et vanitez. O Roy de superbe, ô roy de mal-heur, esprit infernal, je te renonce avec toutes tes vaines pompes, je te déteste avec toutes tes œuvres. Et me convertissant à vous, mon doux Jésus, Roy de bon-heur, et de gloire éternelle, je vous embrasse de toutes les forces de mon ame : je vous adore de tout mon cœur, je vous choisis maintenant et pour jamais pour mon Roy, et pour mon unique Prince : je vous offre mon inviolable fidélité, je vous fais un hommage irrévocable, je me soubmets à l'obéissance de vos saintes loix, et ordonnances. O Vierge saincte ma chère Dame, je vous choisis pour ma guide, je me rends soubs vostre enseigne, je vous offre un particulier respect, et révérence. O mon sainct Ange présentez moy à cette saincte assemblée , et ne m'abandonnez point, jusques à ce que j'arrive avec cette heureuse compagnie, avec laquelle je dis, et diray à jamais pour tesmoignage de mon chois, Vive Jésus, vive Jésus. Remerciez. Offrez. Priez.  BRIEFVE METHODE , DE BIEN FAIRE LES MEDITATIONS PRECEDENTES, ET TOUTES AUTRES, ET PREMIEREMENT DU PREMIER POINCT DE LA PREPARATION DE LA PRESENCE DE DIEU CHAP. X  Ces Méditations sont propres pour vous conduire à une vraye contrition : mais vous ne sçavez peut estre pas, ô Philothee, comme il faut faire l'exercice de la saincte Méditation : car c'est une chose, laquelle par malheur peu de gens sçavent en nostre aage. C'est pourquoy je vous présente une simple et briefve méthode de  44* Introduction a la Vie Dévote pratiquer, en attendant que par la lecture de plusieurs beaux livres qui ont estez composez sur ce sujet, et sur tout par l'usage vous en puissiez estre plus amplement instruite. Je vous ay premièrement marqué la préparation laquelle consiste en deux poincts : dont le premier est de se mettre en la présence de Dieu, et le second d'invoquer son assistance. Or pour vous mètre en la présence de Dieu je vous representeray quatre principaux moyens desquels vous vous pourrez servir à ce commencement. Le premier gist en une vive, et attentive aprehension de la toute- puissance de Dieu ; c'est à dire que Dieu est en tout, et par tout, et qu'il n'y a lieu ny chose au monde où il ne soit, d'une très véritable présence : de sorte que comme les oyseaux où qu'ils volent ren- contrent tousjours l'air, ainsi où que nous allions, où que nous soyons nous trouvons Dieu présent : chacun sçait cette vérité, mais chacun n'est pas attentif à l'appréhender. Les aveugles ne voyant pas un Prince qui leur est présent, ne laissent pas de se maintenir en respect, s'ils sont advertis de sa présence : mais la vérité est que parce que ils ne le voyent pas, ils s'oublient aysement qu'il soit présent, et s'en estans oubliez ils perdent encore plus aysement le respect, et la révérence. Helas Philothee, nous ne voyons pas Dieu qui nous est présent : et bien que la foy nous advertisse de sa présence, si est ce que ne le voyans pas de nos yeux, nous nous en oublions bien souvent, et lors nous nous comportons comme si Dieu estoit bien loing de nous : car encor que nous sçachions bien qu'il est présent à toutes choses, si est ce que n'y pensant point, c'est tout autant comme si nous ne le sçavions pas : c'est pourquoy tousjours avant l'oraison, il faut provoquer nostre ame à une atentive pensée , et considération de cette présence de Dieu. Ce fut l'appréhension de David quand il s'escrioit : Si je monte au Ciel, ô mon Dieu, vous y estes ; si je descends en enfer vous y estes : et ainsi nous devons user des parolles de Jacob, lequel ayant veu l'eschelle sacrée : ô que ce lieu, dit il, est redoutable ; vrayement Dieu est icy, et je n'en sçavois rien : il veut dire qu'il n'y pensoit pas, car au reste il ne pouvoit ignorer que Dieu ne fut en tout, et par tout. Venant doncques à la prière, ô Philothee, il vous faut dire de tout vostre cœur, et à vostre cœur, ô mon cœur Dieu est vrayement icy. Le second moyen de se mettre en cette sacrée présence, c'est de penser, que non seulement Dieu est au lieu où vous estes, mais qu'il. est très particulièrement en vostre cœur, et au fond de vostre esprit, lequel il viyifie, et anime de sa divine présence, estant là comme le cœur de vostre cœur, et l'esprit de vostre esprit : car comme l'ame est respandue par tout le corps, se trouvant présente  Edition Princeps. Partie I. Chap. x. 45* en toutes les parties d'iceluy, et réside neantmoins au cœur d'une specialle résidence : de mesme Dieu estant très présent à toutes choses, assiste toutefois d'une specialle façon à nostre esprit : et pour cela David appelloit Dieu, Dieu de son cœur, et sainct Paul disoit que nous vivons, nous nous mouvons, et sommes en Dieu. En la considération donques de cette vérité, vous exciterez une grande révérence en vostre cœur à l'endroit de Dieu, qui luy est si intime- ment présent. Le troisiesme moyen c'est de considérer nostre Sauveur lequel en son humanité regarde dés le Ciel toutes les personnes du monde, mais particulièrement les Chrestiens qui sont ses enfans, et plus spécialement ceux qui sont en prière, desquels il remarque les actions et deportemens : or cecy n'est pas une simple imagination, mais une vraye vérité. Car encor que nous le voyons pas, si est ce que de là haut il nous considère. S. Estienne le vist ainsi au temps de son martyre : si que nous pouvons bien dire avec l'Espouse : Le voilà qu'il est derrière la paroy , voyant par les fenestres , regardant par les treillis. La quatriesme façon consiste à se servir de la simple imagination, nous representans le Sauveur en son humanité sacrée, comme s'il estoit près de nous : ainsi que nous avons accoustumé de nous représenter nos amis, et de dire : je m'imagine de voir un tel qui fait cecy, et cela : il me semble que je le vois, et chose semblable. Mais si le tressaint Sacrement de l'autel estoit présent , allors cette présence seroit réelle, et non purement imaginaire : car les espèces et aparences du pain seroient comme une tapisserie dessous laquelle nostrt Seigneur estant réellement présent, il nous voit, et considère, quoy que nous ne le voyons pas en sa propre forme. Vous userez donques, ô Philothee, de l'un de ces quatre moyens pour mettre vostre ame en la présence de Dieu avant l'oraison, et ne faut pas les vouloir employer tous ensemblement, mais seulement un à la fois, et cela briefvement, et simplement.  46* Introduction a la Vie Dévote  DU SECOND POINCT DE LA PREPARATION QUI CONSISTE EN l'iNVOCATION GHAP. XI L'invocation se fait en cette manière. Vostre ame se sentant en la présence de Dieu, se prosterne en une extrême révérence, se reconnoissant tres-indigne de demeurer devant une si souveraine Majesté : et neantmoins sçachant que cette mesme bonté le veut, elle luy demande la grâce de la bien servir, et adorer en cette méditation. Que si vous le voulez, vous pourrez user de quelques paroUes courtes, et enflammées, comme sont celles-cy de David ; Ne me rejetez point, ô mon Dieu, de devant vostre face, et ne m'ostez point la faveur de vostre Saint Esprit : esclairez vostre face sur vostre servante, et je considereray vos merveilles : donnez moy l'entendement, et je regarderay vostre loy, et la garderay de tout mon coeur : je suis vostre servante, donnez moy l'esprit, et telles semblables à cela. Vous servira encore adjouster l'invocation de vostre bon Ange, et des sacrées personnes qui se trouvèrent ou qui se treuveront au mystère que vous méditez ; comme en celuy de la mort de nostre Seigneur, vous pourrez invoquer nostre Dame, S. Jean, Magdelene, le bon larron, afin que les sentimens, et mouvemens intérieurs qu'ils y receurent vous soyent communiquez : et en la méditation de vostre mort, vous pourrez invoquer vostre bon Ange, qui se trouvera presant, afin qu'il vous inspire des considérations convenables, et ainsi des autres mystères.  Edition Princeps. Partie I. Chap. xii. 47'  DU 3. POINCT DE LA PREPARATION QUI CONSISTE EN LA PROPOSITION DU MYSTERE CHAP. XII  Apres ces deux poincts ordinaires de la méditation, il en y a un troisiesme qui n'est pas commun à toutes sortes de méditations. C'est celuy que les uns appellent fabrication du lieu, et les autres leçon intérieure. Or ce n'est autre chose, que de proposer à son imagination le corps du mystère que l'on veut méditer, comme s'il se passoit réellement, et de fait en nostre présence. Par exemple si vous voulez méditer nostre Seigneur en croix, vous vous ima- ginerez d'estre au mont de Calvaire, et que vous voyez tout ce qui se fait, et tout ce qui se dit. Ou si vous voulez (car c'est tout un) vous vous imaginerez qu'au lieu mesme où vous estes se fait le crucifiement de nostre Seigneur, en la façon que les Evangelistes le descrivent. J'en dis de mesme quand vous mediterés la mort, ainsi que je l'ay marqué en la méditation d'icelle. Comme aussi à celle de l'enfer, et en tous semblables mystères où il s'agit de choses visibles, et sensibles : car quant aux autres mystères de la grandeur de Dieu, de l'excellence des vertus, de la fin pour laquelle nous sommes crées, qui sont des choses invisibles, il n'est pas question de vouloir se servir de cette sorte d'imagination. 11 est vray que l'on peut bien employer quelque similitude et comparaison pour ayder la considération : mais cela est plus difficile à rencontrer, et je ne veux traitter avec vous que fort simplement, et en sorte que vostre esprit ne soit pas beaucoup travaillé à faire des inventions. Or par le moyen de cette imagination nous enfermons nostre esprit dans le mystère que nous voulons méditer, afin qu'il n'aille pas courant ça, et là, ne plus ne moins que l'on enferme un oyseau dans une cage, ou bien comme l'on attache l'espervier à ses longes afin qu'il demeure dessus le poing. Quelques uns vous diront neantmoins qu'il est mieux d'user de la simple pensée de la foy, et d'une simple appréhension toute mentale, et spirituelle en la représentation de ces mystères , ou bien de considérer que les choses se font en nostre propre esprit. Mais cela est trop subtil  48* Introduction a la Vie Dévote pour le commencement : et jusques à ce que Dieu vous esleve plus haut, je vous conseille, ô Philothee, de vous tenir en la basse vallée que je vous ay monstree.  DES CONSIDERATIONS SECONDE PARTIE DE LA MEDITATION CHAP. XIll  Apres l'action de l'imagination s'ensuit l'action de l'entendement que nous appelions méditation, qui n'est autre chose qu'une ou plusieurs considérations faites afin d'esmouvoir nos affections en Dieu, et aux choses divines : en quoy la méditation est différente de l'estude, et des autres pensées, et considérations, lesquelles ne se font pas pour acquérir la vertu ou l'amour de Dieu, mais pour quelques autres fins, et intentions. Ayant doncques enfermé vostre esprit, comme j'ay dit, dans l'enclos du sujet que vous voulez méditer, ou par imaginations, si le sujet est sensible, ou par la simple pro- position, s'il est insensible, vous commencerez à faire sur iceluy des considérations, dont vous verrez des exemples tous formez es méditations, que je vous ay données. Que si vostre esprit treuve assez de goust, de lumière, et de fruict sur l'une des considérations, vous vous y arresterez sans passer plus outre, faisant comme les abeilles, qui ne quittent point la fleur tandis qu'elles y treuvent du miel à receuillir. Mais si vous ne rencontrez pas selon vostre souhait en l'une des considérations après avoir un peu marchandé, et essayé, vous passerez à une autre considération : et sur tout gardez vous de vous empresser en cette besongne : mais allez tout bellement, et simplement.  Edition Princeps. Partie I. Chap. xv.  49'  DES AFFECTIONS 3. PARTIE DE LA MEDITATION CHAP. XIIII  La méditation respend des bons mouvemens en la volonté ou partie affective de nostre ame. C'est cela que nous avons appelle affections. Or elles sont diverses selon la variété des sujets que nous méditons. Les principales sont l'amour de Dieu, et du pro- chain, le désir du Paradis, et de la gloire : le zelle du salut des âmes : l'imitation de la vie de nostre Seigneur, la compassion, l'admiration, la resjouissance, la crainte de la disgrâce de Dieu, et du jugement et de l'enfer, la hayne du péché, la confiance en la bonté, et miséricorde de Dieu, la confusion pour nostre mauvaise vie passée : et en ces affections nostre esprit se doit espancher, et estendre le plus qu'il luy sera possible. Que si vous voulez estre aydee pour cela, prenez en main le premier tome des médi- tations de don André Capilia, et voyez sa préface : car en icelle il monstre la façon avec laquelle il faut dilater ses affections.  DES RESOLUTIONS 4. PARTIE DE LA MEDITATION CHAP. XV Il ne faut pas pourtant, Philothee, s'arrester tant à ces affections generalles que vous ne les convertissiez en des resolutions specialles, et particulières pour vostre correction, et amendement. Par exemple la première paroUe que nostre Seigneur dit sur la Croix respendra sans doute une bonne affection en vostre ame de pardonner à vos ennemis, et de les aimer. Or je dis maintenant que cela est peu de chose, si vous n'y adjoustez une resolution specialle en cette sorte : or sus doncques je ne me picqueray plus des parolles fâcheuses,  =0* Introduction a la Vie Dévote qu'un tel, et une telle, mon voisin ou ma voisine, mon domestique, ou ma domestique disent de moy, ny de tel et tel mespris qui m'est fait par cestuy cy ou cestuy là : au contraire je diray, et feray telle, et telle chose pour le gaigner , et adoucir, et ainsi des autres affections. Par ce moyen, Philothee, vous corrigerez vos fautes en peu de temps, là où par les seules affections vous le ferez tard, et mal-aisement.  DE LA CONCLUSION, ET BOUQUET SPIRITUEL CHAP. XVI En fin il faut conclure la méditation par ces trois actions qu'il faut faire avec le plus d'humilité que l'on peut : dont la première c'est l'action de grâces, remerciant Dieu des affections, et reso- lutions qu'il nous a données, et de sa bonté, et miséricorde que nous aurons découvertes au mystère de la méditation ; la seconde c'est l'action d'offrande, par laquelle nous offrons à Dieu sa mesme bonté, et miséricorde, la mort, le sang, les vertus de son Fils : et conjointe- ment nos affections, et resolutions : et la troisiesme action est celle de la supplication, par laquelle nous demandons à Dieu, et le conjurons de nous communiquer les grâces, et vertus de son Fils, et de donner sa bénédiction à nos affections et resolutions, afin que nous les puissions bien fidellement exécuter : nous prions de mesme pour l'Eglise, pour nos pasteurs, parens, amis, et autres, employans à mesme intention l'intercession de nostre Dame, des Anges, des Saincts : en fin j'ay marqué qu'il falloit dire le Pater noster et Ave Maria. A tout cela j'ay adjousté qu'il falloit cueillir un petit bouquet de dévotion : et voicy ce que je veux dire. Ceux qui se sont promenez en un beau jardin n'en sortent pas volontiers, sans prendre en leur main quatre ou cinq fleurs pour les odorer et sentir le long de la journée : ainsi nostre esprit ayant discouru sur quelque mystère par la méditation, nous devons choisir, un, ou deux, ou trois poincts que nous aurons treuvez plus à nostre goust, et plus propres à nostre amendement, pour nous en resouvenir le reste de la journée, et les odorer spirituellement. Or cela se fait ou sur le lieu mesme auquel nous avons fait la méditation, ou nous promenant solitairement quelque temps après.  Edition Princeps. Partie I. Chap. xvii.  QUELQUES ADVIS TRES UTILES SUR LE SUJET DE LA MEDITATION CHAP. XVII J'adjouste à cette petite méthode de méditer quelques advis extrêmement utiles. Il faut sur tout, Philothee, qu'au sortir de vostre méditation vous reteniez les resolutions, et délibérations que vous aurez prinses, pour les pratiquer soigneusement ce jour là. C'est le grand fruit de la méditation sans lequel elle est bien souvent, non seulement inutile mais nuisible, parce que les vertus méditées, et non pratiquées enflent bien souvent l'esprit, et le courage : nous estant bien advis que nous sommes tels que nous avons résolu, et délibéré d'estre : ce qui est sans doute véritable, quand les resolutions sont vives, et solides, mais elles ne sont pas telles, si elles ne sont pratiquées, ains sont vaines, et dangereuses. Il faut donc par tous moyens s'essayer de les pratiquer, et en chercher les occasions petites ou grandes. Par exemple si j'ay résolu de gaigner par douceur l'esprit de ceux qui m'off'encent, je cher- cheray ce jour là de les rencontrer pour les saluer amiablement : et si je ne les puis rencontrer, au moins de dire bien d'eux, et prier Dieu en leur faveur. II arrive aussi maintefois quau sortir de l'oraison, tandis que nos bonnes affections sont encores toutes chaudes en nostre cœur, quelque occasion se présente à nous de faire quelque chose requise, qui nous semblera bien eslongnee de telles affections : là dessus, Philothee, nous nous inquiétons, et contristons. Or je dis qu'il faut que vous vous accoustumiez à sçavoir passer de l'oraison à toutes sortes d'actions que vostre vocation, et profession requiert justement, et légitimement de vous. Je veux dire, un Advocat doit sçavoir passer de l'oraison à la plaidoirie : le marchand au trafic : la femme mariée au devoir de son mariage, et au tracas de son mesnage, avec tant de douceur et de tranquillité, que pour cela son esprit n'en soit point troublé : car puis que l'un, et l'autre est selon la volonté de Dieu, il faut faire le passage de l'un à l'autre en esprit d'humilité, et de dévotion. Sçachez encor , Philothee, qu'il vous arrivera quelques fois, qu'incontinent après la préparation, vostre affection se trouvera  52  Introduction a la Vie Dévote  toute esmue en Dieu. Or lors il luy faut lâcher la bride, sans vouloir suivre la méthode que je vous ay donnée. Car bien que pour l'ordinaire la considération doit précéder les affections et resolutions, si est ce que le Sainct Esprit vous donnant les aflfections avant la considération, vous ne devez pas rechercher la considération, puis qu'elle ne se fait que pour esmouvoir l'affection. Bref tousjours quand les aflfections se présenteront à vous, il les faut recevoir, et leur faire faire place, soit qu'elles arrivent avant ou après toutes les considérations. Et quoy que j'aye mis les affections après toutes les considérations, je ne l'ay fait que pour mieux distinguer les parties de l'Oraison : car au demeurant c'est une règle generalle qu'il ne faut jamais retenir les affections, ains les laisser tousjours sortir quant elles se présentent. Ce que je dis non seulement pour les autres affections, mais aussi pour l'action de grâces, l'offrande et la prière, qui se peuvent faire parmy les considérations : et ne les faut non plus retenir que les autres affections ; bien que par après pour la conclusion de la méditation il faille les repeter, et reprendre. Mais quant aux resolutions il les faut faire après les affections, et sur la fin de toute la méditation avant la conclusion : d autant qu'ayans à nous représenter des objets particuliers, et familiers, elles nous mettroient en danger si nous les faisions parmi les affections d'entrer en des distractions. Emmy les affections et resolutions, il est bon d user de colloque, et parler tantost a nostre Seigneur, tantost aux Anges, et aux per- sonnes représentées au mystère, aux Saints, à soy mesme, a son cœur aux pécheurs, et mesmes aux créatures insensibles, comme ron ;-oid que David fait en ses Pseaumes, et les autres Samcts en leurs méditations, et oraisons.  ADVIS TOUCHANT LES SECHERESSES QUI ARRIVENT EN LA MEDITATION CHAP. XVllI  11 faut que je die encor cecy. S'il vous arrive, Philothee, de n'avoir point de goust ny de consolation en la méditation, je vous conjure de ne vous point troubler : mais quelque fois ouvrez la porte aux parolles vocales : lamentez vous de vous mesme a  Edition Princeps. Partie I. Chap. xviii. 53* nostre Seigneur, confessez vostre indignité, priez le qu'il vous soit en ayde, baisez son image si vous l'avez, dittes luy ces paroUes de Jacob : Si ne vous laisseray je point Seigneur, que vous ne m'ayez donné vostre bénédiction : ou celles de la Chananee, Ouy Seigneur, je suis une chienne, mais les chiens mangent des miettes de la table de leur maistre. Autre fois prenez un livre en main, et le lisez avec attention, jusques à ce que vostre esprit soit reveillé, et remis en vous ; piqués quelque fois vostre cœur par quelque contenance, et mouvement de dévotion extérieure, vous prosternant en terre, croisant les mains sur l'estomach, embrassant un crucifix : cela s'entend si vous estes en quelque lieu retiré. Que si après tout cela vous n'estes point consolée, pour grande que soit vostre seicheresse ne vous troublez point : mais continuez à vous tenir en une contenance dévote devant vostre Dieu. Combien de courtisans y a il qui vont cent fois l'année en la chambre du Roy ou du Prince, sans espérance de luy parler, mais seulement pour estre veus de luy rendre leur devoir, et tesmoi- gner leur affection. Ainsi devons nous venir, ma chère Philothee, à la sainte oraison purement et simplement, pour rendre nostre devoir, et tesmoigner nostre fidélité. Que s'il plait à sa divine Majesté de nous parler, et s'entretenir avec nous par ses sainctes inspirations , et consolations intérieures , ce nous sera sans doute un grand honneur, et un plaisir très délicieux. Mais s'il ne luy plait pas de nous faire cette grâce, nous laissant là sans nous parler , non plus que s'il ne nous voyoit pas , et que nous ne fussions pas en sa présence : nous ne devons pourtant pas sortir, ains au contraire nous devons demeurer là devant cette souveraine bonté, avec un maintien devotieux, et paisible, et lors infallible- ment il agréera nostre patience, et remarquera nostre assiduité, et perseverence : si que une autre fois quand nous reviendrons devant luy, il nous favorisera, et s'entretiendra avec nous par ses consolations, nous faisant voir l'aménité de la sainte Oraison. Mais quand il ne le feroit pas, ô Philothee, contentons nous que ce nous est honneur trop plus grand d'estre auprès de luy, et à sa veùe.  54'  Introduction a la Vie Dévote  COMME IL FAUT FAIRE LA CONFESSION GENERALLE  CHAP. XIX  Voyla doncq, ma chère Philothee, les méditations requises à nostre intention, et quant et quant la façon, et méthode avec laquelle vous les devez faire; quand vous les aurez faittes, allez alors courageusement en esprit d'humilité faire vostre confession generalle : mais je vous prie ne vous laissez point troubler par aucune sorte d'appréhension. Le scorpion qui nous a piquez, est vénéneux en nous piquant, mais estant réduit en huile c'est un grand médicament contre sa propre piqueure. Le péché n'est honteux que quand nous le faisons : mais estant converty en confession, et pénitence, il est honorable, et salutaire. La contrition, et confession sont si belles, et de si bonne odeur, qu'elles effacent la laydeur, et dissipent la puanteur du péché. Simon le lépreux disoit que Magdeleine estoit pécheresse ; mais nostre Seigneur dit que non, et ne parle plus, sinon des parfuns qu'elle respandist, et de la grandeur de sa charité. Si nous sommes bien humbles, Philothee, nostre péché nous déplaira infiniment, parce que Dieu en a esté offencé : mais l'acusation de nostre péché nous sera douce et agréable, parce que Dieu en est honoré : ce nous est une sorte d'allégement de bien dire au médecin le mal qui nous tourmente. Quand vous serez arrivée devant vostre Père spirituel, imaginez vous que vous estes en la montagne de Calvaire sous les pieds de Jesus-Christ crucifié, duquel le sang précieux distille de toutes parts pour vous laver de vos iniquitez : car bien que ce ne soit pas le propre sang du Sauveur, c'est neantmoins le mérite de ce sang respandu , qui arrouse abondamment les penitens au tour des confessionnaux. Ouvrez donques bien vostre cœur pour en faire sortir les péchez parla confession. Car à mesure qu'ils en sortiront, le précieux mérite de la passion divine y entrera, pour le remplir de bénédictions. Mais dittes bien tout simplement et nayvement, contentez bien vostre conscience en cela pour une bonne fois. Et cela fait, escoutez l'advertissement, et les ordonnances du serviteur de Dieu, et dittes en vostre cœur : Parlez, Seigneur, car vostre servante vous escoute : c'est Dieu, Philotlice, que vous escoutez, puis qu'il a dit à ses  Edition Princeps. Partie I. Chap. xx. 55* Vicaires : Celuy qui vous escoute m'escoute. Prenez par après en main la protestation suyvante laquelle sert de conclusion à toute vostre contrition, et que vous devez avoir premièrement méditée et considérée ; lises la attentivement, et avec le plus de ressentiment qu'il vous sera possible.  PROTESTATION AUTHENTIQUE POUR GRAVER EN l'aME LA RESOLUTION DE SERVIR DIEU ET CONCLURRE LES ACTES DE PENITENCE CHAP. XX  Je soubsignée, constituée, et establie en la présence de Dieu éternel, et de toute la Cour céleste, ayant considéré l'immense miséricorde de la divine bonté envers moy sa tres-indigne, et chetive créature, qu'elle a crée de rien, conservée, soustenue, délivrée de tant de dangers, et comblée de tant de bien-faits. Mais sur tout ayant pensé, et considéré sur cette incompréhensible dou- ceur, et clémence avec laquelle ce tres-bon Dieu m'a si benignement toUerée en mes iniquitez, si souvent, et si amiablement inspirée, me conviant à m'amander, et si patiemment attendue à pénitence, et repentence, jusques à cette N. année de mon eage, nonobstant toutes mes ingratitudes, desloyautez, et infidelitez, par lesquelles différant ma conversion, et mesprisant ses grâces, je l'ay si impu- demment offencé. Apres avoir encor considéré qu'au jour de mon sacré baptesme je fus si heureusement , et saintement vouée , et dédiée à mon Dieu, pour estre sa fille : et que contre la profession qui fut alors faitte en mon nom j'ay tant et tant de fois, si malheu- reusement, et detestablement profané, et violé mon esprit, l'apli- quant, et employant contre la divine Majesté : en fin revenant maintenant à moy mesme, prosternée de cœur et d'esprit devant le trosne de la justice divine, je me recognois, advoûe, et confesse pour légitimement atteinte, et convaincue du crime de leze majesté divine, et coulpable de la mort, et passion de Jésus Christ, à raison des péchez que j'ay commis, pour lesquels il est mort, et a souffert le tourment de la croix, dont je suis digne par conséquent d'estre à jamais perdue, et damnée. Mais me retournant devers le trosne de l'infinie miséricorde de  56' Introduction a la Vie De\ote ce mesme Dieu éternel, après avoir détesté de tout mon cœur, et de toutes mes forces, les iniquitez de ma vie passée, je demande, en toute humilité, grâce, pardon et mercy, avec entière absolution de mon crime, en vertu de la mort et passion de ce mesme Sauveur, et Rédempteur de mon ame, sur laquelle m'appuyant comme sur l'unique fondement de mon espérance, j'advouë derechef, et renou- velle la sacrée profession de fidélité, faicte de ma part à mon Dieu en mon baptesme, renonçant au Diable, au mond^, et à la chair; détestant leurs malheureuses suggestions, vanitez, et concupiscences pour tout le temps de ma vie présente, et de toute l'éternité : et me convertissant à mon Dieu débonnaire, et pitoyable, je désire, pro- poss, délibère, et me resous irrévocablement de le servir, et aimer maintenant et éternellement, luy donnant à ces fins, dédiant et consacrant mon esprit avec toutes ses facultez, mon ame avec toutes ses puissances, mon cœur avec toutes ses affections, mon corps avec tous ses sens, protestant de ne jamais plus abuser d'aucune partie de mon estre, contre sa divine volonté, et souveraine majesté, à laquelle je me sacrifie et immole en esprit pour luy estre à jamais loyalle, obéissante, et fidelle créature, sans que je vueille oncques m'en dédire ny repentir. Mais helas si par suggestion de l'ennemy, ou par quelque infir- mité humaine, il m'arrivoit de contrevenir en chose quelconque à ceste mienne resolution et consécration, je proteste dés maintenant et me propose, moyennant la grâce du Sainct Esprit, de m'en relever, si tost que je m'en appercevray, me convertissant derechef à la miséricorde divine, sans retardation ny dilation quelconque : cecy est ma volonté, mon intention et ma resolution inviolable et irrévocable, laquelle j'advouë et confirme sans reserve ny excep- tion, en la mesme présence sacrée de mon Dieu, à la veuëde l'Eglise triomphante, et en la face de l'Eglise militante ma mère, qui entend ceste mienne déclaration , en la personne de celuy qui comme officier d'icelle m'escoute en cette action. Plaise vous, ô Dieu éternel, tout-puissant et tout bon. Père, Fils, et S. Esprit, confirmer en moy ceste resolution, et accepter ce mien sacrifice cordial et intérieur en odeur de suavité : et comme il vous a pieu me donner l'inspiration et volonté de le faire, donnez moy aussi la force et grâce requise pour le parfaire. O mon Dieu vous estes mon Dieu, Dieu de mon cœur, Dieu de mon ame. Dieu de mon esprit : ainsi je vous recognois et adore maintenant, et pour toute l'éternité. Vive Jésus.  Edition Princeps. Partie I. Chap. xxi. 57'  CONCLUSION DE CESTE PREMIERE PARTIE ET DEVOTE FAÇON DE RECEVOIR l'aBSOLUTION CHAP. XXI  Geste protestation faite, so}'ez attentive et ouvrez les oreilles de vostre cœur pour ouïr en esprit la parolle de vostre absolution, que le Sauveur mesme de vostre ame assis sur le throsne de sa miséri- corde, prononcera là haut au Ciel devant tous les Anges, et les Saincts, à mesme temps qu'en son nom le Prestre vous absout icy bas en terre : si que toute ceste troupe des bien-heureux se res- joùissant sur vostre bonlieur chantera le cantique spirituel d'une allégresse nompareille, et tous donneront en esprit le baiser de paix et de société à vostre cœur, remis en grâce et sanctifié. O Dieu, Philothee, que voila un contract admirable, par lequel vous faites un heureux traité avec sa divine Majesté, puis qu'en vous donnant vous mesme à elle, vous la gaignez, et vous mesme aussi pour la vie éternelle ! 11 ne reste plus sinon que prenant la plume en main, vous signiez de bon cœur l'acte de vostre pro- testation, et que par après vous alliez à l'autel, où Dieu réciproque- ment signera et scellera vostre absolution , et la promesse qu'il vous fera de son Paradis, se mettant luy mesme par son Sacrement comme un cachet et seau sacré sur vostre cœur renouvelle. En cette sorte, ce me semble Philothee, vostre ame sera purgée du péché et de toutes les affections du péché. Mais d'autant que ces affections renaissent aysement en l'ame, à raison de nostre infirmité et de nostre concupiscence, qui peut estre mortifiée, mais qui ne peut mourir pendant que nous vivons icy bas en terre, je vous donneray les advis suivans, lesquelz estant bien pratiquez, vous préserveront désormais du péché mortel et de toutes les affections d'iceluy, afin que jamais il ne puisse avoir place en vostre cœur.  SECONDE PARTIE DE L'INTRODUCTION CONTENANT DIVERS ADVIS PROPRES POUR LA CONDUITTE DE L'AME AU CHEMIN DE LA SAINCTE DEVOTION DEPUIS QU'ELLE Y EST ENTRÉE  QU IL NE FAUT POINT S AMUSER AUX PAROLLES DES ENFANS DU MONDE CHAP. I  Tout aussi tost que les mondains s'appercevront que vous voulez suivre la vie dévote, ils décocheront sur vous mille traicts de leur cajollerie et mesdisance. Les plus malins calomnieront vostre chan- gement d'hypocrisie, bigoterie, et artifice : ils diront que le monde vous a fait mauvais visage, et qu'à son refus vous recourez à Dieu : vos amis s'empresseront à vous faire un monde de remonstrances fort prudentes et charitables à leur advis : vous tomberez, diront ils, en quelque humeur melancholique, vous perdrez crédit au monde, vous vous rendrez insupportable, vous envieillirez devant le temps, vos affaires domestiques en pâtiront, il faut vivre au monde comme au monde, on peut bien faire son salut sans tant de mystère, et mille telles bagatelles. G Philothee, tout cela n'est qu'un sot et vain babil : ces gens n'ont nul soing ny de vostre santé, ny de vos affaires. Si vous estiez du monde, dit le Sauveur, le monde aimeroit ce qui est sien : mais  bo* Introduction a la Vie Dévote parce que vous n'estes pas du monde, par tant il vous hayt. Nous avons veu des gentishommes et des dames passer la nuict entière, ains plusieurs nuicts de suitte à jouer aux eschets et aux cartes. Y a il une attention plus chagrine, plus melancholique, et plus sombre que celle là ? Les mondains neantmoins n'en disoient mot, les amis ne se mettoient point en peine , et pour la méditation d'une heure, ou pour nous voir lever un peu plus matin qu'à l'ordinaire, pour nous préparer à la Communion, chacun court au médecin pour nous faire guérir de l'humeur hipocondriaque et de la jaunisse. On passera trente nuits à danser, nul ne s'en plaint : et pour la veille seule de la nuict de Noël, chacun tousse et crie au ventre le jour suyvant. Qui ne voit que le monde est un juge inique, gracieux et favorable pour ses enfans, mais aspre et rigou- reux aux enfans de Dieu. Nous ne sçaurions estre bien avec le monde qu'en nous perdant avec luy. Il n'est pas possible que nous le contentions, car il est trop bigearre. Jean est venu, dit le Sauveur, ne mangeant ny beuvant, et vous dites qu'il est endiablé : le Fils de l'homme est venu en mangeant et beuvant, et vous dites qu'il est Samaritain ! Il est vray, Philothee, si nous nous relaschons par condescendance, à rire, joiier, ou dancer avec le monde, il s'en scandalisera : si nous ne le faisons pas, il nous accusera d'hypocrisie ou mélancolie; si nous nous parons, il l'interprétera à quelque dessein : si nous nous démettons, ce sera pour luy vileté de cœur ; nos gayetez seront par luy nommées dissolutions, et nos mortifications tristesses, et nous regardant ainsi de mauvais œil, jamais nous ne pouvons luy estre agréables. 11 aggrandit nos imperfections, et publie que ce sont des péchez : de nos péchez véniels, il en fait des mortelz, et nos péchez d'infirmité, il les convertit en péchez de malice : en lieu que, comme dit S. Paul, la charité est bénigne, au contraire le monde est malin : en lieu que la charité ne pense point de mal , au contraire le monde pense tousjours mal : et quand il ne peut accuser nos actions, il accuse nos intentions. Soit que les moutons ayent des cornes, ou qu'ils n'en ayent point, qu'ils soient blancs, ou qu'ils soient noirs, le loup ne laissera pas de les manger s'il peut. Quoy que nous fassions, le monde nous fera tousjours la guerre. Si nous sommes longuement devant le Confesseur, il admirera que c'est que nous pouvons tant dire : si nous y sommes peu, il dira que nous ne disons pas tout : il espiera tous nos mouvemens, et pour une petite parolle de cholere, il protestera que nous sommes insupportables : le soing de nos affaires luy semblera avarice, et nostre douceur privauté : et quant aux enfans du monde, leurs colères sont generositez, leurs avarices mesnages. leurs privautez  Edition Princeps. Partie II. Chap. ii, 6i * entretiens honnorables : les haragnes gastent tousjours l'ouvrage des abeilles. Laissons cest aveugle, Philothee. Qu'il crie tant qu'il voudra comme un chat-huan pour inquiéter les oyseaux du jour : soyons fermes en nos desseins, invariables en nos resolutions : la persévé- rance fera bien voir si c'est à certes et tout de bon que nous som- mes crucifiez à Dieu, et rengez à la vie dévote. Les comètes, et les planettes sont presque esgalement lumineuses en apparence, mais les cornettes disparoissent en peu de temps , n'estans que de certains feux passagers, et les planettes ont une clairté perpétuelle. Ainsi l'hipocrisie et la vraye vertu ont beaucoup de similitude en l'extérieur : mais on reconnoist aisément l'une d'avec l'autre, parce que l'hipocrisie n'a point de durée, et se dissipe comme la fumée en montant : mais la vraye vertu est tousjours ferme et constante. Ce ne nous est pas une petite commodité pour bien asseurer le commencement de nostre dévotion, que d'en recevoir de l'opprobre et de la calomnie ; car nous esvitons par ce moyen le péril de la vanité et de l'orgueil, qui sont comme les sages femmes d'Egypte, ausquelles le Pharaon infernal a ordonné de tuer les enfans masles d'Israël, le jour mesme de leur naissance. Nous sommes crucifiez au monde, et le monde nous doit estre crucifié, il nous tient pour fols, tenons le pour incensé.  qu'il faut avoir bon courage  CHAP. II  La lumière "quoy que belle et désirable à nos yeux, les esbloijit neantmoins après qu'ils ont estez en des longues ténèbres : et devant que l'on se soit apprivoisé avec les habitans de quelque pays, pour courtois et gracieux qu'ils soyent on s'y treuve aucune- ment estonné. Il se pourra bien faire, ma chère Philothee, qu'à ce changement de vie plusieurs sousievemens se feront en vostre intérieur : et que ce grand et gênerai à Dieu que vous avez dit aux folies et niaiseries du monde, vous donnera quelque ressentiment de tristesse et descouragement. Si cela vous arrive, ayez un peu de patience, je vous prie, car ce ne sera rien : ce n'est qu'un peu d'estonnement que la nouveauté vous apporte : passé cela vous recevrez dix mille consolations. Il vous faschera peut estre d'abord  62* Introduction a la Vie Dévote de quitter la gloire que les fols et mocqueurs vous donnoient en vos vanitez : mais ô Dieu ! voudriez vous bien perdre l'éternelle, que Dieu vous donnera en vérité ? Les vains amusemens et passetemps, esquels vous avez employé les années passées se représenteront encore en vostre cœur, pour l'appaster et faire retourner de leur costé; mais auriez vous bien le courage de renoncer à ceste heu- reuse éternité pour des si trompeuses legeretez? Croyez moy, si vous persévérez vous ne tarderez pas de recevoir des douceurs cordiales , si délicieuses et agréables , que vous confesserez que le monde n'a que du fiel en comparaison de ce miel. C'est qu'un seul jour de dévotion vaut mieux que mille années de la vie mondaine. Mais vous voyez que la montagne de la perfection Chrestienne est extrêmement haute : hé mon Dieu , ce dites vous , comme y pourray-je monter? Courage, Philothee, quand les petits mou- chons des abeilles commencent à prendre forme on les appelle nymphes : et lors ils ne sçauroient encor voler sur les fleurs, ny sur les monts, ny sur les collines voisines, pour amasser le miel : mais petit à petit se nourrissans du miel que leurs mères ont préparé, ces petits nymphes prenent des aisles et se fortifient, en sorte que par après ils volent à la queste par tout le paysage. 11 est vray, nous sommes encores comme des petits mouchons en la dévotion : nous ne sçaurions monter selon nostre dessein, qui n'est rien moindre que d'atteindre à la cime de la perfection Chres- tienne. Mais si commençons nous à prendre forme par nos désirs et resolutions : les aisles nous commencent à sortir : il faut doncque espérer qu'un jour nous serons abeilles spirituelles , et que nous volerons. Mais tandis vivons du miel de tant d'ensei- gnemens que les anciens dévots nous ont laissez , et prions Dieu qu'il nous donne des plumes comme de colombe, afin que non seulement nous puissions voiler au temps de la vie présente, mais aussi nous reposer en l'éternité de la future.  Edition Princeps. Partie II. Chap. m. 6} *  qu'il se faut purger des affections que l'on a aux pechez veniels CHAP. III  A mesure que le jour se fait, nous voyons plus clairement dans le miroijer les tasches et souillures de nostre visage : ainsi à mesure que la lumière intérieure du S. Esprit esclaire en nos consciences , nous voyons plus distinctement et plus clairement les péchez , inclinations , et imperfections , qui nous peuvent em- pescher d'atteindre à la vraye dévotion : et la mesme lumière, qui nous fait voir ces tares et déchets , nous eschauflFe aussi au désir de nous en nettoyer et purger. Vous descouvrirez donc, ma chère Philothee, qu'outre les péchez mortels, et les affections des péchez mortels, dont vous avez esté purgée par les exercices marquez en la première Partie, vous avez encore en vostre ame plusieurs inclinations, et affections aux péchez véniels. Je ne dis pas que vous découvrirez des péchez véniels , mais je dis que vous découvrirez des affections, et inclinations à iceux. Or l'un est bien diff'erant de l'autre : car nous ne pouvons estre jamais du tout purs des péchez véniels, au moins pour per- sister long temps en cette pureté, mais nous pouvons bien n'avoir aucune affection aux péchez véniels. Par exemple, c'est autre chose de mentir une fois ou deux de gayeté de cœur en chose de peu d'importance, et autre chose de se plaire à mentir, et d'estre affectionnée à cette sorte de péché. Et je dis maintenant qu'il faut purger son ame de toutes les affections qu'elle a aux péchez véniels : c'est à dire qu'il ne faut point nourrir volontairement la volonté de continuer et persévérer en aucune sorte de péché véniel. Car aussi seroit-ce une lâcheté trop grande de vouloir tout à nostre escient , garder en nostre conscience une chose si déplaisante à Dieu, comme est la volonté de luy vouloir desplaire. Le péché véniel pour petit qu'il soit desplait à Dieu , bien qu'il ne luy desplaise pas tant que pour iceluy il nous veuille damner ou perdre. Que si le péché véniel luy deplait, la volonté, et l'affection que l'on a au péché véniel n'est autre chose qu'une resolution de vouloir déplaire à sa divine  64* Introduction a la Vie Dévote Majesté ; est il bien possible qu'une ame bien née vueille non seulement déplaire à son Dieu, mais affectionner de luy déplaire? Ces affections, Philothee, sont directement contraires à la dévo- tion, comme les affections au péché mortel le sont à la charité. Elles alanguissent les forces de l'esprit, empeschent les consolations divines, ouvrent la porte aux tentations ; et bien qu'elles ne tuent pas l'ame, elles la rendent extrêmement malade. Les mouches mourantes, dit le Sage, perdent et gastent la suavité de l'onguent. 11 veut dire que les mouches qui ne s'arrestent guère sur l'onguent, mais le mangent en passant ne gastent que ce qu'elles prenent, le reste demeurant en son entier : quand elles meurent emmy l'on- guent, elles luy ostent son pris, et le mettent à dédain. Et de mesme les péchez véniels arrivans en une ame dévote, et n'y arrestans pas long temps, ne l'endommagent pas beaucoup. Mais si ces mesmes péchez demeurent dans l'ame par l'affection qu'elle y met, ils luy font perdre sans doute la suavité de l'onguent, c'est à dire la sainte dévotion. Les haragnes ne tuent pas les abeilles, mais elles gastent, et corrompent leur miel , et embarrassent leurs rayons des toiles qu'elles y font, en sorte que les abeilles ne peuvent plus faire leur mesnage : cela s'entend quand elles y font du séjour. Ainsi le péché véniel ne tue pas nostre ame, mais il gaste pourtant la dévotion, et embarrasse si fort de mauvaises habitudes, et incli- nations les puissances de l'ame, qu'elle ne peut plus exercer la promptitude de la charité en laquelle gist la dévotion. Mais cela s'entend quand le péché véniel séjourne en nostre conscience par l'affection que nous y mettons. Ce n'est rien, Philothee, que de dire quelque petit mensonge, de se dérégler un peu en parolles, en actions, en regards, en habits, en jolietez, en jeux, en dances : pourveu que tout aussi tost que ces haragnes spirituelles sont entrées en nostre conscience nous les en rechassions, et bannissions, comme les mouches à miel font les haragnes corporelles. Mais si nous leur permettons d'arrester dans nos cœurs, et non seulement cela, mais que nous affectionnons à les y retenir et multiplier, bien tost nous verrons nostre miel perdu, et la ruche de nostre conscience empestée, et défaite. Mais je redis encore une fois : quelle apparence y a il qu'une ame généreuse se plaise à déplaire à son Dieu, et s'affectionne à luy estre désagréable, et vueille vouloir ce qu'elle sçait luy estre ennuyeux ?  Edition Princeps. Partie II. Chap. un. 65'  QU IL SE FAUT PURGER DES AFFECTIONS QUE L ON A AUX CHOSES INUTILES ET DANGEREUSES CHAP. IIII  Les jeux, les bals, les festins, les pompes, les comédies, en leur substance ne sont nullement choses mauvaises, ains indififerentes, pouvant estre bien, et mal exercées. Mais tousjours ces choses là sont dangereuses, et de s'y affectionner, cela est encor plus dange- reux. Je dis donques, Philothee, qu'encor qu'il soit loisible de jouer, dancer, se parer, ouïr des honnestes comédies, banqueter : si est ce que d'avoir de l'affection à cela, c'est chose contraire à la dévotion, et extrêmement nuisible, et périlleuse. Ce n'est pas mal de le faire, mais ouy bien de s'y affectionner. C'est dommage de semer en la terre de nostre cœur des affections si vaines, et sottes : cela occupe le lieu des bonnes impressions, et empesche que le suc de nostre ame ne soit employé es bonnes inclinations. Ainsi les anciens Nazariens s'abstenoient non seulement de tout ce qui pouvoit enyvrer, mais aussi des raisins, et du verjus : non point que les raisins ny le verjus enyvre, mais parce qu'il y avoit danger en mangeant du verjus d'exciter le désir de manger des raisins, et en mangeant des raisins de provoquer l'appétit à boire du moust, et du vin. Or je ne dis pas que nous ne puissions user de ces choses dangereuses : mais je dis bien pourtant que nous ne pouvons jamais y mettre de l'affection, sans intéresser la dévotion. Les cerfs ayans pris trop de venaison s'escartent, et retirent dedans leurs buissons, cognoissans que leur graisse les charge en sorte qu'ils ne sont pas habiles à courir, si d'avanture ils estoient atta- qués. Le cœur de l'homme se chargeant de ces affections inutiles, superflues et dangereuses, ne peut sans doute promptement, ayse- ment, et facilement courir après son Dieu, en quoy gist la vraye dévotion. Les petits enfans s'affectionnent et eschauffent après les papillons : nul ne le treuve mauvais, parce que ils sont enfans. Mais n'est ce pas une chose ridicule , ains plustost lamentable , de voir des hommes faits s'empresser et affectionner après des bagatelles si indignes, comme sont les choses que j'ay nommées, lesquelles , outre leur inutilité , nous mettent en péril de nous  66* Introduction a la Vie Dévote deresgler et desordonner à leur poursuitte? C'est pourquoy, ma chère Philothee, je vous dis qu'il se faut purger de ces affections : et bien que les actes ne soient pas tousjours contraires à la dévo- tion, les affections neantmoins luy sont tousjours dommageables.  OU'iL SE FAUT PURGER DES MAUVAISES INCLINATIONS  CHAP. V  Nous avons encore, ma chère Philothee, certaines inclinations naturelles, lesquelles pour n'avoir prins leur origine de nos péchez particuliers, ne sont pas proprement péchez ny mortel, ny véniel, mais s'appellent imperfections, et leurs actes, défauts et manque- mens. Par exemple, saincte Paule selon le récit de sainct Hierosme avoit une grande inclination aux tristesses et regrets : si que en la mort de ses enfans et de son mary elle courut tousjours fortune de mourir de desplaisir : cela c'estoit une imperfection, et non point un péché, puis que c'estoit contre son gré et sa volonté. 11 y en a qui de leurs natures sont légers, les autres rébarbatifs, les autres durs a recevoir les opinions d'autruy, les autres sont inclinez à l'indignation, les autres à la colère, les autres à l'amour : et en somme il se treuve peu de personnes esquelles on ne puisse remar- quer quelques sortes de telles imperfections. Or quoy qu'elles soient comme propres et naturelles à un chacun, si est ce que par le soing et affection contraire on les peut corriger et modérer : et mesme on peut s'en délivrer et purger : et je vous dis, Philothee, qu'il le faut faire. On a bien treuvé le moyen de changer les amendiers amers en amendiers doux, en les perçant seulement au pied pour en faire sortir le suc ; pourquoy est ce que nous ne pourrons pas faire sortir nos inclinations perverses pour devenir meilleurs ? 11 n'y a point de si bon naturel qui ne puisse estre rendu mauvais par les habitudes vicieuses. Il n'y a point aussi de naturel si revesche qui par la grâce de Dieu premièrement, puis par l'industrie et diligence ne puisse estre dompté et surmonté. Je m'en vais doncques maintenant vous donner des advis, et proposer des exercices, par le moyen desquels vous pourrez purger vostre ame des affections des péchez véniels, des affections dangereuses, et des imperfections. Dieu vous face la grâce de les bien pratiquer.  Edition Princeps. Partie II. Chap. vi. 67*  (a) DE LA NECESSITE DE l'oraison vocale ET MENTALE CHAP. VI  L'oraison met nostre entendement en la clarté et lumière divine, et expose nostre volonté à la chaleur de l'amour céleste. 11 n'y a rien qui purge tant nostre entendement de ses ignorances et nostre volonté de ses affections dépravées, (t) c'est l'eau de bénédiction qui par son arrousement fait reverdir et fleurir les plantes de nos bons désirs, lave nostre ame de ses imperfections, et désaltère nos cœurs de leurs passions. Mais sur tout je vous conseille la mentale et cordiale, et parti- culièrement celle qui se fait autour de la vie et passion de nostre Seigneur ; en la ( c ) regardant souvent par la méditation , toute vostre ame se remplira de luy, vous apprendrez ses contenances, et formerez vos actions au modelle des siennes : il est la lumière du monde : c'est doncques en luy, par luy, et pour luy que nous devons estre esclairez et illuminez : c'est l'arbre de désir, à l'ombre duquel nous nous devons rafraischir : c'est la vive fontaine de Jacob pour le lavement de toutes nos soùilleures. En fm les enfans a force d'ouïr parler leurs mères, et de bégayer avec elles apprennent à parler leur langage : et nous demeurans prés du Sauveur par la méditation, observant ses paroUes, ses actions, et ses affections, nous apprendrons moyennant sa grâce à parler, (à) faire, et vouloir comme luy. 11 faut s'arrester là. Philothee, et croyez moy. nous ne sçaurions aller à Dieu le Père que par ceste porte. Et tout ainsy que la glace d'un miroùer ne sçauroit arrester nostre veuë , si elle n'estoit enduyte d'estain, ou de plomb par derrière, ainsi la Divinité  (a) [Avec ce chapitre commence ce qui a été recouvré du Ms. de l'Edition Princeps. ] (b) dépravées. — pMcyse revenant d'avec Dieu, en sort tout plein de splendeur et de beauté : n'abandonnes donques jamais, ma Philothee, l'exer- cice de la sainte orayson. J (c) le (d) à parler, — f opérer, ouvrer J  68 * Introduction a la Vie Dévote ne pourroit estre bien contemplée par nous en ce bas monde, si elle ne se fust jointe à la sacrée humanité du Sauveur, duquel la vie et la mort sont l'object le plus proportionné, soûefve, délicieux, et profitable que nous puissions choisir pour nostre méditation ordinaire, (e) Le Sauveur ne s'appelle pas pour néant le pain des- cendu du Ciel. Car comme le pain doit estre mangé avec toutes sortes de viandes, aussi le Sauveur doit estre médité, considéré, et recherché en toutes nos oraisons et actions. Sa vie et mort a esté disposée et distribuée en divers poincts, pour servir à la méditation, par plusieurs autheurs : ceux que je vous conseille sont sainct Bonaventure, Bellintani, Brune, Capilia. (f ) Employez y chasque jour une heure devant disné, et quand ce sera le (g) matin ce sera le meilleur, parce que vous aurez vostre esprit moins embarrassé et plus fraiz après le repos de la nuict. N'y mettez pas aussi d'avantage d'une heure, si vostre Père spirituel ne le vous dit expressément. Si vous pouvez faire cest exercice dedans l'Eglise, et que vous y treuviez assez de tranquilité, ce vous sera une chose fort aysée et commode : parce que nul, ny père, ny mère, ny femme, ny mary, ny autre quelconque ne pourra vous bonnement refuser de demeurer au moins une petite heure chasque jour dans l'Eglise, là où estant en quelque subjection vous ne pourriez peut estre pas vous promettre d'avoir une heure si franche dedans vostre maison. Au sortir de cette oraison cordiale, il vous faut prendre garde de ne point donner de secousse à vostre cœur : car vous espanche- riez(ii) le baume que vous avez receu par le moyen de l'oraison. Je veux dire qu'il faut garder s'il est possible un peu de silence, et remuer tout doucement vostre cœur de l'oraison aux affaires, retenant le plus long temps qu'il vous sera possible le sentiment et les affections que vous aurez conceuës. Un homme qui auroit receu dans un vaisseau de belle porcelegne quelque liqueur de grand prix  (e) ordinaire. — fLes autres objetz néanmoins sont fort dignes et sortables au dessein de nostre purgation spirituelle, comme les vertus, la vie des Saintz, les autres bénéfices de Dieu, la perfection divine ; mais cela s'entend pourvèu que toutes ces choses soyent appuyées sur et rapportées a ce Sauveur lequel... J (f) rje vous marque deux heures du jour propres a cet exercice de l'orayson mentale : l'une avant disner, et quand ce sera plus matin, a mon advis ce sera mieux, car le repos de cors et d'esprit que [l'on] a prins la nuit précédente contribue beaucoup de forces a nostre ame pour bien faire ses opérations. Je vous conseille donq d'y employer... J (g) c* sera — plus (h) vous espancheriei — f l'eau parfumée, ou plustostj  Edition Princeps. Partie II. Chap. vi. 69* pour l'apporter dans sa maison, il iroit doucement ne regardant point à costé : mais tantost devant soy , de peur de heurter à quelque pierre, ou faire quelque mauvais pas, tantost à son vase pour voir s'il panche point ; vous en devez faire de mesme. Au sortir de la méditation, ne vous distrahez pas tout à coup, mais regardez simplement devant vous, comme seroit à dire, s'il vous faut rencontrer quelqu'un que vous soyez obligée d'entretenir ou ouïr, il n'y a remède, il faut s'accommoder à cela, mais en telle sorte que vous regardiez aussi à vostre cœur, afin que la liqueur de la saincte oraison ne s'espanche que le moins qu'il sera possible. Commencez toutes sortes d'oraisons, soit mentale, soit vocale par la présence de Dieu , et tenez ceste reigle sans exception : et vous verrez dans peu de temps combien elle vous sera profitable. Si vous me croyez, vous direz vostre Pater, vostre Ave Maria, et le Credo en latin : mais vous apprendrez aussi à bien entendre les paroUes qui y sont en vostre langage, afin que le disant au langage commun de(i) l'Eglise, vous puissiez neantmoins savourer le sens admirable et délicieux de ces saintes oraisons, lesquelles il faut dire, fichant profondement vostre pensée, et excitant vos affections sur le sens d'icelles, et ne vous hastant nullement pour en dire beau- coup : mais vous estudiant de dire ce que vous direz cordialement : car un seul Pater dit avec ce sentiment vaut mieux que plusieurs recitez vistement et couramment. Le chapelet est une très-utile manière de prier, pourveu que vous le sçachiez dire comme il convient : et pour ce faire ayez quelqu'un des petits livrets qui enseignent la façon de le réciter. 11 est bon aussi de dire les Letanies de nostre Seigneur, de nostre Dame, et des Saincts, et toutes les autres prières vocales qui sont dedans les Manuels et Heures approuvées ; à la charge neantmoins que si vous avez le don de l'oraison mentale , vous luy gardiez tousjours la principale place. En sorte que si après icelle, ou pour la multitude des affaires , ou pour quelque autre raison vous ne pouviez point faire de prière vocale, vous ne vous en mettiez point en peine pour cela : vous contentant de dire simplement avant ou après la méditation l'oraison Dominicale, la salutation Angélique, et le symbole des Apostres. ( j ) Si faisant l'oraison vocale , vous sentez vostre cœur tiré et convié à l'oraison intérieure ou mentale, ne refusez point d'y aller ; mais laissez tout doucement couler vostre esprit de ce costé là, et  ( i ) de — rtout le Christianisme J (j ) r Toutes fois et quantes que...J  70* Introduction a la Vie Dévote ne vous souciez point de n'avoir pas achevé les oraisons vocales que vous vous estiez proposées ; car la mentale que vous aurez faite en leur place est plus agréable à Dieu, et plus utile à vostre ame. J'excepte l'office Ecclésiastique si vous estes obligée de le dire, car en ce cas là, il faut rendre le devoir. S'il avenoit que toute vostre matinée se passast sans cet exercice sacré de l'oraison mentale, ou pour la multiplicité des affaires, ou pour quelque autre cause, (ce que vous devez procurer n'advenir point tant qu'il vous sera possible) taschez de reparer ce défaut l'apres-disné en quelque heure la plus eslongnée du repas que vous pourrez choisir. Je dis la plus eslongnée du repas, parce que se faisant sur iceluy, et avant que la digestion soit fort acheminée, il vous arriveroient beaucoup d'assoupissemens, et vostre santé en seroit intéressée. Que si toute la journée vous ne pouvies la faire, il faut reparer ceste perte (k), multipliant les oraisons jaculatoires, et par la lecture de quelque livre de dévotion, avec(l) quelque pénitence qui em- peschast la suytte de cette négligence, et avec cela faire une forte resolution de se remettre en train le jour suyvant.  DE L EXERCICE DU MATIN  CHAP. VII  Outre ceste oraison mentale entière et formée , et les autres oraisons vocales que vous devez faire une fois le jour, il y a cinq autres sortes d'oraisons plus courtes, et qui sont comme adjance- ments et surjons de l'autre grande oraison (a) : entre lesquelles la première est celle qui se fait le matin comme une préparation à toutes les œuvres (t») de la journée : or vous la ferez en ceste sorte.  (k) la faire, — ce qui arrivera tualaysement fsi ce n'est par vostre faute J , il faudroit au moins suppléer a ce manquement ( 1 ) et par (a) oraison — fque vous ne deves jamais oublier de prattiquer J (b) les œuvres — fet actions de la journée. Or elle se fait... J  Edition Princeps. Partie II. Chap. vu. 71* (c) Remerciez et adorez Dieu profondement pour la grâce qu'il vous a faite de vous avoir conservée la nuict précédente : et si vous aviez commis en icelle quelque péché vous luy en demanderez pardon. (d) Voyez que le jour présent vous est donné, afin qu'en iceluy vous puissiez gaigner le jour advenir de l'éternité : et ferez un ferme propos de bien employer la journée à ceste intention. Prévoyez quelles affaires, quels commerces, et quelles occasions vous pouvez rencontrer ceste journée là pour servir Dieu : et quelles tentations vous pourront survenir de l'offencer , ou par colère, ou par vanité, ou par quelque autre desreglement : et par une saincte resolution préparez vous à bien employer les moyens qui se doivent offrir à vous de servir Dieu, et advancer vostre dévotion : comme au contraire disposez vous à bien esviter, com- battre et vaincre ce qui peut se présenter contre vostre salut et la gloire de Dieu. Et ne suffit pas de faire ceste resolution ; mais il faut préparer les moyens pour la bien exécuter. Par exemple, si je prevoy de devoir traitter de quelque affaire avec une personne passionnée et prompte à la colère, non seulement je me resoudray de ne point me relascher à l'offencer, mais je prepareray des pa- rolles de douceur pour le prévenir, ou l'assistance de quelque personne qui le puisse contenir. Si je prevoy de pouvoir visiter un malade, je disposeray l'heure, les consolations et secours que j'ay à luy faire, ainsi des autres. Cela fait humiliez vous devant Dieu, recognoissant que de vous mesme vous ne sçauriez rien faire de ce que vous aurez délibéré, soit pour fuir le mal, soit pour exécuter le bien. Et comme si vous teniez vostre cœur en voz mains , offrez le avec tous vos bons desseins, à la divine Majesté, la suppliant de le prendre en sa protection, et le fortifier pour bien réussir en son service, et ce par telles ou semblables paroUes intérieures. O Seigneur, voila ce pauvre et misérable cœur, qui par vostre bonté a conceu plusieurs bonnes affections ; mais helas il est trop foible, et chetif pour effectuer le bien qu'il désire, si vous ne luy départez vostre céleste béné- diction, laquelle à cette intention je vous requiers, ô Père débon- naire, par le mérite de la passion de vostre Fils, à l'honneur duquel je consacre cette journée, et le reste de ma vie. Invoquez nostre Dame, vostre bon Ange et les Saincts, afin qu'ils vous assistent. Mais toutes ces actions spirituelles se doivent faire briefvement et  (c) rVous remercieres Dieu et Tadorerés... J (d) fVous considererés 1  72  Introduction a la Vie Dévote  vivement, devant que l'on sorte de la chambre, s'il est possible : affin que par le moyen de cest exercice tout ce que vous ferez le long de la journée soit arrousé de la bénédiction de Dieu : mais je vous prie, Philothee, de(e) n'y manquer jamais.  DE L EXERCICE DU SOIR ET DE l'examen DE CONSCIENCE CHAP. VIII  Comme devant vostre disné temporel , vous ferez le disné spi- rituel par le moyen de la méditation : ainsi avant vostre souper, il vous faut faire un petit souper, au moins une collation dévote, et spirituelle. Gaignez donques un peu devant l'heure du souper quelque loisir, auquel vous prosternant devant Dieu, et ramassant vostre esprit auprès de Jésus Christ crucifié (que vous vous repré- senterez par une simple considération, et œillade intérieure) r'allu- mez le feu de vostre méditation du matin en vostre cœur, par une douzaine de vives aspirations, humiliations, et eslancemens amoureux que vous ferez sur ce divin Sauveur de vostre ame : ou bien en répétant les poincts que vous aurez plus savourez en la méditation du matin , ou bien vous excitant par quelque autre nouveau sujet, selon que vous aymerez mieux. Quant à l'examen de conscience qui se doit tousjours faire avant qu'aller coucher , chacun sçait comme il faut le pratiquer. On remercie Dieu de la conservation qu'il a faitte de nous en la journée passée. On examine comme on s'est comporté en toutes les heures du jour : et pour faire cela plus aysement on considère, où, avec qui. et en quelles occupations on a esté : si Ton treuve d'avoir fait quelque bien on en fait action de grâces à Dieu : si au contraire l'on a fait quelque mal en pensées, en paroUes, ou en œuvres on en demande pardon à sa divine Majesté, a\ec resolution de s'en confesser à la première occasion, et de s'en amender soigneusement : après cela on recommande à la providence divine, son corps, son  (e) de — fne manquer jamais a le bien prattiquer. J  Edition Princeps. Partie II. Chap. ix. 73* ame, l'Eglise, les parens, les amis. Pour le repos de la nuit suy- vante on prie nostre Dame, le bon Ange, et les Saincts de veiller sur nous et pour nous, et avec la bénédiction de Dieu on se couche. Cest exercice icy ne doit jamais estre oublié, non plus que celuy du matin : car par celuy du matin vous ouvrez les fenestres de vostre ame au Soleil de justice, et par celuy du soir vous les fermez aux ténèbres de l'enfer.  DES ORAISONS JACULATOIRES ET DE LA RETRAITE SPIRITUELLE CHAP. IX  C'est icy, ma chère Philothee, où je vous souhaite fort affection- née à suivre mon conseil, car en cest article consiste l'un des plus asseurez moyens de vostre advancament spirituel. R'apellez le plus souvent que vous pourrez parmy la journée vostre esprit en la présence de Dieu, par l'une des quatre façons que je vous ay marquées : et regardez ce que Dieu fait, et ce que vous faites ; vous verrez ses yeux tournez de vostre costé, et perpétuelle- ment fichez sur vous par une amour incomparable. O Dieu, ce direz vous, pourquoy ne vous regarde je tousjours, comme tousjours vous me regardez ? pourquoy pensez vous en moy si souvent, mon Seigneur, et pourquoy pense je si peu souvent en vous? (a) où sommes nous ô mon ame ? nostre vraye place c'est Dieu, et où est ce que nous nous trouvons ? Comme les oyseaux ont des nids sur les arbres pour faire leur retraicte, quand ils en ont besoing, et les cerfs ont leurs buissons, et leurs forts dans lesquels ils se recèlent, et mettent à couvert, prenans la fraîcheur de l'ombre en esté ; ainsi, Philothee, nos cœurs doivent prendre et choisir quelque place chasque jour, ou sur le mont de Calvaire, ou es playes de nostre Seigneur, ou en quelque autre lieu proche de luy, pour y faire leur retraitte à toutes sortes d'occasions , et s'alléger et recréer entre les affaires extérieurs , et  (a) en vous? — f Interroges vostr'interieur : J  74* Introduction a la Vie Dévote pour y estre comme dans un fort affin de se deffendre des tenta- tions. Bien heureuse sera l'ame qui pourra dire en vérité à nostre Seigneur : Vous estes ma maison de refuge, mon rempart asseuré, mon toit contre la pluye et mon ombre contre la chaleur. Aspirez aussi bien souvent en Dieu par des courts, mais ardans eslancemens de vostre cœur. Admirez sa beauté, invoquez son aide, jettez vous au pied de sa Croix : embrassez sa bonté, interrogez le souvent de vostre salut, donnez luy mille fois le jour vostre ame, fichez vos yeux intérieurs par un simple regard sur sa douceur, tandez luy la main, comme un petit enfant à son père, afin qu'il vous conduise : bref, tenez le sur vostre poitrine comme un bouquet, plantez le dans vostre cœur comme un estendard, et faites mille sortes de divers mouvemens de cœur pour vous donner de l'amour de Dieu, et vous exciter à une passionnée et tendre dilection de ce divin Espoux de vostre ame. Ce sont les oraisons jaculatoires, que le grand sainct Augustin conseille si soigneusement à la dévote dame Proba. O Philothee, nostre esprit, s'adonnant à la hantise, privauté, et familiarité de son Dieu, il se parfumera tout de ses perfections : et si cest exercice n'est point malaisé ; car il se peut entrelasser à toutes nos affaires et occupations, sans nullement les incommoder : d'autant que, soit en la retraitte spirituelle, soit aux eslancemens intérieurs on ne fait que des petites, et courtes diver- sions, qui n'empeschent nullement, ains servent de beaucoup à la poursuitte de ce que nous faisons. Le pèlerin, qui prend un peu de vin pour resjouïr son cœur et rafraichir (b) sa bouche, encore qu'il s'arreste un peu pour le prendre ne rompt pour cela pas son voyage, ains prend de la force pour le plus vistement, et aysement para- chever, et ne s'arreste que pour mieux aller. (c) Plusieurs ont ramassé des petites aspirations vocales pour dire à cette intention, et vrayement elles sont fort utiles : mais par mon advis vous ne vous astreindrez à nulle sorte de paroles, ains pro- noncerez celles que le cœur vous dictera sur le champ ; car l'amour (d) vous en fournira tant que vous voudrez. 11 est vray qu'il y a de  (b) nettoyer (c) rAu demeurant, mille rencontres tous les jours provoqueront vostre ame a cet exercice, si vous y voules prendre garde : les images sacrées de Nostre Seigneur, de Nostre Dame et des Saintz, le son des cloches qui ne se fait gueres que pour quelque occasion religieuse, le signe de la Croix qui se fait en tant d'occurrences, quand Thorloge sonne, quand il arrive des bonnes ou des mauvaises nouvelles, passant devant les églises; ainsy des autres. J (d) car V amour — fde Dieu |  Edition Princeps. Partie II. Chap. ix. 75* certains mots qui ont une force particulière pour contanter le cœur en cet endroit, comme sont les eslancemens semez si dru dedans les Pseaumes de David, et les invocations diverses du nom de Jésus, avec les traits d'amour qui sont imprimez (e) au Cantique des Can- tiques. Les chansons spirituelles servent encore à mesme intention, estans chantées avec un peu d'attention. En fin comme ceux qui sont amoureux d'un amour humain et naturel, ont presque tousjours leurs pensées tournées du costé de la chose aimée, leur cœur plein d'affection à icelle, et leur bouche pleine de ses louanges : et qu'en absence ils ne perdent point d'occasion de représenter leurs affections par lettres, et ne treuvent point d'arbre (f) sur l'escorce duquel ils n'escrivent le nom de ce qu'ils aiment ; ainsi ceux qui ayment Dieu ne peuvent cesser de penser, et aspirer en luy, de parler de luy : et voudroient s'il estoit possible graver sur la poitrine de toutes les personnes du monde le sainct, et sacré nom de Jésus. A quoy mesme toutes choses les invitent. L'un regardant dans un ruisseau, et y voyant le Ciel représenté avec une quantité de belles estoilles en une nuict bien sereine : ô Dieu, dit il, ainsi seront ces mesmes estoilles sous mes pieds quand vous m'aurez logé dans vos saincts tabernacles ; ainsi les hommes de la terre sont repré- sentez au Ciel dedans la poitrine de Dieu. L'autre voyant un fleuve flotter : ô Dieu, dit il, ces eaux n'auront jamais repos qu'elles ne (g) soyent abismées dedans la mer d'où elles sont sorties ; mais ny mon cœur aussi n'aura jamais ny paix ny tranquillité, qu'il ne se soit plongé dedans son origine qui est Dieu. L'autre voyant tous les arbres fleuris : et pourquoy, dit il, suis je seul defleury au jardin de l'Eglise? L'autre voyant les petits poussins ramassez sous leur mère, Ah Seigneur , dit il , conservez nous sous l'ombre de vos aisles. Je ne puis me contenir de dire la pensée du grand sainct Basile, lequel considérant la rose emmy les espines, dit qu'elle parle aux hommes, leur faisant cette remonstrance : Ce qui est de plus agréable en ce monde, ô mortels, est meslé de tristesse : rien n'y est pur, le regret est tousjours collé à l'alegresse, la viduité au mariage, le soing à la fertilité, l'ignominie à la gloire, la despance aux honneurs (h), le degoust aux délices, et la maladie à la santé. C'est une belle fleur, dit ce sainct personnage, que la rose, mais elle me donne une  ( e) exprimés (f ) d'arbre — fui de pierre J (g) flotter ; — o, dit il, ces eaux n'auront jamais repos qu'elles ne se (h) aux honneurs — fet aux charges J  ^6* Introduction a la Vie Dévote grande tristesse m'advertissant de mon péché pour lequel la terre a esté condamnée de porter les espines. Une autre, voyant le tourne- Soleil ; O Dieu, dict il, quand sera-ce que mon ame adhérera après vos saincts atraicts ! L'autre voyant des pensées de jardin, belles à la veùe, mais sans odeur ; hé, dit-il, telles sont mes cogitations ! belles à dire, mais sans effect ny production. Ainsi en cent mille façons, nous trouverons sujet de relever nostre cœur à des saintes aspirations. Or en cest exercice, Philothee, gist la grande œuvre de la dévo- tion. Il peut suppléer au défaut de toutes les autres oraisons : mais le manquement d'iceluy ne peut presque point estre reparé par aucun autre moyen. Sans iceluy on ne peut pas bien faire la vie contemplative, et on ne sçauroit que mal faire la vie active : sans iceluy le repos n'est qu'oisiveté , et le travail qu'empressement. C'est pourquoy je vous conjure de l'embrasser de cœur, sans jamais vous en départir.  QU IL FAUT tous LES JOURS ouïr ( a ) LA SAINCTE MESSE , ET COMMENT CHAP. X  (b) Je ne vous ay encor point parlé du Soleil des exercices spi- rituels, c qui est le tres-sainct, tres-sacré et tres-souverain Sacrifice, et Sacrement de la Messe, centre de la religion Chrestienne, cœur de la dévotion, ame de la pieté, (d) mystère inefable qui comprend l'abisme de la charité divine, et par lequel Dieu s'appliquant réelle- ment à nous , nous communique magnifiquement ses grâces et faveurs. L'oraison faite en l'union de ce divin Sacrifice a une force  { a ) qu'il faut ouïr (b) riniagines vous, Philothee, que je vous ay monstre des estoiles du ciel quand je vous ay remarqué ces exercices de la s'* orayson ; maisj (c) spirituels, — fde Tame de la dévotion, de la base de la sainteté, J (d) ame — fdu cors mystiquej de la pieté, fauquel Nostre Seigneur, par une présence spéciale, respand sur nous l'abondance de son amour;j  Edition Princeps. Partie II. Chap. x, 77* indicible : de sorte, Philothee, (e) que l'ame par iceluy abonde en célestes faveurs, comme appuyée sur son Bien-aymé, qui la rend si pleine d'odeurs et suavitez spirituelles qu'elle ressemble à une colonne de fumée de bois aromatiques (f), de la mirrhe, de l'encens, et de toutes les poudres du parfumeur, comme il est dict es Cantiques. Faites doncques toutes sortes d'effort, pour assister tous les jours à la saincte Messe, affm d'offrir (g) avec le Prestre en icelle vostre Rédempteur à Dieu son Père, pour vous, et pour toute l'Eglise (h ). Tousjours les Anges en grand nombre s'y treuvent presens, comme dit sainct Jean Chrisostome, pour honnorer ce sainct mistere : et nous y treuvans avec eux , et avec mesme intention , nous ne pouvons que recevoir beaucoup d'influences propices, par une telle société, (i) Les cœurs de l'Eglise triumphante, et de l'Eglise mili- tante se viennent attacher et joindre à nostre Sauveur en ce mystère, pour avec luy, en luy et par luy ravir le cœur de Dieu le Père, et rendre sa miséricorde toute nostre. Quel bon-heur à une ame de contribuer dévotement ses affections pour un bien si précieux et désirable ! Si par quelque force forcée vous ne pouvez pas vous rendre présente à la célébration de ce souverain Sacrifice, d'une présence réelle , au moins faut il que vous y portiez vostre esprit, pour y assister d'une présence spirituelle. A quelque heure doncques du  (e) indicible : — fcette offrande rend toutes nos offrandes aggreables a Dieu, le remerciement que nous faisons par cett'action de grâces plait sur toute chose a sa divine Majesté, nos affections jointes a l'amour qui est contenu en ce Sacrement sont tous-jours receuës avec faveur, les suppli- cations faites par... avec cett'entremise ne peuvent estre esconduites; J de sorte, Philothee, fque, comme il est dit au Cantique des Cantiques, l'ame priante par ce sacrifice abonde en délices et est entièrement... J (f) de — tout bois aromatique (g) affin d'offrir — fen icelle, par l'entremise du prestre, le prix de vostre rédemption; je veux dire...J (h) l'Eglise — fde laquelle le prestre est en cette action comme le pro- cureur et député, présentant au nom d'icelle cette oblation si salutaire. Vous ne sçauries jamais rendre a la divine Majesté un plus digne honneur que celuy cy, car entre tous les honneurs que l'on rend a Dieu et entre toutes les adorations que l'on luy fait et sur tous les sacrifices par lesquelz l'on l'adore, la sainte Messe tient un rang incomparable et très unique. Entre tous les honneurs, l'adoration excelle; entre les adorations, celle qui se fait par le sacrifice est la plus digne, et entre tous les sacrifices, celuy de la s'^ Messe tient un rang incomparable et très unique , c'est a dire le mesme rang du sacrifice de la Croix, puisque c'est la mesme hostie. J (i) société. — fToute l'Eglise militante nostre Mère concourt a ce mesme effect, et, pour le dire en un mot, c'est une action en laquelle J  y8' Introduction a la Vie Dévote matin allez de cœur à l'Eglise, unissez vostre intention à celle de tous les Chrestiens, et faictes les mesmes actions (j ) intérieures au lieu où vous estes, que vous feriez si vous estiez réellement pré- sente à l'office de la saincte Messe. Or pour ouïr, ou réellement, ou mentalement la saincte Messe, comme il est convenable, dés le commencement jusques à ce que le Prestre se soit mis à l'autel, faites avec luy la préparation ; laquelle consiste à se mettre en la présence de Dieu , recognoistre vostre indignité, et demander pardon de vos fautes. Depuis que le Prestre est à l'autel jusques à l'Evangile, considérez la venue et la vie de nostre Seigneur en ce monde, par une simple et générale considé- ration. Depuis l'Evangile jusques après le Credo, considérez la prédication de nostre Sauveur : protestez de vouloir vivre et mourir en la foy et obéissance de sa saincte parolle, et en l'union de la saincte Eglise Catholique. Depuis le Credo jusqu'au Pater noster, appliquez vostre cœur aux mystères de la mort et Passion de nostre Rédemp- teur , qui sont actuellement et essentiellement représentez en ce sainct Sacrifice ; lequel avec le Prestre et le reste du peuple vous offrirez à Dieu le Père pour son honneur, et pour vostre salut. Depuis le Pater «05/^r jusques à la Communion, efforcez vous de faire sortir mille désirs de vostre cœur : souhaittant ardamment d'estre à jamais jointe et unie à vostre Sauveur par amour éternel. Depuis la Communion jusques à la fin, remerciez sa divine Majesté de son Incarnation, de sa vie, de sa mort, et de sa Passion, et de l'amour qu'il nous tesmoigne en ce sainct Sacrifice, le conjurant par iceluy de vous estre à jamais propice, à vos parens, à vos amis, et à toute l'Eglise. Mais si vous voulez pendant la Messe faire vostre méditation sur les mystères que vous allez suivant de jour en jour, il ne sera nullement requis que vous vous divertissiez à faire les particulières actions que je viens de marquer, ains suffira qu'au commencement vous dressiez vostre intention à vouloir adorer et offrir ce sainct Sacrifice par l'exercice de vostre méditation et oraison, puis qu'en toute méditation se treuvent les actions susdictes, ou expressément, ou tacitement et virtuellement.  ( j ) les mesmes actions — faux champs, si vous y estes, ea vostre mayson, ou mesme sur vostre lict, si vous esties malade ; faites, dis je, les mesmes actions J  Edition Princeps. Partie II. Chap. xi. 79'  DES AUTRES EXERCICES PUBLICS ET COMMUNS CHAP. XI (a) Outre cela, Philothee, les festes et Dimanches il faut assister à l'office des Heures et des Vespres, tant que vostre commodité le per- mettra ; car ces jours là sont dédiez à Dieu, et faut bien faire plus d'actions à son honneur et gloire en iceux, que non pas aux autres jours. Vous sentirez mille douceurs de dévotion par ce moyen , comme faisoit sainct Augustin, qui tesmoigne en ses Confessions, que oyant les divins offices au commencement de sa conversion, son cœur se fondoit en suavité, et ses yeux(b) en larmes de pieté. Et puis (afin que je le die une fois pour toutes) il y a tousjours plus de bien et de consolation aux offices publiques de l'Eglise, que non pas aux actions particulières : Dieu ayant ainsi ordonné que la communion soit préférée à toute sorte de particularité. Entrez volontiers aux Confrairies du lieu où vous estes, et par- ticulièrement en celles, desquelles les exercices apportent plus de fruict et d'édification : car en cela vous ferez une sorte d'obeïssance fort agréable à Dieu : d'autant qu'encor que les Confrairies ne soyent pas commandées, elles sont neantmoins recommandées par l'Eglise : laquelle pour tesmoigner qu'elle désire que plusieurs s'y enroUent , donne des Indulgences et autres privilèges aux Confraires. Et puis c'est tousjours une chose fort charitable de concourir avec plusieurs, et coopérer aux autres pour leurs bons desseins. Et bien qu'il puisse arriver que l'on fist d'aussi bons exercices a part soy, comme l'on fait aux Confrairies en commun, et que peut estre l'on goustast plus de les faire en particulier ; si est-ce que Dieu est plus glorifié de l'union et contribution que nous faisons de nos bien-faits avec nos frères et prochains. J'en dis de mesme de toutes sortes de prières et dévotions pu- bliques, ausquelles, tant qu'il nous est possible, nous devons porter nostre bon exemple pour l'édification du prochain, et nostre affec- tion pour la gloire de Dieu, et l'intention commune.  (a) rOn ne sçauroit asses dire combien de prouffit spirituel on reçoit d'as- sister dévotement a la sainte Messe tous les jours, mays_ (b) et ses yeux — fdistilloient J  8o* Introduction a la Vie Dévote  (a) qu'il faut invoquer ET HONNORER LES SAINCTS  CHAP. XII  Puisque Dieu nous envoyé bien souvent les inspirations par ses Anges, nous devons aussi luy renvoyer fréquemment nos aspira- tions par la mesme entremise. Les sainctes âmes des Trespassez qui sont en Paradis avec les Anges, et comme dit nostre Seigneur, esgales et pareilles aux Anges, font aussi le mesme office d'inspirer en nous, et d'aspirer pour nous par leurs sainctes oraisons. Ma Philothee, joignons nos cœurs à ces célestes esprits et âmes bien heureuses : car comme les petits rossignols apprennent à chanter avec les grands, ainsi par le sainct commerce que nous ferons avec les Saincts, nous sçaurons bien mieux prier et chanter les louanges divines. Je psalmodiray, disoit David, à la veuë de vos Anges. Honnorez , rêverez , et respectez d'un amour spécial la sacrée et glorieuse Vierge Marie : elle est Mère de nostre souverain Père, et par conséquent nostre grand Mère. Recourons donc à elle, et comme ses petits enfans jettons nous à son gyron avec une confiance parfaite : à tous momens, à toutes occurrences reclamons ceste douce Mère, invoquons son amour maternel : et taschans d'imiter ses vertus, ayons en son endroit un vray cœur filial. Rendez vous fort familière avec les Anges, voyez les souvent invisiblement presens à vostre vie : et sur tout aymez et rêverez celuy du Diœcese auquel vous estes, ceux des personnes avec lesquelles vous vivez, et spécialement le vostre : suppliez les souvent, loiiez les ordinairement, et requérez leur ayde et secours en toutes vos affaires, soit spirituelles, soit temporelles, afin qu'ils coopèrent à vos sainctes intentions. Le grand Pierre Favre, premier compagnon du B. Ignace de Loyole, premier Prestre, premier Prédicateur, premier lecteur de Théologie, de la saincte Compagnie du nom de Jésus, venant un jour d'AUemaigne, où il avoit fait de grands services à la gloire de  (a) [Ce chapitre n'étant pas inséré dans le Ms. , il en résulte que le chap. XII se trouve être le treizième de l'Edition Princeps. ]  Edition Princeps. Partie II. Chap. xiii. 8i * nostre Seigneur; et passant en ce Diœcese lieu de sa naissance, racontoit qu'ayant traversé plusieurs lieux pleins d'heretiques, il avoit receu mille consolations d'avoir salué en abordant chasque Parroisse les Anges protecteurs d'icelles, lesquels il avoit cogneu sensiblement luy avoir esté propices : soit pour le garentir des embusches des hérétiques, soit pour luy rendre plusieurs âmes douces et dociles à recevoir la doctrine de salut. Et disoit cela avec tant de recommandation, qu'une Damoiselle lors jeune, l'ayant ouy de sa bouche le recitoit, il n'y a que quatre ans, c'est à dire plus de soixante ans après, avec un extrême sentiment. Je fus consolé ceste année passée de consacrer un autel sur la place en laquelle Dieu fist naistre ce bien-heureux homme, au petit village du Vilaret, entre nos plus aspres montagnes. Choisissez quelques Saincts particuliers , la vie desquels vous puissiez mieux savourer et imiter, et en l'intercession desquels vous ayez une particulière confiance. Celuy de vostre nom vous est desja tout assigné dés vostre baptesme.  DE LA SAINGTE CONFESSION  CHAP. XIII  Nostre Sauveur a laissé en son Eglise le Sacrement de Pénitence et de Confession, afin qu'en iceluy nous nous lavions de toutes nos iniquitez, toutefois et quantes que nous en serons souillez. Ne per- mettez jamais, Philothee, que vostre cœur demeure long temps infecté de péché, puis que vous avez un remède si présent et facile. La lionne qui a esté accostée du leopart va vistement se laver pour oster la puanteur que ceste accointance luy a laissée, afin que le lion venant n'en soit point offensé et irrité. L'ame qui a consenty au péché doit avoir horreur de soy mesme, et se nettoyer au plustost pour le respect qu'elle doit porter aux yeux de sa divine Majesté qui la regarde. Mais pourquoy mourons nous de la mort spirituelle, puis que nous avons un remède si souverain ? Ne laissez pas de vous confesser humblement et dévotement tous les huict jours : et tousjours quand vous communierez, encor que vous ne sentiez point en vostre conscience aucun reproche de péché mortel ; car par la confession vous ne recevez pas seulement l'abso- lution des péchez véniels que vous confesserez : mais aussi une 6  82 * Introduction a la Vie Dévote grande force pour les esviter à l'advenir, une grande lumière pour les bien discerner, et une grâce abondante pour effacer toute la perte qu'ils vous avoyent apportée. Vous pratiquerez la saincte vertu d'humilité, d'obeïssance, de simplicité, et de charité : et en ceste seule action de la confession vous exercerez plus de vertu qu'en nulle autre. Ayes tousjours un vray desplaisir des péchez que vous confesserez pour petits qu'ils soyent, avec une ferme resolution de vous en corriger à l'advenir. Plusieurs se confessans par coustume des péchez véniels, et comme par manière d'adjancement(a), sans penser nullement à s'en corriger, en demeurent toute leur vie chargez, et par ce moyen perdent beaucoup de biens et proffits spirituels ( b). Doncques si vous vous confessez d'avoir menty, quoy que sans nuisance, ou d'avoir dit quelque parolle desreglée, ou d'avoir trop joué, repen- tez vous en, et ayez ferme propos de vous en amender ; car c'est un abus de se confesser de quelque sorte de péché, soit mortel, soit véniel, sans vouloir s'en purger, puis que la Confession n'est ins- tituée que pour cela. Ne faictes(c) seulement ces accusations superflues que plusieurs font par routine. Je n"ay pas tant aimé Dieu que je devois, je n'ay pas prié avec tant de dévotion comme je devois, je n'ay pas chéri le prochain comme je devois, je n'ay pas receu les Sacremens avec la révérence que je devois, et telles semblables. La raison est, parce qu'en disant cela vous ne dites rien de particulier qui puisse faire entendre au Confesseur Testât de vostre conscience : d'autant que tous les Saincts de Paradis, et tous les hommes de la terre pour- roient dire les mesmes choses s'ils se confessoient. Regardez doncques quel sujet particulier vous avez de faire ces accusations là : et lors que vous l'aurez découvert, accusez vous du manquement que vous aurez commis tout simplement et naïvement. Par exemple, vous vous accusez de n'avoir pas chery le prochain tant comme vous deviez : c'est peut estre, parce qu'ayant veu quelque pauvre fort nécessiteux que vous pouviez fort aisément secourir et consoler , vous n'en avez eu nul soing. Et bien, accusez vous doncques de ceste particula- rité, et dites : ayant veu un pauvre nécessiteux, je ne l'ay pas secouru comme je pouvois, par négligence, ou par dureté de cœur.  (a) d'adjancement — au reste fde leur confessionj {h) proffits spirituels — F que les péchés venielz les empeschent de recevoir. J ( c ) Ne faites jamais  Edition Princeps. Partie II. Chap. xiii. 83* ou par mespris, selon que vous cognoistrez l'occasion de ceste faute. De mesme ne vous accusez pas de n'avoir pas prié Dieu avec telle dévotion comme vous devez : mais si vous avez eu des distractions volontaires, ou que vous ayez négligé de prendre le lieu, le temps, et la contenance requise, pour avoir l'attention en la prière, accusez vous en tout simplement, selon que vous treuverez y avoir manqué, sans alléguer ceste généralité, qui ne fait ny froid ny chaud en la confession. Ne vous contentez pas de dire vos péchez véniels quant au fait, mais accusez vous du motif qui vous a induit à les commettre. Par exemple, ne vous contantez pas de dire que vous avez menty sans intéresser personne, mais dites si c'a esté ou par vaine gloire, afin de vous louer, et excuser, ou par vaine joye, ou par opiniastreté. Si vous avez péché à jouer, expliquez si c'a esté pour le désir du gain, ou pour le plaisir de la conversation, ainsi des autres : car encore que communément on ne soit pas obligé d'estre si pointileux en la déclaration des péchez véniels, et que mesme on ne soit pas tenu absolument de les confesser ; si est-ce que ceux qui veulent bien espurer leurs âmes pour mieux atteindre à la saincte dévotion, ils doivent estre soigneux de bien faire cognoistre au médecin spiri- tuel, le mal pour petit qu'il soit, duquel ils veulent estre guéris. N'espargnez point de dire ce qui est requis pour bien faire entendre la qualité de vostre ofFence, comme seroit à dire, le sujet que vous avez eu de vous mettre en colère, ou de suporter quelqu'un en son vice : par exemple, un homme lequel me desplait, me dira quelque légère paroUe pour rire : je le prendray en mauvaise part, et me mettray en colère. Que si un autre qui r.i'eust esté agréable en eut dit une plus aspre, je l'eusse prins en bonne part. Je n'espargneray donc point de dire : je me suis relâchée de dire des paroUes de courroux, contre une personne ayant prins de luy en mauvaise part quelque parolle qu'il m'a dit, non point pour la qualité des paroUes, mais parce que celuy là m'estoit désagréable : et s'il est encore besoing de particulariser les parolles pour vous bien déclarer, je pense qu'il seroit bon de les dire. Car s'accusant ainsi nayvement on ne découvre pas seulement les péchés qu'on a fait ; mais aussi les mauvaises in- clinations, coustumes, habitudes, et autres racines du péché. Au moyen dequoy le Père spirituel prend une plus entière connoissance du cœur qu'il traitte, et des remèdes qui luy sont propres. Il faut neantmoins tousjours tenir couvert le tiers qui aura coopéré à vostre péché tant qu'il (d) sera possible.  ( d ) qu'il — vous  84* Introduction a la Vie Dévote (e) Prenez garde à une quantité de péchez qui vivent et régnent bien souvant insensiblement dedans la conscience, affin que vous les confessiez (f), et que vous puissiez vous en purger : et à cest effet lisez diligemment le chapitre 39. et 45. de cette Partie (g). Ne changez pas aysement de Confesseur ; (h) mais en ayant choisi un, continuez à luy rendre conte de vostre conscience aux jours qui sont destinez pour cela, luy disant nayvement les péchez que vous aurez commis, et de temps en temps, comme seroit de mois en mois, ou de deux mois en deux mois dittes luy encore Testât de vos incli- nations quoy que par icelles vous n'ayez pas péché. Comme si vous estes tourmentée de la tristesse , du chagrin , ou si vous estes portée à la joye, aux désirs d'acquérir des biens, et semblables inclinations.  (e) [Le Saint a résumé dans la première phrase de cet alinéa la leçon sui- vante, qui se trouve dans le Ms. aussi bien que le texte définitif. Cf. chap. xxxix.] Prenes bien garde a un tas de certains péchés insensibles qui , comme renardeaux, démolissent la vigne de la conscience ; et néanmoins personne ne les confesse, ains personne ne les considère, sinon quil soit fort esclairé du Ciel et quil ayt fia conscience] Tame fort douillette. J'en marqueray quelques uns : l'opiniastreté en chose indifférente, par laquelle on veut que son jugement propre soit préféré a celuy des autres, la curiosité de sçavoir la vie d'autru)"^, une certaine petite iniquité par laquelle on treuve mauvais tout ce que font ceux ausquelz l'on n'a pas de l'inclination ; au contraire , on treuve bon tout ce que font ceux a qui on a de l'inclination. On ne tient conte du pauvre quoy que vertueux, et au contraire on respecte le riche quoy que vicieux ; on excuse toutes sortes de fautes en ceux que l'on ayme , et on aggrandit toutes les fautes de ceux que l'on n'ayme point ; on contriste pour choses légères les uns, on est chagrin en leur amour, et ne peut on cesser de les piquer et heurter par diverses contradictions, reprehensions et mes- pris; et au contraire on supporte, on console, on flatte sans rayson ( f ) vous les confessiez — F bien purement J (g) lise^ diligemment — le chap {h) de Confesseur ; — je dis en cas que vostre directeur ne soit pas vostre confesseur :  Edition Princeps. Partie II. Chap. xiiii. 85*  DE LA FREQUENTE COMMUNION CHAP. XIIII On dit que Mitridates Roy de Ponte ayant inventé le mitridat, renforça tellement son corps par icelluy, que s'essayant par après de s'empoisonner pour esviter la servitude des Romains, jamais il ne luy fut possible. Le Sauveur a institué le Sacrement très auguste de l'Eucharistie qui contient réellement sa chair et son sang, affm que qui le mange il vive éternellement. C'est pourquoy quiconque en use(a) souvent avec dévotion, il affermit tellement la santé, et la vie de son ame, qu'il est presque impossible qu'il soit empoisonné d'aucune sorte de mauvaise affection, (b) On ne peut estre nourry de cette chair de vie et nourry (c) des affections de mort. Si que, comme les hommes demeurans au Paradis terrestre pouvoient ne mourir point, selon le corps par la force de ce fruict vital, que Dieu y avoit mis ; ainsi (d) peuvent ils ne point mourir spirituellement par la vertu de ce Sacrement de vie. Que si les fruits les plus tendres et sujets à la corruption, comme sont les cerises, les abricots et les fraises, se conservent aisément toute l'année estans confits au sucre ou au miel ; ce n'est pas merveille si nos cœurs quoy que fraisles et imbecilles sont préservez de la corruption du péché, lors qu'ils sont sucrés et emmielés de la chair et du sang incorruptible du Fils de Dieu. O Philothee, les Chrestiens qui seront damnés demeureront sans réplique lors que le juste Juge leur fera veoir le tort qu'ils ont eu de mourir spirituellement, puis qu'il leur estoit aysé de se maintenir en vie, et en santé par la manducation de son corps qu'il leur avoit laissé à cette intention. Misérables, dira il, pourquoy estes vous morts ayant à commandement le fruict et la viande de vie ?  (a) eti use — f et le mange J [h) de mauvaise affection. — f II ne se pourroit pas faire que recevant deùement... estans nourris de cette chair vivifiante nous nourrissions des affections et inclinations mortelles ; et tout ainsy qu'au paradis terrestre le fruit de vie avoit la propriété de maintenir et la vie et la santé, centre des cors humains, de mesme en l'Eglise le sacré fruit de l'Eucharistie conserve et la santé et la vie de nostre ame.J (c) nourrir (d) ainsi — fies Chrestiens J  gg» Introduction a la Vie Dévote De recevoir la communion de l'Eucharistie tous les jours, ny je ne le loue ny je ne le vitupère ; mais de communier tous les jours de Dimanche, je le suade et en exhorte un chacun, pourveu que l'esprit .oit <=ans aucune affection de pécher. Ce sont les propres parollesde =aint Augustin, avec lequel je ne vitupère, ny ne loue absolument que l'on communie tous les jours, mais laisse cela à la discrétion du Père spirituel de celuy qui se voudra résoudre sur ce poinct. Car parce que la disposition requise pour une si fréquente Communion doit estre fort exquise, il n'est pas bon de le conseiller gêner allement. Et parce que cette disposition là quoy que exquise se peut treuver en plusieurs bonnes âmes ; il n'est pas bon non plus d'en divertir et dissuader generallement un chacun , ains cela se doit traitter par la considération de l'estat intérieur d'un chacun en particulier. Ce seroit imprudence de conseiller indistinctement à un chacun cet usage si fréquent : mais ce seroit aussi une impudence de blasmer aucun pour iceluy, et sur tout quand il le feroit par l'advis de quelque digne Père spirituel, (e) La responce de sainte Catherine de Sienne fut gracieuse, quand luy estant opposé à raison de sa fréquente Communion que sainct Augustin ne louoit ny ne vitu- peroit de communier tous les jours : Et bien, dit elle, puis que S. Augustin ne le vitupère pas, je vous prie que vous ne le vituperiés pas aussi, et je me contante. Mais, Philothee, vous voyez que sainct Augustin exhorte et conseille bien fort que l'on communie tous les Dimanches, faites le donc tant qu'il vous sera possible : (f ) puis que, comme je présuppose, vous n'avez nulle sorte d'affection du péché mortel, ny aucune affection au péché véniel. Vous estes en la vraye disposition que S. Augustin requiert, et encore plus excellente : parce que non seulement vous n'avez pas l'affection de pécher (g), mais vous n'avez pas mesme l'affection du péché (^) : si que quand vostre Père spirituel le treuveroit bon, vous pourriez utilement encore communier plus souvent que tous les Dimanches. ( i ) Plusieurs légitimes empeschemens peuvent neantmoins vous  (e) Père spirituel. - Tje dirois volontier sur ce sujet ce que S> Paul dit sur un autre • Que celuy qui ne mange point, quil ne mesprise point celuy qui mange ; ny celuy qui mange, celuy qui ne mange point. J (f ; Inséra possible : -frien certes ne peut bonnement vous empescher  de la perception d'un si grand bien, car J (g) de pécher — rmortellement J  ( h W« péché - rmortel ni l'affection au pèche véniel J (i) rj'ay mis néanmoins cette reserve, s'il est possible, parce qu il peut  arriver J  Edition Princeps. Partie II. Chap. xiiii. 87* arriver : non point de vostre costé, mais de la part de ceux avec lesquels vous vivez, qui donneroient occasion au sage Père spirituel de vous dire que vous ne communiez pas si souvent. Par exemple, si vous estes (j ) en quelque sorte de subjection, et que ceux à qui vous devez de l'obeïssance ou de la révérence soyent si mal instruits ou si bigearres qu'ils s'inquiètent et troublent de vous voir si sou- vent communier, à l'adventure toute chose considérée, sera il bon de condescendre en quelque sorte à leur infirmité, (k) et ne communier que de quinze jours en quinze jours : mais cela s'entend en cas qu'on ne puisse nullement vaincre la difficulté. On ne peut pas bien arrester cecy en gênerai, il faut faire ce que le (1) Père spirituel dira. Bien que je puisse dire asseurement que la plus grande distance des Communions c'est celle de mois à mois, entre ceux qui veulent servir Dieu dévotement. (m) Si vous estes bien prudente, il n'y a ny maistre, ny femme, ny mary, ny père, ny mère qui vous empesche(n) de communier souvent : car puis que le jour de vostre Communion (o) vous ne laisserez pas d'avoir le soing qui est convenable à vostre condition, que vous en serez plus douce et plus gratieuse en leur endroit, que vous ne leur refuserez nulles sortes de devoirs ; il n'y a pas de l'apparence qu'ils veuillent vous destourner de cet exercice, qui ne leur apportera nulle incommodité, (p) sinon qu'ils fussent d'un esprit extrêmement coquilleux et desraisonnable : et en ce cas, comme, j'ay dit, à l'adventure que le Père spirituel voudra que vous usiez de condescendence. Il faut que je die ce mot pour les gens mariez (q). Dieu treuvoit mauvais en l'ancienne Loy que les créanciers fissent exaction de ce qu'on leur devoit es jours des Pestes ; mais il ne treuva jamais mau- vais que les débiteurs payassent et rendissent leurs devoirs à ceux qui les exigeoient. C'est chose indécente, bien que non pas grand péché, de soliciter le payement du devoir nuptial, le jour que l'on s'est communié ; mais ce n'est pas chose mal séante, ains plustost  (j ) si vous estes — fau service... J (k) à leur infirmité, — Tquoy qu'ilz ayent le tort,J (1) le — r sage conseiller J (m) rll est vray quej (n) qui vous empesche — fcette Communion, au moins pour la pluspart du tems... J (o) de vostre Communion — fvous ne prendrés qu'une demi heure de plus pour vostre dévotion, queJ (p) nulle incommodité, — fains leur apporte beaucoup de commodité, J (q) les gens marie\, — fniais je le diray en sorte... J  88* Introduction a la Vie Dévote méritoire de le payer. C'est pourquoy pour(r) la reddition de ce devoir là, nul ne doit astre privé de la Communion, si d'ailleurs sa dévotion le provoque à la désirer. Certes en la primitive Eglise les Chrestiens communioient tous les jours, quoy qu'ils fussent mariez et bénis de la génération des enfans. si C'est pourquoy j'ay dit que la fréquente Communion ne donnoit nulle sorte d'incommodité, ny aux mères (t), ny aux femmes, ny aux marys : pourveu que l'ame qui communie soit prudente et discrette. Quant aux maladies corpo- relles, il n'y en a nulle qui soit empeschement légitime à ceste saincte participation, si ce n'est celle qui provoqueroit fréquemment au vomissement.  COMMENT IL FAUT COMMUNIER  CHAP, XV  Pour communier tous les huict jours, il est requis de n'avoir ny péché mortel, ny aucune affection au péché véniel, et d'avoir un grand désir de communier. Mais pour communier tous les jours, (a) il faut outre cela avoir surmonté la pluspart des mauvaises incli- nations, (b) et recevoir tousjours sur cela l'advis du Père spirituel. Commencez le soir précédant à vous préparer à la saincte Commu- nion, par plusieurs aspirations et eslancemens d'amour, (c) vous retirant un peu de meilleure heure, afin de pouvoir aussi lever plus matin. Que si la nuict vous vous resveillez, remplissez soudain vostre cœur et vostre bouche de quelques paroUes od