Sermon sur l’état religieux

par S. Exc. Mgr Marcel Lefebvre

27 avril 1981

à l’occasion d’une profession religieuse de père Innocent-Marie OP dans l’église du couvent de la Haye-aux-Bonshommes.

Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il. Mes bien chers amis, mes bien chers frères,

C’est avec une grande joie, une grande satisfaction, que nous nous trouvons aujourd’hui en cette église afin d’assister et de soutenir la résurrection – si l’on peut dire – de l’Ordre dominicain en notre pays de France.

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Nous sommes bien obligés de constater – sans pour autant nous répandre en critiques amères – mais de constater, tout simplement, les faits : ce sont des personnes autorisées qui nous disent que les ordres religieux aujourd’hui sont hélas en pleine autodestruction, en pleine décadence. Pourquoi ? Particulièrement parce qu’ils ont abandonné les bases et les fondements mêmes de ce qui faisait la prospérité de leurs ordres. La grâce particulière des fondateurs comme saint Dominique, saint François d’Assise et saint Benoît, avait permis que fussent rédigées des constitutions, des statuts, des lois, qui fondaient ces ordres sur une sainteté particulière dans l’Église. Or depuis – il faut le dire – depuis le concile Vatican II, les chapitres généraux qui ont été demandés par le Saint-Siège afin de faire la mise à jour, comme on l’a dit, l’aggiornamento, de ces constitutions, de ces ordres religieux, ont produit tout simplement la ruine de ces constitutions, un changement tellement profond dans l’esprit de ces ordres et de ces congrégations, que nous assistons actuellement à leur ruine et à leur disparition.

Devant l’état vraiment douloureux de ces ordres religieux et de la situation dans laquelle se trouve l’Église aujourd’hui, faut-il tout simplement rester silencieux et inactifs ? Ou, au contraire, ceux qui ont conscience de cette destruction, de cette disparition des œuvres de sainteté dans l’Église, n’ont-ils pas le devoir de conserver et de faire renaître ce qui a été la gloire de l’Église, et ce qui est une preuve de la note principale de l’Église : la sainteté ?

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Je crois qu’on peut dire en vérité que l’Église catholique sans les ordres religieux, sans ces professions religieuses, ne serait plus l’Église catholique. La manifestation qui s’est produite, aussitôt la mort de Notre-Seigneur lui même, de ces personnes voulant se consacrer d’une manière totale à Notre-Seigneur Jésus-Christ, s’éloignant du monde et n’ayant plus comme désir que de contempler et méditer les choses célestes, les choses durables, les choses éternelles, au lieu de s’attacher aux choses éphémères et caduques de ce monde qui passe, manifeste précisément la sainteté de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Les ermites ont été nombreux qui ont peuplé des déserts, ermites qui ont été saisis par l’esprit de Notre-Seigneur Jésus-Christ et se sont éloignés du monde.

Et puis sont venus les cénobites, particulièrement avec saint Benoît qui a répandu dans le monde ces monastères dont nous voyons aujourd’hui encore les vestiges si admirables dans tous les pays d’Europe : si l’on marque sur une carte de l’Europe les monastères bénédictins, puis plus tard les monastères cisterciens, on verra que l’Europe était couverte de ces monastères, manifestant ainsi que beaucoup d’âmes étaient captivées par Notre-Seigneur Jésus-Christ, attirées par Notre-Seigneur Jésus-Christ à vivre dans l’union à Notre-Seigneur pour mieux se dévouer au service des âmes et au service de l’Église, âmes contemplatives qui s’enferment pour toujours jusqu’à leur dernier soupir dans les cloÎtres, dans les monastères, afin de méditer la charité de NotreSeigneur Jésus-Christ, sa croix, sa sainte passion, et vivre dans une vie de privation, de pénitence, pour mieux aimer Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour que la charité de NotreSeigneur Jésus-Christ soit davantage en eux.

Sans doute, ces congrégations contemplatives n’ont pas pour but l’apostolat extérieur, mais leur apostolat n’était pas moins efficace : l’exemple, le seul exemple de ces personnes s’enfermant pour toute leur vie dans les cloîtres et dans les monastères pour vivre en union avec Notre-Seigneur Jésus-Christ était un exemple magnifique pour les chrétiens dans le monde, et cela les encourageait à vivre eux aussi, dans d’autres situations, avec Notre-Seigneur Jésus-Christ et à la suite de Notre-Seigneur.

Et puis sont venus des ordres qu’on a appelés mixtes, en ce sens qu’ils avaient à la fois une partie de leur vie consacrée à la contemplation et une partie de leur vie consacrée à l’apostolat. Et ce furent particulièrement saint Dominique et saint François qui réalisèrent ces sociétés, ces ordres qui s’adonnent à la fois à l’étude, à la prière, à l’Office religieux, à l’Office liturgique, et qui vont également prêchant l’Évangile, attirant à NotreSeigneur Jésus-Christ les foules de ceux qui, si facilement, s’en éloignent, attirées par les mirages de ce monde, attirées par les plaisirs et les voluptés de ce pauvre monde.

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Et c’est pourquoi ces religieux font les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, afin d’enlever tous les obstacles qui peuvent être sur leur chemin et qui les empêcheraient d’être attachés profondément et totalement à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Car ce n’est pas seulement pour manifester un esprit de pénitence et un esprit de renoncement au monde qu’ils prononcent ces vœux – vœux qui peuvent apparaître aux yeux du monde une folie, surtout à ceux qui ne croient pas à Notre-Seigneur JésusChrist. Aux païens – gentibus stultitia, disait saint Paul – la croix de Notre-Seigneur, pour ceux qui ne croient pas, est une folie. Pro Judaeis scandalum : pour les juifs, c’était un scandale que cette croix à laquelle était attaché leur Messie, leur Roi – ce n’est pas possible ! Pro credentibus autem, sapientia Dei : pour ceux qui croient, c’est la sagesse de Dieu. Oui, c’est la sagesse que d’enlever dans son cœur tout ce qui peut être un obstacle à l’amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ et, pour les âmes qui veulent se consacrer à Notre-Seigneur, de le faire d’une manière officielle, publique, dans l’Église, devant l’Église ; et c’est pourquoi sont religieux dans l’Église ceux qui prononcent devant l’Église les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance.

Vœu de pauvreté : qui les éloigne de ces biens terrestres qui, si facilement, peuvent procurer des joies défendues et nous attirer dans le péché.

Vœu de chasteté : parce qu’ils veulent que leur cœur soit sans partage. Oh ! certes, on peut se sanctifier dans les voies du mariage, et que d’âmes se sont sanctifiées, se sont unies à Notre-Seigneur Jésus-Christ ! Mais il faut reconnaître qu’il y a aussi des occasions, malheureusement, de s’éloigner de Notre-Seigneur Jésus-Christ peut-être plus fréquentes, plus faciles que pour ceux qui vivent justement éloignés des plaisirs de la chair et qui renoncent à fonder un foyer ici-bas. C’est d’ailleurs l’honneur des familles chrétiennes de donner leurs enfants à Dieu : il n’y a pas de grâce plus grande pour un foyer chrétien que d’avoir un religieux, une religieuse, un prêtre dans son foyer !

Puis, vœu d’obéissance, qui est peut-être le plus difficile à accomplir : il est peutêtre plus facile d’abandonner les biens de ce monde, de ne pas fonder de foyer en ce monde, que d’abandonner sa propre volonté. Ne plus être libre, être dans les mains d’un supérieur qui vous indiquera la voie de Dieu qui est à suivre tout au cours de son existence, cela est bien difficile. Et pourtant, c’est ce que fait le religieux : il remet en quelque sorte sa volonté entre les mains de son supérieur de telle manière que son supérieur dispose de lui pour son apostolat, pour les fonctions, les charges qu’il aura à remplir.

Voilà ce qu’est le religieux devant l’Église. Mais, encore une fois, ces vœux qui peuvent apparaître austères – abandonner toute disposition d’argent, abandonner les joies de fonder un foyer, abandonner sa propre volonté, n’est-ce pas là très austère, et une vie de pénitence très insupportable ? – Eh bien non ! Quand ces renoncements, quand cette abnégation est faite pour se donner à Notre-Seigneur Jésus-Christ, alors, au contraire, c’est une joie profonde et une consolation que les religieux éprouvent d’une manière intime et profonde à l’intérieur de leurs âmes. Si Dieu est venu parmi nous, s’il a voulu s’incarner, s’il a voulu vivre parmi nous et donner tout son sang et sa vie pour la rédemption de nos âmes, celui qui est Dieu donne aux âmes qui se donnent à lui des consolations et des grâces extraordinaires.

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Ainsi, dans quelques instants, bien cher ami, vous allez prononcer ces vœux de religion dans des circonstances d’ailleurs tout à fait particulières. Il est vrai que je n’ai pas reçu de délégation spéciale du Supérieur général de l’Ordre des dominicains pour recevoir ces vœux que vous allez prononcer, et que, par conséquent, on peut dire que ces vœux au regard de l’Église ne sont pas des vœux publics, mais des vœux privés. Mais faut-il, comme même certains de nos amis l’avaient conseillé, y renoncer ? Renoncer à faire renaître la vie dominicaine dans des âmes qui désirent suivre la voie de saint Dominique ? Je ne le pense pas. Et je crois que, comme d’ailleurs l’ont dit certains de nos amis qui sont à Rome et bien placés dans les Congrégations romaines : « Si vous ne suivez pas la lettre du Droit, vous en suivez les lois fondamentales. » En effet, la législation de l’Église a, dans ses principes, d’être faite tout entière pour le salut des âmes : prima lex, salus animarum, la première loi dans l’Église, c’est le salut des âmes.

Alors, dans certaines circonstances, circonstances historiques qui ne dépendent pas de nous, dont nous sommes seulement les témoins, témoins effarés, témoins stupéfaits, douloureusement surpris, nous avons le devoir de pourvoir au salut des âmes. Et cela c’est le devoir de tout prêtre, de tout évêque. Et c’est pourquoi, si dans ces circonstances la lettre de la loi est contre nous, les lois fondamentales du Droit sont pour nous. Parce que, comme je vous le disais il y a un instant, l’Église ne peut pas se passer d’ordres religieux ! L’Église ne peut pas se passer du témoignage de sa sainteté. L’Église ne serait plus sainte, s’il n’y avait pas des âmes qui se consacraient à Dieu d’une manière définitive. S’il n’y avait plus de carmels, s’il n’y avait plus de bénédictins, s’il n’y avait plus de dominicains, plus de jésuites, plus d’ordres religieux, eh bien, l’Église ne manifesterait plus sa sainteté. Or c’est une note essentielle de l’Église. Et c’est celle qui est la plus convaincante ; pour les âmes simples, c’est la sainteté de l’Église qui est plus importante que toutes les autres notes et qui est plus apparente, et plus attrayante. Les âmes simples sont convaincues par cette sainteté qui se manifeste dans les âmes qui se consacrent à Dieu.

Alors nous pensons qu’il est tout à fait légitime, mes chers amis, que vous vous réunissiez ici, et que vous demandiez à saint Dominique de vous donner la grâce de son Ordre, en suivant ses principes, les principes que saint Dominique a mis dans ses constitutions, afin de rendre à l’Ordre de saint Dominique sa véritable sainteté et le véritable but pour lequel saint Dominique l’a fondé.

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Et quel est ce but, en quelques mots ? Je pense c’est saint Thomas d’Aquin, fils de saint Dominique, qui l’a le mieux défini : Contemplata aliis tradere, communiquer aux autres l’objet de votre contemplation, c’est-à-dire l’objet de vos études, l’objet de vos méditations, l’objet de vos prières, l’objet de vos oraisons ; tout ce que le bon Dieu vous inspire par cette prière, par cette étude, le manifester aux autres ; prêcher l’Évangile, aller prêcher Notre-Seigneur Jésus-Christ ! Cet amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui enflammera votre cœur et votre âme comme l’âme de saint François et de saint Dominique, eh bien, vous irez le répandre dans le monde. Et ces grâces qui seront répandues dans le monde fructifieront dans les âmes. Voilà ce que vous ferez, voilà ce que sera votre programme, si bien défini par saint Thomas d’Aquin.

Alors nous souhaitons vivement que vous repreniez ce flambeau de tous les ancêtres, de tous les saints qui ont suivi saint Dominique ; et que l’Église dans quelques années, peut-être bientôt, se réjouira, vous félicitera. Et vous le savez bien vous-même, vous avez déjà rencontré des pères dominicains qui, de-ci de-là, désolés de voir leur Ordre se détruire lui-même, vous encouragent et vous disent : « Vous avez raison, continuez, tenez bon ! »

Eh bien ! je suis persuadé que la grâce du bon Dieu aussi sera avec vous, et que les vocations viendront, et cette maison connaîtra une réelle prospérité, et qu’elle sera un rayonnement non seulement pour cette région, mais pour toute la France. Que votre exemple, que votre prédication, prédication qui a converti des millions et des millions d’infidèles… Lorsqu’on songe à ce que les enfants de saint Dominique ont fait en Amérique du Sud par exemple, c’est admirable ! Avec les enfants de saint François, ce sont eux qui ont converti tous les pays d’Amérique du Sud. Étant encore au Mexique au mois de janvier dernier, j’ai pu constater : [il y a] des couvents de dominicains et des couvents de franciscains partout sur cette terre. Malgré les persécutions qui ont sévi depuis cinquante ans dans ce pauvre pays du Mexique – on a démoli les couvents, tué les prêtres, les religieux et les religieuses, chassé les congrégations –, on voit encore des vestiges admirables de cette présence : ce sont eux qui ont converti ces populations païennes.

Alors, puisque nous sommes dans un temps où il faut de nouveau convertir, eh bien ! vous serez ces apôtres, apôtres à la fois des grands et des petits, vous irez porter cette grâce de l’Évangile qui refera de notre France une France chrétienne !

Nous le demanderons aujourd’hui, n’est-ce pas, mes bien chers frères, d’une manière toute particulière au cours de cette sainte messe, tous ensemble et vous tous ici réunis, nous demanderons que saint Dominique vienne dans cette maison, et qu’il y précède la sainte Vierge Marie, Vierge Marie en qui il a eu tant de dévotion, lui qui a répandu d’une manière si fervente la pratique du Rosaire. Vous serez aussi des dévots de la Vierge Marie ! Elle vous protègera et vous aidera dans votre prédication pour le plus grand bien des âmes et pour la plus grande gloire de l’Église.

Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il.


Sel de la terre n°26, printemps 2001, pp. 36-42