m._l. guérard des LAURIERS, O. P. bt. Louis, Missouri 6310g IMENSIONS TOME PREMIER BELLARMINE LIBRARY St. Mary’s College ST- MARYS, KANSAS EDITIONS DU CERF 29, BOULEVARD LATOL’R-MAUBOURG, 1 952 PARIS - VU G93 NIHIL OBSTAT IMPRIMI POTEST H.-F. Dondaine, o. p L.-B. Gejger, o. p. A.-M. Avril, o. p PRIOR. POV. IMPRIMATUR Paru iis die IO a Julii 195 T P. Brot Vie. Gén. 'v.. ifc... AVERTISSEMENT Cet ouvrage reproduit, inchangés quant au fond, des cours adres­ sés, durant le premier trimestre 19/n, à un public averti mais non initié à la technique théologique. Aussi avons-nous développé dans les notes et dans les excursus les analyses plus difficiles : le lecteur pourra ne s’y reporter qu’après avoir pris connaissance du texte, dont l’intelligence ne suppose aucune information préalable. Cet ouvrage était composé en ig45. Des difficultés financières en ont retardé la parution. Nous avons pensé qu’il pouvait, tel quel, rendre quelque service, et n’en avons pas retouché la rédaction d’ensemble. Ces deux volumes contiennent les cinq premiers cha­ pitres ; nous publierons ultérieurement les trois derniers chapitres. Nous en expliquons l’organisation d'ensemble à la fin de l’intro­ duction. La numérotation des notes est indépendante pour chaque cha­ pitre. Des numéros accompagnant un litre en petites capitales au milieu de la page divisent tout l’ouvrage : numéros 1 à 56 pour les cinq premiers chapitres. Le tome premier contient le texte. On trouvera, au début, une table des chapitres, ainsi qu’une table du tome deuxième : elles indiquent sommairement la distribution des matières. Le tome deuxième contient les notes, les excursus, et trois tables analytiques. La table analytique par Chapitres et la table analy­ tique des Excursus suivent l’ordre du texte. La table analytique par matières suit l'ordre alphabétique des principaux termes usuels dans la théologie de la foi. TABLE DES CHAPITRES Pages INTRODUCTION. OBJET. Notes • ï METHODE. i l’homme peut suivre, pour connaître dieu, trois cheminements différents. h l'homme doit utiliser trois cheminements. simultanément ces 23 IO-I7 CHAPITRE I. - LA FOI AU LIVRE DES CRÉATURES. EXISTENCE ET PROPRIÉTÉS DE LA FOI HUMAINE. A. Justification de la foi. B. Liberté de la foi. 29 34 II STRUCTURE DE LA FOI. A. L’assentiment de foi. B. La structure de l’assentiment de foi est confirmée par sa comparaison avec la dé­ marche inductive. 37 î III LES CARENCES PROPRES AU CAS HUMAIN DE LA FOI POSTULENT DE CELLE-CI UNE RÉALISATION MEIL­ LEURE. 8 A. Déficience du point de vue de la liberté. B. Déficience du point de vue de la certitude. 48 CHAPITRE II. — LA FOI AU LIVRE DE L’ÉCRITURE LES NORMES DE LA FOI. 9 10 A. Genèse de la foi. B. Nature de la foi. Structure et fonction. 66 70 l'exercice concret de la foi. A. L’exercice concret de la foi envisagé dans son principe : L’activité du croyant. LH 80 53-227 8 '3 DIMENSIONS DE LA FOI Pages B. L'exercice concret de la foi envisagé dans 83 son aboutissant : Le témoignage rendu par le croyant. C. L’exercice concret de la foi envisagé dans 88 sa conséquence : L’engagement du croyant vis-à-vis de lui-même. Notes 276-359 360-389 III DESCRIPTION DE LA FOI DONNÉE PAR LE CONCILE DU VATICAN. <4 15 16 A. De la révélation. B. De la foi. C. Des rapports de la foi et de la raison. 39° 99 39 >-393 394-395 CHAPITRE III. — LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE IL EST SOUVERAINEMENT SAGE QUE LA FOI SOIT AU PRINCIPE DE I.’UNION DE DIEU ET DE SA CRÉATURE. 18 A. La position du mystère de la foi. 105 B. Raisons de convenance montrant que le 107 contact surnaturel de l’homme avec Dieu doit s’effectuer par la foi. LA STRUCTURE DE LA FOI RÉPOND A SON ROLE ESSENTIEL. 19 20 21 22 23 A. Harmonie entre la structure de la foi et Dieu en tant qu’il est Vérité. a) — Rappel de quelques éléments con­ cernant la génération du Verbe, en vue de comprendre la nature de la foi. b) — Comment la foi porte en elle l’effi­ 113 gie du Verbe du point de vue intelligible. c) — Comment la foi porte en elle l’effi­ I 16 gie du Verbe du point de vue affectif. B. Harmonie entre la structure de la foi et l’homme en tant qu’il est capable de con­ naître. a) — Comment la foi s’ajuste aux nor­ 124 mes de l’activité cognitive humaine. b) — Comment l’activité proposée au 129 croyant est en harmonie avec la condition humaine, charnelle et temporelle. •-’APPROBATION DIVINE DE LA FOI : DIEU MET SA COMPLAISANCE DANS LE CROYANT PARCE QUE CELUIC1 EST, DANS L’ACTE DE LA FOI, IMAGE DE DIEU. TABLE TABLE DU TOME DEUXIEME Sigles 9 N OTES Notes Notes Notes Notes Notes Notes de du du du du du l’introduction. chapitre chapitre II. chapitre III. chapitre IV. chapitre 13 53 59 Excursus Le chapitre 3 de la Constitution dogmatique « de la foi catholique » au Concile du Vatican. II Les types de contingence. III La finalité dans l’ordre naturel et dans l’ordre surnaturel. IV Toute puissance et liberté divines. V Le miracle et la causalité. VI Instinct intérieur, grâce actuelle et grâce sanctifiante. vu L’apologétique, théologie de la crédibilité ration­ nelle. vin Magistère et prophétisme. IX La foi ecclésiastique. X Le fait dogmatique. XI L’infaillibilité de l’Eglise. XII L'intelligence, l’intelligible et l’intellection sont, en Dieu, réellement identiques. Tables 213 219 225 233 237 253 271 277 285 287 293 3°3 analytiques Table analytique par chapitres. Table analytique des excursus. Table analytique par matières. 3H 373 Si INTRODUCTION La foi peut constituer l’objet d’enquêtes très diverses. Il y a donc lieu de préciser le point de vue qui commandera la présente étude. Le mot foi désigne généralement dans le vocabulaire contem­ porain la foi religieuse. Celle-ci, chrétienne ou non, a pour objet des vérités qui dépassent les prises de la raison humaine, a pour fondement l’autorité d’un être transcendant, a pour fin une béati­ tude surnaturelle. Ces caractères la distinguent de la confiance que chacun de nous doit pouvoir accorder spontanément à ses sem­ blables, la distinguent également de toute forme d’engagement vis-à-vis de réalités humaines plus ou moins idéalisées : famille, patrie, communauté universelle, travail, science, progrès... c’est toute la vie humaine dans sa richesse multiple qu’il faudrait re­ tracer si on voulait n’omettre aucune des modalités de la foi. Aussi arrive-t-il que ce mot désigne confusément tout acquiescement d’un sujet raisonnable auquel est présentée une réalité qui échappe aux prises directes soit de l’intelligence soit des sens- C’est de la foi religieuse qu’il sera ici question ; précisons davantage : il s’agira de la foi telle que la possèdent les fidèles de l’Eglise catholique et telle qu’elle est définie par cette même Eglise. Nous ne nous proposons d’ailleurs en aucune façon d’instituer une défense ou une justification de la foi ; nous voudrions exposer ce en quoi elle consiste. Nous nous adressons principalement à tous ceux qui désirent réfléchir sur les grands problèmes soulevés par la foi : conjonction du créé et de l’incréé, de la preuve et de la créance, du libre arbitre et de la grâce, de l’intellectuel et du volontaire, du rationnel et du pneumatique, du social et du personnel... le plus simple des actes de foi pose toutes ces questions. On peut chercher à les éluder, nous nous attacherons au contraire à les mettre en évidence. Par contre nous laisserons dans l’ombre tout ce qui n’intéresse pas l’épistémologie de la foi. En voici la raison l6 DIMENSIONS DE LA FOI principale : les pages qu'on va lire reproduisent, inchangés quant au fond, des cours adressés, durant le premier trimestre 1941, à un public averti mais non initié à la technique théologique. 11 était donc difficile, sans sacrifier gravement la précision de l’analyse, d’adopter un mode d’expression assez succinct pour embrasser une matière un peu étendue. On s’est donc limité à la structure de la foi ; et on s’est efforcé de donner une juste idée de son économie -en groupant les réflexions autour de quelques points essentiels. Ceux de nos lecteurs qui connaissent S. Thomas n’auront pas de peine — nous l'espérons du moins — à reconnaître dans nos pages la doctrine que l’Eglise a si souvent recommandée, et dont l’un des traits les plus originaux se trouve mis en vive lumière au traité de la foi : nous voulons dire un intellectualisme avisé mis au ser­ vice de la Vérité divine- 11 va sans dire que les comparaisons que nous ne nous ferons pas faute d'employer, n’ont dans notre esprit aucune valeur probative. Elles ne constituent pas une inférence rationnelle qui introduirait de plain-pied la richesse intelligible de la foi ; elles sont simplement destinées à suggérer certains aspects des réalités surnaturelles qui étaient spontanément familiers aux théologiens du Moyen-Age parce qu’ils n’avaient pas — quoi qu’il puisse paraître — ramené l’univers à l’homme, parce qu’ils pui­ saient à des philosophies qui ignoraient sans doute le bénéfice des contrôles techniques, mais qui ignoraient pareillement — ô grâce d’innocence ! — la contamination rationalisante des démarches critiques de toute espèce. La théologie moderne s’est attachée à analvser les comportements que l’homme raisonnable doit adopter soit pour acquérir soit pour conserver la grâce de la foi ; S. Thomas et ses contemporains n'ont certes pas méconnu cet aspect si immé­ diatement important de la question, mais ils ont mis le meilleur de leur studieuse application à décrire les liens qui, dans la foi, unissent à Dieu l’âme croyante. Ces deux démarches sont loin de s’exclure : l’Eglise qui est gardienne du dépôt n’a rien renié, bien au contraire, et ce qu’elle assume dans sa vie n’est jamais du passé. Ainsi la théologie de 'a foi, soit qu’elle s’ajuste à la réflexi­ vité critique, endémique dans la pensée moderne, soit qu’elle s’en­ racine dans le sain optimisme des anciens demeure-t-elle une et vivante. On ne nous en voudra pas d’insister ici de préférence sur le point de vue formel de S. Thomas. On verra d’ailleurs qu’il est singulièrement hospitalier : comme seule peut l’être la vérité : sans aucun éclectisme. La théologie de la foi, envisagée selon les prin­ cipes que S. Thomas s’est humblement attaché à mettre en évi­ dence, est semblable au trésor dont parle l’Evangile (1) ; les esprits turbulents y trouveront peut-être du vieux et du neuf, mais les âmes humbles et amoureuses de la vérité en sortiront toujours les mêmes choses, toujours anciennes et toujours nouvelles. CHEMINEMENTS VERS DIEU 1. l’homme peut être conduit a la CONNAISSANCE DE DIEU PAR TROIS CHEMINEMENTS DIFFÉRENTS La foi telle que nous l’entendons est une réalité surnaturelle : elle est un don de Dieu et elle a pour objet Dieu, soit en Luimême, soit en tant qu’il assure à l’homme la béatitude. Il suit de là que les moyens à mettre en œuvre pour la connaître sont ceux qui ressortissent normalement aux cas de cette espèce. Absolument parlant c’est la révélation divine qui est seule ici qualifiée, mais elle emprunte des formes différentes, généralement conjuguées. Dieu instruit l’homme par la création visible, Il l’instruit par l’Ecriture, Il l’instruit enfin en lui parlant au cœur. L’analyse de ces trois voies ne constituerait rien moins que l’exposé des diffé­ rents types de connaissance que l’homme peut avoir de Dieu, aussi nous bornons-nous à préciser respectivement leurs caractères essen­ tiels. i. C’est premièrement en consultant la création que l’homme peut s’instruire de Dieu (2). C’est qu’en effet toute créature procède de Dieu, est en elle-même vestige de Dieu, fait retour à Dieu, soit immédiatement soit en apportant son concours à l’ordre dont II est 1’auteur· Ce n’est donc point par un décret arbitraire, extérieur à l’harmonie du monde, que Dieu invite l’homme à lire l’invisible dans le visible, l’inévident dans l’évident ; Dieu ne présente point une énigme dont la pénétration nécessiterait une initiation ésoté­ rique : Il respecte l’humble grandeur de l’homme et scelle l’ordre universel en mettant en continuité par la raison humaine deux mondes, l’un matériel, l’autre spirituel. C’est en effet dans l’acte d’un esprit incarné que la matière acquiert en fait la finalité qui l’ordonne à l’Esprit pur ; aussi est-il parfaitement cohérent qu’en vertu d’un secret instinct attaché à leur fonction, les sujets capables de cet acte découvrent dans les œuvres sensibles de Dieu les perfec­ tions invisibles de leur auteur. Tl importe donc que cet instinct ne soit ni faussé ni émoussé c’est-à-dire que l’homme ne déserte pas, pour des profits plus immédiats, la tâche essentielle qui lui est commise. Cette fidélité n’est point tellement aisée. Car il est un bénéfice si naturellement et étroitement lié à l’exercice de toute activité, que l’homme consent difficilement à v renoncer. Les sens sont certains de leurs impressions respectives, l’esprit certain de ses découvertes ou de ses conquêtes ; il est sans doute nécessaire qu’une réflexion critique ultérieure vienne contrôler ces appréhensions premières : 2 l8 DIMENSIONS DE LA FOI il reste que toutes les activités humaines, c’est-à-dire proportion­ nées à l’homme, sont suspendues à autant de certitudes élémen­ taires qui reflètent sous des formes diverses la certitude de saisir un objet connaturel. L’œil ne chercherait plus à voir, si jamais il ne pouvait se reposer dans l’objet vu sans avoir à recommencer une démarche toujours la même dont les précédentes épreuves le laisseraient en suspens- La raison ne chercherait plus à comprendre si jamais elle ne pouvait tenir pour définitivement acquis ce qu’elle a cru démontré. Les choses qui n’ont pas pour nous un minimum d’évidence immédiate finissent par devenir comme irréelles ; nous pourrions, sans doute, au prix d’un grand labeur, nous assurer de leur réalité, mais ce labeur étant trop onéreux pour que nous puissions le fournir souvent, nous en revenons, par une loi du moindre effort qui est en quelque mesure une loi de nature, à des objets dont nous sommes moins distants. Il y a un effort qui forti­ fie, un autre qui décourage. Si tant d’hommes ne vivent guère que selon les sens, c’est parce qu’ils ont capitulé devant l’humble et patient effort de concentration grâce auquel les réalités intelligibles déploient sous le regard intérieur, leur présence efficace ; et si tant d’hommes vivent seulement selon l’homme et non selon Dieu, c’est parce qu’ils ont un jour renoncé à la vigilance recueillie et paisiblement austère qui seule pouvait leur rendre habituellement présent Dieu une fois entrevu. L’homme est ainsi fait : il aban­ donne assez vite ce qu’il estime, à raison ou à tort, être à la limite de ses forces. Or l’inférence qui conduit des œuvres de Dieu à Dieu, des qualités du monde sensible aux perfections invisibles de Dieu, fait partie de ces démonstrations dont parle Pascal et qu’il faut recommencer au moment où on les achève parce qu’on n’arrive à en saisir ni le développement ni les termes d’une seule vue. Il faut des conditions privilégiées pour que l’esprit puisse se reposer dans une pareille démarche et y trouver une sécurité vécue sem­ blable à celle qui s’attache normalement à des investigations plus humbles. Jamais l’esprit humain ne trouvera là le degré d’immé­ diation et d'évidence dont il a trop besoin pour y renoncer habi­ tuellement. Il déclinera donc peu à peu, et il est fort à craindre qu'il voit dans les choses l’image de l’homme au lieu du vestige de Dieu, et qu’il ne reconstruise le monde selon une sagesse hu­ maine en oubliant que lui-même ne s’explique dans le monde que par la Sagesse de Dieu. 3. Aussi Dieu ouvre-t-il, à côté du livre des créatures, le livre de l’Ecriture. Celui-ci rendra facile et fructueuse, et par là possible d’une manière habituelle, la lecture du premier· Supposons que, désireux d’observer les astres, nous soyons mis en possession d’un télescope perfectionné ; nous pourrons sans doute, au prix de ! CHEMINEMENTS VERS DIEU 19 tâtonnements laborieux découvrir des régions invisibles du ciel, mais nous serons d’autant plus désemparés, s’il s’agit de faire une observation se traduisant en mesures, que la technique du fonc­ tionnement est plus précise. Il faudra qu’une aide secourable vienne faire pour nous la mise au point et nous explique le détail des lectures. Le monde créé est comme un télescope qui nous permet de découvrir un Dieu d’abord lointain, mais nous ne sommes natu­ rellement capables d’en faire qu’un usage assez grossier ; l’Ecriture vient mettre au point et expliquer, c’est-à-dire qu’elle suggère les rapprochements toujours délicats entre le créé et l’incréé, qu’elle précise d’autre part la limite au delà de laquelle il ne serait plus légitime de transposer dans le terme inconnu les précisions obtenues par l’analyse de son corrélât- Dieu seul est qualifié pour instruire de la sorte, parce que Lui seul connaît adéquatement les termes extrêmes ; Lui seul connaît la portée et les limites de l’instrument qu’il a inventé, connaît aussi la portée et les limites de l’usage que nous sommes capables d’en faire- La révélation n’eût certaine­ ment pas été la même si nous avions été naturellement plus intelli­ gents des choses de Dieu. Muette sur des vérités élémentaires, elle aurait pu nous découvrir une manière de mettre au point, nous découvrir par là des aspects de l’objet divin que nous ne soup­ çonnons même pas. Dieu donc révèle, c’est-à-dire qu’il nous apprend à nous servir de l’univers soumis à notre investigation immédiate, y compris nos mots humains, pour Le connaître. Les instruments que nous forgeons pour l’analyse du monde sensible demeurent toujours inadéquats, en sorte que même parfaitement instruits de leur fonctionnement, nous ne pouvons que reculer les frontières de l’observabilité sans escompter épuiser ce qui est de soi indéfini. L’instrument divin est certainement mieux propor­ tionné, mais le défaut vient de nous qui ne savons jamais nous en bien servir : l’utilisons-nous pour élucider tel ou tel point, les autres nous échappent ; et cependant il faudrait, pour bien voir l’objet qui est simple, voir, là encore, d’une seule vue. Aussi le livre de l’Ecriture, s’il est en un sens moins fondamental que celui des créatures, est cependant beaucoup plus important : c’est à lui que nous nous adresserons en définitive pour être renseignés sur l'objet autant que nous pouvons et devons l’être ; c’est lui qui contient la substance intelligible du message divin qui n’était peutêtre dans la création qu’à l’état d’ébauche lointaine, illisible pour tout autre que pour Dieu. Au reste Dieu écrit le premier livre au titre de Créateur, le second au titre de Père, ce que l’Evangile exprime en d’autres mots : « Je ne vous appelle plus serviteurs parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître, mais je vous ai appelés amis, parce que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître. » (2 et 3) Cette nouvelle initiative 20 DIMENSIONS DE LA FOI divine exige que l’homme croie Dieu comme un enfant croit son Père, ou un ami son ami, et non comme un serviteur croit son maître. Retenons dès maintenant cette nuance qui doit avoir son importance puisqu’elle a fait l’objet d’une affirmation explicite du Christ (3) : nous verrons en effet qu’elle engage toute une psycho­ logie de la foi ; c’est la foi des esclaves qui n’a à sa disposition que le livre de la création ; la foi des enfants lit dans l’Ecriture les desseins du Père. C’est déjà beaucoup et il faut reconnaître que l’intelligence hu­ maine, supposé qu’elle possède cette foi simple et filiale à l’égard du Père, trouvera dans la contemplation de Dieu et de ses libres initiatives une sécurité et une satisfaction dont la profondeur l’em­ porte de loin sur ce que peuvent apporter d’autres activités. La précarité si facilement décourageante qui s’attachait, de fait, à la lecture du livre des créatures reçoit, par le livre de l'Ecriture, l’affermissement dont elle avait besoin. Ils sont donc inexcusables tous ceux qui, ayant une fois connu Dieu de cette façon, préfèrent la pensée et le discours de l’homme à la Parole de Dieu (4)· Cepen­ dant cette seconde manière de connaître est encore obscure : elle n’explique pas ce qu’elle révèle. Elle est moins médiate que la première, puisque l’intermédiaire qui s’interpose entre l’intelligence et Dieu est beaucoup plus ténu, ou, à un autre point de vue, plus immédiatement apte à s’intercaler dans le mécanisme abstractif propre à la connaissance humaine : il s’agit en effet d’un mot et non plus d’une chose, d’un mot d’ailleurs élaboré et enrichi de mille nuances, et non plus d’un ensemble complexe qu’il faudra savoir envisager dans une unique lumière. Le mot, révélé bien sûr, constitue une mise au point faite paternellement par Dieu pour nous, afin que la lecture du livre des créatures devienne sûre et aisée. Cependant le parfait maniement d’un instrument ne modi­ fie pas la nature des renseignements qu’il est capable de fournir, il permet tout au plus d’améliorer la qualité de ceux-ci. C’est bien ce qui arrive ici : la connaissance qui nous est objectivement appor­ tée par les créatures et par l'Ecriture comporte des degrés dans l’immédiation, mais elle demeure toujours de l’inexpliqué. Notons d’ailleurs en passant qu'on ne saurait voir là un titre de grave infériorité, attendu que les mathématiques exceptées, l’explication est, dans les sciences, toujours hypothétique. L’intelligence ne rencontre donc pas, dans la foi, une difficulté d’espèce nouvelle- 3. Dieu peut-il aller plus loin ? Peut-Il faire plus que de nous manifester, en utilisant notre propre manière de concevoir, c’est-àdire en partant avec nous du monde sensible auquel nous appar­ tenons. les vérités qui le concernent. En un sens non, et c’est •Λ Λ I CHEMINEMENTS VERS DIEU 21 pourquoi l’Ecriture est le message essentiel qui est la règle de tous les autres. Mais, puisque toute la question est de comprendre l'Ecriture qui explique le reste, n’y aura-t-il pas des degrés dans cette compréhension ? Nous n’entendons d’ailleurs pas par degré l’élaboration plus ou moins grande des analyses qu’on peut faire du texte sacré : l’exégèse qui. reçoit dans et par l’Eglise l’appro­ bation divine doit être considérée comme faisant partie du livre de l’Ecriture ; c’est toujours, de la part de Dieu, la même manière de s’adresser à l’homme : présenter à celui-ci un message intelli­ gible parce qu’exprimé en langage humain. C’est autre chose que nous avons en vue en parlant de différences dans l’intelligence de l’Ecriture : comprendre n’exige pas seulement une pénétration suffisante de l’objet ; il y faut encore certaines dispositions de l’intelligence. De ces dispositions Dieu reste maître : U peut, par don gratuit, les rendre meilleures, Il peut mettre dans l’esprit de l'homme sa propre lumière : lumière qui est en deçà des mots et de l’Ecriture en ce sens que c’est par elle que, pour chacun de nous, l’Ecriture prend la plénitude de son sens. Il faut un don de discernement pour apprécier les mille saveurs de la manne tombée du ciel. Il faut que Dieu accomplisse en faveur de chacun de ses enfants la promesse qu’il a faite par Ezéchiel : « Je vous donnerai un cœur nouveau et je mettrai un esprit nouveau au dedans de vous ; j’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. » (5) Entendons qu’il faut un esprit nouveau, c’est-à-dire un esprit habité par la lumière de Dieu, pour compren­ dre le message de Dieu dans l’Ecriture, mais qu’il n’y a point d’esprit nouveau si le cœur de chair ne remplace le cœur de pierre. Cette substitution peut être entendue d’une manière large, du pas­ sage de la condition de pécheur à celle d’enfant de Dieu ; mais on peut y voir également le symbole de Ces conversions successives par lesquelles Dieu, nous faisant plus proches de Lui, nous rend plus sensibles à tout ce qui le concerne, et donc plus intelligents de ce qu’il nous explique· Nous aurons à corroborer cette seconde interprétation en montrant comment la foi reçoit, par la charité et par les dons qui en découlent, une nouvelle puissance de pénétra­ tion. Mais quelle que soit la signification qu’on retienne pour ce texte, Dieu est maître d’effectuer quand il lui plaît la substitution qui y est suggérée : et la conclusion est la même : Dieu ne se contente pas pour nous instruire des deux livres déjà mentionnés, celui des créatures et celui de l’Ecriture ; Il en écrit, dans chacun de nos cœurs, un troisième. Ce dernier n’ajoute objectivement rien de nouveau aux précédents, et même il n’est authentique que s’il est conforme à l’Ecriture, mais il est imprimé en nous au lieu d’être seulement disposé devant nous ; il est fait de caractères empruntés à notre vie personnelle et non plus fondus dans une KH: S > 22 DIMENSIONS DE LA FOI universalité anonyme. Disons mieux : c’est toujours le même dis­ cours, mais le Verbe éternel, en le parlant au dedans de nous, lui communique une durée vivante que les mailles d’une version écrite ne retiennent qu’avec parcimonie, et une puissance persuasive qui en décuple l’intelligibilité. Comprendre n’est pas seulement savoir : savoir c’est disposer des vérités qu’on a en quelque sorte devant soi et auxquelles on demeure juxtaposé ; comprendre, c’est recevoir en soi la vérité et faire un avec elle. Or ce dont il s’agit pour le croyant c’est bien de compren­ dre, sinon Dieu, du moins son message ; il y parviendra donc au mieux en se reportant à l’expression la plus intime de l’enseigne­ ment divin, c’est-à-dire au livre de son propre cœur. Cela est fort sensible pour les Apôtres qui ont été enseignés au dedans par le Saint Esprit de tout ce qu’ils savaient déjà pour l’avoir entendu de la bouche de Jésus (6). Cela est également d’expérience courante : il est des personnes qui savent beaucoup de choses et n’en compren­ nent aucune, d’autres comprennent tout sans rien savoir. Les pre­ mières décrivent, argumentent, enchaînent, expliquent, mais elles ne semblent affleurer ni en désir ni en fait à l’intelligibilité vérita­ ble. Nous leur ressemblerions si, attachés à déchiffrer l’Ecriture, nous n'avions pas, outre toutes les explications désirables, un cer­ tain sens qui, étant participation de l’Esprit de Dieu, fait compren­ dre par le dedans, tout comme l’Esprit de Dieu est au dedans des formules qu’il inspire. Il y a, quant à cette participation gratuite, des degrés qui se traduisent par le sentiment d’être toujours plus proche d’une certaine lumière simple : celle qui éclaire tout homme venant en ce monde (7), en même temps qu’elle instruit tous les hommes par un verbe écrit. Il faudrait être dans la source pour que tout s'expliquât, mais à mesure qu’on en approche, la chaleur qui fond le cœur de pierre en cœur de chair coïncide avec la lumière que perçoit l’esprit nouveau, en sorte que l’explication revêt tout à la fois une plénitude et une harmonie appelées à se parachever mutuellement et indéfiniment. Observer le ciel à partir de la terre, les perfections invisibles de Dieu à partir des multiples biens ré­ pandus dans la création, c’est une première étape. Décrire minutieu­ sement, coordonner, mesurer, juger, en utilisant la condescendante mise au point que Dieu fait pour nous d’un instrument délicat, c’en est une seconde. Mais là ne s’arrêtent ni le désir de l’homme, fait pour connaître, ni le désir de Dieu dont la vérité est souverainement communicable. Plutôt que décrire avec rigueur les mouvements des astres, mieux vaudrait rendre raison de leur ensemble dans une seule loi ; plutôt que souder laborieusement l’une à l’autre les vérités contenues dans l’Ecriture, mieux vaudrait les comprendre d’une seule vue dans leur Principe. L’homme n’y arrive jamais, mais il ■■K ' ■ TRIPLE .MANIFESTATION DE LA FOI ne cesse d’y tendre par un instinct inhérent à l’intelligence. Et Dieu vient au devant de ce désir ; c’est-à-dire qu’il prévient par sa grâce un instinct de nature qui, sans ce secours spécial, se dégrade­ rait en un orgueil chimérique en s’efforçant de franchir le seuil du mystère de Dieu- C’est la troisième étape : après avoir mis au point les choses par les mots et expliqué les mots par les choses, Dieu s’explique lui-même coeur à cœur avec chacun de ses enfants. Il suggère sa propre sagesse, comme seul principe véritable de son univers divin, comme étant aussi la perle précieuse en laquelle convergent toutes les lumières répandues dans l’Ecriture (8) et que la foi ne craindra pas de payer trop cher en laissant de côté les vérités d’ordre inférieur (9). 2. IL EST NÉCESSAIRE d’üTILISER CES TROIS CHEMINEMENTS SIMULTANÉMENT i. La foi étant une réalité surnaturelle, c’est à l’une des sources que nous venons d’évoquer qu’il conviendra de puiser pour être renseigné à son sujet. A vrai dire ces trois cheminements apparem­ ment distincts n’en font qu’un. C’est l’Ecriture avec ses commen­ taires autorisés qui apporte l’essentiel ; ni la préparation rationnelle qui l’introduit ni la réflexion consciente qui lui donne sa chaude valeur de vie ne peuvent la suppléer. De là résulte une difficulté qu’il ne faut pas craindre d’énoncer clairement : si la révélation est requise pour connaître la vraie nature de la foi, la foi ne l’est pas moins pour adhérer à la révélation. On doit simplement en conclure qu’il est nécessaire d’avoir la foi pour en connaître authentiquement la nature, mais cet apparent cercle vicieux est assez habituel quand il s’agit de réalités vivantes. Il est d’ailleurs possible de compren­ dre d’une manière abstraite les définitions de la foi sans avoir la grâce de croire, mais il y a, de cette amorce de connaissance à une connaissance adéquate, une solution de continuité que le croyant est seul capable de comprendre. C’est donc à lui que, formellement, nous nous adressons, et nous lui proposons de mettre tout en œu­ vre pour situer intelligiblement tout ce qui peut être connu de son comportement fondamental : nous essaierons de lire ce que Dieu a écrit de la foi dans chacun des trois livres par lesquels II nous instruit habituellement. La foi véritable c’est la foi telle que Dieu l’a inventée : nous n’avons quelque chance de la retrouver telle qu’en recueillant avec diligence tout ce qui peut nous la manifester; • χ- ■ . · *»,*·**{ :ι 24 DIMENSIONS DE LA FOI à négliger l'un des cheminements possibles notre description ris­ querait d’en mutiler la nature. La Sagesse est ordre et harmonie ; nous en retrouverons le secret en associant dans une juste propor­ tion les éléments qu’elle nous propose ; la foi surnaturelle n’est pas sans rapport avec la foi ou croyance dont les philosophes font l’ana­ lyse rationnelle ; elle est l’objet d’une révélation explicite contenue dans l'Ecriture ou dans le dépôt commis à la garde de l’Eglise ; elle est enfin pour tout croyant le principe d’expériences propres à préciser la nature des dispositions qui les commandent. Il serait possible, à propos de chaque aspect de la foi, d’effectuer successive­ ment ces trois cheminements et il serait réconfortant d’observer leur convergence, comme un beau témoignage rendu à la sagesse de l’homme lorsqu’elle se fait toute docile et attentive à celle de Dieu. Nous ne le ferons pas dans le détail d’une manière systémati­ que, mais la seconde voie constituant en quelque sorte l’axe de notre enquête nous emprunterons aux deux autres d’utiles inférences ou d’éclairantes comparaisons. Nous emploierons cependant une mé­ thode un peu différente pour les trois premiers chapitres consacrés à une vue d’ensemble sur le cheminement de la foi. Nous nous effor­ cerons de discerner à quoi répond cette vertu dans l’intention divine, de la voir naître de la question qu’elle devait résoudre, de la com­ prendre en un mot par sa cause finale, avant que d’en démonter une à une les pièces délicates. La dualité des deux types d’explica­ tion finaliste et mécaniste se retrouve substantiellement dans toutes les démarches de l’esprit humain ; mais là où une finalité existe ou peut exister c’est sagesse que de s’efforcer en premier lieu de la discerner, puisqu’elle seule peut rendre adéquatement raison de l’ordonancement total. C’est ce que nous tenterons de faire dans les trois premiers chapitres : nous verrons ainsi apparaître une structure simple et fondamentale dans laquelle viendront s’inscrire et s’orienter tout naturellement les analyses ultérieures. On entre­ voit donc combien il importe que la vue d’ensemble — et si on nous permet ce terme, vue de sagesse — que nous prenons de la foi en conserve toutes les richesses sans nuire en rien à son unité ; il faut en conséquence que les procédés d’investigation soient cohérents et organiquement liés : quelques brèves remarques sur ce point. 2. La foi des philosophes, la foi des théologiens, la foi des mys­ tiques — nous voulons dire la foi telle que le philosophe, le théolo­ gien, le mystique la décrivent ou la définissent respectivement — présentent chacune leurs valeurs propres et leurs carences, leurs traits de lumières qui sont comme le reflet de l’effigie totale et leurs parties d’ombre qui l’en distinguent. La première est accessible à tous, du moins en principe, mais elle risque de dénaturer les traits de la seconde pour qui ignore celle-ci, et cette méprise n’est point TRIPLE MANIFESTATION DE LA FOI 25 sans exemple. Le mystique reconnaîtra difficilement ce qu'il vit dans les énoncés du théologien qui ne manquera pas d’accuser d'imprécision un vocabulaire plus soucieux de suggérer des impres­ sions que de définir leur contenu intelligible. Ce n’est donc pas seulement un désir a priori de ne rien négliger qui conduit à puiser à toutes les sources : leur complémentarité rejette en effet comme erroné tout exclusivisme en faveur de l’une quelconque d’entre elles, et avant de nous adresser surtout à la seconde nous voudrions har­ moniser leurs contributions respectives. Si d’ailleurs nous tournons nos regards vers le Maître de Vérité, nous constatons que sa doctri­ ne comme sa personne s’adressent aux sens et parlent à l’esprit avant de conquérir le cœur. Il annonce le Royaume en paraboles, c’est-à-dire dans un langage qui suggère au travers de réalités familières et concrètes un Invisible non moins concret ; il procla­ me la doctrine de salut dont il est le centre : et, pour ses apôtres qui auront à garder le dépôt, il explicite les paraboles ; il attache enfin aux lois du Royaume qu’il vient fonder la plus étrange des sanc­ tions, à savoir la béatitude ; sanction qui n’est pas ajoutée après coup et comme du dehors, mais qui ne fait qu’achever dans le cœur des fidèles ce que leur bonne volonté y a commencé : et c’est dans cette béatitude, si dépaysée sur terre, qu’un sûr instinct lit au mieux la trace de Dieu. D’autre part, Jésus invite ses disciples à voir en lui le Père (10) : il est difficile de trouver une présentation plus claire, plus hardie et plus autorisée de ce que nous appelions le livre des créatures, puisque c’est précisément en ce qui assimile le Christ aux créatures que nous sommes invités, que nous sommes conviés à découvrir Dieu. Le Christ est vérité (n) ; il est tellement identifié à l’œuvre qu’il vient accomplir au nom de son Père qu’il peut déclarer que sa doctrine n’est pas de lui (12) ; c’est-à-dire qu’elle doit être accueillie, non comme un enseignement détaché de Dieu, tenant pour l'esprit de l’homme la place que Dieu, réfugié en sa transcendance, laisserait vide ; mais comme la Vérité divine elle-même, procédante, vivante et offerte à l’homme afin d’établir entre lui et celui que Jésus nomme « mon Père et votre Père » (13) la plus étroite des communions : le signe en est que l’esprit et le cœur y ont part égale et qu’il faut, pour lire cette communion en partie double, redescendre du sommet où la connaissance et l’amour se compénètrent dans la présence et la paternité divines. 3. Ces très brèves indications suffisent à montrer que le message par excellence, celui que Dieu nous a adressé non par ses prophètes mais par son Fils (14), ne laisse pas que de présenter la richesse et l’harmonie des points de vue que nous avions découverts plus voi­ lés dans l’effort de l’homme cherchant à s’instruire de Dieu. - 26 DIMENSIONS DE LA FOI Un bien divin doit donc se cacher discrètement dans cette écono­ mie et c’est celui là même que nous retrouverons dans le plus mo­ deste des actes de foi. L’homme, parce qu’il est raisonnable, ne peut ni ne doit croire sans être conscient des raisons qu’il a de le faire ; il ne peut accueillir le message divin qu’au prix d’une soumission de l’esprit, mais il doit surtout s’attacher à la reconnaissance spon­ tanée de la véracité divine qui est d’ailleurs la raison de cette sou­ mission ; l’homme doit enfin croire que Dieu lui offre par amour et parce qu’il est Amour le meilleur des moyens de s’unir à son Créateur et Père. L’acte de foi comporte en droit tout cela ; et si la psychologie concrète insiste tantôt sur un aspect et tantôt sur un autre, Dieu n’en voit pas moins clairement ce qui, pour le croyant, peut n’être qu’implicite. Il mesure dans toutes ses dimensions la foi inscrite au cœur de sa créature et en mesure toute l’excellence. C’est une gerbe bien liée offerte à Dieu en hommage par sa créa­ ture. La raison, l’intelligence, l’esprit ou le cœur apportent leurs contributions respectives, et on mutilerait la foi en omettant l’une ou l’autre. La foi dans sa rationalité, c’est-à-dire dans sa connexion intime avec la nature rationnelle de l’homme, la foi dans son in­ telligibilité c’est-à-dire dans la relation vivante qu’elle établit entre l’esprit humain et la Vérité qui le transcende et le nourrit ; la foi dans sa finalité, c’est-à-dire telle que Dieu l’a inventée en sa Sagesse et telle qu’il en suggère le sens à ses enfants d’adoption, tel nous apparaît le bien sur lequel Dieu arrête sa complaisance, lorsque nous tournons humblement les pages des trois livres, commis à notre attention, et qui sont destinés à nous instruire de la foi. A chacun de ces trois livres, nous consacrerons un chapitre : nous attachant dans cette première partie à dégager les structures essentielles. Nous nous placerons ensuite à un point de vue analy­ tique afin de mieux prendre conscience du message divin : telle est d’ailleurs la grande intention de la théologie. C’est l’économie du sujet spirituel humain, sujet capable de croire, qui commandera, naturellement, cette seconde partie de notre enquête. Par « écono­ mie » nous entendons l’ensemble des fonctions, hiérarchisées quant à leur valeur, concomitantes quant à leur exercice, par lesquelles l’homme est en affinité aussi bien avec la matière qu’avec l’esprit : en sorte que toute sa vie, même la plus haute, est une constante oscillation du complexe vers le simple et du simple vers le complexe. Cette « économie » est ternaire, comme nous le montrerons au cha­ pitre VI, du moins si on ne considère que la partie spirituelle de l’homme. Nous distinguerons donc trois grandes zones : rationnelle, noétique, pneumatique ; il va d’ailleurs sans dire que l'homme demeure essentiellement capable de connaître et d’aimer, quoi qu’il en soit du mode de son activité spirituelle : il conviendrait donc de ■>4 5· TRIPLE MANIFESTATION DE LA FOI distinguer les deux incidences intellectuelle et volontaire relative­ ment à chaque zone. Nous ne le ferons cependant que pour l’ordre noétique : c’est celui là en effet qui est le port d’attache de l’esprit humain ; il est donc pratiquement le plus important, et il réalise, entre l’intellectuel et le volontaire, une harmonie qui se retrouve inchangée dans l’ordre rationnel et dans l’ordre pneumatique. Les chapitres IV et V envisageront donc respectivement le rôle de l’intefligence et de la volonté dans la foi et dans sa préparation : nous remonterons généralement de l’acte de foi à la foi elle-même, mais nous avons craint d’alourdir l’exposé en tenant compte systémati­ quement de cette distinction. Au chapitre VI, nous considérerons les aspects pneumatiques de la foi ; et, au chapitre VII, les aspects rationnels ; nous n’aurons pas alors à revenir formellement sur la conjonction de l’intellectuel et du volontaire, traitée au chapitre V. Nous serons amenés, en suivant cet ordre ternaire, à traiter du même sujet à plusieurs reprises : cela constitue, du point de vue didactique, un inconvénient évident ; le lecteur éprouvera peut être l’impression de redites ou d’incohérences... à moins qu’il n’ait l’obligeance de se souvenir que la répétition est une des bases de la pédagogie. Nous avons crû cependant qu’il valait mieux sauvegar­ der l’unité du « climat » que celle de l’objet matériel. Bornons nous à un seul exemple. La joie de la foi, ce peut être la joie réflexe du labeur rationnel analysant le donné révélé, mais ce peut être aussi la perception simple de la vérité divine en sa communicabilité fon­ cière ; la liberté de la foi consiste dans l’acceptation d’un don per­ manent que l’on peut toujours refuser, elle ne consiste pas moins en l’épanouissement infini dont elle donne en Dieu la possibilité ; or on aperçoit sans peine que ce second aspect de la liberté dérive im­ médiatement de la vérité : la liberté vous libérera, (15) vous donnera la plénitude de la vie ; on voit également que c’est un même retour sur soi, d’ailleurs légitime, qui rend possibles et la joie du labeur rationnel et le choix du libre arbitre ; on pressent enfin que ce re­ tour sur soi subit, dans la vue de la vérité et dans l’expérience de la vie, une transposition si profonde qu’il devient une autre chose à laquelle il vaudra mieux donner un autre nom. Dans ces condi­ tions, il vaut mieux grouper ensemble la joie « pneumatique » et la liberté « pneumatique » d’une part, la joie « rationnelle » et la li­ berté « rationnelle » d’autre part : c’est ce que nous ferons. Cette manière de procéder présente un autre avantage ; chacun est libre de choisir, sur le chemin de la foi, un cheminement conforme à sa grâce et à son tempérament : la voie est la même pour tous, mais chacun garde son pas... ceux de nos lecteurs qui ne seraient pas à l’aise en lisant le chapitre VI le seront probablement davantage en lisant le chapitre VII, et inversement ; chacun a le droit de rester soi même, pourvu qu’il n’exclue personne. La parfaite vérité con- Μ· Λ ; I 28 DIMENSIONS DE LA FOI sisterait, bien sûr, conformément à l’amplitude de la foi qui est celle de l’homme lui-même, à tenir d’une seule vue le rationnel, le noétique et le pneumatique ; cela n’est pas facile, ni à faire ni à dire : nous le tenterons, cependant, au dernier chapitre (16). Notre intention n’est pas, redisons-Ie, d’écrire un traité complet de la foi. Nous avons conscience, en dépit du titre et de la longueur de cet ouvrage, d’avoir laissé de côté des «dimensions de la foi » dont l'exploration est très fructueuse. Notre abstention n’est ni oubli ni mépris. Nous avons cherché à lier organiquement les difficultés que pose la foi au point de vue épistémologique. Nous ne pensons d’ailleurs pas que ces difficultés soient de celles aux­ quelles on peut apporter une réponse définitive ; aussi nous conten­ tons-nous modestement de faire part de notre réflexion à ceux qui croient encore à l’humanisme vrai, à la pensée, à la sagesse (17) : à ceux qui, par leur diligent attachement à la parole de vérité, conservent la foi sur terre jusqu’à l’avènement du Fils de l’Homme (18). CHAPITRE I LA FOI AU LIVRE DES CREATURES I. - EXISTENCE ET PROPRIÉTÉS DE LA FOI. 3. JUSTIFICATION DE LA FOI i. Envisageons tout d’abord la foi telle que la présente toute vie humaine. Pas n’est besoin d’une observation bien minutieuse pour découvrir le rôle considérable qu’elle joue pratiquement dans les démarches quotidiennes de l’homme moyen qui vit en chacun de nous : ceci est trop banal pour qu’il soit utile d’y insister. La foi désigne dans tous ces cas familiers si nombreux, la disposition par laquelle nous accordons notre assentiment à des assertions qui ne portent pas en elles une évidence intrinsèque, et qui nous sont présentées sous les auspices d’un témoignage plus ou moins vrai­ semblable. Nous croyons le plus souvent parce qu’il nous serait impossible de vérifier par nous-mêmes les renseignements dont nous avons besoin, à tout le moins parce qu’il est beaucoup plus commode de faire ainsi : l’inconvénient du risque d’erreur se trou­ vant, en matière de peu d’importance, largement compensé par la possibilité d’une activité plus fructueuse. C’est donc la commo­ dité, l’économie de forces dont chacun connaît vite les limites, qui apportent à la foi une justification si spontanée que nul ne songe habituellement à en faire la critique. Cependant la foi pénètre l’homme bien au delà de cette couche superficielle de réflexes et d’habitudes par lesquels il s’ajuste continuellement à son milieu. On le voit bien par les déformations dont elle est susceptible : elle peut devenir exaltation, illuminisme, fanatisme intransigeant, aveuglement passionné, chauvinisme ; elle peut, suivant le tempé­ rament psychique de l’individu, se résoudre en un attachement inconditionné à une idée ou bien à une personne, voire à un groupe humain ; elle peut se dégrader en superstition si elle s’extériorise à l’excès ou bien se gonfler d’orgueil si elle se replie sur elle-même ; et il est clair que dans tous ces cas la foi commande un engagement a i ; Γ· JO LA FOI AU LIVRE DES CRÉATURES de la vie d’autant plus profond et d’autant plus grave qu'elle est elle-même plus véhémente. On retrouve d’autre part dans la pa­ thologie de la foi les déviations cachées dont les vies déséquilibrées offrent le spectacle : une foi saine, c’est une vie saine assurée, une foi désaxée, c’est une vie non seulement déréglée, mais dans laquelle toute régulation devient impossible. Il n’y a pas plus de recours contre Robespierre que contre Calvin, l’un et l’autre persé­ cuteur : révolutionnaire ou religieuse, une foi qui, exclusivement, dogmatise à partir d'idées abstraites aboutit à des monstruosités· Pareillement erronée celle qui s’attachera à mettre hors contrôle les poussées d’une affectivité envahissante et aveugle : celle de Luther par exemple se rattacherait à ce type. On retrouve ici et là, au principe de l’engagement initial, une carence homogène à celle dont souffre toute la vie. Or ce même phénomène que nous observons grossi et déformé dans certains cas extrêmes n’est-il pas observable dans toute vie humaine ? N’y a-t-il pas, pour chacun de nous, au delà de cette foi pratique faite de la moyenne de nos consentements à la banalité de la vie, un engagement fondamental, que la médiocrité condamne souvent à demeurer implicite mais qui est là toujours présent comme la mesure et le ressort secret de tous nos actes ? C’est cet engage­ ment qui mérite vraiment le nom de foi : d’une part en effet il constitue bien un assentiment qui n’est pas réductible à la seule évidence intellectuelle, et d’autre part il conditionne immédiate­ ment l’exercice spontané de la foi que nous mettons en œuvre dans la vie quotidienne : nous accordons plus facilement créance aux témoins qui corroborent nos convictions profondes, qu’à ceux qui les infirment ; nous déformons les faits eux-mêmes, souvent à notre insu, afin de les subjuguer à notre idéal, ou à tout le moins afin d’éviter qu’ils n’amortissent la force vive que nous avons besoin de lui conserver : ne savoir ce qui nuit que si on peut l’empêcher, autrement c’est en l’ignorant qu’on arrive au moindre mal. Ce comportement instinctif montre bien que c’est une même foi qui s’étend à toute notre vie. Ses dernières ramifications semblent n’avoir que bien peu de traits communs avec ses racines profondes et souvent mystérieuses. C’est cependant une même sève qui cir­ cule ici et là et assure cette identité originale que nous appelons l’unité de la vie. 2. Il n’y a donc qu’une seule foi, il n'y a pareillement qu’une seule justification de la foi ; mais l’un comme l’autre doit s’en­ tendre proportionnellement. La commodité de la vie est la justifi­ cation foncière et suffisante de l’humble foi quotidienne : ce qui est seulement commodité relativement aux choses de médiocre impor- ♦ ’ EXISTENCE DE LA FOI HUMAINE tance devient urgente nécessité s’il concerne l’essentiel. Point de vie humaine pratiquement possible sans une confiance élémentaire de l’homme vis-à-vis de son semblable ; il faut ajouter, absolument parlant : point de vie humaine sans foi. Ici encore les cas patholo­ giques sont un précieux secours. Les carences initiales de la foi entraînent, disions-nous, des carences homologues dans tout le comportement humain ; allons jusqu’au bout : l’absence de toi, c’est l’impossibilité de vivre. On le voit bien quand l’épreuve ôte à un homme les raisons concrètes et efficaces auxquelles il appuyait sa vie. Son premier soin est d’en trouver d’autres, d’autres que l’épreuve présente n’atteint pas. Le jeu peut recommencer, et c’est une lutte entre la foi qui s’efforce d’assigner à la vie des motifs de plus en plus transcendants et les forces contraires qui les sapent ou les absorbent un à un. Si la foi capitule, c’est-à-dire si, lasse de ne pas triompher, elle refuse le combat lorsque celui-ci lui est proposé, c’est le désespoir ou le retour à l’animalité, dans les deux cas la mort. Le monde contemporain offre malheureusement assez d’exemples de l’une et l’autre sorte pour que ces choses soient vérité d’expérience. A l’inverse nous voyons toutes les vies pleines sou­ tenues par une foi puissante, invincible, c’est-à-dire toujours prête au combat. Conquérants, savants, philosophes, saints, tous ceux qui en quelque ordre que ce soit tranchent sur le reste des hommes, se rencontrent en ceci qu’ils croient, et placent l’objet de leur foi au delà de toutes les forces contraires. Si on demande « à quoi sert la foi ? », il faut donc tout simple­ ment répondre qu’elle sert à vivre. Elle sert à vivre en donnant une raison, de vivre, voilà le fait ; quel en est le mécanisme ? Avoir une raison de vivre c’est, pour l’homme en son état terrestre, avoir en avant de soi une idée à réaliser, un idéal auquel se conformer. L’action en quoi consiste la vie — nous n’excluons pas, bien au contraire, l’action immanente — s’inscrira entre l’état actuellement atteint et l’idéal qui demeure à atteindre. Si cet écart venait à s’annuler, il n’y aurait plus ni action ni vie. Si le chercheur esti­ mait que l’idéal de connaissance qui est sien trouve sa réalisation adéquate dans les résultats présentement obtenus, il suspendrait sa recherche. Si par impossible le chrétien estimait que sa conduite est parfaitement conforme à l’idéal de sainteté qui est sien, il n’aurait aucune raison de s’efforcer encore, et ainsi de tous les au­ tres cas- « Oubliant ce qui est derrière moi et me portant de tout moi-même vers ce qui est en avant » déclarait S. Paul (i). La vie telle que nous la participons est un perpétuel dépassement : elle ne rétrograde pas plus que le temps. Le rôle de la foi paraît alors assez clair : c’est elle qui maintient l’écart entre l’idéal et l’état déjà atteint. Tantôt elle semble rebondir au contact du dernier λ ! 32 LA FOI AU LIVRE DES CRÉATURES 1 progrès accompli, tantôt scruter plus profondément l’idée à laquelle elle est suspendue, mais le résultat est le même. La première ma­ nière conviendra généralement s’il s’agit d’un idéal découvert par l’homme, la seconde, si c’est Dieu qui l’a révélé. Car l’homme ne se connaît pas assez lui-même pour s’assigner un but qui sollicite indéfiniment son effort sans le décourager : ou bien il choisit, trop haut, un but qui défie ses propres capacités ; ou bien son choix est à la mesure de son pouvoir immédiat, mais il doit alors recom­ mencer à choisir quand il a atteint ce qui n'était qu’une étape. C’est précisément un choix judicieux et généralement spontané de l’idéal qui distingue le génie ; mais l’épreuve du temps finit tou­ jours par combler l’écart primitivement découvert ; et la foi meurt parce qu’elle devient incapable de remplir son rôle, ou plutôt elle change d’objet pour pouvoir garder sa fonction parce qu’elle de­ meure toujours substantiellement la même au cœur de l’homme. La foi divine ne connaît pas ces vicissitudes puisque l’immutabilité est pour elle le reflet de celle de son objet, mais n’anticipons pas. Retenons que, de quelque manière qu’elle y réussisse, la foi main­ tient entre le fait et l’idée l’écart qui est la condition nécessaire de la vie. Elle constitue une objectivation idéale du dépassement inhé­ rent à la vie, et c’est par ce biais qu’elle est une raison de vivre Ajoutons dès maintenant que la foi ainsi entendue est spécifi­ quement humaine. La vie du pur esprit étant de soi parfaitement immanente n’appelle, à moins qu’elle ne change de nature, ni progrès ni raison capable d’expliquer, c’est-à-dire de soutenir in­ telligiblement, un tel progrès. Quant aux formes de vie inférieures à la vie humaine, elles comportent bien nécessairement un dépasse­ ment ; mais l’instinct qui en caractérise les formes les plus hautes n’affleure ni à la réflexion, ni par conséquent à la conscience indi­ viduelle d’une finalité. Celle-ci peut bien être présente, mais elle n’est explicite que dans une idée dont la découverte est le privilège de l’intelligence. Le dépassement de la vie comporte une explica­ tion de type mécaniste et c’est l’instinct, l’autre de type finaliste et c’est l’idée. La foi peut être caractérisée comme la conscience individuelle qu’a le vivant du rôle de l’idée dans sa propre vie. 3. Marquons un second caractère de la foi (2), avant d’aborder la question de sa structure. La foi donne une raison de vivre, c’est-à-dire qu’elle exprime en termes conformes à la rationalité humaine l’expansion propre à la vie : mais la vie n’a pas de raison suffisante qui soit purement abstraite. Une raison de vivre doit être efficace : elle n’est pas seulement objet de contemplation in­ tellectuelle, elle doit être constamment liée aux dispositifs actifs du sujet qui la porte en lui, elle doit, incessamment, stimuler ceuxci en mesurant le résultat de leur effort. La foi doit donner et donne J PROPRIÉTÉS DE LA FOI HUMAINE 33 des forces en même temps que des raisons· C’est là encore un fait d’expérience sur lequel il est inutile de s’étendre : on doute légiti­ mement de la sincérité de la foi qui n agit pas, c’est-à-dire qui ne développe pas autour d elle et à partir d’elle le complexe tonifiant dont 1 action est la preuve ; en retour les grands réalisateurs sont non seulement inspirés, mais soutenus par une foi profonde : la qualité et la fécondité de leur vie donnent la mesure de l’engagement caché qui en fut le principe et qui en demeure continuellement le ressort actif : c est la une seconde forme, plus concrète, de la victoire de la foi sur le temps. Posons-nous à nouveau la question du comment. La foi doit maintenir l’écart entre l’idée et le fait. Les deux fonctions de la foi correspondent aux deux manières dont cet écart peut être annulé : la première, pour ainsi dire théorique en ce sens qu’elle se vérifie assez rarement, est celle que nous envisagions il y a un instant : le fait rejoint l’idéal, au moins au degré d’approximation dont l’esti­ mation humaine est capable, et l’idéal ne peut plus remplir sa fonction. Mais il est une seconde manière, beaucoup plus fréquente, et même habituelle : l’idéal vient s’identifier avec le fait et en quelque sorte s’aplatir sur lui. On se fâche toujours de s’être trompé, mais on se fâche davantage de cette erreur totale, ontologique, qui consiste à n’être pas d’accord avec soi-même, à n’être pas d’accord par ses actes avec la mesure qu’on en avait fixée. On préfère ra­ baisser l’idéal que de s'avouer en défaut : cela est tellement plus facile, et par là si conforme à la pente naturelle de la créature maté­ rielle- Il est vrai qu’il y a très souvent dans la vue première de l’idéal une part d’illusion : des mises au point seront nécessaires. Cependant il faut bien prendre garde : en général l’illusion n’en­ tache pas l’idéal lui-même, elle consiste dans un ajustement mala­ droit et inadéquat des valeurs essentielles qui le constituent et des dispositifs concrets destinés à les exprimer. La mise au point, d’ailleurs incessante, doit porter sur ces derniers sans atteindre l’idéal. Il est certain que la discrimination est souvent délicate, mais il est non moins certain, non moins fréquent, que dans nombre de cas où elle serait parfaitement claire, nous préférons souder brutalement l’idéal au fait pour être délivrés d’une condamnation immanente. La qualification morale de ce processus ne nous con­ cerne pas ici : il nous suffit de l’avoir évoqué pour faire comprendre la seconde modalité du rôle de la foi. La foi maintient l’idéal dans son intégrité première ; elle prévient cette flexion subtile, indéfiniment lente, irréparable autant qu’im­ perceptible, qui ravale graduellement l’action humaine au rang d’un déterminisme matériel perfectionné, et qui donne valeur de 3 ! £ ar? 34 LA FOI AU LIVRE DES CRÉATURES I loi à une médiocrité uniforme. La foi fait' le contraire de tout cela ; elle est en elle-même le contraire de tout cela ; elle continue im­ perturbablement d'appeler toute dégradation par son vrai nom et ainsi elle maintient l’écart entre l’idéal et la réalisation qu’il a commandée, nécessairement inadéquate étant donné notre nature. C’est d’ailleurs cette inflexible comparaison qui rend l’idéal effi­ cace : c’est par elle qu’il compénètre habituellement, radicalement, le sujet dont il stimule et polarise les forces vives. Ainsi la foi donne une raison de vivre, et elle conserve le potentiel de forces dont la vie a besoin : elle maintient l’écart entre le fait et l’idée, soit en rehaussant l’idée au fur et à mesure de sa réalisation, soit en maintenant l’idéal dans toute sa teneur en regard des déficiences inhérentes à l’action humaine. Objectivation idéale de la vie hu­ maine, affirmation du statut intelligible et permanent de cette même vie : telle se présente la foi à l’expérience la plus commune : indivisiblement théorétique et pratique, abstraite et concrète, elle n’est pas moins capable d’harmoniser en une vivante unité ses deux fonctions essentielles que de conserver dans l’exercice de cha­ cune d’entre elles, toute l’ampleur de la réalité. 4. LIBERTÉ DE LA FOI i. Signalons une conséquence qu’il est aussi aisé de constater expérimentalement que d’inférer de ce qui précède : la foi rend libre. Nous reviendrons avec quelque détail sur ce point à propos de la foi divine, nous nous contenterons ici de brèves indications. Nous pouvons poser d’une manière générale que la liberté consiste, positivement en une possibilité d’auto-détermination, négativement dans l’indépendance de toute contrainte. C’est ce dont il est aisé de se rendre compte en comparant les différents degrés d’autonomie qui accompagnent les manifestations hiérarchisées de la vie. La liberté est solidaire de l’intelligence : la raison en est que l’intelli­ gence est d’une part apte à réfléchir sur elle-même et d’autre part capable de dominer les conditions matérielles. Nous comprenons bien dans ces conditions que l’idée, parce qu’elle commande du dedans, garantisse la liberté ; et que la foi, qui fait de l’idée la règle efficace de l’action, enveloppe cette dernière de l’autonomie qui appartient en propre à la première. Mais n’est-ce pas aller un peu vite en besogne que d’assimiler l’un à l’autre, au moins du point de vue de la régulation de l’agir, les deux modes d’appréhension de l’idée : l’un par la voie connaturelle de l’évidence, l’autre par l’adhésion de foi ? Cette assimilation ne va-t-elle pas entraîner en premier lieu que toute action humaine *· · -1 PROPRIÉTÉS DE LA FOI HUMAINE est libre, puisque la foi et l’évidence divisent adéquatement l’en­ semble des comportements intellectuels humains ; d’autre part la liberté de la foi va-t-elle être déclarée de même valeur que celle qui s’attache à la mise en œuvre plénière de toutes les facultés humaines et notamment de l’intelligence ? 11 est aisé · n’est jamais normative dans l’induction : elle est suggérée et devient inspiratrice avant d’être conclusion ferme, mais la régulation absolue est du côté des faits, ce qui n’arrive pas dans le cas de la foi. L’esprit qui induit retou­ che l’idée jusqu’à ce qu’elle cadre avec les faits, l’esprit qui croit travaille à reconstruire les faits pour les plier à l’idée : tel est le schéma essentiel : on observe bien, dans l’un et l’autre cas, une sorte de contre courant : l'idée modifie, en induction, l’interpréta­ tion des faits et la foi doit réajuster l’idéal après expérience de la vie ; mais ces démarches secondaires ne peuvent jamais devenir dominantes et il est juste de dire que, du point de vue de leur exer­ cice, la foi et l'induction se réfèrent spontanément l’une au fait. ' ■ ■■ 5’6 ~ STRUCTURE DE LA FOI 45 l’autre à l’idée. Cependant on ne saurait prétendre que les deux situations soient comparables· La foi fait être dans l’idée, elle éta­ blit dans l’idée l'esprit du croyant par une assimilation qui ne cesse de s’approfondir. L'on ne saurait dire que, symétriquement, l’in­ duction se fixe semblablement dans le fait. Elle prend bien le fait pour sa règle sans appel, mais elle ne vise pas moins à l’expli­ quer qu'à le constater : la constatation n’est même que le fonde­ ment de l’édifice intelligible qui seul la justifie et l’oriente ; c’est dire que l’induction, elle aussi, se reposera dans l’idée abstraite non pas en tant que celle-ci serait normative a priori, mais en tant qu’elle est conclue et acquiert par là valeur explicative et régulatri­ ce. La distinction proposée demande donc à être élaborée. Remarquons que, lorsque la foi et l’induction jouent simultané­ ment, elles se situent à des plans différents. La foi est nécessaire pour soutenir la recherche qui mettra en œuvre l’induction. Le savant croit en fait, le plus souvent sans se préoccuper de justifier sa foi, qu’il est possible d’arriver par l’induction à une certitude d’ailleurs variable touchant les phénomènes proposés à son enquête ; d’autre part, il n’a pas à résoudre par la foi la question de la va­ leur de cette induction, qu’il va faire, puisque le jugement qu’il convient de porter sur celle-ci envisagée dans sa particularité relève de l’expérience et d’elle seule. On doit donc conclure que c’est une foi qui commande en général l’exercice de· la méthode inductive et que cependant cette même foi ne saurait justifier à elle seule chaque induction particulière· On alléguera contre le premier point que l’induction est légitimée parce qu’elle a toujours réussi et ne re­ quiert donc pas l’intervention irrationnelle de la foi : mais il n’y a là qu’un pragmatisme qui élude la question, ou l’aveu d’une péti­ tion de principe selon que l’on refusera de chercher ou que l’on ne pourra trouver la raison pour laquelle nous appelons réussite ce qui précisément arrive. Si on ne peut assigner un critère antécédent de la réussite il vaut mieux appeler foi ce qui est foi que de l’intro­ duire sous un nom déguisé. Il semble donc que du point de vue qui les rapproche positivement, à savoir la mise en valeur de l’idée, la foi et l’induction se distinguent cependant par le degré. La foi commence où l’induction s’arrête. Ce que l’induction ne justifie pas, y compris par conséquent l’induction elle-même, relève de la foi. Il y a bien des types de justification qui, en s’emboîtant en quelque sorte l’un à l’autre, paraissent provisoirement assurer à l'induction un fondement suffisant, mais au bout il faudra en venir à la foi. C’est cela qui fait l’absolu de la position de cette dernière, et suffit par conséquent à la distinguer. L’idée est bien, si on peut ainsi parler, la fin de l’induction, mais elle n’a de consistance que dans les faits qui la réalisent puisque seuls ils la justifient ; l’induc- 4 . .·5βε·ί LA FOI AU LIVRE DES CRÉATURES 46 tion n'a pas à maintenir un écart mais au contraire à le réduire l’induction juste n’est pas celle qui crée une idée capable de soule­ ver des faits vers elle, c’est celle, au contraire, qui aboutit à une idée ajustée aux faits. Bien différente est la situation de l’idée qui est objet de foi : elle domine le fait et doit n’être jamais rejointe par lui : ce n’est pas en lui qu'elle trouve sa consistance, puisque c’est elle qui ne cesse de le recréer. Elle n’a pas, comme l’idée induite, de justification homogène ; elle n’a pas non plus de justification antécédente, puisque lui en assigner une ne serait que reporter la foi un peu plus avant. Elle se présente donc bien comme un absolu qui domine tout le processus à lui suspendu et ordonné, en sorte que la justification de la foi ne peut jamais lui être qu’hétérogène et ne peut prendre quelque valeur probative que dans sa propre lumière. 2. La symétrie de structure que nous venons de relever entre la foi et l’induction montre que ces deux comportements relèvent du même genre, ce qui confirme le caractère intellectuel de la foi. Cette même conclusion se trouve à nouveau corroborée du fait qu’il est possible d’instituer, entre la foi et l’induction, quelques comparai­ sons dont les résultats sont implicitement contenus dans ce qui pré­ cède, et que nous allons énoncer rapidement. L’erreur qui peut fausser l’induction a un caractère partiel et limité si on la compare à celle qui est susceptible, toutes choses égales d’ailleurs bien en­ tendu, d’affecter la foi. C’est qu’en effet, il y a dans la structure in­ ductive elle-même un recours contre l’erreur : ce recours c’est l’ob­ servation, mais c’est plus encore la complémentarité du contrôle de l'idée par le fait et de l’interprétation du fait par l’idée : il y a là une incessante interférence qui corrige l’expérience et rectifie l’inférence idéale. La foi est beaucoup plus unilatérale, puisqu’elle n’autorise en principe que la régulation de l’idée : et c’est pourquoi son risque est aussi beaucoup plus grand ; une foi qui s’obstine trop n’est pas moins fautive que celle qui capitule prématurément devant les faits qu’elle devrait dominer : c’est, dans les deux cas, le même péché d’irréalisme qui consiste à opposer l’idée et l’expé­ rience et qui par conséquent ne peut être clairement discerné ni en fonction de l’idée ni en fonction de l’expérience. Dans une induction erronée demeurent toujours des éléments vrais : c’est surtout leur ajustement qui est fautif ; si la foi s’attache à du faux, et nous en­ tendons par là une idée privée d'un correspondant réel mystérieu­ sement perçu, c’est tout l’engagement qui est faussé : l’orientation communiquée par la foi à tout ce qu’elle atteint se trouvera être en quelque sorte à contre courant de la vie, et toute rectification de détail sera inopérante : une foi fausse ne peut être rendue vraie, elle doit disparaître pour faire place à la vérité. Vt 5. î· CARENCES DE LA FOI HUMAINE 47 Si le risque d’erreur est plus grand et l’erreur elle-même plus grave dans la foi que dans l’induction, la foi vraie et l’induction vraie soutiennent, du point de vue de la qualité de leurs certitudes respectives, un rapport inverse : il faut en effet distinguer l’iner­ rance qui n’est en quelque sorte que le rempart externe de la certi­ tude d’avec la fermeté d’adhésion qui en constitue la substance. La pluralité des preuves est favorable à la première, tandis que la se­ conde requiert de préférence un principe unique propre à assurer la stabilité de l’esprit. On comprend donc que la supériorité de l’induction au point de vue de l’inerrance se retourne contre elle au point de vue de la certitude : l’oscillation de l’idée au fait est une sécurité dans le premier cas, un obstacle dans le second. La foi, du fait de son retour préférentiel à la régulation exclusive de l’idée, peut atteindre une certitude plus profonde que l’induction si elle évite des risques d’erreur plus grands. Nous avons d’ailleurs vu que la foi est dans l’au-delà de l’induction : elle commence, en un sens, là où l’induction s’arrête ; c’est-à-dire qu’elle est requise pour établir, entre la vie latente et profonde de l’esprit et la démarche inductive, la connexion qui valorise cette dernière. Il serait impos­ sible de supprimer toute foi sans rendre du même coup l’induction impossible : c’est dans une certitude de foi que se résoud, en profon­ deur, la certitude inductive ; cette continuité exprime à la fois la hiérarchie de leurs valeurs et la communauté de leur genre. Enfin l’incidence temporelle achève de manifester la parenté de type intelligible qui existe entre la foi et l’induction. L’induction doit toujours être revisée, la foi ne souffre pas de l’être. Sans doute la foi procède-t-elle, en fait, à des mises au point, mais nous avons vu qu’elles concernent moins l’idée elle-même que son ajustement aux intermédiaires concrets qui l’expriment et la transmettent ; semblablement l’induction tend bien à s’exprimer en conclusions définitives, mais elle n’y parvient jamais puisque l’influence de la répétition sur la certitude inductive n’est jamais nulle, encore qu’elle s’amenuise indéfiniment. La raison de cette nouvelle différence est toujours la même : l’oscillation inductive est un mouvement qui suppose le temps, la saisie idéale à laquelle la foi fait spontané­ ment retour est, de sa nature, intemporelle. L’induction ne vise qu’à une stabilité progressive, la foi à une stabilité définitive : on reconnaît d’une manière plus nette, dans le second cas, la trace de l’idée que la matière et le temps oblitèrent dans le premierCes remarques achèvent de manifester le caractère foncièrement intellectuel de la foi : nous ne les développerons pas davantage puis­ que le but de ce chapitre est seulement d’introduire à l’étude de la foi divine en marquant les aspects qui l’établissent en continuité BELL ARMINE LIBRARY St. Mary's Collette ST. MARYS, KANSAS LA FOI AU LIVRE DES CRÉATURES I psychologique avec la foi humaine. Montrons maintenant comment la foi humaine, malgré ses grandeurs, comporte des carences irré­ médiables, en sorte que la foi divine loin d’être imposée du dehors vient au contraire combler une attente en portant la foi humaine à un degré de perfection qu’elle était incapable d’atteindre. III. — LES CARENCES PROPRES AU CAS HUMAIN DE LA FOI 7. DÉFICIENCE DU POINT DE VUE DE LA LIBERTÉ i. Nous avons vu que la foi rend libre pour deux raisons principa­ les : elle meut par l’idée et partant du dedans, elle concentre l’es­ prit sur un unique objet et le rend comme étranger à tout autre. Mais la foi réussit elle effectivement à libérer ? Les croyants ontils vraiment la réputation d’être libres ? Ne leur reproche-t-on pas, au contraire, un assujettissement aveugle à un credo incontrôla­ ble ; ou à tout le moins un parti pris qui aboutit à une vue du mon­ de unilatérale et incomplète, non moins qu’à une morale rigide et paralysante· La foi religieuse est la plus visée parce qu’elle est plus proche que toute autre de la notion pure de la foi, mais les mêmes critiques s’adresseraient proportionnellement à d’autres cas. Sontelles fondées ? Il est facile de voir que la réponse est affirmative. L’idée meut du dedans : la chose est, en première approximation, parfaitement claire. C’est par une préconception intelligible que commence toute action humaine, et c’est bien cette préconception que l’idée façonne à son image, informant ainsi tout l’agir qui en découle ; mais cela ne suffit pas pour que la motion vienne du dedans au point de se concilier et même de se confondre avec l’auto déter­ minisme que suppose la liberté. Deux conditions seraient pour cela requises : que l’esprit tirât l’idée de son propre fond et qu’ensuite il s’y appliquât sans faire aucune violence aux lois de sa nature. Or la seconde condition n’est jamais réalisée dans la foi puisque celle-ci suppose toujours inévidence: quelle que soit la proximité de l’idée à l’esprit, le mode de sa présentation la fera toujours pa­ raître étrangère en quelque manière, extérieure, et par là contrai­ gnante. Il est bien vrai qu’elle meut l’homme du dedans puisque l’esprit est ce qui lui est le plus intime, mais l’esprit ne sera pas mu de son dedans à lui, et c’est cependant jusque là que se porte logiquement d’ailleurs, l’exigence de la liberté : peut-on dire que l’homme soit libre si cette liberté est au prix de l’assujettissement de l’esprit ? T' < CARENCES DE LA FOI HUMAINE 49 D’autre part l’esprit ne peut jamais créer l’idée à laquelle il donne son assentiment dans la foi, puisqu’elle n’aurait plus alors pour lui aucune obscurité ; mais la première condition n’exigeait peut-être pas autant : ne suffirait-il pas que l’esprit trou­ vât en lui-même, au titre de don connaturel, ce qu’il n’est évidem­ ment pas capable de produire ? Nous n’avons pas à discuter ici la thèse des idées innées, il nous suffit de noter que tous les objets de foi humaine, sans excepter les plus élevés, nous sont donnés par l’expérience et que, même après les avoir acquis, nous ne retrouvons pas au dedans de nous les bases suffisantes pour leur assurer une existence en quelque sorte séparée, autonome en regard du monde extérieur, et n’entraînant pas comme corollaire les relations de dépendance où nous sommes vis-à-vis de lui. Pour n’envisager qu'un seul cas qui paraît cependant particulièrement favorable, le chercheur ne trouve pas en lui-même le type idéal de la science qu’il poursuit ; il sait bien ce que c’est que connaître, mais la diversifi­ cation, la spécificité, les exigences des espèces du connaître ne sont pas des idées que l’esprit trouve en lui-même : la contribution ac­ tuelle de l’expérience est toujours requise ; et nous entendons ici expérience au sens très large d’un recours même éloigné à des objets dont le caractère sensible marque suffisamment l’extériorité. Ajou­ tons que la connaissance de soi-même n’échapperait pas à cette difficulté puisque l’esprit ne peut, selon nous, acquérir la connais­ sance de ce qu’il est qu’à la condition d’être parfaitement lui-même, c’est-à-dire de connaître actuellement un objet nécessairement pro­ posé par les sens. Nous ne voulons pas dire que certaines idées, celle de l’être ou celle de Dieu par exemple, ne soient pas dans l’es­ prit en une telle manière qu’elles paraissent sortir de lui quand elles viennent à être explicitées : vis-à-vis d’elles l’esprit est bien libre parce qu’elles lui sont trop intimement connaturelles pour lui impo­ ser la moindre contrainte, mais ce ne sont pas de ces idées là que la foi humaine a besoin : son engagement concret requiert une forme précise qui ne tire sa détermination que du monde sensible et exté­ rieur. En sorte que la foi humaine porte inscrite en sa structure une promesse de liberté qu’elle ne peut tenir. Elle s’efforce bien de surmonter certaines contraintes, mais elle manque de hardiesse et de puissance ; et, parce qu’elle ne vise pas assez haut, elle n’apporte qu’une libération relative. En quelques pages d’une dialectique simple et profonde, Saint Augustin montre que la véritable liberté consiste à ne désirer que ce qui ne peut nous être ôté, et par consé­ quent à ne désirer que Dieu. C’est cette liberté là qui s’est épanouie avec munificence au premier âge du christianisme et contre laquelle toutes les persécutions ont été impuissantes. On peut souhaiter qu’elle prenne, pour l’habituel, un visage plus humain, mais on voit bien du moins, que sous sa forme la plus haute, elle ne peut LA FOI AU LIVRE DES CREATURES 50 être le fruit que d’une foi divine. Et l’on voit du même coup, par contraste, ce qui manque précisément à la foi humaine pour rendre vraiment libre : elle repose, au moins partiellement, sur des élé­ ments qui, soutenant un rapport d’extériorité avec le sujet spirituel dans lequel elle s’enracine, peuvent lui être ôtés ou peuvent à tout le moins lui imposer un assujettissement rigoureux comme rançon de leur contribution. La seule foi qui, à ce point de vue réussisse, est celle qui s'adresse à ces réalités simples qu’implique immédiate­ ment l’essence spirituelle de l’homme : encore est-il qu’elles doivent être perçues d’une manière conforme à leur rigoureuse intériorité. 2. C’est la raison pour laquelle les critiques parfois adressées à la foi religieuse ne sont que trop fondées : il arrive en effet fréquem­ ment que l’objet de la foi, aliénant sa pureté originelle, s’incorpore substantiellement des éléments qui n’en doivent être que des rami­ fications éloignées : et la foi religieuse, qui était libératrice lors­ qu’elle s’adressait à une réalité radicalement et intimement pré­ sente à l’esprit de par sa nature, devient graduellement asservisse­ ment lorsqu’elle s’épaissit en superstition. Gardons-nous d’ailleurs de voir là un cas pathologique dont les autres espèces de foi humai­ ne seraient exonérées. Le penseur, le conquérant, l’homme d’état sont, par la véhémence de l’intérêt qu’ils portent à un unique objet, libérés de toute autre emprise ; ils ont, plus que le croyant supersti­ tieux, l’impression d’être libres parce que, soit qu’ils utilisent les circonstances, soit qu’ils asservissent les résistances timides, soit qu’ils écartent l’importunité, ils ne cessent de faire en eux-mêmes l’expérience d’une spontanéité qui se déploie. Mais que l’on y regarde de près ; ils s’assimilent à leur œuvre à tel point que, sui­ vant des pistes objectivement tracées, ils croient ne se déterminer que par eux-mêmes et par là être libres : doit-on conclure qu’ils le soient vraiment ? Leur vie ne présente-t-elle pas, avec la servitude, de singulières ressemblances ? Il est vrai que la plupart des specta­ teurs ne comprendront pas jusqu’à quel point ces hommes ne font qu’un avec l’idée dont ils vivent, et seront par là mauvais juges ; ils ne saisiront pas comment une foi toujours arc-boutée sur ellemême peut donner l’illusion de cette proximité radicale de l’idée dont la liberté est le corollaire, à la condition que l’idée soit vraie. Et cependant ces témoins extérieurs sont, en dépit de leur estimation partiellement erronée, singulièrement avisés : ce qu’ils sentent et que ne sentent plus ceux qui « suivent leur idée », ce qu’ils sentent conformément à l’économie véritable de la foi, c’est que l’homme doit non pas s’identifier à son œuvre mais doit trouver dans l’idéal le point d’appui nécessaire et suffisant de l’agir humain intégrale­ ment envisagé. Or aucun idéal limité ne peut supporter pareille charge : d’une part en effet, il se trouve, de par sa concrétude, posé 1 CARENCES DE LA FOI HUMAINE comme extérieur à l'esprit, incapable par conséquent de constituer la source profonde dont l’action vraie a besoin ; d’autre part, en vertu de sa limitation, il découpe dans la totalité de l’agir des sec­ teurs privilégiés auxquels les autres sont rigoureusement asservis, restreignant ainsi en droit et irrémédiablement les virtualités indé­ finies auxquelles l’action prétend par essence. C’est dire que toute foi humaine s’écartera, dans la mesure même où, nécessairement, elle sera mal agissante, des conditions requises à la liberté. Le spec­ tateur moyen qui considère une de ces vies canalisées, engagée à fond mais à faux, ne discerne point le jeu d’un équilibre et d’une autonomie aussi précaires que séduisants, il ne voit pas que cette précarité même confirme le principe dont sa méfiance est le corollai­ re spontané : la qualité de la foi et plus particulièrement la qualité de l’objet de la foi mesure la qualité de la liberté qu’elle apporte. On ne doit certes pas juger une chose sur ses contrefaçons ; mais nous voyons que dans ses modalités humaines, si parfaites soient elles, la foi majore l’infirmité congénitale qui tient à la présentation de son objet : objet que sa nature partiellement sensible rend néces­ sairement extérieur ; la foi humaine est du même coup incapable de tenir la promesse de liberté inscrite dans sa structure. 3. Cette infirmité relative de la foi humaine peut être mise en lumière autrement. Nous avons remarqué plus haut que si la régu­ lation de l’idée est dominante dans la foi, elle n’est cependant pas exclusive. Elle l’est d’autant moins que l’idée, étant plus proche par sa nature des réalisations qu’elle commande, subit plus aisé­ ment leurs réactions. L’idée doit bien être en principe le seul fon­ dement de l’idéal, mais nous avons vu comment, celui-ci étant vivant, celle là devait en une mesure s’ajuster aux faits. Peut-on dès lors compter sur elle pour apporter la liberté ? L’adaptation contrainte n’est-elle pas juste le contraire de l’auto-déterminisme, et celui-ci n’est-il pas la note essentielle de l’acte libre ? Etant supposé que la foi réalise l’unité entre le croyant et l’idéal et d’une manière plus précise entre l’esprit et l’idée, il faut, pour qu’elle libè­ re, que l’idée échappe à toute vicissitude. Or il arrive généralement que si l’idée domine assez les choses pour être soustraite à leur atteinte, elle risque de ne plus les commander ; et qui plus est, elle risque également d’échapper à l’esprit soit en elle-même soit dans les connexions qui la rendraient à la fois saisissable et efficace. Ou bien l’idée est intangible parce qu’elle est réfugiée dans une trans­ cendance inaccessible, mais alors la foi est aussi obscure dans l’esprit qu’inutile dans ce bas monde ; ou bien l’idée est d’une prise facile, mais elle est alors sujette à toutes les fluctuations de l’univers changeant qui en rendent l’accès aisé : elle est bien une raison de vivre, mais trop précaire pour être vraiment libératrice. Remarquons d’ailleurs que la foi humaine* résoud généralement ce dilemme par un compromis : elle ne s’attache pas, cela va de soi, à des notions purement abstraites intrinsèquement évidentes ; et, dans le champ de l’inévidence qui est le sien, elle n’est concernée ni par des représentations assez proches des choses pour s’imposer comme des faits, ni par des idées trop éloignées de l’expérience sensible pour demeurer aisément accessibles à l’intelligence hu­ maine· L’idée que regarde le croyant doit conserver sur le fait une avance qui est la justification même de la foi, mais elle ne prend jamais une avance infinie sous peine d’exténuer et d’anéantir cette dernière· L’avance a pour rançon l’inévidence et l’obscurité, mais ces inconvénients doivent être, en foi humaine, tempérés par une expérience efficace. La foi humaine n’ose pas aller jusqu’au bout et elle ne le peut pas : les garanties qu’elle exige continuent à faire intrinsèquement partie de l’engagement qu’elle commande ; mais ces garanties, recherchées, constituent une dépendance consentie, et c’est pourquoi la foi humaine, infidèle en quelque sorte à sa pro­ pre logique, ne cesse d’osciller entre l’obscurité et la servitude et reste courte devant l’implacable exigence de la liberté. La foi humaine est un instrument imparfait et il ne permet pas de voir loin et de voir net : s’il est au point sur l’infini, il ne per­ met plus de discerner les détails utiles : il faut choisir et c’est surtout par l’équilibre de ce choix que se distinguent les différents cas. Il convient toutefois de remarquer que les plus nobles d’entre eux sont ceux qui tendent à sacrifier la précision du détail. La foi doit maintenir un écart entre l’idée et le fait. La seule condition c’est que cet écart n’entraîne jamais rupture : plus il est considé­ rable, mieux la foi est elle-même : il n’y a pas d'homme qui n’exerce la foi, mais on peut l’exercer au jour le jour ou à longueur de vie ou, pour l’humanité, à longueur de siècles ou de millénaires. La foi humaine ne s’élève jamais jusqu'à l’intemporel, encore qu’elle y tende par nature parce qu’elle est foi. Elle n’apporte jamais la parfaite liberté encore qu’elle la promette aussi par nature, puis­ qu’elle ne donne un sens à la vie qu’en se faisant le canevas de sa spontanéité. Ce sont deux aspects de la même contradiction interne, nous allons en examiner un troisième. 8. DÉFICIENCE DU POINT DE VUE DE LA CERTITUDE i. La foi, et même la foi humaine dont il est question dans ce chapitre, est accompagnée de certitude- C’est sur la certitude de son assentiment que s’appuie l’efficacité de son consentement. La raison de vivre qu’apporte la foi, si elle n’était qu’une hypothèse. 7’8 CARENCES DE LA FOI HUMAINE 53 ne servirait de rien : l'hypothèse n’entretient que la discussion, c’est la certitude et elle seulement qui est capable de soutenir la vie. parce que la vie est acte et que l’acte exclut par un choix nécessaire­ ment absolu toute indétermination. La foi doit donc être certaine ou n’être pas, et c’est ce qu'a consacré le rapprochement classique entre foi science et opinion : la foi étant distincte de la science par l’inévidence et de l’opinion par la certitude qu’elle a au contraire en commun avec la science. Mais il convient de passer du droit au fait et d’examiner dans quelles conditions la foi apporte effectiv»ment la certitude. Toute carence sur ce point entraînerait une con­ tradiction interne puisque le consentement supposerait acquis ce que l’assentiment ne contient pas en réalité. Examinons ce point avec quelque détail. Il convient tout d’abord de préciser ce que l’on entend par cer­ titude. Ce mot semble en effet désigner des états notablement diffé­ rents. Il est certain que la quadrature du cercle est impossible, certain que Dieu existe, certain que l’Angleterre est une île, que César a existé, certain encore que la flamme me brûle dans le moment où j’en fais par mégarde l’expérience... On pourrait allonger cette liste, et on n’a pas manqué, pour y mettre un peu d’ordre, de distinguer différents types de certitude et de souligner qu’on commettrait une faute grossière en exigeant de celle-ci, dans tous les domaines, une qualité uniforme : au fond tout le débat opposant analogie et univocité se trouve ici impliqué, mais ce n’est pas le lieu d’y entrer ; on notera seulement que la remarque de sens commun qui distingue dans la certitude des qualités différentes et non pas seulement du plus et du moins est un appel implicite à l’analogie. Quant à ces différents types ou qualités, ils répondent moins à un souci logique de clarté qu’ils ne s’imposent comme un fait. Ollé Laprune écrivit naguère un excellent livre sur la « certi­ tude morale ». Il fait remarquer avec beaucoup de justesse que la certitude ainsi qualifiée est encore susceptible de deux acceptions bien différentes. S’agit-il en effet de la certitude convenable aux matières morales ou bien de certitudes auxquelles seuls peuvent atteindre ceux qui sont en règle avec la loi morale ? L’épithète « morale » qualifie-t-elle, de la certitude, le conditionnement objec­ tif ou le conditionnement subjectif ? L’un et l’autre dira-t-on puis­ qu’ils sont d’ailleurs inséparables, mais encore faut-il ne pas con­ fondre quand précisément on veut ordonner. Ce qui est vrai de la certitude morale l’est également des autres, et même de la certi­ tude mathématique par exemple : la certitude qui convient au do­ maine mathématique n’est pas du tout la même que celle qui peut être obtenue par voie mathématique dans d’autres domaines : l’as­ tronomie ou la physique par exemple. L’instrument employé n’est .•«Λ i 1 54 LA FOI AU LIVRE DES CRÉATURES I jamais capable de modifier substantiellement la matière à laquelle on l’applique- La remarque est banale mais elle permet de dissiper une fâcheuse équivoque qui va d’ailleurs un peu plus loin que le langage et sur laquelle nous aurons à revenir. Les auteurs mo­ dernes critiquent la notion de certitude probable qui fait cependant partie de la pensée sinon de la langue d’Aristote : si on y entend le mot probable en un sens subjectif, la locution est non seulement contradictoire mais privée de sens ; mais il faut au contraire en­ tendre par probable tout ordre de choses d’où est exclue la rigou­ reuse nécessité : il y a une certitude probable parce qu’il y a un domaine qui est objectivement celui du probable, de même qu’il y a une certitude mathématique ou morale parce qu’il y a un ordre mathématique et un ordre moral ; ainsi entendue, dans son sens originel qui est un sens objectif, l’épithète probable se prête beau­ coup mieux à désigner l’une des espèces de la certitude. Notons d’ailleurs.que le probable n’a pas échappé à l’évolution sémantique qui a désobjectivé toutes les notions. Le mot « probable »> est un adjectif qui, dans la langue moderne, répond exactement au subs­ tantif probabilité, lequel correspond, à la qualification près, à 1’ « opinion » d’Aristote. En sorte que ce qui s’est trouvé substantifié, ce n’est pas le probable, répondant objectif de l’opinion en Aristote, mais bien l’opinion elle-même, qui est comme une moyenne pondérée des-différentes pensées subjectives. Il faut même dire que la notion objective de probable, du « ce qui arrive dans la plupart des cas » ne nous est plus familière, tandis qu’elle est une pièce essentielle du système d’Aristote et de S. Thomas. Le calcul des probabilités reflète d’ailleurs cette évolution : son déroulement ri­ goureux porte sur des éléments apparents, subjectifs, mais les difficultés épistémologiques attachées, sous une forme ou l’autre, à la définition de la probabilité élémentaire montrent bien qu’il y a un autre probable, objectif celui-là, que le calcul ne rejoint pas. Certain en lui-même — type de certitude mathématique propre à l’instrument — le calcul n’apporte jamais, appliqué, qu’une certi­ tude probable- L’exemple paraît assez typique. Ceci nous montre donc qu'il convient de distinguer, à l’intérieur même des différentes espèces de certitude, deux aspects : l’un te­ nant à l’instrument capable de l’obtenir, l’autre afférent à la ma­ tière sur laquelle elle porte ; l’un subjectif, l’autre objectif. Cela semble ne pas simplifier la tâche qui était de découvrir dans tous les cas de certitude un quelque chose de commun, qui justifie l’emploi d’un nom également commun. 11 est donc opportun de nous souvenir que, pour définir, il est généralement plus simple de procéder négativement : notons donc d’emblée que la certitude exclut le doute. Doute que des propositions opposées ou simplement « CARENCES DE LA KOI HUMAINE 55 différentes de celle qui est objet de la certitude ne soient vraies, au détriment de celle-ci, si les choses se présentent de telle ma­ nière que ce qui est accordé à l’une est retiré à l’autre. Cela dis­ tingue la certitude d’un état qui normalement la prépare et qu’on peut appeler « opinion », au sens de la locution courante « avoir une opinion » ; l’opinion n’exclut pas la possibilité du doute, en­ core qu’elle l’exclut en fait puisqu’elle se présente comme la conclu­ sion d'une enquête qu’il a fallu clore pour des raisons extérieures : en général nécessité de l’action, ou difficulté trop grande de pour­ suivre la recherche. La certitude exclut le doute en droit, et, ce caractère commun à toute certitude permet d’en faire une pièce essentielle de la définition. Traduisons-le dès maintenant, avec S. Thomas (8) d’ailleurs, en termes positifs. « La certitude n’est rien autre que la détermination du sujet connaissant relativement à ce dont il y a certitude ». Exclure toute proposition, sauf une, entraîne que celle-ci, ainsi distinguée, est l’objet d’une adhésion parfaite­ ment stable. C’est bien cette stabilité qui constitue la certitude, mais elle est plus clairement saisie par référence implicite à la disjonction qu’elle résoud et à l’oscillation de l’esprit qui la compro­ met que par une analyse positive. Faisons un pas de plus. L’ex­ clusion du doute s’effectuera conformément aux méthodes propres à chaque discipline ; il y a donc tout lieu d’attendre qu’elle revête également des modalités différentes en climat objectif et en climat subjectif. Qu’une proposition ou qu’un fait soient si parfaitement déterminés qu’il est impossible qu’ils soient autres qu’ils sont, et c’en est assez pour que toute enquête adéquate les concernant con­ duise, indépendamment du cheminement emprunté, à un résultat identique, et partant à la stabilité de la certitude. Cela suffit, cela aussi est requis : puisque la seule possibilité d’un comportement différent est la matière suffisante d’un doute· En d’autres termes, l’objet nécessaire commande, s’il est connu comme tel, la certitude. Et lui seul la commande si nous nous plaçons à ce point de vue tout à fait objectif qui était celui d’Aristote. Aussi bien ne peut-il y avoir pour le Philosophe, de science du contingent : outre que le contingent comme tel n’a pas de cause, il ne peut jamais fonder une connaissance certaine. Mais n’y a-t-il pas une autre manière d’entendre la certitude ? Il est banal de noter que les résultats de la recherche scientifique qui sont les derniers atteints se présentent généralement comme certains, non seulement pour ceux qui les ont obtenus, mais encore pour la majorité des témoins compétents : il faut un travail critique qui exige essentiellement une certaine durée pour que cette certitude première soit ébranlée. Que se passe-t-il alors ? Il peut bien arriver que les raisonnements ou les observations aient été trop sommaires *41 59 LA FOI AU LIVRE DES CRÉATURES t et partiellement erronés, cependant c’est en général un autre fac­ teur qui intervient : ce facteur nouveau, c'est la découverte d'autres moyens d’être renseigné sur le même fait, moyens qui étaient trop indirects pour qu’on y ait songé tout d’abord. Or on notera qu’il n'est nullement besoin, pour que la certitude initiale soit menacée, que ces procédés d'investigation indirecte aient été exploités : la seule possibilité de leur existence, dès là qu'elle est connue, suffit à maintenir l’esprit en suspens. Les procédés Λ, B, soigneusement critiqués, ont conduit à un même résultat tenu en conséquence pour certain ; mais voici qu’un procédé d'un type nouveau C, fruit d’un hasard heureux ou d’une patiente intuition, généralement des deux, surgit brusquement ; l’esprit revient sur son assentiment premier jusqu’à ce que C ait fait ses preuves : c’est prudence élémentaire, parce que nous ne disposons que d’un fort petit nombre de moyens qualitativement différents pour atteindre un même fait. Notre cer­ titude vient bien de la stabilité de l'assentiment, mais celle-ci tient en grande partie à ce que nous pensons avoir épuisé tous les moyens d'être renseignés sur l’objet en cause. Le mécanisme de la certitude est bien respecté : mais l’élimination des possibilités contraires, ou lieu de venir du statut de l’objet, dérive de la situation où nous sommes vis-à-vis de lui. Il ne faut certes pas réduire la certitude à l’impossibilité d’être mieux renseigné : il y a d’ailleurs bien des cas dans lesquels cette impossibilité empêche non seulement la certitude mais même l’opinion. Il faut bien voir cependant que la certitude est un état psychologique et que, son fondement positif étant supposé suffisant, il doit la fermeté et la stabilité qui le carac­ térisent au fait que le sujet a conscience d’être en possession de tous les moyens d’enquête possibles et de leurs résultats. Cet élé­ ment, secondaire en ce qui concerne la définition de la certitude, est d'ailleurs essentiel au point de vue concret- Le fondement de la certitude devra en effet être examiné dans chaque cas et, l'hypo­ thèse de l’objet nécessaire étant écartée, il sera bien difficile de fixer d’une manière précise et définitive les conditions qu'on exi­ gera pour conclure à la certitude, car l’enquête est de soi, indéfinie ; c'est un motif extrinsèque qui viendra la clore : utilité de l’action qui a besoin de certitude, bien que l’immobilité d’une saisie stable constitue pour l'esprit. L’intelligence portera alors, au moins im­ plicitement, le jugement suivant : si d’autres moyens existent pour faire la lumière, ils doivent être tenus pour négligeables ; tel est le medium qui s’installe entre l’état de certitude et la nécessité, imposée du dehors, de mettre un terme h une enquête qui n'a pas découvert l’évidence. Nous voyons donc qu'il existe deux grand* s espèces de certitude : la certitude objective repose sur une nécessité adéquatement mani- CARENCES DK LA KOI HUMAINE 57 festée, autrement dit sur l’évidence du nécessaire ; et comme ii y a deux sortes de nécessité s'attachant, l'une aux structures idéales et relevant de l’intelligence, l'autre aux constatations immédiates et relevant des sens, on pourra distinguer une certitude objective intellectuelle et une certitude objective sensible. La seconde espèce de certitude, que l’on peut appeler subjective (9), repose sur une sorte de critique interne des liens qui relient le sujet à un objet dont l'évidence échappe ; elle consiste formellement, encore qu’implicitement, dans l’impossibilité où croit être le sujet d’être rensei­ gné autrement qu’il ne l’est : et ceci la met, tout comme la certi­ tude objective, quoique par un autre biais, en affinité avec le nécessaire, La certitude est stable dans les deux cas, conformément à la définition que nous en avons posée, et cette stabilité lui vient, dans les deux cas également, d’une sorte d'impossibilité de sortir d’elle-même ; mais cette impossibilité peut être entièrement com­ mandée par l’objet et exigée par lui ; elle peut au contraire reposer sur une prise de conscience par le sujet de l'activité qu’il déploie pour prendre connaissance de l’objet. Il est d’ailleurs bien entendu que la certitude est, en tout état de cause, un état du sujet, mais il est non moins clair qu’elle comporte deux régimes bien différents selon qu’elle se résoud dans l’évidence de l’objet ou bien qu'elle se concentre sur elle-même (10). Toujours stable et ferme, elle peut cependant avoir une portée bien inégale et nous aurons à examiner ce point en parlant de l’infaillibilité de la foi théologale. 2. Ceci posé, revenons à notre question : dans quelles conditions la foi apporte-t-elle effectivement la certitude ? On fera peut-être remarquer qu’un vocabulaire soucieux de précision doit réserver le mot « foi » pour désigner un assentiment certain ; mais on posera alors la même question en d’autres mots : l’expérience humaine offre-t-elle des réalisations authentiques de foi — donc de foi cer­ taine — et comment, dans ce cas, le mécanisme de la certitude s’insère-t-il dans la structure de la foi ; ou bien la foi telle que les ressources humaines sont capables de l’exercer n’est-elle jamais qu’une foi intelligiblement mal ajustée, qui fera que « tout se passe comme si » celui qui la possède était certain, mais qui jamais n’atteindra la stabilité qui doit pourtant la couronner. La foi doit apporter une raison de vivre, parce que la vie ne s'impose avec évidence et certitude comme un bien, que si elle a sa raison : le vivant trouve son bien dans la vie, mais s'il s’agit d'un vivant raisonnable, il ne peut trouver satisfaction dans une vie sans raison. Apprécier avec certitude la vie comme un bien est donc une exigence élémentaire naturelle, commune à tous les hommes ; elle requiert une raison de vivre, inévidente puisqu’elle Il » LA FOI AU LIVRE DES CREATURES devance la vie ; elle appelle par conséquent la foi et la certitude de la foi. La foi justifie la vie, mais ne peut pas être séparée de la vie parce qu’en un sens elle est exigée et partant justifiée à son tour par la vie. Il y a donc, entre la foi et la vie, un lien de nature, infiniment profond, sur lequel tous les hommes sont implicitement d’accord, comme implicitement ils ont conscience de partager la même nature. Aussi a-t-on toujours considéré le fait de sacrifier sa vie à un idéal comme l’indice d’une foi authentique, puisque l’idéal représente alors d’une manière certaine une valeur plus grande que cette certitude élémentaire du bien vivre qui est en quelque sorte une unité de certitude fondée en nature et sur laquelle tout le monde est d’accord. De tels cas existent, fréquents même : qu’il s’appelle patrie, famille, science... l’idéal a eu de tous les temps ses héros et ses martyrs- Voilà bien des cas dans lesquels il y a semble-t-il une foi dont l’assentiment l’emporte en certitude sur la perception intuitive du bien de la vie. Regardons cependant avec plus de soin. Nous écartons bien en­ tendu d’emblée l’hypothèse de quelque motif double et impur, qui asservirait l’idéal à l’intérêt. Il reste que la foi peut commander et obtenir un sacrifice qui est tenu à bon droit pour le meilleur critère de son authenticité. Mais si nous distinguons, dans la foi, l’assentiment qui concerne l’idéal et le consentement qui est le principe des réalisations concrètes, l’assurance avec laquelle ce dernier se manifeste dans les cas auxquels nous faisons allusion est-elle l’indice irrécusable de la certitude du premier ? Est-ce parce qu'on ne doute pas de l’idée qu’on n’hésite pas à lui sacrifier la vie ou même un moindre bien ? Ne voyons-nous pas une sorte de compensation entre la certitude avec laquelle l’idée se présente et la valeur de bien dont elle est chargée : un bien plus grand et moins assuré entraînant une même qualité de consentement qu’un moindre bien dont la réalisation paraît plus certaine. Si l’expérience montre qu’il en est bien ainsi, on ne peut donc dire que la certitude du consentement soit la mesure de celle de l’assentiment· Qu’on ne songe d’ailleurs pas à amortir cette disjonction en alléguant qu’elle tient seulement à ce que l’on compare des choses qui ne sont pas de même nature : il s’agit bien, il est vrai, de deux types distincts de certitude, mais comme ils sont conjoints dans l’unité d’un même acte, ils doivent être, normalement, proportionnés l’un à l’autre : or on n’observe pas cette juste harmonie dans la foi humaine : plus l’idéal s’éloigne, ce qui est en un sens nécessaire pour soutenir l’effort de la vie, plus il exige pour être saisi un affinement de perception qui relève bientôt du génie, à moins que ceux qui ont charge de le maintenir vivant n’en majorent artifi­ ciellement la valeur, et qu’ils ne réussissent à obtenir par ce sub- 8 CARENCES DE LA FOI HUMAINE 59 terfuge une entièreté de consentement fondée sur un objet _ illusoire qui a éclipsé toute réflexion et non sur la sage certitude d’un assen­ timent antécédent. On reconnaît là le mécanisme de tous les fana­ tismes : l’un de leurs traits communs étant l’absence de réflexion et de critique, il est impossible de voir en eux le modèle de la foi humaine qui doit précisément assigner une raison. Il peut bien arriver qu’une intention intime vienne soutenir de son évidence propre l’engagement d’une foi plus ou moins fanatisée, et par là équilibrer celle-ci du côté de l’esprit ; mais de tels exemples sont rares, et peut-être relèvent-ils déjà d’une foi qu’il serait équivoque d'appeler encore une foi humaine. 3. Il est d’ailleurs aisé de voir pourquoi la foi aboutit si difficile­ ment à la certitude, ou si l’on convient de désigner par le mot foi l’assentiment certain, pourquoi l’homme se hausse si rarement jus­ qu’à la foi véritable. Sans doute y a-t-il cette créance que nous accordons spontanément à des témoignages contrôlés et concor­ dants, mais nous avons déjà noté que cette foi vulgaire n’est pas, quoi qu’il paraisse, d’une structure différente de la foi dans un idéal ; elle a même fonction et mêmes caractères encore qu’elle soit moins proche de l’idée qu’elle sert, elle ne pose donc pas de pro­ blème épistémologique nouveau. Nous trouvons en germe dans le plus modeste de nos acquiescements les carences qui rendent pré­ caire ou irraisonnée la foi prise dans ses plus hautes acceptions. La foi, par nature, va de l’idée à l’idée en passant par le fait ; elle est en quelque sorte réciproque d’un autre procédé au moins aussi familier à l’esprit humain et qui consiste à aller du fait au fait en passant par l’idée. Et tant que l’idée n’est pas donnée comme transcendante, c’est-à-dire comme indépendante, dans sa nature sinon dans son expression, du processus abstractif qu’elle couronne, l'esprit ne peut jamais se fixer exclusivement ni sur le fait puis­ qu’il n’est intelligible que par un certain recul ni sur l’idée puis­ qu’elle n’a pas de consistance à l’état séparé. L’esprit cherche à restituer, faisant face au pôle de l’évidence sensible, le pôle d’évi­ dence intelligible qui le concerne directement ; mais il se trouve incapable, par ses seules forces, de se donner à lui-même l’absolu auquel il est conforme à sa nature de se suspendre, et dont il a par conséquent besoin. Il y a donc, pour l’esprit humain, une constante oscillation qu’il est tout à fait impossible d’amortir, parce qu’elle est l’expression concrète de la condition de 1 être pensant humain. Cette oscillation s’appelle foi ou induction selon qu’on en prend dans le fait ou dans l’idée l’origine et le terme ; peu importe au fond : ce qui est essentiel à la question qui mainte­ nant nous occupe, c’est le fait que l’esprit ne puisse se fixer, c est qu’en climat humain la foi elle-même appelle un complément in- ο ■ϊ 32 ·' I <1 LA FOI AU LIVRE DES CRÉATURES dispensable que son constant labeur est incapable d’acquérir· C’en est assez pour que la certitude rigoureuse, qui consiste comme nous l’avons vu dans la détermination à un parti unique, devienne im­ possible. Cette impossibilité ne pourra être levée que dans le cas où, l’idée apparaissant dans un relief exceptionnel, la foi pourra s’attacher à elle et se passer, dans son acte intime, du contrôle des faits. C’est là une heureuse exception qui confirme d’ailleurs l’ori­ gine de la contradiction impliquée dans la foi humaine : les condi­ tions de son exercice concret sont généralement en opposition avec la certitude à laquelle elle doit prétendre. En effet, la certitude subjective, et c’est évidemment de celle-là seulement qu’il est ici question, n’est pas le corollaire du mode évident de présentation de l’objet connu ; elle est attachée comme nous l’avons vu aux moyens dont l’esprit dispose pour connaître ce dernier, et résulte de ce que leur énumération est supputée pratiquement complète ; or cette dernière condition n’est jamais réalisée absolument puisque la situation intermédiaire entre le sensible et l’intelligible dans laquelle se trouve l’homme, rend en droit indéfiniment variées les méthodes d’investigation dont il dispose. En retour, il est vrai, les limites mêmes de l’esprit humain, en contribuant à réduire cette complexité à quelques types essentiels, rendent possible une foi humaine : cette foi mérite véritablement le nom de foi parce qu’elle atteint à la qualité de certitude dont l’homme doit se contenter pour vivre, mais elle demeure singulièrement précaire puisqu’elle ne peut jamais prétendre au repos de la certitude définitive. En sorte que l’homme doit : ou bien renoncer à sa nature, faire l’ange ou faire la bête, mais alors il cesse d’être libre, puisqu’il doit se faire dépendant d’une partie de lui-même ; ou bien accepter que la foi, qui s’impose d’ailleurs à lui comme la plus impérieuse nécessité, ne soit jamais la vraie foi, c’est-à-dire une foi pleinement conforme à la structure dont l’esprit humain porte en lui l’exigence. 4. Ce qui précède s’applique, toutes proportions gardées, à la foi religieuse qui ne sait pas rompre assez résolument avec l’en­ semble des conditions propres à la foi humaine, et qui par là, en exagère encore l’inconvénient essentiel. Que la foi n’ait pas su se dégager de la superstition, ou qu’elle y fasse pratiquement retour en se dissolvant en pratiques ; qu'inversement elle tende à devenir une construction rationnelle dans laquelle l’idée paraîtrait se pré­ senter comme une conclusion exigible à partir des faits, dans tous ces cas, c’est la même dévalorisation qui est à incriminer : on ravale l’idée au rang d’un intermédiaire mécaniste entre un antécédent et son résultat ; ou bien négligeant son rayonnement intrinsèque, on veut faire dépendre sa certitude de la rigueur toute matérielle d’un enchaînement qui lui est cependant hétérogène et que par 8 CARENCES DE LA FOI HUMAINE 6l conséquent elle domine. Il en résulte qu’une telle foi laisse se dis­ joindre en processus divergents l’induction certifiante qui relève du pôle sensible et l’adhésion idéale qui relève du pôle intelligible ; tout au plus conservera-t-elle de cette dernière, un lointain vestige à peine suffisant pour la distinguer d’une induction rudimentaire. Ces falsifications, d’ailleurs indéfiniment variées, sont plus fré­ quentes qu’on ne l’attendrait, même dans des milieux que l’habi­ tude de la réflexion critique devrait préserver d’aussi grossières méprises. Dans une telle foi, l’esprit perd la liberté de son option spontanée parce qu’il doit souscrire à une pseudo-transcendance mal déguisée sous des apparences de raison ; il ne peut d’autre part prétendre à la certitude puisqu’il se trouve engagé dans cette économie oscillante de la foi humaine légitimement soucieuse de justification et inclinée par là même à immerger dans l’expérience l’idée à peine découverte. Ainsi apparaît-il impossible de soulever la foi humaine au-dessus d’elle-même en cherchant cependant à conserver l’économie propre à son exercice concret. Les inconvé­ nients qui n’étaient que latents apparaissent soudainement grossis et font d’une telle foi un asservissement de l’esprit sans aucune compensation. 5. Ce n’est donc pas dans une croissance homogène de la foi qu’il faut chercher la réponse à la question posée par son imper­ fection congénitale : le défaut ne ferait que grandir, la contra­ diction que s’accuser. La solution, si elle existe, ne peut se trouver que dans un au delà de l’humain, dont quelques exemples privi­ légiés apportent l’écho. Lorsque Bergson parle de l’appel du héros et du saint, il ne peut, étant donné la lumière qui préside à son enquête, donner à ces choses leur vrai nom, ni désigner explicite­ ment leur vraie source ; mais c’est bien en elles que nous trouvons cette certitude apaisée, insensible au conditionnement temporel et par là même féconde dans le temps, fixée avec intransigeance sur l’idée et indéfiniment sensible à toute la gamme de l’expérience humaine ; ce sont bien les réalités transcendantes qui fondent une certitude adéquatement proportionnée à la nature de l’esprit hu­ main : ce sont elles par conséquent, et elles seules, qui peuvent constituer l’objet de la foi véritable· C’est au livre de l’Ecriture que nous nous adresserons pour être renseignés sur cette foi que les croyants savent être la foi divine et dont la foi humaine n’est qu’un vestige ou une ébauche, tout de même que les créatures visibles sont une image des perfections invisibles de Dieu. Il y a, du créé à l’incréé, du naturel au surna­ turel, un fossé pareillement infranchissable, encore qu’il soit dans les deux cas de dimension bien différente : s’il est possible que, LA FOI AU LIVRE DES CRÉATURES malgré une radicale hétéronomie, une telle ressemblance existe entre Dieu et ses créatures que ce soit un devoir strict de lire dans cellesci les perfections de leur auteur, à plus forte raison la foi dont l’homme est capable par ses seules forces doit-elle, malgré sa précarité, présenter quelques reflets de la foi dont l’homme acquiert l’aptitude par la grâce de Dieu. Nous retrouverons dans cette der­ nière, mais purifié, stabilisé, magnifiquement transposé, le chemi­ nement intelligible qui va de l’idée à l’idée ; nous retrouverons comment la foi divine est une raison de vivre, parce qu’elle est simultanément expressive et génératrice d’un amour qui est en droit sans commune mesure avec celui que l’homme a pour la vie bornée qui lui est connaturellement départie. Nous retrouverons enfin comment elle libère : elle intègre en effet parfaitement le fait à l’idée, et par là respecte la transcendance de l’objet auquel elle demeure pourtant suspendue ; par là encore elle conserve conjoin­ tement l’un et l’autre pôle d’évidence et le type de certitude médiane vers lesquels incline spontanément l’esprit humain. Nous aurons à revenir en détail sur une similitude de structure dont S. Paul recommande en général l'observation- Nous voudrions, après avoir réfléchi sur la nature de la foi humaine, poser dans toute sa netteté la foi surnaturelle telle que la révélation nous en instruit. Nous nous bornerons à citer le nouveau Testament et les décisions essentielles du magistère de ΓEglise. Le lecteur voudra bien ne pas penser que nous entrions ici, même de très loin, dans une description histo­ rique de la théologie de la foi (u). Notre but est de marquer bien nettement quelles sont les deux sources fondamentales de toute saine théologie : la révélation interprétée par l’Eglise, qui est, sans comparaison, la principale ; la réflexion rationnelle sur les mots et les notions mis en œuvre par la révélation. Nous n’avons pas à entrer ici dans les délicates questions que pose leur conjonction ; bornons-nous à rappeler que le donné révélé est objet de foi ; quant aux propositions théologiques, elles se trouvent vis-à-vis de la foi en une situation qui dépend du rapport plus ou moins nécessaire qu’elles soutiennent avec la révélation (12). Certaines doivent être crues de foi, d’autres ne peuvent être niées sans imprudence, d’au­ tres enfin sont matière d’opinion libre. La doctrine catholique concernant la foi comporte évidemment ces distinctions : aussi vou­ lons-nous, avant d’entrer dans une analyse théologique inspirée d’ailleurs de S. Thomas, donner un aperçu succinct mais équilibré de ce qui s'impose à fout fidèle professant la foi catholique sur la nature de cette même foi. On nous reprochera peut-être de n’avoir pas commencé par là ; nous avons préféré ouvrir d’abord le livre des créatures pour n’avoir plus, ensuite, à quitter la lumière de foi sous laquelle se place tout ce qui va suivre (13). 8 CARENCES DE LA FOI HUMAINE D’autre part, toute réalité créée est une sorte de question posée : prendre conscience de cette question prépare à mieux comprendre la réponse que Dieu y apporte. Ce sera donc nous ouvrir à la révélation de la foi chrétienne que de récapituler les aspects essentiels de la « question » implicite­ ment posée par la foi humaine. Toute vie humaine, consciente par conséquent, est suspendue à un idéal. La vivante relation de l’hom­ me à l’idéal est un engagement. Cet unique et même engagement s’étend à toutes les dimensions de 1’être et de l’activité ; et son unité repose foncièrement sur un amour. Cet engagement doit rendre l’idéal efficace. Mais cela n’est possible que si l’idéal est saisi simultanément comme une transcendance absolue et comme une réalité intime : satisfaisant l’infini du désir propre à l’esprit, et simplifiant l’être en vue d’un effort maximum. Cette saisie est donc inévidente et certaine. On appelle foi le type de connaissance qui répond à cette double condition. Cependant, l’induction est, elle aussi, inévidente et certaine. Mais, semblables par leurs qua­ lités, l’induction et la foi se distinguent par leurs structures. L’in­ duction va du fait au fait en passant par l’idée ; la foi va de l’idéal à l’idéal en passant par une réalité concrète. Il résulte de là que la foi est une connaissance médiate : connaissance par signe en tant qu’elle atteint l’idéal au travers des réalités sensibles qui le concrétisent ; connaissance par témoignage en tant qu’elle se fonde sur la manifestation faite de l’idéal par les témoins qui l’incarnent. Autrement dit, la foi va de l’idéal au fait par la médiation descen­ dante du témoin ; elle remonte du fait à l’idéal par la médiation ascendante du signe. La foi qui prétend se passer de signe se dégrade en illuminisme et en évasion ; la foi qui résorbe l’idéal dans le signe devient superstition. La foi, sans témoin, ne serait plus la foi ; mais la foi qui confond le témoin avec l’idéal se mue en servitude ou en fanatisme. Le rôle qui revient au témoin de l’idéal, c’est de susciter ou d’organiser les faits, en telle manière qu'ils prennent, par rapport au même idéal, valeur de signe. Enfin, on peut exprimer cette amplitude de la foi, qui embrasse l’idéal et la réalité, en disant qu’elle est de la pensée à l’état humain (14). U-' A u *- s. CHAPITRE Π LA FOI AU LIVRE DE L’ECRITURE Le Christ a apporté sur terre un message de vérité ; que nous y est-il dit de la foi ? Enseignement solennel, éloges ou reproches, allusions, monitions, rien n’est ménagé ni par le Maître ni par ceux qui ayant vécu avec lui nous ont transmis ses paroles et sa doctrine, pour faire comprendre aux hommes l’importance, la difficulté, la valeur, l’efficacité de la foi. Nous ne pouvons songer à reproduire tous les textes se rapportant à la foi ; nous nous contenterons de grouper ceux d’entre eux qui en font mention plus explicite en suivant, pour les organiser, un ordre de fait : celui de la genèse psychologique de la foi et de ses conséquences, engagement et témoignage. Qu’on nous entende bien cependant : quand nous disons psychologie de la foi, nous n’entendons pas entrer dans l’analyse de tel ou tel cas individuel de conversion ou de vie croyante ; l’Ecriture, le nouveau Testament en particulier, permettraient à cet égard d’intéressantes études ; Pierre, Jean, Paul, pour ne citer que ceux-là, pourraient nous instruire de la foi : chacun à sa façon, par ses réactions personnelles en regard du Maître de vérité et de l’annonce de la bonne nouvelle. Mais nous nous attachons, dans cet ouvrage, à dégager les normes uni­ verselles, et nous entendons en conséquence par psychologie de la foi l’ensemble des articulations essentielles qui se retrouvent à peu près semblables dans tous les cas ; nous nous contenterons d’indi­ quer, en passant, une diversité de nuances très propre à manifester la richesse de la foi. D’autre part, nous ne visons pas à insérer ici un chapitre d’exégèse, mais à dégager une économie d’ensemble tenant compte de tous les éléments révélés· Il arrive trop souvent, en théologie, que les textes de l’Ecriture ne semblent apparaître que pour justifier ici et là des assertions organisées en corps ration­ nel ; nous voudrions, dans les pages qui vont suivre, recueillir la Parole divine elle-même, telle qu’elle est ; nous voudrions l’écouter 5 0 1 d A 66 LA FOI AU LIVRE DE L’ÉCRITURE IL pour elle-même, lui restituant ainsi sa véritable place qui est la première. S. S. Pie XII a récemment insisté sur ce point avec une sollicitude à laquelle aucun chrétien ne peut demeurer insensible (i). I. LES NORMES DE LA FOI 9. GENÈSE DE LA FOI i. La foi commence par un appel de Dieu : elle est une vocation. C’est d’ailleurs le même mot (2) qui en grec comme en latin traduit, par jeu grammatical, les deux nuances que distingue le français (3). Le mot vocation est pris couramment dans une acception étroite qui évoque immédiatement un état particulier à l’intérieur du christianisme, état d’ailleurs solidaire de la recherche un peu anxieuse qui y aboutit : et cependant, on aperçoit sans peine qu’il ne désigne rien autre que l’appel de Dieu en tant qu’il est entendu, et qu’aucune vocation particulière ne serait possible sans la voca­ tion de la foi. Qu’il s’agisse du salut pris en général (4) ou des démarches plus particulières qu’il comporte (5), tout repose sur un appel de Dieu actuellement opérant (6) auquel le croyant est invité à se référer. Cet appel est dû à l’initiative divine, même lorsqu’il vient à la rencontre de la recherche de l’homme (7), et nulle part ce point n'est plus sensible que dans l’Evangile. La présence du Christ sur terre est déjà de la part de Dieu un appel à l’attention des hommes ; cet appel se précise par l’invitation de Jésus, celle par exemple qu’il adresse à ses apôtres (8), et il va de soi que l’engagement qui lui répond est beaucoup plus qu’une pro­ fession de foi : c’est la foi en acte. N’allons pas croire cependant que l’appel de Dieu se réduise à un impératif arbitraire et pour tout dire, innaturel· Il est bien symptomatique à cet égard de rapprocher les récits des premières vocations apostoliques. S. Marc (et S. Matthieu) présentent il est vrai l’appel de Jésus comme un ordre que rien ne prépare à accepter et qui ne devient irrésistible que par l’autorité du Maître. Mais S- Luc et S. Jean complètent, chacun à sa façon, cette information sommaire. S. Luc mentionne en effet une pêche miraculeuse qui fondait parfaitement l’autorité de Jésus et la rendait raisonnablement acceptable. Sans doute n’est-il pas évident que le miracle ait précédé le premier appel, mais fût-il légèrement postérieur, il n’en a pas moins confirmé la vocation de ceux qui en furent témoins et acteurs. Le miracle est lié aux dispo­ sitions de Pierre qui croit à la parole de Jésus, et qui sur cette parole jette le filet. Même si Jésus a déjà « appelé » Pierre, celui-ci a éprouvé cet attachement à la personne de Jésus qui, au dire de S. Jean, avait premièrement conquis André son frère ; il n’a cepen­ dant qu’un commencement de foi. Pierre est disposé à suivre Jésus,. 'Χί * - * .- ‘ * 9 GENÈSE DE LA FOI 67 mais il devra le suivre jusqu’à l’invraisemblable ; Γle miracle est bien utile pour confirmer l’apôtre dans la détermination ■—■1 qu’il a déjà prise, et le miracle est en fait nécessaire pour inciter Pierre ... , ___ _ à J cet engagement absolu sans lequel il n’est point de foi véritable. D’autre part, le récit de S. Jean qui, chronologiquement, se place très clairement avant celui de S. Marc, nous donne un bien précieux renseignement en ce qui concerne le préambule de l’appel catégo­ rique « Suis moi ». Les deux disciples suivent Jésus sur le témoi témoi-­ gnage de Jean Baptiste. Pourquoi ? André était l’un des deux disciples : Jean était l’autre, et le silence qu’il observe suffirait à prouver qu’il s’agit de lui-même (9) ; Jean doit bien se souvenir de la scène au moment où il la décrit, mais les prémices tout inté­ rieures de l’appel de Dieu sont-elles exprimables ? C’est le prestige de la personne de Jésus qui s’impose aux disciples de demain, car ils ne le sont point encore ; et c’est pour l’avoir subi en demeurant plus longuement auprès de celui que déjà ils appellent Maître, qu’ils pourront entendre l’appel définitif. Le signe sensible exté­ rieur confirmera ce qu’un signe, sensible également, mais seulement au cœur, a commencé : Dieu se retrouve au principe comme au terme de la genèse de la foi. Cette conjonction de l’appel intérieur et du signe sensible est d’ailleurs constante, et si conforme à la nature de l’homme qu’elle ne paraît pas l’être moins à la sagesse de Dieu. S. Jean ne com­ prend la résurrection qu’au moment où il constate le vide du tom­ beau (10), mais aurait-il pu donner soudainement son assentiment à un pareil mystère si une disposition générale à croire n’avait rendu fructueuse l’illumination intérieure : Jean ne nous dit d’ail­ leurs rien de Pierre dont il ignore les dispositions intimes, ce qui montre bien que la constatation du fait ne suffit pas à entraîner l’adhésion. D’autre part, si on n’est pas fondé à voir dans la démarche des Mages l’affirmation de leur foi en la divinité du Christ, cette démarche n’en aboutit pas moins à un acte d’ « adora­ tion » dont le Christ est l’objet (it) ; elle est donc certainement inspirée spécialement par Dieu qui a lié à une observation, de soi commune, une signification et une exigence religieuses. L’ajuste­ ment des deux motions, l’une qui frappe les sens l’autre qui donne d’interpréter le signe, comporte des nuances infinies. C’est cet ajustement final qui, dans chaque cas, constitue l’appel de Dieu. Nous avons tenu à en évoquer brièvement la complexité pour cor­ riger par avance le schématisme universalisant et d’ailleurs inévi­ table de nos analyses ultérieures. 2. L’appel de Dieu ou vocation comporte donc toujours ces deux éléments, mais qui peuvent être pour ainsi dire combinés en pro- LA FOI AU LIVRE DE L’ÉCRITURE II portions assez différentes. Les Apôtres dont nous parlions, et aux­ quels nous pouvons ajouter S. Paul, ont été des privilégiés. De même que le royaume leur est livré clairement et non en para­ boles (12), ainsi le Maître du royaume les invite lui-même à y en­ trer. Pour les disciples, les signes auront dès le début de l’engage­ ment un rôle plus important. Cependant on ne saurait oublier le prestige de celui qui enseigne, prestige que la simple lecture de l’Evangile suffit à faire revivre, et qui apporte le fruit d’une per­ suasion intime sous le rayonnement voilé d’une vérité transcen­ dante. Le Christ enseigne avec autorité (13) ; tout l’enseignement des béatitudes qui est en quelque sorte la charte du nouveau royaume, est promulgué en vertu d’un pouvoir sans appel (14). Il ne s’agit sans doute que d’une transposition d’un code déjà reçu, mais elle est si considérable qu’elle exige une reprise de toute la vie, et de lourds sacrifices. Jésus n’apporte, pour soutenir ses affirmations péremptoires, que deux motifs qui sont, rationnelle­ ment, assez pauvres : l’invitation à imiter le Père (15), ce qui suppose évidemment le sens de la paternité divine et par consé­ quent la foi ; la nécessité, pour mériter une récompense, de faire mieux que ne font les païens (16), mais ceci n’a de portée que pour qui estime qu’il existe effectivement un sort meilleur que celui des païens rivés à la terre : appel implicite à une foi commençante. C’est donc bien le rayonnement du Maître qui impose sa parole, comme d’ailleurs le confirment maints épisodes de l’Evangile : spontanéité des foules qui suivent Jésus (17), invitation faite par Jésus lui-même à croire à sa propre parole (18). Il faut cependant ajouter que l'autorité du Maître ne saurait être réduite à un ascendant moral qui n’aurait pour tout fondement qu’une éminente vertu. L’invitation à tenir pour réel un monde invisible et transcendant est accompagnée de signes qui dépassent en une semblable mesure l’ordre naturel. Les récits de miracles constituent une fraction importante de l’Evangile, et il est bien remarquable que presque tous comportent une mention explicite de la foi (19) : le miracle récompense la foi, et nous reviendrons un peu plus loin sur ce point, mais il en est d'abord le point de départ. Il constitue une requête naturelle de l’esprit humain solli­ cité à abandonner ses critères d’évidence normaux (20). Il est d’ailleurs, au jugement du sens commun, une réponse suffi­ sante (21), et de suffisante qu’elle est pour l’homme, cette réponse semble bien devenir contraignante pour les démons (22). Le miracle peut d’ailleurs consister en un prodige manifeste pour les sens, et apportant quelque avantage matériel : c’est le cas le plus fré­ quent et le mieux adapté à l’humble condition humaine ; mais il peut également consister en un signe intelligible (23) dont la lec- 9 GENÈSE DE LA FOI ture est alors plus délicate. Il n’apporte pas, même lorsqu’il est éclatant et répété, une évidence irrésistible (24), comme le fait par exemple une démonstration scientifique ; c’est qu’en effet il consis­ te, en tant que signe, en la conjonction de deux éléments, l’un intérieur l'autre extérieur : et cette conjonction est toujours, en vertu de son hétérogénéité même, discutable. Au contraire, la motion intérieure, lorsqu’elle est donnée à l’état pur, est nécessai­ rement connue comme venant de Dieu ; aussi est-il impossible de se soustraire à la lumière, (et cette lumière peut être donnée à l’occa­ sion du miracle), sans être coupable d’un péché (25) qui semble bien être par excellence le péché sans rémission (26). L’économie instituée par le Christ demeure le statut du développement de la primitive église : la fécondité de la prédication repose sur les miracles dont Dieu l’accompagne (27) ; et cette idée demeure si vivante dans le collège apostolique que c’est elle qui préside au remplacement de Judas (28), tout le témoignage chrétien reposant sur le fait de la résurrection du Christ (29). Il convient cependant d’ajouter que le signe n’est ni nécessaire ni par conséquent exi­ gible ; il est souverainement condescendant de la part de Dieu et souverainement utile à l’homme lorsqu’il prévient le voeu de la raison, mais il est généralement ôté à la foi parfaite : les Apôtres, qui avaient commencé de croire en la personne de Jésus à cause des miracles (9, 21), croient en la transubstantiation sans aucun signe, à cause de leur foi devenue parfaite. A cet argument de crédibilité externe que constitue le miracle s’ajoute, pour la parole divine, une qualité intrinsèque : celle d’être éminemment croyable, parce qu’elle est prononcée par Dieu. Si elle déploie sa puissance dans ceux qui croient (30), son premier effet étant l’accroissement de la foi elle-même, elle stimule par son contenu comme par son origine une spontanéité intime à laquelle on ne peut résister sans pécher (31). 3. La vocation, puis la présentation authentique du témoignage appellent naturellement l’acceptation de celui-ci. Elle est loin d’être égale chez tous : que le message soit d’ailleurs porté par le Christ (32), par ceux de ses envoyés qui le précèdent (33) ou par ceux qui le suivent (34), ne semble pas faire de différence à ce point de vue. L’inégalité de l’accueil est une propriété connaturelle de tout auditoire humain, mise en une vive lumière par la parabole de la semence (35) ; la semence c’est la parole de Dieu ; la richesse de ses virtualités constitue l’objet propre du récit, mais elles ne se différencient qu’en fonction du terrain qui accueille. Il convient donc de recevoir avec soin (36) un message dont la pleine intelligence est d’ailleurs toujours le fruit de la grâce (37). t » 3 70 LA FOI AU LIVRE DE L ECRITURE II Fruit gratuit par conséquent. Et il paraîtrait y avoir des cas dans lesquels l’initiative divine est si arbitraire que, soit par excès soit par défaut, elle ne laisse aucune place à la préparation active du sujet (38). Il n’en est rien cependant, et encore que la collabo­ ration de Dieu et de l’homme se prête fort mal à une analyse disjonctive, c’est la carence de dispositions élémentaires quasi natu­ relles aux âmes sincères qui interdit l’accès à la foi : créance accor­ dée à un témoin raisonnablement accrédité (39), détachement des biens matériels (40) ou même spirituels (41). Le fait que Dieu tolère de semblables insuffisances ne fait d’ailleurs que souligner l’extrême respect qu’il a pour sa créature (40 bis). I 'r A 4. Si l’acceptation compréhensive du message est don gratuit, il en est évidemment de même de la communication de la foi : il n’est d’ailleurs pas toujours aisé de distinguer, dans les descrip­ tions concrètes, ces deux aspects qui sont cependant logiquement successifs. Que la foi soit présentée comme le don de Dieu (42) ou bien que son acte soit mentionné comme une partie intrinsèque du déploiement de la grâce justifiante (43), c’est bien une inter­ vention gratuite et d’ailleurs essentiellement intérieure de Dieu (44) qui est substantiellement désignée ici et là. Cette intervention demeure d’une manière toujours actuelle comme le fondement stable de la foi (45), et de sa gracieuseté dépend pour le croyant un état privilégié (46)· L’intervention divine s’insère dans le temps : il y a deux états, bien distincts par leurs qualités, qui marquent l’avant et l’après de la foi (47) ; il est vain de chercher à franchir indûment l’inter­ valle qui les sépare (48) parce que ce serait violenter l’agrément divin (49). Il faut même dire que cette infusion de la foi s’effectue à un moment précis puisque un signe sensible en est l’instrument (50) et que d’autres dons visiblement manifestés lui sont asso­ ciés (51). En quoi consiste-t-elle dans l’âme du croyant ? Dans le fait de découvrir avec certitude que c’est Dieu qui est son propre témoin, tandis que les autres témoignages ne font qu’amener gra­ duellement à celui que Dieu porte sur lui-même (52). 10. NATURE DE LA FOI — STRUCTURE ET FONCTION i· Venons-en à la nature de la foi. La foi établit tout simplement un rapport entre l’esprit du croyant et Dieu. Par là s’explique sa structure ; de là dérivent la nature et l’exercice de son acte. Nous examinerons successivement ces trois points. Dieu est le fondement de la foi en ce sens qu’il la produit (45), 9 10 NATURE DE LA FOI il l’est encore à titre d’objet (53) : en sorte que la foi, issue de Dieu (54), s’achève en lui, et trouve ainsi un type d’unité qu’on ne peut guère comparer qu’à celui de la vie. La for, par une parole dont elle discerne l’identité divine (55), assimile le comportement de l’âme croyante à celui du Christ (56) ; elle l’établit dans une vivante relation à Dieu, tout comme le Christ est vivante relation à son Père (57). H en résulte une série de conséquences aussi immédiates qu’importantes. Cette relation du Christ à son Père connote sou­ mission et obéissance (58), parce que « le Père est plus grand que lui » (59) ; la relation établie par la foi implique semblablement soumission et obéissance vis-à-vis de celui qui l’a instituée : c’est ici et là une question de nature, le degré seul diffère. Comme l’accès à Dieu par la foi n’est possible que dans le Christ qui est le seul fondement (53) et la seule voie (60), c’est vis-à-vis de lui, Dieu incarné, que la soumission inhérente à la foi devient sensible (61) et se mue en obéissance au message qui est sien : l’Evangile (62) ; et par suite à lui-même (63). Cette soumission s’exercera également vis-à-vis des représentants du Christ (64), mais on devra, ils devront eux-mêmes soigneusement, distinguer leur rôle d’avec leur personne (65). Dans cette perspective, une sorte d’antonomase conduit à faire de la foi elle-même une obéissance (66) ; il faut entendre que le croyant est incliné par la foi à obéir (67) à celui qui a autorité pour enseigner, et par là à recevoir (68) docilement (69) l’enseignement lui-même (70). D’autre part, Celui qui enseigne, et qui est le fondement (45) même de la foi, ne change pas (71), non plus que l’enseignement qu’il donne (72) : il résulte de là que la foi se présente d’une manière plus ou moins explicite comme la conservation d’un dé­ pôt (73). Elle vient de Dieu (74) et doit être conservée dans son intégrité aussi bien par ceux qui la communiquent (75) que par ceux qui la reçoivent (76) ; et c’est ce qui rendra si délicat le rôle du témoin dont nous parlerons ci-après : il doit viser, fût-ce au prix des plus lourds sacrifices, à la transmission plutôt qu’à l’in­ terprétation du dépôt. Le témoin doit savoir donner sa vie, mais il doit savoir également ne rien laisser de lui-même dans le mes­ sage transmis. La foi est donc une par essence (77) ; et elle crée entre ceux qui la partagent une unité spirituelle (78), qui tend d’ailleurs à s’exprimer socialement par la communauté de la vie en ce qui concerne l’usage des biens (79), et même juridiquement par l’autarchie du groupe en matière de jugement (80). La transmission de la parole doit respecter l’objectivité intan­ gible qui sied à un message divin ; il n’en faudrait pas conclure qu’elle consiste en l’acceptation d’un code de formules toutes f LA FOI AU LIVRE DE L ÉCRITURE π faites. Elle est, juste à l’opposé, une pédagogie : ceux qui suivent Jésus s’appellent ses disciples (81), et ils sont enseignés par la vie du Maître (61, 81), autant que par ses discours, puisqu’aussi bien c’est sa vie à lui qui est mesure de la leur (82). C’est une pédagogie visible et sensible dont les premiers développements de la foi nous reflètent les mille nuances : l’apôtre est toujours l’en­ voyé de Dieu (83), il en est seulement le serviteur et le ministre (84), mais son action n’en est pas moins requise (85) ; cette action peut prêter à de fâcheuses équivoques de la part d’auditeurs non avertis (86), mais elle s’accompagne normalement d’une paternité spirituelle plus profonde que tout autre lien (87). D’ailleurs c’est Dieu lui-même qui est le fondement vivant et pour ainsi dire l’âme de la sollicitude qu’il répand sur les croyants par ses ministres (88), et c’est Dieu encore qui a donné le premier et le plus magnifique exemple de cette pédagogie par signes humainement sensibles, qui est à jamais celle de la foi chrétienne et catholique (89). Si la foi est essentiellement relation de l’esprit du croyant à Dieu, et si Dieu rend, pour sa part, cette relation efficace en se penchant avec sollicitude sur l'homme, celui-ci doit à son tour et par la même foi s’élever jusqu’à Dieu (90) sans retour sur soi (91). La foi a pour fonction principale de tenir non pas une formule mais un existant (92). Ainsi voyons-nous la foi sans reproche ignorer l’ombre du doute en ce qui concerne un fait en liaison avec la transcendance qu’elle affirme (93), tandis que l’imperfection de la foi consiste à émettre un tel doute (94). Cette connexion fonda­ mentale de la foi et de la réalité nous conduit tout naturellement à en examiner la structure métaphysique. 2. La plus célèbre des définitions de la foi présente cette vertu comme étant la conviction des choses que l’on espère, l’assurance de ce que l’on ne voit pas (95). Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point ; remarquons immédiatement que la liaison entre la foi et l’espérance est fréquemment mentionnée (96) par l’Ecriture : la grâce de la foi n’est pas donnée à l’homme d’une manière isolée mais pour lui permettre d’atteindre la vie éternelle (97) ; elle se trouve donc tout naturellement orientée vers les biens dont le désir fait l'objet de l’espérance. La foi, cependant, se distingue de l’espérance parce qu’elle se trouve avec la vérité dans une affinité plus étroite. Les réalités béatifiantes sont atteintes par le croyant en tant qu’elles sont vraies (98), c’est d’ailleurs à la vérité que Jésus est venu rendre témoignage (99) et la foi consiste, on l’a vu, en la conservation du message de Jésus : vérité et foi sont conjoin­ tes dans le Christ lui-même (too). Il est la Vérité (101), parole vi­ vante du Père ; venu en ce monde, il retourne au Père (102). La Μ··· 10 NATURE DE LA FOI 7X foi qui épouse ce mouvement ne pourra donc s’épanouir que dans la vérité (103), et produire effectivement dans la vérité ses fruits les plus délicats (104). Les prédicateurs de la parole ne trouvent pareillement leur force que dans la vérité (105), et leur joie dans le triomphe de la vérité (106). En regard de la paternité divine qui se déploie dans la vérité se tient celle du démon, père du menson­ ge (107), et c’est en s’appuyant sur la vérité de la foi que les cro­ yants doivent lui résister (108). La vérité étant essentiellement communicable, la foi participe par son contenu à cette note distinctive. La foi est l’adhésion au témoi­ gnage du Christ, et c’est parce que ce témoignage est substantiel­ lement vérité qu’il fructifie en connaissances plus abondantes à mesure qu’il s’affermit (109). Cette communicabilité de la parole de vérité entraîne d’ailleurs qu’elle doit être la même chez tous ceux qui la distribuent (no) comme chez tous ceux qui la reçoivent, parce qu’elle est présence de la parole du Christ (ni)· Les discours en langues, c’est-à-dire les effusions charismatiques qui ne peuvent édifier que celui qui les profère sont bons, mais il faut leur préfé­ rer les discours de révélation (112), précisément parce que ceux-ci sont intelligibles pour tous (113). La préférence de S. Paul est visi­ blement inspirée par un souci d’ordre et d’utilité (114), mais elle rejoint un désir de mise en œuvre de l’intelligence (115) parfaite­ ment conforme à l’exigence de la vérité et à la nature de la foi. Un nouveau degré dans l’objectivation du contenu de foi, requise par le corps social, se trouve marqué par le mot doctrine : la vérité com­ muniquée par mode noétique, et non pas pneumatique, finira par s’exprimer en un ensemble invariable qui s’appelle dépôt en tant qu’il doit être recueilli et intégralement transmis (116), mais qui s’appelle doctrine en tant qu’il constitue une régulation intelligible à laquelle accède normalement tout croyant (117) ; il est évidemment incompatible avec toute doctrine étrangère (1 iS) parce qu’il est pré­ cisément la formulation de la foi (119). Tout ceci montre assez que la foi cesserait d’être elle-même si on voulait faire abstraction en ce qui la concerne de tout contenu de doctrine, c’est-à-dire de tout objet (120). L’objet de la foi étant coextensif λ la révélation nous n’avons pas à en analyser le détail puisque c’est surtout une question de struc­ ture qui nous intéresse. Cependant, afin de bien préciser que la foi n’est pas, comme on l’entend dire trop souvent, une question de sentiment, mais qu’elle comporte expressément un contenu intelli­ gible, notons les deux grands faits consignés et affirmés dans la révélation néo-testamentaire : Dieu est Père Fils et Saint Esprit, et ί •1 - LA FOI AU LIVRE DE L ÉCRITURE .74 il est père des hommes ; le Verbe, seconde Personne de la Sainte Trinité, s’est incarné, a souffert, est mort, est ressuscité : il a, de cette manière, rendu efficace la volonté salvatrice de Dieu à l’égard de l’humanité pécheresse. Les références sont ici trop nombreuses pour être reproduites et d’autre part à n’en citer que quelques unes on trahirait le témoignage qui résulte précisément de leur accumula­ tion convergente. Notons seulement qu’à raison même de l’exten­ sion de son objet, la foi peut être présentée par les différents auteurs sacrés comme se portant de préférence vers l’un ou l'autre aspect : elle atteint bien toujours la même concrétude, mais plus immaté­ rielle avec l’expression doctrinale du mystère de Dieu, plus sensi­ ble avec la description circonstanciée de la vie de Jésus. La foi se présente, dans les synoptiques, comme un attachement à la person­ ne du Christ : les Apôtres ne comprennent guère le mystère du Royaume de Dieu, encore moins celui de la Croix, mais ils aiment Jésus et demeurent avec lui. Ils prennent confiance, par ce contact familier, en la toute puissance de Dieu ; et leur foi naissante devient ainsi graduellement une conviction sincère en ce qui concerne la mission du Fils de l’homme. Enfin c’est la foi achevée, parfaite, que les actes des Apôtres décrivent comme étant un attachement à la personne du Seigneur Jésus ; seulement il ne s’agit plus de l’en­ gagement initial, réponse spontanée à un amour gratuitement offert: il s’agit d’un attachement qui ne procède pas moins de l’amour de la vérité que de la séduction d’une personne, qui rejoint avec la même aisance et au même degré de concrétude le Verbe incarné venu parmi les siens et le Verbe Principe demeurant dans le Père. D’autre part, S· Jean et S. Paul ont leur manière propre de retenir et d’accuser ce personnalisme sans d’ailleurs négliger le premier point de vue. Mais revenons à l’objectivité de la foi. S. Paul dé­ clare ne connaître que le Christ crucifié (121) et l’économie de sa catéchèse est conforme à l’aveu de sa conviction ; il recommande à Timothée d’intervenir à temps et à contre temps (122), et sa con­ duite est un vivant exemple à l’appui de ce conseil- Il suffit de lire les épîtres pour être convaincu du rôle prépondérant qu’y joue ce que nos divisions modernes ont appelé partie dogmatique, et pour comprendre que toute l’action de l’Apôtre n’est que la conséquence irrésistible d’une conviction précise et sans appel. On sait d’autre part combien Jésus insiste, en Saint Jean, sur les relations qui le lient à son Père et comment il multiplie les paraboles destinées à nous faire comprendre que son Père est aussi notre Père. D’ailleurs l’objet de foi s’est trouvé très rapidement codifié en « symboles » dont l’actuel credo est une forme à peine évoluée, et ceci indique assez que la foi comporte une tendance spontanée à se cristalliser autour d’un contenu intelligible. is NATURE DE LA FOI /a H serait cependant aussi erroné de réduire la foi à une régula­ tion de l’esprit que d’en faire une question de sentiment. La défini­ tion précitée (95), décrivant une involution (48) entre la foi et l’es­ pérance, indique du même coup une référence à l’activité volontaire. Nous reviendrons sur ce point ; bornons-nous à indiquer pour le moment que la foi fait l’objet de conseils et de remarques qui seraient tout à fait inexplicables si elle ne continuait à dépendre de l’inclina­ tion volontaire et libre, même après qu’elle a été donnée par Dieu. Les chrétiens sont exhortés à conserver la foi (123), tandis qu’il est tout à fait superflu d’exhorter un homme soit à acquérir soit à con­ server la lumière de la raison naturelle ; la foi comporte des degrés qui ne sont pas donnés comme liés à la compréhension meilleure d’un objet intelligible mais comme différenciant une convic­ tion (124) ; la foi est faible lorsque, conservant une attache à des doctrines étrangères, elle éparpille une adhésion qu’elle devrait concentrer sur la seule vérité (125) ; l’intégrité de la foi est liée à une certaine fermeté d’attitude (126) et même à un combat (127), parce qu’elle est conservée dans une conscience pure (128) plutôt que dans un esprit juste. Enfin la foi est une persuasion, puisqu’elle s’oppose à la disposition contraire (129) ; elle requiert donc le concours simultané des différentes facultés du croyant, et ne saurait être réduite à un acte d’intelligence. 3· Amenons en à une description plus proche du domaine psycho­ logique. La foi a un objet, mais elle est connaissance par persua­ sion (130), non par abstraction. Elle est donc une activité synthéti­ que qui, intéressant toutes les puissances du sujet spirituel, s’enra­ cine en lui au delà de la diversification de ces dernières : aussi estelle toute proche (131), facilement accessible (132). Etant d’autre part accueil docile d’un message divin, la foi traduit par sa profon­ deur la puissance de pénétration de la Parole de Dieu (133)· On pourrait encore voir dans le grain de senevé (134) une image de la foi, l’une étant réellement (50) et l’autre figurativement le principe du royaume de Dieu. Semée dans l’âme, la foi s’y insère profondé­ ment et s’y développe : aussi bien les exhortations des apôtres (135) que les désirs des fidèles (136) montrent que la croissance est, pour la foi, un fait organique ; ce fait est si objectif qu’il se vérifie socia­ lement dans l’église, à ceci près que la foi y a connu, comme révé­ lation, un maximum, au moment de la présence terrestre du Christ (137). La foi est donc un comportement gratuitement accordé par Dieu, mais qui n’en suit pas moins les lois du développement propre aux habitudes acquises. Il faut ajouter que ce comportement est premiè­ rement intellectuel. C’est ce qu’exprime nettement le symbolisme L LA FOI AU LIVRE DE L ÉCRITURE II de la lumière : l'incrédule est justement celui dont l’esprit est privé de cette lumière (138), tandis qu’il faut « croire en la lumière afin d’être fils de Lumière » (203). C’est ce qu’indique plus clairement encore l’opposition établie par S. Paul entre la foi et la vision clai­ re (!39) ou bien entre la foi et la connaissance immédiate (140) : la foi est une activité du même genre que celles auxquelles elle s’oppose, et qui doivent d’ailleurs la remplacer (140). Foi et connais­ sance sont d’ailleurs intimement liées du fait que leurs progrès sont concomitants (141). Cette connaissance est d’abord celle d’un fait : le fait chrétien (142) qui serait, hors la foi, privé de portée ; ou bien le fait de la volonté divine, mesure de la vie du croyant (143) ; ou enfin le mystère de Dieu, source de cette même vie (144). C’est dire déjà que la connaissance de foi dépasse une simple notification : elle constitue une pénétration originale qui, par cela seul qu’elle comporte des degrés (145), ne saurait être extérieure au fait. 11 y a en effet une connaissance qui est logiquement, sinon psychologi­ quement, antécédente à la foi : elle est destinée à engendrer l’amour (146), mais elle n’y atteint que par la génération de la foi puisqu’il faut croire pour avoir la vie (147) ; cette connaissance ori­ ginelle, source de la foi, est même le gage de l’amitié divine (148) avant d’en devenir l’instrument efficace : car il existe également une connaissance conséquente qui donne de pénétrer le sens des affirmations de la foi (149), ou bien qui ne peut exercer sa prise mystérieuse qu’en la dépendance de la foi qu’elle prolonge (150) ; elle se change peu à peu en un contact spirituel habituel avec son objet, ce qui tend à la rapprocher d’une vision (151). Elle est le fondement de rapports intimes (152) et personnels (153) qui s’achè­ vent dans le don de soi (154), c’est-à-dire dans l’amour (155). D’ail­ leurs l'amour est lui-même objet de la foi puisque Dieu est Amour (156) ; et l’on comprend bien par là comment la foi, bien que formellement intellectuelle, aboutit normalement à un amour. Le cycle de connaissance dans lequel, nous venons de le voir, la foi joue un rôle central, se réalise en effet au mieux en prenant ori­ gine dans l’amour : notification de l’amour (157), croyance en l’amour (Î58), connaissance consécutive à l’amour (159) reproduisent alors dans l’ordre de l’amour, l’économie des deux connaissances antécédente et conséquente entre lesquelles se situe la foi. Enfin, le caractère intellectuel de la foi trouverait une nouvelle confirmation dans son activité judicative. La méfiance de S. Paul vis-à-vis de la glossolalie se rattache comme on l’a vu à l’intelligi­ bilité qu’il revendique pour l’expression de la foi (160) : c’est au nom de cette même exigence qu’il recommande aux Corinthiens la maturité du jugement (161) : celle-ci est le fait d’un esprit sain, et cette sorte de santé est le fruit d’une foi équilibrée. Bien plus la 10 NATURE DE LA FOI 77 foi doit avoir assez de lucidité et de vigueur pour se juger ellemême (162) ; elle fait donc, par cette réflexion sur soi, dont elle a d’ailleurs le privilège parmi les vertus théologales, la preuve de sa nature rationnelle· On doit même ajouter, à la faveur d’une dis­ tinction classique entre intelligence et raison que l’exercice psycho­ logique de la foi relève principalement de la première. Car si le juge­ ment sain relève de la foi en vertu de l'intelligibilité de celle-ci, il y a aussi une sorte de jeu de raison qui aboutit au doute et se trouve par là opposé à la foi. Il montre bien que celle-ci comporte un enra­ cinement rationnel puisque si elle n’était qu’affective, elle se con­ serverait, contre toutes raisons, par les raisons du cœur ; mais il montre en outre qu’elle est bien au-dessus du discours rationnel proprement dit (163). Ceci est parfaitement cohérent avec le message évangélique : les rapports de l’homme avec Dieu sont calqués sur ceux du Fils par nature avec son Père : qu’il s’agisse de vie (164), de connais­ sance (165), d’unité (166), de mission (167), on doit, dans les mani­ festations différentiées de cette similitude (168), retrouver toujours la même réalité substantielle : la paternité divine (169). Etant de type cognitif la foi ne pourra être qu’une communion intelligi­ ble (195) semblable à celle du Père et du Verbe (170), puisqu’elle enveloppe d’ailleurs l’un et l’autre d’une même étreinte (171). De même que la foi fait la preuve de sa rationalité par son pouvoir d’auto-critique, ainsi lui revient-il, en vertu de son carac­ tère intellectuel, de prendre conscience d’elle-même. Elle y atteint parce qu’elle entraîne comme nous le verrons un engagement, soit vis-à-vis de Dieu, soit vis-à-vis du croyant lui-même. Or tout en­ gagement crée entre celui qui le prend et la mesure objective de ses actes une marge suffisante pour développer la conscience de soi. C’est donc normalement dans la pratique des commandements que la connaissance de foi prend son caractère réflexif (172). Parvenue à ce point de son développement, la foi se trouve concrètement en homologie de structure avec l’amour puisqu’on retrouve ici et là l’égalité avec un autre soi-même. Aussi foi et amour mutuel tom­ bent-ils sous une même ordination divine (173). Ainsi encore, la joie qui normalement découle de l’amour (174) connaît-elle une mo­ dalité propre à la foi (175). 4· Après avoir précisé quelle est la nature de la foi, il convient d'examiner son rôle dans l’économie de la vie surnaturelle. Elle en est tout d’abord le principe, parce qu’elle en inspire le dyna­ misme (176), mais également parce qu’elle en est la mesure, soit dans l’ordre du jugement (177) soit dans celui de l’exercice (178) ; Ιά 0 LA FOI AU LIVRE DE L'ÉCRITURE H on peut discerner une troisième raison, à savoir l'attribution fré­ quemment faite à la foi d’une propriété essentielle, nous voulons dire la fermeté (179) : telle est bien en effet la qualité qui convient à un fondement (1S0), tandis que l’édifice lui-même sera caractérisé par l’extension de ses dimensions (1S1 ) ; la carence de la foi se nom­ me au contraire une défaillance (1S2) comme si elle entraînait que toute la construction chancelle sur ses bases ; de plus, non seule­ ment la foi est f“rme un elle-même, mais du fait qu’elle trouve en son propre onncipt fermeté et stabilité (1S3), le type de service qu'elle rend à autrui consiste à transmettre la qualité qu’elle parti­ cipe et ce service s’appelle pour cette raison un affermissement (182). Enfin c’est par la foi que le Christ habite dans le cœur des fidèles (184), c’est donc la foi qui est le principe caché de l’enracinement et de l’assise qui appartiennent aussi à la ciiarité (1S5). ■'< En second lieu la foi justifie si elle opère par la charité (1S6) : mais seulement dans ce cas (1S7). C’en serait assez pour distinguer ces deux vertus ; elles ont d’ailleurs leurs propriétés spécifi­ ques (188), ce qui suffit à écarter toute confusion quand on attribue à la foi l’œuvre de la justification. Celle-ci relève formellement et immédiatement de la charité (189) ; mais ninime il ne peut y avoir d’amour justifiant sans foi ni, normalement, de foi sans charité, il suit que la foi joue dans la justification un rôle fondamental. Le seul fait de croire équivaut à l’assurance de la justification, celui de ne pas croire entraîne condamnation (190) : c'cst que la foi purifie (101) parce qu’elle est un appel à une justice venant de Dieu (192), parce qu’elle constitue ultérieurement un titre à la vie divine (193), parce qu’elle est enfin le principe même de cette vie (194)· Comme on l’a vu, cette foi ne peut être sans objet : en tant qu'elle est justifiante, elle s’adresse premièrement au Christ, implicite­ ment au moins, et elle le retrouve alors au terme de son processus, c’est-à-dire dans la vie (195) : mais en général la foi adhère au Christ explicitement (196), et elle est justifiante pour le croyant parce qu’elle le fait être un avec le Christ (197) '■ ainsi en effet, elle lui permet d'approcher de Dieu (198) et de posséder ]a grâce (199) principe de vie. Croire au Christ entraîne donc que l’on croit en Dieu (200) en tant qu’il opère dans le Christ la résurrection dont dépend notre propre vie (201). Concluons d’une manière encore plus adéquate que la foi justifiante s’adresse simultanément au Père au Fils et par conséquent à l’Esprit Saint (202) : à Dieu, au Christ, et à l’Esprit de Jésus, qui, de ce point de vue, consti­ tuent simplement trois désignations distinctes du même Principe· Il en résulte uue A la foi nous assimile au Christ, non seulement en 10 ____ p NATCRE DE LA FOI ce qui concerne la justification et la résurrection, mais également dans l’ordre de la filiation (203). C’est une filiation, attachée d’ail­ leurs à des conditions morales dont l’enfance offre le modèle (41), qui constitue la substance de l’héritage promis à la foi (204), comme elle est la raison des prérogatives du Fils par nature (205) : nous sommes cohéritiers (206) du Christ, puisque nous recevons par adoption (207) ce que lui-même possède par nature (20S). La justification dérive donc de la foi comme une conséquence de la structure surnaturelle de cette vertu, et nous venons de tracer une esquisse sommaire de l’homologie de leurs développements respectifs. A mesure que la foi effectue, de son objet, une prise plus adéquate, la justification s’achemine vers son véritable statut qui est une communion intime à la vie divine elle-même. Cette perspec­ tive est tout à fait différente de celle de l’ancienne loi, et nous nous contentons de rappeler en passant le thème développé par Saint Paul (209) et devenu classique : d’une part la loi donne la connais­ sance de transgressions (210) qui peuvent être remises par des œu­ vres (211), d’autre part la foi est imputée à justice par la grâce de Dieu (212) ; les œuvres sont prescrites par la loi et accomplies par l’homme, tandis que la foi résulte d’un appel de Dieu et obtient une justice venant également de Dieu (213). Les deux alliances s’opposent comme la chair et l’esprit, l’une est pour la liberté l’autre pour la servitude (214) ; et ceux-là même qui appartenaient à la première doivent, pour être sauvés, résolument faire choix de la seconde c’est-à-dire croire au Christ (215). En retour les œuvres elles-mêmes prennent valeur en fonction de la foi ; il est seulement requis de toujours agir en pleine conviction (216) ; dans le cas con­ traire on n’agit pas en vertu de la foi et par suite on pèche (217). La foi, qui justifie, conduit au terme de la justification qui est la glorification (218). Le message de la foi est en effet l’Evangile de gloire (219), et la foi prépare à contempler la gloire de Dieu puisqu’elle permet d’en voir la manifestation dès ici bas (220). La foi en la gloire entraîne la glorification, tout de même que la foi en la lumière change celui qui croit en enfant de lumière (221). Cette affinité entre la lumière et la foi se manifeste dans l’infirmité même de cette dernière qui peut et doit, sous le régime de l’amour, asso­ cier un objet vu à un objet non vu (222). La foi ne cessera qu’en faveur de la vision (223) qu’elle prépare, et dont elle se distingue : aussi bien du côté de l’objet qui peut être saisi en lui-même (224) ou bien médiatement (225) et donc partiellement, que du côté du sujet qui peut être plus ou moins identifié à l’acte qu’il exerce (226). La foi commence, dans l’ordre de la gloire et de la lumière, une assimilation que la vision consommera en similitude objective (227). ,1 4 * VT ; < ■f·;· ·> 80 LA FOI AU LIVRE DE L ÉCRITURE U — L’EXERCICE CONCRET DE LA FOI 11. l’exercice concret de la foi en tant quTl relève DU CROYANT i. On s’est appliqué, dans ce qui précède, à dégager de textes qui décrivent la foi dans sa vivante complexité l’enseignement qu’ils comportent concernant sa nature- Il convient d’en venir maintenant au déploiement de l’activité de la foi. L’activité humaine n’est ni purement spirituelle, ni par suite, purement immanente ; l’esprit du croyant ne saurait donc être considéré abstraitement, et indépen­ damment des conditions concrètes dans lesquelles s’engage sa des­ tinée. Après avoir envisagé l’appel ou vocation à la foi nous sommes remontés progressivement vers l’insertion de cette vertu dans l’âme du croyant ; le même point de départ commande une autre voie que nous allons maintenant jalonner. Celui qui répond à la vocation et reçoit la grâce de la foi contracte par là même un engagement : nous avons vu qu’il doit « garder le dépôt » (73), c’est-à-dire tenir fermement un ensemble de vérités présentées par Dieu ou au nom de Dieu. Or c’est là un aspect d'un engagement plus complet. Quand le Christ appelle ses disciples, il ne leur propose pas un Credo abstrait, il se présente lui-même comme le Maître de vérité (228) que l’on peut refuser ou accepter de suivre (229). L’engagement est concret en même temps qu’idéal; il joue entre un esprit et une doctrine (230) : mais également entre deux personnes (231), au point d’exclure tout autre lien personnel (232). Dieu d’ailleurs répond à cet engagement de la foi ; non seulement il est fidèle dans ses pro­ messes (ce qui suggère entre la foi et l’espérance, une affinité sem­ blable à celle que nous avons déjà observée entre la foi et la chari­ té) parce qu’il les accomplit (233), mais il tient en sa propre fidélité la raison de cet accomplissement (234). La fidélité de Dieu, étant liée à sa nature, demeure malgré l’infidélité, c’est-à-dire l'incréduli­ té de l’homme (235) ; encore que les effets de la fidélité divine soient suspendus si l’infidélité de l’homme va jusqu’au reniement : Dieu ne peut se renier lui-même, il ne peut donc être infidèle, mais il renie ceux qui le renient (236). Enfin la fidélité de Dieu est le ga­ rant de la justification (237) plénière qui est objet de ses promes­ ses (238) et même de la véracité de ses apôtres (239). Le Christ est donc venu solliciter un engagement qui commence, avec lui, au degré de concrétude qui est connaturel à l’homme ; la réciprocité de cet engagement dérive immédiatement de la fidéli­ té de Dieu, mais elle peut en quelque sorte s’intérioriser ou s'ex­ térioriser. Dans le premier cas, le croyant a pour répondant Dieu 11 L ACTIVITÉ DU CROYANT 8l lui-même, servi (240) et prié (241) dans le secret ; dans le second cas c’est à l’Eglise, substitut visible du Dieu invisible (242), que le chrétien est redevable de son engagement vis-à-vis du Christ (243). Ces deux modalités ne sont d’ailleurs pas exclusives ; elles trouvent au contraire en une continuité imposée par la nature de l’homme et doivent être mises en œuvre simultanément (244). 2. -· L’engagement '-iigcigniiviii uc de la jd iui foi,, cl et nous pouvons parler, parier, ad’apres après ce qui précède immédiatement, d’engagement réciproque, est comme un pacte qui doit présider à toute la vie du croyant : de par sa nature même, un engagement requiert qu’on le tienne, c’est-à-dire que l’on surmonte les circonstances contraires, et que d’autre part on en traduise d’une manière réelle le contenu positif. En d’autres ter­ mes, pour la foi comme pour tout ce qui concerne l’agir humain, à l'engagement initial suivent normalement l’épreuve et la preuve. La foi est éprouvée par tout ce qui semble compromettre la sécurité de son exercice, elle fait la preuve d’elle-même en se produisant en œuvres : nous allons retrouver successivement ces deux points dans le livre de l’Ecriture. La foi n’est jamais, nous l’avons vu, complè­ tement inconditionnée : elle suppose un équilibre entre les signes qui l’accréditent et l’intensité de l’engagement qu’elle commande. L’épreuve de la foi consiste dans la rupture de cet équilibre déli­ cat. Or cette rupture peut se consommer de deux façons : si l’engage­ ment l’emporte sur le signe, c’est le croyant qui est éprouvé par Dieu (245) ; si, au contraire, le croyant exige des signes dispropor­ tionnés à l’engagement qu’il consent (246), ou bien refuse tout en­ gagement malgré les signes, c’est Dieu qui est mis à l’épreuve puisque c’est lui qui donne les signes, c’est Dieu qui est tenté (247). D’autre part la foi doit faire, par les œuvres, la preuve de son authenticité. Ce second caractère n’est pas moins inscrit dans sa nature que le support de l’épreuve, car la foi elle-même est la pre­ mière des œuvres (248) ; elle repose d’ailleurs sur un témoignage divin exprimé en œuvres (249), il est donc tout naturel qu’elle ait la même structure que son fondement (250). On se souvient d’ail­ leurs que la foi établit entre le croyant et Dieu des relations toutes semblables à celles qui lient le Christ à son Père. Nous trouvons de ce fait une nouvelle confirmation dans le caractère obligatoire­ ment actif de la foi. C’est en effet par les œuvres qu’il lui donne d’accomplir que le Père rend témoignage au Fils qu’il l’a envoyé sur terre (249) ; mais en retour ce sont ces mêmes œuvres qui cons­ tituent le témoignage rendu par le Fils à son Père (281). Comme d’autre part la foi associe intimement le croyant au premier aspect du témoignage (250), il est tout à fait normal qu’elle 1 associe non moins intimement au second, laissant ainsi transparaître sa rigou6 Il LA FOI AU LIVRE DE L ECRITURE 82 reuse structure théocentrique : elle fait retour à Dieu en autant de manières qu’elle en procède. •i De cette question de nature découle une question de fait : la foi doit agir, sinon elle est comme un corps sans âme, elle est morte (251) et ne peut être justifiante (252) ; il est d’ailleurs bien clair qu’il s’agit de l’œuvre de la foi et non de celle de la loi (253) : cette dernière, on l’a vu, n’est pas non plus justifiante (209, 217). La preuve de la foi par les œuvres n’est d’ailleurs pas un luxe faculta­ tif. Si la foi n’agit point c’est qu’elle est trop faible ; elle peut en­ courir ce reproche de multiples façons, mais c’est toujours la même carence intrinsèque qui est stigmatisée. Qu’il s’agisse de faits con­ traires à l’ordre habituel (254), ou de conditions actuelles (255) ou prochaines (256) que l’évidence sensible considère comme opposées à la vie naturelle, la foi doit dominer ce qui n’est, comparé à Dieu, qu’apparence ; et si elle ne le fait pas, c’est qu’elle est insuffisante, voire inexistante (257), puisqu’elle est incapable d’agir en adhérant pour ainsi dire à l’agir divin. C’est seulement l’absence de foi qui limite les possibilités de l’action divine, aussi bien chez ceux qui la reçoivent (258) que chez ceux qui ont été choisis pour en être les instruments (259)· C’est d’ailleurs une foi allant jusqu’à la pratique qui est louée par Jésus lui-même (260), parce que celle là seulement est une véritable sagesse (261). Et il est impossible de ne point rap­ procher le rôle dévolu à S. Pierre en ce qui concerne la primauté dans la foi (262), de la spontanéité avec laquelle le même apôtre tra­ duit immédiatement sa foi en attitudes concrètes (263). La foi qui est louée par Jésus, c’est celle qui obtient les miracles qu’elle ose demander et auxquels elle est conviée à coopérer : miracles physi­ ques qui soulagent la misère de l’homme (264), miracles spirituels que Jésus prend plus spécialement comme signes de sa mission (265) ; et la même économie demeure à ce double point de vue dans l’Eglise d’une manière permanente (266). L’épreuve et la preuve de la foi sont d’ailleurs constamment mê­ lées, parce qu’elles connotent l’une comme l’autre un combat (267) qui ne peut pas être sans souffrance (268), et dont la foi est l'enjeu dans le premier cas (269), le principe dans le second (270). Mais, tandis que l’épreuve accroît par la constance (271) le prix (272) et pour ainsi dire la densité de la foi, la preuve positive que la foi fait d’elle-même, par les oeuvres qui lui sont propres, s’achève en victoire (273) ; plus profondément encore, cette œuvre divine qu’est la foi réalise par nature un degré de présence de Dieu (90-94) qui est suprême hommage (274) en même temps qu’il exclut tout com­ bat (275) : la foi fait du croyant comme tel un Victorieux (302). -■ 11*12 LE TÉMOIGNAGE DU CROYANT 12. l’exercice concret de la foi en tant qü’il est ordonné a la manifestation de celle-ci. le témoignage i. Le développement de la foi comporte une autre étape. Intime­ ment liée à la vérité qui en est l’objet et à la vie qui en est le fruit, la foi participe à la communicabilité qui est le fait de l’une et de l’autre : la foi repose sur la communication de la vérité, mais elle tend à son tour à transmettre le dépôt reçu ; la foi recueille le témoi­ gnage destiné à la sustenter (318), ensuite elle témoigne elle-même. Avant de présenter les textes qui concernent cette question, disons de suite que le mot témoignage a plusieurs sens qui sont générale­ ment impliqués simultanément, le contexte seul permettant de fixer le poids respectif de chacun d’eux. On distingue d’ordinaire deux témoignages, l’un objectif (310) l’autre subjectif, et c’est cette se­ conde acception que l’on rencontrera dans la plupart des textes cités. On désigne par témoignage objectif le contenu du dépôt en tant qu’il est transmis ou transmissible. Cette transmission suppose normalement la foi du témoin qui, à la différence du pro­ phète, n’a pas l’évidence de ce dont il témoigne. Aussi convient-il de distinguer deux espèces de témoignage objectif selon qu’il s’agit d’un fait, par exemple les miracles du Christ ou sa Résurrection (276), ou bien d’une croyance fondée sur l’interprétation des faits, par exemple la divinité du Christ (277) ou sa qualité de Rédempteur (278). Il est clair que dans le second cas la contribution personnelle du témoin est plus grande que dans le premier, puisqu’il fait sienne l’interprétation qu’il propose. Nous réservons cependant le nom de témoignage subjectif à un tout autre type d’activité du témoin : il ne s’agit plus d’une conviction intellectuelle qui s’ajoute comme un coefficient de certitude supplémentaire à l’interprétation transmise, mais de toutes les démarches ou attitudes qui sont de nature à communiquer cette conviction. Nous avons déjà examiné le témoi­ gnage objectif à propos du dépôt, c’est donc du témoignage sub­ jectif qu’il va maintenant être question. Il s’adresse, absolument, à la Vérité (286) (228). Cependant le témoignage chrétien concerne toujours, en fait, des personnes ; et c’est l’une de ses marques distinctives car cela suppose tout simplement que l’idéal soit personnifié. Il en résulte immédiate­ ment qu’il est réciproque (279), parce que le type de connaissance requis pour pouvoir témoigner exige un engagement vis-à-vis de la foi à laquelle le témoignage est ordonné : un tel engagement fait connaître le témoin, tout comme celui-ci connaît ceux qui accueillent son message. Cette réciprocité du témoignage se re­ trouve dès qu’une distinction personnelle est réalisée soit en Dieu soit entre Dieu et la créature. * 84 LA FOI AU LIVRE DE L ECRITURE 2. L’Incarnation rend sensibles la distinction et les rapports personnels que le Christ soutient avec son Père. Le Père rend témoignage à Jésus soit par lui-même (280), soit également par les oeuvres qu’il lui donne d’accomplir (281), soit par ces œuvres seulement (282) ; semblablement l’Esprit témoigne de Jésus (283), et c’est ce même et unique témoignage de Dieu que l’on retrouve vivant en ceux qui croient que Jésus est le Christ (284). En retour Jésus rend témoignage (2S5), à la vérité comme il l'affirme explici­ tement (286), mais d’une manière plus précise à son Père (287). Comme il est le « premier né de toute créature » (288) sans être lui-même une créature, ainsi est-il non pas le premier témoin, mais le Témoin (289) ; il n’a pas la foi mais il est le Fidèle (289-290), il ne rend pas témoignage à une vérité qui serait extérieure à luimême, parce qu’il est le Véridique (290) et la Vérité (291), il est de par sa fidélité établi sur toute la maison de Dieu (292). Jésus témoigne aussi de lui-même ; cela peut paraître illégi­ time (293), mais il faut bien prendre garde à la situation très parti­ culière du Verbe incarné. Il est toujours dans le Père comme le Père est en lui (294), en sorte qu’il ne fait rien de lui-même (295). Il ne juge pas de lui-même (296) : d’où suit que s’il témoigne de lui-même, c’est à la vérité le Père (297) ou les œuvres du Père (294) qui témoignent. L’altérité requise au témoignage est donc bien respectée, mais parce qu’elle est ici invisible elle se trouve en quelque sorte résorbée dans l’unité visible de la personne du Christ. Cette référence au Père, ou à Dieu, est le plus souvent explicite ; elle demeure réelle, encore que sous-entendue, lorsque Jésus en appelle à la science qu’il a de lui-même (298) ou bien, et c’est tout un, prophétise de lui-même (299) : la succession temporelle des phases du témoignage et le rapport qu’elle implique n’est que le vestige sensible de l’éternelle relation du Père et du Fils, relation rendue visible par l’incarnation du Fils. Il est clair qu’on ne doit jamais oublier ce fondement réel, même lorsque Jésus sans le men­ tionner témoigne de lui-même, soit par ses paroles (300) soit par ” ses œuvres (301). Le témoignage n’a pas d’autre principe que Dieu, et même que ce qui, en Dieu, est principe ; il traverse en quelque sorte le Christ, sans rien perdre, malgré l’apparence, de sa nature dualistique ; il atteint ensuite l’homme et c’est alors qu’il intéresse la foi. Jésus confessera ses disciples devant son Père (302), c’est-à-dire attestera leur qualité de disciples. La foi implique en retour un témoignage rendu au Christ. Le plus saisissant des témoignages personnels est celui de Jean Baptiste (303), parce qu’il constitue une recon­ naissance officielle du Christ par l’humanité ; il repose d’ailleurs 12 LE TEMOIGNAGE DU CROYANT formellement sur un signe du ciel (304), c’est-à-dire qu’il vient bien du ciel, encore qu’il vérifie sur terre d’une manière particulière­ ment émouvante la réciprocité (305) propre à tout témoignage. Après Jean d’autres vinrent, dont le témoignage est plus grand (306), parce qu’il ne consiste plus dans la reconnaissance d’un signe, mais procède de l’amour (307) ; cependant c’est un témoi­ gnage collectif que Jésus établit en sa faveur avec le collège apos­ tolique (308), et le « témoignage de Jésus » demeure vivant dans l’Eglise, avec la double modalité subjective (309) et objective (310), cette dernière impliquant en fait la réciprocité (311) indiquée dès le début de ce paragraphe. Ainsi, de Dieu au Christ, et du Christ à l’homme, là où il y a distinction, là aussi il y a témoignage ; un témoignage s’exerçant directement entre Dieu et l'homme achèvera donc normalement cette description : il consiste surtout en une docilité à l’action divine (312) qui en fait conjointement l’œuvre de Dieu et l’œuvre de l’homme. Le Christ est d’ailleurs toujours impliqué, car c’est en se rencontrant au sujet de son témoignage à lui que Dieu et l’homme témoignent mutuellement l’un de l’autre (313). 3. Foi et témoignage ont même contenu objectif puisque le dépôt de la foi est transmis par témoignage, et comme c’est la foi qui est, on l’a vu, justifiante, il faut conclure que c’est le témoignage qui est ordonné à la foi, et non l’inverse (318). Il y a entre la foi et le témoignage un autre point commun non moins important : ils concernent l’un et l’autre la réalité (314), la Vérité (286) : la foi est toujours, comme on l’a noté plus haut (92-94), réalisatrice d’une existence, d’ailleurs déterminément qualifiée ; le témoignage s’adresse à cette même existence et c’est pourquoi il est toujours, dans le même sujet, postérieur à la foi, se présentant comme le fruit normal de sa croissance, tandis qu’il est ordonné chez autrui à la genèse de la foi dont il est le fondement. Foi et témoignage sont donc relatifs à la même réalité, envisa­ gée par surcroît dans la même spécification objective. Il est main­ tenant facile de comprendre ce qui les distingue et les éclaire l’un par l’autre. La foi s’oppose à la vision claire (315), tandis que le témoignage requiert de par sa nature un contact aussi immédiat que possible avec son objet. Jésus témoin du Père (316), Jean Baptiste témoin du Messie (317), Jean témoin de la crucifixion (318), les apôtres témoins de Jésus dès l’origine (319). ou témoins de sa résurrection (276) : tous ont vu et ont dû voir (320), ou bien perce­ voir d’une manière immédiate appropriée (321) la réalité dont ils témoignent : les pères de l’Eglise ont noté que Thomas, incrédule ο 86 . '■ ■r.i I LA FOI AU LIVRE DE L ÉCRITURE II parce qu’il veut voir (322), est devenu pour nous, par cette requête d’évidence sensible obstacle à la foi parfaite (323), le témoin priivilégié de la résurrection. Cette opposition relative entre foi et té­ moignage est d’ailleurs à rapprocher du caractère dualistique de ce dernier. Quand le témoignage s’exerce entre personnes de même nature, il peut être parfaitement réciproque ; mais tel n’est pas le statut du témoignage chrétien en aucun de ses cas. Jésus luimême, en tant qu'il est sujet actif ou passif du témoignage du Père, dit bien de celui-ci : « le Père est plus grand que moi » (324). Celle des deux personnes qui, du moins dans son rôle de témoin, est supérieure par nature, peut connaître l’autre intrinsèquement, tandis que l’inverse n'est pas vrai. En sorte que l’économie dualis­ tique du témoignage se traduit en deux fonctions symétriques par leur rôle mais diverses par leur espèce : l’une est la manifestation d’une connaissance adéquate et c’est le témoignage proprement dit, l’autre la manifestation d’une connaissance certaine mais nécessai­ rement inadéquate et c’est la foi. Nous retrouvons cette conclusion déjà lue au livre des créatures : la foi est une connaissance qui doit subir les conditions que lui impose une nature inférieure. Il n’était donc pas superflu de caractériser le témoignage par les cas tout à fait purs dans lesquels les personnes entre lesquelles il s’exerce sont, de par l’égalité de leur perfection, rendues étrangères à la foi· Voici maintenant une conséquence de la situation particulière de la foi en regard du témoignage proprement dit. Dieu parle par ses témoins, et c’est ce message qui est destiné à éveiller la foi chez l’auditeur. Ce message, c’est la parole divine, témoignage de Dieu, mais exprimée, transmise par le témoin, revêtue par conséquent de la foi de celui-ci. Quelles seront, dans l’efficacité du message, les contributions respectives du témoignage de Dieu et de la foi du témoin ? La question n’est pas chimérique puisque ces deux élé­ ments sont distincts ; mais, à leur opposition relative dans un fondement objectif commun, fait place, dans un exercice conjugué en vue d’une même fin, une loi de compensation. Tantôt c’est l’ac­ tivité du témoin qui est mise en valeur (325) comme si elle était l’essentiel, et Dieu la requiert impérieusement (326). Tantôt au contraire l’apôtre est comparable au serviteur inutile (327), car c’est la parole de Dieu qui se répand d’elle-même (328) et manifeste la force de Dieu (329) et sa propre puissance (330). Il arrive égale­ ment que le message se présente comme le prolongement normal de la foi du témoin (331), ou comme une exigence intrinsèque de la parole, exigence participée par le témoin lui-même (332). Ces nuances diverses concernent d'ailleurs beaucoup plus les disposi­ tions intimes du témoin que le déploiement extérieur de son acti­ vité ; l’immolation de soi est, en effet, normalement, le témoignage U LE TÉMOIGNAGE UU CROYANT 87 actif par excellence, mais elle peut n’être également que la consé­ quence passivement acceptée du témoignage objectif (333). Qu’il soit d’ailleurs plus ou moins actif, le témoin s’appuie toujours, tant pour l’efficacité de sa parole (334) que pour sa propre fidélité (335), sur 'a force de Dieu. -I·.·-· Tel est donc, au moins dans la mesure où il intéresse l’économie de la foi, le témoignage saisi en sa richesse complexe : il est dua­ listique puisque personnel, il coïncide avec la foi dans son fonde­ ment objectif, il s’en distingue par la perception immédiate dont il procède, il l’équilibre enfin dans la communication qu’elle fait d’elle-même. Arrêtons-nous un instant à ce dernier point : mais au lieu de considérer la fin extrinsèque au témoin, à savoir l’éveil de la foi en autrui, envisageons le témoin lui-même. Le témoignage, parole divine, maintient en acte la foi réceptrice du témoin : et celleci, à son tour, produit un témoignage dérivé qui est comme le véhicule de cette parole. Or il est bien clair que ce dernier témoi­ gnage, subjectif au maximum, peut soutenir avec la foi du témoin des rapports tout semblables à ceux que nous venons d’examiner entre cette même foi et le témoignage premier, c’est-à-dire la parole de Dieu. Tout d’abord ce témoignage subjectif peut être à peu près annulé, le témoin croyant demeurant purement réceptif, par sa foi, d’une lumière qui le traverse et atteint au delà de lui. Cette idée d’illumination est particulièrement développée dans l’Evangile de l'enfance et nous y voyons les témoins réduits à l’inaction, mais à une inaction, hâtons-nous de l’ajouter, convenable à leur état (336). Cette illumination naît sur terre en même temps que Dieu, parce que Dieu est lumière (337), en sorte que ceux qui sont enfants de Dieu doivent être fils de lumière (338). Cela ne veut pas dire qu’ils ne doivent point agir, mais leurs œuvres, bonnes premièrement au regard de Dieu, luisent de sa lumière à lui puisque c’est à lui que rendent gloire ceux qui les observent (339). Ce premier degré dans le témoignage est en quelque sorte immanent à la vie et à la foi chrétiennes ; il en est un second auquel tous n’ont pas le courage d’accéder (340) et qui inaugure une extériorisation néces­ saire : l’œuvre de la foi comporte une confession (341) qui doit être capable de surmonter toute hostilité (342), toute violence (343), même celle de la mort (344)· Parvenue à cette plénitude dans l’exercice, la foi prend plus parfaitement conscience de la valeur de son objet et d’elle-même ; elle s’épanouit dans la joie (345) ; et cette joie est toujours conjuguée par sa structure à celle que nous avons déjà rencontrée (175). La confession, qui doit aller à l’extrême si le croyant y est contraint, n’épuise pas la fécondité de la foi : celle-ci s’étend en effet > 9 ■ Vf 88 LA FOI AU LIVRE DE L’ÉCRITURE II jusqu’à un témoignage actif qui consiste à ajuster la parole de Dieu à l’auditeur humain, et qui appartient en propre à l’apôtre. L’apôtre est au service de celui qui l’envoie (346) ; il lui est seulement de­ mandé d’être fidèle dans l’accomplissement d’une tâche (347) qui s’impose à lui de par Dieu (348), puisque c’est Dieu lui-même qui donne le pouvoir de l’accomplir (349) ; et son rôle comme son té­ moignage subjectif, demeurent secondaires en regard du témoi­ gnage objectif que Dieu saura toujours porter (350). Cependant, si l’apôtre est un serviteur inutile, il n’est pas un fonctionnaire, et la distinction vaut d’être notée : il s’acquittera de sa tâche avec sollicitude parce que cette tâche est ordonnée à la propagation de la foi, et parce qu’il doit avoir au cœur, comme son Maître (351), le souci de la foi (352). Cette sollicitude se mani­ festera, d’une manière habituelle, par le respect de la Parole de Dieu en elle-même et dans la communication qui en sera faite (353) ; mais elle peut en droit exiger de l’apôtre comme tel, c’est-à-dire comme responsable de la transmission efficace du message, un sacrifice total payé en retour par la joie (354) : c’est un troisième aspect de la joie de la foi ; il procède de l’amour par le zèle, le premier (175) par la valeur de la vérité, le second (345) par la suprématie de cette valeur sur toute autre- La sollicitude pour la foi et pour ses ultimes ramifications n’est d’ailleurs pas le privilège exclusif de l’apôtre ; elle est, comme nous l’avons vu, inscrite par Dieu lui-même dans le statut chrétien (355), et tous les croyants, chacun à son rang, doivent en porter la charge (356). 4. C’est donc par une croissance normale et harmonieuse que la foi, se nourrissant d’abord du témoignage reçu, en vient à trans­ mettre objectivement ce même témoignage : non sans y ajouter la double contribution de la persuasion (et de la « persuasivité ») qui lui est intrinsèque, et d’un potentiel d’initiative dont elle est la source vive. Mais à cette loi de croissance peuvent faire échec des ruptures et des chocs en retour ; le cas typique est le reniement (357)· La racine étant atteinte, tous les fruits le sont en même temps ; et toutes les forces dépensées par la foi au service de Dieu peuvent alors se retourner contre lui : c’est la trahison (358) ; elle aboutit au désespoir (359), tout comme la foi et le zèle de la foi,, à la joie. 13. L’ENGAGEMENT CONCRET DE LA FOI EN TANT qu’il ENTRAINE UN ENGAGEMENT DU CROYANT VIS-A-VIS DE LUI-MÊME i. Après avoir analysé la nature de la foi, nous nous sommes· --*1 1213 L ENGAGEMENT DU CROYANT efforcés, toujours en suivant l’Ecriture, de discerner les modalités de son exercice. On peut aller plus loin encore dans l’examen des conditions concrètes et individuelles de la vie de foi. De même que le mot témoignage comporte deux grands sens, ainsi peut-on distinguer un engagement objectif, a savoir celui du croyant visà-vis d une règle de foi qui lui est sous quelque rapport extérieure, qu il s agisse de Dieu, du Christ ou de 1 Eglise ; et un engagement subjectif, qui n’est rien autre, envisagé dans le cas particulier de la foi, que l’engagement immanent à toute action créée, plus particulièrement a toute action incarnée. Rendre témoignage est toujours onéreux et coûte des forces : c’est cette charge en tant qu’elle pèse, ou ces virtualités en tant qu’elles procèdent, qui cons­ tituent le témoignage subjectif, intrinsèquement lié au témoignage objectif. De même : à l’engagement commandé par un objet exté­ rieur, personne ou idéal, engagement objectif par conséquent, est lié un ensemble de comportements qui engagent immanquablement le sujet vis-à-vis de lui-même ; et c’est de cet engagement-là, sub­ jectif on le voit, dont nous allons maintenant nous occuper. 4 La foi, nous l'avons vu, repose, en une mesure au moins, sur les signes. Quelles exigences sont-elles permises pour chaque croyant à ce point de vue ? Quel sera pour un chacun le régime d’équilibre psychologique entre la recherche ou l’attente des signes et l’engagement inconditionné vis-à-vis de Dieu ? La réponse de l’Ecriture n’est point décisive mais ne laisse pas d’être fort sugges­ tive. Jésus accorde des signes (et il est bien entendu que nous ne parlons plus ici des miracles au sens proprement dit dont le rôle a déjà été examiné : il s’agit de signes beaucoup plus modestes, analogues à ceux que présente la vie courante pour un regard attentif), soit pour provoquer un premier étonnement en vue du don de la foi (360), soit pour donner à une foi latente l’occasion de se produire (361), ou encore pour contraindre une foi timide à prendre conscience d’elle-même (362) : autant de concessions, qui d’ailleurs ne suffisent pas toujours (363), de la condescendance divine à l’humaine lenteur. Mais le signe peut encore être tout à la fois une récompense et une occasion d’affermissement pour la foi qui l’a mérité (364) ; il prend alors toute son excellence. Cepen­ dant. le signe reste d’une interprétation délicate : le risque est réel de s’attarder à sa valeur d’utilité au lieu de remonter à sa valeur de signification (365), ce qui est le matérialiser et le profaner. La signification elle-même n’est pas toujours claire, puisqu’il faut se garder d’établir une correspondance simpliste entre l’ordre moral et les événements contingents (366), et que d’autre part le signe ne saurait à lui seul suffire pour établir l’authenticité du mandat divin de celui qui l’accomplit (367). C’est sans doute la première i*,** •j ♦J 90 LA FOI AU LIVRE DE L ECRITURE de ces raisons qui a incliné Jésus à n’accorder les signes, au moins habituellement, qu’avec tant de parcimonie. Ses plus intimes amis (368) ne sont pas plus favorisés que ses ennemis, quelle que soit d'ailleurs l’attitude qu’ils adoptent : curiosité (369), provocation (370), ironie (371) ; Jésus écarte les demandes, ou oppose un refus formel, ou se tait et n’accorde rien ; il se laisse bien toucher par S. Thomas, mais non sans exprimer les plus sévères réserves (323). Cependant cette attitude semble bien avoir un autre motif que le danger de matérialisation. Qu’on compare en elïet les textes aux­ quels nous venons de renvoyer ; on verra que Jésus accorde spon­ tanément des signes à ceux qui n’en demandent pas (364), tandis que, S. Thomas excepté, il les refuse à ceux qui les sollicitent (368371). Il semble que Jésus ait offert les miracles surtout aux « sim­ ples », aux « petits ». Petits selon le monde, pauvres de science humaine, frustes sinon simples d’esprit : et par là difficilement perméables à la spéculation et à une présentation intellectuelle du Royaume ; simples, c’est-à-dire loyaux, sincères, droits, ne soule­ vant pas de vaines critiques parce qu’ils sont humbles, et en ce sens petits. C’est à ceux-là donc que le miracle s’adresse première­ ment : il est peut-être le seul moyen de les atteindre, en s’insérant au niveau de leurs préoccupations habituelles ; mais en retour il n’est bien compris que par eux, il ne fera pas écran : aussi Jésus l’emploie-t-il alors sans arrière-pensée, tandis qu’il se dérobe de­ vant la moindre trace de recherche ou de duplicité. Telle est donc l’économie habituelle : cependant Jésus tient en outre à poser en principe que l’inclination d’une âme à désirer, non nécessairement à accueillir, des signes doit-être en raison inverse du degré de per­ fection où Dieu la veut. Le cas de Marie-Madeleine est particu­ lièrement typique à cet égard. Jésus prononce son nom pour apaiser son inquiétude (361), et c’est là un signe gratuitement offert ; mais il prévient formellement tout geste quêteur qui équivaudrait à la prise de possession d’un signe (368). Rappelons également que Zacharie est puni parce qu’au lieu de croire il demande un signe du fait qui lui est annoncé (94), tandis que Marie qui se contente de poser un « Comment » (93) se trouve gratuitement stimulée à croire, par l’annonce de la conception miraculeuse d’Elisabeth· C’est que l’objet de la foi est bien au delà des signes : s’il est engagé dans le sensible, il est, en lui-même, spirituel, en sorte que la recherche du signe, en limitant et rabaissant la curiosité, risque très fort d'interdire l’accès à la vraie foi. Le signe est alors non seulement inutile mais nuisible. Il est bon au contraire s’L est accueilli par une foi assez pure et assez maîtresse d’elle-même pour en discerner l’origine divine et l’ordination providentielle. Le signe est pour la foi ce complément qui est donné à celui qui possède, et ôté à celui qui n’a pas (372) ; il est assez proche d’elle L ENGAGEMENT DU CROYANT 9i pour s’y incorporer mais il demeure trop chargé de matérialité pour ne pas la souiller s’il n’est convenablement transposé. Aussi la foi ne doit-elle être vis-à-vis de lui ni indifférente ni dépendante mais seulement accueillante. La relation de la foi et dû comportement moral pourrait être caractérisée d’une manière exactement contraire : dépendance et in­ différence. Dépendance parce que la participation à la vie divine dont la foi est le principe ne peut aller sans la prétérition de toute autre convoitise (373)· Indifférence parce que foi et moralité ne sont pas de même espèce. L’accomplissement exact de fonctions sacrées entraîne l’affermissement de la foi (374), mais la moralité proprement dite ne donne positivement, ni le principe ni le déve­ loppement de la foi : elle peut compromettre radicalement cette dernière, mais n’interfère véritablement avec elle que par ses ca­ rences. La foi est communion à la vérité divine, ceux-là lui sont donc étrangers par avance qui se rendent incapables de la connais­ sance authentique de la vérité par une curiosité enfiévrée ou fri­ vole (375) : l’amour de la vérité n’est pas la foi, mais il en est la condition sine qua non ; et tout autre amour qui prendrait le pas sur celui-là interdit pareillement l’accès de la foi (376). La foi porte en elle le sens des justes proportions entre Dieu et l’homme ; aussi exige-t-elle que tous les amours dont le cœur humain est capable s’harmonisent et trouvent un équilibre exact : c’est en quoi consiste la pureté de conscience (377). La foi ne peut être recherchée qu’en même temps que la justice, la charité, la paix (378) ; et la néces­ sité où elle est, nous l’avons vu, de se produire en œuvres s’étend même aux tâches les plus familières (379). Nous traduirions en langage moderne qu’il n’y a pas de foi authentique sans « fidélité au devoir d’état », en soulignant à nouveau que cette fidélité n’est nullement constitutive de la foi ; elle en est simplement la condition ou la conséquence mais, d’une manière comme de l’autre, elle lui est liée nécessairement. La foi est donc effectivement dépendante de l’humble engage­ ment quotidien ; elle lui donne, en retour, sa valeur parce qu’elle en assure, devant Dieu, la parfaite sincérité (161, 216), et l’associe, dans le cœur de l’homme, à la joie (380). En sorte que la vie du croyant est bien, sur terre, une vie incarnée qui ne doit pas pré­ senter de solution de continuité avec la vie de foi. Ou plutôt, la vie de foi qui vise formellement l’union à Dieu par la parole divine, comporte cette incarnation qui l’infléchit vers le multiple et lui donne une consistance temporelle. La foi a son point d'appui hors du temps, mais n’est pas étrangère au temps puisque d’ailleurs elle prendra fin avec lui ; en un mot elle le domine tant qu ils :a FOI AU LIVRE DE I. ÉCRITURE II existent l’un et l'autre. La foi veille, c’est-à-dire qu’elle assure la permanence du même instant d’éternité dans l’écoulement temporel plein d’incertitude (381) ; elle veille, égale à elle-même jusque dans la persécution (382), parce qu’elle est fondée sur Dieu et sur lui seul (383) : et ce privilège ne lui est jamais ôté puisqu'il dure autant qu’elle c’est-à-dire jusqu’à la mort (384). La foi veille ; il faut ajouter que. normalement, elle veille comme les vierges sages (3θ5) : dans l’amour auquel elle croit (386) et dont elle approvi­ sionne l’âme : elle veille, établie en Dieu, en la substance des choses que nous espérons (05), et c’est pourquoi sa vigilance ne fait pas acception d’objet, s’étendant de Dieu lui-même jusqu’aux modalités les plus incarnées du bien divin (387) et aux plus modestes détails de la vie quotidienne (388) ; c’est pourquoi encore la foi demeure parfaitement libre vis-à-vis des conditions concrètes de son engagement (389) : elle ne pousse si loin la sollicitude minu­ tieuse à l’endroit de chacune des destinées humaines qu’elle inspire que parce qu’elle en transcende la diversité (390). 2. Avant de clore cette enquête touchant la foi dans le livre de l’Ecriture, nous remarquerons que les diverses étapes de notre analyse psychologique font ressortir deux traits fondamentaux per­ manents qui se retrouvent tout au long de la genèse de la foi et appartiennent donc à sa structure. Tout d’abord la foi est simul­ tanément spéculative et pratique, ce qui l’apparente d’emblée à une sagesse ; et il est impossible de chercher à isoler l’un ou l’autre de ces points de vue sans qu’une analyse plus approfondie ne fasse surgir A nouveau la dichotomie qu’on avait cru résoudre. Distin- J guera-t-on, dans la foi. une doctrine à laquelle il faut adhérer par l’intelligence et une règle de conduite qu’il faut suivre pour être sauvé ? On demandera alors tout naturellement quel est le contenu de cette doctrine et on ne trouvera nullement un système d’idées abstraites : on trouvera non seulement le Dieu que l’on prie, qui n’est pas celui des philosophes, mais encore le Christ qui est une personne et la rédemption qui est un fait ; on peut certes faire de l’un comme de l’autre une analyse doctrinale, mais cette analyse à son tour fait appel à l’existence concrète sans laquelle elle demeure en suspens. Le Christ est d’ailleurs, en ce qui nous concerne, non seulement Maître de vérité, mais modèle vivant dans la vie duquel nous sommes conviés à entrer : et la foi. de la vocation au témoi­ gnage et à l’engagement, reflète ces deux aspects indissoluble­ ment. D’autre part la règle de conduite morale inspirée par la foi a ceci de propre qu’elle n’est nullement un ensemble de recettes, ni le développement catégorique d’un système d’axiomes moraux tenus pour absolus : elle vise au contraire à ce que toute action soit imprégnée de croyance, comme tout instant d'éternité, à ce qu’en 13 T. ENGAGEMENT DU CROYANT 93 retour toute conviction surnaturelle trouve l’instrument humain à la fois docile et précis dont elle a besoin pour s’exprimer en œuvres concrètes. Le témoignage de la foi, et nous parlons ici du témoi­ gnage subjectif qui peut aller jusqu’au martyre, est inséparable d'un contenu sans lequel il se réduirait à une obstination étroite : les Apôtres savent bien qu’ils engagent leur vie par le non possu­ mus non loqui. Ils sont prêts à sacrifier la liberté de vivre à celle de parler. Mais ce n’est pas seulement pour communiquer une conviction personnelle ; c’est pour dire ce qu’ils ont vu et entendu (391) (318), en un mot c’est pour la Vérité, à laquelle Jésus luimême est venu rendre témoignage (316). Le martyr ne réalise le don total de soi-même au Dieu « qui est », que par le docile ajus­ tement de soi-même à la Vérité. Nous pouvons dire, en bref, que le martyr doit savoir pourquoi il meurt, et que le « docteur » doit être prêt à signer le Credo de son sang. D’autre part, il y a un ordre et un dynamisme intrinsèques à la foi, que nous avons retrouvés identiques, en chacune des étapes de notre description : la foi va de Dieu à Dieu, ce qui est, comme on le sait, le propre des vertus théologales. Tout le cycle de la foi est compris entre la vocation et la justification : c’est Dieu qui appelle par les signes intérieurs ou même extérieurs, c’est Dieu qui justifie et béatifie par la participation de lui-même. La foi est une obéissance dont Dieu donne la règle ; elle aboutit, sous ce rapport, à un hommage qui s’adresse à Dieu en empruntant d’ail­ leurs une docilité dont Dieu donne constamment la grâce. La foi peut légitimement reposer sur des signes ; ceux-ci sont même requis au statut universel de la foi, mais ils changent de valeur avec les progrès de celle-ci ; ils sont d’abord une preuve donnée par Dieu, ils viennent de lui et sont intermédiaires entre lui et son message ; ensuite ils deviennent le miroir sensible de l’action et de la présence de Dieu : ils lui sont immédiatement référés au lieu d’être l’anneau initial d’une chaîne de raisons. Nous avons égale­ ment vu que la foi est un témoignage ; or c’est Dieu qui en a l’initiative, même dans le cas du Christ (294-297), a fortiori dans tous les autres. La foi s’enracine dans ce témoignage divin et in­ carné tout ensemble ; elle s’intégre dans le témoignage que se rendent mutuellement Dieu, et l’homme adopté comme fils de Dieu : témoignage réciproque de par sa nature et dissymétrique de par ses conditions particulières d’application, dont la foi cons­ titue précisément la branche ascendante. C’est-à-dire qu’à ce point de vue comme aux autres, la foi rejoint Dieu dont elle est issue. On en pourrait dire autant de l’engagement, puisque le même pacte implicite et personnel qui accompagne la vocation se retrouve ex­ plicite dans et par les circonstances concrètes de la vie du croyant ; Q4 LA FOI AU LIVRE DE L’ÉCRITURE fl Dieu d'abord le propose, il en observe ci en attend ensuite l'accomplissement : toute la vie du croyant, dans scs modalités les plus intimes comme dans ses œuvres les plus extérieures, va de Dieu à Dieu- Nos analyses ultérieures auront à mettre en œuvre ce point fondamental de la structure de la foi. Il est même si essentiel qu’il peut suffire à caractériser entièrement cette vertu à la condition d’ajouter, pour la distinguer de ses deux sœurs théologales, qu'elle concerne formellement une saisie intelligible de Dieu en tant qu’il est vérité, mais n’anticipons pas. III. DESCRIPTION DE LA FOI DONNÉE PAR LE CONCILE DU VATICAN f La précédente étude fera au moins entrevoir, nous l'espérons, la très grande richesse du donné scripturaire en ce qui concerne la foi ; nous nous sommes efforcés de ne négliger aucun des aspects livrés par l’interprétation littérale, en sorte que la synthèse que nous présentons (et qui aurait pu évidemment adopter un ordre tout autre) soit respectueuse des proportions de chaque élément essentiel et par là de l’économie d’ensemble. Il est cependant indis­ pensable d'ajouter que Γ Ecriture ne constitue pas la seule source du donné révélé. L’interprétation exégétique, et plus encore les décisions de l’Eglise, peuvent amener à mettre en une plus vive lumière tel ou tel aspect du contenu scripturaire. Aussi auronsnous, chemin faisant, à compléter cette partie positive de notre enquête par les documents du magistère ecclésiastique. Nous ne pouvons songer à en donner un aperçu même succinct, pas plus d'ailleurs que de la littérature patristique et théologique accumulée sur ce sujet. Cependant à cause de leur très grande importance, de leur caractère relativement récent, et des constantes références qu’y prend la théologie contemporaine, nous indiquerons rapide­ ment les décisions du Concile du Vatican. Elles sont contenues dans les chapitres 11, 111 et IV de la constitution « De fide catho­ lica n. Voici la traduction de ce document (392) : 14. CHAPITRE II. DE LA RÉVÉLATION I. La sainte Eglise notre mère tient également et enseigne que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certi­ tude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées ; car les réalités invisibles qui le concernent peuvent être, depuis la création du monde, contemplées, grâce à la connais- uu IA !·(>! I) APRES LE CONCILE DU VATICAN 95 sance des choses qui ont été créées. (Rom. 1, 20) ; il a plu cependant à sa sagesse et à sa bonté de révéler au genre humain et luimême et les décrets éternels de sa volonté, et cela par une autre voie, celle que précisément on appelle surnaturelle ; l'Apôtre dit en effet : Après avoir à plusieurs reprises cl en diverses manières, parlé autrefois à nos Pères par les Prophètes, Dieu dans ces derniers temps nous a parlé par le Fils. (lleb. 1, 1-2). ? 2. A cette révélation divine il convient d’ailleurs d’attribuer que celles des réalités divines qui ne sont pas, par leur nature, inacces­ sibles à la raison humaine peuvent être, même dans les conditions présentes du genre humain, connues par tous avec promptitude, avec une certitude ferme et sans aucun mélange d'erreur. On ne peut cependant pas dire pour autant que la révélation soit, absolu­ ment parlant, nécessaire ; elle résulte de ce que Dieu, dans son infinie bonté, a assigné à l’homme une fin surnaturelle, à savoir de participer les biens divins qui excèdent de toutes façons l’intelli­ gence propre à l’âme humaine : Les choses que Dieu a préparées à ceux qui l’aiment n'ont point été vues ni entendues ni ne sont montées au cœur de l’homme. (Cor. H, 9 ; Can. 2-3). 3. Conformément à la foi de l’Eglise universelle exprimée par le saint Concile de Trente, cette révélation surnaturelle est contenue «dans des livres écrits et dans les traditions non écrites qui ont été reçues par les Apôtres des lèvres du Christ lui-même, ou bien qui, sous la dictée de l’Esprit, nous sont parvenues à partir des apôtres, comme transmises de la main à la main ». (Concile de Trente. Session IV. Denz. 783). Ces livres, dans leur intégralité et dans toutes leurs parties, tels qu’ils se trouvent mentionnés dans le décret du même Concile et tels qu’ils se trouvent dans l’ancienne édition de la vulgate latine, doivent être reçus comme sacrés et canoniques. L’Eglise les tient pour sacrés et canoniques non parce qu’ils seraient le fruit d’un labeur humain approuvé ensuite par son autorité, ni non plus du fait qu’ils contiennent la révélation sans erreur, mais parce qu’écrits sous l’inspiration du Saint Esprit ils ont Dieu pour auteur et lui ont été remis comme tels. (Can. 4). 4. Les judicieuses décisions prises par le Saint Concile de Trente touchant l’interprétation de la divine Ecriture, afin d’amortir cer­ taine exubérance d'esprit, ayant été mal exposées par certains, nous renouvelons le décret (par lui porté) et nous déclarons conforme à son esprit qu’en toutes matières de foi et de moeurs relatives à l'élaboration de la doctrine chrétienne, le sens de l’Ecriture sacrée qui doit être tenu pour véritable est celui qu’a tenu et que tient notre sainte mère l’Eglise à qui il revient de juger du sens véritable Λ U LA FOI AU LIVRE DE L ÉCRITURE II et de l’interprétation des saintes Ecritures ; en sorte qu’il n’est permis à personne d’interpréter l’Ecriture sainte contre ce sens ou même contre le témoignage unanime des Pères [de l’Eglise]. ANATHÈMES i. Si quelqu’un dit que Dieu, [unique et] un, [véritable et] vrai, notre Créateur et Seigneur ne peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine, grâce aux choses créées, qu'il soit anathème. (P. 1). 2. Si quelqu'un dit qu’il est impossible ou qu’il ne convient pas que l’homme soit instruit par révélation divine de Dieu et du culte qui lui est du, qu’il soit anathème. (P. 2). 3. Si quelqu’un dit que l’homme ne peut être élevé par mode divin à une connaissance qui excède la connaissance naturelle, mais qu’il doit et peut par lui-même tendre efficacement à la possession de toute vérité et de tout bien, qu’il soit anathème. 4. Si quelqu’un n’accepte pas intégralement les livres de la sainte Ecriture avec toutes leurs parties, tels que le saint Concile de Trente les a recensés (Denz. 783) ou s’il ne les tient pas pour divi­ nement inspirés, qu'il soit anathème. 15. CHAPITRE ΙΠ. DE LA FOI i. L’homme étant en totale dépendance de Dieu son Créateur et Seigneur, et la raison créée étant pleinement soumise à la Vérité incréée nous sommes tenus de rendre, par la foi, au Dieu révélant, l’hommage plénier de l’intelligence et de la volonté (Can. 1). Cette foi qui est pour l'homme le principe du salut (Concile de Trente. Session VI, Ch. 8. Denz. 801), l’Eglise catholique la tient pour une vertu surnaturelle grâce à laquelle. Dieu inspirant et la grâce aidant, nous croyons vraies les choses révélées par Dieu, non en vertu de leur vérité intrinsèque saisie par la lumière de la raison naturelle, mais à cause de l’autorité du Dieu révélant, lequel ne peut ni être trompé ni tromper. (Can. 2). La foi est en effet, comme dit l’Apôtre, la conviction des choses que nous espérons, l’argument des réa­ lités invisibles. (Heb. XI, 1). 2. Mais pour que 1 hommage de notre foi fût en harmonie avec le vœu de la raison (Rom. XII, i), Dieu a voulu joindre, à l’aide inté­ rieure du Saint Esprit, des arguments extérieurs en faveur de la 14’15 LA EOI D APRES LE CONCILE DU VATICAN 97 révélation qu’il propose, à savoir des faits divins et en premier lieu les miracles et les prophéties qui, montrant excellemment la toute puissance et la science infinie de Dieu, sont des signes très certains de la révélation divine, et d’ailleurs adaptés à l’intelligence de tous. (Can. 3, 4). C’est pourquoi Moïse et les Prophètes, et plus encore le Christ Notre Seigneur ont fait des miracles et des prophéties aussi multiples que manifestes ; et nous lisons des Apôtres : « Pour eux, étant partis, ils prêchèrent en tous lieux, le Seigneur travaillant avec eux, et confirmant leur parole par les miracles qui l'accompa­ gnaient. » (Marc XVI, 20). Et il est encore écrit : « Et ainsi a été confirmée pour nous ΓEcriture prophétique, à laquelle vous faites bien de prêter attention, comme à une lampe qui brille dans un lieu obscur» (II Pet. I, 19). 3. Bien que [nous ne croirions pas si nous ne voyions qu’il faut croire et que par conséquent] (393) l’assentiment de foi ne procède en aucune façon d’un aveuglement de l’âme, nul cependant ne peut « accorder son consentement à la prédication de l’Evangile » en cette manière qui convient pour obtenir le salut, « sans une illumi­ nation et une inspiration du Saint Esprit qui donne à tous suavité pour accorder consentement et croire à la vérité » (Deuxième Conci­ le d’Orange, Can. 7). C’est pourquoi la foi, en elle-même et de par sa nature, même si elle n'opère pas par la charité (Gal. V, 6) est un don de Dieu ; et son acte, par lequel l’homme, consentant et coopérant à la grâce à laquelle il peut d’ailleurs résister, souscrit à Dieu lui-même une libre obéissance, est une oeuvre qui concerne le salut. (Concile de Trente. Session VI, Ch. 5. Denz. 797). 1 P 4î ' i Λ 4. D’autre part doivent être crues de foi divine et catholique toutes les choses qui sont contenues dans la parole de Dieu, écrite ou transmise [oralement], et que l’Eglise, soit par jugement solennel soit par le magistère ordinaire universel, propose comme divine­ ment révélées et comme devant être crues. 5. Et parce qu’il est impossible « sans la foi... de plaire à Dieu » (Heb. XI, 6), et d’être agrégé à la société de ses enfants, la justifica­ tion n’est possible pour personne sans la foi, et nul n’obtiendra la vie éternelle « s'il n'y persévère jusqu’à la fin ». (Mat. X, 22 ; XXIV, 13). Pour que nous puissions satisfaire au devoir [d’hom­ mage] d’embrasser la vraie foi et d’y persévérer avec constance (394), Dieu a institué l’Eglise par son Fils unique et il a disposé des si­ gnes visibles accompagnant cette institution en telle manière que cette même Eglise pût être reconnue de tous comme étant gardienne et maîtresse de la parole révélée6. C’est en effet à la seule Eglise catholique qu’appartiennent 7 'it Ί '-It f t 1 98 LA FOI AU LIVRE DE l'ÉCRITVRE II toutes les choses aussi nombreuses qu’admirables, qui ont été divi­ nement disposées en vue de rendre évidente la crédibilité de la foi chrétienne. L'Eglise est d’ailleurs d’une certaine manière en ellemême, comme un grand et perpétuel motif de crédibilité ; elle porte l’irrécusable témoignage de son origine et de sa mission divines : et cela, par son admirable extension, par son éminente sainteté, par son inépuisable fécondité en toutes espèces de biens, par son unité catholique et son inébranlable stabilité. l· K 7. Il en résulte que l’Eglise est comme « un signe levé parmi les nations» (Is. XI, 12), qu’elle invite à venir à elle ceux qui n’ont pas encore cru, et qu'elle rend ses enfants plus certains par le fonde­ ment très ferme de la foi qu’ils professent. Un secours efficace ad­ vient d’ailleurs de la vertu d'en haut à ce témoignage [rendu par l’Eglise]. Le très doux Seigneur en effet, stimule et aide par sa grâce ceux qui errent [loin de lui], « en sorte qu’ils parviennent à la connaissance de la vérité » (I Tim. II, 4) : quant à ceux que déjà il a appelés des ténèbres en son admirable lumière, il les confirme par sa grâce, en sorte qu’ils persévèrent dans cette lumière, n’aban­ donnant jamais que ceux qui premièrement l’abandonnent. A ce dernier point de vue, ils sont loin de se trouver à égale condition ceux qui par le don céleste de la foi ont adhéré à la vérité catho­ lique et ceux qui, conduits par des opinions humaines, suivent une fausse religion : ceux en effet qui ont reçu la foi sous le magistère de l’Eglise ne peuvent jamais avoir de juste cause pour la modifier ou pour la révoquer en doute (Can. 6). Puis donc qu’il en est ainsi, « rendant grâce à Dieu le Père qui nous a rendus capables d'avoir Part à l’héritage des saints dans la lumière » (Col. I, 12), craignant de négliger une pareille gracieuseté, « fixons les yeux sur Jésus, auteur et consommateur de la foi » (Heb. XII, 2), « restons iné­ branlablement attachés à la profession de notre espérance » (Heb. X, 23). ANATHÈMES i. Si quelqu’un dit que la raison humaine est autonome au point que Dieu ne puisse lui inspirer la foi, qu'il soit anathème· (P i). 2. Si quelqu’un dit que la foi divine ne se distingue ni de la science naturelle de Dieu ni des réalités morales, et que par suite il n’est pas requis à la foi divine que la vérité révélée soit crue en vertu de l'autorité du Dieu révélant, qu’il soit anathème. (P. i). 3. Si quelqu’un dit que la révélation divine ne peut pas être ren­ due croyable par des signes extérieurs et que par suite les hommes 15Ί4 LA FOI I) APRÈS LE CONCILE DU VATICAN 99 doivent être amenés à la foi seulement par l’expérience interne d'un chacun ou bien par inspiration privée, qu’il soit anathème. (P. 2). 4. Si quelqu’un dit qu’aucün miracle n’est possible et que tous les récits qui en sont faits, même dans l’Ecriture sainte, sont à ranger au nombre des fables et des mythes ; ou si quelqu’un dit que les miracles ne peuvent jamais être connus avec certitude, et que l’origine divine de la religion chrétienne ne peut être prouvée par eux, qu’il soit anathème. (P. 2). 5. Si quelqu’un dit que l’assentiment de foi chrétienne n’est pas libre, mais qu’il est la conséquence nécessaire d’arguments de raison ; ou bien que la grâce de Dieu n’est nécessaire que pour pro­ duire la seule foi vive qui opère par la charité (Gal. V, 6), qu’il soit anathème. (P. 3). 6. Si quelqu’un dit que les fidèles et ceux qui ne sont pas encore parvenus à la seule vraie foi sont en même situation, en sorte que les catholiques peuvent avoir une juste cause pour révoquer en doute la foi qu’ils ont reçue sous le magistère de l’Eglise suspendant leur assentiment jusqu’à ce qu’ils aient élaboré une démonstration scientifique de la crédibilité et de la vérité de leur foi, qu’il soit anathème. (P. 7). 16. DES RAPPORTS DE LA FOI ET DE LA RAISON 1. L’Eglise a toujours tenu et tient communément qu’il existe deux ordres de connaissance distincts non seulement par leur prin­ cipe mais par leur objet : par leur principe parce que la connais­ sance procède dans l’un de la raison naturelle et dans l’autre de la foi divine ; par leur objet puisqu’en dehors des choses auxquelles peut atteindre la raison naturelle, il nous est proposé de croire cer­ tains mystères cachés en Dieu qui ne pourraient être connus s’ils n’étaient divinement révélés. A ce sujet, l’Apôtre qui atteste que Dieu peut être, « par ses œuvres », (Rom. I, 20) connu des païens, ajoute cependant en parlant de la grâce et de la vérité « constituées en Jésus Christ » (Jo. I, 17) : « Nous prêchons une sagesse de Dieu mystérieuse et cachée, que Dieu avant les siècles avait destinée pour notre glorification. Cette sagesse, nul des princes de ce siècle ne l’a connue... mais Dieu nous Γα révélée par son Esprit : car ΓEs­ prit pénètre tout, même les profondeurs de Dieu » (I Cor. II, 7-8, 10). Et le Fils unique lui-même rend grâce au Père d’avoir caché ces choses aux sages et aux prudents et de les avoir révélées aux petits. (Mat. XI, 25). r, μ j‘ · ? 1 •1 ■ 100 LA foi au livre de l’écriture II 2. La raison, éclairée et illustrée par la foi, tandis qu’elle re­ cherche avec soin, attention, piété et discrétion, quelque intelli­ gente des mystères, arrive, Dieu l’accordant, à s’en imprégner d’une manière extrêmement fructueuse, soit en mettant en œu­ vre l’analogie de choses qu’elle connaît naturellement, soit en exa­ minant les liens des mystères entre eux ou bien les relations qu’ils soutiennent avec la fin ultime de l’homme (395) ; cependant jamais la raison ne devient capable de contempler ces mystères comme elle fait des vérités qui constituent son objet propre· Les mystères divins, en effet, excèdent de telle manière, par leur nature même, l’intelligence créée, que même la révélation étant donnée et la foi étant reçue, ils sont entourés du voile de la foi elle-même et demeu­ rent comme enveloppés d'ombre, puisqu'aussi longtemps que nous sommes dans cette vie mortelle, « nous cheminons loin du Seigneur: car nous marchons sous le régime de la foi et non sous celui de la claire vue » (Il Cor. V, 6-7). 3. La foi est, sans aucun doute, au-dessus de la raison, mais il ne peut jamais y avoir d’opposition véritable entre la foi et la raison : c’est en effet le même Dieu qui révèle les mystères et qui infuse la foi, et qui d’autre part insère dans l’âme humaine la lumière de la raison ; or Dieu ne peut se nier lui-même, non plus que le vrai con­ tre-dire au vrai. Les apparences de contradiction ne recouvrent au­ cun contenu réel et viennent principalement de ce que les dogmes de la foi n’ont pas été compris ou exposés conformément à l’esprit de l’Eglise, ou bien encore de ce que l’on affecte certains commentai­ res d’un coefficient rationnel qu’ils n’ont pas. Nous déclarons donc que « toute assertion contraire à la vérité irradiée de la foi est absolu­ ment fausse ». (5· Concile de Latran. 1513). 4. L’Eglise qui a reçu, en même temps que la charge apostolique d’enseigner, le commandement de garder le dépôt de la foi, use d'un droit divin en proscrivant les fausses doctrines qui usurpent le nom de science (I Tim. VI, 20), en sorte que nul ne soit séduit par le moyen de la philosophie c’est-à-dire d’une vaine tromperie (Col. II, 8 ; Can. 7). C’est pourquoi il est interdit à tous les chré­ tiens fidèles de soutenir et de défendre comme étant des conclusions légitimes de la science les opinions qui se révèlent contraires h la doctrine de la foi, surtout si elles ont été réprouvées par l’Eglise. Us sont même rigoureusement tenus de ne voir là que des erreurs qui empruntent faussement l’apparence de la vérité. 5. Non seulement la foi et la raison ne peuvent jamais être en désaccord, mais elles se prêtent un mutuel appui : d'une part en effet la droite raison découvre les fondements de la foi et, illustrée de la 16 LA FOI D APRÈS LE CONCILE DU VATICAN ΙΟΙ lumière de la foi, recherche la science des choses divines : d’autre part la foi libère et affermit la raison contre l’erreur et l’instruit de multiples façons. C’est pourquoi il s’en faut de beaucoup que l’Eglise fasse obstacle à la culture et au développement des disci­ plines humaines : au contraire elle les encourage et les aide de mul­ tiple manière. Elle n’ignore ni ne méprise les avantages qui en ré­ sultent pour la vie humaine ; elle estime même que ces disciplines, issues de Dieu qui est le Seigneur des sciences, doivent, avec l’aide de la grâce, conduire à Dieu, à la seule condition d’être correcte­ ment exercées. L’Eglise ne défend pas non plus que ces disciplines utilisent, à l’intérieur de leurs domaines respectifs, leurs princi­ pes et leurs méthodes propres, mais reconnaissant cette juste liberté, elle prend soigneusement garde à ce que ces disciplines n’accueillent des erreurs répugnant à la divine doctrine ou bien ne franchissent les frontières qui les circonscrivent, et ne viennent s’immiscer dans le champ de la foi et y jeter le trouble. · • ·■c * • *'T. . 6. La doctrine de foi, révélée par Dieu, n’est pas proposée à la sagacité humaine pour recevoir achèvement, ainsi qu’il arrive des investigations philosophiques ; mais elle est remise à l’Epouse du Christ comme un dépôt divin afin d’être fidèlement gardée et infail­ liblement promulguée. Il en résulte que le sens qui doit toujours être retenu pour les dogmes sacrés est celui que notre sainte mère l’Eglise a déclaré une fois pour toutes, (il en résulte également} qu’on ne doit jamais s’écarter de ce sens sous l’apparence ou le prétexte d’une pénétration plus profonde. (Can. 3). « Que l’intelli­ gence, la science, la sagesse croissent, qu’elles se développent avec véhémence, pour chacun comme pour tous, pour chaque fidèle com­ me pour toute l’Eglise, suivant le progrès de l’âge et celui des siè­ cles, mais qu’elles conservent leur nature : c’est-à-dire [qu’elles demeurent] la même doctrine, [qu’elles soient fidèles] au même sens, [qu’elles portent] le même jugement » (Vincent de Lerins, Com­ monitorium). ANATHÈMES i. Si quelqu’un dit que la révélation divine ne contient, à pro­ prement parler, aucun mystère véritable, mais que tous les dogmes de la foi peuvent être découverts et compris par la raison pourvu qu’elle scrute convenablement les principes naturels, qu’il soit anathème. (P. 1). 2. Si quelqu’un dit que les disciplines humaines peuvent être poursuivies avec une liberté telles que leurs assertions, même con- » I . I a P 102 la foi au livre de l’écriture II traites à la doctrine révélée, peuvent être tenues pour vraies, et que l’Eglise ne peut y contredire, qu’il soit anathème. (P. 4). 3. Si quelqu’un dit que, par suite du progrès de la science, il peut arriver que les dogmes proposés par l’Eglise doivent recevoir un sens différent de celui qu'a entendu et qu'entend l’Eglise, qu'il soit anathème. (P. 6). Le lecteur aura remarqué le bel équilibre de ce document essen­ tiel. Nature et grâce, raison discursive et intelligence travaillant sous la motion directe de l’Esprit, coopèrent non seulement au cours de la période génétique de la foi, mais encore tout au long de son ac­ tivité. La foi n’est pas décrite par le concile d'une manière unilaté­ rale comme une obéissance aveugle dont la raison prendrait sa revanche en échafaudant une apologétique apodictique ; la foi porte en sa légitime curiosité l’empreinte irrécusable de la liberté de l’Esprit qui la nourrit. Ses fondements rationnels sont absolu­ ment authentiques — c'est-à-dire porteurs de vérité — et requis à l'harmonie de sa structure, mais ils ne sont nulle part présentés par le texte cité, comme une condition nécessitante au même titre que la grâce inspiratrice dont ils sont le complément. On devra donc se garder d'effectuer dans le document qui précède des coupu­ res qui auraient pour effet de dégrader en rationalité le caractère pneumatique propre aux œuvres de Dieu : or la foi est au cœur de l’homme la première de toutes. Ce sont il est vrai les apologètes du début de ce siècle qui, sacri­ fiant à la mode de leur temps, ont insisté sur le caractère « ration­ nel » de la démarche qui conduit à croire que Dieu révèle, et sur l’influence permanente qu’elle conserve dans l’exercice de la foi. La raison pouvait, selon eux, conclure, à elle seule : « Le fait que Dieu révèle est croyable ». Cette crédibilité, cycle rationnel fermé et démonstratif dans son ordre, n’a pas plus de crédit auprès de nos contemporains que la raison elle-même n’en a. Ce serait plutôt par une carence du côté de la raison et de l’intelligence que péche­ rait la conception moderne de la crédibilité et de la foi. Cependant, les défauts apparemment opposés ont d’ordinaire une racine com­ mune ; la voici. On a dit, à propos de la crédibilité : raison, démonstration ; on dit maintenant : option, engagement. L’un comme l’autre est vrai : l’un comme l’autre, unilatéral et excessif, devient faux. Et l’excès, au fond, est le même. 11 est clair en effet que la raison et la démons­ tration sont à l’intelligence ce que l’option et l’engagement sont à la liberté : ce sont des moyens d'expression auxquels on ne sau- 16 LA FOI D APRES LE CONCILE DU VATICAN 103 rail accorder une valeur absolue qui n’appartient pas même à l’in­ telligence humaine et à la liberté humaine, parce que première­ ment elle n’appartient pas à l’homme. L’hypertrophie de la dé­ monstration et l’hypertrophie de l’option sont deux manifestations différentes de l’hypertrophie de l’homme : la conscience, l’intelli­ gence et la liberté coïncidant dans leur source profonde, le désir inconsidéré de sauvegarder et d’affirmer l’autonomie de l’homme prolifère tour à tour la démonstration nécessaire ou bien l’engage­ ment inconditionné. On reconnaît la même doctrine, et presque dans les mêmes termes. La démarche qui conduit à la foi, qu’elle soit rationnelle ou existentielle peu importe, aurait sa consistance propre, son terme propre : elle serait une démarche humaine fer­ mée. Mais alors, de deux choses l’une : ou bien démonstration ou option aboutissent et s’expriment dans un jugement, nécessaire comme elles, en droit ou en fait respectivement ; ou bien la dé­ monstration se réduit à une inférence probable et l’option à une velléité, c’est-à-dire qu’il n’y a véritablement ni démonstration ni option, ni jugement les terminant. Dans le second cas la foi n’est pas fondée. Dans le premier la foi dérive du jugement qui clôt nécessairement le cycle fermé constitué par la crédibilité ; l’homme atteindrait alors nécessairement une vérité et une réalité qui lui sont transcendantes : cela est privé de sens puisqu’on n’atteint infailliblement par voie naturelle que ce qui est proportionné à l’in­ clination et à la puissance de la nature. Il est donc moins inutile qu’on pourrait le croire de rappeler, avec le Concile du Vatican, que la foi ne peut être une conclusion nécessaire, homogène à la démarche humaine qui la fonde. Nous venons d’en rappeler la raison fondamentale, à savoir la trans­ cendance de Dieu. Mais on a, très naturellement d’ailleurs, cher­ ché à saisir ces choses par telle ou telle de leurs conséquences. Si la foi n’est pas une conclusion nécessaire, elle doit être : du côté de l’homme, libre ; et du côté de Dieu, gratuite. On en vient en­ suite à isoler ces déterminations, qui sont de type psychologique, de leur racine métaphysique qui est la transcendance de Dieu et du surnaturel. Il faut alors « concilier » soit la liberté soit la gra­ tuité de la foi avec une crédibilité, rationnelle ou existentielle peu importe, conçue comme un cycle se fermant sur la foi. Il y a deux conceptions de la foi. Selon la première, croire c’est être en communion intelligible (396) avec la Vérité première se révélant ; la foi a pour mesure : Dieu. La seconde conception est indéfiniment diverse : la foi est obéissance, rationnellement impérée, à Dieu incompréhensible et omnipotent ; la foi est « expé­ rience vécue » du « Dieu vivant »... : la. foi est à la mesure * > 7- à· •b' II — IUM 104 LA FOI AU LIVRE DE L ÉCRITURE II l'homme. Nous avons pensé être utile au lecteur soucieux de réflexion en reproduisant un document qui exprime d’une manière parfaitement autorisée la richesse simple du mystère de la foi. Il rappelle opportunément que si la foi est, par son expression, en harmonie avec la nature humaine, elle est, par essence, théologale. CHAPITRE ni LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE Nous venons d’examiner la nature de la foi en consultant le livre des créatures puis le livre de l’Ecriture. Avant d'entrer dans une analyse technique qui est d’ailleurs la résultante naturelle de ces deux sources interférant l’une avec l’autre, il nous sera bon de consulter un troisième livre, celui de la Sagesse de Dieu, dont les caractères sont d’ailleurs gravés au coeur de ses enfants. Suivant le conseil du concile du Vatican (i), efforçons-nous de mettre en re­ lation le mystère de la foi avec la fin ultime de l’homme ; nous dé­ couvrirons ainsi, en sagesse chrétienne c’est-à-dire en sagesse di­ vine, quelles sont la finalité propre et la vraie nature de la foi théologale. l. - IL EST SOUVERAINEMENT SAGE QUE LA FOI SOIT AU PRINCIPE DE L’UNION DE DIEU ET DE SA CRÉATURE 17. LA POSITION DU MYSTÈRE DE LA FOI. i. Nous avons vu que la foi humaine se justifie comme une re­ quête de la vie dont elle est la condition implicite, en sorte que l’homme ne soulève généralement pas le problème de la foi non plus qu’il ne se pose pratiquement celui de la vie. La foi divine se justifie elle aussi par la vie divine qu’elle conditionne puisqu’elle en est le principe : c’est là une évidence banale. Mais cette vie divi­ ne étant un don gratuit superposé à la vie naturelle, il est loisible, en étant déjà établi dans cette dernière, d’examiner le déploiement au moins logique du problème de la foi surnaturelle. Comme nous l’avons vu ci-dessus, les questions que peut poser la foi portent sur des « comment » plutôt que sur des « pourquoi » (2). Nous n’avons donc pas à examiner ici pourquoi Dieu nous a appelés à partager sa I :·ικ WA — 106 LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE III vie, mais à découvrir s’il se peut comment Dieu a inventé la foi pour réaliser son dessein d’adoption. Les termes en présence, c’est Dieu d’une part, c’est l’homme d'autre part ; et la question à résoudre c'est d’établir entre eux une communauté telle qu’ils puissent parta­ ger une même vie : c’est à la foi, nous le savons, qu’incombe cette tâche, et cette destination essentielle ne sera pas sans nous révéler quelque chose de sa structure : c’est l’ordre des causes finales qui est le plus riche d’intelligibilité lorsqu’il est possible d’y accéder. 2. L’homme, pour commencer par ce qui est le plus proche de nous, est une créature intelligente volontaire et libre ; mais il subit, dans l’exercice de sa vie la plus haute, des conditions que lui impo­ sent la multiplicité et la durée ; il se retrouve ainsi matériel et temporel, même dans les moments où il caresse les plus beaux pro­ jets d’évasion. Si l’homme ne peut jamais s’affranchir, il lui est cependant loisible de dominer ou d’intégrer : de tendre par instant vers un angélisme séducteur, ou bien de valoriser humblement la terre dont il est fait et à laquelle il doit faire retour. Ces partis ne s’excluent pas et le plus souvent l’homme les adopte tour à tour, mettant sa dimension temporelle au service de sa liberté. Dieu est, lui aussi, intelligence, volonté, liberté ; il est vérité, amour, vie ; mais il est .Acte pur, c’est-à-dire qu’il exclut par nature et la divi­ sion qu’implique la matérialité et partant la succession que requiert la durée. Ces mots sont vite écrits, et vite lus : il faudrait cependant les bien peser pour entrevoir l’étendue du mystère de la foi. Car c’est bien Dieu tel qu'il est qu’il s’agit d’unir à l’homme tel qu'il est, au point qu’ils partagent la même vie. S. Jean, inspiré, révèle que nous verrons, au ciel. Dieu tel qu’il est (3) : et ceci ne va pas sans poser de graves problèmes, puisque la structure spirituel­ le humaine n'est pas connatu Tellement adaptée à une pareille ren­ contre. Le problème est, dans le cas de la foi. substantiellement le même : moins aigu mais plus complexe, car l’homme dnmeure, sur terre, alourdi d'éléments qui semblent le rendre encore plus étranger à Dieu, éléments que Dieu s’impose cependant de respecter. Dieu ne change rien à l’économie de sa créature pour la gratifier d’une foi surnaturelle : la foi et la lumière de gloire sont, sur ce point, semblables : elles opèrent à partir de conditions différentes, mais qu’elles prennent également comme un donné. II n’y a, en cela, à y réfléchir, rien que de très cohérent : ce que nous aimons appeler, en nous flattant peut-être un peu. respect de Dieu pour l’homme parce que nous nous considérons comme posés devant notre maî­ tre, est en réalité l’harmonieuse continuité de l’action créatrice, qui n’a pas à détruire le fondement pour poser l’édifice, et qui épa­ nouit en prédestination surnaturelle les possibilités inscrites dans la nature : l’unité de ce dessein est le reflet de la simplicité de —: ij-ii l’union avec dieu est fondée sur la FOI IO? l’essence divine avec laquelle s’identifie, radicalement, l’action créa­ trice elle-même. Dieu semble se reprendre si nous regardons son agir déployé dans l’extension temporelle, et nous disons de ce point de vue qu’il respecte ses œuvres ; mais Dieu n’a qu’un seul décret de sagesse, et ce respect n’est à la vérité que l’expression d’une cohérence nécessaire. Quels que soient le degré de visualisation et le vocabulaire adaptés, le fait et le mystère sont là : l’homme que Dieu veut s’unir est un sujet ouvert sur l’infini, mais incarné et évo­ luant dans le temps. Il faut ajouter, pour ne pas restreindre les proportions du mystè­ re de la foi, que Dieu entend se communiquer également tel qu’il est. Il serait bien téméraire de chercher à en assigner une raison autre que le vouloir libre et gratuit de Dieu. Dieu fait ainsi parce qu’il lui plait ainsi. La souveraine liberté de ce choix c’est lui-même, et lui c’est 1’Amour. Pour autant que nous puissions nous servir de « parce que » pour explorer la sagesse simple de Dieu, Dieu se propose à l’homme tel qu’il est parce qu’il est Amour (4), et cette remarque, pour banale qu’elle paraisse, ne devra jamais être ou­ bliée tout au long de cette étude : elle signifie en effet que la foi est inventée dans l’amour et qu’il est donc simplement normal que la foi trouve son équilibre dans l’amour et en lui seul. Mais n’an­ ticipons pas, et achevons l’esquisse du mystère de la foi en notant l’harmonie profonde de la position de ses termes : l’homme tel qu’il est, Dieu tel ou’il est. Voilà deux absolus dont l’amour divin semble se complaire à accuser les contours. Le pussions nous, nous n’aurions pas la hardiesse de poser la question avec cette acuité : nous chercherions à l’éluder en amenuisant l’un des extrê­ mes- Dieu est étranger à ces accommodements : il est, il fait être ; il est présent à tout ce qui est pour autant qu’être il y a, il convie alors celles de ses créatures qui en sont capables à se rendre pré­ sentes à lui tel qu’il est, achevant ainsi par l’initiative libre de sa sagesse le dessein harmonieux dont son omniprésence est le prin­ cipe nécessaire. C’est bien la même rigueur simple qui affecte les termes extrêmes entre lesquels la foi va se déployer : l’homme tel qu’il est parce que déjà Dieu lui est présent pour le faire être ce qu'il est ; Dieu tel qu’il est, parce que sa simplicité achève dans l’amour le don déjà impliqué dans son immanence. 18. RAISONS DE CONVENANCE MONTRANT QUE LE CONTACT DE L’HOMME AVEC DIEU DOIT S’EFFECTUER PAR LA FOI. Cela étant, comment Dieu et l’homme vont-ils se rejoindre, comment vont-ils exercer en commun un même acte puisque Dieu I I < • · H ιρ8 LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE in est Acte et qu’il veut précisément se communiquer à l’homme sans rien abdiquer de sa propre nature ? Nous savons que c’est la grâce, placée dans l’essence de l’âme, qui rend le sujet humain capable d’agir surnaturellement et qui, par les vertus théologales qui en dérivent, proportionne ses facultés respectives à l’objet divin. La première de ces vertus c’est la foi, c’est par elle que la grâce devient efficace ; c’est en elle et par elle que l’amour de charité peut prendre naissance et développer ses conséquences. Il ne peut évidemment être question de démontrer qu’il doit en être ainsi ; on peut simplement indiquer quelques « raisons de convenance » pour lesquelles ce rôle a été dévolu à la foi. 1. Notons tout d’abord ce qui est Je plus radicalement commun à Dieu et à l’homme : le fait d’être ; mais cela ne distingue point l’homme des créatures qui ne peuvent être appelées à l’adoption divine. Il faut donc ajouter que l’homme est esprit comme Dieu est esprit, en comprenant d'ailleurs toute la tension analogique que recouvre le mot « comme ». Si modeste que soit cette similitude, elle suffit pour que l’homme puisse devenir l’enfant de Dieu ; elle est d’ailleurs requise pour que nous puissions être en communauté d’acte, et par suite de nature, avec un Dieu qui n’est pas seulement Acte pur et moteur immobile mais vie et amour. On signifie donc une même chose en disant que l’homme est esprit ou en disant qu’il est capable d’être fils de Dieu ; on emprunte, avec la pre­ mière expression l’ordre des causes formelles, avec la seconde celui des causes finales (au moins en sagesse divine, mais c’est bien de celle-là qu’il est ici question), mais à cela près c’est bien la même réalité qui est visée : c’est donc bien dans l’esprit, et donc par la foi, que doit s’instaurer le contact nouveau avec Dieu qui est esprit. 2. En second lieu, l’homme devant se présenter tel qu’il est en vue d’être uni à Dieu, il convient qu’il soit saisi par ce qui est en lui le plus propre et le plus primitif, en d’autres termes par cela même qui caractérise sa nature soit en elle-même soit dans son agir : or ce qui distingue l’homme des créatures inférieures c’est qu’il est capable de réflexion sur les objets qui lui sont présentés, et éminemment sur lui-même ; ce qui spécifie l'action comme hu­ maine, qu’elle soit d'ailleurs transitive ou immanente, c’est qu’elle procède d’une pensée qui anticipe sur le développement de l’agir pour l’ajuster à des buts indéfiniment mobiles, et d'une pensée libre qui condense dans un choix inconditionné toute l’efficacité de l’effort conséquent. Aussi est-ce bien par cette partie-là, par l’esprit, que Dieu s’introduira et reformera dans l’homme une nou­ velle nature : comme Dieu sait le tout de l’homme, il sait aussi par où le prendre tout entier : Dieu révélera à l’homme la fin dont JS I ’l MON AVEC DIEU EST FONDEE SUR LA FOI IO9 la considération inspire, conformément à la nature de l’esprit, le choix des moyens, et dont l’emprise se fait ainsi sentir sur toute la vie. La connaissance de cette fin sur-naturelle ne peut être que le fruit d’une grâce, et telle est précisément la grâce de la foi (5). La foi n’est donc rien autre que la communication tout intime de Dieu en tant qu’elle s’adresse à l’esprit. 3. Enfin, puisqu’il est légitime d'utiliser l’analogie des choses créées pour pénétrer celles du monde incréé (1), on notera que l’union de l'homme avec Dieu doit illustrer d’une manière émi­ nente la loi qui déjà préside à l’union des hommes entre eux. Or il n’est point d’union profonde et stable qui ne se noue dans l'esprit· Il n’est point de pacte, si bien aménagé et si précaution­ neux soit-il, qui ne finisse par s’ébrècher et se rompre, s’il ne fait que masquer entre ceux qui le contractent un désaccord en appa­ rence insignifiant. Tout l’amour du monde est impuissant à réduire une divergence d’idée ; car il y a un amour de soi, condition connaturelle de l’être et de la vie, qui est nécessairement antécé­ dent à l’amour d’autrui : il porte sur un certain idéal trop profon­ dément inscrit en chacun pour qu’il soit possible de prendre recul et de juger ; si cet idéal n’est point commun à ceux qui s’aiment, leur amour mutuel s’efforcera sans cesse, mais toujours en vain, d’annuler les écarts que ne cessera de produire le jeu même de l’amour de nature. On peut encore rappeler, dans le même sens, l’union profonde établie par le fait de souffrir en commun ; cela vient de ce que la souffrance est le seul moyen de comprendre certaines réalités, à commencer par la souffrance elle-même : moyen extra-rationnel, mais riche de l’intelligibilité supérieure qu’elle libère et purifie ; il est d’expérience courante qu’il est difficile de se bien connaître, et de prétendre à une union véritable si l’on n’a point affronté une épreuve commune : cela ne vient point à propre­ ment parler de l’épreuve, mais de la qualité spéciale de connaissance qui lui est attachée. Ceux qui veulent être unis doivent donc pre­ mièrement penser ensemble, ils doivent faire commencer la com­ munion qu’ils convoitent avec 1e commencement même de leur vie en ce qu’elle a de spécifiquement humain ; et l'intimité de l’union a pour exacte mesure la rigueur de l’accord des pensées. Voilà ce que révèle une expérience aussi profonde qu’élémentaire et universelle. Ces caractères suggèrent qu’elle doit être accréditée en sagesse divine et que Dieu lui-même doit vraisemblablement la fonder par son exemple. Dieu en effet établit entre lui et l’homme la coïncidence de pensée requise à toute union profonde : le même Amour qui veut la fin veut le moyen qui lui est lié en nature, et l’on retrouvera dans la rigueur multiforme des ajustements de la foi toute la puissance de l’Amour qui l’invente. Cette troisième -J r.f no LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE III « raison de convenance » est la plus précise sinon la plus haute. Elle découvre bien quelle est en sagesse divine, et nous dirions volontiers dans l’a priori de la sagesse divine, la véritable signifi­ cation de la foi : la foi n’est pas primitivement une obéissance par laquelle Dieu éprouve la docilité de ses créatures à l’égard d’une puissance absolue se manifestant par des décrets arbitraires ; la foi est en son fond une requête normale et spontanée de l’ordre spirituel dont Dieu est le fondement et dont il devient par amour le principe et le terme. Dieu crée par amour, il s’unit à sa créature intelligente par amour, il invente la foi dans le même amour : non pas invention surajoutée et venant comme du dehors compléter un ordre déjà accompli, mais invention qui s’intégre par son dedans en la cohérence grandiose de l’unique dessein de la Sagesse incréée. 4. La foi est donc la possibilité accordée à l’homme d’exercer en union avec Dieu, un acte qui est nécessairement un acte d’intelli­ gence parce qu’il est le principe d’une vie spirituelle. Nous le com­ prendrons mieux encore en nous souvenant de ce que le livre des créatures nous a déjà fait connaître de la nature de la foi ; nous avons en effet reconnu en elle la pensée à l’état humain. Il est dès lors normal que l’union à Dieu, puisqu’elle doit commencer par l’esprit, se traduise premièrement dans l’homme par la forme du penser qui lui est connaturelle : la foi. En retour, connaissant maintenant par le livre de la sagesse, la finalité suprême de la foi, nous sommes mieux en mesure d’en pénétrer la nature d’une ma­ nière générale et de compléter ce que nous en savons déjà. C’est bien parce que la foi est pensée à l’état humain que nous la rencontrons à l’origine de l’union de l’homme avec Dieu qui est esprit ; mais c’est ce dernier rôle qui explique en dernier ressort pourquoi la pensée, en s’humanisant, devient foi. Dieu est Acte pur, la créature est être participé· Dieu est pensée subsistante, l’homme reçoit de Dieu sa propre pensée, comme tout ce qui lui appartient. La pensée humaine est en droit une pensée à l’état reçu : tel est son statut normal conformément auquel elle pourra remplir la plus haute des tâches auxquelles elle est destinée. Or cette situa­ tion radicalement dépendante s’exprime dans la foi d’une manière décisive : l’intelligence est certes capable de faire siennes en les comprenant parfaitement les idées qui lui sont communiquées, mais jamais elle n’a autant conscience de recevoir que lorsqu’elle doit accepter un donné intelligible en lui-même, dont elle est cependant incapable de reproduire la genèse explicative. La foi est une péda­ gogie divine non seulement par les objets inaccessibles qu’elle pro­ pose, mais plus encore et premièrement par l’économie qu’elle im­ pose : la foi théologale rappelle à l’homme la situation et le rôle IM» LE DIEU DE VÉRITÉ SE COMMUNIQUE PAR LA FOI de sa propre pensée, elle exprime ainsi dans sa pureté formelle l’essence de la foi telle que la livre l’expérience commune. C’est par une activité de pensée que s’instaure l’union de Dieu et de l’homme. Cette pensée est en Dieu subsistante, en l’homme reçue. Cette pensée, reçue de Dieu dans l’acte même où elle est exercée c’est, sur terre, la foi théologale ; cette foi théologale est en har­ monie de structure avec la foi humaine et si une réflexion élémen­ taire sur cette dernière découvre avec quel naturel la foi théologale s’insère dans le plan de la Sagesse divine, c’est à la foi théologale qu’il revient de projeter sur tous les autres cas de la foi une lumière définitive. II. LA STRUCTURE DE LA FOI RÉPOND A SON ROLE ESSENTIEL ■ A. Harmonie entre la structure de la foi et le mystère DE DIEU EN TANT Qu’lL EST VÉRITÉ 19. RAPPEL DE QUELQUES ÉLÉMENTS CONCERNANT LA GÉNÉRATION DU VERBE. i. Indiquons maintenant rapidement une conséquence de cette affinité entre la pensée Acte pur et la foi théologale. Comme elles constituent l’endroit et l’envers d’un même dessin, il est à présumer que la seconde est à l’image de la première, et nous allons déve­ lopper les étapes d’une similitude posée dès le principe. Dieu est pensée subsistante, c’est-à-dire que tout ce qu’intègre l’exercice normal de la pensée, et notamment la réflexion, est affecté en lui du même coefficient d’actuation pure ou de subsistance absolue : ce qui revient à dire que Dieu est pensée de la pensée. Cette conclu­ sion n’est pas neuve, et le Credo l’exprime autrement dans un symbolisme qui l’a rendue familière à tous les chrétiens : le Acerbe « monogène », l’unique engendré est Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, engendré et non créé, consubstan­ tiel au Père ; c’est par le biais de la lumière que s’introduit ici l’idée d’une procession intelligible aboutissant à un terme substan­ tiel comme son principe, c’est-à-dire identique à lui de tout point, exception faite de la relation de génération qui les distingue et les unit tout à la fois. L’analogie psychologique présentée par l’ac­ tivité de l’intelligence humaine exprime la même chose quoique dans un contexte plus réflexif : notons d’ailleurs en passant que l’expression « lumière de foi » (6) qui est courante en théologie ramène tout naturellement au Verbe lumière de lumière, tandis que la foi « pensée à l’état humain » désigne comme son corrélât H1 •i i •ς»·. •1 î . ; LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE III positif indispensable le Verbe subsistant en la pensée subsistante. Il ne convient pas de refaire ici la théorie de la première des pro­ cessions trinitaires, laquelle dans les grands traits qui nous suffi­ sent est d’ailleurs certainement connue du lecteur. Rappelons seu­ lement quelques points qui nous seront immédiatement utiles, parce qu’ils sont indicateurs d’éléments homologues de la foi avec lesquels nous les mettrons en équation. La procession intelligible mérite le nom de génération parce qu’elle comporte, conformément à la nature de l’activité intellectuelle, similitude ; la lumière a la même couleur et la même qualité sur l’écran qui la reçoit que dans la source qui la rayonne (7) : ainsi le Verbe de Dieu est lumière de lumière, ou pensée de la pensée, image du Principe qui l’en­ gendre et « empreinte de sa substance » (S)- « 2. Ne croyons pas cependant que Dieu se connaisse dans son Verbe à la manière dont nous connaissons les objets extérieurs et nous-mêmes, dans le verbe que nous formons respectivement à leur sujet. Si le Verbe divin est l’expression adéquate et éminente de l’intelligibilité divine, il n’a pas cependant, pour ainsi parler, le monopole de l’intelligence divine. Si Dieu se comprend dans son Verbe subsistant, il comprend aussi son Verbe dans l’intelligence subsistante qu’il est : et la génération du Verbe inclut indissolu­ blement intellection subsistante du Verbe et intellection du Verbe subsistant. En empruntant le vocabulaire de la lumière, nous dirons que. Dieu s’exprime comme lumière dans son Verbe, mais que c’est également dans sa lumière que Dieu voit son Verbe, lumière de lumière. Tandis que nous ne devenons intelligents en acte que dans et par la production d’un verbe, Dieu est intelligent dès le principe, « le Verbe est en Dieu dès le principe » : il n’y a, entre l’intelligence de Dieu et le Verbe de Dieu aucun rapport d’anté­ riorité. 3. Enfin cette procession intelligible ou génération du Verbe est, comme d’ailleurs la seconde procession, sous le régime de l’amour essentiel. Dieu s’aime parce qu’il est Amour ; il se veut son propre bien parce que l’amour veut le bien de ceux qu’il aime. Le bien de Dieu s’exprime spontanément, dans un mystère dont la nécessité intime nous échappe, par les deux processions qui se terminent substantiellement aux personnes divines. La génération du Verbe exprime et réalise d’une manière toute primitive quoique non adéquate la souveraine et nécessaire exigence du bien de Dieu ; elle répond à la motion immobile de l’amour essentiel, en sorte que le Verbe est le « Verbe qui s’épanouit dans l’Amour » (7) parce qu’il est le Verbe dont la génération est en quelque sorte fondée et enracinée dans l’Amour subsistant : il est l’expression première 1»·!» LE DIEU DE VÉRITÉ SE COMMUNIQUE PAR LA FOI 113 de la plénitude du Bien et de l’Amour divins, et non pas, comme le nôtre, la compensation obligée d’une carence intelligible connaturelle. 20. COMMENT LA FOI PORTE EN ELLE L’EFFIGIE DU VERBE, DU POINT DE VUE INTELLIGIBLE. I. Ceci étant rappelé, qu’en résulte-t-il pour la foi qui doit ins­ taurer, sous le rapport de la pensée, une activité commune à Dieu et à l’homme ? Tout d’abord la pensée subsistante porte dans son acte la pure raison de similitude ; la foi établit entre Dieu, intelli­ gence toujours en acte, et le sujet humain en tant qu’il est intelli­ gent, une harmonie telle que le croyant participe cette similitude. II ne s’agit d’ailleurs pas, pour l’homme, de penser de son côté et à sa manière, en imitant autant qu’il le peut le mode du penser divin ; il ne s’agit pas non plus seulement de penser sous un mode humain les réalités qui sont l’objet même de la pensée divine (9) : ce n’est pas en effet de cette manière que la similitude se trouve réalisée dans l’être divin en tant qu’il est pensant. Le Père et le Verbe ne sont point similitude l’un de l’autre comme deux termes marqués disjonctivement de la même effigie, ni même en ce sens qu’ils penseraient simultanément leur commune essence ; la simi­ litude c’est le nom intelligible de la relation même qui les distingue et dans laquelle ils subsistent : elle est si intimement liée à leur existence qu’elle n’est point séparable de leur personne. Ainsi la foi établit-elle au oœur du croyant une similitude qui n’est que la désignation intellectuelle de son actuelle relation au Dieu dont il est fait le fils adoptif, et cette similitude est aussi inséparable de la relation d’adoption que de la qualité nouvelle qui en résulte. C’est dans la génération subsistante que le Verbe est similitude du Père, c’est dans l’exercice actuel de la foi que l’esprit du croyant, entrant en symbiose intelligible avec l’essence divine, reçoit et nourrit au dedans de soi le germe de la similitude enclose dans le sein de Dieu et qui se développera jusqu’à la vie éternelle (3). La foi est pensée de Dieu, au sujet de Dieu, en Dieu : de Dieu parce qu’elle est reçue de Lui, au sujet de Dieu parce qu’elle a pour objet ce que Dieu nous a gratuitement révélé de lui-même, en Dieu parce qu’elle manquerait l’essentiel de sa destination si elle ne réalisait entre le croyant et Dieu l’unité spirituelle que l’Amour doit parachever (ro). Nous pouvons encore dire que la foi nous fait être enfants de lumière (11), puisqu’enfants du Père des lumières (12) ; et qu’ainsi établis dans la lumière de Dieu, c’est encore « dans sa lumière que nous voyons la lumière qu’il est » (13)· Il faudrait pour comprendre la foi, comprendre Dieu lui-mêmeCraignons d’en minimiser et le mystère et la grandeur, mais égale8 Îtt HR; 4 n 114 LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE III ment d’en faire un monstre impensable, en négligeant de la ratta­ cher à son archétype divin. 2. Ce dernier nous fournit encore d’autres indications. La pensée subsistante est à la fois objective et immanente ; le Verbe lumière de lumière est à la fois lumière produite et lumière procédante, actuellement incluse par transparence dans la lumière dont il procède. C’est sur ce type d’activité que la foi aura à calquer le sien. Il en résultera pour elle, ou plus exactement pour l’intelligence exerçant l'activité de la foi, une inclination spontanée à une réflexion de nature originale qui n’est point habituelle à la raison humaine. Il est bien propre à cette dernière de revenir sur son acte, et par là sur elle-même, et d’acquérir par cette réflexion cri­ tique une certitude plus grande en ce qui concerne soit les objets qui lui sont connaturels soit la vérité de leur appréhension ; mais jamais cet acte réflexe, en quelque sorte dédoublé, cet envers d’acte, ne se résorbe d'une manière assez rigoureuse dans l’acte direct pour que l’intelligence humaine parvienne, médiatement ou immédiate­ ment, à l’auto intelligibilité et corrélativement à une certitude sans ombre en ce qui concerne la nature soit des objets extérieurs soit d’elle-même. Or il est bien clair que la génération du Verbe atteint en Dieu, à cette auto intelligibilité, et que même elle l’exprime adéquatement. Dieu se pense dans son Verbe subsistant, mais éga­ lement pense son Verbe dans son intellection subsistante ; et cette pensée pensante inclut simultanément la pensée procédante et l’ana­ logue de ce que nous appelons réflexion sur cette pensée procé­ dante après qu’elle s’est exprimée dans son terme. C’est une pro­ cession intelligible, parfaitement réfléchie puisque parfaitement immanente (14) (le Verbe est dans le Père) (15), et par là parfaite­ ment intelligible à elle-même. La foi, haussant l’intelligence du croyant jusqu’au penser divin, la rend participante des propriétés de ce dernier. L’activité de pensée propre à la foi tendra donc vers l’auto intelligibilité de la procession intelligible à laquelle elle doit harmoniser le croyant. Et du même coup la foi portera avec elle sa propre certitude. La parfaite réduction entre l’envers et l’endroit de l’acte d’intelligence humaine se trouvera, dans la foi, réalisée par une mystérieuse suppléance dont nous analyserons plus loin la genèse ; nous nous contentons pour le moment d’en assigner a priori l’existence, en vertu du rôle dévolu à la foi. Cette remarque a son importance : elle évitera de s’engager dans une impasse ; car on pourrait être tenté d’appliquer à la certitude de foi les critères habituels dont relève la certitude humaine : il ne faudra certes pas négliger ce point de vue, et nous allons d’ailleurs voir dans un moment pourquoi il est parfaitement légitime et même requis de s’y arrêter, mais nous sommes avertis à l’avance qu’il serait à lui N LE DIEU DE VÉRITÉ SE COMMUNIQUE PAR LA FOI seul trop court ; il ne tiendrait pas compte en effet de ce qu’il y a dans la foi de plus primitif et de plus fondamental : harmoniser l’homme au mode de penser divin. On aura d’ailleurs noté ta prudence avec laquelle l’Eglise interdit à ses fidèles de révoquer leur foi en doute sous prétexte d’un examen critique plus appro­ fondi (16). 11 n’y aurait aucun inconvénient à le faire si le type de la certitude de foi était homogène au type de certitude habituel à l’intelligence humaine : les démonstrations communes et objec­ tives de crédibilité, de la valeur desquelles l’Eglise ne doute certes pas, assureraient, sans échappatoire possible, le recouvrement de h foi un instant abandonnée- Mais il n’en est nullement ainsi : la certitude de foi est irréductible à une analyse critique si fine et si poussée soit-elle ; et c’est pourquoi il est non seulement dangereux mais sacrilège de la part du croyant de faire comme si une telle réduction était possible. Nous venons de marquer pourquoi elle ne l’est pas : la foi est de race divine ; ce n’est pas une plante de la terre, meilleure que d’autres, poussant plus haut et de manière plus durable, c’est le ferment qui change toute la pâte et la gonfle de propriétés autres, étrangères à sa nature première (17). Dieu ne s’y reprend pas à deux fois pour être certain de sa propre Vérité et de l’adéquation avec laquelle il se l’exprime à lui-même : il est certitude, comme il est intellection, et vérité subsistantes ; il doit en être de même du croyant fait par la foi une seule pensée actuelle avec Dieu. Ce ne sera point par réflexion sur son acte mais par structure et donc par grâce que la foi sera certaine : dans la génération même du Verbe, de la manifestation de vérité qu’elle constitue ; et dans l’auto intelligibilité divine, de l’authenticité de son acte propre. Pour emprunter encore une fois le symbolisme de la lumière, nous dirons que la lumière de foi est une participation de la lumière divine, et ainsi lumière de lumière tout comme le Verbe de Dieu. Cette lumière qui n’est donc dans le miroir de l’âme que Dieu réfléchi, forme une image de sa source, image qui est, de sa nature, si parfaite, qu’elle tend à s’identifier avec son modèle, au lieu d’en être un double inconsistant. Le retour adéquat de la lumière de foi vers la lumière source dont elle est issue reproduit d’une part la circum incession du Verbe et de son Principe ; se trouve être d’autre part la matière et le fondement de la certitude propre à la première des vertus théologales. Quant à l’aptitude de la lumière de foi à former une image de sa propre source, elle manifeste que le Verbe est image et elle implique que le contenu de la foi s’orga­ nise en prises intelligibles qui font face à la richesse une et distin­ guée du mystère divin. Γ Ίî O 1 .J 3 116 LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE 21. COMMENT LA FOI PORTE EN ELLE L EFFIGIE DU VERBE, Ill DU POINT DE VUE AFFECTIF. i. En second lieu cette même pensée subsistante est, en Dieu, inséparable de l’amour : elle est Dieu qui est Amour. Pour autant que nous puissions scruter l'ineffable économie de 1 être divin, nous y voyons pensée et amour, intelligence et volonté en constante in­ volution (i8) : la pensée naît de l’amour et dans l’amour et s’épa­ nouit en amour, mais l’amour, en quête du bien divin est à l’origine de la procession intelligible elle-même. Ces implications si intimes d’une vie parfaitement immanente se trouvent en quelque sorte déployées en élan et en retour, en efficience et en finalité par l’orga­ nisme théologal qui en est l’image. La foi naît d’un amour et s’achève dans l’amour et nous devrons bien nous garder d’oublier ce point fort important, même quand nous aurons à insister avec vigueur sur la spécificité essentiellement intellectuelle de cette vertu. L’analyse psychologique de la genèse et du progrès de la foi, dont le Concile de Trente a enrichi le dogme (19), ne laisse d'ailleurs aucun doute sur cette vérité, et principalement sur les conséquences concrètes qu’elle comporte touchant la justification. Nous n'aurons pas loisir de nous attarder sur cette question de la justification qui relève formellement de la vertu de charité, mais nous devons marquer bien nettement combien cette liaison intime de l’amour et de la foi s’insère profondément dans la structure de cette dernière : à tel point que la foi serait monstrueuse, et son in­ vention serait incompréhensible en Sagesse divine, si on dissociait en principe ce que la nécessité de l’analyse conduit seulement à distinguer. 2. On évoquera ici avec fruit la problématique augustinienne développée au début du livre X du « de Trinitate ». Tout amour postule une connaissance : il n’est pas difficile d'en faire la preuve, soit par induction, soit en notant que l'amour n’est de soi qu’un poids aveugle qui requiert autre chose que soi, pour être propor­ tionné à l’objet auquel il s’adresse. Il faut ajouter, en retour, que toute démarche, toute action, tout désir impliquent un amour, à tout le moins cet amour élémentaire qui coïncide avec l'approbation efficace de ! action entreprise. D’où vient donc, dans ces conditions, 1 amour initial qui soutient la recherche de ce qu'on ignore puisqu on ne peut déjà aimer ce qu'on ne connaît pas encore ? Et cependant il faut indubitablement un amour, sans cela il n’y aurait aucune curiosité ni aucun effort. Faut-il donc renoncer à la loi qui semble si intimement liée à la structure du sujet spirituel humain : 1 i n le dieu de vérité se communique par la foi point d’amour sans connaissance ? Certainement pas- Mais il faut, en premier lieu, comprendre au travers de cette difficulté l’entière gratuité, et par là la position absolue et la rigoureuse exigence de l'amour : il faut en second lieu assigner à cet amour un objet mys­ térieusement antécédent à tout ce que permettra de découvrir son exercice : c’est ce que fait Saint Augustin en notant que si par exemple l’esprit cherche à connaître les choses ou soi-même, ce n'est pas qu’il aime ce qu’il ignore, mais c’est qu’il aime dans les raisons éternelles, la souveraine excellence de la raison de science. En sorte qu’il y a un amour et une connaissance mystérieusement antécédents à tous les amours et à toutes les connaissances ; ils sont donnés simultanément par le Créateur à la créature faite à son image : cet amour ne serait pas, ne pourrait pas être sans cette connaissance, mais cette connaissance qui est, au vrai, une sagesse au delà de toutes les formes intelligibles, n’est faite que pour l’amour : elle est, dès son origine, inspirée, suscitée, orientée par la finalité dans laquelle elle s’épanouit. D’où vient-elle ? de l'amour ; à quoi aboutit-elle ? à l’amour. Elle va de l’amour à l’amour ; elle est dans· l’amour. Comme d’ailleurs l’amour est en elle, puisqu'il en est le fruit. lu Nous tentons ainsi d’exprimer ce qui serait si l’âme était parfai­ te, absolument. Elle ne peut l’être que comme image ; et c’est à son modèle qu’il est réservé de réaliser, comme nous le notions un peu plus haut, cette compénétration immobile et incessante de con­ naissance et d’amour qui est au principe de sa vie bienheureuse. Entre ce modèle parfait, achevé, et l’image qui, réduite à sa struc­ ture naturelle, n’est guère qu’une promesse et une attente désespé­ rée, se développe, par la grâce donnée et rendue, une assimilation nouvelle dans laquelle la foi a sa place marquée. Pour excellente qu’elle soit, la raison de connaissance lue dans les raisons éternelles (disons avec S. Jean la lumière de sagesse qui éclaire tout homme venant en ce monde) (20) demeure un support bien clignotant pour le désir et l’amour encore inconscients d’eux-mêmes qui sommeil­ lent au cœur de l’homme. C’est presque une caricature de l’harmo­ nieuse sagesse qui unit, dans la simplicité de Dieu, l’amour essen­ tiel du bien divin et, lui faisant face nécessairement, la connais­ sance adéquate du même bien. Dieu est Amour ; il sait quoi aimer « avant » que de vivre en lui-même cet Amour ; l'homme, trop faiblement guidé par sa seule lumière intérieure, ignore au juste ce qu’il doit aimer ; il cherche bien à corroborer ses obscurs pressenti­ ments par une expérience multiple et fréquemment douloureuse, mais cette expérience le renseigne surtout négativement en lui mon­ trant ce qu’il ne convient pas d’aimer, elle ne lui découvre généra­ lement pas de manière positive ce sur quoi il faut fixer un amour i ‘Il * ..U H LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE ni 118 toujours en travail. Et quand elle y réussit partiellement, elle arrive toujours trop tard, tout juste pour cueillir des fleurs fanées, parce que l’expérience sur laquelle elle s’appuie nécessairement constitue, au regard de l'amour, un détour que celui-ci voulait survoler (21). Elle s’efforce bien de retrouver l'amour qui lui a donné le branle, et y réussit en partie, mais elle n’est pas entière­ ment incluse dans l’amour et elle en froisse la virginale sponta­ néité par des emprunts venus du dehors. Il y a donc entre l’image et son modèle divin un écart irréductible, un écart de structure, puisque l’harmonieuse involution (18) de la connaissance et de l’amour est parfaite en celui-ci, faussée dans son principe radical en celle-là. La grandeur originale de la foi est précisément de communiquer gratuitement à l’image un reflet de la merveilleuse splendeur de son modèle, en établissant entre eux une unité de structure qui com­ mande, dans l’âme, un régime nouveau. Le croyant sait en effet qui il doit aimer, et comment celui qu’il aime mérite d’être aimé. Cette connaissance est un canevas intelligible qui ne fait défaut à aucun des moments de l’amour, soit qu’il naisse, soit qu’il pro­ gresse, soit qu’il se repose ; en sorte que la foi apporte, surnaturellement, réponse adéquate à l’aporie augustinienne qui ne pouvait recevoir, par le seul jeu des facultés naturelles, qu’une solution in­ complète. On voit bien en quoi consiste la différence : la foi n’est aucunement tributaire de l’expérience humaine, ce mot étant pris dans son acception large, extérieure ; elle désigne à l’amour son objet, non au cours d’une enquête jamais achevée, mais a priori (22), et de là vient que l’amour qui accompagne la foi n'est jamais privé du support dont, normalement, tout amour a besoin (23) ; de là vient encore que l’équilibre de la psychologie surnaturelle atteint une perfection qui ne se distingue pas seulement par le degré de l’équilibre naturel des facultés supérieures : intelligence et volonté ; il s’agit pour ces mêmes facultés, une fois armées de la foi et de la charité, d’un régime de structure différente, ayant l’harmonie di­ vine elle-même pour principe de régulation immédiate. 3. Ceci mérite d’être mis en lumière : il est normal en effet, et nous aurons à le faire, de noter comme la foi fait pauvre figure en regard du type parfait de la connaissance intellectuelle qui comporte une justification critique, implicite mais intrinsèque, dont la foi n’est pas capable. La foi comporte toujours un « a priori », sans cela elle ne serait plus foi : on n’a pas manqué d’en faire le repro­ che au croyant ; et si on concède que cet aveuglement consenti est une force indiscutable pour la vie et pour l’action, on continuera de tenir la foi en une suspicion méprisante parce qu’elle fait vio- 11 LE DIEU DE VÉRITÉ SE COMMUNIQUE PAR LA FOI II9 lence au jeu intime de l’intelligence raisonnable. On peut répondre que l'intelligence humaine, n’étant point faite pour elle-même mais pour l’homme, son exigence, appauvrissante, est par là même illé­ gitime ; mais on doit aussi remarquer que l’infirmité congénitale de la foi, n’est que l’envers de son excellence. Pas n’est besoin, pour s’en convaincre, de faire appel à la finalité totale qui fait face à la destinée humaine : il suffit d’un regard analytique porté sur le sujet spirituel humain, à la seule condition de ne pas oublier qu’il est doué de volonté en même temps que d’intelligence. La foi sem­ ble une connaissance bien misérable parce que son apriorisme con­ tredit à la réflexité chère à l’humaine raison, mais cette même con­ naissance réfléchie est, nous le notions avec Saint Augustin, ab­ solument inhospitalière au droit de l’amour. Il est impossible de poser comme simultanément absolues l’intelligence rationnelle et la volonté, l’intelligibilité selon l’exigence propre à son mode hu­ main et l'amour. Accepter la foi c’est bien compromettre la ratio­ nalité, mais la refuser c’est ruiner pour l’homme l’harmonie et l’unité dans l’exercice de l’intelligibilité et de l’amour: il serait d’ailleurs facile d’en faire la preuve inductive en considérant diffé­ rents cas des amours humains, mais les remarques précédentes suffisent pour notre objet. La foi est bien, comme nous l’avons noté au premier chapitre, de la pensée à l’état humain, et ceci n’est pas un titre de noblesse : mais c’est cependant en acceptant le statut connaturel que la pensée prend en lui, que le sujet spirituel humain peut réaliser en lui-même, effectivement, le type d’équilibre pour lequel il est fait. Or il est clair que cet équilibre est, même pour le sujet replié sur lui-même et absorbé par l’expérience de sa propre activité, un bien meilleur que celui de la rationalité : nous ne disons pas bien de l’intelligibilité, car il n’est nullement question de sacrifier celle-ci mais seulement celle-là. On nous pardonnera ce rapide excursus « apologétique » qui, suivant la rationalité sur son propre terrain, lui est une sorte de concession ; il rejoint par un cheminement plus humble ce que nous avions essayé de voir dans la sagesse. Si l’a priori de la foi est bon, c’est parce qu’il redresse le sujet spirituel humain jusque dans son fond, et lui permet d’engager sa vie intellectuelle et volontaire en adoptant d’emblée le rythme, l’équilibre, l'harmonie égale, propres à la vie et à l’essence divines. ■.C a I . ». A*1 fi 9 4. Il convient maintenant d’expliciter rapidement la conclusion que nous avons déjà annoncée ; la foi n’est pas en droit séparable de l’amour dont elle se distingue- On notera en effet que ce que nous venons de dire de l’excellence de toute foi, et de l’excellence spé­ cifique, absolument neuve, de la foi théologale, suppose que la con­ naissance dont la foi est le principe demeure incluse dans l’amourD’une part en effet la foi ne peut être une invention de la seule ·.< t f 4 120 LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE in intelligence humaine dont elle refoule le mode rationnel sans pour­ tant l’abolir, et d’autre part, la connaissance de foi n’est justifiée dans sa précarité que parce qu’elle assure l’équilibre de l’amour. Tenter d’enfermer la foi en elle-même, c’est en ruiner la valeur ; envisager la foi comme un cycle clos sur lui-même, c’est en faire un rouage moteur séparé du ressort dont il doit distribuer l’impulsion, c’est abandonner la foi, sans justification possible, à la prise facile des critiques auxquelles nous faisions allusion il y a un instant. La foi, dùilleurs, ne remplit son rôle que si elle s’exerce parce que le connaître est un bien : en sorte que la régulation normale de l’objet ne doit pas suffire à la fonder. Il faut donc qu’elle repose en dernier ressort sur une motion extra intelligible qui jail­ lisse cependant du plus intime du sujet; or il n’y a rien dans l’homme qui soit comparable du point de vue de l’intériorité à l’activité de l’intelligence, sinon l'amour de volonté. Nous ne faisons ainsi, remontant de l’équilibre du sujet spirituel jusqu’à l’amour, que retourner sur elle-même la problématique augustinienne issue de l’exigence de l’amour. L’implication réciproque de la foi et de l’amour se trouve établie ici par l’absurde et là directement : cette convergence de lumière indique d’ailleurs le caractère fondamental de cette connexion. On arriverait à une conclusion toute semblable en adoptant un point de vue en quelque sorte symétrique, et en envisageant non plus l’origine mais l’aboutissant de la foi ; si la foi annule le retard qui affecte, en regard de l’amour, la connais­ sance naturelle, il va de soi qu’elle doit s’interdire et s’interdit en effet les détours qu’elle a pour fonction de rendre inutiles : elle peut être douloureusement médiate dans son exercice du côté du sujet, il n’en reste pas moins que, de sa nature, elle s'adresse à l’objet — en l’espèce à Dieu — directement, parce que c’est seulement de cette manière qu’elle assure à l’amour la prise et le contact dont il a besoin. Une foi qui se laisse aller à des curiosités étrangères est effectivement disqualifiée comme foi : il importe de bien voir que cela ne tient pas à la structure de la foi abstraitement considérée, mais au fait que nous avions précisément en vue : la foi est, par sa finalité, tellement liée à l’amour qu’elle cesse d’être elle-même si elle ne suit pas avec rigueur le dessin de l’amour, si elle répudie, si peu que ce soit, celle de ses notes essentielles qui lui est la plus commune avec l’amour de charité : motion directe issue de l’objet et se portant aussi immédiatement que possible vers l’objet. 5. L’existence d’une étroite liaison entre la foi et l’amour se trouve donc établie et justifiée par l’examen de l’activité spirituelle du sujet humain, et ceci d’une manière spécifique et originale, lorsque cette activité, surélevée par la grâce, s’épanouit en foi et en charité théologales. Nous en avions discerné la raison dans l’exi- LE DIEU DE VERITE SE COMMUNIQUE PAR LA FOI I2I gence d’intelligibilité que constitue, en Dieu, l’amour de son propre bien. Faut-il rappeler en terminant ce paragraphe que, si Dieu veut s'unir tel qu’il est à l’homme tel qu’il est, le soin qu’il a de respecter les propriétés de chaque nature procède de l’amour. Et comme c’est la foi qui est destinée à poser le fondement de cette union, parfaite­ ment étrangère à toute violence, on voit que la foi est inventée par Dieu dans l’amour et qu’elle naît dans l’amour, on pourrait même dire dans un amour singulièrement intelligent des moindres modali­ tés de chaque être : dès lors on comprend mieux encore comment la foi, issue de l’amour de Dieu, réalise entre Dieu et l’homme l'homologie de structure qui est le canevas de leur union, en se tenant avec l’amour en une constante et profonde affinité. Nous avons noté plus haut que le croyant sait d’emblée qui il doit aimer: c’est là son privilège ; mais on le limiterait singulièrement si on n’ajoutait : le croyant sait de qui il est aimé. C’est parce que nous considérions la foi à la manière d’un objet que l’on regarde, que nous avons pu faire un instant abstraction de cet aspect, mais il faut nous hâter de le réintroduire : puisque d’ailleurs aucune vue de sagesse ne peut négliger l’engagement personnel de celui qui prétend être sage. Il suffirait d’ailleurs de reprendre les développements précédents en les éclairant de cette nouvelle lumière ; l’amour s’achevant nor­ malement en réciprocité, il ne peut intervenir, à raison de sa nature, sans que soient simultanément impliqués ses deux modes passif et actif· L’homme n’a pas moins besoin d’être aimé que d’aimer : au contraire peut-être, parce que dans le premier cas il ne consulte immédiatement que l’infinitude de son propre désir sans faire aussi rapidement que dans le second, l’expérience de ses limites. Or la certitude d’être aimé, ne peut être fondée sur aucune expérience humaine : d’une part en effet l’expérience ne vaut que pour le passé, à moins qu’elle ne rencontre un déterminisme de nature auquel font précisément obstacle les êtres libres — Dieu excepté —, et ceux-là seuls intéressent ici puisque ceux-là seuls sont capables d’aimer ; d’autre part il est impossible de découvrir ou d’instituer dans l’ordre créé, une preuve qui soit adéquate à une disposition qu’on voudrait infinie. En sorte que l’amour reçu, tout comme l’amour exercé, ne peut être sustenté que par une connaissance dont l’apriorisme n’est pas rationnellement justifiable, c’est-à-dire par une foi. Qu’on regarde un cas quelconque d’amour mutuel, on y rencontrera engagement et fidélité, mais également confiance : cette dernière donnant généralement naissance, au plan de la connais­ sance, à une idéalisation que le zèle laborieux de l’amour peut d’ail­ leurs arriver à rendre vraie. Ne nous attardons pas à ces choses, il ne nous importe ici que de marquer par un autre biais l’étroite liaison 7 ■ •> 122 LA FOI AV LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE III de l’amour et de la foi. Nous sommes, nous dit S. Jean, ceux qui avons cru à l’amour de Dieu pour nous (24) ; on dira peut-être que nous avons, dans le sacrifice du même Dieu, une telle preuve de cet amour qu’il n’y en a pas de plus grande (25), en sorte que l’emploi du mot « foi » parait devenir impropre. Mais si c’est la plus grande preuve, ce n’est pas une preuve adéquate de l’amour infini duquel seul nous puissions nous satisfaire, et dont nous ne pouvons donc être assurés qu’en croyant. Que ceux qui voudraient ne voir dans l’affirmation de S. Jean qu'une magnifique hypothèse veuillent bien remarquer qu’elle a, depuis le fait chrétien, autant et plus de vraisemblance que l'hypothèse implicitement posée dans l'exercice de tout amour : elle a pour elle la rigueur d’une logique que nombre de vies humaines poussent jusqu’à ses ultimes consé­ quences, elle a pour elle encore de s'appuyer sur des expériences qui redisent d’une manière toujours identique la pérennité des principes qui les fondent : ce ne sont pas là marques d'infériorité, même du point de vue de la raison. Mais il faut reconnaître la pro­ priété des termes employés par S. Jean : nous croyons à l’amour de Dieu, et c’est seulement dans la foi que cet amour devient pour nous une réalité expérimentée, à tout le moins susceptible de l’être. On achève alors de comprendre comment, dans l’entendement humain, la foi est en droit inséparable de l’amour : c’est qu’une harmonie semblable existe dans l’essence divine et se trouve par conséquent gravée dans le don que Dieu fait de lui-même au titre d’objet possédé, aussi bien que dans la finalité qui soulève la desti­ née humaine. Ce don ou cette finalité, car c’est tout un, sont du côté de Dieu, inspirés par l’amour ; ils procèdent de l’exercice divin de l’amour, ils sont si respectueux des exigences de chaque nature que la foi qui en dérive tient compte au maximum des requêtes de l’intelligibilité en surélevant celle-ci au-dessus de son mode ra­ tionnel ; l’esprit du croyant est alors capable de se retourner vers 1’amour et de le prendre pour objet de la foi que cet amour inspire: seul l’amour donne la qualité de foi requise en vue de croire à l’amour ; et en retour, une telle foi manquerait son but et perdrait sa raison d’être si elle ne remontait pas au point dont elle part, si elle ne manifestait pas son ajustement à l’amour de Dieu par une perception clairvoyante de l’éminente qualité de celui-ci. C’est donc dans la certitude que Dieu l'aime que le croyant trouvera la garan­ tie la plus assurée, mais surtout la persuasion la plus pénétrante, de l'implication de la foi et de l’amour. Nous n’y insisterons pas davantage, laissant au lecteur le soin d’exprimer la richesse de cette vérité par les multiples développements psychologiques qu’elle est susceptible d’animer. .*·· J Il le dieu de vérité se communique par la FOI 123 6. Nous venons donc d’inférer, à partir des caractères élémentai­ res de la première des processions trinitaires, laquelle permet d’ap­ peler Dieu Pensée subsistante, trois caractères essentiels de la foi pensée à l’état humain, et très précisément de la foi théologale, par­ ticipation gratuite de l’intelligence humaine à la Vérité première : la foi a un objet intelligible, la foi est certaine, la foi compense le sacrifice quelle impose à la rationalité en assurant le jeu équilibré de l'intelligibilité et de l’amour ; elle est inspirée par l’amour et s'achève dans l’amour, aussi bien dans le cœur du croyant qui en reçoit la grâce que dans le cœur de Dieu qui la donne- Avant de compléter cette vue panoramique, soulignons l’unité profonde des différents aspects que nous venons d’énumérer : il est facile de voir qu’ils s’impliquent en quelque sorte mutuellement. L’équilibre psychologique supérieur réalisé par la foi requiert une connaissance certaine et antécédente, au sens ci-dessus précisé : or ce second caractère montre bien qu’il s’agit d’une certitude premièrement objective qui n’est, dans le croyant, que la conséquence naturelle de la présentation d’un objet souverainement croyable. En retour, 1a certitude, inséparable de la foi, se trouve être par son double revers objectif et subjectif, l’intermédiaire souple et sûr entre le point d'insertion de la Vérité première dans l’âme et les fruits qui en tirent leur saveur : la certitude ne se révèle à l’analyse, si comple­ xe, que parce qu’elle tient dans la foi tout l’entre deux, de l’intelli­ gibilité qui la participe formellement et immédiatement à l’amour qui l’explique, qui en un sens la fonde, et qui enfin l’épanouit. Achevons en avec les implications dont nous parlions en remarquant que l’objectivité de la foi, adéquatement conçue comme l’affinité en laquelle cette vertu établit l’âme avec la Vérité première, inclut à sa façon nos deux autres caractères : l’homme n’est en effet vrai­ ment lui-même que dans le Verbe de Dieu (26), et le dessein que Dieu forme dans son Verbe au sujet de l’homme, c’est que l’homme soit à son image et à sa ressemblance (27) : or l’homme ne serait pas à la ressemblance de Dieu Esprit et Amour sans la prise de conscience lucide du désir de l’amour, et sans la possession assurée du repos de l’amour sinon de sa jouissance ; on reconnaît là le type d’équilibre et de certitude que seule apporte la foi. Nous aurons à interpréter ce point dans une perspective un peu différente qu’il suffira de signaler ici en passant. La vérité délivre, elle rend libre (28) ; ainsi la foi c’est la liberté parce que c’est la vérité. La foi, en effet, apportant un contenu objectif de vérité et, qui plus est, une régulation objective par la vérité, est comme un ferment vivant capable d’éliminer l’erreur jusque dans son germe : et l’erreur peut tenir en un véritable esclavage l’esprit qui ne par­ vient pas à la dominer. Mais en outre, et plus précisément, la liber- 1 1 i' 124 LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE ni té consistant pour tout être en la possibilité de réaliser la fin dont il porte en lui l’appel et le désir, on voit bien que l'homme sans la foi n’est pas pleinement libre puisqu’il est incapable d’établir en lui-même d'une manière stable le type d'équilibre vers lequel il ne peut pas ne pas tendre. La foi libère parce qu’elle lève une contrain­ te ontologique en instituant, entre les facultés supérieures, un régi­ me d’échange nouveau, et dans l’âme une harmonie qui peut en principe être parfaite ; la foi libère parce quelle instaure dans l’homme la structure fondamentale grâce à laquelle il peut se refor­ mer â l’image et à la ressemblance (27) de Dieu, conformément à sa vocation éternelle. C’est donc dans la liberté que nous pourrions voir en quelque sorte la récapitulation des qualités de la foi, ce qui achève de marquer en elle le sceau de Dieu. Cette convergence de propriétés qui pouvaient, de prime abord, paraître étrangères les unes aux autres n’est d’ailleurs pas pour nous étonner puisque nous les avons respectivement rattachées au principe incréé, simple, in­ divisible, un, qui leur est commun ; mais il est toujours bon de vérifier à partir du créé ce que fait pressentir la conformité à la sagesse incréée. et B. Harmonie entre la structure de LA FOI l'homme en tant qu’il est capable de CONNAITRE 22. COMMENT LA FOI S’AJUSTE AUX NORMES DE L’ACTIVITÉ COGNITIVE HUMAINE. i. Venons en à un autre groupe de propriétés- La foi est pensée à l’état humain, l’homme est corps et âme ; or nous avons, dans ce qui précède, mis en œuvre surtout le second de ces éléments, puis­ que c’est dans l’âme que se réalise formellement l’image de Dieu· Ce serait cependant une vue beaucoup trop étroite que d’exclure le corps (29), comme s’il était dissociable, et ce serait bien peu confor­ me à l’attitude de sagesse que nous nous efforçons d’adopter dans ce chapitre. Nous venons de parler de la liberté, d’indiquer comment la foi doit libérer en ce sens qu’elle permet efficacement la réalisa­ tion d’un vœu de nature. On peut également voir dans la liberté la possibilité d’un choix qui ne subit, du dehors, aucune contrainte. C’est d’ailleurs cette acception qui se présente le plus spontanément à l’esprit, même dans le cas qui nous occupe. Nous avons posé en effet que Dieu entend s’unir l’homme tel qu’il est, non pas un hom­ me qui aurait subi violence dans son fond par une sorte de transubstantiation, ou violence dans sa liberté par une contrainte psy- n·» l'homme reçoit la vérité par la foi i chologique plus ou moins directe. L’homme est libre, il ne serait plus lui-même si l’instrument qui lui permet d’adhérer à Dieu faussait en quelque façon cette liberté. Dieu demeure, absolument parlant, libre de faire violence à la liberté de sa créature en vue d’un bien meilleur dont il est juge ; mais il a précisément estimé meilleur que, dans l’économie surnaturelle qu’il a établie, cette li­ berté fût respectée. Ceci entraîne, en ce qui concerne la connaissance de foi, d'importantes conséquences qu’il est facile de prévoir, ou plutôt de comprendre, puisque nous les avons déjà lues au livre de l’Ecriture. En un mot, cette connaissance devra respecter un certain équilibre global des facultés humaines en dehors duquel la liberté cesse d'exister. Cet équilibre n’est d’ailleurs pas différent de celui que Dieu a assigné à notre nature : n’avons-nous pas déjà signalé que le «respect» de Dieu n’est que la dénomination humaine de la cohérence de l'acte créateur. Dieu n’a pas à défaire, en nous don­ nant la grâce, ce qu’il fait en nous créant homme : la « ressem­ blance »» est le couronnement de l’image. D’où vient donc en effet que la foi, dont le mouvement profond est si simple, par cela qu’elle vise à la conjonction de deux esprits, s’accompagne de tout un cortège de signes, qui la précèdent, l’accompagnent, la récom­ pensent ou l’expriment (30) ? Nous n’avons pas à entrer ici dans le détail d’nne analyse qui relève de la rationalité de la foi (31), nous avons simplement à comprendre le pourquoi de chaque élément et à lui assigner, en conséquence, sa juste place. Or Dieu respecterait-il l’homme s’il lui proposait, dans la foi, une démarche hétérogène à l’activité cognitive humaine normale ? Nous mettons en œuvre, pour con­ naître, les sens, la raison, l’intelligence (32). Et s’il ne peut évi­ demment être question d’une connaissance qui ferait abstraction de l’intelligence, il n’est pas contradictoire de concevoir une connais­ sance authentique ne mettant en œuvre ni la raison ni les sens. Dieu aurait pu nous l’imposer dans la foi, mais il aurait, du même coup, fait de chaque croyant un ange. Laissons ces extrêmes, et notons seulement qu’une connaissance n’est vraiment humaine et ne permet un choix libre que si les trois éléments mentionnés s’y trouvent en certaines proportions. Qu’on songe au dépaysement des simples transplantés sans préparation en climat abstrait, ou même h la légitime inquiétude que conçoit tout esprit sain — humainement sain — devant une spéculation qui n est pas ponc­ tuée, au moins de loin en loin, par une expérience nécessairement sensible. Une vérité parfaitement authentique, et de soi parfaitement accessible h l’intelligence humaine, peut être ainsi présentée sous une forme qui la rend insaisissable, mais ne la rend point assez étrangère pour que le soin de prendre parti soit écarté ; consente- y-·: * I I T 26 LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE III ment ou refus pourront être alors aisément arrachés ou suspendus par des motifs tout à fait extrinsèques à l’objet, et c’est là une vio­ lation radicale de la liberté humaine qui prend son origine dans le « libre » jeu de l’intelligence (28). On en dirait autant dans les autres cas. L’insurmontable agacement intellectuel que l’on éprouve devant l’érudition touffue et broussailleuse qui ne laisse filtrer au­ cune lueur de raison, la désespérante impression d’abyssale vacuité qui accompagne les discussions stériles, l'aveuglement et la peur de l’esprit devant une lumière trop vive, tout cela fait sortir l’hom­ me de son orbite propre : que l’excès soit en faveur des sens, ou de la raison ou de l’intelligence, qu’il y ait trop de matière pour ce qu’il y a d’ordre, qu’il y ait un contrôle si impitoyable qu’il pulvé­ rise tout contenu, ou au contraire une lumière si séductrice et enivrante qu’elle est incontrôlable, le résultat est le même : l’homme n’est plus lui-même ; il se trouve décentré dans le moment où il a cependant à produire cet acte éminemment humain, acte de sagesse s’il en est : juger. Il faudra cependant juger : parce que le choix dont il s’agit, commandant un engagement vital, n’est pas de ceux que l’on peut remettre. On jugera en effet, mais non pas librement, parce que le complexe d’infériorité où l’on se trouve rendra aisé­ ment perméable à toute influence étrangère. Si donc Dieu s’adresse à l’homme tel qu’il est c’est-à-dire à une créature libre, l’activité cognitive propre à la foi devra respecter certaines normes qui tiennent à la nature même de l’homme. Nous avons noté que la foi est, d’une manière générale, la forme humaine du penser : nous comprenons bien maintenant pourquoi Dieu la choisit pour s’adres­ ser à l’homme ; sa souveraine Sagesse ne pouvait en décider autre­ ment ; les remarques précédentes nous conduisent à souligner vi­ goureusement la configuration humaine de la foi : c’est seulement à la condition d’épouser étroitement cette configuration que la connaissance de foi n’offusque en rien 1a liberté qu’elle a pour effet d’affermir en la fixant en Dieu. La foi théologale est donc d’autant plus humaine dans son exercice qu’elle est plus divine dans son origine. Dieu connaît la nature de l’homme : dire qu’il respecte notre liberté en nous accordant la foi, c’est dire que la structure même de la foi doit être comme la charte de garantie de la liberté ; c’est dans une même ineffable Sagesse que Dieu conçoit et crée l’homme libre, qu’il invente la foi pour réaliser avec l’homme une union parfaitement respectueuse de la nature de celui-ci, et qu’en conséquence il modèle cette foi qui est le rayonnement de sa lumière sur le penser humain, sensible, progressant et humble. 2. Il faut aller un peu plus loin. La foi ne doit pas seulement s’interdire de franchir les limites à l’intérieur desquelles se meut normalement l’entendement humain, elle doit encore respecter le ·. K l’homme reçoit la vérité PAR LA FOI 127 libre jeu de ce dernier ; c’est-à-dire qu’elle ne doit pas sélectionner dans le domaine qui la circonscrit, une trajectoire trop étroite. L'homme ne peut normalement connaître sans mettre simultanément en œuvre : sens, raison, intelligence. Certaines disproportions font sortir du mode humain ; mais il y a bien des manières de réaliser, autour d’une moyenne, un équilibre parfaitement humain. Une vie d’esprit est chose assurément trop complexe pour qu’on puisse songer à la réduire à une proportion définie entre ces trois éléments ; mais en admettant qu’on le puisse, il est clair qu’on ne trouverait pas, même réduits à ce schème simpliste, deux esprits pareils. Les conditions physiologiques d’un chacun ne sont certes par étrangè­ res à cette diversité, mais il est un'autre facteur qui nous intéresse ici directement. Tout homme demeure libre, à l’intérieur de certaines limites fixées par des conditionnements spécifiques et individuels, de choisir selon tel type d’activité intellectuelle. Nous n’avons au­ cunement en vue le choix de telle ou telle technique : il s’agit d’une option autrement profonde qui intéresse les plus simples des hu­ mains aussi bien que les plus cultivés· Positifs, rationnels, intui­ tifs —c’est-à-dire en fait ceux qui présentent une dominante de l’un de ces caractères — se rencontrent indistinctement à tous les degrés de la hiérarchie studieuse. Chacun naît doué d’une intelli­ gence d’un certain type, mais chacun peut, par des approxima­ tions successives qui dépendent du libre choix, développer telle virtualité plutôt que telle autre. Chacun peut, en une mesure, devenir : positif, rationnel ou intelligent (33) par une orientation assidue de cette activité toujours latente qui est la trame intellec­ tuelle de notre courant de conscience. Cette orientation se réalise plus particulièrement par des actes, et dans toute la mesure où ils sont conscients, ils sont aussi parfaitement légitimes ; ils cons­ tituent même le point d’application le plus intime et le plus primitif de la liberté. Or il serait bien étrange, sinon contradictoire, que Dieu fît profession de respecter la nature de l’homme et ne tînt pas compte du jeu naturel de sa liberté naissante. Dieu en tient tellement compte que la largeur compréhensive dont il fait preuve a souvent trouvé trop étroit accueil auprès des hommes, et que l’Eglise doit toujours faire valoir et faire prévaloir l’amplitude de l’orthodoxie contre ceux qui voudraient en canaliser toute la sève au profit de tel ou tel de ses aspects particuliers. Dans la lettre qu'il écrivait à Pusey sur « Le culte de la Sainte Vierge dans l’Eglise catholique» (34), Newman montre avec finesse et maîtrise que la dévotion s’adapte légitimement au tempérament de chacun : les cérémonies luxuriantes des Napolitains s’harmoniseraient assez mal avec le flegme des Britanniques, ni la froide ré­ serve de ceux-ci avec l’exubérance des premiers. La diversité des ••eo I 128 LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE HI pratiques est tolérée, approuvée, encouragée par l'Eglise, parce que tous les fidèles qui la composent sont d’accord sur un même contenu objectif, dogmatique. Ce que Newman dit des « dévo­ tions» demeure vrai proportionnellement de toute manifestation de la foi, c’est-à-dire premièrement de toute expression de la foi. Tous les fidèles entrent en contact avec les mêmes réalités surnaturelles présentées dans les mêmes termes, mais de la formule à l’objet, il y a autant de cheminements différents qu’il y a de manières différentes de visualiser un discours intelligiblement. Il n’y a pas deux «fois», celle des simples et celle des philosophes, parce qu'il y a dans la foi une grâce d’unité qu’elle participe du Dieu qu’elle atteint, et qu’en vertu de cette grâce la foi produit, en dépit de la diversité sémantique des climats où sont semées ses formules, les mêmes fruits. Mais cette diversité existe, et elle est un peu plus profonde que les différences de tempérament dont parle Newmann, qui tiennent à peu près à la latitude ou à des facteurs ana­ logues. Il s’agit d’une diversité de tempéraments spirituels dans laquelle la liberté a autant de part que la nature : il n’y a pas la foi des simples et la foi des savants, mais il y a la même foi dans le simple et la même foi dans le savant ; la même foi nourrit les mêmes formules de faits concrets chez les positifs, d’organisation intelligible chez les rationnels et de perceptions immédiates chez les intuitifs ; en un mot la même foi nourrit, en chaque fidèle, les mêmes formules, d’une manière appropriée à la psychologie profonde de celui-ci (35). Tous touchent au même but dans l’unité duquel ils sont établis et communient, mais chacun va son propre pas au long de la même route. La foi est comparable à l’arche de Noé : toutes les bêtes de la création, dans lesquelles on peut voir figurativement les différents types d’entendement, s’y trouvent représentées : toutes font le même voyage et toutes sont sauvées, et cependant, le passereau ne devient pas un aigle ni inversement. Dieu respecte, à l'intérieur de l’arche, la spécificité des mouvements propres qu'il avait créés au dehors : le cheminement de l’arche est assez ample pour englo­ ber tous les autres, et c’est parce que ce cheminement là et lui seul sauve que Dieu n’a pas de raison de modifier son œuvre ; il est dès lors beaucoup plus conforme à sa Sagesse qu’il la respecte. Quoi qu’il ait pu leur en paraître, le passereau et l’aigle étaient beaucoup plus semblables par leur titre commun de citoyens de l’arche et par le voyage que, dans l'arche, ils effectuèrent ensemble, qu’ils ne se différenciaient par leur manière de franchir l’espace enclos dans l’arche. La Bible ne nous dit pas qu’ils aient eu entre eux quelques petites querelles, pour la distraction de Noé changé en pacificateur, mais il est certain que l'Eglise qui représente la l’homme reçoit la vérité par la fui grande sagesse de Dieu doit s’employer parfois à rappeler à ses enfants la profonde liberté que Dieu leur laisse dans l’exercice de la foi. La foi des simples pourra paraître bien superstitieuse aux savants trop peu déliés pour discerner dans un ensemble conceptuel très frustre le point d’insertion d’un contenu intelligible authen­ tique ; en retour ceux que séduit particulièrement l’aspect histo­ rique et descriptif de la révélation comprennent niai, assez souvent du moins, comment les philosophes peuvent atteindre le Dieu d’Abraham d'Isaac et de Jacob sans avoir pour autant à se méta­ morphoser. De même que des passagers, en s’observant mutuelle­ ment perdent rapidement conscience du mouvement commun qui les entraîne, ainsi les croyants trop attentifs aux divergences qui les distinguent mutuellement ne discernent plus comment le grand rythme de la foi s’insère en eux et les soulève, encore moins com­ ment il est compatible avec des tempéraments différents du leur. Pour en juger, il faut être sur le rivage où l’embarcation doit aboutir, c’est-à-dire, en l’espèce, qu’il faut être Dieu ou en son nom l’£glise si éminemment respectueuse de la foi des simples (36) comme de celle des savants (37). Quant aux fidèles, que chacun abonde en son sens, en se gardant surtout de jeter à son frère un anathème dont l’étroitesse misérable séparerait son auteur du Dieu de sagesse et d'unité et abolirait du même coup son titre de croyant. Entée en Dieu, la foi est assez puissante pour n’avoir rien à redou­ ter de la diversité dont elle se sert pour exprimer sa richesse. La vérité libère et la foi en fait la preuve en accordant plein droit aux exigences du libre arbitre non moins qu’à celle de la liberté (38). I 23. COMMENT L’ACTIVITÉ PROPOSÉE AU CROYANT S’HARMONISE A LA CONDITION TEMPORELLE ET CHARNELLE DE CELUI-CI. i. Continuons d’examiner le groupe de propriétés plus humaines dont il est plausible de prévoir, en sagesse divine, qu’elles consti­ tuent en quelque sorte le cortège de la foi. Venons-en à ce qu’il y a dans l'homme de plus spécifiquement humain : la rationalité, s'il en faut croire la plus classique des définitions. En dépit des nuances que nous venons d’évoquer rapidement, en dépit des in­ tuitions qui peuvent soulever un instant l’esprit humain au-dessus de lui-même, il est clair que notre mode connaturel de penser est le mode rationnel : c’est ce qui différencie, entre l’ange et l’hom­ me, leur commun caractère de créature intelligente. La foi théolo­ gale humaine, nous voulons dire celle que Dieu accorde libérale­ ment à l’homme et qui n’est pas celle de l’ange, est donc soumise par cela même qu’elle respecte la nature et la liberté de l’homme, aux conditionnements de la raison. Nous ne nous étendrons pas ici 9 N . r LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE •3° sur ce point, car nous devrons y revenir avec détail à cause de sa très grande importance (31) ; mais nous devons marquer que la rationalité de la foi, et nous entendons par là une propriété essen­ tielle de sa structure, autant et plus que la possibilité de la fonder rationnellement, est un corollaire de la destination qu’elle reçoit dans l’économie instituée, par la toute condescendante Sagesse de Dieu, entre lui-même et sa créature. Nous ne devrons pas nous étonner de ce que la foi divise et compose son objet, de ce qu’elle l’organise en s’inspirant des règles ordinaires de la cohérence logique, de ce qu’elle s’exprime dans des mots et des discours soumis aux mêmes oscillations sémantiques que les mots et dis­ cours d’usage profane, de ce quelle institue en conséquence une régulation permanente absolument indispensable pour que la confession ne procède pas seulement des lèvres mais premièrement de l'esprit (39). Ces mêmes traits appartiennent à toute vie humaine individuelle ou sociale ; la foi n’a pas à les calquer, elle les retrouve d’emblée du seul fait qu'elle suit avec rigueur les exigences spon­ tanées de la rationalité humaine. Il faut même ajouter : de la rationalité humaine telle qu’elle est sur la terre, où elle comporte, outre le discours qui la constitue en propre, une succession temporelle que suspendra l'éternité. Dieu n’a instruit l’homme que lentement parce que l’homme n’apprend que lentement, à la condition toutefois qu’il ne désapprenne pas. La foi est une pédagogie divine indéfiniment patiente du côté de Dieu, parce qu’elle paraît singulièrement laborieuse du côté de l’homme. On compte deux grandes étapes de la révélation, et ceci suffit à montrer l’extension en durée de la foi qui lui fait face. Il est clair que le Christ venant sur terre y a apporté un message nouveau, un « commandement nouveau » (40) ; mais il n’est pas moins clair, pour nous qui maintenant savons, que rares sont les vérités contenues dans le nouveau testament qui ne se trouvent dans l’ancien à l’état d’ébauche. L’homme a été tout d’abord compénétré comme à son insu de ce qui devait un jour être proposé à son assentiment : pédagogie merveilleuse (41), aussi soucieuse de la vérité qu’elle communique que des possibilités précaires auxquelles elle fait face. On pourrait objecter qu’il y a là deux régimes qui doivent être nettement distingués, l’un avant l’autre après la venue du Christ (42) ; et que la foi n’appartenant en propre qu’à la nouvelle alliance, c’est abuser des mots que de parler d’un progrès continu, alors qu’il ne faut voir dans l'ancien testament qu’une préparation plus ou moins lointaine à la foi proprement surnaturelle et justifiante. Il est facile de ré­ pondre que, du point de vue très général qui est nôtre en ce moment, il importe peu que l’évolution dont Dieu a si soigneu- n l’homme reçoit la vérité par la foi sement ménagé les étapes se situe entièrement à l’intérieur de la foi telle que l’ont les baptisés, ou bien, à un certain point de vue, la précède : dans un cas comme dans l’autre, il reste que Dieu a voulu s’adapter au rythme successif et temporel propre à l’enten­ dement humain. De plus, une telle objection ferait bien peu de cas de la fermeté avec laquelle S. Paul rattache la foi d’après le Christ à celle d’avant le Christ : nous croyons tous en effet dans la foi d’Abraham (43). Ceci n’empêche certes pas que le plus petit des enfants de la loi nouvelle soit plus grand que le plus grand des prophètes (44), et qu’il n’y ait de la foi d’Abraham à la nôtre toute la différence de la promesse au don effectif, de l’instable au stable ; mais la foi élémentaire d’Abraham inclut bien en elle le germe de la justification, puisqu’elle doit devenir effectivement jus­ tifiante et qu’elle se présente d’ailleurs comme une reviviscence de la foi originelle de notre premier père ; nous pourrions dire qu’elle est une foi en attente qui a pour objet une promesse encore non réalisée objectivement (45), une foi en puissance encore mal dégagée des signes qui la fondent et dans lesquels elle se résoud partielle­ ment (46) ; mais c’est une foi fondée sur la parole de Dieu : là est l’essentiel. Et dans le dessein de sagesse de Dieu, dans la psycho­ logie humaine en constant travail, cette potentialité ne saurait être disjointe de l’actuation qu’elle prépare : c’est bien le même agen­ cement dans les fondements et dans la superstructure de l’édifice, dans l’obscurité comme dans la lumière. Abraham croit que Dieu peut le justifier, et nous n’avons pas substantiellement à croire autre chose pour être sauvés ; Abraham croit à Dieu, nous croyons nous aussi à Dieu : c’est le même principe de la même foi ; quant au jeu psychologique des signes, il est tout pareil pour le père des croyants et pour les enfants privilégiés de la loi nouvelle (47) ; cette similitude polyvalente est parfaitement suffisante pour que, la dimension temporelle en soudant les étapes, on saisisse d’une seule vue la simplicité du dessein de Dieu et la Sagesse patiente avec laquelle il l’a déployé sous le regard de l’homme. L’affinité de la foi et du temps ne se révélera pas moins claire­ ment si nous passons de cette perspective d’ensemble à un examen plus analytique. Nous avons déjà noté que l’activité cognitive pro­ pre à la foi comporte tous les éléments qu'intègre normalement la connaissance humaine, du sensible perçu à l’intellectuel pur : il y a là de quoi combattre deux conceptions antinomiques de la foi, également erronées, et qui d’ailleurs s’appellent mutuellement par réaction compensatrice. L’une consiste à ne voir dans la foi qu’une sorte de morale pratique susceptible de bien régler une vie, aussi bien du point de vue de ce monde que dans son rapport à l’éternel ; l’autre refoule l’activité propre au croyant dans une région éthérée ο 132 LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE III sans rapport avec l’univers tangible ; il n'est d’ailleurs pas sans exemple que, trop soucieux d'éviter l’un de ces écueils, tel ou tel tombe dans l’autre sans même s'en rendre compte. Ces deux conceptions ont ceci de commun qu’ayant effectué un cloisonnement au moins provisoire, elles prétendent assigner à la foi un comparti­ ment déterminé dont il lui est inutile de sortir, un peu comme on voudrait réduire une plante à n’être que racine ou feuillage. Ceci est en opposition directe avec ce que nous avons dit plus haut du respect de Dieu pour l’homme : la foi n’a à faire de nous ni des animaux bien réglés ni des anges : elle nous prend hommes et nous conserve hommes ; elle doit, appuyée sur un témoignage sensible, rejoindre le champ coutumier de l’expérience humaine, elle doit, enracinée dans l’esprit, s’élever jusqu’à une saisie pure­ ment spirituelle de Dieu qui est esprit (48). La foi est comme une plante dont la vie s’épanouit dans une atmosphère terrestre d’ail­ leurs indispensable, mais dont la même vie a un besoin beaucoup plus radical d'un contact caché et fécond avec la substantielle Vé­ rité de Dieu. Si la foi est ce qu’elle doit être, elle ne peut sacrifier ni l’un ni l’autre de ces mouvements ; pas plus que la connaissance humaine ne peut s’absorber définitivement dans une contemplation immobile ou se contenter d’une compilation de faits. Le croyant devra saisir Dieu dans la création, dans sa propre vie, mais non moins saisir Dieu en lui-même : il est impossible à l’homme de se passer du « miroir » des créatures, et voyant Dieu en elles, il le voit bien lui-même ; mais en retour il ne découvrira Dieu autant qu’il le peut et par conséquent autant qu’il le doit, que s’il le connaît déjà : les créatures cesseront d’être un miroir pour qui laissera s’amortir et s’émousser le tact spirituel dont la foi donne la grâce et qui nous permet, avec le seul objet qui soit digne de nous, un contact beaucoup plus immédiat que ne le permet le tru­ chement des êtres matériels. Telle est l’exigence contenue a priori dans l’intention divine de la foi. Or cette exigence ne peut se réaliser que dans le temps : il est aisé de le découvrir. Nous sommes trop riches de virtualités pour ce que nous avons de forces : il nous faut choisir sans rien sacrifier d’essentiel, et c’est le temps qui nous le rend possible ; disons avec plus d’exactitude que le temps ne fait qu’exprimer la faiblesse de la créature qui doit éparpiller pour les tenir un à un les fils qu’une force plus grande eût ramassés en un seul faisceau. Nous ne vou­ lons pas dire qu’être homme consiste à être tantôt bête et tantôt ange, mais ce serait une erreur pareille que de le faire consister à être à la fois ange et bête ; être homme c’est user des différentes facultés humaines, lesquelles ne sont point facultés d’ange ou d’ani­ mal encore qu’elles soutiennent avec les leurs une ressemblance n l’homme reçoit la vérité par la foi «33 non équivoque, selon une succession qui est précisément caracté­ ristique du temps humain : il n'est aucun de nos actes qui, par le jeu de la mémoire, n'intéresse en fait toutes nos puissances, encore qu’il ne relève formellement que de l’une d’entre elles ; le temps ne fait que canaliser diversément une source toujours la même. La foi est intimement liée au temps, à l’épaisseur lucide du temps humain dont les moments sont succession et ordre, parce qu’elle a trop d’antennes pour que le croyant puisse en faire usage simul­ tané. La foi puise toujours la même sève divine seule capable d’assurer sa croissance, mais par mille canaux dont la diversité est normalement requise par la nature de l’homme. Elle use tantôt des uns et tantôt des autres, mais sans discontinuité : succession inéluctable et partant essentielle, mais succession liée, et liée en sagesse divine, en sorte que le temps de la foi est certainement le moins dégradé des harmoniques du temps humain dont nous avons habituellement l’expérience ; la foi ennoblit en l’unifiant le temps dans lequel elle doit nécessairement se couler. On peut encore remarquer que l’oscillation de la pensée humaine entre ses deux pôles essentiels, celui de l’expérience sensible et celui des perceptions intuitives immatérielles, se trouve réglée par la raison qui élabore la premère, reçoit l’impulsion des secondes, exerce ici et là un contrôle toujours indispensable. Nous retrouverons dans la foi la transposition de ces éléments, la vertu de foi jouant en regard des dons qui la prolongent ou même des virtualités qui l’épanouis­ sent un rôle d’enracinement et de régulation assez semblable à celui de la raison relativement à l’intelligence. Et de même que c’est dans le discours rationnel que la vie de l’entendement est mesurée par le temps, ainsi la foi en tant qu’elle est une vertu livrée à la libre pro­ priété de l’homme raisonnable, se trouve-t-elle, en même temps que lui, en même temps que sa propre raison, liée au temps. Nous allons tirer de là une conséquence importante, et ce sera une troisième manière de combattre toute systématisation unilaté­ rale tendant à mettre l’activité de foi en équation avec un seul aspect de la vie intellectuelle naturelle. Suivons encore une fois le canevas de cette dernière- Elle est faite, comme toute vie, d’un rythme de labeur et de repos, et l’extension du domaine dans lequel elle se déploie concourt à rendre plus nécessaire l’alternance de ses phases. Or, l’esprit ne se repose, en quelque domaine que ce soit, que dans l’idée qui explique ou organise un ensemble de faits ou de perceptions : c’est un va et vient constant, de la recherche à la saisie immobile qui la couronne et la suspend un instant, pour en devenir immédiatement un nouveau point de départ- Cette oscilla­ tion pourrait servir à caractériser le temps propre de la vie spiri­ tuelle humaine, et il est impossible de faire abstraction de l’une ■■■■ LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE HI 134 ou l’autre de ses phases sans la mutiler. La vie de l’esprit n’est point seulement recherche ou seulement saisie, elle est l’un et l’au­ tre ; et il faudrait presque dire l’un dans l’autre. V Nous retrouverons ce même rythme dans la toi ; contentonsnous pour le moment d'enregistrer ce tait comme un corollaire de notre hypothèse liminaire qui se trouve une fois de plus confirmée. Dieu respecte sa créature dans le moment même où il l’élève jus­ qu’à lui. L’acte de foi a pour objet Dieu, il ne se « termine » qu’à Dieu (49) : et, par ce contact, il rend le croyant participant de l’immutabilité de Dieu (50) ; celle-ci est la source du repos immo­ bile qui appartient à la foi plus qu’à toute autre activité intelligible humaine, et dont nous avons pu voir un fondement terrestre dans la stabilité du dépôt que cette même foi a mission de conserver (51). C'est bien l’essentiel, mais ce n’est pas le tout de la foi : le texte du Concile du Vatican rapporté plus haut nous avertit expressé­ ment que l’intelligence et la raison croyantes sont, normalement, toujours en travail afin de mieux posséder la vérité qui leur est proposée (37). Il ne s’agit certes pas de découvrir ; il s’agit d’ac­ quérir une vue plus simple de la Vérité révélée, en parcourant in­ lassablement les multiples connexions qui résultent pour elle de son ajustement à l’ordre rationnel humain. La foi n’est pas saisie immobile, permanente en son immobilité, encore moins recherche essoufflée d'une vérité cachée par sa simplicité ; elle est l’un et l’autre et l’un dans l’autre : il y a un labeur du repos immobile auquel la recherche est secourable, mais celle-ci en retour serait une inquétude douloureuse et vaine si elle n’avait conscience d’aller du simple au simple par une série d’approximations en profondeur. L’acuité du regard simple éveille, si on peut ainsi parler, la concu­ piscence du discours si profondément inscrite dans la raison hu­ maine ; mais l’exercice de ce dernier, indéfini de sa nature, ne peut trouver un terme que dans une appréhension plus haute. In­ vestigation et contemplation ne sont pas dissociables en intelligi­ bilité humaine. Elles ne le sont pas non plus dans l’activité de la foi : encore qu’il soit possible d’accorder une place prépondérante à l’une ou à l’autre, tout exclusivisme se trouve en droit proscrit, et ne se rencontre en fait jamais quelle que soit l’étape du constant progrès qui assimile de plus en plus la foi à la vision béatifique (52). C’est dire qu’à défaut d'une identification, impossible rigoureuse­ ment, entre la recherche diligente et le repos fructueux, la foi oscille de l’un à l’autre, et c’est encore une manière de comprendre et d’illustrer le fait que nous avons déjà mis en lumière : l’affinité de la foi avec le temps exprime l’harmonie profonde de la première vertu théologale avec les comportements spirituels humains qui, tous, connotent le temps dans leur exercice. ι/homme reçoit la vérité par EOI 135 2. Nous avons, dans ce qui précède, posé que Dieu, en sa sagesse, a décrété de s’unir tel qu’il est à l’homme tel qu’il est, et nous nous sommes efforcés de rattacher à cette vue centrale les propriétés principales de la foi théologale. Comme elle est un contact d’esprit à esprit — et il le faut puisqu’elle est au principe de l’union pro­ jetée — c’est à l'aspect intelligible de la vie divine et de la vie humaine que nous avons eu recours pour rendre raison de la struc­ ture de la foi- H ne s’agit certes pas d’effectuer une reconstruction exhaustive qui donnerait par sa rigueur apparente l’illusion trom­ peuse d’une déduction a priori : laissons ce jeu facile et prenons plutôt garde de n’omettre aucun élément essentiel. En ce qui concerne Dieu, l’analyse ne saurait distinguer sans faire droit à la plus rigoureuse exigence d’unir ; l'immanence réciproque des Personnes mises en présence par la première des processions trinitaires nous l’a irrécusablement rappelé : c’est bien la Pensée sub­ sistante, simple et distincte, que nous nous sommes efforcés de saisir, et la tradition chrétienne n’a pas de cette expérience une expression plus adéquate que celle que nous avons brièvement évo­ quée. Il en est tout autrement en ce qui concerne l’homme : après avoir détaillé l’échelonnement de ses facultés cognitives, nous pou­ vons bien nous demander si nous avons, avec tout cela, l’homme tel qu’il est. Après avoir distingué il faut ne plus distinguer ; et nous allons voir apparaître une exigence que les mailles de notre analyse avaient laissé passer, parce qu’elle était dissoute par l’ana­ lyse elle-même. L’homme tel qu’il est, avons-nous dit, et plus spé­ cialement l’homme tel qu’il est en tant qu’il est connaissant, tel est le sujet de la foi. L’homme est animal raisonnable, l’homme est in­ telligence, raison et sens, tout cela est juste, mais nous devons ajou­ ter, signifiant une vérité dont la perception immédiate est propre à l’homme : l’homme est homme ! C’est-à-dire que le jeu de ses composantes n’est ni décomposable ni reconstructible et que l’hom­ me ne peut être pleinement satisfait s’il n’en perçoit l’unité con­ crète : il est d’ailleurs tout disposé à retrouver cette unité en son semblable, puisque chacun de nous porte, métaphysiquement ins­ crite dans sa propre précarité, la matérialité qui implique répé­ tition. L’inclination de l’homme pour l’unité humaine où qu’elle puisse se réaliser joue dans la sphère intelligible comme partout ail­ leurs : la connaissance qui nous est aisément accessible, celle que par conséquent nous souhaitons spontanément, est celle qui nous livre la vérité dans un enseignement humain, disons plus précisé­ ment dans un enseignement d’homme à homme, allant d’un hom­ me concret à un homme concret. Lorsqu’une vérité excite seule­ ment une de nos antennes parce qu’elle procède d’un objet qui n’est pas à notre niveau, ou parce qu’elle est présentée d’une ma- 4 ·, 4 U» · .η ¥ II I Λ' · 136 LA FOI AC LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE III nière trop abstraite ou trop imagée, l’assimilation en est laborieuse parce qu’elle exige du sujet spirituel humain une segmentation peu conforme à sa nature ; tandis qu’une communication vivante, mettant en œuvre tout l'équipement cognitif dont nous sommes do­ tés, nous atteindra par toutes nos facultés simultanément et comme d’un bloc, ou bien successivement mais selon un rythme dont seule une transmission humaine peut avoir l’instinct : dans un cas com­ me dans l’autre, nous exerçons l'activité de connaissance d’une ma­ nière adéquatement humaine, et par là aisée. Nous ne voulons nul­ lement insinuer que l’on puisse à si bon compte se dispenser de la réflexion. Rien ne la remplace, mais rien non plus ne lui fournit d'abondantes matières comme une pensée vivante : nous voulons dire une pensée qui non seulement est vivante en elle-même, mais qui se sert pour s’exprimer et se transmettre de tout ce que l’or­ ganisme humain met à notre disposition. Voilà l’homme tel qu’il est. Dieu poussera-t-il le respect jusqu’à faire droit à cette dernière exigence ? Nous savons que la réponse est affirmative : Dieu a remis à Moïse des tables écrites et c’est l’ancienne loi ; il a parlé aux hommes par le Fils de l’homme et c’est la nouvelle. Ne verrat-on pas là l’indice sûr et profond de la merveilleuse condescen­ dance qui substitue l’amour à la justice. Dieu donne l'exemple de ce qu’il commande : la loi d’amour trouve déjà son expression dans la manière dont Dieu s'adresse à l’homme : Dieu parle comme l'homme aime entendre parler : humainement ; il l’invite comme un ami invite son ami : il se fait, au long d’une route difficile, périlleuse, ennuyeuse, le guide, l’appui, le conducteur ; il em­ prunte vraiment tous les comportements en usage parmi les hom­ mes, en sorte que le respect qu’il leur témoigne semble si naturel que ceux-ci n’éprouvent même pas la gêne d’avoir à le remarquer. Dieu n’était certes pas tenu d'aller jusque-là, pas plus d’ailleurs qu’il n’était tenu d’entrer en société avec l’homme ; nous ne sau­ rions donc réduire l’incarnation à n’être qu’un corollaire de notre prémisse initiale, elle se présente néanmoins comme le complément harmonieux du dessein de Dieu. Nous avons, dans notre second chapitre, mis sous les yeux du lecteur un assez grand nombre de fragments évangéliques : nous espérons avoir ainsi éveillé ou affermi le désir d’une lecture continue du texte sacré. Le fait d’en recueillir et par là même d’en isoler certains passages en vue d’en extraire un enseignement sur un point particulier ne laisse pas tout le loisir suffisant pour entrer en contact direct avec la vie dont ses lignes demeurent imprégnées L’Evangile est bien une doctrine, mais c’est une doctrine déposée dans une vie humaine pour attein­ dre d’autres vies humaines. Jésus prêche par ce qu’il fait, plus que l’homme REÇOIT LA VÉRITÉ PAR LA FOI par ce qu’il dit ; et par ce qu’il est, plus que par ce qu’il fait- C’est un homme qui, étant Dieu, existe et agit comme aucun autre homme n existe ou n agit ; c est par toute sa personne qu’il exprime et transmet la doctrine, et là est le fondement de son irrésistible ascen­ dant sur les âmes de bonne volonté (53). Que si on considère l’en­ seignement lui-même, on observera avec quelle discrétion délicate il est proposé. Mises à part quelques grandes et solennelles affir­ mations, et notamment celles que contient le sermon sur la monta­ gne, le royaume des cieux est proposé en paraboles : « que celui qui peut comprendre comprenne » (54) ; c’est-à-dire : que chacun comprenne autant qu’il lui est bon, autant qu’il a de lumière pour comprendre ; que chacun en un mot adhère à la doctrine en suivant la motion intime de ΓEsprit qui affermit en même temps qu’elle oriente la liberté. Jésus explique sans exercer aucune contrainte les vérités, qui, de par leur nature, sont le plus légitimement néces­ sitantes en regard d’une destinée humaine. Ceci achève sans doute de répondre au vœu de l’homme qui, étant libre, veut être conduit librement ; mais ceci souligne d’autre part que l’attraction efficace dont Jésus est le centre repose d’abord sur des affinités de personne à personne avant de s’achever dans la révélation de l’idéal. On peut donc dire que Dieu, soucieux de respecter l’homme, s’est incarné afin de l’instruire comme l’homme désire l’être, confor­ mément d’ailleurs à un désir de nature qu’on se gardera de confon­ dre avec un caprice : il ne faut rien moins que la science divine pour pousser le respect jusqu’à ce point, puisqu’il faut discerner les désirs authentiques dans leur source, avant que leur mise en œu­ vre ne les déforme et ne les dégrade aux yeux de ceux-là mêmes qui les nourrissent. Dieu devance donc les vœux dont l’homme ne prendra jamais conscience qu'imparfaitement. Lisons d’une autre manière encore cette avance divine, gage d’un respect condescen­ dant. L’union de l’homme avec Dieu se traduira, puisque c’est l’homme tel qu’il est qui s’y trouve intéressé, par un ensemble de comportements spirituels et sensibles dont il ne lui sera plus loisi­ ble de s’écarter puisque l’offre divine est, par nature, permanente, aussi bien dans son contenu que dans sa présentation. Or toute per­ manence implique pour l’homme un engagement, et c’est par ce biais qu'une loi qui était exclusivement loi de liberté peut devenir contrainte. Nous reviendrons sur ce point en montrant comment chacun des moments concrets d’une vie croyante est non seulement un point atteint mais une direction qui infléchit toute la suite de la courbe (55) ; bornons nous pour le moment à remarquer qu’il est beaucoup plus facile, et en un sens beaucoup plus naturel à 1 homme, de s’engager vis-à-vis d’un homme plutôt que vis-à-vis d une idée. La raison en est la même que celle que nous rappelions un peu plus η i * λ t; -/I·.' IA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE lil 138 haut en ce qui concerne l’acquisition des connaissances : il nous est plus aisé d’accueillir l’enseignement d’une personne et non celui d’un livre, parce que le premier se présente au vivant que nous sommes, comme une synthèse vivante immédiatement assimilable. De même nous trouvons dans la personne qui incarne l'idée une traduction toute faite : qui d’une part nous parle d’une manière plus complète et donc, toutes choses égales d’ailleurs, plus pre­ nante que l’idée en son dépouillement ; qui d’autre part nous dis­ pense d’avoir à effectuer nous-mêmes un labeur plein de risques : de même en effet qu’il est relativement facile de gravir une montagne escarpée tandis que la descente provoque des éboulis sous lesquels on risque de s’ensevelir ; ainsi remonte-t-on toujours avec sécurité la pente abstractive, tandis que le retour à une concrétude plus gran­ de peut échouer de mille manières, masquant ou trahissant l’idée qu’il se proposait d’exprimer ; une réalisation vivante de l’idée, réalisation qui a réussi puisque précisément elle est vivante, nous évite cet écueil. Il est d'ailleurs d’expérience que les collectivités suivent non les idées mais, lorsqu’il s’en trouve, les personnalités capables de les incarner judicieusement et opportunément. La foi comporte donc un enseignement et un engagement. Dieu respecte et prévient le désir de l’homme en faisant de cet enseigne­ ment un enseignement personnel et de cet engagement un engage­ ment personnel. Pour être tout à fait précis il faudrait dire : person­ nel et humain ; puisque l’enseignement de Dieu, l’engagement visà-vis de Dieu auraient bien eu, sans l’incarnation, le caractère per­ sonnel : émanant d'une personne, concernant une personne ; mais ils eussent été dépourvus des harmoniques dont l’homme souhaite rencontrer le complexe, parce qu’il souhaite rencontrer un autre lui-même afin de se reconnaître lui-même- Nous avons vu. au livre de l’Ecriture, que la plupart des textes qui décrivent V engagement de la foi (56) désignent le Christ comme répondant du croyant : et que de plus l’engagement vis-à-vis de Dieu, lorsque c’est Dieu qui est mentionné, est généralement montré comme s’effectuant dans le Christ. Pour ne rappeler qu’un trait, combien les Apôtres ne se fussent-ils pas sentis désemparés en l’absence du Maître secourable qui apprend à prier (57), qui explique les paraboles (58), qui en un mot traduit d’une manière concrète et sûre les exigences mystérieu­ ses et indécises de la vie éternelle (59). On ne peut certes pas dire que ce soit un homme qui, prenant la place de Dieu (60), revendique en sa faveur des options, des sentiments, des sacrifices que Dieu seul peut inspirer : celte usurpation n’est pas puisque cet homme est Dieu. Il faut dire que Dieu s’est réellement fait homme, en sorte que l’homme soit instruit d’une manière réellement humaine, de vérités qui concernent Dieu et dont Dieu seul peut instruire ; il faut dire ÎJ l’homme REÇOIT LA VÉRITÉ PAR LA FOI >39 que Dieu s’est réellement fait homme, en sorte que l'homme puisse consentir vis-à-vis d'une personne réellement humaine à un engaaement dont l’entièreté inconditionnée n’est justifiable que s’il s'adresse à Dieu. On sera tenté d’estimer que, dans de telles conditions, Dieu n’est pas allé assez loin encore, puisque le Témoin (61) par excellence de la doctrine et de l’engagement de la foi n’a fait bénéficier de sa présence humaine qu’un petit nombre de ses contemporains, tandis que la plupart des croyants sont privés de ce réconfort. Il n’y a certes pas contradiction dans l’hypothèse d’une incarnation prolon­ gée ou renouvelée : Dieu aurait pu faire ainsi ; mais la théologie n’a pas pour mission de construire des hypothèses non contradic­ toires et d’en mesurer ensuite la probabilité : sa tâche, à la fois plus modeste et plus haute, consiste à scruter ce que Dieu est, ce qu’il fait, ou ce qu’il veut bien nous révéler de l’un et de l’autre. Nous ne nous attarderons donc pas à examiner si une incarnation perpé­ tuelle n’aurait pas ruiné la foi qu’elle eût été destinée à servir, en instituant un cas anormal d’humanité. Remarquons plutôt que l’Eglise prolonge précisément pour tous les hommes le commerce visible que l’incarnation n’a en fait rendu possible que pour quel­ ques uns. La régulation dogmatique du magistère d’une part, la pré­ sence et le contrôle mutuels que réalise en son propre sein la société chrétienne d’autre part, rendent vivante à tout moment la personne du Christ, dans les rôles essentiels que nous lui avons reconnus du point de vue de la foi : enseignement, engagement. Il n’est pas plus difficile pour nous de discerner le Christ dans l’assemblée des fidèles (62) qu’il ne l’était pour les contemporains du Christ de découvrir en lui le Dieu invisible. C’est la foi qui doit effectuer ici et là une transposition semblable pour retrouver la réalité sous le signe, et on reconnaît bien l’identité de sa nature dans et par celle des fonctions qu’elle assume. Si nous n’arrivons pas à découvrir ou si nous trouvons qu’il est malaisé de découvrir le Christ dans l’Eglise, ne pensons pas que nous aurions mieux saisi Dieu dans le Christ : car malgré toute la différence objective des deux cas, c’est la même disposition qui doit être mise en œuvre pour décou­ vrir et pour vivre une même économie profonde. Il est conforme à la nature de l’homme d’atteindre l’invisible par l’humain, conforme à la sagesse de Dieu de tenir compte de ce désir de nature qu’il connaît mieux que nous ; mais il n’est pas moins conforme à la vocation croyante de ne point s’attacher à telle modalité d’incarna­ tion plutôt qu’à telle autre. C’est le même Christ que rejoignent par la même foi les chrétiens du vingtième siècle ou ceux du premier; nous n’entendons pas dire qu’on puisse remplacer le Christ par l’Eglise, ce qui serait d’ailleurs contradictoire ; cependant, en ce iRt LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE 140 III qui concerne l’appui immédiat dont l’homme a besoin, une transposition (et non une suppression) s’est effectuée, à laquelle la foi doit demeurer indifférente parce qu’elle atteint toujours le même objet en utilisant la même économie : celle de l’incarnation, en­ tendue dans un sens plus ou moins large, voilà tout. 3. Voilà semble-t-il le terme du respect que Dieu veut avoir pour sa créature ; ces dernières remarques nous ramènent d’ailleurs à notre point de départ. Elles mettent en effet en évidence, entre le mystère de l’incarnation et celui de la foi, une homologie de struc­ ture sur laquelle nous reviendrons. Nous venons d’insister sur l’ex­ pression humaine de la foi, mais nous ne voudrions pas voiler par là notre affirmation première, plus importante encore : celle de l’harmonie essentielle que la foi soutient avec la pensée divine subsistante. Dieu, incarné, demeure Dieu : l’humanité du Christ n’est pas, pour le croyant, un voile jeté sur sa personne, elle est le chemin qui y conduit : à tel point que cette humanité n’aurait, séparée de la personne du Verbe en laquelle elle subsiste, aucune consistance ontologique, c’est-à-dire qu’elle n’existerait pas. Il faut certes voir le Verbe dans la personne du Christ tangible (63), mais la mystérieuse foi ajoute la réciproque. Ce serait une erreur de nos sens que de voir d’abord un homme et puis Dieu l’habitant : et c’est ce que l’on fait inconsciemment si, en même temps qu’on contemple le Verbe dans l'humanité, on ne saisit pas, du même simple regard, l’humanité dans le Verbe, c’est-à-dire l’humanité telle qu’elle est puisqu'elle n’a aucune réalité en dehors de lui. Il y a donc, entre les composantes inséparables du mystère de l’incarnation, un ordre nécessaire dont notre lecture humaine remonte le cours ; mais qu’il ne faudrait pas, pour autant, inverser, sous peine de substituer au mystère une apparence sans fondement ontologique. Il en va de même, toute proportion gardée, en ce qui concerne la foi. L’in­ finie condescendance avec laquelle Dieu traite le croyant a pour effet de tisser un revêtement extérieur parfaitement souple : mais la substance de la foi c’est, comme nous aurons à le dire, les choses mêmes que nous espérons, c’est aussi l’économie qui nous établit, dès cette terre, en communion intelligible avec elles, et première­ ment avec Dieu. Toute conception de la foi qui laisserait dans l’om­ bre ou qui même reléguerait au second plan le pôle d’intelligibilité subsistante qui est le fondement même de cette vertu, serait aussi contradictoire, en dépit des splendeurs délicates de son enrobement terrestre, qu’une vue du Christ qui, cédant sans discernement au charme des récits évangéliques, ne conserverait pas à la personne inchangée du Verbe son absolue priorité. Les paroles et les exigen­ ces du Verbe fait chair, qui constituent la norme de ce que l’expresl’engagement de notre ont plus concret, ne sont-elles ...'J'S * ’·ν·ΐ ίΜΤΠΤίΊΊ tin DIEU MET SA COMPLAISANCE DANS LA FOI pas entées en la personne du Verbe à laquelle cette même foi doit par conséquent, par sa fonction toute primitive, assimiler l’enten­ dement du croyant ? Disons pour conclure que nos discours humains étalent nécessaire­ ment dans l’univocité et semblent opposer les unes aux autres des valeurs qui ne peuvent cependant se porter mutuellement aucun tort, parce qu’elles se compénètrent dans l’ordre unique institué par la Sagesse de Dieu : affinités humaines et structure divine de la foi ne doivent pas devenir les points de mire respectifs de ten­ dances opposées qui s’accuseraient réciproquement d’anthropomor­ phisme ou de théologisme ; la foi ne peut être divine qu’en étant profondément humaine puisque Dieu l’invente pour s'adresser à l'homme, mais cette humanisation ne peut être que le vêtement ex­ térieur d’une similitude divine puisque la foi doit parachever l’hom­ me en tant qu’il est image de Dieu. Efforçons-nous donc de voir comme Dieu voit et de ne point dissoudre sa Sagesse dans un humanisme trop sûr de soi. Essayons de découvrir, en terminant ce chapitre, quel regard il porte lui-même sur la foi qu’il a inventée. III. - L’APPROBATION DIVINE DE LA FOI 24. DIEU MET SA COMPLAISANCE DANS LE CROYANT PARCE QUE CELUI-CI EST, DANS L’ACTE DE FOI, IMAGE DE DIEU. A. La sanction que Dieu profère, lorsqu’après avoir posé ses créa­ tures dans l’existence, il les considère, en un certain sens, du dehors, nous est rapportée à plusieurs reprises au livre de la Genè­ se : « Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici cela était très bon» (64). La justification des créatures en tant qu’elles ont leur existence propre, c’est donc qu’elles sont bonnes ; nous ne pouvons douter que telle soit pareillement la justification de la foi. Dieu, ayant inventé la foi, voit certainement que la foi est très bonne. Le Christ a d’ailleurs fait explicitement et à plusieurs reprises l’éloge de cette vertu (65) en termes tels qu'il nous est impossible de douter de son excellence. En quoi consiste cette excellence, c’est ce que nous avons essayé de dire dans ce chapitre et que nous allons maintenant récapituler brièvement. i. Gardons-nous d’omettre l’excellence que la foi participe, com­ munément avec toute la création, du fait qu’elle procède du ( réateur, et ajoutons aussitôt, du fait qu’elle retourne vers lui. Mais ce double mouvement de procession et de retour qui, avec les créatures o U LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE 5 IR inférieures ne concerne pour ainsi dire que le dehors de Dieu, commence, avec la foi, d’en intéresser le dedans : l’ange et l’homme reçoivent cette vertu comme condition sine qua non de leur vocation surnaturelle. On exprime donc bien une excellence propre de la foi en disant qu'elle va de Dieu à Dieu (75), à la seule condition d’a­ jouter une double précision : d’abord il s'agit de Dieu en sa vie intime ; en second lieu la foi a, dans l’ordre surnaturel, l’initiative du dynamisme ou de l’économie qu’elle communique à ses deux sœurs théologales (66). Le livre de l’Ecriture nous a déjà instruits de cette vérité, et nous en avions conclu la lecture en notant que la foi, à quelque point de vue qu’on l’envisage, toujours va de Dieu à Dieu. Nous retrouvons maintenant, comme d’ailleurs nous l’avions pressenti, que cette même vérité, s’insère avec une égale aisance au livre des créatures : la foi humaine va de l’idée à l’idée comme la foi théologale de Dieu à Dieu. Ceci ne doit point étonner : les créa­ tures sont beaucoup moins différenciées les unes des autres qu’elles ne sont premièrement différenciées d’avec Dieu (67). Il est donc normal que la valeur de chacune d’elles ne s’écarte guère de la bonté qui leur est commune à toutes du fait qu’elles sont créatures. C’est la même approbation divine qui les englobe toutes ; Dieu dans l’infini recul de sa diligente Sagesse semble ne point faire d’accep­ tion. Aussi est-ce beaucoup plus par le choix approprié d’un « en tant que », que par la recherche de caractères positifs disparates, que nous pouvons, en sagesse, différencier harmonieusement l’ex­ cellence de la création pour y découvrir ceile de telle ou telle créa­ ture. Allons plus loin : les qualités apparemment positives des créa­ tures — à commencer par l’être — sont déterminées, en chaque créature conformément à son essence. Mais ces déterminations sont, comme l’essence elle-même, inséparables d’une limitation et pour autant, d’une carence. Au contraire, ce qui, dans la créature de­ meure indéterminé, ouvert, y est comme la trace d’une présence transcendante qui ne peut être adéquatement reçue : nous sommes ainsi avertis qu’il convient de rechercher l’excellence de la foi dans son mystère plutôt que dans la clarté qu'elle peut présenter pour l’esprit humain. La foi théologale est bonne parce qu’elle porte lesqualités de la foi humaine à un degré de perfection incompatible avec celle-ci, mais elle est meilleure encore parce que les infirmités qu’elle emprunte à la foi humaine en même temps que son nom de­ viennent, sous l’emprise de la grâce, le mystérieux indice d’une présence divine. Toute connaissance de foi vérifie le caractère de ne point com­ porter d’évidence intrinsèque. Les scolastiques ont discuté la ques­ tion de savoir si un même objet peut relever simultanément de la foi et de la science, mais tous sont évidemment d’accord sur l’obs- I ·> > • 9 > * 24 DIEU MET SA COMPLAISANCE DANS LA FOI curité de la foi : elle est, par là, beaucoup moins parfaite que la science mais il est facile de découvrir dans cette imperfection l’en­ vers de sa grandeur (68). La foi est obscure parce qu’elle est parti­ cipation à une vérité qui nous échappe, mais avec laquelle nous avons cependant assez d’affinité pour que nous lui demeurions irré­ sistiblement appliqués. Si nous comprenions les objets que nous propose la foi, ils seraient à notre taille et la taille de la foi par contre coup y perdrait. De là vient même que, la foi étant insérée dans 1’amour, son obscurité est motif de joie puisqu’elle est l’in­ dice de la grandeur du bien divin. Disons, avec un peu plus de détail, que l’obscurité de la toi recouvre le cheminement du témoi­ gnage que Dieu se rend à lui-même au travers de l’esprit croyant. Dieu appelle et inaugure, Dieu attend et achève ; il est principe et terme d’un immense circuit (75) dont la foi n’est qu’une petite por­ tion. Et c’est précisément à ce caractère fragmentaire que la foi doit son obscurité, parce qu’elle laisse nécessairement en son dehors les zones de lumière qui avoisinent Dieu ; et comme elle les ap­ pelle par une continuité nécessaire, elle se trouve avec la science en un contraste plus vif que toute foi humaine. Mais cette même cause fait la grandeur de la foi théologale : fragmentaire elle l’est en effet, mais elle est par là même mystérieusement solidaire d’une intelligibilité qui l’emporte sur toute science humaine, en sorte que l’obscurité et l’excellence de la foi sont inscrites simultanément dans sa structure : aller de Dieu à Dieu. Telle est bien la destinée de toute créature ; le croyant la réalise par la foi en tant Iqu’il est, par l’esprit, uni à Dieu qui est esprit : il est guidé dans l’ombre, mais il a conscience d’être agi par une lumière dont Dieu contemple, justement dans la foi, l’humble participation. Nous pourrions confirmer cette assertion en examinant les diffé­ rentes étapes de la foi : préparation par l’acceptation docile des signes, exercice sous la motion actuelle de la grâce, élaboration des connexions susceptibles d’organiser son contenu ; nous retrouve­ rions partout une disposition identique : une zone moyenne dans laquelle ne règne qu’une lumière précaire et qui est en propre celle de l’homme, et puis, l’encadrant, des chemins de lumière que le croyant pressent sans pouvoir jamais les parcourir, et dont il ne saisit que l’amorce mystérieuse. Les signes prouvent, mais ils ne démontrent (69) jamais la vérité intrinsèquement, c’est-à-dire qu’ils ne se rattachent à Dieu que médiatement ; l’unité de l’ordre établi dans le donné de foi permet d’accéder à une vue simple, mais ce n’est jamais un ordre qui s’impose à l’exclusion de tout autre, ce n’est qu'une ébauche, à l’usage humain, de l’Ordre dont la Sagesse divi­ ne a le secret. On ne saurait dire que le meilleur de la foi c’est son obscurité ; et cependant c’est cela même qui la rend obscure pour a Hr ™ 'ü < ■ ■' . Ml J_|_. LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVISE II] l’homme, qui en fait aussi l’excellence sous le regard de Dieu. On pourrait la comparer au cheminement souterrain de certains cours d’eau. Du point de perte au point d’affleurement, c’est bien le même régime que partout ailleurs ; mais c’est l’ombre au lieu de la lumiè­ re. Un observateur souterrain, incapable de voir la source et l’em­ bouchure, serait en peine de bien comprendre le courant accessible à son expérience, mais cela même lui indiquerait irrécusablement un en deçà et un au delà dans lesquels la même circulation fluide s'accompagnerait de lumière. Il estimerait, supposé qu’il ait le sens de la vie, que mieux vaut une eau vive cheminant un instant sous terre qu’une mare stagnante exposée au jour. La lumière divine peut, lorsqu’elle atteint l’esprit de l’homme, y rencontrer un point de perte, perméable ; alors elle demeure essentiellement elle-même, elle se change pour un instant en foi, mais c’est afin de poursuivre ensuite son cours homogène ; dans le cas contraire, elle ne peut que se diffuser superficiellement et c’est la science : science qui semble plus près que la foi de la lumière, et n’en est cependant qu ’un vestige d'ailleurs étincelant : c’est qu’elle n’a plus la vie immanente à la lumière divine et se trouve par là incapable de rebondir, comme le fait la foi, incapable de prétendre en droit à la parfaite clarté ; incapable, par voie de conséquence, d'assurer au sujet spirituel humain, comme le fait également la foi, la qualité de connaissance dont il a besoin pour aimer. Dieu inventa la foi et Dieu vit que la foi était bonne, non par la spécificité du type de connaissance qu'elle réalise, mais parce qu'elle va de Dieu à Dieu en piquant, au long de sa lumière à lui, la doublure de l’intelligibilité humaine. En dépit des différences consécutives au « vu » et « non vu », la foi a la même structure soit qu’elle tende vers Dieu, soit qu’elle requière le labeur du croyant ; en cette structure réside son excellence au jugement de l’unique Sagesse, subsistante en Dieu, participée en nous. Cette vérité est si importante et si centrale qu’il sera bon d’en manifester la profondeur par une autre incidence. L’inévidence de l’objet est une condition sine qua non de la foi, et c’est par elle que nous avons logiquement commencé en ce qui concerne la foi théologale. 11 est une seconde propriété qui, comme nous l’a montré négativement le livre des créatures, ne peut appartenir qu’à la foi théologale à l’exclusion de la foi humaine, nous voulons dire la certitude. Or l’accouplement de la certitude absolue et de l’inévidence, constitue une irrationalité, et pour autant une seconde anomalie que la foi ajoute à celle d’une intelligibilité inévidente. Si donc on compare à la science prise comme mesure la foi théologale et la foi humaine, la première est la meilleure quant à la qualité de la certi­ tude, mais c’est aussi la plus déficiente quant à l’harmonie de la 2. T Î4 J DIEU MET SA COMPLAISANCE DANS LA FOI 145 structure. Dès lors, si les principes dont nous nous sommes inspi­ rés au précédent paragraphe sont justes, cette déficience ne faisant que majorer celle de l’inévidence doit concourir avec elle à mettre en relief une qualité. Nous avons déjà constaté, en examinant com­ ment la foi épouse l’activité intelligible de Dieu, que la certitude de la foi théologale n’est pas une certitude humaine extrapolée et affermie ; elle est dans son principe même d’une autre nature, parce qu'elle ne peut être réflexive. C’est ce même fait que nous retrouvons maintenant en essayant de découvrir le sens que prennent, dans le cas théologal, les infirmités qui sont connaturelles à la foi. Il est clair en effet que toute réflexion sur l’acte de connaissance par le­ quel l’esprit tente de s’assimiler un objet qui excède sa pénétration, ne peut que rendre plus consciente cette disproportion, et faire chan­ celer une certitude instable en lui ôtant sa base véritable. La certi­ tude de la foi repose sur la certitude de croire en la parole de Dieu ; mais celle-ci comporte deux aspects complémentaires, d’ailleurs inséparables : certitude attachée à la valeur probante des signes, certitude que développe connaturellement toute présentation de la vérité. La première ne peut jamais être absolue (70), puisque dans ce cas on pourrait établir la nécessité de la foi qui cesserait d’être gratuite, et nous ne nous en occupons pas pour le moment. Bornons-nous à la seconde : c’est d’ailleurs en ce qui la concerne que l’absence d’évidence crée tout le malaise. L’amorce de réflexion que peut tenter le croyant sur son acte ne se formulera pas : je sais que je connais Dieu ou tel mystère de Dieu, mais bien : je sais que je crois en Dieu qui révèle, je sais que je crois en la parole de Dieu. Mais tandis que l’esprit s’enferme dans cette réflexion, la souverai­ ne communicabilité qui appartient au vrai, et qui se trouve par conséquent déposée en la parole divine parce qu’elle est vérité, jouera en quelque sorte à l’insu du croyant et le ramènera insensi­ blement au climat d’objectivité et à la certitude objective dont le mirage d’une apparente rigueur risquait de l’écarter. Si cette in­ fluence du vrai pouvait développer toutes ses virtualités, le croyant exprimerait son état limite en disant : je sais que je crois, dans la Parole de Dieu ; la certitude que je peux avoir du fait que je crois (71), m’est donnée dans la Parole à laquelle je crois ; en sorte que cette Parole devienne le principe actif en même temps que l’objet de la certitude (72). Il y a, psychologiquement, continuité évidente entre les deux assertions : « je sais que, je crois en la Parole de Dieu » ; « je sais que je crois, en la Parole de Dieu ».I1 est facile au croyant d’explorer cette continuité en passant du premier juge­ ment au second, puis du second au premier, et d’accéder en suivant docilement leur genèse réciproque, à l’unique Parole révélante et subsistante. Le croyant, dans le moment où il exerce la foi, ne 10 140 LA FOI AC LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE III peut tenter de prendre conscience de sa certitude en réfléchissant sur elle sans se trouver insensiblement mais irrésistiblement rame­ née vers le pôle objectif de cette certitude, lequel se révèle donc comme le fondement de la stabilité de la foi. Nous disons bien « ra­ mené vers » (et non pas amené en coïncidence avec), puisque, considérée dans son incidence personnelle, la certitude de foi ne serait absolue, ne pourrait dériver adéquatement de la présentation de la parole divine, que dans deux cas : évidence intrinsèque de cette dernière, ce qui est exclu ; révélation personnelle du don de la foi, ce qui est gratuit et exceptionnel. Nous reviendrons (73) sur les conséquences de ce fait : la certitude de foi ne peut jamais faire abstraction de ce que nous avons appelé plus haut la valeur probative des signes, encore qu’elle lui soit irréductible et hété­ rogène. Nous adoptons en ce moment un autre point de vue et envisageons en elle-même cette certitude attachée à la présentation de la vérité. Nous voyons qu'il serait possible de redire à son sujet ce que nous disions un peu plus haut de la lumière et de l’obscurité de la foi. Il y a une certitude lucide attachée à la seule présentation de la vérité et une certitude mixte dans laquelle, l’état du sujet ne lais­ sant pas cette présentation de la vérité produire son plein effet, une compensation extrinsèque est requise. Cela ne constitue substan­ tiellement qu’une même certitude, qui fait face, en l’un de ses états à la vue de sagesse de Dieu, en l’autre à l’expérience de l’homme. Et c’est une même cause qu’il faut assigner à l’excellence comme à la précarité de la certitude de foi : à savoir qu’elle procède objecti­ vement de la vérité de la Parole divine et qu’elle retourne spontané­ ment vers cette source authentique si on tente de l'en écarter tant soit peu. Précarité, parce que cette certitude là échappe en droit au contrôle d’une prise de conscience réflexive et rationnelle : cela semble si tentant de mettre l’absolu de la certitude de foi dans le prolongement d’exemplaires non moins absolus de certitude hu­ maine : voilà qui paraît donner à la première une assise et une sta­ bilité dignes du rang qu’on lui assigne dans la hiérarchie des certi­ tudes et qui paraît l’immuniser contre toute critique. Illusion, car on en ruine complètement la nature théologale, en sorte qu’il lui est impossible de toucher l’absolu en quoi consiste sa grandeur et qu’on prétendait lui octroyer péremptoirement mais à trop bon compte. Il faut bien consentir à restituer à la foi sa précarité humaine si on veut en sauvegarder l’excellence objective : l’impossibilité de dis­ socier deux éléments ne fait d’ailleurs que déceler le caractère in­ trinsèque de leur connexion. Ils résultent en effet l’un et l’autre de ce que la foi, allant de Dieu à Dieu, ce caractère se retrouve dans chacune de ses propriétés essentielles, dans sa certitude en par- ,u ?;.· DIEU ME1 SA COMPLAISANCE D\NS LA PO1 · dculier. La certitude de la foi est d’origine divine : elle est le simple corollaire de la véracité divine qui, de soi, porte intrinsèquement en elle-même la marque de son authenticité : voilà la grandeur ; mais il nous est aussi malaisé d’accéder adéquatement à cette véra­ cité, qu'il nous est impossible de nous soustraire à son influence : et voilà, installée dans ce contraste, l’infirmité. La certitude de foi étale dans l’épaisseur d’une durée créée l’auto-intelligibilité que l’essence divine réalise dans son λ erbe : elle en recueille bien en quelque sorte le résultat, et de là lui vient sa qualité éminente ; mais elle porte en elle, comme une blessure, la nostalgie d’une acuité lucide qui lui échappe : et c'est sa misère. Les tiges de certaines plarites ne courent pas au long de la terre sans y pousser spontané­ ment des racines qui les y fixent : elles continuent de recevoir vie et sève de la souche installée dans un sol meilleur, mais ces relais secondaires leur sont indispensables. Ainsi la certitude de foi, pro­ fondément enracinée en terre rationnelle, ne laisse pas que de venir du ciel : de là lui arrivent sa vie et son excellence ; de là lui vient aussi qu’elle ne puise pas la vie dans ses relais créés avec cette exu­ bérance plantureuse qui appartient à la flore du climat rationnel. B. La foi vade Dieu à Dieu. Telle est donc sa noblesse singulière que nous trouvons voilée diversément sous ses apparentes infirmitésTelle est la qualité qui lui vaut le nom de théologale et qui fait la richesse de cette désignation communément admise : nous voudrions le montrer en terminant ce chapitre. Il nous suffira de préciser que c’est parce que la foi va de Dieu à Dieu que se trouvent établis, de l’homme à Dieu, dans l’ordre intelligible, un ajustement, une me­ sure, et même une proportion qui permettent de poser et de définir l’intelligence du croyant en fonction de la Vérité se révélant, tout comme l’intelligence divine est relation à la Vérité subsistante : telles sont bien en effet les riches implications étymologiques du mot «théologal » (74). Revenons un instant au livre des créatures : il est d’ailleurs normal de le faire puisqu’il n’y a de sagesse véritable que celle qui assume tous les éléments, même les plus humbles. i. La foi humaine, avons-nous vu, va de l’idée à l’idée en passant par les faits : un tel cycle conduit à distinguer deux fonctions de l’idée qui se répondent d’une manière d’autant plus équilibrée que la foi est elle-même plus parfaite, soit du côté de l’objet qui la com­ mande. soit du côté du sujet qui l’exerce. L’idée c’est l’idéal, mais c'est aussi la forme des réalisations immédiates : les idées vraies, qui font la preuve de leur vérité par la fécondité qu’elles animent, couvrent toute cette zone à l'intérieur de laquelle joue précisément la foi ; de l’idée à l’idée en passant par le fait, en d’autres termes : de l’idéal qui est principe de l’action à l’idéal qui en est le terme en /7 Vi’ i·, i 1' · J LA FOI AU LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE 111 passant par l’idée forme qui exprime concrètement l’idéal et spé­ cifie l'action. La foi a, nous l’avons vu également, pour fonction essentielle de maintenir toujours en acte et toujours efficace la rela­ tion du fait à l’idée, ou de la forme à l’idéal, en empêchant que ces deux termes soient jamais disjoints ou confondus : la vie consiste précisément dans leur constante réaction, et la foi donne une raison de vivre. Or la forme est mesure de l’action tandis que l’idéal, expression objective de la fin poursuivie, est au principe de l’ajus­ tement global du sujet qui agit : il y a, dans le sujet, entre l’acte tel qu’il est produit et l'élan qui l’avait inspiré, la même relation qu'entre la forme et l’idéal, entre le fait et l’idée. Et de même que l’idée vraie est celle qui, unifiant ses deux fonctions, est simulta­ nément susceptible de se sublimer en idéal abstrait et de se concré­ tiser en forme sensible, réalisable, autrement dit, celle qui harmo­ nise en une juste proportion l'idéal et la forme ; ainsi l’action juste est celle qui procède harmonieusement du sujet qui l’accomplit, sans forcer ni restreindre d’une manière violente ses dispositions intimes, celle dont la mesure (c’est-à-dire la forme) exprime la proportion ou l’ajustement du sujet à l’idéal. On retrouve donc bien dans la foi humaine les éléments fondamentaux que récapitule la notion grecque de « logos » (75) : ajustement, mesure, propor­ tion ; et ces éléments apparaissent d’eux mêmes pour peu qu’on distingue avec quelque précision les phases du mouvement élémen­ taire propre à la foi. On pressent immédiatement la transposition, fondamentale d’ail­ leurs, signifiée par le mot « théologal » : le « logos » de la foi hu­ maine, c'est la proportion entre l’ajustement du sujet à l’idéal et la mesure objective de son action, c’est l’expression de l’assimilation de l'homme par l’idée qui le soulève au-dessus de lui-même : sembla­ blement, le « logos » de la foi divine, c'est la proportion entre la vocation à la foi et l’engagement de la foi, entre l’appel intérieur intime et la réponse totalement humaine qui correspond adéquate­ ment à l’invention de la foi dans le « Logos » éternel de Dieu. Le «logos» de la foi humaine, c’est encore la proportion entre l’idéal et la forme, entre l’homme idéalisé et l’homme tel qu’il est actuelle­ ment capable d’être ; semblablement le logos de la foi divine c’est non plus la proportion mais l’identité entre Dieu inspirant (76) la foi, jouant ainsi un rôle analogue à celui de l’idéal, et Dieu atteint dans la foi, devenant à ce titre comme la forme de l’acte du crovant ; le logos de la foi divine c’est, à ce second point de vue, objectif, l’identité entre la Vérité divine se révélant par sa propre lumière et la Vérité divine s’ofirant elle-même comme objet : entre la Vérité inspiratrice et illuminatrice, et la Vérité subsistante et béatifiante. Le <« logos » de la foi se simplifie λ mesure que s’évanouissent -i'i ft 24 dieu .met sa complaisance DANS LA FOI 14g progressivement les incidences créées : ce qui n’est, dans la foi humaine, que proportion toujours instable, se mue en harmonie im­ muable dans la foi divine telle qu’elle vit dans l’âme croyante : laquelle se trouve ajustée à Dieu par l’intime d’elle-même et ren­ due capable de produire des actes qui, ne se terminant qu’à Dieu, ne sont que partiellement mesurés par l’énoncé rationnel de la vérité révélée ; enfin, proportion et harmonie se résolvent dans l’unité si on remonte du jeu humain de la foi divine à son fondement : entre la Vérité révélante et la Vérité objet, la distinction est homo­ logue à celle que nous avons déjà relevée entre l’intellection sub­ sistante du Verbe et l’intellection du Verbe subsistant, ou entre l’expression de Dieu comme lumière dans son Verbe et la présence, dans la lumière divine, du Verbe lumière de lumière. C’est toujours, dans l’essence divine, le même Verbe, et toujours, comme règle de la foi, la même Vérité ; de l’écart entre l’idée-idéal et l’idéeforme, il ne reste pas ici d’autre vestige que la distinction de deux fonctions qu’intègre une même vie. Ainsi la foi divine a pour me­ sure de son acte adéquatement pris, Dieu ; la foi divine a pour prin­ cipe comme pour terme de l’ajustement en quoi elle consiste, Dieu ; la foi divine va de Dieu à Dieu en passant par Dieu : de par l’iden­ tité que Dieu soutient toujours avec lui-même, la foi divine, quelles que soient les fonctions qu’elle assume, réalise de la manière la plus parfaite qui soit possible le type de proportion caractéristique du « logos » ; c’est tout cela que l’on veut signifier en disant que la foi divine e Dieu pour « logos » c’est-à-dire qu’elle est théologale. En employant un vocabulaire plus moderne, nous dirions que la structure de la foi, irréductiblement complexe dans le cas humain, devient parfaitement simple dans le cas théologal, parce qu'elle se trouve alors en homologie avec l’économie de la vie intime de Dieu. 2. Cette simplicité de la foi théologale en est donc le caractère distinctif. Mettons-le encore en évidence en comparant à grands traits l’économie de la foi humaine et l’économie de la foi chré­ tienne (77). C’est la relation de l’homme a l’idéal qui commande toute l’économie de la foi. Or c’est Dieu qui joue, dans la foi chré­ tienne, le rôle joué par l’idéal dans la foi humaine. Dieu est égale­ ment transcendant et immanent par nature. L’être divin ne com­ pose pas avec l’être créé, il le pénètre sans être mesuré par lui. La vie intime de Dieu est parfaitement immanente : elle peut susten­ ter l’acte d’un être spirituel dans sa source même, et être saisie dans ce même acte sans intermédiaire ; et cependant elle n’est ja­ mais ni reçue ni saisie adéquatement, comme Dieu seul se possède, parce qu’aucun esprit créé n’est, dans l’exercice de son acte, par­ faitement immanent à soi-même. Ainsi l’idéal-Dieu, qu’il soit, na- LA FOI Al' LIVRE DE LA SAGESSE DIVINE '50 turellement, ie Dieu créateur, ou, surnaturellement, le Dieu Père, porte à l’absolu les deux caractères qui spécifient l’idéal : imma­ nence et transcendance. Ajoutons que si la foi humaine est fondée sur l’idéal, elle a pour instigateurs et pour témoins les génies qui découvrent l’idéal avant leurs frères humains. La foi chrétienne a aussi son Prophète et son Témoin (78) : le Christ ; il possède l’idéal, ou plutôt il l’est, puis­ qu’il est Dieu. Le Christ ne jouit pas, comme homme, de l’imma­ nence et de la transcendance qui n’appartiennent qu’à Dieu : c’est donc seulement comme Fils de Dieu qu’il joue formellement, par rapport à la foi chrétienne, le rôle de l’idéal. Comme homme, il est médiateur entre Dieu et les hommes (79). En ce qui concerne la foi, il est « Auteur » et « Consommateur » (80). Ce qu’il sait parce qu’il le voit, il le dit à « ses amis » (81) qui ne peuvent le savoir que s’ils le croient : et ainsi il est à l’origine de la foi, à la façon dont l’hom­ me de génie suscite une tradition qui vit de ses découvertes. Mais le Christ accomplit définitivement et pour toute l’humanité la pro­ motion d’idéal que le génie réalise pour un moment et selon un as­ pect. De là vient que la foi, qui procède du Christ, converge aussi vers lui. On peut dire que tout effort, soutenu par la foi humaine, converge vers l’Homme (82) ; l’Homme, supposé qu’il existât, serait bien, dans cette perspective, le « Consommateur » de la foi humaine. Le Christ, qui est parfaitement tout ce qu’il est, et en particulier homme parfait, ne serait-il pas, en cette même manière, le « Consommateur » de la foi chrétienne ? Cela est vrai, mais il faut l’entendre. Le Christ n’est pas le terme de l’évolution humai­ ne (83). S’il est homme parfait, c’est parce qu’il est Dieu incarné ; s’il réalise l’achèvement vers lequel tendent tous les efforts hu­ mains, c’est parce qu'il est éternel en deçà de toute évolution. Autre­ ment dit, au contraire de ce qui arrive en foi humaine, la médiation du témoignage et du signe n’est pas, dans le Christ, une réalité autre que celle de l’idéal lui-même. Concluons : l’unité est la dé­ termination propre de la foi chrétienne parce qu’elle appartient éminemment à ses deux fondements essentiels : à savoir l’idéal, et sa participation par la médiation descendante du témoin et par la médiation ascendante du signe. L’idéal, en foi humaine, ou bien est absolu, ou bien est intime ; mais il ne peut être à la fois trans­ cendant et immanent : tandis que cela appartient à Dieu et à lui seul. D’autre part, dans la foi humaine, le témoin n’est jamais l’idéal : il ne le connaît donc qu’imparfaitement et il introduit dans la communication qu il en fait une part d’interprétation personnel­ le : double cause d’une présentation inadéquate. Le Christ, lui, est, en tant que Dieu,l'idéal ; il peut donc, comme homme, non seule­ ment le présenter verbalement, mais aussi le représenter concrète- DIEI MET SA COMPLAISANCE DANS LA FOI foi ment d’une manière parfaite. En un mot, la foi théologale, qui a Dieu pour « logos », tient de Dieu même son unite. 3. Signalons, en terminant, une conséquence particulièrement im­ portante de cette unité (31). La foi humaine va de l’idée à l’idée, mais rectifiant l’idéal par le fait, elle ne retrouve pas l’idée dont elle était partie ; elle décrit sans cesse un cycle, que cependant elle ne re­ commence jamais parce que celui-ci ne se ferme pas exactement sur lui-même. La foi théologale est tout entière incluse en Dieu auquel elle adhère, en sorte qu’elle est beaucoup plus une saisie immobile qu’un mouvement ; le jeu psychologique que nécessairement elle comporte n’est pas et ne peut pas être à proprement parler un mou­ vement, parce que les pôles entre lesquels elle s’inscrit sont réelle­ ment identiques, et ne se distinguent fonctionnellement que par une relation assez semblable à celles qui rendent immuable la vie de Dieu en faisant être l’une en l’autre les Personnes qui sont Dieu. L’immobilité de la foi découle donc de sa nature théologale ; elle est en retour un dernier achèvement de sa perfection. Nous voyons en effet que si la foi est, comme toutes les réalités créées, soumise au temps (84), elle a cependant une durée propre, qualitative, indé­ pendante de l’extension quantitative du temps cosmique ; il en ré­ sulte que, même dans son exercice concret, une foi assez pure ne fait pas, en droit, intervenir d’élément hétérogène à son « logos ». La foi participe déjà en ce sens à l’excellence de l’éternelle vision dont elle préfigure, par sa structure théologale, le dessin immobile. Dieu regarde la foi, et Dieu voit que la foi est bonne : bonne parce qu’elle fut inventée et parce qu’elle demeure comme en son seul climat favorable, dans 1’amour qui est le nom propre de l’ex­ cellence divine ; bonne dans sa structure théologale qui, imitant la génération du Verbe, reproduit, dans l’ordre créé, l’économie de l’être divin ; bonne enfin dans le détail de son enracinement humain qui conduit invinciblement à discerner la lumière dans l’ombre, le stable dans l’instable, le simple dans le complexe, en un mot Dieu dans le créé. La foi est bonne parce qu’inventée par Dieu et por­ tant inscrite en sa structure, sous quelque rapport qu’on l’envisage, l’inéluctable nécessité d’un retour vers lui, elle est fidèle au dessein intelligible de la Sagesse divine. ’O Les chapitres suivants ne veulent être qu’un commentaire de ce que nous savons dès maintenant, de la nature de la foi théologale. •’ •-^9 1*7 CHAPITRE IV ADHESION DE FOI ET TEMOIGNAGE SECTION A. - DISPOSITIONS INTELLECTUELLES QUI ENCADRENT LA FOI. — LA FINALITÉ DELA FOI ENTRAINE COMME COROLLAIRES LES PROPRIÉTÉS ESSENTIELLES DE SON OBJET 25. DÉFINITION DES DISPOSITIONS INTELLECTUELLES QUI ENCADRENT LA FOI L’enquête qui va suivre impose l’usage de mots dont il sera fort utile de rappeler la signification. Le sens donné à un mot implique généralement toute une philosophie ; un lecteur même non philosophe du vingtième siècle ne se trouve pas dans le même état que si Descartes et Kant n’avaient pas existé. Nous ne voulons voir là ni un progrès ni une catastrophe : c’est une constatation objective qui intéresserait toutes les formes de la pensée humaine occidentale. Contentons-nous, en ce qui concerne notre objet, de mentionner l’extrême développement de l’apologétique qui intro­ duit dans la théologie de la foi une préoccupation critique aussi étrangère à l’épistémologie traditionnelle qu’au bon sens robuste mais peut-être un peu fruste des théologiens scolastiques. Nous avons dit, et nous répétons que notre but est d’exposer plutôt que de défendre, mais il nous paraît tout à fait impossible de ne pas tenir compte d’une évolution sémantique qui a profondément im­ prégné jusqu’à l’une des plus stables manifestations du penser humain. C’est le sens des mots qui constitue l’aspect le plus pri­ mitif et par là le plus difficilement saisissable de cette évolution ; c’est aussi le plus important : nous nous efforcerons de le mettre en évidence en indiquant d’une part la parenté foncière qui lie les acceptions successives d’un même vocable, en signalant d’autre part les nuances moins familières à l’usage moderne et qu’il est impossible de ne pas conserver dans une enquête théologique ; nul ne s’étonnera qu’une technique impose à tel mot emprunté ADHESION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV au vocabulaire commun une signification propre qui ne peut ni ne doit pouvoir être adéquatement traduite dans aucune autre technique. i. Le mot «vrai» désigne la qualité d’un rapport. S. Thomas parle principalement du rapport de l'esprit à son objet, sans igno­ rer cependant que l’activité des sens peut refléter intrinsèquement la juste proportion qui caractérise en propre la connaissance in­ intellectuelle. Les préoccupations modernes, plus descriptives qu’in­ tellectuelles, aiment à détailler l’échelonnement de cette partici­ pation : il est bien vrai qu’il y a autant de sortes de vérités que de domaines où on considère la vérité ; mais l’équivoque ne sera pas à craindre puisque nous nous plaçons à l’intérieur de frontières bien délimitées, la foi étant comme nous le verrons une vertu de l'intelligence (359). Nous emploierons également le mot « vérité », par exemple dans l’expression <« vérité de foi », au sens de « propo­ sition vraie ». La proposition vraie est, d’ordinaire, celle qui peut être démontrée à partir de propositions tenues elles-mêmes pour vraies en raison de leur évidence immédiate. Ce critère qui fait intrinsèquement partie de la définition moderne ne peut se retrou­ ver dans le cas de la foi, encore que l’excès de la justification apo­ logétique tende à l’y réintroduire extrinsèquement ; mais tout le monde accordera que telle proposition peut n’être immédiatement évidente que pour un esprit préparé à la recevoir : semblablement la vérité de foi est vraie pour le croyant en fonction de la grâce de la foi, et cela suffit pour que l’on puisse sans aucune équivoque verbale ou mentale, conserver cette expression. Les mots « vrai» ou « vérité » comportent en outre une acception ontologique qui tend à tomber en désuétude : une chose est vraie dans la mesure même où elle est. Le degré d’être qu’elle réalise est la mesure de la vérité qui lui appartient, la mesure également de la vérité (au premier sens) dont elle peut devenir le principe. Nous conser­ verons également ce sens. Quand nous disons que Dieu est vrai, nous signifions sans doute qu’il est véridique, c’est-à-dire qu’il ne trompe pas, mais ce serait mutiler la réalité que de ne pas sous entendre, avec la formule aussi profonde qu’élémentaire du catéchisme, que si Dieu ne peut tromper, c’est parce qu’il ne peut se tromper ; et s’il ne peut se tromper, c'est parce que la vérité qu’il est imprime aux relations qui sont constitutives de la vie divine le caractère qui appartient aux relations qualifiées vraies. Dieu est véridique, tel est bien le principe prochain de la vérité de foi ; mais si on négligeait de rattacher la véracité divine à son fonde­ ment caché, on serait insensiblement conduit à insister davantage sur sa justification extrinsèque : on glisserait de la théologie vers DISPOSITIONS INTELLECTUELLES QUI ENCADRENT LA FOI u: JJ l’apologétique. On saisit là sur le vif combien la vie des mots est liée à celle des idées. Présentons maintenant un tableau dont la seule topologie sera plus suggestive que tous les discours. Il s’efforce de donner un classement approximatif des principales notions mises en œuvre dans la psychologie de la foi. Aspect intellectuel Relatif à l’ordre des causes formelles Qualification de l’objet Présentation de l’objet Probable ou Apparaître Vraisemblable ' du Vrai Evidence (Dincishotlon) Vrai Aspect volontaire Relatif à l’ordre des causes finales Dispositions du sujet Dispositions du sujet Appréhension Conjecture Présomption Assertion Désir Qualification de l’objet Présentation de l’objet Signe en tant que lié i Bien à la finf apparent Opinion Témoignage/ = Bien tel accréditant leiqu’il apparaît signe) Assentiment Consentement Preuve Adhésion ou Acquiescement Certitude Conviction (Certitude) Croyance (Foi au sens moderne) Persuasion Bien véritable e Si l’on compare la saisie intellectuelle d’un objet ou d’une pro­ position à la manifestation progressive d’un objet d’abord invisi­ ble puis bientôt parfaitement vu, on distinguera deux phases prin­ cipales : celle de l’apparaître, puis celle de l’évidence. Ces mots conservent, de par leur signification premièrement sensible, la trace de la comparaison que nous évoquons. L'évidence s’entend d’ailleurs aussi bien du domaine intelligible que du domaine sen­ sible ; on peut même parler d’une évidence du sentiment, en ce Sens que certaines réalités détermineront dans les puissances affec­ tives une réaction semblable à celle des puissances intellectuelles ou sensibles, lorsqu’elles répondent à une présentation évidente de leurs objets respectifs. « Une proposition est évidente si tout homme qui en a la signification présente à l’esprit et qui se pose expressément la question de savoir si elle est vraie ou fausse ne peut aucunement douter de sa vérité » (i). Cette définition sou­ ligne bien le caractère non pas subjectif mais relatif de l’évidence : celle-ci n'est ni une qualité de l’esprit ni une propriété de la propo- s ...n 156 .IDHESION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV sition qu’il saisit, elle résulte de leur vis-à-vis. Il convient cepen­ dant d’ajouter qu’en vertu de la proportion qui existe entre toute intelligence et les objets qui lui sont connaturels, les critères d’évi­ dence, encore qu’ils soient révélés par l’expérience, ne sauraient être tenus pour purement empiriques : il y a des vérités qui sont, de soi, évidentes pour l’esprit humain placé dans des conditions normales, tandis que d’autres ne le sont pas. On pourrait encore dire, d’une manière plus descriptive, que l'évidence est un certain mode de penser selon lequel nous percevons entre l’objet et l’idée une convenance pure excluant la possibilité de sens contraire, ce qui revient à la définir par référence indirecte à la certitude (2). La perception de la réalité par le sujet qui lui fait face peut être analysée soit en calquant la dichotomie intelligence-volonté, soit en suivant le processus d’assimilation intériorisante au terme du­ quel nous disons qu’il y a compréhension. Le tableau précédent indique schématiquement ce double échelonnement, le premier de la gauche vers la droite, le second de haut en bas. L'appréhension désigne, dans la philosophie traditionnelle, la première opération de l’esprit : elle a pour objet la saisie des réalités rendues simples par l’abstraction et ne comporte ni comparaison ni par conséquent vérité ou erreur. Le sens de ce mot se trouve, dans le vocabulaire contemporain, étendu à des opérations non formellement intellec­ tuelles, mais qui toujours sont primitives et qui, excluant toute réflexivité, ne sont possibles que comme concernant un objet dis­ tinct d’elles-mêmes. Sauf mention contraire, nous retiendrons le second sens et lui ferons équivaloir celui du mot « saisie ». La conjecture est le fruit de la toute première démarche de l’esprit qui entreprend de comparer et de juger, d’affirmer le vrai ou le faux. C’est une hypothèse fondée sur des indices extérieurs ou simplement sur un certain sens de l’inférence déjà éduqué et expérimenté. Elle ne comporte pas de preuve tandis que la pré­ somption en connote toujours au moins un commencement. L'assertion est l’affirmation d’une proposition affirmative ou négative mais tenue pour vraie. (Sens du dictum dans les propo­ sitions modales.) Les mots qui précèdent ont un sens « intellectuel », mais ceci n’exclut évidemment pas que des motions volontaires appropriées concourent à produire les états qu'ils désignent respectivement. C’est un même désir du vrai, en tant que le vrai constitue le bien de l’intelligence, qui soutient et stimule l'application de celle-ci à son objet. L'assertion termine cet effort, au moins matériellement, mais les motifs pour lesquels on estime vraie la proposition affirmée « DISPOSITIONS intellectuelles qui encadrent la foi peuvent ne pas être apodictiques : ainsi arrive-t-il d’affirmer une opinion qu’on serait incapable de démontrer, mais qui se présente subjectivement avec un haut degré de probabilité. Le motif qui conduit à affirmer est alors d’ordre extra intellectuel, et on peut réserver pour le désigner le mot « opinion ». C’est parce que l'on se trouve dans un certain état affectif que l’on est conduit à opiner et à affirmer une opinion : nous ne voulons pas dire que l’opinion ne présente pas de contenu intelligible précis, mais ce n’est pas de là que lui vient son originalité. C’est son mode de production qui la distingue, et la rapproche d’ailleurs de la foi entendue au sens moderne (3). 2. Viennent ensuite quatre termes qui semblent bien désigner le même stade de l’assimilation spirituelle, envisagé à des points de vue légèrement différents. L’état du sujet qui répond à la pré­ sentation d'un objet évident est appelé assentiment ou consente­ ment selon qu’il est respectivement participé par l’intelligence ou la volonté. Avec Ollé Laprune (4) et M. Blondel, nous conserve­ rons cette distinction dont nous avons déjà signalé la justification selon S. Thomas (5). Il est bien vrai qu’aucun assentiment n’est possible sans une démarche volontaire, mais il est préférable de distinguer formellement ce qui souffre de l’être, malgré l’usage facile qui tend à confondre le sens des mots. Cette précision n’est d’ailleurs pas jugée indifférente par les documents ecclésiastiques que nous avons cités (6). Le mot « adhésion » est celui qui semble avoir conservé le sens le plus stable et il le doit peut-être à sa signification concrète : contact réalisant une unité par affinité, comme il arrive par exem­ ple pour deux glaces parfaitement polies dont les faces s’appli­ quent l’une contre l’autre (7). L’usage courant du mot adhésion dans l’ordre spirituel révèle combien y est naturelle la distinction sujet-objet, et la transposition du phénomène physique qu’il dési­ gne est capable de signifier indifféremment l’application d’une puissance quelconque à son objet propre. On constate d’ailleurs que ce mot joue un rôle générique : d’une part en effet les docu­ ments modernes n’en donnent que des définitions fondées sur sa signification concrète ; d’autre part on le retrouve dans la défi­ nition de l’assentiment aussi bien que dans celle du consentement : l'assentiment étant adhésion intellectuelle et le consentement adhé­ sion volontaire. Nous conserverons au mot « adhésion » toute la précise souplesse de sa compréhension et il sera particulièrement utile pour qualifier la foi dont l’activité est simultanément intellec­ tuelle et volontaire. Nous n'entendons cependant insinuer, en l'employant, ni que la foi n’est pas formellement intellectuelle, ni l *1 η ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE 15« que l’intelligence et la volonté y jouent deux rôles que l’on pourrait récapituler sous un chef univoque (8). Sans entrer dans une étude détaillée qui dépasserait de beaucoup le cadre de ce livre, notons que l’Ecriture emploie le mot adhérer au double sens de contact matériel avec adhérence (9) et de contact spirituel, soit de l'honimt avec l’homme (10), soit de l’homme avec Dieu (11) ; il s'agit dans ce dernier cas d'un contact de l’âme qui ne préjuge rien d'une prédominance intellectuelle op volontaire (12). S. Thomas, qui emploie le mot «adhésion », lui accorde toute l’amplitude de son sens, en attribuant priorité à l’adhésion intellectuelle du point de vue de la genèse et à l’adhésion volontaire du point de vue de la valeur (13) ; et c'est probablement parce que S. Thomas pose que l’adhésion n’atteint toute sa plénitude que dans la volonté qu’il n’emploie que rarement ce mot au traité de la foi (14) : suivant d’ailleurs en cela l’exemple de l’Ecriture (15)· Enfin le mot a été employé par le concile du Vatican : adhérer à la vérité catholi­ que (16) ; c’est donc à la valence intellectuelle que le concile se réfère expressément. Le mot acquiescement a sensiblement le même sens , que le mot adhésion, du moins si on envisage l’état du sujet en lui-même. Le mot consentement est souvent pris, dans l’usage courant comme synonyme de acquiescement. La succession adhésion, acquiescement, consentement comporte, à un certain point de vue, une gradation assez nette ; on adhère à quelque chose qui s’impose, on consent au contraire à une sollicitation. L’acquiescement tient l'entre deux, il commence de marquer une certaine parité entre celui qui acquiesce et la personne ou la vérité qui se proposent à lui. 3, Viennent ensuite les mots propres à décrire les modalités in­ térieures afférentes à l’activité spirituelle du sujet. La certitude consiste formellement, comme on l’a déjà vu (17), en la détermi­ nation de l’esprit à un parti unique : elle est radicalement intellec­ tuelle mais elle est normalement participée par toutes les puissances cognitives du sujet, et même par le sujet tout entier dont elle cons- . titue un état (18). On pourrait la définir comme l’état d’un sujet spirituel dont l’assentiment exclut tout parti contraire. La certitude est dite immédiate lorsqu’elle repose sur l’évidence et médiate lors­ qu’elle repose sur la démonstration (19). Cette description psycho­ logique de la certitude est assez claire, la question de son fonde­ ment l’est beaucoup moins, et c’est sa réintroduction qui rend divergentes les interprétations modernes. Elles sont d’accord pour déclarer qu’il n’y a certitude que s’il y a vérité, mais les uns font dériver cette vérité de l’évidence universelle, d’autres (notamment M. Blondel) assignent comme fondement de cette vérité un certain • ·< « DISPOSITIONS INTELLECTUELLES QUI ENCADRENT LA FOI 159 consensus, universel en ceci qu’il peut être commun à tous, mais qui est de nature extra-intellectuelle. Nous nous en tiendrons en principe au sens de S. Thomas ; ce sens inclut implicitement la précision moderne, qui cantonne la certitude dans le domaine du vrai. Une disposition intellectuelle ne peut en effet être réelle­ ment appelée vertu que si elle vise la possession du vrai, bien de l’intelligence. La certitude propre à la vertu de foi ne peut donc être qu’une certitude de vérité (20), et nous verrons d’ailleurs que c’est une propriété essentielle de la foi théologale que de ne pou­ voir tromper. Précisons enfin, pour éviter toute confusion dans l’esprit du lecteur, que nous écartons résolument toute prédomi­ nance volontariste dans l’état même de certitude quoi qu’il en soit du complexe causal qui le produit. ; La conviction est encore un état intellectuel : en son sens propre, auquel nous nous tiendrons, elle est le corrélât tout à fait intime de la certitude : c’est en quelque sorte la certitude dégagée de ses fondements, on dirait dans un certain vocabulaire la « certitude pure ». Cette pureté idéale, trop fragile pour se soutenir d’ellemême, requiert généralement une contribution volontaire qui la compromet ; de là vient que le mot prend souvent un sens dégradé, particulièrement sensible dans l’expression « avoir des convic­ tions » : on signifie généralement par là un état de détermination intime non rigoureusement justifiable mais qui suffit à orienter et à soutenir l’action. La croyance est à la volonté sensiblement ce que la certitude est à l’intelligence : nous négligeons évidemment ici le sens faible si courant dans des locutions telles que « Je crois... qu’il fera beau demain ». La croyance est inséparable du consentement, tout comme la certitude de l’assentiment. C’est l’état intérieur d’un sujet spirituel dont le consentement exclut tout parti contraire. Comme il arrive fréquemment, ce sens formel qui est à peu près intact dans le mot « croyant » ou parfois dans le mot croyance, pris au singulier, se trouve matérialisé par l’usage courant : « avoir des croyances ». On signifie alors un contenu, d’ailleurs difficilement communicable, qui recouvre un état affectif : l’ésotérisme qui s’at­ tache normalement au mot « croyances » est l’indice sûr de ce que la croyance relève de la souche volontaire ; c’est d’ailleurs la croyance qui commande immédiatement l’agir et il y a là une nouvelle confirmation. La croyance semble être plus obstinée et aveugle que la conviction, et par là plus rigoureusement person­ nelle : simple corollaire de leurs spécificités respectives ; la con­ viction est, comme le note M. Blondel, l’aspect intellectuel d’une 1V lôo ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE η croyance forte : croyance et conviction s’enracinent dans le sujet spirituel au même niveau d'intériorité. La persuasion est à peu près à la croyance ce que la conviction est à la certitude, c’est la « croyance pure », dégagée de tous les instruments qui servent normalement à l’exprimer ou Λ la former. La persuasion se trouve donc un peu plus éloignée que la croyance de la régulation objective et universelle de l'intelligibilité. De là vient que ce mot est parfois employé disjonctivement avec le mot certitude: on peut être persuadé du faux tandis qu’on n’est certain que du vrai. Une évidence apparente engendrerait croyance et per­ suasion, non pas certitude et conviction. En retour, il est fréquent qu’une persuasion antécédente, d’origine affective, fixe la volonté et par elle l’intelligence : celle-ci se trouve ainsi établie dans une pseudo certitude qui développe à son tour une apparente évidence comme son fondement connaturel. Le vocabulaire moderne précise donc un point imponant : il n’y a de certitude que du vrai. La raison en est claire : l’erreur est, par nature, sujette à revision : cela exclut, pour l’entendement qui adhère au faux, la stabilité requise A la certitude. Nous reviendrons, en traitant de la certitude de foi, sur le discernement, délicat au point de vue psychologique, entre croyance et certitude, persuasion et conviction. Notons simplement que, dans la certitude et dans la conviction, qui sont formellement intellectuelles, le sujet demeure ouvert sur l’universalité de l’être ; tandis que, dans la croyance et dans la persuasion, le sujet se trouve fermé sur lui-même par le décret arbitraire de sa propre volonté. Enfin le mot foi n’a pas à être défini, puisque toute l’enquête qui va suivre a justement pour but de le faire. Notons simplement que la formule proposée par le vocabulaire de Lalande est assez juste si on la restreint à la foi humaine « Volition par laquelle on adopte comme vraie une proposition qui n’est ni rationnellement démontrable ni évidente». La foi humaine ne peut s’expliquer (21) que par un volontarisme plus ou moins impérieux ; et la définition qui en est proposée souligne, entre nos deux facultés supérieures, une rupture violente qu’il est réservé à la foi divine d'amortir et de changer en harmonie sous la pénétrante emprise de la vérité révélante. Il convient cependant d’ajouter que la volition dont il est question n’est jamais sans motif. Elle a généralement pour fondement l’acceptation d’un témoignage dont la valeur est recon­ nue pour des motifs extrinsèques à la proposition dont il s’agit. La foi humaine se situe à la droite de notre tableau, parce que l’élément volontaire y est nécessairement prédominant : tandis que la foi divine exigerait, pour trouver sa juste place, la troisième dimension, parce qu’elle intègre simultanément tous les éléments 9 !j!6 HARMONIE ENTRE LE BUT ET I.’OBjET DE LA FOI 161 qui composent le tableau. Une dernière remarque vaudra aussi bien pour la foi théologale que pour son analogué inférieur. Les deux locutions croire et avoir la foi sont pratiquement synonymes, et nous conserverons cette synonymie, en réservant aux mots croyant et croyance le sens ci-dessus défini. En voici la raison : le mot « fides » qui vient de fido : se fier à (d’où « confidere ») évoque l’idée de la confiance accordée à une personne, et c’est ce que n’exprime pas le mot croyance aussi immédiatement. Or la foi comporte, comme toute vertu, et l’exercice d’un acte et la dis­ position qui en est le principe. L’acte de croire, toujours fondé sur le témoignage et ordonné à la saisie de la vérité, tend, s’il est théo­ logal, vers une personne, puisque la Vérité, divine, est personnelle. L’étymologie du mot foi suggère donc l’équivalence : croire, avoir la foi ; acte de croire, acte de foi. Quant à la disposition qui cons­ titue en propre la foi, elle s’exprime dans le croyant en conviction et certitude en même temps qu’en persuasion et croyance ; elle dé­ borde donc le sens de ce dernier mot qui, dans son acception précise, n’a qu’une valence volontaire. En un mot, nous conservons la syno­ nymie des termes actifs homologues : croire, faire un acte de foi ; tandis que nous accordons aux mots : foi, fidèle un sens plus com­ plet qu’au couple correspondant : croyance, croyant. 26. LA FINALITÉ DE LA FOI ENTRAINE COMME COROLLAIRE LES PROPRIÉTÉS ESSENTIELLES DE SON OBJET i. La foi a pour but, comme nous l’avons vu, d’établir entre Dieu et l’homme unt union qui, en respectant la nature raisonnable et libre de ce dernier, l’enfante à la béatitude réalisée dans le par­ fait épanouissement de soi-même. Nous avons vu également (22) que la foi, du fait précisément qu’elle inaugure une vie conforme à notre nature, doit se trouver dans l’esprit, et d’une manière plus precise dans l’intelligence, laquelle est nécessairement au principe de toute activité vraiment humaine. Il sera utile de préciser ce point, puisque l’intelligence comporte plusieurs fonctions.Exercer de concert avec Dieu une activité commune pose immédiatement la question de l’obiet et du mode de celle-ci. Or Dieu est Acte pur. et dans la mesure où nous pouvons nous représenter cet Acte comme une activité purifiée de tout devenir, nous devons dire, comme Aristote le remarquait déjà, que cette Activité ne peut avoir d’autre objet que Dieu lui-même. Exercer ?n commun avec Dieu une acti­ vité intelligible exige donc qu’il devienne lui-même l’objet de l’un de nos actes de connaissance : ceci indique suffisamment que c’est l’intelligence dans sa fonction spéculative qui est ici directement ^2 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE intéressée (23) ; mais ceci également pose dans toute son acuité le problème fondamental de la foi. D’une part en effet l’actuation d'un sujet créé — l’homme en tant qu’il est connaissant —, par un acte incréé — Dieu, Acte pur —, n’est sans doute ni particu­ lière à la première des vertus théologales, puisqu’on la retrouve à peu près identique à propos de la vision béatifique qui est l’achè­ vement de la foi, et à propos de l’union hypostatique qui en est le fondement ; ni contradictoire dans les termes, puisque la corres­ pondance analogique de l’acte et de la puissance n’est qu’une vérité extraite du monde créé ; mais elle n’en reste pas moins un mystère. D’autre part l'Acte pur est parfaitement immanent, c’està-dire que Γ Activité dont nous nous représentons qu’il est la limite n’implique ni dans son origine ni dans son achèvement d’éléments extrinsèques ; or aucun acte intellectuel humain, si spéculatif soit, il, ne répond à ces conditions. L’homme tel qu'il est, ne peut atteindre Dieu comme il atteint ses objets connaturels. Deux solutions se présentent alors : ou bien élever l’homme audessus de lui-même, et ce sera la vision béatifique ; ou bien établir entre Dieu et l’homme une sorte d’intermédiaire (disons ainsi pro­ visoirement malgré la défectuosité de cette image spatiale) qui suffise à assurer le jeu normal des facultés humaines, qui d’autre part soutienne avec Dieu une connexion telle que la saisie de l’un et de l’autre soit en droit simultanée : et tel est le dessein de la foi. Notons immédiatement deux conséquences qui répondent d’ailleurs à la double difficulté signalée il y a un instant. Tout d’abord 1*« objet de foi » comporte une distension extrême, infinie, et il faudra prendre bien garde de la lui conserver. L’objet de foi n’est pas Dieu isolé de tout intermédiaire créé, puisque Dieu est inacces­ sible ; mais l’objet de foi n’est pas non plus le substitut présenté immédiatement à l’appréhension humaine, supposé coupé d’avec Dieu. Il faut respecter une connexion mystérieuse dont Dieu assu­ me la responsabilité et dont il se porte garant : l’objet de foi c’est conjointement, indissolublement, Dieu et tout ce que Dieu présen­ tera à l’intelligence humaine pour la conduire vers lui et la rendre apte à se saisir de lui. Laisser dans l’ombre l’un des deux termes c’est sans doute résoudre à bon compte le mystère de la foi, mais c’est en faire un monstre inadapté à la finalité qui l’avait inspiré. D’ailleurs si la foi a quelque grandeur ce n’est certes pas par son mode, mais bien parce qu’elle peut atteindre un au-delà interdit aux autres types de connaissance. C’est par là d’ailleurs qu’elle se trouve justifiée : si 1 on admet en effet une explication finaliste de l’univers (24), aucune nature créée ne pouvant trouver en ellemême la réalisation adéquate de sa propre fin, il est simplement conforme à I ordre qu elle reçoive des natures plus parfaites l âché- HARMONIE ENTRE LE BUT ET L OBJET DE LA foi - 163 vernent qu’elle appelle (25). Cet achèvement est, pour l’homme, la vision surnaturelle de Dieu ; la grâce la lui rend possible mais il n’y peut atteindre, conformément aux exigences de sa nature, qu’en franchissant des étapes successives ; il doit, tout comme le disciple, croire avant de comprendre et cette docilité laborieuse est précisé­ ment la foi (26). 2. Si la foi n’atteignait pas Dieu, elle serait ridicule ; si elle l’atteint en quelque façon, elle se distingue par là de tous les autres modes de connaissance qui n’ont pas prise sur l’incréé (27) ; mais si elle était sans rapport avec aucun d’entre eux, elle cesserait d’être humaine et ne pourrait appartenir à l’homme. L’objet de foi se présente donc d’emblée comme radicalement complexe puisqu'il associe le créé et l’incréé, encore qu’il ne soit pas multiple puisque rien ne fait nombre avec Dieu. Et ceci introduit la considération de la seconde des propriétés de l’objet de foi. A l’opération parfaite­ ment immanente que nous serons conviés' à exercer avec Dieu éternellement, la foi substitue une ébauche qui est simultanément une préparation, une attente et un gage. Il convient que cette ébauche soit aussi semblable que possible au modèle qu’elle a pour fonction d’introduire. L’esprit béatifié n’a pas à sortir de soi pour voir Dieu : il est surélevé en lui-même en sorte que la vision soit pour lui le terme d’une opération immanente, incluse d’une certai­ ne manière dans celle de Dieu. L’esprit qui croit aura-t-il, pour le faire, à sortir de lui-même ? Devra-t-il, pour adhérer à Dieu par la foi, sortir en quelque sorte de Dieu en qui « il a la vie le mouve­ ment et l’être » ? (28) U le faut bien puisqu’encore une fois l’im­ manence pure n’est qu’une limite inaccessible ; mais il convient que l’objet intermédiaire, disons mieux l’objet conjoint, dans lequel Dieu daigne déposer comme une trace de lui-même, amortisse par sa ténuité ontologique l’extériorité qu’il introduit, pour la rendre humaine, dans une activité toute intériorisée par la présence de Dieu dont elle est une saisie simple. L’objet conjoint de la foi n’est en effet jamais une créature (29), c’est une simple proposition ; en d’autres mots c’est un intelligible, qui certes est quelque chose de créé mais qui ri’aura de consistance réelle que dans l’esprit qui le pense. Dieu nous instruit de lui-même par les créatures, mais il est réservé à la révélation qu’il fait explicitement de fournir la trame sur laquelle repose en absolue sécurité l’activité de la foi. L’union que Dieu a conçue entre lui et sa créature est si intime et si parfaite qu’blle ne peut comporter, au titre d’intermédiaire (nous aurons à rectifier ce mot), qu’un quelque chose qui faisant intrin­ sèquement partie de l’opération divine et de l’acte de l’homme, les soude l’un à l’autre et rend le second participant autant qu’il est possible de l’immanence rigoureuse de la première. Ce quelque I 164 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE iy chose c’est, en statut métaphysique, une idée et nous l’appelons dans la théologie de la foi, un article. Nous reviendrons par un autre biais sur la nécessité de l’organisation (30) des articles entre eux ; mais puisqu’ils se présentent comme le point de contact ob­ jectif entre l’intelligence divine et la raison humaine, il est naturel d’examiner ici s’ils ressortissent à l’une et à l’autre conjointement ou bien disjonctivement. Il faut distinguer (31) : certains articles peuvent être démontrés directement, tel par exemple celui qui affirme l’existence de Dieu (32) ; d’autres peuvent être l’objet d’une inférence médiate, ainsi que Dieu soit Créateur (33) ; d’autres enfin sont par nature abso­ lument inaccessibles aux prises de la raison humaine aussi bien au point de vue du fait affirmé qu’à celui de son explication : ainsi le mystère de la Sainte Trinité (34). Qu’il existe des articles de la troisième catégorie c’est ce que suffit à établir l’exemple indiqué, c’est ce qui résulte d’autre part du rôle général dévolu à la foi et dont nous venons de traiter : elle cesserait d’être une pédagogie divine si elle ne faisait que confirmer des vérités faisant partie du champ d’exploration humain, et c’est pourquoi ces articles de la troi­ sième catégorie (intrinsèquement indémontrables) constituent l’ob­ jet de la foi proprement dit (35). Quant aux articles des deux pre­ mières catégories, il est assez naturel de penser que seuls font partie de l’objet de foi pour tel fidèle ceux d’entre eux qui sont pour lui indémontrables ; l’évidence ou la démonstrabilité, en effet, excluent la foi : voyons rapidement comment (36). Si, comme nous l’avons ci-dessus indiqué, on désigne par le mot foi l’état d’esprit de celui qui, n’ayant à sa disposition ni évidence ni démonstrabilité, doit, pour accéder au vrai, se fier à un témoignage extérieur, il semble assez clair que vision ou science (37) excluent la foi. Notons cepen­ dant qu’il n’y a pas opposition quant au résultat mais seulement quant à la manière de le produire. Le témoignage porté sur une pro­ position vraie continue d’être tenu pour vrai si la proposition vient à être connue intrinsèquement, — nous voulons dire par évidence ou démonstration —. Ce n’est donc pas ce qui est positif dans la foi qui est incompatible avec la connaissance intrinsèque, et si on ne retenait de la foi que la prise efficace quelle permet sur un objet non adéquatement accessible, il serait tout à fait impossible de la déclarer contradictoire à des modes de connaissance plus par­ faits qu’elle. De ce point de vue, on peut dire tout au plus que lors­ que ceux-ci paraissent, la foi se détruit d’elle-même parce qu’elle devient inutile. D'ailleurs foi et connaissance intrinsèque relèvent, dans le sujet, de dispositions différentes qui, parce qu’elles sont différentes, ne sauraient s’exclure : bien plus, elles se trouvent l'une avec l’autre en une continuité d’autant plus étroite qu’elles H HARMONIE ENTRE LE BUT ET L’OBJET DE LA FOI subissent la régulation intelligible du même objet (38). Mais si l’on veut s’exprimer d’une manière tout à fait précise et désigner par le mot « foi » une connaissance en tant qu’elle demeure extrinsèque à son objet, il est clair que le même objet ne peut être simultané­ ment cru et intrinsèquement connu. Tel est habituellement le point de vue de S. Thomas (36). Cependant la distinction qu’il fait à propos de l’objet de foi (35) peut avoir deux sens. Les articles de la troisième catégorie (intrin­ sèquement indémontrables) sont ceux qui, absolument parlant, constituent l’objet de la foi ; c’est-à-dire que les vérités qu’ils pro­ posent ne peuvent jamais être atteintes par aucun homme autrement que par la foi ; quant aux autres articles, ils sont de foi pour ceux des humains qui ne peuvent accéder à leur démonstration ; et voilà une première manière de comprendre, en quelque sorte en extension. Voici la seconde : les articles intrinsèquement indémontrables étant, absolument parlant, objet de foi pour tel philosophe, les ar­ ticles apodictiquement démontrables, ou terme d’inférence plus ou moins probable constitueront pour ce même philosophe, et en raison inverse de la valeur rationnelle de leurs preuves respectives, un objet de foi relatif : ils relèvent de la foi entendue d’une manière large (39). Quiconque possède actuellement une démonstration de l'existence de Dieu ne peut, en même temps, croire à l’existence de Dieu : voilà ce qu’il faut dire en rigueur de termes ; car « celuilà, à proprement parler, a la foi qui n’a en aucune façon ni l’éviden­ ce ni la démonstration de ce qu’il croit » (40). Mais si l’existence de Dieu, démontrée, ne peut constituer un objet de foi proprement dite, cette vérité est trop haute, trop disproportionnée à l’homme, pour n’être pas éclairée par la foi. même chez le philosophe le plus averti : « en sorte que celui qui en a une certaine intelligence et en quelque manière l’évidence a, par le fait même, une foi beaucoup plus noble que celui qui connaît moins bien cette vérité, du moins si on considère l’échelle absolue des valeurs ». (C’est-à-dire si on ne se place pas formellement au point de vue de la foi) (40). Cette foi, améliorée par une connaissance adéquate antécédente et concomi­ tante, ne pourrait plus s’appeler véritablement foi, à moins de verser dans une élasticité de langage voisine de l’équivoque, s’il n’existait pas d’articles de la troisième catégorie ; ce sont ceux là qui, en exprimant quelque chose du mystère intime de Dieu, ren­ dent possible l'exercice d’un acte parfaitement commun à Dieu et à l’homme, ce qui est tout le dessein de la foi : grâce à eux la foi demeure toujours adéquatement elle-même, encore qu'elle cède la place sur d’autres points à une vue directe. Ce qui, d’ailleurs, est essentiel à la foi, c’est beaucoup plus la disposition à croire que le nombre des choses crues (41) : il suffirait d’un seul article en soi i. _ t V? 1 E 166 adhésion de foi et témoignage IV indémontrable pour que la foi fût sauvegardée et pour qu’elle puisse alors faire bénéficier de sa qualité positive, à savoir d’être partici­ pation de la lumière divine, la connaissance des articles rationnel­ lement démontrés (42). La section B de ce chapitre mise à part, c’est toujours des articles intrinsèquement inaccessibles à la raison qu’il sera question explicitement ou implicitement dans cette étude. Ce sont eux qui constituent l’objet de la foi proprement dite (35), et qui sont requis par l’essence même de celle-ci conformément au 3. On pourrait il est vrai alléguer qu’un objet transcendant ne semble pas requis pour qu’un acte soit exercé en commun par Dieu et par l’homme. Dieu ne connaît-il pas toutes choses ? Ne suffiraitil pas, pour que nous partagions intelligiblement sa vie, que nous connaissions l’une des réalités familières qui nous entourent, à con­ dition de la connaître d’une manière meilleure, comme Dieu la connaît, de la connaître dans la lumière et dans l’acte même de connaissance de Dieu ? N’est-il pas vrai que ceux qui s’aiment sont assez indifférents à ce qu’ils font pourvu cependant qu’ils le fassent de concert ? Perspective apparemment plus facile que l’ar­ due sujétion de la foi ; on souhaiterait ne conserver de celle-ci que l’enrichissement qu’elle est capable d’apporter à l’esprit humain, sans imposer à ce dernier de sortir violemment de son domaine connaturel. Toutes les formes de l’humanisme, qui relèguent la transcendance divine parmi les idoles périmées ou la saluent res­ pectueusement pour en être débarrassées, trouveraient leur expres­ sion précise dans cette hypothèse d’une foi évanescente quant à son contenu proprement surnaturel : foi ne retrouvant de contours nets que dans les aspects incarnés des valeurs capables d’attirer l’esprit et le cœur de l’homme. Mais il est tout à fait impossible de penser comme Dieu pense sans penser Dieu Lui-même, puisque d’ailleurs Dieu ne pense toutes choses qu’en lui-même : le mode est inséparable de l’objet et c’est rigoureusement dans la même mesure qu’on accède à l’un et à l’autre. Il est d’ailleurs d'expérien­ ce courante qu’il est beaucoup plus difficile de penser et d’accom­ plir grandement les petites choses que les grandes, parce que la carence, dans le premier cas, d’une salutaire contrainte objective, laisse peser uniquement sur l’esprit la charge de se hausser audessus de lui-même. C’est donc justement pour nous mieux aider à penser comme il pense et de concert avec lui, que Dieu nous pro­ pose de le penser lui-même. Quoi qu’il puisse paraître c’est plus facile ainsi, parce que plus conforme à un réflexe profond, expres­ sion d’ailleurs d’une loi universelle : ne pas dépenser, pour attein­ dre un but déterminé, plus de forces qu’il n’est requis ; les agents physiques se comportent tous de cette manière et l’homme ne sem- 16 HARMONIE ENTRE LE BUT ET l/oBJET DE LA FOI 167 ble pas poser d'exception, même mentalement, à ce principe de la moindre action. Dieu lui-même le confirme en incluant dans l’éco­ nomie de la foi la contrainte objective du mystère qui repose l’es­ prit en exigeant rigoureusement de lui ce que la divine intention de la foi avait précisément en vue, rien de plus, rien de moins : c’est cette parfaite proportion entre l’objet et la fin qui fait l’action juste et aisée. Ainsi la foi se trouve-t-elle intégrée à l’ordre que le cro­ yant peut découvrir et contempler dans l’univers : comme déjà le notait Pascal, quoiqu’à un autre point de vue, c’est le mystère qui est cohérent (43) parce qu’il est impliqué par la logique de la foi ; et c’est l’absence de mystère qui serait incohérente. Ajoutons que si la transcendance de l’objet proposé ne venait nous rappeler, à l’évidence, combien nous sommes toujours très loin de l’avoir atteint, nous aurions assez tôt fait de croire que nous pouvons communier avec lui à propos de réalités beaucoup plus mo­ destes : notre vue des choses de ce monde, si authentiquement sage soit elle, demeure toujours aussi distante de la sagesse ordon­ natrice de Dieu que la prise intelligible dont nous sommes capables demeure inadéquate à son être. La distension infinie, dont nous avons parlé ci-dessus à propos de l’objet de foi, se présentait comme le corollaire de sa mystérieuse finalité ; nous découvrons mainte­ nant qu'elle est indicatrice d’une distension homologue qui nous échapperait plus facilement : celle du mode, celle qui demeure en­ tre l’acte de penser du croyant et l’acte du Penser divin. Nous au­ rons à revenir longuement sur cette intime connexion entre l’objet et le mode ; elle est caractéristique de la foi parce que la foi atteint Dieu : or c'est le même Dieu Vérité qui règle, comme principe, le mode de la connaissance de foi et qui, comme terme en mesure l'objet. Notons simplement pour le moment que l’acte de foi har­ monise, malgré leur écart, les deux modes humain et divin de l'ac­ tivité intelligible ; et que, semblablement, l’objet de la foi est un dans sa distension intime : ni Dieu, ni un énoncé au sujet de Dieu, mais Dieu se révélant dans un énoncé accessible au fidèle. 4. Nous aurions d’ailleurs pu présenter ces remarques comme un commentaire de la célèbre définition dont il convient de dire main­ tenant quelques mots (44). « La foi est la substance des choses es­ pérées, l’assurance des choses invisibles. » Le mot « substantia » est difficile à interpréter : ce n’est pas le seul cas où il ait donné lieu à des équivoques ; commençons donc par le second membre de la phrase qui est tout à fait clair et qui de plus nous présente en propre l’objet de la foi : ce sont les choses que nous ne voyons pas, et l’allusion à l’espérance suffit à montrer qu’il ne s’agit pas ici de n’importe lesquelles (45). Quant à la foi, elle se présente comme KF & I 16S ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV leur n argument » ; ce mot qui a conservé le sens du grec signifie en trançais : i. raisons en faveur de 2. démonstration 3. structure d’un discours qui sans être démonstratif atteint cependant au pro­ bable (46). Comme il est d’ailleurs clair qu'il ne peut s’agir de dé­ montrer l’objet de foi, supposé invisible, il faut entendre que la foi joue, par rapport aux choses invisibles, le même rôle que la dé­ monstration vis-à-vis des choses démontrables (47) : elle les fait connaître, d’une connaissance conforme à leur nature, et de là vient qu’on peut traduire « argumentum » par « assurance » ou « conviction » : tel est en effet le fruit normal d’un argument bien conduit. De cette rapide exégèse résultent trois conséquences à peu près évidentes qu’il sera cependant bon de signaler : la foi se dis­ tingue de la science parce que son objet est invisible (4S), c’est-àdire inaccessible à la connaissance naturelle (49). En second lieu, la foi faisant fonction de démonstration aboutit donc à la certitude, et ceci la distingue de l’opinion (50). Enfin, en raison des fréquen­ tes erreurs faites à ce sujet, insistons sur le caractère intellectuel de la foi, si nettement indiqué par le mot « argumentum ». Nous avons déjà rencontré ce point au livre de l’Ecriture (51). Ajoutons que l’opposition établie par S. Paul entre foi et vision (52) montre bien qu’il s'agit de deux modes d’appréhension du même genre : deux régimes différents ne deviennent contraires, et partant exclusifs l’un de l’autre, que s’ils concernent la même faculté ; or le mot « eidos » (53) désigne en propre ce qui, dans une réalité limitée, est objet d’intelligence soit immanent soit séparable. Ce même caractère intellectuel est suggéré, positivement cette fois, par l’affirmation de la continuité en fonction de laquelle la distinction précédente pre­ nait son sens. « Maintenant je connais partiellement, alors je connaî­ trai comme je suis connu. Présentement donc demeurent ces trois choses : la foi, l'espérance, la charité ; mais la plus grande des trois c’est la charité » (54). 11 s’agit bien, maintenant comme plus tard, de connaître, et comme ceci n’est imputable ni à l’espérance ni à la charité, il faut bien que ce soit à la foi maintenant, à la vision plus tard. Citons également à ce propos un passage du serment ami moderniste « Je tiens pour très certain et je professe sincère­ ment que la foi n’est pas un sentiment aveugle de religion jailli d'un subconscient obscur sous l'influence du cœur et par l’inflé­ chissement de la volonté mue par des raisons d’ordre moral, mais qu’elle est un véritable assentiment de l’intelligence à une vérité reçue du dehors et par ouï dire ; un assentiment par lequel nous cro­ yons vrai, de par l’autorité du Dieu souverainement véridique, tout ce qui a été dit, témoigné, révélé, par ce Dieu personnel notre Créa­ teur et Seigneur. » (55) Revenons à la première partie de la définition, dont la seconde harmonie entre le but .et l’objet de la foi %a peut d’ailleurs n’être qu’un doublet. « Espérées » répond « invisibles » : la désignation s’effectue ici par mode de finalité, mais il s’agit bien de la même réalité : ce qui indique clairement, comme déjà nous l’avons plusieurs fois fait pressentir, que la foi, étant une vertu théologale, sa fin (56) et son objet coïncident. Le mot « subs­ tance » répond au mot « argument » ; il peut s’entendre de plusieurs façons : on l’a même traduit par « attente » ce qui est effectivement l'un des sens possibles, se situant d’ailleurs bien dans la perspective évoquée par l’espérance ; mais l’interprétation ordinaire, celle des Pères grecs notamment, oscille autour de l’acception la plus obvie : la substance est par excellence le quelque chose qui existe et en quoi trouve consistance toute existence accidentelle ; la foi c’est ce qui donne leur réalité dans l’âme chrétienne, aux choses espérées, à savoir Dieu premièrement (57), et par voie de conséquence, tout ce qui découle de sa possession. Ceci peut d’ailleurs s’entendre de la vie présente envisagée en elle-même ou bien en tant qu’elle est l’amorce (38) de la vie future, car la foi n’est pas seulement une préparation, elle apporte des arrhes (58). La foi joue, comme nous l’avons vu, le rôle de principe (59), et de même que la con­ naissance des principes d’une discipline assure, en droit, la maî­ trise de celle-ci, la foi contient implicitement la réalisation de tout l’ordre surnaturel ; elle est donc comme la substance à la réalité de laquelle participent tous les éléments de l’organisme du chrétien, et ceci achève de la caractériser, en la distinguant de la foi humaine ou bien d’autres vertus surnaturelles qui, tout en étant ordonnées à la vie éternelle, ne l’inaugurent pas substantiellement. Concluons: que l’on insiste sur la réalité de la foi avec le mot «substantia » ou sur son caractère intellectuel avec le mot « argumentum », l’objet en est Dieu, principe et terme de la vie surnaturelle en ce monde comme en l'autre : Dieu et non pas un énoncé, et de là résulte l’écart infini que la foi doit recouvrir comme nous l’avions reconnu a priori. i. ■ W ‘ ** ‘Jl i-ΜΊ W. y 5. La foi met donc en œuvre trois éléments que nous allons nous efforcer de situer par rapport les uns aux autres aussi claire­ ment que possible : Dieu, en tant qu’il révèle son mystère ; l’é­ noncé révélé que nous appellerons indifféremment proposition de foi, article de foi, dogme et qu’à l’occasion nous désignerons par P afin d’abréger ; le croyant, ou d’une manière plus précise, puis­ que nous traitons dans ce chapitre de l’aspect intellectuel de la foi, l’esprit du croyant (60). Il ne sera pas inutile, avant d’analyser et de distinguer, de redire que 1’« objet de foi » est constitué con­ jointement par Dieu se révélant et par l’article qu’il révèle, avec un ordre cependant qu'il est facile de prévoir. Dieu ne nous propose d’énoncés le concernant que pour que nous le connaissions luimême dans toute la mesure où la chose est possible : telle est la * ii 9 1·%»' * ·ν··< I/O ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV logique élémentaire de toute activité intelligible, « elle s’applique à la foi comme à la science » (6i). L’objet de foi peut être envisagé ou bien en lui-même, et c’est Dieu ; ou bien en tant qu’il fait face au croyant, et c’est L’énoncé (62). Il existe entre ces deux modalités de l’objet de foi une relation semblable à celle de l’être créé à l’être incréé ; et c'est pourquoi S. Thomas, dans les passages où il s’ex­ plique avec détail sur ce point, évite d’attribuer à l’énoncé la quali­ fication d’objet pour la réserver à Dieu qui est, lui, le véritable objet (63) : l’énoncé n’étant qu’un substitut, requis d’ailleurs en structure comme nous y insisterons en traitant de la rationalité de la foi (64). Aussi bien l’objet d'une vertu c’est ce à quoi aboutit et se termine l'acte correspondant. Or il ressort de nos précédents chapitres que l’acte de foi perdrait, en Sagesse divine, sa significa­ tion, s'il n'atteignait pas Dieu; et c’est ce que vient de nous ensei­ gner péremptoirement la plus célèbre des définitions de la foi contenuesdans l’Ecriture. «L’actedu croyant ne se termine pas à l’énoncé mais à la réalité » (65), « la foi ne concerne pas l’énoncé, mais la réalité » (66) et c’est cette réalité qui, à proprement parler constitue I objet de foi (63). Il n’y aura plus d'inconvénient, ceci étant dit, à porter notre attention sur l’énoncé de foi P. P peut être envisagé dans sa double relation à Dieu qui le fonde ou à l’esprit qui y adhère, ce qui en­ traîne deux séries d’acceptions, les premières plus objectives les secondes subjectives ; d’autre part, P prend, dans l’exercice même de l’acte de foi, une portée originale : c’est à ce moment seulement qu’il est cru, et qu’il acquiert sa valeur théologale, en conduisant l’esprit du croyant jusqu’à Dieu, l’objet véritable. Un tableau situera clairement les choses. P dans sa relation à Dieu Acceptions objectives A· Les termes de P ont, P luimême peut avoir, une significa­ tion dans l’ordre naturel. Β· P, pris dans son ensemble, est révélé. 11 soutient avec l’objet divin ou l’un de ses aspects la relation : vérité. c‘ P est objet conjoint ; P prend valeur théologale de par sa liai­ son actuelle avec la Vérité se ré­ vélant et de par sa relation ac­ tuelle avec l’objet révélé. P dans sa relation à l’esprit Acceptions subjectives P est connu matériellement dans ses termes par la seule lumière naturelle. P est croyable, c'est-à-dire qu’il possède intrinsèquement, parce qu’il est révélé, la propriété de pouvoir être cru de foi divine. P est cru de foi divine; il rensei­ gne en quelque façon sur l’ob­ jet divin ; il établit le croyant en communion intelligible avec Dieu se révélant. HARMONIE ENTRE LE BUT ET L OBJET DE LA FOI Les acceptions C, qui prennent toute leur portée dans l’acte de foi exercé, assument les précédentes. Prenons un exemple : P = Dieu est un en trois personnes. Les mots : un, trois, personne, et même le mot Dieu, pourvu qu’on admette la cognoscibilité affirmée par le concile du Vatican (178-188), ont un sens pour la seule raison naturelle, et nous n’en­ tendons pas autre chose en disant que Dieu tient à l’homme un langage humainement accessible ; mais P n’a pas de sens pour qui n’a pas la foi parce que la conjonction des mots qui y figurent exige, pour n’être pas incohérente, que ceux-ci soient formellement extrapolés au delà de leur domaine sémantique connaturel ; l’hom­ me ne peut ni ne doit, au nom de la seule raison, se prêter à pareil­ le opération. Tout autre serait le cas d’une proposition rationnelle­ ment démontrable, comme par exemple : Dieu est éternel parce qu’il est simple (33, 185). a. B· P est contenu dans l’Ecriture implicitement; et, dans l’ensei­ gnement de l’Eglise gardienne et interprète du dépôt révélé, expli­ citement. P est donc révélé par Dieu ; et par suite il peut et doit être l’objet d’un acte de foi divine, acte qui, par cet énoncé, appliquera l’esprit du croyant au mystère trinitaire. Il peut d’ailleurs se faire que, le sens B étant tenu, le sens A se trouve valorisé, et cette valo­ risation s’effectue par ce que les théologiens ont coutume d’appeler « raisons de convenance ». c· Percevoir, de par la lumière qui est en propre la grâce de la foi, que P exprime la réalité d’une manière beaucoup plus adéquate que nous ne pouvons le comprendre explicitement. La proportion entre P et l’objet qu’elle désigne apparaît comme une perspective réelle dans l’évidence actuelle d’une inadéquation. Ou encore : l’intelli­ gence, qui adhère à P aux sens A et B, utilise P pour «tendre vers l’objet» (67) ; P est, dans l’exercice de l’acte de foi, «ouvert» tandis qu’en dehors de cet acte il demeure en quelque sorte fermé, même pour celui qui ayant la vertu de foi, le considère aux sens A et B. Du point de vue proprement théologique auquel nous nous pla­ çons, l’acception C que nous venons de préciser caractérise bien ce qui, dans la foi, est le plus formel et le plus important, mais Vexerrice de l’acte de foi intègre d’autres harmoniques qu’il est indispen­ sable de distinguer ; la certitude que P est effectivement révélé est Ill . «XŸ-iA· I72 ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE IV îi en effet requise d'une manière actuelle, concomitante à l'acte de foi, en sorte que les motifs qui fondent rationnellement cette certitude ne sauraient être tenus pour étrangers à la foi elle-même ; tel est le point de départ de l’analyse apologétique de l’acte de foi. Nous ne la traiterons pas en détail pour elle-même ; mais il est impossible de ne pas indiquer d’une manière précise comment elle se situe en regard de notre enquête, sous peine de ne donner de la foi qu’une description gravement incomplète et par là erronée (68). On peut distinguer différentes incidences dans l’acte par lequel P est cru de foi divine, ou dans la préparation de cet acte. Donnons en tout de suite pour plus de clarté une nomenclature que nous justifierons et expliquerons par la suite : ·· Jugement de crédibilité (69). L'Eglise qui se présente comme le témoin de Dieu (ou dans certains cas exceptionnels, un autre inter­ médiaire se présentant comme mandaté par Dieu) mérite effective­ ment d'être considérée comme parlant au nom de Dieu. En d’autres termes, Dieu a parlé dans telles et telles circonstances. HARMONIE ENTRE LE BUT ET l'objet DE LA FOI >73 précis. Nous reviendrons sur l’équilibre qu’il convient de garder entre ces deux aspects absolument inséparables : on aperçoit tout de suite que si on accorde trop à l’assentiment, on fait de la foi une obéissance aveugle et étroite tout à fait étrangère à la liberté des enfants de Dieu et à la révélation qui leur a été faite de ce qui se passe « chez leur Père » (72) ; tandis que si on résorbe la foi dans l’adhésion, on risque de tomber dans un illuminisme vague et in­ consistant, très contraire à l’humble et reconnaissante soumission que doivent avoir des créatures pour le Maître tout puissant qui a daigné les instruire avec quelque précision de ce qui le concerne luimême (72). Toute équivoque même passagère étant ainsi prévenue touchant l’unité de l’acte de foi, nous devons tout d’abord dire un mot des deux jugements qui le préparent et qui prolongent leur influence au sein même de son exercice. Nous nous référerons en­ core une fois à l’ordre de genèse psychologique parce qu’il est plus facilement accessible, et nous allons nous efforcer d’analyser et de décrire très sommairement les étapes par lesquelles l’incroyant de­ vient croyant (73). I *'· Jugement de crédentité (69). L’énoncé P doit être cru de foi divine puisqu'il est, par l’intermédiaire de l’Eglise, révélé par Dieu. b· Assentiment accordé par l’esprit à P, parce qu’il se présente comme l’expression d’une révélation objective. c· Adhésion accordée par l’esprit à la Vérité première se révélant dans l’énoncé P. Formellement, ce n’est plus P qui est ici envisagé, c’est l’acte même dans lequel la Vérité première se révèle ; mais il se trouve adéquatement désigné (70) par son terme créé qui est P (7>)· Après ce que nous avons dit de l’unité de l’objet de foi, il est à peine besoin d’ajouter que l’assentiment et l’adhésion sont aussi inséparables l’un de l’autre que les deux éléments objectifs auxquels ils répondent respectivement ; et qu’ils soutiennent entre eux, au point de vue de la hiérarchie des valeurs, une relation semblable à celle qui unit les deux composantes de l’objet de foi. L’assentiment est à l’adhésion ce que, proportionnellement, P, objet conjoint, est à Dieu, objet essentiel. P fonde l’assentiment par son contenu in­ telligible (acceptions A, B), tandis qu’il fonde l’adhésion en tant qu'il est le terme d’une relation actuelle à la Vérité première (accep­ tion C), relation qu'à défaut de vocable meilleur on pourrait appe­ ler sa « croyabilité » (761), puisque le mot crédibilité a déjà un sens O U t* ii. CHAPITRE IV I ri ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE ta SECTION B - LA FOI REQUIERT ET INTÈGRE LA démarche rationnelle libre et gratuite QUI LUI PRÉSENTE SON OBJET rd27. CRÉDENTITÉ ET CRÉDIBILITÉ. JUGEMENT DE CRÉDENTITÉ ET JUGEMENT DE CRÉDIBILITÉ : ILS SE DISTINGUENT AU MOINS FORMELLEMENT i. L’accès à Dieu ou conversion peut être considéré comme l’ac­ quisition, par la créature, d’une relation nouvelle qui achève et transpose son assujettissement au Créateur en la liant à Dieu au­ teur de la grâce. Il est un point essentiel qu’il faut tenir présent à l’esprit d’une manière permanente si on ne veut tomber en d’inextri­ cables complications : c’est Dieu qui a l’initiative dans l’ordre de la grâce comme dans celui de l’être. Dieu crée librement, Dieu adopte librement ; la conversion est aussi inintelligible que l’exis­ tence si on fait abstraction, à quelque moment que ce soit, du seul fondement qui les explique l’une et l’autre. On sait que le second Concile d’Orange (74), reprenant et consacrant la doctrine soutenue par S. Augustin contre Pélage, affirme nettement et vigoureuse­ ment que l’emprise divine sur le processus de conversion est à pla­ cer tout à fait au principe de celui-ci : il n’en existe aucune phase au cours de laquelle l’homme laissé à ses seules forces chercherait par tâtonnements rationnels une grâce lente à venir. Dieu est là dès le moment où l’homme se tourne vers lui, fût-ce d’une manière très éloignée et imprécise parce que l’homme ne se convertit que si Dieu lui-même le premier meut vers lui sa créature (75)· Les toutes premières démarches que couronnera la grâce de la foi sont déjà l’objet de la bienveillance divine, et ne trouvent leur efficacité que par un secours gratuitement accordé (76) ; en sorte qu’il ne faut pas comprendre l’initiative de Dieu comme un plan abstrait I 176 ADHESION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV et extrinsèque à l’entendement humain ; elle est au contraire cons­ tamment et intimement présente à l’esprit et au cœur de l’homnie où elle éclaire, opère, inspire : conduisant discrètement, respec­ tueusement, mais infailliblement à la justification et à la gloire. Dieu est au principe de l’accès à la foi comme il se retrouve au terme de son effort, et il serait aussi malaisé de décrire la structure de la terre rationnelle dans laquelle la foi plonge ses racines en négligeant le principe organisateur et unificateur que constituent les racines elles-mêmes, que de comprendre la véritable économie de la foi en faisant abstraction de la vision en laquelle elle s'épa­ nouit normalement. La vocation est une dans la pensée de Dieu : s’il est utile d’en distinguer les étapes avec précision, il faut se garder d'introduire à l’intérieur de chacune d’entre elles des dis­ jonctions abstraites qui en font des tronçons morts parce que la sève de la finalité intelligible n’y circule plus. A cette unité du dessein de la grâce justifiante qui prend l’homme, animal ration­ nel, tel qu’il est, pour le conduire au Dieu béatifiant tel qu’il est, répond d'ailleurs l’unité à la fois métaphysique et psychologique de l’effort humain cherchant et rencontrant son objet avant de se reposer en lui. Le tout premier intérêt désintéressé qui incline l’attention vers ce qui concerne d’une manière éloignée, soit Dieu soit l’engagement vis-à-vis de Lui (77), est déjà, au cœur de l’homme, le germe fragile de l’amour qui, avec la foi, s'appellera charité. La préparation de la foi, vertu de l’intelligence (359) comme nous le savons déjà, est la première conséquence, parti­ cipée par la raison, de cet intérêt dont Dieu est la cause toujours agissante et l’homme le bénéficiaire d’abord inconscient jusqu’au moment où il devient le croyant libre et l’enfant reconnaissant. En un mot la finalité inspiratrice de cette relation que constitue la foi se réfléchit dans l’un et l’autre de ses deux termes : en Dieu elle se nomme vocation active, choix, appel, communication de la grâce et en particulier de la foi, justification, glorification (78) ; dans l’homme c’est la réponse assidûment attentive et généreuse, voire laborieuse, mettant notamment en œuvre pour le service de Dieu tous les instruments rationnels et intelligibles dont nous dis­ posons naturellement. 11 n’est aucun des éléments qui concourent à la genèse de la foi et qui ne soit simultanément justiciable de ces deux aspects d’une même finalité objective : vocation à la foi du côté de Dieu, intention de la foi (77) du côté de l’homme. Etant donc bien entendu que cette finalité nous servira, dans ce qui va suivre, de fil directeur, entrons dans l’analyse des conditionne­ ments rationnels de la foi. Nous nous proposons de justifier l’exis­ tence (79) au moins possible des deux jugements de crédentité et de crédibilité et de préciser a priori comment ils se distinguent ; CRÉDENTITÉ ET CRÉDIBILITÉ 177 puis d'examiner leur nature et d’en déduire comment ils font un et comment ils font deux, en un mot si et comment ils font nombre l'un avec l’autre ; de montrer enfin comment leur réciprocité fonc­ tionnelle constitue à la fois une introduction organique et une image rigoureuse du rôle si important joué par’ l’Eglise dans l'économie intime de la foi. 2. Remarquons tout d’abord que, comme nous l’avons appris au livre de l’Ecriture (80), la communication de la foi s’effectue à un moment précis : en d’autres termes il existe un premier moment à partir duquel le sujet spirituel, capable de la recevoir, possède la foi, tandis qu’avant ce moment il ne la possédait pas (81). L’infu­ sion de la foi constitue une coupure dans le temps ; elle consiste en effet en ceci que le croyant découvre avec certitude que c’est Dieu qui est son propre témoin, tandis que les autres témoignages ne faisaient qu’amener graduellement à celui que Dieu porte sur lui-même (82) ; et c’est assez pour établir entre l’avant de la foi et la foi elle-même une discontinuité qualitative propre non seule­ ment à la distinguer de l’état antérieur d’incroyance, mais encore à caractériser d’une manière précise son instant origine. Notons d’ailleurs que le fait de la production d’un phénomène intrinsè­ quement surnaturel à un moment déterminé n’est pas propre à la foi : la vision béatifique (83), l’incarnation (84), la conversion eu­ charistique en fournissent d’autres exemples. Dans ce dernier cas en particulier, « il existe un premier instant où le corps du Christ est présent, tandis qu’on ne peut assigner de dernier instant à l’existence de la substance du pain » (85). En d’autres termes, lorsque l’opération divine introduit dans la création une dénivella­ tion ontologique nouvelle, l’effet de cette opération fait intrinsèque­ ment partie de l’état nouveau qu’elle crée ; corrélativement, l’instant que nous assignons à l’initiative divine parce > V CRÉDENTITÉ ET CRÉDIBILITÉ 183 ciser de quel sujet il s’agit puisque, de toute évidence, la rectifi­ cation en question atteint, suivant les cas différents, des degrés très divers : l’enfant par exemple n’a pas, quant aux « raisons de croire·», les mêmes exigences que l’homme adulte, fût-ce l’homme adulte qu’il deviendra. On peut résoudre cette difficulté en rédui­ sant la crédibilité à une propriété objective de l’énoncé révélé (112) ; elle est cela incontestablement, mais il est bon de lui assigner un sujet concret dans lequel elle puisse trouver un statut universel et objectif semblable à celui que nous avons reconnu à la crédentité. Ce sujet existe et c’est l’Eglise : il est d’ailleurs très normal que l’Eglise, possédant le dépôt de la foi, possède aussi le dépôt de la crédibilité qui la prépare ; mais tandis que le dépôt de la foi est un patrimoine conservé intact par un soin diligent, le dépôt de la crédibilité consiste en ceci que l’exigence de la raison humaine comme telle étant trop profonde pour être adéquatement décou­ verte par un seul, trop impérieuse pour être mise à sa juste place sans le secours d’une régulation divine, elle ne peut être réalisée que dans une société humaine conduite par l’Esprit de Dieu. La crédibilité n’est pas à proprement parler un dépôt, mais elle est déposée dans l’Eglise qui se trouve ainsi constituée gardienne de l’humaine raison comme elle l’est de la Vérité divine. Les excès opposés et souvent concomitants que, nous l’avons vu (113), le Magistère condamne avec une égale diligence, montrent bien qu’il ne faut rien moins que sa sagesse pour conserver à la crédibilité sa juste amplitude et pour changer en un progrès homogène (114) le renouvellement indéfiniment divers des arguments apologéti­ ques. Les fidèles puiseront, chacun à sa convenance et à sa mesure (115) — et ainsi se réintroduit le relativisme que nous avons cher­ ché à dominer et que l’expérience la plus élémentaire rend indé­ niable —, à cette crédibilité à la fois universelle et concrète déposée dans l’Eglise d’une manière vivante ; lui apporteront en retour la contribution d’exigences aussi différenciées que les personnes qui les éprouvent. C’est donc vers l’Eglise que nous tournerons notre regard si nous voulons assigner un répondant concret à la crédi­ bilité « en soi », nous voulons dire celle que l’on pourrait forger abstraitement en partant de la seule nature des données du pro­ blème : la raison humaine d’une part, Dieu se révélant d’autre part (116). C’est de cette crédibilité-là (117) que nous allons main­ tenant parler, sans exclure bien entendu une référence implicite au cas imparfait mais immédiatement observable que constitue telle conversion individuelle ou telle justification personnelle de la foi. 4. Enonçons à nouveau, en les opposant afin de les mieux dis­ tinguer, les propriétés respectives de la crédibilité et de la créden­ tité : comme il s’agit d’une question de nature, nous pouvons : T ■k WH 1S4 ADHESION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV provisoirement laisser de côté (118) le jugement de crédentité dont nous avons établi l’existence et le jugement de crédibilité qui achève par définition le processus de même nom, mais dont nous ne sa­ vons encore s’il doit être ou non considéré comme distinct du jugement de crédentité. Nous remarquerons tout d’abord, du point de vue naturel, que la crédentité, n’étant qu’une prise de cons­ cience de la lumière de foi, se trouve radicalement dans l’intelli­ gence (128), tout comme la foi s’y trouve absolument ; sans doute la raison n’est pas ici complètement hors de cause mais elle n'in­ tervient que mue par l’intelligence puisque, ainsi que nous l’avons remarqué avec S. Thomas, c’est dans la foi elle-même que le fidèle voit que l'énoncé révélé doit être cru (91-92). La crédibilité au contraire est rationnelle par essence, et tout entière œuvrée par la raison (119) : les perceptions élémentaires requises à tout acte intellectuel humain sont évidemment supposées, mais elles n’ont pas dans le cas de la crédibilité, à être intrinsèquement transposées comme elles le sont par hypothèse dans le cas de la foi et de la crédentité. A ce premier chef de distinction, ajoutons qu’entre la crédibilité et la crédentité se place une option libre sur l’inser­ tion de laquelle nous aurons à revenir, mais que nous devons dès maintenant tenir pour certaine, puisque les erreurs contraires ont été condamnées. Il est intéressant de noter qu’elles sont de deux sortes : les unes font de la foi le corollaire d’une enquête ration­ nelle dont elles exaspèrent la rigueur (120), les autres annihilent la raison devant la grâce de Dieu (121-122) dont elles méconnaissent le respect qu’il a pour l’homme (123) ; en sorte que la liberté de la foi, envisagée à ce premier point de vue (124), est la pierre de touche délicate du juste équilibre que soutiennent entre elles, au cours du processus de conversion, l’aide gratuite de Dieu et la recherche rationnelle de l'homme. Ceci nous amène à exprimer autrement la différence entre les deux jugements qui nous intéres­ sent : au choix libre et de soi définitif par lequel l’homme s’engage répond en effet, de la part de Dieu, la grâce dont la participation intellectuelle est en propre la grâce de la foi ; avec cette réponse divine qui achève définitivement la phase consacrée à la crédibilité coïncide précisément le jugement de crédentité. Ce moment inau­ gure, d’autre part, quant à la présence de la grâce dans le sujet, un état nouveau : on l’appelle l’état « habituel » et on dit, corréla­ tivement, que la foi est un « habitus » (125) pour en exprimer la permanence : tandis que les secours divins précédemment accordés et dits grâces actuelles ne jouissaient pas de ce caractère. On se méprendrait d’ailleurs sur la portée de cette différence en en consi­ dérant seulement l’incidence temporelle ; la grâce habituelle n’est pas identifiable, du point de vue du sujet, à une grâce actuelle (126) qui dure (127) : elle est en lui un principe d’opération nouveau dont CRÉDENTITÉ ET CRÉDIBILITÉ il peut user librement pour atteindre Dieu mais qui, bien entendu, requiert toujours pour son exercice le secours divin dont toute action créée a besoin. Il y a bien là. par rapport à l’état antérieur, une discontinuité spécifique qui, étant en coïncidence temporelle avec le jugement de crédentité, est très capable de le distinguer de la crédibilité, et éventuellement, du jugement de crédibilité. En un mot, la crédibilité et la crédentité sont à la fois échelonnées dans le temps et soudées dans le temps par un acte libre du côté de l’homme et gratuit du côté de Dieu, par la liberté et la surna­ turalité de la foi théologale ; d’autre part, elles relèvent formelle­ ment dans leur exercice de deux fonctions psychologiquement dif­ férentes du sujet spirituel humain (128). Ces différences n’entraî­ nent d’ailleurs nullement une opposition qui se traduirait par une incompatibilité : la crédibilité, dont l’importance est mise en une vive lumière par la conversion d’un adulte, peut demeurer et de­ meure effectivement comme infrastructure de la foi dans tous les cas. D'une part en effet il est non seulement possible mais normal que la raison et l’intelligence fonctionnent de pair, et si la crédi­ bilité n’épuise pas la rationalité de la foi, elle en constitue cepen­ dant un aspect fort important ; d'autre part, du point de vue des objets, il n’y a aucune contradiction entre 1’ « évidence que Dieu a parlé », résultat maximum de la crédibilité, et l’obscurité de ce qu’il a dit, seuil sur lequel s’ouvre la crédentité. Ces deux dispo­ sitions qui relèvent d’ailleurs d’une même finalité, aussi bien dans le dessein gratuit de Dieu que dans le désir diligertt de l’homme, sont donc faites, par là même qu’elles se distinguent, pour s’ajuster l'une à l’autre ; elles sont susceptibles de s’échelonner non plus dans 1’ordre du temps mais dans celui de la valeur et elles enra­ cinent ainsi en terre humaine la foi qui, par son sommet, touche Dieu. Nous ne pouvons conclure de là qu’il existe un jugement de crédibilité réellement distinct du jugement de crédentité. Sans au­ cunement préjuger de cette question, nous introduirons cependant, comme la conclusion naturelle des remarques qui précèdent immé­ diatement, un jugement de crédibilité. Nous venons de voir en effet qu’aussi bien au point de vue de leur nature qu’à celui de leur enchaînement la crédibilité et la crédentité comportent entre elles d'importantes différences, encore qu'elles s’insèrent dans la conti­ nuité objective d'une même finalité. On marquera mieux cette di­ versité en posant provisoirement deux actes, respectivement corré­ latifs de chacun de ces processus, réservant d’ailleurs la question desavoir si la continuité n’exige pas que, réellement ils coïncident. 11 nous suffit donc, pour légitimer le dédoublement que nous pro- ffili 186 « ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE IV posons, de montrer qu’il n’implique pas contradiction. Or, ni la certitude n’entraîne la croyance ni la conviction la persuasion (129) ; nous reviendrons plus loin sur l'importance des dispositions du sujet, lesquelles peuvent effectivement ôter leurs prises aux meil­ leures argumentations, et il est difficile d’expliquer autrement que beaucoup de gens soient intellectuellement convaincus sans par­ venir à la foi : ils ont la crédibilité non la crédentité (130), ce qui confirme pratiquement la possibilité de la distinction que nous proposons. On sait d’autre part que les démons jouissent d’une évidence de crédibilité à laquelle ne peut parvenir aucune intelli­ gence humaine, et que cependant l’accès à la véritable foi leur est absolument interdit (131) ; et ceci établit qu’^n droit ces deux processus sont dissociables encore qu’ils ne le soient pas nécessai­ rement en fait. Toutes ces raisons seraient évidemment sans va­ leur (132) si l'Eglise s’était prononcée sur la question, mais il n’en est rien : nous citerons à ce sujet un amendement qui fut proposé, au concile du Vatican (133), concernant le deuxième paragraphe de la constitution de Fide. L’auteur estimait que « Dans tout ce chapitre on n’a pas suffisamment distingué, ainsi que les scolasti­ ques ont coutume de le faire, un double jugement de crédibilité : savoir un jugement extrinsèque fondé sur les miracles, etc., et un jugement intrinsèque surnaturel et obscur [prenant source] dans la révélation de Dieu. » (134) Mgr Conrad Martin répondit au nom de la Deputatio, dont il était rapporteur pour ce chapitre : « Cet amendement insère dans le texte des éléments bons en eux-mêmes : cependant ils ne se trouvent pas en situation à cet endroit, aussi la Commission a-t-elle estimé que l’amendement doit être exclu. » 035) Au vote> l’amendement fut effectivement exclu ; mais on voit que si on peut tirer de là quelque argument, c’est plutôt en faveur de la distinction de deux jugements de crédibilité (136) qui a été jugée « bonne en elle-même » par l’organe légiférant du Concile. Concluons donc qu'il est possible de distinguer deux jugements, l’un de crédibilité qui synthétise une démarche rationnelle au cours de laquelle l’aide divine est accordée sous forme de stimulation élevante et sporadique (127) ; l’autre de crédentité qui coïncide avec l’infusion de la foi et de la grâce habituelle, dont il participe la surnaturalité, auxquelles il assure en retour une assise rationnelle. Le jugement de crédibilité demeure normalement concomitant au jugement de crédentité lorsque celui-ci est une fois produit (137) ; auparavant, la question reste de savoir s’il lui est antécédent ou simultané, si en d’autres termes on doit voir là deux jugements réellement et concrètement distincts ou bien deux aspects formelle­ ment et abstraitement distincts du même jugement (138). La ré­ ponse qu’il convient de faire est commandée par la nature de la TYPES ET DEGRÉS DE LA CERTITUDE 187 relation que soutiennent entre elles la crédibilité et la crédentité. Or cette relation tient en ceci que la première doit normalement conduire à la seconde : tout se ramène donc à examiner la certitudeévidence (139) de crédibilité à la fois quant à son rôle et quant à sa nature, c’est ce que nous allons faire maintenant. 28. LA CERTITUDE DE CREDIBILITE INSTRUMENTS RATIONNELS PROPRES A L’ANALYSER i. L’assentiment de foi, ne comportant pas évidence intrinsèque, ne saurait être prudemment accordé qu’en vertu d’une connaissance certaine de l’autorité de celui qui en présente l’objet. C’est ainsi que l’homme raisonnable se comporte habituellement et l’« hom­ mage de notre foi doit, nous l’avons vu, être en harmonie avec le vœu de la raison. » (140) Cette certification de l’autorité divine peut être accordée directement par Dieu : c’est ce qui arrive no­ tamment dans la révélation personnelle ou dans l’illumination pro­ phétique (141) ; mais, ces cas exclus, c’est à la raison que l’homme doit s’adresser, puisqu’il n’a pas d’autre recours et que Dieu d’ail­ leurs en dispose ainsi (142). On exprime d’ordinaire cette contribu­ tion rationnelle sous la forme du syllogisme suivant : « Si Dieu révèle l’énoncé P, P doit être cru. Or Dieu révèle P. Donc P doit être cru. » (143) La certitude de la conclusion ne peut évidemment l'emporter sur celle des prémisses. Or la majeure est évidente sous une double condition (144) : il faut d’abord qu’elle puisse avoir un sens réel, ce qui suppose admise l’existence de Dieu ; il faut en second lieu qu’on lui conserve bien sa forme conditionnelle parce qu’indépendamment de la question de savoir si Dieu a effective­ ment révélé dans tel ou tel cas, le fait que Dieu ait révélé n’est évidemment pas inclus dans la démonstration de son existence : celle-ci comporte seulement comme corollaire que Dieu est véridique st il parle. Quant à l’existence de Dieu, elle pourra être connue par la lumière de la raison naturelle (145) en empruntant soit l’une des voies métaphysiques classiques, soit un syllogisme de même structure que le premier : « Nul autre que l’auteur de la nature ne peut agir d’une manière qui dépasse l’ordre de nature. Or je cons­ tate un fait qui dépasse l’ordre de la nature et qui m’est d’ailleurs donné comme réalisé de par Dieu. Donc il existe un auteur de la nature » (146). Il reste à prouver les mineures : celle du premier syllogisme suppose un nouveau recours à la véracité divine, lin témoin, présentant comme signe de l’authenticité de son message un vrai miracle qu’il accomplit au nom de Dieu, c’est Dieu luimême qui tromperait s’il laissait usurper sa puissance par un faux - —· ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE IV 188 témoin. Ces deux conditions essentielles étant supposées remplies, à savoir — nous y insistons — qu'il y ait un vrai miracle accom­ pli au nom de Dieu, l’argumentation est rigoureusement valable et elle a toujours été tenue pour telle par l’Eglise (147) et par ses docteurs (148). Le point délicat est évidemment le discernement (149) du signe vrai ; le détail de cette question nous entraînerait beau­ coup trop loin de notre objet, nous aurons seulement à noter com­ ment elle projette nécessairement quelque chose du relativisme qui lui est inhérent dans la conclusion : « Dieu a révélé ». Ajoutons également qu’on ne doit pas accorder au mot « signe » la signifi­ cation univoque d’un fait physique dépassant l’ordre de la nature: le miracle et la prophétie sont les signes <> type », mais de même que l'on peut connaître Dieu avec certitude aussi bien en découvrant son image dans l’âme raisonnable (150) qu’à partir des créatures inférieures, on peut aussi voir un signe spirituel de la révélation dans le fait que « les chrétiens persévèrent dans la foi au mépris de tout ce qui excite la convoitise du monde » (151 ) ou que « les simples d’esprit, remplis par le don du Saint Esprit, atteignent sou­ dain à une souveraine et diserte sagesse» (152). En un mot, le signe peut être aussi bien intérieur qu’extérieur. 2. Le schème général de la démarche de crédibilité étant ainsi rap­ pelé, il convient de préciser le degré de certitude auquel celle-ci peut atteindre : ce point commande en effet toute justification ra­ tionnelle de la foi et c'est pourquoi le Magistère s'est attaché à donner, en ce qui le concerne, des indications parfaitement nettes. Nous avons à examiner les deux bornes supérieure et inférieure de la certitude de crédibilité, mais il est auparavant indispensable d’expliquer en quel sens la certitude peut comporter le plus et le moins : ensuite seulement il sera possible de comparer entre elles les étapes de la certitude de crédibilité ou de comparer cette derniè­ re avec des certitudes d'un autre type. Or, si l’analyse d’une no­ tion se trouve toujours vivement éclairée par l'examen des varia­ tions dont elle est concrètement susceptible, il faut attendre en re­ tour que le plus ou le moins ne puisse affecter d’une manière pro­ pre un élément quelconque que conformément à sa définition. Rap­ pelons donc que les modalités aussi bien subjectives qu’objectives de la certitude nous ont fait voir en celle-ci la détermination de l’esprit à un parti unique (153) ’· c’est l’exclusion de tout parti con­ traire à celui auquel s’arrête l'esprit, l’exclusion de toute « crainte de l’erreur » (154) qui, en droit et absolument parlant, constitue la certitude. Nous avons vu également que la certitude est le corol­ laire subjectif de l’évidence intrinsèque de l’objet, découverte, soit immédiatement dans la lumière des principes, soit médiatement dans l’enchaînement d’une démonstration. 13 TYPES ET DEGRÉS DE LA CERTITUDE i8g Au premier abord, on n'aperçoit nullement en tout ceci le point d’insertion d'une variation qui seule pourrait permettre de parler de plus ou de moins : la certitude semble être, par définition même, un état du sujet qui exclut tout passage et partant tout degré. Mais la détermination qui est le fondement de la certitude peut être obtenue par deux voies qui, si elles coïncident dans certains cas par leurs résultats objectifs, sont toujours d’une valeur psychologique bien différente : la voie positive consiste à assigner la cause propre, nécessaire et suffisante ; elle seule mérite à proprement parler le nom d’évidence ; elle est en droit indépendante de toute enquête ultérieure et commande par là un assentiment qui se trouve à l’abri de tout retour critique : c’est alors la certitude objective, maxi­ mum, et excluant le plus ou le moins. Mais un tel cas est extrême­ ment rare, et on doit le plus souvent emprunter la voie négative qui consiste en une sorte de démonstration par l’absurde : le parti tenu pour certain se présente alors comme le résidu de l’élimination de tous ceux qui lui sont contraires et qui ont été successivement re­ connus comme impossibles ; et la certitude à laquelle on parvient n’est rigoureuse (155) que si l’examen des clauses contraires a pu être exhaustif ; mais ce cas, très rare, exclu lui aussi, l’assentiment auquel on parvient se rapprochera d’autant plus de la certitude ri­ goureuse que le nombre des partis contraires rejetés sera élevé (156) : c’en est assez pour que le plus et le moins se réintroduisent dans la certitude. On dira que dans ces conditions on devrait parler non pas de certitude mais bien d’opinion, réservant le nom de certitude aux seuls cas qui en vérifient la définition d’une ma­ nière rigoureuse ; mais l’usage prévaut en sens contraire, et c’est lui qu’il faut suivre : le sens commun refuse en effet spontané­ ment de reléguer la certitude dans les seuls domaines de la méta­ physique et de la mathématique, et c’est ce qu’entraînerait l’in­ terprétation stricte de la définition. On parlera donc légitimement de certitude plus ou moins grande chaque fois que, l’évidence n'ayant pu être obtenue ni par une détermination positive se suffi­ sant à elle-même, ni par une analyse négative et exhaustive, les éliminations successives des diverses «craintes d’erreur» (154) viendront accroître la rigueur avec laquelle s’applique la défini­ tion de la certitude. Ajoutons d’ailleurs que si la quantification s’introduit plus naturellement par mode négatif en raison de la définition posée, elle se retrouve équivalemment dans une pré­ sentation positive : lorsque la preuve par la cause propre ne peut être faite, la convergence d’indices seulement probables entraî­ nera un assentiment qui, à partir d’un certain seuil, s’appellera concrètement certitude et qui sera dit alors plus ou moins certain suivant le nombre et la valeur des indices observés. ’■·. ri, -•H O ηίΒ adhésion de foi et témoignage 190 3. De quelque façon qu’on l’envisage, le plus ou moins s’intro­ duit donc dans la certitude à la faveur d’une certaine distension de la relation qui lie le sujet connaissant à l’objet connu. Comme cette distension peut être imputée d’une manière plus particulière soit à l’un soit à l’autre terme de la relation cognitive, il en résul­ tera, touchant la certitude, deux espèces de « plus ou moins ». Il se peut en effet, et c’est le premier cas, que pour des raisons acci­ dentelles et provisoires l’esprit ne puisse accéder à l’évidence po­ sitive qu’il s’efforcera alors de circonscrire par des arguments ou des impossibilités convergents, ou bien que le type de contingence propre au domaine envisagé exclut une pareille évidence positive et définitive : la certitude, supposée acquise, se développera alors d’une manière homogène et extensive à partir du seuil, propre â chaque domaine sémantique, qui la distingue de l’opinion. Il se peut également, et c’est une seconde manière d’envisager la même disproportion, que l’objet que l'on cherche à connaître avec certitu­ de excède par sa nature les prises connaturelles de l’esprit tout en comportant, de soi, la possibilité d’une évidence objective parfaite. Envisagées à ce point de vue, les différentes zones de l’intelligi­ bilité pourraient se classer par la disproportion croissante qu’elles soutiennent avec l’esprit humain ; les plus éloignées étant tout à la fois objectivement les plus certaines parce que la qualité d’évi­ dence qu’elles comportent entraîne que la définition de la certitude peut se vérifier en ce qui les concerne d’une manière parfaite, et subjectivement les moins certaines parce que la stabilité propre à la certitude ne pourra concrètement s’y réaliser que d’une manière très précaire. Il en résulte un autre type de « plus ou moins », en quelque sorte intensif, en ce qui concerne la certitude : il n’est que la transcription quantitative de la hiérarchie qui est corrélative, pour la certitude, de l’échelonnement ontologique auquel elle par­ ticipe. Donnons un exemple de ce second cas de « plus ou moins », en comparant les deux certitudes, métaphysique d’une part, mathé­ matique d’autre part. La première est d’une acquisition plus labo­ rieuse mais elle se présente à l’expérience psychologique élémentaire comme objectivement plus grande, toutes choses égales d’ailleurs, bien entendu. La raison en est simple : le métaphysicien, se pla­ çant au point de vue de l’être, ne laisse rien en dehors de son en­ quête, du moins en droit ; le mathématicien au contraire laisse sys­ tématiquement de côté tout ce qui ne concerne pas formellement le point de vue de la quantité qui est le sien, et la certitude mathé­ matique suppose la même abstraction : elle dérive bien d’une évi­ dence intrinsèque, mais elle ignore tous les chefs de preuve étran­ gers au domaine de la quantité abstraite, comme par exemple l’expérience physique. Aussi la vérification expérimentale d’un théorème, lorsqu’elle se produit, n’apporte-t-elle pas une certitude « TYPES ET DEGRÉS DE LA CERTITUDE Içr plus grande, mais une certitude plus pleine, plus adéquate à un objet dont on avait d’abord envisagé pour elle-même l’incidence abstraite (157) : on v°it donc ici que la certitude mathématique qui est cependant obtenue par voie parfaitement positive ne laisse pas de conserver les traces de la méthode négative à l’emploi de laquelle l’esprit humain est généralement contraint : elle s’accroît qualita­ tivement en annexant l’enquête propre à un autre domaine, à la manière dont une certitude non rigoureuse s’accroît par l’accumula­ tion de chefs de preuve ou de contre-preuves convergentes ; le mécanisme psychologique est ici et là le même, et conforme à la notion de certitude : à mesure que l’on utilise un nombre plus grand de cheminements possibles susceptibles de renseigner sur l’objet, le nombre des cheminements encore non utilisés devient moindre, et avec lui celui des « craintes d’erreurs » (154). En d’autres ter­ mes il existe, relativement à la connaissance d’un même objet par le même sujet, une complémentarité des différents types de savoir qui produit un accroissement qualitatif et intensif de la certitude ; cette complémentarité est toujours susceptible de jouer pour les dis­ ciplines qui, découpant dans l’être un point de vue particulier, sont appelées à se corroborer mutuellement. Tout autre est le cas de la métaphysique dont la « lumière » inclut en droit (158) celle de tout autre type de savoir : il est aussi impossible de compléter la certi­ tude métaphysique par un emprunt extérieur » mérite d'être brièvement commentée ; or elle se retrouve en deux autres passages, d’ailleurs identiques, précédem­ ment cités : « Dieu principe et fin de toutes choses peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine, à partir des choses créées » (178) ; comme la certitude avec laquelle on sait que Dieu a parlé est évidemment au plus égale à celle avec laquelle on connaît son existence, nous serons renseignés par ce second cas sur le maximum que comporte le premier. Notons d'abord qu’il s’agit d’une question de droit concernant les possibi­ lités de l’ordre naturel comme tel, et non d'une détermination concrète de ces possibilités : c’est ce qu’eût l’occasion d’affirmer Mgr Gasser, rapporteur de la Commission pour ce chapitre (17g), et c’est précisément ce qui permet l’inférence faisant passer de 1 existence divine à la révélation divine en ce qui concerne la preuve LA CERTITUDE DE CRÉDIBILITÉ. BORNE SUPERIEURE IÇÇ qu’on peut faire de cette dernière. D’autre part, Mgr Maret ayant présenté un amendement (180) ajoutant aux mots « connue avec certitude » (il s'agit de l’existence de Dieu atteinte par voie natu­ relle) la précision « et démontrée » (1S1 ) ; il fut répondu au nom de la Commission que la nouvelle formule « Dieu principe et fin de toutes choses peut être, par la seule lumière de la raison natu­ relle, connu avec certitude et démontré » « péchait à la fois par défaut et par excès. Par défaut parce qu’elle omettait de mention­ ner les moyens naturels par lesquels l’homme peut naturellement connaître Dieu ; par excès, en ne se bornant pas à dire que Dieu peut être connu avec certitude par la lumière naturelle, mais en­ core que l’existence de Dieu peut être prouvée avec certitude ou en d'autres termes démontrée. Bien que les deux expressions connaî­ tre avec certitude et démontrer soient d’une certaine manière une seule et même chose, la Commission a estimé que l’expression faible devait être retenue de préférence à l’expression forte » (182). L’amendement ne fut pas retenu et c’est la formule faible qui figure dans le schéma D. Le laconisme excessif des comptes rendus de la Commission ne permet pas d’assigner la raison de la préférence affirmée par Mgr Gasser ; mais comme la tendance de ce der­ nier (183), non moins d’ailleurs que celle du Cardinal Franzelin, allait plutôt à accuser vigoureusement les droits de la raison, il est difficile de ne pas rapprocher la préférence pour la formule faible, à laquelle la Commission s’est arrêtée dans la séance du 3 avril 1870 (184), d’une lettre adressée par Mgr Dupanloup au président de la même Commission, en date du 2 avril 1870 (185). On com­ prendra mieux, par cet intéressant document qui exprimait, au sein de l’assemblée conciliaire, une tendance à laquelle le Saint Esprit a fait droit (186), toute la portée du choix de la formule faible. D'ailleurs l’usage courant et le sens commun sont spontanément d’accord avec la plus élémentaire réflexion pour accorder un poids différent aux deux expressions « connaître avec certitude », « dé­ montrer. » Elles sont bien, d’une certaine manière, comme le veut Mgr Gasser « une seule et même chose » parce que d’une part démontrer est une manière de connaître avec certitude, parce que d’autre part la certitude désigne dans un type donné de connaissan­ ce le maximum d’achèvement qui peut, dans certains cas, être ob­ tenu par démonstration. Mais s’il y a équivalence relative, il n’y a pas synonymie : la préférence pour la formule faible serait d’ail­ leurs, dans ce cas, privée de sens. En quoi consiste donc la diffé­ rence ? Tl est d’autant plus urgent de le préciser qu’une formule de Pie X, relative au même objet, associe les deux expressions : « Dieu principe et fin de toutes choses [peut être] par la lumière de la raison naturelle, à partir des choses qui ont été faites (Rom. iViJ- *. · 1 ·- j 200 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV I, 20) à savoir des œuvres visibles de la création, connu avec cer­ titude et même en ce sens démontré, comme la cause [est montrée] par l'effet » (1S7). On pourrait, il est vrai, en s’appuyant précisé­ ment sur la distinction de Mgr Gasser traduire adeo par « et a fortiori», et le sens serait : « Non seulement l’existence de Dieu peut être prouvée avec certitude... mais elle peut même être démon­ trée ». Mais ce serait accorder à l’expression de Pie N un sens majorant par rapport à celui du Concile du Vatican, et pour autant opposé à l’intention expressément signifiée par Mgr Gasser, et ratifiée par le Concile lui-même (186) ; de plus, il resterait à ex­ pliquer, dans cette hypothèse, comment prouver avec certitude et démontrer sont «en un sens une même chose ». Maintenons donc que adeo signifie en conséquence (188) et qu’il faut entendre : « L’existence de Dieu peut être démontrée en ce sens qu’elle peut être connue avec certitude à partir des créatures visibles, comme la cause est connue par l'effet ». Et revenons à notre question : si le mot démontrer ne peut être pris dans un sens plus fort que l’ex­ pression « connaître avec certitude », comment s’en distingue-t-il ? Nous avons déjà dû remarquer, en traitant de la certitude (189) que la comparaison de deux réalités ne saurait être envisagée quant au degré, avant d’avoir précisé la question d’espèce : il importe de faire état, ici encore, de cette vérité élémentaire. La certitude est un état du sujet (190), la démonstration est une structure sé­ mantique objective : voilà la différence radicale dont toutes les au­ tres découlent et dont la méconnaissance donne lieu aux confusions et aux fausses questions. A chaque domaine du savoir correspond en principe un type de démonstration et un type de certitude qui se correspondent eux-mêmes adéquatement : un instant de réflexion le montrera au lecteur sans qu’il soit besoin d’y insister ; et nous pourrions présenter au sujet de la « démonstration » une série de remarques parallèles à celles que nous faisions au sujet de la « cer­ titude » ; elles sont l’une et l’autre, tout comme la vérité dont elles dépendent, de structure analogique (191). En principe le mot « dé­ monstration » n’ajoute donc pas au mot « certitude » un degré qui lui manquerait, il signifie autre chose : telle certitude est ob­ tenue par le moyen de l’évidence et se nomme généralement im­ médiate (192), telle autre est obtenue par démonstration... et on peut préciser par démonstration de tel ou tel type afférent à tel ou tel domaine de la connaissance. Ces certitudes diverses peuvent d’ail­ leurs être comparées entre elles parce qu’elles constituent des états du même sujet ; mais on voit du même coup qu’il ne suffit pas, pour définir une certitude, d’en fixer le degré, il faut encore en pré­ ciser la teneur au moyen de la structure objective dont elle est la conséquence ; en retour, le mot « démonstration » ayant en prin- -.· TM*'·' I» LA CERTITUDE DE CRÉDIBILITÉ, BORNE SUPÉRIEURE 2OT cipe autant de valences que le savoir humain a de branches, on achèvera heureusement de situer telle démonstration sur la carte sémantique en indiquant le degré de certitude qu’elle est capable de développer dans le sujet. Certitude et démonstration sont donc deux termes complémentaires qui sont appelés à se préciser mutuel­ lement. Voilà le principe, et s’il était strictement respecté, la dis­ tinction entre « formule forte et formule faible » n’aurait pas de sens. Mais en fait le mot démonstration est employé dans le langage moderne au sens que lui confèrent les disciplines exactes : il est réservé par l’usage pour désigner de préférence les cas dans les­ quels on tire une conséquence de ses prémisses, un fait d’une hypothèse générale supposée vraie, l’interprétation d'un phéno­ mène d’une loi antérieurement acquise ; en un mot, il y a démons­ tration quand on démontre la propriété par l’essence ou l’effet par la cause, et tel est d’ailleurs le sens principal, originel, indiqué par Aristote. Au contraire le passage inverse, qui consiste à remonter de la propriété à l’essence ou de l’effet à la cause, est désigné de pré­ férence par les vocables preuve, prouver : on prouve par induc­ tion plutôt qu’on ne démontre. Tel est le fait qu’il serait parfaite­ ment chimérique de songer à nier : c’est lui qui explique d’une part la distinction de Mgr Gasser et le choix de la formule faible, d’autre part le sens de la précision apportée par Pie X. Le premier point est évident : il s’agit en effet, en ce qui concerne l’existence de Dieu, de montrer la cause à partir de l’effet (193), et ces sortes d’inférences ne sont jamais réductibles à la démonstration type qui passe au contraire de la cause à l’effet, ne sont donc jamais réductibles à ce que le langage et la problématique modernes appel­ lent tout uniment et univoquement (194) une démonstration, Ce dernier mot évoquait donc un sens trop fort : la prudence du Concile, provoquée par les circonstances (185) et travaillant au service du Saint Esprit, l’a expressément exclu (195). Mais il est clair que « pouvoir connaître Dieu avec certitude... à partir des choses créées » constitue pour le Concile une démarche contrai­ gnante pour l’esprit, ayant une portée universelle parce qu’elle a une valeur métaphysique et objective. Or le risque était d’autant plus grand, pour des esprits modernes, de méconnaître cette portée objective et de méconnaître du même coup le sens véritable de cette affirmation dogmatique, que le mot certitude n’a plus, aussi bien dans l’usage courant que dans l’usage scientifique, qu’une acception subjective (196). Pie X met en garde contre cette inter­ prétation fautive, par deux additions : mention des œuvres visi­ bles, apposition du mot démonstration ; s’il y avait un doute sur la portée de la seconde, il serait suffisamment dissipé par la pre- *%Y 202 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV mière. Œuvres visibles, objet d’expérience commune et universelle ; non pas, comme eût été enclin à comprendre le modernisme : ce que chacun peut observer de la création dans sa propre cons­ cience. Démonstration, c’est-à-dire structure objective et partant intégralement communicable ; et non pas certitude pouvant résul­ ter exclusivement d’une expérience purement personnelle. Pie X a donc simplement restitué un équilibre sémantique qui allait de soi tant qu’on n’avait pas songé à en faire une critique peu judi­ cieuse ; mais on se gardera bien de penser qu’il ait eu dessein d’ajouter ce que précisément le Concile avait entendu exclure. Si, en effet, le mot démonstration précise au sens qu’on vient d’indi­ quer la locution qu’il accompagne, il reçoit en retour de celle-ci une indispensable détermination : il ne s’agit pas de n’importe quel type de démonstration, mais de celui qui consiste à remonter des effets à la cause. Cette clause explicative est tout à fait requise si on veut éviter, en problématique moderne, une fâcheuse équi­ voque ; et il est bien remarquable que, dans la formule de Pie X, elle précède immédiatement le mot demonstrari : dans toute la mesure où l’inférence qui fait passer de l’effet à la cause mérite d’être appelée démonstration (188), on peut et on doit dire que Γ « existence de Dieu peut être démontrée » ; tandis que cette dernière assertion, prise séparément serait moins précise que celle du Concile du Vatican (197). On voit donc que le mot démons­ tration, tel qu’il doit être entendu, n’ajoute substantiellement rien à l’expression à laquelle il est adjoint ; à peine peut-on estimer qu’il l’explicite (198) : il serait plus juste de dire qu’il met en garde, contre une lecture partielle ou partiale, certains esprits par­ ticulièrement pénétrés des tendances idéalistes et subjectivistes de l’époque contemporaine (199). Tout ceci concerne immédiatement la question de l’existence de Dieu, mais éclaire la portée de l'expression « certo cognosci » qui est, comme nous l’avons dit, employée par le Concile au sujet du discernement du miracle (177), et qui intéresse à ce titre la démar­ che de crédibilité. 11 convient de relever, à ce dernier point de vue qui est formellement le nôtre, une incidence de ce même mot «démonstration» dont les remarques de Mgr Gasser non moins que la formule de Pie X nous a imposé l’examen. Il est en effet contraire à la foi de penser que « les catholiques puissent avoir une juste cause pour suspendre leur assentiment et révoquer en doute la foi qu’ils ont reçue sous le magistère de l’Eglise jusqu’à ce qu’ils aient élaboré une démonstration scientifique de la crédi­ bilité et de la vérité de leur foi » (200). La locution « démonstration scientifique » est donc associée à une attitude stigmatisée sous peine d’anathème tandis qu’elle ne figure pas dans la description LA CERTITUDE DE CRÉDIBILITÉ. BORNE SUPÉRIEURE 203 positive de la crédibilité. N’est-ce pas insinuer que l’erreur serait ici d’exiger trop, d’exiger une démonstration scientifique en un cas qui ne le comporte pas ; n’est-ce pas insinuer du même coup que le mot démonstration, qui ne peut être employé en ce qui concerne l’existence de Dieu qu’avec les précisions que nous avons dites, serait tout à fait impropre pour désigner la démarche de crédibilité ? N'allons cependant pas en conclure qu’il faille en­ tendre cette dernière au sens purement subjectif dans lequel le modernisme était enclin à cantonner la « connaissance certaine de l’existence de Dieu ». Nous avons au contraire souligné que la crédibilité a, sous la mouvance de l’Eglise, un statut objectif et universel (201), et nous aurons l’occasion de revenir sur ce point (202) ; il convient d’en tenir compte par une expression appropriée qui prévienne le déséquilibre épistémologique auquel obviait déjà la formule de Pie X ; nous nous arrêterons au mot preuve : il est généralement employé pour désigner la démarche qui remonte de l'effet à la cause (203), surtout lorsque le rapport qui existe entre ces deux éléments n’est pas un lien essentiel : il se trouvera ici particulièrement approprié, puisque l’argument de crédibilité est par nature un signe plutôt qu’un effet de la véracité divine. Ayant ainsi inventorié quelques données positives particulière­ ment précises, demeurons pour un moment en sémantique pure et rattachons à leurs fondements réels les deux termes de la distinc­ tion que nous venons d’introduire, à savoir la démonstration et la preuve. Nous examinons dans ce paragraphe, ne l’oublions pas, les conditions objectives de l’apparaître du signe et les conséquen­ ces qui en résultent en ce qui concerne sa valeur probative : le sujet est bien impliqué, mais en tant qu’il fait face à la réalité, non pas encore dans son intériorité. On peut, dans cette perspec­ tive, dire qu’en intelligibilité humaine la preuve se présente comme une lecture objective du signe, la démonstration comme une lecture objective de la causalité : voilà ce que nous voudrions maintenant préciser et qui achèvera d’ailleurs de situer par rapport l’une à l’autre les deux expressions de Pie X et du Concile du Vatican. La démarche rationnelle qui établit l’existence de Dieu, et a fortiori la démarche de crédibilité rationnelle qui conduit au fait de la révélation, peuvent conclure avec une certitude qui est maximum dans son ordre, mais qui demeure propre au type de connaissance mis en œuvre ici et là, et qui se trouve par le fait même borné supérieurement. Ce type de connaissance doit être nettement dis­ tingué du type analytique qui découvre la propriété dans l’essence ou l’effet dans la cause (204) ; et si on appelle celui-ci démons­ tration (203) un souci élémentaire de précision conduit à réserver au premier le nom de preuve : preuve de l’existence de Dieu, preuve - ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV 204 de crédibilité. .Mais il n’est pas moins souhaitable de préciser et d’exprimer en quoi se distinguent ces deux derniers cas qui, du point de vue de la certitude, sont en droit identiques. Il est clair en effet que la preuve de l’existence de Dieu repose sur la partici­ pation ordonnée ou sur la causalité efficiente (205), tandis que la preuve de crédibilité appartient comme nous l’avons vu au genre signe. Or, malgré leur étroite parenté, causalité et signe ne sau­ raient être confondus : l’homologie de leurs espèces donnerait à le penser, mais elle n’annule pas une différence de nature. Tout signe naturel, et celui-là seul nous intéresse ici (206), relève bien de l’un ou l’autre type de causalité, mais en retour l’effet n’est pas nécessairement signe de la cause qui le produit, ni l’élément d’un ordre nécessairement signe de l’ordre auquel il appartient ; il n’y a signe que dans la mesure où il y a manifestation, c’est-àdire dans la mesure où la structure objective, qu’elle soit efficience, ordre formel ou finalité, se trouve adaptée au sujet qui lit le signe, en l’espèce le sujet humain. Autrement dit, causalité et signe dési­ gnent la même relation objective (207), mais cette relation n’est signe que pour autant qu’elle est polarisée en fonction du sujet humain. C’est ce que, d’ailleurs, le cas qui nous occupe rend plus clair que ne le fait aucun autre. D’une part en effet le signe préter­ naturel est, comme toute réalité créée, produit par Dieu : c’est un effet dont Dieu est la cause, un effet spécial il est vrai, entitativement lié à une motion spéciale ; mais, substantiellement, il n’est pas comme signe autre chose, que ce qu’il est comme effet. D’autre part cette motion divine ne peut être dite spéciale et préternaturelle que parce qu’elle est destinée à découvrir à l’homme des valeurs qui transcendent la nature humaine ; tout comme cet effet en quoi consiste le signe n’est spécial et préternaturel que parce qu’il dé­ passe les possibilités des natures créées. L’élément différentiel qui fait passer de la structure de l’effet divin (ou de la causalité divine) à la structure du signe divin, c’est donc bien la référence à la nature créée, et plus spécialement la référence à la nature humaine : celleci constituant la véritable mesure du signe envisagé dans sa valeur fonctionnelle qui est de signifier (208), tandis que la cause incréée en demeure la mesure en tant qu’il est être. Cela étant, revenons aux deux « preuves » que nous nous pro­ posions de distinguer : preuve de l'existence de Dieu, preuve de crédibilité. La première met en œuvre l’une ou l’autre des formes du principe de causalité, lesquelles ne font qu’expliciter la relation réelle et objective du créé à l’incréé à des points de vue divers : changement, participation, finalité. La seconde, preuve par signe, est un raisonnement par impossible qui a bien pour point de dé­ part le déterminisme et la limitation des natures créées telles qu’elles •J i Λ LA CERTITUDE DE CRÉDIBILITÉ. BORNE SUPÉRIEURE 205 sont en elles-mêmes, mais qui s’adressant à l’homme tel qu’il est, repose en réalité sur la connaissance que l’homme peut avoir ac­ tuellement de la spécificité de l’ordre naturel. On passe donc de la première preuve à la seconde par un glissement de l’objectif vers le subjectif, de l’être en sa réalité à l’être tel qu'il nous est connu en sa détermination, en passant par l'intermédiaire idéal mais inaccessible de l’être tel qu’il est en sa détermination objec­ tive : telle est bien, nous le disions à l’instant, la norme générale du passage de la causalité au signe. Souvenons-nous d’autre part de notre distinction liminaire : la démonstration au sens strict va de l’essence à la propriété, de la cause à l’effet, de ce qui est le plus objectif et le plus caché à ce qui est le plus observable et le plus apparent : tandis que la preuve remonte de l'apparaître qui est toujours en quelque façon subjectif à la réalité objective. Et comme les mots n’abondent pas pour distinguer et désigner d’une manière précise les différentes structures de raisonnement (209), on est conduit à appliquer le couple onomastique démonstrationpreuve au couple preuve par causalité-preuve par signe. Dans cette perspective, et bien que ces deux preuves se distinguent l’une et l’autre de la démonstration prise au sens strict, on dira qu’il y a démonstration (210) de l’existence divine par la causalité et preuve de la crédibilité divine par le signe. La certitude est dans les deux cas la même, du moins quantitativement si on peut parler ainsi : ’ elle conserve cependant ici et là sa nuance propre parce que la causalité joue universellement par rapport à toute la création tandis que le signe découpe en celle-ci des aspects qui stimuleront plus vivement la réflexion humaine ; le signe inclut objectivement la causalité et de là vient, qu’il peut, lorsque celle-ci est mal connue, la suppléer : il n’est pas sans exemple que l’existence de Dieu soit prouvée par signe (211) ; mais la lecture du signe est plus fragile que celle de la causalité, parce qu’elle implique un conditionnement du sujet qui échappe à la régulation immédiate du signe lui-même : et de là vient également que cette même lecture est pour certains spontanée, pour d’autres quasi impossible, suivant à la disposition de chacun ; noos n’avons pas à analyser cette diversité, il nous suffit d’en avoir signalé en passant le point d’insertion. Cfette comparaison entre démonstration et preuve précise le sens de l’as­ sertion que nous avons déjà énoncée et que nous répétons par manière de conclusion : la crédibilité reposant sur une preuve par signe, la certitude de crédibilité n’a pas d’autre borne supérieure que celle qui caractérise la preuve par signe, elle réalise même le maximum dont le genre signe est capable ce qui mérite aux argu­ ments rationnels qui la fondent le nom de « signes très certains » (167). 206 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE iv 2. Nous venons d’examiner l’aspect le plus objectif de la crédibilité rationnelle : statut ontologique du signe d’une part, conditions a priori de l’observation du signe d’autre part, A l’extrême opposé, il y aurait le subjectif pur : psychologie de l’incroyant placé devant un fait préternaturel, curiosité, répugnance... ; nous ne nous en occuperons pas. Mais il y a un niveau intermédiaire où l’analyse fait encore apparaître des normes très précises. Nous savons maintenant que la situation actuelle de l’homme entraîne, en quelque sorte a priori, que la démarche de crédibilité ne peut être qu'une preuve par le signe et non une démonstration par l’essence ; mais il reste à examiner comment cette réduction de la démonstration à la preuve se réalise effectivement dans le sujet spirituel humain, celui-ci étant envisagé universellement dans sa structure quoi qu’il en soit des contingences qui tiennent aux cas individuels. En d’autres termes, la preuve de crédibilité étant une preuve par signe, sa qualification du point de vue de la démonstrabilité résulte à la fois : de l’économie objective du signe considéré en lui-même aussi bien que dans sa valeur fonctionnelle, et c’est ce que nous venons de voir ; mais également de la mise en œuvre du signe par l'observateur, mise en œuvre, en laquelle nous retrou­ verons les deux mêmes aspects fondamentaux du signe bien que leur distinction passe à l’arrière-plan : c’est ce que nous allons maintenant examiner. a. Le Concile du Vatican nous apportera une fois de plus un pré­ cieux appoint. Il porte l’anathème contre quiconque prétendrait que 1’ « assentiment de la foi chrétienne n’est pas libre, mais qu’il est la conséquence nécessaire d’arguments de raison » (212). Cette formule a fait l'objet d’une discussion particulièrement laborieuse puisque la première retouche du schéma C faite par la Commission, et qui fut pour tout le reste acceptée sans discussion par le Concile fut, en ce qui concerne le canon 5. renvoyée à la Commission (213). Voici la seconde rédaction qui différait d’ailleurs peu de la pre­ mière (214) : « Si quelqu’un dit que l’assentiment de foi chrétienne n’est pas libre, mais qu’il est la conséquence d’arguments néces­ saires [qui sont le fruit] de la raison humaine... qu’il soit anathème ». On avait tenu à conserver dans les deux premiers libellés l’expres­ sion «arguments nécessaires» parce qu’elle traduisait le « nôtigenden Grunden » (214) d’Hermès, lequel était, comme on sait, formellement visé par cette condamnation. Mais c’est cette expres­ sion qui, ayant fait l’objet de vives réactions de la part de l’assem­ blée conciliaire, dut être abandonnée. La phrase litigieuse était donc dans les schémas successifs : Pi. La foi par laquelle les chrétiens accordent leur consente- . 'i '.V LA CERTITUDE DE CRÉDIBILITÉ. BORNE SUPÉRIEURE 2O7 ment à la prédication évangélique n'est qu’une persuasion produite par les arguments nécessaires de la science humaine (persuasionem fMcwsarits scientiae humanae argumentis inductam). P2. L’assentiment de foi chrétienne n’est pas libre, mais il est produit par arguments nécessaires de la raison humaine (necessariis humanae rationis argumentis produci). P3. L’assentiment de foi chrétienne n’est pas libre, mais il est produit nécessairement par les arguments de la raison humaine (argumentis rationis humanae necessario produci). Le concile a condamné P3, mais il a nettement refusé de déclarer fausses Pi et P2, malgré les instances de plusieurs pères allemands qui désiraient que l’erreur d’Hermès fut condamnée dans les pro­ pres termes où elle s’exprimait. Il faut, en bonne logique, en conclure que P3 est fausse absolument tandis que Pi et P2 ren­ ferment une part de vérité. Il est faux absolument que l’assenti­ ment de foi soit produit nécessairement, tandis qu’il doit être vrai en quelque façon que l’assentiment de foi est produit par arguments nécessaires- Comme le faisait remarquer Mgr Martin aux pères du concile (215), la nécessité est, de P2 en P3, « reportée sur l’acte », entendons sur le premier acte par lequel le nouveau croyant donne son assentiment : c’est cet acte-là, acte accompli par le sujet, qui ne saurait en aucune façon être rendu nécessaire par ce qui pré­ cède ; tel est le sens de la condamnation de P3. Comment, dans ces conditions, expliquer que les arguments qui préparent l’assen­ timent de foi puissent être nécessaires en quelque façon ? Comment des arguments nécessaires n’entraînent-ils pas nécessairement la conclusion qui leur est liée ? La chose peut paraître singulière, mais il suffit de remarquer que des arguments nécessaires en euxmêmes peuvent ne pas paraître tels. Cependant cette question mé­ rite d’être examinée avec quelque détail ; on gagnera en précision autant qu’en brièveté en rappelant dans ce but la notion intuitive d’implication et les questions de valeur qui y sont attachées. On dit que la proposition p implique la proposition q, ou que la proposition q est impliquée par la proposition p, lorsqu’on peut déduire q de p ; ou autrement dit lorsque q est conséquence de p. Nous n’avons pas à nous étendre ici sur les équivalences de valeur à la faveur desquelles cette notion s’introduit en fait dans toutes les logiques quelles que soient leurs tendances ; nous retenons simplement qu’elle exprime une loi fondamentale de l’intelligence raisonnable et nous allons y reconnaître la structure fondamentale mise en œuvre par la démarche de crédibilité rationnelle. Ajou- 4L’ 2O8 ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE IV tons auparavant que dans une logique aà ueux deux valeurs, et nous avons en vue la logique usuelle pour laquelle toute proposition catégorique est soit vraie, soit fausse, l'implication considérée en elle-même comme structure logique est susceptible de prendre les deux valeurs vrai, faux. L’implication : p ) q ; ce qui se lit : p implique q, ou q est impliquée par p. est fausse lorsque, p étant vraie, q est fausse ; elle est vraie dans tous les autres cas, au nombre de trois, c’est-à-dire : non seule­ ment lorsque p étant vraie, q est également vraie ; mais encore lorsque p étant fausse, q est soit vraie soit fausse : il est bien connu qu’en raisonnant juste à partir d’une hypothèse fausse on peut trouver une conclusion vraie ou une conclusion fausse. Cela étant, posons d’abord pour simplifier : p = le signe préternaturel que je suis à même d’observer est vraiment préternaturel : c’est un vrai miracle, dépassant les possi­ bilités de l’ordre naturel, et non un phénomène encore inconnu (mais distinct en toute hypothèse d’une supercherie) (148) ; c’est une vraie prophétie ayant pour objet un futur contingent et non un effet objectivement inclus dans un complexe causal dont une intelligence créée peut faire l’analyse q = l’auteur du prodige préternaturel affirme : « Le message que j’annonce vient de Dieu... » La structure du raisonnement de la crédibilité est alors la suivante : a Toute connexion qui est, dans son essence même, référée à Dieu en tant qu’il est véridique est vraie Or l’implication p ) q est dans son essence même référée à Dieu en tant qu’il est véridique . c Donc l’implication p ) q est vraie a p ) q est vraie 11 )b Or p est vraie ( c Donc q est vraie (216) Il est à peine besoin de reprendre chacun des éléments ; nous nous contenterons d'examiner Ib qui est le nœud de tout l’argu­ ment : aussi est-ce la manière, immédiate ou médiate, dont p est connue, qui commande la qualification épistémologique de la preuve par signe. Nous supposons tout d’abord que p non seule­ ment est vraie mais qu’elle est évidente. Nous reviendrons plus loin (217) sur le sens qu’il convient d’accorder à ce mot selon qu’on LA CERTITUDE DE CRÉDIBILITÉ. BORNE SUPÉRIEURE 209 l’applique à la crédibilité prise en ses différents états ; nous lui donnons ici sa signification la plus ample : évidence objective et évidence subjective ; non seulement le signe se trouve « mis en évidence » par sa rareté, mais la connaissance du signe telle qu’elle est dans le sujet mérite le nom d’évidence parce qu’elle repose sur une immédiation intelligible. Dans ces conditions, il est donné comme un fait physique que Dieu est l’auteur du signe préter­ naturel autrement dit que Dieu soutient l’action du thaumaturge ou du prophète en tant qu’elle produit le signe préternaturel ; mais cette action est entitativement identique, soit qu’elle produise le signe soit qu’elle porte le témoignage, puisque ce sont là les deux faces d'un même acte ; l’auteur du prodige témoigne et opère : verbe et œuvre sont en concomitance ontologiquement sinon temporellement. En sorte que signe et témoignage sont entitativement référés à la même action divine ; mais de plus Dieu est pris à témoin de cette connexion : le signe opéré au nom de Dieu étant le critère donné par Dieu du témoignage annoncé au nom de Dieu. Dieu est donc auteur et témoin de cette connexion : celle-ci est bien référée à Dieu parce qu’il en est l’auteur, à Dieu en tant que véri­ dique parce qu’il en est le témoin. Dès lors l’enchaînement précé­ dent entraîne nécessairement la conclusion : q est vraie ; c’est-àdire, ainsi que nous l’expliciterons un peu plus loin, qu’il entraîne l’obligation de croire : « ex necessariis argumentis » est donc equi­ valent à « necessario produci », c’est précisément ce qu’il fallait éviter. Il y a bien une seconde hypothèse compatible avec ce sché­ ma, celle qui consiste à supposer que p est fausse : alors p ) q n’est plus nécessairement vraie, et il en va de même de q qui peut être vraie ou fausse. Ces deux derniers cas sont d’ailleurs possibles : le signe non véritable, pourvu bien entendu qu'il ne soit pas ac­ compli dans l’intention de tromper, peut très bien être lui aussi accordé par Dieu comme une sorte de charisme, il constitue alors un argument probable en faveur de la qualité de celui qui en est l’auteur : mais il peut aussi résulter uniquement de capacités natu­ relles plus grandes que celles du commun des hommes et être mis au service du mensonge. Cela a l’intérêt de nous montrer que la structure abstraite de l’implication est de tout point applicable à notre cas. mais cela aussi achève d’établir que le schéma précé­ dent n’est pas adéquat. b. Il suffit d'ailleurs pour le rectifier de recourir à la plus élé­ mentaire expérience ; ce n’est pas en fait de la proposition p que part celui qui cherche la foi, mais bien de : p’ = le signe préternaturel que je suie à même d’observer nie paraît vraiment prénaturel. 14 F 210 ADHÉSION' DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV Il va de soi que j'ai mis en œuvre pour m’en rendre compte tous les moyens dont je dispose ; autrement dit le mot paraître doit être pris ici dans un sens très fort : il s’agit de l’apparaître du phénomène tel qu’une enquête soigneuse le détermine et non pas d’une opinion sans fondement critique. Il convient même d’ajouter, conformément d’ailleurs au point de vue plus psychologique qui commande ce paragraphe, que cette enquête aura été non seule­ ment soigneuse, mais soutenue par un intérêt exceptionnel juste­ ment et lucidement passionné. Du résultat dépend l’engagement de toute ma vie, et c’est spontanément par tout moi-même que je chercherai une réponse dont j’ignore la teneur mais dont je sais bien qu’elle s’adressera à tout moi-même. Cette entièreté au ser­ vice de la recherche aura pour effet de rendre celle-ci plus exi­ geante, mais elle introduit en outre par une continuité toute natu­ relle une semblable entièreté de détermination (218) au moment même où la recherche se clôt. C’est dire que la vérité de p’ me fait connaître avec certitude la vérité de p ; nous l’avions déjà noté un peu plus haut, nous soulignons maintenant que cette liai­ son découverte sous la pression d’une nécessité vitale ne prend sa valeur déterminante que par relation à la fin humaine actuellement consciente et agissante. Mais si, du fait que p’ est vraie (même en un sens large évi­ dente) (217), et tenue pour telle avec certitude, on peut inférer que p est vraie et la tenir pour telle avec certitude : on ne saurait poser que la connaissance certaine de p' entraîne, pour celle de p, l'immédiation intelligible dont nous parlions un peu plus haut. En d’autres termes, il y a, de p’ à p, une inférence qui vaut du point de vue de la certitude, parce que la certitude est un état du sujet qui demeure homogène malgré la diversité de ses causes possi­ bles ; mais il n'y a pas. de p’ à p. implication au sens de consecu­ tion nécessaire défini plus haut : le certain, en effet, n'entraîne pas le nécessaire, encore que l’inverse ait lieu. Ainsi s’introduit, au principe même de la démarche, la disjonction fondamentale que nous retrouverons à chacune de ses étapes et que le Concile du Vatican nous invite à découvrir à son terme. La proposition p est bien objectivement vraie ; elle constitue même un argument néces­ saire, puisque prise en elle-même elle est normalement le principe d’un enchaînement nécessaire, celui que nous venons justement de décrire entre p et q. La proposition est expérimentalement vraie : elle est nécessaire parce qu’elle conclut un ensemble d’observations qui sont pour moi nécessitantes. Mais entre ces deux propositions, vraies à des titres divers, nécessaires à des titres divers, le lien n'est pas nécessaire ; la qualification des éléments n’entraîne pas celle n LA CERTITUDE DE CRÉDIBILITÉ. BORNE SUPÉRIEURE 21 I de leur connexion : « ex necessariis argumentis » n’entraîne pas „ necessario produci » ; les arguments nécessaires ne comportent pas de consécution nécessaire, parce qu’ils ne sont pas coordonnés de telle manière que leur ensemble ait la forme d’une démonstra­ tion, parce que la démarche de crédibilité réelle, celle dont parle le Concile, répugne dès son principe à la forme démonstrative. Nous ne faisons d’ailleurs que retrouver à un point de vue plus psychologique et subjectif les considérations que nous a dictées l’étude de la nature du signe (219). La proposition p pose une défi­ nition du signe prise en fonction de l’ordre objectif : définition in­ trinsèque qui exprime l’essence même du signe. La proposition p’ implique une notion du signe fondée sur l’ordre de l’observation ; le signe est caractérisé d’une manière extrinsèque par la démarche qu’il permet d’effectuer : rejoindre la cause, mais seulement au travers de l’effet, rejoindre l’essence, mais seulement dans une pro­ priété. Ce passage de l’intériorité à l’extériorité, quant à la visuali­ sation du signe, en modifie naturellement la qualification séman­ tique : le signe ne peut être connu en lui-même d’une manière également nécessaire dans les deux cas : il démontre dans le pre­ mier cas, tandis qu’il prouve seulement dans le second (203). C’est cette nuance fort importante que nous exprimons en disant que la visualisation en intériorité atteint au nécessaire, tandis que la visualisation en extériorité ne produit que la certitude (220). Mais poursuivons l’analyse de la démarche de crédibilité réelle, et voyons tout d’abord quelle modification entraîne dans le premier de nos syllogismes, la substitution obligée de p’ à p. Peut-on encore conclure, ainsi qu’il est évidemment essentiel à la preuve ration­ nelle de la crédibilité, que l’implication : p’) q, est vraie ? Et si oui quelle est la qualification épistémologique qui revient à cette inférence ? La première question ne souffre pas de difficulté : l’implication p’) p étant certaine, et l’implication p) q demeurant objectivement nécessaire puisque p est vraie, l’implication résultante p’) q est elle-même certaine et vraie ; mais on ne peut la dire nécessaire, puisque p’) p qui la conditionne n’est pas elle-même nécessaire. L’implication p’) q ne comporte d'ailleurs plus, en tant que connexion, l’élément entitatif simple qui était, comme nous l’avons vu, le véritable medium du syllogisme I ; et il pourrait même paraître que tout le raisonnement croule par la base si on voulait justifier directement l’implication p’) q sans passer par l’inter­ médiaire de p : il n’en est rien cependant, mais il est très instructif d'examiner comment notre raisonnement demeure valide. Ce rai­ sonnement s’exprimerait comme suit : le signe préternaturel que je suis à même d'observer me paraît, après judicieuse et diligente Ύ S' y< ‘^3 212 adhésion de eoi et témoignage IV enquête, vraiment préternaturel. Je puis donc, avec certitude, consi­ dérer ce signe comme un vrai signe que Dieu conjoint exception­ nellement aux paroles de son témoin, pour que je considère ce signe non seulement en lui-même, mais également dans sa fonction de signe vis-à-vis du témoignage ; je peux estimer .que c’est Dieu lui-même qui, du fait qu’il me laisse croire à l'authenticité du signe, se porte garant vis-à-vis de moi de la valeur fonctionnelle du signe. Or l'expression de la valeur fonctionnelle du signe c’est justement l’implication p') q ; c’est donc Dieu qui m’invite à croire avec certitude qu’il se porte garant de l’implication p’) q. Il y a une sorte d'engagement objectif de Dieu : c’est Dieu qui me crée tel que je suis, c'est Dieu qui crée les circonstances dans lesquelles je me trouve, c’est Dieu qui crée en moi l’acte par lequel je découvre dans ces circonstances un signe actuellement significatif ; si, usant de toutes les ressources que Dieu me donne, je me trompe en faisant ainsi, c’est Dieu lui-même qui dispose les choses non certes pour que je me trompe, mais de telle manière que, me conformant à leur ordre autant qu'il est en moi, je suis objectivement trompé. Si j'étais plus intelligent je ne lirais pas un vrai signe là où il n’y a qu'un signe apparent, mais je suis tel que je suis et je ne peux me changer ; Dieu me connaît tel, s’adresse à moi en cet état, e\ il reste que, quoi qu’il en soit de son intention à lui, je me trouve, moi, objectivement induit en erreur... Si donc nous voulons, à partir de là, conclure comme l’exige la crédibilité rationnelle que l’implication p’) q est vraie, la « mineure » dont nous avons besoin pour cela est la suivante : Dieu ne peut permettre que je sois objectivement trompé (148). Or il importe de remarquer que cela n’est pas précisément imputable à la Vérité ou à la véracité divines : Dieu en effet n'est pas responsable d’une erreur qui ne vient pas de lui mais qui procède comme telle de l’inadaptation dont le péché initial a grevé l’intelligence : la Vérité divine n’est pas formelle­ ment mise en échec du fait que la raison humaine, ayant perdu par orgueil la maîtrise de l’ordre naturel, erre quant à la juste déter­ mination des frontières de ce dernier : cela montre simplement que l’ordonnancement originel était si cohérent et si délicat qu’on ne peut fausser l’une de ses pièces sans le rendre radicalement inapte à la fonction qui lui était dévolue. L’assertion sous-jacente n’est donc pas : Dieu est véridique et tous les êtres créés par lui doivent être inclinés à la vérité conformément à leur nature ; car, à ce point de vue, la véracité divine est tellement compatible avec mon erreur qu’elle en est actuellement l’implacable mesure ; l’assertion impliquée dans notre mineure est la suivante : Dieu me doit la vérité maintenant, dans les conditions où je me trouve : alors, mais alors seulement, il ne peut pas permettre que je sois objectivement induit en erreur. LA CERTITUDE DE CRÉDIBILITÉ, BORNE SUPÉRIEURE Mais alors, pourquoi Dieu me doit-il la vérité hic et nunc ? Sur quoi repose cette indispensable hypothèse qui ne découle nulle­ ment de la véracité divine considérée en elle-même et absolument ? Elle repose tout simplement sur le fait que Dieu s’intéresse à moi, fait dont je trouve la preuve la plus persuasive en ceci que je m'in­ téresse à ce qui le concerne. J’avais jusqu’alors laissé de côté la crédibilité et le préternaturel, ou bien je ne les avais envisagés que comme des objets de curiosité semblables à beaucoup d’autres ; mais j’éprouve maintenant à leur endroit un intérêt efficace du fait que, sans peut-être me l’avouer bien nettement, je les ai mis en rapport avec ma fin ultime (221). Or il suffit de croire que Dieu existe et qu’il est créateur pour que cet « intérêt » nouveau dont la constatation est parfaitement objective (222) doive lui être rap­ porté. C’est ce que j’exprimerai en disant que Dieu me meut (223), ou en langage plus psychologique, que Dieu s’intéresse à moi, que Dieu se tourne vers moi (224). Dieu aurait pu être indifférent, et me laisser errer sans que son intangible Vérité en souffrît aucune atteinte ; mais il n’en est pas ainsi : Dieu est accueillant ; je ne suis pas encore fondé à dire qu’il est bienveillant, mais je ne puis nier qu’il me considère tel que je suis : je dois, à partir de ce pre­ mier intérêt que Dieu suscite en moi pour ce qui le concerne, con­ clure avec certitude qu’il considère, ainsi que je le souhaite, comme point de départ de mes rapports possibles avec lui, l’état dans lequel je me trouve maintenant et non l’état dans lequel je devrais être conformément à ma nature (225). L’indice qui m’est donné est en lui-même d’une consistance insignifiante : une préoccupation lé­ gèrement dominante, un peu plus consciente ou un peu moins inexplicable que d’autres ; mais cet indice prend, à la moindre ré­ flexion, une portée considérable. Si Dieu sanctionne l’état dans lequel je me trouve, c’est-à-dire les possibilités qui sont actuelle­ ment miennes, en me donnant l’inclination de rechercher la vérité, il ne peut sans une incohérence bien peu conforme à sa Sagesse, permettre que je sois induit en erreur au moment décisif où je vais découvrir cette vérité. L’indifférence divine, pourvu qu’elle soit absolue, a pour elle une logique inattaquable qui n'est ni sans gran­ deur ni indigne de Dieu, mais une indifférence partielle ou spora­ dique est tout à fait inacceptable. Dans ces conditions, il est vrai que Dieu me doit la vérité ; je suis certain qu’il en est ainsi puisque Dieu me signifie objectivement qu’il veut qu’il en soit ainsi. Il est vrai en conséquence que Dieu ne peut pas permettre que je sois objectivement induit en erreur (226). Il est donc vrai enfin que je dois accorder au signe toute l’amplitude de la valeur fonctionnelle qu’il possède par nature, c’est-à-dire que je dois poser comme vraie l’implication p’) q. U est assez malaisé de récapituler en un • 1 ■! '» S ;» : il pouvait alors, mais alors seulement, com­ parer la démonstration de crédibilité à une démonstration scienti­ fique en prenant ici et là le mot démonstration au même sens qu’on pense être le sens fort. Mais pareille imprécision n’est guère dans la manière de S. Thomas : elle montrerait à tout le moins qu'il n'éprouve pas le besoin ou ne juge pas utile de serrer de très près une notion qui est loin d’avoir pour lui, et moins encore pour ses contemporains (68), l’importance que devait lui accorder la théologie moderne. Il signale en passant un rapprochement sug­ gestif, mais il néglige d’entrer dans la précision formelle qui eût été indispensable pour en faire une analogie véritable. Peut-on dans ces conditions attribuer au mot démonstration une portée rigou­ reuse qui contrasterait singulièrement avec la teneur du contexte ? Ne convient-il pas plutôt de lire le texte tel qu’il est écrit, et de situer en conséquence par rapport l’une à l’autre les valeurs sé­ mantiques des deux incidences du mot démonstration ? Telle sera notre seconde hypothèse. La foi, et il s’agit de la foi théologale en elle-même, est alors comparée à la science : c’est un argument classique en théologie médiévale et qui est d’ailleurs parfaitement légitime puisque foi et science comportent l'une et l’autre certitude absolue ; mais il faut ajouter que la foi se distingue de la science par l’absence d'évidence (271). La similitude indiquée est donc à prendre du premier point de vue : la certitude que les démonstra­ tions produisent par mode de clarté rationnelle est comme le seuil nécessaire de la connaissance scientifique ; ces démonstrations constituent l’infra-structure d'une évidence qui, une fois conquise, les domine de haut et devient le principe d’une lumineuse certi­ tude ; semblablement il y a un consentement rationnel qui est, en structure humaine, au seuil de la connaissance de foi : la raison doit accepter une certitude intellectuelle qui est. à l’instar de l’évi­ dence scientifique, supra rationnelle ;: et « pour que la raison y V » LA CERTITUDE DE CRÉDIBILITÉ, BORNE INFÉRIEURE soit spontanément consentante, Dieu a voulu joindre À l'aide in­ térieure du Saint Esprit... les miracles et les prophéties. » (170) Les miracles jouent, en regard de la foi possédée par grâce, le même rôle que la démonstration en regard de la science une fois acquise ; ce que l’on compare ici ce n’est pas la production de la certitude, ceci relevait de notre première hypothèse, mais bien l’ajustement d’une certitude essentiellement intellectuelle, acquise ou infuse peu importe, avec une raison toujours quêteuse ; le savoir, même lors­ qu’il s’achève en intuition, conserve toujours des racines en terre rationnelle : la foi, elle aussi, aura les siennes ; c’est bien le même type d’équilibre, si expressif de l’intelligence en sa condition char­ nelle, qui se trouve réalisé ici par le miracle, là par la démonstra­ tion. Cela entraîne-t-il que les miracles s’intégrent dans la certitude de foi comme (à la manière dont) les démonstrations dans la certi­ tude de science ? l’homologie des relations n’est-elle pas compa­ tible avec une diversité des qualifications ? Il faudrait répondre catégoriquement non à la première question et oui à la seconde si on s’en tenait à la formule de S. Thomas telle que les mots sonnent. La foi, en effet, c’est d’elle qu’il s’agit dans notre texte, se distingue de la science par l’absence d’évidence ; d’après cela, la comparaison indiquée, parfaitement valable en ce qui concerne la certitude parce que celle-ci est commune à la foi et à la science, serait à ne pas pendre du point de vue de l’évidence qui les oppose et même les rend incompatibles (36). Mais nous verrons (272) que la foi assume dans une lumière plus haute la valeur probative des arguments de crédibilité : ceux-ci ne cessent jamais d’être le fondement sûr auquel on peut toujours recourir, mais ils deviennent plutôt l’ornement rationnel de la foi, l’irradiation au niveau de l’idée claire d’une lumière qui est précisément trop haute en elle-même pour être perçue telle qu elle est. Et de même que la démonstration scientifique, en demeurant conjointe à l’évidence qui la couronne, étale celle-ci sur une trame réflexive qui la rend consciente ; ainsi le miracle, joint à la foi, permet-il au croyant d’entrer rationnellement dans la certi­ tude qu’il possède : il jette un rayon de clarté sur l’exercice psycho­ logique de la foi, il en montre l’enracinement dans le sujet spirituel humain qui est indissolublement raison et intelligence (128), en un mot il la dé-montre. Que telle soit, selon S. Thomas, la portée du mot démonstration au moins en ce qui concerne l’accès à la foi, c’est ce que confirme le texte que nous citons en note (273). La dé­ monstration y désigne une « persuasion raisonnable » (274) s’oppo­ sant à la contrainte violente ; elle peut consister dans l’accomplis­ sement du miracle, mais elle peut être également une « révélation interne ». Que le « Père ait révélé à S. Pierre que Jésus est le Fils de Dieu » voilà selon S. Thomas une démonstration. Il ne s’agit pas précisément de démontrer au sens moderne de ce mot, mais de mon- •ill Jill -5j Ο ν- ·.·>■ ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV 230 trer à la raison la vérité de la foi et de l’induire à croire sans la violenter : le miracle est un moyen, c’est une «démonstration» (269) de la foi, et la révélation intime est un autre moyen, une autre « démonstration » de la foi, démonstration d ailleurs plus assu­ rée que le miracle (334)- Entre des cheminements aussi divers une seule chose est commune : la certitude raisonnable qui les termine ; et c'est cette chose commune, et elle seule, que peut désigner le nom commun de «démonstration ». La « persuasion raisonnable » peut être obtenue, soit par mode de conviction rationnelle et c'est le miracle, soit d’une manière mystérieusement immédiate et c’est la révélation : dans les deux cas le vœu de l’homme croyant est satisfait, dans les deux cas il y a démonstration, nous dirions vo­ lontiers monstrance, de la foi. Ce serait, on le voit, une grave mé­ prise de réduire ce processus si souple et si riche à l’enchaînement apodictique dont le syllogisme catégorique est la forme achevée. Ajoutons enfin que le mot « démonstration » est à rapprocher du mot « colligere » également employé par S. Thomas (275) : la preuve de crédibilité ne saurait être assimilée à la « colligation » qui est, comme on sait, la démarche prérequise à toute induction ; mais elle consiste à enchaîner des « expériences certaines » (le Con­ cile du Vatican dit des « signes évidents ») : elle est donc certaine, mais on ne peut en conclure, et S. Thomas se garde d’en conclure, qu’elle soit évidente (276). S. Thomas emploie également au sujet de la crédibilité le mot « manifeste ». « Certains indices doivent montrer manifestement que la parole est adressée au nom de Dieu » (277). Il emploie le mèmè mot au sujet des miracles qui « suffisent pour manifester la divinité du Christ » (278), après d’ailleurs s’être posé la question « Les miracles faits par le Christ montrent-ils suffisamment sa divinité ? » On voit donc que les deux mots « manifestare » et «ostendere» semblent être pris ici comme équivalents, ce qui in­ cline à donner au premier un sens très général ; on se souvient d’autre part que S. Thomas précise que cette preuve par les mira­ cles peut très bien devoir sa suffisance à l’accumulation des proba­ bilités sur laquelle elle repose (245). Ajoutons que S. Thomas em­ ploie un vocabulaire équivalent en ce qui concerne la prophétie. Celle-ci est, à l’instar du miracle (27S), un « argument » non pas nécessaire ou évident mais « suffisant » (279) en faveur de la foi ; c’est qu’en effet les futurs contingents sont annoncés par le pro­ phète avec une certitude à laquelle n’atteignent pas les prédictions tirées des causes : on passe donc, d’une manière homogène, d’une certitude à une autre, de la certitude de la prophétie en elle- même à la certitude de la prophétie comme signe. Tout ceci n’introduit pas précisément en climat d’évidence, et la difficulté de discerne- LA CERTITUDE DE CRÉDIBILITÉ, BORNE INFÉRIEURE 231 ment des signes que S. 1 homas ne résoud que par l'intervention « nécessaire » (294-5) de la grâce divine est sans doute l’une des raisons qui lui inspirent la prudence si avisée que nous venons de constater. Il reste bien entendu possible de conserver le mot évi­ dence mais à la condition de lui donner un sens propre adapté au cas de la crédibilité : c’est ce que nous ferons un peu plus loin. J c. Le seul cas dans lequel S. Thomas semble parler, touchant la crédibilité, d’une lumière et partant d’une évidence subjective com­ parable à la lumière naturelle et à l’évidence de démonstration, c’est celui du prophète. La certitude continue d’ailleurs de jouer un rôle prépondérant : il faut que la certitude de crédibilité du pro­ phète soit immédiate et absolue puisqu’elle doit servir de fondement à toute autre certitude de crédibilité (280) ; mais cette certitude résulte d’une lumière intérieure qui peut, pour le prophète lui-même, se suffire entièrement à elle-même sans le secours d’aucun si­ gne (281), et qui mérite par là le nom d’évidence. Le fait que la comparaison de la lumière et des premiers principes ne soit emplo­ yée par S. Thomas que pour le prophète montre bien que, pour lui, les autres cas (c’est-à-dire les cas habituels) ne présentent pas d'évidence proprement dite. Notons enfin que cette saillie de la cer­ titude vers l’évidence résulte parfois de la modalité personnelle qui affecte la démarche de crédibilité : ce qui, par exemple, donne aux miracles du Christ une valeur probante exceptionnelle, c’est sur­ tout qu’ils furent accomplis par un homme Dieu, né d’une vierge, et qu’ils s’adressèrent personnellement aux contemporains du Christ, qu’ils atteignirent et touchèrent tel et tel d’entre eux, au lieu d’être proposés d’une manière en quelque sorte spectaculaire et anonyme ; un grand nombre de Juifs purent dire : ce miracle est pour moi, il aurait pu être pour moi, adressé à moi par le Fils de Dieu ; ils bénéficièrent ainsi en quelque façon de 1’ « evidentia attestantis » dont nous parlions à l’instant à propos du prophète, et l’accumula­ tion de ces cas créa une sorte de climat d’évidence qui rendait plus grave le péché de ceux qui refusaient de croire (282). De telles situa­ tions étant exceptionnelles (283), il faut conclure avec S. Thomas que, de soi, c’est à la certitude que l’on doit, dans la crédibilité comme d’ailleurs dans la foi, accorder la prépondérance sur l’évi­ dence. Mais il s’agit, redisons-le, d’une vraie certitude, excluant la crainte de la vérité du parti contraire, d’une certitude qui est maximum dans son ordre (284) : celui des principes à la fois spé­ culatifs et pratiques qui commandent l’action morale humaine s’ajustant à une foi surnaturelle. Mais à la différence de ce qui se passe dans l’action naturelle, la fin n’est pas ici donnée, même pas intelligiblement, puisque c’est elle qu’il s'agit de prouver. Il en résulte que l’écart entre le fait et le droit, qui entraîne que l’action ' -J ‘fl· H llfii! :· i Λ ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV 232 humaine doit toujours, en quelque façon, réaliser un irrationnel, ne peut être ici réduit, au moins du côté du sujet, par l’influencé d’une fin déjà présente au titre d’objet connu et désiré : la fin surnaturelle n'est pour la crédibilité commençante qu’une hypo­ thèse, et ce n'est pas une hypothèse abstraite qui peut résorber l’irrationnalité de l’action. Il convient donc, après avoir fixé les bornes extrêmes de la certitude de crédibilité, d’en analyser les facteurs déterminants. 30. LES FACTEURS DÉTERMINANTS DE LA CRÉDIBILITÉ ; SIGNE ET MOTION DIVINE. HIÉRARCHIE DE LEURS VALEURS I. En statut épistémologique naturel, la certitude dérive de l’évi­ dence, laquelle est premièrement une certaine manière d’être de l’objet en regard du sujet intelligent, et corrélativement une cer­ taine manière dont l'objet apparaît au sujet (285). Elle est en un mot une relation de l’intelligence à l’intelligible, relation qui se trouve donc modifiée en même temps que l’un ou l’autre de ses deux termes (286). La crédibilité ne comportant qu’une évidence relative, elle atteint une certitude qui dépasse, en droit surnaturel comme en fait, ce qu’aurait permis cette évidence jouant exclusive­ ment avec la lumière et avec les forces naturelles : la certitude que Dieu a parlé n’est pas adéquatement mesurée par l’évidence du même fait, tel est l’irrationnel de la démarche de crédibilité ; nous le retrouverons d’ailleurs dans l’exercice de la foi, et ceci marque, du point de vue qui nous occupe en ce moment, l’enchaînement des deux processus. Cet irrationnel se trouve réduit, par l’action de Dieu lui-même, sur l’intelligence du futur croyant. En quoi nous pouvons distinguer, en liaison avec ce qui précède immédiatement, une double incidence : d’une part cette action divine joue, en cré­ dibilité, un rôle semblable à celui que remplit, dans toute action humaine, la prise intelligible antécédente de la fin, mais toute l’ac­ tivité est ici reportée sur la fin elle-même qui agit dans le secret et à l’insu de celui qui se dirige vers elle ; d’autre part c'est par cette modification de l’intelligence du futur croyant que la crédibilité se trouve, en tant que relation de type intellectuel, transmuée en son fond et rendue objectivement apte à enfanter une certitude dont elle eût été naturellement incapable (287) : la crédibilité rationnelle, en tant qu’elle est une préparation à la foi comporte de cette maniè­ re une évidence qui lui est propre. Ces deux transpositions sont d’ailleurs corrélatives l’une de l’autre, tout comme l’ordre des cau­ ses formelles et efficientes répond à celui des causes finales : l’in- <* «•s» LES FACTEURS DE LA CRÉDIBILITÉ telligencc humaine se trouve modifiée en tant qu’elle est au principe de l’évidence de crédibilité dans la mesure même où l’action sur elle du Dieu qu’elle ignore se substitue à l’initiative qu’implique nor maternent la prise de possession intelligible d’une finalité. C’est maintenant sur cette action de Dieu que nous avons à insister en montrant à quel point elle est requise à la crédibilité et à la certitu­ de de crédibilité. Nous remarquerons tout d’abord avec S. Thomas que les signes si excellents, si « évidents » (288) qu’on les suppose, sont incapa­ bles à eux seuls de produire la foi. L’assentiment de foi comporte en effet une double cause : « Il en est une qui de l’extérieur induit à croire : ce sera par exemple la vue d’un miracle ou l’action per­ suasive de quelqu’un qui pousse à la foi. Ni l’une ni l’autre de ces deux choses n’est une cause suffisante : la preuve en est que parmi ceux qui voient un seul et même miracle et qui entendent la même prédication, il y en a qui croient et il y en a qui ne croient pas. Voilà pourquoi il faut supposer une autre cause, intérieure celle-là, et qui, du dedans porte l’homme à adhérer à ce qui est de foi. Mais cette cause, les Pélagiens en faisaient uniquement le libre arbitre de l’homme ; et c’est pourquoi ils disaient ceci : le commencement de la foi vient de nous, en ce sens qu’il dépend de nous que nous soyons prêts à adhérer à ce qui est de foi ; mais l’achèvement de la foi vient de Dieu parce que c’est lui qui nous propose ce que nous devons croire. Mais tout ceci est faux. En réalité, lorsqu’il adhère à ce qui est de foi, l’homme est élevé au-dessus de sa nature : il faut donc qu’il ait cela en lui par un principe surnaturel qui le meuve du dedans ; et ce principe c’est Dieu. Et voilà comment la foi, quant à cette adhésion qui en est l’acte principal, vient de Dieu qui, par sa grâce, nous meut intérieurement. » (289) Les signes n’aboutissent donc pas sans une motion divine ; et il est assez clair qu’on devait l’attendre ainsi, sous peine de nier la surnaturalité de la foi ; mais il faut ajouter que le signe considé­ ré en lui-même ne peut atteindre sa valeur définitive de signe, c’està-dire remplir adéquatement sa fonction, s’il n’est conjugué à la grâce : c’est qu’en effet les démons peuvent faire de faux miracles «en se servant des causes naturelles comme d’instruments pour produire des effets déterminés » (290), « plus élevés que ne le com­ porterait la causalité naturelle » (290). Ces effets ne sont pas à proprement parler des miracles puisqu’ils poviennent de causes naturelles, mais ils ne laissent pas de provoquer notre étonnement pour une double raison : d’abord ils sont produits d’une manière qui n’est pas la manière habituelle, ensuite les causes naturelles dont ils procèdent participent quelque chose des puissances spirituelles II e n '.Ί T.JR; ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV 234 qui les utilisent. « Par ce second point surtout ces faits merveilleux se rapprochent du miracle » (290). Semblablement les démons font de fausses prophéties : pénétrant l’enchaînement des phénomènes avec plus d’acuité qu’aucune intelligence humaine, ils prédisent certains faits réellement et objectivement contenus dans leurs cau­ ses (291), mais qui paraîtront à l’homme être des futurs contin­ gents (292) relevant de la seule prescience divine (293). Et S. Tho­ mas de conclure que, les démons opérant des prodiges semblables à ceux par lesquels la foi est confirmée, « et de peur que les hom­ mes ainsi abusés croient à un mensonge, il est nécessaire qu’ils soient instruits, par l’aide de la grâce divine, du discernement des esprits (294) ; ainsi est-il écrit : Ne croyez pas à tout esprit, mais voyez par l’épreuve si les esprits sont de Dieu. (I Jo. IV, 1) » (295). On peut rapprocher ces vues de S. Thomas de l’anathème porté par le Concile du Vatican contre ceux qui prétendent « que les mira­ cles ne peuvent jamais être connus avec certitude » (177). S. Thomas ne dit pas que le miracle ne peut être connu avec certitude puisque c’est en vue de ce résultat qu’il estime nécessaire un secours divin spécial ; et le Concile ne dit pas, d’autre pan, que la connaissance certaine du miracle peut être obtenue par les seules ressources de la raison naturelle, tandis qu’il donne expressément cette précision en ce qui concerne l’existence de Dieu (296) : il est tout à fait es­ sentiel de compléter ces points de vue l’un par l’autre. 2. Le signe ne remplit donc son rôle, il n’est vraiment lui-même qu’avec l’aide de Dieu. Mais il convient de préciser davantage : quel est, dans ce couple d’éléments inséparables, le signe, la grâce, celui qui est le plus important ? Nous allons voir, en nous bornant toujours à utiliser les mêmes sources, que c’est le second. Si les signes avaient un rôle prépondérant dans l’acquisition ou la sta­ bilisation de la foi, ils devraient faire l'objet d’une recherche di­ ligente, possible à leur sujet puisqu’ils sont d’essence rationnelle ; or le Concile du Vatican s’est refusé à faire de cette recherche un devoir particulier : le Cardinal Franzelin avait notifié à la Com­ mission que la mise en lumière des motifs de crédibilité n’entraî­ nait pas comme conséquence qu’on fît de leur recherche ou de leur méditation une obligation nouvelle pour tous les fidèles (297). Mgr Amat proposa cependant (29S) qu’une telle prescription fît l’objet d'un nouveau canon complétant la constitution « de Fide », mais l’amendement fut rejeté à l’unanimité (299). D’autre part l’anathè­ me porté contre quiconque dit que « la révélation ne peut pas être rendue croyable par des signes extérieurs et que par suite les hom­ mes doivent (573) être amenés à la foi seulement par l'expérience interne d’un chacun ou bien par inspiration privée » (300) ne signi­ fie pas que la motion divine intérieure qui conduit à la foi ait moins J* ( ES FACTEURS DE LA CRÉDIBILITÉ 235 de valeur que les signes qui l’accompagnent normalement. Cette déclaration, explique encore le Cardinal Franzelin (301), s’oppose À deux erreurs connexes : « négation des motifs externes de crédi­ bilité » (302) ; et par voie de conséquence : (303) («l'économie or­ dinaire de la foi, c’est que les hommes y soient amenés par la seule (303) expérience interne » (304), mais « il n’est pas ici ques­ tion de la grâce intérieure » (305) <« dont la nécessité pour la foi est expliquée [en d’autres lieux] » (306). On veut simplement affir­ mer que l’économie actuelle ordinaire de la genèse de la foi compor­ te la crédibilité externe «« de quelque façon qu’elle soit obtenue, pourvu que celui qui fait acte de foi soit en même temps certain que Dieu a révélé et qu’il croit sur l’autorité de Dieu se révélant » (307). Ce qui, en un mot, est ici condamné, c'est de prétendre que la cer­ titude de crédibilité, d’ailleurs nécessaire, peut être, d'une manière ordinaire (308) obtenue exclusivement (309) par motion intérieure de Dieu : mais rien n’est indiqué de la valeur de cette dernière comparativement à celle des éléments rationnels. Le passage le plus clair sur ce point est le dernier paragraphe de la Constitution de Fide, auquel on voudra bien se reporter (310): « Un secours efficace advient d’ailleurs de la vertu d’en haut à ce témoignage [rendu par l’Eglise en tant qu’elle est motif de crédi­ bilité] » (311). Le schéma C portait <« Et même, un secours plus efficace advient d’ailleurs..., etc... » (312). Mais une assez vive opposition (313) contraignit de retoucher cette formulation ; les objectants, rapporte Mgr Martin, craignaient que « la formule pri­ mitive ne porte à conclure que la grâce intérieure par laquelle Dieu provoque à croire, appartient au même ordre dont relève l’Eglise [en tant qu’elle est un] secours extérieur » (314). Mgr Martin pense que le nouvel énoncé (remplacement de efficacius par efficax et sup­ pression de etiam) donnera satisfaction (315) parce qu’il ««conserve à la grâce interne toute sa dignité » (316) ; il tient d’ailleurs compte d’un autre amendement (317) « en distinguant d’une manière suffi­ sante les secours internes des secours externes » (318). On ne doit donc pas entendre que les motifs rationnels auraient une efficacité propre à laquelle la grâce intérieure apporterait un appoint uti­ le (319) ; elle doit conserver «« toute sa dignité », elle ne s’ajoute pas à quelque chose qui existerait déjà, elle compénètre la rationa­ lité qui en est inséparable ; elle ne rend pas «« plus efficace », parce qu’il n’y aurait sans elle aucune efficacité (320), mais elle est effi­ cace ; et cette efficacité est participée par les instruments ration­ nels qui, par elle et en elle, composent à leur tour la preuve effica­ ce d'une certitude rigoureuse. Cette importance de la grâce inté­ rieure est également indiquée aux deuxième et troisième paragra­ phes de la même Constitution de Fide. « Dieu a voulu joindre à IV ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE 23b l’aide intérieure du Saint Esprit, des arguments extérieurs...» (321); ce sont les signes qui accompagnent Vopéralion intérieure de Dieu (et non l'inverse), simplement pour que << l’hommage de la foi soit en harmonie avec le vœu de la raison » (322). Quant au troisiè­ me paragraphe il est formellement consacré à affirmer la nécessité et la valeur de la motion divine : nous avons déjà indiqué (323) comment la suppression de l'incise du début en renforce le sens. On voit donc, comme on devait bien s’y attendre, que le Concile du Vatican redit en substance ce qu’avait affirmé le Concile d’Orange : c’est Dieu qui donne la foi, c’est lui par conséquent qui a l’initiative tout au long de la démarche qui la prépare ; l’homme doit en établir avec diligence la trame rationnelle, mais en agissant ainsi, non d'ailleurs sans le secours de Dieu, il cons­ truit simplement un cadre d’ailleurs nécessaire, que la motion divi­ ne vient emplir de sa plénitude. Gardons-nous de renverser la perspective en concevant l’action de Dieu comme s’ajoutant à l’œuvre de l'homme. S. Thomas achèverait de nous en détromper : les signes, nous l’avons vu (294), requièrent formellement pour lui l’aide divine afin d’être convenablement discernés ; mais cette aide divine appartient à un autre ordre que les signes, et elle l’emporte sur eux en valeur comme en efficacité. « Celui qui croit a un motif suffisant pour l’induire à croire. Il y est induit en effet par l’autorité d’un en­ seignement divin que des miracles ont confirmé, et qui plus est, par l’inspiration intérieure de Dieu qui lui-même invite à croi­ re » (324). En retour, si le fait de résister à Dieu est un péché, cette résistance est coupable, plus encore parce qu’elle s’oppose à 1’« ins­ tinct intérieur» que parce qu'elle refuse le témoignage des miracles visibles (325). D’ailleurs, cet instinct intérieur devant être compté au nombre des signes donnés par Dieu (326), toute l’excellence du signe se retrouve, par antonomase, dans la meilleure de ses espè­ ces ; en sorte que la grâce intérieure (327) peut suffire sans le si­ gne (328) extérieur, tandis que l’inverse, nous l’avons vu, n’est pas vrai (294). Ajoutons, dans cette même perspective, que si la grâce intérieure peut suffire, il arrive souvent qu’elle suffise en effet (329)· L’un des membres de la Commission demanda que la remarque en fût insérée dans le schéma. « Et Dieu fait souvent que, par la seule illumination de l’esprit, les hommes voient qu’il faut croire » (330). Cette vérité, confirmée d’ailleurs par l’expé­ rience. souligne que le caractère rationnel de la crédibilité tient à une économie de fait : Dieu a voulu des signes, en sorte que la raison pût être « consentante » (331) à l’hommage de la foi, tout en suivant les lois de sa nature ; mais lorsque les exigences criti­ ques s’amortissent, ce qui est d’ailleurs dans la plupart des cas un >· LES FACTEURS DE LA CREDIBILITE 237 mal (33-0> ou lorsque la ferveur intérieure pousse à laisser les si­ gnes de côté, ce qui est un bien (333). Dieu n’impose pas comme un devoir un cheminement qu’il n’avait ménagé que par une miséri­ cordieuse condescendance. 11 a, pour conduire à la foi, des moyens plus cachés mais qui, étant de soi suffisants, ne diminuent en rien l'obligation où se trouve l’homme d’accorder son assentiment. 3. On se souviendra ici avec avantage d’un principe métaphysi­ que souvent appliqué par S. Thomas : lorsque plusieurs agents sont ordonnés à une même fin, leurs actions respectives ne peuvent pas être disjointes les unes des autres : elles sont au contraire coordonnées hiérarchiquement, en telle sorte qu'à l’unité de la fin réponde adéquatement celle de l’efficience qui la réalise. Cette coor­ dination, c’est-â-dire cette intégration commune à un même ordre, ne peut reposer que sur les relations que soutiennent avec la plus haute d’entre elles les autres causes qui lui deviennent par consé­ quent subordonnées ; la cause la plus haute c’est celle qui est le mieux proportionnée à la fin poursuivie, soutenant avec elle une si­ militude plus étroite, et la saisissant intelligiblement lorsque le cas le comporte. Dans celui qui nous occupe, la réflexion critique rationnelle et les secours de la grâce concourent simultanément à l’infusion de la foi : on ne doit donc pas les concevoir comme des causes séparées qui auraient chacune leur contribution distincte dans le résultat final, mais comme des causes s’intégrant ensemble dans l’unité d’un même ordre. Il est dès lors bien clair, a priori, que l’élément dominant doit être le secours de Dieu, 1’« appel inté­ rieur » (vocatio interior) (327), l’« instinct intérieur» (interior ins­ tinctus) (324), parce que d’une part il est avec la foi dans un rap­ port de similitude beaucoup plus étroit qu’aucun élément rationnel, parce que d’autre part il en est une sorte de prémonition intelligi­ ble qui ne cesse de stimuler, d’aiguiser, d’orienter les efforts de la raison (334). Dieu seul comprend ce qu’est la foi ; et il est impossi­ ble de savoir quoi que ce soit de la nature de cette vertu, sans une lumière intérieure gratuitement accordée par Dieu. Les touches successives de cette lumière intérieure jalonnent la démarche ration­ nelle qui, laissée à ses seules forces, serait aussi incapable de s’as­ signer un but autonome que de s’exercer avec efficacité. La con­ jonction de la finalité et de l’efficience, qui jauge, par le degré de son intimité, la valeur des réalités soumises au changement, résul­ te, en ce qui concerne la crédibilité, du rôle primordial qui y est joué par la motion divine mystérieusement intime et agissante au cœur du futur croyant, dont elle imprègne en quelque sorte toutes les exigences, v compris celle de la rationalité ; aussi est-ce cette nous motion qui, s’exprimant dans la double transposition ? . **·· 2^8 ADHÉSION DE FOI ET '.NAGE IV avons parlé au début de ce paragraphe, établit la crédibilité en son statut de perfection. 31. LA NATURE DE LA CREDIBILITE EST ECLAIREE PAR COMPARAISON AVEC L’INDUCTION SCIENTIFIQUE COMMUNE Après avoir montré l’existence de la crédibilité, fixé les bornes extrêmes entre lesquelles oscille sa certitude, précisé enfin l’équi­ libre de ses facteurs constituants (335), il nous reste à en définir la nature, ce qui sera d’ailleurs l'occasion de récapituler ce qui pré­ cède. La note essentielle qui convient à la crédibilité est, du point de vue qui nous occupe, la certitude : c’est en effet à ce titre que la crédibilité est requise à la foi et qu’en un sens elle se soude à elle. Cette certitude doit reposer d’autre part sur une évidence ap­ propriée. mais nous avons eu à insister sur le caractère original de ces deux notions dans le cas de la crédibilité. La certitude-évidence de crédibilité (dans la mesure où il y a évidence) comporte bien des éléments que l’on retrouve dans d'autres certitudes et dans d’autres évidences, mais elle en réalise une combinaison qui n’est réductible à aucune autre ; cette combinaison peut être envisagée en elle-même, dans sa teneur naturelle, indépendamment des facteurs surnaturels qu’elle intègre d’ailleurs nécessairement ; elle constitue alors un certain type épistémologique dont on peut chercher à préciser la nature d’un point de vue proprement spéculatif : c’est ce que nous allons faire en comparant les trois cas suivants : disciplines scien­ tifiques naturelles, crédibilité humaine (confiance accordée à la parole d’un témoin), crédibilité divine. A. Si chaque science considère un aspect particulier du monde sensible ou intelligible, toutes ont en commun d’admettre la régula­ tion objective du vrai, en sorte que l’objet de toute science est inclus dans l’objet propre (336) de l’intelligence, ou bien peut être décom­ posé en sensibles propres qui font respectivement face à l’activité des différents sens. En un mot, soit par la voie de l’intelligence soit par celle des sens, toute science se réfère à une évidence objective, parce que toute science vise la connaissance d’une essence intelligi­ ble engagée ou non dans le complexe de l’expérience sensible. L’objet de la crédibilité humaine est tout autre : la véracité du té­ moin ne peut être matière à évidence parce que, en elle-même, elle ne constitue ni une essence intelligible ni une propriété apparte­ nant d une manière nécessaire à une nature permanente. La véra­ cité dont on a habituellement besoin est celle qui s’exerce dans ’avenir : il ne s’agit pas ici de connaître une essence en elle-mê- jr3l CREDIBILITE El INDUCTION 239 me, mais en tant qu’elle est cause, et qui plus est, en tant qu’elle est cause libre : contingence doublement irréductible ignorée par la science. Cette difficulté se trouve il est vrai, en crédibilité divine, annulée en même temps que la distinction qui en est l’origine : Dieu en tant qu'il est cause répondant d’une manière nécessaire aux exigences de sa propre nature, la véracité de Dieu étant en particulier un corollaire de sa vérité (337) ; mais il faut prendre garde à ce que l’objet adéquat de la crédibilité divine n’est pas pré­ cisément la véracité de Dieu, mais bien la véracité du témoignage porté simultanément par Dieu et par le témoin parlant au nom de Dieu. Ce qu’a besoin de savoir le futur croyant, ce n’est pas que Dieu ne fera positivement rien pour le tromper ; mais c’est que Dieu veut lui devoir, en telles et telles circonstances, la vérité ; c’est que par conséquent Dieu doit, dans ces mêmes circonstances, prévenir toute erreur gravement préjudicielle. C’est pourquoi la crédibilité divine se résoud, en droit, dans une inférence tout comme la crédibilité humaine, bien qu’elle se trouve beaucoup plus proche que cette dernière de l’évidence qui n’appartient qu’aux sciences. On peut exprimer cette même différence en disant que la con­ naissance scientifique, si elle n’est pas immédiate, tend toujours à l’être, et enchaîne toujours des évidences immédiates ; tandis que la crédibilité est en droit doublement médiate, puisqu’elle n’atteint que par inférence le sujet auquel elle s’adresse, et par lui seulement les faits qui la concernent ; la crédibilité divine tendrait cepen­ dant à se rapprocher de la science dans la mesure où le témoin hu­ main pourrait abdiquer toute initiative pour n’être que l’instru­ ment de la cause incréée : la connexion de la propriété à l’essence (de la véracité à Dieu) devient alors nécessaire, encore que la con­ naissance du contenu intelligible ne soit généralement obtenue que médiatement. Laissons de côté les disciplines comme les mathématiques : la connaissance d’une propriété y étant obtenue par évidence intrin­ sèque, la comparaison avec la crédibilité devient trop lointaine pour être fructueuse. 11 reste que, même dans les autres cas, on peut montrer de la propriété envisagée qu’elle est un « propre » (338) et par conséquent en montrer l’existence à partir de l’essence ou inversement. Tandis que le fait qui accrédite le témoin ne peut ja­ mais être envisagé, comme un signe propre de sa véracité. La con­ naissance de l'essence serait requise à celle de la connexion néces­ saire qu’elle soutient avec le « propre » ; or cette connaissance fait défaut : positivement dans le cas du témoin humain dont la liberté peut intervenir pour modifier la nature du signe ; négativement * ■ ; ‘1 lî in : U ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV 240 mais négativement seulement, dans le cas du témoignage divin qui ne se déclare tel qu’en excédant les limites de la nature, alors que l'homme ignore précisément ces limites puisque la connaissance qu’il a de la nature n’est jamais adéquate. Laissons également de côté la certitude propre aux disciplines exactes, obtenue par évidence ou par déduction, positivement ou négativement ; en un mot, ne nous attardons pas aux cas dans les­ quels il y a démonstration rigoureuse soit au sens strict soit au sens large (339), et bornons-nous à la certitude inductive telle que doi­ vent l’atteindre les sciences expérimentales : nous allons voir qu’elle constitue une ligne de partage entre les deux crédibilités humaine et divine. La première en effet ne Peut franchir le seuil de certitude qui caractérise l’induction scientifique parce qu’elle comporte, en vertu du jeu de la liberté qui y est inclus, un double degré de faillibilité ; tandis que la crédibilité divine, compensant en une mesure l’errance humaine par l’infaillible et providente rec­ titude divine, peut l'emporter en certitude sur l’induction commune. On doit même ajouter que cette circonstance sera généralement vé­ rifiée pour la raison suivante : si les démonstrations rigoureuses produisent une égale certitude indépendamment de leur mode posi­ tif ou négatif, il n’en est pas de même de l’induction, et on a sou­ vent noté que la certitude du raisonnement inductif est plus grande lorsqu’il se présente sous forme négative ; on a même fait ressor­ tir (340) que la certitude de toute induction tient en dernier ressort à ce que la démarche inductive est. par essence même, de structure apophatique (341), bien qu’elle s’exprime accidentellement sous forme positive. Or la preuve de crédibilité divine est de type essentiellement négatif. Nous avions laissé de côté cette importante remarque en comparant, un peu plus haut (342), les deux « états » de la preuve de crédibilité : l’un, idéal, conforme à l’essence du préternaturel; l’autre, réel, résultant de l’information de celle-ci par une finalité humaine. On voudra bien se reporter aux deux schémas syllogis­ tiques l-II (p.199) et III-IV (p. 205) ; on constatera alors, sans qu’il soit besoin d’avoir l’attention très éveillée aux choses de la logique, que la conclusion p ) q est démontrée vraie en I, tandis qu’elle est démontrée non fausse en IV ; on constatera également que le nerf de l’argument est, en 1, l'affirmation positive de la véracité divine, tandis qu’il est constitué, en III-IV, par l’asser­ tion négative. « Dieu ne peut permettre que l'homme soit objecti­ vement induit en erreur dans le discernement du signe ». Une re­ marque semblable s’appliquerait aux divers éléments de la preuve: chacun d'entre eux passe d'une formulation positive à une for- 11 CRÉDIBILITÉ ET INDUCTION mutation négative parce qu’il se trouve assumé dans un raisonne­ ment dont la conclusion est exprimée négativement ; et cela est, au point de vue qui nous occupe maintenant, d’une importance fondamentale. Par là se trouve en effet confirmé le rapprochement entre la crédibilité et l’induction scientifique, et ceci tant au point de vue idéal qu’au point de vue réel. Au point de vue idéal d’abord : tout comme il y a une mise en œuvre positive de Vessence du pré­ ternaturel, correspondant au schéma I, il y a une induction qu’on pourrait appeler cataphatique en ce sens qu’elle conclurait de l’exa­ men de quelques cas à l'énoncé positif de la loi en supposant im­ plicitement que l’expérience a livré Vessence du phénomène. Mais, dans la réalité, il n’y a pas plus d’induction cataphatique qu’il n’y a de démonstration de crédibilité : parce qu’il manque dans le premier cas l’énumération adéquate de tous les types de réalisation qui concernent la loi envisagée, tout comme fait défaut dans le second la connaissance adéquate des frontières de l’ordre naturel. L’intelligence humaine fait la même expérience des limites qui lui sont propres, chaque fois qu’elle rencontre la contingence : que ce soit dans l’exploration de l’univers sensible considéré en lui-même, ou bien dans l’examen du rapport du même univers à un ordre qui le transcende. Faut-il, en passant, rappeler à certains apologètes que le « statut scientifique » de leur discipline ne saurait réclamer davantage que ce dont la condition humaine doit se contenter, et dont se contentent en fait les sciences humaines les plus autorisées : la simple clairvoyance de l’humilité devrait suffire à prévenir cer­ tains excès. Ainsi crédibilité et induction sont semblables en ce sens que l’une et l’autre s’avèrent incapables d’atteindre l’état idéal qui supposerait la saisie adéquate des essences ; elles sont également semblables dans leur état réel puisqu’elles ont, comme nous le marquions un peu plus haut, la même structure apophatique : et de là vient que la certitude de crédibilité divine est, du seul point de vue de l’analyse logique, de même essence et de même ordre que la certitude inductive commune ; elle est donc supérieure en droit à toute certitude de crédibilité humaine : et nous retrou­ vons ainsi, par le détour de l’analyse rationnelle, une conclusion qui était, pour le croyant du moins, évidente a priori. Bi. Pouvons-nous, maintenant, préciser davantage quel rapport existe entre la crédibilité divine et l’induction scientifique ? Nous venons de discerner une double ressemblance, n’y a-t-il pas égale­ ment quelque différence ? Notre question serait d’ailleurs bien vague si elle ne devait être restreinte, conformément à notre propos, à ce qui concerne la certitude : et cette précision nous indique la r6 FOI ET TÉMOIGNAGE IV ADHÉSION DE 242 voie à suivre. Si en effet la certitude de la crédibilité et la certitude de l’induction sont de même qualité parce qu'elles reposent sur une preuve de même structure fondamentale, les degrés qui les distinguent se prendront de la rigueur plus ou moins grande avec laquelle cette structure commune est respectivement mise en œuvre * par la crédibilité et par l’induction. Or la mise en œuvre inductive consiste dans le schéma bien connu : si, toutes choses égales d’ail­ leurs, a se produit quand A se produit, tandis que a ne se produit pas quand A ne se produit pas, alors A est cause de a ; mais toute la certitude de la preuve résulte, comme le montre une analyse minutieuse dans laquelle nous ne pouvons entrer, de la consta­ tation négative : a ne se produit pas quand A ne se produit pas ; et c’est ce que nous avons exprimé en disant que l’induction est par essence de structure apophatique. La mise en œuvre de cette même structure par la crédibilité s’exprimera très simplement en posant : A = Dieu ne peut permettre que l’homme soit objectivement induit en erreur dans le discernement du signe (c’est la proposition III c de notre analyse antécédente) (342) .· K a = Conjonction du signe et du témoignage, ou affirmation de la valeur fonctionnelle du signe (c’est ce que désignait précé­ demment l’implication p’) q). Un mot d’explication sera utile pour restituer à ce schématisme ses bases concrètes. Le signe préternaturel s’insère toujours dans un contexte qui est, lui, proprement surnaturel. D’une part en effet il est ordonné à certifier un témoignage, et c’est ce qu’exprime a. Mais d’autre part il ne se produit qu’en vertu d’un appel s’adres­ sant explicitement à Dieu ; que cet appel vienne du thaumaturge ou du prophète, ou de ceux qui les entourent, la signification en est la même : l’homme demande à Dieu un signe, et, comptant sur la véracité et la miséricorde divines, il est certain que Dieu ne permettra pas qu’il se trompe dans l’interprétation du signe. A, c’est, concrèti’nient, l’invocation explicitement surnaturelle qui est toujours à l’origine du signe ; mais le sens de cette invocation s’exprime bien dans la proposition que nous avons indiquée. Dans ces conditions, l’assertion ·. « si A ne se produit pas, a ne se pro­ duit pas » exprime : en schématisation abstraite, l’essentiel de la preuve de crédibilité, et c’est ce que nous avons analysé précédem­ ment (342) ; en économie concrète, la loi de la production du signe : en l’absence de tout appel ou de toute référence à Dieu, il n’y a pas de signe. Ainsi donc la certitude de l’induction et la certitude de la crédibilité se trouvent bien encloses dans le même schéma originel : 31 C RÉDIBILITÉ ET INDUCTION 243 SL toutes choses égales d'ailleurs..·, a ne se produit pas quand Λ ne se produit pas, /1 est cause de a. Où donc est la différence que nous nous efforçons de découvrir et qui semble se dérober ? Il faut prendre garde à ce que certaines distinctions, qui paraissent tout à fait claires quand on les formule abstraitement, recouvrent à la vérité des questions fort complexes. Quand nous disons : si, toutes choses égales d'ailleurs... A se produit... A ne se produit pas ; nous supposons qu’il est possible de dissocier A d’avec l’ensemble qui, soit que A se produise, soit que A ne se produise pas, est supposé demeurer égal à lui-même. La véritable difficulté de l’in­ duction, et même de l’induction apophatique, c’est précisément la légitimité de cette dissociation : l’univers sensible est trop lié, trop homogène dans son ensemble, pour qu’il ne soit pas arbitraire et pour autant erroné d’y effectuer des segmentations dont on fait un point de partage catégorique entre l’exister et le non exister. En réalité, A est solidaire de tout le complexe causal parce que A appartient au même ordre que ce complexe : une modification n’atteint jamais A exclusivement, encore qu’elle puisse concerner A principalement ; il y a là une cause d’incertitude que l’induction scientifique commune est incapable d’évincer ; le schéma apopha­ tique vaut bien en droit : en fait, il pourra être appliqué avec une rigueur indéfiniment croissante, mais jamais absolument. En cré­ dibilité les choses se présentent tout autrement. A, à savoir rappelons-le l’invocation faite à Dieu ou le contexte formellement sur­ naturel dans lequel s’insère le signe, est alors distinct par son essence même du phénomène physique (signe préternaturel com­ pris) auquel il est associé. Il est dès lors parfaitement clair de concevoir, et parfaitement adéquat de constater, une modification quant à la production ou à la non production de A, à l’exclusion de toute autre modification : et du même coup le schéma apopha­ tique peut s’appliquer rigoureusement. Et comme ce schéma com­ mande, par sa structure, la qualité de la certitude inductive, tout comme il en règle, par sa mise en œuvre, le degré ; il faut conclure que la certitude de crédibilité l’emporte sur la certitude inductive commune. Nous avons ainsi achevé de montrer comment l’induc­ tion constitue une ligne de partage entre la crédibilité humaine et la crédibilité divine, et nous avons retrouvé par le jeu même de l’analyse les deux catégories de plus et moins dont nous avions a priori discerné l’existence (343) ■ la certitude de la crédibilité divine et la certitude de l’induction scientifique sont d’une même qualité qui n’appartient pas à la certitude de la crédibilité hu­ maine ; mais la certitude de la crédibilité divine réalisant, et elle seule, le maximum compatible avec cette qualité, elle l’emporte par le degré sur la certitude de l'induction scientifique. r ■tï I ADHESION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV L'affinité de structure entre Ja crédibilité et l’induction se trou­ verait d’ailleurs confirmée par l’examen de la répétition ; sans entrer dans l’étude approfondie de cette délicate question, rappelons que l’itération de la même expérience accroît progressivement la certitude (343) de la loi qu’elle confirme, tant que le processus in­ ductif ne se trouve pas clos par l’évidence. En ce qui concerne la crédibilité humaine, la répétition d’épreuves favorables au témoin accroît évidemment la certitude de la véracité de celui-ci ; le méca­ nisme d’intégration objective sur lequel reposent le développement et l’approfondissement des habitus (125) est, dans le témoin, le fondement de l’accroissement de certitude de celui qui l’observe : il est probable que celui qui s’est montré véridique dans un grand nombre de cas le soit encore lors d’une expérience nouvelle, parce que cette répétition a développé en lui une inclination capable de polariser sa liberté elle-même. La répétition du signe qui développe la crédibilité divine peut concourir, tout comme en crédibilité hu­ maine, à un accroissement de certitude, mais c’est d’une manière purement subjective et en quelque sorte accidentelle à la certitude elle-même. De soi, deux miracles ne prouvent pas plus qu’un seul vrai miracle convenablement constaté : ceux qui requièrent la ré­ pétition du signe, assimilant ainsi l’observation du préternaturel à une sorte d’expérimentation humaine dont Dieu doit remplir le cadre, sont généralement dans des conditions telles que la preuve par signe est sans prise sur eux. Il y a biên, du côté du sujet, ainsi que nous l’avons noté plus haut (344), un mécanisme d’intégration en fonction duquel l’itération du signe peut acquérir une certaine valeur : la constatation d’un fait insolite produit toujours un choc que la répétition n’amortit pas et qui se traduit normalement en ébranlement rationnel ; d’autre part une foi commençante inscrira aisément au compte de la Providence les signes qui, répétés, seront interprétés comme les manifestations assidues de sa sollicitude. Mais tout cela tient aux dispositions du sujet, non à la démarche de crédibilité formellement envisagée en sa rationalité. A ce dernier point de vue, il faut tenir que la répétition du signe est sans in­ fluence intrinsèque sur la valeur de la preuve. Et ceci est un nouvel indice du caractère négatif de l’argument de crédibilité : lorsqu’il s’agit en effet d’une connexion positive, la répétition permet non seulement de préciser des nuances qui étaient d’abord passées ina­ perçues. mais elle met nécessairement en œuvre des éléments nou­ veaux en vertu du jeu de la contingence, tandis que l’amélioration de précision due à l’itération ne peut être que subjective s’il s’agit seulement de prouver une disproportion. Nous retrouvons donc, par un cheminement secondaire, le principe fondamental qui per­ met une comparaison fructueuse entre la preuve de crédibilité divine et l’induction scientifique commune : elles sont l’une et l’autre de <*7'·*’ :**'■ "F*?'*'· ■' - CRÉDIBILITÉ ET INDUCTION 245 structure apophatique ; et c’est ce qui les distingue de la crédibilité humaine dont la justification beaucoup plus fragile repose sur une structure cataphatique. Bz. Achevons le parallèle que nous avons institué entre ces trois éléments : il est bien clair qu’il ne peut avoir de sens que si on se borne à considérer, dans la crédibilité divine, ce qu’il peut y avoir de commun avec la crédibilité humaine et l’induction scienti­ fique, c'est-à-dire l’économie naturelle. Nous en avons considéré jusqu’à présent l’aspect intellectuel qui est aussi le plus formel ; il nous reste à dire un mot de l’incidence volontaire. La recherche scientifique prend toujours soin d’ « objectiver » au maximum son propre objet ; c’est-à-dire de le poser comme un observable abso­ lument déterminé en lui-même et n’ayant en retour aucune in­ fluence sur l’observateur, du fait de l’observation effectuée par celui-ci (345). Il en résulte immédiatement que l’appétibilité de l’objet est en équation parfaite avec sa valeur de vérité : la conver­ tibilité du vrai et du bien ne se trouvant alors, pour le sujet qui observe, gauchie par aucune interférence secondaire. C’est cela qui est vrai, qui est bien, bien concernant immédiatement l’esprit comme il va de soi ; et réciproquement le seul bien qui soit recher­ ché, c’est ce bien de l’esprit qui est le vrai. La recherche scienti­ fique est, il est vrai, une certaine action humaine ; or toute action humaine va du bien désiré au bien possédé en passant par le vrai, et l’action immanente ne fait pas exception à cette règle. Cepen­ dant, à y regarder de près, il n’y a pas pour autant disjonction entre le vrai et le bien, mais plutôt entre l’hypothétique et le réel : l’hypothèse qui n’est, pour l’esprit, qu’un bien possible devient, vérifiée, un bien effectif ; en conséquence le rôle de la volonté est normalement conjugué à celui de l’intelligence, de telle façon qu’il n’y a ni d’une part ni de l’autre aucun empiètement : toute régu­ lation intelligible n’est pas moins un bien pour l’esprit qu’elle ne constitue une norme pour le déploiement volontaire. La crédibilité ne se présente pas avec le même équilibre idéal. Le témoin dont on a, à maintes reprises, contrôlé la véracité, conserve toujours la liberté de tromper et de substituer une inten­ tion volontaire discontinue à cette sorte d’intention de nature accu­ mulée en lui sous forme d’ « habitus » (125). Cette superposition fallacieuse est propre à induire en erreur celui qui observe, et ceci d’autant plus facilement qu’elle exploite son inclination sponta­ née : l’observateur peut en effet avoir intérêt à ce que le témoin soit véridique (ou inversement), et, mû par son désir, il acceptera comme vrai l’acte insincère qui masque le faux témoin, parce que cet acte se présente pour lui comme un bien (286). En sorte que _ 24O ADHÉSION DE EOI ET TÉMOIGNAGE . 'J'.· IV la conjonction artificielle et fallacieuse, dans le témoin, de deux intentions de soi divergentes risque d’entraîner pour l’observateur une inférence non moins fallacieuse : celle de conclure du bien au vrai, alors que l’ordre objectif impose de conclure du vrai au bien ; non certes qu'il n’y ait convertibilité entre ces deux choses, mais on ne peut conclure au vrai qu’à partir d’un vrai bien, c’est-à-dire d’un bien qui a été éprouvé tel par sa conformité aux nonnes objec­ tives fixées par le vrai. Notons d'ailleurs que ce dédoublement toujours possible de l’action du témoin peut faire l'objet d’une perception psychologique originale, et par là d'une critique systé­ matique qui aidera à prévenir toute erreur ; mais ceci n’est possible que si le sujet intéressé est d’abord rigoureusement rectifié en ce qui concerne son propre bien : il faut qu’il sache quel est son wai bien pour pouvoir effectuer, dans l'ordre du bien, les discerne­ ments qui permettront de conclure authentiquement au vrai à partir du bien qui apparaît. C'est pourquoi la crédibilité, même envisagée sous son aspect formellement cognitif, est absolument inséparable de l’activité volontaire. C’est le bien du sujet tout entier qui inter­ vient ici pour majorer ou pour diminuer la valeur apparente du témoignage (346) : ce déplacement est parfaitement légitime s'il contribue à serrer de plus prés la valeur objective de ce même té­ moignage, mais il exige, pour tomber juste, un sens exact de l’engagement de toute la vie humaine en regard des objets trans­ cendants ou connaturels qui lui font face, sens qui n’est donné que par la grâce justifiante (349). Aussi la certitude à laquelle aboutit la démarche de crédibilité est-elle nécessairement une certitude morale (347), non seulement parce qu'elle doit se développer dans le climat de contingence propre à la morale, mais surtout parce qu’elle ne peut être obtenue avec correction et sécurité qu’au prix d'une rectification morale constante, c’est-à-dire d’un réajustement toujours vigilant du vou­ loir foncier à la fin humaine adéquatement envisagée (348)· Si nous passons maintenant à la crédibilité divine, il faut évidem­ ment éliminer la dualité d'intention dont nous venons de parler : Dieu ne peut pas vouloir tromper et toute l’efficience seconde par laquelle il meut l’homme intérieurement, en même temps qu’il lui présente premièrement et objectivement le message de vérité, ne peut qu’incliner l’homme à reconnaître la véracité divine avec plus d'aisance. Il résulte de là que toute assimilation fallacieuse du bien et du vrai est supprimée au moins quant à son origine objective ; mais elle demeure possible en vertu de sa cause subjective, et la rectification morale n'est pas moins nécessaire pour discerner le bien véritable inclus dans la véracité divine que pour écarter le bien apparent fallacieusement associé aux assertions du faux té- 31 CREDIBILI ΙΈ moin (349). Nous avons d’ailleurs vu que le raisonnement de cré­ dibilité tire sa certitude, non de la connexion nécessaire des élé­ ments qu'il assume, mais des rapports que ceux-ci soutiennent avec la destinée humaine (350) : c’est dire que l’activité volontaire conserve tout son rôle en crédibilité divine, et que l’on devra au sujet de cette dernière parler également de certitude morale ; mais les facteurs objectifs de contingence se trouvant ici considérable­ ment amortis, en raison du rôle dominant joué par le témoin prin­ cipal qui est Dieu, cette certitude ne devra plus être appelée « pro­ bable » : elle réalise en droit, dans l’ordre moral, le maximum de certitude dont celui-ci est capable. La crédibilité divine se rap­ proche d'ailleurs encore, à ce point de vue, de la juste économie du vrai et du bien, réalisée dans l'induction scientifique : dans un cas comme dans l’autre il s’agit de passer de l’hypothétique au réel, non de combler entre le vrai et le bien un écart qui demeure tou­ jours possible en crédibilité humaine ; sans doute cet écart existet-il en crédibilité divine, mais sa cause étant purement subjective il tend à s’annuler dans la mesure où l’intelligence et la volonté atteignent leur équilibre normal également éloigné de l’excès cri­ tique et de la séduction facile. Les rapprochements que l’on vient de constater font dès lors comprendre comment la certitude morale de crédibilité divine doit être comparée à la certitude de l’induction scientifique achevée, et non à celle de l’induction commençante qui n’est qu’une accumulation de probabilités ; comment, en consé­ quence, cette certitude une fois acquise, il n’y a pas lieu de la soumettre à nouveau à une critique négative : ce qui peut être légitime en crédibilité humaine en raison d’un empiètement volon­ taire qui n’est que trop fréquemment une réponse facile à la solli­ citation des faits, cesse, en droit, de l’être en crédibilité divine ; dans ce dernier cas, tout comme dans l’induction scientifique, la rectification volontaire peut et doit être parfaite, puisqu’elle trouve, quant à son conditionnement objectif, une même assurance. Ci. Ajoutons même que si la seule lumière rationnelle, dont nous venons de faire état, indique que tout retour critique sur la crédibilité divine une fois obtenue est privé de fondement, les secours surnaturels accordés par Dieu en vue de cette crédibilité rendent cet examen critique illégitime. Ce point, défini par le Ma­ gistère, projette sur la nature de la crédibilité une nouvelle lu­ mière : nous nous y arrêtons un moment. Nous noterons tout d'abord que la question de la révision de l'assentiment est formel­ lement liée au rôle de la volonté. « La volonté ne peut faire que l’assentiment de foi soit en lui-même plus ferme que ne l’entraîne­ rait le poids des raisons qui le commande (351). Et par consé­ quent on peut, [sans manquer de] prudence, rejeter 1l’assentiment I 248 ! I I .ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV surnaturel que l’on avait auparavant » (352)· Ea seconde proposi proposi-­ tion, condamnée comme un corollaire de la première qui est erronée, montre clairement que la raison pour laquelle il n’est pas «pru­ dent» de révoquer un assentiment surnaturel, c’est qu’il existe, dans la foi, une contribution originale de la volonté. Cet assen­ timent surnaturel est, d’après le premier de nos deux textes, celui « auquel on est poussé par les raisons [de croire] » : c’est donc bien l'assentiment qui couronne la démarche de crédibilité (353) ; en sorte que l’illégitimité d’une révision critique de la crédibilité résulte bien de la possibilité d’une plus-value volontaire qu'une démarche purement rationnelle est, de soi, incapable de produire. C’est d’ailleurs ce qu’a confirmé le concile du Vatican : « les ca­ tholiques se peuvent avoir de juste cause pour révoquer en doute la foi qu’ils ont reçue sous le magistère de l’Eglise, suspendant leur assentiment jusqu'à ce qu’ils aient élaboré une démonstration scientifique de la crédibilité et de la vérité de leur foi » (354). Le Concile admet bien qu’en fait la crédibilité est parfois remise en doute, puisqu’il condamne cette manière de faire : or il est bien clair qu’un tel retour en arrière serait impossible dans le cas d’une démonstration scientifique pure et simple ; mais c’est précisément parce que la crédibilité n’est pas d’essence exclusivement ration­ nelle qu’un tel statut lui est refusé. Elle requiert, outre la démarche de raison, des secours qui s’adressent aussi bien à la volonté qu’à l’intelligence, puisqu’indistinctement à tout le sujet humain (355). a. D'une manière plus précise, les documents conciliaires permet­ tent de distinguer deux formes du secours surnaturel qui sous-tend la démarche de crédibilité, selon qu’il s’adresse à l’intelligence ou à la volonté. Ce secours s’appelle, dans le premier cas, illumination ’ du Saint Esprit, dans le second inspiration du Saint Esprit (35b). C’est même proprement à l'inspiration du Saint Esprit qu’il re­ vient d’amener « la volonté de l’infidélité à la foi » (357) et il est normal d’autre part, qu’en vertu d’un symbolisme constant, l'illumination s’adresse, au cours du même processus, à l'intelligence. Enfin, et ceci est fort important pour comprendre le statut exact de la crédibilité, l’homme peut toujours refuser la grâce de l’inspi­ ration tandis qu’il ne peut pas nêtre pas touché par la grâce de l'illumination lorsqu’elle lui est présentée (358). Le concile de Trente, en fixant ce point et en s’exprimant de cette manière, se montre fidèle à la précision traditionnelle : l’intelligence en effet, laissée à elle-même, ne peut pas ne pas percevoir comme étant vrai ce qui est vrai, c’est la volonté et elle seule qui peut contraindre l'intelligence à proférer un jugement contraire à la perception in­ time de cette dernière, c’est-à-dire à refuser la lumière. La substi­ tution, dans la même phrase, du mot inspiration au mot illumina- * ■ Vi·.; tJ <ι 6 Jl CRÉDIBILITÉ FORMELLE ET CRÉDIBILITÉ ADÉQUATE 249 lion — Dieu touche le coeur de l’homme par V illumination du Saint Esprit, il n’est pas vrai que l’homme ne fasse rien en rece­ vant cette inspiration qu’il pourrait rejeter (358) — peut paraître singulière ; mais elle est très significative : s’il faut dire, en rigueur de termes, que l’on résiste à l’inspiration et non à l’illumination, c’est parce que le rejet de la lumière étant d’origine formellement volontaire, l’inspiration concerne non moins formellement la vo­ lonté. On voit donc qu’il y a tout au long du processus qui prépare la foi, tout comme il y a dans la foi elle-même, une constante cor­ respondance entre : intelligence, illumination, assentiment d’une part ; volonté, inspiration, consentement d’autre part. Ceci conduit à distinguer deux manières bien différentes d’envisager la crédi­ bilité. Nous appellerons crédibilité adéquatement prise, ou crédi­ bilité considérée dans sa structure adéquate, celle qui comporte in­ dissolublement les démarches intellectuelles et volontaires, et par conséquent l’illumination et l’inspiration qui introduisent la foi : c’est la crédibilité réelle, celle que livre la plus banale expérience. Nous appellerons crédibilité formellement prise, ou mieux crédi­ bilité rationnelle formellement prise, la démarche de raison que l’on peut isoler dans la préparation à la foi en y faisant abstraction de tous les éléments affectifs et volontaires, et en laissant également de côté, au moins en général, l’illumination du Saint Esprit qu’il est d’ailleurs difficile de disjoindre d’avec l’inspiration du même Esprit. Cette crédibilité formelle est en quelque sorte un squelette inapparent, mais elle constitue également l’essence abstraite que s’attachera à décrire la méthodologie apologétique ; nous n’avons pas à nous en occuper dans cet ouvrage, mais nous ferons à son sujet deux remarques complémentaires. b. Elles viseront d’une part à affirmer la légitimité d’un point de vue purement formel, même en matière de crédibilité ; d’autre part à préciser en quelle manière l’abstraction qui lui correspond peut être fidèle à la réalité ; la distinction que nous proposons ne pourra qu’y gagner en clarté. Est-il, à son sujet, besoin de rappe­ ler que le procédé abstractif est à la base même du savoir humain. Dans un ensemble complexe nous considérons un élément déter­ miné de préférence à tous les autres : sans d’ailleurs nier l’exis­ tence de ceux-ci, nous portons notre attention sur celui-là afin de le mieux analyser. Ce procédé, qui est non seulement légitime mais encore indispensable en intellection humaine, se présente de manières assez différentes, selon que l’élément isolé est capable de subsistance propre ou bien est par essence relatif au tout dont on l’extrait ; la définition qui en est donnée peut être adéquate dans le premier cas, tandis que dans le second elle appelle un indispen­ sable complément. La foi offre à cet égard un exemple aussi sug- .1' .2 KJ? * U . · a y Hr ■ ■·. ·>:-- 250 ADHÉSION DE EOI ET TÉMOIGNAGE iv le souhaiter : la foi est,. comme nous le verrons gestii qu’on _.. peut ,------------------------une vertu de l’intelligence (359)» elle est d’essence intellectuelle et peut être en ce sens, mais en ce sens seulement, définie comme une vertu intellectuelle (359) î cependant la motion volontaire que l'on peut considérer comme accidentelle à la définition de la foi est « essentielle à la foi » (360), parce que l’activité de l’intelligence croyante requiert d’une manière actuelle et concomitante l'impul­ sion volontaire qui en est la cause (361) ; en sorte que la définition formelle de la foi n'en exprime pas adéquaiem'ent la structure. Cette anomalie se présente rarement d’une manière aussi aiguë, mais il n’est pas étonnant que nous retrouvions dans la préparation à la foi ce qui affecte la foi elle-même. Ce parallélisme, qui constitue un fondement non négligeable en faveur de la distinction que nous avons faite, dictera également les deux remarques que nous voulions présenter. Tout d’abord il est légitime d’abstraire et de définir « formelle­ ment » : c’est une condition élémentaire de précision. Si on ne considérait la foi que dans sa cause on ne pourrait la distinguer de la charité, car alors l'une comme l’autre procéderait de la vo­ lonté placée sous l’emprise du bien divin : or ces deux vertus se distinguent puisqu’elles sont même, dans le cas de la foi morte (362), séparées. On envisage donc la nature de l’acte de foi : assen­ timent à une vérité ; et on dit que la foi est dans l’intelligence parce que c’est à l’intelligence qu’il revient immédiatement de former un jugement pouvant recevoir la qualification vrai ou faux. Sem­ blablement, laissant de côté tous les facteurs d’ailleurs nécessaires de la démarche de crédibilité, on peut n’en considérer que l’élé­ ment ultime et par conséquent spécificateur : le jugement de crédi­ bilité — crédentité. Et le fait qu’il s’agit d’un jugement permet, tout comme pour la foi, de « formaliser » la crédibilité sous sa seule incidence intellectuelle. Il y a une crédibilité formellement prise : elle consiste dans l’agencement rationnel dont nous avons rappelé le schéma un peu plus haut (363), mais elle intègre d'une manière plus large au titre de fondement prochain tous les actes du futur croyant en tant qu’ils sont des actes d’intelligence et en tant qu’ils marquent, vers le jugement de crédibilité, une progression ration­ nelle. Cette progression rationnelle peut être envisagée en ellemême objectivement, elle peut alors constituer l’objet d’une scien­ ce ; et nous ne craignons pas de dire, avec le P. Gardeil, que cette science parfaitement rationnelle et parfaitement objective peut com­ porter une véritable démonstration de crédibilité (364). Il est au moins un cas dans lequel la chose est tout à fait claire : celui des démons ; ils ne savent pas adéquatement quelles sont les possibi­ lités de tout 1 ordre naturel, parce qu’il y a répétons-le une frange 31 CRÉDIBILITÉ FORMELLE ET CRÉDIBILITÉ ADÉQUATE i de contingence que Dieu seul connaît (293), mais ils discernent parfaitement ces possibilités quant aux segments de l’ordre naturel qu’ils dominent par leur pénétrante intelligence. Les signes relatifs à ces segments sont connus dans leur essence comme préternaturels, et constituent par conséquent (363) une démonstration métaphysi­ que nécessaire du fait que Dieu a parlé. Sans atteindre à un achè­ vement aussi pariait, le cas humain de la crédibilité formellement prise est lui aussi susceptible d’un statut scientifique : il comporte en effet un ensemble de données objectives capables de fonder une conclusion certaine ; il laisse, il est vrai, en son dehors la visua­ lisation des connexions nécessaires, mais c’est là le fait de la struc­ ture inductive que partagent la plupart des sciences humaines, sans que l’on songe pour autant à leur refuser le nom de science ; et nous avons montré d’autre part que la certitude de crédibilité est normalement au moins égale à la certitude inductive commune (365). 11 n’est d’ailleurs pas indispensable, quand on se place à ce point de vue tout à fait objectif qui commande la science de crédibilité, de distinguer différents domaines d’application suivant aux capa­ cités de mise en œuvre du sujet : l’objet doit être considéré en lui-même, quant au discours rationnel qui le constitue, non moins que dans le jugement terminal qui le spécifie. La crédibilité ainsi envisagée constitue donc un cycle rationnel fermé qui se suffit entièrement à lui-même. Telle est l’essence de la crédibilité ration­ nelle ou si l’on veut la crédibilité rationnelle formellement prise. Le fait de dégager cette structure permet de distinguer nettement l’apologétique, dont elle constitue l’objet, d’avec les disciplines adjacentes qui sont capables de persuader sans prouver avec certi­ tude : c’est là un avantage incontestable. c. Mais il faut ajouter, et ce sera notre seconde remarque, que la crédibilité formellement prise se réduit à la crédibilité des démons. Dans tous les autres cas, un facteur essentiel à la démarche de crédibilité, essentiel en ce sens que sans lui il est impossible qu’elle se réalise, vient non seulement s’adjoindre à l’essence de la cré­ dibilité, mais composer intrinsèquement avec elle : de la même manière que la motion volontaire essentielle à la foi (360) compose intrinsèquement avec l’essence intellectuelle de la foi dans tout acte de foi réel. Ce facteur, caractéristique de la crédibilité adé­ quatement prise, c’est, nous l’avons vu, la grâce illuminatrice et inspiratrice en tant qu’elle révèle à l’homme sa destinée surna­ turelle et l’incline à un engagement en substituant, dans le cadre constitué par la preuve abstraite, une certitude efficace vis-à-vis de la fin à une certitude purement formelle. Ajoutons même que du point de vue de la crédibilité réelle, nous voulons dire celle qui existe vraiment, c’est l’élément non essentiel qui devient le prin- I 0· : il .υ* ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV 252 cipal : tout comme la motion volontaire a dans la foi, à un certain point de vue, la « primauté » (366). Cette comparaison entre la foi et sa préparation est très éclairante parce qu’elle rapproche deux états qui sont en réelle continuité psychologique : mais la pousser trop loin serait oublier le caractère absolu de la grâce de la foi : la spécification intelligible de la lumière de foi conserve toute sa rigueur au sein même de l’acte de foi exercé, tandis qu’il n’en va pas nécessairement de même en ce qui concerne le rapport de la crédibilité formellement prise à la crédibilité réelle. La preuve ra­ tionnelle n’est plus nécessairement l’armature de la preuve con­ crète : elle peut l’être, elle est normalement et habituellement im­ pliquée ; mais elle peut faire défaut : on dit généralement que, dans ce dernier cas, il y a « suppléance », entendons que des se­ cours plus puissants λ-enant de Dieu « suppléent » à un exercice rationnel trop débile, voire inexistant ; l’expression nous semble malheureuse parce qu’elle insinue en premier lieu que la démarche rationnelle est en concurrence avec l’action divine et en second lieu que c’est à la démarche rationnelle qu’il revient de « suffire » en droit. Nous avons vu un peu plus haut (367) qu’il n’en est pas ainsi en crédibilité réelle ; il est indubitable que l’insuffisance no­ toire de la réflexion ou de l'information appelle un renforcement des secours de Dieu, mais on ne saurait pour autant concevoir que le cas normal comporte un tronçon rationnel échappant à ce secours. Le concile du Vatican s’exprime tout autrement : ce sont au contraire le miracle et la prophétie qui sont « joints à l’aide inté­ rieure du Saint Esprit » (368), ce sont eux qui suppléent à l’hété­ rogénéité que présente la grâce à l’égard de tout enracinement rationnel. Les signes ne constituent en quelque sorte que l’une des multiples sources du grand courant de la crédibilité : cette source rationnelle peut être partiellement ou totalement tarie sans qu’il en résulte nécessairement un grand inconvénient. C’est Dieu qui meut sa créature vers lui, et il manifeste magnifiquement sa Sagesse en respectant au cours de cette ascension délicate l’ordre de nature qu’il a institué : il s’adresse simultanément à tout l’homme, il l’attire conformément à toutes ses puissances pour lui mieux décou­ vrir toute l’amplitude de sa destinée : Dieu agit l’homme sans que jamais l'action de Dieu cesse, en droit, d’être en parfaite équa­ tion avec la nature de l’homme ; le fondement radical de la crédi­ bilité adéquatement prise c’est donc la Sagesse de Dieu, tout comme son expression originelle et décisive consiste en la perception har­ monieuse que l’homme acquiert de sa destinée totale. On fausserait donc la véritable crédibilité en la faisant dépendre par déterminisme formel de l’un de ses éléments, alors que tout ce qu'elle intègre relève d’un déterminisme de finalité : on méconnaîtrait singulière- 31 CRÉDIBILITÉ FORMELLE ET CRÉDIBILITÉ ADÉQUATE 253 ment l’harmonie de la véritable crédibilité en y réduisant à une nécessité rationnelle dérivant d’une exigence créée, ce quii est en réalité une convenance éminente fondée en la divine Sagesse. S. Thomas qui a, comme nous l’avons vu, analysé le rôle de la raison en lui-même, ainsi que l’impose la question du signe, a également situé le complexe raison-signe en fonction d’éléments concomitants, en envisageant globalement la préparation à la foi. Commentant S. Jean, il se demande comment Dieu peut « tirer l’homme » sans le contraindre (369) : ce qui est, en substance et vu en métaphysique divine, toute la question que s’efforce de résoudre la crédibilité ; c’est Dieu qui attire, cela va de soi : mais l’homme doit, dans ce moment même, demeurer libre, voilà la question. La réponse est donnée dans l’Ecriture elle-même ; il suffit d’en coordonner les éléments au moyen du procédé analogique coutu­ mier : tous les moyens dont nous voyons qu’on peut user pour infléchir sans la violenter une volonté humaine, ce sont tout sim­ plement ceux-là dont Dieu use. La persuasion (274), qui sera la source libre et efficace de l’engagement nouveau, peut être le fruit d’une conviction (274) intellectuelle ou bien le résultat immédiat d’une stimulation volontaire. Dans le premier cas, la conviction est elle-même, bien entendu, produite par Dieu ; mais Dieu peut atteindre l’esprit soit directement en son dedans par la révélation, soit du dehors par la médiation des signes : la première manière peut suffire à elle seule, non pas la seconde (370). D’autre part la persuasion peut résulter immédiatement d’un attrait affectif le­ quel se distingue lui-même selon l’extériorité et l’intériorité ; non pas qu’il puisse s’agir de poser entre le siège intime de la persua­ sion et Dieu un intermédiaire qui affecterait l’action divine d’une extériorité relative : c’est Dieu qui toujours meut immédiatement ; mais il peut mouvoir soit à la manière d’une fin désirable qui est extérieure au moins en ce sens qu’il la faut atteindre, soit au titre de stimulation rigoureusement immanente : complaisance pour la vérité, jouissance anticipée de la béatitude, attrait de la « majesté du Père » ou de la beauté du Christ... ou bien d’autre part instinct intérieur (327). Les qualités de l’objet désiré persuadent l’appétit comme les signes la raison ; l’instinct intérieur est une sorte de révélation affective entièrement intime au sujet. On voit que si on pouvait nombrer les membres de ces distinctions, la crédibilité rationnelle ne constituerait selon S. Thomas qu’un fort modeste quart des cheminements qui conduisent à la foi. On pourrait faire équivaloir la « crédibilité adéquatement prise » à l’ensemble de ces cheminements, mais il est préférable d’en caractériser la nature et c’est ce que nous avons essayé de faire un peu plus haut. Nous voyons maintenant que, si on laisse de côté en S. Thomas la dis- , a r* ’ - « *· · >4>. ETlfi 1 ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE IV tinction entre extériorité et intériorité qui n’est qu’accidentelle, les deux couples qui lui correspondent : preuve par signe-attrait affectif et révélation-instinct intérieur, recouvrent la même réalité substantielle. Dieu accorde un secours que les deux puissances fondamentales de l'entendement différencient conformément à leur nature ; que l’on dise révélation et instinct avec S. Thomas ou bien illumination et inspiration avec les documents conciliaires ne change rien à la chose : on désigne d’une manière ou de l’autre l'élément surnaturel et d’ailleurs essentiel de la crédibilité adéqua­ tement prise ; le second élément, également essentiel, c’est la ré­ ponse de l’homme à l'invitation divine : cheminement rationnel qui abstraitement envisagé constitue le fondement de la crédibilité formellement prise, prise de conscience de la fin qui est au principe de la rectification volontaire. d. En résumé, nous voyons que si, en vue de bien préciser la na­ ture intellectuelle de l’acte qui termine la démarche de crédibilité, il est légitime et nécessaire de distinguer et d’étudier pour elle-même la crédibilité formellement prise ; il est indispensable de se sou­ venir que celle-ci n’est en un sens qu’une abstraction, et que la crédibilité réelle ou adéquatement prise comporte, non pas seule­ ment en fait de par le jeu psychologique du sujet, mais en droit et en vertu de la fonction qu’elle doit remplir, des éléments que la crédibilité formellement prise laisse à bon droit dans l’ombre. Poser comme absolu un terme qui n’est qu’un abstrait c’est se vouer à reconstruire ensuite arbitrairement ce que l’abstraction permettait seulement d’analyser ; ainsi réduire la crédibilité à son essence abstraite, ce serait s’exposer à d’inextricables difficultés et se condamner par avance à des solutions artificielles, quand force serait bien d’y réintroduire ce qu'elle contient par droit divin. La distinction que nous proposons n’est donc pas comparable à celle qui existe entre les espèces d’un même genre : il n’y a pas deux crédibilités spécifiquement différentes ; il y a simplement que la complexité de structure de la démarche de crédibilité impose objec­ tivement à celui qui veut en faire l'étude précise d’adopter successi­ vement des points de vue divers. La foi, bien que moins complexe que sa préparation, requiert déjà une problématique semblable : nous avons signalé, en passant, dans sa structure (360-362), et nous retrouverons dans sa certitude qui est à la fois objective et subjective (371), le chef de distinction qu’il est indispensable d’ap­ pliquer à la crédibilité et que nous concrétisons dans les deux mots formel-adéquat. On voudra bien ne voir dans cette expression qu’une condensation commode n’ajoutant rien de substantiel aux analyses que nous avons faites des documents traditionnels. Selon les points de vue auxquels nous avons été amenés à l’envisager, 31 CREDIBILITE FORMELLE ET CRÉDIBILITÉ ADÉQUATE “J.» nous avons observé, dans la démarche de crédibilité, une compéné compéné-­ tration du naturel et du surnaturel, de l’intellectuel et du volon­ taire, de la nécessité objective de la preuve par signe et de la certitude qu’elle développe dans le sujet. Les termes de ces dicho­ tomies sont bien loin de s’équivaloir, mais il y a cependant entre eux des affinités qu’il est bon de mettre en évidence. Nous avons assez insisté sur ce fait que toute la crédibilité, qu’elle soit raison­ nable ou volontaire, subjective ou objective, est simultanément, indissolublement, naturelle et surnaturelle ; cependant, c’est du côté volontaire que l’action de la grâce est à la fois la plus néces­ saire parce que c’est dans l'appétit que la blessure originelle de­ meure le plus profondément inscrite (372), et la plus décisive parce que c’est la volonté « qui peut y résister » (358). D’autre part, la volonté s’adresse au bien tout comme l’intelligence au vrai, mais le bien qui commande l’action morale c’est le bien tel qu’il est appréhendé par le sujet (286) ; et, très particulièrement dans le cas qui nous occupe, le bien n’intervient pas par sa teneur objec­ tive mais en tant qu’il est fin, c’est-à-dire en tant qu’il est actuelle­ ment proportionné à l’exigence du sujet ; on comprend donc que toute prévalence de la fin et de la volonté dans la démarche de crédibilité infléchisse du côté du sujet les valeurs qui y sont inclu­ ses, tandis que l’activité de la raison demeure mesurée par les structures objectives : certitude d’un côté, nécessité de l’autre (373). Cela étant, il est très naturel que la crédibilité formellement prise associe les trois éléments : preuve nécessaire incluse dans l’objec­ tivité du signe, démarche intellectuelle, mise en œuvre de la lu­ mière naturelle de la raison : elle devient un cycle rationnel fermé ; mais elle devient par là même difficilement capable de peser sur le vouloir, à moins qu’elle ne soit la crédibilité des dé­ mons, et cela dans la mesure où les éléments précédents sont consi­ dérés comme la constituant non seulement essentiellement mais exclusivement : nous nous garderons de le faire, et même la cons­ titution d’une « apologétique scientifique » ne le requiert pas. Quant à la crédibilité adéquatement prise, c’est en principe toute la crédi­ bilité intégrant en sa structure complexe tous les éléments que nous avons mentionnés ; mais pour plus de clarté nous désignons de préférence par cette expression la crédibilité réelle dans laquelle la fin humaine, la rectification volontaire et les grâces d’inspiration qui la soutiennent, jouent un rôle de premier plan ; elle n’exclut pas la crédibilité formellement prise, à moins bien entendu que celle-ci ne soit elle-même prise au sens exclusif et fermé que nous venons de rejeter : elle en assume au contraire la valeur probative, mais elle n’en conserve que la rigoureuse certitude tandis qu’elle en laisse provisoirement dans l’ombre le fondement objectif né­ cessaire. Crédibilité formellement prise et crédibilité adéquatement •< Η μ ί:·' i Λ9η ·; 25b ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV prise constituent en quelque sorte deux pôles ouverts l'un vers l’autre, entre lesquels se joue une démarche vivante singulière­ ment complexe qui ne peut tendre vers le premier sans faire sans cesse retour au second. Nous verrons comment la lumière de foi et elle seule donne au croyant l’intelligence véritable de l’unité de ce processus. C2. Cette distinction étant faite, et la nécessité du secours divin pour rendre la crédibilité efficace étant ainsi à nouveau soulignée, mais cette fois par sa double incidence, volontaire aussi bien qu’in­ tellectuelle, revenons rapidement à la question de la mise en doute de l’assentiment surnaturel. En telle occurence, deux catégories de raisons peuvent être, à priori, invoquées : les unes, objectives, vi­ sent la teneur de la preuve et concernent l’intelligence ; les autres tiennent à la disposition du sujet et dépendent de l’activité volon­ taire. Il peut se faire en effet que, les exigences critiques du su­ jet se développant, il perçoive les failles d’un enchaînement ration­ nel qu’il avait d'abord jugé suffisant ; mais il peut se faire égale­ ment qu’une modification survenant dans les proportions respecti­ ves accordées aux valeurs de bien, des raisons contraires viennent ébranler la certitude première en s’imposant avec une force dont on les croyait à jamais privées. Ces deux catégories de raisons sem­ blent avoir été respectivement visées par les rédactions successives d’un passage déjà cité, de la Constitution de Fide. « Les fidèles ne peuvent pas licitement (licite) suspendre l’assentiment surnaturel auquel ils sont parvenus sous le magistère de l’Eglise » affirment les schémas B et C (374) ; tandis que les schémas D D’ reprennent: « les catholiques ne peuvent avoir de juste cause (justam causam habere possint) pour suspendre ce même assentiment » (375). Cette dernière expression est d’ailleurs employée dans l’exposé positif du chapitre III, et elle figure, à ce lieu, dans tous les schémas BCD’ D (376). Les raisons qui ont fait adopter l’amendement (377), dont la conséquence fut l’uniformisation (entre le texte et l'anathème), n’ont pas été consignées : mais la coexistence des deux formules (l’une dans le texte, l’autre dans l’anathème) dans les schémas B et C indique qu’il convient de les interpréter l’une par l’autre. L’expression « cause juste » (et vraie) (377) signifie, semble-t-il, que les raisons qui amènent un catholique à douter de sa foi ne sont pas objectivement vraies, même si, fallacieusement, elles lui paraissent telles. Ce sens tout à fait objectif laisse de côté la déli­ cate question de savoir si ces raisons fallacieuses, lorsqu’elles con­ duisent à abandonner la foi, ou à adhérer à des propositions erro­ nées, excusent du péché d’infidélité ; et même doivent être suivies, tout comme doit l’être la conscience irrémédiablement faussée (378). 31 CRÉDIBILITÉ ET GRACE Nous reviendrons sur ce point à propos de la certitude de la foi ; disons seulement ici que nous inclinons à résoudre négativement la question posée, parce que « A ce point de vue, ils sont loin de se trouver à égale condition (379) ceux qui par le don céleste de la foi ont adhéré à la vérité catholique et ceux qui, conduits par des opinions humaines, suivent une fausse religion... » (380) Ceux qui ont déjà reçu le don de la foi, qui ont droit en permanence à l’illu­ mination et à l’inspiration du Saint Esprit, y puisent un discerne­ ment qui doit les préserver des erreurs grossières (381) ; en d’autres termes, l’insuffisance de telle justification personnelle de la foi, même au moment où une telle insuffisance vient à être confusément pressentie par le sujet lui-même, est compatible avec ce fait qu’il n’y a jamais de raison objective pour cesser de croire, parce que normalement la grâce comble l’hiatus (382). Dans le cas contraire, nous voulons dire hors de celte suppléance normale, l’inauthenticité des fondements rationnels entraînerait une faute contre la pru­ dence et contre la vérité, faute dont il faudrait sortir au plus tôt en révoquant l’assentiment. Concluons une fois encore que les secours de la grâce sont absolument inséparables de la crédibilité et que, sans l’intime connexion qu’ils soutiennent avec elle, la sage moni­ tion du Concile serait inintelligible. Ainsi entendue, cette monition exclut explicitement les motifs du premier type, rationnels, en fa­ veur d’une suspension de l’assentiment surnaturel ; mais elle se réfère implicitement, comme à son fondement positif, au secours gratuit de Dieu. Voici comment : il n’y a pas de raison objective pour la suspen­ sion de l’assentiment, voilà ce qui est certainement affirmé ; mais n’est-il pas insinué, étant donné les difficultés concrètes dans les­ quelles peut se trouver le croyant qu’il y a une raison objective contre le rejet, c’est-à-dire en fait une raison positive pour persé­ vérer dans l’assentiment ? On pourrait dire il est vrai que cette raison c’est la conviction même du sujet qui exclut toujours toute «juste cause» pour cesser de croire, en sorte que le secours divin ne constituerait, relativement au texte que nous examinons, qu’une incidence lointaine et accessoire. Mais il semble difficile, si le Concile est, comme il est fort probable, demeuré fidèle aux obser­ vations liminaires que nous avons rappelées (378), de transférer dans la psychologie du sujet lui-même une assertion qui ne veut avoir qu’une portée objective. Le mot « licite » primitivement em­ ployé évoquait il est vrai un climat tout à fait subjectif. Le « licite » et J’« illicite » se concrétisant dans de purs préceptes font face à un sujet s’avouant incapable de tirer de sa propre nature les normes de son action et s’affirmant impérieusement jaloux d’une autonomie qui doit trouver hors de soi une régulation compensatrice indis17 B ■ * 2-g adhésion de FOI ET TÉMOIGNAGE IV pensable ; l’action est dans ces conditions un perpétuel compromis entre le droit et le devoir, entre une exigence intrinsèquement inconditionnée et les prescriptions indéfiniment minutieuses qui la circonscrivent violemment, non d'ailleurs sans en paralyser les sources vives. Une telle perspective est bien étrangère à celle de la foi : Dieu tel qu’il est, l’homme tel qu’il est ; deux natures entrant en conjonction intelligible, la seconde s’épanouissant, telle qu’elle est, dans la miséricordieuse bienveillance de la première. Le mot « licite » fut remplacé par « cause juste (et vraie) », et cette substi­ tution est symptomatique : la vraie foi ne peut pas tenir dans le cadre prescriptif du permis et du défendu ; elle a un autre envol, elle connaît d’autres exigences et consent d’autres docilités. Nous y reviendrons largement ; bornons-nous pour le moment à noter que le croyant porte bien dans sa foi une impérieuse exigence de persévérance ; il ε bien le devoir de continuer à croire, et en ce sens il n'est pas « licite » qu’il cesse de le faire ; mais on voit que le mot licite doit être interprété dans la perspective tout objective suggérée par les mots « juste, vrai ». L’obligation objective de continuer à croire repose sur des raisons tirées de la nature des cho­ ses. Or, comme il est tout à fait inutile de porter un précepte pour contraindre l’esprit à conserver une certitude qu’il peut atteindre par ses seules forces, comme d'autre part le Concile n'a pas voulu affirmer que le croyant est tenu de conserver une foi fondée sur des raisons subjectives insuffisantes (378) ; il faut conclure que l'obligation en question n’est autre que celle de conserver la grâce gratuitement accordée, et plus particulièrement la grâce de l’inspi­ ration qui, nous l’avons vu, peut toujours être, à la différence de l’illumination, refusée (383). Il est d’ailleurs clair que le Concile ne peut viser que la crédibi­ lité telle qu'elle se rencontre concrètement, c’est-à-dire la crédibili­ té adéquatement prise ; or, si on fait abstraction, dans ce qui dis­ tingue cette dernière de la crédibilité formellement prise, de la vo­ lonté de persévérance du sujet, question dont l’incidence psycho­ logique est expressément réservée par le Concile (378), elle se ré­ duit au secours divin qu’elle suppose et à l’acceptation fidèle de ce secours : c’est d’ailleurs l’action de Dieu dans le croyant actuel ou futur qui fait l’objet du paragraphe dont nous analysons un passage, et tout ceci confirme l'interprétation surnaturelle et objec­ tive que nous avons suggérée. En un mot, il n’est pas permis, on ne peut se permettre de révoquer l’assentiment accordé à la parole de Dieu, car la grâce est requise à cet assentiment, et on n’est nullement assuré de la recouvrer si une fois on la refuse. Ajoutons qu’on peut également rapporter à Dieu cette obligation qu’on ne saurait « licitement » transgresser ; car il y a un devoir de révé- Jl 259 CRÉDIBILITÉ ET GRACE rence et de religion, non moins que de piété filiale, à ne pas traiter avec désinvolture le don offert par Dieu. Ainsi, la stabilité de la crédibilité est, comme celle de la foi, liée à la grâce ; et dans la vue de la grâce, il est aussi impossible d’assigner au retrait de l’assenti­ ment un mobile psychologiquement légitime qu’une raison objec­ tivement vraie et juste. Tout devient simple quand on donne effec­ tivement à Dieu la place qui lui revient : la première. C3. Concluons. La crédibilité divine est, au point de vue psycho­ logique, semblable à la crédibilité humaine parce qu’elles sont fon­ dées l’une et l’autre sur la valeur probative du signe ; mais la preuve de crédibilité divine est, par sa structure apophatique, iden­ tique à l’induction scientifique courante dont elle tend à surclasser la certitude et la stabilité. Cette différence si importante entre les deux cas de la crédibilité résulte de la qualité éminente du témoin auquel fait face la crédibilité divine. Ce témoin qui est, médiatement du moins, Dieu Lui-même, amortit aussi bien par sa véracité ab­ solue que par son action intime et bienfaisante, le caractère fonciè­ rement aléatoire de la connaissance par témoignage ; il la transmue en son fond, mais c’est à l’insu de celui qui cherche ; il diffuse une certitude stable, qui est comme le reflet de son immuable véri­ té, entre les mailles du canevas rationnel : lequel est, pour le cher­ cheur, la trame conductrice, et également le seul objet d’appréhen­ sion consciente. C’est pourquoi la crédibilité divine devient de plus en plus assurée à mesure qu’elle approche de son terme qui est la foi : sans doute, dans la vue de l’efficience naturelle, qui est le referendum de toute recherche scientifique parce qu’elle est di­ rectement observable, faut-il voir dans une crédibilité ferme la cause prochaine de l’infusion de la foi : mais dans la vue de la fi­ nalité, qui est plus proche tout à la fois de l’intelligibilité et de l’efficience divines, il faut ajouter que la crédibilité est tout ordon­ née à la foi, que sa genèse ne s’explique que par une constante référence à la foi, qu’elle en préfigure donc normalement, quoique par manière d’ébauche très imparfaite, les notes essentielles : cer­ titude. liberté, gratuité. Les contributions respectives de Dieu et de l’homme s’harmonisent de manière très différente dans la crédi­ bilité et dans la foi, et c’est ce que marque d’une manière nette la discontinuité essentielle qui correspond à la grâce de la foi ; mais cette discontinuité n’aurait pas de sens si elle ne s’insérait dans la double continuité de l’intention divine et de la psychologie du sujet, qui convergent vers l’unité dans la foi après avoir suivi, dans la crédibilité, des cheminements parallèles. On pourrait rappro-· cher de cette relation celle que soutiennent entre elles foi et vision : ici et là on trouve en effet une coupure qui ne prend son sens qu'en fonction d’un développement homogène : nous ne nous y attarde- I Q il :w ■ II η xM * 260 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV rons pas. Notons seulement que la vision nous donnera, et elle seule, la parfaite intelligence du statut de la foi ; on ne peut pas dire qu’elle rendra la foi évidente puisque c’est précisément parce que la foi exclut l’évidence qu'elle cessera quand nous « verrons »; mais la vision nous fera découvrir avec évidence quelle est l’essen­ ce de la foi, un peu commç le but, atteint, permet de découvrir l’économie du cheminement laborieux qui y a conduit. D’une ma­ nière analogue, la foi qui est l’aboutissement normal de la crédibi­ lité, en donne l’évidence, et en ce sens il y a une « évidence de crédibilité ». Nous avons suffisamment insisté plus haut sur le caractère obscur et sur la non démonstrabilité de la crédibilité pour que le lecteur ne se méprenne pas sur le sens que nous attribuons à l’expression « évidence de crédibilité». (384) : elle signifie que le rôle exact de la crédibilité, nécessairement obscur pour celui qui doit en parcourir les étapes, devient clair et évident pour qui le saisit dans la foi, et pour ainsi dire à partir de la foi : seul le croyant connaît la juste valeur des raisons de croire. Il nous sera facile de préciser comment en utilisant l’analyse que nous avons faite de la preuve de crédibilité (342). Indiquons auparavant une comparaison. L’embarcation qui re­ gagne le rivage par marée montante est puissamment aidée par le mouvement de la mer ; le rameur qui tourne le dos au rivage se rend cependant très mal compte du phénomène ; il n’a guère conscience de se déplacer qu’en raison de l’effort de propulsion qu'il accomplit laborieusement ; il voit les vagues le dépasser suc­ cessivement, mais il estime qu’elles se substituent les unes aux autres à la manière dont un même ébranlement court au long d'une corde sans que pour autant celle-ci se déplace dans son ensem­ ble ; en réalité le battement des rames a pour effet de mettre l’em­ barcation en synergie avec le mouvement de la masse fluide qui assure dès lors, dans le mouvement réel vers le rivage, la contri­ bution principale ; il faudrait être sur le rivage, ou λ tout le moins l'apercevoir, pour bien discerner que c’est la motion des vagues qui fait l’essentiel mais que cette motion n'a sa pleine efficacité que par l’appui instantané assuré par le mouvement des rames. La transposition est claire. Le rivage c’est la foi ; et le retour au rivage la démarche qui conduit à la foi. La motion des vagues figure la motion de la grâce divine, illuminatrice et inspiratrice, tandis que le mouvement des rames représente l’effort de la crédi­ bilité formellement prise ; à l’ensemble correspond la crédibilité adéquatement prise. La grâce constitue une véritable marée mon­ tante qui porte l’homme vers la foi : mais l’homme, tout attentif à la construction de la preuve grâce à laquelle les vagues successi­ ves lui communiquent leur propre mobilité, ne se rend compte ni 31 L ÉVIDENCE DE CRÉDIBILITÉ 26 j du mouvement propre de ces dernières ni de son mouvement à lui : il sait avec certitude ce qu'il doit faire pour avancer, mais il n'a pas l'évidence de son propre déplacement puisqu’il faudrait pour cela qu’il pût se considérer lui-même à partir du point de repère constitué par le rivage. Ayant ainsi suggéré que la crédibilité est susceptible de recevoir des qualifications assez différentes selon qu’on la rapporte à elle-même ou bien à son terme qui est la foi, venons en à une formule plus précise. Nous avons insisté (342) sur le passage de la crédibilité idéale à la crédibilité réelle, se traduisant par la substitution d’une preuve certaine par le signe à une démonstration nécessaire par l’essence: l’estimation juste de la finalité humaine venant d’autre part com­ penser l’inadéquation de la saisie des essences. Mais il reste qu’à un point de vue exclusivement objectif, le raisonnement fondé sur l’essence du signe préternaturel (syllogisme I) (p. 199) est un en­ chaînement nécessaire. Le croyant peut-il retrouver le type idéal dont l’incroyant ne peut saisir qu’une sorte de projection humai­ ne ? Il suffira pour répondre d’avoir bien présente à l’esprit la distinction entre les propriétés qui appartiennent à l’objet de con­ naissance en lui-même et le mode selon lequel cet objet est connu : démonstration ou preuve d’une part, et, d’autre part, saisie immé­ diate de l’objet quelle qu’en soit la nature ou bien connaissance médiate par témoignage ; nous nous sommes suffisamment ex­ pliqués en ce qui concerne le premier couple (344) : rappelons, quant au second, que la connaissance par témoignage ne peut dé­ velopper que la certitude tandis que l’appréhension immédiate donne l’évidence, en entendant ce mot au sens strictement subjec­ tif (385). Nous avons vu que l’incroyant a la certitude de la preuve de crédibilité (syllogismes III-IV) (p. 208) et l’évidence de certains de ses éléments ; les démons ont l’évidence de la démonstration de crédibilité, puisqu’ils la connaissent en elle-même immédiatement et non par la médiation d’un témoignage. Le quatrième des cas possibles (386), qui consiste à connaître avec certitude mais sans évidence la preuve de crédibilité, est précisément celui du croyant; la foi ne donne pas, elle n’est pas faite pour donner, la connais­ sance précise des frontières de l’ordre naturel : elle ne révèle pas l'essence du préternaturel, et c’est pourquoi le croyant lui-même ne peut avoir l’évidence de la démonstration de crédibilité ; mais la foi pose le préternaturel en droit, et avec une certitude absolue: le croyant sait l'existence d’un ordre, d’une essence, que l’incrovant peut seulement inférer ; et de là vient que le croyant peut faire sienne une démonstration fondée sur l’essence du préternaturel, en la manière où il fait sienne l’existence de cette essence, c’està-dire avec certitude. Certitude n’est pas évidence, nous le rap- a*.' • ·<χ y > -tri* · 1 IV ADHÉSION DE EOI ET TÉMOIGNAGE 202 pelions à l’instant. Mais il peut très bien se faire que la relation entre deux éléments, intrinsèquement inévidents quoique connus comme réels avec une certitude absolue, soit évidente ; c’est le cas des connexions que la raison peut découvrir par ses seules lumières naturelles à l’intérieur de l’objet de foi (458) : la conne­ xion peut être, comme telle, connue immédiatement bien que les termes qu’elle relie ne puissent être, de par leur nature, connus que par témoignage. Il se passe ici quelque chose de semblable : ni la démonstration de crédibilité ni la nécessité d’exercer la foi ne s'imposent au croyant avec évidence ; mais il y a du premier élément au second, de la crédibilité telle que Dieu l’a instituée à la foi telle que Dieu en donne la grâce, un enchaînement de droit en vertu duquel l'homme est amené librement par Dieu à croire : et cet enchaînement est évident. La démonstration de la crédibilité est connue avec certitude ; la nécessité de l’exercice de la foi est connue avec certitude : mais il y a de la crédibilité à la foi une rela­ tion évidente, il y a une «évidence de crédibilité ». On pourrait être tenté de penser que Γ <« évidence de crédibilité » ainsi entendue est d’un médiocre intérêt, puisque les motifs de crédibilité paraissent surtout utiles avant la foi et que c’est à ce moment que l'appréciation de leur valeur serait secourable ; mais ce serait rétrécir singulièrement la crédibilité divine que de l’évin­ cer de la foi (387). D’une part en effet, nous avons vu combien il peut être dangereux d’abandonner les raisons de croire que l’on tient, parce qu’elles sont comme l’humus dans lequel s’enracine un assentiment qu’on ne doit jamais récuser ; d’autre part ces rai­ sons contribuent, humblement mais réellement, à la grandeur de la foi qui occupe tout l'entre deux : de la terre rationnelle à la lu­ mière céleste. C'est ce second point de vue nui nous intéresse plus directement : nous le traiterons pour lui-même après avoir examiné les propriétés surnaturelles de la foi (.388). I Nous venons d’être ramenés, en étudiant la nature de la crédi­ bilité, à constater comment elle se soude d’une manière pour ainsi dire homogène à la foi, et pourtant s’en distingue radicalement. Nous achèverons d’éclaircir ce point en revenant sur une question jusqu’ici laissée en suspens, et que nous sommes maintenant à même de résoudre : la démarche de crédibilité se termine-t-elle dans un jugement ? Comment ce jugement, s’il existe, se distingue-t-il du jugement de crédentité qui inaugure la foi ? ’ JIJÎ le jugement ne CKÉpiinLiTE-crédentitb 263 32. LA CONJONCTION DE Ι.Λ CRÉDIBILITÉ ET DE LA FOI S’EFFECTUE NORMALEMENT DANS LE JUGEMENT DE CRÉDENTITÉ ET SE LIMITE ACCIDENTELLEMENT AU JUGEMENT DE CRÉDIBILITÉ. COMMENT CES JUGEMENTS SONT UN ET COMMENT ILS SONT DEUX. RELATION ENTRE CRÉDIBILITÉ ET CRÉDENTITÉ. Ai. La question que nous signalons est une question de frontiè­ res, et il convient pour l’éclairer de jeter un regard un peu large sur les régions avoisinantes ; c'est ce que nous commencerons par faire en synthétisant les résultats précédemment obtenus autour de la remarque suivante : la relation entre la crédibilité et la foi com­ porte simultanément, à quelque point de vue qu’on se place, conti­ nuité et discontinuité. Commençons par l’aspect psychologique ; nous dirions volontiers qu’il y a, entre la crédibilité adéquatement prise et la foi, homéomorphie de structure : la volonté est, dans les deux cas, semblablement requise aux côtés de l’intelligence, non certes du point de vue formel de la définition abstraite des notions, mais du point de vue réel de leur équilibre concret (389) ; le secours divin comporte également dans les deux cas la même distribution différentiée (125) : il s’appelle illumination et inspiration (358) au cours de la démarche de crédibilité, il engendre un « habitus » (125) « aussi bien dans la volonté que dans l’intelligence, afin que l'acte de foi soit parfait » (390) ; enfin l’assentiment et le consente­ ment (5) marquent par leur conditionnement mutuel et successif les étapes de la crédibilité, tandis qu’ils se trouvent synthétisés et par­ faitement harmonisés dans l’adhésion immobile de la foi ; en un mot, les éléments dont l’analyse de la foi révèle l’existence sont déjà présents dans la crédibilité, et c'est en quoi il y a continuité ; mais ils se compénètrent, s’unifient et pour ainsi dire se fixent l’un l’autre réciproquement dans la foi, et c’est en quoi la structure de cette dernière est originale. En second lieu, la grâce en tant qu’elle est un secours divin suppose de la part de Dieu la même bienveil­ lance pour le croyant, et pour celui qui aspire à la foi ; mais il y a, du côté du sujet, entre les grâces actuelles qui préparent la con­ version et la grâce habituelle qui normalement l’accompagne, une irréductible différence d’espèce : ici qualité, là relation (127, 305. 327) : si on envisage maintenant la grâce comme participation à Dieu, c’est bien au Dieu vrai qu’elle s’adresse dans la crédibilité et dans la foi, mais tantôt elle coopère efficacement à produire la certitude de la véracité divine, tantôt elle fait adhérer l’entende­ ment à l’ineffable initiative de la Vérité première se révélant ellemême ; ici la discontinuité est marquée par le passage de l’exté­ riorité à l’intériorité. L’infusion de la grâce de la foi se traduit na­ turellement par un exhaussement des puissances qui y coopèrent: Ê n !» 1 » 264 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV nous avons noté que la crédibilité concerne plutôt la raison et la foi plutôt l'intelligence (119) ; mais nous savons également que loin d’être deux facultés séparées, la raison et l’intelligence sont deux fonctions spécifiquement distinctes («89), mais associées, la première étant ordonnée à la seconde (128) : en sorte que nous observons là encore continuité et discontinuité (391) ; de même, toujours dans le domaine intellectuel, la crédibilité est formellement une preuve, la foi est formellement une adhésion qui inclut sans doute l'acquiescement à la preuve acquise mais qui le dépasse et le trans­ pose (392), car ce n’est pas sur l'autorité des miracles (393) ou sur celle des prophètes (394) que nous croyons mais sur l’autorité de Dieu (395) ; enfin la crédibilité rationnelle comporte, au titre de prémisse, un signe, extérieur en quelque façon (396), et par là hété­ rogène à la foi, mais la crédibilité peut très bien être entièrement suppléée parce que « la vérité première dispose en l'homme un ins­ tinct intérieur par lequel elle l’illumine et l’enseigne intérieure­ ment » (320) ; or c’est un instinct intérieur, devenu à la fois plus intime et plus divin, que S. Jean appelle 1’ « onction » (752-754) et que nous retrouverons explicitement avec le don d’intelligence (397)· Quant à la volonté, nous avons vu qu’elle est capable de majorer, dans le moment même de la communication de la grâce de la foi, le « poids des raisons qui sollicitent l’assentiment » (351) : en sorte que la fermeté de celui-ci bénéficie d’une disproportion de la faveur de laquelle il est imprudent de se priver par un reniement (352) même provisoire (374-376)Λ la transposition des puissances correspond naturellement celle des dispositions obtenues. La stabilité de la foi est fondée sur la grâce, elle est donc d’origine surnaturelle ; tandis que celle de la crédibilité, tout en exigeant la réception de la lumière de l’Esprit et la constante acceptation de son inspiration, est d'essence ration­ nelle. Semblablement, la certitude de crédibilité est psychologi­ quement toute proche de la certitude de foi puisqu’elle a, comme nous l’avons vu, un seuil très élevé qui permet de la comparer à celle de l’induction scientifique : mais la trame de cette continuité psychologique se trouve rompue par une discontinuité métaphy­ sique : le témoignage de Dieu se substitue à la lumière rationnelle, en sorte que, la foi étant possédée, on ne croit plus pour aucun des motifs qui y ont conduit, « mais exclusivement à cause de la vérité considérée en elle-même » (398), car « la foi droite est celle qui soumet le croyant à la vérité pour elle-même à l’exclusion de tout autre motif « (399) ; le signe en est d’ailleurs que « le juge­ ment de la raison ne saurait être considéré comme autonome en regard de la foi » (257) en sorte que les degrés de la certitude de crédibilité sont sans influence sur la certitude de la foi considérée » I.E JUGEMENT DE CRfiDiBlLITÉ-CRÉDENTlTÉ 265 en elle-même (400). Quant à la liberté, notons sans y insister ici qu’elle appartient à la crédibilité comme A la foi, la véritable ques­ tion étant de savoir comment la crédibilité commande la foi réelle­ ment mais librement : la liberté de la crédibilité ainsi entendue se résoud par la disjonction des deux couples : assentiment, illu­ mination d’une part ; consentement, inspiration d’autre part ; tandis que la foi connaît dans son exercice une toute autre liberté qui n’est rien autre que l’épanouissement de l’homme dans l’at­ mosphère de vérité pour laquelle il est fait et que seule peut lui assurer la participation à la Vérité divine. En résumé, crédibilité et foi constituent un seul et même processus dont l’unité repose aussi bien sur la bienveillance divine que sur le désir de l’homme, lesquels s’harmonisent dans la voca­ tion intérieure, dont les progrès se superposent les uns aux autres un peu comme les étages d’un même édifice : chacun reproduisant nécessairement les grandes lignes de la structure du précédent, mais ajoutant un progrès nouveau et irréductible dans le sens de la troisième dimension. Ajoutons qu’on ne doit pas songer à une croissance homogène, mais plutôt à une intégration qualita­ tive, au moins au moment de l’infusion de la foi : ce moment-là serait figuré par celui où l’édifice émerge de la terre rationnelle dans l’atmosphère surnaturelle. Car si la grâce et la foi s’insèrent dans l’âme comme dans le sujet préexistant apte à les recevoir, il n’est pas moins juste de dire que l’âme et ses puissances sont, par cette insertion même, haussées au-dessus d’elles-mêmes en vue de participer à la vie divine. C’est ce second point de vue qui nous permettra, en situant la crédibilité par rapport «à la foi, de déter­ miner le véritable rapport qu’elle soutient avec elle. A2. Rappelons que nous avons défini le « jugement de crédentité » comme étant l’incidence rationnelle du premier acte de foi (401), sa formulation précise étant : « L’énoncé proposé doit être cru de foi divine puisqu’il est, par l’intermédiaire de l’Eglise, révélé par Dieu. » D’autre part il est normal de faire correspondre à la dé­ marche de crédibilité un jugement qui en exprime la conclusion (402) : « Le témoin qui se présente comme mandaté par Dieu (en général l’Eglise) mérite effectivement d’être considéré comme par­ lant au nom de Dieu ; il dit vrai en affirmant : le message que j’annonce vient de Dieu. » (403) Toute la question est de savoir si les deux jugements, ainsi formulés de manières différentes, parce qu’ils correspondent A des points de vue différents sur le processus de conversion, coïncident ou non. Notons tout d’abord qu’ils asso­ cient le fait de la révélation respectivement au signe qui le prouve et à l’adhésion de foi qu’il impère ; mais il n’y a pas là une raison < ! ί 266 ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE IV suffisante pour les disjoindre l’un de l’autre : le caractère « révélé » est un intermédiaire logique restitué a posteriori entre deux faits physiques et par la nécessité de l’inférence rationnelle, mais ces deux faits physiques : le témoin se donne comme parlant et agis­ sant au nom de Dieu, il accomplit un signe, sont comme nous l’avons vu tout à fait inséparables l’un de l’autre. C’est en effet cette conjonction qui constitue : lorsqu’elle est saisie par son essence et dans son entité, la démonstration de la crédibilité : lorsqu’elle est connue par la médiation de la fin humaine et dans sa relation à Dieu, la preuve de la crédibilité. Il serait donc arbitraire de faire des deux aspects qu’intègre un même jugement les objets de deux jugements réellement séparés ; cette distinction, utile pour l’analyse abstraite, ne peut normalement s’insérer dans une démarche con­ crète : une disjonction réelle entre les deux jugements impliquerait en fait, en vertu de la nature de leur connexion, un refus de la preuve qu’ils expriment. En outre, tout ce que nous venons de rappeler concernant la continuité de la crédibilité et de la foi, exclut l’hypothèse d’une démarche en partie double dont la pre­ mière phase pourrait se clore sur elle-même d’une manière homo­ gène avec le jugement de crédibilité, tandis que la seconde serait inaugurée à un tout autre plan par le jugement de crédentité. C’est, tout au long, la même bienveillance divine, la même intention objective humaine et divine qui enchaînent avec une harmonieuse continuité le désir de la foi et sa possession. 11 serait contradictoire de la part de Dieu, au moins du point de vue de sa Sagesse, de différer la grâce de la foi après avoir accordé celle du jugement de crédibilité, laquelle ne se justifie que par la foi et est construite pour s’ajuster à elle ; et ce serait mettre l’homme dans un état de violence que de laisser en lui en suspens un désir aiguisé et approfondi par une patiente et loyale recherche. Enfin il est impossible de supposer que le même sujet puisse pro­ duire simultanément deux actes, à moins de circonscrire stricte­ ment la crédibilité dans la raison et la foi dans l’intelligence, ce qui est une première inexactitude : à moins d'admettre par surcroît que la raison et l'intelligence peuvent, relativement à un même objet, et dans le même moment, exercer leur activité séparément, ce qui est également impossible (128). C’est le sujet humain tout entier qui use simultanément de toutes ses puissances dans toute leur amplitude pour fonder sur une démarche rationnelle «à la fois antécédente et concomitante (93) la certitude actuelle qu’il a de devoir croire. On dira qu il y a, de la crédibilité à la foi, non seulement conti­ nuité mais en retour discontinuité : nous y avons d’ailleurs insisté. S I E JUGEMENT DE CRÉDIBILITÉ-CRÉDENTITÉ 267 Voici comment ii convient, nous semble-t-il, d'en tenir compte. Nous avons vu au livre de l’Ecriture que la grâce de la foi est donnée a un instant précis (80), et c’est ce qui nous a permis de définir comme nous l’avons fait le jugement de crédentité. Main­ tenant, le passage de la crédibilité à la foi, et d’une manière plus précise de la crédibilité à la crédentité (404)1 qui spécifie le premier instant de la foi, consiste a laisser au second plan les instruments rationnels mis en œuvre par la crédibilité pour s’attacher « à la vérité [première] considérée en elle-même et pour elle-même à l’ex­ clusion de tout autre motif » (39^"399)i pour se reposer en la certi­ tude que Dieu est son propre témoin, en participant à sa Vérité. La discontinuité dont nous avons montré l'existence tient en défi­ nitive dans cet affleurement du temporel à l’éternel, du créé à l’incréé. La comparaison que nous en avons esquissée avec la vision béatifique, l’incarnation, et surtout la conversion eucharis­ tique (85-86), nous aide maintenant à comprendre comment le jugement de crédentité, premier instant de la foi, fait partie : non de la durée qui le précède, mais du segment temporel qui le suit et auquel il communique sa teneur substantiellement et définitive­ ment surnaturelle. Mais, sans appartenir au processus antécédent puisqu’il est avec lui en hétérogénéité qualitative (c’est la discon­ tinuité que nous avons notée), le jugement de crédentité peut très bien en exprimer le résultat, assumant ainsi entièrement le rôle qui semblait postuler l’existence d’un jugement de crédibilité distinct. Utilisant une précision de vocabulaire déjà indiquée (85), nous pouvons dire que le jugement de crédentité borne la crédibilité sans en être le terme, en sorte que son existence rend inutile celle d’un autre jugement réellement distinct de lui (405). La crédibilité n’est pas, normalement, fermée sur elle-même, elle reste au contraire ouverte (406), à tel point qu’elle demeure sousjacente à l’exercice de la foi ; mais de par son essence elle se situe bien en deçà de cette vertu, tant au point de vue de l’intelligibilité que de la certi­ tude : et en ce sens elle se trouve bornée supérieurement en valeur par le plus modeste acte de foi. On peut encore exprimer ceci en disant qu’à 1’ « inspiration du Saint Esprit » (358) correspond nor­ malement un consentement libre, à la faveur duquel les « illumina­ tions » antécédentes sont couronnées, mais plus encore dépassées par la grâce de la lumière de foi, à laquelle est normalement conju­ guée la grâce de la charité surnaturelle. Foi et charité transposent illumination et inspiration, mais inaugurent par un commencement absolu (749) un régime nouveau, lequel est cependant la réalisation de la promesse objectivement contenue dans le régime premier qui l’a préparé : c’est le jugement de crédentité qui désigne ce com­ mencement absolu, en le présentant d’ailleurs sous une incidence rationnelle qui précisément rappelle la crédibilité et souligne ainsi 203 ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE IV une harmonieuse unité. En un mot, il n’existe normalement qu’un seul jugement qui est le jugement de crédentité ; il parachève la démarche de crédibilité dont il réalise le vœu ; et précisément à cause de cela, il doit être substitué à l’hypothétique jugement de crédibilité dont il assume et remplit la fonction d’une manière meilleure : la crédibilité ouverte, concomitante à la foi, bénéficie de sa lumière en échange de la densité rationnelle dont elle apporte l’utile appoint. Ceci dit, on peut néanmoins conserver un juge­ ment de crédibilité comme terme virtuel du processus de même nom : il n’aura normalement que la portée abstraite d’une désigna­ tion commode. ■ I A3. Cependant les précisions que nous venons de donner concer­ nent le cas en quelque sorte idéal, dans lequel aucun des éléments qui appartiennent en droit à la démarche de crédibilité ne fait dé­ faut. Mais l’expérience prouve que beaucoup de gens sont intellec­ tuellement convaincus de l’authenticité de l’Eglise catholique com­ me témoin de Dieu, sans avoir la foi (130) : pas de jugement de cré­ dentité. Peut-on dire pour autant qu’il n’y ait pas un véritable jugement pratique (407) de crédibilité ? Et si oui, l’identification que nous avons faite n’est-elle pas fallacieuse et ne doit-elle pas être remplacée par une distinction de droit ? Il sera ici opportun de nous souvenir que la crédibilité ne comporte pas évidence ; quant à sa certitude, elle n’est comparable à la certitude inductive et réellement efficace que si la preuve proprement rationnelle est accueillie ou poursuivie dans une disposition générale de foncière bonne volonté, réagissant constamment avec le secours de la grâce que tour à tour elle accueille ou appelle. Redisons avec le Concile de Trente que la grâce, en tant qu’elle est inspiration du Saint Esprit, peut toujours être rejetée par l’adulte en voie de conver­ sion (358) : cela n’empêche pas 1’ « illumination » du même Esprit de visiter le croyant possible, lui montrant d’une manière claire la valeur des motifs de crédibilité. Mais il n’y a pas habituellement une évidence intrinsèque telle que l’intéressé ne puisse demeurer dans la volonté de refuser la lumière, s’attachant par exemple à scruter les raisons contraires pour annuler celles qui lui sont gra­ tuitement présentées par l'inspiration de l’Esprit, et dont il discerne bien qu’elles seraient de nature à le convaincre s’il choisissait de les examiner. Sans aller jusqu’à un refus positif procédant d’une sorte de contre-désir de la foi. il peut y avoir une certaine inertie calculée, un parti pris de non considération : en un mot une réti­ cence secrètement enracinée, provenant d’un vouloir latent et sourd qui suspend dans leur effet les grâces de lumière, mais qui, surtout au début, peut très bien ne pas les supprimer. Et cependant la crédibilité est là toute proche, donnée objectivement avec son iné- 31 LE JUGEMENT DE CRÉDIBILITÉ-CRÉDENTITÉ 26g luctable enchaînement, à cet esprit qu’une volonté contraire em­ pêche de se rendre. Quoi qu’il en soit du détail psychologique qui peut varier indéfiniment, le cas n’est pas rare : s’il faut en croire S. Thomas, c’est le cas universel de tous ceux qui n’ont pas la foi, puisqu'ils ont, à un moment, refusé la présentation, accomodée à leur condition, qui leur en a été faite (408). Peut-on dire que dans pareil cas il n’y ait pas crédibilité ? Crédibilité adéquatement prise, certainement pas. Mais si l’on admet qu’il y a une crédibilité rationnelle formellement prise, une trame ayant au point de vtie rationnel valeur en soi, il est tout indiqué d’en trouver la réalisation, d’ailleurs monstrueuse (409), dans toute (410) démarche de crédibilité qui demeure comme suspendue en elle-même sans aboutir. Il peut même y avoir un jugement de crédibilité « Dieu véritablement a parlé », mais ce jugement au lieu de se résorber dans le jugement de crédentité qui normalement l’assume, ne fait qu'amorcer un jugement de crédentité hypothétique : « Je croirais si je pouvais ; et je pourrais si je le voulais bien, puisque la grâce m’en est offerte ; mais précisément je veux, en fait, ne pas croire, puisque je fais choix de demeurer fixé aux raisons qui équilibrent ou annulent celles qui m’acculeraient à croire ». •in ΐ: ?Q Ί i ■ » On objectera qu’une pareille attitude n’est qu’un aspect, possi­ ble entre mille autres, de la psychologie de la conversion, et qu’un semblable volontarisme ne peut se justifier du point de vue de l’intelligence et de l’analyse des notions. Mais nous avons suffi­ samment montré à quel point la foi est liée à l’amour et la ratio­ nalité de la conversion à la grâce, pour qu’il paraisse peu objectif de refuser d’expliquer par une carence affective l’inefficacité d’une crédibilité qui serait rationnellement suffisante, soit objectivement soit subjectivement. D’ailleurs le passage de la crédibilité à la crédentité ne sera pas, s’il se produit, dépourvu de raison. La proportion que soutient le bien divin, auquel la foi donne accès, avec l’exigence de l’intelligence et du sujet humain tout entier, fait l’objet d’une appréciation qui n'est pas incluse dans la crédi­ bilité rationnelle formellement prise ; cette appréciation constitue, au moins du côté humain, l’articulation essentielle de la crédibilité adéquatement prise : or c’est elle qui précisément est exclue dans le cas anormal d’une crédibilité qui n’aboutit pas ; il en faut dire autant a fortiori de la perception d’abord confuse, et bientôt de plus en plus distincte, de la véritable fin de l’homme : rapport personnel s’établissant entre Dieu et le futur croyant. Ce rapport n’existe définitivement et n’est apprécié justement que dans la foi (349), mais il se présente dès avant la foi comme une promesse magnifique et un engagement exigeant. Il est toujours possible de refuser l’un et l’autre : ou, plus exactement, de refuser simul- * 270 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV tanément Dieu et sa propre destinée ; il est toujours possible, redisons-le encore une fois, de recevoir 1' « illumination du Saint Esprit » (35S) qui fait comprendre toutes ces choses tout en refu­ sant Γ ·< inspiration » qui, seule, porterait aux choix efficaces. L’économie de la crédibilité implique d’une manière trop impé­ rieuse ces deux éléments : illumination, inspiration, pour que la suppression du second n’entraîne une rupture d’équilibre qui fait avorter toute la démarche en un jugement inefficace. La crédibilité devient alors un cycle rationnel fermé ; alors, mais alors seule­ ment, ce cycle se « termine » (411) effectivement en lui-même par le jugement de crédibilité, mais de là vient précisément l’état de violence imposé à l’intelligence par un vouloir qu’elle ne parvient pas à dissoudre (412). C’est une crédibilité qui peut être ration­ nellement parfaite, mais qui, se trouvant inéluctablement coupée de sa véritable finalité, devient inintelligible et partant insuppor­ table à l’esprit : aussi ne peut-elle être stable. On ne peut d’ail­ leurs pas dire que dans ce cas il y ait deux jugements distincts, l’un de crédibilité, l’autre de crédentité : le second en effet n’existe pas à proprement parler : il n’est pas même implicitement contenu dans le jugement de crédibilité, il se présente plutôt comme un achèvement virtuel qui devrait être réalisé mais qui ne peut pas l’être. Bi. Nous avons donc essayé de préciser en quel sens les deux jugements de crédibilité et de crédentité ne font qu’un, et en quel sens ils font nombre. En soi, ils sont absolument inséparables puisque la crédibilité est, par sa finalité comme par sa substance, toute relative à la crédentité : le jugement de crédibilité se résorbe normalement dans le jugement de crédentité ; mais on peut ad­ mettre un jugement de crédibilité fictif qui termine la crédibilité rationnelle formellement envisagée, et qui peut constituer l’objet propre de la science apologétique (413). Enfin, « per accidens », le jugement de crédibilité peut être séparé du jugement de créden­ tité, lorsque la totale rectification requise à la production de ce dernier fait défaut. Laissant maintenant de côté le cas pathologique d’une crédibilité fermée sur elle-même, analysons d’un peu plus près l’unique jugement qui inaugure la foi. Il est parfaitement légitime d’y distinguer deux aspects, et nous continuerons de les appeler respectivement crédibilité et crédentité, ou même jugemen' de crédibilité et jugement de crédentité : mais il est bien entendu désormais qu’il s’agit d’un unique jugement envisagé soit sous le rapport de la crédibilité soit sous le rapport de la crédentité. Nous voudrions montrer que l'unité réalisée entre ces deux aspects repose sur une étroite réciprocité, et ne se résoud que dans la cause trans­ cendante. Rappelons encore une fois (343) l’agencement classique l.E JUGEMENT DE CRÉDIBIL1TÉ-CRÉDENT1TÉ (je l’armature rationnelle assumée dans la préparation à la foi. L’existence et la véracité de Dieu étant supposées établies ration­ nellement, c’est-à-dire : en ce qui concerne la première soit par la causalité soit par le signe préternaturel (208), en ce qui concerne In seconde par considération de l’essence divine ; on raisonne comme suit : a Dieu tromperait s’il laissait un témoin accomplissant unprodige au nom de Dieu affirmer simultanément : « Dieu parle par ma bouche » (148), alors qu’il n’en serait rien. b Or Dieu ne peut tromper : en ce sens que, dans l’ensem­ ble des circonstances concrètes impliquées, Dieu doit assurer à l’homme la vérité. c Donc, dans les circonstances précisées, Dieu parle par le témoin. Jugement de crédibilité (414) II a On doit accorder son adhésion à la parole de celui qui est véridique. b Or Dieu est véridique. C Donc, si Dieu parle on doit accorder adhésion à sa parole a Si Dieu parle, on doit accorder adhésion à sa parole. Or, dans telles circonstances précises Dieu a parlé. c Donc on doit accorder adhésion à la parole prononcée par Dieu dans ces circonstances. Jugement de crédentité. lb III Notons bien qu’en III c, il ne s’agit pas immédiatement de 1’ « objet matériel » de la foi ; il s’agit d’adhérer à la parole de Dieu en tant qu’elle procède de Dieu, non en tant qu’elle a telle ou telle signification (415). On voit que du point de vue de l’ana­ lyse logique, le jugement de crédentité ne se distingue du juge­ ment de crédibilité que par une seconde incidence de la véracité divine (416). Ce point peut paraître de médiocre importance, mais il est en réalité considérable. La véracité intervient en effet de deux manières différentes : en Ib, négativement (417), en 11b posi­ tivement : cette distinction est claire dans le raisonnement objec­ tivement considéré, mais elle s’applique également à la véracité divine en tant qu'elle doit être connue par l’homme. Autre chose, en effet, est de se fier au contrôle tacite d’une personne en qui on - · *.-■> ils In ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV a confiance, relativement à une action dans laquelle elle n’a pas de part immédiate ; autre chose de chercher à assimiler par et dans sa parole une vérité qui ne peut nous être communiquée autrement que par elle. Il est clair que dans le second cas, on entre avec elle en une communion beaucoup plus intime, en sorte qu’il devient plus radicalement impossible que dans le premier de songer à vérifier actuellement si on a bien placé sa confiance : cet examen critique est supposé préalablement effectué, puisque le fait d’avoir à accorder son assentiment dans une lumière qui ne procède pas immédiatement de l’objet intelligible auquel cet assentiment doit cependant se terminer, constitue déjà un acte suffisamment com­ plexe ; en un mot la saisie de la véracité positive n’est pas compa­ tible avec la démonstration concomitante de cette même véracité, et l'ordonnancement que nous avons schématisé dans les trois syl­ logismes ci-dessus nous montre d’autre part que c’est bien sur la véracité positive que repose la crédentité. Nous avons vu, il est vrai, que, si la crédibilité divine l’emporte s ir la crédibilité hu­ maine, c’est en raison de la qualité éminente du témoin, plus préci­ sément en raison de sa véracité indéfectible, plus précisément en­ core parce que la distinction de l’acte premier à l’acte second n’étant, en Dieu, que virtuelle, il n’y a pas, en ce qui le concerne, d'écart entre l’expérience acquise et l’épreuve nouvelle qui pour­ rait l’infirmer ; il n’en reste pas moins que, relativement à nous, il y a, vis-à-vis du témoin divin comme vis-à-vis de tout autre, un passage très réel de la véracité conclue à la véracité perçue ; de la véracité prouvée par l’absurde au terme d’une inférence néga­ tive (Ib), à la véracité expérimentée comme appartenant intrinsè­ quement et positivement au Témoin. Il faut donc conclure que la preuve (et à la limite la démonstration) de véracité, tout comme d’ailleurs la démonstration d’existence, doivent se résorber dans l’implicite pour laisser place à l’existence et à la véracité ellesmêmes, à mesure qu’on approche de la crédentité. II y a à cela une autre raison, ou plus exactement c’est la même exigence de simplicité qui apparaît d’une manière plus nette quand on se place au terme du processus. L’assentiment de foi est un acte simple de l’esprit ; il doit d’autre part être raisonnable, et à ce titre il repose sur les deux certitudes rappelées en Ilia et Illb. Mais si ces deux certitudes figuraient dans l'acte de foi sous forme de propositions, et qui plus est sous forme de propositions qui sont elles-mêmes conclusions d’inférences antécédentes, un double inconvénient en résulterait : d’abord l’acte de foi se présenterait comme un raisonnement, or un discours rationnel si condensé qu’on le suppose, est manifestement contradictoire à la simplicité de l’assentiment ; en second lieu et surtout, le motif de la foi ne » L INVOLUTION ENTRE LA CRÉDIBILITÉ ET LA CRÉDENTITÉ 273 serait pas la véracité de la parole divine, mais bien la connaissance discursive que nous aurions du fait que Dieu a parlé et du fait de sa véracité : ce qui serait contradictoire à l’essence même de la foi théologale qui est adhésion à la Vérité première elle-même et en elle-même. Il faut donc renoncer à pareille manière de compren­ dre : si la crédentité désigne l'origine de la foi par son incidence rationnelle, il faut ajouter que la foi en elle-même dépouille le résidu de rationalité qui tiendrait à une organisation proposition­ nelle même implicite de ses motifs (418). Et cependant il est tout à fait essentiel que l’acte de foi soit un acte humain, partant un acte raisonnable : il importe donc que les motifs rationnels qui le fondent demeurent actuellement et efficacement inscrits dans sa structure, agissants dans son exercice. Nous ne faisons ainsi qu’ex­ primer d’une manière aiguë une difficulté tout à fait propre à la foi, parce que celle-ci inaugure (749) dans un organisme rationnel une vie qui est d’une autre essence ; il nous sera aisé de la résoudre après les éclaircissements que nous avons donnés. Tout d’abord nous n’avons pas à nous étonner de constater entre la crédibilité et la foi ou la crédentité, une discontinuité que nous avons déjà ren­ contrée et soulignée : il s’agit ici d’un certain mode de présenta­ tion, qui demeure normalement discursif dans la crédibilité, qui tend à devenir simple à mesure que l’on approche de la crédentité, et qui doit posséder parfaitement ce caractère si on considère la foi en elle-même et non plus en tant qu’elle postule un enracinement rationnel ; c’est bien toujours la même dichotomie dont nous avons précisément vu qu’elle comporte le passage de la raison à l’intelli­ gence. Nous savons également que les fondements rationnels de la foi ne peuvent, à aucun titre, en être considérés comme les pré­ misses ; selon l’expression déjà citée du concile du Vatican, ils ont simplement pour objet d' « établir l’harmonie entre l’hommage de la foi et le vœu de la raison » (170). Il est donc tout à fait cohé­ rent qu’ils s’intégrent à la foi par leur contenu, qu’ils relèvent immédiatement de la raison par leur mode d’expression, mais qu’ils dépouillent ce mode discursif en pénétrant dans la foi, sous peine de faire de celle-ci la conclusion d’un syllogisme ; ils sont néces­ saires, sans produire nécessairement l’assentiment, parce qu’ils composent une preuve qui, relevant dans son fond de l’ordre des causes finales, introduit sa conclusion sans la démontrer : ils pro­ duisent une certitude qui n’entraîne aucune contrainte parce que c'est seulement dans la grâce de la foi que cette certitude se trouve muée en une relative évidence. Nous avons vu également que le jugement de crédibilité n’a pas, normalement, d’existence réelle et que le processus de même nom s’ouvre sur le jugement de cré­ dentité qui le transpose et l'achève : ajoutons maintenant que l’exis­ tence et la véracité de Dieu font l’objet, dans la foi, d’une percep18 L'i- ·« I ■ 'Γ I I tion simple qui précisément couronne et fixe définitivement l’inférence que le mécanisme de la crédibilité leur assignait comme preu­ ve. On voit qu'en tout ceci, nous redisons seulement à un point de vue nouveau que la crédibilité prépare la foi, qu’elle se soude pour ainsi dire à elle, sans cependant la postuler par continuité homogène, que d’une manière plus précise, elle présente le juge­ ment de crédentité à la raison de telle manière que celle-ci y soit spontanément consentante. B2. Mais aurions-nous une idée complète de l’unité du jugement qui inaugure la foi si nous nous bornions à cette relation unilatéra­ le qui conduit de la crédibilité à la crédentité, faisant dépendre à un certain point de vue la seconde de la première ? Nous avons in­ sisté sur le fait que toute cette démarche de conversion trouve son unité la plus profonde dans l’immuable Sagesse qui préside à la constante communication de la grâce et à la vocation inté­ rieure. L’ordre de valeur est, à ce dernier point de vue, inverse de celui de l’extension temporelle ; et s’il convient, génétique­ ment, de faire dériver la crédentité de la crédibilité (419), il ne convient pas moins de rendre compte de celle-ci par celle-là, en considérant l’ordre des causes finales, aussi réel mais plus riche d'intelligibilité, que l’ordre des causes efficientes, surtout lorsque la destinée humaine est en cause. Il ne faut donc pas perdre de vue que les différents éléments mis en œuvre au cours de la pré­ paration à la foi ne trouvent leur économie et leur signification véritables que dans leur achèvement, et qu’il faut, dans la vue d’une finalité efficace, considérer leur référence objective à cet achèvement avant toute autre détermination. Par exemple les trois incidences de la véracité divine, laquelle intervient en Ib, Ilb, Ilia, correspondent à des perceptions de plus en plus simples dont l’échelonnement ne se comprend bien que si on l’envisage dans la lumière originale de la foi. Ajoutons qu’il n’y aurait aucune contradiction à ce que la véracité, qui peut n’être connue en 1b que par mode discursif et négatif, le soit d'une manière plus par­ faite, plus proche du degré de connaissance propre à la foi : qui peut le plus peut le moins. Et il est bien clair que. dans la foi exercée, c’est ce qui se passe : il n’y a pas deux appréhensions disjointes de la véracité divine, intervenant comme composantes dans deux raisonnements successifs ; la foi consiste précisément en une adhésion simple à la vérité divine, nécessairement véridique dans l’acte où elle se révèle. Cette unique perception assume alors tous les rôles que l’analyse rationnelle avait précédemment détail­ lés et elle les réduit à l’unité en percevant leur unique origine. Il en va de même du premier présupposé de la démarche de crédi­ bilité, nous voulons dire l’existence de Dieu : on ne saurait en » l’involution entre la crédibilité et la crédentité 275 faire un point de départ qu’on laisse ensuite dans l’ombre ; nous avons vu que la foi, et très particulièrement la foi «proprement dite » (35)» consiste essentiellement en une affirmation d’existence (420) : « nous savions de Dieu qu’il est, nous ne savons pas ce qu’il est» aime à répéter S. Thomas (42i). Il ne peut y avoir aucun acte de foi, s’adressant par conséquent à la réalité divine sous l'un ou l’autre de ses aspects, qui ne fasse fond sur l’existence de Dieu ; impossible de croire la Trinité comme réelle sans une appré­ hension simultanée de l’existence de Dieu : d’abord parce que la réalité de la Trinité est la réalité même de Dieu, ensuite parce que l’inférence indispensable qui garantit l’authenticité de la révélation de la Trinité suppose cette même existence. Sera-ce donc l’exis­ tence de Dieu en tant qu’elle est démontrée qui figurera dans l’acte de foi ? Mais tout déploiement discursif, même résorbé dans l’im­ plicite, est parfaitement étranger à la foi ; et si l’existence de Dieu n’est bien donnée qu’implicitement dans l’affirmation de la Trinité, en ce sens du moins que l'esprit ne peut tenir simultanément les concepts (422) qui correspondent à ces deux aspects du mystère divin, il faut du moins qu’elle soit donnée dans la même lumière que la Trinité elle-même, sous peine de rompre l’unité de l’acte de foi. Ce que notre conceptualisation oblige à distinguer est, objectivement, parfaitement un : l’existence de Dieu ne fait pas nombre avec la réalité de la Trinité, et la foi doit précisément laisser en son dehors le mode discursif pour s’adapter fidèlement à la simplicité de son objet. Cependant, l’existence de Dieu qui est implicitement donnée dans l’acte de foi en la Trinité n’est pas autre que l’existence de Dieu terme d’une démonstration ; et il n’est nullement contradic­ toire que l’existence, donnée dans la foi, joue le rôle antérieure­ ment dévolu à l’existence démontrée, en tant que celle-ci est prin­ cipe de l’inférence de crédibilité (423) : parce que la valeur du témoignage divin actuellement perçu l’emporte, et de beaucoup, du point de vue de la certitude (424), sur la valeur probative d’une démonstration rationnelle rendue par là inutile. Répétons encore, avec S. Thomas, que, la foi étant possédée, on ne croit plus pour aucun des motifs qui y ont conduit, « mais exclusivement à cause de la vérité considérée en elle-même » (398), car « la foi droite est celle qui s’attache à la vérité pour elle-même à l’exclusion de tout autre motif » (399). Comprenons bien que ce qui est exclu par la foi, ce ne sont pas les motifs en eux-mêmes, quant à leur contenu objectif, mais c’est le type de liaison, c’est le « parce que » impli­ qué par le nom même de motif. L’existence de Dieu, par exemple, peut être considérée : soit en elle-même et pour elle-même, soit comme une étape essentielle du processus qui fonde rationnelle- 2-β ADHÉSION DE EOI ET TÉMOIGNAGE IV ment la foi. A ce dernier point de vue, l’existence de Dieu est un « motif » de la foi ; mais l’existence de Dieu ne laisse pas d’être, indépendamment de ce rôle, vraie en elle-même. Autrement dit, cette vérité que Dieu existe est affectée d'une double valeur : valeur fonctionnelle qui résulte de son insertion dans la preuve de crédi­ bilité, et qui la fait appeler « motif >» : valeur intrinsèque qui est indépendante de sa liaison à toute autre vérité, et qui en fait un absolu. Cela étant, on comprend comment l’existence de Dieu est intégrée à l’objet de foi : elle y conserve sa valeur absolue, et c’est ce qui lui confère, dans l’objet même, une teneur « principale » (57) : mais elle y aliène sa valeur fonctionnelle, et cesse pour autant d’être un « motif » de la foi. L’existence de Dieu est donnée dans la foi comme un fait actuel, non comme un fait dont on part, encore moins comme une proposition. Ajoutons que ce qui est particuliè­ rement net dans le cas d’une vérité aussi essentielle que l’est l’exis­ tence de Dieu, demeure vrai proportionnellement de tout ce que met en œuvre la preuve de crédibilité : les « motifs » demeurent dans la foi par leur contenu positif, mais en dépouillant tout ce qui s’attache au rôle fonctionnel de motif. En résulte-t-il que la preuve rationnelle de la foi soit annulée par l’exercice de la foi ? Ce serait bien paradoxal, et il n’en est rien : il arrive simplement que le même processus est vu sous une autre lumière. Cne démonstration rationnelle demeure, pour Dieu lui-même, une démonstration rationnelle ; mais cela n’entraîne nullement que Dieu en saisisse les éléments discursivement comme nous y sommes contraints (425). Toute proportion gardée, il en est de même du croyant : il ne renie pas l’inférence qui établit l’harmonie entre la foi et la raison : mais il la voit autrement, disons même qu’il la voit mieux. La crédibilité rationnelle formel­ lement prise demeure rigoureusement la même, après comme avant la grâce de la foi, mais elle est engagée ici et là dans deux complexes bien différents : au lieu d’en découvrir les étapes en les parcourant sous l’illumination successive et l’inspiration progressive du Saint Esprit, le croyant la considère comme d’un seul tenant sous la lumière de foi ; au lieu de se fonder sur la médiation de la fin humaine pour conférer à cette crédibilité formelle le statut d’une preuve certaine, le croyant voit vraiment comment elle établit qur les articles de foi possèdent intrinsèquement cette propriété d’être éminemment croyables (100), et il lui restitue ainsi son véritable statut objectif qui est celui d’une démonstration (3S6). On peut à ce moment, mais à ce moment seulement, parler d’une évidence de crédibilité, ainsi que l’examen des structures nous l’a précédem­ ment montré (426) : au caractère discursif, sans lequel la preuve, primitivement, ne serait pas preuve, et sans laquelle elle serait par •V r t . ·· V » l-’lNVOLlTION ENTRE LA CRÉDIBILITÉ ET LA CRÉDENTITÉ conséquent inutile, se substitue une vue synthétique, simple, qui, reliant à la foi chacun des éléments de la preuve, donne de celle-ci ou tout au moins de sa relation à la lumière de foi, l’évidence. Cela vient de ce que la grâce de la foi implique, au titre d’effets propres, ces secours donnés par Dieu discontinuement avant son infusion ; elle unit donc, dans l’unité même de leur principe, des éléments qui, séparés de lui, semblaient multiples (427) ; en un mot elle conserve toute la substance de la crédibilité, mais en l’épu­ rant de son mode discursif. C’est ce que nous avions, en substance, exprimé en disant, d’une manière plus elliptique, que le jugement de crédentité porte la démarche de crédibilité à son parfait degré d’achèvement, sans toutefois la terminer (85) d’une manière homo­ gène. Nous voyons bien maintenant la portée de cette assertion : si on envisage la crédibilité dans sa genèse, il faut dire qu’elle prepare la foi ; mais si on l’envisage en valeur, et si on cherche à en rendre compte dans la vue des valeurs plus hautes qu’elle intro­ duit, on doit ajouter que les secours divins dont elle a constam­ ment besoin appellent comme leur support connaturel la grâce de la foi dont ils constituent en quelque sorte une participation antécédente. Nous entrevoyons ainsi la solution d'une difficulté laissée en suspens un peu plus haut (428) : c’est au sein de la foi que la certitude de crédibilité rencontre l’évidence dont toute cer­ titude a normalement besoin. Cela revient à dire que la crédibilité devient parfaitement elle-même dans le moment où elle réalise sa finalité propre : en quoi il n’y a rien que de parfaitement normal. L’enchaînement rationnel qui, inséré dans la perspective d’une destinée humaine, avait seulement valeur de preuve certaine re­ couvre le statut démonstratif (386) quand il est placé sous la lu­ mière objective de Dieu ; il n’est plus parcouru successivement par la raison recevant sporadiquement l'illumination du Saint Esprit, mais il est saisi par l’intelligence actuellement et objecti­ vement possédante du jugement de Dieu ; il n’est plus appel ou introduction à la foi, mais en sa substance même relation néces­ saire à la foi. Ce sont là autant de motifs qui justifient la locution évidence de crédibilité ; l’argument rationnel de crédibilité com­ porte, selon le contexte dans lequel il est assumé, certitude objec­ tive ou par surcroît évidence objective : le non croyant a, subjec­ tivement, la certitude humaine de cette certitude objective, le croyant a, subjectivement, la certitude divine de cette évidence objective : en sorte que dans la foi, et seulement dans la foi, la certitude de crédibilité se trouve adéquatement fondée sur l’évi­ dence de crédibilité. r' ·*·· r· >1 ■ I 278 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV Bj. Résumons tout ceci en disant qu’il y a réciprocité entre les deux jugements de crédibilité et de crédentité. Nous avons vu que le passage du premier au second constitue une transposition qualitative dans la trame continue de la bienveillance divine et du désir de l’homme ; il faut ajouter que, dans l’économie normale de la foi, ces deux jugements, ou mieux ces deux aspects du même jugement, s’appellent et se complètent mutuellement. On peut dire que la crédibilité consiste à présenter la foi de telle manière que la raison humaine y soit spontanément consentante ; mais nous voyons qu’en retour il y a une certaine présentation de la crédi­ bilité, effectuée par la foi elle-même, et grâce à laquelle cette cré­ dibilité peut être intégrée dans l’acte intellectuel du croyant. Le jugement de crédibilité constitue une introduction rationnelle au jugement de crédentité ou inversement une présentation de ce der­ nier à la raison ; le jugement de crédentité comporte une élabo­ ration intelligible du jugement de crédibilité, ou en d’autres termes une présentation de celui-ci à l’intelligence fonctionnant sous la lumière de foi. Dans cette lumière nouvelle la crédibilité acquiert l’évidence dont elle est, à elle seule, irrémédiablement privée : d’une part le croyant voit la finalité objective du cheminement qu'il a suivi, et c’est ce que nous avons déjà noté (426) ; d’autre part il bénéficie, pour la lecture de chacun des signes mis provi­ dentiellement à sa disposition, d’un état d’assujettissement intime, d’origine toute intérieure et toute gratuite, qui l’incline à com­ prendre et à juger comme Dieu comprend et juge ; le signe devient alors évident, non pas en lui-même par comparaison avec l’ordre naturel, mais en sa fonction significative par sa référence actuelle­ ment connue à ce que précisément il devait désigner (429). Cela nous a permis de montrer comment c’est au sein de la foi que la certitude de crédibilité trouve l’évidence dont toute certitude a normalement besoin : en sorte que la crédibilité ne possède son statut épistémologique parfaitement équilibré,que lorsqu’elle atteint sa fin : elle achève de devenir elle-même en demeurant immanente à la foi qu’elle a introduite. Cette harmonie ne fait, on le voit, qu’exprimer concrètement une sorte d’influence en profondeur et de causalité à rebours de la foi sur la crédibilité : c’est ce que nous avons signifié en termes plus abstraits en parlant de la réciprocité de leur relation et sur quoi il convient d’insister un peu. On voit, par ce que nous venons de rappeler, que crédibilité et crédentité ne se soudent pas à la manière de deux segments ayant un point commun, mais qu’elles présentent une zone de compénétration, antécédente au commencement absolu marqué par le jugement de crédentité et cependant déjà placée sous son in­ fluence prochaine (430) : c’est pourquoi la certitude de crédibilité 279 peut dériver de signes extérieurs ou intérieurs, naturels ou surna­ turels, et procéder de lumières très différentes selon les cas : il y a dans cette commune zone d’influence mille cheminements pour atteindre le résultat qui seul importe. Ajoutons que seule une juste perception de la relation crédibilité-crédentité permet d’éviter les erreurs opposées du fidéisme et du rationalisme (431) : envisager disjonctivement le jugement de crédentité équivaut à poser que, quoi qu’il en soit d’une démarche rationnelle antécédente, dans le moment même de l’exercice de la foi, le rôle régulateur de la raison est annulé, ce qui est en substance le fidéisme (432). Et si on admet une crédibilité rationnelle fermée, se terminant (85) dans un jugement de crédibilité autonome : ou bien une telle démarche prouve qu’il faut croire, et on ne voit plus alors où s’insère la nécessité de la grâce (433) : c’est le rationalisme ; ou bien cette dé­ marche n’apporte qu’un argument probable, et c’est le semi-fidéis­ me (434). On ne doit donc pas concevoir les deux aspects (crédibi­ lité et crédentité) de l’unique jugement qui inaugure la foi comme deux phases successives, ni même comme deux versants ne se touchant que par une crête ; mais comme les deux termes d’une relation que l’on pourrait, d’une certaine manière (435), comparer à celle que soutiennent entre elles les causes efficientes et les causes finales. C’est parce que la crédibilité pénètre, par la crédentité, jusque dans l’intime de la foi que celle-ci conserve, quoique d’une manière merveilleusement assimilable pour l’intelligence, une den­ sité rationnelle qui fait de son acte un acte vraiment humain, satisfaisant aux exigences d’une critique prudentielle normale (30) ; c’est parce que la crédentité transpose et ainsi compénètre la cré­ dibilité, ou enchaîne déjà les phases d’une crédibilité encore ascen­ dante, que la certitude de crédibilité trouve son juste équilibre, soit dans l’attente assurée de l’évidence qui lui correspond, soit, et mieux encore, dans le repos de cette même évidence objective­ ment donnée dans la certitude de foi. Disons, en termes commodes quoique plus schématiques : c’est parce que le jugement de crédi­ bilité fonde le jugement de crédentité que celui-ci a une consis­ tance rationnelle suffisante ; c’est parce que le jugement de cré­ dentité effectue une présentation originale du jugement de crédi­ bilité que celui-ci acquiert la rigueur maximum dont il est capable. Voilà ce que nous entendons en disant que ces deux jugements sont en relation l’un avec l’autre, rappelant encore une fois, en terminant ce paragraphe, qu’en réalité il n’y a pas là deux juge­ ments mais deux aspects du seul et même jugement concomitant à l’infusion de la foi, parfaitement équilibré par la symétrie et la réciprocité de ses modalités. l'UNITE ENTRE LA CREDIBILITE ET LA CRÉDENTITÉ Ci. L’analyse que nous venons de présenter s’est inspirée aussi h 280 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV fidèlement que possible des deux principes que nous croyons être les plus fondamentaux dans la théologie de S. Thomas : logique et mystère. Pousser l’analyse avec rigueur jusqu’au moment où elle est rendue impossible par la transcendance de l’objet. Celuici sera saisi dans une pureté d’autant plus grande que la préci­ sion aura été poussée plus loin : mais comme il est impossible, en parlant d’une réalité qui échappe de toutes pans, de fixer a priori les justes frontières de l’appréhension qu’elle permet, c’est par sa cohérence que l’enquête doit en quelque sorte se clore d’elle-même. Le lecteur serait certainement surpris que nous pensions avoir atteint pareil achèvement. Les images spatiales dont nous avons été amenés à nous servir pour décrire la relation entre la crédi­ bilité et la crédentité, et notamment cette « zone de compénétra­ tion » qui leur est commune, sont-elles autre chose que des ima­ ges ? La «participation antécédente » de la crédibilité à l’habitus de foi non encore infusé répond-elle à un état objectif en celui qui accède à la foi ? Il convient de fixer avec précision la portée réelle de ces expressions. Nous avons déjà remarqué plusieurs fois que nombre de questions se résolvent aisément pourvu qu’on accorde à la cause transcendante le rôle qui lui revient : nous allons en faire à nouveau l’expérience. Crédibilité et crédentité se présentent comme successives, au moins logiquement, et leur ordre de suc­ cession paraît être inverse de celui de leurs valeurs : c’est au fond l'extension temporelle qui fait ici difficulté : or il est une manière très simple d’annuler la complication dont elle est la source : c’est d’emprunter, autant qu’il est possible, le regard de Dieu, c’est de voir en quelque sorte verticalement les éléments que notre ana­ lyse horizontale n’arrive pas à mettre en place d’une manière par­ faitement satisfaisante.. L’image d’une zone intermédiaire, ou la notion d’une participation antécédente, trahissent en effet partiel­ lement ce qu’elles voudraient exprimer ; parce qu’elles situent dans un cadre spatio temporel ce qui n’a de substantielle réalité que par référence immédiate à la cause incréée : rappelons en effet d’une part que la crédentité, telle que nous l’avons définie, est concomitante à la foi dont elle est le revers rationnel, qu’elle s'en­ racine donc, comme la foi elle-même, dans la grâce habituelle ; d’autre part que la crédibilité s'insère dans la préparation à la foi dont elle constitue l’incidence rationnelle ou intellectuelle. Le pas­ sage de la crédibilité à la crédentité, qui donne lieu aux interfé­ rences que nous avons cherché à décrire, c’est donc en substance la conjonction de la « préparation à la foi » (78) avec la foi ellemême ; et comme la foi est le commencement du salut (749), ce passage n’est rien autre que la justification envisagée du côté de l’intelligence. 11 serait donc difficile d’avoir une vue adéquate du complexe crédibilité-crédentité sans entrer quelque peu dans la ♦ ■- ί-: 32 L'UNITE ENTRE (.A CRÉDIBILITÉ ET LA CRÉDENTITÉ métaphysique de la justification ; nous le ferons brièvement en nous attachant à mettre en évidence : l’articulation essentielle, la difficulté qu’elle implique, le principe de solution de cette diffi­ culté. · ■ La justification est le processus par lequel l’homme passe d’un état de séparation d’avec Dieu à un état d’union à Dieu, du péché à la grâce ; la justification est la réponse de l’homme à l’appel de Dieu, la libre acceptation par l’homme de la motion de Dieu, la possession accordée à l’homme d’une nature nouvelle, celle d’enfant de Dieu. La justification doit normalement s’effectuer dans l’instant même où Dieu en accorde la grâce ; mais elle com­ porte généralement une extension temporelle (78) qui donne la mesure de la faiblesse humaine. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, la justification suppose toujours, de la part de l’homme, une coopération qui la précède logiquement sinon réellement et qui s’appelle généralement pour cette raison «préparation ». Qui­ conque en effet est justifié l’est librement, et doit produire au moins un acte de libre acquiescement à la réception de la grâce. Une difficulté, que Pascal a rendu célèbre, se présente alors im­ médiatement. Cet acte libre ne peut lui-même être produit sans le secours gratuit de Dieu : si ce secours est la grâce il y a une grâce avant la grâce, sinon ne doit-on pas supposer un nouvel acte libre afin que la réception de ce secours ne violente pas l’homme ? Cette aporie, à laquelle la conscience psychologique de la liberté confère un tour particulièrement net, se retrouve identique à elle-même dans un système de référence plus métaphysique. Les mots employés par S. Jean et par S. Paul (436) pour enseigner la possibilité d’une vie divine dans l’homme suggèrent, si même ils n’imposent, au théologien de la grâce, l’utilisation de la notion de génération. Nous devenons en effet, surnaturellement, capables d’accomplir à volonté certains actes qui nous assurent la possession d’une fin nouvelle et qui parachèvent ainsi en nous l’image de Dieu : lequel, par nature, connaît et aime le seul objet adéquat à son acte, c’est-àdire lui-même. Cycle d’opérations stable associé à une finalité, tels sont les traits essentiels qui définissent une nature vivan­ te (437) î et la formation, dans un être, de la nature qu’un autre possède déjà s’appelle en propres termes génération. Si l’on ajoute que la génération d’une forme nouvelle dans un sujet requiert une préparation de celui-ci, on voit que cette notion peut être utilisée avec précision en vue d’étudier la production de la grâce c’est-àdire la justification. On dira alors que l'homme devient enfant de Dieu à la manière dont la matière vivante devient, par une différentiation (125) nou- II· ’I .* 262 ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE velle, un vivant ; à la « préparation à la grâce » correspondent les dispositions qui sont requises à l’apparition de la forme nouvelle , et l’on voit du même coup réapparaître la difficulté dont nous par­ lions à l’instant. Car les dispositions requises à l’apparition de la forme — que l’on songe par exemple à l’apparition de l’œil dans l'embryon (438) — ne sont pas plus explicables sans la forme ellemême (439) que l’acte libre requis à la justification n’est possible sans la grâce justifiante. On est dès lors contraint d’admettre ou bien qu’il y a là un irrationnel défiant toute prise intelligible, ou bien que la description mécaniste échouant, il faut lui adjoindre une explication de type finaliste. C’est ce second parti que doit donc prendre Je théologien sou­ cieux de comprendre la nature de la justification. Cependant, quelle que soit la problématique qu’il utilise, celle de la liberté ou celle de la génération, le théologien doit premièrement faire intervenir une cause que ni le psychologue ni le biologiste n’ont à considérer: Dieu : et cette lecture verticale peut seule résoudre le paradoxe dans lequel s’enferment toutes les lectures horizontales, quel que soit le vocabulaire qu’elles empruntent (440). « 11 est bien dans la nature des choses que la disposition du sujet précède la réception que celui-ci fait de la forme ; mais cette disposition suit l’action de l’agent par laquelle [non seulement la forme nouvelle est infusée, mais] encore le sujet lui-même se trouve disposé. [Et semblable­ ment] il est conforme à l’ordre que le mouvement du libre arbitre précède la réception de la grâce envisagée comme une possession du sujet (consecutio), tandis qu’elle la suit si on considère, dans cette même réception, l’initiative divine (infusio) » (441). La dis­ position ultime (ou l’acte libre) est concomitante à la production de la forme (ou à la justification) dont elle est la condition sine qua non ; mais c’est Dieu qui cause simultanément l’un et l’autre, de telle manière que son action créatrice tombe non seulement sur chacun de ces éléments pris disjonctivement, mais encore sur l’or­ dre qu’ils soutiennent entre eux : il n’y a pas de hiérarchie dans l’action causale, mais il y a un ordre dans l’effet causé. Si on décrit ce processus en considérant uniquement le sujet, la priorité ontologique de la forme sur la disposition conduit à dire que la disposition dépend de la forme nouvelle : cela signifie en réalité que, la cause produisant simultanément la disposition et la forme, l’action de la cause en tant qu’elle produit la disposition est fon­ dée sur la même action en tant qu’elle produit la forme. Que si maintenant on résorbe dans le sujet l’efficience qui n’appartient qu'à la cause on sera conduit à dire que la forme nouvelle produit la disposition qui cependant la précède. On aboutit à un paradoxe parce qu’on a laissé de côté un élément essentiel de la théorie du L UNITÉ ENTRE LA CRÉDIBILITÉ ET LA CRÉDENTITÉ 283 mouvement : le moteur (442), et en l’espèce Dieu. Mais il suffit de le restituer pour qu’il n’y ait plus aucune contradiction à tenir que la préparation à la justification est logiquement antécédente, concrètement concomitante et métaphysiquement subordonnée à la justification elle-même (93). L’acte libre est produit par l’infusion de la grâce, plus précisément par la stimulation qui est liée à cette infusion, et qui pourtant s'en distingue en tant qu’elle produit un effet spécial (443) ; l'infusion de la grâce n’a pas d’autre réalité constatable que l’existence de la grâce dans le sujet qui la reçoit et la possède ; en sorte que l’acte libre est subordonné, par le dé­ tour de la cause transcendante, à cette grâce possédée, encore qu’il soit, du côté du sujet, la condition nécessaire et antécédente de la réception de la grâce. Ainsi le recours à la cause transcendante permet de résoudre aisément un apparent cercle vicieux : les deux relations de dépendance qui semblaient le constituer relèvent de deux perspectives différentes, l’une créée l’autre incréée, en sorte qu’elles s’achèvent mutuellement au lieu de s’opposer. Cependant nous devons faire un dernier pas pour éviter tout reproche d’anthropomorphisme ; et ce nous sera l’occasion de faire retour au point de vue de la finalité dont doivent, nous le disions, se contenter le psychologue et le biologiste, qui n’ont pas à leur disposition la dimension du théologien. Dieu est, de toute éviden­ ce, la cause de tout le processus de justification, et de toutes les modalités qu’on y peut discerner ; mais il faut se garder de poser en Dieu, telles qu’elles, pour leur donner consistance, les distinc­ tions dont nos représentations ont besoin et que Dieu connaît d’une manière absolument simple (425). Autrement dit, il ne suffit pas pour qu’une dichotomie de points de vue acquiert une portée réelle, de l’inscrire au compte de Dieu ; elle doit encore correspondre à une structure observable au niveau créé : la réalité de l’action divi­ ne ne nous est en effet connaissable que par ses effets. Comme l’ex­ plication que nous venons de proposer repose tout entière sur la distinction : production de la grâce en tant qu’elle procède de l’initiative divine (infusio), production de la grâce en tant qu’elle est effectuée par Dieu dans le sujet humain (consecutio), il importe que cette dualité d’aspects se trouve fondée du côté créé par des modalités différentes de la psychologie du sujet humain. Or nous avons déjà eu occasion de signaler (446) qu’il en est bien ainsi ; on peut distinguer, dans 1’ordre du retour vers Dieu, trois étapes : Dieu connu, soit implicitement sous les espèces d’un idéal, soit ex­ plicitement comme étant le souverain bien ; Dieu connu comme au­ teur personnel du salut ; Dieu objet de connaissance et d’amour. L’inclination de nature donnée à tout homme parce qu’il est hom­ me suffit en droit à la première étape et on lui fait correspondre, U 2S4 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV du côté de Dieu, le concours naturel : l’homme découvre qu'il a un créateur et une fin transcendante, comme l’animal peut reconnaître son maître ; c’est la même Providence qui en a disposé ainsi. Mais il est impossible à l’homme de connaître Dieu comme auteur personnel du salut sans un secours qu’on peut appeler spécial à raison même de son effet ; ce secours est assimilable dans l'hom­ me, à un instinct (327) qui le porte vers Dieu et lui fait découvrir en Dieu une finalité nouvelle : on peut l'appeler instinct inté­ rieur (327) en tant qu'il procède de l'intimité de l’homme, tandis qu’on le nomme stimulation, grâce actuelle en tant qu’il vient de Dieu. Enfin c’est la grâce et elle seule, habituelle, sanctifiante, qui assure la possession stable et efficace de Dieu objet de connais­ sance et d’amour : elle est, dans l’homme, une certaine capacité, donc une détermination ontologique, une qualité nouvelle ; tandis que, relativement à Dieu, elle est participation. C’est donc, tout au long du processus, la même économie : c’est en fonction de la finalité humaine qu'on peut distinguer les étapes d’une manière précise, mais on donne à chacune d'entre elles un nom divin qui en désigne la substantielle réalité. Il est dès lors facile de découvrir la légitimité et la véritable por­ tée de notre distinction liminaire : infusio de la grâce et consecutio de la grâce sont des vocables à référence théologale, mais ils ont comme il se doit un fondement créé parfaitement précis, puisqu’ils correspondent respectivement à l’élévation à une fin nouvelle et à la possession de cette même fin ; V infusio est dans le prolonge­ ment de la motion divine du second type (444). celle que nous ap­ pelions à l’instant instinct intérieur ; tandis que la consecutio est le principe immédiat de l’intervention divine du trosième type (445) : la grâce habituelle ; l’infusio fait face à l’acte libre par lequel la grâce est reçue, la consecutio à la disposition en quoi consiste la possession de la grâce. On peut encore dire, à un point de vue plus abstrait, que l’infusio est à la consecutio ce que la relation est à la qualité ; la première inaugure un rapport nouveau entre l’homme et Dieu (446), la seconde donne à ce même rapport un fondement créé. On achève ainsi de vérifier, en utilisant le cadre prédicamental, que la distinction qui permet de résoudre l'aporie de la justification est parfaitement assurée au niveau même où l’observation est nor­ malement pourvoyeuse de certitude. En résumé, il suffit pour voir s’évanouir les difficultés relatives à la justification : premièrement de la concevoir en référence immédiate à la cause transcendante, deuxièmement de ne poser des modalités distinctes dans l’action de Dieu qu’en étroite corrélation avec les distinctions impliquées par la finalité de l’action humaine. Avant d'appliquer ces principes si simples au couple crédibilité crédentité il est indispensable de •i Jî l’unité entre la crédibilité et la crédentité 285 nous assurer du degré de parenté qu’il soutient avec la justification. Nous avons remarqué au début de ce paragraphe que crédibilité, crédentité, foi, constituent l’incidence intellectuelle du processus justifiant qui achemine, par la libre acceptation du secours de Dieu, jusqu’à la possession de la grâce habituelle ; nous sommes donc assurés de retrouver, ici et là, la même structure profonde, et c’est précisément ce qui rend une comparaison possible et fructueuse ; mais il convient d’en rappeler le point d’application précis. La foi requiert la crédibilité, mais la certitude de crédibilité ne rencontre que dans la foi l’évidence objective qui en assure l’équilibre (344) : de même que le don de la grâce requiert un acte libre alors que ce­ lui-ci ne peut être produit qu’avec le secours de la grâce. C’est bien, au point de vue des structures qui est le nôtre, la même dif­ ficulté. Ceci conduirait à rapprocher la crédibilité de l’acte libre et la foi de la grâce : en quoi il y aurait un peu plus qu’un simple parallélisme, puisque d’une part la foi n’est pas normalement don­ née sans la grâce, puisque d’autre part la crédibilité et le jugement qui la synthétise sont en fait impliqués au titre de composantes rationnelles dans l’acte libre requis à la justification. Mais nous savons que, si l’on s’en tient exclusivement au couple acte libregrâce, la question de la justification est insoluble : il faut discerner, comme fondement de l’acte libre, une motion divine gratuite, for­ mellement quoique non réellement distincte de celle qui est le fon­ dement de la grâce possédée. Le rapprochement de la crédibilité et de l’acte libre ne pourra donc devenir explicatif, en ce qui con­ cerne la position de la première, que s’il peut être prolongé du côté incréé : mais la chose va de soi puisque la crédibilité, adéquate­ ment prise, dépend tout comme l’acte libre de la motion divine dont nous avons distingué les deux aspects complémentaires sous les noms d’illumination et d’inspiration. L’fn/nsio (de la grâce) fait face à l’acte libre : on considère ici l'acte même de justification qui met en œuvre d’une manière simple aussi bien la plénitude de l'action divine que la totalité des virtualités du sujet ; V illumination et Vinspiration concernent le jeu différencié des puissances : on considère alors la complexité psychologique du sujet. Mais l’infusio achève, comme nous le disions un peu plus haut, Vinslinct in­ térieur qui tantôt illumine et tantôt inspire, de la même manière que l’acte de libre, acquiescement à l’infusio, récapitule et couronne toute la démarche subjective de la crédibilité ; il y a donc de la crédibilité adéquatement prise au couple infusio-acte libre, une homogénéité identique à celle qui existe entre la croissance et le terme : notre assimilation est parfaitement fondée. Quant à la crédentité elle est on s’en souvient l’incidence rationnelle de la foi naissante, et comme c’est par réflexion que. naturellement. ■i <<* ADHESION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV 286 nous possédons nos propres sentiments, on peut dire que la créden­ tité n’est rien d'autre que la foi en tant que celle-ci est possédée rationnellement : elle est donc en évidente affinité avec la grâce en tant que celle-ci est possédée par l’homme au moment de la justification, c'est-à-dire avec ce que nous avons appelé consecutio; le rapprochement entre foi et grâce s’imposait, mais il convenait de le saisir pour ainsi dire à la racine, conformément au point de vue génétique qui nous retient : il concerne dès lors d’une ma­ nière précise l’origine de la foi qui est la crédentité et l’origine de la grâce qui en est la consecutio. Ayant ainsi fixé avec netteté les termes du parallélisme que nous avions en vue, nous allons en développer la conséquence : de même que l’acte libre commande la consecutio de la grâce, dont cependant il dépend par la média­ tion de l'infusio de la même grâce, ainsi la crédibilité commande la crédentité dont cependant elle dépend par la médiation des grâces d’illumination et d’inspiration. Maintenant que nous avons fait comprendre, par similitude avec la justification, l’articulation es­ sentielle, nous revenons plus expressément à la seule analyse de son aspect intellectuel. f C2. Commençons par donner une précision nouvelle en ce qui concerne l’acquiescement libre à la motion divine gratuite. L’illu­ mination du Saint Esprit est à l’assentiment ce que l’inspiration du Saint Esprit est au consentement : c’est le même dessein de la Sa­ gesse de Dieu, ou équivalemment la même finalité objective, qui s’exprime distinctement par nos deux puissances fondamentales. Cette corrélation, d’ailleurs si importante, inclinerait à faire retrou­ ver ici et là rigoureusement les mêmes démarches concrétisées dans les mêmes actes ; cependant, il ne faut pas perdre de vue que ce ne sont jamais les puissances de l’homme qui réagissent mais l’hom­ me par ses puissances : leur pluralité ne doit pas diviser l’action en en reproduisant la structure à un certain nombre d’exemplaires identiques, mais en assurer l’harmonieuse richesse. On ne doit donc pas chercher à placer, entre l'illumination et l’assentiment, un acte d'intelligence semblable à l’acte de volonté libre qui, lui, se place entre l’inspiration et le consentement. L’acte de communi­ cation de la grâce (infusio) se traduit simultanément dans le sujet par l’inspiration de la volonté et l’illumination de l'intelligence ; cet acte atteint son effet avec la coopération du libre arbitre ; cet effet, qui est la possession de la grâce, s’exprime dans la volonté par le consentement à l'amour et dans l’intelligence par l’assenti­ ment à la vérité. Il n’y a donc pas d’équivalent intellectuel de l’acte du libre arbitre, lequel engage en fait le sujet tout entier ; mais il y a, de l'illumination à l’assentiment, et de la crédibilité adéqua­ tement prise à la crédentité, la même précession logique et la même J'-- K I. l'NITÉ ENTRE LA CRÉDIBILITÉ ET LA CRÉDENTITÉ 2«7· dépendance métaphysique que de l’inspiration au consentement efficace. Insistons un peu : dans l’instant même de la justification la foi est donnée, comme premier effet de la grâce (749) ; mais la foi doit être en harmonie avec la raison (331), et nous avons déjà insis­ té sur ce fait que les démarches qui rendent la foi raisonnable ne sauraient être considérées comme un préambule clos avec l’appari­ tion de l’habitus. Les harmoniques rationnels doivent demeurer concomitants à tout l’exercice de la foi, dont ils constituent en quel­ que sorte l’accompagnement ; ils se trouvent, dans le moment de la justification, récapitulés par le jugement de crédibilité, lequel ne se distingue que formellement du jugement de crédentité. Le juge­ ment de crédibilité est le terme de l’inférence rationnelle ascendante, tandis que le jugement de crédentité est le principe d’une saisie in­ telligible permanente, celle de la foi. Comme ces deux jugements correspondent à deux états logiquement successifs du sujet, le pre­ mier est condition nécessaire du second, un peu à la manière dont l’acte du libre arbitre (postérieur d’ailleurs au jugement de cré­ dibilité) se trouve requis à la possession de la grâce. Mais cette inférence rationnelle n’est pas, dans le moment de la justification, un effort de l’homme laissé à lui-même : elle est prévenue et soustendue par l’illumination du Saint Esprit. Le jugement de crédibi­ lité et l’illumination sont les deux termes corrélatifs, absolument inséparables, de cette relation, toujours la même, qui s’établit entre Dieu et l’homme, envisagée ici dans son incidence intellectuelle. De même qu’il n’y a pas d’acte du libre arbitre sans infusion de la grâce ni inversement, il n’y a pas non plus de jugement de cré­ dibilité adéquatement prise sans illumination, ni inversement ; c’est qu’en effet, l’acte libre venant de Dieu, il suppose non seulement l’infusion de la grâce mais l’infusion concomitante, puisque si l’acte suivait on pourrait pour le moins supposer que la modalité libre en échappe à l’emprise divine ; et en retour il n’y a pas d’infusion de la grâce sans acte du libre arbitre, parce que la distinction entre infusio et consecutio n’aurait aucun sens si on en supprimait la référence à ses corrélais créés : acte du libre arbitre qui assure la préparation, habitus qui réalise la possession. Semblablement, il n’y a pas de jugement de crédibilité réel sans illumination, ainsi l’exige comme nous l’avons vu la gratuité de la foi (447) : cette illumination n’est rien autre que l’aspect intellectuel de 1 infusio si on considère le cas de la justification idéale, elle résulte en toute hypothèse, et même quand la justification comporte extension tem­ porelle, du jeu de l’instinct intérieur de la Vérité première (448) , en retour il est impossible de poser d’une manière précise une grâce d’illumination qui ne serait pas immédiatement coordonnée à ·Γ;Μί ΙΙΙΗ ·;· ί S :Λ · II ï !> ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV 2S8 l’effet intellectuel qui permet de la distinguer et de la désigner : cet effet est le jugement de la crédibilité adéquatement prise, qui peut être donné en quelque sorte tout fait, mais qui normalement est le fruit d’une démarche de la raison travaillant sous la motion illuminatrice dont elle n’est d’ailleurs pas explicitement consciente. Nous venons de mettre en évidence un aspect de la crédibilité-crédentité : celui de son origine et de sa production qu’on désigne précisément de préférence sous le nom de crédibilité. Si nous pour­ suivons notre parallélisme du côté de la crédentité nous ajoute­ rons que celle-ci consiste formellement, à l’instar de la grâce ha­ bitus, en un enracinement dans le sujet : ou bien en la prise de conscience réflexive, voire en l’auto-lucidité propre à la foi, du fait qu’elle est l’incidence intellectuelle de la grâce ; et la crédentité est aussi inséparable de la lumière de la foi naissante que la grâce habitus de la consecutio, ou la crédibilité de l’illumination, ou l’acte libre de l’infusio : c'est toujours la même corrélation né­ cessaire, du créé qui désigne la réalité, et de l’incréé qui la fonde. Si enfin nous reprenons notre parallélisme en l’appliquant au juge­ ment de crédibilité-crédentité saisi dans son unité, nous dirons que cet unique jugement peut être envisagé : soit comme qualité et en lui-même, nous voulons dire dans l’effet permanent qu’il inaugure, la saisie intelligible propre à l'adhésion de foi : il est à ce point de vue sous la mouvance immédiate de la lumière de foi ; soit comme relation en son actuelle référence à Dieu, c’est-à-dire dans sa pro­ duction. Cette production elle-même peut être considérée ou bien sans son origine divine, et c’est alors l’illumination ; ou bien en tant qu’elle procède de l'homme, et c'est l’inférence rationnelle ou crédibilité formellement prise : de la compénétration ultime, concomitante à l'acte de la grâce justifiante, de ces deux compo­ santes résulte la crédibilité adéquatement prise qui introduit pré­ cisément le jugement de crédentité. On prévoit dès lors aisément que la crédibilité et la crédentité (ou même les deux jugements qu’on peut leur faire correspondre) soutiennent entre elles les mêmes relations que l’acte libre et la grâce : antécédence logique, concomitance réelle, subordination mé­ taphysique ; la crédibilité est requise comme condition sine qua non de la crédentité et mise en œuvre en même temps que celle-ci dans l’unique jugement qui inaugure réellement la foi : inutile d'insister sur ce point qui est depuis longtemps acquis : ce que nous pouvons maintenant mettre en lumière grâce à la comparaison que nous avons introduite, c’est la subordination de la crédibilité à la crédentité qui pourtant la suit. Voici comment. La crédibilité re­ lève de l’illumination du Saint Esprit, la crédentité de la lumière gratuite de la foi. Dans l’acte de justification, et plus précisément L UNITÉ ENTRE LA CRÉDIBILITÉ ET LA CRÉDENTITÉ 289 dans l’acte du don de la foi, ces deux choses ne sont pas réelle­ ment distinctes ; elles le sont cependant formellement : car l’illu­ mination « termine » la motion divine élevante de même nom, qui se tient dans la ligne « instinct intérieur », et qui correspond à la découverte par l'homme d’une finalité nouvelle ; tandis que la « lumière » est la manifestation intelligible d’une finalité possédée. Or il est clair que l’action divine, en tant qu’elle produit l’illumi­ nation, est subordonnée à la même action divine en tant qu’elle produit la lumière, puisque c’est le don de la foi qui est le terme de cette action. Maintenant, ce qui, dans la cause dont l’Etre et l’Acte sont parfaitement simples, n’est que précession abstraite, peut de­ venir, du côté de l’effet créé dont l’essence même est complexe, un ordre réel : le corrélât de l’illumination se trouve objectivement subordonné au corrélât de la lumière ; autrement dit la crédibilité se trouve objectivement subordonnée à la crédentité. Ainsi se trouve rompu le cercle vicieux apparent qui résultait de la dépendance mutuelle de la crédibilité et de la crédentité. S’il nous avait jus­ qu’alors embarrassé, c'est que nous n’avions pas considéré assez déterminément la dimension divine qui seule permet de dissocier l’une de l’autre ces deux relations de dépendance, et de lever ainsi entre elles toute contradiction ; la crédentité dépend de la crédibili­ té, comme de sa condition sine qua non : voilà ce que nous apprend l’observation au niveau créé et d’un point de vue génétique ; en retour la crédibilité dépend dans son être même de la crédentité, mais c’est par la médiation de l’illumination du Saint Esprit, ellemême subordonnée à la lumière gratuite de la foi qui est le fonde­ ment de la crédentité. Il y a bien un cycle mais les deux bran­ ches qu’on pouvait croire antinomiques sont en réalité complémen­ taires : à la manière dont la causalité créée est complémentaire de la causalité incréée, celle-ci réalisant ce que celle-là formalise. Ré­ sumons-nous : de même qu’il serait tout à fait impossible de conci­ lier la liberté humaine avec le caractère absolu de l’initiative divine, si on s’en tenait à une description de ce qui se passe dans l’homme, sans faire intervenir d’une manière expresse la référence à la cause incréée ; ainsi ne peut-on bien comprendre la relation entre la crédibilité et la crédentité qu’en la motion divine qui achève la préparation à la foi dans le premier exercice de la grâce de la foi. L’acte libre, contribution requise de la part de l’homme à la jus­ tification, s’insère dans l’intervalle logique créé en la réalité subs­ tantielle de la grâce par une dualité de points de vue : il dépend immédiatement de l’initiative divine ou infusio de la grâce, c’està-dire de la justification active ; tandis qu’il est la condition né­ cessaire de l’agir divin dans l’âme ou consecutio de la grâce, c’està-dire de la justification possédée ; il se trouve d’ailleurs subor­ donné à la grâce habitus comme l’action divine en tant qu’elle est »9 •JK ‘i 2Q0 ADHÉSION DE EOI ET TÉMOIGNAGE IV infusio est subordonnée à l’action divine en tant qu’elle est fon­ dement de la consecutio. De la même manière, le jugement de crédibilité-crédentité s'insère dans l'intervalle logique créé dans la lumière divine par la même dualité de points de vue : il se réfère par la crédibilité à l’illumination du Saint Esprit, par la crédentité à la permanente lumière de la foi ; la crédibilité est la condition rationnelle nécessaire à la crédentité, mais elle lui est subordonnée, du fait que les grâces d’illumination sont subordonnées à la grâce de la foi (449). On peut dire que la crédibilité à l’état parfait, c’est l’incidence rationnelle de la crédentité en tant que celle-ci est im­ médiatement référée à son complexe causal : la crédibilité dépend ontologiquement de celui-ci, elle est la condition nécessaire de celle-là. C3. Nous conserverons cependant : et notre définition de la cré­ dibilité (450), d’ailleurs tirée de I’observation, et l’usage des schémas courants ; mais nous regretterions que ce fût au détriment de la précision. Nous sommes maintenant en mesure de fixer la portée intelligible des images que nous avions employées : compéné­ tration de la crédibilité et de la crédentité ; participation anté­ cédente de la crédibilité à la crédentité ; la crédibilité introduit la crédentité qui à son tour élabore et présente la crédibilité, en sorte qu’elles sont par rapport l’une à l’autre dans la même relation que les causes efficientes et les causes finales. Disons tout d’abord que la compénétration ne consiste pas en une crédibilité, en sorte qu’elles sont par rapport l’une à l’autre dans la même relation que les causes efficientes et les causes finales. Disons tout d'abord que la compénétration ne consiste pas en une sorte de foi avant la foi, ce qui serait contradictoire, non plus que dans la coexistence d'états de conscience mal définis, en quoi on ne pourrait voir qu’une description psychologique peu pré­ cise ; la compénétration consiste en ceci que l’acte en quoi consiste formellement le jugement de crédentité établit l’homme vis-à-vis de Dieu en une relation dont la base rationnelle est la crédibilité : il n’y a bien qu’un seul acte, un seul « esse », dans lequel coexis­ tent, sinon deux natures, à tout le moins deux modalités qui, si on leur attribue l’existence disjonctivement, se présentent effecti­ vement comme compénétrantes l’une de l’autre. Semblablement, la précession de la crédentité par rapport à elle-même n’est pas une abstraction logique qui ne prendrait quelque consistance réelle que dans le désir de l’aspirant à la foi ; elle est d’ordre métaphy­ sique, elle doit s’entendre elle aussi dans l’acte qui conjoint simul­ tanément l’homme à Dieu et la crédibilité à la crédentité, elle résulte de ce que cet acte ne peut être conçu que comme une rela­ tion et de ce que nous ne pouvons saisir, de la réalité de cette rela- l'unité entre la crédibilité et la crédentité 291 tion, que le terme stable qui est objet d’observation : le jugement qui, en fait, inaugure la foi ; tout ce qui s’en distingue doit dès lors lui être référé : en sorte que ce terme, bien qu’il soit chrono­ logiquement postérieur, est le fondement réel du processus qu’il spécifie et achève. Nous voyons enfin que la relation entre l’ordre des causes efficientes et celui des causes finales à laquelle nous avons comparé un peu plus haut la relation crédibilité-crédentité, acquiert une simplicité nouvelle dans la perspective théocentrique que nous venons d’esquisser. La finalité est toujours réellement présente dans l’efficience qu’elle inspire et qu’elle dirige, mais cela est d’autant plus vrai que l’action envisagée est plus proche de la spontanéité de nature c’est-à-dire plus conforme à sa cause transcendante. Or l’efficience et la finalité auxquelles nous avons respectivement fait correspondre la crédibilité et la crédentité sont en fait, dans le moment de l’infusion de la foi, deux aspects de la motion divine justifiante : la crédibilité « produit » la créden­ tité, mais c’est en faisant partie du complexe causal dont l’essen­ tiel est le « secours efficace [qui] advient de la vertu d’en haut » (311-320) et sans lequel il n’y aurait aucune efficacité ; la créden­ tité constitue bien, du point de vue intellectuel, la fin du processus justifiant, mais c’est, comme nous le verrons (451), en établissant le croyant en relation aussi immédiate qu’il est possible avec la Vérité première. Il n’y a donc aucune action créée qui soit plus proche de sa cause que celle que nous examinons présentement : nous devons par conséquent nous attendre à y trouver en étroite relation l’efficience et la finalité, c’est-à-dire la crédibilité et la crédentité. En effet : dans la Sagesse qui commande l’intention et l’action divines, la foi est présente et agissante au cœur de sa préparation rationnelle : nous disons que la foi inspire et dirige, mais il faut dire en réalité que c’est Dieu qui inspire et dirige une démarche qu’il proportionne adéquatement à la grâce de la foi ; et dans la motion infaillible qui meut l’homme librement, le labeur de la réflexion rationnelle qui constitue le meilleur des témoignages de bonne volonté contient déjà la crédentité et la foi. Ainsi il y a bien : au premier point de vue, participation antécédente de la crédibilité à la crédentité ; et au second, compénétration réciproque de ces mêmes éléments. Nous ne voulons pas insinuer que le mystère de la justification, le mystère de son incidence intellectuelle qui nous intéresse plus particulièrement, se trouvent ainsi résolus. La solution « verticale » nous a permis de donner un contenu précis aux éléments que des images représentaient gauchement ; mais cette solution, si elle était seule, manquerait à son tour de précision, parce que nous n’avons pas d’autre manière rigoureuse d’être renseignés sur la « » ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV 2Q2 Sagesse et la motion infaillible de Dieu qu’en considérant leurs effets créés immédiatement révélés et immédiatement observés. Nous devons donc clore ce paragraphe, en vertu même de la re­ marque qui l’a introduit : nous avons atteint la rigueur « inter­ médiaire» dont l’homme doit toujours se contenter quand il entre en contact avec la réalité, éclairant l’une par l’autre l’expérience familière et les inférences transcendantes. Nous n’avons pas à nous étendre sur ces dernières, puisque la foi est une vertu humaine qu’il faut avant tout considérer dans son enracinement humain ; mais les passer sous silence eût été une grave lacune. C’est en vertu de leur actuelle relation à Dieu que la crédibilité et la créden­ tité se distinguent par leur spécificité et se compénètrent dans l’unité d'un acte ; le savoir ne résoud pas le mystère du passage de la première à la seconde : mais cela du moins ramène à Dieu, comme au Mystère source de tout mystère, et à la Sagesse de Dieu comme au seul Principe capable d’en donner l’intelligence profonde. Cette convergence unifie et, en une très humble mesure, explique ; la constater est un des joies de la foi (458). Nous avons donc vu comment les deux jugements de crédibilité et de crédentité sont deux et comment ils sont un, comment en un mot ils cons­ tituent une relation ; l’apparente antinomie que nous nous sommes efforcés de résoudre par approches successives tient surtout à ce que nous plaçons spontanément, pour les décrire, dans un cadre sensible, des réalités d’ordre surnaturel et supra sensible. Il n'y a pas, entre la crédibilité et la crédentité, deux relations différentes dont l’une serait le fait de la psychologie humaine et l’autre la conséquence de l’action divine : il n’y a objectivement qu’une seule relation ; mais il faut ajouter qu’une relation est saisie comme multiple ou comme une selon que les termes qu’elle comporte nécessairement sont eux-mêmes envisagés comme des positions absolues ou bien comme des relatifs ; en sorte que la relation crédibilité-crédentité est vue d’une manière complexe par l’homme qui en analyse les éléments disjonctivement, tandis qu’elle est vue d’une manière simple (425) par Dieu qui saisit ces mêmes éléments dans la relation qu’ils soutiennent avec leur créateur. Il ne nous appartient pas, redisons-le, de passer d’un point de vue à l’autre, encore moins saurions-nous rejeter celui qui s'impose à nous connaturellement ; mais nous devons en savoir assez sur la véritable manière de voir, celle de Dieu, pour pouvoir au moins en affirmer, réellement et non pas verbalement, l'existence (452). ■Ύ LA FOI EST LIBRE PARCE QUE GRATUITE 293 33. LA RELATION ENTRE CREDIBILITE ET CREDENTITE PERMET DE MONTRER COMMENT LA FOI EST GRATUITE ET LIBRE, ET LIBRE PARCE QUE GRATUITE , · i. Nous rattacherons à la relation crédibilité-crédentité la solu­ tion d'une question que nous avons plusieurs fois rencontrée (453;, et jusqu’à présent réservée : celle de la liberté de la foi, ou plus précisément liberté de l'accès à la foi (453). La liberté peut s’en­ tendre en deux sens : elle est la possibilité, pour un sujet donné, d'un épanouissement conforme aux exigences et aux lois de sa nature ; elle est, d’une manière plus formelle, la possibilité qu'a normalement un être raisonnable d’effectuer un choix rationnel et d’en poursuivre les conséquences : prise en ce second sens, qui n’est d’ailleurs qu’un corollaire du premier dans l’hypothèse de la rationalité, la liberté s’appelle généralement libre arbitre. C’est ce second sens qui est dominant dans l’acquisition de la foi, tandis que le premier le sera dans l’exercice même de la foi. On le com­ prend sans peine : ni la conversion, ni même la foi ne constituent la fin ultime ; à mesure que l’homme approche de celle-ci, il se trouve intéressé et saisi dans les secrètes profondeurs de sa nature et tend à accorder moins d’importance au jeu en quelque sorte superficiel des facultés qui cependant distinguent et spécifient cette même nature. La foi, étant beaucoup plus proche que la conversion de la possession de la Vérité, elle apporte au croyant une liberté fondamentale qui excède infiniment les étroites antennes du libre arbitre. Cependant la démarche rationnelle qui prépare la foi ne méconnaît pas complètement cette liberté de nature ; c’est bien en effet pour l’homme une forme élémentaire de la liberté que de pouvoir agir conformément aux exigences de sa raison, puisque la raison fait partie de sa nature : on doit même voir en cela la forme radicale du libre arbitre. Dire que la démarche antécédente à la foi est rationnelle, c'est donc dire du même coup qu'elle est libre ; ajouter, avec le Concile du Vatican, que « Dieu a voulu [que l’économie de l’accès à la foi fût telle qu’elle est] pour que préci­ sément l’hommage de notre foi fût en harmonie avec le vœu de la raison » (170), c’est signifier que Dieu lui-même a voulu respec­ ter la liberté de notre nature en faisant droit à l’une de ses exigences fondamentales. Mais venons-en au libre arbitre et montrons comment il trouve satisfaction à la faveur de la relation précédemment examinée entre crédibilité et crédentité. Deux facteurs pourraient lui faire échec puisque, dans le cas qui nous occupe, Dieu et l'homme colla­ borent : le jeu du libre arbitre serait pareillement rendu impossible par une démonstration présentant la crédentité comme une conclu- (· du 294 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV sion nécessaire ou par une grâce omnipotente implantant la foi sans consentement préalable (454). Mais les choses ne se passent pas ainsi. Décrivons-les rapidement encore une fois, en supposant d’abord pour plus de commodité, que les différents éléments se présentent successivement : démarche de crédibilité rationnelle effectuée sous l’illumination et l’inspiration du Saint Esprit ; ju­ gement (normalement virtuel) de crédibilité par lequel on peut traduire la certitude de crédibilité : certitude maximum dans son ordre, que l’on peut comparer à la certitude de l’induction com­ mune, mais qui n’atteint en aucune façon l’évidence ; acceptation de l’ultime inspiration du Saint Esprit qui, faisant partie inté­ grante de la crédibilité adéquatement prise, est requise pour l’effi­ cacité concrète de la certitude de crédibilité ; jugement de créden­ tité ; infusion de la foi ; la certitude de crédibilité trouve, de par la lumière de foi, l’évidence qu’elle postulait comme son support normal. Liberté et gratuité de la foi sont données simultanément et elles tiennent, comme dans leur moment décisif, dans l'accep­ tation de l’ultime inspiration. Il y a de toute évidence gratuité puisque le secours de Dieu, quelque forme qu’il emprunte, est toujours gratuit ; il le devient tout particulièrement dans cette ultime sollicitation qui introduit, si elle est suivie, la grâce de la foi. 2. Il y a aussi liberté, d’abord parce que cette ultime inspiration peut être, comme d’ailleurs toutes celles qui la précèdent, acceptée ou refusée (455). Voilà bien le jeu du libre arbitre : on sait qu’aussi loin qu’on en pousse l’analyse, on est contraint, si on veut rendre raison du libre arbitre, d’assigner une raison à ses déterminations, mais vouloir rendre raison adéquatement du libre arbitre c’est vou­ loir le réduire à la raison elle-même : c’est sans doute en suppri­ mer le mystère mais c’est aussi en détruire la spécificité ; le libre arbitre n'est pas réductible à la raison, mais on ne peut dire non plus qu’il ajoute aux déterminations de celle-ci un supplément autonome qui n'en relèverait pas : la contingence ne fait pas nom­ bre avec le nécessaire ; le libre arbitre consiste en une certaine faculté d’infléchir dans un sens ou dans un autre l'interprétation d’un ensemble de données relevant de l’intelligence : cette inflexion elle-même peut n’être pas privée de raison, mais le point important est qu'elle n’est réductible à aucune raison et c’est en quoi consiste la contingence originale propre au libre arbitre. Qu'on y regard' de près : tous ces éléments se retrouvent bien lors de l'ultime acquiescement qui introduit la foi. La crédibilité rationnelle for­ mellement prise est comme une donnée déjà acquise ; mais elle est susceptible d’être interprétée dans des perspectives différentes, et de comporter une efficacité différente, selon la proportion établie » LA EOI EST LIBRE PARCE QUE GRATUITE 295 par le sujet entre le bien créé et le bien incréé, c’est-à-dire selon l’estimation de la destinée humaine. C’est pour établir cette pro­ portion (ou plus exactement cette disproportion) d’une manière juste, que l’inspiration du Saint Esprit est requise (456), très paniculièrement au moment où cette appréciation va avoir une consé­ quence décisive. Si le sujet accepte cette inspiration ultime, on ne peut pas dire que ce soit sans raison, puisque la proportion dont nous parlons a bien une réalité objective que le sujet doit préci­ sément découvrir, et qui constitue un motif parfaitement suffisant du choix dans lequel elle sera justement discernée : mais d’une part cette raison n’est pas, à elle seule, suffisante puisqu’elle re­ quiert précisément le secours intérieur concomitant de l’inspi­ ration du Saint Esprit, en sorte que le libre arbitre peut jouer effectivement, jouer librement sous l’inspiration divine qui le meut conformément à sa propre nature, et on voit ici à quel point la liberté et la gratuité de la foi sont inséparables l’une de l’autre ; d’autre part, la perception de la proportion du bien créé au bien incréé ne s’ajoute pas d’une manière homogène à la crédibilité formellement prise : elle en dirige simplement la trajectoire, aug­ mentant ou diminuant ainsi sa portée efficace (457) : et tel est bien le type de contingence introduit par le jeu du libre arbitre qui ne s’insère pas, comme un élément supplémentaire, dans la trame rationnelle de l’acte humain, mais la polarise dans son en­ semble. Ainsi l’acceptation (ou le refus) de l’ultime inspiration du Saint Esprit est de tout point conforme à la notion de l’acte libre et raisonnable, mais elle ne réalise cette conformité que par le truchement du secours divin : c’est la gratuité qui fonde la liberté, comme on devait d’ailleurs l’attendre étant donné le caractère absolu de l’initiative divine. Ajoutons, et ce sera une seconde façon de comprendre la liberté de la foi, en présentant d’une autre manière les mêmes choses, que la crédibilité ne devient efficace, quoi qu’il en soit de sa certi­ tude rationnelle, que par le consentement accordé au secours divin ; ou, en termes plus proches de la réalité concrète : la certitude de crédibilité ne prend sa consistance et son efficacité définitives que dans l’acte d’acceptation des ultimes motions de l’Esprit : illumi­ nation et inspiration. La crédibilité, et il s’agit évidemment de la crédibilité adéquatement prise, conduit bien alors par une chaîne de raisons jusqu’au jugement de crédentité, mais le croyant ne subit pas cette crédibilité actuellement nécessitante comme une contrainte procédant de la raison ou de la grâce, parce qu’elle n’est devenue effectivement nécessitante que par l’effet de I’ultime con­ sentement qu’il vient d’accorder librement. Il y a bien un cycle dans lequel l’entendement se trouve pris, mais ce n’est pas un I’ O IV ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE 296 cycle purement rationnel ; et l'esprit y est précisément entré par cette porte de liberté que constitue le secours de la grâce, librement offert par Dieu, librement accepté par l’homme : c’est bien être libre que de ne subir qu’une loi de l’application de laquelle on a l’initiative, et dans le moment même de cette initiative. Il convient également d’ajouter que, lorsque la préparation à la foi n’est pas instantanée, l’analyse précédente vaut pour chacune des étapes de la crédibilité, lesquelles amorcent la certitude ultime sans l’attein­ dre encore ; mais il suffira d’avoir décrit ce qui se passe au moment privilégié de l'infusion de la foi pour faire comprendre que tout ce qui le précède est également gratuit et libre. 3. Il est temps maintenant de condenser dans l’unité d’un acte ce que la nécessité de la description nous a invités à éparpiller dans la durée. Si les deux jugements de crédibilité et de crédentité ne font qu’un réellement, tout ce que nous avons pu découvrir dans l’interstice qui les séparait virtuellement appartient à l’acte commun qui les intègre l’un à l’autre. La foi est donc bien, dans son premier acte, libre et gratuite, libre parce que gratuite. Elle le doit à ce que la fin du processus de crédibilité rationnelle est déjà sous la mouvance de la grâce dans laquelle se consomme le juge­ ment de crédentité : c’est en subissant l’attraction à la fois intelli­ gible et surnaturelle de la foi qu’elle prépare, que la crédibilité y conduit librement : et nous mesurons à nouveau toute l’impor­ tance de la relation que nous avons précédemment décrite entre crédibilité et crédentité : ou bien cette relation existe et la foi qui en procède est gratuite et libre, ou bien cette relation n’existe pas, parce que la crédibilité se ferme sur elie-mème en raison d’un refus de la grâce, et la foi n’existe pas non plus. Ceci achève,de nous montrer que les jugements de crédibilité et de crédentité doivent être distingués mais sont normalement tout à fait insépa­ rables : car, soit qu’on les confonde soit qu’on distende leur rela­ tion, on supprime la zone de compénétration et la motion divine hiérarchisée indispensables pour rendre compte des deux proprié­ tés essentielles de la foi : gratuité et liberté. On voit également que ces questions s’éclairent d'elles-mêmes, à la seule condition de restituer à l’inspiration divine le rôle de premier plan qui lui est accordé par tous les documents du Magis­ tère qui ont traité de ces choses. On a trop souvent tendance, sous prétexte que la crédibilité est rationnelle, ce qui est vrai, à la cir­ conscrire dans le domaine d’une rationalité exclusive, ce qui est faux. Aucun théologien catholique n’a évidemment songé à dire que la grâce n’accompagne pas la démarche de crédibilité ; mais si on admet, avec le Concile du Vatican (458) et avec S. Thomas «•Il ι/objet de la foi est présenté par l’église (459)> Que la théologie consiste en une pénétration et une prise intelligibles de l’univers divin, dans la mesure où la chose est rendue possible par la révélation et compatible avec la précarité de la raison, un aveu de principe ne suffit pas : il faut en tirer les conséquences épistémologiquement efficaces qu’il comporte. Il ne suffit pas de dire que la grâce accompagne la crédibilité, il faut la mettre dedans, il faut en tenir compte dans la structure intime de la crédibilité, sous peine de travailler sur des abstractions qui conduisent inéluctablement à poser de faux problèmes. Il est par­ faitement légitime, il est même indispensable, d’abstraire ; mais à la condition de n’être pas dupe : et c’est être dupe d’une réalité fictive que de partir des abstractions comme d’un donné, et de se demander ce qu’il convient de leur adjoindre pour retrouver (ou hélas reconstruire) la réalité objective. La crédibilité formellement prise peut faire l’objet d’une science distincte ; mais ce n’est pas d’elle qu’il faut partir pour retrouver, par un baptême gratuit sur­ venant à l’improviste, la crédibilité adéquatement prise ; c’est l’in­ verse qu’il faut faire : la crédibilité formellement prise n’étant qu’une pièce rationnelle qui n’a de sens que par sa liaison orga­ nique et structurale avec la crédibilité réelle qui seule peut rendre compte adéquatement de la foi et de ses propriétés originelles. 34. LE ROLE DE L’ÉGLISE DANS LA PRÉSENTATION DE LA FOI A. L’Eglise s’insère normalement dans les prolégomènes de la foi Nous pourrions clore ici cette trop longue parenthèse consacrée aux prolégomènes de la foi surnaturelle. Mais la suite de notre enquête s’attachera principalement à décrire l’économie de la foi dans le croyant : nous verrons, en parlant de l’engagement de la foi, que l’Eglise s’introduit nécessairement dans l’exercice concret de cette vertu ; mais ce sera en quelque sorte a posteriori, tandis que l’Eglise joue un rôle primordial et décisif dont il est temps de parler. Nous n’avons d’ailleurs pas, pour autant, à rompre avec ce qui précède : on sait en effet que l’Eglise n’est requise ni en droit, ni toujours en fait, à la production d’un acte de foi divine ; elle est la condition normalement nécessaire de la présen­ tation de la révélation, mais elle n’intervient pas intrinsèquement comme cette dernière dans l’exercice de la foi ; aussi paraît-il plus cohérent de l’étudier en même temps que les préambules de la foi. De plus, nous allons observer, entre l’économie intime du rôle de l’Eglise d’une part, et la structure de la relation crédibilité-crédentité d’autre part, une similitude profonde qui permet de voir, dans MA 298 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV l’Eglise envisagée à ce point de vue, le répondant objectif et le fondement autorisé de la psychologie du croyant. Nous venons en effet d’observer que l’unique jugement qui coïncide avec l’infusion de la foi présente deux aspects : il achève la démarche de crédi­ bilité ; il est tel que, étant posé, la grâce de la foi lui est néces­ sairement associée. Or l’Eglise, semblablement, remplit vis-à-vis du croyant, deux fonctions inséparables l’une de l’autre : elle est en elle-même un motif de crédibilité, elle est l’instrument de la révélation divine. Certes l’Eglise n’est pas nécessaire parce que son rôle peut être assumé par d’autres causes secondes, il peut même être rendu inutile par la libre initiative de Dieu ; mais dans l’ordre habituel divinement établi, l’Eglise excelle en telle manière dans la double fonction de preuve et de témoin qu’elle occupe, dans l’économie externe de la foi, un rang hors pair. Nous aurons à revenir sur chacun de ces points, mais il sera bon auparavant, rompant la ligne un peu étroite de l’analyse rigoureuse, de situer l’Eglise elle-même dans la grandiose perspective qui lui donne toute sa valeur : nous nous bornons d’ailleurs à une esquisse extrêmement sommaire. I. Dieu tel qu’il est s’adresse à l’homme tel qu’il est : ainsi peut, nous l’avons vu, se formuler le dessein de la foi. Le plus mystérieux en est évidemment la disposition intime par laquelle l’homme est rendu apte à recevoir la révélation divine, et c’est l'objet propre de notre enquête ; mais il est un autre point qui, pour être secondaire, n’en est pas moins fort important : comment la révélation faite par Dieu sera-t-elle présentée à l’homme d’une manière humainement accessible. C’est toute la question de la tradition. Prenons garde cependant de conserver à ce mot toute la richesse de son sens étymologique ; tradere ne veut pas dire premièrement conserver, mais bien : livrer à, remettre, faire passer un objet de la possession de celui qui remet en la possession de celui à qui l'on remet (460) ; l’objet une fois reçu, il conviendra, surtout s'il est d’un grand prix, de le transmettre tel qu’il est, c’est-à-dire d'en effectuer une seconde tradition ; en sorte que le mot tradition finit par signifier un certain dépôt en tant précisé­ ment que ce dépôt demeure semblable à lui-même. Quand il s'agit d’un dépôt divin (461), cette permanence est en elle-même d’une valeur beaucoup plus grande que le geste humain qui concourt à la perpétuer ; mais si on remonte à l’origine cet ordre se ren­ verse : la tradition active par laquelle Dieu donne vaut mieux que le don qu’il fait, à moins évidemment que ce don ne soit luimême, mais c’est la formulation humaine de la foi qui nous occupe en ce moment. La tradition c’est donc d’une part que Dieu traduise en langage humain quelque vérité le concernant, c’est d’autre part Μ l'objet de la foi est présenté par l’église 299 que l'homme conserve fidèlement les formules qu’ils a reçues de Dieu. 2. Tradition active et traduction ont été réalisées d’une manière parfaite et définitive par le Christ : il est en lui-même, ontologi­ quement, la traduction mystérieusement humaine de Dieu ; il est le Verbe de Dieu, le « Témoin » (462) qui « dit ce qu’il a vu auprès de son Père » (463) ; c’est lui qui par excellence révèle (464). N’en­ tendons d’ailleurs pas qu’il jouisse sur ce point, pas plus d’ailleurs que sur aucun autre, d’une autonomie indépendante : il n’est jus­ tement, comme homme, que Témoin ; mais étant Dieu et homme, il est mieux qualifié que quiconque pour exprimer la vérité divine en mots humains ; et le libre exercice de cette prérogative lui revient comme un droit (464). Il a en lui mieux que l’inspiration puisqu’il contient éminemment, dans la lumière qu’il est, le prin­ cipe de toute inspiration ; mais il n’est pas non plus un pur voyant qui se contenterait de l’audience d’une petite troupe com­ préhensive et fidèle. Tout au contraire, il prêche l’Evangile du royaume (465), il enseigne les âmes en même temps qu’il guérit les corps (466) ; il prêche partout et jusque dans les synagogues (467), parce qu’il est précisément venu pour prêcher (468). Il ex­ plique la doctrine de mille façons, en sorte que non seulement l’homme « animal raisonnable » puisse comprendre, mais que ces hommes et ces femmes qui l’entourent comprennent effectivement (469) : parce qu’il sait parfaitement la vérité, il peut l’exprimer de mille manières sans risque d’erreur. Et pour que tous entendent il sait, à l’occasion, crier (470) la doctrine par les places publiques, comme ferait un marchand de ciel. Inspiration, révélation, pro­ mulgation, cette dernière allant des sereines définitions du sermon sur la montagne (471) ou de la confession de Césarée (472), à la prédication familière pleine de virulence ou de douceur ; toutes ces choses se trouvent dans le Christ en leur état parfait, parce qu’il est lui-même parfait, et parce que, d’une manière plus pré­ cise, il réalise la compénétration maximum du divin et de l’hu­ main ; en sorte que du point de vue de l’être comme du point de vue de la connaissance, l’humanité a gravi, avec le Christ, un sommet qui la commande tout entière (473). Les métaphysiciens disent, en leur langage, que le maximum est, dans un ordre donné, la mesure des éléments inclus dans ce même ordre : c’est donc en fonction du Christ, la « pierre d’angle » (474), qu’il faut appré­ cier l’ordre (475) original constitué par la tradition. La tradition, adéquatement entendue, est dans le Christ comme dans son prin­ cipe, plénièrement et parfaitement ; elle est participée diversément par les contemporains du Christ, par ceux qui l’ont précédé et JOO ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV par ceux qui J’ont suivi : tel ou tel de ses aspects étant mis ici ou là en une plus vive lumière. Les apôtres (476) participent immédiatement aux privilèges de Jésus : le signe de cette immédiation, qui entraîne que la tradition réside encore en eux sous son aspect actif, c’est que les apôtres, à la différence de ceux qui les précèdent et de ceux qui les suivent, possèdent tous ces privilèges. Ils sont enseignés (477) de Dieu, soit par la parole de Jésus lui-même, soit par l’inspiration inté­ rieure de l’Ésprit qui « doit leur expliquer toutes choses» (478). Mais ils révèlent eux-mêmes, en ce sens du moins qu’ils sont réellement source d’une tradition dont ils ne sont redevables qu’à Dieu directement et non à aucune cause créée intermédiaire : S. Paul, par exemple, ne distingue-t-il pas expressément les com­ mandements qui lui viennent du Seigneur d’avec ceux qu'il donne de son propre chef ? (479) Il a conscience de porter le message d’une « Sagesse mystérieuse et cachée » (480), dont il est rede­ vable à la seule révélation divine (481). Pareil privilège n’appar­ tenant qu’aux premiers témoins du Christ, à ceux »< qui ont été avec lui dès le commencement » (482), la révélation est donc close avec le dernier des apôtres (483). Les apôtres ont prêché, à l’exem­ ple de leur Maître qui les y a d’ailleurs conviés solennellement (484). Enfin ils ont délibéré, ils ont dirimé telle ou telle question litigieuse, et ils ont sanctionné leur définition par la formule qui devait se transmettre du premier concile à tous les autres : « Il a paru bon au Saint Esprit et à nous » (4S5). Le collège apostolique agit donc en communion avec le Christ son chef, de telle manière qu’il participe à la plénitude de sa mission : ce trait est distinctif parce que tout à fait propre. 3. Avant le Christ, c’est l’inspiration prophétique qui est domi­ nante : tous les écrits consignés dans la Bible sont inspirés (486), mais ils ne font pas pour autant partie du dépôt révélé. L’inspi­ ration peut très bien être accordée à tel ou tel pour lui faire connaître un événement naturel, ou lui permettre de mieux expri­ mer une vérité surnaturelle déjà connue : sans pour cela mani­ fester un aspect nouveau de la vérité divine : il y a alors inspi­ ration et non révélation ; si, au contraire, une vérité nouvelle est signifiée explicitement ou implicitement, il y a révélation : par exemple, dans l’ancien Testament, l’affirmation si souvent réitérée du monothéisme, ou l’annonce de plus en plus claire du Messie. Ainsi le mot inspiration désigne toujours une certaine manière de penser : celle de l’homme placé sous la motion immédiate de Dieu ; mais si on envisage le résultat, ce même mot a une double accep­ tion selon que l’inspiration aboutit ou non à une révélation. 31 l.’ORJET UE LA FOI EST PRÉSENTÉ PAR L’ÉGLISE 301 Après le Christ, l’inspiration ne demeure qu’au second sens : inspiration n’aboutissant pas à une révélation proprement dite : ainsi par exemple, l’annonce d’un futur contingent, ou la vive pénétration de tel ou tel article de foi relèvent bien de l’inspiration du Saint Esprit. Cependant, ce ne sont pas ces sortes de grâces-là qui appartiennent à l’Eglise en tant qu’héritière officielle du Christ et des apôtres. Le rôle essentiel de l’Eglise, c’est la conservation du dépôt tel qu’il a été intégralement constitué par les enseigne­ ments du Seigneur et les révélations faites aux apôtres ; cette conservation n’est cependant pas un fixisme (487), parce qu’une vérité, surtout une vérité divine, ne se conserve pas comme un objet matériel. La force d’expansion et la communicabilité propres au vrai ne peuvent pas ne pas mettre en travail (488) les esprits qui l’assimilent. Cette gestation mentale procède d’une intuition et porte son fruit dans une définition (489) : et voilà pourquoi l’Eglise ne cesse, sous la motion de l’Esprit (487), de préciser et de définir les points demeurés implicites dans le dépôt révélé dont elle a la garde. En termes schématiques, mais qui ont l’avantage d’être clairs, on pourrait dire que, de la plénitude du souverain Magistère du Christ, les prophètes ont participé l’inspiration (490), l’Eglise l’autorité de promulgation : la révélation est au terme de la docilité laborieuse des premiers ; elle est également le capital inlassablement monnayé par l’Eglise de façon à ce que chaque époque, chaque fidèle, en reçoive l’intégral et inépuisable bienfait, mais d'une manière proportionnée aux besoins qui leur sont pro­ pres (491) : c’est en ce sens qu’on a pu parler d’un « développe­ ment homogène du dogme catholique » (492), et que S. Thomas lui-même estime que la connaissance de foi est susceptible d’un progrès (493). Et de même que la certitude de la foi repose, maté­ riellement du moins, sur l’évidence qu’ont eue de leur propre témoignage (494) ceux qui ont parlé au nom de Dieu, Jésus le premier ; cette même certitude repose, symétriquement en quelque sorte, sur la certification infaillible de l’Eglise qui permet à ce témoignage de nous atteindre. Cette infaillibilité, fondée sur la promesse du Christ aux apôtres et en particulier à S. Pierre (495), appartient à toute l’Eglise (496), .en ce sens que les fidèles euxmêmes ont un certain « instinct intérieur » (497) qui les prévient de l’erreur : mais elle appartient en propre au Pape et au Concile dont les rôles sont proportionnellement semblables à celui de Pierre d’une part, des autres apôtres d’autre part (498). B. Le rôle de l’Eglise expliqué par analogie avec la crédibilitécrédentité. Vous venons, à très grands traits, de situer l’Eglise dans l’im- ..π * CS Q C ■ ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV 302 mense pédagogie divine qui a commencé avec la création et ne s’achèvera qu’avec le monde. Précisons maintenant les composan­ tes essentielles du rôle de l’Eglise : tout d’abord comme gardienne du dépôt et organe de son interprétation, en second lieu comme motif de crédibilité. i. En ce qui concerne le premier point, rappelons l’importante distinction entre Γ « inspiration du Saint Esprit, communiquée en vue d’écrire les livres sacrés : charisme extraordinaire qui n'a ja­ mais été donné après l’achèvement de la révélation : et l'assistance du Saint Esprit sous laquelle l’Eglise garde et explique infaillible­ ment le dépôt de la révélation, discerne non moins infaillible­ ment les livres inspirés des livres non inspirés, et nous propose com­ me tels les livres inspirés » (499). « L'Eglise d’ailleurs ne fait ni ne peut faire qu'un livre écrit avec les seules ressources humaines de­ vienne un livre écrit sous l’inspiration divine : mais ΓEglise mani­ feste infailliblement et enseigne, de par tradition à la fois divine et apostolique, quels sont les livres inspirés : et elle l’enseigne et le définit par cela même qu’elle inscrit un livre au canon »> (500). Il ne suffit d’ailleurs pas qu’un livre ne contienne pas d’erreur du point de vue de la foi pour être déclaré divinement inspiré, car l’inspiration ne concerne pas seulement le contenu, mais encore et premièrement l’origine. C’est cette origine divine que l’Eglise certifie infailliblement, de par l’assistance du Saint Esprit, tou­ chant les livres qu’elle déclare canoniques. La liste en fut donnée par le Concile de Trente (501), et l’intention expresse du Concile du Vatican fut d’en respecter la teneur (502). L’Eglise a donc un rôle à la fois très grand et très humble, très grand parce qu’elle apporte vraiment la parole de Dieu (503), très humble parce qu’elle ne fait que conserver un dépôt (504) : ces deux richesses vont de pair, et c’est pourquoi l’Eglise craint par dessus tout les interfé­ rences qui compromettraient sa fonction propre par une activité humaine inconsidérée (505). Il convient d’ajouter que cette pré­ sentation par l’Eglise ne joue avec toute sa rigueur, et partant toutes ses conséquences, que lorsqu’elle est expressément déclarée. Le sens qu’il convient de retenir pour l’Ecriture, celui qui par conséquent intéresse la foi au premier chef, c’est « le sens qu’a toujours tenu et que tient l’Eglise » (506) ; mais ce sens, pour qu’on y adhère, doit être précisé (507), et c’est pourquoi le texte auquel nous venons de faire allusion poursuit (508) : « il revient à l’Eglise de juger du véritable sens et de l’interprétation des saintes Ecritures, en sorte qu’il n’est permis à personne d’inter­ préter l’Ecriture sainte contre ce sens ou même contre le témoi­ gnage unanime des Pères [de l’Eglise] » (509). En un mot, soit qu’elle conserve le dépôt avec fidélité, soit qu’elle le dispense avec & V -c · V Μ I. OBJET UE LA FOI EST PRÉSENTÉ PAR L’ÉGLISE vigilance, l’Eglise, « gardienne et maîtresse foi ; il convenait que l’homme vivant dans les sens, et vivant en société, eût auprès de tuel, visible, et social, de Dieu : ce témoin sément l’Eglise. 303 » (510), est règle de le temps, vivant par lui un témoin perpé­ existe et c’est préci­ 2. Mais tout témoin doit présenter, à l’appui de ce qu'il annonce, des signes d’autant plus remarquables que son témoignage a moins de vraisemblance humaine (511) ; quel sera donc le signe présenté par l’Eglise témoin ? Il faut répondre que c’est l’Eglise elle-même, parce qu’elle récapitule en sa propre vie la splendeur de tous les autres signes : le Concile du Vatican a d’ailleurs ma­ gistralement fixé ce point : « L’Eglise est en elle-même, comme un grand et perpétuel motif de crédibilité ; elle porte l’irrécusable témoignage de son origine et de sa mission divines : et cela par son admirable extension, par son éminente sainteté, par son iné­ puisable fécondité en toutes espèces de biens, par son unité catho­ lique et son inébranlable stabilité » (512). Il se présente donc, en ce qui concerne l’Eglise, une circonstance qui lui est tout à fait propre, à savoir d’être simultanément signe et témoin (513). Les prophètes accomplissent des miracles ou bien prédisent des événe­ ments contingents pour montrer que leur message essentiel vient bien de Dieu, mais ce sont là des phénomènes dont la réalité objec­ tive est indépendante de la vie du prophète : celle-ci n’est pas nécessairement en accord avec la sainteté d’une mission venant de Dieu, et en fait elle est loin de l’avoir toujours été (514). Le cas de l’Eglise est tout autre, puisque c’est elle-même et en ellemême qu’elle est signe ; en sorte que le miracle ne se situe pas, par rapport à elle, comme vis-à-vis d’un thaumaturge quelconque : intrinsèquement, c’est-à-dire dans sa substance, le miracle et par­ dessus tout le miracle de l’Eglise est un chapitre de la vie de l’Eglise, ce qui n’arrive en aucun autre cas ; extrinsèquement, c’est-à-dire dans sa présentation, le miracle garanti par l’Eglise possède, de ce seul fait, dans l’ordre du témoignage, une plusvalue qu’aucun thaumaturge privé ne pourrait lui communiquer. Insistons un peu sur ce dernier point. Nous avons vu que la cer­ titude apportée par le miracle toujours inévident en lui-même (5 15), ou du point de vue de S. Thomas, le discernement du vrai miracle d’avec le faux miracle toujours à craindre (148), requiert le secours intérieur de la grâce (516) ; mais ce secours n’a pas, normalement, à suppléer aux précautions élémentaires dont le futur croyant doit s’entourer. Le miracle est un fait qui est, comme tout autre, justi­ ciable d’une saine critique : or un fait, n’entraînant pas par lui, même l’évidence, doit prendre une toute autre portée s’il est pré­ senté comme authentique par une société telle que l’Eglise, ou ■ I ‘■iL I fl 11 η Ht U SHI ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV 304 s’il est simplement présenté par une personne privée : ceci en raison de l’additivité propre à tout témoignage humain, en raison également des qualités éminentes (512) du témoin qu’est l’Eglise, mais en raison surtout d’une sorte de droit qui appartient à l’Eglise et en vertu duquel elle intervient toujours en quelque façon dans la présentation du miracle. Celui-ci, en effet, n’est pas seulement un phénomène physique : le signe qu’il constitue repose, comme nous l’avons vu (517), sur l'intégration d’un tel phénomène dans un ordre surnaturel ; et tout le rôle du miracle est de prouver une émergence, irréductible à la causalité naturelle. Oui donc appor­ tera, pour n’en rester qu’au très strict minimum, une désignation claire de cet ordre transcendant, sans laquelle le miracle serait parfaitement vain ? Le miracle prouve, mais à la condition que l'on dise en faveur de quoi il prouve : on ne peut pas demander moins. Les fakirs, eux aussi, accomplissent indubitablement des prodiges, comment l’incroyant les discernera-t-il d’avec le vrai miracle ? (148) Il n’y a sans doute pas de réponse définitive qui puisse faire abstraction de la motion intérieure (516) dont parle S. Thomas ; mais sans découvrir les profondeurs intimes du mé­ canisme de l’adhésion, il y a un motif qui doit normalement suf­ fire : ce motif, c’est l’Eglise. L’Eglise présente d’une part une harmonie qui ne se trouve pas en dehors d’elle : le théorétisme intemporel et le zèle conquérant ne sont pas en elle juxtaposés, mais ils n’y subsistent respectivement que grâce à une compéné­ tration mutuelle organique et vivante (518) ; l’Eglise se trouve d’autre part sur terre comme en un pays étranger : elle y subsiste cependant, elle y dure, elle s'y développe en dépit de la précarité des moyens qu’elle met en œuvre (519) ; il y a là, du seul point de vue rationnel, tout à la fois une cohérence et une incohérence probantes, qui se trouvent en droit annexées à la valeur de tout miracle reconnu par l’Eglise, et qui en achèvent et en stabilisent la certitude. C'est dire que tout miracle soutient en droit et médiatement avec l’Eglise un rapport de dépendance qui n’a pas lieu en sens inverse. Et c’est pourquoi l’Eglise est, simultanément, signe et témoin : tous les autres signes quêtent en quelque sorte l’appui d’un témoignage que leur inévidence rend au moins utile, mais il est clair que cet enchaînement mutuel du témoignage et du signe ne peut trouver son achèvement équilibré et son terme stable que dans Tunité d’un principe qui soit lui-même le signe de son propre témoignage. Ce principe c’est l’Eglise : et. du point de vue des structures intelligibles, c’est précisément la compéné­ tration de ses deux fonctions qui est l’indice irrécusable de sa pri­ mauté absolue et dans l’ordre du signe et dans l’ordre du témoi­ gnage. 1 A 14 l’objet de la eoi est PRÉSENTÉ par l’église 305 3. 11 nous reste maintenant à voir comment cette compénétration s'effectue : nous la rapprocherons de la relation précédemment analysée entre la crédibilité et la crédentité. On aperçoit immé­ diatement la raison, en quelque sorte négative, de cette compa­ raison ; dans un cas comme dans l’autre, il paraît y avoir un cercle vicieux : l’Eglise témoin a besoin de l’Eglise signe (512), et c’est cependant le témoignage de l’Eglise qui nous a permis, un peu plus haut, de préciser comment l’Eglise est signe ; de même, il n’y a pas de jugement de crédentité humainement rai­ sonnable sans crédibilité ; mais en retour, la certitude de crédi­ bilité ne trouve son statut équilibré que grâce à 1’ « évidence » (520) que lui assure la crédentité. Dans un cas comme dans l’autre également, il existe une solution fausse, mais tentante parce que facile : elle consiste à enchaîner d’une manière univoque le sur­ naturel au naturel, le divin à l’humain, sans ménager une réfé­ rence à la cause transcendante et une compénétration qui seules peuvent sauvegarder la gratuité du côté de Dieu, la liberté du côté de l’homme. Une crédibilité, dont on sera nécessairement porté à exagérer la valeur rationnelle d’autant plus qu’on négli­ gera la relation constante et organique qu’elle soutient avec la grâce, aboutira comme de plain pied à un jugement de crédentité dont on ne pourra sauvegarder la liberté que par des artifices dia­ lectiques sans portée réelle. De même, une Eglise, s’arrogeant une hégémonie sans appel en vertu de qualités certainement éminentes mais n’ayant fait l’objet que d’un constat rationnel (et c’est l’Eglise signe, mais signe inutile), introduirait par continuité le message de l’Eglise témoin auquel il faudrait adhérer de foi théologale, en vertu d’une motion divine dont on concède évidemment l’existence sans en pouvoir justifier organiquement la nécessité. Cette vue erronée n'est pas moins pernicieuse dans le cas de l’Eglise que dans celui de la psychologie de la foi : elle aboutit immanquable­ ment à faire de l’Eglise un intermédiaire entre Dieu et le croyant, intermédiaire qui requiert pour soi une adhésion, en quelque sorte antécédente à la foi divine, et sur laquelle celle-ci serait fondée. Or il est métaphysiquement contradictoire d’introduire une di­ chotomie ressortissant à l’être créé dans l’acte simple par la grâce duquel Dieu permet à l’intelligence humaine de communier à l’in­ telligence divine dans l’adhésion à la Vérité incréée. Aussi S. Thomas explique-t-il de toute autre manière l’ajustement délicat de la présentation de l’objet de foi avec l’exercice même de la foi. » La foi nous vient [en effet] de Dieu quant à l’une et à l’autre de ses deux composantes : d'une part en effet [c’est Dieu qui donne] la lumière intérieure qui suscite l’assentiment ; d’autre part c’est la révélation faite par Dieu qui est au principe des [articles] qui 20 i ’ a> 2 ·* •Il 306 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE nous sont extérieurement proposés à croire. Or ceux-ci soutien­ nent, avec la connaissance de foi, la même relation que les données de l’expérience sensible avec la connaissance des premiers prin­ cipes [de l’intelligence] ; parce que la connaissance reçoit dans l’un et l’autre cas, une certaine détermination. En cette même manière donc où la connaissance des [premiers] principes nous vient par les sens, encore que la lumière dans laquelle ils nous sont connus soit innée, ainsi la foi nous vient par l’audition, encore que l’habitus de foi soit infus » (521). La comparaison de S. Thomas porte donc d’une manière très précise sur les rapports de l'extériorité et de l’intériorité, de l’acquis et de l’infus, du sen­ sible perçu et de l’intelligible donné. Nous n’inférons pas de l’ex­ périence sensible que le tout est plus grand que la partie ; nous n’inférons pas l’idée d'égalité ou celle de plus ou moins, parce qu’il faut avoir antécédemment dans l’esprit la notion d’égalité pour instituer les critères concrets de rigueur croissante qui per­ mettront d’effectuer ou de récuser un constat objectif d’égalité : c'est la lumière intérieure qui est irrévocablement mesure, seule­ ment elle ne joue en fait que par réaction sur les données sensi­ bles (522), celles-ci ne trouvant d’ailleurs que dans celle-là leur signification précise. En cette même manière où Γ « habitus » (523) des premiers principes est inné et se trouve par là indépendant de la présentation extérieure d’une matière qui lui est cependant indispensable, ainsi l’habitus de foi est infus, donné d’une ma­ nière permanente au dedans, et par là indépendant de la présen­ tation objective des articles qui est cependant requise à son exer­ cice. C’est à l’Eglise, nous l’avons vu, qu’incombe cette présen­ tation des articles, et on voit ainsi que l’Eglise n’est pas plus intermédiaire entre Dieu et le croyant que les données des sens ne le sont entre l’intelligence et la lumière innée des premiers prin­ cipes; l’Eglise apporte du dehors une détermination nouvelle (562) à l’unité réalisée entre la Vérité première se révélant et l’intelligence du croyant, mais elle ne fait pas intrinsèquement nombre avec eux ; elle est une condition généralement nécessaire de l’acte de foi, elle n’en constitue pas une composante intrinsèque. 4. Cela étant bien compris, il nous sera facile de résoudre l’appa­ rente contradiction dont nous parlions un peu plus haut : l’Eglise témoin a besoin de l’Eglise signe pour fonder rationnellement son témoignage ; et cependant la valeur de l’Eglise signe n’est per­ çue que dans le témoignage de l’Eglise. En termes plus concis et plus rigoureux on peut exprimer cette difficulté comme suit : l’Eglise révèle au nom de Dieu (a), que Dieu révèle la vérité divine par l’Eglise (b) ; l’Eglise affirme au nom de Dieu (a), qu’elle apporte le message de Dieu (b). La manière trop facile »4 l’obiet de la foi EST PRÉSENTÉ PAR l'église SO? que nous avons critiquée consiste, pour résoudre ce cercle, à effec­ tuer une disjonction entre ses deux membres : (a) est prouvée d’une manière purement rationnelle par voie apologétique (juge­ ment de crédibilité) (524) ; puis l’autorité de l’Eglise ainsi établie commande l’adhésion à (b) (jugement de crédentité) (524). Il est bien vrai que (a) commande (b) en ce sens que si l’Eglise révèle au nom de Dieu (ce qui est (a) sous mode hypothétique), il faut croire tout ce que propose l’Eglise comme venant de Dieu (ce qui est (b) sous mode concret), et en particulier que c’est l’Eglise qui est, de par Dieu, authentiquement qualifiée pour présenter tout le dépôt de la foi. Mais il faut bien comprendre que (a) n’implique (b) au sens que nous venons d’expliquer, que si (a) est crue dans la foi divine, telle qu’elle est en elle-même objectivement, et non pas seulement crue en vertu des incidences rationnelles qui mettent à notre portée immédiate et fondent en raison cette même foi di­ vine. C’est sur (a) elle-même que doit premièrement porter la conversion de la crédibilité en crédentité, que doit en un mot porter l’unique jugement de crédentité. Les explications que nous avons données à ce sujet n’ont fait aucune acception de tel ou tel motif de crédibilité et valent premièrement en ce qui concerne l’Eglise, qui est le motif de crédibilité par excellence. L’ordre est donc le suivant : l’Eglise signe, constituant un motif de crédibilité émi­ nent, qui peut d’ailleurs être remplacé par l’une de ses compo­ santes, est le fondement objectif rationnel du jugement de créden­ tité qui repose substantiellement sur « le secours efficace [qui] ad­ vient de la vertu d’en haut » (311) ; le contenu de ce jugement est le suivant : l’Eglise comme telle parle au nom de Dieu. De même que le thaumaturge fait, par ses oeuvres, la preuve qu’il est man­ daté par Dieu, ainsi l’Eglise montre-t-elle par ce qu'elle est plus encore que par ce qu’elle fait, le caractère divin de son origine et de son message ; alors, en vertu de la foi, non plus formellement en vertu de l’Eglise signe, le croyant affirme : l’Eglise révèle au nom de Dieu (a). En conséquence, c’est-à-dire en vertu de (a) une fois admise et demeurant immanente à tout l’exercice de la foi, comme une lumière plutôt que comme une proposition, tout ce qu’af­ firme l’Eglise doit être cru de foi divine ; mais cette affirmation de l’Eglise est en quelque sorte à deux degrés. Ce que l’Eglise affirme premièrement, radicalement, c’est qu’elle est « gardienne et maî­ tresse » (504, 510) du dépôt révélé : c’est qu’elle a la mission de déclarer quelles sont les déterminations objectives (562) auxquelles doit se fixer la foi dont le croyant possède l’habitus par la grâce de Dieu (521) ; tel est l’article liminaire (525) qui doit être cru de foi divine et qui, dans la lumière de Dieu, définit le rôle formel de l’Eglise en regard de la foi ; c’est cet article que nous avons exprimé schématiquement sous la forme : Dieu révèle la vérité 0 K· 30S ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE iv divine par l’Eglise (b). En second lieu, l’Eglise exerce effectivement son rôle formel en présentant à l’assentiment de la foi telle proposition, par exemple : Dieu est un en trois personnes (c) ; et cette proposition doit à son tour être crue de foi divine, toujours en vertu du même habitus gratuitement infusé. Ajoutons que, du point de vue de la lumière de foi, les deux propositions (b) et (c) sont rigoureusement sur le même plan ; elles ne constituent pas, de ce point de vue, deux types distincts qui seraient hiérarchisés par rapport l’un à l'autre : de telle sorte que la lumière de foi devrait être qualifiée par (b) avant d’atteindre (c) (535) ; c’est bien dans la même lumière, donnée directement par Dieu, que (b) et (c), qui sont l’une et l’autre présentées par l’Eglise, doivent être l’une et l’autre crues de la même foi divine. II n’y a de dépendances relatives de (c) en regard de (b) que du point de vue de la présen­ tation : de même que l’objet matériel de la foi est, d’une manière générale, sous la mouvance de son objet formel (526), ainsi l’aspect matériel du rôle de l’Eglise qui s’exprime par la présentation de (c) est-il naturellement commandé par l’aspect formel du même rôle qui s’exprime par la présentation de (b) : la lumière de foi tombe sur l'ordre (b) — (c), mais il n’y a pas d'ordre dans la lu­ mière de foi. Quant à (a) il n’est pas à proprement parlé présenté par l’Eglise : il résulte de la présentation que l’Eglise fait d’ellemême, jointe au «secours efficace de la vertu d’en haut » (311) ; nous n’avons pas à reprendre à ce propos ce que nous avons dit en général de la conjonction entre la crédibilité et la crédentité, et de leur référence à la cause transcendante : il convenait simple­ ment de fixer avec précision, en fonction de ce système fonda­ mental, les différents aspects du rôle de l’Eglise. C’est donc à partir seulement du jugement de crédentité (a), c’est seulement dans la foi, que l’Eglise en tant qu’elle est motif de crédibilité prend toute sa valeur, que la cohérence rationnelle qui séduit l’incroyant en quelque sorte du dehors devient l’expres­ sion lumineuse et évidente des « notes »> de l’Eglise ; cela n’est pas pour nous surprendre : c’est l'économie même de la crédibilitécrédentité qui est ici en cause, et il est normal qu’elle s’applique avec d’autant plus de rigueur qu’il s’agit d’un cas plus éminent. Parce qu’elle est pour ainsi dire la crédibilité objective (527), l’Eglise devient inintelligible si on fausse la crédibilité en en fai­ sant un cvcle rationnel fermé : la crédibilité est au contraire ouverte sur la crédentité et la foi qui l’achèvent, tout comme l’Eglise signe introduit rationnellement’ le témoignage divin qui la confirme dans sa splendeur en faisant d’elle l’Eglise témoin. L’Eglise a sa place toute marquée dans l'économie externe de l’assentiment si on comprend que c’est de foi divine, et seulement de foi divine, l'objet de la 1Ο1 EST PRÉSENTE P/\R L ÉGLISE 309 que le fidèle appartenant à ΓEglise croit que l’Eglise est « gar­ dienne et maîtresse » du dépôt révélé. Cet article particulier est, selon que s’exprime S. Thomas, une détermination, entre beau­ coup d’autres, de la connaissance de foi ; et cette détermination n’a de sens qu’en fonction de la connaissance qu’elle détermine : elle ne peut être saisie que dans la lumière divine immédiatement infuse, qui constitue substantiellement cette connaissance (521). Le croyant qui possède cette lumière croit que l’Eglise est témoin sans cesser de la voir comme signe ; pour lui, l’Eglise s’affirme légitimement elle-même : elle est alors en quelque sorte douée d’auto-crédibilité, et il suffit qu’elle se pose elle-même avec la richesse de ses perfections pour être reconnue comme évidemment croyable, comme soutenant avec tout l’ordre de la foi une relation évidente (520) ; l’infaillibilité est l’expression la plus pure de cette auto-crédibilité, aussi vient-elle compléter harmonieusement, pour le croyant, l’ensemble des notes qui vues du dehors incitent la curiosité puis la conviction rationnelle. L’Eglise peut reprendre à son compte la parole de son Chef : « Bien que je me rende témoi­ gnage à moi-même, mon témoignage est vrai, parce que je sais d’où je suis venu et où je vais » (528). L’Eglise est consciente de sa divine origine, consciente de l’assistance divine qui lui a été promise (495) et qui apporte, en ce qui concerne le but à atteindre, une sécurité plus grande que toute certitude naturelle : l’Eglise est son propre témoin et son témoignage comporte alors l’expli­ cation qu’elle donne de sa valeur de signe (529) ; de la même ma­ nière que celui qui croit « ne croit plus pour aucun des motifs qui l’ont conduit à croire, mais seulement à cause de la vérité considé­ rée en elle-même » (398), et appuie d’évidence, dans la lumière de foi et par relation λ la foi, la certitude un peu inquiète et mal équilibrée de la démarche antécédeme. —— Ce dernier point achève de préciser une similitude de structure entre la psychologie de la foi naissante et le cadre providentiel qui normalement l’accueille. Le futur croyant qui s’approche de l’Eglise y saisit, sans le comprendre, objectivement réalisé, le com­ portement que lui-même devra adopter en recevant la grâce de la foi. Plus il approchera de la conversion, plus il verra l’Eglise telle qu’elle est : l’Eglise se posant comme témoin qualifié de Dieu sans requérir de preuve extérieure à elle. Et il ne pourra devenir croyant sans devenir enfant de l’Eglise : parce qu’il trouvera alors dans son cœur, non seulement la lumière et la disposition intimes qui lui feront découvrir d’instinct la structure du rôle de l’Eglise, mais en outre une inclination irrésistible à chercher hors de soi comme un appui sensible, visible, permanent, au mystérieux et imperturbable témoignage que la foi porte sur elle-même. Nous • · ft ’.I .'J *· .S* ,I0 adhésion de foi et témoignage IV retrouverons cette question en parlant de l’engagement de la foi ; il était utile de marquer dès maintenant que le croyant n’a pas à s’engager vis-à-vis de l’Eglise en quelque sorte a posteriori ; le croyant fait partie de l’Eglise en vertu de l’harmonie providen­ tielle sublime qui a posé une même structure comme règle et me­ sure du comportement de l’Eglise d’une part, de l’économie de la foi d’autre part. Une telle similitude (530) réalisée précisément au moment de la naissance : éveil de la foi, accueil de l’Eglise, mérite bien de s’appeler une génération, et justifie parfaitement la double appellation de mère et d’enfant. ■· I C. La Présentation de l’objet de foi par l’Eglise peut faire défaut. i. Il reste cependant un point à préciser : tout ce que nous ve­ nons de dire vaut, à la condition que l’Eglise soit connue par celui qui accède à la foi ; or cette circonstance peut très bien ne pas se produire : l’harmonie entre la relation crédibilité-crédentité et le rôle de l’Eglise ne prouve pas la nécessité de celui-ci (531). Dieu aurait pu nous sauver autrement que par l’incarnation rédemptrice ; il aurait pu mettre à notre portée, et pour ainsi dire à notre usage, les mérites du Christ autrement que par l’Eglise ; il demeure libre de se passer de l’Eglise. Une description analytique traduit en con­ tingences superposées la liberté plénière du décret divin, en sorte que les éléments les moins nécessaires n’ont pas prise sur ceux qui le sont davantage : ainsi l’Eglise ne peut-elle modifier ni ce qui est de droit naturel ni ce qui est de droit divin, parce que ces ordina­ tions « tirent leur efficacité de l’institution divine » elle-même (532). D’une manière plus précise, au point de vue qui nous occupe, l’Egli­ se n’a pas à intervenir nécessairement dans la présentation des arti­ cles de foi qui sont de nécessité de salut (533), parce que c’est Dieu et Dieu seul qui détermine ces articles et qui les conserve en quelque sorte à sa libre disposition ; il doit, en vertu du décret de Sagesse qui a décidé le salut universel, en assurer la connaissance à tout homme de bonne volonté, mais il peut le faire par tel moyen qu'il juge bon, indépendemment même de l’Eglise à laquelle cependant sa conduite providentielle achemine normalement. Il existe d’au­ tre part des articles qui ne sont pas de nécessité de salut (534). Dieu peut évidemment les révéler eux aussi directement, sans passer par l’Eglise, mais il n’est pas tenu de le faire, même en Sagesse, et ces articles là ne peuvent normalement être connus que par la présen­ tation qu’en fait l’Eglise : telle est par exemple, au premier chef, l’existence de l’Eglise elle-même. Cette suppléance divine à la présentation par l’Eglise se produit effectivement ; et ceci confir­ me que l’Eglise n’a pas, dans l’exercice de la foi, un rôle intrin­ sèque et nécessaire : elle se borne à donner d’une manière sûre la μ l’objet de la foi est présenté par l’église 311 connaissance de la révélation à moins que Dieu, exceptionnellement, ne révèle lui-même (535). 2. A cette distinction de deux états de foi, l’un dans l’Eglise, l’au­ tre hors l’Eglise, l’usage a prévalu de faire correspondre deux épithètes différentes : la foi divine comporte les articles qui sont de nécessité de salut ; la foi catholique s’étend, en outre, à tous les autres (536). Ces désignations ont été consacrées par le texte de la Constitution « de Fide ». Il y est question, dans les trois pre­ miers paragraphes (537), de la foi par laquelle nous adhérons à la vérité divine, sur le témoignage de Dieu qui ne peut ni se tromper ni nous tromper ; cette foi est tout ensemble, pour Dieu un hom­ mage, pour l’homme le principe de la justification : elle est, sans ambiguité possible, la foi divine. Le quatrième paragraphe emploie au contraire l’expression « foi divine et catholique » parce qu’il y est question de l’assentiment que le croyant doit accorder aux vé­ rités proposées par l’Eglise. Le cinquième paragraphe fait, en son début, retour sur la foi divine pour revenir ensuite sur le rôle de l’Eglise. Ces interférences donnèrent lieu à quelques discussions qui soulignèrent l’intérêt de la distinction que nous.venons d’in­ diquer (538). Il faut cependant se garder, en ce qui la concerne, d’une fâcheuse équivoque : il ne faudrait pas faire porter sur le motif formel de la foi une distinction qui ne vaut que pour l’exten­ sion de son objet matériel. Il n’y a pas deux fois, ni même deux es­ pèces de foi, l’une divine qui reposerait sur le témoignage de Dieu, l’autre catholique qui s’accorderait au témoignage de l’Eglise ca­ tholique ; il n’y a qu’une seule foi qui repose sur le témoignage de Dieu ; mais on l'appelle divine lorsque, la présentation de son objet par l’Eglise étant accidentellement impossible, elle ne comporte qu’un contenu rudimentaire d’ailleurs très variable (539), on l’ap­ pelle catholique lorsque cette présentation par l’Eglise joue nor­ malement et assure ainsi au croyant le bénéfice de l’ensemble du dépôt révélé (536). Aussi vaut-il mieux dire, comme le fait le Con­ cile du Vatican : foi divine et catholique pour bien marquer que la foi ne cesse pas et ne peut pas cesser d’être divine dans son es­ sence du fait qu’elle devient catholique : les deux épithètes ne font pas nombre l’une avec l’autre parce qu’elles ne visent pas le même aspect de la foi, et l’on ne peut même pas dire que l’une d’entre elles indique une espèce dont l’autre désignerait le genre. 3. L’équivoque à laquelle nous venons de faire allusion a été fo­ mentée, entretenue et colportée à la faveur d’une expression qui tend heureusement à tomber en désuétude : nous voulons parler de la foi ecclésiastique. Nous nous serions abstenus de la mention­ ner, n’était qu’il convient de combattre l’erreur de toutes manières Λ <1 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE 312 possibles, n’était surtout que l’erreur finit toujours par rendre à la vérité un humble et éclatant témoignage. C’est ce qu’il est possi­ ble de constater dans le cas présent en suivant l’intéressante étude de M. Gits (540) dont nous donnons en note un très bref aper­ çu (541). Inventée pour rendre inopérante la distinction, alléguée par les Jansénistes, entre le droit (telle proposition est fausse en elle-même) et le fait (cette proposition se trouve dans Jansénius), la foi ecclésiastique repose par sa structure même, quoiqu’à son corps défendant, sur le principe qu’elle veut combattre : parmi les assertions dont l’Eglise s’affirme le garant infaillible, les unes doivent être crues de foi divine, les autres doivent être crues éga­ lement, mais par une foi d’espèce différente. Qu’il y ait une hié­ rarchie du point de vue de la raison entre les différentes vérités de foi matériellement envisagées (31-35-36), et du point de vue de la foi entre des propositions présentant avec le dépôt révélé des conne­ xions rationnelles différentes, cela est incontestable ; mais le prin­ cipe de l’erreur dans laquelle s’enferment inéluctablement la foi ecclésiastique et ses succédanés c’est de vouloir instaurer, par un besoin de fallacieuse symétrie logique, une hiérarchie de lumiè­ res répondant à la hiérarchie des objets : la lumière et l’autorité divines étant requises pour adhérer à l’objet divin en lui-même, une autorité moins haute et pour ainsi dire dérivée suffisant à impérer la foi dans les autres cas. Rien n’est plus opposé à l’écono­ mie de la foi, laquelle consiste à juger comme Dieu juge, de tout ce qu’il plaît à Dieu de révéler. Nous reviendrons sur ce point im­ portant ; consignons simplement pour le moment le témoignage rendu à la véritable essence de la foi par l’échec de la foi ecclé­ siastique. Elle a survécu pendant deux siècles aux vives critiques qui l’avaient immédiatement accueillie, mais elle n’a survécu qu’à condition de se rapprocher graduellement de la foi divine dans la­ quelle elle devait finir par se résorber : ainsi les hybrides démon­ trent-ils par leur caducité que la race pure et elle seule constitue une nature véritable. Il y a certes, à l’origine de la foi ecclésias­ tique, une question qui a pu être troublante mais il ne semble nul­ lement nécessaire pour l’éclairer, de mettre en cause la structure de la foi (542), comme le font encore certains auteurs, dans tous les cas où l’Eglise use de son infaillibilité sans pour autant présen­ ter explicitement comme révélée la proposition qu’elle définit (543). Concluons avec le Concile du Vatican cette trop longue enquête touchant les conditions immédiatement requises à l’exercice de la foi. Il n’y a qu’une seule foi, qui est normalement la foi divine et catholique : l’Eglise qui en présente le contenu, qui est le plus excellent des motifs qui la fondent rationnellement, se trouve par ce double rôle en parfaite correspondance avec la démarche intime JI [.'OBJET DE l.A FOI EST PRÉSENTÉ PAR 1.’ÉGLISE 3’3 du croyant qui s’appuie sur des signes auxquels il ne découvre cependant que dans la foi et par relation à l’ordre de la foi leur valeur véritable, démonstrative. C’est dire que la fonction de l’Eglise tout comme l’adhésion de foi ne se résolvent d’une manière définitive (544) que dans la Vérité première qui s’exprime respecti­ vement par l’une et par l’autre, qui se présente comme le seule terme adéquat de l’une et de l’autre et les rend ainsi participantes de son immuable réalité. C’est cette relation à la Vérité première que nous allons maintenant étudier ; mais nous renverrons au dernier chapitre ce qui concerne l’Eglise afin de mieux circons­ crire notre enquête à la théologie de la vertu de foi, celle-ci étant envisagée dans le croyant. CHAPITRE IV adhesion de foi et témoignage SECTION C. - LA FOI ÉTABLIT ENTRE L’HOMME ET DIEU UN ENSEMBLE DE RELATIONS DE TYPE INTELLECTUEL QUI ONT POUR FONDEMENT LA VÉRITÉ DIVINE ET POUR CONSÉQUENCE L’ACQUIESCEMENT HUMAIN I. LA FOI EST, DU POINT DE VUE PSYCHOLOGIQUE, ADHÉSION AU TÉMOIGNAGE DE DIEU ET ASSENTIMENT A L’OBJET DE CE TÉMOIGNAGE. 35. L’ORDRE ENTRE L’ADHESION ET L*ASSENTIMENT Nous avons insisté, au début de ce chapitre (545), sur la com­ plexité originale et d’ailleurs inéluctable de l’objet de foi : Dieu d’abord nécessairement, mais inséparablement le signe dont Dieu se sert pour se rendre sensible à l’intelligence du croyant. Nous avons maintenant à analyser de plus près cette structure singu­ lière, mais nous l’aborderons plus aisément par une incidence psychologique. Aussi bien, nous avons déjà distingué [’assenti­ ment que le croyant accorde à l’énoncé révélé d’avec [’adhésion dont il fait l'hommage (546) au témoignage de Dieu : l’ajustement de ces deux modalités nous renseignera sur l’économie de l’objet de la foi ; d’autre part le fondement rationnel de la foi appelle, nous l’avons vu à la précédente section, comme une sorte de clé de voûte intelligible, la Vérité première dans laquelle il se résoud : c’est l’assentiment qui se trouve en continuité immédiate avec les ins­ truments rationnels dont il exige la mise en œuvre, mais c’est seu­ lement en adhérant à Dieu dans l’acte même où il se révèle que le croyant trouve la justification plénière de la démarche qui l’a conduit à la foi. L’examen de la psychologie du croyant achèvera donc l’enquête de la précédente section et constituera la meilleure des introductions à l’étude de la structure de l’objet de la foi. Ai. Nous utiliserons une comparaison dont nous avons déjà eu l’occasion de signaler l’emploi par S. Thomas : le croyant se trou- ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV 3’6 ve, par rapport à Dieu qui l’enseigne, dans la situation du disciple vis-à-vis de son maître (26, 27, 3S). (1 faut cependant distinguer entre élève et disciple, et par là nous comprendrons mieux les dé­ finitions que nous avons déjà posées de l’assentiment et de l’adhé­ sion. Les élèves ont dans leur maître une confiance légitime, et légitimement fondée sur des signes à leur portée : ils acceptent donc l’enseignement qui leur est proposé, ils en tiennent pour vraie l’expression, et ils en respectent d’autant plus la teneur maté­ rielle qu’ils en pressentent plus complètement la mystérieuse et relative élévation. Cependant les élèves n’entrent pas pour autant dans l’inspiration du maître, et ce souci leur est même souvent étranger ; ils reçoivent routes faites les vérités dont ils ont besoin, en accordant, dans ce but, une confiance qu’ils seraient tout prêts à retirer si les signes venaient à faire défaut ; mais ils reçoivent une pensée formulée plutôt qu’une pensée vivante, ils n’entrent pas avec leur maître en cette communion intelligible qui multiplie la vérité parce qu’elle en épouse l’intime exigence. Ce second stade est réservé aux disciples (547) : leur confiance cesse peu à peu de reposer sur une critique impitoyable, indice de jeunesse et d’inex­ périence, pour se changer en un engagement personnel qui rejoint d’un seul coup, au même degré de profondeur, et la personne du maître et le jaillissement de sa pensée ; ils continuent bien d’ac­ cueillir spontanément le témoignage incessant que le maître leur donne de sa compétence, mais ils se trouvent établis avec lui dans une union trop habituelle et trop profonde pour faire de leur con­ fiance la conclusion d'une inférence dont tel ou tel signe serait les prémisses. Nous dirons que les élèves accordent au maître leur assentiment, tandis qu’il revient aux disciples et à eux seuls de lui donner en outre leur adhésion. On voit que cette adhésion simple et stable récapitule d’une manière implicite mais très ferme la créance aux signes extérieurs de l’autorité du maître, et qu’elle comporte d’autre part comme une conséquence toute naturelle l’assentiment aux formules qui donnent à sa pensée une facture rationnelle et communicable. Ces précisions étant acquises, nous dirons que l’adhésion de foi assume et la crédibilité et l’assenti­ ment : elle les supplante en un sens, mais sans les détruire, elle leur donne au contraire leur statut définitif et permanent, et les rend par là pleinement intelligibles. Ne quittons cependant pas notre comparaison sans en noter les limites afin de faire mieux ressortir l’excellence du cas de la foi. Les vrais maîtres sont rares, et le maître idéal n'est pas de ce mon­ de. Le maître humain est faillible, et si bien établie que soit la confiance qu'il a méritée, il ne peut prétendre l’imposer sans con­ dition d'une manière définitive ; parce qu’il est faillible, un signe, Z .So* 35 ADHÉSION ET ASSENTIMENT 3 ’7 distinct· des assertions qu’il propose, demeure en droit exigible : il y a là une fissure toujours menaçante installée dans le fondement même de l'adhésion, et qui risque d’en ruiner la belle harmonie ; une confiance, assez riche pour ignorer tout support, est un idéal vers lequel peuvent tendre certains cas privilégiés : mais ce n’est qu’un idéal, jamais atteint en relations humaines. D’autre part, l’adhésion elle-même participe l’inamissible précarité propre à la condition créée. Communion intelligible sans doute, mais combien instable et partielle. Elle emprunte nécessairement le truchement de formules, qui la desservent non moins nécessairement, parce qu’elles n'expriment qu’inadéquatement la vie de la pensée. Il est vrai qu’une familiarité soutenue développe entre maître et disciple une sorte de divination instinctive qui permet précisément au dis­ ciple de retrouver un jaillissement originel dont il exprime à son tour la fécondité ; mais ce n’est là qu’un sommet sur lequel ne peu­ vent se tenir toujours, ni même habituellement, des rapports né­ cessairement alourdis de rationalité. •i · Nous le comprendrons aisément en nous référant à un cas simi­ laire un peu plus large. Nous jugeons généralement des intentions de ceux qui nous entourent en examinant leurs comportements effectifs : il y a sans doute dans cette attitude beaucoup d’égoïsme: ce qui compte pour nous, d’un point de vue assez matériel que nous ne dépassons guère, ce n’est pas ce que nos semblables dési­ rent faire, c’est ce qu’ils font. Un proverbe impute à Dieu la même conduite puisque l’enfer est, dit-on. pavé de bonnes inten­ tions ; mais il faut l'entendre. Cela ne veut pas dire que toute intention, présumée bonne, qui n’aboutit pas, mérite la réprobation; cela veut dire que seule mérite approbation l’intention réellement bonne, bonne jusqu’à la réalité, et que le critère normal d’une telle intention c’est justement la réalisation qui l’accompagne. Il y a donc du juste dans notre réflexe trop brutal : ce serait une erreur de croire trop à la valeur de l’intention considérée en elle-même disjonctivement ; mais les éducateurs savent bien que ce serait une erreur, plus préjudiciable encore du point de vue moral, de ne pas faire confiance à une sincérité qui ne rencontre que l’échec. En fait, et c’est cela que nous voulons retenir, nous oscillons entre ces deux extrêmes, et il est bien difficile d’allier les exigences du con­ trôle rationnel à la clairvoyance du fond des âmes ; c’est qu’en effet, pour bien comprendre l’intention d’autrui il faudrait la porter en soi telle qu’elle est, être prêt par conséquent à en suivre les mille détours complexes... ne faudrait-il même pas aller jusqu’à communier à l’impureté de l’intention insuffisamment pure pour vivre le drame des consciences troublées ? Certainement pas : la parfaite intelligence du bien suffit en quelque ordre que ce soit, ***** IV ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE 318 spéculatif ou pratique, pour saisir le mal ou le moindre bien ; mais il faut vraiment une intelligence parfaite : il faut une expérience maîtresse pour ne méconnaître aucune des promesses mystérieusement contenues dans cette intention encore indécise, il faut une rectitude sûre pour se faire soi-même mesure de l’intention que l’on fait revivre en soi afin de saisir le moment où elle va commencer d’être infidèle à sa propre ligne, il faut en conséquence avoir réali­ sé en soi-même un parfait équilibre entre l’intention et l’agir pour ne pas opposer, en celui que nous observons, ces deux choses qui doivent s’ajuster l’une à l’autre ; si nous ne réalisons pas cette dernière condition, tantôt nous retrouverons en autrui avec complai­ sance de ces désirs que nous croyons incompris lorsqu’ils sont nôtres et qui sont à la vérité des insincérités, et tantôt nous serons portés par un très secret instinct de vengeance à juger les autres sur leurs actes avec la dureté incompréhensive dont nous croyons être victimes : nous inclinerons donc tantôt à ne faire que sympathi­ ser, tantôt à ne faire que juger et nous ferons mal l’un et l’autre, cette opposition n’étant que la conséquence du permanent déséqui­ libre qui existe entre notre propre intention et notre propre agir. Nous souffrons tous de la même carence, mais elle se multiplie quand nous cherchons à entrer explicitement en contact les uns avec les autres : l'action créée n’est jamais assez bien liée pour qu’elle puisse être simultanément saisie dans son principe, ce qui serait requis pour y communier, et fixée dans son expression, ce qui est la seule garantie s’offrant aux prises rationnelles ; cette impossibilité est la résultante de l’imperfection de celui qui agit et de l’imperfection de celui qui observe : une même imperfection en deux sujets. Ce qui est vrai, en général, de l’actuation créée humai­ ne, le demeure évidemment de son incidence intellectuelle : le dis­ ciple ne peut jamais entrer en parfaite communion avec son maître, puisque d’une part le comportement du maître n’est pas d’une qualité telle qu’il puisse mériter semblable effet, et parce que, en retour, par hypothèse même, le disciple ne domine évidemment pas la pensée du maître en telle manière que les critères qui l'ac­ compagnent fassent figure de conséquences purement internes ; le disciple devra, en raison de sa propre insuffisance faisant d’ail­ leurs écho à celle du maître, juger de l’extérieur une pensée dont il lui deviendra, pour autant, beaucoup plus difficile de subir l’at­ traction et le dynamisme. Au moment où il croyait avoir décou­ vert la vie véritable, une crainte le saisira de n’avoir que des om­ bres et le geste même qu’il fera pour s’assurer du contraire lui fera perdre contact avec le maître et la confirmera dans son scepticisme. Â2. Aussi Dieu nous convie-t-il à une intimité d’une autre quali­ té. Il le peut, du fait que la relation que nous soutenons avec lui est JS ADHÉSION ET ASSENTIMENT 319 d'une toute autre sorte que celles dont le réseau nous unit sans doute entre nous, mais qui en retour nous séparent mutuellement. Dieu s’adresse à nous tels que nous sommes, nous l’avons déjà dit plusieurs fois (566), et de là vient que nous avons besoin d’une crédibilité rationnelle pour accorder notre confiance au Dieu sou­ verainement véridique, de là vient que nous recevons dans des for­ mules rationnelles une intelligibilité que ne peut cependant cir­ conscrire aucun concept. Mais il reste que Dieu, étant en lui-même et parfaitement intelligible et parfaitement véridique, il n’introduit aucune complexité ni aucun déséquilibre dans une union dont il est précisément la mesure et la règle et dont il fixe par là le mode. Cette union porte des fruits qui sont le critère de son authentici­ té et dont la réception intime ne fait que reporter l’homme vers la source divine : car il n’est aucun de nos désirs que la Vérité divine laisse au delà d’elle-même, ni aucune de nos faiblesses qui ne trouve en son témoignage l’exigence rectifiante dont elle a be­ soin. Si nous ne comprenons pas Dieu, Dieu nous comprend mieux qu’aucun maître ne comprend ceux qui le suivent ; et le miracle, c’est qu’il nous invite à «le connaître comme il nous connaît» (548), à le connaître lui-même (549) et non pas à connaître un concept tenant sa place ou une formule décrivant son mystère. Sans doute cette connaissance parfaite n’est-elle pas de la terre, mais la foi lui est toute ordonnée (subalternée dit-on en langage scolasti­ que) (550), et nous savons que la foi elle-même, et non pas seule­ ment la vision, tend vers l’objet et la réalité (551), non vers le signe intelligible dont celle-ci est enveloppée. La foi réalise donc, par­ tiellement du moins comme le dit S. Paul, quelque chose de cette connaissance dont nous sommes connus (548) : tout de même que Dieu saisit la pensée humaine dans sa source, avant qu’elle ne s’exprime rationnellement, ainsi la foi est-elle premièrement, for­ mellement, proportionnée à l’acte par lequel Dieu se révèle, avant que de se fixer par l’assentiment à l’énoncé des articles. On saisit ici toute la supériorité du Maître divin (552) : il réalise parfaitement, de son côté, les conditions de cette communion intelligible que les maîtres humains cherchent à établir entre eux et leurs disciples, tout en ne cessant d’y projeter l'obstacle de leurs propres limites. Ils ont beau se renoncer pour se faire tout proche du parfait échange auquel ils convient et stimulent leurs émules, ils le portent en eux comme un idéal et non comme une subtantielle réalité. Aussi la foi humaine la plus pure comporte-t-elle beaucoup plus assentiment rationnellement motivé qu’adhésion intuitivement pénétrante : les disciples ne s’affranchissent complètement de la condition d’élèves qu’au moment où, ayant acquis leur originalité propre, ils se sé­ parent du maître, ce qui montre bien que la relation idéale du maître et du disciple n'est pas susceptible d’une réalisation parfaite. v* a- ' fc:w. ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV 320 La foi divine, au contraire, conduit continûment jusqu’à la communion de la vision bienheureuse , elle s adresse des mainte­ nant au Dieu qui porte en lui le principe efficace de cette commu­ nication future, et c’est en vertu de cette référence divine qu’elle est adhésion ; mais elle ne cesse pas pour autant d’etre assentiment en raison de la triple condition de créature, de créature raisonnable, de créature raisonnable et sensible qui caractérise l’homme voya­ geur. Nous ne sommes que des enfants (553), et nous sommes de ce fait partiellement assujettis à n’être que des élèves vis-à-vis du divin Pédagogue (554) : nous sommes en retour destinés à «deve­ nir hommes » (553) et à « répudier ce qui était enfantin » (553) : non pas en désertant la maison paternelle, mais en y étant établis dans la condition de fils (555) et d’ami (556), meilleure encore que celle de disciple. Si la vérité (557) et l’amour (558) diversifient no­ tre filiation divine, parachevant ainsi la ressemblance naturelle que nous avons avec notre Créateur, en nous rendant semblables au Fils de Dieu (559), c’est à la participation de la vérité que nous prépare la patiente pédagogie (554) de la foi (560) ; on fait longue­ ment répéter aux enfants des syllabes et des mots mais c’est pour qu’ils découvrent, à la fin, les pensées qui y sont exprimées et deviennent ainsi capables d’échanges intellectuels (740) : ainsi le balbutiement des articles et l’assentiment qui en est la condition radicale sont-ils immédiatement ordonnés à développer en nous un certain sens instinctif (324-327) de la vérité divine que nous expri­ mons spontanément par notre adhésion au Dieu se révélant (561). Il faut même dire davantage si on considère non plus l’ordre de genèse psychologique, mais l’ordre réel des valeurs. Non seule­ ment l’assentiment est fait pour l’adhésion, tout comme le discours pour la pensée, ou l'échange pour l’amitié ; mais l’assentiment doit normalement devenir le corollaire de l'adhésion, de même que les mots sont l’expression naturelle de l’activité intelligible. Enten­ dons bien tout d’abord qu’il demeure toujours, entre les deux cas naturel et surnaturel que nous comparons, une différence fonda­ mentale ; parce que précisément l’intelligence du croyant n'est jamais tellement adhérente à celle de Dieu qu’elle puisse inventer par elle-même la formulation adéquate de la vérité divine. Si grand soit le progrès de la foi, et de l’adhésion qui en est la partie la meilleure, jamais le croyant ne peut retrouver par voie purement intérieure ni reconstruire en quelque sorte du dedans le discours divinement proposé à son assentiment : « la foi vient par ouï di­ re >· (562). Mais, cette réserve faite, cherchons à comprendre par analogie comment 1 assentiment peut être situé dans deux perspec­ tives différentes : l’une qu’il termine, l’autre qui l’éclaire. ADHÉSION ET ASSENTIMENT Dans la première l’assentiment est en quelque sorte le but à atteindre : le croyant se bornera à fixer laborieusement son intelli­ gence sur les formules révélées malgré leur intrinsèque et irréduc­ tible obscurité. Deux facteurs, il est vrai, outre la grâce bien enten­ du, le seconderont dans cette tâche ardue : l’un volontaire que nous examinerons plus loin, l’autre rationnel que nous avons appelé crédibilité ; mais ils ne sont, ni l’un ni l’autre, de nature à suggérer quelque perception d’un au delà du contenu conceptuel précisé par les articles· La foi tend vers l'objet (551), mais d’une manière plus ou moins prochaine ; il se peut donc que l’esprit du croyant n’effec­ tue, en direction de l’objet, et au delà de la formule, que des incur­ sions timides et hésitantes encore qu’il les sache possibles et né­ cessaires ; ou bien, pour employer une autre comparaison, il se peut que toutes les ressources du sujet étant polarisées en vue de l’effort requis à la fixation de la formule, tout regard vers l’objet lui-même soit rendu à peu près impossible. Que l’on se représente la foi comme un mouvement de l’esprit vers la Vérité qui le solli­ cite ou comme une saisie immobile de la Vérité subsistante, l’as­ sentiment confisquera à son bénéfice la partie plénière de l’activité croyante : il résorbera dans un labeur un peu étroit le mouvement dont il devait être le principe, ou bien se présentera comme le but qu’il n’est pas indispensable de dépasser. Ainsi les débutants cher­ chent-ils, légitimement il est vrai, à répéter plus encore qu’à com­ prendre, ne saisissant d’ailleurs enebre qu’imparfaitement ce que c’est que comprendre. Il n’est du reste pas question de réduire la foi à un mécanisme verbal ou conceptuel dont serait exclue toute adhésion à l’acte du Dieu révélant : l’enfant n’a-t-il pas d’autant plus besoin de son maître qu’il a, de ce qu’il répète, une compré­ hension plus superficielle, encore que cette référence à l’autorité puisse n’être que très implicite dans le moment où l’élève concentre son attention sur la formule qu’il faut retenir. Mais la foi peut être présentée comme une soumission intellectuelle, disjointe en quelque sorte du motif transcendant qui la fonde, motif dont on est alors conduit à affirmer la nécessité et à déterminer l’infra-structure ra­ tionnelle avec d’autant plus d’intransigeance qu’on la considère à l’état absolu et séparé. La seconde perspective pourrait être caractérisée comme le ren­ versement de la première, sauf à rectifier les inexactitudes dues au schématisme de nos images matérielles. Le croyant ayant ac­ tualisé, au sein même de son propre assentiment, une adhésion dont il discerne parfaitement qu’elle est comme l’âme de la foi, tendra à s’y établir en coopérant à la motion divine :: en sorte qu’il portera sur son acte, assentiment et adhésion, un jugement procédant d’une lumière nouvelle. Dans la première vue, la formule 21 *-*■ < ' ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV accaparait l’attention croyante au point de rendre à peu près inipossible toute appréciation du niveau ontologique où se tient cette formule, ou ce qui revient au même, au point de supprimer pour le croyant la possibilité actuelle d’une réflexion sur son acte ; il n’en est plus ainsi lorsque l’assentiment passe au second plan et devient en quelque sorte relatif : il n’y a certes pas de relativisme dans ce qu’exprime l’énoncé de foi, mais il y a un relativisme du moyen d'expression qu’il constitue. Ce second relativisme consiste simplement en ceci : l’énoncé de foi n’est, quant à sa consistance ontologique, que le terme de la relation qu’il soutient avec la Vérité divine se révélant. Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin; bornons-nous pour le moment à l’aspect psychologique de la ques­ tion et notons que ce relativisme, nous voulons dire cette situa­ tion relative de l’énoncé, est un aspect trop important de l’objet de foi (563) pour ne pas requérir, de la part du croyant, une juste estimation. Une telle estimation exige une réflexion, mais il est importan' de comprendre que c’est une réflexion d’un type très particulier: ré­ flexion qui, concernant rigoureusement l’objet de l’acte, peut être concomitante à ce dernier, non pas réflexion du sujet sur lui-même en tant qu’il est le principe de son acte. Si la comparaison du mou­ vement n’était ici encore plus inadaptée que dans la première pers­ pective, nous dirions que le croyant, situé entre la formule qu’il a en un sens dépassée (mais en un sens seulement) et l’objet divin vers lequel il ne cesse de tendre (551), se retourne en arrière, non pour retrouver les traces de ses propres pas, mais pour compren­ dre la topologie du chemin qu’il a gravi ; ainsi, au cours d’une ascension, chaque étape nouvelle donne-t-elle une vue plus juste de l’itinéraire parcouru, et par là même de celui qu’on doit encore explorer. Ne voyons là qu’une comparaison : il ne saurait être ques­ tion de quitter l’assentiment qui demeure le roc stable dont on ne peut s’écarter sans péril : pas plus d’ailleurs que de perdre de vue l’objet, sous prétexte de mieux regarder ce que lui seul peut éclai­ rer. Plus la foi se perfectionne, mieux aussi elle réalise une mys­ térieuse conjonction entre la précision des formules qui la circons­ crivent et la transcendance de la Vérité qui la fonde ; il reste cependant que la loi même de son progrès exige qu’elle se mue en une saisie parfaitement immobile : laquelle ne peut trouver sa régulation adéquate que dans l’intelligence divine parfaitement simple (544). et non dans l’unité multiple d’un énoncé rationnel. La foi a deux catégories de dimensions : les unes, humaines, en affectent l’expression et la justification rationnelles ; l’autre divine, selon laquelle ces deux éléments sont insérés et fondés en Dieu. L’apprentissage de cette dimension divine constitue le véritable ■Λ <£■ J5 ADHÉSION ET ASSENTIMENT 323 accroissement de la foi ; il exige que le croyant, sans cesser d'être rationnellement fixé aux énoncés qui lui sont proposés, soit tou­ jours tourné vers l’objet, et qu’il remplisse et recouvre l’infra structure de son acte par une adhésion intelligible à la Vérité divine se révélant. Le croyant acquiert, comme nous l’avons vu, dans la foi, l’« évidence de crédibilité » (564), c’est-à-dire qu’il per­ çoit avec évidence l’existence de la relation qui rattache l’énoncé révélé à la Vérité divine se révélant. La teneur de cette relation lui demeure absolument obscure ; mais il est appelé à connaître le sens dans lequel elle joue : il est appelé à percevoir que si elle permet à L’homme d’atteindre Dieu au travers des formules, réel­ lement elle procède de Dieu. Et c’est au fond par ce rétablissement idéal d’une relation dont l’assentiment commence de remonter le cours que le croyant exprime d’une manière stable et objective le fruit de son activité qui est de tendre vers l’objet (551)· Après s’être haussé jusqu’à une adhésion lumineusement docile par la dis­ cipline d’un assentiment inconditionné, le croyant jouit du recul nécessaire pour situer ce dernier à sa juste place ; recul ne signifie d’ailleurs pas refoulement dans un subconscient plus ou moins obs­ cur, mais compénétration par la Vérité divine dont la transcendan­ ce domine toujours infiniment les formules dans lesquelles elle s’offre à l’homme. B i. Avant de passer à 1 'examen de cette relation incluse dans l’ob­ jet de la foi intégralement envisagé (563), signalons une consé­ quence importante de la dichotomie assentiment-adhésion. Répétons encore qu’il ne s’agit nullement d’opposer deux termes puisqu’ils sont en droit inséparables en raison de l’économie de la connais­ sance humaine, puisque d’autre part ils se compénètrent d’autant plus intimement que la foi est plus parfaite. Mais distinguer n’est pas diviser, et l’exercice concret de la foi peut comporter, et com­ porte de soi (569), une sorte de mouvement de l’esprit (565) qui passera de la prédominance de l’assentiment à celle de l’adhésion ou inversement. On pourrait croire que pareille oscillation n’est guère plausible puisque, l’adhésion étant de soi plus parfaite que l’assentiment, celui-ci devrait, à la mesure même du progrès de la foi, se résorber dans celle-là, et passer à l’état de conséquence implicite après avoir été le but principal de l’effort du croyant. Qu’il suffise de rappeler ici que la foi n’a nullement pour but de libérer le sujet connaissant humain des conditions qui lui sont connaturelles, mais bien au contraire de les respecter jusqu’à réa­ liser l’ajustement de l’homme tel qu'il est à Dieu tel qu’il est (566). En sorte qu’il est également impossible pour l’entendement humain de se limiter à un assentiment inévident que de s’enfermer dans une adhésion pure privée d’un objet connaturel à la raison : ce sont là e>-· ‘ ■Mj ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE IV des motifs permanents qu’aucun progrès ne peut rendre inopérants parce qu’ils tiennent à la nature même des données en pré­ sence. Venons en à la conséquence que nous avons en vue : la foi est certaine (567), et si le moment n’est pas venu d’analyser pour ellemême cette propriété capitale qui ne saurait s'expliquer sans tenir compte du rôle de la volonté, on doit, du seul point de vue intel­ lectuel, indiquer comment la correspondance habituelle entre la certitude et l’évidence se trouve ici transposée. Commençons par montrer au moyen d’un exemple que l’évidence objective, seul fon­ dement adéquat de la certitude absolue, peut très bien être réali­ sée tout en demeurant en quelque sorte voilée en raison des condi­ tions défavorables du sujet ; en sorte que la parfaite certitude se trouve compatible avec une évidence qui n’est pour ainsi dire que médiate, subjectivement du moins. C’est ce qui se passe relative­ ment à certaines démonstrations laborieuses qui résultent généra­ lement de rapprochements a posteriori et qui, parce qu’elles em­ pruntent une voie indirecte, ne se laissent pas aisément saisir du dedans. Leurs étapes, prises chacune à chacune, sont bien évi­ dentes, en sorte qu’elles conduisent, par le cheminement d’une cer­ titude homogène, jusqu’à une conclusion dont on ne peut douter ; mais la totalisation qui vaut pour la certitude ne vaut pas pour l’évidence, et l’esprit n’arrive pas à ramasser dans une seule vue les éléments qu’il pénètre parfaitement à condition de les envisa­ ger successivement (42). On se rend d’ailleurs parfaitement compte qu'une intelligence plus profonde réussirait là où on échoue parce qu’on ne domine pas assez l’enchaînement rationnel : et ceci mon­ tre que même dans ces cas qui peuvent paraître anormaux, il n’y a pas de certitude sans évidence ; ceci montre également que cette évidence peut très bien être réduite à une connexion objective sim­ ple vers la perception de laquelle le sujet tend sans l'atteindre. Notons qu’en un pareil cas, fréquent chez les débutants qui « ap­ prennent une démonstration » sans avoir saisi l’idée qui permet d'en enchaîner les phases, une inclination incoercible à la mobilité demeure au sein de l’intelligence. Celle-ci en effet, parce qu'elle se sait et se sent faite pour comprendre, ne peut se contenter de l’enchaînement rationnel qui est le fondement parfaitement suffi­ sant mais en quelque sorte extrinsèque de sa certitude ; mais elle est contrainte d’y faire retour chaque fois qu’elle tente de le domi­ ner, parce qu’elle se trouve incapable de se fixer, en la participant, dans une évidence objective qui la dépasse. L'intelligence se trou­ ve ainsi prise entre deux nécessités : celle de comprendre qui ex­ prime la spontanéité la plus profonde de sa nature, celle de dé­ montrer qui est le seul moyen sûr dont elle dispose pour accéder SS ADHÉSION ET ASSENTIMENT 325 à la connaissance du vrai. Il est d’ailleurs bien clair que l’opposi­ tion entre comprendre et démontrer n’est pas une question de droit, mais elle peut être le corollaire inéluctable des conditions dans lesquelles se trouve placé le sujet connaissant. Ce qui précède aidera à comprendre le cas de la foi, car l’as­ sentiment et l’adhésion y jouent des rôles respectivement sembla­ bles (568) à la démonstration rationnelle et à l’évidence subjective médiate dont il vient d’être question. La similitude dont nous par­ lons doit s’entendre comme suit : la certitude qui est immédiate­ ment développée, dans le cas d’une démonstration, par l’enchaîne­ ment rationnel, affecte immédiatement, dans le cas de la foi, l’as­ sentiment à l’énoncé révélé. Le fondement adéquat de cette certitu­ de c’est, du point de vue naturel, l’évidence objective ; du point de vue surnaturel, la Vérité divine dans laquelle l’énoncé révélé se résoud objectivement en évidence, « comme dans sa cause » (544). Le fondement effectif suffisant de cette même certitude, c’est l’évi­ dence subjective médiate ou bien l’adhésion qui fait face à la véra­ cité divine. Le rapprochement que nous proposons doit donc jouer en ce qui concerne la qualification épistémologique de l’état du sujet, non quant au type de l’activité intellectuelle qui le produit : nous n’entendons pas du tout insinuer que l’assentiment soit assi­ milable à une démonstration rationnelle, non plus que l’adhésion à une évidence même médiate. Cette réserve étant faite expressé­ ment, les deux oscillations : assentiment-adhésion, enchaînement rationnel-évidence, sont de tout point semblables. Cela n’a d’ail­ leurs rien de surprenant esprit humain réagit toujours de la même manière lorsque l’évidence et la certitude dont il a besoin par nature se présentent : non pas conjointement comme le com­ porte la manifestation d’une vérité connaturelle, mais disjonctivement sous la forme d’une alternative dont il lui est cependant im­ possible de ne retenir qu’un seul membre. La seule solution est d’aller constamment de l’un à l’autre, et ce passage s’impose d’une manière si impérieuse qu’il est impossible de chercher à fixer l’un des deux termes sans être immédiatement renvoyé vers l'autre. L’économie de la foi va au devant de l’instinct intellectuel de l’homme. Le croyant sent bien que l’adhésion recouvre mystérieu­ sement l’évidence objective qui serait, si elle était participable, le fondement normal de la certitude absolue de l’assentiment il tendra donc, par une exigence naturelle qui secondera puissamment la grâce, à trouver dans une adhésion plus simple, et aussi plus fi­ liale, une sécurité plus profonde. Mais, s’il est laissé à ses seules forces (569), ce lieu de repos lui est insupportable parce qu’il ne présente pas le minimum de consistance rationnelle que requiert · ri I η i 326 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV la certitude dans un sujet humain : alors il devra se replier sur l’assentiment, puis comprendre à nouveau qu’il le faut déborder. De là vient ce que l’on appelle généralement l’inquiétude, c’est-àdire le manque de repos de la foi ; mais on notera bien que le mot « inquiétude » doit être strictement pris dans son sens étymologi­ que : il ne signifie nullement incertitude, ou hésitation ou crainte; c’est au contraire parce que la foi est certaine qu'elle est inquiète : l’inquiétude ainsi entendue est même la pierre de touche de la foi divine parce qu'elle est la réaction propre de l’intelligence humaine devant une certitude à la fois absolue et inévidente. La foi humaine présente elle aussi une inquiétude, mais celle-ci tient à son incertitude, le témoin créé étant toujours faillible. Il s’agit donc, sous le même mot, de toute autre chose dans les deux cas de la foi : c’est pourquoi, après avoir comparé la foi divine à son homologue humain pour préciser la distinction entre assentiment et adhésion et pour montrer le progrès qui fait passer du premier à la seconde, nous avons cru plus éclairant de nous référer à la science pour analyser la relation qui lie ces deux modalités de l’activité croyante (570). Nous voyons combien cette relation est étroite puisque les termes s’en impliquent réciproquement, non certes de par leur notion abstraite, mais en vertu du jeu concret qu’ils commandent dans le sujet pensant. Ceci suffirait à montrer que, comme nous l’avons déjà indiqué (571), il faut les conserver conjointement l’un et l’autre, et au même titre nécessaire. Donnonsen également pour chacun une raison particulière (572). C. Si, dans la description de l’acte de foi, on insiste davantage sur l’assentiment, on souligne du même coup l’importance du rôle de la raison : d’abord parce que l’assentiment envisagé disjonctivement est d’essence rationnelle : en second lieu parce que si on laisse dans l’ombre l’adhésion à la Vérité se révélant, la preuve rationnelle que Dieu a parlé sera plus impérieusement requise à l’équilibre intime de l’assentiment : si le croyant ne rejoint pas vitalement, par la grâce de la foi, le témoignage actif de Dieu, il doit tenir sous son regard la preuve de l’authenticité du témoi­ gnage actuè. Cette rationalisation maximum de l’acte de foi, jus­ que dans ses modalités les plus intimes, a l’avantage de rendre impossible toute assimilation de l’adhésion à une expérience inté­ rieure dont l’homme conserverait l’initiative. Dans la mesure où la foi suppose une telle initiative, celle-ci est d’essence rationnelle : « Si quelqu'un dit que la révélation divine ne peut pas être rendue croyable par des signes extérieurs et que par suite les hommes doivent être amenés à la foi seulement par l’expérience interne d'un chacun ou bien par inspiration privée, qu’il soit anathème » a précisé le concile du Vatican (573). Et Pie X a repris, contre J5M ADHES ION ET ASSENTIMENT 327 les excès du modernisme : « La foi n’est pas un sentiment aveugle de la religion, jaillissant des profondeurs du subconscient sous la pression du cœur et sous l'inclination d’une volonté moralement rectifiée, mais un véritable assentiment intellectuel... » (562). Don­ ner à l'assentiment toute sa valeur c’est donc couper court à un faux mysticisme qui remplacerait la prise intelligible stable de la foi authentique par une évasion illusoire n’ayant d’autre principe que l’affectivité : on comprend donc pourquoi l’Eglise a été ame­ née à insister sur ce point de vue depuis un demi-siècle (574). Mais si cette expérience, dans laquelle la sensibilité a plus de part que l'entendement, doit être stigmatisée comme une grave source de méprise, il en est une autre, divinement gratuite cellelà (575) ! cette « expérience divine » qualifie et stabilise l’adhésion plutôt que l’assentiment, et désigne celle-ci à l’attention du croyant comme étant le principe de l'unité de son acte. Nous ne compren­ drons jamais sur terre ce que c’est que la foi, nous ne nous repré­ senterons jamais la mystérieuse unité en laquelle elle associe la réalité vers laquelle elle tend et la formule dans laquelle elle se fixe : mais nous savons bien que cette unité est actuellement réa­ lisée dans l’acte par lequel Dieu révèle ; c’est donc bien en com­ muniant à cet acte, c’est-à-dire en adhérant à la Vérité divine s’offrant à l’homme que nous pourrons discerner quelque chose du mystère de la foi. Il y a une joie à comprendre ce que c’est que comprendre, même quand on ne comprend pas encore ; cette joie élémentaire est un signe de santé intellectuelle parce qu’elle révèle un optimisme foncier. Elle porte normalement le croyant à inflé­ chir son acte vers l’adhésion : car c’est de là seulement que peut venir la mystérieuse lumière dont il a besoin et pour comprendre, et pour comprendre qu’il ne comprend pas. En sorte que la foi divine, robuste et saine > intègre bien conjointement assentiment et adhésion : c’est ce que montrent leurs qualités épistémologiques respectives autant que la nécessité de leur relation. II. LA FOI A, OBJECTIVEMENT, UNE STRUCTURE RELATIONNELLE QUE L’ON PEUT INFÉRER DE SA FINALITE 36. LE COMPLEXE DES RELATIONS ETABLIES PAR LA FOI ENTRE DIEU, L’ENONCE RÉVÉLÉ, LE CROYANT Voyons maintenant comment la psychologie intellectuelle de la foi, dont nous venons de donner un bref aperçu, s’harmonise avec la structure de son objet. Nous avons déjà vu que le but il ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV providentiellement assigné à la foi implique qu’elle atteigne Dieu lui-même à la faveur d’un acte qui soit vraiment un acte humain : en sorte que ce qu’atteint le croyant c’est Dieu, mais c’est égale­ ment l’énoncé qui, rationnellement, « termine » (85) sa démarche. Il n’y a pas là deux objets (576) ni deux actes, mais une seule actuation du sujet humain connaissant, par des ondes d’amplitudes diverses, émises en quelque sorte par l’objet divin afin de faire entrer en résonance avec lui les différentes facultés de l’hom­ me (577). Cependant il sera bon de distinguer les divers éléments unis par la psychologie concrète de la foi, ne serait-ce que pour mieux discerner la nature des connexions qu’ils soutiennent entre eux. Considérons donc disjonctivement : Dieu, la proposition qu’il révèle, le croyant et plus précisément le croyant en tant qu’il est capable d’un acte de connaissance, donc en tant qu’il est esprit et possède intelligence et raison. Ces trois termes donnent lieu, par leurs groupements deux à deux, à des relations que nous examinerons successivement. Nous commencerons par celle qui constitue la structure même de l'objet. Ai. L’énoncé révélé (578) est une certaine réalité créée qui, à ce titre, n’existe que par référence à Dieu ; mais du point de vue intelligible qui nous intéresse formellement ici, il convient d’ajou­ ter que cette référence au Créateur a pour fondement l’acte par lequel Dieu révèle. En disant que Dieu révèle, nous entendons simplement qu’il annonce, soit par lui-même soit par ses envoyés (579)» la vérité dont il se porte garant : Dieu se fait témoin de lui-même (580), mais il exprime son témoignage en termes acces­ sibles à l'homme. Les deux mots révélation et témoignage n’ayant ni la même valeur sémantique ni la même extension, il convient de préciser que la révélation intéresse la foi en tant qu’elle est la conséquence d’un témoignage de Dieu : on peut dire d’une ma­ nière large que la vision béatifique constituera une révélation, mais elle ne relèvera plus de la connaissance par témoignage ni par conséquent de la foi. Nous avons eu, en retour, l’occasion de souligner (543) qu’il ne faudrait pas lier nécessairement le témoi­ gnage de Dieu à un mode conceptuel d’expression : Dieu a d’au­ tres moyens que les formules pour nous signifier, obscurément et médiatement d’ailleurs, la vérité ; si la révélation déborde le témoignage il faut donc ajouter que celui-ci déborde le discours écrit ou parlé. Nous entendons donc par énoncé révélé toute pro­ position incvidente de la vérité de laquelle Dieu a jugé bon de té­ moigner, que ce soit d’une manière explicite ou d’une manière médiate. On peut, tout comme on l’a déjà fait pour la vertu de foi (581), Μ les articles sont révélés par dieu 329 rattacher cette definition à une perspective plus large : la fécondité divine trouvant son achèvement adéquat dans les processions et les relations intratrinitaires, c’est à la personne du Verbe qu’il revient de l’exprimer dans l’ordre de la Vérité. Or la fécondité divine se manifestant également par la création, il est convenable que nous trouvions en celle-ci une sorte de projection ou de dédou­ blement de la procession intelligible. C’est la personne du Verbe qui s’est incarnée, déposant ainsi dans la nature humaine, et par là dans la création tout entière, le terme subsistant de la fécondité propre à l’intelligence divine ; semblablement l'énoncé révélé est comme une trace subsistante de la divine Vérité : trace imprimée dans les formules rationnelles, et qui ne subsiste précisément qu’en tant qu’elle procède du Dieu vérité par l’acte même de son témoi­ gnage. Il y a une sorte d’extension de l’incarnation au domaine de la pure intelligibilité : elle consiste précisément en l’énoncé révélé, et elle résulte de l’apposition de l’empreinte du Verbe à la rationalité humaine. La foi est la « substance des choses que nous espérons » (45) ; nous savons même quel est le fondement de cette substantialité : l’énoncé de foi est, malgré sa ténuité onto­ logique, un bien divin éminent parce qu’il est la plus haute mani­ festation que nous possédions sur terre de la vérité divine, parce que surtout il est l’affleurement créé d’une relation dont il suffit de remonter le cours pour atteindre Dieu (582). C’est cette relation que, par assimilation à la procession du Verbe, et en tant qu’elle a Dieu pour principe, nous désignons sous le nom de révélation ; mais que la perspective de l’espérance, non moins que le type de visualisation ontologique auquel nous sommes assujettis, nous in­ vite à envisager comme un retour. S’il est formulé par Dieu, créé par Dieu dans sa texture rationnelle, l’énoncé de foi est destiné à éclairer le mystère de Dieu sous quelque rapport ; il va de Dieu à Dieu comme toute créature, mais en demeurant formellement dans l’ordre de la vérité dont il objective la communication. Il est la révélation actuée, le terme de l’acte par lequel Dieu témoigne de lui-même, et le principe du témoignage que le croyant rend à Dieu par la foi. 11 a, à sa manière, Dieu pour fin et pour objet et c’est par lui que la foi participe cette double propriété (583), caractéristique comme nous l’avons vu, pourvu qu’on l’envisage du point de vue de la vérité. En terminant ce premier paragraphe, redisons, après avoir situé i’énoncé révélé en regard de la Vérité divine, qu’il ne fait pas nombre avec elle. Tout de même que la créature, encore qu’elle existe en elle-même, n’est pas indépendante de Dieu en telle ma­ nière que, dans la vue de l’être, créateur et créature fassent deux ; ainsi l’article de foi, encore qu’il soit posé devant l’intelligence du n i % IV adhésion de foi et témoignage 330 croyant comme un objet intelligible, est tellement lié dans son intelligibilité elle-même à la Vérité première (584) qu’il est abso lumenï inconcevable sans une référence actuelle à celle-ci. Pour reprendre les notations déjà employées (578), l’énoncé P n’appar­ tient vraiment au domaine de la foi que dans les acceptions B et C, avec lesquelles l’acception A fait équivoque ; or, au sens B ou C, P n’est vrai que par la relation actuelle qu’il soutient avec la vérité divine, et comme P n’a d’autre raison d’être que d’être vrai, il faut conclure qu’il n’a d’être que dans la vérité divine. C’est pourquoi il ne peut être appelé ni objet secondaire ni inter­ médiaire, mais tout au plus objet conjoint : c’est-à-dire qu’il fait conjointement partie de l’objet véritable de la foi qui est DieuVérité. Cette juste mise en place de l’énoncé révélé ne fait d’ail­ leurs pas question pour qui possède la foi. De même qu’un certain regard métaphysique, simple, discerne que l’être créé, dont l’es­ sence n’est pas d’être, inclut en soi l’exigence de l’Etre incréé dont l’essence est d’être (42, 421) : ainsi, la lumière, simple, de la foi, découvre à l’âme croyante que les articles constituent un appel à la transcendante Vérité dont ils apportent le message, lumineux en lui-même, c’est-à-dire en tant qu'il est marqué au chiffre du mystère de Dieu (585, 640), mais obscur pour ceux qui, ignorants de ce chiffre, ne voient que la formulation humaine. L’énoncé ré­ vélé a comme deux faces, l'une lumineuse du fait qu’elle est tour­ née vers le « Père des lumières » (586), l’autre d’ombres tournée vers la terre ; mais s’il veut posséder la lumière, le croyant doit consentir à assimiler ces ombres, c’est ce que nous allons mainte­ nant examiner. A2. Laissons pour le moment à l'arrière-plan le Dieu révélant, et examinons la relation qui existe entre l’énoncé révélé P et l’es­ prit du croyant ; nous envisageons donc P principalement au sens B : c'est une proposition vraie et tenue pour telle. Nous ferons abstraction pour le moment du mode sous lequel cette vérité de P est atteinte par le croyant, et nous développerons rapidement, en nous inspirant des décisions de l’Eglise, deux séries de consé­ quences, les unes plus objectives, les autres plus subjectives ; le lecteur verra que ces conséquences dogmatiques se trouvent liées, du moins dans leur expression, à la philosophie du sens commun. a. Et tout d'abord nul ne contestera, sauf peut-être certains phi­ losophes de profession, que les concepts expriment intelligiblement les objets (740) : certains concepts n'ont, il est vrai, qu’une valeur symbolique, mais tel n’est pas le cas de ceux que nous employons dans les investigations précises par lesquelles nous cherchons à analyser, à représenter et à affirmer la réalité. S’il n’y avait que •JKl J6 ‘Çffr LES ARTICLES FONDENT L’ACTE DU CROYANT OSI symbolisme il n’y aurait pas de véritable connaissance possible, puisque le symbolisme ne fait que suggérer un au-delà intradui­ sible, à partir de ce qui est déjà connu. L’énoncé révélé, qui est le fondement de notre connaissance de Dieu, ne saurait donc avoir seulement valeur de symbole : s’il est indispensable à l’exercice de la foi (587), c’est précisément parce qu’il apporte à celle-ci les bases fermes et précises dont elle a besoin pour inaugurer un type de savoir nouveau concernant un objet nouveau. Nous voyons donc que les deux propriétés de la foi que nous connaissions déjà, à sa­ voir d'être principe (588) d’une vie nouvelle et d’être « substance des choses que nous espérons » (589), se raccordent en quelque sorte dans l’énoncé conceptuel dont elles concourent à assurer la justifica­ tion rationnelle. Si un tel énoncé n’est, comparé à Dieu, qu’un obscur vestige de \rérité, il prend, en regard du croyant, la consis­ tance des proposition les plus catégoriques : il ne saurait donc être laissé de côté, puisque c’est par lui et en lui, nous l’avons vu, que le croyant saisit objectivement la Vérité divine. Il n’est pas un « ins­ trument » (590) dont il faille se débarrasser dès que possible, de peur qu’il ne « voile » (590) la réalité qu’il sert seulement atteindre ; mais il recouvre réellement, dans sa précision, la vérité qu’il signi­ fie intelligiblement (591) ; il a toute la dignité d’un objet conjoint au souverain objet de la foi : Dieu lui-même. b. La valeur objective du concept a pour corollaire la stabilité de sa signification : nous avons noté par exemple que le mot adhésion, parce qu’il désigne des faits physiques qui s’imposent de la même manière à tous les observateurs, a conservé un sens stable au tra­ vers du temps et des écoles (592). Or l’objectivité de l’énoncé révélé peut s’entendre de deux manières : l’une, sur laquelle nous avons insisté et qui est la principale, consiste en la référence ac­ tuelle de cet énoncé au mystère divin qu’il exprime, et il est bien clair que, de ce côté, il ne peut y avoir aucune raison de change­ ment (593) ; l’autre tient au sens objectif des mots utilisés (594) et il pourrait paraître qu’il n’y a là qu’un fondement bien précaire à l’invariance des formules dogmatiques : c’est qu’en effet, elles ne mettent pas en œuvre des concepts et des mots qui relèvent de l’expérience physique immédiate, mais des notions déjà élaborées par la réflexion philosophique. Deux remarques s’imposent ici : d'une part la formulation humaine de la divine Vérité ne relève pas d'une initiative humaine, mais bien de l’acte même par lequel Dieu révèle ; les Apôtres eux-mêmes n’ont pas eu à exprimer à leur manière des vérités que le Christ leur aurait suggérées (595)· ils sont seulement les témoins (596) — origine d’une tradition reçue immédiatement de Dieu et qu’ils ont transmise à 1 Eglise pour la garder : les notions qui ont enrobé la révélation primitive ne peu- 332 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV vent donc être remplacées par d'autres, elles sont, dans le dépôt de la foi, de droit divin (597) ; et il en est de même de toutes celles qu’elles contenaient comme leur corollaire implicite, l’Eglise étant seule qualifiée pour «déclarer» (49S) l’authenticité d’une pareille connexion. Nous retrouvons, par cette nouvelle incidence, avec quelle sorte de nécessité interne s’impose l’infaillibilité de l’Eglise. Si le sens des mots qui désignent des réalités métaphy­ siques pouvait être fixé une fois pour toutes, la conservation du dépôt pourrait n’être qu’un fixisme rigide, puisque les mêmes mots véhiculeraient toujours les mêmes notions intégrées à la révé­ lation primitive ; mais l’expérience prouve qu’il n’en est pas ainsi : les mots ont une vie et il peut être utile de les interpréter en fonc­ tion d'un contexte nouveau, ou même de les changer afin de main­ tenir, comme il le faut absolument, l’invariance du contenu séman­ tique qui seul importe (598) ; un pareil labeur devant aboutir par ailleurs à un résultat certain, il ne peut être effectué que par un organe dont les démarches soient certaines, c’est-à-dire par un organe infaillible. Loin d’être un dogmatisme a priori, l’infailli­ bilité se présente par conséquent comme la régulation intelligible de l’évolution sociale des mots (599) : elle est donc la condition nécessaire de l’introduction de la réflexion humaine, ou si l’on veut de la liberté d’exercice de l’intelligence, en matière dogmatique En est-elle la condition suffisante ? Tel sera l’objet de notre seconde remarque. Suffit-il que l’Eglise interprète et explique pour assurer d’une manière certaine une stabilité sémantique que l’ex­ périence paraît démontrer illusoire ? Le mot « connaissance » (601) a-t-il la même valeur après Descartes et Kant qu'avant eux, et comment expliquer sa valeur antécédente à des générations qui ont subi l’influence de ces philosophes à ce degré de profondeur où on pâtit sans être conscient ? Une triangulation, fût-elle épisté­ mologique, suppose des bases : comment donc faire comprendre la transformation qui permet de passer d’un repère à un autre à ceux qui ne supposent même pas qu’il puisse y avoir un système de référence différent de celui qu’ils emploient spontanément ? Nous ne pouvons entrer dans l’examen détaillé de cette question, mais nous devons au moins en suggérer la solution. Il n’est pas au pouvoir de l’Eglise de s’opposer à une évolution par des décrets qui n'auraient sur elle aucune prise, mais il y a un moyen naturel de contenir cette évolution à l’intérieur des limites qui circons­ crivent toujours sensiblement le même point moyen : c’est de rap­ peler l’existence des objets qu’elle s’efforce d’envisager tour à tour de mille manières. Il s’agit évidemment ici d’objets relevant du domaine métaphysique, et puisqu'on attend d’eux la régulation de JS LES ARTICLES FONDENT L'ACTE DU CROYANT 333 la stabilité des concepts et des mots, il faut les tenir en euxmêmes pour permanents. De là vient que l’Eglise, qui n a pas de système philosophique, dénonce certaines erreurs qui, immé­ diatement, ne sont cependant que philosophiques (602) et fait sienne une philosophie dite de l’être et du sens commun ; cette philosophie trouve en effet dans un assentiment, universel en fait tant qu’il demeure spontané (603), le critère indéfiniment renou­ velé de sa pérennité, et dans la notion organique de nature le fondement spéculatif immuable de sa stabilité (604). Il ne faudrait certes pas réduire à ses antécédents rationnels l’immutabilité des formules dogmatiques, mais il est capital de bien mesurer la pro­ fondeur de l’influence de ces facteurs rationnels si on veut com­ prendre pourquoi la susceptibilité vigilante de l’Eglise semble déborder la zone proprement religieuse qui est seule, semble-t-il, à lui revenir en droit. Ainsi, le dépôt révélé, qui trouve son expres­ sion intelligible dans les énoncés révélés, ne pourrait trouver le type de permanence et de développement auquel il a droit par nature sans l’infaillibilité de l’Eglise ; mais il ne jouit effective­ ment de cette double qualité qu’en intégrant à sa vie la constante régulation de structures rationnelles permanentes (597), dont l’éla­ boration naturellement humaine fait l’objet du discernement judi­ cieux, et infaillible en ses sanctions (602), de la même Eglise. C’est, en fait, en s’appuyant sur une double application de son privilège, l’une immédiate et rigoureuse, l’autre médiate et non toujours explicite, que l’Eglise déclare avec Vincent de Lérins « Que l’in­ telligence, la science, la sagesse croissent ; qu’elles se développent avec vigueur en tous et en chacun, en toute l’Eglise et en chaque fidèle, suivant [ici] le progrès de l’âge et [là] celui des siècles ; mais [qu’elles conservent] leur nature : c’est-à-dire [qu’elles de­ meurent] la même doctrine, [qu’elles soient fidèles] au même sens, [qu'elles] portent le même jugement » (605). La valeur de vérité de l’énoncé de foi, considéré en lui-même et en tant qu’énoncé, est donc liée à la stabilité sémantique des con­ cepts et des mots qui y sont employés ; celle-ci commande celle-là en ce qui concerne la communication de la vérité, mais c’est bien au nom de l’immuable vérité du dogme que la permanence de sa formulation est exigible. En condamnant l’agnosticisme l’Eglise écarte donc une double erreur : l’une consiste à dire que les énon­ cés proposés au croyant ne lui permettent aucune prise intelligible positive sur le mystère de Dieu (606) et commandent seulement un comportement pratique (607) ; l’autre, qui est la conséquence logique de la première, voue la formule dogmatique, privée de sa référence aux objets éternels, à une perpétuelle évolution, due à l'interprétation changeante du « sens religieux » (6o8), (608), ou à des hm Ih • I ♦» » b ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE 334 nécessités sociales constamment nouvelles (609). Toutes ces doc­ trines, disons même, toutes ces tendances, sont généralement connues sous le nom de « modernisme » ; elles ont fait l’objet de plusieurs condamnations de Pie X (610) qui. nous l’avons vu un peu plus haut, semblent malheureusement demeurer opportunes : nous ne pouvons nous y attarder plus longuement. c. On n'aurait qu’une idée incomplète de la véritable nature de l'énoncé de foi si on négligeait d’indiquer la relation qu’il sou­ tient avec l’esprit du croyant. La vérité est essentiellement com­ municable, à tel point que l’idéalisme, demeurant nécessairement soucieux d’acclimatation sociale, la réduit parfois à n’ètre que la résultante des pensées individuelles se contrôlant mutuellement. La vérité demeure certes la règle de l’esprit qui la connaît, mais elle ne serait pas elle-même si elle n’entraînait l’adhésion spon­ tanée de tout esprit capable d’en saisir la formulation. Les dogmes jouissent bien de cette propriété essentielle : ils sont conformes, par leurs énoncés, aux exigences rationnelles de l’homme et sont communicables à ce premier point de vue, tout matériel d’ailleurs ; ils le sont surtout parce qu’ils sont intrinsèquement vrais, et que l'esprit humain est fait pour connaître la vérité et non pas seule­ ment les vérités qui lui sont plus immédiatement accessibles. Sans doute convient-il de distinguer expressément le croyant capable d’user de la lumière de foi, d’avec l’homme n’ayant d’autres forces que celles de la raison naturelle : nous l’avons fait plus haut en hiérarchisant les sens d’un même énoncé suivant l’éclairement qu’il reçoit. 11 ne faut cependant pas oublier qu’il existe « une lumière éclairant tout homme venant en ce monde» (6t i) qui prédispose quiconque demeure de bonne volonté à accueillir toute la vérité. La vérité divine ne peut jamais devenir évidente, même pour le croyant ; sa formulation peut paraître étrange à qui n’a pas la foi. Elle présente cependant une cohérence interne qui la fait être à elle-même le meilleur de ses instruments apologétiques, et qui ne peut pas ne pas émouvoir tout homme loyal parce qu’elle exerce une emprise et une séduction profondes sur l’intelligence comme telle. Cette sensibilité au vrai est évidemment décuplée par le don de la foi ; elle connaît alors, en ce qui concerne le vrai divin, un autre régime, mais celui-ci n’est pas imposé du dehors et par manière d’obligation, il constitue plutôt l’épanouissement magni­ fique et d’ailleurs tout gratuit de la vocation éternelle de l’homme à la vérité. La foi est de la pensée à l’état humain (234) ; l’énoncé de foi est de la pensée pensée, pensée non point par l’homme, mais pour l'homme : et il n’est aucun homme qui ne puisse y discerner le vestige de la Pensée pensante qui en est îe principe (612) ; il n’est aucun croyant qui puisse ignorer en lui-même le se- I/ je LES ARTICLES FONDENT L ACTE DC CROY .ANT 335 cret instinct qui le porte à accueillir cet énoncé comme vrai. Ces réactions expriment d’une manière sensible, du côté humain, la communicabilité propre à la vérité et notamment à la Vérité divine ; elles sont par conséquent de nature à renseigner sur l’économie de la présentation faite par Dieu de cette même Vérité. Ceci va nous permettre d’examiner, en partant du fonctionnement rationnel humain, la stabilité de l’objet de foi dont nous avons parlé cidessus à un point de vue strictement objectif. Tout d’abord, un même fait, celui de la naissance du Christ par exemple, donnera lieu, suivant l’occurence temporelle, à deux actes de foi qui semblent différents : « Je crois que le Christ naî­ tra », ou bien « Je crois que le Christ est né ». Peut-on dire, dans ces conditions, que la foi de ceux qui ont précédé le Christ soit la même que la nôtre, comme l’affirme S. Paul : « Un seul Sei­ gneur, une seule foi, un seul baptême » ? (613) La réponse n’est pas douteuse puisque c’est la révélation qui doit servir de guide : c’est parce que la foi est une qu’il faut concevoir et son objet et sa formulation d’une manière compatible avec cettet unité. On pourrait donc songer à dire que « la réalité est la même, différents les énoncés qui 1’expriment ; et qu’il revient, de soi, à la foi, de croire [la chose], tandis qu’il lui est accidentel de la croire future ou passée » (614). Mais le croyant n’a nullement le pouvoir de laisser de côté une incidence temporelle qui se trouve en fait inté­ grée à la réalité même qui lui est proposée (615) : ce n’est donc pas du côté du sujet qu’il faut distinguer plusieurs modalités d’un assentiment dont le croyant n’est pas la règle, mais bien du côté de l’objet ; citons S. Thomas : « l’objet de la foi peut être consi­ déré à deux points de vue, soit en lui-même, tel qu’il est hors de l’âme : c’est sous ce rapport qu’il a proprement raison d’objet et qu’il communique à l’habitus unité ou multiplicité ; soit en tant qu’il est participé par le sujet connaissant. [Du premier point de vue], l’objet de foi est la réalité crue elle-même, toujours iden­ tique bien que référée aux croyants des différentes époques ; et la foi est une en vertu de cette identité. Tandis que l’objet de foi, en tant que nous en prenons acception se diversifie en une pluralité d’énoncés, sans que pour autant la foi elle-même s’en trouve différentiée. » (614) Nous avons tenu à citer ce texte particulièrement typique : une propriété essentielle de la foi telle que son unité, et d’autre part le fixisme de sa formulation peuvent se présenter comme contradictoires ; en pareil cas, il n'y a pas à hésiter : c’est l’énoncé qui doit céder (616). Et ceci entraîne du même coup, nous aimons à le redire, que « ce qui est proprement l’objet de la foi» (617) ce n’est pas l’énoncé, mais la réalité (551). Ceci ne restreint d’ailleurs pas ce que nous avons dit plus haut de la ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV 336 valeur de l’énoncé lui-même : le fait qu’il y ait, pour atteindre un même objectif, plusieurs bases de départ possibles, n’infirme la qualité d'aucune d’entre elles. Signalons en second lieu l’incidence psychologique de ce condi­ tionnement temporel de la foi. C'est parce que la pensée humaine se trouve, dans son fonctionnement même, inséparable du temps, que nous comprenons en composant et divisant ; le caractère complexe de l’énoncé de foi le rend adapté à l’intellection humaine parce qu’il est, en lui, l’empreinte de la succession à laquelle nous sommes nous-mêmes assujettis. Quant à la substitution possible d’un énoncé à un autre, avec permanence de l’objet véritable, elle est la conséquence de l’insertion de l’éternel dans la durée, le signe propre du conditionnement temporel de l’homme et de la foi, pensée à l’état humain (612). En sorte que nous discernons un complexe de relations qui se corroborent mutuellement et se causent réci­ proquement : relation de la foi au temps, qui implique la permu­ tabilité des énoncés sous la régulation immobile de l’objet ; rela­ tion de l’esprit humain au temps qui lui impose de ne comprendre qu’en composant et divisant (719) ; relation mutuelle de l’esprit humain et de l’énoncé de foi, laquelle impose à ce dernier une structure complexe (618). Cette dernière relation est donc, au fond, comme les deux autres, d’origine temporelle ; mais on peut l’ex­ primer d’une manière en quelque sorte statique en disant, avec la logique classique, que la foi relève de la seconde opération de l’esprit (619) : laquelle comporte jugement et partant vérité ou erreur, par opposition à la première opération qui est une saisie simple des essences universellement envisagées. Composition et division, d'une part, complexité de la formule d’autre part, se font face tout comme le principe actif et l’expression achevée du jugement ; ils se retrouvent l’un et l’autre dans la foi. Il ne faudrait cependant pas exagérer la portée de cette assimi­ lation : l’adhésion de foi est une activité intellectuelle originale qui ne se laisse pas ranger adéquatement dans des catégories éla­ borées à partir de l’ordre purement naturel. En disant que l’acte de foi comporte un jugement, on signifie bien qu’il possède un revêtement discursif, mais on ne saurait l’y réduire ; on indique bien d’autre part que ce même acte atteint la vérité, mais on n’ex­ prime pas comment il l’atteint. Il ne faut pas oublier que la rela­ tion de l’esprit à l’énoncé de foi ne saurait être envisagée isolé­ ment, et qu’elle appelle comme son indispensable fondement la relation de l’esprit à Dieu, puisqu’aussi bien l’objet de foi ne comporte l’énoncé que comme objet conjoint. A l’envisager disjonctivement, on laisserait de côté l’influence de la Vérité première LE CROYANT EST MU PAR DIEU 337 sur l’intelligence croyante. Cette influence modifie complètement, dans le cas de la foi, la problématique habituelle du jugement, et c'est ce que nous allons maintenant examiner. A3. L’aspect le plus original de la relation du croyant à Dieu, c’est sans contredit son caractère personnel. De l’énoncé de foi au croyant ou à la Vérité première, il n’y a relation que de chose à personne ; or la foi, qui est un enfantement spirituel, concerne nécessairement des termes distincts en tant cependant qu’ils parti­ cipent la même nature spirituelle, c’est-à-dire en tant qu’ils sont des personnes ; aussi ne saurait-elle être adéquatement décrite sans faire intervenir la troisième relation dont nous allons maintenant nous occuper, toute personnelle celle-là (620). a. Nous avons vu (621) comment la comparaison du maître et du disciple permet d’appeler la foi une pédagogie, et nous avons sur­ tout insisté sur la ressemblance entre les deux cas divin et humain ; nous devons maintenant signaler une différence profonde qui vient de ce que l’élève humain se trouve, à l’égard du maître divin, en une dépendance beaucoup plus radicale que vis-à-vis de tout autre maître. L’action créée ne peut en effet atteindre les dispositions intimes que par les actes qui les expriment, a fortiori n’a-t-elle aucune prise immédiate ni sur le sujet lui-même ni sur ses puis­ sances : le meilleur maître ne peut qu’éveiller et stimuler les in­ telligences qui lui sont confiées, il ne peut les rendre capables de ce dont elles sont, radicalement, incapables. L’opération divine meut au contraire les êtres du dedans : un peu comme la source modifie par son débit tout le régime du fleuve. Aussi Dieu, et Dieu seul, peut-il accroître sans violence les possibilités de sa créa­ ture : c’est de cette manière que son action créatrice, s’infléchis­ sant en paternelle providence, revêt sensiblement le caractère d’une initiative personnelle. Or c’est bien ce que fait Dieu en accordant la foi : il ne se contente pas de livrer la vérité comme le font les autres maîtres, par « ouï-dire » (562), et comme du dehors ; il opère intimement, il change l’esprit et le cœur afin de les rendre capables de la Vérité qu’il est lui-même. Nous nous rendrons bien compte de cette différence, du fait qu’elle commande une double manière de comprendre la distinction entre l’objet principal et l’objet conjoint. Nous plaçant tout d’abord au point de vue de la présentation extérieure, nous redirons que la valeur de vérité incluse dans l’énoncé de foi n’est que le reflet et comme le substitut créé de la Vérité première, en sorte que c’est à celle-ci qu’il faut imputer l’initiative : c’est la Vérité première qui incline le croyant à épau 1 .·!>·< •I'm 1 ■ ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV nouir en adhésion son propre assentiment, c est elle encore qui constitue adéquatement le répondant objectif de Γ « instinct divin » (622) gratuitement départi au croyant. C’est la Vérité première (623) qui est éminemment croyable : et c’est en se réfléchissant dans les énoncés qu’elle leur communique une « croyabilité » (761) plus pure et plus profonde que celle de toute autre vérité ; en sorte que la distinction entre objet principal et objet conjoint entraîne comme corollaire normal que l’appétibilité et la motion par finalité qui, absolument, appartiennent au premier ne s’associent le second que comme une espèce de relai, rendu indispensable par le jeu rationnel de la pensée humaine. Dans cette première vue, la dis­ tinction entre les deux aspects de l'objet de foi résulte simplement de la hiérarchie de leurs valeurs et ne fait au fond que traduire l’enchaînement de la même motion objective. Mais on peut également se référer à l’intériorité du sujet ; on discernera alors une différence d’espèce entre les actions dont l’ob­ jet principal et l’objet conjoint sont respectivement capables. En effet : Dieu, même envisagé en tant qu’il est Vérité, puisque c’est sous ce rapport qu’il intéresse la foi, ne laisse pas d’être cause première, de conduire chacune de ses créatures par son action providentielle et personnelle ; or cela n’appartient en aucune façon à l’objet conjoint. En un mot, nos deux objets s’enchaînent si on considère la présentation formelle de la Vérité, mais ils deviennent hétérogènes au point de vue de l’efficience. Bornons-nous donc à l’objet principal puisqu’il est seul au principe de cette motion in­ time qui est propre au maître divin ; il est cause et il est Vérité, « efficience » et « formalité » : il convient d'harmoniser ces deux rôles joués par le même Dieu à l’égard du même croyant. La chose est fort simple : que Dieu intervienne en tant que Vérité constitue simplement un titre nouveau au respect du type d’ordre dont cette même Vérité est la règle et la mesure ; or ce type d’ordre est un ordre de -natures : c’est un ordre dans lequel chaque être, et plus particulièrement chaque vivant, est doué d’un déter­ minisme qui lui permet de réaliser une finalité qu’il déploie en tant qu’elle lui est immanente et qu’il participe en tant qu’elle l’accorde à l’univers (624). 11 est très harmonieux de concevoir l’ensemble des valeurs surnaturelles en utilisant la même structure. C’est la hardiesse de S. Ihomas que de l’avoir fait, et quand nous disons que la foi est une grâce, il faut entendre avec lui que la grâce est une nouvelle -nature ; c’est-à-dire qu’elle est un principe intime d opération, stable de par son enracinement dans le sujet, diffé­ rencié de par les puissances qu’il qualifie respectivement : véri­ fiant ainsi les notes essentielles qu’intègre la notion de nature. La foi n’est pas un contact sporadique à la faveur duquel Dieu tirerait Ji LE CHOYANT EST MU PAR DIEU 339 de l'Ame un aveu de soumission aveugle à des formules obscures ; elle est une disposition intérieure habituelle du sujet humain qui soutient une relation permanente avec Dieu en tant qu’il est Vérité : et c’est justement ce que nous exprimons en disant qu’elle est une grâce, ou plus exactement qu’elle est un habitus résultant « de la lumière infuse de la grâce» (625). Ainsi l’habitus de foi est une détermination formelle, intrinsèque au croyant : en insistant sur cet aspect nous tenons bien compte de ce que le Dieu Créateur in­ téresse le croyant en tant qu’il est Vérité ; il est maintenant néces­ saire de faire retour à Dieu en tant qu’il est personnellement agis­ sant, c’est-à-dire en tant qu’il est Cause. Si d’ailleurs on concevait l’enracinement de la foi dans l’homme en laissant de côté sa cause actuellement agissante, on décrirait bien les modalités observables de l’ordre surnaturel établi par Dieu ; mais on ne saisirait ainsi qu’une sorte de résidu abstrait et inintelligible : abstrait parce que coupé d’avec le principe efficace de sa réalité, inintelligible parce qu’il serait séparé de la relation dont il n’est que l’affleurement créé. b. Nous avons déjà vu que, parce qu’elle suppose une initiative divine personnelle, la foi est une vocation (626) : parce qu’elle ré­ sulte d’une motion de la cause première vis-à-vis de laquelle l’hom­ me est radicalement dépendant, la foi est sujétion, obéissance (627) à l’autorité (628) de Dieu qui demeure, dans sa radieuse vérité, le Dieu tout-puissant ; ce qui précède nous conduit maintenant à insister sur un autre aspect de la motion divine, nous voulons dire sur son caractère actuel. C’est par sa relation actuelle à Dieu que l’habitus de foi subsiste ; c’est seulement par référence actuelle à son principe divin que l’on peut rendre compte et de sa stabilité (629) et de sa teneur spécifique. Nous avons déjà vu avec S. Jean qu’il faut « croire en la lumière tandis qu’on l’a, afin d’être fils de lumière » (630) : aidons-nous, pour le mieux comprendre, de la comparaison de la foi naturelle ; elle donne on s’en souvient, une raison de vivre, en maintenant un écart entre le fait et l'idée (631) : en d’autres termes il faut croire à la vie de pensée que l’on ne possède pas encore pour rendre intelligible et viable la vie que l’on possède et qu’on ne peut adéquatement penser ; c’est par cette foi en la vie que le vivant est vivant, et en retour l’intensité de sa vie devient la mesure de celle de sa foi. Or la lumière « que nous avons » c’est en l’espèce le Christ (630), c’est-à-dire Dieu : en sorte que nous la possédons en ce sens qu’elle est en nous, et que nous ne la possédons pas encore en ce sens que nous pouvons subir de sa part une actuation toujours plus profonde. Nous ne la comprenons pas adéquatement telle qu’elle est en nous, car elle y est comme un capital indéfini et indéfiniment profond ; mais nous • ri i «•M • 5;,α 340 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE iv comprenons le progrès immédiat qui doit l’actualiser partiellement et qui nous rapproche de Dieu-lumière. Ceci étant, « qui possède là lumière doit croire en la lumière pour être fils de la lumière n en cette manière où le vivant doit, pour être vivant, croire en la vie. Et de même que la foi naturelle est une relation de la vie à elle-même de la vie conditionnée par un sujet à la vie envisagée dans sa plénitude : ainsi la foi surnaturelle est-elle une relation de la lu­ mière divine à elle-même, par l’entremise du sujet humain qui la participe. Il suffit maintenant de restituer au symbolisme de la lumière employé par S. Jean (632) sa signification précise : le Christ lumière, c’est Dieu en tant qu’il est Vérité. Et l’on com­ prend comment, d’une part, l'habitus de foi est, quant à sa spéci­ ficité, le terme, dans l’intelligence humaine, de la relation de similitude que celle-ci soutient avec la Vérité première ; com­ ment, d'autre pan, le même habitus est, quant à sa stabilité, le résultat d’« une certaine grâce de lumière » (625) procédant de la même Vérité. S. Thomas exprime cette double conclusion en employant le mot « sigillatio », d’ailleurs assez difficilement traduisible : « La lumière de foi qui est comme une certaine empreinte de la Vérité première dans l'entendement, ne peut pas tromper » (633). « Sigil­ latio » signifie l’empreinte laissée par le sceau sur la cire, mais il a également le sens actif : action même de former cette empreinte. Cette comparaison matérielle porterait à concevoir l’action divine sous un mode d’extériorité qui ne lui convient pas ; si on en retient seulement ce qui est compatible avec l’immutabilité divine, il faut dire que l’habitus de foi (ou lumière de foi) subsiste de par sa relation actuelle à la Vérité première et soutient avec celle-ci un rapport de similitude: les fils de lumière (630) sont, en effet, en vertu même de la propriété essentielle de la filiation, semblables au « Père des lumières >» (634) et au Fils par nature qui « est lu­ mière » (635) ; et la foi étant le principe de cette filiation (630) participe la même propriété. Faisons maintenant, avec S. Thomas, un pas de plus, au moins en ce qui concerne la manière d’expri­ mer ces mêmes conclusions. Nous venons de montrer en quel sens l’habitus de foi est relation ; or les mots « assimilatio », « sigillatio» saisissent cet habitus et le caractérisent surtout dans le croyant ; ils évoquent ainsi le terrain sûr dont l’analyse ration­ nelle a besoin, mais ils ont l’inconvénient de signifier la relation qu’ils veulent décrire en un état trop distendu : n’est-il pas possi­ ble de suggérer entre ses termes un rapprochement et même une certaine unité ? « La foi est une assimilation à la connaissance divine, et cela de la manière suivante : par la foi qui nous est infuse, nous sommes dans la vérité première par mode d’inhé- « LE CROYANT EST MU PAR DIEU 341 rence, en vertu de cette vérité elle-même ; et ainsi fondés et enracinés en la connaissance divine, nous voyons toutes choses comme avec I ceil de Dieu » (636) L habitus de foi n’est donc pas plus dans son opération un mimétisme indépendant qu’il n’est dans son être une réalité séparée ; comme il ne subsiste que par sa relation avec la Vérité première, ainsi n’entre-t-il en activité, sans d’ailleurs abdiquer son type propre d’opération, que dans cette Vérité en tant qu’elle est Acte ; le croyant n’a pas sa lumière à lui, sa visualisation à lui : il a la lumière de Dieu et la visuali­ sation actuelle de Dieu ; il ne voit pas seulement « comme Dieu voit », mais il voit « comme avec l’œil de· Dieu » ; essayons de rattacher cette assertion aux précédentes afin de les mieux éclairer les unes par les autres. c. Indiquons tout d’abord le schéma rationnel qu’il conviendra ensuite de transposer ; nous venons de voir que la relation à la Vérité première, en quoi consiste la foi, peut être envisagée soit comme fondement soit comme similitude ; dans le premier cas elle désigne un principe de réalité et s’apparente à l’ordre des causes efficientes, dans le second elle constitue une attente et un appel du vrai divin et relève de l’ordre des causes finales. Le passage de l’ordre des causes efficientes à celui des causes fina­ les (637) consiste à inférer de l’agir obscurément exercé ou dili­ gemment observé un principe intelligible d’explication. Le passage inverse, lorsqu’il est possible, et c’est en principe (638) le cas de la conduite humaine, a pour conséquence de pénétrer l’action d’in­ telligibilité, et la pensée de réalité. Nous ne parvenons d’ailleurs jamais à une conjonction parfaite de ces deux ordres de causes : et c’est pourquoi les efforts d’une réflexion qui n’atteint pas le fond des choses alternent avec les tentatives d’une action qui se corrige surtout par ses propres échecs. La foi humaine se laisse assez bien situer dans ce cadre : elle est en effet le principe d’ex­ plication qui donne à la vie sa raison d'être, et elle devient par là source efficace et clairvoyante de cette même vie. D’autre part, sa précarité, son nécessaire et perpétuel ajustement, témoignent de ce qu’elle ne peut jamais parfaitement unifier ces deux fonctions ; elle enveloppe, mais à l’état disjoint les deux ordres de l’efficience et de la finalité : et cet écart permet le jeu de la vie, en même temps qu’il laisse peser sur lui d’irréductibles incohérences. La foi divine réalise, par grâce et mystérieusement, ce dont la foi humaine s'avère incapable. La vie d’un croyant authentique découvre aux autres ses raisons de vivre, tout comme la vie du Christ montrait sa divinité : il n’y a probablement aucune induc­ tion qui réussisse aussi parfaitement que celle-là (639) ; elle corres­ •Q 1 3 'Ml· :r j: t 342 ADHÉSION DF. FOI ET TÉMOIGNAGE IV pond, pour le croyant lui-même, à la conjonction idéale à laquelle aspire la foi humaine, puisqu’il n’y a aucun détail dt sa vie. si modeste scit-il, qui ne le reporte en droit à la fin que déjà il possède (630) en lui par la foi : c’est d’une manière permanente que le croyant saisit Dieu dans son propre agir, à commencer bien entendu par cet agir immanent qu’est l'exercice intérieur de la foi ; en d’autres termes le croyant lit immédiatement la finalité dans l’efficience. Mais c’est la réciproque, d’ailleurs plus mysté­ rieuse et plus difficilement exprimable, qui nous intéresse surtout ici. Retrouver l’efficience à partir de la finalité peut, dans le cas qui nous occupe, signifier l’organisation cohérente de la vie hu­ maine en fonction de la fin surnaturelle qu’elle doit atteindre, mais nous laissons complètement de côté pour le moment ce point de vue pratique que nous réservons pour le dernier chapitre. Il s’agit maintenant de la foi elle-même, dans son intériorité, de l’exercice de la foi à partir de la finalité de la foi ; il s’agit de concevoir la « sigillatio » dont nous avons parlé, non en tant qu’elle est le principe efficace qui permet au croyant d’avoir prise sur l’objet divin qui termine son acte, mais bien en tant qu’elle procède de la Vérité première, et qu’elle est simplement la consé­ quence de ce fait que le croyant se trouve « enraciné dans la Vérité première » (636). La foi, qu’on l’envisage dans sa consistance stable d’habitus ou bien dans l’exercice de son acte, est créée par Dieu en vue de permettre à l’homme d’atteindre la Vérité subsis­ tante. Or le croyant, en tant qu’il est associé à cette production mystérieuse, effectue une sorte de conversion de la finalité en efficience ; il est assuré en effet, en voyant toutes choses avec le regard même de Dieu, de réaliser par son acte la juste proportion, établie en Sagesse divine, entre la fin de la foi et l’exercice de la même foi ; sans doute ne connaît-il adéquatement ni l’un ni l’au­ tre de ces deux éléments : mais c’est précisément le propre de la foi que de circonscrire, dans l’obscur, la réalité dont elle est cer­ taine. La foi conserve son mode quand elle réfléchit sur elle-même pour appréhender sa propre production ; mais cela n’empêche nullement que cette production réalise, dans la motion divine, le renversement dont la foi humaine est incapable : il est éclairant de voir à quoi tient cette différence. La foi humaine n’appréhende jamais un terme transcendant qui puisse lui servir de point d’appui et qui lui permette, saisi comme fin, de réajuster ses comportements par une rectification exclusi­ vement intérieure : la vie est une fin toujours fuyante, en sorte que le vivant ne peut s’établir dans la vie comme le croyant s'éta­ blit en Dieu. Le mystère de Dieu est sans doute plus profond et plus obscur que le mystère de la vie, mais il n’est aucunement Z r 56 LE CROYANT EST MU PAR DIEU 343 conditionné par la pénétration progressive qu’en fait le croyant : Dieu est transcendant et le mystère de Dieu est saisi par la foi divine dans sa trancendante indépendance ; que cette saisie soit claire ou obscure ne change rien au fait. Cette différence fonda­ mentale concernant les objets entraîne que la foi humaine est inca­ pable d’assister à sa propre genèse, tandis que la foi divine le peut. La foi humaine est requise pour vivre ; on n’en reconnaît la nécessité qu'à posteriori : contrainte salutaire, mais contrainte ; tandis que la foi divine assiste avec sérénité à sa propre naissance parce qu’elle jouit, par rapport à toutes choses et par rapport à ellemême, du recul de Dieu auquel elle adhère dans le mystère. Au vrai, l’homme croyant, pas plus que l’homme tout court, n’est capable d’effectuer par lui-même la conversion de finalité en effi­ cience qui seule peut expliquer la genèse et la nature de la foi : c’est Dieu, qui est la « clé du chiffre » (640), mais la clé est don­ née au croyant. C’est en la sagesse divine que s’identifient les deux termes entre lesquels nous sommes contraints de parler de conver­ sion. L’ « œil de Dieu » ne voit pas disjonctivement la finalité qui impère et l’efficience qui réalise. Le croyant voit sa propre foi avec l’œil de Dieu (636) ; et ainsi il sait, dans le mystère même de son union à Dieu, mais bien au delà de toute expérience ré­ flexive, que la foi est une participation simple à la Vérité divine subsistante (641). La « sigillatio » est pour ainsi dire le vestige de cette participation actuelle ; elle est le témoin permanent de ce fait que la Vérité première s’exprime elle-même, et se rend témoignage à elle-même, au travers de l’âme croyante. En un mot, la clairvoyance divine qui est accordée au croyant par la foi lui permet de comprendre que sa propre adhésion à la Vérité première saisie comme fin, est la réciproque de la motion mysté­ rieuse de cette même Vérité pâtie comme Acte : ainsi la foi estelle une relation parfaitement achevée, immédiatement saisissable par son incidence humaine qui est l'habitus, mais dont l'unité ne trouve résolution qu’en son principe divin (544). Faut-il ajouter que dans un pareil contexte le « jugement de foi » aura un statut assez singulier : formulé sous la motion de la Vérité première, il est beaucoup plus proche des jugements qui sont immédiatement relatifs aux premiers principes (522) du raisonnement que de ceux qui concernent les réalités concrètes ; il reflète ainsi la simplicité de son principe divin (642), et c’est comme nous le verrons le meilleur des facteurs de sa certitude. S ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE 37. IV l’ordre des relations établies par la foi entre dieu, l’énoncé révélé, le croyant, a pour fondement LA VÉRITÉ PREMIÈRE SE REVELANT Bt. Laissons de côté cette dernière question qui sera reprise en détail (643), et fidèles à la méthode dont nous avons plusieurs fois souligné la nécessité, essayons de tenir sous un seul regard ce que nous venons de distinguer ; voyons comment s’unissent et s’harmonisent les trois relations que soutiennent entre eux deux à deux les éléments que nous avons posés au début : Dieu, l’énoncé de foi, l’esprit du croyant. Nous avons essayé de décrire ces trois relations envisagées respectivement, mais il est clair que l’attrac­ tion exercée sur l’esprit par la vérité résulte de la présentation simultanée de Dieu et de l’énoncé de foi, l’objet principal et l'objet conjoint étant inséparables < il est non moins clair que, du côté du croyant, il n’y a pas deux actes, l’assentiment s’adressant à l’énoncé et l’adhésion à Dieu, mais un seul acte qui oscille comme nous l’avons vu (644) entre l’assentiment et l’adhésion en se ter­ minant toujours au seul et même objet. C’est ce second point qui nous retiendra davantage parce qu’il est plus immédiatement ac­ cessible à l’analyse rationnelle et par là plus important pour ca­ ractériser la foi en tant que disposition du sujet humain. Disons tout de suite que nous serons conduits à distinguer, conformément au langage reçu, Vobjet formel de la foi qui est la Vérité pre­ mière se révélant, et Vobjet matériel qui comprend toute vérité en tant qu’elle est révélée (645). En ce qui concerne le premier point, signalons une importante différence de structure entre les deux cas, naturel et surnaturel de l’intellection. Tout acte humain re­ quiert on le sait une motion expresse de la cause première, et les actes d'intelligence échappent si peu à cette nécessité que la théo­ rie aristotélicienne de l’intellect agent avait été créée pour y satis­ faire. Mais tandis que dans le jeu naturel de l’intelligence, la motion divine porte sur le complexe formé par l’esprit et l’objet qui lui fait face, Dieu demeurant en un sens extérieur au méca­ nisme formel de l’intellection ; cette même motion procède, dans le cas de la foi, de l’objet : lequel est transcendant à l’intelligence en tant qu'il est la Vérité divine, et connaturel à l’intelligence en tant qu’il est une proposition. En d’autres termes, la proximité singulière de l'objet conjoint à l’objet principal, qui est aussi cause première, entraîne que la motion divine se trouve ici inté­ grée au mécanisme même de l’acte humain d'intellection : cela n’en modifie évidemment ni le cadre ni la description rationnelle, mais cela en change complètement le statut ontologique. Tandis que, dans l’intellection naturelle, on peut poser Dieu d’une part, 37 LA FOI EST UNE, PAR LE DIEU RÉVÉLANT 345· et d’autre part le complexe esprit-objet, il est impossible d’introduire, dans l’intellection surnaturelle de la foi, une semblable dis­ jonction. La foi a une dimension divine ; et si on voulait la ré­ duire à n’être qu'assentiment à une formule, on ne la compren­ drait pas plus qu’un être infiniment plat ne pourrait saisir l’har­ monie d’une cathédrale en observant sur le sol les traces de ses murs et de ses colonnes. Que nos lecteurs incroyants ne nous en veuillent pas : nous préférons leur déclarer qu’il y a dans la struc­ ture de la foi un élément pour eux incompréhensible, que de trahir leur confiance en leur présentant une foi à taille d’homme qui n'est que le sous-produit insipide d’un apologétisme opportuniste. Examinons donc le concours simultané des termes mis en pré­ sence par l’exercice de la foi : Dieu, l’énoncé et l’esprit du croyant. Les trois relations qui résultent de leurs rapprochements consti­ tuent en quelque sorte des cycles : de la Vérité divine à l’énoncé qui l’exprime, de la même Vérité à l’intelligence croyante, de la proposition à l’esprit ; le troisième est comme la projection ra­ tionnelle du second ; leur commun principe, qui est aussi leur fin commune, est Dieu : immédiatement pour les deux premiers, médiatement pour le troisième. Il convient tout d’abord de noter que ces trois processus : emploi fait par Dieu des mots humains pour exprimer une vérité le concernant, élévation de l’esprit hu­ main par l’habitus de foi, présentation de l’objet de foi, concou­ rent évidemment au même but : à savoir la communion intelli­ gible de l’homme avec Dieu ; celle-ci requiert en effet plusieurs démarches, dont elle montre en retour l’unité organique : l’énoncé ne divise pas plus l’objet et l’acte de foi qu’un instrument ne dé­ tourne en sa faveur l’agir qu’il participe. Il faut même dire, en vertu de notre remarque liminaire, que l’esprit du croyant et l’énoncé de foi ne font pas plus nombre entre eux qu’ils ne font, respectivement, nombre avec Dieu ; l’énoncé est en effet d’une ténuité ontologique d’autant plus grande que, sans préjudice de sa valeur formelle de vérité (646), on lui fait jouer son véritable rôle qui est de référer à Dieu : dès lors, il épouse les conditions de l’objet principal, et loin d’absorber à son profit une partie de l’adhésion du croyant, il contribue à l’expliquer adéquatement. Redisons, en d’autres termes : Dieu ne se rendrait pas accessible s’il n'incarnait sa Vérité en des discours rationnels ; mais ceuxci, en retour, ne peuvent être séparés de la Vérité qu’ils dési­ gnent à l’attention croyante, sous peine de devenir, quant à leur teneur métaphysique, inintelligibles : en sorte qu’ils se trouvent, en droit comme en fait, assumés dans l’union de « Dieu qui est esprit »(647) et de l’homme, en tant qu’il est, à l’image de Dieu, esprit lui aussi. rj IV ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE 346 B2. Nous sommes maintenant en mesure de comprendre l’unité d'exercice de la foi en nous plaçant au point de vue formel de son objet et de sa lumière, et non plus seulement dans la perspective de la fin qu’elle permet d’atteindre. a. Les preuves rationnelles, le miracle par exemple, permettent de discerner l’authenticité du message divin (648). Ce simple fait indique assez que la foi comporte, comme toute connaissance par témoignage, deux éléments : les vérités connues, exprimées en pro­ positions, dont on désigne généralement l’ensemble sous le nom d’objet matériel de la foi ; et d’autre part le point de vue auquel on les examine ou la lumière qui leur donne un sens : l’un et l’autre apportés par le témoin lui-même, constituent l'objet formel (649). Les propositions ne méritent d’être crues que si elles se présentent comme le terme d’une «tradition >» (460) divine (650) ; mais on se gardera de penser que, l’authenticité du témoignage ayant été éta­ blie par la démarche rationnelle antécédente à la foi, ce témoignage n’ait plus aucun rôle à jouer dans la foi elle-même. C’est au con­ traire à l’intérieur de la foi que 1’« évangile » (651) divin apporte une « pleine persuasion ». Mais comment cela est-il possible ? Comment la Parole divine peut-elle s’harmoniser avec la vérité qu’elle enseigne de telle manière qu’elles constituent, l’une et l’autre conjointement, l’objet d’un seul et même acte ? Comment le croyant peut-il accueillir la Pensée subsistante dans une intelli­ gence humaine ? Question plus délicate encore que d’unir la grâce de la justification avec sa certification rationnelle. Avant d’examiner cette difficulté, il sera bon de rattacher la distinction que nous venons de faire entre objet matériel et objet formel à la trilogie que la finalité de la foi nous avait conduits à discerner. Dans un exposé qui poserait d’emblée que la foi est un témoignage, l’objet matériel et l’objet formel se présenteraient im­ médiatement ; mais nous avons suivi une autre voie à la logique de laquelle nous devons demeurer fidèles, ce qui sera d’ailleurs bien facile. Dieu est objet de la foi, puisque c’est à lui que la foi doit nous unir ; il est d’autre part impossible que l’homme produise un acte d’intelligence vraiment humain qui ne s’exprime en formu­ les rationnelles : ce qui nous a conduits à distinguer l’objet conjoint et l’objet principal. La relation qu’ils soutiennent entre eux pa­ raît assez claire tant qu’on en reste à une représentation abstraite et que, laissant de côté la teneur réelle des termes mis en cause (Dieu et l’énoncé révélé), on se borne à considérer leur connexion logique ; mais il est aussi difficile de saisir adéquatement cette re­ lation-là qu’il 1 est de saisir Dieu lui-même. La foi est plus mo­ deste : elle vise bien la relation afin de « tendre, par elle, vers Dieu LA KOI EST UNE, PAR LE DIEU RÉVÉLANT son objet >» (551), mais elle y réussit en appréhendant V énoncé en tant qu’il est une référence objective à Dieu. Toute la valeur de la foi tient dans cet « en tant que », et c’est précisément lui qui en constitue l’objet formel. L’objet ou motif formel de la foi se pré­ sente donc comme la relation objective de l’énoncé révélé à Dieu : relation qui ne peut pas plus être saisie elle-même que son principe divin (652), mais que l’habitus de foi permet précisément de lire dans l’énoncé révélé. Nous voyons donc que la distinction entre l’objet principal et l’objet conjoint, qui exprime la nécessaire dis­ tension de la foi, induit, en référence à la psychologie du sujet croyant, l’existence de ce que nous appelons maintenant objet for­ mel. Quant à l’objet matériel c’est donc l’énoncé en tant qu’il si­ gnifie une certaine détermination du mystère de Dieu. C’est donc en fait l’objet conjoint, mais envisagé à un point de vue un peu différent. La distinction objet principal objet conjoint insiste en effet sur un écart ontologique : subsistance absolue du premier, ténuité toute relative du second. Tandis que l’objet matériel et l’objet formel sont relatifs dans l’ordre de la vérité, plutôt que du point de vue de l’être. Revenons alors à notre question : comment la Parole de Dieu s’harmonise-t-elle avec la vérité qu’elle enseigne, en telle manière qu'elles constituent, l’une et l’autre conjointement, l’objet d’un seul et même acte ? On répondra qu’il suffit au croyant de rece­ voir dans l’Acte même de la Vérité révélante qui est le principe de son acte à lui, l’énoncé qui exprime une détermination de la Vérité objet. C’est en effet ce que nous concluerons. Mais on com­ prendra mieux toute la portée de cette solution si simple en souli­ gnant la difficulté qu’elle permet de résoudre. Cette difficulté n’ap­ paraît pas si on définit l’objet formel « formellement » et abstraite­ ment : mais elle se présente aussitôt dans la perspective plus mé­ taphysique que nous évoquions à l’instant. La relation entre l’énon­ cé révélé et Dieu, relation qui est le fondement ontologique de l’objet formel peut en effet être envisagée à deux points de vue différents : selon qu’on en considère les deux termes — Dieu et l'article de foi — sous leur raison commune d’objet, tout en respec­ tant bien entendu la hiérarchie de leurs natures ; ou bien que l’on considère Dieu en tant qu’il révèle actuellement l’énon de foi, en d’autres termes en tant qu’il exerce actuellement son rôle de té­ moin. L’« objet formel » est donc susceptible, d-ans le cas qui nous occupe, de deux acceptions (653) : Dieu terme de l'acte, Dieu ré­ vélant. On pensera que Dieu « terme de l’acte » n’est plus objet formel, mais objet tout court, objet atteint dans l’acte et spécifiant l’acte. Cela serait vrai en intellection naturelle : pas de distinction dans ce cas entre ce qui « termine » et ce qui « spécifie » : l’objet adhesion de FOI ET TÉMOIGNAGE 34« IV dont nous nous saisissons communique aà Il’esprit sa propre forme. Cependant, le métaphysicien qui s’attache à percevoir l’être dans ses modes échappe en quelque manière à cette règle ; le croyant la domine de plus haut encore : l’énoncé qui spécifie n’est pas le Dieu qui « termine ». Or les énoncés sont distincts les uns des autres, tout comme les objets du monde sensible auxquels ils em­ pruntent leur signification naturelle ; tandis que Dieu lui-même termine tout acte de foi d’une manière uniforme (57). Si donc on considère Dieu sous cet aspect, et pour ainsi dire dans cette fonc­ tion, on le retrouve identique dans tout acte de foi. Or l’aspect qu’on retrouve le même dans un ensemble de cas différents c’est par définition même une « raison formelle ». On comprend par là comment le Dieu qui termine la foi en est, en quelque façon, 1’« objet formel». Comme d’autre part l’objet formel c’est la pro­ priété commune à tout ce qui est cru, à savoir d’être révélé (87), cette même locution « objet formel » a bien les deux acceptions dont nous parlions : l’une en référence à la présentation de 1’« objet », l’autre concernant la psychologie du sujet : Dieu ré­ vèle. Dieu termine l’acte : la Vérité est par essence communicable, la Vérité est en Dieu subsistante. L’équivoque qui pourrait résul­ ter de là se trouve en partie levée du fait que l’acception « subjec­ tive » est, du point de vue de la foi, plus « formelle » que l’autre. Mais il est facile de voir que la seconde est prépondérante. Il nous est en effet impossible, dans les conditions présentes, de saisir Dieu en tant qu’il termine notre acte, sinon sous un rapport déterminé ; or une telle détermination excluerait la possibilité de connaître si­ multanément la proposition dont Dieu est précisément témoin et que nous avons appelée objet matériel. Cette difficulté est le sim­ ple corollaire de l’introduction, dans la foi, du mode conceptuel humain, lequel exclut l’appréhension simultanée de deux déter­ minations différentes. Autrement dit, <« Dieu terminant l’acte » est aussi bien fonction qu’objet : si on le conçoit comme un objet semblable à un autre, on le conceptualise, on le matérialise, et on rend inutile la distinction entre l’objet matériel et l’objet formel. Cela montre qu’on doit se garder avec grand soin de laisser inter­ férer les types de visualisation différents commandés par les deux membres de la distinction « objet matériel » « objet formel ». Cela montre également que cette distinction ne permet pas de dresser une classification adéquate de tous les éléments de l’acte de foi. « Dieu terme de l'acte » relève bien de l’objet formel. Cependant ce n’est pas par là que l’attestation divine peut être, comme il le faut, actuellement présente dans l’acte de foi. Elle s’y introduira plutôt par « Dieu révélant », comme une lumière éclairant sous un jour favorable un objet difficilement visible, ou pour prendre une image moins matérielle, comme une théorie mathématique fait corn• f 1 * —____ . * Λ. · « t A Î7 LA FOI EST UNE, PAR LE DIEU RÉVÉLANT 349 prendre un phénomène physique avec lequel elle est en affinité de structure (654). Il y a là une première confirmation de la priorité, toute relative d’ailleurs, du « Dieu révélant » sur le « Dieu termi­ nant ». On peut encore s’en rendre compte comme suit. Le croyant est vis-à-vis de Dieu un peu comme le disciple vis-àvis du maître (554) : c’est à la faveur d’une sympathie intellectuel­ le, dont l’analogue est ici la grâce de la foi, que le premier parti­ cipe véritablement à la lumière du second (655). Dieu est donc à la fois objet et lumière (682), et on retrouve ce double aspect dans la relation que les énoncés de foi soutiennent avec lui ; mais « de même que la lumière est elle-même visible en ce sens que rien ne peut être vu que par elle » (656), ainsi Dieu est-il lui-même objet de foi en tant qu’il éclaire tout ce qui est de foi, c’est-à-dire en tant qu'il est lumière : c’est donc bien le point de vue de la lumière qui, dans notre manière de décrire, est premier (657), puisqu’il inclut l’autre tandis que l’inverse n’est pas vrai. Nous disons bien : dans notre manière de décrire ; car les points de vue que nous distinguons à l’intérieur de l’objet formel lui-même, à savoir redisons-le, Dieu terme de l’acte, Dieu se révélant, s’identifient dans la réalité divine : ils correspondent en effet respectivement à l’iden­ tification de l’être et du vrai d’une part, à l’expression intelligible que Dieu forme de lui-même d’autre part ; or des inférences mé­ taphysiques simples montrent que, la nature divine excluant toute possibilité d’actuation, l’intelligence l’intelligible et l’intellection y sont réellement identiques (658) : le Verbe de Dieu n’est pas autrement distinct de la Vérité divine qu’il ne l’est de Dieu luimême, c’est-à-dire qu’il ne l’est pas réellement ; semblablement Dieu, en tant qu’il révèle, n’est pas réellement distinct de Dieu premier objet de cette révélation ; on peut 1’entrevoir en partant de ce fait que la lumière est elle-même objet de vision mais on ne saurait le comprendre, sans recourir à l’économie intime de la nature et de la vie divines : l’Acte pur est pensée subsistante. Ainsi, l’objet formel de la foi, c’est Dieu ; c’est Dieu non pas en lui-mëme adéquatement saisi, ce qui serait incompatible avec notre état actuel, mais Dieu lui-même en tant qu’il termine la rela­ tion que soutient avec lui l’énoncé révélé ; c’est, d’une manière plus précise et plus originelle, Dieu en tant qu’il révèle : le croyant a en effet prise sur Dieu par l’assentiment qu’il accorde à l’énoncé révélé, mais à la condition que celui-ci possède le coefficient d’ac­ tuation singulière qu’il a d’ailleurs toujours dans la foi réellement exercée : or c’est cette actuation que l’on désigne très formellement par l’Acte qui en est le principe en disant que Dieu révèle. Comme d’autre part. Dieu se laisse saisir par la foi en tant qu'il est Vérité : I· 350 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV — la seule lumière qui puisse faire infailliblement conil révèle par naître la Vérité, à savoir celle de la Vérité elle-même ; en termes moins impropres, il révèle par une sorte d’imitation externe et créée de sa propre procession intelligible : en sorte que cette ré­ vélation, en quoi consiste tout le motif formel de la foi, mérite, tant par elle-même que par l’objet auquel elle conduit, le nom de vérité. Ajoutons enfin qu’il s’agit de la vérité subsistante en tant qu’elle s’identifie objectivement à l’être divin, et de la vérité qui est mesure et règle de toute autre vérité puisqu’étant manifestation de l’intelligibilté divine et partant de tout ce qui y est, éminem­ ment, contenu, elle fixe les lois des natures ; et l’on comprendra que cette vérité est première du point de vue de l'être comme du point de vue de la pensée, première en ce sens qu'elle est avant toute autre, mais première surtout parce qu’elle est telle que toute autre vérité en dépend radicalement, comme le fleuve de sa source. Con­ cluons donc que l’objet formel de la foi c’est la Vérité première révélant, et par là même se révélant Î659) : elle est la raison for­ melle du savoir de la foi, 1’« argument des choses invisibles», tout comme les principes et les méthodes d’une science sont les raisons de ses conclusions ; elle est le seul motif sur lequel nous puissions nous appuyer pour avoir, en l’absence d'évidence, une foi infaillible (660) : et ce dernier point suffirait, supposée admise cette qualité de la foi, à montrer que son motif formel est la Vé­ rité première (661). Remarquons enfin que c’est par une réflexion très élémentaire sur la finalité et sur l’essence de la foi que nous avons été con­ duits à identifier son motif formel : la Vérité première se révélant. Or une telle réflexion, dominant les éléments que l’analyse dis­ tingue, et considérant la structure d’ensemble, est celle que com­ manderait par ailleurs la recherche de ce en quoi consiste l’unité de la foi. D’une manière plus générale, la démarche propre à attein­ dre l’essence d’une réalité en explique également l’unité : car de­ mander ce qu’est une chose, c’est supposer implicitement qu’il est possible de considérer le complexe d’éléments qui la décrit de telle manière qu’il s'organise pour ainsi dire de lui-même et livre ainsi son unité ; en sorte que si une telle démarche va jusqu’à décou­ vrir l’essence dans sa cause elle découvre du même coup l’unité dans sa cause. Or l’essence de la foi, c’est d’être adhésion et assen­ timent : mais nous avons vu que ce qui rend compte de ces élé­ ments, envisagés dans leur spécificité respective aussi bien que dans leur relation, c’est l’objet formel de la foi : la Vérité première se révélant. Nous devons donc en conclure que, pour comprendre vraiment l’unité de la foi, c’est-à-dire pour comprendre cette unité dans sa cause, il faudra remonter jusqu’au même objet formel - 37 I. \ EOI EST UNE, PAR LE DIEU REVELANT 351 la Vérité première se révélant. Il n'y aurait qu’un médiocre intérêt à insister sur une inférence métaphysique aussi banale ; il sera plus fructueux d’en développer la réciproque et de montrer que la Vé­ rité première, condition nécessaire de l’unité de la foi, en est éga­ lement la condition suffisante. Nous examinerons dans ce but les relations de l’énoncé révélé et de l’intelligence croyante avec la Vérité première on acte de révélation ; ce qui complétera les para­ graphes précédents, où il était plutôt question de la Vérité premiè­ re en elle-même. Nous tenterons cependant, auparavant, de nous familiariser avec la notion d’« objet formel » ou de « point de vue formel » (649) ; elle joue, comme on le voit, un rôle essentiel : elle doit donc être saisie et appliquée avec la plus grande rigueur. b. L’expérience la plus banale montre qu’il est difficile de pour­ suivre une enquête un peu longue en lui conservant une parfaite pureté de ligne. 11 est difficile de tenir un point de vue déterminé parce qu’il est difficile de définir un point de vue : c’est une ten­ dance trop spontanée de l’intelligence humaine que de concrétiser et même de matérialiser les idées, pour qu’il soit possible d’y re­ noncer autant qu’il conviendrait lorsqu’il s’agit de comprendre ce que c’est qu’une lumière pure, nous voulons dire une lumière qui éclaire toutes choses sans être elle-même un objet comme un autre. Sans doute la Vérité première se révélant est-elle substantiellement Dieu, mais au plan où cette identité existe, nous ne pouvons ni visualiser ni définir. 11 est donc fort important, au point de vue de l'épistémologie de la foi, de bien tenir que Dieu y intervient tout d'abord en tant qu’il est Vérité révélante, ou comme le dit S. S. Pie XII, en tant qu’il est « source de la Vérité »(662) ; considérer, au contraire, d’une manière unilatérale l’aspect « objet », c'est risquer de matérialiser, dans l’obligation de croire une formule venant du dehors, la grâce que son intériorité rendait aisément assimilable. Nous nous reporterons encore une fois au Concile du Vatican : le schéma D comporte une transposition qui met bien en lumière la difficulté que nous signalons. Nous lisons dans le texte défini­ tif : « Ils sont loin de se trouver à égale condition ceux qui, par le don céleste de la foi, ont adhéré à la vérité catholique... » (663). Or l'épithète catholique est propre au schéma D. Les schémas A (664), B (665), C (666) portent, en son lieu et place, première. Cette substitution engage précisément la question que nous débat­ tons : adhérer à la vérité catholique ne peut en effet signifier qu’une seule chose, à savoir de tenir pour vraies les vérités proposées par l’Eglise catholique ; tandis qu’adhérer à la Vérité première doit s’entendre, comme nous l’avons vu, de la communion intelligible ' ·· * PM ADHESION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV .352 du croyant à Dieu en tant qu’il se révèle. On pourrait donc croire que la transposition de primae en catholicae implique une revision doctrinale importante des premiers schémas. Mais il n’en est rien: l’assemblée conciliaire a seulement désiré être comprise, même par les esprits les plus réfractaires à l’intelligibilité abstraite. On ne reproche en effet rien d’autre à la locution « vérité première » que «son obscurité» (667) ; elle parut même si obscure qu'on la dé­ clara privée de sens et qu’on suggéra de remplacer primae par semel (668), montrant ainsi qu’on accordait au mot « primae » un sens temporel singulièrement étranger à celui qu’il a dans la théologie traditionnelle : dans ces conditions il devenait en effet inin­ telligible. Mais il convient de noter qu’il n’avait évidemment rien d’obscur : ni pour les membres de la Deputatio qui, après le Car­ dinal Franzelin, l’avaient conservé dans les schémas successifs, ni pour la majorité du Concile où il ne se trouva que trois objec­ tants sur six cent cinquante présents environ. L’assemblée usa cependant de condescendance, jugeant probablement, non sans quelque raison, que ce qui n’était pas compris par un père du Concile le serait difficilement par nombre d’autres fidèles. Il est même intéressant de noter que cette conversion de la lumière en objet comportait deux degrés : entre « vérité première » et « vérité catholique » on pouvait s’arrêter à « vérité révélée » qui fut effec­ tivement suggéré (669), cette expression indiquant au moins rela­ tion à la Vérité qui révèle. Mais, la suite du paragraphe parlant du magistère de l’Eglise (670), il a paru probablement plus opportun d’amorcer cette perspective : nous avons en effet indiqué précé­ demment la distinction entre foi divine et foi catholique (671) en faisant bien remarquer que la seconde, loin de remplacer ou d’ex­ clure la première, l’inclut au contraire dans sa définition. Il en va de même ici : la vérité catholique ne se comprend que par référence à la vérité première, celle-ci étant la source (662) dont celle-là est l’expression : il faut même dire que l’adhésion à la Vérité première est constitutive de la foi divine, tandis que l’assentiment à l’objet présenté au nom de Dieu par l’Eglise l’est de la foi divine et catho­ lique. Adhésion et assentiment, foi divine et foi catholique, vérité première et vérité catholique ; nous retrouvons toujours dans la foi la même dichotomie expressive de sa distension intime : l’écart infini entre Dieu Vérité et l’intelligence créée se traduit, dans la foi, par un certain aspect relationnel absolument irréductible à une conceptualisation qui ne serait adéquate que dans une philosophie de l’objet clos. U résulte de tout ceci que, commentant le Concile par lui-même, et d’ailleurs par S. Thomas, nous devons entendre que l’adhésion de foi repose en la Vérité première et atteint en elle les énoncés 37 LA FOI EST UNE, PAR LE DIEU RÉVÉLANT S 353 elle révélés. Laisser dans l’ombre ce rôle de manifestation qui Appartient en droit à la Vérité première, c’est d’ailleurs rendre la foi divine contradictoire. L’objet matériel de la foi doit en effet être présenté comme révélé ; si ce caractère n’était pas substan­ tiellement donné dans l’Acte révélant, il devrait résulter exclusive­ ment d’une démarche extrinsèque à la foi elle-même : le rationa­ lisme devient inévitable, au moins si on est logique avec de sembla­ bles prémisses (672). Il faut, comme nous l’avons vu, comprendre autrement. La certitude de crédibilité qui est, rationnellement, une certitude, maximum dans son ordre, acquiert seulement dans la grâce justifiante qui entraîne l’infusion de la foi la consistance qui lui permet d’être le fondement adéquat de cette même foi (672). La locution t» Vérité première » a bien un sens temporel, mais un peu différent de celui auquel songeait Mgr Gignoux : il n’y a d’au­ cune manière une autre vérité qui lui serait antécédente et dont on pourrait faire le principe adéquat de la foi divine. C’est donc bien dans la Vérité première (673) se révélant que doit être visualisé l’objet matériel de la foi quel qu’il soit : et telle est la première des fonctions par lesquelles la Vérité première réalise l’unité de la foi. par .. Hî :>X3 B3. Voici maintenant la seconde, qui concerne le sujet : on la comprendra plus aisément par son incidence psychologique. a. En disant que la note « révélé » est indispensable à la foi et à l’acte de foi, nous n’entendons pas seulement que la révélation est comme un fait, acquis une fois pour toutes, dont on peut ensui­ te faire abstraction : nous insistions encore à l’instant sur tout ce qu’une telle disjonction aurait de monstrueux. L’adhésion de foi doit porter actuellement et simmltanément sur l’objet qui est révélé et sur le fait qu’il est révélé : cette simultanéité est rigoureusement exigible en vertu de la finalité de la foi qui est d’inaugurer, par l’esprit, l’union de Dieu et de l’homme. Dès lors, la difficulté que nous avons rencontrée plus haut concernant le reversement des « objets formels » vers les concrétisations sensibles, présente ici son maximum d’acuité, et découvre probablement sa véritable ori­ gine. Comment en effet produire un authentique acte, de foi sans croire que Dieu révèle ; mais si l’on croit que Dieu révèle, comment croire en même temps qu’il révèle telle vérité, la Trinité par exem­ ple ? En d’autres termes, nous sommes incapables de produire simultanément deux actes : et en vertu de cette loi élémentaire de notre psychologie limitée, il semble que nous ne puissions appré­ hender que disjonctivement la proposition révélée et le caractère révélé qui lui est propre ; or, précisément la foi consiste à saisir ces deux choses non seulement conjointement, mais l’une en l’au’3 lDs" inn O' ! I I ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV 354 tre, la première dans la seconde. On aperçoit tout de suite que cette objection vient de ce que l’on fait de la note « révélé » un « objet » comme un autre ; on matérialise, et du même coup on rend incom­ préhensible, ce qui, en demeurant « formel » devait être intelligible. Mais il ne suffit pas de voir l’origine de la difficulté : il faut encore expliquer comment le type d’appréhension originale que commande la Vérité première se révélant est non seulement compatible avec l’unité de l’acte de foi, mais en est constitutive du côté du sujet comme du côté de l’objet. b. Un critère différentiel va nous mettre sur la voie : nous vou­ lons dire que la note caractéristique que nous recherchons doit être parmi celles qui varient dans le même sens que les propriétés essen­ tielles de la foi : à mesure que la foi devient plus parfaite, la saisie qu’elle requiert de la Vérité révélante doit, elle aussi, devenir plus parfaite dans sa ligne, et par là, à la limite, livrer son type. Or la démarche rationnelle qui précède la foi est toute orientée vers la preuve de la révélation ; ce qui occupe avant tout le futur croyant c est de savoir si oui ou non Dieu parle à l’homme : ensuite seule­ ment il sera disposé à croire ce que Dieu dit. A l’extrême opposé, lorsque les dons du Saint Esprit viennent parachever la foi, avec la­ quelle ils sont, précisément du côté du sujet qui est celui qui nous occupe, en intime continuité, ils lui communiquent une certitude plus profonde et plus stable, ils l’enracinent plus profondément dans l’entendement ; mais par une sorte de compensation mysté­ rieuse, ils ne portent nullement le croyant à chercher à prendre conscience en lui-même et par sa propre industrie du fait que Dieu révèle. Ce fait est donné objectivement ; cette objectivité est comme un climat sans lequel l’expérience des dons ne saurait se dévelop­ per (220). Le sens de la disproportion entre la saisie de foi et l’ob­ jet transcendant auquel elle s'adresse, sens que rend si aigu le don d’intelligence, se détruirait d’ailleurs de lui-même s’il ne s’accom­ pagnait d’un accroissement de la certitude que Dieu révèle, si même le fait que Dieu révèle actuellement ne devenait une sorte d’évi­ dence (674) : comment voir qu’on n’atteint pas, et cependant atteindre effectivement, sans saisir en même temps que c’est Dieu qui, mystérieusement, comble cette lacune infinie ; on ne verra pas, bien entendu, comment il la comble, mais on aura l’assurance de toucher dans son Verbe la Vérité dont on se sait infiniment incapable. Ainsi on ne peut pas dire que la note « révélé » passe au second plan, ou se trouve refoulée dans une sorte de subconscient de l’in­ telligibilité : ce serait s’exprimer improprement. Elle est au con­ traire, et de plus en plus, intrinsèquement attachée à toute mani- 31 LA EOI EST UNE, PAR LE DIEU RÉVÉLANT festation positive ou négative de la réalité divine, mais elle subit une sorte d’objectivation progressive sans jamais acquérir pour autant, dans notre mode de perception, la même consistance sublantielle que l’objet lui-même : comme l’objet n’est donné qu’en elle, ainsi est-elle en retour donnée au même titre que lui, en lui, et se trouve-t-elle à ce titre, objective comme lui. Elle est une certaine évidence, une certaine manifestation posée sous le regard du croyant, et qui pénètre tout l’objet divin rendu ici divinement intelligible ; et comme elle s’impose sans effort à l’attention et à la perception du croyant, on peut dire que celui-ci a, du fait de la révélation, et dans l’acte même de sa foi, une sorte de conscience objective, très différente par sa structure psychologique, de la saisie d’ailleurs certaine qui achève la démarche de crédibilité. Le nou­ veau converti cherche à prendre conscience en lui-même et par luimême du fait que Dieu révèle ; avec le progrès de la foi, tout est donné, y compris cette conscience qui devient, elle aussi, objective. Nous ne marquons que les cas extrêmes, ne pouvant nous attarder à ces inférences psychologiques qui sont un peu en marge du point de vue auquel se place notre enquête ; leur témoignage est, comme nous le voyons, concordant, et il serait aisé de le compléter en analysant les progrès de la foi : en même temps qu’ils réalisent une proximité plus grande avec Dieu, ils s’accompagnent d’une saisie plus apaisée, moins médiate, du fait de la révélation qui n’est au fond que l’irradiation de la Vérité divine substantiellement et objectivement présente (675). Nous pourrions déjà conclure de là, d’une manière assez sûre, que la perception du caractère « révélé », absolument requise à la foi, s’effectue par une sorte d’objectivation du croyant lui-même dans la Vérité première se révélant. Mais ilsera bon d’établir par un examen direct ce point fort important. • in α>· Si, en effet, l’objectivation dont nous posons le principe est exacte, la relation de l’entendement à la Vérité première doit se tra­ duire par une inclination spontanée à s’approcher au plus près de celle-ci, et partant à discerner avec précision les frontières qui circonscrivent son influence sur l’objet matériel de la foi : le cro­ yant est-il oui ou non capable, en vertu de l’habitus de foi, d’exer­ cer en un sens pour son propre compte, la discrimination du vrai et du faux qui est le rôle propre de la Vérité première ? Si oui, c’est que ses puissances agissent duns la Vérité première, c’est qu’il est lui-même objectivé dans la Vérité première. L’expérience est, ici encore, seule à pouvoir répondre ; et, s’il faut en croire S. Thomas, la réponse est affirmative : « l’habitus de foi a pour effet de contenir l’intelligence en sorte qu’elle n’accorde pas son assenti­ ment à ce qui serait contraire à la foi, tout de même que la chasteté écarte les choses qui lui sont opposées » (676) ; nous avons d’ail- ? I z ·. ei· ’ · 4 35Û ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV leurs déjà vu qu’à l’instar de ce qui se passe pour les autres vertus, «l’entendement humain est, par l’habitus de foi, incliné à donner son assentiment à ce qui est conforme à la vraie foi et pas à autre chose » (91). Ajoutons enfin que c’est par la même « lumière de foi divinement infuse que l’homme adhère à ce qui est de foi et n'adhère pas à ce qui est contraire » (677) : il s’agit donc d’un vé­ ritable principe de jugement qui s’insère profondément dans l’in­ telligence humaine, à la manière dont l’instinct existe dans le vi­ vant. Ce peut bien être par pente naturelle ou par caprice superfi­ ciel que tel ou tel accueille facilement toute vraisemblance, ou bien au contraire repousse ce qui semble le mieux fondé : crédulité ou esprit de contradiction. Mais on ne peut faire à la fois l’un et l’au­ tre d’une manière cohérente : on ne peut rejeter certaines asser­ tions comme fausses, et en accepter d’autres comme vraies sans posséder une règle ferme de discrimination. Et quand on n’a pas, des propositions dont il s’agit, une intelligence pleine, on entrera rapidement en contradiction avec soi-même, à moins de recevoir une lumière proportionnée à l’objet dont on doit juger : lumière divine par conséquent, dans le cas qui nous occupe. La comparaison avec l'instinct se présente ici d’elle-même, car le vivant, l’animal d’ailleurs beaucoup plus sûrement que l’hom­ me, écarte ce qui nuit à la vie et se porte vers ce qui l’entretient ; il est du reste tout à fait clair que ces comportements conservatifs ne sont pas dictés par une réflexion rationnelle, que généralement ils anticipent lorsque celle-ci est possible ; ces comportements ont, on le suppose, un commun principe supra ou infra intelligible selon les cas, que l’on désigne sous le nom d’instinct. La foi assurant, dans la vie surnaturelle, des réactions semblables à celles que nous venons de rappeler, elle peut être appelée un instinct : disons plus proprement que la foi utilise, au service de l’assentiment et de l’adhésion qui en constituent l’essence, un principe de discerne­ ment spirituel tout comme le vivant utilise pour sa conservation un instinct. L’instinct de la foi est conscient, mais à la manière dont un instinct est conscient : dans la vie qu’il contribue à diri­ ger, à préserver et à stimuler. Si l’on ajoute que l’instinct de la foi ne peut être, comme la foi elle-même, qu’un don de Dieu, un « instinct intérieur » (678) ; si l’on remarque que cet instinct est, dans la foi, un élément inconceptualisable puisque non rationnel, et irréductible à l’assentiment que précisément il commande, on inclinera à en faire une participation de la Vérité première se révé­ lant, laquelle vérifie, d’une manière éminente, ces mêmes condi­ tions ; on comprendra alors comment la perception de la Vérité première nécessairement incluse dans toute acte de foi devient ex­ plicite pour le sujet croyant sous forme de conscience objective. 37 LA FOI EST UNE, PAR LE DIEU RÉVÉLANT 357 Ramassons notre argument : la Vérité première est principe de la vie du croyant en tant que croyant ; cette vie comporte une parti­ cipation habituelle, plus immédiate, à sa « source » (662) : parti­ cipation qui mérite d’être appelée un instinct ; le jeu de l’instinct n’est conscient qu’objectivement, dans la vie ; le rôle, dans l’acte de foi, de la Vérité première n’est conscient qu’objectivement, dans la source de la vie de foi, c’est-à-dire dans la Vérité première en tant qu’elle se révèle ; et par conséquent l’unité de l’acte de foi est sauve à la condition expresse de tenir que le croyant le produit en demeurant sons la motion actuelle de la même Vérité première. Faut-il ajouter que la comparaison de l’instinct que nous venons de mettre à profit reste singulièrement déficiente ? Il sera peutêtre moins banal de faire la même remarque sous une autre forme. Le dilemme que nous avons posé se résoud parce que les deux membres n’en sont pas homogènes : nous ne sommes capables simultanément, et par la même faculté, ni de produire deux actes ni d’avoir conscience de deux actes ; mais nous sommes capables au sein même de l’appréhension intellectuelle d’un objet, de perce­ voir et l’objet lui-même et la lumière qui l’éclaire. Et plus l’objet est saisi en lui-même, plus aussi ces perceptions s’unifient, se ré­ solvent en une perception simple ; elles deviennent par là même simultanément possibles : bien plus, elles s’appellent l’une l’au­ tre. Il ne s’agit donc nullement pour le croyant de réfléchir sur son acte (679) : c’est justement cette attitude qui fait naître la diffi­ culté en postulant, par contre coup, pour la note « révélé », une teneur d’objet qui lui fait défaut dans notre mode de représenta­ tion (680). C’est au contraire en demeurant sous la mouvance immé­ diate de l’objet tel qu'il est que le croyant en perçoit et la substan­ ce et le rayonnement, indivisiblement, puisque ces deux choses sont, en acte et objectivement, une seule chose, actu idem (658) ; encore que, de son côté à lui, elles se distinguent et deviennent ainsi légitimement le fondement de la double relation que soutient l’entendement avec la \rérité première. Une dualité demeure donc dans la relation ; en sorte que la difficulté soulevée au début de ce paragraphe et qui venait principalement d’une visualisation trop matérielle de la note « révélé », demeure partiellement. Faut-il donc dire que la foi ne peut pas être absolument simple, ou bien faire une dernière correction requise par l’imperfection de notre svstème de référence ? J c. Nous nous sommes efforcés de faire rentrer la connaissance de foi dans le cadre habituel de l’intellection naturelle ; est-ce légiti­ me ? Il faut certainement le faire pour circonscrire aussi rigoureu­ sement que possible ce cas original, et nous espérons qu’on ne .·■ 35S ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV nous accusera pas de timidité sur ce point ; mais il ne faut pas oublier que la foi est, en elle-même, un mystère, et que c’est de plein droit qu’elle constitue, à ce titre, un acte singulier dont il n’est nullement évident a priori qu’il doive reproduire avec exac­ titude tous les méandres de la réflexivité rationnelle (679). On peut exprimer cette transcendance de la foi, qui est comme un reflet de la transcendance de son objet, en disant, avec S. Thomas, que «la révélation s’effectue grâce à une certaine lumière intérieure et intelligible qui élève l’entendement afin qu’il puisse percevoir des choses auxquelles l’intelligence ne peut parvenir par la lumière naturelle» (681). On ne devra donc pas s’étonner si, à la transpo­ sition générale de l’activité cognitive réalisée par la foi, corres­ pondent une prise de conscience et une auto lucidité originales . dont on peut bien dire qu’elles reposent beaucoup moins sur une réflexion du sujet sur lui-même qu'elles ne procèdent de la Vérité première se révélant, mais dont il est impossible de donner une description et une justification absolument adéquates à partir d’au­ tres cas de connaissance. Seule cette position résolument objective de la foi, et scrupuleusement respectueuse de son mystère, permet de résoudre, en quelque sorte par la troisième dimension, le dilem­ me dans lequel s’enferme immanquablement un rationalisme in­ considéré. Du côté de l’objet, toute concurrence entre la lumière et la réalité qu’elle éclaire se trouve radicalement annulée, parce que la Vérité première se révélant est réellement identique à la Vérité première subsistante (65S). Et si l'analyse de la foi distingue ces points de vue, l’exercice de la foi, tout centré sur la réalité, les conjoint. « C'est d’abord vers elle-même [et vers les créatures se­ condairement seulement], que nous conduit la Vérité première, parce que c’est d’elle-mème d’abord qu’elle témoigne : aussi la Vérité première se comporte-t-elle simultanément dans la foi et comme intermédiaire et comme objet » (6S2). Le croyant qui voit toutes choses « comme avec l’œil de Dieu » (636) voit s’identifier dans la simplicité de l’être divin les deux aspects qu’il avait tout d’abord distingués : c’est donc seulement en se rapprochant de son pôle divin que l'acte de foi peut trouver son unité et partant la plénitude de sa réalité. Le même dilemme se résoud donc du côté du sujet dans la mesure où celui-ci se tient aussi immédiatement que possible sous la mouvance de la Vérité première : autrement dit, le croyant ne réalise lui aussi l’essence de la foi telle qu’elle le concerne que par l’étroite relation qu’il soutient avec la Vérité première se révélant. 4. Après avoir examiné les situations respectives de l'énoncé révélé et de l’entendement du crovant en regard de la Vérité première, il convient maintenant de montrer comment les deux rela- 37 LA FOI EST UNE, PAR LE DIEV REVELANT 359 tions ainsi posées s'appellent mutuellement, ce qui sera une autre manière d’établir la conclusion déjà énoncée à plusieurs reprises: l’unité de l'acte de foi se résoud en la Vérité première (544)· Celleci donne en effet à l’énoncé révélé sa véritable valeur, comme elle donne au croyant la lumière dont il a besoin ; mais cette double participation demeure toujours limitée puisque jamais la vérité révélée n’est de nature à donner l’évidence de Dieu, puisque jamais non plus le croyant ne peut prétendre, en vertu de son habitus, à la vision de Dieu ; la foi demeure, d’un côté comme de l’autre, le miroir qui fait voir en énigme. Chacune de ces deux approxima­ tions (683), l’une objective, l’autre subjective, de la Vérité premiè­ re étant donc vouée à l’imperfection, la perfection de la foi consiste­ ra beaucoup plus en leur équilibre que dans la rigueur avec laquelle se réalisera chacune d’entre elles. C’est ce dont il est facile de se rendre compte par l’examen des cas extrêmes (684). Si on insiste d'une manière unilatérale sur l’importance de la note « révélé » objectivement attachée à l’énoncé, en laissant de côté 1’« instinct intérieur » (678) : le croyant, ne se trouvant pas proportionné à la qualité intrinsèque de la vérité qui lui est proposée, ne pourra la recevoir que comme venant de l’extérieur ; il devra remplacer complètement toute perception con naturelle du caractère révélé par des arguments externes de crédibilité. La Vérité première, qui donne, par ['élévation (681) intime qu’elle communique, le sens de la révélation, étant supposée faire défaut, force est bien de lui subs­ tituer autre chose ; la foi se présentera alors comme une obéissance révérentielle à une formule toute chargée de l’autorité divine : elle ne sera plus, par elle-même du moins, communion à Dieu ; elle sera tout entière assentiment, ou même demeurera à un stade d’intelligibilité inférieur à celui de l’assentiment, mais ne sera aucunement adhésion. Si, à l’inverse, on porte surtout attention aux possibilités nouvelles accordées au sujet par la grâce de la foi, au détriment de la valeur intrinsèque de la proposition, en tant qu’elle est révélée, celle-ci sera en quelque sorte surclassée par l’intelligence du croyant qui, pensant trouver une intelligi­ bilité plus grande par participation immédiate à la Vérité pre­ mière que par le recours à une formule (590), sera inclinée à laisser de côté l’assentiment pour se porter vers une adhésion pure ; ici il y aura bien communion à Dieu, mais à peine peut-on dire qu’il s’agisse d’une communion de l’homme avec Dieu, puisque l’in­ telligence a cessé de fonctionner selon son mode connaturel, et se trouve par le fait même sur la pente dangereuse de l’illusion : l’homme risque, à ce jeu, de tout perdre, pour avoir trop convoité. Dans un cas comme dans l’autre, nous voyons que la foi cesse d'être elle-même lorsque l’une des relations que soutiennent res- M ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE 360 pectivement avec la Vérité divine l’énoncé révélé et l’esprit croyant tend à supplanter l’autre (685). IV du La raison en est simple. La Vérité divine, qui est pour l’esprit le souverain bien, se présente à lui sous deux modalités conju­ guées : la révélation, la grâce de la foi (686). Par l’économie de la première, et notamment par sa forme rationnelle, Dieu nous invite à demeurer dans notre propre nature, et par là dans l’ordre, dans le moment même où il ouvre notre regard sur son propre univers ; par la seconde, Dieu nous donne de nous comporter avec naturel tout en devenant ses enfants. Il faut l’un et l’autre pour que, humblement, nous n’oublions pas qui nous sommes, et par conséquent notre propre nature, tout en conservant surnaturellement la spontanéité autonome qui est propre aux vivants. Et c’est bien la même Vérité première qui assure l’un et l’autre : en révé­ lant la proposition, en éclairant l’intelligence du croyant, les pro­ portionnant ainsi l’une à l’autre. Du point de vue du croyant, c’est la grâce de la foi qui est première, puisque c’est par elle seulement que l’énoncé est tenu pour révélé : et de là vient que l’intelligence doit être « fixée et enracinée» (687) dans la Vérité première, pour saisir la relation de l’article de foi avec cette divine Vérité, et pour se saisir elle-même croyante. C’est parce que cette vérité est simple (687) qu’elle résoud le problème posé par l’unité de la foi (544) ; nous avons déjà eu occasion de comparer la situa­ tion de cette Vérité par rapport aux énoncés révélés, à celle des premiers principes en regard des objets qui les font surgir ou en reçoivent leur intelligibilité (521). De même qu’en adhérant à ses propres lois l’esprit découvre la valeur de vérité incluse dans les objets qui lui sont connaturels, les connaît, se connaît lui-même dans son acte, et par là dans sa nature, non certes en tant que cette nature serait principe, mais en tant qu’elle implique les lois qui président justement à l’intellection ; ainsi, en adhérant à la Vérité première se révélant, l’intelligence perçoit la vérité des énoncés révélés qui lui sont désormais connaturels, elle s’en saisit intelligiblement, se connaît elle-même dans son acte et par là en tant qu’elle participe à la Vérité première, c’est-à-dire selon sa « nature surnaturelle ». Et tout comme l’intellection naturelle est d’autant plus parfaite qu’elle est plus proche des principes qui la commandent, ainsi l’acte de foi ne trouve-t-il l’unité et l’équilibre qui sont la pierre de touche de sa perfection que dans la mesure où le croyant demeure actuellement sous l’emprise et la motion de la \’érité première. C’est en elle que l’énoncé révélé et le croyant sont, respectivement, eux-mêmes : c’est dans sa lumière que l’ob­ jet devient intimement accessible, que le sujet se trouve établi à ■ 4 J7M - la FOI EST UNE, PAR LE DIEU RÉVÉLANT 361 son propre regard en une sorte d’objectivité réceptrice et qu’ainsi ils se compénétrent dans l’unité de l’acte de foi. f 38. l’incidence morale sous laquelle on peut envisager l’ordre de la foi corrobore le fait qu’il se résoud DANS LA VÉRITÉ PREMIERE SE REVELANT Ci. Ainsi, sous quelque rapport que ce soit, la psychologie de la foi nous conduit à la même conclusion : il est impossible de la comprendre sans mettre les éléments qu’elle intègre en relation immédiate avec la Vérité première se révélant. Nous nous sommes placés dans ce qui précède au point de vue métaphysique ; c’est le plus important puisqu’il commande tous les autres, mais il n’ex­ clut pas l’incidence morale sous laquelle on peut envisager la foi. Nous y avons déjà fait allusion en notant que la foi, parce qu’elle est une vertu, doit être infaillible (661). On peut remarquer, plus formellement, que la Vérité première qui est l’objet de la foi eu est aussi la fin : puisque le vrai est le bien de l’intelligence (688). Or lorsqu’il est placé en regard d’une fin, le sujet humain réagit par un désir et un mouvement qui relèvent aussi bien de la volonté que de l’intelligence : et nous verrons que la motion volontaire joue, dans l’économie intime de la foi elle-même, un rôle tout à fait essentiel (689). Le jeu de la volonté au service d’une fin rattache la foi à l’ordre moral, mais il introduit également un élément qui n’est plus de type épistémologique, disons un irrationnel en ajou­ tant que cette irrationalité-là tient à la nature de la foi puisque celle-ci naît dans l’amour et s’épanouit dans l’amour (690). Il en résulte que la description psychologique de la foi utilisé des termes qui sont de soi étrangers à la métaphysique de la connaissance : nous voudrions montrer maintenant comment les aspects qui sont désignés par ces termes sont, eux aussi, réductibles quoique médiatement à la Vérité première se révélant. C2. Il est impossible d’examiner, à quelque point de vue que ce soit, le rapport de la créature à son Créateur sans se référer plus ou moins explicitement à la relation de dépendance en quoi ce rapport consiste ontologiquement. La foi, qui a formellement pour objet la vérité, perçoit et exprime, mieux que toute démarche in­ tellectuelle naturelle, la situation exacte de la créature en regard de Dieu : la dépendance vis-à-vis du Créateur est d’abord une don­ née de nature (691), avant de s’exprimer en sujétion voulue ou en soumission spontanée. Il est très important, pour l’objet qui nous occupe, de bien voir ce qui distingue ces deux cas. Le subordonné qui a acquis par expérience répétées la conviction de la supériorité — H & 362 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV de son chef, le membre d’une société qui comprend, ne serait-ce que d’une manière approximative, la raison des lois qui 1régissent le groupe, n'ont plus de difficulté à obéir ; ils sont en état de docilité et par là de soumission spontanée (692) : ils obéissent réelle­ ment parce qu’ils reçoivent, toute faite, la détermination de leur agir, et que souvent, même, ils ne la comprennent pas ; mais ils ont la certitude que s’ils ignorent ou ne font qu’entrevoir les raisons qui se traduisent pour eux en ordres catégoriques, ces Taisons exis­ tent. Leur spontanéité naturelle vient précisément d’une référence intelligible à une hiérarchie de nature dont ils savent l’existence, encore qu’ils en ignorent au moins partiellement les modalités : il est à peine besoin d'une rectification élémentaire pour accepter, avec toutes les conséquences qu’elle comporte, une supériorité ve­ nant d’une puissance réelle (62S) ; cela revient simplement à pren­ dre conscience de la place que l’on occupe dans l’ordre universel. Si au contraire ce fondement de nature, intelligible et communi­ cable, fait défaut ; si la loi, au lieu de faire la preuve qu’elle est une « ordonnance de raison », se révèle habituellement déraison­ nable, si le chef au lieu d’apporter au groupe qu'il commande le bénéfice d’une prudence avisée, tombe dans l’incohérence et cher­ che à compenser une capacité authentique qui fait défaut par le jeu d’une autorité arbitraire (628), l’obéissance, supposé qu’elle demeure vertueuse (693), étant privée de tout fondement intelli­ gible, ne peut plus résulter que de l’effort d’une volonté tendue imposant sa loi à l’intelligence. En un mot c’est la relation à un ordre de nature qui modifie la teneur de l’obéissance : là où cette relation devient compréhension parfaite, il ne reste plus le mini­ mum d’extériorité requis à l’exercice de cette vertu ; là où cette relation s’annule, l’obéissance devient une monstruosité... héroï­ que, c’est possible, mais non conforme à l’ordre habituel de la sa­ gesse de Dieu. Tous les cas intermédiaires sont possibles (695). "Qu’il nous suffise de noter que Dieu n’entend nullement tirer de la dépendance où nous sommes vis-à-vis de lui une exigence de soumission aveugle : ce serait directement contraire au soin qu’ii a pris de nous instruire de ce qui le concerne ; et la loi ancienne elle-même se trouve fondée en raison par les interventions provi­ dentielles qui en ponctuent l’observation docile : les signes que Dieu donne, aussi bien intérieurs qu’extérieurs, sont à la mesure de la confiance que demain il demandera ; l’obéissance à Dieu est certes une véritable obéissance, elle n’est jamais une pure servi­ lité (694). Il est temps d'appliquer ces quelques considérations au cas qui nous occupe : celui de la foi. Cette vertu nous découvre avec une singulière acuité notre dépendance vis-à-vis du Créateur ; et comme M Ι.Λ FOt EST UNE, PAR LE DIEU RÉVÉLANT 363 cette dépendance tient à notre être même de créature, elle ne peut être modifiée par rien : en sorte qu'elle joue à l’intime de toutes les relations que nous contractons avec Dieu, en particulier à l’in­ time de la foi. Or la foi nous réfère à Dieu en tant qu'il est Vérité ; s'appliquant donc à elle-même la perception qu’elle fait universel­ lement de la condition de créature, la foi se définit elle-même comme établissant une dépendance de l’intelligence créée à l’égard de la Vérité incréée (709). En d’autres termes, la foi transpose, et constitue également en elle-même, dans l’ordre du vrai, et du point de vue moral du retour vers la fin dernière (695), la relation ontologique de dépendance de la créature vis-à-vis du Créateur : « la raison fondamentale de l’obligation où nous sommes d’accor­ der foi à Dieu, c’est que nous sommes créés par lui » (696). Ceci n'est pas pour nous surprendre : nous avons déjà vu au livre de l'Ecriture que la foi est une obéissance (627), en sorte qu’elle re­ pose sur Γ « autorité de Dieu » (628) ; mais il y a, d’après ce qui précède immédiatement, deux manières au moins de le compren­ dre, selon que la relation de dépendance dont l'autorité et l’obéis­ sance ne sont que des dénominations symétriques sera rattachée plus ou moins explicitement à un ordre de nature. Si Dieu est conçu comme s’abaissant avec condescendance vers le croyant (662), et même comme demeurant en lui : si Dieu sug­ gère sa propre perfection comme peut le faire un maître, mais aussi comme sait le faire un père, son « autorité » se trouve par là même fondée et intelligiblement expliquée, autant du moins qu’elle peut l’être ; or cette autorité ne peut être fondée, au point de vue qui concerne la foi, savoir celui de la vérité, que si Dieu est, en lui-même, Vérité, et s’il est, en tant qu’il fait appel à l’au­ torité de son témoignage, véridique. En d’autres termes, si dans l’exercice de la foi, Dieu est conçu comme intimement uni au croyant, qui bénéficie, Gomme tel, des conséquences lumineuses de cette union, si en un mot le croyant est « enraciné dans la Vérité première » (636), alors le véritable nom de Γ « autorité » (628) de Dieu c’est : Vérité et véracité. Et semblablement l’obéissance, parce qu’elle est lucide elle aussi dans la lumineuse présence de la même Vérité première, implique, comme nous l’avons vu, la reconnaissance implicite de la qualité éminente de celui à qui nous obéissons : elle est une docilité spontanée, jaillissant de la convic­ tion profonde qu’on ne peut jamais accorder à Dieu une confiance trop grande (697) ; elle est aussi un hommage, réfléchi en quelque sorte par la créature intelligente à l’adresse de son créateur, hom­ mage religieux sans doute, mais également filial et qui s’inspirera de l'amour plus encore que de la justice. η *1 'J i "*i Q. 364 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV Si au contraire la relation du croyant à Dieu est conçue comme la simple transposition rationnelle de la rigoureuse sujétion de la créature au Créateur, l’autorité de Dieu sera le corollaire de sa toute-puissance supposée connue et l’assentiment de foi se ré­ duira à une obéissance aveugle de la volonté humaine à la volonté divine, obéissance qui emploiera comme une sorte de truchement une formule dont on aura montré a priori, et rationnellement (il n’y a plus le moyen de faire autrement !) qu'elle est révélée. Dans cette perspective l’obéissance est la réponse obligatoire à la noti­ fication d’une autorité qui se justifie par la contrainte objective et médiate des signes au lieu d’être une inclination spontanée dans l’originalité de laquelle on lit la transcendance de sa cause ; la foi n’est plus que l’épisode rationnel de la démarche, gratuite­ ment omnipotente du côté du Créateur et arbitrairement assujettis­ sante pour la créature, qui conduit l’homme jusqu’à Dieu ; la foi est surtout conçue comme une régulation externe dans laquelle se concrétisent matériellement et s’identifient brutalement l’autorité et l'obéissance : entre l’autorité et l’obéissance ainsi entendues, il n’existe plus le libre jeu d’une nature qui prend conscience de la vérité, fût-elle la Vérité transcendante, par mode de communi­ cation intelligible et non par impératif catégorique. 01 du Luiinuuc ia iciuuuii uu ciuiaiu a i^ieu C3. Or entre ces deux conceptions de la foi, il est facile de choi­ sir ; et c’est ce que nous allons faire en examinant le sens des deux mots autorité et obéissance dans la Constitution de Fide catholica. « Auctoritas » figure dans les schémas successifs (698), mais le schéma B qui fut, le premier, soumis à une discussion précise portant sur le mot à mot, fut complété. Le premier para­ graphe se terminait par les mots : « ...nous croyons vraies les choses révélées par Dieu, non en vertu de la saisie de leur vérité intrinsèque, mais à cause de l’autorité du Dieu révélant » (699). Le Cardinal Simor demanda, lors de la transposition B-C, que fut insérée, en apposition à la locution « autorité de Dieu », l’incise « qui ne peut ni tromper ni être trompé » (700), dont on intervertit les termes en D’ D, à la demande de deux pères du Concile (701) ; un autre membre de la Commission demanda que « autorité » fut remplacé par véracité (702). L’amendement ne fut pas retenu, mais il était inclus dans le précédent qui donnait en substance la défini­ tion de la véracité : on voit donc que la Commission a senti d’ellemême que le mot « auctoritas » pris sans explication eût affirmé un volontarisme trop peu respectueux de l'ordre des natures ; il conve­ nait donc d’en expliciter la signification véritable : l’autorité divine, dans la mesure où elle concerne la foi, c’est la véracité de Dieu (703) : ou, comme le dit Pie X, « nous croyons vrai ce qui est révélé, à cause de l’autorité de Dieu souverainement véridique » (562)- JS LA roi EST UNE, PAR LE DIEU RÉVÉLANT D'ailleurs la foi entraîne que « le croyant, fixé dans la suprême vé­ rité et véracité de Dieu lui-même, ne peut rien tenir avec plus de fermeté ni rien recevoir d’autre [que ce qui lui est proposé] » (704) ; la raison est soumise à Dieu parce que Dieu est la « Vérité et la sainteté même » (705), et c’est tout cela qui est signifié quand on dit que « Dieu ne peut ni errer ni tromper » (705) : c’est donc bien la référence à cet attribut divin qui constitue le motif formel de la foi. Si cette référence n'est pas toujours explicite dans les pas­ sages de la Constitution « de Fide » qui soulignent la sujétion de l’homme vis-à-vis de son Créateur, c’est que précisément « le but n’était pas ici d’expliquer en détail tous les motifs de la foi, mais seulement d’indiquer la raison radicale ou fondamentale d’ac­ corder foi au Dieu révélant » (706) ; l’exposé ne met donc en lu­ mière que « les points qui s'opposent aux erreurs combattues » (707) et on se souviendra ici opportunément du caractère en partie « po­ lémique » (574) des documents du Magistère qui condamnent l’er­ reur. Ainsi donc, du point de vue qui commande notre étude, celui du motif formel de la foi, non de son fondement radical, nous de­ vons entendre véracité au lieu et place d’autorité. Non certes que la première exclue la seconde, mais elle la précise et lui donne la colo­ ration propre qui la rend sensible au regard de la foi : 1*« autorité de Dieu révélant [consiste en ceci que] Dieu ne peut ni errer parce qu’il est sage, ni tromper parce qu’il est bon » (708). L’autorité di­ vine est, pour le croyant, toute chargée d’intelligibilité : puisque d’une part elle désigne objectivement la « Vérité incréée ellemême » (709), puisque d’autre part elle nous rend bénéficiaires de l’infaillibilité avec laquelle Dieu, scrutant son propre mystère, nous en rend participants (636). Venons en maintenant au mot obéissance qui figure lui aussi dans les schémas successifs et qui a pour lui, comme nous l’avons vu, un fondement scripturaire beaucoup plus ferme (627). C’est encore le texte conciliaire qui nous en fournit l’explication adé­ quate. Ce mot est en effet utilisé au paragraphe trois (710), où il est montré que la foi ne peut être que l’effet de la grâce ; mais il n’y a pas lieu, en telle occurence, de parler d’obéissance sinon au sens assez impropre où nous devons suivre les motions intérieu­ res qui nous portent efficacement vers le bien. Il faut, pour com­ prendre cette manière de parler, se reporter aux deux paragraphes précédents : le premier rappelle, nous venons de le voir, que le fondement radical de 1’« autorité du Dieu révélant et véridique ,» est la « dépendance absolue de la créature vis-à-vis de son Créa­ teur » : le second paragraphe se situe dans la même perspective en parlant de l'hommage (711) de la foi. La foi repose sur la recon­ naissance de l’autorité de Dieu, et constitue une manifestation de 3 fT * Ή. » Hd IM < J, * ’ • /.-j ADHÉSION DE FOI ET TEMOIGNAGE IV 366 la révérence que nous lui devons : voilà comment elle est une obéis­ sance ; c’est surtout le second aspect qui marque l’originalité pro­ pre de 1’« obéissance de la foi », et qui interdit de la réduire à un corrélât subjectif de l’autorité. Ainsi devait l’entendre la Commis­ sion, puisque l'un de ses membres demanda même qu’à la formule « l’acte de foi [par lequel] l’homme souscrit à Dieu une libre obéis­ sance » (710) fut substitué « l’acte de foi [par lequel] l’homme pré­ sente à Dieu le libre hommage de l’intelligence » (712) ; cette ré­ daction reprenait le mot obsequium (711) et précisait que 1’« hom­ mage de la foi » (711) ne peut consister, conformément à la nature de cette venu, que dans celui de l’intelligence. L’obéissance de la foi c’est donc, substantiellement, l’hommage que l’intelligence du croyant fait d’elle-méme à Dieu par l’acte de foi : c’est d’ailleurs ce qui était dit au début du paragraphe premier (711), et qu’il a paru inutile de reprendre à la fin du troisième. Cet hommage n’est d’ail­ leurs pas un élément nouveau ajouté a posteriori à l’acte de foi : il n’est rien d’autre que l’assentiment (713) envisagé en fonction de la relation de la créature au Créateur. Il ne saurait donc être conçu comme une abolition de l'intelligence résultant de l’offrande de cette faculté au Créateur ; il est au contraire dans l’intelligence et c’est à ce titre qu’il est hommage de l’intelligence (714) ; il repose sur une lumière (715) et s’adresse à Dieu en tant qu’il est la Vérité première se révélant (716), puisque tel est d’ailleurs le motif formel de 1’« autorité » du «Créateur» vis-à-vis du croyant en tant que croyant. C4. En résumé, nous voyons que la « véracité divine », 1’ « hom­ mage de l’intelligence » remontant spontanément vers la lumière qui l’éclaire, ont reçu, outre leurs désignations propres, les dénomi­ nations respectives : « autorité », « obéissance », parce que le texteconciliaire se plaçait à un point de vue spécial et n’entendait pas, dans ces passages, indiquer le motif formel de la foi. L’utilisation de ce document au point de vue qui nous occupe exige donc que l’on restitue, sous les mots qui les condensent, les expressions développées (717) : ces expressions Vérité, inerrande, véracité, illu­ mination... marquent mieux la sensibilité connaturelle de l’intelli­ gence croyante à la X’érité divine, et par là même le motif pour lequel celle-ci s’impose à celle-là. C’est dans la Vérité première qu’il faut comprendre l’énoncé de foi, parce que c’est seulement en elle qu’il prend sa véritable valeur : à savoir d’être le signe formel de la réalité à laquelle il est ontologiquement lié, et à laquelle il con­ duit nécessairement ; c’est seulement en elle également qu’il peut assumer, dans une lumière plus haute, la certification rationnelle dont il est normalement l’objet. C’est sous l’emprise actuelle de la même Vérité qu’il faut aussi concevoir le sujet croyant : puisque »39 LA EO l EST UNE, PAR LE DIEU RÉVÉLANT 367 c’est en raison de la communion intelligible où il entre gratuitement avec elle qu’il se fixe dans un assentiment certain aux articles ré­ vélés, et qu’il bénéficie par ailleurs de cette « conscience objective » ou autoréflexivité qui le fait être certain de sa certitude. C’est enfin en sa relation immédiate avec la Vérité première qu’il faut saisir l’acte de foi pour rendre compte de son unité : car cette Vérité première, qui est Acte pur, ne fait nombre ni avec le fidèle ni avec le donné révélé ; en sorte que l’intelligence du croyant et l'article de foi sont un en acte de par leur relation à l’Acte, identiques quant à la forme de par leur relation à la Vérité première : relation dis­ tinguée dans ses termes créés, mais une numériquement, parce qu'elle est, dans son Principe, une de l’unité même de Dieu. On comprend ainsi comment l’acte de foi est, simultanément : accueil de la Vérité divine par l'intelligence, et en retour l’hommage de l’intelligence à Dieu en tant qu’il est Vérité ; l’acte de foi suppose [’«autorité» de Dieu et l’« obéissance » de l’homme, mais il se résoud dans la Vérité première comme dans la cause de l’adhésion ou de la « croyabilité » (761) en laquelle il consiste (544). Con­ cluons : la psychologie de la foi et de l’acte de foi, qu’on l’envi­ sage sous son incidence morale comme nous venons de le faire, ou au point de vue métaphysique qui nous avait tout d’abord re­ tenu, requiert toujours le même fondement, savoir la Vérité subsis­ tante, encore qu’elle explicite diversément les relations que sou­ tiennent avec elle les énoncés révélés et l’intelligence du croyant; la foi, et par contrecoup la crédibilité, deviennent au contraire inin­ telligibles si on fait, si peu que ce soit, abstraction du Principe de l’ordre qu’elles constituent. 39. l’objet matériel de la foi n’est un, en lui-même, dans ses connexions rationnelles, et dans ses différentiations temporelles que par référence a la vérité première. Di. Nous allons maintenant étendre cette même conclusion à l'objet matériel (649) de la foi. Nous avons, dans ce qui précède (718), montré comment l’énoncé révélé envisagé en général en tant qu’il est croyable, s’intégre dans l’unité de l’acte de foi. Or, concrète­ ment, il y a, non pas ntn. énoncé « en soi », mais des énoncés révé­ lés, des articles : concrètement, l’objet d’im acte de foi ce n’est pas un « ensemble d’articles envisagés comme possédant en com­ mun la propriété d’être croyables » (87), mais c’est un article cru, ; notre conclusion ne serait donc qu’abstraite si elle ne demeurait valable à ce nouveau point de vue. Mais nous allons voir que la Vérité première conserve le rôle fondamental que nous lui avons 1’ 1 r‘m>s Ii O ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE découvert, si on envisage l'objet de foi dans sa concrétude ; et nous suivrons le même ordre qu’aux précédents paragraphes, exami­ nant successivement les trois mêmes relations qui résultent de la comparaison entre eux de Dieu, de l’esprit du croyant et de la pro­ position. Toutefois, ce complément n’est exigible que parce que la proposition doit être envisagée dans sa teneur matérielle et non plus dans son rôle d’intermédiaire. Ce nouveau point de vue, accor­ dant plus d'importance à la proposition, porte, corrélativement, à infléchir la position même des précédentes relations qui se pren­ dront respectivement : de l’esprit à la proposition en tant qu'elle exprime un aspect du mystère divin, de l’esprit à la proposition en tant qu’elle constitue une structure rationnelle, de la proposition telle qu’elle est dans l’esprit, à Dieu. Faut-il rappeler, avant de commencer cette brève enquête, que la complexité de l'objet de foi, raison décisive de cette nouvelle analyse, n’est qu’un corollaire de l'incarnation au sens le plus général du mot. Tout ce qui s’unit intimement à l'homme en épouse nécessairement la matérialité, et devient du même coup divisé et successif ; ainsi en advient-il de la Vérité divine, lorsqu'elle s’humanise pour nous devenir familière : « l’objet de foi est le vrai [révélé], mais mis en œuvre par l'opéra­ tion de l’âme ; celle-ci, introduisant composition et division dans toute proposition, l’objet de foi est complexe » (719). D2. a. Les vérités que nous désignons globalement sous le nom d'objet matériel de la foi sont toutes révélées et toutes croyables de foi divine ; mais elles ont, objectivement (720), des valeurs diffé­ rentes. La foi se propose d’unir l’homme tel qu’il est à Dieu tel qu’il est (566) et d’assurer ainsi la gloire de l’un et la béatitude de l’autre ; or il peut nous être indispensable, dans ce but, d’être instruits de choses qui intéressent notre conduite présente mais que nous ne retiendrons pas dans l’autre vie : ainsi par exemple certains commandements de la loi naturelle que nous eussions mal découverts du fait du péché originel ; tandis que l’existence de Dieu, la Trinité, l’incarnation, la Rédemption seront l’objet même de notre béatitude. Il y a donc là matière à une première distinc­ tion entre « ce qui appartient proprement et par soi à l’objet de foi, et qui est ce par quoi on obtient la béatitude » (721) et ce qui lui appartient « accidentellement ou secondairement, savoir toutes choses qui, étant contenues dans l’Ecriture, sont de tradition di­ vine : par exemple qu’Abraham eut deux fils, que David fut fils d’isai, et d’autres faits du même ordre » (722). Les vérités de la première sorte sont les seules à être distribuées en articles (723), les seules également qui doivent être crues explicitement (533) ; quant aux autres il suffit de les croire implicitement, c’est-à-dire d’être vis-à-vis d’elles « dans la disposition d’esprit qui fait qu’on RÉVÉLANT 369 incline à croire tout ce qui est contenu dans la divine Ecriture» (722). On peut d’ailleurs envisager cette même distinction du point de vue de Dieu et non du point de vue de l’homme : on parlera alors de réalités substantiellement ou intrinsèquement surnaturelles (724), par opposition à celles qui ne sont surnaturelles que dans leur mode comme par exemple le miracle ou la prophétie ; c’est même cette seconde manière de s’exprimer qui, en droit, commande la pre­ mière, bien qu’elle soit moins immédiatement accessible. Rappe­ lons enfin que nous avons déjà rencontré cette hiérarchie, toujours la même, de l’objet de foi ; mais elle nous était apparue par ses conséquences en ce qui concerne la démonstrabilité : « les vérités qui dépassent la raison naturelle, par exemple la Trinité, tombant seules par elles-mêmes et directement sous la foi » (725), tandis que les autres qui sont indémontrables en fait mais pas en droit ne sont de foi que « secondairement et sous un certain rapport » (35). On voit donc que cette distinction est imposée aussi bien par l’éco­ nomie générale de la foi que par la comparaison de son objet à la capacité connaturelle de l’intelligence humaine ; mais il reste à dire comment les choses qui ne rentrent pas, par elles-mêmes, dans l’objet de foi, en font néanmoins partie : c’est qu’elles sont com­ muniquées pour la manifestation (723) des vérités essentiellement surnaturelles et qu’ainsi, médiatement, « elles sont en référence à Dieu » (726), Dieu étant d’ailleurs le principe qui les produit (727) ou bien « l’objet à la jouissance duquel elles conduisent » (726). JS Ι.Λ EOI EST UNE, PAR LE DIEU Ainsi l’objet matériel de la foi comporte simultanément hiérarchie et unité ; or seule la Vérité première permet de rendre compte si­ multanément de l’une et de l’autre. Parce qu’elle est la première (673) absolument, elle est subsistante et se distingue par sa seule trans­ cendance de toute autre vérité : c’est le mystère de Dieu qui est, par lui-même, objet de foi (682), et rien ne permet de le confondre avec d’autres réalités qu’une judicieuse et condescendante pédago­ gie propose à l’homme pour le conduire jusqu’à Dieu. D’autre part, la Vérité divine étant première, elle mesure toute autre vérité, elle assigne à toute autre vérité sa juste place : à la manière dont les éléments d’un ordre sont hiérarchisés entre eux en fonction de leur commun principe ; « celui qui a la vertu de foi ne croit pas seule­ ment Dieu au sujet des choses divines, il croit encore tout ce qui lui est divinement révélé » (728). C’est la même Vérité première qui distingue par rapport à elle, en tant qu’elle est objet ; et qui unit, en elle, en tant qu’elle est intermédiaire (729). Elle fonde, de par la simplicité de sa nature, l’unité de l’objet matériel de la foi, avec la hiérarchie duquel elle se trouve en affinité par la dua­ lité de ses fonctions (730). Et comme c’est la fonction lumière, intermédiaire, qui est, du point de vue de la foi, la plus impor- ........ A*. i, . .XI ·■·«» 0. If • ly U t 3-0 .adhésion DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV tante (657), c’est également l’unité de l’objet matériel qui l’emporte sur sa hiérarchie : il n’y a d’ailleurs pas plus de hiérarchie sans unité, qu’il n’y a de foi en Dieu sans participation à sa lumière. Signalons, en passant, une conséquence importante. Il est « impos­ sible de conserver la foi si on refuse opiniâtrement de croire une proposition que l’on sait être de foi » (731) : car c’est le signe que l’on tient les autres « non par adhésion simple à la Vérité première, mais en vertu de son propre jugement et de sa propre volonté» (732). C’est la disposition à croire qui constitue en propre la vertu de foi, et non le nombre des objets vis-à-vis desquels elle s’exerce (731) ; mais ceci ne doit pas faire oublier qu’il ne saurait y avoir de foi véritable sans assentiment à un énoncé et adhésion à l’objet par lui signifié (733). b. La relation qui s’établit entre l’intelligence du croyant et les énoncés de foi en tant qu’ils constituent certaines structures rationnelles (719), ne manifeste pas moins l’unité de l’objet matériel de la foi. C’est le jeu même de la rationalité que de déduire de prémisses posées les conséquences qu’elles impliquent ; une pareil­ le recherche peut intéresser la foi de deux manières : soit que par­ tant d’une vérité de foi on en infère d’une manière plus ou moins immédiate d'autres vérités qui pourront également être de foi (734), soit que l’on arrive, à partir de connaissances naturelles, à des conclusions contraires à la foi ; dans ce second cas, il est impos­ sible de conserver la foi et de continuer à tenir pour vraies les prémisses qui impliquent une conclusion certainement fausse, au moins quand la fausseté de celle-ci a été explicitement déclarée par le magistère compétent (735). C’est parce que la Vérité première est la règle de toute vérité, y compris la vérité rationnelle, qu’il n’y a pas, du naturel au surnaturel, cette disjonction qui entraî­ nerait l’indépendance totale de la raison fonctionnant dans sa pro­ pre sphère (736). L’objet matériel de la foi comporte une annexe ra­ tionnelle qui, dans la vue de la Vérité première et seulement dans cette vue, vient se souder à lui d’une manière homogène. c. Venons-en enfin à comparer, à Dieu, l’énoncé de foi en tant qu’il est, dans l'esprit, une certaine structure rationnelle. Cette rela­ tion est, par rapport à la proposition matériellement envisagée, en quelque sorte symétrique de celle que nous avons premièrement considérée : entre l’intelligence du croyant et le même énoncé en tant qu’il exprime un aspect du mystère divin. A un autre point de vue, cette troisième considération se rattache à la seconde ; le jeu rationnel peut être en effet envisagé comme en lui-même et dans ses conséquences objectives, ou bien en son exercice par les facultés humaines et dans son devenir temporel : c’est ce second aspect qui » LA t oi EST UNE, PAR LE DIEU RÉVÉLANT 371 va nous retenir un instant. L’unité de la foi est une vérité vigoureusement affirmée par S. Paul (737) : unité de doctrine qui domine le temps lui-même, puisque « nous croyons de la foi d’Abraham »; mais, quoi qu’il en soit du passage de l’implicite à l’explicite, la même vérité qui s’exprimait pour Abraham au futur s’exprime pour nous au passé : s’agit-il donc du mêmie énoncé et peut-on, dans ces conditions, prendre à la lettre l’affirmation de S. Paul, tout en conservant une valeur à la teneur matérielle de l’énoncé révélé ? Nous avons déjà rencontré cette question (738), et nous avons conclu avec S. Thomas que « ce qui est proprement objet de la foi » (617) ce n’est pas l’énoncé mais la réalité (551) ; mais, cet ordonancement étant définitivement acquis, il reste à préciser comment l’énoncé s’intégre dans l’unité de l’exercice psychologi­ que de la foi : on ne saurait en effet, pour sauvegarder l’unité objective de la foi, compromettre l’unité de son acte qui, lui aussi, est simple en tant qu’acte de l’intelligence. En d’autres termes, si « ce qui est proprement objet de la foi » c’est la réalité et non l’énoncé, on n’en saurait conclure que l’énoncé ne soit qu’un élé­ ment accidentel ; autant vaudrait dire, puisque l’exercice de la foi en tant qu’il nous est connaturel consiste dans l’assentiment à un énoncé, que l’esprit de l’homme est lui-même accidentel à la foi. Nous avons insisté sur l’unité de l’objet conjoint et de l’objet pro­ pre : l’énoncé révélé n’a de sens que dans la Vérité première qui lui communique son statut d’objet formel ; il faut en retour souli­ gner que, la structure rationnelle de l’énoncé étant requise de par les conditions humaines de 1'intellection, l’objet matériel de la foi est intrinsèquement intégré dans l’acte de cette vertu. Il est précisé­ ment ce qui, de l’objet de foi, se trouve dans le sujet connaissant, et par quoi l’objet propre (ce qui est proprement l’objet) peut être connu (739) : « nous ne formons en effet les énoncés que pour avoir connaissance, par eux, des réalités, aussi bien dans la foi que dans la science » (740). Dans une épistémologie réaliste, l’objet dé la connaissance com­ porte nécessairement deux aspects : selon l’un il n’est rien autre que la réalité connue elle-même, selon l’autre il présente une mo­ dalité qui le proportionne au sujet connaissant. L’acte de con­ naissance consiste dans l’identification de ces deux aspects : c’est la réalité elle-même qui est atteinte, c’est le signe qui spécifie im­ médiatement l’activité des puissances ; il y a là un mystère qu’il est inutile de chercher à éluder, et auquel l’habitude seule nous fait donner d’autres noms. L’originalité de la foi, qui rend ce mystère plus mystérieux encore, c’est que la proportion entre les deux as­ pects de l’objet n’est ni connaissable ni empiriquement vérifiable comme elle l’est dans le cas de la connaissance naturelle ; c’est ‘ MW, 372 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV Dieu qui « termine », et c'est l’énoncé qui « spécifie ». Cependant, du point de vue de son économie générale, la foi est une connais­ sance humaine, conforme au statut général de la connaissance humaine : de par l'initiative de Dieu, il y a, de l’énoncé ra­ tionnel révélé à l’objet divin, une relation mystérieusement sem­ blable à la proportion qui existe entre nos énoncés et les objets qu’ils expriment. L'énoncé révélé est complexe, conformément à la nature de l'esprit, la réalité divine est simple (741) ; mais on se gardera pour autant de dédoubler l’objet : ce serait masquer sous un schématisme simpliste le mystère de la connaissance. Il n’y a, pour tout acte de connaissance, qu’il soit naturel ou surnaturel, qu'un seul objet ; mais cet objet comporte, dans l’esprit humain, une sorte de projection qui ne peut être que rationnelle, parce que l’esprit humain est rationnel. Quand nous disons que l’énoncé connu (révélé ou non) est rationnel, nous voulons signifier qu'il porte en lui-même, de par son caractère composé, les traces de la composition et de la division caractéristiques de l’activité ration­ nelle dont il est le terme ou le point de départ. On peut encore lire, dans cette structure rationnelle, l’enpreinte de la succession à laquelle sont assujetties toutes nos opérations hu­ maines, et même en un sens l’intellection ; multiplicité et succes­ sion ne s’imposent d’ailleurs pas seulement à chaque individu en particulier, elles se manifestent d’une manière encore plus sensible dans la collectivité humaine et dans l'ensemble de ses générations. Aussi y a-t-il deux articulations homologues de la foi : l’une concer­ ne chaque croyant en particulier, l'autre se réfère à toute la « pos­ térité d'Abraham » (742) « père des croyants » (743) ; la première suppose simplement la rationalité de l’énoncé (744), la seconde peut en modifier la formulation (745). Mais la difficulté soulevée au point de vue de l’unité de la foi (738) est la même dans les deux cas, parce qu’au moins au point de vue qui nous occupe, le temps lui aussi est homogène dans l'une et l’autre de ses deux acceptions : universelle ou individuelle. La réponse est donc, elle aussi, la même ; et c’est pourquoi nous l’avons formulée, avec S. Thomas, indistinctement : « ce qui est proprement objet de la foi c’est la chose crue » (617), c’est la réalité divine, simple et incomplexe, permanente et intemporelle ; mais cet objet, le même objet, compor­ te, dans l’intelligence humaine, une projection qui épouse et la rationalité et la temporalité de cette dernière. Il est bien accidentel que ces deux caractères s’expriment diversément suivant les cir­ constances différentes, elles aussi accidentelles, dans lesquelles le croyant se trouve engagé : la formulation du même article n’est pas la même avant et après le Christ, et cela est accidentel : mais si la variation de la formule est accidentelle comme les conditions 9 N I.A FOI EST ONE, PAR LE DIEU RÉVÉLANT 373 extérieures qu’elles réflètent, la formule elle-même ne l’est pas. De même qu’une source placée devant un écran y produit nécessai­ rement une plage lumineuse qui manifeste simultanément et la pré­ sence de la source et la structure de l’écran, ainsi l’énoncé révélé découvre-t-il l’initiative de la Vérité première aussi bien que la nature de l'intelligence humaine ; il fait partie de l’objet de la foi au même titre nécessaire que le croyant est requis à la production de l’acte de foi : pas d’acte de foi sans un sujet qui le produise, pas d’objet de foi réellement humaine sans l’incidence de cet objet dans le sujet humain. La conjonction de l’énoncé en tant qu’il est une certaine structure rationnelle avec la réalité simple qu’il ex­ prime et permet de saisir demeure, bien entendu, mystérieuse : la foi est, nous l’avons dit, un mystère qui est lui-même objet de foi ; on ne peut donc chercher de preuve et de raison là où préci­ sément il faut croire. D3. Concluons : si l’unité de la foi ne dérive pas des références mobiles qui en font varier la formulation, mais bien de la réalité divine à laquelle se termine son acte ; si l’unité de l’acte de foi n’est pas homogène à la rationalité des énoncés révélés et ne trou­ ve son fondement adéquat que dans l’acte par lequel Dieu se révèle; alors il faut conclure que c’est la Vérité première, et elle seule, qui à ce nouveau point de vue, mais toujours par les deux mêmes fonctions qu’elle identifie en sa réalité simple, résoud en elle l’unité et partant toute la substantielle réalité de la foi. L’objet formel de la foi est donc bien la Vérité première se révélant. Et l’acte de la Vérité première se révélant doit être saisi dans son état en quelque sorte relationnel : le principe en est mystérieux, il se dérobe par sa transcendance même à toutes prises créées ; les affleurements rationnels en sont, considérés en eux-mêmes, inefficaces : ils ne pourraient fonder qu’une ascèse rationnelle infra-intelligible. C’est la conjonction, dans l’acte, du principe incréé et de l’affleurement créé, c’est la communion intelligible avec Dieu, offerte en acte, qui seule récapitule le système des rapports qu’intègre la foi ; en elle, chacune des relations qui s’établissent entre Dieu, le croyant, l’énoncé révélé s’achève, mystérieusement du côté de Dieu, distinc­ tement du côté créé : chacune se termine, c’est-à-dire atteint ses termes adéquats, concourant ainsi à réaliser l’adhésion de l’homme à la Vérité révélante, révélée, subsistante. Il n’est rien de la foi qui ne soit dans l’homme, rien non plus qui ne tende vers l’objet divin ; ce mystère s’éclaire, comme il se réalise : par celui de ses deux pôles qui est le plus mystérieux, Dieu. •J I 7 I Q 374 III, IV ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE LA PSYCHOLOGIE ET LA STRUCTURE LA DE ÊTRE INTERPRETEES L’UNE EN FONCTION DE FOI L’AUTRE. DOIVENT LA FOI EST RÉACTION SPONTANEE A LA PRÉSENTATION DE LA VÉRITÉ ET INSERTION STABLE DANS L’ORDRE DE LA VÉRITÉ. Après avoir, au début de cette section, rappelé l’analogie du maître et du disciple comme étant capable de suggérer la situation du croyant vis-à-vis de Dieu, nous avons analysé la trilogie de la foi et nous avons précisé le comportement de chacun de ses termes en regard des deux autres ; nous avons conclu, par cheminements convergents, à la prépondérance de la Vérité divine ; il sera bon de revenir, en terminant, sinon à notre comparaison initiale, du moins à la préoccupation psychologique qui l’avait inspirée. Le Maître divin, nous l’avons déjà noté (746), a sur tout autre cette supériorité qu’il peut modifier l’esprit de son disciple ; c’est en une pareille motion que consiste la grâce (747) de la foi : la vocation à la foi n’est pas un appel comme un autre, c’est un appel inté­ rieur (748), et aussi intérieur qu’il est possible de le concevoir puisqu'il suscite et produit un changement intime de l’âme (749). Ce nouveau trait complète la physionomie divinement originale de la foi : n’est-il pas possible de l’intégrer à l’analyse formelle que nous avons esquissée ? La motion intérieure, que nous concevons spontanément sur le type de l’efficience, n’est clairement définis­ sable que dans la vue de la finalité ; c’est qu’en effet nous ne savons pas comment, du côté de Dieu, la Vérité première se révèle, tandis que nous pouvons caractériser les modalités de son influence sur le croyant. La foi, en tant qu’elle est une vocation active, nous apparaîtra ainsi comme la réaction spontanée de l’intelligence humaine devenant sensible au Vrai divin. D’autre part, l’exercice de la foi étant en fait inséparable de la vie divine qu’elle a pour mission d’inaugurer (749). il sera bon de marquer comment la foi est en affinité de structure avec les activités qu’elle contribue à fonder. 40. LA VOCATION A LA FOI OU ACTION INTÉRIEURE DU MAITRE DIVIN PERMET DE CONSIDÉRER LA FOI COMME LA RÉACTION SPONTANÉE DE L’INTELLIGENCE DU CROYANT A LA VÉRITÉ PREMIÈRE. i. En ce qui concerne le premier point, nous avons déjà noté que les raisons qu’on peut appeler raisons extérieures de la foi parce qu’elles n’en sont que l’accompagnement rationnel se trou­ vent, dans la plupart des cas, supplées par la grâce qui rend l’in­ telligence aisément accessible à des motifs en eux-mêmes trop pau- 39Ί0 I A IO1, RÉACTION SPONTANÉE ΑΓ DIEU RÉVÉLANT 375 vres (750). Ne doit-on chercher, à cette économie providentielle, d’autre fondement que la volonté omnipotente du Créateur qui peut disposer absolument de ses œuvres sans aucun égard pour le sta­ tut qui leur est propre ? Certainement pas. Dieu pose la détermi­ nation des natures en même temps qu’il leur communique l’exis­ tence ; et en respectant habituellement leurs lois, c’est au fond luimême qu’il respecte. Il faut donc penser que si Dieu tolère que l'exigence rationnelle et critique de l’homme demeure, lors de l'accès à la foi, si souvent engourdie et objectivement insatisfaite, ce ne peut être sans raison. C’est précisément pour laisser à une autre exigence, plus profonde et plus haute, un libre jeu qui en fait mieux prendre conscience : là où les arguments font défaut, 1’« ins­ tinct intérieur » (678) surabonde ; là où la raison semble oublier sa propre rationalité, l’intelligence se souvient de la secrète affinité qu'elle a avec la suprême Vérité. La foi peut alors paraître un peu plus prompte que de raison, mais cela devient, de par la grâce (287), une qualité de plus : « Croire trop vite au témoignage des hommes est imputable à la légèreté, croire promptement à Dieu est digne de louange » (751). C’est que l’instruction qui conduit à la foi est aussi bien intérieu­ re qu’extérieure (748) : la foi vient par ouï dire, c’est-à-dire par la prédication (562), mais elle vient aussi du dedans, par 1’« onction » de l’Esprit. Ceux qui ont cette onction, ce sont ceux-là qui sa­ vent (752), parce que cette onction « demeure en eux » et « les ins­ truit de toutes choses » (753) ; elle n’est pas mensonge mais elle est véridique, c’est-à-dire qu’elle détourne de l’hérésie (676) et main­ tient dans la vraie foi ; elle invite à demeurer dans ce qu’on a entendu dès le commencement et par là dans le Fils et dans le Père » (754) ; en sorte que cette onction rend inutile une nouvelle instruction (753). En un mot, s’il en faut croire S. Jean, la per­ fection, et même tout simplement la rectitude de la foi, est à la mesure de son intériorité (755). Le message ayant été transmis par la prédication, la loi normale du progrès de la foi dans le croyant, c’est une intériorisation, une pénétration, dans la lumière de l’Es­ prit, de l’enseignement reçu ; c’est un certain tact, dans l’onction du même Esprit, des « substantielles réalités promises ». La foi, dont la nature nous est révélée par l’état le plus parfait qu’elle puisse atteindre, est donc bien une sensibilité permanente (756) de l’homme qui devient enseignable par Dieu, capable de réagir à la présentation de la Vérité transcendante et de soi inaccessible : Vérité pour laquelle cependant il est, se sent et devient fait. Cette sensibilité ne conserve sa fraîcheur, sa promptitude et sa sûreté de réaction, que dans l’onction qui lui a donné naissance : la foi, nous l’avons vu (757), commence et s’achève dans l’amour ; nous re- •fPR 'Η**** ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV trouvons ici tout naturellement cette articulation fondamentale sur laquelle nous aurons à revenir (758). Bornons-nous pour le moment à rappeler que l’intériorité pro­ fonde de la foi est l’inverse d’un repliement du sujet sur lui-même; la sensibilité dont nous parlons ne consiste pas dans l’élaboration d’une expérience intérieure (562). C’est au contraire une réaction, intime parce qu’elle atteint une réalité aussi immanente que trans­ cendante, mais c'est également une réaction spontanée, objective et si on peut s’exprimer ainsi « objectivante » : parce que la Vérité première qui la provoque excède radicalement la mesure de tout acte en tant qu’il procède du sujet humain. Le vrai est, en Dieu, infini comme Dieu lui-même, et infiniment croyable ; c’est pourquoi celui qui croit en Dieu ne peut excéder la juste mesure de la foi (697) ; c’est la perception inadéquate sans doute, mais profonde, inamissible (759), intelligiblement émouvante (760) de la « croyabilité » (761) infinie du Vrai divin qui fonde la foi, en soutient l’adhésion, en stimule la curiosité, en récompense le labeur, en garantit toujours la sereine objectivité. En Dieu, en effet, intelligence et vérité s’identifient dans l’Acte pur (658) : le Vrai divin entraîne nécessai­ rement 1’intellection divine à laquelle il fait adéquatement face. Or « le croyant se trouve, par rapport à l’intellection divine, dans la situation de celui qui exerce une science subalterne vis-à-vis du savant qui connaît les fondements de la science principale » (762): le croyant ne possède pas en lui cette spiration plénière du Vrai qui, en Dieu, s’épanouit nécessairement en intellection parfaite ; mais il la possède en Dieu, à la manière dont l’artisan intelligent possède, en celui qui le dirige, les principes dont il comprend et exécute l’application. Avec cependant deux différences antagonis­ tes : l’écart, infini, de l’incréé au créé, n’autorise, dans ce cas, qu’une participation bien précaire quant à son contenu ; mais en retour, l’immanence du Créateur à la créature rend une telle com­ munication, en un sens, immédiate, et par conséquent beaucoup plus parfaite quant à son mode. Il reste que le croyant participe, à la me­ sure créée, et à la mesure personnelle de sa foi, à cette motion immo­ bile et immanente du Vrai, laquelle, en Dieu, s’identifie avec l’intellection divine. Tel est le fondement de l’inclination mystérieuse qui porte le croyant à livrer entièrement son intelligence à l’infi­ nie « croyabilité » de l’objet divin, et le fixe irrésistiblement (763) dans une adhésion qui domine, elle aussi infiniment (764), toute obscurité ; la foi est une sensibilité intelligible et spontanée à la Vérité divine, mais le secret ressort de cette spontanéité c’est l’im­ mutabilité toujours en acte dans laquelle Dieu se saisit en tant qu’il est la première Vérité (658). 4« LA FOI, REACTION SPONTANÉE AU DJEU RÉVÉLANT 2. Une comparaison, que nous emprunterons encore à S. Thomas, achèvera de situer ce mystère : la foi, étant connaissance certaine. implique détermination stable de l’esprit à un parti unique (765) ; l’exercice de la foi est, de ce chef, comparable à celui de l’activité des sens, celui de la vue en particulier (630-632) : dans un cas comme dans l’autre, c’est l’objet qui, par l’intermédiaire de l’acte et dans l’acte, est la cause de l’état déterminé du sujet voyant ou connaissant. De même que la vision est la réaction spontanée, à la présentation de l’objet visible, du sujet capable de voir, ainsi l'acte du croyant est-il la réplique connaturelle, à la présentation du Vrai divin, de l’homme gratié de la foi. On pourrait même pousser plus loin la comparaison : elle vaut quant au rôle actif de l’objet, elle vaut encore en ce qui concerne les différentiations dont il est intrinsèquement susceptible : tout comme la lumière est per­ çue dans les couleurs qui en constituent l’actuation, ainsi la Vérité première se révélant est-elle saisie dans la Vérité première révélée sous tel ou tel de ses aspects. Mais laissons ce point de côté : c’est le rôle joué par l’objet à l’égard de l’actuation du sujet qui nous intéresse pour le moment, et il convient de signaler entre la vision naturelle et la foi une importante différence. La détermination certaine dont l’objet est, ici et là, le principe, affecte immédiatement, dans le premier cas, la vision du sujet voyant ; cependant, elle n’appartient pas, dans le cas de la foi, comme le suggérerait notre comparaison, à la « vision du croyant mais elle procède [dans le croyant] de la vision de celui à qui il croit, [Dieu Vérité] » (766). C’est bien parce qu’il voit Dieu que le croyant est fixé dans sa certitude ; mais n’entendons pas que cette détermination appartient à la vision du croyant immédiate­ ment, comme elle appartient à la vision sensible sur simple pré­ sentation de son objet connaturel. On ne retrouve, ici encore, dans la foi, cette belle simplicité, que par résolution dans la Vérité pre­ mière ; c’est à la vision que Dieu a de lui-même, c’est à la saisie de la Vérité première par elle-même qu’appartient en propre l’im­ mutabilité constitutive de la certitude absolue : et c’est « à partir de là que procède [l’immutabilité de la foi] » (766). C’est en tant qu’il demeure dans la Vérité première se révélant, laquelle est la seule source de certitude, et non en tant que sa « vision de Dieu » vient de lui, que le croyant est fait certain : sa propre certitude ne lui devient connaturelle que dans la mesure où il demeure, par la foi elle-même, dans le seul principe d’où procèdent simultané­ ment, en ce qui concerne la Vérité divine, et la détermination et la certitude ; ce principe c’est la Vérité divine en tant que, dans la simplicité du même acte, elle se dit à elle-même et se révèle à la créature. C’est bien le croyant qui est certain, mais il ne s’agit - —■ IL i ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE 37S pas d’une certitude acquise par un labeur consécutif à la grâce de la foi ; c’est une certitude donnée dans la foi et en vertu de la même économie divinement révélante qui est le principe tou­ jours actuel de la grâce de la foi. C'est parce que la Vérité divine est simple (687), encore qu’elle soit subsistante, procédante et ré­ vélante, que l’acte de foi est la plus simple de toutes nos activités de connaissance encore qu'il repose sur un témoignage. Nous retrouvons la même conclusion et le même mystère par quelque côté que nous l’abordions : dire en effet, comme nous le faisions un peu plus haut, que « le croyant se trouve, par rapport à 1’intellection divine, comme celui qui exerce une science subal­ terne vis-à-vis du savant qui connaît les fondements de la science principale » (762) ; ou dire, comme nous le faisons maintenant, que la détermination qui est fondement de la certitude « procède non de la vision du croyant mais de la vision de Dieu [sur luimême] » (766) : c’est circonscrire par ses deux bornes extrêmes le même mystère de la participation. La certitude de foi requiert la science que Dieu a de lui-même ; la science que Dieu a de luimême est ce d'où procède la certitude de foi, disons le principe (767) de cette certitude. Qu'en est-il de l’entre deux ? La théologie reste muette : elle conduit simplement le croyant à adorer la Sagesse de Dieu se manifestant dans le mystère de la foi, qui est comme la réplique intelligible de celui de la création. On peut analyser et décrire avec précision le mécanisme de l’assentiment ou la struc­ ture de l’être créé ; on peut conclure que la Vérité première et elle seule résoud le mystère de la foi, tout comme l’Etre subsistant rend compte de celui de l’être ; mais ici et là l’entre deux échappe pareillement aux prises rationnelles : c’est lui que « tient » (768) précisément le génie de la foi. 41. LA FOI ET LE SACREMENT LEURS STRUCTURES, SONT EN ET PARTANT QUANT HOMOLOGIE A LEURS QUANT ACTES. A LE SACREMENT REND LE CHRÉTIEN PARTICIPANT DE LA VIE DIVINE, LA FOI INSÈRE LE CROYANT DANS L’ORDRE DE LA VERITE I. Nous venons d’indiquer comment le dynamisme psychologi­ que, qui joue spontanément dans l'exercice de la foi, trouve un point d’insertion naturel dans la structure que nous avions précé­ demment décrite ; il nous reste à signaler une harmonie similaire entre la première des vertus théologales et les activités surnatu­ relles qui en dérivent. Nous envisagerons ces dernières en tant qu’elles sont expressives de la foi lorsque nous parlerons de l’en­ gagement du croyant (769) : mais c’est la foi en elle-même que I» JI LA ΓΟΙ, PARTICIPATION A L ORDRE DE LA VÉRITÉ nous considérons pour le moment, et c’est son économie intime, à elle, que nous voudrions à nouveau éclairer en la rapprochant de cas semblables. La foi est au principe de la vie surnaturelle (749), et les premières activités qu’elle commande sont celles de ses deux sœurs théologales auxquelles il conviendrait de la comparer ; l’es­ pérance et la charité, elles aussi, ont Dieu pour principe et pour objet (682), mais en retour elles se distinguent suffisamment de la foi par leur teneur affective (770) : et tels seraient les deux thèmes d’un intéressant dyptique. Cependant nous ne nous y arrê­ terons pas, puisqu’aussi bien nous en retrouverons les principaux éléments en reprenant notre analyse au point de vue volontaire. Nous voudrions porter nos regards sur un autre aspect de la vie chrétienne, d’ailleurs inséparable en fait de l’activité théologale : nous voulons dire les sacrements. Qu'il faille rapprocher foi et sacrements, c’est ce qu’impose l’attention la plus élémentaire : ceux-ci seraient, sans celle-là, pri­ vés d’efficacité, puisqu’ils supposent un contact spirituel établi entre le chrétien et le Christ (771), cause instrumentale de la grâce qu’ils produisent ; mais en retour la foi ne pourrait longtemps subsister sans une vie dont les sacrements sont normalement la meilleure source. Les sacrements n’ont de sens que pour le croyant, mais en retour ils constituent l’expression spontanée (772) et la sustentation habituelle de sa foi. Cette conjonction se trouve heu­ reusement marquée du point de vue génétique (773) du fait que la foi et le baptême sont l’un et l’autre au principe de la vie spiri­ tuelle (771), la première dans l’ordre de l’exercice psychologique (749, 774), le second dans l’ordre sacramentel ; du fait également que la foi et le baptême se conditionnent réciproquement (780). Aussi le baptême est-il appelé le « Sacrement de la foi » (775), «parce qu’en un sens il est la foi elle-même tout comme le sacre­ ment du Corps du Christ est le Corps même du Christ, et le sacre­ ment du Sang du Christ, le Sang même du Christ » (775) ; il est la « cause de la foi » (776), parce qu’il en contient la substance : en sorte que 1’ « enfant est fait fidèle, non en donnant son assenti­ ment à la réalité, mais en recevant le sacrement de cette réalité. » (777) Sacrement de la foi parce qu’il la sustente, le baptême l’est également parce qu’il l’exprime : tant par sa signification spiri­ tuelle que par son symbolisme sensible (778). Enfin, s’il revient normalement (779) au baptême de donner la grâce de la foi, on sait qu’il suppose 1’ « instruction de la foi » (733) et en un sens la foi elle-même, du moins sous la forme de grâces actuelles (780). Ce qui est vrai du baptême l'est d’ailleurs également de tous les sacrements, de la réception desquels il est la condition sine qua non : ils sont eux aussi les « sacrements de la foi » (781), et sou- η Λ1Ι»Ϊ 380 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV tiennent avec elle les mêmes relations : ils la requièrent, ils l’ali­ mentent. Mais, parce qu’ils déploient les virtualités de la grâce baptismale en réalisant l’incorporation au Christ dans son extension temporelle, ils rendent plus aisément saisissables, en les distin­ guant dans le temps, les deux relations que le baptême ramasse dans l’unité simple et mystérieuse d’un même acte : la réception du sacrement et l’infusion de la foi étant alors simultanées, il est plus délicat de préciser en quel sens l’un est cause de l’autre. Cette involution (782) causale est particulièrement nette dans le cas de l’Eucharistie qui, étant un « aliment spirituel » (783), entretient la vie (784) et par là même développe la foi, requise cependant à sa réception. II est d’ailleurs normal que, pour comprendre la conjonction de l’ordre de la foi et de l'ordre sacramentel, nous ayons à rappro­ cher le baptême et l’Eucharistie. Ces sacrements sont, en effet, tous les deux, premiers, mais chacun à sa façon (772-773) : l’un du point de vue génétique qui est celui de l’essor du sujet humain ; l'autre du point de vue de la réalité (785) contenue, lequel com­ mande celui de la participation à Dieu. Or tout le dessein de la foi est d’unir l’homme à Dieu. On voit donc qu’en vertu de son double principe, baptême Eucharistie, l’ordre du sacrement est en profonde conformité avec celui de la foi. On sait d’ailleurs que la pratique toute fraîche de la primitive Eglise associait sponta­ nément la communion au baptême : c’est qu’il faut l’un et l’autre pour signifier et pour réaliser adéquatement l’amplitude de la foi, qui touche Dieu lui-mêm-e et qui s’enracine au cœur de l’homme ; telle fut du moins la façon de penser qui soutint le témoignage du martyr. Cette conjonction de la foi et du sacrement peut être étudiée dans sa réalisation concrète (769) ou bien selon l’ordre de nature. Nous laissons de côté pour le moment le rôle et l’achève­ ment de la foi dans la participation sacramentelle (786) ; et nous allons considérer pour elles-mêmes les deux structures : leur com­ paraison ne manquera pas d’éclairer à nouveau l’économie de la foi. Nous avons d’ailleurs vu le rôle important et délicat joué par le signe auprès du croyant, chancelant ou affermi (787) ; mais nous avions alors envisagé le signe quant à la signification qu’il revêt pour celui qui l’observe. Il convient maintenant de considérer l’économie du signe en lui-même et objectivement ; l’Evangile est d’ailleurs fort instructif à cet égard. 2. a. Jésus, en même temps qu’il fait appel à la foi, emploie les signes qui seront précisément à la base du réalisme sacramen­ tel (788) ; ou bien il accepte qu’une foi sincère s’exprime au moyen de signes sensibles dans l’accomplissement desquels elle atteint. U LA FOI, PARTICIPATION A L’ORDRE DE LA VÉRITÉ 381 en fait, le résultat qu’elle escomptait (789). Si foi et signe sont ainsi normalement et spontanément associés, n’est-ce pas que la foi est à sa manière un signe, signe intelligible sans doute plus que sensible, mais signe véritable réalisant la combinaison origi­ nale propre au signe : connexion établie entre deux réalités, l’une difficilement accessible, l’autre objet d’expérience immédiate, de telle sorte que la première soit connue et même possédée par l’en­ tremise de la seconde (790). Lorsque la connexion est établie par Dieu et qu’elle associe la production de la grâce à un élément sensible, le signe est un sacrement. On connaît la célèbre défini­ tion de S. Augustin : « Que la parole [divine] prenne possession de l’élément [sensible], et voilà constitué le sacrement qui est luimême comme une parole visible » (791) ; que le Verbe de Dieu s’empare du balbutiement du croyant, et voilà constituée la foi qui est elle-même comme le Verbe parlant... Nous avons bien dans la foi, tout comme d’ailleurs dans le sacrement, deux choses ordon­ nées l’une à (’autre : l’une en elle-même inaccessible, et c’est la réalité crue, l’objet principal (792) ; l’autre immédiatement assi­ milable par l’esprit humain auquel elle est connaturelle, savoir l’énoncé révélé ou objet conjoint (792). La connexion est assurée par Dieu qui seul est responsable de la révélation et qui seul peut se porter garant de l’exactitude avec laquelle elle exprime la réalité divine. Si on ajoute que la foi est ordonnée à la vie de la grâce (793) on voit que l’on peut parler du sacrement de la foi, non plus pour désigner le baptême, mais pour signifier que le sens sacra­ mentel, si nécessaire au chrétien, est créé et entretenu par la foi parce qu’il est en quelque sorte modelé sur elle et qu’il est, en fait, donné en même temps qu’elle : le baptême est le Sacrement de la foi, mais la foi renferme en elle, quoique d’une manière toute spirituelle, l’économie dont le baptême est la première réali­ sation sensible. La foi est un sacrement figuré, puisque c’est sim­ plement une parole ou un concept qui y est « signe sensible » ; mais on retrouve réellement en elle tout ce qu’intègre la notion de sacrement : on y retrouve d’ailleurs en premier lieu le « mys­ tère >1, en quoi la vie de la primitive Eglise et la liturgie qui en est l’écho (781) faisaient consister l’essence du sacrement. Poussons un peu cette comparaison des deux acceptions du « sa­ crement de la foi » : la foi elle-même (794) d’une part, le baptême d’autre part. Suivons S. Augustin : « Retirez la parole, et qu’estce que l’eau, sinon de l’eau ? » (791) Retirez le Verbe de Dieu, retirez la Vérité se révélant, que serait l’énoncé de foi sinon une proposition banale à moins qu’elle ne soit inintelligible ? Mais que le Verbe de Dieu atteigne et informe l’élément « fluant et labile » /791) des discours rationnels, et voilà construit le sacrement de la ill i-» I ADHESION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV 382 foi. D’où vient donc à l’énoncé révélé une telle vertu qu’étant proféré par les lèvres il illumine l’intelligence et le cœur, n’est-ce pas la Vérité première qui fait cela, non parce qu’elle est expri­ mée mais parce qu’elle est crue ? Car autre est l’écume rationnelle, autre la profondeur intelligible, autres les formules qui passent, autre la Vérité qui fixe l’esprit. La Parole de Dieu a, dans le sacrement de la foi, une vertu si grande que les enfants du royaume, qui ne peuvent encore atteindre la « justice qui descend du ciel >» (795) encore qu'ils cheminent avec la « vérité qui monte de la terre » (795), sont instruits, illuminés, rectifiés, rassasiés, parce que cette parole est en elle-même enseignante, éclairante, justifiante, béati­ fiante. Tout ceci s’accomplit par la Vérité dont le Seigneur a dit « Je suis venu pour rendre témoignage à la Vérité » (796) car c’est cette Vérité elle-même qui témoigne au cœur des enfants de lumière... (797) Faut-il, en retour, rappeler que si on la rédui­ sait à une pure intériorité, la manifestation de la Vérité divine ne ressemblerait pas plus à la foi que les paroles du baptême ne peu­ vent, à elles seules, et sans l’action de l’eau, constituer le Sacre­ ment ? Cela est trop évident pour qu’il soit utile d’y insister et S. Augustin n’a pas même pensé qu’on pût faire abstraction de 1’ « elementum », aussi a-t-il dit « Accedit verbum ad elementum » et non pas « Accedit elementum ad verbum ». Aussi bien faut-il, en regard de la tendance si profondément humaine à matérialiser et à littéraliser, faire sans cesse prévaloir le contre-courant de l'es­ prit. b. Esquissons encore une comparaison qui s’adressera cette fois à l’autre pôle de l’ordre sacramentel : celui qui est « premier et principe», non plus du point de vue génétique qui commande la recherche de la perfection personnelle (798), mais du point de vue de l’union au Christ (774) et de la perfection participée (798) ; ce sacrement c’est l’Eucharistie : on en signifie l’excellence propre en l’appelant « sacrement de la charité » (774) ou « sacrement des sacrements » (799), sacrement auquel les autres « sont ordonnés » (799) et Qui s’appelle précisément « mystère de foi » en tant qu’il récapitule l’ensemble du culte chrétien (800). La définition augustinienne s’appliquerait encore ici : « Que la Parole divine s’em­ pare du pain, et voilà constitué le sacrement » ; mais on notera tout de suite une différence essentielle sur laquelle nous revien­ drons dans un instant : le baptême n’a de réalité que dans l’acte même où il est administré, tandis que l’Eucharistie est un signe permanent. Cette différence n’est pas pour nous sans quelque in­ térêt, puisque le « sacrement de la foi » se situe à ce point de vue dans l’entre deux. Il n’a pas de contenu surnaturel objectif, indépendamment de l’activité du croyant ; cependant, si on le consi- 41 LA FOI, PARTICIPATION A l/ORDRE DE LA VÉRITÉ dère indépendamment de l’acte de foi, on n’en peut pas dire comme de l’eau du baptême : « sans la Parole, qu’est-ce que l’eau sinon de l’eau ». Les articles de foi, même envisagés à la seule lumière naturelle (Soi), ne sont ni des mots vides, ni des énoncés ordinai­ res : ils portent la marque du mystère auquel ils ont mission de conduire ; ils sont, d’une manière permanente, en affinité avec la motion révélante qui les actuera sous le regard du croyant. L'esprit est déjà quelque chose de divin, en sorte que ce qui le concerne, tout discours intelligible par conséquent, constitue déjà une lointaine attente de Dieu à un tout autre titre que la matière. Le «sacrement de la foi » n’est pas permanent, mais ce qui en subsiste, hors de l’acte de foi, est beaucoup plus qu’un élément inorganique : c’est une pierre d’attente dont la stabilité évoque la permanence propre au sacrement de l’Eucharistie. Nous ne songeons évidemment pas à établir un parallélisme rigoureux entre la transubstantiation et l’assomption au terme de laquelle les mots humains deviennent porteurs d’une vérité divine : les deux cas sont pour le moins séparés par tout l’écart qui existe toujours entre les deux valences, l’une ontologique, l’autre épis­ témologique d’une même notion ; les mots n’acquièrent pas une densité intelligible nouvelle comme une forme sensible se charge d’une substance qui lui était étrangère : l’extension analogique qui suffit dans le premier cas et qui thésaurise les plus humbles nuan­ ces doit faire place, dans le second, à une substitution radicale. Mais ceci dit, on ne manquera pas de noter qu’il y a une relation de contenant à contenu qui est, ici et là, identique, et identique­ ment mystérieuse. L’énoncé de foi contient la Vérité divine comme les espèces consacrées contiennent le Christ ; les formules révélées ne sont pas davantage l’expression adéquate de la Vérité divine que le pain et le vin ne sont accidents propres de l’humanité sainte ressuscitée et glorieuse ; mais dans les deux cas il y a tout à la fois désignation objective accessible à l’homme, et prise objective efficace pour l’homme, ici par mode sensible, là par mode intelli­ gible : dans les deux cas, des structures créées se trouvent actuées par l’Acte incréé auquel elles sont mystérieusement ajustées, et de là résulte la singularité de leur commun état : elles sont comme une attente et un appel, elles sont cependant stabilisées et fixées en elles-mêmes : elles sont ouvertes vers la transcendance à laquelle elles sont nécessairement toutes relatives sous peine de n’être pas, elles sont néanmoins parfaitement et ontologiquement déter­ minées par cette même relation qui précise et approprie l’imma­ nence universelle de la cause première : elles sont, du moins quant à leur essence créée, accidentelles à la substantielle réalité que ce­ pendant elles enserrent, et elles en sont d’autre part tout à fait » 4 -S4 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV inséparables puisqu'elles la livrent à l’état humain et que, par nature, la foi est de la pensée à l’état humain, l’Eucharistie, le « pain de l’homme » (802). En retour, ni la Vérité divine ni le Christ glorieux ne sont soumis aux vicissitudes qui peuvent affec­ ter et affectent en effet les énoncés révélés et les espèces eucharis­ tiques : le caractère complexe et la diversification temporelle (738, 745) des premiers répondent à la divisibilité et à la localisation des secondes, comme le temps à l’espace, et plus précisément comme l’ordre du temps à la mesure de l’espace ; mais la Vérité divine est simple sous la complexité des énoncés qui l’expriment humainement, comme l’humanité du Christ est une malgré le fractionnement des espèces qui en multiplie la présence terrestre ; la Vérité divine est permanente en chacun de ses aspects, en dépit de la différenciation accidentelle qu’impose aux articles l’écoule­ ment temporel : tout comme le Corps du Christ est étranger aux relations spatiales changeantes que les espèces consacrées soutien­ nent avec les objets environnants ; la Vérité divine est en ellemême la première Vérité (673). absolue, immuable, mesurant par le fait même toute intelligibilité liée à une durée créée : semblable­ ment l’humanité du Christ possède un principe de localisation qui lui est propre, en vertu duquel toutes les créatures qui participent à l’extension quantitative s’ordonneront respectivement à elle et, par rapport les unes aux autres, en fonction d’elle. Ce parallélisme semble d’ailleurs profondément enraciné dans la nature de l’homme, qui est à la fois esprit et corps. L’intelligence abstrait beaucoup plus aisément de l’espace que du temps (803), tandis que l’extension quantitative constitue le cadre primordial de toute sensation (804), de la plus fugitive comme de la plus per­ sistante ; il y a une exploration et une exploitation du temps par la mémoire intellectuelle qui tantôt l’intègre et le synthétise, tantôt le domine et le réduit à une « pointe d’aiguille » (805), tandis qu’il n’y a pas de saisie intellectuelle immédiate du sensible concret (806). Le temps est impliqué en fait dans la vie de l’esprit : il est immanent au sujet spirituel humain, dans ses conditions terrestres : et cette immanence est à la fois le signe de sa valeur d’intelligi­ bilité et la raison de son mystère. Le temps est trop pauvre pour l’esprit, qui cependant ne peut ni ne doit s’en dégager, parce qu’il y retrouve quelque chose de lui-même : tandis qu'il est trop riche pour les sens qui. laissant complètement échapper l'intériorité et l’ordre de la durée n'en retiennent que l’extension quantitative (S07) : les sensations mesurent le temps, l’esprit en organise les ins­ tants. Cela étant, il est normal que nous retrouvions, dans le cadre spatio temporel auquel nous sommes liés, et même du point de vue surnaturel, deux manifestations de la transcendante Sagesse de « LA FOI, PARTICIPATION A L’ORDRE DE LA VÉRITÉ Dieu : l’une, intelligible, demeure soumise en quelque façon à la temporalité et fait abstraction de la spatialité, et c’est la foi ; l’autre, sensible, demeure en quelque façon soumise à la spatia­ lité et fait abstraction de la temporalité, et c’est l’Eucharistie. Elles désignent l’une et l’autre la même transcendance, mais avec une sorte de symétrie harmonieusement ajustée aux condi­ tions de la terre : Ka transcendance est certainement mieux exprimée en elle-même par une hétérogénéité totale, mais elle est mieux manifestée pour nous par le contraste des conditions qui lui sont contraires. Il nous est bon que les formules de la révéla­ tion se renouvellent pour comprendre, dans l’immutabilité dont elles stimulent en nous l’exigence, la transcendance de la Vérité qu’elles nous livrent ; il nous est bon que les espèces eucharis­ tiques soient soumises à toutes les formes du changement, dont le mouvement local est la première, pour saisir, par contraste avec notre appréhension familière, toute la densité du « Noli me tan­ gere » (808) qui est comme le rayonnement ontologique du Christ ressuscité et glorieux. Ainsi le sacrement de la Parole du Christ et le sacrement du Corps du Christ se répondent-ils par leurs propriétés conjuguées ; et si nous ajoutons que le temps et l’espace ne forment qu’un seul et même univers physique (809), l’esprit et les sens qu’un seul et même sujet humain, nous serons invités à contempler, en partant du livre des créatures, une troi­ sième unité, plus achevée : celle du dessein de la Sagesse de Dieu, qui revêt des modalités différentes pour mieux atteindre l’homme tel qu’il est, mais qui demeure substantiellement identique à luimême parce qu’il exprime Dieu tel qu’il est. Ayant ainsi mieux pris conscience de ce fait que la foi et l’Eucharistie procèdent de la même source, peut-on voir dans la simi­ litude ci-dessus décrite de leurs propriétés l’indice d’une ressem­ blance plus profonde ? Jusqu’à quel point la même initiative di­ vine, produisant des effets homologues dans les deux ordres sen­ sible et intelligible, ne met-elle pas en œuvre des procédés égale­ ment homologues ? A la transubstantiation réelle, reposant sur une permanence accidentelle à base de quantité, ne correspond-il pas une transubstantiation sémantique cachée sous la permanence des mots ? Nous avons déjà suggéré qu’un pareil rapprochement appelle d’importantes réserves : la hiérarchie des sens que com­ porte l’énoncé de foi (801) est une hiérarchie liée (810), et il le faut bien pour qu'une signification et une portée surnaturelles devien­ nent accessibles à l’homme par le moyen d’une signification natu­ relle ; tandis que le Corps du Christ ne coexiste en aucune façon avec la substance du pain (85) : il lui succède, absolument, encore qu’il n’en procède pas ; il s’y substitue, quant au rôle de sustenaS •«xi •4· ( à*’ tation vis-à-vis des espèces consacrées, encore qu’il ne dépende aucunement de ces dernières. On ne pourrait donc, à ce point de vue du moins, parler sans équivoque de transubstantiation quand on passe, pour l’énoncé révélé, du sens A au sens B ou C (Soi). Mais la perspective change si, laissant de côté les structures objec­ tives et la rigueur métaphysique qu’elles permettent et par consé­ quent exigent, on se place au point de vue psychologique du croyant. L'Eucharistie est un « mystère de foi » : c’est le privi­ lège du fidèle que de discerner le Corps du Christ sous les espèces consacrées ; comment, dès lors, ne pas associer l’écart ontologique qui sépare le premier des secondes, à la distension analogique incluse dans l’énoncé intelligible du même mystère : « Ceci est le Corps du Christ ». Et si on applique au premier cas le nom de transubstantiation, comment le refuser au second, qui lui est in­ trinsèquement lié ? Et comme cette distension, loin d’être parti­ culière au mvstère eucharistique, fait partie de l’économie même de la foi, n’est-on pas fondé à dire que le croyant assiste, de par le jeu de la lumière qu’il porte en lui, à une substitution séman­ tique toute semblable à une transubstantiation : ce ne sont plus les résonances et les harmoniques humains qui comptent pour lui, parce que d’autres valeurs les refoulent progressivement dans le subconscient rationnel. C’est qu’en effet, il n’y a pas plus d’infé­ rence de raison permettant de passer de la perception des corps naturels à celle du Corps du Christ, qu’il n'y a de lien génétique entre la substance du pain et le même Corps du Christ : la même permanence du signe recouvre la même substitution, objective ou perçue, c’est la seule différence : en sorte que la continuité objec­ tive nécessaire de signification (810), celle du mot corps dans le cas qui nous occupe, est parfaitement compatible avec un change­ ment qui est, du point de vue du sujet, une véritable transubstan­ tiation (8ii). Ajoutons, en employant une locution assez évoca­ trice, que la communion intelligible avec la Parole du Christ éta­ blie dans la foi est le fondement et le terme de la communion réelle avec le Corps du Christ réalisée dans ΓEucharistie ; et nous achèverons ainsi de comprendre jusqu’à quel degré, du point de vue du croyant, le « sacrement de la foi » mérite d’être assimilé au « sacrement des sacrements ». 3. Nous voyons donc que si la comparaison entre la foi et l’Eucharistie se prête bien à un traitement objectif en ce qui concerne les propriétés de ces deux « sacrements », elle ne peut être pour­ suivie en profondeur à moins de n’être envisagée que du point de vue du sujet. N’y a-t-il pas là une précieuse indication ? a. Tirons-en profit. Rappelons (812), entre autres caractères qui 41 I \ FOI, PARTICIPATION A L ORDRE DE LA VÉRITÉ 387 distinguent l’un de l’autre les deux pôles de l'ordre surnaturel, à savoir le baptême et l’Eucharistie, que le premier n’a pas de consistance intemporelle indépendante de l’acte dans lequel il est administré et reçu, tandis que le second a une réalité perma­ nente. Et si la comparaison de la foi et de l’Eucharistie nous a irrésistiblement ramenés dans un climat en quelque sorte subjectif, n’est-ce pas parce que l’originalité du signe, et très particulièrement du signe sacramentel, c’est de réaliser, dans l’unité d’un même acte, non seulement la conjonction d’un élément caché et surna­ turel avec un élément immédiatement accessible, mais également la conjonction de l’homme avec Dieu. Les sacrements sont faits pour communiquer la grâce, et la précision analytique de la des­ cription formelle ne doit pas faire oublier l’ordre des causes finales qui seul apporte l’intelligibilité définitive. De ce point de vue, la réalité du sacrement c’est la grâce liée à sa réception (785), tout comme la réalité de la foi c’est la possession spirituelle, liée à son exercice. Le sacrement de l’Eucharistie n’acquiert sa finalité adéquate et en ce sens sa réalité, que dans l’acte où il est reçu : et c’est pourquoi nous avons été conduits à le considérer en cet état pour le comparer au « sacrement de la foi », lequel n’a de consis­ tance, soit sous forme d’habitus soit sous forme d’acte, que dans le croyant et pour l’usage du croyant. C’est bien pour l’homme que la foi et l’Eucharistie ont été, l’une et l’autre, inventées : c’est donc dans l’agir humain qu’il les faut considérer pour en saisir adéquatement la réalité. Mais cette exigence nous amène à réfléchir sur notre point de départ qui était, on s’en souvient, la formule augustinienne : « que la Parole s’empare de l’élément visible, et voilà constitué le sacrement ». Il faut se garder d’en réifier iisjonctiv ement les termes : au point de ne lui accorder qu’un sens purement statique, que l’on corrige a posteriori d’une manière artificielle. Le sacrement, ce n’est pas : la « Parole » d’un côté 1’ . ·. V 396 sion, terme médiatement atteint de l’ordre du retour. Mais ces deux noms ont autant d’harmoniques qu’il y a de manières de considé­ rer l’ordre dont ils traduisent la structure, c’est-à-dire autant qu’il y a de perfections dans l’être : Dieu est le souverain bien, par rap. port auquel se hiérarchisent les divers biens qui doivent conduire jusqu’à lui, Dieu est la cause de tous ces biens, l’excellence à la participation (S30) de laquelle ils doivent d’être ce qu’ils sont ; Dieu est l’Amour à l'acte duquel nous sommes conviés à accorder nos cœurs, il est l’auteur de la grâce par laquelle nous devenons capa­ bles de l'aimer ; Dieu est la Vérité, la première Vérité avec laquelle nous entrons en communion intelligible, il est la Vérité première se révélant, infusant dans l’âme la lumière nouvelle qui la rend sensible (831) à la présentation de l’objet divin. Nous avions déjà eu à rapprocher de notre condition de créature l’obligation où nous sommes d’accorder foi à Dieu (696-706); nous découvrons mainte­ nant cette même correspondance avec une profondeur nouvelle. Les deux fonctions de la Vérité première que l’analyse de la foi nous a fait, à plusieurs reprises, découvrir (832) ne sont au fond que les deux noms attribués par l’ordre de la création à cette même Vérité première ; ou bien encore les deux noms de Dieu, toujours les mê­ mes, cause et fin, si on ne retient, de l’ordre de la création, que l’incidence du Vrai (833). Ainsi sommes nous amenés, pour « regarder la foi avec l’œil de Dieu » (636), à l’insérer dans cet ordre de la création que Dieu contemple en lui-même parce qu’il en est, absolument, le Principe ; mais plus particulièrement à l’insérer dans l’ordre de la Vérité, non moins intime à Dieu que l’ordre de la création dont il constitue la saillie intelligible. Il sera donc utile de préciser rapidement du point de vue du vrai les quelques considérations que nous présen­ tions plus haut au sujet de l’ordre en général. Toutes les créatures sont vraies en ce sens qu’elles réalisent les exigences de leur nature, ce qu’on exprime quelquefois en disant qu’elles sont conformes à l’idée divine avec laquelle elles sont en correspondance : on ne signifie d’ailleurs rien autre par cette locution que la référence du déterminisme objectif des natures à sa cause transcendante (834). Mais les créatures n’accèdent pas toutes à la vérité, qui est, du point de vue de la définition la première, et qui consiste dans la conscien­ ce d’une certaine conformité de l’esprit à la réalité (835) : conformi­ té dont Dieu réalise le type idéal par la parfaite identité à soimême (836). Les créatures inférieures incluent, il est vrai, en elles, une proportion semblable : en disant qu’elles réalisent les exigen­ ces de leur nature, nous signifions en effet du même coup que cette nature répond a l’être dont elle est en quelque sorte la mesure in­ telligible ; mais il s agit d une mesure toute objective fixée par le 41 LA FOI, PARTICIPATION A L ORDRE DE LA VÉRITÉ 397 Créateur, non pas d’une mesure active effectuée par une comparai­ son dont on a conscience. C’est cette opposition que S. Augustin a traduite en disant que les créatures inférieures n’ont pour partage que le nombre, qui est le fondement objectif et le symbole imperson­ nel de la mesure ; tandis que les créatures raisonnables participent à la Sagesse qui compare, juge, use du nombre dont elle est en un sens l'état idéal parfaitement réfléchi (837). L’intégration à l’ordre de la Vérité comporte donc des modalités multiples, et l’on peut voir darts le nombre et la Sagesse les co-principes de le lit hiérarchie : la proportion, qui est caractéristique de la vérité, se retrouve dans le nombre comme dans la Sagesse, mais ici dans l’acte qui la discer­ ne, là sous forme effectuée. N’oublions pas cependant que l’ordre de la Vérité ne mérite, tout comme l’ordre de la création dont nous l’avons extrait, le nom d’ordre que si les éléments créés qui lui appartiennent sont considérés comme les termes des relations qu’ils soutiennent avec leur commun Principe. C’est Dieu lui-même qui « baigne toutes les créatures, même les plus modestes, de la lu­ mière du nombre » (837), et qui leur fixant ainsi leur mesure les atteint sous le rapport de la vérité et les insère dans l’ordre de la Vérité ; c’est Dieu qui « donne à tout homme la lumière, la vraie» (611), c’est-à-dire lui-même, en sorte que l’homme puisse faire réflexion sur le livre des créatures et y découvrir la vérité es­ sentielle que Dieu crée et contemple comme Principe de l’ordre : les créatures sont et sont vraies en tant qu’elles sont images de Dieu. C’est qu’en effet Dieu lui-même est Nombre et Sagesse, Nombre en tant qu’il est sa propre mesure (838), Sagesse en tant qu’il en a conscience : le nombre et la sagesse s’identifient en Dieu, ils réalisent ainsi la perfection adéquate de la vérité (835). Dieu est principe de l’ordre de la Vérité ; puis le nombre et la sagesse se distribuent dans la création en proportions diverses : la sagesse ne fait d’ailleurs pas que s’ajouter au nombre, elle est le signe de sa valeur, et en retour elle ne serait pas elle-même sans lui ; le nombre matériel et complexe est bien éloigné de ce Nombre qui est le Nom­ bre de Dieu (839), mais la sagesse qui ignore son propre nombre n'est qu’un obscur commencement de la Sagesse qui se connaît elle-même : nombre et sagesse ne sont parfaits que s’ils le sont ensemble. Tel est donc l’ordre de la Vérité, frange lumineuse de l’ordre de la création ; comme il nous intéresse ici en fonction de la place qu’y occupera la foi et que l’objet de foi est de la vérité à l’état humain (S40), il convient d’examiner comment l’homme s’insère dans l’ordre de la Vérité. La raison humaine comporte à la fois nombre et sagesse : le nombre parce qu’elle est créée, la sagesse puisqu’elle peut réfléchir ; encore faut-il examiner de quel nombre Λ i rrj .n ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE 39» et de quelle sagesse il s’agit : à l’œuvre on connaît l’artisan. En ce qui concerne le premier, il n’est que de voir de quel nombre nous nous servons spontanément ; qu’on ne songe pas seulement à la numération, mais d'une manière beaucoup plus large, à la plus banale de nos démarches mentales : nous comprenons les choses, lorsqu’elles sont complexes en les analysant, lorsqu’elles sont ou paraissent simplesen les comparant à d’autres réalités déjà connues; nous divisons et nous composons (425)· restituant au besoin pour le faire Je contexte nécessaire. C’est ce qu'Aristote exprimait en disant que nous appréhendons les choses « en les posant dans le nombre » (841) ; cette expression est parfaitement justifiée puisque le nombre est de la composition à l’état pur, composition dont l’ho­ mogénéité répond bien à l’uniformité mentale dont se trouvent affectés les concepts que nous comparons les uns aux autres. Le nombre qui donne la mesure de la raison humaine est donc un nom­ bre bien modeste, c’est celui-là même qui est issu du monde maté­ riel et successif familier à nos sens : il exprime justement qu’il y a non seulement continuité, mais commune mesure dans l’ordre de la Vérité, entre les créatures seulement matérielles et la plus infi­ me des créatures spirituelles. Quant à la sagesse humaine, il serait trop facile d’en médire pour que nous nous arrêtions à le faire. Notons plutôt qu’elle est capable, même laissée à ses seules forces, de s’élever à une vue du monde qui consiste essentiellement à domi­ ner les enchaînements immédiats sans pour autant en négliger l’analyse, à retrouver en eux l’influence des causes les plus uni­ verselles qui les commandent, à discerner la finalité immanente qui les explique. Nous ne pouvons insister sur ces remarques qu’il serait aisé de confirmer en examinant les modalités ou les champs d’application de la sagesse : théorétique ou active ; personnelle, familiale, politique ; spirituelle, philosophique, scientifique, la sagesse comporte toujours une double tendance : expliquer les éléments par l’ensemble à la réalisation duquel ils doivent concou­ rir, ne leur reconnaître de réalité que dans la mesure où ils sont en étroite relation avec le principe de l'ordre qu’ils constituent. Cette sagesse de l’homme est, on le voit, du même type que la Sagesse par laquelle Dieu se saisit comme cause réelle et comme fin ultime de toute créature, c’est-à-dire comme principe de l'ordre de la création : or cette Sagesse de Dieu est celle que nous avons reconnue être, conjointement avec le Nombre, au principe de l’or­ dre de la Vérité. L'homme occupe donc une position intermé­ diaire : il analyse l'enchaînement des causes formelles en telle manière qu’il communie dans le nombre avec les créatures privées de raison ; mais il tend spontanément à insérer ce même enchaî­ nement entre le principe qui en assure la réalité et la fin qui en montre l’intelligibilité, il rend ainsi vivante l’effigie de la Sagesse 41 1 \ KOI, PARTICIPATION Λ L’ORDRE DE LA VÉRITÉ 399 qu’il porte en lui et se trouve en affinité avec les intelligences angéliques les plus sublimes. b. On excusera ce long préambule, il était croyons-nous néces­ saire pour mieux faire comprendre la grandeur de la foi : nous l’a­ vons suffisamment envisagée en elle-même, au moins au point de vue intellectuel, c’est donc en la replaçant dans un ensemble un peu vaste que nous avons chance de projeter sur elle quelque lueur nouvelle. L’homme, par tout ce qu’il est, récapitule en lui l’ordre de la Vérité ; la foi s’adresse à l’homme tel qu’il est ; c’est donc tout l'ordre de la Vérité qui se trouve par la foi transposé, exhaussé, réinformé en quelque sorte par son divin Principe : telle est la perspective que nous voudrions contempler... « comme avec l’œil de Dieu » puisque Dieu seul connaît l’excellence de la foi qu’il a inventée. Précisons tout d’abord qu’il n'existe pas, au point de vue auquel nous nous plaçons maintenant, deux ordres de la Vé­ rité, l'un naturel l’autre surnaturel (842). Le livre de l’Ecriture permet certes de découvrir et de comprendre des choses qui ne se trouvaient au livre des créatures que d’une manière si lointaine ou si indécise qu’il était impossible de les y discerner ; mais la révélation ne marque pas, quant à l’objet, un commencement ab­ solu et hétérogène : il n’est pas de mystère, pas même celui de la Trinité sainte, dont la création n’offre quelque lointain ves­ tige (S43) ; et nous avons vu, relativement à notre objet, que l'économie de la foi humaine annonce déjà celle de la foi divine. Disons, pour demeurer fidèle à la problématique augustinienne (837), que l’intervention surnaturelle de Dieu ne modifie pas le nombre objectif par lequel toute créature se trouve premièrement insérée dans l’ordre de la Vérité : mais que, visitant les créatures intelligentes au plus intime d’elles-mêmes, elle a pour effet de rendre celles-ci participantes d’une Sagesse dont elles étaient in­ capables. Il n’y a qu’une seule Vérité première, elle porte dans son \;erbe toute créature (844), toute action créée ; elle est en ce sens la mesure de toute vie : sensible, spirituelle, théologale, hu­ maine ou angélique ou divine ; elle fonde objectivement un seul ordre dont tous les éléments sont vrais parce que tous sont capablés, comme leur Principe, de réaliser les exigences de leur nature. Mais la même Vérité première se manifeste de multiples façons : elle impose des lois immuables, elle suggère ses desseins, elle parle, elle instruit, elle se rend évidente, elle convie ainsi chaque créature à une communion proportionnée à sa nature. Ce ne sont pas là des ordres divers, mais les degrés différents d’un même ordre : et s’ils sont un dans leur fondement, la foi parachève encore leur unité ; elle hisse en effet l’homme jusqu’au » :·Ρ ••3 •t’.et Q· cl 400 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV degré supérieur de l’ordre sans le frustrer de rien de ce par quoi il appartient aux degrés inférieurs. Certification rationnelle, assen­ timent, adhésion, la foi est tout cela indivisiblement : c’est-à-dire qu’elle réalise dans son exercice concret ce mélange de nombre et de sagesse qui est caractéristique du penser humain. La preuve de la crédibilité est une démarche homogène aux investigations scientifiques, elle n’est même pas entièrement étrangère à la répé­ tition (845) qui est l’un des facteurs constituants de l’expérience sensible : en sorte que la raison croyante qui, dans l’acte même où elle voit devoir croire, tient le résultat de cette démarche, conserve bien jusque dans la foi le même nombre d’origine maté­ rielle que nous avons vu être sien. Ce nombre, il est vrai, impli­ quait un symbolisme un peu plus large : il signifiait que l’homme, pour comprendre, compose et divise ; mais nous retrouvons cette division et cette composition installées au cœur même de la foi puisque l’objet «propre» (721) de la foi, celui qui intéresse la béatitude de l’homme, est non seulement divisé mais distingué (724) et organisé en articles, puisque d’autre part l’intelligence à laquelle peut conduire la foi résulte principalement des connexions que les mystères soutiennent soit entre eux soit avec la fin ultime de l’homme (846) ; l’intelligence humaine, lorsqu’elle vit, compare distingue unit, elle compose et elle divise : devenue croyante, elle doit non seulement conserver mais accroître ce libre exercice. Nous voyons donc que la foi ne disqualifie pas le nombre propre de l’homme, elle invite simplement à en discerner les valences avec plus de précision : la démarche laborieusement rationnelle qu'in­ clut généralement la préparation à la foi rappelle qu’il y a, entre l’homme et les créatures inférieures, commune mesure ; tandis que les perceptions stables et alternées de l’assentiment livrent la véritable mesure de l’homme, tout comme la foi exprime la véri­ table nature de la pensée lorsque celle-ci se fait humaine (840). Mais le type d’unité propre à la foi théologale demeurerait assez banal si celle-ci ne comportait, outre les dimensions humaines que nous venons de rappeler, une dimension divine (847) selon laquelle le croyant participe à l’acte par lequel la Vérité première se ré­ vèle : cette dimension divine, c’est l’adhésion ou communion in­ telligible, c’est la saisie simple et immobile de la réalité que les articles ne font que circonscrire, c’est le « commencement, dans l’intelligence, de la vie éternelle » (848). Et la foi ainsi entendue est si capable de soulever l’homme au-dessus de lui-même qu’elle lui est commune avec l’Ange ; l’objet qu’il s’agit d’atteindre dé­ passe tellement les prises connaturelles de la créature qu’à cet égard les Anges eux-mêmes ne peuvent disposer d’un meilleur ins­ trument que celui dont Dieu nous gratifie ; ils voient certaine­ ment beaucoup de choses que nous ne voyons pas, mais pour 41 LA FOI, PARTICIPATION A L ORDRE DE LA VÉRITÉ 401 l’essentiel, pour ce qui concerne le mystère intime de Dieu, eux aussi ont été conduits à la vision par la foi (849). Conclurons-nous que le croyant qui adhère à la Parole divine devienne Ange, comme si la même foi effectuait la même subal­ ternation (762) à l’intelligence divine de l’intelligence humaine et de l'intelligence angélique ? On ne saurait évidemment aller jus­ que-là, mais nous aurons à dire que la foi, surtout perfectionnée par les dons, permet des perceptions intellectuelles d’une acuité, d’une simplicité, d’une profondeur dont aucune autre activité hu­ maine n’offre de loin, l’analogue : si l’homme peut être Ange à ses heures, c’est par la foi qu’il le devient. Nous nous contentons d’évoquer ce rapprochement, car nous sommes trop peu rensei­ gnés sur la foi des Anges pour mener à bien une comparaison précise et fructueuse ; mais si nous sommes dans l’ignorance du comment nous pouvons tenir le fait : nous communions, dans la foi au même mystère, avec toutes les intelligences créées qui ont été appelées à le contempler. Les disciples se distinguent les uns des autres par une pénétration inégalement profonde de la pensée du Maître tant que la genèse de celle-ci demeure accessible, mais ils se trouvent soudain confondus dans un égal aveu d’incompé­ tence et dans une même foi respectueuse lorsque le Maître les en­ traîne au delà de leur orbite intelligible ; ainsi la foi théologale, humaine ou angélique, peut être définie, à un point de vue il est vrai négatif, mais en toute rigueur, comme ayant pour objet l’in­ compréhensible (850) : le mystère de Dieu est assez profond pour distancer infiniment la pénétration de toute intelligence créée, et c’est la réalité de ce mystère qui est, essentiellement (721), l’objet et la substance de la foi. L’homme fraternise donc avec l’Ange dans la foi, et l’on sait que l’une des raisons que l’on assigne d’or­ dinaire à la création de l’homme c’est que Dieu a pourvu par elle au remplacement des Anges prévaricateurs dont la faute a très t précisément consisté à refuser de croire à une vérité surnaturelle ; l’homme « a été constitué un peu au-dessous de l’Ange » (851), mais la foi semble, surtout en certains de ses moments, niveler cette différence et conférer à l’humble sagesse de l’homme une structure incomparablement plus excellente que celle de la sagesse naturelle dont voulurent se contenter les Anges infidèles. La foi a donc toute l’amplitude de l’univers intelligible, elle en touche simultanément les deux pôles avec une égale aisance ; il semble que la Sagesse divine, en visitant le nombre de l’humaine raison, tire de lui tout l’ensemble des harmoniques dont il occupe la zone médiane ; et en prêtant à la sagesse humaine 1’ c< œil de Dieu » elle découvre à l’homme l’immense harmonie qu’il porte 26 ■•na ··>?' r h 402 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE IV en lui par la foi. C’est l’homme qui croit, et au travers de lui, c’est toute créature qui adhère à Dieu par une foi proportionnée à sa nature ; c’est l’homme, composé de nombre et de sagesse, qui est rapproché par la foi du Principe de l’ordre de la Vérité, et tous les éléments créés de ce même ordre subissent au travers de l’homme cette même attraction. « La raison est consentante à l'hommage de notre foi » (170), et voici que le labeur de la justifi­ cation rationnelle de la foi enferme en lui-même et apporte avec lui-même le consentement de la matière à Dieu : le discernement du signe, qui est l’un des facteurs de la crédibilité, implique en effet la connaissance adéquate de l’univers sensible dont le signe fait partie et dont pourtant il se distingue ; c’est en fonction de cet univers, expérimenté, décrit, organisé, que le signe a un sens, en sorte que la crédibilité, intégrée dans la foi, n’y apporte pas seulement l’hommage d’une raison consentante, c’est-à-dire d’une raison à qui il est loisible de suivre sa propre loi, elle apporte l’hommage de toutes les lois de la nature qui s’avouent dépassées par le signe comme la raison l’est par la Parole de Dieu. La raison consentante se trouve rapprochée de Dieu par l’hommage qu’elle lui fait de la foi, et ainsi elle reçoit dans la Sagesse divine une conscience meilleure de la place qu’elle occupe dans l’ordre de la Vérité ; corrélativement les créatures matérielles reçoivent l’investiture du signe en témoignant que celui-ci est d’un autre ordre de grandeur que tous leurs nombres pris ensemble, et ainsi se trouvent-elles' insérées d’une manière nouvelle, immédiatement divine, dans l’ordre de la Vérité. L’homme adhère à la Vérité « pour elle-même » (755), sur 1’ « autorité »> (698) c’est-à-dire sur la « véracité » du Dieu révélant ; et, dans la pureté de cette adhé­ sion, c’est l’Ange lui-même qui continue de croire. Si en effet l’humilité, c’est pour la raison d’exercer son droit avec mesure, c’est pour l’intelligence de renoncer au bien de l’évidence pour l’amour de la vérité (S52). Et c’est cette humilité-là qui est impli­ quée dans toute adhésion à la vérité « pour la vérité » (755), et c’est de celle-là que les Anges eurent besoin pour demeurer fidè­ les : ils avaient bien l’évidence que Dieu révélait, encore fallait-il accepter de croire, sans comprendre. Ce consentement-là est autre­ ment plus profond que celui dont nous parlions un peu plus haut, il est la disposition fondamentale du croyant ; la foi théologale humaine est donc homogène à la fidélité angélique : elle fait la preuve de la perfection de cette dernière en l’étalant dans la durée, un peu comme les créatures témoignent de la grandeur de Dieu par l’imitation successive et temporelle qu’elles font de lui. L’hom­ me adhère à la Vérité première pour elle-même ; il la pénètre éga­ lement en elle-même, lorsque la présence immanente qui accom­ pagne la grâce de la foi achève la présentation médiate que le livre 41 403 la FOI, PARTICIPATION A L’ORDRE DE LA VÉRITÉ des créatures fait de l’objet divin. L’homme réalise ainsi au plus intime de lui-même le type de présence et d’activité qui convient éminemment aux esprits purs : il se trouve donc plus profondé­ ment inséré dans l’ordre de la Vérité dont le principe est Esprit (647). Mais d’autre part, les Anges qui participent à ce même mystère de présence objective et immanente avec lequel ils sont en affinité de nature, ne sont pas indifférents à sa réalisation hu­ maine ; sans doute ne produisent-ils pas la grâce de la foi, puisque ceci n’appartient immédiatement qu’à Dieu, mais ils en favorisent l’exercice autant par ce qu’ils sont en eux-mêmes (853) que par ce qu’ils font pour nous : ainsi collaborent-ils à édifier l’ordre de la Vérité et s’y trouvent-ils eux-mêmes intégrés à un titre nouveau dans la mesure où ils participent à la Sagesse qui le crée. Telle est en quelques mots l’harmonie de la foi : nous venons de l’ob­ server, comme il convenait d’abord de le faire, au cœur du croyant où elle est actuellement vivante, c'est-à-dire dans l’équilibre de ses modalités ; mais la foi n’est pas moins belle dans le dyna­ misme qui la porte vers la vision ou plus exactement vers la cause et l’objet de cette vision : la Vérité première ; c’est vers elle qu’en terminant nous voudrions une dernière fois remonter. .. 1 ■ îf1* c. Les différentes activités par lesquelles, respectivement, l’hom­ me communie avec toutes les créatures, s’harmonisent dans la foi : tel est le fait que nous avons observé ; c’est par le Principe divin de la foi, vertu théologale, qu’il le faut expliquer. La raison et l’intelligence (128), de l’unité desquelles dépend la conjonction de la foi et de son fondement rationnel, s’insèrent l’une et l’autre dans l’ordre dont la Vérité première est le principe : et c’est en vertu de leur commune référence à cette Vérité qu’elles ne peu­ vent, dans l’exercice de la foi, que s’accorder (854) ; elles ont, intrinsèquement, des mesures différentes, des nombres différents, elles soutiennent des relations différentes avec la Cause incréée : cette diversité devient harmonie et unité dans la Vérité première dont elle manifeste la richesse. C’est, au fond, la Vérité première elle-même qui exprime sa présence immanente, rationnellement dans la raison, intelligiblement dans l’intelligence, et pourrait-on ajouter, sensiblement dans les sens. C’est elle qui est le principe formel et actif de l’ordre dont nous observons l’achèvement dans les termes créés qu’il comporte ; les énoncés révélés, l’habitus de foi, les motifs de crédibilité, et au premier rang l’Eglise, peu­ vent être envisagés, dans l’ordre de la Vérité, comme autant de références créées à l’unique Principe : la Vérité première. En ce sens ils achèvent, au niveau créé, l’ordre qu’ils contribuent à cons­ tituer et méritent d’en être appelés les termes ; mais ils désignent tous la même relation de base, cachée et toujours sous-jacente, à ■■Μ K Ή te I■ 404 ADHÉSION DE FOI ET TÉMOIGNAGE la manière de ces fondements qui dérobent au regard leur profon­ deur et sont cependant présents à tout l’édifice dont ils portent le poids ; relation à la Vérité première vers laquelle convergent et sur laquelle s’appuient tous les éléments de l’ordre de la Vérité. Cet ordre comporte, de par la symétrie de la relation qui en est l’âme, procession et retour : et Dieu sait, lui le premier, que l’or­ dre de la Vérité est procédant à partir de lui et convergent vers lui ; et comme il n’y a pour lui ni antériorité ni postériorité, les phases que nous observons et dont nous décrivons l’enchaînement lui sont simultanément présentes ; elles constituent de ce chef une hiérarchie stable dont il est le principe par mode d’immanence et le terme par mode d’objet. Dieu sait ainsi en sa Sagesse, qui est la plus haute des causes, comment toute créature apporte, par la foi, son hommage à la première Vérité, et se trouve ainsi, par la même foi, insérée dTune manière plus intime dans l’ordre de la Vérité. La foi, vocation divine, apparaît dans cette perspective, comme un appel adressé non seulement à l’homme, mais par l’homme à tout ce que l’uni­ vers créé renferme de vérité. Dieu est Vérité, principe et fin de l’ordre de la Vérité ; Dieu, voulant pénétrer de sa lumière toute créature, afin qu’elle lui rende un meilleur témoignage, chercha dans la création le moyen d’atteindre la création toute entière : il trouva dans l'homme l’auxiliaire dont il avait besoin parce que l’homme est capable, conformément à sa nature, d’irradier d’une manière polyvalente ce que lui communique d’une manière simple la Vérité première. L’homme devient l’instrument parfaitement adapté dont Dieu se sert pour atteindre l’ordre de la Vérité dans toutes ses parties et pour y porter, sous le couvert de la foi, un ferment divin ; et la foi est comme un levain que Dieu introduit par l’homme dans l’ordre de la Vérité, en sorte que chaque élé­ ment de l’ordre reçoive la stimulation dont il a besoin pour réflé­ chir la splendeur de la Vérité divine. La foi est comme « un grain de senevé » (855) : c'est la plus petite de toutes les semences qui s’introduit facilement dans l’esprit de l’homme, mais lorsqu’elle a grandi aux dimensions de l’univers intelligible, toutes les créa­ tures déposent en elle leur unanime témoignage, s'associant autant qu’elles le peuvent à l’acte par lequel Dieu voit lui-même et toutes choses dans son Verbe. La foi est dans l’homme mais elle dépasse l’homme ; elle est, par nécessité, bien pauvre et bien rudimentaire, elle constitue cependant le plus sublime des messages qui aient cours dans le monde de l'esprit ; la foi est l’alphabet universel du mystère de Dieu : chaque créature y a son propre chiffre, la Vérité première en est 1’ « alpha et l’omega » (856). K CHAPITRE ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT Nous avons appris au livre de l’Ecriture que la foi nous donne d’une manière voilée la « substance des choses que nous espé­ rons » (i). Et nous avons noté que la désignation de l’objet de la foi au moyen de l’espérance indique clairement que la première des vertus théologales, formellement intellectuelle, n’en exige pas moins le concours de la volonté. Nous avons vu d’ailleurs que la foi est inventée par amour, qu’elle est au service de l’amour (2), et ceci nous ramène par la voie des causes efficientes et finales à la même conséquence : l’acte du croyant est un acte volontaire en même temps qu’intellectuel. Enfin, l’enquête du précédent chapitre nous a montré que les grâces d’illumination qui ponctuent la prépara­ tion rationnelle de la foi et l’assentiment essentiellement inévi­ dent en quoi consiste son acte appellent respectivement, comme leur indispensable complément, les grâces d’inspiration auxquelles la volonté peut résister (3) : or, cette détermination spéciale de l’in­ telligence, ne pouvant lui être communiquée par l’objet, lui ad­ vient nécessairement par le sujet et donc par la volonté. Aussi bien S. Thomas définit-il l’acte de foi : un « acte de l’intelligence qui se trouve fixée et captive sous l’emprise de la volonté » (4). D’après ce qui précède, ceci n’est pas pour nous étonner ; mais avant d’entrer dans le détail de l’analyse, il sera bon de poser la volonté du fidèle en regard de l’Amour qui la sollicite, tout comme nous avions considéré l’intelligence du croyant dans sa relation à la Vérité première se révélant. C’est ce qu’entend suggérer le titre de ce chapitre : « le mot sentiment se dit en général de l’ac­ tion de sentir ou de l’état senti dans presque tous les sens de ce mot : état affectif, tendance affective, comme s’opposant à la connais­ sance intellectuelle ; plaisirs, douleurs, émotions qui ont des causes morales et non des causes immédiatement organiques ; ensemble d’émotions et d’inclinations altruistes et sympathiques s’opposant à l’égoïsme ; conscience d’une chose par l’état affectif qu’elle dé­ veloppe : sentiment d’une présence, perception consciente de cette présence ; opinion, avis, croyance » (5). Ces sens ne nous inté­ ressent pas tous également, mais la nature de la question qui nous occupe entraînera d’elle-même les rectifications nécessaires. On entend souvent dire que la foi est « affaire de sentiment » : prise r'j h JE K ‘»’τη ! Vï ·:> J 1· ADHESION DE FOI ET SENTIMENT absolument, cette assertion est fausse, et nous pensons l’avoir suffisamment montré par le précédent chapitre ; mais elle renferme une part de vérité, à la condition de restituer à la teneur affective que recouvre le mot sentiment, ses véritable principes : la volonté et l’amour, du côté de l'homme comme du côté de Dieu. Les riches évocations du mot « sentiment » ne seront pas pour autant laissées de côté : nous aurons en particulier à examiner la contribution originale de la foi dans la mise en présence de Dieu et du chrétien, ce qui nous permettra d’en comprendre la grandeur. Nous nous proposons donc dans ce chapitre de préciser le rôle de l’activité volontaire dans la foi, en le rattachant comme il con­ vient à ce que nous a déjà appris le livre de la Sagesse divine dont la présente enquête ne veut être, rappelons-le, qu’un commen­ taire rationnel. Ceci nous amènera à discerner, dès le stade de la préparation à la foi, une constante interférence entre les deux puis­ sances intellectuelle et volontaire. Reprenant alors au point de vue du bien l’analyse tripartite que nous avons faite de l’acte de foi au point de vue du vrai, nous en tirerons trois conclusions. Tout d'abord, les incidences affectives diverses qu’intègre la foi s’uni­ fient dans l’Amour à la manière dont les antinomies rationnelles se résolvaient dans la Vérité première : en d’autres termes la foi est, normalement, informée par la charité. En second lieu, l’intelli­ gence et la volonté soutiennent entre elles, dans l’acte de foi plus que dans tout autre acte humain, une relation originale que nous appellerons interférence, involution, information : relation qui constitue, du côté du sujet humain, la base même de l’unité de la foi. Enfin, nous remonterons jusqu’à la seule cause véritable­ ment explicative et de cette relation et de sa stabilité : ce qui nous montrera que l’unité de la foi tient en définitive à ce que la premiè­ re vertu théologale est, sous l’initiative de la Vérité première, une prise intelligible de l’objet divin qui est simultanément Vérité et Amour. Nous donnerons, chemin faisant, quelques brèves notations sur la foi morte et sur la foi des démons : cas pathologiques dans lesquels la conjonction harmonieuse qui doit exister entre la vérité et l’amour se trouve rompue ; mais on sait qu’en quelque domaine que ce soit, la pathologie constitue la meilleure pierre de touche des cas normaux. Puis nous terminerons en comparant la foi à la vision qu’elle prépare et à la virginité de l’esprit qu’elle produit dès cette ter­ re: nous achèverons ainsi d’éclairer le mvstère de l’unité de la foi. « EXISTENCE DL VOLONTAIRE DANS LA FOI 4G; SECTION A. EXISTENCE DU VOLONTAIRE DANS LA FOI 42. LA FOI REQUIERT, PAR SA FIN ET PAR SA NATURE, l’activité VOLONTAIRE i. L’existence d’une activité volontaire dans la foi pourrait être présentée comme un fait : nous le rappelions en commençant ce cha­ pitre ; mais il est intéressant de remarquer qu’elle est également une nécessité de droit, si on admet comme nous avons été amenés à le faire, que la foi a pour but d’unir l’homme tel qu’il est à Dieu tel qu'il est (6). Développons rapidement cette nouvelle conséquen­ ce de la finalité de la foi. Partons d’une constatation familière ; les liens qui unissent les êtres les uns aux autres sont aussi multi­ ples et aussi diversifiés que les moyens mis en œuvre pour les faire naître ou les faire fructifier : et plus le moyen choisi intervient in­ trinsèquement dans l’union qu’il concourt à produire, plus aussi il reproduit en lui-même la commune effigie des êtres qui, précisé­ ment par lui, deviennent un : ainsi le présent matériel n’est-il qu’un signe opaque des sentiments que la lettre exprime mieux ; la parole traduit d’une manière plus fidèle encore les mille nuances de l’inti­ mité ; si la parole est vraie, c’est-à-dire si elle est la notification fidèle du verbe intérieur, elle n’est plus seulement un moyen au service de l’union des âmes, elle est la substance même de cette union ; et à la limite on pourrait ajouter que lorsque deux êtres n’existent que l’un pour l’autre, que par relation l’un à l’autre, 1’« instrument » de leur unité, qui n’est autre que leur relation, s’identifie par essence à l’un et à l’autre (7). L’union de l’homme avec Dieu ne saurait évidemment être assimilée à ce cas limite : ce serait déifier l’homme que d’en faire la réplique adéquate de Dieu et il ne s’agirait plus de l’homme tel qu’il est ; tel n’est pas le des­ sein de la Sagesse de Dieu. La foi ne s’identifiera donc, ni quant à son essence ni quant à sa réalité, aux formes des termes extrêmes qu’elle unit : la foi conserve un mode humain, même quand elle atteint le mvstère de Dieu avec la plus ineffable pureté ; elle de­ meure en retour surnaturelle dans le plus humble de ses assenti­ ments. On se tromperait donc en faisant de la foi une relation à Dieu dans laquelle l’homme se résorberait en acquiescement pur. Mais on commettrait une erreur non moins grave en ne voyant dans la foi qu’un élément accessoire de notre union à Dieu (8), et partant de notre justification : pas d’union possible avec Dieu sans la foi, laquelle est la première des vertus théologales non seulement au titre de condition antécédente, mais en ce sens qu’elle demeure d une manière toujours actuelle le fondement de tout 1 édifice (9). La loi participe donc d’une maniéré intrinsèque à 1 union dont elle est le 40S ADHESION DE FOI ET SENTIMENT principe : il convient dès lors que nous la trouvions marquée à l’effigie de Dieu en tant qu’il daigne s’offrir à l’homme, comme à l’effigie de l’homme en tant qu’il est appelé à s’unir à Dieu. Or la foi est conçue par Dieu dans l’amour qu’il nous porte, en vue de notre assimilation à l’Amour qu’il est, grâce à l’amour que nous lui rendons ; du côté de Dieu la foi est bercée et accueillie par l’Amour : elle doit, en retour, du côté de l’homme, naître dans l'amour et s’épanouir dans l’amour ; et si la foi humaine va de l’idée à l’idée en passant par les faits (10), la foi surnaturelle va de l’Amour à l’Amour en passant par les réalités créées (n) : il y a dans les deux cas une régulation analogue de l’instable par l’absolu, parfaite dans le second, en figure et en ébauche dans le premier. On dira que ce n’est pas particulier à la foi, et que si notre inféren­ ce était vraie elle prouverait trop, puisque ce qu’elle permet de conclure relativement à la structure de la foi elle l’entraînerait uni­ versellement. Mais précisément la foi inaugure un ordre neuf, puis­ qu’elle est au cœur de l’homme le premier effet de la grâce (69), puisqu’elle n’est d'autre part rendue possible quant à son contenu que par le message du Christ (12) et quant à son exercice que par l’incarnation rédemptrice. L’ordre de l’union hypostatique trans­ cende suffisamment celui de la création pour que la foi, qui est im­ médiatement, premièrement et adéquatement mesurée par lui, réa­ lise d’une manière excellente et distinguée ce qui appartient en effet à toute la création : procéder de l’Amour, manifester la Bonté de Dieu, communier à l’Amour. La comparaison de la foi aux autres créatures nous permet simplement de vérifier à un point de vue plus surnaturel l’inférence qui nous a servi de point de départ : plus une union est intime et plus les réalités mises en œuvre pour la faire naî­ tre concourent à sa production d’une manière intrinsèque, plus aussi ces réalités se trouvent en profonde affinité de structure avec les termes qu’elles mettent en présence, envisagés précisément sous . celui de leurs aspects par lequel ils se trouvent mis en présence. Comme le Fils par nature et lui seul « est l’empreinte de la substan­ ce de Dieu ”(13), ainsi la foi et elle seule porte-t-elle l’effigie du dessein par lequel Dieu se communique à la créature. Nous sommes donc fondés à conclure, d’une manière sinon exclusive du moins singulièrement préférentielle, qu’il revient à la foi, par essence, de se développer au cœur de l’homme dans l’amour, tout de même qu’elle est conçue, en la Sagesse divine, dans l’Amour : à l’initia­ tive libre de Dieu doit répondre l'acquiescement (14) libre de l’hom­ me ; de conclure également que l’ordination divine de la foi à l’amour entraîne que l’amour n’est pas seulement une conséquence possible de la foi, mais qu’il en est un facteur constitutif : c’est la structure même de la foi qui doit se trouver marquée au coin de 4Î EXISTENCE DU VOLONTAIRE DANS LA FOI 409 l'amour en vertu de la finalité à laquelle elle répond. Or, qu’il s'agisse d’amour ou de liberté, et les deux choses interviennent de concert aussi bien dans la genèse de la foi que dans la foi consti­ tuée, c’est la volonté qui est en cause : son intervention se trouve donc bien requise en droit. La volonté se trouve donc requise pour ainsi dire de droit divin, parce que c'est Dieu tel qu’il est qui invente la foi ; mais l’intervention volontaire n’est pas moins requise de droit hu­ main, parce que le croyant c’est l’homme tel qu’il est : ce sont tou­ jours les deux mêmes pôles dont nous découvrons l’influence effi­ cace. Il n’y a pas d’acte humain qui ne repose sur une motion vo­ lontaire : en sorte que l’homme ne serait pas adéquatement luimême dans son premier contact spirituel avec Dieu, si la volonté ne jouait là qu’un rôle extérieur concernant les préambules ou les conséquences ou même Γexercice de l’acte mais non pas son essen­ ce. Or, c’est, comme nous l’allons voir dans tout ce chapitre, l’ori­ ginalité de la foi que de faire reposer l’équilibre d’une démarche formellement intellectuelle sur une sorte de tension volontaire qui y est nécessairement incluse au double titre de condition sine qua non et de finalité efficiente (15). A n’envisager les choses que du point de vue de la connaissance, il y a certainement là une rupture d’équilibre qui constitue une imperfection ; mais de ce que l’acti­ vité volontaire fait intrinsèquement partie de la foi, il résulte en re­ tour que le sujet humain se présente, dès le principe de son union à Dieu, avec toutes ses virtualités essentielles : semblable harmonie mérite d’être notée, puisqu’elle répond singulièrement au dessein même de la foi. Pourquoi, maintenant, l’adhésion à la Vérité pre­ mière se révélant requiert-elle, du côté de l’homme, une motion vo­ lontaire, et comment en reçoit-elle l’appoint, c’est ce que nous allons examiner en considérant successivement la foi dans sa genèse puis dans son achèvement. •••Q ? »•1 !;· ·'***«> O t 7 2. La première de nos deux questions, relative à la genèse, est assez simple et se présente sensiblement dans les mêmes termes, en quelque point qu’on envisage le développement de la foi ; cette question existe déjà dans la foi humaine, laquelle n’aboutit à un as­ sentiment qu’en prenant appui sur une confiance et même sur un engagement dans lesquels l'intervention volontaire est évidente. Qu’il s’agisse de la « foi » que nous accordons au savant en ce qui concerne les objets de sa compétence, ou de celle avec laquelle nous accueillons les assertions familières de notre prochain immédiat, le mécanisme est toujours le même : dans l’impossibilité où nous sommes de connaître tel fait ou telle vérité par leurs causes propres, nous prenons le parti de tenir pour vrais à leur sujet des témoigna- 410 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT ges que les signes patiemment observés nous font raisonnablement considérer comme véridiques. Nous prenons le parti : et c’est à cette détermination, fondée en raison mais non pas adéquatement réductible à la raison, que nous nous référons implicitement dans les cas où les assertions de notre interlocuteur nous paraissent plus difficilement acceptables : la volonté apportant, sous la forme d’un principe réflexe univoque. la plus value rendue nécessaire par la carence d’intelligibilité. En définitive, le sujet est déterminé et se trouve dans l’état de certitude (16) ; mais tandis que cette détermi­ nation est obtenue dans la science par l’intelligence seule, elle l’est, dans la foi. par la complémentarité de l’intelligence et de la volonté. Tel est le fait banal qui s’impose à la plus élémentaire observation et qui trouverait plus ample confirmation si on envisageait, outre la foi, l’opinion qui en est, du moins au point de vue naturel, la prépa­ ration : l’intervention volontaire a même proportionnellement plus de poids dans l'opinion que dans la foi, parce que précisément la part de détermination intelligible y est beaucoup moins grande : l’opinion comporte en effet, au contraire de la foi, la crainte légiti­ me de la vérité de l’hypothèse non adoptée, mais elle consiste, tout comme la foi, en ceci que l’esprit est fixé par la volonté sur l’hypo­ thèse tenue pour vraie et sur les motifs qui l’appuient. Nous n’avons pas à nous étendre sur ces généralités. Il est par ailleurs à peine be­ soin de préciser qu’elles s’appliquent au cas de la foi divine. Dieu est le seul témoin qualifié de ce qui le concerne ; nous le croyons, lorsqu’il parle, en vertu de sa véracité, et nous croyons qu’il a parlé en vertu des signes qui accompagnent d’ordinaire cette parole : telle est bien l’articulation caractéristique de toute foi raisonnable­ ment fondée, et nous l’avons minutieusement analysée au chapitre précédent. Nous avons d’ailleurs vu que les signes du fait que Dieu a parlé ne peuvent avoir, abstraitement considérés, la valeur apodictique qu'on veut quelquefois leur attribuer. Ils engendrent une certitude de crédibilité, maximum en son ordre, mais qui relève du même genre que celle de la foi humaine ; et cette certitude repose sur une intégration volontaire très semblable à la complémentarité dont nous parlions à l’instant. Newman remarquait avec beaucoup de finesse que dix mille difficultés ne font pas un doute (17) : mais on doit noter, en retour, que dix mille raisons ne font pas une certitude. Difficultés ou raisons relèvent en effet de l’intelligence seule, tandis que doute et certitude sont, comme nous aurons à le redire, des états du sujet (18) tout entier, bien que l'élément intellectuel y ait une part prépondérante. Ce qui fait passer du motif raisonnable à la cer­ titude ; ou ce qui permet la sommation de raisons au terme de la­ quelle se trouve la certitude ; ou enfin, pour reprendre une exprès- EXISTENCE Dl: VOLONTAIRE DANS LA FOI sion employée ci-dessus (19), ce qui distingue, la crédibilité formel­ lement prise d’avec la crédibilité adéquatement prise : c’est que, « L INTENTION DE LA FOI * -v ? · 4<5 dans l’acte qui la réalise partiellement, par douze temps alternati­ vement intellectuels et volontaires qui sont logiquement successifs encore qu’ils puissent être réellement concomitants : l’intention de la fin et le choix des moyens pouvant être simplement immanents à l’exécution elle-même. C’est même cela qui, en droit, devient la règle, à mesure que l’acte dont il s’agit est plus purement spi­ rituel et n’intéresse que la perfection du sujet : les deux activités intellectuelle et volontaire, au lieu d’être engrenées l’une dans l’au­ tre, à la manière dont les échappements du balancier mesurent les rotations de la roue motrice dont ils requièrent l’impulsion, tendent à devenir mutuellement inclusives, un peu comme un gyroscope régularise et modifie par son mouvement propre les oscillations de l’ensemble dont il fait partie. On peut songer à conduire l’ana­ lyse de la foi en la calquant, phase par phase, sur celle de l’activité humaine naturelle, et c’est ce qu’a fait avec fruit le P. Gardeil : nous ne pouvons que renvoyer à son ouvrage (29) les lecteurs qu’intéresse une systématisation un peu technique. Ayant rappelé ces généralités qui constituent en quelque sorte les normes com­ munes de l’agir humain, nous allons maintenant examiner les pro­ priétés originales des actes qui intéressent la foi, soit dans sa pré­ paration, soit dans son exercice. On pressent tout de suite la raison pour laquelle le statut de ces actes n’est pas adéquatement réduc­ tible à celui que nous venons de rappeler ; la foi a Dieu pour fin et pour objet (30) : et comme la fin de l’action morale fait sentir son influence dès le stade de la préparation éloignée, il est im­ possible que la substitution de l’objet divin a un objet connaturel n’ait pas une répercussion dans la structure des actes qui, même d’une manière lointaine, sont ordonnés à la foi. 2. Commençons donc par l’activité antécédente (31) à l’infusion de la foi (32) : elle doit aboutir à la réception de la grâce à laquelle le premier acte de foi est concomitant, et de ce côté le terme de la démarche que nous voulons analyser se trouve fixé avec assez de précision. Il n’est pas aussi aisé de déterminer avec rigueur le terme initial, c’est-à-dire l’ensemble des conditions auxquelles l’homme doit satisfaire pour que la possibilité où il se trouve d’accéder à la foi passe de l’abstrait au concret, du logique au réel. La vie de celui qui reçoit le baptême à l’âge adulte peut être en effet considérée comme constituant tout entière une préparation à la foi : puisqu’il en est bien ainsi, objectivement, dans l’intention divine. Si l’on veut circonscrire pour la mieux étudier la période de 1’ « avant foi », il faut tout d’abord préciser, quelles sont les possibilités qui appartiennent à l’homme en vertu de ses seules forces naturelles, et quelles sont celles qui ne lui échoient qu’à la faveur d’un secours spécial (33) de Dieu : ce secours, que nous η 4l6 adhésion de foi et SENTIMENT V avons appelé grâce « actuelle » (34), est accordé par Dieu, avant l’infusion de la grâce « habituelle », chaque fois que le bien véri­ table de l’homme le requiert. Comme la grâce actuelle n’est pas moins substantiellement surnaturelle que la grâce habituelle et se trouve donc lui être fondamentalement homogène, il semble requis, en bonne logique, de faire commencer la préparation à la foi avec la mise en œuvre des possibilités de la seconde sorte tandis que les possibilités de la première sorte, reposant sur les seules forces naturelles, ne sauraient être, du côté du sujet humain, intégrées à I’ « intention de la foi ». Tout revient donc à fixer la ligne de partage entre ce que l'homme peut ou ne peut pas atteindre par ses propres forces. Le Concile du Vatican nous apporte un im­ portant appoint : nous avons vu en effet que l’existence de Dieu « peut être connue avec certitude par la lumière de la raison natu­ relle » (35), et nous devons, dans notre perspective théologique, tenir cette vérité pour acquise (36). Mais la raison peut-elle aller plus loin ? Il sera opportun ici de rappeler la remarque que nous avons faite, en traitant de la certitude-évidence de crédibilité, la­ quelle, on s’en souvient, a pour objet le fait que Dieu a parlé et non plus celui de son existence. Dans les paragraphes qui traitent de la manière dont peut être obtenu l’appoint rationnel de la foi, le texte conciliaire ne comporte ni la clause « par la lumière natu­ relle de la raison » ni aucune clause équivalente ; il omet alors soigneusement ce qu’il explicite catégoriquement en ce qui concerne l’existence de Dieu. Et c’est pourquoi il faut, selon nous, placer dans 1’ « intention de la foi » la démarche concrète de crédibilité : cette démarche requiert en droit, comme en fait foi l’omission que nous venons de rappeler, des grâces actuelles qui la rendent néces­ sairement postérieure à 1’ « initium fidei » dont parle le Concile d’Orange (37). Mais la foi n’a pas seulement une référence divine : elle est une mise en présence de Dieu et de l’homme ; il ne suffit donc pas de circonscrire la zone de l’efficacité rationnelle relativement à ce que nous pouvons savoir de la libre initiative de Dieu, il faut encore examiner ce que l'homme peut savoir, de certitude naturelle, au sujet de son propre engagement vis-à-vis de Dieu : il y a là un facteur d’une autre nature, mais non moins important pour fixer le seuil de l’« initium fidei ». Une réponse tout à fait claire à cette question est semble-t-il apportée par l’Ecriture elle-même : « Celui qui s’approche de Dieu doit croire que Dieu existe et que, de plus, il est un rémunérateur pour ceux qui le cherchent » (38). Croire que Dieu existe, voilà qui concerne Dieu en lui-même ; croire qu’il est rémunérateur, voilà le comportement de Dieu vis-à-vis de sa .créature raisonnable : mais il est clair que pour l’homme en quête U î-'INTENTION UE LA FOI de sa fin, ces deux aspects sont corrélatifs l'un de l’autre, insépa­ rables en fait comme en droit. La conséquence est claire : adhérer au Dieu existant constituant, en ce qui concerne Dieu eh lui-même, le maximum de la prise rationnelle et le seuil de l’initium fidei ; adhérer au Dieu rémunérateur, c’est cela qui constitue, touchant l’engagement de l’homme, le maximum de la prise rationnelle et le seuil de l’initium fidei. Cet argument suppose il est vrai que le mot croire a, dans le verset cité, un sens large, c’est-à-dire qu’il concerne la préparation à la foi et non la foi elle-même. Or cela est clair pour trois raisons. V Tout d’abord les mots approcher, chercher, qui accompagnent le mot croire, s’opposent au caractère actuel et certain de la prise, intelligible propre à la foi ; et cela d'autant plus qu’il s’agit d’une description très concrète : il s’agit de celui qui approche, de ceux qui cherchent (38) : l’état de celui qui adhère n’est pas l’état de celui qui cherche, et ces deux états sont, dans le même sujet et relativement au même objet, incompatibles ; celui qui cherche Dieu, et qui par conséquent ne possède pas encore la « substance des choses espérées » (1), celui-là, cependant, doit déjà croire que Dieu existe et que Dieu est rémunérateur : il doit déjà tenir, au sujet de Dieu, ces deux points essentiels, afin de pouvoir accéder à Dieu autrement. En second lieu, le chapitre XI de l’Epître aux Hébreux, dont notre verset est extrait, décrit la foi de l’Ancienne Alliance en insis­ tant principalement sur les événements qui l’ont manifestée et en­ tretenue. L’objet de la promesse c’est, bien sûr, le Messie ; mais c'est immédiatement l’arche qui sauve du déluge, la naissance d’Isaac, la préservation de Moïse..., la résistance héroïque aux persécutions, l’accomplissement de prodiges visibles. On ne saurait, dans ces conditions, accorder au mot « croire » la signification précise qu’il a prise sous le régime de la nouvelle Alliance. Il désigne une « croyance » qui demeure tout engagée dans les signes qui la fondent ou l’appellent, et dont l’argument implicite serait à peu près : « Ce que Dieu a pu, il le peut encore ; si Dieu a fait ainsi, il peut faire plus encore » ; tandis qu’il y a hétérogénéité radicale entre le contenu substantiellement surnaturel de nos arti­ cles de foi et la crédibilité qui en est le vêtement rationnel. Il paraîtrait, il est vrai, aussi arbitraire de réduire la foi de Noé, d'Abraham, de Moïse et de David à une démarche de raison que de la confondre avec la foi de la Sainte Vierge, de Jean Baptiste et des Apôtres (39). Voyons ce qu’il en est : et ce sera notre troi­ sième remarque au sujet du verset que nous interprétons. ο adhesion de foi et sentiment V Nous savons que pour commenter les passages difficiles de (’Ecriture, il faut «suivre l'analogie de la foi et la doctrine sacrée telle qu’elle est reconnue par l’autorité de l’Eglise : telle est la règle souveraine » (40). Or notre texte se trouve précisé par la doc­ trine du Concile du Vatican, qu’à cause de cela nous avons exposée en premier lieu. L’affirmation « il faut croire que Dieu existe et que Dieu est rémunérateur » (38) a, nous le notions à l’instant, une portée très concrète : elle décrit l’état de celui qui cherche ; mais elle est également catégorique et universelle : quiconque cherche Dieu doit croire... Il ne s’agit donc ni d’une question de fait qui vaudrait seulement pour ceux qui, incapables de compren­ dre les preuves de Dieu, « croiraient », ni d’une obligation de principe qui se trouverait levée lorsqu’une circonstance singulière se trouverait en opposition avec elle : la portée est à la fois uni­ verselle et concrète, ainsi que l’avait déjà précisé le Concile de Trente (41). Dans ces conditions (42), croire (au sens précis) et prouver sont incompatibles : et si celui qui accède à Dieu devait croire de foi théologale que Dieu existe, on ne voit ni comment l'existence de Dieu pourrait être « connue [de lui] avec certitude par la lumière de la raison naturelle » (35), ni comment il éviterait la contradiction d’une foi avant la foi. On objectera que cette preuve de l’existence de Dieu est assez étrangère à la perspective de l’Epître aux Hébreux : c’est l’évidence même ; mais ce ne peut être une raison pour contester le principe d’interprétation que nous rappelions à l'instant (40). Nous ferons de plus observer que si les Israélites n’ont pas élaboré de preuves métaphysiques de l’exis­ tence de Dieu, ils n’en avaient pas moins 1’ « évidence des signes» (43) : par exemple les théophanies, mais surtout les vicissitudes de leur histoire qui devaient leur être la preuve suffisante de l'exis­ tence d’un Dieu qui voulait être premier servi et qui par ailleurs leur voulait du bien. La doctrine du Concile du Vatican n’avait pas à attendre d’être promulguée pour être vraie ; elle repose sur des propriétés de nature qui lui assurent une validité intemporelle : l’Israëlite nomade, le Grec philosophe, l’homme moderne saturé de culture ou de technique peuvent tous « connaître Dieu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine, à partir des choses créées » (35) : le medium de preuve rationnelle peut bien osciller entre la métaphysique et l'histoire (44), la parallaxe divine (45) de cette oscillation est parfaitement négligeable. Nous n’avons pas à nous étendre sur la relativité des cheminements par lesquels l’homme peut atteindre Dieu rationnellement, il nous suffit de préciser la portée de notre texte en utilisant la révélation ulté­ rieurement explicitée : « Celui qui s’approche de Dieu doit croire », mais croire d’une manière large qui n’implique pas du tout l’irré­ médiable obscurité propre à cette foi qui seule peut nous introduire U L INTENTION DE LA FOI 419 au mystère intime de Dieu : ce croire s’adresse implicitement et d’une manière assez lointaine à une promesse surnaturelle dont il suppose la révélation ; mais il n’est que la forme prise, dans un contexte religieux, par la réaction spontanée de l’homme en regard de Dieu qui se présente à lui. Nous pou vons dès lors, comme nous l’annoncions, utiliser la seconde partie de notre texte, en y accordant évidemment au mot croire une valeur semblable sinon identique à celle que nous venons de lui reconnaître relativement à la première : croire que Dieu existe, croire qu’il est un rémunérateur pour ceux qui le cherchent. De même qu’au terme de la démarche qui établit l’existence de Dieu, on croit en un sens large que Dieu existe ; ainsi, comprenant que la destinée humaine est concernée par Dieu en quelque façon, qu'elle reçoit nécessairement une sanction immanente dont Dieu seul peut être l’auteur, on croit par le fait même, en un sens large également, que Dieu est rémunérateur. Voilà ce qui est requis de la part de celui qui cherche Dieu, voilà ce qui se présente comme le maximum auquel peut atteindre la lumière naturelle de la raison, tant du côté de l’initiative divine que du côté de l’engagement humain. Faut-il ajouter que ce maximum, qu’il est cféjà assez délicat de préciser en principe, comporte en fait un relativisme considérable. Il ne recouvre que pour le croyant un contenu néces­ sairement explicite (46) ; tandis qu’avant la foi théologale, qui est propre à la nouvelle alliance, le Dieu dont l’homme est capable de prouver rationnellement l’existence est bien unique, mais il coïncide en fait (47) assez rarement quant à sa nature avec le Dieu véritable : la diversité des cheminements reprendrait ici toute son importance ; a fortiori en va-t-il ainsi en ce qui concerne la qualité attribuée à Dieu d’être rémunérateur. Mais peu importe, du point de vue qui nous occupe, que Dieu se nomme Idéal, ou souverain Bien, ou enfin Dieu, pourvu qu’il soit un terme transcendant qui domine la vie humaine, et qui en sanctionne l’engagement d’une manière immanente : peu importe que la récompense entrevue soit la participation à la vie divine, et premièrement la rédemption, ou la tranquillité d'une bonne conscience, pourvu que l’homme com­ prenne bien qu’elle est l’achèvement immanent de la destinée dont il a découvert les requêtes : comprenne en conséquence qu’il lui est aussi impossible d’accéder à cette récompense s’il refuse les exigences corrélatives, que d’en être frustré s’il les observe. On se souvient que, selon S. Thomas. Dieu évite, fut-ce par un miracle, toute erreur trop grave, et par conséquent préjudiciable, en ce qui concerne ces options fondamentales (48). En résumé, le maximum auquel l’homme puisse parvenir ration- η ; ·· 420 .ADHESION DE FOI ET SENTIMENT nellement, est en même temps le minimum exigible de celui qui cherche Dieu : il doit prendre conscience d’une manière certaine d’un terme transcendant qui mesure immédiatement et règle in­ failliblement sa propre destinée, par le truchement d'une finalité immanente à sa nature. L’idée de cette réalité transcendante, la conscience de cette finalité peuvent être, au début, peu explicites : il suffit qu'elles le soient de cette manière propre qui leur permettra de devenir principe d’action. Tel est donc le terme origine du processus que nous avons à examiner et qui s’achève avec l’infusion de la foi. Ce segment psychologique doit être appelé intention de la foi, parce que le futur croyant qui le parcourt se trouve objecti­ vement sous la mouvance de la foi à laquelle il se prépare. Une hypothèse qui n’est d’abord qu’un énoncé, possible sans doute mais lointain et abstrait, devient un projet et constitue l'intention de l’action au moment où elle suscite soudain un certain intérêt concret tout orienté vers la réalisation ; et cette intention de l’action demeure présente et agissante dans le sujet dont elle polarise toutes les forces jusqu’à ce qu’elle ait abouti. Semblablement, l’existence d’un absolu, l'existence d’une finalité interne, naturelle, portant l’homme vers cet absolu, peuvent n’être tout d’abord que des énon­ cés certains, mais abstraits et universels : ils deviennent concrets et, non sans le secours de Dieu, efficaces, lorsque l’homme prend conscience de lui-même et de sa propre destinée, lorsqu’il désire savoir si l’absolu qu’il a découvert le concerne personnellement et peut certainement entrer en rapports personnels avec lui. Alors commence Γ <« intention de la foi » qui transpose la finalité natu­ relle du côté de son terme, en même temps qu’elle la resserre quant à son enracinement dans le sujet. On voit donc que les deux ordres de l’intention et de l’élection ne sauraient être envisagés comme strictement successifs, dans la foi moins que dans tout autre cas. Si l’intention précède, elle n'en est pas moins sous-jacente et concomitante à tous les choix qu’elle inspire et dirige, stimule et contrôle. Elle est comme un canevas extensible dont la motion conjuguée du secours de Dieu et du désir de l’homme peut agrandir ou resserrer les mailles : la physio­ nomie de chacun des actes qui introduisent progressivement la grâce de la foi demeure intrinsèquement la même, mais l’enchaî­ nement de ces actes peut présenter une accumulation extrêmement variable : et nous constatons d'ailleurs que la durée qui s’écoule entre l’instant où l'homme prend conscience de sa destinée et celui où il devient croyant, peut être pratiquement nulle ou bien couvrir toute une vie (49). C’est en nous demandant ce qui différencie ces casque nous mettrons en évidence l’élément essentiel de l’intention de la foi. u l'intention de la foi 421 3. Laissons de côté l’incidence divine de cette question : le temps propre de la conversion, comme la conversion elle-même, ne relè­ vent en dernier ressort, que de la mystérieuse prédestination ; contentons-nous de noter que ce mystère recouvre, de la part de Dieu, un choix libre et un amour que nous allons précisément retrouver dans l’intention de la foi. Du côté de l’homme en effet, c'est bien un amour nouveau qui est en cause dès qu’un bien se manifeste d’une manière nouvelle ; et lorsque ce bien est, par hypothèse, le plus grand de ceux auxquels nous pouvons préten­ dre, l’amour qui lui fait face est la règle de tous les autres amours. Or ce bien le plus grand, c’est l’idéal dans la réalisation duquel chacun d’entre nous fait consister sa propre destinée. Trois fac­ teurs en commandent la valeur efficace : l’authenticité objective, la valeur fonctionnelle, l’attrait affectif. Examinons-les, par ordre. a. Le bien (ou le vrai) infini, et lui seul, est (50), absolument parlant, capable de mouvoir le sujet spirituel humain dont les puis­ sances supérieures s’ouvrent en effet sur l’infini, soit par l’intelligi­ bilité (51), soit par le désir (52). Ce bien infini c’est Dieu ; mais s’il était reconnu d’emblée dans son excellence totale, c’est-à-dire avec le cortège des moyens que lui-même met à notre disposition pour l'atteindre, la question que nous avons ici à débattre ne se poserait pas : cet objet infiniment bon jouerait adéquatement son rôle de fin et serait, de notre côté, parfaitement aimé. Mais parler de conversion, c’est supposer qu’il n’en est pas ainsi, c’est supposer que l’idéal ne pourra être, au début, désigné avec justesse ; de là le premier de nos trois facteurs : plus l’idéal explicitement envi­ sagé sera proche du souverain bien véritable, plus son authenticité objective sera grande, mieux aussi il sera de nature à entraîner un engagement véritable (53). Tel n’est pas cependant le facteur essentiel : la fin, en effet, ne meut pas principalement en tant qu’elle est telle ou telle, mais principalement en tant qu’elle est fin ; ce qui intéresse le dyna­ misme du sujet c’est la réalité de l’objet qui le commande, plus encore que sa spécificité ; en d’autres termes nous nous portons vers les choses et non vers les idées qui les font saisir. C’est cette dominante, dont se trouve affectée l’existence concrète du point de vue de l’agir, que traduit la valeur fonctionnelle de l'idéal : le même idéal peut en effet commander, en des sujets différents, des engagements différents ; le rigoureux enchaînement de l’agir, que doit déclencher la fin appréhendée comme fin, se trouvera réalisé dans tel cas, pas dans tel autre : parce que l’idéal sera saisi, ici seulement comme idée, là également comme réalité, en sorte qu’il remplira dans le second cas seulement la fonction efficace qui, I ’’Μ»; ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT normalement, lui mérite son nom. Il arrive d’ailleurs habituellement que la valeur fonctionnelle compense ce qui manque du côté de l’authenticité objective : la sincérité qui se conforme aux prin­ cipes posés a, provisoirement du moins, plus d’importance que la lucidité avec laquelle ces principes sont aperçus ; l’inclination vers le bien, le bien en tant qu’il fait face à cette inclination l’emportent sur l’authenticité rigoureuse de ce même bien. C’est d’ailleurs ce qu’insinue S. Thomas par une locution bien connue : « Le com­ mencement de la foi relève du sentiment, en tant que la volonté détermine l’intelligence à accorder assentiment aux réalités de la foi. Mais cette volonté n’est ni un acte de charité ni un acte d’es­ pérance, mais un certain désir du bien promis » (54). Le bien promis n’est pas explicitement Dieu, car dans ce cas l’inclination affective qui porte vers lui serait espérance ou charité, vertus qui supposent la foi et ne peuvent donc lui être génétiquement antécédentes ; le bien promis c’est le bien qui fait face à la destinée dont l’homme prend conscience, et qui peut très bien, sous le couvert d’une désignation partiellement et inconsciemment fautive, coïncider ob­ jectivement avec Dieu lui-même. Redisons-le : nous ne nous por­ tons pas vers les idées mais vers les réalités : et c’est pourquoi Dieu peut en quelque sorte dissimuler la véritable réalité, la sienne, sous les idées innocemment erronées de ceux qui le cherchent sans pouvoir encore le nommer. Nous voyons de plus que, pour S. Thomas, ce « bien promis » ne se trouve intégré à la genèse de la foi que médiatement, tandis qu’il revient à l’inclination de nature (55) d'être immédiatement motrice. Le «bien promis» n’intervient que parce qu’il suscite une transposition progressive de l’appétit, laquelle se traduit par une pression de plus en plus accusée sur l’intelligence : autrement dit, le « bien promis » intervient surtout, ainsi que nous l’avions annoncé, en tant qu’il est fin. Il y a d’ail­ leurs un choc en retour : car tout assentiment, même encore im­ parfait, de l’intelligence, entraînera une saisie plus nette de l’idéal, en d’autres termes une majoration de son authenticité objective, d’où résultera normalement un approfondissement de sa valeur fonctionnelle. Nous commençons de découvrir ici, du côté des ob­ jets, la réciprocité que nous retrouverons du côté des puissances : c’est parce que le même bien peut être envisagé soit en lui-même dans sa spécificité, soit en tant qu’il est fin du dynamisme d’un sujet, que les constantes interventions de l’intelligence et de la volonté se résolvent dans une unité que nous appellerons un peu plus loin involution. Revenons pour le moment au troisième des facteurs qui com­ mandent la valeur efficace de l’idéal : l’attrait affectif. Nous dési­ gnons par là l’impulsion intime déterminée dans la volonté du « L INTENTION DE LA FOI 423 sujet par la présentation globale du bien, envisagé sous la double modalité qu’exprimaient nos deux premiers facteurs ; cet attrait affectif c'est l’amour, ou plus exactement c’est ce qui deviendra l’amour et qui n’est, comme il convient à l’ordre de l’intention, qu'un amour commençant. Il paraît tout d’abord inutile de dis­ tinguer ce troisième élément, puisqu’il est impossible de parler du rôle du bien en tant qu’il est fin sans supposer une inclination lui faisant face. S’il s’agissait d’une activité connaturelle à l’homme, il est clair que nous ne pourrions voir, entre nos deux premiers facteurs qu’une distinction formelle et abstraite et que nous devrions considérer le troisième comme le simple corrélât de leur indissoluble unité ; mais nous sommes ici dans un cas tout à fait singulier, et la distinction réelle entre l’authenticité objective et la valeur fonc­ tionnelle entraîne inévitablement une seconde disjonction non moins réelle que nous devons maintenant examiner. C’est qu’en effet le « bien promis » sera en fait, aimé comme fin, plus qu’il ne mérite de l’être de par sa nature telle qu’elle est explicitement connue. b. Cela est nécessaire, cela est possible. Nécessaire d’abord, en raison de l’engagement humain aussi bien que du dessein divin ; rappelons la dissymétrie fondamentale que nous avons déjà signalée : nous sommes capables d’aimer les réalités créées plus qu’elles ne sont aimables, tandis que nous sommes incapables de les com­ prendre autant qu’elles le peuvent être (23). Or, l’amour qui nous incline vers notre fin, c’est l’amour maximum dont nous soyons capables ; et puisque d’autre part le futur croyant, même s’il con­ naît Dieu, ignore s’il peut l’atteindre effectivement, il en résulte que l’idéal qui le meut demeure trop engagé dans l’univers créé pour répondre adéquatement à son amour : ce n’est pas là un accident, c’est un fait de structure qui exprime tout simplement que l’homme est fait pour une fin transcendante, fin qu’il pressent comme but beaucoup plus qu’il ne la peut intelligiblement décou­ vrir. Cette majoration qui pouvait paraître illégitime est d’ailleurs incluse dans le plan divin puisque sans elle l’acte humain ne pourrait jamais se dégager d’une mesure conceptuelle nécessaire­ ment limitée ; et, dans la vue de Dieu, l’excès de l’attrait affectif se trouve parfaitement justifié, parce qu’en fait c’est Dieu qui, implicitement, est désiré et déjà aimé dans l’idéal qui en tient provi­ soirement la place. L’homme est « contraint par la nécessité de la fin » (56). contraint à un amour dont aucune réalité créée ne peut être digne : Dieu alors se laisse en quelque sorte contracter sous les espèces intelligibles de l’idéal pour offrir à 1 amour naissant de sa créature son véritable objet : c'est sa manière à lui, discrète et respectueuse, d’inventer la foi dans l’Amour, tout comme il revient à la manière humaine d’être obscure et un peu haletante. n ■ F x* fi# > ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT En second lieu la majoration de l’attrait affectif est possible. Tout d’abord du côté de l’homme en ce sens qu'elle n’est pas contradictoire, et nous n’avons ici qu’à rappeler une troisième fois notre axiome : nous nous portons vers la réalité, non vers les idées qui la font saisir ; la médiation de l’idée est en effet, de soi, ina­ déquate ; elle peut l’être plus ou moins, mais il y a toute pré­ somption pour qu’elle le soit notablement lorsqu’il s’agit d’une réalité qui dépasse l’homme puisque, par hypothèse, elle en est la fin. On ne saurait donc objecter que la disjonction de l’attrait affectif d’avec les facteurs précédents constitue une rupture inintel­ ligible : elle se trouve déjà en germe dans l’acte humain normal, mais elle est tout naturellement amplifiée dans le cas, unique, où l'agir humain doit recevoir d’une fin transcendante sa justification plénière. Cependant une possibilité qui n’est qu’une non contradic­ tion n’entraîne évidemment pas une réalisation effective. Celle-ci relève en définitive, dans le cas qui nous occupe, de la libre initia­ tive de Dieu : nous ne pouvons certes le montrer positivement, mais nous pouvons du moins nous en rendre compte par inférence négative. Il nous suffit de revenir un instant sur l’organisation interne de la motion idéale telle qu’elle se trouve agissante dans l'intention de la foi, en la comparant à ce qu’elle est dans l’activité connaturelle. Or nous observons une sorte de renversement ; c’est en effet l’authenticité objective qui, en droit, commande tout le dynamisme de l’agir : c’est la qualité du bien qui lui mérite d’être pris comme fin et de devenir par là principe d’une intention volon­ taire efficace ; il ne suffit pas que l’intention soit sincère ou que la fin soit bonne pour que l’acte soit bon : il est certains objets dont les meilleurs désirs sont impuissants à exorciser la malice intrin­ sèque. Sans doute ne faut-il verser dans aucun socratisme et ne faut-il pas réduire l’action à un simple corollaire de prémisses rai­ sonnables : il n’en reste pas moins que le principe fondamental de la rectification de l’appétit c'est l’estimation juste du bien qui lui fait face ; et si la conscience erronée peut, en certains cas, ex­ cuser, la manière même dont on le justifie montre bien qu’il n’y a là qu’une anomalie. Les phases successives de l’intention de la foi s’enchaînent au contraire, comme nous l’avons constaté, à la faveur d’une plus value volontaire, irréductible à une saisie intelli­ gible, et qui ne s’explique que par référence à son terme ultime : c’est l’attrait affectif qui stabilise en elle-même la valeur fonction­ nelle, et celle-ci supplée à la carence d'authenticité objective. Il reste évidemment à rendre raison de cette inclination pour un bien inadéquatement connu ; mais précisément cet attrait ne coïncide-t-il pas, dans le cas qui nous occupe, avec « le tout premier amour désireux de croire par lequel nous parvenons à croire en ; Hl « L intention de la foi 425 celui qui justifie l’impie et à être régénérés par le saint baptême »> ? (57) Le souverain bien n’était entrevu par l’homme que d’une ma­ nière lointaine et indécise, mais il suffit à déclencher un « certain appétit » parce qu’il est principalement envisagé comme fin. Cet appétit lui-même risquerait d’être chancelant ou tout au moins de n’être pas aussi opérant qu’il le faudrait pour aboutir : mais voici qu’un amour d’origine mystérieuse, filtrant jusqu’aux racines de l'appétit, l’affermit et le féconde. Cet amour ne s’adresse pas direc­ tement au « bien promis » dont l’excellence échappe encore : c’est au fond un amour de l’appétit lui-même, en tant que celui-ci est capable de conduire au but et se présente ainsi comme un inter­ médiaire à la fois obligé et déjà possédé ; l’amour des choses qui sont nôtres a bien pour effet une mise en valeur et une appropria­ tion accrues. Or cet amour de l’inclination vers le Bien, amour de l’inclination considérée non certes en elle-même mais comme ten­ dance, c’est bien 1’ « amour du croire », c’est Γ « amour [désireux] de la crédulité » (58) dont parle le Concile ; c’est un amour qui, faute d’avoir Dieu, se porte vers la foi elle-même sans cependant s’y borner, et ainsi la prépare. Dès lors nous n’avons pas à chercher d’autre explication à cet attrait affectif, ou à cette « affection pour la foi » que celle qui est proposée par le Concile lui-même : l’ex­ plication c’est « le don de la grâce et l’inspiration du Saint Esprit qui rectifie notre volonté » (57). Nous avons déjà noté que la grâce d'inspiration s’adresse formellement à la volonté et peut être refu­ sée (3) ; mais nous comprenons mieux maintenant comment un tel refus peut rendre caduque toute la démarche qui l’avait pré­ cédé : l’édifice ne tient que par la clef de voûte, ôter celle-ci c’est supprimer la possibilité même de l’équilibre. L’intention de la foi reposant, par sa structure, sur l’attrait affectif, et celui-ci, à son tour, ne s’expliquant que par un secours gratuit de Dieu, faire abstraction de ce secours c'est introduire une contradiction dans l’essence même de la démarche et partant la détruire. Nous pouvons également compléter ce que nous avons dit précé­ demment au sujet des fondements rationnels de la foi. Nous nous étions surtout attachés à qualifier avec précision, du point de vue de la démonstrabilité, la démarche qui conduit de la certitude de l’existence de Dieu à la certitude de la révélation : nous envisagions alors un enchaînement analytique et rationnel procédant à la ma­ nière d’une déduction, dans lequel nous avions dû, il est vrai, discerner les incidences de la volonté et de la grâce. Nous venons de voir que ces dernières relèvent d'une finalité profonde qu’on retrouverait sans doute dans tout acte humain, mais qui prend ici une place prépondérante ; c’est comme une lame de fond d’abord insensible, accordée aux mouvements en surface et parfaitement ré- ► I » * ·!>»€ •rjife * ’. ’ 1 « e iff r« 2. On pensera peut-être que les considérations qui précèdent im­ médiatement peuvent s’appliquer à une démarche humaine quelcon­ que aussi bien qu’à l’intention de la foi. Il ne sera donc pas inutile d’indiquer les traits caractéristiques de cette dernière : nous parti­ rons de deux propriétés de la foi que nous avons déjà rencontrées à plusieurs reprises : gratuité et liberté, la première commandant la seconde ainsi que nous l’avons établi (66). Au point de vue de la gratuité, la préparation à la foi est susceptible de recevoir des qualifications extrêmes. D’une part en effet elle coincide, en sa toute première origine, avec la prise de conscience par I homme de sa propre destinée : or la possibilité d’une telle prise de conscien­ ce, dans la mesure où la destinée dont il s’agit n inclut explicite­ ment qu’un achèvement humain, est due à l’homme en vertu de sa nature ; il n’y a aucun cas dans lequel l’homme ait un droit plus Λ ADHESION DE FOI ET SENTIMENT strict à la lumière : un désir de nature, lequel doit devenir, pour une nature rationnelle, conscient, ne peut être frustré (67), et aucun désir ne peut être plus proche de la nature que celui-là ; de ce point de vue, on ne peut donc dire que l’intention de la foi soit gratuite au sens que nous avons habituellement donné à ce mot : Dieu est tenu, en Sagesse, d’accorder à l’homme l’intelligence de sa propre fin, et nous pensons avoir montré que la prise de conscience sincère de la destinée humaine constitue, sinon le commencement, du moins l’origine radicale de l’intention de la foi. D’autre part, l’intention de la foi comporte la découverte généralement progressive de la possibilité de rapports personnels avec Dieu : le passage de cette possibilité, de l'implicite à l’explicite, n’est en substance rien au­ tre que la grâce (68), il est par conséquent essentiellement gratuit; nous avons d’ailleurs vu que la foi, dont l’infusion inaugure préci­ sément d’une manière explicite les rapports personnels de l’homme avec Dieu, ne peut être communiquée que par Dieu agissant direc­ tement sur la volonté (69) et suppose l’acceptation de l’inspiration du Saint Esprit (3) gratuitement accordée. L’intention de la foi, qui va de la prise de conscience de la destinée naturelle à l’infusion de la grâce, est donc due quant à son origine et gratuite quant à son terme. Dans l’entre deux, la densité théologale prise par le «bien promis» remplace la rigoureuse nécessité d'une fin connaturelle par la gratuité absolue d’une fin surnaturelle. Qu’on ne songe d’ailleurs pas à une sorte de dégradation pro­ gressive qui s’effectuerait tout au long du segment psychologique de l’intention de la foi : il ne s’agit pas d’une substitution mais d’un achèvement. La fin de nature demeure toujours sous-jacente, tou­ jours nécessaire et à ce titre due par le Créateur à sa créature. Cette nécessité même, bien loin d’être évacuée par la communication gra­ tuite d’un bien divin, se trouve, par elle, transposée et accrue : le << bien promis » demeure, dans son objective transcendance, le fon­ dement d’une béatitude humaine : car il se présente comme si grand et comme si intime, même dans un lointain encore indécis, qu’il n’en est aucun autre dont l’homme subisse l’attrait avec autant de profondeur. La gratuité est ici indice de valeur : car le bien qui nous est dû ne pouvant nous être que connaturel, il participe en quelque façon à notre finitude et nous demeure toujours extérieur par quelque côté ; tandis que le « bien promis » qui est sans limite peut nous pénétrer intimement. La qualité éminente, exceptionnelle, de la fin, saisie de plus en plus explicitement, et même en un sens de plus en plus nécessairement, communique à l’amour de l’amour et à la plus value volontaire que nous avons vu lui être associée, une tonalité tout à fait propre au cas de la foi divine : intensité plus grande résultant de la transcendance de l'objet divin, pénétration 7- . 44 MOTION VOLONTAIRE DANS l’intention de la foi 433 plus profonde attachée à son immanence. C’est ce second point sur­ tout que doit retenir une analyse qualitative soucieuse de déterminer les notes propres à chaque cas. Au plan naturel, l’amour de l’amour se distingue de l’amour comme la volonté voulante de la volonté voulue : l’amour suppose toujours un certain bien que le sujet s’ef­ force d’acquérir par une démarche volontaire qui nécessairement s’objective ; l’amour de l’amour c’est la toute première inclination du sujet pour l’acte qui lui est connaturel, à savoir d’exercer l’amour quel que soit d’ailleurs l’objet de cet amour. C’est en vertu de l’amour de l’amour qu’il est, en fait, possible de demeurer dans un même amour, sans égard pour les raisons qui, éventuellement, le condamnent. L’amour de l’amour est le fruit d’une volonté vou­ lante qui tend à affirmer d’une manière catégorique l’hétéronomie du vouloir par rapport à toute régulation intelligible : ce n’est donc jamais par ce biais là que nous pouvons nous convertir, c’est-àdire entrer dans un point de vue et dans un état différents de ceux dans lesquels nous nous trouvons actuellement. Or la conversion surnaturelle s’effectue précisément par l’entremise de 1’« amour de la foi », lequel est, quant à sa structure, un amour de l’amour ; il faut donc conclure que 1’« amour de la foi » n’est pas d’origine na­ turelle et que, plus intime à l’homme que sa propre nature, il ne peut procéder que de Dieu, auteur de la nature. Et comme nous savions déjà expressément que 1’ « ipsumque credulitatis affectus » vient de Dieu (57), il sera plus exact de dire que la gratuité du don qu’il constitue est la raison propre de son efficacité, est par conséquent le critère distinctif de l’amour de l’amour en tant qu’il joue dans la préparation à la foi divine. On voit donc que l’attrait affectif tel que nous l’avons décrit est bien propre à l’intention de la foi. Il nous reste à faire, relativement à la liberté de la foi, une re­ marque parallèle, qui nous montrera l’importance singulière, carac­ téristique, prise par la valeur fonctionnelle de l’idéal au cours de la préparation à la foi divine. La liberté peut, ainsi que nous l’avons déjà noté, être envisagée soit du point de vue du libre arbitre soit du point de vue de la nature (70) ; et nous avons vu que, dans la préparation à la foi, c’est le libre arbitre qui est le plus immédiate­ ment intéressé. On peut toujours refuser la grâce : le Concile du Vatican le répète après le Concile d’Orange et le Concile de Trente: « La foi... est un don de Dieu ; et son acte, par lequel l’homme consentant et coopérant à la grâce à laquelle il -peut d’ailleurs résis­ ter, souscrit à Dieu lui-même une libre obéissance, est une œuvre qui concerne le salut » (71). L’incise que nous soulignons fut mise en question par l’un des membres de la Commission (72) : la sup­ pression qu’il suggérait ne fut pas acceptée, et ceci montre que l’importante précision fut conservée à dessein dans le texte conciaS &AML- t- -7 ^y Ί’ ?40l b * IW ; * fi Γ* » •w.tn Q. 4 434 adhésion de foi et sentiment V Haire. Mais la liberté ne consiste pas seulement en la possibilité de résister à la grâce, elle se traduit également, elle se traduit surtout par la manière d’en user. Nous ne pouvons entrer dans cette ques­ tion ; contentons-nous de noter que c’est encore la notion de natu­ re qui permet d'éliminer toute contradiction : Dieu meut l’homme librement parce qu’il le meut conformément à sa nature, laquelle comprend, parmi ses propriétés essentielles, la liberté. En sorte qu’on ne peut concevoir la grâce ni comme une sorte de capital gratuitement donné, mais dont Dieu abandonnerait l’usage à l’ini­ tiative absolument autonome de l'homme, ni comme une motion tellement intime qu’elle échapperait irrésistiblement à tout contrôle et même à tout acquiescement conscient ; la grâce est un secours, mais c’est un secours interne (73) c’est-à-dire s’infiltrant jusqu’à la racine de l’agir humain qu’elle peut ainsi ne pas violenter sans pour autant lui être aucunement homogène. Il y a dans cette con­ jonction de la nature et de la grâce une expérience de la liberté qui en pousse le mystère à son paroxysme : le croyant ou le futur cro­ yant subit infailliblement la motion à laquelle il peut, dans le même moment, résister ; mais mystère n’est pas contradiction, et on évite la contradiction en se gardant précisément de faire consister la liber­ té exclusivement dans la possibilité d’un refus. De même que la grâce, comme nous l'avons vu, ne fait que transposer le caractère nécessaire d’une fin de nature (74) : ainsi transpose-t-elle le libre arbitre, qui est une liberté de choix extérieure à l’objet auquel il s’adresse, en une liberté intime qui accompagne l’adhésion au se­ cours divin parce que celui-ci, accepté, produit infailliblement l’épanouissement de l’homme (75). La vie humaine ne présente certainement aucun exemple d’une alternative aussi grave par son enjeu et aussi inexorable dans le détail de l’engagement qu’elle commande : refuser le secours de Dieu qui présente l’idéal entrevu dans sa valeur de fin, c’est refuser l’absolu qui, à l'instart d’après, sera, dans la lumière de la foi, nommé Dieu ; et ce refus consiste précisément à demeurer obstinément à l’extérieur d’une motion qui, par essence, inclut dans sa propre intériorité le vouloir humain consentant. Nous disons bien refuser obstinément, parce qu’il n’est pas possible à la volonté qui a repoussé 1’« inspiration et l’illumina­ tion du Saint Esprit » de retrouver par ses seules forces le cours de la grâce : choisir négativement, c’est choisir de demeurer dans la négation initiale ; l’homme est trop profondément intéressé par sa fin ultime comme telle pour qu’il lui soit loisible de se détourner d’elle et de se convertir vers elle par le jeu superficiel du libre ar­ bitre ; c'est le vouloir de nature qui se trouve ici impliqué : rectifié par un choix juste, il est irrémédiablement faussé par un refus. Visualisation de l’idéal comme fin, passage du dehors au dedans, ou dans un autre vocabulaire consentement à l’être, acquièrent donc, • MOTION VOLONTAIRE DANS L INTENTION DE LA FOI 44 435 dans l’intention de la foi, une acuité singulière qui distingue son cas de tout autre : en sorte que la valeur fonctionnelle de l’idéal telle que nous l’avons décrite constitue bien un élément propre à la préparation à la foi divine. 3. Avant de passer à l’examen des aspects plus concrets de la question, signalons rapidement quelques arguments qui appuient notre précédente conclusion : existence, au sein de l’intention de la foi, de deux types de motion de l’intelligence par la volonté. On a longuement discuté sur la portée du « pari de Pascal », et nous n’entendons pas examiner ici cette question (76) qui nous entraîne­ rait trop loin de la théologie proprement dite ; mais il est intéressant de noter que la position générale de l’argument du pari suppose les deux facteurs fondamentaux que nous avons discernés. La notion dont Pascal se sert pour exprimer ses comparaisons devait être ap­ pelée en problématique moderne, « espérance mathématique ». Cette grandeur est égale au produit de la valeur d’un gain par sa probabilité, et tel est bien en fait la quantité qui règle la justice en matière aléatoire: c’est l’espérance mathématique d’un objet qui représente sa valeur d’échange, et ce sont les objets dont l’espérance mathématique est la plus élevée qui méritent le plus d’être pour­ suivis. Après avoir établi ce dernier point en comparant une hy­ pothèse fixe à des hypothèses dont l’espérance mathématique va en croissant, Pascal achève sa démonstration en montrant que l’es­ pérance mathématique qui correspond à l’hypothèse « engagement de la foi » 1'emporte infiniment sur celle de l’hypothèse « conserva­ tion de la propre vie » qui est supposée contradictoire à la première. Deux facteurs interviennent donc, l’un de valeur, l’autre de proba­ bilité. Le facteur de valeur est, par définition, égal à l’unité dans l’hypothèse de la conservation de la vie, infini dans l’autre cas ; mais il faut bien prendre garde à ce que l’infini qui correspond à l’hypothèse « croire » est un infini de béatitude : ce qui ne signifie pas du tout une béatitude telle que peut la procurer le séjour ter­ restre, multipliée par un infini de durée, mais bien un infini dans la béatitude elle-même, une qualité de béatitude avec laquelle le bon­ heur propre à cette vie ne souffre pas comparaison. Ce point est essentiel à l’argument : car, s’il ne s’agissait que d’un infini de durée, on pourrait toujours objecter qu’il suffit tout au plus à com­ penser la probabilité infiniment faible de la réalité de l’au-delà. Pascal raisonne en effet par analogie avec les comportements de la vie courante ; or une probabilité très faible ne détermine à 1 agir que s’il lui correspond un gain démesuré, entraînant une espérance mathématique beaucoup plus grande que celle que l’on exigerait pour des probabilités plus grandes (77)· Et maintenant, il n est pas besoin de beaucoup de discernement pour voir que cet infini qua- * Q ·> · — I 43b * adhésion de foi et sentiment ] datif dans l’ordre de la béatitude traduit simplement la nécessité d’une juste estimation de la fin : il s’agit bien de la fin, puisque l'homme auquel Pascal s’adresse est supposé faire consister sa vie en la recherche du bonheur, et l’unité est même constituée, en tout ceci, par « une vie de bonheur » ; de plus il s’agit d’une juste es­ timation, c'est-à-dire qu’il importe de discerner une disproportion évidente, précisément traduite par l’« infini », entre le bonheur ma­ tériel de cette vie et la béatitude spirituelle de l’autre. Ce qu’il faut surtout remarquer, c’est que la réponse qu’il convient de faire à la question de l’existence de l’au-delà, réponse que s’efforcera de traduire le second facteur, ne suffirait pas, même si elle était caté­ goriquement affirmative, à rendre efficace l’infini de béatitude ; l’homme qui, s’enfermant en lui-même, demeurerait systématique­ ment étranger à toute finalité le dépassant, ne serait évidemment aucunement ébranlé par une béatitude infinie dont la possibilité serait pour lui non seulement hypothétique, mais a priori de valeur nulle. Avant d’être infinie, la béatitude doit être « quelque chose », et elle n'est quelque chose que si elle vient répondre à une finalité transnaturelle ; c’est en tant qu’elle « accroche », par conséquent en tant qu’elle est fin, que son infini intéresse l’argument ; nous re­ trouvons bien là le passage de la valeur objective de l’idéal à sa valeur fonctionnelle, passage que Pascal doit par principe passer sous silence puisqu'il s’efforce de convaincre la raison indépendam­ ment des dispositions affectives et volontaires. Cette perception d’une proportion entre l’homme et l’idéal qui lui est présenté com­ mande en fait la portée efficace de l’argument du pari : le raisonne­ ment de Pascal peut affermir dans la foi ceux qui déjà la possèdent, ou bien stimuler une générosité indécise lorsque le progrès de la foi requiert quelque sacrifice onéreux (100), mais en général il échoue parce qu’il fait figure de dialectique abstraite. Cela montre d'une pan que l’estimation de la fin comme telle n’est pas affaire de pure raison, et que d'autre part cette estimation est la condition indispen­ sable et fondamentalement suffisante du déclenchement de l’agir : c’est bien cela que nous avons signifié en parlant de la valeur fonc­ tionnelle de l’idéal et de la plus value volontaire qui, du côté du sujet, la distingue de la valeur objective. Le second facteur est la probabilité de réalisation de l’événement envisagé : il ne s’agit pas ici de mesurer la probabilité de l’existen­ ce de Dieu, la question ainsi posée n’aurait pas de sens. Pour que l’infini de béatitude, supposé qu’il ait été appréhendé comme fin, intime une option décisive, il suffit que les probabilités des deux hypothèses : garder sa vie pour le bonheur terrestre, perdre sa vie pour la béatitude infinie soient du même ordre de grandeur : dans ces conditions, en effet, l’espérance mathématique de la vie future •Ί » Il MOTION VOLONTAIRE DANS L INTENTION DE LA FOI 437 est infiniment plus grande que celle de la vie présente et d’autre part le seuil de probabilité qu’un certain instinct raisonnable exige pour engager une actîbn quelconque est pareillement franchi dans les deux cas ; si au contraire la béatitude future était démesurément incertaine en regard du bonheur présent, la loi du seuil rendrait inefficace la plus value de l’espérance mathématique. La valeur de l’argument du pari est donc intimement liée à cette équiprobabilité relative ; or, il y a deux manières de l’entendre. L’une, abstraite et schématique, certainement très étrangère à l’art de persuader dont Pascal cherche à déployer toutes les ressources, consiste à re­ marquer que les deux hypothèses constituent les deux membres d’une alternative : « il n'y a pas de raison d’affecter l’une d’entre elles d’un coefficient privilégié, donc elles ont le même coefficient ». La seconde manière consiste à miser sur les réflexes psychologiques qui interviennent dans l’estimation des deux probabilités ; l’audelà est incertain, mais ce monde-ci ne l’est pas moins : on peut bien choisir de conserver sa vie pour en tirer du bonheur, on n’est nullement assuré de réussir, et l’expérience prouve qu’on ne réussit qu’exceptionnellement. La précarité de réalisation paraît donc, pour un regard perspicace, à peu près aussi grande d’un côté que de l’autre : on en revient bien à l’équi-probabilité qui suffit au raison­ nement, mais au lieu de l’envisager comme traduisant seulement un choix alternatif du sujet, on en considère la valeur expérimen­ tale, réelle et objective ; or le choix saisi dans sa relation à un objet est l’expression d’un appétit, et nous trouvons une seconde fois l’intervention latente, mais nécessaire et indubitable, de la volonté. Toute l’argumentation de Pascal vise donc à fixer l’appétit sur la béatitude infinie en jouant, avec le facteur de valeur, sur la dispro­ portion de l’infini au fini ; en faisant valoir simultanément, du côté du sujet, l’égale incertitude des deux partis, traduite par le facteur de probabilité. On s’attachera alors à celui des deux mem­ bres de l’alternative pour lequel on nourrit spontanément une com­ plaisance plus intime et plus profonde, c'est-à-dire à celui qui est qualitativement le meilleur ; et cette détermination affective éli­ minera, insensiblement mais irrésistiblement, l’inclination qui eût porté vers le bien de moindre valeur que l’on a pris le parti de négli­ ger. On reconnaît là sans peine l’équivalent de ce que nous avons appelé ci-dessus l’attrait affectif et l’on retrouve identiquement le jeu de la plus value volontaire que nous avions vu lui être attachée : en ce qui concerne les questions fondamentales, les problématiques diverses oscillent nécessairement autour des mêmes pôles, mais elles les retrouvent spontanément par des cheminements qui sont propres à chacune. Il nous a paru intéressant de le noter. 4. Nous pouvons, passant à l’autre extrémité du champ sémanti- •n ”W:rn ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT 438 que dans lequel se développe l’intention de la foi, rattacher les deux types d’interférence que nous avons distingués entre l'intelligence et la volonté aux deux fonctions remplies par la Vérité première à l’égard du croyant : elle est l’objet saisi, elle est la lumière qui éclaire l’esprit. C’est surtout au sujet de la foi elle-même que nous aurons à développer cette nouvelle conséquence du rôle primordial de la Vérité première ; mais il est bon d’observer, dans la genèse de la foi, la naissance de relations qui ne seront plus aussi apparentes dans la foi constituée. La vérité et le bien étant, en Dieu, réellement identiques, le fait que la foi est formellement concernée par la Vérité n’empêche pas que Dieu se présente, simultanément, comme bien, en regard du désir volontaire qui anime l’acte de foi comme tout acte humain. C’est cela que nous a montré, en substance, l’étu­ de de l’intention de la foi : l’idéal qui en est l’origine est en effet la vérité de la vie ; mais cet idéal coïncide objectivement avec le souverain bien et avec Dieu lorsque, explicitement reconnu comme fin, il déclenche un amour efficace. Or, si c’est Dieu qui inspire dès le principe la démarche simultanément intellectuelle et volontai­ re qui finit par l’atteindre lui-même lorsqu’elle aboutit à l’acte de foi, il est normal que nous retrouvions au registre affectif les mêmes nuances qui appartiennent au registre intelligible : puisque cellesci tirent immédiatement leur origine de l’objet divin qui est, iden­ tiquement, Vérité et Amour. On pourrait, dans ces conditions, raisonner par analogie de la manière suivante : l’intention de la foi pressent la Vérité première, objet de la foi, principalement en tant que celle-ci est fin et par conséquent en tant qu’elle est bien, l'in­ telligence se trouve donc, au cours de l’intention de la foi, mue vers la vérité par la volonté ; d’autre part le Vrai et le Bien s’identi­ fiant en Dieu, toute distinction objectivement fondée en lui et s’in­ troduisant dans un processus humain qui tend indissolublement vers le vrai divin et vers le bien divin doit se retrouver semblable­ ment du côté de l’intelligence et du côté de la volonté : donc l’in­ tention de la foi doit inclure, dans l’ordre volontaire, les mêmes nuances que dans l’ordre intelligible : à ceci près qu’elles seront explicites dans le premier, implicites seulement dans le second, puisqu’au cours de cette période la vérité se trouve manifestée au sujet principalement sous les auspices du bien ; enfin ce qui n’est qu’implicite dans l’intention de la foi se retrouve, dans la foi, ex­ plicite : en sorte qu’à toute distinction d’ordre intelligible apparte­ nant à la foi et immédiatement fondée en Dieu doit correspondre une distinction d’ordre volontaire dans l’intention de la foi ; l’in­ telligence du croyant participant la Vérité première comme lumiè­ re en même temps qu’elle la saisit comme objet, la volonté du futur croyant se trouve intimement fixée dans l’amour de la fin en même temps qu’elle saisit cette fin comme bien absolu : autrement dit, Π Ι5 MOTION VOLONTAIRE DANS L’INTENTION DE LA FOI 439 la volonté nourrit simultanément en elle L*« affection de la crédulité » et Γ<( appétit du bien promis» ; l’intelligence du futur croyant re­ çoit à son tour les impulsions qui dérivent, conformément à l’écono­ mie de l’intemion de la foi, des deux éléments volontaires que l’on vient de mentionner : l’une, immédiate, est concomitante à 1’« af­ fection de crédulité » en vertu de la synergie du sujet, l’autre, mé­ diate, résulte de la détermination, dans l’objet, de l’incidence qui lui confère une valeur absolue. Notons d’ailleurs qu’une telle dé­ marche, si on la présentait comme une déduction a priori, serait irrecevable ; mais elle ne fait, en réalité, qu’organiser a posterion un rapprochement assez naturel entre la foi et sa préparation d’une part, entre les comportements intellectuels et volontaires de l’inten­ tion de la foi d’autre part ; la première de ces comparaisons s’in­ troduit d’elle-même, la seconde a été mise en lumière par le Concile de Trente, qui a repris, en ce qui concerne la justification, la doc­ trine de S. Thomas (78-80). Nous ne nous attarderons pas davantage pour le moment sur ce prolongement de l’influence de la Vérité pre­ mière jusqu’aux harmoniques volontaires de la foi : cela déborderait l’objet de ce paragraphe en nous entraînant trop avant dans l’éco­ nomie de la foi elle-même ; mais cela nous invite à nous poser maintenant pour elle la question que nous venons de traiter relati­ vement à sa préparation : comment l’activité volontaire s’y trouvet-elle conjuguée à l’activité intelligible ? Cependant, avant de quitter l’intention de la foi, il sera bon de décrire à grands traits ce qui correspond concrètement aux éléments de notre analyse : l’appétit du bien promis et l’inclination affective visent en effet des objets ou engendrent des sentiments qui tombent sous l’expérience psychologique, et dans lesquels prend consistance réelle l’interfé­ rence dont nous avons parlé entre l’intelligence et la volonté. Nous allons d’ailleurs retrouver, et dans les objets et dans les sentiments, la même alternance fondamentale : de l’humain au divin, de l’amour de Dieu pour soi à l’amour de Dieu pour Dieu ; tel est bien l’écart que doit couvrir l’intention de la foi, laquelle conduit l’homme tel qu’il est jusqu’à Dieu tel qu’il est. 45.l’existence et les propriétés de ces deux TYPES DE MOTION SONT CONFIRMÉES PAR L’OBSERVATION DES CONDITIONS CONCRÈTES DANS LESQUELLES NORMALEMENT SE DEVELOPPE L’INTENTION DE LA FOI. i. Les objets vers lesquels se porte l’homme en quête de sa pro­ pre destinée, et partant en quête de béatitude, ressortissent pour la plupart au pôle humain de l’appétibilité ; ils donnent, par leur diversité, une idée très riche de la condescendance de Dieu qui in- > ··<»: < f* T 'Htï 440 * % ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT vente un cheminement approprié pour chacune de ses créatures et l'y accompagne doucement jusqu’à ce qu’elle ait enfin découvert le bien absolu (81). Les uns seront séduits par la morale chrétienne : tel par la charité qui l’inspire et qu'elle recommande, tel autre par la rigoureuse souplesse de son ordonnancement : les autres trou­ veront dans le corps des vérités dogmatiques la sagesse qu’ils avaient cherchée en vain par leurs propres forces, et en admireront le caractère immuable ou la puissance d’accueil indéfiniment re­ nouvelée... ; nous ne pouvons entrer ici dans le détail ni même dans la classification des diverses apologétiques auxquelles donnent lieu ces multiples préférences spontanées (82). Dieu accepte que l’hom­ me le reconstruise un peu à son image (83), parce que sous une ébau­ che grossière et partiellement inexacte se cache la vérité qui est la plus essentielle pour l’homme : celle d’un désir de l’absolu connu comme étant seul capable d’apporter la béatitude. D'autres motifs, plus dignes en eux-mêmes de supporter l’intention de la foi, suppo­ sent le travail de la grâce et relèvent déjà du pôle divin de l’appétibilité : il s’agira par exemple de la valeur d’hommage contenue soit dans l’acte de la foi, soit dans la régulation chrétienne de la vie humaine, personnelle ou collective ; ou bien de la suavité sur­ humaine de l’amour divin observé à l’œuvre dans une vie toute pro­ che, et stimulant un désir très profond, très pur, jusque là incons­ cient, d’aimer, en raison de la seule excellence de l’Amour mysté­ rieusement pressenti... Ce qui distingue cette seconde série de mo­ tifs, c’est que le désir de Dieu y prend une importance beaucoup plus grande, qui devient même prépondérante. Comme nous le di­ sions un peu plus haut, l’équation fondamentale demeure toujours la même, depuis le commencement de l’intention de la foi jusqu’à la sainteté et à la vision béatifique : le bien de Dieu, c’est le bien de l'homme. S’il n’y avait pas une référence, aussi éloignée et aussi implicite qu’on la veuille, de la béatitude humaine à un terme qui transcende l'homme, celui-ci ne serait pas encore dans l’intention de la foi, même s’il tient pour démontrée l’existence de Dieu : voilà ce que nous avons appris en discutant l’argument du pari de Pascal. Et si, en retour, le bien de Dieu contemplé et aimé n’était pas en même temps le bien des élus, la béatitude éternelle ne serait qu’un mot ou bien consisterait dans un anéantissement de la créature (84). Il faut donc toujours maintenir les deux termes : le bien de Dieu, le bien de l’homme : c’est leur conjonction qui exprime l’amour de Dieu pour l’homme, tandis que leur disjonction exprime parfois la haine de l’homme pour Dieu (85). Mais il y a bien des manières de lire cette équation suivant les poids qu’on accorde respectivement à chacun de ses membres. C’est un déplacement de valeur qui caractérise au mieux le progrès, dans l’intention de 45 MOTION VOLONTAIRE DANS L’lNTENTION DE LA FOI 441 la foi et même dans la foi : le seuil de cette dernière correspondant, au point de vue volontaire qui nous occupe, en une prise de cons­ cience explicite du bien de Dieu comme personnel et primordial ; mais il se peut très bien que tout au cours de ce progrès, le même motif de crédibilité soit matériellement conservé : il passera sim­ plement de la zone d’attraction du pôle humain à celle du pôle divin, subissant ainsi cette transposition qui est proprement le génie de la foi et qui appartient déjà à sa préparation, acquérant une valeur de finalité qui compense ce qui peut lui manquer d’au­ thenticité objective. Cependant il ne faudrait pas se représenter ce déplacement de valeur comme une prétérition de plus en plus accusée du « bien de l'homme » : l’homme demeure avec toutes les exigences de sa nature, puisque c’est à l’homme tel qu’il est que s’adresse l’amour de Dieu. Ce serait donc une représentation fallacieuse et au fond très petitement humaine que d’imaginer une substitution du bien de Dieu au bien de l'homme, celui-ci devant nécessairement disparaître pour que celui-là occupe dans la créa­ tion tout entière et jusque dans l’homme lui-même une place lais­ sée vide. La difficulté est ici de pénétrer, dans son intime profon­ deur, la vérité que nous rappelions à l’instant : le bien de Dieu, c’est cela même qui est le bien de l’homme. La véritable manière de lire cette équation fondamentale, ce n’est pas de commencer par en saisir les deux membres disjonctivement pour en examiner en­ suite la convenance (86) ; mais ce serait de comprendre comme Dieu le comprend, comment le bien de l’homme est inclus dans le bien de Dieu ; telle est la sagesse suprême à laquelle la foi doit aboutir et à laquelle seule la foi peut prétendre : comprendre ainsi, c’est au fond comprendre l’Amour, et on ne le comprend qu’en le croyant(87). L’ordre affectif intime donne lieu aux mêmes remarques et pos­ tule la même conversion que celui des objets, puisqu’aussi bien ceux-ci se distinguent surtout par l’incidence sous laquelle ils sont considérés. Le bien de Dieu, c’est le bien de l’homme : voilà ce que non seulement il faut lire dans les choses, en sorte que les meilleurs biens humains révèlent progressivement Dieu lui-même : mais voilà surtout ce qu’il faut pénétrer et comprendre par une dialectique du cœur qui dégagera d’un amour encore égoïste 1 amour désintéressé d’une fin, jusqu’à ce qu’elle retrouve l’amour de soimême dans l'amour de Dieu. Car il est vrai aussi que 1’ « amour de l’homme c’est l’amour de Dieu » (88) ; mais il est encore plus difficile de bien entendre cette équation-là qu’il ne l’était de com­ prendre celle qui concernait les choses, parce que l’homme est trop intimement intéressé, trop proche de l’objet qui est lui-même pour en juger sainement. C'est pourquoi la grâce décisive, quant à * :u WM 4 ADHESION DE FOI ET SENTIMENT l’infusion de la foi, c’est l’inspiration (89) qui s'adresse au vouloir : c’est en vertu de son acceptation que l'amour du croire est changé en amour de charité en même temps que la foi est commu­ niquée. Il y a un apprentissage de la dimension divine du bien qui découvre peu à peu qu’aucun bien n’est véritable que par par­ ticipation au Bien absolu ; cette vérité, est d’abord pressentie par l’appétit qui établit spontanément une hiérarchie entre les différents biens, à raison de la fruition dont leur possession est la source ; puis cette même vérité est peu à peu dégagée : et enfin, considérée en elle-même, elle conduit jusqu’au souverain objet de la foi, la Vérité première. Mais il y a aussi un apprentissage de la dimension divine de l'amour qui découvre que l'amour véritable est la pré­ sence, au cœur de l'homme, de l’Amour dont la position absolue exclut toute finalité créée autonome : en sorte que l’amour vrai élimine pour la créature l’amour de soi qui ne coïnciderait pas avec l’amour de Dieu. C’est ce désintéressement de l’amour qu’il im­ porte le plus de savoir et de vivre ; mais il exige que l’homme se déprenne de lui-même et qu’il lise en son coeur comme dans le miroir de Dieu : car si l’homme découvre la vérité du Bien dans celui de tous les biens qui lui semble le meilleur, à savoir le bien avec iequei il a le plus d’affinité, l’homme discerne semblablement ou doit discerner, la vérité de l’Amour dans celui des amours qui lui est le plus proche et le plus intime, celui que nous avons appelé l’amour de l’amour. Or cet amour de l’amour, cet amour de ce par quoi nous deve­ nons, en aimant, parfaitement nous-mêmes, ne peut être qu’un amour de soi si nous pensons pouvoir nous suffire, ou un amour de Dieu si nous reconnaissons avoir besoin de Dieu ; tous les intermédiaires se trouvent ici exclus, à cause de l’intériorité radi­ cale de l’amour de l’amour : et c’est la raison pour laquelle le partage est à la fois si décisif et si subtil. Un objet extérieur peut en effet toujours servir l’amour de Dieu ou l’amour de nous-mêmes selon l’intention dans laquelle nous l’utilisons : il constitue, en tant qu’il est extérieur, l’occasion d'ailleurs sans cesse renouvelée de la conversion : il n’en est jamais le principe (90). Tandis que l’amour de l’amour, éliminant au moins à titre immédiat toute extériorité, porte en lui-même la conversion effectuée : il est l'amour de ce que nous devenons en aimant, mais ce quelque chose nous est si intime que ce ne peut être que nous-mêmes ou Dieu ; et c’est pourquoi l'amour de l’amour ne peut que nous servir nous-mêmes à moins qu’il ne soit le plus pur et le plus profond des hommages rendus à Dieu : en se réfléchissant sur lui-même l’amour effectue une option décisive. D’autre part, comment discerner si ce quelque chose que nous devenons en aimant, c’est seulement nous-mêmes, U MOTION VOLONTAIRE DANS L’INTENTION DE LA FOI 443 ou déjà, en quelque façon, Dieu ? Comment, à ce degré de pro­ fondeur et d’intériorité, discerner si nous nous fermons sur nousmêmes ; ou bien si nous demeurons en quelque sorte ouverts sur une réalité qui semble n’être que nous-mêmes, et qui pourtant nous meut vers elle par l’irrésistible désir de devenir nous-mêmes ? Nous savons combien déjà il est difficile de tenir avec sincérité un engagement dont on est le seul témoin, même lorsque cet engage­ ment est susceptible de recevoir des objets extérieurs une régula­ tion précise : or une telle régulation fait défaut pour l’amour de l’amour auquel il ne reste pas d’autre critère qu’une sincérité absolue et originelle. Il est bien vrai que « le bien de Dieu c’est le bien de l'homme » : et l’homme achève de le comprendre lorsque la grâce lui découvre, dans ce qui peut lui être le plus cher, μη reflet du bien divin. Semblablement, 1’ « amour de Dieu c'est l’amour qui monte du cœur de l’homme », l’amour véritable c’est, en l’homme, l’amour qui est en Dieu ; mais l’homme n’achève de le percevoir que lorsque la grâce vient visiter, travailler, retourner, en un mot vient convertir les intimes et mystérieuses profondeurs de l’amour de l’amour ; la tâche est trop difficile, trop délicate, trop hérissée de périls pour que l’effort humain puisse aboutir sans le constant et prévenant appui du secours de Dieu. 2. Nous pensons encore éclairer cet aspect volontaire de la con­ version en utilisant une comparaison qui nous avait déjà servi à en préciser l’aspect intellectuel. L’estimation juste de la valeur probative des signes, l’assentiment accordé aux énoncés révélés, l’adhésion de foi en communion intelligible à la Vérité première se révélant, constituent les phases d’un progrès assez semblable à l’itinéraire intelligible de celui qui reçoit l’enseignement d’un maître : l’enfant devient élève puis disciple à mesure qu’il dé­ couvre les ressorts cachés de la pensée qui l’a instruit et formé (91). Nous ne sommes ici que dans l’avant foi et nous n’avons pas encore à introduire une distinction parallèle à celle qui sépare l’adhésion de l’assentiment, aussi bien ne visons-nous à indiquer qu’une comparaison suggérant les modalités d’une évolution plus encore que ses étapes. U nous suffira donc d’ajouter à ce que nous avions dit que le Maître qui attire vers lui l’incroyant n’est pas seulement un Maître de vérité (92) distribuant la doctrine, mais un Maître de vie qui veut être suivi personnellement (93) par un don personnel. L'Evangile n’est ni un code de convenances ni un système philo­ sophique : ni même une sagesse humaine de laquelle chacun pour­ rait ne retenir que ce qui lui convient, comme si elle n’était qu'une sagesse partielle, divisée par essence et par conséquent divisible. L’Evangile est une sagesse divine, totale, concernant la vie tout court et non pas seulement la vie de l’esprit : c'est une Sagesse -Ο 444 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT simple dans ses principes essentiels, et dont on ne peut rien ôter, encore qu'on en puisse pousser l’application plus ou moins loin conformément au don de la grâce. D’ailleurs les Evangiles sont des récits de la vie de Jésus ; et si la foi formellement envisagée s’achève en adhésion A la Vérité première, la foi vivante, nous voulons dire celle qui se réalise dans la vie du croyant, requiert une communion spirituelle totale, affective et intelligente à la Vé­ rité incarnée spirituellement présente aux hommes. L’intention de la foi, dont nous avons essavé de décrire la nature, considérée en ellemême universellement, trouve donc en fonction du Christ, son maximum de concrétude, et nous aurons à revenir sur ce point (94) ; il importe seulement pour le moment de noter que nous trouvons, transposés il est vrai, les deux pôles qui commandent toute cette démarche : valeur objective-attrait affectif, discernement du sou­ verain bien-amour de l’amour. Car il ne suffit pas de reconnaître en Jésus-Christ un maître de vérité ni même un maître en huma­ nité, pour avoir franchi le seuil de l’intention de la foi : cette esti­ mation peut très bien demeurer très impersonnelle si elle n’est que le résultat d’une comparaison de l’ensemble des humains (95). Une estimation intellectuelle n’entraîne pas que l’on considère le Christ en lui-même comme incarnant un idéal désiré ; elle fera peut-être raisonnablement souhaiter que le Christ soit suivi par la multitude comme un guide, mais de là à l’envisager comme un maître réel il v a un abîme. Et c’est une étape nouvelle, psycholo­ giquement du moins, que de concevoir pour le Maître déjà reconnu et vénéré cette toute première complaisance (96) qui est propre à l’expérience de l’amour : complaisance qui coïncide avec l’amour de l’amour dans la mesure où l’objet aimé est, de par sa nature, susceptible de coïncider avec nous-mêmes (97). On voit donc que, quel que soit le degré de visualisation adopté, l’intention de la foi présente toujours la même économie : elle commence dans un désir et s’achève dans un amour encore naissant, (.’’est par le désir qu’un objet, peut-être encore mal connu, prend raison de fin ; or. d’une part, ce désir est un amour naissant pour l’objet, d’autre part ce désir est lui-même aimé car il constitue déjà sinon une possession du moins une présence ténue et tendan­ cielle de l’objet : le désir est un amour, le désir est aimé. Ainsi, la prise de conscience de la motion intelligible qu’il exerce comme fin, c’est cela l’amour et l’amour de l’amour : la possession, par assimilation, de la fin qui fait être soi-même, c’est le repos de l’amour. Cette troisième étape n’est réalisée que par la foi ellemême, mais les deux premières commencent déjà de l’amorcer. On ne doit pas oublier en effet que chacun des moments de l’intention de la foi est ordonné à l’infusion de cette vertu ·, il y a dès lors 45 MOTION VOLONTAIRE DANS I? INTENTION DE LA FOI une véritable finalité qui, animant un dynamisme ascendant, en­ chaîne toutes les phases et se trouve déjà en quelque façon en cha­ cune d’elles. Il y a bien, pour le croyant de demain, un repos dans la découverte de la véritable fin de la vie humaine, comme il y a un repos dans l’amour de l’amour ; mais ce sont des haltes rapides, presque immédiatement interrompues par le désir de connaître plus explicitement ou de posséder plus sûrement. Il est réservé à la foi, et surtout aux dons qui la perfectionnent, de réaliser un alliage stable du désir et du repos : stabilité qui est comme un prélude de la vie éternelle. Cependant cette mystérieuse conjonction est déjà en gestation dans l’intention de la foi, et elle devient de plus en plus étroite avec le progrès de cette dernière : la conversion de l’amour de l’amour est toute chargée d’apaisantes promesses qui sont bien lointaines lors de l’option pour le souverain bien encore anonyme. Et il y aurait là une seconde manière (98) de mesurer simultanément et cette tension volontaire dans laquelle nous avons reconnu le canevas extensible de l’intention de la foi, et l’évolution intrinsèque de cette dernière. 3- L’intention de la foi suppose la découverte des motifs de cré­ dibilité et l'examen rationnel de leur valeur probative ; mais elle repose, comme on vient de le voir, sur un amour qui discerne une finalité et en intériorise l’influence efficace. Ces deux incidences de l’amour encadrent le jeu rationnel, et marquent, par l’impor­ tance de plus en plus décisive des grâces d’inspiration qui les pro­ duisent, la surnaturalité croissante de la démarche dont elles sont le principe et le terme ; elles mettent en œuvre diversément la même interférence de l’intelligence et de la volonté, et jalonnent la convergence continue du désir et du repos. Voilà ce que vient de nous montrer une analyse positive ; mais l’intention de la foi a sa pathologie dont le rapide examen va confirmer l’essentiel de nos conclusions. Peu d’hommes, en fait, ont véritablement la foi, quoi qu’il en soit de l’étiquette sociale à laquelle ils tiennent par tradition par habitude ou par utilité. Or les preuves rationnelles sont les mêmes pour tous, et pareillement accessibles à tous : c’est donc du côté volontaire qu’il faut chercher l’origine de la croyance, ou de l’incroyance (99). Les meilleures démonstrations demeurent sans prise sur ceux qui ne s’ « intéressent » pas aux objets dont elles traitent : toute l’apologétique si vivante de Pascal consiste à montrer à l’interlocuteur qu’il doit s’embarquer, ou que déjà il est embarqué, qu’il ne peut par conséquent se soustraire aux argu­ ments qu’on lui présente : la dialectique du pari vaut pour ceux qui ont une première amorce de foi en une réalité transcendante faisant face à la destinée humaine (100). L’indifférence religieuse, au degré de profondeur qu’elle atteint chez nos contemporains, b à. -η •mtn. O •F 446 ? ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT n’est que le corollaire d’une indifférence plus primitive à tout ce qui dépasse le matériel et l’immédiat. L’efflorescence des techniques polarise l’attention de l'homme d une manière qui devient pratiquement exclusive et le ramène en fait au statut d’une anima­ lité perfectionnée. L’homme finit par s’estimer semblable à ce sans quoi il ne croit pouvoir ni vivre ni penser ; il est en fait un orga­ nisme dans lequel la conscience se réduit à peu près à la jouissance ou à la souffrance immédiates : et dont un bloc social absorbant et omnipotent cherche à tirer le rendement maximum ; les indi­ vidus sont d’ailleurs si radicalement asservis qu’ils ne songent même pas à demander à ceux qui paraissent les conduire d’autres titres de créance que des promesses à courte échéance. Dans une pareille perspective, il n’y a place ni pour la réflexion (rot), ni pour l'intelligence (toi), ni pour les réalités qui ne sont objets que de perception spirituelle. Dieu est en fait banni, non parce qu’on le renie, mais parce qu’il n’intéresse plus ; l’intention de la foi ne peut donc même pas éclore en un tel climat. Ce qui explique cet échec c’est donc, dans la plupart des cas, une erreur initiale sur la finalité de l’homme, ou plus exactement une prétérition complète de toute finalité au sens fort et véritable de ce mot. Il y a des buts multiples et concurrents, qui sollicitent une activité toujours en quête de s’offrir parce qu’elle s'est détournée du seul objet inépuisable capable de la fixer (toi) ; mais à aucun de ces buts n’est reconnue une valeur dominante par rapport aux autres, parce que chacun est considéré en lui-même immédiatement, fié­ vreusement même : alors qu’il devrait être sagement envisage comme l’élément possible d’une hiérarchie ordonnée. Il y a des techniques (102), multiples également, qui finissent par segmen­ ter irrémédiablement la plus haute activité de l’esprit en raison de la spécialisation qu’elles imposent ; mais aucune de ces techniques ne peut assumer le rôle de sagesse, parce qu’aucune n’apporte le principe d’ordre qu’il revient précisément à la sagesse de discerner et d’élaborer (103). Ni finalité ni sagesse, partant point de foi. In­ versement : prise de conscience profonde et réfléchie de la destinée humaine et des engagements qu’elle commande, telle est la nais­ sance de l’intention de la foi. Mais il ne suffit pas de naître, il faut vivre et croître. Avoir dé­ couvert que l’homme n’est pas seulement fait pour scruter et con­ quérir l’univers matériel ne suffit pas ; il faut laisser à la fin en­ trevue l’amplitude que lui confère en droit sa transcendance, sinon elle cesse évidemment d’être le substitut objectif de Dieu. Le maté­ rialisme que nous évoquions à l’instant a ses théoriciens, assez habiles pour flatter l’homme et se donner le change à eux-mêmes ; ils ne tiennent pas, en droit, que l’homme n’est qu’un animal per- 45 MOTION VOLONTAIRE DANS L INTENTION DE LA FOI fectionné, cela ne sera que la conséquence d’ailleurs inéluctable des principes qu’ils posent : mais ils prétendent que l’homme peut assurer par ses seules forces sa propre béatitude en s’asservissant l’univers, ce qui est restreindre la finalité humaine non plus en l’éparpillant vers le bas, mais en le fermant vers le haut sous couleur de lui assigner un point d’appui supra cosmique. C’est préjuger de la question fondamentale qui prend une acuité plus grande à mesure qu'elle s’intériorise : le dilemme n’est plus entre l’homme courbé sur la matière et l’homme « roseau pensant », mais entre l’homme spirituel fermé sur lui-même et l’homme spirituel ouvert, conformément à la nature de l’esprit, sur un infini qui le dépasse ; cette option pour un spiritualisme contre nature est le fruit d’un orgueil antécédent à toute recherche et pour autant illé­ gitime, elle s’exprime parfois sous la forme suivante : « Je m’arrê­ terai à la solution (104) que représente la foi si vraiment il m’est impossible d’en trouver une autre». Il est clair qu’en pareil cas, l’homme est déterminé à ne chercher, à n’aimer que soi ; il s’en­ ferme dans un orgueil absolu dont il fait le fragile rempart de la secrète complaisance qu’il nourrit pour lui-même ; il bannit a priori de son esprit et de son cœur tout amour et toute recherche d’une vérité transcendante. Une telle lucidité dans le cynisme, au service d’un pareil aveuglement, n’est certes pas très fréquente ; mais on retrouve le même rétrécissement de la fin humaine totale à la di­ mension propre du sujet, dans tous les cas où l’homme refuse les sacrifices qu’il juge trop lourds et qui étaient cependant indispen­ sables pour que l’idéal un instant entrevu devînt possession vécue. L’amour de soi peut se manifester sous une forme plus ou moins systématisée, il opère toujours la même corrosion, et en fin de compte la même inversion : car, ayant refait peu à peu à son image et à la taille de ses forces l’idéal qui devait mesurer son désir et stimuler son effort, l’homme n’en subit plus l’attrait ; mais il re­ cherche, en le contemplant, la seule jouissance de l’amour de soi. Méconnaître la finalité et diviser le désir rendait impossible la naissance de l’intention de la foi ; dissoudre la finalité et invertir l'amour frappe de stérilité une démarche désormais condamnée à s’enfermer en elle-même. Accorder son vouloir à l’amplitude de la fin, conserver à l’amour de l’amour l’intégrité de sa pureté ori­ ginelle, telles sont les dispositions requises pour que l’intention de la foi porte son fruit (105). if|j* ► ' .«M R. ** •t I ■rat Μ·'“ 4· On voit donc que l’accès à la foi peut se trouver compromis de deux façons, qui d’ailleurs généralement s’enchaînent : soit que l’homme amoindrisse ou même annihile complètement la grandeur de sa propre destinée, transcendante aux conditions terrestres ; soit qu’il confisque à son bénéfice l’amour qui devait le soulever auC: * Π : ?5.‘ '~r;· 448 adhésion de foi et sentiment dessus de lui-même. Perception de la finalité, inclination affective qui doit y répondre spontanément : tels sont bien les deux pôles que nous avions découverts comme commandant la rectification volontaire du futur croyant. Il suffit que l’un ou l’autre fasse défaut, et la carence du premier entraîne toujours celle du second, pour que l’économie de l’intention de la foi soit bouleversée et pour que la foi elle-même soit impossible. Voilà ce que montre l’expérience ; il est aisé de le confirmer autrement, étant donné ce que nous savons déjà de la nature de la foi. La certitude en est la propriété capitale ; et comme elle n’est pas de nature exclusive­ ment intellectuelle, elle se trouve être l’intermédiaire tout natu­ rellement indiqué pour montrer que la foi est incompatible avec telle ou telle carence de sa préparation volontaire. L’argument est bien simple puisqu’il se borne à mettre en œuvre la définition de la certitude : la certitude c’est la détermination stable d’un sujet spirituel à un parti unique, détermination formellement intellec­ tuelle mais qui relève en fait de toutes les puissances de l’homme (18). Nous avons d’ailleurs vu que le degré de cette stabilité est lié à la qualité de la certitude : l’inquiétude qui demeure au sein de la certitude de foi vient en effet d’une incoercible oscillation de l’esprit du croyant entre l’assentiment, plus proche de la certifica­ tion rationnelle, et l'adhésion, expressive de la spontanéité de l’in­ telligence (106). Or, la détermination de l’intelligence vient, dans la foi, de la volonté (107) : elle requiert donc que la volonté soit elle-même fixée ; en sorte que rien n'est plus contraire à la foi que l’insuffisance de détermination volontaire, et les cas dans les­ quels celle-ci est impossible sont proprement contradictoires à l’in­ fusion de la foi. Or, d'une part, le reniement pratique de sa véri­ table destinée livre l’homme à de multiples attraits capables de séduire et de satisfaire un instant ses convoitises, mais incapables de fixer son désir, parce que ce désir « qui est infini » (52) ne peut s'arrêter que sur le bien infini (108) ; l'âme ajustée à sa fin trans­ cendante ressemble à un miroir dans lequel l’homme peut contem­ pler aisément l’image de Dieu qu’il doit devenir ; le miroir brisé, l’image nette et stable qui seule pouvait guider se trouve détruite : bien qu’il demeure un miroitement fragmentaire dont l’éblouisse­ ment incessamment renouvelé fascine et trompe le regard en quête de repos ; on est irrésistiblement porté à regarder parce qu’on ne peut plus voir ce que précisément on voulait voir ; et on se porte avec une mobilité d'autant plus inquiète vers les biens multiples, que l'on a détruit par son propre refus le reflet immédiatement accessible du Bien absolu. D’autre part, lorsque la réflexivité s’in­ troduit dans l’amour pour ainsi dire à contre courant et fausse le libre jeu de l'amour de l’amour, il n'en résulte pas pour autant que l’amour abdique sa nature et résorbe son dynamisme propre ; 4S MOTION VOLONTAIRE DANS L’iNTENTION PE LA FOI 449 mais une contradiction latente pèse sur cet amour inverti. Il enferme le sujet dans la complaisance de soi, alors qu’il devrait l’ouvrir et le porter hors de soi (109) ; il transporte dans l’égoïsme, pour son propre tourment, la lucidité originale dont il devrait enrichir la connaissance de l’idéal ; il fait servir le meilleur au pire, traduisant par cette conjonction monstrueuse la violence qu’il subit au plus intime de sa nature. On voit donc que de toute façon, qu’il s’agisse du mouvement irrésistible par lequel la volonté substitue l’un à l’autre des objets qui n’ont de commun que leur insuffisance à la satisfaire, ou qu’il s’agisse de la mobilité plus subtile mais plus profonde qui exprime le malaise de l’amour en quête de sa véritable nature, le résultat est le même : le vouloir est dans l’impossibilité de se fixer et d’as­ surer, soit par l’intermédiaire de l’objet dans le premier cas, soit par la synergie du sujet dans le second cas, la stabilité de l’esprit requise à la certitude. Sans doute ne saurait-on exiger, dans la préparation Ü la foi, la certitude absolue qui n’appartient qu’à la foi ; mais du moins ne doit-on rien rencontrer, au stade de la pré­ paration, qui soit contradictoire à l’achèvement. Nous sommes donc fondés à conclure que la rectification volontaire de l’intention de la foi est juste l’opposé des défectuosités que nous venons de rele­ ver ; elle consiste en une juste estimation de la fin humaine comme fin, elle favorise l’épanouissement, dans un amour qu’entretient l’attrait de cette fin, du désir de nature qui lui fait face. L’argument rationnel qui « rend la raison consentante à l’hommage de la foi » (i 10) est brodé sur ce canevas affectif ; et c’est la même grâce divine qui, se faisant ici inspiratrice et là illuminatrice, conduit harmonieusement l’homme sincère jusqu’au moment décisif de l’in­ fusion de la foi. L'intelligence et la volonté sont en constante inter­ férence par l’alternance de leurs motions, soit qu’on envisage cellesci dans leur commune cause incréée, soit qu’on analyse comme nous l’avons fait le jeu de leur conditionnement réciproque ; le premier point de vue va devenir prépondérant dans le sujet qui possède la foi, et c’est ce passage décisif du créé à l'incréé qui nous fera trouver dans la foi l'unité, achevée, parfaite, stable dont l’avant foi ne réalise qu’une ébauche. L’unité d’un acte, qui est ici une saisie immobile, doit être plus parfaite que celle du mouvement qui achemine à le produire : nous allons voir qu’elle l’est effectivement parce que les éléments formellement distincts, intelligibles et vo­ lontaires, de l’intention de la foi sont comme les pierres d’attente de la Vérité première et du souverain Bien, lesquels s’identifient réellement en Dieu unique objet de la foi. 450 ADHÉSION DE EOI ET SENTIMENT SECTION C. - CONJONCTION, DANS LA FOI, DL’ VOLONTAIRE ET DE L’INTELLIGIBLE Nous avons montré ci-dessus que la foi comporte une activité volontaire ; nous venons d’en examiner la nature et d’en décrire l’interférence avec l’activité intellectuelle au cours de la prépara· tion à la foi ; il convient de poser ces deux mêmes questions rela­ tivement à la foi : c’est même par là qu’en droit il eût fallu com­ mencer, mais nous avons pensé qu’il était plus éclairant de suivre l’ordre génétique. Différents points de vue peuvent être adoptés, et cela tient à la distension interne qui appartient à la foi en vertu de sa finalité : unir l’homme tel qu’il est à Dieu tel qu’il est (6). La foi est dans l’homme, l’acte de foi est un acte d’intelligence ; mais la foi est un don de Dieu et elle incline le croyant à faire retour vers Dieu ; l’acte de foi est la réaction spontanée du croyant à la Vérité première se révélant, et il atteint effectivement cette même Vérité première subsistante. En conséquence, tout élément ressortissant à la foi peut être envisagé en tant qu’il s’insère dans la psychologie humaine, ou bien en tant qu’il est formellement relatif au Dieu vers lequel il tend, ou enfin comme désignant tel ou tel attribut de sa cause transcendante ; c’est le premier aspect qui se prête le mieux à l’analyse, et c’est donc lui qui se trouve habituellement le plus développé : on n’oubliera pas pour autant qu’il ne constitue que la base de l’édifice. En ce qui concerne, notamment, la seconde de nos questions, à savoir la conjonction dans la foi des deux activités intellectuelle et volontaire, trois de­ grés de visualisation pourraient être adoptés : comment l’intelli­ gence et la volonté concourent-elles à la production d’un même acte, quel est le type de la connexion que soutiennent entre elles de par leur nature la saisie intelligible de la Vérité première et l’amour du souverain Bien, comment l’unité de la foi et de l’acte de foi repose-t-elle sur l’assimilation de l’entendement du croyant à Dieu ; ces aspects divers sont d’ailleurs toujours inséparables et c’est pourquoi nous devrons passer de l’un à l’autre sous peine de mutiler la réalité. C’est donc en nous efforçant de concilier précision et réalisme que nous envisagerons successivement : la nature de l’activité volontaire, le mode de sa conjonction avec l’activité intellectuelle, la confirmation apportée aux résultats de cette double enquête par les cas « pathologiques » ; nous entendons par cas pathologiques ceux dans lesquels la foi souffre violence du fait de l’amortissement ou de la carence totale de la volonté : foi morte, foi des démons. « MOTION VOLONTAIRE DANS L’iNTENTlON DE LA EO1 451 Les principes très simples qui nous guideront sont ceux que nous avons déjà rappelés à maintes reprises : finalité et essence de la foi. Nous aurons cependant occasion de circonscrire le premier de ces deux éléments pour tenir compte du but que nous poursui­ vons immédiatement : c’est en effet par l’amour de charité que nous sommes unis à Dieu, et comme d’autre part l’amour procède du vouloir, il sera tout indiqué de tenir compte de la finalité géné­ rale de la foi (unir l’homme à Dieu) en voyant dans la première des vertus théologales la condition prérequise à l’exercice de la charité. D’autre part, si la foi comporte une motion volontaire, c’est parce qu’elle est une connaissance par témoignage, et ceci tenant à son essence même intéresse immédiatement son unité ; cette unité exige pour le moins qu’un certain parallélisme com­ pense la diversité spécifique des deux activités de l’intelligence et de la volonté. Ce serait évidemment tomber dans une systémati­ sation excessive que de chercher à retrouver, dans l’ordre volon­ taire, un équivalent de la distinction entre l’assentiment et l’adhé­ sion (m), ou une transposition de la trichotomie Vérité première, énoncé révélé, intelligence du croyant. Cependant l’unité du sujet spirituel humain, non moins que la simplicité de Dieu souverain objet de la foi, requièrent que l’activité volontaire se modèle étroi­ tement sur l’activité intellectuelle, et communique une impulsion proportionnée à chacune des phases de cette dernière : cette corres­ pondance nous guidera utilement dans l’organisation des éléments volontaires, toujours plus obscure, en quelque domaine que ce soit, que celle des éléments intellectuels. Enfin, l’intention de la foi et la foi elle-même ne sont pas seulement en continuité génétique ; le « désir du bien promis » (54) et 1’ « amour du croire »> (37) accom­ pagnent le croyant jusqu’à la vision : autrement dit, les facteurs déterminants de l’intention de la foi demeurent sous-jacents à la foi elle-même. On doit donc attendre que les modalités de l'action volontaire découvertes dans la première se retrouvent, transposées, dans la seconde ; nous aurons l’occasion d’utiliser cette seconde correspondance. Revenant à la première qui nous servira de fil conducteur, nous considérerons la motion volontaire en tant qu’elle est associée d’abord à l’assentiment, puis à l’adhésion ; et nous soulignerons en terminant qu’il n’y a pas là deux motions distinc­ tes, mais une seule motion dont les modalités épousent celles de la démarche intellectuelle. n p* 5- » «ta q /12 452 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT I. DESCRIPTION DE LA MOTION VOLONTAIRE EN SES DEUX INCIDENCES A. - LA MOTION VOLONTAIRE DE LA FOI EN TANT QU’ELLE EST ASSOCIEE .4 L’ASSENTIMENT 46. EXISTENCE ET NATURE DE LA MOTION VOLONTAIRE. i. L’assentiment est, normalement, l’état qui résulte pour l’in­ telligence de la présentation d’un objet évident (m) ; mais l'as­ sentiment de foi divine présente une anomalie : il a bien la tonalité qui précisément lui mérite son nom, mais il fait face à une réalité qui est inévidente, non seulement en fait comme il arrive dans la foi humaine, mais en droit et absolument. Cette anomalie n’est cependant pas un démenti infligé à plaisir par Dieu aux exigences raisonnables de l’homme ; et nous avons vu que les signes sont donnés pour que la raison se trouve « spontanément consentante à l'hommage que la créature présente à son Créateur en croyant en sa parole» (no). Mais la foi n'en demeure pas moins libre et gra­ tuite, libre parce que gratuite ; elle n'est pas plus la conclusion d’un syllogisme qu’elle ne résulte d’une évidence : les raisons de croire ne démontrent pas qu’il faut croire. C’est jusqu’à Dieu qu’il faut, nous l’avons vu, remonter, pour découvrir la cause suffisante de l’assentiment dont il est d'ailleurs l’objet ; et comme la foi exclut le type de motion connaturel à l’intelligence, il suit que Dieu, en tant qu’il cause objectivement la foi, ne peut atteindre l’in­ telligence du crovant que d’une manière en quelque sorte médiate. D’ailleurs il ne saurait être question d’aucun intermédiaire objectif entre le Créateur et sa créature ; c’est bien le sujet spirituel humain lui-même qui, dans l’exercice de la foi, se trouve placé sous l’em­ prise de Dieu, et cela immédiatement ; mais comme l’entendement n’est pas parfaitement simple il tourne pour ainsi dire du côté de l’Etre divin l’une ou l’autre de ses réceptivités. En sorte que la motion divine, simple dans sa source, n’en est pas moins l’objet, de la part de l'homme, d’une participation hiérarchisée : à la ma­ nière dont un même ébranlement est traduit en effets différents par les milieux contigus dans lesquels il se propage. Enfin, l’entende­ ment humain ne comportant que deux facultés essentielles, le ca­ ractère médiat de la motion de l’intelligence signifie simplement que le croyant offre premièrement à l'influence divine sa réceptivité volontaire. Cette conclusion peut paraître paradoxale, puisque la foi est, comme nous y avons insisté, une disposition intellectuelle mais on voit qu’elle est le corollaire inéluctable du caractère original de la connaissance de foi, plus particulièrement de la connaissance de foi divine. Dans celle-ci en effet, l'inévidence n’est pas une MOTION VOLONTAIRE DANS l'ASSENTIMENT 453 question de fait tenant à des conditions provisoirement défectueuses, elle est la conséquence d’une disproportion de nature, disproportion dont la compensation par la lumière de gloire révélera définitivement le mystère. L’assentiment de foi divine repose donc en droit sur une motion volontaire ; et nous retrouvons par cette rapide analyse ce que nous avions déjà appris au livre de l’Ecriture et au livre de la Sagesse : la foi naît dans un amour. La volonté a en effet pour objet le bien et pour acte propre l’amour ; et dire que c’est par la volonté que l’entendement du croyant est premièrement rendu sen­ sible à l’ébranlement divin, c’est dire que Dieu est fondamentale­ ment aimé comme souverain Bien par le croyant en acte de sa foi. Cet amour c’est, normalement, la charité théologale. Mais la foi morte que nous examinerons un peu plus loin, non moins que l’in­ tention de la foi analysée à la section précédente, montrent bien que cet amour, condition nécessaire de l’assentiment, peut et doit être formellement distingué de la vertu théologale de charité, puis­ qu’il en est effectivement séparable et que d’ailleurs il la précède logiquement. C’est ce que nous allons avoir occasion de préciser en décrivant à divers points de vue l’équilibre de l’assentiment de foi. L’acte de foi, procédant de l’intelligence, est une saisie objective qui tend, de sa nature, à l’achèvement de ce qui est acte, et pour autant à l’immobilité. L’acte de foi serait en effet une saisie im­ muable si l’esprit d’une créature pouvait se refermer sur l’Incréé, le circonscrire, l’assimiler, l’exprimer, et ainsi le posséder intelli­ giblement ; mais nous savons de Dieu surtout ce qu’il n’est pas (i 12), et si nous devons, pour montrer qu’il existe, le nommer d’une manière négative ( 113), nous ne savons jamais ce qu’il est. Inévi­ dence de l’objet divin ou impossibilité de le nommer, voilà la cause de ce que l’on peut appeler le malaise de la foi ; l’intelligence ne peut normalement souscrire à un régime si contraire à sa nature : et l’insatisfaction dont elle souffre se traduit en termes volontaires pour recevoir, de la volonté, une indispensable compensation. L’in­ telligence doit être appliquée à de l’inévident et à de l’indéfinissa­ ble : corrélativement, la volonté devrait se fixer sur un bien non possédé et dérobant son mystère à toute expérience ; supposé, en retour, que pareil état volontaire fût possible, l’intelligence se l’ap­ propriant à la faveur de l’unité du sujet, se trouverait en un sens stabilisée, recevant adéquatement sa détermination de la volonté (107). Ce que requiert de soi un assentiment, qui s’adresse à une Vérité excédant l’intelligence, c’est donc un bien qui excède l’appé­ tit, un bien inexpérimentable comme il est « inommable » (114) : cela suffirait, si la chose était possible, s’il était possible que la volonté pût se fixer sur l’objet de son désir sans le posséder (i 15). te ■I 11 ■! ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT . ....................... 454 Mais il est bien clair qu’il ne pourrait y avoir là qu’une violence utilisant la volonté comme faculté voulante et non pas comme in­ clination de nature. ■■ Notre champ visuel est évidemment fonction de la position que nous occupons, et une inclination spontanée nous porte à regarder, où que nous soyons, les objets qui nous entourent : l’insomnie prolongée ne nous porte-t-elle pas parfois à scruter l’obscurité ? Malgré tout le besoin où nous sommes de vastes horizons ou de vive lumière, la vision s’effectue dans le cadre où nous choisissons d’être, et le mécanisme en est toujours le même. Parce qu’ils sont faits pour voir, nos yeux s’appliquent à voir, en quelque condition qu'ils soient. La foi n’est pas une rigoureuse absence de lumière, elle comporte une certaine manifestation, un certain « evidere » de la divine réalité : on la comparerait assez justement aux pre­ miers instants de l’aurore succédant à une nuit parfaitement obscu­ re. Quoi qu’il en soit de ce point, sur lequel nous aurons à revenir, le rôle de la volonté dans la foi consiste à placer le croyant en situation telle qu’il n’ait pas d’autre champ visuel que cette infi­ nitude indécise dans laquelle on discerne ça et là quelques contours fugitifs, qui sont d’ailleurs des promesses de splendeur. La volonté ne contraint pas à voir l’invisible, mais elle fixe l’esprit dans l’évi­ dence de l'inévidence de Dieu. C’est au delà de ce qui apparaît, au delà des énoncés connus naturellement, et cependant en eux, que s’ouvre l’univers de la foi : l’esprit ne doit pas revenir en deçà, il doit demeurer dans ce champ visuel et l’explorer tout comme l’œil de celui qui se tient dans une pièce obscure est contraint de s’ouvrir sur l'obscurité. Et il v a dans l’objet de la foi assez d’« évi­ dence » pour que l’esprit connaisse, tout comme il y a assez de lumière dans les premiers reflets de l’aube pour que l’œil voie. ■ Telles ne peuvent être les conditions normales établies en Sagesse divine pour l'équilibre de l'assentiment : bien au contraire, l’amour sur lequel il repose devant résoudre l'instabilité attachée à l'inévidence, ne saurait être seulement inclination et tendance, il doit normalement être aussi possession et repos. On ne peut donc dire que la charité théologale qui seule assure la possession de Dieu, soit requise à l’assentiment de foi : elle apporte en effet plus qu’il n’est strictement nécessaire, et la foi morte le montre bien ; mais le croyant qui n’est pas «fixé » au Bien « inommable » (i 14) par l’amour se trouve dans un état de violence le plus souvent instable. C’est en fait l’amour qui, introduisant et fixant l’entendement tout entier dans l’objet divin (116), rend possible un assentiment iné­ vident. Il est difficile de préciser davantage le « comment >» ; indi­ quons cependant une comparaison. • 16 g- MOTION VOLONTAIRE DANS L’ASSENTIMENT 455 Le regard ne discerne alors aucun objet, mais l’oeil voit qu’il y a quelque chose à voir, il expérimente qu’il est fait pour voir, il sent surtout d’instinct qu’il faut demeurer dans une attention fatigante et physiquement irritante s’il veut jouir de la lumière qui va se lever : le malaise de regarder ce qu’on ne peut voir est bien préfé­ rable au repos de ne rien voir, et il faut demeurer dans ce labeur et si l’instinct de l’œil lui-même défaille, il sera stimulé par un désir auquel toutes les puissances ont leur part. Semblablement, l’intelligence n’exprime positivement rien de Dieu (i 17), mais elle sait du moins, dans la foi, que la Vérité première s’offre à elle, qu’elle est faite pour connaître cette Vérité-là et qu’il faut demeurer dans l’attentive contrainte propre à la foi afin de parvenir à la vision. Ce serait certes un choix bien étrange que de s’assujettir à semblable contrariété, si la joie d’une lumière divine ne venait réconforter par instant l’intelligence en travail ; mais ce choix se trouve fondé, enraciné, stabilisé par un amour qui pressent et déjà possède un bien incomparablement plus grand que ce que l’esprit en peut saisir. C’est cet amour qui interdira à l’intelligence de sortir d’un monde dans lequel elle demeure cependant insatisfaite, et à l'intérieur duquel elle se trouvera contrainte de produire les actes qui lui sont propres. L’intelligence ne peut pas ne pas cher­ cher à connaître, non plus que l’œil à voir ; contrainte de demeurer dans un champ d’inévidences, elle réagit en produisant l’assenti­ ment de foi, non sans mettre en œuvre toutes les traces de lumière qu’elle peut recueillir. On voit que le rôle de la volonté est, à ce premier point de vue, en quelque sorte négatif : le libre jeu de l’intelligence, son attrait spontané pour la vérité sont respectés, mais ils sont contraints de s’exercer à l’intérieur de certaines li­ mites ; et ce qui interdit de les franchir, c’est l’amour du domaine qu’elles circonscrivent, domaine déjà possédé ou plus exactement espéré puisque la possession véritable requiert la manifestation évidente exclue par la foi. C’est la foi, c’est l’inévidence de la foi qui résorbe en espérance (118) l’appropriation et la jouissance qui, en droit, sont le fait de l’amour ; et si l’insatisfaction de la foi rend compte de celle de l’amour, c’est en retour à l’emprise réalisée par ce dernier qu'il faut attribuer la possibilité et la stabilité de l’assentiment de foi : établi par la volonté et par l’amour en Dieu souverain Bien, l’entendement ne peut que souscrire à cette situa­ tion par l’assentiment intellectuel qu’il accorde à Dieu première Vérité. 2. Nous allons retrouver ces mêmes conclusions en considérant, au lieu de l’acte de la foi, saisie immobile qui en exprime l’essence, le dynamisme inauguré avec l’intention de la foi dont la curiosité sans cesse accrue du croyant marque les étapes. C’est un même 450 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT V désir qui soulève toute la vie de l’homme à partir du moment où celui-ci s' « intéresse » à Dieu : ce désir fait chercher la foi au prix de mille labeurs, il rend chercheuse la foi gratuitement reçue, il appelle la vision(ii9) dans laquelle il s’intégre pour prévenir toute satiété. Il a toujours la même fin, le même objet, le même principe, bien que ses divers aspects ne se découvrent que progres­ sivement : lorsqu en effet ce désir soutient l’intention de la foi, il concerne un bien d’abord confusément entrevu, puis il s’adresse bientôt à Dieu envisagé comme fin et à tous les moyens propres à l'atteindre ; ensuite il stimule la foi, il se repose alors avec elle en Dieu envisagé non seulement comme fin mais comme objet ; enfin, confirmé en sa profondeur infinie par l’exigence de la vision qui conserve toujours par lui la saveur originale d'être une réponse, il découvre par cette infinité l'unique principe dont il procède dès l’origine : Dieu. Or ce désir fondamental est la source vive de tout amour, et partant de toute motion volontaire ; c’est lui en effet qui constitue, à chacune des étapes du développement de la foi, le tout premier « moment » de l’inclination volontaire qui s’appellera ou s'appellerait amour en rencontrant son objet. On infère aisément à partir de là que la motion volontaire demeure, de l’intention de la foi à la foi elle-même, substantiellement identique : tout comme le désir qui l’alimente ici et là n’est, psychologiquement, qu’un seul et même désir. Mais cette motion volontaire se précise et se parachève par la grâce de la foi, tout comme par la même grâce le Dieu qui n’était désiré d’une manière quelque peu confuse que comme fin est soudain appréhendé comme objet : ce sont là effets divers de la même transposition fondamentale, examinons cela d’un peu plus près. a. Nous avons vu qu’un premier type de motion volontaire (120) s'insère dans l'intention de la foi du fait que l’idéal entrevu par le futur croyant doit jouer dans sa vie un rôle que ne justifie pas absolument sa valeur véritable : c’est ce que nous avons exprimé en disant que la valeur fonctionnelle de l’idéal en majore l’authen­ ticité objective ; et comme ces deux éléments sont respectivement appréhendés par la volonté et par l’intelligence, nous avons conclu à une motion de la seconde par la première ; motion s’effectuant par l’intermédiaire des objets dont la transvaluation provisoire ne fait que traduire en termes d'intelligibilité la plus value volontaire qui répond dans le sujet à l’attrait de la fin. Si la fin authentique, et ce ne peut être que Dieu, était connue telle qu’elle est, la motion dont nous parlons, qui ne fait que restituer l’ordre véritable troublé par défaut d'acuité intellectuelle, perdrait toute raison d’être ; elle disparaîtrait, au moins sous la forme violente qu’elle revêt présen­ tement (120-121). Mais la connaissance parfaite c’est la vision, et MOTION VOLONTAIRE DANS l'assentiment 457 la foi excluant l’évidence, elle comporte une motion volontaire, qui prolonge celle dont nous venons de rappeler l’existence dans l’in­ tention de la foi et qui relève de la même cause : le Dieu fin en tant qu’il fait face à une requête créée demeure, même pour le croyant, moins inadéquatement accessible que le Dieu objet. On pourrait être tenté de penser que, la foi nous apportant la « substance des choses que nous espérons », et nous en assurant la saisie, com­ me d’un objet devenu connaturel, l’idéal qui était jusque-là inconnu ou mal connu se voit attribuer, dans la lumière de foi, sa juste valeur, et devient ainsi, tel qu’il est connu, capable de jouer le rôle de fin absolue. En quoi il y aurait du vrai, et nous reviendrons dans un instant sur la discontinuité introduite par la foi dans le régime épistémologique naturel. Il ne faut cependant pas oublier que la connaissance de foi de­ meure précaire : si nous savons de Dieu qu’il existe (i 12), nous savons ce qu’il n’est pas plutôt que ce qu’il est (113). Les preuves de l’existence de Dieu nous montrent l’incapacité où nous sommes de le nommer positivement ; et la foi, en tant qu’elle emprunte un mode conceptuel, ne modifie en rien sur ce point nos possibilités, puisque l’énoncé « Dieu existe » n’a de sens exprimable que par référence à notre mode naturel de signifier. Il est bien vrai qu’il y a une perception intellectuelle propre à la foi, selon laquelle Dieu est saisi : lui-même, indépendamment, et non plus comme le cor­ rélât nécessaire de ce dont il est cause ; d’une manière stable, et non plus comme le terme d’une laborieuse inférence ; positivement, quoiqu’ineffablement. Cependant, Dieu ne peut être, connu en lui-même, de telle façon qu’on puisse inférer de cette connaissance comment il est la fin de l’homme. Non seulement nous ne pouvons lire dans l'essence divine le libre décret qui nous prédestine à être enfants de Dieu, et c'est pourquoi révélation nous en est faite ; mais il est en droit impossible de déduire de l’appréhension d’un « en soi » celle de la finalité qui lui correspond ; il est impossible par conséquent d’appréhender une fin comme telle sans un ajustement qui ne relève pas exclusivement de l’intelligibilité. Le « dieu des philosophes », même dans la mesure où l’appréhension de son exis­ tence relève de la lumière de foi, n’est pas le « Dieu d’Abraham Isaac et de Jacob » (122) : et il n’existe pas de cheminement exclusi­ vement rationnel qui fasse passer de l’un à l’autre. Or la foi théolo­ gale dont nous nous occupons, c’est celle qui est capable de con­ duire au salut, celle par conséquent qui s’adresse au Dieu fin (46) ; et comme elle ne saurait découvrir ce rôle joué par Dieu dans la perception purement intellectuelle de l’existence de Dieu (prouvée ou révélée, peu importe ici), elle suppose d’emblée, du croyant à Dieu, une relation volontaire irréductible. La foi porte, première- adhésion de foi et sentiment 458 ment, sur l’existence plutôt que sur la nature des objets transcendanis (123), elle assure donc premièrement le croyant de la réalité de la relation qu’il soutient avec Dieu ; mais cette relation de l’existence du croyant à l’existence de Dieu n'est pas seulement la trans­ position dans une lumière meilleure de l’inférence métaphysique qui remonte du contingent à l’absolu, elle est en outre un achève­ ment personnel. Non pas seulement : « je crois que Dieu existe et je tends intelligiblement, à partir de ma propre existence, vers cette existence ineffable » ; mais : « je crois indivisiblement que Dieu existe et qu'il est fin, et que ma propre existence doit, d’une manière qui me demeure mystérieuse, s’achever dans la sienne ». Le tout premier assentiment de foi n'en demande pas davantage, mais il demande tout cela : et, parce qu’il associe indissociablement deux éléments spécifiquement distincts, il met en œuvre conjointe­ ment du côté du sujet les deux puissances qui leur correspondent respectivement. N’entendons pas en effet que l’assentiment comporte un acte d'intelligence se terminant au Dieu existant et un acte de volonté concernant le Dieu fin : c’est Dieu intégralement envisagé, si on peut ainsi parler, Dieu dans son rôle de fin en même temps que dans sa réalité qui est, de la part du croyant, l’objet d’une saisie intelligible ; mais cette saisie originale n’est possible que parce qu’elle s'effectue dans la motion volontaire dont le Dieu fin est principe. L’assentiment de foi théologale n’est d’aucune ma­ nière réductible à une perception métaphysique qui subirait après coup une sorte de baptême l'ordonnant à Dieu conçu comme fin personnelle : il relève, dans sa naissance même, et pour autant dans sa nature, d’une finalité surnaturelle (127) : il porte jusque dans sa structure l’empreinte de cette finalité, et c’est pourquoi il inclut nécessairement une motion volontaire. Celle-ci n’est donc pas une pièce surajoutée ; elle ressemble plutôt à un ressort, présent à tous les rouages par le mouvement qu’il leur imprime : et il est un certain mouvement qu’on ne peut ôter de la foi sans la détruire, parce que les plus immobiles de ses saisies demeurent foncièrement tendance (119) vers la réalité transcendante qui les termine sans jamais les spécifier. De l’objet conjoint à l’objet principal demeure toujours une distance infinie que le croyant doit, nous l’avons vu (124), parcourir sans cesse, sous peine de renoncer à l’unité de la foi (125). b. Le dynamisme de la foi confirme donc la nécessité et le carac­ tère intrinsèque du rôle de la motion volontaire : nous venons d’en examiner le point d’application et la nature, il convient d’en pré­ ciser, du côté du sujet, l’origine. C’est très certainement l’amour de Dieu en tant que Dieu est fin, mais de quel amour s’agit-il ? Est-ce l’amour de charité qui semble seul pouvoir convenir à l’hom- 16 MOTION VOLONTAIRE DANS l’aSSENTIMENT me introduit dans l’ordre théologal ? La difficulté est, on le pres­ sem, la même pour la foi « dynamique » que pour la foi « stati­ que » : même aussi est la réponse. En fait c’est bien la charité théologale qui normalement intervient, mais en droit la stricte re­ quête de l'économie de la foi est plus modeste : c’est ce que nous devons maintenant indiquer. L’assentiment est intrinsèquement qualifié par une finalité surnaturelle ; mais ne suffit-il pas, pour la lui assurer, que Dieu soit aimé par concupiscence : « je crois que Dieu existe et cette existence dont dérive la mienne est aussi le complément de la mienne ; elle est par là désirable pour moi, comme source efficace de ma béatitude, puisque je crois également que Dieu m’accorde la possibilité d’en jouir ; je me complais dans la connaissance et l’amour que je peux porter à Dieu, parce qu’ils sont de nature à assurer m-a propre béatitude ; je ne peux rien faire que pour Dieu, cela est métaphysiquement évident dès là que Dieu est ma fin dernière, mais cette considération n’est pas pre­ mière dans mon intention efficace. » Un schématisme inexact mais faisant image traduirait : « j’aime Dieu pour moi, pas pour lui ». Cette confiscation partielle de la finalité au seul bénéfice de l’hom­ me n’est pas incompatible avec l’essence de la foi théologale : Dieu est bien objet, et il conserve, comme objet achevant Vhomme, le minimum d'appétibilité qui suffit à distinguer l’assentiment de foi d’une perception exclusivement intellectuelle. Voilà pour le droit, du point de vue de la foi bien entendu : et la foi morte réalise ces conditions, strictement. Mais la requête « formelle » de la foi ne peut être normalement satisfaite que si elle est en quelque sorte surclassée par l’amour : d’une part en effet, c’est pour le croyant un état de violence et de contradiction intime que ne pas pour­ suivre jusqu’au bout, du point de vue de la finalité, les consé­ quences de sa subordination à Dieu : et cela dans le moment même où il a la certitude et presque l’évidence de sa radicale dépendance dans l’ordre existentiel ; une semblable incohérence ne peut être un fondement stable, et la foi, divisée contre elle-même, ne tarde généralement pas à périr. D’autre part, il ne serait pas moins con­ tradictoire, du point de vue plus particulier de la volonté, de convoiter la réalisation des promesses divines tout en refusant d’être en communion avec l’Amour qui les inspire du côté de Dieu et seul les rend efficaces du côté de l’homme : ne plus sentir en au­ cune manière cette convoitise, c’est être incapable de faire un acte de foi au Dieu rémunérateur, c’est avoir perdu la foi (126) ; la ressentir sans vouloir être en accord de volonté avec le Principe capable de la satisfaire, c’est être divisé dans son propre désir. On voit donc que, normalement, et par conséquent en fait dans la plu­ part des cas, la finalité de la foi ne peut être un cycle fermé qui ne ferait que distendre l’amour que l’homme se porte à lui-même en ■MM· •Ό > y ! *4|βί . y û« V W'J 460 ADHESION DE FOI ET SENTIMENT contraignant cet amour égoïste à traverser et à s’annexer Dieu ; la finalité de la foi n’exclut certes pas le bien de l’homme mais elle comporte principalement une branche ascendante et se repose en Dieu : la motion volontaire qui, normalement toujours, lui correspond dans le croyant, c’est l’amour de Dieu pour Dieu, en tant qu’il réalise premièrement le bien de Dieu, c’est l’amour de cha­ rité (127). 3. La foi comporte donc une motion volontaire parce qu’elle ajuste l’homme à une finalité nouvelle qui n’est pas logiquement incluse dans la connaissance de l’objet transcendant dont le croyant affirme premièrement l’existence. Peut-on dire que cette motion constitue une «plus value», restituant à l’objet mal connu sa véritable valeur ? C’est, on s’en souvient, à quoi nous avions été conduits à propos de l’intention de la foi ; mais en dehors de l’in­ térêt que peut présenter une telle comparaison, la question a en elle-même quelque importance puisque l’harmonieux équilibre de l’assentiment de foi lui est immédiatement subordonné. Nous avons souligné plus haut comment la vision, et elle seule, découvrant dans l'objet lui-même le fondement adéquat de la valeur fonctionnelle de ce même objet, supprime la nécessité d’une motion volontaire ; la foi au contraire doit être rapprochée de l’intention qui la pré­ pare en raison de la précarité de la connaissance qu’elle assure : il est temps de souligner, entre ces deux mêmes cas, l’importante différence (128) qui commande la résolution de la question que nous posons. L’incroyant sincère qui cherche la vérité de la vie et le croyant qui trouve en Dieu sa règle de vie sont également éloignés d’une connaissance adéquate de Dieu, mais le second a une double supériorité : il sait que, de la réalité à ce qu'il en connaît, il y a un écart infini ; il a la certitude d’atteindre cette réalité à la ma­ nière dont un esprit atteint un autre esprit, encore que le contact lui-même demeure et mystérieux et ineffable. La foi humaine a pour fonction, comme nous l’avons vu (129), de maintenir l’idée au-delà du fait ; et elle se trouve pareillement compromise lorsque cet intervalle s’annule parce qu’il est requis à la vie, ou bien lors­ qu'il se distend à l’excès parce que l’idéal échappe alors à nos prises connaturelles et ne peut plus jouer son rôle. La foi théologale réa­ lise au contraire, par la grâce de Dieu, les deux extrêmes. L’écart qui, excessif, énerve la foi humaine est pour elle infini, mais loin de redouter cette infinitude, la foi théologale en comporte au con­ traire l’évidence (130). En retour l’acte de foi divine, immédiatement spécifié par l’énoncé révélé, tend vers l’objet et ne se « termine » que dans la réalité de l’objet ; tandis que l’acte de foi humaine se termine dans l’esprit auquel il est immanent, et ne doit constituer qu'une « approximation » de l’idéal, sous peine de rendre celui-ci «*■ U ■ MOTION VOLONTAIRE DANS l’ASSENTIMENT inefficace en le ramenant à une mesure humaine. En un mot, la foi théologale communique à l’esprit humain une dimension nouvelle selon laquelle il communie simultanément à la transcendance et à l'immanence divines : le croyant adore et étreint, l’incroyant cher­ che à quoi se suspendre et redoute de l’avoir trouvé. Dans ces conditions, la motion volontaire se situe ici et là de ma­ nière différente. Elle constitue chez l’incroyant, voir chez celui qui se prépare à la foi, une véritable plus value objective ; à peine l'idéal est-il aimé qu’il est reconnu, tel qu’il était appréhendé, in­ suffisant pour supporter l’amour entretenu dans le sujet par la «nécessité de la fin » (56) : il n’en est pas moins aimé comme fin et se voit bientôt octroyé une perfection nouvelle qui rétablit pro­ visoirement l’équilibre. Le croyant, lui, n’est plus « contraint par la nécessité de la fin » (56) : parce qu’il a précisément la certitude d'atteindre la fin ultime, laquelle exclut objectivement tout audelà, et partant toute dépendance par rapport à un terme ultérieur. La « nécessité de la fin » demeure bien dans la foi, sous la forme d'une inclination de nature ; mais elle n’est plus une contrainte, parce que le croyant ayant trouvé sa véritable fin cesse de dépendre d'un élément qui lui serait, sous quelque rapport que ce soit, exté­ rieur. Le croyant n’a donc pas à valoriser par un amour la réalité qui se présente à lui ; outre qu’il sait la chose impossible puisqu’il x l’évidence (négative) de la transcendance de Dieu, il est tellement uni au Dieu esprit intime à son esprit qu’il a la certitude d'avoir trouvé sa propre mesure, et n’éprouve plus le besoin de la décou­ vrir par un dépassement de soi : la stimulation volontaire sur la­ quelle repose celui-ci devient par suite inutile. On dira que cette union à Dieu, et la certitude qui lui est consécutive touchant la pro­ pre destinée, ne sont possibles qu’en vertu d’une motion volontaire : c’est ce que nous pensons avoir établi ci-dessus, et que nous ne songeons nullement à nier ; nous voulons seulement souligner que cette motion ne constitue pas, dans le cas de la foi divine, une plus value objective : elle est simplement une compensation qui se tient exclusivement du côté du sujet et qui assure l’équilibre de son acte. On ne peut même pas dire que la motion volontaire incluse dans la foi théologale supplée à la présentation nécessairement inadé­ quate d’une Vérité trop haute pour l’homme. Ce n’est pas en ce qu'elle a d’objectif que cette présentation peut être corrigée de son insuffisance : de ce côté en effet, elle est l’œuvre de Dieu qui l'a ajustée aux possibilités de la nature humaine ; et il serait aussi im­ possible de l’améliorer par un coup de volonté, que d'ajouter à Dieu le quelque chose qui lui manque pour nous émouvoir quand nous n'avons de lui qu’une perception intellectuelle. C’est seule- •Xa ν»··ς O * .1^ fl 462 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT V ment la conséquence subjective de l’inévidence, c’est l’« inquiétu­ de» ou «oscillation »(124) de la foi qui n’est compatible avec la stabilité de l’assentiment que grâce à une intervention volontaire. Assurément, cette intervention n’est sensible à l’intelligence qu’au sein même de la présentation de l’objet, parce que celui-ci est préci sèment la mesure de toute l’activité du croyant ; mais cela n’entraîne nullement, ainsi qu’il arrivait dans l’intention de la foi, une modifi­ cation de la position de l’objet lui-même. La motion volontaire de la foi respecte l’immutabilité de l’objet : elle est mesurée par le souverain Bien, comme l’activité de l’intelligence l’est par la Vérité première ; et, parce qu’elle a une mesure objective, elle apporte, du côté du sujet, exactement ce qui est requis, mais rien de plus. L’équilibre de la foi, disons même l’équilibre du dynamisme de la foi, se réalise d’emblée dans une proportion parfaite sous la mou­ vance de l'objet : et en ce sens c’est un équilibre stable et définitif, quoi qu’il en soit du progrès indéfini dont la foi est capable ; tandis que l'intention de la foi comporte, de par sa structure, un dépasse­ ment qui la prive d’une régulation objective stricte et ne lui permet qu’un équilibre instable. Il y a, de l’homme à Dieu, de l’idéal en travail à l’Absolu qu’il s’efforce de traduire, comme une chaîne sans fin ; l’intention de la foi en parcourt, dans les deux sens d’ailleurs, les éléments intermédiaires sans savoir où ils se suspendent. La foi voit bien, elle voit même mieux la distance infinie ; mais elle porte en elle la mystérieuse certitude que les extrémités sont jointes, que la parole de Vérité est l’acte du Verbe de Dieu ; et c’est l’harmonie de cette conjonction qui, captivant le désir du croyant et fixant sa volonté, lui en rend possible la perception stable : la motion volon­ taire cesse alors d'être un effort ou une contrainte, elle est le poids d’un amour et concourt intrinsèquement à l’unité de l’acte qu’elle fonde. 4. Equilibre, unité, simplicité, autant de manières de désigner la même propriété de la foi ou de son acte ; tout dans l’homme rede­ vient d’ailleurs proportionné, juste, exact, dans la mesure même où il approche de Dieu : il n’y a donc là rien qui doive surprendre. Nous avons cependant noté un peu plus haut que la volonté se trouve requise dans l’activité de foi comme une sorte d’intermédiaire entre Dieu et l’intelligence, celle-ci ne pouvant être mue selon son mode connaturel par la Vérité divine : voilà bien qui constitue une rupture de l’ordre normal ; il convient cependant d’en préciser le véritable caractère, et il suffit pour cela de ne pas réduire à un en­ chaînement linéaire le réseau des relations qui existent entre les éléments que nous avons distingués. Il ne faudrait pas penser que, la volonté se trouvant fixée par le souverain Bien, elle reçoit ainsi de Dieu un mandat en vertu duquel elle commande à l’intelligence MOTION VOLONTAIRE DANS L ASSENTIMENT 403 d’accorder son assentiment aux vérités révélées : ce schématisme abstrait résulte de l’attitude que nous avons combattue à plusieurs reprises et qui consiste à considérer comme choses séparées des élé­ ments qui n’ont de sens et de réalité que par leur conjonction sinon par leur rapport. Si, en un sens, la volonté est, comme nous l’avons dit, intermédiaire et instrument (131), il n’en reste pas moins qu’elle exerce son rôle en demeurant sous la mouvance immédiate de l’ob­ jet de la foi ; d’une certaine manière c’est celui-ci qui se trouve être intermédiaire entre la volonté et l’intelligence : la motion volontai­ re n’impère l’assentiment intellectuel que dans la présentation de l’objet qui est indivisiblement Bien et Vérité. On peut exprimer d’une manière un peu plus analytique l’unité du complexe causal qui emporte l’assentiment : ni la Vérité première seule ni la volonté seule, mais la volonté unie à la Vérité première du fait que celle-ci est en même temps le souverain Bien. On pressent tout de suite la conséquence : l’intelligence ne sera pas mue d’une manière en quel­ que façon extrinsèque à sa propre nature et par là violente, mais du dedans quoique d’une manière qui dépasse sa nature. Voyons comment. On pourrait penser, et ce serait une première façon de comprendre cette motion interne, que la causalité se trouvant repor­ tée sur Dieu elle ne saurait être violente ; mais cette remarque est ici sans portée, puisque l’origine de la difficulté que doit résoudre la motion volontaire c’est que, dans la foi, l'intelligence ne peut être sollicitée conformément à son mode connaturel : il s’agit, si l’on veut, d’une violence d’ordre psychologique, non pas d’ordre méta­ physique. Remarquons donc, et ce sera cette fois une raison propre, que la vérité peut être considérée comme l’aspect sous lequel le bien est perçu par l’intelligence (132) : sans doute la possession du bien concerne-t-elle toujours la volonté en quelque façon, mais elle peut être obtenue par le canal des différentes puissances et elle reflue généralement vers celles-ci sous forme de jouissances appro­ priées : il y a une joie de connaître irréductible à toute autre joie, et l’intelligence s’y trouve si intimement, si subtilement intéressée, qu’elle est capable, pour y avoir part (133), de trahir l’austère mis­ sion qui consiste à être pourvoyeuse de vrai. Or les articles révélés sont des vérités, ils sont de la Vérité divine à l’état humain (134) ; et la connaissance de foi peut comporter, en dépit de son essentielle obscurité, des lueurs qui sont la source de joies intellectuelles in­ comparables. Il suffit que le croyant soit tout orienté vers le bien divin, et il l’est précisément par une x'olonté normalement rectifiée, pour que ses différentes puissances soient inclinées à découvrir res­ pectivement en quoi ce bien peut leur convenir : l'intelligence, en particulier, ne cessera certes pas de subir la contrariété de l’iné­ vidence, mais elle considérera en retour la valeur éminente de la Vérité dont elle peut, en croyant, posséder quelques parcelles ; elle r" .Xj wrir: ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT 464 s’attachera à découvrir le positif au lieu de se heurter de front à une difficulté qui paraît insurmontable ; elle subira irrésistiblement l’attrait d’un objet dans lequel elle retrouve simultanément l’imma­ térialité intelligible de l’universel et la densité concrète du singu­ lier (135) ; en sorte que l’assentiment, sans jamais résulter d’une spontanéité de type purement intellectuel, satisfera du moins par­ tiellement à l’inclination de nature qui porte l’intelligence à connaî­ tre et à goûter le vrai ; il se trouvera ainsi intelligiblement justifie d'une toute autre manière qu’il est rationnellement fondé : ici des motifs qui suffisent dans leur ordre mais sont extérieurs, là un ins­ tinct qui ne suffit pas, même dans son ordre, mais qui est intrinsè­ que à la pure intelligibilité (136). M ■ Et c’en est assez pour que la motion volontaire elle-même ne se présente pas comme une contrainte violente qui serait peu en har­ monie avec le bel équilibre de la foi ; cette motion, en effet, consiste d’abord à favoriser l’éclosion de l’instinct dont nous parlons, en mettant le sujet tout entier, et avec lui l’intelligence, en un état de particulière attention au bien dont ils peuvent jouir, disons mieux, en inclinant le croyant à participer par toutes ses disponibilités au souverain Bien. L’affinité pour cette sorte éminente de bien qui est la vérité, la légitime convoitise de la joie de connaître, étant ainsi amorcées et stimulées dans l’intelligence, la motion volontaire dé­ veloppera son influence à leur faveur : elle les poussera hors des limites que leur imposent l’inévidence et l’obscurité de la foi, en établissant une étroite unité entre l'intelligence croyante et la Vé­ rité première possédée en tant qu’elle est le souverain Bien. Nous avons dit un peu plus haut (137) que le rôle de la volonté dans la foi consiste à placer le croyant en situation telle qu’il n’ait pas d'autre champ visuel que la vérité révélée ; nous découvrons maintenant un aspect complémentaire. Ce champ visuel obscur et par là in­ supportable n’est pas sans comporter quelques lueurs fugitives, mais elles seraient trop faibles pour susciter et fixer l’attrait de l’in­ telligence laissée à elle-même ; la volonté intervient, cette fois d’une manière positive, non plus pour contraindre l’intelligence à demeu­ rer, malgré l’inévidence, fixée à l’objet de la foi, mais pour lui com­ muniquer l’intime persuasion qu’elle possède elle-même pa»- nature: celle de l’excellence de ces reflets, indices qui sont autant de messa­ ges de la Vérité et du Bien absolus. La motion volontaire associée à l’assentiment de foi est donc moins comparable à un ordre catégorique, qui diviserait le croyant contre lui-même en opposant en lui une exigence surnaturelle au jeu naturel des puissances, qu’à un support à la fois robuste et bien adapté qui soutient sans faire dévier et conduit sans violenter ; «·« MOTION VOLONTAIRE DANS L ASSENTIMENT 465 support lui-même vivant, convient-il d’ajouter, qui entre en sym­ biose avec la plante délicate qu’il porte et lui assure le bénéfice de sa propre croissance jusqu’au terme du parfait épanouissement : celui de la vision. 47. LA MOTION VOLONTAIRE DE L* ASSENTIMENT DE FOI RAPPORTÉE AU SYSTÈME DE RÉFÉRENCE DE LA THÉOLOGIE CLASSIQUE. i. Il sera bon de rapporter les résultats du paragraphe précédent au système de référence classique que nous avons habituellement utilisé. A toute fonction ou opération exercée par un sujet et ne résultant pas nécessairement de sa nature, on fait généralement correspondre, dans la puissance convenable de ce sujeti un « habi­ tus »(138) : c’est-à-dire une disposition stable permettant d’agir d’une manière aisée et fructueuse. Il suffit de reprendre rapidement les grandes lignes de notre analyse pour découvrir le nombre et la nature des habitus oui doivent être posés dans le sujet croyant ; s’ils sont judicieusement assignés, ils doivent d’ailleurs récapituler toute l’économie de la foi par les relations qu’ils soutiennent entre eux. Nous ne ferons que suivre S. Thomas. Avec le souci de préci­ sion qui lui est habituel, le docteur angélique ayant défini la foi par son objet formel, à savoir la Vérité première se révélant, assi­ gne l’intelligence comme étant le sujet de cette vertu (149). Il appor­ te ensuite le correctif nécessaire avec une netteté et une fermeté dont on doit tenir soigneusement compte quand on traite de l’intellec­ tualisme de S. Thomas en ces matières (408). La foi est bien dans l’intelligence, et l’acte de foi est un acte d’intelligence, mais cela n’est possible « que dans la mesure où l’intelligence se trouve sous l’emprise de la volonté. A tel point que la contribution volontaire, qui est en un sens accidentelle à l’intelligence, ne laisse pas d’être essentielle à la foi ; de la même manière que l’influx rationnel qui est accidentel au concupiscible est essentiel à la venu de tempé­ rance [laquelle est située dans le concupiscible tout comme la foi se trouve dans l’intelligence] » (139)· θη v0^ Par ce texte> €t Par d’autres semblables (140), que dans la pensée de S. Thomas le ca­ ractère formellement intellectuel de la foi constituerait une abstrac­ tion insoutenable si cette vertu ne reposait dans la réalité sur une motion volontaire. D’ailleurs la propriété caractéristique de la foi, c est celle qui la constitue en l’état de vertu, c’est-à-dire sa certitude (141) . tout comme les propriétés de l’intention de la foi étaient la gratuit et la liberté. La certitude consiste, nous l’avons vu (16), dans la deter30 ô *·*< i i. ‘.i 'Λ i · * l ·♦* i F; ■ w:tn n»«a Ο 466 ADHESION DE FOI ET SENTIMENT minauon du sujet qui la participe à un parti unique. Or l’intelli­ gence ne peut être fixée dans son jugement que de deux manières : elle acquiert l'évidence de la vérité ; elle est inclinée à suspendre toute recherche (142), ou même elle se trouve mise par une élec­ tion volontaire dans l’impossibilité d’envisager d’autres hypothè­ ses que celle qu’elle estimait seulement vraisemblable et qu’elle doit maintenant tenir pour certaine. Comme la foi exclut l’évidence, sa certitude repose sur une élection volontaire : « L’intelligence du croyant est donc [non seulement mue et inclinée, mais elle est en outre] déterminée à un parti unique non par la raison mais par la volonté » (143). En sorte que cette propriété si importante de la cer­ titude se trouve bien dans l’intelligence comme dans son sujet, mais elle est dans la volonté comme dans sa cause (144). En un sens c’est donc l’aspect volontaire de la foi qui en est «le principal» (145), puisque c’est par lui que la foi existe et que l’on sait d’autre part toute l’affinité de la foi avec les questions d’existence (146) ; l’ac­ tivité de l’intelligence isolée de la motion volontaire pourrait être comparée à une « matière >»(147) qui demeurerait inerte, ou à un rouage sans ressort. Telles étaient bien les conclusions de notre analyse, voyons en maintenant les conséquences. Puisque les deux puissances intellec­ tuelle et volontaire interviennent l’une et l’autre dans la foi, et y jouent deux fonctions corrélatives qui ne découlent pas nécessaire­ ment de leur inclination de nature, il est requis à la production de l’acte de foi que chacune de ces deux puissances soit perfectionnée, achevée, « différentiée », par un habitus : la volonté pour exercer son empire sur l'intelligence, l’intelligence pour se soumettre à l’emprise de la volonté. Il n’y a là qu’une application immédiate et quasi inéluctable de la notion même d’habitus (148), et l’explication de S. Thomas (149) a été reprise avec une belle vigueur par le pre­ mier schéma du Concile du Vatican : « La foi n’est pas une convic­ tion naturelle proportionnée au poids des raisons qui appellent l’as­ sentiment : bien loin de là, l’assentiment de foi est surnaturel et provient d’une grâce qui élève et conforte aussi bien la volonté que l’intelligence : la volonté sous l’empire et sous l’inclination de la­ quelle il est produit, l’intelligence qui, à cause de la Vérité première se révélant laquelle n'est autre que Dieu, adhère à la vérité révélée par un assentiment dont la fermeté absolue répond à la dignité de l’autorité divine » (150). Quoi qu’il en soit du mot « habitus» qui est riche de signification mais qui évoque des précisions d’ordre pu­ rement philosophique, la doctrine est on le voit parfaitement claire: la foi n’est possible que s’il existe, ainsi que nous l’avons montré, une relation spéciale entre l’intelligence et la volonté. On caractérise cette relation spéciale, comme d'ailleurs toute relation, en fixant ses « MOTION VOLONTAIRE DANS ï.’ASSENTIMENT 467 deux termes : et ces deux termes sont précisément les deux habitus situés dans l’intelligence et dans la volonté ; il va d’ailleurs de soi que ces deux termes sont essentiellement relatifs l’un à l’autre, et c’est ce qu’exprime le vocabulaire psychologique convenable à cette matière par les deux mots « commandement », « soumission »(151). Faut-il ajouter que si on envisageait l’exercice de la foi, non pas seulement dans l’entendement du croyant, mais pour ainsi dire dans le croyant tout entier, on assisterait à toute une floraison d’habitus correspondant aux différentes puissances intéressées : S. Thomas en mentionne quelques uns (152), mais sa nomenclature n’est évi­ demment pas exhaustive. C’est l’homme tout entier qui, par la foi, devient sensible à Dieu : chacune des puissances humaines peut trouver son régime propre par résonance avec la source divine parce que celle-ci est infiniment riche et parce qu’elle émet, outre les ondes fondamentales qui sollicitent le vouloir et le penser, des har­ moniques capables d’atteindre tout ce qui est en la créature. J H Mais bornons-nous à l’entendement et aux deux habitus qui le concernent : ils ne suffisent pas, au moins tels que les décrit leur charte de naissance, à rendre compte de l’économie de la foi. L'acte de cette vertu, s’il est un acte spirituel, et à ce titre immanent au sujet, présente une particularité sur laquelle nous avons déjà bien souvent insisté : il ne se termine à aucun élément créé, autrement dit il a Dieu pour objet quoique par médiation de l'énoncé révélé. La relation ci-dessus rappelée entre l’intelligence et la volonté con­ cerne le sujet humain abstraction faite de la réalité qu’il doit attein­ dre, et on la retrouverait à peu près identique dans la foi humaine puisque celle-ci comporte toujours une soumission de l’esprit à celui à qui l’on croit ; il faut donc restituer à cette relation la dimension divine qui distingue la foi théologale. On a d’ailleurs déjà remarqué que, dans la foi vertueuse, « la raison de la motion volontaire c’est que la volonté elle-même est ordonnée au bien » (153) ; on voit donc que, lors même qu’il n’est pas mentionné, Dieu est le fondement véritable de la relation qui lie l'intelligence et la volonté du croyant. C’est qu’en effet la volonté, si elle a le rôle « principal »(145), moteur, « ne peut rien faire que dans la mesure où elle est mue ellemême par son objet qui est le bien et qu’elle désire »(154) ; et si, d’autre part, l’assentiment accordé par l’intelligence procède de la poussée volontaire il ne peut s’adresser qu’au vrai (155). La relation dont nous avions considéré l’affleurement créé dans l’entendement du croyant a donc une origine et un aboutissant plus profonds. Ce sont en fait le Bien et le Vrai absolus qui en constituent le principe et le terme : comme si la Vérité première, ne pouvant émouvoir l’intelligence par sa propre évidence, l’atteignait par le détour de la volonté (131). Cela est d'ailleurs parfaitement cohérent avec l’éco- 1« ■■'?.··· ·. . ··F F**** J468 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT V nomie générale de la foi qui, au titre de vertu théologale, a pour fin cela même qui est son objet (156). « Or l’objet de la foi, c’est la Vé­ rité première en tant qu’elle échappe à notre vision, c’est également toute chose à laquelle nous adhérons à cause de cette Vérité. D’après cela il faut [conclure] que cette Vérité première, étant une réalité que nous ne voyons pas, se présente elle-même à l’acte de foi [non seulement comme un objet mais aussi] comme une fin »(157), en­ tendons comme une fin non possédée puisqu’en ce qui concerne la vérité, vision et possession sont équivalentes. Or une fin non possé­ dée ne mérite le nom de fin que si elle répond à une inclination de nature· On voit donc que l’existence d’un désir ou d’une motion volontaire dans la foi se trouve être le corollaire nécessaire des deux caractères essentiels de cette vertu : l’un naturel, l’inévidence, l’au­ tre surnaturel, l’équation à Dieu. Cette motion volontaire rend pos­ sible qu’un acte intellectuel inévident ne se détruise pas de luimême : elle assure ainsi l’équilibre de la foi ; on doit même dire équilibre stable puisqu'elle constitue précisément le facteur compen­ sateur que requiert et suscite la tension interne consécutive à l'imperfection de la foi. On voit donc que la correspondance néces­ saire, qui existe déjà dans l’ordre naturel, du fait que l’intelligence adhère spontanément aux sources du vrai et la volonté à la perfec­ tion du bien (158), se trouve transposée par la foi en une harmonieu­ se et non moins nécessaire unité : la légitime identification du prin­ cipe et de la fin, qui est fondement de la première, n’est en effet qu’une lointaine image de l’identité de la Vérité première et du sou­ verain Bien qui est source de la seconde. Et voilà du même coup une juste expression de l’économie de la foi : les deux habitus intel­ lectuel et volontaire ne règlent pas exclusivement l’équilibre du sujet quant à son agir connaturel, ils sont en outre ouverts sur l’in­ fini ; ils ne se définissent pas seulement par rapport l’un à l’autre, ils réfèrent le croyant à Dieu, et c'est en vertu de cette commune fonction qu’ils constituent une seule et même disposition de l’en­ tendement (159), la vertu de foi. 2. a. Mais cette mise en œuvre de la dimension divine de la foi semble soulever une nouvelle difficulté, et cela en raison même de notre principe liminaire lequel fait correspondre un habitus à tou­ te fonction spéciale exercée par une puissance naturellement sus­ ceptible de comportements différents. La volonté meut l’intelligen­ ce et elle subit l’attrait du souverain Bien, l’intelligence est docile à l’impulsion volontaire et elle donne son assentiment à la vérité révélée : voilà bien, de part et d’autre, deux fonctions distinc­ tes (160) qui ne sont pas des inclinations naturelles ; ne convient-il pas, en conséquence, de dédoubler les deux habitus dont nous avons parlé ? Autrement dit, la référence à Dieu de la volonté et de l’in­ 47 MOTION VOLONTAIRE DANS l’ASSENTIMENT 469 telligence ne requiert-elle pas, dans chacune de ces deux puissan­ ces, un habitus distinct de celui par lequel elles sont en relation l’une avec l’autre ? Ou bien faut-il renoncer au principe initial, qui seul avait conduit à distinguer en deux habitus, l’un volontaire, l’autre intellectuel l’unique vertu de (01(159) ? La solution adoptée n’estelle pas un entre deux incohérent ? On pourrait répondre qu’il est aussi naturel à la volonté d’aimer le bien qu’à l’intelligence d’ac­ quiescer à la vérité ; mais la foi n’est pas l’intention de la foi et il s’agit, dans la foi, d’un bien et d’une vérité qui dépassent les prises naturelles et dont l’appréhension requiert une surdétermination de l’entendement. Ce n’est donc pas, constatons-le une fois de plus, la référence au pôle créé de l’activité de foi qui permet de résoudre la difficulté, tandis qu’elle s’évanouit d’elle-même si on place comme on doit le faire (et comme nous voyons qu’on ne peut pas ne pas le faire) toute la psychologie du croyant sous la mouvance de l’objet divin. Cela fait bien deux choses d’aimer un objet et de commander l’ac­ tion propre à en assurer la possession : l’analyse de l’acte humain et la complexité des vertus requises à sa perfection en témoignent suffisamment. Mais le vouloir n’aurait, dans la foi, à suivre le long cheminement qui va du conseil à l’exécution, que si l’acte de foi était un acte naturel ordinaire ; nous savons au contraire que l’acte de foi et l’acte de connaissance naturelle différent par leur structu­ re. Il est bien vrai que le croyant s’ordonne volontairement (153) au Dieu dont il possède la grâce, mais celle-ci n’est pas un secours à l’aide duquel le croyant aurait à choisir de lui-même le moyen qui l’unit à Dieu et devrait s’efforcer de rendre ce moyen efficace ; la volonté n’a pas, dans l’acte de foi, à faire retour sur elle-même : « elle ne peut rien que dans la mesure où elle est mue par son objet qui est le [souverain] Bien » (154). Cela veut dire que la motion qu’elle communique est actuellement dépendante de la motion qu’elle subit. Il n’y a pas un amour, et puis en fonction de cet amour un ordre donné (161), ce qui exigerait une intervention d’essence natu­ relle : mais il y a l’attrait du Bien, et l’inclination et l’impulsion qui en résultent dans la volonté. Cette impulsion est amour en tant qu’elle se termine au Bien lui-même ; elle est motion, poussée, commandement, emprise, en tant qu’elle porte tout le sujet à s’ajus­ ter aux dispositions du souverain Bien : l’acte de révélation est celle de ces dispositions qui concerne l’intelligence et l’on comprend ainsi comment c’est l’amour lui-même qui meut, on comprend également comment toute la substance de la motion dont la volonté est l’ori­ gine est faite de la motion qu’elle subit. Le rôle de la volonté dans la foi consiste donc radicalement à participer l’impulsion actuelle que lui communique l’attrait surnaturel du souverain Bien : le sujet ^JO . ADHÉSION de foi ET SENTIMENT V tout entier se trouve alors entraîné comme par un poids, et chacune de ses puissances découvre à son tour, dans l’objet, l’attrait qui lui est proportionné. Il n’y a là qu’une seule disposition spéciale de la volonté, c’est-à-dire un seul habitus ; il comporte bien apparem­ ment deux fonctions : l’une proportionne le croyant à Dieu, l’au­ tre assure l’équilibre intime de son acte ; mais l’intelligence qui est Je point d’application de la seconde étant dans la foi toute relative à Dieu qui est l'objet de la première, ces fonctions se trouvent dans un-rapport semblable à celui de la créature au créateur, c’est-à-dire qu’elles ne font pas nombre l'une avec l’autre et sont véritablement un : il est dès lors légitime qu’à l’unité de l’exercice corresponde l’unicité de l’habitus. b. Examinons maintenant ce qui concerne l’intelligence; elle doit suivre avec docilité l’impulsion volontaire, elle doit accorder as­ sentiment à la vérité révélée. Il semble qu’il y ait là matière à deux habitus : lorsqu’un acte de studiosité est accompli par obéis­ sance, il relève bien en effet de deux vertus, et la seule obéissance ne suffit pas à en assurer la perfection. Nous ne formulons cette dif­ ficulté que pour l’écarter tout aussitôt : elle provient au fond de ce que l’on considère l’intelligence comme un sujet complet doué de deux facultés ; en rigueur de terme, l’intelligence n’obéit pas, parce que la notion même d'obéissance est étrangère à la nature de l’intelligence : l’intelligence se fonde sur la motion volontaire pour atteindre son propre bien et réaliser sa propre perfection (162) ; et quand on dit que l’« intelligence doit être bien disposée en vue de suivre le commandement de la volonté » (151) on doit se garder d’entrevoir sous des termes empruntés au vocabulaire moral, les rapports de personne à personne qu’ils concernent à l’ordinaire. D’ailleurs les mots imperium, imperare qui sont généralement em­ ployés par S. Thomas pour désigner l’action volontaire signifient aussi bien emprise, empire, que commandement : ce qui, entre deux êtres personnellement distincts, se traduit par l’extériorité d’un commandement demeure, entre deux facultés d’un même sujet, à l’état d’influence intime et appropriée. Quant à l’intelligence, la locution habituelle de S. Thomas est movetur ad assentiendum (163): l’intelligence est mue, inclinée à accorder son assentiment, elle n'a pas pour autant à pratiquer l’obéissance ; c’est le croyant qui obéit, non pas formellement l’intelligence : et cette référence à la person­ ne humaine plutôt qu’à une faculté commande l’emploi que S. Thomas fait du mot obéissance à propos de la foi (164). L’intelli­ gence suit donc la motion volontaire ; mais elle ne peut abdiquer sa propre nature : elle ne peut être effectivement ébranlée que si cette motion se présente en quelque façon sous les auspices du vrai. Nous avons vu qu’il en est bien ainsi (165) : l’objet immédiat de 47 MOTION VOLONTAIRE DANS I. ASSENTIMENT 47» la stimulation volontaire, ce n’est pas en effet l’activité intellecruelle formellement envisagée, mais c’est l’instinct qui porte l’in­ telligence vers son propre bien à savoir la vérité (166). La motion volontaire repose comme nous le voyions à l’instant sur l’attrait du souverain Bien : et comme il n’appartient qu’à la seule volonté d’appréhender le bien comme tel, la motion volontai­ re se retrouve au principe de l’inclination de toutes les autres puis­ sances (167). Mais chaque faculté participant l’attrait du souverain Bien d’une manière conforme à sa nature, la motion volontaire lors­ qu’elle s'exerce sur une puissance déterminée selon l’incidence du bien propre à cette puissance ne fait que promouvoir une inclination de nature : elle meut à l’opération propre ; et en particulier elle meut l’intelligence à donner son assentiment à la vérité. Elle ne commande jamais du dehors d’une manière violente : parce qu’en s'appuyant au bien qui joue pour ainsi dire le rôle de moteur im­ mobile elle déclenche le jeu de moteurs qui seront moteurs mus (168), mais qui seront du moins moteurs appropriés aux puissances qu’ils concernent respectivement. Dans ces conditions, se soumettre à la volonté est, pour chaque puissance, le moyen d’atteindre sa perfec­ tion propre, c’est donc absolument parlant une perfection (169). La situation de l’intelligence du croyant n’est donc pas compara­ ble à celle de l’enfant qui, ayant reçu l’ordre d’apprendre sa leçon, se trouve bientôt aux prises avec un texte d’une obscurité insurmon­ table, dont il comprend chaque mot sans en comprendre le sens, et qu’il s’efforce de retenir pour obéir. Il n’y a pas, pour l’intel­ ligence, une injonction volontaire qu’il faut enregistrer et -puis Un assentiment qu’il faut produire ; mais il y a le souverain Bien, compensant par l’attrait de ce bien que la vérité est pour l’es­ prit (392), ce que la -présentation de la Vérité première a de radica­ lement insuffisant. Cet attrait est éveillé et stimulé à la faveur de l’état de tension dans lequel le croyant est mis par l’appréhension volontaire du Bien, ce même attrait se repose dans la saisie obscure mais certaine de la Vérité première ; il n’y a donc pas là, dans l’in­ telligence, deux dispositions distinctes : l’inclination à suivre la motion volontaire se confond avec l’inclination à assentir au donné révélé. Par suite il ne doit y avoir pour régler cette unique inclina­ tion qu’un seul habitus : cet habitus comporte deux fonctions ; mais ces fonctions, elles aussi, sont un, puisqu’elles consistent à remonter le cours des deux cheminements convergents par lesquels la Vérité première atteint l’intelligence : au titre de bien et de fin d’une part, au titre d’objet d’autre part. Mais on voit du même coup que l’unité de l’inclination de l’in­ telligence, l’unité d’exercice qui en est le corollaire et le signe, q ♦‘(J; «À- «t» I · 1 * >wa * · »· t ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT ne se trouvent établies que dans la mesure où le bien et le vrai, tels qu’ils font face à l’entendement du croyant, sont eux-mêmes un. Or l'unité du bien et du vrai n’est réalisée absolument qu'entre le Bien qui est Dieu et le Vrai qui est Dieu, car Dieu seul est assez simple pour que son être demeure indivis sous les distinctions transcendentales. Les deux fonctions exercées par l’intelligence dans l’acte de foi ne seront donc ramassées dans l’unité d’une même incli­ nation que si on fait remonter actuellement jusqu’au souverain Bien la motion volontaire (170), que si d’autre part on réfère actuel­ lement l’assentiment à la Vérité première. Les questions posées par la relation de l’intelligence à la volonté ne se résolvent donc que si l’exercice de la foi est conçu comme s’effectuant sous la mouvance de Dieu. Ceci ne doit pas nous surprendre ; il n’appartient qu’aux causes les plus hautes de maîtriser la complexité de la matière contingente ; semblablement, il revient à Dieu de réaliser l’unité de l’acte de foi, dans le moment même où elle risquerait d’être le plus gravement et le plus irrémédiablement compromise : par une disjonction introduite dans l’activité de l’intelligence elle-même. La Vérité première, à laquelle donne accès l’assentiment de foi, n’est pas seulement la fin et l’objet de l’activité intelligible du cro­ yant; elle est la cause suprême qui en explique l’essence et en résoud l’unité (171). Ce qui distingue le croyant de l’incroyant, c’est qu’il contracte avec Dieu une relation nouvelle : il en résulte que tout ce qu’intègre la foi, que ce soit habitus ou acte, doit être conçu comme relatif à Dieu ; et c’est dans la mesure où on demeure fidèle à cette logique élémentaire que l’on n’encombre pas de fausses questions la pureté du mystère de la foi. C’est ce que nous avions constaté au chapitre précédent : l’intégration de la démarche ration­ nelle qui sous-tend la foi, à la foi elle-même, s’est effectuée à me­ sure que se réalisait la proximité de l’intelligence croyante à la Vérité première se révélant ; ce sont les phases virtuellement dis­ tinctes et réellement concomitantes de ce progrès que nous avons appelées assentiment et adhésion et c’est à l’adhésion qu’il appar­ tient, en donnant à l’évidence de crédibilité sa véritable portée, de réaliser l’harmonie entre le rationnel et l’intelligible. Nous allons voir, en reprenant pour ainsi dire à l’octave, le thème que nous ve­ nons de développer pour l’assentiment, que c’est semblablement par 1 adhésion et par la motion volontaire qui l’accompagne que se réalise parfaitement dans la foi la conjonction de l’intellectuel et de l’affectif. v ‘J1 17·« MOTION VOLONTAIRE DANS L ADHESION 473 MOTION VOLONTAIRE DE LA FOI EN TANT **OU'ELLE EST ASSOCIEE A L'ADHESION 48. SON FONDEMENT PROCHAIN OU CRÉÉ : L’AMOUR DE L’HOMME POUR DIEU. L’équilibre de l’acte de foi requiert, comme nous pensons l’avoir montré en l’envisageant du point de vue formellement intel­ lectuel, que le croyant, en vue de donner son assentiment à la vérité révélée, perçoive la relation que soutient l’énoncé proposé avec la Vérité subsistante, et se trouve, par la grâce, établi en communion avec la Vérité révélante. C’est cette communion, ce contact, que la référence spontanée de l’intelligence au monde sensible fait appeler adhésion (ni) ; elle est, dans la psychologie de la foi, ce qui est le plus difficilement exprimable, mais elle est en retour l’unique source de la cohérence : la foi est en effet mystère quant à son objet et partant quant à son essence, et d’autre part tout ce qu’elle em­ prunte à la rationalité n’est justifié, n’est unifié, et partant n’exis­ te, que par référence à la première Vérité. Il ne suffit donc pas d’avoir montré la nécessaire complémentarité des deux faces intel­ lectuelle et volontaire de l’acte de foi considéré à sa base : ce ne peut être qu’une amorce puisque cet acte ne subsiste que par son sommet divin, un peu comme une haute nef par la clef de voûte. Il ne suffit pas d’avoir défini l’élément volontaire qui rend l’assenti­ ment possible en psychologie humaine, si l’assentiment lui-même n’est encore que la projection observable de l’économie intelligible de la foi. L’adhésion intellectuelle ne requiert pas moins que l’assen­ timent l’intervention de la volonté, et cela pour la même raison fon­ damentale qu’il est inutile d’expliciter à nouveau (172) : l’objet principal de la foi demeure aussi inévident dans l’adhésion que dans l’assentiment ; ce qui distingue ces deux états c’est simplement la perception plus nette, dans le premier, de l’essentielle relativi­ té (173) de l’objet conjoint. i. Nous disons deux états, faute de terme meilleur : il s’agit plutôt de deux nuances qu’intègre toujours simultanément la tonalité de l’intelligence croyante, encore que l’une ou l’autre puisse être domi­ nante. Semblablement, l’activité volontaire que nous allons main­ tenant analyser ne doit pas être considérée comme une seconde mo­ tion distincte de celle dont il a été question jusqu’à présent. C’est la même motion qui revêt une modalité un peu différente en raison d’une perception plus nette de la proximité de 1’« objet » : l’attrait raisonnable pour le souverain Bien s’accompagne de l’expérience plus chaude de l’Amour, tout de même que l’assentiment raisonnable à l’énoncé révélé se trouve porté par une communion plus profonde ffj H tKl ’2 '2 b - 474 adhesion de foi et sentiment avec la première Vérité. L’image que nous suggérions fera plus ai­ sément comprendre notre pensée : l’équilibre d’un dôme peut être analysé par coupes horizontales, mais il est alors indispensable d’examiner en outre la répartition verticale des pressions : chacune des couches a bien son achèvement propre mais l’équilibre d’une couche déterminée est d’autant plus tributaire de l’équilibre de la couche qui lui est .superposée que l’on approche de la clef de voûte, laquelle est soutenue par tout le reste mais par qui tout le reste tient. L’analogie est claire : la clef de voûte c’est la vision de Dieu, le dôme c’est la foi ; si près qu’on approche du sommet, les condi­ tions d’équilibre varient continûment mais demeurent essentielle­ ment distinctes de celles qui conviennent au sommet lui-même : semblablement, de l’acte concomitant à l’infusion de la grâce baptis­ male à celui qui introduit à la vision, la structure de la foi demeure substantiellement identique à elle-même, mais elle est radicalement distincte de celle de la vision ; l’intelligence et la .volonté se parta­ gent la circonférence de la foi que la vision résorbe, à la limite, en la splendeur d’un point intelligible ; plus on approche du sommet, plus aussi les deux activités intellectuelle et volontaire sont voisi­ nes l’une de l’autre, compénétrantes l’une de l’autre, indispensables l’une à l'autre, mais plus aussi elles sont en référence nécessaires à la cause souveraine qui les suscite. Il est bien clair que l’on pour­ rait distinguer, au cours de ce progrès, un très grand nombre d’étapes : tout comme le nombre des coupes horizontales dont nous parlions peut être multiplié indéfiniment ; mais la structure ou le type d’équilibre demeurant toujours les mêmes tant qu’on n’est pas au sommet, cela ne serait d’aucune utilité au point de vue qui nous occupe. Cependant il est indispensable de marquer, de quelque ma­ nière que ce soit, que chaque assise horizontale est solidaire et tribu­ taire de celle qu'elle supporte : la répartition des poussées n’est pas un problème bi-dimensionel, il ne peut recevoir de solution qu’en tenant compte de la dimension verticale. Le dôme de la foi ne saurait être expliqué adéquatement par une analyse qui se cantonne­ rait dans le plan de la psychologie humaine, et se bornerait à consi­ dérer l'intelligence et la volonté armées de leurs habitus surnaturels. Le dôme de la foi a une troisième dimension, divine, qui seule livre le secret de son équilibre. Et c’est afin de traduire d’une manière organique dans notre analyse cette dimension-là, que nous avons maintenu la dichotomie assentiment-adhésion. Elle ne prétend nul­ lement tenir la place d'une description psychologique, de soi indé­ finie, des phases progressives de la vie de la foi ; elle entend sim­ plement marquer, en posant une dualité de termes, en posant par conséquent l’exigence d'un passage de l'un à l’autre, que la foi com­ porte par essence un dépassement, qu’elle est par essence une ten­ sion du créé vers l’incréé. Ce qui importe ce n’est pas l’amplitude de « MOTION VOLONTAIRE DANS L ADHÉSION l’écart qui peut exister entre le « niveau assentiment >> et le « niveau adhésion », mais c'est qu’il y ait nécessité de passer d’un niveau à l’autre. Faute de pouvoir saisir une extension en elle-même, en l’état différentiel qui serait expressif de sa nature, ou bien dans les limites qui la précisent et la définissent, nous y marquons deux points voisins ; de même, nous ne savons ni comment la foi tend vers Dieu, ni comment Dieu la termine : nous traduisons ce mystè­ re en distinguant deux états de la foi. L’extension pure n’est aucun des deux points indéfiniment voisins qui peuvent servir à la dé­ finir : elle est le mystérieux entre deux ; semblablement, la foi n’est exclusivement ni assentiment ni adhésion : elle intègre l’un et l’au­ tre, parce qu’elle est la mystérieuse et immobile tension qui va de l'un à l’autre. Qu’on nous permette une dernière comparaison. Les vues stéréoscopiques en partie double sont à peine différentes l’une de l’autre : la structure en est presque la même dans l’espace à deux dimensions ; mais leur vision simultanée donne le sens de la profondeur. Ainsi, l’assentiment et la motion volontaire qui lui est associée, puis l’adhésion et l’amour qui l'informe, ne sont-ils que les deux parties d’un dyptique qui doit donner à la foi sa pro­ fondeur divine. Ne multiplions pas davantage ces références concrètes destinées à expliquer notre propos et à prévenir dans l’esprit du lecteur toute impression de redites ; indiquons brièvement le schéma de l’analyse qui va suivre. L’adhésion ou communion intelligible à la Vérité première étant à la fois active en ce sens qu’elle aboutit à la saisie des articles révélés et passive en tant qu’elle est, «dans l’entende­ ment du croyant une certaine empreinte de la [même] Vérité premiè­ re »(174), l’activité volontaire qui lui est associée comporte d’une part, en raison de la souveraine amabilité de l’objet, un amour exer­ cé par le croyant, et repose d’autre part comme en son principe émi­ nent dans l'amour de bienveillance dont Dieu enveloppe ceux qu’il adopte (175). Nous donnerons de chacune de ces deux assertions une justification positive et une confirmation négative ; nous re­ trouverons enfin dans ces deux revers de l’amour intime à la foi, l'achèvement adéquat de ce que nous avions appelé les deux « équa­ tions » de l’intention de la foi : le bien de Dieu, c’est le bien de l'homme ; l’amour véritable est, de la part de l’homme, la parti­ cipation de l’Amour qui est Dieu. Faut-il ajouter que l’amour dont nous allons maintenant parler est l’amour de charité surnaturelle : il serait contradictoire de prétendre entrer en communion intelli­ gible avec le Dieu Vérité sans communier au Dieu Amour. Nous reviendrons sur ce point en parlant de la foi morte : ce que nous avons dit au précédent paragraphe pouvait d'un point de vue pure- FJ Si O •’i«k HIM iO rtr? ti· JO . J ··■ * 480 -*· adhésion de foi et sentiment bien pour l’appréhender, l’objet sur lequel tombe effectivement notre vouloir n'est jamais extérieur au Bien de Dieu puisqu’il n’en est qu’une présentation appropriée à la créature ; pas plus que notre vouloir n’est étranger au vouloir de Dieu : celui-ci est en effet com­ me la substance de tous les vouloirs qui le participent, en se portant objectivement vers le même bien que lui. Notre propre mobilité, pourvu qu’elle demeure suspendue à un désir fondamental toujours le même qui ne fera que s’adapter à des circonstances changeantes, aura pour effet de nous faire parcourir successivement ce que la per­ fection divine réalise d'un coup : encore est-il que cette succession n'est jamais oubli, mais achèvement de ce qui précède par ce qui suit. Enfin si le croyant n’a pas, comme tel, à modifier pour l’ajuster au sien un vouloir de Dieu qui lui serait extérieur (183), il sait bien que son propre vouloir peut être mû par la grâce, mais sans aucune violence, par l'attrait intime de l’Amour(i84) manifestant sa présence immanente d’une manière nouvelle. Ce dont les fidélités de la terre ne pouvaient jamais s’assurer, la fidélité à Dieu le possède donc en droit : et nous comprenons ainsi comment la foi divine peut se trou­ ver équilibrée par l’amour d’une manière beaucoup plus parfaite que la foi humaine la plus pure. Dans cette perfection, il s'agit moins de croire pour aimer, ce qui constituait la finalité normale de l’assentiment, que de croire parce qu’on aime ; la motion volontai­ re immanente à la foi est moins l’amour naissant requis pour croire que l’amour ôm croire. Il ne faudrait certainement pas opposer à l’excès ces relations ré­ ciproques ; et nous avons montré ci-dessus que c’est effectivement l’amour du bien que constitue la Vérité qui compense l’inévidence de l’objet de foi, et qui, à ce titre, rend adéquat le fondement de l’assentiment ; il est donc vrai, en un premier sens, que l’on croit parce que l’on aime : on croit au vrai inévident parce qu’il est la condition et le gage du bien que l’on désire. Mais l’amour dont il est maintenant question est, on le sent, d'une toute autre nature : il ne s’agit plus de l’amour de la première Vérité parce qu’elle est mon bien, mais de l’amour de Dieu Vérité « pour lui-même et pour rien d’autre » (178) ; l'amour est moins une condition nécessaire de la foi que la foi n’est une conséquence spontanée de l’amour. Il est aisé, d'après ce que nous avons dit de la foi fidélité, de compren­ dre comment : le fait que Dieu s’exprime à lui-même dans son Verbe la Vérité qu’il est, est inclus dans la béatitude divine et partant dans le vouloir essentiel de Dieu ; quiconque se trouve, par l'amour, en identité de vouloir avec Dieu, accueille dans la mesure où il en est capable le témoignage que Dieu porte sur luimême : refuser ce témoignage, ou même ne pas s'efforcer de le pé­ nétrer autant qu on en reçoit actuellement la possibilité, serait, en « MOTION VOLONTAIRE PANS l/ADHÉSION 481 fait, ne pas aimer ; or, adhérer au témoignage que Dieu porte sur ce qui le concerne et qui est nécessairement inévident, c’est croire. Ainsi on croit parce que l’on aime, on croit comme par la surabon­ dance de l’amour de Dieu, après l’avoir fait en raison d’un légitime amour de son propre bien. Redisons d’ailleurs que, loin de s’exclu­ re mutuellement, ces deux motifs doivent au contraire s’harmoniser, et même s’identifier ; ils donnent, par le degré de leur unité, la me­ sure du progrès de la foi. Nous avons vu en effet que la conversion consiste à découvrir que le bien capable de soulever une destinée humaine n’est rien autre que Dieu, ou autrement dit que la conver­ sion consiste à lire à partir de Dieu, avec le regard de Dieu, l’équa­ tion que l’intention de la foi ne lit encore qu’à partir de l’homme, avec le regard de l’homme ; celui qui n’a pas encore la foi peut dire tout au plus : « mon bien ne peut être que Dieu et c’est parce que je désire mon bien que je recherche et espère Dieu sans même le bien connaître » ; tandis que le croyant pose d’abord Dieu et le bien de Dieu, et il a la certitude que sa propre béatitude se trouve incluse dans le bien que Dieu attend de la création. Ces deux atti­ tudes sont différentes : or la grâce de la foi qui les sépare les trans­ pose également et les unifie, sans cependant les confondre, sans surtout éliminer la première : et ce sont elles que nous venons de retrouver avec les deux acceptions possibles de la formule : croire parce que l’on aime. Il va de soi que le croyant ne peut plus aimer sa béatitude en cette manière égoïste et un peu inquiète dont il était seulement capable avant la grâce de la foi (185) ; il ne perd cependant pas, comme les quiétistes l’ont pensé, le sens de son pro­ pre bien. Ce sont sans doute deux choses différentes que de consi­ dérer Dieu en tant qu’il s’offre à moi comme objet de béatitude, en tant qu’il est mon bien, ou bien de ne me considérer moi-même et tout ce qui me concerne que comme dans le prolongement d’un amour qui me fixe en Dieu et dans le bien de Dieu ; mais c’est toujours la même vérité : « Mon bien c’est Dieu et c’est le bien de Dieu ». Cette vérité pouvant être envisagée de deux points de vue différents, et la grâce ne modifiant généralement pas les ressources psychologiques naturelles dont nous disposons, nous ne sommes pas capables, même dans la foi, de percevoir concrètement cette vérité dans sa riche simplicité ; en sorte qu’il reste dans l’amour qui est fondement de la foi, amour en fonction duquel l’on croit, une oscillation semblable à celle que nous avons déjà observée au point de vue intellectuel (186) : disons rapidement comment elle demeure et comment elle tend à s’amortir. b. Et tout d’abord comment elle demeure: l’amour requis à l’équi­ libre de l’assentiment de foi doit s’adresser immédiatement au bien du sujet (278), parce que c’est le dynamisme du sujet dont il faut 3» 04» 4. *'· c:· / ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT expliquer l’existence malgré l’inévidence de l’énoncé révélé. Que cet énoncé soit envisagé comme une simple condition ou comme une première réalisation du bien promis, il doit apparaître au croyant de telle manière que celui-ci se trouve intéressé (27S), se trouve mû par un intérêt et un désir dont l’inévidence rendait le déclenchement impossible. Mais de même que l’assentiment à une formule appelle, conformément à la nature de l’intelligence, une perception intelligible positive, une référence, si ténue soit-elle, à la vérité : ainsi l'amour d’un bien qui n’est pas explicitement le bien universel, l’amour d’un bien que je circonscris en le définis­ sant comme mien, ne pouvant être adéquatement fondé sur l’objet précaire auquel il s’adresse, doit-il transcender celui-ci en mettant en œuvre la nature même de l’amour ; autrement dit, l’amour qui ne rencontre pas, dans son acte, le support dont il a besoin, ne peut subsister qu’en participant à un amour qui serait assez puis­ sant pour se fixer ses objets au lieu de dépendre d’eux. Un tel amour est donc sans objet (186). en ce sens qu’il est ontologiquement antécédent aux termes qui le reçoivent et qu’il ne peut avoir pout terme adéquat qu’un bien qui transcende tout objet ; il est donc subsistant et infini, c’est-à-dire qu’il est Dieu. En d’autres mots, l’amour requis à la foi doit être en son fond, une participation à l’être qui réalise parfaitement l’exercice de l’amour, c’est-à-dire à Dieu. Mais cet amour doit, nous le rappelions en premier lieu, maintenir l’équilibre psychologique de l’assentiment, il doit à ce titre posséder l’ultime détermination qui seule le rend efficace en l’ajustant au sujet humain ; en sorte que la source divine d’où il procède ne peut être pour le vouloir du croyant un pôle parfaite­ ment stable. On voit, en rapprochant ces deux conclusions, que la foi impose nécessairement à l’intelligibilité et à l’amour des condi­ tions d’exercice qui sont inadéquates à leur nature : le croyant de­ meure en effet assujetti comme croyant à toutes les conséquences du statut humain de l’intelligence et de la volonté, mais il éprouve d’une manière plus profonde et par là également inéluctable l’exi­ gence de nature qui le porte à restituer à l’intelligibilité et à l’amour leur amplitude naturellement infinie : il se trouve donc pris entre deux pôles, l'un humain l’autre divin, et ne peut qu’osciller de l’un à l’autre, à moins que Dieu lui-même ne vienne suppléer par un don nouveau, nous voulons dire un don qui ne fait pas formel­ lement partie de la foi, à l’exiguïté attachée au mode humain du connaître et de l’aimer (187). Nous découvrons donc dans la foi un mouvement affectif tout semblable à l’inquiétude intellectuelle que nous y avons déjà rencontrée (188) ; ils sont l’un comme l’autre incoercibles, parce qu’ils ne font que traduire sous la forme d’un dynamisme équilibré, et approprié à chacune de nos deux puis- 48 MOTION VOLONTAIRE DANS L’ADHÉSION 483 sances fondamentales, l’amplitude de la foi qui va de l’homme à Dieu. 11 nous reste cependant à dire comment cette oscillation tend à se réduire du point de vue affectif tout comme elle se réduisait du point de vue intellectuel : dans la mesure même où le croyant se rapproche du pôle divin de la foi. Si en effet il nous est impossible de saisir d'une seule vue et d’une manière simple la vérité fonda­ mentale qui commande l’acte de foi non moins d’ailleurs que l’in­ tention de la foi : « Le bien de l’homme c’est le bien de Dieu » (1S9) ; il reste qu’objectivement il n'y a qu’un seul bien, le Bien de Dieu dont le nôtre n’est qu’une participation. Il ne doit donc y avoir également qu’un seul amour : l'Amour qui est Dieu, qui est de Dieu, et dont le nôtre n’est lui aussi qu’une participation. D’une manière plus précise, le bien qui intéresse la foi, c’est la vérité, soit qu’elle donne accès à la béatitude, soit qu’elle constitue en elle-même le bien de l’intelligence ; mais qu’il s’agisse du bien en général ou de la vérité qui ici le concrétise, l’économie demeu­ re la même : « la Vérité que nous avons appelée la première Vérité est le bien de Dieu, et elle est notre bien » : voilà ce que la foi devrait tenir d’une seule vue, simple, pour qu’elle cessât d’être inquiète »(190). Et comme elle n’y peut atteindre parfaite­ ment, tout son progrès consistera à se fixer de préférence sur celle de ces deux assertions qui est en droit inclusive de l’autre : et qui le serait en fait pour nous, si nous voyions le bien de Dieu comme Dieu lui-même le voit. Or, c’est parce que la Vérité première est le bien de Dieu qu’elle est mon bien, non pas l’in\’erse : c’est en aimant cette Vérité de l’amour dont Dieu l’aime que j’exercerai, éminemment sinon formellement, l’amour requis à l’assentiment ; tandis que cet amour minimum demeurerait, s’il était seul, en attente de l’amour plus pur qu’il n’inclut pas. Ainsi il demeure toujours vrai, aux différents sens qui viennent d’être expliqués, que l’on croit parce que l’on aime ; mais comme il est impossible d’entrer dans cette vérité d’une manière adéquate, nous voulons dire d’une manière qui soit simultanément inclusive des deux modes divin et humain qui en commandent l’accès, le croyant subit l’at­ traction du premier qui. objectivement, contient le second : l’unité de la foi tend, au point de vue affectif, à se résoudre dans le sou­ verain Bien, tout comme elle se résoud du point de vue intelligible dans la Vérité première. Nous aurons à souligner un peu plus loin qu’il n’y a évidemment pas là deux principes distincts de l’unité de la foi ; contentonsnous pour le moment de remarquer, en ce même sens d’ailleurs, que le passage que nous venons de décrire : de l’incidence humaine rrj H., ■fi4· ·>■·; 1».ΠΙ J*. «S H· F ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT V à l’incidence divine du même Bien, relève immédiatement de la vertu de charité. Cela montre, ainsi que nous aurons à le redire en termes plus exprès, combien l’économie de la foi est intimement liée à l’amour. Les deux régimes, l’un plus humain l’autre plus divin, de celui-ci commandent en effet pour celle-là deux types d’équilibre différents : dans le premier ce sont des nécessités en quelque manière antagonistes qui composent l’une avec l’autre ; dans le second ce sont les rameaux d’une même souche qui se rejoignent harmonieusement. Il faut bien croire telle et telle vérité pour obtenir le salut, il faut bien croire Dieu pour savoir quelque chose de Dieu ; et ainsi la foi demeure « contrainte par la nécessité de la fin » (56) ; mais en retour il est impossible de produire l’acte même de la foi si un amour inspiré par la même fin et reporté sur l’énoncé inévident ne vient équilibrer l’assentiment : Γ «amour est contraint par la nécessité de la foi » : tel est l’équilibre de la foi envisagée dans le voisinage de son pôle humain. Si, à l’autre pôle, on croit parce que l’on aime, si on adhère à la parole de Dieu en vertu de l’identité de vouloir en quoi consiste l’amour ; la foi naît en l'esprit de l’homme de la même manière que dans la pensée de Dieu. Inventée par amour et communiquée par amour, elle est reçue dans l’amour et exercée à partir de l’amour ; c’est la même inclination, divinement gratuite, qui est simultanément, dans le croyant, croyance et amour, adhésion de l’esprit et adhésion du vouloir, et qui enserre comme entre deux bras qui se rejoignent l’unique objet : Dieu Vérité première, Dieu souverain Bien ; tel est l'équilibre de la foi envisagée dans le voisinage de son pôle divin. Nous disons bien deux types d’équilibre et non pas deux struc­ tures, parce qu'ici et là le croire est dans l’amour et l’amour dans le croire ; mais tandis que la foi naissante croit pour aimer et aime pour croire, la foi plus parfaite aime en croyant c’est-à-dire nourrit immédiatement l’amour de ses lumières, et plus encore elle croit dans l’amour c’est-à-dire en vertu du jeu même de l’amour. La corrélation entre les deux activités intelligible et volontaire de­ meure toujours aussi nécessaire, mais cette nécessité devient plus subtile, plus difficilement exprimable, plus harmonieuse aussi, à mesure qu’une relative extériorité fait place à une mutuelle com­ pénétration : cela montre qu’il est légitime de suivre comme nous l’avons fait l’évolution progressive de la motion volontaire tout au long de la ligne intelligible ascendante qui va de l’assentiment à l’adhésion. c. On pourrait d’ailleurs trouver une confirmation négative de la profondeur du rôle de l’amour dans le fait que le croyant qui MOTION VOLONTAIRE DANS L ADHÉSION 4S5 éprouve quelque difficulté doit fortifier en lui le vouloir sur lequel repose la foi. Nous entendons bien qu’il ne s’agit pas d’une diffi­ culté touchant un dogme particulier : auquel cas des raisons apo­ logétiques appropriées, ou mieux encore un exposé de la vérité, doivent ramener l’article litigieux à jouir de la même crédibilité qui est reconnue à tous les autres articles ; nous voulons parler d’une difficulté fondamentale, touchant l’essence même de la foi. H faudra certainement, dans ce cas comme dans le précédent, re­ courir aux arguments rationnels ; mais, d’une part « il n’y a jamais de juste cause pour révoquer en doute l’assentiment » (191), d'au­ tre part, « ce qui assure l’assentiment, soit en tant qu’il est intimé par la volonté, soit en tant que, formellement, il est accordé par l’intelligence, ce n’est pas l’intensité de la connaissance des motifs de crédibilité... mais c’est l’autorité du Dieu révélant... » (192). Ce n’est donc pas sur des motifs rationnels que peut être adéquate­ ment fondée la rectification d’une adhésion chancelante : et à moins d’en venir à un volontarisme pur, c’est à un amour qu’il faut re­ courir : il est d’ailleurs facile de voir de quelle sorte d’amour il s’agit, car si cet amour réussit à « maintenir une volonté de croire toujours la même dans le croyant, celui-ci mérite d’autant plus qu’il voit un plus grand nombre de raisons contraires » (193). Ainsi, l’amour dont il est question, c’est l’amour qui est capable de mériter, c’est par conséquent l’amour de charité : c’est cet amour qui doit sauvegarder l’intégrité de la motion volontaire de la foi lorsque des raisons contraires viennent s’interposer. Il faut, lû. encore, croire parce que l’on aime : et plus l’inévidence s’accuse, plus il faut être fait par l’amour un seul vouloir avec Dieu, afin d’accueillir comme venant du dedans le témoignage de la Vérité première, ou autrement dit V autorité du Dieu révélant. Cette auto­ rité, qui en droit est imprescriptible et doit prévaloir contre tout, touvera dans l’amour le medium dont elle a besoin pour devenir efficace, et ceci confirme ce que nous avons dit au sujet du mot et de la notion d’« autorité » (194). Dans les cas où les données intellectuelles de la foi paraissent fléchir, l’identité des vouloirs à laquelle doit aboutir l’exercice de 1’ « autorité » est en effet plus que jamais requise ; mais elle devient inintelligible si on la conçoit comme une contrainte volontaire s'appliquant à l’exécution d’un ordre privé de fondement : l’acte de foi ne serait plus dans ces conditions qu’un acte de volonté irraisonnable non justifié prudentiellement, masqué par un formalisme tout extérieur. L’équilibre épistémologique de l’acte de foi ne peut être conservé que si, à la conviction de la Vérité qui fait plus complètement défaut, se subs­ titue la persuasion de l’Amour ; l’autorité divine peut emprunter, pour atteindre le croyant, la voie intellectuelle ou la voie volon­ taire, mais ni dans un cas ni dans l’autre elle ne se réduit à une ο » ·ΜΜ J IU ο ' ί1 :G ι· 4S6 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT V pure extériorité : elle est substantiellement véracité et amour et elle incline le croyant à un assentiment constant par le jeu équilibré de ses deux modalités. 49. SON FONDEMENT IMMÉDIAT OU l’amour DE DIEU INCRÉÉ : pour l’homme. i. Nous venons de voir comment l’équilibre de l’acte de foi requiert non seulement l’amour du croyant pour son propre bien, mais également un amour de charité attaché à l’excellence divine pour elle-même et pour rien d’autre, tout comme l’adhésion in­ tellectuelle s’attache à la vérité « pour elle-même et non pour quoi que ce soit d’autre » (178). C’est une exigence de nature, propre à l’amour, qui nous a invités à franchir cette étape ; mais c’est, nous l’avons vu, la foi elle-même qui bénéficie, dans son économie in­ time, du progrès de l’amour ; il est donc à présumer que si nous découvrons dans l’amour une nouvelle perfection elle aura une répercussion sur l’unité et l’harmonie de la foi. Or, nous nous sommes appuyés dans ce qui précède immédiatement sur l’identité de vouloir qui est en effet, au point de vue psychologique, le terme de l’amour désintéressé en tant que celui-ci s’adresse formelle­ ment à une personne ; et nous en avons tiré, en ce qui concerne les objets, une conséquence capitale du point de vue de la foi : nous devons nous fixer sur la vérité révélée parce que le Vouloir divin inclut la Vérité subsistante. Nous serions donc naturellement amenés à analyser pour elle-même l’identité de vouloir. Cepen­ dant nous ne nous attarderons pas à cette question qui relève de la psychologie de l’amour, et nous nous contenterons de noter le résultat élémentaire qui intéresse la foi. L’unité de vouloir entre ceux qui s’aiment suppose que, dans la mesure où on distingue leurs deux volontés, chacune d’entre elles tende à se conformer à l’autre, compensant par cette inclination fondamentale les diver­ gences qui pourraient naître en climat contingent. Or, épouser les déterminations formelles d’une réalité c’est, au spirituel, se l’ap­ proprier : et c’est cette appropriation qui, lorsqu’elle est volontaire, s’appelle l’amour. Il suit de là que si l’on envisage ceux qui s’ai­ ment en tant qu’ils demeurent distincts, et d’une manière plus précise en tant qu’ils conservent deux volontés, l’identité de vouloir entraîne la réciprocité de l’amour : puisque, en vertu de cette iden­ tité, la détermination en quoi consiste l'amour ne peut affecter que simultanément l’une et l’autre volonté. Autrement dit, si on consi­ dère l’amour dans l’exigence de son acte, qui coïncide avec la perfection de son essence concrète, on peut le caractériser : soit par l’identité de vouloir soit par la réciprocité, selon qu’on veut .< WW t'·· MOTION VOLONTAIRE DANS L’ADHÉSION 487 mettre en évidence l’unité ou la distinction. On comprend par là d’emblée comment l’amour désintéressé, qui vise effectivement à l’identité des vouloirs, n’atteint parfaitement son but que si un amour réciproque lui répond : les développements classiques arri­ vent d’ailleurs à une conclusion semblable en partant de cette constatation que l’amour d’amitié se présente, au niveau humain, comme le plus achevé de tous les amours. On peut s’élever à partir de l’expérience familière par les méandres d’une analyse qui, tou­ chant alternativement le bien et l’amour, fera dériver de l’identi­ fication du bien de ceux qui s'aiment la réciprocité de leur amour ; on peut également scruter la nature de l’amour, lequel est de soi un vouloir absolu transcendant tous ses objets parce qu’il est en lui-même bien et source de tout bien (195) ; le résultat est le même : chaque fois que l’amour atteint, entre deux personnes, à la par­ faite identité du vouloir, celle-ci est, dans la mesure où on la peut analyser, construite de deux amours réciproques J’un de l’autre, tout relatifs l’un à l’autre et qui précisément ne font qu’un en vertu de la réciprocité de leur relation (196). Concluons : l’amour qui soutient la foi et qui doit, à cet effet, réaliser l’identité de vouloir entre l’homme et Dieu, implique ac­ tuellement, l’amour réciproque, celui de Dieu pour l’homme. Cela était évident a priori : tout ce que nous avons dit à propos de l’in­ tention de la foi, tant au point de vue intellectuel qu’au point de vue volontaire, n’est en effet qu’un trop long commentaire de la parole si chargée de sens. C’est lui qui nous a aimés le premier (197). Dieu nous sauve, et d’ailleurs nous crée par amour : il nous donne donc, en vertu du même amour, la première de nos vertus théologales. Et nous demeurons tributaires, dans le moment même où nous exerçons la foi, de cette bienveillance fondamentale : que nous ayons ou non explicitement conscience de sa nécessité. Mais si les précédentes remarques n’apprennent rien de nouveau maté­ riellement, elles montrent à quel point l’amour de Dieu, nous voulons dire celui dont Dieu nous aime, intervient intrinsèquement et par conséquent actuellement dans l’acte de foi. C’est même cet amour là, qui, enveloppant le croyant (198), suscite l’amour dont nous avons parlé en premier lieu : l’amour de l’homme pour Dieu, qui constitue le support le plus visible de l’activité de foi. Nous aurions dû, logiquement, commencer par le fondement ; mais il est beaucoup plus aisé d’analyser ce qui remonte de l’homme vers Dieu que de considérer la création en tant qu’elle procède de Dieu : à peine peut-on, sur ce dernier point, balbutier quelques mots, et c’est ce que nous allons essayer de faire maintenant. 2. L’adhésion intellectuelle peut être considérée, dans l’acte m * I *lt#ï Æ ί»Μ| Z'», ; H» O · KE3 ÎΓΉιΦ 1 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT V 488 même où la Vérité première se révèle, comme la réaction spontanée de l’intelligence humaine rendue sensible au vrai divin par la grâce de la foi : semblablement, l’amour associé à cette adhésion est la réplique de la volonté à la stimulation du bien et de l’Amour divins. L’Acte pur étant infiniment riche et infiniment simple, chacune de nos puissances entre avec lui en une résonance propre (152) qui en désigne un aspect distinct et inséparable. L’assentiment de foi, l’amour de la béatitude qui le soutient, s’achèvent en une adhésion qui est en quelque sorte passive du côté de l’intelligence et de la volonté du croyant, active en tant qu’elle procède de la Vérité révélante et de l’Amour prévenant. Il y a d’ailleurs, dans l’adhésion passive, un ordre que nous avons déjà rencontré et qui révèle, en son principe divin, un ordre semblable. Si, « dans la connaissance de foi, c’est la volonté qui a le rôle le plus impor­ tant »(145) c’est que du côté de la sustentation divine de la foi, l’Amour prévient, attire, dispose l’entendement, puis le tient enfin appliqué à Γ « objet >» : tandis qu’à la faveur de cette application la Vérité première développe l’influence qui s’achève en adhésion et en conviction. Il y a, dans tout acte de foi, une priorité, c’est-àdire un ordre, qui réfléchit l’ordre de sa cause : et comme l’ordre ne peut se prendre dans la foi qu’en fonction de la Vérité qui la définit formellement, il faut conclure que c’est par rapport à la Vérité première elle-même que la volonté est en un sens plus im­ portante que l’intelligence ; autrement dit l’Amour développe une influence plus importante que celle de la Vérité première ellemême. On le comprendra aisément par une comparaison que nous avons déjà employée (109) : les forces d’attraction, qui croissent très rapi­ dement lorsque la distance diminue, ne se font sentir d’une manière appréciable que lorsque cette distance est assez petite. Une telle force étant supposée exister, le plus important si on veut qu’elle soit efficace ne consistera pas à l’accroître en augmentant la masse qui la produit ; mais à faire en sorte que la masse qui doit la subir ne s'écarte jamais de la masse attirante à une distance supérieure au rayon d’action : et il n’y a pas à compter, pour réaliser cette condition, sur la force qui précisément n’agit plus au delà d’une certaine distance. Ainsi l’intelligence est capable de subir intime­ ment et véhémentement l’attrait de la Vérité divine, mais cette capacité demeure inefficace tant que Dieu, demeurant lointain, n’ « intéresse pas». L’Amour, en tant qu’il fonde la grâce de la foi, effectue et maintient effectuée (non d’ailleurs sans le secours de la raison et de la crédibilité) cette ap-proximation à la fois liminaire et fondamentale, sans laquelle la Vérité première ne pourrait rien : fixé à l’objet par l’Amour pâti, auquel répond 49 MOTION VOLONTAIRE DANS L’ADHÉSION 48g d’ailleurs 1 amour exercé, alors l’entendement se trouve sous la motion de la Vérité première qui l’incline à adhérer. On pourrait, il est vrai, objecter que notre comparaison est susceptible d'être renversée : puisque c’est en demeurant dans l’obéissance de la foi, puisque c’est en maintenant douloureusement le regard inté­ rieur appliqué en dépit d’un aveuglement immobile (172), que l’on peut entendre l’invitation de l’Amour au terme de laquelle le mys­ tère ineilable de Dieu se communique au delà de toute lumière ; c'est la proximité intelligible à la Vérité première qui devient alors la condition de l’exercice de l’Amour. Nous reviendrons au moins brièvement sur ces implications fort délicates à propos des dons du Saint Esprit. Il nous suffira pour le moment de noter que l’ambi­ valence de la comparaison que nous proposons tient à ce qu’elle met en œuvre l’espace et la quantité : tandis qu’il conviendrait de distinguer l’Amour de la Vérité bien plutôt par la qualité de leur action respective que par le rayon de leur zone d’influence ; on verrait alors immédiatement qu’on ne peut inscrire dans un même cadre univoque les phases successives du progrès de la foi. Ainsi c’est l’Amour qui, dans la motion divine dont le croyant est l’objet, joue le rôle primordial, c’est lui qui « applique » l’entendement, par le moyen de l’amour actif qu’il inspire ; il ne faut d’ailleurs pas moins que l’Amour même de Dieu pour retrouver, sous la discipline de la foi, le Bien de Dieu et la béatitude : tout comme la présence immanente de la Vérité première est requise pour dé­ couvrir sous des formules obscures un contenu intelligible. 3. La priorité dont nous venons de parler est indubitable, mais on peut se demander à quoi elle tient. La nature de l’amour va nous l’expliquer. L’amour établit en effet, de celui qui aime à l’objet qu’il aime, une relation beaucoup plus étroite en un sens que celle du sujet connaissant à l’objet connu : l’amour n’est pas séparable de la réalité à laquelle il s’adresse, parce qu’il s’en saisit immédiatement : tandis que la connaissance est en quelque façon séparée de l’objet connu par le verbe qui permet de l’atteindre. Toutes choses égales d’ailleurs, nous nous trouvons mieux appli­ qués aux choses, et surtout aux personnes, en les aimant qu’en les connaissant : ce qui ne signifie d’ailleurs nullement que l’amour puisse se substituer à la connaissance, celle-ci assurant, conformé­ ment à l’étymologie du mot latin « intelligere » (200) une lecture intérieure de l’objet dont l’amour serait à lui seul incapable. Ces remarques sont bien banales, mais elles prennent une autre valeur quand on remonte de l’amour exercé par l’homme à la cause dont il est la participation : l’Amour de Dieu pour l’homme. Dieu nous présente sa Vérité dans l’intermédiaire que constituent les énoncés révélés et c’est ainsi qu’il nous attire dans son propre mystère. .0 L4** ·« 11 < tl iih«M ;K 49O ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT tandis qu’en nous aimant personnellement et immédiatement il nous fixe à lui et en lui ; cette motion de ΓAmour, plus spéciale­ ment considérée dans son rapport avec la foi, a un nom que nous avons déjà rencontré : c’est la vocation (201). Conservons à ce mot son sens originel, actif : c'est l'acte d’appeler ; cet appel se traduit par le don de la grâce dont la foi est justement l'origine (202), il a d’autre part pour principe l’Amour gratuit par lequel « Dieu nous aime, lui le premier » (197). C’est donc en tant que croyant que l’homme est premièrement saisi par l’Amour ; et cette priorité psy­ chologique de la foi dans l’organisme de la grâce montre à nouveau que c’est bien l’acte de foi qui doit premièrement bénéficier de l’application spéciale à Dieu qui est consécutive à la conversion. La foi inaugure une relation nouvelle à Dieu ; ceci nous explique pourquoi nous venons de découvrir dans sa structure même l’exi­ gence de cette relation. C’est donc au chrétien, en tant que croyant, que s'adresse en premier lieu l’appel de l’Amour : et le premier effet de cet appel c’est 1’amour qui soutient la foi. En un mot, la vocation c’est l’Amour appelant l’homme et l’appelant première­ ment à croire ; c’est donc proprement sous l’incidence de la foi que la vocation est, du côté du croyant, immédiate. Souvenons-nous d'autre part qu’en insistant un peu plus haut sur l’identité de vouloir qui découle de la nature même de l’amour, nous avons montré que l’intervention divine est, dans l’acte de foi, toujours actuelle ; et nous devrons conclure que la vocation peut être consi­ dérée comme étant, dans toute la force du terme, l’acte d’appeler· Tel est le corollaire, telle peut être l’expression du caractère pri­ mordial de l’amour dans l'économie de la foi ; la foi vraie, l’essence de la foi telle qu’elle se réalise dans la foi vive, est en effet adhésion de tout l’homme à Dieu : nous voulons dire l’intime union, et même l'unité (203), réalisée entre une personne humaine capable de connaître et d'aimer, et son Créateur se faisant objet de connais­ sance et d’amour. Or cette adhésion est, du côté de Dieu, inventée, offerte, constamment soutenue par l’Amour : elle est appel actif, actuel, de l’Amour ; et. du côté de l’homme, cette même adhésion, reçue et exercée premièrement dans l’intelligence, requiert pour s’achever le concours de la volonté (204) : en sorte qu’elle appar­ tient intrinsèquement à la foi, vertu formellement intellectuelle, et ne subsiste cependant que dans un désir et une attente volontaires, désir et attente qui ne peuvent eux-mêmes subsister que dans le permanent appel de Dieu. La nature de l’amour qui exclut tout intermédiaire se réfléchit et s’exprime dans la vocation considérée comme contact primitif et immédiat entre Dieu et l’homme, c’est-àdire conçue comme acte d'appeler ; l’immédiation propre à l’amour assure à l’adhésion volontaire une priorité de degré sur l’adhésion l'I MOTION VOLONTAIRE UANS 1. 49î adhésion intellectuelle (205), aussi la vocation à la foi l’Amour lui-même en acte d’appeler. véritable est-elle 4. La conclusion -à laquelle nous arrivons est, il est vrai, si proche de la plus élémentaire expérience qu’elle eût plutôt mérité d’être enregistrée comme un fait : il paraît donc aussi naturel qu’il sera fructueux de la prendre comme point de départ, parcourant en quelque sorte à rebours l’enchaînement précédent. La priorité relative de l’amour dans l’économie de la foi, appelant une réflexion très simple sur la nature de l’amour, nous a conduits à une certaine conception de la « vocation » ; l’observation familière va, en re­ tour, confirmer que la vocation est bien l’acte d’appeler, confirmer en conséquence l’importance du rôle de l’amour. En ce qui concerne le premier point, il suffira de remarquer que les caractères qui appartiennent à l’acte sont ceux-là même que l’on retrouve dans là vocation telle que la découvre l’expérience psychologique com­ mune à tous les croyants. L’acte est, de soi, une réalité simple et permanente ; or simplicité et immutabilité sont de droit attributs du Dieu qui appelle ; mais en outre, elles se trouvent proportion­ nellement réalisées dans le croyant du fait que celui-ci est atteint par l’Amour de Dieu d’une manière immédiate et concomitante à l’exercice de la foi. Chacun de ces deux points mériterait d’être développé quant à ses conséquences psychologiques, mais il ne serait pas conforme à notre dessein général de nous y attarder ; bornons-nous à de brèves indications. a. Nous avons déjà insisté à plusieurs reprises sur le caractère ac­ tuel de la motion divine, notamment à propos de l'adhésion (206) : redisons donc en un autre langage que tous les actes du croyant doivent demeurer sous la mouvance de la vocation qui est, du côté de Dieu, un appel permanent et toujours identique. Si « toute la vie doit être signe de la vocation reçue » (207), cela s’entend premièrement de celles de ses activités auxquelles toutes les autres sont ordonnées et qui constituent comme la substance de la voca­ tion éternelle : chaque acte de foi repose sur une « vocation », en ce sens qu’il précise en un appel à adhérer à la Vérité divine le concours qu’au titre de réalité créée il requiert de la Cause pre­ mière. L’écueil serait ici de sacrifier trop à une analyse en surface qui, prenant l’écran pour la lumière, s’attacherait à décrire la psy­ chologie de la foi dans son étalement humain et laisserait dans l’ombre la racine divine, invisible et immobile ; cet écueil n’est malheureusement, pas chimérique puisqu’il se traduit en fait par une spiritualité de l'effort plus soucieuse de valoriser les mille nuances de l’introspection que d’accorder l’âme du croyant à la simplicité du message divin. — hrs ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT V Quant à l’immédiation (20S) propre à l’acte d’appeler, c'est une donnée métaphysique que l’expérience retrouve par sa conséquence, à savoir le caractère personnel de la vocation. Deux traits distin­ guent en effet les relations personnelles de toutes les autres. Tout d’abord les deux personnes en cause sont elles-mêmes, pour ellesmêmes et non pour l'utilité qu’elles pourraient présenter, origine et terme de ces relations. En second lieu, et d’ailleurs en consé­ quence, de telles relations excluent radicalement tout intermédiaire qui serait lui-même une personne jouant réellement le rôle de per­ sonne : elles tendent même à éliminer tous les intermédiaires non personnels, ceux-ci risquant de confisquer à leur profit quelque chose du potentiel limité dont l’homme dispose et qu’il voudrait du moins avoir conservé intègre pour l’appliquer à l’objet de son choix. En ce qui concerne la foi, le premier de ces caractères est réalisé dans l'identité de vouloir qui caractérise l’amour de cha­ rité : l'homme aime alors Dieu non comme son bien à lui, mais parce que cet amour fait partie du Bien divin sur lequel tombe le vouloir essentiel de Dieu. En sorte que la vocation entendue par l’homme, comporte bien, par son personalisme, de cette première manière, l’immédiation propre à l’acte : si un bien à taille d’homme constituait le bien de la foi, ce bien, se distinguant de Dieu par sa limitation même, constituerait un intermédiaire et comme un écran entre Dieu et l’homme: mais dire que l'homme peut et doit, par la foi, entrer en relation personnelle avec Dieu, c’est dire qu’il veut ne s’arrêter qu’à Dieu, et que faisant consister son propre bien dans le bien même de Dieu, il s’établit avec celui-ci en contact immé­ diat. Mais la vocation comporte d’une manière encore plus précise l’immédiation propre à l'acte, en tant qu’elle est appel actif de Dieu : c’est ce que permet de mettre en lumière le second des aspects essentiels du personalisme. Si le bien de Dieu n’était pas inclusif du bien de l’homme, Dieu en aimant et en appelant l’hom­ me ne ferait qu’asservir celui-ci et n’exercerait au fond vis-à-vis de ses créatures qu’un amour de concupiscence : le personalisme serait alors en raison inverse de l’immédiation. les choix divins les plus précis assujettissant d'une manière plus rigoureuse les créatures qui en eussent été l’objet à une fin différente de la leur. Mais il n’en va pas ainsi : Dieu a établi en sa Sagesse que son bien à lui c’est le bien de l'homme : et dire que Dieu s’adresse à tel ou tel plus personnellement, qu’il choisit tel ou tel d’une manière plus déterminée, c'est dire qu’il se fait lui-même plus immédiatement la fin de celui qu’il se consacre (209) ; le personalisme est l'expres­ sion même de l’immédiation (210) : dans la mesure où Dieu s’adresse à telle créature, c’est Lui-même Dieu qui appelle et qui sait se faire sensible à cette créature-là. C’est ce personalisme ou immédiation qui s’exprime, dans l’expérience la plus commune, 19 MOTION VOLONTAIRE DANS 1/ADHÉSION 493 sous forme, de reconnaissance mutuelle et spontanée des personnes en cause : le croyant sait que c’est à lui que Dieu s’adresse, il sait aussi qui s’adresse à lui et que celui-là est Dieu. Le bon pasteur « appelle par leur nom ses brebis à lui » (211), et les brebis se ren­ dent à cet appel parce qu’elles connaissent ce nom ; il peut être, il est vrai, prononcé de bien des façons : il peut retentir comme un arrêt de condamnation qui arrache le repentir et la pénitence (212), il peut être le reproche doux et léger qui invite discrètement le coupable à rentrer en lui-même (213), il est parfois le symbole per­ manent de l’efficacité immédiate et évidente (214) de la rédemption qui est comme la clarté de l’Amour(2i5), il est encore une réso­ nance profonde qui berce l’âme de tout un passé dont il est bon qu'elle se souvienne l'éclair d’un instant en vue de garder une fidélité plus austère (216), il peut être également un ordre intime et tout chargé de promesses qui invite à un engagement nou­ veau (217), il sera enfin, définitivement, le chant de triomphe (218) dans lequel la victoire de la foi (219) se couronnera de l’éternelle vision ; mais quoi qu’il en soit de ces résonances multiples, c’est toujours le même nom, nom propre à chacun et incommunicable, tellement attaché à chaque personne telle que Dieu l’a constituée, qu’on le reconnaît à demi mot dans un discours apparemment im­ personnel (220), et qu’en retour on ne le connaît distinctement que si on est devenu parfaitement soi-même (221). Le croyant entend donc, dans chacune des phases de la vie que commande la foi, et pour ainsi dire dans chaque acte de foi, un appel dont il ne peut douter qu’il s’adresse à lui, même lorsqu’il s’ignore encore luimême : mais en retour il sait de qui vient cet appel encore qu’il soit incapable de nommer l’ineffable. « Les brebis entendent sa voix la voix du pasteur... et les brebis le suivent parce qu’elles con­ naissent sa voix ; mais elles ne suivront pas un étranger, elles le fuiront plutôt, parce qu’elles ne connaissent pas la voix des étran­ gers » (222). Tout ce qui vient de Dieu et cela seul (223) émeut le croyant, le met en acte d’adhérer et c’est en ce sens que la foi c’est « Dieu sensible au cœur » (224) ; et cet instinct de re-connaissance est tellement inhérent à la foi que ceux qui le laissent se dégrader par négligence encourent le reproche de Dieu (225). Dieu nous appelle à partager son propre festin (226), et nous autorise dès maintenant à en recueillir « les miettes » (227) ; tout cela vient bien de lui pour nous qui sommes « ses brebis » (228), et il l’entend bien ainsi : « Mon peuple je le rassasierai de mes biens » (229) ; et Jésus lui aussi l’entend de la sorte : il ne laisse pas à ses disci­ ples des trésors quelconques et pour ainsi dire anonymes, il leur donne son propre héritage « ma paix » (230), « ma joie » (231), «mon Père... et votre Père... (232) notre Père (233) ». On pour­ rait multiplier les exemples de ce cas possessif dont Dieu a Papa- » id «Ml $ .-tfl' . « . I C·*'·*·· 4Ç4 7 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT nage et que la foi, et elle seule, peut et doit comprendre parce qu’elle est fondée sur l’Amour dont Dieu pourrait dire aussi « mon Amour ». Cet Amour, en effet, se distingue de tout autre première­ ment par sa structure (234), et en conséquence par l’expérience originale qu’il offre à ceux qui croient en lui (235) ; c’est lui qui fait découvrir à ceux qui aiment, la véritable portée des énoncés de foi : ces énoncés sont le bien de Dieu, ils sont de Dieu, ils sont la voix même de Dieu. L’ensemble du donné révélé pourrait être comparé à l’un de ces disques sur lesquels une symphonie riche de sonorités s’est traduite en sinuosités et en dénivellations à peine visibles : la foi à elle seule, la foi formellement envisagée comme un dispositif intellectuel ne trouvera fâ. qu’obscurité, mais que Dieu imprime à ce disque le mouvement de l’Amour et le croyant reconnaîtra l’harmonie sublime de la vivante Parole de vérité (236), le fidèle se trouvera sous l’emprise intime et irrésistible, disons sous le « charme » (75) de la Vérité première se révélant à lui per­ sonnellement. Et nous retrouvons ainsi, comme nous l’avions an­ noncé, le caractère en un sens primordial de la motion de l’Amour, cause éminente de la motion volontaire requise à l’exercice de la foi. Nous l’avons distinguée formellement, cette motion de l’Amour, de celle de la Vérité, par une immédiation plus rigoureuse (205) et nous venons de voir que cette absence d’intermédiaire se traduit psychologiquement par le personnalisme de la vocation : le croyant sait que Dieu s'adresse à lut et il sent par l’instinct de la foi (223) que les vérités qui lui sont proposées à croire, aussi bien que les promesses qui en découlent, sont marquées au coin de Dieu. b. Il y aurait intérêt à préciser en quoi consiste cette frappe déci­ sive qui constitue en quelque sorte la garantie d'authenticité de tout acte de foi ; bornons-nous ici encore à de rapides indications, nous attachant aux objets plutôt qu'au détail indéfiniment varié des cas psychologiques différents. Si le message proposé au fidèle ne se réduit pas à une charte écrite qu’il faudrait déchiffrer et épeler péniblement, c’est qu’il est riche des mille nuances d’une parole vivante ; or la parole de Dieu n’a jamais été aussi sensiblement proche et vivante pour nous que lorsque Dieu est venu parmi nous, conversant avec nous comme « l'un des nôtres » (245). C’est donc la modalité et pour ainsi dire la saveur de la Parole incarnée qui nous permettra le plus aisément de fixer les traits fondamen­ taux de cette frappe divine qui demeure imprimée dans tout article révélé. Mais peut-on dire que Jésus, lorsqu’il prêcha, eut une manière propre qui le distinguait de tout autre prédicateur du même Evangile ? Et si l’on sent confusément qu’il en fût bien ainsi, peut-on fixer positivement ce comportement mystérieux ? L’enseignement de Jésus ne paraît-il pas aussi varié dans son mode 49 MOTION VOLONTAIRE PANS L'ADHÉSION 495 qu’il est multiple en son contenu ? S. Ambroise nous invite à re­ marquer « avec diligence que [le Maître] monte avec ses Apôtres, tandis qu’il descend vers les foules »>(237) ; il emmène au Thabor Pierre Jacques et Jean (238), il se mêle aux « pauvres qui [ainsi] sont évangélisés » (23g) ; il resplendit de lumière sur la montagne de la transfiguration (23S) qui est haute et située à l’écart (238), il prend part souvent incognito (240) à toutes les circonstances de la vie publique et demeure pour ses contemporains le « fils du char­ pentier » (241)... Doit-on voir là deux symbolismes, et plus pro­ fondément deux comportements différents ? Extérieurement, cela ne fait aucun doute, mais ce qui nous importe ce sont les qualités qui, au regard du croyant, distinguent la Parole divine de toute autre ; or de ce point de vue les ressemblances l’emportent sur les différences. Pierre n’a pas été enseigné autrement au Thabor et à la pêche miraculeuse : c’est un même effroi qui le saisit à cause de la parole (242) ou à cause de l’œuvre (243), l’une comme l’autre divine ; les foules qui approchent Jésus de moins près demeurent en deçà de la crainte, mais elles sont dans l’admiration (244). C’est qu’en effet la familiarité à laquelle Dieu nous convie en « se faisant l'un des nôtres » (245) n’ôte rien à sa transcendance. Dieu est « au delà », absolument : il est impossible de ne pas le savoir, parce que les moyens dont nous usons pour appréhender la réalité, les cadres dont nous nous servons pour la décrire, deviennent inadé­ quats dès qu’il s’agit de Dieu ou de ce qui le concerne. « Jamais homme n’a parlé comme cet homme » (246) ; l’élévation de l’en­ seignement des béatitudes répond au caractère mystérieux de l’en­ tretien du Thabor : la Parole est transcendante et demeure comme « à l’écart » de toute autre parole, même quand elle vient frapper l’oreille des hommes. Ajoutons, ce qui revient presque au même, que la Parole est pure, c’est-à-dire que réalisant parfaitement l’essence de la parole elle ne fait qu’exprimer la vérité, elle est au service des idées non des personnes (247) et des factions : c’est ce que signifie Jésus expressément en disant que son « royaume (et par consé­ quent le message qui en est le fondement) n’est pas de ce monde » (248) ; la Parole est dans le monde « comme le ferment est dans la pâte » (249), mais «elle n’est pas du monde » (250) et c’est parce qu’elle est pure en elle-même qu’elle purifie ceux qui l’en­ tendent (251). Cette pureté, qui est en elle-même et du côté de sa source séparation, sera perçue par l’intelligence du fidèle sous forme de la cohérence interne qui est propre aux doctrines unes et vraies. La foi ne dit pas comment les mystères sont vrais, elle affirme simplement qu’ils le sont ; mais elle affirme également qu'il y a un comment inaccessible dont elle donne cependant un ■ adhésion de foi et sentiment 496 pressentiment par un certain sens de l'inférence étranger aux incroyants. Il y a une logique du mystère qui détecte 1’ordre transCendant de l’univers divin un peu comme la logique de l’idée claire organise les concepts. Une sensibilité tactile aiguisée ne crée pas la lumière, mais elle prospecte et utilise avec acribie les continuités et discontinuités d’ordre matériel : ainsi en va-t-il de l’instinct de la foi convenablement éduqué : il permet de suivre la logique de la parole à la manière dont l’aveugle trouve et suit son chemin en pays aimé et longuement habité. Pureté et transcendance, logique et mystère (252), tels nous pa­ raissent être les caractères auxquels le disciple reconnaîtra l’ensei­ gnement de son Maître (236), le fidèle la Parole de Dieu, l’enfant la voix de son Père (253). Ces deux couples de caractères qui con­ cernent le message divin, respectivement tel qu’il est en lui-même et tel qu’il est observable, se correspondent d’ailleurs très étroite­ ment du fait que le personalisme de la vocation exclut tout inter­ médiaire : la logique du royaume n’est comprise que par ceux qui sont près de la pureté de Dieu ; et le sens du mystère est développé, non par une transcendance quelconque, mais par cette transcen­ dance en même temps toute proche qui est celle de Dieu. Nous désignons pour plus de précision par leurs reflets rationnels cette pureté et cette transcendance, dont le contenu positif nous échappe : mais c’est la lumière et non son reflet que nous voudrions signi­ fier. Et en définitive c’est le sens de l’au delà, le sens d’un endroit dont nous ne voyons que l’envers qui est la meilleure pierre de touche de la foi et de la vocation de l’Amour qui y est actuellement incluse. Les remarques que nous venons de faire sur l’instinct de la foi introduisent très naturellement la confirmation négative de la thèse que nous développons présentement. Indiquons cela d’un mot. Le tact intime qui découvre ta logique du mystère n'est pas seulement une docilité passive apte à suivre un contour existant ; il est aussi une attente, une sorte de mesure antécédente de l’objet attendu qui doit précisément répondre à cette logique que le fidèle a apprise. Que l’on change les positions des objets au milieu desquels un aveugle vit habituellement, il remarquera immédiatement les dif­ férences : non pas précisément par observation, mais parce que ses réflexes enregistreront leur inadaptation sous forme de chocs multiples. Ainsi le croyant est-il froissé, sans même pouvoir en trouver la cause, par les déplacements de valeurs que recouvre toujours la façade brillante de l’hérésie (254) ; il a, comme l’aveu­ gle exercé, une sorte d’évidence du désordre bien qu’une saisie globale de l’ordre lui échappe radicalement. « Il peut éviter toutes « MOTION VOLONTAIRE DANS L'ADHÉSION 497 les erreurs même s’il ne connaît pas tous les articles révélés » (223). Tel est le fait que manifeste à l’évidence l’exercice de la foi, tel qu’il se présente dans les âmes simples notamment, parce que les valeurs surnaturelles y sont à l’état pur. Or, comme on ne distingue l’erreur que si on connaît la vérité ou au moins les principes qui en commandent l’expression, il faut pour pressentir les erreurs qui concernent Dieu un pouvoir de discernement qui ne peut ap­ partenir qu’à la Vérité première. La condition terrestre étant in­ compatible avec la vision c’est-à-dire avec la possession de la Vérité en tant qu’elle est principe, le croyant doit jouir de l’usu­ fruit d’un capital qui lui est inaccessible : à la manière dont une familiarité habituelle avec un sage nous rend participants de la sûreté de son jugement. C’est cette familiarité avec Dieu, qui seule peut nous faire juger comme Dieu juge, sans contrevenir au régime de la foi ; or cette familiarité ne peut être que le fruit de l’amour. L’adhésion de foi repose donc sur la motion de l’Amour divin, grâce à laquelle l’entendement du croyant maintenue sous l’in­ fluence de la Vérité première en subit l’attrait, et en vertu de laquelle cette même Vérité première devient, dans le fidèle, un principe de discernement mystérieusement possédé et infaillible­ ment agissant. 5. Notons, en terminant ce paragraphe, que l’équilibre de l’ad­ hésion achève ce qui demeurait en tendance et en attente dans l’in­ tention de la foi. C’est ce que nous avions déjà constaté à propos de la motion volontaire qui accompagne assentiment (255) : elle s’effectue sous la mouvance actuelle de Dieu en tant qu’il est le sou­ verain Bien et répond à ce point de vue à la première des plus va­ lues volontaires de l’intention de la foi. Mais elle n’a plus comme cette dernière à majorer artificiellement la valeur de l’objet : parce que celui-ci, étant saisi par la foi adéquatement et dans sa substan­ tielle réalité, peut, tel qu’il est et tel qu’il est connu, jouer le rôle de fin : le bien qui commande la destinée humaine s’identifie pour le croyant à Dieu et au bien de Dieu. La motion volontaire qui accompagne l’assentiment ne comporte donc pas de « plus value », elle équilibre simplement, du côté du sujet, une présentation in­ telligible nécessairement inévidente. Semblablement la motion vo­ lontaire, en tant qu’elle accompagne l’adhésion, n’est autre que l’amour de charité : celui-ci perçoit, et lui seul le fait d’une ma­ nière définitive, que c’est « le Bien de Dieu qui est le bien de l’hom­ me » ; mais cet amour ne s’exerce à son tour que dans la « voca­ tion » actuelle, immédiate, personnelle de l’Amour : il correspond ainsi à la seconde des plus values volontaires de l’intention de la foi, laquelle consistait on s’en souvient à accumuler l’amour de la fin sur l’unique moyen capable d’en assurer la possession et à 3» rS IL μ· Q mro O ■ u<.' 498 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT V changer l'amour du « bien promis » en 1*« amour du croire ». Nous avions appelé celui-ci «amour de l'amour» pour mieux marquer que la préparation à la foi comporte une sorte d’intégration du sujet sur lui-même et dans l'amour. Or cet « amour du croire », «amour de l’amour» parce que le croire est lui-même ordonné à la possession du bien, était certes justifié ; mais il l’était d’une ma­ nière en quelque sorte violente ; il fallait atteindre la fin, il fal­ lait pour cela obtenir la foi, et pour l’obtenir il fallait aimer. Sin­ gulier amour que celui qui s’exerce, si peu que ce soit, sous l’em­ pire d’une contrainte (186). Le sujet doit suppléer par une tension volontaire à la spontanéité de nature qui fait défaut : il est effec­ tivement établi dans l’amour pour tendre vers la foi, mais ce ne peut être que d’une manière instable et provisoire ; il sent bien que l’amour qu’il maintient en lui devrait s’appuyer à un amour plus puissant, mais il ne peut qu’en attendre le don, en même temps que celui de la foi ; il sait bien, abstraitement en quelque sorte, que 1’amour qui est en l’homme c’est l’amnur qui vient de Dieu, mais il ne croit pas encore, il ne vit pas encore cette équation là. Nous avons rappelé ces conditions négatives parce qu’elles font mieux comprendre la contribution qu’apporte l’Amour à l’équilibre de la foi. Certes le fidèle aime la foi qu’il exerce, et nous reviendrons un peu plus loin sur ce point fort important ; mais l’amour, pour ainsi dire, n’est plus à ses frais, il est aux frais de Dieu, il a cessé de subir violence en se portant vers une fin qui excède les prises connaturelles : le fidèle porte en lui l’amour actif, mais plus encore passif, de la réalité à la fois -possédée et possédante. Cet amour là n’a rien à ajouter à 1’« amour du Bien promis », il est substantiel­ lement l’amour du bien promis, à condition de faire consister ce dernier, comme il se doit, dans l'identité de vouloir qui inclut réci­ procité : cet amour est dans l’Amour ; et il est alors parfaitement vrai que « l’amour de l’homme c'est l’amour de Dieu » : la foi achève l’intention de la foi. Il est toujours difficile de comprendre comment une motion vo­ lontaire s’exerce, du côté du sujet, sur l’intelligence, parce que l’amour et l'intelligibilité sont d’essence distincte. Mais lorsque l’activité volontaire n’est que le revers créé de la vocation de l’Amour, le sujet est rendu participant de l’inclusion de la Vérité dans le Bien : il est établi dans l’Amour et il connaît ; il précise en adhésion intellectuelle, par la connaissance médiate qui lui est connaturelle, l’adhésion volontaire qui est comme la racine, et en ce sens la partie principale, de la foi (256). Nous voyons donc que la foi, qui doit naître dans l’amour au cœur de l’homme, comme elle est inventée par amour en la Sagesse divine, doit également s’achever dans l'amour. Les deux grands « moments » objectif et subjectif T «•5» ·f· UNITÉ DE LA MOTION VOLONTAIRE DANS LA FOI que l’amour naissant de l’intention de la foi n’arrivait ni à équili­ brer en eux-mêmes ni à souder parfaitement l’un à l’autre demeu­ rent dans la foi : amour, au travers du souverain Bien si on peut ainsi dire, de la vérité révélée en tant qu’elle est le bien de Dieu et le bien de l’homme ; amour, dans le vouloir divin qui inclut l’appel permanent de l’Amour, de la foi que ce vouloir propose et impose à l’homme. Ces deux amours se répondent comme le Bien et l’Amour, ils s'appellent donc mutuellement, sont harmonisés l’un à l’autre, stabilisés par leur rapport, mais plus encore par leur commune ré­ férence à Dieu. De même qu’il n’y a dans la foi qu’une seule déter­ mination intellectuelle qui, dans la lumière de la Vérité première, associe l’assentiment et l’adhésion, et assume la richesse rationnelle de la crédibilité en la changeant en évidence ; ainsi n’y a-t-il qu’une seule détermination volontaire qui, dans la vocation de l’Amour, associe l’amour du bien à l’amour du croire, et assume la « tendance » (i 19) de l’amour naissant en le changeant en un repos dans la motion de l’Amour. >· ί : *(»*ς II. - UNITÉ DE LA MOTION VOLONTAIRE DE LA FOI EN SES DEUX INCIDENCES 50. l’unité de la motion volontaire expliquée par le SCHÉMA DE LA FINALITÉ. i. Ainsi l’homme, capable de connaître et d’aimer, est appelé à s’unir à Dieu Vérité et Amour ; c’est de cette manière qu’il se trouve, au mieux, caractérisé en tant qu’il est esprit : puisque c’est dans la mesure même où il s’approche de la Cause première que l’exercice de ses facultés atteint son amplitude connaturelle. Envisagée de ce point de vue, la foi constitue la base d’une anthro­ pologie qu’il serait intéressant de comparer aux tentatives multi­ ples qui ont été faites pour situer l’homme dans l’univers ; c’est tout un livre qu’il faudrait écrire : nous nous bornerons à rappro­ cher l’économie de la foi, telle que nous venons de la décrire selon l’expérience commune, des données fondamentales qui commandent une conception finaliste du monde. Si nous nous arrêtons à celle là plutôt qu’à une autre c’est qu’elle se trouve en profonde affini­ té avec la révélation chrétienne, laquelle nous invite à voir en Dieu la fin ultime de l’homme (257). On peut dès lors attendre que les grands principes qui commandent l’étude de la finalité se retrouvent en quelque façon dans l’ordre surnaturel. Nous commencerons par rappeler quels ils sont ; puis nous examinerons les facteurs qui rendent leur transposition possible et nous déterminerons en quel ÎL£-' ·-« l. ÂflMÏ · 'T · I · t ΰ t * .Γ itir 1 tKiri i • t«3 *·· Venons en maintenant à la foi comme telle, nous voulons dire la foi envisagée selon son essence, indépendamment de son informa­ tion par la charité (274). Dieu et le bien de Dieu sont pour le croyant distinctement perçus sinon clairement définis : ils apparaissent eux-mêmes dans leur vérité, et non plus sous l’apparence d’un idéai plus ou moins confus. Semblablement, l’amour requis pour former l’assentiment, l’amour de la foi en tant qu’elle est le moyen actuel­ lement possédé d’atteindre le Dieu Vérité, s’adressent explicitement a Dieu ; tandis que cette ordination ne s’effectuait, dans l’inten­ tion de la foi, qu’implicitement, en empruntant la médiation du don promis. Les deux équations, dont nous poursuivons l’examen à ce nouveau plan, se trouvent posées objectivement d’une manière plus vraie, du fait même que leur pôle divin est affirmé, selon la vérité, dans sa transcendance absolue ; mais cela même contribue à entretenir, du côté du sujet, une visualisation disjonctive des ter- ! i 1 ADHÉSION' DE FOI ET SENTIMENT V xzroS mes en présence. Aux deux modalités de la finalité théologale qui suspend l'homme à Dieu correspondent en effet deux objets ontolo­ giquement bien distincts, et entre lesquels la puissance d’un .Amour équipollent à l’Etre n’a pas encore réalisé l’unité : c’est Dieu qui inspire l’activité du croyant, c’est le croyant qui. par là, atteint sa perfection ; le bien de Dieu, c’est Γ« hommage de notre foi » (no), et le bien de l’homme c’est l’accroissement de vie qui résulte pour lui de l’exercice de cette même foi : voilà bien deux choses diffé­ rentes, que l’on tiendrait même pour opposées si on étendait faus­ sement aux rapports de l’homme avec Dieu les conditions qu’impose un cadre matériel aux échanges entre personnes humaines. L’homme ne devra-t-il pas, pour en faire l’hommage à Dieu, renoncer à ce profit que lui assure la foi, et accroître ainsi le bien de Dieu du sacrifice de son propre bien ; l'homme ne doit-il pas renoncer à aimer le bien de Dieu et en particulier la foi, de crainte qu’il ne mêle son propre amour à l’amour dont Dieu exclusivement devrait être le principe ? N’insistons pas sur ces déviations (268) qui ne présentent guère d’intérêt, sinon celui de montrer que la métaphysique de la finalité permet de poser la question qu’elles s’efforcent de résoudre en termes qui les rendent parfaitement vaines. Qu’il y ait en un sens deux biens, celui de l’homme et celui de Dieu, cela est incon­ testable, mais cela résulte de ce que l’amour qui tend vers le bien de Dieu ne peut pas ne pas désirer ce bien pour le sujet aimant lui-même ; s’il y a une indifférence psychologique d’ailleurs arti­ ficielle et instable, il n'y a pas d’indifférence métaphysique : le sujet, actué, est nécessairement qualifié par son acte (275). La foi est un hommage à Dieu, et elle est voulue comme telle : en voulant la foi pour Dieu, le croyant ne fait que reconnaître que Dieu en est la cause inspiratrice, il rend à Dieu ce qui précisément est de Dieu et à Dieu ; mais le croyant ne peut récuser les conséquences qui résultent pour lui de l’acte de sa propre foi : et ainsi il est bien exact qu’il veut la foi pour lui, qu’il se veut par conséquent la foi comme étant son propre bien. Il n’y a ni deux vouloirs, ni deux biens, ni deux fins, parce que la finalité objective, une en ses deux modalités complémentaires, fonde, dans le bien, des modalités cor­ rélatives que le vouloir enveloppe simultanément comme les par­ ties d’un même ordre. Il v a en effet un ordre : le bien de Dieu est premier, absolument, et nous ne nous portons pas vers lui, fûtce dans la foi informe, pour autre chose que pour lui-même, car Dieu étant la fin ultime de toutes choses il ne peut ni être ordonné à quoi que ce soit d’autre ni devenir le sujet récepteur d’une action qu’un autre inspirerait (276) ; mais il n’y aurait ni aucun ordre ni aucune finalité si le bien de Dieu ne se réfléchissait, dans le J se CNITÉ DE LA MOTION VOLONTAIRE DANS LA FOI 509 sujet qu’il actue, sous la forme du bien humain. « Et si par impossible le bien de Dieu cessait d’être le bien de l’homme, nous n’aurions plus aucune raison de nous porter vers le bien de Dieu » (277). précisément parce que sa valeur fonctionnelle de fin se trou­ verait annulée : non seulement par rapport à nous, mais objective­ ment et en nature, du fait que l’économie nécessaire de la finalité se trouverait elle-même détruite. Si donc on distingue deux termes, deux biens, il faut ajouter qu’ils ne peuvent ni l’un ni l’autre remplir leur rôle propre si on les sépare l’un de l’autre. Le bien de l’homme cesserait de subsister comme tel, s’il ne s’identifiait, selon tout ce qu’il est, au bien de Dieu (278) ; l’amour de l’homme subit l’attraction de la même finalité : si en effet l’homme n’aime le bien de Dieu qu’en tant qu’il lui convient à lui, ce n’est pas cependant qu’il rapporte à soi le bien de Dieu, mais c’est parce que sa contribution la plus décisive au bien de Dieu c’est en même temps son épanouissement le plus intime, c’est l’acte même de son amour (279). Le bien de l’homme, et même ce bien qui consiste à aimer, a pour raison ultime Dieu et non pas l’homme, il est pour Dieu et non pour l’homme ; mais en retour le bien de Dieu ne peut mouvoir l’homme qu’en se présentant sous les espèces du bien de l’homme : ainsi l’exige le déterminisme des natures que Dieu Cause première respecte parce qu’il en est l’auteur, et que Dieu auteur du salut introduit dans l’ordre surnaturel. Ce qui est aimable pour chacun, c’est cela même qui lui est bon, et qui comme tel le meut par l’amour : l’homme se veut à lui-même ce bien qui est pour Dieu et qu’il aime pour Dieu. En un mot, et c’est toujours la même distinction, la fin inspiratrice et la fin réceptrice sont à la fois distinctes l’une de l’autre et inclusives l’une de l’autre ; l’ultime motif de l’amour et le terme dans lequel s’achève adéquatement le mouvement de l’amour sont inséparables mais ne coïncident pas (280). Revenant au cas plus particulier qui nous occupe, nous dirons que l’homme se veut à lui-même le bien de la foi, mais qu’il veut ainsi pour l’hommage que la foi rend à Dieu (110). La motion volontaire qui appartient à la foi comme telle est commandée, on s’en souvient, par l’équation : le bien de Dieu est le bien de l’homme, la foi qui est le bien de Dieu est aussi le bien de l’homme, le bien de Dieu en tant que l’homme peut l’atteindre par la foi est le bien de l’homme. Cette équation se trouve insérée, par la métaphysique de la finalité, dans une perspective plus large que celle de la foi, et elle reçoit, du retour à Dieu qu’elle inaugure, une lumière nouvelle. L’homme aime pour Dieu, pour l’hommage qui en revient à Dieu, la présentation qui lui est faite de la Vérité divine, il aime pour elle-même c'est-à-dire pour Dieu encore cette : «<ί·;, ‘hili «Ts J i! 9· • -- 510 adhesion de foi et sentiment Vérité : mais il se veut à lui-même la grâce de la foi qui seule fait s’infléchir jusqu’à lui cette même Vérité. Sans doute le jeu subtil de la psychologie concrète harmonisera-t-il ces deux données l’une à l’autre de bien des manières différentes, mais la même structure demeurera sous-jacente à toutes les étapes du développe­ ment de la foi. Nous n’avions guère fait état que d’une hiérarchie univoque situant le bien de Dieu au delà du bien de l’homme, et cela suffisait à l’analyse formelle de la foi ; nous découvrons main­ tenant que 1’ «équation» dont nous avons parlé constitue un ordre véritable, car, non contente d’associer deux termes, elle in­ tègre les deux modalités par le jeu desquelles ces termes s’appellent mutuellement. L’emploi que nous venons de faire du vocabulaire de l’amour pour désigner son objet le bien, nous dispensera de répéter, tou­ chant le régime de la finalité immanente, ce qui vient d’être dit relativement à la finalité externe. C’est la seconde équation qui recevrait à son tour un surcroît d’explication ; nous ne nous attar­ derons pas à décrire comment, puisque nous allons retrouver ce même point d’une manière plus explicite en considérant le dernier stade de la relation de l’homme avec Dieu : stade que l’on pourrait appeler inclusif en ce sens que les termes en présence tendent à une intime compénétration au lieu d’être posés l’un en face de l’autre. c. .Avec ce troisième degré, suggéré d'ailleurs par la structure mê­ me de la relation, nous nous trouvons, en ce qui concerne la foi, au niveau de l’adhésion et de la foi formée. Nous avons vu que la motion volontaire atteint alors une perfection nouvelle du fait que le fidèle prend plus explicitement conscience d’être sous la motion actuelle du Dieu révélant et aimant ; il est conduit à l’assentiment comme à un corollaire de la lumière à laquelle il participe, et il aime la foi à laquelle il se soumet parce qu’il perçoit que Dieu l’invente par l’Amour auquel il participe également. Le schéma de la finalité nous fait retrouver ces choses, surtout en ce qui concerne leur aspect volontaire. Dans la mesure en effet où la fin est atteinte, l’attrait qu'elle exerçait se change en possession ; et si les deux modalités de la finalité demeurent formellement dis-, tinctes, les mouvements ascendant et descendant qu’elles comman­ daient respectivement coïncident dans l’immobilité du repos. On ne doit plus seulement dire que l’homme se veuille à lui-même son propre bien, encore qu’il ne veuille ainsi que pour Dieu ; mais on doit dire que l’homme, étant en quelque sorte en Dieu, ne peut rien vouloir pour un autre motif que celui qui inspire Dieu, c’està-dire pour Dieu lui-même... dans la mesure où le mot « pour » . 'Z'r'&.'v· 50 UNITÉ DE LA MOTION VOLONTAIRE DANS LA FOI conserve encon un sens ; et on doit ajouter que l’homme trouve ainsi, entre autres choses (281), dans le bien de Dieu, objet du vouloir essentiel de Dieu, son propre bien à lui. En termes plus adéquats à notre objet, le fidèle aime actuellement le « croire », dont il rend ainsi l’exercice possible, parce qu’il le trouve inclus dans le bien de Dieu, inclus par conséquent dans le vouloir de Dieu avec lequel il est, par le même amour, en communion. Le premier type de motion volontaire intrinsèque à la foi, celle qui s’effectue par la médiation de l’objet, fond l’un en l’autre et tend même, comme nous l’avons vu (282) et comme nous venons de le rappeler, à confondre les deux termes de l’équation : le bien de Dieu est le bien de l’homme. Nous découvrons mieux maintenant comment ces termes sont un et comment ils demeurent distincts : il y a, de l’homme à Dieu, une distance et une proximité ontologiques en vertu desquelles les deux modalités de la finalité sont toujours for­ mellement distinctes en elles-mêmes, mais virtuellement incluses dans l’activité humaine ; ce sont elles qui règlent l’alternance de la motion volontaire de la foi, alternance qui va s’amortissant jus­ qu’à la parfaite immobilité de la vision. Il nous reste, pour achever notre comparaison, à examiner com­ ment la structure de la finalité, envisagée cette fois dans son inci­ dence immanente, peut animer, tant au niveau de l’adhésion qu’à celui de l’assentiment, la seconde équation de la foi : l’amour véritable est, dans l’homme, la participation de l’Amour de Dieu (283). L’amour du bien convoité commande l’amour du moyen propre à l’obtenir et quand ce moyen est nécessairement une dis­ position du sujet, il en résulte un état réflexe que nous avons appelé amour de l’amour (284) ; l’amour du bien possédé engendre, à l’égard de la possession elle-même, une complaisance qui laissée à son propre jeu tend également à fermer le sujet sur lui-même. Une telle complaisance peut effectivement s’insérer dans les rap­ ports de l’homme avec Dieu, et relève alors de l’amour selon lequel Dieu est aimé par concupiscence ; mais elle est dominée, en cha­ rité, par un amour de bienveillance qui l’emporte sur le premier en la même mesure où le bien de Dieu excède le bien que nous pouvons participer en jouissant de lui (285). Or l’état dans lequel se trouve le croyant est enviable puisque la foi est un bien excellent, et nous verrons même qu’il y a une joie de la foi (286) ; on doit donc conclure, en vertu de l’économie générale de l’amour, que le crovant ne saurait aimer son propre état, sans aimer en même temps et davantage, Dieu, que cet état permet d'atteindre : et en ce sens l’amour du croyant pour lui-même en tant qu’actuellement crovant, n'est authentique que s’il est suspendu à l’amour de Dieu. On reconnaît là une nouvelle application de l’équilibre des deux * •3’ '· y ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT 513 modalités de la finalité, et en même temps la position de l’équation entre l'amour de l’homme et l'amour de Dieu, entendus l’un et l’autre au sens actif qui convient au niveau de l’assentiment. Ajoutons maintenant que la meilleure manière pour le fidèle d’aimer le croire et de s’aimer lui-même dans l’acte du croire, c’est, comme nous le disions plus haut (283), d’aimer, dans le vouloir divin qui inclut l’appel permanent de l’Amour, le «croire» que ce vouloir propose et impère à l'homme ; l’amour de l’homme devient l’Amour de Dieu, en ce sens que le premier se repose dans le second, voilà ce que nous savons déjà. En résulte-t-il pour autant que l’amour du fidèle pour son propre état se résorbe et s’annihile dans l’Amour que Dieu porte à ce même état, c’est ce dont la métaphysique de la finalité va maintenant nous instruire. Elle commande évidemment une réponse négative : c’est qu’en effet, même immanente, la finalité ne cesse pas de comporter les deux modalités qu’intègre son essence ; or ce sont précisément ces deux modalités inconfusibles que nous retrouvons présentement. Le fi­ dèle s'aimant dans son propre état se prend pour fin réceptrice, cet état étant considéré comme le bien et l’achèvement du sujet humain ; tandis que Dieu aime ce même état premièrement parce qu'il y découvre une similitude de lui-même. Or s’il est vrai que cette similitude divine ne sera rien autre en définitive que le parfait achèvement surnaturel de l’homme, il n’en reste pas moins qu’elle est pour le moment la mesure et la forme inspiratrice, potentielle­ ment immanente, de son progrès. Achèvement de l’homme, simili­ tude de Dieu, ces deux termes demeurent toujours distincts, au moins virtuellement, de par les origines opposées de leurs dési­ gnations respectives ; et nous retrouvons entre eux le jeu formel de la finalité, intériorisé, amorti et réduit pour ainsi dire aux dimensions de l’homme, mais de structure invariable : car l’achè­ vement de l’homme n’étant qu’un bien particulier n’est doué d’appétibilité que dans la mesure où il est une similitude de la bonté première, en sorte que l’homme tend vers cet achèvement parce qu’il tend vers la similitude divine, et non pas l’inverse (287). Ainsi, l’amour de l’homme qui s’adresse à l’achèvement de l’hom­ me, est par et dans l’Amour de Dieu qui s’adresse à la similitude divine, et non pas l’inverse ; cette relation, qui est en substance toute la finalité, nous montre comment ces amours sont deux et comment ils sont un, comment la seconde équation de la foi com­ porte, comme la première, unité et harmonie (288). I 51-51 UNITÉ DE LA MOTION VOLONTAIRE DANS LA FOI DIS 51. l’unité de la motion volontaire (et sa conjonction AVEC l’acte INTELLECTUEL) EXPLIQUÉE PAR LA NOTION DE FORME ET D’INFORMATION. i. Il nous resterait maintenant à qualifier, en la rapprochant de structures familières, la conjonction dans la foi de ces deux déter­ minations intellectuelle et volontaire dont nous avons décrit phase par phase les implications mutuelles et qui, considérées dans leur ensemble, présentent comme nous le voyons une remarquable ho­ mologie. Une telle préoccupation n’est pas étrangère à la théologie classique puisque celle-ci traite la question de 1’ « information de la foi par la charité ». Il s’agit, les mots même l’indiquent, d’uti­ liser une notion philosophique, celle de forme, pour décrire la relation qui existe entre deux vertus théologales. Nous emploierons la même méthode mais nous en déplacerons légèrement le point d’application : d’une part nous examinerons l’unité de la foi plutôt que sa conjonction avec la charité, d’autre part nous mettrons à profit une notion plus familière à l’épistémologie moderne que la forme aristotélicienne· Notre intention n’est d’ailleurs nullement de remplacer une doctrine par une autre supposée équivalente : il n’y a pas en ces matières d’équivalence rigoureuse ; et la ques­ tion de l’unité de la foi est assez complexe et assez riche pour que des problématiques différentes l’éclairent d’une manière originale sans se porter ombrage. L’involution mettra en évidence un aspect qui échappe à l’information, et c’est ce que nous verrons au para­ graphe suivant, mais l’information apporte une contribution propre qu’il convient de ne pas négliger et c’est d’elle que nous allons nous occuper maintenant. Cependant nous n’envisageons pas l’in­ formation pour elle-même, puisque nous nous en tenons rigoureu­ sement à la question de l’unité de la foi. D’une manière plus pré­ cise, c’est la motion volontaire qui va encore nous occuper, et c’est pourquoi les remarques qui vont suivre se rattachent par leur objet au paragraphe qui précède plus encore qu’elles n’introduisent d’un point de vue méthodologique l’argument de l’unité de la foi. « In­ formation » n’est pas, il est vrai, synonyme de « motion volon­ taire » ; mais comme l’équilibre affectif de la foi repose, normale­ ment sinon toujours en fait, sur l’amour^Sq), on pressent que les deux notions sont très voisines. Et comme la foi acquiert, du fait de son information, une unité vitale, cette unité rejaillit sur la motion volontaire où elle est comme l’exigence, que la foi porte in­ trinsèquement à sa structure à être informée par l’amour. En exa­ minant comment se distinguent et comment s’identifient informa­ tion et motion volontaire, c’est donc l’unité de cette dernière que nous avons dessein de mettre encore une fois en évidence. 33 ♦<··» 514 ADHESION DE FOI ET SENTIMENT Nous suivrons un cheminement qui nous est maintenant coutu­ mier ; rappelons qu’en distinguant comme deux étages (290), aussi bien au point de vue intellectuel qu’au point de vue volontaire, nous avons surtout voulu donner le sens du dynamisme de la foi, faite pour nous porter vers la vision : deux instantanés infiniment voisins contraignent la mémoire imaginative qui est fille du mouvement à restituer le mouvement qui ne peut cependant être décrit en termes finis : encore faut-il tenir les deux vues d’une seule vue, c’est ce que nous allons essayer de faire. Nous pourrions nous aider des deux parallélismes que nous avons déjà indiqués. Tout d’abord entre l’intention de la foi et la foi elle-même : quand plusieurs dispositifs d’un même sujet sont ordonnés à l’obtention d’une même fin, ils sont en général distincts, voire séparés tant que la fin n’est pas possédée, ils se joignent au contraire lorsque, la fin étant présente, ils la touchent, chacun à sa manière ; si donc on consi­ dère l’activité volontaire dans sa continuité, depuis la première manifestation de l’idéal jusqu’au don de la grâce et de la foi, on doit y observer une convergence intime qui s’accuse d’ailleurs encore davantage de la foi à la vision. En second lieu, parallélisme requis par l’unité du sujet spirituel entre les deux puissances de l’entendement : à l’unité de la saisie intelligible en quoi consiste formellement l’acte de foi doit correspondre l’unité de la motion volontaire. L’assentiment, relation de l’intelligence à l’énoncé ré­ vélé, s’achève en adhésion du fait que l’intelligence saisit d’une manière plus vive, dans la lumière de la Vérité première, la rela­ tion que l’énoncé révélé soutient avec la même Vérité première considérée comme objet ; semblablement, l’amour de la vérité en tant que celle-ci est condition de la béatitude s’achève dans l’iden­ tité de vouloir qui découvre l’identité entre le bien et l’amour de l’homme d’une part, le Bien et l’Amour de Dieu d’autre part. Nous disons bien, ici et là, achèvement et non pas substitution : l’énoncé révélé ne perd rien, ni de sa consistance rationnelle du fait qu’il est saisi dans la Vérité première qui est la souveraine mesure de tous les types d’intelligibilité, ni de sa valeur immé­ diatement humaine du fait qu’il est aimé dans l’Amour divin qui a inventé la foi pour le bien de l’homme. Nous ne ferions, en insis­ tant davantage, que répéter ce que nous avons déjà dit à plusieurs reprises. Venons-en donc à la question de l’information de la foi par la charité. Ce ne sera d’ailleurs pas nous écarter beaucoup de l’analyse de la motion volontaire : la charité qui est en effet forme de la foi est située dans la volonté ; mais, d’une manière plus pré­ cise, le fait qu’une motion volontaire soit requise par le régime intellectuel de la foi est la raison décisive qui contraint à rechercher du côté de la volonté l’élément déterminant de la foi (291), et à 51 UNITÉ DE LA MOTION VOLONTAIRE DANS LA FOI remonter ainsi jusqu’à la charité qui est le maximum dont la volonté soit capable. 2. Nous devons tout d’abord préciser ce que l’on veut entendre par les mots « forme » <« information ». L’hylémorphisme est une doctrine suffisamment connue pour que nous n’ayons pas à insister beaucoup (292). La forme est, dans les êtres matériels soumis à l’observation sensible, ce par quoi ils sont, et corrélativement ce par quoi ils sont connus ; l’ensemble des caractères qui constituent la forme dans tous les êtres qui ne se distinguent que par des conditions d’origine matérielle constitue : objectivement, l’espèce, et dans l’esprit, la définition de l’espèce. Mais la forme n’existe pas à l’état séparé : elle est la forme d’un sujet qui est précisément par elle existant et déterminé, et qui est dit matière en tant qu’il constituerait, sans la forme, une aptitude à être et à être déterminé. Ce qui nous importe ici ce ne sont pas les deux éléments matière et forme en eux-mêmes, mais bien le couple qu’ils constituent et qui ne fait au fond que désigner un rapport métaphysiquement essentiel de déterminable à déterminant. La matière n’a de réalité que « par relation à la forme » (293) et Γinformation consiste, pour un sujet matériel, à acquérir une détermination ou forme nouvelle qui l’achève conformément à sa nature et en fixe l’espèce (294). Comme c’est de la foi que nous nous occupons et non de la charité, nous avons surtout à retenir, dans le couple hylémorphique et dans l’information, ce qui concerne l’élément matériel. Trois carac­ tères lui reviennent : il ne peut ni exister ni être compris sans la forme, il est déjà préparé à être déterminé par la forme en ce sens que n’« importe quel sujet ne peut recevoir n’importe quelle forme » (294), il reçoit de la forme la détermination qui l’achève, autrement dit son espèce (294). Il ne faudrait pas s’attacher avec trop de rigueur à retrouver dans la foi ces différents éléments, puisque l’analogie est ici un moyen d’exprimer des résultats plutôt que de les établir a priori ; mais c’est précisément parce que les caractères en question appar­ tiennent en quelque manière à la foi que l’hylémorphisme trouve application jusque dans le domaine surnaturel. En premier lieu la foi ne peut exister normalement sans la charité : on croit parce qu’on aime le bien promis, on croit pour le posséder en l’aimant. Et de même qu’un sujet qui n’atteindrait pas la détermination dont il est capable par nature, disons par exemple un embryon qui de­ meurerait embryon, est pour l’esprit un non sens et objectivement une monstruosité, ainsi en va-t-il de la foi informe ou morte : elle peut exister en fait et nous aurons à le redire, mais elle ne le devrait pas. elle n’a pas plus droit à l’existence qu’un sujet ne peut exister .... F (it« * I 1 ADHESION DE FOI ET SENTIMENT 516 sans la forme qui l’achève ; on ne doit pas donner le baptême à <æux qui, « persistant dans la volonté de pécher, excluent la forme de la foi » (295). Ils recevraient bien la foi morte : du moins cela nous paraît plus probable ; mais précisément la foi morte ne devrait jamais naître. En second lieu, la foi est faite pour s’achever en amour : on ne conçoit pas en effet un fondement sans superstructure, or la foi est fondement de la vie spirituelle et « commencement du salut » (296) ; elle appelle la détermination constituée par la charité, à la manière dont le sujet matériel appelle celle de la forme lorsqu’il se trouve dans l’ultime disposition à recevoir celle-ci. Cette consécution né­ cessaire exprime en effet tout simplement qu’il faut attribuer à la même cause et au même mouvement l’apparition de la forme et la production de la disposition qui l’introduit : or, la vie de la grâce pouvant être comparée à un mouvement, la foi en est la « première manifestation » (297), appelant l’indispensable complé­ ment de la charité : la foi est pour le croyant ce que la vie végé­ tative est pour l’animal : la première manifestation et le prélude de la vie (298). La foi constitue, dans l’ordre spirituel, une source absolument indispensable ; mais, isolée, elle serait absolument in­ suffisante, et tout ce qui procéderait d’elle participerait à sa contra­ diction latente : ainsi la prière conserverait une efficacité impétratoire ne s’achevant pas en efficacité méritoire (299) ; et, d’une manière générale, les deux conditions essentielles du mérite, à savoir l’ordination de l’acte à Dieu (300) et le caractère volontaire et libre (300-301) de ce même acte, seraient réalisés, le mérite de­ meurant cependant impossible. Cette référence de la foi à une détermination ultérieure peut d’ailleurs être exprimée en fonction de Dieu puisque celui-ci est l’objet de la charité : dans l’union de l’âme avec Dieu, la foi peut être assimilée aux fiançailles (302), puisque c’est par elle premièrement que Dieu est dans l’âme (296). Mais le point central de l’analogie que nous développons avec S. Thomas, c’est que la manière dont la foi est déterminée par la charité est semblable à celle dont un sujet matériel reçoit son espèce de la forme nouvelle qu’il acquiert. « L’acte de foi est en effet ordonné à un objet de volonté, à un bien ; or ce bien qui est le but de la foi c’est un bien divin »(303) : l’acte de foi est donc spécifié (c’est-à-dire reçoit son espèce) par ce bien divin, tout comme le sujet matériel est spécifié par la forme en la réception de laquelle s’achève sa génération. Ce rapprochement autorise à dire que le bien divin en question est forme de l’acte de foi ; enfin, le bien divin étant l’objet propre de la charité, on peut attribuer à celle-ci ce qui convient à celui-là et dire que la charité est forme de l’acte 51 UNITE DE LA MOTION VOLONTAIRE DANS L,\ FOI de foi et de la foi ehe-même. On voit que si la foi appelle l’infor­ mation de I amour c est que son objet, la Vérité première, est en même temps le souverain Bien, et c’est parce que la foi désignant la Vérité d’une manière universelle, elle désigne le Bien pour luimême comme, fin (304) : or l’appréhension de la fin relève de la volonté et de l’amour ; c’est précisément ce passage de la vérité au bien, de l’intelligence à l’amour, qui avait constitué l'objet de notre remarque liminaire. Cependant il faut prendre garde qu’une analogie, surtout lorsqu’elle joue entre des réalités aussi différentes que le sont un changement matériel et une vertu théologale, ne saurait s’appliquer de tout point : si la charité donne à la foi son espèce en ce sens qu’elle l’achève par mode de finalité, il n’en faut pas conclure que la charité s’intégre dans la foi à la manière dont la forme s’intégre dans le composé matériel, c’est-à-dire comme une partie de son essence (305) ; on comparerait plus justement la cha­ rité au modèle dont la copie reproduit les traits, la présence du premier dans la seconde résultant de cette similitude (306). Con­ cluons que la conjonction de la foi et de la charité est un cas dont l’originalité défie toute comparaison empruntée à l’ordre naturel ; on se gardera d’ailleurs de ne voir là qu’une question de psycho­ logie cantonée dans le sujet humain : si la foi est le premier effet de la grâce (296), si elle est par là ordonnée à la charité qui est le meilleur fruit de la grâce, elle est plus profondément le don de Dieu et le principe de notre assimilation au Christ (307). C’est même à cause de cette dernière raison que la foi ne se justifie que si elle est informée par la charité : puisque c’est seulement à cette condi­ tion qu’elle réalise la présence du Christ dans l’âme. Conformé­ ment à la trilogie que nous avons déjà rencontrée (308), on peut dire que croire à Dieu et croire Dieu appartiennent pleinement à la foi morte, tandis que croire en Dieu implique un mouvement vers l’objet et une appropriation qui ne sont parfaitement réalisés que dans la foi formée (308) ; et comme ces deux états de la foi se distinguent par la motion volontaire (308), l’étude de la forme de la foi nous ramène très naturellement à celle de son équilibre affectif. Nous avons rappelé un peu plus haut les caractères qui échoient à la matière elle-même du fait de sa conjonction à la forme î; il convient d’ajouter que la propriété essentielle du composé qui ré­ sulte de cette union c’est précisément l’unité : il est un par la forme tout comme il existe par elle, et la matière participe et cette réalité et cette unité. Si nous utilisons ce nouvel aspect de l’ana­ logie précédemment développée, nous sommes conduits à dire que la motion volontaire par laquelle s’effectue la conjonction de la foi et de la charité doit porter en elle-même et imprimer dans la ·(-· Γ’Ί ■ r,: V ADHESION DE FOI ET SENTIMENT 518 foi l’unité qu’elle tient de la charité qui joue le rôle de forme, L'unité de la motion volontaire, et ultérieurement celle de la foi, se présentent donc comme un corollaire de l’information par la charité, pourvu que celle-ci soit, avec la motion volontaire telle que nous l’avons décrite, en relation d’affinité sinon d’identité. Or ce dernier point résulte immédiatement de ce qui précède ; mettons-le en évidence en nous attachant surtout à la motion volon­ taire pour elle-même, renvoyant les conséquences qui en résultent pour l’unité de la foi au paragraphe consacré à la foi formée en tant qu’elle s’oppose à la foi morte. 3. a. Dire que la foi est ordonnée à la charité c’est dire que l'on croit pour aimer ou, comme nous l’avons expliqué, que la Vérité première qui inspire la foi se présente pour le fidèle comme une fin, du fait qu’elle est objectivement identique au souverain Bien (304) ; d’autre part, le premier type de motion volontaire, animant la foi comme l’intention de la foi, consiste, on s’en souvient, dans le fait que l’on croit parce que l’on aime, on croit parce que l’amour du bien divin envisagé dans son universalité ou comme se concré­ tisant dans les articles révélés compense l’inévidence de présentation inhérente à la foi. Or c'est le propre de toute motion s’effectuant par mode de finalité, et plus généralement d’ailleurs de toute rela­ tion, que de comporter un double aspect : l’être qui n’a pas encore atteint sa fin en subit intrinsèquement l’influence sous la forme du désir qu'il éprouve pour elle, et c’est d’autre part en vertu de ce désir qu’il se dirige vers elle. Mais ce ne sont là que deux ma­ nières de décrire la même réalité, l’être mobile étant considéré tantôt comme terme de l’action qui le meut, tantôt comme le sujet de son propre mouvement. Semblablement, la foi en tant qu’elle est une certaine structure intelligible doit être appliquée à son propre objet, et elle en est redevable à la volonté. L’action de celle-ci : en tant qu'elle est immanente au sujet, constitue précisément ce que nous avons appelé motion volontaire ; en tant qu’elle est dé­ clenchée et sustentée par le bien divin, se nomme amour. Or le fidèle possédant la foi adéquatement, c’est-à-dire selon tout ce qu’elle requiert par nature, l’exerce au bénéfice de la fin qui ac­ tuellement la commande : il lui est possible de croire parce qu’il aime (motion volontaire), et il croit pour aimer (information) ; ainsi le vivant, du fait qu’il agit par sa forme, agit nécessairement P&ur cette même forme qui est l’expression immanente de sa propre finalité. Et maintenant quelle différence y a-t-il entre ces deux choses : la motion volontaire qui consiste à aimer pour croire, l’information de la foi qui consiste à croire pour aimer ? Nous aurons garde 51 l SITE DE LA MOTION VOLONTAIRE DANS LA FOI • — y-—- d’oublier que la première appartient à \'essence de la foi ; tandis que la forme de la foi est, en dépit de l’anomalie métaphysique que constitue pareille manière de s’exprimer (309), extrinsèque à l’es­ sence. Nous avons même noté que c’est le souci de précision for­ melle s’attachant à définir la foi en elle-même qui a incliné S. Thomas à modifier l’expression et le sens de la formule augustinienne : le credere in Christum qui signifiait l’amour accompagnant la foi est devenu le credere in Deurm désignant seulement la motion volontaire de la foi (310). La différence vaut donc d’être notée du point de vue du droit, c’est-à-dire du point de vue de la définition de la foi abstraitement considérée. Mais il y a une autre manière d’envisager le droit : le droit c’est ce qui doit être, et ce qui doit être c’est la foi formée, la foi informe n’étant qu’un accident. Or, dans la foi formée, il n’y a aucune différence réelle entre la motion volontaire et l’information. La description précédente est en effet une transposition de l’analyse du mouvement. Or le mouvement suppose naturellement que le sujet mobile ne possède pas encore la forme qui doit l’achever ; le sujet croyant au contraire possède, dans la foi formée, la charité qui est forme de la foi : il n’y a plus, comme dans le cas matériel homologue, l’écart réel qui permet d’opposer le caractère potentiel de la motion qui porte l’être vers sa fin, au caractère actuel de l’information qui se trouve déjà partiel­ lement réalisée dans le sujet en devenir ; tout au plus peut-on distinguer l’amour qui inspire la foi d’avec celui qui la suit à la manière dont se font face deux relations corrélatives (311) : mais il n’y a en fait qu’un seul amour qui inspire la foi dont il se nourrit, et c’est l’amour de charité (289). b. La foi informe confirme négativement cette assertion : si elle constitue un cas anormal et violent c’est précisément parce que 1’ » amour moteur » ne peut s’y changer en « amour informant ». La foi morte est semblable à un jet d’eau qui, prenant source dans un lieu très élevé, se heurterait contre un plafond trop bas ; elle procède effectivement de l’amour d’un bien divin, transcendant l’univers naturel, mais ce bien est aimé en tant qu’il est le bien de l’homme : elle ne comporte pas la branche ascendante qui re­ trouve, dans l’amour de charité, ce même bien divin en tant qu’il est le bien de Dieu. C’est donc à une disjonction entre la motion volontaire liée à l’assentiment et l’amour dans lequel doit s’épanouir la foi qu’il faut imputer le caractère monstrueux de la foi morte, et c’est donc bien à une identification qu’il faut conclure en ce qui concerne la foi telle qu’elle doit être. Nous devons maintenant, pour être complets, étendre cette même assertion au stade ultérieur, et montrer que la motion volontaire en ί. a 14 ... ■ M· iU:' 520 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT tant qu’elle est associée à l'adhésion se trouve également en coincidence objective avec l’amour qui informe la foi ; redisons ci ’ailleurs qu’il n’y a pas là une conclusion nouvelle mais bien plutôt une autre manière de lire et d’exprimer la même vérité. Cette nouvelle modalité de la motion volontaire consiste, on s’en sou­ vient, dans l’identité de vouloir entre le fidèle et Dieu, identité au terme de laquelle la vérité de l’énoncé révélé se présente comme incluse dans le Bien de Dieu : on croit parce qu’on aime ce Bien comme Dieu l’aime ; en sorte que le rôle de l’amour est bien plutôt d’assurer la participation à la véracité divine que d’être suspendu à un bien qu’il faut atteindre. L’amour agit alors sur l’esprit qui adhère à la Vérité divine, par mode d’efficience plutôt que par mode de finalité. Nous avons vu que la foi divine, communion intelligible (312) à la Vérité première, a le privilège d’assister à sa propre naissance et d’inférer le mode qui lui convient à partir de la fin qui lui est assignée (262). Nous retrouvons ici, mais au point de vue affectif, ce même passage de l’ordre de la finalité à celui de l’efficience : établi dans le souverain Bien par une com­ munion dont l’Amour divin a l’initiative, le fidèle perçoit com­ ment la genèse de la foi s’effectue en lui dans l’amour ; il croit, parce qu’il aime le fait de croire qui constitue une modalité du souverain Bien, il croit parce qu’il aime le croire dans l’Amour même qui invente la foi. a | D’autre part, on aura remarqué dans les expressions dont se sert S. Thomas en traitant de l’information de la foi, une constante dichotomie : la foi est le premier effet de la grâce, c’est aussi par elle premièrement que Dieu est dans l’âme ce qui lui vaut d’être comparée à des fiançailles (302) ; la foi est fondement de la vie spirituelle (296) et ordonnée au bien divin (303) : elle est égale­ ment, informée du moins par la charité, principe de l’assimilation au Christ (307) ; que la foi soit envisagée comme un commence­ ment, ce qui la situe en fonction de ce qui la suit, ou bien comme principe ou fondement, ce qui signifie son influence sur ce qui procède d’elle, elle relie toujours, dans son amplitude infinie, les deux mêmes pôles : l’un humain et c’est la grâce, l’autre divin et c’est Dieu ou le Christ. Objectivement, cela revient au même : puis­ que la vie de la grâce, c’est ia vie d’union avec Dieu ; mais on sent tout de suite la différence quant au mode de signifier. La « vie spirituelle » désigne immédiatement une activité du sujet humain, médiatement seulement Dieu qui en est l’objet ; au contraire, 1’« as­ similation au Christ » signifie bien cette même activité, mais elle la signifie immédiatement comme référée à son terme divin, mé­ diatement seulement comme considérée en elle-même. La partici­ pation au bien de Dieu est envisagée ici dans sa source, là dans si UNITE DE Lz\ MOTION VOLONTAIRE DANS LA FOI son terme créé : encore qu’on ne puisse jamais séparer l’un de l’autre, il est loisible de mettre davantage l’accent sur l’un ou sur l’autre à la condition cependant de respecter la hiérarchie (287). Ces nuances ont évidemment leur répercussion en ce qui concerne l’exercice de la foi qui est une adhésion de l’intelligence normale­ ment soutenue et « informée » par l’amour. Le principe de cette information peut être en effet considéré, tout comme l’ensemble de l’activité théologale dans laquelle elle s’insère, soit dans le sujet humain et c’est alors le bien divin « qui est la fin de la foi » (303), soit dans la source divine et c’est alors l’Amour qui rend ce bien divin participable pour nous. On voit donc que, du point de vue de l’information de la foi, dire que cette vertu est le « commence­ ment de la vie spirituelle » (296), c’est signifier que le croyant donne son assentiment aux vérités divines en tant qu’elles sont l’objet adéquat de l’amour surnaturel ; et voir dans la foi le « principe de l’assimilation au Christ » (307), c’est signifier que le fidèle adhè­ re à l’Amour : le bien divin étant, au cœur de l’homme, le terme que doit atteindre la vie spirituelle, de la même manière que le Christ concrétise en sa personne l’Amour dont Dieu enveloppe l’homme (215). C'est ce nouvel aspect qui nous intéresse pour le moment, et nous pouvons donc retenir que l’information de la foi consiste à croire à l’Amour (313)- Or nous avons conclu quelques lignes plus haut que la motion volontaire en tant qu’elle est associée à l’adhésion consiste à aimer « le croire », à aimer la foi dans l’Amour qui l’invente. Nous sommes maintenant en mesure d’examiner si ces deux choses se distinguent ou si elles ne font qu’un. C’est le second membre de l’alternative qui est tout naturellement suggéré par ce qu’a révélé l’analyse faite au plan de l’assentiment. On comprendra aisément, en reprenant l’image de la réflexion de la foi sur elle-même, que l’amour du croire coïncide substantiellement avec le fait de croire à l’Amour. Quand nous disons que le fidèle est « établi », dans la Vérité première par l’adhésion de foi, et dans le souverain Bien par l’adhésion de charité, nous signifions qu’il devient capable d’appréhender, conformément à la Sagesse divine, sa propre activité théologale ; il peut donc considérer celleci à la manière d’un objet qui doit à sa qualité éminemment sur­ naturelle de demeurer en quelque sorte inclus dans sa cause et de n'être vraiment lui-même qu’à cette condition. Dès lors le fidèle aime cet objet dans l’Amour même de Dieu, puisque tout autre amour serait incapable d’atteindre une réalité si proche de Dieu ; il aime en particulier le croire qui fait partie de cet « objet » et il l'exerce, tout comme on jouit d’un présent en la présence même de celui qui l’offre, c’est-à-dire en la vertu d’une communion ί).< t* Μ»·’ 322 .ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT V d’amour renforcée par cette présence. Mais le fidèle peut également saisir sa propre activité théologale en tant que celle-ci procède de sa source divine : comme cette source est l’Amour, et comme d’au­ tre part aucune de nos œuvres surnaturelles ne peut s’effectuer sans le concours des vertus théologales, c’est par la foi que cet Amour est premièrement saisi : le fidèle croit à l’Amour. Par une réflexion objective analogue à celle dont nous avons parlé à propos de l’adhésion (262), la foi adhère à l’Amour dans lequel elle naît et par l’impulsion duquel elle s’exerce, tout comme elle adhère à la Vérité première révélante dont elle voit n’être que la partici­ pation ; on ne pourrait croire en vertu de l’amour, en vertu de l’identité de vouloir avec Dieu, croire en d’autres termes sous la motion de l’Amour que Dieu a pour la foi sans croire à cet Amour lui-même ; et en retour, adhérer à cet Amour, c’est aimer la foi qu’il inclut en fait comme la première de ses conséquences. c. La foi est d'autant plus apte à faire réflexion sur son origine divine et à en discerner la nature qu’elle se tient, dans son exercice même, plus proche de cette origine : la foi tombant sur les énoncés révélés à la manière d’une lumière issue de la Vérité première assiste, dans cette lumière, à sa propre genèse et adhère sponta­ nément à l’acte dans lequel la Vérité première révèle et se révèle ; tandis qu’un assentiment encore chargé de rationalité ne résoud dans l’unité d’un même acte la saisie de l’énoncé révélé et celle de sa crédibilité divine, que grâce à la relation qui existe entre ces deux vérités. Semblablement la foi qui est comme un fruit de l’amour retrouve aisément l’Amour comme son objet privilégié ; tandis que la foi suspendue par le désir à un objet que l’amour n’a pas encore rendu assez proche, distingue la motion volontaire qui l’impère d’avec finformation de la charité qui la couronne (314). Dans les deux cas, l’adhésion achève en unité ce que l’assen­ timent fonde sous forme de relation ; et, redisons-le encore, il n’y a pas là deux degrés disjoints de l’activité théologale, mais deux modalités qui appartiennent en droit à tout acte de foi, encore que l’une ou l’autre puisse être dominante. En ce qui concerne l’équi­ libre affectif de la foi, nous voyons que motion volontaire et infor­ mation se soudent l’une à l’autre pour ainsi dire à deux degrés : on aime pour croire, puisqu’il faut bien qu’une détermination vo­ lontaire fixe l’intelligence sur un objet inévident, et on croit pour aimer puisque ce même objet répondant adéquatement à la destinée humaine commande un amour ; en second lieu on croit dans l’amour, en vertu d'une motion qui vient de l’Amour dans lequel la foi est conçue, et on retrouve cet Amour comme objet de la foi, on croit à l’Amour. En chacun de ces deux degrés, les modalités que nous venons de rappeler sont, comme nous l’avons montré, *4 ' 51 * - UNITÉ PE LA MOTION VOLONTAIRE DANS LA FOI 523 mutuellement inclusives (du moins en droit dans le premier degré) ; et si l’on se demande en quoi la motion volontaire inhérente à la foi se distingue de l’information de cette même vertu par la cha­ rité, on ne trouve pas autre chose qu’une différence de point de vue. Quand on traite de la motion volontaire, on cherche à expli­ quer la psychologie de la foi : l’amour intervient donc tout natu­ rellement comme cause ; « aimer pour croire », « croire en vertu de l’amour qui invente la foi » expriment de deux manières diffé­ rentes cette même causalité : on croil parce qu’on aime ou on aime afin de croire. La question de l’information de la foi se pose diffé­ remment : la foi ayant été considérée en elle-même comme une essen­ ce distincte, et sa structure étant supposée'définie, on examine quelle relation elle soutient avec la charité : du point de vue de la dé­ marche explicative on part de la foi ; « croire pour aimer », « croire à l’Amour» expriment, soit dans la tension d’un effort soit dans le repos de la possession, la même finalité fondamentale : du fait que la foi est ordonnée à l’amour, informée par la charité, on ne peut croire adéquatement sans aimer, on aime parce que l’on croit ou on croit pour aimer. La différence entre la motion volontaire et l’information de la foi tient donc beaucoup moins à la réalité qu’à la manière de la regarder ; on peut considérer une essence abstrai­ tement et pour elle-même ou bien dans son existence concrète : le premier point de vue est plus formel, et c’est lui qui commande la définition de la foi, mais le second n’ajoute en aucun cas de détermination essentielle nouvelle ; en d’autres termes, ce sont les mêmes propriétés qui doivent se retrouver ici et là. Or l’unité est en général une qualité essentielle de la forme, très particulièrement de la forme de la foi. La foi étant en effet une vertu théologale, sa fin et son objet coïncident ; en termes un peu plus larges, l’amour qui est la fin de la foi, croire pour aimer, n’est pas en droit différent de celui qui en est l’objet, croire à l’Amour ; l’amour à l’exercice duquel permet d’atteindre la foi est la participation de l’Amour dont Dieu donne le gage par la grâce de la foi : l’écart, infini dans le degré, n’ôte pas l’identité d’espèce, laquelle assure l’identité de l’information de la foi tout au cours de son progrès. On en conclut que la motion volontaire doit jouir de la même unité. D’ailleurs la structure théologale de la charité introduirait une remarque semblable à celle que nous venons de faire ; aimer pour croire, aimer le croire ne se distinguent que parce que la foi y joue respectivement le rôle de fin et le rôle d’objet : ces deux cas s’iden­ tifieraient donc si, au lieu de la foi, il s’agissait de Dieu ; du moins se rapprochent-ils assez pour ne constituer spécifiquement qu’une seule motion volontaire, et les deux modalités qu’elle comporte en montrent plutôt le relief théologal et le dynamisme qu’elles n’en constituent une division adéquate. tj in /·♦ Ι<Γ' 1 H il. k-. v· * «r < ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT à ce propos qu’il existe dans la foi une oscillation 4· Rappelons .. incoercible : c’est la relation entre 1 assentiment et l’adhésion qui en rend compte au point de vue intelligible (106) ; au point de vue affectif c’est, d’une manière toute semblable, la relation qui existe entre les deux modalités de la motion volontaire (315) : le rappro­ chement que nous venons de faire entre la motion volontaire et l’information par la charité suggère de considérer en fonction de l’amour l'oscillation de la foi. L’amour rend la foi inquisitrice, puisque l’on croit pour aimer (316) ; en retour, l’Amour assure le repos de la foi parce qu’il s’offre à elle comme objet au même titre que la Vérité première, parce que de plus il est au principe de la relation qui unit l’homme à Dieu personnettement. Si le fidèle pouvait être établi dans cet Amour, il jouirait même dans l’exer­ cice de la foi, d’une parfaite stabilité ; cela est évidemment im­ possible puisque participer à l’Amour tel qu’il est assure la béati­ tude. D'une manière plus précise, l’Amour tel qu’il est en Dieu suppose une parfaite réflexion qui est nécessairement liée à une saisie intelligible parfaite ; la « vocation » apporte bien à l’intime du cœur la saveur de cette réflexion possédante qui s’achèvera précisément en béatitude : mais le régime de la foi, en excluant l’évidence et la pénétration intelligible conscientes, rend impossible la participation à cette parfaite réflexion de l’Amour seule capable de fixer le sujet en lui assurant la possession adéquate de son bien. Nous ne communions à l’Amour que par l’amour ; nous ne pou­ vons bénéficier, en aimant, de tous les privilèges inclus dans l’amour, parce que la foi exclut la clairvoyance qui rendrait l’amour tel qu’il est exercé en nous semblable à l’Amour tel qu’il est subsis­ tant en Dieu. L’amour incline par nature à posséder, et il ne peut y tendre actuellement qu’en se pliant à des conditions qui excluent la possession parfaite. En conséquence, de l’amour tel que nous l’exerçons connaturellement sous le régime de la foi, à l’assimila­ tion à l’Amour, demeure toujours non seulement un écart qui tient à une différence de structure, mais une irréductible oscillation qui exprime l'égale impossibilité où le fidèle se trouve et de s’en tenir à un amour non possédant et de se fixer dans l’Amour béatifiant. Il revient, comme nous le verrons, aux dons d’intelligence et de sagesse d’amortir cette inquiétude de l’amour, homologue à celle de la foi mais également incluse dans celle de la foi, en commu­ niquant au fidèle une clairvoyance et une expérience objectivez qui transcendent le mode naturel de l’agir humain. Il sera bon de vérifier les résultats essentiels de notre enquête en examinant rapidement la pathologie de la foi. 51** DISJONCTION DU VOLONTAIRE DANS L,\ pathologie de la foi 525 HL - NÉCESSITE DE LA MOTION VOLONTAIRE EN SES DEUX INCIDENCES. CETTE NÉCESSITÉ RÉSULTE A POSTERIORI DE LA PATHOLOGIE DE LA FOI Il en est de la foi, principe de la vie surnaturelle (296), comme de toute vie : elle est sujette à variation, elle peut s’épanouir ou s’atrophier, bien que ce second cas soit particulièrement anormal pour une vie spirituelle qui, réalisant mieux que toute autre l’es­ sence de la vie, ne devrait connaître qu’une loi de croissance. Mais, outre ces variations en intensité, la foi comporte également des métamorphoses qui en changent la nature, et qui font ressortir par contraste sa véritable économie. La pire des maladies c’est évidemment la mort, et il existe un péché d’infidélité qui est « le plus grand de tous »(317) en ce sens qu’il coupe radicalement d’avec Dieu ; cependant nous ne nous y arrêterons pas, parce qu’il sera plus instructif de considérer celles des maladies de la foi qui en laissent subsister quelque chose et qui en montrent ainsi à découvert les différents éléments. Nous examinerons la foi morte et la foi des démons ; et nous verrons que c’est une carence de la motion volontaire qui les empêche de réaliser le statut de la véritable foi. La foi morte exclut ce que nous avons appelé, à propos de l’intention de la foi, « second type de motion volontaire » : type qui trouve son plein épanouissement dans la foi avec la seconde incidence de la motion volontaire, celle qui est conjuguée à l’adhésion. La foi des démons exclut également le premier type de motion volontaire de l’intention de la foi : celui qui, dans la foi, est conjugué à l’assentiment ; c’est-à-dire que la foi des démons ne comporte plus aucune motion attribuable en propre à la volonté (318) : et nous verrons précisément qu’elle ne peut s’appeler foi qu’à la faveur d’une élasticité de langage voisine de l’équivoque ; ceci achèvera de montrer l’importance décisive du rôle de la motion volontaire dans la foi. 52. LA FOI MORTE DÉMONTRE LA DEUXIÈME ÉQUATION DE LA FOI OU DEUXIÈME INCIDENCE DE LA MOTION VOLONTAIRE : l’amour EXERCÉ par l’homme n’est VÉRITABLE QUE s’il EST PARTICIPATION DE l’amour DE DIEU. i. Commençons donc par la foi morte ; nous en montrerons successivement l’existence, la genèse, la nature, la valeur indicative en ce qui concerne l’économie de la foi. La « foi morte » est, comme F\ < ■ * >· p 526 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT on sait, la foi «sans les œuvres »(319) : ou, ce qui revient au même, la foi qui n’ « opère pas par la charité » (320). Et comme la problématique scolastique a appelé information la compénétra­ tion de la foi par la charité, la foi morte a reçu le nom équivalent de foi informe. La dissociation en quoi elle consiste constitue, au sens technique de ce mot, une véritable monstruosité (321), en sorte qu’on ne peut en affirmer l’existence qu’à partir des faits ; le cas en est d’ailleurs malheureusement assez banal, puisqu’il suffit d’une seule faute mortelle pour ôter la charité : si cette faute n’est pas un péché d’infidélité (322), s’opposant formellement à la vertu de foi, celle-ci demeure et devient la « foi morte ». Cependant on réserve de préférence cette locution pour désigner un état durable : et en ce sens la foi morte est assez rare ; lorsqu’en effet la volonté ne trouve plus, dans l’amour intime de Dieu, le ressort qui lui permet d’être motrice, elle s'épuise graduellement et la foi ellemême, incapable de s’exercer, ne tarde pas à se désagréger. Mais enfin ces cas de foi morte à l’état permanent existent (323) : ils s’accompagnent généralement d’une crainte vive du châtiment, crainte qui est comme le résidu de la tension volontaire requise à la foi. D’ailleurs le Concile du Vatican ne laisse subsister aucun doute à ce sujet : en affirmant en effet que « la foi en elle-même est un don de Dieu, même si elle n’opère pas par la charité » (324), ou en niant que « la grâce de Dieu n’est nécessaire que pour la seule foi vive qui opère par la charité » (325), le Concile pose im­ plicitement l’existence de la foi qui n’opère pas par la charité, c’est-à-dire de la foi morte. Absence de l’amour de charité ne signi­ fie d’ailleurs pas nécessairement haine de Dieu ; le péché qui ôte la charité sans ôter la foi consiste le plus souvent en un attrait du bien créé que l’on voudrait compatible avec l’amour de Dieu et que l’on ne se résoud pas à subordonner à cet amour. Il n’est même pas absolument contradictoire qu’un orgueilleux attache­ ment à soi-même interdise à la foi de s’épanouir en adoration et en amour, sans tarir pour autant la source de ces sentiments : là créature qui est en cet état souhaiterait que Dieu n’existât pas ou ne se soit pas manifesté, afin de pouvoir s’affirmer comme l’absolu, mais la contradiction qu’elle rencontre en elle-même à son propre désir est le signe dans lequel elle ne peut pas ne pas connaître et l’existence et la manifestation de Dieu. Une telle attitude est toute proche de la foi des démons, puisqu’elle peut n’avoir pour fonde­ ment que la seule perception des arguments de crédibilité ; cepen­ dant elle peut très bien exprimer aussi un conflit latent entre la volonté vaincue par la grâce de la foi et cette même volonté se refusant à vivre adéquatement cette foi qu’elle rend, par le fait même, « morte ». 52 DISJONC ΓΙΟΝ 1)Γ VOLONTAIRE DANS LA PATHOLOGIE DE LA FOI 2. On retrouve d’ailleurs dans la genèse de la foi morte des moda­ lités homologues à celles que nous venons de signaler comme ap­ partenant à son essence. Le processus le plus ordinaire est la corrup­ tion de la foi vive ; corruption qui respecte l’existence de l’habi­ tus, puisque le croyant conserve en lui la possibilité permanente de pénétrer dans un ordre qui le transcende : en sorte que les condi­ tions nécessaires et suffisantes de l’existence d’un habitus sont bien remplies. Mais Dieu peut également donner la grâce de la foi sans pour autant donner la charité (326) ; Cajetan remarque qu’il y a au moins deux cas dans lesquels il en est certainement ainsi : celui du baptisé devenu hérétique (327) qui se convertit à la totalité de la vraie foi en demeurant dans le péché ; celui du catéchumène qui reçoit le baptême, en se refusant à produire l’acte de contrition re­ quis à la rémission de l'état de culpabilité originelle (328), ou en demeurant volontairement attaché au péché ; dans ce second cas, qui n’est nullement chimérique (329), il est clair que le baptême ne peut donner la « forme de la foi » encore qu’il donne le « caractère » et la foi elle-même (330). Il paraît fort probable que le don de la foi morte consiste effectivement en Vhabilus de foi. Ce point a cepen­ dant été expressément réservé par le Concile du Vatican ; au terme d’amendements divers (331), la formule la foi en elle-même et de par sa nature, même quand elle n’opère pas encore (nondum) par la cha­ rité... fut changée en la suivante la foi en elle-même et de par sa na­ ture, même quand elle n'opère pas (non) par la charité « afin, décla­ ra Mgr Martin au nom de la Commission, qu’on ne puisse nous attribuer cette opinion que l’habitus de foi se trouve dans l’âme avant la justification » (332). Mais cette remarque reprend simple­ ment un amendement (333) qui ne fait état que du cas normal, dans lequel l’infusion de la charité accompagne évidemment celle de la foi ; prenons en occasion pour répéter que la foi morte vérifie de tout point la notion de monstre : dans son origine comme dans son essence ; l’état de violence dans lequel elle constitue le sujet est le corollaire normal de l’antagonisme impliqué dans les dispositions réceptrices du même sujet. Mais ce serait aller contre les faits (323), aussi bien que s’opposer à l’enseignement de l’Eglise (324-325), que de nier la possibilité d’une foi morte permanente et demeurant à la disposition du sujet : autrement dit de nier la possibilité d’un habi­ tus de foi morte ; quoi qu’il en soit de sa réception séparée. Ajoutons que si la foi formée peut devenir informe, le passage inverse est lui aussi possible : et il faut conclure, dans un cas com­ me dans l’autre, à la permanence de l’habitus de foi. Supposé en effet que l'habitus dc foi formée et l’habitus de foi informe fus­ sent distincts, ils seraient coexistants ou non coexistants. Dans le premier cas, l’existence de l’habitus de foi informe serait sans Μ·ν ί pi» ·· 4; ·' Ί. ■··>; tfl. ·* nr* V ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT 52» fondement puisque sans opération en présence de l’habitus formé. Dans le second cas, les deux habitus se remplaceraient mutuelle­ ment, et comme l’habitus informe est un don gratuit, la perte de la charité serait l’occasion d’un don de Dieu, ou inversement l’ac­ quisition de la charité l’occasion de la perte du même don (334). Il est donc impossible de supposer que l’habitus de foi n’est pas uni­ que. La raison positive en est aisée à découvrir : cet habitus étant formellement intellectuel, il ne peut être intrinsèquement différen­ cié du fait que l’impulsion volontaire, sous la mouvance de laquelle il entre en exercice, est elle-même plus ou moins conforme à sa véritable nature (334) ; foi informe et foi formée ne se distinguent pas du côté de l’objet, mais seulement du côté du sujet : par le mo­ de d’agir, ici parfait, là imparfait (335). Nous reviendrons en termi­ nant sur cette imperfection de la foi morte au point de vue volontaire puisque telle est précisément la contribution que nous avions en vue ; achevons pour le moment de caractériser la nature de la foi morte après en avoir montré l’existence et la genèse. <· 3. On s’exprimerait peut-être plus exactement en remplaçant l’expression « foi morte » par « foi en elle-même, foi dans sa pro­ pre nature, à l’exclusion de tout ce qui n’appartient pas à cette na­ ture », fides in se, dit le Concile du Vatican (336). Nous venons de montrer, en suivant l’ordre génétique, que la foi demeure substan­ tiellement identique à elle-même, quoi qu’il en soit de son informa­ tion par la charité ; insistons un peu en soulignant l’homologie des deux états de la foi quant à leurs propriétés essentielles. Nous n’avons pas à revenir sur Fa possibilité d’une genèse autonome et même d’un progrès (344) aussi bien pour la foi informe que pour la foi formée, ni sur la réciprocité du passage d’un état à l’autre ; tout cela montre déjà que la foi morte, si elle n’est pas la vraie foi, mérite cependant véritablement d’être appelée foi : elle est foi in se. D’autre part la foi morte est certaine (337), et la source de sa certi­ tude est bien le motif formel de la foi : la Vérité première se révé­ lant ; mais son assentiment est moins fort que celui de la foi formée. C'est qu’en effet la certitude, qui est formellement intellectuelle, doit, dans le cas de la foi, sa fermeté à l'emprise volontaire (143) ; or si la foi informe comporte un amour de la Vérité divine qui est un bien (338), c’est un amour imparfait. Il est en effet d’expérience que la foi, morte, ne subsiste que dans la crainte qui l’accompagne (339); or cette crainte est un amour, mais c’est un amour inverti : la Vé­ rité n’est plus envisagée en elle-même ou comme le bien connaturel de l’esprit, mais comme la norme rigoureuse d’un jugement inéluc­ table ; cette crainte est donc l'expression spontanée de l’amour de soi : amour qui n’est certes pas la perfection de l’amour, mais qui stimule l’inclination volontaire en ce qu’elle a de plus immédiat. DISJONCTION DU VOLONTAIRE DANS LA PATHOLOGIE DE LA FOI 529 Cette crainte, climat affectif normal et par là condition nécessaire et suffisante de la foi morte, peut, il est vrai, s’accompagner d’un amour de la justice qui est plus désintéressé, et plus proche de l’amour de la Vérité pour elle-même ; mais c’est là un don de Dieu très singulier, qui prépare généralement d’une manière immédiate le retour du véritable amour, et qui ne fait point partie de l’économie précaire de la foi morte telle que la révèle l’expérience. On com­ prend par là que la certitude de la foi morte, réfléchissant les propri­ étés de l’amour qui l’inspire et qu'elle participe, souffre psycholo­ giquement d’un déséquilibre profond : certitude qui s’impose à l’es­ prit et qui en ce sens est une vraie et absolue certitude, mais qui fait naître dans la volonté un désir contraire, le désir que cette cer­ titude s’évanouisse et que l’objet en soit illusoire. La volonté est, dans la foi morte, divisée contre elle-même, et cela par la médiation de la certitude intellectuelle : celle-ci, entretenue par l’amour-crainte qui est égoïste, mais qui est le seul amour authentique compatible avec l’absence de charité, développe dans la volonté, par réaction spontanée, un amour positif, parasite, qui tend à détruire et la crainte et la certitude dont elle est le fondement. La foi morte implique donc, psychologiquement, une contradiction interne qui suffit à en expli­ quer l’instabilité à peu près universelle : mais comme cette contra­ diction se place formellement dans la volonté (340) et que la foi est formellement dans l’intelligence, on comprend que la foi morte puisse demeurer la /01 in se et en conserver en particulier la certi­ tude. Cette même contradiction met bien en relief que la foi morte, tant qu'elle subsiste, ne peut subsister que par le don gratuit de Dieu (341), et non du tout par la continuité d’un pli psychologique antérieurement contracté. S. Thomas explique que, la foi informe et la foi formée ne se différenciant qu’extrinsèquement, elles ont la même cause intervenant sous la même formalité : la première est donc, comme la seconde, un don gratuit de Dieu (342). Il est d’autre part à peine besoin de rappeler que la foi morte n’est pas justifian­ te (295), et qu’elle « n’est point parfaitement une vertu » (343), tout en étant un habitus bon en lui-même : il lui manque d’atteindre adéquatement la fin pour laquelle elle est faite, mais elle est en elle-même une disposition qui surélève l’homme et dont il n’est pas contradictoire d’admettre qu’elle peut progresser (344). Cependant, elle n’est pas méritoire, parce que le mérite repose précisément sur la proportion de la motion volontaire à son objet adéquat, le bien divin (345). Achevons en avec les propriétés de la foi morte en notant qu’elle constitue, du point de vue de la motion divine, un type qui est en quelque sorte symétrique de celui des grâces actuelles. La grâce habituelle réalise d’une manière parfaite l’insertion du surnaturel ■Μ TJ ' r» <4 H ht.l 1 iH Illi - itwi lJ ADHESION DE FOI ET SENTIMENT 530 dans le naturel : compénétration et stabilité ; c’est ce que nous avions exprimé en disant que la participation à l’objet divin s’effec­ tue, dans ce cas, à ’a fois par mode d'intimité et par mode de pos­ session (346). Les grâces actuelles, qui sont, de soi, ordonnées à la justification, ne retiennent que le premier de ces modes, autant que le sujet en est alors capable : elles correspondent à une pénétration de Dieu plus intime, bien qu’elles n’atteignent pas encore l’essence de l’âme. Tandis que la foi informe est une justification manquée; elle est bien un certain état du sujet, une possibilité dont il peut user librement, et qu’à ce titre il possède, d’adhérer à la Vérité première : et en cela elle réalise parfaitement l’essence de la foi, puisque celle-ci inaugure dans l’àme l’activité de la grâce sancti­ fiante (296), c’est-à-dire l’activité de la vie divine en tant que possé­ dée. Mais, en retour, la foi morte entraîne l’impossibilité de l’inti­ mité qu’elle devait précisément fonder : elle introduit une rupture violente dans le processus que jalonnaient les grâces actuelles, elle est par le fait même la négation de l’intimité que celles-ci amor­ çaient. La foi morte est participation à Dieu par mode de possession, tandis que les grâces actuelles sont participation à Dieu par mode d’intimité. La foi morte marque donc bien un progrès par rapport aux grâces qui la préparent, mais elle fait également avorter ce que celles-ci contenaient de meilleur : la foi morte est une grâce (341), et elle est un refus de la grâce. Ainsi, à quelque point de vue que nous nous placions, nous retrouvons au sein de la foi informe la même contradiction. A quoi tient, en dernière analyse, cette contra­ diction ? C’est ce qu’il nous reste à examiner par mode de conclu­ sion. 4. La foi informe subsiste dans un climat de crainte, laquelle n’est qu’un amour inverti : la foi informe développe un amour de soi qui fait qu’on s’enferme en soi-même et qui tend à amortir cette crainte et à détruire la foi elle-même : telle est la contradiction en lecture créée. Or le fait même que la foi morte cherche au niveau créé une compensation qui, en fait, tend à la détruire, indique qu’elle n’atteint pas adéquatement le point d’appui transcendant dont elle a besoin : si en effet l’amour qui est dans la foi morte comporte deux modalités antagonistes, c’est que celles-ci sont l’une et l’au­ tre égoïstes et que ! amour égoïste, toujours contradictoire, le de­ vient plus encore lorsque l’homme se trouve haussé jusqu’à l’ordre surnaturel. N’aimer que pour soi, et en se refusant pratiquement à participer à l’Amour de Dieu, un bien qui n'a de sens et de réalité que dans cet Amour : telle est l’attitude incohérente de celui qui croit sans charité ; et de là vient qu’il cherche à se déprendre de ce bien qui le divise, en se repliant sur lui-même ou sur des objets qui lui renvoient sa propre image. La contradiction de la foi mor- DISJONCTION DC VOLONTAIRE DANS LA PATHOLOGIE DE LA FOI 531 te se retrouve donc dans la complexité psychologique de son auto destruction aussi bien que dans son effet ; mais la véritable cause est en ceci que la foi morte comporte un certain amour surnaturel de l’homme pour lui-même, amour qui n’est cependant pas l’amour de Dieu (340) : or l’amour de l’homme pour lui-même ne peut que se dissoudre en subterfuges inconsistants s’il ne se greffe pas sur l’Amour qui fonde le créé sur l’incréé (278). En d’autres termes, le vice propre de la foi morte consiste en ceci que l’amour de l’homme pour son bien véritable n’y est pas en coïncidence avec l’amour de Dieu pour ce même bien. Nous disons bien véritable : le croyant porte un jugement juste sur la fin humaine, il sait que la réalisa­ tion surnaturelle de cette fin constitue simultanément et le bien de Dieu et le bien de l’homme ; mais c’est l’amour faisant normale­ ment face à cette fin qui n’est pas rectifié, qui comporte une dis­ jonction intime alors qu’il devrait réfléchir l’unité des objets ; à ce même bien, qui intéresse à la fois Dieu et l’homme, devrait corres­ pondre un même amour : la motion divine sous tendant l’exercice humain. C’est cette dernière circonstance qui n’est pas réalisée dans la foi morte et qui y introduit le déséquilibre : d’où il faut conclure, a contrario, que l’équilibre de la foi suppose essentielle­ ment une communion parfaite de vouloir entre Dieu et l’homme. Autrement dit, la foi morte conserve la première équation fon­ damentale « Le bien de l’homme, c’est le bien de Dieu » ; mais elle souffre violence parce qu’elle supprime la seconde : « L'amour véritable, exercé par l’homme, est la participation de l’Amour de Dieu » (278) : la foi morte montre ainsi, négativement, que cette seconde équation fait bien partie du statut adéquat de la foi comme telle. . J IM U 53. LA FOI DES DÉMONS DÉMONTRE LA PREMIÈRE ÉQUATION DE LA FOI OU PREMIERE INCIDENCE DE LA MOTION VOLONTAIRE : LE BIEN DE L’HOMME C’EST LE BIEN DE DIEU PARTICIPÉ SELON LE MODULE DE L’HOMME. Examinons maintenant la foi des démons qui va nous permet­ tre de retrouver par un cheminement analogue la première de nos deux équations. Nous en examinerons l’existence et la nature ; nous verrons en quoi consiste son déséquilibre et nous nous efforcerons d'assigner la cause de ce dernier. L’existence de la foi des démons est fondée sur plusieurs passages de l’Ecriture : S. Jacques (347) l’assimile à la foi qui est sans les œuvres, c’est-à-dire qui n’opère pas par la charité ; et il en tire argument contre ceux qui se repo­ sent dans cette foi insuffisante : puisque les démons frémissent i. ife; *I ADHESION DE FOI ET SENTIMENT 532 bien qu’ils croient de cette manière, eux aussi devraient frémir. L’Evangile nous enseigne que les démons reconnaissent Jésus pour qui il est : le Fils de Dieu (348), le Saint de Dieu (349) ; non seule­ ment ils le révèrent, mais ils lui sont rigoureusement soumis, ne pouvant rien faire sans sa permission (350) ; ils craignent même la manifestation d’une puissance qui ne peut leur être que contrai­ re (351) ; ils discernent d’ailleurs parfaitement Jésus ou ses envoyésd’avec ceux qui s’arrogent un mandat qu’ils n’ont pas reçu (352): ils obtempèrent aux premiers et se jouent des seconds. Ceci montre que les démons sont singulièrement perspicaces : ils discernent d’emblée un mystère duquel la plupart des contemporains du Christ n’ont eu qu’une connaissance approximative ; mais ceci montre également que les démons subissent, de par cette perspicacité, une violence à laquelle ils voudraient se soustraire : ils voudraient ne pas croire et ne le peuvent pas. Nous sommes loin de la sage économie de la foi théologale dans laquelle les signes rendent la raison « spon­ tanément consentante » (110) à la « croyabilité » (353) de la parole divine ; si l’homme éprouvait la foi d’une manière aussi contraire que les démons, il cesserait de croire : parce que la volonté, qui n’est mue que par le bien, cesserait de l’y porter ; et si les démons persévèrent dans la foi, ce ne peut être en raison d’une motion vo­ lontaire (354) : tout doit venir de l’intelligence ; enfin comme celleci n’est contrainte que par l’évidence, il faut conclure que les dé­ mons croient sur l’évidence des signes (355). ■ Les démons sont comme des apologètes très intelligents, pour qui il y a au sens propre une évidence de crédibilité (356). Ils connais­ sent la contingence objective non certes en elle-même, mais quant à la limite maximum qu’elle impose au monde sensible : en sorte qu’il y a pour eux évidence formelle là où il n’y a pour l’homme qu’une certitude à base de finalité (61). Les démons voient donc avec évidence que Dieu existe et qu’il révèle : ils n’ont pas pour autant aucune appréhension positive des réalités divines en ellesmêmes (357) ; ils savent que tous les énoncés révélés sont vrais, mais ils le savent par mode de conclusion et non par perception di­ recte gratuitement accordée : ils ont la crédibilité jusqu’à l’éviden­ ce (356), ils n’ont en aucune façon la crédentité (358). La locution « foi des démons >· désigne donc un contenu très différent de celui de la foi théologale. D'abord quant à la structure : absence d’une motion volontaire infléchissant intrinsèquement l’exercice de l’in­ telligence ; en second lieu, et corrélativement, absence de la motion surnaturelle sur laquelle reposent les relations tout à fait singu­ lières de l’intelligence et de la volonté dans la foi ; enfin, absence de tout contact intime, même seulement intellectuel, avec la réalité divine en elle-même. On voit donc que la foi des démons, à pro- Sj DISJONCTION DU VOLONTAIRE DANS LA PATHOLOGIE DE LA FOI 533 prement parler, n'est plus la foi : elle pousse beaucoup plus loin le mécanisme de désintégration que nous avons obser. j dans la foi morte, puisque celle-ci comporte, comme il convient à la foi in se. une motion volontaire, surnaturelle, assurant un contact intelligible avec la réalité elle-même. On ne doit donc pas penser, à cet égard, que la foi des démons soutienne avec la foi des anges avant leur épreuve un rapport semblable à celui de la foi informe à la foi for­ mée. Ces deux derniers cas sont à l’intérieur de l’ordre surnaturel et supposent l’un et l’autre l’inclination affective vers la fin trans­ cendante ; tandis que, pour les démons, les réalités surnaturelles manifestées par révélation sont rationnellement et extrinsèquement démontrées, mais concrètement et intrinsèquement inaccessibles. Le croyant, même lorsqu’il n’aime pas, conserve un certain tact intel­ ligible de Dieu, l’ange déchu ne voit plus que le Dieu-cause (359). Et ceci nous amène à préciser l’anomalie, nous disions un peu plus haut avec l’Ecriture le caractère violent, de la foi des démons. 2. La foi théologale comporte bien, elle aussi, une anomalie ; nous l’avons longuement analysée ; elle consiste en ce que l’intel­ ligence y est en quelque sorte prise entre deux fins : l’une surna­ turelle qu’elle doit appréhender, l’autre naturelle qui est d’être pourvoyeuse d’évidence ; et il n’y a pas, sur terre, d’appréhension évidente de la fin surnaturelle. La foi des démons ne présente pas, nous venons de le voir, cette rupture d’équilibre ; elle est au con­ traire, au point de vue intellectuel, de la plus parfaite cohérence. Mais elle comporte, du côté de la volonté, une anomalie en quelque sorte symétrique de celle de la foi théologale ; c’est la volonté, cette fois, qui est prise entre deux fins : la fin de nature qu’on peut appeler naturante en ce sens qu’elle s’offre à achever par sa trans­ cendance la nature ouverte vers elle, et la fin de nature qu’on peut appeler naturée en ce sens qu’elle résulte de la décision du sujet qui s’enferme en lui-même et ferme sa nature sur elle-même par son propre choix (359). Ces deux fins devraient bien entendu coïncider; et c’est leur disjonction librement voulue (359) qui est la cause de la damnation ; la foi du démon a, dans l’économie de cet état, un rôle essentiel : elle montre en effet avec évidence que la fin véritable est justement celle qui a été et qui demeure définitivement refusée ; elle accuse par conséquent l’opposition entre la fin authentique et la fin choisie, en sorte qu’il est légitime d’inscrire à son compte la rupture qu’elle porte au paroxysme et dont elle est par le fait même la cause immédiate (360). La monstruosité de la foi des démons, c’est de montrer dans l’évidence de la lumière naturelle ce qui est précisément refusé par la liberté naturelle : elle se tient donc bien du côté de la volonté, comme celle de la foi théologale se tient du côté de l’intelligence ; mais tandis qu'il y a une grâce de la foi théo- 9 I r .j. i· ïl VH ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT 534 logale qui résorbe dans l’emprise de la cause transcendante l’ano­ malie d’un exercice intellectuel inévident, il n’y a pas de grâce pour qui se met volontairement en opposition avec la cause de la grâce, et refuse par là même le bénéfice de tout don gratuit (361). La rupture propre à la foi des démons est donc déjà consommée avant que ne soit franchi le seuil de l’ordre surnaturel : elle vient de ce que l’ange refuse en fait ce qu’il voit être le droit, à savoir que son bien n’est pas sa propre nature angélique considérée comme fin, mais le bien même de Dieu participé selon le module de cette même na­ ture. En d’autres termes, le démon refuse de poser : « mon bien n’est pas autre que le bien de Dieu », « le bien de la créature c’est le bien de Dieu » ; telle était, on s’en souvient, la première équa­ tion de la foi, faisant face à la première incidence de la motion vo­ lontaire : équation déjà implicitement présente dans l’intention de la foi, où elle assure à une fin relative en elle-même la valeur fonc­ tionnelle absolue requise pour déclencher l’initiative volontaire (362). La foi des démons supprime donc cette équation ; mais elle se sup­ prime elle-même comme foi, et elle met le sujet dans l’impossibili­ té d’accéder à l’ordre surnaturel : parce qu’elle supprime complète­ ment la motion volontaire, dont l’exercice habituel dans la foi et le développement dans l’intention de la foi, sont nécessairement liés à l’équation en question. La foi des démons achève donc de confirmer, d’une manière négative mais décisive, le rôle et l’impor­ tance de la motion volontaire telle que nous l’avons décrite. 3. Si nous jetons un regard rapide sur ce que nous venons d’ap­ peler : rupture, déséquilibre, anomalie de la foi, nous voyons qu’on peut distinguer trois degrés dans cette distension intime qu’on re­ trouve à toutes les étapes de la vie croyante. Le premier degré affecte l’intelligence et elle seule, il relève de l’exercice de la foi formée : ]’anomalie d’une certitude inévidente est rendue possible par l’emprise de la volonté qui se tient, en même temps que l’in­ telligence, sous la mouvance immédiate de la Cause première. Le second degré affecte la volonté, et caractérise la foi informe : dé­ séquilibre d’un amour qui, ne pouvant reposer dans l’objet pour lequel il se sent fait (340), s’invertit en la crainte de perdre cet objet définitivement ; la volonté, déprise du Bien qui seul la meut plénièrement, perd partiellement sa puissance, et l’anomalie intel­ lectuelle qui constituait le premier degré prend toute sa force, met­ tant la foi en grave danger : ce péril ne peut être conjuré que par la grâce dans laquelle la foi informe est gratuitement donnée. Le troisième degré affecte également la volonté, ce qui le distingue du premier ; mais il se distingue à son tour du second, parce qu’il atteint la volonté en dehors de l’ordre surnaturel quoique dans son essor vers cet ordre : dissociation contre nature entre la fin qui est « disjonction du volontaire dans la pathologie de la foi 535 vue comme étant la seule authentique et la fin qui est voulue libre­ ment ; rupture violente entre deux amours qui divisent la volonté contre elle-même : l’amour de soi tenant captif sans pouvoir le dé­ truire l’élan spontané de l’amour naturel de Dieu. Ainsi donc, l’existence et la qualité de la motion volontaire sont respectivement condition et mesure de l’existence et de la perfection de la foi : nous retrouvons ainsi, par l’examen des cas pathologiques, que la foi est bien dans la volonté « comme dans sa cause » (144). Un intellectualisme pur, érigé en absolu et disjoint de toute mo­ tion volontaire, c’est la désintégration totale de la foi : et tel est le cas de la « foi des démons ». L’acceptation humble, par l’intelli­ gence, du rôle de pourvoyeuse de Vérité ; rôle exercé sous l’emprise volontaire, c’est-à-dire en définitive exercé sous la motion et au service de l’Amour : c’est cela la vraie foi théologale ; et tel est le cas de la foi formée. L’insubordination de l’intelligence naturelle, ou même de la volonté naturelle dans le cas de la foi informe, à un appétit incliné par une motion qui doit être considérée comme déjà surnaturelle en raison du but auquel elle achemine objectivement : tel est le désordre qui peut s’introduire dans la foi ; la docilité de l'intelligence naturelle à l’appétit du Bien surnaturel : tel est l’or­ dre de la foi. Accepter la foi, c’est bien entendu accepter Van&malie intellectuelle d’une certitude inévidente. Mais rejeter l’ordre de la foi c’est introduire dans le sujet spirituel une rupture violente dont toutes les puissances subissent la répercussion : la volonté, prise entre deux amours, est divisée contre elle-même ; mais on doit ajouter que l’intelligence est, elle aussi, divisée contre elle-même, parce qu’elle est prise entre deux vérités : l’une qui lui est connaturelle et qu’elle maîtrise avec volupté, l’autre dont elle pressent la transcendante splendeur mais dont elle se ferme à jamais l’accès. La simple perception de l’harmonie d'ensemble, qui est une per­ ception intelligible, équilibre donc, en faveur de l’ordre de la foi, le volontarisme relatif qui en est la condition sine qua non. Nous avons d’ailleurs déjà rencontré une circonstance semblable en exa­ minant la foi au livre de la Sagesse divine (363) : intrinsèquement considérée, c’est-à-dire dans sa structure, la foi n’a qu’une valeur rationnelle médiocre à cause de son apriorisme ; mais c’est grâce à celui-ci qu’elle réalise l’harmonieuse involution de l’intelligence et de la volonté, et permet ainsi l’équilibre parfait du sujet spirituel humain. Quel que soit le type de visualisation : qu’il s’agisse de situer la foi considérée dans son ensemble, ou bien d’en analyser et d’en mettre en place les composantes, on retrouve le même prin­ cipe : une relative préséance volontaire est, dans le cadre de la vie terrestre, la condition nécessaire et efficace d’une harmonie globale qui est au bénéfice de l’intelligibilité authentique. ■■■■*■■*■■■ *w n :«•Iî< » M. ... J ’S ■ 536 ADHESION DE FOI ET SENTIMENT Nous avons achevé de décrire les phases de la motion volontaire de la foi : nous voyons qu’elles reproduisent celles de l’intention de la foi, et qu’elles sont en étroite affinité sinon en coïncidence avec les deux modalités de l’information de la foi par la charité ; et nous avons constaté, de chaque étape à la suivante, un constant progrès, vers une unité qui est au-delà des conditions terrestres : cette unité ne peut être assurée que par un nouveau don de Dieu, mais elle est déjà comme inscrite et présente dans la convergence des états qui la préparent. Nous avons d’autre part observé un constant pa­ rallélisme entre les deux activités intelligible et volontaire, et nous avons vu qu’elles réagissent intimement l’une sur l’autre : cette réaction évolue en même temps que la foi elle-même et il est utile d’en qualifier les différents moments. C’est, comme nous l’avons vu, à cette préoccupation que répond la théorie de l’« information de la foi » (364). Cette théorie a été construite à partir de données aristotéliciennes, et nous avons vu les notions de matière et de forme jeter sur les structures théologales une vive lumière ; nous ne pen­ sons cependant pas que la richesse d’un pareil objet soit pour au­ tant exhaustivement exprimée, et nous allons tenter de préciser la nature de la relation intelligence-volonté au sein de l’activité cro­ yante en la comparant à d’autres types de relations, familières à l’épistémologie moderne. Nous nous étions arrêtés aux mots im­ plication, interférence (365) pour caractériser, au stade de l’intention de la foi, les rapports entre les démarches volontaire et intellec­ tuelle ; nous allons montrer qu’en ce qui concerne la foi elle-même, cette qualification convient encore mais qu’elle se change en invo­ lution et en information (366) à mesure que l’agir théologal se trou­ ve plus immédiatement sous la mouvance de sa cause transcendante : tel sera l’objet du paragraphe suivant ; son intention générale en dicte les grandes divisions : la même relation intelligence-volonté sera envisagée successivement en elle-même c’est-à-dire telle qu’elle existe dans le croyant, puis dans sa référence actuelle à la cause transcendante ; nous suivrons, quant au premier point, le canevas qui n’a cessé de nous guider : il convient d’ailleurs qu’il en soit ainsi, puisque nous ne ferons, une fois encore, que compléter rela­ tivement à une nouvelle base la triangulation du même objet ; la structure demeure la même, de quelque façon qu’on l’envisage : assentiment, adhésion, vision réalisant, au bénéfice de l’entende­ ment, entre ses deux puissances fondamentales, une unité de plus en plus parfaite. *»··. • * - 5354 L USITE, DANS LA FOI, DE L* INTELLECTUEL ET DU VOLONTAIRE IV. — UNITÉ, DANS LA FOI, DE L’INTELLECTUEL ET DU VOLONTAIRE : AU NIVEAU DE L’ACTE PAR INTERFÉRENCE, AU NIVEAU DE LA PRODUCTION DE L’ACTE PAR INVOLUTION, AU NIVEAU DU PRINCIPE DE L’ACTE PAR INFORMATION ■ 54. l’unité de la foi envisagée dans la lumière de ib ■ l’ordre des causes formelles : analyse de la « FOI EN elle-même ». i. Commençons par préciser le vocabulaire que nous allons em­ ployer. Nous dirons que deux actes sont en relation d'implication, ou que l’un implique l’autre, lorsque le premier est la condition nécessaire du second ou bien lorsque le second est la conséquence nécessaire du premier ; le contexte précisant suffisamment dans chaque cas laquelle de ces deux acceptions il convient de retenir. C’est d’ailleurs le sens habituel du mot implication, mais nous le réserverons de préférence pour qualifier la relation qui existe entre les actes, et non entre les puissances qui en sont l’origine ; c’est surtout dans la préparation à la foi que cette économie se trouve réalisée. Le mot interférence signifie en général que plu­ sieurs phénomènes susceptibles d’individuation distincte, et qui sont en général séparés soit dans le temps soit dans l’espace, se produisent de telle manière que le même effet est simultanément produit par plusieurs causes. Ce sont donc à proprement parler les causes qui interfèrent, c’est-à-dire en ce qui nous concerne, l’in­ telligence et la volonté ; cependant comme les actes respectivement produits par ces deux puissances sont toujours les actes du sujet on peut dire qu’il y a interférence des actes, en ce sens qu’ils con­ courent à un même effet, savoir l’intégration du sujet, ou, dans un autre vocabulaire, l’acquisition par le sujet d’habitus néces­ sairement complémentaires l’un de l’autre. Enfin nous réserverons le mot involution pour désigner la relation de deux puissances qui interfèrent, soit par leurs actes soit à fortiori dans la production d’un même acte, lorsque cette relation remplit certaines conditions. Nous allons les préciser en définissant le mot involution et nous verrons qu’elles se trouvent vérifiées dans le cas qui nous occupe. Deux éléments étant liés de telle manière que toute variation de i'un entraîne une variation de l’autre, on dit qu’ils sont en relation involutive lorsque la loi qui exprime la variation du second en fonction de la variation du premier est identique à la loi qui exprime la variation du premier en fonction de la variation du second. Nous entendrons d’une manière assez large les conditions liminaires re­ quises à cette définition : les variations nécessairement concomi- *· Λ r< y ! Rl 3! iii . : :μ ICI fl \i. 538 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT V tantes peuvent s’entendre du va et vient d’une influence mutuelle ou même des balancements d'une analyse qui se trouve renvoyée incoerciblement d’un objet à un autre alors qu’elle voulait se poser sur l’un ou sur l’autre. Ainsi peut-on dire qu’il y a involution entre la qualité et la quantité, en ce sens que l’analyse de la quantité y découvre des espèces dont la notion même ressortit à la qualité, tandis que l’analyse de la qualité se traduit au moins provisoirement en symboles quantitatifs ; c’est la même loi, à savoir le même processus analytique qui fait passer indifféremment de l’un des élé­ ments à l’autre : la notion générale d’involution est bien vérifiée. Cela n’exclut pas qu’à un point de vue différent de celui sous lequel se prend l’involution il puisse y avoir priorité relative de l’un des éléments sur l’autre ; ainsi dans notre exemple, la qualité est pre­ mière du point de vue intelligible parce que c’est dans un type d'or­ dre c’est-à-dire dans une notion qualitative que se résoud l’analyse de la quantité, tandis que la quantité est première dans la hiérar­ chie prédicamentale. On retiendra surtout, de cet exemple, qu’il convient de bien préciser le point d’application de l’involution que l’on considère. On voit d’emblée que la relation d’involution est d’une toute autre nature que l’« information » dont nous avons parlé et que nous retrouverons un peu plus loin. L’information est une relation qui ressortit à la finalité : elle assure la désignation intelligible de l’élément finalisé ou de son principe ; l’involution est une relation formelle : elle constitue le type le plus achevé de l’unité qui convient à un complexe causal en acte. La réciprocité des causes est chose bien connue ; la perspective classique insiste davantage sur la di­ versité des modes de causalité, diversité grâce à laquelle A peut être cause de B et B cause de A sans qu’il en résulte cette consé­ quence absurde que A est cause de lui-même ; mais cela n’empê­ che pas que les deux processus qui conduisent respectivement de A à B et de B à A puissent avoir une structure semblable. C’est ce second aspect que nous voudrions mettre en lumière ; nous avons déjà insisté sur le premier en montrant qu’ôn ne doit pas, fût-ce à son corps défendant, faire de l’intelligence et de la volonté deux sujets autonomes capables d’entrer en relations mutuelles comme le font des personnes complètes. Dans notre nouvelle perspective, c’est en insistant sur la rigoureuse complémentarité de ces deux puis­ sances que nous signifierons comme absolument irréductibles à l’univocité la causalité de la première sur la seconde et la causalité de la seconde sur la première. La complémentarité devient en som­ me l’équivalent de la diversité spécifique à laquelle Aristote, à bon droit, tenait tant, dans la question de l’action mutuelle de deux causes l’une sur l’autre ; mais elle constitue d’autre part, du -point s-ι l’unité, dans la foi, de l’intellectuel et du volontaire 539 de vue des structures, le fondement de l’involution que nous allons découvrir. L’ontologie des causes considère surtout leur insertion dans le sujet, et tel est le point de vue de l’« information » ; l’ana­ lyse formelle des causes s’attache de préférence à l’économie de leur acte de cause et c’est dans cette perspective que l’involution intervient (367). Nous mettrons à profit les deux schémas pour mieux éclairer les divers aspects de l’unité de la foi. 2. Rappelons tout d’abord brièvement ce qui concerne l’intention de la foi. La description du Concile de Trente nous en a déjà mon­ tré la complexité et S. Thomas qui l’a, en fait, inspirée ne se mon­ tre pas moins soucieux de ménager toutes les nuances (78-80). Le premier mouvement produit par la motion divine élevante qui pré­ pare à la grâce justifiante est un mouvement de foi qui fonde l’amour imparfait dont procèdent la crainte servile et l’espérance : l’acte d’un amour plus pur est alors possible, et bien qu’il ait Dieu pour objet premier il vise également la grâce de la foi ; l’exercice de la foi se trouve donc au principe et au terme de l’activité affective : il s’y trouve sans doute en deux états que distingue l’infusion de l’habitus, mais à n’envisager que l’acte lui-même il n’y a pas là de discontinuité réelle et c’est pourquoi S. Thomas dit que le mouve­ ment de foi inclut les autres et y est inclus (79). Il emploie les mots « continere » « includere » qui signifient une présence actuelle de l’un des éléments dans l’autre, parce qu’il condense la préparation à la foi en un seul instant ; si on tient compte de l’extension tempo­ relle, l’inclusion mutuelle des mouvements intellectuels et volontai­ res se traduit par l’implication des actes : l’acte de foi commande les autres mais à son tour il en dépend ; l’enchaînement psycholo­ gique de l’intention de la foi présente l’une et l’autre liaison, c’està-dire que l’intelligence et la volonté y engrènent l’une avec l’autre par leurs actes de la même manière que dans l’activité humaine naturelle (368). Nous avons d’ailleurs montré comment le recours à la cause transcendante résoud le paradoxe d’un acte de foi qui, du fait de ces implications successives, dépendrait de lui-même (369). Ajoutons, du point de vue auquel nous nous plaçons maintenant, que ce cercle de l’intention de la foi commence de montrer, par les alternances intellectuelles et volontaires qu’il comporte, que l’exercice de la foi doit reposer sur le jeu harmonieux de tout l’en­ tendement ; l’action de l’intelligence ne suffirait pas à elle seule à déclencher celle de la volonté, ni inversement ; formellement in­ tellectuelle, la foi n’est pas un intellectualisme : nécessairement vo­ lontaire, elle n’est pas un volontarisme ; elle a, dès le principe, le type d’oscillation propre à l'agir raisonnable. 3. a. Comment maintenant se présente la conjonction de nos deux ADHESION de foi et sentiment 540 puissances fondamentales dans la foi elle-même ? Cette conjonction devient de plus en plus parfaite à mesure que la foi se développe: la plus élémentaire expérience corrobore sur ce point la métaphysi­ que de l’un. Plus la foi nous fait approcher de sa cause-objet trans­ cendant, plus elle nous rend participants de l’unité de Dieu qui est indivisiblement Vérité et Amour. Il sera donc opportun d’achever notre analyse en nous souvenant que la foi est « le commencement de la vie éternelle » (159), mais la vision étant radicalement hétéro­ gène à la foi ne saurait constituer un argument propre. Nous nous attacherons donc pour commencer aux différents états de la foi elle-même, et nous traduirons d’une manière appropriée au présent contexte notre habituelle distinction entre l’assentiment et l’adhé­ sion. Cette distinction envisageait la foi surtout comme vertu sur­ naturelle, tandis que l’équilibre de l’intelligible et du volontaire ressortit à la foi comme vertu humaine ; mais il est aisé de découvrit entre ces deux points de vue une étroite correspondance. L’assenti­ ment s'attache de préférence à l’énoncé révélé, l’adhésion à la lu­ mière révélante. Parce que cette lumière est la Vérité première se révélant, elle mesure la saisie que l’intelligence croyante effectue de la mèmp Vérité première subsistante par la médiation de la for­ mule révélée. Assentiment désigne donc plutôt l'expression de l’ac­ tivité de foi, adhésion désignant plutôt le principe de la même acti­ vité. Expression et principe, qui ont une valence surnaturelle si on envisage la foi comme vertu surnaturelle — énoncé et lumière —, prennent une valence naturelle si on considère la psychologie de la foi dans le sujet humain : acte et habitus. Il est d’ailleurs d’ex­ périence que le croyant pour qui la modalité « assentiment » est dominante s’efforce volontairement de multiplier les actes de foi pour mieux saisir un contenu qui lui échappe : tandis que l’« adhésion » à la Vérité révélante apaise l’effort humain et hausse l’exercice de la foi jusqu’à une communion habituelle simple avec Dieu-Vérité (37θ)· Nous voyons donc qu’au point de vue qui nous occupe, il convient moins de distinguer entre assentiment et adhésion que de saisir à différents niveaux l’exercice de la foi en tant que, procédant du sujet humain, il s’achève dans un acte. Nous considérerons suc­ cessivement l’acte en lui-même, la production de l’acte, le principe de cette production , et nous utiliserons respectivement les trois schémas de l’interférence, de l’involution et de l’information pour exprimer, à chacun de ces trois stades, l’unité, dans la foi, de l’in­ telligible et du volontaire (371). Remarquons que la foi est la seule des vertus théologales au sujet de laquelle se pose cette question d’unité, parce qu’elle est la seule à exiger la contribution simultanée de l’intelligence et de la volonté : il convient de le montrer avec netteté puisque la position propre du problème de la foi commande le choix des structures aptes à le résoudre. Μ l’iNITÉ, DANS LA FOI, DE l’iNTELLECTÎEL ET De VOLONTAIRE 541 b. On comprendra mieux la simultanéité dont nous parlons en comparant la relation que les deux activités intellectuelle et volontaire soutiennent entre elles au point de vue de la temporalité, dans la foi d’une part dans la charité d’autre part. Il pourrait paraître en effet que si la connaissance de foi implique un amour, l’amour de charité suppose la connaissance de son objet. Les deux cas ne sontils pas identiques ? N’y aurait-il pas lieu, dans ces conditions, de considérer comme successifs l’exercice lui-même et sa condition de possibilité, et de faire se correspondre avec rigueur les membres des deux dichotomies : foi charité, intelligence volonté ? Il faut tout d'abord tenir que la charité suppose en effet la connaissance de l’objet aimé et que cette connaissance lui est antécédente, tenir en conséquence que la charité ne concerne que le vouloir : la meil­ leure preuve en serait qu’une même notification intellectuelle peut être au principe d’un amour bien différent suivant l’intensité de l'habitus de charité. Mais voyons d’un peu plus près. Est-il tout à fait juste de dire, ainsi qu’un parallélisme rigoureux entre la foi et la charité semble le suggérer, que l’amour de charité suppose la connaissance de son objet ? Ce dont l’amour a besoin n’est-ce pas l’objet lui-même ? La distinction entre objet (connu) et connaissan­ ce (de l’objet) peut il est vrai paraître subtile : elle a cependant, du point de vue de l’amour, deux solides fondements. L’un, naturel, tient à la structure même de l’amour ; du fait qu’il se porte vers l’objet, celui des deux pôles de la relation de connaissance qui l’in­ téresse immédiatement c’est le pôle objectif : que l’objet soit donné, voilà ce qui importe, et la connaissance n’a d’intérêt pour l’amour que dans la mesure où elle assure une prise de l’objet. D’autre part, et ceci est proprement surnaturel, la charité saisit comme objet aimé Dieu lui-même : elle étreint donc en lui actuellement tous les as­ pects formels distincts sous lesquels nous pouvons l’atteindre, mê­ me s’ils ne sont qu’implicitement exprimés; la charité possède ac­ tuellement, par la médiation de l’adhésion dont elle est le princi­ pe (145), « Dieu qui est esprit »: sans devoir inclure actuellement le labeur de l’assentiment. Le caractère tendanciel (119) de l’amour, l’éminente simplicité de l’objet de l’amour divin nous mon­ trent donc bien que l’exercice de la charité suppose l’objet connu plutôt que la connaissance de l’objet : et nous avons déjà noté que, pour un amour sûr de lui-même et de son objet, la connaissance est en quelque sorte un vœu accessoire (372) ; la cha­ rité ne comporte bien, dans son exercice comme dans son essence, qu’un habitus unique. Tout autre est le cas de la foi. D'une part en effet la foi est une connaissance ; or, nous l'avons noté, la connaissance ne s’exerce jamais que dans un amour, fût-ce l'amour élémentaire de ce bien ·-■) « 11 .U- ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT qu’est pour l’esprit le fait de connaître (373) ; la foi inclut un amour (qui peut être l’amour de soi), plutôt qu’elle ne s’adresse à un objet aimé, en tant du moins qu’il est aimable (374) : quel que soit le contenu objectif de la finalité à laquelle elle est suspendue, la foi se trouve actuellement sous l’influence de cette finalité. D’autre part la foi théologale a pour objet Dieu. Dieu est Vérité et Amour ; Dieu est simultanément objet connu et objet aimé, objet connaissa­ ble et objet .aimable, en telle manière que lorsque nous nous atta­ chons à le connaître, il est impossible que l’amour toujours insépa­ rable de l’objet aimé, et partant dans le cas de Dieu de l’objet connu, ne compénètre intrinsèquement l’activité cognitive. Concluons donc (375) que, tant à raison de sa structure que de son caractère théologal, la foi comporte sinon dans son essence du moins dans son exercice deux habitus. La foi est en cela semblable à certaines vertus morales qui requièrent, comme par exemple la tempérance, une rectification de la raison qui doit devenir apte à porter un ju­ gement juste, et une rectification de l’appétit inférieur qui doit se rendre spontanément, aisément, promptement, aux injonctions qu’il reçoit (149) ; mais l’originalité de la foi c’est qu’elle met aux prises l’une avec l’autre les deux puissances maîtresses, celles qui dans tous les autres cas n'assument jamais un rôle subordonné. On en pourrait conclure que l’acte de foi comprend en fait deux actes, la priorité revenant à l’un ou à l’autre selon le point de vue auquel on se place. Il est bien vrai qu’ « un acte de vouloir, non informé de charité, est exigé avant la foi, et que l’acte de vouloir informé de charité pré­ suppose la foi » (376), mais la succession par laquelle on exprime la hiérarchie des valeurs n’empêche pas une concomitance réelle : il n’y a qu’un seul acte de foi qui procède simultanément de deux puissances et même de deux « habitus », et la motion volontaire sur laquelle repose l'acte de foi est inséparable de Vadhésion in­ tellectuelle qui le constitue formellement : c’est l’unité de cet acte que nous allons maintenant décrire. 4. Le même effet résulte du concours simultané de deux causes distinctes : il est donc tout indiqué d’avoir recours à la probléma­ tique de l’interférence, et nous voyons de plus que celle-ci est ca­ ractéristique de la foi, du moins si on se place à l’intérieur de l’ordre théologal. On pourrait il est vrai considérer les deux habi­ tus intellectuel et volontaire, non comme deux sources identiques qui éclairent un même point, mais comme deux veines différentes qui alimentent une source unique. Mais nous verrons, en analysant l'unité de la foi au niveau de son insertion dans le sujet, que cette fusion des habitus est impossible (377) ; c'est donc bien le premier schéma qu’il convient d’utiliser pour décrire l’unité de l’acte de foi: il suffira, pour le confirmer, de montrer en quel sens il existe, Si l’I'N'IIÉ, DANS LA FOI, DE L INTELLECTUEL ET DU VOLONTAIRE 543 entre l’intelligence et la volonté, une parité semblable à celle de deux sources qui interfèrent. L’argument qui assure à la foi la première place entre toutes les vertus, et qui montre notamment sa préséance sur l’espérance et la charité (378), procède de la struc­ ture de l’entendement humain : on ne peut aimer que ce que l’on connaît ; l’acte de volonté est donc, relativement au même objet, postérieur à l’acte d’intelligence (379) : l’acte de charité, postérieur à l’acte de foi, quoi qu’il en soit des habitus correspondants (380). Cette économie, tenant au sujet, se retrouve identiquement la même dans tous les cas qui engagent simultanément l’intelligence et la volonté (3S1) ; or telle est précisément l’originalité de la foi et ceci suffirait à la distinguer de ses deux sœurs théologales : l’adhésion y est indivisiblement intellectuelle et volontaire et nous avons vu que, par une apparente anomalie à la loi que nous venons de rap­ peler, la motion volontaire a un rôle primordial (145) bien que l’assentiment intellectuel constitue formellement l’acte de foi. Nous avons d’ailleurs déjà rappelé que l’amour en un sens précède la connaissance, non pas qu’il puisse se porter sur l’objet sans que la connaissance ne le saisisse, mais il peut prendre pour objet le bien que constitue la connaissance elle-même : l’acte de foi constitue, à ce point de vue, un cas tout à fait privilégié puisque la motion volontaire s’y achèvera comme nous l’avons vu en amour du croire (313). Il résulte de là qu’il est impossible de dissocier, dans l’acte de foi actué, 1’ « actuation » intellectuelle de 1’ « actuation » volon­ taire : il est également impossible d’accorder à l’un des aspects une priorité absolue qui ne reviendrait pas en quelque façon à l’autre : ce serait détruire une unité qui est fondée parfaitement et garantie absolument du côté de l’objet divin ; ce serait intro­ duire inévitablement, entre ces «deux» actuations, un ordre allant à l’encontre : soit de la préséance de nature qui revient à l’intelli­ gence, soit du caractère originel de la motion volontaire. Cet argu­ ment est, il est vrai, négatif : il ne montre pas qu’il y a parité de tous points entre l’intelligence et la volonté, et ce serait d’ailleurs prouver beaucoup trop ; mais il montre qu’en regard de l’acte » actué » il ny a pas de disparité entre l’intelligence et la volonté formellement considérées dans leur rôle de co-principes de l’acte. M? * TV· I C’est très précisément cette identité de position fonctionnelle en regard de l’effet qui caractérise les sources interférantes. Autrement dit, l’être de l’acte de foi actué et l’être de l’effet produit par in­ terférence imposent à leurs principes respectifs des conditions de possibilités identiques : ceci suffit à légitimer et à assurer la portée de la comparaison. Le schème en est d’ailleurs assez connu pour que de brèves indications suffisent. De même qu’un effet d’espèce déterminée est produit par deux sources qui interfèrent sans qu’il ■■■■■I . u Λ·· 544 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT soit possible d'assigner entre elles une antériorité soit dans la duree soit dans la valeur ainsi l’acte de foi (382) qui est formelletnenu intellectuel résulte-t-il de l’activité conjuguée des deux puissances de l’entendement (159), sans qu'on puisse le disjoindre en deux actuations ou en deux parties qui seraient respectivement relatives à l’intelligence et à la volonté ; c’est tout l’acte qui est de la volonté et c’est tout l’acte qui est de l’intelligence, de même que la succes­ sion des plages obscures et lumineuses est tout entière produite par l’une et l’autre source. On commettrait une erreur grossière en cherchant à rendre compte du phénomène physique dont nous parlons par application sommaire de la « causalité par le sembla­ ble » : les zones sombres étant produites par l’une des deux sources supposée plus sombre, les zones claires par l'autre source relati­ vement plus claire. Ne commet-on pas une erreur semblable lors­ qu’on distingue dans l’acte actué du croyant, des modalités diffé­ rentes qu’on attribue respectivement (et là est la méprise) à deux puissances différentes. C’est au fond refuser le mystère de l’acte : l’acte jouit d’une unité simple, indivisible, quoi qu’il en soit de la complexité de ses principes ; et on ne saurait réduire cette unitélà à une autre sous prétexte de l’expliquer. Utiliser le schème de 1a succession, qu’elle soit logique ou temporelle, et y inscrire les différentes phases intellectuelles et volontaires, c’est au fond cher­ cher à faire correspondre à l’unité de l’acte celle d’une extension linéaire : tentative légitime pourvu qu’on ne l’estime pas adéquate au mystère que l’on veut explorer. La problématique de l'interfé­ rence a pour avantage principal de présenter la difficulté dans sa plus rigoureuse acuité: les deux sources interférentes, font nombre, parce que précisément elles sont identiques comme sources ; et c’est de leur dualité comme telle que procède, dans l’acte, l’unité de l’effet : telle est l’expérience, dont la théorie actuelle n’est pro­ bablement qu’une description assez grossière. Aussi n’est-ce pas à la -notion qu’il faut ici recourir, mais à la réalité : l’unité originale du fait physique d’interférence aide à saisir par analogie l’unité du fait spirituel de l’acte de foi actué, dont le mystère résulte de l’actuation simultanée, indivisible, une, des deux puissances de l’entendement. Concluons : la foi doit, nous l’avons vu, unir l’hom­ me tel qu’il est à Dieu tel qu’il est (6); il convient donc que cette communion ineffable, simple, se trouve actuée au même titre, au mê­ me degré, en même temps par la médiation de l’intelligence et par celle de la volonté. C’est cette rigoureuse parité, requise à l’enga­ gement adéquat du sujet humain, requise par conséquent en vertu du but assigné à la foi, que l’interférence exprime très formelle­ ment. Nous découvrons ainsi, une fois de plus, entre la structure et la finalité de la foi (383), l’harmonieuse cohérence qui est la mar­ que des inventions divines. 54 l’unité, dans la foi, de l intellectuel et du VOLONTAIRE 545 Nous ne voulons cependant pas insinuer que la comparaison de l'interférence vaille de tous points ; il est indispensable d’ajouter la précision que requiert le passage du sensible au spirituel. Les sources lumineuses n’interfèrent que si elles sont égales : à cette relation d’égalité commandée par la teneur de l’ordre matériel cor­ respond, entre l’intelligence et la volonté qui sont spécifiquement différentes, Γ « ordre en vertu duquel elles concourent à la forma­ tion du même acte» (377) ; cette ordination s’effectue sous la mou­ vance de la cause transcendante et consiste comme nous l’avons vu (384) en ceci : la volonté saisissant comme fin ce que l’intelli­ gence envisage au titre d’objet, les deux types d’appréhension in­ terfèrent dans l’acte de foi, et la motion volontaire est ordonnée à l’adhésion intelligible dont elle garantit la stabilité. En un mot il convient de transposer en similitude qualitative l’égalité homo­ gène qui préside au domaine matériel, et c’est ici que la notion d’ordre va nous servir. Fonctionnellement identiques quant à l’acte de foi produit, quant à l’acte actué si on peut ainsi dire, intelli­ gence et volonté n’en conservent pas moins dans la production de l’acte leur spécificité, de la même manière que les émissions des deux sources interférentes demeurent distinctes en dehors du lieu et du moment de l’interférence. L’acte de foi est formellement in­ tellectuel et radicalement volontaire : il est émis immédiatement par l’intelligence, celle-ci étant actuellement sous l’emprise de la volonté. Telle est la transposition en termes qualitatifs de la dualité d’origines sans laquelle l’interférence est impossible. Cependant, si l’intelligence et la volonté n’entraient en action que conformé­ ment à l’hétérogénéité de leurs qualités, on ne comprendrait pas comment elles pourraient avoir un acte commun : elles doivent être accordées l’une à l’autre, faire partie d’un même ordre, tout comme les deux sources auxquelles nous les comparons ne composent entre elles que si elles ont la même longueur d’onde. La motion volon­ taire met le sujet en tel état de proximité par rapport à l’objet divin qu'il devient sensible, intelligiblement, au rayonnement de la Vé­ rité première ; mais en retour, il est conforme à l’économie de l’en­ tendement que l’adhésion intellectuelle devienne le principe de la motion volontaire, la rendant ainsi plus profondément connaturelle au sujet et plus spontanée. Nos deux sources sont bien ordonnées l’une à l’autre : quant à leur acte, elles sont compénétrantes l’une de l’autre et constituent un seul et même ordre, l’ordre de l'adhé­ sion qui résulte de la circum incession de deux fonctions distinguées. Tel est le fait : essayons de l’analyser d’un peu plus près, ce qui nous fera tout naturellement remonter de l’acte actué à sa produc­ tion ; nous allons voir que si les deux fonctions intellectuelle et volontaire intègrent un seul acte et un seul ordre c’est qu’il existe 35 I h b' ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT 546 entre elles une réciprocité de structure à laquelle le nom d’involution nous paraît convenir assez bien. 5. Nous avons vu un peu plus haut (385) que, selon la plus clas­ sique des analyses de l’acte de foi, chacun des deux habitus qui y sont intéressés assume un double rôle : l'un concerne l’appré­ hension de l’objet en lui-même, l’autre la motion qui en résulte dans le sujet. En d’autres termes. Dieu qui est Bien et \rérité fait face au croyant dont l’entendement est intelligence et volonté ; le bien est objet possédé et principe de désir, la vérité est principe d’intellecrion et objet connu. C’est ce que l’on peut ramasser dans le schéma suivant (386) : Bien objet. La volonté est fixée dans le bien, dont elle subit actuellement la motion. Bien principe de désir. La volon­ té intime à l’intelligence la motion (1) qu’elle reçoit du Bien. Un seul habitus volontaire Aimer pour croire Vérité principe d’intellection. L’intelligence, placée sous l’emprise de la motion volon­ taire (2), adhère à la Vérité se révélant. Vérité objet. L’intelligence, adhérant à la Vérité se révé­ lant (3), accorde son assenti­ ment à tout l’objet de la ré­ vélation. Un seul habitus intellectuel Amour du croire Bien objet. La volonté adhère au Bien substantiellement identique à la Vérité révélée (4), et elle en jouit. Bien principe de désir. Cette possession (5) du Bien (4) n’é­ tant qu’imparfaite, la volonté intime à l’intelligence une adhésion plus étroite. M l’eNITÉ. HANS LA FOI, DE L INTELLECTUEL ET Df VOLONTAIRE a. On peut décrire le cycle inclus dans la production de l’acte de foi à partir du souverain Bien ou à partir de la Vérité première : ou, ce qui revient au même, en commençant par le volontaire ou en commençant par l’intellectuel. Dans le premier cas on dira : Dieu est mon bien, et ma volonté est fixée en lui en ce sens que je ne peux désirer d’autre bien que celui-là ; mais c’est un bien absent dont je désire la possession ; cette possession m’est promise et m’est partiellement offerte par la communion intelligible en la­ quelle Dieu-Vérité première me propose d’entrer avec lui ; en èonsentant à suivre l’initiative divine, je retrouve au terme de mon adhésion intellectuelle la Vérité substantiellement identique au Bien qui fixe ma volonté. Ce cycle a donc dans l’objet son principe (1) et son terme (4), conformément à la nature de la puissance vo­ lontaire qui est un poids entraînant vers le bien (132) ; la conjonc­ tion du Bien (2) et de la Vérité (3) s’effectue par continuité, du fait que l’un comme l’autre intervient comme principe d'une motion ; corrélativement le volontaire se trouve uni à l'intellectuel par une relation de finalité : la motion volontaire est faite pour assurer la stabilité de l’adhésion et de l’assentiment, le désir (2) est ordonné à l’acquiescement (3) ; l’acte de foi est un, bien qu’il procède de deux puissances, parce qu’on aime pour croire (387) : l’amour in­ clus dans la motion volontaire est fait pour assurer l’équilibre et par suite la possibilité du croire. C’est une relation d’efficience qui est génératrice de l’unité de l’acte de foi, et c’est ainsi l’aspect dynamique de la foi qui se trouve mis en évidence, du fait que l’équilibre intime, le moment crucial de l’unité de son acte repose sur une finalité ; l’adhésion intellectuelle est, bien entendu, par­ faitement stable, mais c’est sous l’emprise d’une motion qui doit être toujours actuelle : nous avons même noté à de nombreuses reprises que cette motion n’amortit jamais complètement une cer­ taine in-quiétude de l’entendement (388), c’est-à-dire qu’elle de­ meure substantiellement une motion : elle est principe de stabilité, mais il s’agit d’une stabilité dans le mouvement et ce mouvement tient si profondément au jeu de l’intelligence et de la volonté qu’il est impossible d’en résorber complètement la mobilité. ty *τ .· b. Si maintenant, on lit à partir de la Vérité le cycle de l’acte de foi, les deux derniers temps (3, 4) deviennent les deux premiers, et on doit dire : je crois que Dieu ne peut se tromper, je crois que Dieu a parlé, je crois dès lors que sa parole ne peut me tromper ; j’accueille donc avec certitude tout le témoignage de Dieu sur luimême ; la Vérité que j’appréhende ainsi intelligiblement serait le meilleur des biens pour mon esprit et serait substantiellement l’ob­ jet de ma béatitude si je la possédais parfaitement, cette Vérité est le souverain Bien, encore que je n’en jouisse pas maintenant comme Λ ■ 548 ADHESION DE FOI ET SENTIMENT V telle ; je désire donc rendre plus explicite cette possession non moins que conserver le gage qui m’en est actuellement donné, et comme je n’ai pas d’autre moyen pour cela que d’accueillir l’offre toute gratuite que Dieu me fait de lui-même, j’adhère à sa parole qui non seulement contient une promesse infaillible mais qui en outre est déjà substantiellement lui-même. Ce cycle a donc son origine (3) comme son achèvement (6) dans une motion par laquelle le sujet vise à s’approprier l’objet, conformément à la nature de la puissance intellectuelle (132) qui saisit l’être selon le mode qui lui est propre à elle ; la conjonction de la Vérité (4) et du Bien (5) s’effectue par continuité du fait que l’un comme l’autre est terme d'une saisie objective, puisque d’ailleurs Vérité et Bien sont subs­ tantiellement identiques à l’Etre même de Dieu, souverain objet de la foi ; corrélativement le volontaire se trouve uni à l’intellectuel par une relation d'équivalence ontologique : c’est bien la même réalité vers laquelle le sujet tend intelligiblement et dans laquelle il se fixe volontairement ; le croyant accueille nécessairement par mode volontaire tout le contenu auquel il accède intelligiblement, il retrouve même comme un rayonnement de la Vérité première sa propre foi qui, ainsi annexée à l’objet divin, bénéficie du même amour que lui ; ainsi l’acte de foi qui est un acte d’intelligence est un, bien qu’il comporte un certain amour, parce que cet amour, loin de négliger par un extatisme irréel la valeur précaire mais certaine de la prise intelligible assurée par le croire, se porte au contraire vers celui-ci : l'acte de foi est un en ses deux modalités parce que l’amour qu’il inclut inclut lui-même l’amour du oroire (389). C’est ainsi l'aspect statique de la foi qui est mis en lumière, du fait que le cœur de son acte est décrit comme une saisie : saisie stable parce qu'elle est essentiellement intelligible, parce que de plus elle devient par le biais de l’amour auto inclusive d’elle-même, et se trouve ainsi fixée en elle-même, stabilisée en elle-même ; tout le dynamisme inhérent à l’amour ramène le croyant au contact intelligible et volontaire avec le Dieu objet, Vérité et Bien (390), contact immobile avec le Dieu immuable. c. Nous avons expliqué un peu plus haut, en nous servant de la comparaison de l'interférence, comment l’acte de foi est un et sim­ ple, bien qu’il procède simultanément des deux puissances de l’en­ tendement. La foi considérée en elle-même, c’est-à-dire comme une disposition capable de donner naissance à un tel acte, est également une. Nous venons il est vrai de distinguer et de décrire, dans la production de l’acte de foi, deux cycles, attribuant l’un à la volonté, l’autre à l’intelligence ; mais la répétition que nous avons été ame­ nés à introduire dans le schéma précédent (386) suffirait, à elle seule, à montrer que le mécanisme analysé ne « commence » avec 54 l UNITÉ, DANS LA FOI, DE L'INTELLECTUEL ET DU VOLONTAIRE 549 aucune des phases qu il est légitime d’y distinguer. Ce mécanisme, lui aussi, est un ; et nous allons éclairer la nature de cette unité par la notion d’involution ; tout de même que nous avions utilisé, en ce qui concerne l’unité de l’acte, la notion d’interférence. L’unité originale réalisée par l’involution consiste, rappelons-le (391), en ceci que lorsque deux éléments sont en relation involutive, la loi de causalité qui les lie a la même structure soit qu’on l’envisage du premier par rapport au second ou bien du second par rapport au premier ; le nom importe peu, occupons-nous de la chose et montrons que l’intelligence et la volonté, plus précisément les deux cycles qui leur sont associés, réalisent entre eux, dans la production de l’acte de foi, le type involutif de l’unité : il nous suffira de rap­ procher membre à membre les deux descriptions que nous venons de donner. On retrouve tout d’abord ici et là une même structure fondamentale : ce sont les « objets » (392) : Vrai et Bien ; leurs modalités fonctionnelles : principe ou achèvement ; la continuité de ces modalités, qui déterminent le comportement intime de l’in­ telligence et de la volonté non moins que leur jeu causal récipro­ que ; c’est la volonté dans sa relation au Bien, et non pas en ellemême, qui joue dans le cycle volontaire le même rôle que joue dans le cycle intellectuel l’intelligence en tant que relative au vrai : voilà bien le type de l’unité involutive ; en termes schématiques on pourrait dire que l’involution des puissances se trouve confir­ mée du fait qu’elle est en constante référence à celle des aspects de l’objet. En second lieu, la motion volontaire détermine, dans le cycle correspondant, une « présence affective » de Dieu (393) dans laquelle l’intelligence du croyant subit l’attraction de la Vérité pre­ mière ; et semblablement l’adhésion intellectuelle réalise, dans le cycle dont elle est l’origine, une présence objective dans laquelle la volonté se fixe et dans laquelle elle prend appui pour donner naissance à son propre cycle. Troisièmement c’est la similitude de la fonction dévolue aux deux aspects de l’objet, ou, ce qui est dire la même chose, dévolue aux deux puissances correspondantes, qui noue l’unité de l’un et l’autre cycle : soit par l’homogénéité du principe et du terme, soit par la continuité des phases médianes. Enfin, à un point de vue plus psychologique et concret, on peut noter que la volonté qui est, dans son cycle, l’origine motrice de l’acte de croire, prend ce même acte pour objet dans le cycle in­ tellectuel : aimer pour croire, aimer le croire constituent deux rela­ tions qui situent le croire lui-même, la première dans l’ordre des causes finales, la seconde dans l’ordre des causes formelles : l’effi­ cience volontaire propre au premier, le rôle déterminant de l’in­ telligence mis en relief dans le second réalisent, du point de vue de la causalité, le type de symétrie caractéristique de l’unité invo- :»ii U-b ? ■ i' a 1 .■ 250 adhésion de foi et sentiment V lutive. Si maintenant nous nous souvenons que dans la production effective de l’acte de foi, les deux cycles que l’analyse abstraite conduit à distinguer intègrent un seul et même cycle dont l’unité est, au niveau des habitus (394), le fondement de l’unité de l’acte, nous devons conclure que, dans cette production, les deux contri­ butions de l'intellectuel et du volontaire se correspondent aspect par aspect ; à toute incidence volontaire occupant dans la descrip­ tion volontaire de la production de l’acte (395). une place déter­ minée, répond une incidence intellectuelle occupant dans la des­ cription intellectuelle (396) la même place, et réciproquement cela va de soi : en sorte que le passage du volontaire à l’intellectuel, ou inversement, réalise une sorte d’homéomorphie de la structure de l’acte par rapport à elle-même. C’est ce fait que nous exprimons en disant que l’intelligence et la volonté, ou plus exactement les habitus qui les ajustent immédiatement à la production de l’acte de foi, sont en involution. Ces deux éléments ne font qu’un en ce sens du moins qu’ils développent l’un et l’autre la même structure, l’unité de cette structure n’ayant donc pas à souffrir de la dualité des principes qu’elle intègre. C’est donc, on le voit, la dualité des fonctions de chacun des deux habitus intellectuel et volontaire (385) qui, loin de nuire à leur unité respective, construit même leur unité relative. On pourrait, en termes plus dynamiques, parler d’une circum incession des phases intellectuelle et volontaire de la pro­ duction de l’acte de foi, mais on réintroduirait alors les spécificités respectives qu'un principe d’organisation abstrait tel que l’involution pouvait laisser de côté. Il importe de préciser ce point. ■ I * ■ ■ ■ ■■ ■■■■■ d. Quand nous disons que les incidences intellectuelles et volontai­ res sont en correspondance homéomorphe, nous n’entendons nulle ment signifier que l’intelligence fasse, dans la production de l’acte de foi, tout ce que fait la volonté ou inversement : cela est bien vrai du point de vue de l’économie abstraite, c’est-à-dire si on fait abstraction de la manière dont agissent l’intelligence et la volonté, mais on ne saurait l’affirmer absolument sans ajouter que l’intelli­ gence et la volonté n’aliènent jamais les caractères typiques qui fondent précisément leur distinction. Ceci ne s’oppose pas plus à l’homéomorphie dont nous parlons, que l’existence d’une motion volontaire dans l’acte de foi ne s’oppose au caractère formellement intellectuel de cette vertu : et c’est au fond la même distinction, celle du concret à l’abstrait, qui résoud ici et là la même difficulté. Quand on définit l'essence de la foi, on en examine la spécification abstraite en laissant de côté autant qu’il est possible les conditions d’exercice : il en résulte que l’acte de foi. le mécanisme de la pro­ duction de cet acte, sont en un sens accidentels à l’essence même de la foi. Or s’il est tout à fait impossible qu’une même essence ■ ■ ■ ■ ». · ’ ■ M L’UNITÉ, DANS LA FOI, DE L INTELLECTUEL ET DU VOLONTAIRE appartienne à deux espèces différentes, les propriétés accidentelles d’un même objet peuvent évidemment relever de genres différents (397) : ainsi la foi envisagée quant à son essence est intellectuelle et ne peut donc être qu’intellectuelle, mais envisagée dans la pro­ duction de son acte qui est en un sens accidentelle à l’essence (139), elle peut relever également de la volonté. Semblablement, cette même production de l’acte de foi, considérée dans son économie abstraite, uniformise l’intelligence et la volonté, parce qu’elle n’en considère les incidences que du point de vue topologique : elle présente alors la structure involutive ; tandis que, dans sa réalité concrète, elle requiert les spécifications distinguées des deux puis­ sances de l’entendement : cette diversité qualitative peut être hié­ rarchisée à divers points de vue, et l’on remarque d’ordinaire que dans l’ordre du connaître l’intelligence est première, tandis que la priorité revient à la volonté dans l’ordre du mouvoir ; ou l’on dit équivalemment que le vrai et le bien sont en rapport de mutuelle sub-ordination (392). On pourrait encore parler ici d’involution, mais en un sens beaucoup plus large, celui que nous suggérions un peu plus haut (391) à propos des deux définitions de la qualité et de la quantité : de par leur nature même, l’intelligence et la volonté s’impliquent l’une l’autre, mais tandis que dans l’involution en structure les deux lois symétriques, expressives de l’inter­ dépendance, avaient une forme identique, l’involution en qualité comporte des priorités réelles inséparables d’ailleurs des points de vue qui les commandent. Une dernière comparaison, dont les éléments seront certaine­ ment familiers au lecteur moderne, illustrera encore cet aspect de la question. On sait quelle correspondance existe entre l’électricité et le magnétisme : le mouvement de la première développe le se­ cond dans un corps susceptible de le recevoir et convenablement disposé : en retour le déplacement d’un corps conducteur dans un champ magnétique y donne naissance à un courant électrique. L’as­ similation de ce couple au couple intelligence-volonté peut évidem­ ment être faite de deux manières et nous ne prétendons pas que l’une s’impose plutôt que l’autre d’une façon décisive, nous ne voulons pas ici définir mais seulement suggérer. Le courant volon­ taire place l’intelligence sous l’influence de l’objet divin et en ce sens développe en elle l’aimantation intelligible de la Vérité pre­ mière : voilà ce que notre cycle volontaire conserve de qualité, élément inaliénable que l’analyse en structure laissait nécessaire­ ment échapper ; en retour lorsque la volonté entre en exercice, se meut dans le champ intelligible créé par l’adhésion de l’intelligence à la Vérité première, un amour passe en elle qui peut n’être for­ mellement que la motion volontaire requise à la foi mais qui est VST : ■· * 552 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT en droit l'amour de charité : et telle est l'économie qualitative du cycle intelligible. La comparaison ainsi entendue a un inconvé­ nient : l’amour y correspond à un dynamisme pur alors qu’il est aussi un repos, mais entendue en sens inverse elle présenterait évi­ demment l’inconvénient symétrique, beaucoup plus grave : car c’est à la saisie intelligible qu’il faut, tant en raison de sa nature qu'en raison de son assomption par la lumière de foi, accorder l’irréfragable et immuable stabilité (390). Ne nous attardons pas davantage, et après avoir examiné l’unité de la foi au niveau de l’acte, puis au niveau de la production de l’acte qui est aussi celui des habitus, passons au niveau des puis­ sances elles-mêmes : ou plus exactement, après avoir analysé le type de conjonction des habitus en tant qu’ils sont co-principes de l’acte (394), voyons quelles conséquences en résultent quant à leur insertion dans les puissances. L’hétérogénéité qualitative entre l’in­ telligence et la volonté, la notion d’ordre qui permet de la résoudre en unité, reprennent ici tous leurs droits. ■ .< 6. a. L’habitus est la disposition stable dont une puissance doit nécessairement être affectée en vue de produire un acte qui excède son pouvoir connaturel : tel est, nous l’avons vu (398), le principe liminaire qui préside à la distribution des habitus. Il serait donc contradictoire de supposer qu’un acte déterminé, même s’il est simultanément produit par deux habitus, procède d’une manière égale de ces deux habitus (399) : l’habitus, considéré en regard de l’acte, est en effet une détermination formelle, exclusive par défi­ nition même de toute autre détermination formelle différente. Il est impossible pour la même raison de supposer que deux habitus concourent à égalité pour composer un habitus unique qui ferait adéquatement face à l’acte. Cet habitus composite ne serait pas, en effet, une détermination simple, c’est-à-dire qu’il ne serait pas un habitus (400). Concluons donc : lorsque deux habitus sont né­ cessaires en vue d’un même acte, et il en est toujours ainsi lorsque deux puissances le sont également (149), l’unité de l’acte, dont la structure involutive (401) rendait compte quant à la production de l’acte dans une visualisation en quelque sorte horizontale, requiert, quant à la procession de l’acte, que les habitus intéressés se hiérar­ chisent dans le sens de la profondeur : celui de l’enracinement ontologique dans le sujet. En d’autres termes, si nous appelons, comme il est d’usage, « information » le fait qu’un facteur de l’agir humain est compénétré par un autre et ainsi rendu capable d’une fonction et d’une fin nouvelles (366), nous dirons que l’in­ formation doit avoir lieu non pas seulement entre les actes mais entre les habitus. L’information des actes ne s’explique d’ailleurs 54 l’üNITÉ, DANS LA FOI, DE L’INTELLECTUEL ET DU VOLONTAIRE 553 que dans la vue intelligible de la finalité : elle concerne pour ainsi dire l’acte effectué et s’efforce de rendre compte de l’ordination de l’acte à une fin qui dépasse son objet formel (305), mais elle laisse de côté l'entité intime de l’acte et la nature de sa procession à partir du sujet. C’est donc à une information, entitative quoiqu’évidemment accidentelle, des habitus les uns par les autres qu’il faut recourir, pour décrire la genèse de l’acte de foi dans le système de référence que nous employons maintenant. Cette notion est assez simple à comprendre si on n’oublie pas que l’habitus, même envisagé quant à son inhésion dans le sujet, est une disposition donnée en vue de l’action (394). La spécification de celle-ci exige qu’un certain ordre soit réalisé, et demeure réalisé au cours de l’action, entre les puissances dont elle dépend ; l’une d’entre elles étant considérée comme principe immédiat, principe qui assure en quelque sorte le contact du sujet et de son acte, les autres puissances doivent pour ainsi dire porter la puissance privi­ légiée dans son propre agir ; cette économie est tout entière sus­ pendue à l’acte et tout entière procédante du sujet ; elle comporte donc deux pôles et elle réfléchit en quelque sorte par sa permanence l’unité de l’un et de l’autre ; l’existence des habitus, l’information mutuelle des puissances saisies au niveau des habitus, ne font qu’exprimer analytiquement cette permanence d’une coordination nécessaire. En ce qui concerne la foi, c’est à la puissance intellec­ tuelle qu’il revient d’être principe immédiat de l’acte, et c’est pour­ quoi la foi est d’essence intellectuelle ; mais l’intelligence ne forme l'assentiment de foi qu’en demeurant sous l’emprise de la volonté (402) ; aussi avons-nous vu que l’acte de foi est informé par la charité : nous devons maintenant approfondir notre analyse jus­ qu’au niveau de l’habitus. Une précision s’impose immédiatement. Chacun des deux habi­ tus intellectuel et volontaire comporte, comme nous l’avons vu, deux fonctions (385) : selon leur fonction objective, ces habitus ajustent respectivement à Dieu les deux puissances qu’ils déter­ minent, tandis que la seconde fonction, intime au sujet, a pour effet de dériver l’unité de celui-ci dans la hiérarchie des puissances. Or il est bien clair que l’information ne peut jouer entre nos deux habitus que dans la mesure où ils sont co-principes d’une activité formellement une, ce qui suppose qu’ils interviennent l’un et l’au­ tre par la même fonction. La fonction objective donne lieu en effet à une coordination dont nous avons déjà parlé : c’est à la volonté, faculté de l’amour, qu’il revient de «dynamiser » l’intelligence en sorte que celle-ci, rendue sensible à l’attrait du vrai qui est d’ail­ leurs son propre bien, y adhère plus spontanément ; mais on re>- K --4 MM adhésion de foi et sentiment connaît là le type d’information extrinsèque qui ressortit à la finalité (403) : l’intelligence, appartenant au sujet, participe à l’état tendanciel qui affecte celui-ci tout entier ; comme cet état réside formellement dans la volonté qui en est la source, on peut dire que la volonté laisse quelque chose d'elle-même dans chacune des autres puissances, en particulier dans l’intelligence : elle « informe» cha­ que puissance en lui imprimant précisément cette « formalité » qui consiste à tendre vers la fin : cette fin se trouvant concrétisée, par telle puissance déterminée, dans l’objet qui lui est connaturel. Telle n’est pas cependant l’information qui réalise entre l’intelligence et la volonté la coordination requise à la procession de l’acte ; c'est en effet de l’intime du sujet que procède l’acte, c’est donc dans l’intériorité du sujet que l'intelligence et la volonté doivent s’orga­ niser afin de constituer un unique principe de l’acte. \’enons-en donc au second couple de fonctions homologues de nos deux habi­ tus. Il répond précisément à la requête que nous venons de formu­ ler, puisque les deux habitus intellectuel et volontaire envisagés comme une docilité répondant à une initiative ne sont au fond que les term es-fondements de la relation intime en vertu de laquelle l’intelligence et la volonté constituent le principe un de Vacie qui est un. On sait d’autre part que l’unité du composé maiériel peut s’exprimer en disant qu’il est relation entre matière et forme : la comparaison de la coordination des habitus et de la structure hylémorphique s’introduit donc très naturellement (293). Elle cons­ titue surtout un cadre commode. Nous avons déjà indiqué (294) les présupposés physico-métaphysiques susceptibles de la rendre fruc­ tueuse ; on insisterait ici, puisqu’il s’agit d’unité, sur le caractère tout relatif de la matière et sur le caractère déterminant de la forme : en ajoutant que la forme détermine la matière, non pas en lui im­ posant une détermination qu’elle-même ne contiendrait pas, maL en imprimant dans la matière sa propre détermination ; et c’est pourquoi cette opération, consistant à introduire dans la matière cela même en quoi consiste la forme, s’appelle in-formation. Notre système de référence étant ainsi précisé, décrivons la réalité à la­ quelle nous le faisons correspondre. b. L’intelligence se trouve, sous le rapport très précis de la pro­ duction de l’acte de foi, toute relative à la volonté, puisque c’est seulement sous l’emprise de celle-ci qu’elle peut produire cet acte ; en sorte que l’habitus intellectuel de foi, envisagé en sa fonction immanente, non en sa fonction objective, sub-ordonne l’intelligen­ ce à la volonté (404) en vue d’assurer la réalité de l’acte, tout comme la matière est sub-ordonnée à la forme dans l’ontologie du composé : on dire que cet habitus consiste en une sorte d’informa. · peut a · donc a· tion de Tintelligence par Ia volonté. En retour, la volonté assuλ λ » 5’ I,'lNITÉ, DANS LA FOI, DF. I.'INTELLECTUEL ET DU VOLONTAIRE 555 jettit l'intelligence et l’incline à accorder un assentiment inévident ; mais ce n'est pas là, nous y avons insisté (405), une sorte d'initia­ tive qui ne pourrait appartenir qu’à une personne autonome : la volonté ne « meut >» qu'en demeurant elle-même actuellement (154) sous la motion du Bien dans lequel elle est fixée. On peut donc dire que la volonté ne fait que transmettre une motion qui, étran­ gère dans son origine à l’intelligence, lui devient sensible par la synergie du sujet ; mais on peut remarquer également que l’assu­ jettissement à la volonté, auquel se trouve inclinée l’intelligence par son habitus, ne fait que reproduire au compte de l’intelligence l'assujettissement au souverain Bien auquel la volonté se trouve aussi inclinée par son propre habitus. On voit donc que la volonté détermine l’intelligence non seulement en ce sens qu’elle intime à celle-ci un acte non connaturel, mais encore en lui communiquant sa propre détermination qui est d’acquiescer, d’être aisément mobile à toute injonction légitime ; la mobilité de la volonté sous la mo­ tion du Bien est la mesure de la mobilité de l’intelligence sous la motion volontaire ; la volonté imprime dans l’intelligence la mobi­ lité radicale qu’elle-même contracte au contact du souverain Bien ; la volonté atteignant à la perfection dont une puissance créée est capable, « quelque chose de cette perfection reflue dans l’intelli­ gence » (406) ; c’est ce que l’on peut exprimer en disant que la volonté informe l'intelligence, le mot « informer » étant pris au sens fort que nous avons suggéré un peu plus haut. Cette infor­ mation s’effectue par la médiation des habitus; c’est-à-dire que l’in­ telligence et la volonté acquièrent, par leur habitus respectif, la détermination formelle qui rend ces deux puissances toutes rela­ tives l’une à l’autre et qui même, en un sens, les fait coïncider : la structure de la détermination intelligible et la structure de la dé­ termination volontaire étant entre elles comme l'empreinte adhé­ rant au sceau. Concluons donc : l’économie de la vertu de foi requiert que l’in­ telligence possède en elle-même un attrait et une docilité qui sont homologues à l’attrait et à la passivité de la volonté en regard du Bien ; la similitude qui dérive dans l’intelligence à partir de la volonté comporte donc deux expressions conjuguées auxquelles cor­ respondent respectivement les deux types d’information que nous avons successivement mentionnés : l’information par mode de fina­ lité, l’information par mode entitatif : l’information est donc à notre point de vue la réalisation ordonnée d'une similitude formelle. L in­ volution nous avait découvert avec plus de richesse et de précision la même similitude formelle, mais elle en laissait de côté l’ontolo­ gie. Involution et information nous disent donc au fond la même chose; mais la première considère l’extériorité, l’affleurement psy- ■■■■■ 91 i' ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT 556 choiogique observable, et adopte le mode descriptif : tandis que la se­ conde vise l’intériorité du sujet et en montre l’économie métaphy­ sique. Il reste que l’unité de la foi est une unité d’ordre : unité d’ordre entre les deux puissances de l’entendement, en tant que par ces puissances munies de leurs habitus, le sujet qui est un est or­ donné à produire un acte également un. Si on envisage l’acte pro­ duit, la foi est formellement intellectuelle puisque cet acte a pour principe immédiat l’intelligence : on définit ainsi l’essence de la foi, laquelle correspond à la nature de l’acte produit plutôt qu’au mécanisme de sa production ; mais si on considère l’acte procédant il faut dire qu’il est dans la volonté comme dans sa cause(144) : en sorte que la contribution volontaire qui est « accidentelle à l’es­ sence formellement intellectuelle de la foi est cependant essentielle à la foi elle-même » (139), puisqu’elle joue dans la procession de l’acte le rôle de principe c’est-à-dire le rôle principal (407). Il y a là une dichotomie de points de vue à laquelle on ne saurait trop prendre garde si on veut ne pas poser de faux problèmes à propos du volontarisme ou de l’intellectualisme de la foi (408). Cependant il importe plus encore, ainsi que nous l’avons si souvent redit, de ne pas dissocier ce qui doit seulement être distingué : et c’est sur l’unité que nous insisterons en terminant. r Z >f Λ' 1 L’acte de foi, étant parfaitement un et dépassant d’ailleurs le pouvoir connaturel de l’homme, on pourrait être tenté de lui faire correspondre un habitus unique (409) : un tel habitus devrait, d’a­ près ce que nous savons de la nature de la foi, inclure deux habitus distincts ; mais nous avons vu que c’est là chose impossible (400). On ne peut donc dire, au moins si on conserve au mot habitus sa signification précise, que la foi est un habitus de l’entendement (159) ; mais elle est, en toute rigueur, une relation établie entre l’intelligence et la volonté par des habitus originaux, qui affectent ces deux puissances entitativement et qui font subsister entre elles un ordre réfléchissant celui de l’objet : Dieu souverain Bien, Dieu première Vérité. La foi n’est pas faite de deux habitus juxtaposés ; elle n’est pas une vertu de l’intelligence reposant sur une contri­ bution volontaire extrinsèque : si en effet cette motion volontaire n’est pas parfaite la foi n’est pas une vertu (289), et si cette motion volontaire cesse d’exister la foi elle-même est détruite (410) ; la foi n’est pas une essence abstraite à laquelle sont surajoutées des conditions accidentelles lui permettant d’exister. La foi est une dis­ position concrète du sujet spirituel humain : elle réalise l’ajuste­ ment de l’entendement à Dieu en établissant entre l’intelligence et la volonté un ordre dont on peut exprimer la structure en disant que ces deux puissances sont en involution, et dont on traduit la réalité en disant que ces deux mêmes puissances sont en relation S4-55 [.'UNITÉ DE LA FOI RÉFÉRÉE A CELLE DE LA VISION 557 d’information : la volonté intime à l’intelligence la mobilité qu’elle possède en vertu de son habitus, mobilité qui devient constitutive de l’habitus intellectuel, en tant qu’il affecte l’intelligence. 55. l’unité de la foi envisagée dans la lumière de l’ordre des causes finales : FOI et vision. • ·· i f ιληΦ 4* I. Telle est donc l’unité de la foi décrite à un point de vue en quelque sorte analytique, comme résultant de l’équilibre entre les contributions intellectuelle et volontaire. Il sera bon de reprendre cette importante question d’une manière un peu plus large, et de découvrir comment l’unité de la foi est imprimée dans les effets attachés à cette vertu. Or la foi est ordonnée à la justification et la justification peut être à son tour envisagée dans ses deux moda­ lités : l’une temporelle, l’autre éternelle. La foi communique à la psychologie intime du croyant un personnalisme et une unité qui transcendent tout mode humain ; la foi est plus encore un baptême pour la gloire, elle est comme le sceau, apposé sur l’âme, de l’unité même de Dieu : l’unité de la foi reçoit, dans chacune de ces deux perspectives, un éclairement nouveau. a. Il convient d’examiner en premier lieu la finalité de la foi, c’està-dire la vision dont elle est Te « commencement ». Il est plus juste de dire que la foi est le « commencement de la vie éternelle » (159), et que la même vie divine comporte pour Fhomme deux régimes opposés : celui de la foi qui est formellement celui de la non vision, puis celui de la vision. Il y a donc en un sens une discontinuité qui paraît rendre caduque toute comparaison ; mais nous avons déjà eu à remarquer (411) que la foi est substantiellement une con­ naissance, une véritable connaissance qui, tout comme la vision, donne prise sur la « substance » des réalités divines. 11 ne faut oublier ni l’un ni 1’autre de ces aspects de la foi : elle est formelle­ ment définie par son mode obscur, elle est réellement une connais­ sance ; et elle peut légitimement, à ce dernier point de vue, être comparée à la vision qui ne fait qu’en changer le mode. La possi­ bilité de cette comparaison est d’ailleurs confirmée par toute l’en­ quête précédente. On aura en effet remarqué que les instruments dialectiques que nous avons successivement utilisés étaient destinés à ramener à l’unité les dualités décelées par l’analyse dans la foi ou dans l’acte de foi. Or ces dualités sont de deux sortes : les unes tiennent à la structure du sujet humain et sont par le fait même communes à la vision et à la foi, et alors la continuité est évidente ; les autres résultent principalement de ce que l’homme est, sur terre, en marche vers Dieu qu’il n’a pas encore atteint : cet écart i 1 v'l . I Λ Γ ADHESION DE FOI ET SENTIMENT v 558 primordial a pour conséquences inévitables d’autres écarts intimes au sujet, et qui tendent d’ailleurs à se résorber à mesure que la foi subit l’information de la vision à laquelle elle doit aboutir ; les étapes de l’unité de la foi sont aussi celles de cette information progressive qui ne peut être comprise qu’en comparant foi et vision. De toutes les dualités du premier type, c'est la dichotomie in­ telligence-volonté qui est la plus fondamentale, celle aussi qui crée la plus profonde difficulté en ce qui concerne l’unité de la foi. Elle a d'ailleurs pour corrélât objectif la distinction entre Vérité et Bien qui désignent le même objet divin par deux relations distinguées. Ces deux modalités ne sont pas plus confondues pour la créature glorifiée qu’elles ne le sont pour l’essence divine en sa vie intime, en sorte que la comparaison foi-vision pourra être sur ce point particulièrement fructueuse. Les dualités de la seconde sorte concernent : soit la visualisation de l'objet considéré en lui-même, soit la disposition du sujet, soit enfin la démaiche de celui-ci vers celui-là. Nous avons vu que la même Vérité première est à la fois révélante et subsistante, que le même souverain Bien développe l’attrait affectif et la complaisance de la possession. Ces distinctions sont, avec raison, attribuées à l’objet où elles ont un fondement réel, mais elles ont pour origine le fait que nous sommes, sur terre, en marche vers (412) le terme encore non atteint : «dans ta lumière nous verrons la lumière» (413), « dans cette lumière par laquelle tu nous conduits, et qui est le rayonnement de toi-même, nous verrons la lumière que tu es en Toi-même » ; la distinction entre la lumière qui conduit et la lumière qui assouvit est premièrement l’effet d'une perspective créée. En second Heu, nous avons été conduits à distinguer, du côté du sujet croyant : l’acte de foi exercé, la procession de cet acte a partir des habitus intellectuel et volontaire, l’intelligence et la volonté enfin comme réceptrices de la grâce de la foi ; et nous nous sommes efforcés de rendre compte de l’unité de la foi à ces niveaux différents, en leur faisant respectivement correspondre l’in­ terférence, l’involution et l'information. Cette hiérarchie dans l’ac­ tuation, qui traduit l’expérience, se trouvera évidemment ré­ sorbée dans l’acte qui nous exprimera adéquatement lorsque nous participerons d’une manière immédiate et immuable à Celui qui est purement Acte. Enfin l'exercice de la foi comporte en luimême une in-quiétude incoercible (388) que nous avons traduite en marquant, sur le cheminement qui va du créé à l'incréé, deux points de repère: l’assentiment correspondant à l'énoncé créé, l’adhésion à la lumière incréée; et nous avons fait remarquer (414) que cette dualité-là n’indique pas précisément qu'il y ait dans ’a foi deux -·■ T· 55 L UNITÉ DE LA FOI RÉFÉRÉE CELLE DE LA VISION 559 états OU deux degrés, mais qu’elle est l’indice de la débilité de l’es­ prit humain qui défaille en quelque sorte sous l’emprise de la Vérité incréée et se replie sur l’objet conjoint de la foi, l’énoncé créé. La «lumière de gloire », qui n’est rien autre que la force donnée à l’es­ prit de se mesurer immédiatement à l’essence divine, amortit évi­ demment le battement qui est propre à la foi en supprimant sa cause. b. En bref, la complexité de la foi tient à deux causes: la première irréductible et permanente est la structure même du sujet humain ; la seconde, qui ne fait qu’expliciter la première à différents points de vue (415), est l’écart entre l’homme voyageur et son créateur : elle entraîne les dualités « de la seconde sorte » dont nous venons de rappeler la nomenclature. Nous avons indiqué en même temps comment ces dualités se trouvaient respectivement réduites par la vision, et si nous nous en tenions à cette manière un peu sommaire de concevoir l’opposition entre foi et vision, il n’y aurait rien à ajouter. Mais la continuité substantielle qui existe d’un cas à l’autre fait sentir son influence jusqu’au sein de cette opposition, et la comparaison de la foi avec le terme qui, tout en lui étant hétérogène, ne laisse pas de l’achever intrinsèquement, permet au moins de marquer des étapes. Il importe cependant de bien préciser le point d’application de cette comparaison. L’unité de la foi peut être en effet envisagée soit quant à l’acte soit quant aux dispositions dont l’acte procède, soit enfin dans la proximité plus ou moins grande de ces deux premiers éléments : une vie est unifiée par la foi dans la mesure où elle est spontanément inclinée à en produire les actes. Ces différents points de vue se commandent d’ailleurs réciproque­ ment. Si en effet l’acte a son unité d’acte, comme il a son être d’acte : s’il est, à ce point de vue, absolument différent des puis­ sances dont il procède, ainsi que nous y avons insisté en utilisant le schème de l’interférence ; il faut ajouter qu’en ce qui concerne la spécification, c’est-à-dire le type d’équilibre caractéristique de telle ou telle unité, l’acte est évidemment en continuité avec les puis­ sances qu’il actue. Il ne convient donc pas d’établir une frontière trop accentuée entre la foi et l’acte de foi. Cependant les dualités de la première sorte, qui demeurent identiques dans la foi et dans la vision, concernent plutôt l’acte, car l’acte comme acte se retrouve lui aussi identique dans la foi et dans la vision ; tandis que les dualités de la seconde sorte, propres au « devenir » de la foi, se réfèrent plutôt à la foi elle-même. Commençons par ces dernières. La Vérité révélante et la Vérité subsistante — telle était la première des dualités de la seconde sorte — ne peuvent jamais devenir absolument identiques pour le croyant, car la première n’ajuste l’entendement à la seconde que ■ .-· I 1 p FIî:. Π:■ 560 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT médiation de 1l’énoncé reveie révélé ; en sorte que la Vérité révé­ par la mediation lante est beaucoup plus que l’objet conjoint qu’elle éclaire explici­ tement : bien qu’elle ne se présente pas. pour le croyant, comme le rayonnement adéquat de l'objet véritable, la Vérité subsistante, laquelle n’est saisie que médiatement et obscurément. Autrement dit’ l’objet de la foi reflétant dans sa structure même la complexité créé-incréé, la lumière de foi qui n’est explicitement saisie par le croyant que comme éclairant le revers créé, se trouve être pour le même croyant, plus ou moins que l’objet, selon que celui-ci est connu dans son incidence créée ou saisi en son incidence incréée. Tandis que le voyant connaît la Vérité révélante telle qu’elle est, c’est-à-dire comme substantiellement identique à la Vérité subsis­ tante. Voilà pour la discontinuité. Mais il faut ajouter que l’un des aspects du progrès de la foi consiste précisément en ce que le rôle fonctionnel (416) de l’objet conjoint tend à se résorber dans la saisie immobile de l’Existant ; autrement dit, le reflet créé dans lequel est explicitement connue la Vérité révélante se rapproche de plus en plus de la source incréée et mystérieuse de cette même Vérité : il devient de plus en plus manifeste au croyant que la Vérité révélante ne peut être autre que la Vérité subsistante. L’iden­ tité n’est jamais connue en elle-même positivement, et ceci distin­ gue radicalement la foi de la vision ; mais elle est inférée négative­ ment et à la limite saisie avec évidence quoique négativement (417), à la mesure même du progrès de la foi. Ainsi la foi tend-elle à devenir une en participant à sa façon au régime de la vision, et ce processus nous montre une fois de plus combien il importe de ne pas fausser l’équilibre délicat qui existe entre l’objet de foi et la lumière qui l’éclaire. c. En second lieu, la hiérarchie dans l’actuation, qui va des puis­ sances à l’acte produit, se trouve résorbée dans la vision, par parti­ cipation à l’Acte ; et il est clair qu’à ce point de vue le progrès de la foi ne change rien, parce que la psychologie terrestre demeure toujours affectée d’une irréductible potentialité. Trois remarques cependant peuvent être faites en ce qui concerne l’unité de la foi ; tout d’abord la disparité abstraite entre l’acte et la puissance peut être de moins en moins ressentie : à mesure que l’habitus tend à une actuation plus fréquente et plus spontanée, il conserve en luimême une inclination permanente qui rend « habituelle » quoique latente la foi qui ne se produit pas en acte ; schématiquement, l’ha­ bitus devient en quelque façon acte, l’acte devient en un sens habi­ tuel (418). De plus, et c’est une seconde manière de dire la même chose, les types de liaison qui caractérisent, aux différents niveaux, le complexe intelligence-volonté sont récapitulés, dans la vision, d’une manière plus simple : interférence, involution, information, <■ -Γ*. < L UNITÉ DE LA FOI RÉFÉRÉE A CELLE DE LA VISION font place à une actuation de chacune de ces deux puissances par l’objet. Le progrès de la foi tend à réaliser une synthèse semblable : plus la source de l’acte est proche de celui-ci, plus elle est en état latent d’actuation, mieux aussi elle communique à la production même de l’acte la compénétration profonde qui est réalisée à son niveau à elle entre l’intelligence et la volonté : au lieu de requérir une élaboration intime par temps successifs, l’acte devient l’ex­ pression aisée et adéquate, spontanée et totale du croyant comme croyant ; l’acte n’a pas, dans son être d’acte, une unité plus grande, mais il se présente de plus en plus, dans son unité même, comme le terme parfaitement proportionné à l’unité du processus qu’il achève ; sur la continuité d’efficience, qui relie nécessairement la puissance à l’acte, se greffe une continuité d’unité, l’unité de l’opé­ ration génératrice de l’acte étant plus semblable à l’unité de l’acte lui-même. On peut enfin saisir sous une troisième incidence cette tension impassible de la foi vers la vision ; dans cette dernière en effet l’actuation de l’intelligence et l’actuation de la volonté sont rigoureusement simultanées, à tel point qu’il est plus juste de parler d’acte que d’actuation ; il n’y a pas, d’une puissance par rapport à l’autre, de préséance .absolue qui n’ait en quelque façon sa contre partie, car c’est le sujet lui-même, en son unité simple qui est en acte par ses puissances ; il y a sans doute un ordre (145) entre intelligence et volonté, mais cet ordre tient beaucoup plus au caractère distingué de la relation que chacune de ces deux facultés soutient avec la Vérité et le Bien enfin possédés qu’aux relations « horizontales » de ces deux facultés entre elles. La simultanéité dans la durée n’est que l’indice de la simultanéité d’acte qui est d’ordre ontologique, et celle-ci dérive à son tour de l’indivisibilité de la participation à l’Acte. La foi ne saurait atteindre jusque-là : elle comporte toujours un ordre « horizontal » dont nous avons tenté d’analyser la complexité ; cependant il ne ressortit à aucune des problématiques que nous avons utilisées de réduire cet ordre à une hiérarchie univoque : interférence, involution, information uni­ formisent d’autant plus, au point de vue fonctionnel, l’intelligence et la volonté, qu’elles en respectent mieux les spécificités respec­ tives : autrement dit l’ordre « horizontal », les subtiles réciprocités impliquées dans cet ordre, reposent sur l’ordination essentielle du sujet croyant au Vrai et au Bien absolus. Et c’est un nouvel aspect du progrès de la foi que d’assurer à l’équilibre de la psychologie du croyant une sécurité transcendante en la greffant sur la relation à l’Acte, â la manière dont les ramures de deux arbres puissants se mêlent et ne forment qu’une frondaison parce que les racines s’enchevêtrent profondément dans le secret de la terre. Et ainsi en­ core, l’unité de la foi, la perfection à laquelle elle est susceptible d'atteindre, se comprennent-elles mieux par la vision. « 36 562 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT V La troisième des dualités de la seconde sorte avait pour termes, on s’en souvient, l’assentiment et l’adhésion ; supprimer l’un ou l’autre serait, nous l’avons assez dit, supprimer la foi elle-même, mais le battement (3SS) qui fait passer de l’un à l’autre peut être ré­ duit indéfiniment. Nous examinions d’ailleurs un peu plus haut l’incidence incréée de cette même question en montrant comment la Vérité révélante, à laquelle répond l’adhésion, se comporte en regard de l’objet de la foi, auquel correspond au moins partiellement l’as­ sentiment ; et nous verrons au chapitre suivant comment les dons du Saint Esprit sont seuls en fait à apporter, en l’occurence, une contribution efficace. Il nous suffira donc de noter ici que les nor­ mes mêmes de l’équilibre nouveau réalisé par les dons se trouvent suggérées par l’économie de la vision. Pour que l’assentiment et l’adhésion deviennent un, il n’est pas d’autre manière en effet que d'exonérer l’assentiment du mode trop humain dont il est affecté, en transposant simultanément, vers l’intelligibilité pure, l’objet «conjoint» et la prise rationnelle qui lui est associée. C’est ce que fait le don d’intelligence, notamment, en agissant principale­ ment du côté du sujet et en assurant à celui-ci une pénétration plus aiguë. La vision, plus équilibrée, assigne sa mesure à l’activité du don : car si elle comporte la lumière de gloire qui est un exhausse­ ment nécessaire du sujet, c’est pour une fin tout objective ; en particulier elle donne l’évidence de l’objet « conjoint », lequel ne cesse évidemment pas d’être vrai et se présente alors comme l’ex­ pression rationnelle de l’objet principal. Autrement dit, la vision comporte bien un assentiment (419) mais c’est un assentiment consé­ quent à l’évidence, au lieu d’être, comme celui de la foi, un assenti­ ment antécédent en quête d'évidence : elle supprime ainsi en droit l’inquiétude inhérente à la foi, tandis que les dons ne la suppriment qu’en fait, du côté de la perception affective que peut en avoir le sujet. C’est donc la vision qui fixe les normes auxquelles satisfait partiellement l’activité des dons, et qui mesure ainsi intrinsèque­ ment l’unité de la foi. En un mot, nous voyons que celles des dua­ lités que comporte la foi, et qui sont annulées par la vision, se ré­ sorbent progressivement, à la mesure même de la perfection de la foi ; la vision assigne les normes d’un équilibre que l’économie de la foi n’atteint jamais, bien qu’elle en constitue une approximation indéfiniment croissante. Nous pouvons dire, en donnant aux mots un sens déjà défini (420), que la vision est, à ce premier point de vue, borne de la foi sans en être terme, mais ceci laisse le champ li­ bre à une efficace préformation. a. Il nous reste maintenant à examiner les dualités de la premiè­ re sorte, c’est-à-dire celles qui demeurent dans la vision, laquelle, à ce point de vue « termine » la foi. Nous devons pour le moment laisi. « L I NITÉ DE LA FOI RÉFÉRÉE A CELLE DE LA VISION ser de côté ce qui relève de l’incidence rationnelle de la foi et partant sa réflexivité : l’auto conscience de l’acte de foi devra être comparée à celle de la vision, et c’est ce rapprochement qui fera le mieux comprendre comment la certitude de croire s’intégre dans l’unité même de l’acte de croire. Nous nous bornons donc à exa­ miner une fois de plus le couple intelligence-volonté et à montrer comment il possède déjà dans la foi ce qu’il reçoit nécessairement dans la vision : la touche et l’empreinte de la simplicité et de l’unité qui sont propres à l’essence divine. La foi est, en effet, le « com­ mencement de la vie éternelle » (159) ; et celle-ci consiste formelle­ ment en la vision de Dieu (421) ; mais on doit bien se garder de toute représentation imaginative : la vision sensible ou même la vi­ sion intellectuelle (422) créée suppose toujours une certaine extério­ rité. Il n’en est évidemment pas de même de la vision de Dieu, puis­ qu’il est vrai, dès cette terre et éternellement, que « nous avons en lui la vie le mouvement et l’être » (423). C’est « dans sa lumière que nous le voyons lumière » (413), c’est en lui que nous sommes pour le posséder (149) ; il n’y a pas entre lui et nous d’autre intermédiaire que lui-même, c’est-à-dire en rigueur de termes, qu’il n’y a pas d’intermédiaire. Aussi nous est-il dit également que nous sommes et serons assimilés (424) à Dieu, que nous « lui serons sembla­ bles )) (425). Entendons bien que cette similitude n’est pas une res­ semblance de la copie au modèle, la première étant posée en regard du second, mais elle est la conséquence d’une assimilation vitale : ainsi la cellule engendrée est-elle semblable à celles dont elle procè­ de et dont elle continue de recevoir la vie (426). Vision, assimila­ tion, similitude signifient différents aspects du même fait : nous verrons Dieu tel qu’il est parce qu’étant en lui, vivant sa propre vie, nous le verrons de sa propre vision, donc comme il se voit, et partant tel qu’il est. Ce n’est pas Dieu qui viendra en nous comme le font les objets intelligibles saisis conceptuellement, mais c’est notre propre fond qui se trouvera objectivé, c’est-à-dire rendu adé­ quat à l’objet divin ; et ainsi c’est nous qui serons changés et qui, ainsi, serons en Dieu (444), beaucoup plus que nous ne serons ré­ ceptifs de lui. Nous posséderons alors ce qui appartient à Dieu : ce qui est de lui sera de nous, ce qui est divin sera nôtre dans l’iden­ tité de la même vie. Si donc nous voulons savoir comment nous nous comporterons à un point de vue déterminé, c’est l’essence divine qu’il convient d’examiner à ce même point de vue. Nous devons cependant nous demander si cette conclusion qui vaut pour la vision vaut également pour la foi puisque c’est l’unité de la foi qui nous occupe. Or cette conclusion résulte de la situation de la créature glorifiée par rapport à Dieu : intériorité (assimila­ tion), immédiation (vision) ; de ces deux facteurs c’est le premier ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT V qui est le plus important parce qu’il entraîne le second, tandis qu’il pourrait y avoir en perspective créée une immédiation par extério­ rité tout à fait étrangère à la filiation divine. Ajoutons que l’adop­ tion divine qui s’achève dans la glorification commence avec la justification (427), et qu’elle est substantiellement identique dans la vision et dans la foi. Elle consiste, ici et là, objectivement, dans la même intériorité par rapport à la vie divine dont nous sommes gratifiés ; mais elle ne développe pas ses conséquences, et notam­ ment l’immédiation, d’une manière égale dans les deux cas, parce qu’elle rencontre des conditions qui sont subjectivement différentes. Il résulte de là qu’à l’immédiation près, laquelle redisons-le ne fait que parachever l’intériorité, ce qui est vrai de la vision l’est éga­ lement de la foi : l’unité de la foi est calquée sur l’unité même de la vie divine, ou plutôt elle y est incluse comme dans son archétype, puisqu'aussi bien la vie surnaturelle, qui commence avec la foi (119, 159, 296) est la vie de Dieu lui-même communiquée à la créature par mode d’intériorité absolue. Ceci étant, il convient en­ core d’envisager la vie divine sous une incidence appropriée à la foi. L’intelligence et la volonté du croyant ne trouvent leur équili­ bre surnaturel que par l’exercice simultané des deux vertus de foi et de charité ; mais nous nous sommes attachés à décrire la foi en elle-même, et ce qui nous occupe actuellement c’est l’unité de l’en­ tendement en tant qu’il possède la grâce de la foi : la volonté prin­ cipe radical informant l’intelligence principe formel, les deux ha­ bitus correspondants réagissent l’un sur l’autre en une involution dont l’unité a pour fondement l’objet divin et interfèrent pour pro­ duire l’acte de foi numériquement un. C’est cette relation entre l’in­ telligence et la volonté croyantes que nous voulons comprendre une dernière fois sous une lumière plus haute. Or la vie divine, qu’on l’envisage au point de vue essentiel ou bien au point de vue personnel, s’offre à nous selon la même éco­ nomie : de l’amour à l’amour par l’intelligibilité. Dieu a, par na­ ture, une complaisance (428) pour sa propre nature ; cette nature est Intellection subsistante et amour subsistant ; cette complaisance ne peut être postérieure à l’exercice de cette Intellection et de cet amour parce qu’il y aurait dans ce cas une finalité en Dieu qtii ne serait plus Acte pur. L’intellection divine est donc incluse dans cette complaisance au même titre que l’Amour, parce qu’elle est comme lui le bien essentiel de Dieu ; mais l’Amour étant logiquement pos­ térieur à l’intellection, la complaisance est logiquement antécéden­ te à l’Amour, ce qui suffit à l’en distinguer malgré leur commune spécificité affective ; enfin, l’intellection et l’Amour se trouvant en même situation en regard de la complaisance parce qu’ils sont identiquement le même Bien divin objet propre de cette complai- w l'lnité de la foi référée a celle de la vision 565 sance, il est normal de considérer l’antériorité de la complaisance par rapport à l’Amour comme jouant également vis-à-vis de l’Intellection. Cette complaisance absolument inconditionnée qui est le principe même du mystère de la vie divine, elle s’appelle vouloir libre de Dieu, en tant précisément que libre, si on considère l’ordre essentiel ; et elle s’appelle procession, procession procédante, pro­ cession pure, procession par antonomase si on envisage l’ordre per­ sonnel. Nous ne pouvons nous attarder à ces sublimes mystères puisqu’il nous faut revenir à l’humble foi. Retenons deux choses ; tout d’abord le schéma : de l’Amour à l’Amour par l’intellection, et plus précisément de la complaisance à l’Amour par l’intellection ; en second lieu, c’est une nécessité dialectique résultant de la faibles­ se de la raison qui nous impose de concevoir la complaisance com­ me antécédente à l’intellection et à l’Amour, alors qu’en réalité elle leur est concomitante, à la fois les enveloppant et jaillissant d’eux : en un mot elle se trouve avec eux en relation d’immanence récipro­ que. La foi est le commencement de la vie surnaturelle (114, 159), c’està-dire, comme nous l’a mieux montré la médiation de la vision, le commencement de notre assimilation à Dieu ; la charité couronne cette assimilation ; c’est pourquoi foi et charité ne sont en droit pas plus séparables que ne le sont les « étapes » de la vie de Dieu qui est absolument simple. Mais puisque ces deux vertus sont en fait parfois séparées et par conséquent distinctes quant à l’essen­ ce, il convient de faire correspondre à la seconde l’Amour, dont la complaisance qui est, elle aussi, un amour n’est pas exclue ; et à la première la complaisance et l’intellection. Ainsi le commence­ ment de la vie divine est, en Dieu comme en nous, formellement in­ telligible encore qu’il ne le soit pas exclusivement (429) : c’est cette homéomorphie qui fonde un « fructueux rapprochement » (40) entre le mystère de la foi et le mystère de Dieu lui-même (430). Ce rappro­ chement est des plus simples : motion volontaire et saisie intellec­ tuelle sont relatives l’une à l’autre dans la foi, tout comme la com­ plaisance que Dieu a pour sa propre intelligibilité répond à son in­ tellection subsistante. On retrouve ici et là le même type d’anté­ riorité dialectique inévitable exprimant, dans l’ordre de la vie, une concomitance réelle. On aime pour croire (387), et c’est ce que l’in­ tention de la foi rend encore plus net que la foi elle-même ; ou bien on aime le croire (389) dans l’acte même où on l’exerce, parce qu’il est un bien dont on ne cesse de désirer l’accroissement (363). Ainsi est-on conduit à poser la complaisance que Dieu a pour son propre bien au principe de la communion intelligible que Dieu a avec lui-même: il faut que Dieu s’aime pour se connaître, Dieu aime cette connaissance (428) avant qu’il ne se repose dans l1 ’amour dont ■■■■ ■ 566 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT V elle devient génératrice. Participation créée et réalité incréée ont donc même structure, et cette similitude n’est pas, nous l’avons vu, pro duite de l’extérieur et a posteriori ; elle est bien plutôt l’expression d'une communication vitale. Nous devons donc conclure que la foi reçoit de la vie même de Dieu et sa réalité et l’économie intime de cette réalité ; autrement dit, la foi reçoit de la vie divine son unité: l’unité de la foi a pour mesure l’unité propre à la vie de Dieu ; et s’il est vrai que l’unité de la foi n’atteint jamais à l’absolue simplici­ té de sa source immanente, il n’est pas moins vrai qu’il est impossi­ ble d’assigner, soit à l’unité de la foi, soit à l’unité de la vision qui la « termine », une mesure moins parfaite que l'unité transcendante du Dieu vivant. b. Interférence, involution, information ne sont donc que des ca­ dres, indispensables sans doute, mais trop étroits pour décrire le mystère de la foi qui est celui de la vie éternelle commencée. Les instruments que nous employons sont toujours empruntés au monde créé et même au monde sensible : il est bon de se souvenir de leur précarité congénitale. La conjugaison, dans la foi, de l'intellectuel et du volontaire n’est, absolument parlant, comparable à aucun autre cas de psychologie naturelle : elle équivaut au mystère même de la foi. C'est qu’en effet, au moment précis de son insertion dans l’or­ dre surnaturel, l’homme se trouve placé, médiatement par la foi, puis immédiatement par la vision, sous la mouvance radicale de l’objet transcendant ; il subit dans tout son être une transvection qui n’est parfaitement actuée que par la vision, mais qui est déjà efficace dans l’obscurité et la demi conscience de la foi. Il en résul­ te que l’intelligence et la volonté croyantes ne peuvent être conçues de la même manière que l’intelligence et la volonté exerçant une vertu naturelle. On ne saurait certes prétendre que ces deux puis­ sances soient substantiellement changées par la foi, mais on rédui­ rait en retour l’ordre surnaturel à des proportions bien étroites si on assimilait Vonlologie de l’habitus de foi à celle des autres habi­ tus. L’objet incréé, que la foi atteint en lui-même (431 ), est en même temps cause immanente ; et tandis que la connaissance des objets créés, nécessairement extérieurs, ne peut produire que des modifica­ tions accidentelles à l'ontologie du sujet, la connaissance de Dieu, même obscure, atteint en fait et objectivement le Dieu cause en même temps que le Dieu objet. Le croyant assiste, nous l’avons vu (262), a la genèse de sa propre foi, dans la mesure où il adhère à la Vérité révélante qui en est la source ; et c’est par une adhésion, appliquant l’intelligence plus profondément à cette Vérité, que la foi s’accroît: cet accroissement n’étant rien autre que la pénétration progressive de l’esprit dans la lumière incréée qui contient toute vérité. 567 Or ce que nous venons de rappeler de la Vérité vaut en un sens pour l’Etre. Car s’il est imprudent d’oublier la distinction fonda­ mentale entre assimilation formelle et identification réelle, la pre­ mière seule concernant la connaissance, il convient également de ne par reléguer au rang des abstractions sans portée efficace la convertibilité du vrai et de l’être, surtout lorsqu’il s’agit de Dieu. Connaître Dieu c’est, nous l’avons rappelé, être assimilé à lui (424), à lui qui est Vérité révélante mais indivisiblement Vérité subsis­ tante et Etre subsistant ; c’est être de son être, comme on est connais­ sant de sa connaissance, en sorte que par la médiation de l’acte et de l’habitus de connaissance s’effectue d’une manière latente une transvaluation ontologique dont il est bien difficile de fixer le de­ gré et la nature : elle est en effet la préparation à cet état qu’on appelle lumière de gloire et qui constitue, en ce qui concerne l’être créé, le plus profond des mystères puisqu’il consiste en la confron­ tation de deux absolus : celui de Dieu, celui de la personne humai­ ne. Et si l’intelligence et la volonté croyantes sont, dans l’exercice de la foi, les instruments d’une reformation qu’elles sont les pre­ mières à subir, nous comprenons pourquoi l’unité qui les lie au sein de ce même exercice reçoit elle aussi, conformément à son module propre (432), la touche divine : unité plus une que toute unité natu­ relle, comme la connaissance de foi est, dans sa positivité, plus et mieux connaissance que toute connaissance naturelle (411), comme l’être du croyant se trouve accru et valorisé par l’acte même de sa foi. Nous ne tenterons pas de préciser en lui-même ce mode mysté­ rieux de l’unité du mystère de la foi, puisque nous venons d’insis­ ter sur son caractère ineffable en prenant comme témoin le mystère de la vie de Dieu- Cet ultime rapprochement nous montre du moins pourquoi toutes les comparaisons empruntées à l’ordre créé sont vouées d’avance à un insuccès partiel: il y a, en toute propriété de la foi comme dans la foi elle-même, un au-delà que seul résoud le contact avec l’objet divin. « Donnez-moi quelqu’un qui croit et il comprendra ce que je dis » (75). Nous pourrions tout au plus re­ prendre les structures que nous avons utilisées : interférence, invo­ lution, information ; redire à propos de chacune d’elles que ce qui s’y rencontre de succession et d’extériorité se trouve graduellement réduit par le progrès de la foi, et rappeler en ce qui concerne leur ensemble qu’elles jouent simultanément et se conditionnent récipro­ quement quant à la perfection de leur exercice. Cette enquête n’ap­ porterait rien d’essentiellement nouveau et nous ne nous y attarde­ rons pas. Il sera plus profitable de suggérer la perfection de l’unité de la foi d'une manière plus humaine tout en en respectant le mys­ tère. C’est ce que nous ferons en examinant comment la foi dévelop­ pe l’entendement dans sa propre ligne : elle le fait être mieux lui55 LÜNITÉ DE LA FOI RÉFÉRÉE Λ CELLE DE LA VISION Μ ■·*.·>· è’ ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT 568 même, elle le « virginise » conformément à son essence, elle le fait un, faisant ainsi la preuve de son unité à elle. La foi unit l’homme tel qu’il est à Dieu tel qu’il est (6) : d’où la double incidence de sa grandeur. On peut donc manifester celle-ci en comparant la foi à Dieu tel qu’il est, c'est-à-dire à Dieu en tant qu’il est vu, ou bien à l’homme tel qu’il est, c’est-à-dire à l’homme en tant qu’il est vierge. Nous venons d’examiner le couple foi-vision ; c’est le couple foi-virginité qui va nous retenir en terminant. l’unité de la foi envisagée dans la lumière de l’ordre DES CAUSES EFFICIENTES : FOI ET VIRGINITÉ. 56. i. S. Paul écrivait aux Corinthiens (433) : «C’est que je suis jaloux de vous d’une jalousie de Dieu, car je vous fiançai à un seul homme, comme une vierge pure à présenter au Christ ». La men­ tion de la virginité paraît tout d’abord déplacée quand on connaît l'état des destinataires de la lettre, mais ce contraste aide à bien comprendre qu’il s’agit d'une virginité spirituelle : c’est d’ailleurs celle-là qui nous intéresse directement, et c’est celle-là dont S. Paul a la hardiesse de revendiquer le privilège pour les chrétiens fraîche­ ment convertis auxquels il rappelle la grandeur de leur vocation. La virginité matérielle n’est d’ailleurs pas, à elle seule, une vertu : elle n’acquiert cette dignité que par l’intention expresse d’utiliser pour le service de Dieu un loisir plus profond et plus abondant. Se réserver en vue de Dieu : telle est la notion la plus familière de la virginité, et on voit qu’elle n’est pas tellement différente de celle dont parle S. Paul. La réserve comporte bien des degrés, mais le but demeure toujours le même ; et il suffit qu’une abstention sys­ tématique, à l’égard d’une catégorie déterminée de biens créés ou à l’égard d’une jouissance les concernant, se trouve intrinsèquement et formellement associée à une possibilité objective d’épanouissement de la vie divine, pour qu’on puisse parler de virginité et non plus seulement d’ascèse. Cette manière de comprendre a d’ailleurs le double avantage de rendre à la notion de virginité sa vraie valeur par une mise en place correcte des éléments qui la constituent, de lui rendre également sa vraie portée en l’étendant à des domaines d'où on la croyait exclue. C’est bien ce que fait S. Paul : il n’igno­ re certes pas que la virginité qu’il propose comporte un revers as­ cétique dont il explique d’ailleurs le détail, mais il a la hardiesse de penser vrai, c’est-à-dire en fonction de Dieu, au lieu de réduire une vertu surnaturelle à la casuistique du permis et du défendu. La vir­ ginité est une certaine passion de Dieu qui commande avec ma­ gnanimité l’exclusivisme dont elle doit bénéficier. Elle peut s’in­ carner de mille manières, conformément au jeu des diverses puis- 55'56 I. UNITÉ DE LA FOI MESURÉE PAR CELLE DE LA VIRGINITÉ 569 sances naturelles ; aussi nous sera-t-il utile d’étendre encore un peu cette définition en explicitant son harmonique naturel : la passion pour un idéal devient virginité dans le sujet qu’elle anime dans la mesure où elle impère et soutient infailliblement les renoncements indispensables. En ce sens, être vierge, c’est, pour un être ou même pour une faculté déterminée, être parfaitement soi-même ; c’est sa­ crifier à l’aspiration la plus haute (soit absolument, soit dans un do­ maine particulier) d’autres aspirations concomitantes et non im­ médiatement adjuvantes (434). Occupons-nous de la virginité de l’esprit, avec laquelle la foi se trouve en plus particulière affinité. Elle comporte, comme tous les autres cas de virginité, une positivité et une ascèse, la seconde or­ donnée à la première. Voyons d’abord le positif. La passion de Dieu, en tant qu’elle anime l’esprit, c’est la passion de la Vérité ; et il est aisé de voir qu’il faut cette passion-là pour que l’on puisse par­ ler de virginité. L’esprit a bien pour inclination naturelle de s’ap­ pliquer à la recherche et à la possession de la vérité, mais cette vé­ rité n’a, même pour l’esprit, sa pleine valeur d’appétibilité que dans la concrétude des existants. Or ceux-ci intègrent l’ordre universel, et chacun d’entre eux n’est saisi comme vrai que par référence à cet ordre universel. Toute vérité se présente en fait comme la lec­ ture correcte d’un rapport à la fois formel et existentiel, rapport de la réalité envisagée au principe de l’ordre dont elle dépend. Mais il est clair que la vérité la plus haute, et si l’on peut ainsi parler la vraie vérité parce qu’elle est parfaitement conforme à la notion rela­ tionnelle de la vérité, est celle qui prend comme référend le Princi­ pe absolu, celui au-delà duquel il n’y en a point, et au-delà duquel on ne peut remonter. Dans ces conditions, toute tendance qui, soit en droit soit en fait, compromet la saisie de cette aimantation par l’Absolu inscrite dans tout être, est contraire à la vérité, contraire à la nature de l’esprit, contraire a fortiori à la virginité de l’esprit. Or les objets sensibles, ceux qui nous sont le plus familiers, déve­ loppent en nous un type d’appréhension en surface (435) : les Phy­ siciens les considèrent spontanément comme des configurations de particules élémentaires (436) qui ne demandent rien autre pour être décrites ou expliquées physiquement que la référence à l’univers physique ou à l’expression abstraite qui en tient lieu. Et comme cet univers physique (437) n'est qu’un segment ou mieux un aspect de la réalité universelle, les références dont il est le terme sont bien vé­ rité en raison de leur nature de relation, mais elles ne sont que véri­ té tronquée puisqu’il leur manque d’épuiser, en s’achevant dans le référend absolu, toute la virtualité de la relation. Les objets sensi­ bles, saisis comme formes, dans leur apparaître, ne favorisent donc pas la perception totale de la vérité qu’ils incluent ; ils n’excluent .· f < ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT 5/0 certes pas une telle perception, mais ils ne postulent immédiatement qu’un absolu qui leur est tout relatif et qui prend la place de l’absolu véritable sans en avoir la valeur. L'esprit humain subit cette cons­ tante séduction, et même s’il n’y consent pas consciemment, il risque fort de rester en-deça de ses possibilités, donc de n’être pas luimême ; il risque de trahir sa nature qui est d’être faculté de toute la vérité, il risque donc de n’être point vierge : à moins qu’il ne con­ serve une certaine exigence latente d’un au-delà, au sein même des recherches qui l’appliquent au monde sensible. La virginité de l'es­ prit ne peut reposer que sur le désir d’une vérité qui soit relation à l’Absolu et ce désir peut bien être appelé passion (438) de la Vérité. Tel est le premier élément, positif. ♦C I *· 1 ' : : Le second, ascétique, moins important mais non moins essentiel, est l’absence de retour sur soi ; l’esprit n’est pas fait pour se re­ plier sur lui-même dans la possession de ses conquêtes : il est par essence relation à la vérité, il n’est lui-même qu’en demeurant ou­ vert à l’ordre universel auquel, de cette manière, il s’intégre. Si en effet l’esprit s’objective dans le non transcendant, il fait nombre avec lui-même (439), il devient hétérogène à lui-même et invertit sa propre nature ; or ne pouvoir s’objectiver que dans le transcen­ dant, c’est être, intrinsèquement, capacité à tout ce qu’inclut cette transcendance, et n’être que cela : capacité, ouverture, et non ava­ rice satisfaite. Autrement dit, l’esprit est fait pour la vérité ; et comme la vérité n’est elle-même que comme relation à l’Absolu qui la termine, l'esprit n’est lui-même que dans le dépouillement rigoureux qui le suspend à ce même Absolu. Passion de la Vérité, objectivation dans la transcendance (ou dans l'absolu) (440) de la Vérité, tels sont les deux traits essentiels de la virginité de l’esprit; ils reflètent tous les deux, l’un subjectivement, l’autre objective­ ment, la nature de l’intelligence qui est ouverture sur l’être et par­ tant sur l’infini, qui n’est elle-même, virginalement elle-même, que par référence à un infini concret que nous avons appelé Vérité (441). 2. Ceci étant rappelé, il ne sera pas besoin d'insister longuement pour montrer que la foi est plus propre à virginiser l’esprit de l’hom­ me qu’aucune discipline humaine. Si, en effet, la foi est de la pen­ sée à l’état humain (10), il ne faut pas oublier que substantiellement elle est connaissance divine portant sur l’objet divin (411) ; elle réalise, de ce chef, d’une manière en droit parfaite, les deux condi­ tions de la virginité de l’esprit. Nous remarquions un peu plus haut que si l’esprit humain défaille et demeure si facilement endeça des exigences de sa propre nature, c’est qu’étant attiré par la vérité à l’état concret, il trouve le plus manifestement cette concré­ tude au niveau de l'objet sensible. Or la foi satisfait bien à cette is L UNITÉ DE LA EO1 MESURÉE PAR CELLE DE LA V IRGTNITÉ exigence d'une vérité existante, mais en mettant le croyant en contact avec la Vérité première : la foi est en effet participation à la Vérité révélante, c’est-à-dirc à cette Vérité qui est au-delà de toute autre vérité et mérite ainsi parfaitement le nom de première Vérité; or la Vérité première, étant principe et terme de toute relation de vérité, est cause ultime de l'ordre universel, et partant subsistante comme lui, immatérielle comme les plus distingués de ses éléments. Ainsi l’exigence de concrétude qui, en connaissance naturelle ordi­ naire (442), alourdit, paralyse et découronne la recherche de la vérité, devient dans la foi par la médiation de Dieu lui-même, une constante exigence de redressement, et une cause efficace de remon­ tée vers l’absolu. L’existentialisme qui sous tend la connaissance sensible dégrade l’esprit et le fait défaillir de sa propre nature ; l’existentialisme de la foi virginise l’esprit conformément à sa nature. On exprimerait d’ailleurs à peu près dans les mêmes termes le rôle joué par la foi en ce qui concerne le dépouillement de l’esprit. L’objectivation de l’esprit du croyant n’a bien lieu que dans l’ab­ solu puisque la foi n’est exercée que dans la participation à la Vé­ rité révélante; et c’est cet exclusivisme qui constitue, nous l’avons vu, la seconde condition de la virginité. Il convient de rappeler ici que le progrès de la foi consiste en ceci que l’adhésion prend le pas sur l’assentiment : c’est-à-dire que la production de l’acte de foi, tout en ne cessant de requérir l’activité de l’intelligence et l’ini­ tiative du vouloir libre, se trouve placée d’une manière plus profon­ de et plus immédiate sous la mouvance de la Vérité révélante. C’est tout l’ensemble : sujet principe de l’acte, acte produit, relation de l’un à l’autre, qui subit un exhaussement progressif ; en sorte que cette relation conserve le principe et la spécificité qui font de la foi une disposition et un acte vraiment humains, tout en reposant plus adéquatement dans l’objet qui en est le terme. Plus cette prévenance gratuite de la lumière divine se fait sentir, moins l’exercice de la foi est laborieux, moins aussi l’homme est tenté de se l’approprier comme étant son oeuvre propre, plus enfin l’esprit demeure ouver­ ture pure à la vérité, ignorant de tout repli sur soi. La foi purifiant d’autant mieux l’esprit de toute appropriation désordonnée qu’elle est plus parfaite, nous devons conclure que cette propriété lui re­ vient en nature ; autrement dit la lumière de la foi virginise l’es­ prit en l’objectivant dans la transcendance, comme l’existentialis­ me de la foi virginise l’esprit en le référant à l’absolu. Enfin, on peut envisager sous une troisième incidence cette ex­ cellence de la foi en tant qu’elle est capable de produire la virginité de l’esprit : et aucune discipline créée n’offre, à ce nouveau point de vue, rien d’analogue. Nous faisions remarquer que la fréquenta­ ♦·· ; ■' 572 1 t ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT v tion obligée de l’être sensible exige de l’esprit qui veut demeurer parfaitement fidèle à sa vocation au vrai une constante conver­ sion. Cette conversion est, malgré sa grande difficulté, possible en dehors de la foi ; mais il y a un degré, qui n'est accessible qu a la seule foi. L’esprit humain ne peut en effet devenir parfaitement lui-même dans l’ordre du connaître naturel qu’en employant la mé­ diation des réalités sensibles ; il ne connaît sa véritable nature, qui est d’être relation à tout l’être et à tout le vrai, que par réfle­ xion a posteriori, à partir de la saisie de l’être sensible. Il y a là un retard congénital qu’aucune ascèse naturelle ne peut éliminer, parce qu’il tient aux conditions de la nature elle-même ; la virgini­ té naturelle de l’esprit n’est jamais que reconquise, il y a toujours un temps de la vie d’esprit où elle n’est point, et donc absolument parlant elle n’est point du tout. La foi n’ôte pas cet inconvénient mais elle opère essentiellement dans un domaine où il ne joue pas. Les emprunts que la foi fait au monde sensible ne sont pas liés à la substance des choses que nous espérons de la même manière que vérités et vérité sont liées en intellection naturelle : médiation dans les deux cas, mais qui dans le cas naturel affecte intrinsèquement la saisie ultime qui suppose toujours une élaboration progressive plus ou moins implicite ; tandis que cette même médiation respecte, dans le cas surnaturel, la transcendance de la Vérité première qui est donnée d’emblée. Tout l’acte du croyant est, dès le principe de sa production, au contact et sous l’emprise de la Vérité transfor­ mante et objectivante ; tandis que l’acte intellectuel naturel n’af­ fleure que par l’une de ses franges au niveau de la vérité et demeu­ re intrinsèquement assujetti aux vérités d’ordre sensible. La foi doit à la transcendance concrète, réelle, de son objet, un envol qui lui est propre ; envol qui proportionne le croyant à cette transcen­ dance et qui l’établit gratuitement en elle, sans que le labeur discur­ sif d’ailleurs nécessaire apporte une contribution intrinsèque à la saisie de l’objet. Autrement dit l’esprit est fait par grâce parfaite­ ment lui-même dès qu’il se dispose à produire un acte de foi ; la foi théologale virginise l’activité intellectuelle dans ce que son jail­ lissement présente de plus purement intelligible et de plus originel, c’est-à-dire dans sa source même. On voit donc que la foi est seule à faire droit à la requête assez spontanée qui fait équivaloir virgini­ té et intégrité. Absolument parlant, la virginité de l’esprit impossi­ ble dans l’ordre naturel le devient dans l’ordre surnaturel. Etre par­ faitement elle-même n’est possible à la créature que par référence actuelle et radicale à Dieu puisqu’elle est. aussi bien ontologique­ ment qu’intelligiblement, toute relative à lui. Cet investissement divin par lequel l’homme devient lui-même présente les deux mêmes phases fondamentales, soit qu’on en consi- 5« L UNITÉ DE LA FOI MESURÉE PAR CELLE DE LA VIRGINITÉ 573 dère le principe prochain, soit qu’on en envisage l’effet propre. Nous avons déjà analysé ces deux phases au premier point de vue qui est celui de l’efficience, puisqu’elles se nomment la foi et la vision, et nous avons montré comment elles se distinguent et com­ ment elles sont en substantielle continuité. Nous retrouvons mainte­ nant les deux phases de ce même investissement divin, mais celuici étant considéré à l’état effectué : la virginité d’une part, la gloire de l’autre ; la virginité réalise dans cette vie ce que la gloire con­ sommera dans l’autre, et l’on trouve de la première à la seconde la même homogénéité fondamentale qu’entre la foi et la vision : elles rendent l’homme lui-même au principe de lui-même, tout comme foi et vision le font adhérant à son Principe incrëé ; la virginité (443) contient la substance de la gloire comme la foi celle de la vision ; et de même que la vision de l’essence absolument simple peut seule établir dans la gloire l’être créé jusqu’en son fond (444), ainsi la foi communion intelligible avec la Vérité première peut elle seule donner à l’homme voyageur la parfaite et radicale virginité de l’es­ prit. Terminons ces remarques rapides concernant cette dernière dis­ position, en notant que ce qui vient d’être dit plus spécialement au sujet de l’esprit pourrait être étendu à toutes les autres facul­ tés, la volonté notamment. La définition de la virginité, réduite à son schéma essentiel, est identiquement applicable ; et on re­ trouverait, au registre affectif, deux exigences homologues à celles de la virginité de l’esprit : attachement au Bien infini, la médiation des biens finis étant progressivement résorbée ; désintéressement fondamental qui consiste en ce que l’amour ne doit jamais s’incur­ ver en amour de l’amour (283), mais demeurer pur, entier, dans la simplicité de son mouvement. La virginité est bien, dans la volonté comme dans l’esprit, une certaine passion de Dieu qui commande avec magnanimité l’exclusivisme dont elle doit bénéficier. Et com­ me d’autre part la foi comporte une rectification du vouloir vis-àvis de Dieu fin ultime (204), concomitante à la rectification de l’in­ tellect en regard de Dieu Vérité, il est facile de montrer, en suivant l’argument même qui vient d’être développé, que la foi théologale et elle seule peut virginiser radicalement la volonté, bien qu’elle n’y parvienne totalement que si elle est informée par la charité. D’ailleurs la virginité est, comme nous avons essayé de le suggérer, une attitude totalitaire ou, ce qui revient au même, fondamentale : en sorte que lorsque deux puissances sont aussi radicalement soli­ daires que le sont l’intelligence et la volonté, il est difficile que la virginité soit parfaitement réalisée dans l’une sans l’être en même temps dans l’autre. Concluons donc sans nous attarder davanta­ ge (445) que la foi théologale, commencement de la vie éternel- »1 .5 .W ' 1 ? ADHESION DE FOI ET SENTIMENT le (159), virginise le sujet spirituel humain conformément à sa nature spirituelle, tout comme la vision glorifie l’homme en le faisant par­ faitement conforme au Dieu dont il est l’image (446). W 3. Nous voilà semble-t-il bien loin de l’unité de la foi, mais le détour n’est qu’apparent. C’est qu’il y a en effet entre la virginité et l’unité une étroite connexion, la première n’étant que l’affleu­ rement et la conséquence psychologique de la seconde. Et si la foi produit la virginité, c’est qu’elle est elle-même marquée au coin de l’unité. Voilà ce qui nous reste à développer rapidement pour ache­ ver notre dyptique de l’unité de la foi : après l’avoir comparée à l’état glorieux qui virginise l’homme divinement, nous l’allons rap­ procher de l’état virginal (443) qui glorifie l’homme humainement. a. Relevons tout d’abord brièvement deux aspects de l’affinité entre l’unité et la virginité. L’unité est de toutes les propriétés de l’être celle qui en est le plus proche ; elle ne suppose pas. comme la vérité ou la valeur, une altérité à la faveur de laquelle l’être est principe ou terme d’une relation à autre chose ; elle est l’être dans sa position absolue, l’être pour soi à l’exclusion de tout ce qui n’est pas lui ; elle exprime simplement : l’être est lui-même et rien d'au­ tre. Or telle est bien la teneur du résultat visé par la virginité : faire l’être lui-même parfaitement, radicalement ; l’unité se présente ainsi comme une sorte de virginité métaphysique de l’être. D’ailleurs, et c’est le second point de vue, si l’unité métaphysique n’est pas en ellemême objet d’expérience, elle l’est du moins dans ses conséquences; à quelque degré qu’on se place dans la hiérarchie des êtres, on voit l’unité s’y réaliser par la distinction et par l’ordre : c’est la conscien­ ce de l’harmonie entre les différents éléments de son ordre propre, qui constitue l’unité psychologique d’un individu déterminé ; et on aperçoit immédiatement que cette unité là coïncide objectivement avec la virginité envisagée dans le même ordre. Pour reprendre l'exemple que nous avons développé, l'unité de l’esprit humain n’est réalisée que par la juste mise en place des fonctions diverses qu’il est capable d’assumer : raisonnement, invention ou découverte, in­ tellection ou contemplation ; or c’est cette dernière fonction qui est la trame solide que les autres ne font que retrouver ou sur laquelle les autres ne font que broder : et c’est elle qui se trouve stimulée, tonifiée, par cette passion de la vérité (plutôt que des vérités) cons­ titutive de la virginité de l’esprit. C’est en se virginisant constam­ ment au contact de la vérité que l’esprit demeure lui-même et ainsi demeure un : la virginité est source de l’unité. D’une manière plus proche encore de l’expérience psychologique, nous pouvons donc ar­ guer que l’esprit ne trouve de repos que dans la saisie de la vérité ultime, et que d’autre part ce repos suppose que l’esprit soit en- M L’UNITÉ DE LA EO1 MESURÉE PAR CELLE DE LA VIRGINITÉ 575 tièrement présent à lui-même, récapitulé en lui-même. En d’autres termes, le repos de l’esprit se trouve adéquatement fondé, quoiqu’à des points de vue divers, soit sur la virginité soit sur l’unité : et ceci suffirait à établir la convertibilité de ces deux dernières disposi­ tions (447)· N’insistons pas davantage sur ces généralités et con­ cluons que, la foi théologale étant capable, et elle seule, de virginiser le sujet spirituel humain, elle doit posséder inscrite en son essen­ ce, l’unité métaphysique dont la virginité est l’expression au point de vue psychologique. b. Revenons pour l’établir sur les deux propriétés de l’unité que nous mentionnions à l’instant : position absolue de l’être, indépen­ damment de tout ce qui n’est pas lui ; intégration, sommation or­ donnée de tout ce que l’individu a conscience de posséder. Le pre­ mier de ces deux aspects peut-être lui-même envisagé de deux ma­ nières différentes. Tout d’abord positivement : l’unité signifie alors l’absolu de la personne ; ce sont les personnes intelligentes qui constituent dans l’univers créé, les réalisations les plus hautes de l’unité. Chacune d’entre elles est un monde qui se termine en luimême intrinsèquement, mais qui est ouvert à Dieu, relatif à Dieu, à la manière dont les atomes sont relatifs à l’univers matériel (448). Ce personnalisme du sujet spirituel est le fondement de la liberté, il est la grandeur première et inaliénable de l’homme : tout ce qui s’oppose à lui divise l’homme en lui-même, tout ce qui au contraire le favorise contribue à réaliser cette conformité à soi-même qui est l’essence de l’unité. Or c’est cette dernière prérogative qui appar­ tient à la foi. Elle virginise l’homme, comme nous l’avons vu, en approfondissant et en rendant efficace l’exigence d’absolu qui est en lui ; mais il revient au même de dire que la foi fait participer l’homme à l’absolu divin, qu’elle l’établit gratuitement dans une liberté et une indépendance qui méritent d’être appelées divines puisqu’elles sont de Dieu, puisque d’autre part le croyant comme tel ne fait pas nombre avec Dieu. La communion intelligible de la foi réalise ce miracle de faire de l’homme un absolu par participation ; sans cesser d’être tout relatif à Dieu, et précisément à cause de cela, l’homme devient Dieu d’une manière incomparablement meilleure que ne permet de le comprendre l’identification de l’esprit et de l'objet connu naturellement ; et ainsi l’homme possède ce que Dieu est : l’homme est indépendant comme (449) Dieu est indépendant, libre comme Dieu est libre, personnel comme Dieu est personnel, absolu dans son être de croyant comme Dieu l’est dans sa Vérité. Et si toutes ces choses ne font qu’expliciter l’unité en tant qu’elle est une position absolue, il faut ajouter que la foi rend l’homme un comme Dieu est un, et qu’elle est par conséquent, au point de vue intelligible, la position absolue de l’ordre de Dieu devenant inclusi- ADHESION DE FOI ET SENTIMENT V ve des sujets spirituels capables d’y accéder : la foi possède ellemême le premier des caractères de l’unité envisagé dans sa positivité. Ce même caractère se trouve également mis en évidence par les relations d’altérité. Celles-ci définissent positivement la vérité ou la valeur tandis qu’elles n’atteignent que négativement l’unité qui demeure hors de leurs prises : l’être, en tant qu’il est un, n’est le terme d’aucune relation (450). La foi réalise cette nouvelle condi­ tion par son mode mystérieux. Elle ne saisit en effet son objet qu’en en circonscrivant les contours dans l’obscurité, mais il faut ajouter qu’elle enveloppe sa propre origine dans la même obscurité. Le cro­ yant ne se connaît comme croyant que par la médiation d’un argu­ ment rationnel sur la position exacte duquel nous aurons à reve­ nir (41S) : le point d’insertion ou le jeu originel de la foi dans le su­ jet spirituel humain sont aussi inaccessibles A l’expérience que le mystère de Dieu en lui-même. La foi est le sens d’un au-delà immo­ bile : au-delà du côté de l’objectivité, au-delà dans l’intimité du sujet ; et cette symétrie rigoureuse ne doit point nous surprendre puisque Dieu lui-même est simultanément objet et principe de ia foi ; nous retrouvons, à l’origine comme au terme de la foi, la même structure : un écart psychologiquement irréductible recouvrant une coïncidence substantielle. Dieu saisi dans la foi c’est bien Dieu lui-même, mais ce n’est pas Dieu vu : l’esprit en acte de la foi, c’est bien l’esprit possédant la grâce de la foi, mais ce n’est pas l’es­ prit connaissant cette grâce surnaturelle (451)- Dieu est trop simple pour nos prises rationnelles, l’esprit humain virginisé par la foi est, comme tel, trop simple pour sa propre prise. Si le croyant avait conscience de toucher Dieu ou de se toucher soi-même, il estimerait faussement qu’il peut dès maintenant posséder ces choses ; ou bien, ce qui serait plus grave encore, il penserait pouvoir agir par sa propre opération sur ces mystères ineffables. Un même « Noli me tangere » (452) les enveloppe, discrètement mais efficacement. Le croyant comme tel, objectivement actué par l’acte de sa foi, n’est pas plus en relation d’immédiation que Dieu ne l’est lui-même, avec le sujet humain croyant déployant les ressources de sa psycholo­ gie (453); a fortiori doit-on nier une telle relation d’immédiation en­ tre le croyant comme tel et un élément créé quelconque. Or ce carac­ tère a-relationnel est, comme nous l’avons vu, distinctif de l’unité; le croyant en acte de sa foi acquiert donc, quant à l’unité même natu­ relle de ses puissances, un degré nouveau de perfection. Ce degré consiste en une participation plus adéquate à l’unité même de Dieu; mais cette participation devient, pour le croyant lui-même, d’autant plus mystérieuse qu’elle tend objectivement vers l'immédiation qui en marque l’achèvement. La foi donne Dieu dans le mystère dont Dieu s’entoure ; mais c’est par l’économie de ce mystère de Dieu, s» l'unité de la foi mesurée par CELLE DE LA VIRGINITÉ 577 en tant qu’il s'enracine dans le sujet humain, que l’exercice de la foi virginise l’entendement, le dérobe à la prise de toute réflexivité, et lui communique ainsi une unité à laquelle ne peut atteindre au­ cune activité naturelle. C’est une unité trop haute pour qu’elle puisse être saisie par La conscience réflexe (454), tout comme l’unité de Dieu est trop simple pour être saisie par le non voyant. L’obscurité de la foi apporte, ici et là, la même médiation secourable : obscurité objective, nous voulons dire se tenant du côté de l’objet divin, elle nous baptise dans la lumière divine ; obscurité originelle, nous vou­ lons dire se tenant du côté de l’origine intime de la foi, elle nous baptise dans l’un ; obscurité toujours égale elle prévient toute ten­ tative d’expérience, au sujet de cette lumière et de cette unité qui sont comme un dépôt appartenant à Dieu et connu de nous par la seule foi (455). Ainsi l’unité envisagée comme position absolue de l'être appartient d’une manière éminente à la foi théologale et au croyant, et nous venons d’être amenés à conclure que cette unité n’est stable qu’à la faveur d’une rigoureuse objectivation du sujet. L’objectivation est, on s’en souvient, la composante ascétique de a virginité de l’esprit ; nous sommes ainsi très naturellement conduits à y faire retour, et à la mettre en équation avec la seconde propriété de l’unité après avoir montré comment la première résulte de la virginité de la foi en ce que celle-ci apporte de positif. c. L’unité est position absolue, telle est donc la première et la plus métaphysique de ses propriétés ; l’unité se présente aussi, au point de vue psychologique, comme l’intégration de toutes les virtua­ lités de l’être. Celles-ci peuvent à leur tour être envisagées quant à leur diversité ou quant à leur intensité. Nous ne reviendrons pas sur le premier point de vue, au moins pour le moment : nous aurons à dire que la foi engage tout l’homme et que loin d’être une spécula­ tion abstraite elle transpose à un niveau supérieur l’unité du com­ posé humain ; nous avons déjà longuement analysé la conjonction de l’intellectuel et du volontaire, et nous avons déjà noté que la comparaison foi-vision ne permettait pas d’y discerner de nouvelles modalités : la même remarque vaut pour le présent paragraphe qui concerne le couple foi-virginité. Nous insisterons donc plutôt sur le point de vue « intensif » ; quel que soit le comportement mutuel de l’intelligence et de la volonté, ces deux puissances peuvent être res­ pectivement intéressées à des degrés de profondeur assez variables par leur agir commun : des comportements intellectuels de classes différentes peuvent très bien exiger un égal effort de concentration, requérir par conséquent une égale contribution volontaire, tout en demeurant spécifiquement distincts, et en conservant entre eux la hiérarchie propre aux objets intelligibles qui les concernent. Une remarque semblable vaudrait en retour pour la volonté. Or ce qui 37 iC /.· ·. ■ · ·’ 578 ADHÉSION DE FOI ET SENTIMENT fait que l’acte récapitule le sujet qui le produit, le fait un en l’in­ tégrant, c’est que chacune des puissances atteint dans et par la production de cet acte au maximum qualitatif dont elle est capable. C’est ce que l’on voit très clairement par les cas pathologiques qui sont d’ailleurs les plus nombreux : volontés stables dans leur puis­ sance parce qu’elles procèdent vraiment d’une vue intelligible, et qui ne poursuivent cependant que pour eux-mêmes (456) des objets caducs : c’est l’intelligence qui est ici dévoyée parce qu’elle met les vérités à la place et non plus au service de la vérité ; volontés molles et inconstantes au service d’un idéal authentique lucidement reconnu comme absolu : c’est la volonté qui est ici défaillante, elle fait vivre au conditionnel, alors qu’il faudrait être en acte, en équa­ tion d’acte avec l’acte intelligible qui fixe d’une manière précise et stable les normes de l’agir. L’unité est donc un équilibre en pro­ fondeur, une synergie résultant de ce que chaque puissance se trouve en équation qualitative avec elle-même. On entrevoit tout ce que la foi apporte de ce point de vue. Nous avons en effet remarqué qu’elle virginise tout l’entendement en l’objectivant dans l’absolu ; le croyant laisse, de plus en plus à la mesure du progrès de la foi, son acte se reposer sur la motion toujours actuellement prévenante de Dieu : soit qu’elle inspire l’acte, soit qu’elle l’opère dans l’homme, soit qu’elle l’achève en Dieu lui-même. Le croyant croit, il croit lui-même, il croit pour lui, mais il sait que plus encore il rend par sa foi témoignage à la Vérité et à l’Amour de Dieu ; il tend à se mettre en résonance avec le témoignage que Dieu porte sur lui-même, puisqu’il se trouve d’ailleurs assimilé par la grâce de la foi à celui qui est par excel­ lence le Témoin (457). Il résulte de la que, par la foi, l’intelligence et la volonté se trouvent naturellement mises au point sur l’infini ; c’est-à-dire qu’elles sont inclinées à s’ouvrir sur l’infini, et obligées de demeurer en cette disposition : non certes par une contrainte externe, mais par une motion intime qui les surélèvent comme puissances c’est-à-dire en tant qu’elles s’enracinent dans le sujet. Il y a dans l'homme un désir naturel de Dieu qui se manifeste au moins négativement par l’insatisfaction fondamentale de tout ce qui est créé et c’est bien déjà une première sollicitation à s’établir dans le non fini ; si donc l’intelligence et la volonté, laissées à leurs propres ressources, doivent se faire violence pour ne s’appliquer qu’au fini, combien plus lorsqu’elles se trouvent sous l’emprise de la Vérité et de l’Amour divins. Ceux-ci apportent une sécurité libé­ ratrice qui annule les erreurs et les faiblesses dues aux sollicita­ tions des êtres contingents ; ils communiquent à l’intelligence ei à la volonté une complétude et une maîtrise qui leur permet d’être stabilisées dans leur inclination vers l’infini sans pour autant ra- 56 I. UNITÉ DE LA FOI MESURÉE PAR CELLE DE LA VIRGINITE 579 mener cette inclination à leurs proportions à elles qui sont finies. La précarité du désir naturel de l’infini est bien explicable : en cherchant à en prendre adéquatement conscience, l’homme ramène ce désir à sa propre mesure et en détruit l’infinitude. Inconvénient irrémédiable : ou bien laisser comme hors de soi une inclination qui demeure à l’état de velléité, ou bien la faire sienne, en vue dt l’utiliser, et par le fait même l’amortir. La foi résoud un dilemme, en donnant à l’homme une dimension nouvelle, selon laquelle il prend appui en Dieu ; elle fait que l’homme ne possède que selon Dieu le désir d’infini qui est en lui, en sorte que ce désir s’inséra dans les puissances qu'il doit soulever sans rien perdre de son amplitude originelle. Ajoutons que la foi intéresse en fait simultanément l’intelligence et la volonté ; elle suppose et poursuit la rectification de l’une et de l’autre en regard du même absolu, Vérité première et souverain Bien. L’exercice concret de la foi est difficilement compatible avec l’un ou l’autre des deux types de déséquilibre que nous mention­ nions un peu plus haut : la foi n’est ni un pragmatisme particu­ lièrement efficace qu’on peut associer à n’importe quelle fin, ni un dilettantisme séduisant qui peut satisfaire l’esprit sans passer dans la vie ; dans un cas comme dans l’autre, ou bien la foi n’a jamais existé, ou bien elle ne tarde pas à mourir : la pierre de touche de la vraie foi, c’est la justesse de son équilibre. Nous voyons donc que la foi théologale, sous tendant divinement l’intel­ ligence et la volonté, les établit l’une et l’autre en un état conna­ tural d’ouverture sur l’infini, leur permet simultanément d’attein­ dre par leur opération le maximum dont elles sont capables, réalise en un mot entre elles cette synergie en profondeur et en qualité en quoi consiste l’unité du sujet spirituel. Concluons. La foi est une parce qu’elle est, par son acte même, génératrice d’unité : elle conduit à la vision, laquelle assimile l’homme au Dieu vivant dont il est l’image ; elle virginise l’enten­ dement tout entier, le faisant être simultanément position absolue participant à l’unité divine, et relation à l’absolu intégrant sa pro­ pre unité. Ainsi voyons-nous que la dualité essentielle qui est dans la foi et qui demeure dans la vision, celle de l’intellectuel et du volontaire, se résoud d’elle-même, si on se souvient que la foi unit l’homme tel qu’il est à Dieu tel qu’il est, et que l’homme est un dans la virginité de sa nature spirituelle : virginité qu’il retrouve précisément au contact de Dieu Vérité et Amour, indivisiblement un. Nous avions conclu notre étude de l’intelligibilité de la foi en V’i ·* •Λ Λ V adhésion de foi et sentiment 580 montrant que le croyant n’est rien autre que l’homme intégré dans l’ordre de la Vérité ; nous ne reprendrons pas le même argument, nous nous contenterons de remarquer que les résultats acquis dans le présent chapitre permettent de formuler cette même conclusion en termes un peu plus généraux : la foi, commencement de la vie éternelle, intègre l’homme tel qu’il est dans l’ordre de Dieu. f * LACS VERITATI ACHEVE D’IMPRIMER PAR I.’IMPRIMERIE DE PRESSE JURASSIENNE A DOLE - DU LE 20 AVRIL N ° D ÉDITEUR JURA Ig52 #9.4 N° D IMPRIMEUR