MARIOLOGIE Chronique de mariologie Méthode en théologie anale Être soi, être distinct de l’autre : les deux choses sont connexes, en quelque ordre que ce soit. La mariologie est-elle une partie autonome de la théologie, la mariologie a-t-elle un principe propre ? Anomalie singulière : c’est la réponse négative à la première question qui postule pour la seconde une réponse affirmative. Précisons successivement l’un et l’autre. Les RR. PP. Patfoort, Bartolomei, Bonnefoy sont d’accord pour revendiquer l'unité entre mariologie et christologie, et plus généralement l’unité de toute la théologie. L’objet formel en est le rapport à la révé­ lation, et les sujets multiples en sont les réalités divines ou bien les réalités créées en tant que référées à Dieu. En ce sens, ce qui concerne la Sainte Â'ierge constitue, dans l’unique sacra doctrina, une partie comme une autre : ayant en droit les mêmes méthodes, idéalement le même statut. L’enjeu important de cette légitime requête, c'est que la théologie est également science en toutes ses parties : la théologie, s’appliquant à Marie, n’est pas moins science que lorsqu’elle considère les attributs de Dieu. Cette unité de la théologie a incité certains auteurs à substituer délibérément l'expression « théologie mariale » au mot « mariologie* 1 ». Cela peut être utile, au moins provisoirement2 ; nous allons en faire état dans ce qui suit immédiatement. Le R. P. Patfoort montre, en quelques pages précises et denses, pourquoi il faut penser « théologie mariale » plutôt que « mariologie » ; et, corrélativement, < traité de l'Église » plutôt que « ecclésiologie3* 7il». La raison ici et là est identique : chacun des privilèges de Marie, chacun des aspects de la vie du chrétien renvoie immédiatement, si on veut l’analyser avec profondeur, à la personne du Christ considérée sous un aspect correspondant. La théologie de Marie, ou bien celle de l’Église, se trouvent donc distribuées organiquement en fonction de celle du Christ : il est par suite inutile, et même ce serait au moins dans une « Somme » introduire des répétitions, que de faire des traités séparés où il faudrait inévitablement redire ce qui a été dit dans le traité du Christ. Toutefois, la mariologie ou l'ecclésiologie se justifient parfaite­ ment : non pas, nous venons de le dire, au point de vue de l'analyse spéculative, mais dans un but didactique ou bien au point de vue de . *·?iJT»e”^.mMAHONEY’ °- P" Tflg ^nüive Principle of Marian Theology, dans The Thomist XVIII, 1955, pp. 433-479. nrrôntinnc 'traité du Chnst » n’ont pas, dans Fusage courant deux dépréciatif et >an3 / Meaning of the Immaculate Conception in the Perspectives of 5/. Ihomas, dans E. D. O’Connor, The Dogma of the Immaculate Conception> Ι95θ> P· 344 · < It is not a matter of faith that Mary died ; and at the present time a theological movement, of rather recent origin, it is true, tends to affirm the contrary. But such a position could not be based on the exigencies of original justice, because in this regard Mary merely participates ‘in Jesus’, Whom Himself passed through death ! » Le mot participer recouvre une équivoque. Marie a la justice originelle parce qu’elle la participe en Jésus : oui, mais cela signifie que Marie reçoit ce que Jésus lui mérite par sa propre Passion : Marie reçoit Yeffet de la Passion < prévue ». Et cela ne peut évidemment pas signifier que Marie participe à la Passion en tant que celle-ci est cause de la grâce originelle que Marie reçoit tout gratuitement. Maintenant, recevoir l’effet sans participer à l’opération active de la cause qui le produit, cela exige-t-il qu’on se conforme en quelque façon au mode de cette production ? Cela peut être hautement convenable, mais ce n’est nullement nécessaire : à tout le moins la preuve devrait être faite de cette assertion qui n’est nullement évidente par elle-même. Et, en l’absence d’une telle preuve, il ne faut pas dire < could not be based on ». Prenons les choses autrement : le Christ, par sa passion et par sa mort, instaure un ordre rénové dont Marie est la première et la plus excellente réalisation. Cet ordre rénové peut être considéré dans sa source, et le voilà sous le sceau de la passion et de la mort : telle est la vue de notre auteur ; cela même d’ailleurs, n’entraînerait pas que la participation à la mort du Christ dût se traduire uniformément pour tous par une mort physique semblable à la sienne. Mais cet ordre rénové doit être également considéré dans son rapport à l’ordre primitif que justement il rénove. S’il le rénove il est meilleur que lui ' donc les privilèges qui étaient, dans l’ordre primitif, liés à l’absence du péché le sont pareillement et à fortiori dans l’ordre rénové : donc Marie, étrangère au péché, n’est nas morte. Nous venons de souligner le mot « donc », qui justement est fautif : il pqt fautif narce que, si l’ordre rénové est meilleur indubitablement, nous ne savons pas au juste* comment il l’est, sur quels points il l’est. On voit la complexité de cette 74Ο REVUE THOMISTE entre deux privilèges de Marie n’en est ni pour l'un ni pour l'autre une composante intrinsèque ? Sans doute. Toutefois la manière dont deux choses s’unissent, ou à plus forte raison dérivent l'une de l’autre est sinon constitutive du moins révélatrice de leur nature. L’unité entre les privilèges de Marie peut certes être appelée une unité de style, mais il nous paraît souhaitable d’ajouter que ce style est une différence propre de la nature de ces privilèges. Leur unité, certes, « vient » du Christ ; mais cette unité ne peut être, dans l’ordre des causes formelles, explicitée à partir de sa source : puisqu’elle revêt, dans le Christ d’une part, en Marie d'autre part, deux modes différents. Il y a donc place pour deux enquêtes différentes, ressortissant l’une et l’autre à la théologie spéculative. Chacun des privilèges de Marie découle d’une prérogative du Christ à laquelle il est relatif : voilà ce qui est primordial et qui seul rend compte de la « nature ». Et c'est la théologie mariale. Mais on n’aura pas, de cette façon, exprimé autant qu'il est possible de le faire l'unité propre à Marie : car cette unité ne peut être inférée de celle qui est propre à son fondement. L’étude de l’unité propre à Marie constituerait la mariologie, complément secondaire mais non pas acces­ soire de la théologie mariale. Il n'y a, dans cette dualité, rien qui doive surprendre. Marie est relative au Christ, mais aussi Marie est Marie, l’un dérivant de l’autre L La doctrine concernant Marie étant, nous venons de le voir, complexe, on ne doit pas attendre une moindre complexité concernant ses prin­ cipes. Nombreuses sont à ce sujet les opinions des théologiens. Le R. P. Bartolomei en fait une recension soigneuse*12*. Cette diversité ne fait qu’exprimer les différentes tendances d’esprit, qui existent d’ailleurs dans toutes les disciplines : philosophie, histoire, physique, mathé­ matique, logique, logistique. Partout s’affrontent, surtout si on recherche les principes, le dualisme et le monisme, l’idéalisme, le réalisme et question. D'abord il est fort difficile de tenir d’une seule vue la rénovation à la fois dans sa source et dans son effet, de préciser entre les deux un ordre qui demeure le secret de la Sagesse de Dieu. Ensuite la conformation au Christ qui rénove n’entraîne pas nécessairement que Marie soit morte physiquement comme lui ; enfin l’excellence mu de Marie, créature excellemment rénovée, n’entraîne pas nécessairement que la nou­ velle Ève ait recouvré l’immortalité perdue par la première. Avec tout cela, on souhai­ terait que, pour l’honneur de la théologie mariale «scientifique · et par égard pour les lecteurs qui y croient encore, les auteurs ne présentent comme nécessaire ou comme démontré que ce qui l’est, et appellent tout simplement probable ce qui est probable ou bien s’abstiennent de le qualifier. La mariologie ne serait pas, alors, cette science dont on a ironisé en la caractérisant comme « celle où on peut tout dire »... scientifiquement bien entendu ; elle serait la science où l’on cherche : c’est un assez beau titre de noblesse, « fides quaerens intellectu ··· 1. Le rapport entre théologie mariale et mariologie est à la personne de Marie ce qu’est au mens image de Dieu le rapport entre l’image par conformité et l’image par ressemblance (cf. de Veritate, q. ro, a. 7). Il serait impossible de < déduire » la ressemblance de la conformité. Mais, en retour, l’unité propre à l’image par ressem­ blance ne se suffit pas ; elle requiert un fondement ; elle * vient » de la conformité du mens à Dieu. La ressemblance est seconde ; car, ontologiquement, elle est dérivée. Mais, dans 1 ordre des causes formelles, la ressemblance ajoute à la conformité, du moins quoad nos. La ressemblance manifeste intrinsèquement la nature de l’image dont la conformité est le fondement. 5 2. Γ. M. Bartolomei, O. S. M., La maternità divina di Maria considerata in se stessa e corne primo e supremo principio della marioloeia dans DT Pl T V PP· 160-193 (cf. P. 189). Cet article est inspiré de l’oS& Vkas O P dad divina de Maria, Manille, 1952. Le P B c M J xî °’ Ρ’’ Matirni; critique ’ r· “· c,te» en général avec éloge, mais aussi MARIOLOGIE 741 l'empirisme, le souci de l'explication réelle et la satisfaction de la descrip­ tion facile. Toutes ces attitudes se retrouvent au sujet du principe de la doctrine mariale ; leurs interférences permettraient de prévoir nombre d’opinions ou de thèses qui n’ont pas encore été soutenues mais qui ne manqueront pas de l’être. Chercher ce qui est raisonnable vaudra mieux sans doute que prévoir ce qui pourrait ne pas l’être. Que veut-on faire en assignant le principe1 d’une science constituée, ou du moins proche de l'être ? On veut sans doute préciser ce en quoi consiste cette science et comment elle se distingue des autres : c’est l'unité de tout le savoir qui est en cause, et fort justement : puisque le savoir vise l'unité. Mais la détermination du principe d’une science répond primordialement, relativement à cette science-là, au besoin de savoir auquel répond la science par essence même. Le principe assure à la science sa puissance d’explication, non en extension mais en péné­ tration. Découvrir et définir le principe doit donc accroître, relativement à nous, l’intelligibilité des objets qu’embrasse la science. Le principe assure donc l’unité en assignant la cause, non pas en permettant une unité descriptive. On voit par là que les titres de Marie, tels par exemple Nouvelle Ève ou A ssociée du Rédempteur qui la désignent selon l’aboutissant de sa vocation surnaturelle, ne sauraient être appelés principes selon l’acception propre de ce terme. Bien entendu ils consignifient «de facto» tout l'ordre de Marie, ils en permettent donc une description organisée ; mais ils ne sont pas pour autant principes, ni dans l’ordre de l’être ni dans celui de l’intelligibilité. L’effet observé est au principe de la défini­ tion descriptive ; il n’est pas le principe exprimé par la définition réelle qui est seule le terme de la science. Il n’est pas inutile d'ajouter que « science » et « principe » doivent, même en ce qui concerne la théologie, désigner des réalités humaines, accessibles à l’esprit de l’homme. De cette vérité « Dieu est Acte pur », posée en principe, il est possible de déduire quotidiennement le bulletin météorologique. Science adorable, imitable ? Le R. P. Bonnefoy écrit : « On s’acharne à déterminer les principes de la mariologie, d’ailleurs en vain. Autant vaudrait chercher les racines d’une couronne de fleurs. La mariologie n’est pas une science autonome, mais un ensemble de vérités formellement révélées et de conclusions, détachées de la théologie, science une et indivisible 2. » Nous souscrivons, nous avons dit comment, à cette dernière affirmation. Le P. B. estime, à partir de là, que la mariologie n’a pas de principe propre; il donne l’esquisse d'une synthèse théologique totale dans laquelle s’insère organiquement la doctrine mariale. Ce projet magnanime mérite la sympathie. Nous aurons à revenir sur son contenu. Considérons pour le moment le principe de cette théologie une et indivisible : ce principe est, selon le P. B., cette vérité indubitable : « Dieu est Amour » ; et il s'efforce de montrer com­ ment on peut en inférer toute l'incarnation rédemptrice, en particulier ce qui y concerne Marie. Mais il n ignore certainement pas que, de cette même vérité « Dieu est Amour », on peut également inférer (et on l’a fait) que Dieu, nécessairement, est Trinité : en employant des argu▼ Cp«t-À-dire ce à partir de quoi le reste procède. 2’ Team-Fr. Bonnefoy, O. F. M., L'Immaculée dans le plan divin, dans Eph. Afar. VIII, 1958, PP· 5-6° (<*· P· 60)4 7Φ REVUE THOMISTE ments, de haute convenance, qui sont de même module que ceux employés par le P. B. S'agirait-il là de théologie « scientifique »... ; inutile, n'est-ce pas, d'insister. En science humaine un principe doit être un principe propre. Le P. B. note d’autre part fort justement que si, dans un corps de doctrine, on fait de chaque vérité un principe, en fait il n'y a plus de principe1 : puisqu’il n’y a plus de procession. Ainsi le principe n'assure le surcroît d'intelligibilité qu'on en attend qu'à la double condition d’être « propre » et d’être véritablement « source », pour reprendre le mot par lequel Pie IX, Pie XI et Pie XII désignent la maternité divine en regard des antres privilèges. Quant à la manière dont le principe est source, elle dépend évidemment de chaque ordre de chose : la théologie n’est ni la logistique ni la paléontologie : l'accord unanime sur ce point appelle simplement la recherche de plus de préci­ sion. Et c'est justement pourquoi nous croyons devoir distinguer la mariologie de la théologie mariale, sans les séparer bien entendu. Enfin un principe ne saurait inclure une dualité au sens formel de ce mot : un principe ne peut inclure deux termes qui seraient à parité : si on croit l’observer c’est qu'on n’a pas encore atteint le véritable principe, qui doit résoudre cette dualité dans l’unité. Mais un principe peut très bien consister en une pluralité ordonnée : il réfléchit alors en lui la richesse de l'ordre dont il est principe. Ces remarques élémentaires suffisent pour justifier les critères posés à priori par les auteurs qui récemment ont cherché à déterminer le principe de la doctrine mariale2. Ils ajoutent, comme il se doit, que ce principe doit être une vérité formellement révélée concernant Marie ; et ils n'ont pas de mal à conclure que ce principe est la maternité divine, non pas exclusivement mais primordialement. Pour préciser davantage, il faut faire état de la distinction entre mariologie et théologie mariale. Elle correspond d’ailleurs à la réalité puisqu’on fait, nous l’allons voir, les différents auteurs adoptent spontanément l’une ou l’autre perspective. Leur accord n’en est que plus significatif en faveur de la maternité divine comme principe de la doctrine mariale, bien que leurs conclusions revêtent inévitablement des problématiques différentes. Le R. P. Bartolomei adopte la perspective « mariologie ». Considérant donc Marie elle-même, il montre comment la maternité divine adé­ quatement prise entraîne les autres privilèges de Marie. Ou bien, selon la comparaison que nous suggérions3, il considère plutôt Marie image du Christ, semblable au Christ, que Marie dans l’acte de sa conformité au Christ. Point de vue parfaitement légitime, puisque le P. B. sousentend bien entendu la « conformation » qu’il ne considère pas formelle­ ment4. Voici en peu de mots l'argument soigneusement et minutieuse­ ment développé. La grâce capitale du Christ comporte priorité d’ordre, plénitude, communicabilité. Ces trois caractères ni ne présupposent i. LA. en tire argument pour combattre la thèse : les articuli sont principes de la sacra doetnna. Mæs, suivant alors son dessein, il oublie que les principes doivent être propres. r p?'?'/, BartolomeiMaUmità divina di Maria... ; P. Mahoney, The Unitive rrwicvpic*.. 3. Supra, p. 740, n. 1. (ci zîn0,an,men'dansla r'5tx>"w R· P· Bonnefoy MARIOLOGIE 743 nécessairement la grâce d’union, ni n’en découlent nécessairement. Et comme ils se retrouvent analogiquement en Marie, on est fondé à dire que Marie possède une « grâce capitale » analogue à celle du Christ1. Maintenant, de même que la grâce capitale est pour le Christ la source de ses prérogatives concernant le corps mystique, ainsi en est-il de Marie. Nous ne ferons qu’une seule réserve, concernant la locution « grâce capitale de Marie ». Elle signifie, il faut le reconnaître, l’ensemble des vérités analysées par le P. B., mais elle risque aussi d’induire gravement en erreur2. Indiquons-le brièvement. La grâce capitale du Christ est-elle suffisamment caractérisée par les trois notes : priorité d’ordre, plénitude, communicabilité ? Oui, mais à la condition de tenir compte en outre de ce fait qu’elle se réalise justement dans le Christ. Autrement dit, on désigne par grâce capitale non seulement les trois caractères indiqués, mais également le degré propre et unique de leur réalisation dans le Christ : les caractères peuvent être considérés comme analogiques, non pas le degré. Quand un nom désigne expressément le degré selon lequel une qualité est réalisée, il n’est pas analogue même si cette qualité l’est. L’être est analogue, de la créature à Dieu ; non pas l’aséité. D’ailleurs le raisonnement du P. B. conduirait à attribuer une grâce capitale égale­ ment aux membres du corps mystique qui ont eu sur les autres une influence particulièrement importante. On exprimerait bien là encore quelque chose de vrai ; mais étant donné l’acception usuelle de « grâce capitale », on insinuerait une erreur : moins dommageable que pour Marie, parce que plus manifeste. Il semble fort important, concernant l’attribution d’un même nom au Christ et à sa Mère, de bien considérer le mode de l’attribution. Ce qui est attribué par mode de qualité (appartenant à un sujet) ne peut, sans le grave inconvénient que nous venons de signaler, recevoir une dénomination commune dans le Christ et en sa Mère. Ce qui désigne formellement une opération et est attribué comme tel peut au contraire recevoir le même nom, convenablement différencié. Ainsi Rédempteur, co-Rédemptrice se réfèrent formellement à l'acte de Rédemption. Le même nom désigne donc, en vertu même du mode de signifier, l’unité hiérarchisée de l’acte. L’acte de justification constitue un cas analogue, intégrant dans son unité l’opération divine et le concours actif et subor­ donné de l’homme. Cela suffit pour que le titre de co-Rédemptrice n’induise pas en erreur : certes il le peut, si on l’interprète mal ; mais il ne le doit pas, si on a égard comme il se doit au modus significandi. En ce qui concerne l’attribution à Marie d’une certaine grâce capitale, on pourrait faire valoir que cette sorte de grâce désigne formellement une fonction ; mais elle désigne cette fonction selon son principe, non selon son acte : elle est donc attribuée au sujet par mode de qualité, non par mode d’opération, et la difficulté demeure. Marie participe à l’opération de la grâce capitale, mais il ne nous paraît pas acceptable de dire qu’elle participe à la grâce capitale elle-même. Le R. P. Patfoort étudie cette même question du principe de la doc­ trine mariale en se plaçant spontanément dans la perspective de la 11 HÀ^s’est efforcé de ia défendre dans deux autres articles recensés ci-dessous. 744 I Π f A j_ U MARIOLOGIE REVUE THOMISTE « théologie mariale », celle de la conformité de Marie an Christ, non plus celle de Mane semblable au Christ : cela est plus profond mais aussi beaucoup plus difficile. Le P. P. cherche donc à résoudre en fonction du Christ la question formellement posée au sujet de Marie : découvrir entre les privilèges un ordre en fonction duquel l'un d'entre eux puisse être le principe des autres. Voici ses conclusions fermes et lucides : « Mère de Dieu est le principe ultime dans l'ordre de la causalité formelle, Prototype de l’Église est sans doute le principe ultime dans l’ordre de la finalité. Mère du Rédempteur, titre complexe, unit les deux perspectives, ce qui, descriptivement, est un avantage, mais sans distinguer les registres où chacune a respectivement priorité, ce qui théologiquement est une faiblesse12. » Nous avons dit un peu plus haut pourquoi cette « faiblesse » nous paraît l’emporter sur 1'« avantage ». Quant à la pre­ mière des deux assertions que nous venons de citer, elle laisse voir avec assez de transparence la résolution du « motif de l’incarnation » en vertu du principe : causae ad invicem sunt causae. Toutefois, observe le P. P. : « Le premier rôle qui revient au médiateur et qui appelle chez lui la personnalité divine est un rôle de signe: il s’agit, dit saint Thomas en substance (IIP, q. i, a. 2), de proposer aux hommes d'une façon parti­ culièrement adaptée et entraînante le contenu et les gages des promesses de Dieu’... » Dans cette perspective, « la finalité de la maternité divine pourrait sans doute se résumer tout entière en ceci : une plus parfaite acclimatation de l’incarnation et du don de Dieu dans l’humanité.f...] La plénitude de grâce, le consentement et l'intégration personnelle de Marie à toutes les étapes de la Rédemption, son Assomption paraissent non seulement comme des conséquences de sa dignité maternelle, mais comme des signes, destinés à l’humaine faiblesse, de ce que l'incarnation apporte, demande et suscite 3». Alarie, réalisant ces choses « en association unique au Fils de Dieu », nous obtient la grâce et préfigure notre réponse dans la perfection de la sienne. Voilà ce que le P. P. entend par « proto­ type de l’Église » : signe constitué par une réception active et qui devient efficience de ce qu’il signifie. Et il ajoute : « Sans doute [Marie] n’a-t-elle cette dignité (c’est-à-dire, comprenons-nous : la dignité maternelle et les conséquences que l’on vient de dire)... que parce que dans le dessein de Dieu elle est appelée à incarner pour nous l’accueil et le rayonnement de l’incarnation 4. » C’est la seconde partie de la conclusion : Prototype de l’Église « finalise » Mère de Dieu. Le P. P. fait donc l'application à Marie elle-même de l'involution des types de causes par quoi on résout la question du motif de l’incarnation. Ce qui vaut pour le Christ vaut pour Marie : c'est bien la perspective de la « théologie mariale », mais poussée, en l’occurrence, à l'absolu. Est-ce légitime ? Avant d’examiner ce que cela présuppose et ce que cela entraîne, nous devons observer que cela ne va pas de soi, que cela même ne va pas sans une grave difficulté qui affleure d’ailleurs discrètement dans la formulation du 1. Art. rec., p. 452. L’A. retrouve très exactement les résultats du R. P. Mahoney : cet accord non concerté est très indicatif de la réaction thomiste en regard de la quesnrdwZde c^wç ^ah°?e«y s.’efforCait de résoudre la dichotomie entre les deux ordres de causes formelles et finales... quadrature du cercle 2. Ib., pp. 450-451. 3. Ib., p. 451· 4. Ib., pp. 451-452. i < 745 p P. : « Mère de Dieu est le principe ultime... Prototype de l’Église est sans doute... » ; et le même « sans doute » se retrouve avec la même portée sémantique au début du dernier passage que nous avons cité. Pourquoi « sans doute » ? Parce que, en réalité, il y a quelque doute. Voyons de plus près. L'involution entre les ordres de causes est invoquée, concernant l'incarnation rédemptrice, pour éviter une apparente contradiction entre les deux assertions : a) Le Verbe de Dieu s’incarne en vue de racheter : l’incarnation est en vue de la Rédemption. b) La Rédemption concourt en fait à la gloire du Verbe incarné ; et comme l’excellence du Vrerbe exclut de le subordonner à quoi que ce soit, la Rédemption est ordonnée à l’incarnation parfaitement achevée : la Rédemption est en vue de l’incarnation. Et comme, de plus (ce point est essentiel), le Verbe incarné n’acquiert pas plus de gloire (nous employons pour simplifier le langage quantitatif) du fait de la Rédemption, il suit que la même Réalité est considérée : en a) comme étant origine, en ô) comme étant terme. Si donc on entend simultanément selon l’ordre des causes finales le rapport exprimé par a) et le rapport exprimé par b), ces deux rapports sont contradictoires ; et il est impossible de rendre compte de cette façon de l’incarnation rédemptrice en son ordre intime. La résolution de cette difficulté tient dans l’observation suivante : b) doit être entendue selon l’ordre des causes formelles, non selon l’ordre des causes finales1 ; la gloire du Verbe incarné ne résulte pas de la Rédemption active : elle en assume le motif, mais elle lui est immanente et transcendante, immuable en elle-même. Entre la Rédemption active (incluant ses effets) et la gloire toujours égale du Verbe incarné, il y a deux ordinations opposées, mais l’une de finalité (a), l’autre de dignité (b). Causae ad invicem sunt causae. Considérons maintenant, relativement à Marie, les assertions corréla­ tives de a) et de h) : a') Marie est constituée Mère de Dieu (au moment de l’incarnation) en vue de devenir co-Rédemptrice. Disons même, en considérant la co-Rédemption comme achevée, au moins dans la personne de Marie, et en employant l’expression de ΓΑ. : a") Marie est constituée Mère de Dieu au moment de l’incarnation en vue de devenir prototype de l’Église (« que parce que » devant être proto­ type). b') La Rédemption, à laquelle Marie concourt comme co-Rédemptrice ou comme prototype de l’Église entraîne « de facto » pour elle un accroisse­ ment de grâce et ultimement de gloire. Mais Marie demeure Mère de Dieu : l’acte de l’incarnation a produit en elle un effet intime qui demeure éternellement. La dignité suréminente de cet effet exclut qu’on le subor­ donne. à quoi que ce soit autre, sinon à l’incréé. Par suite, la coopération de Marie à la Rédemption active et à tous les fruits qu’elle porte, en T Fn entendant bien entendu finalité au sens propre, selon lequel elle est immanente À la réalisation créée ; non au sens selon lequel on en ferait l’équivalent de la Sagesse divïneelle-même : nous écartons ce second sens, puisqu’il n’y a pas de finalité en Dieu. 5 746 REVUE THOMISTE un mot le fait que Marie devienne prototype de l’Église, tout cela est en vue de la gloire de la Mère de Dieu. En bref : b") Marie est constituée prototype de l’Église en vue de l’épanouissement « intégral » de sa grâce suréminente de Mère de Dieu. Voici maintenant trois assertions convertibles1. A. Il y a, entre a") et b"), qui ne font que condenser a') et b'), la même connexion qu’entre a) et b). B. Il faut interpréter a") exclusivement selon l'ordre des causes finales ; et, par suite, « prototype de l’Église » ne peut être principe ultime que dans l’ordre des causes finales. C. Il faut interpréter b") exclusivement selon l’ordre des causes for­ melles ; et par suite, « Mère de Dieu », qui est évidemment principe ultime dans l’ordre des causes formelles, ne l’est que selon cet ordre des causes formelles, nullement selon l’ordre des causes finales (Marie n’est Mère de Dieu que parce que...) Et alors, mais alors seulement, « proto­ type de l’Église » est principe ultime selon la finalité2. Cette dernière assertion, C, est-elle vraie ? Le P. P. répond : « sans doute. » Cette réticence se comprend parfaitement : la Mère de Dieu devenue prototype de l’Église en vertu de la co-Rédemption est-elle identique à la Mère de Dieu du moment de l’incarnation ? N’a-t-elle pas épanoui en elle plus « intégralement » la grâce première et en ellemême inchangée de Mère de Dieu ? Et s’il y a pour elle un « plus » dans la ligne même de la maternité divine, un « plus » dont l'homologue est impossible et impensable dans la Personne du Verbe incarné [cf. a) et d)], alors il ne s’impose plus d’entendre le rapport b"), à l’instar du rapport b), exclusivement dans l’ordre de la causalité formelle. Nous ne disons pas non plus qu'il faille l’interpréter selon la finalité, et nous aurons à revenir sur ce point à propos du « debitum ». Mais cela n’est plus impossible. L’assertion C est-elle vraie ? Sans doute, et non pas oui simpliciter. Et, du même coup, il faut < bémoliser » A et B. Concernant B tout d’abord : ce qu’on ajoute de finalité en C (si on l’ajoute), il faut le retirer en B. La maternité divine du moment de l’incarnation est ordonnée à la co-Rédemption ; n’est-elle finalisée que par la co-Rédemption ; n'appelle-t-elle pas également la co-Rédemption comme un moyen excellent de s’épanouir totalement en la personne de Marie ? La mater­ nité divine n’est-elle pas fin en quelque façon ?... « sans doute ». Quant à l’assertion A qui concerne des structures, elle ne peut com­ porter de plus ou moins : elle est vraie ou fausse. Si R et C ne sont pas vraies simpliciter, A est fausse simpliciter : il n’est dès lors pas vrai que la connexion entre a") et b") soit la même que la connexion entre a) et b). Ainsi, même en ce qui concerne les structures, la doctrine mariale se dérobe à toute étreinte de l'univocité. Tel rapport entre deux réalités concernant le Verbe incarné n’induit pas nécessairement le même rapport entre les deux réalités homologues concernant Marie. Cela n’est pas r. C est-à-dire que l’une d’entre elles supposée vraie entraîne les deux autres comme conséquences. fin2'd’hf" de J?ieu » était, sous quelque rapport que ce soit, visé comme fa [Sson de ^P°rtant en -« Prototype de l’Église », « Mère de Dieu » pourrait être considéré comme étant sur le même plan que le second élément et donc comme comparable à lui : il y aurait deux co-principes. Mais « Mère de Dieu » a un autre rôle, primordial, celui de fonder l’unité du couple en le référant au Christ. C’est nmi Dirai?1 e FT"1* en faisant l’unité des deux co-principes. Telle RP. celÆa théoÎoS’ “S’"" du P°*nt ™e adopté par le MARIOLOGIE 749 Il nous reste, pour clore cette section consacrée à la méthodologie, à signaler l’article du R. P. Peinador1. Recension soigneuse et élogieuse de l’ouvrage indiqué en notea. Le P. P. indique que le P. Dillenschneider se rallie à la thèse de Perrone et de Franzelin, et qu'il infléchit en faveur de la « tradition vivante » l’équilibre décrit par le P. Marin-Sola entre celle-ci et l'argument de raison : sur quoi le P. P. fait quelques discrètes réserves. Les auteurs que nous recensons ci-dessous présentent, certains au moins, en conclusion de leur travail des remarques méthodologiques. Nous les signalerons chemin faisant. 2. Maternité divine Le R. P. Sebastiân Aguilar reprend la thèse du R. P. ManteauBonamy3 ; mais il en recherche les fondements philosophiques et aboutit à d’importantes conclusions méthodologiques4. Le R. P. ManteauBonamy référait les deux théologies thomiste et suarézienne de la maternité divine à la manière de concevoir la filiation du Christ. Le P. S. recherche, au delà de ce fondement prochain, l’origine de la divergence : elle est de nature métaphysique. Organise-t-on l’onto­ logie à partir de l’essence ou à partir de l'esse : telle est la véri­ table question. L’A. choisit comme témoins respectifs de ces deux thèses Suarez d’une part Alvarez d’autre part. La manière de con­ cevoir la subsistence constitue évidemment un point crucial. Suarez n’admettant pas la distinction réelle, l’essence selon lui existe par ellemême ; toutefois cet esse de l’essence la laisse indéterminée à être dans un autre ou à être en elle-même : la subsistence ne lui appartient que dans le second cas. Alvarez, qui suit Cajetan, conçoit tout autrement la subsistence : elle n’est pas une détermination ultérieure d'un esse indéterminé, déjà posé hors de ses causes et indistinct de l’essence ; elle ne peut affecter que l’essence concrète, laquelle précisément ne subsiste qu’en vertu de l’acte d'être dont elle se distingue réellement. On voit donc que, malgré certaines similitudes d’expressions, les con­ ceptions de Suarez et de Cajetan concernant la subsistence sont radi­ calement différentes. La seconde seule est fidèle à l’esprit sinon à la lettre de saint Thomas : le P. S. y insiste à bon droit et cite largement les auteurs qu'il étudie. Il montre ensuite comment ces deux métaphysi­ ques commandent nécessairement deux conceptions de l’incarnation. D'une part l’Humanité du Christ est premièrement constituée selon un esse indéterminé : ensuite seulement son indifférence à subsister ou non (au sens de Suarez) lui permet d’être assumée en ne subsistant que de la subsistence du Verbe. Ou bien, l’Humanité du Christ est simul­ tanément produite par Marie, créée quant à l’âme et assumée par le i. M. Peinador, C. M. F., El * sensus fidei · y el progreso dogmdtico en el misterio marial, dans Eph. Mar. VI, 1956, pp. 463'473. 2 Clément Dillenschneider, C. ss. R., Le sens de la foi et le progrès dogmatique du mystère marial, Rome, Academia Mariana InternationaJis, 1954. 3. H.-M. Manteau-Bonamy, O. P., Maternité divine et Incarnation, Paris, Vrin, 'T'Fernando Sebastian Aguilar, C. M. F., Dos mentalidades diversas ante el problema de la maternidad divina, dans Eph. Mar. VII, 1957, pp. 161-286. I 75° Μ <3 REVUE THOMISTE ------------------- —______________ ___ __ ____ Verbe. Il n’y a qu’un seul acte dont l’ontologie est en définitive fondée et ordonnée à partir de l'opération assomptive ; l’action génératrice de Marie et l’opération créatrice commune aux trois Personnes concourant avec l’opération assomptive dans un même terme ; ce terme est le fait que le Verbe subsiste selon la nature humaine, et non pas, comme pour Suarez, un certain esse propre à la nature humaine référé ensuite à la Personne du Verbe d'une manière inévitablement accidentelle1. Corré­ lativement, l’action génératrice de Marie est conçue comme se terminant en vertu et au sein de l'acte où elle est intégrée, ou bien comme se ter­ minant formellement à l’esse encore indéterminé à subsister que juste­ ment elle produit. Dans ce second cas, la maternité de Marie ne peut être dite divine qu’en fonction de facteurs qui sont pour ainsi dire adjacents à l’exercice de son acte. Et ainsi le P. S. ramène bien à l’onto­ logie la théologie de la maternité divine. Il confirme son enquête en examinant la position des Carmes de Salamanque : thomiste dans sa formulation et suarézienne d'inspiration. L'essence a, selon ces auteurs, une réalité intermédiaire entre le néant et l'être ; elle n’est donc pas l’être : voilà pour le « thomisme » ; mais cette réalité intermédiaire n'est au vrai que l’esse suarézien : l’essence n’est pas réellement distincte de 1’esse. L’A montre comment ces prémisses entraînent logiquement une conception substantiellement suarézienne de la maternité divine. La thèse du P. S., soigneusement documentée, respectueuse de la tradition et de ses témoins les plus récents, sohdement construite, manque ici ou là de nuances. Peut-on faire équivaloir membre à membre les deux « distinctions » in fieri — in facto esse et homo assumptus — Verbum incarnatum ? L'A d'abord l’affirme 2 ; et puis, indirectement mais fort heureusement, il revient sur cette affirmation en donnant avec saint Thomas l’interprétation d’ailleurs obvie de la distinction in fieri - in facto esse3. Le point de vue « in facto esse » consiste à considérer telle réalité en elle-même ; le point de vue « in fieri » consiste à la référer à ses causes. Il n'y a aucune réalité appartenant à l’ordre créé, ou même simplement s’y rapportant, qui ne ressortisse à ces deux points de vue. L’un et l’autre doivent être mis en œuvre, même dans la perspective Verbum incarnatum : et le P. S. ne manque d'ailleurs pas de le faire largement. Tandis que les deux membres de la « distinction » « homo assumptus » « Verbum incarnatum » désignent en fait deux thèses théolo­ giques dont chacune prétend bien se suffire. Critiquer la première entraînerait, si on assimilait les deux « distinctions », qu’on éliminerait 1*11» 1. de l’Humanité du Christ conçu à la manière de Suarez n’est évidemment pas à confondre avec l'esse secundarium qui a suscité tant de discussions depuis quelques années. Que la Personne du Verbe en qui être et subsister s’identifient communique secondairement l’étre à l’Humanité sainte qu’elle fait subsister, c’est là une conséquence nécessaire de l’union « in Persona » ; « secondairement > exprime seulement que, formellement, l’union a lieu < in Persona · et pas « in esse >. Sur quoi tous les thomistes sont d’accord. Mais il ne suit pas de là que l’Humanité du Christ ait un esse secundarium réellement distinct de l'esse principale. Et, supposé qu’on 1 admette, on peut le concevoir comme référé immédiatement : soit à l’opération assomptive, soit a l’opération créatrice et conjointement à l’opération génératrice de, C est seulement dans ce second cas que l’assomption de cet esse lui est inévitablement accidentelle : c est la thèse de Suarez qu’aucun thomiste n’admet. EetÎicïdP‘r^L^U/.pr?lS?r polnt’ fait une allusion, brève il est vrai, à la thèse de 1 esse secundarium (p. 267, n. 1 · n 268) 9 2. Art. rec., p. 234. ’ h 3. Ib.9 p. 261. MARIOLOGIE 751 ________________ Fin fieri ; alors que, au sens métaphysique qu’on vient de rappeler, il doit être retenu. Peut-être aussi certaines critiques eussent été abrégées et certaines formules mieux appropriées en insistant sur le rôle primor­ dial de la Personne assumante plutôt qu’en s'exprimant en termes d’être. Ces dernières remarques, très secondaires, n’altèrent en rien la force de la conclusion de ΓΑ. Le progrès de la théologie ne peut venir d’un éclectisme qui prétendrait paraître ouverture et compréhension et qui pourrait n'être que paresse mentale. Étant supposé 1’instinctu s fidei et la tradition, le progrès de la théologie requiert une réflexion, critique s’il est nécessaire, sur les principes fondamentaux qui seuls peuvent en assurer l’unité. La maternité « divine » n’exclut pas la maternité tout court. La vir­ ginité in partu pourrait n'en paraître qu'un aspect matériel. C’est le grand mérite du R. P. Nugent de montrer le contraire1 ; il ne livre pas un travail de première main, tant s'en faut : mais la ligne générale d’interprétation est fort judicieuse. Quelques indispensables précisions concernant la nature de la virginité introduisent le témoignage des Pères. Ils tiennent à peu près unanimement la virginité in partu2. Cette doctrine traditionnelle a reçu du Magistère diverses sanctions qui lui confèrent un caractère dogmatique3 : ce que relatent, après Scheeben, les plus récents traités de mariologie. La virginité in partit a cependant fait l'objet d’une âpre remise en question par le professeur A. Mitterer4* . Celui-ci, aussi bien par sa méthode que par ses conclusions, a donné consistance au discrédit dans lequel l’opinion contemporaine tient la miraculeuse prérogative de Marie. Nous ne pouvons entrer ici dans l’étude de cette question. Rappe­ lons cependant, pour comprendre en quel sens saint Thomas y a rapport, un principe méthodologique. La virginité in partu, la présence eucharis­ tique incluent en leur essence même une donnée sensible. Cette donnée relève de l’observation commune et de la science, et elle doit être assu­ mée dans la formulation du dogme : il ne faut rien édulcorer du réalisme. Mais il ne peut se faire qu’une réalité sensible soit comme telle et immé­ diatement l’expression d’une réalité transcendante. Il y a nécessairement un intermédiaire, non séparable bien sûr du sensible, mais qui en oriente l’interprétation. Cet intermédiaire, si on le considère à partir d’en bas, est élaboré par la métascience (correspondant à la science et à l’aspect de la réalité sensible envisagée), par la philosophie de la nature et par la 1. Edward P. Nugent, C. M. F., The Closed Womb of the Blessed Mother of God, A necessary constituent of her material virginity in partu as proved from tradition, dans Eph. Mar. VIII, 1958, pp. 249-270. 2. L’A. recourt à des travaux originaux. Celui de Mgr Jouassard, Marie à travers la patristique, dans Maria, I, pp. 71-108, est solidement fondé et facilement accessible. 3. Tome de Léon à Flavien (449), PL LIV, c. 759, Denz., n. 144. Concile de Latran (649), canon 3, Denz., n. 256. Concile de Tolède, Symbolum, Denz., n. 282. Profession de Nicéphore reçue par Léon III (811), Denz., n. 3029. Constitution Cum quorumdam de Paul IV (1555). Denz., n. 993 (constitution confirmée par Clément VIII le 3 février 1603). Constitution Munificentissimus de Pie λΙΙ (i nov. 1950), dans AAS XLIX, 1950, PP4.7A. * ’ Mitterer, Dogma und Biologie der heilige Famille, Vienne, Herder, 1952· MARIOLOGIE REVUE THOMISTE métaphysique ; et ce même intermédiaire, considéré à partir d'en haut, s’appelle un signe. Une réalité sensible qui formellement intervient par sa valeur de signe; un signe qui n’est pas un pur symbole fixé arbi­ trairement, fût-ce par Dieu lui-même, mais un signe concret inséré dans l’ordre de nature réellement existant, tel est le dilemme fort délicat impliqué par la virginité in partu ou par des dogmes semblables. Le supprimer en même temps que l’un de ses termes n'est pas le résoudre. En l’espèce pourrait-on dire, ni biologisme ni docétisme. Telle est bien la sagesse de saint Thomas. D’une part, il se fait l'héritier et l’écho de la tradition en employant ordinairement pour désigner en Marie l’origine du Verbe incarné des termes symboliques consignifiant la valeur de signe : claustrum pudoris L L'intégrité corporelle est en Marie le Sceau du Père engendrant son Fils, le Sceau du Christ engendrant ses membres. D’autre part saint Thomas, et toute la tradition, n’ont pas eu besoin des précisions apportées par la physiologie moderne pour avoir conscience d’affirmer un miracle. D’aucuns estiment inutile d’« ajouter » un miracle à la naissance du Verbe incarné. C’est oublier que le principe de la règle de foi est la véracité absolue du revelans et non la vraisemblance du revelatum. Celui-ci, cependant, doit permettre sinon susciter le consentement spontané de la raison. Il n’y a pas à montrer la possibilité positive d’un miracle, il convient simplement d'en établir la non-impossibilité. La virginité in partu requiert que deux corps puissent être dans un même lieu. Saint Thomas l'explique du fait que l'individuation peut demeurer indépendamment de la matière pro­ pre1 2. On peut ajouter que le Corps du Christ n’est pas toujours soumis aux mêmes lois que le nôtre, même avant la Résurrection : Transfigura­ tion, transport instantané ou transport sur la mer, l’un et l'autre com­ muniqués. Ces faits ont manifesté sporadiquement une nature des choses qui est permanente : en réalité, ce n’est pas le Corps du Christ qui est localisé par les éléments qui le circonscrivent, c'est au contraire l’univers sensible qui lui est relatif. C’est donc le Corps qui est, au vrai, principe radical de localisation des corps. Et, bien qu'il n’ait pas toujours usé de cette prérogative, il pouvait être le principe de la localisation d'un corps ayant les mêmes limites que lui. La « tou jours-Vierge » a été, même selon son corps, toute relative au Verbe s'incarnant en elle et naissant d’elle. Voir là une impossibilité provient de ce que l’on conçoit l’indivi­ duation à partir d'une imagination infantile, et non pas, comme il se doit, métaphysiquement. 3. L’Immaculée-Conception Le R. P. O’Connor a réuni en un volume sur l’Immaculée-Conception des contributions qui sont presque toutes de fort belle qualité8. D’une part les sources scripturaires et le développement historique du dogme, guidé, suscité et enfin achevé par l’intervention habituelle et solennelle ai C ’’ a· 3 ■ * sacrariQm U&?!if NouÎ-S 5 S*· Q ^11. « D°gma °f the ^^culate Conception, 52 ΡΡ· aVeC iU” Notre-Dame (Indiana),’ 753 du Magistère. D’autre part la nature et puis les conséquences de l’Imma­ culée-Conception, pour Marie elle-même et pour l'économie du salut. Enfin l’Immaculée-Conception dans l’Islam et en iconographie ; et une abondante bibliographie respectivement dans chacune des langues européennes. Illustrations et dessins assurent à l’ouvrage une présenta­ tion conforme à la modernité. Nous n’avons à examiner ici que ce qui concerne le thomisme. D’autre part nous renvoyons les questions du debitum et de la « co-Rédemption » aux paragraphes suivants de cette recension. La première partie de l’ouvrage s'achève avec l’article de M. l’abbé Laurentin dont nous relevons les pertinentes remarques1. Le Magistère, lorsqu’il définit un dogme comme révélé, transcende les normes de toute discipline humaine : ce que ΓΑ. observe de l’histoire n’est pas moins vrai de l’exégèse ou de la biologie, etc. Transcender ne veut pas dire contredire, mais être auto­ nome si on assume. Une définition ne tire pas sa valeur de la tradition à laquelle elle se réfère avec plus ou moins de précision, ni même des pas­ sages de l’Écriture sur lesquels elle est cependant fondée et qu’elle explicite2. Il est certes préférable qu’une définition assume le patient labeur des techniciens qui en préparent la formulation, tout comme primordialement elle répond à l’instinct de la foi qui est vivante dans les membres de l'Église. Mais elle est autre chose que tout cela : vérité élémentaire qui complète heureusement les remarques ci-dessus recen­ sées du R. P. Peinador. Le R. P. M.-J. Nicolas examine « la signification de l’ImmaculéeConception dans la perspective de saint Thomas8 ». Il rappelle très clairement en quoi consiste le péché originel : privation (au sens tech­ nique de ce mot, pourrait-on dire) d’un bien qui était sinon dû à l’homme en droit absolu, du moins attendu en droit post factum, après sa com­ munication première gratuite ; cette privation étant, de plus, liée à la transmission de la nature humaine par voie de génération charnelle. Le P. N. insiste avec raison sur ce fait que « la nature humaine avait été transformée par la grâce jusqu’en sa propre structure, et cela même en temps que sensible et corporelle4 ». C'est seulement en vertu de la communication effective de la grâce que l’ordination de la nature hu­ maine à la recevoir est devenue exigence : et c’est seulement cette exigence-là qui, frustrée, devient privation et peine. Le P. N. rappelle ensuite comment saint Thomas concevait avec son temps la génération humaine. Conception active, ou acte de procréation ; conception passive, ou gestation du foetus ; animation. Avant l'animation, il n’y a ni grâce ni péché au sens propre : il y a seulement une réalité ordonnée à devenir nature humaine et personne humaine par l’animation, l’état de la nature 1. René Laurentin, The Role of the Papal Magisterium in the Development of the Dogma of the Immaculate Conception, pp. 271-324. 2. Car c’est la définition qui donne à ces passages un sens non certes exclusif mais contre lequel il n’est plus permis d’aller. . . 3. Marie-Joseph Nicolas, O. P., The Meaning of the Immaculate Conception in the Perspectives of St. Thomas, pp. 327'345· . Ari rec p 329. — Que taut-il entendre par cette transformation «in its very stnicture « ’ Les commentateurs ont cherché à le préciser en comparant la nature originellement créée en grâce avec une réalité virtuelle qu’ils appelaient la nature pure Le P N., dans cet exposé d’ensemble, ne s y arrête pas. RT 10 754 REVUE THOMISTE entraînant la création d’une âme non graciée. Or la « purification1 » de la nature communiquée ne peut se réaliser dans la conception active : cela eût exigé, en vertu de la simplicité de l’acte, que la nature fût pure dans les parents. La « purification » peut-elle avoir lieu au cours de la conception passive ? « La chair eût été, en vertu d’un don mystérieux, ordonnée à une âme en état de grâce. Dans la perspective de saint Thomas, cela est inconcevable3. Enfin, une « purification » au moment de l’animation ne concernerait évidemment pas une personne qui n’est pas encore constituée : elle ne pourrait donc être une rédemption personnelle. < Saint Thomas pensait que la personne même de Marie a contracté ce dont le Christ l’a sauvée et rachetée3. » Le P. N. suggère donc que saint Thomas n’a pu, en quelque façon que ce soit, souténir la doctrine de l’Immaculée-Conception. L’A. insiste ensuite sur la connexion entre l’Immaculée-Conception et la maternité divine. Le Verbe incarné et sa Mère sont inclus dans le même décret de prédestination, lequel porte non seulement sur le fait de leur unité mais sur son mode : la maternité divine est ordonnée à l’incarnation du Verbe au point d’être condition intrinsèque de sa réalisation. « Les chrétiens sont essentiellement prédestinés à la béati­ tude, c’est-à-dire à la possession éternelle de Dieu ; le terme de la prédes­ tination de Marie est la maternité divine, la vision béatifique et l’amour étant, en ce qui la concerne, ordonnés dans le plan de Dieu à son état de Mère de Dieu. [...] Les autres saints sont prédestinés dans le Christ: Il est le modèle et la cause de leur prédestination. Marie est prédestinée pour le Christ : le Christ lui-même est sa propre fin. Toutes les créatures sont ordonnées au Christ ; elle seule, par son être personnel et par ses actes, l’atteint lui-même45 . » Ces formules heureuses circonscrivent certainement la vérité. Elles nous paraissent toutefois appeler un approfondissement. Peut-on, du point de vue de la finalité, distinguer Marie de toute autre créature en disant que pour elle la béatitude est ordonnée à la maternité divine tandis que les autres sont « essentiellement prédestinés à la béatitude »? Le décret de prédestination aurait-il, pour Marie d’une part pour les autres d’autre part, un ordre inverse ? C’est ce que semblent suggérer les textes que nous relevons. Le P. N. rappelle il est vrai fort opportunément que « toutes les créatures sont ordonnées au Christ ». Comment dès lors entendre la distinction qu’il propose : « les saints sont prédestinés dans le Christ, Marie est prédestinée pour le Christ »? Si les saints sont, comme toute créature, ordonnés au Christ, ne sont-ils pas « dans le plan de Dieu » eux aussi pour le Christ ? Nous ne 1. Il ne s’agit pas de purifier la chair d’une souillure, mais de convertir l’ordination à recevoir une âme non graciée en une ordination à recevoir une âme graciée. 2. Ib., p. 333. — Pour le déclarer < inconcevable >, il nous paraît qu’il faut le référer : soit au troisième temps envisagé, et l’on dira alors : une « purification » qui ne concerne pas la personne de Marie ne peut être une rédemption au sens propre ; soit au premier temps, celui de la conception active : mais il faut alors rappeler que pour saint Thomas, meme dans la conception active, la mère n’a qu’un rôle passif ; et que, de plus, ce génération transmet l’ordination à une âme non graciée, c’est lierait ou'étendre P°int de yue propre qui intéresse, la conception passive Sis ia NationaxCti7e une certaine durée’ elle n’en modifie Sans la conception active0 elle fcs^éelîemî^d U î purificatl.on ’ étailt impossible également dans la conception passive. 3- Ib., p. 334. * egalement 4. Ib., pp. 337-338. MARIOLOGIE ' 755 voyons pas comment distinguer « être ordonné à » et « être pour » lorsque ces deux locutions sont appliquées à la même chose considérée sous le même rapport. Être pour Dieu et pour le Christ appartient à toute créature comme telle : et cela, primordialement par comparaison à toute autre chose, est inscrit dans tout décret de prédestination. Cela, il est vrai, se réalise pour Marie d’une manière singulière : la maternité divine ne pouvant être subordonnée à quoi que ce soit de créé, c’est la béatitude de Marie qui lui est ordonnée. Ce qui est vrai de toute créature au titre de créature l’est pour Marie en outre à un autre titre plus nécessitant encore, savoir le titre de Mère de Dieu. Mais nous ne voyons pas qu’il y ait d’un cas à l’autre une sorte d’inversion1 de l’ordre entre les deux éléments de tout décret de prédestination : l’ordination de la créature à Dieu, la fin de cette même créature comme lui étant propre2. Nous n’entendons cependant pas nier ce que nous avons rappelé un peu plus haut : Marie constitue un ordre à part. Cela est vrai, bien sûr et premièrement, de son décret de prédestination. Ce décret, c’est le même que celui du Christ : le P. N. y insiste fort heureusement nous paraît-il. Il indique même ce qui, de ce chef, distingue Marie : « Toutes les créatures sont ordonnées au Christ ; elle seule, par son être personnel et par ses actes, l’atteint lui-même. » Voilà bien Marie « seule », à part. Mais il nous paraît fort important de noter que « être à part » (de nous) ne signifie jamais pour Marie « s’opposer » (à nous) : sauf sous le rapport du péché. Le décret de prédestination de la Mère de Dieu ne se distingue pas du décret de prédestination de toute créature par une sorte d’inver­ sion de l’ordre entre les deux éléments primordiaux : il se distingue parce que l’umté entre ces deux éléments est plus étroite, parce qu’au fond elle réfléchit l’unité propre à l’ordre hypostatique. La Mère de Dieu n’a pas à être autrement que toutes les créatures pour être à part d’elles : elle se distingue au contraire en étant créature mieux que toute autre créature. « Être soi », posé hors de ses causes ; « être en ayant l’être en Dieu », et donc par relation à Dieu : tension irréductible qui constitue le mystère de la créature. La Mère de Dieu est Marie, la Mère de Dieu est toute relative au Verbe de Dieu 3. Le rapport entre ces deux choses est bien celui qui est intrinsèque à toute créature, mais il a également son mode et son degré tout à fait propres. Nous avons déjà noté avec le P. N. que la « nature humaine avait été transformée par la grâce divine dans sa structure même (in its very structure) 4 ». Or la grâce du Christ, celle qui est communiquée à Marie comme Mère de Dieu, « contient dans sa plénitude toute la perfection de celle d’Adam, et très particulièrement cette perfection qui consiste à être enracinée dans la nature, pour autant que celle-ci est ordonnée à la grâce (and very specially that perfection which consists in being rooted in nature, whereby nature is ordained to grace)6 ». La grâce de la Mère de Dieu la fait être toute relative selon l’opération au Verbe i. Pour autant que nous comprenons la pensée du P. N. 2 Cette dualité est inhérente à la condition créée ; elle se retrouve même dans l’amour de charité, selon lequel on aime Dieu « plus . que soi-même. Ί Nous nous permettons de renvoyer a L Immacxiléc-Conccplion, clé des privilèges de Marie, dans RT LVI, 1956, PP- 80-81. 4. Art. rec., p. 329· 5. Ib., p. 340· 75& 5 REVUE THOMISTE s’incarnant en elle x. Mais cette grâce s’enracine pour elle dans la nature à un degré propre à elle : il suit que « elle seule, par son être personnel et par ses actes, atteint le Christ lui-même (she alone attains Him by her personal being and acts)1 2 ». « Atteindre par son être personnel » ne nous paraît pouvoir s’entendre que d’une relation intime de la personne de Marie à la Personne du Verbe incarné. Nous souscrivons donc pleine­ ment à cette formule3. L’A. compare ensuite la grâce de Marie immaculée à la grâce du Christ et à la grâce originelle d’Adam et d’Ève. Deux points sont certains : Marie doit, à cet égard comme à tous les autres, être conçue en fonction du Christ ; l’ordre rénové assume tout ce que l’ordre primitif avait de perfection, et même y ajoute selon un mode propre. Mais comment ces deux principes s’harmonisent-ils en ce qui concerne la jouissance des dons préternaturels, respectivement pour Jésus et pour Marie ? Peut-on affirmer que leur sort est rigoureusement le même relativement à chacun de ces dons ? Le P. N. ne l’énonce pas en principe et la chose ne nous paraît pas prouvée. Disons, schématiquement, que Marie, tout comme le Christ et avec lui, touche le péché pour le racheter. Mais elle ne fait cela qu'enclose en lui et pour ainsi dire au travers de lui. Il n'en suit donc pas*· que, pâtissant avec lui les conséquences du péché, elle les pâtisse en cette même façon où il les pâtit lui-même. Les articles des RR. PP. Kuniéic et Ginns examinent la question : Que saint Thomas a-t-il enseigné concernant l’Immaculée-Conception5*? Il faut leur adjoindre les pages du R. P. Nicolas dont nous avons parlé plus haut8 et l’importante contribution qu’apportent à cette question les articles des RR. PP. Balié et Sebastian 7. Les PP. Nicolas et Kunicié envisagent la question doctrinalement et sont d’accord pour déclarer 1. Ib., p. 342 : , O. F. >f:ni MARIOLOGIE /□/ l’Immaculée-Conception compatible avec les principes généraux appli­ qués par saint Thomas au sujet de la Rédemption. Les autres auteurs cités se placent à un point de vue historique. Le R. P. Balié observe contre le R. P. Rossi que les générations qui ont suivi Saint Tho­ mas ont vu en lui un adversaire de l’Immaculée-Conception L Mais le R. P. Sebastien rapporte que le Tractatus de veritate conceptionis, rédigé par Jean de Torquemada pour informer les Pères du concile de Bâle, ne mentionne pas l’autorité de saint Thomas : bien qu'il constitue une petite somme de tous les arguments maculistes12. L’étude du R. P. Sebastien montre également qu’au xvie siècle tous les arguments qui ont été remis en honneur ces dernières années pour faire de saint Thomas un immaculiste avaient déjà été inventés3 : distinction entre conviction et enseignement, entre debitum et peccatum... Les RR. PP. Ginns et Kunièié s’édifient de ce que saint Thomas ait enseigné l’opinion qui était, de son temps, la plus commune ; d’autres semblent le regretter. « Diligentibus Thomam omnia cooperantur in bonum. » 4. Le « debitum » Le volume XI des Actes du congrès marial de 1954 est tout entier consacré à la question du « debitum »4* ; Marie doit avoir quelque rapport avec le péché puisqu’elle est rachetée. Rachetée il est vrai par préserva­ tion ; mais il s’agit d’une préservation réelle : ainsi, on ne saurait dire que le Christ est préservé du péché, au sens propre du mot préserver. Le cas de Marie est autre : préservation réelle consignifie rapport réel à ce dont il y a préservation. Quelle est la nature de ce rapport ? Les travaux que nous recensons n’apportent rien de nouveau au status quaestionis. Quant aux arguments, ils sont de part et d’autre toujours les mêmes, bien que la présentation en soit indéfiniment variée. Dans l’ensemble, le débitisme devient moins virulent, le non-débitisme demeure assez agressif. Les contributions des différents auteurs au volume XI des Actes ont été classées par ordre de débitisme croissant. Il s’ouvre avec la thèse du R. P. Bonnefoy qui soutient l’indébitisme le plus intransi­ geant 8 ; et il s’achève avec le compte rendu de la discussion sur le debitum à laquelle prirent part des théologiens de toutes les écoles®. Le R. P. Boyer réalisa, tâche combien difficile, l’accord unanime en proposant la formule suivante : « Beata Virgo Maria peccatum originale contraxisset, nisi praeservata fuisset7. » Cette formule ne heurte certes pas le sens commun, et c’est tant mieux ; on peut souhaiter davantage : mais, en fait, étant donné les précisions par lesquelles le R. P. Balié 1. Art. rec., p. 195. 2. Art. rec., p. 231. 3. Art. rec., pp. 242-245. Cela, en passant, confirme ce dont Γhistoire des sciences offre d’éclatants exemples. Que deux auteurs soutiennent la même thèse ne suffit nullement à prouver que l’un dérive de l’autre, ni qu’ils aient une source commune, sinon l’intelligence humaine qui réagit de la même façon à une même question. 4 Virgo Immaculata (Acta congressus in terna tionalis mariologici et mariani, Romae anno 1954 celebrati) : XI. De Debito contrahendi peccatum originale in B. V. Maria 1 vol. de 500 pp., Rome, Academia mariana intemationalis, 1957. , T-Fr Bonnefoy, O. F. M.» Marie indemne de toute tache du péché originel, dans Virgo Immaculata, pp. 1-62 ; cf. encore L'Immaculée dans le plan divin, voir SM6rrtAppe7ndix°: De sollemni disputatione circa debitum peccati originalis in Beata Virgine Maria, ib., pp. 456*4997. Ib., p- 499- 758 REVUE THOMISTE MARIOLOGIE 759 avait introduit cette conclusion, la formule entend exclure tout debitum effectivement contracté. Est-ce là une étape vers une précision dogmatique qui ne peut émaner que du Magistère ? Si une telle précision était donnée, il faudrait s’en réjouir, comme de toute vérité. Il ne paraît pas inopportun de noter que le thomisme n’a rien à redouter de ce côté. Le montrer sera l’objet des remarques qui suivent. Le R. P. Bonnefoy estime que la bulle Ineffabilis ne peut être correctement comprise qu’en se référant aux écrits scotistes dont elle emprunte les formules1. Or nous avons rappelé ci-dessus que la règle suprême d’interprétation quant au sens de tel verset de l'Écriture c’est le contexte dogmatique où il est inséré : l’exégèse n’est qu'un moyen, subordonné. Il serait donc assez exorbitant d'accorder aux for­ mules scotistes, ou à toutes autres d’ailleurs, davantage qu’aux formules inspirées. Le P. B. cherche d’autre part à établir une étroite connexion entre les deux thèses de l’indébitisme rigoureux et de la praeminentia Christi1. Il en conclut même que, la première étant selon lui explicitement affirmée dans la bulle Ineffabilis, il en résulte une preuve de la seconde. Ces outrances, bien qu’elles ne soient guère suivies, sont-elles fondées ? N'est-il pas vrai en fait que, globalement, les thomistes exigent le debitum que récusent les scotistes3 ? A quoi cela tient-il ? Nous croyons néces­ saire de distinguer « esprit » et « thèse ». Toute grande synthèse suppose des principes formulés ou formulables ; mais également et prnnordialement une inspiration, informulable : une spécification propre de l’exi­ gence d’intelligibilité commune à tous les théologiens. Il y a un « esprit » thomiste et un « esprit » scotiste. D’autre part il y a, touchant le motif de l’incarnation, une « thèse » thomiste et une « thèse » scotiste. Et, pareillement, deux « thèses » s'affrontent touchant Je debitum. Le R. P. Bonnefoy pense qu'il y a de part et d’autre, en thomisme comme en scotisme, une connexion directe et quasi nécessaire au moins en fait entre les deux < thèses » : indébitisme et praeminentia Christi s’implique­ raient mutuellement. Cela nous paraît une erreur. Il y a certes un rapport entre les deux « thèses » thomistes : mais cela vient seulement de ce que c’est le même « esprit » qui a présidé à leur choix ; et pareillement pour le scotisme. Il en résulte que le rapport entre les deux thèses est, d’un côté comme de l’autre, beaucoup plus souple que ne le veut le P. B.4 Si les thomistes, globalement, sont débitistes, cela ne tient pas à la thèse qu’ils soutiennent au sujet du motif de l’incarnation : cela tient à l’« esprit » thomiste ; et semblablement pour les scotistes. Nous allons préciser chacun de ces deux points, très brièvement, et nous ne retien­ drons, de part et d'autre, de l'« esprit » que ce qui nous est utile pour notre objet. Nous montrerons ensuite que la thèse thomiste concernant le motif de l'incarnation est parfaitement compatible avec l’indébitisme rigoureux. Déterminer l’ordre visé et réalisé par la sagesse de Dieu, à supposer qu’il ne soit pas expressément révélé, requiert, par importance décrois­ sante, trois conditions : cohérence, réalisme, amplitude. Par amplitude, nous entendons que, de deux synthèses supposées également cohérentes et également réalistes, celle qui coordonne le plus de choses sera à bon droit préférée : pas de difficulté sur ce point. La cohérence devrait plutôt s'appeler non-incohérence. Ainsi une contradiction serait inacceptable : il importe toutefois de remarquer que ce n’est pas au nom de la logique ; une contradiction, métaphysiquement, n’est pas fausse, elle n'a pas de contenu : c'est donc, au vrai, le réalisme qui exclut une synthèse où se présenterait une contradiction. La cohérence, positivement, ne peut ordinairement reposer que sur l’ordre de la cause finale : ainsi l'impose en général la gratuité du don de Dieu ; encore faut-il se souvenir avec une extrême rigueur de ce que cet ordre de finalité n’est pas entre des « moments », si virtuels qu’on les suppose, de la pensée divine : il est dans et entre les choses créées. Non Deus vult hoc propter hoc, sed Deus vult hoc esse propter hoc. Le réalisme est lié à la cohérence comme vient de le montrer le cas de la « contradiction », mais aussi il s’en distingue : une synthèse parfaitement cohérente pourrait ne pas correspondre à la réalité. Le caractère réaliste de la synthèse a deux critères fondamen­ taux : la révélation et l’observation ; les éléments de la synthèse, ou au moins les principaux, doivent être révélés quant à leur contenu surna­ turel ; mais ils impliquent en général, et en particulier dans le cas présent, des données d’ordre naturel qui sont l’objet d’observation. Bien entendu ce ne sont là que des « critères » ; objectivement, le réalisme de la synthèse consiste en ce qu’elle décrit effectivement l’ordre visé et réalisé par la sagesse de Dieu. Toutefois, il faut y insister de nouveau, c’est la syn­ thèse prise dans son ensemble qui est l’objet réel de la sagesse divine ; c’est à la synthèse considérée globalement et seulement de cette façon qu’il est légitime de faire correspondre un, un seul, « décret » de la sagesse divine. L’ordre observé et décrit dans l’effet est certainement dans la Cause ; mais comment y est-il ? Mieux vaut s’en taire parce qu'on n'en sait rien. Jusqu'ici, tout le monde sera d’accord. Le R. P. Bonnefoy critique à bon droit les théologiens « chez [qui] les décrets conditionnels jouent le rôle facile de deus ex machina1 ». Mais nous ne voyons pas qu'on puisse éviter cet inconvénient si justement on interprète en termes de « décrets divins » les phases de l’enchaînement de finalité propre à décrire l'incar­ nation rédemptrice. C’est sur ce point, ou équivalemment au sujet de ce que nous appelons le réalisme, que divergent radicalement 1'« esprit » thomiste et 1’« esprit » scotiste. Le P. B. s’efforce d'éviter les difficultés de la « thèse » scotiste ; mais il conserve et met en œuvre spontanément l’« esprit » scotiste. Bien entendu, il n’est pas question de lui en faire grief ; nous nous contentons d’enregistrer le fait2. Indépendamment du 1. Où. rec., p. 38 et p. 62, n. 120. 2. lb., pp. 1-62 et L'Immaculée dans le plan divin, art. cit. — Les RR. PP. Balic et Rossi ont protesté contre cette assertion. 3. Le R. P. Kunicic est cependant thomiste et indébitiste (cf. DTPl LVII, 1054, ±L·· pp. 220-229). Cela seul suffit à infirmer les excessives conclusions du R. P. Bonnefoy. 4. Il peut se faire bien entendu qu’il y ait une connexion directe entre deux ou P 1106 meme synthèse ; mais nous ne considérons pas cette question en général : nous nous bornons à ce qui concerne le debitum. P Question 1 J.-Fr. Bonnefoy, L'Immaculée dans le plan divin, p. 15. 2 Ainsi, ib., p. 38, le P. B. impute à un thomiste d’admettre un «changement dans les décrets divins ou en Dieu ce qui est tout un «. Mais cette imputation n’est fondée que si on conçoit le rapport entre la réalité créée et le « décret divin » comme le conçoit l’esprit scotiste. Le P. B. fait d’ailleurs la même critique à la synthèse «cotiste traditionnelle : et il l’interprète bien entendu de la même façon : en termes de décrets · chacun de ces décrets puisqu’il est en Dieu ne peut être qu’absolu. C’est ainsi que lé changement qui est dans les choses devient changement en Dieu. 760 MARIOLOGIE REVUE THOMISTE facteur « révélation », qui est évidemment commun pour tous, réalisme signifie primordialement, pour le théologien d’esprit thomiste, les natures concrètes immédiatement impliquées par le donné révélé, et l’interprétation analogique qu’elles fondent. C’est bien entendu l’objet qui est visé ; le réalisme ne serait qu’un mot s’il n’était tendu vers la connaissance de la réalité ; mais il demeure extrêmement attentif, selon l’esprit thomiste, à toutes les conditions, réelles également, qui donnent accès à la réalité. L’esprit scotiste, au moins tel que nous le voyons mis en œuvre dans le cas présent, vise immédiatement la réalité ; il incline à interpréter uniformément de la réalité un ordre qui de soi et primitive­ ment est une manifestation créée de cette réalité suprême, la Sagesse divine. Dans cette manière de voir, la natura rerum, telle qu’elle est immédiatement observable, n’intervient guère. Réalisme a bien la même amplitude sémantique pour Y esprit thomiste et pour Y esprit scotiste, mais l’accentuation est mise ici et là d’une manière différente : exprimer la réalité en sa transcendance même, ou bien n'en rien dire dont on ne soit assuré ; en sorte que pratiquement, quant à l’usage spontané et par conséquent incoercible, réalisme n’a pas la même acception pour les deux « esprits ». C’est cela, et cela seulement, croyons-nous, qui rend compte de l’extraordinaire confusion de la pensée théologique au sujet du debitum. La réalité du debitum tient, pour l’esprit scotiste, en un décret divin. Alors, bien entendu, debitum prend, du côté de la créature c’est-à-dire en Marie, un sens personnel et moral absolument incompatible avec la bulle Ineffabilis. On s'explique parfaitement les protestations indignées du P. Bonnefoy et de plusieurs autres .* ces auteurs sont si spontanément scotistes qu’ils semblent être, «de facto», nous voulons dire dans leurs écrits, étrangers à toute acception du mot debitum différente de celle qu’insinue incoerciblement l’esprit scotiste. Ils ont raison de pourfendre toute espèce de debitum, puisque Dieu les fit, d'un décret bien immuable celui-là, d’esprit scotiste. Il y a d’ailleurs des thomistes convaincus, qui jouissent de la même immunité, mais jouant en sens inverse. Et nous ne prétendons ni critiquer, ni tenter de fusionner ces deux « esprits » : peut-être l’Esprit-Saint, mais lui seul, y réussira-t-il. L’« esprit » thomiste a conduit à des excès : la théorie de la caro infecta, celle-ci entendue au sens physique ; ou bien la préservation, également au sens physique, de Marie en la personne même d’Adam. Le P. Bonnefoy, et aussi le P. Nicolas\ critiquent à bon droit ces vues qui procèdent d’une confusion entre des réalités inséparables il est vrai (c’est ce que le scotisme ne voit pas assez), mais d'ordres différents. Inutile de s'attarder. L’esprit thomiste, donc, ne doit pas conduire au « physicisme ♦ ; mais il s’oriente spontanément vers la φϋσις. Comment la transmission de la nature humaine entraîne-t-elle celle d’un vice ; comment, pour pouvoir être rachetée par préservation, Marie a-t-elle quelque rapport avec ce processus ? Si elle est préservée réellement, c’est que « réellement elle eût été atteinte sans cette préservation 1 2 » ; c’est qu’« elle aurait dû être atteinte si elle n’avait été préservée 3 ». Comment cette implication 1. M-J. Nicolas, The Meaning of the Immaculate Conception ... 2. C est, on l a vu, la formule du R. P. Bover 3. C’est le sens que les thomistes donnent au debitum τι que ce que tout le monde concède. ’ " ‘ n a®rme nP ,28.,2Q pp. 32^-329. · nen d autre 7ÔI réelle quoique non réalisée s’insère-t-elle in rerum natura, c’est-à-dire dans le processus de la génération humaine lequel est impliqué dans la définition dogmatique du péché originel, voilà ce que recherche spon­ tanément l’« esprit » thomiste. Il s’agit donc de qualifier un événement qui eût été si le cours normal des choses n’avait été modifié. Or, en pareil cas, tous ceux qui accordent une consistance objective à ce cours normal des choses, qui y voient le déploiement des opérations d’une ou de plusieurs natures, emploieront spontanément les deux locutions « devoir être », « avoir dû être » : devoir être si on se réfère à la loi de nature à laquelle il est fait exception, avoir dû être si on se réfère à l’événement exceptionnel lui-même. Marie devait contracter le péché, si on réfère « devait » à la loi commune ; Marie aurait dû contracter le péché si on réfère « aurait dû » à la personne de Marie. Peut-on incriminer 1’« esprit » thomiste d’employer le langage du sens commun1 parce qu’il s’attache tout simplement à tenir compte des réalités de nature intégrées à une définition dogmatique ? Bien entendu, l’esprit scotiste donnant consis­ tance réelle aux locutions debitum, « devoir être », « avoir dû être » en les interprétant non pas in rerum natura, mais d’un décret divin, ces expressions deviennent inacceptables, nous l’avons déjà dit. Ainsi le verbe « devoir », comme signifiant un devenir nécessité ou nécessitant, est devenu en quelque sorte tabou. Le P. Boyer a dû l’éviter dans une for­ mule de conciliation qui cependant, de par sa signification, ne l’exclut pas. On voit bien l’enjeu : le debitum au sens large que nous venons de rap­ peler est, fort heureusement d’ailleurs pour de nombreux et respectables théologiens, parfaitement compatible avec la bulle Ineffabilis. L’exclu­ sion de tout debitum telle que l’entendent les scotistes non plus seulement en vertu de leur « esprit », mais au nom de la thèse de la praeminentia Christi, va plus loin que Ineffabilis. Conserver le concept de « dette », au sens actuellement acceptable, c’est interdire une nouvelle majoration du privilège de Marie ; supprimer tout recours à ce concept c’est la per­ mettre. Mais, corrélativement, maintenir le concept de debitum c’est maintenir que la Rédemption préservatrice2 propre à Marie est cepen­ dant, sous un rapport, semblable à la nôtre : il n’y a bien, pour le moins analogiquement, qu’une seule race des rachetés, une Rédemption homo­ gène. Bannir tout debitum c’est faire de la préservation une chose com­ plètement différente de la purification. Le P. Bonnefoy assimile Marie aux anges fidèles, prévenus de pécher par la grâce. Peut-on exténuer à ce point la notion de Rédemption pour en faire l’application à Marie ? Le P. B. n’en donne aucun fondement. Nous reconnaissons que les thomistes sont embarrassés lorsqu’il s’agit de préciser en quoi consiste cette connexion in rerum natura que recouvre le mot debitum au sens large3 ; mais les scotistes d’avant-garde ne sont pas moins embarrassés i. Les thomistes se sont efforcés de dissiper l’équivoque en remplaçant debitum par necessitas, ordinatio ad... , . 2 lose M Delgado Varela, La exclustôn de todo debito a la lux de la razon teolôgica, dans oP rec pp. 63-93, a écrit un plaidoyer fort articulé contre tout debitum. Mais son argument repose sur l’assimilation, posée à priori et inexacte, du debitum à la Rédemption par purification. Alors il est aisé de montrer que la bulle Ineffabilis exclut tout debitum. Mais nous venons de voir que debitum a en réalité une tout autre signification. dans toute controverset les thomistes n’ont pas toujours su conserver à la notion de nature et à la notion de causalité qui lui est associée 762 REVUE THOMISTE de donner un sens acceptable à la Rédemption préservatrice mirabiliori modo. Si l’indébitisme rigoureux était défini, il est probable que le leur ampleur intelligible. Le légitime souci de lier la transmission du vice originel à la communication physique de la nature a conduit à concevoir cette liaison comme un déterminisme lui aussi physique, rigoureux, c’est-à-dire reposant sur la cause formelle associée bien entendu à la cause efficiente et à la cause matérielle requises en toute production non immanente. On n’a pas assez pris garde à ce que la génération humaine n’est humaine que si l’acte des parents est ordonné à la création d’une àme : finalité complexe qui associe l’homme à Dieu et qui par conséquent comporte en droit, intrinsèquement à elle-même, une contingence de type original. Cette contin­ gence suffit à rendre compte de ce que Γordinatio ad contrahendum peccatum puisse être réelle sans aboutir. Insistons un peu sur cette notion de finalité, comme principe d’une explication possible du debitum. Le R. P. Nicolas, op. rec., p. 331, remarque fort justement : « La chute apparaît même plus dramatique si on se souvient que l’homme n’avait reçu aucune fin naturelle pour unifier son être, et que le péché ne lui en donne aucune. » Le vice originel, con­ sidéré du côté de la créature, consiste en ce que l’homme possède une nature privée de fin. Dieu, en sagesse, fonde la communication que tout être fait de sa nature si celle-ci est communicable. Et bien entendu cette communication concerne la nature ïllïl telle qu'elle est en celui qui la possède. La nature humaine étant communicable, Dieu en fonde la communication telle qu’elle est en Adam le premier homme. Si Adam n’avait pas péché, Dieu eût fondé la communication de la nature humaine telle qu’elle était primitivement en Adam : nature ayant une fin, de facto en vertu de la grâce. Cela impliquait le don gratuit de la grâce à toute personne créée selon cette nature. Adam ayant péché, Dieu respecte l’état dans lequel l’homme a, par son acte libre, constitué sa propre nature : Dieu fonde la communication de la nature humaine de facto privée de fin. (Et même la Rédemption qui concerne la personne, n’y change ····· rien. C’est toujours la même loi, immuable, de la Sagesse : Γopération divine fonde la communication que chaque nature fait d’elle-même, dans l'état où elle se trouve: cela chevauche sur l’ordre naturel et sur l’ordre surnaturel ; cela demeure vrai après comme avant le péché.) Cela suffit à caractériser le vice originel, sinon à définir le II··· IIMI péché originel. Maintenant, si la fin de l’homme est, comme celle de l’ange, la possession béatifiante de Dieu, on peut se demander si, en sagesse divine, la nature humaine et la nature angélique n’ont pas comme natures une finalité propre concourant à l’har­ Mill monie de la création. Dieu est par essence simple et communicable. Il revient à la nature angélique de réfléchir la simplicité, à la nature humaine la communicabilité : celle-ci devant s’entendre selon le « genre > humain, mais premièrement et plus radi­ calement de chaque être humain : dans l’unité de la personne, le corps subsiste par l’âme, l’âme exerce à l’égard du corps la communicabilité propre à l’être. Cette perfection requiert de fait la composition dont elle compense l’imperfection. Il faut ajouter que cette perfection, bien que propre à la nature humaine, l’homme ne la Mill possédait vraiment qu’en vertu de la grâce, laquelle comportait comme la principale de ses conséquences préternaturelles que l’âme pût exercer la force d’immortalité alors qu’eDe n’en est pas capable par ses seules ressources. La faute a, d’un même coup, privé l’homme Ml Μ de sa fin personnelle et privé la nature humaine de sa finalité Mill ­ propre, à savoir de manifester la souveraine perfection de l’Être divin en la commu nicabilité qui lui est essentielle. Maintenant, inutile de « dialectiser » pour passer à l’étape suivante. Nous savons que Dieu ne veut ce < premier » dessein et son échec que comme ordonné à un < second » dessein : tout cela, nous y revenons ci-après, ne constituant qu’une même ordination qui est in rerum natura l’objet d’un seul et même décret divin. Dans cette vue, le « second » dessein doit être meilleur, on l’aura assez redit ; d’ailleurs la répétition pure est une sorte de blasphème contre l’ordre. Mirabilius reformasti est un pléonasme, secourable certes à notre cécité : si Dieu reforme, ce ne peut être que mirabilius, mirabiliori modo. L’homme ne sera plus seulement fils et image de Dieu, il sera fils dans le Fils qui est l'image : cela déborde la grâce première en l’assumant toute ; voilà pour les personnes, pour la fin personnelle. Et la finalité de nature, la splendeur de la création réfléchissant la perfection de l’Être divin, comment la rénover? La Ml·· communicabilité dont l’homme a perdu l’exercice à l’intime de lui-même, il l’exercera vis-à-vis de Dieu... ; c’est du genre humain, voué à l’impuissance de la mort, qu’est issue cette créature qui, au nom de toute sa race, communique à Dieu lui-même quelque chose d elle. Ce que la nature humaine a aliéné en Adam, elle le recouvre en Λ)·· Marie, cl une manière meilleure, incomparablement, divinement meilleure. Et sans doute les anges participent-ils, en adorant le Verbe incarné, le mystérieux degré de simplicité qui seul peut transcender sans le détruire l’écart infini de l’être à l’Être. Mais revenons modestement a notre propos : c’est en vue du debitum que nous propre ,de la p‘°“‘ it d»c . second . ; tnaU «ÏXÆ MARIOLOGIE debitum -physicum remotissimum du dernier carré thomiste et la rédemptibilité angélico-mariale des éclaireurs scotistes se rejoindraient, dans de Marie). Si on admet ce qui précède, il suit que la grâce donnée à Marie restaure en elle la finalité de la nature dans sa ligne propre, celle de la communicabilité. Res­ taurer signifie-t-il que la nature recouvre la finalité qu’elle avait originellement? Sans doute ; mais, formellement, il s’agit d’autre chose. Marie reçoit une grâce de Mère de Dieu : elle seule « atteint » Dieu lui-même, avons-nous noté avec le P. Nicolas, op. rec., p. 338. Pareillement, en Marie, la créature humaine considérée en Yacte de sa communication, atteint Dieu : elle a donc bien une fin qui consiste comme il se doit en une communicabilité ; mais cette finalité plus haute est aussi plus intime à Marie et à la nature humaine telle qu’elle la porte en elle, que cette finalité n’était immanente à la nature humaine telle que la réalisaient Adam et Ève immortels. Autrement dit, la communicabilité qui est la finalité propre de la nature est donnée à Marie d’une manière meilleure, mais meilleure en étant en un sens autre puisqu’elle est spécifiée autrement et qu’elle a mieux raison de fin : permettre à une Personne divine de subsister humainement, c’est communiquer davantage et autrement qu’en conservant par soi-même l’unité vivante de sa propre personne humaine. Pour être clair, appelons « fin » la finalité de la nature en Adam et Ève, fin dont, en sagesse, l’immortalité est le signe propre ; et appelons « Fin » la finalité de la nature telle qu’elle est donnée à Marie. La privation de la < fin », c’est le sort commun : c’est un vice qui affecte la nature ; il s’accompagne, pour la personne, d’une privation de la grâce en vertu de laquelle cette « fin » pouvait être possédée : et c’est en quoi consiste le péché originel. Or, à proprement parler, la * fin » n’est pas « rendue » à la HHI nature en Marie ; mais la « Fin » lui est donnée, laquelle remplit d’ailleurs éminemment le rôle de la « fin ». Il reste que, sans cette « Fin », Marie serait, comme tous, privée de la * fin ». Prenons une comparaison. Le gardien d’un camp peut rendre la liberté à l’un de ses prisonniers : alors, être prisonnier et être libre s’excluent. Il peut aussi charger un prisonnier d’une mission de confiance permanente qui le tienne hors du camp : le bénéficiaire, alors, devrait être prisonnier, mais rien ne l’atteint de la con­ dition de prisonnier. Ainsi Marie, recevant la < Fin » quoique non pas formellement la « fin », a bien, de ce dernier chef, quelque chose de commun avec tous ; mais, en vertu de la « Fin », elle n’est affectée d’aucune privation. Marie devrait partager le sort ■•Th commun, mais elle lui est étrangère. Maintenant précisons ce que nous venons de suggérer. Puisqu’il s’agit d’une commu­ nication faite par Dieu à une créature, il convient de se référer au schéma classique de la justification : la même grâce justifiante fonde l’acte libre qui en permet la possession, et par là devient possédée. Le même acte, qui est à la fois de Dieu et de la créature, est communication de par sa référence à Dieu et possession de par sa référence à la créature. Cette dualité simple n’appartient évidemment qu’à l’instant origine de la justification : il peut être un commencement absolu selon la possession 11Γ1Ί parce qu’il est fondé en l’éternité selon la communication. C’est ce * premier instant » que nous envisageons pour Marie : il concerne simultanément l’être et la grâce, mais nous l’envisageons sous le rapport très particulier où il concerne la finalité de la nature comme telle. Cela n’ôte pas qu’il faille distinguer, comme nous venons de le rappeler, « communication » et « possession ». Selon la * possession », c’est-à-dire en la personne de Marie constituée, il est clair que la « Fin » implique, de surcroît, la < fin ». Il serait contradictoire de dire que Marie possédât la * Fin » sans posséder la « fin » ; il est inutile d’insister : Marie recouvre bien « la fin », ou plus précisément la nature humaine recouvre en Marie sa finalité propre (même si l’exercice en est provisoirement et volontairement suspendu). Considérons maintenant la « communica­ tion ». Marie reçoit une grâce de Mère de Dieu. A notre présent point de vue, c’est la « Fin » qui est communiquée à Marie. La « Fin », possédée, implique, de surcroît, la « fin » : nous venons de le dire. Mais, selon la * communication », Marie reçoit la « Fin », et non la « fin ». Marie a en commun avec tous que la « fin * ne lui soit pas communiquée ; mais cette non-communication de la » fin » n’a aucunement raison de privation en vertu de la communication et de la réception de la « Fin ». Marie n’a jamais été en l’état de privation commun à tous les humains nés d’Adam : parce que c’est dans l’instant meme où la personne de Marie est constituée que la non­ communication de la «fin » pourrait avoir raison de privation. Or cet instant est constitué, ontologiquement pourrait-on dire, par la communication de l’être, de la grâce, de la nature, de la « Fin » ; la * Fin » étant d'un degré incomparablement plus élevé que la « fin », la « privation » commune, qui est mesurée par référence à la « fin », est ici rendue impossible. Mais la non-communication de la « fin » aurait, en Marie comme en tout autre, raison de privation si Marie ne recevait la « Fin ». La non-communication de la * fin » aurait dû, eu égard au cas ordinaire de la trans­ mission de la nature, s’accompagner en Marie d’une privation. Il n’en est rien, à cause de la communication et de la réception de la « Fin ». Or c’est la privation de la « fin », comme privation, qui entraîne, nous l’avons rappelé, vice et péché originels. La conséquence est claire : Marie eût été atteinte, aurait dû être atteinte par le péché 764 REVUE THOMISTE deux vitrines séparées certes, mais enfin dans le même musée. En attendant, il est heureux que l’esprit thomiste et l’esprit scotiste n’in­ duisent pas à s’exprimer de la même façon, parce qu’ils inclinent respec­ tivement et d’une manière également incoercible à considérer une même réalité sous deux aspects complètement différents. L’« esprit » commande donc le choix entre les deux thèses concernant le debitum, nous venons de le voir. Il commande également le choix entre les deux thèses concernant le motif de l’incarnation : cela a été montré1, nous n’y insistons pas. Maintenant, y a-t-il une connexion nécessaire entre les deux « thèses » qui relèvent du même e esprit » ? Nous ne voyons pas qu’on puisse admettre la praeminentia Christi telle que la conçoit 1’« esprit » scotiste et admettre en même temps l’existence d’un debitum; mais nous ne nous étendons pas sur ce point qui devrait être traité de l’intérieur du scotisme. En retour, la thèse thomiste du motif de l’incarnation n’entraîne pas, de soi, de consé­ quence nécessaire au sujet du debitum. La chose est à peu près évidente à priori. En effet, le debitum concerne formellement le rapport de l'acte rédempteur du Christ au péché, et plus particulièrement aux sujets du péché originel. Le motif de l’incarnation concerne formellement le rapport entre l’acte rédempteur et la Personne du Verbe incarné. Selon l’ordre des causes formelles, ou selon la finalité ultime, post factum, l’acte est ordonné à la gloire de la Personne : le rapport est de l’acte à la Personne. En ce qui concerne la réalisation et selon la finalité qu’il est légitime de lui associer pour la décrire, la Personne c’est-à-dire le fait même de l’incarnation est, selon le thomisme, en vue de l’acte ; et comme originel si elle n’avait reçu une grâce et une « Fin » de Mère de Dieu. Cet < aurait dû », c’est le debitum: expliqué ainsi en fonction de la finalité propre à la nature. Et ce ••Ml debitum a une portée très concrète et précise : ce qui est communiqué à Marie est, en ce qui concerne la nature humaine qu’elle possède comme tous, la « Fin » et non la « fin ». C’est cette négation, quant à la communication d’ailleurs, non quant à la possession, qui suffit à fonder le debitum. HHI On voit que cette non-communication de la < fin » suppose expressément la distinc­ tion entre la « Fin » et la « fin ». Insistons sur ce point en terminant. Si la < Fin > n’était que la «fin », il serait contradictoire d’affirmer que dans le même instant la «tilt lllll «fin » est et n’est pas communiquée. Et comme la communication de la nature privée de sa « fin » entraîne, si rien d’autre n’intervient, le péché originel, la bulle Ineffabilis contraint d’affirmer que la nature humaine a, en Marie, sa «fin », tandis qu’elle en est privée dans les parents de la Sainte Vierge. La génération de Marie, même sous le seul aspect physique (φυσις) où nous le considérons, est alors hors des lois de la nature. Et, dans cette perspective, la notion d’un debitum fondé sur l’exigence de la φυσις n’a plus de sens. Tous les qualificatifs qu’on peut attribuer au debitum sont vains parce qu’impuissants à lui conférer un statut théologique valable, encore moins une réalité objective. Il y a un miracle, un point c’est tout ; le debitum n’est nil! plus qu’un mot. Difficulté grave nous l’avons dit, puisqu’alors on ne voit plus comment Marie est rachetée au sens propre de ce terme. Ainsi, en concevant la pureté de Marie, toujours au point de vue de la « nature », comme une simple restitution de la pureté originelle, on aboutit à une impasse. Il faut au contraire affirmer que la pureté de Marie n’est pas une pureté de créature humaine, c’est une pureté de Mère de Dieu. La communication de la « Fin » et d’elle seule assure à Marie la « possession » de la « fin » dans la « Fin ». C’est la relative transcendance de la « Fin » par rapport à la hÎ?/™ dexDleu Par 5aPP°rt à la filIe d’Adam, qui seule rend compte de ces h génération de Marie, lesquels de prime abord paraissent s’exclure : la partante pureté par la communication de la « Fin », la rigoureuse rédemotibilité FaΛ ” •■.«■'«-à-dire pa’r le lfSnt de ce qiSÎui maiSulitTn 11 «ΚίΤ*””* ae“.Ia Mère de Dieu non Pas seulement du“ mieUX : “ C’“l “tte giq'ù, dlnT/Spr. I94I °6.^2Cria“ in Chrislo Jssu, Essai de critique UUolo- MARIOLOGIE 765 celui-ci est, du même point de vue de la réalisation, en vue du péché à racheter, on voit que les deux rapports précités sont, selon la même finalité, en continuité l’un avec l’autre : ils constituent une seule et même « ordination ». L’Incarnation est rédemptrice parce qu’ordonnée à toucher les pécheurs comme tels. Il suit que Marie, en vertu de l’acte de co-Rédemption, se trouve elle aussi inclinée vers tout ce qui doit être racheté. Mais cela n’entraîne ni n’exclut que la Vierge ait à être rachetée. La question demeure ouverte et requiert d’autres arguments. En effet, si d’une part Marie fait partie de la masse humaine rachetée, le schéma de l’involution des causes permet d’exprimer qu’elle soit simultanément rachetée et rachetante. Les deux sont compatibles en l’unité du même acte rédempteur, acte auquel Marie participe, acte qui précisément est ordonné aux rachetés. Il reste alors à expliquer « com­ ment » Marie est rachetée : ici intervient le debitum. Et si, d’autre part, Marie ne faisait pas partie de la masse des rachetés : il n’y aurait évidem­ ment aucun debitum. La thèse thomiste au sujet du décret de l’incarna­ tion n’implique donc directement aucune conséquence concernant le debitum. Si les thomistes sont presque unanimement débitistes au sens où nous l’avons précisé, cela tient nous l’avons vu à 1’« esprit », non à la « thèse ». La « thèse » scotiste, même retouchée par le P. Bonnefoy, tient au contraire que, même selon la finalité qui est associée à l’ordre de réalisa­ tion, l’acte du Rédempteur est pour la gloire de la Personne du Verbe incarné1. Maintenant, toujours selon ce même ordre de la réalisation, le rapport entre l’acte rédempteur et le pécheur comme tel est, pour le scotisme comme pour le thomisme, finalisé par le pécheur : c’est l’acte rédempteur qui est pour le pécheur ; l’inverse ne peut être dit que selon la finalité ultime, réalisée post factum2. Dès lors, toujours selon l’ordre de la réalisation, le rapport entre l’acte rédempteur et la Personne du Verbe incarné d’une part, le rapport entre l’acte rédempteur et le pécheur d’autre part ne s’enchaînent plus. L’acte rédempteur se trouve « ordonné à » de deux façons différentes ; ou si l’on veut il est doublement terminus a quo: il n’est donc plus, comme dans la « thèse » thomiste3, le medium fondant l’unité d’une seule et même ordination. Et puisque la gloire du Verbe incarné l’emporte évidemment sur tout effet créé, le mode même de la Rédemption, c’est-à-dire la mort du Christ, est de facto justifié non par le péché mais par l’exigence de cette gloire4. Dans ces 1. J.-Fr. Bonnefoy, L'Immaculée dans le plan divin, p. 29. 2. Jésus meurt pour nous sauver ; nous ne sommes pas pécheurs pour qu’il puisse mourir : c’est, il est vrai, cette dernière conception que semble suggérer le P. Bonnefoy, L’Immaculée dans le plan divin, p. 29 : « 11 était donc de haute convenance que le Christ méritât toutes les grâces... Et puisque, selon la parole de Jésus lui-même, il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime (Jo. xv. 13), Dieu décrète qu’il méritera par sa souffrance et par sa mort toutes les grâces qu’il distribuera. » Ainsi, sans même mentionner le péché, le P. B. impute la mort de Jésus au « plus grand amour ». Mais enffn « la mort n’est entrée dans le monde que par le péché ». C’est même défini expressément et sous anathème par le concile de Milève (Denz. η. 101). A supposer que l’incarnation ait eu lieu sans le péché, Jésus ne serait pas mort ! La parole de l’Évangile s’entend d’un état de fait, dans l’état de péché. On ne peut en tirer que Jésus serait mort, si déjà la mort n’avait été dans le monde. 3. Le Verbe s’incarnant était, de facto, ordonné à son acte rédempteur, cet acte étant lui-même ordonné au pécheur. . C’est donc très logiquement a partir de la thèse posée que le P. B. est conduit à cette conséquence. Mais elle est inacceptable. Cf. n. 2. 766 REVUE THOMISTE conditions, plus on insiste à bon droit d’ailleurs sur l’unité de prédestina­ tion entre le Christ et sa Mère \ plus on rend Marie étrangère à l’ordre du péché. En participant à l’acte rédempteur, Marie coopère à la gloire du Christ et à la sienne propre. Cela se suffit, cela n’a pas besoin du péché pour être expliqué. Et même, qui s’en étonnerait, le péché n’apporte que du désagrément à l’harmonie de cette synthèse. Dès lors, il est clair que tout debitum est exclu ; on doit même dire que la notion de debitum perd son sens. Ainsi, en scotisme, et à l’inverse de ce qui se passe pour le thomisme, la « thèse » renforce l’« esprit ». Ce pourrait être indice de vérité, si la thèse n’entraînait par sa cohérence même la grave difficulté que nous avons indiquée. Le P. Bonnefoy croit avoir amendé le scotisme traditionnel ; mais nous avouons ne pas l’apercevoir. Le P. B. rappelle justement que : « La distinction de deux ou plusieurs décrets, ou étapes, ou instants de raison, à l’intérieur d’une même prédestination ne serait pas une offense à l’immutabilité divine, si le décret postérieur n’annulait un décret antérieur12. » Un thomiste, nous l’avons dit, considère les événements observés ou révélés, auxquels le scotiste fait correspondre des décrets ou des instants de raison, et fait de leur ensemble ordonné l’objet d’un unique décret. A cela près, qui tient à une différence d’« esprit », l’exi­ gence foncière est la même pour tous : l’ordre entre les décrets, ou bien l’ordre qui tombe sous l’unique décret, doit être cohérent3. C’est-à-dire que, selon le point de vue qui l’inspire, cet ordre doit être conforme à la logique humaine ; cela certes ne suffit pas, et nous avons parlé ci-dessus du réalisme : sur quoi nous ne revenons pas. Précisons toutefois que « conformité à la logique humaine » doit en général être interprété négativement. L’ordre dont on fait l’objet d’un décret divin est assu­ jetti à la condition de ne pas inclure de non-cohérence, à fortiori de contradiction : ces choses s’appréciant, répétons-le, selon le point de vue qui est le principe formel de l’ordre considéré. Le P. B. rappelle juste­ ment l’une de ces conditions de cohérence : « Un décret postérieur ne doit pas annuler un décret antérieur45 . » C’est l'évidence même. Toutefois le thomisme est sur ce point plus souple, plus précis et plus exigeant. Au lieu de considérer les décrets divins, entités indivisibles dont la logique transcendante est difficilement accessible, il considère les événements réels auxquels ces décrets correspondent. Il en manifeste l’intelligibilité en les ordonnant en fonction d’un principe qui, en général et dans le cas qui nous occupe, est la finalité. La cohérence concerne donc, pour le thomiste, cette ordination de finalité : la cohérence est une condition minimale pour que cette ordination prise dans son ensemble fasse l’objet d’un décret divin. Ce qui est premièrement posé, et «de facto» produit par Dieu, ne peut pas être altéré sous quelque rapport que ce soit par ce qui est posé postérieurement et produit également par Dieu8. 1. Nous avons vu que des thomistes comme le R. P. Nicolas le font également. 2. J.-rr. Bonnefoy, L'Immaculée dans le plan divin, pp. 15, 38, 47. 3‘ T 16 560011(1 des critères que nous avons indiqué plus haut, p. 750. 4. J.-Fr. Bonnefoy, L'Immaculée dans le plan divin, p. 15 5. Nous soulignons « produit également par Dieu ». Le _péché . _ constitue évide rIl··» nrnçn t une altération de ce qui avait été nrimitîv^on» px ~~a Par Dieu". Λ Λ , La^non-cobérenee immédiatement impliquée en cetteà itération a J,.on-C2°en contraire, la réduit en l’ordonnât miÎbien meiïleJr Tt XPt de la sagesse divine qui est « cohérente » selon la finalité. 651 ordlnatlon £lobale MARIOLOGIE 767 « Altéré » correspond dans cet énoncé à « annulé » dans l’énoncé du P. B. : c’est le même mode catégorique, bien que l’acception soit diffé­ rente. La réalité premièrement posée serait altérée si quoi que ce soit en était détruit, si par exemple elle revêtait ultérieurement de par l’opération divine tel caractère, si accidentel soit-il, contraire au caractère accidentel homologue qu’elle revêtait primitivement en vertu également de l’opéra­ tion divine. La réalisation supposée parfaite1 d’un ordre de finalité exclut cela. Toutefois, le P. B. note avec raison que c’est seulement cela qui est exclu ; tandis qu’il est parfaitement compatible avec un ordre de finalité que ce qui est posé premièrement se trouve assumé au sein d’une réalisation plus ample, meilleure. Il peut, de ce chef, acquérir de nouvelles perfections et pour autant devenir autre ; mais il n’acquiert rien de contraire à ce qu’il était, sows quelque rapport que ce soit. En un mot, un ordre de finalité visant le bien ultime, rien dans un tel ordre ne peut changer qu’en devenant meilleur que soi-même. Telle est la cohérence exigible. La « thèse » scotiste traditionnelle ne répond pas à cette condition. Le P. B. le dit lui-même : « Dieu aurait d’abord décrété l’incarnation en chair impassible ; puis, après la prévision de la chute, l’incarnation en chair passible2. » Le P. B. estime avec raison que le décret postérieur annulerait le décret antérieur et il y voit une « offense à l’immutabilité divine ». Nous exprimerons la même chose en langage thomiste en disant que « impassible » et « passible » sont contraires : il est donc impossible qu’un même ordre de finalité lie l’un à l’autre avec cohérence ces deux états du Christ. Et il convient d’ajouter que la thèse thomiste ne ren­ contre pas cette impossibilité : puisque, selon cette thèse, l’incarnation en chair impassible n’est qu’une hypothèse abstraite, étrangère à toute réalité. Maintenant, nous ne voyons pas que cette même impossibilité soit évitée par la nouvelle thèse scotiste telle que la présente ΓΑ. C’est bien entendu la mort du Christ qu’il est difficile d’y insérer. Elle est présentée comme le corollaire du « plus grand amour », sans aucune allusion au péché3. Mais cela, nous l’avons vu ci-dessus, est inacceptable. Ensuite la mort du Christ est introduite comme suit : « Le don atteint son plus haut degré quand celui qui en est le bénéficiaire non seulement n’a pas de droit, mais encore a démérité vis-à-vis du donateur4. » Autrement dit, le « par-don » (désignons ainsi le don parfait6) se réalise vis-à-vis du pécheur. Et par suite, insistons-nous, le pardon inclut par essence, comme sa condition « sine qua non » et concomitante, le péché. Maintenant : « Le Créateur voulant que son Christ futur connaisse la joie de parvenir au don parfait, au pardon, a permis le mal. » Nous venons de souligner voulant, permis ; voici pourquoi : étant donné, nous le remarquions à l’instant, que le pardon exige nécessairement et concomitamment le péché, si le Créateur veut le pardon, il veut le péché. Mettons qu'il voudrait bien ne pas vouloir le péché tout en voulant le pardon... mais nous ne voyons pas ce que pareille dialectique pourrait recouvrir de 1. Et on la suppose parfaite puisqu’on en fait justement l’objet d’un décret divin. 2. Suit le texte cité p. 766, n. 2. 3. L’Immaculée dans le plan divin, p. 29. 4. Ib., pp. 29-30. 5. Dans la suite, nous écrivons ; pardon ; en lui conservent le sens de · par-don » don parfait. 768 REVUE THOMISTE réel en Dieu qui est simple. Il convient, en ce qui le concerne, de s’ex­ primer aussi simplement que possible : est est, non non. Si le Créateur veut le pardon, < de facto » inéluctablement il veut le péché. Et si le Créateur ne fait que permettre le mal, il ne peut que permettre le pardon. Dans le second cas, le mal demeurant la condition du pardon1, voilà pour le Christ réalisant le pardon un second décret... à moins que le premier décret ne soit conditionnel. Dans le premier cas, si Dieu veut, alors il y a en effet un seul décret pour le Christ, mais alors également Dieu veut le péché. C’est le défaut, toujours ancien et toujours nouveau : « N’osant pas, ne pouvant pas dire qu’il a été prédestiné à la mort rédemptrice avant que ne fut prévu Adam, permise et prévue sa faute, les scotistes sont bien obligés de mettre deux étapes dans sa prédestination2.» Ce que le P. B. n’ose pas dire, ses lecteurs sont bien obligés de le conclure de ce qu’il écrit. D’ailleurs, le P. B. indique une distinction8 dont il ne fait cependant pas état dans l’exposé positif de sa synthèse4. < Nous avons dit que nous ne pouvions admettre du ‘fortuit’, ou des ‘occa­ sions’ dans le plan divin ; et encore moins des changements. Il a suffi pour les éviter, de distinguer, avec la Tradition, la substance de l’incar­ nation et son mode ou économie5. » Cette distinction, en elle-même, est parfaitement valable : tout comme par exemple la distinction entre le Christ impassible et le Christ passible... Cela ne légitime pas pour autant l’usage qui serait fait de ces distinctions dans telle synthèse théologique. Avoir eu besoin d’une distinction qu’on n’a pas explicité n’est pas indice de précision. C’est vraiment dommage pour la mario­ logie. Le P. B. présente l’Immaculée-Conception, et l’indébitisme comme « conséquence logique de la synthèse scotiste® ». Mais, supposé que le non-débitisme soit un jour défini, il n’en résultera pas que la synthèse scotiste soit, comme synthèse, vraie. Le « plus grand amour » et le « par­ don » s’avèrent également incapables de rendre raison de la mort du Christ si on ne fait pas intervenir comme donnée originale, « prévue » par Dieu certes, mais hétérogène au premier « décret », soit directement la mort de l’homme, soit le péché qui est l'origine de la mort. Il nous reste à confirmer que la « thèse » thomiste laisse entièrement ouverte la question du debitum. Cette « thèse » a été trop souvent redite pour que nous nous étendions. Nous nous contentons du tableau qui suit et de la légende qui l’accompagne (cf. tableau de la page suivante). Nous devons répondre à l’objection du P. B. : « Les thomistes ne peu­ vent faire à moins d’attribuer le salut d’Adam à la ‘grâce du Christ’, alors que, dans un décret précédent, le salut lui était offert avec la seule ‘grâce de Dieu’. Ils le reconnaissent d’ailleurs sans difficulté, [...] il s’ensuit qu’[ils admettent] le changement dans les décrets divins, ou en Dieu, ce qui est tout un7. » La méprise du P. B. vient de ce qu’il impute gratuitement aux thomistes de penser avec 1’« esprit » scotiste. F’ P’ exPfjme d’ailleurs en disant, ib., p. 30: «Dieu ayant prévu difficulté sûr^ce 1 deS tmages temPorelles est admis par tous : aucune 2. Ib., p. 15. 3. Ib., p. 58. 4. Ib., pp. 24-31. 5. Ib., p. 58. 6. Ib., p. 40. 7. Ib., p. 38. RT H 77Q REVUE THOMISTE Un thomiste, nous l’avons déjà dit, n’a pas à faire correspondre des « décrets » divins différents aux phases réellement successives d’un même ordre effectivement réalisé. Le thomiste examine si cet ordre est cohérent avant d’en faire l’objet d’un décret divin : comment Dieu pense-t-il ce décret, comment Dieu pense-t-il ce que nous appelons finalité, c’est un mystère tout à fait inaccessible que simplement il faut respecter. En l’espèce, le P. B. donne lui-même la réponse à la difficulté qu’il soulève. Citons à nouveau : « La distinction de deux ou plusieurs décrets, ou étapes, ou instants de raison, à l’intérieur d’une même prédestination ne serait pas une offense à l’immutabilité divine, si le décret ■postérieur n’annulait un décret antérieur1. » Nous avons expliqué qu’en thomisme le membre de phrase que nous venons de souligner doit s’entendre : « si ce que Dieu produit postérieurement in rerum natura altérait, si peu que ce soit d'ailleurs et sous quelque rapport que ce soit, ce qui avait été produit par Dieu antérieurement. » « Impassible » et « passible » s’opposent par contrariété : il est impossible de les attribuer l’un et l’autre à la chair du Christ dans un même ordre de finalité : cet ordre serait non cohérent, et il serait impossible de l'attribuer à l’opération divine. Mais, de la grâce adamique originelle à la grâce chrétienne, il n’y a que mélioration, il n’y a aucune « contrariété » ; l'une et l’autre ordonne à la gloire, la seconde en outre comme membre du Chnst : que l’appartenance au Christ, non seulement ajoute à la « première grâce », mais qu’elle la modifie, c'est certain, mais elle n’en ôte rien2. Le fait qu’Adam ait dû être sauvé par la grâce originelle et le fait que le même Adam (Adam en chair et en os, non pas Adam dans le décret divin) soit, nous l’espérons, « de facto » sauvé par la grâce chrétienne ne sont donc pas deux faits non cohérents ; le premier peut être ordonné au second. Et c’est cette ordination cohérente qui est en thomisme l’objet du décret divin. Il est dommage que le scotisme distille, en même temps que les décrets divins, la non-cohérence dont il est impuissant à se libérer lui-même. Le tableau ci-dessus montre la profonde « cohérence » de la « thèse » thomiste : cela vient de ce qu’elle met en œuvre, de multiples façons et avec toute la souple rigueur de l’analogie, ten seul principe, toujours le même, celui de l’involution des causes. La praeminentia Christi, explicitement affirmée par saint Paul, l'est comme il se doit dans la « thèse » thomiste : à tel point qu'elle constitue le principe de tout l’ordre. Des thomistes, déjà, l'ont montré mieux que nous ne saurions le faire3. Nous n’insistons pas. Le tableau ci-dessus montre également que la « thèse » thomiste est indifférente à l’égard du maculisme ou bien de l’immaculisme, de l’immaculisme débitiste ou bien indébitiste. Nous reconnaissons sim­ pliciter que ce n'est pas là une supériorité. La « thèse » scotiste, qui inclut l’immaculisme, étreint davantage dans le champ de la Vérité révélée. Selon le vocabulaire que nous avons employé, la < thèse » scotiste 1 emporte en amplitude sur la « thèse » thomiste. Mais la seconde i. Ib., p. 15. ΊÂus Christ'\ p MARIOLOGIE éternelle c’est qu'ils Te connaissent et celui que Tu as envoyé 3. Le P. B. renvoie à leurs travaux, ib., p. 18. 77I est cohérente, la première non cohérente K Le thomiste, du moins celui que nous essayons d’être, ne peut guère se satisfaire d’une théologie qui ne jouit pas de cohérence. Cette qualité est primordiale ; ensuite l’amplitude est ce qu’elle est. Concluons. Les thomistes sont débitistes en vertu de 1’« esprit », non en conséquence de la « thèse ». Us tiennent la « thèse » en vertu de l’esprit. Si la bulle Ineffabilis est ultérieurement précisée, la nouvelle définition portera, comme la première, à la fois sur la pureté et sur la rédemptibilité de Marie. L’« esprit » thomiste, pas plus qu’un autre d’ailleurs, ne sera frustré : il sera satisfait par une chose actuellement insoupçonnée et qui sera aussi déconcertante qu’a pu l’être la préservation par « prévi­ sion ». 11 n’aura à renoncer ni à la « thèse » ni à ce dont elle est l’enjeu : exigence de cohérence, exigence de fidélité à ce qui est, à cela seul qu’on tient humblement soit par la révélation soit par l’observation. 5. Co-Rédemption | L’ouvrage du R. P. Dillenschneider est une véritable histoire du monde2. Création, chute, rédemption de l’homme et rénovation uni­ verselle, consommation dans le Christ. Dans ce cadre grandiose, ΓΑ. cherche à situer Marie. A chaque étape elle a sa place, à la fois comme créature humaine et comme jointe au Christ. « C’est dans cette perspec­ tive qu’il y aurait lieu de rapprocher et de réconcilier les deux tendances qui s’affrontent dans la mariologie contemporaine : la tendance christologique et la tendance ecclésiologique 3. » Ce généreux propos nous paraît en effet fondé, puisque la création rénovée consistera en l’Église achevée dans le Christ. Reste à savoir si les renseignements que nous avons sur l’état ultime sont assez précis pour être en aide au théologien ou au chrétien dont la foi demeure présentement en travail. Avec Mgr Journet, le P. D. recherche les premiers fondements révélés des doctrines mariales < non pas dans une tradition orale parallèle à l’Écriture, mais dans ΓÉcriture elle-même, condensant en elle la tradition orale ou paradosis des Apôtres et lue par l’Église primitive à la lumière de l’Esprit-Saint qui l’assistait4». Toutefois le P. D. étend ces perspectives à tout l’Ancien Testament où il importe de « marquer la voie centrale de l’histoire sainte où Marie se situe6». L’A. met largement à profit la patristique pour reconstituer cette histoire. Ce qu’il dit de Marie avant l’Immaculée-Conception ou après l’Assomption se rattache en fait à l’Église dont Marie réalise parfaitement l’essence. Arrêtons-nous de préférence à la question de la co-Rédemption. Elle est évidemment centrale du propre point de vue du P. D., puisque le Christ est Chef en tant que Rédempteur : là s’affrontent donc au plus vif les deux « ten1. Toujours au sens que nous avons précisé. Non-cohérence n’est pas synonyme de « incohérence » qui, selon l’acception ordinaire, signifie absurdité ou quelque chose de semblable. Et, corrélativement, « cohérence > ne signifie pas déductibilité, bien qu’il ne l’exclue pas. . - . , . . 2. Clément Dillenschneider, C. ss. R., Marte dans l économie de la création rénovée, 1 vol. de xvi-360 pp·» Pans, Alsatia, 1957· 3. Op. rec., p. ΧΠ. 4. 10., p. x. 5. Ib., p. xi. REVUE THOMISTE dances » que TA. souhaite « réconcilier ». D’autre part cette doctrine met en cause plusieurs passages de saint Thomas. L’irénique et engageant propos de la page xn s’avère, p. 176, décevant : « Si l’on veut expliquer en profondeur le comment de l’intervention de Marie dans notre Rédemption objective, sans léser les droits impres­ criptibles de l’unique Rédempteur, il faut résolument considérer cette coopération salvifique du côté de l’Église ou de l’humanité rachetée. » L’« ecclésial » a, on le voit, complètement supplanté le « christique ». Et, en dépit de quelques formules conciliatrices \ c’est bien selon la « tendance ecclésiologique » que le P. D. exprime les mystères essentiels de Marie : « Parce que Marie est issue de l’Église d’avant le Christ qu’elle personnifie, sa maternité messianique revêt un caractère œcuménique. Son -fiat à l’Annonciation est un fiat ecclésial, prononcé, non seulement en faveur, mais en lieu et place de tout le genre humain en quête de son salut *. » « Marie, nouvelle Ève, associée au Christ rédempteur était, en vertu de sa maternité œcuménique et de sa prérédemption spéciale d'imma­ culée, à même de communier valablement pour toute l'Église, pour toute l'humanité à sauver, au mystère de notre Rédemption objective accomplie par son Fils au Calvaire1 23. » C’est donc bien l'affirmation de la p. 176 et non le propos de la p. xii qui exprime la véritable thèse du P. D.4. N’eût-il pas mieux valu s'exprimer d’emblée avec netteté ? Avant de revenir sur les deux « tendances », quelques remarques d’ordre méthodologique s’imposent. L'Écriture constitue évidemment le donné fondamental. Faut-il rappeler que la Tradition et le Magistère ont un rôle indispensable, et que c’est à la lumière de ce dernier qu’il faut lire et l'Écriture et l’interprétation des Pères ou des exégètes ? Le P. D. parle d'une « sobriété des documents du Magistère sur la coopé­ ration salvifique de Notre Dame 56». Mais la sobriété paraît être surtout dans l'usage que l’A. fait de ces documents : il n'en retient que quelques uns (pp. 159-161 ; 175-176), ce que fait ressortir par contraste le luxe d'érudition partout déployé ; et de plus, la portée des textes retenus est gravement minimisée. Par exemple : « Dans l'avant-dernier docu­ ment pontifical·, qui fait état de la participation de Marie à notre rédemption objective, le mode de la collaboration mariale est exprimé en des termes très circonspects, empruntés à saint Irénée, avec mention explicite du seul Christ comme principe de notre salut à l'encontre d’Adam principe de mort. In spirituali procuranda salute, cum Jesu Christo ipsius salutis principio ex Dei placito sociata fuit et quidem simili modo quo Eva fuit cum Adamo mortis principio consociata, ita ut asse­ verari possit nostrae salutis opus secundum quamdam recapitulationem peractam fuisse, in qua genus humanum sicut per virginem morti adstrictum fuit ita per Virginem salvatur. Tout nous porte à croire que cette 1. Cf. tb., p. 235. 2. Ib., p. 324. 3- Ib., p. 243. ♦ίΛ d’AUityd?.d? ou 500 * évolution » concernant la co-Rédemptiou, a déjà été observée ; cf. Eph. Mar. VIII, 1958, p. 503. P 5. Ib., p. 334. On en trouvera une liste, non exhaustive, dans Eph. Mar VIII ιρ5θ» PP· ’ f2·7*??0' ^jous avons analysé nombre de ces textes · L'Immaculée Conception clc ^rW^C3 dc MaIie’ dans RT LVI’ pp. 56-63 ' lm>naCuUi6. Pie XII, Ad Caeh Reginam, dans AAS XLVI, 1954, pP635. 3 MARIOLOGIE 773 sobriété de langage a été voulue1. » Après avoir souligné avec insistance que saint Augustin n’était pas favorable au principium consortii* (selon lequel Marie est associée activement et directement au Christ dans la Rédemption objective), le P. D. montre comment ce principe s’est développé à partir du xne siècle et jusqu’aux modernes. Saint Thomas, saint Bonaventure et bien d’autres sont cités. Or, le texte de Pie XII est tout simplement l’affirmation claire et autorisée de ce principe. La mention du « seul » Christ ne signifie nullement que le Christ soit à lui seul exclusivement le principe3. C’est juste l’inverse qui est affirmé : il suffit de lire sans idée préconçue. D’abord l’antithèse porte fondamentalement sur les deux couples : Maria cum Jesu Christo d’une part, Eva cum Adamo d’autre part. Ensuite simili modo porte formelle­ ment sur sociata, consociata. C’est en même façon que Marie est liée au Christ principe du salut et qu’Ève est liée à Adam principe de mort : l’un éclaire l’autre4. Et comment «Ève fut-elle liée à Adam principe de mort » ? Serait-ce parce qu’Ève a engendré ? Bien entendu, dans le cas contraire, ni Adam ni Ève n’eussent été principe de mort pour une descendance inexistante 1 Personne n’en conclura pour autant que le lien d’Ève avec Adam principe de mort consiste en ce qu’elle a donné naissance à des générations pécheresses. Cela, c’est une conséquence ; le lien en question consiste en ce qu’Ève a participé positivement et activement à la faute d’Adam : le récit de la Genèse, les sanctions qui atteignent Ève personnellement le disent assez ; Pie XII, bien entendu, le présuppose. Et bien, simili modo, Marie est liée au Christ principe de salut. Ce lien entraîne que Marie engendre les membres du corps mystique ; mais il serait aussi sophistique dans le cas de Marie que dans le cas semblable d’Ève de faire consister ce lien qui est de personne à personne en une fonction qui dérive des personnes. Ce n’est pas comme mère qu’Ève est liée à Adam : elle est encore vierge, précise le texte ; c’est comme étant son épouse, son « aide » qui justement le dessert. Ce n’est pas comme Mère des membres du Christ que Marie est liée à Jésus : c’est comme étant sa Mère à lui, graciée dans sa grâce. Cela, de nombreux documents du Magistère le redisent à Tenvi. Comment dès lors comprendre la conclusion du P. D. : « il faut résolument con­ sidérer cette coopération salvifique du côté de l’Église ou de l’humanité rachetée 5. » Il faut, non moins « résolument », considérer cette conclusion comme n’ayant aucun fondement dans les textes invoqués en sa faveur. L’argument de TA., ce sont les «droits imprescriptibles de l'unique Rédempteur · » : une exégèse fort étroite de textes classiques l’induit à entendre un-unique au sens de unique-exclusif ; nous y reviendrons 1. OP. rec., p. 175. 2. lo., pp. 123, 134. 3. Il est regrettable que le P. D. ait tronqué ce texte en supprimant le sujet de sociata fuit, ce qui déséquilibre la phrase. Il faut restituer si Maria, in spirituali... Le texte mentionne bien Marie, comme il mentionne Eve : chacune étant associée, subordonnée. , x j . . T a a r4 Le P D. cite, ib., p. 107, le célèbre texte de saint Irénée : Eva causa mortis, Maria causa salutis. Le simili modo de Pie XII concerne la cause et pas seulement la conséquence. 5. Ib., p. 176· 6. Ibidem. 774 MARIOLOGIE REVUE THOMISTE ----------------------- —----- dans un instant. Mais enfin qui, dans l'Église, a qualité pour interpréter l'Écriture ? L’histoire du dogme de l’Immaculée-Conception devrait rendre circonspect. La même attitude à l’égard des « lieux théologiques » et de leur hiérarchie affleure un peu partout. A de très rares exceptions près1, le mot « saint » n’accompagne jamais les noms d’Irénée ou de Bonaventure par exemple. Cela n’a guère d’importance nous en convenons; mais cela crée un certain climat. « Augustin » et Congar, Rupert et Jean Guitton, Pie XII et le pasteur Maury... tous ces gens-là apportent à point nommé et à parité, sous forme d’approbation ou de contraste, de « sobriété » ou de lyrisme, la contribution dont le P. D. a besoin pour construire sa thèse. Quant à l'exégèse, c’est vraiment la discipline la plus ductile qui soit. Ainsi, l’ordination de Γ« heure » de Cana à 1’« heure » de la Passion est rejetée au nom d'un seul exégète2. L’A. omet de dire que cette ordination est affirmée par saint Irénée, saint Augustin et saint Thomas. Mais, p. 289, la même ordination est affirmée par le P. D. «d’après bon nombre de commentateurs de saint Jean». Ici et là, bien entendu, le rejet comme l’affirmation corroborent le propos que le P. D. a présentement en vue. Que penser alors des belles déclarations de la p. x au sujet de l’Écriture ? Est-ce bien la respecter que d’en affirmer successivement comme vraies deux interprétations contraires sans même les confronter et les discuter ? Enfin, les théologiens ne sont guère mieux traités. Le P. D. écarte de Marie tout debitum, cela sans grand examen : « Seuls demeurent donc les liens de la chair qui la rattachent à tous ses frères enchaînés dans la déchéance com­ mune8* . > Qu'il soit loisible de soutenir cette opinion, nous l’avons dit plus haut. Mais le P. D. cite, en sa faveur, un texte du P. M.-J. Nicolas, texte qui, pris en lui-même, signifie en effet ce que veut signifier le P. D. L’impression désagréable vient de ce que, sans apprécier le voca­ bulaire, le P. Nicolas admet, comme la plupart des thomistes, un debitum; dans ces conditions, le P. D. paraît couvrir sa propre opinion de l’autorité d’un auteur qui est justement de l'opinion contraire. Le P. D. ignorerait-il la position du P. Nicolas ? Le lecteur, qui n’a évidemment pas le loisir de vérifier la portée des innombrables réfé­ rences indiquées par ΓΑ., n'est guère mis en confiance. Dans quelle mesure utilise-t-il les textes selon l'esprit des auteurs sur l’autorité desquels il s'appuie ? Ces textes ne sont-ils pas, dans le conglomérat du P. D., convertis à signifier justement la thèse du P. D. ? Cela, le lecteur n'en sait rien ; il restera, prudemment à tous égards, dans Γύπόληψις. Il n’arrivera pas à croire que, pour bien intentionnée qu’elle soit, ce soit là de la bonne théologie. Revenons maintenant aux deux ♦ tendances 0 et aux deux « thèses » qu’elles impliquent concernant la co-Rédemption. Répondons d’abord aux difficultés que le P. D. soulève contre un concours direct de Marie à la rédemption objective, presque toujours sous le couvert de références que nous prenons le parti de ne pas discuter. Marie est rachetée4, 2 Ci°7à a pOnf~oeleVé aU hasard “IJes des PP· 121, 219 221, 241, 285. 3. Ib., p/93. 4. Ib., p. 149- 775 , l'action rédemptrice du Christ suffit plénièrement1, Marie «ne renforce en quoi que ce soit le Christ Sauveur2 », Marie reçoit tout du Christ et «c’est au Christ Rédempteur qu’elle doit d’avoir été associée à l’entre­ prise rédemptrice3 ». Tout cela, qui ne l’admet et qui ne le maintient ? Y voir des chefs d'opposition à la thèse de la co-Rédemption objective directe, c'est mal comprendre cette dernière. Et les expressions mêmes employées habituellement par ΓΑ. trahissent, nous le craignons fort, une assez grave méprise. Il s’agit au fond du concours simultané de la Cause incréée et d’une cause créée dans la production d’un même effet. Cette question est trop connue des thomistes pour que nous la rappelions ici4 ; le P. D. s’exprime (directement ou indirectement) comme s'il en ignorait complètement. S’il y a des «parts »56, s’il y a un « conditionnement » (d’un décret référé formellement à Dieu par un vouloir appartenant en propre à la créature8), s’il y a un « complément » apporté par Marie à l’action salvifique du Christ7, si... alors, bien entendu, on en vient à « admettre un corédempteur et une corédemp­ trice8 ». Et le P. D. de nous avertir que Pie XII n’enseigne pas cela® ! On pouvait s’en douter 1 Maintenant, ces parts, ce conditionnement, ce complément, etc., tout cela n’appartient qu’à une conception incurable­ ment univoque de la co-Rédemption objective directe ; et cela n’appar­ tient aucunement à la co-Rédemption objective directe conçue selon les principes que saint Thomas met en œuvre habituellement. Il est dommage, pour la pensée théologique et même pour la pensée tout court, que ces principes ne soient pas mieux exploités en mariologie ; ils interdisent en particulier de penser qu'il y ait un corédempteur et une corédemptrice : nous l’avons expliqué ailleurs et nous n'y revenons pas10. Nous nous contentons ici de répondre aune difficulté. La question demeure bien sûr entièrement ouverte de savoir quelle part de vérité renferment respectivement les différentes manières, actuellement con­ currentes, de rendre compte de la co-Rédemption objective par con­ cours direct. Ce qui est tout à fait inadmissible c’est d’éliminer ce con­ cours direct en méconnaissant à la fois les indications du Magistère et le principe de subordination des causes. La thèse du P. D. consiste, nous l’avons dit, en ce que Marie « com­ munie valablement pour toute l’Église, pour toute l’humanité à sauver, au mystère de notre Rédemption objective accomplie par son Fils au Calvaire 11 ». L’Église joue, dans cette thèse, un rôle essentiel ; mais la notion en demeure fort imprécise. L’A. insiste sur le connu bium réalisé entre Dieu et l'humanité dans le sein de Marie ; il cite de nom­ breux et illustres témoins, de saint Thomas à Pie XIIIa. Or, dans tous 1. Ib., p. 141· 2. Ib., p. 150. 4" Nous’ avons tenté d’en faire l’application à la co-Rédemption dans le travail cité ci-dessus, p. 772, n. 5. 5. Ib.,p. 171. 6. Ib., pp- 137, 258. 7. Ib., p. 242. 8. Ib., p. 176. 10. Qt^L’Immaculü-Conception..., dans RT LV, I955.PP· 492-493· n. Ib., p. 243. 12. Ib., pp. 213, 221, 222, 272. 77° REVUE THOMISTE ces textes autorisés et convergents, il est toujours question de la nature humaine, ou de l'humanité, ou du genre humain... ; pas un seul texte ne fait mention de ΓÉglise. On est donc extrêmement étonné que le P. D. remplace sans aucune explication le mot humanité (ou termes équivalents) par le mot Église1 ; en pensant fonder sa thèse sur les hautes autorités qu’il cite. On observe la même équivoque pp. 237, 239, où il est cette fois question du Calvaire : « l’Église ou l’humanité en instance de rédemption », « l’humanité ou l’Église en instance de Rédemption2 ». Qu’est-ce donc que l’Église ? Le P. D., qui cite l’ency­ clique Mystici corporis Christi (pour en retenir simplement que l’Église est présentement une société mêlée3), aurait pu se référer à ce document. Et même il l’aurait dû, parce que, entre autres raisons, le document de Pie XII est parfaitement clair ; le lecteur eût été en mesure d’assigner au mot Église un sens précis : définir l’acception d’un terme qui peut être ambigu constitue, surtout en matière délicate, une requête mini­ male de la pensée. Nous n’avons pas à nous étendre sur la définition de l’Église. Nous observerons simplement que si l’Église naît du côté ou du cœur du Christ en Croix4, on ne voit vraiment pas l’intérêt qu’il y a à appeler du même nom Église une réalité « d’où Marie est issue6 » ; une réalité qui a conçu le Christ lui-même®. Cela permet bien sûr de parler d’une Église à racheter que Marie représente face au Christ son Époux7 ; mais en quoi consiste cette Église-là ? La tradition n’en parle guère : le P. D. le reconnaît8 ; il en est « réduit à quelques approximations » qui consti­ tuent donc le fondement de sa thèse. Si l’Église à racheter est la même chose que l’humanité à racheter®, l’Église à racheter a bien une réalité. Mais pourquoi maintenir deux mots ? Il y a à cela un très grave inconvénient : car le terme « épouse », par exemple, a un sens différent selon qu’il s’applique dans l’Ancien Testament à l’humanité à racheter ou bien dans le Nouveau Testament à l’Église rachetée. Entre les deux, il y a justement l’acte de la Rédemp­ tion. Saint Thomas explique que le péché originel va de la nature à la personne, la régénération dans le Christ de la personne à la nature10. Il eût été opportun d’utiliser ce principe. Il exige par lui seul la dis­ tinction qui eût apporté à l’exposé du P. D. une indispensable précision. Le rapport au Christ de l’humanité à racheter d’une part, et d’autre 1. Ib., pp. 228-229. 2. Ib., p. 255 : « C’est au nom de l’Église, ou mieux de toute l'humanité en indigence de rédemption que Marie figure à l’Annonciation et au Calvaire. » Ou mieux ? Le P. D. a-t-il un scrupule? Mais cela n’éclaire pas le lecteur. Et on retrouve, p. 324: • Marie est issue de l’Église d’avant le Christ. » 3. Ib., p. 302. 4. Ib., p. 262. 5. Ib., p. 324. 6. Ib., L A· emPrunte cette trouvaille à Rupert de Deutz. Celui-ci attribue àT ·χ Dieu le .P.?£er,?mn™m Deus d’être vir et maritus (sic). Le P. D. traduit « époux ». daS^ioi^5 dl ^8i*Seâ 1 ^nfant c>est le Christ· Cette Église donc, enfante lePChrist p Hr a douJeur/ et Mane pareillement enfante le Christ douloureux “ thè“ ■ 0au juste 7. Ib., p. 239. 8. Ib., p. 231. 9. Ib., pp. 237, 239. 10. III*, q. 69, a. 3, ad 3”” ; cf. ib., p. 320 MARIOLOGIE 777 part de l’Église au sens strict, celui de Pie XII et de la tradition, ces deux rapports au même Christ donc ont métaphysiquement des struc­ tures différentes. Les confondre et supprimer abstraitement toute conversion de l’un à l’autre, rend par le fait même inintelligible la Rédemption, et entraîne une série d’équivoques dont la co-Rédemption n’a rien à attendre, sans fournir par ailleurs au lecteur le moyen d’y remédier1. La conversion en question concerne, au point de vue méta­ physique, le rapport nature-personne ; nous ne voyons pas qu’elle puisse relever d’une autre opération que divine. Et c’est la raison pour laquelle nous croyons rigoureusement impossible de rendre compte d’une co-Rédemption objective « du côté de l’Église ou de l’humanité rachetée2». Marie n’est qu’une créature; elle ne peut toucher les rachetés dans l’acte même où ils sont rachetés qu’en participant à une opération divine, celle du Christ qui est Dieu. Distinguons, pour plus de clarté, et conformément aux deux tendances que le P. D. souhaite « réconcilier », une co-Rédemption objective capitale, c’est-à-dire conçue en fonction du Chef, par relation de Marie à la Personne et à l’opération de son Fils ; et une co-Rédemption objective ecclésiale, c’est-à-dire conçue en fonction des membres, par relation de Marie aux rachetés ou inversement. Cela doit ne faire qu’une seule et même co-Rédemption : nous en sommes pleinement d’accord. La co-Rédemption capitale entraîne comme son corollaire nécessaire la co-Rédemption ecclésiale : et c’est le mérite de l’A. d’avoir longuement développé ce second point de vue. Mais il oublie qu’il ne peut y avoir là qu’un corollaire ; et, en cherchant à l’ériger en thèse qui se suffise, il le prive de fonde­ ment. Ce renversement de l’ordre des valeurs s’observe déjà, ici et là, en ce que le P. D. énonce du Christ lui-même. En voici, entre autres, deux exemples : « Le Christ est l’unique sommet personnel de l’humanité en indigence de rédemption3. » Le Christ es/-il le sommet personnel... ? Du tout. Le Christ est la Personne du Verbe ayant assumé la nature humaine : voilà ce qui le situe ontologiquement ; et, en fonction de cela, le Christ est, fonctionnellement, « sommet » de toutes les personnes qui composent l’humanité. La nature humaine assumée par le Verbe esf-elle, telle qu’elle subsiste en lui, en indigence de rédemption ? Du tout. Elle est sainte, ontologiquement. Mais cette même nature est le lien en vertu duquel le Christ, fonctionnellement, atteint les personnes humaines en indigence de rédemption4. — «La venue du Logos [en] Marie... est centrale. Mais elle n’est elle-même, en un sens, qu’un moment 1. Cette équivoque hypothèque lourdement l’emploi des deux mots valable (pp. 228» 229, 243), représenter (pp. 221, 228, 239) qui jouent un rôle fondamental dans les énoncés de ΓΑ. Chacun de ces deux mots peut avoir des acceptions fort diverses ; à défaut d’indication explicite, c’est le contexte sémantique qui permet de préciser. Mais comment reconstituer un pareil contexte dans l’équivoque ? 2. Ib., p. 176. 3. Ib., p. 229. Cette formule fonde la thèse explicitée p. 239. Le Christ représente l’Église devant son Père ; Marie représente l’Église face au Christ : en quoi consiste la co-Rédemption. . , x 4. « Atteindre » les personnes humaines n entraîne nullement que ces » personnes... peuvent être assumées... dans la personne du Christ Chef » (p. 48). La formule de la p. 229 réduit î’« ontologique » au « fonctionnel » ; celle de la p. 48 érige le « fonction­ nel » en » ontologique ». C’est la même confusion. 778 REVUE THOMISTE décisif d’une économie générale qui l’enveloppe et la domine1234.» Selon l’histoire humaine, il y a en effet, des manifestations de Dieu autres que l’incarnation, il y a une économie de la manifestation dont l’incar­ nation n’est qu’un moment central et décisif. Mais réellement, ontolo­ giquement, l’incarnation n’est ni enveloppée ni dominée. C’est elle qui domine et qui enveloppe : parce qu’elle est un maximum, « de facto », absolu : récapitulant ce qui précède et fondant ce qui suit ’. On voit donc que les formules grâce auxquelles le P. D. introduit sa thèse recouvrent un gauchissement fondamental : voir l’effet, et non la cause dans l’effet ; saisir une réalité seulement dans la manifestation dont elle est la source, et non pas cette réalité en elle-même et co 111 II source ; réduire Vontologique au fonctionnel. C’est exactement ce gauchis­ sement qu’on observe concernant la co-Rédemption. L’opération com­ mune du Rédempteur et de la co-Rédemptrice n'est pas référée au rapport de personne à Personne qui seul la rend possible comme com­ mune : elle est référée à son effet, la co-Rédemption objective consistant intégralement selon le P. D. en la co-Rédemption ecclésiale. Le gauchis­ sement dont nous parlons, notamment sous sa troisième forme, affecte typiquement la mariologie de Calvin8. L’A., visiblement, est animé pas le louable et généreux désir de rendre le mystère de Marie accessible aux membres de l’Église séparés. N’aurait-il pas été, à son insu, quelque peu influencé par la mentalité des auteurs protestants qu’il cite avec une large sympathie dans la partie constructive de sa thèse ? Le R. P. Barauna relate la controverse qui eut lieu entre les RR. PP. Dillenschneider et Lennerz, lesquels soutenaient respective­ ment les deux conceptions de la co-Rédemption que nous venons d’examiner*. Le P. B. incline pour le P. Lennerz, c’est-à-dire pour la co-Rédemption capitale. Il insiste sur le fait que la co-Rédemptrice reçoit tout du Rédempteur. Cette donnée primordiale permettait de donner plus de force à la réponse proposée par le P. B. à l’objection que se fait à lui-même le P. Lennerz : si le concours de Marie à l’acte rédempteur est essentiel, les énoncés dogmatiques qui ne disent rien de ce concours ne doivent-ils pas être modifiés ? La réponse est simple. Le concours de Marie est bien essentiel5* , mais parce que précisément il est absolument < sub-ordonné » à l’acte de l’unique Rédempteur, l’essence de cet acte peut être définie sans que le concours de Marie soit mentionné. Les énoncés dogmatiques peuvent être explicités ; mais ils expriment, tels qu’ils sont, toute la vérité. 1. Ib., p. 202. Cette conception est liée à l’élargissement de la notion d’Église aux dimensions de l’humanité. 2. Gai. iv, 4 ; IP-H1·, q. i, a. 7, ad 4U“. 3. Cf. B. Dupuy, La mariologie de Calvin, dans Istina 1958, pp. 479-490. « [Calvin] tend à viser, dans le dogme, un signifié d’ordre non pas ontologique — recouvrant [2211 de fait toute l’étendue de l’économie du mystère du Christ — mais tropologique touchant la réalité salutaire pour nous » (p. 489). L’auteur montre comment cette inspiration se retrouve dans la formulation calvinienne des principaux mystères de 4. G. Barauna, O. F. M-, Denatura corredemptionis marialis juxta recentem con­ troversiam, dans Eph. Mar. VIII, 1958, pp. 193-216 Bartolomei, Difficoltà contro la gratia capitale di Mana dans Eph. Mar. VIII, 1958, p. 245, estiment que ce concours est nécessaire en fait sans etre essentiel. n MARIOLOGIE 779 M. De Koninck reprend et prolonge une étude antérieure sur la co-RédemptionL Il insiste derechef, et fort opportunément, sur le fait que Marie est co-Rédemptrice en vertu de sa relation personnelle au Rédempteur. Marie est en un sens, selon sa personne même, cause instrumentale de la Rédemption ; et sa grâce personnelle rejaillit sur les rachetés. De K. montre avec beaucoup de précision que le rapport entre grâce personnelle et grâce ecclésiale n'est pas le même selon qu’on le considère dans le Christ ou en Marie ; et cela confirme que l’unité de l’acte rédempteur est fondée sur une parfaite subordination. De K. explicite ensuite d’une manière originale l’unité qu’établit entre la personne du Verbe incarné et la personne de Marie la relation de maternité divine : le Christ est image de Marie selon l’humanité* 3; il y a, entre le Christ et sa Mère, une relation d’amitié qui rend compte de leur commun pâtir, et une communauté de grâce qui est justement l’origine de la Rédemption active en son unité. Enfin cette unité de l’ordre de la Rédemption est manifestée à la perfection par l’ImmaculéeConception : par quoi Marie est justement intégrée à cet ordre. La troisième partie du travail de M. De K., beaucoup plus courte, montre en l’Assomption l’aboutissant de l’Immaculée-Conception et de la co-Rédemption, sous le rapport de l’« image » et sous le rapport de l’« amitié » respectivement. L'A., à ce propos, soutient derechef deux choses que nous croyons erronées : i) La Constitution Munificentissimus ne laisserait pas ouverte la question de la mort de Marie : les RR. PP. Galot, Filograssi ont montré le contraire. On ne saurait interpréter un silence comme manifestant ce qui, justement, a été tu. 2) L’âme de Marie aurait été, dans le même instant, séparée du corps terrestre par la mort et unie au corps glorieux par l’Assomption. C’est oublier que l’unité de la personne intègre toujours le même corps, selon deux états. M. De K. méconnaît ici les principes que saint Thomas applique toujours avec tant de fermeté au sujet de la génération et de la corruption ; cela l’amène à affirmer juste le contraire de ce que tient saint Thomas : « The last instant of the bread is the first in which the bread no longer is... » «now est autem dare ultimum instans in quo sit szibstantia panis, sed est dare ultimum tempus3. » Les études que nous venons de recenser concernant la co-Rédemption mettent en une vive lumière, par contraste ou directement, une thèse bien thomiste : à savoir le caractère fondamental de la maternité divine par rapport à tous les autres privilèges. Marie est co-Rédemptrice parce que toute relative au Verbe incarné Rédempteur ; en fonction de quoi la co-Rédemptrice peut corroborer l'insertion dans l’humain du 1. Charles De Koninck, The Immaculate Conception and the Divine Motherhood, Assumption and Coredemption, dans E. D. O’Connor, The Dogma of the Immaculate Conception..., pp. 363-412· , , . . , , _ ,, . 2. Il serait mieux cohérent avec les précisions données par De K., p. 390, d assigner comme « terme de la procession temporelle du Christ », non pas la « nature humaine · mu mais l’union de cette nature à la Personne du Verbe qui l’assume. 3 III*·, q. 75, a. 7, ad iam. Saint Thomas refuse que le mime instant termine la durée où ü y a présence du pain, et inaugure la durée où il y a présence du Corps et absence du pain. Parce que cet instant inaugure, il ne termine pas : un instant terminal est impossible. 780 REVUE THOMISTE Christ dont la naissance virginale minimisait en un sens cette insertion12. On voit que la co-Rédemption capitale n’a pas à s’efforcer pour être de surcroît ecclésiale. Le vœu si légitime du R. P. Dillenschneider est bien, ainsi, réalisé. 6. Participation de Marie à la grâce capitale du Christ Mérite et intercession universelle de Marie Les travaux du R. P. Bartolomei touchent de très près la co-Rédemp­ tion, mais ils la présentent dans une autre perspective3. Il s’agit en effet de préciser le rôle de Marie, non plus formellement vis-à-vis du pécheur recevant gratuitement la justification, mais vis-à-vis de tout membre du Corps mystique. Cependant, dans Difîicoltà contro la grazia capitale di Maria, le R. P. Bartolomei soutient vigoureusement la co-Rédemption capitale : il la fonde sur un concours moral et il répond heureusement aux objections habituelles’. La première étude annonçait déjà celle que nous avons recensée plus haut4. Elle montre par le même argument l’existence d’une grâce capitale de Marie : « La capitalità propriamente è una, ma vienne partecipata principalmente da Christo e solo secundariamente della sua Madré56 . » Forme unique participée diversement par deux sujets différentse. Ces expressions sont acceptables, mais elles sont bien abstraites et risquent d’induire en erreur. Il n’y a pas de « capitalité » participée diversement par le Christ et par une créature, pas plus qu’il n’y a d'esse participé diversement par Dieu et par ses créatures. Le « premier » est absolu et ne participe pas ; les autres participent de lui. Mais, d’autre part, nous croyons inopportun de parler de participation au sujet des prérogatives du Christ qui lui sont attri­ buées par mode de qualité7. Quoi qu'il en soit, le P. B. examine ensuite la refluence sur le Corps mystique de la grâce propre à Marie : il recense les différentes opinions et estime qu’il s’agit d’une causalité physique. C’est cette même refluence qui a retenu l’attention de la Rde Sœur Vicentine8. Cet auteur se place dans la perspective du mérite, et fait une recension très soigneuse des théories les plus récemment exposées : Lebon, Fernandez, Cuervo, Llamera. Le R. P. Llamera développe l’analogie suivante : il y a, de la grâce maternelle de Marie (heureuse 1. M.-J. Nicolas, The Meaning of the Immaculate Conception..., p. 345. 2. Tommaso Bartolomei, O. S. Μ., Il problema della partecipaxione della grazia capitale di Cristo alia Beata Vergine Maria, dans Eph. Mar. VII, 1957, pp. 287-314. 3. Tommaso Bartolomei, O. S. M., Difficoltà contro la grazia capitale di Maria in quanto investono tutta la sua collaboraiione immediata all'opera della redenxione, e loro soluxione, dans Eph. Mar. VIII, 1958, pp. 217-248. 4. Cf. ci-dessus, p. 740, n. 2. 5. Unus n’a nas un sens exclusif lorsqu’il qualifie Rédempteur ou Médiateur : oas plus que solus dans l’affirmation : « Dieu seul est bon. » D’autre part Marie est à la fois rachetante et rachetée : elle intègre donc l’unité de l’acte rédempteur loin de le minimiser. On regrette que le P. B. n’analyse pas la nature de cet acte et se contente d en faire l objet d un décret divin. 6. Art. rec., p. 301. 7. Cf. ci-dessus, p. 743. MARIOLOGIE 781 désignation, nous semble-t-il, de la grâce de Marie comme ayant une mission ecclésiale) au mérite de la co-Rédemptrice, un rapport sem­ blable à celui qui existe de la grâce capitale au mérite du Rédempteur. Mais il reste à qualifier le mérite de Marie : de condigno, de congruo ? Sur quoi les opinions foisonnent, chacune majorant ou minimisant l’un de ces deux qualificatifs. C’est un beau sujet de chicanes pour les plaideurs. N'y aurait-il pas là une question mal posée, à laquelle la distinction suarésienne se révèle inapte à conférer un statut intelligible. Il s'agit en fait de qualifier le rapport d’un effet à sa cause, ce rapport étant envisagé comme efférent à partie de la cause : l’effet, c’est la communication passive de la grâce à un membre du Christ ; la cause, c'est le Christ et c’est Marie « méritant » cet effet ; l'acte de la cause, c’est la communication active de la grâce : et c’est bien cette communi­ cation active qui est qualifiée quand on dit: le Christ mérite de condigno, Marie mérite de congruo. Or le fait d’admettre deux qualifications différentes, quelles qu’elles soient d’ailleurs, suppose deux réalités différentes. Lesquelles ? Il y a bien en l’espèce un acte du Christ et un acte de Marie ; mais, du point de vue que spécifie l’effet produit, il n’y a qu’un seul et même acte de communication active : au moins si on envisage la communication de la grâce elle-même et non les conditions favorables à sa réception. Deux actes parce qu’il y a deux personnes ; et cependant, en vertu même du point de vue formel que l’on adopte, un seul acte d’ailleurs intrinsèquement ordonné. Maintenant, peut-on se placer à un autre point de vue que celui qui est commandé par la nature même de la question qu’on étudie ? Sans doute, mais ce n’est pas de bonne méthode. De là résulte qu’il vaut mieux adopter une même qualification fondamentale concernant la manière dont le Christ et sa Mère nous méritent la grâce ; Marie recevant du Christ de participer avec lui et en lui à l’opération qu’il exerce : on retrouve le schéma d’explication de la co-Rédemption capitale, lequel exprime parfaite­ ment la transcendance de la Personne du Christ. Nous croyons donc très heureuse la formulation du P. Llamera : « Marie co-mérite de condigno » ; tout comme, ajoutons-nous, elle est co-Rédemptrice : le Christ, qui mérite de condigno, étant l'unique Rédempteur. L’article du R. P. Ciuffo est un aperçu historique très précis1. Il montre comment l’enseignement actuel de l’Église concernant la média­ tion universelle de Marie est l’aboutissant d'une longue tradition qui ne fut pas sans vicissitudes. fr. M.-L. Guérard des Lauriers, O. P. i Niccolo M. Ciuffo, O. P., L'intercessione universale di Maria Santissima, dans Safienza XI, 1958, PP· 5'2®·