Revue d'histoire de l'Église de France Le clergé et la diffusion de la vaccination Monsieur Yves-Marie Bercé Citer ce document / Cite this document : Bercé Yves-Marie. Le clergé et la diffusion de la vaccination. In: Revue d'histoire de l'Église de France, tome 69, n°182, 1983. pp. 87-106; doi : https://doi.org/10.3406/rhef.1983.3298 https://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_1983_num_69_182_3298 Fichier pdf généré le 13/04/2018 LE CLERGÉ' ET LA DIFFUSION DE LA VACCINATION C'est en juin 1798 que Edward Jenner publia le résultat de ses expériences attestant l'immunité antivariolique que confère l'inoculation d'une maladie vétérinaire bégnine, la variole des vaches ou cow pox \ Dès octobre 1798, une revue de vulgarisation scientifique, éditée i à Genève, la Bibliothèque britannique, donna une diffusion européenne au procédé. Le 29 avril 1799, grâce à des fils imbibés de cette mystérieuse humeur, un médecin genevois établi à Vienne, Jean De Carro réussit à répéter l'expérience sur le continent* Le procédé, appelé vaccination, était implanté à Paris en mai 1800. En octobre 1800, le docteur Luigi Sacco, de Milan, effectuait à son tour des vaccinations, mais avec une souche indigène originale, prélevée sur des vaches» de Lombardie. La propagation, en dépit de la guerre européenney était donc très rapide. Elle bénéficiait de la menace d'une épidémie meurtrière de variole qui en 1799-1801 moissonnait les vies des petits enfants par centaines et incitait les parents à la recherche éperdue d'un quelconque recours médical. Surtout elle s'adressait à des générations convaincues des potentialités d'une médecine hygiéniste, préventive, politique, capable certainement, croyait-on, d'écarter, tôt ou tard, de l'humanité les grands fléaux qui avaient accablé son passé. Sans cette espérance scientiste, on ne peut comprendre l'extraordinaire enthousiasme qui accueillit l'annonce du procédé, « la frénésie vaccinale », « la commotion de la découverte », pour reprendre des expressions de contemporains stupéfaits ou admiratifs devant l'ampleur du mouvement a. Parce que l'emprise évidente des clergés sur les opinions populaires 1. Un grand nombre des faits et citations exposés ci-après concernent les départements italiens de l'Empire, sur lesquels portera plus particulièrement le livre que je prépare sur les origines de la vaccination. M. Pierre Darmon prépare une thèse de doctorat sur l'histoire de la variole en France. Il a publié « L'odyssée pionnière des premières vaccinations françaises au xixe s. », dans Histoire, économie et société, éd. Sedes, 1982. Les controverses sur la vaccine en France font l'objet d'une thèse de l'E.H.E.S.S. de Mme Marie-Françoise Lafosse. Sur la partie de l'inoculation en Angleterre, puis la valeur de la découverte de Jenner, voir les discussions de P. Razzell et surtout la mise au point du biologiste D. Baxby, Londres, 1981. 2. Le mot « frénésie » est dû au Dr. Moseley, auteur dès janvier 1799 de Medical Tracts, très critique envers Jenner. Le terme de « commotion » est employé par le Dr Arnal, de Montpellier, en 1803. IUH.É.F., t. LXIX, 1983. 88 Y.-M. BERCÉ conduisait les autorités de police et de santé à solliciter leur appui, et parce que les desservants des paroisses ne pouvaient rester indifférents devant une intervention aussi grave dans l'intimité des familles, l'attitude des ecclésiastiques en face de cette innovation médicale fut aussitôt l'objet d'un débat public et de procès d'intention. On pouvait imaginer que le clergé, à l'unisson de l'attente utopique universelle, adhérerait facilement à la propagande vaccinique, ou bien, au contraire, qu'il y verrait une manifestation supplémentaire de l'impiété des temps nouveaux, une atteinte imprudente et dangereuse aux plus anciennes traditions. Ces idées reçues sur la bienfaisance éclairée ou les obstinations de l'obscurantisme sont encore aujourd'hui les premières qui se présentent à l'esprit lorsqu'on se penche sur les rencontres des comportements religieux et médicaux. Le vaccin s'était, en l'espace de peu d'années, transmis dans le monde entier, sans distinction de frontières ou de régimes, par terre et par mer, au gré des voies de communication. C'est le récit de cet accueil qu'il faut d'abord présenter, en examinant les recommandations plus ou moins pressantes du clergé, plus ou moins répétées au cours des années. Certaines résultaient d'initiatives spontanées du clergé, d'autres bien plus nombreuses répondaient à ties directives politiques. Au début elles prenaient la forme de simples exhortations ; par la suite, elles devinrent de véritables exigences morales. Les arguments employés dans ces textes s'appuyaient sur des bases religieuses, des références scripturaires, des raisonnements déduits de la théologie ou bien d'un élémentaire sens commun. Enfin l'action des personnalités particulières, soit en faveur du procédé, soit plus rarement en termes de défiance viendra compléter le tableau du poids de la religion dans la fortune de ce procédé médical. . La diffusion du vaccin dans les pays catholiques. . La diffusion suivit les mêmes étapes, les mêmes circonstances dans les pays protestants, comme dans les nations de profonde tradition catholique, comme dans la France consulaire alors ennemie déclarée du pouvoir pontifical. L'Italie connut les premières expériences avant même Paris, puisque des vaccinations réussirent à Gênes en avril 1800. En Espagne, le procédé fut porté à travers la France et arriva en Catalogne au printemps 1801 ; il fut multiplié dans toutes les provinces en quelques mois et même expédié dans les colonies d'Amérique au début de 1803. En Méditerranée, la flotte anglaise, en route pour l'Egypte, naturalisa le vaccin à Gibraltar, à Minorque, puis à Malte en octobre 1800, soit un mois seulement après la capitulation de la garnison française. Le propagateur embarqué sur les vaisseaux, le docteur Joseph Marshall, était un ami personnel de Jenner. Le 14 mars 1801, il organisait une séance d'inoculation à Palerme, avec la pro- LE CLERGÉ ET LA VACCINATION * 89 tection du roi de Naples. Marshall séjourna en Sicile jusqu'à l'entrée de l'hiver et propagea le vaccin dans toute l'île. Lors des premiers essais en mars, des parents s'étaient emparés de fioles de vaccin et, entourés d'une grande affluence de peuple, les avaient portées sur l'autel de la cathédrale de Palerme. .„ « II n'était pas inhabituel, rapporte Marshall, de voir pendant les matinées de vaccinations publiques à l'hôpital des processions d'hommes, de femmes et d'enfants conduits à travers les rues par un prêtre portant une croix à bout de bras pour les mener à la séance... Ce même peuple s'affirmait certain d'y voir une bénédiction envoyé par le Ciel, même si elle avait été découverte par un hérétique et pratiquée par un autre hérétique » *. A Milan, Sacco avait été témoin d'un enthousiasme religieux popu* laire analogue ; les curés des paroisses avaient convoqué les enfants et les familles, avaient annoncé les séances au prône du dimanche y sonné les cloches à la volée et conduit les fidèles à la maternité des enfants trouvés, où se faisaient les inoculations gratuites *. Si Rome n'avait pas été le théâtre du même enthousiasme et des mêmes débats massifs, la vaccination y avait été précoce. Marshall, après avoir établi une souche vaccinale à Naples, profitait de l'armis*. tice effectif depuis février 1801 pour revenir en Angleterre par voie de terre. Tout au long de son voyage, il fit des démonstrations, à Rome (fin novembre 1801), Livourne, Gênes et Turin (fin décembre). La conviction ou le zèle des médecins romains n'était cependant pas assuré, puisque en 1802 la souche vaccinale était tarie. Le secrétaire d'État de l'État ecclésiastique, le cardinal Consalvi, était informé des problèmes de santé, par le souci militaire des quarantaines à assurer dans les ports, ou bien par son récent voyage à Paris pendant les négociations en vue du Concordat. En 1802, il obtenait de Jean De Carra l'envoi depuis Vienne de lancettes chargés de vaccin5. L'archiatre pontifical Alessandro Flajani était convaincu ; sa publication de vulgarisation, le Giornale medico-chirurgico, dont le premier numéro parut en janvier 1808, muni de V imprimatur, consacra des notices à la préservation antivariolique •. L'idée reçue de l'obscurantisme romain était cependant assez enracinée pour qu'un préfet français, après l'annexion de l'État ecclésiastique à l'Empire en 1809, affirme une. prétendue prohibition du vaccin. Cette accusation provient du jeune Roederer, préfet du Trasimène, à Pérouse, qui assurait que « les anciens préjugés de ce pays et la superstition qui y règne ont toujours retardé les progrès des découvertes utiles... L'inoculation est au nombre des découvertes qui n'ont jamais été autorisées sous le gouvernement du Pape, parce qu'on faisait croire qu'elle était contraire au principe 3. John Baron, The Life of E. Jenner, Londres, 1827 ; cf. 1. 1, p. 400. John Ring, An answer to Dr. Moseley, Londres, 1805. 4. Bibliothèque britannique, t. 20, p. 399, 404. , 5. J. Baron, op. cit., t. I, p. 529. 6. Bibl. nat., 8°, T» 69. 90 Y.-M. BERCÉ de l'Évangile. Ce préjugé répandu dans les campagnes sera la plus forte opposition qu'éprouve l'introduction de la vaccine ». Le comte de Tournon, préfet de Rome, catholique pratiquant, n'avait pas les mêmes préventions ; il dit seulement : € A Rome, la vaccination n'a pas encore obtenu la confiance générale et dans le département cette opération n'est presque pas connue. La répugnance du peuple de ce pays pour toute nouveauté et l'ignorance de plusieurs médecins et chirurgiens, qui ont cherché à décrire cette pratique, y apportent beaucoup d'obstacles » 7. Les campagnes de vaccinations mises en œuvre par l'administration française en 1810 se heurtèrent plus à l'inertie qu'à une mauvaise volonté déclarée. Ni Tournon en Latium, ni Roederer en Ombrie ne purent produire les statistiques triomphantes des autres préfets, où le nombre de vaccinations dépassait victorieusement celui des naissance». Avec la restauration du régime pontifical, on retrouve la légende noire affirmant que la vaccination aurait été interdite. Cette assertion, dépourvue de preuve textuelle, est encore répétée aujourd'hui. Sans doute s'appuie-t-elle sur l'édit du 13 mai 1814, par lequel le cardinal Rivarola, commissaire extraordinaire de Pie VII, chargé de remplacer les officiers napolitains nommés par Murât, avait révoqué provisionnellement et globalement tous les codes napoléoniens. En fait, les vaccinations des enfants trouvés continuaient à l'hôpital du Saint-Esprit et le maintien de l'immunité vaccinique était bien démon-: tré puisque Rome, bien que proche de 150 000 habitants, lieu de pas-' sage de pèlerins et de migrants saisonniers des montagnes de Sabine, ne connaissait pas dans ces années de poussée particulière de la mor-' talité variolique. Même, en novembre 1821, alors que la plupart des États italiens renouvelaient et précisaient leurs réglementations vacciniques, l'État ecclésiastique adoptait des mesures particulièrement contraignantes signées de Consalvi. Le préambule de l'édit exprimait « la pleine adhésion du pontife au système vaccinique ». Il attribuait les hésitations des parents à la honteuse ignorance des plus pauvres et qualifiait d'impiété les éventuels refus de personnes instruites.* « Ministres de la charité évangélique, interpellait l'édit, la loi vous impose d'instruire les peuples sur ce don du Très-Haut ; faites-leur connaître la volonté, les vœux, les sages mesures qu'a pris le chef visible de l'Église, vrai interprète du commandement divin »8. Les directives des évêques. Partout dans la chrétienté, les lettres pastorales avaient, dès les premières années de la découverte, attiré l'attention des prêtres sur le devoir d'éclairer leurs ouailles et sur leur responsabilité de pasteurs 7. Arch, nat., F8 126, Pérouse, sept. 1810 ; F8 122, Rome, mai 1810. 8. Biblioteca vaccinica, 1822, p. 78-80. LE CLERGÉ ET LA VACCINATION 91 capables d'épargner une mort affreuse à tant de petits enfants de leurs paroisses. Le tout premier exemple de collaboration ecclésiastique, exemple très souvent invoqué ensuite dans la littérature de propagande, avait été rencontré par De Carro aux environs de Vienne en janvier 1801. . « J'avais inoculé, écrit-il, quatre enfants d'un notable demeurant à Brunn am Gebirge, village à une lieue et demie de Vienne ; le curé de cette paroisse, un homme instruit, intelligent et bienfaisant, fut tellement frappé de la douceur et de la régularité de la vaccine de ces enfants qu'il désira lire les traductions allemandes des principaux ouvrages sur la vaccine. Cette découverte lui parut avoir un tel degré d'authenticité, qu'il ne douta plus de la vérité. Le dimanche suivant, il fit du haut de la chaire l'histoire de la décou* verte à ses paroissiens, leur représenta d'une manière simple et à leur portée les avantages de cette méthode, après leur avoir peint au naturel les ravages de la petite vérole. Il soulagea aussi leur conscience en leur faisant sentir que ce n'était point agir contre les vues de la Providence que de se préserver d'une maladie de quelque manière que ce fût. Enfin, il leur dit que ceux qui voudraient lui témoigner leur confiance et lui prouver leur tendresse pour leurs enfants n'avaient qu'à se rencontrer à tel jour et à telle heure... Ce discours fit un si bon effet sur ces paysans que je trouvai 35 enfants à inoculer dès la première visite que je fis à Brunn... ». Cette anecdote parut dans la Bibliothèque britannique et eut un grand succès d'édification, Désormais, les médecins rédigeant des brochures de vulgarisation vaccinique ou composant des discours destinés à gagner le concours des autorités locales, n'omettaient jamais le modèle du curé de Brunn '. Les adresses imprimées se multipliaient, composées pour les praticiens de campagne, les parents éclairés, les magistrats municipaux et aussi à l'intention des curés. Sacco en mars 1802 s'adressait aux prêtres de la République Cisalpine : « J'espère de votre zèle pastoral, de votre empressement à répondre aux mesures paternelles du gouvernement, de votre sollicitude pour le bien de vos paroissiens, que vous ne vous lasserez pas de les inviter de la manière la plus convenable à profiter d'une découverte si intéressante » 10. A Paris, le Comité central de vaccine, siégeant à l'École de Médceine avait envoyé à tous les évêques la copie d'un arrêté du ministre de l'Intérieur du 4 avril 1804, . « afin, lisait-on, que se réalise ce vœu de plusieurs sages qui désirent que les mêmes hommes qui conseillent l'humanité dans les afflictions de l'âme fussent appelés pour adoucir les souffrances et guérir les infirmités. Ainsi s'est renouvelée par cette pratique moderne l'alliance antique et auguste du sacerdoce et de la médecine » u. Le 13 octobre 1804, une autre circulaire aux évêques leur faisait tenir un exemplaire des procès verbaux du Comité de vaccine et le ministre 9. Bibliothèque britannique, t. 16, p. 94. 10. Circulaire aux curés du département de Mella (ch.-L Brescia), mai 1802. 11. Séance générale de la Société centrale de vaccine (24 frimaire an XIII ; 15 déc. 1804). 92 Y.-M. BERCÉ l de l'Intérieur leur signifiait d'avoir à en informer leurs prêtres. Pour plus de sûreté, les publications pastorales étaient, d'ailleurs, obligatoirement soumises, en avril 1805, à une autorisation du préfet. Très ponctuellement, la plupart des évêques s'exécutèrent, se contentant souvent de reproduire mot à mot des éléments des textes du Comité de vaccine 12. « Qu'on persévère à faire vacciner, écrivait le sous-préfet d'un département italien (Locard, sous-préfet de Borgo San Donnino, dans le Taro, correspondant aux États de Parme), et, d'ici à quelques années, les gens de mon arrondissement regarderont la vaccine comme un autre sacrement, qu'il faut administrer aux enfants entre le baptême et la confirmation. Il ne s'agira peut-être pour cela que de tonsurer les médecins et chirurgiens et de leur prescrire le célibat. Toute plaisanterie à part, une fois bien introduite, la vaccine sera sûrement & perpétuité en usage dans nos campagnes... Heureux l'homme ami de l'humanité que le hasard appelle à conduire des hommes bons, simples et ignorants s1'. . De nouvelles lettres pastorales étaient périodiquement réclamées par le ministère de l'Intérieur dont dépendait le bureau des Hospices et secours chargé d'organiser les campagnes de vaccination. Chaque fois, à l'origine, il y avait la dénonciation par un notable local de l'incurie ou de l'hostilité prétendue de certains ecclésiastiques* L'affaire remontait au préfet, puis au ministre de l'Intérieur qui alertait son collègue des Cultes, lequel se décidait à semoncer les évêques de la région concernée. Ainsi des plaintes concernant le val d'Aoste (département de la Doire) en octobre 1808 entraînaient une circulaire aux évêques du Piémont au début de 1810. Une dénonciation venue de Livourne en février 1811 provoquait le 6 mars suivant une lettre aux évêques de Toscane : ' « Monsieur l'Évêque. Des lettres pastorales ont été publiées dans les divers diocèses de l'Empire en faveur de la vaccine. Partout les ministres des cultes ont utilement secondé les vues bienfaisantes du gouvernement en recommandant ce préservatif comme un moyen de conserver la vie consacré par l'expérience. Je vous invite à donner des instructions à, ceux de votre diocèse pour qu'ils fassent également sentir aux fidèles confiés à leurs soins les avantages de cette précieuse découverte. Rien de ce qui intéresse l'humanité ne saurait être étranger à la sollicitude des ministres du culte » w. Effectivement, tout au long des années 1811 et 1812, les lettres pas-* torales se répètent à travers les diocèses de l'Empire. A Milan, on employait à la rédaction de ces lettres un ecclésiastique, déconsidéré pour s'être rallié au régime jacobin de Lucques en 1796, l'abbé Ferloni. On transmettait ses écrits « aux évêques les moins capables d'en composer et les plus dévoués aux volontés du gouvernement. Ils les renvoyaient revêtues de leur signature et c'est ainsi qu'on obtint 12. Arch. Nat., F*» 1083 et 5596. ' 13. Locard à Husson, Borgo San Donnino, 19 nov. 1806, Acad. Médecine, Paris. 14. Bigot de Préameneu aux évêques, 6 mars 1811 (Arch, nat., F19 1083). LE CLERGÉ ET LA VACCINATION 93 ■ • , ceux de ces actes qui étonnèrent le clergé français par la force et la hardiesse des expressions » u. Les malheurs de la guerre de 1813 à 1815, les bouleversements politiques, l'épidémie de typhus qui ravagea toute l'Europe, firent chuter les moyennes vaccinales, mais les changements de régime n'en modifièrent pas les réglementations. L'administrateur général des Cultes, sous la première Restauration, requérait en novembre 1814 la collaboration du clergé, en termes impératifs : « Souvenez-vous que dans tout ce qui n'est que temporel, vous devez l'obéissance au chef de l'État..., rendez-vous donc dociles à la voix de notre bien-aimé monarque, en secondant de tous vos efforts ses vues bienfaisantes et paternelles ». . , Le ton employé par les circulaires royales à l'égard des évêques n'était pas moins autoritaire que celui des ministres impériaux. Les pertes de guerre et le retournement politique inspiraient de nouveaux arguments aux vicaires généraux de Strasbourg. Les hécatombes rendent la vaccine plus nécessaire encore, et ces sujets, sauvés par la médecine,, serviront, non pas à des entreprises guerrières, mais à la croissance d'un État pacifique. « La vaccine est un bienfait que la Providence semble avoir réservé pour une époque où les discordes civiles et les fureurs de la guerre devaient faire une si horrible consommation de l'espèce humaine... Si un tyran n'a vu dans les hommes que des instruments de son ambition et dans l'enfant mâle qui naissait qu'une victime destinée à périr dans son temps pour seconder ses fureurs, un roi, plus père que maître de ses peuples, ne veut le voir croître et s'élever que pour le conserver à l'État et à la religion » 16. ~ Dans tous les États de l'Europe, des ecclésiastiques avaient été agrégés aux Comités sanitaires locaux, invités aux séances solennelles de vaccination, associés à l'administration des hospices. L'exemple autoritaire de l'empire français ne différait pas des autres souverainetés ; on considérait partout qu'il n'était pas possible de conduire une police de la santé, une hygiène politique, sans la participation active du clergé. Les disputes théologiques sur la vaccine. En dehors des motifs politiques, populationnistes et humanitaires, en dehors des instructions proprement médicales, des arguments spé-s 15. L'abbé Ferloni aurait été l'auteur d'une histoire ecclésiastique restée manuscrite et détruite accidentellement. Prédicateur renommé, il se rallia bruyamment au régime révolutionnaire installé par les Français à Lucques en 1796. Condamné lors de la restauration de 1800, il se mit par la suite au service de l'administration du royaume d'Italie à Milan. Mort, misérable et méprisé, en oct. 1813. D'après Ch. Lafoue, Histoire de l'administration du royaume d'Italie (1823), cf. p. 207.' 16. Lettre circulaire de Mgr de Faudoas, évêque de Meaux, 30 déc. 1814, imprimé, communiqué aimablement par M. l'abbé Espinasse. Lettre circulaire des vicaires généraux de Strasbourg, 6 févr. 1814, éd. par Mgr Médard Barth. 94 Y.-M. BERCÉ cifiquement religieux revenaient dans les textes de propagande vaccinique. Ces arguments avaient souvent déjà été développés dans les décennies précédentes au sujet de l'inoculation variolique volontaire des < petits enfants, employée comme préservatif d'une variole accidentelle plus grave. La polémique, très vive dans les années 1760, avait été d'autant plus âpre que l'opinion savante était très divisée, et qu'à l'immunité garantie à quelques-uns, on pouvait opposer le risque • d'une dissémination accrue du virus. Du moins, des théologiens, s'étaient prononcés sur le droit moral de contracter un mal certain mais bénin, pour éviter un mal très grave mais incertain. Isaac Maddox évêque > anglican de Worcester, avait justifié l'entreprise dans un sermon . fameux prononcé en mars 1752, devant les gouverneurs du Small Pox Hospital de Londres. Des docteurs romains s'étaient prononcés dans le même sens en 1754, et surtout l'illustre Gianlorenzo Berti, professeur d'histoire ecclésiastique à l'université de Pise, avait publié en 1763 une consultation théologico- morale favorable à l'inoculation. On pouvait donc dans les années 1800 reprendre les mêmes discours • avec encore plus d'assurance, puisque la vaccine était appuyée par toutes les autorités médicales, reconnue à la fois parfaitement effi- cace, bénigne et dépourvue de toute contagiosité. L'imprégnation religieuse des esprits est tout d'abord manifeste. , Les propagandistes laïcs, médecins et sous-préfets, recourent presque tous à un vocabulaire et à des métaphores chrétiennes. La variole est appelée « massacre des innocents ». Le procédé de Jenner est « une, miraculeuse découverte », un c rameau divin de la médecine », un « secours du Ciel », une « grâce de la Providence ». Il faut « bénir le jour heureux de la vaccination », lui a accorder foi et croyance », «détromper les ignorants et les superstitieux » 17. L'opération elle-même est assimilée au baptême. Dans ce rapprochement, il y avait certes une raison .-% de commodité. En associant les deux gestes, l'onction baptismale et l'insertion vaccinale, les médecins auraient été certains d'atteindre la totalité des nouveaux-nés. Il y avait aussi une analogie dans les effets. De même que le sacrement du baptême lave l'âme du péché originel, le vaccin débarrasse l'enfant d'un péril variolique, que l'opinion populaire croyait inné. Le vaccin devenait donc « un baptême animal qui lave le corps du vice variolique originel » 18. L'objection la plus forte et la plus durable à la participation de l'Église à la propagande vaccinique résidait dans les limites du rôle 17. Expressions extraites de circulaires des sous-préfets de la Stura (ch.-l. Mondovi). 18. Quelques adresses de médecins italiens aux prêtres de leur voisinage, parmi tant d'autres : — Gaetano Palloni, Memoria sopra l'inoculazione délia vaccina in Toscana, Florence, 1801 (Wellcome Institute, Londres) — B. Spiaggta, Comité de vaccine de Savone, ch.-l. du Montenotte, Ai signori parrocchi..., juin 1809 (Acad. Médecine, Paris) — Fr. Bruni, secrétaire du Comité de vaccine de l'Arno c Aux curés du département... », juillet 1810 (Acad. Médecine), etc. LE CLERGÉ ET LA VACCINATION 95 pastoral. Le pasteur spirituel doit-il se soucier des soins du corps? Beaucoup de textes épiscopaux ressentaient la difficulté et commençaient leur exposé par une proposition concessive. « Quoique notre tâche principale soit d'apprendre aux fidèles les devoirs qui regar- ' dent une autre vie... » « Quoique le ministère pastoral ait pour premier but la sanctification des âmes et le bonheur éternel... » « Peut-être, à bon droit, quelqu'un pourrait-il objecter qu'il n'appartient pas aux pasteurs sacrés des âmes, mais bien aux médecins de persuader aux peuples l'efficacité d'un nouveau remède. * > Les réponses à cette objection se nourrissaient d'exemples des Écri- . tures t « Les lois du sacré législateur Moïse n'étaient pas moins dirigées à améliorer l'état physique des hommes que leur état moral. » • Jésus, notre modèle et notre maître, ne remplissait-il pas pendant sa vie mortelle la double tâche d'instruire les pauvres et de guérir les malades ?» Il a consenti à guérir la fille de la Cananéenne tourmentée par un démon, ou, à Capharnaûm, le fils mourant d'un officier royal (Math., 15, 21 ; Jean, 4, 46). Plus avant dans les temps historiques, les annales de l'Église « prouvent que les ministres du culte ont toujours propagé, introduit et maintenu les arts et les sciences... Un nombre infini d'évêques, prêtres et diacres joignirent la médecine du corps à celle des âmes, saints Eusèbe, Zenon, Biaise, Zenobie et Théodote, médecins et évêques, jusqu'à saint Fulbert, évêque de Chartres, et saint Lanfranc, archevêque de Canterbury... ». Des évêques ont été archiatres pontificaux, des missionnaires ont inoculé et soigné les sauvages des bords du Rio Negro et des Amazones. Enfin la lutte contre la peste a mobilisé les énergie» de saint Charles Borromée à Milan, d'Alexandre VII à Rome et d* Henri de Belsunoe à Marseille ; ces derniers exemples ne sont jamais oubliés dans les circulaires du ministre des Cultes w. Peut-on entraver les desseins de la Providence ? « La morale chrétienne enseigne de recevoir tranquillement de la main de Dieu les infirmités dont nous sommes assaillis. » « N'est-ce pas une usurpation manifeste des prérogatives de l'Éternel ? En nous servant de ce moyen, ne pêchons-nous pas contre la Providence qui a fixé son terme à chacun des mortels ?» — II faut répondre que t la Providence n'interdit pas de se précautionner contre les infirmités par des remèdes oppor-: tuns et des secrets de l'art » (Turin, 1805) *— « Rien de ce qui a pour but le soulagement de l'humanité n'est étranger à la religion » (Meaux, 1814). Dieu aime la vie, a dit le prophète David (Psaumes, 30, 6). Dieu ne prend pas plaisir à voir mourir les vivants (Livre de la Sagesse, 1, 13), donc ne cherchez pas la mort par vos égarements (ibid., 1, 12). Par contraste avec l'activisme chrétien, la résignation et la soumission à un système de rigoureuse prédestination sont représentés comme 19. Cf. G. Babzellotti, Polizia di sanità..., Sienne, 1806. 96 . Y.-M. BERCÉ , caractéristiques des musulmans ou de la religion des chinois, rebelles — croit-on — à toute invention. . Enfin, toute justification religieuse de l'intervention médicale reprend, bien sûr, ce passage de l'Ecclésiaste (chapitre 38), qui est consacré au rôle du médecin, et où il est dit que les médicaments de la terre ont été créés par Dieu, et à l'intention des hommes ao. Peut-on opposer un moindre mal à un plus grand ? « Ce n'est que dans l'ordre spirituel, lorsqu'il s'agit d'offense à Dieu, qu'il n'est pas permis de faire un mal quelconque. Au contraire, très souvent, pen-» dant le cours de notre vie ordinaire, nous choisissons de petites incommodités pour se soustraire à de grandes dont on est menacé, de prévenir une apoplexie par une saignée, une maladie par un purgatif, etc. ». Enfin, il ne s'agit pas seulement d'une possibilité offerte aux ecclésiastiques pour exercer leur charité, mais d'un vrai devoir d'état. < Les ministres de l'autel ont trop d'influence sur la population pour ne pas s'en servir à cette occasion. » « L'indécision elle-même est une erreur contre l'amour du prochain. » Les prêtres sont les « ministres d'un Dieu de vérité » ; il leur appartient donc de dissiper l'ignorance et les erreurs populaires. Parmi ces erreurs, la crainte d'une maladie bovine figure en bonne place. L'espèce humaine n'a-t-elle pas assez de maladies, sans en prendre chez les bêtes à cornes ? et ne risque-t-on point avec le temps « de contracter le tempérament et l'instinct de l'espèce bovine » ? L'archevêque de Turin prend la peine en 1808 de réfuter ce mythe, en citant les propos de De Carro sur le sujet s. c Les pauvres vaches ne sont pas des tigresses ; nous n'avons guère de meilleures amies que ces intéressants animaux... De plus, la vaccine estelle le seul usage que nous fassions de la vache ? Ne buvons-nous pas son lait ? Ne nous nourrissons-nous pas de sa chair ? Je dirais que ceux qui ont des craintes de ce genre doivent aussi trembler quand ils mangent du bœuf à la mode » tt. Il y a même un profit ultime pour la cause de la religion à s'associer à une œuvre qui soulage l'humanité ? c L'époux, le père, la mère, le fils épargné par ce spécifique dont leur pasteur les a persuadés de l'efficacité, seront encore plus disposés à écouter avec fruit' les vérités de l'Évangile de la bouche même dont ils ont appris le moyen de prolonger leur existence. » • II est remarquable que la culture chrétienne et la familiarité avec le discours théologique étaient assez répandus chez tout un chacun, pour que médecins et administrateurs trouvent sans peine des arguments religieux et que leurs textes et ceux des prélats s'avèrent interchangeables. Le cas le plus étonnant est celui d'une homélie qu'aurait prononcée en 1801 un évêque allemand sur l'Évangile du 13e dimanche 20. ha pratique de la vaccine commandée et consacrée par la religion. Sermon prononcé par Geoffroy-Jacques Schaller, pasteur à PfafTenhofen, Strasbourg, 1808. 21. Lettre pastorale de G. Delia Torre, Turin, 26 juillet 1808. . LE CLERGÉ ET LA VACCINATION * 97 après la Pentecôte. Il s'agit d'un commentaire de la parabole des dix lépreux guéris par Jésus sur la route de Jérusalem, et dont un seul revenait rendre grâce, et aussi du chapitre 38 de l'Ecclésiaste à la gloire du médecin. Il ne faut pas, dit l'homélie, tenter la bonté de Dieu, et se rendre indigne de la guérison. Dieu a donné la nature, plante, et bêtes, à l'homme pour qu'il sache y puiser. S'il est légitime de se soigner, il est plus nécessaire encore de soigner ses enfants. « Ces pauvres enfants qui ne peuvent encore faire usage de la raison, pourquoi voulez-vous les laisser exposés au péril de les perdre,? Ne vous abandonnez donc pas à un destin aveugle, qui est contraire à la religion catholique et qui répugne au bon sens... Croyez en votre pasteur qui accueille si volontiers l'occasion de vous consoler avec une annonce si joyeuse. Imitez avec reconnaissance celui des lépreux, guéris dans l'Évangile d'aujourd'hui, qui reconnut le don de Dieu.*- » Ce texte était donné comme prononcé par l'évêque de Goldstat, et traduit de l'allemand. La première édition semble être sortie des presses départementales de Brescia en 1802. On compte ensuite des réimpressions à Bologne en 1804, Parme et Pistoïe en 1805, Florence 1808, etc. M Elle est donnée en français et en italien ; elle est citée très souvent par les médecins à la recherche d'une caution ecclésiastique. Or, il n'y a pas de ville, ni d'évêché de Goldstat ; ce nom de ville d'or semble faire référence à un royaume d'utopie. La première édition coïncide avec un séjour de Sacco à Brescia, où il réussit à enrayer une épidémie, en vaccinant en deux mois d'été 14 000 sujets. II semble bien que l'homélie apocryphe ait été alors composée par Sacco lui-même. Il professa toujours, en effet, la nécessité de l'adhésion du clergé pour obtenir cette extension massive de la vaccination, qui est seule capable d'étouffer un retour variolique. Il se1 serait flatté de la contrefaçon à la fin de sa vie, et, dès 1851, des biographes amis établissaient la tradition d'une pieuse supercherie M. Il est significatif que personne ne l'ait relevée, qu'aucun ecclésiastique n'ait protesté, que personne n'ait songé à s'en indigner, et ce silence même traduit bien le très large assentiment de toutes les élites du temps. Quelques figures de propagandistes ecclésiastiques. -, Dans cette unanimité apparemment facile, il y a cependant place pour des nuances entre l'adhésion militante et la simple bienveillance. 22. Cf. F. Manzï, Vaiolio, vaolizzazione e vaccinazione a Bologna, Bologne, 1968. L'édition de 1805 à Parme, sur les presses de l'imprimerie impériale, a été suscitée par l'administrateur des États de Parme, Moreau de Saint-Méry (exemplaire au Wellcome Institute, Londres). L'édition de 1808 à Florence, est due à Luigi Biagini,102). F8 professeur d'obstétrique à l'université de Pise (exemplaire aux Arch, nat., . 23. F. Freschi, Storia délia medicina..., Milan, 1851, t. 8, p. 1017 sq. ; cité par L. Belloni, Per la storia délia medicina, Sala Bolognese, 1980, cf. p. 79-86. 98 : Y.-M. BERCÉ .. La personnalité des propagandistes les plus actifs n'est pas indifférente et l'on peut tenter d'identifier quelques-uns de ces prélats qui mettaient leur éloquence et leur prestige pastoral au service d'une technique médicale toute récente. En France, se détache le nom de Claude Le Coz (1740-1815), arche* vêque de Besançon en 1802, auteur dès l'été 1803 d'une pastorale sur la vaccine. Il aurait convaincu quelques 800 curés de son diocèse de propager eux-mêmes le vaccin dans les villages jurassiens écartés, éloignés de tout médecin ou officier de santé. Le Comité de vaccine l'honora d'une médaille en 1806. Le Coz aurait même proclamé « que le nombre d'hommes que la guerre nous a saisis n'est pas le dixième de ceux que la vaccine nous a conservés » M. Il avait été en 1780 principal du collège de:Quimper, évêque constitutionnel d'Ille-et- Vilaine de 1791 à 1801, avec l'interruption d'un emprisonnement durant la Terreur. H est bien connu grâce à la conservation de sa correspondance avec Grégoire, Fouché et nombre d'anciens prêtres assermentés. Actif, charitable, cultivé, il était en; même temps entièrement lié au gouvernement. Confondant dans une même réprobation « les ennemis du gouvernement et de la religion », c'est-à-dire les émigrés, les prêtres anticoncordataires et les conscrits réfractaires, il était certainement l'un des prélats les plus complaisants envers le pouvoir **. A Cahors, en juillet 1812, l'évêque Guillaume Cousin de Grain-' ville (1745-1828) adressait à ses prêtres une instruction qui tranche sur le commun des lettres pastorales par sa sûreté médicale, sa distinction précise entre l'inoculation et la vaccine. Il avait refusé de jurer mais aussi d'émigrer. Il avait en chaire condamné les réfractaires et on remarquait, disait-on, son habileté à appliquer à l'empereur des textes flatteurs de l'Écriture. En matière médicale, la compétence lui venait de ce que, sous Louis XVI, il avait été vicaire et chancelier de l'université de Montpellier j il ne manquait pas d'évoquer l'autorité de sa faculté de médecine pour en remontrer à ses curés M. L'Irlande, pauvre, rurale et catholique présentait un taux assez élevé de protection vaccinale. La diffusion dans la masse de la population y avait été favorisée par la collaboration privilégiée de l'archevêque de Dublin. John Thomas Troy (1739-1823), dominicain, évêque d'Ossary, puis archevêque de Dublin depuis 1786, avait accordé en 1804 aux vaccinateurs un patronage efficace auprès de ses curés. Effectivement, les grandes épidémies de 1837, 1839-40, meurtrières en Ecosse, se limitèrent en Irlande à quelques dizaines de cas. Mieux, les Irlandais misérables habitant les taudis et les hospices de Glasgow furent 24. P. Huard, R. Laplace, Hist, illustrée de la puériculture, 1979, cf. p. 129. 25. A. Roussel, Un évêque assermenté, Lecoz évêque d' Ille-et-Vilaine, Paris, 1902. — Id. édition de la Correspondance de Le Coz, Paris, 2 vol., 1903 (Soc. d'hist. contemp.), t. 22 et 32). — Correspondance de Lecoz et Grégoire (1801-1815), éd. L. Pingaud, Besançon, 1906. 26. Lettre pastorale, Cahors, 5 juillet 1812 (Arch, nat., F1* 1083). LE CLERGÉ ET LA VACCINATION 99 épargnés par la variole. L'archevêque Troy était lui aussi un politique prudent, ayant condamné la révolte de 1798, approuvé l'union législative avec le Royaume-Uni en 1801 et accepté généralement toutes les mesures de contrôle du gouvernement sur son clergé m. Dans les diocèses italiens, les prélats féconds en lettres pastorales furent souvent les ecclésiastiques français imposés par Napoléon. Ainsi Jean-Chrysostome Villaret (1739-1824). Il avait été vicaire général de Rodez, député aux États généraux. Il n'avait été ni assermenté ni émigré et ces qualités lui avaient valu en 1802 le siège d'Amiens. En 1803, Bonaparte lui avait confié l'application du concordat italien, avec le titre de commissaire extraordinaire pour les affaires ecclésiastiques en Piémont avec résidence à Turin. Il fut ensuite évêque de Casale de 1804 à 1814 et y obtint des résultats vacciniques remarquables 28. Au siège de Florence,, vacant en 1810, Napoléon avait envoyé Mgr d'Osmond, évêque concordataire de Nancy, baron d'empire, dévoué au régime. Son installation au palais archiépiscopal en janvier 1811 se faisait contre le chapitre métropolitain, contre la plupart de son clergé et des évêques suffragants. Aux circulaires de Portalis l'invitant à promouvoir la vaccine, il répondait qu'elle était déjà très bien acceptée en France ; « Par une singularité dont je ne m'explique pas le motif, ce n'est pas sur elle que portent en ce pays les préjugés ». De toute manière, ajoutait-il, prétendre la recommander en son nom suffirait à nuire au procédé : . . « Je ne dois pas vous déguiser que je suis loin d'avoir établi la confiance et que je ne peux plus me flatter de jamais atteindre ce but » **. A Turin, l'archevêque Buronzo del Signore, septuagénaire fatigué, était en charge depuis 1786. Il avait montré son attachement à la maison de Savoie lors de la retraite des Français en 1799 et leur retour victorieux en juin 1800 l'avait obligé à la fuite. Revenu à la paix de 1802, il s'était opposé en vain aux suppressions de neuf diocèses piémontais et il était tenu en disgrâce. En janvier 1805, aux premières circulaires sur la vaccine, il répondit que" son ministère l'obligeait à prêcher l'Évangile et qu'aux heureuses découvertes des médecins, il ne pouvait qu'applaudir. La lettre qu'il envoya aux curés reprenait ce partage des rôles et revenait à un refus. On l'obligea à se démettre dès le mois de juin 80. A sa place fut installé Giacinto Delia Torre, prêtre augustin, savant 27. Samuel B. Labatt, An Address to the Medical Practitioners of Ireland..., Dublin, 1840. 28. Arch, nat., Flf 1083, Casale, 16 sept. 1809. 29. Antoine E. d'Osmond au ministre des Cultes, Florence, 6 mars 1811 (Arch, nat., F1' 1083) ; cf. Eugène Martin, Mgr d'Osmond, archevêque nommé de Florence, 1909. 30. Carlo Luigi Buronzo del Signore (1731-1806) ; cf. notice dans Dix. biografico degli Italiani. . 100 * Y.-M. BERCÉ ; théologien précédemment archevêque de Sassari, puis d'Acqui. Il donna l'exemple souhaité de lettres pastorales habiles et argumentées et s'appliqua à promouvoir la vaccination. Le voici parcourant au début de septembre 1812 les chemins escarpés des montagnes pour une tournée de confirmation : « J'ai frémi, dit-il, à l'aspect des rebutantes dégradations physiques occasionnées par la contagion variolique des fidèles qui se présentaient à moi pour obtenir la sainte confirmation ». Dans chaque paroisse, il prêche sur le sujet et adjure les parents « de ne pas trahir leur progéniture ». Non content de prêcher, il organise dans les presbytères des villages ou dans les hôtels communaux des séances de vaccinations gratuites qu'il préside au milieu de l'affluence des montagnards descendus des hameaux environnants pour assister à son passage dans la vallée a. Le zèle de Le Coz à Besançon ou de Delia Torre à Turin se répercutait sur le clergé local, où l'on comptait par dizaines ou centaines des curés allant vacciner les enfants de leur propre main. Plus que l'encouragement prestigieux et lointain du prélat, la présence permanente du prêtre du village, son influence autoritaire ou affectueuse sur les familles constituait le plus sûr gage du succès des vaccinations de masse dans des campagnes, c Seuls les ministres du culte peuvent inculquer cette belle et grande vérité dans les têtes les plus vulgaires »n. Les témoignages rapportent, pour s'en féliciter ou s'en plaindre, la force des avis des curés sur l'opinion populaire, mentionnant souvent leur rôle de conseiller omniprésent, écouté pour les querelles de parents ou les problèmes de santé. . « Ces pasteurs accablés de tâches et pourtant misérables, éloignés de toute ambition et satisfaction, privés des honneurs et des plaisirs de la société, forts seulement du sentiment de leur devoir, édifient, consolent la partie la plus utile de la société, les habitants des campagnes. Ils manquent de connaissances brillantes, mais ont du bon sens à revendre, ils n'ont pas le vernis de la vertu mais en ont la substance et la candeur. Avec eux Socrate ne dédaignerait pas de s'entretenir et Solon s'assiérait volontiers à leur table. Observez comme ils parlent dans leurs temples rustiques, comme le peuple les écoute avec avidité, combien ils sont consultés dans les affaires les plus scabreuses, comment leurs décisions sont suivies avec respect »**. Spécialement dans les campagnes reculées, dans les pays de bocage ou dans les vallées montagnardes, le curé devait connaître tant soit peu de médecine pratique, composer des tisanes, des emplâtres, voire faire l'empirique. La médicalisation des campagnes et la défense des 31. Lettre pastorale, Turin, 14 oct. 1812 (Acad. Médecine, Paris). 32. M. Buniva, Discours historique sur l'utilité de la vaccination, Turin, 1804, cf. p. 57-67. 33. Réflexions de Melchiorre Gioja, agronome et statisticien, dans son essai économique Sul dipartimento del Lario, Milan, 1804. LE CLERGÉ ET LA VACCINATION 101 titres médicaux étaient encore trop peu avancées pour que des dénonciations d'erreurs, de dangers, les poursuites pour usurpation ou chart latanisme fussent nombreuses M. Le directoire luthérien de Strasbourg en 1808 encourageait au contraire ses pasteurs à se mêler de médecine populaires « II circule dans bien des familles, surtout dans les basses classes de la société, certains préservatifs et remèdes, des onguents, des élixirs que l'on se communique en secret et qui passent de père en fils, et plus encore de mère en fille, comme une partie précieuse de la succession... Telle pratique usitée parmi le peuple pourrait conduire l'homme de l'art à d'importants résultats et la grande découverte de la vaccination en est une preuve bien mémorable ». Effectivement, les villages d'Alsace offrent plusieurs exemples de prêtres catholiques et de pasteurs luthériens vaccinant eux-mêmes ou faisant venir à leurs frais un chirurgien pour vacciner leur communauté M. . On sait que la structure d'habitat dispersé offre aux desservants des paroisses des chances d'influence culturelle majeure. La participation la plus courante des curés consistait effectivement à offrir leur presbytère comme salle de vaccination et à y accueillir pour un ou deux jours la foule bruyante et envahissante des mères et de leurs nourrissons, venues des écarts de la paroisse ou de communes plus reculées pour attendre le passage» du vaccinateur itinérant. Tel curé bourguignon faisait fermer l'école et endimancher les enfants pour transformer le rendez-vous de vaccination en jour de fête enfantine. Buniva, professeur à la faculté de médecine de Turin, raconte que dans l'isolement des vallées alpines, où il s'aventurait à la belle saison, les prêtres montagnards attendaient sa voiture le long du chemin : .. -j. ' « Pourrions-nous, disaient-ils, être spectateurs insouciants des effets terribles de cette maladie qui plonge dans la désolation et le deuil chaque famille de notre bien-aimé troupeau ? » M. Les prêtres les plus instruits s'abonnaient à des feuilles médicales, ou correspondaient avec le comité de vaccine de la sous-préfecture, lui demandaient des instructions. D'autres mettaient eux-mêmes la main à la plume, tel Vallecchi, curé de Dicomano, paroisse isolée du haut pays toscan. Son livre La vaccine triomphante de tous ses ennemis, recommandée aux nations par la nature, par la religion, par la politique et les lois civiles, eut la bonne fortune d'être recommandé à la fois par les autorités françaises et par le clergé local 87. . 34. Voir les œuvres de Jacques Léonard, spécialement La médecine entre le» pouvoirs et les savoirs, Paris, 1981. 35. Adresse du directoire de la Confession d'Augsbourg aux pasteurs de son ressort..., par Silbermann, secrétaire général, Strasbourg, août 1808. Cf. Médard Barth, op. cit., p. 261-269. — Arch, nat., F19 5596. 36. Vallée de la Doire Ripaire, sept. 1808, Acad. Médecine, dossier Pô. 37. Arch. nat. F8 102 ; F» 1083. , 102 Y.-M. BERCÉ i Enfin certains prêtres se découvraient une vocation et consacraient tout leur temps à la vaccination. Ainsi M. Meunier, ancien chartreux, devenu curé de Marolles, près de Bar-sur-Seine, qui opérait sur des centaines d'enfants et ne cessait même pas ses opérations pendant Tannée 1814, alors que les médecins n'osaient plus s'aventurer sur les routes 88. Ainsi surtout M. Cochin, curé de Mottereau^ canton de Brou, en Eure-et-Loir.;. « Dès 1803, entendant parler des bienfaits de la vaccination en faveur de l'humanité, voyant que personne ne s'en occupait dans mon canton, pénétré d'un vif sentiment de douleur des ravages affreux que faisait la petite vérole, je formai le projet d'arrêter ce fléau en lui imposant le vaccin. Je n'eus pas de peine à déterminer tous mes habitants, à faire inoculer les enfants. Je ne répétai pas cette opération beaucoup d'années sur les nouveaux-nés sans qu'on en connût les effets bienfaisants en ce que les limites de cette commune devinrent des barrières insurmontables à cette épidémie ». De 1803 à 1834, date de son compte rendu, il se flattait d'avoir inoculé près de 20 000 sujets sur dix-huit communes du pays chartrain *•. Ces anecdotes facilement multipliables pourraient faire imaginer une propagation régulière et une protection très étendue et efficace. En fait, les enthousiasme» vacciniques étaient parfois sans lendemains et le zèle même de vaccinateurs trop improvisés se transformait en maladresses meurtrières. Plusieurs des curés jurassiens embauchés par l'évêque Le Coz n'avaient transmis que des vaccinations bâtardes, ou n'avaient pas su vérifier le cours régulier do vaccin, de sorte que quelques années plus tard, un retour épidémique venait emporter des adolescents que l'on avait crus dûment vaccinés et protégés48. < Antivaccinisme clérical ou anticléricalisme médical. . Il reste pour finir, à envisager les circonstances d'inertie, de routine ou de mauvaise volonté qui pouvaient conforter l'image si bien ancrée d'un clergé ignorant et ennemi du moindre changement. Comme pour l'argumentation théologique, les modèles avaient été fixés, au temps de l'inoculation. L'archétype remonte à Voltaire et à la lettre XI des Lettres philosophiques (1734), qu'il avait consacrée à la louange de Lady Montagu dont il avait fait l'unique propagatrice de l'inoculation apportée de Constantinople a Londres dans ses bagages d'ambassadrice curieuse d'exotisme.;. c Elle s'avisa, raconte Voltaire, de donner sans scrupule la petite vérole à un enfant dont elle était accouchée dans ce pays. Son chapelain eut beau lui dire que cette expérience n'était pas chrétienne et ne pouvait réussir 38. Marolles-lès-Bailly (cant, de Bar-sur-Seine), Àcad. Médecine, dossier Aube. 39. Journal de vaccine, 1834, p. 137-166 ; 1838, p. 354-368. 40. Plaintes des Drs Barrey, de Besançon, et Faivre, de Salins, citées par le Rapport du Comité central de vaccine pour l'année 1810. LE CLERGÉ ET LA VACCINATION 103 que chez les infidèles, le fils de Mme Wortley Montague s'en trouva à mer* veille... Un curé s'avisa de prêcher contre : il dit que Job avait été inoculé par le diable ; ce prédicateur était fait pour être capucin, il n'était guère digne d'être né en Angleterre. Le préjugé monta donc en chaire le premier et la raison n'y monta qu'ensuite : c'est la marche ordinaire de l'esprit humain »... La voie était dès lors tracée et les médecins n'étaient pas les moindres lecteurs de Voltaire. Ils étaient prêts à reconnaître dans toute entrave aux progrès de la vaccination la marque de la superstition et du fanatisme clérical. La Gazette de santé en 1834 constatait une opposition presque immanquable entre les deux intellectuels du village. « Le curé et le médecin, quand ils se rencontrent dans une même commune sont souvent les deux seuls hommes qui à titre différent exercent sur leurs compatriotes l'influence morale la plus positive... Eh bien ! tel a été le malheur des tempe et peut être aussi l'effet des calamités politiques qui affligent la patrie depuis quarante ans, que l'on compterait aujourd'hui peu de communes où le médecin et le curé n'aient planté leur bannière dans des camps opposés » tt. ' La conviction chez beaucoup de médecins de ne rencontrer que sottise et hostilité de la part du clergé était plus sensible encore quand un antagonisme religieux venait s'y ajouter. William Batt, médecin anglais, fixé à Cènes, où il joua un grand rôle dans l'accréditation du vaccin, ne cachait pas ses craintes et Bon mépris devant « la partie ignorante du clergé, peste de la société »: Louis Odier, médecin calviniste genevois, lui aussi pionnier de la vaccination, s'en prenait aux curés savoyards et valaisans qu'il rendait responsables, en 1805, des lenteurs de la diffusion de la vaccine aux portes mêmes de Genève **. Le Journal des Débats (2 germinal an X ; 23 mars 1802) publiait un plaidoyer pour la vaccine sous la forme d'un apologue narquois dû à des médecins nommés Joslé et Canolle. Le propos était nettement anticlérical. Qu'on en juge î dans certaine partie d'une Inde imaginaire, un pays aurait été coupé par une rivière profonde et infestée de crocodiles ; en la franchissant beaucoup d'habitants trouvaient la mort ou l'infirmité. Quelqu'un imagina de passer le fleuve dans des nacelles, « mais le grand lama trouva cette pratique condamna-* ble ». Un homme de génie construisit alors un pont, malgré les clameurs des nautonniers privés d'un profit et des lamas vexés dans leur magistère. A la longue, le bon sens triompha, toutes les castes se laissèrent éclairer. « Le peuple» les grands, les brames, le grand lama lui-même passèrent sur le pont », Les images sont claires ; le fleuve dangereux est la variole : les nacelles sont les inoculations et 41. Gazette de santé A l'usage des gens du monde, des curés et des bienfaiteurs des pauvres, Journal de médecine domestique, t. 2, 1834, p. 250. ■ 42. William Batt, Distinzione necessaria fra la vaccina » gli errori..*, Gènes, août 1802 (Exemplaire aux Arch, nat., F8 110). — Dénonciation de Louis Odier, 14 janv. 1805, Acad. Médecine, dossier Léman. 104 Y.-M. BERCÉ leurs nautonniers sont les inoculateurs ; les brames et le lama, c'est-àdire les prêtres et le pape, sont représentés comme des ennemis déraisonnables du progrès. L'apologue eut du succès et fut souvent copié ou cité *8. . Dans deux régions précises de l'Empire, des dénonciateurs d'une hostilité cléricale entraînaient des enquêtes et la mise en évidence de véritables zones de refus ; ce sont certaines campagnes de Belgique et certaines vallées italiennes. Les pays flamands restaient effective- ment un foyer variolique important ; le nombre des vaccinations était faible et la variole emportait parfois des centaines d'enfants à Anvers. Le préfet des Deux-Nèthes incriminait le clergé mais aussi l'opposition politique au régime français très affirmée dans tous les départements belges.* • - • « Une malheureuse opinion porte, le public à éviter tout ce qui tient aux actes de l'administration. Le public toujours aveugle et ingrat ne sera désabusé que par l'expérience ; les résultats de celle-ci toujours trop longs à se . développer donneront encore le temps à la petite vérole de moissonner nombre de victimes » (Anvers, 29 mars 1808). Il avait sollicité en vain la collaboration de l'archevêque de Malines. C'était un vieux prélat français, Jean Armand de Roquelaure (17211818), qui avait été évêque de Sentis, aumônier de Louis XV, conseil er d'État et académicien. Il n'avait ni juré, ni émigré et avait dès la fin de la Terreur repris plus ou moins clandestinement ses fonctions à Sentis. Bonaparte l'avait imposé au siège de Matines où il se savait ignoré par une grande partie de ses fidèles. Il confessait au préfet son impuissance : « Tout ce qui n'émane pas de ce peuple est rejeté impitoyablement et la voix du premier pasteur ne ferait qu'augmenter l'aversion pour ce qui déplaît, par la seule raison que c'est du nouveau » (Malines, 23 mai 1807). En 1808, le malheureux archevêque apprit sa démission par les journaux et son remplacement par l'évêque de Poitiers, Dominique de Pradt, qui, à vrai dire, obtint encore moins d'audience que lui **. .. Un refus comparable se rencontrait dans le Val d'Aoste, formant le département de la Doire, chef-lieu Ivrée. En 1807, il y avait eu moins de vaccinations (828) que de cas de variole (979) ; 173 enfants en étaient morts. On citait une dizaine de prêtres prêchant la défiance vis-à-vis de la vaccination, en dépit des lettres pastorales clairement favorables de l'évêque d' Ivrée.,, - , r « 43. Texte reproduit dans B.-P. Despeaux, Instruction sur la vaccine, A l'usage des ecclésiastiques, des Sœurs de la Charité, des propriétaires et des habitants des campagnes du département de l'Oise. Suivie de quelques observations sur la clavelée . des moutons, Paris, 1808. ■ 44. Lettre de Desmousseaux, préfet de l'Ourthe (ch.-l. Liège) à l'évêque de Liège, s.d., avant mai 1806. — Lettre de l'archevêque de Malines au préfet des Deux-Nèthes (ch.-l. Anvers), Malines, 23 mai 1807. — Lettre du préfet Cochon . au ministre de l'Intérieur, Anvers, 29 mars 1808 (Arch, nat., F8 118). ^ LE CLERGÉ ET LA VACCINATION 105 « Un curé qui se met en avant pour nous seconder, écrivait le préfet en octobre 1808, est un jacobin aux yeux de tous les autres. Ils affectent même de déclarer que tous les mandements supposent des restrictions mentales, au moyen desquelles ils se croient autorisés à ne regarder les ordres de leurs supérieurs que comme de vaines formalités dont ceux-ci ne peuvent se dispenser s46. . En Flandre, comme dans le Val d'Aoste, l'opposition s'adresse moins à la vaccine en particulier qu'à tout ce qui est imposé par l'occupant français. La vaccination est confondue dans un détestable conglomérat qui comprend la conscription, les droits réunis et les persécutions de religieux. L'animosité ne résulte pas de l'innovation médicale elle-même, mais de l'identité de ses avocats, les maires désignés par les Français, les gendarmes chassant les réfractaires, et les médecins francs-maçons qui soutiennent un régime détesté. Pareillement dans les pays musulmans quelques décennies plus tard, en Egypte, en Algérie, on verra des villages entiers cacher leurs enfants ou s'enfuir à l'approche des médecins vaccinateurs. On les croyait chargés de recenser les enfants pour les envoyer à l'armée ou pour asseoir un nouvel impôt 4*. En Russie, la vaccination se heurtait dès 1811 aux résistances de certaines sectes des Vieux Croyants qui refusaient tout emploi de médicament et tout recours à un médecin 47. Dans chacune de ces circonstances, les autorités renonçaient à employer la force et s'en remettaient au temps pour une disparition des préventions. En dépit des accusations proférées ici ou là par des officiers de santé ou des médecins, des cas de résistances caractérisées provoquées par le clergé s'avèrent en définitive très rares. Le plus grand ennemi des vaccinateurs n'était pas les préjugés et les superstitions, comme ils aimaient à le déclarer dans un stéréotype persistant, mais, tout simplement, l'inertie et l'indolence qui, en dehors des retours épidémiques, faisaient oublier aux parents les menaces du péril variolique. Pour la génération enthousiaste des premières années du xixe siècle, la vaccination représentait un enjeu merveilleux. Il y avait, ici et maintenant, la possibilité, grâce aux lumières de la science, d'effacer du monde un fléau dont on pouvait voir dans chaque famille les effets épouvantables. L'insatisfaction et l'irritation s'exaspéraient quand, en dépit des efforts et des espérances, l'adhésion populaire, que l'on avait cru évidente, se faisait attendre. On était tenté d'incriminer une oppo45. LettreB du préfet de la Doire (ch.-l. Ivrée) à l'évêque d'Ivrée, 9 sept. 1808 ; au ministre de l'Intérieur, 9 oct. 1808. — Lettre du ministre au préfet, Paris, 30 nov. 1809 (Arch, nat., F1 106 ; F" 5596). 46. « Notes sur la vaccination en Egypte... », par Chadefau, chirurgien en chef de l'hôpital militaire d'instruction, Le Caire, 2 oct. 1843 (Acad. Médecine). — Y. Turin, Changements culturels dans l'Algérie coloniale, 1830-1880, Paris, 1971, cf. p. 337-374. 47. J. Baron, op. cit., t. 2, p. 183-187. - 106 Y.-M. BERCÉ , sition incarnée, des doctrinaires antivacciniques, des suppôts de l'obscurantisme, que l'on aurait pu défier et terrasser. Il fallait s'inventer un ennemi ; le clergé et la religion auraient pu être les boucs émissaires les plus commodes. Au lieu de cela, les médecins ne trouvaient en face d'eux que le silence et la négligence, la résignation et l'indifférence. Pour dépasser ces obstacles apparemment insurmontables, le clergé offrait dans l'état de société de ce temps le meilleur vecteur culturel. C'est ce qu'avaient compris les plus clairvoyants des politiques et des hygiénistes. Du haut en bas de sa hiérarchie, le clergé manifestait les mêmes croyances et attitudes en face de l'innovation que la société globale. Il reflétait tout simplement les illusions ou les espérances de l'époque où il vivait. Yves-Marie Bercé. Université de Reims.