COLLECTIO PHILOSOPHICA LATERANENSIS CURA PONTIFICIAE UNIVERSITATIS LATERANENSIS 10 R. P. MICHEL L. GUÉRARD DES LAURIERS Ο. P. PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ PONTIFICALE DU LATRAN ET AUX FACULTÉS DU SAULCHOIR LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE library ST. MARY'S COLLEGE ST. MARYS, KANSAS Desclée & C.î Editori Pontifici ROMA — PARIGI — TOURNAI — NEW-YORK 1965 NIHIL OBSTAT A. R. I. Mennessier o. p. Ch. V. Héris o. p. IMPRIMI POTEST J. Kopf o. p. Prior provincialis 20-IX-1963 IMPRIMATUR Theodorus, Archimandrita-Ordinario dell'Abbazia di S. Maria di Grottaferrata 24 lunii 1965 AVANT - PROPOS L’Ange, et avec lui tout ce qui le concerne, pose pour l’homme le type de question qui est le plus difficile; car la raison, maîtresse dans l’< intermédiaire >, dans le < royaume du donc >, se trouve exté­ nuée par les extrêmes: les principes simples, l’ultime contingence. Dieu est simple; Il est, absolument, le Simple: c’est-à-dire qu’en Lui, l’Un et le Distinct sont mystérieusement co-essentiels. Les créatures sont plus ou moins simples, l’Ange plus que l’homme: c’est-à-dire que les distinctions observables dans l’homme, ou bien n’existent pas dans l'Ange ou bien se réalisent en lui autrement: il suit que, d’une part l’analogie est le seul instrument d’investigation, et que d’autre part la mise en oeuvre en est fort difficile: il faut en effet conclure, non d’un cas concret aux principes qu’il inclut nécessairement, mais d’un existant singulier, l’homme, à un autre existant librement créé par Dieu, l’Ange. Or on ne saurait assigner quelles normes peut avoir le nécessaire concernant la connexion entre deux cas dans lesquels s’exerce la Puissance du Créateur. On n’est donc pas surpris que la pensée théologique demeure en travail. La confrontation des textes de S. Thomas constitue, entre thomistes, une partie essentielle de la question, sinon parfois et malheureusement toute la question. S. Thomas, il est vrai, connais­ sait déjà, concernant le péché de l’Ange, le minimum que la Révé­ lation et la Tradition de l’Eglise proposent avec certitude. Mais il est bien connu que la lettre de S. Thomas présente, au moins de prime abord, des difficultés d’interprétation d’où résulte la diversité des opinions. Le R. P. HÉRisf1* a donné, de la tradition thomiste, ’♦ S. Thomas. Somme théologique. Les Anges; questions 50 à 64. Tra­ duction française par Ch. V. Héris. Paris 1953. Notes sur «Le péché de l’Ange» (pp. 454-473). - Nous renverrons à cet exposé sous la mention [1]. 6 AVANT-PROPOS un conspectus qui suit de très près les exposés de S. Thomas lui-même; en ce qui concerne le point le plus débattu, celui de l’impeccabilité angélique au premier instant, le R. P. Heris accorde en fait — légitimement croyons-nous — la préséance à l’argument développé dans la Somme théologique. D’autres thomistesp * ont repris la question d'une manière systématique. Enfin Mgr C. Journet, M. J. Maritain et le R. P. Philippe de la Trinité ont consacré au péché de l’Ange trois articles: con­ cordants pour l’essentiel, ces articles ont été heureusement réunis en un volume qui figure septième dans la < Bibliothèque de théologie historique >[ . ** Les mots < histoire >, < historique > sont devenus un condiment dont auteurs et éditeurs savent la saveur: aussi en agrément-ils à bon escient leur étal. En quoi ils font preuve d’un bon sens tout à fait traditionnel, ou méta-historique. Au vrai, cet ouvrage a, avec l’histoire, exactement le même rapport que toutes les thèses les plus difficiles de la théologie: lesquelles, à raison même de cette difficulté, ont été longuement débattues et le seront vraisembla­ blement jusqu'à la fin des temps. Faut-il rappeler que, si les théologiens soutiennent des thèses différentes, c’est au fond parce que le théologien se trouve aux prises avec le mystère. Cependant, nous n’entendons pas insinuer que, chacune de ces thèses exprimant un aspect de la vérité, elles doivent être < dépassées > par une impossible < synthèse >: ou dans un éclectis­ me pondéré, déterminant pour chacune le degré de sa vraisemblence. Et nous entendons encore moins insinuer que ces thèses puissent être dominées en vertu d’un bienveillant agnosticisme: d’autant que, pour < spéculative > qu’elle puisse paraître, la question du péché de 1 C. Courtès. Le traité des anges et la fin ultime de l’esprit. Revue tho­ miste, tome 54, 1954; PP· i55-i65· H. F. Dondaine. Le premier instant de l’Ange d’après S. Thomas. Re­ vue des Sciences philosophiques et théologiques, tome 39, 1955; pp. 213-227. * Ch. Journet, ]. Maritain, Philippe de la trinité. Le Péché de l'Ange. Peccabilité, nature et surnature. - Bibliothèque de théologie historique, publiée sous la direction des professeurs de théologie de Γ Institut catho­ lique de Paris. Paris, Beauchesne, 1962. Nous désignerons sous le nom de «thèse J MP» la doctrine exposée par ces trois auteurs dans le présent ouvrage: auguel nous renverons par la men­ tion [3]. AVANT-PROPOS 7 l’Ange a pour l'économie de la créature spirituelle des implications aussi immédiates que concrètes. La présente étude est consacrée à un examen à la fois critique et constructif: ce sont là d’ailleurs deux exigences qui, étant propres à toute science, doivent appartenir à la démarche théo­ logique: positis ponendis, bien entendu. La critique revêt en l’espèce deux caractères. Une formulation qui s’avance plus que de raison dans un domaine qui passe la raison entraîne inévitablement des difficultés factices: la < nécessité de s’arrêter », c’est ici l’achèvement qu’impère le sens du mystère. Mais, en retour, des assertions ayant seulement une apparence de raison engendrent des difficultés qui vont jusqu’à la contradiction. Eriger en principe d'explication ce qui a seulement valeur de repré­ sentation; appliquer à l’Ange en l'instant où il est créé des données qui passent à juste titre pour évidentes, mais dont l'évidence est exclusivement fondée sur l'observation de la créature humaine en un instant qui n’est jamais celui de la création; discuter la ques­ tion de savoir si il y a pour l'Ange, fidèle ou pécheur, deux ou trois instants, sans énoncer d'une manière précise à quel principe on [c’està-dire un théologien, doué d’un intellect humain] a recours pour « nombrer » des instants d’Ange... voilà trois exemples d’assertions qui nous paraissent non fondées en raison. Nous nous efforcerons d’éviter cet écueil. Le sens du mystère n’a rien de co: mu .un avec l’imprécision des instruments aptes à exprimer ce qui en est expri­ mable. La construction, en théologie, a également ses caractères propres: car, si elle implique d’inférer, elle consiste essentiellement à ordonner, et non certes à créer ce qui justement est donné. La doctrine la plus vrai-semblable, la plus proche du vrai, est celle qui présente le maximum de cohérence. Et il y a deux critères de la cohérence: la thèse doit être une, et elle doit éviter ou résoudre les difficutés qui tiennent en échec les thèses concurrentes; ces deux critères, bien entendu, ne sont pas indépendants: chaque difficulté n’est que la pierre d’attente d’une résolution positive: encore faut-il que les diffé­ rentes résolutions ainsi adjointes à la thèse trouvent en celle-ci le principe réel de leur connexion. Tout cela relève d’ailleurs de la mé­ thodologie commune: mais cela prend, en théologie, une importance singulière; car l’analyse étant alors, sur chaque point, limitée, c’est la cohérence qui constitue le critère le mieux approprié. 8 AVANT-PROPOS Rigueur, cohérence, tels sont les deux caractères que nous vi­ sons primordialement dans cette étude consacrée au péché et à la durée de l’Ange: en vue de le mystère, c'est-à-dire d’en exprimer ce qui est exprimable. Nous faisons d’ailleurs observer que cette mise en oeuvre de la rigueur et de la cohérence au service du Mystère constitue, en thomisme, un patrimoine commun. En l’occurrence, nous pensons montrer que les différents exposés de S. Thomas, explicitant des points de vue différents, sont entre eux parfaitement cohérents. Et cette cohérence ne peut être manifestée que par une analyse rigoureuse: analyse qui écarte les arguments non fondés en raison auxquels nous avons fait allusion un peu plus haut, parce quelle vise à assigner les principes propres. LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE Le péché de l’Ange pécheur, la durée de l’Ange qu’il soit fidèle ou pécheur constituent deux questions étroitement liées. La raison en est simple et nous l’expliquerons. On peut certes affirmer, de l’Ange, de chaque Ange, qu’il a une durée propre: durée de pur esprit qui n’est ni le temps cosmique ni la durée mentale humaine. Mais en quoi consiste la durée de l’Ange? Ce que nous en connaissons de plus précis nous est manifesté par ce qu’on peut appeler l’< histoire de l’Ange »: la création, et puis le péché ou la fidélité. La doctrine de la durée de l’Ange se présente ainsi comme une implication méta­ physique d’un ensemble d’opération-actes angéliques connus par la Révélation et par la Tradition. C’est donc l’histoire de l’Ange qu’il convient d’examiner en premier lieu. Nous avons rappelé, dans l’avant-propos, quelques uns des travaux les plus récents: ils sont l’écho d’une longue tradition. Il n'y a donc pas, en l’occurrence, à inventorier ce qui est fort connu. Notre propos est, nous l’avons dit, de préciser par une analyse ri­ goureuse une cohérence interne qui ne paraît pas avoir été dégagée. Il convient, dans ces conditions, de procéder à partir de ce qui est plus connu vers ce qui l’est moins: et tel sera notre ordre d’ex­ position. Nous préciserons tout d’abord comment la question du péché et de la durée de l’Ange se pose en fait, en fonction de ce qui est communément admis. Nous analyserons ensuite les conditions ontologiques de l’exercice du libre arbitre: en vue de tirer toutes les conséquences du principe fondamental rappelé par S. Thomas: supposé qu’une chose commence d’exercer une opération au moment où elle commence d’être, la dite opération appartient à cette chose de par l’agent qui lui communique l’être1. Ce principe est fondamental 1 S. Thomas. 1. q63, a. 5. (Ci. note 34). La raison assignée comme fondement de l’impeccabilité angélique au 10 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE en ce sens que lui seul donne valeur aux autres données également requises à l’explication. Nous pourrons alors déterminer les modalités de l’acte angélique au premier instant qui est celui de la création, et puis au second instant où l’Ange pécheur se distingue de l’Ange fidèle. Nous terminerons en dégageant, bien sommairement est-il besoin de le dire, les fondements métaphysiques de la durée angélique. premier instant porte répercussion tout au long de l’explication. Une déter­ mination formelle rigoureuse est donc en l’occurrence particulièrement im­ portante. C’est, selon S. Thomas et d’ailleurs à l’évidence, le rapport au Créa­ teur qui commande l’ontologie du premier instant. Le R. P. Héris l’a fort bien dégagé (op. cit. [i . * p. 468). I. LA QUESTION DU PÉCHÉ ET DE LA DURÉE DE L’ANGE TELLE QU’ELLE SE POSE EN FAIT I — LES DONNÉES PRIMITIVES COMMUNÉMENT ADMISES. 1. Le vocabulaire. Notre première observation au sujet du plus connu sur lequel tout le monde s’accorde concernera le vocabulaire, lié d’ailleurs à la doctrine. Les locutions « instant, premier instant, deuxième instant, succession, deux instants » sont employées au sujet de l’Ange III II par S. Thomas, et à sa suite par ses commentateurs. Ceux-ci parlent même d’un troisième instant, dont le nom ne figure pas, que nous sachions, en S. Thomas. Nous examinerons en terminant quelle peut être la signification réelle de ces expressions; nous nous con­ tentons pour le moment d’en admettre la définition nominale et par­ tant le contenu minimal, tels que les introduit fort naturellement S. Thomas pour exprimer la doctrine la plus commune. Le 'premier instant de l’Ange est l’instant selon lequel l’Ange commence d’être quo incipit esse2. C’est assez clair, pour autant cependant qu’un commencement absolu, même dans son ordre, soit clair pour l’intellect créé: le premier instant de l’Ange est ce dont simpliciter il n’y a pas d’en deçà pozir l’Ange. L’Ange qui a l’esse est, en vertu de sa nature et partant selon sa nature, en acte; cela n’en­ traîne pas que l’Ange soit alors en acte autant qu’il le peut être: puisque l’Ange n’est pas l’Acte pur, et qu’il est comme toute créa­ ture réellement distinct de sa propre nature. Le premier acte de l’Ange consiste donc, au minimum, en ceci: l’Ange qui a l’esse est 2 i. q63, a5, medium. 12 LA PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE en acte selon sa nature, te premier acte comporte-1-il, en fait d'ac­ tuation, davantage que ce minimum? Il est a priori impossible de l'affirmer ou de le nier; les < thèses ■ s’opposent sur ce point, et nous le discuterons. Maintenant, il est de foi que certains Anges ont péché. Leur péché a-t-il lieu dans leur premier acte, quel que soit celui-ci? Non, répond S. Thomas avec S. Augustin et avec la tradition qui lit dans l’Ecriture l’affirmation pour l’Ange déchu d’une splendeur originelle. Donc il est nécessaire de reconnaître, au moins pour l’Ange pécheur, un autre acte distinct du premier spécifiquement et partant réellement, ter autre acte est donc, par définition, celui par lequel l’Ange déchu pèche, et démérite la béatitude. Comme la possibilité de démériter implique nécessairement celle de mériter3, comme il convient d’ailleurs éminemment que toute créature libre mérite, il suit qu’il y a eu également pour l’Ange fidèle un acte homologue à celui dont on rient de montrer l’existence pour l'Ange déchu, acte par conséquent autre que le premier. \oila donc, pour chaque Ange, un premier acte et un autre acte réellement distinct du premier. Poursuivons. L’Ange n'étant aucun de ses actes, il est nécessaire de faire correspondre à chaque acte une opération de même spécification que lui. Or, toute opération est, pour un esprit, dans la durée dont il est le sujet; l’Ange étant simple en regard de l’ho: t· HI il convient pour qualifier la durée angélique d’utiliser le plus simple ents ayant trait à la durée sous sa forme humaine: cet élé­ ment, c’est l’instant. Le premier acte a son instant, qui est celui selon lequel l'Ange commence d’avoir l’ètre; X'autre acte a aussi son instant. Et enfin, par analogie avec la durée sous sa forme humaine, dans laquelle les instants distincts sont dits successifs en même temps que les segments de durée dont ils sont les termes, on dira c successifs > pour l’Ange et les instants et les actes et les opérations dont il vient d’être question. Ainsi, les trois distinctions: d’abord entre les actes, et puis entre les opérations, et enfin entre les instants sont corrélatives; et c’est, comme il convient, la distinction entre les actes qui est prin­ cipale, qui a valeur de principe * en regard des deux autres. Obser- * L'inverse n’est pas vrai nécessairement. Nous reviendrons sur ce point. * I. q62, as, 2m. Instantia diversa, in his quae ad angelos pertinent, non accipiuntur nisi secundum successionem in ipsorum actibus. LE VOCABULAIRE 13 vous que le mot < succession » n’a pas d’autre sens — au moins dé­ finissable — que celui immédiatement précisé *; son contenu positif ne saurait être qu’analogique: tout de mente que des actes et des opé­ rations et des instants réellement distincts impliquent pour l’homme succession, ainsi pour l’Ange. L'habitude de répéter les formules reçues ne doit pas faire oublier que l’analogie comporte le < simpli­ citer diversa >. Cette même observation est éminemment opportune en ce qui concerne le mot < deux >: nous avons à dessein omis de l’écrire dans les lignes qui précèdent. Cependant, un premier instant et puis un autre instant, cela ne fait-il pas deux instants? Oui, certes: mais à la condition d’entendre que ce deux est un nombre d'Ange et non un nombre d’homme, un nombre qui passe l’intellect humain parce qu’il récapitule la connaissance que seule l’intelligence angélique a d’elle-même. Ce < deux », comme nombre nombre, est propre à l'Ange: ce serait une erreur lourde de conséquences que de le mesurer par le nombre nombrant humain à la faveur duquel il prend place dans un discours humain. Cela posé, nous dirons comme tout le monde — dato non concesso — que la question du péché de l’Ange implique deux instants: le premier in quo Angelus incipit esse, le second in quo Angelus peccavit. 2. Les principes. Poursuivons l'énumération des données les plus connues au su­ jet desquelles l’accord est unanime. Voici d’abord des distinctions qui s’imposent nécessairement comme réelles, aussi bien pour l’Ange que pour l’homme: de Malo qi6, a4 post m. Ipsae conceptiones et afiectiones [Angelorum] sibi succedentes causant diversa instantia hujus temporis. Quae autem per diversas species [Angelus] cognoscit non potest simul cognoscere sed successive. Cf. notes 91 et 92. s i. q. 63, a6, 4n\ Tempus accipitur pro ipsa successione operationum intellectus, vel etiam affectus. - Cf. de Veritate, q8, a4, 15“. La raison métaphysique, et de soi indépendante du péché, de cette di­ versité d’opérations c’est que l’Ange ne peut saisir dans une seule species tout ce qu’il est providentiellement ordonné à connaître (de Malo, qiô, a4; passim). LA PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE 1) essence, esse, suppôt: deux à deux réellement distincts en toute créature; 2) nature et grâce: la grâce, étant don gratuit et étant fon­ ctionnellement une nature, elle est nécessairement une autre nature, une sur-nature; 3) l’intelligence et la volonté sont spécifiées par des actes et par des objets différents: elles sont par conséquent réellement dis­ tinctes entre elles et partant ·, respectivement, de l’essence et du suppôt ; 4) il existe pour l’intelligence et pour la volonté des habitus surnaturels qui en sont réellement distincts: cela résulte de la dis­ tinction (2); 5) enfin il est impossible de ne pas admettre une distinction réelle entre chaque puissance et son acte, entre l’intelligence et son acte, entre la volonté et son acte: puisqu’il appartient à Dieu, Seul, que l’intellect, l’acte de l’intellect, la forme de l’intellect, l’objet de l’intellect, soient identiques in re\ Cette cinquième distinction, considérée dans l’Ange, y est immédiatement connexe de la durée angélique: elle est, de toutes, celle dont la mise en oeuvre présente le maximum de difficulté. Il existe bien une distinction analogue appartenant à l’ordre humain, mais elle s’y trouve de facto enrobée dans un type de potentialité étranger à l’Ange. L’intelligence humaine est dite < en puissance » parce que les actes en sont sporadiques: telle est du moins la raison généralement assignée; or cette raison n’est intelligible que si ces actes d’esprit sont insérés, mediante corpore, dans un continu de durée: continu constitué par le temps cosmique. Il y a cependant une potentialité de l’intelligence humaine qui est primordiale, toute spirituelle, ayant nécessairement avec celle de l’intelligence angélique une unité analogique; mais cette poten­ tialité, le mens ne peut la découvrir qu’en référant son acte à sa source, en vertu de cette mémorisation ineffable qui le rend présent à soi-même en même temps qu’à Dieu. Or la connaissance du mens * Cette raison est probante, bien que dérivée. Pour Dieu seul, esse est intriligere. Voilà ce qui rend compte de la distinction entre le sujet et l’intelli­ gence, pour toute créature même purement spirituelle. ’ i. qi.4, ai. Une analyse et une conclusion similaires peuvent être dé­ veloppées, concernant la volonté (Cf. note 21). LES PRINCIPES 15 par lui-même est, pour l'homme in via, terminale", réelle, elle est au terme d’un labeur irréductiblement original et en deçà des prises de la raison raisonnante. Dès lors, cette connaissance, n’étant réelle que comme terminale et ne pouvant consister en un acte absolu, (ab-solu, distinct comme acte), elle ne constitue qu’une base analo­ gique bien fragile pour découvrir en quel sens l’intelligence angélique est affectée d’une potentialité·: le mystère nous est aussi certain qu’obscur de son altérité avec l’Acte pur. L’étude du péché de l’Ange requiert que ces distinctions pri­ maires soient précisées, notamment du côté volontaire. Voici com­ ment M. Maritain récapitule ses propres analyses. Il y a cinq sortes d'amour présentes dans l’ange dès son premier instant·: 1 L'amour-de-nature ontologique (nécessaire et inamissible) qui ne fait qu’un avec l’être même et la tendance radicale de la volonté pour le bien in communi et pour le propre bien du sujet, et, par delà, pour Dieu aimé davantage. 2 L'amour-de-nature élicite (nécessaire et inamissible) pour le bien in communi et pour le bonheur; avec, ne faisant qu’un avec cet amour élicite ; l'amour-de-nature ontologique intra-élicite (nécessaire et inamissible) pour Dieu, Tout suprême et bien commun de tous aimé par dessus tout en tout acte où la volonté veut un bien quelconque. Cet amour de Dieu... est... présent en pleine lumière à la connais­ sance angélique, comme la substance de l’Ange elle-même. 3 \L'amour-de-naticre élicite (nécessaire dans son mode d’émanation mais empêchable par le libre arbitre, quoique non empêché de fait au premier instant) de Dieu... [Cet amour], parce que l’Ange est créé dans la grâce, ne s’arrête pas à Dieu auteur de la nature mais suit l'inclination de la grâce comme celle de la nature et va aussi à Dieu auteur de l’ordre surnaturel8 *10. Précédant toute mise en 8 S. Thomas affirme clairement le fait; par exemple i. qô3, ia, ira (cf. note 7). * [3*· PP· 77'79- Nous désignerons les cinq sortes d’amour telles qu’elles sont ici définies par les mentions Ni, N2 ..., N5: elles renverront à ce passage de M. Maritain (cf. note 11). 10 On lit en note, p. 78: «Ce même Dieu qu’il connaît naturellement et aime d’un élan de nature, l’Ange le connaît aussi par la foi. C’est pourquoi son amour-de-nature élicite passe au-delà de son objet propre (Dieu auteur de 16 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DK L’ANGE oeuvre positive du libre arbitre ou de la domination exercée par la volonté sur les motifs qui la déterminent, cet amour élicite non in­ trinsèquement libre de Dieu par dessus tout a... un rapport d’analo­ gie avec ce que sont chez nous les mouvements indélibérés, non libres dans leur mode d’émanation, mais capables de soi d’être ou de n’être pas empêchés par le libre arbitre...}11 4 L'inclination de- nature à aimer Dieu par dessus tout dans un acte de libre option {(lequel aura ou n’aura pas lieu au second instant)}11. 5 L'habitus infus de l'amour de charité, {qui passera ou ne passera pas à l’acte au second instant, mais ne produit aucun acte au premier instant}11. la nature) et va implicitement. — on pourrait dire aussi materialiter seu identice, — à Dieu auteur de la grâce, bien qu’il n'ait pas Dieu auteur de la grâce comme objet spécificateur ». M. Maritain rappelle ensuite de Maloqiô, a4, 14“: l’Ange en se connais­ sant lui-même au premier instant, connaît Dieu (Cf note 37). Et l'auteur poursuit: « Mais du fait que l’Ange est créé dans la grâce (et se connaît lui-même au premier instant dans son être de nature et dans son être de grâce) sa connaissance naturelle de Dieu est surélevée et va en fait jusqu'à Dieu auteur de la grâce. Il en va de même de l’amour-de-nature élicite que l'Ange a pour Dieu au premier instant. De fait, — parce que l’Ange est créé dans la grâce, — cet amour va au-delà de son objet spécificateur, jusqu'à Dieu auteur de la grâce. C’est cependant dans la ligne même de son élan naturel qu'il est ainsi surélevé, — je veux dire qu’il continue de se porter vers Dieu sous la formalité de Cause première, — vers Dieu comme Cause de la nature et de l’ordre naturel et, par delà, Cause aussi de la grâce et de l'ordre surnaturel — sans aller (ce qui est le propre de la charité) à Dieu en tant même qu’A mi à qui l’ami fait libre donation de soi. Tout en étant élevé au surnaturel, l’acte d’amour en question n’est donc pas un acte de charité ». 11 Ce texte de M. Maritain propose une d ription précise du vouloir angélique envisagé selon sa structure métaphysique. Nous adoptons cette formulation, au moins pour l’essentiel qui sera probablement accueilli avec faveur. Ce même passage contient toutefois des assertions qui, directement ou indirectement, sont particulières à la thèse J MP. Elles font partie du texte original; nous les y plaçons cependant entre accolades pour signifier que nous n’en faisons pas actuellement état: notre propos est présentemment »··»« d’énumérer les données communément admises que présuppose toute élaboration de la question. Nous croyons opportun de présenter dès maintenant, dans le texte, des remarques critiques: en vue d’éviter toute équivoque au sujet du type N3 du volontaire. Nous renverrons ultérieurement à ces remarques par le numéro 11, placé dans le texte comme celui des autres notes. LES PRINCIPES 17 Nous adoptons cette nomenclature, bien que nous ne souscri­ vions pas aux trois passages placés entre accolades11. Nous criti­ querons ultérieurement les deux derniers. Mais nous devons dès maintenant, pour éviter toute équivoque au sujet des dénominations elles-mêmes, faire une observation concernant le type N3 du < vo­ lontaire » tel que le caractérise M. Maritain. Nous verrons en effet qu’il convient de distinguer, au sein du vouloir en exercice, un type qui n'est ni Ni ou N2 ni N4: type médian entre N2 et N4; nous le désignerons ultérieurement par L3; il coïncide, mais matériellement et par connotation, avec le type qui est mentionné troisième dans la nomenclature de M. Maritain. Les distinctions entre les différents types d'amour Ni à N5 doivent être assignées en fonction du point de vue formel qui com­ mande le plus profondément toute cette étude, celui de la structure métaphysique du volontaire. C'est ainsi d'ailleurs que procède en général, et pour autant d'une manière décisive, la thèse JMP. Mais les raisons données par M. Maritain pour distinguer N3 de N2 nous paraissent insuffisantes. Citons, entre autres, deux textes qui résument l’essentiel: « L’amour-de-nature pour Dieu Tout su­ prême» est dit, [selon le type N3] amour-de-nature élicite (p. 78); et, selon le type N2, « amour-de-nature ontologique inlra-élicite..., ne faisant qu’un avec V amour-de-nature élicite pour le bien in com­ muni a (p. 77). Il est dit d’autre part que l'amour N3 « jaillit de la volonté angélique d'une manière naturelle (déterminée ad unum) et nécessaire (quoique empêchable par le libre arbitre) par là même qu’en jaillit un autre acte (N2) plus nécessaire encore » (p. 73). M. Maritain fonde donc la distinction entre N2 et N3 sur deux arguments: examinons-les successivement. Le premier argument est consignifié par la différenciation visi­ blement intentionnelle du vocabulaire; Ni, N2 et N3 sont amour-denature·. c’est-à-dire, vraisemblablement, qu’ils ont en commun de ne pas comporter l’exercice du libre arbitre-option lequel spécifie N4. Comment se distinguent entre eux ces trois amour-de-nature? On observera d’abord que N2 est dédoublé en deux choses qui ont des noms différents et qui cependant < ne font qu’un ». Comment y a-t-il distinction, et comment unité, on souhaiterait quelque pré­ cision. Quoi qu'il en soit, Ni et le premier mode de N2 s’adressent l’un et l’autre au «bien in communi»; mais Ni est «ontologique» et vise le < bien du sujet »; le premier mode de N2 est < élicite » et vise le « bonheur » du sujet. On est donc fondé à estimer que la distinction 2 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE insinuée par M. Maritain entre < ontologique > et t élicite » correspond, en ce qui concerne la structure du volontaire, à la distinction clas­ sique concernant la volonté: ut natura - ut voluntas. Dans ces conditions, nous ne voyons pas quel sens précis donner au second mode de N2. Il est < ontologique >, comme Ni: mais com­ ment des lors avec le premier mode de N2, lequel se distingue de Ni parce que précisément celui-ci est ontologique. Il est vrai que le second mode de N2 est dit également < intra-élicite >; mais comment peut-il être à la fois élicite (fût-ce ad intra?) et onto­ logique, puisque < ontologique > et < élicite > fondent une contredistinction. Et nous voyons encore moins quel peut être le sens de la définition N3. L’amour N3 est élicite comme le premier mode de N2; mais N3 vise Dieu et N2 le bonheur; d’où suit [?] que N3 est « empèchable » tandis que le premier mode de N2 ne l’est pas. Mais s’il en est ainsi, le second mode de N2 doit être empêchable puisque comme N3 il est élicite et vise Dieu; et il doit être non empêchable puisqu’< il ne fait qu’un » avec le premier mode de N2. La terminologie employée par M. Maritain suffit donc à dis­ tinguer Ni et N2 (premier mode), spécifiés respectivement par le bien comme bien (commun ou personnel) et par le bien comme fin (le < bonheur *): cela recouvre la distinction classique concernant la volonté. Mais nous ne voyons pas que cette terminologie réussisse à définir d’autres espèces d’amour: ni le second mode de N2, ni et encore moins N3, ne sont, de cette manière, formellement distingués. Le sont-ils par l’argument de l’empêchabilité tel que le développe M. Maritain? Nous l’examinerons ci-après. Il convient au préalable de rappeler le principe métaphysique dont relève radicalement Γ< empêchable >. La nomenclature ci-dessus reproduite concerne l’Ange au premier instant. N3 est dès lors < précédant toute mise en oeuvre positive du libre arbitre >: nous nous plaçons, avec M. Maritain, dans cette hypothèse; nous prouverons d’ailleurs (pp. 79,102) qu’elle correspond à la réalité. Dans ces conditions, l’analogie entre l’homme et l’Ange doit être maniée avec précaution. Le vouloir de nature est, pour l’Ange, spontanément et immé­ diatement conforme à l’intelligence, laquelle est en acte comme le vouloir dès le premier instant. Le fait que l’actuation de la volonté serait subordonnée à celle de l’intelligence selon N3 qui vise Dieu, autonome selon N2 qui vise la béatitude du sujet, est vrai pour Γhom­ me. Ce fait peut fonder, pour l'homme, la distinction réelle entre N2 LES PRINCIPES 19 et N3. Mais < l’esprit pur, dès le premier instant de sa création, con­ naît Dieu du même coup qu'il se connaît lui-même > (p. 52, ligne 18). Y aurait-il dès lors deux types de « volontaire N2 et N3 >, dont la distinction résulterait indirectement de la référence à Γ< intellectuel >? Nous reviendrons sur les principes qui président à la numération angélique; observons dès maintenant que, pour l’Ange, il n’y a aucun exercice volontaire qui puisse ne pas impliquer, immanent à lui, un exercice intellectuel; nous ne voyons pas dès lors comment l’in­ tellectuel pourrait être principe de nombre dans le volontaire. La précision exige que l’on considère le volontaire formellement, et donc distinctement: mais sa connexion avec l’intelligible est uni­ formément sous-entendue, c’est-à-dire dans tous les cas du volon­ taire conformément à chacun d’eux. Cela d’ailleurs, M. Maritain le présuppose certainement. Nous ne l’avons rappelé que pour mieux préciser la question. Et nous rappe­ lons également, derechef car cela importe extrêmement à ce qui va suivre, l'hypothèse [vraie]; l’Ange, au premier instant, n’exerce pas le libre arbitre-o/tfwn. Dès lors, l’acte du sujet spirituel doit être envisagé en son unité; ce qui est saisi, c’est l’être et l’Etre, l’être comme vrai et comme bien, l’Etre qui est Vrai et Bien; saisie infaillible puisqu’elle concerne l’objet propre. Et si, même pour l’Ange, la connaissance naturelle de l’existence de Dieu requiert la médiation de l’analogie objective que survole la foi, il reste que la ratio entis ou la ratio veri ou la ratio boni ne sont pas medium pour l’Ange comme elles le sont pour l’homme. L’intelligence angélique réalise d'emblée ce vers quoi tend l’intelligence rationnelle longuement exercée: saisir dans une seule species l’analogie objective, c’est-à-dire la hiérarchie des res et leur Principe. L’Ange saisit dans un même acte la réalité créée, la relation co-essentielle de celle-ci au Créateur, et Dieu Lui-Même. La volonté de l’Ange saisit dans un même acte le bien in communi et le Bien subsistant, lesquels ne laissent pas d’être en rapport d’analogie objectivement. Nous ne voyons donc pas que le type N3 puisse être distingué du type N2, si comme le fait M. Maritain, et d’ailleurs fort heureuse­ ment nous paraît-il, on considère en elle-même la structure méta­ physique du volontaire. Le bien in communi et le Bien subsistant ne peuvent, pour l’Ange, spécifier deux types différents d’« amour-denature ». Et nous ne voyons pas comment V amour-de-nature du Bien subsistant peut être « empêchable » tandis que amour-de-nature du LA PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE bien in communi ne l’est pas: comment l’un est «plus nécessaire! que l’autre (p. 73, dernière ligne). Il faudrait pour cela que l’Ange pût empêcher son intellect de saisir l’Etre en saisissant l’être. Cela ne nous parait pas justifiable à partir de l’analogie entre l’Etre et l’être. L’amour-de-nature ontologique pour le bien tant in communi que in proprio d’une part, et d’autre part l’amour-de nature élicite pour le bien in communi et pour le bien comme fin (le < bonheur >) : ces deux amours donc [Ni, et N2 (premier mode): en y faisant tou­ tefois abstraction de Dieu] peuvent en effet ne pas s’accompagner de l'amour-de-nature élicite pour Dieu [N3]. Il en est ainsi pour l’Ange pécheur, sempitemellement. Mais cette dissociation, ni ne fonde épistémologiquement, ni premièrement ne requiert ontologi­ quement une différence de spécification entre N3 d’une part, Ni et N2 d’autre part. La dissociation ne ressortit pas à la nature de l’< amour de nature); elle ressortit formellement ex parte Angeli au rapport que l’Ange établit entre lui-même comme personne et l'< amour de nature > tel qu’il l’exerce comme sujet. Etablir ce rapport requiert un acte du libre arbitre: nous l’expliquerons longuement; mais cela est exclu par notre hypothèse. On ne saurait faire état, pour décrire l’Ange au premier instant, de quoi que ce soit dont la réalisation n’est possible qu’au second instant: et cela si expressé­ ment que cette réalisation fonde la distinction entre les deux instants. Nous pouvons maintenant préciser la notion d’empêchabilité. Etant supposée, pour un vouloir créé, la distinction entre Γ< onto­ logique > et l’< élicite >, tout ce qui ressortit à l’élicite est de soi empêchable: ide soit signifie radicalement qu’aucun vouloir créé n’est purement acte. Autrement dit: un vouloir créé n’étant pas l’Acte pur, il est réellement distinct de son acte (même actuellement exercé), il peut donc suspendre ou prévenir l’exercice de cet acte. L’empêchabilité est donc une possibilité de droit, souvent observable en fait: elle exprime, heureusement, une vérité sur laquelle M. Maritain insiste avec bonheur: le vouloir créé n’est fixé que par Dieu le béa­ tifiant sumaturellement. La possibilité de droit en quoi consiste l’empêchabilité, qu’estelle en fait concrètement? Il faut l’examiner dans chaque cas. Pour l’Ange au premier instant: ou bien elle se réduit à une non impossi­ bilité abstraite, ou bien elle ne peut être spécifiée réellement que par un empêché qui serait un péché. Précisons brièvement l'un et l’autre. Tout est dans l’Ange, au premier instant, a Deo. Dieu crée, Dieu corn- LES PRINCIPES 21 mimique l’être: celui de l’opération en meme temps que celui de la puissance ordonnée par Lui à cette opération (cf. pp. 79-81, no) Dieu créerait-il un Ange inerte? ou bien l’Ange naissant accepterait-il — singulier discernement — l’être et pas l’opération? Cette hypo­ thèse, forme que revêt en l’espèce l’empêchabilité, est étrangère à la réalité. Elle ne peut donc rien fonder de réel, pas meme une dis­ tinction; passons. Maintenant, peut-on donner une consistance réelle à l’empêchabilité en la différenciant ex parte objecti comme le propose M. Maritain? N2 (premier mode) et N3 sont l’un et l’autre « amour-de-nature élicite >; mais N3 qui vise Dieu se distinguerait spécifiquement de N2 (premier mode) qui vise le « bonheur >: en vertu de ce que N3 et lui seul est empêchable quant à l’exercice, bien qu’il ne soit pas en fait empêché. Or 1’« empêchable » n’a d’intelligibilité et de réalité qu’en fonction de l’< empêché > qui lui correspondrait. Cet empêché consisterait en ce que l’Ange aimerait son «bonheur» et n’aimerait pas Dieu. Etant donné la perfection de la nature angélique, cet «empêché» serait un péché: nous ferons état de cette conclusion ci-après. Nous allons maintenant examiner l’argument de l’empêchabilité, tel que le développe M. Maritain en vue de fonder comme distincte la spécification de N3. L’empêchabilité ne peut être un chef de distinction que si elle a un contenu. La réalité de la distinction a le même mode que la réalité du contenu. Et si il n’y avait pas de contenu, il n’y aurait pas de distinction. Examinons ce point. Que signifie donc, pour l'Ange en son premier instant, « être empêchable par le libre arbitre » (p. 52; p. 78, ligne 9)? L’analogie entre ce qui est pour l’Ange nais­ sant « le libre arbitre », et ce que manifeste l’expérience humaine concernant les mouvements primo primi, cette analogie a-t-elle en l’occurrence une portée réelle, même mutatis mutandis? (pp. 72, 73). Dans le cas humain en effet, l’exercice du libre arbitre est de soi possible, même si il est impossible pratiquement ; et cette impossibilité de fait n’est jamais absolument rigoureuse: la fréquence des mou­ vements primo primi diminue lorsque concentration et recueillement tendent à devenir un état permanent. La surreptio, aujourd’hui iné­ vitable en fait, demain, dans les mêmes circonstances cependant, sera évitable et devra par conséquent être empêchée. C’est dire que le « non empêchable en fait > constitue pour l’ho: mu e une impossi- LX PÉCHÉ ET LX DURÉE DE LANGE bilité de nature très particulière, puisqu’elle est en puissance réelle à l’empêchable. Le cas de l’Ange en son premier instant ne nous paraît pas « ana­ logue!; il est simpliciter diversum. Si en effet on admet, comme le fait S. Thomas avec la tradition, que l'Ange pèche seulement au se­ cond instant, il incombe au théologien d’en assigner la raison. Et comme on ne peut imputer à l’Ange une mutabilité incompatible avec la perfection de sa nature, il faut qu'il soit impossible en droit que l’Ange pèche au premier instant. Il est impossible en droit que l’Ange pèche au premier instant parce que... Quel que soit l’argument mis au lieu et place des points de suspension, la modalité du juge­ ment se trouve a priori impérée par la position de la question. Or l’essentiel de la thèse JM P consiste à recourir, en l’occurrence, à la structure métaphysique du volontaire. Pas d’acte du libre ar­ bitre N4 au premier instant (p. 79), donc pas de péché. Par consé­ quent la thèse JM P tient que: « Il est impossible en droit que l’Ange pèche au premier instant, parce qu’en cet instant il n’y a pas d'acte N4 >. Or cette dernière affirmation est vraie si, et seulement si, on tient pour vraie la suivante: < Il est impossible en droit que l’Ange exerce au premier instant le libre arbitre N4 >. En un mot, la modalite imposée à la conclusion par la position de la question doit nécessai­ rement appartenir à la prémisse de l’argument. Dès lors nous ne voyons pas quel peut être le contenu réel, si potentiel soit-il, de l’af­ firmation: < L’amour de Dieu Tout suprême N3 est, à la différence de l’amour du bien in communi N2, empêchable en droit par le libre arbitre >; puisque c'est en droit que l’exercice du libre arbitre est impossible. Le < possible en droit > et l’< impossible en droit t>, pris sous le même rapport s’excluent. L’< empêchable en droit par l’exer­ cice du libre arbitre > suppose que l’exercice du libre arbitre est pos­ sible en droit; or, cela est exclu, si on rend compte de l’impeccabilité de l'Ange au premier instant en admettant qu’en cet instant l’exercice du libre arbitre est en droit impossible. On peut présenter la même difficulté en suivant un ordre inverse. L’empêchabilité de l’acte N3 au premier instant correspond-elle à une réalité? Que l’Ange empêche au premier instant l’exercice de N3, cela est-il ou cela n’est-il pas une possibilité réelle, quelle qu'en soit d'ailleurs la nature. Est, nont Si non, l’empêchabilité n’est qu’une notion: il est impossible d’en faire état pour distinguer réellement N3 de N2. Si oui, alors il y avait pour l’Ange au premier instant possibilité de pécher; précisément en empêchant l’exercice de N3 LES PRINCIPES qui vise Dieu, alors que l’exercice de N2 qui vise l'Ange lui-même est supposé non empêchable. Et, dans cette vue, il n’est pas vrai que l’Ange fût au premier instant dans l’impossibilité de pécher. Nous ferons en outre observer que cette position de M. Maritain est en stricte opposition de contrariété avec celle de S. Thomas. Celui-ci en effet: 1 laisse ouverte la question de savoir si au premier instant l’Ange a exercé le libre arbitre plénièrement (cf. pp. 97 sv.). 2 exclut expressément la possibilité d’un acte du libre arbitre mauvais; c'est-à-dire que S. Thomas exclut l’< empêchabilité » dont parle M. Maritain, considérée comme réellement possible, si ténue soit cette possibilité: parce que 3 S. Thomas tient que l’acte du premier instant, quelles qu'en soient les parties intégrantes est en droit exempt de tout défaut. Pourquoi? Parce qu’au premier instant tout est a Deo, immédiate­ ment. Tel est le principe « fondamental » qui domine, ex parte Dei, la distinction naturel-surnaturel: tout comme, dans la créature, la structure métaphysique du volontaire ne fait pas acception de la même distinction. Faute de mettre suffisamment en oeuvre ce prin­ cipe « fondamental », la thèse JMP présente de fâcheuses lacunes. Les deux arguments proposés par M. Maritain pour définir le type N 3 de l’amour nous paraissent donc soulever d'insurmontables difficultés: la distinction ex parte objecti entre Dieu et le «bonheur» ne peut fonder une distinction homologue de l’amour naturel dans un sujet qui « est mû simultanément vers sa propre nature et vers Dieu Auteur de la nature » (Cf. p. 82) ; et, ex parte subjecti, l’empêchabilité devrait être réelle pour spécifier un type d’amour réellement distinct, et elle devrait n’être qu’hypothétique pour que le péché fût impos­ sible. Le type original d’amour N3, nous en démontrerons l’existence, et nous en assignerons la ratio constituens et definiens en fonction de la structure métaphysique du volontaire et du libre arbitre', en quoi d’ailleurs nous suivrons l’inspiration de S. Thomas, qui au moins en profondeur est également celle de la thèse JMP. Ce que toutefois nous déterminerons de cette manière, ce n’est pas un amour: c’est une composante du libre arbitre à laquelle doit être associé un type distinct d’amour, justement N3. Nous désignerons par L3 cet élément de structure que nous découvrirons ci-après; et nous désignerons par L3-N3 le type N3 de l’amour tel que s’efforce de le décrire M. Ma­ ritain. à prévenir toute équivoque au sujet des notions de base concernant notre question. Nous devons encore rappeler deux données commu­ nément admises: en elles-mêmes incontestables, et incontestées en fait fût-ce par ceux qui paraissent négliger d’en inférer avec rigueur les ultimes conséquences. Tout d'abord le vouloir de l’Ange est faillible, même et primordialement dans l’ordre naturel. L'impeccabilité de droit ne peut appartenir qu'à un princqx; portant immanente à lui-même la règle de sa propre opération; or aucun vouloir créé n’est à soi-même sa norme. M. MaritàIN, à la suite de S. Thomas, insiste sur cette raison aussi décisive qu’evidente11: discuter sur ce point nous paraît superflu, et nous renvoyons à l'étude de Μ. Μλκιτλιν (pp. 57 sv.). Ce principe, à lui seul, ne suffit pas à établir que l'Ange pé­ cheur a effectivement failli dans l'ordre naturel en même temps qu’il a péché dans l'ordre surnaturel. Mais ce principe, qui est absolu, exclut toute possibilité affirmer a priori l'impeccabilité de l’Ange dans l’ordre naturel. Ainsi, l’assertion < L’Ange n'a pu pécher selon l'ordre naturel parce que, selon cet ordre, il est constitué en perfection dès son premier instant >, cette assertion est fausse quant au < parce quc>. Au point où nous sommes, nous ne devons pas rejeter que l’Ange ait péché sulement selon l’ordre surnaturel; mais que l’Ange en fait n'ait pas failli dans l’ordre naturel, c’est une hypothèse à examiner: ce ne peut pan être, il est exclu absolument et simpliciter que ce soit un corollaire impliqué par la perfection de la nature an­ gélique, perfection qui serait considérée comme une donnée primi­ tive et irréductible. Il convient d'autre part de rappeler que le rapport entre l'amour surnaturel N5 et les especes d'amour N t à N4 mention­ nées avant lui est d’une toute autre nature que les rapports de ces quatre premières espèces entre elles. Une comparaison le suggérera avec fruit. Dieu soutient dans l'être la créature, qui est composée. L’opération divine concerne simultanément et chacune des parties et l'ordre qui leur est immanent. Autrement dit, l’opération divine est égale en toutes les parties en ce sens quelle investit chacune conformément à son rapport au tout. 11 On a souvent fait observer d’autre part que si l’Ange avait été impec­ cable dans l’ordre naturel, l'élévation à l’ordre surnaturel eût été pour lui l’origine d’une imperfection. | ' ! LES PRINCIPES Ces rapports sont différents, comme les parties elles-mêmes, mais l'opération divine est en meme situation en regard de tous et de chacun. Et bien, analogiquement, l'amour sur-naturel (N5) se situe en regard de l’ordre que constituent ensemble les quatre spécifications de l’amour non sur-naturel, comme ** l’opération divine créatrice et sustentatrice en regard de la créature en son ordre intime. La charité informe chacun des types de l’amour selon sa nature à lui, et elle informe pareillement chacun des rapports entre ces différents types selon sa nature à lui. La charité, parce que précisément elle est d’ordre sur-naturel, ne fait pas acception de ce qui ressortit au non sur-naturel. Supposé bien entendu qu’elle l’informe, la charité investit et promeut d'une manière égale tout l’ordre naturel de l’a­ mour: l'ordre en son ensemble, l'ordre en ses connexions, l’ordre en chacun de ses constituants. Et comme la charité ne peut que rendre plus parfaite l’unité d’ordre propre à l’amour s’exerçant selon la nature, elle ne saurait disjoindre et séparer les différentes espèces qui sont, dans ce meme amour, réellement distinctes mais non moins réellement connexées. Le libre arbitre (N4) requiert, en l’exercice même de son acte, l’amour de nature (N1-3): et celui-ci, en la créature intelligente, s’achève connaturellement dans le libre arbitre. La charité, qui rend méritoire le choix dont le libre arbitre est le principe prochain, ne surélève donc pas seulement le libre ar­ bitre; elle investit également et meme primordialcment l’amour de nature: primordialementïl, en ce sens que l’amour de nature est, selon la structure et l’ordre de l’amour, plus primitif que le libre arbitre. 13 Chacun des deux rapports entre lesquels il y a analogie doit être consi­ déré comme expressif d’une structure. Autrement dit, c’est la structure qui constitue la ratio de l’analogie. 11 2-2. <124, ai, 3m. Liberum arbitrium non est alia potentia a voluntate (ι. <[83, a4). Et tamen charitas non est in voluntate secundum rationem liberi arbitrii cujus actus est eligere. Electio enim est eorum quae sunt ad finem. Voluntas autem est ipsius finis, ut dicitur. Unde charitas, cujus objectum est finis ultimus, magis debet dici esse in voluntate quam in libero arbitrio. Cette observation suppose seulement qu’il y ait distinction réelle, d’une part entre le vouloir de nature et le libre arbitre, d’autre part entre la fin ellemême et ce qui lui est ordonné. La conclusion de S. Thomas est donc vraie pour l'Ange: charitas magis debet dici esse in voluntate, la charité est primordialetnent dans le vouloir de nature - bien que la notion de moyen ne recouvre pas pour l’Ange viator et pour l’homme viator le même type de médiation. LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE LANGE Il est inutile de développer ces considérations. Si nous nous som­ mes quelque peu étendu, c’est que les difficultés particulières à la question débattue semblent avoir induit les thomistes à laisser dans l’ombre les conséquences d’un principe sur lequel ils sont cependant d’accord. Schématiquement, mais clairement, on peut retenir ceci: Ni-4 concernent la structure métaphysique de l'amour en toute créature intelligente; N5 concerne Yordre » de l’amour: ordre naturel, ordre surna­ turel. Cette distinction d'ordre n’est pas de même nature que les distinctions inhérentes à la structure·, celles-ci, appartenant à la réalité et à l’essence même de l’amour, à l’esse amoris ut sic pourrait-on dire, sont les mêmes quelque soit l’ordre “ — naturel ou sur-naturel — dans lequel s’exerce et se réalise l'amour’·. La sur-nature exhausse', et il parait impropre de dire quelle ajoute: car cela consignifierait une sorte d’homogénéité. La sur-nature < exhausse >: en épousant, il est vrai, intimement la nature en chacune de ses déterminations ontologiques. 2 — LA NOMENCLATURE DES APORIES POSTULANT RÉSOLUTION. 1. Le second instant. Nous allons maintenant faire la nomenclature des questions qui concernent le péché de l’Ange et qui demeurent ouvertes, c'est-à-dire non résolues en vertu des conséquences découlant nécessairement des prémisses que nous venons de rappeler. Nous ne visons en cela que la clarté de l’exposé: le schématisme est donc opportun. Notre 11 Ordre est pris ici au sens de un ordre, tel ordre concret; non pas au sens de < ordre entre », « ordination », priorité relative entre deux choses, en­ visagées sous un même point de vue. 11 Cette identité de la structure dans les deux ordres constitue, dans la thèse JMP, une donnée essentielle. Elle implique d’importantes conséquences sur lesquelles nous reviendrons. les apories: le second instant parti étant d’aller du plus connu à ce qui l’est moins, commençons par le « second instant ». Tellement, surnaturellement, selon les cinq espèces d’amour. La seule question qui demeure est celle du rapport entre cet acte parfait et l'acte de vision béatifique; nous l’appellerons la question du troisième instant, cette expression ayant seulement pour le moment un sens descriptif. Nous y reviendrons, comme nous l’avons dit, en terminant cette étude: car c’est la nature même de la durée angélique qui est impliquée en ce troisième instant. Le second instant de l’Ange pécheur est celui qui est concomitant à un acte volontaire négatif17 dont le type est N4. Le libre arbitre alors demeure au titre de disposition de nature actuée négativement, tandis que demeure en acte positivement N1-N2 de soi-même et du bien in communi par dessus tout. Qu’en est-il de N3? L’ange pèche-t-il dans l’ordre naturel en même temps que dans l’ordre surnaturel? C’est là une question à examiner, et à laquelle nous répondrons affirmativement avec la thèse JMP. Nous devons cependant donner une précision, corrélative d’une réserve déjà faite. Selon M. Maritain, cet amour-de-nature élicite de Dieu par dessus tout « est détruit chez le démon » (p. 81, ligne 5). Nous l'admettons; mais nous fondons, nous l’avons dit, N3 sur une réalité L3 qui appartient à la structure métaphysique du libre ar­ bitre:*11 nous verrons que l’actuation de L3 demeure au second instant; 17 L’acte humain n’est jamais indifférent. Sa qualification morale se résout en définitive dans l’alternative: est, von. Il est en général difficile de déterminer le point précis d’application de cette alternative, parce que l’acte humain est connaturcllement enrobé dans la contingence de type matériel. Cette circons­ tance ne se présente pas pour l’Ange. L’acte mauvais résulte de la substitution, en regard de l’appétit et puis du jugement, d’un bien « diminué » au bien sim­ pliciter. L’acte mauvais est, de par cette carence, négatif-, l’acte bon est acquies­ cement total au bien tel qu’il est mesuré par les possibilités actuelle de la nature: il est positif, simpliciter. Ces dénominations « positif », a négatif » sont, nous venons de le rappeler, issues de la métaphysique: elles conviennent donc à tout acte libre; nous nous permettons de les employer pour l’acte angélique parce qu’elles lui conviennent éminemment: face à cet acte en effet il n’existe pas de « faux bien », résultant d’une erreur antécédente·, immédiatement, le bien qui spécifie l’acte est ou n’est pas le bien simpliciter, est non-, l’acte est indivisiblement positif, ou bien néga­ tif de par ce qu’il exclut. I I 1 I ] I I I I I I I I 1 | | kc *· S1 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L ANGE mais la question doit être examinée également en fonction du premier instant: puisque la cohérence dune doctrine concernant le péché de l’Ange dépend évidemment du lien qu’elle établit entre les deux instants. 2. Le premier instant. te ■ Le premier instant a les mêmes modalités, et selon ces modalités la même qualité pour tous les Anges: la doctrine commune l’impose au même titre qu’un second instant pour le péché. Le vouloir de l'Ange au premier instant est positif17, il comporte d'ailleurs deux déterminations, l’une concernant la structure de l’amour et Vautre l’ordre “. Quant à la structure, cet acte s’exerce selon Ni, N2, L3-N3, une question demeurant au sujet de N4. D’autre part cet acte est bien sûr exercé dans l’ordre naturel; l’est-il également dans l’ordre surnaturel, au moins selon certaines des espèces de l’amour: c’est une question. Ces deux questions se précisent mutuellement; il est en effet impossible qu’il y ait eu au premier instant un acte d’amour N4 dans l’ordre surnaturel: le péché, alors, eût été rendu impossi­ ble1». Nos questions se réduisent dès lors, en fonction du cadre qui a été posé, aux deux alternatives suivantes: 1) l’acte volontaire de l’Ange en son premier instant com­ porte-t-il l’exercice du libre arbitre dans l’ordre naturel, ou bien cet acte ne comporte-t-il aucun exercice du libre arbitre: cette alter­ native porte sur la structure de l'amour, non sur l’ordre1S; 2) l’acte volontaire de l’Ange en son premier instant, en tant qu’il s’exerce selon les modalités Ni, N2, L3-N3, est-il seulement 11 Un acte de volonté s'exerçant à la fois selon le libre arbitre (acte de libre option) et dans l'ordre surnaturel implique nécessairement l'usage de l’habitus de charité (supposé existant): nous reviendrons sur ce point à peu près évident (p. 154). Dans ces conditions, le vouloir de l’Ange eût été, en tout son être de vouloir, fixé par sa fin, par ce qui est adéquatement et absolument la Fin. La non considération de la Fin eût donc été impossible, sous quelque rapport que ce soit. La Fin impérant nécessairement et immédiatement la règle, la non-considération de celle-ci eût été également exclue. Et si la non considération de la règle est impossible, le péché est pareillement impossible: au moins pour l’Ange. LES APROIES; LE PREMIER INSTANT 29 d’ordre naturel? Ou bien cet acte ne s’exerce-t-il pas également selon l’ordre surnaturel? la raison en étant que la charité informe actuellement (dès le premier instant) le principe prochain de cet acte, savoir le vouloir de l’Ange: nous l’admettons avec S. Thomas qui se range à l'estimation traditionnelle la plus commune, et qui précise comme nous l’avons vu que la charité est < in voluntate (N1-3) magis quam in libero arbitrio (N4)>u: celte alternative porte sur l'ordre de l'amour, non sur la structure. Ces deux alternatives commandent toute la question: nous venons de le montrer par un cheminement progressif vers le moins connu. Il est d’ailleurs impossible de les séparer: car les résolutions quelles appellent respectivement se commandent mutuellement. C’est le seul souci de la précision qui va maintenant orienter l’ordre de l’exposition. On nous permettra, à ce propos, une brève remarque méthodologique. Les théologiens traduisent trop souvent leur embar­ ras, — d’ailleurs combien explicable et légitime —, en insérant dans leurs conclusions des « quodammodo » qu’ils n’expliquent justement que d'une certaine façon. Cela n’est pas pour accréditer la théologie comme science. Il serait souhaitable de distinguer en pratique avec plus de rigueur, d’une part le contenu d’une conclusion, d’autre part Yinférence qui l'établit: celle-ci, inévitablement, fait intervenir l’esprit humain et l’état actuel du savoir, elle est radicalement ex parle subjecti·, tandis que le contenu de l’affirmation concerne la res, il est par essence ex parte objecti19. Il ne faut donc pas introduire dans la conclusion elle-même les modalités qui conviennent en réalité à l'inférence qui l'introduit. Il se peut que l’inférence soit seulement probable: c’est-à-dire qu’elle ne procède pas d’une manière nécessaire et que même elle laisse sub- 19 Nul n’ignore les difficiles questions d’épistémologie soulevées par la physique microscopique contemporaine. Le sujet observateur agit, en observant, sur l’objet observé, et cela au degré de précision visé par l’expérience elle-même: en sorte que la distinction sujet-objet est seulement une première approxima­ tion qui doit être déterminée par l’examen de la relation dont les deux termes sont à la fois la condition et les conditionnés. Cette difficulté, qui tient à la matière, le théologien ne la rencontre pas lorsqu’il scrute l’Ange ou Dieu: il est d’ailleurs confronté avec une autre sorte de difficulté: celle qui est, pour la créature, comme l’envers du Mystère. 30 TE PÊCHÉ ET LA PURÉE DE L’ANGE sister plus ou moins de raisons contraires. La conclusion est alors plus ou moins vrai-semblable; on peut dire d'une certaine façon — quodammodo — qu'elle est vraie: en ce sens qu’elle constitue une approche du vrai. Mais cela n'empêche pas que l'assertion en quoi elle consiste puisse et doive être parfaitement précise. Par exemple «l’Ange, au premier instant, mérite d’une certaine façon» devrait ne pas signifier qu’on attribue à l'Ange un < certain > mérite assez mal défini pour paraître à la fois conforme à la notion ordinaire de mérite et compatible avec la situation singulière de l’Ange en son premier instant. L'élasticité de langage ne sert que l’irénisme de surface. Nous nous efforcerons d’éviter cet écueil. IL LE LIBRE ARBITRE: PARTIE POTENTIELLE DE LA NATURE SPIRITUELLE La question du péché de l’Ange est ainsi suffisamment posée: au moins en fonction des données communément admises que nous venons de rappeler. Celles-ci toutefois doivent être précisées par l’examen auquel nous allons maintenant procéder. La première al­ fit·· ternative en effet s’exprime, nous l’avons dit, comme suit: l’acte volontaire de l’Ange en son premier instant implique-t-il ou non l’exercice du libre arbitre (N4) contre distingué des vouloirs de nature (N 1-3)? A quoi la thèse JMP répond: non; et cela, non sans raison: nous le verrons. Une grave difficulté demeure cependant: nous nous bornons pour le moment à observer le fait. D'une part en effet, S. Thomas paraît insinuer la réponse affirmative; et d’autre part la doctrine traditionnellement reçue exige, nous l’avons observé,11 que le mode « impossible » soit attribué au rapport causal dont l’impeccabilité de l’Ange, au premier instant, est l’effet. Or la thèse JMP se borne à affirmer que l’Ange n’exerce pas le libre arbitre au premier instant, elle n’établit pas que cet exercice est impossible en droit', l'existence d’une telle preuve d’ailleurs ne mettrait-elle pas en conteste la lucidité de S. Thomas: insinuer comme probable ce qui n’est pas, est un premier degré d’errance; mais insinuer comme probable ce qui ne peut pas être est un second degré... encore moins excusable. Une difficulté aussi importante appelle un examen critique. La négation soutenue par la thèse JMP et l’affirmation apparemment proposée par S. Thomas concernent-elles la même réalité, le même libre arbitre? L’indubitable vérité incluse dans la thèse JMP masquerait-elle une réalité cachée à laquelle la doctrine de S. Thomas invite à prendre garde? On peut conclure d’emblée, de la distinction habituellement reçue entre N1-3 et N4, qu’un acte * J 32 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE du vouloir de nature peut ne pas comporter la détermination nouvelle en quoi consiste Yacte du libre arbitre Nq10; cela ne démontre pas comme impossible qu'un tel acte du vouloir de nature inclut un cer­ tain exercice du libre arbitre en tant que celui-ci est une composante de nature, une partie potentielle de la nature spirituelle. Déterminer le type de volontaire exercé par l’Ange en son premier instant nous ramène donc à examiner la nature du libre arbitre. Nous devions d’ailleurs revenir sur la définition de l’exercice volontaire de type N3: c'est à quoi nous allons procéder. Nous nous placerons pour cela au point de vue qui correspond expressément à la première alternative: celui de la structure métaphysique; la réalité originale qu’est l’exercice volontaire, l’, nous entendons glo­ balement mais aussi distinctement chacun des principes d'opération subsistant dans l'Ange: intelligence, volonté. L'acte volontaire de l’Ange n'est ni l'Ange lui-même ni sa volonté. Le vouloir de nature s'exerce à l’égard du bien, dit, pour cette raison, connatural: bien et vouloir de nature se mesurent réciproquement sous des rapports différents. Le bien, ainsi spécifié corrélativement à la nature, constitue la fin de la personne', fin dont la possession assure la béatitude. Parce que la personne n'est pas la nature, elle peut poser un acte volontaire qui, lui-même toujours réellement distinct et de la personne et du vouloir spontané expressif de la nature, n'est pas adéquatement spécifié par le bien connatural. Cela est possible, M. Maritain l'expose lumineusement (pp. 45-48); et cela est possible sans erreur antécédente: quoique non pas sans une erreur concomi­ tante qui est d’origine volontaire parce quelle est, dans l’intelligence et d’ailleurs absolument, la première et immédiate conséquence du péché. Cette possibilité d’hypo-spécification du bien connatural comme fin est d'essence volontaire; elle est réelle puisqu’elle fait partie du principe prochain d’actes réels; et enfin elle ne peut évi­ demment subsister que dans le tendance quelle sous - détermine : tendance vers le bien connatural qui est le vouloir de nature. Cette potentialité, qui a son acte à la fois propre et inséparable de l’< acte du vouloir de nature », c’est le libre arbitre: à la fois enté dans le vouloir de nature et réellement distinct de lui. Il importe, on le verra par ce qui suit, de replacer ces données familières dans leur contexte métaphysique. L'acte volon­ taire est ordonné au bien comme fin; du côté de son origine il comporte deux déterminations qui soutiennent entre elles les mêmes rapports d'ordination que l’essence et l'être en toute réalité créée. L’acte qui est le terme de l'opération est mesuré par la nature qui en est le principe prochain. L’acte, la nature qui toujours en est réellement distincte dans la créature, même si elle est comme l’Ange toujours en acte selon des spécifications différentes, ces choses subsistent seulement dans la personne. L’acte appartient donc à la personne seulement par la médiation de la nature au point de vue de la mesure; mais, quant à la réalité, quant à l’être, l’acte et l’opération conjoin­ tement à la nature qui en est le principe prochain ne laissent pas d’appartenir également à la personne immédiatement. I.Λ PERSONNE DOIT RÉFÉRER λ ELLE-MÊME LE VOULOIR DE NATURE 35 Cela, qui est vrai de tout être de nature, est plus manifeste parce que plus explicite lorsque précisément le suppôt est une per­ sonne. La personne a en effet, à l’intérieur de l’amplitude spécificatrice de la nature, un pouvoir propre de détermination: la personne a le pouvoir de choisir que son acte réponde adéquatement ou ne réponde qu'imparfaitement à la perfection qu’assigne la nature: et c’est en ce choix, en cette libre option, que consiste ultimément l’exercice du libre arbitre. Nous disons < ultimément ». C’est qu’en effet le pouvoir de détermination propre à la personne porte, on vient de le voir, sur le rapport entre l’acte et la nature: laquelle est, tou­ jours, par son opération, le principe prochain de l’acte. La personne n’a prise directement ni sur la nature elle-même ni sur l’acte, bien qu’assurant le subsister de l’un et de l’autre. La personne a prise sur le progredere de l’acte: progredere qui est d’elle radicalement quant à l’esse et qui est de la nature quant à la mesure. Différents rapports se trouvent ainsi concrètement réalisés dans l’opération de la personne considérée in actu exercito. 2. L'exercice du libre arbitre-option requiert que le vouloir de nature soit actuellement réjéré à la personne. L'ordre qui existe entre les rapports dont il vient d'être ques­ tion, tel est nous semble-t-il le principe de résolution requis et d’ail­ leurs suffisant des antinomies que paraît présenter la doctrine de S. Thomas concernant le péché de l’Ange. Déterminons-le aussi rigoureusement que possible. La difficulté vient de ce qu’il ne suf­ fit pas de considérer les termes, nous voulons dire: la personne, la nature (ou telle de ses parties potentielles), l’opération et l’acte. Ce qui importe ce sont les rapports entre les termes, et plus encore Y ordre entre ces rapports. Nous répétons, car c’est fort important, que nous considérons tout cet ensemble au concret. Ce que nous cherchons à préciser, c’est Yordre intime selon lequel subsiste l’acte de la personne exerçant son opération propre. Cet acte réalise l’unité entre des composantes dont chacune respectivement est en acte à sa manière propre, se distin­ guant par suite réellement des autres. Tout rapport entre ces compo­ santes est donc un rapport véritable puisque les extrêmes en sont réellement distincts, et un rapport réel comme chacune des compo­ santes elle-même et comme l’acte dont l’unité les intègre toutes. LE PÉCHÉ ΕΓ LA DURÉE DE L’ANGE Enfin l’ordre entre ces rapports est lui-même réel, inhérent ontologi­ quement à la personne exerçant son opération. C’est donc cet ordre concret que nous voulons découvrir: ce ne peut évidemment être que par l'analyse. Le pouvoir de détermination propre à la personne porte, observions-nous, sur le rapport entre l’acte et la nature, rapport qui peut être désigné soit comme le progredere de l’acte soit comme l’opération de la nature. Il suit que l’exercice de ce pouvoir requiert, comme fondant actuellement sa réalité, deux choses. D’abord l’existence de ce sur quoi il s’exerce, c’est-à-dire l’existence du progredere de l’acte: pas d’exercice du libre arbitre sans un exercice concomitant du vouloir de nature; l’affirmer n’est certes pas nouveau, mais nous nous permettons d’insister sur le caractère ontologique de l’ordre ici impliqué. En second lieu, il faut que ce rapport entre la nature et l’acte, dont on vient de supposer l’existence, soit référé à la personne. Agir n’est en effet possible que si ce sur quoi il doit y avoir « agir » est référé au principe même de l’agir. Le libre arbitre ne peut avoir pour sujet de son exercice positif ou négatif17 le rapport nature-acte, que si ce rapport est référé au principe propre du libre arbitre qui est la personne. On dira que, si on considère, comme nous le faisons, toutes ces données in actu exercito, la référence dont nous parlons ne saurait avoir de réalité propre et distincte: le rapport nature-acte n’a pas à être référé à la personne, puisque c’est en elle qu’il subsiste en même temps que ses extrêmes; sa référence à la personne est donc actuel­ lement incluse dans son exister. Nous répondons que cela est vrai de la personne comme suppôt, non de la personne comme personne; autrement dit, si in actu exercito le rapport entre la nature et l’acte subsiste nécessairement dans la personne comme suppôt, cela n’en­ traîne pas que ce même rapport soit référé à la personne par ellemême en tant qu’elle est une personne. Pourquoi? Par la raison qui vient d’être rappelée et qu’il suflît d’expliciter. La personne n’est pas la nature, elle est un suppôt, possédant la nature. Il peut donc se faire que, dans la production d’un acte, la personne intervienne comme suppôt assurant métaphy­ siquement le subsister de la nature et de l’acte et de leur rapport, bien que ce rôle nécessairement assumé par le suppôt ne soit pas référé à la nature intellectuelle possédée par le suppôt mais réellement distincte de lui. Si il convenait, en l’occurrence, d’employer le voca­ bulaire de la psychologie, on dirait que la personne peut remplir LA PERSONNE DOIT RÉFÉRER λ ELLE-MÊME LE VOULOIR DE NATURE 37 son rôle métaphysique sans en avoir conscience: mais cette expression porterait à méconnaître le caractère ontologique de la distinction entre l'esse et l’intelligere, entre la personne et la nature, et mas­ querait par conséquent la réalité du rapport de l’une à l’autre. Le « référer » dont nous parlons est en deçà de toute prise de conscience: il est d’ordre ontologique, bien qu’il concerne la personne· comme telle et la nature intellectuelle. Il n’y a pas deux < référer » distincts du même rapport: l’un, à la personne comme suppôt serait virtuel; l’autre, à la personne comme personne, serait seul réel. Mais, parce que tout acte du libre arbitre suppose l’intervention de l’in­ telligence, un tel acte requiert le « référer » du rapport volontaire à la personne exerçant elle-même l’intelligere, consciemment ou non. Et, parce que l’intelligere est réellement distinct de l’esse, ce « ré­ férer » est réellement distinct du fondement que constitue pour lui l’unité d’esse assurée par le suppôt. De même que la personne n’est pas un second suppôt, mais désigne le suppôt sous la formalité de l’intelligere réellement distinct de l’esse, ainsi le « référer > dont il est question n’est pas double; mais parce qu’il doit concerner l’intelligere, il est par le fait même réellement distinct de ce que, de soi, inclut et rend subsistant le suppôt. Nous tenons donc que tout acte d’option requiert, concomitamment à lui, que l’opération du vouloir de nature soit référée à la personne comme personne: et que ce « référer » constitue une modalité réellement distincte au sein de l’acte total exercé par la personne. C’est cette modalité qui spécifie ce que nous appellerons, par définition, le libre arbitre-nature. 2 — LA COMPARAISON DU VOULOIR AUX AUTRES OPÉRATIONS DE NATURE CONFIRME QUE « RÉFÉRER » À LA PERSONNE CONSTITUE UNE PARTIE POTENTIELLE DE LA NATURE SPIRITUELLE. 1. Considérer Vintelligere est requis. L’argument qui précède tire, nous venons en effet de le voir, sa rigueur de l’intelligere. Cela nous amène à mettre en oeuvre, pour notre objet particulier, le procédé qu’emploie si souvent S. Thomas: comparer l’opération volontaire à l’opération intellectuelle. Nous étendrons cette comparaison aux autres opérations de la personne: 38 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE d’où résultera que le libre arbitre-nature a un rôle uniforme en re­ gard de toutes, et qu’il est par conséquent lui-même une composante de nature. 2. La comparaison du vouloir et de l'intelligence. Connaître implique, de soi, concomitamment, que l’on sache connaître, c’est-à-dire que l’on sache être connaissant. Si < connaî­ tre > ne portait pas, immanente à l'acte qu'il est, la ratio de lui-même comme connaissance, il faudrait remonter à l’infini. Si cette auto­ connaissance, concomitante à l’acte de connaître et portant sur la spécificité de l’acte lui-même, demeure pour l’homme implicite, cela tient à ce que l’acte requiert comme sa condition concomitante un processus d’actuation enrobé de potentialité; il n’en est pas ainsi pour l’Ange. Mais, pour l’Ange comme pour l'homme, pour tout intellect créé qui donc n’est pas son acte, il y a deux connaissances bien diffé­ rentes, l’une et l’autre cependant dérivées de tout acte de connais­ sance considéré en lui-même et spécifié par le vrai. Il y a premiè­ rement l’auto - connaissance de l’acte par lui-même: auto - connais­ sance dont nous venons de rappeler l’existence et qui n’est pas réel­ lement distincte de l’acte lui-même; elle est simplement la manifes­ tation, dans l'acte de l’intelligence comme puissance, de ce qui ap­ partient en propre à l’intelligence comme nature. Il y a deuxièmement la connaissance de ce que cet acte de connaissance, connu en et par lui-même on vient de le rappeler, est l’acte du sujet, ou l’acte de l'intellect qui en est le principe prochain, et qui subsiste dans un sujet, savoir la personne. Cette seconde connaissance dérivée, celle du rapport de l’acte de connaissance au principe qui le produit, n'est pas, à la différence de la première, incluse par consomitance dans l’acte lui-même. L'acte et son principe étant réellement distincts, l'auto-intelligibilité propre à l'exercice procédant de la nature intelligente, qui vaut pour l'acte, ne vaut pas pour le rapport de l'acte à son principe. L’intelli­ gence, comme toute puissance, ne possède plénicrement ses propriétés que si elle est en acte. Elle est auto - intelligïbile à elle-même dans son acte, mais non pas même comme principe actuellement produi­ sant cet acte et toujours réellement distinct de lui. Connaître objecti­ vement, dans l’acte de connaissance, le fait qu’il y a connaissance LE LIBRE ARBITRE EST RADICALEMENT UNE NATURE reduplicative ut sic, ce n’est pas se connaître connaissant, ce n’est pas savoir que l’on est soi-même connaissant. L’exercice de l’intelligence prouve donc, par l’expérience de l'auto-intelligibilité qui lui est propre, que l’acte produit par un sujet selon sa nature, ou selon une partie potentielle de celle-ci, peut avoir la perfection spécifiée en propre par cette nature sans pour autant être formellement et réellement référé au sujet sous ce même rapport où il y a perfection. La perfection, ici l’auto-intelligibilité, appartient à l’acte parce quelle appartient radicalement à la nature qui mesure l’acte; elle n’appartient pas de soi au rapport qui existe entre, d’une part le sujet et d’autre part l’opération, ou équivalemment le rapport entre l’acte et son principe prochain. Nous observons de plus, dans le cas éminemment clair de l’intelligence, comment se vérifie en fait un principe d’ailleurs fort connu: ce qui ressortit à la nature est déterminé ad unum, est pour autant nécessaire. L’acte de connaître implique actuellement la saisie de sa propre spécificité. Cette auto - intelligibilité de sa propre nature dans son acte appartient au connaître par nature; si il y a connaissance, nécessairement il y a cette sorte d’auto-intelligibilité. Tandis que la référence à la personne, de l’opération par laquelle la personne se sait sujet connaissant et intelligent, cette référence n’appartient pas formellement à la nature du connaître; aussi n’est-elle pas nécessairement impliquée — l’expérience le montre — dans l’exercice de l’intelligence. Ce n'est pas à l'intelligence qu'il revient de préférer)) au sujet l'opération dont elle est le principe prochain, c’està-dire le rapport qu’elle soutient avec son objet spécificateur qui est le vrai. On dira que cette référence est « normale >, et qu’il est conforme à la nature de l’homme ou de l'Ange de la réaliser. Il est vrai. Cette observation rappelle simplement qu’une nature concrète est un tout potestatif; chaque partie potentielle de cette nature a elle aussi «sa» nature; ce qui appartient à telle partie potentielle, nécessairement parce qu’en vertu de sa nature, ne doit pas être attribué à une autre partie potentielle: ni même être attribué nécessairement au tout, si ce n’est sous la condition que la partie potentielle considérée entre effectivement en exercice. Si je connais, je connais nécessairement, de mon acte, qu’il est un acte de connaissance; tandis que je ne connais pas nécessairement, de mon acte, qu’il est de moi. ■ ■ ■ ■ ■ ■ ■ ■ ■ I I ■ > I I I a I I 1 I I 1 I I I Mais n’existe-t-il pas, dans la nature de l’être spirituel homme r * 40 LE PÊCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE ou Ange, une partie potentielle dont l’exercice si il a lieu implique nécessairement la référence à la personne comme telle de l’une de ses opérations connaturelles? Oui, une telle partie potentielle existe: si, étant en acte de connaître, je choisis de considérer que je suis connaissant plutôt que considérer l’objet que je ne laisse pas de connaître, alors nécessairement je réfère au < je », à ma personne, cette operation de connaissance par laquelle seule le « je » peut se connaître connaissant. La partie potentielle de la nature spirituelle qui a en propre de choisir, cette partie, « elle exerce son acte, réfère nécessairement à la personne l’opération de nature au sujet de laquelle s’exerce le choix. Cette partie potentielle à qui il revient en propre de choisir, c'est par définition le libre arbitre. Et l'exemple de la connaissance montre donc que le libre arbitre, en tant qu'il est une partie potentielle de la nature spirituelle, a comme toute autre partie potentielle de la même nature une propriété qui lui appartient par nature: propriété dont la réalisation est donc nécessairement concomitante à l’exer­ cice même du libre arbitre. Cette propriété consiste à référer à la personne comme telle, telle de ses opérations connaturelles. Cette conclusion ne serait cependant pas suffisamment confirmée par l’argument inductif que nous venons de développer à partir de la connaissance considérée comme opération de nature. Si il est clair en effet, comme nous l’avons observé, qu’il ne ressortit pas au connaître de se référer lui-même en tant qu’opération à la personne, il n’est pas pour autant manifeste que < référer à la person­ ne » ne revient pas formellement à la puissance de nature qui ordonne au bien l’être spirituel, savoir la volonté. Il convient de préciser ce point fort important. Nous n’avons d'ailleurs introduit et considéré la connaissance qu’au titre d'une comparaison qu'il faut maintenant achever. Com­ ment, ex parte subjecti, l'opération volontaire considérée dans son ensemble est-elle semblable à l’opération intellectuelle, et comment s’en distingue-t-elle? C'est en l'examinant que nous mettrons en pleine lumière la situation originale du libre arbitre dans la structure métaphysique de la nature spirituelle. Il suffit du reste, pour achever la comparaison, de rapprocher des observations déjà faites et d'ailleurs communément admises. Connaître porte en son acte l’intelligence de sa propre nature; tandis que, référer à la personne l’opération de l'intelligence, est LE LIBRE ARBITRE EST RADICALEMENT UNE NATURE 41 réellement distinct du connaître comme acte. Les deux memes choses doivent être dites en ce qui concerne la volonté. En effet, il n’y a pas, in actu exercito, un amour de l’amour: il faudrait aller à l'infini; aimer, comme acte, porte en soi et par soi seul, la perception d’être tendance vers l’aimé. Il peut au contraire y avoir un amour de l’amour si exercer l'amour se présente comme une lin désirable: c'est-à-dire si cet «exercer» est référé à la per­ sonne, et devient de ce chef pour elle un bien aimable. Cette alternative concernant l'impossibilité ou la possibilité d’un amour de l’amour démontre le caractère réel de la cause qui rend réelle la possibilité: or cette cause consiste, on vient de l’observer, en ce que l’exercice de l’amour, au lieu d’être considéré seulement en lui-même comme procédant de la volonté, est en outre référé à la personne pour laquelle il constitue un bien désirable en tant qu’il est lui-même une opération de nature ordonnée au bien. Ainsi nous devons affirmer du vouloir, exactement ce que nous rappelions quelques lignes plus haut du connaître. Vouloir porte en son acte la perception d’être primitif comme tendance et comme < poids », de ne se référer sous ce rapport à rien autre qu’à soi — nous nous plaçons, faut-il le rappeler, ex parte subjecti —; tandis que référer à la personne l’opération de la volonté est réel­ lement distinct du vouloir comme acte. Connaître et vouloir, considérés comme opérations de nature, quoi qu’il en soit de leur spécificité respective, ont donc en commun ceci: ils ne sont pas référés à la personne comme telle en vertu de leur propre exercice; cette référence n’est réelle que si une autre partie potentielle de la nature spirituelle entre en exercice concomitamment à l’intelligence ou à la volonté. Cette référence concrète d’une opération de nature à la personne est-elle uniformé­ ment de même type? En particulier, les deux rapports, considérés in actu exercito, entre la personne et, d’une part l’opération intellec­ tuelle, d’autre part l’opération volontaire ont-ils la même structure métaphysique? La réponse est négative: nous l’avons déjà observé. Cette observation appelle l’expression précise que nous allons main­ tenant lui donner. Le rapport qui concerne l’opération volontaire comporte une certaine réciprocité; le rapport qui concerne l’opération intel­ lectuelle ne comporte aucune réciprocité. Explicitons ce point. L’opé­ ration volontaire de la personne est mesurée par le bien connaturel qui, absolument, est la fin; mais en retour la personne peut déter­ 42 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE LANGE miner les nonnes effectives de l'exercice volontaire en ne laissant subsister, du bien connaturel, qu’un champ plus circonscrit jouant seul, en fait, le rôle de fin. Ainsi la personne, du fait quelle vise la fin et par elle la béatitude, est en intime rapport avec le vouloir de nature qui poursuit le bien connaturel en quoi consiste la fin. Et ce rapport est réciproque: d'une part en effet, la personne est subor­ donnée pour l’obtention de la fin à l'exercice du vouloir de nature dont l'opération ne saurait avoir une mesure plus parfaite que celle assignée par la nature; d'autre part le vouloir de nature est subor­ donné à la personne: non seulement en ce sens que, comme toute autre opération de nature, il peut ou non être exercé, mais égale­ ment parce que la spécification effective peut en être modifiée en vertu d'un choix. Ce choix, qui est l’acte propre du libre arbitre, peut d'ailleurs consister à acquiescer à la fin telle quelle est, con­ formément à la nature; mais, aussi bien positif que négatif17, ce choix, qui est impliqué, in actu exercito, dans, l'acte du sujet spiri­ tuel, rend réciproque au sens qu'on vient d’expliquer c'est-à-dire au point de vue de la subordination ontologique, le rapport entre la personne comme telle et celle de ses opérations de nature qui commande toutes les autres quant à l'obtention de la fin, savoir le vouloir. Cette réciprocité est au contraire exclue, absolument, du côté de l’intelligence. Exprimons ce qui cependant est évident. La per­ sonne sait, dans l'acte de l’intelligence, que cet acte est « connais­ sance >: tout comme elle perçoit dans l'acte de la volonté que cet acte est tendance. La personne perçoit, de son acte d'intelligence, qu'il est d'elle, si elle choisit de référer à elle l’opération de l’intelli­ gence; de même que la personne perçoit, de son acte de volonté, qu'il est d'elle, si elle choisit de référer à elle l’opération de la volonté. La similitude s’arrête là. L’exercice de l’intelligence, qui assure à la personne de se savoir sujet pensant, est mesuré par le vrai; mais en retour le sujet pensant n’a aucun pouvoir de détermination sur le vrai comme tel: il n’y a aucune mesure d'aucune sorte, si relative puisse-t-elle être, qui subordonnerait le vrai à l’intelligence et au sujet pensant. Ainsi, l’entité même est différente pour le rapport entre l'opération intellectuelle et la personne comme telle et pour le rapport entre l’opération volontaire et la personne comme telle. L’un de ces rapports est réciproque, l'autre irréciproque. Nous nous sommes permis de rappeler ces choses, en vue d’en dégager les implications métaphysiques. La récipro­ LE LIBRE ARBITRE EST RADICALEMENT UNE NATURE 43 cité est la perfection propre de la relation; et même, considérée ontologiquement, la réciprocité est l’unité et pour autant la réalité de la relation. Or le libre arbitre introduit nous venons de le voir, dans le rapport entre la personne et l’opération volontaire, une mutuelle et réelle subordination des extrêmes: laquelle ne se retrouve pas du côté intellectuel. En sorte que, du côté volontaire, la réalité du rapport, et par suite l’ontologie du libre arbitre, se trouve mieux manifestée. C’est donc de ce côté qu’il conviendra, au troisième paragraphe, de chercher l’ultime confirmation de l’induction dont le fondement métaphysique a été assigné au premier paragraphe, et dont nous allons poursuivre le développement. Nous voulons, rappelons-le, établir ceci: le libre arbitre est certes, quant à son acte, décision d’une alternative; mais il ne laisse pas d'être, primordialement, une composante de nature spécifiée par le fait de référer à la personne comme telle toute opération de na­ ture au sujet de laquelle s’exerce le choix. Nous venons de l’observer en ce qui concerne l’intelligence et la volonté; il est aisé d’étendre cette observation aux autres opérations du sujet spirituel. 3. La comparaison du vouloir et des autres opérations. Nous réduirons cette comparaison à l’essentiel. Nous voulons en effet confirmer l’existence d’un fondement métaphysique pour le libre arbitre-option. Si celui-ci, envisagé au point de vue de l’être, présente en tous ses cas des caractères permanents, ils constituent pour notre enquête un point de départ adéquat. Déterminons donc, s'il est possible, en quoi consiste l’ontologie du choix, indépendamment de l’opération particulière qui en assure la spécification. Le choix d’un parti P plutôt que d’autres comme lui possibles Q, R,... suppose toujours, pour le sujet qui choisit, la con­ sidération au moins virtuelle et l’appréciation « affective » de l’alter­ native: « P », ou bien « non P ». C’est dans un même moment mental — nous voulons dire concernant le mens — que P est choisi pour lui-même et que les autres partis, cessant d’être envisagés selon leur positivité, sont considérés comme < ce qui exclurait P », comme « non P ». Qu’il en soit bien ainsi, c’est l’expérience qui seule peut le mon­ trer. Bornons-nous à rappeler un cas éminent et décisif. L’activité 44 LE PÉCHÉ ET LA 1)1'RÉE DE L'ANGE de découverte consiste en propre, au dire de ceux qui en ont été largement favorisés, Henri Poincaré par exemple, en ceci: la dé­ duction a conduit la recherche à un carrefour; pour poursuivre, il faut choisir entre diverses voies sans qu’aucune se présente a priori comme devant être plus fnicteuse que ses concurrentes. Celui qui découvrira se distingue alors de celui qui ne découvrira pas par un choix intuitif et négatif: sans qu’il ait à en assigner de raison, et sans qu’il le puisse a posteriori, celui qui découvre laisse de côté sans délibération et sans hésitation les voies effectivement infructueuses il ne retient qu’un étroit faisceau, sinon même une seule voie. Il ne peut choisir positivement la vérité qui précisément est encore à découvrir; il la choisit cependant réellement, in re, en éliminant instinctivement et à coup sûr ce qui n’est pas elle. Cela n’est possible qu’en vertu de la connaturalité de l’intel­ ligence avec son bien propre qui est le vrai: nous y reviendrons au sous-paragraphe suivant. Observons pour le moment que ce choix privilégié est effectué par l’intelligence en vertu de sa nature, en tant quelle est une nature, et non en tant que l’exercice en est expli­ citement spécifié par le jugement: ce choix, parce qu'il ressortit à la nature, permet de discerner comment l’intelligence qui appartient à la personne par nature, intervient réellement en l’acte d’option non étranger et cependant irréductible à la raison. L’acte de choisir (par exemple le parti P) enclôt, comme tout acte humain ou d’ailleurs angélique, une délicate interférence entre l’intelligence et la volonté. Sous la motion de la volonté, qui déjà se porte vers P, l’intelligence convertit l’équipollence primitivement proposée entre P, Q, R, en une alternative avec exclusion: Q, R... ne sont plus considérés positivement, mais comme « ce qui exclut P). Et l’intelligence exclut Q. R., tout comme, dans l’activité qui prélude à la découverte, elle exclut les voies qui ne conduisent pas au vrai. L'appctibilité de Q, R... est, du fait de ce choix de l’intelli­ gence, rendue inexistante pour la volonté. Celle-ci se porte dès lors positivement et de tout son poids sur P; et elle fixe l’intelligence dans la considération de P. La différence, en ce qui concerne l’intelligence, entre les deux cas de la découverte et de l’option est assez claire: dans l’un, l’intelli­ gence agit sous la motion volontaire, dans l’autre elle réagit comme nature et par connaturalité au vrai. Mais précisément, 1’intelligencc n’abdique jamais le caractère qui lui appartient et quelle manifeste comme nature. Ainsi toute option comporte-t-elle intrinsèquement, LE LIBRE ARVITRE EST RADICALEMENT UNE NATURE 45 et comme point de départ prochain de son ultime résolution, une alternative avec exclusion: ou bien P, ou bien < non P»; ou P sera, ou P ne sera pas. [Or P est bon pour moi maintenant. Donc...]. C’est donc a bon droit que l’on considère d’ordinaire comme étant l'acte le plus caractéristique du libre arbitre la décision d’une alternative concernant l’exercice: agir, ne pas agir; poser tel acte, m'en abstenir; faire que telle chose soit, ou bien ne pas faire qu'elle soit. L’alternative porte, on le voit, sur l’être: sur < de l’être >. Sa résolution est donc impossible si elle n'est référée à « ce qui a l’être » c’est-à-dire au sujet, à la personne: en bref, c’est seulement ce qui a l’être qui peut apprécier par connaturalité dans l’être, un plus ou moins être. La nature intervient certes et nécessairement, par la médiation du bien quelle mesure: la valeur de bien incluse dans P est toujours appréciée en fonction du bien connatural; mais l’appréciation de ce rapport, lequel concerne formellement la spéci­ fication et ressortit à l’intelligence au service de la nature, n’est pas toujours pour P une raison d’être suffisante: et elle ne peut pas l’être lorsque, soit sous cet aspect particulier soit absolument, l’alterna­ tive porte sur le bien connatural21 lui-même: faire que ce bien soit réalisé adéquatement, ou bien ne pas faire qu’il soit réalisé adé­ quatement. Cette alternative qui est en propre celle de l’Ange en son second instant, affleure fréquemment quoique plus ou moins explicitement dans la vie humaine sujette à tant de reprises; en sorte que l’expé­ rience confirme l'évidente vérité que nous avons déjà rappelée avec S. Thomas et avec la thèse J.M.P. (p. 24) : aucun vouloir créé n’est sa propre règle. La règle du vouloir de nature c’est le bien conna­ tural; mais le bien connatural, qui est mesure, n’est pas la raison d’être du fait qu’il est réalisé adéquatement, ou bien du fait qu’il n'est pas réalisé adéquatement. Cette raison d’être, ou ce fondement métaphysique du choix, consiste en ce que le vouloir de nature en exercice est ontologiquement référé à la personne: laquelle, seule 21 Nous l’entendons ici d’une manière large: s’il s’agit d’une créature humaine graciée, le bien connaturel comporte, dans notre présente perspective, le bien que mesure la nature humaine, mais également le Bien divin auquel la grâce con-naturalise. Le cas humain n’a ici valeur que d’exemple permettant d’induire la structure métaphysique du volontaire: l’a exemple » est beaucoup mieux adéquat si on y tient compte de l’ordre surnaturel, où l’exercice du libre arbitre est à la fois si délicat et si décisif. 46 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’àNGE ayant l'être, peut seule poser dans l'être ou ne pas poser dans l'être le bien que mesure adéquatement la nature. Nous retrouvons les observations faites au premier paragraphe: confirmées toutefois par l’expérience humaine habituelle, latente à raison de sa profondeur. Sous-déterminer la spécification de l’opé­ ration de nature ordonnée au bien, ou acquiescer à cette spécifi­ cation, cele n’a de sens et cela n’a de raison d’être qu’eu égard à la personne: le libre arbitre ne modifierait pas la spécification prati­ que de l’opération volontaire, ou bien n’y adhérerait pas, si premiè­ rement il ne la référait à la personne comme telle. On méconnaîtrait donc l’ontologie profonde du libre arbitre si on le réduisait à ce qui en apparaît dans son acte transitif et dans son effet extérieur. Le libre arbitre ne peut être un acte de choix que si la matière sur laquelle s'exerce ce choix est actuellement référée au principe du choix qui est la personne. Et comme ce < ré­ férer» se distingue réellement et nécessairement de l’opération de nature qui constitue précisément le < référer », il faut attribuer cet acte de référer au libre arbitre lui-même: non est procedere in infinitum. Le principe de non régression conduit à affirmer, au sein du même libre arbitre, la distinction réelle et l’enchaînement organique entre l’option elle-même et le fondement ontologique qui lui est nécessairement concomitant. Ce fondement, étant intégré en l’être de la personne, y est une composante de la nature spirituelle: nous allons maintenant l’envisager à ce point de vue. 4. Le libre arbitre comme composante de nature. Ce qui est < de nature » est déterminé ad unum conformément à sa spécification. De plus, les composantes d’un même être de nature ne sont pas des déterminismes juxtaposés: chaque partie potentielle accomplit son opération propre, à la fois pour elle-même et pour le tout. Si le libre arbitre inclut d’être une composante de nature, il doit pour autant répondre à cette double condition. Or cela résulte immédiatement des considérations déjà faites. En premier lieu, le libre arbitre réfère à la personne comme telle — pas seulement au suppôt — l’opération de nature au sujet de laquelle s’exerce le choix. 11 est donc < déterminé ad unum », η· LE LIBRE ARBITRE EST RADICALEMENT UNE NATURE 47 au double sens que prend usuellement cette expression en semblable occurrence: d’une part, il réalise toujours ce meme « être référé » à la même personne, quelle que soit l’opération de nature que con­ cerne le choix et qui en constitue la matière à des titres fort divers; d'autre part, le libre arbitre ne peut pas ne pas réaliser ce «référer » dès là qu’il est en acte d’opter. Tout acte de volonté enclôt la tendance ontologique et « déterminée ad unum » du vouloir de nature (Ni) pour le bien; tout acte de dé­ couverte enclôt la tendance ontologique et « déterminée ad unum > de l’intelligence pour le vrai: c’est en quoi consiste, nous l’avons observé, le « choix négatif », dans lequel l’intelligence s’exerce comme nature en regard de son bien propre. Pareillement, tout acte d’option enclôt le tendance ontologique et « déterminée ad unum » du libre arbitre qui consiste à «référer à la personne comme telle». Le libre arbitre possède donc bien le premier des deux caractères de toute composante de nature. Passons au second. La spécification des puissances du sujet spirituel est distinctement hiérarchisée et fonctionnellement une: chaque opération est en effet, selon sa nature, un absolu primitif et irréductible; par le fait même, chaque opération a nécessairement pour champ selon sa spécification propre Y intégralité du sujet dont elle procède radicalement. Et ces deux choses sont, in actu exercito, à la fois réellement distinctes et réellement un, exactement comme le sont entre eux la puissance opérante et le sujet lui-même. Je connais, en vertu de l’opération intellectuelle, et la nature du connaître et tout ce qui, du vouloir, ressortit à la « spécification »; je perçois, en vertu de l'opération volontaire que le vouloir est ten­ dance vers le bien: et c’est en vertu de la même opération que je perçois comme tendance l’attrait que le vrai exerce actuellement sur l’intelligence inclinée vers lui... etc. Chaque opération de nature, parce qu’elle est « du sujet », s’insère organiquement dans la nature totale qui mesure à la fois l’acte d'être et l’opération du sujet; chaque opération de nature assume, à l’égard de toutes les autres, un rôle identique désigné par sa spécificité. Le libre arbitre, comme composante de nature ou comme partie portentielle de la nature spirituelle, assume lui aussi une fonction identique à l'égard de toutes les opérations de nature. Ce rôle consiste, nous l’avons dit, à référer à la personne comme telle, à la personne contre distinguée du suppôt, telle opération de nature à propos de laquelle s’exerce un choix. Je me connais connaissant, 48 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE formellement et immédiatement parce que je choisis de référer à moi-même comme personne l’opération de l’intelligence qui ne laisse pas de subsister en moi comme suppôt et dont l’exercice est, nous l’avons expliqué, la matière ontologiquement nécessaire de ce choix. Je me perçois voulant, sous des conditions pareilles. C’est le < référer à > la personne qui constitue à cet égard et uniformément, la cause prochaine et propre. Et tel est le second aspect, réalisé par le libre arbitre, de toute partie potentielle inté­ grée à une nature. Ajoutons enfin que le libre arbitre est lui aussi primi­ tif et absolu dans son ordre. C'est-à-dire qu’il jouit non seulement fonctionnellement mais aussi intrinsèquement de la prérogative qui appartient à toute opé­ ration de nature. C’est par lui-même et non par quoi que ce soit autre, c’est en lui-même et en vertu de la nature de la connaissance que l’acte de connaissance inclut de connaître sa propre spécificité. Pareillement, c'est par lui-même que le libre arbitre réfère son propre exercice à la personne comme telle: parce que le libre arbitre implique par essence de référer à la personne. Le libre arbitre réalise primordialement par et pour lui-même ce qu’il réalise fonctionnellement pour toute autre opération de na­ ture. L’exercice du libre arbitre n’a pas à être référé à la personne: il l’est intrinsèquement, par nature et donc nécessairement dès là qu’il existe. On voit par là comment il convient de faire se correspondre les deux distinctions: 1) vouloir de nature-libre arbitre; 2) détermination ad unum - in potentia ad utrumlibet. Une telle correspondance exprime bien ce qui est le plus mani­ feste, le plus important car c'est ce qui importe pratiquement; mais elle masque l’aspect principal, c'est-à-dire le principe de la réalité: le libre arbitre comporte ontologiquement, comme chaque compo­ sante d’une nature fût-elle spirituelle, d'avoir lui-même une nature selon laquelle il est déterminé ad unum. Cela devrait ne pas sur­ prendre. On concédera cependant que ce < déterminé ad unum » propre au libre arbitre est si proche de la personne, si ontologique­ ment et si également enraciné dans le n. progredere » même de toute opération de nature devenant matière d’un choix, qu’on ne le re­ LE LIBRE ARBITRE EST RADICALEMENT UNE NATURE 49 marque pas. On porte attention à ce qui n’est pas toujours égal, et qui rend le statut du libre arbitre tout à fait original. Choisir, résoudre une alternative qui, suffisamment précisée, revient tou­ jours à faire que telle chose soit ou bien ne soit pas: est, non est\ tel est en effet le résultat extérieur et observable. L’acte du libre arbitre est suffisamment caractérisé de cette manière; mais il ne serait pas, ainsi, défini adéquatement·, parce qu'il ne serait référé ni à l’ordre de l’être nous venons de le voir, ni à l’ordre de la causalité nous l’allons voir. 3 — LE LIBRE ARBITRE S’INTEGRE À L’ORDRE DE LA CAUSALITÉ EN TANT QU’IL EST UNE COMPOSANTE DE NATURE. L’ordre de la causalité est la lecture intelligible, et pour autant l’expression en droit adéquate, de l’ordre de l'être. La Cause c’est l’Acte pur, la cause c’est le sujet: l’un fonde, dans l’étant, l’unité d’être; le Premier fonde le subsister du sujet qui a l’être, en lui étant immanent par sa Simplicité. Tel est en raccourci l’ordre de la causa­ lité, également impliqué par toute réalité créée. Nous venons d’en rappeler les deux pôles: nous allons les considérer successivement, relativement au libre arbitre; et nous observerons que celui-ci est, à l’un comme à l’autre de ces deux points de vue extrêmes, en parfaite cohérence avec l’ordre de la causalité, à la condition d’adjoindre à l’acte d’opter le < référer > qui en est le fondement métaphysique. L’existence du libre arbitre en tant qu’il est une composante de nature se trouvera ainsi con­ firmée. 1. La causalité univoque. La cause, c'est le sujet. Plaçons-nous d’abord au premier point de vue fondamental. Le libre arbitre doit inclure une cause: c’est-à-dire que sa réalité exige, intrinsèque à lui, le fondement de son unité. Or, la réalité du libre arbitre peut être envisagée soit en elle-même soit selon le rapport qu’elle soutient avec celle des composantes de nature dont il dépend le plus étroitement, le vouloir. Recherchons donc en quoi 4 50 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE peut consister, à chacun de ces points de vue, l'unité réelle du libre arbitre. Le libre arbitre s’exerce en prononçant: soit oui, soit non. Il ne peut donc être constitué lui-même en sa réalité et en son unité propres que par quelque chose qui soit en même situation à l’égard du oui et du non: distinct de l’un et de l’autre parce qu’ils sont contraires, immanent à l'un co: Hill e à l’autre puisqu'ils terminent l'un comme l’autre l’acte du même libre arbitre. Ce quelque chose, qui est donc requis pour que le libre arbitre soit comme l’expérience le montre une réalité, il resterait à en découvrir la nature si déjà nous n’avions observé et décrit ce quelque chose qui permet et domine la résolution d’une alternative par le libre arbitre. Soit qu’il y ait sous-détermination de la spécification pratique du vouloir, soit qu’il y ait adhésion pratique à cette même spécifi­ cation, référer à la personne comme telle le vouloir de nature en exercice est également et ontologiquement requis. Ce < référer > caractérise donc l’unité réelle du fibre arbitre: nous le voyons main­ tenant; il caractérise aussi, nous l’avons vu, le libre arbitre comme composante de nature. Il suit que le libre arbitre est une entité réelle, primordialement comme composante de nature. Nous venons de considérer la réalité du libre arbitre elle-même, et distinctement. Toutefois, elle n’est pas séparable, ratione sub­ jecti, de celle des autres composantes de nature. Et nous avons ob­ servé, en comparant la volonté avec l’intelligence, qu’il existe entre le libre arbitre et le vouloir de nature un rapport de réciprocité qui est ontologiquement constituant de l’un et de l’autre (II, 2, p. 42). L’analyse de l’unité entitative serait donc, pour le libre arbitre, gravement incomplète, si après avoir considéré celui-ci distincte­ ment, elle ne recherchait comment il est connexé avec le vouloir de nature. Les cosmogonies contemporaines, ou ramènent < le tout» à l'Homme, ou réduisent l'ho mu .e au Tout matériel. La vue de S. Thomas était plus juste et le demeure: l'homme, l’Ange, chaque Ange, est un < être de nature > qui a raison d’ètre comme « degré » d’une hiér-archie dont le Principe est précisément le Saint en tant qu’il est Sagesse. La causalité, au sens que nous considérons pré­ sentement savoir l'unité entitative, suit les degrés des êtres. Elle LE LIBRE ARBITRE, PARTIE D'UN TOUT POTENTIEL 51 se manifeste typiquement, à chaque degré, par un rapport original entre la contingence et le déterminisme. Contingence et déterminisme s’opposent et s’excluent comme notions; mais il n’existe dans la réalité ni aucune contingence qui ne soit ontologiquement normée, ni aucun déterminisme qui n’ait pour point d'application une matière contingente. L’erreur serait grave, méta­ physiquement, de confondre la causalité avec le déterminisme et d’en circonscrire pour autant la validité par la contingence observée: celle-ci inclut une nature, et avec elle la causalité. Nous ne pouvons ici qu’évoquer ces principes généraux, en vue de leur immédiate mise en oeuvre. Le libre arbitre comporte le plus éminent degré de la contin­ gence: la «décision» en est irréductible à la raison. Mais il serait fallacieux, nous l’observons derechef à notre présent point de vue, de faire se correspondre membre à membre les deux distinctions: 1) vouloir de nature - libre arbitre; 2) determinatum ad unum - in potentia ad utrum libet. Une telle correspondance, entendue univoquement, masque­ rait l’aspect de la vérité que nous allons encore une fois expliciter en considérant l'option soit comme actuée soit en son actuation. L’acte du libre arbitre ne saurait, selon son acte d’être, consister en une détermination s’insérant du dehors dans la contin­ gence pure: et cela pour deux raisons connexes. L’alternative rigoureuse, oui-non, dont on penserait pouvoir faire la condition d'exercice du libre arbitre, paraîtrait il est vrai postuler une résolution violente: c’est-à-dire une résolution ne pro­ cédant en aucune manière de l'ensemble des conditions concrètes qui font de l’alternative une réalité. Mais le « rigoureusement égal > entre les deux membres de l’alternative est purement abstrait: il est en effet, en son hypothétique rigueur, inobservable; et d’ailleurs l’alternative réelle porte toujours en définitive nous l’avons vu sur « être » - « ne pas être »: lesquels ne sont jamais à parité. D’autre part, et c’est une autre manière de dire la même chose, la violence est, métaphysiquement, un non sens: une absence d’être qui en rend l’hypothèse contradictoire. Si il y a option, « faire être » ne découle pas nécessairement du principe qui fait être; cepen­ dant, ce « faire être » ne vient pas de rien: il a sa raison d’être, préci­ sément dans le principe qui opte de « faire être ». Ce qui n'a pas intelligiblement de raison assignable ne laisse pas d’avoir, ontolo­ giquement, un fondement, une raison d’être. Et c’est par ce fonde- 52 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE ment métaphysique que le choix, actué, se rattache à la causalité. La réalité de celle-ci, en la hiérarchie de ses cas, corrobore donc l'existence, pour le libre arbitre, d’un enracinement permanent dans le sujet. Considérons maintenant le choix comme actuation. Il ne peut être ni étranger ni réductible à la causalité telle qu’elle se manifeste dans les degrés d’être inférieurs à celui de la créature spirituelle: cela parce que précisément la causalité constitue, en son ensemble, un ordre. Mieux encore que la vie, le libre arbitre domine l’ensemble des déterminismes relevant des degrés inférieurs et qui en sont la condition; mais, de même que la vie a, à son propre niveau, sa con­ dition propre qui est la possibilité du métabolisme, ainsi l’exercice du choix a, à son propre niveau, sa condition propre qui est inhérente à la nature spirituelle. Le déterminisme ad unum se retrouve ana­ logiquement mais réellement et d’ailleurs distinctement dans l’in­ telligence et dans la volonté: le «choix négatif» immanent à la dé­ couverte, l’inclination ontologique enclose dans l’amour, le mon­ trent typiquement. Cela signifie que la nature spirituelle est, « comme » les autres, une phusis dont l’actuation relève de la causalité. Et comme il serait contradictoire à la notion et à la réalité d’une phusis que ce dernier caractère lui appartint seulement selon quelqu’une de ses parties, il faut conclure que l’actuation du libre arbitre, irréductible à celle du vouloir de nature puisqu’elle la com­ mande, relève elle-même de la causalité. La cause, non nécessitante, mais requise et suffisante, c'est la réalité dont l'existence a déjà été prouvée par des analyses convergentes: le fibre arbitre, pour exercer un choix, réfère l’opération de nature qui en constitue la matière et l’origine à la personne, réellement distincte de cette opération de nature dont elle ne laisse pas d’être le principe radical. 2. La causalité transcendante. La cause c'est l'Acte pur. Nous allons maintenant référer à son pôle transcendant l’ordre de la causalité. Notre dessein demeure le même: confirmer l’exis­ tence du libre arbitre en tant qu'il est une composante de nature: parce que c’est formellement selon cet aspect qu'il s’intégre dans la causalité considérée comme un ordre. D’une manière précise, nous allons voir que la réalité non séparable mais distincte du libre * Λ · LE LIBRE ARBITRE, PARTIE D'UN TOUT POTENTIEL 53 arbitre comme partie potentielle de la nature spirituelle permet de démontrer par un cheminement propre l’existence de l’Acte pur. Toute actuation requiert l’Acte pur; cette vérité uni­ verselle est éminemment manifeste et non moins mystérieuse s’il s'agit d’un vouloir libre. Il y a donc une présomption de vérité en faveur de ce qui montre comme nécessaire dans ce cas l’intervention de la Cause première et transcendante. Or nous allons voir que tout acte posé par une personne créée, et subsistant comme acte du prin­ cipe qui le produit, implique immédiatement pétition de principe, et requiert donc nécessairement une cause extrinsèque, si pour en rendre compte on fait état de l’ontologie intra subjective du libre arbitre. Tout acte humain, ou d’ailleurs angélique, tout acte d’une créature spirituelle requiert, pour être produit et posé, de vouloir l'être. Ce qui donc est originel — ex parte subjecti, conformément à notre point de vue — c'est le vouloir en vertu duquel est posé tout acte, quelle que soit la spécification propre à chaque acte. C’est donc ce vouloir que nous considérons formellement: il fait justement que l’acte est posé, et demeure; au point de vue de l’actuation, ce vouloir est immanent à tout acte: il est éminemment ce qui, de l’acte, est expressif de la personne comme telle. Ce vouloir doit donc être considéré, au point de vue de l’actuation de la créature, comme l’acte propre et primordial du sujet. C’est donc ce vouloir que nous envisageons comme acte, et comme acte actuellement subsistant. Il ne peut lui-même être posé que s’il est estime bon en regard de la fin. Cette estimation requiert, d’après notre précédente analyse, que ce vouloir soit, au même titre que tout autre acte, référé à la personne en même temps que le vouloir de nature dont il doit ac­ tuellement constituer le terme. Or ce « référer à la personne », qui est une réalité distincte dans le sujet spirituel in actu exercito, im­ plique immédiatement et nécessairement deux ordinations ontolo­ giques opposées. D'une -pari en effet, le «référer» requiert le référé: «référer» à la personne l’opération de nature (le vouloir que nous considérons) ne peut avoir de réalité que si l’opération de nature elle-même est réelle, que si par conséquent elle existe déjà. Il y a donc, à cet égard, ontologiquement et concrètement, précession de l'acte (de vouloir) sur le « réjérer » (de ce même vouloir à la personne). D'autre part, le vouloir comme acte requiert, en son subsister même, la résolution positive et concomitante de l’alternative: 54 LE PÉCHÉ ET LA OCRÉE DE L’ANGE < vouloir (produire tel acte) - vouloir ne pas (produire ce même acte) >. Et cette résolution, qui est l’acte ultime du libre arbitre, requiert à son tour le < référer > (à la personne) qui est implique connaturellement en tout exercice du libre arbitre. D’oû il suit qu’il y a, à cet égard, ontologiquement et concrètement, ^récession sur l'acte (de vouloir) du i référer y (de ce même vouloir à la personne). On voit donc que le κ référer à > (la personne) considéré comme dé­ termination ad unum propre au libre arbitre dès là qu'il s’exerce, permet l'expression précise de l’invohition inhérente à l’acte créé. Concluons. Restituer au libre arbitre toute la réalité qu’il a comme composante de nature, à la fois inhérente au vouloir et distincte de lui, permet de démontrer l’existence de l'Acte pur. Et nous pouvons ajouter que la raison formelle de la preuve exige, comme pour toute autre preuve, d'attribuer à Dieu la perfection constituée par l'actuation parfaite de cette raison formelle: en l’oc­ currence, la Cause, nécessairement requise par l'involution entre le vouloir actuellement exercé et son < être référé > à la personne par le libre arbitre, doit identifier la personne, le vouloir et le libre arbitre. Dieu, dont l'existence est démontrée en tant qu'il est Cause de l’acte créé posé, est découvert comme Acte pur en ce sens qu’en Lui s'identifient: la volonté qui est le principe du vouloir, l'acte même du vouloir, le libre arbitre qui est comme ” la forme du vou­ loir, et enfin l’objet du vouloir. n Nous transposons, dans l’ordre volontaire, la formule qui récapitule l'analyse de S. Thomas concernant l’ordre intellectuel: l’intellect, la Forme de de l’intellect, l'Acte de l’intellect, l’Objet de l'intellect: en Dieu s’identifient réellement («in re ») (i. qi4, ai). Le mot forme ne peut avoir la même acception métaphysique dans les deux cas. Forme désigne, dans l’ordre intellectuel, le verbe qui constitue en intellection créée un medium réellement distinct de l’intellect et de la res. Mais on peut également dire qu’il y a information de l’intelligence par son propre verbe: en ce sens que le verbe exprime l’actuation ultime de l’intelligence en acte de connaître. Il y a pareillement une information qui concerne le vouloir. L’acte d’être, qui est la forme ultime, la forma formarum, appartient au suppôt, à la personne. Le vouloir de nature, et le bien connaturel auquel il est ordonné, reçoivent simultanément l’information qui procède de la personne: le vouloir, par et dans l’acte du libre arbitre: le bien connaturel par et dans la raison de fin. Ainsi on peut dire que le libre arbitre informe le vouloir, qu’il est la forme LE LIBRE ARBITRE, PARTIE D'UN TOUT POTENTIEL 55 L'intérêt de cette conclusion ne nous retiendra pas. Nous avons seulement à observer ici que sa vérité rejaillit sur l’af­ firmation qui la rend nécessaire. Nous disons «. rejaillir >: car impli­ quer le vrai comme conséquence n'est pas propre au vrai. L’argument que nous venons de développer est en lui même une démonstration; mais, bien entendu, il ne démontre pas les prémisses qui le fondent aussi ne l'invoquons-nous qu’au titre de confirmation. Ce que l’analyse des faits a déjà établi, derechef le voici. L’acte du libre arbitre suppose la disposition de même nom, suscep­ tible de s’exercer ou non: mais dont l’exercice propre et distinct est le fondement ontologique immanent à toute option. Ainsi envisagé, le libre arbitre est, dans le sujet spirituel, une composante propre de sa nature. Le libre arbitre appartient à la volonté à laquelle il est subordonné, puisqu’il en ratifie ou en modifie dans l’ordre prati­ que l’objet spécificateur. Mais, comme composante de nature, le libre arbitre a, à l'é­ gal de toutes les autres composantes, un rôle propre, déterminé ad unum et nécessairement concomitant à son exercice: il réfère à la personne comme telle l'opération de nature sur la réalité et sur l’objet de laquelle il lui devient par là même possible d’exercer son acte de décision. 3. La causalité formelle. Définition du libre arbitre. Le libre arbitre étant intégré à la causalité réelle, il convient de le référer également à l’ordre des causes formelles, c’est-à-dire d’en récapituler l’analyse dans une définition. Référer à la personne et choisir constituent deux modalités de l'exercice du libre arbitre: la seconde implique, de soi, quelque chose qui est réellement distinct du sujet lui-même et pour autant extérieur à lui: et le choix n’est nécessaire que comme alternative; la première modalité au contraire est immanente à la personne exerçant l’acte de choisir, et nécessairement concomitant à cet exercice. du vouloir en exercice; mais il n’a, en regard du bien, aucun rôle médiateur analogue à celui du verbe en regard du vrai. LE PÉCHÉ ET LA PURÉE PE LANGE 56 L’une et l’autre modalité sont «en puissance» pour le libre arbitre disposition de nature subsistant dans la volonté. Enfin l’ordre de l’acte produit est aussi celui de l'actuation: c’est le < référer » qui est ontologiquement la condition de la < décision ». Pas de « dé­ cision > si l’objet sur lequel elle porte n’est d’abord «référé» à la personne. Se peut-il, à l’inverse, qu’un acte de libre arbitre consiste uniquement à «référer» sans < décider »? C’est cette question qui est croyons-nous soulevée par le premier instant de l'Ange, et c’est pourquoi nous devions élaborer les données qui permettent de la poser avec précision. Il convient de donner des noms différents aux deux modalités du libre arbitre — comme disposition permanente ou aussi bien comme s’exerçant actuellement — dont nous venons de rappeler l’existence. Le plus simple est d’utiliser, dans toute la mesure du possible, le vocabulaire reçu. Nous distinguerons donc le < libre arbitre-option » et le « libre arbitre-nature ». Ce second vocable, en abrogé L3, rappelle que le libre arbitre est une composante de nature, une partie potentielle de la nature spirituelle, dont la spécification propre est de < référer » (à la per­ sonne). Le < libre arbitre-option » désigne le libre arbitre par son acte ultime, conformément à l’acception usuelle. 4 — LA STRUCTURE MÉTAPHYSIQUE DU VOULOIR ET DU LIBRE ARBITRE EST CORRÉLATIVE DE L’ORDRE QUI EXISTE, EX PARTE SUBJECTI, ENTRE’. LA RATIO BONI, LA RATIO FINIS ET LA RATIO AMORIS. 1. La corrélation posée à partir des deux premiers 1 degrés y le libre arbitre-nature est au vouloir de nature, comme la ratio finis à la ratio boni. Nous nous permettons donc d’introduire, à propos de la thèse JMP, un type de volontaire qui ne figure pas dans la liste ci-dessus mentionnée *, à savoir le libre arbitre-nature. Nous verrons comment VOULOIR DE NATURE ET LIBRE ARBITRE-NATURE 57 il est postulé par l’interprétation de S. Thomas, mais nous croyons devoir également le situer en fonction du cadre proposé par M. Ma­ intain. Cela d’ailleurs confirmera l’existence et la nature de cette donnée intime au sujet spirituel en considérant celui-ci non plus seulement en lui-même mais également selon son rapport à la réalité objective, à l'objet et à l’Objet. L'amour-de-nature élicite de Dieu (N3) n’est pas ce que nous appelions libre arbitre-nature. Cependant les deux choses ne laissent pas de se correspondre. Ce qui, selon M. Maritain, distingue en effet N3 de N2, c’est autant que nous comprenons 11 une certaine explicitation concernant l’objet. L'amour-de-nature pour Dieu Tout suprême, est dit en N3 élicite et en N2 analogique intra élicite, ne faisant qu’un avec V amour-de-nature élicite pour le bien in communi (p. 77,78). C’est donc, selon M. Maritain, la distinction ex parte objecti entre le Bien subsistant et le bien in communi qui fonderait la distinction entre N2 et N3, ou pour le moins y contribuerait. Nous croyons avoir montré 11 que ce principe de distinction ex parte ob­ jecti n’est pas suffisant; nous ferons maintenant observer que ce même principe a pour corrélât ex parte subjecti la spécificité du libre arbitre-nature. Le rapport entre le vouloir de nature et la personne qui en est le sujet correspond en effet au rapport entre le bien in communi et le Bien subsistant, Tout suprême et Fin ultime. Cette correspondance de rapports peut être appelée analogie, à condition d’entendre cette analogie au point de vue fonctionnel, au point de vue de l’exercice du volontaire. Il est possible, intellectuellement, de < passer » de la ratio boni au Bien subsistant sans « référer > cette opération men­ tale au sujet pensant. Mais, au point de vue de l’appétit, ce qui distingue du bien in communi le Bien subsistant, ce ne peut être qu’une actuation concernant la ratio boni: ce qui est considéré comme désirable devient le désiré en même temps que s’affirme comme principe de l’acte du désir le sujet dont l’existence est impli­ quée par la notion même de désirable. C’est donc simultanément que le Bien subsistant est distingué du bien in communi et qu’il termine l’acte d’un sujet désirant, ce qui est prendre raison de fin. Et comme la personne opère par la nature, ce rapport, in actu exercito, du Bien subsistant comme Fin à la per­ sonne requiert que l’opération du vouloir de nature, lequel est par essence ordonné au bien comme bien, soit elle-même actuellement 58 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE référée à la personne. Ce < référer» est donc le corrélât, intime à la personne en acte de vouloir, du rapport qui existe du côté de l'objet entre le Bien subsistant et le bien in communi, et du < passage » de l’un à l’autre. Or ce < référer >, c'est ce qui définit en propre le libre arbitre-nature. En affirmant l’existence de ce type d'exercice volon­ taire comme fondant la spécificité d'un amour, nous ne nous écartons pas pour le fond de ce que propose M. Maritain. Mais tandis que le bien in communi et le Bien subsistant ne sauraient fonder pour l'exer­ cice volontaire de l'Ange naissant deux spécifications distinctes, le libre arbitre-nature se distingue réellement aussi bien du vouloir de nature que du libre arbitre-option. Cette distinction réelle concerne également, nous le répétons, la disposition permanente et l’exercice actuel: elle existe entre les parties potentielles de la nature spirituelle d’une part, et d’autre part entre les opérations qui procèdent respectivement selon ces puissances et que récapitule le sujet en l'exercice de son acte. On dira qu’à toute modalité distincte d’exercice ex parte subjecti doit correspondre ex parte objecti une ratio formalis sub qua également distincte. Or il en est bien ainsi: et nous allons le préciser en continuant de nous placer strictement au point de vue de la structure métaphysique du volontaire: laquelle en mesure tout exer­ cice, tant naturel que surnaturel. Voici le schéma d’une correspondance sur laquelle nous n'a­ vons pas à nous étendre ici. Le troisième degré n’a de sens que si l’amour s’exerce entre deux personnes, ou entre deux sujets ayant raison de personne. Nous nous bornons à considérer, comme opé­ ration de nature, celle du vouloir: primordiale et radicale au point de vue de l’exercice. "ί VOULOIR DE NATURE ET LIBRE ARBITRE-NATURE 59 Principes réellement dis­ tincts de l'exercice vo­ lontaire ex parte subjecti Formalites sous lesquelles est effectivement atteint le terme de l’exercice volontaire ex parte objecti. Vouloir de nature-, appétit du bien connaturel, c’est-à-dire mesuré par la nature Est atteint in directo le bien qui est fin: c’est-à-dire le bien tel que le mesure la nature; est atteint par concomitance le bien comme bien, le bien sub ratione boni. Libre arbitre-nature-, réfère à la personne com­ me telle l’opération du vouloir de nature La réalité constituant le bien et la fin: est atteinte, non seulement comme sub­ sistante, mais également et réellement sub ratione finis Libre arbitre-option : décide ultimément de la La personne, qui est le bien-fin, est aimée: soit exclusivement sub ratione finis (amantis) ; soit, également, de bienveillance: norme pratique de l’exer­ cice volontaire: en assignant le proportionnement entre celle-ci et la fin connaturelle elle est alors, elle et son bien, atteinte par l’aimant pour elle-même. Ce tableau explicite, pour l’exercice volontaire, une hiérarchie de perfection comportant trois « degrés >. Notre propos n’est pas d’en faire l’analyse, mais de confirmer par syn-opsis englobant objet et sujet les distinctions réelles et l’unité d’ordre non moins réelle qui existent entre les « parties potentielles > du sujet telles que les explicite la colonne de gauche. Bornons-nous à quelques observa­ tions qui rendront mieux évident ce que la disposition du tableau suggère suffisamment. Dans chacune des colonnes, chaque élément requiert pour exister ceux qui le précèdent; mais il peut s’adjoindre à eux ou bien non. Le vouloir de nature peut s’exercer sans le fibre arbitre, non pas inversement. Et le premier instant de l’Ange nous montrera que LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L *ANGE le libre arbitre-nature peut s’exercer sans le libre arbitre-option, bien que l’inverse soit impossible. D’autre part, il est bien connu que tout être de nature se porte vers le bien qui est sa fin, et < connaît > donc cette fin d'une manière appropriée à sa nature: il ne connaît pas pour autant la raison de fin, ce qui appartient seulement à l’être intelligent ”. Mais le sujet intelligent, qui est une personne, est simulta­ nément intelligent volontaire et libre. Et puisque la fin appartient expressément à l'ordre volontaire dont elle est le principe, il serait non cohérent avec la nature de la personne spirituelle que la raison de fin fût connue seulement intellectuellement et non pas également saisie d'une manière propre par le principe volontaire. C’est précisément cette saisie < affective > que nous faisons correspondre en propre à l'acte du libre arbitre-nature dont l’exis­ tence est ainsi confirmée: car la raison de fin est effectivement perçue comme telle selon le < volontaire >, si l’opération ordonnée à la pos­ session du bien, savoir le vouloir de nature, est ontologiquement référée, précisément par le libre arbitre nature, à la personne; c'est en effet à la -personne que répond la raison de fin·, nous disons la raison de fin qui échoit au bien en tant qu'il est subsistant en regard d'un sujet, non pas la mesure de la fin et l’inclination vers le bien qui la constituent, mesure et inclination qui ressortissent à la nature. Ce qui caractérise ce deuxième degré de perfection dans la hiérarchie de l'exercice volontaire et suffit à le distinguer du premier, c'est le repos, dans le bien qui est fin, du sujet aimant et désirant; le repos en effet n’est pas en propre la jouissance ou la fruition: le repos n'est perçu comme tel que concomitamment à la fin elle-même appréhendée sub ratione finis: il est donc convertible avec ce mode d'appréhension de la fin et constitue au même titre que lui le critère distinctif du deuxième < degré > comparé au premier. 2. La corrélation considérée au deuxième < degré > et au troisième < degré >. Distinction et unité entre la ratio finis et la ratio amoris. C’est toutefois la distinction entre les deux derniers < degrés » qui nous intéresse directement, à cause de son implication immédiate a Ci. G. Siegmund, Tiersche und incnschlichc Inlelligenz - Sapientia Aqui­ natis. Romae, 19551 t. I, pp. 151-159. RATIO FINIS ET RATIO AMORIS 61 concernant le libre arbitre. Nous allons donc expliciter le maximum de perfection auquel puisse atteindre l’exercice volontaire, supposé que le libre arbitre-option n’intervienne pas. L’existence de l’amour de bienveillance, dont le type assume et dépasse ce maximum, mon­ trera alors clairement l’originalité du libre arbitre-option, lequel à la fois présuppose réellement et achève réellement le libre arbitrenature. Observons donc que, selon le deuxième < degré >, une personne peut être aimée par une autre sub ratione finis, et plus que la personne aimante ne s’aime elle-même: il suffit pour cela que celleci se constitue par l’amour toute relative à la personne aimée: amour qui reconnaît à l’aimée, légitimement si c’est Dieu, illégitimement si c’est une créature, un être tel que l'aimant s’en estime dépendant absolument. L’aimant aime alors l’aimé lui-même sub ratione finis et plus que soi-même. Il n’en suit pas cependant que l’aimé soit aimé pour lui-même', l’aimant aime il est vrai et l’aimé et le bien de l’aimé, mais en vertu de ce fait et donc dans la mesure où l’aimé en acte d’aimer et partant son propre bien sont jugés par l’aimant nécessaires à sa béatitude à lui. Et il est impossible qu'il y ait davantage, tant et de (fin personnelle»? Nous n’envisageons pas le ( psychologique », c’est le fondement métaphysique du volon­ taire que nous considérons. Dans ces conditions, Γ< amour » propre­ ment dit se distingue des deux premiers 4 degrés? de l’exercice volon­ taire parce que la ratio formalis selon laquelle il atteint réellement l’aimé est englobante si on la compare à la ratio boni et à la ratio finis nt finis qui spécifient respectivement ces deux premiers degrés. ( Englobante > disons-nous, parce que précisément nous nous plaçons au point de vue métaphysique. L’caimé lui-même», l’aimé en personne, tel qu’il est actuellement subsistant, voilà en effet qui fonde et englobe en sa réalité tout ce qui peut, à quelque point de vue que ce soit, ressortir réellement à l’aimé. Ex parte objecti, selon l'être, le fait que l’aimé existe et donc qu’/Z soit lui est évidemment la condition pour qu’il soit le bien et la fin de l’aimant. La ratio formalis amoris, la raison formelle propre à l’< amour » c’est au fond la ratio entis mais saisie au concret et manifestant l’aimé tel qu’il est. Faut-il noter qu’affleure ici, affectée du mode qu’implique notre présent point de vue, l’involution bien connue entre la « ratio entis» et la (ratio boni»11. C’est l’inversion entre les ordinations respectivement impliquées par ces deux < rationes » qui rend possible et fructueux l’exercice de l’< amour » proprement dit. Ex parte objecti, c’est la ratio entis qui est englobante parce que fondamentale: c’est la réalité du sujet qui donne consistance à toute modalité sous laquelle il peut réellement être appréhendé. Tandis que, ex parte subjecti, en ce qui concerne l’ontologie de l’exercice volontaire, l’aimant doit saisir l’aimé comme bien et comme fin pour pouvoir également quoique non obligatoirement l’appréhender comme étant. La < ratio boni » et la < ratio finis » constituent à cet égard une sorte à'illatio ontologique à la ratio entis, bien quelles lui demeurent concomitantes sans laisser d’en être distinctes. L’exercice volontaire du troisième < degré » — Γ < amour » proprement dit — est donc spécifiquement et réellement distinct de « I. q5, ai, im. RATIO FINIS ET RATIO AMORIS 53 celui du deuxième « degré »: puisque, selon cet exercice du deuxième « degré », la raison de bien désigne formellement le bien comme bien: elle ne la désigne pas en tant qu’il est subsistant. Nous venons d’as­ signer et d’exprimer cette différence en nous plaçant au point de vue de la métaphysique qui est celui de l’être; achevons de comprendre cette même différence en nous posant la question de la causalité, en l’espèce celle de la finalité, dont le type ressortit précisément au bien. Dans l’exercice volontaire spécifié par le bien comme fin et même considéré sub ratione finis, la nature est identique, comme principe de mesure, dans l’objet désiré et dans le sujet du vou­ loir. Mais la nature comporte deux réalisations différentes: d’une part dans le sujet comme finalité inspiratrice, d’autre part dans l’ob­ jet comme fin à posséder. Il suit que ce type d’exercice volontaire comporte nécessairement une motivation qui est réellement distincte de son objet. La faim pousse l’animal à chercher nourriture, bien qu’il ignore s’il trouvera celle dont l’appétibilité répond à sa nature. La structure impliquée dans ce cas se retrouve pour l’essentiel en tout exercice volontaire normé par < nature » et < finalité ». En donnant cette fois au mot amour la portée analogique familière aux scolastiques (M. Maritain le note p. 50), on peut dire que dans l’< amour de nature» c’est-à-dire découlant de la nature, la ratio diligendi n'est pas entièrement réductible à la ratio amoris. Le bien visé est certes motif de l’amour; mais il y a également une raison d’aimer, inhérente au sujet de par la finalité de sa nature, et qui n’est pas la spécificité concrète du bien considéré comme fin et même sous la raison de fin. Examinons maintenant 1'« amour» proprement dit: et plus précisément ce selon quoi il se distingue, au point de vue de la causalité, de l’« amour de nature » dont nous venons de parler et dont il est d’ailleurs inséparable nous l’avons déjà dit. Cet « amour » s'adresse à l’aimé « pour lui-même »: cela exclut qu’il y ait dans ce cas une motivation de l’amour réellement distincte de l’aimé. La ratio diligendi est donc toute fondée et fondue en la ratio amoris. La métaphysique d'ailleurs, le confirme nous l'allons voir avec pro­ fondeur. L’< amour» véritable fait en effet épouser l’aimé en son opé­ ration, en sa fin, en son bien: c'est-à-dire en l'intégralité de son être; en un mot, cet amour appréhende l’aimé, non seulement comme 64 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE bien et comme fin mais comme étant, sub ratione entis. Cet < amour > subsiste donc en vertu de l’être même de l'aimé, et il ne peut percevoir quoi que ce soit le concernant qu’en vertu de ce principe qui le fait être: l’être de l’aimé. Si donc un tel < amour > cherche à assigner sa propre cause — et il doit y réussir par lui-même et par lui seul si il existe une telle cause, un motif propre et intime — il ne peut dé­ couvrir de cause qu'en vertu de l’être de l'aimé. En sorte que l’< amour véritable > transporte, et pour ainsi dire transplante, dans l’être de l’aimé, la question de la causalité qu’il peut se poser à son propre sujet. Or il n'y a pas de cause en vertu de laquelle soit subsistant l’être d'un étant, et qui puisse lui être extérieure: Dieu Lui-Même étant immanent. Ainsi, lorsque l’< amour véritable > quête une < raison > en cherchant à assigner sa propre cause, il retrouve tout simplement l'esse de l’aimé, esse qui spécifie sa propre ratio: la ratio diligendi, c’est alors la ratio amoris. L’< amour véritable > consiste donc, au terme de ces remarques, à aimer l’aimé pour lui-même et à l’aimer comme étant. Ces deux caractères portent la même conclusion: le premier nous a montré que dans ce cas il ne saurait y avoir de ratio diligendi différente de la ratio amoris, le second nous a permis d'établir que réciproquement toute ratio diligendi possible s’identifie avec la ratio amoris. Les exercices volontaires du deuxième et du troisième < degré » ont donc des structures différentes: le fondement métaphysique de cette différence consiste en ce que la ratio boni n’est pas la ratio entis. La considération de la causalité manifeste analytiquement cette même différence sous la forme idéalement claire d’une opposition de contradiction. En l’< amour de nature > qui constitue le deuxième < degré >, la ratio diligendi n’est pas réductible à la ratio amoris. En Γ< amour t véritable, constitutif du troisième < degré >, la ratio diligendi s’identifie à la ratio amoris. Il y a donc deux amours: l’un < véritable > en lequel le consentement unanime discerne la nature de Γ amour, l'autre < de nature > sans lequel il n’y a, d’expérience universelle, aucun amour possible. L’amour de nature ne peut pas être adéquat à la nature de l'amour, bien que celle-ci ne puisse se réaliser que dans celui-là. Telle est l'une des manières d’exprimer le mystère que constitue l’amour créé. Elle confirme la valeur et la réalité des instruments qui la rendent possible, et notamment la distinction entre le deuxième RATIO FINIS ET RATIO AMORIS 65 et le troisième < degré >, et par conséquent la distinction entre le libre arbitre-nature et le libre arbitre-option. Prétendre découvrir et fonder la structure du libre arbitre dans celle de l’amour suppose il est vrai que cette structure de l’amour est elle-même une réalité permanente. Or elle l’est en effet, au même titre que la créature spirituelle: il convient de terminer par cette observation. La difficulté célèbre soulevée par la ratio diligendi dont parle S. Thomas 25 vient radicalement, nous parait-il, de ce que l’humaine raison est spontanément inclinée à enserrer l’intelligibilité dans l'univocité: en sorte qu’elle n’arrive pas à étreindre adéquatement une unité d'ordre; elle peut trouver son repos en cette unité: mais seulement en adorant, dans ce qui est pour elle un mystère, Dieu Auteur de l’ordre. Or l’amour créé est tel à jamais: son unité, celle qui en est convertible avec la réalité, est une unité d'ordre', l’amour, s'il subsiste selon la pureté de sa nature, subsiste seulement dans 1\< amour de nature » inadéquat par essence à la nature de l’amour. Et cela est si structuralement vrai, si profondément inviscéré dans l’être même de la créature spirituelle, que cela vaut non seulement dans l’ordre 15 naturel mais également dans l’ordre15 surnaturel, non seulement temporellement mais éternellement: nous en em­ pruntons la confirmation à S. Thomas. 25 2-2. q26, ai3, 3m. Unicuique erit [in patria] Deus tota ratio diligendi, eo quod Deus est totum hominis bonum. Dato enim per impossibile quod Deus non esset hominis bonum, non esset ei ratio diligendi. Et ideo, in ordine dilectionis, oportet quod post Deum homo maxime diligat seipsum. La question posée concerne l’ordination de l’amour exercé par chaque élu, à l’égard de Dieu de soi-même et d’autrui. Le principe de cette ordination est d’ailleurs expressément rappelé: Dieu, in patria, est tout en tous. La question elle-même, celle de l’ordination de l'amour d’une part; et, d’autre part, le but que nous poursuivons, savoir de confirmer par l’étude de ce texte la distinction entre la «ratio diligendi» et la aratio amoris»: l’une et l’autre chose requièrent de déterminer quelle est en droit la natu­ re du rapport entre la « ratio diligendi » et la « ratio amoris ». Nous ren­ voyons cette étude à 1’Excursus I. Nous y montrons que la « ratio Amoris » constitue à la fois le fondement réel et la clé intelligible du rapport en question. C’est selon la « ratio diligendi » que la créature est ontologiquement conforme à la « ratio Amoris »; cela permet que: premièrement la « ratio amoris » soit réellement subalternée à la « ratio Amoris », et que deuxièmement la « ratio amoris » constitue l’achèvement de la « ratio diligendi » dont elle se distingue réellement. 5 66 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE S. Thomas veut montrer que, même béatifiée, la créature ne saurait aimer davantage qu'elle-même aucune autre créature, celle-ci fût-elle plus proche de Dieu. Or il ne nie pas < simpliciter > la con­ clusion de l'objectant, fondée sur l'ordre de proximité à Dieu tel que la créature est supposée l'appréhender. S. Thomas nie cette con­ clusion — une créature en aimerait une autre plus quelle s'aime elle-même — en rappelant le point de vue selon lequel exige primordialement de l'interpréter T< ordre de proximité à Dieu > considéré in respectu ad Deum et partant ontologiquement. Or ce que requiert ontologiquement tout amour, c'est l’ordination de chaque être à son bien, et par conséquent au Bien. Or Celui-Ci — Dieu — donne, et donne d’ailleurs Lui Seul, au bien propre raison de fin et en fonde l’immanence dans le sujet. Le caractère immanent du bien comme fin, c'est cela qu’exprime la · ratio diligendi j: à laquelle S. Thomas donne la préséance sur la < ratio dilectionis > alléguée par l’objectant. Amour et Bien sont identiques in re. Dieu-Trine est Dieu-Etre. Mais la ratio amoris n’est pas, n'est jamais pour la créature, la ratio boni ni par conséquent la ratio diligendi. Et le bien propre et l’a­ mour de nature touchent de si près l'étre de la créature qu’ils im­ pliquent un type de < plus ou moins >, et partant un ordre,15 inalié­ nable; l’Amour béatifiant ne l'altère pas: bien au contraire, il ne peut que l’assumer puisqu’il le requiert. On ne saurait confirmer de plus haut, ni de manière plus défi­ nitive, la distinction réelle entre l’< amour de nature » et Γ< amour » véritable: et pareillement leur unité organique en vertu de la nature de l’amour. 3. La corrélation considérée au deuxième < degré > et au troisième < degré >. Le libre arbitre-option est au libre arbitre-nature, comme la ratio amoris est à la ratio finis. Que cette distinction et cette unité soient également réelles au sein du libre arbitre entre ses deux modalités, nous aurons achever de l'établir en montrant que le ï passage i (virtuel) du deuxième < degré > au troisième < degré > de l’exercice volontaire a rigoureuse­ ment le même caractère ex parte subjecti et ex parte objecti, du côté du libre arbitre et du côté de la réalité atteinte. L’argument consiste, on le suppose, à rapprocher deux considérations déjà faites. - LIBRE ARBITRE-NATURE ET LIBRE ARBITRE-OPTION 67 Rappelons d’abord brièvement ce qui concerne le sujet. La personne, à qui formellement le libre arbitre-nature réfère la réalité de l’opération volontaire, peut de ce chef agir sur le progredere de l'acte par le libre arbitre-option. Elle ne peut ajouter à la nature, mais elle peut décider soit d’en mettre en oeuvre toutes les virtualités soit d’en sous-déterminer dans l’ordre pratique la spécification. Le « passage > du libre arbitre-nature au libre arbitre-option consiste donc en un choix qui est soit approbatif soit précisif, l’un excluant l'autre. Si donc on demande ce qu’ajoute le libre arbitre-option, il faut distinguer avec soin le < contenu > et le « mode >. Le libre ar­ bitre, en tant qu’immédiatement connexé au vouloir de nature, et c’est ainsi que nous l’envisageons, ne peut évidemment rien ajouter au « contenu il peut seulement acquiescer ou diminuer. Mais, que le « contenu > demeure ou non, ce qu’ajoute toujours le libre arbitre-option c'est la décision, c’est l’éviction de l’une des deux parties mutuellement exclusives de la même alternative. Le caractère absolu de l’option concernant le bien connaturel est d’ailleurs confirmé du fait quelle ne résulte pas de la comparaison de raisons contrai­ res: radicalement elle ressortit à l’ordre volontaire et affectif; la thèse JM P a mis ce point en vive et parfaite lumière. Considérons maintenant ex parte objecti le même < passage ■> du deuxième « degré > au troisième. L’aimé est objet d’< amour véritable si il est appréhendé pour lui-même et comme i étant ·, et non plus seulement saisi par l’aimant sub ratione boni et finis. En quoi, ici, le < passage » consiste-t-il? Il faut bien entendu, pour répondre à cette question, tenir compte des conditions qui la rendent possible. Or, l’< amour ·> véri­ table ayant la spécification propre que l’on vient de rappeler, l’exer­ cice n’en est possible que si préalablement l’aimant sait — intelli­ giblement, affectivement, par toute médiation possible dont nous laissons l’analyse de côté — que l’aimé peut précisément être appré­ hendé « sub ratione ipsius et entis >. Si, pour quelque raison que ce soit, l’aimant ignore cette possibilité il ne saurait y avoir ni exercice du troisième < degré >, ni partant « passage > y aboutissant. Mais d’autre part, nous y avons insisté, 1’« amour > véritable n’est pas séparable: son exercice requiert, au titre de fondement actuel et con­ comitant l’exercice de Γ< amour de nature >; il ne saurait donc ab­ straire de la < ratio boni et finis ». 68 LE PÉCHÉ ET LÀ DURÉE DE L'ANGE Si donc nous usons du langage abstrait et de la précision qu'il permet, nous dirons que la question de passer » du deuxième au troisième «degré.· ne se pose réellement pour l’aimant que si pre­ mièrement il tient pour réellement possible d’appréhender l'aimant simultanément sub ratione boni et linis et sub ratione ipsius et entis, et plus seulement de la première manière. Maintenant, une même réalité — ici l’exercice volon­ taire — ne peut être spécifiée en son subsister concret par deux » rationes.· différentes : à moins que celles-ci ne soutiennent entre elles une unité d’ordre, laquelle ne peut évidemment être assignée qu’en fonction de ce quelles ont de commun. Or les deux < rationes » dont il s’agit présentement concernent l'une et l’autre l'aimé, puis­ qu'elle désignent deux manières dont il peut concrétement être appréhendé. L’ordre requis doit donc être assigné en fonction de l’aimé, c'est-à-dire ex parte objecti: et non pas ex parte subjecti en fonction de l’aimant. Dès lors, cela aussi nous l’avons déjà observé, c’est bien en­ tendu la ratio enlis qui englobe la ratio boni. Appréhender l’aimé tel qu’il est n’exclut pas pour l’aimant de le saisir comme étant son bien: et même cette médiation demeure toujours concomitante et indis­ pensable, nous ne saurions trop le répéter. Tandis que l’inverse n'est pas vrai: saisir l’aimé sub ratione boni et finis n’inclut pas nécessai­ rement de l'appréhender sub ratione ipsius et entis. Si les deux < rationes > peuvent être réellement concomitantes c’est donc ex­ clusivement parce quelles peuvent se trouver récapitulées en celle des deux qui par nature est englobante, et non pas bien sûr en vertu d’une juxtaposition qui ne pourrait être qu’abstraite. La question de < passer > du deuxième « degré » au troisième se pose donc réellement pour l’aimant d’une manière qui est juste à l’op­ posé de ce que risquerait de suggérer une représentation imagitive. Le «passage» consiste pour lui, avant tout exercice: d’abord à dé­ couvrir le troisième < degré » tel qu'il peut être réellement, c’est-à-dire comme simplicité englobante; ensuite et par voie de conséquence, à considérer le deuxième « degré », qui nécessairement doit perdurer, comme constituant à l’abstrait une < diminution » du troisième et au concret une introduction. Autrement dit, dans l’ordre réel nous insistons car lui seul importe, le troisième « degré > ne peut pas résulter pour l’aimant d’une < addition » faite au deuxième; c’est le deuxième qui se présente LIBRE ARBITRE-NATURE ET LIBRE ARBITRE-PTION 60 comme constituant seulement la condition objective distincte mais inséparable du « troisième », dès là que celui-ci est découvert tel qu’il peut réellement exister. La ratio boni constitue une formalité effec­ tivement séparable de la ratio entis en ce sens qu’elle suffit à spéci­ fier un type autonome d'exercice volontaire; tandis que la ratio entis n’est pas effectivement « ajoutable » à la ratio boni, car ce qui est simple ne peut résulter d’une sommation. Concluons en employant le langage accordé à la mo­ dernité: le troisième «degré» ne peut procéder du deuxième par évolution: il ressemble plutôt à une création ;en sorte que si ce troi­ sième « degré » se manifeste comme réellement possible, c’est lui qui mesure les autres: séparé, le deuxième « degré » ne serait plus qu’une dégradation, assumé il demeure une introduction. Lors donc que l’aimant découvre 1’« amour » véritable comme réellement possible, une alternative se pose pour lui, nécessairement comme suit: ou bien exercer effectivement cet «amour» véritable, en considérant l’aimé sub ratione sui ipsius et entis, et partant in­ clusivement et nécessairement sub ratione boni et finis; ou bien considérer l’aimé seulement sub ratione boni et finis, bien que sachant réellement possible de l’envisager mieux adéquatement: choisir ainsi l'exercice volontaire du deuxième « degré », et choisir par conséquent de refuser l’exercice volontaire du troisième « degré ». On voit dès lors que le « passage » a rigoureusement la même structure: qu’il soit envisagé en fonction de la réalité aimée comme nous venons de le faire: ou bien envisagé en fonction du libre arbitre lui-même, ainsi que nous l’avons d’abord rappelé; il convient de transcrire ici ce rappel mot pour mot. L’aimant ne saurait ajouter à la nature de l’amour qui rend possible pour lui le troisième « degré » lorsqu’elle lui est manifestée; mais l’aimant peut décider: soit de mettre en oeuvre adéquatement la nature de l’amour: soit d’en sous-déterminer dans l’ordre pratique la spécification, en n’en retenant que la ratio boni et finis. Le « passage » de 1’« amour de nature » à 1’« amour » véritable implique un choix qui est soit approbatif soit précisif, l’un excluant l'autre. Si donc on demande ce qu’ajoute pour l’aimant la manifes­ tation (et la découverte) de l‘« amour » véritable, il faut distinguer le « contenu » et le « mode ». Il se peut que rien ne soit effectivement ajouté au «contenu»; si précisément l’aimant choisit de continuer 7() LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE à exercer l’aniour comme il le faisait au deuxième < degré >, secundum rationem boni et finis. Mais, que le < contenu > soit méliorisé ou non, ce qu'importe toujours avec elle la découverte de Γι amour > véritable, c'est la décision, c'est l’éviction de l’une des deux parties mutuellement exclusives de la même alternative. La nature de l'amour une fois découverte, saisir l’aimé seulement sub ratione boni et finis n’est plus possible sans un refus libre, tout de même qu’appréhender l’aimé sub ratione ipsius et entis n’est pas possible sans un acquiescement libre. Ces considérations manifestent clairement comment une primordiale gratuité demeure co-essentielle à l’< amour > véritable, sans cependant faire aucune violence à l’< amour de nature >. Nous faisons derechef remarquer que l’existence de cet­ te donnée, observable dans la réalité, corrobore a posteriori l’argu­ ment qui la démontre2*. Nous ne pouvons nous étendre davantage; nous laissons de côté nombre d’éléments impliqués par la nature de l’amour: tels la connaturalité 11 de bien instaurée par 1'« amour », la réciprocité. Chacun de ces éléments s’intégrerait à notre démarche et la confirmerait. Il suffira, eu égard au péché de l’Ange, d’en ré­ capituler l’essentiel et d’en énoncer une dernière fois la conclusion. 11 Le rapport, tel qu’il est, entre le deuxième et le troisième «degré», implique comme conséquence nécessaire le caractère libre de 1’« amour » véri­ table. Nous venons de le voir; une comparaison achèvera de le manifester. L'amour est semblable à la foi. Même seulement humaine, la foi n’est pas réductible aux raisons qui la justifient. Ces raisons rendent la raison sponta­ nément consentante à l’acte de la foi, mais celui-ci est par sa spécificité un commencement a lu. L’amour, si il est conforme à la nature de l’amour, est donc semblable à la foi. Il a, lui aussi, sa justification: et cela d’une manière propre, c’est-à-dire dans l’ordre affectif. L’« amour de nature », voilà le fondement puissant et « raisonnable » de l’« amour » véritable. Mais 1’« amour » véritable n’est pas plus réductible à Γ«amour de nature» que la foi ne l’est à sa justification. L’« amour» véritable repose, initialement mais aussi habituellement, sur et dans une option libre. 11 n’est pas gratuit seulement de cette manière, mais il l’est primordialement de cette manière. C’est l’un des aspects de sa grandeur. C'est aussi l’origine de sa fragilité, congénitale dans 1 ordre créé. Le vouloir créé ne peut être fixé dans la libre option, qui est la condition nécessaire et concomitante de la bienveil­ lance, que sur-naturellement, divinement. La nature de l'amour constitue la mesure la plus rigoureuse et la mieux adéquate de la faillibilité inhérente à la personne créée en acte de son exercice volontaire. LIBRE ARBITRE-NATURE ET LIBRE ARBITRE-OPTION 71 Le «passage» de l’exercice volontaire du deuxieme «degré» à celui du troisième « degré > présente rigoureusement la même structure, que l’on envisage l’un ou l’autre des deux chefs d’ultime détermination de cet exercice: ex parte subjecti, le rapport entre les modalités du libre arbitre; ex parte objecti, le rapport entre les for­ malités selon lesquelles l’aimé est appréhendé. Ces deux rapports donc, concrètement observés, ont la même structure. Or la structure d’un rapport, concrètement, c’est la manière selon laquelle composent entre elles l’unité et la distinction dont l’ensemble constitue la réalité même du rapport. Il suit que l’unité et la distinc­ tion entre les deux espèces d'amour dont nous avons, avec S. Thomas,14 rappelé l'existence — cette distinction réelle et cette unité d’ordre observées pour l'amour — existent également entre le libre arbitrenature et le libre arbitre-option. L’amour de bienveillance pour Dieu ne laisse pas d'im­ pliquer actuellement que Dieu est le bien de l’homme et, pour autant, raison d’aimer. La bienveillance pour l'aimé enclôt en elle la finalité dont il est investit, et dont elle ne saurait abstraire bien quelle l’actua­ lise supérieurement en une libre élection. Pareillement, et même identiquement in re, l’acte du libre arbitre-option enclôt en lui l’exercice du libre arbitre-nature sans lequel il serait métaphysiquement impossible: «opter, décider» n’en constituent pas moins un type d’actuation original, et partant une détermination irréductiblement nouvelle. L’existence et la spécification du libre arbitre-nature, nous le tenons désormais pour suffisamment expliqué. Aussi avonsnous fait figurer ce libre arbitre-nature, partie potentielle de la nature spirituelle, dans le tableau qui récapitule la structure métaphysique du volontaire. Ajoutons que la correspondance indiquée par le tableau (p. 59) n'est pas bi univoque. Le libre arbitre, et pas seulement le vouloir de nature, peut s’exercer à l’égard du bien connaturel. Le libre ar­ bitre-option peut choisir de considérer l’aimé seulement sub ratione finis: précisément en refusant d’exercer l’amour de bienveillance. Mais, d’une part, saisir l’aimé sub ratione finis (et pas seule­ ment comme bien) requiert l’exercice du libre arbitre-nature; et, d’autre part, l’amour de bienveillance requiert le libre arbitre-option. Ces deux dernières clauses nous seront directement utiles pour situer le péché de lAnge. LB PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE LA STRUCTURE MÊTAPHYSIQUE DU VOLONTAIRE. SCHÉMA. Concluons cette laborieuse enquête consacrée au libre arbitre. Nous modifions comme suit le cadre proposé par M. Maritain concernant la structure métaphysique du volontaire. Et, pour éviter toute équivoque, nous modifions également les no­ tations ci-dessus employées: Li amour-de-nature ontologique L2 amour-de-nature élicite pour le bien in communi L3 libre arbitre-nature L4 libre arbitre-option L5 habitus infus de charité. Li, L2, I5 coïncident respectivement avec Nr, N2, N5. Nous ne reproduisons pas les précisions ci-dessus données (p. 15), avec M. Maritain. N4 comprend L4, mais recouvre également, au moins de facto, ce que nous désignons distinctement par L3. Le type d’amour N3 nous paraît présenter, quant à sa définition, des difficultés intrinsèques11, et nous ne voyons pas d'ailleurs qu’il constitue un élément distinct dans la structure méta­ physique du volontaire. Cet amour N3, défini comme < empêchable par le libre arbitre Nq> ([3 *, p. 52, p. 78 ligne 9) n’est pas celui que nous associons au libre arbitre-nature L3. Car l’exercice de L4 im­ plique nécessairement celui de L3: L4 ne peut donc empêcher l’amour qui est concomitant à sa propre condition d'exercice. Cependant, l'amour qu'il convient d’associer à L3 coincide avec N2 dans la me­ sure où celui-ci s’adresse à Dieu distinctement, et non au bien in communi. Or, ainsi envisagé, N2 parait bien être, selon M. Maritain, constitutif de N3. Retenant cet accord sur la res, bien que rejetant la caracté­ risation proposée par M. Maritain, nous associons au libre arbitrenature L3 un amour (pie nous désignerons par: L3-N3. III. LE PREMIER INSTANT DE L’ANGE A. Les principes de l’acte angélique au premier instant. Lour existence. L’acte volontaire de l'Ange en son premier instant implique-t-il ou non l’exercice du libre arbitre? Telle est la question qui a nécessité d'approfondir l’ontologie du libre arbitre. Les résultats acquis per­ mettent et exigent maintenant de poser la même question d’une manière plus précise. Les réponses qu’il convient d’j' apporter sont en effet opposées selon qu’il s’agit du libre arbitre-nature ou du libre arbitre-option. Cela résout nous le verrons nombre de difficultés. On n’aurait cependant rien gagné si il n’y avait là qu’artifice dialectique surgissant à point pour porter secours à quelque détresse théologique. Il n’en est rien. C’est du dedans, organiquement, que l'ontologie du libre arbitre éclaire Je premier acte de l'Ange pour ce qui est du «volontaire»; et cet acte, en retour, constitue la plus évidente monstration des principes métaphysiques qui ont été rap­ pelés dans la précédente partie. Il est opportun de rappeler une observation qui a déjà été faite (1,1 §2, p. 24): elle est d’une extrême importance et commande tout l’enchaînement qui va suivre. La commodité conduit à désigner les différents types d’exercice volontaire par les lettres que nous leur avons associées; et nous écrivons désormais < L3 » par exemple, ou «exercice L3 », ou «acte L3 », pour signifier que l’acte considéré inclut un exercice de la volonté selon le type L3. La nomenclature L1 à L3 se présente à cet égard comme univoque. Et il existe effecti­ vement un caractère permanent pour tout l’enchaînement L1 à L4: chaque type ajoute une détermination nouvelle qui peut ne pas exister, et dont la réalisation ne subsiste qu’en celle des types pré­ 74 LE PÊCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE cédents; et. d'autre part, L5 peut, lui aussi, s'ajouter ou non à l'en­ semble (L1 à L4). Cependant, en réalité, les distinctions entre les types Ll à L5 ne relèvent pas de l'univocité. En effet, le rapport qui existe entre L5 d’une part, et d’autre part l'ensemble (Ll à L4) considéré soit comme < omne > soit comme , est un rapport d’ordre à ordre’*, un rapport du naturel au surnaturel. Tandis que les rapports entre Ll L2 L3 L4 constituent une structure métaphysique, laquelle appartient à l'exercice volon­ taire aussi bien dans l'ordre naturel que dans l'ordre surnaturel. L5 exhausse respectivement, pour chacun des types Ll L2 L3 L4, et le piincipe et le terme de l’opération; mais L5 ne modifie pas les connexions: chacun de ces quatre types requiert ceux qui le précè­ dent, et non pas inversement: cela est vrai nécessairement, aussi bien selon L5 que sans L5; aussi bien dans l’ordre surnaturel que dans l'ordre naturel. La grace étant primordialement un habitus entitatif, elle sup­ pose actuellement, dans l'être quelle exhausse, la perfection de l'ordre entitatif: et par conséquent l’ensemble des déterminations de nature; tel est le fondement de l’identité de la structure Ll L2 L3 L4 dans Vordre naturel et dans l’ordre surnaturel. Cette identité inter­ viendra comme piincipe dans les déterminations qui vont suivre. Il convenait d’en préciser l’expression et d’en rappeler le fondement, sans préjudice d'ailleurs des justifications particulières qui en seront données ultérieurement. 1 — IL < DOIT ÊTRE > IMPOSSIBLE QUE L’ACTE VOLONTAIRE DE L'ANGE EN SON PREMIER INSTANT COMPORTE L'EXERCICE DU LIBRE ARBITRE-OPTION. 1. Cette inipossibilité dérive de l'ontologie. Il s’agit d’une impossibilité de droit. Nous l’avons déjà expli­ qué”, rappelons l'essentiel. Le donné imposé au théologien, c’est qu’au premier instant il n'y a ni péché ni d'ailleurs mérite imputé18. Or, il répugne que l’intelligence angélique < se reprenne >, comme notre raison vacillante: il répugne que l’Ange ne soit pas, dès qu’il l'ange a-t-il opté au premier instant? 75 est possible, ce qu'il doit être definitivement. Si donc l’Ange pèche seulement au second instant, la perfection de sa nature exige qu’il soit pour lui impossible de pécher au premier instant. Cette impossibilité ne peut être fondée adéquatement sur l’argument théologique qui justement la requiert au titre de complé­ ment: ce complément d’argument ne peut donc dériver que de l’on­ tologie. Le péché est impossible, si opter est métaphysiquement impossible. C’est cette impossibilité, pour l’Ange, d’opter au premier instant qu’il convient d’établir11. Mais il convient également d’observer que le péché pourrait être impossible, bien qu’« opter * fût possible: car une op­ tion peut, nous le verrons, être véritable comme option, et être cependant rendue infaillible par Dieu. Tel qu’il est assigne, notre « complément d'argument » est donc « excédant >. Nous retrouverons cquivalemment cette même difficulté en confrontant entre eux les textes de S. Thomas. Elle requiert, nous l'expliquons en note27, 27 Nous paraissons viser davantage qu’il n’est requis: pour que l’Ange ne pèche pas, il n’est pas nécessaire qu’il ne pose aucune option: bien que cela suffise. Ce chevauchement est inévitable: il est aisé de le comprendre. Pour fonder mieux adéquatement ce qui déjà est certain théologiquement, il n’est d’autre recours que démontrer métaphysiquement. Mais lorsque la réalité dont il s’agit est un commencement absolu, la démonstration, qui est comme telle enchaînement, ne peut, elle, être absolue. Dans le cas présent, l’affirma­ tion: «il est impossible pour l’Ange d’opter au premier instant» serait fausse si on entendait « simpliciter », inconditionnellement, la modalité « il est im­ possible ». A considérer en effet la nature spirituelle seulement selon ses com­ posantes génériques — intelligence, volonté, libre arbitre — il n’est pas impos­ sible que l’Ange au premier instant opte sans pécher (Cf. sous-paragraphe suivant). Mais, dans ce cas, l'Ange serait justifié dès le premier instant (note 18), et donc préservé du péché. La possibilité envisagée, au moins par la consé­ quence qu’elle implique, ne correspond donc pas à la réalité. Maintenant cette option infailliblement bonne, hypothétique, eût-elle été, au premier instant, eût-elle été, comme option, de même nature que celle effectivement posée par chaque Ange au second instant? Le moins qu’on doive affirmer est que cette option infaillible, sous et dans la motion divine créatrice, n’aurait pas joué dans la destinée de l’Ange le rôle qu’y joue en réalité l’exercice du libre arbitre tel qu’il est. Le libre arbitre-option eût été alors assimilé, dans le moment où l’Ange commençait d’être, aux autres composantes « de nature ». L’Ange eût été purement instrument de Dieu, même en ce qui concerne la réalisation de son propre salut. En fait le libre arbitre de l’Ange se situe en regard de Dieu, non comme un instrument, mais comme l’affirmation d’une personne autonome. Or il n’y a évidemment aucun argument rationnel per­ 76 LE PÉCHÉ ET î-\ DIRÉE DE L’ANGE la précision suivante. Dans l’affirmation: < il est impossible que l’acte volontaire de l’Ange en son premier instant comporte I.4 », la moda­ lité ; il est impossible > suppose qu’il s’agit de la nature spirituelle de l'Ange telle que la manifeste le fait du -péché. L'impossibilité de L4 au premier instant ne peut pas être déduite seulement de ce que nous connaissons a priori de la nature spirituelle: savoir de comporter intelligence, volonté et libre arbitre. C’est le fait du péché de l'Ange qui révèle la nature du libre arbitre angélique avec assez de précision pour que l'on puisse affirmer: < Il est impossible que L4 s’exerce au premier instant ». Objective­ ment, l’Ange étant créé tel qu’il est, il s’agit d’une impossibilité de droit. Mais nous ne pouvons atteindre et déclarer cette impossibilité découlant en droit de la nature angélique qu’en faisant état du fait révélé: l’Ange a péché; car ce fait et lui seul nous révèle à son tour suffisamment la nature de l'Ange pour que nous puissions, à partir d’elle, inférer et conclure de manière nécessaire. 2. L'acte d'opter est, selon son être d'acte, réellement distinct de la réalité dont il est le principe. Ce dont l’acte d'opter est le principe, c’est en définitive nous l’avons vu l’un ou l'autre des deux membres mutuellement exclusifs de l’alternative: < faire que telle chose soit », < ne pas faire que cette chose soit >. Ce que toujours vise le libre arbitre, c’est une déter­ mination objective ultimément constituante de la réalité de la chose. Si le vouloir de nature, lui-même déterminé ïe par le libre arbitre- mettant de déterminer a priori la nature du rapport que soutient avec Dieu le libre arbitre angélique: « pur instrument » ou « position autonome »? Et parce que le · complément d'argument » que nous recherchons est de souche rationnelle, il doit ne pas faire acception d’une dichotomie que seule décide la Sagesse divine. 11 est donc voué à être trop général. L’impossibilité de droit qu’il vise à établir ne pourra donc concerner la réalité que si les consi­ dérants métaphysiques sur lesquels il repose sont ultérieurement déterminés par les conditions réelles telles que Dieu les crée et telles que les manifeste l'histoire de l’Ange. C'est ce que nous observerons effectivement un peu plus loin. *» Le vouloir de nature ne peut pas être déterminé par un acte du libre arbitre-option sans être référé à la personne par le libre arbitre-nature: cela à été expliqué dans la seconde partie. Dans le présent paragraphe, nous sous- l’ange λ-τ-il ΟΡΤΪί AU premier instant? 77 option, se porte vers cette détermination objective et constituante, la chose est; si le libre arbitre-option refuse cette détermination en suspendant l'exercice du vouloir de nature qui pourrait se porter vers elle, la chose n’est pas. Or l’acte d'opter ne peut pas être iden­ tique in re à une « absence de »: ce serait contradictoire comme l'être et le non être. Mais l’acte d’opter ne peut pas non plus être identique in re à la détermination objective et constituante qui procède de lui: il serait alors création; dans ces conditions en effet, la réalité que constitue cette détermination objective et constituante subsisterait dans l’être même de l’acte d'opter: et cela en vertu de ce qui, de cet acte, appartient en propre et exclusivement au libre arbitre, savoir décider d’une alternative. Si ténu soit l’aspect sous lequel se réaliserait dans l’ordre entitatif le < Que cela soit », celui-ci n'est attribuable qu'au Créateur, non à quelque vouloir créé que ce soit. L'acte d'opter est, selon son être d'acte, nécessairement et réelle­ ment distinct du vouloir de nature dont il détermine l'exercice. « Ce sur quoi porte immédiatement le libre arbitre est en effet, nous l’avons vu, le vouloir de nature28 produisant son acte, ou équivalement le progredere de cet acte à partir de son principe. C’est cette <{ res », constituée par l’exercice du vouloir se portant vers le bien connaturel29 que concerne primordialement l’alternative: « faire être », « ne pas faire être »; acquiescer eflicacement à ce qui, ipso facto, est: ou bien sous-déterminer pratiquement ce qui devait être. L’acte d’opter est donc principe en regard du vouloir de nature en tant qu'il communique à celui-ci la détermination qui 3. entendons cet exercice du libre arbitre-nature: afin d’alléger un exposé que le souci de rigueur, inévitablement, rend laborieux. A chaque étape de l’argument développé dans le texte, on peut vérifier que le libre arbitre-nature doit être conjoint au vouloir de nature: se contre-distinguant comme lui du libre arbi­ tre-option. Nous examinerons d’ailleurs, au deuxième paragraphe de cette troisième partie, l’unité dans l’Ange naissant de tout ce qui est a de nature »: et dont l’actuation doit être réalisée au premier instant. 28 « Connaturel » peut s’entendre ici au sens déjà suggéré note 21. L’argu­ ment ne fait pas acception du caractère soit originel soit gratuit de la connaturalité (Cf. p. 45). 78 LE PÉCHÉ ET LA PURÉE PE L’ANGE le rend subsistant. Et comme, d'après le sous-paragraphe précédent, l'acte d'opter est réellement distinct de la réalité dont il est le prin­ cipe, il suit que l'acte d’opter est réellement distinct du vouloir de nature en tant précisément qu'il achève de le déterminer ontolo­ giquement. 4. L'exercice du libre arbitre-option a lieu pour l'Ange au second instant. L'acte d’opter étant réellement distinct du vouloir de nature” dont il détermine ontologiquement l’exercice, il leur correspond dans la durée de l'Ange des instants différents: cela en vertu des conventions que nous avons posées”. De plus, la précession ontolo­ gique est du côté de l’exercice du vouloir:” l'acte du libre arbitre n’est en effet possible qu’au sein de l’exercice du vouloir, et il ne se termine qu’en communiquant à ce même vouloir sa détermination objective et constituante; en sorte que, considéré soit a quo soit ad quem, l'acte du libre arbitre requiert la réalité actuelle que consti­ tue l', peut donc être associé à la terminatio de deux opérations différentes: l'opération de Dieu créant l’esse et l’opération de la créature s’affirmant comme per­ sonne dans la décision du libre arbitre. < Nihil prohibet, simul et in eodem instanti, esse terminum creationis et terminum liberi arbitrii >M. Nihil prohibet. Il n’est pas impossible... il est possible que... Et non pas < il est nécessaire que... : le mode catégorique a priori est exclu du discours humain lorsqu’il affronte le premier instant; car le commencement de l’esse est, dans la créature, irréférable à quoi que ce soit autre, et il est d'autre part subordonné à l'initiative libre du Créateur. N’est a priori impossible au premier instant que ce qui implique contradiction. On pourrait donc supposer un Ange existant en personne et en nature, et ne produisant cependant aucun acte. Un Ange, pur acte premier, n’implique pas contradiction: parce (pie l’Ange n’est pas Acte pur. Cependant, l’hypothèse d’une intelligence qui aurait l’esse, sans exercer l'intelligere, il est vrai distinct de l’esse, n’est pas en harmonie avec le fait que l’intelligence pure ne requiert pas pour son actuation de conditions inhérent avec elle dans le même sujet et qui lui seraient extrinsèques. Que l’hypothèse d’un Ange inerte ne s'impose pas nécessairement, cela est confirmé par la lo­ cution de S. Thomas; que cette hypothèse ne corresponde pas à la réalité, nous l’admettons comme on l’admet communément par raison de simplicité; parce que cela semble mieux conforme à la Sagesse qui est Simplicité subsistante. Dieu crée l’Ange; Dieu donne l’Ange à lui-même, constitué dans le degré de perfection adéquat à la mesure déterminée par la nature. Et parce que l’esprit, par nature, est acte, Dieu actue, en même temps qu’il le pose dans l’ètre, tout ce qui, de l’Ange, est < de dans le cosmos physique. Mais l’argument que propose S. Thomas suppose expressément le principe qu’il a lui-même posé concernant la durée angélique (Cf. note 4). L’instant angélique ne comporte pas d'autre complexité que celle des données ontologiques auxquelles il est associé. Lorsqu'une opération est ontologiquement fondée dans une autre, il n'est pas requis de faire correspondre à ces deux opérations deux instants différents. Nous reviendrons sur ce point (Ch. V). ” i. qô3, as post medium. L’ANGE NAISSANT EST TOUT RELATIF λ DIEU LE CRÉANT 81 nature». Il convient que l’Ange soit livré, par-fait” par Dieu LuiMême, à ce qui, de par Dieu également, ne peut être que de lui: opter. Voilà le principe; il appelle des précisions: qu’est-ce qui, dans l’Ange, est < de nature >n et actué au premier instant; quel est le principe prochain de l’< opter », et dont l’acte fonde le second instant? Nous allons voir que S. Thomas a affermi la position de ces questions, bien qu'il en ait laissé ouverte l’ultime résolution. 3. La démarche de S. Thomas. Une apparente dualité en manifeste le véritable principe d'unité: Dieu meut infailliblement ce qui est < de nature ». S. Thomas aborde directement l'aporie: l’Ange a-t-il péché au premier instant? Sa réponse est affectée de la modalité que nous avons vu 11 être requise par le contexte doctrinal de la question. < Il est impossible que l’Ange pèche au premier instant, parce que... » Deux arguments différents sont explicités au lieu et place de ces points de suspension. Nous les examinerons successivement, nous en ferons ensuite le rapprochement. I - Le premier argument, ou principe i fondamental ». « Supposé qu’être et opérer commencent simultanément pour une réalité, Γί opérer » inhère en cette réalité en vertu du principe dont elle tient l’être Et la raison de convenance que nous avons rappelée au sous-paragraphe 2 fonde la formulation affirmative: l'Ange commence d’agir en même temps que d'être, et cette opération subsiste en lui en vertu du principe dont il tient l'être: Dieu. 33 de· Malo qi6, a3· Angeli autem omnes sic conditi sunt, ut quidquid per­ tinet ad naturalem perfectionem eorum, statim a principio suae creationis habuerint. M. Maritain donne de ce passage un lumineux commentaire; nous ne pouvons qu’y renvoyer ([3 . * p. 62). 34 i. q63, a5. Quamvis enim res aliqua in primo instanti quo esse incipit, simul incipere potest operari; tamen illa operatio quae simul incipit cum esse rei, est ei ab agente a quo habet esse; sicut moveri sursum inest igni a generante. de Malo qi6, a.j, n,n. Et hoc ipsum quod [Angelus] movebatur in primo ins­ tanti in id quod est secundum naturam erat ei a Deo. Le mot « nature » ne figure pas dans le texte de la Somme, mais l’exemple du feu y supplée. Λ 82 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE < En vertu de>, est ei ab: au premier instant, l’Ange est . Or toute réalité de l’ordre surnaturel est plus éloignée (magis distat) de toute réalité de l'ordre naturel que ne le sont entre elles les réalités qui composent celui-ci. Si donc l’Ange ne peut appréhender simultanément par une seule species tout ce qui est d’ordre naturel, encore moins peut-il se tourner (converti) simultanément vers ce qui est connu naturellement et vers ce qui est au-dessus de la nature et gratuit. L’Ange, au premier instant, a donc été < tourné » vers la connaissance naturelle de luimême, selon laquelle il n’a pu pécher. L’argument comporte deux parties. La seconde, d’où dérive immédiatement la conclusion, revêt plusieurs formulations; «) Oportuit quod angelus in primo instanti suae creationis “ de Malo qi6, 04, 4™. Operatio quam habet res in principio sui esse con­ gruit naturae ipsius; et ideo oportebat quod retorqueretur in auctorem naturae. Sed postmodum poterat moveri ex his quae sint secundum naturam in aliam. de Malo qi6, 04, 5™. Et ideo si angelus in primo instanti suae creationis peccasset, videtur hoc competere suae naturae; et ita aliqualiter referretur in auctorem naturae. ’· Nous résumons de Malo qi6, aq. Et nous en citons 1'ad τιη>, p. 83. l’ange NAISSANT EST RÉFÉRÉ λ SA PROPRE OPÉRATION 83 converteretur ad naturalem sui cognitionem, secundum quam non potuit peccare (fin de 1’article). b) Primo oportebat quod consideraret id quod pertinet ad suam naturam (3W). c) Voluntas rationalis creaturae determinata est ad unum in quod naturaliter movetur; sicut omnis homo naturaliter vult esse, et vivere et beatitudinem. Et ista sunt ad quae primo movetur natu­ raliter creatura vel intelligenda vel volenda (jw). d} Oportet quod prima actio angeli sit secundum naturalia ejus, quae habet ex Deo (6m). i?) Angelus, in primo instanti suae creationis, simul dum mo­ vebatur in suam naturam movebatur etiam in Deum in quantum est auctor naturae (14m). /) Angelus, in primo instanti suae creationis, habuit motum voluntatis sicut et intellectus (18w). Tous ces textes, sauf d} et /), mentionnent deux choses exercées par l'Ange en son premier instant: 1) un convertere ou considerare ou moveri; nous avons sou­ ligné ces mots: ils expriment que l’Ange se tourne, ou plus exacte­ ment est tourné vers...; d’où suit qu’il y a un rapport véritable et réel entre l’Ange et ce vers quoi il est tourné; 2) l’activité de nature vers laquelle l’Ange précisément est tourné, activité que mentionnent également d) et /), et qui concerne l’intelligence et la volonté: leur exercice est comparé aux données les plus primitives inhérentes à tout existant spirituel (c). Quel degré occupe cet argument dans l’échelle de l’apodicticité? \7oyons-le « per partes ». Qu’en est-il tout d’abord du principe qui fonde la mul­ tiplication des species et des instants sur la « distance » des objets et des « ordres »? 1S S. Thomas lui-même l’explique: non par ce qu’il dit du prin­ cipe en question; mais, ce qui est beaucoup plus assuré, par la manière dont il en tient compte. Il observe que, la béatitude venant princi­ palement de Dieu et le péché du libre arbitre créé, « potuit Deus, in primo instanti suae creationis, beatificare angelum, movendo ipsum in id quod est supra naturam: quia et hoc ipsum quod movebatur in illo instanti in id quod est secundum naturam erat ei a Deo >se. Or, si l’ordre surnaturel était, pour l’Ange naissant, tellement «dis­ tant » de l’ordre naturel que leur appréhension simultanée par une 84 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE seule species fût incompatible avec la nature de l’Ange, comment donc serait-il possible que Dieu violentât cette nature, et cela en l’instant même où II la crée? Cette violence est une contradiction, métaphysiquement: c’est-à-dire que sa notion même exclut la com­ munication d’être qui la rendrait réelle. Le principe de la multiplication des species par la < distance > des objets n’a donc pas, dans l’intellect de S. Thomas en acte, une acception absolue. Tel que l'homme est capable de le comprendre, ce principe ne peut pas être à lui seul l’origine d’une inférence rigou­ reuse. C’est le contraire qui devrait surprendre. Le principe de non contradiction excepté, parce qu’il concerne l’être analogiquement commun au Créateur et à la créature, il ne peut y avoir aucun principe, si solidement induit soit-il à partir de la création créée, qui soit nor­ matif en regard de la création active, ou de la créature < en train d’être créée >. Déjà nous avons dù prendre acte '-1 de cette vérité aussi évidente une fois formulée qu’inopérante parce que reléguée. S. Thomas pensant, S. Thomas en acte de sa propre pensée, nous y ramène. Le principe qui est primitif par rapport à tout autre, et pour autant le seul véritable, concernant la créature naissant à l’être, le voici: < omnia sunt ei a Deo >. Parties substantielles de l’existant, parties potentielles de sa nature: ordre et unité, et unité d’ordre entre ces parties; subsister in actu primo, et actuation con­ forme à la nature: tout cela, au premier instant, est « de la créature » puisque justement la créature commence d’être; mais le fait même que tout cela, au premier instant, soit < de la créature », ce fait est de Dieu, puisque c'est Lui qui crée le premier instant en même temps que l’être naissant. Chaque partie de la créature est primordialement référée au Créateur: et, sur cette référence actuelle, est fondé son rapport aux autres parties dans l'existant, lui-même créé en l’unité de son subsister. Au premier instant, cet ordre ontologique intime à la créature comme créature se manifeste en son absoluité. C’est-àdire que toute autre chose lui est subordonnée. Dieu pouvait aussi bien mouvoir l’Ange < ad id quod est supra naturam > ou bien < ad id quod est secundum naturam ». Pourquoi? Parce que dans un cas comme dans l’autre, également, le fait même que ce movere est dans et de l’Ange, ce fait au premier instant est de Dieu. < Hoc ipsum quod movebatur erat ei a Deo»34. Si l’Ange avait été béatifié au premier instant, il aurait reçu, pour pouvoir mériter, une < species > lui permettant d’appréhender simultané- LJi L’ANGE NAISSANT EST RÉFÉRÉ λ SA PROPRE OPÉRATION 85 ment l’ordre naturel et l’ordre surnaturel. Et si on admet cette éven­ tualité comme possible, il est impossible de poser a priori·, la nature de l’Ange exclut qu’il puisse saisir par une même species, dans le même premier instant, le < naturel > et le < surnaturel >. En fait, peut-être cela était-il exclu: mais l’homme, le théologien, ne connaît pas suffisamment la nature de l’Ange (de chaque Ange) pour pouvoir faire de cette exclusion la base solitaire d’une inférence apodictique. La réaction spontanée de S. Thomas, ad lira, manifeste la portée qu’il accorde en fait au principe allégué au corps de l’article. Elle manifeste au fond ceci: c’est l’histoire de l’Ange qui permet de discerner quelle < species » il convient de lui attribuer au premier instant: loin qu’il soit possible de déduire, fût-ce le premier instant de cette histoire, à partir d’un principe a priori qui n’est indubita­ blement vrai qu’en restant parfaitement vague. C’est ce que nous allons voir maintenant, sans quitter S. Thomas. L’Ange, étranger au discours de la raison, ne doit-il pas se porter simultanément vers la fin et vers ce qui y conduit, donc vers Dieu en même temps que vers soi-même: au premier instant par conséquent? Oui, précise S. Thomas, < l’Ange se porte au premier instant vers Dieu auteur de la nature en même temps que vers sa nature elle-même: cependant l’Ange n’est pas alors porté vers Dieu en tant que Dieu est auteur de la grâce »37. Il suit que l’Ange saisit par une même « species » et lui-même et son Créateur. Il est dès lors permis et même inévitable de poser la question suivante. Puisqu’une seule species suffit pour appréhender la nature et son Créateur, tandis qu’en vertu du principe de la multiplication des species par la < distance » des objets on a déclaré nécessaires deux species pour appréhender le naturel et le surnaturel, ne présuppose-t -on pas que la « distance » est moins grande de la nature à son Auteur que de ce Dieu-Auteur de la nature à Dieu-Auteur de la grâce? Oui, on doit supposer cela, si on ne veut réduire le principe allégué à n’être qu’un personnage de farce mentale. Or, est-ce vrai? Est-il vrai, si toutefois cela a un sens, que la ” de Malo qiô, a4, I4m. Angelus in primo instanti suae creationis simul dum movebatur in suam naturam movebatur etiam in Deum in quantum est auctor naturae, quia ut dicitur in libro de Causis [prop. 13], intelligentia co­ gnoscendo essentiam suam cognoscit causam suam; non tamen tunc ferebatur in Deum secundum quod est auctor gratiae. rs.» LF. PÉCHÉ ET LA DURÉE DE LANGE «distance / de Dieu-Auteur de la grâce à Dieu Auteur de la nature soit plus grande que celle de Dieu à sa créature? Objectivement, c’est faux: car d’une part la «distance» est infinie, et d’autre part elle est nulle puisque Dieu est Dieu. On dira, fort justement d’ailleurs, que c’est Dieu tel qu'il est appréhendé par l’Ange naissant et non pas Dieu Lui-Même qui ici intéresse: le présupposé que nous examinons est faux « objecti­ vement >, mais ne pourrait-il être vrai < ex parte subjecti », c'est-à-dire eu égard à l'appréhension qu’exerce concrètement l’Ange naissant? Il se pourrait en effet. Mais, pour établir cette hypothétique vérité, il sera indispensable de tenir compte de l’< apprehendere » exercé par l’Ange en son premier instant. Or on prétendait déduire le mode de cet < apprehendere à partir du principe, pose a priori, de la mul­ tiplication des species par la < distance », dont la mise en oeuvre requiert évidemment la possibilité de comparer réellement ces « dis­ tances». Et S. Thomas lui-même nous montre que la comparaison des < distances > ne pourrait être faite, avec quelque précision sinon avec rigueur, qu'à partir de la conclusion quelle est censée dé­ montrer ’ ·. Il résulte de là que le principe fondant la multiplication des species sur la < distance » des réalités appréhendées n’est qu’un pseudo principe, parce qu’il est essentiellement subordonné au seul principe véritable qui puisse normer la naissance à l’être de toute créature: omnia est ei a Dco. La (distance» n’est d’ailleurs ici qu’une image. Et la comparaison des < distances », requise pour que le principe puisse être appliqué, ne pourrait être adéquate à la réalité et avoir quelque rigueur que si était déjà établi ce dont elle vise à faire un terme déduit. Concluons que la première partie de l’argument pri- ” La difficulté se trouve encore aggravée si on considère le degré de la précision. Comparer les « distances » suppose connu 1*« apprehendere » initial de l’Ange, et doit d’autre part permettre de le déduire. Or la précision avec laquelle il faudrait connaître l’apprehendere « prémisse » pour donner un sens à la comparaison des « distances » est plus grande que celle avec laquelle on peut connaître l’apprehendere « conclu ». La chose ne vaut pas qu’on s’v étende: elle résulte de l’analogie, lointaine certes mais seule secourable, du cas humain. Les remarques de M. Maritain signalées note 33 (£3 *. p. 62, milieu de la note), seraient ici fort opportunes. Nous en retrouverons la substance en examinant la deuxième partie de l'argument. 1.·' L'ANGE NAISSANT EST RÉFÉRÉ λ SA PROPRE OPÉRATION 87 mitivcment examiné relève de la dialectique, non de la science. Le syllogisme catégorique est, il est vrai, employé; mais il a valeur d’exposition, non de démonstration; il met en forme rationnellement des convenances découvertes a posteriori: fort heureusement d’ail­ leurs, il n’assigne aucunement une raison a priori. La seconde partie de l’argument en porte la conclusion: l'Ange est incliné, en commençant d’etre, à exercer une activité selon laquelle il ne pouvait pécher. Les textes cités plus haut, a) à f), mentionnent cette inclination, ce « convertere », comme détermination ad unum et partant infaillible de la nature angélique. Cependant l’activité selon laquelle il y a impeccabilité n’est pas ce «conver­ tere»; mais c’est l’intelligence, la volonté et même le libre arbitre. En un mot, ce qui est « de nature » et « déterminé ad unum » consti­ tue le «sujet» de l’impeccabilité. La détermination précise de ce « sujet » constituera le sous paragraphe suivant. Nous cherchons pour le moment à découvrir la structure épistémologique du second argu­ ment de S. Thomas. Ce qui importe à cet égard, c’est moins le « sujet » de l’impeccabilité que son fondement formalissime. L’exposé de S. Thomas a la forme d’un syllogisme. « L’Ange, au premier instant, ne peut être tourné que vers l’exercice de l’intel­ ligence et du vouloir de nature (Ni, N2, N3: nous verrons que cette précision est implicitement contenue dans le texte) - Or, selon cet exercice « de nature », le péché est impossible - Donc ». Nous avons vu que la majeure de ce syllogisme, à laquelle S. Thomas donne une forme catégorique, n’énonce cependant pas un principe qu’imposerait a priori la nature de l’Ange. La donnée réelle, contenue sous la mise en forme rationnelle, elle est radicalement subordonnée à l’Acte créant l’Ange, dont ni la nature ni l’opération ne sont conditionnantes puisque non préexistantes. Or il est aisé de voir qu’il en va exactement de même pour la mineure du même syllogisme. L’exercice volontaire « de natu­ re » est exempt de péché. Pourquoi? est-ce à cause de la nature ellemême, à cause de la « détermination ad unum » qui la caractérise? Dans ce cas, il faudrait entendre comme suit le syllogisme d’exposition dont nous intervertissons les prémisses: « L’exercice du vouloir de nature est par nature, par essence, infaillible - Or, au premier instant, c’est à exercer ce vouloir-là que l’Ange est incliné - Donc ». Cette manière de comprendre est bien exacte, s’il s’agit de l’Ange comprenant et voulant — non sans le concours de Dieu — 88 LE PÉCHÉ ΕΓ LA DURÉE DE L'ANGE après le premier instant: l'impeccabilité qui ressortit à la nature com­ me telle perdure comme elle et en vertu d’elle. Mais, au premier instant, il n’est pas exact d’attribuer primordialement à la nature l'impeccabilité que justement la nature reçoit en cet instant: operatio est ei [Angelo et naturae ejus] a Deo . ** Si la nature ne recevait pas, en cet instant quo incipit esse, d’être infaillible comme principe de son opération propre, elle ne le serait jamais. L’infaillibilité n’est donc pas, en cet instant, imputable à la nature elle-même, mais à la communication qui lui est faite simultanément de l’esse, de l’opé­ ration et du mode de cette opération. L’argument n’est donc pas: < L’Ange est impeccable au premier instant parce que la nature opère infailliblement >; l’argument vé­ ritable, c’est-à-dire conforme à la réalité, est: < L’Ange est impeccable au premier instant parce qu’il reçoit de Dieu une nature exerçant actuellement son opération conformément à la Sagesse créatrice; cette nature opérante est donc infaillible en l’Acte qui la produit; ensuite elle le demeure en vertu de cette production, et en tant que principe de sa propre opération ». La nuance pourra paraître ténue entre l’argument véritable et ce que suggérerait sa mise en forme catégorique. Oserons-nous rappeler le «parvus error in principio...»? La forme syllogistique et catégorique de Malo qi6, 34 a induit les historiens, friands d'oppo­ sitions aptes à constituer la matière privilégiée de leur réflexion, à affirmer que S. Thomas, en ce lieu, recourt à des principes d’expli­ cation tout differents de celui qui est mis en oeuvre en i. 463, a53<. Au vrai il n’en est rien. La syllogistique, si usuelle au treizième siècle, a répondu au même besoin humain de systématisation rationnelle qui maintenant s’apaise ou s’excite dans la logistique. Et l’écueil est lui aussi le même: il serait d’attribuer au contenu un caractère absolu corres­ pondant à la rigueur de la forme. Or cette rigueur, qui certes précise utilement le contenu, ne le modifie pas. En particulier, elle ne rend pas absolu ce qui ne l’est pas, elle ne rend pas autonome ce qui est vrai seulement si il demeure subordonné. C’est cela que nous a révélé l’analyse de chacune des deux parties du < second argument » de S. Thomas: la majeure et la mineure du syllogisme développé au de Malo. Pourquoi l'Ange au premier instant est-il incliné à exercer les naturalia [et pas la grâce?]. Est-ce à cause de limites L'ANGE NAISSANT EST RÉFÉRÉ λ SA PROPRE OPÉRATION 89 inhérentes à sa nature? Mais non: puisque d’une part, en ce même instant, l’Ange aurait pu mériter et être béatifié; puisque d’autre part l’Ange a la foi et la charité, et saisit nécessairement en même temps que lui-même Dieu son Chéateur qui ne laisse pas d’être Trinité. Pourquoi l’Ange, au premier instant, exerce-t-il infailliblement les < naturalia >?’* Est-ce -parce que ce qui est « de nature > est in­ faillible? Non: c’est dans l’acte créateur lui-même que la nature reçoit et possède désormais immuablement le progredere dont elle est le principe prochain. En sorte que ni la majeure ni la mineure du < syllo­ gisme » ne peuvent avoir leur fondement adéquat dans la nature de l’Ange, que le tour logique de la présentation paraît cependant in­ troduire comme un a priori et à la manière d’une donnée absolue. Ce qui, réellement, fonde la majeure et la mineure, et qui de surcroît rend compte immédiatement de la conclusion, c’est que < illa operatio quae simul incipit cum esse rei est ei ab agente a quo habet esse Cela d’ailleurs satisfait d’emblée à la condition imposée également d’emblée à la démarche théologique. Il est en droit impossible que l’Ange pèche au premier instant parce qu’en fait en cet instant l’opération de l’Ange est immédiatement sous la motion divine créatrice. Que tel soit le principe véritable auquel tout autre est subor­ donné, cela est confirmé par les réponses de S. Thomas aux objec­ tions. «Si le péché de l’Ange rejaillissait sur le Créateur au premier instant, il en serait de même à tout instant; donc il n’est pas exact que le péché rejaillisse sur Dieu au premier instant [donc l’Ange a pu pécher en cet instant] (40) >. L’objectant s’en prend donc au principe « fondamental > en cherchant à établir l'impossibilité de son corollaire immédiat: il n’est pas possible que le péché du premier instant rejaillisse sur Dieu. Il est bien remarquable que S. Thomas réponde en se contentant de réaffirmer ce que voudrait nier l’objec­ tant: « operatio quam habet res in principio sui esse, congruit naturae ipsius; et ideo oportebat quod retorqueretur in auctorem naturae Cette réponse, d’une part souligne qu’au premier instant l'opération de nature n’est pas encore réglée par le libre arbitre en tant qu’il ressortit à la personne, et d’autre part sous-entend le principe < fon- ■■ ■■ —-r·· ——. 90 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE damcntal >: < operatio ipsius naturae est ei [Angelo] a Deo, et ideo oportebat... >. Or l’objection posée a pour base l'identité entre tous les ins­ tants: < Deus operatur esse angeli, quamdiu Angelus est, non solum cum primo fuit creatus ? (4·). D’où la mise en forme rigoureuse: «Le rapport de la créature [l’Ange] à Dieu étant toujours le même, ce qui se prend formellement de ce rapport est toujours le même. Or, à l’instant où le péché s’est effectivement produit, il ne rejaillit pas sur Dieu. Donc le péché n’aurait pas non plus rejailli sur Dieu s'il s'était produit au premier instant. [Donc le principe «fondamen­ tal > est faux, et l’Ange aurait pu pécher au premier instant] ». Ce que, d'une manière précise, il faut montrer pour réfuter l’argu­ ment, c’est que contrairement à ce qu'en soutient la majeure, le rapport de l’Ange à Dieu n'est pas le même au premier instant et aux autres instants: au moins en ce qui concerne l'opération. Il y a deux manières de le montrer: elles correspondent respectivement à ce que nous avons ci-dessus (p. 17) appelé l'ordre13 et la structure. Le rapport à Dieu de l'opération de l'Ange n’est pas le même au premier instant et aux autres instants: car cette opération ne peut concerner au premier instant que les < naturalia », ensuite seu­ lement les supematuralia; voilà la distinction par l’< ordre »: et c'est expressément celle-là qu’exprime, au moins ut littera sonat, le corps de l’article du de Malo. Le rapport à Dieu de l’opération de l’Ange n’est pas le même au premier instant et aux autres instants: car au premier instant cette opération < est ei [Angelo] a Deo >; voilà la distinction par la < structure » ou équivalemment par le principe < fondamental > : c’est l'ontologie du progredere qui n’est pas la même au sein de l’opération angélique, d’une part au premier instant et d'autre part aux autres instants. Or S. Thomas, dans sa réponse, retient comme chef de distinc­ tion la < structure > et non pas l’< ordre >. Cela implique, en vertu de la plus élémentaire exigence méthodologique, la conséquence que voici: il n'est pas neuf d’observer que l’une des éminentes qualités de la doctrine de S. Thomas consiste à résoudre les difficultés, et même les moindres, par les principes les plus fondamentaux. L’erreur ma­ nifeste la vérité, et plus profondément encore la hiérarchie intime à la vérité. Si donc l’argument de l’< ordre », qui, au de Malo, se trouve apparemment présenté co mu e principal puisqu’il est déve- i.'unité dorure dans l’ange naissant 91 loppé au corps de l’article, constituait le véritable principe d’ex­ plication, c'est lui qui en Γoccurrence devait être invoqué. La préférence donnée par S. Thomas à l’argument de la t struc­ ture > confirme tout simplement ce qui a été établi précédemment. L'argument de 1’« ordre » ne peut pas être « consistant par soi >: il requiert d'etre fondé sur la « structure », laquelle est donc seule le véritable principe de l’explication, le principe « fondamental ». Ill - L'unité d'ordre entre les deiix arguments. L'unité d’un ordre consiste en ce que le principe est immanent à chaque élément. En l’occurrence, le premier argument est nous l’avons vu toujours impliqué dans la mise en oeuvre du second: il est donc principe absolument, et c’est pourquoi nous l’avons ap­ pelé « fondamental ». Observons, en terminant, un indice qui, prenant valeur en fonction de tout ce qui précède, le récapitulera et le con­ firmera. Le texte (a), cité p. 82, porte «secundum quam non potuit peccare ». Potuit, et non pas potest. Or s’il est vrai que le verbe principal « oportuit » justifie « potuit », il reste que « potuit » est, comme temps verbal, consignifiant avec « oportuit ». Et comme « oportuit » désigne le premier instant, et celui-là exclusivement par la « conversio ad naturalem sui cognitionem », il suit que « potuit » se réfère immédiatement au premier instant. Le « non potuit » signifie donc immédiatement impossibilité de pécher art premier instant; et non pas impossibilité de pécher tenant à la nature, indépendamment de la « succession » des instants. Que «non potuit» ccw-signifie cette impossibilité de pécher tenant à la nature, cela ne paraît pas douteux. Mais le moins qu’on doive affirmer est que, si l’impossibilité de pécher tenant à la nature est ici visée, elle est signifiée pour la nature telle que celle-ci était au premier instant, et non pour la nature telle quelle est dans l’Ange une fois créé et subsistant par soi. On voit donc que S. Thomas, même lorsqu’il exprime d'une manière catégorique la conclusion du second argument, ménage la subordination de celui-ci au prin­ cipe «fondamental». Le mode de signifier ici employé exclut d’ériger l’impeccabilité «de nature» en principe absolu. Dans ces conditions, il est plus conforme à la réalité, plus vrai, de développer l’explica­ tion de l'impeccabilité à partir du principe « fondamental ». 92 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE Il suit que I. q6j, a5 l’emporte incomparablement sur de Malo qiô, aq: par l’< ex propriis >, par la cohérence d’ensemble, par la rigueur de l’expression. Et nous ne pouvons nous empêcher de penser qu'il faut vraiment mettre la sémantique en déroute pour pouvoir découvrir, au de Malo, un < accent de victoire > si < discret soit-il. L’apparition, ad 22m, d’un acte angélique < indifférent > sous couvert de la morale juridique ressemblerait plutôt à une capitulation: corollaire d’ailleurs inévitable de l’argument de Γ< ordre >, si celui-ci est supposé absolu et partant auto-consistant. Nous pensons avoir montré que, malgré une apparente dualité, la réelle unité de la doctrine de S. Thomas tient à ce que, au vrai, c’est toujours le même principe qui est mis en oeuvre: Dieu, en la créant, incline la créature à son opération propre infailliblement. Nous nous sommes attaché à montrer le caractère radicalement relatif du second argument de S. Thomas, celui de 1\ ordre >, déve­ loppé au de Malo. Il convient, en terminant, d’en justifier l’existence et d’en préciser la portée. C’est, nous venons de le rappeler, la différence en regard du Créateur entre le premier instant et les autres, entre la création de la créature et sa conservation dans l’être, qui constitue la raison formalissime de l’impeccabilité en l’Ange naissant. La nature de cette différence une fois précisée autant que faire se peut en fonction du rapport de la créature au Créateur, il convient de rechercher ce en quoi elle consiste dans la créature elle-même40. Le théologien qui *· H. F. Dondaine, Le premier instant de l'Ange d’après S. Thomas (p. 226, ligne 15). Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 1955, pp. 213-227). 40 Ces deux points de vue spécifient en fait respectivement l’argument île i. qôs, a3 et celui du de Malo qi6, 34. Le second argument ne se suffit pas; mais, subordonné au premier, il l’achève: il montre, par la distinction des « ordres >, ce que l’analyse de la structure avait déjà établi: l’acte de l'Ange tilt» comporte un ordre intime et ontologique (notamment: de Malo qiô, aq, 3m). Nous verrons au cinquième chapitre que les deux instants de l’Ange consti­ tuent ensemble dans l’aevum une unité d’ordre. Nous n’abordons pas la question de la chronologie: que l’exposé de la Somme soit de facture beaucoup meilleure à tous points de vue, c’est clair. Mais, pour le fond, convient-il de parler de progrès? D’une part, l’argument véritable est, comme nous l’avons vu, le même; d’autre part, il est clair que l’explication totale doit faire état de l’un et l’autre point de vue: celui du rapport de la créature à Dieu, celui de la créature elle-même. III II l’unité d’ordre dans l’ange naissant 93 admet comme donnée l’impeccabilité de l’Ange au premier instant se trouve dès lors aux prises avec la question suivante: en quoi doit consister l’exercice volontaire de l’Ange en son premier instant pour que tout défaut y soit impossible? Les thomistes sont d’accord sur le principe de la répon­ se: c’est l’opération de nature, déterminée ad unum et mesurée par l’essence de cette nature qui est infaillible. Mais que faut-il, dans le cas présent, entendre par naturel Là est le fond du débat; là est également le partage irréductible entre les « thèses », si à tort on oppose, en les considérant comme à égalité, deux points de vue dont en réalité l’un est nécessairement subordonné. Le contenu effectif de < nature » se trouve, en l'occurrence et en fait, déterminé par le jeu d'une double opposition qui, non sans dommage, est souvent trop peu explicité. D’une part < naturel » se contre-distingue de « surnaturel >: distinction d'ordre, qui est gé­ nérale en ce sens quelle s’étend aussi bien à toutes les puissances qu’à l’essence de la créature spirituelle. D’autre part, au point de vue propre du volontaire et de sa structure, le vouloir < de nature » se contre distingue du libre arbitre. Nous retrouvons les deux données qui ont été à l’origine (p. 26) de notre démarche: 1’« ordre s, la «struc­ ture >. Cela confirme qu’elles ont réellement valeur de principe, c’està-dire que la logique interne de la recherche les impose à chaque étape comme clé de la « determinatio >. Le simple jeu des notions a donc contribué à introduire, en ce qui concerne le motif de l’impeccabilité, la dualité de points de vue que nous avons observée. Cette dualité est originellement légi­ time; elle vient de ce que le besoin d’expliquer ne fait pas acception: il porte son exigence aussi bien ex parte Creatoris et ex parte crea­ turae, il cherche satisfaction dans la « structure » comme dans 1’ « ordre ». Cependant, le désir d’expliquer rationnellement a contribué et contribue encore à créer une opposition factice: car il englobe dans l’univocité, et pour autant oppose, deux principes qui sont réellement différents, mais dont le rapport est une subordination. Enfin, et surtout, la « Somme » et la « Question disputée » sont des genres bien différents; dans ces conditions, poser a priori une connexion entre l’ordre chronologique et le degré de perfection risque fort de conduire à des résultats aberrants. 94 LA PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE C'est qu'en effet le principe < fondamental » ne permet pas de déduire complètement ce en quoi consiste l'exercice volontaire de l'Ange au premier instant: nous le verrons au sous paragraphe suivant. Il est dès lors fort explicable, sinon excusable, qu’on ait recherché un autre principe mieux approprié à l'exigence de la raison. Mais cet autre principe ou bien se révèle aussi impuissant que le premier en ce qui concerne le premier instant, ou bien implique difficulté au second instant: cela aussi nous le verrons. Mieux vaut donc poursuivre l'enquête à la lumière du seul principe propre parfaitement dégagé par S. Thomas que retenir au titre de principe une autre donnée: laquelle, prouvant moins qu’on en attendait ou prouvant plus qu'il ne convient, prouve par là d'ellemême qu’elle ne peut être véritablement principe; rigueur et mystère, c’est tout le thomisme: mais d'abord respect du Mystère. Au premier instant, c'est le rapport de la créature au Créateur qui fonde, à l'intime de la créature, tout ce qui la concerne elle-même. Primordial au point de vue de l’être, ce rapport l’est donc également au point de vue du connaître. Il est impossible de déterminer quoi que ce soit de l'Ange en son premier instant sinon à partir de son rapport à l’Acte pur le créant. Nous nous référons donc au principe «fondamental» pour assigner les types de -{volontaire» que l’Ange exerce en son premier instant. 4. L'Ange exerce au pronier instant £1 £2 L3-N3, non £4. Nous avons, dans ce qui précède, montré que l’Ange au premier instant exerce ce qui est < de nature >: cela est possible, cela con­ vient, cela est réalisé en la motion divine concomitante à l’Acte créateur. Mais ce qui est < de nature >, ce qui est le < sujet > de l’impeccabilité dont la motion divine est le fondement, nous ne l’avons pas encore déterminé. La question est double: conformément aux observations déjà faites (pp. 26. 90, 93), elle concerne la structure et elle concerne Tordre. Quant à ce second point, nous montrerons qu’il se trouve résolu par le premier. La structure, nous l'observerons en effet une fois encore, ne fait pas acception de l’ordre: les types de volontaire que l’Ange exerce au premier instant dans l’ordre naturel, il les exerce également dans l’ordre surnaturel. Cette affirmation soulevant de l’unit/î d'ordre dans l'ange naissant 95 notables difficultés, nous en renvoyons l’examen au troisième para­ graphe de ce chapitre (p. no). Nous envisageons donc pour le moment la question de la struc­ ture relativement à l'ordre naturel, en laissant ouverte la question de savoir si la détermination à laquelle nous allons procéder vaut également pour l’ordre surnaturel. L’Ange a, au premier instant, la connaissance naturelle de lui-même (p. 81) «selon quoi il n’a pu pécher * (p. 82 texte a)). Le « secundum quam non potuit peccare >, qui constitue la conclusion de l’article, ne porte pas exclusivement sur l’exercice de la connais­ sance de soi, mais également sur tout ce qui lui est lié. Il faut toutefois prendre garde à ne pas introduire, à la faveur de cette connexion, des modalités d’exercice qui ressorti­ raient en propre à la volonté: l’impeccabilité cesserait alors d’être fondée avec certitude. A la connaissance de soi est liée indissocia­ blement celle de Dieu-Auteur de la nature3*; et partant, du côté volontaire, la saisie du bien in communi et du Bien en tant qu’il est fin mesurée par la nature, non pas cependant la saisie du Bien subsistant considéré pour Lui-Même, laquelle ne peut pas être donnée seulement par l’intelligence et requiert une démarche originale de la volonté. Le « secundum quam non potuit peccare >, qui concerne di­ rectement dans le texte de S. Thomas la connaissance [de soi] porte également, quoique indirectement, sur les types de l’amour impérés et mesurés par la connaissance conformément à l’unité de la nature: Nr, N2, N3 (pp. 15SV.); ou équivalemment: Li, L2, et l’amour associé à L3 (pp. 59, 72). Le texte c) (p. 83) fonde cette interprétation, topiquement puisqu’il est intégré à l’article que nous examinons. Et c’est bien entendu en fonction de ce qui est précisé qu’il faut interpréter les formules plus générales: naturaliter cognita (corps de l’art.), quod pertinet ad maturam (b), naturalia (d), voluntas et intellectus (f). Il serait abusif de voir dans ces expressions une désignation de tout l’ordre de nature pris dans son ensemble, simplement dis­ tingué de l’ordre surnaturel fondé sur la grâce. Maintenant, le libre arbitre, lui aussi « pertinet ad naturam », Il fait partie des « naturalia » et s’exerce sur les « naturaliter cognita ». Le « secundum quam non potuit peccare » ne conceme-t-il donc pas également l’exercice du libre arbitre au premier instant? Pour L3, 96 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L*AMGE c'est clair: la réponse est affirmative. La véritable question concer­ ne L4. La réponse à cette question renvoie aux considérations déjà faites concernant les deux principes d’explication et leur ordre (p. 91). Deux erreurs doivent être évitées, tenant l'une et l’autre à ce que le principe subordonné serait considéré comme se suffisant: nous allons observer effectivement ce que déjà nous avions affirmé (pp. 75, 91) en anticipant. Il serait fallacieux de raisonner comme suit. < C’est la failli­ bilité qui est de droit pour le libre arbitre créé comme tel (p. 24). et donc aussi bien dans l’ordre naturel que dans l’ordre surnaturel. Or, au premier instant, il doit être impossible que l'Ange puisse pécher. Donc il doit être impossible au premier instant que l’Ange exerce le libre arbitre >. L’inférence est fausse parce que la faillibilité de droit ex parte Angeli est au premier instant prévenue ex parte Dei\ < operatio est ei (Angelo) a Deo >M. En retour est également faux, nous l’avons déjà dit (p. 88), l’argument suivant: d’exercice de ce qui est de nature (y compris le libre arbitre optant dans l’ordre naturel) exclut le péché. Or l’Ange est tourné au premier instant vers ce qui ressortit à l’ordre naturel. Donc >. La majeure est fausse si on la considère comme affirmant, de la nature angélique comme telle, une perfection qui ne peut ap­ partenir à aucune créature spirituelle par elle-même (p. 24). Nous ne pouvons mieux faire que renvoyer sur ce point aux explications de M. Màritain 33 qui nous paraissent décisives. La cause des deux erreurs est la même: on considère comme ab-solu, comme séparable, la perfection de l’Ange dans l’ordre naturel, alors quelle ne peut constituer au premier instant qu’un principe subordonné. Erigé en absolu, ce principe induit à conclure trop dans la seconde erreur, et moins qu’il ne faut en fait dans la première. De là, la conclusion déjà indiquée à la fin du sous-para­ graphe 3: tout ce qui concerne le premier instant de l’Ange doit être déterminé d’abord en fonction du principe < fondamental >. Que ce principe ne soit pas rationnellement suffisant, c’est clair: de ce que la nature angélique est mue par Dieu infailliblement au premier instant, on ne saurait déduire quel est d’une manière précise le < sujet > de cette infaillibilité, on ne saurait déduire si oui ou non il y a exercice infaillible du libre arbitre L4. Insistons d’abord sur l’ange aurait pu opter AU PREMIER INSTANT 97 ce point. Nous proposerons ensuite une détermination issue des prin­ cipes (pie nous avons établis, mais indirecte. I - L'alternative «L4 - non £41 est'précisée mais ri est pas idécidablei par le principe i fondamental >. L’indécidabilité de l’alternative « L4 - non L4 > considérée au premier instant de l’Ange est, bien entendu, quoad nos\ elle se trouve inviscérée dans le mystère de la créature < en train d’être créée >. Rappelons brièvement l’essentiel. Nous recueillerons ensuite le pré­ cieux témoignage de S. Thomas, si réaliste parce que justement si respecteux du Mystère. La disparité métaphysique entre le bien et le mal, entre l’être et le non être, rend possible qu’un acte procède vérita­ blement du libre arbitre-option·, bien que l’un des deux partis qui, ensemble et solidairement, constituent la matière du choix soit im­ possible en droit (ex parte Dei), et partant impossible en fait (ex parte Angeli). Nous renvoyons à ce que nous avons observé ci-dessus en comparant l’exercice de la volonté à celui de l’intelligence (p. 42). Lorsque l’acte volontaire regarde le bien tel que le mesure la nature, l’exercice négatif 17 du libre arbitre introduit nécessairement une complexité nouvelle: l’exercice négatif sous détermine le bien total, sous détermine la totalité du bien à quoi l’exercice positif 17 est acquiescement absolu. Le libre arbitre-nature réfère toujours concrètement, à la personne comme telle, l’exercice volontaire; mais l’exercice négatif du libre arbitre suppose en outre que la personne altère au moins partiellement la mesure du bien de nature qu’elle connaît cependant. La personne en acte de ce choix négatif n’est donc pas ce quelle doit être conformément à la Sagesse créatrice: cela est impossible en l’instant de la création. Tandis que Dieu peut, en même temps qu’il la crée, mouvoir la créature libre selon un acte « adéquat » du libre arbitre. Cet acte est alors un acquiescement de la personne à la mesure de sa propre nature: cet acquiescement personnel subsistant, en même temps que la personne elle-même et l’opération de nature, en l’Acte actuellement créant. Tout l’existant créé, en l’intégralité de son ordre intime et concret, est alors reposant et parfait en la Sagesse subsistante ordon­ natrice et créatrice. 7 os ·■· i? 1 ·! LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE I ANGE Cette hypothèse est certes séduisante; et nous allons observer que, si S. Thomas ne l'affirme pas comme réelle, il a pris soin de ne pas l'écarter. Considérant le premier instant de l'Ange distinctement du second, S. Thomas exclut strictement ce qu'exige d'exclure le principe 1 fondamental>: «Au premier instant, tout ce qui est de la créature, y compris l’opération propre, est ei ab agente a quo habet esse > w. Le de Malo est, à cet égard, aussi clair que la Somme. Rappelons l’objection: < Creatura spiritualis est virtuosior qualibet creatura corporali. Sed aliquae creaturae corporales habent instantaneum motum, sicut lumen et radius visualis. Ergo multo magis angelus potuit moveri motu peccati in primo instanti suae creatio­ nis Si S. Thomas avait estimé impossible l'exercice du libre arbitre au premier instant, il aurait répondu en niant simpliciter la portée de l’analogie proposée. Or S. Thomas répond: < aliquis motus liberi arbitrii in animo potest esse in instanti, non tamen in primo instanti suae creationis potuit habere motum liberi arbitrii in peccatum, ratione supra dicta >. S. Thomas n’écarte donc pas la possibilité de l'exercice du libre arbitre au premier instant; il exclut seulement la possibilité de l’exercice négatif.17 Cela est très cohérent. La ratio supra dicta, c’est en effet que l’exercice du libre arbitre, comme tout ce qui est de la créature en son premier instant, dérive immédiatement de Dieu. Cela exclut toute imperfection, cela exclut en particulier un exercice négatif. On observera d’ailleurs que S. Thomas prend soin de ne pas tirer du principe posé plus qu’il ne se doit. Le principe exclut, au premier instant, le mouvement du libre arbitre in peccatum; il fonde, en la Sagesse créatrice, la possibilité positive d’un mouvement du libre arbitre vers le Bien; il ne permet pas d'affirmer qu’un tel exercice positif ait eu lieu effectivement. Et S. Thomas se garde de l’afiirmer4-. 41 de Malo qi6, a4» 17e. 41 On notera encore l’expression « Si ponatur quod in primo instanti suae creationis in actum liberi arbitrii [diabolus] proruperit... ». (1. q03, a6). Outre le mode conditionnel, si, prorumpo insinue une certaine violence, une nécessité de nature. S. Thomas estima-t-il en définitive que le libre arbitre-option ne s’est pas exercé au premier instant? Certains passages du même article induisent à le penser, comme le montrent les considérations qui ouvrent le présent sous-para­ graphe. Telle est également l’interprétation de M. Maritain; et, probablement, l’ange aurait J’U opter au PREMIER INSTANT 99 Le texte de la Somme est-il plus catégorique? Afïirme-t-il que le libre arbitre-option se soit exercé au premier instant? Nous ne le pensons pas. Renvoyant au paragraphe suivant la question du mérite qui implique la considération de l’ordre surnaturel, bornonsnous pour le moment au corps de l’article. S. Thomas rappelle d’a­ bord que l’impossibilité du péché au premier instant est fondée dans l’Ecriture et la tradition. Ensuite il réfute ceux qui tentaient de démontrer cette impossibilité métaphysiquement. Et, en parfaite rigueur, il conclut en niant seulement et strictement cette impossi­ bilité: dont il vient de démontrer qu’elle n’est pas fondée. Cela, nous l’avons déjà noté d’un point de vue général au sous paragraphe 2 (p. <80): Nihil prohibet. Rien n’empêche que... Il n'est pas impossible que le libre arbitre-option s’exerce au premier instant. S. Thomas n’affirme pas: n’improuve-t-il d’ailleurs pas, en ce lieu, que l’on nie si on ne sait pas. Il reste à voir si, dans la fin de l’article qui en constitue d’ail­ leurs le noyau, S. Thomas ne sous entend pas la réalité de ce dont il vient d’établir la non impossibilité: « Et ideo aliter dicendum est quod impossibile fuit angelus in primo instanti peccare per inordinatus actum liberii arbitrii > (A). Tel est le texte, que nous désignerons par (A), dont on voudrait conclure que S. Thomas a affirmé L4 au premier instant. Or, en bonne méthode, S. Thomas se borne ici à énoncer avec précision ce qu'il s’agit de démontrer, avant de développer l’argument propre y assorti. Analysons cet ordre de preuve aussi clairement que possible. Il convient de désigner distinctement le « dictum » de la pro­ position (A) qui est une modale. Posons donc: A = Il faut démontrer que F est impossible; avec la convention: F = L’Ange pèche au premier instant par un acte négatif17 du libre arbitre. La proposition désignée par F, qui est le «dictum» de (z\), a une suppositio » purement assertorique: F a une certaine signification, celle du R. P. Donoaine: «il faut que la nature s'affirme en un premier mo­ ment» (op. cit. note 39; p. 226, ligne 13-14); «...processus rythmé en deux moments, dont le premier affirme l'indéfectibilité de la nature dans son horizon propre, la liberté ne s'accomplissant qu’au second, face à l'horizon total · (p. 227, lignes 4-7). 100 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE un contenu sémantique dont rien évidemment n’est affirmé a priori concernant son rapport à la réalité. On veut en effet démontrer que F ne correspond u pas à la réalité; la démonstration, qui est effecti­ vement donnée, serait donc: contradictoire, si on supposait a priori de F qu’il correspond à la réalité: et elle serait inutile, si on supposait a priori de F qu’il ne correspond pas à la réalité. Maintenant, il est clair que si l’Ange a péché au premier ins­ tant par un acte peccamineux du libre arbitre, alors bien sûr l’Ange a posé au premier instant un acte du libre arbitre: si il y a eu un acte peccamineux, alors il y a eu un acte; si... alors', il n’est malheu­ reusement pas inutile d’insister! Autrement dit, en posant: C = L'Ange a posé au premier instant un acte du libre arbitre; F implique C Et «F implique C> signifie deux choses: Pour que F ait un sens, il faut que C ait un sens (a): Si F correspond à la réalité, alors C correspond à la réalité (r) (a) est le point de vue assertorique, celui de la signification; (r) est le point de vue du rapport à la réalité. Or il est parfaitement incongru en logique réaliste, et même en lo­ gique tout court, de prétendre que F prise selon l’acception (a), [en abrégé F (a), et pareillement pour les cas semblables], implique C (r). Ce qui implique C (r), c’est F (r). De F (a), on infère C (a), et c'est tout: on ne déduit pas le réel de Vassertorique. Et comme, nous l’avons vu, dans l’ordre de preuve exposé par S. Thomas, F ne peut avoir que l’acception assertorique, il suit que le texte cité (A) n’affirme aucunement, fût-ce implicitement, que C ait l'acception < réalité >, que C corresponde à la réalité. Le prétendre revient à raisonner comme suit. Il est supposé, d'une première chose, quelle est la condition réelle de l’existence d’une seconde: sans qu’aucune hypothèse soit faite concernant l’existence réelle de cette première chose; si la se­ conde existe, il faut que la première existe: voilà donc tout ce qui est supposé (Si il y a acte peccamineux, alors il y a acte). « Le mot « correspondre » risque de paraître vague dans le climat séman­ tique engendré par l’entreprise formaliste. Précisons donc que < correspondre » signifie ici exprimer: au sens co un qu'a ce mot en logique réaliste. Une proposition correspond à la réalité, ou exprime la réalité, si ce qu’elle signifie en tant que pure assertion est réalisé objectivement, et mesure par conséquent l'esprit qui l’affirme. «nti l’ange aurait pu opter au premier instant 101 Dans ces conditions donc, on prétendrait ceci: démontrer de la seconde chose quelle n’existe pas (c'est ce que fait S. Thomas) entraîne ipso facto que l’on affirme de la première qu’elle existe (c'est ce qu’attribuent à S. Thomas des exégètes fervents, sinon lucides). Si on démontrait que la seconde chose existe, alors, oui, on affirmerait ipo facto l’existence de la première (cela résulte de l’hy­ pothèse). Mais si on démontre, de la seconde chose, qu’elle ne peut pas exister, alors cette preuve n'implique absolument rien concer­ nant l'existence de la première chose: il se peut, il est vrai, quelle existe; mais il se peut également qu’elle n’existe pas. Elle n’est «pas impossible >: voilà tout. On voit donc que le texte (A) ni n’affirme ni ne nie que l’Ange ait exercé le libre arbitre-option au premier instant. On voit du même coup la cohérence interne de cet article. Il traite de l'an est, et puis du quid est', concernant l’existence du libre arbitre-option au premier instant. Or, la réponse à la question de l'an est, savoir « Nihil prohibet esse >, non seulement n’a pas à être modifiée par l’analyse subséquente concernant le quid est, mais celle-ci procède de telle manière qu’elle établirait à elle seule la réponse déjà donnée: l'impossibilité de l’acte L4 négatif 17 connote la non impossibilité mais non l'existence réalisée de l’acte L4 positif17. L’article de la Somme concorde donc avec le de Malo; mais S. Thomas y met comme il se doit en pleine lumière le principe propre, que nous avons appelé « fondamental », et qui seul rend compte simultanément de deux choses: supposé, dato non posito, un acte du libre arbitre au premier instant, premièrement cet acte est vérita­ blement une option, deuxièmement cette option ne peut être que positive17. Cette vigoureuse mise en place rend l’exposé de la Somme beaucoup mieux adéquat à la réalité que celui du de Malo, beaucoup meilleur pour le fond encore plus que pour la forme: quoi qu’il en soit de l’ordre chronologique40. Nous ne voyons donc pas qu’on puisse considérer la notion de mérite angélique au premier instant comme ayant été abandonnée par S. Thomas. Nous l’examinerons au troisième paragraphe. Et nous expliquerons et rendrons compte de ce qu'induit d'emblée à penser la rigoureuse cohérence que nous venons d’observer: le mé­ rite dont il est question yn et 41« ne peut pas impliquer l’altération du résultat établi au corps de l’article avec tant de précision. Ce 102 le PÉCHÉ ΕΓ LA DURÉE DE L'ANGE (mérite ne requiert rien d’autre que ce qui a déjà été affirmé: * l’impossibilité au premier instant de L4 négatif. Concluons. L’alternative < L4 - non L4 > est précisée par le principe < fondamental >; mais celui-ci ne peut pas décider entre <1,4 positif > et «non L4 >: S. Thomas explicite à cet égard, nous venons de le voir, ce qu'implique immédiatement l'ontologie de la création. Puisque la structure, à elle seule, ne suffit pas, nous allons pour­ suivre notre recherche en faisant état de l'ordre. H - L’exercice du libre arbitre-option est impossible au premier instant. y Nous proposons, pour le montrer, l’argument suivant: L'acte positif 17 du libre arbitre-option s'exerce, nécessairement, pour la créature graciée, dans l'ordre surnaturel en même temps que dans l'ordre naturel. Or il est impossible que l'Ange au premier instant pose un acte du libre arbitre-option dans l'ordre surnaturel. Donc il est impossible que l'Ange au premier instant pose un acte du libre arbitre-option. Nous avons déjà expliqué la mineure qui est évidente ”. Nous renvoyons la preuve de la majeure au paragraphe 3 (pp. I22SV.), conformément à l’ordre d’exposition que nous avons adopté. Cette preuve suppose, nous le verrons, ce qui vient d’être établi: L4 négatif est impossible au premier instant. Nous tenons donc pour établie l’impossibilité de L4 au premier instant. Faut-il derechef observer que cette impossibilité ne relève pas seulement de l'ordre métaphysique et que notre argument ne la fonde pas immédiatement sur cet ordre. L’impossibilité énoncée par la mineure n'est pas < de droit >: elle ne fait qu’exprimer l'histoire de l'Ange, et d’une manière précise le fait que l’Ange a péché. La portée de l'inférence proposée doit donc être explicitée comme suit. Etant donné que: 1) l’Ange est créé en grâce, 2) certains Anges ont péché, 3) ce péché n’a pas eu lieu au premier instant; de tout cela suit que l'Ange n’a pas exercé L4 au premier instant. Qu’a pensé S. Thomas de cette impossibilité de fait? Elle est compatible avec l'enseignement explicite que nous avons l'ange n‘a pas opté au premier instant 103 recueilli et qui concerne < le droit»: <11 n'est pas impossible, selon l’ontologie de la création, qu’il y ait eu L4 au premier instant ». Ce que S. Thomas a pensé du < fait », cela n’est pas dans son discours; mais le jeu spontané de ses expressions le manifeste avec autant d’as­ surance que toute déclaration verbale. L’observer va nous apporter une très importante précision concernant le type de < volontaire » dont nous avons établi l’existence sous le nom de libre arbitre-nature et que nous avons désigné par L3. L’analyse que nous avons faite du libre arbitre, la distinction qui lui est immanente entre la «nature» et 1’« option » (L3 et L4), reposent sur l’expérience humaine: les conclusions valent, positis ponendis, pour l’Ange (pour chaque Ange), en tant que l’Ange et l’homme sont l’un et l’autre esprits créées à l’image de Dieu qui est Esprit.44 « Positis ponendis » recouvre des choses qui sont < ex com­ munibus »: nous les laissons de côté. Il y a en retour, entre l’homme tel que nous pouvons l’observer et l’Ange en son premier instant, une différence qu’il faut mettre en pleine lumière parce qu’elle intéresse immédiatement notre question. Il n’y a pas pour l’homme, même en tant qu’il est esprit, une expérience, et pour autant une base d’observation, comparable à celle que l’Ange naissant fait de lui-même. Nous reviendrons sur l’analogie, proposée par AI. Maritain, entre les mouvements primo primi que l’homme porte en sa nature et l’opération de nature que l’Ange reçoit en son premier instant: la précarité de ce rapprochement vient de ce qu’il retient, dans l’hom­ me, du rapport personne-nature, seulement ce qui est accidenteln. Se placer comme nous avons choisi de le faire au point de vue de la structure métaphysique implique de considérer l’essentiel. Dès lors, ce qui est manifeste, et donc utile au connaître, c’est l’opposition relative entre cet instant d’Ange qui est le -premier et tout instant d’homme observable seulement si il n'est pas le premier. Il y a opposition relative, au sein de la durée spirituelle considérée en son unité analogique dans l’homme et dans l’Ange, entre ce qui est premier et ce qui n’est pas premier. Cette opposition relative doit sc retrouver entre d’une part ce qui concerne l’Ange en son premier instant, et d’autre part les données que permet d’élaborer 104 i * ’ LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE l’homme considéré en l’un quelconque de ses instants. Le < doit > qu’il fallait prévoir correspond-il au fait? Oui, et le voici. Le suppôt, la nature en exercice de son opération, sont réellement distincts; la seconde subsiste dans le premier en l’unité de l’acte d’être. Mais cette unité n’est plus fondée adéquatement dans le suppôt si celui-ci est une personne: esse non est intelligere. L’unité, en acte, entre la personne comme telle et la nature en exercice de son opération, requiert une donnée qui ressortit à la métaphysique de la personne comme telle: le libre arbitre-nature (L3). Nous ne faisons que rappeler la conclusion du chapitre II. Ce que nous devons main­ tenant considérer, c’est ce rapport selon lequel s’exerce L3: rapport qui d’ailleurs est un et pour autant subsiste en vertu de cet exercice. Les deux termes de ce rapport sont: la personne comme telle d’une part, et d’autre part le progredere de l’opération à partir de la nature qui en est le principe prochain. Ces deux termes sont, redisons-le, réellement distincts par nature, et en acte réellement un. Cette unité ne résulte pas seulement de ce que chacun des deux termes subsiste dans le suppôt: ils seraient alors juxtaposés, puisque la personne comme telle n’est pas réductible au suppôt. L’unité du rapport entre les deux termes est donc, outre son indis­ pensable fondement dans le suppôt, inhérente à l’un et à l’autre: or, sous ce rapport, elle ne peut être véritablement unité qu’en étant unité d’ordre”. Et, parce que l'unité est réelle comme le rapport lui-même et comme ses termes, l’ordre ” qui spécifie cette unité est lui aussi réel: cet ordre est un constituant de l'ontologie du sujet spirituel. C’est-à-dire que le sujet spirituel n’est pas le même, il est dans un état ontologique différent, si d'une part le progredere est référé à la personne, si d’autre part la personne est référée au progredere. Cette distinction pourra paraître ténue; mais c’est précisément le premier instant de l’Ange qui l’exige parce qu’il lui donne une portée concrète. L'opposition relative entre ce qui est premier et ce qui n’est pas premier dans une durée spirituelle, nous l’allons retrouver entre ces deux ordinations, opposées et réellement distinctes quoiqu’a priori également possibles, de ce rapport selon lequel s’exerce L3 entre la personne comme telle et le progredere de l’opération “ < Ordre » est pris ici au sens de « ordination », non plus au sens de « un ordre » (note 15). Deux choses sont un, si l’une est ordonnée à l’autre. S. Thomas recourt souvent à ce principe, lui donnant même une forme plus générale. ■, LANGE N’A PAS OPTÉ AU · . PREMIER INSTANT 105 Les textes de S. Thomas cités p. 83 concernent tous, en subs­ tance, le rapport dont nous venons de parler: rapport entre la personne et le progredere. Or tous ces textes également désignent, dans ce rapport, le progredere comme terminus ad quem. Le rapport est signi­ fié comme référence réelle - ontologique - de la personne au progre­ dere, et non inversement. Toute expression est évitée qui suggére­ rait de la personne qu’elle ait l’initiative de l’opération qui cepen­ dant subsiste en elle, et dont la nature est le principe prochain. a) L’Ange « est converti, tourné »: converteretur, qui est au passif. L’Ange alors n’a pas prise directe sur son opération: opération qui cependant subsiste en lui; il doit être tourné vers elle. b) L’Ange doit considérer ce qui ressortit à sa nature conside­ raret. Or considérer une chose suppose qu’on se réfère à elle, et non elle à soi. Cela suppose que la chose soit objet de considération; et cela exclut formellement que l’on agisse sur cette chose, qu’on la modifie, ou a fortiori qu’on en dispose: car, en pareil cas, ce que l’on considérerait ne serait plus la chose elle-même, mais autre chose quelle, à savoir ce qu’on la ferait devenir. c) L’Ange est mu vers ce qu’il doit comprendre et vouloir, con­ formement à sa nature: movetur ad, qui est encore un passif. Et ce que désigne ad, comme étant le terme de la motion subie par l’Ange, c’est l’opération de nature. d) La première action de l’Ange s’exerce selon les < naturalia », qu’il tient de Dieu. C’est, à l’expression près qui est moins précise, le principe < fondamental ». Au premier instant, l’opération de l’Ange lui appartient de par Dieu et non par lui-même [est ei a Deo]. C’està-dire que le rapport entre l’Ange et son opération est produit par Dieu immédiatement au premier instant, tandis qu'ultérieurement Dieu communiquera l’être au même rapport en appliquant l’Ange à son opération. Il suit que, au premier instant, c’est l’Ange qui est subordonné à ce rapport et par lui à l’opération de nature. I e) L’Ange est mû vers... Même observation qu’en a) et c). f) L’Ange eut, au premier instant, un mouvement (de nature); habuit. Il n’est pas dit que l’Ange exerça l’intelligence et la volonté, mais qu’il fut possédant de l’exercice de ces facultés. C’est le même jeu sémantique qu’en d): habuit ex Deo; et non: exercuit a seipso. La diversité des expressions et des notions recouvre, on le voit, l’identité en ce qui concerne la manière de signifier le 106 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE rapport entre la personne et le progredere. Cela est-il intentionnel? Nul n’en saurait décider. Nous inclinons plutôt à voir dans cette identité du modus significandi la manifestation spontanée d’un ver­ bum mentis toujours le même parce que déterminé par l’objet. Consi­ dérant l’Ange au premier instant, et tenant que < operatio ejus est ei a Deo », S. Thomas: d’abord explicite la distinction entre la per­ sonne et l’opération de nature; et puis, spontanément, référé la pre­ mière à la seconde. Et il fait toujours ainsi, car telle est la vérité: toujours la même quelle que soit la diversité des contextes sémantiques qui en appellent des formulations différentes. Quoi qu’il en soit, intentionnelle ou spontanée de la part de S. Thomas, la permanence que nous venons de relever ne peut pas être accidentelle < ex parte subjecti ». Et, considérée < ex parte objecti», elle exprime quelque chose d’essentiel: référer la personne au progredere, et non l’inverse, cela au premier instant est en effet requis: puisqu'en vertu du principe < fondamental ?, le progredere appartient à l'Ange en cet instant non en vertu de l’Ange mais en vertu de Dieu immédiatement: c’est ce qui déjà a été expliqué à propos du texte (d). Observons, en passant mais utilement, que le principe < fon­ damental » s’avère ici d’une manière décisive comme étant le principe véritable de toute l’explication: non seulement il rend compte, mais, qui plus est, il impère le modum significandi adopté par S. Thomas, spontanément ou intentionnellement en tout cas effectivement * ·; or seul le principe qui est premier rend compte de ce qui est ultime, en vertu de l’identité de droit entre la transcendance et l’immanence. Concluons: dans la lumière du principe < fondamental » qui ne cesse de l'inspirer, S. Thomas tient que la distinction toujours** ** On a allégué (loc. cit., note 39), en faveur de la suprématie du principe subordonné (p. 82), le nombre des réponses aux objections où S. Thomas le met en oeuvre. Argument matériel et sans portée. Lorsque S. Thomas répond aux difficultés (b) à f)] en faisant valoir que l’Ange est, au premier instant, d’abord tourné vers les « naturalia », la manière dont il exprime la situation originelle de l’Ange serait inintelligible sans le principe « fondamental ». Si le nombre constitue, materialiter, un appoint en faveur du principe subordonné, il implique autant de fois qu’il contient d’unités la réitération de la même vérité: à savoir que la manière de comprendre et d’appliquer le principe su­ bordonné requiert immédiatement et découle nécessairement du principe • fondamental»; lequel est donc, formaliter, la véritable clé de l’intelligibilité. PAS OPTÉ AU PREMIER INSTANT 107 réelle entre la personne et l'opération de nature consiste pour l'Ange, au premier instant, en ce que la personne est référée au progredere de l’opération, en particulier au vouloir de nature. Les considérations qui, au chapitre II, ont montré l'existence du libre arbitre-nature (L3) sont d’origine fonctionnelle. Il y a, dans le sujet spirituel, une partie potentielle qui y a comme il se doit un rôle propre et « déterminé ad unum >: référer à la personne comme telle tout ce dont elle est ontologiquement le suppôt, et en particulier le progredere de l’opération dont la nature est, selon chacune de ses propres parties potentielles, le principe prochain. Référer à la personne, et non pas référer la personne à, voilà ce qu’impose l’observation; parce que 1’observation porte bien entendu sur ce qui est observable par l’homme, c’est-à-dire sur le sujet humain. Or il est clair qu’on n’observe pas le libre arbitre-nature a l’état pur; on en infère l’existence comme nécessaire à partir de l’ob­ servation du libre arbitre-option. Décider n'est possible que si ce dont il faut décider est référé au principe du choix. Ce dont la personne comme telle doit primordialement décider c’est l’alternative: acquies­ cer ou sous-déterminer l’opération ordonnée au bien connaturel convertible avec l’être. C’est ce choix primordial, effectivement observé, qui prouve in actu la réalité du « référer » à la personne en quoi consiste l'exercice du libre arbitre-nature. On voit donc que si on veut ne pas confondre l’ordre réel avec l’ordre notionel, on ne peut — mais on doit — affirmer du libre arbitre-nature que ceci: dans l’exercice du libre arbitre, dans l'acte d'opter, il lui revient en propre de référer à la personne la matière de l’option, matière qui est constituée par le progredere de l'opé­ ration. Il ne suit pas de cette preuve qu’il existe dans le sujet spirituel humain un libre arbitre-nature susceptible de référer la personne à l’opération de nature. L'affirmation sous jacente aux textes de S. Thomas relevée j). 83 d’une part, et d’autre part la conclusion de l’inférence dévelop­ pée au chapitre II, sont donc à la fois concordantes et opposées. C’est bien le même rapport, véritable et réel, entre deux termes distincts par nature et «un» en acte, qui est, ici et là, découvert et mis en lumière. Mais il y a opposition quant au modus significandi, d'ailleurs prégnant de réalité. Au premier instant de 108 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE l’Ange, c'est la personne qui est référée à l’opération; dans l'acte humain d’opter, qui n’est jamais observé ni d’ailleurs possible comme commencement absolu, c’est l’opération qui est référée à la personne. Cette différence tient, nous l’avons déjà dit mais il n’est pas inutile de le répéter, à ce que le premier instant d’une durée spirituelle est singulier comme < premier >: il est spécifiquement différent de tout autre instant. La permanence de la nature dans la créature créée fonde, entre le < contenu > ontologique du premier instant et celui de tout autre instant, une identité; mais la relation originale au Créa­ teur de la créature en train d’être créée entraîne entre ces deux mêmes < contenus > une diversité, à un autre point de vue bien entendu. Cette unité et cette diversité ont, en l’occurrence, une acception précise et concrète. En tout sujet spirituel, dans l’Ange comme dans l’homme, il y a, à tout instant, y compris le premier, un libre arbitre-nature dont l’exercice propre est concomitant à l’exercice du vouloir de nature auquel il est subordonné: voilà l’identité, entre tous les instants. Et voici maintenant ce qui oppose le premier instant à tout autre instant: opposition tenant à la structure ontologique de l’acte angélique qui est désigné par l’< instant >. Au premier instant, la personne est référée à l’opération: voilà ce que nous avons vu avec S. Thomas. Au second instant, et aux autres s’il y en a, l’opération est référée à la personne: voilà ce qu’implique l’analogie, qui vaut ici à plein, de l’homme à l’Ange; car, si l’acte angélique considéré n’est pas le premier, il lui correspond l'acte humain tel qu’il est ef­ fectivement observé. Le libre arbitre-nature est, comme tel, le même au premier et au second instant; mais au premier instant, il s’exerce exclusivement comme partie potentielle du sujet spirituel qui est à la fois personne et nature: tandis qu’au second instant il s’exerce au sein et au service de l’acte d’opter qui appartient en propre et exclusivement à la personne: l'acquiescement ou le refus qu’elle fait de la mesure objectivement déterminée par la nature étant respec­ tés par Dieu Lui-Même. Il y a, du premier au second instant, une modification de la structure métaphysique dans l’acte angélique. Cette modification concerne primordialement le libre arbitre-nature en son aspect fonc­ tionnel. Celui-ci, toujours exerce et réalise un < référer >: mais il * p ν; i.'ange n'a pas opté au premier instant 100 l’exerce en deux sens opposés, au premier instant et puis au second instant. Nous pouvons maintenant répondre à la question qui était à l’origine de la comparaison que nous venons de faire entre les deux modes contraires du libre arbitre-nature, le modus significandi dé­ rivant du modus essendi. S, Thomas affirme comme possible en droit l’exercice du libre arbitre-option (L4) au premier instant. Qu’a-t-il pensé du fait? Telle était l’aporie. En voici la résolution. Si L3 s’exerce dans L4, L3 réfère l’opération à la personne, Si L3 s’exerce sans L4, L3 réfère la personne à l’opération. < l’une et l’autre / implication i sont nécessaires. Ç 1 Or S. Thomas signifie effectivement L3 comme référant au premier instant la personne à l’opération. Donc S. Thomas, dans l’acte mental qui fut au principe de cette manière de signifier, a conçu effectivement L3 comme s’e­ xerçant sans L4. Et comme les deux implications qui constituent la majeure de l’argument sont nécessaires, il suit que, pour S. Thomas: possible en droit au premier instant en vertu du principe «fondamen­ tal », l’exercice de L4 était impossible en fait en ce même premier instant à cause des conditions concrètes que l’histoire de l’Ange nous révèle de sa nature. L’impossibilité de L4 au premier instant peut donc être af­ firmée sur l’autorité de S. Thomas: cela résulte nous venons de le voir, compte tenu des considérations développées au deuxième cha­ pitre, de la manière dont S. Thomas envisage le rapport entre la personne et l’opération de nature au premier instant. Nous avons cependant donné une preuve directe de cette impossibilité de L4: car exploiter au maximum les possibilités de la raison nous paraît être pour l’homme le meilleur sinon le seul moyen propre à rendre évidente l’existence du mystère. La preuve dont le schéma a été indiqué p. 102 exige un complément: avant de le donner au suivant paragraphe, faisons le bilan de celui-ci. L’Ange, au premier instant, est en acte au maximum du pos­ sible, car il convient à l’esprit pur d’être en acte. En ce premier 110 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE I.'aNGE instant, < operatio est ei [Angelo] ab agente a quo habet esse, id est a Deo>”: tel est le principe < fondamental qui mesure la créature actuellement procédante du Créateur II suit que l'acte de l’Ange pouvait au premier instant comporter sans exception l’exercice de tout ce qui ressortit à sa nature, y compris l’exercice du libre arbitreoption. Mais l’Ange ayant été créé en grâce, et certains Anges ayant péché seulement au second instant conformément à la doctrine com­ munément reçue, il suit que l'exercice du libre arbitre-option est au premier instant exclu. L'acte du premier instant inclut cependant l’exercice du libre arbitre-nature, exercice qui consiste à rendre effectivement subsis­ tant dans le sujet le rapport entre la personne comme telle et l’opé­ ration de nature. Mais l’exclusion, au premier instant, du libre ar­ bitre-option entraîne que le libre arbitre-nature réfère la personne comme telle au progredere de l’acte dont la nature est le principe pro­ chain; tandis (pie, au second instant, l’exercice du libre arbitre-nature rend possible celui du libre arbitre-option en référant le progredere de l'acte à la personne en acte de décision. Ces conclusions concernent formellement la structure de l’acte angélique: nous les avons établies en considérant Yordre 14 naturel. Ne valent-elles pas également et identiquement pour Γordre 14 surnaturel? Le prouver est le but essentiel du paragraphe suivant. 3 — l’acte de l'ange s’exerce au premier instant, SIMULTANÉMENT ET SELON LA MÊME STRUCTURE MÉTAPHYSIQUE, DANS L’ORDRE NATUREL ET DANS L’ORDRE SURNATUREL. L'acte d’un sujet créé a pour principe prochain la nature, ou certaines de ses composantes dites parties potentielles. La structure de l'acte est constituée par l’ensemble des déter­ minations appartenant aux < parties > de la nature qui concourent à le produire. L'ordre surnaturel est fondé et défini par son principe: lequel est, dans la créature, la grâce. La grâce est le fondement à la fois formel et réel, gratuitement communiqué par Dieu, de la relation i.'ange λ en lui au premier instant l'exercice THÉOLOGAL 111 nouvelle que la créature contracte avec Dieu Lui-Même et en LuiMême. Y'ordre naturel a pour principe la enature». Il importe à notre question de revenir sur le sens de ce mot: car il recouvre en fait, nous l'avons déjà observé (p. 93), une fâcheuse équivoque. « Nature » signifie < tout ce qui ne ressortit pas à la grâ­ ce », tout ce qui n'appartient pas à l’ordre surnaturel, bien qu’il lui demeure concomitant parce qu’il en est ontologiquement le fonde­ ment. Le mot « nature » pris en ce sens spécifie ce que nous avons appelé Yordre 14 naturel, celui-ci se trouvant ipso facto contre-dis­ tingué de Yordre 14 surnaturel. Le mot « nature » a un autre sens, qu’impose l’existence de la personne, suppôt d'une nature spirituelle. Le libre arbitre s’exerce en fonction de ce qui est < de nature », primordialement en fonction du vouloir « de nature » auquel il est immédiatement subordonné à tel point qu’<< il n’est pas une autre puissance que lui>14; et cependant le libre arbitre doit originellement s’exercer sur ce même vouloir de nature: il y acquiesce ou il le sousdétermine. Il suit, nous l’avons expliqué (pp. 39-42), que ces deux rapports réciproques constituent ensemble, entre le libre arbitre et le vouloir de nature, une relation: il y a donc entre eux une opposi­ tion, mais opposition qui est du type relation, opposition relative. Cela requiert et donc justifie la distinction sémantique qui demeure attachée à la seconde acception du mot « nature ». Est « de nature » ce qui, dans la personne, n’est pas le libre arbitre. Cette distinction est tellement du type « relation » que le libre arbitre considéré comme distinct de la < nature » doit lui être intrinsèquement référé pour que soit possible ontologiquement son acte qui est d'opter: et c'est cela qui montre l’existence du libre ar­ bitre-nature. La distinction « nature-libre arbitre » n’a de soi rien à voir avec la distinction « ordre naturel-ordre surnaturel ». Celle-ci recouvre certes une relation: savoir l’ordination pro­ videntielle du « naturel » au « surnaturel », la non impossibilité fi­ nalisée en attente objective; mais cette relation n’est pas constituante de l’ordre naturel; et, si elle est un constituant de l’ordre surnaturel, celui-ci cependant ne serait pas constitué en son subsister sans la relation au Dieu Trinité absolument transcendant à l’ordre naturel. La distinction < nature-libre arbitre », au contraire, est relation- 112 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE nelle ontologiquement'. elle n’est pas seulement un constituant du sujet spirituel, elle est au point de vue métaphysique le constitutif formel de la personne comme telle', c’est-à-dire qu’il serait tout sim­ plement contradictoire de considérer la personne — l’Ange — en faisant abstraction de la distinction < nature-libre arbitre », et cor­ rélativement de la distinction < nature-option » au sein du libre ar­ bitre lui-même: cette distinction est d’ailleurs concomitante à une unité, puisqu'elle est relation. Il n’y a aucun acte émanant d'une personne comme telle et dans lequel ne se réalise d’une manière propre à cet acte la relation entre la nature et le libre arbitre: et c’est cela qui constitue pour l’essentiel la structure métaphysique de l’acte. 11 suit immédiatement et absolument que la structure ne peut pas être modifiée par l’ordre. On peut exprimer cette permanence de la structure de deux manières différentes, parce qu’à partir de l’un ou de l’autre ordre. Graciée, la personne demeure elle-même: tout ce qui concerne la structure, tel qu’il existe dans l’ordre surnaturel appartient primordialement à l'ordre naturel; c’est à ce point de vue que nous serons amenés à nous placer en analysant le second instant: l’Ange, péchant dans l’ordre surnaturel, pèche en même temps dans l’ordre naturel; l’identité, en droit et absolument, de la structure dans les deux ordres entraîne que ce qui est < de l’ordre surnaturel > ne peut pas ne pas être, pour le même Ange, < de l’ordre naturel ». D’autre part, on doit également dire: l’Ange ayant été créé en état de grâce, tout ce qui en lui est, primordialement, réalisé dans l’ordre naturel est ipso facto nécessairement réalisé dans l’ordre sur­ naturel selon la même structure', c’est à ce point de vue que nous allons nous placer maintenant: celles des modalités Li, L2, L3, L4 selon lesquelles s’exerce l’acte de l’Ange dans l’ordre naturel déter­ minent également ce même acte en tant qu’il s’exerce concomitam­ ment dans l'ordre surnaturel. Cela suppose qu’à l’< exercer > d’ordre naturel est effectivement associé un < exercer » d’ordre surnaturel: nous aurons à l’établir; nous avons à montrer que cela est non seu­ lement compatible mais cohérent avec l’impeccabilité de l’Ange au premier instant, et d’ailleurs conforme à la doctrine de S. Thomas. Observons que ces deux manières d’exprimer l’identité de la structure dans les deux ordres, en référant le naturel au sur­ naturel ou bien inversement, ne correspondent pas respectivement aux deux instants de l’Ange. Nous adoptons cependant cette cor- l'ange a en lui au premier instant l’exercice THÉOLOGAL 113 respondance: elle évitera des redites; mais elle ne doit pas induire en erreur: l'un et l'autre point de vue, et les conclusions qu'ils im­ pliquent respectivement, valent pour chacun des deux instants. L'identité de structure que nous allons étudier a été vigoureusement affirmée par le R. P. Philippe de la Trinité ([3 *, passim), et par M. Maritain ([3 *, p. 64, note 1). Il nous semble toutefois que cette affirmation appelle précision et justification. Nous allons donc, au maximum de notre possible, prouver tout ce qui peut l'être: souhaitant d'ailleurs, de toute notre ferveur mentale, qu'on aille beaucoup plus loin dans la même voie: en sorte que soit rendu mieux évident le caractère si mystérieux du rapport entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel, rapport qui fut si étrangement mal-mené durant ces dernières années. 1. L'acte de l'Ange est exercé an premier instant dans l'ordre surna­ turel en même temps que dans l'ordre naturel. Nous dirons qu’il y a «correspondance» de l’ordre surnaturel à l'ordre naturel, ou en abrégé qu'il y a « correspondance ». Cette < correspondance » vaut respectivement pour chacun des types de Li à L4, mais nous ne faisons pas acception de leur distinction dans ce premier sous-paragraphe: il faut d’abord montrer que la «corres­ pondance », globalement considérée, existe. Une démonstration ri­ goureuse étant ici impossible, nous allons énumérer des arguments dits de « convenance >: le plus assuré sera fondé sur l’analogie. I - L’autorité de S. Thomas doit être évoquée. « L’ange mérite au premier instant », son opération ressortit donc à l’ordre surnaturel. Mais la question du mérite étant complexe, il convient d’en traiter à part, et à la fin de ce paragraphe. II - L’ordre surnaturel est, fonctionnellement, une «nature». C’est là, en thomisme, une donnée classique. Bornons-nous à rappeler deux choses. Les textes les plus formels de S. Jean et de S. Paul concernant la Vie, le mot « vie » lui-même, font expressément état de la notion de nature, et du type de communication qui est propre à la nature; et, qui plus est, la grâce rend participant de la Nature 8 114 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE divine47: elle doit être une nature puisque c’est d’une nature qu’elle assure le partage. D’autre part la grâce doit inhérer au plus intime du sujet auquel elle assure une participation dont l'ultime achèvement est béatifiant. Et si la grâce est pour l'homme dans l’essence de lame, on ne voit pas quelle puisse inhérer, dans l'Ange qui est pur esprit, moins entitativemeni que dans un esprit informant un corps. La grâce, t habitus entitatif», mesure, en même temps que l’essence-nature en laquelle elle est intégrée, l’acte d’être de la personne telle qu'elle est, à la fois créée et graciée. La grâce rend donc con-naturel ce qui, intrinsèquement, est sur-naturel: c’est-à-dire que la structura métaphysique de l’opé­ ration est identique, d’une part pour le sujet spirituel non gracié en regard de l’ordre naturel et d’autre part pour la personne possé­ dant la grâce en regard de l’ordre total à la fois naturel et surnaturel. L’achèvement dont la grâce est le principe immanent ne mo­ difie pas la perfection d’ordre, faite d’unité et de distinction: personne, nature, acte. Ce qui découle immédiatement de cette économie vaut simultanément dans l’ordre naturel et dans l’ordre surnaturel. En particulier, la charité étant primordialement dans le vouloir de nature14, ce qui vaut pour le vouloir de nature dans l'ordre naturel vaut pour ce même vouloir possédant la charité et faisant face ori­ ginellement à l’ordre surnaturel en même temps qu’à l’ordre naturel. Or il convient que l’Ange exerce au premier instant tout 47 «L’accomplissement de la grâce» est en ceci: «nous devenons parti­ cipants de la nature divine « theias koinonoi phuseos » (Il Pet. i, 4). Le mot « nature » se trouve ainsi employé en deux sens différents. D’une part, l’ordre naturel est contre-distingué de l’ordre surnaturel·. celui-ci étant instauré dans la créature spirituelle par le don expressément gratuit de la grâce, laquelle rend l’homme capax Trinitatis, capable de parti­ ciper la Vie intime de Dieu. D’autre part nature désigne une réalité qui est généralement définie à partir de son aspect fonctionnel·, l’être de nature est celui qui a en lui-même le principe de son dynamisme. C’est en ce second sens, générique, et consignitiant une structure, que le mot nature est employé pour désigner le statut concret qu’a dans chaque personne l’ordre surnaturel: la créature graciée porte en elle le principe de son propre retour à Dieu. La nature, prise au second sens, est principe concret de mesure: la nature < ence » mesure l’acte d’être. et par suite l'opération dont elle est en lui et avec lui le principe; la nature • grâce » mesure chacun des actes qui ressortissent à la relation théologale. l’ange a en lui au premier instant l'exercice THÉOLOGAL 115 ce qui pour lui est « de nature » (pp. 79-81). Donc, en vertu de ce qui précède immédiatement, il convient également et de la même < convenance > que l’Ange exerce au premier instant ce que la grâce lui rend con-naturel: et cela selon les modalités d’exercice qui ressor­ tissent à l’ordre naturel. Le fait même que l’Ange produise une opération, au premier instant, est ei a Deo3i. Il répugne autant que Dieu crée un esprit inerte, un esprit qui ne serait pas en acte: ou bien qu’il crée un Ange en grâce dans lequel la grâce demeurerait inerte, la grâce n’étant pas mise en oeuvre en même temps que la nature, et autant que la nature le permet au premier instant. Est ei a Deo: c’est le principe «fondamental» qui porte sa lumière partout. Dieu crée un esprit et lui donne d’être en acte, conformément à la nature de l’esprit; Dieu crée un sujet spirituel en grâce et lui donne d’être en acte conformément à la nature spirituelle telle quelle est exhaussée par la grâce et telle qu’elle est mûe par Dieu Lui-Même à sa propre opération au premier instant. Il ne convient pas que Dieu ne meuve pas à son opération propre, en même temps qu’il le crée, un principe d’opération qui précisément est entitativement constitué en vue de cette opération. Cet argument de convenance se trouve, nous l’allons voir, corroboré par la comparaison de l’Ange et de l’homme. III - L’Ange ne saurait être moins parfait que l’homme. L’histoire de l’Ange ne comprend que deux instants d’Ange: cela suffit pour qu’il y ait une «succession contingente», close par une décision sans appel. L’histoire de l’homme comporte une mul­ titude d’actes dont certains également sont décisifs. Il y a un point sur lequel les deux histoires sont comparables. Dans la vue de l’Incréé, les créés sont égaux’8. Aucune créature, en son premier instant, ne s’appartient. Disons, en sacrifiant un instant à la modernité en l’occurrence commode, que l’Ange n’est pas adulte au premier ins­ tant operatio ejus est ei a Deo. L’Ange est créé en grâce, pareillement l’enfant nouvel­ lement né est baptisé. Mais l’enfant devient adulte progressivement, l’Ange dès le second instant. Des années au lieu d’un instant. An­ nées d’homme et instant d’Ange! Différence certes: l’Ange n’est 4" Cf. Pascal, Ptnstfe 72 (Edition Brunschwicg). 116 LE PÉCHÉ ΕΓ LA DURÉE DE L’ANGE pas l'homme. Mais, dans un cas comme dans l’autre, nature et surnature sont originellement données, l’une excédant 1'autre infi­ niment et s’y insérant du dedans: l’écart infini et l’unité organique sont aussi vrais pour l’Ange que pour l'homme; et c’est V ensemble de ces deux choses qui constitue en propre le mystère, de l'élévation à l’ordre surnaturel: lequel ne violente pas la nature (Cf. p. 25). On est donc fondé à conclure que ce qui concerne cet ensemble comme tel, c’est-à-dire le rapport entre ses deux constituants, est même pour l’Ange et pour l’homme, quoi qu’il en soit des évidentes différences qui tiennent aux natures: unité organique, c’est-à-dire unité d’un acte exprimant l’ordre intime de son principe opératoire, entre deux composantes dont l’écart spécifiquement est infini. A cet égard, le mystère de l’élévation au surnaturel est le même pour l’Ange et pour l’homme; à cet égard, l’Ange créé en grâce et l’enfant baptisé sont en même situation: encore non «adultes», ni l’un ni l’autre. Or, qu'observe-t-on dans le cas humain, qui justement est observable: la grâce attend-elle pour porter ses fruits que le sujet soit devenu adulte? Bel appoint en vérité que ce perfectionnement de la nature dans son ordre pour couvrir l’écart infini qui la sépare de la surnaturel Mais précisément l’expérience montre juste le con­ traire. L'enfant est capable de comprendre et d’aimer bien avant de pouvoir raisonner; il est capable de foi et de charité bien avant de pouvoir s’engager. En un mot, la grâce porte son fruit dans l’opé­ ration de nature telle quelle est\ ou, autrement dit, la structure mé­ taphysique de l’opération ne fait pas acception de Y ordre·, c’est la même unité organique propre au sujet, appartenant ainsi à chacun des deux ordres dans le sujet, qui résout l’écart infini entre ces deux ordres eux-mêmes·, en cela donc consiste le mystère de l’élévation non violente au sur-naturel. Et comme, à cet égard, l’Ange et l’homme sont en même si­ tuation, il faut conclure que l’Ange non adulte, c’est-à-dire l’Ange en son premier instant, a eu lui aussi une opération surnaturelle de même structure que son opération naturelle: comportant les mêmes modalités qu’elle, et primordialement celle d’être immédiatement inn communiquée en même temps quelle par Dieu Lui-Même. Les deux modalités, écart infini et unité d’ordre, du rapport entre nature et sur-nature président à l’histoire de l’Ange comme à celle de l’homme. Ce même rapport enclôt nécessairement, l’ange a en lui au premier instant l’exercice THÉOLOGAL 117 pour la durée de l'histoire, la foi: la considérer va nous apporter une nouvelle lumière. IV - L'Ange , au premier instant, l’exercice de la foi surnatu­ relle, et partant celui de tout l’ordre théologal. « L’Ange, au premier instant, est mû simultanément vers sa propre nature et vers Dieu Auteur de la nature >»’. L’Ange connaît nécessairement au premier instant: son être tel qu’il est, donc sa relation au Créateur, donc le Créateur en tant que tel. Il s’agit d’un acte «de nature >, auquel l’Ange est mû par Dieu Lui-Même: acte «spontané », angéliquement s’entend. D’autre part l’Ange a la grâce, la foi, la charité. Dans ces conditions, la connaissance que l’Ange a du Créateur s’accompagne-t-elle d'un exercice de la foi surnaturelle visant Dieu Lui-Même? Précisons cette question en nous référant à son homologue dans le cas humain: et, bien entendu, nous considérons maintenant le croyant en plein exercice de son intelligence, puisque c’est formel­ lement de l’intelligence angélique qu'il s'agit. «Démontrer» rend «croire» impossible: du moins simpliciter. Il faut cependant maintenir, en retour, que la lumière propre à la foi permet une perception meilleure des réalités transcendantes auxquelles la raison peut accéder par elle-même. Le fait que « Dieu est » est objet de foi et objet de preuve. L’un n’exclut pas l’autre, parce que Dieu n’est pas atteint ici et là sous la même ratio formalis sub qua. Dieu est atteint par la foi en vertu de la Vérité révélante dont la médiation est exclusivement mentale; Dieu est atteint par l’intellection naturelle selon le type de relationalité propre à Yens verum, relationalité qui implique expres­ sément un medium rei interposé entre le Créateur et l’intelligence qui en découvre, dans une réalité créée, l’exigence nécessaire. Les deux lumières donnant accès au fait que < Dieu est > sont donc spéci­ fiées distinctement: ex parte mentis, parce que l'habitus de foi est surnaturel; ex parte relationis, parce que les deux rapports aux­ quels elles correspondent respectivement entre le même intellect et la même Réalité sont d’espèce différente, médiatisés l’un réelle­ ment l’autre mentalement. Récapitulons ce double chef de distinction en disant que l’in­ telligence naturelle atteint Y existence de Dieu, tandis que l’intelli­ gence croyante atteint Dieu qui est. 118 LE PÊCHÉ ET LA DURÉE DE L ANGE Observons maintenant que cette distinction vaut pour l’Ange viator et croyant, exactement comme pour l’homme viator et croyant. Bien sûr. la species angélique n’est pas un concept humain; mais, de cela, la distinction que nous venons de rappeler ne fait aucune acception. La connaissance que l’Ange a naturellement de Dieu au premier instant, il l’a simultanément à celle de sa nature, il l’a dans la relationalité que soutient intrinsèquement avec le Créa­ teur sa propre nature de créature. Le medium rei est ici requis, pour l’Ange comme pour l'homme, usant l’un et l’autre de la lumière naturelle. Et ce medium rei. la foi théologale l’exclut par essence, quoi qu’il en soit de la manière, différente nous y reviendrons (pp. ng. 175), selon laquelle elle épouse l’intellection angélique en son premier instant et l’intellection humaine à chaque instant. L’Ange a connu naturellement au premier instant 1’« existence de Dieu» * 7: voilà l’hypothèse, certaine; l'Ange a-t-il également, en cet instant, adhéré théologalement à < Dieu qui est >? Telle est la question. Or, au point de vue auquel nous nous plaçons, l’Ange et l'homme sont en même situation: nous venons de l’observer. Il est donc légitime d’inférer d’un cas à l’autre; et, derechef, il convient d’affirmer: l’Ange ne saurait être moins parfait que l’homme. Et qu’observe-ton de l’homme? Lorsque le croyant pose spontanément un acte concernant la Réalité de Dieu, l’expérience montre que, spontanément, il s’adresse à Dieu qui est. L'intellect, supposé qu'il ait l’habitus de foi surnaturelle, ne fait pas abstraction de cet habitus lorsqu'il se porte spontanément vers la Réalité qui peut cependant être atteinte quoique moins parfaitement par la lu­ mière naturelle. Voilà le fait. La raison qui explique ce fait, doit induire à y découvrir une loi nécessaire. Cette raison, la voici. Lorsqu’une puissance pro­ duit spontanément son acte, c'est telle quelle est en fait, simpliciter, qu’elle est le principe de cet acte: elle produit l’acte selon toute la possibilité effective qu’elle a d’atteindre la réalité à laquelle cet acte est ordonné. Et voici maintenant la loi nécessaire. La réalité autant qu’elle peut être atteinte, l’acte autant qu’il permet d’atteindre cette réalité constituent pour la personne considérée elle-même — quoi qu’il en soit de son rôle comme sujet — un bien connaturel dont l’appétibilité est déterminante; et parce que, dans un exercice spontané, la mesure de ce bien connaturel ne procède d’aucun principe extrinsèque l’angf. a en lui au premier instant l’exercice THEOLOGAL 119 mais exclusivement de la puissance considérée, cette mesure ne peut être que maximum: que cette puissance restreigne par elle seule la mesure de l’appctibilité dont le pâtir la définit comme puissance, ce serait dénué de cause: ce serait donc une hypothèse vaine et pour autant métaphysiquement contradictoire, c’est-à-dire donnant une apparente consistance à ce qui ne peut pas être. L’intellect du croj'ant se portant spontanément vers la Réalité de Dieu ne produit pas et ne peut pas produire son opération comme si il n’avait pas l’habitus de foi: voilà ce que prouve l’expé­ rience, ontologiquement comprise. On peut également rappeler, opportunément: operatio sequitur esse. La mesure d’un acte est celle de la puissance produi­ sante telle quelle est. L’intelligence du croyant est surélevée tout entière, selon ses deux facultés perceptive et discursive. L’élévation à l’ordre surnaturel ne pouvant d’ailleurs que rendre plus parfaite l'unité qui appartient déjà à la nature, elle ne saurait faire acception entre les deux composantes qu’intègre connaturellement l’intelli­ gence en sa condition humaine. La foi est primordialement dans l’intelligence plutôt que dans la raison: tout comme, corrélativement d’ailleurs, la charité est dans le vouloir de nature plutôt que dans le libre arbitre u. Or, si le croyant se porte spontanément vers la Réalité de Dieu, ce qui de lui entre en exercice c’est ce qui est primordialement connaturalisé à Dieu par la foi: c’est l’intelligence, qui perçoit: non la raison, qui prouve. Cela confirme ce que manifeste l’expérience: la démarche spontanée du croyant le porte vers Dieu qui est, non vers l’existence de Dieu. Bien entendu, le croyant peut prouver l’existence de Dieu; il est même mieux armé que tout autre pour le faire, parce qu’il situe avec exactitude la portée de cette démarche. Le croyant peut délibérément faire abstraction de la foi dont il a la grâce, en vue d’élaborer une preuve rationnelle; de même qu’il peut, a posteriori, discerner dans l’acte spontané qui l’a porté vers la Réalité de Dieu ce qui ressortit à la lumière naturelle et ce qui ressortit à la lumière infuse. Mais tout cela, qui est vrai, est hors notre question: celle-ci est en effet liée, en sa position même, à un « exercer » - celui de l’Ange expressément considéré «in actu exercito»: celui de l’Ange en son premier instant : « exercer » qui est spontané. L’opération de l’Ange en son premier instant est spontanée: car elle est « de nature x transcendentalement, c’est-à-dire ex parte 120 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE Dei; les puissances de l'Ange qui à ce moment entrent en exercice sont instruments de Dieu; et cela fonde absolument, nous l'aurons assez redit, que tout ce qui en procède est infaillible, et qu’il est par mode < de nature > même si il ressortit à l’ordre surnaturel. L’Ange, en cet instant quo incipit esse, est ce qu'il est de par Dieu; il n’est pas question pour lui de < choisir > ceux des habitus qu’il exerce ou n’exerce pas: il est incliné à l’acte par et dans la motion créatrice, et selon toutes les possibilités selon lesquelles il est créé. Un Ange ayant la foi, et n’exerçant pas la foi alors qu’il sc trouve porté intelligiblement vers la Réalité de Dieu, constitue en Sagesse divine une monstruosité qu’achève d'écarter l’analogie du croyant humain; l’Ange, l'intelligence angélique sous l’emprise créa­ trice et sanctificatrice, serait-il moins < sensible > au Dieu qui est que ne l'est l’homme, le croyant dont l’intelligence porte l’hystéresis du péché originel? Que l’acte initial de l'Ange comporte, comme le dit S. Thomas *·, un ordre, c’est clair. Il n’y a pas d’acte de foi sans acte de l’intelligence, non plus que d’acte volontaire (Li, Lz) sans acte de l'intelligence. Cela montre que si la distinction des < instants > est fondée sur celle des opérations, il n’est pas exact qu’une pluralité d’opérations procédant de puissances ou d’habitus différents requiert nécessairement une pluralité d'instants. Nous reviendrons en ter­ minant sur ce point fort important. Il suffit pour le moment à notre propos d’observer que l’acte initial de l'Ange comporte simultanément l’exercice communiqué par Dieu de tout ce que l'Ange tient de Dieu. Cet acte comporte un ordre intime, une structure ontologique: c’est l’exercice naturel de l'in­ telligence qui est comme le tronc en lequel est greffé par l’unité d’un même acte tout autre exercice, parce qu’il est primordialement expressif de la nature du pur esprit. Est-il maintenant besoin d’ajouter que si l’Ange a en lui, au premier instant, l'exercice de la foi, il a également celui de la charité: sub eodem modo, id est ut motum a Deo. Prévenons toute surprise, voire tout scandale < théo­ logique >, en rappelant d'ailleurs l’ordre didactique. L’exercice théo- <· de Malo qi6, a.4, 3m. l’ange a en lui au premier instant l’exercice THÉOLOGAL 121 logal initial n'a pas constitué pour l’Ange un «convertere» à Dieu Auteur de la grâce”: ce point étant le plus délicat, nous le renvoyonsau dernier paragraphe de ce chapitre. Précisons également que l’exer­ cice initial de la foi n’a pas constitué un véritable acte de foi. Préci­ sons surtout que l’exercice initial de la charité théologale n’a pas constitué pour l’Ange un « acte de charité > au sens usuel de cette locution: le sens usuel implique en effet l’exercice de l’amour de bien­ veillance, lequel requiert en structure nous l’avons montré (pp. 66-71) un acte du libre arbitre L4; or nous allons précisément achever d’établir dans ce paragraphe que L4 est impossible pour l’Ange au premier instant. Mais n'anticipons pas sur le sous paragraphe suivant (Cf. également p. 181), consacré au mérite de l’Ange. L'Ange a en lui, au premier instant, l’exercice de la charité: voilà ce qu’exigent d’affirmer les deux principes co-ordonnés que nous n’avons cessé de mettre en oeuvre: Dieu ne crée pas inerte, sous quelque rapport que ce soit, un esprit qui par nature est acte: à'autant que l’opération de cet esprit en son premier instant est ei a . ** Deo La charité est primordialement dans le vouloir de nature’4, tout de même que la foi est dans l’intelligence constituant de la nature: dès lors l’argument développé pour la foi vaut identiquement pour la charité; et il vaut, il importe d’y insister, parce qu’il vise un exercice qui est du type « de nature ». Il y a donc dans l’Ange, au premier instant, l’exercice théologal: voilà ce qui est établi. « L’Ange possédait la charité dès le premier instant de son existence. Aussi son premier mouvement volontaire, consécutif à la connaissance que Dieu lui donnait de son mystère en se révélant obscurément à lui dans la foi, fut un mouvement d’amour spontané par lequel l’ange exprimait la complaisance im­ médiate qu’il prenait en la vérité éternelle» ([1 *, p. 462). Mais de là ne résulte pas que l’Ange ait produit au premier instant un acte de foi ou un acte de charité au sens usuel que ces lo­ cutions ont dans le cas de l’homme: celui-ci n’étant, en l’instant quo incipit esse, ni observable ni en état de grâce. L’argument qui établit, au même titre et séparément, l’exis­ tence de l’exercice de la foi et l’existence de l’exercice de la charité au premier instant vaut d’ailleurs d'une manière unitaire pour l’exercice de tout l’ordre théologal. Si, en effet, la foi n’implique pas notionnellement la charité, l’exercice normal de la foi inclut celui de la charité. Y aurait-il, 122 IE PÉCHÉ ET LA PURÉE PE L’ANGE pour l’Ange naissant et resplendissant de grâce, une < foi informe >: celle-ci existe, mais elle constitue une miséricordieuse monstruosité dont seul rend compte le péché. On ne voit donc pas comment l’Ange pourrait, au premier instant, exercer la foi sans exercer, sub eodem modo id esi ut motus a Deo, la charité. L’Ange, au premier instant, < ne se meut pas », il est mû par Dieu, selon tout ce qu’il est naturellement et sumaturellement: à la fois vers lui-même, vers l’existence de Dieu, vers Dieu qui est, vers Dieu qui est Trinité. Mais ces rapports, selon lesquels l’Ange est au premier instant mû vers (refertur ad) ne sont pas spécifiés de la même manière par leurs termes respectifs. C’est cette différence quant au type de spécification qui fonde, nous le verrons au dernier paragraphe de ce chapitre, l’ordre4* ontologique interne de l’acte angélique au premier instant. De cette même différence, quant à la spécification par le terme, entre le rapport de l’Ange à Dieu selon l'ordre naturel et ce même rapport selon l’ordre surnaturel, découle que le ; il connaît Dieu et il aime Dieu sumaturellement, mais « comme un enfant »: dans la vue de l’Incréé, les créés sont égaux. 2. L’Ange n'aurait pu exercer au premier instant le libre arbitreoption seulement dans l’ordre naturel. Le schéma de la preuve établissant l’impossibilité de L4 au premier instant a été donné p. 102. Il restait à prouver la majeure que nous rappelons: < L’acte positif17 du libre arbitre-option (L4) s’exerce nécessairement, pour la créature graciée, dans l’ordre sur­ naturel en même temps que dans l’ordre naturel >. Vue observation s’impose ici au point de vue métho­ dologique. La preuve d’ensemble est par «fausse supposition»: c’est-àdire quelle part de l’exercice de L4 dont elle entend montrer l’im- Λ OPTER EÛT, AU PREMIER INSTANT, CONCERNÉ LE CROIRE ET LAIMER T 123 possibilité: une telle démarche serait invalide au point de vue méta­ physique si L4 ne constituait qu'une hypothèse abstraite. Mais nous avons vu, avec S. Thomas, qu'exercer L4 est une possibilité positive que comporte l’ensemble des conditions ontologiques de l’Ange , contre distingué du libre arbitre-opt ion, l’acte de l’Ange s'exerce au premier instant simultanément dans l’ordre naturel et dans l’ordre surnaturel: et cela pour chacun des types selon les­ quels il s’est exercé effectivement. Cette correspondance étant tenue pour réelle, alors à supposer que l’Ange eût exercé au premier instant le libre arbitre-option, il eût été impossible que cet exercice fût seu­ lement selon l’ordre naturel; ou bien: cet exercice eût nécessairement concerné simultanément l’ordre naturel et l’ordre surnaturel. L'affirmative conditionnelle requise au schéma de preuve donné p. 102 est ainsi établie, autant du moins que nous le pouvons. Il suit dès lors que la conclusion demeurée en suspens est elle-même établie: il était impossible à l'Ange, tel que nous le révèle son histoire, d'exercer au premier instant le libre arbitre-option L4. Nous avons vu que si S. Thomas a maintenu fermement la possibilité positive d’un tel exercice, sous motion divine immédiate, d’une part il s'est bien gardé d’en affirmer l’existence (p. 101), d’autre part l’expression spontanée de sa pensée permet d’induire qu'il le tenait pour impossible (p. 109). S. Thomas admet cependant que l’Ange mérite au premier instant et que l'Ange pécheur < mortifie » ce mérite immédiatement statim mortificans. Convient-il, avec certains thomistes, de voir là deux actes L4 opposés40, le second annulant le premier? Avant d’at­ tribuer au Docteur angélique une aussi piètre idée de la nature de l’Ange, regardons d’un peu plus près. *° « Au lieu des deux actes de libre arbitre de Prima pars » (op. cit. note 39; P· 227 3)· AVOIR EN SOI LE MÉRITE N'EST PAS MÉRITER 3. 125 L’Ange mérite au premier instant, bien qu’il n'exerce pas le libre arbitre-option. La position de S. Thomas. I.es controverses concernant le mérite initial de l’Ange font déplorer que trop de théologiens manquent d’humour encore plus que de rigueur: de l’un, parce que de l’autre. L’ordonnance d’un syllo­ gisme est, ès choses humaines, la plus sérieuse qui puisse être: ne le fût-elle... quoi encore au monde de sérieux! Mais il ne faut pas con­ fondre, avec la nécessité véritable, la syllogistique impeccable dont les médiévaux habillaient complaisamment leurs arguments. Que de sottises sur S. Anselme, et hélas sur S. Thomas. Ces grands raison­ neurs n’étaient pas dupes du jeu: il faut un grain d’humour... mental pour entrer dans leur génie. Il y a des syllogismes qui démontrent, simpliciter et realiter ; il y a également des syllogismes dont le rigou­ reux enchaînement abstrait n’épouse pas l’enchaînement organique de la pensée ni par conséquent l’enchaînement concret de la réalité. Discerner les deux cas ne relève pas, malheureusement ou heureuse­ ment, de la syllogistique. I - La notion de mérite ne doit pas être posée a priori comme univo­ que pour l’Ange naissant et pour l’homme racheté. N’allongeons pas ce préambule. Le rationalisme théologique emprisonne l’Ange, cependant transrationnel, en des déductions ir­ réelles: il n’a donc plus d’autre recours, devant les contradictions, que le paravent de l’histoire; S. Thomas aurait abandonné, au de Malo, le mérite initial de l’Ange. Laissons de côté la « chronologie >40, dont l’histoire n’est pas achevée. Nous avons observé (p. 101) que l’exposé de la Somme est beaucoup mieux adéquat à la réalité que celui du de Malo, bien meilleur pour la forme comme pour le fond Cela seul rend suspect l’usage de la mise entre parenthèses historique pour résoudre une difficulté. La difficulté, en l’espèce, nous paraît venir d’une implication abstraite, vraie bien entendu, mais ne cadrant pas avec la réalité dont il s’agit. Cette implication, la voici: Le mérite implique la grâce et l’exercice du libre arbitre-option. Or S. Thomas affirme que l’Ange mérite au premier instant. Donc S. Thomas affirme que l’Ange exerce le libre arbitre-option au premier instant. 126 LK PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE Le syllogisme conclut, à la condition que le mot mérite ait la même acception dans les deux prémisses. Qu’en est-il? Irait-il donc de soi que la notion de mérite, que les moralistes ont élaborée et catégorisée en considérant l’homme d'abord pécheur et puis racheté, dût valoir pour l'Ange resplendissant en nature et en grâce? Et, qui beaucoup plus est, irait-il de soi qu'une notion de mérite élaborée pour l’homme en fonction d’instants divers, le premier étant expressément excepté, dût valoir pour l'Ange au premier instant·. alors que, en cet instant, tout, de la créature, est formellement et immédiatement sous l’emprise actuelle de l'opération créatrice? Le syllogisme prouve, si la notion de mérite est posée comme univoque pour l'Ange impeccable en train d'être créé, et pour l'homme pécheur déjà créé. Il suit que, avant de découvrir dans l'ar­ ticle de la Somme l'affirmation de deux actes du libre arbitre50, il conviendrait de se souvenir que S. Thomas use non seulement du syllogisme — quand il faut — mais également de l'analogie, quand également il le faut. Il est impossible, en droit et a priori, que, même supposées toutes choses égales d’ailleurs, le mérite d’une créature soit de même nature: au premier instant d’une part, en un instant qui n'est pas le premier d’autre part. Il peut cependant y avoir ici et là mérite réellement, quoiqu'analogiquement. Et comme le propos essentiel de l’article consiste justement à faire dériver l’impeccabilité de l’Ange de sa situation singulière au premier instant ** , on voit mal comment S. Thomas don­ nerait en l'occurrence au mot mérite une acception incompatible avec cette situation. Conclure à l’existence de deux actes du libre arbitre impute d’autre part en fait à S. Thomas une autre incohérence que voici. Le corps de l’article, sans une bavure de forme ou d’expres­ sion: premièrement affirme la possibilité positive de L4 au premier instant; deuxièmement: évite expressément d’affirmer cet exercice L4 (p. 101). Estimera-t-on que S. Thomas tranche — combien lour­ dement — en répondant à deux objections * 1,* 3 ce qu’il met tout son “ i. 463, as. Objection 3. Peccatum opponitur merito. Sed in primo instanti suae creationis aliqua natura intellectualis potest mereri, sicut anima Christi, vel etiam ipsi boni angeli. Ergo et daemones in primo instanti suae creationis potuerunt peccare. AVOIR EN SOI LE MÉRITE N’EST PAS MÉRITER 127 soin à laisser en suspens au corps de l’article? Deux pavés sur une fleur. La rationalisme manque d’élégance, autant que d’humour et de rigueur. Laissons ce procès, et posons le principe d’interprétation suivant. Au lieu de déduire, en partant d’une acception univoque du mérite, ce que S. Thomas ne dit pas de l’Ange en son premier instant, il faut à l’inverse partir de ce que dit expressément S. Thomas — et qui est fort précis — pour rechercher comment, analogiquement, l'Ange en son premier instant mérite. C’est ce que nous allons faire, et nous observerons que Vana­ logie en question est hautement justifiée; car. au rebours de la défi­ nition connue, les réalités qu’elle, rapproche sont simpliciter eadem secundum quid diversa', au moins si on les considère comme il se doit au premier instant, c’est-à-dire en fonction de Dieu créant et à partir d’en haut: operatio est ei [Angelo] a Deo34, quidquid est in merito est a Deo6i, II - Le mérite initial ne peut pas être imputable. Il ne laisse pas d’être véritable, si on l’envisage du point de vue < prin­ cipal »: celui de Dieu. Le mérite constitue l'un des aspects du rapport entre la créature et Dieu. Ce rapport participe de chacun de ses deux termes. Le mérite est « de Dieu », plus gratuitement que toute autre réalité créée parce qu’il subsiste en vertu de ΓAmour; le mérite épouse la nature de la créature, celle de l’Ange comme celle de l’homme: et nous pouvons ici nous borner à considérer le mérite en tant qu'il fait face à la justification réalisée définitivement pour l’Ange, au second instant, dans un seul acte. Dans l’exercice de cet acte, le mérite porte le fruit qu’il doit porter: le mérite implique la justification si, par < justifi­ cation >, on désigne, ainsi que le fait S. Thomas (Cf. p. 141), toute sanctification par communication de la grâce; mais le mérite n’implique pas nécessairement la justification plénière, parce que rien de créé ne peut rendre infaillible un vouloir créé dans l’exercice « i. 463, a5, 3,n. Quidquid est in merito, est a Deo. Et ideo in primo ins­ tanti suae creationis angelus mereri potuit. Sed non est similis ratio de peccato, ut dictum est (in corp. art.). 128 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE de son acte (p. 24). Il reste que le mérite constitue l’Ange en état d'aptitude immédiate à cette plénière justification: il est constituant de l'être de l'Ange au moment où celui-ci doit poser l’acte qui sans appel justifie ou condamne, c'est-à-dire au second instant. Le mérite doit donc être déjà intégré à l'Ange au second instant: par suite l'intégration elle-même ne peut être que concomitante au premier instant. Cela, ipso facto, élimine du mérite, considéré du côté de l'Ange, deux caractères: ce mérite ne peut résulter ni d'une opé­ ration antécédente qui n'existe pas, ni d’une opération concomitante qui serait en propre « de l'Ange >; car si, dès le premier instant, l'opé­ ration de l’Ange subsiste dans le suppôt créé qu'il est, l'Ange < est tourné» (p. 106) vers cette opération «de nature» quae est ei a Deo aussi bien dans l’ordre naturel que dans l’ordre surnaturel, plutôt qu’il ne l’exerce personnellement. On doit donc convenir que, considéré du coté de l’Ange, le mérite du premier instant n’a rien de commun avec un droit acquis par industrie personnelle, supposé bien entendu la communication toujours gratuite que Dieu fait de ses dons. Le mérite du premier instant, nécessairement est «non imputable»: nous empruntons à M. Maritain cette expression qui nous parait heureuse, bien que nous n’admettions pas l'explication qu'il en donne11. Et nous insistons sur le caractère co-essentiel de cette non imputabilité. Le mérite qui rend apte à la justification plénière, ne pouvant être imputé effectivement que dans l’acte justifiant luimême, et donc au second instant, il est ipso facto < non imputable > au premier instant. Mais cette non imputablité a en droit au premier instant une raison plus profonde sinon plus décisive: raison prise non de la créature mais du rapport de celle-ci au Créateur. C’est ce que nous venons de rappeler: meritum, sicut operatio et esse, est ei [Angelo] a Deo: non est Angelo ab Angelo. Le mérite du premier instant est « non imputable » en droit, en vertu même du mode qui en spécifie la réalité. 11 est donc impensable que S. Thomas donne au mot mérite, employé 3m et 4m, une acception qui est radicalement exclue par le principe < fondamental >: principe que nous venons de rappeler encore une fois, et qui constitue la pierre d'angle de l’article. Pourquoi, objectera-t-on, parler de < mérite > en de telles conditions: si vraiment il s’agit pour l’Ange, au premier instant, AVOIR EN SOI LE .MÉRITE NE REQUIERT PAS D’OPTER 129 d'une réalité qui exclut en droit et absolument les caractères qui fondent selon l'estimation universelle et spontanée du sens commun l’usage même de la notion de mérite? La réponse nous paraît être la suivante: S. Thomas, dans cet article, entend montrer que l’Ange ne peut pécher au premier instant; et, pour le faire, il se place expressément au point de vue de Dieu, ce qui est d’ailleurs requis si on veut situer adéquatement l'ontologie du premier instant. Il faut donc comprendre tout selon ce même point de vue. Que S. Thomas se place expressément à ce point de vue, tant pour réfuter que pour affirmer, cela est manifestement confirmé, par le fait que les réponses ad 3m et ad 4m impliquent le même redres­ sement sémantique. L'objectant considère le mérite ex parte creaturae, l'opposant et l’équiparant au péché41, ou bien le liant à l’acte néces­ sairement positif17 de la nature angélique au premier instant43. Or S. Thomas ne suit du tout l’objectant sur son propre terrain: parce que l’erreur radicale et irrémissible consiste justement à envi­ sager ex parte creaturae ce qui concerne le premier instant; alors qu’en cet instant, tout doit être envisagé primordialement ex parte Dei, puisque quoi que ce soit n’a réalité qu’^n vertu de et dans l’opération créatrice actuellement produisante. Le mérite ne fait pas exception. Et S. Thomas réfute les objections en considérant le mérite non pas ex parte creaturae mais ex parte Dei. Cela est impéré, nous le ré­ pétons, par la cohérence de l’article; et cela est explicitement exprimé dans chacune des deux réponses. Voyons-le rapidement. ΠΙ - Le mérite initial, affirmé « disjunctim » et indéterminément, n’implique pas l’exercice du libre arbitre-option. « Le péché s’oppose au mérite. [Donc, qui peut mériter peut pécher: cette proposition est sous entendue par l’objectant, mais elle est requise à son argument]. Or l’Ange peut mériter au premier instant. Donc il peut pécher l·41. Voilà, typiquement, l’alternative: < qui peut l'un peut l’autre »; la rigoureuse parité des deux membres, qui constitue le nerf de l'argument, n’est soutenable que pour un libre arbitre déraciné de son humus ontologique, posé en regard de Dieu et non pas relationnel à Dieu. Hypothèse irréelle, qu’il était aisé d’écarter. S. Thomas ne s’y attarde pas; il va au vif, il accueille le mot «mérite », mais il lui fait signifier une autre res, la seule qu’il 9 130 LH péché et la durée de l’ange puisse signifier étant donnée l’ontologie du premier instant. L’Ange peut mériter au premier instant? Oui. Mais le principe « fondamental » exposé dans l’article exige d’entendre ce mérite à un certain point de vue, et par conséquent de lui donner une certaine acception. Or, selon ce même point de vue, il est justement impossible de faire acception du péché: il est impossible que l’Ange pèche. L’alternative alléguée est donc fausse, en tant que précisément elle est censée fonder l’argument: à savoir par la parité de ses deux membres. L’ar­ gument est donc inexistant. Telle est la trame de la réponse ad 3;«. Quant au contenu, il nous instruit du sens qu’il convient en l’occurrence de donner au mot mérite. < Quidquid est in merito est a Deo“>: cela est vrai absolument, de tout mérite. Or, comme au premier instant < quidquid est in Angelo [et etiam Angeli] est a Deo »: voilà donc une éminente convenance, fondée ex parte Dei, entre le mérite selon son acception universelle et l’entité angélique originelle: dans l’une comme dans l’autre, ce qui se trouve de réel est a Deo. Cette convenance dans l’être n'implique pas nécessairement la con­ clusion: «Donc, l’Ange mérite»; et comme nous tenons à être ri­ goureux, nous reviendrons sur ce point dans un instant. Mais on voit que la réponse de S. Thomas est, par son inspi­ ration théo-logale, en opposition de contrariété — maxime distat — avec le présupposé fondamental de l’objectant. Celui-ci hypostasie un libre arbitre pur, anormé par l’être; S. Thomas rappelle que tout ce qui est au premier instant subsiste dans l’Etre Se communiquant actuellement-. il laisse en dehors de sa perspective l’affirmation d’un acte du libre arbitre au premier instant, conformément nous l’avons déjà dit, à la doctrine qu’il a minutieusement élaborée au corps de l’article. Passons ad 4m. t L’Ange peut exercer son opération au premier instant. Si l’acte en est négatif17, l’Ange pèche: au premier instant par conséquent, et c'est gain de cause pour l’objectant. Si l’acte est positif17, l’Ange mérite la béatitude, et il ne peut plus pécher; donc, pour l’Ange pécheur, l’exercice initial n’a pu être positif, il a donc été négatif >“. Exprimée positivement, la thèse de l’objectant re­ vient à ceci: l’acte de l’Ange est, dès le premier instant, soit négatif soit positif: ou l’Ange pèche, ou il est immédiatement55 béatifié. Thèse contraire à la doctrine traditionnelle, S. Thomas le rappelle. Mais il entend réfuter l’erreur à partir du principe < fondamental >, d’ailleurs absolument requis; ou, ce qui revient au même, en consi- AVOIR EN SOI LE MÉRITE NE REQUIERT PAS D'OPTER 131 dérant la question expressément ex parte Dei: sans faire aucune concession au point de vue qui préside à l’argument de l’objectant. C’est qu’en effet S. Thomas a montré la possibilité d’un acte au premier instant, même la possibilité d’un acte de libre arbitre; aussi accorde-t-il ce dont part l’objectant: «l’Ange a pu avoir au premier instant l’opération qui convient à sa nature »... et le libre arbitre fait bien partie de la « nature > spirituelle. Maintenant, si comme le fait l’objectant, on se place ex parte creaturae sans tenir compte des conditions ontologiques singulières propres au premier instant, la difficulté est sans issue possible. Dato, etiam non posito, actu liberii arbitrii, actus aut est rectus aut non rectus M; cet acte est positif ou négatif: l’alternative est paritaire, exactement comme dans la troisième objection. Et si on accorde ce point de départ, fût-ce au titre d’hypothèse positivement possible, force est d’accorder la consequentia et sa conclusion catégorique: c’est au premier instant que l’Ange pécheur a péché. Le seul recours serait alors d’affirmer brutalement l’argument de tradition. S. Thomas ne l’entend pas de la sorte: aussi sa réponse comporte-t-elle comme donnée essentielle la même conversion sémantique déjà observée ad 3w. S. Thomas conserve les mots, non sans fruit nous le redirons, mais il change la res: il considère l’Ange tel qu'il est au pre­ mier instant, c’est-à-dire comme primordialement relatif à Dieu; il refuse, implicitement mais sans appel, la possibilité d’une créature ayant sous l'emprise actuelle de l'opération créatrice l’autonomie per­ sonnelle qui lui appartient seulement une fois créée. L’acte initial est positif, pour chaque Ange, pour tout Ange Deus non discrevit™. 53 i. q63, a5· Objection 4. Natura angelica virtuosior est quam natura corporea. Sed res corporalis statim in primo instanti suae creationis incipit habere suam operationem; sicut ignis in primo instanti quo generatus est, incipit moveri sursum. Ergo et angelus in primo instanti suae creationis potuit operari. Aut ergo habuit operationem rectam, aut non rectam. Si rectam, cum gratiam habuerint, per eam meruerunt beatitudinem. In angelis autem statim ad meritum sequitur praemium, ut supra dictum est (quaest. LXII, art. 5). Ergo fuissent statim beati, et ita nunquam peccassent, quod est falsum. Relinquitur ergo quod in primo instanti non recte operando peccaverunt. M i. q63, as, 4ra. Deus non discrevit inter angelos ante aversionem quo­ rumdam et conversionem aliorum ut Augustinus dicit. Et ideo omnes in gratia creati, in primo instanti meruerunt. Sed quidam eorum statim impedimentum •le h *4 132 i il»'' LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L*ANGE Cette affirmation équivaut à celle du point de vue qui seul la justifie et qui inspire tout l’article; et elle réduit l'objection 4 à ceci < L'acte positif mérite la béatitude: ce qui exclut donc la possibilité de pécher; or cela est faux au moins pour quelque Ange >. - Par l’acte positif, l'Ange mérite? S. Thomas accorde bien entendu ad 4m ce qu'il a déjà expliqué ad $m, et — peut-on présumer 1 — dans le même sens: tout ce qui est dans le mérite est a Deo, toujours; tout ce qui est dans l’Ange au premier instant, l’inhérence en lui de sa propre opération, est a Deo\ pour autant, l’Ange mérite au premier instant: et nous allons y revenir. Or, si l’Ange est béatifé, il ne peut plus pécher? C’est l'évidence même, nous l’avons expliqué18: et il nous paraîtrait insensé d'attribuer à S. Thomas l’opinion contraire. - Alors l’objectant a raison? Non. Il suffit de lire la réponse de S. Thomas telle quelle sonne, et de l'interpréter en fonction de la doctrine exposée dans l’article. L’objectant affirme: «Cum gratiam habuerint, Angeli per operationem rectam meruerunt beatitudinem >M. Et S. Thomas re­ prend: «Omnes in gratia creati, in primo instanti meruerunt >s‘: meruerunt.., le complément < beatitudinem » est omis. Pourquoi? Ecartons tout d'abord, en vue de le préciser, une équivoque qui masquerait la question véritable. Mériter la béatitude n’est pas encore88 posséder la béatitude: c’est cette possession qui postule, nous le verrons, un «troisième instant >; mais cela, ici, n’est pas en question et doit être laissé de côté. La discrimination porte donc sur les deux expressions < meruerunt > - < meruerunt beatitudinem > que S. Thomas et l'objectant respectivement attribuent à l’acte positif de l’Ange au premier instant. L’objectant explicite une détermination que S. Thomas omet. Ne pas expliciter une détermination cependant possible, c'est ne pits l'affirmer, et c'est ne pas la nier, voilà qui est assez obvie. Maintenant, il y a une autre chose que S. Thomas entend ne pas nier et pareillement ne pas affirmer: c'est, nous l’avons vu (pp. 105 sv), l’existence d’un praestiterunt suae beatitudini, praecedens meritum mortificantes. Et ideo beatitudine, quam meruerant, sunt privati. “ C’est-à-dire qu’il faut entendre le «statim ad meritum sequitur prae­ mium» de l’objectant (Cf. note 53), au sens de: statim post. Nous y revien­ drons à propos du « troisième instant ». (Cf. pp. 309-310). AVOIR EN SOI LE MÉRITE NE REQUIERT PAS D’OPTER 133 acte du libre arbitre-option L4 au premier instant. Or, à cette alter­ native, dont S. Thomas entend ne pas décider au corps de l’article parce qu’il l’estime non décidable ex propriis, correspond l'omission manifestement intentionnelle de la précision < beatitudinem >. Expliquons-le. Mériter la béatitude exclut la possibilité ultérieure du péché; et cela inclut un acte L4: car une créature spirituelle, dont la nature comporte le libre arbitre, ne peut être béatifiée sans un acte du meme libre arbitre; acte requis à sa perfection connaturelle. Il aurait pu en être ainsi. Nihil prohibet·, il n’est pas incompatible avec la nature de l’Ange que l’acte du premier instant eût comporté, en la motion créatrice, l’exercice infaillible du libre arbitre; l’Ange alors eût mérité la béatitude au premier instant, plénièrement et défini­ tivement. S. Thomas assigne au corps de l’article le fondement mé­ taphysique de cette possibilité: il entend bien la maintenir ad 4m; aussi il ne nie pas la formule, cependant inexacte en fait, de l’objectant « meruerunt beatitudinem ». S. Thomas procède à une < determinatio » de droit'. < Il est impossible que l'Ange pèche au premier instant »; S. Thomas entend donc ne pas nier le possible qui aurait pu être, bien qu’en fait il n’ait pas été. Mais, en retour, S. Thomas tient à ne pas affirmer plus qu’il n’est prouvé et prouvable par le principe qu’il pose. Y a-t-il eu L4 au premier instant? Il faut ne pas l’affirmer. Et donc il faut ne pas non plus affirmer la formule « meruerunt beatitudinem ». Il faut donc ne pas nier cette formule, et pareillement ne pas l'affirmer. Le plus simple, dans ces conditions, est d’affirmer indéterminément « meruerunt ». Voici donc deux alternatives équi­ valentes: 1. L’acte du premier instant comporte-t-il ou ne comporte-t-il pas L4? 2. Le mérite affirmé indéterminément est-il ou n’est-il pas concomitamment ordonné à la béatitude? Ces deux alter­ natives demeurent, simultanément comme il se doit, non décidées. Laissant expressément la première non décidée au corps de l’article, S. Thomas laisse délibérément la seconde en même situation à la réponse 4m. On demandera peut-être ce que signifie « meruerunt » pris indé­ terminément? Exactement la même chose ad 4m et ad 30». Nous ne le répéterons pas, nous autorisant de S. Thomas qui n’a pas cru utile de le faire. Il le précise toutefois en situant le fait du péché en regard de ce mérite initial qui ne fut en fait pour aucun Ange celui de la béa­ titude. 134 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE IV - Le mérite initial, affirmé au second instant comme concernant la béatitude, n'implique pas l’exercice du libre arbitre-option au premier instant. Voyons comment; et montrons comme il se doit que la formule terminale de l’ad 4m M ne contredit pas la portée sémantique de la formule ex­ pressément indéterminée qui la précède < Omnes in gratia creati in primo instanti meruerunt >. Le mérite du premier instant c'est tout simplement, envisagé à un point de vue que nous achèverons de préciser, le fait que l'acte initial tient simultanément de Dieu d’avoir un contenu positif et d'inhérer dans le sujet spirituel. Ce contenu, parce qu'il est a Deo, ni ne peut être accru par l’Ange ni ne peut lui être imputé. Il sera imputé au second instant si l'Ange, en y acquiesçant par un acte L4, mérite ipso facto la béatitude. Le mérite du premier instant n'a pas à être intrinsèquement changé pour devenir mérite de la béatitude·. il consiste toujours en un même contenu, il n’est pas accru par l’ac­ quiescement de l’Ange fidèle qui simplement permet au mérite initial de porter le fruit qu’il doit porter: introduire à la béatitude. Dans cette perspective, le refus de l’Ange pécheur se présente comme un obstacle, comme la rupture -violente du processus divine­ ment normal: le don permanent selon lequel Dieu entendait conduire l’Ange de son premier instant jusqu'au seuil de la gloire ne peut plus subsister dans l’xAnge: il se trouve donc détruit, puisqu’il ne peut être que dans un sujet, et l’Ange ne peut plus être conduit par lui à la béatitude. Le refus entraîne donc simultanément la destruction du mérite et l'impossibilité d’être introduit par lui à la béatitude51. On cherche en vain dans cette doctrine l’affirmation d’un acte L4 au premier instant. L'opposition concomitante au péché de l’Ange n'est pas, selon S. Thomas, entre deux actes du libre arbitre, le premier positif le second négatif; l’opposition est entre ce qui est : celle-ci ne peut accroître en acquiesçant, elle peut détruire en refusant. L’acte L4 qui acquiesce ou détruit s’exerce sur ce qui est déjà donné à l’Ange, loin de pouvoir être construit par lui. Il ne convient donc pas d'affirmer l’exercice de L4 au premier instant. Nous pouvons maintenant comparer les deux formules: < in primo instanti meruerant > - < beatitudine, quam meruerant, sunt AVOIR EN SOI LE MÉRITE NE REQUIERT PAS O’OPTER 135 privati ». Au premier instant, l’Ange mérita...’, au second instant, l'Ange pécheur fut privé de la béatitude qu’il avait méritée. Si on se place, si on est au premier instant, il est faux d’affirmer: < l’Ange mérite la béatitudes, si on se place, si on est au second instant, il n’est pas faux et meme il est vrai d'affirmer: < l’Ange, au premier instant, a mérité la béatitude ». Voilà ce que nous allons montrer, en faisant tout simplement état de la cohérence intime du < penser > et de la doctrine qui l’exprime au corps de l’article et ad 3m. Quoi que ce soit concernant l’Ange — le suppôt excepté — ne peut avoir identiquement la même acception réelle au premier instant et au second instant: parce que primordialement les conditions ontologiques ne sont pas les mêmes; la situation de la créature en fonction de son propre rapport au Créateur n’est pas la même en l’instant de la création, et puis « après ». Voilà le fondement, le prin­ cipe « fondamental » toujours le même et qui commande absolument toute l’explication. Au premier instant, il y a... ce qu’il y a au premier instant: c’est tout. Au second instant, ce qui était au premier instant demeure, mais en devenant immanent à ce qui est au second instant. Il n’y a pas, au second instant, deux contenus juxtaposés; l’acte d’être est, comme tel, simple. Ce qui était au premier instant est intégré à ce qui est au second: il se trouve ipso facto, non pas relati­ visé, mais relationalisé à l’acte d’être simple et total du second instant. Evoquerons-nous le « sens » de l’histoire, non certes le « sens de l’Histoire »; et déplorerons-nous que les historiens en textes de­ meurent si étrangers à l’histoire réelle qui seule permet d’interpéter les nuances de chaque texte, en particulier lorsqu’il s’agit de l’histoire de l’Ange? La même affirmation, concernant le même premier instant, ne peut pas avoir la même acception réelle si on la considère comme effectivement et réellement affirmée au second instant: parce que, concernant le premier instant, elle a nécessairement, dans l’ontologie du second instant, une portée relationnelle: tandis qu’elle a, dans la réalité solitaire du premier instant, une portée inévitablement absolue. Cette observation suffirait. Précisons cependant. L’affirmation « l’Ange mérite la béatitude au premier instant », est fausse si on l’entend simpliciter et déterminément: soit déterminément, dans le temps, c’est-à-dire si on pose l’affirmation comme concomitante au premier instant ou bien si on adopte la for- 131) LE PÉCHÉ ΕΓ LA DURÉE DE L’ANGE initiation équivalente «l'Ange mérita» «meruit» < nieruernnt >; soit simpliciter en ce qui concerne l'acception du verbe «mérite» «mérita» précisée par son complément «la béatitude », et non pas expliquée en fonction de l’ontologie singulière du premier instant. L'affirmation, ainsi entendue comme le fait d'ailleurs l'objectant, est fausse. Pourquoi, nous l’avons dit et redit, avec S. Thomas', cette affirmation décide l'alternative qui, n’étant pas décidable, doit n’être pas décidée; décider ce qui doit ne pas l'être, c’est une erreur: n'estce pas assez clair? L’affirmation d’Ange a mérité la béatitude au premier instant » n'a de portée réelle et concrète que concomitante au second instant. Car elle désigne déterminément un fait passé qui ne peut être passé qu’en fonction d’un présent: «a mérité et non pas « mé­ rita», «meruerant» et non «meruerunt». Dès lors l’affirmation est vraie, et voici comment. Affirmer au second instant < l’Ange a mérité la béatitude au premier instant», implique nécessairement: «l’Ange, également au second instant (c’est-à-dire présentement) mérite [ou non] la béati­ tude: parce que si, au second instant, l’Ange ne méritait pas la béa­ titude, il n'y aurait pas de second instant: l’histoire s’achèverait dans le premier instant. Il suit donc, ex vi ipsius affirmationis, que le mérite tel qu’il est affirmé du premier instant est intégré à l’acte de mériter tel qu’il s’exerce au second instant: voilà la relationalité dont nous avons assigné quelques lignes plus haut le fondement métaphysique nécessitant. En quoi consiste-t-elle? Cela aussi nous l’avons sou­ ligné (p. 135). L’Ange qui, au second instant, mérite ou perd la béatitude, acquiesce ou refuse: l’acte est nouveau, irréductiblement: il est en propre < de la créature », de la personne créée comme personne : une motion divine est certes concomitante à cet acte de décision, mais seulement au titre général qu’exige l’exercice de toute causalité seconde. L'Ange, méritant ou aliénant, actuellement « décidant » en l’acte du second instant, l’Ange donc est, en cet acte de décision, tel qu’il se trouve constitué au premier instant. Ou, inversement, l’Ange tel qu’il est au premier instant, voilà le principe produisant l'acte L4 du second instant. Comment en serait-il autrement, puisque cet acte lui-même ne peut accroître ce que Dieu a imparti à l'Ange au premier instant, bien qu’il puisse le détruire au moins partiellement. AVOIR EN SOI LE MÉRITE NE REQUIERT PAS D'OPTER 137 Disons en abrégé (pic l’Ange est clans un même étal au premier et au second instant. Maintenant, au second instant, cet étal est formellement le principe immédiat de l’acte de mériter dont le principe radical est la personne et le libre arbitre. Cet état est ce selon cpioi ce qui est de nature » — et ressortissant à l’ordre surnaturel comme à l’ordre naturel — fonde ultimément, sans le prédéterminer, l’acte de libre option L4 en quoi consiste «mériter ». Cet état peut donc à bon droit être appelé «mérite», puisqu’il est au second instant, ex parte na­ turae functionaliter sumptae, le principe ultime et immédiat du < mériter ». Et enfin cet état étant comme tel le même au premier et au second instant, il constitue un mérite au premier instant tout de même qu’au second. Considéré au second instant, l’Ange < a [déjà] mérité la béatitude au premier instant >: car ce même mérite que l’acte du second instant rend impute si il n’est pas détruit, il existe dès le premier instant, quoique non imputé, parce qu’alors non impu­ table. Ainsi: l’Ange mérita au premier instant; l’Ange tel qu’il est au second instant a mérité la béatitude au premier instant; enfin il est faux d’alfirmer « l’Ange mérita la béatitude au pre­ mier instant >: parce que cette affirmation décide ce qui doit ne pas l’être, à savoir l’alternative suivante: «au premier instant, il est compatible avec la condition angélique que l’Ange exerce L4 et mérite la béatitude > ou bien < au premier instant il est possible que l’Ange n’exerce pas L4 et qu’il ne mérite pas la béatitude, bien qu’il ait déjà a Deo et in Deo le mérite qui fondera < ex parte naturae > l’acte de mériter propre au second instant ». In secundo instanti: < beatitudinem meruerant in primo instanti ». In ipso primo instanti: « meruer/mt >; sed non: < me­ ruerunt beatitudinem ». De cette discussion résultent deux choses. Tout d’abord, il faut maintenir la conclusion qui s’est trouvée définitivement établie à la fin du deuxième paragraphe (p. 124): Il était impossible à l'Ange, tel que nous le révèle son histoire, d'exercer au premier instant le libre arbitre-option L4. En second lieu, l’ordonnance de I. q63, a5 apparaît maintenant dans toute son extension et en pleine lumière. 138 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DK L'ANGE Démontrer le possible comme tel, comme catégorie de la mo­ dalité s'appliquant à un cas réel, est, dans l'art de prouver, le plus difficile: ce n’est pas le lieu de disserter sur ce point. Laisser ouvert, sur l’alternative avec la décision de laquelle il est incompatible, le |M)SSiblc dont l’existence comme tel a été démontrée, — et cela en dominant la mêlée d’arguments contraires issus des deux pôles qu’exclut également le possible, ·— voilà qui exige une singulière maîtrise de pensée: et voilà ce dont S. Thomas fait preuve en con­ vertissant radicalement, à l’origine même, la perspective dans la­ quelle lui sont présentées les objections concernant le mérite de l’Ange. Cet article est un chef d’oeuvre de cohérence, signé à l’ad 3·» et l’ad 4·»; du simple point de vue de la logic pie, il l'emporte incom­ parablement sur le jeu d’écolâtre qui consiste à angarier dans l’habit tout fait d’un syllogisme en forme la silhouette indécise d’une pensée en travail (pp. 82 sv.); on recherche donc, en vain hélas, dans le rationalisme fût-il théologique le plus infime vestige de tact mental. Le principe «fondamental» introduit partout l’ordre: précisément parce qu’il est < le > principe. Il montre, nous venons de le voir, que l’existence, pour l’Ange, d’un mérite au premier instant n’entraîne pas nécessairement en ce même instant l’exercice de L4. Peut-on, par le même principe, justifier comme étant pour le moins non équivoque la dénomination de mérite pour ce quelque chose que l’Ange a des le premier instant et qui demeure immanent à l’acte de mériter au second instant? Cette question s’est trouvée posée plus ou moins explicitement et d’ailleurs résolue partiellement dans les pages précédentes. Récapitulons brièvement l’essentiel. V - Le mérite, constitue a Deo et ordonnant ad Deum, inhere dans l'Ange au premier instant. Il est d'emblée évident que si il y a mérite véritablement au ■premier instant, cela ne peut tenir qu’à une connexion entre ce que le mérite présente de plus universel et ce que l’instant de la création a de plus propre. Quidquid est in merito est a Deo·1: voilà qui en effet vaut pour tout mérite. Operatio ipsius Angeli est ci a Deo in primo instanti: ce «est ei », cette manière d'inhérer au sein de la communication faite actuellement de tout ce qu’il est, à tout le sujet créé, cela est au premier instant, et ensuite n’est plus. Ces deux choses, l’universel quant au mérite, le propre quant à l’initium, ont-elles L'ANGE NAISSANI MERITE EN DIEU LE CREANT 139 rapport entre elles? Oui, elles sont l'une et l'autre a Deo. Faut-il en conclure: « donc, il y a un mérite initial »? S. Thomas le pense; toutefois il n'écrit pas , il se con­ tente de < ideo ». il indique le seul point de départ possible pour traiter de la question. Après avoir en effet affirmé au corps de l'ar­ ticle: < illa operatio quae simul incipit cum osse rei est ei ab agente a quo habet esse [id est a Deo]», il rappelle, ad 3'»: «Quidquid est in merito est a Deo». Ces prémisses posées, il poursuit: < Jit ideo in primo instanti suae creationis Angelus mereri potuit »“. L’Ange a pu mériter en l'instant de sa création. Comment? de quelle sorte de mérite s'agit-il? S. Thomas laisse à ses commentateurs le soin de le déterminer. L’enjeu en vaut-il la peine? Objectivement, non: S. Thomas passe. Mais en fait la théologie morale de notre planète enténébrée a cherché une mauvaise querelle au pur esprit resplendissant de lu­ mière et de grâce; et les conséquences de cette querelle s’avèrent si désastreuses pour toute la question du péché de l'Ange qu’il est présentement impossible de faire comme si ces conséquences n’e­ xistaient pas. Revenons donc ad rem. El ideo dit S. Thomas. Peut-on dire el ergo) Ne convient-il pas d’inventorier tout ce qui pourrait être apte à apaiser le ratio­ nalisme qu’affole le spectre du «mérite». Discutons. Le principe < fondamental » demeurant bien entendu inchangé, la mineure requise pour pouvoir conclure « Ergo, in primo instanti, Angelus meruit » est: « Quidquid est a Deo est [in Angelo] meritum ». Si ce qui procède de Dieu dans l'Ange au sein de l’opération créatrice est, considéré dans l’Ange, «mérite» alors il suit en effet nécessairement du prin­ cipe «fondamental» que l’Ange a en lui un mérite comme il a une opération, qu'il mérite comme il exerce son opération. Pour donc parler avec rigueur de mérite au premier instant, il faut examiner s’il peut être vrai que « Quidquid est a Deo in Angelo, est in Angelo meritum, saltem in primo instanti »? S. Thomas rap­ pelle: «Quidquid est in merito est a Deo»; la «réciproque» est-elle vraie, au moins dans les conditions ontologiques propres au premier instant? Laissons maintenant le jeu logique: il n'avait valeur (pie d'in­ duction; et il n’y a rien à attendre en l’occurrence de la convertibilité des propositions. Ce qui importe au vrai, c’est Je rapport entre d’une part le «mérite» et d’autre part l’< état » de l’Ange commençant d’être, créé en grâce, créé en acte et exerçant aussi bien dans l’ordre 'I 140 lb péché et la durée i>k l'ange naturel que dans l’ordre surnaturel tout ce qui en lui est ontologi­ quement : il concerne la justification ** plénière, et d'une manière précise l'acte qui (au second instant) établit définitivement la créature en possession de Dieu: Dieu vu devenant éternellement béatifiant au « troisième instant >. L’acception commune du mérite comporte bien cette valence. Au regard de Dieu, le mérite adéquat à la justification plénière (ou, en abrégé, «mérite adéquat >) n’est rien autre que l’aptitude immédiate de la créature à l’acte même de cette justification. Nous aurons défini le mérite à ce premier point de vue, c’est à dire fonctionnelllement, si nous précisons le sens du mot < immédiat >. L’acte de libre arbitre qui est, ex parte creaturae, la condition nécessaire de la justification implique, selon la durée, deux états 64 Les mots « mérite », « justification », « conversion », etc., sont, inévita­ blement, empruntés à un vocabulaire qui convient au cas humain: l'homme a péché, il est racheté, justifié. « Justification » peut, il est vrai, signifier l'ac­ quisition — de privatione ad formam — de la justice dont Dieu est, en LuiMême, la Mesure. La justification consiste alors simpliciter en la communi­ cation de la grâce. Tel fut le cas pour l'Ange au premier instant; et, également, pour Adam: S. Thomas l'observe 1-2. qi 13, ai. La justification est actuellement en fait pour l'homme la «justificatio impii» (ibid.): elle suppose une miséri­ cordieuse rémission, fondant une merveilleuse reformation. Serait-il préférable d’utiliser, pour le cas de l’Ange, d’autres mots... qui seraient purs de tout péché? Mais seraient-ils plus adéquats? En tout cas, on se souviendra avec fruit de l’observation de S. Thomas. Elle permet de préciser la ratio véritable de l'analogie qui existe entre la justi­ fication de l’homme et la justification de l’Ange. Il va de soi que, relativement à l’Ange, le mot justification désigne exclusivement le contenu positif que d'ailleurs il implique habituellement: participation à la Sainteté de Dieu et du Christ. « Et du Christ »: cela n’est pas exclu pour l’Ange: lequel, ainsi, fait partie du Corps mystique du Christ [« qui est l’Eglise catholique romaine » (Encyclique Mystici Corporis Christi. A A S t35, p. 193; Encyclique Humani Generis, A A S tq2, p. 571)]. L’Ange et l’homme sont «équivoques» par l'en bas, ex parte creaturae; l’Ange et l’homme sont frères, par et dans l'en Haut, in quantum sunt a Deo. Telle est la « clé du chiffre »: on ne le redira jamais trop. Pour éviter toute équivoque, nous dirons que l’Ange au premier instant déjà est justifié et mérite. C’est seulement an second instant qu'il mérite per­ sonnellement et qu’il est justifié phfnièrement. à* 142 le péché et la durée de l'ange de la créature: l’un concomitant à l’exercice de l’acte, l’autre anté­ cédent. Le mérite adéquat à la justification, d'où qu'il vienne, — et pour l’homme qui est racheté il vient de la communicabilité inhérente à la Passion du Christ — c'est ce qui entraîne la conséquence suivante: l’acte de libre arbitre qui est, en droit à cause de la nature spirituelle, la condition nécessaire de la justification plénière, en est également en fait la condition suffisante: et cela en vertu de la bienveillance divine antécédente (à l’acte de la justification) qui a précisément imparti le mérite à la créature. Le « mérite adéquat » est ainsi défini organiquement, c’est-à-dire en vertu de son intégration dans l’acte de la justification. Le mérite peut également être défini, équivalemment d’ailleurs, analogiquement: c’est-à-dire en fonction des deux états du sujet que nous venons de distinguer: l’un concomitant à l’exercice de l’acte justifiant, l’autre antécédent. Le « mérite adéquat > est, dans cette perspective, ce en vertu de quoi ces deux états ont la même spécification totale, c'est-à-dire formellement selon l’ordre surnaturel et conjointement selon l’ordre naturel. Cette identité de spécification peut être exprimée < statique­ ment >, comme nous venons de le faire: chacun des deux états constitue pour le sujet la même qualification; ou bien elle peut être exprimée en fonction de la durée: on dira alors que, entre la première quali­ fication antécédente à l’acte et la seconde qualification concomitante à l’acte, il ne peut y avoir aucun intermediaire homogène, c’est-à-dire un intermédiaire qui serait lui aussi une qualification du sujet: du même au même, il n’y a pas d’intermédiaire, exclure la possibilité d’un intermédiaire caractérise au point de vue < dynamique » la permanence. On comprend maintenant comment la définition pro­ posée ne fait comme il se doit que récapituler des choses fort connues. Au regard de Dieu, le « mérite adéquat >, c’est l’aptitude immédiate de la créature à l’acte de la justification. < Immédiate » signifie que la créature à laquelle le < mérite adéquat » est imparti n’a plus rien à recevoir, ni Dieu plus rien à lui communiquer, d'homogène, pour poser l’acte d’option concomitant à la justification plénière. Poser cet acte requiert, nous l’avons déjà rappelé, une motion divine qui étant gratuite peut heureusement s’appeler une grâce; mais cette grâce n’ajoute pas à la grâce qui est en propre constitutive de la réalité du mérite; car, gratuites l’une et l’autre, ces deux grâces ne sont pas de même nature; elles procèdent l’une et l'autre en vertu l’ange naissant mérite en dieu le créant 143 de ΓAmour mais l’une formellement du Dieu Cause et l’autre formel­ lement du Dieu Trine. Le « mérite adéquat » est donc a Deo de deux manières: il est une qualification gratuitement communiquée par Dieu à la créature; il est ordonné par Dieu à l’acte de la justification dont la finalité objective et immédiate lui est par suite, dans la créature, immanente. Tel est donc l’essentiel du « mérite adéquat >: procédant de Dieu, et en regard de Dieu, il est dans la créature une permanence d'état permettant immédiatement à cette créature de franchir «à niveau » le seuil de la justification, s’y intégrant in actu par le con­ cours nécessaire et suffisant de sa libre option. Le mérite, en ce qu’il a d’essentiel c’est-à-dire en tant qu’il est a Deo, est « tel ». Or l’Ange en l’instant de sa création est a Deo, et il est « tel ». Donc l’Ange a en son premier instant le < mérite », selon ce que cette quc.lification présente d’essentiel. Il est maintenant aisé d’achever notre preuve. Elle porte avec elle le profit d’obliger à scruter l’état initial de l’Ange en tant qu’il est a Deo, d’où découlera la qualification de cet état en tant qu’il ordo ad Deum. Les deux instants de l’Ange sont distincts: le «fait» est une donnée que propose et impose d’emblée au théologien la doctrine traditionnelle. Le « comment » nous a été découvert par l’analyse, et puis par la lecture de S. Thomas: l’exercice de L4 a lieu seulement au second instant, non au premier (pp. 124, 137); il en résulte d’ailleurs, comme nous l’avons observé (p. 104sv.), qu'au premier instant, la personne se trouve référée par Dieu à sa propre opération « de nature »; tandis qu’au second instant c’est la personne elle-même qui réfère à elle tout ce qui est « de nature ». Le libre arbitre-nature s’exerce au premier comme au second instant; mais le rapport qu’il a pour fonction propre d’établir entre la personne comme telle et ce qui est «de nature», a, au second instant, une ordination ontologique opposée à celle qu’il a au premier instant. Il y a au second instant une « conversion » intime de l’exercice de L3, requise du fait que celui-ci devient, en ce second instant, condition immanente à l’exercice de L4. En abrégé, la différence est donc: au premier instant, L4 ne s’exerce pas et L3 réalise le rapport < per­ sona ad naturam »; au second instant, L4 s’exerce et L3 réalise le rapport « natura ad personam ». LE PÉCHÉ ET IA DURÉE DE L*ANGE Ajoutons que, d’après le premier paragraphe, ce que nous venons de résumer constitue toute la différence entre les deux instants. L'acte de l’Ange est exercé au premier instant dans l’ordre surnaturel en même temps que dans l’ordre naturel (p. 110), selon le même type d’opération, la grâce connaturalisant à l'ordre surnaturel chacun des principes de l'ordre naturel. Il suit une conséquence que l’on peut exprimer de deux manières. Dieu donne à l’Ange au second instant de pouvoir poser L4, mais cela ne constitue pas un appoint nouveau de grâce sanctifiante. Il n'y a pas, intermédiaire entre les deux premiers, un instant où Dieu communiquerait à l’Ange, en vue du choix qu’il doit faire au second instant, quelque chose dont l’Ange n’aurait pas eu possession au premier instant. Constitué au premier instant en nature et en grâce, en exercice de l’une et de l’autre, incliné a Deo et in Deo vers cet exercice, l’Ange doit, tel qu’il est ainsi constitué, choisir au second instant. Ce choix entraîne, pour l'opération angélique, une modi­ fication de structure ontologique; mais Dieu n’assigne pas, pour ce choix, d’autre principe créé que l’Ange tel qu’il le crée et le constitue au premier instant. L’Ange du premier instant est donc en aptitude immédiate à la justification (ou à la damnation) qui aura lieu au second instant. Le principe de cette aptitude immédiate est, par définition même nous l’avons vu, le < mérite adéquat ». Il suit que l’Ange du premier instant, ayant en lui le principe immédiat de sa propre justification, a le < mérite adéquat ». La seconde manière de dire la même chose est, on le pressent, la suivante. On peut parler de deux états de l’Ange, au même titre que de deux instants: ils sont distingués par L4 et conjointement par le sens de l’ordination réalisée par L3, sens co-impliqué soit par L4 soit par l’absence de L4. Or ces deux états ont surnaturellement la même qualification: ils consistent en un même exercice mesuré par la même grâce, par la même foi, par la même charité. L’Ange est, au premier instant, <à niveau» du choix qu’il doit faire au second. L'état du premier instant est, ex parte Angeli, la condition nécessaire et en fait suffisante de la justification supposée réalisée au second instant. L’état de l'Ange au premier instant inclut donc le « mérite adéquat ». Il est donc légitime d’affirmer qu’il y a véritablement pour l’Ange un mérite au premier instant: à la condition de tenir comme il se doit pour véritable un mérite qui réalise ce que la notion l'ange naissant mérite en DIEU LE CRÉANT 145 communément admise présente comme le plus essentiel: le mérite est a Deo, quidquid est in merito est a Deo”; le mérite est ordo ad Deum, il est de soi dans la créature le fondement immédiat et suffi­ sant de l'acte de la justification plénière. VI - L’Ange mérite au premier instant, a Deo et in Deo. On aura observé que, en rigueur d’expression, on doit conclure: il y a un mérite au premier instant; Y étal de l’Ange en l’instant de sa création a raison de mérite: car cet état joue le rôle qui appartient au < mérite adéquat », dans les cas observables de la justification. Ce qui précède fonde-t-il également l’affirmation plus exigeante au moins apparemment: l’Ange, au premier instant, mérite: mérita, meruerunt? S’il n’en était pas ainsi, l’argument développé prêterait à la critique que voici: < Une véritable analogie établit effectivement qu’au premier instant il y a pour l’Ange mérite, sans L4; mais si, suivant S. Thomas, on affirme en outre que l’Ange au premier instant mérita, n’est-on pas contraint de co-impliquer l’exercice de L4 qu’on avait cru pouvoir nier? ». Montrons qu’il n’en est rien, ce qui exige de préciser ultimément l’état de l’Ange en son premier instant. Il faut montrer que « il y a mérite pour l’Ange > équivaut in respectu ad Deum à « l’Ange mérite »: on découvrira du même coup le sens précis de la seconde assertion. Le mérite du premier instant, c’est le contenu ontologique du choix au second instant: car le choix n’ajoute qu’une décision, il ne peut rien créer bien qu’il puisse détruire. Or, que comporte le choix du second instant? Il consiste: premièrement à référer à la personne comme telle l’exercice qui, ontologiquement, est . Or, si le mérite est constitué par une opération actuellement exercée et inhérant dans la personne, on peut et il convient de dire que la persone «mérite : * mereri potuit”, meruerant44, ad 4® doit être compris selon la précision déjà donnée ad 3æ. L'Ange est, au premier instant, porteur d'une opération qui a raison de mérite au regard de Dieu, puisqu’elle constitue l’Ange dans l’état où il doit être pour poser l'acte méritoire du second instant. Sujet d'une opération ayant ex parte Dei valeur de mérite, l’Ange mérite. On attribue au sujet lui-même l’. Cette justification du mode usuel de signifier est-elle parfai­ tement satisfaisante? Ne recouvre-t-elle pas une subtile équivoque qui est au vrai le halo du mystère? L’opération est certes, par nature, exercice; mais cette opération-exercice est-elle effectivement exercée par la personne comme telle? Au premier instant, la question est réelle. La réponse à cette ultime question est incluse dans ce qui précède; il importe cependant de l’expliciter une dernière fois. Le contenu-état est le même au premier instant et au second; l’ordre interne en est changé. Le libre arbitre-nature L3 s’exerce dès le premier instant, comme tout ce qui est c de nature »; mais, au premier instant, il réfère la personne comme telle à l’opéra­ tion qui inhère en elle: au second instant, inversement. Cette «con­ version » de l'ordination mutuelle entre la personne et l’opération concerne bien entendu leur unité, c’est-à-dire la structure métaphy­ sique de la personne en acte selon la nature; et d’autre part elle con­ cerne globalement l’exercice de tout ce qui est < de nature >: sansfaire acception de la diversité des < ordres > qui spécifient respective­ ment cet exercice, conformément aux principes d'opération qu'inclut la nature. Mais cette < conversion > se manifeste primordialement dans celle des parties potentielles de la nature d’où elle dérive dans les autres, c’est-à-dire dans le libre arbitre-nature L3: lequel a pour fonction propre de rendre actuel le rapport entre l’opération « de L'ANGE NAISSANT MÉRITE EN DIEU LE CRÉANT 147 nature » et la personne comme telle (p. 55). Or la « conversion » du libre arbitre-nature peut être envisagée quant à la spécification ou quant à l’ontologie. L’ordination mutuelle entre la personne et l’opération change de sens: voilà qui définit et < spécifie > la < conversion > de L3. Corrélativement, l’exercice de L3 est, au second instant, subordonné à celui de L4 qu’il rend possible (p. 106 sv.), tandis qu’au premier instant il a lieu sans l’exercice de L4. Il en résulte que le statut métaphysique de cet exercice de L3 est changé, en même temps que le sens en est inversé. S’exerçant seul au premier instant, L3 est ultime dans son ordre, il a raison d’acte: acte du sujet, selon une actuation déterminée de la volonté. Tandis que, au second instant, l’exercice de L3 est seulement la con­ dition contomitante de ce qui, en propre et dans la même ligne, est Y acte·, savoir l’acte L4; en sorte que, en regard de l’ontologie réalisée au second instant pour la personne posant l’acte L4, l’exercice L3 du premier instant se présente comme Y état ordonnant le sujet à L4. L’exercice de L3 est, donc, mise à part l’inversion qui concerne la spécification, le même, avant l’acte L4 et au sein de cet acte; et, cependant, il est impossible que ce même exercice ait, ici et là, la même qualification dans la hiérarchie métaphysique de l’ac­ tuation. Mais il n’y a aucune base d’analogie permettant la compa­ raison précise de ces deux qualifications. Au second instant, les choses sont assez claires. La personne, s’actuant comme telle dans l’acte L4, produit alors comme telle l’opé­ ration qu’elle réfère à elle par l’exercice de L3: celui-ci concourt donc, d’une manière subordonnée mais nécessaire et efficace, à ce que la personne produise, elle et comme telle, l’opération. Tandis qu’au premier instant, il n’en va pas ainsi: l’exercice de L3 ne peut impliquer à lui seul ce qui appartient seulement à celui de L4; la personne est «référée» à l’opération «de nature», laquelle subsiste en elle comme suppôt: mais l’exercice L3 du premier instant, qui rend réel ce « référer », n’entraîne-t-il pas que la personne elle-même concoure, en quelque façon, à produire cette opération à laquelle elle est « référée »? Mystère. Nous verrons que l’expérience intérieure permet de situer ce mystère, non pas d’en rien préciser. Or la « conversion » de L3 commande celle de la personne en acte selon la nature: le rapport entre la personne et l’exercice de tout ce qui est, naturellement ou sumaturellement, « de nature > 148 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE est assujetti à cette meme < conversion >, et se trouve par suite en­ robé dans le même mystère. Il en va ainsi du mérite. Le mérite < adéquat > est Yétat dans lequel l'Ange est, au second instant, apte, ex parte sui, à poser l’acte de la justification ou de la damnation; considéré au premier instant, le contenu de ce mérite-état du second instant est Vexercice de tout ce qui, sumaturellement, est < de nature >. Le mérite-état du second instant est, en même temps que l’opération . Peut-on dire que la personne exerce cette opération, exerce l’acte de mériter? Non, si on l'entendait d’un mérite imputé; on retrouve ainsi qu’il serait faux d’aflîrmer déterminément et disjonctivement du premier instant < l’Ange put alors mériter, ou mérita la béatitude >: la béatitude concernant la personne, la déclarer méritée et non imputée n’aurait pas de sens. Mais ce serait naïveté de croire résolue la question du mérite angélique par la distinction: au second instant, l'Ange mérite, simpli­ citer; au premier instant, l’Ange a en lui un exercice qui a raison de mérite au regard de Dieu. Se retrouve ici le mystère de L3. La structure métaphysique de cet exercice de L3 au premier instant, exercice alors disjoint de celui de L4, nous est inaccessible. Il est donc sage de recueillir l’expression de S. Thomas. Omnes in gratia creati in primo instanti meruerunt4*. Ils méritèrent, non certes par eux-mêmes ni cependant sans eux-mêmes: ils méritèrent a Deo et in Deo. <1 » >* (il » Il conviendrait maintenant, suivant le catalogue des apories dressé p. 26, de considérer le second instant de l’Ange. Nous devons, avant d’y procéder, examiner la résolution proposée par M. Maritain de l’apparent paradoxe concernant le premier instant: l’Ange n’exerce pas L4, l'Ange mérite. M. Maritain pose l’un et l'autre: à bon droit, nous parait-il, puisque tel est l’essentiel de notre conclusion. Et, nous aimons à le redire, l’explication que nous proposons doit beau­ coup à la thèse JMP, ou du moins à son inspiration: c’est la structure métaphysique du volontaire, c'est en définitive le principe < fonda­ mental > qui doit présider à la théologie du péché de l'Ange. l’ange naissant mérite en dieu le créant 140 Mais, concernant la question du mérite de l’Ange au premier instant, M. Maritain ne nous paraît pas avoir tiré de cette prise de position cependant très ferme toute l’implication quelle contient: M. Maritain ajoute un brillant anneau à une tradition qui ne luit certes pas de cohérence, il ne réussit pas à en stabiliser le zig zag par le jeu de prometteuses images. Les critiquer ne sera pas sans fruit. III. LE PREMIER INSTANT DE L’ANGE B. 1. Les principes de Facte angélique au premier instant. Leur nature. I — LE CARACTÈRE PROPRE DU MÉRITE ANGÉLIQUE AU PREMIER INSTANT A POUR SEUL FONDEMENT LE STATUT ONTOLOGIQUE ί ? PROPRE À CE MÊME INSTANT. ’ L'ex-plication que M. Maritain fonde sur la transaction de l'ordre naturel dans l'ordre surnaturel est non consistante. Critiquer, toujours est aisé: particulièrement en l’occurrence. Le lecteur voudra bien se souvenir, en lisant les pages qui vont suivre, de cet aveu qui n’est pas une clause de style. Car nous ne sommes pas assuré de situer exactement les développements que M. Maritain consacre à la fine pointe du débat, et que nous appellerons « hypothèse M ». Expliquons-les aussi clairement que possible. I - L’explication proposée par M. Maritain diffère de celle que suggère S. Thomas. Rappelons d’abord trois formules particulièrement typiques de M. Maritain: « Et de plus cet amour de Dieu et de soi-même au premier instant, émanant non seulement de la nature (Il s’agit de N3,cf. p. 15), mais aussi de cette autre « nature » divinement greffée qu’est la grâce, a valeur non seulement naturelle mais aussi surnaturelle > (p. 71). ... . [L’Ange a au premier instant] L'inclination de nature à aimer Dieu par dessus tout dans un acte de libre option (lequel aura ou n’aura pas lieu au second instant). (Il s’agit de N4, cf. p. 16). [L’Ange a au premier instant] L'habitus infus de l'amour de 1 ; ? ' i i I i l ’ i J . ET LA DURÉE DE L’ANGE charité qui passera ou ne passera pas à l’acte au second instant, mais ne produit aucun acte au premier instant (Il s'agit de N5, cf. p. 16). M. Maritain tient donc que, au premier instant, il n'y a, en rigueur d'expression, ni acte du libre arbitre-option (N4, L4), ni acte de charité (N5, L5). C'est bien cela que nous avons essayé d'établir; et nous estimons qu’il vaut beaucoup mieux parler net, comme le fait M. Maritain: il vaut mieux dire: «pas d'acte N5 ou N4 », que d’attribuer à l'Ange au premier instant un « acte de charité > qui ne procéderait pas de l'habitus de charité: les réflexions de M. Maritain (pp. 71-72) sont à cet égard libératrices. Nous souscrivons pareillement à la formule «[L’amour N3] émanant également de cette autre “ nature ” divinement greffée qu'est la grâce », [il] a valeur non seulement naturelle mais surnaturelle ». Mais comment cette émanation, à partir de la « nature > grâce, est-elle compatible avec la carence de l’acte N5? Quel mode convient-il d’assigner à cette < émanation » pour rendre compte de cette compatibilité? C’est sur ce point précis que l'explication pro­ posée dans les pages précédentes est aussi différente de la thèse de M. Maritain que conforme au fondement de cette meme thèse. Selon nous, la carence d’acte concernant le libre arbitre-option (L4) n’exclut pas, dès le premier instant, l’exercice du libre arbitrenature (L3): c’est-à-dire du libre arbitre en tant qu’il a raison de < nature »; et pareillement la carence d’acte concernant la charité (L5) n'exclut pas, dès le premier instant, l’exercice de la grâce-charité en tant quelle est une < 'nature' greffée », et que pour autant elle partage tout uniment la raison de < nature » avec la nature qui res­ sortit à l’ordre naturel. Nous avons donc, de cette manière, montré la compatibilité des deux affirmations dont nous sommes matériel­ lement d'accord avec M. Maritain. L’accord laisse cependant en son dehors le contenu des affirmations: c'est ce que va manifester la divergence des explica­ tions. L’amour naturel (N3) « émane aussi de cette autre « nature » divinement greffée qu'est la grâce . (p. 71). < Emaner aussi » signifie, selon nous, que le vouloir de nature (Lr L2, et d’ailleurs L3) et la charité qui l’informe ordinatamentes’ sont, fier modum unius, le I 67 Mot italien: heureusement significatif, et malheureusement intradui­ sible. La grâce épouse la structure métaphysique de la nature; la charité épouse MÉRITER REQUIERT, DÈS LE PREMIER INSTANT, LAMOUÉ DE CHARITÉ 153 principe prochain *· de l’exercice volontaire du premier instant: lequel est aussi < de nature», et cela aussi bien dans l’ordre surnaturel que dans l'ordre naturel. Tandis que, selon M. Maritain, < émaner aussi » signifie une sorte de transvection de l’amour-de-nature élicite N 3 (lequel, rappelons-le, correspond à L3 mais n’est pas L3: p. 72). Tout de même que pour l’Ange, au premier instant, < la connaissance naturelle de Dieu est surélevée et va en fait jusqu’à Dieu auteur de la grâce: il en va de même de l'amour-de-nature élicite... De fait, — parce que l’Ange est créé dans la grâce, — cet amour va au-delà de son objet spécificateur, jusqu’à Dieu auteur de la grâce»10. Cette explication commande évidemment celle du mérite originel de l’Ange. Les deux principes co-essentiels du mérite, savoir le choix élicite (N4), l’acte de charité (N5), faisant l’un et l’autre défaut au premier instant, le « mérite » de cet instant est < inefficace » ou « non imputé ». De cela aussi, nous sommes d’accord. Mais com­ ment la volonté de l’Ange peut-elle, au premier instant, poser < un acte élicite d’amour de Dieu par dessus tout» (p. 79, lignes 11-12), acte surélevé par la grâce (ibid.), et qui cependant ne procède pas de l’habitus de charité puisque celui-ci < ne produit aucun acte au pre­ mier instant» (p. 79, ligne 17)? Les types d’amour N4 et N5 sont spécifiquement dis­ tincts des types Ni N2 N3: parce que le rapport de la créature au Créateur est respectivement envisagé sous des raisons formelles dif­ férentes. Mais ces distinctions formelles ne seraient qu’abstraites, s’il ne leur correspondait, dans le sujet réel qu’est l’Ange en son premier instant, des distinctions également réelles. Qu’en est-il au juste? la structure métaphysique du « volontaire »: elle est d’abord dans le vouloir de nature (note 14). La structure, ou ordre interne, est la même pour le vouloir de nature lui-même et pour ce même vouloir informé par la charité. La charité informe donc ce vouloir selon son ordre à lui; elle l’informe « ordinatamente ». 58 Nous nous référons bien entendu au cas humain. Si une opération requiert un habitus parce qu’elle ne procède pas de la nature, le principe prochain de l’opération est la puissance informée par l'habitus. Un même acte, celui de la foi par exemple, peut requérir deux ou plusieurs habitus: cela est vrai même pour l’Ange en son premier instant. Alors il n’y a information mutuelle: ni des habitus entitativement, ni de leurs actes posés distinctement; il y a information dynamique, au sein de l’unique produire s’achevant dans l’acte qui est un. 154 • LE PÉCHÉ ET LA DURÉ» DE L’ANGE II - La difficulté de l’< hypothèse M >. Un acte serait «surélevé»; ex parte subjecti, indépendamment de l’habitus ordonné à cette élévation; ex parte objecti, à la faveur d’une hyperspécification. 1 • *i ‘ ♦· • .· .H % il t· Λ ■ i T* f P 1 r >· il ·♦ L’habitus de charité n’est pas seulement opératif; il est im­ médiatement connexe de la grâce, laquelle est pour l’homme dans l’essence de lame; elle ne saurait inhérer, dans l’Ange qui est pur esprit, moins entitativement que dans un esprit connaturellement ordonné à informer un corps (cf. p. 114). Dès lors, l'acte d’amour N3 serait surélevé (et pour autant «méritoire»), sans procéder de l’ha­ bitus spécifiquement ordonné à surélever la puissance produisante, pour que justement elle produise un acte surélevé; et cela, bien que l’habitus dont l’entité est d’être principe de surélévation soit entitativement subsistant dans la puissance, concomitamment à l'acte surélevé. Cette hypothèse, que nous appellerons « hypothèse M », à ne pas confondre avec la thèse JM P, n'est certes pas contradictoire; mais on reconnaîtra, en retour, quelle introduit dans l'Ange une catégorisation et une complexité aussi étrangères à la simplicité du pur esprit qu’à la spontanéité d’une opération « de nature ». Le même sujet prochain, savoir la volonté de l’Ange au premier instant, simultanément produit un acte < surélevé » et est entitativement déterminée par le principe propre de cette surélévation; et cependant l'acte surélevé ne procéderait que de la puissance seule, procéderait de la puissance tout comme si elle était actuellement privée du prin­ cipe surélevant qui cependant inhère en elle actuellement et onto­ logiquement. L’hypothèse M ne présente pas de difficulté si on en­ visage chacun des cinq types d’amour, et notamment N3 N4 N5 (p. 16), selon sa spécificité. Il est clair, à ce point de vue, que l’habitus de charité n’a à intervenir ni en N3 ni en N4. La difficulté vient d’une double conjoncture. Tout d'abord, on ne considère ni N3 ni N4, mais un acte du type N3 « surélevé »; de telle manière qu'il atteigne < materialiter »10 l’Objet spécificateur de N5; d’autre part, il n’existe pas, selon les quatre premiers types, d’habitus spécifiant l’exercice volontaire de telle façon que toute détermination autre que celle correspondant à cette spécification soit exclue de cet exercice. Autrement dit, il n’existe pas, selon les quatre premiers types, d’habitus faisant nombre avec l’habitus de MÉRITER REQUIERT, DÈS LE PREMIER INSTANT, L'AMOUR DE CHARITÉ 155 charité: c'est la volonté elle-même qui est, concernant Ni N2 N3, le -principe prochain et immédiat de l'acte qu'elle produit. Il est donc impossible de distinguer: la volonté d'une part, la volonté en tant quelle produit l’acte d’amour N3 d’autre part. Et comme la volonté elle-même 14 est entitativement surélevée par l’habitus de charité et la grâce sanctifiante, il suit que la volonté, en tant que principe prochain et immédiat de l’acte d'amour N3 est surélevée. Il n’est dès lors pas cohérent — nous ne disons pas < il est contradictoire » — de fonder la surélévation de cet acte sur une opé­ ration divine qui laisse l’habitus « élevant > en son dehors, qui saisit par conséquent le principe de l’acte non pas tel qu'il est simpliciter mais tel qu’il serait si le don de la grâce n’avait pas été concomitant au premier instant. On dira que la « surélévation > dont il s’agit a heu ex parte objecti·, elle consiste en ce qu’un acte d’amour N3, bien que radica­ lement naturel et « médiatisé » par l’amour de l’Ange pour lui-même, « passe au delà de son objet propre », « va en fait jusqu’à Dieu auteur de la grâce »se. Mais que veut dire « aller au delà », < passer jusqu’à ». Images suggestives sans doute, mais chargées d’ambiguité. Tel sujet, par l’acte qu’il pose, atteint ou n’atteint pas l’objet qui, en droit et formellement, spécifie cet acte. « Aller à », « passer au delà » impliquent nécessairement, si on prend ces expressions en rigueur de termes, une potentialité qui est en contradiction avec l’essence de l’acte. Deux choses peuvent être consignifiées par l’image du < passage ». Elles concernent respectivement le terme et l’origine de l’acte; examinons-les successivement. Ex parte objecti, l’objet, la res, qui est effectivement atteinte par l’acte sous un certain rapport, n’est généralement pas 59 M. Maritain rappelle p. 74, note 1, le texte déjà cité note 37: non tamen tunc [in primo instanti ferebatur in Deum secundum quod est auctor gratiae]. Comment l’acte de l’Ange au premier instant « va-t-il en fait jusqu’à Dieu auteur de la grâce », sans que pour autant l’Ange soit « porté vers Dieu en tant que Dieu est l’Auteur de la grâce »? Nous ne critiquons pas que M. Maritain cherche à l’expliquer, mais seulement une partie de l’explication qu’il propose. Nous reviendrons, au dernier paragraphe de ce chapitre, sur l’explication déjà amorcée dans ce qui précède (pp. 121, I22) et qui nous paraît être la vraie: elle est fondée sur la structure métaphysique du volontaire, conformément d’ail­ leurs à l’inspiration de la thèse JMP. • ·Λ 156 li LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'aNŒ atteinte adéquatement: on dit alors, comme le rappelle M. Maritain, que la res est atteinte seulement materialiter ou par concomitance (seu identice} sous tous les aspects autres que celui sous lequel elle est atteinte réellement. Le regard, qui physiquement m’observe ou simplement me voit, m'atteint réellement en tant qu’objet visible; il ne m'atteint réellement en aucune façon, sous quelque rapport que ce soit autre que la visibilité. Selon l’ordre réel, le dilemme exclut toute possibilité intermédiaire: atteindre, ne pas atteindre. Si, examinant le rapport d’un acte à son objet spécificateur, il paraît que le dilemme « atteindre — ne pas atteindre > présente un tiers cas, cela signifie que l’objet spécificateur n’est pas suffisamment précisé, et que loin de pouvoir énoncer le jugement catégorique qui termine la science il faut pour­ suivre l'analyse. Maintenant, le regard physique, qui m’atteint en tant qu’objet visible, enveloppe par concomitance ex parte mei tout ce qui est de moi, même ce qui de moi est invisible ou caché ou dissimulé, tout même le sujet, même le je que je suis. Dira-t-on que le regard de celui qui me regarde < passe au delà de son objet propre > - savoir moi en tant que visible -, mon propre je? II est bien exact que je peux percevoir que je suis regardé, et pour autant je peux me savoir regardé; le regard qui me regarde < passe au delà > de ma silhouette et < va à t mon je, mais je peux aisément, me sachant observé, de­ meurer si égal à moi-même que celui qui me regarde est dans l’im­ possibilité de discerner si je sais ou non qu'il m’observe. Dans ces conditions, nullement chimériques, on voit l’équi­ voque dont est chargée l'image d’un acte < passant au delà de son objet spécificateur >. Si le regard spécifié par ma visibilité passe au delà de ma silhouette et va jusqu’à mon je, cela ne tient en aucune façon à ce que ce regard serait surélevé ex parte videntis', celà tient à mon opération à moi, absolument indépendante de l’opération de celui qui me regarde. Lui, en me regardant, m’atteint réellement selon ma silhouette: il atteint mon < je > < materialiter >, c’est-à-dire par concomitance ex parte »iri;mais, ex parte sut, ex parte videntis, au point de vue propre de < lui qui me regarde >, il m'atteint selon ma silhouette, et il ne m’atteint nullement sous quelque autre rapport que ce soit. Dire que ce regard physique et exercé comme tel atteindrait mon < je > en quelque façon, ce serait imputer à l’un des extrêmes d’une relation — celui qui regarde physiquement (et non en psycho- MÉRITER REQUIERT, DÈS LE PREMIER INSTANT, L'AMOUR DE CHARITÉ 157 logue par exemple) — le terme d’une opération ayant pour principe l’autre extrême de la même relation — moi qui suis regardé. L’acte de toute créature faisant retour vers Dieu atteint ma­ terialiter Dieu Trine. Mais cela n’entraîne pas que cet acte, en tant que réalité créée, soit « surélevé i, ni que, comme réalité créée, il < aille » de la créature jusqu’à la Trinité. Nous reprendrons ces con­ sidérations d’un point de vue plus métaphysique; nous devons au­ paravant examiner la difficulté soulevée par l’image de «l’acte pas­ sant » en fonction non plus de l’objet qui le spécifie mais du sujet qui le produit. Ex parte subjecti, du côté du principe de l’acte supposé « surélevé », deux cas doivent être distingués: si il y a causalité ins­ trumentale, l’acte seul et non son principe prochain est surélevé; mais un tel cas concourt seulement à la perfection operis'. ce n’est pas cela dont il s’agit avec le premier acte de l’Ange qui, méritoire, tout le monde l’accorde avec S. Thomas, ressortit à la perfection operantis. Dès lors, la « surélévation » affecte non seulement l’acte mais également son principe prochain, savoir la volonté de l’Ange en son « premier instant »: c’est là une chose que l’analogie rend aisé­ ment pensable. Cependant la difficulté que nous énoncions un peu plus haut demeure. Selon l’hypothèse M, la surélévation du premier acte vo­ lontaire de l’Ange est assurée par autre chose — de quelque nom qu’on l’appelle — que l’habitus infus de l’amour de charité (N5), habitus «qui ne produit aucun acte au premier instant» (p. 79), bien qu’il existe dans l’Ange en ce premier instant et qu’il ait pour raison d’être, en quelque instant que ce soit, d’assurer la «suréléva­ tion » dont il s’agit. N’est-ce pas introduire dans la psychologie an­ gélique, toute jaillissante de la Source incréée et toute reposante en Elle, une complication quelque peu innaturelle? Et, de surcroît, cette hypothèse ne suffit pas à rendre compte de ce que cependant elle vise à sauvegarder, savoir: le premier acte volontaire de l’Ange, bien que «surélevé» en son principe et «allant jusqu’à » Dieu auteur de l’ordre surnaturel, n’est pas un véritable acte de charité. Suffirait-il qu’un acte ne soit pas produit par l’habitus de charité pour qu’fZ ne soit pas un acte de charité; n’y a-t-il pas de véritables actes de charité produits indépendamment de tout habitus surnaturel, produits « per modum actus »? Que suggère ici le processus de la justification, lequel peut être considéré comme une base d’ana­ logie? 158 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE Il nous parait donc que la raison formalissime pour laquelle l’Ange pécheur n’a jamais posé un i véritable » acte de cha­ rité — ce dont tout le monde est d’accord — doit être cherchée ailleurs que dans ]'hypothèse de M, claire et ingénieuse, mais nous semble-t-il quelque peu abstraite. III - La difficulté de l’hypothèse M montre, a contrario, que le ca­ ractère propre du mérite angélique initial dérive exclusivement de la structure métaphysique du volontaire. Nous emprunterons d'ailleurs à M. Maritain lui-même ce qui nous parait être le véritable principe d’explication: mais, pour le mettre en oeuvre adéquatement, il faut d’abord examiner si ce prin­ cipe doit rendre raison, à lui seul ou bien non, de ce que l’acte de l’An­ ge en son premier instant ne peut pas être un véritable acte de cha­ rité. Nous montrerons que ce principe doit suffire à lui seul parce qu'il est le seul possible. Et nous montrerons qu’il est le seul possible par l’argument suivant. Il est évident a priori que le caractère im-parjait d’un acte méritoire peut être expliqué seulement à partir des deux facteurs constitutifs du mérite lui-même: la plénitude du volontaire et la qualité sur-naturelle de l’amour. C’est-à-dire que l’im-parfait ne peut affecter l'acte que parce qu'il se trouve d’abord soit dans le volontaire au point de vue de la plénitude soit dans l’amour au point de vue de sa sur-élévation. Maintenant, il faut procéder ici avec rigueur: les deux facteurs intégrants du mérite sont distincts, aussi bien comme notions que dans la réalité. Ils constituent par conséquent une di­ chotomie véritable: mais celle-ci prend à l’abstrait un caractère précisif qui la change en mutuelle exclusion, ce qui n’a pas lieu au concret; d’où la possibilité d’une confusion déjà rencontrée (cf. pp. 93, in), et qu’il importe derechef d’éviter. Le volontaire et sa plénitude ressortissent à l’ordre na­ turel, la surélévation de l’amour à l’ordre surnaturel. Or, à l'abstrait, «naturel» et «surnaturel» se contre - distinguent : deux réalités qui leur appartiennent respectivement ne peuvent être « un » qu’en se juxtaposant dans un même et commun sujet. Si on concevait de cette manière l’unité, dans l’acte méri­ toire, des deux facteurs qu’il intègre, il suivrait que cet acte ne pour­ rait être im-parfait en tant que sur-naturel — et donc en dernier ressort en tant que méritoire — qu’en raison d’une im-perfection MÉRITER REQUIERT, DÈS LE PREMIER INSTANT, L’AMOUR DE CHARITÉ 159 affectant celui de ses deux facteurs qui est sur-naturel, savoir la sur­ élévation de l'amour. Selon cette vue, rendre compte de ce que le mérite de l'Ange est, en son premier instant, im-parfait requiert donc que l'on discerne cet im-parfait dans la surélévation elle-même. Quoi qu'il en soit du présupposé, c’est ce que cherche à faire M. Maritain: la surélévation, d’une part est attribuée à l’acte < en passage > et non pas formellement au principe produisant l’acte, d’autre part résulte d’un autre passage — combien virtuel I — de «l’objet spécificateur» de l’acte à son «objet matériel». C'est donc bien à la surélévation elle-même et comme telle qu’il est assigné de devoir être imparfaite; c’est ce qu’exprime catégoriquement l'hypothèse M: l’acte ne procède pas de l’habitus de charité, en quelque façon que ce soit. Nous venons d’indiquer les difficultés que nous paraît soulever cette hypothèse, tant au point de vue empiriologique qu’au point de vue sémantique: d’une part il convient que la psychologie angé­ lique réponde à un extremum de simplicité, d’autre part une hypo­ thèse paraît vaine si elle n’implique pas rigoureusement ce dont elle visait à rendre compte. Nous examinerons ci-dessous les arguments allégués en faveur de cette « hypothèse M »; mais nous entendons montrer auparavant quelle ne peut avoir de contenu réel: et que, métaphysiquement inexistante, elle est par le fait même, en logique réaliste, une impossibilité. Avant d’établir cette non consistance, il convient de préciser le rôle organique qu’elle joue dans l’argument que nous devons achever d’exposer. Revenons donc à la dichotomie constituée par les deux facteurs intégrants du mérite. Précisive à l'abstrait comme nous venons de le voir, elle ne l'est plus au concret. C’est-à-dire que le vo­ lontaire et sa plénitude, et ses degrés en direction de cette plénitude, tout cela peut de soi se trouver dans l'exercice de l'amour sur-élevé au même titre que dans l’exercice de l’amour « ordinaire >. Peut de soi\ non seulement il n’y a pas impossibilité, mais il y a positivement possibilité; car il s'agit de données métaphysiques concernant l’être même de l’acte et de la puissance considérés. Autrement dit, le premier des facteurs qu’intègre le mérite est, en vertu de sa nature, immanent au second facteur seul formellement sur-naturel: nous rejoignons ici l’intuition du R. P. Philippe de la Trinité, si chaudement louée par M. Maritain (p. 64, note 1) ; nous rejoignons au fond la distinction entre la structure et Y ordre, 160 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE et l’immanence ontologique de la première à chacun des cas du second. Une possibilité positive n’est certes pas une nécessité objective: nous donnerons en temps opportun l’argument rigoureux qui permet de passer de l'un à l’autre. Nous pouvons cependant, d’ores et déjà, au point de vue de l’orientation de notre recherche, poser ce qui suit. Si l'hypo­ thèse M est, comme nous le montrerons, impossible, c’est-à-dire sans consistance métaphysique, cela signifie précisément que le caractère im-parfait du mérite de l'Ange en son premier instant ne peut être expliqué à partir du second facteur intégrant. Dès lors le seul principe d’explication possible est à chercher dans le premier des deux facteurs qu’intègre le mérite. Le caractère im-^parjait du volontaire doit donc être le principe véritable de l’explication, puisqu’il demeure le seul principe de l’explication supposée possible. . ; ’ IV - La difficulté de l'< hypothèse M > provient de sa non-consistance métaphysique. '»T j . ,! * wf * f μ Λ Exposons maintenant pourquoi l'hypothèse M nous paraît privée de portée réelle. Toute relation requiert deux extrêmes; et s’il s’agit d'une relation créée, elle se distingue toujours réellement du fonde­ ment, à la fois formel et réel, quelle a en chacun des deux extrê­ mes. Il suit que la relation, selon son entité ténue mais cependant réelle, est une réalité autre que chacun des deux rapports, inhérant respectivement en chacun des extrêmes: rapport entre cet extrême comme sujet ou comme terme de la relation d’une part, et d’autre part la modalité — désignée par les mots fondement et co-fondement — sous laquelle sujet et terme sont concernés par la relation, Il y a certes une continuité entre: 1) le rapport entre le sujet et le fondement; 2) la relation elle-même; 3) le rapport entre le cofondement et le terme. Cette < continuité > appartient à la représentation spatiale et imaginative de la relation et de ses extrêmes: elle manifeste d’ailleurs une donnée primordiale: ce sur quoi porte, originellement ou ultimement, Yad en quoi consiste l’entité propre de la relation, c’est le sujet et non le fondement, c’est le terme et non le co-fondement. Autrement dit, la catégorie relation requiert expressément dans l’ordre créé la catégorie substance-sujet. Mais cette donnée primordiale, et métaphysique aliè- MÉRITER REQUIERT, DÈS LE PREMIER INSTANT, L'AMOUR DE CHARITÉ 161 nerait sa nature et sa portée véritables si on concevait le fondement à la manière d’un intermédiaire entre le sujet et la relation, c’est-àdire comme un quasi-sujet; alors le rapport entre le sujet et le fon­ dement est ipso facto conçu à la manière d’une relation: et la repré­ sentation spatiale homogène et imaginative induit à penser qu’un même mouvement virtuel continu fait < passer » du sujet au fonde­ ment par le rapport qu'ils incluent, puis du fondement à l’autre extrême par la relation elle-même. De semblables considérations valent pour le co-fondement et le terme: en sorte que, du même mouvement virtuel continu, la relation « passe au delà » du co-fon­ dement qui la spécifie formellement et atteint « materialiter » le terme lui-même, le terme tel qu’il est mesuré en sa réalité propre par sa propre nature, et non pas seulement le terme réellement dé­ terminé par le co-fondement qui justement s’en distingue réellement. Or on rendrait le métaphysique de la relation contradictoire, nous voulons dire privée de contenu réel, si, conformément à la con­ ception erronée que nous venons d’indiquer, on métamorphosait le fondement et le co-fondement en intermédiaires réels. En de telles conditions en effet, le fondement est un accident surajouté, il n’affecte pas intrinsèquement l’être du sujet: la relation est «assistens», elle ne peut plus être ad intrinsèque au sujet, « référence du sujet à >; la relation n’existe plus, parce que le fondement n’a plus l’économie qu'il est requis d’avoir pour que justement la relation soit fondée en sa fonction en même temps qu'en sa réalité. La représentation spatiale a donc l’avantage de bien préciser que les extrêmes ultimes et véritables de la relation en sont le sujet et le terme; mais elle suggère malheureusement, par la con­ tinuité d'un même enchaînement, une fallacieuse homogénéité entre deux réalités qui sont par nature différentes: l’entité de la relation est essentiellement autre que celle du rapport qui existe entre le sujet et le fondement d’une part, entre le co-fondement et le terme d’autre part. Cela, c’est-à-dire cette altérité de nature, suffit pour invalider l’attribution faite à la relation entre les deux extrêmes de ce qui appartient en réalité au rapport intrinsèque à chaque extrême. Le résultat d'un tel transfert d’attribution peut être exact, mais c’est là une circonstance accidentelle, étrangère à la science. Le résultat d’ailleurs est faux dans l’exemple précité. Le regard de celui qui m’observe sensiblement constitue une relation de lui à moi dont le co-fondement est « moi en tant que visible ». Cette relation, 11 • J62 ■ LE péché et lx durée de l’ange » nous l'avons montré, n’atteint pas — pas du tout — mon propre je comme tel, qui cependant en est le terme. On le conclurait cependant indûment si on attribuait au regard ex parte videntis ce qui ressortit formellement au rapport entre < moi en tant que visible » et mon propre < je >: si on imaginait une sorte de prolongement de la relation par le rapport entre le co-fondement et le terme. Lens relationis ut sic n'est pas l’ens inhaesionis ut sic: telle est la raison métaphysique qui rend compte de ce que prouve l'expé­ rience familière. Nous tenons donc qu’une relation, de soi et à elle seule, ne peut ni passer outre son objet spécificateur ni surélever son sujet: attribuer à la relation ce qui appartient à ses extrêmes, ce serait forger une entité sans contenu: c'est cela qui, en logique réa­ liste, constitue typiquement l'impossibilité. > 1* * · •* ·· '.il * · ’ . 'ji­ lt > 1 »' ;r >· rf * < J Il n’est donc pas possible de rendre compte du mérite im­ parfait de l’Ange en son premier instant en supposant que l’acte de l’Ange, radicalement naturel (N3), devient surnaturel en tant qu’il est transiens: en tant qu’il irait < jusqu’à Dieu auteur de la grâce » bien qu’il soit spécifié formellement et réellement par « Dieu Auteur de la nature >. Entre < Dieu Auteur de la nature > et « Dieu auteur de la grâce », il y a identité ex parte Dei; et, au regard de l’acte créé non surélevé en sa source, il y a un écart analogiquement semblable à celui qui existe entre ma silhouette et mon < je ». Et tout de même que le < voir > de celui qui m'observe ne peut franchir l'écart entre ma silhouette effectivement observée et mon < je > visuellement inobservable, tant qu’il n’interprète pas ma phy­ sionomie en fonction de Yordre des personnes auquel il appartient lui comme moi, ainsi l’écart entre < Dieu auteur de la nature » et « Dieu auteur de la grâce > est infranchissable pour tout acte créé si cet acte n'appartient pas d’emblée à un ordre qui lui soit commun avec « Dieu auteur de la grâce >: ordre qui est par définition même l'ordre sur­ naturel. C’est donc dès et dans son origine que l’acte doit être surélevé pour atteindre Dieu auteur de la grâce et de l’ordre surnaturel. Et si cet acte surélevé est supposé produit sans l’habitus à la fois expressément ordonné à cette surélévation et actuellement existant, on rencontre la difficulté dont nous répétons qu’elle ne constitue pas une contradiction logique; mais cette difficulté, qui consiste en une carence de < possible» réel et ontologiquement positif, n’accrédite pas la vrai-semblance de l'hypothèse qui l’implique. MÉRITER REQUIERT, DÉS LE PREMIER INSTANT, L’AMOUR DE CHARITÉ 163 V - Les raisons alléguées en faveur de l’hypothèse M ne sup­ pléent pas à sa non-consistance métaphysique. M. Maritain propose, en faveur de cette neutralité de l'ha­ bitus de charité au premier instant angélique, deux arguments que nous devons examiner. Le premier argument est constitué par < le rapport d’analogie entre l’acte N3 de l’Ange en son premier instant et ce que sont chez nous les mouvements indélibérés, non libres dans leur mode d’émanation mais capables de soi d’être ou de ne pas être em­ pêchés par le libre arbitre; et comme eux il se rattache à la sphère de la liberté » (p. 79). Cette analogie montre-t-elle que, premièrement, il peut exister un « volontaire véritable » bien que « diminué », et que deuxièmement ce volontaire véritable peut être ex parte creaturae fondement d’un mérite? Déjà nous l’avons discuté11. D’une part, le «réellement empêchable » n’a de portée concrète — et combien imprécise — que dans un univers de contingence auquel l’Ange est étranger. Et d’autre part, cet empêchable, s’il eût été de 1’« empêché », eût été un péché; ou bien, donc, il n’est qu’une abstraction, ou bien il constitue une possibilité réelle de pécher... au premier instant! Quoi qu’il en soit, supposée mais non concédée l’existence de ce «volontaire véritable», l’analogie qui est censée le fonder n’éclaire pas la nature du rapport qu’il soutient avec l’ordre surnaturel. Dans un sujet qui a la grâce, un acte posé avec consentement mais sans assentiment délibéré peut-il être élevé à l’ordre surnaturel par une motion opérante de Dieu, laquelle ne dimanerait -pas de l’ha­ bitus de charité supposé existant? La réponse à cette question devrait être catégoriquement affirmative pour qu’elle constituât un fonde­ ment à l’hypothèse M. Or nous ne voyons pas qu’il en soit ainsi. Ce qu’ont débattu les moralistes, ce n’est pas la connexion de l’acte indélibéré avec l’habitus de charité qui pour l’homme baptisé est toujours préexistant, mais c’est le caractère « imputable » d'un tel acte. Et M. Maritain lui-même, dans la discussion serrée qu’il fait de cette question, se place expressément à ce point de vue (p. 73). L’acte indélibéré est imputé, au titre de péché ou de mérite, si: 1) il peut, de soi, être empêché par le libre arbitre; 2) le sujet est réellement en état de pouvoir l’empêcher. Or cet acte indélibéré supposé méritoire, c’est-à-dire empê- 164 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE chable en fait comme en droit et non empêché en fait, un tel acte posé par un sujet en état de grâce peut-il ne pas procéder de l’habitus de charité? De cela, la conclusion de M. Maritain ne dit rien. Nous ne voyons donc pas que l’analogie de l'acte indélibéré constitue un quelconque fondement à l'hypothèse M: parce que la ratio de cette analogie concerne formellement la modalité du volontaire et l'impu­ tabilité de l'acte, et non pas le rapport 40 que soutient cet acte avec Vensemble des données actuellement existantes dans le sujet et res­ sortissant à l’ordre surnaturel. L'argument est pris de la structure métaphysique du volontaire; et, précisément à cause de celà, il ne fait pas acception entre l’ordre naturel et l'ordre surnaturel, il ne peut prouver qu'il n’y a pas d’exercice de L5 au premier instant. La seconde raison donnée par M. Maritain en faveur de sa thèse est la suivante: < Ce même Dieu qu’il connaît naturellement et aime d’un élan de nature, l’Ange le connaît aussi par la foi. C’est pourquoi son amour de nature élicite passe au delà de son objet propre (Dieu auteur de la nature) et va implicitement — on pourrait dire aussi materialiter seu identice — à Dieu auteur de la grâce >. (p. 78, note 1)”. L’acte initial de l’Ange aurait donc < valeur surna­ turelle > (p. 71, ligne 17), et pour autant au moins possiblement valeur méritoire, sans que la charité participe à son exercice; et cela parce que cet acte subirait, à partir de son origine la transvection im­ pulsée par l'exercice initial de la foi théologale, et du côté de son achèvement l’attraction exercée par Dieu Auteur de la grâce: qui deviendrait ainsi une trans-terminaison concomitante au terme véri­ table parce que spécificateur, savoir Dieu Cause. Nous avons montré que la transvection et la trans-terminaison, l’élévation par < passage au delà > sans élévation intrinsèque dès l’origine, sont des images que dissipe la métaphysique réaliste de la M Et si on fait jouer l’analogie également sur ce rapport, elle nous paraît improuver l'hypothèse de M. Maritain. L’opération divine qui élève à l’ordre sur-naturel l’acte indélibéré doit, nous l’avons montré, surélever le principe prochain de cet acte. Il nous paraît dès lors non cohérent que la volonté soit surélevée comme principe de production d’un acte, sans que la motion élevante dimane de l’habitus supposé existant dans la volonté et formellement ordonné à assurer cette surélévation. «Non cohérence» et non pas «contradiction»: nous le répétons. Mais le moins qu’on puisse exiger pour fonder une hypothèse difficile, c’est que la base analogique en soit parfaitement cohérente. MÉRITER REQUIERT, DÈS LE PREMIER INSTANT, L’AMOUR DE CHARITÉ 165 relation véritable. Nous n’y revenons pas; aussi bien examinons-nous présentement si considérer la foi constitue un appoint en faveur de l’hypothèse M. La foi peut être envisagée soit en tant qu’exercée par le croyant, soit en tant qu’elle donne accès à la Réalité crue. Au premier point de vue, ex parte subjecti, nous avons déjà rappelé que la foi sur-naturelle et théologale requiert ex natura sua un amour sur-naturel et théologal. Dès lors, voici le dilemme: non précisé par M. Maritain mais inéluctable. Si il y a, au premier ins­ tant, un véritable acte de foi, il y a ipso facto un véritable acte de charité. Et si il y a au premier instant un exercice de la foi théologale qui n'en constitue pas un acte véritable, il faut, de cela, dire le pour­ quoi et montrer le comment. Ce ne peut être qu’en recourant à la structure métaphysique du volontaire au premier instant, et au principe « fondamental »37 qui seul en rend compte; nous procéderons à cette élaboration dans le dernier paragraphe de ce chapitre. Considérons maintenant la foi ex parte objecti’, en tant qu’elle donne accès à la Réalité; en laissant d’ailleurs en suspens la question de savoir si l'Ange, qui a en lui l’exercice de la foi dès le premier instant, pose ou non en cet instant un véritable acte de foi. L’Ange, croyant, saisit, concomitamment à Dieu qui est (p. 120), Dieu Trine Auteur de la grâce et Fin de l’ordre surnaturel: la simplicité de l’intelligence angélique exclut en effet la distribution du Mystère en articles différents. Et si l’Ange en son premier instant saisit intelligiblement et sumaturellement Dieu Trine Auteur de la grâce et Fin de l'ordre surnaturel, comment l’habitus surnaturel de charité n’entre-t-il pas en exercice, puisque d’une part il est con­ fronté avec son objet propre, puisque d’autre part le premier acte de l’Ange doit être surélevé, non seulement du côté intellectuel ainsi que l’assurent l'habitus et l’exercice de la foi, mais également du côté volontaire ainsi que doivent normalement l’assurer l’habitus et l’exercice de la charité? L’hypothèse d’un habitus de charité inerte au premier instant, nous paraît donc aussi improuvée par l’analogie de la foi que par celle de l’acte indélibéré. Elle nous paraît donc impossible en ce sens qu’il n’y a aucun fondement en faveur de sa possibilité positive. Ainsi le seul principe d’une explication réellement pos­ sible concernant le caractère im-parfait du mérite au premier instant 1(56 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE est-il à chercher, nous l’avons déjà esquissé, dans la modalite du volontaire et non formellement du côté de l’élévation à l’ordre sur­ naturel. Cette élévation, telle quelle commande l’acte du premier instant peut en elle-même être parfaite; si, en ce meme instant, le volontaire ne s’exerce pas plénièrement, conformément au statut de la personne, le mérite est < imparfait > .comme mérite: il est < inef­ ficace,, parce que non imputable. Car l’actuation de l’habitus de charité ne constitue pas, dans ces conditions, un véritable acte de charité. Avant d'expliquer ce dernier point, il convient de con­ firmer par un argument positif la conclusion que nous venons d'établir indirectement. 2. I Le caractère propre du mérite angélique au premier instant a né­ cessairement le même fondement que rimpeccabililé angélique au même instant. Les deux constituants du mérite étant la plénitude du volontaire et la qualité sur-naturelle de l’amour, l'im-parfait ne peut affecter l'acte méritoire comme tel que si il affecte premièrement l'un au moins des deux constituants. L’hypothèse M étant tenue pour im­ possible (au sens indiqué), l’im-parfait ne peut donc concerner que la plénitude du volontaire. Telle est la preuve, par réduction à l’im­ possible, que nous venons de proposer. La conclusion en est confir­ mée si on examine, comme nous l'allons faire maintenant, la situation concrète de l'Ange en son premier instant. I - L'alternative dont décide le libre arbitre-option est paritaire. «Le péché s'oppose au mérite. Or, en son premier instant, un être de nature intellectuel, tel l’âme du Christ ou l'Ange fidèle, peut mériter. Donc, en leur premier instant, les démons peuvent également pécher A quoi S. Thomas répond, après avoir montré dans l'article que l’Ange ne peut pécher en son premier instant: «Tout ce qu’il y a dans le mérite, cela est de Dieu. L’Ange, en son premier instant, a donc pu mériter. On ne saurait, concernant le pêché, raisonner à parité » “ Quidquid est in merito est a Deo. C’est évident, selon la vue théocentrique qu’adopte ici S. Thomas et qui lui est d’ailleurs familière (ci. p. 129). PÉCHER ΕΊ MÉRITER ONT, AU PREMIER INSTANT, LA MÊME POSSIBILITÉ 167 L'objectant peut cependant maintenir catégoriquement l'argument qu'il propose en faisant observer qu'il choisit de se placer à un point de vue, second sans doute, mais parfaitement légitime. Simpliciter, le péché c’est le mal, et le mal n’existe pas: point de parité entre le péché et le mérite. Mais S. Thomas, rappelant la pri­ mauté du point de vue de Dieu, écrit: Quidquid est in merito est a Deo; et non pas: Quidquid est a Deo est meritum (cf. p. 139). La notion de mérite implique une contribution de la créature, contri­ bution propre et exclusive, réserve faite de la mystérieuse motion par Dieu du libre arbitre. Et si on contre distingue le libre arbitreoption de tout ce qui n'est pas lui, alors eu égard formellement à l'option, « peccatum opponitur merito >: le péché et le mérite s’oppo­ sent à la manière de deux contraires dans un même sujet. Le mode de l'inhésion, le mode du subsister et sa mesure, tout cela est identique pour les deux contraires. Tout ce qui atteint di­ minue ou accroît la possibilité positive de l’un des contraires, ipso facto, atteint diminue ou accroît la possibilité positive de l’autre contraire: car cette possibilité positive, c'est dans le sujet quelle se trouve-, et elle y est la même pour l’un et l’autre contraires. Dans notre cas, le libre arbitre-option se trouve défini fonction­ nellement comme un sujet capable de décider l’alternative oui-non: les deux membres de l'alternative étant, comme deux contraires, exactement à parité en regard du sujet. Faut-il encore insister: cette « parité » concerne le libre arbitre-option comme tel. Le libre arbitre, en fait, est sous-téndu et supporté par le vouloir de nature: compte tenu de tout, le oui et le non ne sont pas à parité, en ce sens que l’inclination ontologique est en faveur du oui. Et cependant, compte tenu de tout, et du vou­ loir de nature et de la rectitude intellectuelle, le libre arbitre conserve le pouvoir de choisir non au lieu de choisir oui, de so us-dé terminer l’inclination « de nature » ou d’y acquiescer: en ce sens donc, le libre arbitre-option doit être défini comme le pouvoir de décider l’alter­ native oui-non, exactement comme s’il était à parité en regard du oui et en regard du non. Cela, M. Maritain l’a exprimé en formules à la fois si précises et si circonstanciées qu’il nous paraîtrait quelque peu indécent d’y insister après lui: nous ne pouvons que renvoyer à son étude. Mais si on tient comme il se doit avec une parfaite rigueur 168 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE UK L’ANGE la vérité de cette doctrine, il faut bien entendu en développer et en admettre les conséquences. II - Le caractère paritaire de l’alternative dont décide l’option fonde une illatio nécessaire entre la possibilité du péché et les conditions de l’acte de mériter. L’alternative paritaire qui constitue en propre la matière du libre arbitre-option, c’est très exactement celle qu’allègue l’objec­ tant “ «peccatum opponitur merito >. Au point de vue de la créature libre considérée en elle-même exclusivement (réserve faite de la motion divine qu’implique tout acte créé), c'est-à-dire au point de vue du libre arbitre-option formalissime consideratum, l’aspect sous lequel tel acte peut être méritoire est le même sous lequel il peut être peccamineux; et le degré aussi est le même. Toute disparité se trouve ici exclue, par la nature même du libre arbitre-option·1. Et donc: ce qui conditionne dans l’Ange en son premier ins­ tant la possibilité de pécher, c’est cela même et rien autre qui, du coté de l’Ange lui-même, conditionne la possibilité de mériter. Si on veut assigner la raison pour laquelle le mérite est < diminué », il faut considérer la raison pour laquelle la possibilité de pécher est elle aussi diminuée: c’est et ce doit être la même raison, en vertu de ce que nous venons de rappeler. Or la raison pour laquelle l'Ange est impeccable au premier instant ne saurait se prendre de ce que possède ou exerce l’Ange à ■partir du premier instant; cette raison ne peut se prendre que de ce qui est propre au premier instant: à savoir le statut ontologique particulier qui résulte pour la créature du fait qu’elle est actuelle- M / ·I > ». 4 •‘ M. Maritain applique ce principe en toute rigueur. L'imputabilité de l’acte indélibéré a, ex parte creaturae, exactement le même fondement, qu’il soit bon ou mauvais. Il ya péché imputable ou mérite imputable, si l’acte qui était en droit et en fait empêchable, en fait n'est pas empêché (p. 73). Cette parité, au point de vue envisagé, entre la possibilité du mérite et la pos­ sibilité du péché n’est d’ailleurs qu’une autre expression du « dominium actus » propre au libre arbitre, dont S. Thomas fait la condition du mérite (de Veritate q 29, a6, a8). Le dominium n’est parfait comme tel que si le choix dans lequel il s’actue se réfère à une alternative paritaire. Si le sujet en acte d’opter est davantage incliné vers l’un des deux partis, le contenu du choix lui est pour autant pré-impéré par cette inclination; et le sujet ne domine pas l’acte qu’il exerce si la conséquence de cet acte lui est pré-imposée avant l’exercice de l’acte. «î PÉCHER ET MÉRITER UNI, AU PREMIER INSTANT, LA MÊME POSSIBILITÉ 169 ment reposante en l'opération créatrice, en sorte que chacun de ses constituants mais aussi l’unité de leur ensemble qui est l’unité même de la créature, tout «est ei a Deo Creante»’4. Nous l’avons assez développé pour n’y pas insister. Puis donc que, au premier instant, la possibilité de pécher est « diminuée » au point d’être annulée 'parce que le statut ontologique de la créature est, en cet instant, particulier, il suit que, au premier instant, la possibilité de mériter est < diminuée », sans toutefois être annulée, parce que le statut ontologique de la créature est, en cet instant, particulier. Puis donc que... il suit que\ voilà ex­ primée Vitiatio', elle fait dériver le second «parce que» du premier: «parce que... [donc].., parce que ». Et cette illatio, ou équivalemment le [donc] qui en est expres­ sif, ne doit pas être confondue avec la ratio à la fois formelle et réelle désignée par le parce que. L’illatio (ou le [donc]) repose sur le caractère paritaire de l’alternative faisant face au libre arbitre-option: ce qui est vrai d’un membre est vrai de l’autre membre, ce qui « diminue » un membre « diminue » sous le même rapport l'autre membre; mais ce caractère paritaire, qui est le «nerf» de l’illatio, n’est vrai qu'à un point de vue très particulier, et en un sens abstrait: car il laisse en son dehors l’enjeu objectif de l’option, à savoir l’altération ou la perduration du bien. Et c’est pourquoi, Y illatio, rigoureuse si on se place strictement ex parte subjecti au point de vue de la décision entre le oui et le non, ne vaut plus si on réintroduit le considération de l’être en même temps que celle du mérite et du péché. La possibilité de pocher n’est pas, au premier instant, «dimi­ nuée»: elle est annulée; le péché est «mal», et le mal n’est pas. Le non être est exclu, contradictoirement, au sein de l’Acte actuellement communiquant l'être à la créature; le seul non-étre possible, et par­ tant le seul péché possible pour la créature en cet instant, consisterait à ne pas recevoir tout l’Etre, c’est-à-dire à n’être pas Dieu: cela est absurde. La possibilité de mériter, au contraire, n’est pas annulée au premier instant: du moins elle ne l’est pas a priori et nécessairement, comme l’est la possibilité de pécher; elle est «du bien», de l’être: il serait donc faux de l’exclure, simplement en vertu de la communi­ cation d’être constitutive de la création; il est positivement possible que Dieu communique le mérite en même temps que l’être. « Tout (I •h 170 • . . ·' le péché et la durée de l'ange ce qu’il y a clans le mérite, cela est de Dieu... On ne saurait, concer­ nant le péché, raisonner à parité >M. Villatio fait abstraction de cette disparité ontologique: puis­ qu’elle considère à bon droit comme paritaire l’alternative oui-non, en tant que celle-ci est matière de la décision. Il est donc normal que le contenu de Yillatio, c’est-à-dire ce que désigne le parce que, ne soit pas en même situation en regard du premier membre de l’al­ ternative, et en regard du second: la possibilité de pécher est annulée, celle de mériter est seulement < diminuée >. Mais cette différence, qui concerne l’enjeu du choix ou bien le corrélât ontologique de l’alternative oui-non, n’altère en rien la rigoureuse identité des deux parce que liés par Y illatio. Celle-ci du reste n’aurait aucune rigueur ni donc aucune valeur si, au point de vue strict qui la rend vraie en même temps que la parité dont elle dérive, elle ne concluait du même au même. Le parce que désigne d’ailleurs une ratio qui étant d’essence métaphysique est la même dans toutes les manifestations concrètes où elle est impliquée. Il y a, pour l’Ange au premier instant, impos­ sibilité du péché: parce que...·, il y a, pour l’Ange, au premier instant, impossibilité du mérite par-fait, quoique possibilité d’un mérite inchoatif: parce que... La ratio est la même: et cette ratio, c’est le statut ontologique propre au premier instant, statut envisagé ici et là selon le même point de vue, celui de la structure qui ne fait pas acception de V ordre' *. 4 « t A III - L’impossibilité du péché et la non imputabilité du mérite au premier instant ont en commun pour seul fondement la stru­ cture métaphysique de l’exercice volontaire, telle que l’im­ plique le rapport de l’Ange à Dieu le créant. < * w · % Nous retrouvons donc une vérité maintes fois affirmée, et qui relève du sens commun sinon du bon sens. Pour rendre compte de quoi que ce soit ressortissant au premier instant d’une créature,il faut partir de ce qui est en cet instant. Or tout ce qui est en cet instant subsiste primordialement en vertu de son rapport au Créateur. Une explication qui ne dérive pas organiquement de cette donnée fonda­ mentale ne peut être que partielle et subordonnée, fausse si elle pré­ tend être ^’explication. La distinction et l’unité, l’enchaînement statique ou dynamique entre l’ordre l» naturel et l’ordre surnaturel, en un mot P Λ •l·· V PÉCHER ET MARIER ONT, AU PREMIER INSTANT, LA MÊME POSSIBILITÉ 171 le rapport entre ces deux ordres ne peut à lui seul rendre compte au premier instant ni du péché ni du mérite de l’Ange. Le rapport expli­ catif n’est pas d’ordre à ordre; il est, dans la créature naissante, entre ce qui est « de nature » et ce qui est « de la personne ». Au premier instant, la personne a la nature en exercice; ensuite, elle exerce son acte selon sa nature. Voilà à quoi ramène la comparaison qui vient d’etre présentée entre la possibilité de mériter et celle de pécher. Cette comparaison montre à elle seule qu’un mérite < im-parfait » ne peut être justifié quant à l’existence et expliqué quant à la spécificité, qu’en fonction de la structure métaphysique du volontaire; elle aurait donc pu inaugurer et orienter toute l’étude du mérite: nous nous bornons à l’observer en terminant ce paragraphe. Nous avons pris le parti de progresser vers le plus difficile: or il est plus aisé d’observer en quoi peut consister le mérite im-parfait que d’assigner a priori le fondement qui rend possible cette im-perfection. Il reste que les deux démarches se corroborent mutuellement et portent ensemble la même conclusion. Au premier instant, c’est en propre le rapport de l’Ange à Dieu le créant qui rend également compte et de l’impossibilité du péché et de l’existence d’un mérite «diminué». 2 — LE RETOUR À DIEU AUTEUR DE LA NATURE EST IMMANENT AU STATUT ONTOLOGIQUE DU PREMIER INSTANT. Nous avons laissé en suspens deux questions liées, au moins ap­ paremment, à deux oppositions: l’Ange a en lui au premier instant l’exercice théologal de la foi et de la charité, bien qu'il ne pose pas un acte véritable soit de foi soit de charité; «l’Ange est, au premier instant, incliné vers Dieu auteur de la nature en même temps que vers sa propre nature, bien qn'il ne soit pas porté vers Dieu auteur de la grâce »37. Ces deux questions sont, au vrai, l’une et l’autre iden­ tiques à celle que nous venons d’examiner: l’Ange, au premier ins­ tant, a en lui un mérite, bien çw’il ne pose pas un acte lui assurant en propre de mériter. Sous cette dernière forme, la question inhérente à l’ontologie du premier instant est particulièrement abrupte: parce 172 le péché et la durée de l’ange que «mériter» implique usuellement un exercice du libre arbitre option qui justement n'a pas lieu au premier instant (p. 124). 1. Le retour à Dieu, tel qu'il a lieu pour l'Ange au premier instant, est celui dont la nature est conforme au statut ontologique propre au premier instant. La question est cependant la même en ses trois incidences: elle concerne formellement le rapport entre ce qui est < de nature » et la personne comme telle, entre l'opération dont la « nature » est le prin­ cipe prochain et l’acte en tant qu’il émane radicalement de la per­ sonne. Ce rapport ne peut cependant être considéré seulement à l’intime du sujet spirituel: car l’opération «de nature» ordonne tou­ jours la créature qui l’exerce à une réalité qui s’en distingue; et, dans le cas qui nous occupe, cette Réalité est Dieu Lui-Même. La personne ne pose d'acte que, d’une part subordonné au libre arbitre, et d’autre part terminant l’exercice de l’opération de la nature ou de l’une de ses parties potentielles, sans exclure bien entendu la < nature > sur-naturelle. La personne est donc ordonnée à Dieu: et par l’acte qui lui ressortit en propre, et par l'opération quelle exerce selon la nature; et comme ces deux choses, d’ailleurs réellement distinctes de la per­ sonne, constituent une seule et même «ordination à», elles soutien­ nent nécessairement entre elles un ordre: l’une est référée à l’autre, et même cette référence réelle peut être mutuelle selon des points de vue différents. Cet ordre, nous en avons déjà à deux reprises établi l’existence. Pour la personne constituée, c’est-à-dire considérée en tout autre instant que celui de sa création, le jeu du libre arbitre est double, à la fois conditionné par l’exercice de l’opération de la nature et le conditionnant. Le libre arbitre-nature réfère ontologiquement à la personne comme telle cet exercice; et la personne, ainsi en acte de son opération connaturelle, ou bien acquiesce à sa propre fin, ou bien la sous détermine dans l’ordre pratique par un acte du libre arbitreoption (pp. 35 sv„ 55). En l’instant de la création, le libre arbitre-option ne s’exerce pas; le libre arbitre-nature réfère ontologiquement la personne com­ me telle à l’opération de nature (p. 107): ce «référer» étant donc in- I 'ange ΛΙΜΕ DIEU NATURELLEMENT, PARFAITEMENT, EN NAISSANT 173 La premiere concerne le vocabulaire. Nous avons, dans ce qui précède, utilisé les trois mots opé­ ration, exercer, acte. Opération et acte concernent en propre respecti­ vement la nature et le sujet, et leur exercice est simultané. Nous avons d’ordinaire attribué: au libre arbitre un acte, et à ce qui est < de nature» une opération: nous conformant ainsi à l’usage, lui-méme fondé sur le fait que le libre arbitre est généralement entendu au sens de libre arbitre-option. Mais, bien entendu, et nous venons d’ailleurs de le rappeler, le sujet est en acte, exerce son acte à la fois quant au libre arbitre et quant à la « nature » ou à l’une de ses parties poten­ tielles. Il n’en résulte pas qu'il y ait deux actes; il en résulte que l’acte du sujet spirituel est ontologiquement et intrinsèquement ordonné, selon les aspects réellement distincts qui en intègrent ensemble la totalité simple. Or, dans ce qui suit immédiatement, nous aurons à consi­ dérer un rapport, et par suite les deux termes qu’il implique: d’abord, le sujet; et en second lieu tel acte déterminé exercé par ce sujet, acte spécifié par la nature par conséquent. Le mot « acte » désignera donc la meme réalité que « opération de nature », cette réalité étant toutefois désignée par le mot « acte » selon son achèvement. Et nous dirons en conséquence que, au premier instant, la per­ sonne comme telle est référée à cet acte dont elle est le sujet; et que, au second instant, l’acte est référé à la personne par le même libre arbitre-nature: en sorte que la personne ainsi en acte réfère à sa fin cet acte, en même temps quelle même, en exerçant le libre arbitreoption. La seconde observation concerne la comparaison entre l’instant qui est celui de la création et tout autre instant. Les conditions ontologiques qui présupposent la création ne peuvent pas être réalisées en l’instant même de la création, c’est à dire au premier instant: il n’y a alors ni exercice du libre arbitref ·« Nous reviendrons à propos du second instant sur le fondement méta­ physique de cette différence. Il constitue également, nous paraît-il, le principe radical de toute explication concernant la peccabilité inhérente à la créature. 174 le péché et la durée de l’ange option ni angélique constitue un intermédiaire réel, obligé pour tout acte de connaissance naturelle de Dieu. Il est bien vrai que, ex parte creaturae, l’effet créé impliquant la Cause est immédiat à l'Ange et non à l’homme: ici une res exté­ rieure, là un acte intime. Mais, même pour l'Ange, l'effet créé qui exige la Cause — en l’occurrence Γ< intelligere > comme acte existant dans l’Ange — constitue ipso facto un intermédiaire réel entre l’Ange connaissant Dieu, et Dieu tel qu'il est connu par l’Ange naturel­ lement. Retenons donc que la connaissance naturelle de Dieu comporte pour l'Ange la considération — si ce mot convient — in actu exercito de son propre intelligere. Pour connaître Dieu selon la lumière naturelle, il jaut expressément que l'Ange se réfère à son propre «intelligere?; et si, en retour, l'Ange considère délibérément son propre intelligere, il saisit nécessairement que Dieu en est la Cause, il connaît Dieu naturellement: la condition est suffisante, S. Thomas le rappelle”. Et cela, bien entendu, est vrai à tout instant: car cela tient premièrement à la condition de la créature qui est esprit, et deuxièmement à la condition de l’Ange qui est pur esprit. L'Ange qui, en un instant quelconque autre que le premier, connaît Dieu naturellement, se réfère à l’acte qu’est son propre «intelligere», et réciproquement. r Comment, dès lors, les différents instants se distinguent-ils, en ce qui concerne la connaissance que l'Ange a de Dieu naturelle­ ment? Uniquement en ceci: le «référer», toujours même par nature, de l’Ange à son propre < intelligere » comme acte, est produit au premier instant exclusivement et nécessairement par et dans I I.'ANGE ΛΙΜΕ DIEU NATURELLEMENT, PARFAITEMENT, EN NAISSANT 177 l’opération créatrice; tandis qu’en tout instant autre que le premier, il résulte de l’exercice du libre arbitre-option au sein de l’opération conservatrice. Mais, ici et là, le < référer > est le même, il constitue pour le sujet spirituel une même structure d'acte, il est ici et là dans le même rapport nécessaire et réciproque avec le fait de connaître Dieu naturellement. Il suit que jamais l'Ange ne connaît Dieu naturellement mieux qu'il ne le /ait au premier instant', il le fera certes «délibérément», c'est-à-dire sous exercice du libre arbitre-option: cela est nouveau, nous l'avons indiqué ci-dessus en présentant la «seconde observa­ tion»: mais cela ne change rien à l’acte de la connaissance quant à sa nature. Autrement dit, la connaissance naturelle de Dieu, et en même temps qu’elle le retour qu’elle commande à Dieu-Auteur de la nature, comportent une im-perfection co-essentielle: en vertu de quoi ces choses se trouvent réalisées selon leur mesure, c’est-à-dire selon le maximum de perfection dont elles sont susceptibles, dès le premier instant. C’est parce qu’elles sont im-parfaites par nature que déjà elles peuvent être parfaites, selon la mesure qui leur est propre, dans l’Ange lui-même encore im-parfait, dans l’Ange naissant et pas encore adulte. Il en va tout autrement pour ce qui relève de l’ordre surnaturel: nous l’avons déjà vu pour le mérite, nous allons le confirmer en examinant maintenant l’exercice théologal du pre­ mier instant. 3 — L’OPÉRATION DE LA « NATURE » SURNATURELLE, DANS L’ANGE AU PREMIER INSTANT, NE PEUT CONSTITUER UN « VÉRITABLE > ACTE THÉOLOGAL. Y a-t-il pour l’Ange, au premier instant, un exercice des habitus [angéliques...] de foi et de charité? Et si oui, y a-t-il, pour autant, un «véritable » acte de foi et un «véritable» acte de charité: «véri­ table» se référant au sens que fonde l’analogie de l’acte théologal humain? Telles sont les deux questions auxquelles nous avons res­ pectivement répondu oui et non. Il y a acte de foi et acte de charité: 12 178 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE non pas cependant acte «véritable», pas plus qu'il n’y a un «véri­ table» acte de mériter. Les choses d’ailleurs sont liées: et la con­ clusion que nous venons de rappeler est quasi évidente par ce qui précède. Expliquons-le. 1. Le statut ontologique -propre au premier instant entraîne qu'en cet instant toute opération < de nature » s'achève en un acte angélique et non en un acte d’Ange. Rappelons d'abord l'éminente raison de convenance qui induit à affirmer l’existence d’un acte théologal au premier instant. Dieu, alors, communique immédiatement les déter­ minations de l'esse dont l’ensemble constitue la nature, en même temps que l’esse lui-même. Il convient donc que Dieu donne également 1'opération dont le procedere à partir de la nature constitue pour celle-ci un achèvement; et l’opération n’est pas séparable de son ultime détermination ontologique, laquelle est constitutive de l'acte. Il convient que Dieu donne l’opération à tout ce dont l’esse, mesuré par une nature, se trouve de soi ordonné à la perfection de l'acte second. Cela est vrai, absolument ou pas. Et si il y a, quoad nos, un a fortiori dans la mise en oeuvre de ce principe, cet a fortiori est en faveur de ce qui est par nature ordonné à atteindre mieux adéquatement l’Acte absolu, c’est-à-dire Dieu en l’intime de Lui-Même. On ne voit donc pas par quelle contre vrai-semblance il con­ viendrait d'admettre que Dieu crée l’Ange en acte de sa nature in­ tellectuelle tandis qu’il laisserait inertes la foi ou au moins la charité. Dieu ne donne-t-Il pas à l'Ange la foi pour croire et la charité pour aimer, tout de même qu’il lui donne l’intelligence pour connaître? L’Ange est en acte au premier instant selon toutes les possibilités qui lui sont imparties, et bien entendu selon le mode compatible avec le statut ontologique propre au premier instant. En particulier, il y a dans l’Ange au premier instant un acte de foi et un acte de charité; au moins en ce sens que les habitus de foi et de charité, donnés à l'Ange en la grâce < nature » surnaturelle4’, en même temps que l'esse et la «natures naturelle, sont, en vertu de, et au sein de l’opération créatrice, sujets des actes qu’ils sont ordonnés à produire. Nous nous contentons pour le moment de cette < définition descripti­ ve >: requise en vue de pouvoir répondre, affirmativement d’ailleurs, à la question de l'< an sit? »: laquelle ne doit pas être tenue en suspens L’ACTE m» PREMIER INSTANT N'EST PAS UN «ACTE D’ANGE* 179 à cause de la difficulté plus grande inhérente à la résolution du < quid sit? ». Il est à craindre, en l’occurrence, que l’exigence de la méthodologie commune n’ait pas été respectée. L’Ange pécheur, mais également l’Ange fidèle qui au premier instant lui est semblable, n'a pas produit originellement un véritable acte de charité: tout le monde l'accorde. Et il n’est pas aisé, chacun le sait, de découvrir, d'un tel acte, un analogué humain. Mais il ne serait pas légitime de nier l’existence d’une réalité par cette seule raison que l’analogie ne permet pas de l’éclairer. L’éviction d’un acte de charité, concomi­ tante à l’affirmation d’un exercice de la foi, est, nous l’avons vu pp. 120-122, non cohérente; l’éviction simultanée d’une mise en acte initiale de la foi et de la charité refoule vraiment la cohérence angé­ lique du premier instant au plus bas fond de l’humaine complexité. Infliger à l’esprit pur pareille distorsion ne saurait être justifié par une difficulté de représentation. Nous tenons donc qu’il y a eu dans l’Ange au premier instant un acte procédant de l’habitus de charité. Et, cela posé parce que les plus hautes convenances l’imposent, c’est à partir du statut ontolo­ gique du premier instant qu’il convient de préciser la nature de cet acte: procédant de l’habitus de charité, bien qu’il n’y ait pas exercice du libre arbitre-option, il n’est pas un «véritable» acte de charité. Il y a pour l’Ange, en l’instant de sa création, un type d’acte aussi originel qu’original. Là est toute la question; quant aux élé­ ments de la réponse, déjà nous les avons: les récapituler suffira à éliminer les difficultés. Nous rechercherons ensuite, par mode de conclusion, un analogué humain rendant l’acte angélique originel plus proche de l’intuition. Suppôt, nature, opération, acte: tout cela existe dans l’Ange dès le premier instant, aussi bien selon l’ordre naturel et selon l’ordre surnaturel. De plus, l’ordre qui existe entre ces choses au premier instant dépend de deux données essentielles et d’ailleurs liées. D'une part, tout ce qu’est et tout ce qu’a l’Ange, il l’est et il l’a au premier instant a Deo et in Deo, in ipsa Creatione. D’autre part, l’Ange au premier instant n’exerce pas le libre arbitre-option: que cet exercice soit impossible, cela ne découle ni de la nature de l’Ange ni de la nature de l’acte créateur telles qu’elles peuvent être déterminées a priori: mais cette impossibilité est impliquée par la ISO LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE nature et par la destinée de l’Ange telles que Dieu les co-ordonne en sa Sagesse et telles que nous les manifeste l’histoire de l’Ange. De là suit que l'ordre entre les constituants ontologiques de l’Ange en son premier instant peut être considéré et décrit selon deux points de vue différents quoiqu'équivalents. Tout d’abord in­ trinsèquement, ou ce qui revient au même par référence à l’emprise créatrice. En second lieu, par comparaison: le libre arbitre-option, qui ne s'exerce pas au premier instant, modifie lorsqu’il s'exerce, en tout autre instant autre que le premier sur, l’opération , < il est incliné vers», il : si la possibilité d’exercer le libre ar­ bitre-option est [spontanément] co-intelligée à la notion de personne. Retournant un aphorisme célèbre, nous dirons qu’il s’agit d’un acte angélique et non d’un acte d’Ange. Il s’agit d’un acte procédant de la « nature » naturelle et de la « nature > surnaturelle 47 l’une et l’autre données à l’Ange; mais cet acte ne procède pas de l'Ange en tant que celui-ci référerait à soi-même sa propre opération·, car ce «référer , * dans ce sens, n’aura lieu qu’au second instant. Le « référer », qui caractérise ontologiquement l’ordre intime de l’acte, est: au premier instant immédiatement a Deo Creante, au second instant a libero arbitrio Deo juvante. L’ordre est, au pre­ mier instant, de la personne à l’acte en vertu du libre arbitre-nature, lui-même en acte; l’ordre est, au second instant, de l’acte à la person­ ne, en vertu de l’acte nouveau et décisif du libre arbitre-option. Et cela, répétons-le encore une fois, est vrai également dans l’ordre naturel et dans l’ordre surnaturel, parce que cela découle nécessairement du statut et de la structure ontologiques de l’existant créé: in instanti quo incipit esse d’une part, et d’autre part in instanti quo permanet in esse. L’acte angélique du premier instant, et en particulier l’acte théologal, est, selon son type, original. Déjà nous l’avions observé (p. 122). Nous sommes maintenant en mesure de préciser le sens de cette affirmation. Elle recouvre un dyptique: il n’y a pas, dans l’Ange au premier instant, un acte théologal < véritable », bien que l’acte initial procède de la grâce distinctement selon chaque habitus théologal. Conformément à l’ordre adopté pour l’exposition, commençons par ce qui est le plus manifeste, et c’est ici le cas de la charité. 2. La charité étant principalement dans le vouloir « de nature ·», il n'est pas impossible que l'opération procédant du vouloir « de na­ ture » selon l'habitus de charité s'achève dans un acte qui n'est Pas un « véritable » acte de charité. Il est impossible qu’il y ait, au premier instant, un « véritable » acte de charité: un tel acte, «véritable» c’est-à-dire répondant à l’acception usuelle, a en effet la structure métaphysique propre à l’amour de bienveillance; or cette structure comporte expressément l’acte du libre arbitre-option (p. 70) L4, lequel est exclu au premier 182 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE instant. Voilà qui est clair; mais cela, semble-t-il, ne fait que reculer la difficulté: comment peut-il y avoir mise en acte de l’habitus de charité sans la mise en acte concomitante de L4? La réponse, exigible, est commandée par le statut épistémo­ logique de la question. Qu’il y ait effectivement mise en acte de l'ha­ bitus de charité, nous le tenons pour acquis, en vertu des hautes raisons de convenance qui ont été expliquées. Nous en donnerons ci-après une justification intuitive mais non démonstrative. Ce qui importe actuellement, en toute rigueur, ce n’est pas de découvrir une possibilité positive en faveur d’un fait déjà établi; c’est de prouver que la difficulté alléguée contre ce fait n’existe pas: il n'est -pas im­ possible que la mise en acte de l’habitus de charité ne s’accompagne pas de la mise en acte de L4. Or cette non impossibilité résulte d’une observation que nous avons déjà faite avec S. Thomas: < Le libre arbitre n'est pas une puissance autre que la volonté. Cependant la charité n’est pas dans la volonté selon le libre arbitre dont l’acte est d’opter. Le choix en effet concerne les moyens, la volonté est relative à la fin. Il faut donc dire que la charité, dont l’objet est la fin ultime, est dans la volonté plutôt que dans le libre arbitre »u. S. Thomas parle < de l'homme ». Certes. Mais d’où vient la difficulté à laquelle nous avons à répondre, sinon sans doute d’une notion univoquement anthropomorphe de la charité? « Le libre ar­ bitre, dit S. Thomas, — < nature > ou < option > précisons-nous — n’est pas une puissance autre que la volonté ». Cela est vrai pour l'Ange comme pour l'homme: et c'est cela qui, en l’espèce, est fonda­ mental. < Le libre arbitre-option concerne l’ordre des moyens»; cela parait ne pas être < en situation »: puisque, dans le cas qui nous occupe, l'acte d’opter se réfère, au second instant, à la fin ultime elle-même. Ne serait-il donc pas, lui aussi, informé par la charité? Oui, bien sûr; il n’est d’ailleurs pas question de l’exclure: < magis debet dici », observe S. Thomas. Mais en quoi l’acte d'opter peut-il être informé par la charité? Si cette information respecte l’ordre inhérent à l’ontologie du < volontaire », la conclusion de S. Thomas, parce que ressortissant à cet aspect ontologique, vaut pour l’Ange comme pour l’homme: bien qu’en ce fieu S. Thomas la fonde sur une raison qui relève de l’ordre moral < ordinaire ». La question initiale revient donc à celle-ci; I.'ANGE Λ EN LUI, AU PREMIER INSTANT, l’acte DE LA CHARITÉ 183 en quoi l’acte d'opter peut-il être informé par la charité, ou d’ailleurs informé par quelque disposition que ce soit? Nous avons insisté sur le fait, trop négligé, qu’il existe pour le libre arbitre, une composante « de nature >: le libre arbitre-nature est fonctionnellement défini comme disposant ultimément le sujet spirituel à l’acte d’opter; il ne saurait donc y avoir, dans le sujet spi­ rituel, une réalité du type « habitus » correspondant à l’< acte » d’opter autre que le libre arbitre-nature. Dès là, en effet, que l’opération < de nature » est, selon son progredere, ontologiquement référée à la personne comme telle, l’option est non seulement possible, mais inéluctable. Par conséquent, il n’y a pas et il ne peut y avoir, en direction de l’option, une disposition permanente plus proche de l’op­ tion elle-même que le libre arbitre-nature. La répétition, pour l’homme, de l'acte de choisir dans des conditions supposées pareilles n’engendre pas un « habitus » du choix; elle peut détruire le choix comme tel: car choisir exclut, comme tel, toute prédétermination de type < habituel». Si il se forme dans le sujet un habitus du « choisir », le < choisir » se trouve annexé par ce qui est < de nature ». L’expérience montre bien que le sujet spirituel peut être, avant de choisir, incliné à un parti: le caractère paritaire de l’alternative dont décide l’option est alors détruit, et cependant il y a véritablement choix. Ce cas, fréquent, ne fait que confirmer ce qui précède. Car si incliné soit-il au oui avant l’option, le sujet peut opter pour non. Il n’y a pas de disposition habituelle correspondant formeUenient au choix comme tel: ce serait contradictoire. Dieu peut certes, et Lui Seul, incliner infailliblement le libre arbitre en exercice actuel de son acte; mais cela est hors de question: il n’y a pas alors « infor­ mation»; tandis que la mise en acte dont nous voulons montrer la non impossibilité concerne un vouloir créé informé par la charité et ne posant pas l’acte d’opter. Il reste donc que l’habitus de charité — pas plus qu’au­ cun autre — n’informe directement l’acte d’opter: ce qu’il peut informer directement, c’est ce qui est « de nature », ce qu’il informe en fait immédiatement c’est le vouloir de nature et le libre arbitrenature; c’est seulement par la médiation de ces éléments < de nature » que la charité peut exercer sur l’option elle-même une causalité réelle mais jamais nécessitante. L’ordre décrit par S. Thomas convient donc à l’Ange naissant 1S4 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE comme à l'homme adulte. L’irréductibilité du < moyen .♦ à la < fin > ne fait au vrai que manifester l'irréductibilité, ontologique celle-là, de l’acte propre du libre arbitre à quoi que ce soit ayant raison d* «habitus». Ce qui est < habitus > peut influencer l'acte du libre ar­ bitre; mais c’est expressément par la médiation de la réalité dont l’actuation est la condition nécessaire de l’acte du libre arbitre luimême: cette réalité étant d’autre part susceptible d'être informée par un < habitus », parce quelle est permanente. C’est le vouloir de nature et conjointement le libre arbitre-nature qui répond à ces conditions. La conséquence est claire: la charité peut influer sur l'option, que comme acte elle n'i informe » jamais; mais c'est seulement en < informant » le vouloir de nature en exercice de son acte. De là ne suit aucunement que la réciproque de cette conclusion soit vraie en même temps quelle; et il suit encore moins s’il se peut que cette réciproque doive être considérée comme un principe normatif a priori de toute mise en acte de l’habitus de charité. Cette réciproque, non fondée et en fait erronée, la voici: < la charité ne peut informer le vouloir de nature en exercice de son acte (ce qui constitue, par définition du . Les clauses (a) et (b) sont, nous l’avons vu, des non-sens: la charité ne peut informer ou influencer le libre arbitre que par dérivation à partir du vouloir de nature, loin donc que l’< information > de celui-ci puisse être conditionnée, par ce dont elle est le principe. La clause (c) provient de ce qu’on projette dans l’Ange nou­ veau-né ce qui convient à l’homme racheté. Si < opter > est possible, alors il est vrai que tout acte de charité lui est subordonné (p. 71). La clause (c) suppose cette possibilité implicitement, mais en toute hypothèse indûment et en l’occurrence faussement: l’exercice du libre arbitre-option est en effet impossible pour l’Ange au premier instant. Supposer existant ce qui peut ne pas l’être, voire meme ce qui est impossible, doit pour le moins s’appeler irréalisme. Affir­ mer que l’acte d’opter est la condition sine qua non de toute mise en acte d’un vouloir créé informé par l’habitus de charité, c’est exprimer la réalité dans le cas de l'homme; mais ériger cette affirmation en ·· ► '· l'ange a en lui, au premier instant, l'acte UE LA CHARITÉ, 185 principe normatif soi-disant découlant d’une nécessité de nature, c’est prendre une construction pour la réalité. Revenons donc à la conclusion soulignée quelques lignes plus haut, et laissons de côte la réciproque dont nous venons de mon­ trer quelle est ou fausse ou irréelle. 11 y a bien entendu une réciproque vraie: car une ordination peut toujours être considérée selon deux sens opposés, positis ponendis cela va de soi. Si, comme nous l’avons établi, la charité ne peut in­ fluer sur l’option qu’en « informant > le vouloir de nature en exercice de son acte, alors réciproquement, il n'est pas impossible que la charité informe le vouloir de nature en exercice de son acte sans influer sur l’option. Et comme « ne pas influer sur l’acte d’opter > inclut au titre de cas particulier d’ailleurs éminent celui dans lequel l’acte d’opter n’existe pas, il suit enfin ceci: < Il n'est pas impossible que la charité informe le vouloir de nature angélique en exercice de son acte au premier instant, bien que cet exercice ne comporte pas l’acte d’op­ ter >. Il n'est pas impossible que. voilà tout juste ce qu’il fallait établir pour écarter comme non consistante la difficulté alléguée. L’argument qui vient d’être développé ne saurait prouver une pos­ sibilité positive. La réalité du fait, c’est-à-dire la mise en acte de l’habitus de charité au premier instant, elle est établie par la raison de convenance déjà indiquée (pp. 113, 122, 178). Concluons. Il y a dans l’Ange au premier instant un acte de véritable charité, bien qu’il n’y ait pas un véritable acte de charité. L’Ange a en lui, en acte, l’amour dont Dieu S’aime Lui-même: et c’est en quoi consiste la charité, au sens le plus théologal qui puisse être; l’acte est parfait comme acte: parfait selon sa terminatio, car l’amour de charité atteint Dieu: parfait selon son origine, en ce sens du moins qu’il est dans l’Ange a Deo. Mais cet acte comporte, ex parte subjecti, une imperfection radicale: il ne peut pas encore remplir le rôle qui lui est en définitive assigné en Sagesse divine, savoir la justification ou le mérite < impu­ té >: il n’est pas encore acte d’Ange, bien que déjà il subsiste dans le suppôt angélique comme acte parfait de la < nature > angélique graciée. 155 3. i 9 > LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE Il y a, dans l'Ange au premier instant, un acte de foi véritable: assentiment à Dieu révélant: il n'y a pas un acte véritable de foi: communion intelligible à Dieu Se communiquant. La mise en acte de l’habitus de foi au premier instant présente le même dyptique. Cet acte est celui d’une foi parfaite: la substance en est la connaissance que Dieu a de Lui-Même, communiquée selon le type de médiation mentale propre à la foi. Mais le rapport de cet acte au sujet dans lequel il subsiste est encore im-parfait: il n'est pas encore et il ne peut être ce qu’il doit devenir au second instant. Précisons l’un et l'autre point. L’existence d’un acte de foi au premier instant doit être affirmée d’abord en vertu de la raison de convenance déjà rap­ pelée (pp. 113, 122, 178), ensuite à cause de la connexion organique entre la foi et la charité. La charité comme participation à l’Amour qui est Dieu Lui-Même, in via, requiert la foi. En retour, la foi est ordonnée ultimément à la vision, immédiatement à la charité; et, de plus, l'acte de la foi est fondé sur un amour qui, hors l’accident du péché, est l’amour de charité. Il ne serait donc pas cohérent, nous l’avons déjà observé (pp. 121-122), de disjoindre, même au premier instant, foi et charité. Il y a, entre l’une et l’autre, une involution de spécificité qui ne fait pas acception du mode de l’exercice: le péché supposé exclu, si il y a l’une, in via il y a l’autre: dans la mesure et sous le rapport où il y a l’une, il y a également l’autre. Ainsi, en ce qui concerne le fait de la mise en acte dès le premier instant, l’habitus de la foi théologale et l’habitus de la charité théologale sont à parité. L’im-perfection concernant l’acte, elle aussi, est com­ mune: d’une part, elle tient au statut ontologique du sujet qui au premier instant est en acte a Deo: d’autre part foi et charité sont en involution, on vient de le rappeler. Il convient cependant de préciser que l’acte de la foi, qui enclôt in actu exercito l’acte de la charité, réfléchit d’une manière propre l’im-perfection de celui-ci. La foi, en effet, est exercée par l’intelligence, cet exercice étant comme tel fondé sur l'amour. Il suit que la qualité de la foi dépend ou non de celle de l’amour selon qu’on l’envisage au point de vue des causes finales ou au point de vue des causes formelles. Tel est le principe qu’il conviendrait ici de mettre en oeuvre: nous nous bornons à l’évoquer et à en indiquer la consé- l'ange λ en lui, au premier instant, l’acte DE LA FOI 187 quence. L’acte de foi du premier instant est du type < assentiment », non du type «adhesion >M. L’Ange saisit parfaitement ce que Dieu lui révèle: parfaitement quant à l’objet révélé, et pour autant que le permet la médiation mentale propre à la foi. Mais cette vérité révélée, crue et perçue en la Vérité révélante, n’établit pas au premier instant entre l’Ange croyant et Dieu révélant la communion intelligible dont la possibilité est cependant réellement immanente à la foi théologale comme telle. Cette communion intelligible avec Dieu en tant qu’il est ré­ vélant, elle est réalisée au second instant pour l’Ange fidèle: et elle subsiste alors dans le véritable acte de charité dont elle fonde par ailleurs la possibilité. Tandis que, pour l’Ange pécheur, la foi-assen­ timent du premier instant se dégrade au second instant en cette « foi des démons » qui au vrai est équivoque par rapport à la vraie foi: en même temps qu’est détruit l’habitus de charité et partant l'acte de cet habitus tel qu’il subsistait au premier instant. On voit donc que, au premier instant, l’im-perfection de la foi va, tout comme sa mise en acte, de pair avec celle de la charité. L’Ange, même pécheur, a en lui au premier instant, l’acte de la foi véritable et l’acte de la charité véritable', participation objective à la Connaissance et à Γ Amour que Dieu a de Lui-Même. Mais l’Ange pécheur n'a jamais posé, aucun Ange au premier instant n’a posé, un acte véritable de foi théologale, non plus qu’un acte vé­ ritable d’amour théologal. Pas d’« acte véritable », si on entend par véritable l’acte d'une vertu qui intègre toutes les modalités de la per­ fection spécifiées par la nature de cette vertu: et, primordialement, cette modalité qui appartient à la perfection de toute vertu, savoir d’être perfective du sujet. L’acte peut être dit plus ou moins parfait, eu égard au degré où il rend réelles l’ensemble de ces modalités, ou même l’une plus et l’autre moins; mais l’acte comporte une im-perfection de droit si une seule des modalités selon lesquelles il devrait < être » se trouve exclue par les conditions réelles dans lesquelles il s’exerce. Cette im-perfection-là ne concerne pas à proprement parler l’acte lui-même; elle concerne formellement le rapport de cet M Nous renvoyons à notre ouvrage Dimensions de la Foi. tome I. N 35, PP· 315-327; N 48, pp. 474-475; N 54, P· 540; N 55, pp. 560-562. 188 LE TÉCHÊ ET LA DURÉE DE L ANGE acte avec l'ensemble des conditions qui le spécifient en sa réalité d'acte, et qui ne se réduisent pas à la < spécification > assurée par la nature. Il y a une spécification ontologique de l'acte, comme < acte d’étre » autre que celle de l’opération qu'il termine. Cette spécification onto­ logique dépend des conditions ontologiques imposées à l'exercice de l'acte: et elle peut être provisoirement im-parfaite, si on la compare à celle que l’acte est ultimément ordonné à avoir conformément à la Sagesse créatrice et providente. Et comme il revient en propre à cette conformité de mesurer la vérité de ce qui est. il convient dès lors de dire que si un acte est im-parfait, parce que sa spécification ontologique est nécessairement non conforme à sa nature ontologique d’acte, alors, eu égard à la mesure qu'implique cette nature, cet acte est non véritable. Tel nous paraît être le statut, certes déconcertant, de l’acte théologal angélique au premier instant. Tout ce qui, dans cet acte, est du type est parfait, est a Deo et ad Deunr, tout cela, objectivement, est mérite. Mais le rapport à la personne comme telle de cet acte qui subsiste bien entendu dans le suppôt est néces­ sairement im-parfait: et comme ce rapport est lui-même ordonné à assurer la perfection de la personne, il suit que l’acte originel est nécessairement im-parfait précisément à ce point de vue: réaliser la perfection de la personne. Il ne peut dès lors être véritablement l’acte d’une vertu, puisque toute vertu est ordonnée au bonum operantis. Or cela est également vrai de la foi et de l’amour; leur acte initial ne peut pas réaliser la perfection à laquelle la vertu théologale ordonne de soi le sujet auquel elle est impartie. Et si l’assentiment du premier instant est plus véritablement acte de foi que n’est véritablement acte de charité l’amour sans engagement, il reste que la question est en son fond, ici et là, rigoureusement la même. Le regard théologique, braqué sur la charité, semble avoir estimé comme allant de soi ce qui concerne la foi: cela confirme une fâcheuse impression. Au lieu de remonter aux principes à partir desquels S. Thomas traite du cas humain, on a cherché à ajuster à l’Ange naissant en nature et en grâce les conclusions élaborées pour l’homme adulte pécheur et racheté; les dites conclusions deviennent, en de pareilles conditions, un a priori irréel: loin de pouvoir être subs- l’ange a en lui, au premier instant, l'acte de la FOI 189 tituées aux véritables principes de l'explication, elles ne peuvent qu'induire à fausser la position de la question. Nous pensons donc avoir établi l’existence, dans l'Ange au premier instant, d’un acte proprement théologal, bien qu’il ne soit pas à proprement parler un acte d'Ange. D'une part, il convient que la créature spirituelle soit mise en acte selon tout ce qu’elle est: parce qu’elle est esprit; et, d’autre part, la difficulté alléguée à l’encontre de la possibilité d’un tel acte vient de ce que l’on conçoit univoquement l’ordre surnaturel: celui-ci, au vrai et nécessairement, épouse le statut ontologique im­ pliqué dans l’ordre naturel. Il est impossible que l’acte théologal soit identiquement le même au premier instant et en un instant qui n’est pas le premier: voilà ce qui est vrai. Il n’en suit pas que tout acte théologal soit impossible au premier instant. La raison de convenance est donc probante quant au fait: la réponse à la difficulté a éclairé la nature de l’acte théologal initial: peut-on, à cet égard, préciser davantage? 4. L'expérience spirituelle, habituelle ou extraordinaire, constitue, selon sa spontanéité, un analogué de l’acte angélique qui n’est pas un acte d’Ange. L’analogie est le seul instrument. Trois aspects de l’acte du premier instant peuvent respectivement en constituer la « ratio >. 1. L’acte est «du premier instant >. Y a-t-il des êtres qui furent en acte au moment où ils furent créés? Evoquera-t-on le Verbe incarné en l’instant où II est conçu, ou la Vierge Marie supposé quelle ait produit un acte concomitant à son Immaculée Conception? Ces mystères ne sont pas mieux connus que celui de l’Ange et ne peuvent l’éclairer. 2. L’acte du premier instant est indélibéré. Toute vie humaine fourmille d’actes d’homme qui ne sont pas des actes humains: mais il est impossible de déclarer a priori d’aucun de ces actes qu’il était impossible qu’il fût humain; nous retrouvons ici équivalemment l’imprécision co-essentielle à la notion d’< empêchable impré­ cision qui exclut d’en faire la base d’une inférence analogique. L’acte d'homme, quoique peut-être non humain, ne peut être l’analogué 190 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE d’un acte procédant d’un suppôt et d’une nature angélique et dont cependant il est impossible qu’il soit un acte d’Ange. 3. L'acte du premier instant est théologal, en étant a Deo et ad Deum. C’est le principe fondamental: il suggère de considérer, dans l’homme, les actes de l’ordre surnaturel qui sont singulièrement a Deo et ad Deum. Nous proposons: d’une part, l’exercice passif des dons du Saint Esprit tel que le présente toute vie chrétienne; et, d'autre part, les plus hauts degrés de l’expérience mystique extra­ ordinaire tels que la décrivent les Docteurs accrédités par l’Eglise: S. Jean de la Croix, Sainte Thérèse d'Avila, Bienheureuse Marie de l’incarnation. Nous pourrions ici inaugurer un long chapitre: aussi nous bor­ nerons-nous à un très court paragraphe. Les faits sont assez connus, au moins de quiconque observe et s’enquiert: il suffit donc d’indiquer la manière dont notre propos commande de les interpréter. Il faut bien entendu les envisager au point de vue formalissime qui permet de dégager une raison analo­ gique. Qu’un acte éminemment < véritable > de foi et de charité soit nécessairement enclos dans l’exercice passif du don ou dans l’expé­ rience extraordinaire, c’est clair. Ce qu'il faut considérer dans l'une ou l'autre chose, ce n’est donc pas l’acte qui la fonde ontologiquement, mais la modalité quelle revêt psychologiquement: à savoir le «pâtir». Lame est mue à être spontanément docile; l'àme est mue selon l'une de ses puissances, ou bien est fixée dans le repos selon toutes ses puissances; l’âme voit en elle-même la Trinité Sainte présente d’une manière < mer­ veilleusement une et merveilleusement distincte »... Le libre arbitre est-il mû? En tout cas, il ne saurait être question, explicitement, d’option. Il y a un acquiescement du «fond», en vertu duquel sont libérées les puissances intéres­ sées, c’est à dire toutes les puissances que concerne l’expérience comme telle, le < pâtir »; et non pas seulement l’intelligence et la volonté produisant l’acte de foi et de charité fondamental. Ces puissances concernées par le pâtir sont-elles en acte? Oui: sans leur actuation, il n’y aurait pas de perception. La mise en acte de ces puissances vient-elle de la personne? Peut-elle, l’expérience passée, être reproduite par initiative person­ nelle? Non: et la fermeté rigoureuse des témoignages unanimes sur ce point va à rejeter comme sacrilège l’ombre de l’hésitation. LE MENS A EN LUI DIEU SE CONNAISSANT ET S’AIMANT 191 Y a-t-il mérite? Par l’acte théologal fondamental, certaine­ ment: mais il peut se faire qu’un acte plus intense, et donc plus mé­ ritoire, ne s’accompagne d’aucune expérience. L’âme en état de < pâtir » est objet de complaisance divine: Dieu Se complaît dans ce < pâtir » qui est au vrai son opération à Lui, cette complaisance s’étend à l’àme elle-même: elle doit lui être attribuée: sans cependant lui être imputable. Convient-il de dire que ce « pâtir >, considéré comme tel < for­ malissime », est théologalement, éminemment puisque sub ratione divina, un acte humain qui cependant n’est pas acte d’homme? Oui, il semble qu’on doive le dire, au moins s’il s’agit de la perception de la Trinité Sainte dans l’essence de l’âme. L’âme se voit actuée par une opération qui est Dieu Lui-Même, l’âme a en elle cette actuation; directement et immédiatement, elle n’y est pour rien. Cet acte qui subsiste en elle, cependant n’est pas d’elle: est ei a Deoil. Il semble bien qu’en un tel instant, la créature humaine investie de l’Etre Incrée soit à cet égard semblable à l’Ange enclos en son premier instant in Deo Creante. Saisir en soi-même Dieu Se mirant Lui-Même, sans voir Dieu en Lui-Même, cela est impossible sans croire et aimer; mais cela est assez gratuit pour être accordé sans impliquer un engagement propre et spécial de l'amour. Cela couronne patiemment dans l’homme l’é­ preuve d’une longue fidélité, cela prépare dans l’Ange, un seul instant, l’épreuve terrible de la fidélité. Cette rencontre entre l’Ange et l’homme peut-elle fonder une autre raison de convenance en faveur de l'exercice théo­ logal angélique du premier instant? S’engager pour jamais en un seul instant n’appelle-t-il pas, selon la Sagesse miséricordieuse, l’oc­ troi de tout ce que peut recevoir une créature en fait de don gratuit? Tout, sauf bien entendu la grâce de l’acquiescement lui-même. Si on l’admet, sur la base d’analogie constituée par l’actuation qui est la plus « passive » comme expérience humaine et la plus gra­ tuite comme don de Dieu, on affirme du même coup positivement pour l’Ange l’exercice théologal du premier instant. »· O ]()2 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE 4 — LE RETOUR À DIEU AUTEUR DE LA GRÂCE EST INCOMPATIBLE AVEC LE STATUT ONTOLOGIQUE DU PREMIER INSTANT. Nous nous sommes longuement étendu sur l'existence d'un acte théologal initial et sur la nature de cet acte. Revenons au propos qui a inspiré ce développement < Non tamen, [in primo instanti] Angelus ferebatur in Deum secundum quod est auctor gratiae >* ’. Nous avons expliqué que, comme le dit S. Thomas, l'Ange est nui vers Dieu Auteur de la nature, dès le premier instant; en même temps que l'Ange est mû vers lui-même; car, dans l'ordre naturel, le retour à Dieu comporte la médiation obligée de l’acte de la créa­ ture. Le retour selon l’ordre naturel sera, après le premier instant, délibéré; mais l'acte du retour lui-même a, dès le premier instant, la structure ontologique qu'implique sa nature: il convient donc bien de dire qu’au premier instant < l’Ange est mû vers Dieu en tant qu’il est ΓAuteur de la nature >. Tandis que l’acte du premier instant ne peut pas avoir la structure ontologique que requiert l'acte du retour dans l’ordre surnaturel: en sorte que l’Ange «n’est pas alors porté vers Dieu en tant qu’il est Auteur de la grâce >* 7, bien qu’il soit nous l’avons vu mû à l’opération théologale dont la grâce le rend capable. Précisons davantage ce point qui pourra paraître difficile, en l’analysant plus avant. 1. L'acte est medium objectif entre l'Ange et Dieu: nécessai­ rement dans le retour à Dieu Auteur de la nature: n é c es­ sai r em e n t dans le statut ontologique propre au 'premier instant. L'acte de l’Ange comporte, au premier instant, référence de la personne à l'opération, ensuite référence de l'opération à la personne. Cette différence affecte de la même manière le rapport entre la personne et son acte; que l'opération dont cet acte est l’achèvement ressortisse à l'ordre naturel, ou bien à l'ordre surnaturel. L'acte, lorsque la personne est référée, se trouve ipso facto constitué medium entre la personne et la Réalité (Dieu) atteinte par la personne dans cet acte. Si, au contraire, l'acte est référé à la personne, il consiste en une détermination — en l’espèce une actuation — de la personne: l’acte angélique nu premier instant ne peut être justifiant 193 il est condition requise et concomitante pour que la personne saisisse la Réalité (Dieu); il n’est plus nécessairement, de et dans cette saisie, un medium ontologique. Cette différence, donc, qui concerne la structure métaphysique de la personne en acte, ne fait pas acception de l'ordre soit naturel soit surnaturel. Mais cette différence affecte diversément le rapport que soutient la personne en acte, avec Dieu Auteur de la nature d’une part, avec Dieu Auteur de la grâce d’autre part. Que la personne soit ontolgiquement référée à l’acte comme au premier instant, ou bien inversement, il faut toujours que, indélibérément ou délibérément, la personne se réfère à son acte pour saisir comme nécessaire, dans ce rapport lui-même, Dieu Auteur de la nature. Le < référer > de la per­ sonne à son acte est réalisé indélibérément au premier instant, et ensuite délibérément : cela ne modifie en rien le rôle joué par ce < ré­ férer >; il constitue toujours le medium ontologique nécessaire et suffisant pour que l’Ange soit mû vers Dieu Auteur de la nature. Le caractère médiateur de l’acte est nécessairement impliqué par l’ontologie propre au premier instant. Cette implication nécessaire, ensuite n’a plus lieu pour la même cause. Mais cette différence est sans portée en ce qui concerne le retour à Dieu Auteur de la nature: car c’est par essence, et donc toujours, que ce retour-là requiert né­ cessairement que l’acte soit médiateur. Le retour à Dieu Auteur de la nature est substantiellement le même au premier instant et en tout autre instant: il est donc réalisé dès le premier instant. 2. Le retour à Dieu Auteur de la grâce exclut que l'acte de la créature graciée sait medium objectif entre elle et Dieu. Le retour à Dieu Auteur de la grâce exclut en droit cette média­ tion de l’acte que requiert nécessairement le retour à Dieu Auteur de la nature: voilà ce qu’il faut expliquer pour montrer que le retour à Dieu Auteur de la grâce est impossible au premier instant. La différence, entre le premier et le second instant, concernant le rapport entre la personne et son acte, est la même dans l’ordre naturel et dans l’ordre surnaturel; elle ne porte cependant conséquence que dans l’ordre surnaturel: parce que, en celui-ci, la nature du retour n’est pas la même que dans l’ordre naturel. Le retour à Dieu Auteur de la grâce, exclut en effet premièrement que la personne soit référée à l’acte, exclut deuxièmement la médiation de l’acte. 13 104 LE PÉCHÉ ET LL DURÉE DE L'ANGE Il suffirait à notre propos de montrer la première des deux choses, et on pourrait alléguer l’argument suivant. L’acte du premier instant n'étant pas formellement «de la personne >, celle-ci ne peut être comme telle référée à Dieu par ce qui formellement n’est pas d’elle. Nous ne mentionnons cette raison, sans la retenir, que pour rappeler, en passant, le mystère. Il est aisé de distinguer et même d’opposer deux instants; il est difficile de préciser la nature de chacun, et surtout du premier. Il faut affirmer, entre le premier et le second instant, une opposition relative concer­ nant le rapport personne-acte, mais quel est au juste ce rapport au premier instant? Que l'acte soit alors < du suppôt » et non « de la personne >, cela a certes un sens précis: en vertu toutefois de l’opposition relative entre ce qui a lieu au second instant d’une part, au premier d’autre part; mais il ne nous paraît pas possible de déterminer positivement le rapport personne-acte du premier instant autant que l’exige le rôle dévolu à la prémisse d'un argument. Nous avons déjà rencontré cette difficulté (p. 148): elle recouvre, au vrai, le mystère du premier instant. L’impossibilité, au premier instant, du retour à Dieu Auteur de la grâce doit donc être établie, non par le < référer > de la personne à l'acte, mais par ce qu'implique immédiatement ce < référer >: savoir le caractère médiateur de l’acte. Le retour à Dieu dans l’ordre surnaturel exclut que l’acte im­ pliqué en ce retour y ait raison d’intermédiaire.· voilà donc ce qu’il faut préciser. L’achèvement de l’ordre théologal est la vision. Voir in Verbo ne laisse pas d’impliquer un verbe, ainsi que l’exige par nature tout acte d’intellection créée. Et ce verbe du « voyant » mesure l’acte de vision, réellement distinct du mens béatifé. Mais, à la dif­ férence du verbe in via, le verbe concomitant à la vision ne mesure celle-ci que d’une seule façon: à savoir ex parte subjecti, en tant qu’il est adéquatement expressif de la mystérieuse actuation du mens in Verbo; et non pas ex parte objecti, au titre de représentation de la res. Le verbe de «voyant» est un verbe concomitant: requis ex parte videntis, il détermine la capacité de celui-ci conformément à la lu­ mière de gloire, et il ne détermine pas le rapport entre le mens voyant et Dieu vu in Verbo\ il exprime la détermination de l’un des deux termes de ce rapport, il ne détermine pas le rapport lui-même. Ces l’acte angélique nu premier instant ne peut être justifiant 195 conditions sont juste à l’opposé de celles qui concernent le rôle joué par le verbe angélique dans le retour à Dieu Auteur de la nature: le verbe, en tant que réalité distincte, est alors à l’origine de Γ< in­ férence » - angélique - en vertu de laquelle l’Ange saisit son Créa­ teur en même temps que soi-même. Voilà donc deux cas extrêmes, deux structures ontologiques différentes et bien définies, concernant la médiation de l’acte entre la personne et la res. Or l’acte théologal exercé in via réalise en droit ontologiquement, non il est vrai psychologiquement, le type d’im­ médiation que manifeste typiquement la vision. Il convient, pour l’expliquer clairement, de mettre en oeuvre la doctrine de la relation (Cf. pp. 160-162). La relation elle-même est réellement distincte du rapport quelle soutient avec son propre sujet. Il faut donc distinguer: d’une part la relation de la personne créée à Dieu, d'autre part le rapport entre cette personne et cette relation. Cela posé, voici deux observations. Premièrement, la relation est la même pour le croyant et pour le voyant. L’ordre surnaturel, institué par Dieu Auteur de la grâce, consiste en une adoption « dans le Fils » et en un « convivere » qui concernent les personnes comme telles: cela est vrai « in via » comme « in patria >; or cela exclut tout intermédiaire objectif ', et, par < inter­ médiaire objectif », nous entendons celui qui a raison d’objet, c’està-dire celui qui n’est pas intrinsèquement intégré en la personne créée «adoptée». L’acte théologal, même in via, n’est donc pas un inter­ médiaire de cette nature, un intermédiaire objectif: cela, l’ordre de la grâce l'exclut par essence. Deuxièmement, le rapport entre la relation théologale et son propre sujet — c’est-à-dire l’enfant de Dieu adopté dans le Fils — n’est pas le même pour le voyant et pour le croyant: la foi implique une médiation qu’exclut la vision. Le verbe du croyant est « inter­ médiaire», effectivement; le verbe du voyant ne l’est aucunement. Et il faut insister sur le fait que le verbe du croyant — Ange ou homme — est un intermédiaire subjectif', c’est-à-dire qu'il tient expressément, et d’ailleurs inéluctablement, aux conditions qui sont celles du viator, celles du sujet in via. Le verbe du croyant est l’expression requise et concomitante de l’actuation du mens adhérant à la Parole, comme le verbe du voyant est l’expression requise et concomitante de l’actua­ tion du mens voyant dans le Verbe. Concluons. La relation au Verbe, et à la Dictio Verbi, 196 le péché et la durée de l'ange est toujours même, et elle exclut en droit tout intermédiaire objectif; le rapport de cette relation au mens, c’est-à-dire le mode de son inhérence dans le mens, n’est pas le même: le verbe du croyant est un intermédiaire subjectif, intégré à l’être du sujet en acte: tandis que le verbe du voyant est < du sujet > comme mesurant son acte, il n'est aucunement intermédiaire, pas même intermédiaire subjectif intégré au sujet. 3. Au premier instant, l'Ange infère la Nature intime de Dieu à partir de l'opération théologale qui subsiste en lui', L'Ange, par cette opération, n'est pas incliné lui- ni ê m e vers Dieu LuiMême. Le retour à Dieu Auteur de la nature et le retour à Dieu Auteur de la grâce exigent donc en droit, respectivement, des conditions op­ posées: la médiation objective de l'acte est dans un cas exclue et dans l’autre nécessaire. Et comme l’acte du premier instant a rai­ son de medium du fait même que la personne, alors, lui est réfé­ rée, le retour à Dieu tel qu’il se réalise dans l’acte du premier in­ stant ne peut pas inclure, dans l’ordre surnaturel, le retour à Dieu Auteur de la grâce. Il y a, il est vrai, dans l'Ange au premier instant, un exercice théologal. L’Ange sait que cet acte théologal subsistant en lui consiste en ce que Dieu connaît et aime dans l’Ange ce qui y est de Lui. L’Ange, au premier instant, saisit objectivement que Dieu Se connaît et S’aime Lui-Même dans cette communication de LuiMême par laquelle et en laquelle II rend l’Ange croyant et aimant; l'Ange n’est pas pour autant porté lui-même vers Dieu Se connais­ sant et S’aimant en lui. L’Ange alors peut saisir, à partir de ce qui est réalisé en luimême, qu’en Dieu s’identifient l’Etre la Vérité et l'Amour: mais cette saisie est du type inférentiel qui ressortit formellement à l’ordre naturel. Elle n'est surnaturelle que < matériellement >: car l’ordre fondé par Dieu Auteur de la grâce concerne, nous l’avons dit, les personnes comme telles·, les personnes comme personnes: il n’est pas constitué par les actes, si sublimes soient-ils, que Dieu peut produire dans les personnes par sa Toute Puissance. En résumé, dans l'ordre naturel, l'acte est nécessairement un L ACTE ANGÉLIQUE UU PREMIER INSTANT NE PEUT ÊTRE JUSTIFIANT 197 medium objecti/', tandis qu'il doit ne pas l'être dans l'ordre surnaturel. L'acte est, dans l’ordre naturel, un instrument, si conjoint soit-il, dont la personne se sert pour être mue par Dieu; l’acte est, dans l’ordre surnaturel, une condition ou un état dans lequel doit se trouver la personne elle-même pour être portée vers Dieu. De là suit immédiatement ceci: en ce qui concerne l’ordre sur­ naturel, le fait que la personne est référée à l’acte et non inversement, loin d’entraîner que la personne soit portée vers Dieu par cet acte dont elle est porteuse, l’exclut: car la personne ne pourrait être portée vers Dieu que comme exerçant cet acte, et elle ne peut pas l'être par la médiation objective de celui-ci: ainsi l’exige la «nature » de l’ordre surnaturel. On voit donc que l’assertion de S. Thomas se justifie parfaitement dans la perspective que nous avons développée. L’Ange au premier instant est mû vers Dieu Auteur de la nature, il n’est pas porté vers Dieu Auteur de la grâce * 7. Pour conclure de là, indûment, qu'il n’y a pas dans l’Ange au premier instant mise en acte de la foi et de la charité théologales, il faut méconnaître que le statut ontolo­ gique particulier au premier instant rend possible l’existence d’une opération théologale dont il est impossible qu’elle porte vers Dieu Auteur de la grâce le sujet dans lequel elle subsiste. Concluons cette étude du premier instant de l’Ange; elle est tout entière dominée par le principe « fondamental »: lequel exprime, comme il se doit en l’instant de la création, le statut ontologique propre à cet instant. « Quamvis enim res aliqua in primo instanti quo esse incipit, simul incipere potest operari; tamen illa operatio quae simul incipit cum esse rei, est ei ab agente a quo habet esse >’*. La mise en oeuvre de ce principe fonde deux conclusions essentielles concernant la métaphysique des rapports entre la personne l’opé­ ration et l’acte. Premièrement, compte tenu de l’élévation au surnaturel et de ce que manifeste d’autre part l'histoire de l’Ange, il est impossible qu’il y ait eu pour l’Ange au premier instant exercice du libre arbitreoption L4. Cette impossibilité découle immédiatement du < principe fondamental ». Au premier instant en effet, l’esse et la mesure de l'esse, les déterminations de l’esse et partant l’opération sont immé­ diatement a Deo et in Deo; or il y a, de l’acte d’opter, quelque chose «■ : ii : ; ’ 19g le péché et la durée de l'ange ’ qui ne peut pas être a Deo comme le sont en l'instant de la création les déterminations elles-mêmes — et pas seulement l’esse — de l’être créé. Comment cela est-il possible, nous le verrons à propos du second instant. En second lieu, il y a eu pour l’Ange, dès le premier instant, exercice de tout ce qui est < de nature », surnaturel aussi bien que naturel. Mais cet acte, subsistant dans le suppôt angélique, et achevant respectivement chacun des principes d’opération qui le mesurent, n'est pas «véritablement » un acte d’Ange, un acte de la personne comme personne. On le comprend par la comparaison entre les deux instants. Le libre arbitre-nature a pour fonction propre de mettre en rapport ontologiquement la personne comme telle d’une part et l’opération < de nature > en son progredere d’autre part, < Référer > de la personne à l’opération au premier instant, et ensuite inversement. Le libre arbitre-nature récapitule donc en son acte le passage du premier au second instant: rendant réel le même rapport, mais en deux sens opposés. Cette conversion métaphysique intime du sujet spirituel « devenant adulte > ne fait pas acception des deux termes entre lesquels elle se réalise. C’est la même personne, au second et au premier instant. C’est également la même opération et le même acte, considérés comme étant «de nature»: «nature» naturelle et < nature » surnaturelle. C’est Yordre entre ces deux choses qui se trouve inversé, en vertu et au sein de l’acte du second instant: acte qui consiste en propre en l’exercice du libre arbitre-option L4. Mais Yordre importe, puisque c’est lui qui est consti­ tutif de l’unité dans tous les cas impliquant distinction réelle. Si l’opération-acte qui subsiste dans le suppôt est référée à la personne comme telle, l’unité du sujet en acte est plus parfaite que si in­ versement la personne comme telle se trouve référée à l’opérationacte, celle-ci étant toujours et nécessairement subsistante dans le suppôt. Il suit que l’unité entre la personne et l’acte n'a pas encore au premier instant la perfection quelle requiert par nature. Et c’est cela qu'on a exprimé en disant que l’acte angélique, produit et mesuré au premier instant par tout ce qui est < de nature », n’est pas « véri­ tablement > un acte d’Ange. L'ACTE ANGÉLIQUE DU PREMIER INSTANT NE PEUT ÊTRE JUSTIFIANT 199 Rappelons en terminant les modalités selon lesquelles s’exerce l’acte du premier instant. L’Ange est proposé à lui-même, au sein de l’opération créatrice, avec le maximum d’actuation compatible avec la condition que l’on vient de rappeler: tout est a Deo, en telle sorte que, selon l’ordre réellement voulu par Dieu, l’exercice du libre arbitre-option est impossible. L’Ange exerce l’intelligence, la volonté; il y a en lui l’acte de l’habitus de foi et l’acte de l’habitus de charité, bien que l’Ange n’ exerce pas un « véritable » acte théologal. Il y a en lui le mérite, dont tout le contenu est a Deo51: bien qu’il n’y ait pas, exercé par lui, l’acte propre de mériter. L’Ange est mû vers Dieu Auteur de la nature, il n’est pas porté vers Dieu Auteur de la grâce. Enfin, d’un point de vue analytique, il y a au premier instant, concernant l’exercice du volontaire: Ni N2 N3 (pp. 15, 72) qui se réfèrent à la nature de l’amour; Li L2 L3 (pp. 36, 72) qui se réfèrent à la structure métaphysi­ que du vouloir. L3 n’est pas N3, nous l’avons dit (p. 72); bien qu’il en soit corrélatif (pp. 57 sv.). L’exercice de L3 n’est pas un amour: c’est l’ultime détermination « de nature » ordonnant ontologiquement le sujet à l’acte d’opter. Cet acte est, au premier instant, le seul achè­ vement possible, autant d’ailleurs que nécessaire. Procédons à l’exa­ miner. IV. LE SECOND INSTANT DE L’ANGE Il existe un second instant pour l’Ange fidèle comme pour l’Ange pécheur. Second parce que distinct du premier. Et distinct du premier parce que, conformément aux principes qui ont été posés4, il comporte l'acte du libre arbitre-option exclu au premier instant. Ce second instant est celui de la justification plénière ou du péché irrémissible. Divers par son contenu, il l’est également par le rapport qu'il sou­ tient avec la durée de l’Ange prise dans son ensemble. Pour l'Ange fidèle, le second instant achève le premier, à tout point de vue: et il introduit à l’instant de la béatification, dont il se distingue réellement; il conviendra d’y revenir, car cela seul manifeste la nature de la durée angélique: en fonction de son achè­ vement dans l’Etemité: ce qui est «in via» est saisi dans le terme auquel il achemine. C’est donc en considérant la durée angélique selon son rapport avec l’Etemité, qu’il conviendra d’examiner, pour l’Ange fidèle, le second instant, conjointement d’ailleurs au premier. Le second instant de l’Ange pécheur se présente au contraire comme un terme: ce terme cependant n’est pas une termi­ natio intime, il est une rupture violente: il ne peut être compris par ce qui le suit, et qui constitue nous le verrons, même au point de vue propre de la durée, une non cohérence sempiternelle. Le second instant est donc, par excellence si on peut dire, celui de l’Ange pécheur. Il faut ajouter que l’Ange, en péchant, se dégrade selon l’être et partant selon l’intelligibilité : par suite l’instant du péché ne saurait être compris qu’en fonction de l’instant originel. C’est donc principalement de l’Ange pécheur et de l’acte de pécher qu’il va être question dans ce chapitre consacré au second instant. Nombre de conclusions valent, corrélativement et nécessai­ rement, pour l’Ange fidèle: nous nous abstiendrons de les expliciter: cette explicitation ne pourrait en effet être qu’incomplète, par la raison que nous venons de rappeler. 202 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE Procédant à partir de ce qui est plus connu vers ce qui l’est moins, nous examinerons l’acte de pécher: premièrement, à partir de sa conséquence actuée et immédiate; deuxièmement en luimême. Nous verrons donc d’abord que le péché de l’Ange — ou d’ailleurs sa fidélité — concerne simultanément et indissociablement l'ordre naturel et l’ordre surnaturel. Nous analyserons ensuite au point de vue métaphysique comment est possible au second instant l’acte de pécher. IV. LE SECOND INSTANT DE L’ANGE A. 1. Le péché ou la fidélité de l’Ange au second instant concerne simultanément et indissociablement l’ordre naturel et l’ordre surnaturel. L’unité d'analogie entre < naturel) et < surnaturel) fonde deux arguments non a-podictiques. Nous rappellerons tout d’abord, concernant cette simultanéité, deux raisons qui ne sont pas ex propriis mais qui permettront du moins, s'il est encore besoin, de préciser la position de la question. I - L’inférence, par contraposition, du premier instant au second instant. Nous avons observé (pp. nosv.) que la détermination positive17 ne peut appartenir à l’acte du premier instant dans l’ordre naturel sans lui appartenir également dans l’ordre surnaturel. Contraposer ne s’impose-t-il pas, si l’on veut prouver sans nouveaux frais ce qui est maintenant en question. Si l’acte positif naturel implique l’acte positif surnaturel, ne suit-il pas que l'acte négatif surnaturel implique l’acte négatif naturel? Il suit: oui, en logique abstraite. Mais pour qu’une opération abstraite ait la portée réelle qu’elle peut et normalement doit avoir, il faut que les prémisses d'une part la conclusion d’autre part sou­ tiennent avec la réalité objective un rapport de même type; ou bien, ce qui revient au même, il faut qu’une réalité objective soit la même, en tant qu’elle est désignée sous deux aspects différents, respective­ ment par les prémisses et par la conclusion. Or on n’est pas assuré d’être ici dans ces conditions: l’acte du premier instant et celui du second ont en effet une structure mé­ taphysique différente; on ne peut donc affirmer qu’il existe une même 2N LE PÉCHÉ ET LA DVRÉl· DE L’aNGÎ réalité, celle de l'acte, constituant le point d'application objectivement identique des deux extrêmes d'une inférence formelle. En bref, il n’est pas possible de conclure avec certitude du premier au second instant en employant un instrument univoque. Une telle démarche n’est cependant pas toute vaine: elle montre, fort utilement a posteriori, une cohérence qui est toujours indice de vérité. La structure métaphysique du volontaire est la même selon l'ordre naturel et selon l’ordre surnaturel. Le premier instant a mis en une vive lumière la richesse de ce principe par les consé­ quences qu'il implique. La contraposition, dont nous venons de voir quelle ne saurait constituer l'instrument d’une preuve réelle, a dès maintenant valeur heuristique, et elle prendra valeur de confirmation. La concomitance de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel, selon les aspects dont l'unité et la distinction également réelles cons­ tituent la structure du volontaire, est vraie au second instant comme elle l'est au premier. Cela tient radicalement à ce que l’analogie de l'être en domine les modes: une structure concernant immédiatement l'être de telle réalité se retrouve nécessairement identique dans les différentes manifestations de cette même réalité. Cette observation parait constituer, en faveur de la conco­ mitance in actu exercito des deux ordres 1$ naturel et surnaturel, un argument a priori décisif, également valable au premier et au second instant. Toutefois, pour que l’argument fût démonstratif, il faudrait que le < surnaturel > pût être assimilé à un < mode > de l'être, au sens -philosophique de cette expression. Or le < surnaturel » ressortit, par définition même, à l’être intime de Dieu; être qui certes est, éminemment: mais sur lequel l’analogie n’a prise directe que par proportionalité, et non par la ratio unius ad plura. En sorte que, en l'occurrence, l'analogie n'est pas plus apte que l’univocité à consti­ tuer l'instrument d'une inférence rigoureuse. Cependant cette carence implique immédiatement la contre partie que voici. Le < surnaturel >, inassimilable à un mode de l’être en raison de son éminence, ne peut être intégré organique­ ment à l'analogie de l’être telle qu'elle fonde le raisonnement: voilà ce que nous venons d’observer; mais, par le fait même, le < surnaturel » n'est ni en dehors et encore moins contraire à l’analogie de l’être: pas plus que l'Etre intime de Dieu n'est étranger ou contraire à l’Etre subsistant par Essence. L’un ne nous donne pas adéquatement prise sur l’autre; mais IMPLICA ΓΙΟΝ SANS CONFUSION ENTRE LE « NATUREL» KT LE « SURNATUREL * 205 une affirmation concernant ce que l'on connaît peu est certainement fausse si elle implique une conséquence qui contrevient à la nature de ce que l’on connaît mieux. L'analogie de l’être ne permet pas d’inférer a priori: le rapport entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel est tel et tel. Mais l’analogie de l’être exclut a priori d’affirmer l’exis­ tence, entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel, d’un type de rap­ port qui exclurait l’analogie. De là un second argument en faveur de la simultanéité des deux ordres in actu exercito. II - L’unité analogique entre les deux ordres, naturel et surnatu­ rel, au second instant. Le rapport entre « naturel » et « surnaturel > ne peut, en quelque occurrence que ce soit, être univocité ou équivocité. Voilà ce que nous venons d’observer. Nous allons d’abord le confirmer, en consta­ tant, à propos du second instant de l’Ange, une chose assez ordinaire: l’unité propre à l’analogie donne lieu, en se dégradant, à deux excès contraires. L’un et l’autre détruisent l’analogie, l’un en confondant, l’autre en dissociant. De ces deux excès résultera, a contrario, un second argument en faveur de la concomitance du naturel et du surnaturel. Le P. de Lubac écarte comme étrangère à S. Thomas la distinction naturel-surnaturel * 5: il donne par le fait même une portée55 55 La lecture des textes, tels qu’ils sont, contraint d’ailleurs d’observer que le R. P. de Lubac a une manière tout à fait personnelle de mettre en oeuvre l’argument d’autorité. « Rien en tout cas n’annonce chez lui (saint Tho­ mas) la distinction que forgeront plus tard un certain nombre de théologiens thomistes entre « Dieu auteur de l’ordre naturel » et « Dieu auteur de l’ordre surnaturel », ou entre « Dieu objet de béatitude naturelle » et « Dieu objet de béatitude surnaturelle » [...] « La théorie de finalité double » est « une théorie très postérieure, qui ne se trouve exprimée ni dans les passages qu’il a consacrés à cette question de l’impeccabilité, ni même aucune part ailleurs dans son oeu­ vre ». (H. de Lubac, Surnaturel. Etudes historiques. Paris Aubier 1946, pp. 254 et 257). Nous nous bornerons à quelques références, parmi beaucoup d’autres: Double mouvement de la créature: 2-2. q2, a3. Double fin ultime: de V. qiq, a2 — Double fin 2S, Di, q2, az; D41, qi, ai Double « retour » (Cf. note 37: le texte en concerne justement la « question de l’impeccabilité »). Double perfection ou béatitude 2S, D4, ai; 1. qô2, ai; a7, 1,n. 3 m; 1-2. qs, as. Béatitudes ordonnées: de V. qi4, aïo, 4'“; 1. q&2, a7, 3"1. Ajoutons que, sauf erreur, le mot super-naturalis est employé 25 fois dans 206 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE seulement univoque à la structure métaphysique de l’acte; et il nie, d’accord en cela avec la thèse JM P, l’impeccabilité de l’Ange dans l’ordre naturel ([3 *. p. 6). Mais l'accord est seulement dans les mots; il importe de le préciser: cela revient simplement à affirmer la portée réelle du présent paragraphe. La proposition: < Il est faux que l’Ange est impeccable dans l’ordre naturel > a un sens obvie, conformément à la logique réaliste des propositions modales. Le < mode » il est faux porte sur le < dictum » pris dans son ensemble, porte formellement sur le est du < dictum >, La proposition présuppose, pour les thomistes qui suivent S. Thomas, que l'ordre naturel est contre distingué de l’ordre surnaturel: nul en effet ne songe à nier que l'Ange est faillible dans l’ordre surnaturel. Et conformément à la logique réaliste, la proposition précitée impli­ que la suivante: < Il est vrai que l'Ange n'est pas impeccable dans l’ordre naturel >; ou, en explicitant au positif: < Il est vrai que l’xÀnge peut pécher dans l’ordre naturel contre distingué de l’ordre surna­ turel >. Le P. de Lubac donne, lui, à la modale < Il est faux que l’Ange est impeccable dans l’ordre naturel », un sens étrangement étranger à la logique que nous venons de rappeler; la proposition signifie pour lui <11 est faux que l’ordre naturel se contre distingue réellement de l’ordre naturel ». Cette interprétation excuse bien entendu le P. de Lubac de n'avoir pas à suivre les thomistes lorsqu’ils convertissent la modale négative < Il est faux que... » en l’affirmative que nous avons rappelée < L’Ange peut pécher dans l’ordre naturel». D’accord sur la négation, le P. de Lubac ne l’est plus sur l’affirmation cependant équivalente. Il vaut donc mieux ne pas faire état de l’opinion du P. de Lubac dans un débat entre thomistes qui ont du moins tous en com­ mun de prendre au sérieux la logique réaliste. ■1· » ( les Sentences et 120 fois dans la Somme. Il a deux significations: miracle (m) d’une part, grâce et gloire (g) d'autre part. Et les fréquences sont: 25 = 14m il g; 120 = 25 m + 95 g. La statistique est utile à tout. Elle montre en l’occurrence que la ques­ tion de la peccabilité de 1 Ange dans l’ordre naturel a un sens parfaitement précis selon S. Thomas lui-même. On est donc réduit à penser que, pour le P. de Lubac, l’argument d’au­ torité consiste à estimer qu’il a lui-même assez d’autorité pour imputer à S. Thomas le contraire de ce qu’écrit S. Thomas. IMPLICATION SANS CONFUSION ENTRE LE « NATUREL» ET LE « SURNATUREL» 2 07 Ceux des thomistes qui, à l’inverse de la position précédente, soutiennent l’impeccabilité de l'Ange dans l’ordre naturel sont contraints, peut-être à leur corps défendant mais inéluctablement, d'admettre qu’il y a équivocité entre l’ordre naturel et l’ordre sur­ naturel. Leur thèse implique en effet que, au second instant, le même acte est mauvais c’est-à-dire non conforme à la fin dans l’ordre sur­ naturel, et bon c’est-à-dire conforme à la fin dans l’ordre naturel cela exclut, entre ces deux fins, l'unité du type analogique. Cette sorte d’unité en effet ne juxtapose pas l’identique au divers; elle consiste en ce qu'une même « ratio > est réalisée en des termes diffé­ rents avec lesquels elle ne compose pas à égalité. La thèse de l’impeccabilité dans l'ordre naturel peut satisfaire, en ce qui concerne le premier instant, le besoin de représentation claire; au second instant, elle implique contradiction: M. Maritain se contente de le noter en passant, d’un trait pénétrant ([3 *, p. 85, note 1). Nous ne nous attarderons donc pas davantage à cette thèse; nous en tirerons toutefois l’argument suivant. S’il est impossible que l’acte du libre arbitre soit, pour l’Ange pécheur au second instant, simultanément négatif dans l’ordre sur­ naturel et positif dans l’ordre naturel, il est donc négatif dans les deux ordres. Et comme ce même acte est bien entendu positif dans les deux ordres pour l'Ange fidèle, il suit que, conformément à l’MWÎ/é analogique entre les deux ordres naturel et surnaturel, l’acte de l’Ange présente la même structure métaphysique selon l’un et selon l'autre: le principe est vrai au second instant comme au premier. Ce principe de l’unité analogique est affirmé avec force tout au long de la thèse JMP, par le R. P. Philippe de la Trinité notamment ®7. Donnons-en maintenant la justification posi­ tive, selon la forme propre qu’elle revêt au second instant. Si l’Ange est impeccable par nature dans l’ordre naturel, cette impeccabilité appartient à l’Ange à tout instant, puisqu’on ne voit pas qu’il aliène jamais sa nature. 67 C’est, dit M. Maritain, le grand mérite de l’étude du R. P. Philippe de la Trinité, d’avoir mis en relief ce point essentiel à la présente discussion que dans l’ordre naturel comme dans l’ordre surnaturel la transcendance de Dieu, fin ultime et règle suprême de la vie morale de la créature, et Surnaturel 208 2. LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE La structure du volontaire fonde l'argument propre. Nous avons montré qu’il existe une correspondance entre les degrés de deux hiérarchies, l'une concerne la perfection de l'amour, l'autre la structure du vouloir (pp. 59, 72). Et nous avons insisté sur le caractère original du rapport qui existe entre les deux derniers degrés, tant pour l'amour que pour le vouloir (p. 69 notamment). Si, pour une raison intime à l'existant, ressortissant par conséquent à l’être ou à l’intelligibilité, mais étrangère toutefois à son vouloir libre, l'exercice de L4 est impossible: alors l’exercice de L3 est possible séparément, sans celui de L4, et il consiste à référer la personne à l’opération. Si l’exercice de L4 est positivement possible, celui de L3 n’est plus séparable de celui de L4: et il consiste à référer l'opération à la personne. Pareillement, lorsque l'amour de bienveillance, qui implique l'exercice de L4, est rendu impossible par la même raison < objective > qui exclut l’exercice de L4, l'amour de la fin associé à L3 (sensible­ ment N3 de M. Maritain, sauf toutefois la définition par l’empêchabilité, Cf. p. 163) est possible séparément, sans l’amour de bienveil­ lance. Mais si l'amour de bienveillance est positivement possible en même temps que l’exercice de L4, alors l'amour de la fin associé à L3 (sensiblement N3) n’est plus possible séparément. Schématiquement: L3 s’achève par l'adjonction de L4 qui d’ailleurs le convertit; mais, L4 posé, il est inaliénable; l'Ange subsistant, rend nécessaire une option que la liberté créée peut faire dans un sens ou dans l’autre, (p. 64, note 1). D'autre part, le R. P. Philippe de la Trinité apporte à l’étude de M. Maritain une opportune précision. « La possession (et non, comme l’avait écrit M. Maritain, l’entrée en possession) de la béatitude est réalisée d’une manière structurellement différente dans les deux cas, mais le mécanisme psychologique du choix de la fin dernière n’est pas structurellement différent pour l’Ange viator dans l’un et dans l’autre cas » (p. 121, note 1). Autrement dit, la possession de la fin est immédiatement fondée sur une vision intelligible dans l’ordre surnaturel, et sur la rectification de la volonté dans l’ordre naturel. Tandis que Y ordination à la fin est concomitante, ici et là, à une détermination volontaire: la peccabilité de l’Ange doit être affirmée dans l’ordre naturel; et. de plus, le péché commis effectivement dans cet ordre constitue la condition nécessaire et concomitante du péché commis dans l'ordre surnaturel. IMPLICATION SANS CONTUSION ENTRE LE « NATUREL» ET LE « SURNATUREL» 200 ne peut plus exercer L3 seul. La durée, même et surtout angélique, n’est pas réversible. Pareillement: l’amour L3-N3 s’achève par l’amour de bien­ veillance qui d’ailleurs le convertit en en faisant son instrument; mais, l’amour de bienveillance étant posé, ou même proposé comme réellement possible, alors il n’est plus possible de faire abstraction de cette possibilité pour retrouver l’amour L3-N3 seul. Il faut garder tout, ou tout perdre. L'Ange qui pèche dans l’ordre surnaturel en refusant l’amour de bienveillance perd, ipso facto, par le fait même et dans l’acte même, l'amour pour Dieu comme fin personnelle selon l’ordre naturel: c’est-à-dire que, péchant selon l'ordre surnaturel, l'Ange pèche par le même acte selon l'ordre naturel. Et l’Ange qui acquiesce au second instant à l'amour théologal de bienveillance dont il a l’acte en lui, est fixé en l’amour de Dieu tel qu’il l’exerçait déjà au premier instant naturellement et sumaturellement. Nous ne ferons donc plus acception dans ce qui suit de la distinction entre l’ordre surnaturel et l’ordre naturel. A moins de mention explicite en sens contraire, l’acte de pécher, jusqu’à son ultime consommation exclusivement, est considéré comme intégrant en son unité l'actuation des puissances facultés ou habitus de l'ordre naturel et l’actuation des habitus surnaturels qui les surélèvent respectivement. Nous disons exclusivement; car, en Y ultime con­ sommation de l’acte de pécher, les habitus surnaturels sont sup­ primés, et cessent parconséquent de s’exercer. 14 IV. LE SECOND INSTANT DE L’ANGE B. L’acte de pécher référé à ses causes. 1 — LES MODES DE LA CAUSALITÉ TELLE QU’ELLE EST IMPLIQUÉE PAR L *ACTE 1. DE PÉCHER. Les modes de la causalité créée telle quelle est afférente au péché. I - La cause qu’il convient d’assigner à la tentation et au péché ne peut leur être adéquate. L’Ange, et avec lui tout ce qui le concerne, pose pour l’homme le type de question qui est le plus difficile: nous le notions au début de ce travail (p. 5). Ce revers, toutefois, n’est pas sans lumière. L’Ange exclut la frange de contingence dans laquelle s’enracine, mais aussi s’embarrasse, dès son origine, toute question concernant l’hom­ me. L’Ange exige une position nette, parce qu’exprimant l’essence. Cela, pour le péché en particulier, peut et doit être d’un grand secours. L’Ange pèche au second instant, pas avant. Le second instant est, par définition celui où est posé, comme terme achevant et déterminé d’une opération, l’acte de pécher, ou celui de mériter (au sens propre). Nous reviendrons ci-après sur la distinction, si im­ portante en l’occurrence et toujours réelle dans l’ordre créé, entre le sujet produisant l’opération et l’acte terminant cette même opé­ ration. Mais si, comme tout le monde le fait, on convient d’appeler second instant celui où l’acte de pécher est posé comme déterminé en lui-même et comme définitif par ses conséquences, alors il est exclu de rechercher quoi que ce soit ayant raison de péché avant ce second instant; cela est exclu au point de vue de la durée; cela, primordialement, est exc’u selon l’ordre de l’être: il n’y a pas, dans 212 Ï-E PÉCHÉ ET I~\ DURÉE DE I.'aNC.E le progredere même de l'acte à partir du sujet, quelque chose de peccamineux rendant compte du péché < consommé > par et dans l’acte posé et déterminé. Le hallo humain est hospitalier à de pareils subterfuges: féconds en stériles discussions, ils submergent la science ou la nescience respecteuse du mystère. Non est procedere in infinitum. Si l’Ange pèche en cet instant dit < second ? et dans l’acte déterminé qui consti­ tue le seul fondement réel du dit instant, alors l’Ange ne pèche ni i avant > cet instant, ni autrement que dans cet acte. C’est assez clair. Est, non. Disons tout bonnement qu’il faut savoir de quoi on parle; il faut respecter le modus significandi qui a été choisi. Cela certes n’exclut, ni que le péché soit, comme tout ce qui est créé, causé; ni qu’il importe d'en rechercher la cause. Mais, à cet égard, la simple cohérence intelligible exige a priori que la détermination de la cause du péché demeure inadéquate. Autrement dit, une détermination de la cause du péché qui se présenterait comme adéquate quoad nos est nécessairement fausse, parce qu’elle est en fait nécessairement inadéquate à la réalité. Aucune intelligence créée ne peut en effet assigner la cause ultime immédiate et partant nécessitante d’un acte du libre arbitre-option * ’. *· La créature, l’Ange, n’exerce l'intelligence qu’en produisant un verbe. Or les species requises à l’intellection des réalités auxquelles elles correspondent ne soutiennent pas entre elles un rapport en tout point identique à celui qui existe entre ces réalités elles-mêmes. Celles-ci co-existent: elles ne peuvent donc s’exclure mutuellement. Celles-là peuvent être incompatibles logiquement. La causalité comporte, pour l’intellect créé, non nécessairement une loi, mais un minimum de détermination. Le libre arbitre est, selon sa notion, en puis­ sance à une détermination autonome; il est donc, en lui-même comme puis­ sance, absence de détermination. En conclure que le libre arbitre exclut la causalité, supposerait que l’on confondît l’ordre de la réalité avec celui que mesure le verbe créé. Mais en retour on voit que le mode d’exercice propre à l’intellect créé exclut pour lui la possibilité d’assigner adéquatement la cause d’un acte du libre arbitre. L’« apprehendere » de toute cause comme cause, et l’a apprehen­ dere » du libre arbitre présentent, tels qu’ils sont dans l’intelligence créée, un point d’incompatibilité. L’analyse de leur rapport, devant ne pas rencontrer ce point, doit se borner. Si loin qu’on la pousse, elle est vouée à ne pouvoir être ouverte sur un progrès possiblement indéfini. C'est dire qu’elle est en droit inadéquate à ce type de perfection, cependant relatif, dont est capable l’intel­ ligence créée, lorsqu’elle recherche la cause de réalités dont la détermination réelle est conforme à ce qu’elle en saisit spontanément. DIIJ SEUL CONNAÎ'I LE PÉCHfc DANS SA CAUSE 213 Cette situation épistémologique n’est évidemment pas améliorée s’il s’agit du péché: il est aisé de s’en rendre compte. Dans la mesure où le péché a une cause, le < deficere » manifeste et observé qui est concomitant à l’acte de pécher a comme tel, c’est-à-dire en tant qu’il est un « deficere », une cause. Cette cause doit elle-même comporter un c deficere ». Mais avant — chronologiquement ou onto­ logiquement — l’acte qui, formellement, est < de pécher», rien ne peut avoir raison de péché. Le < deficere » qui affecte la cause assignée au péché ne peut donc avoir raison de péché. Et si ce < deficere », inhérent à la cause assignée, ne peut avoir raison de péché, il ne peut pas non plus constituer la cause adéquate du fait que le « deficere » qui lui est conséquent et qui est concomitant au péché a lui-même raison de péché. Il est impossible à l’intellect créé d’assigner la cause adéquate d’un acte du libre arbitre-option. Sur cette impossibilité, qui tient à l’ordre des natures, se greffe une seconde impossibilité lorsque l’acte de libre option est un acte de pécher: car le péché est un commencement absolu en tant qu’il constitue une rupture de l’ordre des natures: ordre qui est le seul principe de toute explication réelle. Comment peut-il y avoir un « deficere » précédant ontologi­ quement l’acte qui formellement est < de pécher », réel comme < de­ ficere » selon sa précession, bien qu’il ait raison de péché seulement dans l’acte de pécher? Si l’on pensait avoir assigné, de cela, la raison adéquate, on devrait être assuré que cette raison est fausse en tant précisément que paraissant adéquate. Mais le vrai, même indémontrable, peut être justifié. 11 l’est ici à partir de l’un et l’autre des deux ordres en présence: celui de la moralité, celui de la métaphysique. Un «deficere» antécédent à l’élection en excuse, loin de l’ex­ pliquer, la culpabilité si il n’est pas volontaire. Et un «deficere» volontaire qui n’a pas raison de péché ne peut être qu’un deficere du vouloir en tant que le « progredere » en est < de nature ». Et comme La mesure de la liberté, et pour autant sa cause, c’est la vérité: c’est-àdire que la créature spirituelle est d’autajit plus libre qu’elle est conforme à la Vérité immanente à son être et à son opération. (Nous renvoyons à notre article: Liberté et Vérité. Revue Thomiste 1960, pp. 547-568). Cette perspective, éclairante par l’en Haut, n’apporte pas de réponse adéquate à la question de la causalité posée à propos de l’acte du libre arbitre. 214 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE il est contradictoire que, dans l’ordre naturel, le progredere qui est < de nature > comporte un < deficere >, il faut conclure ce qui suit. Si il est possible d’assigner une cause antécédente, au moins métaphysiquement, à l’acte de pécher, cette cause est à chercher dans un < deficere > qui n’a pas encore raison de péché: < deficere » qui parconséquent affecte en son progredere l’exercice de l’habitus de charité, en tant que ce progredere est du type < de nature ». La thèse selon laquelle le péché de l’Ange concernerait l’ordre surnaturel distingué de l'ordre naturel recouvrirait donc à cet égard un aspect de la vérité: à un degré de profondeur toutefois où l’analyse s’abîme dans le mystère, puisqu’il s’agit formellement de la cause du péché, non de son acte. Nous y reviendrons ci-après. Observons pour le moment qu’on peut également fonder, à partir de l’ordre métaphysique, la conclusion immédiatement in­ férée en considérant l’ordre de la moralité: convertibles ex parte objecti, l'être et le bien ne le sont pas quant à leurs l’autre. Et donc, les déterminations qui ressortissent à la ratio boni sont fondées dans les déterminations homologues qui ressortissent à la ratio entls, mais les premières manifestent explici­ tement ce qui dans les secondes est seulement implicite. L’ordre de l'être ne peut donc constituer la réponse adéquate à la question de la causalité posée à propos de l’ordre du bien. Ainsi, l’ordre onto­ logique fonde et enclôt celui de la moralité, mais il est impossible qu’il en constitue, au regard de la créature, la cause adéquate. Il serait donc également erroné, soit de faire comme si l’ordre moral pouvait à lui seul se suffire, de faire comme si l’acte moral constituait un commencement absolu; soit de prétendre trouver dans la métaphysique l’explication suffisante de ce que l’on observe dans l’agir libre. Or on associe, et on multiplie l’une par l’autre ces deux erreurs, si on cherche une explication suffisante de l’acte de pécher à l’intérieur du seul ordre moral, érigé en absolu auto-suffisant du fait qu'on l’isole < tamquam res a re » du sous-bassement ontologique dont il se distingue formellement. Force étant de tenir l'inéluctable pour assuré, retenons donc que la cause de l'acte de pécher, telle du moins qu’elle est assignable Par l'intellect créé, est à rechercher en un < deficere > n'ayant pas raison de péché et affectant dans l'ordre surnaturel le progredere du vouloir en tant que celui-ci est du type < de nature >. r’ ’ I l'ordre moral esi fondé dans l'ordre ontologique II 215 L’ordre moral n’est ni réellement séparé ni intelligiblement séparable de l’ordre ontologique. Nous venons de développer des considérations qui concernent le principe même de l’explication théologique: préciser toute ques­ tion en fonction et en regard de l’étre. C’est d’ailleurs l’inspiration profonde de S. Thomas; point n’est donc requis, pour la suivre, d’a­ voir à répondre à Molina; et, s’il y avait à choisir, mieux vaudrait répondre moins bien apparemment que s’écarter de l’inspiration réel­ lement. En ce qui concerne le péché, celui de l’Ange en particulier, les aperçus originaux de M. Maritain ne nous paraissent pas avoir été compris par tous quant à leur signification épistémologique. Nous ne souscrivons ni à la motion < empêchable » 11 ni à la motion « brisable /·; ces notions nous paraissent dériver de données immé­ diates de l’expérience psychologique humaine, non ramenées à la valence ontologique et analogique qui seule en eût pu faire d’utiles instruments. Mais cette lacune concernant la mise en oeuvre ne doit pas induire à méconnaître l’essentiel. Et l’essentiel, c’est-à-dire le principe même de l’explication, supposée possible, du péché consiste à réinsérer l'ordre moral dans l'ordre ontologique’, plus exactement, à tenir compte de cette insertion telle quelle est dans la réalité. L’acte de pécher, tout acte libre d’ailleurs, < fait pas­ ser» de l’ordre métaphysique à l’ordre moral: comment s'exprimer autrement? Bien entendu, ce «passage» n’est pas du «même» au « même »: notion vraie seulement dans l’abstrait. C’est un i passage > qui, quoad nos et tel que nous pouvons l’exprimer, explicite réellement des déterminations — et premièrement l’option — dont il nous est impossible d’affirmer si, comme telles, elles se trouvaient en ce qui précède; impossible d’assigner sous quelle forme, éventuellement, elles s’y trouvaient. Ce « passage », il faut le redire, ne nous est pas concevable. Qu’y faire? L’envelopper, comme d’un vêtement polyvalent, d’une hiérarchie de décrets divins n’est qu’une vengeance de logicien. Le «passage» est là, gisant dans notre univers contingent. C’est là qu'il est réel et observable.*· *· J. H. Nicolas, La permission du péché. Revue Thomiste i960; pp. 5-37; 185-206; 509-546. L’auteur critique «la motion brisable* introduite par M. Maritain: notamment pp. 199 sv. 21b LE TÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE Et si on observe avant le «passage », c'est-à-dire dans l'ordre métaphysique: et puis après le «passage», c’est-à-dire dans l'ordre moral, deux < deficere » dont le second paraît bien dériver du premier on estimera avec un degré de vrai-semblance jugé suffisant en nombre de cas, que les deux < deficere » observés sont les deux extrêmes du < passage » en tant que celui-ci affecte un même < deficere », comme il affecte un même sujet, comme il effectue un même vouloir. Le «passage» consiste donc, en vertu d’une telle ob­ servation, en ceci: le même vouloir en acte de la même opération < de nature > ressortit, avant le < passage » à l’ordre métaphysique, après le < passage » à l’ordre moral. De plus, le < passage > ne peut évidem­ ment pas comporter l’aliénation du « métaphysique »; mais il s’ac­ compagne d’une détermination nouvelle: l’option. De quelque façon qu’on l'analyse, comme nous avons cherché à le faire ou autrement, le fait est là. Or, le «deficere», dont l'observation ci dessus alléguée fonde, notionellement et réellement, le < passage », comporte bien entendu à la fois la même permanence et le même devenir que le « passage > lui même. Le « deficere » acquiert donc, lui aussi, au cours et en vertu du «passage», une détermination nouvelle: il a, dans l’ordre moral, raison de péché, ou de privation; tandis qu’il est, dans l’ordre métaphysique, une négation n’ayant pas raison de péché. !· Nous ne croyons donc pas fondé de dénoncer une < ambi­ guité > ” dans le principe d’explication proposé par M. Maritain. 70 « L’ambiguité de la notion de néantement vient de ce qu’elle désigne le defectus voluntatis sous ces deux aspects simultanément [négation, privation], de sorte qu’on passe indifféremment de l’un à l’autre au cours de l’explication au gré des besoins. Mais c’est indûment que l’on met au crédit de l’un ce qui appartient à l’autre» (op. cit., note 69; p. 204). Le ■ néantement * dont parle M. Maritain entraîne que la motion divine est « brisée ». Ces expressions nous paraissent inadéquates, nous l’avons dit. Nous n’admettons pas la « mise en oeuvre » de M. Maritain. Mais nous croyons parfaitement juste, et nous suivons le principe qui inspire l’explication du péché donnée par M. Maritain. Et présentement nous défendons la valeur de ce. principe contre une critique qui nous paraît être en porte à faux. « Deficere » désigne, mais formellement du point de vue de l’acte, la même réalité que » néantement ». Et nous faisons observer que l’ambiguité est, en l’occurrence, une condition de la réalité·, elle n’est pas un défaut affectant les notions, soit de < néantement », soit de « deficere ». l’ordre moral est fondé dans l’ordre ontologique 217 L'< ambiguité » est, en l’occurrence, le choc en retour de la contrainte qu'on impose à la réalité en la circonscrivant dans l’univocité. Considérés comme notions, «deficere» ou < néantement > sont ambigus: car ils présentent l’un et l’autre, quoique respectivement dans l’ordre métaphysique et dans l’ordre moral, deux déterminations qui s’exclueut: ne pas avoir raison de péché, avoir raison de péché. Si il était possible de conduire la recherche de la cause du péché, simultanément mais distinctement — comme sur deux plans parallèles — selon l’ordre moral d’une part, selon l’ordre métaphysique d’autre part, il serait aisé de lever l’ambiguïté en question;... et on incline à penser que M. Maritain non seulement l’aurait fait mais n’aurait pu s’empêcher de le faire! Or, précisément, il est impossible de lever cette ambiguité: si on tient que la cause du péché doit être cherchée dans le rapport même du « moral » (où il y a péché) avec sa précession < métaphysique > immédiate (où il n’y a pas péché). Et on tient cela, parce que répétons-le: premièrement, il est impossible d'assigner la cause adéqua­ te du péché: ériger l’ordre moral en absolu ne confère pas d’intelligi­ bilité à la régression indéfinie; deuxièmement, il est impensable de prétendre rattacher à l’ordre de la causalité un fait contingent, en ne retenant de ce lait que son caractère contingent, et en faisant abstraction des conditions ontologiquement normatives de sa réa­ lisation. L’ambiguité doit être rigoureusement exclue du modus significandi: qui ne le souhaiterait? Mais, en l’occurrence, il est iné­ vitable que le seul principe de l’explication supposée possible com­ porte ambivalence. La cause du péché ne peut être assignée adéquatement; elle doit l’être réellement, Or, si il est vrai que cela n’est pas possible par le simple jeu logique d'une notion ambiguë, il reste d’autre part que la cause réelle de l’acte de pécher est enclose, du côté créé, en une réalité dont l’unité objective est ambivalente: le « deficere > est < on­ tologique », et il est < moral »; et il ne cesse pas d’être < ontologique » en devenant « moral »: en sorte que la valence « morale > procède de la valence < ontologique », sans toutefois y être réductible. Et ce « procedere » est bien entendu réalisé au sein même de l’< acte de pécher ». Cette unité d'acte, qui est également nous le verrons une unité d’ordre, constitue pour toute l’explication la condition sine qua non par excellence. Avant le péché, pas de péché: le cas de H I I | b $ I fa | | l!| | i | 21g LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE l’Ange n’est pas parasité de complexité. C'est dans l’acte même de pécher qu’il faut déceler la cause du péché. C’est seulement au sein de cet acte que subsiste en sa réalité parce qu'en son unité le rapport entre l'( ontologique > et le < moral >, et en même temps que lui l'ambi­ valence hiérarchisée qui constitue le principe de l’explication. Nous devons, en vue de l'analyser, rappeler d’autres présupposés. 2. Le mode de la Causalité dii'ine telle qu'elle est impliquée dans l’acte de pécher: la totale médiatisation par la causalité créée. I - La médiatisation de la Causalité incréée par la causalité créée comporte le «plus ou moins >. L’acte de pécher, et partant son explication, ressortit au < plus >. La distinction réelle, en chaque existant créé, entre l’être et les principes de sa mesure dont l’essence est le premier n'est pas en même situation en regard de la création et en regard de la conser­ vation, tant pour l’existant matériel que pour l’existant immatériel. Explicitons brièvement ce qu’il convient d’avoir en mémoire si on cherche à rendre compte de l’acte de pécher. La communication de l'esse à toute créature procède de Dieu Seul, et elle est immédiate: les deux choses s’impliquent mutuellement; elles sont toujours vraies: elles tiennent à la nature de l’être en acte de communication. Tout de même que l’être ne peut être par autre chose que lui-même, sa communication ne peut pas être communication en vertu d’une communication autre qu’ellemême. L’être est primitif, absolument: sa communication pareille­ ment. Cela exclut toute médiation: l’intermédiaire supposerait, déjà faite, une autre communication. La production par Dieu des déterminations de l'esse est immédiate en toute création au sens propre: par définition même. La difficulté est ici de déterminer les cas dans lesquels il y a effective­ ment création au sens propre; mais cela n’a pas à nous retenir: au premier instant, chaque Ange est créé simpliciter: omnia sunt ei a Deo et in Deo. En tout instant autre que celui de la création, la communi­ cation faite par Dieu à une créature des déterminations objectives selon lesquelles elle subsiste comporte toujours la médiation de son I Λ r if·*' LA CAUSALITÉ CRÉÉ MÉDIATISE PLUS OU MOINS LA CAUSALITÉ INCRÉÉE 219 propre suppôt: il est légitime de parler de médiation en ce sens que le suppôt est réellement distinct et de l’esse et de toutes les déter­ minations qui inhérent en lui, la première étant l’essence concrète. Mais, cela étant expressément réservé, il n’est pas possible d’énoncer un principe ou même une loi ayant une portée universelle. Dieu peut produire en tel existant les déterminations de l'esse en appliquant à leur acte propre les causes secondes qui assu­ ment aussi le rôle d’instrument: tel paraît être l'ordre «ordinaire», qui constitue en effet « un ordre > puisqu’à des points de vue diffé­ rents les causes secondes concourent à produire respectivement, chacune pour les autres, les déterminations qui mesurent l’être. Dieu peut également «surélever» ces instruments: soit en attachant à l’être même de leur opération spécifiquement inchangée un effet qui la transcende; soit en achevant dans la ligne de sa per­ fection propre le principe de cette opération. Dieu peut enfin exclure toute médiation: c’est-à-dire produire immédiatement dans un suppôt existant une détermination nouvelle qu’il produit d’« ordinaire » par la mise en oeuvre et en acte d’une cause seconde. Tous ces cas ne sont pas seulement possibles: ils existent. Les comparer induit, en la fondant solidement dans la réalité concrète, une conclusion en elle-même évidente: la portée en est cependant imparfaitement exploitée par la théologie du péché. En bref: Dieu, produisant les déterminations de l’esse, la médiation de la causalité seconde est intégrée en l'acte de cette production selon île plus o u m oins ». Et, de la récapitulation en Sagesse de l’ensemble des cas réels et observés, il ressort que la transcendance de l’opération divine elle-même se manifeste ex propriis en ceci que justement elle trans­ cende ce « plus ou moins » de la médiation créée qu’elle utilise. La sup­ pression de cette médiation manifeste mieux la transcendance selon la rigueur de sa notion formelle; mais en retour l’opération divine qui consiste exclusivement à mettre en oeuvre et en acte la causalité seconde manifeste mieux la transcendance par sa convertibilité avec l'immanence. D’ailleurs, la causalité divine ayant sans partage et immuablement pour objet propre la communication de l’esse, il suit qu’^w droit elle ne fait pas acception des différences qui concernent 220 le péché et la durée de l'ange la production des déterminations de l’esse, production fondée en celle de l'esse lui-même: en droit, la causalité divine ne fait donc pas accep­ tion du «plus ou moins > concernant la médiation de la causalité seconde. Le droit, en l’occurrence, n’est pas nécessairement le fait: Dieu produisant les déterminations de l’esse, eût pu choisir d’intégrer d’une manière uniforme en sa propre opération la médiation de la causalité seconde. La métaphysique de la création et la création réalisée se corroborent donc mutuellement; -possible en droit, le < pins ou moins > concernant la médiation de la causalité seconde est réel en fait. Il présente deux cas extrêmes, réels comme lui: Dieu peut n'opérer que médiatement, Dieu peut opérer immédiatement. Observons maintenant que le théologien se trouve polarisé par le < moins » dans tous les cas qui imposent la « causalité » à son attention. Miracle phj'sique ou spirituel, inspiration, sacrement: pour chacune de ces réalités, en tant qu’elle est une communication, l'instrument fait partie de l’< essence >; il est inutile d’y insister: car, au moins à cet égard, la mode sinon la sagesse n’est pas actuellement au minimismel Quoi qu’il en soit, c'est bien en définitive un rapport immédiat qui existe entre Dieu Auteur de la grâce et la grâce produite par la réception du sacrement: bien que le mode instrumental soit essentiel à la production elle-même. C’est un rapport immédiat qui existe entre Dieu révélant et la Vérité dont il est garant: bien que l’acte de la révélation soit médiatisé non seulement par le verbe mais aussi par le concept de l’auteur inspiré. C’est un rapport immédiat qui existe entre Dieu toute Puissance miséricordieuse et le guérissement produit, surtout si il concerne l’âme. Ce que nous appelons polarisation par le « moins » concernant la médiation de la causalité seconde appartient donc organiquement à la théologie, lorsque celle-ci considère, dans son rapport à Dieu la produisant, une réalité positive: la grâce, la Vérité. Alors la cause seconde est en propre un instrument, son rôle, indispensable, une fois joué, il est également dans son rôle de s’effacer. Il reste un rap­ port immédiat entre Dieu et un effet créé, dont Lui Seul exclusivement dans les cas les plus « élevés > peut être l’Auteur. Nous posons alors la question suivante. Ce qui, nous venons de le voir, est non seulement légitime mais nécessaire lorsqu’il s’agit d’un effet «positif»: cela est-il simplement justifiable lorsqu’il s’agit d’un effet «négatif»? Si, implicitement peut-être, mais réelle·. I.A CAUSALITÉ CRÉÉ MÉDIATISE PLUS OU MOINS LA CAUSALITÉ INCRÉÉE 221 ment et justement, la théologie du sacrement est inspirée par ce à quoi est ordonné le sacrement et donc par le rapport immédiat entre Dieu et l’effet produit, serait-ce une raison pour que la théologie du péché fût hypnotisée par le rapport entre Dieu et le péché commis? Or, en fait, c'est ce que l’on observe. On tient certes que l’acte de pécher est un acte du pécheur; on fait même honorable mémoire de la vérité métaphysique que nous venons de rappeler: médiation de la causalité seconde. Mais cette vérité ne joue aucun rôle réel dans la recherche et dans la détermination de la cause du péché. La vo­ lonté n’est en fait qu’un robot, dont les décrets divins impèrent assez savamment les convulsions, pour eux-mêmes ne jamais toucher l’enfant mort-né, qu’ils ne peuvent pas ne pas avoir la gloire de pro­ duire. Maïeutique de farce. Ne convient-il pas, au contraire, de faire réellement état de tout ce qui est observable, lorsqu’on cherche à rendre compte de ce qui est le plus difficile. Et l’observation induit à conclure ceci: L’intégration de la causalité seconde dans l’opération divine pro­ duisant les déterminations de l’esse est normée par le «plus ou moins». Or, Dieu réalisant, de ce « plus ou moins», l’un des extrêmes, il Lui convient en Sagesse de réaliser également l’autre extrême. Si, dans un certain type de communication procédant de Dieu, la médiation de la causalité seconde est exclue: alors il doit exister un autre type de communication procédant de Dieu, d’où soit exclu tout ce qui n’emprunterait pas cette même médiation. «Il doit exister»; nous ne prétendons pas énoncer une nécessité, au moins « quoad nos ». Nous nous contentons, comme on le fait toujours, d’attribuer à la Sagesse créatrice et conservatrice ce qui à la fois présente le maximum de cohérence et s'impose par l’expérience; cohérence, expérience: bien sûr, il faut les deux, sans cela ou bien il n'y a pas d’inférence ou bien il n’y a qu’un rêve. La médiation de la causalité seconde est normée par le < plus ou moins»; voilà l’expérience. Le «plus ou moins» ne fait acception ni de l'un ni de l’autre des extrêmes entre lesquels il joue, ni du «tout» ni du < rien »; si donc la réalisation du « plus ou moins », telle qu’elle est observée, comporte l’un des extrêmes, elle comporte éga­ lement l’autre extrême; voilà donc la cohérence: la causalité pre­ mière peut être totalement médiatisée par la causalité seconde, ou bien ne l'être aucunement’, et si un cas existe, l'autre pareillement. 222 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE II - La causalité divine exclut toute médiation dans la communica­ tion de l’esse. Elle est entièrement médiatisée dans la pro­ duction de l’acte de pécher - Exposé heuristique. Voici maintenant ce que découvre, de la réalité, le principe d'interprétation qui vient d’être dégagé. Nous en ferons d’abord un exposé heuristique: auquel nous donnerons ensuite une forme systématique. Le principe que nous venons de rappeler, celui de la correspondance entre les extrêmes, concerne immédiatement la pro­ duction des déterminations de l’esse. Or celles-ci, telles qu’elles sont dans la réalité, subsistent en vertu de l’esse; leur rapport avec lui est simultanément distinction réelle et unité d’analogie. Or, cette sorte d’unité, en l’occurrence, consiste en ceci: l’esse est l’cacte ultime», la «forma formarum», il est une détermination incluant toute détermination parce qu’elle est d'un autre ordre, l'esse est analogiquement une sur-détermination. En retour, l’absence de toute détermination c’est le néant: cette absence, supposée tota­ le, n'a aucune intelligibilité, ni partant aucune réalité; le néant est un sujet virtuel, incompatible avec quelque détermination que ce soit. Pourquoi l’évoquer? Parce que le péché, considéré comme étant ce qui affecte le sujet spirituel en raison de l’acte de pécher, peut être caractérisé de cette manière: métaphysiquement, en lui-même si on peut dire, il n’est pas, il est absence de toute déter­ mination. L'acte de pécher entraîne en effet, dans et pour le sujet qui le commet, une privation qui concerne en définitive le bien co­ essentiel, mesuré par la < nature » à la fois naturelle et surnaturelle. L’acte de pécher entraîne que Pacte d’être n’est pas ce qu’assigne la mesure concrète selon laquelle subsiste réellement le sujet péchant. L’acte de pécher entraîne donc, au sens propre, une « priva­ tion > selon l’esse. Cette privation est bien entendu définie par com­ paraison avec ce dont elle est la privation: elle en exclut les déter­ minations; excluant donc, dans la réalité, cela même qui la définit, elle n’a elle-même aucune détermination, elle est néant71. Ainsi l’acte de pécher entraîne, dans le sujet où il se réalise, une < privation > 71 Nous rejoignons ici le vocabulaire, et peut-être les vues de M. Maritain. L’acte de pécher comporte du néant en son aboutissant. Mais cela ne fonderait à l’appeler < néantement » que si le néant était susceptible de « spécifier ». l’acte de pécher médiatise entièrement la causalité incréée 223 d'esse: et, caractérisée métaphysiquement en elle-même, cette pri­ vation est absence de détermination. On voit le < service » rendu par le péché à la métaphy­ sique en quête d’une expression conforme à la raison7*. Tout de même que, dans un sujet réellement existant, l'esse est analogiquement niais réellement une sur-détermination, ainsi, une privation d’esse dans un sujet réellement existant est intrinsèquement mais virtuel­ lement absence de détermination. Ainsi précisée, à la faveur de ses cas extrêmes et d’ailleurs réels, l’unité analogique entre l’esse et ses déterminations exige d’étendre à l’esse lui-même ce qui en concerne ontologiquement les déterminations. Le principe établi pour la production des déterminations de l’esse doit donc être étendu à l’esse lui-même. Et l’inférence doit as­ socier «cohérence» et «expérience»; c’est-à-dire qu’elle doit être sous-tendue par l’observation. Or, positis ponendis, c’est-à-dire conformément au type de précision qui est ici exigible, la médiation de la causalité seconde se manifeste d’autant plus discrète que la détermination de l’esse à la production de laquelle elle est associée est plus élevée dans la hié­ rarchie de perfection dont l’Esse Simple Subsistant est à la fois le Principe immanent et la Mesure transcendante. Il suit, en vertu de l'analogie entre l'esse et ses déterminations (analogie, puisque l’esse est sur-détermination), que la médiation de la causalité seconde doit être exclue de la production dont le Prin­ cipe propre est exclusivement l’Esse Simple et Subsistant, savoir la production de l’esse. De cette vérité, nous avons rappelé au début de ce paragraphe (p. 218) une démonstration beaucoup meilleure tant par la simplicité que par la rigueur. Mais ce qui importe présentement n’est pas cette vérité en elle-même: c’est le rôle quelle joue dans notre démarche: «Il suit, en vertu de...». Cette «consequentia», retrouvant du vrai 72 Cette requête est-elle, de la part du métaphysicien, péché... ou humilité? En tout cas, la métaphysique rend nous le verrons au centuple le service qu’elle reçoit; et elle ne pourrait le faire, si premièrement elle ne recevait. Car elle n’infère qu’à partir du concret: si n’était effectivement réalisée une privation d’esse, il serait vain de l’associer dans l’abstrait à l’absence de toute déter­ mination. 224 le péché et la durée de l'ange déjà connu, corrobore par son ternie l’inférence globale dont elle fait partie. Et, comme < consequentia », elle oriente l'achèvement que voici de la même inférence. < La causalité première peut être totalement médiatisée par la causalité seconde, ou bien ne l’être aucunement; et si l'un de ces deux cas extrêmes existe, l’autre pareillement ». Tel est le principe, établi directement en observant la production des déterminations de l'esse, et que l’unité analogique entre l’esse et ses déterminations impose d etendre à l’esse lui-même; et ce qui importe principalement, c'est l’équipollence entre les extrêmes: laquelle résulte du fait que le < plus ou moins », effectivement observé, ne fait acception ni de l’un ni de l’autre. Or, à la médiation de la causalité première, polarisée vers le moins dans la production des déterminations qui sont les plus « pro­ ches > de l’esse, correspond analogiquement nous venons de le voir l'élimination de toute médiation dans la production de cette sur­ détermination que constitue l’esse lui-même. Donc: à la médiatisation de la causalité première, polarisée vers le plus dans la production des déterminations les plus < lointaines » de l’esse, la même unité analogique (entre l’esse et ses déterminations) fait correspondre la totale médiatisation dans la production de cette détermination virtuelle la plus éloignée de l’esse que constitue l'ab­ sence de détermination. Ce second cas, celui de . Le < plus ou moins » ne fait pas acception de l’un ou l’autre des extrêmes entre lesquels il joue; puis donc que le « plus ou moins » se réalise réellement, si d’autre part un extrême se réalise réellement, il suit < en Sagesse > que l’autre extrême également se réalise réellement. Or l’extrême < moins >, c’est-à-dire l’exclusion de la causalité seconde se réalise réellement: au moins en l’instant de la création proprement dite. Donc l’extrême < plus », c’est-à-dire la médiatisation totale de la Causalité première par et dans la causalité seconde exi­ ste également. Cela, en son absoluité, n’est pas observable: mais cela est fondé sur 1’« expérience » et la < cohérence ». 2 - On considère en second lieu l’unité de type analogique qui exis­ te entre l’esse et ses déterminations. Concrètement, cette unité est aussi manifeste et aussi précise que l’analogie de l’être elle-même: l’acte d’être qui est mesuré par l’essence concrète, et l’essence qui subsiste en vertu de l’acte d’être sont «un> analogiquement, et distincts réellement. Mais l’analogie ne serait pas réelle, si elle n’incluait les cas extrêmes en sa raison formelle: on observe donc que l’esse constitue une sur-détermination et la privation d’esse une absence de déter­ mination. Ainsi, il y a bien unité entre l’esse et ses déterminations, 15 226 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L*ANGE puisque leurs réalisations respectives comportent concomitamment les mêmes variations; et cette unité a les deux caractères de l’analo­ gie; fondement réel, rigueur formelle. 3 - On rapproche les deux données précédentes, comme d’ailleurs il se doit. L’unité analogique entre l’esse et ses déterminations en­ traîne en effet que toute propriété ontologique observée des unes appartient à l’autre. Ce qui est vrai, en ce qui concerne la production des déterminations de l’esse, de la médiation de la causalité seconde, est vrai analogiquement de la production de l'esse lui-même. Préciser en fait le < comment > de ce < passage >, qui est exigé en droit par l’unité analogique entre ses deux termes, requiert à nouveau d’ob­ server la réalité. a) Il y a, pour la même imité analogique, deux cas extrêmes métaphysiquement contraires; l’esse est une sur-déter­ mination, la privation d’esse est absence de détermination. b) Il y a également, en ce qui concerne la médiation de la causalité seconde dans la production des déterminations de l’esse, deux cas extrêmes; cette médiation est exclue dans la création, laquelle concerne bien entendu l’esse en même temps que celle de ses déterminations; d’où l’on infère < en Sagesse » et en se fondant sur les approximations qui en sont observables, l'existence de l'autre cas extrême: la Causalité première est entièrement médiatisée dans une < certaine production >. Cette production entièrement médiatisée est donc affirmée comme réelle, bien qu’on ne sache pas encore quelle elle est. On en sait cependant ceci; puisqu’elle existe précisément comme répondant, dans l’ordre de Sagesse, à la production non médiatisée, telle que celle-ci est donnée dans la réalité, elle doit avoir la même structure métaphy­ sique que son corrélât. Cette production, entièrement médiatisée, concerne donc for­ mellement les déterminations de l'esse, et elle se résout par conco­ mitance en la production de l’esse. Autrement dit, l’unité analogique entre l’esse et ses déterminations, qui est donnée dans la réalité pour le premier extrême appartient aussi au second extrême, encore in­ connu, en vertu de la raison même qui exige d'en affirmer l’existence. c) Il faut maintenant comparer les deux extrêmes a)7* 71 La technique de la logistique rendrait ici grand service. Nous sommes fondés à craindre que son emploi ne soit l’occasion d’un procès de tendance l’acte de pécher médiatise intiérement la causalité incréée 227 et les deux extrêmes b). Cette comparaison ne peut être faite à l'abs­ trait. Car le point de vue formel sous lequel sont désignés les deux extrêmes a) est différent de celui sous lequel sont désignés les deux extrêmes b): médiation de la causalité seconde d’une part, unité analogique entre l’esse et ses déterminations d'autre part. Comparer ne peut donc ici consister qu’à manifester la réalité. La réalité, c’est l’ensemble ordonné des cas observables sinon tous observés, et qui montrent précisément que la Causalité première est < filus ou moins > médiatisée par la causalité seconde dans la production des déter­ minations de l’esse, bien qu’elle produise l’esse toujours immédia­ tement. C’est donc cet ensemble réel et ordonné qui seul fonde la comparaison entre ce que désigne réellement et respectivement les deux points de vue formels a) et b) que l’analyse exige de distinguer. Procédons alors « génétiquement »; du moins quant à l’image, secourable si on n’en est pas dupe. Le < passage », virtuel bien entendu, d’un cas réel à un autre cas réel conduit du premier extrême b) — l’esse sur-détermination en tout existant concret — au second ex­ trême b): dont nous savons qu’il existe et qu’il réalise l’imité analo­ gique entre l’esse et ses déterminations; bien que nous ne sachions pas encore comment il la réalise, puisque cela équivaudrait à en connaître le type. Maintenant ce même « passage », qui consiste à enchaîner virtuellement des cas réels, peut être effectué en considérant chacun de ceux-ci formellement au point de vue de 1’« unité analogique entre l’esse et ses modes (dans les lignes suivantes, le mot « unité > entre guillemets désignera cette unité analogique entre l’esse et ses déter­ minations): chaque cas réel réalise en effet d’une manière propre qui viserait le véritable « objet » de l’inférence, lequel est d’essence métaphy­ sique. Nous n’userons donc pas d’un instrument qui permet d’économiser, et surtout de préciser le « discours », en multipliant il est vrai les symboles. Mais il est indispensable, quelque instrument qu’on y emploie, de désigner d’une manière précise les « objets », les res ressortissant à l’ordre intelligible aussi bien qu’à l’ordre réel. Il y a deux extrêmes en a). Nous les désignerons respectivement par « premier extrême a) » et « second extrême a) ». Et pareillement pour b). L’objet de ce paragraphe c) est de montrer que la correspondance, donnée dans la réalité, entre le premier extrême a) et le premier extrême b) implique la même correspondance entre le second extrême a) et le second extrême b): ces deux a seconds extrêmes » étant donnés dans la réalité, mais non leur cor­ respondance. 228 LE PÊCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE cette < unité »: en ce sens que, avec du « plus on mains », certaines déterminations de l'esse sont produites par Dieu immédiatement comme l'esse lui-même, les autres étant produites médiatement. L’< unité» est d'ailleurs analogique telle que nous l’envisageons entre l'esse et ses déterminations, précisément parce que ces cas réels sont différents quant à la structure même de l'être. Envisager le « passage > de cette manière, c'est «passer», par ordre, de 1’« unité » d’un cas réel à celle d’un autre cas réel·, or cela, c’est considérer par mode de «passage» ce qui déjà est désigné en a). Le premier extrême a); c’est-à-dire l’ du premier extrême b). Le < passage », enchaînement virtuel des cas réels, con­ sidéré selon a), livre donc, chaînon par chaînon à partir du premier extrême, le type d’< unité » propre à chaque cas réel. Le second extrême b), dont on sait seulement qu'il existe et qu’il a l’< unité » sans encore savoir quelle elle est, a nécessairement une « unité » qui est comme lui extrême au point de vue du < passage ». Donc le type de cette «unité», c'est le second extrême a): tout comme, faut-il le répéter pour soutenir l'intuition, le type de l’ qui, comme cas réel ressortissant à b), est celui de la médiatisation totale de la Causalité première par la causalité seconde: ce second extrême a pour < unité » celle qui existe entre la privation d’esse et l’absence de détermination; ce type d’< unité » existe, nous l’avons montré par ailleurs, dans la réalité: il convient en propre au péché. Il suit donc que Yexercice de la Causalité première nécessairement concomitant à l'acte de pécher, comme condition de sa réalisation, est entièrement m édiatisé par la causalité seconde quant à la production des déterminations de l'esse, bien qu’il exclut évidemment toute médiation dans la production de l’esse. 4 - L'inférence laborieuse, mais rigoureuse, qui vient d’être déve­ loppée n’est qu’un transfert d’ap icticité. Celle-ci est, dans la con­ clusion, ce qu’elle est dans le principe. Rappelons celui-ci après avoir énoncé celle-là. Le « plus ou moins» ne fait pas acception des extrêmes entre lesquels il joue; si donc il est réel et si un extrême existe, l'autre extrême existe éga­ lement. L’argument n’est pas « nécessaire a priori ». Il démontre, L’ACTE DK PÉCHER MÉDIATISE ENTIÈREMENT LA CAUSALITÉ INCRÉÉE 229 a posteriori, selon l'ordre de la Sagesse: laquelle précisément «atteint avec force d'un extrême à l’autre »’*. Nous laissons complètement de côté dans cette étude la justi­ fication du péché au point de vue des causes finales. Comment ren­ tre-t-il dans le « plan » de Dieu? Nous pouvons cependant, en passant, observer ceci, Quel argument invoque-t-on en faveur de l’< ordre qui inclut le pé­ ché », et de sa prevalence de fait sur 1’« ordre qui n’eût pas inclus le péché »? L’« ordre qui inclut le péché », pour le moins, manifeste mieux quelque chose qui est de Dieu: voilà l’argument. Et ce quelque chose, d’une part on le détermine à partir de la < cohérence » et de l'< expérience », et d’autre part on l’attribue à la Sagesse de Dieu. Et l’on dit: « Il convenait... il fallait... il était nécessaire, en Sagesse, que... ». Or, nous ne disons pas autre chose. Et nous ne procédons pas à l’examen critique de ces expressions d’ailleurs usuelles: elles mani­ festent, à la mesure humaine, l'insondable Mystère de la Liberté divine, dont la créature est contrainte de déclarer qu’Elle est libre et nécessaire, également. Nous n’examinons pas non plus le principal de ce « quelque chose qui est de Dieu » et dont la manifestation jus­ tifie l’< ordre qui inclut le péché »: la Miséricorde ressortit à l’Essence même de Dieu qui est Amour*76. Nous nous abstenons donc de considérer l’ordre des causes finales en lui même. Nous en retiendrons cependant ce qu’il découvre du fondement de toute explication quelle elle est soit, savoir la ma­ nifestation meilleure de « quelque chose qui est de Dieu ». Cela, bien entendu, doit valoir éminement pour ce qui, de Dieu, est le plus pri­ mitif dans la créature, pour ce qui est par conséquent dans la créa­ ture la condition de tout le reste y compris la béatitude. L’< ordre qui inclut le péché » ne manifeste-t-il pas mieux l’économie ontologique de l’Acte Créateur faisant subsister la créature, «avant» de mieux manifester par et dans l’Acte Rédempteur, l’Economie intime de l’Amour subsistant et se communiquant? Pourquoi, en fait, exclure cela: ou du moins le négliger. Cela, au contraire, n’est-il pas, par nature, la valence humble mais 74 Sagesse 8. i. 76 i Jo. 4, i6. 230 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE première en son ordre d’un argument dont toute la force réelle dérive en définitive de la mystérieuse Sagesse qui atteint les extrêmes avec une aisance égale, suaviter’*. Or cette Sagesse, précisément, dispose de la créature en son subsister caché comme en sa gloire manifestée. Un < arçument) de Sagesse, si il vaut pour l'un, doit donc valoir pour l’autre. Et puisqu'on fait — à bon droit — valoir l’argument de la «manifestation meilleures du côté de l’extrême « ultime », qui est la communication de ΓAmour et de la Miséricorde; alors il faut, avec la même valeur de droit, admettre le même argument du côté de l’extrême «intimes: savoir la communication de l’esse et de ses déterminations. Le pêché « montre mieux . < quelque chose de Dieu », dans et par la création achevée; le péché « montre mieux » « quelque chose de Dieu », dans la création « en train d’être créée ». Comment? nous l’avons dit: ou du moins l’avons-nous tenté. La Causalité pre­ mière resplendit d’exclusivisme dans la production de l’esse; en retour, la mesure de sa transcendance se manifeste par sa mj'stérieuse immanence à l’acte même de pécher: au sein duquel elle crée et soutient sa propre et totale médiatisation par la causalité seconde, en vue de produire les déterminations de l’esse. Cette médiatisation totale existe-t-elle dans d’autres cas que celui du péché? Se fût-elle réalisée dans l’< ordre qui n’eût pas in­ clus le péché »? Noli judicare si non vis errare. Nous n’entendons pas, nul bien sûr n’entend, établir la convenance du péché a priori; il s’agit seulement de justifier, « en Sagesse » et partant en décou­ vrant un certain ordre, le péché une fois commis. Le péché est « jus­ tifié » parce qu’il manifeste mieux un aspect de la Causalité première en exercice. Même si la médiatisation totale est réalisée autrement, l’acte de pécher la réalise nécessairement; nécessairement, et partant certainement quoad nos', voilà ce que démontre «en Sagesse» notre argument. Or cette certitude ne nous est pas donnée à la faveur d’autres cas; en tait, et quoad nos, le péché manifeste donc lui seul d’une manière parfaite « quelque chose qui est de Dieu ». Par suite, le péché est assumé en Sagesse. Nous ne faisons que mettre en oeuvre un type d argument très traditionnel ; nous ne le croyons pas < usé > pour autant. l’acte de pécher médiatise entièrement la causalité incréée 231 5 - L’argument fondé du côté créé sur < cohérence > et < expérience » porte une conclusion « nécessaire en Sagesse >. Un tel argument ne permet pas, à lui seul, de préciser la nature de cette nécessité. La production de l’esse étant par nature immédiate, il convient en Sagesse que la production des déterminations de l’esse concomitante à l’acte de pécher soit entièrement médiatisée. Cette médiatisation totale est-elle nécessaire? Précisons. Elle existe nécessairement: elle est nécessaire en fait', l’est-elle aussi en droit! L'acte de pécher étant métaphysiquement ce qu’il est, eût-il été possible que dans ce cas la médiatisation de la Causalité première par la causalité seconde ne fût pas totale? L’argument < de Sagesse > qui a établi le fait ne permet-il pas, au moins en l’occurrence, d’en déterminer également la nature? Le « plus ou moins » ne fait pas acception des extrêmes: telle est la base de < cohérence >; elle établit, entre les extrêmes, une corrélation: en structure. Cette corrélation en structure est ensuite affirmée comme réelle, eu égard à l'« expé­ rience » et à la Sagesse. Voilà ce qui a été établi: en limitant la cor­ rélation réelle à une corrélation concernant Y exister. Peut-on, doit-on... affirmer que cette corrélation réelle concerne également le mode de l’exister? Si oui, le caractère nécessaire de l’immédiation dans la production de l’esse entraîne le caractère nécessaire de la totale mé­ diatisation dans la production des déterminations concomitantes à l’acte de pécher. Et on transposera « en Sagesse >: « Il est impossible que Dieu emprunte une médiation créée pour produire la plus haute perfection créée, savoir l’esse qui dérive de l’Esse Simple et Sub­ sistant; il est pareillement impossible que Dieu produise les déter­ minations de l’esse immédiatement impliquées dans la réalisation du péché autrement que par une médiation créée. L’impossibilité est ici et là de même nature, métaphysique, absolue pour Dieu LuiMême: mais, intrinsèquement évidente dans le premier cas, elle ne peut dans le second cas qu’être conclue >. Nous inclinons à penser que cette ultime précision, elle aussi est vraie. Elle paraît l’être intuitivement: il répugne que Dieu «tou­ che > le péché. Mais, de cela qui serait évident si cela avait réellement un sens, nous ne saurions déduire, en rigueur de raison, notre con­ clusion. Nous pouvons cependant en éclairer la portée. Le péché, comme tel, n’a pas d’esse; il est étranger à l’esse, et non pas contraire 232 I.E PÉCHÉ ET Lk DURÉE DE L’ANGE puisque l’esse n'a pas de contraire. L’image supposée admise, Dieu ne peut donc entre Dieu et le péché ne peut donc se produire que par ou dans les déterminations de l’esse en fonction desquelles se prend l’absence totale de détermination ou la privation d'esse qui est constitutive du péché. Le < contact » est évité, si l’opération divine requise pour produire ces déterminations est entièrement médiatisée par la causalité seconde; et le < contact » est nécessairement évité si cette entière médiatisation est métaphy­ siquement nécessaire, nécessaire en raison des conditions ontologi­ ques particulières de l’acte de pécher. Mais il est clair que, de l’image du < contact > à éviter entre Dieu et le péché, on ne peut déduire la conclusion que nous venons de lui associer. L’image n’est pas mieux apodictique que la Sagesse: bien au contraire; et l’on voit ainsi le chemin qu’il faudrait parcourir. Car Sagesse n’est pas raison. Et comme il convient, en ces matières difficiles, de suivre humblement, à défaut de la révélation, la raison, nous ne ferons état de notre conclusion de Sagesse qu’en son sens faible: ill y a médiatisation totale de la causalité première dans la production des déterminations de l’esse concomitantes à l’acte de pécher ». ll y a: sens faible. On peut il est vrai ajouter: < 11 y a nécessairement... >; mais dans le sens suivant: < Une inférence nécessaire démontre, à partir de l'observation des faits, qu’i l y a...>. Tandis que le sens fort serait: étant dans les deux cas la conclusion d'une implication nécessaire, le sens fort correspond à une impli­ cation objective, intrinsèque à la nature de la res; le sens faible cor­ respond à l'implication faite par l’esprit à partir de la res telle quelle est observable en fait. Nous inclinons à penser, nous l’avons dit, que le sens fort est vrai lui aussi, et éminemment. Mais, fondé en Sagesse, il ne nous parait pas l’être suffisamment en raison. Le sens faible l’est. U> I* »> · ‘ t: Cette laborieuse enquête, notamment celle exposée au dernier sous-paragraphe (pp. 226 sv.), paraîtra peut-être à certains un jeu assez vain: quelque chose comme enfoncer une porte ouverte. Ne dit-on pas communément, ou plutôt ne sous-entend-on pas cette l’acte de pécher médiatise entièrement la causalité incréée 233 solide vérité: ce qui produit le péché, c’est le pécheur, c’est le libre arbitre. Dire que Dieu produit directement le péché, voilà qui ne viendra à l’idée de personne; puisque d’ailleurs Dieu ne peut «tou­ cher > le péché. Nous ferons observer, en premier lieu, qu’en matière difficile une évidence claire et « facile > doit être tenue pour suspecte: prudence «mentale» qu’induit l’expérience en général et qui devrait faire mieux distinguer en théologie le sens commun d'avec le < bon sens ». En second lieu, affirmer une vérité sans l’introduire organiquement dans une explication à laquelle elle est indispensable, relève du formalisme, non de la science. Or, en l’occurrence, c’est cela qui arrive. Dieu meut le libre arbitre à son acte. Qui donc ne le dit? Mais, cela dit, on n’analyse pas la nature de la médiation constituée par la cause seconde; parce qu’on la laisse de côté en posant la question tout autrement. On confronte en effet directement une motion, dont on souligne V origine divine en la déclarant infaillible, avec le péché en tant que tel, lequel se trouve ipso facto considéré comme une faille dans l’ordre établi par Dieu. Cette confrontation, brutale parce qu’abstraite et inadé­ quate à la réalité, rend bien entendu impossible une explication véritable, c’est à dire conforme à la réalité. On en vient alors à pourvoir Dieu Lui-Même en raisons appa­ remment satisfaisantes pour le regard créé. On est conduit à excuser Dieu d’une prémotion physique inclinant infailliblement le pécheur à l’acte de pécher, en subordonnant cette prémotion à une défaillance antécédente (chronologiquement ou ontologiquement) déjà coupable'. cette non cohérence (cf. p. 211) est l’inéluctable conséquence du lo­ gicisme irréaliste. La preuve de cet irréalisme, indépendamment de la critique déjà indiquée (pp. 215 sv.), est précisément que l’explication donnée paraît adéquate: alors que, si elle était vraie, elle devrait ne pas l’être. Toute explication véritable de l’acte de pécher est, nous l’avons vu (pp. 212 sv.), vouée à être inadéquate, parce qu’elle doit être con­ forme à la réalité qui en l’occurrence est doublement un mystère. Nous nous efforcerons donc de tenir compte de la conclusion fondée sur 1’« expérience », sur la « cohérence », et partant fondée en Sagesse: l’acte de pécher manifeste un mode original de la Causalité divine: celui dans lequel elle produit sa propre et totale médiatisation 234 LE PÉCHÉ ΕΓ LA DURÉE DE L’ANGE par la causalité seconde pour atteindre, au sein de l'acte qui commu­ nique immédiatement l’esse, les déterminations de celui-ci. Avant d'examiner l'acte de pécher au point de vue de la struc­ ture métaphysique, il convient de caractériser au même point de vue la tentation qui le rend possible. 1 — LA MOTION DIVINE ASSOCIÉE À L’ACTE DE PÉCHER. < Pécher - ne pas pécher > constitue une alternative dont les termes sont, dans le même sujet, contraires: et, partant, mutuel­ lement exclusifs. De plus, concrètement, c’est-à-dire compte tenu de tout ce qu’est et de tout ce qu’a le sujet, l’alternative n’est pas paritaire; aussi, différents sujets ne sont-ils pas réellement en même situation en re­ gard de cette alternative, qui est cependant comme telle la même pour tous, et en la résolution de laquelle consiste formellement et ultimément le choix L4 du second instant. La disposition subjective, diverse, ressortit expressément à l’acte de pécher: nous y reviendrons ultérieurement. L’alternative objective, commune à tous les Anges, voilà présentement ce qu’il convient de caractériser. En quoi consiste la tentation et puis le péché de l’Ange, la question est classique. S. Thomas retient deux opinions. L’Ange pécheur a convoité d’accéder par lui-même à la possession de l’ultime béatitude: soit qu’il ait réduit celle-ci à la mesure de ses ressources naturelles, soit qu’il ait estimé ces ressources à elles seules suffisantes pour atteindre la béatitude surnaturelle7*. La «tentations pouvait-elle inclure, pour l’Ange, de renoncer à l’exercice théologal qu’il avait en lui au premier instant? Nous ne nous attarderons pas à le discuter: car répondre directement à cette question reviendrait à résoudre un dilemme dont S. Thomas estime les deux partis équivalents7*: pseudo dilemme par conséquent. Nous verrons que cette équivalence se trouve confirmée (cf. p. 249), si comme nous le proposons on caracté- ’* i. q63, a3, fin. Et haec duo quodaj IIII1 odo in idem redeunt; quia seeundum utrumque appetit finalem beatitudinem per suam virtutem habere; quod est proprium Dei. LES TROIS alternatives: de conversion, de tentation, d'option 235 rise par sa structure métaphysique l’alternative qui objective la ten­ tation. L’Ange est originellement en acte selon un ordre, selon un acte ordonné4’. Cet ordre est, au second instant, ou parachevé par l’acte de la fidelité, ou détruit par l'acte du péché. Telle est l’alternative que l’on peut, pour être clair, appeler Γ< alternative du péché ». EUe ne peut avoir lieu qu’au second instant, pour la raison tant de fois répétée: au premier instant, tout est a Deo\ et, corrélativement, dans l’Ange lui-même, tout est «de nature»: la personne est inclinée vers l’exercice qui est « de nature », aussi bien dans l’ordre naturel que dans l’ordre surnaturel. Il n’y a possibilité ni d’opter, ni donc de pécher; il n’y a parconséquent pas possibilité de tentation. L’ i alternative de la tentation » ne peut donc, elle aussi, exister qu’au second instant: elle est sous-jacente à «l’alternative du péché», dont elle est la condition; et elle ne peut elle-même être comprise qu’en fonction de la « conversion » métaphysique concomitante au second instant. Comment? En vue de le préciser, rappelons encore une fois en quoi consiste cette « conversion » métaphysique, que nous désignerons dorénavant par le mot « conversion » entre guillemets. Au second instant, la personne réfère à elle-mênie, par cela même quelle pose un acte du libre arbitre-option, l’exercice «de nature» auquel elle était référée au premier instant. Cette « conversion » joue entre deux extrêmes: ils sont constitués l’un et l’autre par le même rapport, mais ce rapport se trouve réalisé respectivement en deux sens opposés: ou bien la personne est référée à l’exercice « de nature », ou bien inversement. Ces deux extrêmes s’excluent mutuellement: au moins si on les considère au même point de vue, savoir ontologi­ quement. La « conversion », qui précisément est métaphysique et qui joue entre ces extrêmes, constitue par conséquent une alterna­ tive sans intermédiaire. Il convient, pour plus de clarté, d’énoncer distinctement les trois alternatives dont il vient d’être question: et dont les rapports constituent l’objet de cette section. L'alternative de « conversion » a pour membres, comme on vient de le rappeler: le rapport, au premier instant, de la personne à ce qui est «de nature», d’une part; et, d’autre part, au second instant, le rapport inverse de ce qui est « de nature > à la personne. L’alternative de «conversion» joue entre deux instants: en ce sens LE PÉCHÉ ET LA PURÉE PE L'ANGE que les deux membres en appartiennent respectivement au premier instant et au second instant. Il convient même d’ajouter que, méta­ physiquement, c’est cette alternative qui fonde la distinction des instants, et par conséquent I’histoire de l’Ange. Chaque Ange, con­ formément au type angélique de la < succession », se trouve: d’abord en un premier statut ontologique; < ensuite », en un second statut ontologique. Et cette < succession » angélique mérite effectivement son nom, du fait quelle est irréversible', tout comme est pareillement irréversible la succession propre au temps cosmique et par suite la succession inhérente à la durée mentale humaine. L’alternative de (conversion» peut et doit, d'autre part, être appelée, au sens strict, une alternative: car les deux membres en sont mutuellement exclusifs; non seulement parce qu’une irréversible succession les sépare, mais également et premièrement au point de vue ontologique: lequel fonde, nous venons de le rappeler, celui de la durée. La réciprocité est en effet le type d’unité qui est propre à la relation; deux rapports réciproques — en l’espèce les deux membres de l’alternative de < conversion > — excluent donc entre eux un in­ termédiaire, au même titre que l’unité elle-même. L'alternative de tentation et Y alternative du péché ont en com­ mun ceci que les deux membres de chacune d’elles s’excluent mutuellement, absolument. Chaque Ange, réalise un seul des deux membres de chacune de ces deux alternatives: et non pas «succes­ sivement > les deux membres, ainsi qu'il en est pour l’alternative de < conversion >. Ces deux alternatives se présentent l’une et l'autre seulement au second instant, nous venons de le voir. Il existe cependant entre elles une préséance ontologique, à laquelle il convient de faire cor­ respondre une précession concernant le durée. C’est qu’en effet l’ins­ tant d'une créature, fût-elle un Ange, n’est pas l’Etemité. La puis­ sance s’actuant en produisant son acte, — ici le libre arbitreoption, — n’est pas cette même puissance actuée parfaitement, dans et en vertu de cet acte. Il suit que refuser ou acquiescer plénierement »· s’accomplit pour l’Ange en deux temps distincts, si solidaires soient-ils d’ailleurs. Autrement dit, le second instant de l’Ange, simple si on le compare au temps humain, comporte cependant un < terminus a quo > et un « terminus ad quem >. Telle est la raison, minimale, pour laquelle il importe de distinguer, réellement c’est-à-dire conformément à la l’altkknative de tentation, sa genèse 237 réalité, Γ< alternative de tentation > et 1'« alternative du péché ». Nous aurons, au second sous-paragraphe, à les caractériser l’une et et l’autre, à la fois respectivement et comparativement, quant à la structure ontologique. 11 convient, en premier lieu, d’examiner la tentation, et par conséquent le rapport entre l’alternative de «conversion» et l’alter­ native de tentation. 1. La structure métaphysique de la tentation angélique. I - Le libre arbitre-nature induit, par sa «conversion», l’alternative sur laquelle porte la tentation. Il est aisé de voir que l’alternative incluse dans la « conversion > est au principe de l’alternative qui est, au second instant, la matière de la tentation. Permanente en cette « conversion » même, la relation au Créa­ teur demeure en effet concomitante à l’être créé. La réalité peut en être, quant au mode, changée; la relation elle-même ne peut être supprimée. Or c’est le changement subi par ce mode, en raison de la « conversion » qui transforme l’ontologie propre au premier instant en l’alternative qu’implique le second. La relation à Dieu, au premier instant, est en effet i mu .édiate, sans acception: aussi bien pour les déterminations de l’esse que pour l’esse lui-même, aussi bien pour l'exercice de tout ce qui est < de nature » que pour le subsister du sujet. La relation à Dieu de l’acte produit en concerne l’esse aussi bien que les déterminations effectives, non exclue d’ailleurs la possibilité d’une actuation du libre arbitreoption en état d’acquiescement à Dieu. La « conversion » modifie ces conditions, ex parte subjecti. Ce que la personne réfère à elle-même, sous le rapport et dans la mesure où il se trouve donc référé à la personne, ne peut plus, au terme de cette « conversion », se trouver référé immédiatement à Dieu. Et ce qui n’est plus référé à Dieu immédiatement, ne peut plus l’être, si il l’est, que médiatement. Telle est la forme que revêt, in respectu ad Deuni, l’alternative qu’induit la «conversion». Le libre arbitre-option, en passant à l’acte, crée donc, par l’ac­ tuation concomitante et en un sens médiatrice du libre arbitrenature, l’alternative avec laquelle il se trouve immédiatement et 238 LE PÉCHÉ ET I_\ DURÉE DE I.'aNGE inéluctablement confronté. Cette alternative est, en propre, Γ< alter­ native de tentation»; et elle consiste en ceci: ce dont, par la «con­ version », le libre arbitre-option fait cesser la référence immédiate à Dieu en le référant à la personne, va-t-il choisir de le référer à Dieu et alors nécessairement par la médiation de la personne en acte, ou bien va-t-il choisir de ne pas référer à Dieu la personne en tant que celle-ci est en acte de ce qui lui est référé? Dans le second cas, cesse la relation à Dieu de ce qui est référé à la personne; sous le rapport et dans la mesure où il est référé, il est donc détruit, il est remplacé par la privation dont il définit l’es­ pèce. Ou, plus exactement, il ; va > être détruit, il < va » demeurer seulement au titre de privation; et cela, lors du < terminus ad quem » du second instant, lequel comporte non plus seulement l’actuation du libre arbitre-nature mais également l’acte concomitant du libre arbitre-option. C’est cet acte qui expressément inaugure l’ordre moral; c’est cet acte lui-même, et non pas même ce qu’il implique cependant actuellement, qui pour l’Ange pécheur constitue le péché. Mais c’est l’< alternative de tentation > qui constitue l’objet de ce paragraphe. Après en avoir découvert la nécessité < in respectu ad Deum >, et partant en avoir établi l’existence, il convient d’en examiner la nature. II - L’alternative de tentation est; in respectu ad Deum, du type < contradiction >; in respectu ad Angelum, du type «contrariété». Les choses que nous venons de rappeler sont fort connues; mais c'est l’ordre qui en importe; si l’on cherche à rendre compte du péché, il ne faut: ni définir quoi que ce soit en fonction de lui; ni poser, ex abrupto, l’alternative dans laquelle il éclôt. Mais il faut analyser comment cette alternative dérive ontologiquement de ce qui la précède immédiatement. C’est cela que nous venons de faire. Cela permet, au moins, de moins mal situer le mystère du péché. La < conversion » et la tentation incluent l’une et l’autre une alternative sans intermédiaire. Cependant, la « conversion » concerne la créature en elle-même, tandis que la tentation porte primordialement sur le rapport de la créature à Dieu. Il suit que l’alternative prend avec la tentation un caractère nouveau et absolu. Les deux termes de la < conversion » s’excluent au point de vue métaphysique; 1.’alternative be tentation. SA STRUCTURE 239 et ils se succèdent à la manière de deux contraires dans un même sujet. L'alternative de tentation, au contraire, considérée primordialement comme il se doit in respectu ad Deum, relève du type de l’op­ position appelé « contradiction >: et c’est ainsi qu’elle se présente à l’origine de la « conversion », c’est-à-dire lors du < terminus a quo > du second instant: origine dont le contenu est bien entendu constitué par le statut ontologique du premier instant. Cette même alternative de tentation devient au contraire du type contrariété si on la consi­ dère au terme de la < conversion », et par conséquent in respectu ad Angelum, lors du « terminus ad quem > du second instant. Ajoutons dès maintenant que l’option L4 résout dans l’Ange fidèle toute alter­ native en unité simple; tandis que, dans l’Ange pécheur, cette option L4 superpose sempitemellement une opposition de contradiction < in respectu ad Deum » et une opposition de contrariété < in respectu ad Angelum ». Nous donnerons ci-après la justification de ces affirmations; mais il importe auparavant, pour plus de clarté, de préciser respec­ tivement la portée des deux distinctions: « in respectu ad Deum in respectu ad Angelum », d’une part; et, d’autre part < ex parte Dei ex parte Angeli ». Cette seconde distinction vise la relation entre le Créateur et la créature: relation évidemment sous-jacente à toute tentation; mais ex parte Dei d’une part et ex parte Angeli d’autre part distinguent exclusivement les extrêmes de la relation, en les désignant respective­ ment: cette distinction ne concerne aucunement, ni la nature de cette relation ni par conséquent la nature de la tentation ou de l'alter­ native de tentation. Il suit que, quelles que soient les modalités dont se trouve revêtue cette alternative, conformément aux perspec­ tives qui en commandent l’application, elle a toujours nécessairement, aussi bien ontologiquement qu'épistémologiquement, la qualification qui lui appartient en propre et qui est donc toujours la même. On l’observera a posteriori dans ce qui suit, et cela constituera un signe de cohérence. La distinction « in respectu ad Deum - in respectu ad Angelum » concerne au contraire le point de vue formel sous lequel se trouve envisagée la relation entre le Créateur et la créature. En sorte que l’alternative de tentation peut avoir et a effectivement, nous l’avons annoncé, deux qualifications qui sont différentes selon quelle est envisagée « in respectu ad Deum », ou « in respectu ad Angelum ». 240 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE L'établir constitue respectivement l'objet des deux sous-paragraphes suivants. L'alternative de tentation, considérée lin respectu ad Deunir, recouvre l'opposition dite de < contradiction 1, tant ex parte Dei que ex parte Angeli. Ex parte Dei, la chose est claire. La personne, réalisant la i con­ version », est en acte de ce qui est < de nature >; elle se trouve donc, ipso jacto, et par suite lors du second instant en son < terminus a quo >, confrontée avec le dilemme: se référer, telle qu’elle est, à Dieu; ou bien: telle qu’elle est, ne pas se référer à Dieu. < Ne pas» signifiant prétention et non pas opposition. Le péché, alors, n’est pas consommé: il n’y a pas «refus», mais non considération. L’alterna­ tive est donc entre la position d’une chose et la non position de la même chose: la négation concerne exactement ce sur quoi porte l'affirmation et rien autre. Il s’agit donc bien de l’opposition de con­ tradiction. Ex parte Angeli, l'alternative de tentation recouvre également, < in respectu ad Deum », l’opposition de contradiction. On pourrait l’affirmer a priori, puisque cette alternative doit avoir, nous l’avons dit, une qualification intrinsèque toujours la même, quelle que soit la modalité quelle revêt en chacun de ses points d’application con­ crets. Mais, précisément, nous confirmerons le principe que nous ve­ nons de rappeler en établissant directement la conclusion qu’il est possible d’en tirer. Revenons au < passage » du premier instant au second instant; la < conversion » qui lui est concomitante concerne l’opération de nature (cf. p. 108) et la mise en oeuvre plénière du libre arbitre. Il est dès lors opportun de rappeler un résultat déjà établi en com­ parant le libre arbitre à celle des opérations < de nature > dont il est inséparable, l’amour. Nous avons distingué (pp. 60 sv.) l’amour « de nature » pour le bien qui est la fin, ou amour < du deuxième degré »: et l’amour «véritable» pour la personne de l’aimé, ou amour < du troisième degré ». Et nous avons vu (p. 69) qu’au moment où cet amour < du troisième degré > devient réellement possible, celui du < deuxième degré » n’est plus possible qu’en lui étant subordonné. L’aimant, alors, doit opter; ou bien il subordonne l’amour < de nature » à l’amour < de la personne », ou bien il ne subordonne pas l’amour < de nature » à l’amour 1 de la personne ». Dans le second cas, tout i.’alternative de tentation, sa structure 241 amour [de l'aimé] est détruit; mais, préalablement à cette consé­ quence, il y a la décision de l'alternative: « subordonner - ne pas subordonner ». Le cas de l'Ange est éclairé par cette analogie, si du moins on approprie celle-ci aux conditions du premier instant. L’Ange est alors incliné vers l'exercice de tout ce qui est < de nature »; il y a en lui mise en acte de l'amour naturel de Dieu Fin suprême (L3 N3), il y a mise en acte de l'amour théologal de Dieu-Amour subsistant; et il y a ordre, c'est-à-dire ordination intime et organique, en cette totale mise en acte: cet ordre est, comme tout, a Deo. L’Ange a donc en lui l’amour de la Fin: sans avoir cependant à le subordonner à l'amour de l’Aimé. Car il a également en lui < objectivement > cet amour de l’Aimé; en sorte que, même n’exerçant pas personnellement cet amour (pp. 177 sv.), il acquiesce en fait à X ordre dont il possède les parties intégrantes, en même temps qu’à chacune de ces < parties > elles-mêmes. L’Ange n’a donc pas à réaliser par lui-même cet ordre·. parce que cela est en fait rendu inutile, et de surcroît d’ailleurs est impossible, en vertu de l’ontologie du premier instant. Mais lorsque, au second instant, l’Ange réfère, à sa personne comme telle, ce qui est « de nature » et subsiste en lui comme suppôt, son opération volontaire se trouve normée par ce que l’analogie manifeste de la nature de l’amour: l’amour de l’Aimé comme Fin ne peut subsister que subordonné à l’amour de l’Aimé pour Lui-Même”. Dès lors apparaît, inéluctablement au second instant, une alternative dont la position même était exclue au premier instant: ou bien sub­ ordonner l’amour < naturel » à l’« amour théologal », ou bien ne pas subordonner l’amour < naturel » à l’< amour théologal ». Dans le second cas, l'Ange aliène en lui tout amour de Dieu, aussi bien dans l’ordre naturel que dans l’ordre surnaturel; mais préalablement à cette con­ séquence, il y a la décision de l’alternative: « subordonner - ne pas subordonner ». Or cette « alternative », qui est l’alternative de ten­ tation, répond aux trois conditions suivantes: 1) Quant à la raison formalissime, Γ< alternative » est i in respectu ad Deum >: puisqu’elle est spécifiée et commandée par celui de ses 77 La béatitude naturelle ne peut subsister que subordonnée à la béatitude surnaturelle. Et, par contraposition: le péché dans l’ordre surnaturel est impossible sans le péché dans l’ordre naturel. Nous retrouvons une conclusion déjà établie. 16 242 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE LANGE membres qui en est dominant, savoir l’amour surnaturel de charité: amour < théo-logal » qui se prend expressément « in respectu ad Deum >, puisque le «logos» en est Dieu Lui-Même; 2) Quant au sujet propre, l'< alternative > est < ex parte Angeli i: puisqu'elle concerne la puissance capable d’exercer l'amour quel il soit, tant naturel que surnaturel; 3) Quant au type épistémologique, l’< alternative » est une opposition de contradiction', ou bien..., ou bien ne pas...', le dictum de la négation est identique à celui de l’affirmation : est, non. Ces trois caractères, pris ensemble, établissent, quant à sa seconde partie, c'est-à-dire < ex parte Angeli », la conclusion que nous avions en vue. Récapitulons celle-ci dans son ensemble. L'alternative de tentation, considérée lin respectu ad Deum), recouvre toujours la stricte opposition de contradiction'. < turn ex parte Dei, tum ex parte Angeli» En effet: Ex parte Dei, l'opposition de contradiction est: référer ou ne pas référer à Dieu la personne: telle qu’elle devient personnel­ lement en acte, en vertu de la < conversion », de tout ce qui subsiste en elle actué dès le premier instant comme étant « de nature ». Ex parte Angeli, l’opposition de contradiction est: subordonner ou ne pas subordonner, à l’amour théologal de Dieu Aimé, l'amour naturel de Dieu Fin et de soi-même. L’aspect principal, c’est-à-dire jouant le rôle de principe, dans l’alternative de tentation est bien entendu l’opposition de contra­ diction telle qu’elle se présente ex parte Dei: référer ou ne pas référer à Dieu. Et cet aspect joue effectivement le rôle de principe, parce que c’est de lui que dérive la qualification de l’alternative de tentation comme opposition de contradiction. En effet, « in respectu ad Deum », une opposition ne peut être prise qu’en conformité avec la nature de Dieu, savoir l’esse. Et comme l’esse n’a pas de contraire, il suit que cette opposition ne peut être que ( est, non est ». L'alternative de tentation, considérée < in respectu ad Angelum », recouvre l'opposition dite de < contrariété », tant ex parte Dei que ex parte Angeli. Modifier la « ratio formalis sub qua > peut changer la qualifi­ cation qui doit être attribuée à la réalité considérée, laquelle de­ meure cependant objectivement identique à elle-même. C'est ce que nous allons observer: le type d'opposition auquel ressortit l’alterna- J.'ALTERNATIVE DE TENTATION. SA STRUCTURE 243 tive de tentation n’est pas, « in respectu ad Angelum», le même que < in respectu ad Deum ». Il s’agit cependant de la même alternative: nous reviendrons d’ailleurs sur son unité intrinsèque au sous-paragraphe suivant. Cela étant, il suffit, pour qualifier cette alternative « in respectu ad Angelum », de tenir compte de l’Ange, en tant précisément qu'il est le sujet confronté avec cette alternative. Or, dans un sujet, la stricte opposition de contradiction n’est qu’un état limite, prati­ quement impossible. L’absence d’une chose se réalise en fait conco­ mitamment à la présence d’une autre chose: celle-ci ayant alors dans le sujet le rôle qu’y aurait eu la première. C’est cette loi fort simple que nous allons observer ici. « In respectu ad Deum », l’alternative de tentation comporte, nous venons de le voir, aussi bien « ex parte Angeli » que « ex parte Dei », un membre négatif, qui est une négation pure, une pure « ab­ sence de ». Or, « in respectu ad Angelum », cette « absence de » n’est en fait possible que concomitamment à une présence. Si l’Ange, en tant que personne libre, ne réfère pas à Dieu ce qui en lui est < de nature » et en acte dès le premier instant, alors il le réfère à lui-même. Car « ne pas référer » ce qui est de soi ordonné à l’être en vertu de la nature de l’être créé, ce ne peut être qu’un « moment > virtuel. L’alternative, «in respectu ad Angelum», est donc: «référer à Dieu - référer à soi »; elle est donc du type « contrariété ». Elle ne peut plus être ce qu’elle est « in respectu ad Deum », la stricte opposition de contradiction: «référer à Dieu - ne fias référer à Dieu». Les considérations précédentes valent « ex parte Dei »; elles portent, pareillement, une conclusion semblable « ex parte Angeli ». Si l’Ange, au second instant, « ne réfère pas » l’amour naturel du Dieu Fin à l’amour surnaturel du Dieu Aimé: alors, en fait, il opte librement en faveur d’un «référer» qui est en sens contraire. Car, ces deux amours subsistant en lui dès le premier instant, l’Ange ne peut pas ne pas les co-ordonner: c’est-à-dire que, nécessairement, il doit subordonner l’un à l’autre. «Ne pas subordonner» n’est que virtuel. L’alternative, «in respectu ad Angelum», n’est donc plus: «référer, ou ne fias référer (l’amour naturel à l’amour surnaturel)»; l’alternative est: «référer l’amour naturel à l’amour surnaturel, ou au contraire, référer l’amour surnaturel à l’amour naturel»: contrariété, et non plus contradiction. Récapitulons, pour plus de clarté, les formes et les qualifi­ cations que revêt l’alternative de tentation. • 244 •i• · > ·:·. ··. In respectu ad Deum Ex parte Dei * • LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE LANGE » Ex parte Angeli Référer ou ne pas référer (à Dieu, au second instant, ce qui est < de nature > et en acte dès le premier instant) Référer ou ne pas référer (l’amour naturel de Dieu Fin, à l’amour surnaturel de Dieu Aimé) In respectu ad Angelum Référer l’exercice de ce qui, au premier instant, est < de nature » ou bien à soi seul ou bien à soi en même temps qu’à Dieu. Entrer en possession per­ sonnelle de tout l'amour exercé au premier instant: ou bien, en subordonnant l’amour naturel de Dieu Fin à l’amour surnaturel de Dieu Aimé; ou bien, au contraire, en subordonnant l’amour surnaturel de Dieu Aimé à l’amour naturel de Dieu Fin. L'alternative de tentation recouvre donc, effectivement : < in respectu ad Deum >, l'opposition de contradiction < in respectu ad Angelum », l'opposition de contrariété. * I -r » o» · P . ►· » M M La différence entre les deux formes que prend la même alter­ native de tentation, < in respectu ad Deum vel in respectu ad Ange­ lum >, suggère, au point de vue analytique auquel nous nous soi ■ III· placé dans ce paragraphe, ce que nous retrouverons ci-après: lorsque nous examinerons le péché de l’Ange en fonction de son ultime con­ 11111 sommation, en faisant par conséquent intervenir l’ordre des causes finales. Autrement dit, nous considérerons alors le second instant de l’Ange pécheur à partir de son < terminus ad quem >, et en ne faisant plus état que de l’alternative du péché. Tandis que l’alternative de tentation, objet de notre actuelle considération, se présente dès le < terminus a quo > du même second instant. /1 l’alternative de tentation, sa STRUCTURE 245 Il est donc opportun de préciser comment se distinguent, au sein du second instant, l’alternative de tentation et l’alternative du péché: cette précision découle immédiatement de ce qui précède; et, de surcroît, elle rend manifeste le canevas du passage qui lie mys­ térieusement dans l’Ange pécheur la tentation au péché. L’alternative de tentation s’est premièrement présentée < in respectu ad Deum >: cela, pour tout Ange, parce qu’en vertu d’une donnée commune. Tout est, dans l’Ange au premier instant, a Deo: et tout d’abord, bien sûr, le fait même d’être in Deo et ad Deum; la < question », qui éclôt en même temps que le libre arbitre-option à l’origine du second instant, ne peut donc se poser que < in respectu ad Deum»: aussi bien «ex parte Dei > que «ex parte Angeli», cela va de soi. Pour poursuivre et pour décrire l’histoire de l’Ange, il faut selon nous distinguer l’Ange fidèle de l'Ange pécheur. L’Ange fidèle décide « positivement » 17 (c’est-à-dire en se réfé­ rant à Dieu) de l’alternative de tentation telle qu'elle se présente primordialement, à lui comme à tout Ange, « in respectu ad Deum >. Mais ipso facto, par concomitance et parce qu’il s’agit de la même alternative, l’Ange fidèle résout aussi « positivement »17 l’alternative de tentation « in respectu ad Angelum >. C’est-à-dire que, en fait et concrètement, pour l’Ange fidèle, l’alternative de tentation ne s’est pas posée explicitement « in respectu ad Angelum ». Se trouvant < décidée » sous sa forme principale, c’est-à-dire « in respectu ad Deum », l’alternative ne se pose plus « in respectu ad Angelum > c’est-à-dire sous sa forme dérivée, comme une alternative «à décider». C’est du moins ce que nous estimons, parce que la vérité se trouve à l’ordinaire circonscrite par les excès contraires. Ce serait, si nous osons dire, « surangélisme » que de supprimer, pour l’Ange fidèle, l’épaisseur «angélique» du second instant: et de supprimer par conséquent l’alternative de tentation « in respectu ad Angelum». La durée de l’Ange n’est pas l’Etemité; l’Ange, qu’il soit fidèle ou pécheur, a son histoire: voilà un premier aspect de la vérité. En retour, il serait pareillement erroné de donner une con­ sistance réelle à une hypothétique possibilité, purement abstraite croyons-nous. Il n’est pas métaphysiquement contradictoire que l’Ange décide l’alternative de tentation: «positivement»17, «in res­ pectu ad Deum »; et « négativement »”, «in respectu ad Angelum ». Cela n’est pas contradictoire. Mais cela n’est compatible ni avec la Bonté de Dieu Créateur et Provident, ni avec la perfection qui est 246 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE connaturelle à l’Ange. Si l’Ange choisit de référer à Dieu l’exercice de ce qui en lui est < de nature », alors la < question » de savoir si il référer ce même exercice à lui seul, cette < question >-là n'est plus véritablement une < question Si l’Ange est fidèle < in respectu ad Deum », il l’est également < in respectu ad seipsum >: en vertu d’une dérivation, intime à lui-même et conforme, il faut le maintenir, à sa propre durée créée; en vertu également, et infailliblement, de la Sagesse qu’inspire l’Amour. Concluons. L’Ange fidèle décide < positivement »17 l’alternative de tentation: ordinatamente^, c’est-à-dire < in respectu ad Deum », et en vertu de l’ordre inclus dans ce «respectus», également «in respectu ad Angelum ». Quant à la durée, la spécification différente, contradiction < in respectu ad Deum contrariété « in respectu ad Angelum », de l’alternative de tentation, fonde de manière néces­ saire et suffisante la distinction, pour le second instant, d’un < ternus a quo» et d’un < terminus ad quem ». Mais ces deux < termes », l’Ange fidèle en fait pour ainsi dire la matière de l’ordre parfait propre à Yinstant d'Ange. La durée en effet répond à l'être. Le premier instant inaugure, a Deo et in Angelo, la durée angélique; mais c’est seulement lorsque l’Ange est pleinement en exercice de lui-même qu’existent une durée et un instant d’Ange. Parfait dans l’Ange fidèle, le second instant survole l’alternative de tentation et s’achève dans l’aevum étemel. Dans l’Ange pécheur au contraire, la durée est, nous le verrons, sempitemellement brisée comme durée. Cette brisure se manifeste, dès et dans le second instant, par la dissociation des deux aspects qu’intègre en droit organiquement l’alternative de tentation. L’Ange pécheur devrait, au point où nous sommes, être considéré comme l’Ange qui < va pécher »; mais il importe de rappeler dès maintenant ce sur quoi nous aurons à insister: pécher n’est jamais inéluctable ante factum: et c’est pourquoi on ne peut envisager co: Il III eune réalité l’Ange qui < va pécher » qu’en considérant tel Ange effectivement pécheur, avant qu’il n’ait péché. Un tel Ange, donc, décide < négativement »17 l’alternative de tentation, telle qu’elle est primordialement présentée à tout Ange, c’est-à-dire < in respectu ad Deum >. De là suit, l’acte d’Ange étant sans reprise en vertu de sa perfection connaturelle, que l’Ange pécheur ne se trouvera plus jamais confronté avec l’alternative de tentation < in respectu ad Deum ». A cet égard, l’alternative est décidée, elle l’est sans appel. Cependant, en ce même < terminus a quo » du second l'alternative de tentation, sa structure 247 instant, l'alternative de tentation, décidée négativement comme nous venons de l'observer «in respectu ad Deum» demeure encore non décidée « in respectu ad Angelum >: il n’est pas inéluctable que l'Ange pèche: bien qu’il se soit mis, en décidant «négativement»17 l’alternative « in respectu ad Deum », en des conditions qui norma­ lement induisent métaphysiquement l’acte de pécher. On retrouve ici, notons-le en passant, la priorité de l’être sur le non-être, du bien sur le mal, de la Miséricorde sur la désérence. Décidée « positivement » 17 « in respectu ad Deum », l’alternative de tentation se trouve ipso facto décidée également « positivement >17 < in respectu ad Angelum »: et la justification plénière est assurée. Tandis que l'inverse n’est pas vrai: l’Ange qui décide < négativement »17 de l'alternative de tentation « in respectu ad Deum » peut encore cependant décider « positivement »17 de la même alternative « in respectu ad Angelum ». Il n’est pas impossible qu’un < redressement > se produise: il n’est pas impossible que l’Ange, confronté fondamen­ talement avec sa 'propre indigence de créature, se « ressouvienne » de ce dont sa splendeur et sa sécurité originelles lui avaient en fait permis la prétérition. Y a-t-il eu, y a-t-il des Anges dont 1’« histoire » répond à ces conditions: Anges non certes rachetés comme nous le sommes, mais sauvés « in extremis » par la grâce victorieuse? Y a-t-il, dans la louange qui monte éternellement vers Dieu de l’univers angélique, deux accents jaillissant l’un principalement de la virginale innocence et l’autre principalement de la merveilleuse Miséricorde? Noli judicare si non vis errarel Ce qui est certain, c’est l’existence de l’Ange pécheur; et c’est à son propos qu’il est maintenant possible de préciser comment l’al­ ternative du péché, ci-dessus mentionnée, se distingue de l’alterna­ tive de tentation, et bien entendu de l’alternative de «conversion». Nous appelons, par définition, « alternative du péché », celle dont l’issue inéluctable et sans appel, est ex parte Angeli', ou bien pécher, ou bien être pleinementse justifié. Elle existe seulement pour l'< Ange qui va pécher », non pour l’Ange qui a décidé « positivement > 17 l’alternative de tentation «in respectu ad Deum». L’«alternative du péché » est ainsi située. Il reste à en définir la nature et à justifier cette définition. L'alternative du péché n'est rien autre que l'alternative de tentation, niais dégradée et réduite par l'Ange qui va pécher à ne pouvoir se présenter pour lui que « in respectu ad Angelum ». Il est donc radicalement exclu que l’alternative de tentation 248 LE PÉCHÉ ET LA PURÉE DE L ANGE puisse derechef se présenter pour l’Ange < qui va pécher » < in respectu ad Deum >. L’alternative du péché fonde pour lui métaphysiquement le < terminus ad quem > du second instant. La rupture qu’entraînera le péché, si il est consommé, s’introduit déjà ici subtilement, originellement par rapport à l’acte même de pécher. Nous ne croyons pas opportune la notion de < motion divine brisée >. Mais il y a une brisure, prodrome non encore peccamineux du péché, introduite par l’< Ange qui va pécher > au sein de l’alternative de tentation telle que Dieu l’avait instituée en Sa Sagesse comme partie intégrante de l’histoire angélique. Cette alternative est brisée, non seulement parce que l’ampleur connaturelle en est réduite, mais également et surtout parce quelle aliène la signification dont elle est chargée, lorsque, comme tout ce qui ressortit à l’Ange dans le resplendissement du premier instant, elle est a Deo, in Deo, in res­ pectu ad Deum. L’Ange qui déserte la Sagesse, en laquelle il est enclos en même temps qu'en Dieu le créant, se contraint ipso facto à pâtir l’épreuve de la tentation, non plus divinement c’est-à-dire en demeu­ rant enté en Dieu, mais < angéliquement > c’est-à-dire en étant re­ lativement laissé à lui-même: et cela aussi bien ex parte objecti, parce que l’alternative dont l’Ange doit décider se trouve dégradée, ramenée par lui, mais aussi pour lui, à ne pouvoir être considérée qu’à son point de vue à lui; et ex parte subjecti, parce que l’Ange n’a plus en partage la Sagesse de Dieu que participée en lui-même à sa propre mesure: il ne l’a plus comme Source créatrice et jaillissante en ElleMême. L’épreuve alors est excédente: l'Ange succombe au mirage de sa splendeur. Telle parait être, dès le < terminus a quo » du second instant, la plus primitive origine de ce qui sera le péché de l’Ange: considérer à partir de soi en désertant de le faire à partir de Dieu. Pourquoi, en tel Ange, la virginale et intégrale fidélité, tota simul a Deo et in Deo et ad Deum? et pourquoi tel Ange réduit-il la divine et magnanime alternative de tentation en cette sorte de cadavre sans âme — réalité créée coupée du Créateur — qu’est l’alternative du péché? C’est l’amour qui paraît être la < clé du chiffre > (cf. p. 292). Mais n’antici­ pons pas. Observons simplement, sobrement, que la créature — même l'Ange! — doit ne considérer fût-ce même la simple possibilité du mal, qu’en respectant le statut dans lequel Dieu l’a établi, c’est-àdire en demeurant en Lui. L’histoire de l’Ange pécheur et l’histoire l'alternative de tentation, sa résolution ou sa dégradation 249 de l'homme pécheur sont, à cet égard, rigoureusement identiques. Satan a tenté, en insinuant sous couvert d'excellence, le blasphème subtil d’où dérive tout péché: ne pas considérer en fonction de Dieu, et considérer en fonction de la créature. Telle est la séduction, si sur-naturelle comme séduction pourrait-on dire: parce que justement elle ne paraît même pas l’être. Séduction si puissante, si active, si omnipotente dans notre monde contemporain; séduction multiforme, du teilhardisme < christique » à la dogmatique « fonctionnelle > et au minisme « mariologique »: partout, la norme c’est l’Homme; séduction marquée si uniformément, et partant si visiblement, du sceau — disons mieux — de la griffe de Satan. L’homme, toute l’humanité supposée rassemblée, unie, et prenant — enfin! — conscience d’elle-même: quelle lumière, quelle force, quel triomphe! Lucifer, lui, l’< intelligent > mesure bien cette lumière à l’aune de la Lumière perdue; lui, le < menteur dès le princi­ pe >, estime à sa juste qualité cette force — ou cette farce — mentale totale qui escompte, pour se concentrer, la dérisoire coalescence de sa condition incarnée; lui, Satan, le «séduit par lui», c’est lui qui, ri­ canant, triomphe dans cet « Homme adulte jaugeant en fonction de soi »: parce que ce triomphe c’est tout juste le sien. Nous venons de voir que l’alternative de tentation peut être brisée: et qu’elle se trouve effectivement dégradée, par l’Ange «qui va pécher », en l’alternative du péché. Avant d’examiner l’acte même du péché, il convient de revenir sur l’économie de la tentation angé­ lique telle quelle fut instituée en Sagesse divine et telle quelle se présente pour l'Ange fidèle. L’alternative de tentation intègre en droit dans l’unité d’un même ordre ses deux modes: «in respectu ad Deum », « in respectu ad Angelum »: l’un subordonné à l’autre. Cette unité, qui découle radicalement de la « structure > du volontaire considéré comme il se doit relativement à son objet, permet d’ailleurs de résoudre la question que nous avons ci-dessus (p. 234) laissée en suspens avec S. Thomas. III - L’alternative dont la décision constitue l’objet de la tenta­ tion fonde également, en l’unité de ses deux modes, celle de la tentation elle-même. L’Ange a péché en convoitant d’accéder par lui-même à la possession de l’ultime béatitude: soit qu’il ait réduit celle-ci à la mesure de ses ressources naturelles, soit qu’il ait estimé ces ressources 250 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE à elles seules suffisantes pour atteindre la béatitude surnaturelle7·. Y aurait-il là, concernant la tentation angélique, deux types diffé­ rents et pareillement possibles? Poser la question en termes de quan­ tité induit il est vrai à le penser: l'Ange, ou bien sous-dctermine sa fin, ou bien surestime sa puissance: les deux choses paraissent effecti­ vement différentes. Mais est-il possible d’imputer soit l'une soit l'autre de ces erreurs à la plus haute des intelligences créées? Il con­ vient pour le moins en l’occurrence d’éviter la prétérition qui fut comme nous venons de le voir la toute première origine du péché, et qui pour l’Ange pécheur consista en ceci: prétendre regarder en fonction de la créature en omettant de découvrir que ce regard n’a de droit à être et partant d’authentique réalité que si il est enclos et subsistant dans la Lumière qui primordialement fait voir en fonc­ tion de Dieu. Autrement dit, il importe de considérer l’alternative de tentation à partir de celui de ses aspects qui en est le principal: < in respectu ad Deum >. De ce qui est principe, et de cela seulement, découlent l’unité et l’intelligibilité. Ajoutons d'ailleurs que l’unité d’un rapport entre le Créa­ teur et la créature — en l’espèce l’alternative de tentation — requiert et puis confirme la distinction qui existe réellement entre les deux termes du rapport: distinction sans laquelle la créature n’existerait pas. Il suit que, dans le cas présent, l'unité de l’alternative de tenta­ tion peut et doit être mise en lumière, d’une part ex parte Dei, d’autre part ex parte Angeli. Cela revient à lire horizontalement le tableau récapitulatif de la p. 244: on voit alors, clairement manifestée par chacune des deux lignes respectivement, la même unité organique de la tentation angélique. Considérons d’abord l'alternative de tentation ex parte Dei. L’Ange perçoit < expérimentalement » autant qu’intelligiblement, dès le premier instant, que sa béatitude ne peut consister qu’en Dieu, et en Dieu effectivement atteint selon toutes les opérations dont l’Ange porte en lui l’exercice sans encore en produire personnellement l’acte. Mais, cette économie du premier instant, l’Ange ne pourrait-il pas la référer à soi-même et pour autant en prendre possession et en jouir, sans en même temps se référer à Dieu?” Cette question, concrète, ’· Telle est exactement la teneur du discours par lequel le serpent tente Eve et Adam. D’abord il procède par interrogation: cela prend, vis-à-vis de l’homme, valeur d’insinuation; mais, pour l’Ange aussi bien que pour l’homme. iissume les deux formulations de la tentation angélique considérée et « référer à soi seul > expriment, respectivement < in respectu ad Deum » et < in respectu ad Angelum » la manière dont l’Ange < qui va pécher » décide l’alternative de tentation. Cela, nous l’avons déjà analysé; il serait inutile d’y insister. Il suit donc que les deux formulations supputées typique­ ment différentes, hypothétiquement comparables et également pos­ sibles de la tentation angélique correspondent en réalité aux deux aspects que revêt inéluctablement et simultanément la même tenta­ tion, considérée ordinatamente57 «in respectu ad Deum» et «in res­ pectu ad Angelum ». Nous allons retrouver la même conclusion en considérant maintenant l’alternative de tentation ex parte Angeli. Cependant, il ne va pas de soi, bien au contraire, que, précisément considérée ex parte Angeli, l’alternative de tentation soit rigoureusement identique dans l’Ange fidèle et dans l’Ange « qui va pécher ». En vue d’éviter des redites, sans pour autant simplifier arbitrairement une question délicate, nous allons considérer dans ce qui suit immédiatement l’Ange «qui va pécher » plutôt que l’Ange fidèle. Car, s’il est aisé de «passer» du premier cas au second, il n’en va pas de même inversement; le mal, le péché sont source de complexification, parce qu’ils pertur­ bent l’ordre: la chose n’est que trop connue. Si donc, considérant l’Ange «qui va pécher», nous établissons que la tentation de l’Ange avec l’interrogation commence la tentation. En second lieu, il n’est pas question de mépriser Dieu, ni de se passer de Lui, de se passer du « fruit ». Enfin le serpent prête à Dieu des intentions dérisoires: cela c’est à l’usage de l’homme, grossier même dans son orgueil. Mais l’interrogation, pour l’Ange comme pour l’homme, porte sur la possibilité de jouir, sans en référer à Dieu, du fruit dont on sait parfaitement qu’il ne peut venir que de Lui. 252 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE est, «ex parte Angeli> tout comme «ex parte Dei», organiquement une en ses deux modalités, nous tiendrons pour également établie la même vérité concernant l'Ange fidèle, et partant concernant tout Ange. Les deux formes que revêt, à l'intime de l’Ange < qui va pé­ cher», la décision «négative»17 qu’il pose de l'alternative de tenta­ tion sont, comme nous l’avons indiqué (p. 244): in respectu ad Deum, ne pas référer l’amour naturel de Dieu Fin à l’Amour surnaturel de Dieu Aimé; in respectu ad Angelum, subordonner cet Amour surnaturel à cet amour naturel. Nous voulons montrer qu'elles correspondent respectivement aux deux manières classiques de décrire la tentation angélique: lesquelles seront ainsi de nouveau manifestées comme deux désignations de la même réalité7*. Nous allons, une fois de plus, sui­ vre l’ordre d’exposition que nous avons adopté, en considérant d’abord celui des deux cas qui est en l'occurrence le plus simple. L'alternative de tentation, < in respectu ad Angelum », cor­ respond ex parte Angeli à l’assertion classique: l’Ange a été tenté par la possibilité de chercher en soi-même la béatitude. Subordonner l'Amour surnaturel de Dieu Aimé à l’amour naturel de Dieu Fin, c’est en effet, de la part de l’Ange, situer sa fin dans l’ordre naturel; mais c’est équivale; mu ent chercher sa béatitude en lui-même: car l'Ange, créature spirituelle, est connaturellement capable d’atteindre, comme Fin, Dieu qui est Γ Auteur de la nature. L’Ange «qui va pécher > estime-t-il réellement possible — condi­ tion pour qu’il y ait tentation réelle — d’atteindre Dieu en vertu de ses seules ressources naturelles? Cela est impliqué en ce qui précède: puisque l'Ange considère bien entendu sa fin selon le point de vue qu'il juge comme étant ultime, lequel est, dans l’hypothèse que nous envisageons, celui de l’ordre naturel. Ce « réellement possible », tel que nous venons de le préciser, soulève une difficulté qu’il convien­ drait pour le moins d’expliciter. Mais nous allons retrouver cette même difficulté en examinant la seconde partie de la < correspondance > dont nous devons achever d’établir la validité. L’alternative de tentation, < in respectu ad Deum >, corres­ pond ex parte Angeli à l’aporie classique: la tentation de l’Ange n’a-t-elle pas consisté à viser la possession de la Béatitude surnaturelle, par la seule mise en oeuvre des ressources naturelles? L’analyser n’est pas sans fruit: car les principes essentiels, maintes fois évoqués, de nouveau sont requis, et partant confirmés. Il sera L’ALTERNATIVE DK TENTATION. SA RÉSOLUTION OU SA DÉGRADATION 253 plus clair de présenter d’abord dans son ensemble le schéma d'un argument qui est délicat. Ne pas subordonner l’amour naturel de Dieu Fin à l’Amour surnaturel de Dieu Aimé implique deux choses. En premier lieu, l’Ange ne renonce pas à l’Amour dont il a gratuitement en lui l’exercice au premier instant; car cet Amour, bien qu’il n’assure pas encore la Béatitude, porte déjà en son acte une fruition qui se trouve ipso facto intégrée au désir, par nature maximal, de la béatitude. L'Ange «qui va flécher) vise donc bien, et du fllus intime de lui-même quoique « allant flécher », la Béati­ tude surnaturelle. En second lieu, ne référant pas l’amour à l’Amour, l’Ange en ce que l’Ange viserait la posses­ sion de la Béatitude surnaturelle en ne faisant état que de ses ressour­ ces naturelles. Voici par conséquent la question que nous devons examiner, étant donné d’ailleurs qu’une tentation réelle ne peut évide ΠΙΙΙ ent être fondée — nous l’avons déjà observé — que dans une possibilité réelle. L’Ange « qui va pécher » estime-t-il réellement flossible une certaine conjoncture? Cette conjoncture s’énonçant comme suit: posséder l’Amour simplement en vertu de la concomitance d’exercice, originellement réalisée entre l’amour et l’Amour: cela n’exige rien autre — la grâce du premier instant étant bien sûr présupposée — que la mise en oeuvre des ressources naturelles? La réponse affirmative paraît évidente: oui, cette conjoncture constitue une possibilité réelle. L’amour ontologique de soi n’implique-t-il pas — n’enclôt-il pas—en droit l’amour de Dieu-Fin? Puisque, d’une part, l’amour de soi est inséparable de l’inclination vers le bien propre et flossédé, inclination qui est par définition même l’amour de la fin; puisque, d’autre part, l’Ange intellectuellement ne peut se 254 LE PÊCHÉ ET UK DURÉE DE L*ANGE méprendre sur le fait que Dieu et Lui Seul est sa lin. Or, si l’amour ontologique de soi implique en droit l'amour naturel de Dieu-Fin; et si, en vertu d’un don gratuit et originel que Dieu-Amour Aimant et créant n’a certes pas lieu de révoquer, l’Amour surnaturel de Dieu-Aimé est concomitant à l’amour naturel de Dieu-Fin; alors, ne suit-il pas que l'Ange peut personnellement atteindre et posséder Dieu-Aimé, et donc être surnaturellement béatifié, en mettant seule­ ment en oeuvre, ex parte sui, ses ressources naturelles? Cette inférence, apparemment évidente, et quoi qu'il en soit du mode propre quelle revêt dans un intellect angélique, elle est néanmoins fallacieuse: et c’est d’ailleurs cette dualité entre l'appa­ raître et la vérité qui constitue la séduction tentatrice. Cependant, ce caractère fallacieux n’apparait pas à l’Ange < qui va pécher»: celui-ci ne découvrira son erreur qu’en péchant, au < terminus ad quem » du second instant. On ne sera donc pas surpris que, pour déterminer en quoi consiste ce caractère fallacieux, un cerveau humain considère l’erreur une fois commise: c’est ce que nous allons faire. L’erreur concerne l’< interprétation > de l’expression < en droit » que nous avons ci-dessus soulignée. Cet < en droit » recouvre — en fait! — une ambiguité, laquelle est d’ailleurs manifeste si on envisage les choses < ex parte Dei ». Mais nous les considérons présentement < ex parte Angeli ». Dès lors, cette ambiguité il faut la manifester: et la voici. L’amour naturel de Dieu-Fin est, pour l’Ange, en droit et objectivement, impliqué dans l’amour ontologique de soi; mais cette inclusion < de droit », effectivement réalisée au premier instant, est subordonnée à Y Ordination de l’amour à l’Amour, telle quelle est instituée en Sagesse divine. Cet < en droit » est bien réel ex parte Angeli, c’est-à-dire dans l’Ange lui-même', et cependant il n’a de réalité et d’efficace que in virtute Ordinationis ipsius Dei. L’Ange, péchant, estime au contraire, pratiquement et faussement, que cet < en droit » se suffit, ex parte suiipsius Angeli. C’est seulement à cette condition, c’est-à-dire selon cette seconde interprétation de < en droit », que l’inférence ci-dessus décrite est valide: l’Ange estime pouvoir atteindre, par concomitance divinement gratuite, la Béatitude surnaturelle, en usant seulement, ex parte sui, de ses ressources naturelles. De cette erreur, qui constitue nécessai­ rement en fait l’un des constituants de l’acte de pécher, il convient de souligner deux caractères. Tout d’abord l’< erreur ■» concerne l’ordre naturel, et par consé­ quent elle n'est pas originellement intellectuelle. L’Ange < qui va pé- L'ALTERNATIVE Dli TENTATION. SA RESOLUTION OU SA DÉGRADATION 255 cher >, qui pèche, qui est réprouvé ne cesse jamais ni d’aimer ontolo­ giquement et lui-même et sa fin, ni de juger intellectuellement que Dieu est sa fin. L’ « erreur », il est aisé de le déceler a posteriori, consiste à confondre deux enchaînements de nature différente. Le premier, abstrait, parce que radicalement composite, est celui que nous venons de rappeler; si l’Ange aime sa fin, et si l’Ange juge que Dieu est sa fin: alors [si ijuger {de la fin} implique nécessairement d'aimer {la fin)], l’Ange aime Dieu «naturellement», c’est-à-dire par nature et nécessairement. Or cette conclusion est fausse en fait, puisque l’Ange déchu perd l’amour naturel de Dieu. Et le fait qu’elle soit fausse prouve la fausseté de l’hypothèse qui, implicitement admise, paraît démontrer cette conclusion. Ainsi, juger du bien n’est pas nécessairement V aimer'. nous l’avons déjà rappelé (pp. 24SV.) avec S. Thomas et avec M. Maritain. Le second enchaînement, réel celui-là et d’ailleurs homogène, concerne l’ordre affectif naturel; l’amour ontologique de soi inclut < en droit» l’amour naturel de Dieu-Fin. Mais cet «en droit » repose sur 1 Ordination di­ vine; nous l’avons déjà dit, et l’enchaînement fallacieux que nous venons de mentionner le confirme a contrario. L’« erreur » enclose dans l’acte de pécher tient donc à l'affectivité (au « volontaire ») : parce que, matériellement, elle porte sur un en­ chaînement « affectif »; et parce que, formellement, elle consiste à juger que le « volontaire > est normé nécessairement par 1’« intellec­ tuel»; or, ce jugement, intellectuel bien sûr, et qui est faux, n’est rendu possible que parce que premièrement la volonté suspend l’exercice du jugement que 1'intelhgence pourrait et devrait poser, concernant la nature même dit « volontaire ί> tel que celui-ci se réalise dans la créature. Le second caractère, de prime abord déconcertant, de l’< er­ reur » dont nous parlons, concerne la durée, et en définitive l’être lui-même. Nous avons distingué: l’Ange «qui va pécher», et l’Ange péchant; le « terminus a quo » du second instant, et le « terminus ad quem » du même instant. Ni l’esprit pur n’est le Simple, ni sa durée n’est l’Etemité: tel est le fondement, objectif et suffisant, de distinc­ tions que notre épaisseur mentale humaine peut juger ténues! Or il est bien remarquable que, en dépit de ces précisions — extrémales nous l’avouons! — l’errance de l’Ange demeure inassignable dans l’ordre de la durée. L’Ange < qui va pécher » ne se trompe pas encore. Peut-être dit-il «peut-être?», comme le conseille d’ailleurs Satan à tous ses suppôts; mais il ne porte pas un jugement faux. Et, en 256 *» i 1 Μ i4 ·. • :· It LE PÊCHÉ ΕΓ Ι.Λ DURÉE DE L’ANGE retour, l’Ange qui exerce l'acte de pécher ne pose pas non plus ex­ plicitement un jugement faux: il découvre, dans son péché, qu’il est — irrémédiablement — dans l’erreur. Or, si il est dans l’erreur, c'est bien sûr parce que déjà il a commencé de se tromper. S. Augustin observait qu'il n'existe pas de verbe mental cor­ respondant à la pseudo affirmation < je mens ». Nous retrouvons ici quelque chose de semblable: < ex parte Angeli >, il est impossible d’assigner à l’errance de l'Ange un commencement: parce quelle n'a pas d’étre, pas plus que l'hypothétique affirmation de mentir. La faillibilité humaine offre donc une analogie: elle évitera qu’on soit surpris. Il n'en est pas moins impressionnant de découvrir, dans l'< homme menteur > et dans l'Ange pécheur, la même radicale am­ biguité, étrangère à l’être autant qu'à la durée: parce que, en toute créature désertant le Créateur, cette ambiguité est mesurée, jugée, condamnée par la Vérité qui est Eternité. Il serait donc pareillement faux d’affirmer: l’Ange a péché parce qu’il s’est trompé; ou bien: l’Ange s’est trompé parce qu'il a pé­ ché. Car la genèse du péché et la genèse de l’errance se co-impliquent mutuellement dans l’épaisseur < angélique » du second instant. Cette implication, si obscure au moins < ex parte Angeli », permet du moins de répondre nettement à la question que nous nous proposions de résoudre: l’Ange < qui va pécher» estime-t-il réellement possible, en mettant seulement en oeuvre ex parte sui les ressources de sa nature et de l’ordre quelle implique, d’entrer personnellement en possession de la béatitude surnaturelle, étant supposée la conco­ mitance de l’amour naturel et de l’Amour surnaturel réalisée par Dieu dans l’Ange au premier instant? Nous avons d’abord montré que la réponse affirmative à cette question parait s'imposer. C’est-à-dire que la conjoncture envi­ sagée se présentant comme objectivement possible, l’Ange a pu effectivement l’estimer telle. Une analyse plus précise a ensuite établi deux choses: tout d’abord il n’est pas vrai que l’ordre naturel soit, dans les conditions envisagées, auto-suffisant; l’inférence qui parait l’établir inclut donc une erreur. En second lieu, cette erreur est d'origine volontaire: elle tient à ce que la volonté de l’Ange < qui va pécher » suspend l’exercice du jugement que devrait porter l’intelligence sur la nature du « vo­ lontaire > lui-même en sa condition créée. Si il n’y avait pas d’erreur, l’estimation serait juste: elle ne pour­ rait être l’origine ou l’objet d’une tentation. Si l’erreur, qui con- l’alterna uve de tentation, sa resolution ou sa degradation 257 cerne l’ordre naturel, était d’origine intellectuelle, elle serait exclue par la perfection de l’Ange. Mais en vertu des deux conditions que nous venons de rappeler — erreur effective, et erreur d’origine af­ fective — l’Ange «qui va pécher», lequel est également et tout uni­ ment l’Ange «qui va se tromper», peut estimer réellement possible d’entrer personnellement en possession de la béatitude surnaturelle en mettant seulement en oeuvre ex parte sui les ressources de la na­ ture et de l’ordre quelle implique. 11 faut donc, au terme de cette laborieuse discussion, maintenir la réponse affirmative qui de prime abord paraissait évidente. L’argument dont nous avons donné le schéma est donc achevé, et notre conclusion complétée. La tentation, telle quelle était instituée en Sagesse divine, partie intégrante pour chaque Ange de l’histoire de son salut, est organiquement une. Elle doit d’ailleurs être exprimée, aussi bien ex parte Angeli que ex parte Dei, par deux alternatives de natures différentes: l’une «in respectu ad Deum» est du type «contradiction»; l’autre, «in respectu ad Angelum », est du type « contrariété ». Ces deux alternatives sont, pour l’Ange fidèle, connexées c ordinatamente»67. Décidant «positivement»17, et du dedans, au « terminus a quo » du second instant, la première alternative, en vertu même du principe qui la fonde, — savoir le «respectus ad Deum», — l’Ange fidèle décide également positivement, et spontanément, au « terminus ad quem » du même instant, la seconde alternative, en vertu du même principe: l’inammissible « référer à Dieu » demeure immanent, comme le fondant, au « référer à soi ». Les deux alternatives qu’intègre la tentation, en droit organique­ ment «un», sont dissociées par, et donc pour, l’Ange «qui va pécher». Celui-ci, décidant « négativement»17, au « terminus a quo » du second instant, l’alternative de tentation « in respectu ad Deum », se trouve ipso facto confronté, au « terminus ad quem du même instant » avec l’alternative de tentation « in respectu ad Angelum »: mais celle-ci étant disjointe à la fois de la première alternative et du principe de résolution quelle incluait, savoir le respectus ad Deum. L’Ange < qui va pécher » brise l’ordre intime de l’épreuve — de la tentation, — que Dieu en sa Sagesse lui proposait. Il doit par conséquent affronter l’alternative de tentation telle que lui-même la forge: il succombe. Et c’est pourquoi nous avons appelé « alternative du péché » cette alternative de tentation telle quelle se présente au «terminus ad quem» du second instant pour l’Ange «qui va pécher», c’est-à-dire 17 258 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE disjonctivement et exclusivement < ad seipsum >: du fait que, au < terminus a quo > du même second instant, il l’a détruite « in respectu ad Deum ». La tentation et puis le péché relèvent, pour l’/Vnge, de l’orgueil à l’iétat pur». Soi pour soi, sans même mépriser ce qui n'est pas soi, mais sans faire aucunement état de qui n’est pas soi, pas même de qui on reçoit, pas même de Dieu. La splendeur originelle de l’Ange, créé et actué en Dieu selon la nature et selon la grâce, encore enclos en Dieu et promis à lui-même par Dieu, cette splendeur a rendu possible et peut-être indirectement favorisé la < tentation »: elle n’en rend pas compte adéquatement, intelligiblement. Le mystère de la liberté, que va manifester le péché, est déjà là: concomitant à la possibilité de la tentation, et même concomitant à sa différenciation. < Ne pas référer à Dieu > n’aurait aucune raison et serait donc impossible parce que privé de fondement, si n’était visé, au moins implicitement par la médiation de l'amour ontologique de soi-même, « référer à soi seul ». Et, en retour, «référer à soi > n’est péché et ne peut être ten­ tation qu’en impliquant par le même jeu implicite < référer à soi seul », et par conséquent < Ne pas référer à Dieu ». Prétérition d’un respectus, convoitise d’un autre respectus: où est la précession? C’est l’amour qui paraît être la clé du chiffre (cf. p. 292). Mais n’an­ ticipons pas. Nous avons tenté de poser la question de la tentation de l’Ange comme s’est posée réellement pour l’Ange la question en quoi a consisté la tentation: condition nécessaire, sinon suffisante, pour analyser ce dont la tentation est l’origine: l’acte de pécher. 2. La structure métaphysique de l'acte de pécher est induite par celle de la tentation. I - L'acte de pécher est une unité d’ordre dont les constituants sont eux-mêmes les actes de principes d’opération réellement distincts: primordialement, l’acte du libre arbitre-option et la « conversion > du libre arbitre-nature. Le péché est intégré au dessein de Dieu: cela est aussi certain que le péché lui-même; cela est, en réalité, inséparable du péché. Cependant, nous laissons de côté comme nous l’avons dit (pp. 229 sv.) ce qui concerne l'ordre des causes finales; nous nous bornons aux l’ontôlogie pe l'acte pe pécher inclut une unité d’ordre 259 questions qui ressortissent à l’ordre de la cause formelle et à celui de la cause efficiente. Le péché existe: comment cela est-il possible, comment cela n'implique-t-il pas contradiction? voilà ce que nous nous proposons d'examiner. Il importe, pour le faire, de préciser à nouveau le point de vue auquel d’ailleurs nous n’avons cesse de nous placer dans toute cette enquête. Assigner la cause propre du péché est, nous l’avons déjà observé, impossible (pp. 212, 215): ni la contingence comme telle, ni l’absence d’être qu’est le mal en lui-même n’ont de cause. L’intelli­ gibilité ne pouvant en l’occurrence venir des notions, il convient de la rechercher dans la réalité elle-même: considérée comme il se doit en son maximum d’actuation. L’analyse de l’acte de pécher, tel qu'il se réalisa pour l’Ange au second instant, doit suffire à écarter d’ap­ parentes difficultés. Or un acte ne peut être saisi en sa concrétude sans tenir compte du type de son unité, mesure de sa réalité. Pour la créature même spirituelle, le sujet, le principe de l’opération, l’acte sont réellement distincts. Ces distinctions demeurent toujours, éternellement: le sujet en acte, cet acte du sujet, le principe d’opération par lequel le sujet produit cet acte constituent in actu une unité d’ordre: c’est-àdire que les rapports selon lesquels ces trois choses se distinguent réellement et mutuellement, également les font xun» en vertu de l’u­ nité propre à l’acte. Cette unité et cette distinction existent également et primordialement entre le suppôt, l’acte d’être, et l'essence concrète: laquelle subsiste dans le suppôt en vertu de l’acte d’être et mesure celui-ci réellement. Et c'est cette unité d’ordre entre les constituants co-essentiels de l’existant créé qui induit, parce qu’elle l’inclut de soi analogique­ ment, une unité de même nature, pour le sujet actué simultané­ ment selon des principes d’opération réellement distincts entre eux comme chacun l'est réellement du sujet. La structure de l’ordre est, en ce qui concerne l’opé­ ration, plus complexe que celle ressortissant à l’esse; mais le type d’unité demeure le même: le sujet, les principes d’opération, leurs actes respectifs, tous ces éléments sont entre eux réellement distincts par leurs rapports mutuels; mais ils sont un par ces mêmes rapports, en vertu de l’unité propre à l’acte total. Il suit que chaque principe d'opération est mis en acte, qu’il a parconséquent son acte propre: bien que tous ces actes, procédant radicalement et simultanément du 260 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE même sujet, constituent ensemble un seul acte, selon lequel préci­ sément le sujet est en acte. Des considérations toutes semblables valent pour le cas d’une puissance comportant plusieurs facultés: l’actuation de celles-ci pouvant être disjointe ou simultanée. Tout cela est fort com­ mun. Nous le rappelons en vue de préciser le point de vue auquel nous allons nous placer, et pour prévenir toute ambiguité. Ordre, priorité, postériorité, causalité, achèvement, finalité, ne concernent pas a priori, dans ce qui va suivre, la durée: ces mots désignent les rapports qui composent la structure métaphysique réelle de l’acte de pécher, au second instant. Cet instant d’Ange, bien entendu, n’est pas l'éternité: il enclôt la complexité créée dont l’unité, même pour l'Ange, ne peut être qu’ordre hiérarchisé: ordre composé d’éléments réellement distincts au sein même de l'acte qui en récapitule les rapports. Enfin nous n’examinerons pas comment la motion divine impliquée en toute actuation créée, d’une part est simple et une en Dieu et à partir de Dieu, d’autre part se distribue réellement et distinctement dans les actuations réellement distinctes quelle sou­ tient. Tout de même qu’il y a une pluralité d’actes spécifiés distincte­ ment, et constituant par ordre l’unique < acte de pécher » que nous envisageons, ainsi y a-t-il des motions divines distinctes respective­ ment associées à ces actes. Les motions se distinguent exactement comme les actes; en sorte que, même du côté de ce qui est créé, ces motions constituent également une seule motion comme il y a un seul acte. Autrement dit, la motion divine impliquée en une actuation désigne, dans cette actuation même, le rapport que celle-ci soutient avec l’efficience divine. Nous nous gardons d’ailleurs d’associer à chaque mo­ tion divine un c décret divin » distinct. On peut certes le faire avec fruit; mais l’attribution qu’il faut bien entendu faire à Dieu Lui-Même de ces décrets qui sont ses décrets nous parait chose plus difficile en­ core qu’analyser l’acte de pécher: pour le moins se trouve < ajouté » le mystère du rapport entre la durée créée et l’Etemité. Les décrets divins peuvent apporter un précieux achèvement; ils ne peuvent selon nous constituer la base de l’explication pour un théologien qui après tout n’est qu’un humain: il faut aller du moins mal connu à ce qui l’est encore moins bien. 11 va d’ailleurs de soi que si la base de l’exulicatinn dnit l.’ONTO!OC.IE DE L’ACTE DE PÊCHER INCLUT UNE UNITÉ D'ORDRE 261 laisser de côté les < décrets divins >, elle comporte essentiellement l’analyse des motions respectivement associées aux actuations: l’ordre des unes, qui constitue la structure métaphysique de l’acte de pécher, exige d'être référé à l’ordre des autres qui spécifie l’imma­ nence de Dieu au même acte. Rendre compte d’une créature est im­ possible sans la relation de création; pareillement rendre compte de l’ordre ontologique inclus dans l’acte de pécher serait impossible sans référer cet ordre à celui des motions. Il sera toutefois plus clair d’exposer d’abord ce qui concerne l’acte de pécher et les actes qu’il enclôt, d’exposer ensuite ce qui con­ cerne les motions respectivement associées aux actes et la motion qui les récapitule. Rappelons brièvement, encore une fois, les éléments dont nous nous proposons d’analyser les rapports à un nouveau point de vue. A ii premier instant, le libre arbitre-nature (L3), actué en même temps que tout ce qui est « de nature >, réfère la personne à l’exercice de tout ce qui est « de nature » (naturel ou surnaturel) et qui subsiste en elle comme suppôt. Au second instant, le libre arbitre-option (L4): d'une part impère, comme étant la condition ontologique de son propre exercice, que L3 réfère à la personne comme telle l’exercice déjà exis­ tant de tout ce qui est « de nature »; d’autre part, décide par son acte de l’alternative: acquiescer à ce qui est « de nature », ou bien le sous déterminer; et, concomitamment, in respectu ad Deum, subordon­ ner à Dieu la personne en acte de tout ce qui est « de nature », ou bien ne pas poser cette subordination et en fait pécher. L’acte de L4 implique donc ontologiquement la < con­ version » métaphysique (que nous continuerons de désigner par le mot « conversion » entre guillemets) de l’acte de L3; celui-ci est toujours spécifié par le fait d’établir un « référer > entre la personne comme telle et l’exercice de ce qui est « de nature » subsistant en elle: mais ce « référer » est, au premier instant, de la personne vers l’opé­ ration, au second instant inversement. La structure métaphysique de l’acte de pécher (ou de ne pas pécher) n’est rien autre que le rapport concrètement existant au second instant entre d’une part l’acte L4 spécifié par la décision, et d’autre part la « conversion » de l’acte L3 impérée par l’acte L4 comme étant la condition nécessaire et concomitante de sa propre réalité. Faut-il encore insister sur ces données indispensables: une jj J 262 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE réponse ne peut avoir de portée réelle si la question n’est pas posée d’une manière conforme à la réalité. Comment pourrait-on rendre compte de l’acte de pécher si on ne retenait, de l’acte L4, que la spécification: si réelle soit-elle à l'intime de l’acte, elle ne peut pas être toute la réalité de l'acte dans un sujet dont elle est en propre l’expression: sujet qui, même en acte, demeure réellement distinct de son acte. La décision qui spé­ cifie la réalité achevée de l’acte L4 n’est pas l’opération par et dans laquelle le sujet est actuellement produisant la réalité du même acte. Cette distinction est réellement et inéluctablement impliquée dans le fait même que toute unité créée est composée. Ce serait donc une erreur de prétendre exprimer la réalité de l’acte L4 en en considérant in actu seulement ce qui ressortit à la spécification, et non pas également in actu ce qui en commande la réalisation. L'acte L4, c’est l’un et l’autre simultanément: parce que, spécifié selon la décision de L4, il subsiste dans un acte total·, acte qui est «de la personne , * et que mesurent également d’autres principes de spécification, L3 en particulier. Voilà donc précisé l’objet de notre analyse: en bref, cet objet est le rapport entre l’acte L4 et la «conversion » qu’il impère; nous sous-entendons que tout est considéré < in actu : nous avons expliqué comment cet acte constitue pour le sujet une actuation ordonnée. II - Le rapport, au sein de l’acte de pécher, entre la « conver­ sion > de L3 et l’acte L4, est semblable à celui qui existe, dans l’être de nature, entre l’efficience et la finalité. Le rapport entre L4 et la < conversion > de L3 est double : causae ad invicem sunt causae. L4 est à la < conversion > de L3 comme la finalité est à l'efficience: l’une et l’autre étant considérées comme immanentes à l’être de nature, et comme se répondant au point de vue de la mesure dont le principe est précisément la nature. L’unité involutive entre les types de la causalité tels qu’ils interfèrent dans l’existant concret: telle est au point de vue métaphysique l’expli­ cation ultime, si on laisse provisoirement de côté la référence à la Cause première. Nous supposons connu l'argument lui-même”. La T* Les exposés concernant la finalité ne manquent pas. O. Hamelin, Le système d’Aristote. - A. Mansion, Introduction à la Physique d’Aristote. - M. L. Guerard des Lauriers, Dimensions de la Foi. Excursus III. libre arbitre-nature et libre arbitre-option, efficience et finalité 263 mise en oeuvre doit en être analogique: elle n’en est pas moins ri­ goureuse; quelle en est la portée véritable, rappelons-le brièvement. 11 n’est ni vrai ni sage, nous l’avons déjà observé, de considérer l’ordre moral comme un absolu voué à n’avoir qu'en lui-même — ou dans les décrets étemels — son principe d’explication. Le «moral» est < d’un sujet », et dans un sujet. Nécessairement il s’enracine dans l’ontologie du sujet. Or, comment découvrir «ce qui est», sinon en observant; comment observer ce qui est immanent, sinon en s’observant; com­ ment l’esprit créé peut-il s’observer sinon en s’objectivant; et si il s'objective, il aliène sa propre nature en ce qu’elle a d'essentiel, à savoir d’être ouverte sur l’infini. On peut pallier cette difficulté, non l’ôter. Dans ces conditions, l’analogie entre l’être spirituel et l’être de nature non spirituel apporte un appoint irremplaçable. La liberté est la forme éminente de la finalité. Sa co-ordination avec ce qui est « de nature » n ’est pas un mystère nouveau, mais un degré nouveau du mystère qu’enclôt inchoativement tout être de nature: celui de l’unité dynamique et ordonnée entre l’efficience et la finalité. On observe d’ailleurs l’existence de ce rapport dans l’intelli­ gence en acte de découverte: non encore trouvée, la vérité oriente effectivement vers elle la recherche qu'elle couronne. Cela, que nous ne pouvons développer, suffit à montrer que l’analogie de l’être de nature s’étend, sous le rapport où nous la considérons, jusqu’à l’esprit pur. Le rapport entre l’efficience et la finalité est donc bien la base d’une analogie que nous pouvons maintenant développer. Il convient de souligner trois choses: elles concernent respectivement les éléments qu’inclut tout rapport, savoir les deux termes et leur mutuelle ré­ férence. La cause finale n’est pas seulement un dessein: si elle est cela intelligiblement, elle est également immanente 80 à l’être de 80 Le mode de cette immanence demeurera toujours, selon nous, objet de discussion. Le moins qu'on doive dire est que le tout, comme tout, est le principe radical et ultime de l’opération, diversément et non pas univoquement, spécifiée par chaque puissance. La finalité est observable au moins dans cette interaction ordonnée des spécifications partielles. Nous indiquons, Excursus II, certaines expériences récentes qui prouvent scientifiquement que cette interaction est ordonnée par le tout comme tout. 264 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE LANGE nature dont elle suscite et oriente l’opération. Pareillement, L4 est immanent à L3: c’est en vertu de cette immanence qu’a lieu la < con­ version > de L3. De même que, non encore réalisée, la fin ne laisse pas de susciter et d’orienter l’opération qui est ordonnée à cette réa­ lisation, ainsi L4 non encore en acte (ordre concernant la réalité et non la durée) suscite et impère la «conversion > de L3, dont l’acte déjà existant est ordonné à cette < conversion >, et par elle à la réa­ lisation de l'acte de L4. Qu’il y ait là un mystère, c’est certain; mais ce mystère existe déjà dans l’être de nature non libre: l’analogie éclaire, en rapprochant des cas semblables. En second lieu, l’opération qui est nous venons de le rappeler suscitée et orientée par la fin déjà immanente, est mesurée par la forme qui, comme principe d'opération, répond à la fin. La forme et la fin coïncident quant à la définition for­ melle, non pas dans la réalité, non pas quant à l’exercice concret de l’opération. Celui-ci est normé par la fin et par la forme, mais différemment. L’opération a, en vertu de la forme, une réalité et des déterminations qui ne viennent pas de la fin, et qui conditionnent ontologiquement la manière dont la fin est atteinte: supposé que la fin se réalise, une altération de la forme entraîne une modification de la fin effectivement atteinte, différente de la fin immanente et inspiratrice. Autrement dit, l’efficience concrètement mesurée par la forme est ordonnée à la réalisation de la fin sans être adéquatement normée par elle: la fin réalisée dépend ontologiquement, quant à ses déterminations, de ce que, originellement immanente, elle suscite et oriente en l’ordonnant à elle. Cette détermination précise, par la forme, de la fin telle quelle est atteinte n’ôte pas ce qui a été rappelé en premier lieu; la fin originellement immanente ne modifie évidemment pas la forme qui est le principe de l’opération; mais elle oriente l’opération, elle crée le < terrain > dans lequel se développe l’opération. La même opération de nature, procédant de la même forme, diffère dans ses effets selon la finalité dans laquelle elle est concrètement assumée: la biochimie, par exemple, a ses lois propres, non réductibles à celles de la chimie. Que ces choses soient fort connues ne doit pas voiler qu’elles circonscrivent un profond mystère. Or la < conversion » de L3 est semblable à cette efficience à la fois mesurée par la forme et ordonnée à la fin . efficience ayant donc libre arbitre-nature et libre arbitre-option, efficience et finalité 265 un principe propre de détermination, proportionné à la fin et cepen­ dant non réductible à la fin. Nous disons bien : « conversion » de L3, in actu. Cette < conversion », réalisée nous l’avons dit sous la motion finalisante de L4 au sein de l’acte total du libre arbitre, ne laisse pas d’avoir ses normes propres; celles-ci tiennent à ce qu'une «conversion» n’est pas une création. Le libre arbitre-nature L3 est déjà en acte au premier instant; il l’est autrement au second instant; entre ces «deux» actes du même sujet prochain, il y a distinction et unité, il y a un rapport. L’acte de L3 au second instant est sous la mouvance de L4; mais il dépend de l’acte de L3 au premier instant. Et sur cette dé­ pendance elle-même, l'acte de L4 n’a aucune prise; au contraire, il est ontologiquement conditionné par elle; il le faut bien d’ailleurs; supposé en effet que l’acte d’opter ne s’exerçât pas au second instant en fonction de ce qui, déjà, est réalisé au premier instant, cet acte d’opter s’accompagnerait d’une création absolue, et il deviendrait vain de distinguer deux instants. On peut exprimer la même chose autrement. Il y a simultanément, au second instant, l’acte L4 et la «conversion» de L3; en sorte que ce même second instant est, en vertu de L4, commen­ cement absolu, et en vertu de la «conversion» deL3, relatif au premier instant. L’acte L3 du second instant dépend de L4, pour le moins quant à la réalisation ; la « conversion » de L3 dépend donc également quant à la réalisation, en même temps que son < terminus ad quem », de L4; la spécification de cette « conversion », autrement dit la nature du rapport entre l’acte L3 du second instant et l’acte L3 du premier instant, dépend immédiatement du sujet propre et prochain de ces deux actes; savoir le libre arbitre-nature. Mais, tout de même que la détermination, par la forme, de la fin atteinte n’ôte pas que la fin immanente oriente l’opération qui procède de la forme: ainsi, le fait que l’acte de L4 dépende ontolo­ giquement en sa réalité effective de la « conversion > de L3 n’ôte pas que L4 comme fin oriente en fonction de sa propre spécification et l’acte L3 du second instant et la « conversion » dont il est le terme, à partir de l’acte L3 du premier instant. Faut-il le redire: il y a là un mystère. Mais, faut-il le rappeler, ce mystère transpose pour le sujet spirituel un comporte­ ment si universel et si aisément observable qu’on ne l’observe plus et qu’on n’en fait pas état. Non sans dommage: ces observations se 266 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE révèlent en effet d’une extrême importance pour rendre compte de la motion divine dans l’acte de pécher. Le troisième aspect de l'unité involutive entre la fin immanente et l’efficience spécifiée, c’est leur rapport lui-même, considéré concrètemant dans l’être de nature. La forme et la fin commandent respectivement deux types de déterminisme irréductibles7·; de leur interférence résulte la contingence. Ce mystère, car c’en est un, peut être exprimé de deux manières: la fin telle qu’elle sera réalisée est prédéterminée par et dans l’efficience qui lui est ordonnée, mais cette prédétermination n’est pas complète; ou bien: la contingence inhérente à l’opération de nature n’est pas sans normes... Ce n'est pas le lieu d’insister. Ces données constituent une base d’analogie permettant de mani­ fester les caractères du rapport entre L4 et la < conversion » de L3. L3, et partant sa < conversion », concerne l’ontologie du rapport entre la personne comme telle et ce qui est < de nature »; L4 est l’expression propre de la personne: ces deux choses sont dif­ férentes, < comme > l’efficience et la finalité. L4 dépend ontologique­ ment de la < conversion > de L3; c’est-à-dire que l’acte L4 est impos­ sible sans la «conversion > de l’acte L3 du premier instant en l’acte L3 du second instant: en sorte que le contenu du premier instant est radicalement au principe du choix élicité au second instant. Voici maintenant le point le plus délicat: il découle en toute rigueur de l’analogie que nous venons de développer. Il s’agit du rapport, envisagé an point de vue de la spécification, entre l’acte L4 d’une part, et d’autre part l’acte L3 du second instant ou équivalemment la < conversion > de L3 au second instant. Que la décision en quoi consiste l’acte L4 soit irréductible à tout ce qui précède, cela l’expérience l’impose; dans l’ordre créé, la cause si actuée, si pro­ chaine, si intime soit-elle est réellement distincte de l’effet: l’acte de la cause causant l'effet n’est pas la cause s'achevant en ce même acte La contingence est là, ou, à un autre point de vue, la faillibilité: l’e­ xercice du libre arbitre en constitue un cas éminent, transcendant. Ce que l’on n’observe pas, ou pas assez, c’est que la décision L4 oriente, en l’ordonnant à elle, la < conversion > de L3 qui en cons­ titue ontologiquement la condition. L'acte L4 a raison de fin: pourquoi serait-il étranger à ce que l’on observe universellement de la finalité? C’est cependant cela que l’on suppose en fait, spontanément: parce que, psychologiquement, la non détermination antécédente du libre LIBRE ARBI 1 RI.-NA l l'RE ET LIBRE ARBITRE-OPTION. EFFICIENCE ET FINALITÉ 267 arbitre parait absolue; elle se présente donc comme incompatible avec toute préformation, si ténue soit-elle. Or cette estimation spon­ tanée, mais coupée de la réflexion métaphysique, recouvre une erreur. Car la contingence « absolue > n’est qu’un concept. La con­ tingence qui existe réellement est toujours normée. Et si la liberté enclôt une contingence transcendante, elle a une norme également transcen­ dante, savoir la vérité··. L’acte du libre arbitre-option ne parait a-normalisé, c’est-à-dire etranger à toute norme, que si, le considérant exclusivement au point de vue psychologique, on l’érige par le fait même en commencement absolu. Si on veut comprendre l’acte libre par ses causes, il faut l’envisager tel qu'il est, et par conséquent tenir compte de l’< onto­ logique ». Dès lors la liberté s’insère organiquement — tout comme le hasard — dans l’ordre de la finalité; et l’acte libre manifeste éminem­ ment les principes de cet ordre tels que l’expérience conduit à les induire, et conformément auxquels il se réalise. La décision du libre arbitre L4 oriente donc la < conver­ sion » de L3. Le oui oriente vers lui la « conversion > de L3 en vertu de laquelle il subsiste; le non oriente vers lui la «conversion » de L3 en vertu de laquelle il subsiste. Cette « orientation » n’est pas néces­ sitante, encore moins que celle exercée par la fin immanente dans l’être de nature non spirituel. Mais en retour, 1’« orientation » suscitée par le oui et ordonnée à lui n'est -pas la même spécifiquement que l’orientation suscitée par le non et ordonnée à lui. La « conversion » de L3 n’est pas un donné ontologique tou­ jours identique sur lequel reposerait l’alternative rigoureusement paritaire « oui-non »: celle-ci étant conçue univoquement dans l'ordre psychologique comme une contingence pure, hétérogène à son propre sujet; tandis que ce sujet est conçu, lui, univoquement dans l’ordre ontologique comme absolument déterminé. Séparer 1’« ontologique » et le «psychologique» permet de leur attribuer respectivement des déterminations contraires. Mais les superposer ainsi comme des paliers est factice. Il y a bien discontinuité d'espece entre les actes différents des différentes puis­ sances du sujet: l’acte du libre arbitre L4, c’est à dire l’élection qui inaugure l’ordre moral, est différent des actes respectivement produits par les autres puissances. Mais, nous l’avons observé (p. 259), cette pluralité est ordre dans l’unité', il ne peut y avoir aucune solution de continuité au sein de l’acte total exercé au second instant: cet acte est un, puisqu'il 268 v’tl f rf LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE est. Et c’est l'acte d’un sujet, qui choisit en fonction de ce qu’il est de par sa nature; la formalité ultime et spécifiante de l’acte n’est pas adjacente à la réalité de ce même acte; elle en fait partie. Le < psy­ chologique), loin d’être séparable de l’< ontologique », n’est réel qu’en lui et s’insère en lui: tout comme l’ordre des causes finales inhère concrètement en celui des causes efficientes et formelles. L’analogie entre l’être de nature qui est spirituel et tout autre être de nature montre dès lors que l’option libre s’auto­ détermine, inadéquatement, par la médiation de sa propre condition de possibilité ontologique, savoir la < conversion » in actu du libre arbitre-nature; tout comme la fin s’auto-détermine inadéquatement, en suscitant et en spécifiant l'opération de nature quelle ordonne à sa propre réalisation. La structure de la motion divine concomitante à l'acte de pécher est induite par celle de ce même acte. * * Nous allons maintenant examiner comment la motion divine est immanente à l’acte de pécher (ou de ne pas pécher) dont elle sou­ tient la production, conformément à l’ordre intime de l’acte. Dieu concourt à produire l’acte de pécher: voilà la difficulté. La résolution que nous en proposons procède de la même inspiration que celle de M. Maritain; il faut tenir compte du rapport — distinction et unité — entre le < moral > et l’< ontologique >. L’acte « total > du libre arbitre, l’acte de pécher au second instant, comporte: 1) l’acte de L4; 2) la < conversion > de l’acte de L3 sous la motion de L4; 3) l'auto-détermination inadéquate de L4 par l’intermédiaire de la < conversion > de L3. Si l’acte est < de pécher >, il y a dans la < conversion > de L3 un d’ordre métaphysique; ce deficere entraîne normalement quoique non nécessairement que la motion divine qui soutient la < conversion > de L3 s’achève en la motion divine qui soutient l’acte de pécher L4. Et ce < deficere > d’ordre métaphysique affectant la < conversion > de L3 n’a pas d’autre cause que l’acte L4 lui-même: acte en tant que non consommé dans l’ordre moral, en tant que non encore (ordre ontologique et non ordre de succession) élicité: et ce­ pendant suscitant et spécifiant, par mode de finalité ainsi qu’on l’a expliqué, sa propre condition de réalisation, nécessaire quoique non NE RÉFÉRER qu'a soi la motion divine la médiatise entièrement 269 Cette mise en place globale étant posée, nous allons en préciser chaque élément. Aucun n’est premier absolument: à raison de la mystérieuse « circulatio » en quoi consiste l’unité entre l’effi­ cience et la finalité. Quelques redites seront donc inévitables. I - La « conversion » de L3, telle que l’inclut l’acte de pécher, s'accompagne de la prétérition - laquelle n’est pas refus - du « référer » à Dieu. Le libre arbitre-nature réfère au premier instant la personne à ce qui est « de nature », au second instant inversement. En cela consiste la « conversion .·>. Comment cette < conversion > peut-elle comporter un « deficere >: nous devons l’expliquer premièrement selon l’ordre de la cause formelle, deuxièmement selon l’ordre de la cause efficiente et finale. Au premier instant, tout est a Deo: le «référer» de la per­ sonne à ce qui est «de nature» est réalisé, au sein même du < référer» primordial au Dieu Créateur et de la personne et de ce qui est < de nature ». Au second instant, ce « référer » à Dieu demeure objective­ ment en vertu de l’opération conservatrice: rien de créé ne subsiste qui ne soit intimement référé à la Cause première. L’Ange n’a donc pas, au second instant, à prendre l’initiative d’un « référer » à Dieu qui n’existerait pas. Mais il doit, se posant comme personne consciente d’elle-même, et référant à soi ce qui est en lui « de nature », acquiescer à ce qui est: et ce seul acquiescement, intellectuel et volontaire bien entendu, donne valeur de retour ad Deum à tout ce qui est, dès le premier instant a Deo. Mais l’acquiescement, ou son contraire, con­ cerne l’acte L4: nous y reviendrons, et nous ne le mentionnons ici que pour plus de clarté. La « conversion > de L3, que nous considérons pour le moment, n’implique pas formellement d’avoir à acquiescer, mais seulement de fonder ontologiquement la possibilité de cet ac­ quiescement. C’est cet ordre entre l’acquiescement et son fondement qu’il importe de mettre en évidence: deux actes, réellement distincts, et s’ordonnant dans l’unité du même acte, celui du second instant. Aucun principe créé n’est son acte; l’acte propre L4 de la personne, n’est pas la personne en acte de son ultime aptitude à produire L4 en vertu de la « conversion > de L3. Cependant, L4 et la < conversion » de L3 intègrent un seul et même acte: au point que la < conversion - 270 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE de L3 est impérée par L4 selon la finalité; au point que la précession, sur l’acte L4, de l’acte de cette < conversion > est exclusivement d’or­ dre ontologique. Ce que L4 réalise et manifeste < psychologiquement », < déjà > (précession métaphysique) la .< conversion » de L3 le réalise et puis le cause ontologiquement. < Référer > à la personne comme telle ce qui est « de nature» et subsiste en elle comme suppôt, ce < référer » n'est pas le même dans l’ontologie profonde du sujet selon qu’il tient compte ou selon qu’il ne tient pas compte, selon qu’il conserve ou selon qu’il altère la donnée fondamentale du premier instant: tout est a Deo, chaque réalité est donc référée à Dieu ipso facto. L’intelligence de l’Ange, et surtout le vouloir comme composante entitative du sujet spirituel, ne soutiennent pas le meme rapport avec la personne comme telle', selon que la relation originelle à Dieu est maintenue, ou selon que dans la mesure où cela est possible elle n'est pas maintenue. Encore une fois, il n’y a pas, selon la < con­ version > de L3, acquiescement ou refus de référer à Dieu < subjecti­ vement > ce qui peut et doit l’être par la personne comme telle et qui déjà l’est < objectivement > en vertu de l’opération créatrice du premier instant. Mais le < référer > à la personne, référer qui constitue le terminus ad quem de la < conversion » L3, est différent ontologiquement'. selon que lui demeure concomitante en tout ce qu’il est la relation originelle à Dieu, ou selon que cette même relation lui demeure con­ comitante seulement en tant qu’elle est < objectivement » inaliénable. L’acquiescement et le refus différencient l’acte L4; concomitam­ ment, primordialement et nécessairement, l'ontologie du sujet est egalement différenciée selon que la < conversion » de L3 se réalise avec permanence de la relation originelle à Dieu, ou bien avec prétérition de cette même relation au point de vue où cela est possible. La différence, qui est élicite dans l’acte élicite L4, cette même dif­ férence est ontologique dans le conditionnement ontologique ultime du même acte. L’acte total du second instant n’aurait pas d’unité, ni partant de réalité, si il n’y avait correspondance entre ces deux différences; ou, plus exactement, s’il n’y avait concomitance intrin­ sèquement ordonnée entre la manifestation < psychologique » et le fondement < ontologique > de la même différence. C’est conjointement dans son verbe exprimé et dans la profondeur de son être que l’Ange est < oui > ou que l’Ange est < non ». NE RÉEÉRI-K Qü'a SOI Ι.Λ MOTION DIVINE LA MÉDIATISE ENTIÈREMENT 271 Pourquoi affirmer cela? En raison de l’analogie objective qui existe entre l’< être de nature » spirituel et tout autre < être de nature ». L’unité involutive propre à l’ordre causal ne saurait pré­ senter une moindre perfection dans l’être qui est plus parfait. Ce même principe va achever d’éclairer la < conversion > de L3 au point de vue de la cause efficiente et finale. La fin immanente suscite et oriente l’opération de l’être de nature mesurée par la forme. Pareillement, l’acte L4, non encore élicité (précession métaphysique), impère et oriente la «conversion/ de L3. On connaît la puissance par l’acte; c’est donc la nature de l’acte L4 qui, au point de vue de l’intelligibilité et quoad nos, achève d’expliquer la « conversion » de L3. Et c’est l’acte de pécher, plutôt que celui de la fidélité, dont nous cherchons à résoudre la difficulté propre. Or, nous l’avons montré, la tentation a consisté pour l’Ange à envisager comme possible et désirable la pure position de soi, la position ab-solue de soi: ce qui implique, immédiatement et ontolo­ giquement, bien qu’elle ne soit pas visée directement, l’exclusion de tout «référer» qui modaliserait l’unique et exclusif «référer» à soi (P· 258). Cette exclusion, elle est consommée par l’option négative, par l’acte L4 élicité. C’est donc elle qui oriente, par mode de finalité immanente, la « conversion » de L3. Cette < conversion > est donc telle, quelle rend positivement possible l’exclusion formellement réalisée par L4. Et cette possibilité ressortit bien entendu au même domaine de réalité que la « conversion > de L3, savoir l’ontologie intime du sujet. Et comme, dans l’ordre ontologique, il n’y a pas de contraires, la possibilité positive d’exclusion ne peut s’y réaliser que comme prétérition. «Rejeter» n’a pas de sens; «ne pas tenir compte de » a un sens réel et objectif. La « conversion » de L3 fonde ontologiquement l’exclusion par L4 du < référer » à Dieu (au point de vue où cette exclusion est possible, nous ne répéterons plus cette clause), si elle est accomplie par la personne et par le vouloir comme composante entitative de la personne sans faire état du « référer » à Dieu, lequel cependant subsiste objectivement dans le sujet et dans chacune de ses parties en vertu de l’opération créatrice du premier instant. 272 le péché εγ la durée de l’ange L’acte de pécher s'auto-détermine comme tel, quoique non adéquatement, par une médiation de type ontologique: c’est-à-dire que l’acte de pécher L4, immanent comme l'est une tin à la < conver­ sion » de L3, induit en celle-ci la prétérition du < référer > à Dieu tel qu’il existe objectivement dès le premier instant. Cette prétérition n’entraîne pas inéluctablement l’acte de pécher; car la finalité immanente n'est pas absolument nécessitante de la fin telle quelle sera atteinte·, la contingence est co-essentielle à l’être qui n’est pas acte pur, à toute créature par conséquent. Pareillement, rien n’est nécessitant pour l’acte de pécher L4: mais l’acte < total > dont l’option négative L4 constitue en structure Tultime détermination est déjà (précession métaphysique) réalisé au degré ontologique qui est celui de la < conversion » de L3, lorsque celle-ci laisse en dehors de son terminus ad quem le < référer » à Dieu inhérent en son «terminus a quo/. Ce dont l’acte de pécher sera ou pourra être l’actuation ultime est déjà réalisé autant qu’il le peut être dans le sujet, en l’acte de < conversion > spontanément expressif de son ontologie profonde. f! ». »■ I. »' < I» De tout cela, répétons-le, nous n’avons pas d’autre raison positive à donner que l’analogie inhérente à l’< être de nature » comme tel. Et, d’autre part, les tentatives d’explication qui en­ tendent demeurer strictement circonscrites dans l’ordre moral n’abou­ tissent pas: parce qu’elles font du libre arbitre un absolu qu’il faut confronter directement avec Dieu. Or, si le libre arbitre est un absolu en regard de l’ordre moral, puisqu’il en est le principe: il reste que l’une et l’autre chose, le jeu du libre arbitre comme l’exigence de la moralité, subsistent dans un sujet, angélique ou humain: et il n’est pas possible de rendre compte d'une réalité contingente en faisant abstraction des conditions qui seules peuvent la normer, savoir cel­ les de son exister. Ni le libre arbitre ni l’ordre moral ne sont < absolu­ ment > des absolus: car, aussi bien respectivement que selon leur unité, ils découlent de l’être même du sujet spirituel auquel ils de­ meurent subordonnés. Il faut, en retour, ajouter que l’ordre moral est irréductible à son fondement métaphysique. Dans l’acte de pécher, le « deficere > qui affecte L4 et le « deficere 1 qui affecte la < conversion > de L3 se commandent réciproquement, on vient de l'expliquer, comme la finalité et l’efficience. Mais le « deficere > de L4 a, dans l’ordre moral, NE RÉFÉRER QU'A SOI LA MOTION DIVINE I.A MÉDIATISE ENTIÈREMENT 273 raison de péché ; le « deficere » de la « conversion » de L3 est, dans l’ordre ontologique, une absence d’être savoir l’être du < référer » à Dieu: cette absence n’a pas comme telle raison de péché, et d’ailleurs elle n'entraîne pas nécessairement l’acte de pécher. Ainsi décrit, le « passage » — virtuel au sein du même acte total répétons-le — de 1’« ontologique b ou < moral > respecte l’autono­ mie du second en même temps que son unité avec le premier. Nous avons maintenant tiré du principe d’explication proposé toutes les conséquences qu’il implique du côté créé: concer­ nant l’ordre interne de l’acte de pécher dans le sujet spirituel qui pose cet acte. Ces éléments suffisent-ils pour rendre compte avec cohérence de la motion divine requise par tout acte créé, requise au sein de l'acte de pécher? Nous l'allons voir. II - La motion divine, reçue par le sujet conformément à la «con­ version » de L3, n’atteint l’acte L4 que par la médiation du sujet. Nous ne considérons pas la motion divine en son origine incréée: nous la considérons telle qu’elle se distribue dans l'acte créé. Et comme il y a deux actes en un seul — < conversion > de L3 et L4 — il y a deux motions en une seule: il y a un ordre dans l’acte, il y a le même ordre pour la motion impliquée dans cet acte. La motion concomitante à la « conversion » de L3 soutient dans l’être une opération qui comporte un < deficere » ontologique n’ayant pas raison de péché: elle soutient, de cette opération, ce que celle-ci inclut ontologiquement, non pas le < deficere » évidemment. Il n’y a rien là que d’ordinaire dans le gouvernement divin. Il y a dans l’univers de multiples « deficere »: Dieu soutient dans l’être ce en fonction de quoi ils se définissent comme « deficere ». Tant de vie, si vite flétrie. Le cas angélique est plus tragique et le cas humain plus proche; mais, absolument, ils ne sont pas autres. Ce qui est autre, ce qui est singulier dans l’univers, c’est l’acte L4 de la créature intelligente et libre. Avant d’examiner comment une motion divine lui est associée, il faut préciser quel rapport la motion divine immanente à la < conversion » de L3 sou­ tient avec l’Ange au terme de cette «conversion»: le «référer» à la personne comme telle de ce qui est « de nature » est réalisé avec pré­ térition (au point de vue selon lequel cela est possible) de la relation à Dieu. 18 274 /· f, i : I' •t*M? '· •h i «* i: I' »♦ ! M i M .•i; LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DK L’ANGE Dès lors, ce que la personne réfère à elle-même sans le référer à Dieu en même temps qu’elle-même, et qui encore subsiste, cela Dieu ne l'atteint plus et ne le soutient plus objectivement dans l'être que par la médiation de la personne. Dans le cas contraire, Dieu maintiendrait les conditions du premier instant: le péché serait im­ possible, nous y reviendrons. Or, si Dieu atteint exclusivement par la médiation créée telle détermination de l’esse, alors, en Sagesse, le péché est positi­ vement possible selon cette détermination: c’est-à-dire qu’il n’y a aucune répugnance, ni partant de contradiction, à ce qu'une privation se produise relativement à une détermination de l’esse que Dieu atteint exclusivement par la médiation d'un sujet créé. Cela, nous l’avons établi précédemment (pp. 222-234): on en voit mieux maintenant l’importance. Précisons-le en fonction de notre présent propos. Ce dont la privation est constitutive du péché, c’est l'amour: amour naturel de Dieu (L3-N3) et amour de charité (L5, N5), exercés dès le premier instant sans cependant être véritablement acte de l’Ange. Désignons globalement cet exercice de l’un et l’autre amour par «détermination». Nous rappelons ainsi que la difficulté propre à l'acte de pécher tient à ce que Dieu concourt à produire les déter­ minations de l'esse dans lesquelles s’insère le < deficere » du péché. La communication de l'esse lui-même, toujours immé­ diate, ne fait pas acception à l’égard des cas où précisément il n'y a pas d’esse: le péché, à cet égard, constitue < un cas > parmi beaucoup d'autres, et il ne soulève pas de question nouvelle. Cette « détermination > supprimée — néantisée — par l’acte L4 doit être, et est, dans le sujet «avant# L4: avant selon l'ordre de la durée, au premier instant: avant selon l’ordre de l’être, c’est-à-dire au terme de la < conversion » de L3. La « détermination », telle quelle constitue la condition de l’exercice de L4, et de sa propre suppression, c’est donc cette même < détermination > telle qu’elle est réalisée au terme de la « conversion > de L3. Or, en vertu même de cette < conversion », supposé quelle fonde ontologiquement l’acte de pécher et non son contraire, Dieu n’atteint plus la < détermination » que par la médiation du sujet, par la médiation de l’Ange en qui le « référer » à soi s’accompagne de la prétérition du < référer > de soi-même à Dieu. Supposé en effet qu'il n’en soit pas ainsi, c’est-à-dire qu’au second instant comme au premier, Dieu soutienne immédiatement dans l'être la «détermination»: alors la personne, en se référant à NE RÎI'ErER QU’A SO! LA MOTION DIVINE LA MEDIATISE ENTIEREMENT 275 elle-même comme personne cette < détermination », se trouverait ipso facto en relation actuelle avec Dieu: la personne serait par con­ séquent comme personne référée à Dieu. Si donc il y a effectivement prétérition du « référer » à Dieu de la personne se posant comme personne en référant à elle-même ontologiquement la « détermiantion », il est impossible que Dieu soutienne dans l’être cette < détermination » autrement que par la médiation de la personne. Autrement dit, la « conversion » de L3 inaugure, pour l'ontologie intime de l’Ange, tant en elle-même qu'en son rapport à Dieu, un type d’ordre qui n’est plus celui du premier instant et qui est différent en l'Ange fidèle et en l'Ange qui va pécher·, c’est celui-ci que principalement nous considérons. Nous venons d’insister sur le type d’ordre qu’inaugure la < conversion » de L3 en considérant la < détermination », ou plus exacte­ ment le rapport de la « détermination » à la personne: celle-ci, actuée ontologiquement en référant à elle, au terme de la < conversion » de L3, la «détermination», est apte à éliciter l’acte L4. Cet acte L4 est spécifié par la permanence ou par l’annihilation de cette même «détermination»: selon que, respectivement, la «conversion» s’ac­ compagne de la permanence ou de la prétérition du « référer » à Dieu. Le point de vue est donc, dans ce qui précède immédiatement, objectif. La « détermination » est comme un < objet », tout intime d’ailleurs, avec lequel la personne de l’Ange soutient un certain rapport. Or, ce qui est vrai à ce point de vue l’est également et même primordialement ex parte subjecti: en ce qui concerne la per­ sonne comme sujet. Si en effet, comme on l’a montré, la prétérition du < référer » à Dieu de la personne implique nécessairement que Dieu atteigne la « détermination » seulement par la médiation de la personne, alors est impliqué a fortiori que Dieu atteigne seulement par la mé­ diation du sujet ce qui absolument et par nature est «du sujet»: à savoir son acte comme étant sien et procédant de lui: plus précisé­ ment l’acte du libre arbitre-option L4, puisque le sujet est une per­ sonne. Ainsi, tout ce que comporte l’acte de pécher en son ultime consommation qui est l’acte L4 ne peut être atteint par Dieu, en vertu et au terme de la c conversion » de L3, que par la médiation de la personne: cela est vrai de la < détermination » dont la possession spécifie l’acte L4 objectivement: cela est vrai du «produire» selon 276 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE. lequel l’acte L4 est dans la plénitude de la liberté; et, au point de vue de la cause for­ melle, la Causalité divine inclut comme l'un de ses types celui qui est caractéristique de l'acte de pécher. Cette < justification » du péché par l’ultime retour à Dieu et par le < procedere » primitif à partir de Dieu ne dispense pas d’examiner les difficultés que paraît impli­ quer l’acte même de pécher. En vue d’y procéder, voyons comment, dans la perspective développée, Dieu aurait pu, pourrait, et peut, empêcher le péché. >- I M , s M b I - L'acte de pécher, que Dieu concourt à produire, ne s’impose pas à Lui. Dieu peut, de deux manières, le rectifier. M . I» • · t ·· Dieu peut écarter le péché de deux manières, différentes eu égard à la structure métaphysique de l’acte de pécher. Cet acte peut être redressé en son effectuation: soit dans la < conversion > de L3, et alors ipso facto dans L4; soit seulement dans l’élicitaion de L4. DIEU PEUT TOJOURS, SOIT PRÉVENIR LE PÉCHÉ, SOIT L'EMPÊCHER 277 Le premier cas a déjà été examiné indirectement, La « con­ version » de L3 est ontologiquement requise à l’exercice de L4: elle a lieu aussi bien dans l’Ange fidèle que dans l’Ange pécheur; mais elle est ici et là, différente, La prétérition du < référer à Dieu » de la personne à qui est « référée > la < détermination > entraîne nous l’avons vu que Dieu ne soutient plus dans l’être la « détermination » que par la médiation de la personne. Voilà pour l’Ange pécheur. Pour l’Ange fidèle au contraire, il est possible, la personne étant « référée > à Dieu au terme de la < conversion > L3, que la < dé­ termination » continue d’être soutenue dans l’être par Dieu immé­ diatement comme au premier instant sans laisser de l'être également 'Par la médiation de la personne: cette médiation n’est de soi ni exclusive de l’immédiation divine ni exclue par elle: le comprendre ou le mé­ connaître distingue ontologiquement, dès la « conversion », l’Ange fidèle de l’Ange pécheur. Cela étant, Dieu peut empêcher le péché en rendant impossible la «conversion» qui induit le péché, c’est-à-dire en mainte­ nant dans la « conversion » réalisée au second instant la condition du premier instant. Il suffit, pour le comprendre, de reprendre l’ar­ gument développé p. 275. Si en effet Dieu soutient immédiatement dans l’être la < dé­ termination », référer celle-ci à la personne entraîne, entre la personne et Dieu un rapport réel·, celui précisément dont la prétérition rend possible l’acte de pécher. Et si il y a rapport réel entre la personne et Dieu, c’est bien entendu la personne qui se trouve référée à Dieu, et non l’inverse. Et si, enfin, la personne, à qui est référé l’exercice du premier instant, est elle-même référée à Dieu, alors l’acte L4 ne peut être qu’acquiescement: le péché est impossible. Dieu peut donc, de cette façon, empêcher le péché, pour chaque Ange, pour chaque homme. Dieu eût pu disposer les choses de cette façon, pour tout Ange et pour tout homme: l’exercice du libre arbitre-option eût été rendu infaillible en vertu de la motion exercée par Dieu sur le libre arbitre-nature en l’acte de sa < conversion ». Mais rien ne per­ met d’affirmer que le libre arbitre, tel qu’il eût été dans cette hypo­ thèse, eût été celui que Dieu a effectivement créé; et, supposé qu’il fût identique, il n’aurait pas joué dans la réalisation du salut le rôle qu’il assume effectivement”. Il reste que Dieu aurait pu, et peut toujours, empêcher le 278 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE péché de cette première façon: en prédéterminant (précession méta­ physique) le libre arbitre-option, en induisant dans le sujet spirituel un ordre ontologique intime conforme au rapport de la créature au Créateur. Dieu peut empêcher le péché d'une seconde manière. Le bien et le mal ne sont jamais à parité. Si la « con­ version > de L3 est conforme à l’ordre, elle porte comme son fruit l’acte L4 positif. En retour, par conséquent, l’acte de pécher L4 requiert que la < conversion » de L3 ne soit pas conforme à l’ordre; mais cette «conversion» n’est pas absolument nécessitante: elle entraîne l’acte de pécher pour la créature laissée à elle-même; mais il n’est pas contradictoire qu’elle ne l’entraîne pas: car l’acte ultime L4 est réellement distinct du sujet rendu immédiatement apte à produire cet acte par la « conversion > de L3. Dieu peut donc intervenir: Dieu peut agir sur le libre arbitre-option immédiatement et non par la médiation du sujet', Dieu peut ainsi incliner le libre arbitre-option à référer explicitement la personne à Dieu, bien que la < conversion » de L3 se soit accompagnée de la prétérition de ce < référer ». Cette action rectifiante de Dieu est en quelque sorte violente: elle rompt l’unité d’ordre entre L4 et la «conversion» de L3; mais cette unité est en l’espèce un bien secon­ daire puisqu’elle ordonne le sujet au mal. La briser est un bien. Dieu peut opérer ce bien; mais II peut aussi ne pas l’opérer. Une première difficulté, factice, est donc écartée: Dieu sou­ tiendrait dans l’être un libre arbitre qui imposerait sa décision, qui imposerait le mal à Dieu. En réalité. Dieu soutient dans l’être: et la «conversion > de L3, et L4: mais en telle façon que ni l’un ni l’autre ne Le « lient ». Car, soutenant dans l’être une < conversion » non con­ forme à l’ordre, Dieu d’abord pourrait rectifier cette « conversion » in actu exercito, de telle manière quelle fût conforme à l’ordre: ce qui constitue la première manière d’éviter le péché. En second lieu, Dieu peut faire que cette « conversion », non conforme à l’ordre, qu’il soutient dans l’être, sous-tende un acte L4 positif et non un acte de pécher. Ou bien, en considérant les choses à partir de leur « terminus ad quem », Dieu soutenant actuellement dans l’être, par la médiation du sujet, l’acte de pécher L4, Il pourrait DIEU VEUT ET CAUSE LORDRE QUI INCLUT LE PÉCHÉ 279 agir immédiatement sur le libre arbitre-option et l’induire à poser un acte d'acquiescement et non l'acte de pécher. Dieu n'est pas « lié ». Non seulement < de puissance ab­ solue » et a priori; mais également in actu exercito: c'est à dire que, en chacune des phases organiques de l’acte de pécher, Dieu pourrait empêcher le péché en opérant autrement qu’il choisit de le faire lorsque le péché se produit. 11 - Dieu veut l’ordre qui implique nécessairement en fait le pé­ ché, bien qu'il ne veuille pas le péché. Dieu ne peut, dans cet ordre, vouloir prévenir le péché, bien qu’il le puisse. La seconde difficulté est corrélative de la précédente et de sa résolution. Si en effet Dieu n’est pas impuissant en regard d’un déroulement aboutissant, inéluctablement ex parte creaturae, au péché, alors n’est-Il pas responsable du péché? Car enfin, Il veut ne pas l’empêcher, bien qu’il le puisse. lllll Les deux questions, ensemble, constituent le dilemme déjà formulé par S. Thomas: < On ne peut dire en vérité: ni que Dieu veuille la réalisation du mal, car il en serait l’auteur; ni que Dieu veuille l'absence du mal, car sa volonté serait impuissante à accomplir ce quelle veut»8182 . S. Thomas le concède, mais il ajoute «Dieu ce­ pendant veut ne pas vouloir ni le mal ni son absence » Le dilemme proposé par l’objectant concerne le vouloir effi­ cace, comme le montrent les clauses éliminatrices : Dieu serait cause, Dieu serait impuissant. Dieu, donc, ne peut vouloir d’un vouloir efficace ni le mal ni son absence. Dans ces conditions, Dieu n'est-il pas, selon son vouloir efficace, « neutre » à l’égard d’une chose qui appartient à l’univers créé? Non, cela est impossible. La réponse de S. Thomas est donc, au premier abord, déconcertante: elle absout Dieu de l’abstentionisme, en Lui attri­ buant de vouloir... ne pas vouloir [ni le mal ni son absence]. Cela n’aggrave-t-il pas l’abstentionisme, en le rendant systématique? 81 de Malo q2, ai. Objection 4. Non enim vere dicitur quod Deus velit mala fieri, quia sic esset auctor eorum; nec etiam quod velit mala non fieri, quia sic ejus voluntas non esset efficax ad implendum omne quod vult. 82 ibid. 4m. Deus neque vult mala fieri, neque vult mala non fieri: sed tamen hoc ipsum vult quod est se non velle mala fieri, et non velle mala non fieri. 2$0 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DR L'ANOB Dieu veut suspendre son vouloir efficace: et, cependant, ce à l’égard de quoi cette volonté de < suspendre > est voulue se produit. Ou bien donc cette chose se produit < toute seule >, indépendamment du vouloir efficace effectivement suspendu; ou bien ce vouloir au se­ cond degré, qui visait à suspendre le vouloir efficace, n’y arrive pas. Voilà, au sein du vouloir divin, simple faut-il le rappeler, un étrange combat: ne le dialectisons pas davantage. I»t f tu La difficulté vient de ce que le dilemme objecté est présenté sous la forme paritaire, bien que les deux membres n’en soient pas dans le même rapport avec la réalité. On ne peut dire en vérité: Dieu veut que le mal ne soit pas. Car le mal existe. Si Dieu voulait qu’il ne fût pas, Dieu serait impuissant. On doit donc dire en vérité: Dieu ne veut pas que le mal ne soit pas. Alors Dieu < laisse faire », puisque le mal est: voilà l’« abstentionisme >, qui est inacceptable. Et S. Thomas: < Dieu veut ne pas vouloir que le mal ne soit pas ». Qu’est-ce à dire? Cela signifie < Dieu pourrait vouloir que le mal ne soit pas >. Ce vouloir possible eût-il été efficace si il avait été le vouloir réel de Dieu? Bien sûr, infailliblement efficace. Et nous avons expliqué comment: soit par action intime sur la < conversion » de L3, soit par action immédiate sur l'acte L4. Mais, dans ces conditions, nous l’avons observé, le libre arbitre créé, supposé qu’il eût été identique à celui que l’histoire nous révèle, n’aurait pas eu le même rôle dans le dessein du salut”: en définitive, l’ordre créé eût été autre qu’il est. Il faut donc, dans une vue réaliste, compléter l’assertion précédente: «Dieu pouvait vouloir que le mal ne soit pas» signifie en réalité: < Dieu pouvait vouloir (d’un vouloir efficace) un ordre créé, différent de celui qu’il veut, et dans lequel le mal n’eût pas existé parce qu’il eût été impossible ». Objectera-t-on que nous concluons trop rapidement: Dieu ne pouvait-Il empêcher le péché en conservant le même ordre? L’obser­ vation de ce qui est exige de répondre non. C’était impossible: car vouloir que le mal ne fût pas eût exigé d’en prévenir l’accomplissement, c’est-à-dire d’en supprimer la possibilité dans les cas où il s’est réelle­ ment produit. Or, supprimer cette possibilité, c’était modifier l’ordre: au moins, nous l’avons vu, quant au rôle joué par le libre arbitre dans le dessein du salut. On voit dès lors la portée de la reduplication de S. DIEU VEUT ET CAUSE L’ORDRE QUI INCLUT LE PéCHÉ 281 Thomas: «< Dieu veut ne pas vouloir que le mal ne soit pas > signifie en réalité: < Dieu veut [un ordre dans lequel II ne peut] pas vouloir que le mal ne soit pas: [parce que vouloir que le mal ne soit pas eût exigé un ordre différent] >. En supprimant les crochets que nous venons d’introduire, on retrouve la formule abrégée « Deus vult quod est se non velle mala non fieri ». Et le < vult se non velle » n’est pas du tout une suspension ineflicacel) du vouloir efficace, mais bien le vouloir efficace (vult) de l’ordre effectivement réalisé, impliquant nécessairement de ne pas vouloir (se non velle) que le mal ne soit pas. Dieu d’ailleurs n’est nullement lié par cet inévitable 82. Mais on retrouve dès lors la difficulté: quelque chose arrive, par rapport à quoi Dieu suspend son vouloir efficace. Cela est inacceptable. S. Thomas rectifie donc: < Sed tamen hoc ipsum [Deus] vult, quod est se non velle mala fieri... »82. La reduplication ne ferait qu’accroître, nous l’avons vu, la difficulté si on l’entendait comme suit: Dieu veut (vult) suspendre son vouloir efficace concernant la réalisation du mal (non velle mala fieri). Il faut, comme précédemment, sous entendre la réalité positive sur laquelle seule peut porter le vouloir efficace: < Dieu veut [d’un vouloir efficace l’ordre de réalisation du salut qui comporte nécessairement en fait le péché; et cependant, de ce même vouloir efficace, Dieu veut] n’être pas Lui-Même voulant que le mal soit >. 83 En fait, c'est bien ce que Dieu fait. Mirabilius reformasti. Mais nous avons dit renoncer à considérer cette perspective: elle concerne le « pourquoi » du péché. L’analyse de sa possibilité est déjà assez laborieuse. 282 LE PÉCHÉ ΕΓ LA DURÉE DE L’ANGE Autrement dit: Dieu veut d’un vouloir efficace (vult) l’ordre qui existe en fait; mais ce vouloir efficace ne s’étend pas, au sein de la réalisation de l’ordre existant, au mal comme mal. Le i se non velle (mala fieri) > circonscrit le champ d’application du vouloir efficace (vult). Le vouloir efficace impliquant communication d’esse, il ne peut s’étendre au mal qui est absence d’esse. Il reste à examiner comment le vouloir efficace laisse en son dehors le mal dont il produit le support. Il importe auparavant de préciser, au point de vue propre du modus significandi, la portée de la reduplication: « Hoc ipsum Deus vult (i) quod est se non velle (2)... [neque mala fieri, neque mala non fieri] >; et non pas: < Deus neque vult (3) [mala fieri], neque vult (4) [mala non fieri] ». Vult. pris < simpliciter >, consignifie « vouloir efficace »: en sorte que (3) et (4) affirment respectivement la suspension du vouloir efficace relativement à l’un et à l’autre membre d’une opposition de contradiction < fieri, non fieri »; et par conséquent, (3) et (4) pris ensemble affirment la suspension du vouloir efficace relativement à une chose qui se réalise: puisque de deux contradictoires, l’une est vraie c’est-à-dire expressive de la réalité sous le rapport où précisé­ ment il y a contradiction. La reduplication Deus vult (1) a pour effet de modifier la < suppositio j de vult tel qu’il figure dans l’alternative (3)-(4)· Le vouloir efficace, signifié par vult (3) et vult (4) parce que vult y est pris simpliciter, se trouve maintenant signifié par vult (1): lequel est également pris simpliciter et constitue une sorte de dictum pour la proposition avec reduplication. Et, ipso facto, le se non velle (2) qui commande l’alternative contradictoire fieri - non fieri, ne peut plus consignifier le vouloir effi­ cace. Il faudrait faire violence aux lois les plus élémentaires du modus significandi, surtout en logique réaliste, pour donner à vult (1) et à se non velle (2) la même «suppositio > réelle: ou bien, en langage moderne, pour les considérer comme appartenant à la même « classe ». Il serait < vraiment invraisemblable > d’attribuer à S. Thomas ce «décret permissif»: «Dieu veut (1) d’un vouloir efficace: être Lui-Même ne pas voulant d’un vouloir efficace ». Ce serait le paroxys­ me du volontarisme. Le réalisme se réfère primordialement aux res. Le se non velle (2), placé sous le régime du dictum Deus vult (1), modalise DIEU VEUT ET CAUSE L’ORDRE QUI INCLUT LE PÉCHÉ 283 quant à son champ d’application objectif le vouloir ejficace signifié par vult (i), et non con signifié en lui-mème par non velle (2). L’alternative contradictoire que commande non velle (2) ne signifie pas, par rapport à la réalité, une équipollence d’indifférence qui rejaillirait inévitablement sur le caractère efficace du vouloir vult (1): pas plus que le < dictum > d’une proposition modale ne peut rejaillir sur le « modus ». L’alternative contradictoire fieri - non fieri que commande immédiatement se non velle (2), consignifie le rapport du vouloir efficace vult (1) avec son propre champ d’application. Dieu veut [Deus vult (1)] l’ordre du salut tel qu’il est effecti­ vement réalisé: voilà le vouloir efficace et son objet propre, réel, posi­ tif. Cet ordre du salut implique, nécessairement en fait, la réalisation du mal. Dieu pourrait vouloir, d’un vouloir efficace, que le mal ne soit pas: mais cela, en voulant ipso facto un autre ordre. Puis donc que Dieu veut d’un vouloir efficace l’ordre qui existe en fait, il est impossible que Dieu veuille empêcher le mal: donc, de ce même vouloir qui veut l’ordre réalisé, Dieu veut ne pas vouloir que le mal ne soit pas. Le donc, la consequentia, ne porte pas sur une impossible dualité qui serait intrinsèque au vouloir divin: le donc signifie la connexion nécessaire entre les objets de l'unique vouloir efficace. Portant sur l’ordre effectivement réalisé, ce vouloir efficace [Deus vult (1)] ne peut pas porter sur l’exclusion du mal. Mais, d’autre part, ce même vouloir efficace ne porte pas sur la réalisation du mal, bien qu’il porte la réalisation de l’ordre au sein duquel le péché se réalise. III - Le sujet en acte de pécher médiatise complètement la motion divine qu’il reçoit. Dieu, soutenant le sujet péchant en son être et en son opération, ni ne cause ni donc ne veut le péché. La portée réelle, et réaliste, de l’affirmation de S. Thomas étant ainsi précisée, il convient de réunir les éléments de l’explication déjà donnée concernant le dernier point: Dieu ne veut pas le mal, bien qu’il veuille l’ordre de salut dans lequel le mal se produit en fait nécessairement. Le mal, tel qu’il concerne notre enquête, c’est le péché de l’Ange: mal «à l’état pur», permettant une considération formelle et explicative de tout autre cas. Le vouloir efificace de Dieu signifie, ex parte Dei, la communication réelle de l’esse et de ses détermina­ tions, différemment, on l’a expliqué (pp. 218, 223). Dans le cas du 284 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE péché, cette communication divine, en tant quelle concerne les déterminations de l’acte au sein duquel le pêché introduit un < non esse >, est, on l’a expliqué, entièrement médiatisée par la causalité seconde (p. 232). Ce que, donc, Dieu opère, est exclusivement ceci: faire subsister la cause seconde et l’appliquer à l’opération qui lui est propre. La mesure de cette opération propre est donc, ipso facto, celle de la motion divine telle quelle est immanente à l'opération créée. Et, répétons-le, s’il en est ainsi c’est parce que Dieu veut d’un vouloir efficace qu’il en soit ainsi: Dieu aurait pu, en créant un ordre autre que l'ordre effectivement existant, faire qu’il en fût autrement; mais en fait Dieu choisit et réalise l’ordre où en fait il y a péché. Enfin, la mesure de l'opération propre de l’Ange, telle que celle-ci subsiste dans l’acte de pécher, cette mesure se trouve déterminée en vertu et au terme de la < conversion > du libre arbitrenature L3. Le sujet spirituel, référant à soi sa propre opération sans se référer lui-méme à Dieu, détermine objectivement et conformément au vouloir efficace de Dieu, la manière dont il reçoit la motion divine: il impose à cette motion sa propre mesure, puisqu'il la médiatise entiè­ rement. Et comme, selon l’ordre établi par Dieu, l’acte de pécher con­ sommé en l'option L4 suit à la < conversion > L3 telle que précisé­ ment la finalise l’acte L4, la motion divine qui formellement est immanente à L4 suit également à celle qui formellement est immanen­ te à la < conversion > de L3. C’est, ici et là, ontologiquement, le même acte de pécher; c’est, ici et là, ontologiquement, la même motion divine: entièrement médiatisée par le sujet créé, mesurée en con­ séquence par lui et par l’opération qu’il réfère à lui seul. Le péché est possible, il est effectivement réalisé, parce que la motion divine qui en soutient le produire est sous mesurée: et elle est sous mesurée à cause de la manière dont elle est reçue. Dieu n’a pas à < proportionner > au < deficere > qui affecte la 1 conversion > de L3 la motion qui soutient l’acte L4. C’est, beaucoup plus simple­ ment, parce qu’un < deficere > d’un certain type affecte la < conver­ sion > L3 que l’acte de cette conversion et l’acte L4 dont elle est soli­ daire ne reçoivent la motion divine que médiatisée et mesurée par le sujet objectivement non référé à Dieu. Disons, en abrégé, que la motion divine telle que la reçoit le sujet posant l’acte de pécher est î diminuée > si on la compare DIEU VEUT ET CAUSE L’ORDRE QUI INCLUT LE PÉCHé 285 à la motion divine reçue par le sujet posant l’acte de la fidélité. Or cette «diminution », comme telle, d’une part est imputable seulement au libre arbitre et d’autre part est la seule raison répondant immé­ diatement au péché. Dieu, par la même motion, rend possible, ex parte Angeli, la « conversion », le « deficere », c’est-à-dire la prétérition du référer (à Dieu); d’où résulte, concernant le rapport de l’Ange à Dieu, la « diminution » de cette motion. Mais Dieu ne produit ni le « deficere » ni la < diminution ». Dieu exerce, d’un vouloir efficace, une motion qui, sous déterminée par le libre arbitre, produit par la médiation de celui-ci ce qu’inclut d’être l’acte de pécher. Le vouloir efficace de Dieu ne porte pas sur le péché. Dieu ne cause pas le péché. IV - Dieu connaît le péché dans sa cause; Dieu veut ne pas l'empê­ cher. L'inférence est fallacieuse qui conclut de ces prémices: Dieu cause et veut le péché. On objectera: Dieu sait que le «deficere» va aboutir au péché. Or il y a un « deficere » qui nécessairement est origine du processus aboutissant à l’acte de pécher L4. Quand donc Dieu veut et con­ court à produire ce qu’affecte ce < deficere » que rien ne précède, ipso facto II veut et II concourt à produire l’acte de pécher. Nous répondons que cet argument requiert deux présupposés, l’un ex parte Dei l’autre ex parte Angeli: l’un et l’autre inexacts, et concernant l’un et l’autre le rapport de l’esse et de l’intelligence. Tout d’abord il n’est pas exact qu'on puisse assigner «sim­ pliciter » dans l’Ange, ou à plus forte raison dans l’homme, un « de­ ficere » originel. Le « deficere » tel que le consomme l’acte de pécher tient à ce qu’aucun vouloir créé n’est sa mesure (p. 24): même acte, le fait de pécher, non seulement enclôt la complexité propre au créé mais il l’accroît: parce qu’il dissocie et oppose ce qui par nature est distinct mais un. Cette complexité appartient donc au prodrome du péché comme à sa consommation, au < deficere » originel comme au « deficere » terminal. Il n’y a pas, déjà nous l’avons observé (p. 255), un commencement unique et absolu du « deficere ». L’involution entre l’efficience et la finalité, impliquée par la distinction entre l'esse et l’intelligence, vaut pour l’Ange comme pour l’homme: L4 finalise 286 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE la < conversion > de L3, laquelle rend positivement possible la réali­ sation de L4. Ce n’est pas clair? Est-ce vrai, voilà ce qui importe! La difficulté de cette «involution» vient de ce que l’ordre de la causalité n’est pas réductible à l’univocité7·; c’est pour cela d’ailleurs qu’il peut servir à explorer certains mystères: l’acte de pécher notamment. Le < deficere > concomitant à la « conversion » de L$ n'a pas raison de péché’, mais il ne se produit qu’en vue du «deficere» intrinsèque à Z.4 et ayant raison de péché. Et, en retour, ce < deficere > de L4 n’est rendu possible que par celui de L3. Il n’est donc pas possible, en réalité, d’assigner un « de­ ficere qui, simpliciter, serait origine. Et c’est là une première erreur, présupposée par l’argument précité. La seconde erreur consiste à attribuer à la causalité divine elle-même et immédiatement les deux extrêmes d’un enchaînement créé, sans tenir compte du rôle propre joué par celui-ci dans la spé­ cification du second extrême. La modalité d’attribution du second extrême considéré dis­ tinctement est alors supputée, indûment, être la même que celle de l’attribution — à Dieu — du premier extrême: pour cette raison spécieuse que Dieu connaît et opère d’une manière simple, et l’enchaî­ nement et ses deux extrêmes. Dieu est à l’origine du « deficere » dont Il sait l’aboutissant: donc Dieu concourt à produire le « deficere » originel qui constitue la possibilité de cet acte. Or la « consequentia » n’est qu’apparente. Tirons-le au clair. Un évènement B suit, dans l’ordre créé, un évènement A; dans notre cas, A est la < conversion > de L3, et B l’acte L4; < suivre » s’entend premièrement de l’ordre ontologique: et, par dérivation, de la durée? A chacun des évènements A et B, réellement distincts parce que la créature n’est pas simple, est i; I1I1I anente une motion divine. Voilà donc deux motions divines réellement distinctes: du moins ex parte effectus. Ex parte Dei, il y a une seule motion: et il y a connaissance simple de l’enchaînement A - B qui est complexe. Cela étant: attribuer à la motion divine en tant qu’elle est immanente à A ce qui appartient à la motion divine en tant qu’elle est immanente à B parce que, ex parte Dei, motion et connaissance sont simples, c’est une erreur de principe. C’est en effet alléguer implicitement un principe faux: à savoir que l’immutabilité du Créateur permettrait d’inférer la nature d’un enchaînement causal créé. Entre l’un et l’autre s’interpose l’inson- PIEU NI NE CAUSE, NI NE VEUT LE PÉCHÉ 287 dable mystère de la création, et qui plus est de la création libre. 11 y a deux motions divines distinctes, en ce sens qu’elles sont imma­ nentes à deux effets distincts: il y a une seule motion parce que Dieu est Simple. Et si l'on estime à bon droit pareille opposition peu conforme à l'intelligibilité et donc inadéquate à la réalité, il faut dire avec S. Thomas: [Deus] vult ergo hoc (A) esse propter hoc (B); sed non propter hoc (B) vult hoc (A)81. Si donc, à la Causalité incrée, une en son progredere, à partir de Dieu, on veut faire correspondre un effet créé également un, il faut assigner l’ensemble A - B comme intégrant une unité d’ordre. Et si l’on distingue deux motions respectivement immanen­ tes à A et à B, il est impossible de le faire sans tenir compte du pro­ cessus créé qui conduit de A à B. Et il est faux d’affirmer a priori que la motion divine présente le même mode d’immanence, en A d’une part, en B d’autre part. Cela est vrai pour l’esse lui-même, non pas nécessairement pour ses déterminations. Retenons donc que l’ordre inhérent à l’acte total du libre arbitre se retrouve dans le < deficere » qui l’affecte. Les dicho­ tomies: libre arbitre-nature et libre arbitre-option, efficience et fina­ lité, « ontologique » et « moral », manifestent la structure de cet ordre à des points de vue différents. Le péché est possible sans que Dieu en soit cause parce que le sujet spirituel fait face primordialement à la motion divine par ce qui, de lui, ressortit à l’< ontologique >. Dieu soutient dans l’être la « conversion » du libre arbitrenature telle que le sujet spirituel la réalise. Un « deficere » est ici pos­ sible, et Dieu soutient dans l’être l’opération qui en est le sujet parce qu’il veut créer l’ordre qui existe effectivement et pas un autre. Ce < deficere » originel entraîne que la motion divine ne peut plus être reçue telle quelle devait l'être, induit donc positivement le sujet à consommer l’acte de pécher. Récapitulons les éléments de l’explication concernant l’acte de pécher. Possible dans la créature, il requiert une motion divine comme condition de sa réalisation. Dieu veut, d’un vouloir efficace, un ordre dans lequel le péché est possible et s’est produit. Dieu veut « i. qiç, a5 fin. 288 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE donc, de ce même vouloir efficace, ne pas prévenir l’acte de pécher; car, rendre le péché impossible absolument, c’eût été créer un autre ordre, dans lequel le libre arbitre n'aurait pas eu le même rôle. D’ailleurs, Dieu n’est pas impuissant devant l’acte de pécher; Il peut toujours l'empêcher, en inclinant infailliblement le libre arbitre du sujet pécheur et péchant selon l’un ou l’autre des deux degrés de sa profondeur ontologique, mais toujours selon sa nature propre. Et enfin, Dieu, voulant d’un vouloir efficace l’ordre qui implique en fait le péché, ne veut pas, de ce même vouloir efficace, le péché. Ce que Dieu veut d’un vouloir efficace, c’est soutenir dans l’être le sujet créé et ses puissances, et appliquer celles-ci à leurs opérations respectives. Dieu veut d’un vouloir efficace concourir à produire modo suo et sic totaliter, la < conversion >: même si celle-ci s'accompagne d’un < deficere >; cela est possible, car ce < deficere > est d’ordre ontologique et n’a pas raison de péché. Mais il entraîne que la créature reçoit dès lors l’opération divine soutenant sa propre opération en la médiatisant totalement. La < conversion > déficiente, c’est-à-dire sans < convertere ad Deum » de la personne, entraîne que le sujet spirituel soustrait à l’emprise divine immédiate sa propre opération puisqu’il la réfère à lui seul. La motion divine, entièrement médiatisée par le sujet .est mesurée, sous-déterminée par lui. Dieu, donc, veut d’un vouloir efficace concourir à produire une telle < conversion >, s’accompagnant d’un < deficere » et entraînant pour le sujet de ne plus pouvoir recevoir la motion di­ vine que d’une manière diminuée parce que conforme à une mesure créée. Dieu veut d’un vouloir efficace la < conversion r, Il ne peut pas vouloir d’un vouloir efficace le < deficere > et la < minuitio > qu'il entraîne, parce que ces choses n’ont pas d’être. Et enfin, Dieu n’atteint l'acte d'opter, c’est-à-dire en fait l’acte de pécher, que conformément à ce qu’établit la « conversion > déficiente: par la médiation du sujet .exclusivement en appliquant le sujet à l’acte d’< option > tel qu’il finalise et tel que le fonde l’acte de < conversion ». Le vouloir efficace de Dieu laisse donc en son dehors le péché qui n’a pas d’esse; et il ne porte sur les déterminations po­ sitives nécessairement requises par l’acte de pécher que médiatement, en appliquant à son opération le sujet en acte de < conversion » et d’< option ». 3 — L’origine la plus primitive de l’acte de pécher: LA MOTION DE DIEU ET SA RÉCEPTION DANS L’ANGE. L'explication proposée écarte les difficultés que paraît rendre insurmontables l’acte de pécher. L’intelligence a une < nature l’être spirituel est un être «de nature >: son acte, immanent certes, mais cependant distinct de lui, ressortit en sa production aux principes que fonde universellement l’induction pour l’être < de nature ». Le mystère de celui-ci se retrouve bien entendu, dans l’acte de pécher, transposé et accru. Pourquoi le « deficere », qui constitue dans la < conversion » le prodrome ontologique du péché, est-il en tel Ange et pas en tel autre? Nous laissons de côté, nous l’avons dit, le « pour­ quoi » du péché, et le mystère de la prédestination qui lui est lié. Peut-on, au point de vue du « comment », remonter plus avant? Puisque ce « deficere » originel ne se produit pas uniformément, n’y a-t-il pas une condition plus primitive que lui et qui en rendrait compte? Rappelons que le libre arbitre-option non encore actué incline par mode de finalité le libre arbitre-nature et sa < conversion ». L’ultime question que nous posons n’a donc de sens qu’eu égard au libre arbitre pris dans son ensemble, dans l’unité de son acte intégrant « conversion » et « option ». Benignissimus Dominus... gratia sua excitat... gratia sua can­ firmat non deserens nisi deseratur65. La désérence vient de la créature; elle n’est pas à pro­ prement parler cause du « deficere >: elle est le « deficere » lui-même, considéré toutefois en regard de Dieu. Et, de ce même point de vue, il est possible de préciser: le « deficere » qui affecte la créature affecte, primordialement quoique non causalement, le rapport de la créature à Dieu. Tout ce qu’il a en lui au premier instant, l’Ange le sait et le perçoit être a Deo: c’est un don de l’Amour. L’acquiescement, spontané, de la créature à ce don, en tant qu’il est Amour gratuit, comporte-t-il des «degrés»?8 8S Cone. Vat. I Const, de Fide catholica ch. 3 Denzinger 1794. Cette formule met bien en évidence que le a deficere » de la créature, c’est tout simplement ce qui affecte son acte. C'est tout l’acte intégralement qui est affecté par ce « deficere » : mais respectivement selon ses diverses parties. C’est ce que nous allons analyser. 19 290 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE Nous disons bien acquiescement spontané. Il ne s’agit pas de l’acte L4, ni même de la < conversion » de L3 achevée. Cette < con­ version > comporte, rappelons-le, deux temps: la personne réfère à elle-même comme telle ce qui en elle est < de nature »; et, ainsi actuée, elle se réfère ou bien ne se réfère pas à Dieu. Cette alternative < ou bien » commande, ontologiquement, toute la suite. La question, dès lors, se pose comme suit. Le second temps de la < conversion », c’est-à-dire la décision qui résout l’alternative et induit pour L4 la fidélité ou bien le péché, ce second temps n’est-il pas préformé dans le premier temps de cette même < conversion »? Autrement dit, la < prémotion » que l'acte L4 exerce par mode de finalité sur la < conversion > de L3 ne s’étend-elle pas jusqu’au premier temps de cette < conversion », ne rejaillit-elle pas dans la < conversion > elle-même: s’exerçant, intrinsèquement à elle, du second de ses deux temps sur le premier? N’y a-t-il pas manières différentes de référer à soi ce qui en soi est < de nature», mais est don de Dieu: selon que l'on perçoit plus ou moins adéquatement la gratuité de l’Amour? Et si il y a inéquation de ce < référer > par rapport à sa norme ontologique co-essentielle, n’est-ce pas lié à ce que l’amour ontologique de la personne pour elle-même, lui aussi sous la prémotion de L4 et du second temps de la < conversion », ne s’exerce pas adéquatement à sa norme in respectu ad Deum? En quel sens joue l’ordre causal, dans l'ontologie pro­ fonde du sujet spirituel, entre deux alternatives évidemment liées: d’une part s’approprier ce qui est don gratuit ou bien simplement le référer à soi comme il convient à la personne; d'autre part, s’aimer soi-même en se posant soi-même ab-solument, ou bien s’aimer soimême conformément à la condition de créature c'est-à-dire relationnellement? N’y a-t-il pas là, au vrai, non deux alternatives, mais deux formes de la même alternative: laquelle se retrouve au second temps, achevé, de la < conversion », laquelle enfin est sous-jacente à l’acte L4 dont elle induit l’option? Autrement dit, la décision ultime réalisée par cet acte L4 n’est-elle pas déjà préformée — nous ne disons pas prédéterminée — par une < décision » homologue, quoique d’une autre sorte: décision qui se joue dans la profondeur ontologique du sujet sous la prémotion de l’acte L4 opérant à la manière de la cause finale? La < conversion » de L3, dont l’aboutissant est l’ultime < dé- DEUS NON DESERAT, NISI DESERATUR 291 cision > précédant lordre moral proprement dit, ne provient-elle pas elle-même d'une autre < décision », plus originellement intime à l'ontologie du sujet spirituel: même Ange, il n’est pas simple; le péché manifeste combien son unité est celle d’une complexité. Cette unité cependant est réelle: et, après avoir distingué, comme l’exige l’analyse rigoureuse, cinq types de «volontaire» et d’< amour» (p. 15), il faut ne pas oublier que tous ces cinq types spécifient simultanément au second instant un même acte dont l’unité d’ordre n’est pas subordi­ nation univoque mais involution réciproque. L’amour ontologique de soi-même n’a pas le même mode d'exercice dans la condamnation et dans la justification: cela est vrai post actum, mais aussi in actu. Préciser comment cet < exer­ cice» interfère avec celui de L4 n’est pas aisé8·. Nous nous som­ mes bornés à mettre en oeuvre la métaphysique du sujet créé: la rigueur aide à découvrir la vérité dont elle est le critère nécessaire, quoique non suffisant nous ne l’ignorons pas. Nous observons cependant qu’en faisant état du libre arbitre-nature et de l’amour ontologique de soi-même, on introduit dans l’explication du péché une cohérence qui va de soi et qui aurait pu être assignée a priori. Il y a, en tout péché, un manquement à l’amour: cela, a posteriori, est vrai à tant de points de vue qu'il vaut mieux ici n’en rien dire de plus. Or ce qui est vrai de l’acte de pécher consommé doit l’être également du même acte en sa plus primitive et secrète origine, dès son enracinement en l’ontologie du sujet créé. C’est bien à cela que nous avons ultimément abouti. Il y a une manière de référer à soi le don gratuit de Dieu, une manière d’exercer l’amour ontologique de soi-même selon quoi jam Amor deseratur, et ideo fit deserens. Dieu pouvait, Dieu peut faire qu’il n’en soit pas ainsi, en créant un ordre autre. Dieu, créant l’ordre qu’il crée, Se doit d’y soutenir dans l’être même une opération dont le « deficere » consiste à déserter ontologiquement l’Amour. Mystère. ·· L’acte indélibéré humain peut être le support d’une représentation. Tel mouvement premier, en fait actuellement non « empêchable » (Cf. note 11) l’eût été, ou même n’aurait pas pu se produire, si la charité eût été plus intense, l’exercice plus habituel. Il y a un rapport entre le plus spontané des actes et la disposition profonde du sujet. Mais nous ne pensons pas qu’on puisse con­ sidérer cette donnée d’expérience humaine comme la base d’une analogie véritable éclairant le cas de l’Ange. 202 LE péché et la durée de l'ange C’est par Amour que Dieu crée cet ordre où il y a désertion de 1’Amour, où il y a également reformation dans ΓAmour. 4 — LA PRÉMOTION PHYSIQUE: EXPRESSION ADÉQUATE DE LA RÉFÉRENCE DE L’ACTE DE PÉCHER À LA CAUSE INCRÉÉE. Nous n’avons pas, dans ce qui précède, assigné la cause du péché: nous le croyons impossible, déjà nous l’avons dit (p. 212). Nous avons montré comment, quoi qu’il paraisse, l’acte de pécher n’implique pas contradiction. En structure, le principe de l’explication consiste en ce que l’efficience et la finalité sont en involution. L’abou­ tissant en quoi consiste le péché exerce une prémotion sur un pro­ cessus ontologique qui ne ressortit pas formellement à l’ordre moral, bien qu’il en soit le fondement nécessaire et non nécessitant. C’est à dessein que nous venons d’employer le mot < pré­ motion >: nous lui avons donné, concernant la finalité immanente au sujet créé, un sens équivalent à celui de < spiration ». Le mot < pré­ motion > est employé par la théologie en un autre sens, concernant l’opération divine. Il s’agit bien entendu de l’opération divine dans la créature posant ou ne posant pas l’acte de pécher. . , ' JF Ht La difficulté de l’interprétation habituelle induit à laisser ouverte la question de savoir si la < prémotion physique » ne devrait pas être précisée en fonction de — nous ne disons pas « réduite à » — la finalité immanente au sujet. Ce qui est dans le sujet, est créé ou produit par Dieu. La «promotion >, qui est dans le sujet, requiert une opération divine: celle-ci est, à juste titre, désignée par la réalité créée qui la termine et la spécifie. Ce principe d’interprétation s’impose, si on considère quelle est l’unité entre le < moral > et 1’« ontologique ». Circonscrite au contraire dans les strictes limites de l’ordre moral, la «promotion physique * — dont on n’arrive pas à comprendre comment elle est une promotion et pourquoi elle est physique — n’introduit que complication. Le < pré > est projeté dans ce qui seul peut être «avant > le créé: Dieu Artisan; et le «pré * en­ gendre, dans l’univers des decrets divins, l’antécédent et le consé- IHKU ET I.’ACTE DR PÉCHER. LA PRÉMOTION PHYSIQUE 293 quent, le permissif et le prévisionnel... et tant d’autres choses. Et voilà, au sein de l’Eternité, un type de complexité autrement im­ briqué que ne l’est l’irivolution entre 1’eflicience et la finalité. Lequel est le plus assuré: faire état, pour expliquer, de ce qui est universellement observé, ou bien poser des principes d’explication qui n’ont pas plus de sens pour la raison que de fonde­ ment dans la révélation. La finalité appartient à tout être < de nature », créé: et premièrement à l’être spirituel. La distinction entre les dé­ crets divins n’a aucune réalité en Dieu. Ce qui est réel comme ordre, c’est celui qui existe entre les choses que Dieu crée par une opération qui en Lui est Lui. C'est l’ordre inhérent à l’acte de pécher, complexe et un, qui pourrait fonder le sens d’un ordre entre les décrets; tenter l’inverse ne peut apporter aucune intelligibilité réelle, car c’est partir de l’inconnaissable pour expliquer le moins mal connu. La notion de « prémotion physique » serait vraisem­ blablement bien comprise à partir de l’étymologie qui en est obvie. Ce dont il faut rendre compte appartient à l’ordre moral, lui-même enté en l’ordre ontologique: il y a donc, < avant » la motion associée en propre à l’ordre moral, une autre motion appelée à juste titre pré-motion. Et cette prémotion est « physique >: car elle con­ cerne ce qui est « de nature », c’est-à-dire ce qui constitue la phûsis, en tant qu’il se distingue du libre arbitre-option dont l’acte inaugure l’ordre moral. La « prémotion physique » exprime, en le référant à Dieu comme il se doit en théologie, cela même dont rend compte l’involution entre l’efficience et la finalité (Cf. p. 268). La motion exercée par la fin — c’est-à-dire par l’acte L4 qui est celui du péché ou celui de la fidélité, sur tout ce qui est «de nature» — à savoir l’exercice du libre arbitre-nature L3 en chacun de ses deux temps et en leur unité constitutive de l’acte de «conversion» — cette motion, donc, est typiquement celle de la finalité immanente à l’être de natuie: elle est exercée par la fin non encore actuée; il est donc légitime de l’ap­ peler une pré-motion. Et cette prémotion est «physique», parce quelle emprunte pour s’exercer la médiation de la nature qui seule réalise l’unité entre la forme principe de l’opération et la fin qui en est le terme. Ainsi en va-t-il pour cet «être de nature» éminent: l’Ange. Il est, selon l’état du premier instant, le principe de l’opération dont l’ultime achèvement est l’acte L4 du second instant; de l’un à l’autre, de l’achèvement-fin au principe-forme, il y a distinction et unité: cette 204 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE unité d’ordre, elle est la nature même du sujet spirituel, l’immanence de la fin dans la forme, de l’achèvement dans le principe, rendue pos­ sible par cette nature, est donc < physique >. La prémotion physique étant ainsi fondée réellement et intel­ ligiblement sur ce qui est directement observable dans la créature, il convient de l’attribuer au rapport de celle-ci à Dieu. Ce rapport, toujours immédiatement impliqué par quoi que ce soit de créé, l'est éminemment par l’acte de la justification. Il faut dire alors premiè­ rement: la motion divine, une ex parte Dei, soutient dans l’être, < ordinatamente» * ’: le sujet, son acte, le progredere de cet acte, intégrant ensemble une même unité d’ordre. Mais on peut également associer respectivement une motion divine distincte à chaque partie de cet ensemble ontologi­ quement ordonné: l’ordre entre ces motions étant évidemment le même que celui de ces parties. Ces motions sont, comme on l’a expliqué, soit immédiates soit médiates: l’un ou l’autre exclusivement, ou bien l'un et l’autre à la fois. Quoi qu'il en soit, Dieu soutient dans l’être l’acte L4 du libre arbitre-option en atteignant primordialement et ontologiquement le sujet en acte de «conversion» L3. L’opération divine qui concerne L4 s’appelant une motion, celle qui concerne L3 s’appelle une ’prémotion. La prémotion est toujours physique: en ce sens qu’elle médiatisée par le sujet et par l’opération < de nature », aussi bien pour l’Ange pécheur et pour l’Ange fidèle: médiatisée totalement pour l’un et non totalement pour l’autre. Il en va de même pour la motion divine concernant L4: elle comporte à la fois médiation et immédiation pour l’acte de justifi­ cation, elle est au contraire totalement médiatisée pour l’acte de pécher. Il suit que, pour l’Ange pécheur, non seulement la prémotion mais également la motion, concernant respectivement L3 et L4, sont l’une comme l’autre < physiques >: mesurées — et sous-déter­ minées — par l’Ange en acte de sa < nature > naturelle. L’acte de libre option s’enracine dans le jeu spontané de l’amour ontologique du sujet pour lui-même. A cette observation déjà faite, ajoutons que ce jeu, étant < de nature », ne peut avoir de norme qu’ex parte Dei. Or la prémotion physique peut être considérée comme la norme, elle-même ontologique, de cet amour ontologique. L’Amour incline le sujet à l’acte d’aimer en raison de l’Amour , .» L ?. k' J I DIEU ET L'ACTE DE PÉCHER. LA PRÉMOTION PHYSIQUE 295 qui est l’Aimé; l’Amour incline le sujet à l’acte de s’aimer soi-méme en acquiesçant ontologiquement à l’Amour qui, Créateur et immanent, lui assigne sa finalité. Au second instant originellement, c’est à dire en l’ du second instant, la prémotion physique mesure, entre l’Amour de Dieu Créateur Aimé et l’amour ontologique de soi, l’unité dont le degré enclôt le mystère de la prédestination. V. LA NATURE DE LA DURÉE ANGÉLIQUE ET LA QUESTION DU «TROISIÈME INSTANT» Le second instant de l’Ange retient l’attention du théologien en raison du péché plutôt que de la fidélité. C’est le péché qui mani­ feste péremptoirement l’existence du second instant; et d'autre part l’histoire s’arrête pour l’Ange pécheur avec ce second instant qui inaugue l’étemelle damnation. Comprendre ce second point requiert de connaître la durée angélique selon sa nature. Or l’histoire de l’Ange fidèle continue après le second instant: et cela rend évident, en ce qui concerne l’Ange, le principe qui fonde radicalement toute durée créée. L’instant qui, pour l’Ange fidèle, inaugure l'éternité de béatitude mériterait, en vertu de ce principe, le nom de « troisième instant j. Si on distingue un premier et un second instant, il faut a fortiori en distinguer un troisième. S. Thomas le fait, et c'est lui que nous allons suivre; cependant, que nous sachions, il n’emploie pas la locution « troisième instant >. Cette prétérition — ou cette omission? — montre que, dans les passages consacrés à la durée de 1 Ange, S. Thomas n établit pas une correspondance analytique entre le modus significandi et la portée réelle. Nous chercherons d’abord à découvrir la portée réelle: quels sont les principes, rappelés par S. Thomas, qui structu­ rent la durée de l’Ange? Nous examinerons ensuite comment la mise en oeuvre exacte de ces principes est compatible avec la souplesse du modus significandi. Enfin nous verrons que la correspondance entre l’être et la durée, si profondément mise en lumière par S. Thomas, induit à distinguer, à confronter, à préciser l’une par l’autre la durée de l’Ange pécheur et la durée de l’Ange fidèle. 298 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE 1 — LES DEUX PRINCIPES DE LA DURÉE ANGÉLIQUE FONDÉS SUR L'ANALOGIE. EXISTENCE ET DISTINCTION DES INSTANTS 1. Le temps, l'instant et le nombre liés au mouvement sensible. La durée est une réalité analogue: elle suit à l’être. L’Eter­ nité en est la réalisation divine, parfaite; le temps cosmique en cons­ titue l’analogué inférieur. Tout de même que le temps est un predi­ cament distinct, la durée est irréductible à quoi que ce soit autre. La durée inclut, en l’unité de sa ratio, deux choses: un < mou­ *, vement qui a raison d’< objet >: par le fait même qu’un < esprit » y perçoit la distinction réelle et en affirme l'unité originale. «Mouvement» et «esprit» doivent, évidemment, s’entendre analogiquement, comme la durée elle-même: de l’âme humaine à l'intelligence divine, du mouvement sensible ou de l’opération men­ tale humaine à l’opération divine qui est Dieu Lui-Même. Bien que chaque être connaisse modo suo la durée des autres êtres, chacun est seul à percevoir la durée dont le type lui est propre. Dieu Seul saisit l’Etemité; nous la connaissons analogiquement. L’homme seul perçoit sa propre durée mentale et par elle le temps cosmique 87 ; Dieu connaît l’un et l’autre éminemment. La durée est donc une résultante originale du rapport entre le sujet spirituel comme tel et sa propre opération. L’opération est le fondement objectif de la durée: elle en mesure la réalité. La durée exprime, pour l’esprit, le type d’unité de l’opération: elle la mesure intelligiblement. Ces deux < mesures », réciproques, se re­ trouvent en toute durée: il leur correspond respectivement deux principes également co-essentiels à toute durée. Situons-les méta­ physiquement, en vue de les mieux analyser respectivement. La réalité de l’opération < mesurant » celle de la durée, il suit que la structure ontologique de la première appartient à la 87 L'âme a, en même temps que la conscience-soi propre à l’esprit, la perception de sa propre opération et de sa propre durée. Sans cette perception originelle, il n’y aurait pas perception du temps. Il est vrai, en retour, que toute connaissance venant par les sens, la durée doit premièrement être définie à partir du mouvement sensible: en ce sens, la durée mentale est connue à partir du temps cosmique. ___ ■ LA DURÉE, L’INSTANT, ET LE NOMBRE POUR L’HOMME 299 seconde. Or, déjà nous avons eu à le rappeler, suppôt, essence, acte d'être sont en toute créature réellement distincts; ou bien: la personne, la nature actuée comme principe prochain exerçant l’opération, l’acte qui termine cette opération, sont réellement distincts. A ces trois choses répondent: le nunc, la durée, l’instant; lesquels sont, eux aussi, réellement distincts: mais autrement dans l’Ange et au­ trement dans l’homme. Laissons de côté le nunc. Il est, à l’ordre de la durée, ce qu’est le suppôt à l’ordre de l’être: il est mesuré par l'aevum en même temps que l’esse.88 Bornons nous à considérer le rapport entre la durée et l'instant. Fondé ontologiquement, nous venons de le voir, sur le rapport entre l’opération et l’acte, il en constitue en retour la mesure intelligible. Et tels sont les deux aspects que nous avons à exa­ miner. Il existe, pour le mens humain, durée et instant res­ pectivement associés à l’opération et à l’acte immanents, et qui cor­ respondent strictement au cas angélique. Mais, le mens humain étant dans l’âme qui est unie au corps, opération et durée mentales subsistent dans les opérations sensibles et dans le temps cosmique 8T. 88 «Mesure» a un sens analogique, si on en considère la significa­ tion en différents ordres: ordre de l’être, ordre de la quantité, ordre de la durée. Mesure désigne toujours un rapport entre deux réalités de même nature en ce sens qu’elles appartiennent à un même ordre. Ce que mesure l'aevum, formellement, ressortit donc à l’ordre de la durée. Cela ressortit aussi, par ni·· ­ concomitance, à ce qui correspond, dans l’ordre de l’être, à ce qui immé diatement est mesuré dans l’ordre de la durée. C’est ce que sous-entend S. Tho­ mas dans les textes suivants: de Malo qi6, a|, 19m. Aevum mensurat esse Angeli, non tamen mensurat actiones ejus, in quibus est successio sive intellectus sive voluntatis. de Sp. creaturis &5, 4™. Substantiae spirituales creatae quantum ad suum esse ponuntur mensurari aevo. L’analogie entre l’ordre de l’être et celui de la durée est double: 1) unius ad alterum, car la durée est un mode de l’être; 2) proportionalitatis·. entre un rapport concernant l’être et un rapport con­ cernant la durée. La duratio est au nunc comme l’acte est au sujet. Le sujet (d’un mouvement) correspond au nunc. Le sujet d’un nunc est: dans ce nunc, comme en sa mesure adéquate; dans le nunc de la durée supérieure, comme dans sa mesure excedens; dans le nunc de la durée inférieure comme dans sa mesure par concomitance (iS. di9, q2, a2, 1 m). 3θθ , • I· . C’est ce donné que premièrement il faut scruter, le mens n'ayant pas assez de puissance pour dégager et pour réaliser un type de suc­ cession qui lui serait propre et qu'il pressent indépendant de la succession inhérente au temps extérieur. < Inhérente >: c’est-à-dire que la succession est co-essen­ tielle au temps, bien quelle n'en constitue pas toute la réalité ni par conséquent toute l’essence. Le temps s'actualise dans l'instant, indé­ finiment et sans s’y réduire. Et parce que le temps est nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur, nombre d’une quantité continue: ce nombre, comme le temps qu'il définit, s’actualise dans l’instant; et l’instant est nombre actué en ce sens qu’il distingue et à la fois unit deux segments de durée qualitativement opposés au point de vite de la succession: conformément à l’essence même du nombre, lequel est unité d’une pluralité d’unités. On voit donc que la succession intervient intrinsèquement jusque dans l’instant: lequel est cependant, de la réalité du temps, l’actualisation maximum; et, de la définition du temps, l’expression la plus analytique. C’est au fond le type de réalité propre au mou­ vement acte imparfait, co-essentiellement im-parfait, qui sous la forme de la succession se retrouve à l’intime du temps. L’instant ne «termine» que virtuellement; il termine, selon l’ordre propre à la succession, ce qui, étant antérieur, n’est plus. Et, en retour, le temps n’est dans chaque instant que virtuellement, en sorte qu’il est radi­ calement autre que tout ensemble dénombrable d’instants. Tels sont les deux principes qu’il était utile de rappeler pour mieux situer la durée et l’instant angéliques. D’une part, le rapport entre l’instant et le temps est fondé sur la réalité du mou­ vement. D’autre part le rapport du nombre, à l’instant manifeste autant qu’il se peut l’intelligibilité du mouvement. 2. ■ , LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE Le premier principe de la durée angélique. L’instant est à la durée ce que l’acte est à l’opération; et, dans chacun des deux rapports, les deux termes sont réellement distincts: l’acte n’est pas l’opération parce que l’être créé, même pur esprit, n’est pas simple; l’instant n’est pas la durée, parce que ni l’un ni l’autre n'est l’Etemité. Mais cette distinction signifie plutôt l’ordre intime d’une réalité totale que des parties réellement distinctes. I.A DURÉEE-INSTANT DE L'ANGE ET L’ÉTERNITÉ 301 L'esprit humain ne dispose pas de l’instrument qui lui permettrait d'exprimer adéquatement ce qui concerne l’Ange. L’opé­ ration actuant la nature n’est pas l’acte que le sujet exerce par la nature: la «conversion» du libre arbitre-nature L3, lequel ressortit à la nature, n’est pas l’acte du libre arbitre-option L4 qui est propre à la personne. Et cependant cette « conversion » et cette option sont si intimement liées que, nous l'avons vu, elles se commandent mutuel­ lement: elles intègrent, au second instant, un seul et même acte total. Acte d'Ange, simple si on le compare à celui de l’homme, composé selon une unité d’ordre, en tant que l’Acte pur le mesure. Et cet acte est caractérisé par l’homme comme étant un acte d'Ange, justement parce qu’on en affirme l’un et l’autre caractère. De là résulte, pour le mot « acte » appliqué par l’homme à l’Ange, une iné­ vitable ambivalence: l’acte est le terme de l’opération dont il se contre distingue, voilà la complexité; l’acte c’est simultanément l’opération et son terme, voilà la simplicité. L’Ange n’est ni homme ni Dieu: et c’est en définitive à peu près tout ce qu’on en peut dire. Or il en va de la durée comme de l’être. Tout de même que l’acte termine l’opération et également la récapitule, ainsi, pour une opération-acte déterminée, l’instant termine la durée et par la même la récapitule. La durée angélique est faite d’instants discontinus. Mais il faut l’entendre; il faut écarter et le schéma continu propre à représenter le temporalité et le type de discontinuité qu’il permet de concevoir. L’instant angélique n’est pas la limite virtuelle de deux segments de durée que distingue la succession; chaque instant d’Ange termine une durée et enclôt cette même durée, tout co: Hill e l'acte achève et enclôt une opération. Chaque durée-instant, associée à une opération-acte, existe donc distinctement: c’est à dire que chaque durée-instant ne dépend pas nécessairement des autres durées-instant du même Ange. Le temps cosmique et l’instant qui lui est lié incluent la suc­ cession dans leur essence et dans leur être. Au contraire, bien qu’une succession et même un ordre causal puisse exister entre plusieurs durées-instants de l’Ange, chacune d’elles, une fois réalisée, a sa réa­ lité propre et indépendante de la succession. La durée-instant angé­ lique est donc simple: en ce sens que, étrangère au temps cosmi- 302 Î-S PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE *·que , elle l’est pareillement au type de complexité que celui-ci inviscère dans la durée mentale humaine. En retour, il serait fallacieux d’imaginer la durée-instant de l’Ange comme un < instantané >, comme une suspension de durée. La durée étant pour l’homme intrinsèquement successive, une repré­ sentation qui écarte la succession écarte la durée. Tandis que chaque durée-instant d’Ange. 1) peut s’insérer dans un ordre de succession; 2) ne comporte intrinsèquement aucune succession; 3) est une durée créée, complexe en regard de l'Etemité. Tout de même qu'un acte est un acte d’Ange parce qu’à la fois il se distingue réellement de l'opération qu'il termine, et la ré­ capitule; ainsi un instant est un instant d'Ange parce que simulta­ nément il se distingue de la durée qu’il termine, et la récapitule. La durée de l'Ange n’est ni le temps cosmico-mental humain ni l’Etemité: et c’est à peu près tout ce que, < qualitativement >, on en peut dire. Tel est le premier principe, dérivant du fait que l’opération-acte mesure ontologiquement la durée-instant. 3. Le deuxième principe de la durée angélique. L'unité de succession. I - L'Ange mesure dans un nombre nombré l’unité de sa durée. La durée-instant < mesure > intelligiblement l’opération-acte, comme le temps < mesure » le mouvement. De là dérive le second principe qui norme la durée de l’Ange. Mesurer intelligiblement requiert une opération de base qui consiste à < poser dans le nombre >. Le temps mesure le mouvement en ce sens qu'il est le nombre nombré résultant de la confrontation du mouvement avec le nombre nombrant qui est dans l’esprit. Le nombre peut se définir analogiquement: l’ angélique. Et ce nombre nombré d’Ange définit pour la durée intégrale de chaque Ange une succession, de même que le nombre nombré humain définit le temps comme successif. II - Les durées-instants de l’Ange font nombre, si leurs contenus soutiennent entre eux l’opposition de contradiction. Le « de même que », assimilant quant à la définition la durée humaine et la durée angélique, ne doit pas faire oublier le < simpliciter diversum» que nous avons précisé à propos du . L’intelligence, la volonté, le libre arbitre-nature, les habitus surnaturels sont en exercice au premier instant: voilà autant d'opérations, chacune respectivement terminée par et dans un acte. Et cependant tout cela ensemble constitue un seul acte intrinsèquement ordonné (cf. p. 259), qui est l’acte i du premier instant >, l’acte d’un seul et même instant. La spécificité ne suffit donc pas à fonder la distinction réelle dont le type implique la succession. S. Thomas affirme d’ailleurs en principe que « si il existe des changements instantanés, il est possible que soient simultanément dans le même instant le terme d’un premier changement et le terme d’un second changement»”. C’est la raison pour laquelle un acte du libre arbitre L4 aurait pu avoir lieu au premier instant: le terme d’un tel acte, savoir mériter ou démériter, et le terme de l’opération créa­ trice qui est la communication de l’esse se fussent réalisés à la fois 11 i. 463, a6, 4m. pus accipitur pro ipsa successione operationum intellectus vel etiam affectus. Des opérations ayant même spécification peuvent être successives. La distinction requise pour qu’il y ait succession ne fait pas acception de la spé­ cificité. “ i. qô2, as, 2in. Instantia diversa accipiuntur secundum successionem in ipsorum actibus. i. q03, a6, 4™. Instans primum in angelis intelligitur respondere opera­ tioni mentis angelicae quae se in seipsam convertit per vespertinam cogni­ tionem. A la différence du temps qui est la succession même des opérations (note 91), l’instant < répond » à l’opération. Il se prend de l’acte (premier texte de cette note). “ i. q63. a5 medium. Sed si sunt mutationes instantaneae, simul et in eodem instanti potest esse terminus primae et secundae mutationis. LES DURÉES-INSTANTS DE L'ANGE INTÈGRENT UNE DURÉE D’ANGE 305 distinctement et simultanément dans ce même premier instant. Ainsi, même l’écart entre l’esse et ses modes, entre l’opération créa­ trice et l’opération créée, n’entraîne pas nécessairement qu’il y ait succession. Comment dès lors être assuré que deux opérations-actes ne peuvent intégrer un même acte total ordonné? S. Thomas ne le dit pas; mais, qui mieux est, il le montre par ce qu’il fait. Deux choses ne peuvent être si, à quelque point de vue que ce soit, elles s’opposent réellement selon l’opposition de contradiction. Voyons comment cette raison, non certes néces­ saire mais à coup sûr suffisante, s’applique à l’Ange. Quand un changement lié au temps se réalise dans un même sujet, il est bien connu que l’instant en lequel la forme nouvelle commence de subsister appartient au temps postérieur, non au temps antérieur. Il y a un premier instant où est la forme, il n’y a pas de dernier instant où elle n’est pas; car, supposé qu’il y en eût un, il y en aurait un autre entre lui et le premier instant où subsiste la forme: la notion de dernier instant implique donc, pour le temps continu d’un changement matériel, contradiction; c’est pourquoi la disposition ultime apparaît en même temps que la forme: elle borne sans lui appartenir le segment de durée antécédent, elle ne le « termine > pas. Cela tient au caractère continu du temps, et à la permanence du même sujet dans le changement M. L’argument que nous venons de rappeler n’a pas de portée si il s’agit d’une durée discontinue, pour laquelle la notion de « entre deux instants » n’a pas de sens. Pour une durée discontinue, on ne peut pas démontrer l'impossibilité d’un instant qui soit simulta­ nément ultimum et primum BS: au moins en ne faisant état que de la notion de durée. Mais le fondement véritable de l'argument concernant le temps continu n’est rien autre que le principe de non contradiction. Il n’est pas possible qu’une même chose, considérée sous le même M Si un processus complexe associe deux sujets, le même instant du temps cosmique peut être simultanément: ultimum pour le processus antécédent qui affecte un premier sujet, et primum pour le processus conséquent qui affecte un second sujet. Ainsi ï’ultimum instans prolationis verborum est le primum instans praesentiae Corporis Christi. •s S. Thomas l’observe 1-2. qiij, ay, 5m. LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE rapport, simultanément soit et ne soit pas. il est impossible qu’au même instant la même forme subsiste et ne subsiste pas dans le même sujet. Cela est vrai pour l’Ange comme pour tout être. Et voici comment S. Thomas met en oeuvre ce principe. L'Ange a-t-il mérité la béatitude? et partant, au point de vue qui nous occupe: l’instant de l’acte de mériter est-il l’instant qui inaugure la béatitude? Non ·*: parce que l’acte de mériter et l’acte de fruition ressor­ tissent respectivement à la grâce im-parfaite et à la grâce consommée ·’. Et comme le parfait et l’imparfait, concernant la même réalité, s’excluent mutuellement, il n’est pas possible que ces deux actes intègrent un seul acte total et ordonné, il est impossible qu'ils aient le même instant. < Il convient donc d’assigner des instants divers, en l'un l'Ange mérite la béatitude, en l'autre il est bienheureux» ··. L’instant de l’acte de mériter étant le second, on voit que S. Thomas affirme pour l’Ange fidèle l’existence d'un troisième instant, bien qu’il ne le désigne pas explicitement. Concluons. Les opérations-actes de l'Ange qui soutiennent réellement entre elles, à quelque point de vue que ce soit, une opposition de contradiction, ne peuvent être simultanées’, elles fondent et exigent la succession entre les durées-instants qui leur correspondent. ’· S. Thomas répond oui Quod 9, ab, fin (Pâques 1258). In primo instanti quo mens angelica conversa est ad Verbi fruitionem: et beata quidem erat ratione perfectae fruitionis; et beatitudinem merebatur in hoc quod converte­ batur ad Verbum. Similiter est de contritione quae, in eodem instanti, est: terminus praeparationis ad gratiam, et gratiae infusio. C’est précisément ce rapprochement entre la durée discontinue de l'Ange et le temps continu de l’homme que S. Thomas, ensuite, refusera. *' i. qôa, a4 fin. Non autem simul potest [liberum arbitrium] informari gratia imperfecta, quae est principium merendi; et gratia perfecta, quae est principium fruendi. Unde non videtur esse possibilis quod simul fruatur, et suam fruitionem mereatur. i. q62, as, 2m. Non autem potuit simul in eis esse actus meritorius beatitudinis, et actus beatitudinis qui est fruitio; cum unus sit gratiae imperfectae, et alius gratiae consummatae. *' (Suite du texte de la note 97). Unde relinquitur quod oportet diversa instantia accipi, in quorum uno meruerit beatitudinem, et in alio fuerit beatus. LES DURÉES-INSTANTS DE L*ANGE INTÈGRENT UNE DURÉE D’ANGE 307 111 - L’opposition de contradiction est effectivement réalisée dans les cas où il est classique d'affirmer la distinction réelle entre les instants angéliques. Observons que ces conditions sont bien réalisées dans les deux cas où on affirme effectivement pour l’Ange l’existence d’une suc­ cession. Il y a deux instants: l’un de la création, l’autre du pé­ ché. Telle est l’affirmation première, fondée à la fois sur la doctrine traditionnelle et sur l’ontologie de la créature. Mais cette distinction entre les deux premiers instants ne serait pas cohérente avec la notion de durée angélique qui en découle, si elle ne pouvait a posteriori se justifier en fonction de cette même notion. Or, de fait, il y a bien entre les opérations-actes des deux pre­ miers instants, l’opposition de contradiction qui fonde leur distinc­ tion. Au premier instant, ce qui est « de nature » n'est pas référé à la personne comme telle; au second instant, il l’esL L’opposition doit être considérée formellement: non est - est. Ce que nous avons ap­ pelé la « conversion » du libre arbitre-nature L3 ne suffirait pas à distinguer les deux premiers instants: car les deux «référer», l’un de la personne à ce qui est « de nature », l’autre de ce qui est < de nature » à la personne, peuvent se réaliser simultanément, en l’unité d’une relation réciproque. Le premier instant se distingue de la durée qui le suit, parce que tout est alors dans l’Ange a Deo: cela rend im­ possibles des choses qui ensuite seront possibles. < Impossible-possible », < non est-est »: voilà la stricte opposition de contradiction qui dis­ tingue réellement le premier instant de tout autre. Cette opposition revêt, pour tous les Anges, la forme que nous venons de rappeler: ne pas référer - référer (ce qui est « de nature » à la personne comme telle); elle présente, pour l’Ange pécheur, une seconde forme: référer - ne pas référer (ce qui est « de nature » à Dieu). Le second instant est plus «séparé » du premier pour l’Ange pécheur que pour l’Ange fidèle. Nous reviendrons sur ce point en terminant. Ainsi, la distinction entre les deux premiers instants de l’Ange, exigée par la doctrine du péché et par la métaphysique de la créa­ tion, doit effectivement être appelée une succession, conformément au principe sur lequel est fondée la notion même de succession angé­ lique. Rappelons maintenant, pour mémoire, le second cas dans lequel on affirme l’existence d’une succession dans la durée an- 308 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE gélique. < L’Ange se porte vers les choses qu’il ne peut appréhender dans une même species en des instants différents»··. On retrouve effectivement l’opposition de contradiction qui fonde la succession. Ce que l’Ange ne peut appréhender dans une première species, il le peut dans une seconde. Mais, nous l’avons déjà vu (p. 86), les species angéliques ne sont pas très éclairantes pour l’intellect humain. On ne sait en quoi elles consistent, encore moins à quoi chacune peut s’étendre. Au moins quoad nos, c’est parce que les actes sont successifs qu’ils re­ quièrent des species différentes: loin qu’on puisse a priori inférer la succession des actes de la nécessité de species différentes. Tels sont donc les deux principes qui norment la durée de l’Ange. D’une part, chaque opération-acte fonde ontologique­ ment une durée-instant qui la mesure intelligiblement ; l’instant est terme de la durée et la contient, tout comme l’acte est terme de l’opé­ ration et la récapitule; la durée-instant de l’Ange est composée en regard de l’Etemité, elle est un absolu autonome de durée si on la compare au temps continu dont les parties sont par essence mutuel­ lement corrélatives. D’autre part, la succession est pour l’Ange le nombre [angélique] nombre de la multitude que constituent ses durées-ins­ tants: du fait que les opérations-actes correspondantes soutiennent réellement entre elles, à tel point de vue déterminé, une opposition de contradiction. 2 — LE RAPPORT, PROPRE À CHAQUE ANGE, ENTRE SES DURÉES-INSTANTS. Les connexions entre les différentes durées-instants de l’Ange ne sont pas toutes univoquement du même type. Nul n'estimera, avec ce qui précède, connaître beaucoup de la durée angélique. iriu Deux questions notamment demeurent en suspens, de Malo qi6, 214. LA DURÉE DE L’ANGE COMPORTE DES PHASES DIFFÉRENT!ÉES 309 concernant la succession. L’opposition de contradiction la fonde, d'une manière nécessaire et partant certaine; mais la succession n’existe-t-elle pas également dans d'autres cas? Et, d’autre part, quel lien y a-t-il entre les durées-instants successives du même Ange? On a assigné un principe suffisant — non nécessaire? — de leur dis­ tinction réelle. N’ont-elles pas entre elles, au point de vue propre de la durée, une unité autre que leur commune appartenance à la même personne? Les Anges forment une hiérarchie de perfection, disons mieux et plus simplement une < hiérarchie ». Celle-ci se réfléchit dans leurs durées. La durée plus parfaite est plus une. Mais comment caractériser cette unité? S. Thomas semble avoir pressenti la question; nous nous bornons à enregistrer le jeu spontané de son expression. S. Thomas applique à l’Ange, positis ponendis, le voca­ bulaire de la temporalité: praecessio, antequam, primum, post, successio, simul... Mais le mot statim est celui dont l’usage est le plus instructif. Il a un sens générique: puisque, comparé au temps cosmique, tout ce qui concerne la durée de l’Ange est < statim ». Aussi est-il le plus souvent accompagné de particules qui en accusent ou en atténuent la portée: statim, statim in, statim post différencient, par leur contraste, le modus significandi concernant la succession propre à la durée angélique. Appliqué à tel instant déterminé, statim, et plus encore statim in, ne font que souligner le caractère singulier de la réalité de cet instant: l’acte auquel il correspond contenant intimement l'opération qu’il achève100. Statim post, ou bien post statim, désigne un instant réellement distinct de celui par rapport auquel se prend le « post ». Et, autant que nous ayons observé, c’est toujours de cette 100 i. q62, a§. Sed contra. Sed statim in primo actu charitatis [Angélus] habuit meritum beatitudinis. Et statim a le même sens dans la fin du même texte. L’Ange en qui il n’y avait pas d’empêchement « statim ad beatitudinem pervenit per solum unum actum meritorium ». « Statim ■ill » signifie l’unicité de l’acte auquel le mérite est 1 ΗΓΙΙ all! » tim » signifie également qu’il n’y a pas d’autre acte avant la béatitude; « statim ne signifie pas que la béatitude est immédiate. i. q63, a5 Initium. Statim daemones in primo instanti suae creationis. i. q63, a6, 2®. Origenes dixit quod «serpens antiquus non a principio, nec statim supra pectus ambulavit »: propter primum instans in quo malus non fuit. Le statim eût donc désigné le premier instant. 310 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE LANGE manière qu'est situé le commencement de la béatitude (troisième instant) par rapport à l’instant du mérite (deuxième instant)1M. Au contraire, l’impedimentum apporté par l'Ange pécheur au second instant est généralement désigné, en fonction du premier instant, par statim: au moins si cette première « succession > se trouve comparée à celle qui concerne le commencement de la béatitude. Celle-ci est statim post, celle-là est statim*·». Il ne convient probablement pas d’urger ces nuances d'expression. Leur valeur principale nous paraît être leur caractère spontané: elles laissent transparaître une intuition difficilement exprimable, mais que fonde par ailleurs la structure métaphysique de la durée angélique. Et cette intuition, la voici: Les connexions entre les différentes durées-instants du même Ange ne sont pas toutes univoquement du même type. On ne peut déterminer la nature de ces connexions; on peut du moins découvrir entre elles un ordre: il manifeste, au point de vue propre de la durée, l’éminente unité de l’Ange fidèle et l’intime brisure de l’Ange pécheur. 2. L'unité entre les deux premiers instants. L'existence en est certaine, la nature inconnue. L'ordre entre les instants de l’Ange est la trame de son his­ toire. Il est aisé, cette histoire achevée, de le dégager. Répétons, avant de le faire, que nous devons considérer l’Ange tel qu’il a été créé en fait. Il eût été possible, le libre arbitre jouant un rôle différent dans le dessein du salut17, ou même étant 1? 101 1. qô2, a5. Angelus post primum actum charitatis, quo beatitudinem meruit, statim beatus fuit... Et ita statim post meritum in angelo fuit béatitude consecuta. i. qÔ3, a6. Statim post primum instans [Dato quod in primo instanti meruisset] beatitudinem accepisset. 101 Lorsque S. Thomas compare seulement les deux premiers instants, il emploie statim post: « Nisi statim post primum instans in quo naturalem motum habuit ad bonum...» (i. q&3, a6, 3m) - Mais, comparant les trois instants, et supposant sans le prendre à son compte que l’Ange « mérite » au premier instant par un acte de libre arbitre (in quem actum « proruperit »), S. Thomas précise: ·. statim post primum instans beatitudinem accepisset nisi statim im­ pedimentum praestitisset peccando » (i. qô3, a6). On observe le même usage de statim i. 463, a5, 4m. I.'UNITÉ ENTRE LES DEUX PREMIERS INSTANTS 311 d’une autre nature, que l’Ange atteignît, sans pouvoir pécher, la béa­ titude en un seul instant. Inutile de s’attarder à ce qui en fait n’est pas. Le mot « nécessaire » a donc, dans ce qui suit, une portée con­ ditionnelle: il suppose la réalité telle qu’elle est, il ne signifie pas que la réalité n’aurait pu être autre qu’elle est. Compte tenu de cette importante précision, nous dirons que les deux premiers instants de l’Ange s’impliquent mutuellement: nécessairement et ontologiquement. Il n’est pas possible, la créature libre étant ce qu’elle est, que la personne ne référé pas à elle-même comme personne le don que Dieu lui fait de tout ce qui en elle est « de nature ». Le premier instant requiert le second, il n’a en fait sa raison d’être qu’en s'achevant dans le second. Inversement bien sûr, le second ne pourrait être sans le premier; il y a toutefois deux manières de l’entendre. La plus obvie, c’est que le premier acte de l'Ange en tant que celui-ci est une personne ne peut créer sa « matière >. Le premier acte de libre arbitre-option instaure un ordre nouveau10’; il ne crée pas ce qu’il organise: de cela, aucune créature n’est capable. Parce que le second instant est en propre « de la créature >, il est impossible qu’il soit création pure: il présuppose donc un instant où Dieu soit créant, et c’est par définition le premier instant. On peut d’autre part considérer les deux premiers instants au point de vue propre de la durée. La durée est, pour l’être qui est esprit, un mode de l’être: elle est con-créée. Le premier instant de la créature est l’instant «in quo incipit esse»’, et tout uniment « in quo incipit durare ». L’opération-acte angélique initiale fonde ontologiquement une durée-instant angélique initiale; celle-ci d’ail­ leurs, mesure intelligiblement cette opération-acte qui la fonde. Et tout de même que l’actuation originelle de tout ce qui est < de nature » est expressément ordonnée à devenir ce quelle n’est pas encore, savoir un acte d’Ange: ainsi la durée-instant originelle, qui est dans l’Ange a Deo, est expressément ordonnée à devenir une los Qu'on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau: la disposition des matières est nouvelle (Pascal, Pensée 22; édition Brunscwicg). La créature peut créer réellement, mais relativement à ce qui déjà existe. Les « crises de fondements » s’avèrent sans issue. Et cela tient à ce que l’on prétend créer absolument. C’est impossible. Fût-ce en logique, on ne peut se passer de toute donnée « intuitive ». 312 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE opération-instant d'Ange, < vécue > par l'Ange comme personne autonome. Le premier instant est donc l’enracinement dans l'Eternité de la durée angélique dont la succession requiert un commence­ ment absolu. Chaque instant d'une durée créée, continue ou discon­ tinue, subsiste dans l’Etemité comme l’être créé dans l’Esse a Se. De plus il existe, entre les différents instants de la durée d'un même sujet, une mutuelle relationalité. Celle-ci n’est constitutive de l’instant lui-même que pour une durée continue; mais elle est toujours requise à l’unité d’une durée successive, même discontinue. Si en effet, le premier instant, qui est lllll édiatement procédant de l’Etemité, n’était pas d’autre part en mutuelle relation avec le deuxième instant, celui-ci serait par le fait même isolé du premier. Ce deuxième instant serait donc un commencement absolu au point de vue de la durée. Et co: Hill e la durée correspond à l’être dont elle est un mode, ce deuxième instant serait celui d’une opération-acte constituant un commencement absolu dans l’ordre de l’être, c'est-àdire une création. Et pareillement, si le troisième instant d’une telle hypothétique succession n’était pas en mutuelle relation avec le deuxième, il correspondrait lui aussi à un commencement absolu... Il y aurait, dans ces conditions, autant de créations que d’instants: la créature n’aurait pas d’unité propre, ni selon la durée ni, selon l’esse. Le supposer est impossible. La durée humaine en tant qu’elle est propre à l’esprit, la durée mentale,87 constitue une base d’analogie pour saisir l’unité dont on vient de montrer l’existence entre les instants angéliques. L’acte spirituel du sujet créé comporte un progredere à partir du sujet auquel il demeure cependant immanent comme achèvement. Le sujet spirituel s'intégre donc par ses propres actes: leur progredere, une fois produit et passé, n’est plus: et cependant chaque acte de­ meure en contribuant à l’intégration du sujet, permanente comme le sujet lui même. La discontinuité entre les durées-instants d’Ange ne doit donc pas faire oublier leur mutuelle relationalité, constitutive non de chacun d'eux mais bien de leur unité. Très particulièrement, les deux premiers instants sont distincts, parce que le < référer > à la personne comme telle donne lieu, eu égard à l'un et à l’au­ tre, à l'opposition de contradiction. Les deux premiers instants ne subsistent donc que relationneUement, c'est-à-dire chacun par rap­ port à l'autre. La créature n'est naissante que pour devenir la I E TROISIÈME INSTANT RESSORTIT λ L’ORDRE SURNATUREL 313 créature née; et la créature ne naît à elle-même qu’en naissant dans le Créateur. L'unité entre les deux premiers instants tient à ce que la créature est elle-même en procédant de Dieu. Le caractère ontologique de cette imité fonde-t-il suffisamment l'opinion de certains auteurs qui «conjuguent dans le même instant les deux premiers actes de l'Ange > ([i , * p. 473)? Nous croyons pré­ férable, — rigueur et cohérence (pp. 7-8) — de mettre en oeuvre, en vue de nombrer les instants angéliques, les principes que nous avons rappelés avec S. Thomas.8*-· L’unité entre les opérationsactes, et partant l’unité entre les durées-instants qui leur correspon­ dent, manifeste d’ailleurs éminement, dans la distinction même, la perfection propre au sujet spirituel: la simplicité. 3. Le troisième instant et l'achèvement de l'Ange selon la durée. L’unité entre les deux premiers instants s’achève en l’unité parfaite qu’assure pour l’Ange fidèle le retour à Dieu au troisième instant. Les deux premiers instants eussent existé, même sans l’élévation à l’ordre surnaturel: ils tiennent à ce que la créature à la fois est elle-même et ne peut l’être sans son rapport à Dieu. Le troisième instant, qui inaugure la vision béatifique, ressortit à l’ordre surnaturel. Il est toutefois possible de l'envisager, tout comme les deux premiers, au point de vue de la structure métaphysique: ainsi on comprend comment il achève du dedans la durée de l’Ange fidèle, en y apposant le sceau de l’Etemité. La perfection du premier instant consiste en ce que l’Ange, personne être et avoir, est immédiatement a Deo. La perfection, nouvelle, au second instant, c’est l’affirmation par la personne de son autonomie: autonomie fondée toutefois sur la relation actuelle à Dieu. Cette clause essentielle distingue, à notre présent point de vue comme à tous les autres, l’Ange pécheur de l’Ange fidèle. L’Ange pécheur néglige (selon la « conversion > de L3), et puis refuse (selon l’acte L4) de se référer à Dieu: aussi réalise-t-il la perfection qu’appelle le second instant, en détruisant autant que faire se peut celle du premier instant. L’Ange fidèle, se référant à Dieu en même temps qu’il réfère à soi ce qui est « de nature >, ne détruit pas l’immédiation qui est la perfection propre du premier instant. Il est dès lors possible que le LE PÉCHÉ ET LA PURÉE DE L’ANGE 314 troisième instant récapitule les deux premiers. Et comme la privation se comprend seulement par ce dont elle est l’absence, la durée de l’Ange pécheur ne s’explique qu’en référence à celle de l’Ange fidèle. Commençons par lui. I - Le troisième instant, propre à l’Ange fidèle, assume respective­ ment la perfection de chacun des deux premiers instants. Nous nous bornerons à une brève indication, puisque ce n’est pas le lieu d'analyser la nature de la vision béatifique. Il en est d'elle comme de Dieu Lui-Même: on peut préciser surtout ce quelle n’est pas. C'est Dieu Lui-Même qui est possédé dans une vision: videbimus eum sicut est,M. C’est chacun en personne qui est béatifié: ego ipse videbo eum‘°. Chacune de ces deux choses exclut de con­ cevoir l’autre d'une manière erronée; ou bien: chacune doit être affirmée absolument, sans cependant exclure l’autre. Telle est l’op­ position relative qu’il faut préciser: elle circonscrit le mystère. Voir Dieu dans Sa Lunière10*, dans Son Verbe104 *107: cela n’im­ plique-t-il pas que le voyant se trouve totalement référé à l’acte de voir? Cet acte n’est-il pas plutôt en lui que de lui? Ce qui en effet est de lui, c’est son verbe; or celui-ci, requis pour que l’intelligence su­ rélevée par la lumière de gloire soit en acte, est exclu au titre d’inter­ médiaire. L’intelligence en acte de son verbe accède au Verbe de Dieu, mais ce Verbe dans lequel elle voit n’est pas son verbe. Dans ces con­ ditions, la vision ne commence-t-elle pas où l’acte créé s’achève? Le voyant certes voit, mais la vision est-elle de lui? Et, en retour, la joie étant conscience d’être, n’est-elle pas concomitante à l’opération qui achève le sujet selon tout ce qui est en lui < de nature >, y compris l’ordre surnaturel auquel il est gratui­ tement élevé. 11 n’y a donc joie que de ce qui achève la < nature >, et pour autant l’acte d’être qu’elle mesure. Et comme il est impossible qu’un être créé, si surélevé soit-il, saisisse Dieu comme Dieu Se saisit Lui-Même, est-il possible que la vision fonde une béatitude qui à 104 104 “· 107 i Jo 3, 2. Job 19, 26. P3 35, 10. Jo I, 18. >··τ LE TROISIÈME INSTANT SCELLE D'ÉTERNITÉ LA DURÉE DE L’ANGE FIDÈLE 315 la fois soit véritable pour la créature, et soit également la Béatitude de Dieu Lui-Même? Or le mystère de la vision béatifiante, c’est que Dieu en Lui-Même est vu immédiatement, et c'est que la créature en ellemême est béatifiée intimement. Il faut donc, dans les deux inférences que nous venons d’alléguer, supprimer les clauses insinuées par in­ terrogation. Le voyant voit, il est constitué tout relatif à son acte de vision; mais, puisqu’il est béatifié par cet acte, il serait faux d’af­ firmer que l’acte n’est pas de lui, bien qu’on ne puisse expliquer adéquatement comment il l’est. Le bienheureux est béatifié à l’intime de lui-même; mais parce qu'il l’est en voyant Dieu en Lui-Même, il serait faux d’affirmer que le bienheureux ne jouit pas de la Béatitude qui est celle de Dieu: vidit Deum totum, sed non totaliter totum108; le bienheureux jouit intimement de la Béatitude de Dieu Lui-Même, non pas cependant < totalement » comme il n’appartient qu’à Dieu. Etre tout relatif à l’acte de la vision, être tout recueilli en l’acte de la fruition: ces deux choses ne s’excluent pas, parce qu’elles sont l’une et l’autre de Dieu qui est Expression de Soi en Son Verbe et Fruition de Soi en Son Essence. Or ces deux choses, qui ensemble constituent la vision béati­ fiante, correspondent respectivement aux perfections propres du premier et du second instant. Que la personne se trouve au premier instant référée à l’opération de ce qui en elle est «de nature», cela se retrouve, transposé, dans l'univers de gloire et en vertu de la lumière de gloire entre le voyant et l’acte de voir Dieu\ et tout de même que le statut ontologique du premier instant aurait pu comporter l’acte du fibre arbitre-option expressif de la personne, ainsi mais réellement la totale référence à l’acte de voir n’exclut pas la fruition intime. Que la personne réfère à elle-même comme telle, au second instant, l’opération «de nature», sans laisser de se référer à Dieu, cela se trouve transposé en l’appropriation béatifiante de la propre Béatitude de Dieu; et tout de même que la référence à la personne comme telle, propre au second instant, n’exclut pas le rapport im- ><” de Veritate q2, ai, 3m. 316 LE PÊCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE médiat à Dieu du premier instant, ainsi la fruition intime de la Béa­ titude n’exclut pas la totale objectivation dans la Lumière. Ainsi la vision béatifiante intègre sur-naturellement, en vertu du don nouveau et inammissible de la lumière de gloire, la perfection réalisée respectivement en chacun des deux premiers instants: l'inclination spontanée du sujet vers ce qui en lui est de Dieu, l’affirmation relative de la personne en acte du don de Dieu, ne sont plus en partielle opposition mais en parfaite corrélation. Et comme l’ordre de la durée suit l’ordre de l’être, il faut conclure que le troisième instant intègre lui aussi, respective­ ment et éminemment, la perfection de chacun des deux premiers. Il inaugure une durée étemelle qui, dans l’Ange lui-même, n’est pas l’Etemité. C’est un aevum selon lequel < l’Ange béatifié participe davantage l’éternité qu’il ne le fait selon l’ordre naturel»10·: aevum que n’affecte plus l’opposition qui distingue les deux premiers ins­ tants, et auquel n’est adjointe aucune succession. L’histoire de l’Ange fidèle s’inscrit dans sa durée; mais cette durée a elle-même son histoire merveilleusement cohérente. Cette durée a, comme succession, une unité d’ordre: attente du Sceau de l’Etemité grâce auquel la perfection propre de chacun de ses ins­ tants est assumée en l’unité permanente et simple 110 du troisième instant. II - La carence d’un troisième instant manifeste, pour l’Ange pé­ cheur, une durée sempitemellement non cohérente. La durée de l’Ange pécheur est au contraire une durée brisée. Il n’y a pas de troisième instant unifiant, puisqu’il n’y a pas de vision béatifiante: cela est clair a posteriori, par contraste avec l’Ange fidèle. Mais on peut le mieux comprendre en montrant que le 10· iS. d8, q2, a2. 110 Convenant de désigner par aevum la participation de l’Etemité, et admettant qu’on assigne un sujet créé dont l’aevum soit la mesure de tout autre aevum, S. Thomas conclut: < Et sic oportet quod ille Angelus qui est subjectum aevi, sit simplicissimus non solum quantum ad essentiam, sed etiam quantum ad operationem. Talis autem est supremus omnium Angelorum bono­ rum, cujus operatio maxime est in uno, quod est Deus, unita. Unde supremus omnium angelorum est subjectum aevi, non autem Lucifer (Quod 5, ay, fin). La vision béatifiante simplifie chaque durée créée au maximum, sans toutefois la rendre simple comme l’Etemité. L· I LA DURÉE DE L'ENFER! INCOERCIBLE ARSIS ü’UNE IMPOSSIBLE THESIS 317 même « deficere > introduit en meme temps la même incohérence dans l’opérât ion-acte de l’Ange et dans l’ordre-désorde de ses du­ rées-instants. Le péché est consommé en l’acte du libre arbitre-option, parce que primordialement l’Ange réfère à soi ce qui est en lui, sans en même temps se référer à Dieu. Par le fait même, il exclut la référence immédiate à Dieu de l’opération qu’il réfère à lui-même. Il < déserte > Dieu, et c’est cela qui rend le péché possible. ** Mais, d’autre part, il < exclut >: c’est-à-dire que, pour s'affirmer, et lui paraît-il pour se construire lui-même, l’Ange qui va pécher, détruit. Voici comment. Dieu édifie en assumant, parce que fondamentalement II produit l’esse auquel rien n’est contraire; la créature qui réfère à elle seule sa propre opération entend, ipso facto, n’opérer que par elle-même, en écartant d’être également l’instrument de Dieu. Il suit que, quoi qu’elle veuille, la créature ne peut plus viser que les déterminations de l'être: elle estime dès lors contraires à celles qu’elle veut introduire celles qui déjà existent, et elle estime en conséquence nécessaire de détruire pour construire, d’être indépendante pour être libre. C’est l’aspect métaphysique de l’erreur radicalement concomitante au péché. Or, détruire au second instant quelque chose de la per­ fection réalisée en propre au premier instant entraîne, en l’Ange péchant, une rupture inamissible: aussi bien selon l’être et selon la durée. Que cette destruction ne soit pas visée pour elle-même, qu’elle ne puisse être que partielle, n’ôte pas l’inéluctable: détruire parce que l’on construit, se constituer indépendant parce qu’on se veut libre, cela implique, et puis cela constitue, une manière d’être: la­ quelle devient la structure métaphysique de l’Ange déchu. L’amour-de-nature, ontologique (Li, Ni) ou élicite (L2, N2) (Cf. pp. 15, 72) demeure dans l’Ange; le libre arbitre-nature (L3) demeure également, mais fixé en sa < conversion > manquée: laquelle implique en son acte même la désertion de Dieu. Donc, plus de re­ lation théologale, ni partant d’amour naturel de Dieu (N3): puisque celui-ci, après l’option, ne pouvait plus qu’être concomitant à l'amour surnaturel (Cf. pp. 208 sv.). Mais il ne faudrait pas réintroduire ici le schème du temps continu. L’acte de pécher n’est pas pour l’Ange un fait passé, à la manière d’un acte humain de pécher. L’opération-acte de l’Ange péchant est passée quant à son progredere; elle demeure au sein de la désintégration ontologique quelle a entraînée: désintégration qui 318 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L ANGE n'est ni modifiable en elle même ni intégrable à une opération-acte lui < succédant >. Toute autre opération-acte dérive de la désertion séparante: sans succession semble-t-il, puisque la durée de l'Ange pécheur est mesurée par l’aevum de l'Ange fidèle 111 qui est sans succession. L’amour-de-nature (Ni, N’) est un élan brisé: élan per­ manent portant une brisure permanente, parce que la < conversion > L3 est une désertion permanente rendant possible le refus permanent qu'inclut l’acte de pécher L4. Il suit que la durée de l'Ange pécheur enclôt comme durée une permanente contradiction: il est difficile d’en préciser la nature, il serait impossible de ne pas le conclure. Parce que précisément elles sont discontinues, respectivement individuées d’une manière auto­ nome, les durées-instants de l’Ange peuvent, au moins par les déter­ minations quelles induisent dans le sujet, demeurer en se « super­ posant >. Il faut cependant l’expliquer, en fonction des principes qui ont été posés. Deux opérations-actes successives ne peuvent induire des déterminations simultanément permanentes, sans que soit supprimée l’opposition de contradiction qui constitue précisément le fondement de la succession. Or c’est bien cette suppression qu’entraîne, dans l’Ange, l’acte de pécher. Rappelons en effet que la distinction entre les deux premiers instants est réelle et certaine parce que < référer » ce qui est de nature à la personne comme telle appartient au second instant et à lui seul·. quelque chose est au second instant qui nest pas au premier; voilà l’opposition stricte de contradiction. Or cette opposition est supprimée par le péché. Car si l’amour-de-nature (Ni N2) demeure, il n’est plus exercé, dans l’acte même de pécher et sempitemellement, comme il l’était au premier instant. Cet amour-de-nature est, selon sa détermination (non selon son esse) référé par l'Ange à lui-même, il n’est plus produit immé­ diatement a Deo et reposant in Deo. L'opération-acte de l’Ange déchu inclut donc bien l’opération 111 2S, d2, a2, 5 ni Cum aevum sit participatio aeternitatis, quanto aliquid magis est in participatione aeternitatis, per prius mensuratur aevo: et ideo cum angelus beatus magis sit in participatione aeternitatis quam ille qui per peccatum corruit, non sequitur quod angelus beatus mensuretur ad aevum daemonis sed e converso. I .· &.I LA DURÉE DE l'ENEER: INCOERCIBLE ARSIS D’UNE IMPOSSIBLE THESIS 319 du premier instant, mais dégradée. Et cette dégradation ne consiste pas seulement en une suppression des degrés supérieurs de l’amour: amour naturel de Dieu (N3), et amour théologal (N5). La dégradation est radicale, c’est-à-dire quelle affecte l’amour de nature lui-même selon le mode de son exercice: au lieu d’être considéré par l’Ange comme étant immédiatement a Deo, il est référé par l’Ange immé­ diatement ad seipsum. L’opération-acte du premier instant demeure, mais subvertie par celle du second instant. Dès lors ces deux opé­ rations-actes peuvent devenir simultanées, de successives qu’elles étaient. La durée sempiternelle de l’Ange déchu, c’est le second instant contenant en lui le premier instant par lui subverti. On ne pourrait donc pas, sans équivoque, parler d’un troisième instant pour l’Ange pécheur et déchu, si on emploie cette expression au sujet de l’Ange fidèle. L’aevum de la vision béatifiante assume simultanément et respectivement les deux premiers instants, parce qu’il résout en réciprocité l’opposition qui les distinguait au sein d’une unité d’ordre. La durée de l’Ange déchu a bien une unité, résiduelle en quelque sorte: contaminés l’un par l’autre, les deux premiers instants devien­ nent simultanés, selon les déterminations qu’ils ont respectivement induites dans l’Ange. Mais, isolés du Principe de leur véritable unité, privés de la perfection propre qu’ils incluent en droit respectivement, ils se superposent plutôt qu’ils ne s’unissent: et ils demeurent en permanent antagonisme. Arsis d’une impossible thesis: telle parait être la durée, sempitemellement déchue comme durée, de l’Ange lui-même déchu. Ce n’est pas en cela que consiste la damnation uî, laquelle 112 Nous ne voyons pas pour autant qu’il convienne de faire correspondre à la damnation comme telle un troisième instant. Et cela, en vertu des principes que nous avons rappelés avec S. Thomas (notes 89 à 92). Voir Dieu constitue une opération nouvelle. Ne pas voir Dieu, même en tant que cela constitue une privation ressentie comme privation, n’implique ni opération nouvelle ni acte nouveau. C’est en désertant et en refusant Dieu que l’Ange se trouve séparé, privé, damné. La damnation est immanente à l’acte posé par l'Ange pécheur au second instant. Dira-t-on que l'Ange ne perçoit pas immédiatement, en posant cet acte, la conséquence que cet acte implique pour lui? Mais toute la question est de savoir si cette perception requiert un autre acte. Or, d’une part, l’acte du second 320 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE formellement est privation de Dieu; mais cette dégradation de la durée intime qui devient heurt permanent, destructeur de tout otium, montre jusqu’en quelle profondeur la créature spirituelle est atteinte parla damnation. Celle-ci est privation en regard de lOrdre surnaturel, mais également et primordialement selon l’ordre de nature. Ainsi retrouvons-nous, au terme de cette enquête, le principe qui n'a cessé de la guider; la structure métaphysique ne fait pas acception de l’< ordre», soit naturel soit surnaturel; et c’est elle qui constitue le principe primitif de l'explication: principe cependant non suffisant, car la mise en oeuvre doit en être orientée par l’histoire de l’Ange dans laquelle naturel et surnaturel interfèrent intimement. Récapitulons, en terminant, le rôle joué dans l’enquête précé­ dente par la structure métaphysique du volontaire. Les rapports entre suppôt, essence, esse; et, corrélavement, entre personne, nature, acte; 1) rendent compte de l’économie du premier instant, par le «principe fondamental>: «omnia sunt ei (Angelo) a Deo >; 2) fondent la distinction des deux premiers instants sur la instant consiste justement pour l’Ange pécheur à rapporter à lui-même tout ce qui est en lui. Et, d’autre part, on ne voit pas qu’il puisse y avoir pour l’Ange, après le premier instant, une distinction réelle entre la conscience spontanée et la conscience thétique. Allèguera-t-on que « le péché comporte une souveraine délectation en soi-même, et la damnation une souveraine tristesse» ([1 , * p. 473). Mais nous ne voyons pas que l’Ange pécheur ait jamais joui de cette délectation en soimême. Cette délectation fut bien la visée implicite, ontologique, enclose dans le prodrôme du péché (conversion de L3 comportant un « deficere ») ; mais l’Ange brisa le trésor par et dans l’acte même ordonné à lui en assurer la jouis­ sance. La frustration, il est vrai, dépassa infiniment la mesure du « désir »: car l’Ange, en péchant, fut privé et de lui-même et de Dieu. Mais cette frustra­ tion contre « nature » — à la fois dans l’ordre naturel et dans l’ordre surnaturel — ne succéda pour l’Ange à aucune délectation vécue en lui-même. En s’appro­ priant — mal — la délectation incluse comme une promesse immanente à l’acte du premier instant, l’Ange pécheur transforma ipso facto cette délectation seulement promise en mirage. Dans ces conditions, nous ne voyons pas que l’unique et totale frustration de Dieu et de soi-même fonde pour l’Ange pécheur l’existence de deux instants distincts (le second et le troisième) qui correspondraient respectivement à la frustration de soi-même et puis à la frustration de Dieu. 1.A STRUCTURE DU VOLONTAIRE, PRINCIPE DE TOUTE L’EXPLICATION 321 modification de structure résultant de la < conversion > du libre arbitre -nature; 3) montrent que la possibilité métaphysiquement requise par l'acte de pécher, et dérivant de l’in volution entre l’efficience et la finalité, est elle-même radicalement fondée en ce qui rend cette invo­ lution possible: savoir la structure du libre arbitre, lequel est simul­ tanément nature et option; 4) assignent enfin dans le sujet lui-même et pas seulement ex parte objecti, la raison formalissime de l’opposition entre la vision et la damnation; la structure métaphysique n’y est pas la même. L’unité d’ordre entre les deux premiers instants est convertie en une corrélation sans succession, participation simple de l’Etemité; ou bien elle se dégrade en permanente disjonction entre des données de nature qui ont aliéné leur perfection. Considérer la structure métaphysique, permet donc d’éclairer le < comment » du péché. Le < pourquoi > ressortit à l’ordre des causes finales. Nous ne le méconnaissons pas; mais nous avons choisi, devant nous borner, de ne pas le considérer. Nous ne saurions clore cette étude sans en comparer les con­ clusions à celles de la thèse JM P. Assigner, comme principe de l’expli­ cation du péché, la structure métaphysique du volontaire: voilà nous paraît-il l’essentiel, heureusement et vivement mis en lumière par ces trois auteurs. Il suit que l’Ange a péché dans l’ordre naturel en même temps que dans l’ordre surnaturel: aucun vouloir créé non < confirmé » n’étant sa propre règle. Le péché de l’Ange n’inclut d’er­ reur que concomitante, et il entraîne la perte de l’amour naturel de Dieu (N3). Ce péché est impossible au premier instant, l’Ange n’exer­ çant d’ailleurs pas le libre arbitre-option (N4). De ces conclusions, dérivées du principe posé, nous sommes également d'accord: bien qu’en ayant proposé une justification parfois différente, et visant au maximum de rigueur. En retour, voici trois points sur lesquels nous nous séparons de la thèse JMP, en mettant d’ailleurs en oeuvre au maximum du possible le principe d’explication dont elle emprunte en général l’application à S. Thomas. La distinction entre l’amour naturel de Dieu (N3) et l’amour de nature ontologique (Ni) et élicite (N2) nous paraît être insuffi­ samment fondée. Nous la tenons pour réelle, certes: mais il importe de la rattacher organiquement à la structure métaphysique du sujet 21 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE i i spirituel; et nous avons montre à ce propos que le libre arbitre com­ porte une composante < de nature» dont l’actuation conditionne l’acte d’opter. En second lieu, nous ne voyons pas qu’un acte dont le principe est d’ordre naturel puisse ut transiens être surélevé à l’ordre surna­ turel, et puisse < passer au delà » de son objet spécificateur — le cas de l'instrumentalité étant mis à part. Aussi, et c’est la troisième divergence, tenons-nous que l’opé­ ration angélique du premier instant comporte l'exercice théologal. Il en résulte un mérite véritable; tout ce qu'il y a dans le mérite est en effet a Deo, et au second instant Dieu n’ajoute rien d'homogène au don communiqué lors du premier instant. Le caractère inefficace du mérite lors du premier instant s’explique parfaitement par la structure métaphysique du sujet encore enclos dans l’emprise créatrice: son opération s’achève en un acte angélique qui n'est pas à proprement parler un acte d’Ange. La structure métaphysique du volontaire suffît à rendre compte de tout ce qu’implique le péché: elle se trouve par là même confirmée comme étant le principe véritable de l’explication. Les rectifications de la thèse JM P que nous venons de proposer sur trois points sont simplement la conséquence logique de la vérité dont, en même temps quelle, nous nous sommes inspiré. EXCURSUS I LA DISTINCTION ENTRE LA FINALITÉ ET L’AMOUR DE L’< AIMÉ » PERMET D’INTERPRÉTER UN TEXTE DIFFICILE DE S. THOMAS Nous explicitons dans cet Excursus ce qui a été sommairement indiqué: note 25, p. 65. Notre propos est de confirmer la distinction dont nous avons établi la réalité: pp. 60-72. Ex parte objecti: même si le bien est 1’« aimé », le bien sub ratione finis n’est pas Γ< aimé > sub ratione ipsius et entis. Ex parte subjecti, le libre arbitre-nature se distingue du libre arbitre-option au sein de l’exercice du même acte: et l’amour de la fin (ou amour du « deuxième degré >) se trouve normalement fondé dans l’amour de 1’« aimé » (ou amour du < troisième degré »), dont il demeure la condition de possibilité. Enfin, au point de vue de la spécification, la c ratio diligendi », considérée comme motivation de l’amour par la fin, est distincte de la < ratio amoris », laquelle désigne tel être sous l’irréductible aspect d’être Γ< aimé ». C’est sous cette troisième forme que notre distinction se trouve con­ firmée par un texte de S. Thomas: car elle en décide croyons-nous l’interprétation. Voici ce texte, fort connu d’ailleurs: 2-2. q20, ai3, 3m. Objection. Tota ratio dilectionis in patria Deus erit: tunc enim implebitur quod dicitur I Cor. 15. 28. Ut sit Deus omnia in omnibus. Ergo magis diligetur qui est Deo propinquior; et ita aliquis magis diliget meliorem quam seipsum et ita extraneum quam conjunctum. Ad Tertium dicendum quod unuiquique erit [in patria] Deus tota ratio diligendi, eo quod Deus est totum hominis bonum. Dato enim per impossibile quod Deus non esset hominis bonum, non esset ei ratio diligendi. Et ideo in ordine dilectionis, oportet quod post Deum homo maxime diligat seipsum. 324 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE Indiquons l’ordre des considérations qui vont suivre. Nous laisserons tout d'abord de côté la preuve que S. Thomas entend donner de la < majeure » dont il part. Et nous verrons sans peine que l’ensemble de l’argument ne peut être compris qu’en se plaçant au point de vue de la < ratio diligendi > contre distinguée de la < ratio dilectionis >, ou < ratio amoris >. Nous confirmerons ensuite cette observation en montrant que, tenu avec rigueur, le point de vue que spécifie la « ratio diligendi > induit d’une manière nécessaire l’interprétation de la formule < Dato enim..., non esset ei ratio diligendi y formule par laquelle S. Thomas prouve la « majeure >. Le sens littéral du texte de S. Thomas étant ainsi précisé, nous en examinerons l’inspiration. Pourquoi S. Thomas répond-il à une objection fondée sur la < ratio amoris > en se plaçant formelle­ ment — et si rigoureusement — au point de vue que commande la < ratio diligendi >? Nous montrerons que cette apparente anomalie est doublement justifiée, de par la nature de la question posée. La «ratio dilectionis > telle que la met en oeuvre l’objectant ressortit en effet à l’ordre psychologique: alors que l'amour de soi, base de la comparaison proposée, est radicalement de l’ordre ontologique (Ni). Le point de vue qui commande toute réponse véritable doit donc lui aussi ressortir à l’ordre ontologique. Or la < ratio diligendi » répond doublement à cette condition: d'une part, en vertu du type de la spécification qui lui est propre, savoir l’immanence de la fin; d'autre part en vertu de son caractère analogique : lequel permet « in patria » que la < ratio diligendi » et la < ratio ipsius Amoris > désignent fonda­ mentalement la même relation, respectivement « in respectu ad crea­ turam » et < in respectu ad Deum >. Nous aurons ainsi confirmé le caractère réel de la distinction entre la < ratio diligendi > et la < ratio amoris >: car, entre deux points de vue formels différents, la distinction et l’unité sont parfaites, chacune respectivement, lorsqu'elles s’achèvent simultanément en une même relation réelle, une et réciproque par conséquent. Notre enquête s’achève donc, du dedans, en considérant la perfection, qu’ac­ quiert in patria, le rapport entre les deux «rationes» dont nous en­ tendions confirmer la spécificité respective. Cependant, ayant examiné et justifié le point de vue adopté par S. Thomas, il conviendra de situer également en juste place, par les conséquences réelles qu'il implique, le point de vue allégué par l’objectant: celui de la «ratio dilectionis > telle qu’il l’entend. RATIO DILIGENDI ET RATIO AMORIS 325 1. L'argument proposé par S. Thomas ressortit formellement à la < ratio diligendi ». Laissons tout d’abord de côté la célèbre difficulté d’exégèse littérale qui a polarisé l’attention sur un point secondaire. La ré­ ponse de S. Thomas ad 3m est donc: «Dieu sera, pour et en chacun, toute la raison d’aimer, en vertu de ce que Dieu est tout le bien de l’homme... Par suite, dans l’ordre de la dilection, c’est lui-même que l'homme, après Dieu, aime au maximum ». « Par suite... » (Et ideo...)? Un « medium » est cependant requis entre la prémisse: « Dieu est toute la raison d’aimer parce qu’il est la totalité du bien >; et la conclusion: « C’est lui-même que l’homme, après Dieu, aime au maximum ». Le medium, qui est sous-entendu, comporte deux affirmations: 1) l’aimant aime au maximum absolument ce qui fonde pour lui toute la raison d’aimer, parce que cela constitue la totalité de son bien; 2) l’aimant s’aime lui-même plus que toute réalité ne fondant pas pour lui la raison d’aimer, quelle que soit d’ailleurs l’excellence in­ trinsèque de cette réalité. Comment ces deux assertions, prises ensemble, correspondentelle à la réalité? S. Thomas l’estime assez connu pour ne pas l’expli­ citer. Le bien fonde, pour l’aimant, la raison d’aimer en tant qu’il est fin. La fin étant, pour une créature spirituelle, immanente, aimer la fin implique s’aimer soi-même; et on aime plus que soi-même le bien qui est fin, puisque pour le moins il constitue l’ultime achèvement de soi-même. Au contraire, un bien si excellent soit-il mais non enclos dans le bien qui est fin, et n’ayant donc pas raison de fin, ne fonde aucune «raison d’aimer», aucun motif d’exercer l’amour («ratio diligendi »). Il n’est pas immanent. Il ne saurait donc être comparé, selon l’ordre de l’amour que fonde la «raison d’aimer», à l’aimant considéré comme le terme immanent — comme la finis oui — de l’amour que suscite en lui le bien qui est fin. L’analyse exige certes de distinguer. Tout d’abord, il y a pour la fin elle-même deux aspects: être immanente à l’aimant, être pour l’aimant la «raison d’aimer»; et, d’autre part, l’aimant exerçant l’amour en < raison » et sous la motion de cette fin qui lui est imma­ nente, s’aime nécessairement lui-même, conjointement à cette fin. Maintenant, il faut ajouter que ces trois choses distinctes s’impliquent mutuellement. C’est seulement en étant immanente à 326 »·Ε PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE l'aimant que la fin est pour lui cette « raison d’aimer (pii n’est pas d'essence rationnelle. D'autre part aimer sa propre fin et s'aimer soi-mème, cela ne fait qu’une seule finalité (eujus gratia - cui), ou un seul amour de soi-même. «Raison d'aimer», «aimer sa propre fin plus que soi-même », < s’aimer soi-même plus que toute autre réalité non enclose dans la fin »: sont donc liés nécessairement. Signifier et attribuer l'un, c’est signifier et attribuer, sous la même modalité, les deux autres. Cette connexion intime n’existerait plus si on substituait à la < fin » le bien en quoi elle consiste cependant substantiellement. Autrement dit, l’ordre de l’amour — c’est-à-dire l’ordination qui lui est inhérente — suit l’ordre de la < raison d'aimer »; seul le bien [propre] peut fonder la {raison d’aimer»; mais il n'est pas vrai que l'ordre inhérent à la ’(raison d'aimer» suive nécessairement l’ordre constitué par la hiérarchie des biens. Ce qui formellement détermine pour l'aimant l’ordre de l’amour, ce n'est pas le bien, le bien absolu­ ment, c'est le bien cornute fin. Un bien excellent mais étranger à la fin l'est pareillement à l’ordination de l'amour. La fin, la « raison d’aimer» que comme telle elle constitue et inspire dans l’aimant, sont exclusives: si il y a des fins intermédiaires, elles peuvent être, comme biens, aimées pour elles-mêmes, mais la ■<. raison de les aimer » se prend uniquement de la fin ultime. On voit donc ce que, à défaut du medium non explicité, doit consignifier la prémisse pour que puisse en découler la conclusion: «Dieu est, pour chaque élu, toute la 'raison d'aimer’, c’est-à-dire que Dieu et Lui Seul est la Fin. Que cette Fin, transcendante, soit atteinte en rend évidente et la réalité et le rôle, loin de résorber l’un en l'autre. Dès lors se réalisent, en faveur de la fin, la prérogative qui exclut tout partage: la fin est la «raison d'aimer» que, comme bien immanent à lui-même, l'aimant aime plus que soi-même, et qui le rend aimant de soi-même autrement et davantage qu’il ne peut aimer un bien non enclos dans la fin. La conclusion est bien établie. En résumé, cette conclusion découle expressément de la ·< raison d’aimer» et cela à deux points de vue: 1) Dieu est toute la raison d'aimer, Dieu et Lui Seul est investi de cette < raison », rien ne peut fonder cette < raison d’aimer » qui ne soit enclos en Dieu < unicuique erit [in patria] Deus tota ratio dili­ gendi »; 2) l‘ordre, l'ordination intime de l'amour dont on traite, est com- RATIO DILIGENDI ET RATIO AMORIS 327 mandé par la < raison d’aimer > « Et ideo, in ordine dilectionis, opor­ tet... »: or, c'est de la ratio diligendi qu’il est question dans la 'pré­ misse explicite et dans le medium implicite qui établissent cette con­ clusion. Nous allons considérer successivement la < raison d'aimer » à l’un et à l’autre point de vue. Le second seul intéresse directement notre objet; mais le premier est lié à une célèbre difficulté d’exégèse: celle-ci se trouvera éclairée par le contexte sémantique que nous venons d’élaborer. 2. Le point de vue que spécifie la aratio diligendi » induit d'une manière nécessaire l'interprétation de la formule «.non esset ei ratio diligendi). La prémisse dont S. Thomas a besoin pour fonder la réponse qu’il propose est, nous venons de le voir: < Dieu et Lui Seul est toute la raison d’aimer». Cette prémisse a, dans l’argument conséquent, le rôle que nous venons d’examiner. Mais il faut, bien entendu la situer en fonction de l’objection dont elle commande la résolution, et d’autre part en faire la preuve. « Tota ratio dilectionis in patria Deus erit... quia... erit Deus omnia in omnibus... ». S. Thomas reprend « erit Deus tota ratio diligendi, eo quod Deus est totum hominis bonum ». S. Thomas se place-t-il au point de vue de 1’objectant, nous l’examinerons ci-après: et c’est cela qui nous intéresse directement. Quoi qu’il en soit, la clause « eo quod Deus... » est censée situer la prémisse en fonction de l’objection, à moins qu’elle n’oriente l’objec­ tion dans le sens de la prémisse. Maintenant, celle-ci doit être prouvée, ou au moins confirmée. C’est à quoi vise, «enim» le prouve, l’assertion dont le sens est con­ testé: « Dato enim per impossibile quod Deus non esset hominis bonum, non esset ei ratio diligendi ». Si, par impossibile, Dieu n'était pas le bien de l'homme: alors, selon les uns, Dieu ne serait pas pour l'homme la « raison d'aimer >; et, selon les autres, il n'y aurait pas pour l'homme de « raison d'aimer ». Introduisons le schématisme précis qu’appelle l’analyse logique. Désignons respectivement par des lettres les propositions dont nous devons examiner les connexions: A Si, par impossible, Dieu n’était pas le bien de l’homme, Dieu ne serait pas pour l’homme la «raison d’aimer». 328 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L'ANGE B Si, par impossible, Dieu n’était pas le bien de l’homme, l’homme n’aurait pas de «raison d’aimer». P La «raison d’aimer» se prend, pour toute réalité, de son bien. 0 Dieu est tout le bien de l’homme. R Dieu est, pour l’homme, toute la raison d’aimer. A et B correspondent respectivement aux deux manières de traduire le texte: non esset ei ratio diligendi. P est vraie «ex communibus s P est présupposée, nous le retrouvrons d’ailleurs, par toute interprétation. P étant supposée vraie, Q et R s'impliquent mutuellement: c’est-à-dire que: (P et Q) prises ensemble entraînent R (P et R) prises ensemble entraînent Q. La frémisse dont S. Thomas a besoin, c’est précisément: R parce que (eo quod) 0 Et donc, P étant sous-entendue parce que la vérité en va de soi: la prémisse requise est équivalemment: soit Q, soit R. Enfin, la preuve que S. Thomas entend donner de cette pré­ misse introduite par enim (Dato enim...), c’est soit A soit B. Notre question se trouve ainsi parfaitement précisée: la con­ fiance que l’on accorde à la pensée de S. Thomas induit à admettre que l’une au moins des deux interpétations A et B doit entraîner comme conséquence (enim) soit 0 soit R. Et si une telle implication existe en fait seulement à partir de l’une des deux interprétations, c’est celle-là qui est la véritable. Nous allons montrer de cette manière que B constitue la véritable interprétation. A n’est pas fausse; mais, d’une part, A à elle seule serait vaine, c’est-à-dire ne prouverait pas Q ou R: et, d'autre part, A est impliquée par B. Montrons d’abord que soit A soit B entraîne l’affirmation impli­ cite de P. Il suffit de l’établir pour A: puisque l’affirmation de B entraîne celle de A, quoique non pas inversement. Si on traduit: < Dieu ne serait pas pour l’homme la raison d’aimer », il faut restituer ce que le sens ainsi précisé exige expressément pour que l’ensemble du texte soit cohérent: La i raison d'aimer» se prend, pour toute réalité [de nature’] de son bien. (Voilà ce qu'il nous faut sous-entendre). Si donc, par impossible, Dieu n’était pas le bien de l’homme (ce qui est la supposition de S. Thomas): alors, Dieu ne serait pas pour l’homme la raison d’aimer (ce qui est la conclusion imputée à S. RATIO DILIGENDI ET RATIO AMORIS 329 Thomas). Ainsi, de toute manière, P est affirmée implicitement, dès là qu'on affirme soit A soit B. Ajoutons que A ne < présuppose >1 rien autre que P. Supposé que A soit directement prouvée — sur quoi nous reviendrons - A ne permet pas d'inférer Q ou R mais seulement P. A ne peut donc être l'interprétation véritable. Reste à examiner B. C’est-à-dire qu’il faut premièrement déterminer ce qu’il est nécessaire de < présupposer >1 pour que B soit vraie, et deuxièmement prouver directement la vérité de B. Pour que B soit vraie, il faut nous venons de le voir, que A et P le soient. Mais la vérité de A n’entraîne pas celle de B. La clause < Si par impossible, Dieu netait pas le bien de l’homme», étant la même en A et B: B peut être fausse, A étant vraie, si: C l’hoi lllll te pouvait avoir une « raison d’aimer > autre que Dieu. Pour donc que la vérité de B découle de celle de A (ou de P), il est nécessaire et suffisant de nier C. Or, nier C c’est affirmer R. Il suit donc que: affirmer B, c’est affirmer implicitement P et R, et partant Q. C’est donc B qui est l'interprétation véritable puisqu’elle est seule cohérente avec l’ensemble de l'argument', à la condition bien entendu que B puisse être prouvée directement, faute de quoi l’af­ firmation en serait vaine puisque incapable de fonder quoi que ce soit. Or B est évidente, aussi bien en général métaphysiquement que selon l’ordre surnaturel distinctement. Parce que, d’une part, la « raison d'aimer > procède de la fin, à l'exclusion de tout ce qui n’est pas cette fin, ultime et unique: à l’exclusion même, nous l’avons observé, de toute < fin intermédiaire »; un bien ordonné à la fin est aimé pour lui-même, mais la < raison de l’aimer» c’est la fin et non pas lui. Parce que, d’autre part, la fin 1 La portée du mot « présupposer b doit être comprise en fonction de notre propos. S. Thomas introduit par « Dato enim b une proposition (A ou B, ce que nous examinons successivement) qui n’est pas la prémisse dont il a besoin formellement. Donc il présuppose que cette prémisse découle de la pro­ position (A ou B) qu’il pose au principe de son argument. « Présupposer! se réfère donc à la perception mentale implicite de S. Thomas. Nous devons ex­ pliciter le contenu de cette perception, c’est-à-dire expliciter les conséquences qui résultent du fait que soit A soit B est supposée vraie. 330 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE LANGE comme telle, la ratio finis, ne se réalise pour un sujet que dans son bien. Si donc, par impossible, Dieu n'était pas le bien de l'homme, 11 ne pourrait être la Fin. Et comme la < raison d’aimer » se prend de Za fin ultime, si Dieu n'était pas la Fin, l’homme n'aurait pas de «raison d’aimer». La proposition B est donc établie. Elle peut donc assumer le rôle probatif qui lui est dévolu (enim). Elle est donc l'interprétation A’éritable. Observons en terminant que A elle-même ne pourrait être établie par un argument différent de celui qui démontre B. La réponse de S. Thomas en elle-même, ad tertium dicendum..., est cohérente simultanément selon la < fin » et selon la < forme ». Elle prouve que jamais une créature n’aime < plus » qu'elle-même une autre créature, si on entend ce < plus » selon l’ordination de l’amour fondée sur la ratio diligendi, selon la motivation intime de l’amour, laquelle est déjà inchoativement la ratio amoris. Est-ce bien là le point de vue de l’objectant. L’objectant n’a-t-il pas le droit de se placer, et ne se place-t-il pas en fait à un point de vue différent de celui qu’assigne S. Thomas? La nature de l’amour est-elle adéquatement manifestée par la ratio diligendi? Tels sont les trois aspects connexes de la question qui va maintenant nous occuper. 3. Le point devue que spécifie la < ratio diligendi » évince la difficulté alléguée', la créature béatifiée aimerait un autre plus que soi. Le texte de l’objection porte ratio dilectionis. S. Thomas re­ prend ratio diligendi. L’observer aurait pu suffire à notre propos: l’amour du second degré, formalisé par la < raison d’aimer >, ne réalise pas adéquatement la nature de l’amour. Il la réalise cependant plus rigoureusement que l'amour spécifié par la < ratio dilectionis » telle qu’en fait état l’objectant. La substitution de < diligendi » à < dilec­ tionis > peut, il est vrai, paraître verbale: il faut, au contraire, en expliciter toute l’importance. « Ratio diligendi » signifie, dans la réponse de S. Thomas, « raison > au sens de < motivation >; ex parte subjecti', motivation inhé­ rente toutefois en l’ontologie du sujet; nous retrouvons ici l’unité d’implication entre les deux premiers types d’amour que nous avons mentionnés avec M. Maritain (p. 15). Ce qui, ontologiquement, est, après Dieu, le plus proche de l’aimant, c’est lui-même: il y a un RATIO DILIGENDI ET RATIO AMORIS 331 amour de soi qui l’emporte sur celui de toute autre créature. Cela peut certes être inféré de I Cor. 15, 28. Dieu étant tout en tous, Il est en particulier en chacun, au titre de Fin, la plus radicale moti­ vation de l’amour, la «ratio diligendi» par excellence. Mais l’objectant donne à « ratio dilectionis », une autre accep­ tion: la « raison de l’amour » se prend, tout comme la < raison d’aimer », du bien; mais l’une désigne dans l'aimant la spiration exercée par le bien comme fin, l’autre est la formalité sous laquelle l’être est appétible comme bien. Dieu est toute la « ratio dilectionis », parce qu'il est le- bien. « Etant toutes choses en tous », Dieu est en chacun la « raison de l’amour » en étant en chacun [à la mesure de chacun] le Bien. Par conséquent celui-là est plus aimé qui est plus près de Dieu: plus aimé par l’aimant que celui-ci ne s’aime lui-même, si il est plus près de Dieu que l'aimant. L’objection paraît donc conserver toute sa force. S. Thomas conclut sa réponse « Et ideo in ordine dilectionis, oportet quod post Deum homo maxime diligat seipsum ». Oui, cela est démontré si l’ordination de l’amour est celle qui correspond à la « ratio diligendi »; mais l’argument n’a aucune prise sur l’ordination de l'amour qui correspond à la « ratio dilectionis ». Il convient donc, d’une part, d’examiner s’il est légitime en l’occurrence, de ne se placer qu’au point de vue de la « ratio diligendi »: nous le ferons aux paragraphes suivants. Il convient, d’autre part, d’examiner si la conclusion qu’improuve S. Thomas est effectivement démontrée selon le point de vue que commande la ratio dilectionis'. c’est ce que nous allons faire maintenant. La cause de l’amour est, très formellement selon le point de vue que commande la « ratio dilectionis », l’appétibilité du bien. De là découlent, on l’admet du moins, deux conséquences: l’amour s’adresse au sujet dans lequel subsiste ce bien; la mesure de l'amour correspond à celle du bien. Il faut l’une et l’autre clause pour pouvoir conclure: «J’aime plus que moi-même qui est meilleur [plus près de Dieu] que moi-même ». La comparaison en quoi consiste la conclusion suppose cepen­ dant une troisième condition.' laquelle n’est pas réalisée, bien quelle paraisse aller de soi. Deux personnes P1 et P2 portent respectivement en elles les biens B1 et B2; supposons que B1 l’emporte sur B2, P1 étant < plus proche » de Dieu que P2. Donc, la mesure de l’amour correspondant à celle du bien, j’aime B1 « plus » que B2. Pour conclure de là: < j’aime LE PÉCHÉ ET LA DUREE DE L ANGE P1 ’plus’ que P* >, il faut que le rapport du bien à la personne en qui il subsiste, rapport de B1 à P1 rapport de B’ à P*, ait dans les deux cas la même structure métaphysique. Le bien [de Dieu] réalisé dans une personne n’est pas cette personne elle-même. Il convient peutêtre — nous y reviendrons — de transposer dans l’amour des personnes la hiérarchie qui ordonne l’amour des biens; mais cette transposition ne paraît aller de soi qu>n supposant implicitement la permanence d’un même rapport de chaque bien à chaque personne. Or cette clause essentielle semble évidente, au point qu’on ne la mentionne pas, si il s’agit de personnes différentes P1, P1... dont aucune n’est moi; mais cette clause est fausse si, l’une des person­ nes P1 n‘étant pas moi, l’autre P* est moi-même. Car le bien [de Dieu] B * qui est en moi est ipso facto perçu par moi sub ratione finis. Tandis que, du bien B1 qui est en P1, je connais par l’intelligence qu’il est la fin de P’; mais je ne le conçois pas sub ratione finis comme P1 et elle seule le saisit pour elle-même: sub ratione finis sui ipsius. Autrement dit, si je rapporte à moi différents biens, en vue de fonder en leur appétibilité la < raison de l’amour > par moi exercé, mon bien soutient avec moi-même un rapport d’immédiation onto­ logique plus intime à moi-même que tout autre rapport avec une réa­ lité créée, plus intime que le rapport entre moi-même et un bien qui n’est pas mon bien. La transposition n’est donc plus fondée: la hié­ rarchie selon laquelle s’ordonne l’amour des biens est peut-être at­ tribuable à l’amour des personnes, mais il n’est pas assuré qu’elle le soit; l’aimant qui établit cette correspondance doit donc laisser hors du champ de celle-ci et son bien et lui.même. Le fondement métaphysique de cette conclusion est manifeste. Considérer son bien à soi et soi-même, c’est ipso facto considérer le bien comme fin; or la fin comme fin est, à l’opposé du bien qui la cons­ titue, non communicable et non comparable: et comme la fin impose le point de vue de la < ratio diligendi >, celui-ci tient en suspens, par l’ontologie qu'il implique, une conséquence, qui paraissait s’im­ poser au point de vue de la < ratio dilectionis >. Il faut donc conclure deux choses: D’une part, la consequentia est certainement invalide dans le cas où précisément l’objectant en fait état. Car, en autrui, je vise la personne par la médiation du bien propre atteint par moi psycholo­ giquement; tandis qu’en moi j’accède ontologiquement au bien propre comme étant < de la personne >. D’autre part, la conclusion de S. Thomas est vraie simpliciter; RATIO DILIGENDI, RATIO AMORIS ET RATIO AMORIS DEI 333 « In ordine dilectionis, oportet quod post Deum homo maxime diligat seipsum ». Oui, cela est positivement établi, si l’ordination de l’amour se prend de la < ratio diligendi », à l’exclusion de toute autre < ratio » concernant l’amour et susceptible d'en fonder une ordination diffé­ rente. En bref, l’objectant infère fallacieusement, et S. Thomas rigoureusement; mais la prémisse dont fait état l’objectant n’est pas supprimée pour autant. 4. Le point de vue que spécifie la « ratio diligendi > doit s'intégrer en celui auquel requiert de se placer la question posée. Les conclusions qui précèdent requièrent d’analyser plus avant l’origine de la question dont elles ne sauraient constituer l’ultime résolution. Le bien et la fin formellement se distinguent: et, pareillement, la « ratio diligendi » et la < ratio dilectionis ». Il n’est pas vrai que je sois induit à aimer autrui plus que moi: car mon bien n’est fin que pour moi. Cependant, il est également vrai que, éternellement, Dieu étant tout en tous, tout bien en chacun est Dieu, de Dieu: le mien comme tout autre. Le bien total, en tant qu’il est de Dieu, et Dieu en chacun, comporte une hiérarchie: qu’en résulte-t-il au point de vue de l’amour, puisque enfin le bien lui-même ne se définit pas sans un amour? Se contenter de distinguer deux points de vue; et, leur cor­ respondant, deux ordinations de l’amour qui peuvent être en tel cas inverses l’une de l’autre, ce serait éluder la question véritable. Lorsque l’analyse exige de distinguer plusieurs points de vue, il est requis de déterminer lequel absolument est premier: il doit fonder les autres sans se substituer à aucun. En bonne méthode, c’est la nature même de chaque question qu’il faut considérer, en vue d’assigner le point de vue qui doit en commander la position. Comment, donc, convient-il d’envisager l’ordination de l'amour, étant donné la question qui est posée à son sujet? Voilà ce que conduit à examiner l’enchaînement de l’argument jusqu’ici développé. La question est de comparer l’amour de soi à l’amour d’autrui, l’un et l’autre comme étant exercé expressément « in respectu ad Deum » c’est-à-dire en tant qu’il vise dans la réalité aimée, le bien de Dieu: bien lui-même mesuré par la «proximité» à Dieu du sujet créé où il subsiste. Ces éléments différents induisent-ils respectivement 334 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE à choisir, pour les comparer entre eux, des points de vue différents? S’il en est ainsi, il faut, en les hiérarchisant, ramener ces points de vue à l’unité: puisque c’est bien entendu selon un seul et même point de vue que doivent être considérées des réalités qui font l'objet d’une comparaison. Or, dès là que Dieu est en cause, c’est en fonction de Lui qu'il faut assigner ce qui, absolument, est principal. Le point de vue sous lequel il faut envisager primordialement l’amour tel qu’il est exercé in patria ne peut donc être: ni celui qu’impère la considération de l’amour de soi et du bien propre constituant la fin (ratio diligendi), car l’< amour divin implique par nature que l’aimant ne soit pas aimant de lui-même mais de l’Aimé>*; ni celui qu’implique la « ratio dilectionis > considérée comme l’appétibilité purement objective du bien, car c'est l’amour dont Dieu aime qui est le fondement du bien et non pas inversement. Le point de vue primordial selon lequel doit être considéré l’exercice de l’amour, c'est Dieu Lui-Même qui l’assigne par Ce qu’il est: l’Amour*3. Car c’est en vertu de l’Amour subsistant, aimant la créature en la créant, que celle-ci exerce l’amour in patria, que déjà elle doit l'exercer in via. Voilà donc une troisième « ratio >, qui en droit est première: ratio formalis sub qua anor exercetur in patria (et etiam in via) ; donnons-lui, pour être clair, une désignation distincte, et appelons-la < ratio Amoris >. Nous devons maintenant examiner comment se co-ordonnent la « ratio Amoris >, la < ratio diligendi » et la « ratio amoris > (ou < ratio dilectionis> dans le texte de l’objection); l’ordre qu'ensemble elles constituent peut seul en effet fonder le point de vue qu’impère la position de la question. Il est aisé de discerner, en observant la réalité elle-même, l’ordre qui existe entre ces trois < rationes ». La < ratio Amoris > étant, nous venons de le voir, première, c’est-à-dire principe de l’ordre que nous recherchons, comment se réfèrent à elle la < ratio diligendi > et la « ratio amoris >: là est présentement la question. L’amour (surnaturel, c’est lui qui est considéré) s'exerçant comme < participation > à l’Amour, il pourrait paraître que la < ratio * De ratione divini amoris est ut amans non sui ipsius remaneat, sed amati... amor extasim facit. [De Perfectione vitae spiritualis, ch io; N 597-598). 3 i Jo 4, 16. RATIO DILIGENDI, RATIO AMORIS ET RATIO AMORIS DEI 335 amoris » est plus intrinsèquement liée à la < ratio Amoris » que la < ratio diligendi ». Cependant, la participation risquerait, dans ce cas au moins, de trahir l’ontologie. C'est qu'en effet l’Amour et l’Etre sont non seulement convertibles mais identiques < in re >; tandis que l’amour implique une opération réellement distincte de l’être. Il est donc impossible que la même connexion existe d’une part entre l’Etre et l’être, d’autre part entre l’Amour et l’amour. Et comme l’amour inclut une opération, il peut être envisagé: soit ex parte subjecti, l’être créé étant considéré comme le sujet exerçant l’amour, et au­ quel l’Etre est immanent; soit ex parte Objecti, l’être créé étant alors posé en regard de l’Etre qui est l’Objet de sa béatitude. C’est, de toute façon, en la connexion entre l’Etre et l’être que doit être fondée celle qui existe entre l’Amour et l’amour: puisque l’être, absolument, est premier; mais les choses se présentent de manières différentes selon les deux points de vue que nous venons de distin­ guer, et que nous allons successivement examiner. Ex parte subjecti, c’est précisément la « ratio diligendi » qui permet de «passer» du rapport de l’Etre à l’être, au rapport homo­ logue concernant l'amour. L’Amour subsistant, parce qu'il est l’Etre Simple, est en effet immanent à chaque créature, dont II est d’ailleurs la Fin, aussi bien naturellement que sumaturellement. D’autre part, et en général, la fin est le principe du désir et de l'amour qui en as­ surent la possession: et la «ratio diligendi» désigne cette inclination que la fin suscite vers elle-même. L’amour qui incline vers Dieu éternellement est donc, ontologiquement, l’expression de la < ratio diligendi » spirée par Dieu Etre Simple immanent; et comme cet Etre est Amour aimant et créant, l’amour dérive de l’Amour: il en est la « participation ». C’est donc en vertu de la « ratio diligendi » que la « ratio amoris » se trouve ontologiquement entée, ex parte subjecti, en la « ratio Amoris ». Ex -parte Objecti, la « ratio amoris » est fondée en la vision de Dieu et de ce qu’il révèle à chaque voyant concernant l’ordre créé. L’amour est mesuré par la vision, car de l’Etre qui est Esprit * à l’être qui est esprit la communicabilité se réalise immédiatement selon l’intelligibilité. Ex parte Objecti, la «ratio amoris» est donc, par la médiation de la vision, subaltemée à la «ratio Amoris»: en 4 Jo 4. 24· 336 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L*AXCE tant que celle-ci désigne Dieu qui premièrement est l’Aimé, et deuxiè­ mement l’Aimé S’aimant Lui-Même. La < ratio amoris > est, on le voit, sub-ordonnée à la < ratio Amoris > de deux manières. Premièrement, et ontologiquement c’est à-dire en tant qu’elle désigne l’origine de l'amour dans le sujet aimant, la < ratio amoris > est incluse dans la < ratio Amoris > par la médiation de la < ratio diligendi >. Deuxièmement, et < psychologiquement », la est subaltemée à la î ratio Amoris » par la médiation de la vision. La < ratio amoris », même si on envisage les choses «ex parte creaturae», ne peut donc suffire: elle caractérise certes un point de vue original et irréductible, mais elle ne peut être consi­ dérée comme ab-solue, comme consistante par elle seule. L’erreur de l’objectant vient, nous pouvons nous en rendre compte dès main­ tenant, de ce qu’il considère implicitement comme autonome un point de vue qui ne peut pas l’être: nous y reviendrons au paragraphe suivant. La conclusion, concernant les trois < rationes > considérées, est claire. La « ratio Amoris », la < ratio diligendi > et la « ratio amoris > constituent un ordre dont la i ratio Amoris » est le principe, absolu­ ment. La < ratio diligendi » est en connexion immédiate avec la < ratio Amoris >: car elles désignent au point de vue de l’amour, l’une < ex parte Dei » l’autre «exparte creaturae», la même relation de l’être créé à l’Etre Simple qui lui est immanent. La < ratio amoris » est entée ontologiquement en la c ratio Amoris » par la médiation de la < ratio diligendi >; il y a, d’autre part, de l’amour à ΓAmour, une assi­ milation formelle et une participation réelle que fonde et mesure la vision. L’existence de cet ordre entre les < rationes > satisfait au but de cette note. Les < rationes » tiennent en effet à la structure du vo­ lontaire, en sorte qu’elles ne font pas acception du < naturel > et du < surnaturel ». Ce que, donc, nous observons ici concernant l’exercice de l’amour surnaturel < in patria > vaut, absolument, pour les rationes elles-mêmes. La < ratio amoris » est subordonnée, ex parte subjecti (amantis), à la < ratio diligendi» qu’elle présuppose ontologiquement au titre de fondement; en retour, ex parte objecti, la < ratio amoris > assume intrinsèquement la « ratio diligendi >, comme le montre le rapport qu’elle soutient avec la < ratio Amoris ». On retrouve donc très exactement l’enchaînement, dont l’existence a déjà été établie, entre le deuxième et le troisième degré du volontaire: L2, L3. L'ordination entre les < rationes » selon lesquelles se distingue l’exer- LA ΚΑΠΟ AMORIS DEI EST LE PRINCIPE D’ORDINATION DE L'AMOUR 337 cice de l’amour doit permettre de poser correctement et de résoudre simplement les questions concernant l’ordination de l’amour luimême. L’observer constituera une confirmation de l’ordre qui existe entre les « rationes >: ordre dont l’existence suffit, répétons-le, à notre propos. 5. La question de l'ordination de l'amour doit être posée en fonction de cela même qui permet de la résoudre’, savoir l'unité d'ordre entre la «ratio Amoris'», la «ratio diligendi» et la «ratio amoris». Dieu, « in patria », est tout en tous. Autrement dit, ce qu’est chacun, il l’est en mesurant Dieu Se communiquant à lui, aussi bien surnaturellement que naturellement. Et comme, eu égard à l’amour, dont il est ici question, l’être a raison de bien, le bien propre de chaque personne est la participation éternelle, réalisée en elle et par elle, de l’Etre divin qui est le Bien. Il convient donc de distinguer: Dieu en Lui-Même qui est le Bien, ou le Bien qui est Dieu, d’une part; et, d’autre part, le Bien de Dieu, c’est-à-dire l’univers des élus dont chacun est un certain bien en lui-même parce qu’il le tient de Dieu, étant ainsi un certain bien de Dieu. Quelle est l’ordination intrinsèque de l’amour exercé par chaque élu, à l'égard de Dieu et de tout l'ensemble du Bien de Dieu, ensemble objectivement hiérarchisé, et qui enclôt en particulier celui-là même qui exerce l’amour? Telle est la question posée. Et puisque, nous le savons, c’est la « ratio dilectionis » qui soulève dif­ ficulté, il faut en ce qui la concerne distinguer deux acceptions. Nous considérons d’abord la « ratio amoris » comme elle doit l’être: à la fois entée en la « ratio Amoris » et subaltemée à elle. Nous avons expliqué comment, au paragraphe précédent. Nous devons maintenant observer que cette manière de considérer la « ratio amoris > est impérée par l’affirmation révélée qui est à l’origine de toute cette question « Dieu est tout en tous ». Est: si l’amour désigne l’être comme bien, en retour l’Etre présentement considéré est à la fois immanent et béatifiant; Il requiert donc d’être considéré « sub ratione finis» (vel « sub ratione diligendi ») et « sub ratione Amoris », en même temps que « sub ratione amoris ». Le point de vue auquel nous allons nous placer en premier lieu est donc celui qui est spécifié par l’ordre que constituent ensemble les trois « rationes »; mais il est également le point de vue, le seul qui puisse commander une inférence correcte à partir de l’affirmation révélée. 338 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L*AXGE Notre propos est donc d’analyser l’ordination de l’amour en nous plaçant au point de vue lui-même intrinsèquement ordonné que nous venons de rappeler. Le plus simple est de considérer successi­ vement les réalités distinctes auxquelles s’adresse l’amour exercé par tel aimant (par tel élu), à savoir: Dieu, soi-même, autrui. Relati­ vement à chacun de ces < objets >, on notera sous quelle < ratio > s'exerce l'amour. De là résultera la possibilité ou l’impossibilité d’une comparaison et de l’existence d’un · ; plus ou moins » entre ces diffé­ rents exercices de l’amour. Ce principe clairement posé, mieux vaut bien entendu éviter les redites. L’amour de Dieu et l’amour de soi relèvent simultanément de la «ratio Amoris > et de la « ratio diligendi», en un sens, réciproques l’une de l’autre comme on l’a expliqué. J’aime Dieu plus que moi, d'abord parce qu’il est ma fin, mieux encore parce qu’il est l’Aimé; et c’est l’Amour subsistant qui, immanent, est source de l’amour exercé. Il n'est pas ici utile de distinguer la < ratio amoris » de la «ratio Amoris >: car si l’amour et l’Amour sont l’L’n Incréé et l’au­ tre créé, l’exercice que nous en considérons présentement concerne le rapport de l’aimant à Dieu; Amour et amour ont donc le même champ d’application; leur . ratio >, analogiquement une, n’appelle donc pas d’autre précision. Nous ne nous attardons pas davantage. L’amour d’autrui (in patria, cette clause est toujours sousentendue) s’exerce < sub ratione Amoris et amoris », non pas « sub ratione diligendi >. Nous devons, avant de l’expliquer, signaler un cas d’exception fort important: le retrouver organiquement nous parait être indice de vérité. Si cet < autrui > vers lequel se porte l’aimant est un avec Dieu, en telle manière qu’il est fin en même temps que Dieu Lui-Même, alors il est effectivement aimé < sub ratione diligendi >, et aimé plus que moi-même. Il en est ainsi, au moins pour l’Humanité du Christ subsistant en la Personne du Verbe qui l’assume. Dans ce qui suit, nous laissons de côté cette classe de cas, particulièrement mystérieux. Cela étant, l’amour d’autrui s’exerce donc « sub ratione amoris » non pas < sub ratione diligendi >; bien qu’il ne puisse être exercé sans celui que spécifie la «ratio diligendi#: puisque celui-ci est inséparable de l’amour exercé < sub ratione Amoris >, et que d’autre part la « ratio amoris > est subaltemée, par la médiation de la vision, à la « ratio Amoris >. Voilà ce qu’il suffit d’expliciter: car l'essentiel a déjà été dit. Dieu est saisi immédiatement: Il est l’Aimé, l’Amour, ΓAimant; et chaque créature, et puis son bien propre, primordialement est saisie LA RATIO AMORIS DEI EST LE PRINCIPE D’ORDINATION DE 1,’aMOUR 339 par toute autre et par elle-même, comme le terme et l’objet de cet Amour-Aimant en vertu duquel elle subsiste. Dieu est aimable et aimé, dans l’Amour du Bien qu'il est et dans l’Amour du Bien qu’il crée. Chaque élu est aimable et aimé dans l’amour du < Bien de Dieu » qu’il est. Or, selon cet amour dont la ratio est l’Amour Lui-Même, j’aime non pas premièrement que chacun soit tel ou tel: ce que j’aime c’est qu’il soit lui, car telle est l’oeuvre de la Toute Puissance impérée par l’Amour. Chaque élu, aimant l’Aimé et son Bien, exerce en cet Amour Aimant et soutenant toute créature, un amour égal pour cha­ cune en tant qu’elle termine l’opération de l’Amour qui est Un et Egal en Lui-Même. Cet amour primordial, égal, ne fait pas acception: j’aime être moi-même, j’aime que chaque élu soit lui-même, j’aime du même et égal amour, découvrant uniformément en chacun l’oeuvre de l’Amour, une parce qu’elle est de Lui: le Bien de l’Aimé, un parce qu’il est Sien. L’amour de soi et l’amour d’autrui soutiennent donc deux rapports contraires. D’une part en effet, selon la < ratio amoris », subaltemée à la « ratio Amoris », ils sont non seulement comparables mais identiques; ils sont le même amour s’exerçant dans l’Amour, sans aucune acception de la hiérarchie entre les « autrui >: chacun est également le fruit de l’Amour qui, Un et Egal en Lui-Même, est la ratio Amoris; tel est le fondement du commandement « Tu aimeras le prochain comme toi-même >: si il s’agit de l’amour « sub ratione Amoris et amoris », ce ne peut être que le même Amour pour tout prochain y compris soi-même. D’autre part, selon la « ratio diligendi », l’amour de soi n’est pas plus ou moins grand que l’amour d’autrui, il lui est ontologiquement non comparable; chaque personne est cons­ tituée autonome. Chaque personne, il est vrai, est ontologiquement en relation avec les autres quelle atteint et aime, par la médiation de Dieu et de l’Amour: mais ces relations ne sont ni constituantes de la personne ni comparables au rapport de chaque personne à Dieu. Autrement dit, la « ratio diligendi » qui ressortit expressément à l’amour ontologique de soi, et en vertu de laquelle la «ratio amoris» et la « ratio Amoris » ne font qu’un comme « rationes » s’il s’agit de l’amour de soi, cette même «ratio diligendi » doit être expressément contre-distinguée de la « ratio amoris » s’il s’agit de l’amour d’autrui, lequel ne peut être ontologique. Ces deux rapports contraires, l'un d’identité et l’autre de diversité, entre l’amour de soi et l’amour d’autrui, sont simultané­ ment fondés en Dieu et en Lui Seul. Simple en Lui-Même, l’Amour 22* 340 LE PÉCHÉ ΕΓ LA DURÉE DE L’ANGE qui est la «ratio Amoris» subsistante impère et l’amour de l'Aimé et l’égal amour de tout ce qui est Sien; immanent à chaque aimant parce qu'il est Simple, ΓAmour y fonde, ontologiquement dans la < ratio diligendi », l’amour qui l’incline vers soi en même temps que vers Lui. Selon cet amour s'exerçant dans l’Amour, la comparaison directe de l’amour de soi à l’amour d'autrui n’a pas de sens. Concluons. L’affirmation révélée requiert, pour être inter­ prétée, le point de vue auquel nous venons de nous placer. Elle ne peut donc fonder l’inférence de l’objectant. «C'est lui-même qu’après Dieu l'homme aime au maximum»; l’assertion de S. Thomas doit s’entendre sans restriction. Nous devons cependant, pour ne rien laisser dans l’ombre, considérer maintenant la < ratio amoris » autrement, non plus intégrée à l’ordre constitué par les trois < rationes », mais en quelque sorte disjonctivement. Expliquons d'abord comment cela est possible. Attribuer à l’amour visant les personnes la hiérarchie fondée sur l’appétibilité des biens respectivement impartis aux personnes; tel est l’argument qui paraissait induire une difficulté, dans un cas où en réalité il ne peut pas s’appliquer; la < ratio diligendi » est, on­ tologiquement, irréductible à toute autre. Voilà ce que nous avons vu. L’argument est cependant vraisemblable en lui-méme; sa valeur véritable apparaîtra si nous discernons en quoi sa mise en oeuvre est fautive. L’erreur tient ici, comme le plus souvent d’ailleurs, à une confusion: celle de deux ordinations opposées de l’amour qui vise simultanément telle personne et son bien propre; celui-ci consistant, dans la perspective développée, en la participation réalisée en cette personne et par elle de la Béatitude de Dieu. Voici ces deux ordi­ nations. Premièrement, la personne vers laquelle se porte l’aimant étant saisie, elle premièrement sinon immédiatement, le bien de cette per­ sonne est saisi en fonction d’elle, comme étant son bien à elle. Il n’y a pas, entre l’aimant et le bien de l'aimé, l’immédiation ontologique qui appartient seulement à la fin propre; du moins le bien de l’aimé n’est pas médiateur entre l’aimant et la personne aimée; il est visé comme dérivation de celle-ci. Cette ordination-là est celle qui cor­ respond à l’amour de soi, < sub ratione Amoris » et < sub ratione dili­ gendi >; à l'amour d'autrui < sub ratione Amoris et amoris ». Je m'aime moi-même, premièrement en étant moi-même, et deuxiè­ mement en me portant vers mon bien comme étant mien. J’aime LA RATIO AMORIS DEI EST LE PRINCIPE D'ORDINATION DE L’AMOUR 341 l'autre, Dieu ou autrui, si, l’apréhendant premièrement lui-même — supposé que ce soit possible — j’aime son bien comme étant sien. Ce qui importe dans cette perspective, ce n’est pas que l’aimé, ou le bien qu’il a, ou le Bien de Dieu qu’il est, soient tels ou tels: ce qui importe, c’est que l’aimé est < lui », et son bien < de lui ». C’est le cas «pie nous avons déjà examiné, n’y revenons pas. Deuxièmement, l’aimant peut se porter vers autrui en em­ pruntant la médiation du bien qui appartient en propre à cet autrui, et qui constitue celui-ci manifestation du Bien absolu; l’aimant peut même se porter vers Dieu en empruntant la médiation du « Bien (créé) de Dieu », lequel manifeste l’Etre divin dont il est le propre Bien. Il s’agit encore d’un amour, puisque ce mot désigne généri­ quement l’inclination vers le bien: et c’est précisément cet amour-là qui, en droit, réfléchit la hiérarchie des biens et celle de leur appétibilité: la hiérarchie objectivement intrinsèque au < Bien de Dieu». C’est donc l’amour tel que l’entend l’objectant auquel répond S. Thomas. Mais quelle est la nature de cet amour? En particulier, peut-il être un amour des personnes, comme l’admet d’emblée l’ar­ gument qui conduit à une impasse? Les créatures ont entre elles, in patria, des relations de deux types différents: les unes «ontologiques», les autres «directes»... Nous choisissons ces désignations en vue d’éviter des anomalies de vocabulaire qu’on va comprendre immédiatement. Les relations ontologiques sont celles que fonde la médiation de Dieu, et qui sont en réalité les plus immédiates de toutes. Saisis­ sant Dieu, immanent et béatifiant, la créature peut saisir en Dieu telle autre créature qu’il plaît à Dieu de lui manifester. Cette saisie d’une autre créature ne jouit pas de la rigoureuse immédiation on­ tologique propre à la saisie de soi-même; elle ne comporte cependant pas d’autre médiation créée que celle de l’acte de vision nécessairement concomitant à la saisie de Dieu Lui-Même. Ce type de relation in patria, c’est lui que nous avons déjà examiné, considérant il est vrai, de ces relations, l’aspect «amour» spécifié par l’ordre entre les trois « rationes ». C’est donc l’autre type de relation que nous avons à considérer. Les relations directes sont celles que les créatures peuvent avoir entre elles conformément au mode de communication propre à leur nature: supposé bien entendu que celui-ci soit substantielle­ ment conservé in patria, ce qu’on peut accorder comme vraisemblable. Or, concernant les personnes elles-mêmes, et qu’il s’agisse d’ailleurs p 342 LE PÉCHÉ ET LA DURÉE DE L’ANGE de l'Ange ou de l'homme, ces relations < directes » sont nécessairement médiates. Ce bien de Dieu qu’est, naturellement et surnatuTellement, une autre personne créée, il se manifeste à moi par un rayonnement, par des opérations...; la personne elle-même, la personne comme personne me demeure inaccessible absolument·, la saisie que j’en puis avoir «directement» est inéluctablement de type inférentiel; elle repose, même in actu exercito, sur la médiation de réalités créées distinctes de la personne dont elles émanent et plus encore de moimême. Il est donc radicalement impossible que, selon ce type « direct > de relation, la proximité à Dieu d'une personne créée soit la mesure nécessitante de l'amour porté par moi à cette personne. Car c’est juste l’inverse qui, en un sens du moins, est vrai. J’ignore, autant que la personne elle-même, le degré de sa proximité à Dieu. Ce dont je juge < directement >, ce que j’aime «directement», c’est la mani­ festation à moi proposée par cette personne du bien de Dieu quelle est. De cette manifestation, atteinte par moi dans l’exercice d’un jugement et d'un amour, je peux conclure que telle personne est < plus proche » de Dieu que telle autre: in patria, cela est certainement possible sans errer! Et c’est, concernant le type < direct » de la re­ lation le maximum qu’on puisse assigner. Il y a bien un amour, mais il est médiatisé de par les conditions dans lesquelles il s’exerce; il est comme l’attente, en creux, dans l’ordre créé considéré en luimême, de l’amour véritable: celui qui atteint Dieu, soi-méme, autrui sub ratione Amoris. Voilà donc définitivement confirmée la préséance de la « ratio diligendi » comme partie intégrante de l’ordre constitué par les trois «rationes», sur la «ratio dilectionis» considérée disjonctivement: et cela, parce que l’affirmation < Dieu est tout en tous » exige de con­ sidérer, entre les créatures in patria, les relations « ontologiques > et non les relations < directes >. C’est, redisons-le en terminant, le caractère primordial de l’ordre entre les trois «rationes» qui nous importe surtout: car la réalité de cet ordre confirme celle de la distinction que nous cherchons à fonder aussi solidement que possible, distinction entre la < ratio diligendi > et la < ratio amoris ». Nous ne saurions cependant clore cette étude consacrée à l’étude d'une célèbre objection sans faire un rapprochement assez typique. L'origine du péché a consisté pour l'Ange à ne pas considérer en fonction de Dieu l’ordre qui cependant était de Dieu au premier LA RATIO AMORIS DE! EST LE PRINCIPE D’ORDINATION DE L’AMOUR 343 instant. L’origine de l’erreur est, pour l’objectant auquel répond S. Thomas, de considérer l’ordre intrinsèque et objectif du < Bien de Dieu », ordre qui donc est « de Dieu », en fonction des relations que les créatures soutiennent mutuellement entre elles, et en ne référant pas ces relations à Dieu Lui-Même. La même prétérition — ne pas considérer en fonction de Dieu, ne pas référer à Dieu — engendre donc, ici et là, le même brise­ ment; elle est donc, a posteriori, éminemment indicative du point de vue qui seul fonde la vérité: point de vue que précisément elle laisse dans l’ombre, celui de Dieu. EXCURSUS Π LA FINALITÉ EST UNE PARTIE DE LA CAUSALITÉ INTÉGRANTE Notre propos est de prouver le caractère réel de la finalité: lequel se manifeste par l’immanence efficace de la fin telle que la porte en lui chaque être de nature. L’argument d'épistémologie générale est fort simple, au moins quant à la structure. Le réalisme de la causalité est requis par le réalisme tout court: c’est en effet la causalité qui rend compte in­ telligiblement de l’ordre des phénomènes: ordre réel et observable en son enchaînement successif. Si la causalité n’était pas réelle, notre représentation du monde ne serait qu’idéale: ce n’est pas le lieu de réfuter les erreurs qu’implique cette hypothèse. La causalité étant donc supposée réelle, si il est d’autre part impossible qu’elle soit univoque, chacun des types qu’elle intègre en l’unité d’un même ordre est lui-même réel: en particulier la finalité est réelle. Il suffit par conséquent, pour compléter notre preuve, de rappeler que la causalité, telle quelle est, réelle et observée, n’est pas univoque. La science contemporaine he la causalité au déterminisme et à la mesure. Identifier ces choses quant à leur nature serait une er­ reur; mais pas n’est besoin de souscrire à cette erreur pour discerner la causalité elle-même dans l’expérience scientifique telle quelle est pratiquée. Nous pouvons donc nous borner à rappeler l’existence de deux types de déterminisme qualitativement irréductibles, et dont la mutuelle involution constitue l’ordre de la causalité: tel que, en particulier, il se manifeste dans l’univers sensible. L’existence de ces deux types est prouvée par la biologie. Rappelons brièvement quelques données essentielles. Le dévelop­ pement de l’embryon comporte deux processus concomitants, mais radicalement différents: d’une part l’accroissement quantitatif, 346 LE PÉCHÉ ET LA PURÉE DE L’ANGE d’autre part la différenciation qualitative (Nous renvoyons, par ex­ emple, aux travaux du R. P. Lenicque O. P., professeur de biologie à l’Université de Stockholm). Cette différenciation a pour cause prochaine [et non ultime, bien entendu] l’existence, dans la cellule, de différents gradients d’énergie qui correspondent respectivement à la formation ultérieure d’organes différents. Chaque «gradient» consiste lui-même en ceci: l’< énergie > vitale n’est pas distribuée uniformément: la densité numérique des mitocondries est plus grande en certaines parties de la cellule, plus petite en d’autre parties. Enfin il convient d'ajouter que ces gradients distinctement spéci­ fiés constituent fonctionnellement une unité: les biologistes désignent cette unité sous le nom de métabolisme, et ils en admettent l’existence comme un fait. L’analogie est assez claire entre l’unité dans la distinc­ tion propre a l’existant créé et le métabolisme propre au vivant. Mais nous nous bornons ici à rappeler certaines données d’expérience. Voici maintenant les faits qui prouvent l'existence de deux déter­ minismes dont le type est qualitativement différent. Il y a, dans la cellule oeuf, une partie qui est ordonnée à la formation de l’oeil, et notamment à la formation du cristallin. La preuve en est fort simple: l’ablation du point de focalisation ma­ ximum, c’est-à-dire du point qui est le plus apte à la formation du cristallin, et puis la greffe de ce point sur une autre partie de la cellule oeuf, entraîne la formation d’un cristallin sur la queue de l’animal par exemple. Cependant, ce n’est pas seulement un point du tissu qui est apte à former le cristallin; mais c’est une zone dont la virtualité [virtus] maximum est concentrée en ce point. En sorte que si l’abla­ tion du point de focalisation est effectuée à un stade du développe­ ment qui n’est pas trop avancé, l’oeil se forme néanmoins. C’est-à-dire que: 1) Il se forme un oeil identique à l’oeil < normal »; 2) Il se forme un seul oeil, et non pas un foisonnement d’yeux: foisonnement qu’in­ duirait cependant l’existence d’une zone de formation non réduite à un seul point. En d'autres termes, la zone de la cellule oeuf apte à produire le cristallin, bien qu’elle soit privée matériellement de son centre par l'ablation, demeure centrée et unifiée au moins fonction­ nellement. Voilà donc deux processus dont l'aboutissant est le même: le même oeil est formé: le mot même ayant la précision qui est propre à l'observation en biologie; l’oeil est le même, qu’il y ait eu ou non ablation du point de focalisation. La différence, qui concerne le pro- DÉTERMINISME D'EFFICIENCE ET DÉTERMINISME DE FINALITÉ 347 cessus de formation, peut être précisée < scientifiquement >: si il y a ablation, la formation de l’oeil est due à l’accélération de la pro­ duction de certaines protéines. Mais pourquoi cette accélération? L’enchaînement des causes prochaines est, de proche en proche, indéfini. Il y a donc, en définitive, deux déterminismes de types diffé­ rents: déterminismes l’un et l’autre, parce qu’ils conduisent l’un ou l’autre de la cellule-oeuf à l’animal doué d’un oeil. Le premier de ces déterminismes repose sur la correspondance entre le point de focalisation et le cristallin, et en général sur la correspondance bi-univoque entre chaque gradient d’énergie et l’or­ gane à la formation duquel il est ordonné. Nous disans que ce déter­ minisme relève de l'ordre des causes formelles. Le second déterminisme, mis en évidence par l’ablation, tient au tout comme tout, au tout comme holon. Le vivant est un « tout organique >: c’est-à-dire qu’il comporte non seulement un ordre interne mais également un déterminisme opérationel à’ensemble, ordonné à la réalisation et à la perduration de cet ordre. Nous disons que ce déterminisme ressortit à l'ordre des causes finales. L’ordre de la causalité, même revêtu du déterminisme propre au savoir scientifique, est donc bien intrinsèquement différencié: chacun des types distincts dont l’ensemble constitue l’ordre total est réel, comme cet ordre lui-même est réel. En particulier, la finalité est réelle, puisque précisément elle est une partie intégrante de la causalité. TABLE Des MATIÈRES Avant-Propos .......................................................................... LE PÈCHÈ ET LA DURÉE DE L'ANGE................................ I. 9 LA QUESTION DU PÉCHÉ ET DE LA DURÉE DE L’ANGE, TELLE QU'ELLE SE POSE EN FAIT I. — LES DONNÉES PRIMITIVES COMMUNÉMENT ADMISES ............................ 1. Le vocabulaire .................................................................... 2. 2. Pag. - La Les principes .................................................................................... nomenclature DES APORIES postulant RÉSOLUTION.................. Le second instant............................................................................... 2. Le premier instant ............................................................................... 1. IL II n r. 26 2g 28 LE LIBRE ARBITRE: PARTIE POTENTIELLE DE LA NATURE SPIRITUELLE I. - LA POSSIBILITÉ, POUR LA PERSONNE, D’AGIR SUR LE VOULOIR DE NATURE EN EXERCICE, EXIGE QUE CELUI-CI LUI SOIT RÉFÉRÉ.... 1. Le libre arbitre-option. Les condition de son exercice et leurs impli­ 33 cations métaphysiques ...................................... 33 2. L'exercice du libre arbitre-option requiert que le vouloir de nature soit actuellement référé à la personne...................................................... 35 2. - LA COMPARAISON DU VOULOIR AUX AUTRES OPÉRATIONS DE NATURE CONFIRME QUE « RÉFÉRER À LA PERSONNE » CONSTITUE UNE PARTIE POTENTIELLE DE LA NATURE SPIRITUELLE................................................ 1. 2. 3. 4. Considérer Γ« intelligere > est requis............................................... La comparaison du vouloir et de l’intelligence................................ La comparaison du vouloir et des autres opérations........................ Le libre arbitre comme composante de nature................................... 37 37 38 43 46 3. - LE LIBRE ARBITRE S’INTÉGRE λ L’ORDRE DE LA CAUSALITÉ, EN TANT QU'IL EST UNE COMPOSANTE DE NATURE........................................ 49 La causalité univoque. La cause, c'est le sujet................................ La causalité transcendante. La Cause, c’est l’Acte pur.................... La causalité formelle. Définition du libre arbitre................ 49 52 55 4. — LA STRUCTURE MÉTAPHYSIQUE DU VOULOIR ET DU LIBRE ARBITRE EST CORRÉLATIVE DE L’ORDRE QUI EXISTE, EX PARTE OBJECTI, ENTRE LA RATIO BONI, LA RATIO FINIS ET LA RATIO AMORIS............................ 56 1. 2. 3. i. La corrélation posée à partir des deux premiers · degrés »: le libre TABLE DES MATIÈRES 350 Pag. arbitre-nature est au vouloir de nature, comme la ratio finis à la ratio boni ............................................................................................. 2. La correlation considérée au deuxième « degré » et au troisième « degré ». Distinction et unité entre la ratio finis et la ratio amoris 3. La corrélation considérée au deuxième t degré » et au troisième « degré ». Le libre arbitre-option est au libre arbitre-nature, comme la ratio amoris est ά la ratio finis............................ 5. - LA STRUCTURE MÉTAPHYSIQUE DU VOLONTAIRE. SCHÉMA.................. III. A. LE PREMIER INSTANT DE 56 ôo 66 72 L’ANGE Les principes de l’acte angélique au premier instant, Leur existence ....................................... 73 1. - IL « DOIT ÊTRE » IMPOSSIBILE QUE L’ACTE VOLONTAIRE DE L’ANGE EN SON PREMIER INSTANT COMPORTE L’EXERCICE DU LIBRE ARBITREOPTION ................................................................................................................................... 1. Cette impossibilité dérive de l’ontologie................................................ 2. L'acte d'opter est, selon seon être d'acte, réellement distinct de la réalité dont il est le principe................................................................. 3. L’acte d'opter est, selon son être d’acte, nécessairement et réellement distinct du vouloir de nature dont il détermine l’exercice................... 4. L’exercice du libre arbitre-option a lieu pour l'Ange au second instant 74 74 76 77 78 2. - L'ACTE VOLONTAIRE DE L’ANGE EN SON PREMIER INSTANT COMPORTE L’EXERCICE DE TOUT CE QUI EST « DE NATURE »: LI, L2, L3-N3. ET DE CELA SEULEMENT............................................................................................................... 1. Il convient d’en assigner la raison positive........................................ 2. Il est possible et il convient que l’Ange exerce au premier instant tout ce qui en lui est « de nature » .................................................... 3. La démarche de S. Thomas. Une apparente dualité en manifeste le véritable principe d'unité. Dieu meut infailleblement ce qui est • de nature » ........................................................................................ I. Le premier argument, ou principe «fondamental»................ IL Le second argument, on principe «subordonné»............... III. L’unité d’ordre entre les deux arguments........................... 4. L’Ange exerce, au premier instant·. Li, L2, L3-N3; non L4.... I. L’alternative « L4 - non L4 » est précisée, mais n’est pas « décidable », par le principe « fondamental »........................... II. L’exercice du libre arbitre-option est impossible au premier instant............................................................................................... 79 79 79 81 81 81 91 94 97 102 3. - L’ACTE DE L’ANGE S’EXERCE AU PREMIER INSTANT, SIMULTANÉMENT ET SELON LA MÊME STRUCTURE MÉTAPHYSIQUE, DANS L’ORDRE NATUREL ET DANS L’ORDRE SURNATUREL.......................................... IIO i. L’acte de l’Ange est exercé au premier instant dans l’ordre surnaturel en même temps que dans l’ordre naturel........................................... 113 I. L’autorité de S. Thomas doit être invoquée........................... 113 II. L’ordre surnaturel est, fonctionnellement, une nature.... 113 TABLE DES MATIÈRES 351 Pag. III. L’Ange ne saurait être moins parfait que l’homme.............. 115 IV. L'Ange «a», au premier instant, l'exercice de la foi surna­ turelle, et partant celui de tout l’ordre théologal............ 117 2. L'Ange n’aurait pu exercer au premier instant le libre arbitre-option seulement dans l’ordre naturel........................................................... 122 3. L'Ange mérite au premier instant, bien qu'il n’exerce pas le libre arbitre-option. La position de S. Thomas........................................... 125 I. La notion de mérite ne doit pas être posée a priori comme univoque pour l’Ange naissant et pour l'homme racheté.. 125 IL Le mérite initial ne peut pas être imputable. Il ne laisse pas d'être véritable, si on l’envisage du point de vue « principal »: celui de Dieu............................................................................... 127 III. Le mérite initial, affirmé disjunctim et indéterminément, n’implique pas l’exercice du libre arbitre-option.............. 129 IV. Le mérite initial, affirmé au second instant comme concer­ nant la béatitude, 'nimplique pas l’exercice du libre arbitreoption au premier instant............................................................ 134 V. Le mérite, constitué a Deo et ordonnant ad Deum, inhère dans l’Ange au premier instant.................................. 138 VI. L’Ange mérite au premier instant, a Deo et in Deo.......... 145 III. B· LE PREMIER INSTANT DE L'ANGE Les principes de l’acte angélique au premier instant. Leur nature....................................................... 151 I. - LE CARACTÈRE PROPRE DU MÉRITE ANGÉLIQUE AU PREMIER INSTANT A POUR SEUL FONDEMENT LE STATUT ONTOLOGIQUE PROPRE À CE MÊME INSTANT....................................................................................................................... 15 1 1. L’explication que M. Maritain fonde sur la transvection de l'ordre naturel dans l’ordre surnaturel est non consistante.......................... 151 I. L’explication proposée par M. diffère de celle que suggère S. Thomas....................................................................................... [5 1 IL La difficulté de 1’« hypothèse M. ». Un acte serait « surélevé »: ex parte subjecti, indépendamment de l’habitus ordonné à cette élévation; ex parte objecti, à la faveur d'une hyperspécification...................................................................................... L54 III. La difficulté de 1'« hypothèse M. » montre, a contrario, que le caractère propre du mérite angélique initial dérive exclu­ sivement de la structure métaphysique du volontaire.......... 158 IV. La difficulté de l'« hypothèse M. » provient de sa non-consis­ tance métaphysique................................................................. 160 V. Les raisons alléguées en faveur de 1’« hypothèse M. » ne suppléent pas à sa non-consistance métaphysique....................... 163 2. Le caractère propre du mérite angélique au premier instant a néces­ sairement le même fondement............................................................... 166 I. L’alternative dont décide le libre arbitre-option est paritaire 166 TABLE DES MATIÈRES 352 Pag- II. Le caractère paritaire de l’alternative dont décide l’option fonde une illatio nécessaire entre la possibilité du péché et les condition de l’acte de mériter............................................ 168 III. L’impossibilité du péché et la non imputabilité du mérite au premier instant ont en commun pour seul fondement la structure métaphysique de l’exercice volontaire, telle que l’implique le rapport de l’Ange à Dieu le créant.............. 170 2. - LE RETOUR λ DIEU AUTEUR DE LA NATURE EST IMMANENT AU STATUT ONTOLOGIQUE DU PREMIER INSTANT.................................................................. Le retour à Dieu qui a lieu pour l’Ange au premier instant est celui dont la nature est conforme au statut ontologique propre au premier instant......................................................................................... 2. Le retour de l’Ange à Dieu Auteur de la nature requiert en droit la mediation objective de l’acte angélique................................................ I7I 1. I :> 3. - L'OPÉRATION DE LA « NATURE » SURNATURELLE, DANS L’ANGE AU PREMIER INSTANT, NE PEUT CONSTITUER UN « VÉRITABLE » ACTE THÉOLOGAL ......................................................................................................................... Le statut ontologique propre au premier instant entraîne qu'en cet instant toute opération « de nature » s’achève en un acte angélique et non en un acte d’Ange..................................................................... 2. La charité étant principalement dans le vouloir a de nature », il n'est pas impossible que l’opération procédant du vouloir « de nature » selon l’habitus de charité s’achève dans un acte qui n'est pas un t véritable » acte de charité.................................................... 3. Il y a, dans l’Ange au premier instant, un acte de foi véritable assentiment à Dieu révélant; il n’y a pas un acte véritable de foi: communion intelligible à Dieu Se communiquant. ... 4. L’expérience spirituelle, habituelle ou extraordinaire, constitue, selon sa spontanéité, un analogue de l'acte angélique qui n’est pas un acte d’Ange........................................................................................ 172 174 I77 l. 4. - LE RETOUR À DIEU AUTEUR DE LA GRaCE EST INCOMPATIBLE AVEC LE STATUT ONTOLOGIQUE DU PREMIER INSTANT............................................. 1. L’acte est medium objectif entre l’Ange et Dieu: nécessaire­ 178 181 186 189 IQ2 ment dans le retour à Dieu A uteur de la nature; nécessaire­ ment dans le statut ontologique propre au premier instant.... 192 2. Le retour à Dieu Auteur de la grâce exclut que l’acte de la créature graciée soit medium objectif entre elle et Dieu................... 193 3. Au premier instant, l’Ange infère la Nature intime de Dieu à partir de l’opération théologale qui subsiste en lui; l’Ange, par cette opération, n’est pas incliné l u i - m é ni e vers Dieu Lu i Même . .. .................................................................................................................. 196 IV. A. LE SECOND INSTANT DE L’ANGE Le péché ou la fidélité de l’Ange au second instant concerne simultanément et indiss o- TABLE DES MATIÈRES 353 Pag. naturel et l’ordre surna­ turel ............................................................................................................ 203 1. L'unité d'analogie entre « naturel » et « surnaturel » fonde deux arguments non apodictiques............................................................... 203 I. L’inférence, par contraposition, du premier instant au second instant........................................................ 203 TI. L'unité analogique entre les deux ordres au second instant 205 2. La structure du volontaire fonde l'argument propre...................... 208 ciablement B. l’ordre L’acte de pécher référé à ses causes...................... 211 - LES MODES DE LA CAUSALITÉ TELLE QU’ELLE EST IMPLIQUÉE PAR L’ACTE DE PÉCHER......................................................................................................... 2II Les modes de la causalité créée telle qu’elle est afférente au péché.. 211 I. La cause qu’il convient d’assigner à la tentation et au péché ne peut leur être adéquate........................................................... 211 II. L’ordre moral n'est ni réellement séparé ni intelligiblement séparable de l’ordre ontologique............................................... 2. Le mode de la Causalité divine telle qu’elle est impliquée dans l’acte de pécher', la totale médiatisation per la causalité créée.... 218 I. Le médiatisation de la Causalité incrée par la causalité créée comporte le « plus ou moins ». L’acte de pécher, et partant son explication, ressortit au «plus»............................................... 218 II. La Causalité divine exclut toute médiation dans la commu­ nication de l’esse. Elle est entièrement médiatisée dans la pro­ duction de l’acte de pécher - Exposé heuristique.................. 222 III. La Causalité divine exclut tout médiation dans la commu­ nication de l’esse. Elle est entièrement médiatisée dans la production de l’acte de pécher - Exposé systématique.... 1. III II 2. - LA MOTION DIVINE ASSOCIÉE À L’ACTE DE PÉCHER................................. 234 237 La structure métaphysique de la tentation angélique.................. I. Le libre arbitre-nature induit, par sa a conversion », l’alter­ native sur laquelle porte la tentation ................................. 237 II. L’alternative de tentation est: in respectu ad Deum, du type « contradiction »; in respectu ad Angelum, du type « contrariété » ........................................................... 23 8 III. L’alternative dont la décision constitue l’objet de la ten­ tation fonde également, en l’unité de ses deux modes, celle de la tentation elle même....................................................... 249 2. La structure métaphysique de l’acte de pécher est induite par celle de la tentation........................................................................................ 258 L’acte de pécher est une unité d’ordre, dont les constituants sont eux-mêmes les actes de principes d’opération réellement distincts: primordialement, l’acte du libre arbitre-option et la « conversion p du libre arbitre-nature........................... IL Le rapport, au sein de l’acte de pécher, entre la « conver1. 354 TABLE DES MATIÈRES Pag. sion » de L3 et l’acte I-4, est semblable à celui qui existe, dans l’être de nature, entre l’efficience et la finalité............... 262 3. La structure de la motion divine concomitante à l'acte de pécher est induite par celle de ce même acte........................ 268 I. La « conversion » de L3, telle que l’inclut l’acte de pécher, s’accompagne de la prétérition — laquelle n’est pas refus — du · référer » à Dieu........................................................ 2Ô9 II. La motion divine, reçue par le sujet conformément à la conversion » de L3, n’atteint l’acte L4 que par la médiation du sujet............................................................................................. 273 4 La motion divine, concomitante à l'acte de pêcher et à la tentation qui y induit, n’implique incompatibilité ni selon la métaphysique ni selon la Sagesse................................................................................ 276 I. L'acte de pécher, que Dieu concourt à produire, ne s’impose pas à Lui. Dieu peut, de deux manières, le rectifier........... 276 II. Dieu veut l’ordre qui implique nécessairement en fait le péché, mais non le péché. Dieu ne peut, dans cet ordre, vouloir prévenir le péché: bien qu’il le puisse....................... 279 III. Le sujet, en acte de pécher, médiatise complètement la motion divine qu’il reçoit. Dieu, soutenant le sujet péchant en son être et en son opération, ni ne cause ni donc ne veut le péché ........................................................................................ 283 IV. Dieu connaît le péché dans sa cause; Dieu veut ne pas l’em­ pêcher. L’inférence est fallacieuse qui conclut de ces pré­ misses: Dieu cause et veut le péché.................................. 285 3. - l’origine la plus primitive de l’acte de pécher: LA MOTIONDE DIEU ET SA RÉCEPTION DANS L’ANGE.................................................. 289 4. - IA PRÉMOTION PHYSIQUE: EXPRESSION ADÉQUATE DE LA RÉFÉRENCE DE L’ACTE DE PÉCHER À LA CAUSE INCRÉÉE.................................................. 2Q2 V. LA NATURE DE LA DUREE ANGELIQUE ET LA QUESTION DU «TROISIÈME INSTANT » I. - LES DEUX PRINCIPES DE LA DURÉE ANGÉLIQUE FONDÉS SUR L’aNALOGIE. EXISTENCE ET DISTINCTION DES INSTANTS....................... 298 1. Le temps, l’instant et le nombre liés au mouvement sensible.... 298 2. Le premier principe de la durée angélique. L’unité de chaque durée-instant, composée en regard de VEternité............................... 300 3. Le deuxième principe de la durée angélique. L'unité de succession 302 I. L’Ange mesure, dans un nombre nombré, l’unité de sa durée 302 II. Les durées-instants de l’Ange font nombre si leurs contenus soutiennent l’opposition de contradiction............................... 303 III. L’opposition de contradiction est effectivement réalisée, dans les cas où il est classique d’affirmer la distinction réelle entre les instants angéliques............................................. 307 TABLE DES MATIÈRES 2. - LE RAPPORT PROPRE λ CHAQUE ANGE, ENTRE SES DURÉES-INSTANTS 355 g og Les connexions entre les différentes durées-instants de l'Ange ne sont pas toutes univoquement du même type.................................. jog 2. L’unité entre les deux premiers instants. L’existence en est certaine, la nature inconnue....................................... ....................................... gIO 3. Le. troisième instant et l’achèvement de l’Ange selon la durée.... 3x3 I. Le troisième instant, propre à l’Ange fidèle, assume respecti­ vement la perfection de chacun des deux premiers instants 31^ II. La carence d’un troisième instant manifeste, pour l’Ange pécheur, une durée sempitemellement non cohérente.......... 316 1. Excursus I. - La distinction entre la finalité et l’amour de l’« aimé » permet d'interpréter un texte difficile de S. Thomas.............. 323 1. L’argument proposé par S. Thomas ressortit formellement à la « ratio diligendi »................................................................................... 325 2. Le point de vue que spécifie la «ratio * diligendi induit d'une manière nécessaire Γinterprétation de la formule « non esset ei ratio diligendi » ................................................................................... 327 3. Le point de vue que spécifie la «ratio * diligendi évince la dif­ ficulté alléguée ; la créature béatifiée aimerait un autre plus que soi 330 4. Le point de vue que spécifie la «ratio * diligendi doit s'intégrer en celui auquel requiert de se placer la question posée.......................... 333 5. La question de l’ordination de l’amour doit être posée en fonction de cela même qui permet de la résoudre; savoir l’unité d’ordre entre la « ratio Amoris », la « ratio diligendi » et la « ratio amoris »......... 337 Excursus IL - La finalité est une partie intégrante de la causalité.. 345 matières....................................................................................... 349 Table des