REVUE THOMISTE REVUE DOCTRINALE DE THÉOLOGIE ET DE PHILOSOPHIE LXVHI£iME ANNÉE — T. LIX — N° i JANVIER-MARS 1959 I LIBRARY BLESSES SACRAIENT FATHERS CLEVELAND 12, OHIO La distinction réelle entre l’essence et l’acte d’être Note épistémologique La distinction réelle entre l’essence et l’acte d’être est, en tho­ misme, la caractéristique métaphysique propre de tout existant créé. On sait que, pour exprimer cette distinction dans le cas de l’être immatériel, saint Thomas a été amené à préciser et, matériellement du moins, à rectifier ses propres expressions. I. LES DIFFÉRENTES EXPRESSIONS DE LA DISTINC­ TION RÉELLE ET LEUR CONVERTIBILITÉ. Les différentes expressions Dans les écrits antérieurs à 1268 se trouve affirmée, passim, l’identité entre : suppôt et nature1, simple et quiddité du simple *, essence et substance2, forme et suppôt567, substance et nature34; suppôt et quiddité*. En un mot, la forme, qui est dans l’existant matériel principe quo de l’esse, est, dans l’existant immatériel, principe quod iden­ tifié au suppôt. Les écrits postérieurs affirment au contraire la distinction réelle de la forme et du suppôt, ou bien une distinction équiva­ lente : En toute réalité qui n’est pas son être, le suppôt n’est pas identique à la nature"1. Le sujet est à la forme (qui l’achève dans l’ordre de l’être) comme la puissance est à l’acte8 : ce qui consi1. De Potentia, q. 7, a. 4. 2. Ib.,q. 9, a. i. 3. P, q. 3, a. 3. 4. Quaesi, disp, de Anima, a. 17, ad iou® et de Pot., q. 7, a. 4. 5. P, q. 3, a. 3. 6. Quaest. disp, de Anima, a. 17, ad ιοα®. 7. Quod!. II, a. 4, ad 2aœ. 8. De Spirit Creaturisλ i, ad x»«. Saint Thomas ne nie pas absolument Videntité affirmte dans les textes de la premiere période. Il insinue plutôt une certaine distinetion dans la forme elle-même. C’est ce qui résulte de la comparaison des trois assertions successives et dont le sens évidemment s’enchaîne : a. Omnis forma, in quantum hujusmodi, est actus. )llï b. Omne subjectum comparatur ad id cujus est subjectum, ut potentia ad actum. LA DISTINCTION RÉELLE : NOTE ÉPISTÉMOLOGIQUE 33 gnifie la distinction réelle du sujet et de la forme. Les substances immatérielles sont caractérisées par le fait qu’iZ n'y a rien en elles qui ne soit qu'en -puissance1. Et puisque les substances imma­ térielles créées ne sont pas, absolument, acte pur, il suit qu’il existe en elles au moins une réalité qui est à la fois acte et puis­ sance. Cette réalité, c’est la forme qui, en tant que forme est acte, en tant que sujet est puissance2. Cette modification dans l’expression s’explique aisément en fonction du contexte. L’identité entre la forme et le suppôt est affirmée de la substance immatérielle lorsque celle-ci est com­ parée à la substance matérielle dans laquelle le suppôt, qui fait subsister la matière en même temps que la forme, est évidem­ ment distinct de la forme. Si c’est au contraire à l’Acte pur qu’est comparée la substance immatérielle, il est nécessaire de décou­ vrir en elle une certaine potentialité : soit du suppôt à la forme, soit entre deux aspects de la forme. Redisons la même chose en nous plaçant formellement au point de vue de la distinction réelle entre l’essence et l’acte d’être. Distinguons, comme il est classique de le faire, pour tout exis­ tant concret : sujet : essence : acte d’être : quod habet esse. pour l’existant immatériel, l’essence est seulement la forme quod est ; pour l’existant matériel, l’essence est forme quo est et matière 3. actus essendi, esse tel qu’il est concrètement dans tel ens. Dans le cas des existants matériels, la distinction réelle se trouve obvie en celle qui existe entre l’essence et l’acte d’être, I c. Si quae ergo forma est quae sit actus tantum, ut divina essentia, illa nullo modo potest esse subjectum. L’assertion (c) laisse entendre qu’il y a des formes qui ne sont pas seulement acte. Et puisque la forme comme telle est acte (a), il suit que si une forme peut n’être pas seulement acte c’est qu’elle peut être envisagée à un point de vue qui n’est pas celui de la forme comme telle. Ce point de vue est justement celui du sujet ainsi que le précise l'assertion (b). Cet enchaînement semble donc insinuer la distinction entre : a. forme en tant que forme, forme actuante, forme communiquant l’actuation ultime qui est ; p. forme en tant que sujet: lequel demeure «réceptif» de l’«s« et pour autant en puissance par rapport à lui. Il revient objectivement au même d’affirmer la distinction réelle du sujet et de la forme, ou bien la distinction réelle de deux aspects formellement distincts de la forme. Mais la deuxième façon de s’exprimer a l’avantage de ne pas contredire matériellement les textes de la première période. 1. De Subst. separatis, ch. 6 (éd. Perrier, n° 41, p. 149), et passim: «Illae enim substantiae quae perfectissime esse participant non habent in se ipsis aliquod quod sit ens in potentia tantum ; unde immateriales substantiae dicuntur. » 2. Cf. supra, p. 32, n. 8. 3. 11 y a bien entendu antériorité de la forme, au concret comme à l’abstrait ; cf. Aristote, Mélaph., Z, 10, 1036 a 12-25. RT 3 34 REVUE THOMISTE puisque l’essence inclut la matière12 : celle-ci est, de soi, pure puissance et donc distincte de l’acte d’être qui est du point de vue de l’acte l’aspect ultime de l’existant. Dans ce cas, il n’est donc pas utile, pour exprimer la distinction réelle, d’emprunter la distinction d’ailleurs assez manifeste entre le sujet et l’essence, celle-ci intégrant la forme qui est quo tandis que le sujet est quod. Pour l’existant immatériel au contraire, l’essence se réduit à la forme ; et, puisque la forme comme telle est acte, il semble assez malaisé de la distinguer réellement de l’acte d’être : dès lors la distinction réelle devra s’exprimer en fonction de la dicho­ tomie sujet-essence, c’est-à-dire en l’espèce sujet-forme. Concluons. La précision d’expression adoptée par saint Thomas s’explique donc par le jeu des comparaisons : l’existant imma­ tériel étant référé tantôt à l’Acte pur tantôt à l’existant maté­ riel ; mais cette précision s’explique mieux encore du point de vue propre de la distinction réelle, caractéristique de tout exis­ tant créé. Il y a donc deux manières d’exprimer la distinction réelle ; et, de fait, saint Thomas les applique respectivement et disjonctivement aux deux types d’existants créés : distinction sujetforme pour l’existant immatériel ; distinction essence-acte d’être pour l’existant matériel. Il est cependant clair que le sujet et la forme, ou à fortiori l’essence, sont réellement distincts dans l’existant matériel ; et, en retour, que dans l’existant immatériel l’acte d’être est réellement distinct de la forme : au moins si on entend celle-ci au sens global incluant à la fois forme en tant que forme et forme en tant que sujet1, nous y reviendrons un peu plus loin. C’est donc en réalité pour tout existant créé qu’il existe deux manières d’exprimer la distinction réelle. Cela étant, nous nous proposons de résoudre affirmativement la question suivante : les deux ex­ pressions de la distinction réelle, sujet-forme d’une part, essenceacte d’être d’autre part, ne sont-elles pas convertibles3 ? Il est, d’après ce qui précède, normal de le présumer ; et la chose est aussi évidente que l’est la saisie de l’esse dans l’ens. Mais ce sont des évidences qu’il est bon, autant que faire se peut, de justi­ fier rationnellement : puisque, absolument parlant, il n’y a pas d’évidence de l’esse. 1. Nous ne disons pas que la distinction réelle est évidente. Nous pensons au con­ traire qu’elle requiert démonstration, et que cette démonstration ne peut être faite qu’après celle de l’existence de l’Acte pur. Les présentes remarques supposent établie la distinction réelle : elles visent simplement à en synthétiser les différentes formula­ tions. 2. CL p. 32» n. 8. 3. Convertibilité entre deux propositions ou jugements signifie que chacun des deux entraîne l’autre comme sa conséquence nécessaire. LA DISTINCTION RÉELLE : NOTE ÉPISTÉMOLOGIQUE 35 Distinction entre « essence subsistante » et « essence mesurante » Les deux dichotomies sujet-forme, essence-acte d’être seront plus aisément comparables si elles ont un terme commun ; nous restituons donc, dans la première, le mot essence au lieu du mot forme approprié à l'existant immatériel. Et c’est l’essence qui va servir de medium de preuve ; mais, nous y insistons expressé­ ment, il s’agit dans ce qui suit de l’essence concrète, de l’essence telle qu’elle existe dans l’existant concret en vertu de l’acte d’être de celui-ci. C’est dire que l’inférence ci-dessous décrite n’est qu’un enchaînement entre divers aspects de l’existant : celui-ci sera toujours implicitement sous-entendu même s’il n’est pas explicitement signifié. Distinguons deux aspects de l’essence concrète que nous défi­ nissons et désignons comme suit : Essence subsistante signifie l’essence concrète en tant qu’elle est, dans l’existant, une certaine réalité : subsistant en vertu de l’acte d’être. Nous ne donnons pas au mot « subsistante » d’autre sens que celui-ci : tout ce qu’intègre l’existant subsiste en lui, est réel en lui, en vertu de son acte d’être. Cela, en parti­ culier, appartient à l’essence : il y a donc pour autant un esse essentiae1 ; c’est lui que nous appelons essence subsistante. Celleci est donc, dans l’existant, une réalité actuelle ; mais elle est radicalement subordonnée à l’^sse qui est premier du point de vue de l’actuation2. Essence mesurante signifie l’essence concrète en tant que, dans l’existant, elle mesure l’acte d’être : elle circonscrit l’être qui, de sa nature, n’est pas limité ; elle fait que tel acte d’être est déterminé de telle façon qu’il est lui-même et non aucun autre acte d’être. Encore faut-il ajouter que l’essence exerce cette fonc­ tion mesurante dans l’acte d’être : l’essence est bien mesurante elle-même et par elle-même, mais non en vertu d’elle-même. L’essence concrète exerce per se cette fonction qui est de mesurer l’existant en son ultime détermination qui est l’acte d’être, mais elle ne l'exerce pas a se. Per se, parce que cette fonction appar­ tient en propre à l'essence3 : c’est l’essence qui est, dans l’exis­ i f 1. In I Sent., d. 33, q. 1, a. 1, ad ium, présente quatre mentions de la locution esse est actus essentiae. Elle signifie qu’il y a, de l’essence à l’esse, un rapport de puis­ sance à acte, l’esse étant celui de l’existant. Et cette expression consignifie évidemment que l’essence a, dans l’existant, une certaine réalité : si la « puissance » n’était pas réelle, ce qui en est l’acte (c’est-à-dire l’esse) ne serait pas non plus réel : et cela est absurde. 2. La primauté de l’esse au point de vue de l’actuation revient à dire que l’esse est l’acte ultime. Cela est bien exprimé en /*, q. 4, a. 1, ad 3um. 3. III*·, q. 75, a. 4: «Determinatio autem cujuslibet rei in esse actuali est per ejus formam. > C’est-à-dire qu’il y a primauté de l’essence (sur l’acte d’être) du point de vue de la mesure, puisque l’essence exerce évidemment la fonction mesurante par la forme. Nous employons le mot « primauté « qui est commode. Il faut évidemment en éliminer toute trace d’univocité. Les données premières, qui tiennent à l’être. 36 REVUE THOMISTE tant, le principe formel de mesure ; et nous devons ajouter uni~ que principe formel de mesure : dans le cas contraire en effet, il y aurait distinction réelle au sein de ce qui, dans l’existant, serait principe formel de mesure ; c’est-à-dire qu’il faudrait réintroduire une distinction réelle au sein de l’un des deux termes de la distinction réelle : d’où processus indéfini. A ce point de vue très précis, celui de la mesure réalisée plutôt qu’exercée, de la mesure par référence à un principe, l’essence est donc un absolu et c’est ce que nous exprimons en disant que l’essence mesurante est mesure per se. Tandis qu’au point de vue de l’exer­ cice de la fonction de mesure, l’essence mesurante est subordonnée à l’acte d’être : ce qu’il y a d’acte en l’essence mesurante exer­ çant sa fonction propre, elle le participe de l’acte d’être ; et c’est ce que nous exprimons en disant que l’essence mesurante ne mesure pas a se A La distinction que nous proposons coïncide rigoureusement, au moins dans le cas de l’existant immatériel, avec celle que sug­ gère saint Thomas entre la forme comme suppôt et la forme comme forme. Car, si l’essence se réduit à la forme, l’essence ou forme subsistante est bien la forme-suppôt. D’autre part Γessenceforme mesurante c’est la forme comme forme : si, en effet, la forme est, de soi, acte, et si cependant l’être est forme de la forme, c’est-à-dire actuant la forme elle-même, le mot acte ne peut être pris univoquement en ces deux attributions, l’une à la forme l’autre à l’être. Et comme la forme est première au point de vue de la détermination2, il faut conclure ceci: si on compare la forme à l’être du point de vue de Y actuation, la forme est acte en tant qu’elle est détermination de l’être qui est acte absolument : l’acte d’être inclut une détermination actuelle qui est la forme. Or il est clair que cette forme-détermination c’est justement ce à quoi se réduit l’essence mesurante si l’essence se réduit à la forme : une mesure réalisée n’est rien autre qu'une détermina­ tion actuelle. La distinction essence subsistante-essence mesurante est donc la distinction même que propose saint Thomas : nous avons sont comme lui analogiques. Et il résulte de la diSérence de nature pour ainsi dire entre l'essence et l’être que la primauté de l’essence est subordonnée a celle de l’être qui est absolue : même pour exercer la mesure, ce qui cependant lui appartient tout à fait en propre, l'essence requiert l’acte d’être. Cette coordination des deux < primautés » résulte de ce que l’esw est eÿectus formae (I*, q. 42, a. 1, ad 1»» ; q. 104, a. 1, in medio) tandis que · quantitas virtutis attenditur secundum perfectionem alicujus naturae vel formae » (/*, q. 42, a. 1, ad 1’“) : l’«w est acte par rapport à la forme en tant que celle-ci est mesure. 1. La distinction per se - a se est relationnelle : c’est-à-dire qu’elle caractérise par rapport l'un à l'autre les deux termes qu’elle désigne respectivement. Absolument parlant, aucune réalité créée n'est a se: cela n’appartient qu’à Dieu. Mais une réalité qui est principe peut être dite a se en regard de la réalité dont elle est principe 2. Cf.p. 35> n-3· LA DISTINCTION RÉELLE : NOTE ÉPISTÉMOLOGIQUE 37 dit pourquoi il est préférable pour notre objet d’exprimer cette distinction en termes d’essence plutôt qu’en termes de forme1. De cette façon en effet elle vaut également pour l’existant maté­ riel. Nous reviendrons en terminant et synthétiquement sur les rapports entre ces deux aspects de l’essence. Ce qui précède suffit pour développer analytiquement notre argument. Il con­ siste, rappelons-le, en ce que les deux distinctions sujet-forme (ou essence) et essence - acte d’être sont convertibles. Nous l’éta­ blirons en montrant que chacune de ces deux distinctions est convertible avec la distinction que nous venons de proposer entre l’essence subsistante et l’essence mesurante. Leur convertibilité envisagée analytiquement Les deux distinctions essence subsistante - essence mesurante et essence - acte d’être sont convertibles (A). C’est-à-dire que, dans tout existant concret, le caractère réel de l’une de ces distinctions implique nécessairement le carac­ tère réel de l’autre. La preuve indirecte, c’est-à-dire celle qui emprunte la « médiation » de l’Acte pur, est fort simple. Elle suppose toutefois que les réalités distinguées et désignées ci-dessus, et en premier lieu l’essence, conservent un sens dans un existant qui serait l’Acte pur2. Mais ce point a été établi par M. Maritain, et nous renvoyons à son étude3. Cela étant, voici l’argument. a. Rappelons en premier lieu que l’Acte j>ur et l’Être dont l’es­ sence est d’être sont identiques. Tout d’abord, l’Acte pur est l’Être dont l’essence est l’être : puisque, l’être constituant en chaque 1. J. Maritain, Sur la notion de subsistence, dans RT LIV, 1954, pp. 242-256, a distingué : essence réceptrice (essence en tant qu’elle reçoit l’esse), essence exerçant l'esse. L’A. montre que l’esse ne peut être exercé que dans le suppôt ; et il définit la subsistence comme étant le principe qui distingue l’essence exerçant l’esse d’avec l’essence recevant l’esse. La distinction que nous proposons reprend celle de M. Maritain. Notre point de vue, cependant, est différent. Nous n’avons pas particulièrement en vue de définir la subsistence qui dit ordre à Vêtre, mais d’analyser la distinction réelle. Aussi sommes-nous amené à préciser ce qui revient en propre à l’essence. Si elle exerce l'esse, c’est, nous paraît-il, en tant qu’elle exerce sa fonction propre qui est de le mesurer. Le fait que l’être n’est exercé par l’essence que dans le suppôt et dans l’acte d’être se traduit, dans notre système de référence, en ceci : l’essence mesure pir se mais non a se, elle ne mesure qu’en participant l’acte d’être lequel implique évidemment le suppôt. Notre objet n’est pas celui dont a traité M. Maritain. Nous pensons cependant pouvoir faire état, en l’interprétant à notre point de vue, de la distinction qu’il a mise en œuvre avec fruit. 2. Nous disons « serait », parce que cet Existant-là ne tombe pas sous l’appréhen­ sion immédiate, comme 1’« existant concret » sur lequel portent nos analyses. 3· J· Maritain, Sur la doctrine de l'aséité divine, dans Mediaeval Studies V, 1943, ρρ· 39-50. 38 sii il! jlu 1 REVUE THOMISTE existant le maximum d’actuation, c’est seulement selon l’être qu’un existant peut être acte absolument ; cela exige que l’être ne compose pas avec un principe qui soit réellement distinct de lui ; d’autre part aucun existant n’existe que déterminé, mesuré: le principe de cette détermination ou mesure se nomme essence ; l’existant supposé Acte pur exclut donc que l’essence soit autre que l’être. Et, en retour, si dans un existant l’essence est l’être, cet existant n’inclut aucun principe de limitation, il est donc Acte pur. b. En second lieu, observons que Vexistant dans lequel l'essence subsistante et l'essence mesurante seraient identiques d’une part, l'Acte pur d’autre part, sont identiques. Voyons d’abord que l’ab­ solu de l’Acte résulte de l’identité entre l’essence subsistante, c’est-à-dire l’essence comme réalité concrète ou l’essence en tant qu’être, et l’essence mesurante, c’est-à-dire l’essence comme principe de la détermination actuelle de l’existant. Dans ce cas en effet ce principe de détermination devient l’essence en tant qu’elle est être; ce n’est plus l’essence comme essence, l’essence définissable par un ensemble de caractères. Dès lors, le principe formel de détermination étant l’être, l’existant est Acte pur. On peut présenter la même remarque autrement. Nous avons rappelé ci-dessus que, dans tout existant concret, l’essence est l’unique principe de mesure. 11 suit que l’essence mesurante mesure en particulier la réalité concrète constituée par l’essence elle-même ; l’essence mesurante mesure l’essence subsistante. Pour que cette affirmation ne fasse pas de l’essence une sorte d’existant autonome dans l’existant, il faut bien entendu tenir compte de tout ce qui précède, et notamment de deux choses : d’une part, l’essence exerce per se mais non pas a se sa fonction propre de mesurer : elle ne saurait donc être conçue comme autonome ; d’autre part, si l’essence se mesure elle-même comme nous venons de le remarquer, elle ne mesure pas seulement elle-même mais tout l’existant : et elle ne se mesure elle-même que comme incluse dans l’existant, et en mesurant tout l’existant. Cela étant précisé, nous pouvons raisonner sur l’essence con­ crète, réelle dans l’existant, comme on raisonne sur l’existant lui-même : l’inférence est la même bien que le sujet en soit diffé­ rent. L’essence se mesurant elle-même, si le principe formel de mesure (essence mesurante) s’identifie à la réalité mesurée (essence subsistante), cette réalité est Acte pur : l’essence concrète est donc Acte pur dans un existant où l’essence mesurante et l'essence subsistante s’identifient. Et, réciproquement, en l’Acte pur, l’essence est l’être, nous l’avons rappelé ; et par suite l’essence est simultanément mesurante et subsistante. c. La convertibilité des deux distinctions essence subsistanteessence mesurante et essence - acte d’être est dès lors évidente : r | · 1 LA DISTINCTION RÉELLE : NOTE ÉPISTÉMOLOGIQUE 39 car la négation de chacune d’elles entraîne que l’existant con­ sidéré serait l’Acte pur, entraîne par conséquent la négation de l’autre. I i La preuve directe de la convertibilité est plus délicate parce qu’elle doit mettre en œuvre l’analogie. Les deux distinctions envisagent en effet l’existant concret, et pour ainsi dire l’atta­ quent, à deux points de vue différents. On considère d’une part l’existant en sa totalité ; et, d’autre part, on considère dans l’existant cet aspect propre et distinct de sa réalité qui est l’essence concrète. Or il est impossible, aussi impossible dans le concret qu’à l’abstrait, de « déduire » l’existant à partir de son essence ou bien inversement. Il est donc à fortiori impossible de « déduire » une distinction concernant l’une d’une distinction concernant l’autre. Mais il y a, de tel existant à son essence, de la réalité de l'une à la réalité de l’autre, unité et analogie. On peut donc penser que, pour tout ce qui concerne l’ordre ontologique, lequel relève de l’analogie, il y a similitude entre ces deux réalités ; elles doivent donc avoir même structure du point de vue de l’être : à une distinction réelle pour l’une doit correspondre une distinc­ tion réelle pour l’autre. Nous avons souligné à dessein le mot « donc » : pour ajouter maintenant que l’inférence qu’il voudrait exprimer n’est évidemment pas rigoureuse ; car il n’est pas pos­ sible de préciser si la « raison », et partant l’unité de l’analogie qui porte sur l’être, porte également sur une distinction affectant l’être. Mais si en l’espèce l’analogie ne prouve pas, elle éclaire la con­ vertibilité des deux distinctions établies par la preuve indirecte. L’existant créé étant indissociablement et distinctement essence et acte d’être, la composition qui lui est intrinsèque doit pouvoir être exprimée soit à un point de vue soit à l’autre. Or l’être étant simple par nature, il n’est pas question d’exprimer en termes d’être la composition de l’existant créé. Cette composition, envi­ sagée au point de vue de l’acte d’être, c’est justement la distinc­ tion entre celui-ci et l’essence qui est d’une nature autre que l’être. L’essence, au contraire, considérée comme transcendantal et selon sa nature, n’est pas simple comme l’être : la composition de l’existant concret peut donc être exprimée en termes d’essence. Et cette composition, envisagée au point de vue de l’essence concrète, consiste en ce que celle-ci n’est pas identique à la fonc­ tion qui lui est impartie dans l’existant, savoir de mesurer. Ainsi les deux distinctions essence subsistante - essence mesu­ rante et essence - acte d’être expriment bien la même chose ; nous venons même de voir que cette dualité d’expression est normale : puisqu’en effet la composition de l’existant créé l’affecte en tout ce qu’il est, et partant au point de vue de l’essence aussi 40 REVUE THOMISTE bien qu’au point de vue de l’acte d’être, cette composition doit pouvoir être exprimée aussi bien à un point de vue qu’à l’autre. Les deux distinctions essence subsistante - essence mesurante et suppôt - acte d'être sont convertibles (B). Nous pouvons nous borner ici au cas de l’existant matériel. Car, en ce qui concerne l’existant immatériel, les deux distinc­ tions ne sont pas seulement convertibles, elles sont identiques : dans ce cas en effet le suppôt et l’acte d’être sont respectivement, comme le suggère saint Thomas : forme en tant que suppôt et forme en tant que forme1 ; or nous avons montré un peu plus haut que cette distinction est identique à la distinction essence subsistante - essence mesurante. La convertibilité énoncée est quasi évidente. L’essence subsis­ tante ne subsiste que dans le suppôt. L’essence mesurante n’exerce son acte, c’est-à-dire n’est elle-même puisqu’elle l’exerce per se, qu’en vertu de l’acte d’être et en déterminant le suppôt. Il y a donc, du suppôt à sa détermination propre qui est l’acte d’être, le même rapport que de l’essence subsistante à l’essence mesurante : ce rapport s’entendant, comme d’ailleurs tout ce qui précède redisons-le, au sein de l’existant concret. Ce rapport ne peut être, in re, dans la réalité, que distinction ou identité. Et puisque c’est le même rapport intrinsèque à l’existant, il a la même qualité, soit du suppôt à l’acte d’être, soit de l’essence subsistante à l’essence mesurante : en particulier, le fait que ce rapport soit distinction ne peut qu’être, ici et là, simultané. Cela établit la convertibilité. Les deux distinctions essence subsistante - essence mesiirante et suppôt - essence sont convertibles (C). Nous nous bornons encore à l’existant matériel. Pour l’exis­ tant immatériel les deux distinctions sont identiques. Dans ce cas en effet, l’essence c’est la forme ; et la forme est, en un sens, le suppôt ; la distinction suppôt - essence ne peut donc être que la distinction : forme en tant que suppôt et forme en tant que forme ; distinction identique à celle qui concerne l’essence. La distinction essence subsistante - essence mesurante est con­ vertible avec le fait que l’acte d’être est réellement distinct à la I. De Spirit. Creaturis, a. i, ad iaas ; ci. p. 32, n. 8. LA DISTINCTION RÉELLE : NOTE ÉPISTÉMOLOGIQUE 41 fois du suppôt et de l’essence : cela résulte des deux assertions (A et B) qui viennent d’être établies. Or la distinction réelle et simultanée de l’acte d’être avec le suppôt et avec l’essence est elle-même convertible avec la distinction réelle entre le suppôt et l’essence. Preuve indirecte : le suppôt comme tel exclut toute division et toute distinction ; si donc, dans la réalité, l’essence s'identifie au suppôt, cela exclut la distinction réelle entre l’essence subsis­ tante et l’essence mesurante, et par suite l’essence suppôt est identique à l'acte d’être. Preuve directe : l’acte d’être est l’ultime détermination du sup­ pôt ; si donc l’acte d’être est réellement distinct du suppôt, cela implique que le suppôt ne se détermine pas par lui-même : or, si le suppôt, « qui a l’être », coïncidait avec l’essence, c’est-à-dire avec le principe formel et prochain de sa propre détermination, le suppôt se déterminerait lui-même. Et cela, du même coup, montre réciproquement que si le suppôt et l’essence coïncidaient réellement, ils coïncideraient également avec l’acte d’être. Leur convertibilité envisagée synthétique H Lent Nous pouvons synthétiser de la manière suivante les trois assertions précédentes. En tout existant matériel, le sïippôt, Y essence, Yacte d'être sont, deux à deux, réellement distincts. Si deux de ces trois choses étaient in re, dans la réalité, identiques, elles le seraient toutes les trois. On peut donc exprimer la composition réelle propre à l’existant créé de trois façons différentes : de l’essence à l’acte d’être, du suppôt à l’acte d’être, du suppôt à l’essence. Ces trois distinctions sont rigoureusement convertibles, c’est-à-dire que chacun implique nécessairement les deux autres. Mais elles ne sont pas sémantiquement équivalentes, car elles envisagent respectivement l’existant à des points de vue différents : ceuxlà mêmes d’ailleurs qui interviennent dans l’étude de la substance. La distinction entre le suppôt et Y essence signifie que le suppôt ne se mesure pas par lui-même : d’où sa limitation au point de vue de la perfection. La distinction entre le suppôt et Y acte d'être signifie que le sujet n’a pas l’être en vertu de lui-même, bien qu’il l’ait « par soi » : perséité n’est pas aséité ; le sujet créé est auto­ nome, mais pas absolument. Enfin la distinction entre Y essence et l’acte d’être signifie que du point de vue propre de l’être, en tout existant créé, la puissance compose radicalement avec l’acte : aucun existant créé n’est Acte pur. La substance c’est le tout, la substance c’est le sujet, la substance c'est l’essence-forme qui fait être : à ces trois points de vue respectivement, les trois dis- REVUE THOMISTE 42 tinctions énoncées bémolisent radicalement l’être créé qui n>s/ que sur un mode mineur. Dans l’existant immatériel la trichotomie précédente se réduit. L’essence n’est plus que forme, et la forme est en un sens le sup­ pôt. La distinction réelle ne comporte donc plus, au vrai, qu’une seule expression : disons du suppôt à l’acte d’être. Cependant l’ambivalence du mot forme, ci-dessus examinée1, entraîne qu’il y a quatre expressions possibles : suppôt-acte d’être. suppôt-forme (en tant que forme), forme (en tant que suppôt) -acte d’être. forme en tant que suppôt -forme en tant que forme. Mais, à la différence de ce qui a lieu pour l’existant matériel, ces expressions ont exactement la même valeur sémantique et ne se distinguent que verbalement. Propriétés de la distinction « essence subsistante - essence mesurante » Au terme de ce qui précède, la distinction entre l’essence sub­ sistante et l’essence mesurante se présente comme une formuleclé. Elle permet en effet de montrer la convertibilité entre toutes les formes sémantiquement distinctes de la distinction réelle. Elle en condense pour ainsi dire toute l’intelligibilité. Et cela est normal puisqu’elle est l’empreinte de la distinction réelle dans l’essence concrète en qui se trouve précisément manifestée toute l’intelligibilité de l’existant dont elle est la mesure. Reve­ nons donc sur cette forme, en un sens, principale2. L’essence subsistante et l’essence mesurante sont réellement distinctes. Nous présenterons à ce sujet trois remarques. La pre­ mière, pour triviale qu’elle soit, n’est sans doute pas inutile. Il faut toujours se garder d’hypostasier les termes d’une distinc­ tion qui n’existent que conjointement. Ne pas hypostasier, dans l’existant, l’essence concrète, bien qu’elle y soit réellement dis­ tincte. Pareillement, ne pas hypostasier l’essence subsistante et l’essence mesurante. Que l’essence mesurante ait, dans et de par l’exercice de sa fonction, une certaine réalité, c’est clair ; mais cette réalité-là, c’est l’essence subsistante. Si, dans l’essence mesurante on distinguait réalité et exercice, il faudrait réitérer en ce qui la concerne la distinction initiale faite sur l’essence, 1. De Spirit. Creaturis, a. i, ad inm ; ci. p. 32, n. 7. 2. C'est-à-dire qu'elle se présente, au point de vue intelligible, comme le LA DISTINCTION RÉELLE : NOTE ÉPISTÉMOLOGIQUE 43 c’est-à-dire qu’il faudrait aller à l’infini1. Nous ne croyons pas utile d’insister davantage : l’essence subsistante et l’essence mesurante ne sont pas deux entités séparables, ce sont deux aspects de la même réalité, qui ne tiennent d’ailleurs ensemble et donc ne sont réels qu’en vertu de l’acte d’être et du suppôt. En second lieu, achevons d’expliciter l’étroite corrélation qui existe entre le rapport de l’essence et l’acte d’être d’une part, le rapport de l’essence subsistante à l’essence mesurante d’autre part. Nous avons montré que ces deux rapports, en tant qu’ils sont distinction, sont convertibles. Nous l’avons même justifié positivement par le fait que les deux domaines où respectivement ils se situent sont analogiquement un : et, là encore, les deux rapports étaient considérés en tant que distinctions. Or ils sont également unité : et le rôle joué par la distinction que nous appe­ lons « principale » entre l’essence subsistante et l’essence mesurante se trouvera mis en plus vive lumière par la corrélation qui existe entre les deux mêmes rapports (essence subsistante - essence mesurante, essence - acte d’être) considérés respectivement dans leur unité. Nous avons d’ailleurs déjà remarqué que l’essence se mesure elle-même par la « médiation » de l’acte d’être : mesu­ rant tout l’existant en vertu de l’acte d’être, l’essence mesure par le fait même sa propre réalité incluse dans l’existant. Voilà le rapport propre à l’essence en tant qu’il est une certaine unité. Cette unité particulière de l’essence ne lui confère donc aucune­ ment d’être un second acte qui serait distinct de l’acte d’être et pourrait faire nombre avec lui : cela est radicalement exclu, puisque précisément l’essence n’est une en ses deux aspects, l’essence ne se mesure elle-même qu’en vertu de l’acte d’être ; Y exercice de la fonction mesurante n’est qu’une participation ou dérivation de l’acte d’être qui se trouve donc secondairement en cette fonction, laquelle ne constitue donc pas un second acte d’être. On voit donc que l’unité du rapport « propre à l’essence » est plutôt Y unité du rapport entre l’essence et l’acte d'être, mais exprimée d’une manière propre à l’essence, en termes d’essence. Maintenant, cette même unité du rapport entre l’essence et l’acte d’être peut être exprimée en fonction de l’acte d’être et i. Nous avons déjà rappelé, p. 36, cette impossibilité de régression indéfinie. Elle concernait l’essence mesurante envisagée proprement en sa fonction de mesure. Nous affirmons maintenant la même chose, mais l’essence mesurante se trouve envisagée au point de vue de sa réalité. Nous retrouvons donc, pour l’essence mesurante elle-même, la même dualité de points de vue et d’expression exprimée par la distinction essence subsistante - essence mesurante. Cela est parfaitement normal : nous l’avons déjà observé et nous l’observerons encore. Si loin qu’on pousse l’analyse de l’existant créé, les éléments ultimes effectivement explicités peuvent, et en un sens doivent, être envisagés soit à l’un soit à l’autre des points de vue que commande la composition radicale de l’existant. Cette composition s’exprimant par une distinction transcen­ dantale, c’est-à-dire entre deux transcendantaux, elle se retrouve nécessairement à tout degré analysable de l’existant créé. 44 REVUE THOMISTE à partir de lui. On dira alors que l’acte d’être se mesure lui-même, mais par la médiation de l’essence, et d’une manière plus précise par la médiation de l’essence mesurante en exercice : car l’acte d’être est au principe de cet exercice en tant que celui-ci est acte et il est au terme de ce même exercice en tant que mesuré grâce à lui ; l’acte d’être est secondairement dans la fonction mesurante (de l’essence) en tant qu’exercée, et il est mesuré par cette fonction envisagée terminalement. Il y a donc deux manières d’exprimer l’unité du même rapport ; soit, schématiquement : l’essence se mesure par la « médiation » de l’acte d’être, l’acte d’être se mesure par la « médiation » de l’essence. Cette dualité ne doit pas surprendre. La composition intrinsèque à l’existant créé est, par nature même, distinction et unité, distinction réelle et unité réelle1. Parce que précisément il y a distinction, il y a irréductiblement deux manières d’expri­ mer tout ce qui concerne la structure de l’existant concret : à commencer par la distinction elle-même, nous l’avons vu cidessus ; mais il y a également deux manières d’exprimer l’unité : c’est ce que nous venons d’observer immédiatement. L’unité de l’existant créé est ainsi exprimée analytiquement, nous voulons dire à partir de l’un ou l’autre de ses constituants2. Chacun des deux se mesure : voilà la perfection de l’unité, adé­ quatement exprimée par et dans l’immanence d’un acte ; mais chacun se mesure par la médiation de l’autre, et nécessairement en fonction de cette médiation. Ce qui absolument et sans média­ tion se mesure, ce qui donc se mesure par soi, per se et a se, est Acte pur ; et, d’ailleurs, si l’essence et l’acte d’être s'identi­ fient, les deux assertions qui expriment analytiquement l’unité de l’existant s'identifient également : l’acte d’être se mesure par soi-même puisque la « médiation « de l’essence devient alors la médiation de soi-même ; et pareillement l’essence se mesure par elle-même. Si, en retour, on tient à juste titre pour évident que a ce qui se mesure par soi est Acte pur », on voit qu’on mani­ feste parfaitement la distinction entre l’existant créé et l’Incréé en disant que l’acte de mesurer intrinsèque à l’existant créé com­ porte, de quelque façon qu’on l’envisage, une médiation3. L’acte i. L’ordre habituel des traités de métaphysique entraîne que l’unité et la distinction sont examinées en des chapitres non seulement séparés mais disjoints, non enchaînés. D’où résulte que Ton insiste, à bon droit d’ailleurs, sur la « distinction réelle > ; mais on omet généralement d’examiner comment les deux termes réellement distincts com­ posent ensemble positivement pour constituer un existant. 2. Et non plus seulement comme négation de division. 3. La distinction entre l’existant créé et l’Incréé est, bien entendu, suffisamment exprimée par d autres formules. Celles qui font appel uniquement à l’être ne peuvent caracténser l’existant créé que d’une manière négative. La composition ou bien l’identité entre essence et acte d’être sont en quelque sorte de type statique ■ elles envisagent l’acte actué. La notion de mesure permet au contraire déconsidérer Parte· txcrci, et de caracténser à ce point de vue l’existant créé d’une manière à la fois intrin sèque et positive. UUI“ LA DISTINCTION RÉELLE : NOTE ÉPISTÉMOLOGIQUE 45 d’être se mesure, mais par la médiation de l'essence ; l’essence se mesure, mais par la médiation de l’acte d’être. Et il y a, bien entendu, de la seconde assertion à la première, une subordina­ tion qu’il serait fastidieux de préciser à nouveau i. *x. Nous venons de voir que la composition intrinsèque à l’exis­ tant créé étant unité en même temps que distinction, il importe de maintenir de l’une à l’autre une étroite correspondance : c’est ce que révèle une même dualité dans le mode d’expression de la distinction ou dans le mode d’expression de l’unité. Toutefois, les deux choses sont loin d’avoir le même statut épistémologique. La distinction est nécessaire ; nous l’avons supposé établi : il n’y a aucun existant créé dans lequel il n’y ait distinction réelle, de quelque façon qu'on l’exprime. L'unité est également néces­ saire, puisque sans elle il n’y a pas d’existant. Mais si on veut analyser davantage, si l’on veut passer du « fait » au « comment », de l'an est au quid est, il n’est plus possible d’atteindre, pour le quid est, le nécessaire qu’on a atteint pour l’an est. Cela tient à ce que la démonstration de la distinction réelle procède par dou­ ble négation : elle ne montre pas la nature de ce dont elle établit l’existence. Cela d’ailleurs va de soi : car la distinction ne peut être connue positivement qu’en fonction de l’unité à laquelle elle est associée ; et Dieu seul connaît positivement, dans l’acte créateur, l’unité intrinsèque de l’existant créé. Laissons de côté pour le moment le rapport du créé à l’Incréé ; la subordination entitative de la distinction à l’unité entraîne pour notre objet les précisions suivantes. Concernant la distinc­ tion, la connaissance du fait est adéquate : il n’y a pas à connaître autre chose, puisque justement la connaissance du comment de la distinction ressortit, au vrai, à l’unité. Démontrer nécesi. Chacun des mots « mesurer », < se mesurer », « médiation » est employé deux fois. Entre les deux incidences il y a, pour chacun, unité analogique : nous le rappelions déjà, supra, p. 35, n. 2 et 3. Le caractère absolu consignifié par l’expression ré­ flexive « se mesurer » doit s’entendre diversement : l’acte d’être se mesure au point de vue de l’exercice inclus dans l’acte de mesurer, l’essence se mesure au point de vue de la détermination qui résulte de l’acte de mesurer. D’autre part, il revient en propre à l’essence de communiquer à l’acte d’être la détermination qu’elle est : en participant l’acte d’être au point de vue de l’exercice, elle en fait l’acte de mesurer. Ce fait simple implique, si on s’exprime analytiquement, une double médiation, mais en deux sens différents : la médiation de l'essence consiste à communiquer la détermination à l’exer­ cice dont l’acte d’être est le principe et le terme : et, ainsi, l’acte d’être, premier du Kint de vue de l’acte, se mesure par la médiation de l’essence ; la médiation de de d'être consiste en ce que l’essence n’exerce qu’en vertu de lui l’acte par lequel l’acte d’être, et en lui l’essence elle-même, est déterminé, achevé dans l’être. Il y a donc involution entre l’acte d’être et l’essence, c’est-à-dire que le premier joue yis-à-vis de la seconde le même rôle que la seconde vis-à-vis du premier ; mais cette involution n’est pas totale : le fait que l’essence, participant à l’exercice de l’acte d’être, le détermine, est immanent et ordonné à cet exercice. Tandis que le fait que l’acte d’être se mesure n’est pas ordonné au fait que l’essence se mesure elle-même : c’est le premier qui inclut le second et le finalise. 11 y a primauté relative de l’acte d’être au point de vue de l’acte, de l’essence au point de vue de la mesure : voilà l’involution ; mais, absolument parlant, entre ces deux points de vue, il y a primauté de l’acte : et donc, absolument parlant, il y a primauté de l’acte d’être. Tout cela est classique en thomisme et doit tenir en respect les simplifications hâtives de l’essentialisme et de l’existentialisme. 46 REVUE THOMISTE saire la distinction réelle est donc suffisant : on atteint adéqua­ tement, en ce qui concerne la distinction, la perfection propre qui appartient à la connaissance lorsque celle-ci est nécessaire. L’unité, au contraire, ne serait connue adéquatement que si on en connaissait le comment ; or cela, absolument parlant, est im­ possible : nous venons de le rappeler. Il est donc impossible d’attein­ dre, relativement à l’unité, la perfection propre de la connaissance nécessaire. On ne peut que décrire ce qui est réalisé en fait dans les existants concrets accessibles à l'observation, on ne peut pas déterminer à priori et positivement la structure de l’existant concret : on sait seulement qu’elle ne peut être parfaitement simple, mais c’est une condition négative. Notre connaissance, en tant quelle est nécessaire, porte sur l’aspect négatif des réa­ lités : c’est un fait bien connu. Dieu ne peut pas ne pas être, l’existant créé ne peut pas être simple. Mais il n’y a pas d’infé­ rence nécessaire montrant positivement soit l’unité de l’exis­ tant créé soit la nature de Dieu1 : nous ne pouvons pas normer l’être à priori. Récapitulons tout ce qui précède. En tout existant créé, les différentes expressions de la distinction réelle, non équivalentes sémantiquement pour l’existant matériel, sont convertibles entre elles. En particulier, en tout existant créé, l’essence subsis­ tante et l’essence mesurante sont nécessairement et réellement distinctes ; mais il est impossible d’assigner en droit des normes nécessaires concernant le comment de leur distinction, parce que cela premièrement est impossible concernant le comment de leur unité. II. LA DISTINCTION RÉELLE ET SA FORMULATION DANS LA QUESTION DE L’< ESSE SECUNDARIUM ». Les considérations qui précèdent ressortissent à la philoso­ phie ; mais celle-ci, normalement, est ancilla. Aussi nous per­ mettons-nous d’ajouter quelques remarques concernant le mys­ tère du Verbe incarné et la question débattue de l’esse secunda­ rium. Nous n’avons pas de nouvel élément à apporter au débat ; mais les considérations précédentes permettent, semble-t-il, de formuler avec précision les deux positions qui s’affrontent2. 1. Nous nous plaçons dans l’ordre rationnel. 2. Nous les désignerons, à l’occasion, par les deux locutions : « thèse de l’extase » « thèse de l'ordre > ; l’unité d’esse du Verbe incarné étant conçue, ici par subordination’ là par mode d'extase. Nous n’entendons signi&er : ni que l’extase soit désordre ni aué l’ordre soit au vrai la juxtaposition de deux ordres. On voudra bien ne voir dans Tes expressions qu’une manière commode de s’exprimer. Nous ne nous attardons nas à en faire la critique puisque nous n étudions pas cette question pour elle-même V LA DISTINCTION RÉELLE : NOTE ÉPISTÉMOLOGIQUE 47 Nous le ferons, en demeurant cependant à un point de vue prin­ cipalement philosophique ; et nos conclusions seront, comme on peut l'attendre dans ces conditions, radicalement négatives. Nous verrons d’abord que l’une et l’autre « thèse » est exempte de toute ombre de contradiction au point de vue métaphysique ; nous observerons ensuite que l'une et l’autre est positivement et même harmonieusement compatible avec l’ontologie du Mys­ tère, au degré de précision où elle est actuellement dogmatisée. Enfin nous montrerons que la philosophie ne peut pas plus comme sagesse que comme instrument : l’exigence secourable qu'elle impose dans la formulation du dogme ne permet pas de découvrir dans l’une des deux « thèses » une difficulté qui la ferait écarter ; pareillement, la métaphysique ne permet pas de choisir entre les deux points de vue qui, radicalement et respectivement, commandent les deux « thèses ». La non-contradiction des deux « thèses » au point de vue étaphysique En premier lieu, montrons la non-contradiction métaphysique de l’une et l’autre « thèse ». Nous indiquerons d’abord, en le tra­ duisant dans le système de référence ci-dessus indiqué, ce qui leur est commun, et d’ailleurs requis par la foi ; nous montre­ rons ensuite comment les deux vues s’opposent et comment chacune est, selon nous, compatible avec la plus rigoureuse exi­ gence dogmatique ; nous renvoyons au paragraphe suivant d’examiner les intuitions qui, en sagesse, les inspirent. Ce qui est commun aux deux « thèses » L’Humanité1 est une réalité qui appartient à l’ordre créé : aliquid creatum. D’abord c’est une réalité : nous exprimons ce fait en disant que l’Humanité a raison d’essence subsistente ; c’est une essence concrète qui est subsistente dans le Verbe in­ carné. Cette essence est-elle également mesurante ? Si l’essence exerce sa fonction qui est de mesurer, elle mesure quelque chose, à savoir au moins elle-même : et, alors, il y a nécessairement un esse secundarium; et si l’essence n’est pas mesurante, l’^sse secundarium est sans fondement et donc exclu. Nous y revien­ drons ci-après, puisque c’est justement ce point qui oppose les deux thèses. Achevons pour le moment d’exprimer ce qui leur est commun, et qui découle d’ailleurs de la foi. L’Humanité n’est i. Nous désignerons ainsi, dans ce qui suit, la nature humaine du Christ, telle qu’elle est, concrètement individuée dans la Personne du Verbe incarné. REVUE THOMISTE 48 pas une personne ; elle n’a pas de « subsistence » propre, selon qu’il est classique de s’exprimer1. Montrons que cette formule conserve toute sa précise vigueur, pour l’une et l’autre thèse. i· L’utilisation de ce mot demande quelque explication : la suite montrera suffisam­ ment que l’acception, classique en théologie, du mot < subsistence » ne recouvre pas exactement ce que nous avons entendu, à un point de vue philosophique, par « essence subsistante ». Il importe cependant, dès maintenant, de prévenir toute équivoque. Nous avons vu»à plusieurs reprises,en lumière métaphysique, que l’essence subsistante et l'essence mesurante sont aussi distinctes qu’indissociables. Ce qu’il y a d’acte dans l’essence, en tant qu’elle exerce l’acte de mesurer en participant l’acte d’être, c'est cela l’essence subsistante. Autrement dit : «essence mesurante » désigne l’essence en tant qu’elle exerce l’acte de mesure en vertu de l’acte d’être, et ainsi mesure par ordre : d’abord l’acte d’être, et ensuite elle-même ; « essence subsistante » désigne simultané’ ment: d’une part l’essence comme co-principe avec l’acte d’être, réellement distincte de lui et sub-ordonnée à lui, de l’acte de mesurer ; et, d’autre part, cette même essence comme mesurée par cet acte, en même temps que l’acte d’être et en lui. C’est cela qui est signifié en abrégé par la formule : l'essence se mesure elle-même; l’essence est à la fois principe et terme (non adéquat) de l’acte de mesurer. Et nous devons faire une fois de plus la même remarque : entre l’essence subsistante comme co-principe de l’acte de mesurer et l’essence subsistante comme intégrée au terme du même acte, il ne saurait y avoir de distinction réelle : nous avons vu (supra, p. 43, n. 1) qu’il est impossible d’introduire une distinction réelle dans l’< essence mesurante » ; nous disons maintenant la même chose pour 1’ « essence subsistante ». Et la raison est la même : introduire une distinction réelle dans l’un des deux termes de la distinction réelle originelle (essence-acte d’être, ou essence subsistante-essence mesurante), ce serait inévitablement poser un processus indéfini. Cela étant une fois de plus rappelé, expliquons la différence d’acception qui résulte pour le mot subsistence de son emploi en philosophie ou en théologie. En toute occur­ rence, l’essence qui subsiste, qui a de « subsister » en participant l’acte d’être selon sa réalité propre d’essence, c’est l’essence mesurée: dans l'acte d’être et en même temps que lui, puisque rien n’existe que déterminé. Très formellement, à ce point de vue du « subsister », peu importe la manière dont l’essence est mesurée, pourvu qu’elle le soit : philosophe et théologien sont d’accord sur ce point. Voici maintenant ce qui les sépare : Pour le philosophe, qui considère les existants créés tels qu’ils sont, l’essence ne se trouve mesurée que comme incluse dans le terme de l’acte de mesure qu’elle exerce uni elle-même per se (non a se) ; mais comme il est impossible, nous venons de le rappeler, de distinguer réellement les deux aspects de l’essence en tant que terme ou en tant que principe de l’acte de mesurer, il suit que, réellement, l’essence a de < subsister » aussi bien à un point de vue qu’à l’autre : la distinction formelle des points de vue est purement abstraite et n’a pas de correspondant objectif dans la réalité. Autre­ ment dit, il est impossible, dans l’existant concret, d’instituer un ordre réel entre Γ< essence subsistante » et Γ« essence mesurante » : elles sont réellement distinctes, cela est nécessaire ; mais comment, en retour, sont-elles un, ce mystère nous l’avons dit nous échappe. L’essence, pour pouvoir être co-principe de l’acte de mesurer, doit être envisagée comme subsistante : et, à ce point de vue, l’< essence subsistante » est antérieure à 1’* essence mesurante » ; mais l’essence n’a de « subsister », et donc n’est subsistante, que si elle est mesurée : et, à ce point de vue, Γ« essence subsistante » est postérieure à 1’« essence mesurante ». Voilà donc deux ordres opposés entre Γ«essence subsistante» et Γsse propre à l’Humanité puisque c’est l’^ss^ d’une essence, n’y a-t-il pas deux esse, et non pas l’unique Esse incréé se manifestant secon­ dairement dans l’Humanité pour autant que celle-ci ne subsiste qu’en lui ? La difficulté étant ainsi bien précisée, voici maintenant la réponse. Elle exige que nous revenions encore une fois à l’unité de l’existant exprimée analytiquement : c’est-à-dire en fonction de l’acte d’être et de l’essence. C’est évidemment dans l’acte d’être et non dans l’essence que doit se résoudre ultimement l’unité de i. Cf. p. 48, n. i. REVUE THOMISTE l’existant, puisque est forme des formes et ultime déter­ mination : cela, tout le monde l’accordera, mais voyons-en l’impli­ cation profonde. Dans la perspective que nous avons développée, l’unité appartient donc à l’acte d’être en tant qu’il est mesuré, puisque c’est de cette façon qu’il est ultimement déterminé. Or, dans un existant créé « ordinaire », Y essence subsistante se trouve mesurée simultanément à l’acte d’être par l’essence mesurante: d’où vient que ces deux réalités distinctes que sont l’acte d’être et l’essence subsistante, en tant que mesurées, constituent un seul et même existant et donc « ne font pas nombre » ? Cela vient évidemment de ce que l’acte de mesurer est un. Or cet acte a pour principe prochain l’essence, mais il a pour principe radical l’acte d’être lui-même : c’est l’acte d’être qui est « source » de l’exercice de la mesure, nous y avons insisté ; l’acte d’être se mesure par la médiation de l’essence, et du point de vue propre de l’exercice la priorité appartient absolument à l’acte d’être : c’est tout simple­ ment ce que dit saint Thomas1. C’est donc bien à l’acte d’être, le principe radical, et non à l’essence mesurante qui a seulement un rôle médiateur, qu’il faut attribuer l’unité de l’acte de mesurer si celui-ci est considéré en tant qu’exercé. Exprimons encore autrement ce point capital : l’acte d’être est simultanément principe radical de l'exercice de la mesure et ultime réalité mesurée. Or c’est parce qu’il est un et unique comme principe de cet exercice que tout ce qui est mesuré en vertu de lui l’est en lui et ne peut faire nombre avec lui comme réalité mesurée. C’est la même simplicité et unicité qui est à l’origine et au terme2, et c’est bien entendu le premier qui fonde le second ; le rôle de l’essence est seulement médiateur : ce n’est pas lui qui fonde la simplicité réalisée axi terme de l’exercice dont il est le principe prochain mais seulement le co-principe, parce que c’est l’unité de l’acte en tant qu’exercé qui fonde l’unité de la réalité mesurée en vertu et au terme de cet exercice. Nous nous sommes longuement étendu et beaucoup répété ; le lecteur voudra bien l’excuser : concernant les vérités tout à fait primitives on ne peut communiquer ce qu’on en croit saisir qu’en multipliant les points de vue en même temps que l’instrument d’expression. Revenons à la métaphysique du Verbe incarné. Pour cet Exis­ tant, comme pour tout autre, c’est bien l’Acte d’Être qui est principe radical de 1 exercice de la mesure que participe en propre 1 Humanité en tant qu elle est essence mesurante : il est vrai que, 1. III*, q. 75, a. 4. 2. Cette correspondance entre le principe et le terme est trop connue pour qu’ü son utile d y insister. On 1 observe dans l’ordre créé, considéré pour ainsi dire macrosco­ piquement Mais comme elle est vraie aussi de l’ordre mcréé savoir la vie i^tiSTde Dieu, qui fonde la création par appropriation (Γ*. q. a 61 il XJ;,}” . > retrouve au cœur de l’existant créé considéré analytiquement.’ onnal qu on la LA DISTINCTION RÉELLE : NOTE ÉPISTÉMOLOGIQUE ! . , • 57 dans ce cas, l’essence ne mesure qu’elle-même et non pas l’Acte d’Être, mais cette différence ne concerne, au sein de l’acte de mesurer, que la médiation de l’essence et non le principe radical de l’exercice de l'acte. Puis donc que l’unité d’esse procède, en tout existant concret, de ce principe radical et non de la médiation de l’essence, il faut conclure que l’Être du Verbe incarné est un et unique bien qu'il soit secondairement dans l’Humanité. Ces deux affirmations semblent s’opposer ; mais l’aspect positif de l’analogie entre le Verbe incarné et tout autre existant créé montre qu’il n’en est rien. Répétons une dernière fois comment. Dans un existant créé où l’essence exerce l’acte de mesurer et peut donc être dite essence mesurante, l’essence conçue comme co-principe et principe pro­ chain de cet acte et l’essence conçue comme un aspect au moins de ce qui est mesuré par cet acte ne sont qu’une seule et même réalité : nous l’avons appelée l’essence subsistante, réellement distincte de l’essence mesurante. Comment l’essence subsistante, qui est réellement distincte de l’acte d’être, est-elle intégrée à son unité sans faire nombre avec lui ? L’acte d’être a évidemment, en tout existant créé, une mesure. Il peut être envisagé comme le principe radical de cette mesurex, ou bien comme la réalité mesu­ rée : et c’est nécessairement le second point de vue qui est subor­ donné au premier, puisque rien de l’existant n’est que dans l’acte d’être ; c’est l’acte d’être envisagé au premier point de vue qui, dans une vue réaliste, constitue le fondement formel de l’unité de l’existant concret. Dans notre système de référence, nous disons que le fondement formel de l’unité c’est que l’essence mesurante ne mesure qu’en vertu de l’acte d'être, et ce n’est pas que l’essence mesurante mesure l’acte d’être : car c’est la première des deux choses qui est primitive. De la seconde résultent deux conséquences, cette dualité tenant, une fois encore, à la composition radicale de l’existant ou équivalemment à la distinction réelle entre 1’« essence subsistante » et 1’« essence mesurante ». Le fait, donc, que l’acte d’être ne subsiste que mesuré par l’essence s’interprète « en fonction de l’essence mesurante » en disant que le « subsister » achève l’essence12 puisque justement c’est elle qui exerce la mesure comme principe prochain. Mais d’autre part, et c’est le « point de vue de l’essence subsis­ tante», puisque l’essence se mesure en même temps que l’acte d’être quoique d’une manière subordonnée et donc secondairement, puisque de plus 1’« objet » principalement mesuré qui est l’acte 1. Principe seulement radical, parce que la limitation inhérente à l’existant créé suppose un principe distinct formellement et réellement de l’être lui-même. En l’Acte pur, c’est l’Acte même qui est principe de mesure, aussi bien radicalement qu’immédiatement. 2. A la manière dont l’objet propre, supposé atteint, achève l’opération et son principe. 58 REVUE THOMISTE d’être « subsiste », on dira que Γ« objet » secondairement mesuré qui est l’essence également a subsiste ». Et cette distinction et subordination dans le a subsister » terminal ne divise pas plus l’acte de subsister qui est l’acte d’être que la distinction et subor­ dination des réalités mesurantes ne divise l’acte de mesurer dont le principe radical est l’acte d’être. Ce qui procède de l’acte d’être en manifeste l’ordre sans le diviser : d’où suit qu’il y a esse secun­ darium sans dualité d’essd, le mot esse étant pris, ici et là, comme il convient pour notre objet, au sens de actus entis. Cela étant, on voit clairement que le mystère du Verbe incarné peut être conçu selon la « thèse de l’ordre » sans aucune contra­ diction métaphysique. Le fondement formel de l’unité ordonnée1 de l’esse est, dans ce cas comme dans tout autre, réalisé et même d’une manière éminente : l’Humanité exerce, comme essence et vis-à-vis d’elle-même, l’acte de mesurer, mais c’est exclusivement en vertu de Y Esse incréé. Il suit des principes posés que l’Humanité en tant que réalité mesurée a un esse secundarium qui manifeste l’ordre de l’unique Acte d’Être sans le diviser ni faire nombre avec lui. Conformité des deux a thèses » à l'exigence dogmatique Les deux thèses, celle de l’« extase » comme celle de 1’« ordre », sont donc également et parfaitement compatibles avec la plus rigoureuse exigence métaphysique en même temps qu’avec le donné de la foi. On ne saurait parler de contradiction là où notre connaissance ne peut atteindre une nécessité de droit. En tout existant créé, 1'« essence subsistante » et 1’« essence mesurante », ou équivalemment l’essence et l’acte d’être, sont nécessairement et réellement distinctes : il serait contradictoire que cette distinc­ tion s’annulât. Mais en ce qui concerne le rapport de ces deux réalités distinctes, et donc la nature de leur unité, nous ne savons que ce que l’expérience nous apprend : nous ne pouvons, à partir de là, inférer des normes absolues auxquelles toute dérogation serait impossible parce qu’elle impliquerait contradiction. 11 serait contradictoire que, dans une réalité créée, l’essence subsistante exerçât l’acte de mesurer en vertu d’elle-même. Mais la «thèse de l’extase» soutient à bon droit que, en l’Humanité, l’essence peut être exclusivement subsistente et n’être pas mesu­ rante, ne pas exercer du tout l’acte de mesurer : c’est une manière, radicale et singulière il est vrai, de ne pas mesurer par soi ; on ne saurait voir là rien de contradictoire à ce que nous savons de nécessaire au sujet du statut ontologique de l’existant créé. i. Unité d’ordre que l’on pourrait comparer, au sein de l’acte d’être à celle d’nn tout potestatif : chaque aspect de l’existant participant l’unique acte d’être. LA DISTINCTION RÉELLE : NOTE ÉPISTÉMOLOGIQUE 59 D'autre part il serait contradictoire qu’il y eût, dans un existant, deux actes d’être, ou autrement dit qu’il y eût dualité dans Y esse, celui-ci étant conçu comme l’achèvement et l’acte ultime de l’exis­ tant. Il serait donc contradictoire que ce qui subsiste dans l’existant distinctement et déterminément y fût mesuré par un acte exercé en vertu d’autre chose que l’acte d’être ; il serait également contra­ dictoire que ce par quoi l’acte d’être exerce l’acte de mesurer et qui se distingue de lui ne se mesurât pas soi-même, sans cela il faudrait aller à l’infini. Et de plus ces conditions exigées sous peine de contradiction sont suffisantes ; si elles sont réalisées, l'unité de l’existant en son acte ultime et intrinsèquement hiérarchisé se trouve elle aussi réalisée : il n’est pas nécessaire pour cela que l'acte d'être soit lui-même mesuré par ce par quoi il exerce radi­ calement l’acte de mesurer. Et la « thèse de l’ordre » revendique à bon droit cette possibilité : qu’une essence ne puisse mesurer qu’elle-même et non pas l’acte d’être, sans cependant avoir un subsister autre que l’acte d’être parce que précisément elle n’exerce qu’en vertu de lui l’acte de mesurer. Les deux « thèses » sont l’une et l’autre exemptes de toute ombre de contradiction au point de vue métaphysique. I ‘ ί Compatibilité des deux « thèses » avec le donné de la foi Nous allons voir qu’elles sont, l’une et l’autre également, posi­ tivement compatibles avec le donné dogmatique au degré de précision où il se trouve présentement formulé. Nous envisagerons successivement l’Humanité en elle-même et l’Humanité dans son rapport avec la Divinité ; et comme l’Humanité elle-même se présente dans la révélation la plus explicite à la fois comme une « certaine réalité » et comme une nature principe de ses opérations, nous distinguerons en ce qui la concerne l’aspect ontologique et l’aspect psychologique. L’Humanité considérée en elle-même et envisagée ontologiquement Voyons donc en premier lieu comment les deux « thèses » sont positivement harmoniques à l’ontologie d’une réalité créée assumée en un Subsister divin. Nous allons d’ailleurs tout simplement reprendre ce que déjà nous avons dit, mais sous une incidence légèrement différente d’une manière encore plus précise s’il se peut. La structure de l’existant créé ordinaire présente, exprimés en termes de mesure, quatre caractères : 1. L’essence exerce l’acte de mesurer, par elle-même : per se, non a se. 2. L’essence n’exerce cet acte qu’en vertu de l’acte d’être. 6θ REVUE THOMISTE 3. L'essence mesure l’acte d’être : c’est-à-dire que l’acte d’être se mesure par l’essence. 4. L’essence se mesure elle-même puisqu’elle mesure tout ce qu’in­ tègre l’existant. L’Humanité est conçue, selon la « thèse de l’extase », comme ne possédant aucun de ces caractères; et, selon la « thèse de l’ordre », comme possédant tous ces caractères sauf le troisième. Cette seconde thèse se présente donc, de prime abord, comme plus complexe et moins cohérente ; d’aucuns estiment même qu’elle est méta­ physiquement incohérente : conserver le quatrième caractère sans conserver le troisième paraît procéder d’un « essentialisme » peu soucieux de concrétude. Nous allons tout d’abord répéter que la « thèse de l’ordre » n’implique aucune contradiction ni incohérence ; nous verrons ensuite que les deux thèses présentent, au point de vue du réalisme métaphysique, exactement la même difficulté, irrécusable indice du mystère. Les quatre caractères, que nous désignerons par leurs numéros, appartiennent de facto à tout existant créé ; le théologien qui a à considérer l’Humanité sait qu’elle a raison de créature mais seulement en quelque façon : il peut donc insister sur la dissem­ blance ou sur la ressemblance, qui l’une et l’autre existent entre l’Humanité et l’existant créé « ordinaire » ; il peut, concernant l’Humanité, nier au maximum ou bien conserver au maximum les caractères propres de l’existant créé1. Nier au maximum est plus facile : cela n’évite pas, il est vrai, la véritable difficulté, et nous y reviendrons dans un instant, cela évite du moins l’inco­ hérence à laquelle la négation pure est évidemment étrangère. Affirmer au maximum ne peut avoir d’autre norme, le mystère étant sauf, que la compatibilité entre les caractères affirmés. Il est impossible ici de se fonder sur la similitude entre l’Humanité et l’existant créé « ordinaire », puisque justement on ignore jusqu’où va cette similitude. Or la compatibilité des caractères énoncés résulte formellement de leurs connexions, non de leur nature res­ pective. Ces connexions, nécessaires absolument et en droit, sont les suivantes 2 : i —► 4 4 -*> 1 2 -> 4 4 -> 2 | C'est-à-dire, en bref, que les trois < caractères 1, 2, 4 s’impliquent [deux à deux mutuellement. (Mais 3 n’implique pas 2. \et 3 n’est impliqué par aucun des caractères 1, 2, 4. 1. On mesure ainsi, en quelque sorte, par le nombre des ‘caractères « ordinaires » conservés, la «proximité » plus ou moins grande de l’Humanité avec le cas « ordi­ naire ». Divertissement instructif ou fatal, selon l’humeur de chaque esurit 2. Il suffit de comparer deux à deux les quatre caractères. La flèche a 4 b signifie que b est conséquence nécessaire de α. δ LA DISTINCTION RÉELLE : NOTE ÉPISTÉMOLOGIQUE 6l I Il suit de là que l’on ne peut retenir que simultanément les caractères 1,2,4, et Que cela es^ possible sans retenir le caractère 3. Prétendre que cela est impossible, prétendre que le groupe 1, 2, 4 entraîne nécessairement 3, revient à raisonner comme suit : pour tout existant créé observé, (1, 2, 4) —> 3 ; donc, absolument et en droit, il est impossible qu’une réalité créée soit produite sans que (1,2, 4) -► 3. Cette inférence prétendrait donc assigner des normes nécessaires à l’opération créatrice. Or les seules normes nécessaires que l’esprit créé puisse assigner à ses propres créations c’est que celles-ci doivent être exemptes de contradiction. Il resterait donc à démontrer qu’il est contradictoire de nier que (1, 2, 4) —> 3. Cela et cela seulement établirait que la « thèse de l’ordre » inclut en ellemême une incohérence métaphysique qui doit la faire abandonner. On insistera peut-être : il ne suffit pas qu’une chose soit non contradictoire pour être réelle : que la « thèse de l’ordre » soutienne une chose possible n’ôte pas qu’elle est seulement une vue de l'esprit : car en tout existant créé concret, (1, 2, 4) —► 3 ; que cette connexion ne se vérifie pas, c’est une hypothèse abstraite, mais sans aucune prise sur l’univers des existants concrets. Voilà certes une objection redoutable. Mais nous allons voir qu’elle atteint au vif et en même façon les deux thèses, identiques par conséquent en ce qui concerne la véritable difficulté : parce que cette objection met en question le bien fondé de toute théologie de l’incarnation. La « thèse de l’ordre » soutient : essence qui se mesure sans mesurer l’acte d’Être, bien que pareille chose ne s’observe en aucun existant concret. Mais que dit la « thèse de l’extase » ? Elle soutient, en un sens, quelque chose de pire : essence subsistente qui ne mesure pas. Mais que peut bien être une essence qui ne mesure pas ? Quel sens cela a-t-il dans l’univers concret des existants observables ? Comment démontre-t-on la « distinction réelle », et pour autant la réalité propre et distincte de l’essence au sein de l’existant ? De quelque façon que l’on procède, interviennent nécessairement la notion de détermination, ou de mesure, de limitation, ou de réception ; et l’essence n’est réellement distincte et donc réelle comme essence, l’essence n’est « essence subsistante » que parce qu’elle est le principe nécessaire de cette mesure inhérente à l’existant créé. Dans l’ordre naturel, une essence qui ne mesure pas, une essence subsistante et non mesurante n’est qu’une pure hypothèse n’ayant aucun fondement si ténûment analogique soit-il dans la réalité. Il ne faudrait donc pas que les partisans de 1’« ex­ tase » portent trop sommairement sur la « thèse de l’ordre » le verdict d’incohérence ou d’irréalisme métaphysique ou d’essen­ tialisme : ce pourrait bien être l’histoire de la paille et de la poutre. Admettre qu’une essence mesure, ne fût-ce qu’elle-même, semble moins loin de la réalité que d’admettre qu’une essence subsiste fa REVUE THOMISTE sans rien mesurer : puisqu’il n’y a aucun exemple d’une essence réelle qui ne mesure pas ; ce serait donc la « thèse de l’extase » la moins réaliste. Mais nous ne venons de souligner le mot « moins » que pour l’exclure aussitôt : car il ne saurait y avoir de degré là où est en cause une question de nature ; c’est ce qui nous reste à préciser pour montrer qu’au point de vue strictement métaphysique les deux thèses sont également difficiles et également possibles. L’essence a, de fait, en propre, de se mesurer en mesurant l’acte d’être: elle l’a en propre en ce sens que en fait c’est en vertu de ce caractère que l’essence est réellement distincte et donc réelle comme essence : un attribut qui conditionne l’existence de ce qu’il détermine en est un « propre ». Et c’est là un fait, indémontrable nous l’avons vu. Dès lors, soit qu’on rejette globalement tout le « fait », soit qu’on dissocie pour n’en retenir qu’un seul les aspects que toujours le « fait » associe, dans un cas comme dans l’autre on quitte également l’univers concret où le « fait » est observé ; et on se trouve également dans un univers qui n’est plus l’univers concret, et dont la seule loi est la non-contradiction1. Il n’y a pas d’intermédiaire entre ces deux univers, l’un réel l’autre non. L’essence qui est supposée mesurante, mais pas en la façon où toute essence concrète réelle mesure, n’est pas « plus près » de la réalité que l’essence supposée non mesurante. Ces deux essences, également hypothétiques, n’ont, pas plus l’une que l’autre, de fondement analogique dans la réalité objective. Les deux thèses se heurtant à la même difficulté radicale : Une essence subsistente et non mesurante n’est pas impossible: DONC il faut concevoir ΓHumanité de cette façon. Une essence qui ne mesure qu’elle-même ri est pas impossible: donc il faut concevoir ΓHumanité de cette façon. Le donc est ici et là également justifié et également impropre : achevons de préciser ce point. Il est clair tout d’abord que, à moins de revenir à l’âge infantile de la théologie et même du dogme, sous prétexte de « revenir aux sources », l’expression du mystère de l’incarnation doit prendre pour instruments les notions de personne - nature, et donc essence - acte d’être, ainsi que leurs implications immédiates. Si, dès lors, on se reporte aux quatre caractères énoncés ci-dessus, on voit que le troisième ne peut être attribué à l’Humanité ; et, comme les trois autres s’impliquent mutuellement deux à deux, il n’y a que deux possibilités : ou bien nier tous les caractères, ou bien retenir les caractères i, 2, 4 ; et ces deux possibilités, métaphysiquement non contradictoires, s’ex­ cluent mutuellement. L’expression du mystère est donc nécessaire­ i. Ou bien la possibilité logique, et non le ible réel. LA DISTINCTION RÉELLE : NOTE ÉPISTÉMOLOGIQUE 63 ment l'une ou l'autre des deux «thèses», disjonctivement ; mais il est impossible, au point de vue métaphysique, d’accorder à l’une d’entre elles un degré plus élevé de nécessité ou de vraisem­ blance. Nous ne disons pas qu’elles sont également vraies. Nous ne disons pas que « le mystère transcende également les deux formula­ tions qui en sont à priori également possibles ». De telles affirma­ tions n’ont que l’apparence de la magnanimité et de la sagesse, parce qu’elles dissolvent dans un total relativisme l’instrument dont l’authentique sagesse a besoin pour s’exprimer au niveau humain. De deux jugements contradictoires, l’un est vrai l’autre faux. Des deux thèses, celle de l'« extase » et celle de 1’« ordre », l’une est vraie l’autre fausse. Mais la métaphysique n’apporte aucun argument permettant de conclure avec nécessité ou même avec vraisemblance laquelle des deux thèses est objectivement la vraie. On dira avec raison que ce n’est pas à la métaphysique de décider en pareille matière. Mais il se fait que la métaphysique exige, en ce qui concerne l’expression du mystère, un degré de précision où les formules dogmatiques n’atteignent pas : ou, du moins, pas encore. Ainsi, le mystère transcende bien également ses deux formulations également possibles ; mais c’est en ce sens que nous ignorons également, de l’une et de l’autre, la valeur de vérité. Voilà du moins ce qu’il nous paraît honnête de conclure si on s’efforce de pénétrer dans le mystère en empruntant avec un optimisme attentif et patient la « voie métaphysique ». Maintenant on peut confronter les deux thèses en se plaçant à d’autres points de vue : on découvrira alors, en faveur de l’une ou de l’autre, des « arguments de convenance1 ». Cependant nous nous en abstiendrons : notre propos n’est pas, répétons le, d’appor­ ter au débat des éléments nouveaux, mais de montrer comment il peut trouver un utile instrument d’expression en la formulation précise et synthétique de la distinction réelle. L’Humanité considérée en elle-même, à la fois du point de vue de l'être et du point de vue de la psychologie Alexandrie et Antioche revivent-elles dans la « thèse de l’extase » et dans la « thèse de l’ordre » ? L’âpreté sereine du « débat » inclinerait à le penser : sublimer au maximum ou bien densifier au maximum la réalité proprement humaine du Christ, ces deux i. L’argument de convenance peut avoir une grande force lorsque par exemple il précise un point particulier en vertu de l’harmonie que celui-ci doit soutenir avec un ordre déjà connu. Mais en ce qui concerne les réalités premières, fondamentales, et par-dessus tout gratuites, on ne voit pas qu’un argument de convenance puisse être décisif. 64 REVUE THOMISTE tendances s’expriment d’une manière précise au moyen des carac­ tères qui appartiennent en propre à l’existant créé envisagé au point de vue de la mesure : ne retenir aucun de ces caractères, ou bien exclure seulement celui qui est incompatible avec la trans­ cendance de l’Ètre incréé. C’est bien toujours le même dilemme ; mais la plus précise de ses formes est pour ainsi dire l’innervation de toutes les autres ; c’est ainsi qu’on en retrouve aisément la formulation psychologique bien connue, à partir de la distinction entre l’essence subsistante et l’essence mesurante. Précisons briè­ vement ce point. Que l’essence, en vertu de l’acte d’être, se mesure elle-même, c’est pour ainsi dire le fondement ontologique de la réflexion sur soi propre à la personne ; ou bien : la personne c’est cet existant créé qui réalise activement et par lui-même dans l’ordre inten­ tionnel ce qu’il est passivement et de par l’opération créatrice dans l’ordre entitatif. Et de même que, psychologiquement, la personne prend possession de soi et s’affirme elle-même en vertu de la réflexion propre à l'activité de connaissance, l’existant créé prend possession de son être « ontologiquement » et pour autant s’affirme lui-même en vertu du fait qu’il se mesure lui-même. Le fait que, dans l’existant créé, l’essence se mesure elle-même en même temps que et en vertu de l’acte d’être équivaut, dans l’ordre ontologique, à l’ensemble des caractères constitutifs de la personne considérée au point de vue psychologique1. Un existant en qui l’essence ne mesurerait pas existerait pour ainsi dire objectivement, c’est-à-dire comme un objet dont il ne pourrait avoir possession ; cet existant aurait l’être, mais aucunement « pour soi ». C’est bien ce qui arrive, mais psychologiquement seulement, dans le cas de l’extase : objectivation si totale que le sujet ne se sait plus, même imparfaitement, sujet. La dénomination « thèse de l’extase » est donc bien appropriée pour désigner le fait de concevoir l’Humanité comme une essence subsistente et non mesurante. L’Humanité, certes, existe ; mais, ontologiquement du moins, elle ne possède pas son être, lequel appartient au seul Suppôt divin en qui elle subsiste. La pauvreté radicale de l’être créé, son effacement néces­ saire parce que requis en vérité en regard de l’Être incréé, se trou­ vent ainsi lumineusement et expressément marqués. La «thèse de l’ordre» affirme au contraire que l’Humanité exerce, en vertu de l’Acte d’Être qu’elle ne mesure pas, l’acte de se mesurer : plus exactement, l’Humanité participe relativement à elle-même comme objet 1 unique Acte de mesurer exercé par la Personne du λ erbe. Ainsi 1 Humanité a l’être, elle est objectivement une essence subsistente : et sur ce point, les deux thèses sont i. Nous ne faisons qu’indiquer ce rapprochement Tl „ · véritable analogie fondée en l’unité de l’existant spirituel. P s qu une comparaison : LA DISTINCTION RÉELLE : NOTE ÉPISTÉMOLOGIQUE 65 d'accord, nécessairement d’ailleurs puisqu’elles le sont avec la foi. Mais, de plus, l’Humanité prend possession « ontologiquement » de cet être qu’elle a : par elle-même, sans cela « prendre possession » n’aurait aucun sens ; mais non en vertu d’elle-même, sans cela il y aurait deux esse: ou, ce qui revient au même, il y aurait un esse n’appartenant au suppôt que comme celui d’un accident, et l’union n’aurait pas lieu in persona. Ainsi l’Humanité a l’être ; l’Humanité prend possession de l’être qu’elle a, mais elle ne le fait qu’en participant selon sa réalité propre et distincte à l’Acte par lequel l’unique Suppôt est et mesure l’Être. Cette manière de voir mérite bien le nom de « thèse de l’ordre » : il n’est en effet possible de la tenir, nous croyons l’avoir montré, qu’en vertu de la sub-ordination de l’essence en tant que mesurante à l’Acte d’Être qui, se mesurant lui-même absolument, est nécessairement le principe radical de toute mesure exercée. Il n’y a qu’un unique exercice de la mesure, mais son unité est une unité d’ordre1 : cela seul rend possible un esse secundarium effectivement possédé et exercé, et qui cependant n’est pas un second acte d’être. Le Fils du Très-Haut, l’Emmanuel ; l’extase de l’être, la hiérar­ chie dans la mesure de l’être. La grandeur et la misère de la méta­ physique, c’est que selon l’exigence de sa lumière propre il faudrait choisir et que justement on ne le peut pas. Le dilemme reste ouvert : l’incarnation montre-t-elle que la créature, comme telle et ontolo­ giquement, peut, en demeurant créature, n’être plus aucunement « pour soi », et ainsi être un avec Dieu in Persona; ou bien l’incar­ nation montre-t-elle que la créature est si docile sous l’emprise créatrice qu’elle peut être en quelque sorte transformée en son être de créature sans cesser d’être elle-même ; elle peut parfaitement être « pour soi » mais ne l’être plus qu’en vertu exclusivement du Dieu qui l’assume, et ainsi derechef lui être unie in Persona. Ce ne sont pas deux vues différentes de la même Réalité mystérieuse ; mais ce sont deux réalités différentes2 que nous désignons sous le même nom d’incarnation parce que nous n’en connaissons avec certitude que les caractères communs et que nous ne pouvons discerner laquelle de ces deux réalités est la Réalité. Les consé­ quences concrètes et pratiques de ce dilemme sont si considérables que nous ne pouvons les aborder : le débat autour des deux « thèses » n'a été et ne demeure si chaud que parce qu’il commande deux mystiques, chacune visant en retour à résoudre le dilemme en son propre sens. Nous nous permettrons toutefois une remarque qui va en quelque façon en sens contraire. L’opposition des deux tendances dont 1. Cf. p. 58, n. i. 2. Pas de tout point cependant : c’est justement ce qu'elles ont en commun qui est de foi. RT 5 66 REVUE THOMISTE chacune voudrait résoudre le dilemme se trouve en fait, dans les conditions présentes, équilibrée par un consensus commun en quelque sorte implicite en faveur de la conservation du dilemme. L'esse secundarium et le « moi psychologique » du Christ ont fait l’objet d’études concomitantes. Ici et là s’affrontent les deux mêmes « principes », cachés en quelque sorte et même inavoués par ceux qui les mettent en œuvre : sublimation maximum ou densification maximum de l’aspect proprement humain du Verbe incarné ; négation ou affirmation de l’esse secundarium, négation ou affirmation du « moi psychologique ». Or, chose curieuse et significative, les partisans tenaces de l’esse secundarium nient le « moi psychologique » ; et des métaphysiciens puristes, fervents de 1’« extase de l’être », diagnostiquent une grave et nocive erreur en la dissolution du « moi psychologique ». Incohérence ? Mais ce mot péjoratif ne peut qualifier qu'un comportement parfaite­ ment réfléchi. Nous préférons voir, dans cette application incoerciblement alternée des deux principes contraires de sublimation et de densification, une sorte d’hésitation viscérale, mentalement s’entend, qui est le fruit secourable de l’instinct de la foi : instinct qui suspend l’adhésion pour prévenir l’erreur1. i. Saint Thomas lait souvent cette remarque au sujet des «simples > ou minores: l’instinct de la foi les prévient de ce qui est suspect ; même si cela est présenté d’une manière apparemment autorisée, ils suspendent leur assentiment (cf. lZa-ZJBe, q. 2, a. 6, ad 3um). Le même principe peut valoir pour les théologiens eux-mêmes, bien que le mode d’application en soit différent : ne pas donner son assentiment à une conclusion insuffisamment fondée, la crainte de l’erreur s’imposant pour le moins de par la possibi ité de la conclusion contraire. . . . Oserons-nous ajouter que saint Thomas a connu lui aussi cette hésitation, en l’espèce salutaire, puisqu’il a manifestement soutenu l’une et l’autre « thèse >. Demeu­ rons discret. Observons cependant, à un niveau plus modeste, que la « thèse » de Fesse secundarium suppose une prise de conscience très nette de la réalité, non certes auto­ nome, mais propre et distincte de l’essence comme réalité concrète dans l’existant. Saint Thomas n’a évidemment jamais nié que, dans l’existant matériel, l’essence est réellement distincte du suppôt. Mais, nous l’avons rappelé (supra, p. 32, n. 1 ss.), en ce qui concerne l’existant immatériel, saint Thomas n’a pris conscience de cette même distinction qu’après 1268. Cela laisse supposer que saint Thomas n’a pas été amené, avant 1268, à considérer formellement et à définir avec précision le rapport entre l’essence et le suppôt : dans ce cas en effet il aurait affirmé explicitement leur distinction réelle pour tout existant, tandis qu’il a nié cette distinction pour l’existant immatériel jusqu’en 1268 et que, à notre connaissance, il n’a pas affirmé explicitement cette même distinction pour l’existant matériel. On voit aisément la conséquence. Exprimons-la d’abord, afin d’être plus clair, d’une manière trop abrupte. Si on ne tient pas fermement et clairement la distinction réelle de l’essence et du suppôt, la « thèse > de Fesse secundarium implique cette fois une contradiction métaphysique. L’esse, dans le suppôt, est univocisé : puisque, dans le suppôt comme tel, toute distinction est impossible ; la nécessaire unité de Fesse exclut dès lors tout ordre dans Fesse, dans l’acte d’être. Donc l’identification du suppôt et de l’essence exclurait Fesse secundarium. * Maintenant, il n’est évidemment pas question d’imputer à saint Thomas l’erreur d’avoir identifié^ le suppôt et Γ essence dans l’être matériel ; mais il paraît clair que, avant 1268, il n’a pas analysé en lui-même et d’une manière précise le rapport de ces deux choses entre elles et avec l’acte d’être. Abordant en cette disposition d’esprit la question de l’esse du Verbe incarné, saint Thomas a quasi spontanément considéré le suppôt (ce qui va de soi), et na pas considéré la réalité originale de l'essence concrète (ce qui ne va pas de soi) ; dès lors, point d’esse secundarium ; c’eût été inharmonique avec des prteuppo&fementaux, impUdt^ mais inexorables. La distinction entre l’existant crée immatériel et 1 Acte pur exigeait, au contraire de ce qui . 2. Par exemple, P, q. 54, a. 3 ; Jean a. i, n° 10. éd. de Solesmes, p. 549 s. de Saint-Thomas, Zn Primam Partem, q. 7, LA DISTINCTION RÉELLE : NOTE ÉPISTÉMOLOGIQUE l i 77 La puissance, si « prochaine » soit-elle par rapport à l'acte, n’a la disposition ultime à le recevoir qu’en vertu de lui et au moment où elle est actuée par lui. L’actuation de la puissance, avant qu’elle n’ait cette ultime détermination, comporte le plus ou moins que l’acte exclut absolument. La communication de l’acte est donc pour la puissance un commencement absolu; à la production de cette discontinuité ontologique considérée comme telle, comme discontinuité, la puissance n’a et ne peut avoir aucune part. Toutes ces données étant analogiques, nous pouvons les trans­ poser relativement à cette puissance particulière, mais aussi primor­ diale puisque corrélative de l’être, qu’est l’essence. Nous dirons donc deux choses. D’abord l’essence ne possède que dans son acte qui est l’être, dans l’acte d’être, l’ultime détermination à le possé­ der; cette ultime détermination est donc en fait exigence de la possession de l’être1 : on peut l’appeler soit « subsistence » en tant qu’elle est attribuée à l’essence, soit « subsister » en tant qu’elle est le mode propre selon lequel l’essence participe actuellement l'acte d’être. En second lieu, nous dirons que l’essence n’a et ne peut avoir aucune part active dans la formation de cette disposition ultime, ou « subsistence », ou « subsister » qui ne lui échoit qu’en vertu de l’acte d’être et en lui ; tel est le corrélât analogique et proprement métaphysique de ce que nous disions à l’instant : entre l’actuation relative antécédente à la possession de la forme et la réception simultanée de la forme et de la disposition ultime, il y a une discontinuité radicale à la résolution de laquelle il est impossible que la matière ait quelque part que ce soit. Revenons maintenant au mystère de l’incarnation, en supposant que ce que nous venons de conclure analogiquement au sujet de l’essence comme puissance à être se trouve assumé en Sagesse divine. On dira dès lors ce qui suit. L’Humanité n’étant pas, dans le Verbe incarné, une réalité créée complète, puisqu’elle n’est pas une personne, elle ne peut avoir, métaphysiquement, que le statut d’une essence ; et puisque le Verbe incarné est parfait, il convient que l’Humanité réalise parfaitement la « raison » de ce quelle est nécessairement, c’est-à-dire la « raison » d’essence. Dès lors, il résulte de ce que nous avons vu, que cette essence qu’est l’Humanité, d’une part subsiste dans l’Acte d’Être, d’autre part n’a aucune contribution positive dans la constitution de ce « sub­ sister » : elle le reçoit sans le mesurer, tout de même que la matière reçoit sans la mesurer la disposition ultime qui la proportionne à la forme. C’est donc la « thèse de l’extase » qui se trouverait ainsi accréditée. i. Non certes exigence à priori, puisqu’il n’y a pas d’essence séparée d’un acte d’être, mais exigence concomitante à l’essence possédant cette « disposition ultime >. /8 REVUE THOMISTE L’argument que nous venons d’esquisser est sérieux. Nous ne le donnons cependant pas comme apodictique. En premier lieu en effet on pourra contester que le caractère analogique de la disposition ultime concerne non seulement sa réalité mais également le mode de sa réalisation dans l’ordre du devenir matériel d’une part, dans l’ordre de l’être créé d’autre part : il y a bien, ici et là, puissance et acte et pour autant analogie véritable ; mais cela n’en­ traîne pas que les éléments ressortissant au rapport puissance-acte dans le devenir matériel se réalisent en même façon dans le rapport de puissance à acte qui existe entre l'essence et l’être. En second lieu, et principalement, notre argument en faveur de la « thèse de l’extase » est un argument de « sagesse ». Si on considère la « raison d’essence », on ne voit pas que le fait d’exercer la mesure en soit une note nécessaire : la pureté de la puissance consiste à être toute passive en regard de l’être : et voilà fondée la « thèse de l’extase ». Mais si on considère l’essence telle qu’elle est dans l’existant con­ cret, toujours elle exerce l’acte de mesurer : pourquoi l’Humanité serait-elle privée de cette perfection, puisqu’il n’est nullement contradictoire qu’elle la possède, nous croyons l’avoir montré. A quel point de vue faut-il donc se placer pour développer un « argument de convenance »? Le Verbe incarné réalise-t-il la pureté formelle de la < raison d’essence » et donc celle de la raison de créature, le Verbe incarné couronne-t-il l’ordre des existants concrets ? Mystère... Transcendance ou miséricorde, mais la plus consolante miséricorde n’est-elle pas de manifester au maximum la Transcendance ? Nous ne croyons pas que le choix puisse être par raison, bien qu’il soit légitime de l’appuyer de raisons1. fr. M.-L. Guérard des Lauriers, O. P. i. Nous avons observé, pp. 66-67, que ce choit n» « ·. . · manière cohérente entre les deux domaines métaphysiqueÎetpt^hSSgique0^ U"e Le stoïcisme et la pensée islamique PRÉSENTATION Bien connue est l’influence de la pensée grecque sur la pensée arabo- et irano-musulmane : avant tout sur l’hellénistique falsafa, les Kindi, Fârâbi, Avicenne, Ibn Jufayl, Averroès, mais aussi sur les écoles « dialectiques » de la « science du kalâm », cette apologétique défensive qui se constitua très vite comme l’une des sciences religieuses de l'Islam. La liste serait longue des ouvrages de spécialistes, musulmans ou occidentaux, qui ont étudié les traductions arabes de Platon, Aristote, Plotin (la pseudo Théologie d’Aristote), Proclus, des commentateurs d’Aristote, et le rôle joué par les sources grecques dans la formation des grands systèmes de pensée musul­ mans. De nombreux manuscrits d’ailleurs restent encore à inventorier et à publier en édition critique ; de nombreuses voies d’accès à prospecter. Je songe, entre autres, à l’intermédiaire de penseurs grecs chrétiens, tel Jean Philopon, dont le Dr Walzer a su montrer l’importance dans l’élabo­ ration des Rasâ’il d’al-Kindï1 ; ou à cette école de commentateurs d’Aristote, musulmans, juifs, chrétiens, qui flexerit à Bagdad au début de l’ère 'abbâside, et contre laquelle semble bien s’être élevé Avicenne dans le brouillon qui nous est resté de son Insâf 2. On peut s’attendre donc à de nouvelles mises au point sur l’« arrivée » de ΓAcadémie, du Lycée, du moyen et du néo-platonisme, en terre d’Islâm. Mais il est une autre source qui, jusqu’ici, a certainement été moins étudiée : je veux parler de l’influence exercée par les auteurs et les textes du Portique (en arabe riwâq). Elle n’est pas ignorée, certes. La plupart des ouvrages spécialisés la signalent; mais peu encore l’ont étudiée exhaustivement. Et pourtant, elle n’est point d’importance secondaire ! Chez les tenants de la falsafa, il semble qu’elle soit venue plus d’une fois comme ouvrir les cadres aristotélico-plotiniens à des perspectives nouvelles. On peut signaler ici les pages que Goichon lui consacre à propos de la logique d'Avicenne34; et maintes références à la Stoa permettent à M. Van den Bergh d'éclairer son étude analytique du Tahâfut d'Averroès J’ajouterai axe surplus que certains aspects de l’axiomatique du kalâm ne pourront être lout à fait situés historiquement qu’une fois recensés les apports directs ou indirects venus des Stoïciens. 1. R. Walzer, New Studies on al-Kindi, dans Oriens, Francfort-sur-M. et Leyde, 1957, 2, pp. 203-232. 2. Cf. ‘Abd al-Rahmân BadawT, Aristû ‘ind al-1 Arab, Le Caire, 1947, avant-propos, pp. 23 ss., et notre Pensée religieuse d’Avicenne, Paris, Vrin, 1951, p. 25. 3. Introduction à la traduction française des Ishârât ; ci. Ibn SInà (Avicenne), Livre des directives et remarques, traduction avec introduction et notes par A.-M. Goichon, Paris, 1950, entre autres pp. 57-58. 4. Voir son excellente traduction anglaise du Tahâfut al-tahâfut, Londres, Luzac, 1954, vol. Il (notes et commentaires), passim.