^8) ÉTUDES CRITIQUES De la connaissance de Dieu Le Père H. de Lubac vient de nous donner une deuxième édition de son brillant petit livre : De la connaissance de Dieu1. Nous aurions aimé en dire les beautés et les mérites. D’autres l’ont fait, avec com­ pétence, et d’autres le feront encore. Pour nous, assumant un rôle ingrat, nous nous proposons de signaler les obscurités qu’une lecture attentive et sympathique n’a pas réussi à dissiper, persuadé que la critique bienveillante, malgré l’aspect d’abord négatif qui la rend si vite odieuse, ne laisse pas d’être utile par la réflexion et l’approfon­ dissement de pensée qu’elle provoque. Nous rapporterons à cet effet et nous interrogerons les passages principaux qui nous ont paru les plus discutables. Us peuvent se grouper autour de trois positions fondamentales sur l'idée de Dieu, l’affirmation de Dieu, la preuve de Dieu. Nous terminerons par quelques remarques sur les rapports envisagés par l'auteur entre philosophie et mystique. Le livre s’ouvre sur ce coup de buccin : Toute représentation divine est anthropomorphique, — mais il y a dans l’homme meme quelque chose qui échappe à toute représentation, et qui lui fait connaître Dieu en vérité. L’homme, commenteront les Pères, est à l’image du Dieu incompréhensible par le fond incompréhensible de lui-même. (p. 13). Passons sur le mot « anthropomorphique », que d’aucuns trouveront ambigu et trop dangereux. Le sens général de ces lignes est sans doute que nos représentations de Dieu sont toutes déficientes, même les plus élevées. Ainsi on dira plus loin : < Celui que nous nommons l’Étre... n’est nullement exprimé par notre pauvre concept d’être. » (p. 78) Ce nullement exprimé nous paraît un peu abrupt cependant. Si Dieu s’est appelé Celui qui est, on peut croire que cela exprime quelque chose. Mais nous retrouverons ce point tout à l’heure. A défaut de représentation ou de concept nous avons donc mieux : l’image divine en nous, qui nous fait connaître Dieu « en vérité ». Entendons encore : plus véritablement, avec plus de vérité. La suite nous dira si on n’a que faire de notre générosité. Seulement, une telle connaissance de Dieu n’est point acquisition humaine. Elle est antérieure à toute opération intellectuelle, à toute initiative de la part de l’homme... En son principe, la connaissance de Dieu ne peut être que révélée. C’est-à-dire qu’il y a dans notre humble raison quelque chose de sacré, (pp. 13-14). i. Henri de Lubac, S. J., De la connaissance de Dieu, Éditions du Témoignage chrétien, Paris, 1947. 512 REVUE THOMISTE La connaissance de Dieu par son image dans l'homme est une con­ naissance « révélée ·. Révélation qui n’est pas celle de la foi, puisqu’elle s’adresse à notre « humble raison », pour lui donner cette « connaissance naturelle » qui nous fait pénétrer déjà dans le domaine du « sacré»(p. 179). Dieu se révèle incessamment à l'homme, en imprimant incessamment en lui son image : et c'est cette opération divine incessante qui constitue l'homme, (p. 14). Dans ce raccourci vigoureux ne manquons pas de comprendre que l’action divine qui nous « constitue » dans notre nature, n’est révélation qu’à l’état premier, fondamental. La connaissance révélée germera sur ce fond : < Dès que l’intelligence est à maturité, spontanément, l’idée de Dieu y germe » (p. 18). Cette idée ne saurait avoir de genèse proprement dite : rationnelle, sentimentale ou autre. L’idée de Dieu dans l’homme, si clic est réelle, n’a point de cause généra­ trice. Son éclosion dans la conscience peut bien être déterminée par telle ou telle occasion, provoquée par tel ou tel signe. Tel phénomène particulier... telle situation peut être spécialement apte à donner à l'esprit le choc aver­ tisseur, à l'éveiller... Dieu s'impose par lui-même, parce qu’il est présent dans l’homme, (pp. 15-16). Manifestement, il ne s’agit pas ici de l’idée de Dieu qui s’identifie avec notre nature, de l’image divine que nous sommes, et à laquelle Dieu est présent comme cause exemplaire et créatrice, — mais de l’idée vécue, exercée, qui surgit dans l’esprit à telle ou telle occasion. Dire alors que cette idée n’a d’autre cause génératrice que Dieu lui-même, s’imposant à la conscience « parce qu’il est présent dans l’homme >, semble quand même trop rapide. Personne ne nie la présence de Dieu à notre être. Mais à notre connaître? Λ moins qu’on ne veuille dire seulement que la présence divine en nous fonde l’immédiation de l’idée de Dieu. Mais, outre que ce serait là assertion difficile à justifier, nous ne croyons pas que telle soit la pensée de l’auteur, ainsi que nous le verrons bientôt. Notons une expression encore plus frappante et plus précise de la même thèse. Le Dieu unique n’est pas un simple produit de Y évolution religieuse ; il serait plutôt « posé d’un coup » par une révolution du même ordre, du moins « si l’on a plus égard au Dieu vivant de la religion qu'au Principe suprême de la philosophie » (p. 34). Mais, en réalité, l'idée du Dieu unique et transcendant, en son apparition his­ torique, n’est le fruit d'aucune dialectique, révolutionnaire ni évolutive... L’idée du Dieu unique surgit d’cllc-même au sein de la conscience, et elle s’im­ pose à l'esprit par cllc-mcnic. Ou plutôt, c’est Dieu lui-même qui, se révélant, fait évanouir les idoles... A l’origine, il y a donc un contact, il y a une aperccption directe, quel que soit le nom que, selon les cas, on lui donnera : vue, audition ou loi. (pp. 35, 36). Même caractère immédiat de l’idée de Dieu, bien que le contexte semble nous avertir cette fois qu’il est question surtout du Dieu de la Bible. Les deux points de vue sont fondus dans une même perspective, et l'exégèse devient difficile, ce qui est vrai de l’un ne l’étant plus de l’autre. L’analyse ne peut cerner de plus près la mystérieuse idée de Dieu DE LA CONNAISSANCE DE DIEU SIS sans suivre l’auteur dans le détour éclairant de ce que, pour lui, elle ne saurait être. Si la dialectique veut non organiser, mais proprement engendrer la pensée, son âme est une nécessité aveugle. Elle n'éclaire point le dedans des êtres qu’elle pose tour à tour, ou plutôt ccs êtres n’ont alors aucun dedans, n'étant que des termes, tout entiers relatifs à ceux avec lesquels ils entrent en série (p.37). Voilà qui nous paraît encore vite dit. « Toute dialectique » ne fait pas que poser des termes entièrement relatifs. Ces termes peuvent avoir aussi un dedans, connu positivement, en quelque façon. C’est bien le cas de Dieu, dont nous acquérons une connaissance à la fois positive, relative et négative, selon l’aspect considéré. « Nisi intellectus humanus aliquid de Deo affirmative cognosceret, nihil de Deo posset negare »l. — Dieu au surplus n'entre dans aucune série. Le « Dieu des philosophes » est aussi le grand Séparé, dont l'intimité suprême échappe, il est vrai, aux prises de la raison, mais dont l’essence nous est accessible par voie d'analogie. Analogie, analogies : on sent beaucoup de réticence. Mais d’abord, au sujet des analogies : Les analogies se durcissent, et jusque dans les temps où sa connaissance parait avoir fait des progrès décisifs, Dieu est encore aisément conçu comme un individu aux passions humaines, ou devient une abstraction sans rayonne­ ment efficace. L'acquis spirituel n'est jamais définitif, qui seul pourrait sta­ biliser et rendre efficace l'acquis intellectuel, (p. 21). On eût voulu voir peut-être plus nettement reconnue la valeur noétique des analogies, stables de soi et pleinement efficaces dans leur ordre propre, intellectuel. Or voici que le processus analogique, dont le rôle est de nous conduire à l’idée et à l’affirmation de Dieu, nous est présenté comme essentiellement dépendant de l’idée préalable de Dieu. S’il n'y avait une idée de Dieu préalable à tous nos concepts, toutes les purifications auxquelles nous soumettons ceux-ci ne serviraient de rien, sinon à tout nier pour aboutir au néant, zkprès la phase de négation, parler d’une phase d’« éminence » serait alors plaisanterie. Car la phase de négation, consciencieusement traversée, n'aurait rien laissé subsister dans l’esprit. Tous les mots formés avec s«r seraient donc logomachie pure, ou retour déguisé à l'affirmation primitive, (p. 30). Λ cela nous voudrions répondre que la dialectique purificatrice de l’analogie, visée dans ce texte, y paraît toute méconnaissable. L’idée de Dieu, analogué supérieur, est une conquête, un terme. Elle jaillit avec facilité et prend forme dans un concept vague mais propre, à partir de toute perception intellectuelle. L’analyse savante, décom­ posant ensuite le mouvement de l’esprit, y distingue deux phases. Mais ce mouvement ne comporte pas une phase de négation après laquelle il y aurait à parler d’une phase d'éminence. On refuse à Dieu l’attribution formelle de certaines valeurs « impures » ; on nie aussi que, dans l’ordre des perfections absolues, ce mode fini lui appartient selon lequel elles sont réalisées dans les créatures ; et on affirme en mime temps que ccs perfections préexistent en lui d’une manière i. S. Thomas, De putentia, qu. 7, a. 5. 514 REVUE THOMISTE éminente, que nous ne connaissons que négativement et relativement. « Cum dicitur : Deus est bonus, non est sensus : Deus est causa bonitatis, vel : Deus non est malus ; sed est sensus : Id quod bonitatem dicimus in creaturis, praeexistit in Deo, et hoc quidem secundum modum altiorem »*. Ainsi, distinguant avec saint Thomas le signifié des concepts transcendantaux et le mode de notre conception, nous affirmons que le premier convient à l’analogué divin, est en Dieu avec tout ce qui le constitue pour l'intelligence, et ne permet pas donc de dire, sans adjonction : « Toute représentation de Dieu est totalement déficiente » (p. 99). Cette convenance fonde de plus la valeur relative des noms que nous appliquons à Dieu, dont on nous dit cependant : « Non seule­ ment on ne peut comprendre (Dieu), mais on ne peut même le nommer » (p. 119). On ne peut le nommer parfaitement, dès là que nos appellations comme nos concepts impliquent nécessairement un mode qui ne peut passer en Dieu. Mais ces noms valent en quelque manière. Bien que laissant incirconscrite la réalité divine, ils lui conviennent de soi, intrinsèquement et au sens propre, quant à leur signification formelle, plus proprement qu’aux créatures et avant même de convenir à cellesci’. Notre connaissance analogique de Dieu est aussi « substantielle et positive ». « Nomina (aliqua) significant substantiam divinam, et praedicantur de Deo substantialiter »3* . < On ne sait pas ce que Dieu est, mais seulement quelle relation soutient avec lui tout le reste » (p. 119). Quand on parle ainsi, avec le P. Sertillanges, il ne faut pas oublier que, selon sa pensée constante, cette relation nous permet de qualifier Dieu positivement. « On ne peut refuser sans blasphème aucune des perfections (absolues) à Celui qui en est la Source. Seulement sa façon à lui de les posséder n’est pas celle des créatures »*. « Non de Deo capere possumus quid est, sed quid non est, et qualiter alia se habeant ad ipsum »6 : « nous ne savons pas de Dieu ce qu’il est »e, c’est-à-dire nous n’atteignons pas en elle-même, par science définissante, la quiddité divine. Il n’est pas question, ni pour saint Thomas ni pour le P. Sertillanges, de nous dénier le pouvoir de connaître positive­ ment l’essence de Dieu, quoique la manière en soit souverainement déficiente : « la doctrine de l'analogie permet d’attribuer aux noms divins une valeur positive, bien qu’inadéquate »’. Sans doute 011 dira que, dûment corrigés, nos concepts peuvent être adaptés à la réalité transcendante. Adinettous-lc. Mais il est pour cela nécessaire que, d’abord,cette réalité soit posée, qu’en uncertain sens elle soit déjà pensée, (p. 80). « Admettons-le » | Λ condition que la réalité transcendante soit déjà pensée. Mais non : elle n’est pas déjà pensée. On en vient à la penser par suppression des limites inhérentes à l'objet propre de notre intelligence et par affirmation d’une plénitude suréminente. Il ne 1. S. Thomas, Sum. Theol., I, qu. 13, a. 2. 2. Ibid., a. 3. 3. Ibid., a. 2. 4. A.-D. Sertillanges, Saint Thomas d'Aquin, (coll. Les grands philosophes), 4° éd., t. I, p. 180. 5. S. Thomas, Cont. Gent., I, 30. 6. Traduction du P. Sertillanges dans : Le christianisme et les philosophies, t. Il, p. 404. Saint Thomas n’a jamais écrit, comme on le lui prête : « Nous ne connaissons pas Dieu, mais seulement le rapport que toute chose soutient avec lui ». (P. de L., p. 121I. 7. A.-D. Sertillanges, op. cil., p. 404. DE LA CONNAISSANCE DE DIEU 515 s’agit pas d’adapter après coup nos concepts à cette réalité ; il s’agit de l’atteindre par le moyen de concepts analogues, ayant dû certes s’ouvrir démesurément pour cela, mais sans perdre leur signification propre. Le transcendant, pensé déjà « en un certain sens », est, pour l’auteur, Celui qui nous donnerait « l'idée de Dieu », préalable à tous nos concepts. C’est que, préalable à tous nos concepts, quoique objectivement insaisis­ sable en dehors d’eux, et antérieure à tous nos raisonnements, quoique logique­ ment injustifiable sans eux, inspiratrice des uns et des autres, l’idée de Dieu est en nous, mystérieusement, des l’origine. En son état premier et permanent, elle n’est pas un produit de l'intelligence, elle est une réalité : l’âme même de l'âme, image spirituelle de la Divinité, είχών. (p. 31). En son état second de connaissance actuelle et vécue, l’idée de Dieu serait préalable à tous nos concepts. C’est seulement quand nous sommes en possession de cette idée que nous pourrions nous former quelque représentation de Dieu. Raisonnons de même au sujet de nos raisonnements. C’est seulement une fois posée l’affirmation de Dieu, que nous pouvons nous essayer à le rejoindre par la voie d’un raisonnement · comme c’est seulement une lois en possession de l’idée de Dieu que nous pouvons chercher à nous en représenter quelque chose par la voie d'un concept. Avant tout raisonnement comme avant tout concept et pour permettre a son sujet leur indispensable usage, Dieu doit être déjà présent à l’esprit : il doit y être affirmé et pensé, (p. 80). Ainsi donc, avant tout concept, Dieu est présent à l’esprit, pensé par lui. D’une certaine manière, évidemment. Mais quelle manière? Si encore par cette « idée de Dieu », on pouvait entendre un concept vague, une idée confuse mais riche, qui s’expliciterait ensuite dans des concepts clairs et définis. Mais on ne voit pas que tel soit, pour l’auteur, le rapport de l’idée de Dieu avec les multiples concepts que nous formons à son sujet. Pas davantage ne peut-on penser que cette idée serait comme l’objet de l’intuition bergsonnicnnc, dégradée par le morcelage en notions de Γ « intelligence ». Antérieure à tous nos concepts, l’idée de Dieu est « objectivement insaisissable en dehors d’eux » : ces derniers mots vont nous permettre de préciser tout à l’heure le contenu réel de l’énigmatique idée. Mais nous devons passer au chapitre de l'affirmation de Dieu. Les mêmes thèses vont se retrouver, avec la note existentielle impliquée dans le jugement, principe de l’affirmation. ♦ ♦ * « L’affirmation de Dieu, acte à nul autre pareil, tient à la fois de l'argument ontologique et du pari, quoiqu’elle ne soit ni l’un ni l’autre» (p. 58). On est quelque peu surpris, car l'affirmation de Dieu est con­ sidérée habituellement comme un acte intellectuel exprimant une certitude absolue, qui exclut le pari et ne se satisfait guère de l’argument ontologique. Mais, puisque ce serait trop peu en effet que le double rattachement évoqué, quelle est donc la nature de l'affirmation? Elle est l'esprit même : ...Le don premier c’était l'esprit, c'était l'affirmation meme. (p. 91). 516 REVUE THOMISTE ...En deçà de toute dialectique et de toute représentation, notre esprit affirme invinciblement Celui qui est au delà de toute représentation et de toute dialectique, (p. 94). C’est la même antériorité que nous avions vu revendiquer pour l'idée de Dieu à l’égard de nos concepts. Mais pour accéder à la conscience, cette affirmation fondamentale doit nécessairement s’objectiver. Elle le fait à travers mille formes imaginatives, et finalement en un concept, instrument nécessaire de toute pensée humaine, mais non moins nécessairement déficient, (p. 89). De même que l’idée de Dieu était insaisissable en dehors de nos con­ cepts, ainsi l’aflirmation de Dieu, bien que première, ne surgit qu'au fond de tout jugement d'être. Avant toute conscience, en dehors de tout concept, sortant des racines mêmes de l’être et de la pensée, surgit l’aiTirmation nécessaire de Dieu. Elle est au fond de tout jugement d’etre. Elle ne fait qu’un avec la vie même de l’être pensant : c’est elle qui lui assure dans tous les ordres cette cohérence et cette consistance sans lesquelles il s’évanouirait en poussière. Forma meat Deus meus. (p. 89). On remarquera l’insistance avec laquelle on réclame aussi, pour l’aiTirmation de Dieu, une nécessité et une priorité en liaison directe avec Dieu lui-même et avec notre nature. Nous sommes un élan vers ΓAbsolu. En critiquant et rectifiant sans cesse toutes les conduites et tous les produits de notre pensée, nous restons fidèles à notre nature, à cet élan vers Γ Absolu. Et c’est par cet élan même que l’Absoin se fait connaître à nous. (pp. 94-95). L’affirmation primordiale qui fonde ou même constitue cet élan, il n’est pas trop du témoignage de Descartes et de Leibniz pour en corroborer l’existence. Ne regardons pas de trop près en quel sens ils l'entendent : aussi bien ont-ils « leur manière « de reprendre un axiome de saint Thomas que nous devons examiner, lui, avec attention. C’est à clic (l’affirmation de Dieu), comme l’a bien vu Descartes, que toute affirmation se rattache, et c’est en elle que toute certitude est fondée. · De quelque manière qu’on s’y prenne, disait aussi Leibniz, on ne saurait se passer de l’existence divine. · A leur manière, ces deux philosophes reprenaient l’axiome énoncé par saint Thomas d’Aquin : « Tout connaissant connaît implicitement Dieu en tout connu n. (pp. 43-44). La connaissance de Dieu, antérieure à tout, nous apparaît maintenant avec un caractère absolument inédit et très révélateur : elle est implicite en tout connu. L'idée de Dieu, objectivée dans nos concepts et tellement exaltée au-dessus d’eux, l’aflirmation de Dieu, précédant toute autre affirmation, ne sont qu’implicites dans nos idées et dans nos jugements. Nous demandons alors : Est-ce là connaître Dieu? le connaître vraiment? Est-ce là la connaissance de Dieu par son image en nous dont nous parlent les Pères? Nous ne le croyons pas, car l'idée propre de Dieu, la vraie, n’y est pas dégagée en elle-même et pour elle-même. On ne connaît pas Dieu purement et simplement; on ne l’affirme pas luimême. Connaissance implicite et connaissance explicite ne portent pas ici proprement sur le même objet : et c'est là une différence infinie, Citant un texte de Ch. de Moré-Pontgibaud, on nous dit encore ; DE LA CONNAISSANCE DE DIEU SI? Un au-delà, un au-dessus de la représentation oui le conditionne et qui lui-même est déjà confusément objet de pensée et d'affirmation à partir de la représentation môme. (p. 180). Confusément, oui. Au sens que l’on va préciser davantage, et qui n’équivaut pas à réellement. Remarquons d’ailleurs qu’il ne s'agit pas, dans ce texte, du Dieu transcendant dont le P. de L. nous a parlé jusqu’ici, mais — comme le montre la citation suivante accolée à la première dans la même note (et mieux encore le contexte même de l’article) — des transcendantaux, dont l’extension illimitée est mise, avec raison, en rapport avec l’amplitude de notre tendance intellectuelle. Nous saisissons là un des caractères de cette abstraction des transcen­ dantaux, qui est le suprême effort de l'intelligence : dégager une idée dont le contenu soit déterminé, non par les formes de représentation qui l'enserrent, mais par l’amplitude de la tendance à laquelle cette idée, dans l'ordre intel­ ligible, correspond, (p. 180). Mais peu importe. Transcendantaux et transcendant : la possibilité de les rejoindre est fondée, dit le P. Maréchal — qui bloque ainsi les deux perspectives — sur cette même amplitude de l’intellect humain. . Impossible de justifier cette analogie transcendantale de l’être, si l’on méconnaît l'arrière-fond dynamique sur lequel se dessine le contenu formel, infiniment divers, de la pensée humaine... Reconnaître en chacun de nos concepts, comme condition de sa vérité partielle, une exigence de vérité qui dépasse infiniment toute expression conceptuelle possible, c'est jeter les fon­ dements d’une théorie générale de l'analogie et d'une métaphysique de la transcendance, (p. 183). Nous accordons bien que les transcendantaux appartiennent à l’objet connaturel de l'intelligence humaine, que celle-ci les atteint spontanément, quoique d’une manière confuse, à partir de toute connaissance particulière ; que « l’unité constitutive la plus profonde de nos concepts... est une nécessité vitale logiquement préalable à toute activité conceptuelle, une nécessité transcendantale implicite dans tout concept » (P. Maréchal) *. Implication parfaitement définie du concept analogique en toute notion humaine, et qui permet de dire, avec le même auteur, que « l’unité objective s’affirme de droit antérieure à la multiplicité », bien que, au point de vue chronologique, « la multi­ plicité précède l’unité dans notre conscience claire ». Mais le concept analogique n’est pas l’idée de Dieu ; le transcendantal n’est pas le transcendant. Assurément, le caractère « confus » du concept transcendantal par rapport à ses déterminations objectives autorise encore à parler d’implication en lui de l’idée de Dieu, mais on voit l’abîme qui sépare ces deux formes d'implication. Dans toute réalité sensible, l'être transcendantal est appréhendé proprement, quoique confusément, et cela par un processus naturel de l’intelligence ; l’idée propre du Dieu transcendant n’est pas saisie immédiatement, comme l’idée analogique ; elle n’est pas, comme celle-ci, évidente de soi, connue par soi, mais l’objet d'une détermination nouvelle, tout de même que l’affirmation de Dieu est une vérité conclue, dérivée, non immédiate. Plus simplement, connaître l’être, le vrai, le bien, etc.. i. Le problème de Dieu d'après M. Éd. Le Rov, in « Nouvelle Revue Théologique -, X93U P- 293- 5l8 REVUE THOMISTE n’est pas connaître Dieu, encore que l'intelligence ne puisse être « elle-même à elle-même, selon toute la virtuelle ampleur de son pouvoir, que si d’abord, et premièrement elle est d Dieu » '. On ne dit pas : que si d'abord elle connaît Dieu. On a l’impression qu’un sentiment très aigu de la transcendance ayant poussé l’auteur à situer trop haut notre connaissance de Dieu, et trop loin de nos pensées définies, celui-ci a dû reconnaître que cette connaissance n'était qu'implicite, — comme est implicite la connais­ sance des transcendantaux en tout objet de perception intellectuelle, — sans préciser que la connaissance de Dieu n’est que lointainemenl implicite en ce même objet, au point qu’on ne peut parler à son sujet d’une connaissance véritable de Dieu. C’est pourtant cette connaissance impropre que le P. de L. n’hésite pas à appeler connaissance naturelle de Dieu. Dieu est naturellement connu de tous, mais il n’en est pas toujours reconnu. Tous ne savent pas qu’ils le connaissent : comme lorsque j’aperçois venir Pierre, sans savoir encore que c’est lui, dit saint Thomas, (pp. 81-82). Peut-on dire, sans plus, que Dieu est naturellement connu de tous? Oui, quand on pense à ce pauvre « implicite · que nous avons dit. Mais Dieu, le vrai Dieul N’est-cc pas faire violence au langage et exposer à de terribles confusions. Saint Thomas enseigne, sans paradoxe, que Dieu n’est pas connu naturellement, parce qu'il n’est pas connu immédia­ tement et par soi. Nous connaissons naturellement le bonheur, expliquet-il, puisque nous le désirons de cette manière, mais bien que notre bonheur se confonde de fait avec Dieu, ce n'est pas là connaître vraiment Dieu. « Sed hoc non est simpliciter cognoscere Deum esse, sicut cogno­ scere venientem, non est cognoscere Petrum, quamvis sit Petrus veniens »’. Ainsi je ne connais pas Pierre dans le venant, bien que ce venant soit Pierre. C’est tout ce que « dit saint Thomas ». Ajoutons que je puis reconnaître Pierre, pour cette raison que déjà je le connais : lorsque j’atteins Dieu d’une connaissance propre succédant à une connaissance implicite, je ne le reconnais pas, je le connais, pour la première fois. A ceux qui nient Dieu, pourra-t-on dire sans broncher qu’ils le connaissent, ou ne faudra-t-il pas craindre alors qu’ils se contentent de cette connaissance, puisque, après tout, c’est cela qui importe, non de le « reconnaître »? Dans la même perspective, notre auteur cite avec faveur un texte de saint Thomas (C. Gent., Ill, 54) qui lui parait trouver une application dans le problème de la « reconnaissance » de Dieu : « Divina substantia est primum intelligibile et totius intellectualis cognitionis principium » (p. 180). Il est trop facile de répondre, avec saint Thomas lui-même : « Deus non est primum quod a nobis cognoscitur ; sed magis per crea­ turas in Dei cognitionem pervenimus... ’» « Ens est proprium objectum intellectus, et sic est primum intelligibile, sicut sonus est primum audibile. 4 » Dieu est le premier intelligible en soi, dans la hiérarchie 1. Ch. de Moré-Pontgibaud, Sur l’analogie des noms divins, dans « Recherches do Science religieuse », 1929, p. 510. 2. S. Thomas, Sum. Theol., I, qu. 2, a. 1, 3. Ibid., qu. 88, a. 3. 4. Ibid., qu. 5, a. 2, DE LA CONNAISSANCE DE DIEU SIO du vrai, mais il n'cst connu de nous que par démonstration, médiatement. Principe d’intellection, il Test ut quo. non ut quod, en tant que cause première de la lumière par laquelle nous connaissons12 3. Et encore : « Divina lux omnis intclligibilis cognitionis principium est... quia per ejus influentiam omnis causatur in nobis cognitio »’. Dieu n'est pas le premier connu, mais la première cause efficiente de notre intel­ lection. Ainsi un jugement affirmatif portant sur l’existence de Dieu, qui serait antérieur, ne fût-ce que logiquement, à nos jugements habituels sur les réalités sensibles, ne saurait évidemment se recommander de l’autorité de saint Thomas, non plus que du P. Maréchal d’ailleurs, qui écrit : ...Tout à priori qu’elle soit dans sa source, l'exigence de l’existence néces­ saire ne débouche dans notre conscience qu’en empruntant le chenal d'un savoir existentiel contingent... Quoad se, absolument parlant, l'existence néces­ saire est logiquement préalable à l'existence contingente : elle lui est posté­ rieure quoad nos, c'est-a-dire dans l'enchaînement régulier des étapes de notre connaissance. Dès lors on peut dire, sans violenter le sens des mots, que l'exis­ tence nécessaire se « déduit ■ du < fait », comme condition de possibilité de ce dernier ·. Si l’on répond qu’il ne s’agit pas de cette connaissance conceptuelle de Dieu, mais de Γ « idée de Dieu », préalable à tout concept, au-dessus de tout concept, implicite en tout concept, nous faisons remarquer, une fois encore, que cette idée n’atteint pas Dieu, et présuppose une dévaluation exagérée de la portée transcendante du concept. Les concepts transcendantaux dépouillés de leur mode fini rejoignent authentiquement Dieu, collent à Dieu, si l'on peut dire, contrairement aux concepts désespérés du P. de L. qui s’arrêtent interdits au seuil de la transcendance. Les nôtres passent la limite, sachant bien qu’ils ne définissent rien, mais pour signifier réellement, substantiellement, positivement. Le P. de L. leur refuse ce pouvoir ; il est alors obligé d’inventer une « idée de Dieu », où ne figure plus rien de créé, mais qui n’a plus également, rançon trop dure, de signification propre et intelligible nous défendant de l’agnosticisme. On peut deviner, à la place faite à nos concepts sur Dieu et à nos jugements, le rôle qui sera imparti aux preuves traditionnelles de l’existence divine. • · Toutes les fois qu’une « preuve » ne se borne pas à développer le contenu matériellement enclos dans un concept, toutes les fois qu’elle atteint un objet radicalement nouveau, le dynamisme de l’esprit qui élabore cette preuve implique une finalité. L’esprit est alors « commcnsuré » à l'objet, d’avance il est spécifié par lui. C’est dire qu’un tel objet s'y trouve déjà présent d’une mystérieuse présence, comme d'une présence en germe. Le saisir au terme du processus logique, le capter dans un réseau de formes objectives, c'est donc en un sens le « reconnaître » : on « découvre » ce qui était... Combien plus cela est-il vrai dans le cas de la preuve de Dieu !... (pp. 62, 63). Nous nous heurtons toujours à la même équivoque. Comment « reconnaître » quelqu’un qu’on ne connaît pas déjà? Avant toute 1. Ibid., qu. 88, a. 3, ad i“m et ad 2’J,n. 2. Contra Gent., I, c. n, ad 5 ,u>. 3. Art. cil., p. 299. Revue Thotuitie. — 12 520 REVUE THOMISTE preuve, vulgaire ou savante, spontanée ou réfléchie, Dieu est absent, purement et simplement, de la connaissance humaine. Sa « mystérieuse présence » au dynamisme de l'esprit n’est qu'une présence implicite, au sens que nous avons déterminé, et nous ne saurions admettre que l'esprit, avant de conclure à son existence, est « commensuré ■ et « spécifié » par Lui. Au terme de son raisonnement, il le sera : avant, il ne l'est pas, car il ne le connaît pas. Mais pourquoi serait-il plus vrai, dans la preuve de Dieu, que le terme est déjà présent avant d'être atteint? Lorsqu’il s'agit de Dieu..., il s’agit d'un être qui est la source de mon Être, « plus moi-même que moi ». Ainsi la présence qui rend compte du dynamisme de la preuve est-elle une présence autrement stimulante et autrement pro­ fonde: point sacré, marque de Dieu sur moi,cela même qui me fait esprit, (p. 63). Nous devons distinguer encore : Dieu est présent à mon esprit comme une cause efficiente, exemplaire et finale est présente à son effet ; il ne l’est point à ma pensée, vraiment et par lui-même, — à moins de confondre être et pensée. Le témoignage du P. Maréchal est de nouveau invoqué à l’appui de l’antériorité de la connaissance de Dieu. S'il est une vérité vers laquelle tout en nous conspire, une vérité que nous vivons avant même de la connaître, et que — tant elle nous est connaturelle — nous pouvons percevoir avec certitude avant même de la soumettre au con­ trôle «le la preuve par concepts, c'est, à coup sûr, la connaissance de Dieu... ...L’analyse conceptuelle · démontre · aussi, c'est-à-dire exerce un contrôle rationnel réfléchi ; mais elle ne crée pas. (pp. 182-183). Mais il nous semble que le P. Maréchal entend par là autre chose que la connaissance « implicite » dont il est question : La diversité des voies ou des arguments, marque la diversité des points d'appui que l'esprit se donne, dans le réel prochainement accessible, pour s'élever de là, par un procédé toujours foncièrement identique, jusqu'à l'ab­ solu transcendant, (p. 182). N’est-ce pas là la preuve spontanée, l’inférence causale très simple dont les preuves savantes ne seront que l’explicitation, et qui représente la démarche essentielle de la raison lorsqu’elle s’élève à Dieu? La preuve nécessaire à tout homme pour acquérir une pleine certitude (de l'existence de Dieu) est si facile et si claire, qu'on s'aperçoit à peine du Îirocédé logique qu’elle implmue, et que les preuves scientifiquement déveoppées, bien loin de donner a l'homme la première certitude de l’existence de Dieu, ne font qu’éelaircir et consolider celle qui existe déjà. * Mais cette preuve globale, cette « racine commune » dont parle MoréPontgibaud (p. 182), comment la reconnaître sous les traits du « principe qu’elles ont toutes (les diverses preuves) en commun »? — et qu’on nous présente ainsi : ...Ce principe se dégagera d'autant plus impérieux, qu'auront été plus secoués tous les éléments avec lesquels sont agencées les preuves. C’est qu'il n’est pas un principe particulier, que l’esprit pourrait passer à son crible pour eu fixer i. Scheeben, Dogmatique, II, n° 29. DE LA CONNAISSANCE DE DIEU 52I les limites ou mèm: pour les rejeter hors de lui. Il n'est pas un chemin que l’esprit pourrait se décourager de suivre, craignant de s’être mal engagé. Il se confond avec lui. L'esprit lui-méme est un chemin qui marche, (p. 67). L’ « âme permanente » des preuves (p. 83) ne se confond pas avec l’esprit, et ces preuves n’en sont pas un ■ commentaire » (p. 65). On ne voit vraiment aucune justification à ce décalage perpétuel et au refus radical, quoique voilé, du véritable processus analogique. En réalité, l'affirmation de Dieu... relève de la plus profonde opération de la pensée... On l'appellerait mieux < symbolique », ou, du vieux mot aimé des Pères, < anagogique ·. (p. 17). Anagogie, si l’on veut, pourvu qu’elle ne vise pas à supplanter l'authentique analogie, celle qui conduit l’esprit à Dieu efficacement, sans le nécessaire appui d’une obscure « idée » préalable, mais en engendrant cette idée d’abord, puis en la mettant au point de sa clarté distinctive par le jeu admirablement réservé de ses audaces. La dialectique analogique, développée et scientifique ou simple et ignorante de soi. est la première et indispensable « anagogie », et les Pères le savaient bien qui, malgré, ou plutôt, à cause de leur souci pastoral et apostolique d’orienter vers Dieu le cœur des hommes, se sont bien gardé de jeter le moindre discrédit sur la valeur transcen­ dante de nos concepts humains. Le monde objectif est un océan sans rivage, où l'esprit a vite fait de se perdre. S’y embarquer, dans l'espoir de jeter l’ancre un jour aux terres situées • au delà des choses physiques ·, n'est-ce pas quitter le monde réel pour un royaume indéfini d’abstractions? La vraie métaphysique, elle, est par excel­ lence la science du réel et du concret, (p. 71). Science du réel, sans nul doute ; et du concret aussi, selon que l’intel­ ligence humaine, essentiellement abstractive, est capable de le con­ naître. Il n’y a pas pour nous ici-bas de science du concret. La méta­ physique est la science de l’être, en tant qu’être, et cette science est abstraite. Le concret est seulement le terme visé indirectement par son travail : son objet matériel. Quant à son objet formel, elle le trouve partout, aussi bien à l’extérieur qu’au dedans de nous. Pour l’auteur, au contraire, L’illusion initiale (est)... que le regard de l’esprit doit prolonger en quelque sorte le regard du sens... pour découvrir l'étre sous son apparence, (p. 72). L'entendement regardait au dehors : l’esprit doit se tourner au dedans. « Introversion » nécessaire, par où la métaphysique découvre enfin son do­ maine. (p. 75). Le scepticisme de Pascal n’est pas loin : Toutes les vérités métaphysiques, si rigoureuses qu'en ait été la déduction, laissent la porte ouverte a une instance de doute. Même ceux qu’elle frappe le plus, « une heure après, ils craignent de s'être trompés », et de toute façon ils n'en sont pas satisfaits. C'est que ces vérités sont faites pour être senties, non pour être prouvées ; pour être possédées, étreintes, non pour être aperçues de loin, recouvertes d'une pâle et superficielle lumière, (pp. 46-47). Les vérités métaphysiques sont faites pour être perçues ou prouvées d'abord ; il sera bon de les sentir ensuite. La connaissance rationnelle paraît froide. Il est vrai qu’elle n’est pas le tout de la vie, ni de la 522 REVUE THOMISTE connaissance. Mais elle est irremplaçable ; il nous faut maintenir sa validité absolue, et au principe de tout. La connaissance symbolique n'est concrète et présentielle que parce qu'elle comporte des valeurs d’affectivité. Connaissance toute concrète, parce qu’elle est celle d’une présence ; tandis que le raisonnement seul ne nie donnerait qu’une connaissance indirecte, donc abstraite : un concept, d’ailleurs toujours critiquable, tenant la place d’un être absent, (p. 98). Pauvre concepti II n’a pourtant pas à tenir la place d'un absent; il est cet absent, qu'il rend présent, intentionnellement, sous le rapport où il est connu. Quant au signe, s’il n’était prégnant d’analogie, il ne serait qu'un leurre. Au principe de la mystique, il y a la philosophie, au moins celle du sens commun. On voit où aboutit l'exaltation éperdue d'une connaissance naturelle de Dieu au delà de nos ressources conceptuelles. L'homogénéité qu'on voudrait maintenir entre l'élan spontané de l'âme qui s'élève à l'existen­ ce de Dieu et les analyses du philosophe ne se défend qu'à grand-peine. Elle finit même par éclater, au grand dommage de la théologie natu­ relle, car l’élan spontané, qu’il faudrait seulement expliciter, en gardant avec lui un contact réel, non fictif, apparaît au terme de la réflexion comme la recherche du « Dieu vivant », non plus du « Dieu des philo­ sophes » : ce qui nous plonge dans l’hétérogénéité parfaite. Il n’y a pas réelle hétérogénéité entre l’élan spontané de l’àmc qui s’élève à l’existence de Dieu et les analyses rationnelles du philosophe. En présence du premier, on parle d’instinct, de cœur, de sentiment, d’intuition : termes équivoques, qui traduisent d’une part le dynamisme de l’intelligence, sa source profonde, l’unité de son mouvement, et qui d’autre part évoquent les richesses concrètes et le frémissement sensible à travers lesquels trace sa voie la lu­ mière de l’esprit. Le philosophe, lui, fait œuvre critique : il cherche à purifier, Îjarfois à compléter, mais surtout à analyser, à décomposer en étapes logiques c mouvement sans brisure. Rarement, il essaie de porter son étude non plus seulement sur l’itinéraire, mais au < cœur » même du dynamisme, à ce point central d’où sourdent raison et volonté. Il sent trop qu’ici Γ ■ instrument » logique ne suffit plus à l’analyse ; qu’il faudrait suggérer, interroger, aider à prendre conscience ; < révéler », en craignant sans cesse de le troubler, un contenu latent. Et puis, peut-être craint-il obscurément de rencontrer non plus seulement un sujet d’aualyse, mais Dieu meme ; et non pas seulement « l’auteur de la nature » ; l’action du Dieu vivant, irréductiblement singulière en tout homme. (Victor Fontoynont, cité pp. 63-65). Et toute preuve authentique de l'existence de Dieu, dédaignant les démarches infirmes de la raison, se voit invitée à s'incorporer tout simplement à la foi. Ainsi toute spéculation sur Dieu, et pour commencer toute preuve de son existence est-elle nécessairement, au sens anselmicn du mot, une intelligence de la foi. (pp. 80-81). « ♦ Nous ne dirons qu’un mot au sujet des réflexions du P. de L. sur les rapports de la philosophie et de la mystique. ...Saint Thomas paraît échouer dans sa tentative d’établir une continuité entre philosophie et mystique, c’est-à-dire entre le dynamisme de l’intelligence et le désir de l’esprit. La doctrine du désir naturel de voir Dieu est centrale dans sa pensée : il n’a point réussi à l’unifier pleinement, (pp. 124, 125). DE LA CONNAISSANCE DE DIEU 523 « Il n’a point réussi » 1 Regrettable échec, va-t-on penser, comme on doit le faire en lisant ces lignes du même auteur sur un autre sujet. Si vigoureux que soit son esprit de synthèse, il ne réussit pas toujours à fondre les éléments reçus de deux traditions diverses en une parfaite unité. * Mais, ajoute-t-on, a nul autre n’y réussirait n. Nous voilà un peu rassurés, après cette petite alerte. Ce jeu trop facile ne nous plaît qu’à moitié cependant, car il nous semble deviner, en matière si sérieuse, un sourire de saint Thomas qui ne serait pas tout indulgence12 . Le désir de voir Dieu dont il affirme l’existence en notre nature est un désir d’essence mystique, mais il s'efforce d'en établir la réalité par une voie toute rationnelle, (p. 122). Ce désir de voir Dieu n’est pas d’ordre proprement mystique. C’est le désir de l’intellect qui, voyant les effets, désire naturellement connaître leur Cause, autant qu’elle est connaissable, et comme principe des effets perçus, et en Elle-même, — sans considération formelle de son caractère surnaturel. Désir qui n’est pas assuré d’aboutir, mais qui prouve, à sa manière, la possibilité de la connaissance immédiate et intuitive de Dieu. L’intelligence elle-même, livrée à son dynamisme propre, « franchit cet abîme ». Quant au désir spécifiquement mystique, il se greffe sur l’activité de l’intelligence. C’est le désir de l’être tout entier, ou, plus précisément, de la volonté. De la volonté vivifiée par la charité dans l’ordre mystique surnaturel ; et dans l’ordre naturel, de la volonté attirée par la Source de l’être, selon une connaturalité de l’intelligence avec cette source, atteinte d'une manière que nul concept ne peut exprimer : le moyen formel de la connaissance expéri­ mentale impliquant ici un dépassement à l’égard de toute « notion » humaine. Le désir constitutif de la métaphysique, le désir de voir la Cause première de tout, le désir mystique de Dieu sont trois aspirations de l’âme humaine, formellement distinctes et donc absolument irré­ ductibles par leur essence même, mais organiquement liées et unifiées, autant que la nature des choses le permet, dans la doctrine de saint Thomas. L'élan mystique s’élève de l'effet, perçu comme signe, à cette même cause par un mouvement... qui procède d’une exigence de l'esprit, ou, plus exacte­ ment d’une attraction de l'Etrc à travers scs indices, (p. 125). 1. Surnaturel, p. 435. 2. Rien n'empêche d’ailleurs de se donner un peu plus d’aisance : · De tous les grands systèmes philosophiques on peut montrer qu'ils recèlent une ambiguïté pro­ fonde, le système et l'intuition qui lui a donné naissance étant beaucoup moms accor­ dés que ne le pensait leur auteur. Il est probable qu’on peut sans irrévérence étendre cette remarque à saint Thomas, avec cette différence qu'arrivé au terme de sa car­ rière, sentant la disproportion formidable entre ce qu'il avait réalisé et ce qu'il aurait fallu dire, il déclare avec cette grande loyauté qui le caractérise : omnia palea.' · IL Rondet, Gratia Christi, t. I, p. 212. A-t-on pensé que cet « omnia palea » pouvait venir d’un peu plus haut que de ce qu’on imagine? Ainsi citait, sans plus, le R. P. Bouillard, dans un compte-rendu des Recherches de sc. religieuse (juillet 1948, p. 479). L’auteur de Gratia Christi, dont le livre ne nous était pas encore parvenu, plus avisé, ajoute Λ ce texte : · Omnia palea l parole magnifique qui doit s'entendre évidemment aussi, et surtout, du rapport entre l'œuvre et les réalités surnaturelles qu’elle cherchait à traduire en termes humains · (p. 212, note 2). On respire. Mais, dans la première interprétation, quelle gratuité! 524 REVUE THOMISTE Cet « élan mystique » se rattache analogiquement à celui dont nous avons parlé, comme à son type le plus parfait. Il s'originc à des indices, aussi bien qu’à des preuves, les indices et les signes n’étant, nous l’avons dit, que des preuves enveloppées, auxquelles se suspendent des valeurs affectives que les preuves, comme telles, laissent au dehors. Est-il possible, à partir de ces remarques de détail et de l’allure générale du livre du P. de L., de dégager une « mentalité >, ou d’en fixer du moins le trait dominant? Ce qui nous a surtout frappé, c’est la défiance à l'égard de nos pouvoirs rationnels, dans leur application à la connaissance de Dieu. On ne dit pas qu’ils sont totalement invalides, mais leur travail ne vient qu’en second, présuppose néces­ sairement un autre moyen d'atteindre le transcendant, celui-là privi­ légié, quoiqu’il ne puisse se passer des premiers. Quel est ce moyen précieux? Il semble qu’il est aussi inséparable des valeurs d’affectivité qu'il est élevé au-dessus de nos ressources conceptuelles. Sans le don de soi on ne connaît pas Dieu. L'analogie s’éclipse, ou se retire, devant l’anagogie. La connaissance de Dieu est une connaissance « mystique » : c'est du moins celle-ci qui est la vraie connaissance, la première, l’in­ dispensable. On a bien raison, certes, de proclamer l’excellence de cette connaissance vitale, présentielle, concrète. Mais le danger — et il nous semble qu’on y succombe — est de méconnaître la valeur propre, et décisive dans son ordre, de la connaissance purement intellectuelle relativement à Dieu ; d’oublier aussi que tout commence par elle, et qu’il n'est pas de mystique qui n'inclue une métaphysique rationnelle. Nous comprenons bien qu’on veuille nous ramener aux Pères, si c’est surtout pour nourrir chez eux notre vie spirituelle, mais nous nous • refusons à trouver dans ce retour aux sources l’occasion d’un renon­ cement, môme discret, aux acquisitions définitives de la science méta­ physique selon qu’elle porte sur Dieu. fr. Maurice Corvez, O. P. Gratia Christi Le premier tome seul de cet ouvrage est paru, avec, pour sous-titre : Esquisse d'une histoire de la théologie de la grâce x. C'est une introduction à l’exposé dogmatique qui nous est promis. Le temps n’est donc pas venu, à propos d’une synthèse historique, des discussions plus attentives. Il nous a semblé utile cependant d’amorcer déjà quelques brèves réflexions, que 1'eflort de l’auteur vers l’objectivité, non plus que la sérénité du ton de son livre, ne pouvaient empêcher évidemment de se faire jour. Nous ne faisons pas un compte-rendu. Avec le maximum de sympathie, et sans vain esprit de polémique, nous soulignons ce qui nous a paru contestable ou inexact. « * Nous ne croyons pas d’abord que, dans une histoire de la théologie de la grâce, on puisse écrire sans plus : « La doctrine de saint Paul, sans cesser de nous apporter de nouvelles lumières sur la Révélation, est déjà une théologie au sens précis du terme » (p. 43, note 5). La théologie n’cst-ellc pas précisément une élaboration rationnelle du donné de la foi? impliquant par suite un élément humain que Dieu ne prend pas ipso jacto à son compte. La doctrine de saint Paul, bien qu’elle pré­ suppose une activité proprement théologique, est une doctrine inspirée et, sinon toujours révélation, du moins « parole de Dieu ·, formellement, non pas virtuellement comme la théologie. Que saint Paul ait construit sa doctrine sous le charisme divin ne fait pas que l’œuvre réalisée soit une théologie, à proprement parler, mais seulement une doctrine de foi et l’une des sources de la théologie. Le P. R., il est vrai, nous dit plus loin, au sujet des grands thèmes pauliniens, que « leur mise en œuvre suppose déjà une élaboration théologique proprement dite » (p. 47). Ce n’est donc pas tant la pensée que nous critiquons ici, qu’une formule nous paraissant malheureuse. Nous aurions plus de peine à admettre que « si l’on parle du pessi­ misme de saint Augustin, il faudra parler aussi du pessimisme de saint Thomas » (p. 136). « Il nous semble, précise le P. R., que, sur les conséquences du péché originel, saint Thomas est aussi radical que son maître saint Augustin » (p. 217). Les réactions de l’auteur contre les interprétations trop rigides de la pensée du docteur africain nous semblent justes autant que vigoureuses, mais peut-on méconnaître les mises au point adoucissantes qu'a permises à saint Thomas l'analyse i. Henri Rondet, S. J., Gratia Christi, Essai d’histoire du dogme et de théologie dogmatique, (coli. Verbum salutis), Beauchesnc, Paris 1948.