LE CHANT D’AMOUR SOURCES CHRÉTIENNES Directeurs-fondateurs : H. de Lubac, s. j., et J. Daniilou, s. j. Directeur : C. Mondtserl, s. j. No 168 Série de» Textes Monastiques d'Ocoident, n° XXXI1 RICHARD ROLLE LE CHANT D’AMOUR (Melos Amoris) Texte latin de l’éditton E. J. F Arnould INTRODUC 1 ION ET NOTES PAR François VANDENBKbUCKE, o. s. b. TRADUCTION PAR les Moniales de Wisques Tome 1 (Ch. 1-32) LES ÉDITIONS DU CERF, 29, Bn de Latour-Maubourg, PARIS 1971 B£ ίο .56 Ήε. /(,% N U!IL OBSTAT IMPRIMI POTEST : Wiciact, die 25 martii 1968 t ft. Joannes Prou Abbas S. Petri de Solcsmis Sup. gen. Congr. Galliae O. S. B. Lovami, die 6 mardi 1968 Balduinus de Bie Prior-adm. Abbatiae Reginae Coeli. IMPRIMATUR : Lyon, le 5 février 1971 Paul Bony. c. d. © Les Éditions du Cerf, 1971 A la mémoire de Dom Pierre Doyère. TABLE DES MATIÈRES TOME I Avant-propos................................................................. 13 Avertissement............................................................... 18 INTRODUCTION I. L’auteur : Richard Rolle................................... La vie................................................................ Rolle et l’érémitisme en Angleterre............. Les écrits.......................................................... 19 19 34 37 II. Le Melos Amoris. Problèmes critiques............ Le Litre.............................................................. Les manuscrits................................................. L’édition Arnould et la nôtre........................ La date du M.A.............................................. Les sources du M.A........................................ 41 41 41 44 44 45 III. La structure littéraire du Melos Amoris......... Les cinquante-huit chapitres......................... Les deux parties.............................................. Les o unités » et les « témoignages ».............. Le plan.............................................................. Structure des unités........................................ 47 47 47 48 49 51 IV. Les procédés littéraires du Melos Amoris....... Poème en prose............................................... L’allitération.................................................... 53 53 54 10 TABLE DES MATIÈRES Le vocabulaire................................................. Les citations scripturaires.............................. Les thèmes et leur structure......................... V. La psychologie de Rollc d’après le Melos Amoris.............. Comment Rolle se désigne.............................. Les traits dominants de son caractère......... Aspects positifs............................................... Aspects négatifs............................................... VI. L’expérience contemplative d’après le Melos Amoris.............. Le thème du pèlerinage spirituel.................. Les thèmes « psychologiques »....................... VIL Vers un essai d'interprétation du Melos Amoris par Rolle lui-même.............. Principes de l’édition-traduction .................................. TEXTE ET TRADUCTION Prélude: le dessein de Richard Rolle (1).................... Première partie: Le pèlerinage spirituel (2-55)........... I. L’appel à la vie mystique (2-7).............. a. La vocation (2-5a)...................................... b. Le don du «chant» (5b-6)......................... c. Les contradictions (7)............................... IL L’excellence de la vie contemplative (8-13)-·· a. La primauté des biens spirituels (8)....... b. Bienheureux les pauvres (9)..................... c. La voie du châtiment (10)........................ d. La voie des élus (11-13)............................ TABLE DES MATIÈRES 11 III. Les purifications de l’âme contemplative (14). 199 IV. L’action divine dans l’âme purifiée (15-17)... 211 Témoignage I. L'ermite justifie sa conduite (18-20)............................................................... 237 a. Sa conduite est droite (18-19)............. 237 b. Le jugement du Christ lui sera favo­ rable (20).................................................. 249 V. L’amour du Christ, vainqueur de l’amour charnel (21-23)................................................ 259 a. L'amour charnel (21-22)............................ 259 b. L’amour divin, maître du cœur de Rollc (23)................................................................ 277 VI. Blessure, combat et victoire (24-32)........ .. 283 a. La blessure d'amour (24-28)..................... 283 b. Le combat contre Satan (29-30a)............ 327 c. La victoire du Christ par la Croix (30b32)................................................................. 341 TOME II Témoignage II. Appel de Rollc à la conver­ sion, sur le modèle de la sienne (33-35).. 9 VIL Le paradoxe de la vie mystique (36-43).......... a. Le soleil brûlant (36-39)............................ b. L’ombre bienfaisante (40-43).................... 35 35 77 VIII. Le chant sublime ou «mclos » (44-46)............. 113 Témoignage III. Grandeur de la solitude (47-49)............................................................... a. Supériorité de la vie solitaire (47)....... b. Délices de la vie au désert (48-49).... 137 137 153 TABLE DES MATIERES 12 IX. L’amour parfait (50-52)..................................... 179 Épilogue. La langueur de l'attente (53-55) 213 Deuxième parité : Au terme : gloire et jugement (56-58). I. Le rassemblement des élus (56)........................ II. Le jugement final (57)........................................ III. Le châtiment de l’enfer (58)............................. 24 24 24 26 APPENDICES I. Table des thèmes................................................ 2' II. Tabledes équivalences....................................... 3* III. Table des citations.............................................. 3: IV. Table des prières................................................. 34 Table des matières 34 AVANT-PROPOS Dans la littérature spirituelle du xiv® siècle, il est sans doute peu d’écrits aussi originaux que le Melos Amoris, ou Chant d'amour, de l’ermite fameux de Hampole, l’anglais Richard Rolle (t 1349). C’est ce traité qui est publié ici sur la base du manuscrit conservé à Dublin : ce texte a été reconstitué et édité tout récemment, en 1957, par M. E. J. F. Arnould1. Nous y joignons un essai de traduc­ tion française. Essai, disons-nous, tellement l’originalité de Rolle se laisse libre cours dans ces pages denses, jusque dans des procédés littéraires qui sont proprement intra­ duisibles, et dans un vocabulaire d’une richesse et d'une variété qu’une langue relativement pauvre comme la langue française est totalement incapable de rendre. L’originalité du Chant d'amour1 2 n’est pas uniquement d’ordre littéraire. Elle est bien plus profonde et tient à la nature même de ce que Rollc a voulu consigner par écrit. Mais la difficulté est grande au moment où l’on cherche à caractériser en peu de mots de quoi traite cet écrit déconcertant à première vue. Chant d'amour, certes, et en finale de ΓIntroduction, nous nous efforcerons, aidé 1. The Melos Amoris of Richard Rolle of Hampole, éd. E. J. F. Arnould, Oxford 1957. Dans les références au Melos Amoris que nous donnons dans ces volumes, les chiffres entre parenthèses renvoient à la page et à la ligne de l’édition Arnould, aisément repérables au cours du texte latin qui suit. 2. Nous le désignerons désormais par le siglcAf.A. (Melos Amoris), quand nous ne lui donnons pas le titre français adopté ici : Chant d'amour. 14 AVANT-PROPOS par Rolle lui-même, de cerner quelque peu ce qu'il est. Au moins, en ce début de l’avant-propos, faut-il chercher en quelle catégorie précise placer son écrit parmi les genresj littéraires habituels. Commençons par regarder ce qu’il n'est pas. On ne peut! dire que le M. A. soit un traité de la prière, comparable à ceux que l’on a vu naître en grand nombre dans la litté­ rature chrétienne depuis Origcnc. Et cependant Rolle ne cesse d’y parler de la prière, de ses conditions de progrèsJ de ses exigences. Ce n’est pas davantage, et même moins, encore, un ouvrage de théologie, encore qu’une certaine théologie de la vie contemplative, et plus généralement de la charité chrétienne, inspirée constamment des textes bibliques, soit sous-jacente à son exposé. Ce n’est pas un commentaire exégétique, encore qu’il soit assez facile dé­ grouper les chapitres du Af. A. d’après les versets scriptu­ raires (des Psaumes, du Cantique des Cantiques et de V Apocalypse) qui servent de leitmotive dans les sections ainsi délimitées. Ce n’est pas exactement un « mémorial spirituel », quoique Rolle ne se lasse jamais d’évoquer son expérience personnelle. Λ fortiori, ne peut-on voir dans le M. A. un récit autobiographique, l’« histoire d’une âme », malgré les innombrables passages qui peuvent aider le biographe de Rolle à la recherche de témoignages de première main. C’est peut-être dans les « mystères» du Moyen Age qu’il faut découvrir les points de contact les plus nets avec le Λ/. A. Ce traité peut bien se comparer à une représentation théâtrale dont le thème, comme celui des mystères, est le « drame » du salut, et dont les personnages sont bien connus depuis la Bible elle-même : Dieu Créateur, le Christ Sauveur, les anges et les démons, les bons et les mauvais, les prince» et les prélats, les moines et les prêtres, le ciel et l’enfer enfin, celui-ci surtout, personnifié comme un monstre à la gueule béante. Au milieu de cette cohue, le personnage’ principal, on oserait presque dire le « meneur de jeu », est AVANT-PROPOS 15 l’auteur lui-même, qui parle souvent à la première personne et n’hésite pas à se mettre en scène, allant de l’un à l’autre, tantôt évitant les séductions coupables, tantôt cédant aux charmes du « chant d’amour ». Plus d’une fois, en dépit des expressions colorées qui jaillissent sous sa plume, la monotonie de ses monologues interminables risque de lasser quelque peu. Ceux-ci cependant servent une thèse, et cette thèse donne une vision des étapes spirituelles vécues par le chrétien appelé à la vie mystique, étapes qui s’insèrent dans le drame cosmique que la Bible décrit, depuis la création et la chute jusqu’à la restauration dans le Christ et son second avènement en gloire. A cet égard, 1’ermite Rolle prend une place de choix parmi les représentants du monachisme médiéval qui ont médité inlassablement sur cette vision biblique de la vie humaine dont le devenir historique forme la trame des Livres saints : on sait que les moines, surtout à partir du xi® siècle, n’ont pas eu d'autre conception de l’histoire humaine, ni d’autre idée de leur propre itinéraire spirituel que celle-là. Cet itinéraire n’est pour eux qu’un cas de l'immense drame commencé à la création et à la chute et dont, depuis le Christ, les fidèles vivent les progrès dans l'espérance de la victoire1. C'est ainsi que le M. A. pourrait être considéré comme une sorte de « traité du progrès spirituel », à la condition de retenir qu’il est le témoignage autobiographique d’un moine à la vocation charismatique, qu’à cet effet Rolle procède par thèmes inspirés de versets scripturaires et qu’en même temps il livre une sorte de théologie de la prière contemplative. 1. Sur cello vision de la vie humaine, voir La morale monastique du XI· au XVI· siicle (Analecta Mediaeualia Namurcensia, 20), Louvain-Lille 1966, lre partie, «Perspectives générales», p. 11-29. 16 AVANT-PROPOS Le tout n’est pas sans un mode poétique très particulier L’auteur excelle à manier l’allitération, ce procédé littéraire consistant à choisir, pour une phrase donnée, des mots commençant tous par la même consonne ou la mêm< voyelle. Comme toute loi prosodique, les exigences di procédé gênent parfois l’expression, et parfois la serven magnifiquement. Que ce soient des réussites, ou de pauvre jongleries, Rolle se révcle virtuose dans le maniement d cet artifice, tellement qu’il stupéfie son lecteur, quand il ne le lasse pas! Mais le caractère poétique du Μ. Λ. s découvre en une profondeur moins exclusivement littéraire Rolle orchestre une action qui en un sens est unique. Pou la décrire, il passe d’un thème à l’autre avec une aisanc extrême, tout comme d’une image ou d’un vocabulaire à l’autre (par exemple les vocabulaires « auditif », « visuel i « olfactif », « amoureux »). On songe parfois aux séquence du cinéma moderne, procédé si séduisant pour tant d romanciers d’aujourd’hui. Le drame médiéval connaissait aussi ce type littéraire et, deux siècles après Rollc, la tra gédie shakespearienne l’exploitera extraordinairement. Cc( ne veut pas dire que Rollc ait voulu écrire un scénario d « mystère », ni même qu’il ait eu conscience de sa parent littéraire avec ce genre, mais seulement qu’en nous référas à celui-ci, nous pouvons prendre une meilleure intelligent de cette œuvre vivante et confuse, et entrevoir les dimen sions bibliques essentielles de ce « drame » en petit qu'es le progrès spirituel de toute âme profonde, défini pa Rolle d’une manière très personnelle. L’édition et la traduction présentées ici ont des origine encore récentes. Le Chant d’amour avait été révélé en 195' par l’édition Arnould déjà citée1. Mais il fallut des ren 1. Ce fut. le bénéfice d’une recension qui fut faite, dès 1958, dani le Bulletin de Théologie ancienne et médiévale (t. VIII, n. 849), de not AVANT-PROPOS 17 contres répétées avec Dom Pierre Doyère, alors prieur de l’abbaye bénédictine de Wisqucs, pour nous sentir encou­ ragés dans le labeur ingrat de la traduction française de cet écrit, sans doute unique en son genre dans la littérature monastique du Moyen Age. Nous savons les titres de Dom Doyère à recevoir l’hommage de ce volume auquel il s’était intéressé vivement, mais son décès, le 18 mars 1966, l'a empêché d’en voir l’achèvement1. taire connaître cet écrit. Dans La spiritualité du moyen âge (Paris 1961, p. 500-502), l’importance du M.A. avait été soulignée aussi, mais trop sommairement. 1. Voir ses articles sur l’érémitisme en Occident dons le Diction­ naire de Spiritualité et, sur les ermites en général, dans le Dictionnaire de Droit Canonique. AVERTISSEMENT L’ensemble du travail est le résultat d’une étroite collaboration entre les traductrices et l'auteur de l’intro­ duction, si bien qu'aucune partie de cette édition-traduction ne peut être attribuée exclusivement ù l'un ou aux autres. Les traductrices cependant ont poursuivi l’exploration ébauchée par M. Arnould en son édition critique du MeZo Amoris : celle des citations scripturaires. Elles ont réuni en outre le matériel documentaire qui est à la base de la Table des thèmes et de la Table des équivalences. De son côté, l’auteur de l'introduction a tenu compte d’obser­ vations, orales et écrites, de Dom Doycre. En particulier il lui doit une première esquisse du plan qu'on trouve aux pages 49-51. C’est lui qui fit la découverte fondamentale qui permit ultérieurement de mettre au point ce plan la structure du Melos Amoris, dans sa première partie, est faite d’un certain nombre d’« unités », ouvertes chacune par une citation scripturaire, et interrompue trois fois par les chapitres que nous avons appelés « Témoignages ». INTRODUCTION I. L’AUTEUR : RICHARD ROLLE On ne sait, pas grand-chose de la jeüvle nesse de Richard Rolle, pas plus d’ail­ leurs que des étapes ultérieures de sa vie. Une série de lectures pour un office destiné à célébrer son culte se lisent en appendice au York Breviary : c’est la seule biographie médiévale qu’il soit possible à l’historien moderne de consulter1. D'après ce récit, qui doit être lu avec grande prudence, « Richard naît à Tornton Dale, près de Pickering, dans le diocèse d’York » ; ce qui se situerait sans doute quelques années avant 1300. Il étudie avec succès à ΓUniversité d’Oxford, ayant comme maître Thomas de Neville, qui sera plus tard archidiacre de Durham. Il n’est pas dit qu’il prend des grades, mais qu’« il cherche à se pénétrer des doctrines théologiques renfermées dans la Sainte Écriture plutôt qu’à se former aux sciences naturelles et profanes ». Ce dernier trait peut répondre parfaitement à la réalité historique, car ses écrits — et notamment le M. A. — attestent bien la même chose : ils le montrent 1. Éd. The York Breuiary (éd. F. Proctor, dans Surtees Society, vol. 75, II, 1882), app. V ; trad, par F. Comper dans The Fire of Loue (Londres 1914), p. xlv-lviii ; par H. E. Allen, Writings Ascribed to Bichard Bolte... (voir p. 21, n. 3), p. 55-61 ; par M. Noetinger, O.S.B. (partiellement), dans Le feu de l'amour (Tours 1928), p. v-vm ; et par d’autres biographes, éditeurs ou traducteurs de Rolle. La meilleure biographie de Rolle est sans doute celle de F. Comper, The Life of Richard Rolle, together with an Edition of his Lyrics, Londres 1928. Voir aussi N. Marzac, R. R. de Hampole (1300-1346). Vie et œuvres, suivies du · Tractatus super Apocalypsim ». Texte critique avec introduction et commentaire, Paris 1968. 20 INTRODUCTION profondément déçu par toute science qui ne serait pai celle de l’amour du Christ. 11 quitte Oxford « à l’âge de dix-neuf ans environ » Ce retour est un tournant décisif : Richard rompt avec h passé, abandonne la maison paternelle et revêt la bun d’ermite, avec la complicité de sa sœur, quelque pet abusée il est vrai, dont il se fait livrer deux robes, et « h capuchon dont leur père se sert contre la pluie ». Rolh transforme ces vêtements, selon le York Breviary, en ut accoutrement d’ermite qui stupéfie sa sœur ! Ainsi déguisé, il se rend en une église voisine, sans doub celle de Pickering, où il prend sans façon la place de h femme du connétable du château, Jean de Dalton. Reconnu par les fils de celui-ci, ses anciens condisciples à Oxford Richard n’est pas inquiété. Le lendemain, jour d( l'Assomption, il monte en chaire après l’évangile, parle el touche profondément ses auditeurs : « Rolle était l’instru· ment spécial du Saint-Esprit : il vibrait sous l’inspiratior de Celui qui, selon le texte de l’Épître aux Romains divise scs grâces comme il veut (Born. 9, 18) et inspire dei gémissements indicibles (Born. 8, 26). » Ce qui, une fois d< plus, correspond assez bien à ce qu’on sait de Rolle pai ses écrits. Mais, selon les usages du temps, le fait d’avoii ainsi prêché ne prouve nullement qu’il avait reçu aupa­ ravant les ordres sacrés. C’est dans le voisinage d( Jean de Dalton, et peut-être même dans une cellule installée en sa propre demeure, que Rolle vit alors plusieurs années, Ce que devient son existence érémitique à cette époque, nous est mal connu, du moins si nous nous en tenons au* sources étrangères et aux écrits de Rolle lui-même. Au témoignage du Breviary déjà cité, il semble que ces année furent plus paisibles que celles qui avaient suivi aussitôt la conversion. 11 aurait passé un certain temps dans k comté de Richmond (Yorkshire) ; et il fut en relation spirituelle très étroite avec une recluse d’Anderby, Marguerite Kirkby, à laquelle il adresse sa Form of Perfea L’AUTEUR 21 Living et son commentaire anglais du psautier. Les dernières années auraient été passées près du monastère des Cisterciennes de Hampole, non loin de Doncaster. C'est là qu’il meurt, le 29 septembre 1349, sans doute victime de la peste noire — black death — qui décime alors l’Angleterre et le continent. Telles sont à peu près les données fournies par les leçons biographiques de cet office préparé en vue de la canonisation de Richard. Que faut-il en retenir de certain? Répondre à cette question ne se peut sans confronter, s’il est possible, les données du York Ureuiary avec les allusions auto­ biographiques contenues dans les œuvres de Rolle lui-même. Cette confrontation a déjà été tentée plus d’une fois. Il nous suffira de rassembler ici ce qui paraît établi solidement, notamment sur la base du Λί. Λ. lui-même. Selon des témoignages qui ont fait impression sur plusieurs biographes, le jeune Richard n’aurait pas étudié seulement à Oxford, mais aussi à la Sorbonne. Cette thèse a été défendue par P. Féret1, puis reprise par Dom M. Noetinger, le traducteur du Feu de l'amour- et par Miss H. E. Allen1 23. Elle s’appuie sur le témoignage d’histo­ riographes de la Sorbonne du xvn® siècle4, dont les sources auraient attesté le passage de Rolle à Paris entre 1320 et 1326 environ. Dans cette hypothèse, il serait rentré en Angleterre ayant atteint et peut-être dépassé la trentaine ; ce qui, il faut le reconnaître, est parfaitement cohérent 1. La faculté de théologie de Paris et ses docteurs les plus célébrés, t. Ill (Paris 1896), p. 247-250. 2. Op. cil., Introduction, p. xvm-xxii; et, avant ceci, dans The Month, janvier 1926. 3. Writings Ascribed to Richard Rolle, Hermit of Hampole, and Materials for His Biography (New York-Londres 1927), p. 490-500. 4. Paris, Arsenal, '1021, 1022 et 1228. En fait, 1020, 1023, 1168, et d’autres témoignages épars en quelques manuscrits de la Biblio­ thèque Nationale de Paris, sont à verser à co dossier. 22 INTRODUCTION avec la maturité que suppose sa volonté énergique de vie érémitique, et plus encore avec la culture assez étendue que révèlent scs écrits. Cependant, M. Arnould, l'éditeur du Μ. A., a montré que cette reconstitution était totale­ ment erronée, surtout par l’examen de la principale source d’information des historiographes du xvn® siècle1 : une compilation connue sous le nom de Liber Prioris1 2, qui ne parle que d’un magister Ricardus, sans mentionner Hampolc : or ce magister, comme le montre un examen attentif des manuscrits, fut sans aucun doute Richard Fitz-Ralph, le futur archevêque d’Armagh (f 1360), resté célèbre par ses controverses avec les Frères Mineurs de son temps345. Un autre épisode aurait été une controverse entre Rolle et un évêque, peut-être le sien, celui de York. Ceci résul­ terait d’un mot du .Vf. .4. : Voici donc le jeune homme armé de zèle pour la justice, qui s’élève contre le vieillard ; l’ermite contre l’évêque et tous ceux qui, comme lui, placent le sommet de la sainteté dans les actions extérieures, si importantes soient-elles*. Ce qui, scion Miss Allen6, correspondrait à l'idée que Rolle s'était faite de l’obéissance, obligatoire à Dieu seul. Mais M. Arnould, faisant l’analyse de tout le chapitre où figure cette phrase0, constate que Rolle, scion des procédés qui rappellent ceux des écoles, y veut établir la supériorité 1. Article dans Bulletin of the John Hylands Library, t. 21 (1937).; Repris dans l'édition Citée du ΛΙ..4., p. 210-238. N. Marzac (voir p. 19, n. 1) n’est pas convaincue par les arguments de M. Arnould Elle pense aussi que Rolle fut prêtre. Mais ses arguments ne parais-; sent pas entraîner la conviction. 2. L’actuel ms. Baris Nat. lal. 16574. 3. Voir bibliographie de ccttc controverse dans La spiritualitédu moyen âge, op. cil., p. 630-631. 4. M.A., ch. 47 (147, 21-25). 5. Writings..., op. cil., p. 327-328 et 481. 6. Bulletin of the John Rylands Library, t. 23 (1939). Repris done l’édition du Μ.Λ., p. 195-209. L'AUTEUR 23 — en soi — de la vie contemplative dans la solitude sur les formes diverses de vie conventuelle et active. Le «vieillard », l’« évêque», contre lequel s’insurge l’« homme jeune », juvenis, et l’e ermite », est saint Anselme, dont l’autorité était invoquée plus haut en faveur de la vie cénobitique et auquel ce qui précède fait expressément allusion1 — et non un évêque avec lequel Rolle serait entré en conflit, et encore moins l’évoque d’York. D’ailleurs, comme il sera dit plus bas, la soumission de Rolle à la hiérarchie ecclésiastique fut indubitable, en dépit d’une certaine verdeur de langage à l’endroit des mauvais prélats. Il est assuré que, quelles qu’en aient été les circonstances concrètes, une véritable conversion traversa sa vie. Le M. A., exploré sérieusement dans ses « confessions » auto­ biographiques1 2, fournit la preuve qu’il y eut bien un retournement, dont un habit « méprisable entre tous » devint le signe3. Pas de mention explicite, dans le M. A., du sermon le jour de l’Assomption ; mais bien d’un séjour inter divites, chez des personnes riches4 ; ce qui n’alla pas sans tentations et mondanités5. La conversion paraît avoir 1. M. Arnould estime qu’il s'agit d’un passage du De similitu­ dinibus, ch. 84 ; PL 159, 655 : Similitudo inter arborem et monachum. Autre allusion à co passage dans le Commentaire du Cantique des Cantiques de Rolle ; cf. Arnould, éd. cit-, p. txx et p. 202. 2. M. Arnould a tenté cette exploration, op. cil., p. xx-xu 11 nous excusera de nous reporter au dossier qu’il a rassemble ; nous l'avons parfois complété considérablement. Avertissons ici que nous nous contenterons de citer, pour prouver chaque affirmation, un ou quelques textes caractéristiques ; d’autres seront indiqués par leurs références seulement, s'il y a lieu ; et bien d’autres références pourraient être données. 3. Ch. 32 (98, 29) et ch. 27 (80, 34 ; 81, 24). 4. Ch. 7 (20, 33) ; ch. 43 (132, 21 s.). Ceci est confirmé par un passage du Feu de l'amour, I, 15 (trad. Noctinger, p. 94). 5. Ch. 23 (67, 33 s.) ; ch. 26 (77, 31-37). Rollc affirme avoir péché (ch. 32, p. 98, 35 et 99, 4-6), mais être demeuré chaste (ch. 32, p. 99, 10 s. ; Ch. 39, p. 122, 18-36 et ch. 42, p. 131, 1-2), quoiqu’il ait été violemment tenté contre la pureté (ch. 19, p. 56, 3-6, 14-15 ; ch. 31, p. 93, 25 ; 94, 11-14 ; ch. 43, p. 133, 19-20) ; etc. 24 INTRODUCTION été soudaine1 ; elle remonte à la jeunesse de Rollc1 2 ; et il est possible que le ΛΖ. A. n’ait pas été écrit longtemps après : recenter a relhibus reversus3. Ce qui d’ailleurs est confirmé par l’allure très juvénile, et même parfois le manque de maturité dans la cohésion et l’architecture du livre, en dépit de l’extraordinaire maîtrise de la langue latine qui s’y manifeste. Rolle semble avoir été convaincu, en une première étape de sa conversion, qu’il lui suffisait de se retirer auprès de ces amis fortunés dont il vient d’être question. Mais il connaît bientôt des déceptions. L'expérience lui révèle la fragilité des amitiés humaines : « Les plus acharnés de mes détracteurs étaient ceux que j’avais cru mes amis les plus fidèles4. » Ceci explique qu'il décide de s’éloigner de ces maisons confortables. Il est possible même qu’il en ait été chassé56. Il y eut donc une seconde phase dans la conversion érémitique de Rolle : l'incident a provoqué certainement une épuration des mobiles profonds qui le poussent vers la solitude. Et quels sont ces mobiles? Rollc affirme qu’il a voulu fuir les occasions de péché, dont il n’était pas préserve dans les demeures des riches0. Mais à ce mobile négatif se 1. Ch. 24 (70, 6-8) et ch. 28 (83, 16-18). 2. Ainsi par exemple : « Adolescens hoc averti quod turbo tempo· ralis cito terminabitur... et optuli adolesccnciam meam Auctori r (ch. 32, p. 98, 20 s.). Voir autres témoignages identiques : ch. 1 (3, 10) ; ch. 3 (9, 34) ; ch. 34 (105, 25 et 34), etc. 3. Ch. 20 (58, 33). 4. Feu de. l'amour I, 15; trad. cit. p. 95. 5. < Insurrexerunt in me iniqui... ut... deiccrer a domibus [in] quibus diligebar » (ch. 39, p. 123, 14-17). Cf. ch. 52 (167, 35-37). 1 6. < Captus in cacumine canoro non sustinui sessionem cum scelfl ratis ut contaminatis consentirem in culpa » {ch. 27, p. 81, 16-18). Cf. ch. 51 (164, 28-30). L’AUTEUR 25 joint l'aspiration positive à une solitude réelle1, pour répondre à un appel divin : « La divine Majesté m’a éloigné du inonde1 2. * Par le fait qu’il embrasse la vie érémitique, Rollc se met en marge de tout groupe social. Il ne demeure meme pas, comme tant d’autres solitaires, dans le voisinage d’un monastère, et il n'éprouve pas le besoin d’une regula approuvée. H n’a plus désormais de cadre de vie bien défini, et il se voit privé des avantages de la vie en société. Il erre çà et là3. Il ne se livre à aucun travail rémunéré. Il vit de la charité d’autrui456. Il connaît la faim, le froid, la nudité®. 11 est réduit à la mendicité : les solitaires, dit-il, « demeurent mendiants, à la porte [des riches] et ceux-ci leur font porter leurs miettes0». Certes, il garde l'affection de quelques-uns7 ; mais il connaît plus souvent le mépris : «J'étais méprisé, tourné en dérision8.» Il supporte ces contrariétés pour le Christ et poursuit le chant d’amour : «J'ai rendu grâces au Christ qui m’a voulu une âme sans peur. Ah ' je me ris des moqueries, je suis heureux de n’être 1. «Virtutibus vivere volui ac in solitudine sustinere apud memotipsum deliberavi * (ch. 4, p. 12, 24-25). Cf. ch. 1 (5, 1-2) ; ch. 25 (76, 23) ; ch. 48 (155, 30). 2. Ch. 6 (16, 23). Cf. ch. 1 (3, 20-21). 3. « Quamvis corpus per plura transferat... » (ch. 4, p. 12, 32-34). Cf. p. 11, 30-34 cl ch. 48 (151, 36). •I. « Nec habeo quid accipiam si esuriero nisi quando alii erogant indigenti, et non datur michi cum voluero sed in voluntate virorum vescor» {ch. 40, p. 125, 7-13). 5. « Denique inter divites demorans, pannis putridis pene depri­ mebar et nudus nocebar quasi per morstim muscarum ; cutis quippe sine coopertorio confortabili calcabatur ; pellis mea in pulvere induta squalorem scaturizabat ; sed et estu aflligobar inter obumbra­ tos ab omnibus que optabant, ac frendebam frigore...» (Ch.7, p.20, 33-21, 2). Cf. ch. 10 (29, 26-28) ; ch. 13 (40, 13-15). 6. Ch. 46 (143, 23-25). 7. Ch. 50 (167, 25-28). 8. Ch. 27 (80, 34). Cf. ch. 23 (68, 32) ; ch. 46 (143, 21-22). 26 INTRODUCTION point loué et j’avancerais, au contraire, avec une ardeui grandissante, dans l’amour des biens éternels, si j'étaii tenu pour méprisable parmi les hommes tant que j< demeure en ce peineux pèlerinage1. » Ces dures conditions de vie, inhérentes à son étal d·Crmite-pèlerin, Rolle les a donc voulues, mais il ne les ; pas acceptées pleinement dès le début de sa conversion Plus tard, par fidélité à sa vocation, il les supporte joyeu sèment, tout comme d'ailleurs il se livre généreusement aux pratiques d’ascèse12. Au désert, Rolle mène évidemment une vie diiTérenU de celle d’un cénobite3. Sa profession d’ermite le porte par un parti pris d’humilité, à demeurer dans 1’obscurib d’une condition modeste, méprisable et misérable4. Avidi de silence et de solitude, il évite même de prendre par aux solennités liturgiques qui troubleraient son chan intérieur5. Sans cesse occupé à scruter les Écritures, il es passé maître dans cet art. 11 aurait certes la compétent requise pour prêcher, mais ce droit lui a été refusé. Ausi n’élève-t-il que rarement la voix en public : « Aux yem de tous, j’apparaîtrai comme un sagace commentateur di versets scripturaires. A force de mastiquer cette moelle ji 1. Ch. 40 (124, 30 8.). Cf. ch. 7 (21, 5-13) ; ch. 26 (76, 28) ; ch. 2 (81, 14-16); ch. 40 (125, 13-14); ch. 48 (150, 24-25). 2. * Corpus meum castigo et in servitutem redigo ne aliis predican reprobus eiWciar », dit-il (ch. 57, p. 184, 27-29), en citant saint Pat (7 Cor. 9, 27). Cf. ch. 16 (50, 20-22). Il n’est pas partisan néanmoin d’une immoderata maceratio (ch. 30, p. 90, 23). 3. «... quorum vita dissimilis est omnibus habitaculum qui cal punt inter comunes» (ch. 12, p. 36, 2-3). 4. »... digne despiciens me miserum in mundo» (ch. 24, p. 7( 33). Cf. ch. 27 (80, 36 s.) ; ch. 39 (122, 16-17). Sur le thème spernet sperni, voir art. » Fous pour le Christ », dans Did. Spirit. V, col. 763 767. 5. «... canore capti jubilo, eciam psallendum soleinpnia audiun inviti » (ch. 47, p. 145, 36-37). Cf. p. 146, 32 s. L'AUTEUR 27 me nourris délicieusement des douceurs surnaturelles. Dans ma retraite aimée, je ne suis cependant pas libre d’exprimer à loisir la joie de ma prière ; à cause de méchants envieux, je ne puis parler qu'en secret. C’est à peine si j’ai osé une fois discourir en public1. » Rolle demeure donc dans la solitude, et il entend y rester jusqu'à la mort. Il en savoure les délices1 2. S’il n'a pas de demeure terrestre, il pense volontiers au ciel sous l’image d’une maison : aula, mansio, paludum, domus, habitudo, liabilaculurn : qu’on se reporte à la Table des thèmes, au mot « maison ». Et dans cette solitude qui est sa maison à lui, tout brûlant du λ chant d’amour», il s'adonne à la contemplation, et celle-ci éveille en son âme le désir de mourir : o .Je désire donc la mort pour pouvoir être conduit au Bien-Aimé. La contemplation me met en l'esprit le désir de la mort. Elle anticipe la récompense de la patrie que nous obtiendrons un jour34 .» Ne pouvant prêcher, il cherche d’autres moyens d’exprimer son monde intérieur : ce trait révèle en lui un authen­ tique apôtre, et même un artiste, un poète de classe. 11 s'adonne donc à la rédaction d’écrits spirituels, parmi lesquels le Μ. A. lui-même, canlus charilalis*. 11 y est même poussé par le Christ5. Ce solitaire sait de quoi il parle. 11 n’a pas son égal pour enseigner à tous l’amour de Dieu et le mépris de ce qui est terrestre : « Que tous 1. Ch. 23 (68, 34-69, 5). La dernière phrase est-elle une allusion au «sermon de l’Assomption » attesté par l’ofUce du York Breviary? Nous le pensons. Voir en outre ch. 9 (26, 27-28) ; ch. 21 {61, 20) ; ch. 48 {152, 19). 2. Voir ch. 38 (117, 18-21) ; ch. 48 (150, 5 s.) ; ch. 49 (155, 35 s. et 156, 35 s.). 3. Ch. 6 (17, 9-11). L'allusion au cupio dissolvi de saint Paul est nette (Phil. 1, 23). Voir aussi ch. 5 (16, 4 s.) ; ch. 48 (154, 13-16 ; 155, 14-23). 4. Ch. 24 (71, 37 s.). Cf. ch. 5 (15, 5-7) ; ch. 46 (143, 36-37). 5. « Clanculo compellit ut scribam » (ch. 23, p. 69, 8). 1 28 INTRODUCTION apprennent à aimer leur Créateur, à abandonner vanitéa et pièges funestes, à désirer servir Dieu plutôt que les hommes, goûter les biens célestes et mépriser les chose! de la terre*. » Comme un prophète, il a reçu la mission d’inciter les pécheurs au repentir12 et d’annoncer les terribles châtiments qui les attendent s’ils demeurent dans l’impénitcnce34 . Il flagelle les vices, et surtout la cupidité et la débauche*. 11 dénonce volontiers les carences et les fautes du clergé! son ignorance et sa paresse56 7, son inconduite, son ambition et ses habitudes simoniaques®. A l’occasion, cependant, Rolle trace le portrait du bon prêtre : il faut lire ici toute la partie finale du chapitre 7T, ou celui du prédicateur idéal au chapitre 488. Quant aux moines, il flétrit leur tiédeur, et il le fait d’une manière tellement circonstanciée qu’il semble bien avoir eu uni connaissance personnelle de leurs milieux. Un long déve­ loppement du chapitre 50 leur est consacré, et le moi ni qu’on puisse dire, c’est que Rolle n’est pas tendre à leui 1. Ch. 43 (132, 34). L’allusion est nette à la poslcommunion de deuxième dimanche de l’Avent dans le missel romain (d’avanl 1970) : terrena despicere et amare coelestia. CL ch. 12 (35, 30-35) | ch. IG (48, 9-12) ; ch. 22 (66, 9-12). Mois Rolle parle raremenl en termes exprès de < mépriser ce qui est terrestre ». 11 reste que k pensée est fréquente, notamment pour tout ce qui touche à la vh sexuelle. 2. Ch. 27 (82, 10-11, 19-23) ; ch. 40 (125, 22) ; ch. 57 (184, 26-35) 3. Innombrables passages. Voir par ex. : ch. 2 (7, 25-32) ; ch. j (25, 29-34) ; ch. 11 (33, 22-30) ; ch. 33 (100 ; 30-34), etc. 4. Ici également innombrables citations : « Ve viventibus il viciis et vacuis a virtutibus I » (ch. 4, p. 13, 29-30). · Ve qui virginei violant 1 » (ch. 9, p. 27, 28). « Ve, non verentur in venero vestiri |i (ch. 37, p. 113, 12). Cf. ch. 7 (19, 19-20). 5. » Ve qui non sciunt nec addiscere cupiunt 1 » (ch. 7, p. 2Q 9-10). Cf. ch. 7 (19, 5-7); ch. 48 (152, 17-19). 6. Ch. 7 (19, 8-13, 33 s.) ; ch. 19 (57, 1-2) ; ch. 48 (153, 19-20J 7. Ch. 7 (21, 17-36). 8. Ch. 48 (154, 17-19, 21-25, 28-32). L’AUTEUR 29 endroit : « Pourquoi vivez-vous dans les monastères et non dans le siècle? » Et de citer l’Apocalypse : monastique (au moins rien ne laisse entendre, dans scs écrits, que ce contrôle existât)] et donc d'aucun supérieur hiérarchique (sinon l’évêque du lieu). De plus, l’expérience proprement contemplative estjj aux yeux de Rolle, d'une importance autrement capitale que les pratiques d’ascèse et de prière vocale sur lesquelle! VAncren Riwle s’étend longuement. 11 faut remarqué! d’ailleurs que, sur ce dernier point, Rolle se sépare égale* ment d’une autre règle pour ermites, de la lin du xine siècle I la Regula inclusorum Angliae, d’allure avant tout pratique*] Plus près de Rollc, un écrit anonyme de provenant anglaise, le Speculum inclusorum, du milieu du xiv® siècll environ, se présente de manière assez systématique. Lei motifs de la vocation recluse y sont dénombrés : possibilité de vivre la vie contemplative sans écueil iuxla libitum désir de la pénitence, fuite des occasions de péché, en dépil des dangers inhérents à cette forme de vie. Ici, l'aspeq contemplatif de cette vie est mis en un meilleur relief qu< dans l'/zicren Riwle et rejoint les idées de Rolle : lectun spirituelle, méditation pieuse, oraison fervente, sont le bu même de l’appel à la réclusion12. 1. Son auteur serait un ermite Gauthier, ancien chanoine d Saint-Augustin. Éd. L. Oligor, O.F.M., ♦ Regula inclusorum Anglia et quaestiones tres de vita solitaria saeo. XIII-XIV », dans Anti nianum, t. 0 (1934), 37-84, 243-268. Sur les ermites et les rcclll anglais, voir, en plus des ouvrages déjà anciens de Miss R. M. Cla' (Londres 1914), de E. L. Cuirs (Scenes and Characters of the Midi Ages, Londres 1926, p. 93-156), de F. D. S. Darwin (Londres 1945 des notes de I.. Oligkr, O.F.M., dans Antonianum, t. 3 (1923 151-190, 299-320 ; P. Doyère, O.S.B., dans Did. Spirit., t. Π col. 966-967 ; T. Foster, « The Cook of the Anchorite », dans Pro Brit. Acad., t. 36 (1950), p. 197-226. 2. Sur ce texte, voir éd. L. Oliger, O.F.M., Speculum inclusorufi L'AUTEUR 37 Ce qui sera dit plus bas de la psychologie de Rolle et de son expérience contemplative fera mieux saisir encore ce qui le sépare de ces divers documents destinés aux ermites et aux recluses. Disons cependant dès maintenant que Rolle apporte le témoignage de son expérience vécue, et qu’il n’a jamais pu s’astreindre à écrire des traités ou des « règles », ni à vivre selon les traités et les règles écrits par d’autres. 11 suffira de dresser ici une liste succincte des écrits de Rollc. Nous y sommes aides surtout par les travaux et les éditions de Miss H. E. /Mien1, et avant elle, de C. Horstman2. Des éditions plus anciennes existaient en général, de même que des traductions en quelques langues modernes. De nouvelles éditions ont été faites depuis. L’ordre donné ci-dessous n’est pas l’ordre chronologique, très difficile d’ailleurs à établir avec assurance. C’est un ordre qui s’inspire plutôt de l’importance qu’on peut accorder aux écrits rolliens. 1. Incendium amoris. C’est l’œuvre la plus connue. Rédigée en latin, sans doute vers 1340, elle a été traduite un siècle plus tard en anglais médiéval sous le titre Fire of Love par Richard Misyn en 1434-14353. Le public de langue auctore anonymo anglico sacc. XIV, Rome 1938. Le P. Oliger, p. 9-12, a dressé la liste des règles connues pour reclus ; de même que L. Gougaud, O.S.B., dans Ermites cl reclus. Etudes sur d'anciennes formes de. vie religieuse, Ligugé 1928, p. 62-65. Retenons, pour les paye anglo-saxons, une « Regula reclusorum Dubliniensis » du xiii* siècle (éd. L. Oliger, dans Antonianum, t. 3 (1928), p. 170-190) ; et une autre règle très brève pour laies (éd. L. Oliger, ibid., t. 9 (1934), p. 260-265), également du xmc siècle. 1. Writings... (voir plus haut, p. 21, n. 3). English Writings of Richard Hoile, Hermit of Hampole, Oxford 1931. C’est toujours â ces deux ouvrages, et surtout au premier, qu’il faut recourir pour ce qui concerne manuscrits et éditions des œuvres de Rolle. 2. Yorkshire Writers. Richard Rolle of Ham pole, an English Father of the Church and his Followers, 2 vol., Londres 1895-1896. 3. Les éditions modernes du Fire of Love sont nombreuses. Citons 38 INTRODUCTION française eu a eu connaissance par la traduction < Dom M. Noetinger, et par d’autres essais similaires1. Le te est direct, aussi peu scolastique et abstrait que possibl Fondamentalement, Rolle y insiste sur Dieu, objet incoi naissable en lui-même. La contemplation reste donc obsqffl et l’amour y joue un rôle essentiel. Pour Rolle, cet a moi s’adresse concrètement au Christ, et il s’agit souvei d’une dévotion affective, dans laquelle la méditation del Passion tient une large place. L'amour de Dieu lui para d’une qualité telle qu’il va jusqu’à détourner les conter platifs des œuvres de charité fraternelle qui les en distri raient2 : argumentation qui paraît dirigée contre les ordn mendiants, et qui s’explique par l’extraordinaire expériem que Rolle a connue de ce pur amour. Il n’a trouvé, po< caractériser celle-ci, que des images, un vocabulaii empruntés, non exclusivement à la lumière, mais plut au chant et au feu, canor, calor, et au vocabulaire de l’amoi rapt us, dulcor. Cette expérience est, pour lui, un don i l’Esprit, et il importe avant tout de rester docile à j maître intérieur. 2. Melos amoris. Comme cet ouvrage, qui fut écrit-i latin, est édité et traduit ici, et qu’il est examiné en détl au cours de cette introduction, nous ne nous étendons p sur lui pour le moment. 3. Form of Perfeci Living. Cet écrit anglais est dédié les éditions R. Harvey (Orchard Series, lOG), Londres 1891 M. Doancsly, Manchester 1915. Sur la traduction do Misyn, vi E. Schnell, Die Traklale des /?. R. von Hampole « Incendium Amori and < Emendatio vitae » und deren Ueberseizung durch Richard Af® Leipzig 1932. 1. Coll. Mystiques anglais, Tours 1929. Anthologie Du picA rameur divin, trad. L. Denis, S. J., Paris 1926. Extraits tradU dans P. Rbnaüdin, Mystiques anglais (coll. Les maîtres de la spl lualité chrétienne), Paris 1957, p. 27-54. — Trad, anglaise F. Comp Londres 1914. 2. Livre I, ch. 3. L’AUTEUR 39 Marguerite Kirkby, la recluse avec laquelle Rolle fut en relation d’intimité spirituelle. La doctrine ne se sépare pas de celle de V Incendium amoris ; mais Rolle n’y parle pas de son expérience personnelle. Il veut aider sa dirigée dans sa vocation solitaire et contemplative1. 4. De emendatione vitae. Refonte latine du traité Form of Perfect Living. Ce traité fut, comme ΓIncendium amoris, traduit par Richard Misyn12. L’allure est assez moralisante. 5. Canticum amoris de Beata virgine3. 6. Un Commentaire sur les premiers versets du Cantique des Cantiques, thème que Rolle chérissait certainement ; le Melos amoris, lui aussi, s’appuie constamment sur ces versets4. 7. Une Explication de l'oraison dominicale, écrite en latin56 , a été traduite en français par Dom M. Noetinger·. 8. Deux Commentaires des Psaumes, en latin et en anglais. On possède des éditions des commentaires anglais des 1. Voir les éditions déjà citées des œuvres de Rolle par C. Horstman cl H. E. Allen (English Writings..., p. 82-119). — Trad, française à la suite de celle du Feu de l'amour par M. Noetingbr, et de frag­ ments dans P. Renaldi.n, Mystiques anglais, op. cil. Trad, anglaise par G. H. Hodgson, Londres 1910. 2. Éd. The mending of Life, Being an Anonymous Version of afoul a. d. 1400 from the « De. emendatione vitae » of R. R. of Hampole, par D. Hartford, Londres 1913. — R. Harvey avait déjà publié la traduction de Richard Misyn dans son Fire of Love, Londres 1896. — Trad, française dans L. Denis, S. J., op. cil. (voir supra, p. 38, n. 1). — Voir en outre l'ouvrage cité de E. Schnell (voir supra, p. 38, note 3). 3. Éd. G. M. Licgcy, «The «canticum amoris» of R. R. », dans Traditio, t. 12 (1956), p. 369-391. 4 Éd. Y. Madon, dans Mélanges de Sciences Relig., t. 7 (1950), p. 311-325. 5. Le texte original se lit dans les éditions de Rolle, Cologne 1535 et 1536; et dans la Maxima Bibliotheca Patrum (Cologne 1618; ou Lyon 1677). 6. Dans la traduction du Feu de l'amour, op. cil. 40 INTRODUCTION Psaumes 3, 12, 56, 61, v. 21 ; et des psaumes de priru tierce, sexte, none et complies (surtout le Ps. 118), inspiq des Enarrationes de saint Augustin2. 9. Un Commentaire sur des textes de Job3. 10. Écrits de moindre importance. En anglais : di Meditations on the Passion : thème cher à Rolle, comn on le verra notamment dans le M. /I.4; des fragment lyriques ; de petites compositions en prose ; des lettres En latin, une lettre Judica me·. Miss Allen ajoute à la lis! quelques autres fragments : commentaires de tcxU bibliques, un bref Liber de amore Dei contra amaltm mundi, sans parler d’œuvres dont l’attribution à Rolle et fausse ou douteuse7. 1. Éd. H. E. Allen, English Writings..., op. cil. — Voir H. E. Alla Writings..., op. cil., p. 165-192; et The Psalter of R. R. of H., à H. R. Brainley, Oxford 1884. 2. Éd. G. II. Hodgson, Office Psalms from Rolle's Psalter S. Augustine's Enarrationes, Londres 1931. 3. Cf. II. E. Allen, Writings..., op. cil., p. 130-144. 4. Voir M. M. Morgan, « Versions of the Meditations on the Pass»! ascribed to Richard Rollo, Medium Aevum, t. 22(1953), p. 93-10 5. Tous ces écrits ont été édités par 11. E. Allen, English Writings;, op. cil. Noter que la dernière des « Epistles » ici éditées est le trail The Form of Perfect Living, dont il a été question plus haut(n°3 Il faut signaler ici un bref Our Daily Work ou On Daily Work (6 C. Horstman, op. cit., I, p. 137-156 et 310-321), qui dépend du Sp culum novitii d’Étienne de Salley, cistercien (f 1252) ; voir E. Mikke· O.C.R., « Un « Speculum novitii » inédit d’Étienne de Salley », dal Coll. Ord. Cist. Ref., t. 8 (1946), 40-44. 6. M. Noctinger croit douteuse l’authenticité de celle letÜ (op. ci!., p. xi.j). Cf. Allen, Writings..., p. 93-113. Une édition a# faite par J. Ph. Daly, S. J., .4n Edition of the < Judica me of Richard Rolle; voir Dissertations Abstracts, t. 22 (1961-196! 3640-3643. 7. Un Tractatus super Apocalypsim vient d’ôtrn édité par N. Μβ zac, R. R. de Hampole (1300-1346). Vie et œuvres, suivies du · Trt talus super Apocalypsim». Texte critique avec introduction] commentaire, Paris 1968. II. LE MELOS AMORIS. PROBLÈMES CRITIQUES Passons maintenant à l’examen du .Melos Amoris. Commençons par les problèmes que pose le texte lui-même, ou, si Ton préfère les appeler ainsi, les problèmes critiques. Il nous est pennis d’être bref : tout ce qui concerne ces problèmes a été élucidé par M. E. Arnould, en vue de son édition du M. A. Nous ne ferons que résumer les conclusions de ses recherches. ( Le A/. A. a été intitulé Melum contemplativorum dans les manuscrits (O1 ; voir plus bas), ou Melum contemplativorum ardentium in amore Dei (O1 el V). D’autres l’intitulent Melos amoris (L, D, Lin, et le fragment de Cambridge, Univ. Add. 5943). On trouve aussi Melos contemplativorum (C1) et Melum Amoris (C1 2). Melos est le mot qui revient le plus souvent dans le texte lui-même (une cinquantaine de fois, contre un melum ou peut-être deux)1 ; et cette prédilection se voit en d’autres œuvres de Rolle®. Aussi peut-on accepter, avec M. Arnould, le titre Melos Amoris. Les manuscrits sont tous connus . , . -, , ... ,, r, . , depuis le travail de Miss H. E. Allen3 ; il n’y a rien à ajouter à sa liste, sinon le fragment de Cambridge cité un peu plus haut4. 1- L: Londres, Brit. Mus., Sloane 2275, fol. 1-52; xive-xv* s. Le texte comporte la division en «58 chapitres, _ Les manuscrits , 1. Voir ch. 55 (178, 28). Au ch. 35 (107, 6), il y a melum en certains manuscrits, melos en d'autres. 2. Voir Arnould, éd. cit., p. xv-xvu. 3. Writings..., op. cil., p. 114-115. 4. Sur ces manuscrits, voir Arnould, êd. cit., p. lxxi-lxxxiv. 42 INTRODUCTION qui a été respectée dans l’édition Arnould et la nôtre. D'autres écrits de Rolle se lisent dans ce ms. 2. O1: Oxford, Bodleian 861, fol. 51-81 ; début do xve s. Divisé en 57 chapitres (Je 47e de L, de l'éditioa Arnould et de la nôtre n’a pas de numéro d’ordre). Contieo| d’autres écrits rolliens. 3. O12: Oxford, Corpus Chrisli College 193, fol. 206-251! début xve s. Divisé en 58 chapitres, mais sans que let chapitres soient numérotés. Contient d’autres écrits rollien* 4. O3: Oxford, Lincoln College 89, fol. 1-25 ; xv® s. Saof titre. Texte incomplet, le début et la fin étant tronqué* S'achève au milieu du chapitre 57. Pas d’autres écrit* rolliens. 5. Ç1 : Cambridge, SI· John's College 23, fol. 41-161} xv® s. Texte complet, mais chapitres non numéroté* Contient d’autres écrits rolliens. Une copie soignée de ce ms. se trouve à la bibliothèque du chapitre cathédral de Lincoln ; elle a été faite avant 1891. 6. C2: Cambridge, Emmanuel College 1. 2. 14, loi. 19S 238 ; début xv® s. Compilation de 24 extraits, forma· en réalité 14 ensembles, dont les références ont été revu< soigneusement par M. Arnould1. Le texte est très procfci de celui de D. 7. D: Dublin, Trinity College C. 3, 13, fol. 1-10» xv® s. Texte complet. Chapitres non numérotés, parfog en groupes de deux. Texte très proche de C2. Interrompt par des fragments non rolliens. Ce manuscrit est le baA lext de l’édition Arnould, et donc de la nôtre. Il a été acquis par la bibliothèque de Dublin, Trinity College, Λ 1661 ; il provenait de la bibliothèque de l’archevêqw Ussher. Avant cela, il semble avoir appartenu à un bibw phile du xvi® s., Henry Saville2. 1. Éd. cil., p. I.XXV-l-XXVIt. 2. Voir éd. Arnould, p. i.xxx. PROBLÈMES CRITIQUES 43 8. H : Hereford, Cathedral Library O. Vlll. 1, fol. 112146 ; fin xiv® s. Texte complet en 58 chapitres non numé­ rotés. Autres textes rolliens. Beaucoup de fautes de copistes. 9. Lin: Lincoln, Cathedral Library 209, fol. 105-214; fin xive s. Texte complet (sauf quelques lacunes) en 58 chapitres non numérotés. Quelques autres écrits rolliens. Texte voisin de L ; affinités avec C1, C2 et O3. 10. U : Upsala, Univ. C. 1, fol. 34-80 ; fin xiv® s. Texte complet, sauf une lacune importante (ch. 43 à 51). Affinités avec C1. Quelques autres manuscrits contiennent des fragments : 11. Douai, Bibl. Municipale 396, fol. 193-195; xv® s. Six extraits brefs empruntés aux chapitres IG, 20,23,24,25. 12. Trêves, Sladtbibl. 685, fol. 147 ; xv® s. Extrait du ch. 39. 13. Cambridge, Univ. Library, Addit. 5943, fol. 174 ; xv« s. Contient le ch. 1 et début du ch. 2. Très voisin du texte C1 (pour d'autres textes) et de celui de l’édition Arnould (pour le M. A.). Quelle parenté existe-t-il entre ces divers manuscrits? Avec M. Arnould, nous estimons qu’il est difficile de pré­ senter un stemma indiquant les relations de filiation qui les unissent. Un tel essai ne présente d’ailleurs ici qu'un intérêt mineur. Mais il y a des affinités étroites entre L et Lin, O1 et H, C3 et D, groupes qui sc caractérisent par des variantes communes, ou des ajouts. Ainsi quelques lignes sur la beauté féminine illusoire, dans le chapitre 36, sont présentes dans L et Lin ; de même qu’un autre fragment au chapitre 47, sur les étapes de l’ascension mystique. D’autres parentés existent entre O1 et C1 ; C1 et U ; C>, C2 el D. INTRODUCTION 44 M. Arnould a adopté comme tex L’édition Arnould (je |);)se je manuscrit £), en dépit ( et la nôtre , ,, ses imperfections, liai avantage < effet d’etre clairement écrit et de présenter, après correct» des fautes évidentes, un texte plus satisfaisant que ceuxd autres manuscrits. C2 ressemble très fort à D, mais présen l’inconvénient de ne contenir que des extraits. L’éditû Arnould a tenu compte des variantes des autres inanuscril Conformément aux usages adoptés pour certains volun de la collection « Sources Chrétiennes », le texte la reproduit ci-dessous est celui de la meilleure édition criliq existante, c'est-à-dire celui d’Arnould. Aucun appai critique n’est donné : que le lecteur se reporte à ce édition s’il désire connaître les variantes. Ce n'est que di le cas où le texte Arnould, c’est-à-dire en fait celui de j n’a pas été suivi, que figure en note la justification de leçon adoptée. En note figureront également les références que no avons pu identifier, celles de la Bible, des Pères, de liturgie, des théologiens et des écrivains spirituels, auxqm Rolle fait une allusion certaine ou qu’il cite. Il a été dit plus haut, au cours La date du M. A. |a biographie de Rollc, pourquoi nous paraît préférable de considérer le M. A. comme ui œuvre de jeunesse. C'est l'opinion à laquelle se sont ralli C. Horlsman et Miss Allen. En faveur de ce choix, noi considérons surtout le caractère volontiers violent polémique de Rollc (alors qu’une plus grande sérén comme on la remarque par exemple dans le Fire of Li pourrait trahir une œuvre de maturité). Ceci est domaine des conjectures, nous le savons. Mais objecl comme le fait M. Arnould1, que selon le M. A. l’auteu atteint le sommet (culmination) de l’ascension mystiq nous paraît relever également de la conjecture. On p 1. Op. cit., p. lxvi. PROBLÈMES CRITIQUES 45 même lui répondre que Rolle lui-même a affirmé et répété que sa conversion a été suivie très lot d’une maturité spirituelle qui ne s’est pas reniée par la suite : nous l’avons déjà remarqué. Quant à l’argument du témoignage de Rollc lui-même, nous sommes moins convaincu que M. Arnould* que l’allusion faite quatre lignes avant la fin du M. A., ne regarde que l’«enfance spirituelle» : «Et puer nunc propero ad finem felicem. » Puer : Rolle affirme bien qu’il est encore jeune ; et le mot qu’il emploie, au sens littéral, signifie qu’il n’est pas encore juvenis (ce qui se disait de l’homme jeune, entre 30 et 40 ans). Néanmoins, en un autre endroit, il se déclare bien juvenis*. On peut conclure que Rolle avait une bonne trentaine d’années quand il écrivit le Ai. A.3. Rappelons aussi l’allusion, déjà relevée ici, à une conversion encore récente : recenter a relhibus reversus?. La première source d’inspiration est Les sources du M. A. ^νί^βιηιη(ϊη^ l’Écriture. Dans la Table des citations, à la fin du second volume, on remarque la prédilection de Rolle pour le Cantique, les Psaumes, certains prophètes, les Évangiles, saint Paul, V Apocalypse. Il y a aussi des allusions et des citations à des textes liturgiques ; puis à des Pères et des théologiens : S. Cypricn, 1. J bid., note 7. 2. Ch. 47 (147, 22). Texte déjà cité ici (voir plus haut, p. 22). 11 semble bien que, pour Rolle, juvenis et d’autres mots apparentés ne correspondent pas à des âges précis. Nous sommes en droit cepen­ dant de retenir l’aveu d'un âge « jeune » encore. 3. A propos de la date relative du M.A. parmi les écrits de Rolle, M. Arnould connaît le passage du Commentaire sur Job qui fait allusion à un Liber de perfectione et gloria sanctorum, écrit par Rolle lui-méme ; ce qui pourrait bien être le Μ.Λ., puisque celui-ci (ch. 5) déclare l’intention d’écrire de gloria et perfectione sanctorum precelteneium postulas. M. Arnould constate la faiblesse do cc rapprochement, en quoi il faut lui donner raison ; mais que le M.A. ait été achevé après ce Commentaire sur Job, est moins évident que le contraire, en raison précisément du rapprochement susdit. 4. Ch. 20 (58, 33). Voir plus haut, p. 2-1. 46 INTRODUCTION S. Augustin, S. Benoît, S. Anselme1 ; cette dernière allusion a déjà été évoquée ici. Une allusion à «saint Augustin» pourrait bien être faite en réalité à la collection de sermons Ad fratres in eremo mise sous son nom, mais œuvre de. Geoffroy Babion, écolâtre d’Angers au début du xnc siècles Une citation a été empruntée à Ovide, Remedium amoris^ 3441 23. Enfin, il est possible qu’une allusion soit faite à un poème en anglais médiéval, The Owl and the Nightingale» où le rossignol apporte aux hommes précisément le « chants d’amour »4. Ces identifications ont été rassemblées à la fin; de la Table des citations. La rareté relative de ces citations et allusions, sauf] en ce qui regarde l’Écriture, ne prouve pas le manque de culture de Rolle ; mais plutôt que l’expérience person·: nelle dont le Μ. A. veut donner le témoignage et proclamer: les lois et les exigences, est sa première préoccupation. Il esta permis d’y voir un nouvel indice d’une œuvre de jeunesse! insuffisamment mûrie encore. 1. Ch. 47 (145, 19-21). Voir plus haul, note 1, p. 23. 11 s’agit sans doute du De similitudinibus de saint Anselme, au ch. 84 3 Similitudo inter arborem et monachum (PL 159, G55). 2. Ibid., 1. 13-15. Serm. 21 ; PL 40, 1268-1271. Il faut reconnaltj que les textes affirmant la supériorité, ou au moins l’éminence, de la vio en communauté, sont légion au Moyen Age, depuis la Reg. Mag. ch. 1, la Reg. Ben., ch. 1, et les sources de celles-ci en ce passngii (S. Jérôme, Ep. 22, 34 ; Cassien, Conf. 18, 4.6.7). Sur l'attribution! de ces sermons Ad fratres in eremo à Geoffroy, voir J.-P. Bonnes» « Un des plus grands prédicateurs du xn· siècle, Geoffroy du Leroux, dit Geoffroy Babion», dans R.B., 56 (1945-1946), p. 174-215. 3. Ch. 26 (78, 6). 4. Ch. 55 (178, 26-29). Allusions dans le Feu de l’amour, II, ch. Il· (trad. cil. p. 265) et ch. 12 (p. 272). Ce poème (éd. E. G. StanUM Londres-Edimbourg 1960), aux vers 507-508, parle du «chant» du rossignol, finissant après l'assouvissement de l’amour. Pline {Hist. Nat., lib. X, c. 29) est plus explicite concernant une « mort d'amour », et ce théine reviendra plus d'une fois dans la littérature religieuse du Moyen Age (Stanley, op. cil., p. 127); on le retrouve encore sous la plume de S. François dk Sales (Traité de l'amour de Dieu, livre X, ch. 8). III. LA STRUCTURE LITTÉRAIRE DU «MELOS AMORIS» A première vue, cette structure ne Les cinquante-huit pOse gU£re problèmes. Tous les manuscrits divisent le texte en cha­ pitres, quoique ceux-ci ne comportent pas de titres. Il suffirait alors d’adopter cette division et de proposer des titres qui résumeraient le contenu de ces chapitres, pour se faire une idée de la structure littéraire du M. /1. En réalité, les choses ne sont pas si simples. Les manus­ crits qui donnent le texte complet comportent en général 58 chapitres. Mais il arrive qu’il n’y en ait que 571 ou 491 2; ou bien que les chapitres ne soient pas numérotes, ou encore qu’ils soient groupés3. Ce sont là néanmoins des inconvénients mineurs, auxquels il est aise de remédier en se basant sur les divisions qu’on retrouve dans les meilleurs textes complets. Il apparaît vite que cette division en 58 chapitres résout moins de difficultés qu’elle n’en soulève. Un premier fait, très important, c’est en effet que Rolle lui-même distingue nettement deux parties dans son œuvre, parties à vrai dire très inégales en longueur, puisque la première comporte cinquante-cinq chapitres (cinquante-quatre si l’on excepte Les deux parties 1. Le manuscrit O' fait un seul chapitre de? chapitres 46 et 47 des autres manuscrits. 2. C’est le cas du ms. U, qui omet les neuf chapitres de 43 A 51 des autres manuscrits. 3. Ainsi le ms. D. 48 INTRODUCTION le chapitre premier, qui est eu fait un prélude à l'œuvre entière) ; et la seconde seulement trois. C’est bien ce que déclarent les premiers mots du chapitre 56 : Jusqu’à présent nous avons parlé des homing éminents en sainteté, et traité de ce qui regarde leui perfection... Nous avons aussi montré leur gloire.. Maintenant nous avons hâte d’en finir avec ce volume; nous parlerons donc, selon nos possibilités, de la gloin des saints, des malheurs qui frapperont les méchant au dernier jugement et de la fin du monde. Le caractère propre du jW. /1. est bien d'être un trait du progrès spirituel, et les cinquante-cinq premiers cha pitres constituent une description de cet itinéraire. Gett première partie forme un tout, et la finale du chapitre 5Î a un ton indubitablement conclusif : Qu’il daigne ordonner, ce Bien-Aimé, que, jubilait durant ma vie, je ne perde pas la mélodie en quittan ce monde. Dès lors je serai sans crainte à l’heure di la mort, car je suis malade d'amour. L’auteur a achevé cependant son traité par quelque considérations sur la gloire et le châtiment éternels : c sont les trois chapitres de la seconde partie. Il faut recon naître qu’ils sont des paraphrases peu originales de texte scripturaires. Pour la première partie, la succès Let témcïgnag^1»10· S’°n eu c^aP*^res naPportc pas gran^ clarté. Il semble que l'on obtient un division plus ordonnée, et mettant mieux en relief quelque grands thèmes rolliens, en remarquant que certains texte scripturaires servent de point de départ à des commentaire ou simplement d’épigraphes, ouvrant ainsi des develop pements qui prennent en général plusieurs chapitres Au cours de ceux-ci, ces textes se trouvent répétés nombr de fois, en tout ou en partie, parfois par de brèves allusion à un mot. D’autres textes ouvrent souvent des sous sections plus brèves. On obtient ainsi neuf grandes section STRUCTURE LITTÉRAIRE 49 que nous appellerons « unités ». Cet ensemble forme en quelque sorte une description ascendante, qui va de l’appel à la vie mystique à l’épanouissement de l’amour. H est suivi d'un épilogue. Ce n'est pas tout. Ces neuf unités sont interrompues trois fois par des sections que nous appelons «Témoignages». Le troisième de ceux-ci inclut le chapitre 47, dont il a déjà été question ici, sorte de plaidoyer d'allure scolastique en faveur de la vie érémitique. Eu tenant compte de tous ces éléments, la structure littéraire du M. .4. se dégage assez aisément, et elle a servi de base au plan adopté dans l’édition-traduction qui suit. En celle-ci donc, deux divisions se suivront parallè­ lement : celle des cinquante-huit chapitres des manuscrits, et celle qui correspond à la structure proposée ici. La typographie mettra en évidence les titres que nous appel­ lerons « réels », mais maintiendra simultanément la numé­ rotation des chapitres selon les manuscrits. Voici le plan correspondant à cette , , , structure qui se base sur les versets scripturaires formant les thèmes du développement et ouvrant les unités. Entre parenthèses figurent les numéros d’ordre des chapitres, selon les manuscrits. Le plan . Prélude : Le dessein de Richard Rolle (1). Première I. sui » a. b. c. partie : Le pèlerinage spirituel (2-55). L’appel à la vie mystique: « Osculetur me osculo oris (Cant. 1,1) (2-7). La vocation (2-5a). Le don du chant (5b-6). Les contradictions (cf. Cant. 1, 4) (7). II. L'excellence de la vie contemplative : « Exultabimus et laetabimur in Te» {Cant. 1, 3) (8-13). a. La primauté des biens spirituels (8). 50 INTRODUCTION b. Bienheureux les pauvres (cf. Fs. 9, 19) (9). c. La voie du châtiment (cf. Ps. 54, 16) (10). d. La voie des élus (cf. Ps. 54, 7) (11-13). III. Les purifications de l'âme contemplative: « Pugn; verunt contra me » (Cant. 1, 5) (14). IV. L'action divine dans l'âme purifiée: a Factum est q meum sicut cera liquescens in medio ventris mei f> (Ps. 2 15) (15-17). Témoignage I. L’ermite justifie sa conduite (18-20). a. Sa conduite est droite (18-19). b. Le jugement du Christ lui sera favorable (20). V. L’amour du Christ, vainqueur de l’amour charrie h Concaluit cor meum intra me et in meditatione m< exardescet ignis (Ps. 38, 4) (21-23). a. L’amour charnel (21-22). b. L’amour divin, maître du cœur de Rolle (23). VI. Blessure, combat et victoire: « Vulnerasti cor meun (Cant. 4, 9) (24-32). a. La blessure d’amour (24-28). b. Le combat contre Satan (29-30a). c. I.a victoire du Christ par la Croix (30b-32). Témoignage II. Appel de Polie à la conversion, sur modèle de la sienne (33-35). Vil. Le paradoxe de ta vie mystique: o Nolite considera me quod fusca sim, quia decoloravit me sol o (Cant. 1, ! (36-43). a. Le soleil brûlant (cf. Cant. 1, 5) (36-39). b. L’ombre bienfaisante (cf. Cant. 2. 3) (40-43). VIII. Le chant sublime, ou «melos»: «Et vocem qua audivi sicut citharedorum citharizandum in citharis suis (Tlpoc. 14, 2-3) (44-46). Témoignage ΤΓΙ. Grandeur de la solitude (47-49). STRUCTURE LITTÉRAIRE 51 a. Supériorité de la vie solitaire (cf. Ps. 54, 8) (47). b. Délices de la vie au désert (cf. Os. 2, 14) (48-49). IX. L'amour parfait: «Ordinavit in nie charitatem » (Cant. 2, 4) (50-52). Épilogue. La langueur de Γ attente: « Fulcite me floribus, stipate me malis, quia amore langueo » {Cani. 2, 5) (53-55). Deuxième partie. Au terme: gloire et jugement (56-58). I. Le rassemblement des élus: «Principes populorum congregati sunt cum Deo Abraham λ (Ps. 46, 10) (56). II. Le jugement final: « Quoniam dii fortes terrae vehe­ menter elevati sunt » (Ps. 46, 10) (57). III. Le châtiment de l’enfer: « Devorabit eum ignis qui non succenditur » (Job 20, 26) (58). La ainsi esquissée laisse percevoir la cohérence du M. A. Elle permet aussi de rectifier les jugements sévères portés sur cette œuvre : ainsi celui de Miss H. E. Allen, qui y voit une œuvre « extraordinairement monotone1 ». Il y a en fait progression dans le développement d’un thème : l'itinéraire spirituel de l’âme qui accède au o chant d’amour ». Il reste qu'à l’intérieur de chacune des unités qui forment l’ossature de la première et principale partie, il est très difficile de déterminer quelle structure précise Rolle adopte pour le développement de sa pensée. Tout ce qu’on peut affirmer, c’est qu’il met le thème qui informe chaque unité (de la première partie) sous le couvert d’un texte scripturaire (six fois ce texte est emprunté au Cantique des Cantiques ; deux autres fois aux Psaumes ; une fois à V Apocalypse). Et souvent, à l’intérieur d’une unité, des sections plus restreintes sont elles-mêmes introduites et résumées par un verset biblique (dans le Structure des unitis 1. Writings..., op. cil., p. 118. 52 INTRODUCTION plan ces citations sont indiquées seulement par le références). Ici également, les emprunts sont presi toujours faits au Cantique des Cantiques et aux Psaum» Y a-t-il un ordre rigoureux à l’intérieur des diver unités, voire à l’intérieur des sections qui composent unités, ainsi mises sous le signe d’une citation scriptural La lecture, même répétée et attentive, laisse à ce pro] une impression négative. H faudra peut-être qu'un spé( liste entreprenne une étude scientifique de chacune de structures, pour dégager les traits constants qui retrouvent - s’il y en a ; mais il est. facile de compreni que ce travail dépasse les limites de cette Introducti Qu’il suffise de constater ici que Rolle écrit ce qu médite, ou plutôt qu’il médite en écrivant. C’est pourqu tantôt il parle à la première personne ; tantôt il s’adres au Christ ; tantôt il invective ses adversaires ou 1 « mauvais & ; tantôt il prend à partie son ou ses lectcui tantôt il parle de manière impersonnelle. Le IraducteuÈ peine à suivre pas à pas ces méandres, où les transité d’un type littéraire à un autre sont soit inexistantes, s marquées régulièrement par les mêmes igitur, siquidt denique, porro, etc. Il se demande où Rolle veut en vei Mais la traduction achevée, d’un chapitre ou de plusieu ceux d’une unité par exemple, une lecture d’ensemble laif une impression moins fâcheuse : le lecteur en vient comprendre que Rolle, malgré l’abus de l'allitération l’absence de plan apparent, se livre lui-même selon style plus oral qu’écrit. Aussi, dans la traduction françi qui suit, avons-nous préféré, au moins en principe, cou, les phrases de Rolle, parfois longues, et rendre sa méditât écrite par des phrases courtes et juxtaposées. Ceci nous amène à parler des procédés littéraires < M. A. 1. Λ cette règle, il n’y a qu'une exception : Témoignage H section h (Os. 2, 16). IV. LES PROCÉDÉS LITTÉRAIRES DU «MELOS AMORIS» _Poème v en prose Comme l'a remarqué M. Arnould, , le Μ. Λ. a ete écrit en « un curieux latin médiéval1 a. Sa langue est même déconcertante, le M. A. étant une sorte de poème en prose d’allure franche­ ment lyrique, souvent interrompu par des développements polémiques, recourant presque toujours au procédé litté­ raire de l’allitération, passant de manière imprévue du singulier au pluriel, du masculin au féminin, du passé au futur, et parfois dans la même phrase. De ce caractère étrange, la preuve se trouve dans le nombre relativement restreint de manuscrits médiévaux qui ont conservé le AL A.; dans le fait aussi que la première édition imprimée n’a été publiée qu’en 1957, et que le volume présenté ici est le premier essai de traduction en une langue moderne. Il est même douteux qu'on puisse jamais traduire le Ai. A. de façon satisfaisante. Aucune traduction ne rendra le caractère lyrique et l’allitération constante de ces pages : il est probable qu’aucun autre texte latin ancien ou médiéval n’atteint la virtuosité de Rollc sur ce point. A première vue, « ce style est artificiel, et cependant il est doué d'une réelle spontanéité, qui a son charme propre l. « Richard Rollc of Hampole », dans The Month, t. 209 (1960), p. 12-25. Cet article est une bonne introduction ù la lecture de Rollc, disant l’essentiel sur sa vie, ses oeuvres et ses caractéristiques psycho­ logiques et spirituelles. Il a été reproduit dans Prc-Beformalion English Spirituality (êd. .1. Walsh, S.J., Londres, s.d.), p. 132-144. Voir aussi Ph. Hodgson, Three 14lh Century English Mystics (Writers and their Work, 196, Londres 1967), p. 13-21. 54 INTRODUCTION et qui, peut-être, convient parfaitement pour exprimer l’expérience mystique1 ». Rollc est le témoin de cette expérience, et le M. A., plus encore que ses autres écrits,» porte cette marque essentielle, beaucoup plus que celle d’un maître enseignant ou écrivant un traité. De ce fait, « le lecteur moyen trouvera parfois que le style de Rolle: est abstrait et même obscur12» : pour goûter le M. /L, il lui faudrait s’élever au niveau de l'expérience de Rolle, l'avoir faite lui-même, et. longuement, assidûment, lire le· M. A. et s’en pénétrer. f Ces remarques générales étant faites,; allitération quelques aspects du style rollien dans le Μ. Λ. doivent être mis en évidence. Le premier de ces aspects, nous l’avons dit, est l'allitération34: nous ne noua étendrons pas ici sur ce point, puisqu’il suffit au lecteur1 d’ouvrir le M. A. à n’importe quelle page pour constater1 le procédé. Les seuls endroits où il est moins apparent sont les chapitres 47 et 48, où le lyrisme habituel fait place à des argumentations sur les avantages de la vie solitaire^ Moindre emploi du procédé, mais non absence totale, dan® certains passages où la profondeur spirituelle l'emporté· et dans les trois derniers chapitres où la trame est faite de. citations scripturaires5. Les exigences de Γ allitération conduisent Rolle à disposer, pour la même idée, la même notion, la même réalité, d’un vocabu­ laire étendu. Le vocabulaire 1. Ari. Cit., p. 19. 2. Ibid., p. 25. 3. Sur ce point, l'étude la meilleure est celle de M. Arnould, éd. cil., p. lvih-lx. 4. Voir, par ex., le début du ch. 32; ou des prières ardentes au Christ comme celle qui figure au milieu du ch. 55. 5. M. Arnould (p. lix) se demande si les consonnes explosive» et sifflantes ne sont pas utilisées de préférence au début des mob dans les passages les plus vigoureux (les invectives, par ex.) ; et le» voyelles et les liquides pour les passages plus lyriques, plus affectifs. PROCÉDÉS LITTÉRAIRES 55 En plusieurs cas, ces mots sont directement inspirés par la Bible latine et par la liturgie : ainsi contagium, indicium (dans le sens de iustilia en certains cas), meritum, ministerium, refrigerium, requies, et ainsi de suite. Les mots divers de son vocabulaire, Rolle les utilise tant dans leur sens habituel que dans un sens moins immédiat mais possible, et même dans un sens nouveau qu’il entend leur attribuer. On songe parfois aux poètes symbolistes : le mot se charge, au delà de son sens obvie, et parfois le négligeant, d'un sens caché, connu des initiés — ici, les mystiques — et deviné par les autres. D’où un certain ton énigmatique. Ce procédé ne laisse pas d’être embar­ rassant pour le traducteur, mais il sert incontestablement la subtilité des analyses de Rolle et l'élasticité de ses «connotations ». C’est pourquoi une Table des équivalences est chose nécessaire et très instructive. Arnould a recueilli les équivalences de Dieu1 ; mais ceci est vrai aussi, par exemple, pour les saints, les élus, les anges, les démons, les pécheurs, les spirituels, les ennemis, et ainsi de suite. Ces équivalences ne sont certes pas h expliquer uniquement par les nécessités de l’allitération : de réelles nuances de sens séparent ces synonymes, et Rollc les respecte géné­ ralement. Leur emploi lui permet aussi d’éviter la répé­ tition du même mot123. Pour exprimer son lyrisme, Rolle n'emploie jamais la rime, mais parfois l’assonance, celle-ci n’étant d’ailleurs pas recherchée comme l'allitération, du moins pas au même degré8. 11 reste que la phrase rollienne est dominée par un 1. Éd. cil., p. t.x, n. 3. 2. Voir par ex. le ch. 30 (91, 2-21) où le choix des noms donnés au Christ obéit visiblement au développement de la pensée. Dans le même ordre d’idées, on peut observer que caritas désigne la vertu théologale, alors quo amor, dilectio, etc., peuvent s’entendre aussi del’amour humain. En fin de cette édition-traduction, nous donnerons une table de ces ♦ équivalences ». 3. Voir par ex. au ch. 46 (142, 21 s.). 56 INTRODUCTION rythme, et qu’elle se présente parfois même de manière obsédante. Quant au cursus, il semble bien que Rolle n'y ait pas pris garde, pour autant que les sondages auxquels nous nous sommes obligés aient été bien choisis. Si Rolle a été amené, en partie à cause de son extra­ ordinaire prédilection pour l’allitération, à étendre son vocabulaire, il y a chez lui un phénomène inverse : un même mot peut revêtir des sens voisins, mais tournant i autour de ce que nous appellerons un « thème ». C'estj pourquoi il a semblé utile d’établir une Table des thèmes rolliens, et une Table des équivalences. Ces tables neprétendent pas épuiser ce que le Μ. Λ. fournit au lecteur attentif : elles permettent de s’orienter dans un vocabulaire* parfois déconcertant et une pensée peu classique dans son développement et dans scs modes d'expression1. Ce sontj surtout ces « thèmes rolliens » qui, à notre sens, sont révél lateurs de la psychologie de Rolle et de sa vie profonde.. Nous y reviendrons en étudiant celle-ci. Autre procédé littéraire : l’usage Les citations habituel d’un verset scripturaire pour servir d entrée en matière a chacune des neuf unités et ouvrir des sections à l’intérieur d’une même unité. Mais à cela ne se borne pas l’emploi des textes bibliques. Les emprunts qu’y fait Rolle sont très fréquents, et le plus souvent la citation, manifestement faite de mémoire, n’est pas introduite comme telle. Elle, s’insère alors dans le texte lui-même, au prix parfois d’une jonglerie ou d'un changement de mot ou de sens, sans tenir compte du contexte et généralement pour respecte» l’allitération. Inversement, Rolle se laisse parfois influencer, plus ou moins consciemment, par le contexte (au moins verbal) du passage qu'il vient de citer. 1. M. Arnould a donne un « lexique rollien » à la fin de son edition (p. 239-244). Ce lexique, tel qu'il est, est un utile instrument de travail. PROCÉDÉS LITTÉRAIRES 57 Tout ceci rend difficile l’établissement d’une table com­ plète des citations : il faudrait, pour la dresser, connaître la Vulgate aussi bien que Rollc lui-même. Au moins avons-nous retenu dans la Table des citations, qui forme un autre appendice au second volume, celles qui sont claire­ ment présentées comme telles, et aussi celles qui, sans être ainsi présentées, sont aisément identifiables. Les brèves allu­ sions, innombrables, ont dû être laissées de côté. Dans la Table des thèmes donnée Les thèmes ά Ja fin du second volume, on et leur structure constate que certains de ces themes prennent une importance particulière. Citons : amour, baiser, blessure, chant, langueur, session, solitude1. Ils sont développés en règle générale au cours de plusieurs chapitres consécutifs du M. A., ne coïncidant pas nécessairement avec une « unité », et repris en d’autres endroits de manière plus brève. Les développements les plus étendus sont faits chaque fois selon un schéma à peu près identique : intro­ duction du thème — citation scripturaire — exposé proprement dit du thème et enfin, par manière d’inclu­ sion, répétition du texte initial. Voyons un peu plus en détail cette structure. Plusieurs des thèmes mentionnés plus haut sont déjà amorcés dans la partie finale du chapitre qui précède. Il en résulte que parfois deux thèmes consécutifs se trouvent alors comme soudés l'un à l'autre ; ce qui rend assez malaisée la déter­ mination exacte des limites de chaque thème dans le M. A. Par contre, on voit, au moins dans un cas (le thème «baiser»), Je développement s’ouvrir sans qu'il y ait pareille anticipation12. D’autres thèmes ne comportent 1. Voir la « Table des thèmes » à ccs mots. On y trouvera les réfé­ rences principales. On peut y ajouter d'autres thèmes qui n'ont pas fait l’objet, d'un exposé spécial au cours de cette table : « cire » (ch. 1517), «couleur» (ch. 36-39). 2. Ch. 2 (5, 4 s.). 58 INTRODUCTION aucune introduction, et débutent simplement par la citation scripturaire. Le thème « amour » offre cette particularité assez surprenante — mais qui éclaire sur l'absence de systématisation qui caractérise cette œuvre de jeunesse de Rolle — que la citation scripturaire est placée par antici­ pation en tète du dernier chapitre du thème précédent1. Quant au développement proprement dit de chaque thème, sa longueur varie entre trois et cinq chapitres, et il est malaisé de leur découvrir une structure uniforme : iciM plus que jamais, se vérifie cette constatation que Rolli écrit en méditant ou, en d’autres termes, que les dévelop­ pements de Rolle, malgré l’abus de l’allitération, appartien­ nent plus au style oral qu'écrit. En finale, le procédé biblique de l’inclusion est suggéré par la reprise du texte scriptu­ raire ; ceci est particulièrement sensible pour le thème « langueur2 ».1 2 1. Ch. 49 (155, 32), anticipation de ce qu'on lit ou ch. 50 (15! 32). 2. Ch. 55 (179, 35). V. LA PSYCHOLOGIE DE ROLLE D’APRÈS LE «MELOS AMORIS» Dans la Table des équivalences qui Comment Rolle figure en appendice au second volume, se désigne 1 . ., ... nous avons retenu les dénominations par lesquelles Rolle se désigne lui-même. Celles-ci peuvent aider à pénétrer quelque peu sa psychologie. Rolle parle le plus souvent de lui-même. Même quand il ne le fait pas à la première personne du singulier et qu’il adopte un langage plus impersonnel, c’est à son monde intérieur à lui, à son expérience, à son itinéraire, qu’il se réfère. Et même en des passages où il parle au pluriel, où il désigne une collectivité — ainsi quand il évoque les viri contemplativi, les rnoderni amantes, les digni, les miles, les minores —, c’est encore de lui, quoique d’une manière voilée et anonyme, qu’il s’agit. En d’autres cas, l’application à Rollc peut n’être qu’indirecte, mais elle est tout à fait vraisemblable : ainsi quand il parle de Vamaior eternitalis, du Dei dilector, du rediens, voire du vas eleccionis. Pour saisir la portée de ces diverses désignations, il faut se rappeler, comme il a été. dit, l’extrême souplesse du style rollicn. Rolle se plaît en particulier à changer continuelle­ ment de nombre et de personne, parfois au cours d'une même phrase. Il est utile de grouper les thèmes qui sont évoqués par ces dénominations : ils fournissent quelques indications précieuses sur la psychologie de Rolle. Or ce qui semble l’emporter, c’est le vocabulaire affectif. Rolle se désigne lui-même comme amator Auctoris, amator Dei, amator ollissimi honoris, amator eternitalis, ardentissimus amator, 60 INTRODUCTION amicus Omnipotentis, devotus ou devotus vir, dilectus, diligens, Dei dilector, amans, delectatus dulcore desideratissimo, languens, letans. D’autres dénominations regardent sa situation concrète : son âge (juvenculus, juvenis, puer), sa condition volon­ tairement humble (parvulus, humilis, minor, inops, pauper,; tacens), sa condition d'ermite (sanctus solitarius), ses. travaux personnels (probatus postillalor scrutinii ScripluraiA scribens), sa vie contemplative (orans, placens Deo, sedens,l speciosus in spiritu, canens, contemplans, meditans, rediens ad regnum). L’examen du vocabulaire permet donc, à lui seul, de! déterminer quelques traits du caractère de Rolle. Il est nécessaire cependant de dégager ce caractère de l'œuvre* entière considérée comme témoignage autobiographique.· Selon la remarque de M. Arnould, Les traits dominants je carac(^rc de Rolle fut « impulsif, intransigeant et meme excentrique1 ». A lire le ΛΖ. A., on se rend compte aussi que son tempé^ rament dut l’exposer à de redoutables séductions sentimen-1 talcs, et même sensuelles, et que l’isolement dut lui peser, quoiqu’il soit resté, sa vie entière semble-t-il, en quête de la solitude idéale. S’il fallait proposer un trait dominant de sa psychologie, il faudrait souligner avec force sa ten­ dance à mettre l’expérience contemplative, sous sa forme érémitique — il s’agit bien ici de la sienne propre —j au-dessus de toutes les valeurs spirituelles. Angle de vue trop particulariste certes, trop absolu. Mais son expérience intime, sa « conversion ». l'ont persuadé intensément de cette «valorisation» indispensable. Sa conviction sur ce point n’est pas cérébrale : elle est le témoignage d’une vie brûlante. La fidélité à son idéal ou plutôt au Christ qu'il a rencontré et qu’il ne cesse de rechercher en toutes 1. Dans The Month, 1960, art. cil.., p. 21. PSYCHOLOGIE DE ROLLE 61 les démarches de sa vie — lui tient tellement ù cœur qu’il force les perspectives, s’enflamme, invective ceux qui ont un point de vue différent du sien. A prendre au pied de la lettre certaines expressions, on a l’impression que, pour lui, tous les réguliers, ou à peu près, et combien de prélats, sont au bord de l'abîme, et en tout cas très éloignés de l’amour de Dieu qui est la seule chose essentielle’. Quand Rolle se fait le témoin de . . .. . . .. . cette experience, il est d une sincérité indéniable. Même s’il se laisse prendre quelque peu au jeu de sa propre plume, et si nous le soupçonnons de forcer la vigueur de ses descriptions, il entend être le témoin de sa propre conversion et mener son lecteur à un regard d’une égale sincérité sur lui-même et à la même action de grâces que lui. Son expérience personnelle l’a conduit à affirmer avec force l'absolue gratuité de l’initiative divine. S’il était théologien ce qui n'est guère le cas —, il se mettrait dans le camp de ceux qui. dans la tradition chrétienne, ont souligné l’extraordinaire disproportion entre la valeur de nos mérites humains et celle du don de Dieu. Holle sait qu’il ne peut vivre sans le don miséricordieux du Seigneur. Si, de sa part, il y a quelque « mérite », c’est seulement celui de sa prière, de son humble supplication, de l’appel au secours d’un serviteur misérable. La source de l’oraison, et surtout de l’oraison mystique, n'est pas dans l’ascèse, à ses yeux : aucun effort de ce genre ne peut conduire à l’expérience intérieure. Citons au moins ici, à ce propos, cette invocation qui révèle un spirituel de classe : Domine Deus meus, da mihi Te quem diligo, ei accipe me quem Tu amas ; ce que nous pouvons traduire, conscient de l’imper­ fection de la langue française pour rendre la vigueur de ces quelques mots : «Seigneur, mon Dieu, donne-Toi à moi, Toi que j’aime, et prends-moi, moi que Tu aimes1 2. » Aspects positifs .. 1. Voir, à la Table des équivalences, le mot » Spirituels ». 2. Ch. 28 (83, 4-5). 62 INTRODUCTION La conscience de sa propre infirmité explique aussi la place primordiale que Rolle accorde au Christ : la Table des équivalences rassemble un nombre considérable de vocables qui, d’une façon ou de l'autre, le désignent, ainsi que les aspects de son initiative rédemptrice et de son action invisible dans la vie profonde de l’âme. Cette conscience est en somme celle de ce que nom appelons la « pauvreté spirituelle ». Rolle le sait et déclare, expressément que cette pauvreté est la condition même de la vie contemplative : la Table des thèmes annexée à cette édition, rassemble des textes qui insistent sur cette loi spirituelle. Retenons au moins ces quelques ligné· qui se lisent au chapitre 381 : Le pauvre, tout seul, attaché à sa simplicité, est plus apte à parvenir à ce degré d’amour, car il ne possède! rien et ne désire rien posséder sur cette terre. La pauvreté, et surtout la pauvreté spirituelle, est certes le préambule et la condition de la vie contemplative ; mais elle en est aussi et surtout la conséquence exigeante*. Et ceci, une fois encore, trouve touto sa lumière dans la conversion et dans l’expérience qui ont traversé la vie de Rolle, sans qu’il y ait eu mérite préalable de sa part. Cette exigence du dépouillement intérieur situe Rolle, en un sens, dans la lignée de ses contemporains, les grand· spirituels allemands du xiv® siècle : eux aussi ont insisté sur ce point123. Une nuance importante sépare toutefois Rolle de ceux-ci : pour lui, l’exigence de dépouillement intérieur est conséquence, au moins autant que préambule, de la vie contemplative. Cette différence est essentielle. Elle s’explique par le fait que Rolle est le témoin de se; 1. Ch. 38 (118, 33 s.). 2. Voir Table de» thèmes : « Pauvreté ». 3. Voir La spiritualili du Moyen Age, op. cit., p. 4G0-461 (Eckharl •IGG (Jean Tailler); 469-470 (Henri Suso) ; et 477 (la « ThéolOI germanique · ou Theologia Deulsch). PSYCHOLOGIE DE ROLLE 63 propre expérience, et que les grands spirituels de l'Europe germanique du xiv® siècle ont tous été formés dans les écoles théologiques dominicaines. Dans une telle conscience de la gratuité absolue des dons de Dieu, Rollc se soucie très peu d’arriver à une sainteté dont les signes seraient éclatants et merveilleux. De tels signes seraient la négation meme de la pauvreté spirituelle qui caractérise sa vie mystique. Celle-ci d’ailleurs ne peut être considérée comme exceptionnelle, voire proprement surnaturelle : il n’est pas question d’extases, de visions ou d’autres phénomènes du même ordre. La seule chose qui, chez Rollc, paraît hors du commun et pourrait sembler infirmer sa volonté de pauvreté, c’est la persistance, à travers sa vie, de cette expérience qu’il appelle melos amoris. Il faudrait citer au moins ici un passage qui affirme la méfiance de Rollc à l’endroit des signes extra­ ordinaires de la sainteté : Il faut préciser que, dans ces derniers temps, les saints ne font pas les œuvres de leurs devanciers. A vrai dire, il n’est pas indispensable qu’ils fassent actuellement étalage de miracles, puisque le souvenir de ceux — si nombreux du passé demeure à travers toute la terre. Ce qu’il faut, c’est le spectacle de leur vie exemplaire, visible aux yeux de tous, pour que l’éclat de ces lampes brille parmi les hommes inconstants et jouisseurs... Si désormais les miracles n’accompagnent plus les saints, on ne peut pour autant leur dénier la sainteté. Bien au contraire, il faut voir un signe de leur perfection dans le fait qu’ils n'ont pas la faveur des grands et ne sont pas honorés parmi les hommes. Point de préséance ni de prélaturc pour eux ! Mais parce qu’ils n’ont pas été élevés en dignité, ni comptés parmi les riches (ce qui n’est guère souhaitable), ils brûlent davantage de l'amour éternel et sont favorisés d’une contemplation plus haute... I.e bien le plus excellent est donc d'aimer ainsi le Très-Haut dans le secret, et cette incessante flamme intérieure est éminemment agréable au Créateur éternel. On perçoit alors le cantique de l’amour infiniment mieux que l’homme impliqué dans les affaires du siècle. On sera élevé d’autant plus haut INTRODUCTION 64 dans les cieux que, possédant moins en ce inonde, on était rempli d’une grâce plus abondante. Ainsi les saint ne reçoivent pas un siège plus élevé dans les cieu pour avoir fait sur la terre des choses merveilleuse puisque même des méchants en ont parfois accornpï de semblables. Mais la Vérité a voulu que celui qui aime plus ardemment reçoive un rang plus élevé, qu'il ait une place plus honorable parmi les anges et soit plui délicatement nourri des délices de la Déité1. Pour Rolle, le signe de la sainteté, contrairement à une mentalité très répandue au Moyen Age, est autre que les miracles et les charismes extraordinaires : Arnor ilcum omnia excclliP. EL par là, il ne s’agit pas, pour lui, d’un amour quelconque. L’amour, dans l’excellence de sor ordre, s’affranchit de l’ordre. Atteignant son degré écla tant, il dépasse tout degré. Il atteint son vrai mode quant il ne se soucie plus de mode : L'âme élue acquiert l’amour bien réglé sous l'inspi· ration de Γ Amant éternel. Ainsi celle que l'amour incendie sans borne ni mesure se maintient dans l’ordre parfait’. C’est en fonction de ces traiti Aspects négatifs pOsitifs du caractère de Rolle, tel que le ΑΛ A. les manifeste, qu’il faut juger d’autres traits que, par contraste, il est tentant d’appeler négatifs. C’est en abordant ceux-ci qu’il importe, plus que jamais, de corrige Rolle par lui-même. Il faut tempérer scs affirmations le unes par les autres, et ce n’est qu’en procédant de la sort que son œuvre livre une doctrine équilibrée, même, si, dans l’élan de son zèle et la fougue de son lyrisme, il néglige souvent de la développer en son entier, ne retenant qu’ui aspect au détriment des autres, lui donnant soudain unt> importance démesurée, laissant dans l’ombre sa contre-123 1. Ch. 38 (118, 8-33). 2. Ch. 38 (116, 33). 3. Ch. 51 (163, 1-3). PSYCHOLOGIE DE ROLLE 65 partie, et faussant ainsi les perspectives. L'élévation de son idéal, en même temps que son tempérament personnel, expliquent ces déclarations abruptes, unilatérales, dépour­ vues de nuances, qui le rendent parfois si déroutant, et qui lui attirèrent — c’était inévitable — tant d’ennemis. Rolle fut certainement inadapté à la vie sociale. On imagine difficilement un homme de sa trempe vivant en communauté et faisant de bonne grâce les concessions nécessaires dans la vie commune. On l’imagine encore moins partageant en paix la vie d’un foyer dont il serait le chef. Son caractère dut être difficile. Il dut souffrir d’une certaine manie de la persécution, ou au moins d’une grande suscep­ tibilité. On décèle parfois chez lui de réelles obsessions tendant à dévaloriser, par exemple, tout ce qui touche à la femme et à la vie sexuelle. Vie conventuelle et vie conjugale lui eussent été également fermées, et pour des raisons identiques d’incompatibilité à la vie sociale. De tels éléments négatifs suffisent-ils à expliquer son besoin de vie érémitique? On ne peut loyalement, semble-til, ramener exclusivement à ces données psychologiques sa vocation d’ermite. Sa vie a été traversée par une expé­ rience bouleversante, la conversion, et elle resta imprégnée d’une expérience spirituelle que le titre même de M. .4. cherche ά caractériser. S'il s’isole, et même s’il n’arrive que difficilement à trouver la solitude qui convient à sa vocation propre, c’est aussi, et surtout, parce qu’il entend mieux saisir, mieux retenir le « chant intérieur » qui seul l'intéresse et l’attire. Sa vocation érémitique n’est pas sans analogie avec celle d'un autre ermite célèbre, saint Benoît Labre1, ni même avec celle du P. Charles de Foucauld12. 1. Voir la vie de celui-ci par Dom P. Doyère, nouvelle édition, Paris 1964. 2. Celui-ci, à la différence de Rolle, ne cède pas à la tentation de l'invective contre ceux qui le déçoivent ; et son « chant intérieur » rend un son plus évangéliquement attentif aux humbles, aux petits. 3 66 INTRODUCTION Est-on autorisé pour autant à parler d’un « mépris » de Rolle pour la vie conventuelle? Le mot est sans doute trop fort. Il serait plus exact de parler de mésestime. De ce point de vue, il partage, en somme, une déception dont il existe, au xive et au xv® siècle, d'innombrables témoignages, dans toutes les régions de la chrétienté d’Occident et dans tous les milieux1. Il n’y a pas d’exception pour ce qu’il est convenu d’appeler l’« école anglaise » de spi­ ritualité — dont Rolle fut un des premiers grands noms —4 et qui, malgré de fortes divergences de physionomie entre ses représentants, présente des traits assez constants pour justifier cette appellation d’« école ». Cette école fut l’un des terrains d’élection du discrédit de la vie conventuelle tout autant que de la théologie spéculative, discrédit né des abus de la scolastique, des intrusions indues de 11 spéculation {souvent de type platonicien ou néoplatonicien) dans la mystique, et d’une décadence parfois très lourde de la vie conventuelle. Le tempérament anglais, plua pragmatique que dogmatique, plus pratique et efficient que théorique, fut bien celui de Rolle. C’est aussi en fonction de son expérience spirituelle et de sa psychologie qu’il faut apprécier la mésestime de Rolle pour la vie liturgique, ou du moins son attitude en marge de celle-ci. Cette mésestime doit être considérée relativement à son expérience : celle-ci fut valorisée à un degré extrême, et en regard la vie liturgique ne paraît pal avoir exercé une grande influence sur lui. Encore une fois, il faut reconnaître que, sur ce point, il ne fut pas isolé. Son siècle et ceux qui suivirent se caractérisèrent par uni création déconcertante de formules de prières, de dévotion» de méthodes d’oraison, toutes choses qui s’expliquent en grande partie par le fait qu’à la fin du Moyen Age la liturgi· était devenue étrangère au peuple chrétien, soit à cause 1. Voir La spirilualile du Moyen Age, IIe partie, ch. VII : « Dto· crédit de la mystique spéculative et de la vie conventuelle*. PSYCHOLOGIE DE ROLLE 67 du latin (qui n’était plus guère intelligible aux masses, et pas toujours aux lettrés), soit parce que les clercs, au cours de ces siècles, avaient peu à peu pris le monopole de ce qui était autrefois le bien de tous (spécialement l'office divin). Rolle a connu une autre déception également, fréquente de son temps : à l’endroit de la hiérarchie. Les prélats indignes, mauvais, méchants, cupides, sensuels, reviennent sous sa plume, plus d’une fois, et l’auteur du A/. A. se laisse emporter en évoquant leur image. Il serait erroné de ne voir en cela que désobéissance ou révolte, coexistant avec la soumission à la seule volonté de Dieu. En réalité, quand il parle ainsi, Rolle ne se sépare pas de toute une littérature qui, au xiv° siècle, ne ménagea guère les mauvais pasteurs de l’Église : qu’on songe à Dante, aux initiateurs de la Devotio moderna dans les Pays-Bas (par exemple Gérard Grote et scs sermons terribles contre les clercs cupides et concubinaires). Les papes passeront deux tiers du xiv® siècle en Avignon, en un « exil » où l’on s’est plu souvent à voir une nouvelle « captivité de Babylone », mais aussi le châtiment de Dieu pour les démissions lamentables des pasteurs de l’Église. Au retour de cet exil, en 1378, une situation — que Rolle ne connaîtra heureusement pas — va naître : deux papautés rivales, l’une à Rome, l’autre en Avignon1. C’est dans ce contexte qu’il affirme parfois qu’« il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes » : Magis oportet obedire Deo quam hominibus1 2. Mais lisons attentivement un passage du chapitre 47 du M. A., où il démontre, selon 1. Divers témoignages sur l’étal d'esprit profondément déçu par la papauté et la hiérarchie, ont été recueillis dans La spiritualité du Moyen Age, op. cil., p. 574 8. 2. Commentaire du Cantique des Cantiques, cité par Arnould, éd. cit., p. XLIX, n. 22. 68 INTRODUCTION des procédés très voisins de la scolastique, la supériorité de la vie érémitique sur la vie conventuelle : Mais, dis-tu, l'obéissance vaut mieux que le sacrifice! Et vraiment, voila un argument en ma faveur. Car rien n’est plus agréable à Dieu que de lui obéir en tout. C’est, en effet, celui qui est plus obéissant à Dieu, qui est aussi plus grand devant Lui. Mais on ne peut en conclure : un tel obéit parfaitement aux hommes, il est donc parfaitement obéissant à Dieu. Car c’est unique­ ment par l’amour que nous obéissons à Dieu, et par conséquent celui qu’un amour fervent établit en Dieu, se qualifie, par là-même, comme le plus obéissant. On peut très bien avoir l’air de se soumettre à un homme et être cependant en opposition avec Dieu. Aussi les moines et tous les autres religieux ne sont pas saints en proportion de leur obéissance aux supérieurs, mais bien plutôt dans la mesure où ils s’efforcent de ne servir que Dieu seul dans la ferveur d’une sainte dilcction. Ces quelques lignes énoncent une doctrine inattaquable^ Rolle ne nie pas la valeur de l’obéissance dans la vie religieuse, mais il la voit dans sa véritable perspective qui est celle de l’amour. L’obéissance est au fond, pour lui,, le charisme de celui qui rejoint l’amour du Christ obéissant: C’est d’ailleurs exactement ce qu’on lit dans le commentaire: du Cantique des Cantiques déjà cité : Il est clair qu’il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes ; cl s’il est fort louable d'obéir même aux hommes pour Dieu, restera louable à jamais l’obéissance qui pousse à obéir à Dieu à travers les hommes, animé par un amour savoureux et ardent'. Autre aspect négatif : à lire plus d'un passage du M. A-, on voit Rolle y montrer plus de mépris que de tendresse 1. «Constat itaque quia magis oportet obedire Deo quam horn*· nibus, et si multurn laudabile sit eciam hominibus pro Deo obedire, tamen illa obedicncia prreipue in eternum laudabilis permanet qu· Deo in hominibus per suavem et ardentem caritatem obedire suadet* (ci. Arnould, ibid.). PSYCHOLOGIE DE ROLLE 69 pour les autres hommes. Ils ne poursuivent pas comme lui la perfection contemplative, qu’il valorise à l’extrême en raison de son expérience. Il est enclin à leur prodiguer des qualificatifs peu flatteurs : ce sont surtout les riches et les sensuels qui provoquent ainsi son irritation. Ici encore, le phénomène n’est pas isolé. Durant les derniers siècles du Moyen Age, il arrive souvent que les moines parlent de la sorte de leurs contemporains. Confrontant la vie réelle de ceux-ci avec leur propre idéal, les meilleurs, les plus évangéliques d’entre eux, ne cachent pas leur déception, leur amertume, leur colère. C'est ce qui explique que tant de moines ont parlé durement, et qu’ils ont cru de leur devoir d’agir ainsi, précisément pour que clergé, princes, fidèles à tous les niveaux de la vie sociale, réforment leurs mœurs1. Ce pessimisme des moines n’est cependant pas un pessimisme de principe, issu d’une dépréciation des valeurs terrestres comme telles : c’est en témoins des mœurs de leur temps qu’ils parlent, pour sauver la chré­ tienté de sa médiocrité morale et spirituelle. On ne peut mieux comparer le langage de Rolle qu'à celui des Psaumes qui, eux aussi, mettaient en scène bons et mauvais, justes et injustes, persécutés et persécuteurs. C’est donc en se reportant à l’Écriture elle-même qu’il faut comprendre l'insistance de Rolle sur les méchants, les pécheurs, ses ennemis qu’il menace régulièrement de l’enfer et décrit en termes violents. Il avait une extraordinaire faculté d’indi­ gnation devant le mal, et il lui arrive, plus souvent qu’il ne convient, nous semble-t-il, de vouer à l’anathème ceux qui se laissent égarer. Comme les autres moines de son temps qui écrivaient sur les mœurs de leurs contemporains, Rolle a partagé leur vision pessimiste des valeurs terrestres. Certes, ce pessimisme doit être bien compris, et d’ailleurs corrigé par 1. Voir La morale monastique du A'/· au A'Iz/e siècle, op. cil., p. 18 s. 70 INTRODUCTION cet optimisme 4 bon vivant & qui, lui aussi, fut reproché aux moines du Moyen Age. Il reste que les moines de cette époque, au moins ceux qui réfléchissaient et écrivaient, n’eurent pas une estime suffisante de la valeur positive des réalités terrestres ; en quoi, répétons-le, ils parlent plu· en historiens ou témoins des mœurs qu’en moralistes : Rollc fut de leur étoile. Et leur pessimisme est toujouii tempéré par une vision optimiste de l’histoire humaine, qui doit s’achever dans la Gloire : ici également Rolle fut de son temps, comme en témoigne la deuxième partie du jtf. A., maigre l’inspiration nettement inférieure de son auteur en ces trois chapitres. Face à cet optimisme, qu'on peut appeler cschatologiqua, et qui est celui de la foi chrétienne elle-même, l’insistano· de Rollc sur l’enfer, Satan et les démons, paraît quelque peu disproportionnée : le vocabulaire « satanique » de Rolle est plus varié que son vocabulaire « angélique11> ! Certain· passages1 2 mettent même en scène les élus se réjouissant — gaudebunt — des tourments des mauvais plongés j® enfer ! Et les damnés sont représentés comme soupirant après une mort qui serait un anéantissement plus désirabi· que leur condition présente, eux pour qui la mort fut autrefois l’amertume suprême : « O mort, combien tu serait douce à ceux qui te trouvaient si amère3 ! » Au risque d· nous répéter, nous croyons que Rolle, ici encore, reflète un état d'esprit qui fut très généralisé de son temp·. Évoquons l’Enfcr de Dante, et tant de manifestations dl merveilleux diabolique qui frappent les imaginationi, depuis le xiv® siècle précisément. La peur du démon, l'obsession de ses tentations, l’horreur d’un merveilleux f. rebours, furent des traits caractéristiques de la société 1. Voir Table des équivalences : «Satan», d’une part, pu· « Anges », de l’autre. 2. Voir par ex. la finale du ch. 58. 3. Ch. 58 (191, 7). PSYCHOLOGIE DE ROLLE 71 féodale, comme le montrent bien des détails, dans la litté­ rature, l’art, la liturgie1. Et bientôt une vague, une fièvre satanique va déferler sur l’Occident, qui mettra plusieurs siècles à se retirer. Où Rollc nous paraît aussi passer la mesure, c’est quand il parle de la femme. A en croire certains passages du jW. A., elle est le pire ennemi de la vie spirituelle. Elle est une sorte de jouet utilisé par Satan pour faire tomber l'éme dans le péché. Tout en elle est vanité, mensonge, tromperie, mollesse, impureté, impudicité. Il n’est pas de qualificatif — et Dieu sait si le vocabulaire rollien est riche1 2 ! — qui puisse suffire à exprimer le mépris et l’éloi­ gnement que doit inspirer cette Éve séductrice et haïssable3. « Je préfère me passer de leur intimité, ditle Feu del’ Amour, que de tomber entre leurs mains, car elles manquent toujours de mesure, soit dans l’amour, soit dans le dédain4»: déclaration modérée à côté de ce qu’on peut lire dans le Ai. /1.1 Faut-il souligner que cette attitude misogyne peu commune trahit peut-être un âge encore jeune ? Il semble qu'arrivé à plus de maturité, à un meilleur équilibre dans le domaine affectif et sensuel — cet équilibre que l'àge seul donne parfois à certains ! — Rolle eût écrit avec plus de sérénité, plus de charité surtout. Il est vrai néanmoins qu’on trouve dans le A4. A. des passages admirables où il exhorte les femmes aux vertus les plus élevées, aux plus hauts sommets de l’union mystique avec le Christ leur Époux5. 1. Voir La spiritualité du Moyen Age, op. cil., p. 31-4-315, et p. 579 s. 2. Voir Table des thèmes : « Tentation ». 3. Voir, dans le Feu de l'amour, I, ch. 12, un passage curieux où Rollc relate ses démêlés avec certaines femmes {trad. Noetinger, p. 73-75). 4. Ibid. Cf. M.A., ch. 4 (14, 10-16); ch. 36 (111, 13-21). 5. Pur ex. ch. 37 (114, 11 s.) ; ch. 38 (115, 15). Ύ2 INTRODUCTION 11 reconnaît la légitimité et la valeur du mariage1. Mai», pour lui, dans la perspective de son expérience personnelle, il lui paraît monstrueux de donner à qui que ce soit, dan* son cœur, une place susceptible de faire concurrence Æ l’Amour. C’est l'exclusivisme de cet Amour qui lui fait prendre conscience — en dépit, et même au delà de toutes les positions intellectuelles et théoriques du domina® couru par cet Amour, si quelque passion charnelle venait détourner tant soit peu le regard du cœur de l’unique objet aimable et désirable. Que cette attitude se traduise en invectives, souvent violentes, c’est assurément regrettable ; mais il faut y voir comme une expression maladroite, un cliché en négatif — si fréquent depuis les Pères du désert — de sa recherche de Dieu, et retenir que Rolle admet la possibilité, pour un chrétien, de faire son salut, et même de se sanctifier, dam l’état de mariage. Cette perspective du mariage chrétien, néanmoins, est assez étrangère au Μ. Λ. En contraste avec cette attitude misogyne, faite plus de terreur devant le monde féminin que de paix évangé· lique, Kollc manifeste une certaine tendance à se croût immunisé contre la tentation, et même, très précisément, contre la tentation charnelle1 23 . Avec une assurance-qd déconcerte, il se déclare à l’abri du péché, grâce au dm reçu de Dieu, à ce don qu’il appelle le « chant d'amour·# Il a l’air de se considérer comme confirmé en grâce « 1. Ainsi le Feu de l'amour: « L’union conjugale est bonne en eflfr même, mais lorsque les hommes s'engagent dans les liens du mari® pour assouvir leurs passions, ils changent en mal ce qui est bo·· (I, ch. 24 ; trad. Noetinger, p. 141). 2. «...qui, consistentes in cantico, confirmantur ut non cadart sed et corroborati ad currendum constanter sine cupidine corporei· (ch. 21, p. 62, 29-31). Cf. ch. 16 (50, 23-24) ; ch. 22 (66, 17-30), eto 3. Voir Table des thèmes : « Chant ». PSYCHOLOGIE DE ROLLE 73 attitude qui, à juste titre, a toujours soulevé la méfiance de l'Église. D'autres textes apportent cependant des explications nuancées sur la question, dans le Λ/. A. comme dans le Feu de l'amour1. C’est notamment ce qui ressort de la doctrine rollienne de la prédestination. Une conception assez répandue, et simpliste, fait de celle-ci une décision arbitraire de Dieu créant, dès le principe, des âmes « bonnes » destinées au bonheur éternel, et des âmes «méchantes» destinées à la damnation. Conception sim­ pliste, car il est également vrai que tout homme reste libre d'accepter ou de refuser l’initiative de grâce de Dieu. 11 faut se méfier ici de la notion humaine du « temps » : celui-ci n'existe pas en Dieu ; et dès lors, parler de pré­ destination revient à introduire dans la création par Dieu un élément temporel, qui en fait est inexistant. Celte erreur de perspective aboutit à donner au jugement de Dieu l’apparence d’un choix antécédent, a priori. Tout ceci nous paraît clair, à nous ; mais Rolle n’a pas vu nettement, ni surtout exprimé comme il l’aurait fallu, cette réalité apparemment complexe. D’où les ambiguïtés de certains passages, des obscurités dues aussi, en partie, à l'imprécision et à l’exagération auxquelles l'entraîne l’abus de l'allitération. Et son expérience quotidienne de la prière contemplative l'a certainement enfoncé dans cette erreur de perspective, en ce qui le regardait personnelle­ ment, au point de confondre assez régulièrement appel au salut et appel à la vie mystique. En tout cas, Rolle se considère comme appartenant aux «amis de Dieu ». Ici encore, on peut déceler ses affinités avec certains courants spirituels fleurissant de son temps sur le continent. Des groupes ainsi dénommés se sont formés au cours du xiv® siècle, surtout dans la partie 1. Voir par ex. I, ch. 19 (trad. Noetinger, p. 120121). 74 INTRODUCTION germanique de l’Europe*. Les «amis de Dieu» ont formé parfois des communautés ou des confréries ; mais de· fidèles fervents, vivant isolément, ont usé également de cette dénomination, sans faire partie de quelque organisation que ce soit. Il est arrivé que ces «amis de Dieu», soit isoles soit réunis en groupements, vivent à distance d· la structure officielle de l’Église. Considérés alors as9« arbitrairement comme « hérétiques » — le nom était viU donné à quiconque se mettait tant soit peu en marge, non pas nécessairement du dogme, mais simplement dt la discipline ou des usages ecclésiastiques — ces « ami» de Dieu » ont parfois été pris pour des précurseurs de II Réforme. Rollc, lui, « ami de Dieu » certes, entend bie rester dans l’Église ; mais son expérience personnelle I— c’est toujours à elle qu’il faut revenir pour le juger — là a appris que s’il y a des « amis de Dieu », il pouvait bien se considérer comme étant des leurs. C’est là, à ses yeux, la vraie « noblesse12 ». En ce qui regarde l’Europe germanique du temps, il faut se rappeler que, vers 1313, soit dix ou vingt ans avant que Rolle écrivît le M. A., le dominicain Maître Eckhüt commençait son ministère proprement spirituel, celui q» l’a fait connaître bien plus que son enseignement théolfr gique. C’est de cette époque en effet que date son premi» grand écrit spirituel, le Liber benedicius, qui comporte à fait deux petits traités, le Livre de la consolation diinneB celui De l’homme noble3. Précisément, ce thème de « l’honfl» 1. Voir La spiritualité du Moyen Age, op. cil., p. 474 s., où les ft· et la bibliographie sont résumés. Il y a aussi des rapprochent·· entre Rolle et Ica « Frères du Libre Esprit» (voir ibid., p. 1'29 j· R. Guarnirhi, « Il movimento del Libero Spirilo », dans ArcnQ per la storia della pietà, 4 (1965), 351-708 (volume à part, Romo 1965)» et art. « Frères du Libre Esprit », dans Did. Spirit., 5 (1964), 12Λ· 1268. 2. Voir Table des thèmes : « Noblesse ». 3. Éd. dans les Deutsche Werlce (Stuttgart), t. V ; et par J. QuWi Berlin 1952. PSYCHOLOGIE DE ROLLE 75 noble», inspiré de {’Écriture elle-même1, éclaire certains aspects très hauts de la doctrine du maître rhénan : l'« homme noble » est celui dans l’âme duquel, ou plutôt dans le «fond de l’âme» (Grund der Seele) duquel se réalise la « naissance » du Verbe et le retour à la ressem­ blance divine ; mais ceci n’a lieu qu’après un cheminement de type néoplatonicien qui suppose au départ un dépouil­ lement radical. L'« homme noble » en vient ainsi à une « identité » avec la Déité, c’est-à-dire, selon Eckhart, avec ce qu’il y a d’inconnaissable en Dieu, avec ce qui fait son essence propre, au delà du Dieu dont nous nous forgeons une image à notre portée en lui donnant des attributs ordinaires et intelligibles. Alors naît la vraie contemplation. Une distance sépare cependant, ici comme dans les autres domaines que nous avons explorés, la psychologie religieuse de Rollc de celle de maîtres spirituels comme Maître Eckhart. Si lui non plus n’hésite pas à adopter parfois le thème de 1’« homme noble » pour caractériser le terme du progrès spirituel, la « lignée « dans laquelle l’union au Christ l’a introduit, ou sa « naissance » nouvelle, il le fait dans un contexte où c’est l’expérience personnelle qui l’amène à parler ainsi. Ce n’est pas, comme chez Eckhart, une synthèse de l'esprit, où des thèmes scripturaires et de provenance platonicienne s'entremêlent pour rendre compte spéculativement d’expériences dont il est témoin chez autrui (les milieux conventuels féminins de la région rhénane d’alors), et guère en lui-même, semble-t-il. Chez Belle, le thème de l'homo nobilis sert d’expression spontanée à une expérience intime, et ce thème a pu lui venir des courants spirituels du continent, comme tant d’idées qui ♦ flottent dans 1’air » à chaque époque ; mais il ne s’ensuit nullement qu’il ait lu Eckhart et s’en soit inspiré12. 1. Cf. Le 19, 12. 2. Voir aussi Table des thèmes : « Nnissance », « Noblesse », < Nœud », < Nom ». 76 INTRODUCTION Faut-il conclure de tout ceci que Rolle fut orgueilleux, ou au moins très imbu de sa personne et de son expérience spirituelle? Peut-être, à lire certains passages, doit-on reconnaître qu’il n’a pas l'humilité à fleur de peau. Mail son orgueil est plutôt une sorte de fierté : il n'est pas pharisaïque, en ce sens qu’il ne procède pas de cette auto­ satisfaction qui naît d’œuvres peu communes assumée! librement. La fierté de Rolle est plutôt le sentiment d’avoir vécu, et de vivre toujours, dans la seule vérité : celle d'avoir été choisi par miséricorde pour devenir « ami de Dieu ». Elle ne devient orgueil, à nos yeux, qu’en raison des outrances de Rolle : de caractère, d’attitude, de parole, de plume. Devant Dieu et devant le Christ, il reste humble, car il sait que c’est seulement par grâce qu’il a été appelé et préservé, et que sans l'aide de la grâce il peut tomber1. Il a même le sens de la mendicité spirituelle, comme on s’en aperçoit aisément en lisant les prières ardentes ai·' Christ qui parsèment le M. A. : nous l’avons déjà remarqué en passant1 23 . S’il a quelque assurance, il la doit au Christ, et il sait que ses souffrances et les persécutions qu'il enduit lui sont un gage de vie éternelle : Je crois pouvoir parvenir au paradis par la patience dans les adversités... à cause de Jésus*. 1. < Pcne per potenciam premebar ut peccnrom, sed protln· Qui potuit purgavit pectoris poruin penetrale » (ch. 19, p. 56, 14· 15). Cf. ch. 16 (50, 13), etc. 2. Voir p. 54, n. 4 ; p. 61-62. 3. Voir ch. 19 (55, 31) ; ch. 13 (39, 32), etc. VI. L'EXPÉRIENCE CONTEMPLATIVE D’APRÈS LE «MELOS AMORIS» Il est difficile de séparer l’expérience contemplative en elle-même, telle que le M. A. la décrit, de l’expérience propre de Rolle lui-même. II a tendance à projeter dans l’universel ce qui lui est personnel. Mais, précisément, cette expérience a été et reste d’une telle intensité que, plus ou moins consciemment, il établit en loi valable pour tous ce qu’il a vécu lui-même. N’est-ce pas d’ailleurs le cas de nombreux mystiques? Qu’on pense à Jean de la Croix et à Thérèse d’Avila : l’un et l’autre parlent en somme de la même vie d’union grandissante à Dieu, et cependant que de différences dans leurs manières propres de com­ prendre cet itinéraire ! Plusieurs textes de Rolle semblent attester sa conviction que l’expérience mystique, celle qui a traversé sa vie à lui, est réservée à un petit nombre : Seul un très petit nombre pourra, dans la vie présente, atteindre la perfection et savourer la douceur de l’éternelle Sagesse*. Et même, à supposer que les dispositions soient excel­ lentes, la gratuité absolue du don de Dieu explique que tous n’en fassent pas l’expérience : c’est o le cantique réservé aux seuls bien-aimés2 ». Ce dont je parle est assurément très haut. Beaucoup de sages eux-mêmes n’ont pu en faire l’expérience, ni posséder en leur cœur cette joie si noble et si délectable*. 1. Ch. 21 (62, 25 s.). Des affirmations semblables émaillcnt le M.A. 2. Ch. 13 (40, 23). 3. Ch. 54 (175, 7 s.). 78 INTRODUCTION Ceci bien posé et retenu, on peut se demander comment Rolle, dans le Μ. Λ., décrit l’expérience mystique ellemême. C'est ici que les difficultés commencent, tellement les images et les thèmes sont nombreux et complexes. Rolle ne ressent aucune gêne pour passer d’un clavier à un autre, quand il lui faut décrire son expérience, même si leurs contenus logiques propres ne peuvent être juxta­ posés sans aboutir à des contradictions ou au moins à des heurts désagréables. Il est permis néanmoins de distinguer, dans ces thèmes quelques types qui illustrent en quelque sorte la doctrine d’ensemble de Rolle et en assurent la cohérence profonde, celle des images comme celle du vocabulaire rollien tout entier. Le classement proposé ci-dessous n'est cependant qu'un des classements possibles. Rolle se sert très fréquemment d’un Le thème du vocabulaire qui, d’une façon ou d’une autre, signifie un mouvement, un chan­ gement, un progrès, un «itinéraire». En un sens, dépourvu évidemment d'incidences géométriques, on pourrait appeler « spatiales » de telles expressions, en raison de ces images qui font appel à la fois à la notion de « devenir » et à celle d’« espace à franchir ». C’est aussi dans cette ligne que doivent se situer les quelques passages où Rollc parle de notre re-feclio par le Christ : c’est dire que le pèlerinage du spirituel s'insère dans l’œuvre du salut inauguré par le Christ et toujours en cours dans l’histoire. On s'en rendra compte aisément en parcourant, à la Table des thèmes, ce qui est consacré à la personne du Christ, à 1’« exode pascal » et à « élan et course ». La vie errante de Rolle fut comme le signe de son pèlerinage spirituel1. 1. Il est inutile de souligner ici les concordances de Rolle avec des caractères propres de la spiritualité monastique au Moyen Age; voir notre Morale monastique du XIaau XVI·siècle, op. cit., lre partie. Sur la refectio, voir notamment ch. 32 (100, 5) ; eur le transitus, que L’EXPÉRIENCE CONTEMPLATIVE 79 S'il en est ainsi, on comprend que pour Rolle le point de départ — pour parler en langage « spatial o — consiste à échapper au domaine du mal, du péché, de la vanité. Le spirituel « passera des tentations à la tranquillité1 », « il fait route vers la paix. Là les pervers ne pourront plus l’attaquer2 ». Être hors des prises du mal, sc sentir protégé par Dieu contre les attaques de l'ennemi de l’âme, voilà bien ce que Rolle entend sauvegarder à tout prix par sa vie érémitique. Mais ce n’est là qu’une vue négative. S’il s’agit d’échapper au mal, à Satan, aux démons, c’est pour mieux pénétrer dans le domaine « intemporel », « élevé », qui est celui de Dieu, celui de la «tranquillité». Maintenue dans une tranquillité parfaite, (l’âme) sera transportée au delà des limites du temps1. (Les élus) pénètrent hardiment dans les hauteurs. Ils s’élèvent au-dessus du temporel, et, par delà les régions soumises au trouble, ils fixent leurs regards sur l’éternité*. J’aspire avec ardeur à m'élever aux sommets*. De la même manière, nous voyons Rollc comparer quel­ quefois l’entrée dans la vie mystique au franchissement nous avons rendu par * migration pascale », voir ch. 10 (31, 34). Renvoyons, sur le thème de la peregrinatio dans la vie monastique, aux pages de J. Lkclercq, O.S.B., Aux sources de la spiritualité occidentale (Paris 1964), ch. II, «Monachisme et pérégrination», (p. 35-90) ; et de A. Guiu-aumont, « Le dépaysement comme forme d’ascèse dans le monachisme ancien », dans Annuaire de Γ École Pratique des Hautes Études, t. 76 (1968-1969), p. 31-58. 1. Ch. 38 (119, 21). 2. Ch. 31 (95, 11). Le péché, pour Rolle, est un prélude de l’enfer. Voir ch. 17 (52, 11-17 ; 53, 1-6). Et si tout pécheur peut se repentir, il reste que les damnés sont ceux qui ont refusé de se convertir (par ex. ch. 51, p. 164. 7-13). 3. Ch. 9 (27, 6). 4. Ch. 21 {62, 2 s.). 5. Ch. 20 (58, 16). Qu’il soit rappelé ici que les citations rapportées ne sont jamais qu'un choix, parmi de nombreuses autres. INTRODUCTION 80 d’une porte, ou au regard jeté au travers d’une fenêtre : «Je pénètre hardiment par la porte ouverte1. » Ailleurs il parle du Christ « qui ouvre à son fidèle une fenêtre dans le ciel pour lui permettre de contempler, ravi, les arcanes célestes1 23». C’est aussi revêtir un vêtement nouveau : Le Tout-Puissant... parmi les princes du paradis... m’a préparé un manteau très précieux. — La Trinité me revêt d’une longue tunique. Je la porte sans coulure, à cause de la charité...’. Le terme de ce pèlerinage spirituel, de cette mutation, est un état stable. Ainsi doit être comprise l’importance de la « session ». Nous ne nous étendrons pas ici sur ses aspects différents : qu’on se reporte à la Table des thèmes. Disons au moins que cette « session » est un « repos ». Or, pour Rolle, la notion de « tranquillité » est éminemment appli­ cable ù la Trinité : il semble même préférer ce mot à « repos », quies, quand il en parle, à cause de l’allitération : Trinitas appelle tranquillitas. D’où, par exemple, la tuta tranquillitas Trinitatis4. Et le repos du spirituel est parti­ cipation à cette « tranquillité » première : c’est la tranquil­ litas quam tenemus cum Tutissimo567. D’où la belle prière de Rolle : 0 Trinitas..., tene me in tranquillitate..., « O Trinité, garde-moi dans ta tranquillité...®. » C'est dire que, participant à la « tranquillité » divine, la vie mystique est, à son sommet, un état permanent. Mais, paradoxalement, Rolle n’hésite pas à considérer cet état comme celui d’une course, inachevée certes, mais désormais orientée infailliblement vers le Seigneur’. Inversement, 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. Ch. Ch. Ch. Ch. Ch. Ch. Ch. 23 (69, 22). 50 (162, 30). 27 (81, 3). 4 (13, 10} ; ch. 21 (61, 28) ; ch. 28 (83, 20). 2 (8, 22). 39 (120, 13). 42 (129, 34 s.). L’EXPÉRIENCE CONTEMPLATIVE 81 pécheurs et damnés connaissent une instabilité, une « titubation », qui est leur plus grand tourment1. Les témoignages sur la stabilité des spirituels sont innombrables : « Mon repos en mon Roi se prolonge sans retour1 2. » Et cette stabilité peut surprendre, si l'on ne réalise pas le charisme propre de Rolle dont il a été déjà souvent question ici : o C’est que quiconque est établi dans la suavité céleste fuit le bourdonnement des fâcheux. Se ceignant de la ceinture des solitaires, il se sent affermi par les flots de l’harmonie angélique3. » Cet état permanent est une participation à la vie angélique : » Je serai reçu dans le palais de l’éternité. J’y ferai ma demeure avec les anges dont je ne cesse de désirer la compagnie45 .» Il faudrait revenir ici à la notion de v noblesse », nouvelle naissance, transformation radicale de l’être en Dieu, à laquelle il a déjà été fait allusion6. Et au moins retenir que Rollc connaît ce thème du « retour à la similitude divine » qui, on le sait, fut très cher à l’école cistercienne du xnc siècle. (Le contemplatif) recevra un puissant secours : brûlant de ferveur, il sera configuré à son Créateur. L’inspiration divine me révèle intérieurement que. par la pureté, se grave en moi l’image intime du Créateur éternel : Dieu soutient cet être qui Lui ressemble·. Revenus ainsi à la condition à laquelle l’homme était destiné primitivement, les mystiques, selon Rolle, partagent le bonheur des élus : Vivunt in gloria7. Comme eux, ils sont 1. Ch. 5 (15, 22); ch. 10 (28, 32-34), etc. 2. Ch. 25 (74, 13). Voir à ce propos notamment le ch. 5 (16, 16 s.). 3. Ch. 4 (12, 29). 4. Ch. 39 (122, 34). 5. Voir plus haut, p. 74 s. Voir aussi Table des thèmes : « Noblesse et royauté ». 6. Ch. 50 (162, 31); ch. 19 (55, 32 s.). Il faut reconnaître que les allusions à ce thème sont très rares. Voir Table des thèmes : « Image ». 7. Ch. 3 (7, 14). Cf. ch. 19 (57, 36). 82 INTRODUCTION rois1. Ils sont la demeure de Dieu12, son trône3. Pour Rolle, la vie mystique est le prélude, l’« inchoa lion » de la vie céleste. Il s’agit d’une seule et même vie. C’est tellement vrai que, souvent, il est difficile au lecteur du Μ. Λ. de reconnaître si Rolle parle de la vie mystique ou de la vie céleste45 6. Mais il est assuré néanmoins que pour lui, la vie mystique ne donne pas la jouissance de la vision béatifique : Le Bien-Aimé, pourtant, ne se montre pas encore à découvert, l’âme n’est pas encore admise à la vision infiniment douce de sa splendeur·. Et ici-bas, « dans cet exil, on vit de la foi», in hoc exilio ex fide vivitur9. La mort est nécessaire pour voir Dieu7, et Rolle souhaite la mort8. Ainsi souligne-t-il explicitement la distinction entre ce que les scolastiques ont appelé l’o état de viatcur » et !’« état de compréhenseur » : Déjà je jouis sans crainte d’une joie et d’un bonheur assurés... Enclos encore dans une chair périssable, je possède cependant la merveilleuse mélodie·. 1. Ch. 12 (35, 2-1), etc. 2. Ch. 41 (128, 27). 3. Ch. 12 (37, 29). 4. Toutefois le lecteur attentif remarque que, dans la majorité des cas, Rolle a fait lui-rnûmo les distinctions nécessaires, parfois en précisant d’un mot sa pensée ; il ajoute par ex. in corpore ou in carne pour bien spécifier qu’il s'agit de la vie présente : ch. 15 (45, 18-21) ; ch. 23 (68, 28), etc. 5. Ch. 13 (39, 10-11). Cf. ch. 15 (46, 27-33); ch. 41 (127, 21); ch. 45 (137, 34-36). 6. Ch. 52 (166, 6). Cf. ch. 14 (41, 20-22). 7. Ch. 16 (50, 15-18). 8. Ch. 6 (17, 9-11) ; ch. 18 (54, 20-21) ; ch. 48 (153, 21-22) ; ch. 53 (173, 29-32) ; ch. 55 (177, 25-30), etc. 9. Ch. 25 (74, 5-13). Les textes ύ citer sont innombrables. Au moins notons encore quelques expressions : « Hoc mclos tam mirificum, non humanum sed angelicum, ad mortales venit quando hic vivunt» (ch. 44, p. 137, 25-26); < Quamvis in nube adhuc ambulantem» (ch. 45, p. 140, 26). L’EXPÉRIENCE CONTEMPLATIVE 83 11 a reçu ce qu’on pourrait appeler les arrhes, le prélude, les prémices, et non encore la possession plénière vers laquelle tend son pèlerinage. Son rnelos est gage et prémices du salut. Il est le « chant des rachetés », celeuma sospitalis*. En même temps que les thèmes Les thèmes 4 spatiaux » qui viennent d’être évo« psychologiques » 1 , * , ... . .. . qués, ou plutôt du pèlerinage spirituel, Rollc fait appel à des thèmes tirés de l’expérience senso­ rielle. Gomme il ne se soucie guère de la logique profonde des images qu’il juxtapose et des vocabulaires qu’il exploite, les thèmes de cette sorte chevauchent très fréquemment avec les premiers. Cette nouvelle catégorie fait appel à des comparaisons prises dans la vie terrestre ; mais ces thèmes psychologiques ou sensoriels sont exploités à la fois pour décrire l'expérience contemplative d’ici-bas et dans l’au-delà, tout comme la catégorie «pèlerinage» qui aboutit à un « repos », celui de l'éternité. C'est ici que prend place le thème central du livre, puisque c’est celui qui lui a donné son titre : Melos Amoris, Chant d’amour. La difficulté à laquelle se heurte constam­ ment le lecteur de Rollc, c’est de bien comprendre la nature de ce melos, de ce chant. C’est beaucoup moins une action dérivant de l'amour, qu’un état, une forme privilégiée et permanente de l'union d’amour avec Dieu. Et ce n’est que par une transposition, dont Rolle semble bien cons­ cient, que ce chant est appliqué à l’expérience mystique : il concerne premièrement la béatitude céleste. Certains textes identifient même ce « chant » avec Dieu ou avec le Christ123. Généralement, quand il parle de ce « chant », une épithète rappelle formellement qu’il s’agit d’une expérience 1. Ch. 41 (128, 32). Répétons que, de ce thème, les attestations sont fréquentes. 2. Pour Dieu, ou divinitas, voir ch. 46 {141, 17). Pour le Christ, ibid. (p. 141, 29 6.) ; ch. 30 (91, 15 s.). 84 INTRODUCTION au-dessus des possibilités normales : angelica harmonia, sonus celicus, symphonia superna. 11 est bien évident que ce chant est tout intérieur et spirituel, et qu’il exige, pour être entendu, une âme purifiée. Mais ce qui frappe, c’est que, précisément pour exprimer cette expérience spirituelle, Rolle a fait un appel constant à des comparaisons senso­ rielles. En somme, la notion de chant spirituel ne prend tout son relief qu’en admettant, sous-jacente à sa pensée, cette doctrine des « sens spirituels », dont il existe au Moyen Age d’innombrables attestations. C’est dire et avouer que, dans la connaissance et l'intelligence du divin, inaudible et invisible, interviennent, pour l’être humain, des données expérimentales, comme si l’âme disposait pour ce contact d’une ouïe, d’une vue, d’un odorat, d’un goût, d’un toucher propres. Le Μ. Λ. connaît ces cinq sens spirituels, et Rolle sait parler de la lumière, de la douceur, de l’étreinte même, pour dire les joies de l’amour de Dieu et les grâces de la vie de prière. Mais c’est surtout le chant qui, pour lui, sert à exprimer le mieux la vie mystique la plus haute, et ceci par analogie avec la béatitude éternelle elle-même. Le thème essentiel d’une doctrine des sens spirituels suppose la distinction, dans l’expérience mystique, d’acti­ vités assez diversifiées pour pouvoir être spécifiquement désignées comme une vue, une ouïe, un odorat, un goût, un toucher du divin. On l’a remarqué notamment à propos de sainte Gertrude la Grande (t 1301 ou 1302), légèrement , antérieure à Richard Rolle1. Dans cette perspective, dès lors que l’emploi par un mystique du vocabulaire emprunté à l’activité des sens ne peut s’expliquer pleinement par le jeu de métaphores poétiques, son témoignage est à retenir, même s’il ne semble pas envisager, à l’école d’Origène, une 1. Voir P. Doyèrk, 0.5.B., « Sainte Gertrude et les sens spirituels », dans Rev. Asc. Myst., t. 36 (I960}, p. 429-146. El GkktrUDB d’Hblfta, Œuvres spirituelles, t. Ill (SC 143, Paris 1968), Le Héraut, livre III, p. 35 s., appendice VI, · Les sens spirituels ». L’EXPÉRIENCE CONTEMPLATIVE 85 structure spirituelle dotant l’âme de sens propres de vue, ouïe, odorat, goût, et toucher du divin. Or l’apport du grand mystique que fut Kolle à une enquête sur l’histoire de cette doctrine au Moyen Age est d’un caractère très particulier. 11 ne semble pas, tout d’abord, qu’il ait jamais pensé à grouper systématiquement les cinq sens pour exprimer l’expérience mystique, comme ont pu le faire d’autres spirituels, telle sainte Gertrude. S'il parle parfois de cette expérience, ainsi que, par analogie, de la béatitude, comme d’une « vision », d’une illumination, les caractères que lui donne sa doctrine spirituelle sont d'être un feu, une douceur, un chant : calor, dulcor, canor ou melos. Trois sens sont donc surtout intéressés : le toucher, le goût, l’ouïe, mais avec des modalités qui méritent attention. Il semble bien que ce soit au toucher qu’il faille rapporter l'aspect du feu (calor, incendium) que revêt dans son âme l'expérience mystique. Le sens du toucher apparaît ainsi peut-être plus spirituel que lorsqu'il est évoqué par d’autres mystiques dans la caresse, le baiser, l’ivresse, la blessure, l'étreinte, manifestations dont Kolle se sert d'ailleurs, lui aussi, pour décrire son expérience1. Dulcor, la douceur, déborde le sens du goût. Elle dit l'euphorie de l’âme comblée du bien qui lui convient éminemment12. On conçoit aisément que cette plénitude rejoint la satisfaction du toucher, celle qui atteint son point culminant dans l'étreinte charnelle, et aussi celle du regard tout autant que celle du chant. Le goût est souvent lié, en outre, à l'ivresse, et le thème est classique dans la littérature mystique. 1. Voir, « Amour < Nœud ». 2. Voir, ceur » et « à la Table des thèmes et à celle des équivalences : « Baiser « Blessure », · Chaleur et feu », « Ivresse », à la Table des thèmes et à celle des équivalences : t Dou­ Ivresse ». 86 INTRODUCTION Canor et melos concernent évidemment l’ouïe ; mais il s'agit d’un chant surnaturel, d’une symphonie incompa­ rable, celle qui enveloppe l’âme dans l’expérience mystique ; c’est aussi l’harmonie dont elle bénéficie elle-même, et qui se traduit par son chant intérieur1. Quant à l’odorat, il en est question moins souvent chez Rolle, et il donne lieu à une formule curieuse : l’âme est dite obumbrata odore12. La vie d’amour intime dans le commerce avec Dieu dégage comme un parfum qui l’enve­ loppe, qui l’isole, qui la protège. L’âme y garde son secret. « Les pommes mûres embaument 0, dit-il en faisant allusion au Cantique des Cantiques34 5: Elles sont le symbole de la vie sublime et des hauts mérites des saints. Par toute la terre ils répandent le parfum d’une bonne renommée, ainsi que dit l’Apôtré : En tous lieux nous sommes la bonne odeur du Christ*. Inversement Rolle n’a pas de termes assez forts pour qualifier la puanteur des pécheurs et celle des damnés. Comme on le remarque, nous avons laissé de côté le problème d’une gradation possible dans les sens spirituels. On a pu penser que le Feu de l'amour, par exemple, établis­ sait une certaine hiérarchie ascendante entre calor, canor et dulcor67.Mais, dans le M. A. au moins, une telle hiérarchie n’apparaît guère, non plus qu’aucune autre entre les trois mêmes termes. Ce qui semble à retenir, c’est que melos, et plus précisément melos amoris ou melos contemplativorum, désigne le sommet de l’expérience mystique®. Un passage suggère cependant la gradation calor - dulcor - canor1. 1. Voir à la Table des thèmes et à celle des équivalences: « Chant ». 2. Par ex. ch. 18 (54, 32) ; ch. 32 (100, 3). Voir Table dos thèmes : « Ombre ». 3. SUpale me malis: Cant. 2, 5. 4. Ch. 53 (174, 3-5). 5. Cf. M. Noctinger, trad, cit-, p. ucxvm et lxxxvii (note 1). 6. Voir Arnould, éd. cit., p. xxxv-xxxvn. 7. Ch. 47 {144, 33-145, 5). L’EXPÉRIENCE CONTEMPLATIVE 87 Un autre indice du manque de rigueur dans les classe­ ments de Rollc vient des listes des sens spirituels qu’on voit dans le Af. A. Un inventaire suffisamment précis nous a montré qu’en une vingtaine de passages au moins, il propose des listes des sens spirituels : or il parle des cinq sens dans la moitié environ de ces textes, et, dans les autres, il n’est question que de quatre : celui qui fait défaut est alors soit l'odorat, soit le goût, soit le toucher. Ceci corrobore les remarques de M. Arnould qui a exploré, sur le sujet des thèmes calor, canor et dulcor, les œuvres diverses de Rolle1. Au total, celui-ci présente une théologie mystique certainement incomplète. Elle est exprimée en des thèmes divers, convergents vers un unique dessein : traduire en langage humain l’expérience qui a bouleversé sa vie, et qui, à ses yeux, est le sommet de toute vie spirituelle auquel il faut inlassablement convier le lecteur1 2. Ces thèmes, que, pour faire court, nous avons appelés « spatiaux » et « psychologiques », laissent au lecteur le sentiment que Rolle a vécu, beaucoup plus qu’il n’a pensé, son expérience intérieure. Il n’est ni théologien, ni théo­ ricien. Il vit. Il témoigne. S'il ouvre un livre, c’est l'Écriture, et il y cherche ce qui est en harmonie avec son e chant d'amour ». Cette théologie mystique, comparée à celle des grands mystiques rhénans, scs contemporains, parait même rudimentaire. Elle est celle d’un sensitif, et non d’un théologien ou d’un intellectuel. Rollc se situe plutôt dans la lignée des spirituels, témoins d’un Dieu qui a traversé leur vie. Souvent sa manière de parler de la prière contemplative évoque irrésistiblement la «prière de Jésus» des hésychastcs orientaux — avec lesquels il a une parenté d’âme certaine. Parvenu comme 1. Loc. cil., p. xxxv-xxxvn. 2. Ch. 48 (151, 7). 88 INTRODUCTION eux à une très haute union à Dieu, il possède la science des Ecritures. Il a vaincu les démons, il a franchi l’itinéraire qui va du péché à Dieu. Il est donc apte à enseigner les autres valablement, non parce qu’il a conquis une maîtrise en théologie dans une université, mais parce qu'il est devenu « ami de Dieu o. Il ressemble même à l'ermite oriental en ceci qu’il possède maintenant le charisme de l’enseignement. A cet égard, il faut renvoyer le lecteur au chapitre 48, où il commente le texte fameux d’Osée sur les fiançailles au désert : «Je la conduirai dans la solitude et je lui parlerai au cœur « (Os. 2, 14). Le spirituel connaît même, à prendre Rolle à la lettre, une sorte d’infaillibilité : « Aucun risque d’erreur pour celui dont l’amour atteint ce degré1. » C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre les lignes suivantes : Que nul, s’il désire être sauvé, n'ait la présomption de traiter des Saintes Écritures sans être enseigné de Dieu et sans reconnaître les marques d’une inspiration intérieure... Les hommes humbles, obéissants, chastes, doux, patients, et surtout enflammés d’amour, ceux-là recevront ce don, car ils cherchent non leur gloire personnelle, mais celle de Dieu : Hoc donum accipiunt, qui non suam gloriam sed divinam querunt*. Et ce don, disait-il un peu plus haut, est de l’EspritSaint : Qu’il s’applique aussi ù l’étude, à condition toutefois de posséder l’intelligence des Écritures, de se sentir enflammé par l’Esprit-Saint en écrivant telle chose et une foule d’autres, s’il ne peut les prêcher en public*.1 23 1. Ibid. (150, 35). 2. Ibid. (154, 25-32). 3. Ibid. (154, 23-25). VU. VERS UN ESSAI D’INTERPRÉTATION DU «MELOS AMORIS f> PAR ROLLE LUI-MÊME Déjà nous avons tenté de donner une idée de la place que prend le Μ. A. dans la littérature spirituelle chrétienne, et surtout monastique, du Moyen Age et plus précisément du xive siècle. Nous ne prétendons pas néanmoins avoir donné une interprétation exhaustive du Melos amoris. M. Arnould l’avait entrepris déjà, et nous n’y avons apporté que quelques jalons supplémentaires, capables de cerner davantage ce qu'on sait déjà de la biographie de l'auteur, de ses procédés littéraires, de sa psychologie, de son expérience contemplative. Beaucoup reste à explorer : il faudrait un volume pour Lirer du M. /1. tout ce qu’il renferme de renseignements sur le moine Rolle et sur son époque spirituelle. Les dimensions de cette introduction nous ont interdit de donner autre chose, dans la plupart des cas. que quelques citations caractéristiques et des références. Au moment de l’achever, on peut donner, à grands traits, une impression d’ensemble. Le premier sentiment qui domine est celui d’une richesse documentaire très grande, d’une profondeur religieuse peu commune, d’une psycho­ logie aux arêtes vives et aux contours décidés ; en un mot, celui d’un document spirituel hors série, et soulevant l'intérêt par le fait même. Cette constatation est déjà un résultat notable ; et si la lecture du Μ. A. pouvait éveiller le désir d’une recherche plus complète, la présente édition n’aurait pas été inutile. Il nous a semblé néanmoins qu’il restait en ce moment à cerner quelque peu les contours de l’impression d’ensemble 90 INTRODUCTION qui a été résumée à l’instant, par les jugements que Richard Rolle lui-même a portés sur son œuvre. Plus d’une fois en effet, il s’est exprimé clairement sur les motifs qui l’ont poussé à écrire. Le plus extérieur de ces motifs a déjà été consigné au cours de la biographie de Rolle1 : s’il a écrit, c’est parce qu’il a été empêché de prêcher. Sa plume supplée à la parole, et son message est proclamé ainsi d’une manière différente, mais aussi réelle, que celle qu’il avait prévue, et finalement plus durable. Mais, on l’a dit, la diffusion de son message a dû attendre en fait notre vingtième siècle. Le nombre proportionnellement peu élevé des manuscrits qui nous ont transmis le Af. A., et la diffusion presque nulle que ces pages ont connue jusqu’à nos jours, confirment bien qu’elles ont dû être l’objet de mesures vexatoires, de suspicions, d’interdictions. Celles-ci, a-t-il été remarqué, n’ont pu trouver de justifications sérieuses que dans les outrances de langage de Rolle et non dans le fond de la doctrine. L'ermite de Hampole ne semble pas avoir jamais été accusé d'hérésie, alors qu'à la fin du Moyen Age les moindres traces de non-coniormisme religieux soulevaient déjà une suspicion d'« hérésie ». C’est ainsi que l’objectif le plus immédiat de Rollc fut de réduire au silence ses calomniateurs. Je parle sans détours. Je ne crains pas ceux qui me mettent à l’épreuve, ils seront écrasés eux-mêmes par la tempête. Mc taire ? Je ne le puis. L'amour me presse (cf. Il Cor. 5, 14} tellement que tous sauront de quels cris mélodieux je suis capable et quelle voix céleste extraordinaire j’entends. Λ cet effet, j’ai préféré aban­ donner les tourments des riches et vivre saintement dans la solitude, dans le chant et l’ardeur, dans une immense joie*. «Me taire? Je ne le puis...» Déjà, dès cette page du1 2 1. Voir plus haut, p. 27 s. 2. Ch. I (4, 30-5, 3). ESSAI D’INTERPRÉTATION 91 prélude de l’œuvre entière on devine que, pour Rollc, cette violence intérieure qui le pousse à écrire n’est pas seulement la volonté de sc justifier face à des ennemis acharnés. Cette violence, c’est l’Amour. Il veut proclamer très haut le message dont il a fait l'expérience. Si tu saisis ce que chantent ces pages, me voyant débile et mort au inonde., prends donc un peu ma défense devant ceux qui me cherchent noise. Si tu veux bien y regarder de près, j’ai en effet expliqué pour quelle raison je me tiens enfermé sans rendre visite aux châtelains, fuyant les fêtes et leurs concerts. Cette retraite n’a rien de rebutant pour l'amour qui me brûle...’. Et il prend volontiers son lecteur à témoin de son bon sens : « Toi qui me lis, comprends-moi. Ne dis pas que je délire...2. » Mais ce n’est pas uniquement pour avoir raison contre ses opposants que Rolle écrit : s’il en était ainsi, on le suspecterait à bon droit d’être vaniteux et même orgueilleux. Rolle vise plus haut : il cherche la conversion des pécheurs. Surtout quand il fait le tableau — et avec quelle richesse de couleurs ! — du châtiment des damnés et de la gloire des élus, il ne s’agit pas d’un exercice litté­ raire : il faut ouvrir les yeux du lecteur et l’amener à une vie meilleure. J’annonce aux justes la chute soudaine des réprouvés hors du Royaume... J’enseignerai donc aux autres, tant que je vivrai ici-bas, comment éviter le poison du vice·. N’est-ce pas pour ton salut que j’écris ?... Nos écrits n’ont pas pour but de les condamner, mais bien plutôt do les convertir et de les conduire à la vie et au salut, (cf. Êz. 18, 32). On leur met devant les yeux les terreurs de l'enfer et le strict jugement de Dieu, pour qu'ils le craignent et non pour qu’ils y succombent*. 1. 2. 3. 4. Ch. Ch. Ch. Ch. 48 48 24 57 (152, G-10). (155, 14). (70, 12-15). (181, 26, 32-35). 92 INTRODUCTION A la charnière des deux parties inégales de son œuvre, il s’explique à la fois sur ce qu’il a déjà écrit et sur ce qu’il lui reste à dire : Jusqu’à présent nous avons parlé des hommes éminents en sainteté, et traité de ce qui regarde leur perfection, lis vivent dans la sobriété, la chasteté, la piété, ils brillent des fleurs de toutes les vertus, ils soupirent sans cesse dans le désir des joies éternelles. Nous avons montré aussi la gloire de ceux qui renoncent aux biens de ce inonde et ont embrassé volontairement la pauvreté pour suivre le Christ... Maintenant nous avons hâte d’en finir avec ce volume ; nous parlerons donc, selon nos possibilités, de la gloire des saints, des malheurs qui frapperont les méchants au dernier jugement et de la fin du monde*. Rolle a un dessein plus haut encore. II ne veut pas seulement arracher ses contradicteurs à leur aveuglement et les stimuler à recevoir la gloire des élus. II veut aussi les amener à passer leur vie dans l’essentiel. Il veut les amener à prendre modèle sur sa propre expérience mystique et monastique. Celle-ci est bien à ses yeux la preuve irré­ cusable que, de son temps, il existe toujours des spirituels comparables à ceux du passé, aux grands moines des origines. Et ce qui fut réel dans sa vie à lui, d’autres ne peuvent-ils l’ambitionner? Son exemple n’est-il pas imi­ table? Cet aspect du dessein de Rolle est même le premier qu’il avoue ouvertement, dès les premières lignes, tellement il est vrai qu’il entend moins confondre des opposants que susciter des émules dans la voie contemplative qu’il poursuit. Elle me presse à tel point, cette violence d’amour, que j’ose prendre la parole. Je veux instruire les autres et leur montrer la grandeur de ceux qui aiment avec feu, la justice de ceux qui jubilent en Jésus, l’amour de ceux qui chantent en harmonie avec le ciel, et enfin I. Ch. 56 (ISO, 2-8, 16-18). Un résumé de la première partie sc lisait déjà au ch. 5 (15, 5-7). ESSAI D'INTERPRÉTATION 93 la clarté de ceux qui peuvent capter dans leur conscience l’ardeur incréée et la jouissance sans déclin. Dès lors, voyant comment le Créateur a conduit le jeune homme [que je suis] jusqu'à l’éclosion de la vraie justice, nul ne pourra désormais nier que Dieu ne donne sa douceur aux hommes dès cette vie, ne les glorifie aujourd’hui encore de la richesse de su mélodie d’une saveur de miel, ainsi qu’il avait coutume de le faire pour les saints de jadis...1. C’est le but de tous les écrits de Roile et il le déclare tout net à ses opposants : Comment comprendraient-ils mon élan vers l’enchan­ tement des concerts célestes et l’incessante inspiration de mes écrits sur ce chant d’amour1 ? Relis et médite les pages qui précédent, et tu verras que l’àme attachée à l’éternel est abreuvée de conso­ lations divines, bien au delà de ce que l’homme peut penser ou exprimer». J’exulte de faire éclater les louanges de l’amour, d’écrire au sujet du cantique qui ravit les bien-aimés...». Et parfois il laisse entendre combien il serait heureux de pouvoir entraîner son lecteur dans sa voie contemplative : Je prêche cette voie à celui qui aime. Je m'exprime comme je peux, afin que lui aussi parvienne à ce sommet si désiré». Finalement Richard Rollc convie son lecteur à partager son hymne d’action de grâces : Voilà ma gloire : cette joie toute gratuite que j’ai pu ainsi savourer. O toi qui lis mon joyeux message, loue donc le Christ qui m’a soulevé vers la lumière en une telle pureté» I Je chante les louanges du Prince puissant...1.1 234567 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. Ch. Ch. Ch. Ch. Ch. Ch. Ch. 1 (3, 4-13). 24 (71, 37-72, 1). 44 (136, 10-12). 45 (139, 33-34). 48 (151, 6-8). 24 ( 70, 9-10). 20 (58, 34-59, 1). 91 INTRODUCTION Ainsi le témoignage de Rollc n’a pas un but exclusive­ ment apologétique. Son Μ. A. est devenu, pour lui, une manière nouvelle de proclamer ce qu’il a à dire, puisque la prédication lui est interdite. Il a l’âme assez haute, depuis sa conversion et l’expérience intime du « chant d’amour », pour vouloir mieux encore : amener scs contra­ dicteurs à partager cette expérience à la fois monastique et mystique, et plus généralement tous ceux de ses lecteurs qui, aidés par la grâce, sont sensibles à son appel et à ses conseils. Finalement, tout est bien : Rollc a bénéficié de la grâce contemplative sans l’avoir méritée, et il en rend grâces au Seigneur : « .Je chante les louanges du Prince puissant... » Principes de l’édition-traduction Le texte latin de notre édition est celui que donne l’édition critique de E. J. F. Arnould, The Melos Amoris of Richard Rolle of Hampole, Oxford, B. Blackwell, 1957 ; in-8, i.xxxvi-244 p. Quand il nous arrive de nous écarter de ce texte, nous indiquons en note pourquoi, et éventuellement les manuscrits sur lesquels nous nous appuyons. Manuscrits complets ou presque complets: D Dublin, Trinity College C.3.13. L Londres, British Museum, Sloane 2275. 0’ Oxford, Bodleian 861. O2 Oxford, Corpus Christi College 193. 03 Oxford, Lincoln College 89. Cl Cambridge, St. John's College 23. C2 Cambridge, Emmanuel College 1.2.14. 11 Hereford, Cathedral Library O.VIII.l. Lin Lincoln, Cathedral Library 209. U Upsala, Univ. C.l. Fragments : Douai, Bibl. Municipale 396. Trêves, Stadtbibl. 685. Cambridge, Univ. Library, Addit. 5943. Le texte d’Arnould lui-même reproduit celui que donne le manuscrit de Dublin, Trinity College C.3.13, fol. 1-105. Au cours du texte latin, des repères numériques sont donnés : en italiques dans le texte, les chiffres donnent la pagination du manuscrit de Dublin ; et en gras dans la marge, les chiffres donnent la pagination de l’édition critique. 96 INTRODUCTION Les mots du texte latin mis entre crochets sont, soit des corrections faites au texte de Dublin compte tenu des autres manuscrits, soit des adjonctions nécessitées par le sens. Presque toujours ces mots entre crochets repro­ duisent ceux de l’édition Arnould. Dans la marge de gauche du texte latin, des numéros reproduisent les numéros d'ordre des lignes-repères de chaque page de l’édition critique. Cette numérotation des lignes est celle à laquelle se reportent toutes les références données dans notre introduction et dans les tables. Le lexte biblique cité, par Rolle, et traduit ici, est celui de la Vulgate. Mais Rolle étant très libre dans sa manière de citer les textes, il arrive souvent que textes et traduc­ tions ne se présentent pas ad litteram. La bibliographie est donnée au cours de l’introduction. La traduction française a nécessairement laissé tomber bien des nuances, et il lui était souvent impossible de faire apparaître les procédés littéraires de Richard Rolle. Les références des citations, scripturaires et autres, sont données au bas du texte latin. Quelques notes explicatives, renvoyant souvent aux Tables (des « équivalences » et des « thèmes » notamment), figurent au bas du texte latin et de la traduction française. TEXTE ET TRADUCTION 4 MELOS AMORIS 3 Incipit tractatus beati Richardi hercmite qui dici Melos Amoris [I] Amor utique audacem efficit animum, quem arripit ab imis dum ctcrni [Auctoris incendium] amicam inflamini et suscipit in sublimitatem supra sophiam secularcm ut non senciat nisi sanctitatem. Urget igitur amoris habundan) 5 ut audeam 1 aperire eloquium ad informacionem aliorui ostendens altitudinem amancium ardentissime iusticia que iubilancium iocunde in lesu ac charitatem canenci in conformitate colica, necnon et claritatem conscien rum capacium increati caloris et deleclacionis inde cientis. Quatinus quisque, comparions quomodo Conditor juven­ 10 culum in germen gesserit iudicii, non dicat deinceps qui non dignatur Deus indulcorare homines in hoc mundo nec magnificare modernos in melliphona multitudine sicu solebat sanctos qui antiquitus ambulabant. Deni 15 dcvociores in dcgustacionc divine dulcedinis non1 degebat a tempore quo inciperent humiles experiri amoris electui rium, quam adhuc ducuntur a desolacionc ad dom Dominatoris; et non finientur funditus hec fastigia a fili» Cap. I : L 0‘ O» C1 D H U Camb. Add.1 2 1. L'amour est le premier mot du M.A. Il en est aussi le thème essentiel. Voir Table des thèmes : « Amour ». 2. Juvenculum : c’est un des noms que Rollc se donne à lui-même. Voir Table des équivalences : « Rollc». TRAITÉ DU BIENHEUREUX RICHARD, ERMITE, INTITULÉ LE CHANT D’AMOUR PRÉLUDE. LE DESSEIN DE RICHARD ROLLE (ch. 1) [Ch. 1] L’amour1 rend l’âme audacieuse. Il l’extirpe du gouffre, dès lors que le feu du Créateur éternel l’embrase comme une bien-aiméc. Puis il l'accueille sur des sommets qui dépassent la sagesse du monde, et alors tout lui devient indifférent, sauf la sainteté. Or, elle me presse à tel point, cette violence d’amour, que j’ose prendre la parole. Je veux instruire les autres et leur montrer la grandeur de ceux qui aiment avec feu, la justice de ceux qui jubilent en Jésus, l’amour de ceux qui chantent en harmonie avec le ciel, et eniin la clarté de ceux qui peuvent capter dans leur conscience l’ardeur incréée et la jouissance sans déclin. Dès lors, voyant comment le Créateur a conduit le jeune homme (que je suis)2 jusqu’à l’éclosion de la vraie Justice, nul ne pourra désormais nier que Dieu ne donne sa douceur aux hommes dès cette vie, ne les glorifie, aujourd’hui encore, de la richesse de sa mélodie d’une saveur de miel, ainsi qu’il avait coutume de le faire pour les saints de jadis. D’ailleurs, depuis le temps où les humbles ont commencé à expérimenter la douceur divine, ils n’avaient pas plus de zèle à goûter le nectar de l’amour que ceux qui, aujourd’hui encore, sont conduits de la désolation à la demeure du Maître. Les générations des fidèles n’en auront fini pour de bon avec ces ascensions que lorsque 100 20 4 5 10 15 LE CHANT D’AMOUR (CH. I) fidelium donec effundatur phiala in flumen Eufraten et siccentur ague eius ut pre.parelur via regibus venientibus ab ortu solis*. Siquidem 1 supervenit spiritus spirans a Patre pietatis, et subito submisit ut in solitudinem me separarem a solacio seculari. Deinde mentem tam mirifice mutavit a merore in mclos, quod metuo | monstrare munus et multiplicare magnificcnciam, ne multiloquium (7y) me [minuerit]. Attamen inter hoc alii in habitu obedicnciarioruin michi apparuerunt in argumentis quod ardencius amant quam aliquis 1 inter eos non assumptus, et maioris meriti coram Maicstate mittunt munificenciam. Quippe non cogno­ verunt quomodo cucurri et a contenciosa conticui collocucione, contineri cupiens in hoc quod Conditor michi copulavit. Non contradicat quis, nisi sit draco qui debiles devorare desudat, quod continuans * propter charitatem in solitudine sedere capietur in cantacionem, non cor­ poralem, sed profecto in spiritu pulcriorem quam potero predicare; qua carere constat cum inultis morantes, irnmo utique omnes qui non habent animum ut ab universis abcedant. Ergo hoc aspicitur quod anachorite honorifice assu­ mentur, 1 cum non habeant applaudentes eis inter argu­ mentantes, quia amplius uruntur igne amoris et carmen charissimum canunt in corde. Non doleo si Dalida demoniis dampnetur que ducta deliciis ditatos decepit; et, rixas a. Apoc. 16, 1212 1. Remarquez le jeu de mots : ♦ mutavit a merore in melos ». 2. Des religieux, moines ou mendiants, vivant sous une Règle, avec vœu d’obéissance. Rollo n’en est pas. 11 ne se croit pas pour autant inférieur ù eux. Bien au contraire, il est possible que Rolls ironise, le mot obedienliarius, au Moyen Age, désignant ordinairement un « olïicler » chargé d'une part de l'administration d’un monastère (voir du Cange, ad verbum). Le mot est employé encore au ch. 47 (145, 13), dans ce même sens ironique. DESSEIN DE ROLLE (CII. 1) 101 sera versée «la coupe dans l'Euphrate. Ainsi rnis à sec, un chemin permettra alors aux rois d’arriver de l’Orient·». Un souille insuillé par le Père de toutes les bontés survint donc. Il m'inclina soudain à me retrancher dans la solitude, loin de l’aide et de la compagnie du monde. Il me fit si bien passer de l’affliction à la jubilation1 que je crains de faire étalage du don qui m’a été fait et d’en exalter la magnificence. Je redoute un bavardage qui me diminuerait. J’en étais là lorsque des professionnels de l'obéissance2 me représentèrent, avec force arguments à l’appui, qu’ils aimaient avec plus de feu qu'un certain quidam qui n’était pas de leur confrérie3, et que leur générosité à eux avait plus de prix aux yeux de sa Majesté. Assurément, ils ignoraient le chemin que j’ai parcouru, lis ignoraient que je veux éviter toute discussion, et que je ne désire que demeurer dans cette (solitude) que mon Créateur m’a donnée pour épouse4. A moins d’être un dragon qui suc sang et eau pour dévorer les faibles, personne ne me contredira : quiconque persévère à se maintenir par amour dans la solitude, sera conduit à cette jubilation chantante, je ne dis pas corporelle, mais spirituelle, et plus belle que je ne pourrais dire. Ce chant, c’est bien évident, fait défaut à ceux qui demeurent en communauté. Bien plus : à tous ceux qui n’ont pas le cœur de renoncer à tout. On le voit donc : les anachorètes prétendent noblement — bien que désapprouvés par les gens pleins de logique — que le feu de l'amour les dévore avec plus d'ardeur et que leur cœur résonne d'un chant plus précieux. Je n’ai aucun regret de savoir Dalida5 condamnée aux démons, elle qui, menée par ses caprices, a trompé ceux qu’elle avait enrichis! Mais trêve de disputes! Je n’ajouterai rien 3. Co quidam est KoHe lui-même. 4. Littéralement · accouplé à moi > : michi copulavit. 5. Femme de Noé, selon une tradition médiévale. Cf. Arnould, op. cit.f Général Index, p. 240. 102 20 25 30 5 LE CHANT D’AMOUR (CH. 1) reprehendens, durius non dico dum mentes mortalibus ncquiunt nudari : omnes astabimus ante 1 tribunal* tranquillimi Tutoris qui iudicai iustissime*, iniurias non gerens, nam iocundos in iubilo superius sublevabit; ibi absque ambiguo apparebit quis audacter intucns inter amantes oculos Auctoris alciorcin accipiet habitacionem in aula eterna cum angelis oliinpi. Numquid non reverencius resi­ dent in regno qui 1 hic gracia repleti in requie (2) revera Regis reficiuntur, quam qui sic non solantur in celica sophia? liquabunt enim gloriam gracie, quia amantibus ardencius grandior erit gloria coram Glorificante. Liquide loquor; non timeo temptantes, [nam] tales in 1 turbine trucidabuntur. Silere non scio : sic charitas me cogit*, ut cuncti cognoscant quia capax consisto cantabilis clamoris et | sonum suscipio celicum insignem, dum disce­ dere dilexi a divitum dolore et sancte subsistere solitarie sedendo, canens et calidus ac iubilans ingenter. b. Cf. Rom. 14, 10 c. Cf. Ps. 9, 5 d. Cf. II Cor. 5, 14 DESSEIN DE ROLLE (CH. 1) 103 à ces propos sévères, car les mortels ne peuvent pénétrer le secret des cœurs et « nous passerons tous devant le tribunal·» du Protecteur à la sérénité parfaite, du «Juge équitable®» qui ignore l’injustice. Lui, élèvera les âmes allègres dans le chant de joie. On reconnaîtra alors, sans nul doute possible, qui, parmi les amants fixant avec audace le regard du Créateur, recevra une place plus haute dans la demeure céleste, dans la compagnie des anges du ciel. Ceux qui sont comblés ici-bas par la grâce et qui reposent dans le repos même du Roi, ne siégeront-ils pas dans ce Royaume avec plus d’honneur que ceux que ne console pas la sagesse d’en-haut? Leur gloire sera égale à leur grâce, car plus ils auront aimé avec ardeur, plus grande sera leur gloire devant ΓAuteur de toute gloire. Je parle sans détour. Je ne crains pas ceux qui me mettent à l’épreuve. Ils seront écrasés eux-mêmes par la tempête. Me taire? Je ne le puis. « L’amour me presse*1 » tellement que tous sauront de quels cris mélodieux je suis capable et quelle voix céleste extraordinaire j’entends. Λ cet effet, j’ai préféré abandonner les tourments des riches et vivre saintement dans la solitude, dans le chant et l’ardeur, dans une immense joie. [Π] 5 10 15 20 Languentis limpide spiritus spirali ad speciem perhennem vox 1 vitalis in aura amoris auribus intrinsecus perspicue proclamet que intonat in orbe terrarum*, quam­ quam lubricos lateat leticia scrutinii Scripture. Ait itaque’ anima anhelans eterno Auctori, nam amore affluens amplexibus ardel : Osculetur me osculo oris sui*. Amor utique sine frigore fervens fortissime festinat 1 frui, qui fovet quia quasi violencia vehitur, et inverecunda amatrix iugiter se gerit ut capiat Conditorem. Aperte igitur osculum exposcitur in exordio Cantici charitatis, ut denotet quia, depulso dolore, dilecte [cum] dilecto coniunccio consequa­ tur. Ex animi, inquam, arnorc ardentis aviditate hec erupit audacia 1 quod mens humana, quamvis quodammodo supra humanitatem elevata quia dulcoribus defecate dulcifluis Deitatis, eterni Imperatoris osculum tam vehe­ menter ac valide deposceret indefesse (2T) diligens, quatinus in constancia permanens, recepto reconsiliacionis osculo, insuper et canori gaudii cantu cognito, ab habitaculo exuta corruptibili, in supernas sedes velociter evolari Quamobrem constat quod nazarei eius, qui in hunc modu Cap. II : LO’O’C’DH U Camb. Add. a. Cf. Ps. 23, 1, etc. b. Cant. 1, 1123 1. Pour Rollo, dolor n’a presque jamais le sens do douleur, mtii celui de mal, pêché, damnation. 2. Voir Table des thèmes : < Baiser ». 3. Rolle suit le texte de la Vulgate : ses < Nazirs ». Hébr. : «see jeunes gons ». • Lin commence ici PREMIÈRE PARTIE — LE PÈLERINAGE SPIRITUEL (Ch. 2-55) I. L’APPEL Λ LA VIE MYSTIQUE (ch. 2-7) Osculetur me osculo oris sui (Cant. 1, 1) [Ch. 2] Que la voix vivifiante de l’esprit inspiré, qui languit en toute pureté vers la beauté éternelle dans un souille d’amour, proclame intérieurement ce qu’elle profère «à toute la terre·» — sauf aux dissolus qui ignorent la joie de scruter les Écritures! L’âme s’adresse donc au Créateur étemel, soupirant, débordant d’amour, brûlant de désir : «Qu’Il me baise d'un baiser de sa bouche”. » Oui, l’amour brûle d’une flamme qui ne se refroidit pas. Il se hâte de jouir avec impétuosité. Il réchauffe par cette sorte de violence qui le pousse. Il se conduit toujours comme une amante sans retenue. 11 veut saisir le Créateur. On comprend donc que le Cantique s’ouvre en réclamant un baiser, pour bien montrer qu’une fois le mal1 rejeté et dépassé, l'union de l'aimée et du Bien-Aimé est atteinte. L’âme, dis-je, en vient alors à une audace, à une avidité brûlante. Élevée en quelque sorte au-dessus de la condition humaine, purifiée par la douceur caressante de Dieu, elle réclame à cor et à cri le baiser2 de l’Empereur éternel. Elle aime sans se lasser. Elle persévère avec constance jusqu’à ce qu'elle reçoive le baiser de la réconciliation, perçoive le chant de la joie mélodieuse, se dépouille de la mesure terrestre et s’envole enfin d’un trait jusqu'au séjour céleste. C’est le cas de dire que tous « ses nazaréens3 », choisis a. La vocation (Ch. 2-5 a) 106 LE CHANT D’AMOUR (CH. 2) amatores eternitatis ab inicio eliguntur, candidiores suffi nine, nitidiores lacie, rubicundiores chore antiquo, saphiro pulchriores0. 25 1 Porro predestinati ut parcant prccminent.es in croceis vescuntur, et nequaquam quemadmodum captivi in carna­ libus cadentes amplexantur stercora*, quandoquidem in charitatis culmine consistunt inconfusibiles, et innixi nodatique in nomine pernobili, iugiter iocundati, calorem 30 incircumscripte lucis subtiliter senbiunt, dum tantis invisibilis melodic habundant auspiciis, ac sursum superni 6 amoris suspensi vinculis dulcedine deliciarum | mulceri meruerunt, et in admirabilem perfeccionis statum, invitis inimicorum insidiis, conscendunt, celitus suffulti in captata consolacione. ” Hinc aiunt, levati letabunde : Elegii suspendium anima mea et mortem ossa mea; dixi : Nequa­ 5 quam ultra 1 vivam0. Denique devota Christi dilecta a carnalibus curis et a delectabili decipiente desiderio gladio amoris Dei transfixa vulnerataque virtute veritatis, moritur, ut non iam carnaliter sed spiritualiter vivere delectetur. Unde et os tanti et tam ferventis 1 amatoris Christi risu replebitur, dum labic 10 laudiflua usque in canorum iubilum divinitus dilatantur. In huiusmodi ergo sanctissime dileccionis sacietate, electa Dei amica in latibulis (3) secretorum suorum fulgoribus sempiterni luminis1 involvitur et ab omni carnalitatis estu 15 ardoribus Spiritus Sancti [optime] 1 obumbratur; ut viro , adhuc mundo moranti celitus inspiratus fervor m ellifluus c. I.nm. 4, 7 d. Lam. 4, 5 Esd. 2, 34-35 ; Sag. Sir. 24, 6 _________ e. Job 7, 15-16 f. Cf. IV 1. Le nom de Jésus (voir Table dos théines : < Nom »). Les débuts de la dévotion au Nom de Jésus sont à localiser en Angleterre préci­ sément (voir La spiritualité du Moyen Age, op. cit., p. 559). ·· Fin de Camb. Add. APPEL λ LA VIE MYSTIQUE (CH. 2) 107 ainsi dès le commencement pour aimer l’Éternel, sont « plus éclatants que la neige, plus blancs que le lait, plus vermeils que le corail, plus beaux que le saphir0». Quant aux prédestinés, afin qu’apparaisse leur supé­ riorité, « ils sont élevés dans la pourpre ». Jamais ils ne tombent dans les pièges charnels. Jamais « ils n’étreignent le fumier·1 ». Ne demeurent-ils pas irréprochables en ces sommets de l’amour? Prenant appui sur le Nom très illustre, et liés à lui1, toujours joyeux, ils ressentent délica­ tement l'ardeur d’une lumière sans limite et connaissent une vraie surabondance au milieu des présages de la musique invisible. Suspendus aux choses d’en-haut par les liens de l'amour céleste, ils ont mérité d’être caressés par les délices. Malgré les embûches des ennemis, ils atteignent un admirable degré de perfection, soutenus par la consolation qui est devenue leur partage. Aussi disent-ils, enlevés dans la joie : « Ahl je voudrais être pendu! Mes os aspirent à la mort! » J’ai dit : » C’en est fait de ma vie·! » C’est que l’âme fidèle et aimée par le Christ devient étrangère aux soucis charnels et aux désirs aimables mais trompeurs. Transpercée par le glaive d’amour de Dieu, blessée par la puissance de sa vérité, elle meurt. Elle ne met plus sa joie dans la vie de la chair, mais dans celle de l’esprit. C’est pourquoi celui qui aime le Christ, arrivé à ce niveau de ferveur, connaîtra des transports de joie en ouvrant la bouche pour la louange et pour les chants d’allégresse. Comblée donc par cet amour très saint, l’élue bien-aimée de Dieu est enveloppée, en ses refuges secrets, des éclairs de la » lumière, éternelle' ». Elle est immunisée2 contre toute chaleur charnelle par les feux de l’Esprit Saint. De la sorte, tout en demeurant encore dans le monde, l'être humain connaît cette ferveur douce comme 2. Littéralement : « elle est à l’ombre, elle est protégée ». Voir Table des thèmes : « Ombre ». 108 LE CHANT D’AMOUR (CH. 2) suave nimirum largiatur refrigerium, et lux perhennis* purgate menti mirando modo non imaginarie scd realiter irradians omnem cecitatem abigat tenebrarum, et morta­ lium corda in obscuris olim abiecta piaculis necnon 20 terrcni!talis infective oppressa languoribus, ab hiis, quemadmodum ab infimis aquila volans, sublimiter suscipiat et in celestes cives speculandos pacificam preponat. In istis itaque internis occupatus liber animus solaciis, mundialcs expurgans maculas, in supernam curiam 25 nititur 1 transcurrere, et dilectissima Deo (anima' ab eterno Conditore osculum se [promit] postulare. In hoc autem [incunctanter] signum clcmcncic excipitur, dum per concordantes mentes labia coniunguntur, hanc quippe unionem invisibilem [esse] ac spiritalem in divulgando 30 [dulcedinem] dilectis Dei ostendimus. 1 Nam irrepercussa mentis acie in illud lumen plane iocundissimum rapi [congaudemus] : vacillantes viros in vaporibus vanitatis | 7 vidimus velut in volutabro luti sus sordescens, ac diris demonum doloribus diripi, dum iusti in eminenda sancti­ tatis constituti in deliciis divine dulcedinis immensum misterium donantur comtcmplari. 5 * Epulantes utique in solaciis simphonie celice assistunt diviciis virtutum virore vernantibus, in canticis charitatis [concenter] cum celigenis concinunt, et meile Maicstatis mirifice molliti, omnium peccatorum rubiginem calore incrcato continue consumunt. Quapropter profusis gaudiis· 10 in corde constandum, 1 in vera profecto securitate illos eternus amor (.?*) celestibus intuendis dignatur rapere, ut iam suavitate superna affluentes, per organum spirituale g. Missatc Homanum, Praefatio do Spiritu Sancto 1. Refrigerium: anticipation du bonheur eschatologiqûe. APPEL À LA VIE MYSTIQUE (CH. 2) 109 le miel qui lui est départie par le ciel, tel un bonheur1 suave à l'excès. Une «lumière éternelle*», non pas imagi­ naire mais réelle, irradie d’une manière admirable et chasse les ténèbres aveugles. Cette lumière élève comme l’aigle les cœurs des mortels, autrefois condamnés à d’obscurs châtiments et soumis aux maladies de la condition déchue, et les établit dans cette paix et cette contemplation qui appartiennent aux citoyens du ciel. Toute à ces occupations intérieures, l’âme, affranchie des consolations humaines, se purifie des souillures du monde. Elle s'efforce de parvenir à la cour céleste. Aimée de Uieu, elle exprime son désir de recevoir le baiser du Créateur de l’univers. Et bientôt elle reçoit ce gage de sa bonté qu'est le baiser des lèvres, par la rencontre des esprits. Car, j’y insiste, l’union dont j'entends révéler ici la douceur aux bien-aimés de Dieu, est invisible et spiri­ tuelle, et c’est par la fine pointe de l’esprit, et sans choc en retour, que nous nous réjouissons d’être ravis en celte lumière de joie parfaite. Nous avons vu des hommes tituber parmi les vapeurs de la vanité, tels des porcs se vautrant dans leur bauge, et des démons les déchirer de souffrances cruelles. Mais pendant ce temps, les justes, établis au sommet de la sainteté, ont le privilège de contempler dans les délices le mystère immense de la douceur divine. Ils se rassasient des consolations de la symphonie céleste, et se tiennent parmi les richesses verdoyantes et printanières des vertus Ils chantent en chœur, avec les habitants du ciel, lés cantiques de l’amour. Le miel de sa Majesté les adoucit à merveille. Sans trêve, le Feu incrée consume la rouille de tous leurs péchés. » C’est pourquoi la joie sc répand à profusion»» dans le cœur de ceux qui persévèrent, et l’Amour éternel daigne les prendre, pour qu’ils contemplent les réalités célestes en une parfaite tranquillité d’âme, et qu’ainsi, débordant de la saveur d'en-haut, ils puissent jubiler à pleine voix, comme un 110 15 20 25 30 8 5 LE CHANT D'AMOUR (CH. 2) canora voce valeant iubilare. Sumunt [psalterium], quia dederunt tympanum: psalterium namque iocundum cum cithara*. Vivunt in gloria, invisibilis vite fruuntur 'melodia. 0 dulce, delectabile et desiderandum osculum quod tantum confert gaudium, gignit devotos, nutrit ferventes, perficit pios! Dum enim intra nos eterni amoris delicias canentes supra nos rapimur, secundum aflluenciam divinitus degustatam, in miro 1 amoris gaudio granditer gratulamur. Et hec sunt cantica canticorum et gaudia gaudiorum. Quamquam namque [muliercularum amatores cantica] carnalis delectacionis blanda valde et mundanis amabilia componere satagant, profecto in modum amancium Christum suavia non composent. Et cum in viciis vagabundi voluptatis virus, quamvis corde concupitum, compleverint, horrorem procul dubio postmodum, non dulcorem, indigne et perperam diligentes dolendo degustabunt. Nam, finito federe falsitatis, veluti vangis vulnerati, pro amicabilibus amplexibus diris dampna*buntur doloribus, et libido laxans laqueos captivos in carnis contagiis cruciandos ducit cum demonibus in duriciam incudis infernalis. Abindc arbitror pensandum esse protinus quale et quantum fideli anime sit commodum osculum et amplexus Christi sponsi | speciosi indesinenter inquirere, ad eaque loto cordis conamine ardenter vehementerque suspirare, ut ferventibus desideriis in alta penetranda sese transferat, et cuncta carnalitatis colloquia venenosamquecogitacionum immundarum viperam ad regnum 1 rediens relinquat. Denique depellens deorsum forme corporalis cupidinem, h. Ps. 80, 3 APPEL λ LA VIE MYSTIQUE (CH. 2) 111 orgue spirituel. Ils prennent le psaltérion, car ils ont déposé le tambourin. Oui, « le joyeux psaltérion avec la cithare1* ». Ils vivent dans la gloire et goûtent la musique de la vie invisible! Oh! quel baiser, doux, délicieux et désirable, celui qui suscite une telle joie! C’est lui qui engendre la dévotion, qui nourrit la ferveur et qui accomplit la piété! Car en laissant chanter en nous les délices de l'Amour éternel, nous sommes enlevés au-dessus de nous-mêmes, nous exultons en une étonnante joie d’amour selon la mesure que la volonté divine nous donne de savourer. Tel est le cantique des cantiques et la joie des joies. Sans doute, les amants des dames se donnent-ils beaucoup de mal pour composer, sur le plaisir de la chair, des chants caressants et, ma foi, agréables aux mondains. Mais bien sûr, pour qui aime le Christ, leurs compositions sont insipides. Et quand ils ont erré dans leurs vices et qu’ils ont bu jusqu’à la lie le poison du plaisir, ce poison qu’ils ont tant désire, c’est l’horreur à n’en point douter, et non la douceur, que ces amants indignes et égarés savoureront ensuite dans les larmes. Car, quand sera rompue l’alliance trompeuse, et qu’ils seront blessés comme par une bêche tranchante, ils seront condamnés à de cruelles souffrances, en récompense de leurs étreintes si attirantes. La passion ne relâchera les pièges qui les tenaient captifs de la chair, que pour les envoyer aux tourments de la forge infernale avec les démons. On ne manquera donc pas, je pense, de méditer combien il est bon et grand pour l’âme fidèle de rechercher sans cesse le baiser et l’étreinte de l’Époux incomparable qu’est le Christ, et d’y aspirer de tout l’effort de son cœur, avec feu et flamme. Ainsi elle s'occupe par de fervents désirs à pénétrer les hauteurs. Regagnant le Royaume, elle abandonne tous les propos charnels et cette venimeuse vipère que sont les pensées voluptueuses. Qu’elle culbute enfin tout désir de la beauté corporelle 112 LE CHANT D’AMOUR (CH. 2) nec qucrat muniminis mundialis molliciem, ut in omnibus animus, inordinatum se odiens, libere se levet ad contem­ plandum Deum. Presto profecto ad perturbandum inimicos 10 1 nostros insonuit sermo Sapientis : (4) Inveni, inquit, ama­ riorem morle mulierem, que esi laqueus venatorum1; ama­ riorem nimirum temporali morte mulierem invenit, quia plerosquc qui vitam ctcrnam meruisse videbantur, suis immundis obumbrans osculis, ad eternam mortem incautos 15 deducit. 1 Hinc et laqueus venatorum demonum dicitur, per quam iam pene totus mundus retibus rugiendum inferorumque loris illusoriis laqueatur. At absque dubio, qui osculum et amplexus permanentis speciei infallibilis et increate veraciter sentire potuit, deinceps nequaquam in pulcritudinem carnalis putredinis 20 1 dilapsus fuit ut illam affectaret, quamvis velate valde et ornate obsisterent iuvencule que tollere a nobis tranquillita­ tem temptant quam tenemus cum Tutissimo, et incendium abrogare dulcedinis. Sed pietas pacientis superat et prorogat perversitatem, et 25 1 fervens dileccio devotam mentem iugiter in superna attrahit, et ab hiis curis carnalium et blandimentis noxiis decipi non sinit. [Ad hec] namque pocius parat pascua, ut refecti refocillacionis interne solacio, anhelent avide ad gustum fontis vite gratissime suscipi, et in aulam regiam 30 saltem ibi modeste mente immolantes, interim ex Dilecto illuminatam introduci festinent iloribus vestiri morigeris, in tabernaculum admirabile transeuntes, in voce exultacionis et laudis celice cum sono epulantes*.i. i. Eecl. 7, 27 j. Ps. 41, 5 1. Litt. : «elle les a mis à l'ombre de ses baisers». APPEL À LA VIE MYSTIQUE (CH. 2) 113 et ne recherche point la molle douceur du soutien qu’offre le monde. Ainsi, en toute occasion, l'esprit, haïssant en lui-même tout ce qui est désordonné, s’élèvera librement à la contemplation de Dieu. D’ailleurs, pour confondre nos ennemis, une parole du Sage vient à point nommé : «Je trouve, dit-il, la femme plus amère que la mort, car elle est un piège et son cœur un filet*. » Oui, il Lient la femme pour plus cruelle que la mort temporelle, car combien d’imprudents qui semblaient avoir mérité la vie éternelle n’a-t-elle pas couverts1 de ses baisers impurs et conduits à la mort éternelle! En ce passage de ΓÉcriture, elle est dite aussi le filet des démons en chasse; par quoi il faut entendre le monde en sa quasi-totalité, car, par elle, le genre humain est presque universellement enlacé dans les rets et les collets trompeurs de l’enfer rugissant. Mais sans aucun doute, qui a pu vraiment expérimenter le baiser et l’étreinte de la Beauté incrééc sans déclin ni mensonge, jamais ne s’est abaissé par la suite vers la beauté de la pourriture charnelle au point de la convoiter. Ce n’est pourtant pas qu’elles ne soient bien attifées et parées, les jouvencelles qui se présentent pour nous enlever la tranquillité dont nous jouissons auprès de Celui qui est la sécurité même, et nous ravir le brasier de la douceur. Mais la piété qui persévère vient à bout de la perversité et la laisse pour compte. I.’amour fervent attire constam­ ment l’âme pieuse vers les sommets. Il ne permet point qu’elle soit bernée par les avances et les flatteries nocives de la chair. Λ cette fin, il prépare d’autres pâturages, si bien que, réconfortées intérieurement, les âmes aspirent avidement à goûter la fontaine si désirable de la Vie. Elles demeurent, il est vrai, dans l’humilité de l’existence d’ici-bas; mais se hâtent, tout au moins par l’esprit, vers le palais du Roi dont le Bien-Aimé est la lumière. Revêtues de fleurs charmantes, elles ont accès à « l’admirable taber­ nacle » et se rassasient « parmi les cris d’allégresse, au son de la louange céleste1 «. I 14 9 5 10 15 20 25 LE CHANT D’AMOUR (CH. 3) [ΠΙ] fl Inter hcc autem quamquam quidem non ignorem quod honor Regis indicium diligit*, amor implens, habundans ac affluens ad canendum amorosum canticum me cogit prorumpere et iterum orando ac deprecando postulare : Osculetur me osculo oris suib. Hinc 1 itaque liquet quia amatrix ardens amato inheret usquequaque; que (4») pudore non confunditur, obprobrio non reicitur, nec quidem modo aut mensura stabilitur; quin pocius novit omnia vincere et audacter inverecunda secreta summi Regis parata penetrare. 1 Suspirans Salvatoris solacio celitus succendor et osculum petens divine dulcedinis, signum sencio carminis charitatis. Cantus quoque a carnalibus ab eterno abscondi­ tus descendit in me dum dilexi, ut dolorem dampnorum destrueret; et labia levans usque ad laudem lotissimam, canorem glorie carpo angelis 1 admirandum, suavitas saciat cithare superne et melos resonat psallencium sempiterne. Regnantis Regis milites minas moderant, et miseros qui adhuc inter malos demorantur dilectos Dei conclamant. Angelicus itaque amantissimus et iocundans iubilus affabiliter 1 accedit hominibus, dum indesinenter desolata carnali captivitate, felici fervente anhelitu osculum omni­ bus optandum exposcitur et. cordis curanda charitas in solo Conditoris desiderio perfecte propinatur. Hinc estuana incendiis intimi amoris effusum est in terra vivencium iecur meum9 et talus lancea perpetue pulchritudinis perforatum6 [lucem] haurit sanctificantem sanatum. Cap. Ill : LO‘O‘C‘DH Lin U a. Ps. 98, 4 b. Cant. 1,1 c. Lam. 2, Il <1. Cf. Jn 19, 34 1. Dans le vocabulaire rollien, ce sont les anges. Voir Table des équivalences. 2. Voir Table des thèmes : « Chaleur et feu ». APPEL À LA VIE MYSTIQUE (CH. 3) 115 [Ch. 3] Étant donné tout cela, bien que je ne sois pas sans savoir que «l'honneur du Roi requiert du discernement·», l’amour qui me comble me submerge, m’emporte et me contraint à m’élancer pour chanter le cantique d’amour. 11 me force à demander, à supplier : « Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche1·. « Signe évident que l'amante enflammée est pleinement unie à l’Aimé. Elle n’est pas retenue par la pudeur, ni rebutée par l'injure, ni arrêtée par la convenance. Au contraire, elle vient à bout de tout, et, sans rougir de son audace, elle est prête à pénétrer les secrets du grand Roi. Je soupire, et je suis enflammé par le réconfort céleste que me donne le Sauveur. Je lui demande le baiser de la douceur divine, et j'en perçois le signe :1e chant d’amour. Ce chant qu’éternellement ignorent les charnels descend en moi lorsque j’aime. Le méfait de mes maux s’éteint. Je porte mes lèvres au niveau de la louange d’allégresse. Je saisis le chant de gloire qu’admirent les anges. Je me rassasie de la suavité de la cithare céleste, et à mes oreilles résonne le cantique de ceux qui psalmodient éternellement. Les soldats du Roi1 modèrent leurs menaces. Ils proclament amis de Dieu des malheureux qui séjournent encore parmi les méchants. Ce chant angélique si aimable, source de tant de joies, est donné aux hommes qui abandonnent résolument la prison de la chair, demandent, haletants, ce baiser que tous devraient désirer, et s’ouvrent pleinement à cet amour que le cœur devrait rechercher en ne visant que le Créateur. Aussi, brûlant des flammes2 de l'amour le plus intime, «mon foie se répandait-il sur la terre® » des vivants; et «mon côté, transpercé de la lance113» de l'éternelle beauté, a puisé la lumière qui sanctifie celui qu’elle guérit. 3. Allusion aux récits évangéliques de la Passion appliquée à la « blessure mystique ». Voir Table des thèmes : « Blessure ». 116 30 10 5 10 15 20 LE CHANT D’AMOUR (CH. 3) Langor ludifluus ligat ludis insolitum superfluis; iuvenilis iugitcr iacet iocunditas; mundialis [memoria] cadit in contemptum; solum me movet iaculum sapiencie sempi­ terne; ardor amoris sauciatum superat; ignem urentem subtiliter sencio; me 1 [cantus] charitatis suavem efficit et dulcedo indeficiens languentem delinit. Quam impetuosus, quam violens, sit vis amoris, nemo novit nisi qui amavit : hanc nimirum expertus [est] amator cternus, et ego iuvenculus non modicum iam experior qui pre amoris | magnitudine assiduis horis ferme consumor. A^ffectarem sepius videre transitum, quia quemquam vere et ardenter nullus diligit quem profecto immenso desiderio videre non cupit. (5) Quamobrem, dum differtur concupi­ tum, augetur desiderium et 1 videtur longa que brevis est dilecti inora. Utique incolatus meus prolongatus esi·, quia amore langueo1: mundi quippe inquilinus ad celestcm sedem suspiro, sed que est expeclacio nostra? Nonne dominus lesus, el substanda nostra apud [ipsum] esf«? Itaque langor meus pro visione vite invisibilis 1 letabundum me moriturum duceret et vitam nimirum paciencia interius inspirata equanimiter sustinet, dum mens mirifico munere madefacta in divina dileccione [iugiter] sanctificari suadet. Quamquam igitur angelorum pocius lumen lucens veraci­ ter 1 sine varietate quam hominum, a nobis noctis caligine separato, intueri cupio, non meam tamen voluntatem sequi sarcinor, sed divinam utique ordinatam letanter expecto, quoniam itaque advena ego sum apud te et pere­ grinus sicut omnes patres mei. Demitte michi ut refrigerer priusquam abeam et amplius non 1 ero”; obumbracio autem c. Ps. 119, 5 f. Cani. 2, 5 e. Ps. 38, 8 h. Ps. 38, 13-14 APPEL λ LA VIE MYSTIQUE (CH. 3) 117 La maladie des plaisirs relient l’inexpérimenté captif de scs vanités. La jovialité de la jeunesse s’écroule fatalement. La renommée mondaine se dégrade en mépris. Il n’y a pour m'émouvoir que les traits de la Sagesse éternelle. Blessé, je suis vaincu par le feu de l’amour. Je ressens intimement la brûlure de ce brasier. Le chant de l’amour m’affine et la douceur qui ne faillit point charme ma faiblesse. Personne ne connaît l’impétuosité et la violence de l’amour s’il n’a lui-même aimé. Cette expérience appartient à l’Amant éternel. Et pourtant mon expérience, à moi jouvenceau, n’est déjà pas peu de chose. Des heures entières je me consume littéralement, tellement mon amour est intense. J’aspirerais plutôt à voir la mort! Car personne n’aime autrui vraiment, avec feu, s’il n’a un immense désir de le voir. C'est pourquoi lorsque l’être désiré reste loin, le désir s’accroît, et le retard du Bien-Aimé, tout bref qu’il soit, semble bien long. Ainsi « mon exil traîne-t-il en longueur* » car « je suis malade d’amour* ». Hôte passager de ce monde, je soupire apres la résidence céleste. Mais « quelle est mon attente? N’est-ce pas le Seigneur » Jésus? Et o notre espérance n’est-elle pas toute » en Lui»? J'ai une telle nostalgie de contempler la vie invisible que j'en mourrais avec joie. Je ne l’attends avec quelque égalité d'âme que par une patience qui m’est inspirée intérieurement. Mon esprit tout imbibé du don admirable de Dieu me convainc de me sanctifier toujours dans l’amour divin. Voilà! Plutôt que celle des hommes, je désire voir la lumière des anges, la lumière véritable qui ne déçoit pas, celle dont nous sépare le nuage de la nuit. Toutefois, je ne m'attelle pas à suivre ma volonté, mais j’attends joyeusement que Dieu manifeste la sienne. Car « chez Toi je ne suis qu’un hôte, un passant comme mes pères. Accorde-moi de respirer un peu avant que je ne m’en aille et que je ne sois plush! » Que l’ombrage du Saint- 118 25 LE CHANT D’AMOUR (CIL 3-4) sancti Spiritus hic michi fiat refrigerium et fervor fruendi futura felicitate omnem estum absumat carnalium vicioruin. Quia profecto amplius non ero1, verum cum homo moritur iterum in locum suum non revertetur^: ambulat itaque iter irremeabile et, mortalibus vale ultimum * dicens, aut culmen conscendet magnifice [mansionis], aut in chaos capitur interminabiliter tenebrosum. [IVJ 30 11 5 10 15 1 .Angaria heu accidit hominibus pro peccato parentis nostri Ade, dum illectus dono dcceptivo velud demens decidit a dulcore indelibiii in vetito virente fructu ne hoc vesceretur, et 1 sibi ut insipiens victurisque visibiliter amare mortis transfudit venenum. Et mutans misterium immortale manencium, ad | mortalem mendicorum erumpnam edidit elisus ac miser miserimos genuit et infidelis Factori filios falsitatis dignos dampnari procaciter procreavit. (5r) Quapropter, profusis dirissimis doloribus, ex patre nequam 1 nequiores nascuntur nati et fomentum sceleris audacter assumunt. Unde et mixtis malignis spiritibus ardua anhelant arripere, astuti quoque ad maliciam ad relictum regnum nesciunt redire. Retro rite gradiuntur et declinantes deinceps a dulcedine Dei, transitoria tacti tempestate, in virus vadunt quod evomuit 1 serpens viciosus. Turbantur tales crudeli tirannide et portis profecto propinquant inter quas lugebunt se natos fuisse : parvam putabunt potenciam quam [possederant] et paucos dies se vixisse computabunt. Ac obscurati fervidis fetoribus, in stagnis quoque 1 detrusi sulphureis*, omne gaudium Cap. IV : LO‘O’ C‘ DH Lia U i. P5. 38, 14 j. Sag. 16, 14 a. Cf. Apoc. 20, 9 APPEL A LA VIE MYSTIQUE (CH. 3-4) 119 Esprit nie soit ici-bas une consolation, et que mon ardeur à jouir de la félicité future détruise toute brûlure des vices charnels! Désormais « je ne serai plus1». En vérité lorsque l’homme meurt, « il ne regagne plus1 » sa demeure. Il parcourt un chemin qu'il n'est plus possible de refaire. Ayant fait ses adieux aux mortels, ou bien il gravira le sommet du séjour de gloire, ou bien il sera emporté dans le chaos, vers les ténèbres sans fin. [Ch. 4} Hélas! le péché de notre père Adam valut aux hommes le malheur! Tenté par un présent trompeur, — le fruit séduisant dont il avait reçu l’ordre de ne point manger, — il déchut comme un fou de la douceur inoubliable. Comme un sot, il s’injecta à lui-même et aux hommes qui devaient lui survivre le poison d’une mort amère. Aban­ donnant le mystère d'immortalité de ceux qui ont une demeure, il se jeta, brisé, dans l’infortune mortelle des vagabonds. Malheureux lui-même, il en engendra de plus malheureux encore. Infidèle à son Créateur, il engendra effrontément des fils de mensonge, voués à la damnation. C’est pourquoi les pires maux se sont répandus. D’un père mauvais sont nés des fils pires que lui. Et ceux-ci se saisissent effrontément de l'aiguillon qu’est leur vie de péché! Fréquentant les esprits mauvais, ils se donnent beaucoup de peine pour des entreprises ardues. Habiles pour le mal, ils ne peuvent retourner au Royaume perdu. Battre en retraite, c’est leur affaire. Ils s’éloignent de la douceur de Dieu et. ballottés par la tempête d'un moment, ils s’en vont au venin que le Serpent immonde a vomi. Ceux-là souffrent d’un esclavage cruel. Ils s’approchent fatalement des portes derrière lesquelles ils pleureront leur propre naissance. Ils estimeront méprisable leur puissance antérieure, et insuffisants les jours de leur vie. Enveloppés d’exhalaisons fétides et brûlantes, précipités « dans des marais sulfurés*», en une heure de temps ils oublieront à 120 20 25 30 35 12 5 10 I.E CHANT D'AMOUR {CH. 4) quod habebant, tantis tormentis irruentibus, infra hore spacium oblivioni perpetue tradent, ut amodo ingemiscant incessanter opprimi qui in brevi fallente gloria putabant prosperari, quibus iam eterna nox ingruit in qua nemo letari valebit. 1 Estimantes igitur obscenam esse mundanorum magnificenciam, eligimus hic asperitatem accipere, quatinus transcurrentes malam molliciem, in sedibus celestis curie eternal iter mereamur iubilare, dignum ducentes quod despicimur a desidiosis qui amissam hereditatem recuperare non satagunt, unde 1 et hos duriora supplicia subiugabunt. Corporalem namque in hac miseria nec mansionem habeo nec manentem inquiro. Distractus denique per adversa, vana non capiens commoda carensque carnali cupidine, eterni amoris tantummodo (6) concipio consolacionem. Quemadmodum quippe Caym vagus el profugus factus fuit super terram* pro facinore fratricidii, ita et ego in hoc exilio incerte sedis fio : de loco ad locume transeo, donec Omnipotens dignetur servum suum dirigere ut deinceps iam non indigeam circumquaque transmigrare. 1 Scimus autem quod non solum reprobi, verum eciam electi, J [nonnunquamj secundum corpus vagi el profugi sunla. Sed profecto hii inter se vehementer differunt : quia electi Christi, quocumque moveantur in corpore, in celcstibus perfruendis gaudiis mentis intencionem non cessant collocare. Super funda 'mentum illud infallibile quod positum esi, Christus /esus, edificanl aurum el argentum et lapides preciosos* quibus nimirum percipientibus premia structura paratur fulgida. Unde et labor discursus pro divina [dilcccionej vel compulsione violenta in immobilibus mente meritum exaggerat 1 quod plerumque populus aut presumptor b. Gen. 4,12 c. Cf. Éz. 12, 3 d. Gen. 4, 12 1. Voir Table des thèmes : « Maison ». e. I Cor. 3, 11-12 APPEL À LA VIE MYSTIQUE {CIL 4) 121 jamais les plaisirs qu’ils ont eus, tant seront grands leurs tourments. Ils gémiront d’être torturés sans arrêt. Ils pensaient trouver le bonheur en une gloire brève et trom­ peuse, mais une nuit éternelle s'abattra sur eux, en laquelle personne ne peut goûter de joie. Dès lors, nous pouvons bien estimer que la magnificence des mondains est affreuse. Nous embrassons donc, ici-bas, une vie dure, sans mollesse ni péché, pour mériter la jubilation éternelle de la cour céleste. Et tant mieux s’ils nous méprisent, les paresseux qui n’ont cure de récupérer l’héritage perdu! Ils n’en subiront que de plus cruels supplices. Je ne possède nulle demeure1 en ce monde de misère, et d’ailleurs je n’en recherche pas de stable. Tiraillé par l’adversité, ne m’arrêtant pas aux vains conforts, délivré des désirs charnels, je n’ai qu’une consolation, l’amour éternel. De même que Gain devint « errant et fugitif sur la terreb» à la suite de son fratricide, ainsi, en cet exil, mon domicile est devenu incertain. Je passe « d'un endroit à l’autre® jusqu’à ce que le Tout-Puissant daigne conduire son serviteur là où je n’aurai plus à émigrer désormais. Certes, maudits comme élus sont2 « errants et fugitifs4 o selon le corps. Mais ils diffèrent fort les uns des autres. Les élus du Christ, partout où ils se rendent corporellement, ne cessent d’occuper leur esprit à jouir des joies célestes. Sur l’infaillible « fondement qui a été posé, à savoir le Christ Jésus3», ils «bâtissent avec de l’or, de l’argent et des pierres précieuses® ». Ils se préparent à la récompense que sera l’édifice étincelant. Aussi les travaux entrepris en vue de l’amour divin ou la violence qu’on se fait pour garder la stabilité de l’esprit, accroissent-ils le mérite, encore que souvent le peuple, 2. Tons les manuscrits, sauf celui de Dublin, ajoutent ici le mot nonnunquam, « parfois ». 3. Voir Table des thèmes : « Christ Jésus ». 122 I.E CHANT D’AMOUK (CH. 4) improvidus anime detrimentum iudicare non formidat. Verus namque et ardens amator Dei quietem mentis et corporis continuam esse appetit, quia maxime tribulatur quando discurrit. Sessio solatur sanctos. Contemplativi 15 capiunt canticum quiescentes, canorum gaœdiuni gerunt; nam fatigato corpore cor iam in canore non calet quietum. Siquidem in sessione supernis sedibus suspiciens, obum­ bratus undique amicus Omnipotentis muneribus mellifluis, profecto non libet cum pluribus plaudere sed pocius a vernaculis vanitatis veraciter virens cum Deo solo nititur iubilare. 20 Revera recte relinquerem tantorum tumultus turgen­ dum, et heremum [apte] affectarem ad inhabitandum, presertim cum penales michi sint (6’T) vociferantes et crucior quasi per incommodum quando clamor clangen­ dum me tangit tediosum. Insuper et [exuta] vetustate, virtutibus vivere volui ac in 1 solitudine sustinere apud 25 memetipsum deliberavi. Et nunc quidem ita me * divina benignitas disposuit quod, eciam si voluero, secularibus me iungere nequeo, ne auditus corporalis occupacionis in nimiam me precipitet perturbacioncm. Nimirum namque 80 stabilitus status in suavitate celica fremitum 'fugit funes­ torum et, cingulo se cingens solitario, affluenda armonic angelice se sentit solidatum. Deinde, delectatus dulcore desideratissimo, quamvis corpus per plura transferat, nunquam tamen ab interno sapore iciunat. Reprobi vero in gestu corporis figuram ostendunt 3 mentis : quemadmodum autem circumquaque | discurrere non desinunt, ita et in corde instabiles fiunt : Peccatum peccavit lerusalem ; proplerea instabilis facta est1. Merito f. Lam. 1, 8 1. Voir Table des thèmes : « Session ». 2. Sur le thème < amis de Dieu >, voir Introduction, p. 73 s. 3. Allusion possible à Élie et Jean-Baptiste. • O’ commence ici APPEL À LA VIE MYSTIQUE (CH. 4) 123 comme d’ailleurs les censeurs inconsidérés, n’hésite pas à regarder tout cela comme autant de dommages pour l’âme. Oui, qui aime Dieu vraiment et ardemment désire un repos continu de l’esprit et du corps, et il se trouble d'avoir à courir de gauche et de droite. La stabilité est le réconfort des saints1. Le contemplatif n’atteint le cantique et ne produit la joie mélodieuse que dans le repos. Lorsque le corps est fatigué, le cœur ne s’échauffe plus avec quiétude dans le chant. Par contre, étant assis, s’il élève les yeux vers le séjour céleste, l'ami du Tout-Puissant2, protégé de toutes parts à l’ombre de ses dons qui sont doux comme le miel, n’a aucun goût à jubiler avec les autres hommes. Bien au contraire : loin de leur vainc compagnie, il s’essaie à jubiler avec Dieu seul, vraiment jeune et vigoureux. En vérité, c’est à juste titre que j’abandonnerais le vacarme de tant de gens enflés d’orgueil, et que j'ambitionnerais le désert, surtout que j’ai à supporter pour ma peine des excités vociférant, et que je souffre une vraie maladie quand leurs clameurs de trompette m'atteignent! D’ailleurs, ayant dépouillé le vieil homme j'ai voulu vivre dans la vertu et j’ai décidé de rester avec moi-même dans la solitude. Et maintenant, la divine Bonté m’a rendu tel que, même si je le voulais, je ne pourrais plus me mêler aux séculiers, de crainte qu’en écoutant leurs affaires temporelles, je n'en subisse un trop grand trouble. C’est que quiconque est établi dans la suavité céleste fuit le bourdonnement des fâcheux. Se ceignant de la ceinture des solitaires3, il se sent affermi par les flots de l'harmonie angélique. Charmé ensuite par la douceur tant désirée, son corps passe bien en des lieux divers, mais jamais il ne manque de la saveur intérieure. Les réprouvés, eux, montrent dans leur maintien corporel l’image de leur esprit. De même qu’ils ne cessent de s’agiter en tous sens, de même leur cœur est instable : «Jérusalem a péché gravement; aussi est-elle devenue chose instable1». C’est bien la grandeur de leur crime qui 12-1 5 10 15 20 25 30 LE CHANT D’AMOUR (CH. 4) ergo causa instabilitatis est magnitudo sceleris; multipharie nimirum mundanorum malicia modos monstrat maculosos. 1 Dum plerique sub ovino habitu* in vulpecularum versuciis vadunt et, virtutem veritatis vacuantes, [molles] mordent densis dentibus dolositatis, lingunt se futuros fteri confor­ mes charitati et in sedibus sessuros ceiicis in soliis subsis­ tentes, ut in vanis vacillent vaporibus, et formam figuratam ad terminos trahunt 1 traduccionis ut titubent a tran­ quillitate tutantis Trinitatis. Proinde caveant cauti, quia deceptos deducunt ad dolorem dampnandorum dum suaviter se simulant (7) subiectos sanctitati, quorum mentes immanibus moriuntur immundiciis, ignorantes eterni amoris canticum et culmen claritatis. In 1 obscuris obsistunt obstaculis et nesciunt superni solacii fulgoribus illustrari, quia [venenosam] sibi vendicantes delectacionem, sub dolo deficientis dulcedinis indurantur ad dampnacioncm. Etenim quidam cum inardescunt [vana] presentis vite gaudia cernere, eciam in illorum solaciis radicem cordis non 1 timent plantare. Hii ct hiis similes apud Deum peregrinos se non efficiunt, sed pocius apud diabolum ad quem properant, nam mundum amantes cum mundo pereunt neque hic manentem habentes civitatem neque futuram* concupiscunt; perdunt namque [pariter) celestem et terrenam et tormentis tacti tartarorum 1 ignem induunt infernalem. In presentibus periculosis ponderibus vitam vellent videre perhenniter quam profecto sciunt se non posse consequi : merito hinc expulsi et morsi monstris immor­ talibus, mortem inveniunt a qua non poterunt abduci. Ve viventibus in viciis et vacuis a virtutibus! Velud g. Cf. Matth. 7, 15 h. Héb. 13, 14 APPEL À LA VIE MYSTIQUE (CH. 4) 125 est la cause de leur instabilité! Et la malice des mondains manifeste leurs mœurs perverses de bien des manières. Il en est qui sous « des vêtements de brebis» » ont la four­ berie des renards. Faisant fi de la vérité, ils mordent de leurs belles dents trompeuses les doux. Ils laissent croire qu’ils vivront conformément à l'amour et qu’ils siégeront dans le séjour céleste, assis sur des trônes. Ils n’en tombe­ ront que mieux dans les brouillards de leur vanité, et ils auront si bien traîné le modèle qu’ils simulent, au comble du déshonneur, qu’ils vont déchoir de la tranquillité de la Trinité tutélaire. Que ces avisés se le tiennent donc pour dit : ils conduisent ceux qu’ils trompent au tourment des damnés. Ils font semblant d’être confits en sainteté, alors que leurs esprits se meurent en d’affreuses impuretés et qu’ils ignorent le cantique de l’amour éternel, ainsi que le sommet de la clarté. Us se retirent en d’obscurs retranchements où ils ne peuvent être illuminés par les éclairs d’en-haut. Car, en s’adjugeant le plaisir empoisonné, ils s’endurcissent jusqu’à la damnation par leur retrait coupable de la douceur (divine). Certains, en effet, lorsqu’ils brûlent de goûter les joies vaines de la vie présente, ne redoutent pas de laisser leur cœur planter ses racines dans les plaisirs. Ceux-là et leurs semblables n’entreprennent pas le pèleri­ nage vers Dieu, mais se hâtent vers le Démon. Aimant le monde, ils périront avec lui. « N’ayant pas ici-bas de cité permanente», ils ne désirent pas «celle de l’avenirh ». Ils perdront donc à la fois celle du ciel et celle de la terre, et, soumis aux tourments de l’enfer, ils se revêtiront de son feu. Ils voudraient vivre indéfiniment sous les dangereux fardeaux de la vie présente : ce qu’ils savent pertinemment ne pouvoir obtenir. Chassés donc à juste titre, d’ici-bas, lacérés par des monstres immortels, ils découvrent une mort dont ils ne peuvent être ramenés. Malheur à ceux qui vivent dans les vices et qui sont dépourvus de toute 126 35 14 5 io 15 20 LE CHANT D’AMOUR (CH. 4) vehementibus aquis plumbum' descendentes, profundum penetrant putei gehennalis. Ve mortuis in mundiali malicia! Exiciale solacium exercentibus degunt denique in desideratis deliciis, sed deinceps dilectam [dolebunt] dulcedinem dum arescunt absinthio odibilis habitacionis. In 1 folle finiuntur fetido et falsorum funebria pallescent. in pudoribus | sine prosperitate, quorum splendor ut spurcicia spernitur quamvis inter viros venerabantur, quia humana, non divina, ducebantur dileccione. (7») Unde et absque dubio, obtusis oculis pre ebrietate horribili, 1 veritatem viventem non videbunt : alienati sunt peccatores a vulva, erraverunt ab utero, loculi sunt falsa; furor illis secundum similitudinem serpentis*. Non licebit eis iterum leticia lenire langorem lubricum, neque amplius habebunt animum ad amandum delectacionem delibilis decoris, nam omnis nana 1 pulchritudo'1 perhenniter peribit. .Amica eorum arripietur amencia et desperata demonibus devorabitur. In papillis punita lugubris lugebit et odientur ubera que effeminatos inebriaverunt. Quamobrein per brachia que illicitis amplexibus illecta erant bufones baiulabunt, luentes ludos larvales. Nam hostis hominum omnium illarum ornamenta accusabit, et obnubilabit horrenda obscuritas operum suorum officinam. In cassum quippe cupiunt carnalitatis colloquia : peribunt enim in penis perversorum. Reginas que reprobe regebantur rodent vermes visibiles, virginum vero virtuositas virescet in cternum. 1 Reges a [regnis] ruent, quia sanguis sceleribus sarcinatus duces et divites inaniter decepit. Tirocinia tirannorum tradentur in exterminacionem et strate in sterquilinio stragule cum sericis et qui subtilia texuerunt putrescent, perdita pulchritudine quei. Ex. 15, 10 j. Ps. 57, 4-5 k. Prov. 31, 30 1. Kolle entend dans une acception purement spirituelle les roil et les reines. Voir Table des thèmes : < Noblesse et royauté ». APPEL À LA VIE MYSTIQUE (CH. 4) 127 vertu! Ils «s’enfoncent comme du plomb dans les eaux formidables* ». Ils coulent jusqu’au fond du puits de la géhenne. Malheur à ceux qui sont morts dans la malice du monde! Ils vivent, selon leur désir, dans des délices qui ne leur donnent qu’un funeste plaisir; mais ensuite, ils regretteront d’en avoir aimé la douceur, quand ils seront desséchés par l’absinthe de la demeure haïssable. Ils finiront dans un fiel infect et, à leur décès, ces hypocrites blêmiront dans l’ignominie, privés du bonheur. Quoiqu’ils aient été admirés par les hommes, leurs belles apparences seront rejetées comme des immondices, car ce n’était pas l’amour divin, mais bien plutôt l’amour humain qui les guidait. Aucun doute donc : leurs yeux aveuglés par une affreuse ivresse ne verront point la Vérité vivante. « Fourvoyés les méchants dès le sein maternel, égarés des le sein, les diseurs de mensonges; leur venin est pareil à celui du serpent*. » Ils ne pourront plus cacher leur lubricité sous la joie, ni aimer le plaisir des beautés qui passent, car toute «vaine beauté*» périra à jamais. Leur amie sera saisie de folie et dévorée sans espoir par les démons! Punie de lugubres pustules, elle pleurera et haïra les attraits qui enivrèrent les efféminés. C’est pourquoi leurs bras, qui avaient été séduits par d’illicites étreintes, n'enlaceront que des crapauds, expiant ainsi leurs jeux diaboliques. Car l’Ennemi des hommes mettra en accusation les parures de toutes ces dames, et une effrayante obscurité enténèbrera l’atelier de leurs œuvres. En vain convoitent-ils les rencontres charnelles : ils périront dans les peines des pervers. Les vers visibles rongeront les reines1 qui sc conduisaient mal, tandis (pie la vertu des vierges fleurira éternellement. Les rois seront renversés de leurs trônes, car leur sang chargé de crimes a trompé les princes et les riches. Les beaux débuts des tyrans aboutiront à l’extermination. Leurs draps précieux seront jetés au fumier avec les soieries. Et ceux qui ont tissé leurs habits délicats pourriront, eux aussi, en perdant 128 LE CHANT D’AMOUR (Cil. 4-5) madmodum non putabant. Prorsus impurum, quamvis 25 I pulcrum visui virorum, evanescet vehementer darnpno deformitatis et omnes obfuscati hostium opprobriis per iusturn ludicantem dampnati dolebunt. Ve peregrinis qui ad pascua peccatorum per portenta putredinis parantur properare : magno nimirum labore 30 languescunt 1 in lusibus sine lucro, viam non veritatis vadentes et, fatigati falsariis in furtis, offendunt famam, ad curiam canencium coram Conditore non tendentes (6) transduci, pastum percgrinacionis perite sine precio perdiderunt et, vitam vendentes pro vilissima voluptate, 35 avide assumunt carmen captivitatis. Exccrabilcs 1 utique in operibus eradicantur sine reversione a sapore celico, quia non sufficit sanguisugis non solum vitam virus 15 evomentem | ducere nisi eciam illam, ut peiores fiant et teneros ad tormentum traiciant, sub habitu alieno studeant palliare. ivi a 5 Obumbraculis igitur aspectis divitum dampnandorum, omnium utique qui vite vanitatibus versute delectabiliter 1 ducuntur, ad prctacta plenius explananda propero ut, inspirante spiritu qui prebet potcnciam, de gloria et pcrfeccione sanctorum precellencium postillas proferam que piis placeant, quatinus precipua et principaliora penetrantes dum legunt liquide penuriam perdentes, eciam parviora postponant. Cap. V : LO’O’O’C’DH Lin U 1. On songe au Ρβ. 136, 1-4. Peut-ûlrc Rollo met-il en contraste ce chant forcé des < captifs » avec le melos amoris. 2. De gloria et perfeecione sanc.lorum precellencium. C'est le thème de la lre partie du Melos amoris. Abordant la 2e partie, Rolle fera de nouveau allusion à ceci (voir ch. 56, p. 180, 3). APPEL À LA VIE MYSTIQUE (CH. 4-5) 129 leur beauté à un point qu’ils ne soupçonnaient pas. Ce qui est impur, quoique beau aux yeux des hommes, s’évanouira d’un seul coup, frappé de laideur. Tous ceux qu’aura damnés le juste Juge gémiront, flétris par les injures de leurs ennemis. Malheur à ces pèlerins qui se préparent à gagner les pâturages des pécheurs par leur monstrueuse corruption! Ils se rendent malades par un labeur excessif, en des jeux qui n’ont aucun profit. Ils ne suivent pas le chemin de la vérité. Ils se rassasient de vols grâce à des faux. Ils offensent leur propre réputation. Ils n’ont cure d'être introduits dans l’assemblée de ceux qui chantent devant le Créateur, et perdent sans compensation le pâturage, où mène la vraie pérégrination. Échangeant la vie pour la plus vile des voluptés, ils entonnent avidement le chant de la captivité1. Exécrables en leurs œuvres, ils sont arrachés, sans espoir de retour, à la saveur céleste. Car il ne suffît pas à ces sangsues de mener une vie qui crache le poison. Ils y ajoutent un vêtement d'emprunt qui les rend pires encore : celui de corrupteurs des faibles. [Ch. 5] Nous avons contemple les fantômes de ces riches destinés à la condamnation, de ceux qui se laissent conduire fallacieusement par les vanités et. les voluptés de la vie. Je me hâte maintenant d’expliquer plus en détail ce que j’ai déjà abordé plus haut. Avec l’inspiration de l'Esprit qui dispense la force, je veux faire quelques remarques sur la gloire et la perfection des saints les plus grands2. De quoi plaire aux gens de bien! Me lisant sans détour, ceux-ci pourront mieux pénétrer pour leur profit les réalités (surnaturelles), essentielles et primordiales, et délaisser les préoccupations (terrestres) de moindre impor­ tance3. 3. Nous ajoutons les deux mots » surnaturelles » et < terrestres », croyant interpréter légitimement les deux neutres du latin. 5 130 10 15 ‘20 ‘25 30 LE CHANT D’AMOUB (CH. 5) 1 Non autem accipiunt omnes alciora, nec canoris carmen charitativi cuncti, quamvis incorrupti, communiter canunt, sed specialissimi splendentes in spiritu qui spurciciam spernunt multitudinis mundialis : secatos nimirum se sencient a sapore seculari ac raptos in requiem regalcin, mente morantes in concupita contemplatione donec aspiret dies et inclinentur umbre* et luceat lux lucerne, verbumque veritatis amantibus ostendatur et edes ape­ riantur eternales, et introeat rerb, a Bege regum cum grandi gaudio glorificandus, in aulam honorificam ubi ignis amoris ardet assidue, cum angelis assistens, peremptis 1 primitus tentoriis tirannidis, turbalisque pellibus terre Madian* et invidorum veneno in viscera sua verso, statim steriles, non stantes nisi in stulticia, titubent in tormentum. Verum et caligo captive concupiscende cadat in obscuris, noctisque tenebrosa tempestas veraciter evanescat (0’) quatinus sol qui occasum non habet radios rectitudinis evidenter emittat in sedes sedencium in clara conversacione, et ludentes in luto per latebras luxuriosas cum cornibus excludat a contubernio currencium in charitate. Itaque aiebat in exordio oraculum amancium : Osculetur me 1 osculo oris suiA. Hec verba vitalem virorem iocundamque iubilacionem emanant, in quibus ociam et mistica et mirifica memorantur. Deo namque dilecta anima et devocione dulcorata [dummodo] divulgata fervorem querit eterni amoris, dulcedinem discit sancte contemplacionis, a. Cant. 2, 17 b. Cf. Ps. 23, 7, 9 C. Hab. 3, 7 d. Cani 1,1 APPEL À LA VIE MYSTIQUE (CIL 5) 131 Tous n’atteignent pas les cimes, pas plus que tous, même s’ils sont purs, ne chantent également le cantique mélodieux de l’amour. Mais seulement ceux qui resplen­ dissent dans l’Esprit et qui méprisent les mœurs dissolues des mondains. Loin du monde et de ses attraits, ils se sentent ravis dans le repos du Roi. Leur esprit demeure en la contemplation « jusqu'à ce que souffle la brise du jour, que s’évanouissent les ténèbres*» et que brille la lumière du soleil. En d’autres termes, jusqu'à ce que la Parole de Vérité se soit montrée à ceux qui l’aiment, que o s'ouvrent les portails antiques, et qu’entre le roib » dans le palais somptueux où brûle sans arrêt le feu de l’amour, pour y être glorifiés parle Roi des roisdansunejoicimmen.se. Le roi se tiendra alors dans la compagnie des anges après qu'il aura détruit les bastions du Tyran et «renversé les tentes de Madian® », et après qu'il aura fait ingurgiter aux jaloux leur propre venin : de quoi les rendre stériles, les faire défaillir sauf en folie! et les faire vaciller dans le supplice! Puisse le brouillard de la concupiscence en échec s’abîmer pour de bon dans l'obscurité! Puisse la tempête de la nuit s'évanouir dé finiti vementi Et qu’ainsi le Soleil sans couchant dirige ses rayons de justice vers les sièges de ceux qui reposent en une vie pure! Quant à ceux qui se vautrent dans la boue, en leurs maisons de plaisir, puissentrils être chassés à coups de cornes de la société de ceux qui courent dans l'amour. L’oracle prophétique concernant b. Le clcm du «jhant » ceux gUj aiment ne déclare-t-il pas en son exorde : « Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche*1 »? Ces paroles respirent une force vitale et une joie jubilante. On y trouve des sens mystiques merveilleux. L’âme aimée de Dieu, reconnaissable à sa dévotion, recherche la ferveur de l’amour éternel. Elle apprend la douceur de la sainte contemplation. Elle désire 132 35 16 5 10 15 20 LE CHANT D'AMOUR (CH. 5-6) solucionem cupit I carnis corruptibilis et in unionem anhelat Dilecti invisibilis. | Clamat ergo amando et cla­ mando amat, capere cupiens consolacionem et degustatam dulcedinem petens perfici et dona desiderata perimpleri : Osculetur me osculo oris sui·. Ardor autem divine dileccionis primus est ut prebeatur 1 speculacionis species. Nimirum nisi qui Christum recte diligit in canore conternplacionis non iubilabit. Cantabilis quippe contcmplacio virtuosos valde sibi vendicat et vix perfectissimi comprehendere queunt canticum charitatis cum sono suavi cclico, scilicet non utique humano. Et merito, nec mirum si hic 1 non multos mulcet hoc melos mirandum, quia caro corruptibilis aggravat animam et terrena inhabitatio deprimit sensum1. Verum, si invenerit hunc canticum quisquam, manet medullitus mente mutata nec recedit revera : nam recte ruminatur iugi in iubilo, donec representet reddatque raptum Regi regnanti, ut 1 semper subsistat in solio solempni et sedeat cum summis, ut Seraphyn succensus. Et hoc est contra quosdam qui breviter dicebant dulce­ dinem durare et quasi in tactu transeat contemplacio tam chara, non memorantes medullam, minusque meritum nobis nudaverunt. Et ideo mirabar quod magni tam modicum 1 de maximo, hoc est de amore eterne amantis milicie, miserunt. [vi] i (8n) Deus, docuisti me a iuuenlute mea et usque nunc [pronuntiabo] mirabilia tua*. Audeo hoc dicere quod amans Cap. VI : LO’O’O’C'DH Lin U e. Cant. 1,1 a. P3. 70, 17 f. Sag. 9, 15 1. Voir Table des thèmes : ♦ Chant ». APPEL λ LA VIE MYSTIQUE (CH. 5-6) 133 I > f la mort de la chair corruptible. Elle soupire vers l’union avec l’invisible Bien-Aimé. Elle crie à force d’aimer et aime à force de crier. Elle cherche la consolation et demande que soit consommée cette douceur à laquelle elle a goûté et que lui soient accordés les dons qu’elle implore : « Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche*. » Le feu de l’amour divin est la première condition pour que lui soit donné le charme de ta vision. Qui jubilera en effet en l’hymne de la contemplation, s’il n’aime pas le Christ? Ce chant contemplatif réclame de grandes vertus. Λ peine les plus parfaits peuvent-ils saisir ce chant d’amour1 dont le son est suave, céleste qu’il est et non pas humain. Mais il n’y a pas à s'étonner si cet admirable cantique en charme bien peu ici-bas : la chair corruptible «appesantit, l’âme et la demeure terrestre affaiblit l'intel­ ligence1 ». Assurément, quiconque a découvert, ce chant, en demeure profondément bouleversé. Il n’en revient pas. 11 le rumine dans une continuelle jubilation jusqu’au moment où il se présentera au Roi de gloire pour lui rendre ce (chant) dont il s'est emparé. Il occupera pour toujours le trône solennel qui lui est assigné, et il siégera avec les esprits les plus élevés, enflammé comme un séraphin. Je dis ceci à l’encontre de ceux qui ont prétendu que la douceur2 contemplative durait peu de temps, et qu'elle passait pour un simple attouchement. C’est en oublier la quintessence et nous en cacher le mérite! A moi donc de m’étonner que de grands hommes aient si peu traité d’un sujet si capital : l'amour de la milice de l’Amant éternel. [Ch. 6] « 0 Dieu, tu m’as instruit dès ma jeunesse, et jusqu’à maintenant je publie tes prodiges*.» J’ose raconter ce dont j’ai reçu la communication dans l’amour. « Je ne > 2. Voir Table des théines : · Douceur». 134 25 30 17 5 10 LE CHANT D’AMOUR (CH. 6) accepi. ΛΓο/ι mencior*: a mundo Maiestas me movit, incen­ dens celitus ut senciam saporem et fervens fiam in fide felici. Eciam inter epulas quas cupidi curabant utique habundans amor Auctoris et dulcor non deest qua ducor devotus divini decoris, at in mentis misteriis resonat refeccio quam refero ad Regem inter [ruentes] rapine redactos. Dum vigilo, non vaco a voce vitali : si legerem, si scriberem, si ambulem, si agerem, continuo canorem concentu * cupitum; si comedam, si bibam, non cadit a corde nomen notandum solum in quo salvari me sencio [securum]. Non obliviscar Illius qui animum assumpsit ut ardens anhelem Ipsi adesse. Sine lena non iubilo9 qui genitum me gessit a gemitu et gelu j ut germiner ingenuus ierarchie. Et cum sedeo inter suspirantes ad seculare solacium, dum non garriunt ut clangentes michi in secreto quod non sciunt, aesi essam in requiem restauratus, resultat organum angelicum et sonat, sed subtilissime, 1 celica symphonia. Sed siquidem dum sisto in solitudine, suavissimam sencio psalterii solucionem. Illud autem inter homines non habeo nisi propter impetum amoris et quando eciam ardore affluo, arnmoto strepitu circumastancium et turpitudine stul­ torum. Unde dissolvi desideroa ut ducar ad Dilectum; nam contemplativa suavitas desiderium mortis mandat in mentibus, et patrie quam percipiemus precedit premium, quia tunc cum gaudio, in gracia gravidi, ab hoc mundo b. Rom. 9, 1 Phil. 1, 231 23 c. Cf. Hymn, fesu dulcis memoria d. Cf. 1. Les ruentes sont pris en mauvaise part dans le Λ/.Λ. Ce sont ceux qui tombent, qui font des chutes : les pécheurs. 2. Allusion à l’hymne Dulcis Jesu memoria. Voir éd. A. Wij.maat, o.s.b., «Le < Jubilus» sur le Nom de Jésus «lit de Saint Bernard», dans Ephem. liturg. 57 (1903), 3-285. 3. Ainsi le ms. D de l’édition Arnould. Les autres : ingenuus ΑΡΡΕΙ. λ LA VIE MYSTIQUE (CH. 6) 135 mens point”» : la divine Majesté m’a éloigné du monde et m’a enflammé du feu du ciel afin que je puisse goûter la vraie saveur et brûler d’une foi bienheureuse. Même au milieu des festins mondains que recherchent ceux qui en sont avides, il ne (me) manque ni les flots d’amour, ni cette douceur du Créateur qui me fait marcher fidèlement à la suite de la Beauté divine. Dans les profondeurs de l’esprit, retentit ce réconfort que je rapporte au Roi, même au milieu de ceux qui tombent1, réduits en esclavage. Lorsque je veille, cette voix vivifiante ne me quitte pas. Que je lise ou que j’écrive, que je marche ou que je travaille, le chant harmonieux que j'aime se poursuit. Que je mange ou que je boive, de mon cœur le seul Nom qui vaille d’être nommé ne s’éloigne pas; je me sens sûr du salut. Je ne puis oublier Celui qui a pris si bien possession de mon âme que je soupire d’être en sa présence. «Sans Jésus, je ne puis jubiler2. » J’étais à peine né qu’il me mit â l'abri des pleurs et du froid, pour que je puisse grandir, introduit dans la lignée (des anges)3. Même lorsque je suis au milieu de ceux qui soupirent après les plaisirs du siècle, pourvu qu’ils ne me cassent pas les oreilles en criant des secrets qu’ils ignorent, la musique des anges retentit en moi comme si le repos m’était rendu, et la céleste symphonie résonne, très délicatement il est vrai. Mais lorsque je suis dans la solitude, je perçois la plus suave des improvisations du psaltérion. Cela ne m’arrive pas dans la compagnie d’autres hommes, â moins que l'amour ne me fasse violence et que je déborde d’ardeur, dégagé du tumulte de mes voisins et du spectacle honteux des sots. « Je désire » donc « la mort·1 » pour pouvoir être conduit au Bien-Aimé. La contemplation me met en l’esprit. le désir de la mort. Elle anticipe la récompense de la patrie que nous obtiendrons un jour. Car, pleins de grâce et de in jus ierarchie; ce qui voudrait dire : «ennoblis dans la condition de la hiérarchie (ou de la lignée) [des anges] ». 136 LE CHANT D’AMOUR (CH. 6) morimur, quando iain delicias dileccionis divine in canora cogitantes contemplacione, adventum gtorie magni Dei* parati prestolamur. lâ I Foris festinanter emittitur omnis utique depravacio deceptorie delectacionis, et captivi, quondam carnali concupiscende conglutinati, quaciuntur a cordium curio­ sitate, dum igne Sancti Spiritus incipiunt inardesceret et eternitatis gloriam indefesse desiderare. Afflati inde 20 aHabiliter dulcore divinitus dato, non 1 libet ludos lingere ( est que veraciter vivPficat, que a fonte invisibilis vite eternal iter emanat, quam prestat Conditor non creatura, que mentem non ventrem letificat, et cum viris in virtutis vivacitate vigilantibus perpetue perdurat. Hec utique ab empireo [procedens] in pueros pervenit probitatis, qui 30 etatem moribus transcendunt et tuba tacti tinula 1 tempe-i. i. Cf. Jn 15, 5 j. cr. Act. 17, 28 k. Ct. Esther 13, 9 APPEL λ LA VIE MYSTIQUE (CH. 6) 139 «sans Lui on ne puisse ni agir1» ni même «vivre ou exister! »? A plus forte raison ne peub-on atteindre la piété parfaite ou la maîtrise de soi si l'on ne comprend pas qu’on le doit au Tout-Puissant, « au pouvoir duquel tout est soumis* ». La véritable consolation que doit rechercher toute créature raisonnable ne lui sera jamais donnée si le Créateur ne se donne à elle par une grâce de bienveillance, Lui qui l'a créée en possession de sa bonté. Les sages de ce monde ont les plaisirs qu'ils désirent, mais ils leur valent le supplice. Et les gens avides de la jouissance empoisonnée perçoivent, bien sûr, le fruit de leurs désirs. Ils sont infatigables pour se rassasier d'amusements coupables, comme si, en se bouchant ainsi les oreilles â l’appel de l'amour de Dieu, ils allaient trouver la félicité à venir, sans rien perdre. Ligotés qu’ils sont par des liens mortels, ils se. laissent berner par une douceur trompeuse. Car celle-ci n'est pas véritable mais vaine. Elle n'est pas éternelle mais passagère. Elle n'est pas digne de louange mais de haine. Elle s’évanouit en un instant, et il est clair que ses embrassements n’ont aucune constance. En un clin d’œil, de funestes filets enserreront ces hommes qui ne vivent pas vraiment et ces femmes débauchées. Ils se liquéfieront dans l’enfer, éperonnés de transes douloureuses. Il convient, on le voit, que nous nous appliquions à aimer le Créateur, car la douceur fatale ne nous méritera pas la louange. La mort est mêlée au miel et la chute suit les efforts de qui se glorifie en la chair. La vraie jouissance qu’il faut désirer, c'est celle qui vivifie véritablement. Celle-ci jaillit éternellement de la source de vie invisible. Le Créateur, et non la créature, en donne la possession. Elle réjouit l’esprit et non le corps. Elle n’a pas de fin pour les hommes qui veillent dans la vertu. Descendant du ciel, elle atteint les enfants honnêtes dont les mœurs devancent l’âge, qui, entendant la trompette retentir, se comportent en sages dans la tentation, et qui, réconfortés 140 LE CHANT D’A MOU B (CH. 6-7) ratos se tradunt inter temptamenta, caloreque Creatoris confortati languent in lumen rapi redintegrande regionis, ac gestientes iubilum iugiter et canorum capientes carmen, a lubricitate loti liquescunt in laudibus magnifice Maies* tatis, merore mitigato. [VII] 19 Nigra sum sed formosa, filie lerusalem*. Nigra nimirum electa anima exterius apparet in oculis intuencium, eo quod in pluribus probatur penuriis et prcscncialiler punitur pressuris et diversis aggravatur dogmatibus, propter 5 plurimorum perfidiam 1 qui sine sciencia se proferunt principare populis, ct se ipsos ad salutem servare nesciunt nec disciplinam in domo Dei didicerunt, sed vclud insensati et frenetici pondus sponte percipiunt quo premuntur et, inordinate ordines assumentes, aliquid habent in hoc exilio quod optaverunt, et in futuro ad flammas fetentis io 1 inferni feruntur, quia falsi fuerunt, quod promiserant non pcrimplentes. Per cautelas et colloquia carnalia custodes in Ecclesia constituuntur ut regant ruentes ut resurgant; et illi [iam] antequam intrent in chaos concupiscente corruerunt, qui 15 cunctorum tamen 1 curam secum copulant pro (9») quibus eciam racionem reddent quomodo in puritate vite et in pascuis paverunt prcdicacionis. Proth dolor! Non pascunt sed perimunt, non colligunt sed perdunt, non castigant sed quassant, non mactant* cum Petro sed decipiunt cum Elya6! 20 Proinde patet quia non propter pietatem 1 parochianorum, Cap. VII : L 0‘ O» O’ C’ D H Lin U a. Cant. I, 4 2, 12 s. b. Cf. Jn 10, 10; Jér. 23, 1 c. Cf. I Rois 1. Il s'agit en réalité de la fraude des fils du grand prêtre Éli. L’allusion à Pierre est peu claire. Peut-être ne faut-il pas chercher , ΛΡΡΕΙ. À LA VIE MYSTIQUE (CH. 6-7) ■ 141 par l’ardeur du Créateur, aspirent à être ravis dans la lumière de la patrie retrouvée. Toujours, ils s’adonnent à la jubilation et au chant mélodieux. Purifiés de toute souillure, ils se fondent dans les louanges de la divine .Majesté et leur tristesse est apaisée. (Ch. 7] » Je suis noire et pourtant belle, e. Les contradictions fi|]cs (je Jérusalem·.» C’est noire en (Cn. 7) effet que l’âme élue apparaît èxténeurenient aux yeux de qui la voit. Car elle est dans le besoin. Elle subit présentement la persécution et est accablée de diverses contraintes. Cela, à cause de la perfidie de tous ceux qui, sans rien savoir, prétendent gouverner les peuples. Or, ils ne sont pas capables d’assurer leur propre salut. Ils n'ont pas appris Part de vivre dans la maison de Dieu. Et comme des fous ou des hystériques, ils se chargent volontiers d'un fardeau qui les écrase. Entrant inconsidé­ rément dans les ordres, ils ont certes cn cet exil quelque chose de ce qu’ils voulaient! Mais plus tard, ils seront traînés aux flammes de l'enfer puant, car ils ont menti en n’accomplissant pas leurs promesses. Grâce à leur astuce et à leurs intrigues charnelles, ils se sont établis les gardiens de l’Église, afin de conduire et de relever les défaillants. Mais eux-mêmes, ils n’entrent pas en fonction que déjà ils tombent dans le chaos de leurs convoitises. Et ils assument le soin des antres' Ils devront rendre compte de la manière dont leur prédication les mène aux pâturages de la vie pure. Quelle misère! Au lieu de paître, ils « tuent ». Au lieu de rassembler, ils dispersent. Au lieu de châtier, ils brisent. Au lieu d’e immoler* » avec Pierre, «ils trompent avec Éli*1 ». Il est clair d’ailleurs que ce n’est point par amour de leurs ouailles, mais pour trop loin et comprendre simplement : ils n’ofïrcnt pas lo sacrifice avec VauloriU de l’Église, avec · Pierre », mais bien plutôt exercentils leurs fonctions à la manière d’Éli et de ses fils. 142 LE CHANT D’AMOUK (CH. 7) sed propter possessionem pecuniarum, gregis Christi custodiam concupiscunt. Unde ct in introitu illorum a principali Pastore excommunicat) apparent [qui ait] : Qui non iniral per ostium in ovile — hoc est per Christum in Ecclesiam — sed ascendit aliunde - id est per potcnciam 25 principum vel per preces magnatum vel per munera vel per humanum favorem pocius quam [per] sinceram conversacionem ct eleccionem — hic fur est el latro*. Heu! Domine Deus, devorant patrimonium tuum et non pascunt plebem luam·! Domine lesu qui redemisti nos, 30 de vultu 1 luo iudicium populi tui prodeat et oculi lui videant equilales*. En, piissime Protector, clamant, murmurant, rixantur, maledicunt, si oblaciones que tibi debentur et altari tuo ultra terminum prolongentur ab eis; et non reddunt populo tuo quod debent eis. Attendite, miseri, quia ministri multorum estis, non 35 1 domini ! Cur tanto ardore que veslra sunt querilis* et de illis que Dei sunt non curatis? Queritis pecuniam, sed non 20 profertis ! predicacionem ; gaudetis lac et lanam colligere, sed, quia portabitis peccata parochianorum, poteritis dolere. Pondus cum honore ponitur, et argenti cumulum ludex [minatur] : Ve qui se offerunt habundare [opibus] 5 et non sunt diligentes de 1 curandis animabusl Impudenter sumitis curam aliorum et vestram nondum fecistis. Audi, insipiens, quid tibi dicitur : Medice cura te ipsum*. Es etenim sicut indoctus phisicus qui infirmi curam audacter accipit et tamen quali medicina eum sanaret 10 nondum didicit. Ve qui non sciunt nec 1 addiscere cupiunt! Primum malum, secundum peius. In istorum autem oculis d. Jn 10, 1 h. Lc 4, 23 e. Ps. 13, 4 f. Ps. 16, 2 g. II Cor. 12, 14 APPEL À LA VIE MYSTIQUE (CH. 7) 143 l'argent, qu’ils convoitent de garder le troupeau du Christ. Aussi, dès leur entrée en fonction, sont-ils excommuniés par le Pasteur suprême, lui qui a dit : « Celui qui n’entre pas par la porte dans la bergerie & — c’est-à-dire par le Christ dans l’Église —, «mais qui y accède autrement» — c’est-à-dire soit par la puissance des princes, soit par des sollicitations auprès des grands, soit par des cadeaux ou des influences humaines, plutôt que par une vie sincère et un choix convenable —, « celui-là est le voleur et le pillard·1 ». Hélas! Seigneur Dieu, «ils dévorent» ton patrimoine et ne paissent pas «ton troupeau»»! Seigneur Jésus, toi qui nous as rachetés, «qu’en ta présence éclate le bon droit» de ton peuple, et o que tes yeux regardent avec équité' ». Vois, Protecteur très bon : ils crient, ils murmurent, ils combattent, ils maudissent, si l’on diffère de leur apporter les oblations qui le sont dues ainsi qu’à ton autel. Et ils ne rendent pas à ton peuple ce qu’ils lui doivent! Prenez garde, malheureux! Vous êtes les serviteurs des autres, et non leurs maîtres. Pourquoi « rechercher » avec tant d’ardeur « votre propre intérêt» », et ne pas vous soucier de ceux de Dieu? Vous recherchez l’argent mais vous ne vous acquittez pas de la prédication. Vous aimez récolter le lait et la laine, mais un jour vous souffrirez des péchés de vos ouailles que vous aurez à porter. A l’honneur est jointe la charge, et le Juge condamne l’accumulation de l’argent. Malheur à ceux qui aiment la richesse sans aimer les âmes qui leur sont confiées! Impu­ demment, vous vous occupez des autres alors que vous ne vous occupez pas de vous-mêmes. Écoute, imbécile, ce qu’on te dit : « Médecin, guéris-toi toi-même*1. » Te voilà comme un praticien ignorant qui entreprend de guérir un malade. Tu n’as même pas appris quelle médecine pourrait le guérir! Malheur aux ignorants et à ceux qui ne désirent pas apprendre! L’ignorancc est mauvaise; mais il est pire encore de s’y complaire. Aux 144 LE CHANT D’AMOUR (CH. 7) qui odiunt arguentes devotus vir et Deo placens [niger est* et non nitens], sed formosus est in anima, fulgens in confessione firme fidei, fervens in Factorem feliciter perfruendum. Sic quoque latibula (10) languencium ' amore Altissimi penetrabuntur puritate perfecta, et 15 pacificam mentem plenissima species dulcedine debriabit quam devota anima siciens clamat, charitate concepta : Osculetur me osculo oris sui*. Divinum itaque osculum est solacium sentire eterni amoris. Dum enim mens dileccione 20 Dei recte rapitur, Deus Pater ore 1 suavitatis Filii sui illam quasi osculatur. Capimur autem ad contemplacionem sonantibus epulis insignitam amore ardentissimo vite invisibilis, cum omnia exteriora prorsus obliviscimur et ad sola interna, divina scilicet, querenda, sapienda, speculanda, divinitus suble­ 25 vamur; scientes subito 1 solacium sanctitatis et parati profecto ad paciendum, non erubescentes inopiam, neque paupertatem putantes esse pravam, nam Princeps popu­ lorum hanc preelegit et amicos eius pauperes esse predicavit : quamvis nigri* et nebulosi [inter] nequam nitentes [vocemini], inter improperia errancium ad palacium 30 1 paradisi pergite, et a pressuris impugnancium ad pacem perfectorum protinus pervenite; nam affluencia grandis gaudii saciat sustinentes. Denique inter divites demorans, pannis putridis pene deprimebar et nudus nocebar quasi per morsum muscarum; 35 cutis quippe sine coopertorio confortabili calcabatur; pellis mea in pulvere indula* squalorem scaturizabat; sed 21 et estu I affligebar inter obumbratos ab omnibus que optabant, ac frendebam frigore, dum opimis utebantur i. Cf. Cant. 1, I 7, 5 j. Cant. 1, 1 k. Cf. Cant. 1, 4 1. Voir Table des thèmes : «Vêtement». 1. Cf. Job APPEL λ LA VIE MYSTIQUE {CH. 7) 145 yeux de ces gens qui haïssent quiconque les blâme, l’homme pieux et agréable à Dieu e est noir1 » et sans éclat. Il a cependant une âme splendide. Il brille par la confession de sa foi. Il brûle de jouir de son Créateur en bienheureux. C’est ainsi que jusqu'en leurs profondeurs, ceux qui ont la nostalgie de l’amour du Très-Haut seront pénétrés d’une pureté parfaite. La vision consommée enivrera de douceur leur esprit pacifié. Apres cette vision, l’âme assoiffée qui a conçu l’amour s’écriera : « Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche*. » Le divin baiser, c’est sentir le réconfort de l’amour éternel. Lorsque l’esprit est ravi par l’amour de Dieu, le Père le baise en quelque sorte par la bouche très douce de son Fils. Nous sommes emportés à cette sorte de banquet joyeux qu'est la contemplation par l’amour enflammé de la vie invisible, lorsque nous oublions franchement tout ce qui est extérieur et que nous sommes élevés par Dieu à ne rechercher, goûter et contempler que les choses intérieures ou divines. Nous faisons la soudaine expérience de ce réconfort qu’est la sainteté, et sommes résolus à souffrir sans honte de la misère et de la pauvreté. Le Prince des nations ne les a-t-il pas choisies? N'a-t-Il pas déclare que les pauvres étaient ses amis? On vous considère bien sûr comme des gens « noirs* « et sans éclat, vous qui brillez parmi les mauvais. Marchez cependant au milieu des outrages de ces égarés vers le palais qu’est le paradis, et vous échapperez rapidement ά vos persécuteurs. Vous arriverez à la paix des parfaits. C’est qu’une abondance de joie profonde comble ceux qui persévèrent. Pour moi qui vivais parmi des gens riches, j’en étais réduit à me couvrir de quelques haillons1. Dans ma nudité, j'étais tourmenté comme si des mouches m’avaient piqué. Sans vêtements convenables, « ma peau était sale, couverte de poussière’», suintant de crasse. De plus, j’étais exposé à la chaleur, alors qu’eux, ils sc protégeaient, comme ils le voulaient. Ou bien je claquais des dents de froid pendant 116 LE CHANT D'AMOUR (CH. 7) ornamentis et in superfluis salierunt qui tamen datorem Deum in hiis non dilexerunt. 5 1 Hinc gracias ago amori eterno per quem animum inveni ut relinquerem recia ruine ct omne dividarum desi­ derium destruerem, despiciens mundum* et totam eius maliciam ut tollerem in hoc tempore modicam molestiam. Nam omnia molesta michi chara sunt pro Conditore, quia ιυ charitas cremans in corde pro nichilo nocentes michi computat; et dum curro in canorem per iubilurn, lesus me gerit ab iniuriis ac (IO*) sic dulcissona descendunt in devotum, et duras passiones deinceps declinabit. En itaque nigra sum sed formosa, filie Ierusalemn. Vos videlicet, fideles anime, per mortem renate Hesurgcntis et ablute iam 15 ab 1 iminundiciis, si beate vultis vivere inecum, ad man­ siones mellifluas ab imis avolate. Porro presbiteri, nisi precipue prosint, precsse." plebi perti­ mescant : cogitent in corde et recogitent quod Deo in ore canunt : Sacerdotes tui induantur iusliciam et sancti tui 20 exultent». 1 Letentur sancti, lugeant iniqui. Sacerdotes igitur sapiendam celestem intra se senciant et humanam astuciam non ignorent — non ut agant sed ut caveant — et semper bene agant. Unde ait z\postolus : Omnia probate, quod bonum est tenete*. Sint in sermone providi, in silencio 25 discreti; prius 1 addiscant discipuli fieri antequam accipiant opus magistri. Alios regulas Christianorum docere non [poteruntj qui eas nondum didicerunt. Sciant ergo Scriptu­ ras qui ut eas predicent proferuntur. Insuper et sint mansueti, pacicntes' et misericordes, sobrii, pii et iusti·, et m. Cf. Brev. Rom. Pii V, Ant. ad II Vcsp. Corntn. Conf. non Pontif. n. Cant. 1, ·ί o. Cf. Reg. S. Benedicti, cap. 64 p. Ρβ. 131, 9 q. 1 Thess. 5, 21 r. 11 Tim. 2, 24 ». Cf. Tito 2, 12 APPEL λ LA VIE MYSTIQUE CIL 7) 147 qu’eux se servaient des meilleur» vêlements et s'en donnaient à cœur joie dans le superflu, sans pour autant aimer le Dieu qui les leur donnait! Aussi je rends grâce à l’Amour étemel qui m’a donné le cœur d'abandonner ces liens funestes, d'éliminer de moi le désir des richesses et de « mépriser le monde m » et sa malice I Puisse-je supporter dans le temps présent un léger désagrément! Tout désagrément m’est cher en raison du Créateur, car l’amour qui brûle mon cœur tient pour rien ceux qui me nuisent. Je cours de la jubilation au chant, et Jésus me tire de ces injustices. Ainsi des accords harmonieux descendent-ils en l’homme pieux, et désormais les âpres passions sont en fuite. Voyez : « Je suis noire et pourtant belle, filles de Jérusalem0». Quant à vous, âmes fidèles, vous voilà nées à nouveau par la mort du Ressuscité et déjà purifiées de vos souillures! Si vous voulez vivre heureuses avec moi, envolez-vous du fond de l'abîme jusqu’aux demeures douces comme le miel. Les prêtres, eux, s’ils ne cherchent avant tout à «être utiles », doivent redouter de « régenter0 » le peuple. Qu’ils ruminent dans leurs cœurs et sans arrêt ce que leur bouche chante à Dieu : « Que les prêtres se revêtent de justice, que tes fidèles éclatent en cris de joie”! » S’ils sont saints, qu’ils se réjouissent; et qu’ils pleurent, s’ils sont dans le péché. Les prêtres doivent donc éprouver en eux la sagesse céleste, ne pas ignorer l’astuce des hommes — non pour la suivre, mais pour s'en garder —. et toujours agir bien. L'Apôtre ne dit-il pas : « Vérifiez tout : ce qui est bon, retenez-lc”. » Qu’ils soient prudents dans leurs paroles, judicieux dans le silence. Qu’ils apprennent d’abord à devenir des disciples avant de devenir des maîtres. Comment peuvent-ils enseigner aux autres les normes de la vie chrétienne, s’ils ne les ont apprises auparavant? Qu'ils aient l’intelligence de l’Écrîture, eux qui ont reçu mission de l’enseigner. Qu’ils soient « doux, patients' » et miséricordieux, «sobres, pieux et justes·» et par-dessus 148 30 35 LE CHANT D'AMOUR (CH. 7-8) precipue splendentes in castitate. Videant 1 ne bona pauperum expendant in prostibulo meretricum. In gestu sint humiles, in vestitu mediocres, in omni opere venera­ biles, coram Deo el hominibus irreprehensibiles', ut, post­ quam populum Christi per modicum tempus racionabiliter rexerint, in eterna gloria plenam mercedem laborum suoruma, Deo 1 largiente, percipiant, non solum auream pro seipsis, verum eciam aureolam pro subditis. [VIIIJ 22 Exullabimus el letabimur in te*. Non [glorielur] dives in dividis, sed in Deo qui illas dedit; nec sapiens in sapienda sua* superbiat, sed [laudet] Largitorem qui dulce lumen tribuit oculorum suorum, ne cecus sespitet ad (ZZ) scelera, 5 non 1 respirans ut resurgat. Intendamus ergo integro intel­ lectu Omnipotentis amore incendi et recte refutare reliquias reproborum; hinc etenim corda nostra estu eterne lucis incipiunt calefieri et dulcore divino suaviter obumbrari, ut iam ignis superni fervor a calore captivantis [cupidinis] nos io refrigeret, ne 1 adversarius noster, lanquam leo rugiens, per temptamenta sua blanda vel aspera nos devoraret11. In hoc autem intelligimus quia illud lumen incircumscriptum est verum et eternum dum mentes nostras illuminai* quia, quanto ab illo splendore medullitus magis exurimur, tanto 15 suavius in 1 Christo gratulamur. Non utique quemadmodum iste sol· materialis qui diu se Considerantes excecat, sed sine Cap. VIII : L O’ 0*0» C’ D Π Lin U t. CL Roth. 12, 17; I Tim. 5, 7 u. Sag. 10, 17 a. Cent. 1, 3 b. Jér. 9, 23. CL I Cor. 1. 31 c. I Pierre 5, 8 d. Or. super populum Fer. IV hebd. 1 Quadrag. e. CL S. Aug., Trac!. 34 in Joh.; PL 35, 1652 1. Voir Table des thèmes : «Lumière». EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 7-8) 149 tout resplendissants de chasteté. Qu’ils se gardent de dilapider les biens des pauvres dans les lieux de prosti­ tution. Humbles dans leur comportement, discrets en leur habillement, dignes en toute occasion, « irréprochables devant Dieu et devant les hommes' », ils recevront, apres avoir gouverné quelque temps le peuple du Christ comme il convient, « la récompense de leurs travaux*1 ». Dans la gloire éternelle, Dieu leur accordera leur couronne, à eux bien sûr, mais aussi à leurs sujets. II. L’EXCELLENCE DE LA VIE CONTEMPLATIVE (Ch. 8-13) Exullabimus el laetabimur in le (Cant. 1, 3) [Ch. 8] a. La primauté “Tu SeraS nOtre ί0*6 et. nOtriIo, exultel et letetur in lesu salutare suo·. suave est gaudium ab omnibus istius sec-uli ■sus decipi et interius e terni splendoris incendiis aetrari, quatinus cor concipiens consolacionem rantici supra mortalium multitudinem regimine *apiat et in deliciis Deitatis delectatus in cantisilnum laudans liquefiat! O quam dulce et est, inimo dclecta|bilius quam excogitare onsolatorium canticum eterni amoris canere et . iantc cithara, contemplando iubilare! lesolacio et inesticia (//*) foris mittitur, dum iturin melodia et. migrat in montem mellifluum Impinguat autem animam dulcor dulcifluus ît ardor amabilis audacem facit [animum] ac tuitum internorum, et collectum in charitatem I sublimem sumit sanctitatem. Nec cum un­ ium sinit dilabi, quin 1 pocius, ut exerceatur in •apere nititur ut, postpositis perturbacionibus in Deo iugiter delectetur. ue vita sanctissima est quam nonnisi summi angelica veracius est quam humana, tam vigilanter in carne corruptibili vivere quod ctacionem nisi 1 divinam in anima sciat sentire. 59 g. Cf. Ps. 94, 1 ; Le 1, 47 EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 8) 151 trop longtemps ». Mais le Soleil de la patrie céleste, quiconque ne le contemple pas avec avidité et affection, sera sans aucun doute aveugle à jamais. Cette lumière éternelle se reconnaît sans hésitation : plus nous vivons en cette vie revêtus des vertus et dépouillés des vices, plus véritable et plus pure nous en sentons la brûlure dans l’homme intérieur. Oui, le feu de l’amour éternel arrache de l’âme la concupiscence charnelle. Il éteint toutes les flammes mauvaises. « Il réduit à néant1 », cette rouille qui vient du péché. Ainsi, l’esprit pur, saint et paisible, chante dans la jubilation, « exulte » et se réjouit « en » Jésus « son Sauveur» ». Oh! quelle joie suave d’être totalement revenu des plaisirs de ce siècle, et d’être intérieurement pénétré du brasier de l’éternelle splendeur! Ainsi le cœur qui accède à la consolation du cantique spirituel s’élève-t-il au-dessus de la foule des mortels sous la conduite de la raison. Comblé des délices de Dieu, il épanche sa louange en un cantique d’amour. Qu’il est doux et agréable, plus agréable même que nous ne pouvons l’imaginer, le cantique de la consolation et de l’amour éternel, et la jubilation dans la contemplation, tandis que retentit la cithare céleste! C’en est fini de la désolation et de la tristesse, lorsque l’esprit demeure dans ce chant et atteint la colline qui ruisselle de miel. La douceur apaisante de l’amour imbibe l’âme. Un feu aimable enhardit l’esprit, l’amène à saisir ce qui est intérieur, et, après l’avoir centré sur l’amour, l’entraîne sans répit vers une sainteté sublime. Jamais il ne lui permet, de retomber dans la paresse. Au contraire, il l’exerce aux vertus et l’éloigne des désordres vulgaires, pour qu’il se plaise toujours en Dieu. Cette vie est vraiment très sainte. Seuls les meilleurs y ont accès. En vérité, n’est-il pas plus angélique qu’humain de vivre en la chair corruptible avec une telle vertu et une telle vigilance qu’on ne ressent plus en l’âme de jouissance, sinon celle de l’amour divin? Il convient donc à bon droit 152 20 25 30 35 24 5 LE CHANT D’AMOUR (CH. 8) Hinc itaque et contemplativa vita congrue et convenienter dicitur cum quis inter homines sic habitet quod nichiiominus sonum in se suscipiat celicum supernumque aspiciat apertum ostium et eterni amoris incendiis interius se senciat raptum. Dignum ergo ducimus et plane 1 profitemur quia viri contemplativi activis perhenniter proponuntur : siquidem sancti qui hoc modo supradicto se incessanter erigunt in Conditoris contemplacionem eminentes existunt inter omnes alios, excellunt universos, et ordinem honora­ bilem accipient inter angelos qui sine ordine, propter amoris impetum 1 ad libitum fluentem, angelorum et hominum amant Amatorem. Sed sciant singuli quia secularia non sumunt solacia nec ullis vertuntur negociis ut in externis occupentur; at pre amoris eterni aflluencia et canore suavitatis, concentu intimo iugiter sedere poterunt quando ad hanc claritatem conscience et 1 perfeccionem pectoris potenter pertingunt. De iure etenim in iubilum geritur qui sedendo et (12) tacendo solummodo circa divinum amorem infatigabiliter exercitatur. Nimirum namque nonnunquam contingit quod plurique qui pluribus exterioris operacionis implicacionibus instare cernuntur · coram hominibus, ociosi maxime videantur in oculis divinis. Parum autem prodest corporalis excercitacio ubi mens, a celestibus cogitandis distracta, in fantasmatibus fallibilium mundanarum I rerum non :metuit] discurrere et oculum cordis ab intencione spiritalis gaudii gustus per­ mittit evagare. Quanto ergo anima dignior corpore et exccllencior creditur, tanto labor spiritus quam labor corporis melior esse et fructuosior probatur. 1 Est utique [contemplacio] labor, sed dulcis, desidera­ bilis et suavis : laborantem letificat, non gravat. Hoc nullus nisi gaudens perfruitur; non quando assumitur, sed quando perditur, laborans fatigatur; letatur quis si talis amica advenit, lugebit si recedit. Hec est Rachel pulcra EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 8) 153 d'appcier contemplative la vie d’un tel homme! Il habite peut-être parmi les hommes, mais il perçoit en lui la musique céleste. Il se trouve devant la porte ouverte du ciel et se sent dévoré intérieurement par le brasier de l'amour éternel. Nous estimons donc et nous proclamons que les contemplatifs dépassent à jamais les actifs. Les saints, qui s’élèvent ainsi sans arrêt pour contempler le Créateur, sont éminents entre tous et sont supérieurs. Ils recevront une place honorable parmi les anges, eux qui, selon le bon plaisir de l’amour qui déborde, aiment sans mesure Celui qui aima les anges et les hommes. Mais que tous sachent qu’ils méprisent les plaisirs du siècle et qu’ils ne s’embarrassent pas du soin d’aucune affaire extérieure. Par l'excès de l’amour divin et d’un chant si doux, ils ont pu se fixer dans l’harmonie intime lorsqu’ils parvinrent à cette clarté de la conscience et à cette perfec­ tion du cœur. C’est donc très justement qu’il est emporté à la jubilation, celui qui, se tenant assis en silence, s’exerce infatigablement au seul amour divin. Il n’est pas rare en effet qu’aux yeux des hommes, certains paraissent embarrassés dans les occupations extérieures, et qu’aux yeux de Dieu ils soient parfaitement oisifs. A quoi sert une occupation matérielle, là où l’esprit qui oublie de penser aux choses célestes ne craint pas d’errer parmi les illusions des choses mondaines et cadu­ ques, et permet à l'œil du cœur de divaguer sans plus s’appliquer à la joie spirituelle! Aussi, autant l’âme est estimée plus digne et plus excellente que le corps, autant le travail de l’esprit s’avère-t-il meilleur et plus fructueux que celui du corps. La contemplation est un travail. Mais c’est un travail doux, aimable et désirable. Elle rend joyeux celui qui s'y adonne au lieu de l’accabler. Personne ne la goûte si ce n’est dans la joie. La fatigue se fait sentir, non quand on s’y adonne, mais quand on la perd. On est joyeux si une telle amie se présente; on pleure son départ. Elle est bien 154 10 20 25 30 35 LE CHANT D'AMOUR (CH. 8) facie ei venusto aspectu*, quam lacob in 1 tantum dilexit quod pro illa spacium septem annorum parum putavit. 0 bonus labor, [per] quem laborem ad quod ministerium mortales languent! 0 mira laboriosa occupacio (piam preci* pue quiescentes agunt! Gontemplacionis quippe laudabilis est leticia, que lubricum 1 lavat, lotum levat, levatum letificat, iubiianti celum aperit, introitum ostendit, ora accusandum obstruit, faciem Dei in iubilo videre facit, obscura illuminat, secreta demonstrat. Etenim quasi stella matutina in inedia nebule el quasi luna plena in diebus suis lucet ; quasi ignis effulgeris et quasi thus ardens in 1 igne; quasi vas auri solidum orna­ tum omni lapide precioso1. Hanc amavi et exquisitfi a iuventute mea, quesivi sponsam michi eam accipere, et factus sum amator forme illiusi, non fallentis femine que furiosos facit infrunitos]. Nam propter speciem mulieris multi perie­ runt : pulchritudo plurimos (72v) decepit et 1 concupiscenda corda eciam sapienlum* quandoque subvertit. Hinc animadverti quam gloriosum sit gaudium ab omnibus presentis vite desideriis divinitus eripi et in deliciis eterne suavitatis collectus intus omnino occupari : Intra in cubiculum tuum el, clauso ostio mentis tue ne introeat aliquod immundum, 1 ora Patrem tuum in abscondito, el Pater qui videt in abscondito reddet [/tôt]1 merccdem in aperto. Alter exterius non operans, sed diligendo Deum in contemplacione quiescens, splendore superni luminis per­ funditur; alter, multum in exterioribus agens, ab illo adhuc gaudio longe separatur. Sed, queso, ■' quid prodest ei si magna et multa videtur agere, aut alteri obest quia eum intus divina dileccio dignatur ligare? h. Cf. Gcn. 29, 17 k. Ct. Sag. Sir. 19, 2 i. Sag. Sir. 50, 6.9-10 I. Matth. 6, 6 j. Sag. 8, ‘2 EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 8} 155 celte « Rachel, belle de visage et charmante d'aspect’1 », que Jacob chérit si fort que pour elle il trouva peu de chose d'attendre sept années! Oh! le bon travail! De quel office donne-b-il aux mortels la nostalgie! Oh! l’étonnant labeur que pratiquent surtout ceux qui se reposent! La joie de la contemplation mérite d’etre louée. Elle purifie le débauché. Elle élève celui qui est purifié. Elle donne la joie à celui qui est ainsi élevé. Elle ouvre le ciel à celui qui jubile. Elle lui en indique l’entrée. Elle ferme la bouche aux accusateurs. Elle fait voir la face de Dieu dans la jubilation. Elle éclaire ce qui est obscur. Elle révèle ce qui est caché. Elle est «comme l'étoile du matin au milieu des nuages, comme la lune en son plein, comme le feu et l’encens dans l’encensoir, comme un vase d’or massif orné de toutes sortes de pierres précieuses’ ». « C'est elle que j’ai aimée et recherchée dès ma jeunesse. Je me suis efforce de l’avoir pour épouse et suis devenu l’amant de sa beauté* « — qui n’est pas celle d’une femme trompeuse rendant les gens fous furieux! Ah! pour avoir vu «une femme », beaucoup ont péri. La beauté en trompe beaucoup, el la convoitise arrive même à séduire le cœur des « sages'* ». J'ai constaté aussi combien il était glorieux d’être arraché par Dieu aux désirs de la vie présente et de ne vaquer qu’aux délices éternelles dans le recueillement intérieur : « Retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte » — de ton esprit, de peur que n’y entre quelque chose d'impur —, « prie ton Père qui est là dans le secret; et ton Père qui voit dans le secret, le rendra' » certainement la récompense. Tel ne travaille pas extérieurement, mais en aimant Dieu il repose dans la contemplation et s'imprègne de la splendeur de la lumière céleste. Tel autre se dépense à l’extérieur, mais reste à grande distance de cello joie. Mais, ma foi! à quoi lui sert-il de paraître accomplir de multiples et grandes actions? Et en quoi l'autre subit-il un préjudice de ce que le divin amour daigne le lier? 156 LE CHANT D'AMOUR (CH. 8-9) À'erum profecto est quod Veritas ait : Maria optimam 25 pariem | elegila. Unde et non est accepta laborantis querela : Domine non est tibi cure quod soror mea reliquit me solam ministrare? Dic ergo illi ul me adiuvet". Sed conquerens audivit pocius iudicis sentenciam ut ultra non presumeret 5 inquietare 1 sedentem ut surgeret ad laborem, quam a Domino scivit excusatam : Martha, Martha, sollicita es el turbaris erga plurima. Porro unum est necessarium. Maria optimam pariem elegii que non auferetur ab ea° ; quasi dice­ ret : ‘ Hec que sedens contemplacionis dulcedine capitur, ab 10 illis internis aspectibus quibus gaudet ad 1 currendum tecum surgere non debuit. Sed tu pocius, omissa multarum rerum sollicitudine, ad unum solum querendum quod est necessarium? te accingeres, quia sic cicius ac excellendus veram vitam invenires. ’ Unde et huic alludit quod alibi scribitur : Adiuro vos, filia ierusalcm, ul non suscitetis neque evigilare 15 facialis 1 dilectam donec ipsa velit*1. Ecce iam que nichil nisi Christum diligere nititur a Christo omnibus preferlur': putamus enim quod non potest quicquam quo modo amor apud Deum accipi nec tam opus quam voluntas reputari. {ixj 20 <■ Quoniam non in finem oblivio erit pauperis, paciencia pauperum non peribit in finem*, gaudete, pauperes, in paupertate vestra : pacienciam probat charitas, probacio spem operatur, spes autem non confundit*. (13) Exultamini inopes, gaudete mendici, pauperes suspicite, quia vestrum Cap. IX : LO'O’O’C'DH Lin U m. Lc 10, 42 q. Cant. 2, 7 ; 3, Cyprian., Dc orat, a. Ps. 9, 19 n. Lc 10, 40 o. Lc 10, 41-42 p. Lc 10, 42 5 ; 8, 4 r. Cf. Reg. Benedicit, cap. 4 et 72; doni., 15 (PL 4, 529) b. Cf. Rom. 5, 4-5 EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 8-9) 157 C'est bien vrai, ce que dit la Vérité : « Marie a choisi la meilleure part*”, o Aussi le reproche dc celle qui travaillait a-t-il été repoussé : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur me laisse ainsi servir toute seule? Dis-lui donc de m’aider». » En réponse, elle entendit le Juge lui recom­ mander de ne pas tirer dc son repos celle qui est assise, afin qu’elle se lève et travaille. Lc Seigneur l'en excuse même : « Marthe, Marthe, lu l’inquiètes et tu t’agites pour beaucoup de choses; pourtant il en faut peu. une seule même. C'est Marie qui a choisi la meilleure part; elle ne lui sera pas enlevée0.» C’est comme s’il disait : celle-ci, qui est assise et qui est ravie par la douceur de la contemplation, ne doit pas quitter le spectacle intérieur dont elle jouit, ni se lever, ni courir avec loi. C'est toi plutôt qui devrais rejeter toutes ces affaires et rechercher l'« unique » chose qui soit» nécessaire»· ». Ainsi tu trouverais mieux et plus vite la véritable vie. C’est d'elle qu'il est écrit ailleurs : « Je vous en conjure, filles de Jérusalem, n'éveillez pas, ne réveillez pas mon amour avant l’heure de son bon plaisir’. » La voilà donc, celle qui s’efforce de « ne rien aimer si ce n'est le Christ», et que «le Christ préfère à toutes'». Car nous pensons que rien ne peut être agréable à Dieu comme l'amour, ni aucune œuvre aussi estimable que le désir. [Ch. 9] « Oui. le pauvre n’est pas oublié b. Bienheureux , · · , , .les pauvres ««. m pour toujours, m perdu a jamais (Ch. 9) * . ,J ‘ I espoir des malheureux*.» Kejouissezvous donc, vous qui êtes pauvres, de votre pauvreté1. Car l’amour produit «la constance, et la vertu éprouvée, l’espérance. Et 1'espérance ne déçoit point?». Oui, exultez, vous qui êtes dans le besoin, soyez dans la joie, vous qui mendiez! Levez les yeux, «vous qui êtes pauvres, car 1. Voir Table des thèmes : « Pauvreté ». 158 30 26 10 I.E CHANT D'AMOÜK {CH. 9) est regnum Deie modicum et breviter patimini multum et elernaliler gloriabimini6. Igitur, 1 cum iam pauperes quoti die in contemptum cadant et pre calamitate confusi eciam inter epulantes egeant, plurique profecto pauperes premia percipient, perversos principes populorum in iudicio iudi cabunt. Agile nunc, divites, plorate el ululate in miseriis oestris que 1 advenient vobis": peribit procul dubio potestas presens et omnes divicie vestre ad nichilum deducentur ac, des tructis deliciis vestris, fetorem et flammas vobis fabricastis. Lugete in eternum miseri : leticia quam laudatis labitur et ve [eternum] vobis ingruit, quia vester est inferni fervor et frigus sine fine. Porro I pauperes consolacionem querant in futura felicitate et cum leticia laudent Conditorem quem habent custodem qui et confortat charissimc corporaliter cruciatos. Recordentur Regis rectitudinis qui regit redeuntes ne ruant in reprobacionem. ct 1 oppressos pauperes ab iniquis eripit ac penas pro pietate pacientes in palacia perducit paradisi, demergens hos qui degunt in deliciis captivatosque curis carnalibus in dolorem dampnacionis. Moretur iugiter in memoria mendicorum quia Deus non 1 salvat impios el indicium pauperibus tribuit1. Et iterum audi­ erunt electi illud amantissimum, quia : fulgebunt iusli el tanquam scintille in arundineto discurrent; iudicabunt naciones el dominabuntur populis el regnabit dominus illorum imper­ petuum». Quippe conforta lorium canitur in Ecclesia : I ustus pro lege Dei sui certabit usque 'ad morlemh, fundatus enim erat supra firmam petram1. Nimirum, dum nocumentum c. l.c 6, 20 d. Cf. H Cor. 4, 17 o. Jac. 5, I f. Job 36, 6 g. Sag. 3, 7-8 li. Cf. Sag. Sir. 4, 33 i. Cf. Mattli. 7. 25 EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 9) 159 le Royaume de Dieu est à vous0». La souffrance que vous endurez est brève et légère; mais» votre gloire sera immense et étemelle4 ». C’est pourquoi les pauvres, qui sont main­ tenant objet quotidien de mépris et de confusion, et qui connaissent le besoin, même au milieu de ceux qui se repaissent dans l’abondance, recevront pour la plupart leur récompense et jugeront les mauvais princes des peuples lors du jugement. «Eh bien, maintenant, les riches! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver*. » Votre puissance actuelle périra, toutes vos richesses iront à rien, et vos délices passées ne vous procureront que feu et flétrissure. Malheureux! Gémissez à jamais! Cette joie dont vous vous félicitez va tomber, et votre lot sera un cri de douleur éternel : vôtres seront à la fois le feu de l'enfer et le froid sans lin. Que les pauvres trouvent donc leur consolation dans le bonheur futur! Qu’ils exultent en louant le Créateur qui sauvegarde et réconforte tendrement ceux qui souffrent en leur corps! Qu’ils se rappellent l’équité du Roi qui gouverne ceux qui reviennent à Lui, du Roi qui leur évite le châtiment! Il arrache aux mains des impies les pauvres opprimés. 11 ramène au palais de son paradis ceux qui souffrent la persécution à cause de leur piété, et II plonge les riches et les débauchés dans les douleurs de l’enfer. Les mendiants doivent se souvenir que « Dieu ne laisse pas vivre le méchant en pleine force. Il rend justice aux pauvres1 ». Et les élus entendent cette autre parole de sa tendresse : « Les justes resplendiront, ils courront comme des étincelles à travers le chaume. Ils commanderont aux nations et domineront les peuples, et le Seigneur régnera sur eux pour toujours». » A quoi fait écho cette parole de réconfort que chante l'Église : « Le juste jusqu’à la mort lutte pour la loi de son Dieu” »; « c'est qu’il était fondé sur le roc*. » Vraiment, alors que les ignorants sont victimes 160 20 25 30 35 27 5 LE CHANT D'AMOUR (CH. 9) nocturne nebule nectit nesciolos, electos eius Christus utique ab erumpnis exuit et insidiis, et sanctos suos non deserens sed dilectos diligens et a contagiis conservans ad divicias desiderabiles ducit. Unde scriptum est : Descendit cum illo in foveam el in vinculis non dereliquit illum donec afferrei illi sceptrum regni el potenciam adversus eos qui eum deprimebant, (13'') et mendaces ostendel eos qui maculaverunt illum, el dedit illi claritatem elernamK Ecce in hiis verbis desiderantissime Dulcedinis 1 resurgens respirat animus et accinctus amabili audacia; lenitas labores graves relaxat. Plane, ut puto, sermo supradictus pocius in perfectis perquirit gloriam quam cxposicionem. Scriptura quippe patet sanctis, quia non est occultatum os illorum in occulto quod fecit*. i Perinde présentés passiones pauper preparatus percipit et, penetrans profunda pietatis cum iugi gaudio, non cum gemitu, in gracia grandescit. Nempe grandis glorie [speramen] spernit spurciciam et cupidinem carnalis [cure] conquassat charitas confirmantis Conditoris; ut mens, memorans immortalitatis 1 magniiicenciam et illecta in latibulis suis leticia que non labitur ac lustrata luce laudabili, celesti suavitate sublatam se senciat in ' supernis, ardensque in amore acceptabili in psalterio salutifero resonet Regnanti canticum charitativum. Demum depor­ tatus denique ad domum dignissimam vim videbit vindi­ candi se de viciosis et arduum habens adiutorium angustiabit eos qui se 1 angustiaverunt'. Tentus tandem in tran­ quillitate tutissima transferetur ultra terminos temporali* j. Sag. 10, 13-14 k. Ps. 138, 15 1. Sag. 5, 1. Tous les manuscrits ont le texte ci-dessus, sauf ü et U qui portent qui se angariaverunt. Notre traduction s’est écartée cctto fois du texte de D 1. Le texte latin passe ici du féminin (l’âmo) au masculin (le pauvre). Nous avons préféré continuer le paragraphe en maintenant EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 9) 161 de la nuée el des ténèbres, les élus sont arrachés par le Christ aux afflictions et aux pièges. Gar 11 n’abandonne pas ses saints. Il aime ses bien-aimés. Il les protège des contagions mauvaises. Il les conduit aux richesses vraiment désirables. C’est pourquoi il est écrit (de la Sagesse) : « Elle descendit avec lui dans la prison. Elle ne le délaissa pas dans les fers, jusqu’à ce qu’Ellc lui eût procuré le sceptre royal et l’autorité sur scs tyrans, jusqu’à ce qu’Ellc eût convaincu de mensonge ses diffamateurs et lui eût donné une gloire éternelle’ ». Ces paroles de la Douceur infiniment désirable doivent rendre courage au pauvre qui se relève et l’entourer d’une hardiesse d’amour : sa Bonté atténue les épreuves les plus lourdes. G’est pourquoi, j’estime que celte parole de Γ Écriture réclame des parfaits moins de commentaires que de gloire! L’Écriture, en effet,n’est-elle pas un livre ouvert aux saints? Et «leur bouche est-elle fermée aux secrets que Dieu a accomplis* »? Le pauvre donc, ainsi équipé, endure les souffrances présentes. Mais il grandit en grâce en pénétrant les arcanes que lui ouvre la piété, et ce dans une joie éternelle et non dans les gémissements. L’espérance de la gloire lui fait mépriser la souillure, et l’amour du Créateur qui lui donne courage brise l’aiguillon charnel. Au souvenir de la magni­ ficence immortelle, son âme est secrètement séduite par la joie qui ne passe pas et éclairée d’une lumière ineffable. Elle se sent soulevée par la douceur céleste el, brûlant de l’amour qui plaît à Dieu, elle joue au Roi sur le psaltérion le cantique de l’amour. Enfin elle1 sera emportée vers la demeure de noblesse. Elle se découvre la force de prendre sa revanche sur tous les esclaves du vice, el, munie de l'aide vigoureuse du Seigneur, elle opprimera « ceux qui l'ont opprimée1 ». Maintenue dans une tranquillité parfaite, elle sera transportée au delà des limites du temps. Elle le sujet nu féminin. Voir sur ce procédé littéraire, l'introduction, p. 53. ô 162 10 15 20 25 30 35 LE CHANT D’AMOUR (CH. 9) tatis, indumentum accipiens admirandum, et armis audacissimis armatus expugnabit potenter pessimos ne palacium penetrent puritatis quia immundiciam amaverunt, 1 qua­ tinus comprehensi in contagiis et in carnalitatc quam concupierunt cadant in carcerem caliginis et inhabitent in inferis in eternum. Sic enim maculant mentes suas in malicia, et carnem corruptibilem cupiunt colorare diversimode et delicate, aesi illam crederent continue consistere posse in presenti prosperitate. 1 Sed profecto prosperitate frustra falluntur, quia funditus finietur hec felicitas propter quam in femineam ficcionern {14} se figunt, et capita coronandum se laureis luxuriosis confringentur0*, per quod plagam penalem pacientur imperpetuum, quia sanari se non sustinue­ runt in hoc seculo. 1 Testamur et testes sumus trisagii, aliter enim tranquilli non teneremur sine timore, quod in Lonitruo tonante termi­ nabuntur regna regum qui nunc resident reprehensibiles et racione non reguntur. Revera et omnes reprobi redigentur ad reliquias quas Rex propter resistenciam reprobavit, castra quoque carnalium 1 concucienLur ad casum, et mollicies mammarum muliebrium mutabitur in merorem, sed et duricia desolabuntur usque ad detraccionem. Ve qui virgines violant et evacuant virtutem virginitatis l Precipitabuntur proinde in profundissimam putredinem, quia 1 usurpantes [Omnipotentis] honorem, dulcedinem deleverunt quam Deus desideravit. Virginibus vero, quia sub Vivificantis voluntate venumdari voverunt, magnum videtur martirium quamvis non moriantur : nimirum namque pugnant per pacienciam contra peculantes qui se proferunt perdere puellarem 1 puritatem, et resistunt reprobis per racionem, trucidantque in. Cf. Pe. 67, 22 EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 9) 163 revêtira un vêtement éclatant. Elle recevra des armes extraordinaires. Elle empêchera tous les méchants d’entrer dans le palais de toute pureté, eux qui ont aimé l’impureté. Ceux qui sont retenus par les contagions mauvaises et les liens charnels qu'ils ont désirés, tomberont alors, captifs éternels du brouillard et de l’enfer. Ils souillent leur âme par leur malice. Ils ne songent qu’à farder leur chair corruptible de toutes sortes de manières savantes, comme s’ils l’imaginaient destinée à se maintenir toujours dans cet état. Mais c’est justement cet état qui les illusionne. Car il y aura un terme à ces belles apparences pour lesquelles ils se travestissent comme des femmes. Ils ont beau se couronner de lauriers capiteux, « leur tête sera brisée® » et ils endureront le châtiment éternel pour ne pas s’être guéris en ce bas monde. Nous en attestons et nous en prenons à témoin le trois fois Saint : même si nous étions tranquilles par ailleurs, nous ne serions pas sans redouter le tonnerre tonnant qui accompagnera la fin des rois coupables et déraisonnables. Vraiment, tous les réprouvés, à cause de leur mauvaise volonté, en seront réduits à ces dépouilles que le vrai Roi rejette à cause de leur obstination. Les retranchements des hommes charnels seront anéantis et les attraits dont les femmes les enivraient deviendront leur affliction. Ils seront dans une désolation d’une dureté telle qu’elle ira jusqu’au rejet total. Malheur à ceux qui violent les vierges et qui anéantissent leur virginité! Ils seront précipités dans la pourriture de l’enfer, car, dérobant au Tout-Puissant son honneur, ils ont détruit un charme que Dieu lui-même désire. Quant aux vierges qui ont promis d’être soumises à la volonté de Celui qui donne la vie, elles donnent alors un beau témoignage, quoiqu’elles n’en meurent pas. C’est par leur patience qu’elles luttent en réalité contre les luxurieux qui osent porter atteinte à leur pureté. Elles résistent aux réprouvés par leur attitude honnête. Elles 164 28 5 ttO B5 LE CHANT D’AMOUR (CH. 9-10 per temperanciam tyrannica temptamenta. Verum et vivunt in [ virore virtutis, quia non sustinent Sathanam in se seminare superbiam neque spurciciam spargere inter speciosas. Quamobrem clarissime coronabuntur inter choros concinendum cantica canticorum coram Creatore, atque honorifice assumentur ad 1 equalitatem angelorum quia sine corrupcione carnis tam ardenter amaverunt. Quippe carnales castrimargiis conglobate, quia corrumpi non contradicebant et cucurrerunt in concupiscendis suis sine custodia castimonio et consilio charitatis, constat quia capientur in chaos caliginosum, quemadmodum consue­ tum est cunctis captivis claudi in carccre sine consolacione. Et merito, quia malicie metas in peccando non ponebant in presenti sed abierunt absque amore (14*) Auctoris usque ad obitum, in futuro sine fine fervebunt in flammis, nam dolor dampnatorum nunquam delebitur. [X) $ Venial mors super illos el descendant in infernum*. Puto quod propheta predixit penam perversorum ; ut venturum previdit, non utique, ut arbitror, optavit, erumpnosum hominum egressum aut descensum durissi20 mum, sed legi Dei 1 condelectans qua punietur peccans qui eius transgressor est, et concupivit ut compleretur quamtocius numerus nobilium qui resuscitati redintegrabunt regionem, quando quidem et mundani non morabuntur amplius in oputencia quam hic habuerunt ac munerum amatores mugient sine mansuetudine inter morientes, 1 25 melosque multorum mutabitur in meroremb. Unde et amodo erit ulcio omnium habitanciuin in Cap. X : LO‘O’O»C*DH Lin U a. Ps. 54, 16 b. Cf. Jac. 4, 9 1. Thème apparenté à celui de la mystique allemande, chez Maître Eckart en particulier. Voir introduction, p. 74. EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 9-10) 165 anéantissent les assauts de leurs tyrans par leur tempé­ rance. Mais elles vivent dans la fraîcheur de la vertu, car elles ne veulent pas de cet orgueil que Satan cherche à semer en elles, ni de la souillure dont il recouvre leur beauté. C’est pourquoi clics recevront une couronne éclatante parmi les chœurs qui entonnent le cantique des cantiques en présence du Créateur. Elles seront traitées avec honneur, au même titre que les anges. Car si elles ont aimé avec ardeur, ce fut sans corruption de la chair. D’ailleurs, mettez dans le même sac les hommes charnels et les gloutons! Ils n’ont pas lutté contre la corruption et courent à la suite de leurs convoitises sans égard à la chasteté et en faisant fi de l’amour. Il est bien évident qu’ils se laissent prendre dans un chaos brumeux, comme il est habituel à cette sorte de captifs du désespoir. Et à juste titre! Par leur péché, ils n’ont pas mis de bornes à leur malice. Étrangers à l’amour, ne se sont-ils pas éloignés de leur Créateur, jusqu’au seuil de la mort? Aussi brûle­ ront-ils sans fin du châtiment éternel des damnés. [Ch. 10] _ , « Que la mort s’abatte sur eux ! c. La voie » du châtiment Qu’au schéol, vivants, ils descen(Ch. 10) dent“!» J’estime que le psalmiste, en parlant ainsi, décrit le châtiment des pervers. 11 en prévoit la venue. Certes, il ne souhaite pas pour autant, à ce que je pense, une fin malheureuse aux humains, ni leur descente aux enfers. Mais il se félicite que la loi de Dieu veuille le châtiment des pécheurs qui transgressent cette même loi. Il désire que les âmes nobles1, après la résurrection, se retrouvent au complet dans la patrie le plus rapidement possible, alors que les mondains devront quitter leur opulence présente et s’en aller mugir parmi les morts - et sans douceur ! —, eux qui ont. accumule les trésors. Oui certes, pour beaucoup, leur cantique devienda « celui de l'amertume* » ! Ce sera la punition de ceux qui vivent dans les plaisirs 166 LE CHANT D’AMOUR (CH. 10) terrenis, quia in exterminium tradentur omnes tiranni, et multiplicacio malorum irruet in impios, verum eciam invidi vigilabunt in immensis miseriis. Nam Omnipotens 30 oblivionem accipiet 1 omnium illorum et erunt ignobiles sine adiulorioc amoris eius in eternuin; nec recordabitur reproborum in resurreccione ut respirent ad regnum, quia tortuose et sine tramite tranquillitatis in immundis ambulantes anfractibus in interminabile tormentum titu­ babunt. 35 ■ Siccine separat ainara morsa a solacio sanctorum, nam super quos venerit in ventilacione verissima nunquam 29 (ruentur | felicitate, sed velut furiosi frendebunt in frigo­ ribus infinitis. Siquidem et scelus superborum cum sub­ standis suis subito sepelietur, ut ultra non appareat inter amantes, nec delectabuntur deinceps in dulcedine quam 5 desiderabant, at vero dabuntur in 1 dolorem dampnatorum, remoti revera ad resinam sine omni remedio. Et nimirum hoc merito monstrabitur coram multitudine quia divites dire deiecti a dominiis dupliciter dolebunt; quandoquidem et principes, quamvis precipua pulcritudine pollere putabantur ct florere fortitudine que eos 10 inficiebant, 1 peremptis potestatibus suis, ponas perpetuas pacientur, et erubescent amplius quain alii, cum Omni­ potens opera omnium coram intuentibus palam apperucrit, quia infelices sine fundamento fidei fuerunt. Et nunc, pauperibus quos spernebant in pulcherimam patriam 15 promotis, illi utique sine subsidio ab 1 altitudine honorum repente ruentes (25) ad obprobrium omnium abducuntur, a castris ad chaos cadunt, pro veste purpurea induta erit caro eorum putredine, et pro deliciis in quibus degebant in sordibus pulveris pernoctabunt. c. Cf. Sag. Sir. 51, 14 d. Cf. 1 Rois 15, 32; Sag. Sir. Il, 1 ; lireo. Hom., resp. Media Vita in Septuagesima olim. 1. Litt. : «dans leur ignobilité ». Voir note précédente, p. 164. EXCELLENCE DE CETTE VIE (CIL 10) 167 terrestres. Les tyrans seront exterminés, les impies seront assiégés de maux sans nombre, les envieux n’auront pas de repos dans leur misère immense. Le Tout-Puissant les ignorera, et leur «refusant l’aide®» de son amour, les laissera à jamais dans leur déshonneur*. Il n’aura cure que les réprouvés, au jour de la Résurrection, n'atteignent pas le repos du Royaume. Eux qui ont eu une conduite louche ct ont connu sans arrêt des aventures immondes, ils tituberont dans le lieu du tourment éternel. C’est ainsi que leur « mauvaise morld » les prive de l’aide des saints. Et lorsque se fera le vannage définitif, ils ne connaîtront pas la joie. Ils grinceront des dents comme des déments, dans des glaces éternelles. Le forfait de ces superbes sera enseveli avec tout leur bien, et ne figurera pas dans le camp de ceux qui aiment! Ils ignoreront désormais la douceur qu’ils ont convoitée. Ils ne connaî­ tront que les angoisses des damnés, réduits à tout jamais et sans remède à la poix2. Les foules seront témoins des cris de douleur redoublés de ces riches arrachés à leurs domaines. D’abord parce que, malgré la beauté dont ils se targuaient et. la puissance dont ils se vantaient, les grands perdront leur prestige; ils souffriront à jamais et rougiront de honte bien plus que les autres, lorsque l’œuvre du Tout-Puissant sera manifestée au regard de tous : ces malheureux auront vécu sans cette base solide qu’est la foi. Et en outre, maintenant, tandis que les pauvres qu’ils méprisaient sont élevés dans la patrie de beauté, eux sont précipités sans secours possible du haut de leurs honneurs et deviennent l'opprobre de tous; ils passent de leur position sûre au chaos; leur pourpre devient pourriture, et poussière leurs délices nocturnes. 2. Litt. « à la résine ». Est-ce par référence à Daniel (aux boulettes de poix jetées au dragon de Babylone, Dan. 14,26) ? Il faut remarquer que le texte latin de Daniel emploie le mot picem (et non resinam}. Voir aussi Is. 34, 9. 168 20 25 30 35 30 5 10 LE CHANT D’AMOUR (CH. 10) Demum et generale indicium geretur ut omnes obnubilati 1 obscuris operibus lugeant cum lacrimis sine lucis lenitate et plorent plus quam quis poterit putare, quia imperpetuum non purgabuntur qui, in pravitatibus perse­ verantes, lumen leticie salutaris ante oculos optinere odibant. Proinde a pace penitus proiecti, pre fumo fetentis fornacis flebunt sine fine. Ardentes 1 autem horribiliter in igne infernali quia non amaverunt Auctorem universorum, vere videbunt quia dilecti Dei penitenciam et pressuras in presenti paciebantur et farne ac frigore afflicti fuerunt inter festa facientes. Quorum quamobrem miseria in magnum mutatur melos et contemptus qualium, quia calca- 1 bantur, ad honorem ascendit angelicum. [Separabuntur] scilicet a sublimibus huius seculi et ecce amatores eternitatis hii sedem suscipiunt inter celicolas sempiternam. Similiter hoc senciunt supportati quod debilitas, qua a 'dominiis et dignitatibus] despiciebantur, integra intencionc in probatissima 1 paupertate existenlibus ad apostolicum assumitur apparatum. Itaque in hoc modo intelligite mutacionem dextere Excelsi·: quia de egenis habundantes, de mendicis milites et de pauperibus potentes, de iudicatis iudices, dignacio Dei denunciabit. Tanto namque ad maiorem iudiciarie potestalis altitudinem in futuro excressimus, quanto mites inter maliciosos morantes a reprobis despecti et indicati sumus. Sed hec nimirum presumpeio nequissima prodicatur, cum peccator impurus iustum iniuste redarguit et ignibus eternis cruciandus sanctum Dei diffamare non pertimescit. Putet plane peccator impaciens 1 quia insto in iudicio indicabitur et ab illo quem in hoc mundo despexerat et cui iniurias irrogaverat peremptus punietur. Detractores Deo odibiles, ut quid frustra dilectis Dei <·. Ps. 76, 11 EXCELLENCE DE CETTE VIE (CIL 10) 169 Au jugement général, tous ces malheureux obnubilés dans leurs œuvres obscures iront gémir avec force larmes, loin de la douceur de la lumière. Ils pleureront plus qu'on ne peut l'imaginer, car ils n’arriveront pas à acquitter leur peine, eux qui n'ont eu que haine pour la lumière joyeuse du salut et qui ont persévéré dans la dépravation. Rejetés de la paix, la fumée de la fournaise fétide les fera pleurer sans arrêt. Ils brûleront horriblement au feu infernal pour n’avoir pas aimé l’Auteur de l'univers. Ils verront ce que les aimés de Dieu, parmi ceux qui faisaient la fête, ont affronté dans le temps présent : pénitence et douleur, faim et froid. Mais leur misère deviendra, et combien, un chant, et le mépris qu’on leur a voué, la gloire des anges. Les voilà désormais loin des honneurs de ce monde, livrés éternellement à l’amour, siégeant parmi les élus du ciel. Ceux qui ont souffert éprouveront que leur faiblesse, qui les rendait méprisables aux yeux des seigneurs et des grands, fait partie de cet équipement qui vient des apôtres eux-mêmes, du moins pour ceux qui vivent dans une authentique pauvreté et avec une intention droite. C’est ainsi qu'il vous faut comprendre ces mois de l’Écriture qui parle du « changement de la droite du Très-Haut· » : Dieu daignera proclamer riches des miséreux, attachés à son service des mendiants, puissants des pauvres, et juges des accusés. Nous partagerons en effet d’autant plus la puissance du Juge que nous avons été méprisés et condamnés par les réprouvés, gardant la douceur au milieu des méchants. Et on proclamera alors quelle audace affreuse était celle des impurs qui reprenaient injustement un juste, et celle des réprouvés qui n’hésitaient pas à diffamer un saint de Dieu. Le pécheur devrait se rappeler le juste jugement qui sera le sien, et qu’il sera puni par celui-là même qu’il a méprisé et injustement traité en ce monde présent. Détracteurs détestés de Dieu, pourquoi vous en prendre en vain aux bicn-aimés de Dieu que vous voyez « comme 170 15 20 25 30 35 31 .· LE CHANT D’AMOUR (CH. 10) derogatis (/·>’) quos oelut agnos inter lupos1 videtis? Prorsus perversos et sine pietate vosmetipsos ostenditis, cum non parum vobis 1 videtur Christum non diligere nisMpsuin et in servis suis studeatis impugnare. Recte ergo redarguit propheta perversos, secundum aliam litteram que legitur : Quamquam in imagine ambulet homo, tamen frustra contur­ batur*. Frustra fortiter feroces quasi furibundi fiunt cum, in intellectu quem 1 Omnipotens inspiravit ambulantes, ornamentum operis Altissimi immundis maculant machina­ mentis et, exuentes elegantiam eleccionisquc cterne donum dignissimum, deprimencium deorsum viciorum vilitate vestiuntur. In facinoribus suis figuram deflorant felicitatis cterne, similitudini scrpcncium se subi'eientes, concinnant quotidie corpulenta combustionis, et causas capiunt car­ minis excommunicati, dum tantis turbantur tribulacionibus ut ea solummodo sapiant que [non] suscipiunt ad salutem nec salvant sustinentes, sed pocius parant putridos in piaculis qui profundarum penetrabunt penarum perpetuitatem 1 cum odio et opprobriis in ignibus undique arsuri. Ergo frustra conturbantur* quia, modicum masticantes mollicicm mundialis magnificencie, in muneribus male multiplicatis moriuntur et, abducti ab auris aviditatis amate, deferuntur, non divites sed dolentes, ad diram dampnacionem horribilis officine et ad 1 permixtionem palpabilium tenebrarum cum sulphure succenso in torrente tormentorum. Igitur, inspectis erroribus impiorum, caute convenite in | connexionem charitatis ut caveantur, et interim, donec habueritis amorem qui non excidii', interius immoramini sine ebitudine, induentes vos intrinsecus integre devocionis dulcedine et concupiscentes custodire corda in continua castitate ac mentem 1 (16) ab immunda mcditacione. Eciam ora usquequaque opilate ne ociosa vel non oportuna exeant, et aures utique inanibus et viciosis verbis non aperite ut non introeant in eas que aulam intellectus f. Lc 10, 3 g. l’s. 38, 7 h. Ps. 38, 7 i. Cf. J Cor. 13, 8 , EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 10) 171 des agneaux au milieu des loups* »? Vous faites ainsi la preuve de votre propre perversité et de votre impiété, vous qui semblez ne pas vous contenter de haïr le Christ et qui vous appliquez à l’attaquer dans ses serviteurs! Le psalmistc s’en prenait très justement aux pervers, selon cet autre texte : « Oui, quoique l'homme passe comme une ombre, c’est en vain qu’il s’agite». » C’est en vain, oui, que ces féroces deviennent comme des fous furieux. Ils marchent, certes, avec cette intelligence que le Tout-Puissant leur a insufflée, mais ils souillent son œuvre par des machinations infâmes. Ils rejettent cette grâce et ce don incomparable qu’est leur élection éternelle, pour revêtir la bassesse des vices les plus avilissants. Ils déflorent par leurs crimes l’image de la félicité éternelle, en acceptant celle du Serpent. Ils préparent le combustible de leur propre supplice. Ils font leur le cantique des excommuniés à jamais : ils sont torturés de telles tribula­ tions qu’ils goûtent seulement ce qui ne sert pas au salut et ne sauve pas ceux qui l’endurent. Ils goûtent plutôt ce qui prépare l’expiation des pourris destinés aux peines éternelles pour s’y enfoncer et brûler dans la haine et l’opprobre. Donc «c’est, en vain qu’ils s’agitent*», car ils ne se nour­ rissent. de la mollesse et de la magnificence du monde que pour mourir au milieu des biens mal acquis et s’égarer loin des fortunes amassées avidement, pauvres et dolents, dans la damnation, les ténèbres, le soufre enflammé et les tourments. De ceci résulte qu’il faut vous garder des errements impies et arriver à l'union d’amour. En attendant de posséder «l’amour qui ne passe pas1», gardez-vous inté­ rieurement de toute sottise, revêtez-vous de la douceur de la dévotion, convoitez la chasteté continuelle du cœur et protégez votre âme des pensées impures. Fermez la bouche aux propos oiseux ou importuns. Fermez les oreilles aux paroles vaines et vicieuses de peur qu’elles n'infectent votre intelligence et n’einbrascnt votre cœur de concu- 172 10 15 •20 ■25 30 LE CHANT D'AMOUR (CH. 10) inficerent aut cor cremare cogerent ad carnaiitatein, scientes salubre esse solacium non sustincre lingue labilis 1 loquacitatem nec advertere animum ad alloquia que attrahunt ab incendio amoris eterni et incendunt in hoc quod non est acceptabile ante omnium Auctorem. Hinc, interemptis inimiciciis, erigantur universi qui optant habundare epulis in alta habitacione ad amorem Omnipotentis,1 et ab imis evolent, supra sidera subsistentes in sanctitate, ut imprimatur imago piissimi Patris pulcherima, et reformetur ad requiem quam perdiderat, per prcceps se promens ad peccandum. Sed et vos, miseri, qui adhuc manetis sine mansuetudine, mementote, antequam moriamini in malis quibus mancipati 1 estis, mentes ab immundiciis mundare medullitus et cogitaciones carnales non capere nec cupidinem corporalium comportare, quati­ nus, purificato pectore, animus, in alta ascendens* et divina diligere dignumducens, tanto cicius ac securius ad sempi­ terna solacia se sublevet quanto in seculari sapiencia nec in pomposa 1 carnis pctulancia penitus non gaudebat et, quia cogitat anhelans ultra omnem exteriorem altitudinem ut­ cumque Conditorem cognoscere, volet ad vicinos Vivifi­ cantis et efficax ellicietur assumi in archana que abscondun­ tur. Verum cum, vernantes in virtutibus 'comparabili] constancia, 1 vanitates visibilium prediorum pro invisibilis veritatis precepto perpetuo perfectequc postponimus, devote diligentes absque ambiguitate, ad saporem celestis suavitatis ab insipido scelerosoque solacio ad eternum amorem ardenter aspicientes, per transitum* a terrenis tute transmigramus. j. Cf. Éphés. 4, 8 k. Cf. Ex. 12, 11 1. Voir Introduction p. 81 et Table des thèmes : « Image». 2. Rollo n’emploie pas ici le mot « pascale » ; mais il fait allusion EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 10} 173 piscence. Vous le savez, bien : c’est une force de ne pas supporter le bavardage et de garder son âme des propos qui arrachent au feu de l’amour et qui enflamment pour des objets étrangers à ΓAuteur de toutes choses. Dès lors, tous les ennemis une fois en déroute, que se lèvent ceux qui désirent le festin d’amour du ToutPuissant. et qu’ils s’arrachent aux choses d’en bas pour s'établir au-dessus des étoiles dans la sainteté. Ainsi l’image incomparable du Père plein de bonté s’imprimera en eux1. Elle sera rétablie dans ce calme serein qui fut perdu lorsque les hommes se précipitèrent dans le péché. Mais vous, malheureux, vous qui demeurez toujours sans bonté, souvenez-vous, avant de mourir dans les maux auxquels vous vous êtes adonnés, de libérer à fond votre âme des impuretés, de rejeter les pensées charnelles et la convoitise. Votre cœur une fois purifié, votre âme « mon­ terai » et aimera les choses divines, et ce d’autant plus vite et plus sûrement qu’elle ne vivra plus dans la sagesse du siècle ni la joie des fougues charnelles. C’est parce qu’elle désire connaître le Créateur au delà de toute mesure extérieure, qu’elle pourra voler vers les compagnons de Celui qui donne la vie, et être reçue réellement dans les mystères inconnus. Si nous brillons dans les vertus par notre constance, si nous repoussons les vanités des biens visibles en faveur des maximes éternelles de la Vérité invisible, si nous aimons avec dévotion et sans ambiguïté, si nous détournons nos regards ardents des consolations insipides et péche­ resses vers l’amour éternel et la saveur céleste, nous nous évadons sûrement, en une sorte de « migration pascale*® », loin des choses de cette terre. au transitus qui désigne, dans Ex. 12, i I, l'événement de la première Pûque. Quel que soit, le sens littéral que l'Exode donne à transitus, on voit ici affleurer un thème » spatial » do la mystique rollienne (voir Introduction, p. 78, η. 1 ; et Table des thèmes: « Exode pascal »). 174 LE CHANT D’AMOUR (CH. 11) ;xi] 32 5 1» 15 20 25 (16*)Dabil michi pennas sicut columbe et volabo et requies­ cam*. Penne profecto placabiles, non viles quemadmodum que viscantur volutabro viciorum; sed que clare sunt et agiles in ascensu, quibus properamus et pergimus ad pacificam plebem,‘ubi est sacietas sufficiens in sempiternum et plenissima pulchritudo puellarum et prcciosi preparatus, ut revera, per racionabilcm reditum ad regnum reducti, cum regibus requiescamus. ATe dormiamus inter medios cleros si desideramus pennas columbe deargentate ut sint posteriora dorsi eius in virore aurib. 1 Avolando itaque ad altitudinem admirabilis habitaculi, ignorancie error effugatur : nam increati consolacionis gustamus gaudium et ex iusticia iudicis lesu in iubilum gerimur, quia viperam venenantem audacter interfecimus, evacuando omne quod vile est in visu veri amatoris. 1 Quamobrem venit venustas quam volumus et cupita charitas condescendit in cordibus canendum in conformi· tate cum charissimis; quippe et claritudo confortatur in conscienda in coniirmacione, ut non cadat in caliginem, sed, clarescens magis ac magis, [convalescat] donec dilecta Dei deportetur ad domum 1 ubi non indigebit addiscere, quando omnia habentem illuminatricem, Sapienciam scili­ cet cternam. [cernit] que sanat sauciatos sceleribus et amore eius implet quos conservat. Unde et, ex quo assumpsit animam ad amandum, denique deinceps dulcessit in dilectis dulcor Divinitatis, mulcens meredeium mentes ne desperatione delerentur et, paulatim proficiens in parvulis pauperibus pietate plenis, perlibandam se ocium odientibus amicabiliter ostendit, ut ociam intra tramites tempestatis tranquillitas traducatur et turbo temporalitatis ad etemitatem tenden­ tibus terminetur. Cap. NI : I. O' 0» O’C« D H Lin L a. Pb. 54, 7 b. Cf. Ps. 67, 14 EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 11) 175 [Ch. 11] «Oh! si j’avais des ailes ainsi que d. La vole des élus la colombe, je m’envolerais et j’irais (Ch. 11-13) me poser·.» Ces ailes salutaires ne sont pas celles qui s’engluent dans les vices. Ce sont celles qui sont éclatantes et qui montent facilement (dans les cieux). Ce sont celles qui nous facilitent l’accès du peuple de la paix, delà plénitude éternelle, d’une beauté qui dépasse celle des jeunes filles et des apprêts les plus recherchés. Elles nous ramènent sûrement au Royaume et nous donnent le repos de ceux qui y régnent. « Ne restons pas couchés au milieu du bercail », si nous désirons « les ailes de la colombe plaquée d’argent» et « ses plumes d’or fauve”». En nous envolant donc vers l'admirable demeure d’en haut, que toute erreur, que toute ignorance s’enfuient. Car nous goûtons la joie d’une consolation incréée et nous nous livrons à la jubilation pour la justice du Juge, Jésus. Nous avons anéanti la Vipère venimeuse en rejetant tout ce qui est vil aux yeux de qui aime véritablement. C’est ainsi que survient le charme que nous convoitons, et que l’amour fait irruption dans le cœur de ceux qui chantent en accord avec les élus aimés de Dieu. Leur clarté s’affermit, leur conscience ne sombre pas dans le brouillard, mais s’éclaire de plus en plus jusqu'à ce que, bicn-aimée de Dieu, l’âme soit transportée dans la demeure où il ne faudra plus apprendre, et contemple la Sagesse éternelle qui illumine tout, qui guérit de leurs fautes les âmes blessées, et qui comble d'amour ceux qu’elle protège. Dès le moment où elle a saisi l’âme pour la faire aimer, la douceur divine se répand dans les bien-aimés, apaise les affligés et, les arrêtant dans leur désespoir, progresse dans l’âme des petits, des pauvres, des pieux, se donne à ceux qui haïssent l’oisiveté. Sa tranquillité les mène à travers les tempêtes du chemin, et les troubles d'ici-bas auront un terme pour ceux qui tendent vers l’éternité. 176 LE CHANT D'AMOUR (CH. Il) 30 Istis itaque arridet habundancia implens animum c colis et ineffabilis obuinbracio ardentissimi amoris, co quod aspectum arripiunt appetitus invisibilis, et [civium] sanctorum solaciis in laude ludillua levantur languentes in 33 levissimo labore luminati. | Destructa demum desolacione, a desideriis non destituuntur, quia dulcedinem deceptivam declinabant. (17) Sed pocius prediti paciencia et prope­ rantes ad portum sine perversitate, claritatem capere curant per quam casti ficati coronabuntur, quatinus inter 1 5 clariiicatos consedeant, nam virtus veritatis recte coram Regnante reddet racionem. Etenim, expulsa peccatorum perversitate, profecto patet intelligencie introitus, et nigredo nociva per nuncios necabitur nobiles, ut decoretur dilecta per placentem puritatem speciei spiritualis. 10 1 Quippe quo Conditor custodiens castos, in eterni amoris incendium hos erigit, eo subtilius incendit ’ et abstra’h]it ab illicitis, cadente concupisccncia carnali; ita quod, dum sanctis celica sonat symphonia, obscuritas interitus undique invadat impios, quia indigendam intro15 eunt inferorum omnes avari, et 1 divites discedentes dolorose ducuntur, miseriis quoque mancipantur mundani morientes. Et merito non salvantur inimici ct miseri, quia manent in maliciis suis usque ad mortem et non intrat aliquid inquinatum0 in curiam Cunctipotentis, sed omni auro amabiliores sunt qui hanc habebunt affabilitatem, •20 clarior’esque cristallo conspiciuntur ac sole similiter lucidiores laudantur qui in celcstibus sunt sortiti. Inde igitur aperte ostenditur quia superbi et sceleribus subditi in sua subdola securitate non subsistent quando viderint se tantum viliiicatos in viciis in luctum lapsi sine *25 leticia, et cum 1 horrendam noctem inspexerint quam non poterunt illuminare siderum limpide flamme , * ac opacitas c. Cf. Sag. 7, 25 <1. Cf. Sag. 17, 5 • Interruption de O’ d'ici au ch. XXIV. EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 11) 177 Leur âme est comblée et réjouie par une abondance qui vient du ciel et par cette ineffable protection1 qui résulte d’un amour ardent, en raison de ce qu’elle contemple l’objet invisible de son désir. Les languissants sont relevés avec l’aide des saints et introduits dans la louange, la lumière, la légèreté, le jeu. Enfin, loin de toute désolation, ils ne sont pas privés de désirs pour autant, car ils ont rejeté la douceur trompeuse. Leur patience les grandit. Ils sc hâtent vers le port sans nulle perversité. Ils cherchent à capter la clarté qui leur donnera la couronne des chastes, et qui les fera asseoir parmi les bienheureux. Leur fidélité en sera témoin devant le Roi. Une fois expulsée la malice de leurs péchés, leur intelligence commencera à s’ouvrir, et de nobles messagers anéantiront leur sombre culpabilité. La bien-aiméc sera glorifiée par la pureté de la contem­ plation spirituelle. C’est que le Créateur garde les purs. Il les élève au feu de l’amour éternel. Il les enfiamme. Il les arrache aux choses illicites et à la concupiscence charnelle. Et au moment où les saints entonnent la symphonie céleste, les impies connaîtront une obscurité mortelle, les avares expérimenteront l’indigence de l’enfer, les riches égarés la douleur, et les moribonds mondains la misère. Tous ces malheureux et ces ennemis de Dieu ignorent le salut, obstinés qu’ils sont dans leur malice jusqu’à la mort. « Rien d’impur » ne peut pénétrer à la cour du ToutPuissant. Et ceux qui possèdent cette grâce sont plus aimables que l’or, plus clairs que le cristal, plus éclatants que le soleil; ils ont part aux biens célestes. On se rend compte ainsi que les orgueilleux et les pécheurs ne subsisteront pas dans leur sécurité trompeuse. Ils se verront abaissés dans leurs vices, affreusement tristes, et lorsqu'ils découvriront o la nuit horrible que ne peuvent éclai­ rer les rayons des étoiles41», et qu’une opacité sans limite les 1. Obumbratio: voir Table des thèmes : « Ombre >. 178 30 LE CHANT D'AMOUR (CH. 11-12) infinito omnes occupaverit obstinatos, et cuncti cupidi coufusibiles comprobentur cum carnalibus qui captiva* bantur in contagiis ut cadant in carcerem caliginosum et capiantur in chaos calamitatis, et cremabuntur 1 continue perversi prelati utique et omnes putridi peccatores. [X1I] I At nimirum necessaria nobilitas nectet natos quorum novata est natura et in quibus gracia gloriatur, illudque in cis interim grandescit gaudium quod capit confortatos, ut canant canticum cunctis carnalibus incognitum et 35 incantabile et 1 audiant almiphonum volando virtuose 34 quod est cciam altis admirandum. [ Requiritur recte regibus qui reficiuntur dulcedine divina, ne (77T) reprobi ruant a regno, ut magnam mentis et corporis quietem capiant. Sic quidem [eos] invisibilis ignis amoris incendia inflammant : uruntur utique ab ubertate Omnipotentis et Spiritus sancti spiramine speciales fiunt et splendidi specificati separati a sceleratis, ut sedeant cum sanctis ad personandum sonitum similem citharedis. Ligantur liquide cum leticia in lampadibus luminum et externum inextinguibilem estum senciunt in se ipsis, ut sanctificati suppor10 tentur in psalterium celicum et 1 neupmata numinis eciam in nociva nocte orbis obscuri amicabiliter organizent. Ad liquidum licebit laudanti se levare in lucem luminantem quatinus, calore captus charitatis, continue currat in canticum et cursum consummet* coram cunctis comprobabilem. 15 Breviter enim et bene ad bravium baiulantur qui sicientes salutem suscipiuntur in cclum et sedentes in soliis* Cap. XII : L O’ O’ C* D H Lin U a. II Tim. 4, 7 b. Cf. Is. 6, 1 ; Apoc. 4, 4, etc. 1. Voir Table dea thèmes : » Nœud ». EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 12-11) • , 179 enveloppera, tous les cupides seront confondus avec les charnels qui étaient captifs de leurs convoitises. Ils tombe­ ront dans la prison de brouillard et le chaos catastrophique. Les prélats pervers et tous les pécheurs pourris brûleront sans arrêt. [Ch. 12] ?\u contraire, les hommes dont la nature est renouvelée, c’est la noblesse même de leur naissance qui les tient captifs1. En eux la grâce triomphe. En eux s’épanouit la joie qui les réconforte et les séduit. Ils chantent alors le cantique que ne connaît ni ne chante nul charnel, et, dans leur vol spirituel, ils entendent la musique qui remplit d'admiration les cieux mêmes. Ils sont rois. La douceur divine les réconforte. Pour ne pas déchoir de leur Royaume, tels les réprouvés, iis doivent garder le noble repos de l’esprit et du corps. La flamme brûlante de l’amour invisible s’allume alors en eux et, par la générosité du ToutPuissant, elle les consume entièrement. Le souffle de l’Esprit Saint les choisit comme des amis intimes et singulièrement honorés. Séparés des mauvais, ils siègent parmi les saints, pour un concert mélodieux comme joué sur la cithare. Liés par une joie pure à ces flambeaux incandescents2, ils éprouvent au-dedans d'eux-mêmes une chaleur inhabituelle et inextinguible. Élevés à la sainteté et soutenus par le psaltérion céleste, ils modulent amoureu­ sement des neumes divins, au milieu même de la nuit mauvaise de ce monde enténébré. Celui qui loue ainsi pourra s'élever dans la lumière radieuse; un jour viendra où, captivé par le feu de la charité, il poursuivra l'élan de son chant3 et « achèvera sa course» », applaudi de tous. Aussitôt et à bon droit, ces assoiftés de salut seront portés en triomphe à leur arrivée au ciel. « Assis sur les trônes”» des saints, ils verront dans toute sa puissance la 2. Les anges et les saints. 3. Voir Table des thèmes : « Élan et course ». 180 LE CHANT D'AMOUR (CH. 12) supernorum vident virtutem vivifice Veritatis et in capi­ tibus coronati gloriose canunt coram Conditore. Utique apparebit quia qui amaverunt ardentissime alcius assu20 muntur ad aspectum alacriter amplexandum. Nam ierarchie generose Principalis Potencia gerentes iusticiam ,'iuvat] et amantes avidius acceptat amplius, ut viventes veraciter vigilemus in virtutibus et Deum diligere devocione dulcissima diutissime delectemur, abiectis omnibus que pungendo poterunt prepedire. 25 I Inde enim accipiemus animam adornatam habitu albissimo, et circurnfulta felicitate infallibili illustratur lumine splendentis speciei. Protinus ponetur in spera in gradu grandescens usque ad globam gloriosam et, obum­ brata osculis optatis Dilecti dantis donum dignissimum, 30 a tactu tirannorum transferetur ultra 1 terminos temporis ut limites luctus relinquat reprobis et regibus ruinosis qui rapti in reciaculis removebuntur a regnis, ipsa autem ascendens ad altitudinem animi amore angelici {18) amatoris ardebit in allectu. Nempe nullius nocumenti nexus laqueabit languentem ad lumen, sed suavitas 35 inseparabilis redeuntem ad 1 regnum reficiet, et labor levis pro lucro laudabili laxabit languorem, ut quasi ludens Ictanter ferat ferocitatem furibundorum, quippe quia 35 charilas concepta est in cordibus0 et, carnalibus conclusis concupiscendis, sancti sustinent donec salveri ura, nam percgrinacionem pergentes properant a perversis pacienter ut perveniant ad pacem. Pacifici profecto portum pertingunt nec reputantur inter 5 I ruentes qui se recte regunt; et interim, inquam, inherent C. Rom.,5, 5 d. Cf. Me 13, 13 1. Cette aristocratie dont Dieu est le suzerain, est celle des anges et des élus. 2. On a ici un assez bon exemple des images spatiales de Rolle. Voir Introduction, p. 78 s. 3. Voir Table des thèmes : « Langueur ». EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 12) 181 Vérité vivifiante et, la tète couronnée, chanteront glorieu­ sement devant le Créateur. Il apparaîtra sans conteste qu'ayant aimé avec plus d’ardeur, ils seront élevés d'autant plus haut pour étreindre dans l’allégresse la vision. C’est que le royal Souverain de la noble hiérarchie1 accorde ses faveurs aux tenants de la justice et accueille plus volontiers les affamés de l’amour. Vivons donc dans la Vérité. Veillons et pratiquons la vertu. Savourons le bonheur d’aimer Dieu sans fin dans le don joyeux de nousnièmes. Éliminons tout souci troublant qui pourrait nous arrêter. Nous recevrons alors la tunique immaculée et notre âme en sera revêtue. Enveloppée d’un bonheur sans faille, elle sera illuminée par l’éclat de la vision resplendissante. Bientôt établie dans les cicux, elle s’élèvera dans une marche ascendante jusqu’à l’Astre glorieux et recherchera l’ombre des baisers de l’Aimé, auteur du don infiniment précieux. Elle sera transportée hors des atteintes des tyrans2, au delà des limites du temps, laissant les régions du deuil aux réprouvés et aux rois déchus. Ceux-ci, pris au filet, seront rejetés du Royaume. Elle, cependant, va s'élever dans les hauteurs et, avec un amour digne d’un esprit angélique, elle brûlera de passion pour son Amant. C’est qu’à la vérité, les lacs d’aucun piège ne pourront enserrer celui qui languit3 vers la lumière. Mais une suavité inaliénable le réconfortera, lui le voyageur qui revient au Royaume. Et son effort, de peu de poids au regard du profit à faire, soulagera sa langueur. Comme en se jouant, il supportera allègrement la fureur des fous, car « la charité » s’épanouit « au cœur« o des saints, et les désirs de la chair y sont étouffés. C’est pourquoi « ils acceptent l’épreuve * jusqu’à l’heure du «salut4 ». Pèlerins en marche, ils s’éloignent des pervers, dans la patience, pour parvenir à la paix. Ces pacifiques atteignent certainement le port. Ils se gouvernent avec droiture et ne sont pas assimilés aux 182 10 15 20 25 30 LE CHANT D’AMOUR (CII. 12) ympnis ut merito mens moderata munimine [munerum] quanto cupidior est quietem in carne capere, tanto tran­ quillius a temptacionibus transiens iugiter iuvetur iubilare. Siquidem si oracionem contra hostes offerens Omnipotenti, meditacionem'fque] mellifluam in memoria retinens et ruminans, non pro modico mobilis quemadmodum stulti qui non stabiliuntur, sed sollicitus infatigabiliter sederit, procul dubio divinam dulcedinem amplius habebit. Denique discurrens dono desiderantissimo non ditabitur, verum cum vanitas viventem vacuet a veritate, 1 vacillare in viciis favor facit falsitatis. Sed sessio sanctitatis sub­ trahet superbiam et in summum solacium suscipiet servientem, quatinus immobilis et immutabilis cordis conslancia corroboretur ad conscendendum complacen­ dam carminis canori et gradiatur usque ad gloriosissimum gradum quo rapiuntur reges recti regimine racionis et loti a lubricitate ad eminenciam c ter nam elevantur, ut eis aperiaLur aditus eternilatis et in alria intrent pululantis paradisi : capaces quippe consistunt ad canendum charitate conformatum canorem. Et ipsis utique reverencia recte ut regnantibus deberetur dileccione 1 debriatis divina; non solum hoc senciatur ut in celestibus sedeant cum suppromis, verum eciam inter homines honorem accipiant ampliorem, quemadmodum a Conditore in conformitate clariores incomparabiliter coronantur. Nam intimi amici Albissimi efficiuntur {18"'} ita ardentes in amore. 1 Sed ul inam vel aliquis inveniretur huiusmodi qui electis haberetur in exemplum : profecto poterit perimplere perfectam pacienciam ac prevalentem possidere potenciam,12 1. Ce passage est particulièrement important pour ia doctrine spirituelle de Rolle au sujet du repos contemplatif, repos qui s’étend jusqu’aux attitudes corporelles, ainsi qu'il le dit nettement dans ce chapitre. Voir Table des thèmes : « Session ». 2. Les mystiques ont droit, du fait de leur charisme, Λ la consi­ dération des hommes (voir ch. 48). EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 12) 183 fuyards. Dès maintenant, je l’assure, ils prennent part au chant. L’âme est régie et protégée par la grâce. Plus elle est attentive à conserver le repos du corps, plus aussi elle passe paisiblement au large des tentations et possède la joie de la jubilation éternelle. Même en présentant au Tout-Puissant sa prière contre ses ennemis, une telle âme n’oublie pas de garder attentivement la méditation douce comme le miel. Les sots ne tiennent pas en place; elle ne bouge si peu que ce soit et, soigneusement, se tient infati­ gablement immobile1. Λ n'en pas douter elle recevra une plus large effusion de la divine douceur. Bien plus, l’homme qui court de côté et d’autre ne possédera jamais la richesse de ce don souverainement désirable. Car il faut le dire nettement : la vanité vide l'homme de la vérité, les succès trompeurs le font choir dans les vices. Au contraire, le saint repos de la contemplation éloigne la superbe; l'humble serviteur y trouve sa plus haute consolation; le cœur, constant à ne se mouvoir ni bouger, reçoit la force de s’élever jusqu’à la joie de la mélodie harmonieuse. 11 montera alors au degré le plus glorieux. Là sont ravis les rois que régissent les lois de la raison. Purifiés de leur fragilité, ils sont élevés maintenant aux sommets éternels. L’entrée de l’éternité leur est ouverte. Ils pénètrent dans le sanctuaire du paradis peuplé de saints. C’est là qu’ils demeurent désormais, occupés à chanter le cantique informé par l’amour. Eh oui, vraiment, la révérence donnée aux souverains est bien due à ceux qu’enivre la divine dilectioni D’une part ils siègent royalement dans les cicux, mais de plus les hommes aussi leur doivent un honneur très grand. N’ont-ils pas reçu du Créateur, eux qui ont été transfigurés, une incomparable couronne de gloire’? Ils sont devenus en effet, grâce à la flamme de leur amour, les amis intimes du Très-Haut. Mais plût au ciel qu’il se rencontrât seulement quelqu’un de celte sorte pour servir d’exemple aux élus! Il serait le modèle achevé de la parfaite patience et il exercerait un I 184 35 36 5 no 15 50 I LE CHANT D’AMOUR (CH. 12) ut iuvenes iuvet a ioculatoribus iuvenculasqua iubeat germinare* ut gerantur in iubilum et iustificentur et ardeant in amore omnium Auctoris, 1 ut nequaquam prestigiatoris pessimi in penis puniantur nec cum lascivis in lacum ligentur Icnocinum qui se lugebunt lacrimabiliter | lusisse. Puto quod isti qui sic precellunt absconduntur ab homi­ nibus et non apparent ut alii, quorum vita dissimilis est omnibus habitaculum qui carpunt inter comunes. Nam, sicut singulariter succenduntur in sapore celestis sophie et ardent 1 interius in anima amore amplissimo ut Séraphin assimilentur, ita et alciora quam alii exterius ostendunt que supra naturam vel impossibilia intuentibus apparent. Sed certe tanta est amantibus aHluencia iocunditatis iubilei et soni celici, ut hoc quod aliis tarn durum dicitur ut videatur non posse sustineri illis leve liat et1 delectabile; unde et non modicum meritis mundum munient et pro patria prenantes Potentem placabunt. Sed ypocrita profecto non pulsabit Principem potentissimum ut placeat ei, nam et callidius capietur c[h]orda [cupiditatis] et cogetur cadere in loca non luminosa, quia in obscuris [obtura'bitur] et tenebras sine termino tenebit in feceque fetoris per fulgur ferocissimum ferietur. Itaque et estus ebetum ab egritudinibus eternis non erigitur quia [corporaliter] cupientes confortari pro spirituali spurcicia a speciosis spernuntur. Tamen per tactum tenellum redeundo ad relicta in viro virtus vegitabit 1 qui non cupit carmen concinere cantilene melodis mundialis, nec vacillare in vilissima vetustate, sed pocius perforari a e. Cf. Zach. 9, 17 1. Le démon. Voir Table des équivalences : «Satan ». 2. Voir Table des thèmes : « Solitude et silence ». EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 12) 185 pouvoir ciïcctif pour détourner les jeunes gens des bouffons et exhorter «les jeunes filles ù croître*1» dans la vertu. Tous alors vivraient dans la jubilation. Ils deviendraient justes. Ils brûleraient d’amour pour ΓAuteur de l'univers. Ainsi les uns n'auraient-ils aucune part au châtiment du Charlatan1 détestable et les autres échapperaient-elies aux filets des séducteurs qui se lamenteront et pleureront d’avoir ri. Mais j’en suis convaincu : ces parfaits se cachent aux yeux des hommes2 et ne s’affichent pas comme font les autres. Leur existence est toute différente de celle qu’on mène pour l’ordinaire dans une maison de conven­ tuels. ils sont enflammés de façon singulière par le goût de la divine Sagesse. Ils brûlent, dans l’intime de l'âme, d’un amour sans limite qui les assimile aux Séraphins. Leur comportement extérieur, lui aussi, est supérieur à celui du commun et apparaît, à qui l’observe, supranaturel et même impossible. Mais en réalité, si grande, si débordante, est pour ces amants l’allégresse de la jubilation et de la mélodie céleste, que cette vie leur devient facile et délectable alors que les autres la qualifient de dure et même d’intolérable. C’est ainsi que leurs mérites seront pour le inonde un rempart sans prix, et que leurs prières pour la patrie apaiseront le Tout-Puissant. Quant à l’hypocrite, sa prière ne peut atteindre le Prince 1res puissant ni lui plaire. Ses mauvais penchants l’enlacent insidieusement, le précipitent dans des régions sans lumière, l’enferment dans l’obscurité, le retiennent pri­ sonnier d’interminables ténèbres et, dans un bourbier infect, le frappent d'une foudre implacable. Ces gens stupides n’ont cherché que le bien-être corporel et ne sont pas capables d’émerger des maux éternels. Leur âme est tellement hideuse que les bienheureux la méprisent. Mais au contraire, revenant caresser tendrement ce qui lui reste, la vie refleurira dans l’homme qui ne désire ni chanter les refrains de la musique mondaine, ni s’enliser dans un vieillissement sans grandeur, mais qui accepte d'etre 186 25 30 35 137 5 10 LE CHANT D'AMOUR (CH. 12) plagis crucifixi Creatoris, ut concinat coram cantoribus (J(J) qui efficaces fiunt et capaces ad concipiendum concordiam consonantem. Demum, devastato dire dileccionis dampno et ammota inollicie muliebri, ad concupita carpenda se colligit et in fonte felicitatis non finiende fortitudinis figit fundamentum, in fervore Factoris sine ficcione firmatus : sic quidem non est servus scelerum nec sternit se in semitam superbiendum at, viriliter vicia evacuans ct de venenosis se vindicans vaporibus dampnabilis 1 dclectadonis, ne devians pro dulcore deceptive descendat in dolorem dirissime dura­ turum. Hunc igitur arbitror amatorem ctcrnitatis quia prudenter per pacem properat ad patriam ac aspicio electum esse ad excellendum ut teneat temperandam in tempestate temptacionum et in ventis vanitatum vigeat veritate. Hic itaque, oculum habens erectum ab imis, per fenestram factam in firmamento intuetur in archana eius ad quem anhelat, intenditque per aspectum in | arcem alte habitacionis, rore respirans reformantis Regis, percutiturque in pectore plaga pietatis que purgat penitus penalem putre­ dinem ct sterilem transfigit ut faciat fecunditatem ac funeris futuri fortiter fiat finis. Verum vulnerata vitalis 1 virtus virorum in visceribus vapore Vivificantis veraciter, protinus puritas perhennis pacificat palacium Imperatoris et fulgore suffultum lux illuminat ut laudetur inde Auctor eternus. Aula anime exinde aperitur, et thronum suum Trinitas tangens, per tactum tunditur tirannidis tempestas et serenitas in cella 1 suffunditur, ut severitas sauciata' sanetur ct sanctitas insuperabilis surgat. Hinc (Z.9T) erigitur animus ad amandum Auctorem et, ardua arripiens f. sic Cx ; sauciate D. 1. Voir Table dos thèmes : · Blessure ·. EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 12) 187 transpercé par les plaies de son Créateur cruciilé. C'est ainsi qu’il pourra s’unir à ceux qui chantent vraiment et sont capables de composer le choral harmonieux. Une fois écartée la honte de l’amour coupable et repoussée la luxure efféminée, il se recueille en lui-même pour saisir l'objet de son désir. Il fonde les assises de sa force dans l'intarissable fontaine du bonheur. Il se fixe sans compro­ mission dans l’amour de son Créateur. Pour lui, il n’est plus question d'être l’esclave du crime, de s’endormir dans la voie des superbes. Il se dépouille courageusement de ses vices. 11 ne veut ni faire fausse route, ni descendre, au lieu de la douceur escomptée, dans la douleur amère qui doit demeurer toujours. Voilà pourquoi je le considère comme amant de l’éternité : prudemment, par la voie de la paix, il presse le pas vers la patrie. Et je vois en lui un élu à la perfection : dans le tumulte des tentations il se tiendra dans la tempérance, il prendra vigueur dans la vérité malgré le vent des vanités. Du plus profond de sa bassesse il élève le regard et, par une fenêtre ouverte dans le firmament, plonge la vue dans le lieu mystérieux auquel il aspire. Il fixe les yeux dans la profondeur de cette demeure qui est son refuge. Rafraîchi par la rosée du Roi qui le sauve, il est frappé au cœur d'une blessure d'amour. La pourriture du péché s’en trouve parfaitement purifiée. L’âme ainsi transpercée devient féconde, de stérile qu’elle était. C’est le triomphe final sur la mort éternelle1. La puissance vitale de l'homme est vraiment atteinte à la racine par le souille du Dieu vivifiant. Et soudain une pureté inaltérable rétablit la paix dans la cour de l’Empereur. Les éclairs l’environnent. La lumière y resplendit à la louange du Créateur éternel. Alors s’ouvre le palais de l’âme. La Trinité accédant à son trône met fin par cette prise de possession à la révolte de la tyrannie. Dans le sanctuaire la paix s’établit. La souffrance de la blessure' est guérie. La sainteté domine en souveraine. L’âme s’élève à l’amour de son Auteur. Elle gravit les 188 15 20 25 30 35 LE CHANT D'AMOUR (CH. 12) ad inhabitandum, assumit ignis estum eligibilis ut expugnet ebitudincm ac, signum senciens summe salutis, gaudium gustat in gremio gracioso. 1 Abinde absumuntur opacitates hostilium operum et effugantur errores effeminatorum, philosophorumque fig­ menta finem faciant inter fideles; omnes utique qui seipsos inhiant exaltari ultra alios in infimis abducantur, donec molles maculati in malis mutentur in melius ac mesticia miserorum mergatur in malignitatem mundanam. Sic nimirum in meritis modernorum mirifica Maiestas magni­ ficetur, ut maneat in magnis quibus munera multiplicantur et quos non necat nebula nociva nec nequam nacio nominat ut nascantur ad noctem, sed dies divinus ducit ad digni­ tatem ut aspiciant amenitates amandum et charitas increata 1 corda curet cupiendum canere in conformitate clarificatorum. In hac autem assistens amator amplitudine, floribus fulcitur* felicibus, et lectulus in luminibus lucet ut videns veritatem Vivificator ardenti amicam ambiatur amplexu. Nam tenebro exterminabuntur a tabernaculo ubi thronus tenetur tranquillitatis. 1 Odit autem obscura amator excelsus et impuras [parietes] percutit ut imperpetuum pereant atque aream non amabilem abicit ct abit ab omnibus immundis. Denique ducitur in domum dulcissi­ mam et aulam ornatam optat ut in ea Amatus adoretur. Siquidem sedens in sanctis solet cenare cum* simplicibus et in 1 regibus regnans reverenter diligenter desiderat deserviri, ut dulcorem Deitatis det dilectis et suavitate saciet superna sociatos in sanctitate. g. Cf. Cant. 2, 5 h. Cf. Apoc. 3, 20 1. Tranquillitas pour désigner Dieu. Voir Introduction p. 80; et Table des thèmes : « Session ». EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 12} 189 pentes escarpées et s’y établit. Elle se soumet aux flammes du feu qu'elle a choisi pour expulser toute folie. Elle goûte les prémices du salut céleste et savoure la joie sur le cœur de l’Aimé. Finies les manœuvres ténébreuses de l’Ennemi! Finies, parmi les fidèles, les fautes des efféminés et les sophismes des philosophes 1 Puissent tous les ambitieux qui convoitent honneurs et privilèges se ranger parmi les humbles! Les voluptueux eux-mêmes, souillés par le vice, devien­ draient meilleurs, tandis que l’aflliction des malchanceux serait rejetée dans le monde mauvais. Ainsi, dans les grâces reçues aujourd’hui encore, éclate la gloire de la divine Majesté. Ne va-t-elle pas jusqu'à établir sa demeure dans les saints et multiplier ses dons en leur faveur ? Eux ne sont pas victimes de nuées mortelles! L’empire des démons ne les dénombre pas comme fils de la nuit. Mais le jour divin les conduit à ce grand honneur, la vision délicieuse des amants. Et la charité veille sur leurs cœurs qui désirent le chant pareil à celui des bienheureux. Établi dans cette dignité, celui qui aime « est soutenu de Heurs® » ravissantes. Sa couche brille de lumière. Le Dieu vivifiant, témoin de sa fidélité, enserre l’âme aimée d’une étreinte brûlante. Les ténèbres sont chassées loin du sanctuaire où se dresse le trône de la Tranquillité1. Car ce parfait amant déteste l'obscurité. Il frappe les murailles de l’impureté qui s’effondrent définitivement. 11 abandonne ces lieux sans attraits et s’éloigne de ce tas d’immondices. C’est alors qu’il est conduit en une demeure d’une douceur infinie et pénètre dans le merveilleux sanctuaire pour y adorer son Aime. Celui-ci, siégeant au milieu des saints, a coutume de «souper avec” » les humbles. (I règne avec honneur sur ceux qu’il a fait rois. Son désir est qu’on le serve avec empressement. De la douceur divine, il fera alors l’aliment de scs bien-aimés, et dans la sainteté il rassasiera ses convives de la suavité céleste. 190 38 5 io 15 20 25 I LE CHANT D’AMOUR (CH. 13) [χιπι i 1 (20) Igitur interius incensus ut in excellentem electum excipiatur estuat ut erogetur ei hereditas etema, et lacri­ mabiliter languet ut laxentur laquei qui ludentem ligabant el levetur in lucem longe a luctu ac, suspiciens Sponsum speciosum, calidus continue in charitate consistat et auras] habeat igniti amoris, Amicum amplexans arden­ tissime affectu. Sic certe suflficicncia singularis solidabit sanctum ut temperet se totaliter ad tribunal Trinitatis et depascat dilectam devota delectacione. Nam dileccio Dei debriat dignum ut dicat : Deditus sum dono quod 1 dedit michi Deus. Perinde placebit Principi potencie, quia per puritatem ad portum paradisi pervenit. Sed prius profecto penetravit pectus Pietas, et mentem munitam muneribus magnis ad ministerium mellifluum mundavit Miserator et sustulit, in sublime ut sumeret solacium sempiternum 1 ac fugeret ficciones que inficiunt facientes forum falsitatis. Horrenda utique opacitas absorbebit impios et invidus ustus in erugine ignibus involvetur amarissimis, sed et omnes abhominabiles ante Auctorem in ultimo instanti obstruentur in infernum. Subito siquidem superbus sine subsidio cecidit in sordibus sceleris et ideo in puteum putredinis pessime precipitabilur a pulchritudine ut pereat per penas qui, premendo pauperes, putavit se potentem. Casum hunc quippe captivitatis cupidorum simplices cernent qui solliciti sunt ut sanctificentur, et letabuntur in laude cum iudicaverit ludex generatos ad iudicium et eripuerit I electos ab erumpnosis exitibus ut subsistant cum sociis serenis et sublimentur in sedibus sempiternis. Cap. XIII : LO‘O«C‘DHLin U EXCELLENCE DE CETTE VIE CIL 13) 191 [Ch. 13 L’homme consumé du désir profond d'avoir part à cette élection divine brûle d’obtenir l'héritage éternel. Il pleure, il se lamente. Ah! voir se desserrer les liens qui l’enchaînent aux plaisirs! S’élever vers la lumière, loin des larmes! Contempler la beauté de i’Époux et demeurer là, à jamais fixé en une brûlante charité! Sous le souffle embrasé de l’amour, étreindre l’Ami avec une ardeur passionnée! Et certes, une étonnante sécurité fera la force du parfait : toute sa conduite en effet, il l’ordonne au jugement de la Trinité, et la joie de se donner est pour son âme un aliment suave. Oui, la divine dilection enivre celui qui peut dire sans mentir : «Je me suis livré totalement au don reçu de Dieu ». Celui-là plaira au Prince de la puissance. 11 est parvenu grâce à sa pureté aux portes du paradis. Mais tout d’abord, le Dieu de Tendresse s’est emparé de son cœur. Il a fortifié son esprit de grâces éminentes. Le .Miséricordieux l’a purifié en vue d’un service plus doux que miel. Il l’a établi dans les hauteurs pour jouir du réconfort éternel et fuir les contrefaçons fallacieuses des fauteurs de faussetés. Une affreuse obscurité engloutira les méchants. Des flammes vengeresses envelopperont Γ homme rongé par la rouille de l’envie. Bien plus : tous les réprouvés, en cette heure suprême, seront enfermés en enfer sous les yeux de leur Créateur. En un clin d’œil, l’orgueilleux est tombé dans la fange du crime. Personne pour le secourir! C’est pourquoi il sera honteusement précipité du haut de sa splendeur dans le gouffre de la corruption. 11 périra dans les tourments, cet homme qui, en pressurant les pauvres, s’imaginait être puissant. La captivité : tel est le sort des cupides. Les simples en sont témoins, eux dont l’unique souci est la sainteté. Us pousseront des cris de joie lorsque le Juge aura prononcé la sentence des fils de réprobation et arraché ses élus à une fin funeste pour les établir dans la compagnie des bienheureux en une session glorieuse et éternelle. 1 plutôt que d’offenser par des actions ténébreuses et impies le Tout-Puissant qui le protège à l’ombre de ses baisers. Ainsi son ardent amour le rend apte à percevoir, en toute sa délicatesse, une suave consolation. Recueilli alors en lui-même et chassant les ténèbres, il commence à s’embraser. De progrès en progrès, il s’approche jusqu'à voir s’ouvrir le port du paradis éternel. Il savoure la douceur divine. Il est conduit jusqu’à l’opulente demeure de Dieu. La souffrance ne l’afflige plus. Les maux d’ici-bas ne peuvent le toucher. Car du fait d’une très grande grâce, 196 5 10 15 20 25 30 LE CHANT D’AMOUR (CH. 13) Nam magnus in 1 meritis modo mirando a mundo morietur, ut eius memoria maneat immobilis in medio malorum cum multis militibus mirifice Maiestatis. Amore ardebat avide anhelans aspectibus Auctoris et ecce accepit epulas et escas eterne salutis. Ideo nimirum [moritur] in melos modernos mirificans qui in 1 dileccione degunt et dignos se dederunt ut doloris dominentur dum dirum delectabile deorsum deiciunt [et] deprimunt deinceps duriciam dampnari. Prorsus plerumque [hec] pauperes perquirunt qui positi in pace pergunt ad polum, quamvis contempnantur ut canes in carne. 1 Nam dives hunc despicit quia non ditatur, duci dedignans ad domum dolentis; igitur non dubium quin dabitur deridens draconi devorandus. Inops utique orabit ut amet omnium Auctorem et in anima ardeat ignis eterni amoris. Sed et suspiret ut sane suscipiat sonum suavem celestis sophie et signum senciat 1 quia cum sanctis salvabitur in celis, cordis [curati] cumque constanda confortabile capiat carmen canoris; spiritualiter spiratur penetrare profonda et in pausacione pia personare perspicue cantum charissimis, non cunctis, collatum. (21*) Unde istis, ut opinor, congrue convenit quod communiter 1 cantatur : Increpavit mare rubrum et exsicca­ tum est et deduxit eos in abisso sicut in deserto6. Madentes non modicum quasi mutati mundissimo musto melodis melliflui in musico morantur et Maiestatis mirifice memi­ nentes munimen, magnum nimirum misterium meditantur et manent in monte in meritis 1 non minores, immo milites c. Ps. 105, o 1. Voir Table des thèmes : « Ivresse». EXCELLENCE DE CETTE VIE (CH. 13) 197 il est mort au monde selon un mode digne d’admiralion. Son esprit, encore dans la souffrance il est vrai, demeure cependant immuable au milieu des serviteurs sans nombre de l'admirable Majesté. Il brûlait d’amour, haletant du désir de voir son Créateur. Or voici qu’il prend part au festin et au banquet du salut éternel. Il meurt véritable­ ment dans son chant, et sa mort est une gloire pour les hommes qui, aujourd’hui encore, passent leur vie à aimer. Capables de maîtriser le mal, ils s'élèvent au-dessus de la délectation funeste et rendent vaine pour l’avenir toute condamnation de leur vie pénitente. Voilà ce que recherchent ces pauvres établis dans la paix. Ils progressent vers le ciel, bien qu’ils soient méprisés comme des chiens, tant qu'ils sont encore dans la chair. Ah oui! le riche le regarde de haut, cet homme sans le sou! Il dédaigne de visiter la maison de l’indigent; il le raille et voilà pourquoi il deviendra, c’est indubitable, la proie du Dragon dévorant. L’humble, lui, obtiendra par sa prière d'aimer le Créateur de l’univers. En son âme brûlera le feu de l’éternel amour. 11 poussera des soupirs vers la symphonie suave de la sagesse céleste, il voudrait en recevoir la grâce, et percevoir aussi en son cœur purifié l’indice de son salut avec les saints du ciel. Ah! si dans sa fidélité il pouvait entendre l’harmonie du chant, source de force! L'Esprit lui inspire de pénétrer ses arcanes et, dans un repos plein d’amour, de faire résonner avec assu­ rance le cantique réservé aux seuls bien-aimés. A mon avis, c’est à ceux-là vraiment qu’il convient de chanter ensemble : β Tl menaça la .Mer Rouge, elle sécha; il les mena sur l’abîme comme au désert0. » Ils sont bel et bien enivrés et comme métamorphosés par le vin le plus chaste qui soit, celui de la mélodie melliflue1. Ils s’attardent dans leur chant. Us se souviennent du secours merveilleux accordé par le Dieu de .Majesté et méditent ce grand mystère. Ils demeurent sur la montagne. Leurs mérites ne sont pas de peu de poids. Au contraire, glorieux soldats 198 LE CHANT D’AMOUR (CH. 13-14) magnificati in Domino dimicant draconem. Taliter traducti triumphant tyrannos terrentes temptantem ut tempus terminetur. Nam benedicti inter beatos breviter et bene se baiulabant in bello qui, casti in corde, conquassabant 33 capita·* quotidie calumpniantis in cornu cupito, 1 quatinus carmini copulati canoro cum charis coronentur. [XIV] 41 Cum ipso sum in tribulatione: eripiam eum ei glorificabo eum*. Plane percipiens puritatis pastum impugnatur a peccatoribus, nam filii malris mee pugnaverunt contra me*. Sed vincens viciosum virus per virtutem [volat] ad vitam 5 I glorificatus et gaudens in iubilo [iocundo]. Proinde patebit quia peccantes per impacienciam penitus peribunt, dum pauperes polimiti et pulchri, protecti per Principem, plene perfruuntur pane perhenni. Puto quod prius probabantur per penas ut paterentur io 1 perversitates, iamque jubilantes portantur in paradisum, quia coram Conditore contempnebant cupidinem corpo­ ralem et lasciviam lenocinandum ledebant ut non [lauda­ retur], ac languidum ludum lacerantes linguam litigandum laxabant ad letandum in laude et in lenitate lucis que 15 levat letantes. Porro 1 paupertas in present! punitur et peregre proficiscens pergit ad patriam perpetuam plenam deliciarum dulcore. Cap. XIV : L 0'0’ C’ I) H Lin U d. Ps. 109, 6 a. Ps. 90, 15 b. Cant. 1, 5 1. Plaidoyer pro domo. A plusieurs reprises dans le Λί..4., Rolle souligne sa qualité de soldat. Le mystique n’est pas un être inutile, fuyant la lutte, embusqué dans la solitude. Il a son rôle dans Γ Église, un rôle glorieux et efllcace, en particulier dans le combat contre Satan ; et Rolle rejoint ainsi la plus ancienne tradition monastique. PURIFICATIONS DE L’ÂME (CH. 13-14) 199 du Seigneur, ils combattent le Dragon1. /\près cette tra­ versée, ils triomphent des tyrans, foulent aux pieds le Tentateur jusqu’à ce que le temps soit clos. Bénis, ils ont combattu dans les rangs des bienheureux avec rapidité cl. succès. Chastes en leur cœur, « ils ont brisé », jour après jour, « les tètes*1 » du Calomniateur avec toute l’énergie souhaitée. C’est pourquoi ils sont couronnés avec les bien-aimés, associés à leur chant mélodieux. III. LES PURIFICATIONS DE L’AME CONTEMPLATIVE (Ch. 14) Pugnaverunt contra me (Cant. I, 5) [Ch. 14 «Je suis avec lui dans la détresse : je le délivre et je le glorifie®, Les pécheurs se dressent contre l’homme nourri du pain de l’innocence. Oui, « les fils de ma mère se sont emportés contre moi* ». Mais, vainqueur des vices empoi­ sonnés, par la vertu il prend son vol vers la vie, dans la gloire et l’allégresse d’une jubilation de joie. C’est bien évident : les pécheurs, s’ils ne veulent pâlir, vont droit à leur perle. Mais les pauvres, dans la beauté de leur tunique multicolore, sous la protection du Prince, jouissent en plénitude du pain de la vie éternelle2. Tout d’abord éprouvés, ils ont supporté les contra­ dictions. Aujourd’hui, pleins de joie, ils sont emportés au paradis, et c’est, je crois, parce qu’en présence de leur Créateur ils ont. méprisé le désir charnel, maudit la débauche des libertins, bien loin d’y applaudir, et blâmé le plaisir sensuel. Ils ont employé leur langue non aux querelles mais à une joyeuse louange, dans la douceur de cette lumière qui rend légers les cœurs heureux. Oui, sur cette terre le pauvre doit souffrir et c’est en pèlerin qu’il se met en route pour atteindre l’éternelle patrie, toute de douceur et de délices. 2. Voir Table des thèmes : < Pauvreté ». 200 20 25 30 42 5 LE CHANT D’AMOUR (CH. 14) Dilector denique Divinitatis ditabitur cum dignis, et despector diviciarum dolosos que ducunt in dulcedine desiderabili a diris delilescfct], ac in abditis auspiciis apprehendetur, {22) ut 1 fervens fugiat a frigidis et fiat festinus fauctor futurorum, facto fidei fundamento cum stabilitate. [Letanti] libeat lustrari longa latitudine Luminantis, quatinus carnalibus non capiatur curis, nec dire diligentis dulcedine detineatur a devocione que Deo debetur, nec doleat quamvis non dulcescant deceptive 1 quandoquidem de die ad dampaum dampnacionis et detestabilis dileccio delebitur et deinde deducta ad destruccionem deformabitur cum dolorosis. Sed subito ac simpliciter saliat sapiens a semitis seviencium et cum superbis non sedeat in suppreinis; sanitati sempiterne se 1 subiciens per speciem spiritualem, speret se portandum a pravis. Denique deinceps, dum delectatur decorari ut Dei dilecta dicatur, abiciat animum habendi aliquid prêter unum, et conculcet cor cupiens carnale et, ne captiva corrumpatur, culmen charitatis conscendat, ac concinnet] se ad collegium cantandum ut | charitativo cooptus] cantico epulancium eructuet [epilogum] et sonum substancialiLer senciat psallendum supernorum [celebrari]. Siquidem sustinens sanctitatem in cithara circumfultus 1 supportetur in solacium celicum, et igne ardens amoris Altissimi ad habitaculum aspiret amatorum ut, calefactus candore charitatis [Incarnati], cursus sui concupiscendam1 23 1. Dans le latin médiéval, dignus marque l’idonéilé à une charge. Ainsi la formule dignus est exprimait un vote favorable dans les élections épiscopales. Rollc, s’inspirant de cette interprétation, donne volontiers à dignus le sons de « élu », ♦ choisi », parfois même » initié ». Inversement les indigni sont los pécheurs et les damnés. Voir Table des équivalences : «Sainte», «Spirituels». 2. On pourrait aussi faire de diris un neutre, de même plus loin frigidis. 3. Dès cette vie le mystique est initié au chant du festin escha- PURIFICATIONS DE L’ÂME (CH. 14) 201 L’amant de la Divinité participera aux biens des élus1. Il méprisera les richesses qui enchaînent les pervers. Il se tiendra à l’abri des méchants2, dans la douceur qu’il a désirée. Saisi par une secrète prémonition, il fuira dans sa ferveur les hommes au cœur de glace, s’attachera passion­ nément aux biens futurs, s’enracinera indéfectiblement dans la foi. Il désire dans la joie être purifié par l’immense largesse du Dieu de lumière. /Mors il n’aura plus souci de la chair. Il ne sera plus détourné, par les caresses d’une amante funeste, de l’amour qu’il doit à Dieu. Il ne regrettera plus l’absence des douceurs trompeuses, puisque cette dilection détestable passera de cette vie à la damna­ tion et que, privée de tous ses charmes, elle sera conduite à sa ruine en compagnie des démons. Prompt et simple, le sage s’élancera hors du sentier des impies. Il ne s’assiéra pas aux premières places avec les superbes. Mais il se soumettra au Médecin éternel, dans l’espoir d’échapper au mal par une médication spirituelle. Désormais l’âme se délecte dans le nom qui la pare : e aimée de Dieu ». Elle rejette toute ambition de posséder quoi que ce soit en dehors de l'Unique. Qu’elle foule aux pieds le cœur et ses désirs charnels! Pour n’être ni captive ni séduite, qu’elle gravisse les sommets de la charité et s’unisse au chœur des chantres! Qu’elle s’associe à l’hymne de l’amour et fasse jaillir de ses lèvres le chant final des invités au festin! Cette mélodie, elle le sent bien, est celle-là même que célèbrent les bienheureux dans la psalmodie céleste3. Qui supporte le poids de la sainteté sera porté et soutenu par la lyre jusqu’au repos du ciel. Il brûle d’amour pour le Tout-Puissant, soupire vers la demeure où l’on s’aime, s’embrase à la charité incandescente du Verbe incarné et atteint ainsi le but si désiré de sa course : le sommet assigné tologique auquel font allusion, pour Rollc, les Ps. 41 et 44 (epulancium eructuel). 202 10 15 20 25 30 LE CHANT D’AMOUR (CH. 14) consummet in cacumine a Conditore comprobato. Hinc, erectus in excelsis, cum montibus magnificis manebit qui maxime merebantur ut : melos meditarentur, et supra colles constitutus carmen in corde cantabit choris conforme. Revera iam rapitur ut requiescat cum regibus et reficiatur in regno, remota [rclictaque] rote ruina, ac ut in gestis iocunditatis iubili iugiter geralur in lesum iubilare. Quippe confortatus in canore non curat de carnalibus et, 1 pro­ pinquans ad speciem spiritus spirati, caput conquassat devorantis draconis, cimbalum sumit celicum et sanum et, situs in psalterio, sanctitatem sentit suavem. Deinde a \22v) doloribus, dulcedine divina, digne discedens et, doctus disciplina, dicit per verba Veritatis, in virtute virescens : Sagitle Domini in me sunt 1 quarum indignatio ebibit spiritum meum6. Per penitenciarn profeclo precordia pectoris penetrantur et purgatis penetralibus pacicncia preparatur. Siquidem sauciati sagittas ex superis scnciunt sufflatas, ut nimirum non nesciant se necti cum nobilibus a naufragio et 1 nominaliter nasci ad subsistendum cum sanctis. Verum vulnerati veraciter ne vituperentur vivunt virtuose in viribus et violacionem vacuant violentam, quia vanitas vertitur in virus quando calor concupiscencie carnalis quotidie concipitur; quamvis non compleatur, tamen continue corrumpit corpus ut cadat a 1 choris comprobatis in conspectu Cuntipotentis et, animam attrahens ab albedine in algorem, abducit nigerimam et nutrit, ut ab almis abiciatur in antra averne. c. Job (>, 4 PURIFICATIONS DE L’ÂME (CH. 14) 203 par le Créateur. Établi alors sur les hauteurs, il habitera parmi ces montagnes sublimes, dignes à coup sûr de chanter la mélodie. Élevé sur les collines, son coeur s’unira sans fausse note à la symphonie céleste. Oui, dans ce ravisse­ ment, il goûtera le repos des rois et la réfection du Royaume. La perte de la couronne est désormais réparée et oubliée! Bondissant de joie et d’allégresse, il est porté à jubiler sans cesse en Jésus. Ce chant le réconforte et il n’a cure des biens charnels. 11 accède à la vision de l’Esprit, brise la tête du Dragon vorace, s’empare de la pure cymbale du ciel, et dans la psalmodie savoure le goût de la sainteté. La douceur divine l’éloigne de tout mal. II s’exerce dans l'art spirituel et prononce dans la vigueur de sa vertu ces paroles de la Vérité : « Les flèches du Tout-Puissant sont fichées en moi, leur morsure épuise ma vie®. » Par l’esprit de pénitence, en effet, le fond de son cœur est transpercé et l’intime de son être purifié. Il acquiert la force de souffrir. Les âmes ainsi blessées savent bien que c’est d’en haut que sont parties les flèches. Sur ce point leur certitude est inébranlable : oui, sauvées du naufrage, elles ont réellement partie liée avec les nobles, et leur naissance est pour elles un titre à demeurer avec les saints. Or les âmes qui ont vraiment reçu cette blessure pratiquent des vertus héroïques. On ne peut les prendre en défaut. Elles s’abstiennent des passions violentes. Le goût des vanités, en effet, devient un poison mortel lorsque l’ardeur de la concupiscence charnelle renaît jour après jour. A supposer même qu’elle n’aille pas jusqu'à l’acte, peu à peu cependant celle-ci exerce des ravages en l’être corporel jusqu’à le faire déchoir des chœurs admis en la présence du Tout-Puissant. Quant à l’âme, elle l’attire de la clarté vers la froide obscurité. Elle la conduit et l’entretient dans la plus extrême noirceur, et la précipite des sommets au gouffre infernal. 204 LE CHANT D'AMOUR (CH. 14) At Dei dilector, non ductus in hiis dampnis, dirumpet duriciam desolacionis ut in visceribus suis [vigeant] verba 35 veritatis et 1 sagitte celitus emisse non ficte feriant sed 43 [infigantur], ut | florentes fructificent et in fine faciant felicitatem sine fine fruendam. Ergo, ereptus ab ergastulo erroris, cstuat ut hereditet eternitatem inter electos et, amore accensus, suspirium assumit ut ad celestia sufferatur et iugiter iubilet, girum gerens in lesu 1 generosum. 5 Interim indignacio interiorem ebibila hominem, quia dum sustinentur sagitte sufficienter animus absorbetur in osculis occulte que obsident amantem ne ab aliena arri­ piatur, sed et amantiva obumbracula occupant undique operarium opimum ut ardeat assidue ad idem amandum. 10 1 Natura nempe nascetur ad novum et vitalis {23} virtus vicium invadet ut vile evanescat, ac mens moderata in mclodiain mutetur ne metuat molestantem et cor in charitate cremans convertitur in cantum ut canat quotidie carmen Conditori. Etenim misit in os meum canticum 15 nouum, carmen Deo nostro*: 1 hcc utique indignacio invisi­ bilis ignis ebibit^ animam, quia constanter consumens captivam cupidinem et corporalem conculcans consolacionem, ad regni requiem deducitur recte ct, redactis in ruinam reprobis relictis, in dulcore dilcccionis deportatur ad Deum, ut deinceps debrietur donis dulcissimis et, 20 I ignis interni intelligens indicia, suavitatem sapiat celestem, ac cum viris civitatis sancte concentum capiat confortativum. d. Job 6, 4 e. Ps. 39, 41 2 1. Dans ce passage, où le lyrisme n’enlève rien à la sincérité et à la précision de la description, Rollc montre l’action purifiante de l’amour de Dieu dans l'âme. Se servant d'un verset, de Job qui demeure sous-jacent dons la suite du chapitre, il dépeint l’âme vidée d'elle-mèmc, dévorée par Dieu en quelque sorte ; mais les blessures reçues sont autant de baisers. 2. Litt. « convoitise d’esclave ». Captivus, captivitas ont presque PURIFICATIONS DE L’ÂME (CH. 14) 205 L’ami de Dieu, lui, ne sera pas entraîné dans ce désastre. Il fera éclater la dure écorce de l’épreuve pour que les paroles de la Vérité s’épanouissent dans son cœur et que les flèches lancées du ciel ne le frappent pas en vain; pénétrant profondément en lui, elles porteront fleurs et fruits jusqu’à la jouissance du bonheur sans fin. Arraché donc aux grilles du mensonge, il brûle de recevoir l’héritage éternel parmi les élus. Il s’enflamme d'ainour, aspire à posséder les biens célestes, à jubiler sans cesse, à poursuivre en Jésus sa noble course. Déjà « les morsures & des flèches «épuisent0» l’homme intérieur, car, supportées avec courage, elles sont autant de baisers qui épuisent en secret la vie. Le cœur aimant en est comme investi. Nulle intruse ne peut le prendre d’assaut1. La tendresse enveloppe tota­ lement de son ombre ce serviteur généreux pour allumer sans cesse en lui le feu d’un unique amour. L’être connaît une nouvelle naissance. L'énergie vitale s’attaque au vice. Gomme un lâche, celui-ci s’évanouit. L’âme apaisée est transformée en mélodie. Elle ne redoute plus ses persécuteurs. Le cœur brûlant de charité devient chant. Il module sans trêve une hymne au Créateur : « En ma bouche il mit un chant nouveau, louange à notre Dieu*». Cette «morsure» du feu invisible « épuise* » l’âme. Toute basse convoitise2 est inlassablement consumée en elle. Elle foule aux pieds toute consolation terrestre. Tel est le droit chemin qui la conduit au Royaume de la paix. Elle abandonne les réprouvés à leur sort funeste. Dans les délices de l’amour elle est portée en Dieu. Désormais elle peut s’enivrer des dons les plus délicieux. Attentive aux manifestations du feu intérieur, elle en savoure la suavité céleste, et avec les citoyens de la cité sainte goûte la réconfortante symphonie. toujours chez Rollc un sens nettement péjoratif. C’est de l’esclnvago de Satan qu'il s’agit. Captivi désigne les démons, les réprouvés et les pécheurs. Voir Table des équivalences : < Satan ». 206 LE CHANT D’AMOUR (CH. 14) Denique Divinitas dignum delectat ut demum dicatur deificatus quodammodo quemadmodum comprobatur capax incrcati caloris et vere sicut vir valeat videre quia 25 venenum evomuit iam 1 justificatus in iubiloque generosus. Veritate vivens vestitus quoque virtute a variis volabit. Inde aviditas et impetus amoris amplectitur [amantem] quem, ardore afficiens, in aliud assumit, ut vapor vitalis viscerum in virtuosam vertatur voluptatem et iam iorma fantasmatis festine finitur et facies fundatur floribus 30 1 [firme] fecunditatis. Profecto non fallit felicitas futura at quasi haustum insignem per amorem acceptum ebibit animam, abstrahens ab illicitis ct implens igne suavissimi amoris. Itaque [illustrata] ct in internis ympnidica effecta fulgore felici, 35 finem fortissime facit ' falsitatis. Quippe cogitacio conver­ titur in canticum ut in canore clarissimo capiat coronam et mens modesta meritorum munimine mirificatur in misterium melodis moram multiplicans in musica manen­ tem. 44 Inter hec igitur ignis internus imprimit estum et animum absorbet, intimo amore amaritudinem absumit a racione revera rubiginc remota. Sed et divina (23v) dileccio dulco­ ratum déglutit ut a dolore discedens ct diligens Dulcissi5 mum dicat devote : 1 Ebibil spiritum meum1. Constat quapropter quod, captus ad canendum carmen Creatori, cantilenam non querit qua quatitur carnalis qui languet laqueari per lubricam leticiam et laxari a loris ut lenocinium f. Job 6, 4 1. Capax. Outre son sens habituel de «susceptible de recevoir», «apte à », «capable de», capax peut signifier aussi «qui contient», « qui jouit de », < qui possède ». On trouve habituellement ce sens dans le Μ.Λ., lorsque capax est suivi d’un complément au génitif : capax lucis, coronae, obumbrationis, canoris, etc. 2. Allusion peut-être, mais intraduisible, au fulcite me floribus du Cantique des cantiques. 3. La méditation de type discursif devient une prière plus pure, PURIFICATIONS DE L’ÂME (CH. 14) 207 La Divinité comble l’initié de ses délices. Pour un peu, on le dirait déifié. 11 est rempli1 du Feu incréé. Il prend vraiment conscience, en homme fait, qu’il a vomi le poison, qu’il est justifié ct ennobli par la jubilation. La vérité sera sa vie, la vertu son vêtement, et toute illusion s’évanouira. Ainsi le désir et l’élan de l’amour saisiront l’amant, le rempliront d’ardeur et le transfor­ meront. L’ébullition de l’instinct charnel se changera en volupté sainte. L’être de rêve s'évanouira promptement ct le vrai visage s’affirmera, riche de beauté et de fécondité2. Ah non! le bonheur futur ne déçoit pas! Certes il épuise l’âme par l'amour comme le ferait un philtre merveilleux. Mais il ne la vide des joies illicites que pour la remplir d’un amour brûlant et infiniment doux. Devenue lumière et hymne au plus intime d’clle-mèmc, dans un éblouisse­ ment de bonheur elle abandonne délibérément tout mensonge. Oui, la spéculation se change en chant3, ct ce cantique très noble lui assure la couronne. L’esprit humble et investi de grâces brille de gloire dans le mystère de cette mélodie. S’attardant longuement en cette musique il y trouve son repos. Cependant le feu intérieur dévore l'âme marquée de son sceau brûlant; il en consume l’amertume par un secret amour, et toute trace de rouille disparait. Bien plus, la divine dilection absorbe l’âme ainsi adoucie; celle-ci s’éloigne du mal et dans son ardente dévotion envers (’infiniment Doux, elle dira : « 11 a épuisé ma vie*. » Captive du désir de chanter le Créateur, elle n’a plus, c’est évident, aucun attrait pour les refrains qui émeuvent l’homme charnel4. Celui-ci aspire aux filets du plaisir impur, il veut une expérience mystique, un «chant». Voir aussi ch. 38 (116, 16); ch. 46 (142, 11). 4. Celui qui a fait l'expérience du «chant», du rnelos, ne peut plus goûter les chants de la terre. Ici, il s'agit de chansons profanes et licencieuses ; mais Rolle fait parfois la même remarque pour les chants liturgiques. Voir Table des thèmes : « Chant ». 208 10 15 20 25 30 35 LE CHANT D’AMOUR (CH. 14) lambat et in lutum labatur : hic spernit protinus speciem spiritualem, et formam fallibilem per funus 1 fedandam fictum et falsum sibi facit fundamentum, ncc fugit forni­ cariam fetori faventem nec fidei firmitate se fixit in Factorem; ideoque fauctor efficitur furum et falsus per ferocitatem. Sed rectus per regimen racionis et raptus in regnum sanctitatis saltem [soliditate] revera hanc reprobabit rusticitatem, I quod prosperitatem presentem et pereuntem paci preponeret que perfecte perdurat ut in se perimeret pulchritudinem perhennem. Sed pocius potestatem perci­ pere prorsus perquiret ut in paradisum plenissimum promoveatur et temporalitatem non teneat, ne cum tyrannis tangat tormentum. 1 Curet continue cupcre Creatorem ct non creaturam et solacium celeste suscipere, terrenis temptacionibus ad terminum trahentibus, ut terreantur tribulantes ne turbati titubent et torqueantur. Audacter affirmet quia paciencia pauperum nequaquam peribit*, sed finis fidelium fulura fructur felicitate, et reliquie regum 1 regnandum non recte inter reprobos ruminabunt; ruina namque restabit quia retribucio reddetur ruentibus a regnis, qui ludum laudabant lubricum lutosum et blandimenta bellandum baiulaverunt ne beatificarentur; hoc utique operabitur innocens ut scilicet suspirans celestibus, indicetur ei beneplacitum Boni itatis, sciens sane ct suffi­ cienter quia omnino estus incrcati ignis exuret eruginein ab animo, poros pectoris purgans a putredine ut penetralia permaneant in puritate. Deinde in dulcedine ductor dignorum Christus, compri­ mens cupiditatem (24) et coopérons ut charitas congratuletur in 1 cordibus charissimis, capit cantantes in cubi- g. Cf. Ps. 9, 19 PURIFICATIONS DE L’AME (CH. 14) 209 s'affranchir de toute contrainte, boire la séduction mauvaise et tomber dans la boue. Il méprise la beauté spirituelle, et, dans une forme passagère qui bientôt pourrira au tombeau, il trouve un appui trompeur ct sans consistance. Il ne fuit pas les courtisanes qui roulent dans la fange. Il n'est pas fixé en son Créateur dans la solidité dc la foi. C’est pourquoi il se fait complice des filous et féroce imposteur. Quant à l’homme que régit la raison, devenu roi grâce à la solidité de sa sainteté, il réprouvera cette rusticité qui donnerait la préférence à une prospérité temporelle et périssable, et non à la paix parfaite et durable, et qui détruirait en lui la beauté sans déclin. Il recherchera plutôt les moyens de parvenir au paradis qui rassasie pleinement. Il ne s’attachera pas aux biens d’ici-bas de peur de tomber dans les tourments avec les tyrans. Que son unique souci soit la quête du Créateur, non de la créature! Que ce soit la grâce du réconfort céleste 1 Les tentations terrestres tirent à leur fin. Les persécuteurs sont dans la terreur. Troublés, ne vont-ils pas chanceler dans le lieu de torture? Qu’il affirme donc hardiment : « L’espoir des malheureux ne périt jamais’. » Bien au contraire, les fidèles jouiront de la félicité à venir. Mais ceux des rois qui ont mal régné se morfondront avec les réprouvés. La ruine sera leur partage. Un juste châtiment atteindra ces princes déchus. Ils prônaient les plaisirs, cette boue glissante ! Ils acceptaient les flatteries dc l'ennemi ! Comment pourraient-ils jouir de la béatitude? Quant à l'innocent qui soupire après les biens célestes, il sentira l’approbation du Dieu de bonté. Il saura que l’ardeur du Feu incréé consume à fond toute la rouille de son âme, purge les portes de son cœur de toute corruption, et, en son sanctuaire le plus secret, fait régner la pureté. Puis avec douceur le Christ guide ses élus, refrène leurs passions ct fait s’épanouir la charité dans le cœur de ses bien-aimés. Il introduit ces âmes chantantes, pour leur 210 45 5 10 15 20 LE CHANT D’AMOUR (CH. H-15) culum consolatorium Conditoris, ut calefiant in charitate et sonum in seipsos suscipiant celicum per calorem compla­ centem currentes Cunctipotenti. Quippe in cantico cursum consummabunt et iubilabunt iugiter | iure generositatis cum gaudio geruntur a gentilibus qui iudicium et iusticiam nonb [generaverunt]. Et non mirum quod meritis muniti et muneribus mirandi moriuntur in inagnificencia memo­ riam mittentes manentem, in dulcoribus deducti ad Deum. 1 Postremo penitus non punietur paciens quia paradisicis properavit pascuis et amenitatem amoris ardebat habere ut anima, algore abiecto, aspiceret Auctorem etemum exaggerans estum excellenter educta ut exultet in evum ut animus igne adustus invisibiliter, deinceps non dubitans de Deo sed dolore 1 dciccto dulciter dotatus, devotissimus dicat : [XV] Facium est cor meum sicut cera liquescens in medio ventris mei*. Ignis itaque obsistens ceram conflare comperimus ut currat quemadmodum quid quassatum calore; sic cor quippe charitalivo corroboratum [consolamine] amplius autem et 1 assumptum in ignem amoris ardet affectu ac anhelat ut audiat angelicam armoniam. Siqui­ dem, ut cera excipit estum. sic subito solutum in summa secreta sentit se succensum, sonans in cithara, usque in celum sanctissime sublatum. Et quidem in corpore constans et castus currit in choreas continue canentes, 1 ac intrans in aulam epulis habundat [ardenter] aspirans ad altum Amatum. Cap. XV : LO’ O’ C’ D H Lin U h. Cf. Gen. 18, 19 a. Ps. 21, 15 1. Jure generositatis : nouvelle allusion à la « noblesse » des sainU, noblesse qui leur donne le droit de participer à la joie et au chant des élus. ACTION DIVINE DANS L’ÂME (CH. 14-15) 21 1 consolation, dans la chambre nuptiale du Créateur. Là, elles s’embrasent d'amour, perçoivent au-dedans d’ellesmêmes des accents tout célestes, courent avec la ferveur qui plaît au Tout-Puissant. Le chant marquera la consom­ mation de leur course. Elles jubilent à jamais. C’est l’apanage de leur race1. Leur joie les sépare de ces peuples qui n’ont pas accompli «le droit et la justice11». Rien d'étonnant à ce que, comblées de mérites et de grâces, elles meurent dignes d’admiration, laissant un souvenir de gloire impérissable, conduites vers Dieu dans la douceur. En définitive, l'homme qui supporte l’adversité n’en sera pas toujours la victime. Il s’est hâté vers les pâturages du paradis. Il brûlait de jouir des charmes de l’amour. Son âme, loin de toute froidure, contemple Γ Auteur éternel. Toujours plus embrasée, elle épuise ses forces dans une exultation sans fin. Son esprit, consumé par un feu invi­ sible, ne peut plus douter de Dieu. Victorieux du mal, comblé de douceur, il dira en son amour :IV. IV. L'ACTION DIVINE DANS L’AME PURIFIÉE (Ch. 15-17) Pactum est cor rneurn sicut cera liquescens in medio veniris mei {Ps. 21, 15) [Ch. 15] « Mon cœur est pareil à la cire, il fond au milieu de mes entrailles·». Exposée au feu, nous voyons la cire fondre et s’écouler en une sorte de pâte amollie par la chaleur. Le cœur, lui aussi, réconforté par la consolation de l’amour, mieux encore, saisi par son feu, brûle d’ardeur et aspire à entendre les harmonies angéliques. Oui, comme la cire subit l’action du feu, de même, soudain liquéfié, le cœur se sent embrasé jusqu’en scs plus secrètes profondeurs et, tel un joueur de cithare, enlevé jusqu'au ciel. Il demeure, il est vrai, en son corps, mais dans la pureté poursuit sa course vers les chœurs éternels; il pénètre dans le palais aux festins surabondants et aspire avec ardeur vers l’Aimé divin. 212 25 30 35 46 5 10 LE CHANT D'AMOUR (CIL 15) Ignis itaque exurens interius eripit electum ut cantans in corde melliphonum et modulans susceptus sit superius et fervens in fide cum florigeris fiat felix. [Soliciter] sustineat ut cclitus 1 sublevetur ac semper [suspiret) (24') sanctis sociari. Demum donatus diligere divinitus, dulciter delectetur dulcorem degustare, et dampnans dolorem desideret Deum, deserendo divicias ne diris dirivetur. Nesciat nocere ne noctem nanciscatur in nichilo nodatus; nimirum nocendi necessitas nobiles non nectit, 1 nam spiritus spurcicie spernetur in speluncam et spretus a specie portatur ad penas. Sit mitis et mundus, manens in monte, munitus mentaliter, modificatus in magno, ac moderetur ut mirificam Maicstatcm mercatur magnificare. Habitans in altis humilis incedat : intra uratur igne amoris et estuet in eum qui 1 efTicit electos. Sic siquidem simpliciter ut cera solvetur et fluet in fornacem ut faciat favorem, fruenda in futuro facie Factoris; a luctu levatur ad laudifluum lumen qui raptus rcquici restat ut regnet ac in laudem lenissimam letabundus liquescat, limpide lucens 1 ut lampas cum luce. Deinde defertur dulcedine divina ad domum Dominantis ac, velut rosa, rosidus et recens redit ad regnum requie refectus; et reprobi repulsi in raptores ruunt, nam laqueis ligati limpide non ludent, sed lesi latenter labuntur in labinam. Quippe Conditori complacens capietur ut capax 1 consistat carminis canori et ut concrcpct cum charis concio captata cantici calorem currendo conscendens.1 2 1. On peut se demander si la mention de la rosée n’est pas sym­ bolique (toison do Gédéon, sang du Christ. ?). Voir plus haut, ch. 12 (37, IL 2. Ces ravisseurs sont les démons. ACTION DIVINE DANS L’ÂME (CH. 15) 213 Un feu intérieur et brûlant s’empare du cœur de l'élu, le fait chanter et moduler une mélodie douce comme le miel. Il est invité à monter plus haut dans la ferveur de la foi, et à partager le bonheur des bienheureux couronnés de fleurs. Qu’il attende et veille pour s’élever au ciel. Qu'il pousse d’incessants soupirs vers la société des saints. Ayant reçu de Dieu le don de l’amour, qu’il savoure le goût délicieux de la douceur, réprouve le mal, désire Dieu et laisse là les richesses par crainte d’être entraîné dans le malheur! Qu’il s’abstienne du mal, car, prisonnier de ce néant, il ne rencontrerait que ténèbres. Non, la tyrannie du péché n’a pas d’emprise sur les âmes nobles. Celles-ci refoulent dans son antre l’esprit de luxure, le regardent avec mépris et l’abandonnent au châtiment. Que l’élu soit doux et pur! Qu’il habite les sommets! Que son esprit soit armé! Magnifique et mesuré, qu'il soit tout ordonné à la louange de l'admirable Majesté! Celui qui demeure si haut doit marcher avec humilité, se consumer au feu de l’amour et brùler en Celui qui parfait ses élus. Si, telle une cire fondue, il s’écoule totalement dans le brasier, il s’attire la bienveillance divine en attendant la jouissance du face à face avec son Créateur. Il s’élève du deuil jusqu’aux ondes lumineuses de la louange, porté dans le repos où il se fixe et règne. Plein de joie, il s’y liquéfie en une louange infiniment douce, brillant de l’éclat d'une lampe allumée. Ravi par la douceur divine jusqu’à la demeure du Maître souverain, il revient au Royaume, refait par le repos, pareil au bouton de rose humide de rosée1. Mais les réprouvés, repoussés parmi les ravisseurs2, perdent pied. Ils sont pris au piège. Finis les libres ébats'. Minés par une blessure secrète, ils s’écroulent dans le gouffre. L’aimé du Créateur, au contraire, sera emporté vers la possession durable de l’harmonieuse mélodie. Et un chœur excellent, montant rapidement dans l'ardeur de ce chant, s’accordera aux acclamations des saints. 214 15 20 25 30 35 47 LE CHANT D’AMOUR (CH. 15) 0 Dilecte dulcescens, descendere dignare, dulcissima Deitas! Dele tu dirum, ut dulcor divinus debriet dolentem, mons quoque maximus qui melos mirificum manat mundissime moretur iam 1 mecuml 0 Bonitas beata, Deus dirigens dignos in dona delatos, fac finem fallacium funestique [furoris] ut fame feriantur qui fingunt se futuros in fonte felici et frendeant (25) cum facinorosis qui ilorent in falsis, quia fidem fregerunt fidelissimo Factori. Memento mei, misericors Mundator et menti merentis mirandam I manifesta musicam que mollit, nec maneat molesta que [minuit] mundanum. Superna suavitas sedeat sitibunda et cesset severitas insanie scindentis sanitatem sanctam. Det michi Desideratum meum quem diligam devote, ut in dono dulcisono [deporter] ad Dilectum! Dulcissime Deus, debria directum 1 dulcedine ditante, et dolor dampnorum deinceps deleatur. Demum denique, dignissima Deitas, duriciam [distende] ac da desiderium ut Datus dominctur et virentem visitet venustam veraciter vigore virtutum. molliat[quej mentem in miris manentem quam laus ludiflua ligat in langore que ut luminare lucet 1 letanter et in lumen laudifluuin levatur [et] laudat, quatinus corone iam capax, dum desideriorum currit in contemptum carnalium, velociter veniat ad vitam et videat veritatem visibili venustate. Ante hoc utique ora horribilium opilabuntur operibus ornatis · sed et absorbebit opacos horrida hostilitas ac omnes hortantes ut ovemus in oculis per speciem parentibus [operiet] putredo. | Nam putant peccantes quod poterunt1 2 1. On a préféré liro ici maerens, affligée (et non merens, méritante). 2. On a laissé dans la traduction l'imprécision sur l'identité de ces êtres affreux, vraisemblablement les démons ; mais ce terme pourrait aussi désigner les damnés. ACTION DIVINE DANS L'AME (CH. 15) 215 0 Bien-Aimé, revêts-toi de douceur ! Daigne descendre, Déité infiniment douce! A Toi de détruire le péché, d’enivrer de la saveur divine l’âme dolente. Montagne sublime qui distille un chant merveilleusement pur, demeure désormais près de moi. Bonté béatifiante, ô Dieu, tu prends soin de tes élus; ils te sont ofïerls et consacrés. Fais taire mensonge et fatale colère. Dès lors ces gens, qui se croient arrivés bientôt à la source du bonheur, périront de faim, lis grinceront des dents en compagnie des criminels, eux qui faisaient florès de leurs faussetés, car ils ont violé la foi jurée à leur Créateur très fidèle. Souvicns-toi de moi, miséricordieux Purificateur, et révèle à mon âme affligée1 le charme de ton admirable musique. Qu’elle ne me soit pas pesante, elle qui éteint les bruits du monde! Que la douceur céleste demeure (en moi), pauvre et assoiffée! Que la triste folie cesse de briser l'harmonie de la sainteté. Que cette douceur me donne Celui que je désire et aime de tout mon cœur! Ainsi je serai conduit vers l'Aimé par la grâce du chant mélodieux. O Dieu infiniment doux, sois mon guide! Enivre-moi de ton opulente douceur, et le mal de mes fautes sera à jamais anéanti. Enfin, Déité suprême, amollis la dureté de mon cœur. Exauce mes désirs : que Celui qui nous est donné daigne faire de moi, par sa visite souveraine, un bel arbre verdoyant, plein de force et de vigueur. Ainsi, mon cœur fixé en ce monde merveilleux perdra sa dureté; enchaîné à son désir par une louange pleine d'allégresse, il brillera gaiement tel une étoile; il s’élèvera dans la lumière joyeuse et chantera sa louange. 11 possédera désormais la couronne. Prompt à mépriser les désirs charnels, il parviendra d’un bond à la Vie et contemplera la Vérité en sa beauté sans voile. Mais auparavant, les merveilles accomplies fermeront la bouche des êtres affreux2. L’horreur et la damnation engloutiront les fils des ténèbres; la pourriture recouvrira tous ceux qui préconisaient la joie goûtée dans le mirage 216 LE CHANT D’AMOUR (CH. 15) placere puellis paratis; sed profecto peribunt penitus per penas, quia fulgorem felicem finaliter fuderunt et fictis fruentes floribus ut fenurn fecerunt sibi forum ut in futuro 5 furiant in flammis. Non durat dulciter dira · dileccio : quia despicit Deum diligens delebitur dampnatus dolori, et depressus deinceps non dominus dicetur, tactus tedio tanti tormenti; teneo tutum ut tenebre temptantis in tempore terreantur ac tempestas tyranni terminet terrorem. Tabescet tunc titubacio in terra tranquilla et nimirum 10 in 1 nocte ut nix nitescet nobile nomen, ac nascetur novus nexus in nodo sine nocumento. Lux limpida levat lan­ guentem, lenitate laxatum ludifluum letificat ligamentum, et amans arreptus amore Auctoris ardet odore audacter olimpi, opimis revera rebus reductus ut mulceat mentem 15 muneribus magnam mundique 1 malicia medullitus (25*) [marcescat]. Porro piissimus Pater perforavit portam ut puer pene­ trans placabili pane pure postillet et pauper proficiens pietate plenus properet polo. Proinde potatus pascua paradisi, pergat perfecte; et prorsus paretur ut sonus 20 simphonicus e celo susceptus animam 1 adornet, suaviter sustollens ut senciat saporem, algorem absumens, ignem accendat ut ferveat fidelis frui feliciter facie Factoris. Capiat hinc quippe leticie ludum et in altum ascendens amplectatur amena, canat Conditori canticum amoris. Deinde delicie divinitus descendunt et delectabiliter 25 dulcorant dilectam : 1 revelato regno ad requiem rapitur et 1. D’une manière générale, Rolle n’emploie pas seulement l'épi­ thète opimus pour évoquer la fertilité, la fécondité, mais surtout la richesse, la noblesse, la qualité supérieure. Cette noblesse, ce rang supérieur, c’est l'appartenance à l'ordre surnaturel. ACTION DIVINE DANS L’ÂME (CH. 15) i 217 d’une beauté trompeuse. Les pécheurs en effet se soucient de plaire aux filles coquettes; mais sans nul doute iis périront corps et âme dans les tourments car ils se sont finalement attiré une foudre efficace. Ils ont mis leur joie en des fleurs décevantes, devenues pour eux comme l’herbe sèche, aliment du brasier où ils rugiront à jamais. Point ne dure la douceur de l’amour coupable. Pour avoir méprisé Dieu, l'amant disparaîtra, condamné à la peine. Désormais abaissé, il ne s’entendra plus appeler seigneur et comprendra l’amertume d'un tel tourment. Je tiens pour certain que les ténèbres du tentateur seront dispersées en leur temps; le châtiment mettra un terme à la terreur tyrannique du démon. Évanouie alors l’incertitude sur la terre accoisée! Noblesse vraie de notre nom, neige brillant dans la nuit! Nœud renoué au lien de l’innocence! Claire aurore où le malade renaît à la vie! Heureux soulagement du bandage délicatement desserré! L’amour du Créateur saisit le cœur aimant qu'une ardeur audacieuse consume en un parfum d’éternité. L’âme recouvre pour son apaisement les seuls biens insignes1, l’âme aux dons magnifiques, mais rongée jusqu’à la moelle par la malice du monde. Oui, le Père très bon, en perçant une porte, a laissé pénétrer l’enfant pur qui mendie le pain de la paix et le pauvre qui progresse plein d’amour, pressant le pas vers le paradis. Abreuvé dans les pâturages célestes, qu’il poursuive sa route sans détours. Que son âme s’apprête à recevoir, comme un ornement venu du ciel, la mélodieuse symphonie. Il s’élève suavement et atteint l’expérience de la douceur divine. Plus de froidure! Un feu s’allume. L’âme fidèle brûle de jouir, radieuse, de son Créateur, face à face. Puis elle entre dans le jeu de la joie, parvient aux sommets, embrasse du regard les sites enchanteurs et chante au Créateur le cantique de l’amour. Alors descendent sur elle les divines délices et l’aimée se délecte en leur douceur. Le Royaume lui est révélé. Elle s'y plonge dans 218 30 35 48 5 10 LE CHANT D'AMOUR (CH. 15-16) refecta resonat Regem regnantem voce vivaci in mellifluo melode, ministrans in mente sonum celicum et, sapiens sanctitatem per signum sonorum, singularis sentitur quia non sustinet strepitum stultorum. Siquidem sumitur ad solium sublime, ut cum celiginis summis 1 sanctissime subsistat et sciat solacium semper serenum, subtiliter sedens ad cenam cum supernis. Charitas creatrix cor complebit carnem contempnens ut currens in canticum charissime curatum cursum consummet*, ut capiat Conditorem continue cupitum. Utique concurrat osculis amoris, et oret attente obediens 1 ubique Altissimi honori. lubilet ingenter iusticiam gerens quem generosi iudicii iocundabit iurisdiccio et inebriabit interius utilis ubertas divini dulcoris. Perversi profecto penitebunt peccasse, sed et punientur ut pereant qui pauperes premebant, ac potentes | potenter penas pacienlure. Nam preibant in populis et pessime peregerunt et omnes obducti horribili horrore per opera obscura sub habitu ovino cum reprobis a requie remotis ruent sine remedio nec resipiscent, quia restringentur a refeccionc ruminantes resinam et retribucio reddetur redactis rapine, ac ubera adulancium odienda abibunt [in quibus constanter] laqueati ludebant, lingentes {26) leticiam [lenocinitatis] et fortiter foventes formam fallacem. [XVI] Igitur electus ut Etcrnum adoret ardenter anhelans ad habenMum amorem aspiciat abiectos ab Omnipotente et omnes ortetur ut optent Auctorem ac amando ardeant in Cap. XVI : L O1 O’ C» D H Lin U b. II Tira. 4, 7 c. Sag. 6, 7 ACTION DIVINE DANS L’ÂME (CH. 15-16) 219 le repos, et ainsi refaite elle célèbre le règne du Roi d’une voix allègre. Son chant répand le miel. L’esprit occupé des accents célestes, elle savoure la sainteté sous le signe des sons. Aussi la juge-t-on singulière, car elle ne souffre pas le vacarme des sots. La voilà donc ravie jusqu’au trône de gloire. Elle y siège saintement parmi les sublimes habitants des cieux, et, avec une inaltérable consolation, s’assied au repas de ses hôtes célestes. L’Amour créateur comblera le cœur qui méprise la chair. Celui-ci, s'élançant vers le cantique préparé avec tendresse, λ achèvera » heureusement « sa course·» » et parviendra jusqu’au Créateur inlassablement désiré. Qu’il coure sans relâche au devant des baisers de l'amour, absorbé dans la prière, en parfaite révérence pour l’honneur du Très-Haut. Immense sera la jubilation du juste, comblé de joie par la sentence du Juge magnanime, enivré en son cœur par la généreuse opulence de la douceur divine. Certes les pervers regretteront d’avoir péché. Leur châtiment néanmoins sera la mort, pour avoir pressuré les pauvres. « Ces puissants souffriront de puissants tour­ ments'. » Placés à la tête des peuples, ils se sont conduits indignement. Revêtus d'épouvante et d'horreur, à cause de leurs actions perpét rées sous une peau de brebis, ils s’effon­ dreront tous avec les réprouvés, repoussés loin du repos : chute sans remède, sans redressement possible. Exclus du festin, ils remâcheront sans fin la poix. Ils seront la proie d’un châtiment mérité. Alors cesseront les charmes odieux des séductrices qui sans relâche les tenaient captifs du plaisir sensuel, attachés aux joies de la volupté et avides des caresses de la beauté trompeuse. [Ch. 16] Mais voici l'homme choisi pour adorer l’Éternel. Il est tout haletant du désir de posséder l’amour. 11 regarde avec pitié ceux qui sont rejetés loin du Tout-Puissant. Il les exhorte tous à se tourner vers leur Créateur, à l'aimer, à brûler d’être ravis au ciel pour avoir en partage la 220 LE CHANT D’AMOUR (CH. 16) altum assumpti, genus iubili generose gestantes. Magnitudo mundana minuatur a mente et musica inusa mulceat modernos ut merens pro malis in melos mutetur et maneat misterium meriti mirandi. 15 1 Quapropter profusis prosperis probatis in pace petenda cupido carnalis in cassum consurgat, nam concito quassa­ bitur a corde constanti, dum reprobi a racione relicti ad regnum reparandum ut redeant non reguntur. Sed ct capud corrodens callide cervicis compressum concidetur et cadet a 20 cornibus quibus coopertum 1 carnales calcavit. Stulti et stolidi stabunt in stagnum ei sulfur* sencient sufflans sin­ gultum; longe a lucidis lugebunt ligati; quia viciis victi vitam vendiderunt in venus vanissimum, viles vacillant, ad viam non veniunt que vomit venenum, mortem amaram 25 sibi faciunt in fine; fidem falsificantes fidelem Factorem I feroces offendunt. Denique dulcedo dampnabilis dilecte demum demutabitur in dirum dolorem ct gloria iam gran­ dis gravabit grossatos, ac divites dolebunt delicate depasti. Dulcis dilcccio que tenet terrenos paulatim peribit ut penitus pergat quo pena paratur quia destructa per Deum 30 ei deditos 1 dampnabit. Illicitis illectos ct lubricum lau­ dantes ficti ut fiant felices festinant ad fulgur feriens fallaces qui frendebunt in frigore et frement in fame fervidi fetoris. Remotis ruinis respirat ad Regem radians realiter rectissimis rebus ac regimine revera racionis refectus restat ut rapiatur ad regnum redire. a. Apoc. 19, 20 ; 20, 9 ; 21, 8 1. C’est une des « mutations » décrites dans le A/.A.; tour ù tour le mystique est transformé en chant, en feu, et ainsi de suite. ACTION DIVINE DANS L’ÂME {CH. 16) 221 noblesse de la jubilation. A leurs yeux la grandeur mondaine n’aura que peu de prix, et aujourd’hui encore les âmes pourront connaître les harmonies des célestes douceurs. Celui qui gémit sur sa misère sera transformé en chant1 et deviendra un témoignage permanent des grâces les plus admirables. Parmi tant de richesses assurées sur le chemin de la paix, la passion charnelle se réveillera en vain, brisée aussitôt par le cœur fidèle. Mais les insensés seront réprouvés, eux qui ont esquivé la discipline menant à la reconquête du Royaume. De surcroît, la tète aux dents aiguës, dressée sur son cou ondoyant, sera abattue : c’en est fait des cornes dont elle était hérissée et avec lesquelles elle écrasait les charnels! Fous et insensés, immobilisés «dans l’étang de soufre·», ils sentiront ses exhalaisons morbides. Loin des saints lumineux, ils pleureront enchaînés. Vaincus par les vices, ils ont vendu leur vie, l’ont troquée contre des riens. Avilis, ils vacillent, ils n’accèdent pas à la voie où le poison est vomi, et ils se préparent finalement une mort bien amère. Fourbes et sans foi, ces furieux offensent le fidèle Créateur. Mais la douceur d’une amante détestable deviendra, en fin de compte, amère douleur. Leur gloire grandissante écrasera ces gens gonflés d’orgueil, et ils gémiront, ces nantis nourris de fins morceaux. Les charmes de l’amour qui captivent les charnels périront bientôt, ils s’enfonceront dans le gouffre du châtiment. Détruits par Dieu, ils seront la condamnation de leurs dévots. Ces gens-là applaudissent les sensuels et leur luxure. Créés pour le bonheur, ils courent s’exposer aux coups de la foudre. Ces perfides claqueront des dents dans la froidure, secoués de frissons, sevrés de leur immonde ferveur. Mais, ces chutes évitées, l’âme aspire vers le Roi. Elle brille de l’authentique éclat des réalités immuables. Dans la mouvance de l’Esprit, véritablement restaurée, elle tient bon et se laisse emporter vers le Royaume. 222 LE CHANT D’AMOUR (CH. 16) Penetrasti, Piissime, pectus pingendum; purificans pro· funda (26‘») petis pusillos; qui parcis peccatis, perpende paratum qui clamat quotidie ut cursum consumniel * et consistat cum choris canentibus concenter. Quippe, o 5 Conditor, cape currentem, · nam charitas canora carum confortat et comprobat castitas carens cupidine carnali calcanda. Non queritur cur cupidus cadat in chaos, quia constat congrue quod calamitatem sccum comportat; sed quoniam quorumdam quandoque confundit carnem Cunc10 tipotens et canor consurgit in corde curato Christum 1 querente, simplex suffultus solacio suppremo ad celum suspirat celeriter sanatus et senciens sonantem sanctissimo sapore. Sapiencia superna a sevis segregat sanctos, stillans succursum ut superent superbos; nam invidus insonti insidiatur in ira : intima utique abiecit ad aves et vivens in 15 virus vadit velociter vindicte 1 veraci. *0 parvulorum Pater qui punis potentes, pactum pepigi properare pacifice ad panem paradisi. Tu pastum [pro­ tende] ne peream pergendo : porta [pingatur] ut [pergam] perpure, quia puto quod paries pie perdurabit; florem for20 mosum et fructum I ferentem fecisti felicem, quia firmitas fidelis fundatur in futurum ut fine fruatur veluti farnilicoe favis fovente. Animarum Amator, aspice electum evidenter se erigens ut habeat aures que audiant odas ardentis amo­ ris. Operaris occulta in homine humillimo, ostium apertum 49 b. II Tim. 4, 7 1. Les constructions des hommes seront renversées, mais l'enclos où introduit la « porte » est solide. Cf. Jn 10, 7 s. 2. La fleur de beauté, c’est la constance du spirituel, sa stabilité dans la foi, récompensée par le bonheur du ciel qui est comparé à un rayon de miel. • Douai commence ici ACTION DIVINE DANS L’ÂME {CH. 16) 223 Tu as pénétré, ô Tendresse infinie, ce cœur que tu veux embellir, Tu le purifies jusqu’en ses profondeurs, car Tu recherches les petits. Toi qui pardonnes les péchés, prends pitié de moi! Je suis prêt. Je clame chaque jour mon désir «d’achever ma course1»», d’avoir part à ces chœurs aux chants harmonieux. O mon Créateur! J’accours! Saisis-moi. Oui, la charité qui chante réconforte ton aimé. Sa chasteté, loin du méprisable désir charnel, est sa garantie. Le cupide tombe dans l’abîme : inutile d'en chercher la raison, il porte en lui sa ruine, c'est évident. Et cependant le Tout-Puissant, parfois, triomphe en certains de la chair. Le chant s’élève alors du cœur purifié en quête du Christ; ce cœur ramené à la simplicité, soutenu de la consolation d'en haut, soupire vers le ciel et soudain guéri goûte la saveur harmonieuse de la sainteté. La divine Sagesse sépare ainsi les saints des méchants, leur donne son secours comme goutte à goutte, pour vaincre les superbes. L’envieux en effet dans sa rage tend des pièges à l'innocent, mais ses entrailles seront infailliblement la pâture des oiseaux. Sa vie est contaminée; il s’avance en toute hâte vers le châtiment mérité. O Père des petits, Toi qui châties les puissants, j'ai résolu d’approcher dans la paix du pain paradisiaque. Oh! tends-moi cette nourriture pour que je ne défaille pas en chemin. Une porte m’est indiquée : vers elle je m’avan­ cerai en toute pureté. J’ai confiance que la muraille par ta bonté ne sera pas détruite1. Tu as créé une Heur parfaite de beauté, porteuse d’un fruit de joie. Oui, la stabilité du fidèle est affermie pour l’éternité; son bonheur final ressemble à un rayon de miel rassasiant des faméliques2. Amant des âmes, jette les yeux sur ton élu! Il se redresse, tu le vois; l’oreille tendue, il cherche à saisir les odes de l’amour brûlant. Tu opères une œuvre mystérieuse dans le cœur de cet homme très humble, tu découvres à son 224 LE CHANT D’AMOUR (CH. 16) oculis ostendens, ut videat et volet via virtutis 1 ad vitam veracem. De iure iuravi ut ludicem gestarem, et ecce eternus iubilus ingeritur. Melos mirabile manet in mente; aures ascultant angelicum amenum ac carmen canorum concipitur in corde. Gaudium gusto in gracia grandescens; consolamen non 30 cupio 1 nisi quod concepi; concalui continue Conditorem querens ct calore coactus curro in cantum. Assumor aspectui ut epuler in altis et habeam ordinem orando opimum cum sono suavi sophie celestis. Dulcedo divina devastat dolorem; diligens deducor dulciter in Deum. 35 Deinde (27) delectat debrians dulcor et dicor 1 donatus digna deferre; a diris direptus non desino desiderare dilectissimum Ducem. Interna uruntur incendio amoris et ascendens in anima obumbror odore, osculum adoptans 50 eterni | .Amici. In hoc amorosus animus ardet et anhelat amplecti amplissimo affectu. Agam hoc utique quia avidissime amabo, nam amplius acceptari non aliquid audivi : fides facture firmiter fundatur nec fallitur forma et 5 filius affixus in fonte futuro 1 faciet frudum0. Nimirum nam nobile nuncupo notandum in magno munimine modulans modestus minime mutatus ut mergar in malo quia facies fervencior freta fomento a fletu et [flatu fluit] ut fluvius, quatinus in corde cantico captus 10 fruar feliciter in fine Factore. 1 Hinc in hunc modum facium 25 c. Jér. 17, 8 1. Les < portes » et les « fenêtres » jouent un rôle important dans le pèlerinage spirituel de Rollc. Généralement on ne franchit pas cette porte : elle n’est ouverte que pour permettre de voir ce qui se passe au-delà. 2. Rollc affirme son incapacité de pécher depuis qu’il est entré dans la vie mystique. L’absolu de cette déclaration est nuancé el explicité dans les lignes qui suivent : c’est parce que le Sauveur le soutient qu’il ne tombe pas. Pour avoir la vraie pensée de Rolle sur la question, voir le Feu de Γ Amour, livre I, ch. XIX (trad. clL, p. 121). ( , t ACTION DIVINE DANS L'AME (CH. 16} 225 regard une porte ouverte1. Il verra, il volera dans la voie de la vertu jusqu’à la Vie véritable. J’ai solennellement juré de me dévouer à mon Juge : aussitôt la jubilation éternelle a pénétré en moi. La mélodie demeure, merveil­ leuse, en mon âme. Mes oreilles sont à l’écoute de l’harmonie des anges, et le chant de leurs concerts naît en mon cœur. Je savoure une joie que la grâce fait grandir. Comment désirer un autre bonheur que celui qui est né en moi? Je suis enflammé sans trêve en ma quête du Créateur, et, comme contraint par ma ferveur, je cours vers le chant. Je suis emporté par ma contemplation jusqu’à m’asseoir au festin céleste, à recevoir dans la prière un rang élevé avec les accents suaves de la sagesse du ciel. La divine Douceur détruit le mal. L’amour, délicieusement, me conduit vers Dieu. Je me délecte et m’enivre de cette saveur, et je reçois, dit-on, le charisme d’exprimer des réalités sublimes. Arraché au mal funeste, comment ccsscrai-jc de désirer mon Guide plein de douceur? Mes entrailles sont consumées par l’incendie de l’amour. L’ombrage de son parfum grandit en mon âme. J’aspire au baiser de l’Ami éternel. Vers ce baiser, mon âme amoureuse fait des vœux ardents, haletante du désir d’être enlacée par l’infinie Tendresse. Oui, il me faut agir ainsi et aimer avec une véritable passion. J’ai compris en effet que je ne devais m’occuper de rien d’autre. La fidé­ lité de la créature est établie solidement, elle ne se laissera pas séduire par la beauté sensible, et le disciple, enraciné dans la source éternelle, e produira son fruit® ». Car j’affirme solennellement ceci et je le fais connaître : tandis que, grandement réconforté, je module un chant paisible, je ne suis nullement ébranlé ni ne sombre dans le mal. Mon propos de ferveur muni de ce remède poursuit son cours tel celui d’un fleuve, loin des pleurs et des tempêtes, et mon cœur, captif du cantique, jouira finale­ ment de la possession de son Créateur2. Ainsi, « mon cœur 8 226 LE CHANT D'AMOUR (CH. 16) esi cor meum sicul cera liquescens *', liquidum licebit non labar in lutuin, lachrimis iam lotus, libenter laboro in laude letari ac liquescere in lumen Ictificans levatos. Deinde ut deficiens subsisto non solus, sed Salvans susten­ tat ne subito succidar semper suspirans deferri ad Deum, 15 Amatum 1 amplexans cum angelis [ordiar assumptus) in alta, ut postquam Pacificus potens imperio peremtor pravo­ rum percusserit plaga priorum parentum me moriturum modicum morantem, visibiliter veniam ut videam veraciter Veritatem viventem, iugiter iubilans ac dulciter delectans in desiderio dulcissimo divini decoris. 1 0 Spiritus specialis, inspira spiramen : quemadmodum 20 cupio carnem calcare et carere cupidine squalore cooperta, ita et integre animer amore Auctoris et ambulem ad alta ardens amore. * ’ Forma feminea non flectet firmatum nec puritas pacifica pectoris pii putredini patebit, sed [spretaj 25 spurcicia Speciosum in 1 splendore cernere suspiro et interna intendo [intente] intueri, audacter aspiciens ad oculos Amati. Sanctus secernitur a secui i singultu, et singulare solacium, scilicet celeste, sumit incessanter, cor­ porale contagium continue conquassans. Terror tristicie trahetur a tali et thronus Trinitatis in thalamo [tuetur * 30 tacite 1 triumphans tormenta tiranni. <1. Ps. 21, 15 1. Rolle semble parfois ne pas faire de distinction entre vie mystique et vision béatitique. Ici, il montre explicitement que la mort est la condition de la vision. 2. Tout ce paragraphe met en relief la spiritualité de Rolle. ('.’est l’amour qui est premier. L’aspect négatif de sa vie de charité, c'està-dire l'éloignement du péché et du monde, ne tend qu'à détacher l’àmo pour lui permettre d'atteindre les sommets de la contemplation et de la charité. • · Douai finit ici ACTION DIVINE DANS L’ÂME (CH. 16) 227 est devenu comme une cire en fusion*1 »! Je ne puis évidem­ ment tomber dans la fange après m’être purifié dans les larmes. Volontiers je m'efforce, en ma joyeuse louange, de me fondre dans la lumière qui élève et rend heureux. Certes je reste faillible, mais mon Sauveur est là pour me soutenir de crainte que soudain je ne m'affaisse, et je désire en soupirant être emporté vers Dieu, étreindre l’Aimé, commencer la vie des anges, m’élever sur les sommets. Lorsque le Pacifique, Seigneur puissant et Vengeur des fautes, m’aura infligé la peine duc à nos premiers parents en me frappant de mort après une brève existence, alors j’atteindrai la vision; je verrai véritable­ ment la Vérité et la Vie, dans la jubilation éternelle et la savoureuse délectation du désir très doux de la divine Beauté1. O Esprit, Ami très cher, envoie-moi ton souffle inspiré! Je souhaite mépriser la chair et me dépouiller de cette concupiscence au vêtement sordide, et je veux également, pleinement vivifié par l’amour de mon Auteur, marcher vers les sommets dans l’ardeur de cet. amour2. La beauté de la femme ne me fera pas chanceler, car je suis désormais affermi. Dans sa pureté et sa paix, mon cœur plein de tendresse ne peut laisser la corruption 1’envahir. Méprisant l’impureté, c’est le Dieu de Beauté que j’aspire à voir dans sa splendeur. Je m'efforce d’en fixer attentivement du regard les profondeurs, mettant hardiment mes yeux dans les yeux de l’Aimé3. Le saint est mis à l’abri du monde en pleurs, et il jouit sans cesse d’une consolation singulière — à savoir celle du ciel — tandis qu’il remporte d’incessantes victoires sur l'attirance charnelle. La crainte du malheur est bannie d’une telle âme. Protégée par la Trinité dont elle est le trône et la chambre nuptiale, sans tapage elle triomphe des persécutions du Tyran. 3. Ce thème « les yeux dans les yeux » n’est pas propre à notre auteur. On le trouve chez sainte Gertrude et d’autres mystiques. 228 LE CHANT D'AMOUR (CH. 16-17) Fortassis fidelis quispiam querit quomodo cor cremans ccre similetur. [Solicite] suspecti sancte sentite (27T) et subito scietis. Solet enim semper ac nonnunquam signanter pro fovendis fieri quod cera simplex substancialiter suffulta 51 applicata | ardori diutina dimissione ut dissolvatur, incli­ nari in ignem ct lenta lenitate liquescere labens. Sic quidem Creatore correptum, charitate crematum corque contem­ plans canticum canorum convertitur quippe in quale iam 5 cupit, et captus [calore] currit 1 canendo perfecte probatus, ut sciat secretum a superbis suspensum; assumitur in ignem utique cternum; ab exteriori excedens, estus interni intrat archanum, intentus in illo accenditur affectus. Tu autem exinde illud intclligas lumen incircumscriptum. [XVII] 10 1 [E]x hoc erit excelsus effectus et erigens oculos omnino ut amet qui ut cera liquescit ludifluus licenter, dum dulcor depascit ditatum divinitus et lux limpidissima lampadem illustrans illabitur letanti. Memorandum medullitus meis manifesto quod miles, non 15 1 miser, moderatus a malis mandatis se mancipat donec, dentibus dirruptis drachonis, a Maicstate magnifica melos mittatur quod manens mecum mulcet merorem. Memento, mundane, a maculis mundari; recole ruinam quam rodit repulsus, racionern reitera ut recte regaris et ’reficieris] 20 revera requie retributa a 1 Rege regnante. Nam mens mirifica ministrum mutavit quia membra mortalia a mundo se moverunt et mansuetudo miliciam modestia munivit et Cap. XVII : LO'O’G’ D H Lin U 1. Que signifie celle «adresse» ou «envoi» au lecteur? Il est difficile de le dire avec précision. Illud est vraisemblablement à rattacher à lumen. Saint Augustin avait déjà distingué entre islud lumen, lumière créée, et illud lumen, lumière incréée, infinie. Relie souhaite sans doute que la description qu’il vient de faire aide le lecteur à pénétrer quelque peu dans les merveilleuses réalités de la lumière divine. ACTION DIVINE DANS L’AME (CH. 16-17) 229 Comment assimiler un cœur brûlant à la cire, se demande peut-être quelque fidèle? O enquêteurs en défiance, placez-vous dans l’ordre spirituel et vous comprendrez sans effort. Devant un foyer, voilà ce qui se produit habituellement — et parfois ce peut être un symbole - : la cire naturelle, d’une consistance solide, exposée longtemps à la chaleur pour être fondue, se penche vers le feu, et s’amollit en une matière pâteuse qui s’écoule. Ainsi en est-il du cœur : conquis par le Créateur, embrasé par l’amour, répétant en lui-même un cantique harmonieux, il est finalement transformé en l’objet de son désir et, pris dans le brasier, court en chantant. Parfaitement purifié, il connaît les secrets cachés aux superbes. Il est saisi complètement par le feu dc l’éternité; mort au monde extérieur, il pénètre les arcanes de la flamme intérieure. Son amour, tendu vers elle, en est incendié. Que ceci t’introduise à l’intelligence de la lumière infinie11 [Ch. 17] Dès lors, promu à cette haute dignité, il tiendra le regard levé vers l’amour. Amolli comme la cire, tout joyeux et sans crainte, la douceur devient son aliment, le divin sa richesse; une lumière merveilleusement pure éclaire sa lampe et s’écoule en lui dans la joie. Mettez-vous bien en Lêle ce que je vais vous dire : je suis, non un pauvre hère, mais un soldat gardé contre le mal ct engagé dans la milice des commandements. Un jour vient où les dents du Dragon seront brisées et où je recevrai de la munificence de Sa Majesté la mélodie qui demeure avec moi pour adoucir ma peine. N’oublie pas, mondain, de te purifier de tes souillures! Songe à la ruine dont se repaît le réprouvé! Reviens à la sagesse! Elle te guidera dans la droiture et tu seras restauré par le véritable repos que te donne le Roi souverain. L’esprit ainsi admirablement élevé ne sert plus le même maître. Les membres mortels sont arrachés au monde; douceur et modestie sont le 230 •25 30 52 5 10 LE CHANT D’AMOUR (CH. 17) morbus malignus per melos migravit melliflue manans. Transit totaliter tempestas timoris dum tanta tranquillitas tangit tenentem et terminatur interius infirmitas 1 inducta. Conscienciam conquiro ut clara consistat et lucida lentes­ cat [a] latebris livoris ac laudans letanter levetur in lumen laxans laborem. Dulcis dilcccio divini dulcoris dura demul­ cet et dirum dolorem detrudit a dignis, ut libere liquescat languens amore et, 1 arva arripiens alti honoris, utique obumbrat illum Eternus destinatus dulcedini et dominans in domo dampnum [derelinquit], quatinus cupitus {28} Conditor confirmet castum cor et carum captum canore ut currat a cunctis constanter in castrum | quod curia canencium nequaquam contempnit, carmen continuans charissimi cantus. Namque nimirum minime cognoscitur canor a carne quia quassantur carnales cupidine [corvina], non carpentes canticum concordes coronans. 1 Dominans dulcissime, [desidero] deduci ad aulam [sitissimam] [adustus] amore quam inhabitant angeli ardenter amantes, ut Divinitatis dulcorem degustem de­ center et diter a Domino quem diligo devote, in donum Datoris dulciter [deporter], ut deinceps [delecter] Dilecti decore ct resignans 1 ruinam in regno requiescam, recipiens rumorem qui restat referri, reprobis reiectis in rivulos résiné ne regula retenti recte respirent qui cupiunt et querunt carnalem clamorem, clavati in clibano terreni1 23 1. Le mol « fidèle » ne rend qu'imparfaitement le lenenlcm latin. Le « saint » de Rolle est essentiellement tenace, constant, persévérant Cette notion de stabilité est très importante dans la spiritualité rollienne. Voir Table des thèmes : « Session ». 2. La vie mystique est un gage et une « inchoation » de la vision béatifiquo; et d’autre part le péché porto déjà en lui la substance de l’état des damnés. Il s’agit, dans les lignes suivantes, de la conduite des pécheurs ici-bas, conduite qui leur vaudra la réprobation finale dont elle est déjà l’amorce. 3. Par opposition au rnclos, les pécheurs ne recherchent que ACTION DIVINE DANS L’ÂME (CH. 17) 231 rempart de ces guerriers. La fièvre maligne s’est trans­ formée en mélodie ruisselante de miel; trouble et crainte s’en sont allés; une tranquillité immense s’empare de l’âme fidèle1 guérie de sa secrète infirmité. Ma conscience grandit, intime, pure, stable et lumineuse, indifférente aux machinations de l’envie. Dans la louange, clic s’élance joyeuse vers la lumière qui allège toute peine. Oui, la douce dilection de la suavité divine adoucil l'épreuve et repousse loin des élus le mai et la damnation. L’âme qui languit d'amour peut alors se fondre sans obstacle, aborder au rivage de la gloire et de l’honneur. Elle est à l’ombre de l’Éternel immuable en sa douceur, à l'ombre du Roi qui chasse le mal de l’âme où il a fait sa demeure. Le Créateur si désiré remplit de force le cœur chaste de son aimé. Celui-ci, séduit par le chant, s’enfuit alors loin de tous, court avec constance vers la citadelle, fierté de cette noble assemblée de chanteurs. 11 poursuit la mélodie de son cantique très cher. Ce chant, la chair ne peut s'en faire une idée! Les charnels, en effet, agités de convoitises noires comme des corbeaux, ne peuvent cueillir les fleurs de cette hymne qui couronne les cœurs parfaitement unis. O Toi dont la domination est douceur infinie, je désire parvenir, tout brûlé d'amour, à ce palais sublime habité par les anges pleins d’un amour fervent, pour savourer la douceur exquise de la Divinité, recevoir la richesse du Seigneur à qui mon cœur appartient, et être emporté suavement vers le don donné par Dieu. Oui, désormais subjugué par la beauté de l’Aimé, je romprai avec le mal, je trouverai mon repos dans le Royaume, j’apprendrai que la sentence définitive est déjà portée2 : les réprouvés sont rejetés dans leurs fleuves de poix. Aucune règle ne les retient. Sans cesse hors d’haleine, ils ne désirent et ne recherchent que les clameurs charnelles3. Cloués dan> les cris charnels. Par opposition au calor, leur fournaise n’est que tiédeur. 232 LE CHANT D’AMOUR (CH. 17) teporis ac clangentes quotidie ut conceptum committant 15 contagium in corde. Nempe nectuntur nomine 1 nefando et nesciunt nodurn necessarium pro nocte [ne nive] noceantur, nec capiunt consolamen in iubilum gerens et cogens constantem consurgere in canticum. Sed speciosus in spiritu specialiter inspiratur et abilis amari ardebit amore et audacter abiciens arma erroris. 20 avide assumet 1 graciant tam grandem quod gradiens ad gloriam gressus non gravabunt, donec diligenter in Deum directus pabulum pertingerit perhennis paradisi, glorifice grandescens in gradum gloriosum. Motus mirabilis mundos maturat qui manent metiti ut mclos mereantur et mandent 25 mistcrium minoribus in mundo. Hortor ut omnes habeant amorem ac ympnum orando ostendant occulte, celica sonante cithara tam sancte quod seva sensualitas subter secedat secure sopita ne surgat scindendo solacium super­ num. Vinculum virtutis iam vincit viventem et vanitas vacillans per vicia venalis vere vanescit ac vapor vindicte 30 in 1 virus vapulabit, nam sencio suaviter signa salutis et semper suspiro ut sedeam in celis, sessionem (25T) celebrans cum sanctis solempnem. Frustra fundantur falsi fideles quia funditus finietur fiducia fenerantis, et fumo inferni ficti ferientur et oinnes 35 utique umbra 1 honoris operti ut appareant in aulis avaris. Fcrvebunt fetentes formidine futura ; formosus et fortis in 53 feno falluntur et ideo | imbuti impio instinctu fervore felici12 1. Contagium appartient au vocabulaire liturgique (par ex. diabolica contagia, collecte du 17e Dimanche après la Pentecôte). Il signifie à la fois le contact et l’emprise du mal, car il est toujours pris dans un sens péjoratif. 2. Voir Table des thèmes : « Noblesse et royauté » « Nœud », « Nom ». ACTION DIVINE DANS L’AME (Cil. 17) 233 la fournaise de la tiédeur terrestre, ils annoncent chaque jour à son de trompe qu’ils vont mettre en œuvre le mal1 conçu en leur cœur. Ah oui! enserrés dans les lacets d’un nom funeste, ils ignorent ce nœud qui serait, dans la nuit glacée, leur indispensable protection2. Ils n’expérimentent pas le réconfort qui se traduit en cris de joie et pousse le fidèle à se lever pour chanter. Au contraire, revêtue de beauté, initiée par une parti­ culière inspiration, digne d’être aimée, l’âme brûlera d’amour et rejettera sans hésitation les armes de l’erreur. Son désir lui fera obtenir une grâce éminente. Dans sa marche vers la gloire, ses pas ne seront pas appesantis. Orientée délibérément vers Dieu, elle parviendra aux pâturages éternels du paradis et accédera avec honneur à un rang glorieux. Un élan merveilleux pousse les cœurs purs, ceux qui demeurent dans la mesure. Ils méritent de recevoir la mélodie et d'en communiquer le mystère aux humbles de ce monde. Je les exhorte tous à posséder l'amour. Leur prière secrète chantera alors comme une hymne. La cithare céleste résonnera d’une sainte harmonie. L'agressive sensualité cédera le pas. Inoffensive et apaisée, elle ne pourra surgir pour interrompre la consolation d’en haut. Le lien de la vertu, en cette vie déjà, enserre l'âme. Oui, déjà la vanité vacillante, vendue aux vices, s’évanouit véritablement. Le souille empoisonné de la vengeance est comme fustigé, car je perçois dans la douceur les signes du salut. Sans cesse j’aspire à m’asseoir dans les cieux, pour célébrer avec les saints leur session solennelle. Vaine est la sécurité des âmes faussement fidèles : l'assurance de l’usurier est ruinée à jamais, les hypocrites sont punis par la fumée infernale, et avec eux tous ces gens à couvert sous l’ombre des honneurs et se pavanant dans les palais de l’avarice. A eux, puanteur, fièvre et terreur éternelle! Le bellâtre et l’orgueilleux se sont follement fiés à du foin! Poussés par un misérable instinct, jamais ils ne jouiront de la bienheureuse ferveur. Ils ont 234 5 10 15 20 25 LE CHANT D’ASIOUB (CH. 17) numquam fruenlur quia federati fuerunt in factis falsorum ut fixi in [fervore’ finiendi favoris feruntur cum furibus facibus frementes : horum fornax fetidus fauces iarn fringet, nam [fugiunt] fidem famamque 1 fugant; sic filii feroces firmantur fortiter ut fundum furcncium penetrent post pauca et penas percipiant perpetuo perdurantes. Heu arrepti errore, decepti dulcedine, breviter benedice­ bantur et dediti diviciis non diu degerunt, nec dona ut ditentur eis deinceps dabuntur. En mundi malignitas maculat modernos 1 et mordet mortales morsus meroris : hinc merito mundani morantes in malis moti ac mutati metuunt; pro [minis nequaquam] nitentes ad noctem nas­ cuntur, et titubantes in tenebras terrores tenebunt, ac moriuntur miserrime ut multum meruerunt. Nam cupidus pro corpore Christum contempnit et concordiam ! consumens cadit in chaos ut ignis inferni ferveat facturam quam fallit nunc fastigium viciose voluntatis. Quippe concluditur captivus in carne et cor suum non colligit ut capiat Conditorem : quamobrem in conspectu Cunctipoten­ tis quassatus confundetur. Clauduntur carnales cupidinis calore, conturbati continue 1 curialiter non currunt, quia contriti consistunt in tribulis terrenis et canticum non capiunt charissimc charitatis. Verum non vereor virtute vestitus vitam vendicare, ut vulnus veneni a viris vacuetur et velus non veniam videre Viventem, sed nouas* in omnibus nuneians notandum nobiliterque [nascar] 1 ad numen nimirum in luce laudan- a. Cf. Éphés. 4, 22-24 ; Col. 3, 9 1. Comme dans les mystères du Moyen Age, la gueule béants du feu infernal est sur la scène du monde, prête à engloutir 1« impies. ACTION DIVINE DANS L’ÂME (CH. 17) 235 eu partie liée avec les fauteurs de fausseté, toujours enflammés d’honneurs passagers. Les voilà parmi les furieux, tout frémissants dans les flammes! Le four de puanteur allume déjà pour eux sa gueule1. Ils fuient en effet la bonne foi et mettent en fuite l’honneur. Admirez la force et la solidité de ces fils de fierté! Sous peu ils péné­ treront dans le domaine des démons rugissants pour y subir des peines qui doivent durer toujours. Malheur à eux! Surpris par l’illusion, égarés par le plaisir, ils ont semblé, un court moment, heureux et favorisés de richesses. Mais cela ne dure guère, car ces dons qui les enrichissaient, désormais ils n’en recevront plus. Voyez : le monde pervers souille aujourd’hui les hommes et mord les mortels de sa cuisante morsure. C’est pourquoi les mondains attardés dans le mal, ébranlés et déchus, ont bien des raisons de craindre. Devant ces menaces, privés de tout éclat, ils naissent à la nuit. Titubant dans les ténèbres, tenaillés par la terreur, ils mourront miséra­ blement et l'auront bien mérité! Car le cupide méprise le Christ pour un attrait corporel! 11 détruit l’harmonie. Il tombe dans le chaos, et le feu de l'enfer brûlera cette créature que trompe aujourd’hui l’orgueil d’une volonté vicieuse. Il est enfermé, captif de la chair. Il ne recueille pas son cœur pour saisir le Créateur : voilà pourquoi, en présence du Tout-Puissant, il est brisé et confondu. Oui, les charnels sont prisonniers de l’ardeur de leur passion. Perpétuellement agités, ils sont incapables de courir avec noblesse. Abattus, ils vivent au milieu des épines du inonde. Comment pourraient-ils entendre le cantique de l’aimable charité? Je ne crains pas, non vraiment, revêtu de vertu comme je le suis, de revendiquer la vie. La plaie sera vidée de son venin empoisonné. Ce n’est pas avec le « vieil homme » que je me présenterai pour voir le Vivant, mais eu e homme tout nouveau ·». Je proclame mon message. Une noble naissance m’introduit à la Divinité souveraine dont la 236 30 35 54 5 I.E CHANT D’AMOUR (CH. 17-18} dum quod libenter leti fie at ludentes in laude. Unde et adhuc angelis Auctoris in abditis appropians languidus laboro. Sic quidem captus carmine canoro cupio constanter Custodem creantem et colore conditus calidus in corde curro continue ut cursum consummem0 cum 1 charis comproban­ dum. Atque fidelis factus in fide, fortiter0 festino ad festum futurum, ut fruar in fine felici Factore (29) et funditus finiatur fastidium funeste fantasmatum febribus ac funibus inferni infringitur frenatis. Ego assumptus epulis eternis solummodo sapiam sonum celestem similiter sanatus a 1 sanguine severo, soierter suscipiens subsidium suave et I sedeam cum sociis in summis secretis sublatus subtiliter per sublime solamen. [XVIII] Aspiciens interim agentem amorem interius intentus, intime exuror ut audiam angelicam ex altis armoniam et audacter 1 amplectar in osculis olimpi ardorem Auctoris. In ignem invisibilem letantis latibula licenter illecta lucide liquescunt. Nam ad litus levatus langorc illapso per amorem magnum a ludis lacesco lenissime ligatus, lumen letissimum Cap. XVIII : LO’O’C’DH Lin U b. II Tim. 4, 7 c. Cf. I Pierre 5, 0 1. On a ici une première et discrète amorce du thème color qui sera développé tout au long du ch. 36. A noter que les mss O* et Lin ont ici calore. 2. Notre traduction suppose qu’une nouvelle phrase commence après le mot fanlasmalum. 3. On peut hésiter entre deux interprétations de sanalus a sanguine seecro, selon que l'on comprend « guéri de » ou « guéri par ». La variante qui lit sereno (mss L, O’, C1, Lin} serait favorable à la seconde tra­ duction : c'est le sang du Christ qui opère la purification et le réconfort. Mais on peut aussi comprendre » je suis purifié de la fougue de mon ROLLE JUSTIFIE SA CONDUITE (CH. 1«) 237 lumière comble d'allégresse les danseurs de la louange. Ainsi, bien que j’approche des anges du Créateur en leur secrète demeure, je peine cependant et languis encore. Captivé par l’harmonie du chant, je recherche avec constance mon Protecteur et Auteur. Revêtu de splendeur1, le cœur brûlant, je cours sans relâche « pour achever ma course·» » afin d’être compté au nombre des élus. Fondé dans la fidélité, « fort dans la foic », je me hâte vers la fête à venir. Je me délecterai alors finalement de mon Créateur bienheureux. Et c’en sera fini des ennuis de l’imagination 1 Ceux-ci sont brisés : les fièvres et les filets de l’enfer sont domptés21 Quant à moi, convive du banquet éternel, je ne puis plus savourer que le concert céleste. Vraiment purifié de la fougue de mon sang3, je percevrai en toute sa profon­ deur la suavité qui réconforte. Avec mes compagnons je siégerai au cœur même du mystère, soulevé par une grâce délicate et sublime. TÉMOIGNAGE I — L’ERMITE JUSTIFIE SA CONDUITE (Ch. 18-20) [Ch. 18) a. Sa conduite Lorsque je porte le regard intérieur est droite au plus profond de mon être pour y (Ch. 18-19) considérer l’œuvre de l’amour, je brûle intimement du désir d’entendre, venant du ciel, les harmonies des anges, et d’embrasser de mes étreintes audacieuses l’ardent amour du Très-Haut, mon Créateur. Dans la joie et la lumière, mon cœur, irrésistiblement attiré, se fond au feu invisible. Tout languissant du fait de mon grand amour, doucement enchaîné, je suis entraîné vers le rivage, fatigué4 des vains plaisirs. Désormais je loue avec plus d’allégresse la lumière béatifiante. Je suis embrasé sang » ; ce qui prolonge les confessions répétées do Rollo sur ses tentations. 4. Lacesco pour lassesco. Idem ou ch. 55 (177, 31). 238 10 15 20 25 30 LE CHANT D’AMOUR (CH. 18) leviter iam laudans, celitus succendor sapore suavi et sumor sepissime supra supina 1 ac sencio sonum sanctos sufflantem ut canam concorditer dilectas delicias amoris ctcrni. Siqui­ dem suspiro ad sedem supernam, semper suspiciens ad solium celeste quod sublimes sustentat simpliciter salvatos. Porro procaciter perperam non pergo nec preparor ad pabulum quod perimit potentes, at puto 1 pcrfcccius [pro­ tendi] ad polum, peccantis prostibulum pandens ut pareat, parcens puerulo periculis ne prendar. Penitus non propero in perfidis [portentis] nec poculum propino potantibus quid pravum : doctrine dulciter ditatus decore, Deum deduco qui dicat si sit dignum, nam divina dulcedine dego delibutus. Igitur interitum desidero deinceps qui dissipet detra­ hentem ct dirigat dignissime dulcissimum in donis a diro dolente. Testatur hoc Tutissimus qui tradit tortoribus torridos tirannos, quod teneor tranquillus, tactus tempe­ randa, exterminans terrenum : carnaliter non cupio [cantare] cantilenas. Si men*cior, quod memini malicia mundana, mirificum non merear melos neque mundari. Vagare non volui in vicii venenum nec aliis eruere dampnans documentum, sed disciplina diligens docetur quis addiscit. Didici quod doceo a Deo dignante; qui diligit donabitur ditissimo dulcore; deinde, dolore dainpnabili 1 (29'r) deleto, divinitus dotabitur ut meile debrietur. Magister magnificus, manum mittendo, mentem mundavit a maculis malorum, ct verbis veracibus orantem ornavit,123 1. Los sens spirituels : le regard intérieur, les harmonies angé­ liques, l'étreinte amoureuse, la saveur céleste. H ne manque que l’odorat, quo l’on rencontrera plus bas (ligne 32). 2. Allusion au miracle de la Pentecôte, mais avec une nuance de son harmonieux et non de grand bruit. 3. H s’agit du charisme d’enseignement, doctrine... decore, que Rolle a reçu de Dieu pour le bien du prochain. On rencontre maintes allusions dans le M.A. à cet apostolat de la vie érémitique, dés les premières lignes de l'ouvrage. ROLLE JUSTIFIE SA CONDUITE (CH. 18) 239 d’une saveur suave et toute céleste1. Très souvent, ravi au-dessus de la terre, je perçois le son du vent qui souille sur les saints2 et qui me fait chanter avec eux l’intimité délicieuse de l’amour éternel. Je soupire après la session de l’au-delà, les yeux sans cesse levés vers le trône céleste qui soutient les élus dans la gloire. Je ne marche pas avec effronterie sur une mauvaise route, ni ne m’apprête pour le festin qui conduit les puissants à leur perte. Bien au contraire, du moins je l’espère, je tends de mon mieux vers le ciel. Je dénonce le bouge des pécheurs et le montre au grand jour, préservant ainsi ma jeunesse du péril pour éviter d’être condamné. Je fuis toutes les fables contraires à la foi et ne verse rien de nocif à ceux que je désaltère. Je possède un doux ct glorieux trésor, le don d’enseigner3. Dieu voudra bien, je l’en conjure, faire savoir si cela convient; voici en effet que ma vie s'écoule, plongée dans la divine douceur. Maintenant je désire la mort qui mettra en déroute les détracteurs et guidera le bien-ainié comblé de grâces, loin de ses cruels persécuteurs. Dieu me soit un témoin fidèle, Lui qui livre les tyrans4 au feu des tortionnaires! Est-ce que je ne demeure pas en paix, vivant dans la tempérance, livrant une guerre sans merci aux désirs terrestres? Je ne souhaite pas chanter les mélodies charnelles. Ma parole! S'il me souvenait du monde trompeur, je ne mériterais ni le chant admirable ni d’être purifié. Je n’ai voulu ni m’égarer dans le sentier empoisonné du vice, ni publier une doctrine de damnation ; mais à celui qui a le zèle de s’instruire j’enseigne une règle de vie. C’est par la grâce de Dieu que j'ai appris ce que j’enseigne. Celui qui aime recevra une plénitude de douceur; puis, lorsqu’il aura détruit ses passions coupables, Dieu lui donnera de s’enivrer de son miel. Dans sa magni­ ficence, le Maître a étendu la main ct a purifié mon âme des souillures du péché. Tandis que je priais, il m’a fortifié 4. Les démons ou les pécheurs. Voir Table des équivalences. 240 55 5 10 15 20 LE CHANT D’AMOUR (CH. 18) obumbrans odore operis opimi. Sic segregatum a sceleris sudore Sapiencia superna sustulit suavem. Insuper et superor solacio sonante, I signum iarn sciens quod sancior e celis, ct sicio serene ut senciam salutem; longanimitas in latebris ut lapis ligatur et libet laudiflua luce lustrari ut ludici in iubilo gerar iocundus, et titubans temptator taceat a telis, terrore terminatus. 1 0 lesu genitus [et] indicans, iusticiam iussisti : Tu scis quid sencio et quomodo cucurri, quod osculum abhominor immundi ainoris ct ubera amplexibus obscuris [aperta] optime odivi. Horridum hospicium [abiciens) abintus antris avaricic oppidum obtendi affabilis amoris, et arduis anhelo timorem transcendens. 1 0 Pastor potentissime qui protegis paventes, percipis non posse me cum pravis puniri, nam Dator dulcedinis descendit in dilectam et dulcoratur diligens [destructo] dolore. Non polluar hinc penitus per preceps peccando, perferar sed pocius ad portas paradisi, perfruens peculeus pane [perimplente]. 1 Inibi intelligens amore inardescam, capacius concipiam cantum charitatis ac sonorum celicum subtilius sumatur, ut simplex in solacio sancto et securo in lesu dulcissimo iubilet ingenter. Quo­ niam comprobabile convicitur iam cunctis quod pervicax prestigium perhenniter peribit et puritas pacifica perma­ nebit 1 plene, cum prorsus penituerit potens quod peccavit, nam patitur patibulum in penis perdurandis. 0 mundane, 1. Litt. « de Ia sueur du mal ». ROLLE JUSTIFIE SA CONDUITE (CH. 18) 241 des paroles de la vérité, m’abritant à l’ombre odorante de son action divine. Préservé désormais des atteintes1 du mal, j’ai la Sagesse céleste pour soutien et pour douceur. Bien plus, je déborde de la consolation du chant. Je reçois dès maintenant le gage de mon élection pour le ciel, ct avec confiance j’ai soif de faire l'expérience du salut. La patience est fixée comme un roc dans ma retraite, et j’aiine me baigner dans les ondes lumineuses de la louange. Joyeux, je jubile pour mon Juge. Quant au Tentateur, il titube et rengaine ses traits, anéanti de terreur. O Jésus, Toi qui a pris notre chair et qui es notre Juge, Tu nous as prescrit d’être justes. Tu sais ce que j'éprouve et quelle fut ma course : le baiser de l’amour impur est pour moi détestable, l’étreinte charnelle offerte dans l’ombre m’est en parfaite abomination. J’ai refusé d’entrer dans les demeures ignobles. J’ai dressé dans mon cœur l’amour plein de charme, comme un camp retranché contre les repaires de la concupiscence. Malgré les difficultés je respire, toute crainte est dépassée. O Pasteur tout-puissant, Toi le Protecteur de ceux qui tremblent, Tu vois bien que Tu ne peux me punir avec les pervers. Toi qui répands la douceur,Tu as en effet visite mon âme, ton élue. En l’aimant, Tu l'as remplie de ta douceur. De mal, il n'y en a plus. Puissé-je désormais ne plus vivre dans l’impureté en me jetant étourdiment dans le péché! Mais plutôt parvenir aux portes du paradis pour y goûter sans fin le pain rassa­ siant qui fera ma richesse. Là, je voudrais plus consciem­ ment brûler d’amour, faire mien avec plénitude l’hymne de la charité, percevoir avec plus de sensibilité les harmonies célestes. De la sorte, unifié par cette sainte et sûre conso­ lation, je jubilerai à l'extrême en mon très doux Jésus. Personne ne peut douter que l’imposture opiniâtre périra à jamais, tandis que la pureté, porteuse de paix, demeurera toujours. De son péché, le puissant se mordra les doigts lorsqu’il pâtira au poteau des supplices éternels. O mondain, 242 25 30 56 5 10 I.E CHANT D’AMOUR {CII. 18-19) maculis memento molestatus quia mendaces miseri male moriuntur et morsi sunt amare maximo in merore. Siquidem et secernere sancti solebant [quod] viciosa voluptas 1 in virus convertetur et virtus veritatis veraciter vigebit; et vidi quod vanitas que viros velavit vadit vilissi­ ma ad veterem vindictam, nec semper subsistet superbus in sede, sed subito scindetur solium sublime, ac reprobus reclinans (30) reicietur a regno ruens cum reliquis qui recte non regebant. [XIX] ' Proinde persevero, non parcens ut petam, et propero ad pastum perfecte placentem et puto quod potero pertingere polum paciendo pressuras. Innotuit insuper interius Inspi­ rans quod intimam integritas imprimit ymaginem eterni Auctoris et | similem supportans ut sancte cum celigenis in sede subsistat incendit amore indiciaque inducit subsidii eterni. Quamquam non quero commercium carnale, profecto non penitus privor a pena, at punctus pcnalis pungit pergentem eciam 1 dum exterminans erroneum amorem propero pacifice ad edi civitatem. Attamen arripior habendi ardore et arduis anhelans iugiter iocundor et in Icsum in iudicio gestabor iubilando. Quippe contestor quod chari coronantur, et glorians gracias agam Auctori qui continet currentes ne carne capiantur; nam 1 novit nobiliter quid michi nocebat ac concessit quod cupio Conditor cunctorum, auferens ab animo horridum infernum. Ibique suscipio sonum suavem ubi iecur iacuit [cupidinis] perverse. Cap. XIX : LO'O’C1 D H Lin U ______ 1. Allusion à II Cor. 12, 7-10, curieusement mêlée à une rémi· nisconce du chemin de Damas. ROLLE JUSTIFIE SA CONDUITE (CH. 18-19) 243 malmené par tes propres fautes, souvicns-toi que les malheureux menteurs meurent misérablement et, sous la morsure amère, se morfondent magistralement! Voilà pourquoi les saints avaient coutume de se tenir à l’écart du monde : la jouissance malsaine se changera en poison, mais la vigueur de la vérité s’épanouira en toute sûreté. Et j’ai compris que la vanité qui aveugle les hommes s’avance, déshonorée, vers l’antique malédiction. L’orgueilleux ne demeurera pas toujours sur son siège superbe; mais tout à coup son trône élevé se brisera. Renversé, le réprouvé sera rejeté du Royaume et précipité avec tous les rois pervers. [Ch. 19] Je persévère sans relâche dans la prière, je me hâte vers les pâturages du plaisir parfait et je crois pouvoir parvenir au paradis par la patience dans les adversités. Bien plus, l’inspiration divine me révèle intérieurement que, par la pureté, se grave en moi l’image intime du Créateur éternel. Dieu soutient cet être qui lui ressemble pour qu’il puisse à jamais siéger saintement avec les élus. Il l’embrase d’amour et lui prodigue les marques de sa protection pour l’éternité. Je ne désire pas le commerce charnel. Mais je ne suis pas, pour autant, exempt d’épreuves. L’aiguillon de la tentation en effet me perce en route à l'instant même où, donnant la mort à l’amour coupable, je me hâte, paisible, vers la cité du ciel1. Rempli du désir de sa possession et haletant dans les durs chemins, je suis pourtant sans cesse dans la joie. Ma jubilation me conduit vers Jésus dans la justice. Oui, je l’atteste, les aimés reçoivent la couronne, et plein de fierté je rends grâce à mon Auteur pour les avoir, dans leur course, gardés contre les emprises de la chair. Dans sa transcendance, Celui-ci connaît en effet ce qui pourrait me nuire, et pour combler mon désir, Lui, le Créateur de l'univers, a retiré de mon âme l’horreur infernale. Je perçois une mélodie exquise en mon cœur, siège autrefois de concupiscences perverses. 244 15 20 25 30 35 LE CHANT D’AMOUR (CH. 19} Pene per potenciam premebar ut peccarem, sed protinus Qui 1 potuit purgavit pectoris purum penetrale ut, prodi­ tore perdito, perciperem protectorem. Michi, ut mitis maneam, libuit laudare Lucem luminantem* ut liberer a laqueis Leviathan livoris qui ludit cum levibus in ludo lenoeino, quorum lumbi languent luxuriis laborare. Igitur impiis omnibus obsisto [obumbratus 1 osculis] desiderati Dei, et levor laudando ludiflue letari, nam labor loquele leviter laxatur. Tutus non timeo tundere temptantes, contra tirannos tema tetendi quia tempestuoso tempore tanguntur et trucidant tenellos intentos interius; titubabunt territi ad tormentum nunquam 1 terminandum. Hec itaque ego intelligens ruminando reficior racione regendus, et rediens ad requiem renovor respirans ut regimen reiterans recupe­ rem regionem. Primitus in pulverem redigor remotus; percipietur postea ut parentes pareant potentes cum pau­ peribus (30v) parvuli et pravi : tunc Trinitati traditus a 1 retibus recipiar ad regnum reducendus; Redemptore repro­ bis recte resistente, cum regibus resurgam revera resuscitatus ad comprobandum canticum celitus collatum ad demonstranda dulcia dona quibus ditor. Indicantes iugulati iugiter gemebunt, nimirum nam nequiciis 1 nescioli se nectunt, dum detrahentes dirimunt Dantis dignitatem, descendunt a diviciis direpti ad dolorem. a. Cf. Jn 1, 91 2 1. Ce traître pourrait être le diable. Annould (op. cil., Introduc­ tion p. xxn, note) suggère une autre interprétation : co serait le « patron » de Rollc, l’homme riche qui l'avait accueilli dans sa demeure. Abandonnant son protecteur humain devenu un traître, Rolle trouve en Dieu un authentique protecteur. Si l’on adopte cette exégèse, la suite du texte (lignes 17 s.) s'en trouve éclairée. 2. Rollc expose les étapes de son cheminement spirituel : premier temps, celui de l'humiliation. Deuxième temps, postea, il réfléchit ROLLE JUSTIFIE SA CONDUITE (CH. 19) 245 Un peu plus et j’étais poussé à pécher! Mais bientôt le Puissant a purifié les secrets accès de mon cœur. J’ai abandonne le traître et j’ai trouvé un protecteur1. Moi, pour demeurer sans trouble, je veux louer « la Lumière qui illumine*» : ainsi je serai délivré des pièges du Léviathan jaloux. Il joue un jeu impur avec les hommes légers dont les reins aspirent à la luxure. Mais je me dresse, moi, contre tous ces impies. Je suis à l’ombre des baisers de Dieu, mon amour. La louange me ranime. Elle m'est jeu et joie, non plus labeur de paroles, mais douce relâche. Avec assurance, je ne crains pas d’accabler de mes coups les tentateurs. J’ai tiré mes plans contre les tyrans, car, saisis d'un emportement soudain, ils veulent exterminer les innocents attentifs à la vie intérieure! Mais ils tombe­ ront, titubants et terrifiés, dans les tourments pour toujours. Je considère ces choses avec attention et j’en suis réconforté. La raison me régit. Rendu au repos, ranimé, je reprends mon souille, je reviens au Royaume et regagne la Patrie. Tout d’abord écarté, j’ai été abaissé jusqu'à la poussière2. Mais j’ai compris ensuite que ces patrons, apparemment puissants pour les pauvres, étaient gens mesquins et mauvais. Alors, me livrant à la Trinité, saisi dans les filets, j’ai été ramené au Royaume. Le Rédempteur se refuse à recevoir les réprouvés. .Mais moi, je me dresserai avec les rois, véritablement revivifié, pour témoigner que le chant venu du ciel m'a été donné afin de révéler les grâces délicieuses qui sont ma richesse. Mes juges, jugulés, gémiront à jamais. Ah! ces pauvres insensés se sont empêtrés dans leurs machinations, ces détracteurs qui portent atteinte à la gloire du Dieu qui donne! Du haut de leurs richesses, ils tomberont, dépouillés de tout, dans la damnation. Là ils se souviendront qu’ils sur sa situation et reconnaît l’inanité des appuis humains. Troisième temps, tune, il s’abandonne entièrement à Dieu et, saisi dans les filets du divin Pêcheur, il est emporté jusqu’au Royaume. 246 LE CHANT D’AMOUR (CH. 19) Ibi erunt memores quod male morabantur; coram multis 57 metuent quod minores | mordebant et mitibus minabantur et quia munimentum medicinalis mistcrii mutabant in morbum malignitatis, mactati immundiciis miserimi mo­ riuntur. Incauti errorem inducunt dicentes eciam quod digni ut 5 · decipiant [dilatantur] interdum in domibus divitum. Sed invidi insidiantcs innocentibus inhabitant ergastulum impietatis et, inencientes de mundis, mansionem cum Sathana merentur quem sequuntur; quoniam cum chantate comprobabiliter calumpniam contumeliamque conculcans 10 constanter consideravi qualiter carnalibus corrupti contagiis a cornibus in quibus confidebant corruerunt, et quam continue Conditor conservat consolatorium cupientes comportare cantabile carmen. Hilaris exuror, non exterius materia mutabili, sed inte­ rius utique eterno amore, temporalium terens tenebras 15 tcmpta'cionum, abductus ab aliis altitudine oracionis, sed maxime in mente, ab illis videlicet qui vivunt viciose et vacuant virtutem et odiunt honorem altissimi Auctoris. Requies revera reficit robustum et racio reprimit cum reprobis ne ruam, nam cordis mei corpusculo 20 quamquam adhuc carceris captivitate concluso, 1 Radix rectissimus rapit me ad regnum, qui est Christus continue cupitus. Sanctus siquidem simplicitate sincera suam substandam separat a sceleratis et, suspirans celestibus, psalterium suscipit sine singultu, quia semper superat superbiam 25 sevientem. Potitur 1 profecto pane perpetuo et, pacienter pululans in prece placenti (31), portatur proinde ad paradisica poma, premia percipiens in pastu parato; celitus 1. Allusions aux aventures de Rollc, chassé de la maison des riches, après toutes sortes de calomnies. ROLLE JUSTIFIE SA CONDUITE (CIL 19) 247 ont mal vécu, et devant tout le monde iis regretteront d’avoir déchiré les humbles ά belles dents et menacé les sans défense. Oui, le remède du mystère salutaire, ils le changeaient en une maladie maligne. Et maintenant ruinés dans leurs débauches, ils meurent en miséreux! Ces téméraires répandent l'erreur, prétendant que les âmes dignes, pour mieux tromper, se laissent engraisser dans les maisons des riches. Mais ce sont des envieux qui tendent des pièges aux innocents et habitent la prison de l’impiété. Ce sont les calomniateurs des justes. Ils méritent de partager la demeure de Satan, leur chef de file1. Moi, fort de mon amour, je foule aux pieds calomnies et injures. J'ai toujours en elïet constaté ceci : ceux qui se laissent corrompre par l'ambiance charnelle s’écroulent sous les forces mêmes auxquelles ils se liaient, tandis que le Créateur garde sans trêve les âmes désireuses de posséder et de chanter le chant consolateur. Plein de joie, je suis embrasé, non du dehors par un objet changeant, mais intérieurement par l’amour éternel. J'écrase les tentations ténébreuses de la terre. Je suis emporté loin des hommes dans l’envol de ma prière. Mais mon esprit, surtout, s’éloigne des gens qui vivent dans le vice et qui sont vides de vertu, indifférents à l'honneur du Très-Haut, notre Créateur. Le repos véritable (de la contemplation) me rend des forces. La sagesse me retient de choir avec les réprouvés. Mon pauvre cœur de chair est encore, il est vrai, derrière les barreaux de sa prison. Pourtant, déjà je suis ravi jusqu'au Royaume par ce Rejeton très parfait, le Christ constamment désiré. Le saint, en sa simplicité sincère, place son trésor loin des scélérats. Soupirant vers les biens célestes, il s’empare sans regret du psaltérion, car il s’élève constamment au-dessus de l’orgueil jaloux. Il possède vraiment le pain de l’éternité et répète patiemment sa prière qui plaît à Dieu. Il parvient aux fruits du paradis et trouve sa récom­ pense dans ce mets préparé pour lui. Grâce au secours du 248 I.E CHANT D’AMOUR (CH. 10-20) suffultus sentit saporem singulariter suavem ac sumit incessanter solacium sonorum, currens constanter ut cursum consummelb, quemadmodum cum quis vehementer 30 se 1 vibrat ut valeat videre quod diutissime ac dulciter dilexit. Audeo asserere quod amor ascendit intrans intre­ pide in aulam eternam, ac astans in altis, cum angelis habitabit; denique dileccio dedicata in Deum dono vel dampno nunquam deicitur, sed durat indeletus, divisus a 35 dolo : quandoquidem et carnalis I cupiditas que ardens apparet, abiens algescit ac inserens erumpnam ut exulent eterne qui illam habebant. Inter hoc utique ab infimis ereptus interius inhereo deliciis divinis, et capit me | 58 carmen, cum curro, canorum, et gestatus in iubilum gau­ dium degusto, granditer gradiens per gradum gloriosum ad sedem supernam. [XX] * Dulce el delectabile lumen oculis, solem * ··scilicet sempi5 tcr'num, cernere suspiro, quia sequor inseparabiliter semitam sanctorum, ut subsistens suaviter sedeam in celis sine fine frtiendo flore felici. Etenim exaltor in ethera evec­ tus ac, erumpens ut orem ordine opimo, opinor quod habeo ardentem amorem. Immo, scio simpliciter quod sencio 10 signum salutiferi saporis", 1 et nimirum non nescio hunc nodum nudantem a nocte nociva, nam, ex quo iam exalta­ tur humana natura supra angelicam generose ierarchiam, Cap. XX : L O1 O' C> D H I.in U b. II Tini. 4, 7 a. Eccl. II, 7 I. On a déjà rencontré plusieurs fois la mention de ce signum ou indicium salulis, gage du salut donné par Dieu dès ici-bus à l’âme • Douai reprend ici ·· Douai finit ici ROLLE JUSTIFIE SA CONDUITE (CH. 19-20) 249 ciel il goûte la saveur de l’unique douceur. Sans trêve il reçoit le réconfort du chant et court avec constance « pour achever sa course” », semblable à l’homme tendu de toutes ses forces pour contempler enfin l’objet de sa tendresse. Oui, je ne crains pas d’affirmer que l’amour, dans son ascension, pénètre hardiment dans le palais de l’éternité et se tient dans les hauteurs pour habiter avec les anges. La dilection consacrée ά Dieu n'est ébranlée ni par les présents ni par les menaces. Elle demeure indestruc­ tible, étrangère à tout mal ; cependant que la convoitise charnelle, apparemment toute brûlante, va bientôt se refroidissant, semant derrière elle le malheur! Ceux qui la possédaient sont voués à l’exil éternel. Mais moi, arraché à l’abîme, j’adhère intérieurement aux divines délices. Je cours et suis saisi par le chant. Je suis emporté dans la jubilation. Je savoure la joie et gravis les degrés de la gloire, jusqu’au trône des cieux. [Ch. 20] b. Le jugement 41 La lumière douce et délectable du Christ lui sera aux yeux » — je veux parler du favorable (Ch. 20) «Soleil·» éternel —, j’aspire à la contempler. Oui je poursuis sans dévier le sentier des saints pour jouir à jamais de la session du ciel et goûter sans fin sa fleur de joie. Élevé et emporté dans les hauteurs, je bondis vers une prière sublime. Je pense posséder l’amour ardent. Bien plus, j’ai conscience en toute vérité d’expérimenter les prémices du salut plein de saveur. Je connais l’étreinte de ce nœud qui défend de la nuit mauvaise1. Grâce à lui. la nature humaine est noblement, exaltée au-dessus des hiérarchies angéliques. Car la Déité, fidèle. Ou a vu aussi l’image du · nœud » pour exprimer l'union vitale avec Dieu (voir Table des thèmes : « Nœud »). Le présent passage offre un intérêt tout particulier car le signum salutis et le nodus sont mis directement en rapport avec lo mystère de l’incar­ nation. 250 LE CHANT D’AMOUR {CH. 20) quia Deitas iugiter deliciosa et dives dulcore dignatus est de virgine sine vicio vitaliter virtuosa eternc essencic homi15 nem aptare, huncque electum secum 1 assumere semper sessurum. Ex hoc animatus, ardens aspiro ascendere in alta. Sed et protinus procul dubio omnes utique uberiori obumbramur auxilio, atque ardenciori aiTectu Amatori adheremus nostro ac Auctorem amplius in anima constantique corde 20 concupimus continue quem, ut fides nostra firmiter fate­ tur, scimus carnem nostram ex semine [A6rahe]b suscepisse. Quapropter, profusa in precordiis potcncia, proicimus pestem a pectore [puro], quatinus percipere poterimus perventi pacem perhennem et lumen letificans dulce dilectis 25 delectabile deinceps gaudentes gustare ac visibiliter videre solem celestem, Christum quippe qui charos coronat denique et Deum diu desideratum. Igitur exinde ad unum intendo; plenaria profecto perfeccio persistit delicatissimaque dulcedo, quod dico devotus cum suavitate felicissima et ineffabili hominem hominum cunctorum conspicere 30 Condi’torem. Reprobi revera reverberabuntur, nam aciem non habent in oculis obscuris qua Omnipotentem interius inspiciant. Ideo in eternum intimum ignorant quod ostendi­ tur almis. Radicatus in Rege refloreo, recenter a rethibus reversus; rectitudinem recolens refectus restabo ut, pangens prcco59 nia | Principi potenti, spacia pertransiens pontis periculosi, ad porticum [perducar] palacii perhennis. Siquidem subla­ tus celestibus secrete residentibus in regno, mundani melo­ dis refero rumorem, relinquens ruinam, nam certe superbi b. Jn 8, 33; cf. Gal. 3, 16. 1. Π semble qu'il y ait dans tout ce chapitre un arrière-plan d'allusions â Γ Exode. Voir Table des thèmes : < Exode pascal ». ROLLE JUSTIFIE SA CONDUITE (CIL 20} 251 éternellement suave et riche en douceur, a daigné unir une nature d’homme A l’essence éternelle, dans le sein de la Vierge sans péché, sainte en son principe. Et cet Elu, Dieu l’a fait siéger avec Lui, à jamais. Ranimé de ce fait, j'aspire avec ardeur à m'élever aux sommets. Bien mieux : tous, indubitablement, nous sommes désormais sous le couvert d’une protection plus efficace, et c’est avec une plus vive tendresse que nous adhérons au Dieu qui nous aime. Ce Créateur, notre âme le recherche sans cesse avec un désir accru et d’un cœur constant. Car — notre foi le confesse sans hésiter — nous croyons qu'il assuma notre chair a de la race d'Abraham*· ». .Jusqu’au fond de nos âmes, une force s’est répandue et notre cœur purifié rejette au loin le mal. Nous pourrons percevoir la paix sans fin, la paix de celui qui est arrivé. La lumière, douce joie des bien-aimés, sera pour nous bonheur délectable et savoureux. Nous verrons de nos yeux ce Soleil spirituel, le Christ, en vérité, couronne de ses élus et Dieu longtemps désiré. C’est pourquoi je suis tendu vers ce but unique. Oui, l’épanouis­ sement de la perfection et la douceur souverainement délicieuse consistent pour l’homme à contempler le Créateur de tous les hommes, avec une suavité et une joie infinies, dépassant tous les mots. Les réprouvés, eux, seront frappés, car leurs yeux obscurcis n’ont pas l’acuité intérieure requise pour contempler le Tout-Puissant. Ils ignorent à jamais les secrets révélés aux saints. Enté sur cette racine qu’est le Roi. je me sens refleurir. Récemment délivré des pièges, retenu dans la voie droite, je survis et suis restauré. Je chante les louanges du Prince puissant. Je traverse l’étendue de la mer orageuse, et je parviens au parvis du palais éternel1. Élevé jusqu’aux cieux dans la secrète demeure du Royaume, je repousse le bruit de la musique du monde et j’échappe à la ruine. Car, j’en suis sôr, les superbes et tous ces gens chargés du 252 5 10 15 20 25 30 LE CHANT D’AMOUR {CH. 20) similiter et 1 omnes onusti operibus obscuris recte repre­ hensi ad rampnum redacti reprobabuntur. Domine, quando descenderis ut discernantur diligentes a dampnandis, per dignitatem tuam dirus delebitur cuius dicione universa6 iam degunt. Sed et sophismata sapientum seen larium 1 supersticiosa sunt et non sana. Ideoque a soliis superbie saliunt in sulphur sempiternum ut ardeant in ignibus inferni qui ardorem avaricie. a se non abiciebant. Ergo insipientes inlelligile* et, o vos carnales captivi, casum {32) ad quem curritis concito considerate, quia prope est PrincPpans Potestas qui non parcet in punicione perversorum qui pauperes penetrare polum non putabant; et iam iubar generosum genimina gencium iudicabit et de hoc dolerc non debeo, sed in lesu cum gaudii gracia gloriari*, quia per iubilum geror ab hiis quos ignorancia inficit et quorum intellectus interiit ebetudine, 1 [qui] ad gemendum in iudicio generantur quia iusticiam non gerebant : horri­ bilia utique audient ibi obstinati et [obstruentur] in horren­ dis, nam profecte peribunt omnes ypocrite cum pessimis peccatoribus, et precipitabuntur pariter in puteum ple­ nissimum pena qui putruerunt in peccatis, ac postea non 1 parebunt perenniter ut proficiant ad pcnitenciam promerendam, quia nequaquam resipiscent a reprobacione neque vero aliquando relevabuntur a ruina, sed a requie repulsi recognoscent quia irrcmediabiliter ruebant et despe­ rati dolore indelibili scient certissime quod in suppliciis suspirabunt. 1 Siquidem quia in sceleribus sudabant et sanguinem siciebant, cum severitate a celigenis separati non salva- c. Cf. Esther 13, 9 d. Ps. 93, 8 e. Phil. 3, 3 I. Auaricia est pris ici (et ailleurs} dans uu sens très large : c’est rattachement aux biens terrestres, quels qu'ils soient : honneurs, ROLLE JUSTIFIE SA CONDUITE (CH. 20) 253 poids d’actions ténébreuses, seront justement punis, liés en bottes et jetés en enfer. Seigneur, quand Tu descendras pour séparer les amants et les damnés, le mal sera anéanti par ta souveraine puissance, lui qui tient aujourd'hui « toutes choses en son pouvoir0 ». Les sophismes des sages de ce monde ne sont que superstition et insanité. Iis leur vaudront d’être précipités de leurs chaires de superbe dans l’étang de soufre pour y brûler éternellement, eux qui n’ont pas su éteindre l’ardeur de leurs convoitises1. «O insensés, comprenez*1» enfin 1 Et vous, esclaves de la chair, voyez à quel destin vous courez au galop! Tout proche est le Juge souverain. Sans les épargner, Il punira les méchants de leur refus d’ouvrir le ciel aux pauvres. La vive clarté dc son jugement atteindra les enfants du siècle. De cette approche, je ne puis me plaindre. Au contraire, par grâce de joie, «je me glorifie en Jésus*» et ma jubilation m’emporte loin dc ces ignorants fieffés et dc ces stupides qui ont perdu le sens. Ils sont mis au monde pour gémir au jour du jugement de n’avoir pas pratiqué la justice. Λ cette heure, toujours obstinés, ils entendront les plus terribles paroles et seront saisis d’horreur. Perte prompte de tous les hypocrites et des plus affreux pécheurs, précipités ensemble dans le gouffre débordant de douleurs! Pourriture du péché! Fin de tout espoir de pouvoir jamais obtenir pénitence! Non, jamais de répit dans leur damnation, jamais dc résurrection dans leur ruine. Le repos leur est refusé et ils comprennent que leur chute est irrémédiable. La douleur du désespoir les marque à jamais, devant l'évidente certitude qu’ils ne cesseront de gémir dans les supplices. Ah! ils suaient sang ct eau pour faire le mal, ils étaient altérés de carnage! Ils seront impitoyablement séparés des richesses, plaisirs, bien-être. L’avarice, dans ce sens général et éminent, est l'opposé de l’esprit de pauvreté prêché par l’Évangilr*. 254 35 60 5 10 15 20 LE CHANT D’AMOUR (CH. 20) buntur sed subito soluti in cinerem sustinebunt singultum sine subsidio in sulphure sempiterno. Neque aliquando sencient solacium cum sanctis, nam nccligentcs illud quod necessarium erat, nudati sunt hac 1 nobilitate ac nescioli per nodum nocturnum in naufragio a nocivis [necabuntur]. Et quia non flagellabantur cum filiis qui j felicitate (ruen­ tur, in tormentis cum terrigenis qui tirannidem tenebant fulgure ferocissimo ferientur ct pro factis facinorosis velut furibundi effecti frendentes fervebunt in flammis sine fine. Ibidem utique non habebunt adiutorem, at inimici undique obsistent eis ut horror augeatur et amplius ardeant odio invicem qui contra (32*) Altissimum illicite amaverunt Nimirum in illud mare meroris mersi miro modo morientes manebunt ct nunquam morientur, et quia in gula gloria­ bantur cternaliter in egestate erunt. Quippe confortati in corpulentis contagiis, merito, quia 1 in mundana malicia sine mensura morari maluerunt quam cum ministris Christi memoriale magnifice Maicstatis medullitus meditari, dentibus quibus deridebant debiliores [destructis] et munera que malos munierunt amittentes, maximis miseriis mancipantur. Denique desolatis domibus divitum deinceps a 1 demonibus devorabuntur ct ignium infernalium instru­ mentis accensi, non erit in cis aliquid non occupatum inextinguibili ardore. Itaque in luis expulsi erumpnis appare­ bunt horribiles in obscuris et continue contundentur in carcere caliginoso omnes communiter qui non cupiebant Conditorem, quia ab inicio 1 eiciuntur ab eternitate ut non accipiant hereditatem cum electis. 0 dire diligens, divisus a desideriis dignis, tibi dico quia 1. Voir Introduction, p. 73, sur la prédestination. Hollo a parfois des mots 1res durs qui donneraient à penser que, dans son esprit, les damnés sont réellement prédestinés à 1‘enfer. .Mais ces passages sont à corriger par d’autres plus modérés et plus explicites où l'on voit clairement que c’est en pleine liberté que la pécheur choisit le mal dont la damnation sera le châtiment. ROLLE JUSTIFIE SA CONDUITE (CH. 20) 255 citoyens du ciel. Exclus du salut, soudain réduits en cendres, ils endureront le châtiment des pleurs, sans espoir, dans l'éternel étang de soufre. Jamais ils n’expéri­ menteront la consolation des saints. Pour avoir méprisé le » bien essentiel, dépouillés de cette noblesse, les malheureux inconscients, livrés à l’étreinte de la nuit, trouveront la mort dans un périlleux naufrage. Ils n’ont pas accepté tes épreuves d’ici-bas comme des fils destinés au bonheur. Ils seront précipités par une foudre implacable dans les tourments réservés aux hommes qui ont servi le règne du Tyran. Pour prix de leurs crimes, grinçant des dents comme des frénétiques, ils brûleront dans les flammes éternelles. Là, point de secours! Mais partout des ennemis! L’effroi va croissant, et avec lui la haine entre des gens qui, contre la volonté du Très-Haut, s’étaient livrés à d’illégitimes amours. Complètement immergés dans cette . mer de douleurs, ils demeurent ainsi, par une sorte de miracle, sans jamais mourir. Pour avoir mis leur gloire dans la gloutonnerie, ils souffriront d’une éternelle disette. Ils ont trouvé leur consolation dans l’union charnelle. Ils ont choisi de se plonger sans frein dans la malice du monde, alors qu’il aurait fallu, avec les serviteurs du Christ, appliquer l’attention et la pensée à la glorieuse Majesté. Ils riaient à belles dents des faibles, mais leurs dents seront brisées et les présents qui couvraient leurs péchés leur manquent aujourd’hui! Les voilà soumis aux pires tortures, comme ils l’ont mérité. Au dernier jour, les maisons de ces riches seront ruinées; eux seront dévorés par les démons et consumés par l’appareil des feux infer­ naux. Rien en eux qui ne soit la proie de cette brûlure inextinguible! Précipités dans les tourments, affreux à voir au milieu des ténèbres, ils seront sans cesse broyés tous ensemble dans leur prison obscure pour n’avoir pas désiré le Créateur. Oui, dès le principe, ils sont exclus du ciel sans avoir part à l’héritage des élus1. 0 amant coupable, vide de saints désirs, écoute-moi! 256 25 30 35 61 5 10 LE CHANT D'AMOUR (CH. 20) dulcedo dilecte tue in qua delectaris cum [doloris] duricia a tc delebitur, cui diu deditus deseruisti Deum et in deceptiva delectatione devians a dulcore divino, deformandam feminam 1 tecum detinuisti deam. Igitur enim quia elegisti illam et exuisti ymaginein qua exultares eterne atque arripuisti animum ab Auctore ad eam amandam, concupiscens creaturam non Creatorem, profecto pena plecteris importabili et palmam non percipies cum pacificis, nam charitatis corona carere conquisisti. 1 Ideoque continue currens in carnalibus in captivitatem cades sine conver­ sione. Proinde pensandum peccatoribus predico, portatus in persona penitenlis ut paream potenter paradisicolis, per­ fecte protuli quomodo capiuntur charissimi ad canendum canticum charitatis et recte relinquere recia que retinent ruituros qui nunquam requiescent cum regibus reformatis ad regnum, et ut rapti ad refcccioncm (35) reverenter resonent Begem in sono cclitus | suscepto, quia uana gracia el fallax es! pulchritudo,* corporalis scilicet, que non sanat sed cicius separat insensatum a sanitate. Verum non vereor prodere quod non placet peccantibus ut vcrsucia ventiletur, quia in vicium vertitur quod in viris videtur 1 virtuosum et vernaculi vacillantes in vaporibus vanitatis in venenum vadunt, vacuata veritate. Porro palpantes pulcherimum putant quod prosperan­ tur. sed veraciter vilitas veniens vestiet venumdatum ad viciosos et (inis talium fcile erit ferocior et horrorem habebunt absinthio amar'iorem. Nam pulcritudo presens prestigii est portentum et visibile velamen putredinis perferende. Fallit ergo forma quam [facimus] nobis farni- f. Cf. Prov. 31, 30 1. Tous les manuscrits, sauf celui de Dublin, portent pulcherrimat, ce qui est notablement plus concret ' ROLLE JUSTIFIE SA CONDUITE (CH. 20) 257 La douceur de l’aimée qui te comble aura une fin cruelle et douloureuse. Trop longtemps tu as oublié Dieu pour cet amour. Tu t’es éloigné de la douceur divine pour des voluptés trompeuses et tu t’es fait une idole de la beauté fallacieuse d'une femme! G’est bien cela! Tu l’as préférée à cette ressemblance qui devait te donner la joie éternelle. Tu as détourné ton attention du Créateur pour l'appliquer à cet amour, convoitant la créature au lieu du Créateur. Le résultat : le châtiment d’une peine insupportable, le refus de la palme offerte aux pacifiques, car tu n’as réussi qu'à perdre la couronne de charité. La poursuite continue des biens charnels te conduira à la chute dans un esclavage sans rachat. Je conjure donc les pécheurs de réfléchir. J'ai pris les livrées d’un pénitent, mais c'est pour être puissant aux regards des citoyens du paradis. J’ai décrit, sans rien omettre, la manière dont les bien-aimés sont emportés vers le chant du cantique d’amour. Ils se libèrent entiè­ rement des filets; mais les pécheurs, eux, s’y laissent prendre et jamais ne goûteront le repos avec les rois rétablis dans le Royaume. Emportés vers ce festin, ils exaltent hautement le Roi par le chant reçu du ciel. Vainc en effet « est la grâce et trompeuse la beauté' », la beauté corporelle s’entend, qui, loin de guérir, enlève au contraire la santé à l'insensé. Mais je n’ai pas peur de proclamer des choses déplaisantes pour les pécheurs, et de dissiper au vent leurs artifices pour appeler vice ce qui paraît vertu aux hommes. Esclaves vacillants dans les brouillards de la frivolité, ils marchent vers le poison pour avoir rendu vaine la vérité. Dans l’étreinte de la beauté corporelle1, ils croient trouver le bonheur. Mais en réalité, la honte sera le vête­ ment de ces gens vendus aux vices. Leur mort sera plus âcre que fiel, leur angoisse plus amère qu’absinthe. La beauté présente est une trompeuse merveille, elle voile à nos yeux la pourriture de demain. La forme corporelle o 258 15 LE CHANT D’AMOUR (CH. 20-21) Harem et, cum cordis constanciam concupisccncia corrum­ pit, concito cadit in contemptum Conditoris, ac speciem spernens spiritualem perennem, ad similitudinem se 1 sociat simiarum, lumentorum gerunt gencracionem et cum [brutis] breviter benedicuntur quia, temporalitate termi­ nata, [trucidantur] in tirocinio tempestuoso et, deletis deliciis, in pulverem putridum perducuntur. [XXI] S Concaluit cor meum intra me et in meditacionc mea 20 exardescet ignis* ·. Eructo interim oraculum occultorum ostensivum et intelligenciam que non omnibus apperitur, quod orantes in excelso ardore ct optima oportunitate ympnificant Altissimo inexcogitabiliter et in numen [nimirum] ad diligendum desiderantissimum nobiliter 25 neumatizant, nomen nequaquam necligentes 1 quod nascitur pro nobis, donec terna quod tetigi tractaverim temperanter. Accepi autem amantissimam amicam quam habeo ad amandam, Trinitatem tantummodo ego tenellus tenens, in qua eciam tuta tranquillitate sine terrore a tirannie 30 terminabor. Expulsis igitur ' invidis in ergastulum errori» quia ardent incessanter impura indignacione et cum hoc itaque electis ab impiis erutis in habitu exteriori, intemerata intencione interius inspirata ab Omnipotente ne cupiant capi per corrumpentem carnalitatcm, nec amplius | 62 habeant animum acceptantem amorem in habitacione in Cap. XXI : L O’ 0‘ C» D H Lin U a. Ps. 38, 4 VICTOIRE DE L’AMOUR DU CHRIST (CH. 20-21) 259 qui nous est devenue familière nous trompe. Dès que le cœur fidèle est corrompu par la concupiscence, il tombe dans le mépris du Créateur et néglige la beauté spirituelle qui, elle, ne passe pas, pour devenir pareil aux singes! Oui, ces gens-là mènent une vie purement animale et, comme des êtres sans raison, ils ne connaissent qu’une prospérité tout éphémère. Car, leur vie temporelle achevée, ils commencent avec la mort un esclavage plein de trouble, et, toutes délices anéanties, s’en vont à la poussière et à la putréfaction. V. L’AMOUR DU CHRIST, VAINQUEUR DE L’AMOUR CHARNEL (ch. 21-23) Concaluit cor meum intra me et in meditatione mea exardescet ignis (Ps. 38, 4) [Ch. 21] « Mon cœur s’est échauffé au-dedans a· L^OUL Î?rncl de moi et par la méditation le feu sest enflammé·.» Ce verset prophé­ tique, que je profère ainsi, révèle des secrets dont l’intelli­ gence n’est pas donnée à tous. Les orants pleins de ferveur céleste et de sens parfait chantent au Très-Haut des hymnes incomparables, des mélodies célestes à l’immense Majesté, objet infini de désir et d’amour, sans oublier jamais le Verbe né pour nous. Quant à moi, j’en ferai connaître selon ma mesure l’air tenu secret jusqu’ici. N’ai-je pas une amante très tendre? .J’ai pour amour la Trinité à laquelle je m’attache dans ma faiblesse, en qui je jouis d’une tranquillité très sûre. Plus de crainte! J’en ai fini avec les tyrans. Mes détracteurs en effet sont rejetés dans la prison de leurs égarements. Ne brûlent-ils pas sans cesse de passions impures? Or tandis que les élus sc distinguent des impies par leur conduite extérieure, le Tout-Puissant leur inspire intérieurement un zèle sans tache. Les désirs corrupteurs ne les séduiront plus. Leur cœur ne peut plus accueillir l'amour en cette demeure 260 5 10 15 20 25 LE CHANT D'AMOUR (CH. 21) qua velociter felicitas finietur, sed audacter introeant in alta, temporalia transcendentes, et ultra terminos in quibus tempestas timetur intueantur eternitatem, ac vigilantes (33*) a viciis vivant in virtute et declinent deinceps dormicionem in devastanda delectacione, quia dulcedo sine Deo deducit sibi deditos in dolorem indelibilem. Dicitur namque dilcccio dampuabilis que Deum non diligit, quia Conditor sic cunctos condidit ut capaces consisterent consolatorie charitatis, dummodo non decidunt per 1 delicta in derisionem demonum et conquassantur in chaos continue sine corrcccione. Penitus profecto non purgabuntur a piaculis, quia ignis assidue ardebit in creatura contagiis culpe corrupta, et irremediabilis amodo impietas facit facturam fece falsitatis fetentem sine 1 fine ad funus ferocissimum foveri, nec finiet tamen fervorem. Ille utique ardor infernalis ire Omnipotentis indicat induccionem qui vindex est velox et vegitabit sine separacione in vilibus viciosa voluntate inveteratis, unde et in eternum in abicctis habebit ad agendum qui .Auctorem non amaverunt, nec parcet I palam sine pace punire perversos qui in hoc orbe offensam Adiutoris occulte operabantur. Verumtamen Verbum veritatis vident virtuosi et vigilantes in voce vivaci vacant veraciter ut valeant virescere in virtute, vanitatibus vile evacuatis. Quamvis autem comprobabile sit et constet in conspectu 1 canencium charitative quod perpauci perfcccionem pertingere poterunt in presenti et sentire suavitatem sapiencie sempiterne, nonnulli nimirum amoris anulo interim in anima arrantur*, et capti ad conspiciendum b. Cf. iirev. Horn., 21 januarii, feet. S. Agnctis, 3» antiphon· ad Laudes et Vesp. 1. Voir Table des thèmes : «Chaleur et feu ». VICTOIRE DE L’AMOUR DU CHRIST (CH. *21) • 261 (terrestre) d’où le bonheur s’enfuit si vite. Mais ils pénètrent hardiment dans les hauteurs. Ils s’élèvent au-dessus du temporel, et, par-delà les régions soumises au trouble, ils fixent leurs regards sur l’éternité. Vigilants à l’endroit des vices, ils vivent de vertu, et à tout jamais renoncent au funeste sommeil de la volupté. Car la douceur, hors de Dieu, conduit ceux qui s’y livrent à une douleur indélébile. 11 faut donc appeler coupable la dilection où Dieu n’est pas aimé. Oui, le Créateur a créé tous les hommes pour les faire jouir de son amour ct de sa consolation, à condition que, par leur faute, ils ne tombent pas dans les pièges démoniaques, au risque d’être broyés éternellement au fond de l’abîme, sans espoir de salut. Ah! c'est bien certain : jamais ils ne seront purifiés de leurs crimes. Toujours le feu trouvera un aliment dans l’être corrompu par le contact de la faute. Créature enflammée d’une trompeuse et répugnante ardeur, son iniquité désormais sans remède la fait se consumer à jamais dans les plus rigoureux châtiments. Et point de fin à cette brûlure1’. Ce feu de l’enfer est le signe révélateur de la colère du Tout-Puissant! Feu prompt à châtier, plein de force! Rien ne l’arrête parmi ces gens avilis, volontai­ rement vieillis dans le vice. Ah oui! éternellement il trouvera sa pâture en ces misérables, sans amour pour leur Créateur. Il ne cessera de punir publiquement sans pitié les pervers qui, en cette vie, machinaient secrètement leurs offenses au Dieu sccourable. Mais les hommes de vertu, eux, voient le Verbe de Vérité. Us passent leurs veilles en de vibrants cantiques. Leurs efforts méritent la croissance spirituelle. Leur vie est sans vanité. Il est bien attesté et patent aux yeux des chantres de l'amour que seul un très petit nombre pourra, dans la vie présente, atteindre la perfection ct savourer la douceur de l’étemelle Sagesse. Et cependant il est vrai que quelquesuns reçoivent dès maintenant en leur âme « le gage de l’anneau*»» nuptial. Emportés vers l’incessante contem- 262 30 35 63 5 iu 15 I.E CHANT D’AMOUR (CH. 21) continue Creatorem concalent in corde calore charitatis concepto : qui, consistentes in cantico, confir mantur ut non cadant, sed et corroborati ad currendum constanter sine cupidine corporali in canora consolacione consum­ mabuntur, capaces constituti ut conscendant in consorciuni calidissima cbaritate coronatum. Quippe quia Conditorem continue concupiebant et claustrum carnale contempnere cura'bant, cooperti calore efficacissimo ad operandum ut osculetur optatum, cantacionem carpunt in delicatissima delectacione. Prorsus perseverare poteris sine pavore penal i in paciencia (34) Christo placabili, si perspexeris perspicue ea que prenotantur, j nam predicant perfecte quantum putamus posse perimpleri a pergente et nondum pervento. Et in hoc utique arguunt omnes impios, ac racionibus rectissimis resistunt eis qui per reprobam vitam ruunt a regno, quia dulcius degerent si in dulcedine 1 desursum data devote delectarentur et, deposita dampnabili dilcccione, deinceps diligerent Deum. Sed relicti ut nunquam ad requiem reparentur, non restituunt ea que rapuerunt, quia virtus a venenatis per virulenti hostis insidias viliter evanescit et, iusticiam non gerentes, ad indicium iugiter gemebunt, nescientes nimirum, cum criminibus colligantur, in lesu iubilare : unde et obstinati erroribus usquequaque obiuscantur, nec arripere audent aliquod arduum quod accepta­ ret Albissimus, putantes quod non possunt portare penitenciam, qui tamen ut balbucicntcs ad bella breviantur et vapulant in verberibus, 1 tenentes tirannidem intemperate1 2 1. Pas de prédestination au mal a priori; le choix libre du pécheur l'entraîne seul vers la damnation. Il peut revenir à Dieu et sert pardonné. 2. Rollo emploie très généralement error dans le sens d’un égare­ ment d’ordre moral, d’une tromperie, d'un péché. Beaucoup plue rarement le mot désigne une inexactitude, une erreur; par ex. ch. 57 (18·!, 11) : absurdissimum sit... opinari aliquid falsum i'd erroris in sacris Seripluris. VICTOIRE DE L’AMOUR DU CHRIST (CH. 21) 263 plation du Créateur, leur cœur brûle du feu de la charité qu'il a conçu. Fixés dans le cantique, ils se tiennent si fermes que rien ne les fait broncher. Par leur course vigoureuse, sans s’arrêter, exempts de convoitises char­ nelles, ils atteindront le but grâce au chant qui réconforte. Ils sont capables désormais de s’élever jusqu’à rassemblée céleste sur laquelle repose, telle une couronne, l’éclatante flamme de l’amour. Leur désir incessant les portait vers le Créateur. Mais il leur fallait se dégager de leur prison de chair. Ce n’est que revêtus d’une charité agissante qu’il leur est possible de réaliser leur vœu : le baiser, et de déguster avec une délectation infinie la joie du chant. Sans crainte du châtiment, tu seras capable de persévérer jusqu’au bout dans la patience agréée du Christ, si tu portes la plus grande attention aux observations qui précèdent. Elles enseignent parfaitement tout ce qui, à notre avis, peut être réalisé par l’homme en étal de voie et non encore au terme. Et pareillement elles contredisent les impies, elles opposent des arguments irrécusables à ceux que leur manière de vivre précipite hors du Royaume. Oui, leur vie serait meilleure s'ils prenaient pieusement conscience des délices de la grâce reçue d’en haut, si, rejetant toute dilection condamnable, ils tournaient enfin leur amour vers Dieu1. Mais, laissés à eux-mêmes, jamais ils ne reviendront au repos. Ils ne restituent pas ce qu’ils ont dérobé (à Dieu). Sous le poison virulent de l'Ennemi insidieux, leur force s’évanouit misérablement. Alors ils ne vivent plus selon la justice. Au jour du jugement ils gémiront sans fin, profondément incapables, enchaînés au crime, de jubiler en Jésus. Ainsi, ils s’entêtent dans le péché2, sans jamais sortir de leur aveuglement, et sans oser tenter un acte d’ascèse que le Très-Haut pourtant accepterait, convaincus qu’ils n’ont pas la force de supporter la moindre pénitence, pareils à des enfants qui s’enrôlent pour la guerre et se font rouer de coups! Ils exercent sans modération un pouvoir tyrannique, et se 26*1 LE CHANT D’AMOUR (CH. 21) et exercentes in hoc exilio elidencic amcnciam usqucquo eiciantur in exterminacionem. Hcc electus intelligere incipiens lelabilur, vindiciam videns viciosorum, libenter lavans manus maculatas in sanguine0 scelestorum cito subiet sentenciam qua secer20 nuntur sancti a I sceleratis, ut salvetur; siquidem semper suspirabit, orans absque dubio affectu ardenti abiciet ab animo abhominaciones quas odit [Omnipotens], ac cogitatus carnales que superare solent cciam sapientes continue continens in charitate calcabit. Titillant tales in tenellis 25 et tediosos tangunt, ut a temperata tranquillitate 1 turbati titubent in tormentum. Sed videte, ut vivere valeatis, quia vclud vipera vomunt venenum. Igitur, erectus ad intima inspicienda inflammatum (34r) habet cor suum et renes commutatos ad concupiscendum charissimum consolamen, ut tripudium teneat cum choreis 30 consonantibus in castris Conditoris et aulam ascendat assidue assistens inter ordines angelorum. Antequam autem assumatur ad habitandum in altis, occidet ocium et operabitur oportune, ostendens omnibus honorificum exemplum, ac motus maculosos a pectore potenter proiciet, 35 ut mens mundata muneribus mirificetur et 1 ardor ignis interius urentis omnem absumat amaritudinem, purgans penitus penetralia ut postea in peccato non putrescant. I Nicbil namque ita neophitis nocet nec est aliquid quod 64 tam j cito a celica simphonia subtrahit sedentem aut quod humanum animum evertit ab amore cterno et repente reclinat a regimine rectitudinis, sicut pulcritudo placens c. Ps. 57, 11 1. Celte joie à voir le châtiment des pécheurs sera exprimée plus en long au ch. 56. Elle trouve, il est vrai, une justification dônâ los textes scripturaires; mais elle nous semble, malgré tout, quelque peu choquante. 2. Rollc n’est pas quiétislc : l'effort humain pour purifier l’âme et la préparer à recevoir le don mystique, garde sa place ct son rôle. 3. Litt. : « celui qui est assis ». Voir Table des thèmes : « Session ». VICTOIRE DE L’AMOUR DU CHRIST (CH. 21) 265 livrent en cet exil à leur folie d’oppression jusqu’au jour de leur chute dans la mort. «C'est une joie» pour l'élu d’ouvrir son intelligence à tout ceci, « de considérer le châtiment des pervers, de laver ses mains» maculées «dans le sang des pécheurs®»1! Bientôt il sera soumis pour son salut à la sentence qui sépare les saints des scélérats. Λ quelques conditions cependant : des soupirs incessants, une prière pleine de foi, un amour ardent qui chasse loin du cœur les abominations honnies du Tout-Puissant. Les pensées charnelles triomphent parfois des sages eux-mêmes : il faudra constamment s’en garder et les fouler aux pieds dans l'amour. Oui, de telles tentations harcèlent les faibles ct s’attaquent aux tièdes pour troubler l’équilibre de leur paix et les faire tomber, titubants, dans les tourments. Prenez donc garde si vous voulez la vie, car ces vipères vomissent le venin. Élevé à une contemplation secrète, l’homme a le cœur embrasé, ct scs reins purifiés ne désirent plus que la suprême consolation de l’amour : prendre part dans l'allégresse aux danses sacrées parmi les chœurs harmonieux dans la citadelle du Créateur, s’élever jusqu’à son palais pour siéger à jamais dans les rangs des anges. Mais avant d’être admis à cette demeure céleste, il combattra sa paresse, et, par ses œuvres efficaces8 il montrera à tous un exemple glorieux, et bannira énergiquement de son cœur fout, mouvement d’impureté. Ainsi l'esprit purifié recevra les richesses de la grâce; toute amertume sera consumée par le feu intérieur d’un amour brûlant, les profondeurs du cœur seront parfaitement purgées et ne pourront plus connaître la pourriture du péché. Rien, en effet, n’est plus nuisible aux novices que la séduction pleine d’attraits d’une jolie femme, rien de plus propre à soustraire soudain le solitaire3 à la symphonie céleste, à détourner le cœur de l'homme de l'amour éternel, à le faire dévier tout à coup de la ligne droite. Pareille image apparaissant aux regards atteint l’âme et l’entraîne 266 LE CHANT D’AMOUR (CH. 21-22) formose mulieris, quia species apparens [oculis] offendit 5 animam et irreverenter rapit ad 1 recolendam vanam visionem ut nonnunquam nectatus in forma fallente ferveat ad fruendam infelicitatem unde funere futuro infrunitus ferietur. Domina hec, quanquam decora, tamen indigna; diligi non debet, nam multos maceravit ad mortem ct debiles deiccit a dignitate, ac duces demergens in 10 derisionem 1 demoniorum, dirripuit thesaurum ditissimum quem desideravit Deus. Improba illusit incolis universis ct opilavit ora hesternorum ne aperirentur ad adorandum Auctorem, ct modernos ita misit in misterium malum quod malunt morari in malicia quam mancipari cum 15 mansuetis; et ideo merito non mitigabuntur a 1 morsione mortis immortalis. Heu, quod multi perierunt perenniter perditi a preciosissima puella pro pulcritudine presenti parente breviter, pollucione tamen permixta, que, [ut] patet in preteritis, ad [putredinem] pertransibit’ Cadavera quippe sunt 20 cunctorum et corpus corrup'tibilc inconvertibiliter corruit in corrosionem, vermibus ventilatum vilissimis. Heu, in modico momento manus mittunt in mei mundanum et non nisi quasi in morula mobiliter {35) gaudium gustant, cum captivi, in culpis capti et quassati ac cxtinctis epulis 25 quas habebant, ad dolorem descendunt dcmoni'bus ducti deinceps non determinandum’ [XXII] Non sic sancti seducuntur, sed simplici solicitudine suspicientes solummodo suspirant ut suavitatem celestcm senciant. Denique dominam dico diram dilcccionem que dominatur in hiis qui divicias desiderant, quam corrupti Cap. XXII : LO’O’C’D H Lin U 1. C'est-à-dire l’âme humaine. VICTOIRE DE L'AMOUR DU CHRIST (CH. 21-22) 267 à cultiver sans pudeur cette folle vision. Parfois, hélas! enchaîné par cette beauté trompeuse, l’insensé en arrive à désirer, dans son ardeur, jouir de ce faux bonheur qui causera sa perte éternelle. O quelle dame! Belle peut-être, mais sans noblesse! Elle ne mérite pas d’être aimée! Combien en a-t-elle séduits pour leur ruine! Combien, sans forces, sont-ils à cause d'elle déchus de leur dignité! Combien de princes jetés par elle parmi les démons ricanants! Elle a’mis à sac le plus précieux des trésors1, objet des convoitises de Dieu lui-même! L’impudente! Elle s’est jouée de tous les habitants de la terre. Hier, elle a fermé la bouche des hommes et ils ne purent l’ouvrir pour adorer leur Créateur. Aujourd'hui, elle a si fort enlisé les gens dans le mystère d’iniquité qu’ils préfèrent demeurer en leur malice plutôt que servir en compagnie des humbles. Voilà pourquoi ils ne seront pas épargnés par la morsure de la mort immortelle. Hélas! combien ont péri, perdus à jamais à cause d’une fille chérie entre mille pour sa beauté qui brille un instant aujourd’hui, mais non sans mélange de souillures, puisque, l’expérience le montre, elle se changera en pourriture! Tous deviendront cadavres et le corps corruptible irrémé­ diablement tombera en décomposition, réduit en poussière par les plus répugnants des vers. O malheur! Un court moment, ils ont porté la main au miel de ce monde. A peine une minute, comme en passant, ils ont goûté sa joie. Enchaînés déjà, prisonniers de leurs péchés, tout meurtris, privés de leurs festins savoureux, ils descendent, conduits par les démons, dans cette douleur dont on ne voit plus désormais le fond. [Ch. 22] Les élus, eux, ne se laissent pas séduire ainsi, mais dans la simplicité de leur attention ct de leur regard, ils aspirent uniquement à expérimenter la suavité du ciel. J’appelle, moi, maîtresse impitoyable la dilection que servent les amateurs de prospérité. Ces gens, corrompus par les 268 30 35 65 5 io 15 LE CHANT D’A.MOUH (CH. 22} in carnalibus 1 dulcissimam deputant quia destituti sunt a dulcedine divina : hec decepit ditatos et diligentes se deglutivit, desolatos demum usque in digestionem damp* nacionis dirrupit. Ista, inquam, mulier mollis miseros multiplicavit et minuit mundatos, laqueis ligans posteriora pertinendum ad se ne a lubricitate leventur, ac 1 ostendit ubera in obscuris utique ut amabilem habeant eam qui | amaverunt, nec recedant a retibus ruine donec dulcedo deleatur et vite vanitas per mortis mandatum funditus finiatur. Hoc femina quia formosa erat fictos fefellit : [iuvenesj iugulat antequam judicentur et senes subvertit ne in iustificacionem 1 succrescant; pauperes précipitât qui precipui apparebant dum paradiso se putabant properare, et divites derisit postquam despenderit quod dederunt Hec misera mulier multos facit mendicantes in mundo, et in inferno horridam implet ollicinam; fideles facit furiosos et ferream mentem dulcore delinit deceptive, 1 nam pocionem pessimam propinat quam bibentes balbuciunt belligerantes : utique ab illa honorati algescunt ab eterno amore, arma assumentes inanis amice; unde averni ignibus artantur quia omnium Auctorem abiectum habuerunt. Siquidem scitote, qui subditos servatis, non iuvant iuvenculc quas cupitis ingenter cum ludici geremini, sed 1. La traduction de ce passage a dû atténuer quelque peu le réa­ lisme de l’original. VICTOIRE DE L’AMOUR DIT CHRIST (CH. 22) 269 plaisirs charnels, la qualifient de souverainement douce; mais c’est parce qu’ils ignorent la douceur de Dieu. Elle cependant s’est jouée d’eux. Après les avoir engraissés, elle dévore ses amants et finalement rejette en enfer les malheureux dont elle s’est nourrie et qu’elle a digérés. Cette femme insinuante, croyez-moi, a multiplié le nombre des misérables en réduisant celui des chastes. Elle enserre de ses rêts le corps de ceux qui l’approchent, et ils ne peuvent plus se relever de leur péché. Dans les ténèbres, elle s’offre avec ses attraits, et ses amants dès loris lui vouent leur amour. Us demeurent prisonniers de ses lacets néfastes jusqu’au jour où la douceur sera détruite et le charme trompeur de la vie totalement anéanti par la sentence de mort1. Cette femme par sa beauté a trompé les créatures. Les jeunes, elle les égorge avant qu'il ne soit question pour eux de paraître en jugement, et elle pervertit les vieillards pour les empêcher de refleurir dans la justice. Les pauvres, elle les fait tomber, oui, ces pauvres qui semblaient des privilégiés et pensaient marcher à grands pas vers le paradis. Quant aux riches, ils deviennent sa risée après qu’elle a dilapidé tous leurs cadeaux. Ah! misérable femme’ Cause ici-bas de bien des ruines, et dans l’au-delà pourvoyeuse de l’officine de l’enfer! Les hommes sûrs, elle les transforme en frénétiques; l’âme d'acier s’émousse à sa trompeuse douceur; la coupe qu’elle offre est perni­ cieuse; ceux qui la boivent, fussent-ils des braves, en deviennent tout balbutiants. Infailliblement, scs favoris s’éloigneront, frissonnants, du feu de l’éternel amour. Bataillant sous la bannière de cette amie aux mains vides, ils finiront dans les flammes infernales pour avoir méprisé l'Auteur de l'univers. Ah! sachez-le bien, vous qui êtes à la tête de serviteurs : les jouvencelles, objet de votre convoitise sans frein, ne vous seront d’aucun avantage lors de votre comparution devant le Juge. Tout au contraire, vous serez exclus du 270 20 25 30 35 66 5 LE CHANT D’AMOUR (CH. 22) pocius peribitis a populo placente Principi perenni propter presenciam perceptam cum puellis. (3oT) Heu, gloriam non grandem gustant gaudentes qui dulciter deberent in lesu iubilare et gravati in gressibus ad grandinem gradiuntur per iter [irremeabile] ignem intrantes. 1 Igitur, inopes, intimis intenti, inspicite errorem quo estis irretiti : rever­ timini ad Begem qui reficit redeuntes et ultra non arguit de actibus amaris a quibus antea hominem absolvit, nec reprobat ut rusticus pro rebus relictis revertentes iam rectos regula racionis. Memento, mortalis, quia miser es et mendax, qui mentem mutasti, non diligens Deum; etenim vovisti vacare a viciis et vivere veraciter virtute vestitus ut valeres videre Vivificantem, [voluntate virili] ad vitam volando. [Erubescas] ergo accedere ad Altum, qui animum habes alienam amare : diabolo es deditus qui dona non dedit, deserens Deum qui [tantum te ditavit. Mamma muliebris non moveat mentem, nec ministerium molle te mergat in malum. En ornamentum illarum eruginem abscondit; in latebris ligatur deformitas non dulcis; indomita dilcccio [doloribus] deletur. Apparent exterius in oculo 1 ardenti, ignem emittunt audienti ab ore, idiotas incendunt gravissimo calore, flammis ferventibus feriunt fideles in fronte favente, ad fomitem funestem fortassis iam fiunt fallere felices ut finiant futurum pro ferculo fetenti et carcant corona quam casti carpserunt. Miror quod multi periculum non putant portare pecca* 1. Faut-il distinguer ici deux catégories d’Ames : les chrétiens ordinaires, désignés sous le nom do fidèles, el les mystiques, appelés felices? Dans tous les cas ce dernier terme est spécifique chez Rolle pour désigner les mystiques. Voir Tûblo des équivalences : « Spiri­ tuels ». VICTOIRE DE L’AMOUR DU CHRIST 'CH. 22) 271 peuple aimé du Prince éternel, quand sera révélée votre assiduité auprès de ces filles. Hélas! quelle triste gloire goûtent les jouisseurs! Ils devraient, en Jésus, chanter doucement leur joie, et les voilà qui d’un pas lourd marchent vers la catastrophe; par un chemin sans retour ils pénètrent dans la fournaise. Or sus ! pauvres malheureux ! Tournez les yeux vers votre cœur! Considérez l’erreur qui vous a pris au filet! Revenez vers le Roi qui vous restaure si vous retournez à Lui. Il n’a plus de blâme pour les actions perverses d'un homme qu’il a une fois absous. Il n’est pas un rustre pour reprocher des histoires oubliées à ceux qui se tournent vers Lui et se règlent désormais selon la loi de la raison. Songe, ô mortel, que tu n’es qu’un misérable parjure : tu as détourné ton cœur de l'amour de Dieu; or n’avais-tu pas promis de renoncer aux vices et de vivre dans la vérité, de te vêtir de vertu pour mériter de voir le Dieu vivifiant, en volant vers la vie d’une volonté virile? Rougis donc d’approcher du Très-Haut, toi qui portes au cœur un amour adultère. Tu t’es livré au Diable qui ne t'a rien donné du tout, et tu as abandonné Dieu, l’auteur de ta richesse! Que l’impudeur d’une femme n’ébranle pas ta résolution! Que des soins trop tendres ne t’enlisent pas dans le mal! Considère plutôt la rouille cachée sous les atours de ces belles : une secrète laideur leur est attachée, que rien ne peut rendre aimable; leur amour sans frein sera anéanti dans les tourments. Elles se présentent, le regard en feu, et pour qui les écoute leurs paroles sont brûlantes; les sots s’enflamment pour elles d’une ardeur passionnée. Leurs visages pleins d’attraits sont des dards de flamme lancés aux fidèles. Dans ce brasier fatal, qui pourrait assurer que des saints ne sont jamais tombés, mettant fin ainsi à leur bonheur futur1? Pour un mets grossier ils se sont privés de la couronne dont les chastes ont cueilli les fleurs. Beaucoup ne pensent pas au péril de porter ce poids de 272 10 15 20 25 30 LE CHANT D'AMOUR (CH. 22) tum, quandoquidem constat, quod pauci perveniunt ad portum perennem. Laqueus Leviathan trahit tenellos ad tantum tormentum quos terrena templacio tenuit cum Lirannis. Hinc, assuetus ad optimum habendum, omnes admoneo non inire I amiciciam amplam cum aliqua quam per pacem perpetuam possidere non poterunt, ne animum abducat ad indignum amorem. Nimirum non in hoc necessario nodantur ut novi 1er nascantur {36) qui nomen nesciunt in iubilum quod gerit et iustificat 1 gementes tantummodo, dumtaxat perfectis placebit et liquide licebit ludere letanter laudantibus langorem in lucem levatis], qui sciunt sanari ac semper subsistere sufllciunl securi solacio sanctorum et speciem spiritus eciarn inter procellas [pacifice] portare. Non putes quod pereunt, etsi nonnunquam parent inter 1 potentes et pastum cum pravis ac panem percipiunt : quod potes perpendere, nam Deus quem diligunt a dilectis non discedit, sed dividit discordes a donis ditatis]. Quoniam, quamquam carnalis cupido infirmos inficiat et excecans inermes utique occidit omnes immundos ac captivos conquassat charitate 1 carentes, hoc tamen inter temptantes teneo, tendens ad templum tutissimi telluris, quod forma fallibilis que fictos ferveret fortem in fide* Factoreque fundatum nunquam interfecit. Nam capti constantes ut querant Conditorem calore charitatis castificati non cadunt dum currunt, nec cornibus calcantur hostis antiqui qui quominus calcaneum cunctorum conservai*·. a. I Pierre 5, 9 b. Cf. Ps. 55, 71 23 1. Rolle aurait-il personnellement fait l’expérience du danger que présente une amitié féminine ? C’est très probable. 2. Le « Nom » est celui de Jésus. Sous des formes à peine diffé­ rentes, l’expression revient constamment dans le Μ.Λ. Voir Table des théines : « Nom ». 3. Il y a ici, incontestablement, une apologie personnelle. VICTOIRE DE L’AMOUR DU CHRIST (CH. 22) 273 péché. Je m’eu étonne, sachant que seul un petit nombre parvient au port éternel. Les filets de Léviathan ramènent vers de terribles tourments les hommes faibles, lies aux démons par les tentations de la terre. Voilà donc le conseil général que je donne, moi qui suis admis à la possession du Souverain Bien : ne vous engagez pas dans quelque grande amitié féminine, incompatible avec la paix perma­ nente et susceptible d’entraîner le cœur dans un amour indigne1. Ils ne sont pas liés à ce Bien essentiel par une nouvelle naissance, ceux qui ignorent, le Nom dans lequel on jubile, le Nom qui enfante et sauve, pourvu qu’on se repente2. Mais les parfaits, eux, connaissent le goût et possèdent la faculté d’exulter dans la joie. Ils chantent leur désir, tendus vers la lumière. Ils se savent guéris. Ils peuvent être assurés à jamais du bonheur des saints, et conserver sans trouble la beauté spirituelle au milieu meme des tempêtes. Ne le ligure pas en conséquence qu’ils vont à leur perte3, quand bien même tu les verrais parmi les puissants, partageant la table et le pain des pervers. Tu peux examiner la chose de près : Dieu, en effet, qui est leur amour, n’abandonne pas ses élus, mais 11 exclut de ses largesses les cœurs qui s’éloignent de Lui. La passion charnelle, c’est vrai, souille les faibles. Ils deviennent, aveugles et désarmés, et elle les assassinera tous, ces impurs’ Vides d'amour, ils seront par elle enchaînés et broyés. Moi pourtant, au milieu de mes tentateurs, tendu vers le temple de la Terre tutélaire, je tiens ceci pour certain : la beauté faillible enflamme les créatures mais ne causera jamais la mort du o fort dans la foia», affermi par son Créateur. Les hommes captivés par Dieu, toujours en quête de Lui, purifiés par l’ardeur de leur charité, ne connaîtront pas de chute dans leur course. Non, jamais les cornes de l'antique Ennemi qui «observe attentivement le talon»· » de l’homme ne pourront les terrasser. 274 LE CHANT D’AMOUR (CH. 22) Scd continue cordis quesicio consistit damans ad celum*, et corruit callidissimus calumpniator concito contemptus : dum diligit devotus, dolorem dirrumpet, et falsus frustra­ bitur qui frenduit infrenus in facto furoris. Denique dilectus 35 detentus per '■ Deum ad dampnum non descendit, sed dentibus demonum ab animo excussis et ex impiis erutus qui oderant amantem ne intus arderet Altissimum habere, 67 slatim stabilitur stella in statu. | ut fulcilus in floribus* felicitatis future revera ad requiem recte resurgat repa­ rande regionis, festinans non ficte quo fames non fremit, quin pocius paratur panis perennis cum pace perfecta. Caput concutitur dirissimi drachonis; contribulatus cadit 5 qui 1 quondam cupivit castos quassare, atque accusans abcedens ab altis, confusus non comparet, tantum tor­ quetur. Destructor non desinit desolari ditatos dileccione indigna que impedit utique animam humanam ab amore cterno et attrahit in infima, inaniter extollens, ad penam perducit. 10 Voluti in vento 1 vehitus videbit vicii velamen et, quia non vacuat (3dv) vanissimum a vita, verberibus se vendidit viliter vacillans sine virtute. Sauciatus severe scelerum sentinis separatur a summis, et amodo non habet amicum Auctorem, nec aulam arripiet que baiulat beatos, sed dire 15 detrudetur qui dulciter dilexit nocentem nitorem 1 in mundo maligno ad maximum merorem. Cibus cclestis non sustinet superbos; escam impuram ebibit elatus; vena c. Cf. 1 Mace. 4, 10.40; 9, 46; etc. <1. Cf. Carit. 2, 5 1. Le ciel est représenté sous l’image d’une regio, d'une patrie vers laquelle on revient, qu’il faut regagner. L’image s’inspire de plusieurs textes scripturaires : l’Exode; l’enfant prodigue ; peut-être aussi, plus artificiellement, le verset de Matlh. 2, 12 : reversi sunt in regionem suam. VICTOIRE DE L’AMOUR DU CHRIST (CH. 22) 275 Car sans trêve s'élève de leur cœur le cri « qui clame vers le ciel® ». Et le Calomniateur plein de ruse s’abat soudain, abandonné. Par son amour l’homme pieux anéantit le mal. Le trompeur sera frustré, lui qui frémissait sans frein en ses entreprises furieuses. L’aimé retenu par Dieu ne peut descendre dans la damnation. Les dents démoniaques, sc desserrant, laisseront échapper son âme. 11 est arraché ainsi aux impies. Ceux-ci sont pleins de haine. Ils voudraient empêcher son cœur de brûler de désir pour le Très-Haut. Mais il trouvera bientôt sa stabilité, telle une étoile à sa place. « Soutenu par les Heurs·1 & de la félicité future, il se dressera d’un bond vers le repos véritable de la patrie à reconquérir1. Il se hâtera réellement vers ce lieu où ne retentit plus le cri de la faim, mais où se trouve préparé le pain de l’éternité avec la paix sans défaut. Elle est brisée, la tête du Dragon plein de rage! Écrasé il s’effondre, lui qui rêvait naguère de broyer les chastes. L’Accusateur est éloigné des cieux. Couvert de confusion il ne se montre plus, tant est grand son tourment! Le Destructeur ne cesse de nuire aux hommes qui placent leur trésor dans une passion grossière. Obstacle à l’amour éternel, entraînement vers les bas-fonds, cette dilection, qui procure à l’âme humaine une fausse exaltation, la conduit cependant à sa perte. Comme emportée dans un tourbillon, cette âme verra le masque dont sc couvre le vice. Pour n’avoir pas su libérer sa vie de toute cette vanité, elle s’est livrée aux tourments, titubant dans la honte et privée de vertus. L’homme, gravement blessé, relégué loin des saints dans le cloaque des crimes, n’aura plus désormais le Créateur pour ami. Il ne parviendra pas au palais où demeurent les bienheureux, mais sera dépos­ sédé sans merci, car, pour son plus grand malheur, il a chéri la douceur et l'éclat de ce monde pécheur. Le mets céleste ne nourrit pas les superbes. Impur est l’aliment qu’absorbe l’orgueilleux. Le cœur de l’insensé sc détourne 276 LE CHANT D’AMOUR CH. 22-23) vecordi se vertit a vita et vapor veneni vallavit vet ustum voluntarie vadendo cum viciis ad vastum. 20 30 68 [XXIII] Sed fateor fideliter, coram Factore cunctis contestans qui 1 cupiunt coronam et pellunt sub pedibus putredinis picturam, quod penitus non possum continens consistere et carnem castigare ut contrariis careret ac subditus servire ut sumam salutem, nisi hoc omnipotens undique obumbrans per osculum amoris det michi Deus. Si dederis, Dulcissime, delicias ditantes 1 quas digne desidero ut dona deprehendam et degener non dicar cum ducar de mundo, vere valebo virescere cum viris qui vident Viventem. Superbus si ceciderit cecatus silescit, nam sine solacio semper sudabit, radicitus a regno reprobis reinotis : suavem saporem a se ipsis secantes, nunquam salva­ buntur; per punctum peccantes prosperari putabant placentes perversis, sed laboribus ligati in lacum labuntur, longe a letis lugubriter lugentes. Tribue, o Trinitas qui temperas tacentes, michi moranti inter mundanos, lumen dulcifluum oculorum meorum, ut viam videam I qua volem a vanis et tangar interius ardore amoris Christum querentis. Aliter non audeo ascendere in altum ut Charissimum contempler quem cordis conamine loto concupisco, nec possum plenarie pennas portare virtuosi volatus quibus perficiam paula'tim pergendo ut portas penetrem paradisici pastus. O Auctor alme, qui eligis quos amas ct impios arguis algentes in utre aqua Cap. NX1I1 : LO’O»C‘DH Lin U 1. Lilt. « le fard de la pourriture ». La beauté corporelle est, pour les yeux impitoyables do Rolle, l'imugc ct l’anticipation de la corrup­ tion du tombeau. 2. Impuissance personnelle et totale dépendance dc Dieu ; traits caractéristiques de la spiritualité dc Rollc. Ce que sa conilano pourrait avoir d’apparemment présomptueux se trouve ainsi corrigi Voir Introduction p. G2 cl 76. VICTOIRE DE L’AMOUR DU CHRIST (CH. 22-23) 277 de la vie. Un brouillard empoisonné environne cet obstiné qui, dc par sa volonté vicieuse, s’en va jusqu’à l’abîme. [Ch. 23] b. L’amour divin, . Je Ie dis en 101110 bonnc f()i> Oui’ maître du cœur je prends à témoin mon Créateur. de Rolle (Ch. 23) Ecoutez-moi, vous tous qui aspirez à la couronne et foulez aux pieds la beauté corruptible1 : je serais foncièrement incapable de garder la continence, de châtier ma chair pour qu'elle s’abstienne du mal, incapable aussi dc l'humble soumission qui me procure le salut, si le Tout-Puissant ne m’en faisait le don en m'enve­ loppant de l’ombre de son baiser d’amour-. Si Tu me donnes, Toi, Suprême Douceur, la richesse dc tes délices vers laquelle tend mon saint désir, je me saisirai de tes dons et Tu ne m’appelleras pas fils dégénéré le jour où je quitterai ce monde, mais je mériterai de m'épanouir avec ceux qui voient le Vivant. Si le superbe tombe, il sera sans lumière et sans voix; en vain répandra-t-il sans cesse ses sueurs. Les réprouvés sont en effet totalement exclus du Royaume. Ils se sont retranchés de la douceur suave : point dc salut pour eux. Ils pensaient, grâce au péché d’un instant, acquérir le bonheur; ils sc complaisaient en leur perversité. Mais voici les chaînes du malheur, la chute dans l’abîme loin dc toute joie, les pleurs et les gémissements! O Trinité qui régis les âmes silencieuses, accorde-moi durant ma vie en ce monde la lumière qui abreuve les yeux de douceur. Je verrai ainsi le chemin par où fuir les vanités, je serai saisi par le feu intérieur d’un amour tendu vers le Christ. Sinon, je n’ose monter vers les sommets pour contempler mon Amour, Lui que je désire de toutes les énergies de mon cœur. Je ne puis vraiment prendre mon vol avec les ailes de la vertu, progresser pas à pas ct franchir enfin les portes des pâturages paradisiaques. O divin Créateur, Tu choisis tes amis et Tu condamnes les impies : 278 LE CHANT D’AMOUR (CH. 23) habundante insani honoris, illabere in luce que linguam ietificct, ut laudans lever per iubilum in lesu, supra difficile divinitus deductus ne improbe illudar ab hiis qui 10 non ardeni superno sapore, sopori (57) subiecti in se sompnolenti et tamen tenentes tenelle ut terminent temperatos], languent amari lubricum lambentes propter enitatcm ludi lenocini. Igitur, habitans inter hos omnes, habeam intellectum in omnibus que operer, ne illectus errore diri dulcoris 15 ignorem amorem quem iugiter gemendo gerere iuravi. Non labar in lutum, qui langueo lustrari laudabili leticia ludiflui Lucentis, ne visus evanens eradicet ab evo; nam ardeo amans; sed pocius prospiciens ad pabulum perennem cum pauperibus perstrepam qui purissime pergebant, 20 crematus in corde incognito canore 1 cunctis captivis qui pellem depingunt ut pareant peccato; herodes effecti, estuant inanes qui in formam femineam fruendam se figunt, mollicie muliebri durissime dolebunt et dulcor delebitur a domo discedens demonibus dampnatus. Quidem et quandoque peccandi potestas penitus privetur 25 et 1 peccator apparens ante Auctorem amarum absinthium abinde habebit et iibito illecto libidinis livore sceleris supplicium nunquam cessabit. Quamobrem correpto corde ut curetur calor continuus caslificet canentem et clausus in carne capiar canendo et currendo ad claram coronam. 30 Interim ereptus a retibus 1 ruine, protinus ad populos VICTOIRE DE L'AMOUR DU CHRIST (CH. 23) 279 ils grelottent dans l’eau dont déborde l’outre de leur vaine gloire. Descends dans cette lumière qui remplit la bouche de joie: alors ina louange me soulèvera, jubilant en Jésus. Porté par Dieu au-dessus des difficultés, je ne serai pas le jouet de ces hommes que ne brûle pas la divine saveur. Esclaves de la torpeur qui sommeille en eux, ils sont persuadés dans leur naïveté qu'ils pourront réduire le nombre des chastes. Être aimés : voilà toute leur ambition. Us n'ont de goût que pour la luxure, séduits qu’ils sont par le charme du plaisir corrupteur. Et moi qui habite au milieu de tous ces gens, je voudrais pourtant agir toujours avec sagesse. Oui, je crains d’être séduit par la fausse douceur du mal et d’oublier ainsi cet amour qu’avec larmes j’ai juré de garder inaltérable. Puisse-je ne pas sombrer dans la boue, moi qui aspire à me purifier dans la joie merveilleuse du Dieu-Lumière. Que jamais mon regard affaibli ne perde sa racine véritable. Mais mon amour est brûlant. Puissé-je donc porter les yeux vers les pâturages éternels et faire chorus avec les pauvres, ces pèlerins de la pureté parfaite! Mon cœur brûle d’un chant qu'ignorent tous ces esclaves, fardés pour le service du péché. Ce sont des « Hérode », brûlant d’une vaine flamme, fixés dans la jouissance de la femme et de sa beauté. Mais ces délices-là les feront cruellement souffrir; cette douceur ne durera pas; elle sera exclue de la demeure (céleste) et livrée aux démons. Un beau jour en vérité, toute liberté de pécher sera radicalement détruite. Le pécheur comparaîtra devant son Créateur et n’en recevra qu’absinthe amère. Parce qu’il a consenti à la séduction coupable de la volupté, le châti­ ment de son péché n’aura point de fin. Ah! je le vois : c’est pour sa guérison que mon cœur est éprouvé. Je chante, et un feu ininterrompu me purifiera. Même enclos en la chair, je serai emporté, par mon cantique et ma course vers la couronne de gloire. Cependant, arraché aux filets de la ruine, tranquille en la paix de ma prière sans trouble, 280 LE CHANT D'AMOUR {CH. 23) proferar placatus per precem pacis pacatam ‘preceptor], spinis pungendo principes perversos [quorum peccata perpetuo patebunt inter punitos]. Positus in presenti, paciens pressuras pro pane perenni, puto quod potero ad plenum pertingere pastum paradisi et in publicum proce­ 69 dere I probatus postillator scrutinii Scripture, masticans medullam ut degam delicate dulcoribus divinis; qui latui libenter, tamen non liber a linguis ludendo in laude letabundus propter invidiam errancium in abditis aiebam et 5 hactenus exterius [vix] semel 1 ad alios erumpere audens. Nunc [Christus quesitus, quem carissime concupivi, quem amans inveni·] veniens ut vivam in animum assump­ tum dum mens moderata in melos moretur, clanculo compellit ut scribam clamando quod concito carnales 10 cadunt in chaos et cupidi in 1 cassum querunt conscendere culminis caminum, dilatari (37») desiderant diviciis ditati, de quibus decepti digne a Deo dure delebuntur; pusillus profecto, plangendum non petens, potenciam percepi ut porter ad polum pietatis propagine, impuris proiectis in puteum penalem fetentern in fulgure funeris ferventis. 15 1 ‘Denique et Deus dedit inichi donum quo ducar a dampno, deliciis delibutus dignissimi dulcoris : interius intentus colligor ad cantum profluens ut posteri a maculis mundentur et munus mercantur quod mollit mutatos a mundi merore; lumen letificans lamentum levavit et letor 20 lenissime in laudibus liquescens, ut ' loquar luculenter, leviter laborans, et dictem devocius quam ceteri solebant, modo mirando divisus divinitus ab hiis qui decipiunt, ne a. Cf. Brev. Rom., 21 * Jan., fest. S. Agnelis, .·! D H Lin U a. Job 30, 31 • Douai reprend ici BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 24-25} 295 simulent la sainteté. Je suis obligé de me rendre à l’évidence : iis ne peuvent posséder la couronne. Impossible en effet que de tels individus soient sauvés! Le Créateur ne peut les avoir élus initialement, et donc ils n’échapperont pas au feu de l'enfer. Dieu connaît à l'avance le nombre des citoyens admis aux trônes célestes, et les autres sont évincés du banquet délectable. Oui, il faut que le Dieu très doux soit aimé sans réserve, et il ne peut l’être que par une âme de beauté. [Ch. 25] L’homme condamné au malheur, poussant sur la terre des rugissements de douleur, dira comme un maître célèbre : «Ma cithare est changée en chant funèbre et ma harpe en lamentationa. » Quant à moi, soulevé par l'amour, je rends grâce à Celui qui me soutient après m’avoir lavé de mon impureté. Je retourne en sens inverse l’élégie du captif, car le deuil de ma douleur s’est change en mélodie’. Aussi je ne crains pas de le prendre sur ce ton : mon chant funèbre est devenu air de cithare, et ma lamentation concert de harpe. Oui, elle résonne, la cithare. La modulation céleste a répandu son miel et chassé le chagrin du fond de mon cœur. Déjà je jouis sans crainte d’une joie et d’un bonheur assurés. Peu s'en faut que je ne contemple la Face du Créateur, et je suis paisiblement conduit vers les pâturages du paradis. Loin des gémissements, je suis soulevé par ma louange, baigné secrètement dans la lumière de la joie. Je m’abreuve à l’amour du Très-Haut, en son palais que remplissent les anges. U n’y a plus de larmes, et mon visage retrouve sa beauté. Je laisse la crainte aux hypo­ crites. Oui, tout deuil est banni ct ne peut atteindre ma paix. Le chant inc réconforte et m’emporte vers la citadelle 1. Il semble difficile de garder ici la leçon melode du manuscrit de Dublin, dont le sens précis est douteux. On a préféré le texte des autres mss, mélodie, moins obscur. 29G 15 20 25 30 35 LE CHANT D’AMOUR (CH. 25) confortans me capit in castrum iubilantem iugiter in lesu gestatum ac, quamvis in carne claudor casura, capax consisto mirandi melodis et remanet requies in Rege non recedens. (40v) Itaque et organum arripiens opimum, terror transit et dolor deletur. Audio ex altis amancium amenum sonans suaviter in auribus almorum qui diu dicesserunt a vanis virorum, humilem exaltans* inter ethereos qui canunt clarentes canticum Conditori, dum dulcor descendit debrians dilectos. Qui autem non habet ardentem amorem nec sentit solacium 1 quod sanctum sustollit et suscipit simplicem a scelere salire, prorsus non potest, dum manet in mundo, scire si saluti eterne eligatur; *’ amplius, si abstinet ab odio et ira, piacula propulsans que prius placebant ac omnem immundiciam ab animo eripit et corpus custodit castum et caute avariciam odiens et dignum se 1 ducit, et melos non meruit quod magnificat mundatos, solummodo supponat in spe spirituali quod liberabitur a laqueis in die districto, iudicatus a Indice scandere culmen in celo salvatus. Ideoque sine timore veraciter non vivet : semper sit sollicitus ut salvificetur et vigilet a viciis virtutis vigore; nimis securum se 1 reputet nequaquam, ne forte fallatur non firmiter fundatus. Verum qui videt quod vana vetustas a se ventilatur et hostis astucie obviat omnino, ac ardor habundans celici saporis animum accendit divinaque dileccio dulcescit per dona in corde constanti et granditer in gradu glorioso gradiens gratis gloriatur celitus 1 suscipiens iubilum iocundum ac concors concentibus canendo charitatein, sciat certissime securus in summo quod sancte subsistit b. Cf. Lc 18, 14 ‘ ’ Douai finit ici BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 25) ’ r , ' 297 céleste, dans une intarissable jubilation en Jésus. Enclos encore dans une chair périssable, je possède cependant la merveilleuse mélodie, et mon repos en mon Roi se prolonge sans retour. Ainsi, lorsque je m’empare de la harpe céleste la crainte s’éloigne et le mal est détruit. J'entends, venant des cieux, le concert de l’amour. Il résonne, mélodieux, aux oreilles des saints, séparés depuis longtemps des vanités terrestres. Il fait « monter l’humble* > jusqu’aux chœurs célestes, clamant au Créateur un cantique de gloire, et voici que descend sur les bien-aimés une ivresse de douceur. Sans un amour brûlant, sans l’expériencc de la grâce qui soulève les saints et fait bondir les purs hors du péché, qui donc pourrait avoir, dès cette vie, la certitude de l’élection et du salut éternel? Bien plus, supposez qu’un homme s’abstienne de toute haine et colère, repousse les fautes où jadis il se complaisait, arrache de son âme toute impureté et demeure chaste en son corps; supposez-lc en garde contre la cupidité et digne en sa conduite; si pourtant il est privé du chant qui purifie et ennoblit, le seul bien spirituel qu’il puisse espérer c’est d’être délivré des filets au jour de la terreur, jugé par le Juge apte à gravir, enfin sauvé, les célestes sommets. Mais il ne peut vivre entière­ ment sans crainte. Sans cesse il lui faut se préoccuper de son salut et se tenir en garde contre les vices, grâce à une vertu éprouvée. Que jamais il ne s'imagine être en complète sécurité; sinon ce serait la chute pour son âme mal affermie. Voici par contre celui qui visiblement a jeté au vent l’antique vanité. L'Ennemi avec son astuce n’est plus sur sa route. La ferveur céleste, envahissante et savoureuse, s’allume en son âme, l’amour divin répand douceur et grâce en son cœur fidèle. Il avance à grands pas triom­ phants, participe gratuitement à la gloire, reçoit du ciel la joyeuse jubilation et devient le compagnon des chantres de l’amour. En sécurité sur ce sommet, cet homme-là ne peut nullement douter qu’il vit saintement, aspirant sans 298 LE CHANT D’AMOUR {CH. 25) semper suspirans tu sedeat in celo; et puto quod penitus | 75 non poterit perire, nam omne quod dedil Paler filio non perdet ex eo, [sed] resuscitabit illud in novissimo die*. Hinc et noster Princeps placatus permittit ut fortiter festinemus ad Deum deduci : Qui diligit me diligetur a {41) Patre meo 5 et ego diligam eum 1 et manifestabo ei meipsum*. Quippe et quod Conditor malos despexit et reprobos reliquit in retibus ruine et nunquam ad requiem restau­ rabuntur nec rubor] remittitur a gena gemente, patet profecto in paginis iam promptis. Non pro mundo, inquit, io rogo, sed pro hiis quos dedisti 1 michi* de mundo : per mundum nimirum meminit mundanos quorum mentes in malis morantur et estuant ardore immundi amoris; ad nichilum [devenient]1 deinceps desolati et ducti demoniis in duplo dolebunt quam nequiter noverant in gloria gaudere dum dediti diviciis indigne degebant. Quomodo 15 1 quis capiet claram coronam ut fruatur in futuro fonte felici, qui positus in present) voluit peccare, cupiens contagium cure carnalis et semper non cessans ut senciat solacium quod odit Salvator? Quamobrem non currunt in via virtutis nec vitam videbunt cum validis viris qui 20 venenum vomuerunt a veteri 1 volantes; puritatis prin­ cipium [prompsit] Potestas et pars puellaris punccioncm paravit; pugnantes non parcunt, potencior peribit, nam veritas victor vere virescet et vanitas convicta vacillans evanescet in latebris lugendo; quia ludebat cum destructis dilitescet. 25 1 Ego levatus laudiflue luci, modum amandi nesciens habere quia dulcis dileccio deosculatur et igne aduror non c. Cf. Jn6, 39 d.Jn 11,21, e. Jn 17, 9 f. Pb. 57, 8 BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 25) 299 cesse à siéger dans les cieux. .J’estime qu'il ne pourra jamais périr, car « de tout ce que le Père a donné au Fils, il ne se perd rien, mais II le ressuscitera au dernier jour' ». Oui, notre Prince, désormais apaisé, permet que nous nous empressions avec ardeur dans notre marche vers Dieu : «Celui qui m’aime, mon Père l’aimera, et moi aussi je l’aimerai et me manifesterai à lui*1. » C’est certain, le Créateur a regardé les méchants avec mépris, Il a abandonné les réprouvés aux filets de la ruine. Jamais ils ne seront rétablis dans le repos, jamais le rouge de la honte ne s'effacera de leur visage en larmes. Tout cela est mis en évidence par des textes qui nous sont familiers : «Je ne prie pas», dit le Seigneur, «pour le monde, mais pour ceux que Tu m’as donnés*», tirés du monde. Par l’expression « le monde », il désigne les mondains dont le cœur, attardé dans le mal, brûle d'un amour impur. « Ils seront réduits à rien1, o Alors, abandonnés et livrés aux démons, ils gémiront doublement d'avoir dans leur malice ignoré ce qu'était la joie de la gloire, tandis qu’adonnés aux richesses, ils menaient une vie sans dignité. Ah! comment recevoir la couronne étincelante, comment goûter éternellement à la fontaine de félicité, quand ici-bas on a péché volontairement, convoité avec attachement les plaisirs charnels, sans avoir jamais de cesse qu'on n’ait goûté à cette jouissance, haïe par le Seigneur? On ne peut alors courir dans la voie de la vertu, ni voir la Vie comme ces hommes vaillants qui ont vomi le venin et dit adieu au passé. Le Tout-Puissant a créé la pureté première, mais la femme a joué son rôle, préparant ses traits. Le combat s’engage, même le plus fortsuccombcra. Mais la Vérité victorieuse refleurira à coup sûr, tandis que le Néant vaincu s'évanouira dans les ténèbres, titubant et larmoyant. A cause de ses tromperies, il disparaîtra dans l'ombre avec les damnés. Quant à moi, soulevé dans la lumière et les Ilots de louange, comment mettre des bornes à mon amour! 300 LE CHANT D'AMOUR {CH. 25) gravis sed glorians cum labor lelificet quo servio sanatus, affirmo cum aliis qui avide amabant : Anima mea liquefacta est, ul dilectus loculus esi*. Nam vehemens velocitas me 30 vetuit vagare 1 ut vesperum veniret viciosorum et cor calefactum caumate canoris liquescens in laudibus a lubricis lentescat. Laudati locucio lugubres delinit, (41*) Dilectus dulcedine dolentem dulcorat, interius inspirans consilium salubre, algorem absumit noctis nocive]. Hinc 35 Christum glorifico, iubilans ingenter, 1 qui capul contrivit serpenlish severi et sustulit in sublime mentem sedentis ut [saperet] sonorum ab intimis elTusurn cum musico 76 mirifico, miticia monstrata. Qui pacem percipis in pectore pio, pastum tu prépara [percipere] quem possum porrigens portentum quo placide [pergam] ut protegar perenniter sub alis amoris a porta penali. 5 1 Tuum puerum purifica, piissime Pater, ut plane prc[h]cndinem cum angelis olimpi; sic cum celiginis sorciens sedem inter poma paradisica plenarie depascar, palacia penetrando sancte civitatis, Dilectum quem desi­ dero ardenter amplexans ac oculo ad oculum1 intuens 10 [eterne], delicias decoris dulcis Deitatis deinceps I degus­ tabo, canens in cantico complete charitatis, celica sonante suavi symphonia cum charissimo concentu complacito Conditori. *** Interim interius incendiis intendens, fundi­ tus finito flumine fallaci, perditus in pascuis * * * * que pravos non pascunt, pergere proficiscor a pena presenti ad cives 15 supemos, donec 1 deducar ad domum, divinam dulcedinem desiderans canoris interni, quatinus dum cupio currere , I g. Cani. 5, 6 h. Cf. Gen. 3, 15 ------------• · · Douai reprend ici • · · · Douai linit ici i. 19. 52, 8 **- il BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 25) 301 Baisers de douce tendresse, feu qui me brûle, bien loin dc m’être à charge, font tout mon bonheur. Oui, depuis que je suis guéri, les labeurs dc mon service sont ma joie; ct j’ose dire avec ceux qui aimaient passionnément : « Mon âme se fond lorsque parle» > le Bien-Aimé. Je courais si vite que je n'ai pu m'égarer quand est venu le soir avec ses débauches. Mon cœur, embrasé du chant qui le brûle, se fond cn louanges ct se dégoûte des plaisirs lubriques. La parole de Celui que je loue fait évanouir toute tristesse. La douceur de mon Aimé rend la joie à mon cœur dolent. Il inspire dans le secret les résolutions salutaires et chasse la nuit glaciale ct malfaisante. Ah! gloire au Christ, jubilation infinie 1 « Il a brisé la tête du Serpent* o cruel; Il a élevé jusqu’au sommet l’âme du contemplatif; 11 lui a donné l’expérience intime d'une harmonie cpandue, d’une musique admirable; Il lui a fait sentir sa douceur. O Toi qui puises la paix en ton Cœur miséricordieux, prépare-moi un mets, laisse-moi m’en nourrir. Il sera le signe merveilleux qui me permettra de marcher cn sécurité sous les ailes de ton amour, protégé à jamais des puissances infernales. Purifie ton enfant, ô Père très bon, pour que j’arrive à Te saisir, comme les anges du ciel. Je pourrai alors, moi aussi, posséder un trône avec les bienheureux, et, dans le verger du paradis, apaiser pleinement ma faim, pénétrer dans les palais de la sainte cité, étreindre mon Bien-Aimé, mon Désir, mon Amour, plonger éternellement « mes yeux dans ses yeux’», savourer enfin les délices de la douce beauté de Dieu, moduler le chant du parfait amour, la suave symphonie du ciel, avec le chœur des préférés qui plaisent au Créateur. Mais dès maintenant, attentif ύ ma flamme intérieure, j’ai tari à jamais le fleuve des perfidies. Ravi dans ces pâturages interdits aux dépravés, je quitte les peines d’ici-bas pour me hâter vers les citoyens du ciel. Mon but est d'être conduit à la demeure. J’aspire à la divine douceur du chant mystique; et, dans mon effort pour courir 302 0 5 LE CHANT D’AMOUR (CH. 25-26) constanter, diffundam divitibus in fide non flctis>, qui Deum devote diligunt cum dignis, dulcissimam doctrinam, ut properans purgatus a peste peccati corda concuciam quorumdam per carnem captivatorum, atque excessus erroneos erumpens, de altitudine eterni amoris quantum mortales meminerint mandasse aut cor corruptibilis et miseri in mundo noverit concipere, vinculo virtutis [inso­ lubili' suffultum desiderantissimis dilectis, qui, solus ut sedeam, divicias despexi, ct pergerem ad polum, perversos pcrtransiens, perfecte pcr’curram. Invenis iusticiam iuravi gestare genusque iudicii per omne habere. Et eccc [abundat] germen generosum in lesu, nam iubilans (42) non gemo ieiunus, sed sacior solacio, sedato singultu, quemadmodum quis cuperet clausus in Ό carne et esca humana infirmus indigeret. 0 Rector, respice, recole ruentem, racionem robora ne recidivem, confirma castratum pro requie in regno* in cantu quem carpsi cum carmine charitatis : temptans tcrrenitas 7 transeat a tali ut teneam tripudium temporale trans] cendens, terrore terminato. Unde Ysaias optimum accepit a Domino ducatum : Λ’ο/ζ timere quia redemi te el vocavi le nomine luo; meus es lu: cum pertransieris per aquas tecum ero et flumina non operient te; cum ambulaveris in igne, non 15 combureris et flamma non urdebit in te. Ex quo honorabilis jactus es in oculis meis el gloriosus, ego dilexi le el dabo Cap. XXVI : L 0‘ O* O* C1 D H Lin U j. Cf. I Tini. 1, 5 a. Cf. Matth. 19, 12 i BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 25-26) 303 avec constance, je dispenserai un enseignement plein de suavité à ceux qui, tels des élus, possèdent. « une foi authentique^ », un sincère amour de Dieu. Ainsi irai-je, purgé de la peste du péché. J’atteindrai plus d’un cœur, captif jusque-là de la chair. Écarts et déviations seront boutés dehors. Je parlerai des sommets de l’amour éternel. J’en dirai tout ce qu’il est possible d’en confier à la mémoire des mortels, tout ce qu’un homme sujet à la corruption et à la misère peut en expérimenter en son cœur — ce cœur que le lien indissoluble des vertus unit aux élus et à leurs désirs infinis. Oui, moi, solitaire et contemplatif, j'ai méprisé les richesses pour tendre vers le ciel, j’ai passé outre aux pervers, et je discourrai jusqu'au bout de cet éternel amour. [Ch. 26] Dès ma jeunesse, j’ai juré de pratiquer la justice, d'accomplir en tout la perfection. Et voici que ce germe généreux s’épanouit en Jésus. Oui, je suis dans la jubi­ lation. Je jeûne sans gémir car la consolation me rassasie. Tous mes soupirs sont apaisés; et pourtant, enclos encore dans la chair, je ne suis pas sans besoins, mon infirmité d’homme réclame sa nourriture. O Maître, regarde : je tombe, relève-moi, guide-moi, fortifie-moi contre les rechutes possibles. Je me suis fait « eunuque en vue du » repos dans le «Royaume*». Donne-moi ta force, grâce au chant d’amour dont j’ai saisi désormais la mélodie. Que passent loin de moi les tentations de la terre, et je posséderai les transports de joie qui transcendent toute allégresse tempo­ relle et mettent un terme à la terreur. C’est ainsi que le Seigneur a promis à Isaïe de le conduire infailliblement : « Ne crains pas, car je t’ai racheté; je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi. Si tu passes par les eaux, je serai avec toi; par les fleuves, ils ne te submergeront pas. Si tu traverses le feu, Lu ne t’y brûleras pas et la flamme ne te consumera pas. Parce que tu comptes beaucoup à mes yeux, que tu as du prix et que moi je t’aime. Aussi je donne 304 I.E CHANT D'AMOUR {CH. 26) homines pro te el populos pro anima lua: noli timere, quia ego tecum sumb. Igitur intelligens hec et huiusmodi, interius incendor igne suavi; a sanguine scelesti siquidem sublatus, semper 10 suspiro 1 solacium sentire colicum cum sanctis; ardens amore narro notandum, nam necessarium me nectit dum naufragus nudatur; animus exuitur ab opere hostili ut omnes [adoptent amantes ostendi]. Fateor fideliter sine furore, quamvis frementes invidi tabescant et [pergant] 15 pomposi impure ad penas, quod anima 1 mea amore vulne­ rata est, et servio subditus non simulacioni sed sane Christo quesito : vulnerat videlicet qui finxit facturam, non forma feminea que plures fefellit; animam adornat omni­ potens Amator, latus quod latitat lanceans cum luce, temperat tribunal quod sine termino Trinitas tenebit. ■20 Veraciter vulneror Auctoris 1 amore, avide ascendens ut illic inhabitem altissima in aula. Vulnus est validum, modo mirando non dolens sed delectans et vigens virtute, quod sancte sanavit sic sauciatos. Pauci profecto in hoc penetrantur, quod patet cum clamant comuniter cuncti cantum carnalem et multi se •25 mutilant 1 monstrantes se mori affectibus humanis, mollicie muliebri mox malignati et morsu amaro cum mortuis commixti. Magnifica Maicstas, miror in mente quod sepe caro quatitur ut cadat captive et ludat lubrico lutosi lan­ guoris et pergat polluta perperam in preceps, tamen 30 interius Deus dulcescit et pectus 1 prohibet putredinem b. Is. 43, 1-2.4-5 BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 26) 305 des hommes à la place, et des peuples en rançon de ta vie. Ne crains pas, car je suis avec toib. » Je médite ce texte et d’autres semblables, et mon cœur s'embrase d’un feu de douceur. Arraché au crime et au sang, j’aspire sans cesse à la consolation qu’expérimentent les saints du ciel. Mon amour brûle. Je publie une merveille : oui, je suis enserré par une étreinte intime, alors que, naufragé, je suis dépouillé de tout. Mon être apparaît, délivré des attaques du Démon, pour que tous se décident à se manifester, eux aussi, comme amis de Dieu. Ah! je le proclame — par souci de vérité et non par folie — : mon âme est blessée d'amour! Les mondains s’en indignent et en sèchent d’envie dans leur marche impure vers l’enfer. Mais je fais, moi, mon service; j’ai pour maître non une idole, mais le Christ que je désire. Je suis blessé par ΓArtisan du monde, non par une femme dont la beauté est trop souvent un piège. L’Amant tout-puissant embellit mon âme, transperce de son dard étincelant le secret de mon cœur, y dispose le trône où, sans fin, siégera la Trinité. Oui, je suis blessé de l’amour de mon Auteur. Mes désirs passionnés m’emportent vers les sommets, jusqu’au palais où je ferai ma demeure. Blessure vivifiante que celle-là: étonnamment indolore et délectable, pleine de force, elle est le saint remède de ceux qu’elle a touchés. A la vérité, seul un petit nombre se laisse ainsi trans­ percer. La preuve en est que tous, à l’unisson, clament des refrains charnels. Certes beaucoup se mutilent en faisant profession de mourir aux affections humaines; mais bientôt, hélas! la caresse des femmes les pervertit et la morsure du mal les met au nombre des morts. O glorieuse Majesté! Mon esprit s’étonne, car souvent le trouble de la chair menace de l’entraîner à la chute, à la jouissance dangereuse d’une passion impure dans le sentier souillé et tortueux qui mène à l’abîme. Et cependant, dans le secret de l’âme, Dieu demeure toute douceur. Il retient le cœur de perpétrer l’impureté, Il le fait brûler d'amour ■5 18 15 Ό i5 306 LE CHANT D’AMOUR (CH. 26) patrare ac Conditoris charitas concalet in corde. Sed vere nunc video, inter secularcs solitus sedere, quod pulchritudo puelle homines evertit et procax perpetrat plurimos peccantes ac animas ab alto attrahens in imum que penitere potuerant et Principi placere, sed fragilis factura non firmiter 1 fundata ardenti amore eterni Auctoris in se flammam femineam fixit infelix, dum faciem formosam non timuit intueri, morose meminens quod multum [inulceret]. Hic bibet cum Beelphegor | in igne inferni sulphuream turpitudinem, quia non perseverat in puro proposito, Beatum blasphemans. Ergo decorem non diligas que decipit et transit, nec virginem conspicias ne forte scandalizeris in decore eius. Pinguntur enim 1 ut parietes quia, ablato ornamento illa­ rum, horribiles apparent nam, ut ait Poeta : Pars minima esi ipsa puella sut0. Pro odore aromatum fetore frendebunt et absinthium gustantes immundi amici meretricis monile merore mutatur, et capitum corona carnalium charorum cadit in chaos 1 cum cunctis captivis cupidinem consum­ mans in pessimo pavore. Hinc fuge fornicariam ne fides frangatur, nam famem et frenesim fugat fidelis vita, vene­ num quod vomit voluptas; et adhibe audaciam adquirere amorem, ambulans audacter celicolis et summis. Siquidem sublatus solacio suavi, scncicns 1 subtiliter sanctissimum saporem, eciam sonitum suscipies ex superis tu solus. Sin autem si metuis sine sociis sedere, cantum non capies dulcissimi concentus. Revera si raperis in requiem rega- c. Ovide, Remedium amoris, 344 BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 26) 307 pour le Créateur. Ah oui! je le constate, habitué que je suis à demeurer dans le inonde : la beauté de la femme égare les hommes, son effronterie en vient souvent à bout et les entraîne au péché. Ses attraits précipitent des sommets à l'abîme des âmes qui pouvaient faire pénitence et plaire au Prince. Créature fragile, insuffisamment affermie dans l’amour ardent du Créateur éternel, un homme a le malheur de prendre feu et flamme en son cœur pour une femme. 11 avait eu l’imprudence de considérer son visage ravissant et de s’attarder ensuite longuement à ce souvenir plein de charme. Avec Beelphegor ce malheureux boira dans les flammes infernales le soufre et l’infamie, pour n’avoir pas persévéré dans son dessein de chasteté, et avoir outragé le Dieu saint. Non, n'aime pas cette beauté qui trompe et qui passe. Ne porte pas les yeux sur une vierge, de crainte que sa beauté ne te soit occasion de chute. Les fards des femmes sont comme des enduits sur un mur. Otez-Jeur tous ces ornements, elles sont affreuses à voir. « Chez une fille », dit le poète, « il y a peu de chose qui soit vraiment elle® ». Ses amants sans pudeur, en guise de parfums aromatiques, auront le cœur soulevé par la puanteur et ils goûteront l’amertume de l’absinthe. Les bijoux de la courtisane seront changés en chagrin. La couronne des amants charnels tombera de leur tète dans l’abîme. Là, seront engloutis au milieu d’affreuses terreurs tous les esclaves de la chair avec leurs désirs. Ah! fuis donc la femme débauchée! Ne brise pas la foi jurée. Appétits et folies sont mis en fuite par une vie fidèle, ce sont les poisons vomis par la volupté. Emploie ton audace à conquérir l'amour. Marche plein d'assurance avec les sublimes habitants des cieux. Dans l'extase d’une suave consolation tu goûteras la délicate saveur spirituelle. Bien plus, Lu sauras discerner la musique céleste, si tu peux demeurer seul. Mais si tu crains solitude et recueillement, tu n'entendras pas le chant infiniment doux. C’est bien vrai : 308 LE CHANT D’AMOUR (CH. 26-27) lem (43) el sumis simpliciter sanctum sonorum, scies salubriter quod [turbat] tumultus et tribulant clamantes. 20 1 Igitur abducor ab hiis qui ignorant organum orando et sessio silcncii me segregat a surdis qui citharam non audiunt altissimi amoris. Creator compaciens infirme facture que ferine iam fuerat fallacibus finita, misero medetur [mitten­ do] mucronem vulneratque viscera, vacuans velamen quod 25 volutabrum vilissime 1 viciavit. Ostium aperuit Spiritus spirando intrans in animam, ardens amore clausit a carna­ libus cor caslificatum ac, ibi inhabitans,obscurum expellit limites illuminans splendore perenni. Venit invisibilis, vicio vergente, ut viverem veraciter sine vanitate vernans et 30 volans cum viris virtuosis. Spiritualem 1 speciem ad se [preparavit] in qua Dulcissimus deinceps delectet et ducens de tempore ad eternitatem indicat quod animus affluens amore habet Auctorem, nam pulcrum [depictum] probatur perire et pergit in putredinem pulcritudo parens. 79 5 [XXVII] Merito movetur mens in amorem mitissimi Magistri et fervet feliciter frui Factore digneque desiderat dulcedine donari ditissimi Dei, nec sine causa capitur ad tantam charitatem neque frustra efferbuit ex viscere vitali vapor vulneris virescens virtute : 1 livor est leticia laudabilis et langor. Quandoquidem et Conditor animum apponit ut habeat, amicam quam in dulcoribus divinis despondet, animam videlicet suo sanctissimo [arripit] amori que vana et vacua in viciis vacillavit; alligat se itaque Auctor ad unam quam allicit iam osculis ordine opimo ab omnibus Cap. XXVII : LO‘O' O» C» D H Lin U BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 26-27 ) 309 si lu es ravi vers le repos royal et n’y entends plus que la mélodie spirituelle, tu comprendras heureusement combien est troublant le tumulte, combien sont gênants les criards. Voilà pourquoi je fuis ceux qui, dans leur prière, ignorent le céleste instrument. Je m’assieds en silence, loin de ces sourds qui n’entendent pas la cithare de l’amour divin. Le Créateur a compati à la faiblesse de sa créature, bel el bien vaincue déjà par la vanité. 11 guérit le misérable : plongeant son glaive, Il lui blesse le cœur et le débarrasse de son vêlement souillé de boue et de honte. Le souille de l’Esprit s’est ouvert une porte pour pénétrer dans mon âme. La flamme de son amour ferme aux désirs charnels mon cœur désormais purifié. 11 y établit sa demeure, en chasse l’obscurité, l’éclaire jusqu’au fond de sa lumière sans déclin. Son invisible venue ruine le vice. Oui, je vivrai de la vraie vie. Je m’épanouirai loin des vanités, prenant mon vol, moi aussi, dans la vertu. L'Esprit a façonné pour sa joie une beauté spirituelle en laquelle le Dieu infiniment doux prendra scs délices; et, en la condui­ sant du temps à l’éternité, Il révèle que l’âme comblée trouve son Créateur. Quant à toutes ces beautés fardées, il est évident qu'elles périront et que tout éclat trompeur marche vers la pourriture. [Ch. 27] 11 est bien juste que le cœur soit attiré par l’amour du Maître très doux. 11 brûle de jouir sans réserve de son Créateur. Il aspire hautement à recevoir la douceur de Dieu, sa suprême richesse. Ah! ce n’est pas sans motif qu’il est ravi à une charité si grande. Ce n’est pas en vain que jaillit de son cœur, blessé à vif, un feu plein de force : sa meurtrissure est pour lui langueur et noble joie. Lors doue que le Créateur choisit une âme pour en faire son amie et se l’unir dans de divines délices, Il ravit par son très saint amour cette âme autrefois vaine et vide, vacillant dans les vices. Le Créateur, en un dessein magni­ fique, se lie à cette unique que ses baisers répétés ont 310 I.E CHANT D'AMOUR {CH. 27) 1 immundis et ail ad eam quemadmodum quis ostendens affectum assumi amplissimo [amore] : Vulnerasti cor meum, soror mea sponsa, in uno oculorum tuorum et in uno crine colli iui*. Memoramini, mulieres in mundo morantes, et mentes medullitus suspendite sursum : speciosus forma pre filiis hominum* 1 dileccioni dignarum deditum se dicit; carnalia contempnentes, queri te (43'·) Christum, talem ac tantum amicum tenete, cum male militantibus nolite maculari. Virgines que uullis Vitam videre', vigiles in virtutibus, de viciis vindicate, animum erigite ut habitet in alto, sola celestia sapida sentite, semper suspirantes 1 Dilecto deduci, pilleras vos proferentes ornatasque amore ut cito vos suspiciat qui castas concupiscit. Etenim ecce mirandus Amator in oculi unius rapitur respectu affabili amore, ut te non abducas amplius ab illo, prccipuc cum Princeps postulat puellam que plane est paupercula, egena et inops. 1 Amabiles sunt oculi qui vulnerant Viventem cum sanctus et sapiens simpliciter sistat. Verum hoc videtur et veritas volebat quod sponsa spiritualis specialiter splende­ ret ac Summum sollicitet formosa et fecunda, florens et fructificans in festum futurum ut optima oliva. Itaque et honor refertur Regnanti ut 1 habeat amicam pulcherimam et puram, que donis et deliciis decora ditetur, dissipans demonia ne dire dominentur. Coronam in capite percipiet preclaram ct dignum diadema plaudens portabit, in lumine lavabitur liquide letando, que nunc amore languens in laude ludiilua liquescit libenter et, rediens ad requiem, rata 1 regina in sponsi amplexus ruet reverenter, assistens cum angelis in sede suprema ubi excellens amet ardenter sicuti a. Cant. 4, 9 b. Ps. 44, 3 c. Cf. Ps. 33, 131 2 1. Voir Table des thèmes : «Noces». 2. Voir Table des thèmes : « Virginité ». BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 27) 311 attirée loin de toute impureté1. Il lui redit, tel un amant passionné qui veut témoigner ses sentiments : « Tu as blessé mon cœur, ma sœur, mon épouse, par un seul de tes regards, par un seul cheveu de ton cou ». » Sachez-le bien, femmes du monde, et tenez en haut vos esprits et vos cœurs : « le plus beau de tous les fils d’homme? o déclare s'abandonner à l’amour de celles qu’il a choisies. Méprisez donc la chair, recherchez le Christ, attachez-vous à un tel ami, n’allez pas vous souiller avec la milice du mal! Et vous, vierges qui a voulez voir la Vie® o, veillez à votre vertu, combattez les vices, élevez votre cœur pour qu’il habite dans les cieux! Ne goûtez que les délices célestes. Aspirez sans trêve à la rencontre du Bien-Aimé; faites-vous belles, parez-vous d’amour, afin qu’il vous reçoive sur l’heure, Lui qui désire les âmes chastes2. C’est que ΓAmant incomparable est ravi par un seul regard de tes yeux, et son amour plein de tendresse te retiendra désormais toujours près de Lui. Chose d'autant plus étonnante que la jouvencelle recherchée par le Prince est une vraie pauvrette, indigente et sans ressources! Aimables sont les yeux qui blessent le Vivant, immuable pourtant dans son absolue sagesse et sainteté. C’est vrai. Et la Vérité voulait pour l'épouse mystique une splendeur telle qu’elle pût séduire le Très-Haut, belle et féconde, portant Heurs et fruits comme un olivier magnifique, en vue de la fête éternelle. C’est pourquoi si le Roi a une amie très belle et toute pure, tout l'honneur Lui en revient. Parée de dons précieux, charmante de grâce, terreur des démons, elle met fin à leur sinistre empire. Sa tête recevra la couronne de gloire; triomphante, elle portera le diadème d'honneur. Elle sera baignée dans la pure joie de la lumière, elle qui aujourd’hui languit d'amour, se fond tout entière dans la louange et se joue en ses Hots. Elle fera retour vers le repos. Proclamée reine, portée par son élan plein de respect dans les bras de Γ Époux, elle siégera en compagnie des anges sur le trône céleste où, toute proche de l’Aimé, 312 LE CHANT D’AMOUR (CH. 27) Séraphin | proxima Dilecto. Vestem lucidissimam induet ibi et in precioso lapide decor dulcescet. Non ut picta paries ad punctum parebunt), sed eternus erit ornatus illarum : fulgebunt feliciter in hoc sine fine, facie Factoris famosissi­ mi fruentes. • 1 Sed et utique audeo annunciare hoc habitantibus in hiis infimis [emisperiis], ut omnes interim ardenti affectu anhelent usquequaque in amorem eternorum, donec reve­ letur requies recuperata : quod scilicet solem istum mate­ rialem montes mundialcs in cursu continue illuminantem o limpide, comparatum claritati cancncium 1 cum choris consonantibus per (44) charitativum [concentum] in celicis sedibus, obnubilatum opinor et obscurum; ncc delectabiles deinceps dicantur thesauri temporales, dum delicias in desiderio ducimus dulcedinis divine. Nam splendor spiri­ tualis spiratus ab incircumscripto Conditore persistens in » spiritibus, qui perfundit 1 plenitudine purissima perfectos, millcsics maior probatur in claritudinis qualitate quam luminare istud quod inter [lentos] ad leticiam laudatur, quandoquidem et solem superat ccncics in excellencia serena scintilla in superis sempiterna. Sanctissimi siquidem in suppremis subsistent et irrever9 beratis 1 oculis in radiis respirant Luminis regnantis et in voluptate verissima deliciosi degebunt, beati bibentes perpetim potabuntur in flumine felici, vultum Veritatis veraciter videntes, demonstrato deinceps dulciflue et digne Deitatis decore. Ornamentum omnium optimum erit habi» tus assumptus ardentissimi amoris, 1 verum et non vete­ rascet vestimentum, sed floridum sine fine fiet in concinen­ tibus ludifiuas laudes coram Cunctipotente. Memento ergo quod post modicum iam in cinerem soluti subtiliter suscitaI 1. Distinction entre lumière matérielle, luminare istud, cl lumière surnaturelle, splendor spiritualis. Influence augustinienne ? BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 27) 313 elle brûlera d’un amour aussi parfait que celui d’un Séraphin. Là, revêtue d’une robe éclatante, sa beauté s’épanouira sous les pierres précieuses. Serait-ce quelque ornement éphémère, tel un crépi sur un mur? Non point 1 Car cette parure sera étemelle. En cette beauté radieuse, les âmes brilleront à jamais dans la vision rassasiante du très glorieux Créateur. Ah! j’ai un message audacieux pour les habitants de cette pauvre terre ; car je veux que tous ici-bas se consument en un ardent désir d’amour pour les biens éternels, en attendant la révélation du repos retrouvé. Vois le soleil matériel : en une course perpétuelle il illumine de ses feux les montagnes de ce monde. Pourtant je le trouve voilé et obscur si je le compare à l’éclat de ces chantres qui, à l’unisson des chœurs siégeant au ciel, sont harmonieuse­ ment unis en un concert d'amour. Comment désormais appeler délectables les trésors temporels, lorsque notre désir a goûté aux délices divines? Car la splendeur spiri­ tuelle est comme insufflée dans les âmes de façon définitive par le Créateur sans limite. Il la répand sur les parfaits en une plenitude de pureté. Son éclat l’emporte mille fois en clarté, c’est bien certain, sur celui de l'astre loué par les hommes insensibles à la vraie joie, puisque notre soleil est cent fois moins beau que la plus petite étincelle de la paisible éternité du ciel1. Les vrais saints habiteront là-haut. Leur vie consiste à demeurer les yeux irrévocablement fixés sur les rayons de la lumière royale. Ils prendront leurs délices dans une très pure volupté, boiront à longs traits au fleuve de la félicité, verront en toute clarté le visage de la Vérité, et la douce beauté de la Déilé glorieuse leur sera révélée. Leur parure, d'une richesse inégalable, sera le manteau de l’amour très ardent dont ils seront revêtus, vêtement sans vieillissement, tel une fleur jamais fanée, vêtement des chantres de la louange joyeuse devant le Tout-Puissant. Souviens-loi donc qu’après être réduits pour un temps 314 ) 6 . ♦ • LE CHANT D’AMOUR (CH. 27) buntur; sed et reminiscere quod recti, quamquam redi­ gantur in terrain donec tempus tribulancium terminetur, sine 1 dubio quasi reges revertentes ad regnum resurgent et carnem clarificatam cambient pro calamitate quia diploidem induentes in lesu indicium gerente jubilantes et iocundi [comprobabi liter’ coronabuntur. Despiciebar in derisione quia vilitatem vestium non verebar I et vilis videri inter vernantes in vanitatibus volui pro vita veraci, nec [erubui], ut eligerer ad eternilatem, abici ab altitudine quam | cupiunt carnales et desiderant ut ditentur in diviciis de quibus deiecti durissime dolebunt. Sed puto sine (44v) pravitate quod Potcntissimus, pro quo pati potueram in pacicncia, me perficiens, pallium prcciosissimum inter paradisicolas principes in populis 1 perfectis ad perpetuam possessionem michi paravit, et tunicam talarem* tradet Trinitas quam tenui inconsutilem'' utique propter charitatcm que non cadet ct contextam per clarita­ tem desuper per totum descendentem denique a Patre luminum*. Quamobrern, natura in nobilissimis nutrita osculis undique Omnipotentis occupata dulcoribusque divinis depasta ac intus et extra [eternis] epulis involuta fulgoribusque fluentibus a facie Factoris usquequaque illustrata, consors cum charissimis canticum concinnabo copiosissime charitatis. Igitur accipiam honorem inter ordines angelicos, quia oppro brium hominum non odivi sed amplexatus sum ut amorem Altissimi habeam, et, quemadmodum captus in cacumine canoro non sustinui sessionem cum sceleratis ut d. Gcn. 37, 23; Il Rois 13, 18-19 e. Jn 19, 23 f. Jac. I, 17 4. l.e thème du « vêtement » (voir ce mot à la Table des thèmes) est peut-être amené par 1 Cor. 15, 53-54 (Oportet enim corrupliie hoc induere incorruptionem...). Rolle reprend presque littéralement le texte johannique à propos de la tunique du Seigneur. Mais il emprunte le mot talaris à tien. 37, 23 ou à II Bois 13, 18, et voit BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 27) 315 en poussière, ils ressusciteront de manière spirituelle. Souviens-toi aussi que les justes, retournés à la terre tant que dure la tribulation, reprendront vie, tels des rois retrouvant le Royaume. En échange de leurs souffrances, ils recevront une chair transfigurée; revêtus de leur manteau, ils se réjouiront en Jésus qui vient les juger et seront couronnés dans la joie. •l’étais méprisé, tourné en dérision, parce que je n’avais pas honte de vêtements misérables. Paraître vil au milieu de gens bien nantis et vaniteux, voilà ce que j’ai choisi, en vue de la vie véritable. Je n’ai pas rougi non plus, toujours pour mériter l’élection éternelle, de perdre les honneurs que convoitent les charnels. Eux, rêvent d’être comblés de biens dont la perte les jettera dans la désolation. Mais franchement, je crois que le Tout-Puissant, pour qui j’ai souffert dans la patience, me mènera au terme. Parmi les princes du paradis, dans le peuple des parfaits, 11 m'a préparé un manteau très précieux qui sera mien à jamais. La Trinité me revet d’une « longue tunique13 ». Je la porte « sans couture* », à cause de la charité qui ne connaît pas de déclin, tunique toute tissue de cette splendeur qui « descend du Père des lumières11 o. Mon humanité admise à la table des nobles est comme assiégée par les baisers du Tout-Puissant, rassasiée des doux mets divins, enve­ loppée et pénétrée de leurs fumets éternels, illuminée à jamais des fulgurantes clartés rayonnant de la Face du Créateur. Ainsi, compagnon des bien-aimcs, je chanterai le cantique de la charité infinie. Je prendrai rang parmi les ordres angéliques pour n'avoir pas craint le mépris des hommes, mais l’avoir plutôt embrassé pour posséder l'amour du Très-Haut. Ravi par les chants du ciel, je n’ai pu supporter de siéger avec les dans le vêtement de gloire la longue tunique sans couture de Jn 19, 23, enveloppant l’élu d’une clarté qui vient d’en haut, du Père des lumières (Jac. 1, 17). Exemple caractéristique de textes bibliques entremêlés. 316 LE CHANT D’AMOUR (CH. 27) contaminatis consentirem in culpa, ita me Conditor coronet cum hiis qui certaverunt sancte pro salutifera sanitate. Et sicut sanguinem non siciens 1 nec solitus saltarc cum superbis ardens extiteram eterno amore, ita assumat me Amator meus ut statuar inter status stellarum quarum speciosa posicione decor celi dedicatur. Pallium portabo pulcherimum quod Pastor me perficiens pandet, quia non peperci ut punirem peccata et amictum accepi in hoc mundo non amabilem sed abhominabilem in oculis alio­ rum, pro intentione integra Piissimo placere. Solliciti sitis pro salute ut sanctificemini, quia dulcedo dilectorum Dei nunquam deficiet, nec desolabuntur dein­ ceps qui dulcorem desiderabant, neque vero cessabunt sancti sonare in celicis sedibus laudes Luminanti et rnelodiam mirificam multiplicare coram Maiestate, quia gau­ dium gloriosum gustantes cum senatoribus summis sede­ bunt sempiterne. Ipsa etenim eternitas idem est et immo­ bilis manet in sua magnitudine, quia infinita felicitas non faciet finem; nec dicatur quod tam delicatus in 1 deliciis descenderet (45) in detrimentum, quandoquidem et omnis ratiocinatio repugnat quod finire valeret qui incipere nesciret. Hinc absque dubio Omnipotens animum habet eternum [ qui prorsus in bonitate beatus et benedictus consortium quod sibi copulavit a se scindi non sinet in sempiternum : mentes in melos migrabunt ct magnifica­ buntur in misterium mellifluum nec poterunt perire que ab Imperatore proteguntur. 1 Denique dolor deletur quia immundus non intrabit in aulam, ac per hoc et ignorantia non irrepet in cis qui vident vitam omnia valentem. Interim, intellectis que in hiis inse- 1. Un des cas très rares où le mot sessio est employé dans le M.A. en un sens péjoratif. k BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 27) 317 scélérats1, ni consenti à tremper dans leurs crimes ct leurs impuretés. C'est pourquoi le Créateur me couronnera comme tous ceux qui ont mené le bon combat pour leur salut et leur intégrité. .Je n’ai pas été assoiffé de sang, je n’ai pas partagé les jeux des superbes, niais je brûlais d’un amour éternel. Aussi mon Ami me saisira pour me placer dans les rangs des étoiles dont la présence et l’éclat consacrent la splendeur des cieux. Je porterai le manteau magnifique que le Pasteur déploiera pour parfaire ma beauté. C’est que je n’ai pas hésité à combattre le péché, ct j’ai accepté en ce monde un vêtement disgracieux, objet de répulsion aux yeux d’autrui, dans le seul but de plaire au Très-Bon. Avez souci de votre salut ct sanctifiez-vous. La douceur ne quittera jamais les aimés de Dieu. Ils ont désiré la consolation ct ne goûteront plus la tristesse. Jamais les saints ne cesseront de célébrer, en leur session céleste, les louanges du Dieu de lumière. Ils répéteront en la pré­ sence de sa Majesté leur incomparable mélodie. Savourant la joie de la gloire, ils siégeront éternellement avec les princes du paradis. L’éternité demeure toujours identique à elle-même, immobile en sa majesté. La félicité infinie ne peut avoir de fin. Qu’on ne dise donc pas que, rassasié de telles délices, on peut un jour en déchoir et en être privé, car la raison répugne à assigner un terme à ce qui n'a pas connu de commencement. C’est dire, sans aucun doute, que le Tout-Puissant possède une vie sans fin. Parfaitement heureux et béni en sa personne, jamais II ne permettra que soit détaché de Lui cc qu’il s’est lié entièrement pour Lui être uni. Les âmes seront trans­ formées en mélodie, élevées jusqu’au mystère doux comme miel. Protégées par (’Empereur, elles ne peuvent périr. Destruction du mal! Interdiction à l’impur de pénétrer dans le palais! Nulle incursion de l’ignorance en ccs voyants de la Vie qui vaut tout! Maintenant, ayant compris en quelle étreinte sont stabilisées ces âmes, je redescends sur 318 LE CHANT D’AMOUR (CH. 27-28) runtur, descendo ut diiudicentur divites a desolatis et dampnentur qui devastabant dona in turpitudine temporali que io dedit Deus ut in eternum durarent. Percuciam proinde perversos in gladio grandissimo et verbum veritatis in viriosos veniet. Unde sentencia insuperabili secabuntur a solacio sanctorum, quia iugulabuntur gentiles ieiunantes a iubilo, quia lesurn non gesserunt nec genuerunt ex se 15 gemitum quia iusticiam non 1 indicabant. Nimirum nas­ cuntur ad nocumentum et a noxis noctiuin nutriti ad nichiium, quia nudati in nivem nodabuntur, quia nomen negabant necessarium et in amore ctcrnorum habitare non inspirabantur. Porro Preceptor potentissimus parvulum suum predesti20 navit i ad pietatem, ut [non] parcerem predicare peccanlibus quia peribunt in perpetuum nisi perfecte penituerint antequam perducantur ad portas putredine plenas intra quas penas pacicntur pessimas. Unde et cum Michea manifestari non metuo ut memorentur miseri quia divinitus 2Γ» didici quod dico : ileplelus sum 1 fortitudine spiritus divini et indicio et virtute, ut annunciem lacob scelus suum et Israel peccatum suum*. [XXVIII] ·« Vulnerasti cor meum in uno oculorum tuorum ct in uno crine (45r) colli tui*. Quanta et. qualis est ista, quam cara cl quam digna, decora et degens in deliciis, que in osten­ so sione oculorum 1 et in colore crinium cor vulnerat Condito­ ris? Utique electa anima accensa amore que paulo ante vulneratam charilate devote se dicebat. Vulneratur ergo qui vulnerat, quia amatur qui amat. Verum et hoc sibi vend icat acceplabilis amor quod invicein Cap. XXVIII : L Ο» Ο» 0· C’D H Lin U g. Mich. 3, 8. On Iit spiritus Domini dans Vulg. a. Cant. 4, 9 BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 27-28) 319 terre pour faire la discrimination entre riches et pauvres, et condamner ceux qui ont dilapidé, en des turpitudes passagères, les dons reçus de Dieu pour la vie éternelle. Je frapperai donc les méchants d’un glaive acéré. La parole de vérité transpercera les pervers, une sentence implacable les séparera de la béatitude des saints. Les impies, étrangers à la jubilation divine, seront saisis à la gorge pour n’avoir pas vécu en Jésus, ni tiré de leur cœur le moindre gémis­ sement, alors que leurs jugements étaient si injustes! Sans nul doute, ils sont nés pour le mal. Nourris de pèches ténébreux jusqu’à l’anéantissement, ils seront étreints par la froidure. Ils ont renié le Nom essentiel. Ils n’ont pas désiré habiter éternellement dans l’amour. Mais le Maître tout-puissant a destiné son enfant à une œuvre de miséricorde : je ne dois pas cesser de prêcher aux pécheurs leur perte éternelle, s’ils ne s'amendent complètement avant de franchir les portes du lieu de pourriture où l’on souffre d’affreux tourments. Aussi, comme Michée, je ne crains pas de paraître en plein jour, et ces misérables sauront alors que c’est Dieu qui m'inspire ccs paroles : «Je suis rempli de la force de l’Espritdivin, de justice et de courage, pour proclamer à Jacob son forfait, à Israël son péché'1. » [Ch. 28] e Tu as blessé mon cœur par un seul de tes regards, par un seul cheveu de ton cou", fr Combien grande et noble, précieuse et estimable, belle et comblée de charmes, ne doit pas être celle qui, par le regard de ses yeux et la couleur de sa chevelure, a blessé le cœur de son Créateur? Cette âme élue, embrasée d’amour, est celle qui, tout à l'heure, s’avouait avec tendresse blessée de son amour. Est donc blessé celui qui blesse, comme est aimé celui qui aime. Un amour digne de cc nom exige que ceux qui 1. Bien que voué par sa profession d’ermite à l’obscurité de la vie cachée, Roile accepte sa mission apostolique pour sauver les pécheurs. 320 LE CHANT D'AMOUR (CH. 28) amantes ab 1 alterutro habeant quod amaverunt. Amor autem aliter quam | per amorem remunerari non potest, requies pro requie retribuetur et ubi labor languet laxari, laborans non luminatur. Ergo quicquid egeris, nisi dilexeris, frustra te iustum suspicaris. Domine Deus meus, da michi tc quem ego diligo et 5 accipe me 1 quem tu amas. In hoc autem coinprobabilis consistit eharilas ut capiamus quod cupimus; et nequa­ quam [dividar] a dileccione postquam discessero, [quia diu desideravi te] ne dolcam pro dilacione. Cum fidelis sis et absque ulla iniquitate'’, revera restitues me ad regnum et 10 reddes inichi cum refectis repromissionem, ut visibiliter videam te invisibilem et dulcedine debrier decoris tue divinitatis. Nam sine te nescio subsistere et simpliciter sencio quod sapidum non est michi solacium nisi sempi­ ternum. Quippe, Conditor, tu cognoscis quod non libuit michi lectus lascivie nec cucurri cum caliginosis ut caperem carna15 litatem nec 1 comnaculavi me in contagiis in quibus cupidi corrumpuntur. Ex quo etenim ardebam eterno amore et fervens fueram ut fruerer futura felicitate, et canticum con­ ceperam canencium in charitatc, concito quievi a cupidine carnali, et meror mentis mutabatur in mclodiam. Denique 20 deinceps dulcedinem dire 1 dileccionis non degustavi sed, terminata tristicia, tranquillitas in Trinitate Lutavit tenellum. Hinc, Omnipotens qui omnia operaris, [immacula­ tam] tibi offeram hostiam0, holocaustum utique incensum et acceptabile confectum quoque ex medullis mirifice mentis 25 in ministerio mellifluo morantis. Anima utique 1 obumbrata 35 83 b. Deut. 32, 4 c. Cf. Canon i Boni. Siissac 1. Le repos que prend l'âme en Dieu, a pour récompense et contre­ partie le repos de Dieu en Pâme. BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 28) 321 s'aiment se rendent mutuellement amour pour amour. L’amour ne se paie que d’amour. Le repos est la récom­ pense du repos1. Lorsque celui qui peine cherche son soulagement, il demeure dans la nuit. Ainsi, quelles que soient tes œuvres, si tu es sans amour, c’est bien à tort que tu te crois justifié. Seigneur mon Dieu, donnc-Toi à moi, Toi que j’aime, et prends-moi, moi que Tu aimes! Notre amour consiste excellemment dans la possession de ce vers quoi nous soupirons. Que je ne sois donc jamais séparé de cet amour lorsque je quitterai la vie. Je T'ai trop longtemps désiré pour supporter alors quelque délai. « Tu es fidèle et sans aucune iniquitéb »; aussi me rétabliras-Tu dans le Royaume et me mettras-Tu en possession de la promesse, avec ceux que Tu rassasies. Je Te verrai. Toi l’invisible, et je serai enivré de la douceur et de la beauté de ta Divinité. Sans Toi je ne puis vivre, et je sens bien qu'aucune consolation ne me sera délectable, hormis celle de l’éternité. O mon Créateur, Tu le sais : je n’ai pas recherché le lit de la débauche, je n’ai pas frayé avec les fils de ténèbres eu quête de plaisirs charnels, je ne me suis pas souillé dans le péché qui corrompt les libertins. Dès que j’ai brûlé de l'amour éternel, que je me suis enflammé du désir de la félicité future, et que j’ai perçu le cantique des chantres de l’amour, aussitôt tout désir charnel s’est apaisé en moi. et la désolation de mon âme s’est changée en mélodie. Par ailleurs, je n'ai plus goûté ensuite à la douceur de la dilection détestable; mais j’ai été délivré de la tristesse, et la toute tranquille Trinité in’a pris, comme un tout-petit, sous sa tutelle. C’est pourquoi, Dieu tout-puissant. Auteur de toutes choses, je t'e offre une hostie immaculée0», un holocauste embrasé, digne de Te plaire, telle une moelle de choix : ce cœur qui s’adonne à ton service plein de douceur. L’âme qu’ombragent entièrement les parfums2 de 2. Voir Table des théines : « Parfum ». 11 322 30 35 84 5 10 15 LE CHANT D’AMOUR (CH. 28) amoris odoribus cor Creatoris cremare coegit ut pateretur Impassibilis et {46} vulneraretur Qui vulnerari non valuit ac vapularet Invincibilis. Profecto perpulcri et preclari ac polimiti sunt oculi qui mentem magnifice Maiestatis tam mirabiliter emolliunt ad 1 amandum et pellunt ut non poterit penitus parcere qui promat quod puritas pulcritudinis se [pupugit] et perfora­ vit; utique tam excellens ad infimam ita amabiliter hoc non ostendisset nisi habundancia amoris exintus effluens diucius detineri denegans in verba decuriscet. Et quidem fit ut fideliter festinet factura in 1 desiderium dileccionis divine et faciat infatigabiliter se fervere ut suscipiatur in celestibus ne Factor frustra pro falsis vulneratus vindicet se de viciosis. Sed intelligant omnes quod impius et in iniquitatibus irretitus hereditatem non habet in ctcrno amore nec erit adiutus ab angustiis erumpnosis, nec habitabit cum ama­ toribus electis ad eternitatem, quia cum mundanis miseris qui terrenitatem te!nuerunt trucidati morientur et merito sui ministerii mandabuntur ad immutabilem molestiam que est dolor demoniorum. Quoniam Conditor non copulat seeum cupidos et carnales, sed calcantes castrimargiam et odientes immundiciam; revera reprobi redempeionis non recipiunt rectitudinem, nec in oculis obscuris 1 amor Auctoris accenditur, sed abhorninabiles habet omnes oculos qui spiritualis speciei splendorem ex se non spirant. Nam in hoc modo oportet ut aspiciant amabiles ad acci­ piendum amorem si pectus pulcherimi Principis penetra­ bunt; nimirum crines carnalium sine colore cadunt in contemptum, quia nigri sunt et nudati a nitore et viles ut non valeant vulnerare Veritatem. Igitur in uno oculorum*, quia limpidi et laudiflui sunt, unitas affectionum intelligitur d. Cani. 4, 9 BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 28} 323 l’amour, enflamme irrésistiblement le cœur de son Créateur : l'impassible est ému, l’invulnérable est blessé, l’invincible est vaincu. Ne sont-ils pas ravissants, étincelants, pleins d’éclat, les yeux qui attendrissent le cœur de la Majesté magnifique jusqu’à le contraindre à aimer? Il n’y pourra résister : Lui-même avoue que la pureté de cette beauté l’a blessé et transpercé. Pourquoi un si grand Prince montrerait-Il tant de prévenances pour une si infime créature? N’est-cc pas parce que la générosité de son amour, refusant de se contenir davantage, se précipite au dehors et déborde en paroles? Son dessein, c'est que la créature toute confiante désire davantage l’amour divin et brûle sans trêve d’être accueillie dans les cieux. Malheur si le Créateur, blessé en pure perte par la fausseté, devait se venger de cette tromperie. Comprenez-moi bien : l’impie, enlacé dans ses iniquités n’aura pas d’héritage dans l’amour éternel. 11 ne sera pas délivré de ses pénibles angoisses et n’habitera pas avec les amis élus à la vie éternelle. Les misérables mondains attachés à la terre seront frappés de mort. En paiement de leurs services, ils seront voués à un châtiment définitif, le tourment des démons. Car le Créateur ne contracte pas d'union avec les hommes cupides et charnels, mais avec ceux qui méprisent la bonne chère et haïssent l’impureté. Comment les réprouvés bénéficieraient-ils de la justice rédemptrice? Non seulement l’amour du Créateur ne peut s’enflammer pour un regard sans éclat, mais il a en abomination tous les yeux en qui ne brille pas la beauté spirituelle. Il faudrait que leur aspect fût attirant pour provoquer l’amour et blesser le cœur du plus beau des princes. De même les cheveux ternes des charnels inspirent le dernier des mépris. Ils sont noirs, sans éclat ni distinction : comment pourraient-ils blesser la Vérité? En ces mots : « par un seul de tes regards*1 o limpides et pleins d’amour, il faut voir l’unité des affections qui 324 20 25 30 35 85 5 LE CHANT D’AMOUR (CH. 28} que interininabililer tendunt ultra temporalia et cupiunt constanter sine corrupcione claritati Conditoris conformari, que nec lippis· nec luscis languescunt nec 1 ludunt inter lenocinantes, sed letanter levantur ad lucem limpidissimam et habent aciem acutam ad intuendum in excelsis quod utique peccantes et putridi in pravitatibus percipere non poterunt. Crines quoque colli cordis cogitaciones charitate crassati i consociato canore et nitentes in novitate nobilitatis necessarie nuncupo que avide in amore ascendunt Altissimo et Illum assumunt ul inhabitet inter eas in domo quam diligit, (46‘·) in qua dulcisonum amodo auditur concentum. In uno crine' capitur Conformator, quia continue colliguntur in concupiscendam charitativam et concurrunt in claustro ut capaces consistant clarissimi Conditoris nec discrepant per diversa desideria que terrenos tenent in transitoriis; omnes utique quasi in unum ordinantur, ut non inhient nisi efficaciter ad etemitatern. Hanc optimam eminenciam in oculis amice cum amictu amabili ct 1 cri­ nium claritudinem respiciens Rex regum cito defluit in dileccionem et diligi desiderat cum defccata devocione. Proinde patet quod immenso amore quo ab eterno ardebat humanitatem assumpsit in qua cciam amaritudine [angusliabatur] ab iniquis, | gaudens pro nobis supplicium susti­ nere, ut acrius animum nostrum ad amandum inflammaret, temporaliter tormentatus quatinus in electis suis eternaliter amaretur. Abstulit autem a nobis opprobrium acerbissimum, et penali'tatem pro peccatis Ipse portavit* ut non periremus e. Cf. Gen. 29, 17 f. Cant. 4, 9 g. Is. 53, 4.11 1. Plus d'une fois Rollc se sert, en parlant de la «noblesse», de l’adjectif necessarius. Nous rendons celui-ci par « essentiel » ; mai» cela ne peut signifier (sinon indirectement) une référence ù la « mys- BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (Cil. 28) 325 tendent constamment au delà du sensible et désirent sans trêve participer pleinement à la pureté du Créateur. Ces yeux-là ne sont, pas « malades* », ni chassieux, ni myopes. Ils ne se reposent pas avec complaisance sur les débauchés, mais se lèvent avec joie vers la très pure lumière. Avec une acuité perçante, ils contemplent dans le ciel ce qu’aucun pécheur, pourri dans sa perversité, ne peut évidemment percevoir. Les cheveux du cou, ce sont les pensées du cœur, collées ensemble par la charité dans un chant sans discordance. Brillantes de l’éclat de la noblesse essentielle1, elles s’élèvent jusqu’au Très-Haut avec un amour passionné et l’inclinent à habiter chez elles, dans la maison qu’il aime et où résonne un concert harmonieux. C’est « par un seul cheveu' » que le Créateur est ravi. En effet les pensées convergent continuellement vers un unique et amoureux désir, ct se rassemblent toutes dans le secret, pour recevoir dignement l’illustre Créateur, sans s’éparpiller dans la diversité attrayante et éphémère où se laissent engluer les mondains. Ensemble, elles sont ordonnées à un but unique ct ne tendent cn fait à rien d’autre qu’à la vie éternelle. A la vue de cette singulière beauté des yeux de son amie, à la vue de sa robe ravissante et dc sa chevelure éclatante, le Roi des rois se fond dans l’amour et désire être aimé à son tour avec une très pure tendresse. C'est évidemment à cause de l’immense amour qui, de toute éternité l'embrasait, qu’il a assumé notre nature humaine. En elle Il a souffert toute amertume de la part des impies. Il s'est réjoui d’endurer pour nous son supplice, voulant enflammer notre cœur d’un amour plus ardent. Il a souffert dans le temps pour être aimé par ses élus dans l'éternité. Il nous a délivré d’un terrible opprobre : « Il a porté Lui-même» o la peine dc nos péchés pour nous éviter la tique essentielle» dont les spirituels rhéno-ilamands du xiv· siècle furent les initiateurs. 32G 10 15 22 LE CHANT D’AMOUB (CH. 28-29} imperpetuum, pollicens nos promoveri in paradisum si perfecte perseveremus in paciencia probabili, minime murmurantes cum maledicimur nec effluentes in ebetudinem quamvis ab impiis execremur. Nam et Ipse in patibulo passus pietatem [prompsit] ad persecutores, 1 ut nos pariter studeamus cum stantibus stabiliri. Charitas quippe causa est quod vulneratur Veritas et [quod] ligatus ad illudendum langorem non laxat nec resistit reprobis qui ruunt in Regem; nimirum nobilitate nectitur quam nemini nequam innotuit, ut mortem nostram horribilem occisus 1 obrueret et in reverencia resurgens vitales vires vivificando ad regnum relictum nos revocaret. Carnem incoinquinatam erumpnis huius exposuit exilii, ut carnem nostram contagiosam castigemus, cupientes conti­ nendam conservare et concordiam inter cunctos, ut liberati a laqueis Luciferi levemur in laudem 1 per lumen letabundi quod in nos illabitur, aquam haurientes* qua in amorem habundantes existimus, per rectitudinem ad regnum reducti inter requiescentes. [XXIX] Pensate peccatores, sed et sancti solliciti sitis, sedentes in suspiriis, considerantes quomodo Omnipotens inter 25 homines 1 (47) a captivis conculcatur, habitans autem ut amaretur,odibilis erat impiis quia ostendebat eis opera que non amaverunt. Arguebat eos hilaris cum leticia et lenitate, et ecce obsistebant ei obstinati ad omne opus bonum* oppressi et nephandi nodaverunt se in ncquiciis remanentes sine remotore a ruina. Cap. XXIX : LO'O’O’C'D H Lin U h. Cf. Is. 12, 3 ; etc. a. Tite 1, 16 1. Allusion voilée â l'attitude de la Vierge au pied de la croix : ♦ Stabat Malor » ? (cf. Jn 19, 25). BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 28-29) 327 mort éternelle. Il a promis de nous prendre en son paradis si nous persévérons dans l’épreuve en toute patience, sans murmurer si l’on nous maudit, sans nous abattre ni nous décourager, même si les impies nous exècrent. Car Lui. lorsqu’il souffrit sur la croix, n’a-t-Il pas témoigné de la bonté envers ses bourreaux? A son exemple, efforçonsnous, avec ceux qui se tiennent debout1, de n’être pas ébranlés. L’amour est la seule cause des blessures de la Vérité. Chargé de chaînes, tourné en dérision, le Roi se livre sans réserve à la souffrance. 11 ne résiste pas aux méchants qui l’assaillent. Il est enlacé par une noblesse qu’il ne révèle à aucun de ces scélérats. Oui, par sa mort II a écrasé l’horreur de notre mort; par sa résurrection, fruit de son obéissance, Il a revivifié les forces de la vie et nous a rappelés au Royaume jadis délaissé. Sa chair immaculée. Il l’a livrée aux misères de notre exil, pour que nous mortifiions notre chair pécheresse, pour que nous désirions garder la continence et rester en paix avec tous. Libérés des filets de Lucifer, nous nous élèverons vers la louange, inondés de lumière et de joie. * Nous puiserons à la source” t> qui nous fera surabonder d’amour. Nous regagnerons le repos du Royaume par le droit chemin. [Ch. 29) Pécheurs, réfléchissez! Et vous, b. Le combat parfaits, qui vivez dans le repos et contre Satan (Cb. 29-30 a) les larmes, attention! Considérez le Tout-Puissant : Il a établi sa demeure parmi les hommes pour s’en faire aimer, et cependant II est foulé aux pieds par des esclaves. Les impies Le haïssaient, car les œuvres qu’ils Lui voyaient faire n’étaient pas de leur goût. Il les reprenait doucement, avec une bienveillante mansuétude; et voici que ces obstinés se dressaient contre Lui! Inca­ pables «de toute œuvre bonne·», ces criminels se sont empêtrés dans leurs iniquités, et personne pour les retirer de leur ruine irrémédiable! 328 LE CHANT D’AMOUR (CH. 29} Quoniam dimisit eos in desideriis diabolicis deduci, deinde ut dampnentur deprehensi sunt in dolo, delicias deinceps non degustaturi, quia in dolorosissimam deformi­ tatem demerguntur. Et non mirum si miserabiliter mo86 riantur, nam in malicia se | muniebant ct subverterunt sensum suum* ut non scirent sapienciam celestem. Unde in oculis quibus illuminari estimabant excecati Auctorem omnium mortificare moliebantur, putantes proficere ad 5 prosperitatem cum percusserint in plagis Protectorem. Sed infelices frustra furiebant in Factorem, quia in homi­ nem irruentes iniuriam Deo intulerunt et inde inciderunt in interitum unde vivere sibi videbantur. Sed et fructus fertilissimus ex hac occisione quam iniqui agebant fidelibus elTerbuit, per quam obrigentes hostes auxilium ab apos10 tolis extinxisse arbitrabantur ac suspicati sunt subsidium a sanctis cessasse ex quo Christum crucifixisse conclamitant et Christianos corruere; quibus constanter contradicimus, quia care supra corporalia cuncta coronantur qui carnem compescentes crucifixerunt se cum viciis el concupiscendis*, 15 ut concito non cadant in chaos nec 1 captivi sint operibus odibilibus occupati. Igitur antiquus hostis omne ius quo genus humanum iugulavit omnino amisit, dum in hominem innocentem seviens, substande siquidem gigantem gemine tanquam purum hominem putans procaciter percussit. Callidus qua20 rnobrem captivator in membris 1 suis manus violenter inie­ rit in lesum; et cum granditer gloriabatur Sanctum suppliciis superasse, (47T) secum agentibus gemitum gerebat, ac tangens tenellum et temperatum tirocinio et tribulacione, Dei videlicet felicissimum infinitum Filium, 30 b. Cf. Il Cor. Il, .'I ; Dan. 13, 9 ; etc. c. Gal. 5, 24 1. On retrouve ici In théorie de «l’abus «le pouvoir» du démon, chère à S. Augustin, S. Léon et d'autres. BLESSURE, COMBAT ET BLESSURE (CH. 29) 329 Il les a abandonnés à la conduite de leurs désirs diabo­ liques. Pour leur condamnation, ils ont été captivés par le mal. Désormais ils ne pourront plus se délecter dans les délices, ils seront plongés dans l’horreur el la douleur les plus a tireuses. Quoi cfétonnant s’ils meurent misérable­ ment! Ils se retranchaient dans leur malice. Ils ont «obscurci leur intelligence6». Ils ne peuvent connaître la céleste sagesse. Leurs yeux qui, croyaient-ils, leur donnaient la lumière, étaient aveugles, et ils s’efforçaient de faire mourir l’Auteur de l’univers. Ils pensaient s'assurer la prospérité en couvrant de plaies leur Protecteur. Malheureux! En vain s’acharnaient-ils contre le Créateur. En accablant un homme, c’est un Dieu qu'ils offensaient. En pensant ainsi acquérir la vie, ils tombaient en fait dans la mort. Mais un fruit très abondant jaillit pour les fidèles de ce meurtre ourdi par les méchants. Les ennemis endurcis pensaient par ce moyen priver les apôtres de tout secours, et s’imaginaient avoir enlevé aux justes leur soutien. Voilà pourquoi ils ne cessaient de proclamer la crucifixion du Christ et l’anéantissement des chrétiens. Ce que nous démentons avec énergie. Car ceux qui méprisent « la chair » et se sont « crucifiés avec leurs vices et leurs concupiscences0 », recevront une couronne plus précieuse que tous les biens périssables. Ils ne tomberont pas soudain dans l’abîme. Ils ne seront pas des esclaves astreints à des taches indignes. L’antique Ennemi a donc perdu tout pouvoir de juguler le genre humain, le jour où il s'acharna contre un homme innocent1. En effet, ce Géant doué de deux natures, qu’il prenait seulement pour un homme, il eut l’audace de le mettre à mort. Astucieux conquérant, grâce à scs suppôts, il porta violemment les mains sur Jésus. Et tandis qu’il se glorifiait hautement d’avoir terrassé le Saint dans les supplices, il causa la perte de scs partisans. En frappant de coups et d’épreuves le Doux et l’IIumble je veux dire le Fils éternel et bienheureux de Dieu —, il se vouait 330 25 30 35 87 5 10 15 LE CHANT D’AMOUR (CH. 29) tormento se tradebat interminabili. Porro purus homo non 1 potuit hanc potenciam peragere ut, sanguinem suum effundens, ostium aperiret olimpi in quo electi introeant, quod protinus in presenti probatur : omnes utique, prêter unum, aliquod offendiculum in originalibus habuerunt quod naturam inferiorem inficiebat, unde nec sanctissimus seipsum salvare sufficiebat : 1 quanto magis portam para­ disi patulam perficere non poterat et alios ad regnum reducere, carcerem caliginosum claudens ne in hunc communiter caderemus. Ergo, cum iam constat amicos Omnipotentis Dei in aulam introduci eternam et, am moto gladio versatili*, ianuam iusticie 1 omnibus electis ostendi ut in lesu qui pro eis indicium gerebat iubilent ingenter, liquet lucide quod [Hic] unus ultra omnes ' opus operans cui inter homines nullus est equalis, et hominem verum in exterioribus oculis se ostendit pacienter moriens et verum Deum se dici docuit dum debellando pro dilectis virtutem virulenti hostis ab omnibus abolevit. 1 0 capud captivorum, calliditas tua te contrivit, qui cupiens Christum confundere quassatus es et confusus! Crepa, qui corruisti a claro contubernio ct privatus es a potestate qua te putabas perpetuo principasse! 0 tiranne, tabesce in tenebris, qui tentorium tuum tetendisti ut Tutorem nostrum trucidares! En mirabile monstrum : vincens Victor verissimus in altis ascendens·, in [sublimi] solio sedens, gladio glorie graciosos gubernat; tu, scelestus, in superbia tua cecidisti sine subsidio in supplicium sempi­ ternum. Sancti siquidem in quos frustra furis in celum sustolluntur, quia Magnificator noster militibus suis 1 mandat ut te mordeant, nec parcant pro pietate {48) quin <1. Gcn. 3, 2-1 e. Cf. Éphôs. 4, 8 BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 29) 331 lui-même à des tourments interminables. Un homme avec la seule nature humaine n’aurait pu mener à bien une telle entreprise : ouvrir aux élus, par l'effusion de son propre sang, l’accès des portes du paradis. Et je vais vous le prouver à l'instant : tous absolument, sauf un seul, ont contracté, dès leur origine, l'imperfection qui souille la nature humaine. L’homme le plus saint lui-même était donc incapable d’assurer son propre salut. Λ plus forte raison, n’aurait-il pu ouvrir toute grande la porte du paradis, ramener les autres hommes au Royaume, fermer la prison ténébreuse pour que nous n'y tombions pas tous ensemble. Or il est désormais manifeste que les amis du Dieu toutpuissant sont introduits dans le palais éternel. Le « glaive tournoyant*1 » est écarté, la porte de la justice montrée à tous les élus. Ils peuvent jubiler grandement en Jésus, qui pour eux a fait justice. Il est donc l’Unique. Nul parmi les hommes ne lui est égal. 11 a accompli une œuvre sans pareille. Vrai homme pour les yeux de chair, Il s'est montré tel en subissant la mort. Vrai Dieu, Il nous a révélé scs titres lorsqu’il combattit en faveur de scs élus et les délivra tous de la puissance empoisonnée de (’Ennemi. 0 Chef des captifs, tu es pris à ton propre piège! Tu cherchas à confondre le Christ : c'est toi qui fus ébranlé et confondu. Crève! Tu es déchu de l’illustre lignée, tu es privé du pouvoir qui, pensais-tu, t'assurait une puissance perpétuelle! O Tyran, morfonds-toi dans les ténèbres! Tu as dressé tes machines de guerre pour tuer notre Tuteur. Eh bien! Monstre sans pareil, le Vainqueur véridique est « monté » victorieux « dans les hauteurs* ». Assis sur son siège sublime. Il gouverne ceux qu’il aime, de son glaive de gloire. Scélérat, du haut de La superbe, tu es tombé, privé de secours, dans les supplices éternels. Les saints, sur qui tu t’es acharné en vain, sont élevés dans les cieux, car notre Prince a mandé à ses preux de te pourfendre, de ne pas te faire quartier, de te poursuivre 332 20 25 30 35 88 5 LE CHANT D’AMOUR (CH. 29) percuciant preambula et posteriora tua, et vindicent in virtute venenum quod [vomuisti] ut devorares quos Deus dilexit, et seviant in te usque in seculum quia sanguinem Salvatoris furibundus fudisti. 1 Maledicunt sceptris tuis capiti bellatorum tuorum venientibus ut lurbo ad dispergendum nos*. Quippe nos confortati in canore carminis charitativi in Domino gaude­ bimus el exaltabimus in Deo lesu nostro qui victor deducet nos ad delicias in psalmis canentes*. O dire dracho deformis et destitutus 1 qui dixisti : Ascendam in solium*, abiectus es in abissum horrendam et laqueis ligatus es in lacum sine leticia; qui vane voluisti libi vendicare sublimitatem supra celigenas et potestatem [percipere] pre populis, profecto in profundissimos fetores inferni cum dolore dimersus es. 1 Erubesce, infelix : humilis homo excellenciam luam oppressit, nam in aslucia tua illusus cs, quia unde plus luchri putabas percipere, inde et te et tuos et totum quod tenueras perenniter perdidisti. Omnipotens est, inique, qui os tuum obstruxit et dentes detrusit dolositatis tue in dirisionem. Captus es hamo 1 [quo] cunctos capere cogi­ tabas et liberati sunt ne ledercs quos ligaveras, ut iam liquide letentur in laudiilua luce et in laudibus Luminantis leniter liquescant. Scriptum est de te, o squalide strabo : Serpens erai calli­ dior cunctis animantibus terre*. Ubi erat calliditas tua quando collegisti curiosos et cupidos ut Christum crucifi­ gerent? Indoctus, addisce : ecce venenose involutus est in vapore quo virtus tua 1 evanuit, ligna lambens quibus tu cum sociis tuis {48-) succenderis in sempiternum. Est autem Sapiencia celica cum qua certamen subisti, et prorsus recte f. Hab. 3, 11 i. Gcn. 3, 1 g. Hab. 3, 18-19 h. Cf. !e. 14, 13-14 BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 20) 333 sur tes avants et tes arrières, de venger par la force le venin que tu as vomi pour dévorer les amis de Dieu, de s’acharner sur toi jusqu'à la fin des siècles, car dans ton délire tu as répandu le sang du Sauveur. Ils menacent « de leurs épieux le chef des guerriers qui se ruaient pour nous disperser' o. Mais nous, réconfortés par les harmonies du chant d’amour, « nous nous réjouissons dans le Seigneur et nous exultons en Dieu notre Sauveur qui, victorieux, nous conduite· vers le lieu de délices ♦ au chant des psaumes’». O Dragon sinistre et difforme! Tu es déchu, toi qui disais : « Je m’établirai sur le trône·». & Tu es tombé dans un horrible abîme. Tu es ligoté dans la fosse sans liesse. C’est en vain que tu as voulu t’élever au-dessus des anges et t’assurer le pouvoir sur tous les peuples. Tu es plongé, plein de douleur, au plus profond de renier puant. Rougis, malchanceux! Ce n’est qu’un homme humble qui a vaincu ta majesté! Ton astuce a été jouée. Ce qui, croyais-tu, devait t'apporter le plus grand profit, a causé pour toujours ta propre perte, celle de tes comparses et celle de tous tes biens. Misérable! 11 est le Tout-Puissant, Celui qui a bâillonné ta gueule et réduit au ridicule la morsure de tes dents méchantes. Tu es pris à l’hameçon avec lequel tu révais de prendre les hommes. Ils sont libérés. Tu ne peux plus nuire à ceux que tu avais enchaînés. Désormais ils se livrent tout entiers à l’allégresse dans un îlot de lumière et de louanges. Ils se liquéfient doucement en louant Dieu, leur Soleil. 11 est écrit de toi, Reptile immonde : « Le serpent était le plus rusé de tous les animaux de la terre1. » Mais où était-elle, ta ruse, lorsque tu attroupais mouchards et cupides pour faire crucifier le Christ? Regarde, ô stupide! Voici que, pour ta perte, tu es enveloppé d’un brouillard où se dissout ta puissance. Tu lèches le bois qui te brûlera, toi et les tiens, pour l’éternité. C’est avec la Sagesse céleste en effet que tu as livré combat. En vérité, tu es 334 LE CHANT D’AMOUR [CH. 29) princeps tenebrarum vocaris, qui titubans a templo tranquillitatis in tantum in tormentis tenebaris quod non 10 vidisti quando illuxit nobis Lumen; unde ct non 1 advertisti quod Sapiencia increata quam conturbare concupisti sublimium ei superborum colla propria uiriule calcavit^, hinc utique excecatus extiteras nec aspicere audebas ad secreta celestia, quando dulcissima Deitas, de celo descendens, ventrem Virginis venerande ut vetustos ad veritatem 15 vivificaret vitaliter venustavit et, fecundata sine femorali fetore, eternitatem edidit electis, fructum ferens felicissi­ mum ct puerum protulit sine peccato ut in fraude tua fallaris qui semper falsus fuisti. O miser mendax, quam magna est magnitudo malicie tue! Promisisti parentibus nostris quod perimplere non 20 poteras; 1 dixisti enim hiis quos decipiebas : Eritis sicut dii, scientes bonum et malum'1. Et tu. insipiens et quasi sine sciencia, supplantaris et contereris in capite tuo ab eo quem temptare presumpsisti, explorans an eternus esset omnium Auctor : tanto amplius in erumpnis humi­ 25 liatus es quanto inanius te exaltasti. 1 Sic quidem te mordeas, maligne, quia Omnipotens ordinavit pro homi­ nibus et redemit respirantes a ruina ut continue confun­ daris cum cunctis cooperatoribus tuis; parvulos profecto preccpit portari perenni palacio pulchcrimi paradisi a quo tu magnus in immundicia cum multis ministris multipli­ 30 citer malum machin’antibus voluntaria vanitate verbe­ raris. j. Cf. Sag. Sir. 24, Il k. Don. 3, 5 1. Le texte auquel sc réfère Rolle n'est pas celui de l’Écriture, mais le texte liturgique des répons de Matines au moins d’août. C'est donc celui-là qui lui est venu spontanément à l'esprit. Consta­ tation minime, mais qui permet de corriger certaines outrances de langage au sujet des ofllces liturgiques. Rolle y prenait certainement part. BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 29) 335 bien nommé « Prince des ténèbres » : déchu du sanctuaire de la paix, tu fus si étroitement enchaîné aux supplices que tu n’as pu voir le moment où la Lumière s’est levée pour nous. Ainsi, à ton insu, la Sagesse incréée que tu t'eiTorçais de combattre « a foulé aux pieds par sa propre puissance les nuques raides et superbes1 Tu marchais à l’aveuglette, sans pouvoir lever les yeux vers les secrets célestes, en ce jour où la Dcite d’infinie douceur descendit des cieux et prit vie dans le sein ennobli d’une Vierge admirable, pour rendre vie et vérité à un monde vieilli. Devenue féconde sans la souillure charnelle, elle enfanta l'Éternité pour les élus. Enceinte d’un fruit merveilleux, elle donna sans péché le jour à son Enfant2. Ah! trompeur, tu es trompé, toi qui fus toujours imposteurI Misérable Menteur, quelle n’est pas la mesure de ta malice! Tu as promis à nos premiers parents ce que tu ne pouvais leur donner. Tu as dit en effet à ceux que tu trompais : « Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal*. » Insensé! Es-tu privé de raison? Te voilà renversé! Ta tête est brisée par Celui que tu osas tenter, cherchant à savoir s’il était vraiment le Créateur éternel de l’univers. Ton abaissement et ta misère actuelle sont à la mesure de ta folle exaltation. Mords-toi les doigts, Maudit, car le Tout-Puissant a fait son plan en faveur des hommes. Tl a racheté tous les rescapés de la ruine. Sans fin Lu seras confondu avec tous tes complices. Mais Il a ordonné que les humbles soient portés dans le beau palais de l’éternel paradis, ce palais dont tu seras exclu, toi, Prince de la malice, avec tous tes suppôts qui machinent sans fin le mal. Oui, vous serez punis de votre entêtement et de votre orgueil. '2. Cotte hymne mariale rappelle certaines pièces liturgiques anciennes remarquables par la profondeur doctrinale, la délicatesse des sentiments ct la poésie de l’expression. La traduction est impuis­ sante à rendre le vilaliler ucnüslavit. 336 35 89 LE C1IAXT D’AMOUR (CH. 29-30} Et hoc est quod Scriptura commemorat, cantans ad consolacionem charorum : Archus forcium superatus est et infirmi accincti sunt robore: repleti prius pro panibus se locaverunt et famelici saturati sunt1. Et inducitur aptissime versiculus ille cantici 1 Virginis benedicte : Deposuit potentes (49) de sede el exaltavit humiles*. Denique diabolus debiles deridens desolatus | descendit in dampnacionem, et humiles non erigentes se in elacionem ascendunt in altum et sedes suscipiunt a quibus superbi ceciderunt. [XXX] O felix fidelis, festina ad festum futurum ut chorum 5 capias 1 inter convivantes quibus calamitas nunquam consurget nec ad carnem corruptibilitas amodo appro­ pinquabit. Ab hiis abscessit omnis adversitas neque unquam ostendetur cis aliquid importunum, sed optime se habebunt in oculis Auctoris, ardentes utique inextin10 guibiliter amore eterno ac semper in sedibus 1 sustinentes a quibus apostate angeli abiecti sunt, gloriosi et grandes canticum charitatis concipientes, concinnando in lesu in quem se gerebant iugiter iubilabunt. Interim intelligc, qui amori anhelas assumi, quia cicius suscipieris in sublime et velocius volare valebis in vigorem 15 ' virtutum, si cogitas continue charitatem Conditoris qui morte sua morantes in hoc mundo munivit, ct pietas premeditata precipitet perturbantem qui hostis est, ne introeat in intimis animorum. Nam vulnerari se Veritas non vetuit ut vilis vanitas a viris vacuetur et in viciorum 20 velamento non vacillent, ostium 1 anime undique oppilantes nequando immundicie apertum Adiutorem albissimum amittat. Resinam quam Rex redemptor recepit reverenter Cap. XXX : I. O* Ο* O* C' C1 D H I.in U 1. 1 Rois 2, 4-5 m. L.c 1, 52 1. Resina désigne généralement dans le M.A., la nourriture des damnés, ici, la lie de la souffrance du Christ, avec peut-être allusion au fiel et au vinaigre de la Passion. BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 29-30) 337 Voilà ce que rappelle l’Écriture, en chantant pour consoler les amis de Dieu : « L’arc des puissants est brise, mais les défaillants sont ceinturés de force; les rassasiés s’embauchent pour du pain, mais les affamés cessent de travailler1, tt On peut citer aussi avec à propos ce verset du cantique de la Vierge bénie : a II a déposé les puissants de leur trône, Il a exalté les humbles"1.» Car le Diable qui se riait des faibles descend, désolé, dans la damnation, tandis que les humbles, qui ne se sont pas haussés avec arrogance, s'élèvent vers les cieux ct reçoivent les trônes d’où les superbes sont tombés. [Ch. 30] O toi qui as le bonheur d'être fidèle, hâte-toi vers la fête future. Prends part au chant parmi les convives. Pour eux, plus de malheur à craindre! La corruption n’atteindra plus leur chair. Toute adversité s’enfuit loin d'eux. Rien de déplaisant ne s’offrira désormais à leurs regards. Mais, sous les yeux du Créateur, parfaitement heureux, ils brûleront éternellement d’un amour impossible à éteindre et siégeront à jamais sur les trônes laissés vides par les anges apostats. Dans la gloire et la majesté, ils concevront en eux-mêmes le cantique de l'amour, chan­ teront en Jésus, Lui qui fut leur vie, et jubileront sans fin. Mais dès aujourd’hui comprends bien ceci, loi qui désires être emporté par l'amour : oui, tu seras plus promp­ tement admis sur les sommets, ton vol sera plus rapide vers une vertu sans défaillance si tu médites sans te lasser l’amour du Créateur. Par sa mort, 11 est la force des habitants de ce monde. Sa douce providence expulse l’ennemi perturbateur et lui ferme le sanctuaire des cœurs. La Vérité n’a pas refusé de se laisser blesser pour délivrer les hommes de la vilenie et de la vanité, les empêcher d’errer à l’ombre des vices, fermer la porte de leur âme à l'impureté, afin d’y garder le Dieu sccourablc. Remémore avec révérence la lie1 qui fut le lot du Roi 338 25 30 90 5 10 LE CHANT D’AMOUR (CH. 30) recordare, et reficieris resistere contra tribulacionum temptamenta quia reprobi rampnum ruminant quo a rectitudine regiminis ruunt et ideo non ad regni requiem sed ad 1 reprehensionem cum rusticis refocillantur. 0 pec­ cator impenitens, plagas prospice penales quas protulit Potentissimus ne populus periret, et desines forsitan diligere dulcedinem deceptoriam pro qua dolens dainpnaberis nisi (49r) deinceps deleatur antequam indurescat in algorem infernalem. Nempe nullus qui 1 nodatur et insolu­ biliter intercipitur ardore immundi amoris recipiet refugium redempeionis nec rore refrigerabitur qui rectos roravit, quandoquidem quasi in circuitu ita circumscripta visio impios illaqueavit ut ad invisibilem internorum intuitum in|circurnscripte quoque claritatis aliquatenus nequeant consurgere nec ad amorem Omnipotentis appropinquare. 0 miser mundi modernus qui usque adhuc distulisti te deferre a dileccione dividarum ct multum metuisti militibus magnifice 1 Maiestatis mancipari ut ad miliciam meritoriam movearis, memento et medullitus in memoria mittatur quod foriis Deus* infirmus homo inter homines apparuit, et Ditissimus sine defectu in hoc lacrimarum loco egens et esuriens ambulavit : hoc manda et remanda, expecla et reexpecta, sed modicum ibi, modicum 1 ibib, ubi scilicet solacium sustines in sapiencia seculari, ne vadas ct cadas retrorsum et illaquearis et conteraris et capiaris. Quamvis autem Christus immunis ab omni iniquitate supra a. Cf. Is. 9, 6; etc. b. Is. 28, 131 23 1. Voir Table des thèmes : «Noblesse et royauté». 2. Rolle aime les images du froid et de la glace pour désigner l’enfer. La passion charnelle, si on ne la détruit pas ici-bas, sera comme congelée dans l'autre vie ; elle aura la dureté d’un glaçon. Voir Table des thèmes : « Chaleur ct feu ». 3. Rolle utilise un texte ù'Isate, d’ailleurs très obscur dans la Vulgate, et légèrement modifié, pour signifier que si le mondain ne veut pas succomber, il doit écouter renseignement de l’Incar- BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 30) 339 Rédempteur, et tu reprendras des forces pour résister aux attaques de la tentation, tandis que les coupables, eux, se repaissent d’épines ct se précipitent hors du droit chemin des commandements. Aussi n’est-ce pas pour le repos du Royaume qu’ils ressusciteront, mais bien pour le châtiment avec les rustres1. O pécheur impénitent! contemple les plaies douloureuses du Tout-Puissant! Il les a souffertes pour sauver le peuple de sa perte. Peut-être alors cesseras-tu d'aimer la douceur décevante. Elle va en effet te conduire à une cruelle damnation. Anéantis-la donc avant qu'elle ne se pétrifie dans le froid de l’enfer®. Si quelqu'un est entrave inextricablement, par le nœud brûlant d’un amour impur, il n’accueillera pas le salut de la rédemption, ne sera pas refait par la rosée qui descend sur les justes. Leurs vues courtes emprisonnent en effet les impies en un cercle étroit. Ils deviennent alors incapables de lever les veux vers les réalités invisibles du monde intérieur, de contempler la lumière sans limite et d’accéder à l'amour du Tout-Puissant. O malheureux mondain d’aujourd’hui! .Jusqu’à présent tu as différé de te déprendre de l'amour des richesses. Tu as grandement redouté de t’enrôler parmi les soldats de la glorieuse Majesté et tu t’es engagé dans la milice des mercenaires. Souviens-toi et grave ce souvenir en ton cœur : le « Dieu fort·» s'est montré un homme faible parmi les hommes; le Riche par excellence, Celui à qui rien ne manque, a voulu cheminer pauvre et affamé en ce lieu de larmes. Cela, « proclame-le encore et encore; mets-y ton espérance sans cesse ». Mais e peu ici. peu ici1»3 ». « Ici », c’est-à-dire là où tu cherches du secours d’après la sagesse du siècle. Sinon tu tomberas à la renverse en marchant, tu seras pris au piège, broyé et happé. Le Christ exempt nation : la folie ct l’apparente faiblesse des voies du salut. Cette leçon doit surtout être répétée pour combattre la tentation de croire à la sagesse du monde. 3-10 LE GRANT D’AMOUR (CIL 30) temporalia se transtulit, tenellus tamen a tortoribus tetcrrimis tormenta toleravit, cternus Factor in tempore 15 factus est ut facturam a 1 transitoriis ad cternitatem transferat et non in imis sed in altis habitemus, ut non in vanis sed in veris gauderemus. Ex quo enim Altissimus usque ad homines se humiliavit, innuit in hoc quod homines usque in altissimis ament exaltari. Absit ergo quod non amplecteremur tam beatissimam benignitatem, 20 cum 1 poterimus perenni pane potiri si perfecte perseve­ remus in privilegio quod Piissimus nobis prebebat, offe­ rentes ei hostiam vivam6 videlicet et voluntariam virtutem per viciorum evacuacioncm, ut nec corpus per immode­ ratam maceracionem a vigore vitali depressum deficiat 25 nec ita infrene ad fluctus feratur ut ad 1 libidinem lascivam languescat. Φ Plena prorsus pietas est cum compunccione Begem regum pro peccatis nostris perspicere perforatum. Ve vili vermiculo qui non vult vivere ad voluntatem Conditoris, pro quo tam preciosum pectus in plagis puniri permisit, 30 tenerrima caro 1 cicatrices sustinuit et corporaliter cruen­ tatur vivificans (50) Veritas, ut sentirent salutem qui subsidium suspirabant' Noli ergo separari a solacio [salutiferi] sanguinis, nam filius Dei furorem frcndencium non refutavit et flagellis afficiebatur falsorum Qui fidelis semper fuit. 35 1 0 homo qui ambulas inter honores et delicate duceris in deliciis, adverte quod Auctor universitatis in hoc exilio non honorabatur nec eciam alimoniam habuit habundanter. c. Cf. Rom. 12, 1 ; Canon I romanuin missae BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 30) 341 de tout péché, élevé au-dessus des choses terrestres, voulut cependant, Lui si délicat, supporter les tortures de bourreaux très cruels. Créateur éternel, Il est né dans le temps pour faire passer la créature du transitoire à l’étemel, nous faire habiter non les bas-fonds mais les sommets, et trouver notre joie non dans le néant mais dans la vérité. Tout-Puissant, Il s'est humilié jusqu’aux hommes et, par là, a invité les hommes à désirer de sublimes ascensions. Loin de nous la pensée de ne pas saisir pareil bonheur, pareille marque de bienveillance! Nous pourrons, en effet, obtenir le pain de l’éternité si notre persévérance est parfaite dans la grâce accordée par le Dieu très bon. Offrons « l’hostie vivante0 », c’est-à-dire l’effort de notre volonté, pour éliminer les vices, sans soumettre pourtant notre corps à des macérations indiscrètes qui le feraient défaillir, privé de force et de vie, mais sans l'abandonner non plus à son propre mouvement qui l’entraînerait aux langueurs du désir impur. La véritable piété, c’est contempler avec componction le Roi des rois transpercé pour nos péchés. Ah! malheur à toi, misérable vermisseau qui ne veux pas vivre selon la volonté de ton Créateur! Pour toi, Il accepta que fût blessé son cœur d’un prix inestimable. 11 supporta les plaies dans sa chair infiniment délicate. Le corps de la Vérité vivifiante fut ensanglanté pour sauver les hommes qui appelaient à l’aide. Ne fais donc pas fi de ce sang secourablc et salutaire, puisque le Fils de Dieu ne s’est pas dérobé à la fureur des furieux et qu’il s’est laissé flageller par des fourbes, Lui le Toujours-Fidèle. O toi qui marches au milieu des honneurs et qui mènes mollement une vie délicate, songe que i’Auteur de l’univers n'a pas été honoré sur notre terre d’exil et n’a pas connu l'abondance de la nourriture. Écoute-moi, et tu seras c. La victoire du Christ par la croix (Ch. 30 b-32) 342 91 5 10 15 20 25 LE CHANT D’AMOUR (CH. 30) Attende | ad hoc quod dicitur et demum in devocione dulcissima deputaberis. Imperator omnipotens in paupere puella formam in qua non fuit perfectam prendidit et invisibilis Vita per verum hominem assumptum visibiliter ex ventre virginali ad populos 1 processit. In cunabulis clauditur Qui cuncta complere cognoscitur, Lumen inde­ ficiens* pannis involvitur, Sanctus sanctorum* erumpnam exprimit que necessario inducta est a regno exulatis, dum vagit vidente Virgine, aliis similem se ostendit ut secretum a serpente celaretur qui subtiliter seducebat, magnus Deus in 1 celo infans humilis in domo cum matre inops extitit qui cum Patre cuncta creavit, flevit Felicitas infinita et Panis perpetuus fame afiligebatur, abstinuit se ab omnibus Qui cuncta continet1, mendicavit Maiestas mirifica et pauper appellari non erubuit ditissimus Dominator, Estus alget eternitatis et Sol celicus 1 occasum habuit obscuratus, Organum [angelorum] obriguit inter impios et Psalterium sanctorum subticuit cessando, sanguine suffusum, Cithara quoque simplicium mutata erat in merorem, Canticum cancnciurn [calcabatur] [a captivis refriguitque refeccio a regibus, dum in humilitate] Omnipotens 1 est absconsus; quia penam peccantibus predicabat, ab omnibus odibilis habebatur. Quid dicam? Non est dotor sicut dolor* Dei : laus in luctum vertitur, generosum germen a gentibus iugulatur, puerperium pendet pulchcrimum et formosus pre /iliis hominum" ut fimus 1 fedatur; abicitur ab omnibus Honor angelicus et illusus Innocens undique irridetur. Corona d. Sag. Sir. 24, 6 c. Cf. Dan. 9, 24 ; etc. g. Lam. 1, 12 h. Ps. 44, 3 f. Sag. 1, 7 1. La fin du chapitra, avec ses petites incises antithétiques ressemble à une hymne sur le mystère do Γ Incarnation. A côté de thèmes largement exploités par la liturgie et les Pères, Rolle fait intervenir d’autres images qui lui sont plus personnelles : chaleur BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 30) 343 transporté d’un sentiment de très douce dévotion1. L'Empereur tout-puissant a pris d’une humble jeune fille une forme nouvelle, parfaite. La Vie invisible a assumé visiblement une véritable nature humaine, et du sein d’une Vierge est venue vers les peuples. Il est enclos dans une crèche, Lui qui, on le sait, remplit l’univers. « La Lumière sans déclin11 o est enveloppée de langes. « Le Saint des saints· a manifeste qu’il souffre comme souffrent inévitablement les exilés du Royaume. 11 vagit en effet sous les yeux de la Vierge. Son apparence est celle des autres enfants. Le mystère est ainsi dissimulé au Serpent, subtil séducteur. Grand Dieu dans les cieux, faible enfant dans l'étable, Il est pauvre comme sa mère, Lui qui avec son Père créa le monde. La Félicité sans bornes a pleuré. Le Pain éternel a souffert de la faim. Il s’est privé de tout, e Lui qui soutient l’univers1». La glorieuse Majesté a mendié, et l’opulent Souverain n'a pas rougi de passer pour pauvre. L’éternelle Chaleur a grelotté, et le Soleil céleste a connu les ombres du couchant. La Voix des anges s’est lue devant les impies, et le Psaltérion des saints s’est arrêté en silence, baigné dans son sang. La Cithare des simples s’est changée en sanglot, le Cantique des chœurs célestes a été foulé aux pieds par les esclaves, et le Festin des rois a perdu sa chaleur, alors que le Tout-Puissant se cachait dans l’humilité. Pour avoir annoncé aux pécheurs leur châti­ ment, Il fut tenu par tous pour exécrable. Que dirai-je? Il n’est pas o de douleur comparable à la douleurs » de Dieu. La louange devient gémissement, le noble Rejeton est mis ù mort par les Gentils. Le voici pendu, ce Fils plein de charme. Lui, «le plus beau de tous les fils d’homme” », Il est aussi abject que la fange. L’Honneur des anges est rejeté de tous. L’Innocent est et froid, lumière et ténèbres, et surtout les dernières strophes sur le chant el la musique. On remarquera que le texte suit le déroule­ ment de la vie du Christ. 344 LE CHANT D’AMOUR (CH. 30) glorie1 cadit in contemptum et capud confortabile spine pungunt penaliter, come cruore colorantur dorsumque dignissimum in diris dolet verberibus, oculi obnubilantur amabiles, facies florida fuscatur, candor cutis rubescit, 30 I venerabiles vulnerantur (<50T) manus», procera pendent brachia, laudilluum latus liquescit in livorem, tibie in tormentis rigent tenerime, clavus comprimit pedes perfo­ ratos, tota caro Conditoris in cruce concutitur, languet eterna Lux et Leticia labitur in lamentum. Sed inter hec et alia, quid aspicimus nisi amorem et ;35 I infinitam fecunditatem efferbere intclligimus et ex hoc gemitu iuvenibus iugis iubilus generatur? [Nam quamvis Vita moritur, mors tamen occiditur, peccatum deletur, imago reformatur, ruina restauratur, regio redintegratur. 92 captivus liberatur, homo [ salvatur.] diabolus dampnatur, inferus remediatur, regnum aperitur, paradisus promittitur, Iratus placatur, resurgit Vita, mors in eternum interiit, ivit per itor irrevocabile, quia dum Auctor omnium 5 animam pro vita virorum offerret, asperitas 1 [antiqua) remeare non audebat, nec iterum mors illa [monstruosa] intrabit in electos, sed in impiis includitur qui sanguine se sanari Salvatoris non sustinuerunt, in vetustate vile usque ad extrema ambulantes. Resurgente Rege, cuncta redeunt et requies quam ttO repromisit 1 iam retribuitur, revera rectitudo racionis ad regimen roboratur et non reclinat in mente reprobacio, sed redargueio reproborum reicitur in seipsos. Convalente Christo, in gloria grandescimus, et iam iubilum gerimus, lesu gemitum ab animis auferente ut iam cymbala nostrai. i. Is. 28, 5 ; etc. j. Cf. Canon I romanum missae BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 30) 345 moqué et raillé de toutes parts. Sa « couronne de gloire’ » tombe dans le mépris, et sa tète qui donne la force est douloureusement percée d'épines. Ses cheveux sont teints de sang, et son dos sacré peine sous les coups cruels, l'n voile s’étend sur ses yeux adorables, son visage vermeil est souillé, la blancheur de son teint s’empourpre, ses ψ mains vénérables* o sont blessées, scs bras cloués sont grands ouverts. Du côté rayonnant de gloire ruisselle un sang livide. Ses jambes délicates se raidissent dans la torture. Un clou transperce et enserre ses pieds. Toute la chair du Créateur est broyée sur la croix. L’éternelle Lumière agonise, et la Joie s’abîme en un gémissement. En tous ces événements, que nous faut-il donc considérer sinon l'amour? Nous comprenons alors quelle fécondité sans limite en jaillit, et comment de ce cri d’angoisse un éternel cri de joie est né pour une génération nouvelle. Oui, la Vie meurt, c’est vrai; mais la mort est mise ά mort, le péché est détruit, l'image retrouve sa beauté, la ruine est restaurée, la patrie retrouvée, le captif délivré, l’homme sauvé, le Diable condamné, l’enfer libéré, le Royaume ouvert, le paradis promis, la colère de Dieu apaisée. La vie renaît, la mort périt à jamais, Elle s’en va par un chemin sans retour. L’antique malédiction n’osait plus en effet réapparaître, alors que ΓAuteur de l’univers offrait sa vie pour sauver les hommes, et le monstre de la mort ne pourra plus désormais pénétrer chez les élus. Dorénavant cette mort sera réservée aux impies qui ont refusé de se laisser guérir par le sang du Sauveur et poursuivent obstinément la marche de leur vie vieillie. Le Roi ressuscite. Tout renaitet le repos promis est désor­ mais obtenu. La rectitude et la raison voient réellement leur empire affermi, et la malédiction ne peut plus atteindre l'âme, car les injures des pécheurs retomberont sur eux. Par la puissance du Christ, nous grandissons dans la gloire, déjà nous possédons le cri de jubilation. Jésus retire de nos âmes tout gémissement. Nous retrouvons nos cymbales. 346 15 20 25 30 35 93 LE CHANT D’AMOUR (CH. 30-31) resumamus, refecti pro redcmpcione : lapsus 1 est luctus noster in laudem et fletus miserie in vocem ridencium, conversa est cithara quam senciebainus et, psalterio sumpto, cantum concinimus quod est carmen charitatis. Organum audimus omnibus 'auribus] ineffabile et spiritu inspirati odorem accipimus olimpi, [ac ultra visibilia] volantes in invisibilem 1 voluptatem, venimus illuc dulce­ dine debriati, insensibiles subsistimus pre suavitate celesti ad desiderandam dignitatem in magnificencia mundana. Insuper et meror quem multi meminerunt in mente mea mutatur in melos mellifluum quod militantes in ministerio memorabili mirificat ita quod dolorem discessisse 1 non dubito ct ponam perenniter a pectore esse percussam perspicaciter persensi, quia ardor ignis eterni amoris omnem assumens ab animo impietatem, ociam omnino indigne et decipientis dileccionis delectacionem delevit; quamobrem raptus in requiem retinendam, recolo me regnaturum, et nec mollicics 1 me mulcet mundialis nec molestiam metuo [que] tristem me tormentet. [XXXI] Et hoc omnia utique michi ex altissimis evenerunt quoniam Creatorem glorifico qui gratis in gramina glorie ut grandescat cor meum (51) custodivit. Integra intcncionc intellexi quod 1 Fons vivus, sicientes sacians et rectos regenerans ad regionem j redintegrandam qui ruituri erant cum reliquiis in reprobacioncm redactis nisi rege­ rentur, sitim sustinuit inter sceleratos et aceto mirra Cap. XXXI : L O1 O· O» C* C’ D H Lin U 1. Rolle fait ici allusion à la doctrine commune des maîtres spi­ rituels sur l’efficacité des larmes de componction. Dans le Feu de l'amour, il avoue néanmoins que, en ce qui le concerne personnelle­ ment, elles ont été transformées en chant de louange sous la pression d'un amour brûlant (livre Π, c. 10; trad. Noetingcr, p. 259-260). BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 30-31) 347 Nous sommes restaurés et rachetés. Notre deuil s’achève en louange, et nos pleurs de misère cn éclats de rire. Notre cithare a perdu ses sons émouvants; si nous nous emparons du psaltérion, c’est pour entonner un chant, ct ce chant est celui de l’amour. Les oreilles attentives au concert ineffable, nous respirons le parfum spirituel venu du ciel. Nous sommes emportés au delà du inonde visible, vers d'invisibles voluptés. Nous y parvenons, enivrés de douceur, et cette suavité céleste nous laisse insensibles à tout désir d’honneur ou de gloire mondaine. Bien plus : cette tristesse même dont beaucoup font mention1 s’est changée dans mon cœur en un chant doux comme le miel. Ce chant distingue ceux qui militent dans le glorieux service, si bien que, j'en suis sûr, il n'y a plus désormais dc damnation pour eux. Je sens très nettement que le châtiment éternel a été expulsé de mon cœur. Oui, l'ardeur du feu de l'amour divin chasse de l'âme toute iniquité ct va jusqu'à détruire l’attrait même d’un amour vain et décevant. Ainsi emporté vers le repos où je dois demeurer, je songe au Royaume qui m’attend. Impossible, dès lors, dc me laisser gagner par la mollesse voluptueuse du monde, ni troubler par quelque crainte ou peine que ce soit. (Ch. 31] Tout cela me fut donné d’en-haut et j’en glorifie le Créateur. Par pure bonté il a gardé mon cœur afin qu’il s’épanouisse comme un parterre dc gloire2. En un regard attentif, voici ce que j’ai saisi : il est une Source vive qui désaltère les assoiffés et qui régénère les cœurs droits cn marche vers la patrie — sans elle, en effet, ils tomberaient comme les autres et seraient condamnés à la réprobation. Or cette Source vive a souffert de la soif au milieu des scélérats. Ceux qui faisaient bonne chère ne lui donnèrent ‘2. Allusion à Êz. 17, 7 ? 348 LE CHANT D'AMOUR (CH. 31) quoque amarissimo mixto fcllc inter eructuantes epulas cum pocionem peteret potabatur. i 0 bone lesu, quam amabilis factus es michi ex quo supplicium sustinuisti ut salvarer et saperem in celica symphonia sanctissimam suavitatem, fruens fervore felici in amore ordinato* nec deiectus a dilcccione ad dolorem dampnandorum descenderem! O lesu benedicte, per te 10 baiulor ad bravium, qui carpsisti 1 crucem, qui bibisti calicem temporaliter inter terrenos quem ego miser, ut merueram, bibiturus eram inter infernales in eternum! Sed memoria memor fui el tabescebat iri me anima med1', ut tangeret tantummodo interna, sentiret scilicet cum celicolis solacium sempiternum et tabesceret totaliter a tenacitate temporalium, terrena contempnens, nec cupiet nec qneret carnalibus conformari. Talem tradidit michi tran­ quillitatem Trinitas postquam, peremptis pravitatibus et piaculis punitis, Piissimum perpendi plagatum et cogitando quippe consideravi quomodo Conditor cunctorum quassatus 20 per carnifices in cruce calcabatur sine coadiutore et torcular* tormentorum intrepide toleravit; ac ex eo pro­ reptus a persecutoribus in eminenciam altitudinis amoris aspexi et liber a ligamentis Leviathan langui in Illumi­ nantem, in lachrimis lotus a lubrico ludo et levatus a laqueis qui luridos et leves in se lingebant. 25 1 Porro dum pergere in pace putabam, inopinate impulit inimicus et irruit in animum adhuc non in allluencia amoris occupatum ut everteretur; ac inde autumans auferre omne quod unquam operatus sum ad honorem Omnipotentis, arguebat me ut aut illectus in leticia libi­ 30 dinosa abirem in errorem et assumerem 1 michi amicam a. Cf. Cant. 2, 4 h. Cf. Lam. 3, 20 1. Voir Table des thèmes : < Tentation >. c. Cf. Is. 63, 3 BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 31) 349 pour breuvage, lorsqu’Elle demanda à boire, que de la myrrhe el du vinaigre mêlés de fiel très amer. O bon Jésus, combien Tu m'apparais digne d’amour depuis que Tu as enduré ces tourments pour rne sauver et me faire goûter la très sainte suavité de la symphonie du ciel! Je jouis de la ferveur bienheureuse d’un «amour bien réglé·». Je ne suis pas exclu de la dilection, ni précipité dans la douleur des damnés. O Jésus béni, par Toi qui as porté la croix, je suis porté vers la récompense. Tu as bu un moment, parmi les hommes, au calice que moi, misé­ rable, j'aurais mérité de boire éternellement parmi les démons. Mais «sans cesse elle y repense, mon âme, et cil·· s'effondre en moib ». Rien ne la louche désormais sinon les réalités intérieures. Elle perçoit le réconfort éternel des bienheureux. Elle est totalement étrangère aux contraintes du siècle. Elle méprise ce qui est terrestre et n'aspire ni ne cherche à se conformer aux hommes charnels. Telle est. la tranquillité que m’a donnée la Trinité. .Mais auparavant j’ai réprimé mes vices et expié mes fautes. J’ai contemplé les plaies du Dieu très bon, j'ai considéré dans ma médi­ tation le Créateur de l’univers frappé par ses bourreaux, broyé sans secours sur la croix et supportant sans faiblir « le pressoir0 » des supplices. Arraché ainsi aux persécuteurs, j’ai porté mon regard sur les hauteurs éminentes de l'amour. Délivré des liens du Léviathan, j’ai langui vers la Lumière, je me suis purifié des plaisirs malsains dans les larmes el libéré des filets qui enserrent les hommes souillés et légers. Mais tandis que je pensais poursuivre en paix mon chemin, ('Ennemi m’attaqua soudain. U bondit sur mon âme pour me faire perdre pied1. Mon cœur n’était pas encore, il est vrai, totalement fasciné et rassasié par l’amour. /Xvec la prétention de m’arracher tout ce que j'avais pu faire pour l’honneur du Tout-Puissant, il me plaça devant cette alternative. Ou bien, séduit par les plaisirs et les voluptés, je prendrais le chemin du mal et 350 LE CHANT D’AMOUR (CH. 31) in mundo amantissimam el non parcerem persistere ad peccandum dum alitus esset in ore el donec putresceret prorsus caro in cadaver collate, aut promisit quod (57») sine pietate penis me pungeret undique obsistens et usquequaque adversarius existens dum in presenti potuero 35 pernoctare. Et 1 elegi [extemplo] felicius fore afflictum cum dilectis Dei et deinceps deduci a desolacione quam dabunt demones, quam gaudere cum gentibus qui modicum molliter morantur in mundo et postea ad patibulum 94 porrecti non gloriabuntur, sed in ensibus | quos operaverunt et evaginaverunt iugulati iugiter gemebunt cum coram Indice indicabuntur. Et cum hoc utique exploravi ut integram et intemeratam acciperem intelligenciam et non in cassum concupiscerem amorem Auctoris neque irriderent 5 me 1 inimici mei — etenim universi qui illum sustinent non confundentur4 sed siquidem scitote quod tanta severitas insevit quod, nisi sanguinem Salvatoris michi in subsidium semper sumpsissem et mortem amaram medullitus memi­ nissem in mente illam continue cogitans, sine contradiccione 10 cecidissem subito in scelus, nec subsistissem usque ad sanacioncm, quia princeps putredinis qui pectus pulsavit in pulcritudine parente putavit me prémisse. Nimirum hoc nolui, quia nectebar in nomine quod nocumentum nudavit, et spernens spurciciam spiritus 15 spirati constanter 1 cucurri ad carmen canoris, a plebe procedens, perenne palacium protinus penetravi. Deinde devocio divinitus dulcescit et mox mundialis malicia d. Ps. 24, 3 1. Dom Noetingcr (Feu de. l'amour, Préface, p. xxxm) voit ici ia preuve du sacerdoce de Rolle, la communion sous les deux espèces étant réservée aux prêtres, dans la majorité des cas, dès le xin· siècle en Occident. Mais M. Arnould (Introduction, p. xxiv, note 10) fait remarquer que c'est là une interprétation trop littérale : la BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 31) 351 me choisirais dans le monde une amie aux douces caresses; je persisterais dans ce cas à pécher avec obstination, tant qu’un souille serait sur mes lèvres, tant que ma chair ne serait pas encore un cadavre en putréfaction. Ou sinon, il le jurait bien, pas de pitié! 11 m’accablerait de maux, m’assiégerait de toutes parts, se ferait mon adversaire jusqu’à la fin de mes jours sur cette terre. Alors, sans larder, j’ai choisi, comme un sort plus heureux, de souffrir avec les amis de Dieu et d'échapper ainsi aux sévices éternels des démons, plutôt que de me réjouir avec ces gens qui, pour un court instant, mènent douce vie sur la terre. Demain, cloués au pilori, ils ne seront plus si fiers! Frappés du glaive même qu’ils ont forgé et dégainé, ils gémiront à jamais lors du jugement, en face du .Juge. J'ai beaucoup réfléchi sur ces vérités pour en obtenir l’intelligence parfaite et entière, pour que ne soit pas vain mon désir d’aimer le Créateur et « que mes ennemis ne se gaussent pas de moi, car pour qui espère en Lui point de honte·1 ». Mais, croyez-moi, si chaude fut l’alerte que si je n'avais puisé sans cesse ma force dans le sang du Sauveur1, si je n'avais eu constamment présent en mon cœur le souvenir de sa mort très amère, sans aucun doute possible, j’aurais tout d’un coup culbuté dans le crime, je n’aurais pu tenir bon jusqu’à la fin de la crise, car le Prince de la corruption, en troublant mon cœur devant une beauté trompeuse, croyait bien avoir eu raison de moi. Mais je m’y suis refusé, car j’étais lié par le Nom qui met le mal à nu. J’ai méprisé les honteuses suggestions de l’esprit tentateur; j’ai couru avec constance vers le chant et ses harmonies, loin de la foule; j'ai pénétré sans retard dans le palais de l’éternité. La dévotion devint pour moi une douceur divine. Le monde et sa malice se pratique de la communion sous les deux espèces n’est pas nécessaire pour qu'on puisse affirmer que Ton communie au sang du Christ ; et toute interprétation métaphorique n’est pas exclue. 352 LE CHANT D’AMOUR (CH. 31) migravit, nec profecit predator ut prenderet pugnantem, quia oppidum optinui quod charos conservât, sencicns 20 similiter solacium suave. Et cum temperatus essem 1 inter temptantes, non terruit me turbo qui trucidat turbatos nec temporis torret tenebrosa tempestas cum taliter transcenderem terminum tirannorum. O dulcis Domine qui diligis devotos, quantum tibi teneor qui Te ipsum tradidisti ut me tuearis a tantis tormentis 23 et. servum 1 susciperes, dimisso dolore, ad Dulcissimum diligendum! Proinde percepi quod pertinax pugnator profuit perparum, nam institi insidiis immundi inimici et fesum memoriter ad mentem immisi, non obliviscens ardorem amoris quem Christus ostendit patibulo suspensus, 30 et concito contabuit callidus captivator et hamo 1 absconso seipsum apprehendit. Alguit accusator (52) eo quod non habuit quod hactenus explorat, et fremet quia fallitur funiculus] furoris et funeris faber; ac, dum recte restiti respirans ad Regem, dolus et dcccpcio dirissimi draconis in dentibus dampnandi in reprobum redundant inde 35 [proiectum] in puteum 1 profundum et fetentem fetorem a parvulis et piis. Unde perpetuo principare potestate perversa putavit, [sed] victor non in vanum falsidicum 95 fugavit et vetuit vestiri velamine vili, nam veniet | virescens videre Viventem : tot capiet coronas in castris conscendens quot capita carnificum constanter quassavit; virtuosus videlicet sine veneno et vehemens in verbo ac flagrans in fide temptantem detrudet in tenebris terroris, inicia 5 errorum ab animo amputans antequam accrescant; et ipse exiliens in integrum amorem angustias non habet, sed levans se libenter latitudini lucis que luminat laudantes I. Thème spatial bien caractérisé : en rase campagne les démons sont puissants, mais en franchissant les murailles de la forteresse divine on échappe à leur domaine. BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 31) 353 sont enfuis. Le Ravisseur n'a pas réussi à s’emparer de moi dans la lutte, car je suis parvenu jusqu’à la forteresse, refuge des bien-aimés, et avec eux j’ai goûte une suave consolation. Désormais paisible parmi mes tentateurs, la tourmente qui abat les pusillanimes n’a pu m’effrayer, ni les sombres tempêtes de cette vie me consumer, puisque j’avais dépassé les frontières du royaume des tyrans1. O mon doux Seigneur, Tu aimes tes consacrés! Combien je T'appartiens, à Toi qui T’es livré pour me préserver de tels tourments, pour me libérer de la damnation, moi ton serviteur, et m’appeler à T’aimer, ô Douceur suprême! D’autre part, j’ai compris que mon adversaire acharne n’a tiré de tout cela qu’un bien mince profit, car j’ai résisté aux embûches de cet ennemi immonde, j’ai placé Jésus dans mon cœur et ma mémoire, me gardant d’oublier l’amour ardent dont le Christ a fait preuve, suspendu à la croix. Aussitôt ce fourbe rusé a perdu toute sa force, pris lui-même à l'appât caché. Le Calomniateur frissonne de n’avoir pas obtenu ce qu’il escomptait. Il rugit parce qu'il est tombé, cordeau de haine, artisan de mort! Moi, je lui ai résisté comme je le devais, puisant ma force dans mon Roi. Ainsi la malice et la fourberie du Dragon très cruel retombent sur ce Maudit. Les dents brisées, il est jeté, par les humbles et les doux, au fond de l’abîme infect et puant. Il comptait bien régner éternellement en Maître du mal. Mais, vainqueur, j’ai mis réellement le Menteur en déroute, je n'ai pas voulu revêtir la livrée impure car, en pleine vigueur, j’allais contempler le Vivant. Celui qui monte en ligne reçoit d’autant plus de couronnes qu’il a brisé avec courage plus de têtes ennemies. L’homme vertueux et sans malice, ardent en paroles, intrépide dans sa foi, mettra en fuite le Tentateur et ses ténèbres terrifiantes. Il retranchera de son âme tout germe d’erreur avant qu’il ne s’y enracine. Dans son élan vers l'amour parfait, il aura le champ libre et s’élèvera, heureux, dans la lumière immense qui illumine les âmes 12 354 10 15 20 25 30 LE CHANT D’AMOUR {CH. 31) liquide letabilur in levi labore languore se laxans amoris eterni. Hic miles magnificus militat modeste, occurrit in agro adversus horrendos hostium errores · ac armatus in animo opprimit audacter iaculum gentile, spolia dispergens pergit ad pacem ubi non impugnabitur penitus a pravis, sed requiescens cum regibus rectissime reficietur. Quid est, o cupide, quod curris continue in curis carnalibus et caperis ad captivitatem in quolibet conclusus et non cupis 1 Crucifixum qui cladem calcavit ut concito convertaris ad charitatem canendam? Aruit tanquam testa virtus* veritatis et sicut cremium ossa' eius, quia in visce­ ribus transfixus, Tenerimum tetigit tormentum et Vita inter venenatos in vomitu usque ad mortem utique eternam vilescit vapulata : testa ex igne solidior 1 surgit et Princeps populi patibulum perpessus arens apparuit deficiens colore et videbatur vanescere virtus Viventis; sed quo se ad penas propencius exposuit, eo ardencius amicos amavit, amplius quam aliquis ostendit amorem. Dum altus Omni­ potens ad hoc humiliatur quod erumpnas excipere non erubescebat et 1 turpiter t ractari inter tyrannos, et thronum ad tempus noluit tenere ut omnes audientes quid (<52T) Auctor agebat transitoria contempnant, tendentes ad templum in quo solacium senciant sempiternum, se mace­ rent a mundo mares moderni, quia multi iam mali et pauci probati : Conditor quamobrem irascitur iniquis 1 et merito mergentur sic multiplicati, nam pene parvipendit populum per totum cum sint sine numero nequam nocentes et penitus iam pereunt a portis perfectis. c. Ps. 21, 1G i. Ps. 101, 4 BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 31) 355 de louange. Plein de joie, il se dilatera en ce doux labeur dans le désir de l’amour éternel. Ce guerrier généreux se bat avec prudence. Il poursuit sur le champ de bataille les ruses redoutables de l'ennemi. L’esprit bien armé, intrépide, il anéantit les traits de l’adversaire, distribue ses dépouilles et fait route vers la paix. Là les pervers ne pourront plus l’attaquer, mais il trouvera son repos avec les rois en une réfection parfaite. Pourquoi donc, ô cupide, t’empresser sans cesse aux soucis de la chair? Pourquoi te réduire ainsi en captivité, prisonnier de mille choses, plutôt que de brûler de désir pour le Crucifié qui foula aux pieds la mort pour te trans­ former bientôt en chantre de l’amour? « La force » de la Vérité « se dessèche comme un tesson· » et « ses os comme un brasier brûlant*». La poitrine ouverte, Lui, le plus délicat des hommes, a goûté les tourments. La Vie est vilipendée et bafouée parmi des gens qui vomissent leur venin jusqu’à la mort et l’enfer. Le tesson d’argile sort du feu plus solide : le Prince du peuple souffrant sur la croix apparut desséché et sans éclat, toute la force du Vivant semblait s’évanouir. Mais s'il s'est livré spontanément à la souffrance, c'est que son amour pour les siens est très ardent, et de cet amour, Il donnera la preuve plus que quiconque. Le tout-puissant Souverain s’est abaissé jusqu'à supporter sans rougir injures et traitements ignominieux de la part des tyrans. 11 refusa d’accepter la royauté afin que tous ceux qui auraient connaissance de la conduite du Créateur n’aient que mépris pour ce qui passe, et désir pour le temple où ils recevront leur éternelle consolation, afin que les hommes d’aujourd’hui s’attristent de ce monde où il y a tant de méchants et si peu de bons. C’est pourquoi le Créateur s’irrite contre les impies; et c’est en toute justice que leur foule sera engloutie car II compte pour presque rien l’ensemble des hommes. On ne peut en effet dénombrer les scélérats et les malfaiteurs, et beaucoup sont déjà en perdition, loin de la porte du ciel. 12—1 356 LE CHANT D’AMOUR (CH. 31-32) Cum Christus non habeat inter hos amicos, sed omnes abiunt in lubricum et [lacum], viam vadentes cum viru35 lentis, ac deviant 1 a dextris, a donis destituti quibus ducerentur, quid mirum si Mundus immanem minatur reprobis ruinam? Neque iam ut solebant sancti subsistunt nec electi habentur qui Auctorem adorent pro aliis 96 audacter et interim alantur habiles amori. | Unde nec terra in tantum habundat, non lloret nec fructificat ut fecit cum fuerunt fideles, sed falsi sunt et ficti et fame feriuntur et fumum fabricant in quo frendebunt infeliciter ferventes. Dupliciter dolebunt quia non degunt digne ut 5 deberent; per 1 penas in presenti sepe punientur; [sterilitas] stabit quia stultissime student; breviantur in bellis crepantes cruore, coram angelis et almis abhominabiles effecti, et rapti in rccia inimici absorbentur. Diciores denique se epulis extingunt et avide anhelant arripere 10 alienum, putantes quod non poterunt propria 1 placere nisi perpetrent piacula ab aliis auferendo. Pauperes plurumque inedia premuntur; nam propter peccatum plures perierunt prorsus, sed puto qui sancte serviret summe saluti secure sentiret inter superbos celicum solamen semper suffultus ut sufficienter subsistat; scelerati 15 scinduntur a serie sanctorum ct 1 luent leticiam in fame futura misere 'inorientes] quia malum meruerunt. 20 [XXXII] Adolescens iuxla viam suain [ambulat] ei cum senuerit non recedet ab ea*. 0 care, te cupio castificari, qui adhuc curris in ludo lascivo. Quamquam sis invenis, iusticiarn 1 gere; vertere (53) et vide : viam non vites in qua Veritas voluit vulnerari. Clamat ad te Christus in cruce, pendensque in Cap. XXXII : I.O‘O‘O'C»CD H Lin U a. Prov. 22, G BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (GH. 31-32) 357 Le Christ n’a pas d’amis parmi eux. Tous s'cn vont au cloaque et à l’abîme. Ils font route avec les venimeux et se détournent, des bons. Ils perdent les grâces qui les eussent conduits à bon port. Quoi d’étonnant si le Pur menace ces réprouvés d'une ruine effroyable? Ils ne se comportent pas comme les saints de jadis. Ils ne sont pas de ces élus qui adorent hardiment le Créateur à la place des autres et progressent en même temps dans la science de l’amour. C'est pourquoi la terre n’est plus aussi féconde, ne porte plus fleurs ni fruits comme au temps des hommes de foi. Mais tous sont devenus parjures ct menteurs. Ils périssent de faim. Ils allument le feu dans lequel, hélas! ils brûleront en grinçant des dents. Double sera leur peine pour n’avoir pas vécu comme ils l'auraient dû! Souvent des cette vie ils sont punis par l’épreuve. Us sont frappés de stérilité pour s’être plu en des folies. Fauchés sur les champs de bataille, ils périssent dans le sang. Us deviennent odieux aux anges et aux saints et sont capturés et engloutis dans les rets de l’Ennemi. Les riches se ruinent en banquets. Ils sont avides du bien d’autrui. Ils estiment ne pouvoir se contenter du leur s’ils ne dépouillent injustement leur prochain. Les pauvres, eux. sont le plus souvent pressés par le besoin, et plusieurs ont péri pour leurs péchés. Mais, j’en suis sûr, celui qui, dans la sainteté, se fait le serviteur du salut étemel, sentira le secours céleste au milieu même des superbes. Grâce à cet incessant soutien.il pourra suffire à assurer sa subsistance. Quant aux pécheurs, ils seront retranchés du nombre des saints et, châtiment bien mérité, mourront misérablement. [Ch. 32] « Le jeune homme marche selon sa voie. Devenu vieux, il ne s’en écartera pas·.» Ami, deviens chaste, c’est mon grand désir! Cesse de courir en des plaisirs malsains. Malgré ta jeunesse, accomplis la justice. Tourne les yeux et vois : n’évite pas le chemin où la Vérité voulut être blessée. Il t’appelle à grands cris, le Christ en croix. Pendu 358 *25 30 97 5 10 15 LE CHANT D’AMOUR (CH. 32} penis se préparât ad pacem, loquitur languens ut assumas amorem Qui cuncta creavit : Ό homo [qui es] humus, te [erigis; in altum! En ego Excelsus perforor in plagis et sponte supplicium subii quod cernis, pro culpa quam commisisti. Innocens sum, nemini nocens, ct turbor tormentis gravissimis, sed gratis, nam amor quam habeo ad te ab eterno me crucem scandere coegit ne caderes in chaos captivorum. En ego Etcrnus per tempus terminor ut tibi etcrnitas tradatur; Vita inorior ut te mortuum I vivificem. Considera, charissime, quod ego immensus Conditor carnem michi copulavi, quod nasci potui de muliere; qui Deus sum, | pauperibus me socium prebui, humilem matrem elegi, cum publicanis comedi, peccatores non abhorrui, persecutores sustinui, flagella sentivi, usque ad mortem crucis me humiliavi*. Quid facere debui et non feci?* Ad lanceam latus aperui, manus 1 et pedes perforari permisi : cruentam carnem meam cur non conspicis? Capud inclinatum* quare non attendis? Cum dampnatis deputari non dedignatus sum, ct ecce defungor in doloribus pro te ut tu viveres pro me. Si teipsum parvipendis nec niteris resurgere a rethibus ruinosis, saltem pro me nunc resipisce qui 1 tam preciosum pigmentum sanguinis mei pro te expendi. Cerne me morientem et restringe te peccan­ tem : [peccare desine qui tam care redimeris]. Pro te incarnatus, pro te sum et natus, pro te circumcisus, * pro te baptizatus, [exprobratus' iniuriis illatis, obprobriis saturatus, captus, ligatus, consputus, velatus, llagel’latus, b. Cf. Phil. 2, 8 c. Is. 5, 4 d. Jn 19, 30 • O’ interrompu ici jusqu'au ch. XXXV11I. BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CR. 32J 359 dans les tourments, Il offre la paix. Il s’adresse à toi, désireux de te voir embrasser l’amour : 4 O homme, dit ce Créateur de l’uni vers, tu es poussière ct tu cherches à t’élever. Eh bien! moi, le Très-Haut, je suis percé de plaies, et volontairement, tu le vois, je subis ce supplice pour le péché que tu as commis. Je suis innocent, et, sans avoir nui à quiconque, je suis accablé des tourments les plus effroyables sans motif. Seul l'amour que j’ai pour toi éternellement me pousse à monter sur la croix, pour que toi, tu ne tombes pas dans l’abîme des damnés. Oui, Moi l’Étemel, j’accepte les limites du temps, pour qu’à toi l’éternité soit concédée. Moi la Vie, je meurs, pour te vivifier, toi le mort. « Considère ceci, bien-aimé! Moi le Créateur sans limite, j’ai épousé la chair pour être capable de naître d’une femme. Moi, Dieu, je me suis présenté aux pauvres comme leur compagnon. C’est une mère humble que j’ai choisie. C’est avec les publicains que j’ai mangé. Les pécheurs ne m’ont pas inspiré d’aversion. Les persécuteurs, je les ai supportés. J’ai fait l’expérience des fouets, et c’est* jusqu’à la mort de la croix que je me suis abaissé» ». « Qu’aurais-je dû faire que je n’aie fait'?» A la lance, j’ai ouvert mon côté. Mes mains et mes pieds, je les ai laissés transpercer. Ma chair ensanglantée, pourquoi ne la regardes-tu pas? « Ma tête inclinée*1 », comment n’y prêtes-tu nulle attention? J’ai accepté d’être compté au nombre des condamnés, et voici que, submergé de souffrances, je meurs pour toi, afin que toi, tu vives pour moi. Si tu fais bon marché de toi-même, si tu ne cherches pas à te dépêtrer des filets de la mort, repens-toi, du moins à présent, â cause de moi qui ai répandu pour toi le baume tellement précieux de mon propre sang. Regarde-moi sur le point de mourir, et arrête-toi sur la pente du péché. Oui, cesse de pécher : tu m’as coûté si cher! Pour toi je me suis incarné, pour toi aussi je sms né, pour toi j’ai été circoncis, pour toi baptisé, saturé d’opprobres, saisi, garotté, couvert de crachats, 360 20 25 30 35 98 LE CHANT D'AMOUR (CH. 32} vulneratus, cruci affixus, aceto potatus, ct demum pro te immolatus. Latus meum apertum est : cape cor meum. Curre, complectere collum meum : ostendo tibi osculum. Emi te in hereditatem meam, ne sis possessio (53T) alterius. Redde michi te totum quia me totum dedi pro te. Noli perire : proprie vite 1 mee non peperci, ut tibi parcam; posui animam meam inter pungentes et pessimos pecca­ tores et decorem meum a dampnabilibus dissipari non dolui, ut animam tuam non trucidarent tormenta tempes­ tuoso turbine et species spiritualis perenniter in te appareret. ’ 1 Noli ergo te fingere, sed fac fidelitatem ut Factore tuo fruaris. Irascitur autem si non intime intellexeris que operatus est pro amore tuo, et multo graviorem sencies vindictam quam si a tanto Imperatore [te] redemptum non agnosceres. Quanto amor Auctoris maior aspicitur. tanto ingratitudo tua indicatur 1 dampnabilior. Ipse te pulcherime fecit et tu teipsum vilissime infecisti. Deinde te infectum et abhominabilem effectum, laboribus et erumpnis affectum, a suppliciis sustulit, a peccato purgavit et ut regnes in requie refecit. Quid retribuis ei pro tot ct tam magnis beneficiis? Numquid non reddis ei malum pro 1 bonitate·, odium pro amore, scelus pro sanguine, mundanam gloriam pro cruce, tripudium pro morte, carnalem dulcedinem appetis et Christum iterum crucifigis? Putas quod non offen|ditur? Precor te, unde placa­ retur? Perdis Deum, perdis teipsum, perdis proximum. Ve tibi quia solus es, si cadis! Immo iam cecidisti el non habes sublevantem*. Ostendetur tibi opus Omnipotentis et e. CL Jér. 18, 20 f. Cf. Eccl. 4, 10 1. Tout ce passage est traversé d'allusions à Is. 53, ainsi qu’à Jér. 12, 7 et 18, 20, peut-être à travers lu liturgie du vendredi saint (voir le 6e répons des Matines, ol les impropères qui suivent l'adora­ tion de la Croix). BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 32) 361 moqué, flagellé, blessé, cloué à la croix, abreuvé de vinaigre, et enfin pour toi immolé. Mon côté est ouvert : saisis mon cœur. Accours, enlace mon cou : je l’offre mon baiser. Je t'ai acquis comme ma part d’héritage, en sorte que nul autre ne t’ait en sa possession. Remets-toi tout entier à moi qui me suis tout entier livré pour toi. Ne va pas à la perte : je n’ai pas épargné ma propre vie pour te sauver. J’ai abandonné mon âme aux bourreaux et aux pires pécheurs. Le trésor de ma beauté, dilapidé par des misé­ rables, je ne l’ai pas regretté, puisque ainsi ton âme ne connaîtrait pas les supplices de la mort au jour du boule­ versement et de la tourmente, et que l’éclat de l’Esprit, sans fin, resplendirait en toi1. » Pas de contrefaçons, mais la fidélité des actes, et tu pourras jouir de ton Créateur. Car 11 s’irrite si ton cœur n’a pas conscience de l’œuvre accomplie par amour pour toi, ct tu seras passible d’un châtiment d’autant plus rigoureux que tu te sais racheté par un si grand Prince. Autant l’amour de ton Créateur apparaît ainsi plus évident, autant ton ingratitude sera jugée plus condamnable. Lui t’a créé parfaitement beau, et toi tu t’es rendu souverai­ nement méprisable. Puis, devenu répugnant ct abominable, affligé de peines et d’angoisses, tu as été par Lui soustrait aux supplices, purgé du péché, et revigoré dans le repos en vue du règne. Que Lui donneras-tu en échange de tant d’insignes bienfaits? « Ne Lui rends-tu pas le mal pour le bien·», la haine au lieu d’amour, le crime pour prix de son sang, la gloire mondaine en place de sa croix, une danse sacrilège en échange de sa mort? N’cst-cc pas la douceur charnelle que tu recherches? Ne mets-tu pas à nouveau le Christ en croix? T’imagines-tu, par hasard, qu’il n’en est pas offensé? Mais dis-moi, s’il le plaît, comment pourrait-Il être sans courroux? Tu as perdu Dieu, lu le perds toi-même, tu perds ton prochain! «Malheur à loi» si lu tombes, car lu es seul. Que dis-je? « Tu es déjà tombé, cl personne pour te relever1! » Lorsque te sera révélée 362 LE CHANT D’AMOUR (CH. 32) palam prospicies quia vulnerabatur Veritas et sanguinem suum fudit Flos fecunditatis infinite ut tu sceleratus salvareris. Erubesces, infelix, cum respexeris redarguentem te reprobum quia non dilexisti Deum : sine dubio non habebis adiutorem regnantem quem despexisti predicantcm. Dices montibus et petris : Cadite stiper me et cooperite 10 me a facie Sedentis in throno». Malles utique subito in dolorem dampnacionis descendere quam ut semel Christum iratum videas diu expectare. 0 pie lesu, quam penaliter (54) percuciebaris! Pectus meum pietas tue passionis penetravit, et sagittavit me 15 sanguis quem 1 sudasti. Memoria misericordie tue in mentis mee medullas migravit et funditus feror a febribus funeris vulnerum tuorum virtute, amplius non vacillans cum viciosis vanitatem vacuo vipere venenose, ac colligor ad custodiendum cor meum in charitate ne corruat in 20 concupiscendam consilii carnalis. Nam 1 adolescens hoc averti quod turbo temporalis cito terminabitur et cupido carnalis continue non curret nec cum charis consistit coram Cunctipotente, sed lubricis illecta leviter labetur, per viam vadens in limite ludens ad latum languorem et nunquam reversura a tenendo tenore timoris quia Tener25 rimus) tormenta 1 tanta [toleravit]. In hi is animatus, exorsus sum amare antequam algescat ignis in auris, et optuli adolescendam meam Auctori priusquam percuciar in penis parentum et seva senectus simulantem secaret 5 g. Cf. Apec. 0, 16 BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE {CH. 32) 363 l'œuvre du Tout-Puissant, lu verras clairement que la Vérité a été transpercée, que la Fleur de l'infinie Fécondité a versé son sang, ô scélérat, pour ton salut. Tu rougiras, ô malheureux, lorsque, tournant les yeux vers Lui, Il te convaincra de réprobation pour n'avoir pas aimé Dieu. Impossible d'en douter : Il ne sera pas ton Sauveur, ce Roi dont tu as jadis méprisé l’exhortation. Tu diras aux montagnes et aux rochers : « Croulez sur moi et dérobez-moi à la vue de Celui qui siège sur te trône». » Indubitablement, lu préféreras alors l’engloutir d’un seul coup dans les douleurs de la damnation, plutôt que de t’attarder à affronter, celle fois, le courroux du Christ. O bon Jésus, combien douloureux les coups que Tu reçus! Elle a pénétré dans mon cœur, ta passion pleine d’amour, et elles m’ont frappé comme des flèches, les gouttes de la sueur de sang. Le souvenir de ta miséricorde est entré dans la moelle de mon âme, et j’ai été totalement arraché aux passions mortelles par la vertu de tes plaies. Désormais je ne perdrai plus l’équilibre en compagnie des hommes de vice, car j’ai évacué ce venin de vipère qu’est la vanité, et tous mes efforts vont à conserver mon cœur dans la charité, à le retenir sur la pente des désirs et des pensées charnelles. Car j’étais jeune encore lorsque je me suis rendu compte de ceci : le tourbillon du monde sera de très courte durée, la passion charnelle cessera un jour sa course, mais sans pouvoir trouver une place stable avec les bicn-aimés en présence du Tout-Puissant. Exposée aux faux pas, elle glisse et tombe facilement. Puis, allant son chemin, elle folâtre sur le bord de la route à de lâches mollesses, et ne peut plus se reprendre sous l’influence d’un sentiment de crainte, à la pensée des affreux tourments soufferts par le très doux Seigneur. Le cœur plein de ces considérations, je me suis mis tout de suite à aimer, sans attendre que se refroidisse le feu de mon souffle. J’ai fait à mon Auteur l'offrande de ma jeunesse avant d’être frappé de la peine des premiers parents, avant que la vieillesse ne 364 30 35 99 5 10 15 LB CHANT D’AMOUR (CH. 32) solitum solacium subito succidens. Itaque arripui iter agendum, habitum assumens pre omnibus abiecturn, 1 [veraciter videns) quod vanet voluptas et secui i subtilitas sine causa subsistit, nam melos mundanum per modicum moratur et merito minuitur mutatum merori. ’* Frustra nunc florent falsi fideles, ad funus festinant famis future, tenebras texunt in quibus tenebuntur sine termino turbati qui se non temperabant. Prorsus prospexi ad placitum Polentis — sed prius peccavi, quod plane me penituit - et animum adverti ab opere iniquo, conscendere conans in castra canoris, accensus amore quatinus | correptus per signum salubre plene proficiscar a putridis pascuis palacio perenni. Puto quod potero pertingere portum quia protinus profeci saporem sentire celestem suavem, et pocius parabar purgare peccatum quod puer perpetravi quam aliud 1 addere, dolens quod egi, pergens ad patriam qua per fruar in pace. Ubique iam habundat turpitudo terrena, vilissima voluptas in viris vacillat, racio refrigescit, non regit, ruentem, bellant ut bestie. breviantur beati, nullus est nimirum qui nemini iam nocet, sed nondum innotuit eis nodus quo nectuntur. In laudem 1 levabor, gracias agendo, Conditorem complectens qui castum me custodit dum alii errabant iuvenes a iure, sese gerentes ad iugulacionem; me autem assumpsit Amator eternus ut essem electus et ardens amore, omnibus abiectis que ympnuin impediunt in quo in spiritu adorem .Auctorem et iugis in iusticia {54") i Icsu iubilarem. • · C1 linit ici BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 32) 365 retranche l'habituelle, mais combien trompeuse, satisfaction des sens, par un affaiblissement soudain. Or donc, je rne suis résolument engagé dans le chemin à parcourir. J'ai revêtu une livrée méprisable entre toutes. Je voyais bien que vaine est la volupté, et sans fruit les raffinements du monde. Oui. la mélodie du siècle ne dure qu’un moment. En son inévitable déclin, elle se change en chagrin. Bien en vain prospèrent aujourd’hui les chrétiens hypocrites. C'est vers la peine de l’éternelle famine qu'ils dirigent rapidement leurs pas, tissant la toile enténébrée qui les retiendra sans trêve dans les tourments, châtiment de leur intempérance. J’ai regardé bien en face le bon plaisir du Puissant. Le péché que j’avais commis autrefois, je m’en suis sincè­ rement repenti, et j’ai détourné mon âme de toute iniquité, in’ciïorçant d’accéder au château où l’on chante, enflammé d'amour jusqu’à en être consumé. Grâce au signe du salut, je m’éloigne sans conteste des pâturages de la pourriture, en route vers le palais de l’éternité. Je pense pouvoir parvenir au port car déjà j'ai la joie de savourer la suavité du ciel. Bien plutôt résolu à purger le péché de ma jeunesse qu’à en ajouter de nouveaux, contrit de ma conduite, me voici en marche vers la patrie pour rn’y réjouir dans la paix. Car c’est partout un débordement de terrestre turpitude. La plus avilie des voluptés s’en va, ivre, parmi les hommes. La raison sans force ne relient plus la chute. Combats de fauvesI Diminution du nombre des saints! Personne, à dire vrai, qui ne nuise à son prochain, bien que nul ne se rende compte actuellement du nœud qui le noue. Quant à moi, je me lèverai pour la louange et l’action de grâces, étreignant mon Créateur qui me garde chaste tandis que d'autres garçons, s’écartant du devoir, se vouent au supplice. Moi, j'ai été saisi par l’Amant éternel, choisi pour un amour brûlant. Élimination de tout ce qui pourrait entraver cette hymne par laquelle j’adore en esprit mou Auteur, et jubile sans trêve en Jésus, dans la justice ! 366 20 25 30 35 100 LE CHANT D’AMOUR (CH. 32) Inventus est genus quo in iubilum gerimur, nam habilis est bec etas ad ardenter amandum et potens ut portet pondus diei et estum" non abiciat que probat laborantes. Quis, cum senuerit, non dicitur dignus diligere Deum quia nescit nodari in nomen notandum et cum floris fecunditas spargitur ad porcos, fructum effudit cum facinorosis et furfurem iam finis facit Factori ut hoc ipse fruatur. Numquid non dives est deliciis degens? Et quomodo tu paleas porrigis Potenti, putans quod placabis Principem iratum, 1 offerens ei quando aliud non habes [nisi] quod est omnibus exosum? Meretrices non inulceres ad hoc quod moveris, viliter vixisti dum poteras peccare. Immunde et miser, quare non memoraris quia nequam nativi decre­ pite deducti nequeunt nitescere cum filiis quos fovit amor ciemus? Senex qui non sciverit solacium celeste nec se sublatum in summis sencerit, qualiter evadet erumpnain inferni, qui mollis in mundo morose manebat? Merito immaniter mugiet cum malis; raptus ad interitum ibit ad illos qui opere obscuro oppilabuntur quia totum tempus quo stare tenebantur secessit in sepulcbrum scelesti 1 squaloris. Puer profecto in pace perseverans plane proficiet a gradu in gradum et veniet veraciter de virtute in virtutem1 donec viderit in visu Viventem. Hic, quia invenis incepit amare et iugiter se | gerit velocem in via iuxta dominicam semitam, sedatur celitus succensus, sapore sopitur suavis- h. Malth. 20, 12 i. Ps. 83, 8 BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 32) 367 Au temps de la jeunesse, nous sommes enclins en general à la jubilation. Oui, cet âge est capable d’aimer avec passion, il a la force de « porter le poids du jour, de souffrir sans lassitude la chaleur”», épreuve du travailleur. Mais si quelqu’un prend de l’âge, il ne sera pas reconnu apte à l’amour de Dieu car il n’a pas expérimenté l’étreinte du Nom glorieux. Après avoir jeté aux pourceaux la fécondité promise par la fleur, il a dissipé le fruit avec les scélérats, et le déchet qui reste à la fin, il le donne au Créateur afin qu’il s’en contente. N’y a-t-il pas eu de riche vivant dans les délices? Et comment oses-tu donc présenter de la paille au Puissant, dans la pensée d'apaiser ce Prince irrité? Tu Lui fais celte offrande le jour où tu n’as plus rien d'autre que ce rebut inutilisable. Quand bien même tu ne caresserais plus des courtisanes parce que l'âge t’a changé, il reste que tu as vécu dans la turpitude tant que lu pouvais pécher. Misé­ rable impudique! Mets-toi ceci en tête : ceux qui sont nés dans le mal ne peuvent, sur leurs vieux jours, partager l'éclat de ces fils nourris par l’arnour éternel. Le vieillard indifférent à la consolation céleste, inconscient du destin qui l'appelle aux sommets, comment échapperait-il au malheur de l’enfer, lui dont la vie en ce monde s’attarde dans la tiédeur? C’est justice si, avec les damnés, il pousse des cris épouvantables. Précipité dans la mort, il ira rejoindre les malheureux relégués aux plus sombres ténèbres, parce que tout le temps où ils avaient le devoir de tenir bon, s’est écoulé à l'écart, dans le sépulcre répugnant du péché. L'enfant qui persévère en paix parfaite progressera de degré en degré, s'avancera véritablement de «vertu en vertu1 » jusqu’à voir de ses yeux le Vivant. Dès sa jeunesse il a commencé d’aimer; toujours il a marché d’un pas rapide dans les sentiers du Seigneur. Voici qu’il s'arrête, brûlant d’ardeur céleste, s’endort, sobrement enivré de la plus savoureuse suavité. Devenu vieux, il demeurera en sa 368 r> LE CHANT D’AMOUR (CH. 32) sime sanus et, cum senuerit, simplex subsistet, quem odor amoris optime obumbrat, ardentissimus effectus quia diutissime dilexit. Badiat in requiem, a 1 recto non recedit et revera refectus cum regibus regnabit, perductus ad [portum] quo pie properavit, sedebit cum celicis in sedibus serenis, Christum glorificans quern amplius amavit. BLESSURE, COMBAT ET VICTOIRE (CH. 32) 369 candeur, car le parfum de l'amour l’enveloppe de son ombre merveilleuse, son ardeur s’est accrue à l’extrême : il y a si longtemps qu’il aime! Lumière radieuse que sa paix! Du droit chemin il ne dévie pas. Rendu en toute vérité à la vie, il régnera avec les rois. Conduit jusqu’au port où se hâtait son amour, il siégera avec les élus sur un trône de paix, rendant gloire au Christ, objet de sa dilection sans bornes. I Μ I* R X Μ EΗI E I.1MOGES A. BO N TE M PS (FRANCE) Éditeur n* 6053- Imprimeur n« ‘21.524 Dépôt légal : 2e trimestre 1971 •i