ÉTUDES CRITIQUES LA THÉOLOGIE ET SES SOURCES. Parmi les multiples travaux qui permettent à la pensée chrétienne de prendre de plus en plus conscience de son histoire et de revenir à ses sources, nous ne pensons pas qu'il y ait eu, ces dernières années, d’entreprise plus intéressante, ni qui contienne plus de promesses, que la collection ouverte aux éditions du Cerf, sous la direction des RR. PP. II. de Lubac et J. Daniélou, S. J. : « Sources chrétiennes ». La dizaine de volumes aujourd’hui parus constituent déjà une très belle réalisation. Ils nous oilrent la traduction d’œuvres particulièrement représentatives de la tradition grecque, toujours accompagnées d’introductions atxmdantes et soignées, d’annotations suggestives. Les difficultés de l’édition ont empêché de joindre à la plupart de ces volumes le texte original ; on promet de nous le donner dès que ce sera possible. Puisse cet indispensable complément ne pas trop tarder1 ! Une circulaire plus récente nous fait espérer des développements considérables qui, s’ils sont réalisés, feront de cette magnifique entreprise une œuvre unique , dont on ne saurait trop louer le propos. La collection va s’étendre d’une- part aux sources latines chrétiennes, d’autre part à certaines œuvres non chrétiennes que leur importance pour le développement de la réflexion théologique permet de considérer aussi comme des < sources». Notre chronique ne porte que sur l’ensemble des dix pre­ miers volumes, sur les caractères qu’ils présentent. 11 est possible que l’élargissement qu’on nous promet, en étendant l’équipe des collabora­ teurs, modifie ces caractères et enrichisse, en l’équilibrant, l’esprit commun qui s’est déjà si nettement affirmé surtout dans les travaux qui ont pour auteurs les directeurs mêmes de la collection. Une telle entreprise fait songer à ce que réalise, pour les études classiques, la collection Guillaume Budé. Elle s’en différencie cependant par deux caractères : le premier est une moindre préoccupation critique ;i. i. Sources Chrétiennes, Éditions du Cerf, Paris. Nous avons à cc jour reçu dix volumes : Grégoire de Nysse : Contemplation sur la vie de Moïse, Intr. et trad, de J. Danié­ lou, S. J. Clément d’Alexandrie : Protreptique, intr. et Trad, de Cl. Montdéscrt, S. J. Athénagore : Supplique au sujet des chrétiens, 1. et T. de G. Hardy. Nicolas Cabasilas : Explication de la divine liturgie, I. et T. de S. Salavillc, A. A. Diadoque de Photicé ; Cent chapitres sur la perfection spirituelle, 1. et T. de E. des Places, S. J. Grégoire de Nysse : La création de l'homme, I. et T. de J. Laplace, S. J. ; Notes de J. Daniélou, S. J. Origènh Homélies sur la Genèse, I. de H. de Lubac, S. J. ; T. de L. Doutreleau, S. J. Nicétas Stéthatos : Le Paradis spirituel, Texte, trad, et cotnin. de Marie Chalendard. Maxime le Confesseur : Centuries sur la charité, I. et T. de J. Pégon, S. J. Ignace d’Antioche : Lettres, Texte, I. et tr. et notes de Th. Camelot, O. P. 354 REVUE THOMISTE pour beaucoup de ces ouvrages il s’agit non précisément d’une édition critique mais d’un texte de travail soigné ; si désireux que nous soyons d’une rigueur scientifique totale, nous n’en ferons pas un reproche aux initiateurs de cette collection, nous les remercierons plutôt de ne pas se croire obligés d’attendre les longs travaux d’éditions scienti­ fiques pour nous mettre entre les mains, en éditions courantes substan­ tiellement garanties, des textes précieux. Le second caractère est que la collection est visiblement orientée par une intention qui préside aux choix et vise une action immédiate : un esprit commun, qui se rattache à certaines positions théologiques déterminées, anime plusieurs des introductions et des commentaires ; cet esprit, ces positions, dont nous aurons à parler dans le cours de cette chronique, traduisent tout autre chose que la seule préoccupation historique de nous présenter exactement des auteurs anciens l. D’autres Revues ont dit ou diront les qualités techniques, ou les défauts de ces traductions ; elles apprécieront la valeur critique des textes édités, la vérité historique des introductions et des notes. Sans nous désintéresser de ce point de vue, nous voudrions, dans la Revue Thomiste, souligner la très grande richesse qu’offrent à la théologie spéculative ces textes dont plusieurs sont vénérables, dont tous expri­ ment un effort de réflexion humaine sur les vérités de la foi. Aussi reviendrons-nous sur plusieurs d’entre eux. Nous voudrions cette fois, en une première présentation globale, concernant plutôt le dessein général de l’ensemble que le détail des volumes parus, aborder quelques problèmes plus généraux qui nous paraissent importants pour la théologie contemporaine. 11 convient en effet de ne pas séparer de a Sources chrétiennes» une autre collection qui vient de faire un brillant départ aux Éditions Montaigne : la collection «Théologie » dirigée par les Jésuites de Fourvière et à laquelle les RR. PP. de Lubac et Daniélou participent de façon si importante qu’ils paraissent être ici aussi les animateurs1. Il y a dans le parallélisme des deux collections, une communauté d'es-i. i. Le R. P. Daniélou caractérise très bien l’intention de la nouvelle collection par opposition à celle que dirigeaient autrefois Hemmer et I.ejay : · Pour cette dernière, il s'agissait avant tout de publier des documents historiques, témoins de la foi des anciens. La nouvelle |>ense qu'il y a plus à demander aux Pères. Ils ne sont pas seule­ ment les témoins véritables d’un état de choses révolu ; ils sont encore la nourriture la plus actuelle pour les hommes d'aujourd’hui, parce que nous y retrouvons précisé­ ment un certain nombre de catégories qui sont celles de la pensée contemporaine et que la théologie scolastique avait perdues ». Etudes, Avril 1946 : Les orientations présen­ tes de la pensée religieuse, p. 10. (C’est nous qui soulignons.) Cette intention, fort bien illustrée par l’introduction dn P. D. au premier volume, n'apparaît d'ailleurs pas en plusieurs autres qui n’ont heureusement visé que la plus grande exactitude et restent des modèles de travail probe que n’oriente et ne sous-tend aucune arrièrepensée. 2 La collection «Théologie» (Éditions Montaigne, Paris) comprend actuellement huit volumes : H. Bouillard : Conversion et grâce chez saint Thomas d’Aquin. Élude historique. J. Daniélou : Platonisme et Théologie mystique. Essai sur la doctrine spirituelle de saint Grégoire de Nysse. JL de Luiiac : Corpus mysticum. L'Eucharistie et l’Églisc au Moyen-Age. CL Montdésert : Clément d'Alexandrie. Introduction à sa pensée religieuse à partir de l’Ecriture. G. I essaro : Autorité et bien commun. J. Mouroux : Sens chrétien de l'homme. M. Pontet : L'exégêse de saint Augustin prédicateur. il. ue Lubac Surnaturel. Études historiques. ÉTUDES CRITIQUES 355 prit, sur lequel nous ne sommes pas sans graves réserves, nous le dirons, mais qui manifeste un dessein positif et constructif, en lui-même plus important que les défauts qui l'entachent : celui d’une théologie plus consciente à la fois de la richesse de ses sources, de la multiplicité de ses expressions historiques, des circonstances de son évolution et des réalités humaines les plus proches, les plus contemporaines. Avec ce dessein nous disons notre plein accord et notre entière sympathie. ♦ . ♦ ♦ Ce qui nous frappe à la lecture de ces textes anciens qui, dans la collection « Sources chrétiennes », ressortent d'autant mieux qu’ils sont mis en lumière par les annotations des traducteurs, c’est que la plupart de nos problèmes s’y retrouvent ; mais ces problèmes sont pris à un stade où rien encore ne les a figés dans une formulation trop litté­ rale. Il est presque banal — la constatation en est trop facile — de remarquer qu’en beaucoup de points la problématique de notre théologie est devenue scolaire, je veux dire qu'elle est elle-même une chose apprise et qui reste souvent livresque ; elle prête encore à des réflexions et à des solutions vraies, mais La pensée manque de je ne sais quelle activation, elle est comme alourdie, elle se croit trop vite achevée et parfaite. Elle échappe difficilement à la tentation de paresse et de facilité qui la porte à se reposer sur l’acquis. Et cette remarque atteint plus loin, à mon avis, que l'enseignement des Écoles ; il y a une certaine façon, d’ailleurs authentique et solide, de poser les problèmes théologiques, même en référence à leurs sources scripturaires ou à des préoccupations concernant les réalités contemporaines, par laquelle on ne sort pas d’une problé­ matique reçue, parce que les questions mêmes sont formulées selon des catégories traditionnelles, dont on n’a pas assez pris soin de retrouver toute la valeur d’intuition. Quiconque a dû enseigner la théologie n’a pas manqué de rencontrer cette paresse de l'esprit, plus ami de la formule que de la saisie, plus prompt à se reposer sur le tout fait qu’à pousser son regard jusqu'aux premières aperceptions pour refaire à son compte, par une réflexion pleinement personnelle, tout le chemine­ ment ultérieur de la pensée. Voilà pourquoi il est excellent, du seul point de vue de la théologie spéculative, de rencontrer une problématique tout autre que celle avec laquelle on a pris l’habitude de la confronter. C’est, pour une théologie de formulation principalement latine, le cas des œuvres les plus représen­ tatives de la tradition grecque. Cette volonté de « choc » n’est sans doute pas absente de l’intention des fondateurs de cette précieuse col­ lection ; et nous les remercions d'avoir si rapidement offert à notre méditation un ensemble aussi riche. Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que la sagesse théologique de saint Thomas se brisera à ce choc1, ou que, se voyant confrontée à de tout autres types de réflexion, authen-i. i. Pour beaucoup, c’est chose faite, et M. de Gandillac dans le 3· fascicule de «Dieu vivant» (p. i23ctsq.) entérine définitivement le décès du « néo-thomisme », s’appuyant d’ailleurs sur le verdict du R. P. Hans von Balthasar, S. J. Il serait futile de plaider contre son arrêt ; comme le mouvement se prouve en marchant, la vie doit se manifester par ses fruits : nous serions en effet pour le moins agonisants si nous n’en acceptions pas l’épreuve. 35θ REVUE THOMISTE tiquement chrétiens eux aussi, elle se trouvera quelque peu dépossédé^ de la place qui est devenue la sienne dans L’Église. Nous ne croyons pas que la comparaison, si elle est faite, doive conduire à prd4 fesser l’essentiel relativisme historique de toute expression humainô des vérités divines, en ce sens qu’à toute expression humaine du divi (hormis sans doute les formules de la foi) il faudrait chercher une vérité non point de conformité à ce qui est réellement en Dieu ou dans l’hominû surnaturalisé, mais une vérité d'expression et de suggestion des réalités ineffables que l’homme éprouve. A vrai dire, tout le problème de la théologie et de sa prétention se constituer en savoir proprement dit se trouve ici posé. Nous avçn dit ailleurs dans quel sens il nous paraît que ce problème doit êtç résolu1. C’est cette solution que nous sommes amenés ici à confront^ avec l’une des difficultés majeures qu’elle rencontre plus encore daw la « mentalité » contemporaine que dans des théories explicitement fo mulées. Nous dépassons ainsi, dans la position même du problèn^ les expressions des livres qui nous en fournissent l'occasion.; qu’.i soit bien entendu que nous avons pour but précis d’éclairer par leu opposition des solutions que nous essayons île conduire chacune à formulation la plus explicite ; mais nous n’attribuons à personne* telle que nous la présentons, la, théorie que nous combattons ; et encqrg que bien des tendances nous paraissent converger vers elle, au poinj qu’au lieu de rester une solution idéale elle en reçoit une « vérit£ globale », nous penserions précisément faire un procès de tendances e la prêtant à qui que ce soit en l’absence de textes formels ou sur la foi de quelques lignes détachées de leur contexte12. 9 Mais avant toute critique, nous tenons à signaler la très belle réussi^ que constitue à nos yeux le livre de M. J. Mouroux : Sens chrétie de l'homme (6° de la Coll. « Théologie »). Ce n’est pas que nous voulion soustraire ce beau livre à ce que nous avons appelé Γ» esprit» de ( collection : il ne serait pas trop difficile de montrer comment il s’y insé( et répond à scs meilleures ambitions ; mais il nous paraît qu’il représent, précisément ce que cet esprit a d’excellent, sans rien offrir de ce que dans certains autres des ouvrages qu'il anime, il manifeste de co testable. M. M. n'a voulu écrire ni un livre d’érudition ni un exposé théologiquR que son caractère technique eût rendu difficile aux non-initiés. «( livre désire n’étre qu’un témoignage ». Que cette modestie ne nou 1. Revue Thomiste, Janvier-Mars 1946 : La Théologie, intelligence de la Foi. 2. La généralité même de la présente chronique, qui porte sur l’ensemble des collections «Sources chrétiennes » et «Théologie» (nous reviendrons ulléricurenieq* sur les plus caractéristiques de ces volumes) pourrait faire croire que nous melton en.cause en toutes ces pages la pensée personnelle des RR. PP. de Lubac et Daniélou qui dirigent la première et sont en même temps les collaborateurs les plus représen­ tatifs de la seconde. Ce n’est pas notre dessein, ou du moins quand cela sera, nous le dirons. Les RR. PP. de Lubac et Daniélou savent assez bien dire ce qu’ils veulent dire pour n’avoir pas besoin d’interprètes. S’il leur parait cependant que, tout en dépassant leur pensée, nous semblons néanmoins les viser encore, nous serons toujours très heu­ reux d’accueillir leurs rectifications et leurs mises au point. Ce pourrait être l’occasion de prévenir chez leurs lecteurs des méprises dont certaines sont dangereuses. .: 4 ·. ÉTUDES CRITIQUES 357 [trompe pas. Il est vrai que la considération de M. M. se tient habituelllement non précisément sur le plan d’une analyse scientifique, mais ■ plutôt sur celui d’une théologie qui se prolonge en méditation. 11 est, [selon le mot de l’auteur lui-même, « une longue réflexion théologique ». plais cette réflexion est nourrie et comme imprégnée d’une possession Avivante des sources de la pensée chrétienne, très spécialement de la [Parole de Dieu, de saint Paul surtout. Cette possession eût été impos­ sible sans une étude minutieuse, poussée jusqu'à une longue familiarité. Ljj L'analyse de ce livre serait matériellement facile : il est clair, il (progresse selon des lignes fermement tracées. Pour nuancées qu’elles Soient, les vues de l’auteur ne sont ni confuses, ni même enveloppées. |j)iais une analyse laisserait échapper à la fois la richesse des dévelop­ pements et ce qui nous paraît ici le plus neuf, ce que nous voudrions Spécialement louer : sa méthode, et cette ferveur concentrée où l'on sent la méditation longuement mûrie et la profonde générosité de (j’esprit chrétien. Donnons-en pourtant les grandes lignes. |t); Consacré à l’homme, l’ouvrage se divise en trois parties inégales : |ÿ'abord, les valeurs temporelles (ch. I, le Temporel; II, l’Univers); Içnsuite, en trois chapitres, les valeurs charnelles (III, Grandeur du (corps ; IV, Misère du corps; V, Rédemption du corps) ; enfin, et plus (Jonguement, les valeurs spirituelles (VI, la Personne humaine; VII, la [^Liberté spirituelle; VIII, la Liberté chrétienne; IX, ΓAmour ; X, la [(Jharité). Malgré l’apparence, cette dernière partie est à notre sens la [plus neuve, non par son sujet : il s'agit là de problèmes éternels, mais [bar la méthode synthétique qui fait converger sur eux les lumières de lia réflexion spéculative et de l’histoire, les enseignements les plus Ijraditionnels et les vues les plus chères à l’intelligence contemporaine. IjJne conclusion dont le sujet propre est sans doute trop rapidement Itouché, montre l’homme comme un être sacré. I ; M. M. n’abuse pas des notes et des références ; il en donne pourtant de fort utiles ; elles sont le témoignage discret d'une érudition que ja pensée a su dépasser et que le lecteur aura le plus grand bénéfice jk s’assimiler à son tour. L’auteur unit en effet à une connaissance approfondie des documents de la Tradition chrétienne (littérature patristique, liturgie, enseignements conciliaires) une attention très grande à toute information nouvelle. C’est dans le cadre que tracent [à la plupart de nos contemporains les données les plus communes des » sciences, de la philosôphic, de la littérature modernes, qu’il pose les ï divers problèmes qu’il abord?. A vrai dire, ici on ne le sent pas spécialiste • (sa spécialité, visiblement, c’est la réflexion théologique ), mais on aime cette culture ouverte, qui reste de bon aloi, qui ne se précipite pas au premier mirage de nouveauté pour proclamer son accord, mais qui garde le souci de ne rien laisser perdre de ce qui est acquisition positive, en même temps que de ne pas lier la présentation d’une vérité éternelle à des formes d'expression qui relèvent d’une culture périmée et sont de nature plutôt à faire obstacle à l’intelligence contemporaine qu’à lui ouvrir la voie. Plus encore qu’à ses premiers chapitres (en apparence les plus neufs, mais, croyons-nous, les moins approfondis, encore que fourmillant de très intéressantes suggestions), nous pensons ici aux admirables études sur la personne, sur la liberté, sur l’amour. ■ Tout cela est de la très belle théologie, bien vivante ; et si l’auteur y unit tant de profondeur à tant d'aisance, il ne nous paraît pas douteux Revue Thamkln — 11 358 REVUE THOMISTE que cela tient à sa maîtrise dans la possession de la théologie spéculative. 11 la manie à la fois avec un sens très juste et une constante exactitude. Qu’il s’agisse de l'union de l’âme et du corps, de la personne considérée dans sa subsistance ou dans son ouverture sur Dieu, de la situation historique de l’homme entre le premier et le second Adam, du péché originel et des forces laissées à la nature déchue, de l’amour naturel de Dieu et de la charité, du problème de l’amour désintéressé, la maîtrise de Μ. M. ne se dément pas. Nous ne disons pas que nous acceptons telles quelles toutes ses assertions : ce serait d'ailleurs un bien mince éloge. La réflexion théologique est ici trop personnellement exercée pour que l'auteur ne présente pas des vues originales dont l’examen reste à faire ; et nous ne manquerons pas de l’en remercier là même où il nous paraîtrait que la solution doive être cherchée dans un autre sens. Mais ce que nous apprécions par-dessus tout, c’est que, quand il innove, ou du moins (car au fond il reste toujours appuyé sur la théologie la plus classique, mais profondément assimilée) quand il se préoccupe de mettre en lumière un aspect moins habituellement souligné, c’est toujours à fort bon escient, il sait très bien ce qu'il fait, il connaît la position ou la présentation qu’il abandonne, il l’a pesée avec sérieux. Plusieurs théologiens pouriont par exemple ne pas se trouver tout à fait à l’aise dans les pages où il revient, à divers propos, sur le péché originel et l’état de nature blessée*; nous ne pensons pas qu’aucun puisse lui reprocher, non seulement d'ignorer, mais de n’avoir pas attentivement examiné quelque terme du problème. C’est ce qui fait la solidité d’un travail que son propos apologétique (je veux dire le but évident de trouver audience auprès d’esprits pénétrés de la culture moderne) aurait pu infléchir vers des argumentations plus faciles. Μ. M. nous four­ nit la preuve que la pensée chrétienne peut entrer dans les débats contemporains sans esprit d'abandon, sans mauvaise honte de son passé, comme d'ailleurs sans superbe, en toute franchise et loyauté, avec la conscience qu'elle peut beaucoup apprendre, car elle reste jeune ; il nous montre que la pensée théologique peut demeurer fort précise et garder la richesse de scs acquisitions traditionnelles en cherchant son expression dans une formulation neuve. Nous serons toujours reconnais­ sants à la collection Théologie de nous offrir des livres de cette valeur. * « Aucun de ceux qu’elle nous offre d’ailleurs n’est sans valeur, nous aurons l’occasion de le dire, au moins dans des recensions ultérieures ; mais ce que nous regrettons chez plusieurs d’entre eux, c’est que la mise en lumière des richesses de la tradition patristique ou l’effort pour trouver une formulation rajeunie y sont accompagnés d'une évidente dépréciation de la théologie scolastique. Bien loin d’opposer celle-ci soit à l’ampleur des données traditionnelles, soit à des essais de présentation renouvelée, comme s’il ne pouvait y avoir là pour elle que danger, nous estimons pour notre part que, très précisément sous la forme que lui a donnée saint Thomas, la théologie scolastique i. Ce n'est pas notre cas : l’auteur nous paraît garder très justement l'équilibre, en effet un peu « paradoxal », entre les exagérations opposées du jansénisme et d'un humanisme naturaliste. 1 j 1 I I 1 1 1 1 1 I 1 I I 1 1 I 1 ÉTUDES CRITIQUES 359 représente l’état vraiment scientifique de la pensée chrétienne. Cela n'implique aucun dédain pour ce qui l’a précédée : on ne le mettra jamais assez en valeur, et la synthèse thomiste la première en bénéfi­ ciera ; cela n'implique pas davantage que renseignement de saint Tho­ mas doive être simplement répété en sa teneur littérale : il n'est (pic trop vrai qu'il resterait inaccessible à beaucoup, et il est bien certain qu’on se priverait de beaux et authentiques progrès dus au travail ultérieur des penseurs chrétiens (et non chrétiens) L Mais il reste que ces progrès, sous peine de ruiner leur propre base, supposent l'édifice antérieur, le continuent, mais ne le détruisent ni ne le remplacent ; ils sont le prolongement d’une synthèse, ils ne sont pas une reprise totale, recomposant d'après les catégories de la pensée moderne une nouvelle « représentation » du monde, toutes celles qui ont précédé i. La question du progrès de la théologie et de son adaptation aux données nouvelles sc pose donc à notre sens d’une tout autre façon que ne le dit le P. Daniélou : < Ces deux abîmes, historicité, subjectivité, auxquels il faut ajouter la perception de la coexistence par laquelle chacune de nos vies retentit dans celle de tous les autres et qui est commune au marxisme et à l’existentialisme, ces deux abîmes obligent donc la pensée théologique à se dilater. Il est bien clair en effet que la théologie scolas­ tique est étrangère ces catégories. Le monde qui est le sien est le monde immobile de la pensée.grecque où sa mission a été d’incarner le message chrétien. Cette conception Îardc une vérité permanente et toujours valable en tant du moins qu’elle consiste affirmer que la décision de la liberté de l’homme ou la transformation par lui de ses conditions de vie ne sont pas un commencement absolu par lequel il sc crée luimême, mais la réponse à une vocation de Dieu dont le monde des essences est l’expres­ sion. Mais par ailleurs elle ne fait aucune Place à l'histoire. Et d’autre part, mettant la réalité dans les essences plus que dans les sujets, elle ignore le monde dramatique des personnes, des universels concrets transcendants à toute essence et ne sc distin­ guant que par l'existence, c’est à dire non plus selon l’intelligible et l’intcllection, mais selon la valeur et l’amour ou la haine » (Études, loc, cit., avril 1946, p. 14. C'est nous qui soulignons). Ce n’est pas comme un système clos et selon des « catégories » irrémédiablement fermées à toute assimilation de données nouvelles que la théologie scolastique rencontre la pensée moderne ; sa permanence n’est pas celle d’une construc­ tion achevée qui aurait fait son temps et dont la portée resterait par suite strictement limitée aux seuls problèmes qu’elle a historiquement envisagés, à des solutions qu’elle adonnées et dans la formulation desquelles elle resterait à jamais figée. Nous croyons au contraire qu’elle est une façon de pensée parfaitement vivante, à la fois ambitieuse et capable d’entrer dans les problèmes nouveaux et de les comprendre, de s'assimiler tout ce que contiennent d’authentique les doctrines les plus modernes, mais trop respectueuse de la vérité, trop soucieuse de garder sa rigueur scientifique et d'éviter les conformismes faciles, pour accepter de sc parer immédiatement d'idées et de «catégories» qu’elle n'aurait pas au préalable mûrement examinées et critiquées. C’est sans doute à ce titre qu'a voulu la restaurer Léon XIII ; et si cette restauration n’a pas répondu à scs espérances, c’est sans doute qu’il lui aurait fallu trouver de plus nombreux et meilleurs serviteurs, ce n’est pas que la Théologie scolastique soit un mode de pensée désormais épuisé. Libre au P. Daniélou de sc vouer à une théologie «dramatique », fort légitime dans le but précis, non point de développer le message divin sur le plan de la vérité spéculative, mais de rendre « sensibles au cœur » certaines données concrètes de la situation du chrétien en ce monde ; nous applaudirons à scs succès. Nous ne souhaitons pas moins que lui le développement de la théologie his­ torique et autant que lui nous désirons à la théologie spéculative elle-même le sens de l'histoire. Bien loin de l’en croire incapable, nous pensons qu’elle y peut trouver de merveilleux développements, parce qu’elle a sous ce rapport des virtualités que beaucoup ne paraissent pas soupçonner. Il est clair également que la théologie doit sc rapprocher de la culture, sc tenir au contact des diverses cultures, soucieuse de s’instruire de tout ce que celles-ci font connaître de l'homme, de sa situation historique, de scs dimensions existentielles. Mais elle n’y doit pas perdre le souci primordial de rester l’expression scientifique rigoureuse de la pensée chrétienne en travail sur les vérités de la foi. C'est à cela que nous appelle saint Thomas, à la fois par son exemple et par sa doctrine. I.'élargissement que souhaite le P. Daniélou, si on s’en tient à scs expressions, se solderait par une déperdition infiniment déplorable : la perle d’un acquis en lequel réside notre trésor intellectuel le plus précieux et la réduc­ tion de la pensée scolastique à l'état de témoin (permanent sans doute, mais comme l’est une statue dans un musée) d’un temps révolu. Le thomisme ne prétend pas moins â la vie que l'existentialisme ou le marxisme, ou l'évolutionnisme du P. Teilhard de Chardin. 3 60 REVUE THOMISTE ayant irrémédiablement vieilli. Oui, beaucoup de choses ont vieilli, mais ce que nous ne pourrons jamais admettre, c'est que ce vieillissement qui atteint en effet plus que des formulations : toute une vue du monde caractéristique d'un certain milieu culturel, puisse atteindre aussi la vérité théologique ; ce que nous n’admettons pas, c'est que la sagesse théologique soit emportée par le îlot de l’impermanence, et que ses acquisitions ne puissent être tenues pour définitives, — ce qui ne veut pas dire closes et imperfectibles, mais implique au contraire leur capacité d'assimilation progressive des résultats nouveaux de la réflexion. Je sais bien que cette conception pose des problèmes, plus de problèmes que n’en peut aborder cette simple note. L'occasion nous sera donnée d’y revenir, en particulier <\ propos des beaux efforts de la 'rhéologie missionnaire. Mais remarque-t-on suffisamment que les difficultés les plus graves n’ont pas moins de valeur contre la formulation même du dogme que contre' l'idée d'un savoir théologique, inachevé certes et toujours perfectible, mais assuré en ses enseignements majeurs d’une vérité indéfectible' et, en beaucoup d’autres, d’une probabilité de plus en plus grande? ♦ » ♦ C’est une tentation permanente pour l’intelligence contemporaine de juger tout système d'expression intellectuelle, non essentiellement sur sa conformité avec ce (pu est (comment l’atteindre?), mais d’abord et en définitive sur son rapport avec ce que son auteur et son temps ont pensé, avec ce qu’ils ont éprouvé. Les mystères de la subjectivité l’intéressent plus que la vérité impersonnelle. Aussi cherchera-t-on avant tout dans une œuvre, son sens et sa portée de < témoignage », sa valeur de sincérité, la richesse tVcxpéi icnce et comme la vibration dont elle reste chargée ; bien secondaire apparaît dès lors sa cohérence logique et la signification proprement intellectuelle, ou, comme on dit, « conceptuelle », des analyses ou des synthèses qu’elle présente. 11 faudra parler pour tous nos concepts, non plus d’analogie, mais de symbolisme, et les juger dans leur valeur d’expression d’une réalité «vivante» en l’homme : expression combien appauvrie et desséchée, combien réifiéc dès qu’on les prend en leur signification logique, à côté de l'expérience dont ils jaillissent et dont on pourrait peut-être dire qu’ils sont les déchets plutôt que les fruits. Comment enfermer la vie dans des concepts? Comment surtout y enfermer cette sorte de vie qu’est le rapport avec Dieu et qui culmine en l’obscure conscience d'un mystérieux contact où l’on revendique la réalité d'une véritable expérience? N’y a-t-il pas une vérité plus précieuse que celle qui se transmet par l’enseignement clair celle du témoignage d’une expérience spirituelle, et ne faut-il pas chercher dans ce sens la signification des grandes œuvres de l’esprit, celles du moins qui ont pour objet la con­ naissance de l’homme et de Dieu1?i. i. Parlant des exigences devant lesquelles se trouve la · théologie présente», le R. 1’. Daniélou dans l’article déjà cité écrit : « Elle doit traiter Dieu comme Dieu, non comme un objet, mais comme le Sujet par excellence qui se manifeste quand ci comme IJ veut, cl par suite être d’abord pénétrée d'esprit de religion. » (Etudes, Avril 1946 p. 7. (C’est nous qui soulignons). Nous voulons bien que le P, Daniélou parle un autre langage que nous, encore que nous nous attristions, le voyant si soucieux d'entrer dans le vocabulaire des philosophies contemporaines, de ne pas bénéficier du même effort de sympathie. Mais ignore t-il que la notion d'objet, dans le langage ETUDES CRITIQUES ' ! 361 Il me semble qu'à cette tentation deux sortes d’habitudes de l’esprit moderne donnent un singulier pouvoir. L’une naît de la formation infiniment précieuse en elle-même aux disciplines historiques. Il est inutile de souligner combien le progrès de celles-ci nous paraît un gain inappréciable1. C’est d’une authentique «dimensions de l’homme et des choses humaines que grâce à elles, nous avons de mieux en mieux pris conscience. Rien d’humain, et pas même certes les idées ou les sciences les plus impersonnelles, qui ne soit marqué par cet engagement dans le temps et le lieu et ne soit par suite, infiniment mieux connu quand on a pénétré sa structure essentielle en suivant son progrès, cette genèse si souvent lente et tâtonnante, cette formation successive par les détours les moins attendus. Lç_P. Lagrange aimait à nous rap­ peler ce mot d'Aristote : « Le meilleur moyen de comprendre est de considérer les choses dans leur origine et de suivre leur développement x -, Voilà pourquoi nous applaudissons sans réserve au propos d’exactitude historique que manifestent les collections dont nous parlons et nous félicitons leurs auteurs de l’apport substantiel que nous leur devons déjà. Nous dirons une autre fois le bien que nous pensons, par exemple, des belles études du P. Daniélou ’, et du P. Hans von Balthasar *1234 sur saint Grégoire de Nysse et les questions qu’elles nous suggèrent. Mais autre chose est la méthode historique, autre chose la philosophie dont elle est souvent inconsciemment alourdie et (pii constitue une pseudo-philosophie que beaucoup pensent avoir acquise par l'histoire. Il faut une constante vigilance de l’esprit pour manier avec toute la pureté intellectuelle qu’elle demande une méthode très spécialisée. théologique, n’exclut ni « l’esprit de religion », ni, comme il le dit plus loin, « le sens du mystère » (p. 16), et que donner à notre intelligence pour objet les mystères mêmes de la foi, n’est pas seulement une expression de cette · théologie rationalisée » qu’est le · néo-thomisme », c’est une expression consacrée par renseignement solennel du concile du Vatican, en des affirmations qui n’ont certes ni pour but ni pour résultat d’évacuer le sens du mystère, même si elles ne se réfèrent pas aux catégories de Kier­ kegaard : « Hoc quoquo perpetuus Ecclesiae catholicae consensus tenuit et tenet, duplicem esse ordinem cognitionis, non solum principio sed objecto etiam distinctum : principio quidem quia in altero naturali ratione, in altero fide divina cognoscimus ; objecto autem quia praeter ea ad quae naturalis ratio pertingere potest, credenda nobis proponuntur mysteria in Deo abscondita, quae nisi revelata divinitus, inno­ tescere non possunt. > Cone. Vatic., Sess. Ill, c. 4 ; dans Dcnz. n° 1795. 1. Nous sommes bien loin de souscrire au jugement du P. Daniélou : « La notion d'histoire est étrangère au Thomisme » {Études. Avril 1946, p. 10). Si Ton veut parler de l'utilisation des méthodes critiques, nous avouerons que la préoccupation historique proprement dite ne s’est communément éveillée dans la pensée moderne que bien après saint Thomas ; nous ne pensons pas que l’idée dévolution, par exemple, reste de soi étrangère à une vue du monde et de son devenir que commandent la philosophie ’et la théologie de saint Thomas ; il est cependant vrai que cette idée, telle qu’elle nous est devenue familière (souvent beaucoup plus comme un mythe que comme une notion précise), est en dehors des perspectives de saint Thomas lui-même. Mais si on entend par histoire le sens de l’événement, le sens de ce qu’est une économie de fait, il faut n’avoir que bien légèrement feuilleté la Somme pour ne pas saisir comment elle s’in­ sère, et avec elle tout le développement historique de l’humanité, dans la Tertia Pars. N’est-ce pas saint Thomas qui maintient précisément le caractère parfaitement «historique» de l’incarnation qu’aucune raison a priori ne nous oblige à requérir, mais la seule économie providentielle du devenir concret d'une humanité pécheresse et rachetée? 2. Aristo*!i , Polit I. I, ?· 3. J. Daniélou, S. J., présentation dans · Sources chrétiennes » de la Vie de Moise et annotations à ta Création de l'homme, de saint Grégoire de Nysse ; et, du même auteur : Platonisme et Théologie Mystique («Théologie», Aubier 1944)· 4. Hans von Balthasar, S. J., Présence et Pensée. Essai sur la philosophie reli­ gieuse de Grégoire de Nysse. Bcauchcsne, Paris, 1942. Nous réservons également le compte-rendu des travaux déjà signalés du K. P. Montdéscrtsur Clément d’Alexandrie. 302 REVUE THOMISTE Nous avons été encombrés d'assertions pseudo-métaphysiques (c’est encore une manière de faire de la métaphysique que de la nier, une ma­ nière de parler d’elle sans y être entré) élaborées par des physiciens ou des biologistes selon des méthodes qui ont donné pour la biologie ou la physique les meilleurs résultats, mais n’aboutissent qu'à des pauvretés philosophiques, La loi du savoir n'est-elle pas de respecter la légitime autonomie des méthodes? Certes, la considération historique offre une ample matière à la réflexion philosophique. La philosophie de l’activité humaine et de la culture ne peuvent pas s'en passer. Mais s’il est vrai que cette philosophie suppose un emploi rigoureux des métho­ des historiques, elle vient après lui comme un type de réflexion bien différent et qui procède de tout autres principes. La pseudo-philosophie qu’inspirent inconsciemment les méthodes de l'histoire, c'est le «rela­ tivisme », au sens fort d’une théorie, ou plus encore d'une attitude intellectuelle qui remplace la notion métaphysique de vérité spéculative par celle plus modeste de vérité historique, comme expression plus ou moins complète de la mentalité, de l’expérience humaine d'une époque ou d’un groupe d’hommes. L’idée même que notre esprit puisse arriver à saisir et à cerner, en les mieux assurées de scs notions, une vérité intemporelle, devient proprement impensable. L'idée que cette vérité puisse être pour l'intelligence humaine un gain définitif (pie l'enseigne­ ment pourrait transmettre aux hommes iês~plus éloignés par le temps et_par les différences de culture, paraît absurde. Si l’humanité ne pro­ gresse qu'en se dépassant, n’est-il pas contraire au mouvement même de la vie d’attribuer ainsi une valeur absolue pour l’intelligence à des énoncés qui portent la marque évidente de l’époque equi les a vus for­ muler, du milieu culturel où ils ont trouvé leur naissance? N’est-ce pas très exactement ce que ferait un adulte en voulant reprendre les vête­ ments qui suffisaient à son enfance? Mais il faut alors renoncer à toute idée d’un enseignement valable sur le plan de l’universel, à toute fonction de Magistère permanent ; et, avec la notion d'acquisition, de gain, c’est celle même de progrès qui s’évanouit. Il est assez clair qu’en tout état de cause le progrès intellectuel ne peut être conçu comme une ascension rectiligne ; la pensée comme la civilisation connaît des périodes tragiques de régression. Mais comment admettre que rien ne demeure de tout ce à quoi l’esprit s'était auparavant élevé, que tout ce us débattons se trouve posée dans le premier volume de la collection «Théologie » par le P. Henri Bouillard, S. J. *. La conclusion de cet ouvrage est animée par une préoccupation sem­ blable à la nôtre : montrer comment la méthode historique ne doit point conduire à un relativisme total. Le P. Bouillard affirme la permanence, dans l’évolution théologique, non seulement « du dogme défini, c'est à dire [des] propositions canonisées par l'Églisc, mais encore [de] tout ce qui est contenu explicitement ou implicitement dans l’Écriture et la Tradition » H y ajoute «l’invariant ou l’absolu de l’esprit humain, principes premiers et vérités acquises, nécessaires pour penser le dogme » (p 221). Mais à vrai dire nous saisissons mal l’explication qu’il en donne. Elle consiste à distinguer un ensemble d’affirmations absolues, des notions ou systèmes de notions en lesquels ces affirmations s’incarnent. Les notions sont le domaine de la « représentation » et celle-ci est néces­ sairement affectée en elle-même d’un indice temporel qui entraîne pour elles une contingence radicale. Or ces deux éléments ne sont pas séparés, ne sont pas isolables pour notre esprit. Les affirmations absolues ne sont pas atteintes par nous à côté ou comme étant au dessus de la repré­ sentation d’ensemble que nous nous faisons, nous ne pouvons atteindre et penser ces affirmations que dans les notions ’. Quand celles-ci changent (et elles ne peuvent pas ne pas changer), c’est tout le système de la repré­ sentation qui s’établit sur un autre type ; mais selon un ensemble de rap­ ports qui traduit à sa manière les mêmes affirmations éternelles. Cette explication laborieuse témoigne d’un méritoire effort pour échapper au relativisme ; mais nous ne sommes pas sûrs qu’elle y réussisse : certaines formules du P. Bouillard nous paraissent ne mani­ fester que trop son échec. Si ces deux éléments se compénètrent au point que nous n'atteignons le premier que dans et par le second (car telle est «la loi de l’incarnation», p. 220), comment pourrons-nous les dis­ cerner? Ce discernement ne pourra se faire que par nos «notions», il prendra place dans notre « représentation » ’, il sera caduc comme elles. 1. H. Bouillard, S. J., Conversion cl grâce chez saint Thomas d'Ai/uin. Elude histo­ rique. Paris, Aubier, 1944. 2. « 11 est essentiel de comprendre que ces invariants ne subsistent pas <1 côté et indépendamment des conceptions contingentes. Ils se conçoivent et s’expriment nécessairement en elles. Mais quand elles changent, les corn épiions nouvelles contien­ nent les mêmes rapports absolus, les memes affirmations éternelles» (p. 221). Par quel miracle et avec quelle garantie si ces éléments sont inséparables pour l’esprit? 3. « La vérité chrétienne ne subsiste jamais a l’état,pur. N'entendons pas par là qu'elle se présente fatalement mêlée d’erreur, mais qu’elle est toujours encastrée dans des notions et des schèmes contingents qui déterminent sa structure rationnelle. Il n’est pas possible de l'en isoler. Elle ne s'affranchit d’un système de notions qu’en passant dans un autre... Jamais la vérité divine n’est accessible en deçà de toute ÉTUDES CRITIQUES 365 Nous sommes dès lors dans l'impossibilité de préciser quelles vérités la foi nous enseigne et quelles sont les « vérités acquises nécessaires pour penser le dogme ». Si nous pouvions les préciser, elles forme­ raient un ensemble d'affirmations durables placées à côté et au-dessus des représentations qui passent. Conficra-t-on à l’Églisc divinement assistée le soin de déclarer, à l’intérieur d’un système de représentation, quels rapports de notions sauvegardent «l'affirmation éternelle» et lesquels la compromettent? Mais l'Églisc est-elle chargée de nous garan­ tir, outre le « dogme défini », « les premiers principes et les vérités acqui­ ses nécessaires pour penser le dogme »? C'est que dans l’explication du P. Bouillard, l’idée même de vérité prend une signification contradictoire ; ce ne serait peut-être pas inquié­ tant pmir une conception hégélienne de l’histoire, c'est dangereux non seulement pour la théologie, mais pour la foi chrétienne. Les mêmes notions doivent a ia lois avoir cette solidité actuelle d’être pour nous le moyen d'atteindre et de penser des affirmations éternelles : par où elles sont actuellement vraies; et cette instabilité de devoir céder la place à d’autres essentiellement différentes : par où elles deviennent fausses pour tin autre temps ou pour une mentalité dans laquelle la «représentation » est autre. Aussi n’cst-ce pas par distraction, comme nous l'avions d'abord pensé, mais par l’exigence, peut-être obscure, d'une logique profonde, qu’après avoir pris soin de définir en leur opposition aux schèmes de la théologie moderne les schèmes propres de la théologie de saint Thomas*1, le P. Bouillard est amené à dire, trois pages plus loin : « Quand l'esprit évolue, une vérité immuable ne se maintient que grâce à une évolution simultanée et corrélative , de toutes les notions, maintenant entre elles un même rapport. Une tf/j théologie Qui ne serait pas actuelle serait une théologie fausse»* Ce qui '1 signifie, pour qui du moins a encore la naïveté de croire à la logique. que les notions en lesquelles saint Thomas a exprimé la théologie de la grâce constituent une théologie vraie de son temps, mais aujourd’hui fausse. Le P. Bouillard se pose ensuite la question des notions impliquées dans les définitions conciliaires. Le Concile de Trente, utilisant contre les Protestants la notion de causalité formelle l’aurait-il incorporée au dogme? «Nullement. 11 n'était certainement pas dans l’intention du concile de canoniser une notion aristotélicienne, ni même une notion théologique conçue sous l’influence d'Aristote. Il voulait simplement affirmer, contre les Protestants, que la justification est une rénovation notion contingente. C’est la loi de l'incarnation. » (p. 220. C’est notis qui soulignons.) I-cs formules ont sans doute ici dépassé la pensée du 1’. Bouillard, car il est bien obligé, quatre pages plus loin, de faire allusion ά la possibilité pour nous de dissocier la vérité absolue et les notions contingentes : · Pour que la théologie continue d’offrir un sens à l'esprit, puisse le féconder et progresser avec lui, il faut qu’elle aussi renonce à ces notions. Malheureusement il n'est pas toujours facile de les dissocier, sans erreur, de la vérité absolue qu'elle recouvre. · (p. 224). Mais ·dissocier » n’cst-ce pas mettre à part? Dissocier par 1 esprit, n’cst-ce pas « penser indépendamment », et n'allons-nous pas violer cette «loi de l'incarnation», chère au P. Bouillard? 1. · On voit à quel point saint Thomas a conçu et exprimé la vérité chrétienne selon des notions et des schèmes empruntés à Aristote. Il suivait l'engouement de son époque. Que l’on compare sa théorie à celle des Pères ou à la théologie moderne, qui a pourtant subi son influence, on remarque ce qu’il y a de contingent dans les concep­ tions et les systèmes où s'incarne successivement la parole divine» (p. 216). 2. Ibid., p. 219. C’est nous qui soulignons. 366 REVUE THOMISTE intérieure et non pas seulement l'imputation des mérites du Christ, la rémission des péchés ou la faveur de Dieu. Il a utilisé à cette fin des notions communes dans la théologie du temps. Mais on peut leur en substituer- d’autres sans modifier le sens de son enseignement. La preuve en est que lui-même a utilisé beaucoup plus souvent des notions équivalentes tirées de l'écriture » (p. 221-222). Mais la «réno­ vation intérieure s qui est affirmée, « l’imputation des mérites du Christ », qui est écartée comme donnée suffisante, ne sont-ce pas là des notions ? X trouverions-nous, par hasard, à l’état pur, une de ces «affirmations éternelles» que le P. Bouillard nous certifie cependant inaccessibles autrement qu’en des notions, en une représentation essentiellement temporelle et modifiable? Et si ce sont encore des notions, échappentelles au sort de toutes les autres qui, vraies en un temps, selon le système où elles entrent, sont fausses plus tard, quand l’évolution de l’esprit a obligé à changer le système de représentation? Si du moins cette affir­ mation de rénovation est permanente, « irréformable », pourquoi pas celle qui énonce que la grâce sanctifiante est l’unique cause formelle de la justification « unica formalis causa »? Nous accordons xolontiers au P. Bouillard que le Concile de Trente n’a voulu canoniser ni Aristote, ni sa philosophie, ni telle ou telle de ses notions précisément comme aristotéliciennes, pas plus qu’il n'a canonisé des notions thomistes comme thomistes. Mais s’il est vrai que l’intelligence humaine atteigne l’universel et que celui-ci soit autre chose qu’un nom commun, si le concept se réfère essentiellement à une réalité objective qui, en ses notes essentielles, est indépendante de l’existence temporelle, une notion renferme autre chose que la référence à l’auteur qui l’a formulée, autre chose même que les modalités contingentes de sa formulation, à savoir un élément qui est parfaitement intemporel parce qu'il exprime .une nécessité essentielle. Voilà où peut se faire la distinction entre ce qu’un Concile utilise (car c’est bien en langue humaine que la vérité divine nous est exprimée) et ce qu'il ne consacre pas ; sous ce rapport précis, une notion n'est pas plus aristotélicienne ou thomiste que française, allemande ou grecque : elle est purement et simplement humaine. Cette distinction ne serait-elle pas une de ces « vérités acquises néces­ saires pour penser le dogme »? Et je sais bien que le discernement entre le contenu essentiel d’une idée et ses connotations contingentes est souvent difficile à faire, qu’il peut être mal fait. C’est pourquoi, grande est la sagesse miséricordieuse de l’Isglisc qui évite le plus possible d’utiliser pour formuler le dogme, les mots ou notions trop engagés dans des con­ troverses ; elle ne l’évite pourtant pas toujours : elle a fait siens les mots et les notions de personne, de nature, de transsubstantiation et d’autres aussi précis, ce qui ne l'inféode ni à Aristote, ni à Athanase, ni à Augus­ tin, mais provient de la nécessité d'exprimer les choses divines en langue humaine. Ici apparaît en pleine lumière le bénéfice propre des méthodes de l’histoire, dont nous n’apprécions pas moins les services que le P. Bouillard lui-même, mais qui ne sont assurément pas ordonnées à résoudre le problème des universaux. Cela nous ramène, il est vrai, aux vieux débats de la nature et de l’individu, de l’essence et de l’exis­ tence, de l’abstrait et du concret. Nous pensons que ces problèmes se posent encore avec la même nécessité qu’autrefois et «pie la réponse à leur faire n’a pas changé. Il est bien vrai qu’ils ne sont pas au goût du jour, mais les catégories du nouveau et de l’ancien ne sont pas ETUDES CRITIQUES 367 un critère en métaphysique. Nous sommes sensibles aux intentions apologétiques 1 de beaucoup des collaborateurs de la collection < Théo­ logie » ; mais nous pensons qu’il importe de maintenir avant tout les valeurs de vérité et que les conformismes de quelque ordre qu’ils soient, la servent mal1 2. * ♦ · Il est une autre habitude de l'esprit moderne qui vient renforcer le relativisme facilement professé par l'historien à l’égard des systèmes d’idées : celle qui consiste à interpréter l’expression « conceptuelle b non point tant du côté de son signifié objectif, celui sur lequel, logique­ ment, elle prétend se mesurer, mais d’abord et principalement du côté de la vie subjective qu’elle traduit. Tout le monde connaît le relief qu’a donné à cette méthode la doctrine freudienne du rêve. M. Roland Dalbicz l’analyse admirablement dans son ouvrage déjà classique sur la « méthode psychanalytique et la doctrine freudienne b3. Sans faire assu­ rément aucune assimilation entre la technique psychanalytique et une forme de réilexion qui dépend de bien d’autres influences, et s’exerce sur une autre matière, nous pensons que ce rapprochement est éclairant. L’intérêt du rêve n’est pas sa signification objective, dont l’habituelle incohérence suffit à dénoncer la vanité comme expression de vérité ; cet intérêt ne doit pas être cherché comme « de face b, mais, pour ainsi dire, a tergo, du côté de ses causes subjectives, dans la vie des instincts et des affections dont il est la projection symbolique. Profonde est assu­ rément la tendance de beaucoup d’esprits contemporains à considérer toute expression conceptuelle ou imaginative comme avant tout symbo­ lique d’une vie intérieure, d’une expérience : expérience d’ailleurs plus ou moins riche, plus ou moins authentique, dont il faudra se demander si l'expression symbolique est un témoignage valable au lieu de se tenir sur le plan d'une simple amplification verbale. L’idée de vérité spéculative, exprimant de soi un rapport de confor­ mité entre l’énoncé et les choses, s’infléchit alors vers une signification bien différente : celle de sincérité du témoignage et de l’expression, d’authenticité dans la formulation de l’expérience. L'intérêt d'une philo1. A propos des schèmes médiévaux, devenus selon lui inutilisables, le I’. bouillard écrit : « Ils ont servi en leur temps à transmettre le mystère et à ce titre, sont véné­ rables. Mais, comme un vêtement démodé ou un outil trop ancien, ils gênent la marche de la réilexion théologique. ils empêchent ceux qui ne les comprennent plus de saisir la signification exacte de la doctrine chrétienne » (p. 224. C’est nous qui soulignons). Ils ne gênent donc pas ceux qui les comprennent? Et ne sera-ce pas précisément la tâche du théologien de les expliquer? 2. Nous ne nous arrêterons pas longtemps au livre du R. P. Fcssard : Autorité cl ttien Commun. Son sujet propre est trop éloigné de nos présentes considérations. Mais il les rejoint par sa méthode et son souci explicite d’une plus totale adaptation aux besoins de l'intelligence contemporaine : « Longtemps, à la réflexion des philo­ sophes, cette notion de bien commun apparut comme la clef de voûte de tout édifice social. Puis lorsque le citoyen eut pris conscience des droits qui sont l’apanage de la nature humaine, elle fut détrônée et rentra dans l’ombre. Aujourd’hui elle commence à sortir de l'oubli oil elle était tombée. Mais ceux là même, juristes, philosophes et théologiens, qui la poussent vers des honneurs nouveaux, ne la Présentent d'ordinaire que sous des habits clout la coupe remonte un XIIIe siècle. Accoutrement qui rend malaisée Son ascension » (p.~8. Nous soulignons). On voit que cette comparaison vestimentaire, déjà célèbre au début du siècle, continue, elle aussi sa fortune. Nous l’avons rencontrée sous la plume du R. P. Bouillard. Est-il besoin de souligner son impertinence quand il s'agit d’apprécier la permanence ou la caducité de notions essentielles à la théologie de saint Thomas? 3. I, ch. 2, pp. 51-201. (Descléc de Brouwer. Paris 1936.) 368 REVUE THOMISTE sophic ou d’une synthèse théologique ne sera plus sa signification d’ensemble, considérée dans la cohérence de ses assertions, ce ne sera plus sa valeur d’enseignement comme transmission de vérités perma­ nentes : à ce point de vue tout système d’idées n'est-il pas soumis au vieillissement, à la mort? Son intérêt, si c’était une grande philosophie vraiment humaine, si c'était une théologie authentique, est avant tout dans l’expérience intérieure dont il émane, dans la « spiritualité > dont il est issu et qui fait sa véritable valeur1. Nous ne songeons pas à nier l’influence que peut avoir sur une éla­ boration théorique le «climat spirituel » à l’intérieur duquel cette théo­ logie se construit ; encore moins nierons-nous l’influence qu’ont exercée de fait diverses expériences sur l'orientation des différentes synthèses’ théologiques : c’est là une donnée trop évidente, chère à l’historien des doctrines et précieuse à la réflexion sur la théologie elle-même. Mais ce. que nous ne pouvons admettre c’esL. l’évacuation complète, en une pareille façon de voir, de ridée de vérité spéculative. Et à qui nous demanderait si nous croyons que la vérité nous soit accessible, nous aurons la naïveté de répondre oui. Nous entendons par vérité la confor­ mité de l’intelligence connaissante avec un réel (pii est pour elle un donné, nullement un «construit». 11 est vrai > qu’il faut se réjouir de voir parallèlement s’exercer dans son sein et, selon nous, avec autant de fidélité à son véritable esprit, ce constant souci de vérification ; nous croyons assez à la vérité de l’Églisc pour penser qu’elle n'a aucun besoin de nos mensonges et que beaucoup de nos «prudences » sont bien pusillanimes. Abus c’est précisément de l'esprit critique que nous demandons quand nous voyons l’empressement du P. Daniélou à faire converger vers une théologie renouvelée, beaucoup de données encore bien équivoques de la philosophie contenqwraine.i. i. C’est pourquoi nous nous excusons de donner tant d’importance à un article écrit, en somme, pour le « grand public » et qui relève peut-être du genre, hélas ! aujourd’hui florissant, de la propagande. Mais cet article contient de telles prises de position, un dédain si ingénu pour le thomisme contemporain que la Revue Thomiste ne peut se dispenser de le relever. Citons, par exemple : « .Devant le danger d’agnos­ ticisme, le néo-thomisme a accusé encore le rationalisme théologique » (p. 6). <11 sWgissâit de parer aux dangers créés par le modernisme. Le néq-thoniisinc et la Com­ mission Biblique ont été ces garde-fous. Mais il est clair que des garde tous nt plus encore que des assertions particulières, c*est te ton même de l’article qui témoigne dTinc estime assurément mediocre pour un mode je pensSfque Paqtêur regarde comme périmé mais que nous tenons pour toujours 0 et auquel® la Γ®Kevmul homisp· prend a cœur de rester fidèle yajable « U est remarquable que le dogme du pêche originel nous incite précisément en présence de ces deux abîmes : celui de l'histoire et de la bonté du monde, celui de la liberté et de l’absurdité du monde, qui sont précisément, nous l’avons vu tout à l’heure, ceux que le marxisme et l’existentialisme ouvrent devant nous. On voit comment le mystère chrétien est celui en qui le conflit de la pensée moderne trouve son expression suprême, et qu'ainsi, pour que la théologie soit présente à notre temps, il lui suffit d’aller au bout de toutes ses exigences et de tenir a la fois à saint I ré née et à saint Augustin, au Père Teilhard cl à Kierkegaard ·. J. Daniélou, art. cit.t Études, avril 194b, p. 16. REVUE THOMISTE *** La puissante poussée des philosophies irrationnelles est sans doute la cause principale de l'offensive à laquelle nous assistons contre la pensée scolastique ; elle n'est pas la seule ; ou plutôt l'expérience qui lui a donné naissance s'exprime aussi en d'autres domaines. Nous sommes bien loin de dénier à cette expéiicnce toute valeur, bien loin de la croire inassmulable à la pensée théologique : nous en éprouvons le sens humain ; mais nous pensons que les catégories en lesquelles elle se formule ne doivent pas échapper à la critique et nous nous refusons à voir la pensée théologique assimilée par elle, selon des formulations éminemment contestables. 11 est facile de constater que, de nos jours, la philosophie a souvent décliné vers la littérature ; aussi s’est-on trouvé amené à l’apprécier selon les mêmes normes que la poésie et l'art. Je sais combien parait ingénue à beaucoup l’idée même que la philosophie puisse être conçue comme une science exacte, soucieuse de rigueur technique et de précision. Cette conception, je l’avoue, s’est trouvée compromise par l’idée cartésienne d’un savoir unifié et comme étalé sur un plan de clarté immédiate, du type des mathémati­ ques : idée conservée par le rationalisme classique, mais aussi opposée que possible à celle de saint Thomas. Aussi sommes-nous bien loin de nous sentir profondément d'accord avec les revendications de M. Julien Bcnda par exemple x, dont nous n’apprécions ni les jugements souvent bien courts sur les maîtres de notre littérature contemporaine, ni la « philosophie b toute calquée sur le modèle de sciences qui sont à un autre plan du savoir ; c'est une philosophie en vérité trop facile malgré ses exigences de précision. Mais, compte tenu de ces remarques, nous lui savons gré de plaider pour la netteté et pour la rigueur, de dénoncer dans l’usage d’un vocabulaire flottant une culture de l’équi­ voque, de rappeler à une élémentaire distinction des genres. Cette distinction n’est pas une classification arbitraire, mais l’expression d’activités spirituelles foncièrement différentes par les principes mêmes et les critères auxquels elles se réfèrent. Pas plus que la métaphysique, la théologie ne se prête à être jugée selon les catégories de l’esthétique, je ne dis pas dans scs expressions, mais dans la valeur d’universalité et de permanence des vérités quelle définit. Là est le défaut, pour donner un exemple, d’une page brillante et superficielle, écrite par un auteur des plus distingués, et qui, sans appartenir à l’un des ouvrages des deux collections que nous recensons, trouve une place naturelle en notre chronique : « Dans un présent si ambigu, entre une mort qui se consomme et une vie qui naît, que peut, que doit faire le théologien P Son premier mouvement sera de se retourner une fois de plus vers le passé ; ce retour sera bienfaisant, mais à une condi­ tion qu'il comprenne bien que Γhistoire, loin de nous dispenser de l'effort créateur, nous l'impose Nos artistes, et en particulier nos architectes, en conviennent tous . un temple grec, une église romane, une cathédrale gothique méritent notre admiration, parce qu'ils sont les témoins d'une i. !)e la mobilité de la pensée selon une philosophie contemporaine. Revue de Méta­ physique et de Morale, juillet 1915, p. 161-202. ÉTUDES CRITIQUES j I . I 1 I I I i I r I I I I I I I I I 37Ï vérité et d'une beauté incarnées dans le temps. .Mais les reproduire à l'heure actuelle est un anachronisme, d'autant plus choquant que la copie en est plus minutieusement exacte. Prétendre les rajeunir, les adapter aux besoins du temps, est encore pire : un tel effort ne peut engendrer que des horreurs. Toutes les « adaptations » au goût du jour sont promises au même destin : pas plus que l'architecture, la théologie p'échappe à cette loi universelle. Dans le style néo-grec, la colonne antique perd sa vertu et sa naïveté originelles pour devenir un insupportable pastiche. Et de-même saint Thomas : « î/h grand docteur considéré, célébré-, çonsacié, canonisé, enterré » (Péguy). Qu’on ne s'imagine pas que d'autres soient à nos yeux capables de mieux résister à pareil traitement. Nous nous tournons vers un passé plus lointain, mais sans croire que, pour rendre la vie à une pensée languissante, il suffise d'exhumer les «Pères grecs a, et de les adapter vaille que vaille aux besoins de l'âme moderne. Nous n'avons point la candeur de préférer à une théologie « néo-scolastique » une théologie « néo-palristique »! Aucune situation historique n'est jamais absolument semblable à quelqu'une de celles qui l'ont précédée, aucune ne pourra donc fournir ses solutions propres comme des passe-partout aptes à résoudre nos problèmes actuels » *. Mais est-il si sûr qu'une période historique ne connaisse forcément que des problèmes particuliers et qu’il lui soit toujours refusé de s'élever à des problèmes simplement humains, dont les données et la solution atteindront à un plan de vérité universelle? Et s’il est vrai que vérité et beauté se rejoignent et s’identifient réellement dans l’être, dont elle nous expriment des richesses que notre première notion ne suffit pas à expliciter, elles ont précisément un signifié différent, par où elles exigent de nos activités spirituelles des attitudes foncièrement diversi­ fiées. Nous attendons autre chose d'un enseignement que d’éveiller en nous le sens du beau ou de nous introduire à une expérience incommunicable : s’il fait cela aussi, nous ne lui en serons que plus redevables, mais son premier office est de nous élever à percevoir à notre tour, avec notre intelligence personnelle et vivante certes, des vérités que d’autres ont perçues avant nous et qui ont pour nous la même valeur que pour eux. Une théologie n'est pas une pièce de musée, ne demandant de nous que l’émulation de faire aussi bien sur de nouveaux frais. Nous pensons pour notre part qu'il y a, dans le domaine du savoir, des acquisitions définitives : ce ne sont pas toutes celles qui ont semblé l’être ou qu’on a crues telles. II y a dans l’histoire de la pensée bien des illusions et des régressions. Mais celles que le temps a éprouvées sont, parmi les richesses tic notre culture, les plus précieuses. Et si saint Thomas nous est si cher, c’est qu'il est à nos yeux le théologien qui nous introduit le mieux, avec à la fois le plus d'effacement et de hardiesse, dans cette t très fructueuse intelligence des mystères» qui, selon le Concile du Vatican, constitue la théologie. fr. M.-Michel Laüourdette, O. P. i. Hans von Balthasar, S. J. : Présence et pensée. Bcauchcsnc, Paris, 1912). , avant-propos, p. vm. C’est nous qui soulignons. 1 THÉOLOGIE La Théologie, intelligence de la foi Ratio, ficlc illustrata, cum sedulo, pic et sobrie quaerit, aliquam, Deo dante, myste­ riorum intelligcntiam, camquc fructuosissimam, assequitur... (Cone. Vatic., Scss. III, e. 4). i. Il y a un sens large du mot Théologie par lequel on désigne toute connaissance portant sur Dieu : comme la biologie est l’étude des vivants corporels, la théologie est l’étude de Dieu, des choses divines. Mais nous avons plusieurs voies pour connaître Dieu. La tradition catholique latine, surtout depuis les élaborations médiévales, distingue trois grandes sortes de connaissance de Dieu, à chacune desquelles le nom de théologie ne s’appliquera qu'avec une valeur toute différente. La première est d’ordre purement naturel, c’est-à-dire fait abstraction de toute révélation positive. Que pouvonsnous savoir de Dieu ? Existe-t-il ? Est-il seulement connais­ sable ? Si oui, comment pouvons-nous le concevoir ? S’occuper de ces questions, c’est faire de la théologie, mais de la théologie I' * La deuxième sorte de théologie sera fondée sur la révélation faite par Dieu même de. vérités qui dépassent le champ d’in­ vestigation de notre esprit. Croire que Dieu a parlé aux hommes, qu’il leur a fait connaître sa vie intime, les desseins de sa Providence, etc..., c’est admettre que nous avons sur Dieu des moyens nouveaux et inespérés de connaissance. Cette théologie — qui a conservé à titre principal, le nom même de Théologie — est la « Theologia Sacra », la théologie tout court. Une troisième sorte de connaissance des choses divines porte traditionnellement aussi le nom de théologie : la théologie mystique— Expression équivoque, qui tend à signifier aujour­ d'hui « théologie de la mystique », et qui, en cette acception, jtije désigne qu’une partie de la « Theologia Sacra », mais qui gardé longtemps le sens traditionnel de « connaissance par ’. voie mystique de Dieu révélé », 6 0 REVUE THOMISTE Ces distinctions sont profondes et doivent être bien enten­ dues. C’est un dogme fondamental du christianisme que la des­ tinée réelle faite par Dieu à l’humanité dépasse radicalement la nature humaine : cette destinée est surnaturelle, la nature humaine toute seule lui est improportionnée, il lui faut de nouveaux principes d’activité spirituelle1, il y a tout un ordre d’objets de connaissance et d’amour qui lui sont maintenant offerts mais qui jusque-là étaient pour l’homme hors de prise ; il y a un ordre de vérités que l’intelligence ne pouvait atteindre et sur lesquelles la révélation l’a désormais ouverte, l’a ren­ seignée. Ce sera donc une distinction rigoureuse de lumières spirituelles qui différenciera la connaissance naturelle, même des choses divines, de la connaissance fondée sur la révélation faite par Dieu12. Plus délicate mais non moins stricte sera la distinction entre la « théologie sacrée » et la théologie mystique. L’une et l’autre sont essentiellement chrétiennes et supposent la révélation. Or toute connaissance de Dieu révélé n’est-ellc pas proprement « mystique », puisqu’elle repose sur la lumière intérieure de la foi ? Certes les définitions de noms sont libres pour le philosophe : encore doit-il préciser celles qu’il adopte s’il veut leur donner un sens spécial. En théologie, cette liberté même est singulièrement restreinte par une tradition très élaborée et par tout le poids d’histoire dont beaucoup de noms nous arrivent chargés. Si toute adhésion au mystère en vertu d’une lumière personnelle intérieure ou d'une inclination affec­ tive est appelée mystique, on pourra déjà donner ce nom à la foi pure ; mais sa signification technique se trouvera singu­ lièrement élargie et ce ne sera pas sans un danger grave de confusion. En vérité, ce que nous appelons ici connaissance mystique de Dieu se distingue essentiellement'de la théologie proprement dite (encore qu’elles aient la même source, la foi infuse) par son moyen même de connaître. Alors que la seconde, pour mieux pénétrer renseignement reçu de Dieu, utilise tous les procédés rationnels de l’intelligence, toutes 1. Quelle que soit l’idée qu’on se fait d’une nature humaine · pure », laissée à ellemême, il est certain que l’homme appelé à un destin surnaturel çst çomme une nou­ velle créature, ayant d * a ulTdS ASpirattflns, G’aUlM Besoins, d’autres responsabilités, d'autres secours. Il faut, pour le comprendre intégralement, une autre lumière. 2. Cone. Vat., Sess. III, c. 4 : « Hoc quoque perpetuus Ecclesiae catholicae consen­ sus tenuit et tenet, duplicem esse ordinem cognitionis, non solum principio, sed objecto etiam distinctum : principio quidem, quia in altero naturali ratione, in altero fide divina cognoscimus ; objecto autem, quia praeter ca, ad (piae naturalis ratio pertingere potest, credenda nobis proponuntur mysteria in Deo abscondita, quae, nisi revelata divinitus, innotescere non possunt. » (Denz. 1795)· LA THÉOLOGIE, INTELLIGENCE DE LA FOI 7 les ressources du savoir en ses méthodes les plus diversifiées, depuis l’analyse notionnelle jusqu’aux méthodes de l’histoire et de la critique des textes et des documents, lâ~première, bien éloignée en elle-même de tmiL-procédé logique, sera la connaissance expérimentale des choses divines par i elles, çpqnaissancfi pssentipllpmnnt surnaturelle-par son •iw même : l’amour infus de charité, et par son principe : l’actuelle inspiration de l’Esprit de Dieu. La présente étude n’envisagera directement que la Théologie proprement dite, ne considérant qu'à l’occasion et comme termes de comparaison, soit la connaissance mystique sur­ naturelle, soit la connaissance naturelle de Dieu. Cette théologie, disions-nous, prend sa source dans la révélation que Dieu nous a faite de ce qu’il est et de ce qu’il a voulu pour notre salut. Elle n’est plus la science de Dieu tel qu’il est manifesté par ses créatures, mais de Dieu tel qu’il s’est révélé par une intervention personnelle. La foi à cette révélation sera ici le principe indispensable, non comme un point de départ que l’on quitterait, mais comme une source permanente de lumière et de vérité. La foi est le seul milieu spirituel d’une théologie vraiment vivante. Mais celle-ci pourra-t-elle être une science ? Quelle en sera la structure, la méthode ? Comment peut-on en définir le statut, en inventorier le domaine 1 ? I. — Quelques notations do méthodologie générale1 2 2. La notion générale de science. — Le mot « science » évoque, dans la philosophie de saint Thomas, une notion tout à fait précise, mais nuancée et complexe. Pris en un sens général, «1 caractérise un certain état parfait de la con­ naissance intellectuelle, une connaissance où l’esprit atteint [ i i l 1. La notion de Théologie a fait l’objet de nombreuses études et de discussions toutes récentes. Le présent travail, tout en essayant de tirer profit des unes et des autres, n’est pas précisément·écrit pour prendre la suite ou pour apporter un mot inédit ; mais nous avons eu à exposer pour notre compte comment se présente actuel­ lement la notipn traditionnelle de la Théologie. C’est cet exposé que nous'pubhôlMr JM 2. Les équivoques ne sont pas rares sur la notion ftiéfflë dé SélenCe et SH diVêrSés implications, du fait que ces notions sont utilisées avec des valeurs sensiblement différentes dans la logique de saint Thomas et dans la noétique moderne ; nous voulons ici simplement, sans envisager en elles-mêmes des questions qui demanderaient une longue étude, préciser ce que nous entendrons en parlant de science, constatation, explication, etc. La technique précise à laquelle se rattachent ces quelques notations suppose évidemment déjà prises certaines positions philosophiques essentielles sur le réalisme de l’intelligence, la valeur du concept, le rapport de rintelligencc à l’être, la portée du syllogisme démonstratif, etc... C’est dans la ligne de la philosophie de saint Thomas que nous nous plaçons. 8 REVUE THOMISTE les choses jusqu’en leurs principes propres, en leurs raisons d’être, en ce qui fait leur « nécessité ». Et parce qu’il n’y a là que perfection, nous utilisons ce nom pour désigner la connais­ sance même que Dieu a de soi et de toutes choses, nous parlons de la « Science divine ». Dans le domaine de la connaissance humaine, le mot science aura à la fois moins de portée et une complexité plus grande. Du fait qu’elle se trouve liée à l’abstraction, notre connais­ sance intellectuelle est essentiellement progressive. Comme toute connaissance, elle consiste en ce que les choses revivent dans l’esprit sous un mode immatériel, s’y réitèrent en clarté intelligible, non en un tableau qui les doublerait, mais en une présentation transparente. La possession immatérielle que cela suppose n’atteint une certaine perfection que par de mul­ tiples démarches, des recompositions de concepts, des rap­ prochements et des séparations que règlent un grand nombre de processus logiques, plus ou moins complexes et raffinés. A partir de la masse des premières connaissances encore non critiquées, non coordonnées, l’esprit s’efforce d’atteindre la stabilisation d’une certitude entière et d’une parfaite clarté. Et comme cette certitude n’est immédiatement trouvée que pour un certain nombre de principes premiers, elle devra, pour tous les autres jugements, être cherchée dans la con­ naissance de la cause qui fait que la chose jugée est telle et ne peut pas être autrement : sa cause propre et nécessaire. C’est cela qui, sur le plan de la connaissance humaine, reçoit en propre le nom de science : une connaissance certaine par les causes ou les raisons d’être. De la saisie des premiers principes, la science se distingue en ce que le jugement auquel elle s'arrête n’est pas immédia­ tement évident ; le rapport des deux termes qu’il unit est vu vrai sous le rayonnement d’un troisième ttrmc.en lequel apparaît la raison de l’appartenance du terme prédicat au sujet. Ce moyen terme, qui, dans le type parfait de la science est la définition du sujet, est l’élément essentiel de la con­ naissance scientifique : c’est en lui que, pour ainsi dire, passe la connaissance en tant que scientifique, en lui qu’elle sc spé­ cifie ; aussi est-il sa lumière objective, le motif déterminant de sa certitude. Avant d'apporter à cette notion très générale les nuances que rend indispensables l’état très diversifié de nos sciences, il convient de souligner deux points particulièrement importants. Ir4; ■ la théologie, intelligence de la FOI ■ ■ -........... — ------ -— 9 ------------------------------------- Ko Le moyen terme, dans la démonstration scientifique, n’a yaleur de moyen que s’il est d’abord perçu dans son identiK> fication immédiate aux autres termes, s'il est d'abord perçu K en son rôle de principe. Cette saisie est indispensable au raibonnement scientifique. Voilà pourquoi, si la connaissance scientifique se distingue de celle des principes immédiats, Mie la suppose nécessairement. Elle est suspendue à cette intuition foncière, non seulement en ce sens quelle part d’elle, mais parce qu’elle demeure sous sa lumière actuelle, elle en B est tout entière pénétrée et vivifiée, elle dépend d’elle en sa E propre certitude et en sa propre clarté. On ne souligne pas f toujours suffisamment cette place, cette permanence, au F cœur de toute science, même très développée, de cette nécesF saire intuition de ses principes. Par elle seulement, la science f.’ est vivante et échappe au formalisme dont la menace, si elle ’ perd le contact de sa source vive, un trop lourd appareil lo­ gique. Objets d’intuition, les principes communs qui expriment les lois foncières de l'être ; objets d’intuition, les définitions • qui sont pour une science scs principes propres et qui, même i si elles sont atteintes et manifestées par des procédés logiques r complexes, ne sont jamais à proprement parler dépendantes !i de ces procédés discursifs, ne sont jamais « démontrées » mais saisies. Toute science humaine est progressive, et s’acquiert par un labeur personnel ; il ne suffira donc pas d’en connaître les conditions à son état terminal et parfait, il importe d’ana­ lyser ses démarches, son mouvement d’ensemble. Le but idéal de toute science est d’arriver à l’explication d’un certain donné1 : expliquer, c’est assigner la raison d'être, la cause propre qui rend pleinement intelligible une vérité formulée encore seulement dans l'ordre du fait, dans l’ordre de la con­ statation. Cela suppose évidemment une phase antérieure de constatation et de recherche. Aussi toute science, comme toute démarche intellectuelle, commence-t-elle par une accep­ tation, par la constatation d'un certain donné, d’un certain ordre de réalités ; ce donné, elle n’a pas à le construire, mais à le connaître : sa première tâche sera d’en faire l’investigation et la critique, ce qui veut dire l’examiner et le formuler à sa propre lumière. Ce sera la phase de la constatation. Là-dessus,i. i. Nous nous plaçons, bien sûr, dans la perspective de saint Thomas et d’Aristote sur la finalité purement spéculative du savoir comme tel : la fin propre de la science n’est pas de faire bien vivre, mais de faire bien connaître. ΙΟ REVUE THOMISTE l’effort caractéristique de la science comme telle est de se mettre en quête des causes (c’est, dans le vocabulaire thomiste, le stade de V invention scientifique), de chercher à ramener la multiplicité des données ainsi constatées à l’unité d’une synthèse autour des notions explicatives : les causes. On arrivera alors à Γexplication (dans le vocabulaire thomiste, c’est ici le stade de la science constituée, le jugement définitif permettant la synthèse « in via judicii »). 3. Diverses sortes de sciences et diverses phases de la science. — Mais c’est là un schème idéal ; et, pour une méthodologie concrète, adaptée, il importe de le comprendre avec beaucoup de nuances. Et tout d’abord, il y a divers types de sciences. Quand nous voulons déterminer l’idée générale de science, en donner la définition, nous la considérons à l’état pur, en son type parfait, bien dégagé des sciences différenciées que nous connaissons. En fait, nombreuses sont nos sciences, très inégalement par­ faites, réalisant avec des différences considérables le schème que nous avons décrit. M. J. Maiitain note avec raison, dans « les Degrés du Savoir », que notre science ne progresse pas feulement en extension, mais aussi en sa « morphologie noétique interne ». Des disciplines nouvelles se dégagent peu à peu du fond de la connaissance infra-scientifique et se haussent progressivement au niveau de la science. Leur caractère scien­ tifique ne se manifeste que peu à peu. Le même auteur fait remarquer que dans la logique tho­ miste, la notion de science trouve dans la métaphysique sa réalisation naturelle la plus typique ; la description qu’on en fait subit normalement l’attraction de cette réalisation pri­ vilégiée. Les autres sciences, surtout celles du « premier degré d’abstraction », et plus encore les « sciences pratiques », pré­ sentent par rapport à cette notion idéale des déficiences plus ou moins profondes. Dans la noétique de beaucoup de mo­ dernes au contraire, l’idée de science est toute dominée et comme attirée par les sciences expérimentales. Selon une ter­ minologie devenue courante, n’est « scientifique » que ce qui est expérimentalement vérifiable ou établi sur des documents irréfutables. A cette science, dite « positive », on oppose alors la « philosophie ». Cette différence de perspectives est la source d'équivoques trop fréquentes, — même, nous le verrons, pour la théologie. Mais aussi cela permettra d’étendre le nom de science à des disciplines auxquelles le schéma traditionnel LA THÉOLOGIE, INTELLIGENCE DE LA FOI II ne s’applique plus qu’en un sens tout différent, l’histoire par exemple1. Dans Y élaboration de la science (la science « in fieri »), il y a compénétration étroite de ces deux phases d'observation et d’explication ; il y a un va-et-vient continuel des premières constatations à une explication fragmentaire, parfois à une explication provisoire (hypothèse) ; puis, de l’explication à de nouvelles constatations. Il n’est certes pas nécessaire d’avoir épuisé le champ de la constatation avant d’aller à la recherche des causes. B B B. B B 4. La constatation scientifique. — Ces remarques nous conduisent à une notion essentielle que M. J. Maritain a mise en lumière2. La constatation fait -partie de la science à laquelle elle fournit son donné, elle se fait à sa lumière propre ; elle . ne relève pas d’une connaissance commune antérieure ; c’est B au contraire une loi absolue de la logique des sciences qu’une ■ observation, un « fait », n’intéresse une science que vu à sa I lumière, critiqué par elle. Un fait brut n’est pas un fait scienI tifique. Une seule observation scientifique vaut infiniment B mieux que beaucoup de vagues témoignages ; en tous cas, I elle seule est immédiatement assimilable à la science que ce I fait intéresse. I De même un fait brut ou un fait scientifique ne sont absoI’ himent pas encore des « faits métaphysiques » ; ils ne le seront que conçus et formulés en termes d’être. — Un fait quelconque du passé n’est pas un fait historique ; il ne le sera et ne sera assimilable à l’histoire scientifique que critiqué et contrôle • par elle. Il y a infiniment plus de faits réels que de faits histori­ ques au sens ainsi défini ; il y a beaucoup de faits pseudo­ historiques. Seul un fait dûment contrôlé par les méthodes de la critique pourra être justement donné comme appartenant à la science historique. — Nous verrons que la théologie ne (fait pas exception à cette loi. C’est aussi à sa propre lumière qu’elle constate son donné et les divers faits qui l’intéressent. Ce qu’elle n’a pas préalablement examiné et critiqué (d’une critique théologique) lui reste strictement inassimilable. Et il ne faut pas croire que l’observation, et la constatation I r * ~______________________ ■ ■■ * i De riiistoirc, la tendance & 1’ « explication » n’est certes pas absente, mais ce n’est plus du tout le même t d’explication, ce n’est plus l’explication par Tcsscncc. 2. Ci. I. Mahitaîn, Les Degrés du Savoir, !re Partie, ch Irr. Voir également YvBS Simon, La science moderne de la nature et la philosophie (Revue Nio-Scolast. de PhiL. février 193b). 12 REVUE THOMISTE scientifique qui en est le fruit, soient chose facile, une tâche dont on s’acquitte aisément. Il est vrai qu’en métaphysique il suffit généralement d’observations très simples ; la difficulté est dans la recherche des causes, dans le passage aux définitions réelles et distinctes ; mais dans beaucoup de sciences, la seule constatation exige un très grand labeur, l’emploi de méthodes minutieuses et raffinées. Pensez à tout le travail d’expérimen­ tation que requièrent les sciences de la nature pour déceler un fait vraiment scientifique, pensez aux démarches minu­ tieuses de la critique historique. C’est l’intelligence, avec toutes ses ressources, en pleine conscience des exigences propres de la science qu’elle poursuit, en un mot, à la lumière de cette science, qui s’applique à cette tâche ; l’intelligence avec aussi (surtout lorsqu’il s’agit de singuliers observables) ce qu’en langage courant on appelle le «flair» et qui suppose, outre une certaine dose d’imagination, cette sorte d’instinct par connaturalité que développe dans un esprit la présence d’un habitus scientifique à l’égard de son objet1. II. — La foi et son objet 5. La lumière de foi. — Le « sujet » dont notre théologie entreprend l’étude, c’est Dieu ; non pas, disions-nous, Dieu tel qu’il est manifesté à notre raison par ses créatures, mais tel qu’il s’est révélé : c’est-à-dire, tel que lui-même il se connaît, tel qu’il est en lui-même. Et ce sera, secondairement, en réfé­ rence à Dieu, l'ensemble de ses œuvres pour autant que cette révélation nous éclaire sur elles : la création et la montée vers Dieu des êtres créés, et cette économie providentielle en la­ quelle se sont inscrits les vouloirs divins : Incarnation, Ré­ demption par la Croix, Église, sacrements, etc... Tout cela constitue pour notre esprit un objet strictement surnaturel : la vie intime de Dieu et ses participations dans les créatures. Un tel objet ne constituera pour nous un « donné » que si nous sommes élevés à le connaître par une lumière proportionnée. Pas plus que le sens ne saisit une idée, notre x. Ces notations tout à fait sommaires ne trouveraient leur entière justification que dans un exposé complet d’une doctrine où tout se tient. On peut se reporter aux Commentaires de saint Thomas et de Cajetan sur les Seconds Analytiques d’Aris­ tote et à VArs Logica de Jean de Saint-Thomas. Au point de vue des remarques plus particulières que nous avons faites, il y aurait lieu de développer la doctrine contenue dans les textes suivants : Aristote, Seconds Analytiques, 1. II, c. 1 et 2 (des quatre questions scientifiques et de leurs rapports), avec les commentaires de saint Thomas et de Cajetan sur ces passages. Voir aussi Sansevf.rino, Logica, vol. III, d. 166-186, et plus spécialement les précieuses élucidations de J Maritain dans la frçmfcte Partie des Degrés dit Savoir. LA THÉOLOGIE, INTELLIGENCE de la Eoï 13 raison laissée à elle-même ne peut entrer, dans les secrets de l'Être divin. Et il ne lui suffira pas, pour une connaissance authentique, de la seule présentation extérieure en énoncés humains de ces mystères qui la dépassent : nous n’en saurions pas plus que l’archéologue qui découvre une tablette aux caractères encore indéchiffrés : il voit fort bien l’écriture, mais celle-ci n’a pour lui aucun sens. La révélation surnaturelle implique un secours intérieur donné à notre esprit, une illu­ mination gratuite qui l’élève à un niveau supérieur de connais­ sance. Λ vrai dire, la seule lumière créée adéquate à cet Objet qu'est l’être divin en lui-même, c’est la lumière de la vision béatifique, la « lumière de gloire ». Dieu alors se montrera « à découvert », nous le verrons face à face, « tel qu’il est », selon la promesse de l’Écriture. Et dans cette lumière, notre connais­ sance de Dieu, notre théologie même, celle que notre esprit con­ struit à sa mesure (de la manière que nous dirons) atteindra son état parfait, celui de la pleine évidence et de l’entière clarté. Ici-bas, le même Objet surnaturel nous est offert par la révélation de Dieu ; mais il n’est pas vu directement, il nous est décrit par Dieu lui-même. Dieu nous en donne son témoi­ gnage. Le mode de la révélation est tout autre. Par rapport à l’état de gloire, l’état présent est un apprentissage, une initia­ tion : avant de savoir ce qu’est Dieu, nous devons commencer par l’en croire. Λ l’ensemble des énoncés par lesquels Dieu s'est fait connaître à l'humanité et qui constituent la révélation objective, sa proposition extérieure, s’ajoute, dans l’esprit de ceux «qui entendent la voix du Père », cette grâce de lumière et d'adhésion que nous appelons la foi surnaturelle, la foi infuse Cette lumière est essentiellement surnaturelle. Elle ne l’est pas seulement parce que c’est Dieu qui la donne ; ou parce que les énoncés sur lesquels elle porte viennent aussi de Dieu ; elle l’est en elle-même et par la nature de la con­ naissance qu’elle procure, parce que l’objet propre qu’elle atteint dans ces énoncés, c’est Dieu en sa vie intime et que le motif par lequel elle y fait adhérer, c’est le témoignage de Dieu, — témoignage non point perçu par ce raisonnement qui s’appuie par exemple sur la constatation des miracles et reste d’ordre tout naturel, mais perçu par la foi même comme inclus dans la présentation de l’objet surnaturel. Le motif de la foi divine n’est pas rationnellement vu ou déduit, il est lui-même suri. Cone. Vat., Scss. III, c. 3 : « Licet autem fidei assensus nequaquam sit motus animi caecus : nemo tamen evangelicac praedicationi consentire potest sicut oportet ad salutem consequendam, absque illuminatione et inspiratione Spiritus Sancti, qui dat omnibus suavitatem in consentiendo et credendo veritati >. (Denz., 1791)· Î4 REVUE THOMISTE naturellement cru. Il est tout ensemble pour la foi objet et motif. Et s’il est parfaitement vrai que la révélation ne de­ meure pas sans témoignage aux yeux de la raison et qu’elle lui offre au contraire la plus solide crédibilité, il n’est pas moins certain, dans la théologie de saint Thomas, que le seul motif suffisant d’une adhésion surnaturelle et infaillible est surnaturel lui aussi. Le mot « lumière » appliqué à la foi ne doit pas tromper. Il s’agit bien de foi, non d’évidence ; donc de tout autre chose que d'une lumière scientifique. La foi ne raisonne ni ne prouve ; elle adhère, sous l’impulsion de la volonté mue par Dieu, à raison de la Véracité divine, à la vérité de ce qu’il nous a dit de lui-même et de ses œuvres. Cette participation de la volonté à la foi est essentielle. La foi n’est pas la simple profession de certaines manières de voir, l’acceptation intellectuelle de certaines idées ; elle suppose indispensablement un engage­ ment de la volonté libre, une acceptation de la personne. L’Objet divin n’est pas assez clairement présenté pour que sa seule vue suffise à en découvrir la vérité ; il faut s’en rapporter à celui qui nous le propose et cela ne saurait se faire sans un mouvement affectif de confiance en cet incomparable Témoin. Certes, c’est à l’intelligence que le Témoignage se propose, et c’est dans l’intelligence que résidera essentiellement la vertu surnaturelle qui lui permet de le saisir en même temps que les objets dont il affirme la vérité. Mais l’adhésion à cette vérité ne s’explique en définitive que par le choix libre de la volonté, elle-même surnaturellement élevée et portant l’esprit à la foi par un premier amour qui est tout ensemble désir de la Béatitude ainsi annoncée et confiance en Celui qui l’annonce. Si, par l’adhésion à la vérité révélée, la foi se trouve au prin­ cipe de tout ce qui sera progrès de notre connaissance surna­ turelle de Dieu avant la vision béatifique, par ce premier engagement de la liberté personnelle, elle est aussi au prin­ cipe de cette profonde et intime vie d’affections surnaturelles que d’autres vertus viendront constituer et développer, mais dont elle inclut en elle-même le premier mouvement h C’est i. C’est une des difficultés de nos analyses que, nous obligeant à distinguer soigneu­ sement ce que nous devons ne pas confondre, elles nous exposent parfois à paraître oublier les cléments sur lesquels ne porte pas immédiatement notre étude. Cela est particulièrement à redouter dans la définition de notre connaissance surnaturelle de foi : une^attcntion trop exclusive, soit à sa part intellectuelle, soit à son élément volontaire, risque d’infléchir la recherche vers des considérations exactes mais par­ tielles et peut-être pas assez Conscientes de leurs limitations. Le propos même du présent travail nous obligera à insister beaucoup plus sur le caractère intellectuel de la foi que sur le rôle de premier plan que la volonté joue dans sa constitution et dans son progrès. Que Ton veuille bien croire que ce n’est pas méconnaissance LA THÉOLOGIE, INTELLIGENCE DE LA FOI *5 en continuité avec ce premier élan, en le dépassant sans le sup­ primer, que la volonté, recevant encore de Dieu les vertus d’espérance et de charité, se portera vers lui de tout son poids et, par un choc en retour inévitable, viendra affermir et animer l’adhésion même de la foi et sa pénétration surnaturelle. Mais, dans l’intelligence même, que fait la foi? Son rôle précis est de garantir, de faire tenir pour absolument sûres un certain ensemble de vérités surnaturelles que notre science ou notre expérience ne sauraient rejoindre ou vérifier. Les termes mêmes en lesquels ces vérités nous sont formulées ne nous seraient directement intelligibles qu’en leur significa­ tion naturelle, en leur signification dans le langage de l’être créé qui est le nôtre et selon ses catégories (comme, de la tablette indéchiffrée, l'archéologue ne voit que les caractères sans saisir le sens) ; mais, illuminés par la lumière de foi, ces termes prennent devant l'esprit du croyant, valeur de significa­ tion surnaturelle', au lieu de porter seulement l’esprit jusqu’à leur signifié naturel, ils le conduisent à leur signifié surnaturel, ils sont pour lui le moyen d'une connaissance qui se termine à la réalité divine en cela même qu’elle a de réservé, d’in­ connaissable naturellement à toute créature. Cela n’ajoute absolument rien à leur contenu conceptuel, mais fait précisé­ ment que, unis par le verbe être qui exprime notre adhésion, ces termes deviennent vraiment pour notre esprit moyen formel d’atteindre la Réalité divine surnaturelle. De toute connaissance naturelle (qui n’est pas une simple réflexion logique ou grammaticale sur l’énoncé lui-même) il est vrai de dire avec saint Thomas qu’elle ne se termine pas à l’énoncé mais à la réalité signifiée : « non terminatur ad enuntiabile, sed ad rem w1 ; mais pour la foi, il y a ce sens nouveau que la réalité en question n’est autre que Dieu surnaturel, tel qu’il se connaît lui-même et n’est naturellement accessible à aucune connaissance créée. La foi infuse fait que ce soit à lui que la connaissance véritablement se termine. Voilà pourquoi, entre la foi surnaturelle et une foi humaine qui serait donnée à une vérité révélée à raison de sa crédibilité naturelle ou pour tout autre motif (la foi humaine de l’hérétique, par exemple), il y a proprement équivoque ; ce ne sont pas du tout les mêmes* i. ou mésestime, mais nécessité de méthode. Nous pensons au contraire que c'est par cette première et essentielle dépendance où elle est de l’amour ouc, sur l'iùtervention d'autres vertus et des Dons du Saint-Esprit, la foi se prête à cet épanouissement qu'est pour elle la connaissance mystique, expérimentale, de Dieu-Trinité. i. ΙΓ-ΙΙ, i, 2, ad 2um. ι6 revue thomiste connaissances, alors même que la vérité de part et d’autre est exprimée en termes exactement identiques. Grandeur et misère de nos formules de foi ! Elles sont, par le fait de l’infirmité du langage humain, la traduction infiniment déficiente d’une Réalité qui les déborde de toute part ; elles sont, pour une connaissance surnaturelle qui ne trouvera sa vraie proportion que dans le face à face de la Vision béatifique, un conditionnement inférieur ; elles sont par suite pour tout l’ensemble de notre vie surnaturelle le principe d’une infirmité caractéristique du temps d'épreuve que nous traversons. Mais ne méconnaissons pas leur grandeur : à cette Réalité souveraine qui les déborde, elles conduisent vraiment notre esprit, c’est à elle qu’elles le conforment, c'est à cet Objet que par elles notre intelligence s'assimile. Grâce à elles, s’établit entre nous et lui ce rapport de conformité irréfragable qui est celui de la vérité spéculative ; par elles, la Réalité inaccessible s’exprime en nous valablement ; elle entre dans le champ de notre raison surélevée, elle y pénètre, elle y habite, selon le mode de cette raison, il est vrai, mais d’une manière qui réalise encore absolument la notion même de vérité spéculative. Nos énoncés conceptuels deviennent une expression, déficiente parce qu’humaine, mais purement et simplement valable, objectivement conforme, malgré leur pauvreté, à ce qui est en Dieu, à ce qu'est Dieu. 6. L’objet de foi dans Γ Église. — Notre foi cependant ne repose pas sur une révélation à nous faite directement, sur une révélation privée ; elle rejoint une révélation publique qui fut un événement temporel, ou plutôt un ensemble d’évé­ nements temporels, car elle a duré fort longtemps et s’est développée d’une manière extrêmement lente et progressive. Ce que Dieu a dit n’est pas infusé directement par lui à notre intelligence, cela lui est transmis, transmis par cet organisme divinement institué qu’est l’Église. L’Église a reçu le dépôt objectif de la révélation divine ; il lui appartient de le proposer à toutes les générations, à chaque intelligence d’homme. La vie même de l’Église assure la continuité de ce dépôt : nous n’avons pas à le rejoindre comme une lettre morte, si éloignée de nous en sa rédaction que nous resterions anxieux de l’exac­ titude des moyens historiques ou archéologiques par lesquels nous la. rejoindrions, nous le trouvons dans l’Église actuelle, l’Église vivante, conservé, éclairé et infailliblement proposé. Elle a le trésor des Saintes Écritures, elle est tout cnricliie LA THÉOLOGIE, INTELLIGENCE DE LA FOI 17 de la grande mémoire de la Tradition. Nous ne rejoignons ce trésor, comme source de foi, que par elle. Il ne faudrait cependant pas croire que l’autorité de l’Église soit le véritable et profond motif de notre adhésion surna­ turelle. Cette infaillible autorité est nécessaire à une authen­ tique présentation dans la diversité des temps et des lieux et dans l’éloignement où nous nous trouvons de l'intervention divine révélante. Mais ce qui motive notre adhésion, ce qui par conséquent la qualifie comme connaissance et en justifie la valeur, c’est la révélation divine surnaturelle se rendant témoignage dans l’esprit du croyant lui-même. La médiation de l’Église est la condition indispensable d’une rencontre authentique avec la vérité révélée, pour nous qui ne la rece­ vons que par intermédiaire, car il faut bien que cet inter­ médiaire soit indiscutable dans l’ordre même de la vérité, donc infaillible. Elle ne saurait prendre la place de la révéla­ tion ni se substituer au Témoignage de Dieu révélant sur quoi repose tout l’ordre de la foi. C’est avec ce Témoignage divin que, grâce à l’Église, notre esprit est mis en continuité ; il est vraiment « à son école », il reçoit de lui la vérité, il est directement ouvert sur le mystère de Dieu, il s’en nourrit. L’Église, en offrant un Credo quelle a en grande partie formulé et dont elle garantit la foncière identité avec cela même que Dieu a révélé, n’offre pas à la raison un grimoire inintelligible que la foi consisterait à accepter avec soumis­ sion ; cet exercice ascétique et peut-être méritoire ne traduit en rien le processus essentiel de la vie de foi. Certes celle-ci comporte une soumission (« obsequium fidei »), mais on la tralrirait en la définissant essentiellement connue une obéis­ sance. Elle est vraiment et essentiellement, elle est avant tout une connaissance, une conformation de l’esprit surélevé au mystère divin. C’est par là qu’elle est théologale et la racine nourricière de toute notre vie surnaturelle. Elle nous fait entrer, autant qu’il nous est possible avant la Vision, dans la connaissance même que Dieu a de soi. Nous avons parlé du « Credo ». Cela introduit une con­ sidération essentielle pour comprendre ce qu’est notre foi et ce que sera notre théologie. Il suffit d'avoir pris contact avec les sources de la révélation telles qu’elles sont conservées par l’Église dans leur richesse et leur diversité pour se rendre compte que tous les énoncés qu’elles contiennent, s’ils ont, dans la mesure où ils sont révélés, exactement la même autorité, la même certitude, parce qu'ils sont atteints sous le même —1-*. 18 REVUE THOMISTE motif, h’ont cependant pas, comme connaissance, le môme « intérêt », la même valeur de vie théologale. La façon même dont la révélation s’est faite, la lente et progressive pédagogie qu'elle a suivie pour entrer peu à peu dans l’esprit et le cœur de l’homme, font que son objet essentiel a été proposé en même temps que d’autres vérités, ou naturelles ou toutes contingentes: que celles-ci soient englobées dans la révélation, c’est acci­ dentel ; elles n’y sont pas pour elles-mêmes, mais pour servir à la révélation de l’objet essentiel. Cet objet, nous dit saint Thomas, c’est substantiellement la Réalité dont la vue fera notre béatitude1. Pour prendre le même exemple que lui : s’il est garanti par l’inspiration divine qu’Abraham eut deux fils, cela ne souffre pas plus de doute pour un croyant que la vérité de la vocation de l’homme au salut ; mais alors que cette seconde vérité est essentielle à l’objet de foi qui sans elle ne serait pas complet, la première n’a avec lui qu’un lien de fait. La vocation de l’homme à une béatitude surnaturelle fait partie de la substance même de la foi. Cette « substance » de l’objet de foi n’est pas un ensemble indistinct, uniformément obscur ou uniformément éclairé : c’est un tout organique dans lequel sc discernent un certain nombre de vérités fondamentales, disons avec saint Thomas et tout le langage chrétien, un certain nombre d'articles. Ceux-ci sont les formulations plus explicites que rend néces­ saires une spéciale obscurité dans l’objet essentiel de la foi, une spéciale raison de mystère. Et c’est d’eux que le Symbole organisé et défini par l’Église nous présente le résumé. Ce que nous disions plus haut des formules de foi, c’est très spécialement des articles qu’il faut l’entendre. En eux se trouve pleinement cette valeur de vérité surnaturelle et de vie théo­ logale, d’élévation jusqu’à la connaissance divine ; c’est eux qui sont si profondément nourrissants pour l’esprit. Or il appartient à l’Église de les définir, d’en fixer le sens véri­ table, de les expliquer authentiquement. Ils font par là appel à son autorité. Et c’est par ce côté qu’ils deviennent dogmes. La notion de dogme ne traduit pas exactement celle d’article de foi, elle met l’accent sur une autre note, celle de définition et de proposition universelle par l’Église ; un dogme nouvel­ lement défini n’est pas nécessairement un nouvel article de foi, ce peut être un aspect nouveau d’un article déjà formulé, ce peut même être une vérité moins essentielle ; mais les deux 1. 11-11, i, 8. LA THÉOLOGIE, INTELLIGENCE DE LA FOI K) notions sont voisines et ne doivent pas être séparées. Il y a danger, en insistant sur le caractère d’autorité et d’obligation précise qui s’attache à une formule dogmatique à raison de la définition dont elle a été l’objet (comme si la foi était d'abord une obéissance), de laisser dans l'ombre sa valeur propre de vérité surnaturelle et de vie chrétienne. Mais il faut inver­ sement se garder de méconnaître l’immense bienfait qu’est pour notre esprit, au point de vue même de sa vie théologale, une formule de foi plus précise. Ce n’est pas en vertu d’une acceptation aveugle, c’est bien comme vérité que l’objet de foi agit dans notre âme, et c’est par des notions dont la défi­ cience ne tient pas à leur précision mais à leur infériorité que notre esprit est élevé à se conformer, dans l’ordre de la vérité surnaturelle, à l’être divin. Pouvoir dire en pleine cer­ titude de foi divine que le Fils est consubstantiel au Père n’enlève pas le mystère, mais c’est pour cette foi, dans l’esprit des hommes, un .vrai et important progrès sur un état antérieur d’informulation dans lequel la même vérité assurément était crue mais non précisée en sa distinction. Ce dernier exemple introduit une nouvelle considération : le progrès dans l’explicitation de la foi. Par sa présence en l’Église, l’objet de notre foi est entre dans l'histoire. 11 y a pris, par la force des choses, une nouvelle « dimension ». L'his­ toire de la révélation proprement dite s’est achevée avec le Christ et les Apôtres, dans l’enseignement de qui elle s’est consommée. Inachevée pendant des millénaires, reprise à certaines périodes et progressivement complétée, elle s'est terminée alors ; désormais la révélation est close ; elle fait partie du passé, elle n’a plus d’histoire1. Mais une autre his­ toire commence. L’objet révélé a été confié à l’Église, il est entré dans sa vie, il sera en elle toujours présent : non point comme un souvenir qui se transmet de génération en généra­ tion, mais comme un ferment toujours agissant sur la pâte humaine, comme un ensemble de vérités, toujours annoncées, toujours nouvelles. L’Église les possède et les prêche, elle les propose, elle en adapte les formules aux nécessités intellec­ tuelles des groupes humains comme des individus et des diverses générations. Elle conserve et elle explique, elle définit. Et après l’histoire de la révélation, close avec la mort du dernier Apôtre, c’est la vie (et par conséquent l’histoire) du dogme qui a commencé. L’objet de foi peu à peu devienti. i. Cf. la proposition condamnée par le Décret Lamentabili: « Revelatio, objectum fidei catholicae constituens, non fuit cum Apostolis completa ·. Denz. 2021. 2Ô rRvue ïhôMisTE -- -----------------~—'· I ■ ■ --------------- ----- ■ ... — ... ■ - — ...— ,· 1 dogme plus explicite, selon le progrès même de la conscience que l’Église est amenée à en prendre. La vérité divine dans l’Église ne se conserve que vivante, mais vivante à la manière d’un organisme qui garde, en ses développements les plus considérables, sa parfaite identité. Il n’y a pas aujourd’hui plus de vérité révélée qu’au IIe s. de l'isglise, mais la vérité révélée est plus distinctement connue, plus explicitement proposée : « eadem fides magis exposita1 ». De ce progrès, c’est assurément l’Église, infailliblement assistée par le SaintEsprit, qui est le véritable auteur ; comme il lui appartient de formuler et d’ordonner le symbole2, il lui appartiendra au cours des temps d’expliciter un aspect resté implicite quand se produira un de ces heurts de la raison à une obscurité, à un mystère spécial, que saint Thomas donne comme le motif de la distinction des articles. Les occasions du reste en sont multiples. La plus profonde peut-être, quoique moins visible que d’autres parce que son action est plus, continue, c’est l’évolution même de la civilisation et de la culture : elle ne peut aller sans que de nouvelles questions soient posées sur le sens et la portée des enseignements divins, et l’Église leur répond par son Magistère ordinaire bien avant d’avoir recours à l’exercice solennel de son pouvoir d’enseignement. « Tout fait de civilisation peut être le point de départ d’un mou­ vement doctrinal dans l’Église3 » ; et ce mouvement doctrinal pourra être à son tour l’occasion de la formulation plus dis­ tincte d’une vérité de foi. L’occasion la plus habituelle, on l’a bien souvent signalé, c’est l’hérésie ; et saint Augustin en­ seigne que si Dieu permet l’hérésie, c’est parce qu’il en tire ce grand bien. « Improbatio quippe haereticorum facit eminere quid Ecclesia tua sentiat et quid habeat sana doctrina4 ». Une vérité déjà présente dans le dépôt révélé, mais encore latente dans la conscience de l’Église, s’élève jusqu’à la pré­ cision explicite. C’est donc, en fait, un intense travail de l’esprit que suscite la présentation à l’intelligence humaine des vérités révélées. Cette intelligence en effet ne peut pas rester indifférente à des énoncés dont la foi seule garantit la vérité, mais dont l’intel­ ligibilité s'offre à elle, et qui, au surplus, concernent les objets x. II-II, x, xo, ad 2uin. 2. 11*11, x, ίο 3. Cavallera, A propos de la vie du Dogme, Bull, Litt, Eccl., Avril-Juin 194a, P· 4. Confess,, 1. VII, c. 19, 25. LA THÉOLOGIE, INTELLIGENCE DE LA FOI 21 les plus nourrissants pour l'esprit, les plus « intéressants », les plus décisifs pour la vie humaine. Elle mettra tout son effort à développer cette intelligibilité. Pour rejoindre des formules classiques, le croyant cherchera à comprendre par l’intelligence ce qu’il tient déjà par l’autorité, il se mettra à la recherche de 1’ « intellectus fidei ». III. — La Théologie A. Structure de la Théologie η. Naissance et structure de la théologie. — Alors commen­ cera la théologie. Comment naîtra et se développera cette < intelligence de la foi » ? Sera-ce par l'exercice de la vertu même de foi? Impos­ sible : celle-ci ne raisonne, ni n’analyse, ni ne fait « comprendre », elle adhère. Sera-ce par simple application au donné de la foi d’une lumière purement rationnelle (la lumière des premiers prin­ cipes) et de méthodes logiques définies ? Pas davantage : il n’y aurait aucune proportion avec le donné de foi, on bâ­ tirait une chimérique métaphysique du sacré, toute dépendante de ses propres catégories rationelles, et tout au plus propor­ tionnée à la foi humaine, naturelle, dont je parlais tout à l'heure. Ce sera au contraire par la mise au service de la foi sur­ naturelle de toutes nos ressources intellectuelles dans le but d’amener autant que possible l’intelligibilité des vérités de foi à cet état parfait de la connaissance qu’on appelle science. Tel est le rôle, et l’ambition, de la Théologie. La structure de cette discipline et ses diverses fonctions sont fort délicates à saisir en toute précision. Je voudrais en définir brièvement le processus élémentaire et la lumière propre. Son donné, le donné théologique, est celui même de la foi : Dieu révélé, c’est-à-dire, « matériellement », l’ensemble des vérités surnaturelles garanties par Dieu et transmises par l’Église. Cet ensemble n’a valeur de donné pour une discipline visant à être science que comme atteint par la foi, une foi vivante, la foi infuse du théologien. Elle seule donne la cer­ titude des principes à partir desquels la théologie se con­ struira (sur le type logique de la subalternation). Sans cette foi et son adhésion permanente, pas do théologie possible, 22 REVUE THOMISTE mais la pure explicitation naturelle, un commentaire tout humain de données historiques et théoriques (comme serait par exemple une théologie de l’Islam ou du bouddhisme). Supprimer la foi infuse, c’est supprimer toute science théolo­ gique ; la laisser s’endormir sous le développement devenu trop formel de la science, échapper à sa lumière et à son in­ stinct, c’est perdre le contact avec la source vive de la con­ naissance théologique, comme une science qui étoufferait l’intuition profonde de ses principes qui fait sa vie *. Mais si cette lumière de la foi est absolument indispensable à la naissance et à tout le développement de la théologie, elle ne suffit pas à l’expliquer, car, encore une fois, elle n’a rien d’une lumière scientifique. Or c’est dès la -première accep­ tion du donné de foi en vue de son élaboration dans l'intelligence que se dégage la lumière objective caractéristique de la science théologique (l’habitus de la théologie, spécifié par cette lumière ne naîtra qu’après les premiers actes et se développera ensuite). Cette lumière objective, qu’est-elle donc? Exactement ceci : des concepts et des propositions qui par la foi étaient tenus uniquement comme garantis par Dieu, comme purs objets d’adhésion, sont maintenant considérés comme objets d’un mouvement intellectuel qui introduit (sous la foi et sous son rayonnement) une considération ration­ nelle visant à expliciter l’intelligibilité propre de ces concepts, à manifester la connexion de ces propositions, à prendre con­ science des conditions temporelles et historiques de leur révélation à des hommes, des progrès de leurs formulations successives, à grouper certaines d’entre elles autour de celles qui les expliquent, à manifester par le raisonnement toutes leurs implications intelligibles, etc., — bref, comme engagées dans le mouvement caractéristique de l’esprit humain s’ef­ forçant vers un savoir 2. C’est là une lumière intellectuelle originale : ce n’est plus celle de la foi, car s’y mêlent la considération rationnelle et l’inférence ; ce n’est pas celle de la raison seule, car sans l’influence sur elle de la foi, non seulement toute certitude disparaît, mais toutes les notions et propositions perdent leur valeur de représentation formelle du réel divin surnaturel. Ce sont les virtualités intelligibles de vérités essentiellement x. Voir plus haut, p. 9. 2 < Notitia de Dco, \nquanl\un scieitltat utitur Deitate quasi causante ea quac convenire scit Deo: nwwafifion vero fides, utitur Deitate ut testiticantç *. Çajctan. in H H, x, h VIH. LA THÉOLOGIE, INTELLIGENCE DE LA FOI 23 surnaturelles (et objets de foi) qui sollicitent l’intelligence et font naître en elle un type de considération approprié ; autrement dit, les vérités de foi joueront le rôle de principes1. Pour une science, c’est une infirmité de n’avoir de ses prin­ cipes que la foi et non l’évidence. Là est la plus grande fai­ blesse de notre théologie, son infirmité congénitale. Elle se trouve dans un état diminué. Il est naturel qu’elle aspire à l’état glorieux dans lequel ses principes eux-mêmes seront sus à une lumière meilleure. Ils ne seront plus alors fournis par la foi, par une connaissance du type de la croyance, mais par une connaissance parfaite, la science même de Dieu que l’esprit béatifié puise dans la vision de l'Essence divine. C’est d’elle alors que la théologie, humainement développée, dé­ pendra, d’elle qu’elle tiendra sa lumière originelle, — à elle, pour user du terme technique, qu’elle se subalternera. Elle sera toute pénétrée d’évidence, toute traversée par ce grand courant lumineux qui éclairera scs principes. Elle ne connaîtra pas le danger de s’y soustraire, de se développer en construc­ tion artificielle. Ici-bas, c’est par le moyen de la foi qu’elle rejoint cette science bienheureuse. Elle doit rester toute pénétrée de foi surnaturelle, fidèle à sa lumière, encore obscure, mais si supé­ rieure à toute autre : elle trouve dans cette foi son milieu spirituel, sa source jaillissante. Le danger la guette de se jeter parfois à certaines clartés plus faciles, plus immédia­ tement satisfaisantes pour l’esprit raisonneur. Si elle perd le sens du mystère, elle court le risque grave de se déployer en une pure technique rationnelle, en une recherche toute naturelle, dont la mesure objective n’est plus cet appel d’intel­ ligibilité présenté, à l'intérieur de la foi, par une vérité essen­ tiellement surnaturelle, mais dont la vraie mesure devient en fait la seule clarté des principes rationnels. La théologiei. i. On peut caractériser le mouvement essentiel de cette nouvelle discipline par le schéma logique suivant. Dans une démonstration scientifique, selon le vocabulaire aristotélicien du thomisme, le moyen terme est atteint par deux habitus : en tant qu'il fait partie des principes (attribution de la définition au défini, au sujet), il est connu par l'habitus des principes, de qui relève toute connaissance immédiate ; en tant qu'expliquant l’attribution du prédicat au sujet à titre de cause, il est connu par l'habitus scientifique, il est atteint par son rayonnement dans la conclusion nnédiatc) qu'il garantit. Mais toute sa valeur d'explication dépend du fait qu'il est tenu sous la lumière et comme dans le prolongement de la saisie des principes. Ainsi en est-il en théologie : mais ici, l’habitus des principes, c'est précisément la foi infuse dont on voit le rôle essentiel et actuel en toute élaboration théologique. La lumière de la théologie sera donc surnaturelle en son origine et naturelle en sa substance : elle est radicalement lumière de foi, substantiellement lumière de science ; mais cela en une telle continuité qu’elle constitue une science tout à fait à part, supérieure à toute autre, non seulement par son objet, mais par sa certitude, encore qu'elle soit ici-bas en un état fort imparfait pour clic. 24 REVUE THOMISTE décline alors à n’être plus que cette application extrinsèque de la considération rationnelle au dépôt de la foi dont nous parlions plus haut ; elle perd sa lumière originale et toute consistance scientifique propre. 8. Développements de la théologie : complexité et unité. — Il importe de comprendre que dans la première prise de con­ science intellectuelle du dépôt de la foi non plus en vue de l'adhésion mais en vue de Γintellection (intellectus fidei), se trouve en germe toute la théologie selon les diverses lignes de réflexion qu’elle suivra et qui ne manifesteront explicitement leurs exigences et leur structure propres que dans un corps de doctrine constitué : investigation critique du donné pour déterminer ce qui est vraiment révélé ou jusqu’à quel point un énoncé bénéficie de- l’autorité de la révélation (an sit revelatum) ; réflexion historique sur la présentation de la révélation et son développement concret (quomodo revelatum est) ; réflexion spéculative en vue de dégager l'intelligibilité propre des vérités révélées dans leurs connexions et leurs implications et d’en constituer la synthèse scientifique (quid sit quod revelatum est). Dans le travail d’investigation du donné se mêlent nécessairement les méthodes de chacun des deux autres : critique des faits, des textes et des notions ; la réflexion historique sur le passé du donné de foi proposé actuellement par l'Églisc, sur sa présentation concrète dans le temps et son évolution, sert énormément tout ensemble à déterminer ce qui est révélé et à le comprendre, mais son but immédiat est de saisir comment ce qui est actuellement la foi de l'Église a été révélé, selon quel progrès s’est faite son explicitation sans adultération ni changement de sens ; la réflexion spéculative, qui bénéficie de tout ce travail et qui sert elle aussi à ce travail même, tend à comprendre ce que sont en elles-mêmes les réalités révélées (par l'analogie et dans le mystère) ; elle aboutira normalement, si elle naît de la charité et s’y achève, à ce fruit terminal de l’activité théologique : la contemplation (théologique). On appelle Théologie Spéculative ce dernier type de réflexion et le corps de doctrine auquel il aboutit ; on donne aux deux autres (non parfois sans imprécision) le nom de Théologie Positive. A considérer l'ensemble de la discipline ainsi constituée, la théologie positive apparaît logiquement antérieure, surtout en son premier travail : constatation théologique du donné actuellement offert par l'Églisc ; la théologie spéculative LA THÉOLOGIE, INTELLIGENCE DE LA FOI 25 est logiquement une activité terminale, un couronnement. Mais nous savons1 que dans une science encore en élaboration — et la théologie en sera toujours là ici-bas, plus ou moins selon les traités — il y a un va-et-vient continuel de la con­ statation à la recherche des causes et à l'explication ; il ne sera pas indispensable d’avoir parcouru tout le champ de la théologie positive en ses multiples développements pour commencer à réfléchir sur l’intelligibilité du donné révélé et la possibilité de la développer en science ; cette réflexion commence avec la première acception de ce donné et cette acception ne suppose que la présentation actuelle par l’Église et la lumière de foi. En même temps se développera, avec ses méthodes propres, la réflexion historique et critique. Si toutes deux restent théologiques, chacune bénéficiera des progrès de l’autre. La Sagesse théologique est donc une discipline complexe. Les particularités de son objet (strictement surnaturel : Dieu tel qu’il est en soi) et de son état (elle rejoint ses principes en des énoncés humains garantis par une lumière de foi et dont la présentation est engagée dans une histoire) exigent d’elle des fonctions nettement différenciées en leurs méthodes. Nous avons brièvement caractérisé les deux principales : théologie positive et théologie spéculative ; elles ne sont pas seules, on peut en signaler aussitôt une autre : celle par la­ quelle la théologie prend conscience de la position de son objet surnaturel aux yeux de la seule raison et met en valeur devant la raison la crédibilité de cet objet. Ce nouveau dévelop­ pement, l’Apologétiquc, appartient à la théologie elle-même, seule qualifiée pour saisir réflexivement les vraies proportions de son objet et les présenter à l’intelligence1 2. Il suffit en outre de considérer l’immensité du domaine de la théologie spéculative elle-même pour comprendre sa com­ plexité. La synthèse scientifique qu’elle édifie embrassera dans l’universelle extension de son objet secondaire (la parti­ cipation de la vie divine en ses œuvres) des objets de savoir qui, étudiés à la lumière de notre raison, exigent d’elle des disciplines foncièrement différentes. Elle passera du plan 1. Voir plus haut, p. xr. 2. Sur celte notion de l’Apologétiquc, partie de la Théologie Fondamentale, voir Garpeil, La Crédibilité et Γ Apologétique, 2® éd. 1912 ; Garrigou-Lagrange, De Revelatione, 2® éd, 1921. — Noter, du P. Gardeil, cette ultime profession, dans la Préface à · La structure de Laine et l'expérience mystique > (Paris, 1927) : « L'Apo­ logétique est une fonction de la théologie... L’Apologétiquc fonction de la théologie, elle-même fondée sur la foi. est ç|opç bien, malgré sa contexture rationnelle, l’çeuvre de la foi. » (p. IX-X). * >· 26 REVUE THOMISTE de la considération métaphysique et de son vocabulaire à celui de la psychologie ou à celui de la morale ; l’utilisation qu’elle y fera des sciences déjà constituées (en bien des cas elle leur donnera d’ailleurs occasion de se développer) ne l'empêchera pas d’entrer à ses propres fins dans leurs démarches minutieuses, de faire siennes leurs méthodes, leur manière de s’adapter à leur objet particulier. Elle développera toute une psychologie, toute une morale. Pourtant, aucune de ces différenciations ne brisera son unité spécifique : tous ces objets partiels, c’est sous un éclairement identique qu’ils sont offerts à notre esprit et que celui-ci développe en une connaissance stable, scien­ tifique, l’intelligibilité que la révélation lui fait saisir en eux ; toutes ces méthodes diversifiées, relativement autonomes, c’est pour la même fin et au service de la même recherche intellectuelle qu’elles sont tour à tour utilisées, chacune en son domaine, mais aucune n’est adéquate à tout ce que le dépôt révélé nous convie à « savoir ». Ces diverses recherches restent en définitive sous la même lumière, celle que nous avons décrite comme enracinée dans la foi et qui nous fait atteindre dans les choses mieux que leur nécessité physique ou métaphysique : la nécessité qu'elles ont comme termes de la science de Dieu, à laquelle en vérité la théologie nous assimile. I , B. — Le travail de la Théologie 1 LA CONSTATATION THÉOLOGIQUE I 9. La constatation du donné théologique. — C’est à sa propre lumière qu’une science constate son donné; autrement dit, c'est dès cette constatation que la lumière caractéristique de cette science se fait jour et guide déjà les démarches de l’esprit. A cette loi, la théologie ne fait pas exception. Elle doit constater son donné, le placer à son niveau propre. Mais cela, la foi ne l’a-t-elle pas fait suffi animent? Pas précisément : dès cette première acception, les vérités de foi présentent à l’esprit un autre aspect que celui d’être simple objet d’adhésion. Considéré désormais en ses virtualités intel­ ligibles, le donné de foi devient « donné théologique ». Les mêmes vérités qui, d'une part, sont pur objet de foi, vont se trouver d’autre part engagées dans un mouvement intellec­ tuel qui est celui de la recherche du savoir et de la consti­ tution d'une science, où elles joueront le rôle de vérités expli­ | 1 « . LA THÉOLOGIE, INTELLIGENCE DE LA FOI 27 quantes ou de vérités expliquées (par d’autres données de foi). En même temps que vérités de foi, elles sont vérités théo­ logiques. Cela comprendra plusieurs moments : i° d’abord cette première phase antérieure à toute théologie constituée, mais qui en est le germe : l’acception du donné actuel de la foi, non plus en vue de l’adhésion, mais en vue de l’intellection (intellectus fidei) ; 20 puis tout l’effort critique tendant à déterminer plus précisément ce qui est révélé, en quelles cir­ constances, selon quels progrès, etc. Dans l’ensemble des démarches de la Science théologique, cette recherche critique est logiquement première ; en réalité, comme elle est génélalement réflexe, elle ne se développe que plus tardivement, après bien des élaborations doctrinales, par manière de « retour aux sources ». Elle utilise alors tout ce qui est déjà acquis de théologie positive (pour la critique des faits et des textes) et de théologie spéculative (pour la critique des notions), l’une et l’autre critique restant parfaitement théologiques. Il n’y a pas là confusion des plans et des méthodes, mats juste sens de la compénétration, à ce stade, des diverses fonc­ tions de théologie. Le donné révélé est proposé par l’Église et dans l’Églisc : mais comment reconnaître tout à fait précisément ce que l’Église propose comme de foi? Rien n'est plus commun qu’une majoration indue des enseignements de l’Église ; et 1^40 le but de la théologie, dans l’ensemble de son mouvement ■raptentifique, n’est pas de distinguer ce qui est de foi de ce qui ^Enesl’est pas (mais bien plutôt de « comprendre » ce que la foi ■hlûüs enseigne : « intellectus fidei »), ce discernement est ce■npëhdant une de ses préoccupations premières ; c'est un des buts primordiaux de la théologie positive que de disceiner | .et peser 1’ « auctoritas ». Il faudra ici instituer une critique ? .théologique de la proposition de l’objet de foi, appliquer ’ rigoureusement les règles de cette méthode qu’on appelle les « lieux théologiques ». Cette critique mène si loin qu’elle conduira ultérieurement -à un grand développement de la théologie positive, toute une théologie historique, ordonnée au même but final d’inteli ligence de la foi, mais construite avec ses méthodes propres -sur le type des sciences historiques, et dont la réflexion théo­ logique ne pourra absolument plus se passer. 11 arrive en effet que les données de foi les plus authentiques, dans les documents où elles sont puisées, se trouvent mêlées à une 28 REVUE THOMISTE conception du inonde, ou même à une imagerie auxquelles il ne faut pas se laisser tromper. La critique théologique spé­ culative interviendra certes, par exemple pour déceler cer­ tains anthropomorphismes (c’est elle qui manquait à ce moine du désert, dont parle Cassien, et qui ne voulut jamais admettre que le Dieu mentionné dans la Genèse ne fût pas un vieillard à barbe blanche), pour discerner les analogies de proportion­ nalité propre des analogies purement métaphoriques si fré­ quentes dans la Bible. Mais une critique théologique historique sera tout d’abord nécessaire pour déterminer l’exacte portée de certains enseignements en tenant compte de telles in­ fluences qui se sont exercées sur la formulation, de la préoc­ cupation dominante des textes, de leur genre littéraire, etc. C’est ainsi que se développent, avec un labeur infini, les trois grandes parties que l’on peut assigner à la théologie positive organisée. — i° Théologie positive des documents scripturaires : il est assez clair que la révélation est proposée dans l’Écriture (en particulier dans l’Ancien Testament) dans le contexte d’une conception populaire du inonde qui n’est pas celle à laquelle conduisent les données les plus cer­ taines de nos sciences, — et qui n’aurait pu l’être que si Dieu avait voulu révéler en même temps des vérités purement scientifiques, ce qui est tout à fait contraire à l’économie de sa Providence. La révélation, infiniment progressive, s’est trouvée engagée dans le devenir concret d’un peuple, adaptée à scs divers niveaux de culture. Elle a utilisé de fait les genres littéraires les plus divers pourvu qu’ils fussent compatibles avec la vérité divine. Quelques-uns de ces genres, florissants à une certaine époque et adaptés à une certaine culture, peuvent être, pour d’autres âges, mystérieux et déroutants, par exemple les apocalypses. Critique textuelle, littéraire, historique, critique théologique utilisant toutes les autres sous le contrôle de l’Église sont nettement indispensables : il faut une théologie positive biblique, organisée d’après scs exigences et ses méthodes propres. — 2° Théologie positive des témoignages de la tradition : la Tradition proprement dite, source de foi antérieure à l’Écriture et plus large qu’elle, s’a­ chève à la mort du dernier Apôtre ; elle est par définition non écrite ; mais l'ensemble des documents des premiers siècles chrétiens et des écrits patristiques forment une « tra­ dition-transmission » en laquelle se retrouve l'écho de cette Tradition et le témoignage de ce qu’était la foi de l’Église aux premiers temps. Des difficultés d’interprétation analogues LA THEOLOGIE, INTELLIGENCE DE LA FOÎ 29 à celles que rencontre l’exégèse des Livres Saints se présentent dans l’étude de ces documents anciens : ce sont presque tou­ jours des écrits de circonstance où n’est mise en lumière qu’une partie de l’enseignement traditionnel, selon les néces­ sités du moment, que l’histoire a pour but de nous faire re­ constituer. Il faut ici encore une théologie positive patristique. — 30 Théologie positive des enseignements du Magistère ecclé­ siastique. La plupart des documents officiels sont aussi des textes de circonstance ; ils sont généralement destinés à mettre en lumière un aspect de doctrine qui a été méconnu ; ce sont habituellement non des exposés mais des réponses : il est clair qu’on ne les comprend que si on se met en peine de savoir à quoi elles répondent et quelles circonstances ont fait naître la question. C’est toute une immense partie de la Théologie positive qui se développera ici aussi : la théologie positive des documents ecclésiastiques (théologie symbolique). En ces diverses parties, la théologie positive utilise les résultats de l’exégèse et de l’histoire ; elle-même se constitue en une discipline dont l’organisation n’est pas celle de la synthèse théologique spéculative ; elle ne consistera pas à grouper un certain nombre de textes ou de documents à l’oc­ casion des diverses assertions de la théologie systématique ; ou du moins cela est-il une utilisation d’elle qui, pour être valable et assurée, la suppose déjà constituée en ses propres dimensions ; et, en ces propres dimensions, elle se tient très près du développement concret de la révélation et du progrès des formules dogmatiques. Et s'il n’est nullement nécessaire d’attendre que tout ce travail soit fait pour s’adonner à la théologie spéculative, (à laquelle pour ses traités essentiels suffisent le plus souvent les données de foi communes les plus simples, les mieux assurées, telles que les propose l’Église de nos jours), c’est un grand bénéfice, à la fois de vérification et d’enricliissement, que de pouvoir, par manière de réflexion sur des traités déjà constitués en leur substance, prendre conscience de leur solidité. Une étude aussi intégrale que possible de ces immenses domaines de la théologie positive a encore ce très grand avan­ tage qu’elle peut préserver le théologien de certaines étroi­ tesses et de certains durcissements. Ce sur quoi la controverse a été amenée à insister en telle période et en tel pays n’est pas nécessairement ce qui est le plus important en soi. Bien des contingences ont pu faire passer au premier plan de la préoccupation théologique certains points de doctrine en eux- 30 REVUE THOMISTE mêmes moins essentiels, parfois fort secondaires. Et l’effer­ vescence doctrinale ainsi soulevée peut avoir eu pour résultat une intervention du Magistère qui, à son tour, a placé ce point particulier en une plus vive lumière. Une trop rapide étude de la théologie historique peut conduire à surestimer la place dans la doctrine chrétienne, de données ainsi accidentellement mises au premier plan. Une telle erreur de perspective, qui n’a assurément rien de chimérique, trouve un correctif excellent dans une connaissance plus ouverte, plus intégrale, de l’en­ semble des témoignages que nous a transmis la tradition. ίο. La constatation des faits et dès données qui intéressent la théologie. — Le donné révélé est la seule source formelle de science théologique. Mais parce que la théologie est sagesse et qu'elle utilise non seulement toutes les ressources de notre raison, mais au besoin tout notre savoir pour mieux com­ prendre la révélation divine, elle trouve en plusieurs disciplines annexes des renseignements indispensables. Parce que son objet propre, par toute une partie de lui-même, se trouve engagé dans l’histoire et dans les diverses activités et réalisa­ tions de la vie humaine (toute la théologie morale par exemple), la théologie a le devoir d’observer et de recueillir, en quelque domaine qu’ils se présentent, les faits et les données qui peuvent aider à l’intelligence de son objet. C’est ainsi que tout progrès important dans l’ordre de la science ou de la civilisation, de même qu’il peut être l’occasion de la formulation plus explicite d’un dogme, peut être à plus forte raison l’occasion d’un progrès dans l’élaboration théologique’. Certes, ici encore, c’est à sa -propre lumière et en les critiquant rigoureusement d’après ses principes que la théologie pourra s’assimiler ces données nouvelles comme un moyen pour elle de mieux com­ prendre tout ce que contient la révélation. Les progrès de la médecine et de la psychologie expérimen­ tale ont permis de comprendre avec plus de nuances les ca­ ractères complexes de l’activité humaine que la grâce sur­ naturalise, ainsi que le retentissement sur le corps de certains états mystiques. On ne peut plus écrire un traité de démonologie tel qu'on en a écrit aux XVIe et XVIIe ss., ni traiter comme on le faisait alors de la possession diabolique 1 2. L'histoire ici est particulièrement instructive : histoire des 1. Voir plus haut, p. 20. 2. Von le trop bref mais excellent petit livre du R. P. υε Tonquéîjec, S. J. : Arx maladies nerveuses ou mentales et les manifestations diaboliques, Beauchcsne, 1938. LA THÉOLOGIE, INTELLIGENCE DE LA ΓΟΙ 31 sociétés, des doctrines, des civilisations, des cultures. Nous ne donnons pas à un traité théologique deTÉglise l’accent et les formules qu’aurait employés un chrétien du Ier siècle vivant dans la conviction de l'imminence de la parousie ; le retard de cet événement et l’intelligence plus profonde qu'il a fait prendre de l’aflirmation du Seigneur que nul n’en connaît le jour ni l’heure, ont occasionné un progrès pour la con­ science et la pensée chrétiennes. Nous devons aussi, pour parler de l’Église, tenir compte de faits comme le Schisme grec, le Grand Schisme d’Occident, la Réforme : ils nous obligent à préciser l’explication théologique de ce qu'est exactement l’assistance promise par le Seigneur à son Église. Dans le même ordre d'idées, il est clair qu'après l’éveil des nationalités européennes, Écon XIII a pailé des pouvoirs du Pontife Romain avec des discernements plus explicites que Boniface VIII. Il faut donc bien admettre qu’auprès des grands faits de l’histoire la théologie s’instruit et que sa fonction d'observation comprend aussi cela. Ce n’est pas pour la théo­ logie une source formelle qui s’ajouterait au dépôt révélé, c’est un précieux moyen d’explicitation. La découverte de l’Amérique, après avoir fourrri l’occasiorr de développements nouveaux à la morale internationale (par exemple avec Vit­ toria) a posé avec acuité un problème que, depuis lors, la dé­ couverte (ou quasi-découverte) des grandes civilisations in­ dienne et chinoise rend plus pressant encore : le problème du salut des infidèles et de la foi implicite. II serait aisé de multiplier ces exemples ; il importe davan­ tage d’en recueillir l’exacte leçon. Cette leçon, rien ne la fait mieux ressortir que la connaissance des « crises » que la pensée chrétienne a traversées. Sans remonter jusqu’à l’Origénismc et à cette première crise provoquée par les contacts plus approfondis avec la pensée grecque, l’histoire de la théologie, ou plus largement de la pensée chrétienne, offre un grand nombre d’exemples significatifs. On y saisit à la fois le bienfait pour la théologie d'un large contact avec la culture, avec l’ensemble de la vie intellectuelle, de la vie humaine, et le danger que ce contact peut aisément présenter. L’introduction progressive d’Aiistote dansda pensée scolas­ tique tst un fait capital de l’histoire de la théologie et l'exemple d’une crise (dont nous ne réalisons peut-être pas toute l’acuité) qui, heureusement résolue, a abouti à un magnifique progrès grâce à saint Albert et à saint Thomas. — Plus tard, c’est une vue du monde physique qui, pour l'ensemble des esprits (et t 32 REVUE THOMISTE même pour des théologiens), faisait corps avec l’enseignement chrétien, que le grand mouvement scientifique du XVIe s. a ruinée ; de la gravité de la crise, Galilée reste le témoin et le symbole. Λ l’idée qu'une terre, porteuse avant tout de ce sens prodigieux que sur elle s’est jouée le drame du péché, de l’incarnation, de la Rédemption, occupait nécessairement le centre de l’univers, s’est substituée peu à peu l’idée d’une quelconque planète, pièce bien secondaire d’un système solaire, lui-même perdu dans l'immensité des nébuleuses. Par là s’effritaient un ensemble de vues concrètes et de concep­ tions qui avaient donné à plusieurs des dogmes du Credo catholique, un cadre qui paraissait tout naturel. La conception nouvelle n’est certes pas contraire à la foi, la théologie l’a montré depuis, et la pensée chrétienne a parfaitement assimilé cette donnée dont l’apparence était d'abord scandaleuse. Ce heurt n’en est pas moins fort instructif, sur les devoirs et les difficultés d’une théologie qui veut être à la fois solide et avertie. Dans l’ordre de la pensée toujours, l’un des grands faits et sans doute meme le plus grand fait du siècle dernier et du siècle présent est le développement de la méthode et des sciences historiques. Est-il exagéré de croire qu’ici aussi toute une conception de l'histoire du monde est en train de s’écrouler, un peu comme s'est écroulée l’antique conception du système solaire ? Il faut à tout le moins avouer que les horizons de cette Iiistoire et scs grandes lignes sont singulièrement changées et que la pensée chrétienne est amenée à concevoir avec plus de nuances l’économie providentielle de l’éducation surnaturelle et du salut de l’humanité. Ce doit être pour elle l’occasion de nouveaux progrès. 11 est clair que la théologie de la création de l’homme et celle du péché originel ne peuvent pas se désintéresser des découvertes de la préhistoire, et qu’avec la connaissance que nous avons aujourd'hui des civilisations primitives, si fragmentaire soit-elle, on ne peut plus s’en tenir à la perspective et à la chronologie du « Discours sur l’Histoire Universelle ». Λ tout cela, la Théologie doit rester attentive. Ces faits ou ces données nouvelles lui posent des questions qu’il n’est pas indifférent de laisser sans réponse : la crise moderniste, fruit à la fois de la légitime expansion des études critiques et d’une philosoplüe aberrante, l'a bien montré. Mais si bien­ faisante que soit cette observation, elle ne va pas sans danger. Le bienfait est celui que nous essayons de souligner : une intel- LA THÉOLOGIE, INTELLIGENCE DE LA FOI 33 ligence plus profonde ou renouvelée d’un point de doctrine traditionnel ; le danger est celui d’une insuffisante critique, théologique, d'une assimilation prématurée d’un fait dont la théologie n'a pas elle-même encore bien pris les dimensions, qu'elle n'a pas suffisamment examiné à sa lumière propre et selon l’analogie de la foi : un libéralisme intellectuel sans consistance ou un concordisme superficiel et éphémère en seront le fruit. Ici aussi s’applique absolument le principe de la constatation scientifique : un fait quelconque, scientifique ou historique, n’est pas encore une donnée théologique. Il ne pourra l'être, il ne sera pour la théologie une donnée assimi­ lable ou même un problème soluble, que s’il est examiné et » critiqué à la lumière théologique, saisi et formulé en toutes ! les proportions qu’il prend ainsi. Une telle critique suppose ! une théologie vivante en pleine possession de tous ses prin­ cipes. Ce n’est pas en sacrifiant ceux-ci ou en faisant bon i marché de positions traditionnelles que cette assimilation se fera. On l’a justement écrit, des doctrines comme des orgaI nismes : « L’assimilation n’est possible que si l’organisme est [ intègre1 ». I Et ce n’est pas seulement, j’y reviens, avec les disciplines i scientifiques et historiques que la théologie doit rester en Γ contact, c’est avec Y univers entier de la culture. Ceci non plus I n’ira pas sans danger : le glissement est facile d’une considéraL tion strictement scientifique, forcément servie par une tech! nique précise, à une considération d’amateur, plus abordable I et moins exigeante. La théologie doit garder inflexiblement K la haute ligne de son effort scientifique (ceci n'exclut évidemI ment pas, mais appelle plutôt, dans l’ordre non plus de la I recherche rigoureuse, mais de Yexposition, le choix d'un genre I: . 3. Conceptualisation et formulation. 4. Conceptualisation et systématisation. 5. Mentalités. 6. La vérité et l’histoire. IV. Saint Thomas et la théologie unique. V. Conclusion. Sous le litre : L'analogie de la vérité. Réflexions d'un phi­ losophe sur une controverse théologique, le R. P. Jean-Marie Le Blond, S. J., revient, dans les Recherches de Science Reli­ gieuse (1947, n° 2, pp. 129-141), sur un des points qui sont au cœur du débat dont notre Dialogue théologique a réuni un premier dossier. Il ne nomme aucun d’entre nous et ne cite aucun de nos propos, se référant seulement à « la contro­ verse qui vient de s’ouvrir ». Mais il prétend montrer que l’oubli de « points élémentaires, admis de tous », et pour la plupart clairement enseignés par saint Thomas lui-même, nous a conduits à « des jugements hâtifs et des condamnations sommaires » (p. 129). Il entend par ce rappel, non seulement justifier les expressions mises en cause dans notre contro­ verse, celles du P. Bouillard en particulier, mais encore dé­ noncer comme d’inconscients rationalistes, oublieux du carac­ tère surnaturel de la foi, opposés aux actuelles directives missionnaires de l’Église, et en tous cas coupables, comme Spinoza, d'univocité, les dogmatistes sereins qui plaident I I 4i8 REVUE THOMISTE pour la permanence et l’intemporalité de la philosophie tho­ miste et pour la théologie unique (passim, pp. 138 à 141). Bien entendu, nous ne nous sentons pas plus accusés d'insoumis­ sion à l’Église — car il s’agirait bien de cela, en môme temps que d’un humiliant vice de l’esprit — que nous n’avions le sentiment d’accuser d’hétérodoxie les tenants d’une théologie nouvelle. Nul plus que nous ne désire laisser sur le plan de sereins échanges de vues une discussion qui a trôp tôt dévié vers la polémique : à celle-ci nous entendons bien renoncer. Mais l'intervention du P. Le Blond a l’avantage de poser la question d’une manière qui nous sert trop à préciser les idées que nous défendons pour que nous n’en prenions pas l’occasion d’un large exposé : comme l’avait déjà fait Monseigneur de Solages1, il fait porter tout le poids du débat sur le caractère analogique de la vérité. Voici d’abord le résumé de cet article bien mené, quoique trop infléchi par le dessein de justifier une à une les expres­ sions qui avaient été incriminées dans la Théologie et ses Sources, concernant la relativité et l’invariabilité de l’expression conceptuelle de la vérité, les rapports de 1’ « actualité » et de la « vérité », l’inséparabilité de l'invariant et du variable, etc... Nous examinerons ensuite pour lui-même le problème qu’il soulève. I. L’analogie do la vérité et la diversité dos systèmes selon le II. P. Le Blond. Le point de départ est une application au transcendantal vérité de la doctrine commune de l’analogie de l’être. Seule la Vérité divine est parfaite, « absolument absolue » (p. 132). «Toutesles autres vérités sont complexes et déficientes, elles imitent la vérité simple, sans pouvoir l'égaler dans leur multiplicité, elles sont, en un mot, des vérités analogues à la Vérité Première1 2 » (p. 130). Ainsi, de môme que la multiplicité des créatures imite la simplicité de l’infini Divin, sans qu’aucun de ces fragments d’image puisse, indépendamment du concours des autres, prétendre à ôtre l'image parfaite, de même la multiplicité des vérités imite la Vérité simple, infinie, éternelle, qui déborde infiniment chacune d’elles. Il en résulte que « pour sauvegarder la transcendance de la vérité divine. 1. Autour d'une controverse. bulletin de Littérature Ecclésiastique, 1947, I. 2. Il est entendu que nous prenons la liberté de souligner. ANALOGIE DE LA VÉRITÉ ET THÉOLOGIE 419 pour éviter tout danger d’ontologisme ou de rationalisme orgueilleux, (il faut] maintenir une coupure infranchissable ici-bas entre nos jugements, nos systématisations humaines — même s’il s’agit du système le plus clair et le mieux construit — et la Vérité subsistante... Le meilleur système humain....... .............. . ne pourra jamais être le meilleur possible, quo verior cogitari nequit, ce qui, dans l'ordre de la vérité aussi bien que dans celui de la perfection et de l’être, demeure la prérogative divine (p. 132). Aussi, parler du système absolu, du système unique, paraît-il peu raisonnable ; la synthèse thomiste ellemême, synthèse sûre, consacrée par l’usage qu’en fait l’Église, prescrite par elle pour la formation de ses clercs et d’ailleurs singulièrement ouvrante, ne peut être égalée à la Vérité sub­ sistante et n’en monnaye pas toutes les richesses. En fait, à côté d’elle, au-dessous d’elle, se sont alignées, au moyen âge, par exemple, d’autres synthèses, celles de saint Bonaventure, du bienheureux Duns Scot, de François Suarez, peut-être moins fermes, moins fortement construites, mais complémen­ taires plutôt qu’opposées ; elles aussi font partie du trésor chrétien et en expriment des aspects que le thomisme n’ignore pas, mais qu’il met moins en lumière. Auprès d’elle pourront se ranger dans l’avenir d’autres essais, qui continueront l’effort asymptotique de l’homme pour s’approcher de l’absolu dont nous espérons la possession pour l’autre ’vie. Si puissant qu’il soit, le thomisme demeure toujours un système, une multiplicité unifiée, hétérogène irréductiblement à la simplicité absolue » (pp. 133-4)· Comme on le voit, le P. Le Blond, un peu trop philosophe, ne maintient môme pas la distinction entre science théologique et système théologique, à laquelle le P. Chenu tient si fortement, comme l’a souligné Mgr de Solages dans Pour l'honneur de la théologiex. A ses yeux, toute construction intellectuelle, du fait qu’elle est une « multiplicité unifiée », est un système. Donc tout jugement humain est relatif à l’absolu, mais n’est pas absolu. Il est vrai pourtant, dans le sens analogique du mot « vrai ». Ce qu’il a de vrai, ce qui en lui tend à l’absolu, c’est ce en quoi il participe à la vérité divine, c’est l'affirmation; la matière sur laquelle porte cette affirmation, multiple, chan­ geante, étant ce qui la limite comme l’essence limite l’acte d’existence : « ... Le caractère absolu de nos vérités leur vient non pas tant des représentations auxquelles elles s’appliquent que de l’affirmation elle-même. Ces représentations ne peuvent entièrement la resserrer en leurs limites, mais l’affirmation les dépasse et s'étend jusqu'à l’absolu » (p. 134). Nous reconnaissons les formules du P. Bouillard sur l’affiirI. Bulletin de Littérature Ecclésiastique, 1947, IL 420 REVUE THOMISTE mation qui peut rester identique à elle-même tandis que les notions qu’elle réunit changeraient. Mais on veut montrer par une application de la théorie de l'analogie comment l'affirmation de la vérité peut se faire d’une manière absolue à travers des représentations relatives et remplaçables. De même qu’un être créé est constitué par l’union d’une essence finie avec un acte d’existence participant à l’Acte pur qu’est · Dieu, mais limité par cette essence qui le reçoit ; de même une vérité créée est constituée par le complexe affirmationreprésentation, où le verbe être affirmé par l’acte de juger participant à la Vérité subsistante, effort pour la rejoindre, joue le rôle de l’acte d’existence, tandis que les représentations liées entre elles par le verbe être joueraient le rôle de l’es­ sence. Avons-nous bien compris, et notre effort d’analyse a-t-il dépassé une pensée dont le moins qu’on puisse dire est qu’on sort du dessein primitif qui était de se contenter de notions élémentaires et admises par tous ? Retenons au moins ceci : par son acte d’affirmer, l’esprit humain tend à l’absolu de la vérité. Mais ce qu’il affirme est irrémédiablement affecté de toute la relativité impliquée dans des représentations finies, déficientes. Revenons donc, comme le fait l’auteur lui-même à cet endroit de son exposé, à ce facteur de relativité des vérités humaines qu’est le côté « représentatif », « conceptuel », « mor­ celé », de notre manière de saisir le vrai, et qu’est aussi la dépendance de notre pensée à l'égard du langage, dont l'auteur n’hésite pas en effet, à dire : « notre pensée... s’exerce en composant et divisant les schèmes qu'imposent les divers lan­ gages et qui ne demeurent pas totalement extérieurs à la pensée elle-même » (p. 134). « Telle est la vérité que nous pouvons atteindre dans l’état présent ; effort vers l’absolu, affirmation de cet absolu, mais effort et affirmation d’un homme, limité par sa condition humaine, doué d’une hérédité, placé dans un environnement, venant à telle heure dans l’histoire du monde et des idées » (p. 135). On peut donc très bien parler « des aspects successifs de la vérité » (ibid.). La vérité ne s’étudie pas en dehors de l’histoire. Cela va au point que « l’actualité contribue à définir la vérité » (ibid.), non pas certes dans le sens prêté au P. Bouil­ lard que la vérité changerait avec l’évolution de l’esprit, mais dans le sens qu’il est impossible, sans considérer l’actualité (le facteur relatif des énonciations humaines), de connaître intégralement les vérités humaines. Nous ne croyons pas ANALOGIE DE LA VERITE ET THÉOLOGIE 42I cependant que le P. Le Blond veuille se borner à dire ici que l’étude de la vérité objective, intemporelle, ne pouvant se faire sans l’aide des penseurs qui nous précèdent, et qui nous guident, il faut, pour comprendre ceux-ci, les étudier histo­ riquement, après quoi ou moyennant quoi on essaierait de voir la vérité comme elle est en elle-même. Car moi-même qui pense aujourd’hui je suis « en situation » et toutes mes vues en sont affectées. « Chaque époque, chaque école, chaque homme même a sa façon originale de tendre à l’absolu et d'en dresser l’image, tendances et images convergentes, analogues, mais qui restent différenciées par leur point de départ » (p. 136). Si grand que soit saint Thomas, il est de son temps lui aussi, il date. On ne peut le comprendre qu’historiquement, et ce qu'on saisira alors ne sera pas la vérité, mais la manière tho­ miste de la saisir et de l’exprimer. En réalité c’est à peine si on connaît déjà la vérité thomiste. On avait le tort de la mettre au-dessus du temps, et pendant des siècles on n’a guère avancé dans la connaissance de cette pensée. « Depuis une vingtaine d’années, il est vrai, la connaissance objective et exacte du thomisme de saint Thomas a fait des progrès » (p. 136). « Travail qui n’est que commencé à vrai dire » [ibid.), ce qui n’empêche heureusement pas l’auteur, avant même que soit achevé le dépouillement des manuscrits du moyen âge, de donner toute son étude comme une expression de la doctrine de saint Thomas sur la vérité et l’analogie. Mais, en tous cas, impossible de mettre à part l’invariant des vérités humaines pour constituer par là un système absolu et unique. La tendance à la théologie unique englobant tous les systèmes en faisant sa part à ce que chacun a de vrai, est une prétention toute imprégnée de la tendance à la Science unique du rationalisme moderne. — Redisons au passage que cette assertion exclut toute distinction entre une science théologique et des systèmes particuliers. Il n'y a plus de science théologique, au sens où l’entendait saint Thomas. Ce qui ressort clairement de tout cela est la nécessité pour l’Église d’adapter son enseignement non seulement aux divers langages mais aux divers concepts et, si elle ne veut pas main­ tenir un fossé entre ses séminaires et l’Université, de Γ « ac­ tualiser » en adoptant franchement la « situation » des penseurs d’aujourd’hui. Puisque de toute façon il en faut une, et que la vérité pure en sera affectée, la plus « juste », la plus « vraie » au sens humain du mot, n’est-elle pas celle qui s’impose dans la conjoncture où nous sommes ? 422 REVUE THOMISTE Ce dernier point, nous l’ajoutons, il est vrai, aux consi­ dérations du P. Le Blond, entraînés par le mouvement môme qu’il nous imprime... Et dans cet entraînement nous irons plus loin encore. N’est-il pas clair, en effet, que si notre destin est toujours d’affirmer l’absolu sans jamais le saisir, on aboutira à des résultats plus satisfaisants en se contentant d’étudier , l’histoire et les formes de la vérité dans l’esprit humain que | de la chercher pour elle-même et en elle-même ? On sera | même tenté, pour parvenir à la synthèse que l’esprit incor- | rigiblement « systématique » de l’homme cherche toujours, | de concevoir entre les « situations » où, de génération en gé- i nération, se trouve successivement l'homme, quelque chose I de plus qu’une « analogie » : une filiation, un progrès, une I ascension, où les formes supérieures absorbent les inférieures, | une dialectique du moins où la « tendance à l’absolu » de 1 notre esprit puisse se développer de proche en proche, de I forme en forme, de contraste en contraste ? 1 Cela encore nous l’ajoutons à ce qu’écrit le P. Le Blond, | pour le pur plaisir d’entrer pleinement dans sa théorie de | l’analogie de la vérité. Il est des esprits qui ne renonceront I à la théologie unique que pour la remplacer par une inter- 1 prétation systématique de l’histoire ou « généalogie » des 1 théologies. Remplacer une théologie du réel par une sorte I de théologie de l’esprit chrétien, ne serait-ce pas tout normal 1 pour celui qui adopte la « situation » du penseur moderne I beaucoup plus à la recherche d’une philosophie de l’esprit -1 humain que d’une philosophie du réel1 ? Ii. i. Nous n’avons pas fait entrer dans notre exposé un paragraphe assez étonnant de l’auteur. Ce paragraphe est étonnant parce qu’à lui seul il semblerait rendre j inutile tant d’efforts pour maintenir le caractère au moins analogique de la vérité < humaine. L’agnosticisme si poussé qu’il contient est d’ailleurs attribué a saint Thomas : 1 « En ce qui touche les êtres sensibles eux-mêmes,... les différences spécifiques, sub- J stantielles nous demeurent inconnues. Il suit de cette affirmation modeste, bien 1 différente du dogmatisme serein de certains scolastiques contemporains, que la ] plupart de nos concepts ont, à leur racine non pas une intuition proprement dite de i la nature, mais un groupe de schèmes, un assemblage de représentations sensibles 1 dont le recoupement permet d’établir une sorte d’étiquette provisoire par laquelle I nous désignons la quicldité. En ce cas, la quidditt, comme le nom d’ailleurs l’insinue, 1 désigne plutôt une interrogation sur une substance que son intelligence véritable : 1 l’existence de cette substance est posée sans que la nature en soit saisie. De là vient 1 le caractère précaire, réformable, qui s’attache à beaucoup de nos définitions, et! leur lien, qui la plupart du temps n’est pas entièrement rompu, soit avec la méta- j phorc, soit avec les procédés extrinsèques de la classification ■ (pp. 139-40). Il y a I du vrai dans ces remarques, nous le dirons ; notons pourtant dès maintenant que J pour saint Thomas toute notre connaissance part de la connaissance des êtres scn-l siblcs et en dépend. Et à lire ces lignes on croirait que saint Thomas tombe dans! le nominalisme dénoncé par Emmanuel Mounier : « Faut-il pour autant considérer] toute formule dogmatique, toute définition conceptuelle comme un simple signe! posé sur une réalité inconnaissable, un symbole rebelle à tout contenu éhicidable ? Lai critique moderniste tendait à ce nominalisme qui annulait toute continuité de la foi»! (Esprit, septembre 1947. pp- 44θ-ΐ- — Cf. infra, p. 583k I Heureusement l’auteur souligne, dans une note, < qu’il s’agit, selon saint Thomas,; de la quiddité spécifique et non de concepts plus généraux » (p. 140, note 1). Nous! a ANALOGIE DE LA VÉRITÉ ET THÉOLOGIE 423 A notre tour maintenant de considérer un problème qui est d’une importance capitale aussi bien pour la formulation du dogme que pour l’apostolat missionnaire et pour l’idée qu’on peut se faire d’une science théologique. M 4 II. Unité spécifique do l’esprit humain et de la vérité humaine Mais nous voilà devant un sujet immense et difficile à em­ brasser. Nous ne croyons pas du tout que « quelques notions élémentaires admises de tous », puissent nous suffire. Lorsque saint Thomas dans sa fameuse quarta via déclare que les choses sont plus ou moins belles, nobles, vraies, il ne fournit aucune explication sur ce dernier point. La vérité est-elle donc susceptible de plus ou de moins ? Autrement dit, est-ce un concept qui se réalise analogiquement par une participation plus ou moins proche de la Vérité divine qui est absolue ? Oui, certainement, mais il importe de voir de près dans quel sens, avant d’en tirer trop hâtivement des conséquences. i. Vérité logique et vérité ontologique. Distinguons d’abord la vérité ontologique de la vérité logique. Le P. Le Blond ne le fait pas, mais dit quelque part : « Sans esprit il n’y aurait évidemment pas de vérité » (p. 134, n. 1). C’est vrai ; la vérité est un rapport entre l’esprit et l’être, un rapport dit « d’adéquation ». Au regard de l’Esprit divin, source de tout être créé, puisque l’idée préside à l'action créatrice, l’être créé est vrai : cela veut dire qu’il répond à l’idée que Dieu a de lui, toute son essence est d’être cette réponse. La vérité d’un être c’est d’être comme Dieu le pense. Le plus ou moins de vérité ne saurait être compris ici autrement que comme le plus ou moins d’être en tant que dépendant de l’intelligence divine dont la parfaite et totale expression n'est autre que le Verbe divin. sommes donc rassurés sur l’adéquation véritable de nos concepts d’être, de sub­ stance, de cause, de mouvement, de fin, de personne... de tous nos concepts méta­ physiques enfin. Et bien que nous ne puissions nous former des réalités spirituelles que des concepts analogiques, le P. Le Blond ne niera sûrement pas qu’on puisse Earvcnir à atteindre souvent à travers eux leur réalité essentielle (et non pas sen­ tinent un ensemble de phénomènes étiauctés par un mot et une image) comme par exemple lorsque nous parlons de notre âme et des réalités morales. Après cela, que. nous ne puissions définir les essences spécifiques des êtres qui nous entourent, c’est trop évident. Mais je ne crois pas que cette « affirmation modeste » soit « bien diffé­ rente du dogmatisme serein de certains scolastiques contemporains », du moins de ceux qui affirment la permanence de la métaphysique de saint Thomas. 11 faut donc, ici encore, se borner, pour expliquer les facteurs de relativité de la connaissance humaine, à ce qu’a de seulement analogique le concept de vérité quand on l’applique à l'esprit humain. » 424 REVUE THOMISTE La vérité logique est celle qui caractérise l’esprit dans son rapport à l’être ; elle est l’adéquation de notre pensée avec la chose. Entre la pensée humaine et la Pensée divine dont nous disons qu’elle est vraie, il y a, non pas univocité, malgré l’emploi des mêmes mots, mais seulement analogie. Il y a cependant connaissance de la même chose, de la même vérité (ontologique). L’oubli de ce point élémentaire a ici des con­ séquences importantes. Entre l’Esprit divin et le nôtre, il y a la médiation des choses. C’est dans ces choses que notre esprit trouve le principe de sa vérité propre : « Veritas intellectus nostri est secundum quod conformatur suo principio, scilicet rebus, a quibus cognitionem accipit » (S. Th., Ia, 16, 5, ad 2um). La chose est mesurée par l’idée divine, en quoi elle trouve sa vérité ontologique ; mais à son tour elle mesure la repré­ sentation que nous nous faisons d’elle, en quoi notre esprit trouve sa vérité logique. Et, bien entendu, la chose est dans l’esprit divin d’une toute autre manière que dans le nôtre. Entre la façon dont la connaît Dieu qui la cause et la mesure, et la façon dont nous la connaissons, nous qui sommes mesurés par elle, il n’y a qu’une analogie, proprement dite, mais in­ finiment distante. Et de même entre la vérité de la connais­ sance angélique qui pourtant ne vient pas de la chose mais d’une participation de la connaissance divine, et la vérité de cette connaissance divine, il n’y a qu’une analogie, pro­ prement dite, mais ici encore infiniment distante. Et de même que les choses, selon qu’elles ont plus d’être ont aussi plus de vérité ontologique (et on peut dire en ce sens qu’elles sont plus ou moins vraies, selon la dialectique ascendante de la quarta via), de même aussi les esprits créés réalisent dans leur connaissance une plus ou moins parfaite vérité logique par où ils s’approchent aussi plus ou moins (en restant toujours à une distance infinie) de la seule Vérité Parfaite, la Souveraine Vérité Incréée. Il y a dans la vérité angélique plus de vérité que dans la vérité humaine et, infiniment moins j que dans la Vérité divine. J 2. La vérité logique humaine. Mais cette vue d’ensemble nous apprend seulement que dans l’échelle des intelligences, humaine, angélique, divine, la vérité ne se réalise qu’analogiqucment, c’est-à-dire d’une manière à la fois proportionnellement semblable et essenticllement différenciée. Il reste à savoir ce qu'elle est en cha- , j < d ’ ; il I I ANALOGIE DE LA VÉRITÉ ET THÉOLOGIE 425 cune d’elles. Étudions spécialement le cas de l’esprit humain. Si nous l'avons bien compris, le P. Le Blond croit pouvoir rendre compte de la vérité humaine par cette proportion : l'affirmation, participant à la Vérité divine, est à la représen­ tation en notions sur laquelle elle porte et qui la limite, comme l’existence, participant à l’Acte Pur, est à l’essence qu’elle réalise et qui la limite. C’est par l’affirmation (parce qu’elle est tendance à l’absolu) que vaut la vérité de notre esprit ; c’est par les notions sur lesquelles porte cette affirmation qu’elle est limitée et précaire. La valeur de notre vérité est donc toute entière dans cette tendance à l’absolu divin, dans cette participation à la Vérité divine. C’est cette ressemblance analogique qui la mesure. Voilà pourquoi aucune n’est tout à fait absolue ; on peut toujours dire : il y a plus vrai. Cette présentation est-elle exacte ? Hélas, elle n'oublie que l’objet ! « Veritas intellectus nostri est secundum quod conformatur suo principio, scilicet rebus, a quibus cognitionem accipit », nous disait saint Thomas ; et cela, oui, est chez lui un enseignement élémentaire. C’est directement sur l’objet qui la fonde que l’affirmation de la vérité humaine se mesure*1. Il est vrai qu’au lieu de saisir d’une seule vue la totalité de la réalité intelligible comme le fait l’esprit pur, ce qui donne à chaque élément connu la plénitude de son intelligibilité, l’esprit humain ne la saisit que parcelle par parcelle, la recom­ pose d’une manière toujours incomplète, parvient à la con­ naissance du dedans par celle du dehors, donc au plus certain et au plus vrai (ontologiquement parlant) par le moins certain et le moins vrai. Et c’est pourquoi la vérité (logique) humaine n’atteint sa perfection qu’au terme d’un long effort. Il n'en reste pas moins que l'essentiel demeure ce rapport à l’objet2. Or ce que l’esprit humain forme sur les objets qu’il connaît, ce sont des concepts qui ont l'ambition de valoir pour tous i. Nous laissons de côté, parce qu’il est ici hors de propos, le cas de la vérité pratique où l'intelligence humaine devient au contraire mesurante par rapport aux actions , qu’elle dirige ou aux œuvres dont elle donne Vidée. Il ne Skagit, dans notre exposé, que de la vérité de l'intelligence spéculative· I 2. Ce que nous écrivons là nous paraît lié à une théorie franchement réaliste de * la connaissance. Celui qui concevrait nos représentations, nos concepts, comme * une sorte de · copie » du réel et définirait la vérité comme un simple rapport intrar mental, plus ou moins approchant de l'absolu divin, pourrait bien supposer que 1 nos concepts ne sont eux-mêmes que des « similitudes analogiques · de la réalité I insaisissable que serait l’objet extérieur. Il faudrait d'ailleurs renoncer à toute con­ naissance directe. Mais si un concept n’a pas d’autre contenu, pas d’autre I < essence » que l'intelligibilité de l’objet qu’il fait connaître, s’il ne fait qu’un 1 avec cet objet dans l’ordre de l’intelligible, si en un mot il permet d’atteindre F directement la réalité, il est impossible qu'il ne contienne pas son signifié immédiat L (qui peut être très partiel), allant d’ailleurs, au point de vue subjectif, de l’extrême ' confusion à la distinction la plus précise. C’est ce qui fait la diversité des conceptions I humaines et la difficulté d’une large possession de la vérité. 420 REVUE THOMISTE les hommes. Nous dirons plus loin tous les facteurs qui viennent limiter cette ambition, et nous insisterons sur les différences et les variations qui s’ensuivent. Nous parlons ici du jeu normal de l’intelligence comme telle. Elle forme, sur les choses qui sont à sa portée, des concepts qui lui permettent ensuite des affirmations ou des négations dont la vérité propre se mesure sur ces choses. Que Dieu les connaisse autrement que nous et que la vérité de l’esprit divin soit infiniment supérieure à la vérité de notre esprit, c’est bien certain. Mais nous ne lisons pas directement en lui la vérité des choses, d’après quoi chacun de nous s’en ferait des conceptions diverses mais analogiquement vraies ; ce que nous connaissons directement ce n’est pas la vérité divine, ce sont les choses et nous les connaissons avec notre intelli­ gence humaine. Nous formons sur elles des concepts plus ou moins universels qui les saisissent soit en des éléments accidentels et communs, soit en des propriétés révélatrices d’une essence qui d’ailleurs reste encore cachée, soit en des éléments essentiels génériques, soit (plus rarement, c’est vrai) en leur différence spécifique ; ces concepts permettent aux hommes un certain nombre de vérités communes, non seu­ lement vérités de fait, mais vérités de droit, et la constitution de sciences humaines qui valent pour tous les hommes. Mais tous les êtres ne sont pas ainsi à notre portée, parce que notre connaissance intellectuelle vient des sens. Il y a j tout un ordre de réalités, celles qui sont purement spirituelles I et Dieu même, que nous n’atteignons que dans l’analogie 1 de réalités d’abord directement connues. Ces dernières appa- j raissent à notre réflexion porteuses de perfections qu’elles 1 n’épuisent pas, qu’elles présentent au contraire en une con- j dition inférieure et limitée, qui implique qu'elles ont leur I cause en un être où cette perfection est réalisée à plein. A partir | du premier objet directement connu et conçu alors comme | un analogue inférieur d’une perfection qui se réalise sous ] d’autres modes, nous formons un concept analogue de cette I perfection. Et c’est grâce à lui que nous affirmons la réalisation I de cette perfection en Dieu, comme en sa cause, sous un mode I éminent dont nous nions toutes les conditions créées. On peut j contester cette philosophie ; elle est évidemment dépendante 1 de prémisses réalistes. Notre but ici, n’est pas de la justifier ; mais de rappeler qu'elle sous-tend tout le traité thomiste de l'existence de Dieu et de ses attributs et de voir comment • iil elle nous oblige à comprendre la vérité humaine. ANALOGIE DE LA VERITE ET THÉOLOGIE 427 Nous formons alors sur Dieu un certain nombre de jugei ments, négatifs et affirmatifs. Nous affirmons qu’il existe ; ! nous nions qu’il ait aucune des imperfections de la créature : il n’est pas composé, il n’est pas changeant, il n’est pas fini, I il n’est pas multiple, etc... Nous affirmons qu’en lui se réalisent, i sous un mode qui nous échappe, les perfections dont il a doté I les créatures : il est vrai, il est bon, il est intelligent, il est I aimant, il est tout-puissant, etc... Tous ces jugements que I nous disons vrais, sur quoi se mesure leur vérité logique propre ? I Ce n’est pas directement sur la vérité de l’intelligence divine, I pour cette raison que celle-ci ne tombe aucunement sous nos I prises directes. Ce sont tous des jugements conclus. Ils supI posent donc antérieurement la vérité logique humaine des I affirmations qui portent directement sur les réalités créées, ■ dans l’analogie desquelles nous montrons ce qu’un esprit ■ humain peut connaître de Dieu. C’est toujours le même type ■ de vérité humaine. Que Dieu se connaisse lui-même autrement B que nous ne le connaissons, que la vérité de la connaissance ■ qu’il a de lui soit tout autre que la vérité de la connaissance ■ que nous avons de lui, c’est trop évident. Mais cela n’infirme ■ en rien que tout ce que nous disons de lui se ramène forcément ■ aux lois et aux exigences de la vérité logique humaine. K* K· 3. Unité de l’esprit humain. - Le P. Le Blond en appelait à l’analogie de l'être pour ex­ pliquer celle de la vérité : composées d’essence et d’existence, (es diverses créatures ne réalisent l’être qu’analogiqucment (par rapport à l’Etre divin. Parallèlement, les diverses vérités [Créées, composées d’affirmations tendant à l’absolu et de représentations morcelées, ne reflètent qu’analogiqucment Ha Vérité divine. Mais l’analogie de l’être n’implique nullement hue les êtres créés, analogues à l’être divin, soient tous analogues "entre eux : sinon il n’y en aurait pas deux qui posséderaient univoquement la même essence. Je ne sais si le P. Le Blond accepterait un tel nominalisme ; mais je suis sûr que sa probité [historique n’imputera pas cette doctrine à saint Thomas. a-t-il, oui ou non, des êtres qui réalisent univoquement la lii ême essence ? Ils seront certes tous analogues à l’être divin, liais ce sera selon la même analogie et ils resteront univoques Titre eux. Et de même, le fait que la vérité de l’esprit humain rest qu’un reflet analogique, par rapport à celle de l’esprit HVin — de sorte que chaque fois qu’un esprit d’homme s’élève » 428 i λ ί 1 J î 11 REVUE THOMISTE à affirmer une vérité ou nier une erreur, il est en cela, à sa manière infiniment déficiente, semblable à l’Esprit divin, Vérité Parfaite — ce fait n’implique nullement que les vérités humaines soient purement analogues entre elles, incommen­ surables les unes par rapport aux autres. Ou plutôt, cela ne l’impliquerait que si l'esprit humain n'était pas une nature spécifiquement une. La question est donc de savoir si l’esprit humain est un, univoquement un, spécifiquement un. Les hommes ne parti­ cipent-ils qu’analogiquement à la nature humaine ou celle-ci est-elle en chacun d'eux spécifiquement la même ? — ce qui laisse d'ailleurs l’immense marge des différences individuelles. C’est en définitive à cela que le débat, tel que l’a mené le P. Le Blond, se résume. Si l'esprit humain est un, spécifiquement un, une aussi, univoquement une est sa manière propre, sa manière humaine d’être adéquat au réel, d’être vrai, d’être analogue à l’Esprit divin. Il n’a certes jamais été question de nier ou de mettre en doute que la vérité logique telle qu’elle se réalise dans l’intelligence humaine ne présente avec la vérité telle qu’elle se réalise dans l’intelligence divine, qu’une analogie ’'infiniment lointaine. Il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de savoir, si l'esprit humain a une nature spécifiquement une et si par conséquent sa manière propre d’être vrai, d’affirmer la vérité est spécifiquement une. C’est cela, accepter la « condition humaine » qu’on nous reproche d’oublier. C’est parce que nous revendiquons cette unité, à travers les diversités dont nous parlerons plus loin, que nous maini tenons l'unité d’une vérité humaine sur Dieu à laquelle tenq ^la science théologique. En face de la Vérité divine nos concept (sont terriblement déficients, mais s’ils sont exactement formé? ils valent pour tous les hommes. Les concepts analogue en lesquels nous la concevons ne sont pas moins humai que les concepts univoques. Il n’y a, idéalement parlant, qu’ui) manière parfaite et adéquate humaine de se représenter co ceptuellement la Vérité divine, et l’effort de la pensée est ç s’élever jusque-là. > 4. Les vérités révélées. I » Le fait que la vérité divine surnaturelle soit révélée, chan t-il la situation de l’esprit humain à son égard ? Cette questi nous amène à une autre considération, capitale en notre su] et qu’on est exposé à oublier quand on intervient en pv ANALOGIE DE LA VÉRITÉ ET THÉOLOGIE 1 f ’■ { ■ > 429 philosophe dans un débat sur la nature de la théologie. Le donné qu'analyse et explicite le théologien n’est pas l’Essence divine sur laquelle il ne pourrait former que des concepts forcément impuissants ; ce donné est une révélation faite en concepts humains, en énoncés dont la vérité, surnaturelle et garantie par Dieu, est une vérité du type de la vérité logique humaine. La Vérité divine à laquelle se mesure la science ft, théologique est une vérité déjà traduite et exprimée en concepts ’ et en langage humains par Dieu, par Dieu seul. Dieu seul • révèle, et il révèle en parlant. L’Église rie révèle pas, à plus Γ forte raison le théologien non plus : l’Église conserve, transmet, ' en explicitant et en adaptant, mais en conservant le même » sens surnaturel à elle confié en formules humaines, en conI servant la même vérité : eodem sensu eademque sententia. Ce sont des énoncés humains qui nous disent les mystères i qui sont en Dieu ; le rapport de ces énoncés avec les mystères ! eux-mêmes, c’est Dieu qui le garantit, c’est sa révélation ; ? il nous est insaisissable. Et c’est pourquoi à cette révélation I’ ne peut répondre dans notre esprit qu’un assentiment de ! foi : nous croyons, sur le motif de l’autorité de Dieu révélant, ’ ce que Dieu nous a dit de lui-même et de ses dispositions proviiïdentielles pour notre salut. C’est une lumière essentiellement P surnaturelle cjui nous permet un tel assentiment et elle fait que notre esprit surélevé atteint comme son objet, non pas la formule, mais la réalité surnaturelle qu’elle exprime ; mais elle l’atteint par le moyen propre de la formule et c’est celle-ci * qui exprime seule valablement pour l’homme la vérité à laquelle ^■1 l'intelligence adhère. L’ensemble de ces énoncés progressivenient révélés jusqu’à la mort du dernier Apôtre et organisé en un Credo qui n’est pas une philosophie, mais la Parole de Dieu, rendue présente à l’humanité en son propre langage, est confié à l’Église. Comment le P. Le Blond en conçoit-il à la fois l’évolution et la permanence ? Sufiira-t-il que dans les énoncés révélés, les concepts humains en lesquels Dieu a traduit la Vérité divine soient remplacés par d'autres concepts, seulement analogues aux premiers, ce qui veut dire exactement en technique scolastique, des concepts proportionnellement semblables mais essentiellement différents ? la permanence tient-elle à la seule affirmation conçue comme une tendance vers l’absolu, indépendamment de ce quelle exprime, des P. Le Blond si elle était poussée à bout, est manifestement^ incompatible avec les plus claires et les plus solennelles aflir-^ mations du Magistère Ecclésiastique, depuis le Concile du; Vatican jusqu’aux documents anti-modernistes1. j On ne fera jamais trop ressortir la déficience congénitale^ des énoncés humains en lesquels nous est offert l’objet de foij par rapport à la réalité divine transcendante ; et là-dessu^ se greffe l’appel à une connaissance d’un autre type, essen-, bellement obscure, la connaissance mystique par le moyen, de l’amour, du même Dieu surnaturel. 11 faut même aile plus loin. Pour exprimer ses mystères en langue humaine Dieu a dû choisir un ou plusieurs langages humains particuliers Ne platonisons pas plus sur la « langue humaine » que sui l’homme en général. Ce faisant il a utilisé les possibilité! de ce langage, hébraïque ou grec, il l’a élevé à plus de pureté et de vérité ; mais il en a aussi accepté les limitations propres 11 est possible que pour l’expression de tel ou tel mystère un autre génie culturel, et par suite une autre langue (on peu penser à l’Inde ou à la Chine), lui eût offert d’autres ressources Mais ce qu’il a fait n’est pas à refaire, et d’ailleurs lui seu pourrait le refaire. De même qu’ayant choisi de s’incarner le Verbe de Dieu a pris une nature humaine forcément indi viduelle, que le Christ est et reste à jamais un ouvrier jui qui a vécu dans un moment précis de l’histoire, dans un miliei culturel bien déterminé, s’est exprimé dans le langage d son propre temps, et non pas même dans le langage, combiei plus universel à son époque, de la Grèce ou de Rome (et nou savons pourtant que l’incarnation intéresse la nature humain toute entière, précisément parce qu’elle est une), de mêm la Parole de Dieu s’exprimant humainement a été parlé de fait en hébreu et en grec ; et depuis la mort du demie Apôtre, cette Révélation, qui doit être transmise aux extri mités de la terre et jusqu'à la fin des temps, comme révélaiio proprement dite, est close. Il en résulte que, quelle que soi. i. Faut-il répéter ce qu’expliquait le Dialogue Théologique : que nous n’entendoi aucunement, par cet argument de théologie, dire ou insinuer que le P. Le Blond n’a cepterait pas intégralement les documents du Magistère ? C’est précisément pai qu'il les accepte intégralement que cet argument nous parait prendre toute sa for Λ lui de montrer que sa conception de la vérité humaine n’inclut nullement i conséquences. ANALOGIE DE LA VÉRITÉ ET THÉOLOGIE 431 la langue en laquelle on la traduira, quel que soit le milieu culturel qu’elle imprégnera, quelle que soit l’évolution de l’humanité dans des millions d’années, si dans des millions d’années elle dure encore, il faudra que son expression reste 'entièrement homogène à ces expressions hébraïques et grecques, expriment le même sens, la même vérité humainement formulée (par Dieu seul. On peut regretter que pour achever sa révé­ lation, Dieu n’ait pas attendu la totale «planétisation de l’hufmanité»; mais, encore une fois, nous n’avons pas, sous prétexte ■d'esprit historique, à refaire l’histoire1. ■ 5. La vérité théologique. ■ En maintenant le débat sur ce terrain, nous n’identifions [ou ne confondons nullement la théologie et le dogme. Mais ■l’idée qu’on se fait de la théologie dépend entièrement de celle \ qu’on se fait de la foi et du dogme. La théologie n’est pas une 1 « philosophie du dogme », elle n’est pas l’application comme ‘du dehors, de la philosophie ou d'un système philosophique, !au dépôt révélé. Elle a sa lumière originale ; elle répond à cet appel d’intelligibilité qu’est pour l’esprit du croyant l'affir­ mation divine dès lors qu'au delà de la simple adhésion, il se met en face de la Parole divine pour en chercher Vintelli­ gence. Fides quaerit intellectum. C’est cette intelligibilité que le théologien s'efforce de porter jusqu’à cet état humainement parfait de la connaissance que nous appelons science (en un autre sens, faut-il le répéter, que le vocabulaire moderne qui appose science et philosophie). I; C’est Dieu assurément que le théologien essentiellement foeut connaître ; il s’efforce de concevoir le mieux qu’il nous est possible, comment sont en elles-mêmes les réalités surna­ turelles ; mais il ne le peut qu’en s’appliquant à Venseignement jévélé par Dieu, aux énoncés qui expriment en langage humain la révélation, pour en saisir au maximum le contenu à nous I i. Lorsque dans un article, par ailleurs vraiment remarquable, de la Nouvelle Revue Théologique, nov. 1947, pp. 930-940, (lai pensée chrétienne), le P. Daniélou remarque (p. 933) que « la inemra, la parole hébraïque, est tout autre chose que le βχοί grec par lequel on l’a transcrit. Et le logos chrétien est ainsi une catégorie nouvelle, qui est le donné biblique réfracté dans une réalité culturelle qui lui donne de nouvelles harmoniques » ou, plus généralement · Nous découvrons ά peine, en devenant à la connaissance de la Bible, combien notre pensée chrétienne occidentale «t une révélation hellénisée », il a parfaitement raison ; mais il ne peut pas purement Jf simplement conclure : « Ainsi l'incarnation de la pensée chrétienne se fera-t-elle clins les autres grandes cultures, l'unique message du Christ étant réfracté ainsi (fins ces formes diverses, dont chacune manifeste davantage tel de ses aspects », Hr il n'y a pas eu et il n’y aura pas de révélation chrétienne dans les autres cultures, et toutes sont tributaires, pour connaître la Vérité surnaturelle, de concepts « grecs » dans lesquels il a plu à Dieu de nous la < raconter ». 1 432 i : 1. ÿ» · » 1. REVUE THOMISTE intelligible et les implications. Ce sont des vérités divin déjà humanisées en leur formulation qu’il étudie, c’est leur? sens qu’il analyse et qu’il explicite. C’est à elles et non à ld·. vérité de l'Esprit divin que la vérité de notre théologie se mesuré)* Le théologien ne voit pas Dieu, il ne bénéficie d’aucune révélation nouvelle. Ce qu’il s’efforce d’atteindre c’est la connais-^ sance la meilleure que peut avoir de Dieu, par le moyen de ces > vérités déjà formulées en langue humaine, l’esprit humaid dont nous ne cessons de proclamer, au milieu de toutes lesvariétés historiques, l'unité de nature. C’est pour cela quo nous revendiquons l’unité d’une science théologique ; nous ne nions absolument pas l’existence et la valeur (forcément inégale) de diverses synthèses théologiques, de divers systèmes ; nous disons seulement que, dans la mesure où ils sont divers, chacun d'eux représente un effort plus ou moins réussi pour atteindre à l’état de science, pour élever la théologie à l’unité ’ humaine qui est son ambition congénitale. Et cela veut dire, non certes que chacun de ces systèmes, ou la science théolo­ gique elle-même, s’efforce de s’égaler à la vérité de l’Esprit divin, mais qu’il s'efforce d’atteindre au meilleur état do vérité humaine sur Dieu, d’après ce que nous apprend sa Révélation même. Elle n’aspire nullement par là à devenir dogme ! Elle restera toujours chose humaine dont la valeur dépendra, en même temps que de la foi, de la qualité de lali réflexion humaine qu’elle comporte. Elle ne sera toujours1 qu'une analogie infiniment lointaine de la Vérité divine et£ je ne sache pas qu’aucun scolastique ait jamais rêvé le con-?, traire ! Il sait qu’elle reste humaine, c’est-à-dire pauvre déficiente, ombre plus encore que reflet de la Vérité divine ; mais précisément il pense qu’elle aspire à valoir pour l’espri humain comme tel, c’est-à-dire pour tous les hommes et pou tous les temps. III. Diversités de l’esprit humain et dos vérités humaines. i 1 Pour montrer l’unité foncière de la vérité spéculativ humaine nous avons fait appel à l’unité spécifique de l’espri humain, laquelle implique la communauté spécifique des loi; qui font son adéquation au réel. Ce n'est pas directemen à la vérité divine, plus ou moins approchée dans la très loii taine analogie que nous conservons avec elle, que la vérit de nos conceptions se mesure, c’est aux exigences de l'espr humain dans sa prise de possession de l’objet. ANALOGIE DE LA VERITE ET THÉOLOGIE 433 1 Mais il faudrait connaître bien superficiellement et partiel­ lement la pensée thomiste pour croire que sa conception des caractères de la vérité humaine se borne à ce « dogmatisme serein ». Peut-être a-t-elle plus insisté sur cette unité parce qu'elle en sent tout le prix : n’est-ce pas une des valeurs qu’elle a mission de conserver1 ? Il n’en reste pas moins qu’elle reste parfaitement consciente des multiformes variations . de l’esprit humain et nous pensons, pour notre part, qu’elle a dans scs principes de quoi les expliquer plus profondément > que ne le fait une philosophie plus empirique, moins axée i sur l'ontologie. A Diversités individuelles, raciales, culturelles, HISTORIQUES. Le P. Le Blond nous rappelle fort opportunément, à propos de l'analogie de l’être, la composition d’essence et d’existence et le caractère limitateur de l’essence. L’acte n’est limité que par la puissance, l’être est limité par un « pouvoir être » et c’est ce qui en permet la multiplication : l’être irreçu est unique, il développe en plénitude tout ce que l’être à lui tout seul peut être quand il n’est pas limité à telle ou telle réalisation partielle. Mais la potentialité peut entrer plus ou moins loin dans la composition d’un être créé. Elle y est toujours au moins à titre d’essence ; mais cette essence peut être forme pure ; elle est alors simple, et sur le plan précis du degré d’être et de ressemblance divine que cette essence représente, toute mul­ tiplicité est impossible ; l’essence n’étant que forme, toute différenciation atteint l’espèce. C’est pourquoi saint Thomas a enseigné que chaque esprit pur, chaque ange, est une espèce, une espèce qui ne saurait avoir plusieurs individus. La forme n’y est pas multipliable parce qu’elle n’est pas « reçue », parce qu'aucune capacité ne la limite à une réalisation particulière qui n'en épuisant pas les virtualités propres, permettrait qu’elle se réalise ailleurs autrement. En d’autres termes,i. i. 11 peut être opportun de rappeler que le danger de l’oublier n’est pas chimé­ rique, s'il est vrai comme le disait pathétiquement Pie XI à propos du racisme et du problème juif : < nous avons oublié la doctrine des universaux... » Ajoutons qu’en parlant ici de · pensée thomiste », je n’entends pas en exclure les scolastiques qui n’ont pas appartenu à ce qui fut historiquement l’École thomiste. Sur ces grandes questions c’est l’ensemble de la pensée scolastique qui, avec des nuances plus ou moins profondes, est unanime. Nous disons ■ thomiste » parce que c’est dans la pers­ pective propre du thomisme que nous en voyons la justification et que nous l’ex­ pliquons. 434 REVUE THOMISTE l’ange ne participe pas à sa nature selon une certaine capacité réceptrice, il ne participe qu’à l’existence ; mais il réalise à plein, en une réalisation forcément unique, le degré d’être et de participation à Dieu qui le définit. Il en est tout autrement des créatures engagées dans la matière1 ; la matière entre dans l’essence même de l’être. Il ne s’agit plus de forme pure ; la forme elle-même n’est qu’un acte limité à une capacité réceptrice et c’est le composé forme-matière qui est par rapport à l’existence un pouvoir < être limitateur ; il détermine le degré d’être selon lequel l’exis­ tence est participée. Il en résulte que toute espèce matérielle est indéfiniment plurifiablc, multipliable en individus distincts. Chacun de ces individus participe non seulement à l’existence qu'il n’a pas de lui-même, comme tout être créé, mais même 4 à sa nature, à sa forme propre. Il ne l’épuise pas présente qu’une réalisation particulière, gardant certes les mêmes principes formels, possédant univoquement et spéci­ fiquement la même forme, mais en une réalisation qui ne saurait en déployer toutes les virtualités. Il fait partie d’une communauté spécifique ; il est une réalisation plus ou moins réussie au point de vue individuel de la nature qui le qualifie. Celle-ci n’est réalisée nulle part — sinon dans l’idée divine — en sa pureté idéale, en sa plénitude exhaustive. On a re­ connu la solution réaliste, mais anti-platonicienne, du problème des universaux. L’homme est dans ce cas. Son âme certes est spirituelle ; elle n’en est pas moins forme d’une matière avec laquelle elle compose un seul être, une seule substance* 2* . Nous rejoignons l’explication thomiste de l’individuation par la matière. Nous ne la développerons pas davantage : il nous suffit d’en recueillir des conséquences souvent trop peu considérées. De ce que l’âme, même spirituelle, n’est individuée qu’à raison de son rapport au corps, il ne faut nullement conclure qu'un homme ne diffère d’un autre quç « T. Il est bien entendu que nous parlons ici de · matière ■ au sens précis qu'a cé j mot pour la Philosophie de la Nature, un sens résolument ontologique qui n’est nullement celui que présente le même mot pour les savants modernes qui cherchent à déceler la constitution physique observable de l'être matériel, souvent d'ailleurs à l’aide de symboles mathématiques. 2. Un théologien ne peut manquer de noter ici les formules du Concile œcuménique de Vienne : « Porro doctrinam omnem seu positionem temere asserentem, aut ver­ tentem in dubium, quod substantia animæ rationalis seu intellcctivæ vere ac perse humani corporis non sit forma, velut erroneam ac veritati cathoücæ inimicam fidei, prædicto sacro approbante Concilio reprobamus : definientes, ut cunctis nota sit fidei sinceræ veritas ac præcludatur universis erroribus aditus, ne subintrent, quod quisquis deinceps asserere, defendere seu tenere pertinaciter præsumpserit, quod anima rationalis seu intellectiva non sit forma corporis humani per sc et essen­ tialiter, tanquam haereticus sit censendus. » Dcnz. 481. ANALOGIE DE LA VERITE ET THÉOLOGIE 435 par le corps et les dispositions corporelles. L’âme est indivi­ dualisée pour faire avec ce corps un seul être, elle l’est selon tout elle-même, selon toutes ses puissances même spirituelles, substantiellement distincte de toutes les autres âmes indivi­ duelles humaines. L’unité qui demeure et sur laquelle notre précédent paragraphe insistait tant, est purement formelle, c’est la communauté des notes qui composent l’espèce. Chacun réalise l’espèce humaine, aucun ne l’épuise, aucun n’est l’Homme idéal, actualisant en plénitude toutes les virtualités de l'huma­ nité1. L’individuation de l’esprit humain et sa réalisation en une multitude d’êtres vraiment distincts et différents les uns des autres sont de nature à retentir sur l’unité de la ivérité humaine. Il est vrai de dire en ce sens que l’espèce dépasse chacun de ses individus : elle est la forme que chacun s’efforce (méta­ physiquement parlant) de réaliser au mieux, et que parce qu’il ne le peut pas, il a inclination à transmettre par la géné­ ration à d’autres individus qui en prolongeront la réalisation existentielle au delà de sa propre vie, qui recommenceront, chacun pour son compte, l’aventure temporelle d’être un homme. On peut parler en ce sens d'une grande vie de l’espèce qui, commencée à ses premiers individus se poursuit à travers les générationsi. 2. Dans cette réalisation successive de l’espèce, il y a des réussites et il y a des ratés, il y a beaucoup de réa­ lisations moyennes et médiocres. Cette plurification de l’espèce n’est pas un émiettement en individus que rien ne rapprocherait hors de leur nature essentielle. C’est un fait constant que dans cette prolifération se forment des groupes sous-spécifiques, réunis par un certain nombre de caractères communs. Si obscure que reste, biolo­ giquement parlant, en sa véritable amplitude comme en ses causes propres, la notion de race, elle désigne évidemment un fait important que décèle l’observation et que les décou­ i. Un logicien notera ici l’équivoque possible sur le mot accidentel. Au sens logique, U est parfaitement exact de dire que les différences individuelles n’atteignent pas l'essence, la pure définition essentielle de l’homme, et qu’elles lui restent acciden­ telles ; mais il serait tout à fait faux de conclure qu’au sens métaphysique elles ne portent que sur les accidents, au sens où ce mot s’oppose à substance. Ces diffé­ rences atteignent premièrement et avant tout la substance même selon sa réalisation effective. Ce qui fait Paul distinct de Pierre est accidentel à l’espèce humaine, sans 3uoi ils n’auraient pas la même nature ; mais c’est substantiellement que Paul est istinct de Pierre. Il reste vrai qu’un platonisme inconscient demeure la tentation et le danger du réalisme tel qu’il s’oppose au nominalisme. Les spéculations anselmiennes sur le péché originel, péché de nature, en restent un témoignage historique significatif. 2. Nous n’envisageons pas ici le problème posé par la théorie de l’évolution bio­ logique d’espèce à espèce. On trouvera sur ce point, dans cette Revue même, de précieuses remarques de J. Maritain : Coopération philosophique et justice intellec­ tuelle, Revue Thomiste, 1946, 3-4, pp. 442-443. 43û REVUE THOMISTE vertes de la préhistoire confirment d’une façon éclatante. | Les idées d’hérédité, de parenté, nous introduisent à concevoir la même réalité. En prenant individuation en un sens évi­ demment analogique, on peut parler « d’individuation collec­ tive », c’est-à-dire de la constitution à l’intérieur de l'espèce de groupes raciaux plus ou moins nombreux. II est vrai que des catégories prises de ce seul point de vue biologique (et là encore insuffisamment précisées) sont bien inadéquates ' au fait humain. Mais déjà sur ce plan, quel que soit à l’inté­ rieur de l’humanité le brassage des races diverses, en laissant ce mot ouvert à toutes les possibilités de flottement qu'il comporte, il faut dire pour les groupes raciaux comme pour les individus qu’aucun d’eux n’est l’humanité idéale ; chacun en représente une réalisation particulière, non exhaustive. Et de même que pour les individus nous parlions de réussites et d’échecs, de même devrons-nous en parler pour les réalisa­ tions raciales. Non certes en ce sens que tous n’auraient pas ’ la même nature humaine et par suite la même dignité essen- ' tielle ; mais en ce sens précis, que toutes les races ne repré- ' sentent pas les mêmes réussites. L’histoire connaît des races mieux douées, et parmi celles qui se sont révélées les mieux douées, à les juger sur l’ensemble, les talents apparaissent ’ encore fort divers, les aptitudes tournées vers des réalisations humaines bien différentes1. i j Mais comme nous restons encore loin, avec de tels concepts. évidemment inférieurs, du véritable fait humain ! Ces diffé­ renciations biologiques ne sont qu’un soubassement, assez lointain sans doute, des diversifications de l’humanité histo- rique. Pour comprendre celles-ci il faut recourir à d’autres notions. Parce qu’il n’est pas pur esprit, mais esprit incarné^ l’homme ne possède pas l’intelligence intuitive des esprits purs, son intelligence est raison. Et parce qu’il est raisonnablo, il n’atteint son développement que peu à peu et avec l’aidft des autres hommes. Il a besoin d’eux, même pour ce qu’il a de plus humain, de plus personnel ! C’est pour cela que sà: constitue, afin de le recevoir, un type de communauté caraç téristique de l’homme : la communauté sociale proprement dite. C’est ici tout autre chose que la communauté spécifique j. La se trouve sans doute l'élément de vérité qui a pu soutenir la grande crreqi raciste erreur parce qu’elle a méconnu, d’une part tout le poids de la primordial· et foncière wm/Zde la nature spécifique, d’autre part la transcendance de la finonMi humaine et de son destin par rapport à tous les conditionnements individuels q communautaires. | ANALOGIE DE LA VÉRITÉ ET THÉOLOGIE 437 !· 1 i I I I I I K I ou raciale, c’est une société organisée en vue de la vie humaine. II en résulte que l’homme individu se trouve pris dans le cadre de réalisations humaines qui le dépassent. Si l’on songe à ce qu’est sa malléabilité, dans le temps relativement fort long qu’il lui faut pour devenir un homme, on comprend ce que peut représenter l’emprise d’un milieu humain sur les divers membres de la collectivité. Emprise que dépassent plus ou moins des personnalités particulièrement puissantes, mais toujours agissante par quelque côté. Famille, cité, organisation sociale et politique : tout cela en son sens le plus humain I devrait être essentiellement ordonné à élever l’homme vers I sa meilleure réalisation humaine, celle où il rejoint les valeurs I' les plus hautes et les plus universelles ; mais combien, par I tant d’autres côtés, c’est lourd de pressions psychiques et I morales, de déterminismes sociaux ! Ainsi se formeront des I groupes humains qu’un ensemble de circonstances rendent K plus ou moins homogènes et qui par là même se différencieront ■ profondément d’autres groupes. Ainsi se constitueront diverses ■ civilisations, diverses cultures, tendant chacune à la plus K grande vérité humaine, mais forcément individualisées, caracK térisées dans l’espace et dans le temps. ■ Ici aussi il faut dire qu’aucune civilisation n’épuise les ■ virtualités de la nature humaine, n’amène totalement celle-ci ■ à sa perfection. Mais certaines y réussissent mieux que d’auB très. Et s’il est vrai que chacune, par le côté où elle est défiB ciente, peut beaucoup apprendre des autres, il en est qui ont B mieux atteint à l’expression des éléments permanents de l’homme et de la pensée. Ajoutons enfin à ce trop bref rappel de vérités qui deman­ deraient bien d’autres développements, une dernière notation : à la différence des esprits purs, et parce qu’il est engagé dans la matière, l’homme vit et agit dans le tentas. Il ne se réalise que peu à peu, que progressivement. Le temps est une dimen­ sion qui se trouve par ce côté affecter l’ensemble des choses humaines. Il n’est pas seulement une réalité individuelle dont nous connaissons immédiatement la courbe : enfance, jeunesse, maturité, vieillesse et mort. Il est une réalité sociale, un des conditionnements majeurs de réalisation de l’humanité. C’est ce qui fait la réalité de l’histoire et sa profonde signi­ fication humaine, sans impliquer ni sa nécessité (tout un faisceau de contingences s’y unit à des nécessités naturelles, fa liberté y est à l’œuvre, en même temps que beaucoup de 438 REVUE THOMISTE ANALOGIE DE LA VÉRITÉ ET THÉOLOGIE forces aveugles plus ou moins déterminantes, plus ou moins 4 discernables), ni son orientation de fait vers un progrès ou une décadence. | Si la courbe de l’évolution individuelle est simple, au moins ! d’un point de vue biologique, celle d’une humanité différenciée comme nous l’avons décrite ne pourra être que fort si- ) nucuse : celle d’une lente conquête de l’homme par lui-même, q connaissant ici des réussites et là des échecs, tantôt, par la tj rencontre de circonstances favorables, de merveilleuses efllo- ï rcscences, et tantôt, par la domination de forces de dissolution, | de terribles décadences. Car si le destin d’un groupe est de | tendre par ses moyens propres à la meilleure réalisation i humaine, beaucoup des forces qui sont en travail dans l’histoire, | à commencer par le péché, tendent plutôt à la dissolution de la société humaine et à sa déchéance vers des types infrahumains que vers la réalisation humaine parfaite. Sans doute | au cours d’une telle évolution se forme-t-il un acquis, une i sorte d'expérience humaine, une prise de conscience de plus : en plus pénétrante de l’homme même, de sa « situation » i dans le monde. L’ethnologie est une science maintenant assez | développée pour permettre à la réflexion philosophique de comprendre à quel point, dans une nature fondamentalement» immuable, l’homme change ; combien un primitif diffère en ses façons de voir le monde, de se représenter les choses ç] la vie même, d’un homme qui porte l’hérédité d’un long passai de civilisation et de culture. Ceci n’est d’ailleurs pas un jugement de valeur, car cette évolution n’est inévitablement progredi sive que selon des lignes de technique ou d’art ou de scienc^l et nullement sur le plan de l’intelligence pure, de la conscience morale et des plus hautes valeurs humaines. 4 Mais il reste, après tous ces facteurs de différenciation qu’on peut considérer les choses du côté opposé et montre] sous cette étonnante multiplicité, à quel point l’homme partoül et toujours reste le même, chacun portant en soi « la totaljM de l’humaine condition ». Le difficile n’est pas de tenir l’uiw ou l’autre de ces deux vérités complémentaires, il est de iw pas oublier l’une en faveur de l’autre et de savoir au corn traire lesunir sionveut philosopher surl’histoire. .■ Diversitédans lamanière B d’atteindre LA VÉRITÉ. ■ etd’exprimpJ 9 Ce que nous venons de dire des différenciations de l’cspTf 439 humain au sein de la même nature spécifique, nous fait déjà entrevoir dans quel sens et pour quelles raisons il peut y avoir en divers esprits humains des représentations non identiques et pourtant non exclusives les unes des autres, de la même vérité objective. L’Esprit humain comme tel n’existe pas. Il n'y a que des esprits humains, réalisations particulières de la même nature spirituelle. Cette multiplicité n’est duc qu’à la matière, et le mode de connaissance propre à une telle nature spirituelle, se ressent de sa condition : l’esprit humain compose, divise, après avoir « abstrait ». Cela suppose un « découpage » du réel pour parvenir à une « recomposition » . mentale, à un « ordre » qui reproduit l’unité du réel grâce à un ensemble de relations de raison. Ces opérations de l’esprit, successives, compliquées, lentes dans leur résultat, ne se font pas sans qu’à chaque démarche apparaissent les possiI. bilités de l’erreur ou de quelque carence. L’expression mentale d'une vérité dont la nature est de ne 1 pas s’obtenir d’un coup, « tota simul », sera essentiellement susceptible de mélanges, de progrès aussi, de plus ou moins grande perfection. D’un esprit à l’autre, d’une génération I ou d’une catégorie d’esprits à l'autre, elle pourra varier sans [se contredire absolument. Mais cela n’empêche aucunement » qu’il n’y ait, objet dernier de toute recherche philosophique, Lune vérité universelle de type humain dont les éléments essenItiels au moins peuvent ou pourront un jour être considérés (sans dogmatisme naïf avoir été atteints, définitivement. W Et cette condition charnelle de l’esprit dans l’homme cnItraînant non seulement ce mode abstractif et successif de la [connaissance, mais encore, nous l’avons dit, 1’ « individuation », lia multiplication et la succession dans le temps de l'intelligence (humaine (qui, en tant que telle, tendrait à l’unité et à la [plénitude), il apparaît aussi comme essentiel à la vérité telle rqu’ellc est possible à l’homme, de se ressentir de ces conditions [Indi viduantes qui viennent qualifier et limiter notre nature [intellectuelle. La vérité, relation d’un esprit avec l'être, dont Je type varie avec la nature de cet esprit, se ressent chez l'homme, et de ce qu’il a d’essentiellement un, et de ce qu’il a de nécessairement multiple et changeant. Cela peut se déduire a priori de sa nature. Mais nous voudrions le montrer de plus près par l’examen des divers actes par lesquels, dans le concret, l’esprit humain se saisit de la vérité et du condi­ tionnement auquel ces actes ne sauraient échapper. 44θ REVUE THOMISTE I. Divers degrés de vérité dans le jugement humain. Parler de « vérité humaine », c’est-à-dire de vérité de la connaissance humaine, est trop vague. Pour l’homme, autre chose est concevoir, autre chose est juger. Or c’est formel­ lement dans le jugement qu’est la vérité de l’esprit. C'est , dans l’affirmation d’un objet de pensée comme existant, comme réel, que se trouve affirmée en même temps la vérité de l’esprit. Dire « ceci est » (ou bien : «ceci est ainsi») équivaut *■ à dire : « ü est vrai que ceci est » (ou « est ainsi »), ce qui se j développe : la pensée que je forme sur cet objet est '. conforme au réel. La vérité logique par définition est con- 1 sciente d’elle-même, affirmative d’elle-même ; là réside sa j différence propre avec la vérité ontologique. Il en résulte i qu’un jugement est plus ou moins immédiatement vrai selon 1 que sa vérité apparaît plus ou moins immédiatement dans j le simple rapprochement de ses propres termes. Il est des .1 jugements dont la vérité m’apparaît par l’intermédiaire j d'autres jugements qui de proche en proche me ramènent à 1 l’évidence, à la vue immédiate de l’objet. Ces jugements 1 non immédiats, qui sont des conclusions, des fruits du raison- I nement, sont eux-mêmes plus ou moins parfaits, leur vérité | est plus ou moins immédiatement saisie et affirmée selon 1 que mon esprit, par sa puissance de déduction ou par une 1 longue habitude, aperçoit plus vite et plus synthétiquement fl l’ensemble des « raisons », des propositions intermédiaires fl qui le conduisent à sa conclusion. Tous nos jugements sont fl loin d’être également éclatants de vérité, car tous ne sont fl pas scientifiques. Il en est qui sont des « opinions », des « hypoLfl thèses ». Bien sûr ils sont ou ne sont pas matériellement cou? ■ formes à la vérité, mais cette conformité n’est pas toujour^· visible dans le seul rapprochement de leurs termes, ni dan|i· des raisons nécessaires. Et que de propositions « conclues le sont, à tort, à partir de principes fort justes ! On peut· garder en soi des vérités dont on n'a pas su percevoir clairet· ment les conséquences, dont on continue cependant à subi?· la pression et à percevoir confusément les implications, tou|· en niant explicitement celles-ci ou en en professant même· les contradictoires. Un jugement faux peut donc coexistai· dans un même sujet avec des jugements vrais qui le détruisciji· logiquement. La « cohérence » parfaite à l’intérieur d’uij· même esprit n’est que rarement obtenue, mais elle est 11· condition de la vérité humaine parfaite. On peut donc forM ANALOGIE DE LA VÉRITÉ ET THEOLOGIE 44I bien dire qu’il y a sur tout objet un jugement parfaitement et essentiellement vrai que l’esprit cherche à former et qui peut être dit « le plus vrai possible » (du type de vérité qui est celui de l’esprit humain, et qu’on n’égale aucunement à la Vérité divine, infiniment plus vraie)i. *x. Il est clair aussi que des jugements dont on ne peut dire qu’ils sont purement et simplement vrais, sont souvent loin d’être entièrement faux : ils valent quelquefois par ce qu’ils affirment et non par ce qu'ils nient, ils sont faux dans leur universalité mais demeurent valables dans telle ou telle caté­ gorie de cas dont on n'a pas su voir la particularité et la raison propre. Discuter avec « sympathie », n'est-ce pas essentiel­ lement « distinguer » les termes en jeu, c’est-à-dire en préciser ' les divers sens possibles pour retenir celui qui seul donnerait ; sa vérité au jugement ? Beaucoup d’opinions pourraient être , vraies « dans un certain sens » qui n’est pas toujours explicii tement exclu par ceux qui les professent. Mais cela nous amène à considérer, non plus directement le jugement, mais les éléments dont il est formé, qui sont nos représentations, , nos concepts. 2. Divers degrés de vérité de nos « conceptualisations ». Quoique les concepts ne soient, en rigueur de termes, ni vrais ni faux, c’est de leur rapprochement que jaillit la vérité ou son apparence, c'est de la valeur de leur rapport au réel que dépend la vérité de nos jugements. Il y a d’ailleurs, une vérité du concept qui est de représenter l’objet intelligible. Tant que cette représentation n’est pas àflirmative d’elle-même et ne se décompose pas en sujet et àttribut, on ne saurait encore parler de vérité logique, mais seulement de cette sorte de vérité ontologique de l’esprit gui est sa fidélité à sa nature ; la nature d’un concept étant de contenir son objet comme la vérité de cet objet est d’être ui-même. Mais il est clair que cette vérité ontologique du i. On pourrait se demander curieusement si ce < plus et ce moins ■ dont est susccp*b!e le concept de vérité quand on l'applique à nos jugements, est le signe d'une analogie... Mais quand même cela serait, — et nous pensons qu'entre la vérité d’une inion et celle d'une assertion scientifique il y a Je même genre d'analogie qu'entre vertu proprement dite et la simple disposition à la vertu —, cela n’enipêcherait ouc le premier analogué d'une telle analogie serait le jugement scientifique umain, et, mieux encore, le jugement humain d’évidence immédiate, lequel serait son tour le plus infime analogué de cette plus vaste analogie dont la Vérité divine tie faîte. Certes c’cst parce qu’elle est une participation à la Vérité divine que la érité humaine réalise son propre concept avec plus ou moins de perfection. Mais y a un type pur et parfait de vérité humaine. I 442 REVUE THOMISTE concept prepare la vérité logique du jugement. Et d’ailleurs, des jugements plus ou moins implicites se mêlent souvent à ce travail de « conceptualisation », et de « définition » qui forme la première démarche scientifique du philosophe. Mais qu appelle-t-on au juste « conceptualiser »? « Concep­ tualiser », c’est former un concept, c’est représenter, exprimer dans un concept ce que notre intelligence saisit d'un objet. La philosophie bergsonicnne a largement répandu une manière d’entendre cela que nous ne faisons pas du tout nôtre. L'esprit se saisirait d’abord de son objet, à un certain niveau de pro­ fondeur antérieur à la distinction de l’intelligence et de la volonté, par le moyen d’une faculté tout autre que la raison conceptualisatrice et discursive. C’est cette « intuition » de l’objet, cette expérience vivante, qui chercherait à s’exprimer, à se formuler en « concepts », en « images » figées, solides, dont la valeur de représentation du réel mouvant est moins assurée que la valeur pratique, et dont la correspondance avec l’intuition vivante d’où ils procèdent n’est que provisoirement assurée. Selon nous, les premières vues de notre intelligence ne sont nullement antérieures à nos concepts. L'esprit humain ne pense pas sans se former un concept de ce qu'il pense, même lorsqu’il ne s’agit encore que des toutes premières intuitions de l’être, de la substance, de sa propre existence. Fabrication de l’esprit en tant qu’entité psychologique, le concept n’est tel, n’est représentatif de telle chose qu’en vertu d’une déter­ mination imprimée à l’esprit par la « chose » en question elle-même, par l’objet. Le concept est un pur intermédiaire, il « rend présent » l’objet en tant qu’intelligible dans l’intel­ ligence. Mais les premiers concepts, les concepts immédiats, non encore réfléchis, non élaborés ni comparés entre eux, sont « confus ». « Confuses » aussi les premières généralisations par lesquelles nous cherchons à grouper nos expériences et nos notions particulières insuffisamment intelligibles parce; qu’insuffisamment universelles. Comprenant en réalité, au moins virtuellement, plusieurs concepts qui s’entrecroisent, visant plusieurs réalités sans les ' distinguer les unes des autres, ils prêtent à des jugements qui1 ; restent équivoques, contiennent le vrai et le faux. L’usagQ, des concepts confus dans nos raisonnements est extrêmement dangereux, parce que nous risquons de passer presque incon·** sciemment d’un sens à l'autre. « Conceptualiser » le réel par un* effort mental de réflexion, c’est obtenir un concept clair'1. i | 1 i j : ANALOGIE DE LA VERITE ET THEOLOGIE 443 précis, distinct, à partir d’un concept confus, c’est ce que les anciens appelaient définir, c’est faire apparaître dans le champ de l'esprit une notion unificatrice et explicatrice des autres. Cela se fait bien en consultant d’une certaine manière son propre esprit sur ce qu’il pense vraiment, en l’interrogeant, en l’obligeant à « enfanter », selon le mot de Socrate, le concept propre de la chose en tant que distincte de toute autre. Il n’y a rien de péjoratif dans ce mot de « conceptualisation », rien qui indique de soi une traduction sur un plan inférieur d’une connaissance d’un type supérieur, rien qui puisse faire penser à une représentation « dégradée », « déficiente », adaptée à nos besoins et à nos sentiments, d’un réel transcendant. Il s’agit au contraire d’un perfectionnement de la connaissance comme telle. Il est vrai que, d’une certaine manière, il y a plus dans nos connaissances confuses que dans nos connaissances claires. Λ ce niveau d’immédiateté et de non-explicitation, concepts, expérience sensible, sont mêlées... Une sorte de vue plus globale entraîne souvent un sentiment correspondant très puissant car, saint Thomas l’a bien vu, quoique la connaissance précède l’amour, « on peut aimer parfaitement ce qu’on connaît impar­ faitement » (Ia-IIae, q. 27, a. 2 ad 2um). Le sentiment de la vie accompagne souvent avec intensité nos conceptions con­ fuses, et avec lui toutes ces connaturalités qui donnent à la connaissance au moins plus de saveur et une autre sorte d’évidence. Une décantation, un appauvrissement, sont la rançon de la conceptualisation qui devra être poussée jusqu’à une très grande perfection pour restituer à l’esprit cette im­ pression de « totalité » dans la vue du réel en même temps que de contact immédiat avec lui. Un concept clair est en effet toujours 'partiel. Il représente tel ou tel aspect de la réalité, pas toujours le plus essentiel. Il y a des concepts génériques, d’autres qui sont spécifiques : les uns et les autres sont univoques. D’autres n’atteignent une réalité que par analogie avec une autre plus directement saisissable ; après quoi nous formons un concept analogue incomplètement abstrait de ses inférieurs. Tout être complexe prête à des représentations de lui-même assez diverses. C’est surtout quand il s’agit de concevoir des réalités simples mais supérieures que la chose est frappante. Bonté, vérité, intelli­ gence, amour, sont diverses « vues » sur l’unique Réalité 444 REVUE THOMISTE divine. Λ plus forte raison en est-il ainsi dans les concepts où se révèle la vérité surnaturelle. Il y a toujours deux faces, de prime abord opposées dans un mystère révélé, ces fameux « deux bouts de la chaîne » dont parlait Bossuet et dont la conciliation n’apparaît pas à la raison. Il est évident que l'ordre dans lequel se présentent dans l’esprit humain ces concepts qui d'eux-mêmes ne s’appellent pas l’un l'autre, peut varier, entraîner des perspectives différentes quoique non exclusives l’une de l’autre et qu’une théologie parfaite intégrera1. Dans le même domaine, il peut se faire aussi que deux analogies différentes aient servi toutes deux à Dieu pour nous faire concevoir une même réalité, comme celle de « Verbe mental » et celle de « Fils » pour nous faire concevoir la deuxième Per­ sonne de la Trinité ; mais loin qu’on puisse les considérer comme « équivalentes » et substituer l’une à l’autre, clleà se complètent et s'éclairent mutuellement. Saint Thomas dit que plus un être s’élève dans l’ordrer de l’intelligence, moins nombreuses sont ses idées, parce qu’il a la puissance d’unifier ses objets de pensée ou plutôt de per-· cevoir leur unité. C'est dire qu’en devenant plus parfaites; les idées perdent de leur partialité. Les natures intellectuelle^ qui nous sont supérieures voient les mêmes choses que nous^ mais dans un ensemble plus vaste, avec toutes leurs référencer au tout dont elles sont les partiesi. 2. D’un homme à l’autre^ il y a aussi ces différences de perfection dans les concepts! On comprend qu’elles ne soient pas des oppositions, des vues incompatibles ; que plusieurs conceptualisations non para faites d’un réel complexe puissent exister ; qu’en fin il soitf souvent bien difficile d’opposer contradictoirement sur uifl i. Un exemple classique fera comprendre notre pensée. La foi nous enseigne l’un|( absolue de Dieu et pourtant la Trinité des Personnes. On peut concevoir d’abor l’unité de Dieu et chercher à en déduire la non-impossibilité sous un certain aspet de la Trinité des Personnes, ou, au contraire, concevoir d’abord le Père, le Fils et 1 Saint-Esprit comme étant Dieu, et chercher à retrouver en ces trois Personnes l’unil de la Nature. Ces deux conceptualisations du donné révélé ne laissent échappe aucun aspect du mystère, sont également légitimes comme expression de la fo quoique non comme principe d’explication scientifique. Elles fonderont des thé< logics de la Trinité d’une inégale valeur explicative, d’une inégale cohérence, ma où les notions et conclusions de part et d’autre alléguées pourraient, de soi, et toî en apparaissant dans une autre perspective et avec une inégale précision, ne pi s’opposer ni s’exclure mutuellement (sans quoi bien sûr, elles ne pourraient eu vraies ensemble). L’avantage de la coexistence de ces deux conceptualisations J systématisations est justement de se contrôler et de s’enrichir mutuellement. L’un et l’autre sont pensables par le même esprit et, en définitive, intégrables dans uij unique synthèse. On remarquera que dans l’exemple choisi, la différence de nj conccjüualisations a son fondement dans la complexité du donné révélé lul-miffl T. Cf. la q. 60 a. 3. · Utrum superiores angeli intelligent per species magis univa sales quam inferiores ? Respondetur affirmative ct hoc per exemplum aliqualiter ί nobis perspici potest. Sunt enim quidam qui veritatem intelligibilem capere non sunt nisi eis particula tini per singula explicetur ; ct hoc ex debilitate intellectus eonLfr. contingit. Alii vero qui sunt fortioris intellectus, ex paucis multa capere possunF ANALOGIE DE LA VÉRITÉ ET THÉOLOGIE 445 problème donné le jugement forme par un esprit humain à celui que forme un autre esprit humain, sans qu’il soit néces­ saire de trouver entre leurs représentations une analogie [ proprement dite. F Nous n’avons parlé jusqu'à présent que de la limite inhérente | à toute conceptualisation, qui est celle de la partialité. Mais près souvent, c’est d’une sorte d’erreur, au moins virtuelle l et implicite, qu’il faudra parler. Lorsque j'attribue implicitejment à tout un ensemble de réalités confusément perçues g telle définition qui m’a semblé représenter leur essence comgmune, leur essence profonde, et qui en réalité ne les atteint ■pas toutes, ma conceptualisation est faussée et prépare une l'erreur de jugement1. Mais il n’en résulte pas que tout concept ïinadéquat à l’objet qu'il se proposait de définir, soit forcément ■ inapte à fonder des jugements vrais, ni que deux concepts g visant la même réalité confusément saisie par deux esprits ^s’opposent entre eux contradictoirement comme le feraient ■deux jugements par oui et par non sur le même objet. Si telle ■conceptualisation est imparfaite pour n’avoir pas saisi ce ■qui fait l’essence commune d’un groupe confusément rassemblé ■de notions, ou pour n’avoir explicité qu'un aspect non essen­ tiel, quoique commun peut-être, elle n’est pas à proprement ■parler fausse. Elle est applicable peut-être à une partie des ■ notions que je voulais définir ou sous un certain aspect. On ■peut se servir dans des jugements vrais de concepts imparfaits ■dont toute la part de vérité est utilisée. C’est ce qui explique ma possibilité d’utiliser des concepts philosophiques imparfaits, ■pour revenir, en raisonnant sur eux, à des vérités. L’utilisation fies concepts philosophiques en théologie illustre particuliè­ rement ce fait. Là, en effet, le concept philosophique n’est Vraiment qu’au service d'une vérité de foi qui veut s’expliciter fille-même, et qui souvent redressera « in actu exercito » le Concept humain, l’utilisant selon ce qu’il a de vrai. E J. Maritain a montré cela en détail à propos de saint Augustin, filais en soulignant que cette utilisation par le théologien fie concepts philosophiques imparfaits et en eux-mêmes firos d’erreurs, supposait que sa foi fût éclairée par les dons ’tj $ O 4M I i f. i4 I· kl. 11 se peut que l’univocité que Scot attribue à l’être ne soit pas la même que elle que saint Thomas nie de l’être. Mais l’univocité de Scot n’est pas non plus Analogie de saint Thomas. Il faut que le concept de l’un ou de l’autre ait été mal Srmé, puisqu’en présence des mêmes données d’unité et de diversité confusément Unties et perçues, ils ont abouti à des notions différentes. Et par suite eur conception de l’être aussi se met à différer puisque Scot le considère comme tnivoque et saint Thomas comme analogue. A quel moment précis et sur quel point hirs esprits commencent à se séparer, voilà qui est passionnant à découvrir. [Revue Thomiste. — 3 446 1 » I I I · I 1 ii ί 1 , ί I i I REVUE THOMISTE du Saint-Esprit\ Ce qui est si manifestement vrai pour saint Augustin, on peut le dire très généralement pour tout cet âge de la pensée chrétienne qui est celui des Pères de l’Église, dont la mission propre de « bâtisseurs » et de défenseurs du dogm0 impliquait une assistance de l’Esprit-Saint, dont la méthode moins scientifique impliquait aussi plus de mélange entré la contemplation amoureuse et le « discursus » rationnel3, d Il y a donc plus ou moins d’exactitude et de réussite dari? nos « conceptualisations ». Supposons cependant que noth’ esprit n’ait pas réussi à se former un concept précis et exad de ce qu’il pensait confusément. Supposons une conceptui lisation vraiment fausse en désaccord avec ce que j’avai^ confusément dans l’esprit. Cela arrive fort souvent qu’éit voulant préciser je déforme. En pareil cas il n’est pas nécegl saire que mon idée clairement définie abolisse le concept confié qui lui était antérieur et qui présidait à son élaboration. -il Que de fois on s’est arrêté à telle formule, à tel concept pour s’apercevoir ensuite qu’elle ne rendait pas compte nor seulement de ce qui était mais même de ce que nous pensiori: en réalité. C’est donc que nous continuons bien des fois à pensèji confusément vrai, à travers des conceptualisations très pet adéquates à la réalité, et que, par là même, au moins quaril nous les utilisons et les manions dans nos jugements, discouf et recherches, nous les redressons implicitement bien souveft et les entendons un peu autrement que nous ne les pensori quand nous les considérons en elles-mêmes. C’est ici qu’l faudrait invoquer Socrate et sa méthode. « Là encore notre observation, que l'on pourrait nuancer^ l’infini, vaut très exactement dans le domaine de la théologie? La théologie est un effort d’analyse et d’explication des coiî cepts révélés. Cette explication est soumise aux vicissitude· du travail rationnel de notre esprit. Mais, quelles que soier les conceptualisations plus ou moins heureuses auxquel^ on aboutit, le concept révélé et défini par l’Église qui en ét'aiK l· le point de départ demeure présent dans notre esprit. Et comiffî J. Ci. DegrZs du Savoir, chap. VII : La Sagesse augustinicnnc. Pour aporie le degré de vérité de la sagesse augustinicnnc, J. Mari tain fait surtout allusi dans ce remarquable chapitre, à cette différenciation des « plans » et des < dimensior du savoir, que nous soulignons plus loin. 2. Ceux qui, bien contrairement à nous, attribuent une imperfection de mi • I sorte et peut-être plus grave aux concepts aristotéliciens qu’a utilisés saint Thom devraient recourir à la même explication pour justifier leur concordance avea dogme et même leur relative vérité. Mais on ne saurait enlever à ces concepts tou prise sur le réel, dire par exemple que la notion de substance ne répond gu’à ί Tl figmentum mentis sans professer en même temps que l’utilisation qui en est faite théologie est dénuée ue toute vérité. I i t ANALOGIE DE LA VERITE ET THEOLOGIE 447 ton contenu intelligible déborde infiniment ce que nous pourions en concevoir de plus précis, comme aussi la lumière qui ui est propre est celle de la foi, lumière infuse absolument ïanscendante à la lumière rationnelle de la raison et prin­ cipe prochain de la contemplation infuse, le phénomène psy­ chologique que nous avons signalé s’observe plus facilement hcore : une mauvaise conceptualisation allant jusqu’à entraîner ’es jugements faux, qui ne détruit pas cependant la vérité ’ue je perçois à l’état confus, obscur, par les concepts de foi. Jne théologie fausse dans beaucoup de ses conclusions et de Js vues peut très bien coexister avec une foi objectivement identique à celle qui préside à une théologie entièrement vraie1, nela rejoint ce que nous disions plus haut de la très imparfaite ïhérence qui existe habituellement dans l’esprit humain. Jusqu’à présent ces différences de conceptualisations du iême objet se font au même niveau d’intelligibilité. Aussi len obtenons-nous ainsi des représentations complémentaires, Il plus ou moins claires et complètes du réel. Mais le mode bstractif de notre connaissance cause en elle des différenciaôns plus profondes encore. La conceptualisation d’un même bnné immédiat est en effet possible à plusieurs niveaux d’abil!raction. Une même réalité objective peut donner lieu à [usieurs ordres de représentations, à plusieurs systèmes de taceptualisation, à plusieurs sciences ou types de savoir, è physicien qui considère l’être en tant que réalisé ou réaliLble dans le sensible voit l’univers sous un autre jour que le Àhr mathématicien qui le considère en tant que soumis aux piLires lois du nombre et de la quantité ou que le métaphysicien ai le considère, même en l’observant de fait dans le monde ùlhl sensible, précisément en ce qu’il a de transcendant à la atière, à la quantité... L’erreur sera de ramener tous les problèmes qu’on se pose l système de conceptualisation familier. Un physicien, Jur parler de réalités qui ne se dévoilent qu’à l’intelligence étaphysique, sera tenté de garder son langage expérimental. i métaphysicien sera exposé à tout ramener à des concepts hucoup trop généraux, et qui seront des réponses inadélates à des questions posées par l'esprit sur un plan d’ab* . Encore un exemple : il est difficile d’adhérer pleinement à la conception cajé· fcnno de la personnalité et de ne pas percevoir on même temps que celle de Scot d impensable une vraie union hypostatique. Mais on peut très bien admettre même temps que la vue confuse (celle que l’un et l’autre a cherché à analyser) ce qu’est runité personnelle du Christ est la même dans l’esprit du scotiste et is celui du cajétanicn. 4 448 REVUE THOMISTE straction inferieur. Telle proposition sera donc « vraie » si on la lit à tel « registre », dans tel « lexique » conceptuel. Selon le sens et, si l’on peut dire, le degré du mot « être », deux prof positions, deux systèmes du monde apparemment divergents seront également vrais, mais à des plans différents. La portéQ même du mot « réalité » ne sera pas la même dans une science qui recherche la loi de faits observables et dans celle qu cherche l'essence même, la « quiddité » des choses. Cette dif­ férence se rencontre déjà à l’intérieur du même ordre d’ali straction. Entre la physique expérimentale ou « empiriolq gique » et la physique ontologique, la différence de type dl savoir est assez manifeste pour que certains esprits aieijj tendance à réduire la seconde à la métaphysique, en réserva^] à la première le nom de « physique ». Λ ces deux types de savôf différents correspondent pour le même objet des systèmes cf( conceptualisation non contradictoires mais foncièrement dif­ férents : les mêmes mots recouvrent alors des notions !£&■ diverses qui peuvent donner lieu à des définitions, des pt positions disparates et qui paraissent s'exclure. Si divers qu’elles soient, ces notions jouent cependant un rôle analogi La « quiddité » du philosophe sera remplacée pour le physici par la « possibilité d'observation », la « conditionnalité »| substituera à la « causalité » proprement dite. Réduire à·; concept philosophique de cause, des phénomènes obsery mesurés et dont on cherche la loi et le conditionnement, parai] une pseudo-réponse, absolument inexistante. La « conc I ' • [■ I I' ‘ 1 • : [ : l , 453 Si je limite la pensée humaine à des objets empiriquement observables, ma vue du monde sera fausse par ce qu’elle nie, mais je pourrai être amené par là à un grand perfectionnement de ma faculté d’observation. Qu’à ces multiples causes de différenciation viennent s’ajouter des différences d’éclairage, c’est-à-dire d’objet formel, nous serons en face de « positions », devant le réel, dont l’erreur principale serait de s’exclure mutuellement, de comporter la négation de vérités mal comprises parce que vues sous un jour étranger. Une vue dite « scientifique » (au sens moderne) du monde est souvent simplement une vue du monde où manque l’éclairage philosophique et où la seule part d’erreur vient de négations. Autrement dit, il y a du vrai dans tous les grands systèmes et nous nous excusons d’écrire une telle banalité, encore que ce soit quelque chose d’avoir compris d’où vient que cela soit possible. Mais, cela dit, il faut en venir à parler formellement non des vérités contenues dans un système, mais de la vérité du système comme tel, de l’adéquation de cette construction mentale, « une », caractérisée, bien distincte de toute autre, avec le réel qu’elle prétend rendre intelligible. En ce sens bien précis, un système sera vrai si ses principes fondamentaux sont vrais, s’ils sont vraiment premiers, si la conceptualisation impliquée dans ces principes est parfaite, claire, formelle, c'est-à-dire allant à l’essence mémo de la chose, enfin si la méthode est bonne, répondant à la vraie nature de l’esprit et de ses démarches. Il faut ajouter que pour rester entièrement vrai un système doit rester « ouvert », disponible à tout le réel, toujours prêt à se critiquer et à se reconstruire lui-même. Un système a toujours tendance à prétendre à la totalité qui est d’ailleurs bien sa visée essenticlle. Ce n’est pas une erreur que de ne pas tout embrasser, c’en est une que de juger que « tout » est là, que le tout de la réalité a été capté. L’esprit a toujours tendance à nier ce qui ne trouve pas de place dans la synthèse fermée qu’il s’est faite. Tout esprit humain qui se ferme sur ce qu’il a conçu, à plus forte raison sur ce qu’il a appris, fausse par là même la vérité qu’il possède. Un système doit toujours dans l’affirniation qu’il fait de lui-même tenir compte de cette part de réel qu’il n’a pas encore assimilée et qui pourrait devenir principe et ferment à son tour. C’est pourquoi le plus vrai doit se garder du danger qui le menace par le fait même qu’il est un système : ce serait de juger de toutes les propositions qui lui sont faites par leur correspondance avec l’ensemble du sys- i 454 tI J I REVUE THOMISTE tome plutôt que par leurs principes propres, et bientôt sans " cloute de n’avoir plus d’esprit de recherche mais d’être un exposé de la vérité acquise. A supposer que cette méthode préserve de bien des erreurs, elle risque de donner pour objet à l’esprit le système lui-même et sa cohérence plus que la réalité. A ne plus connaître d’autres problèmes que ceux I dont le système est né, on risque de s'appuyer et de s’immo­ biliser sur ce qu’il a précisément de contingent et d’accidentel, > d’historiquement conditionné, sur ce qui a conditionné son devenir. Ce n’est pas un paradoxe de dire que la « vérité » et la « vie » d’un système comme tel, ne peuvent aller qu’en-- ■ '·. semble. Mais, ayant ainsi défini les conditions de vérité d'un j système comme tel, il est évident qu’en face d'un même objet ; et sur le même plan de savoir, un seul système vrai est pos- Ί sible, et c’est à le rechercher que travaille l’esprit humain I à travers ses multiples essais de synthèse que le temps ne dévore 1 que parce qu'ils n’avaient pas encore atteint leur but, tout en y conduisant, et souvent par le chemin même de l’erreur. Le mot de « système » ne convient plus d’ailleurs à cette construction mentale idéale et dont la possibilité objective > suffit à justifier toutes les insatisfactions et les recherches,/ qui serait le système vrai. Ce mot tout générique et qui exprime. K surtout la cohérence interne d’un ensemble mental vaut aussi bien pour le vrai, pour l’hypothétique, pour le faux. Un système digne de ce nom est une tentative de science. S’il se dit et s’affirme vrai, il se déclare en même temps comme l’expres-fp’ sion « scientifique » du réel. J Nous l’avons vu, il n'y a aucune raison pour qu’à cet égard-f il n’en soit pas de même en théologie et en métaphysique/ La disproportion de l’esprit humain avec son objet en théologi crée une infinie distance entre celui-ci et la représentation qu peut s’en faire, fait appel par là à une connaissance supra-, conceptuelle par le pur et direct moyen de la foi, mais ne justi-j fierait la multiplicité des théologies que si l’esprit humait) n'était pas spécifiquement un ou si les vérités divines n’avaienî pas été révélées en concepts humains. z. Mais l’esprit humain est ainsi fait que l’essentiel lui-mêmq est partiel. Aucun système étant son œuvre ne peut être, dq fait, sans erreur, sans lacunes. Aucun système concrètcmcn existant dans l’esprit d’un homme qui n’en porte la marqu individuelle et qui ne perde en lui la pure nature de science! parfaite. Quoique toutes les vérités puissent trouver place dans le système vrai, il est souvent nécessaire que certaine I h I ! 11 ♦ J I I ii' If ANALOGIE DE LA VERITE ET THÉOLOGIE 455 apparaissent à la lumière d’autres conceptualisations et d’autres méthodes. C’est pourquoi, à côte de la Science, et tant que celle-ci n’atteint pas son état d’achèvement suprême, doivent subsister des systèmes qui l’obligent perpétuellement à se vérifier, à se réviser, à se compléter. 5. Mentalités. Restent d’ailleurs au sein de la même science, outre les pos­ sibilités de diversités d'attitudes de l’esprit dont nous avons parlé, les infinies variations qui proviennent des différences individuelles des esprits. Un esprit ne peut entièrement re­ copier un autre esprit que s’il n’est pas de lui-même en contact avec le réel. Or, jamais ne seront, de fait, embrassés par le même homme tous les aspects du réel dans leur ordre propre, sans aucun choix personnel, sans aucun ordre de préférence, sans aucun retentissement de ce qui, en lui, individue l’intel­ ligence. Les problèmes qu’on se pose, l’intérêt qu’on y porte, les connaissances de base dont on part, les influences qu’on subit, tout cela détermine l’orientation de l’intelligence qui ne peut tenter de dépasser cet ordre de facteurs en eux-mêmes contingents qu’après s’y être soumise. « Omnis cognitio hu­ mana a sensu ». Les essences éternelles ne sont atteintes par l’homme qu’à travers ce qui passe et change et par une activité mentale fortement engagée dans le temps. Tout ce qui vient de l’individuel dans la pensée humaine n’est qu’un revêtement accidentel. Mais il est essentiel à cette pensée d'avoir ce revêtement et de le voir évoluer. C’est ce que nous devons considérer de plus près en étudiant bien sommairement ce que nous pouvons appeler la « mentalité » du penseur. Nous serions en effet trop incomplets si, nous étant attachés à situer les différents concepts dont sont formés nos jugements dans le contexte des grands systèmes d’idées où ils trouvent leur sens, nous ne replacions pas ces systèmes eux-mêmes dans ce contexte plus large encore, mais aussi plus vague, plus indéfinissable : une « mentalité ». La mentalité d’un penseur, en tant que distincte de son système de pensée, c’est tout ce qu’il a dans l’esprit à l’état non scientifique, qui constitue l’atmosphère et en même temps le présupposé de son effort intellectuel. Elle comprend des jugements non critiqués, non scientifiques, ou même erronés, des appréciations et jugements de valeur, un sens de la vie, une attitude à l’égard de Dieu, 4 45<> REVUE THOMISTE du monde, de l’homme, une spiritualité. Toute métaphysique nouvelle prend naissance dans une mentalité qu’elle concourt parfois à transformer en se développant, mais lentement. Et d'ailleurs beaucoup des idées dans lesquelles on pourrait essayer (chose si difficile !) de formuler une mentalité, sont acceptées toutes faites, introduites sans critique, parce qu’admises par tous, dans un système par ailleurs fort appliqué à rendre raison de ses principies propres. La « mentalité » ne se définira d'ailleurs jamais entièrement par un ensemble d’idées, mais plutôt par des manières de sentir, d’évaluer, de voir et à.'imaginer le monde, qu’ont déterminées les mœurs, l’exemple, les institutions, les débris peut-être de systèmes idéologiques écroulés mais longtemps régnants. Pour comprendre ce que nous voulons entendre ici par i « mentalité », il faut se souvenir de ce que nous disions des 1 rapports de l’individu avec sa race, sa catégorie sociale, son J milieu. Nous en revenons toujours à cette condition de l'homme j individué par son lien avec le corps et par là multiplié, engendré, j aspirant à la complétude de sa nature par l’union à son sem-q blable, la fondation de la famille, la vie en société. L’esprit J humain ne pense jamais seul. Dans sa vie de pensée il est dépendant. Il n’est pas seul en face de l’objet. Il y a déjà des parti-pris qui le déterminent, qui sont subis ou hérités, dont on ne peut même pas dire toujours qu’ils sont de l’ordre dit , vrai ou du faux. i Si juste, si vraie que soit une idée, si cohérent et substant tieliemen t adéquat au réel que soit un système, il est impos* sible que des références à la « mentalité » dans lequel il esfi pensé, ne viennent pas s’ajouter au pur donné conceptuel é| l’affecter d’une certaine relativité. 1 r La « mentalité » varie lors même que bien des conceptions restent valables. Il est impossible que chaque penseur, chaqud époque, n’ait pas la sienne, encore que l’attitude proprement scientifique de l’esprit cherche à s’en libérer au moins en cil prenant conscience. Mais si cette « mentalité » en cela mênifl qu’elle a de passager affectait l’essence, le « spécifique » d’uni pensée scientifique, celle-ci, n’ayant pas atteint l'éternel d| le nécessaire, ne serait pas vraie. Une pensée vraie n’est affecta qu’accidentellement par cette relativité, par ces rapport! au contexte mental. En elle l’invariant peut être séparé du variable de la même manière dont, par l’esprit, on peut sépare! L l’essentiel et le nécessaire des notes individualités. 4μ En tous cas, un esprit dont la « mentalité » diffère de celtei I ■ ANALOGIE DE LA VÉRITÉ ET THÉOLOGIE 457 d’un penseur d’autrefois, quand il pense le même système, quand il a les mêmes idées, doit les dépouiller de ces réferences ou, s’il ne sait pas le faire, butant sur ce revêtement, pourtant accidentel, se rend incapable même de saisir la réalité objective que les anciens saisissaient, et à plus forte raison, d’y adhérer. i 6. La vérité et l'histoire. Ce serait le rôle de l'histoire de nous aider à discerner le variable, le relatif, de ce qui est essentiel et permanent et de nous préserver peut-être de succomber nous-mêmes à l’influence de notre temps. Car nous sommes bien loin de méconnaître la nécessité de l’histoire dans la recherche de la vérité. Cependant, évitons là aussi une étrange confusion dans la|i quelle on demeure si souvent quand on parle des rapports I de la vérité et de l’histoire. On dit : il faudrait faire entrer le r facteur « histoire », le facteur « temps » dans notre conception rdc la vérité humaine. Pour Hegel on sait ce que cela veut dire : J ■ la vérité est en devenir, comme la réalité elle-même qui est ridée. Mais pour nous, un seul sens est acceptable. Il y a une p histoire de la pensée humaine, une histoire de la vérité telle Ifque l’a vue l’homme. Mais il y a une vérité intemporelle idenP tique à elle-même qui est l'objet spécificateur de la sagesse humaine. La vérité telle que l'a vue un penseur, fût-ce saint r* Augustin, fût-ce saint Thomas, dépend de l’histoire, du temps, ■ de tout ce qui a conditionné son acte de pensée, de ses limites rpropres. Mais l’objet dernier de notre sagesse n’est pas l’augus■ tinisme de saint Augustin, le thomisme de saint Thomas, ou ■l’esprit de quelque penseur que ce soit ; c’est la vérité ellcBmême que mon propre esprit doit penser, à l’aide de ceux qui iront contemplée avant lui, en évitant leurs erreurs, en dépas­ sant leurs limites, en essayant de voir lui-même ce qu’ils ont vu. I- Peut-on accorder davantage au facteur « temps » ? Peut-on ■ penser (pie la durée de l’humanité, non plus que celle de l’in■dividu, n’est pas seulement une succession d’instants, mais ■ plutôt un engendrement d’instants les uns par les autres ? ■Le « temps » serait alors « orienté ». L’espèce humaine, non ■certes d’une manière continue, non sans éclipses, retours en ■arrière, impasses, essais infructueux, subirait un processus de ^développement. L’esprit humain, à cause de son incarnation Bdans la matière individuelle et multiple, atteindrait progres­ sivement sa maturation et son état d'adaptation à son objet, ■Son aptitude à voir la vérité. L’homme monterait vers plus 1 ’ i’ I I 458 REVUE THOMISTE d’esprit, vers plus de vérité, selon une certaine loi, selon uno j dialectique dont la connaissance servirait à mieux comprendre ’ la pensée de tel ou tel moment de cette évolution. Mais cela ne voudrait pas dire, puisque sa nature ne changerait pas, ni i par suite sa manière de connaître le réel et de s’y ajuster/ j qu’il y aurait une sorte d’analogie entre les visions successives •J' J! que 1 humanité se ferait du monde. 11 y aurait seulement ! élimination progressive d’erreurs, développement des pria- I cipes, acquisition de vérités nouvelles peut-être essentielles'-I et qui pouvaient manquer aux bases même de l’édifice. Mais si ] nous gardons le conditionnel c’est que les faits ne semblent^’ pas donner raison à cette manière d’interpréter l’histoirô'!· de l’esprit humain1, et aucun a priori ne pourrait contraindre': à donner au nouveau plus de valeur de vérité. C’est déjà : beaucoup que la nouveauté de la découverte donne davantage , à la pensée le sentiment de la vie. *4 Pourquoi ne pas voir en tout cas que certaines époques sont privilégiées, que certains hommes sont prédestinés à voir se^ réaliser en eux les « moments décisifs » de l’évolution humaine ? Les autres, en ce qu’ils apportent de neuf, ne sont que dè:; leur époque. Les grands dépassent leur époque, découvrent du nécessaire et de l’éternel, sont les vrais maîtres. Et une fois ' que l’essentiel est atteint, en quelque domaine que ce soitf'î l’étemel l’est aussi par le fait même. IV. — Saint Thomas et la théologie unique. Comme on le voit, nous sommes d’accord avec le P. Blond, comme avec tout le monde sans doute, pour admettra qu’on peut trouver la vérité dans des systèmes de pensée e de langage fort différents, et que, de fait, il y a dans toute, pensée humaine concrète, des facteurs de « relativité », deS| « variables ». Mais nous ne l’expliquons nullement par le carac; tère nécessairement analogique de nos diverses représen-i tâtions du réel, d’abord parce que nous retrouvons ces mêm facteurs de variabilité dans des domaines où les représentation^ sont univoques ; ensuite parce que, là même où le réel déborde infiniment l’objet propre de l’esprit humain, l’unité de celui-c réduit à l’unité la sorte d’analogie par laquelle il connaîtra l’infini. Là où des concepts diffèrent non seulement par leuri. i. Il serait peut-être plus exact de dire avec M. Brébier (La Philosophie cl sofl passé) qu’à travers tant de grands changements, les attitudes fondamentales d l’esprit humain demeurent constantes et peu nombreuses. ANALOGIE DE LA VERITE ET THEOLOGIE 459 ■ références à un système de pensée caduc, c’est-à-dire reconnu faux, on a une mentalité dépassée, mais par leur contenu -essentiel lui-même, nous ne disons plus que c’est la même vérité, même quand on garde les mêmes mots. Nous ne pensons pas que plusieurs systèmes dont les bases métaphysiques se .contredisent, puissent s'équivaloir comme expression du réel. Nous pensons que la tâche de l’esprit humain est de tendre à l’unification du savoir. L’effort de synthèse générale de ‘toute connaissance, d'une vue totale et unique du monde à partir de la foi n’est pas une tendance rationaliste, mais une àflirmation de l’unité de l’esprit humain en face de la vérité, même divine, et de la valeur objective de sa prise, si partielle fût-elle, sur le réel, une aspiration vers la sagesse. " Dirons-nous maintenant que cette théologie unique existe, et que notre seule rôle est de comprendre saint Thomas et de le répéter? S'il en était ainsi, nous serions impardonnables èn effet de ne pas consacrer nos forces à une exégèse de sa pensée, munie de toutes les ressources de l’histoire. Or, si capital que nous paraisse ce travail qui suffirait à absorber des équipes, combien désirées, de spécialistes, nous estimons nécessaire aussi de continuer à contempler le réel à sa suite. Saint Thomas ft’a évidemment, ni tout dit, ni tout vu. Il n’a pas creusé ni appliqué chacun de ses principes. Il a intégré dans sa syn­ thèse des connaissances historiques et scientifiques fausses dui ont fortement influencé plusieurs de ses conceptions philo­ sophiques. Il avait dans son esprit, non critiquées, non dépen­ dantes de sa métaphysique propre, beaucoup des vues de son époque. II a prêté une moindre attention à des valeurs qui maintenant nous paraissent de tout premier plan. Il a ignoré des quantités de choses qui lui auraient inspiré de grandes vues métaphysiques et d’admirables explications théolo­ giques. Il a eu un but déterminé, celui du professeur, qui infléchit un peu même celui du savant ; il a un langage Admirable d’ailleurs, puisqu’il dit exactement ce qu’il veut dire, mais qu'on peut singulièrement enrichir, un tempérament Spirituel merveilleusement propice à l'œuvre du savant, mais tpii était celui de sa sainteté propre. Enfin, s’il était permis *1 un mortel de vivre des siècles dans la pleine force de la maùrité et dims la toute vive curiosité innovatrice de la jeunesse, l est trop clair qu’il n’aurait cessé de progresser, d’attirer à li pour s’en agrandir tout ce que d’autres esprits auraient »nti et trouvé de vérité. Mais saint Thomas n’est qu’un omme : quelques années de pensée après douze siècles de » s $ 460 < ! 1 I V <1 i·J * < b 1 REVUE THOMISTE christianisme, et combien de civilisation? 11 a cependant inieujj compris que personne avant lui des vérités essentielles, 1 premières, les plus fondamentales et il a su tout bâtir sur elle^j dans une synthèse d’autant plus ouverte à toute vérité quoi plus dépendante d’une métaphysique, c’est-à-dire des principi de toutes choses. Quelque chose de très nouveau et de trèi capital a commencé avec lui dans le christianisme. En lui q par lui, la pensée chrétienne a réussi sa synthèse avec lj philosophie de la pure raison, telle qu’elle apparaît en Aristotg Comment ceux qui ne croient pas à la vérité de cette philg sophie, ceux qui ne croient pas que jusque-là la théolo manquait de son instrument rationnel parfait, pourraient-i attacher à saint Thomas l’importance que nous lui attachon^J Nous sentons combien dure à la pensée moderne est l’aflijç mation que cette philosophie est vraie, capable par suite progresser, de s’étendre, de s’assimiler tout ce qui est vrai en restant cependant elle-même à cause de la permanent; des principes qui la définissent. Si elle est vraie, que de cho sont fausses ! Oui, même des thèses permises et enseigné^ dans l’Église. Mais l’Églisc n’impose un avis que sur ce qu est de foi ou très immédiatement connexe avec la foi. Her reusement ! car qui serait orthodoxe ? « La justice et la vérit sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont tro mousses pour y toucher exactement. S’ils y arrivent, ils ç écachent la pointe et appuient tout autour, plus sur le fau que sur le vrai » \ Ce que saint Thomas a fait d'Aristote on ne pourrait le faû d’une philosophie essentiellement contraire à ce que sai Thomas avait assumé d’Aristote, qu’en niant saint Thom Là est l’équivoque de ceux qui parlent d'imiter saint Thonï en baptisant Hegel ou Bergson, Kierkegaard ou Marx. ( saint Thomas n'a pas entendu donner du christianisme ur expression provisoire valable pour un temps où l’on croy: qu’Aristote était vrai : il entendait donner une express^ rationnelle objectivement et toujours vraie d’un ensembl__ dogmatique proposé à l'intelligence essentiellement immua.^M des hommes 1 2. H 1. Pascal, Pensées (Brunschvicg, n° 82). J 2, Dans son article déjà cité de la Nouvelle Revue Théologiquef le P. Danié Ci distingue une fois de plus, la pensée chrétienne et ses exigences essentielles des diver •>2 philosophies dans lesquelles elle peut s’incarner. Penser comme nous le faisons qip seule philosophie est vraie ne nous empêche aucunement d’admettre nous a que le christianisme contienne en lui-même des exigences philosophiques im rieuses qui risquent de faire sauter les cadres de tous les systèmes purement ration Ces exigences, telles que les décrit le P. Daniélou, font certainement éclater l’ariit ANALOGIE DE LA VÉRITÉ ET THEOLOGIE 461 h En quoi celte position est-elle anti-historique ? N’y a-t-il pas des moments décisifs dans l’histoire de l’esprit, et ce qui Se fait dans le temps est-il forcement toujours périssable ? N’y a-t-il pas des découvertes dont tout dépend dans l’histoire de l'humanité ? Ne sont-elles pas préparées par une évolution Souvent lente qui soudain, sous un choc, fait naître une forme ïouvellc et plus parfaite ? Pour aller plus au fond, l’Église Vavait-elle pas besoin d'une théologie pour la sauvegarde et ‘a fructification de sa foi ? Et par suite n’était-il pas nécessaire |u’elle se trouvât sa philosophie ? On ne doit pas s’étonner tar conséquent que l’Esprit-Saint ait mené l’évolution de la pensée chrétienne jusqu’à un point où se rencontrassent la Toi des Pères avec des principes philosophiques à jamais vrais. •Pourquoi nommer d’ailleurs tel ou tel Père, et saint Thomas ‘t Aristote ? Ce sont ces hommes qui, de fait, ont trouvé ou écisivemcnt exprimé telle ou telle vérité, y apportant leur achet. Mais qui pense à l’inventeur de la charrue ? La charrue feurtant existe et elle est devenue une machine perfectionnée 'ont le principe n’a pas changé. Certaines idées, certaines féthodes sont des inventions plus précieuses que la charrue U que tout autre outil. Et je sais bien aussi qu’Aristote et ûute la pensée grecque elle-même sèmblcnt représenter une lie bien partielle de l’esprit humain sur les choses quand on oônge au monde de la pensée hindoue ou même à celui, devenu si différent d’eux, de la pensée moderne. Ce n’est pas pour [en cependant que la Vérité divine s’est révélée et d’abord ftseignée dans des concepts hébraïques et grecs. Sans doute «aient-ils aptes à cela et préparés par le Verbe qui illumine Out homme venant en ce monde. Sans doute surtout ont-ils é pliés et rectifiés, rendus à plus'de vérité par cette Vérité vine qui avait à s’exprimer en eux. Platon et Aristote sont )s maîtres, mais combien transformés par la Foi qui a trouvé I eux les concepts dont elle avait besoin pour s'exprimer imainement ! fi En quoi donc aussi, cette position serait-elle insuffisamment Iholique ? Nous avons assez dit que des systèmes à la base ^squels se trouvait quelque erreur, quelque lacune primorifcrnc historique en ce qu’il avait de fixe et de fermé,mais aussi bien le génie de saint Joinas a été d’y faire pleinement et explicitement droit sans perdre le bénéfice des rités positives de la sagesse grecque. C’est vrai que son Dieu est à la fois totaletnt indépendant et par là même accessible à la créature sans confusion possible £V Çcelle ; que le sens de l'événement et de l’évolution vers un but a pénétré dans sa fe du monde ; qu’il donne une place centrale à la personne humaine dans un univers ψοηουδ savons aujourd'hui démesuré. C’est pourquoi nous parlons avec saint Thomas \jjnc rencontre de la philosophie chrétienne avec celle d'Aristote. [Revue Thomiste. — 4 462 REVUE THOMISTE diale, quelque confusion entre l'accessoire et 1’essentiel, pou­ vaient contenir encore beaucoup de vérités. Λ combien plus forte raison est-ce vrai des systèmes chrétiens ? A combien * plus forte raison encore de la pensée des Pères dont la philo­ sophie et la méthode peut-être étaient incertaines, mais en 1 qui vivait la tradition, dont l’inspiration première venait de j l’Écriture, que l’Esprit-Saint éclairait ? Que l'introduction ! de leurs grands thèmes doctrinaux paraisse faire quelquefois ; craquer les cadres thomistes, cela prouve simplement qu’il faut !i souvent approfondir pour intégrer, et ne pas confondre non plus | ce qu'a explicitement pensé saint Thomas avec ce qu'il permet ;l de penser, les limites qu’apporte nécessairement son indivi- I dualité à la fécondité de sa pensée avec les limites inscrites I dans les possibilités internes et l’essence de cette pensée. I Bien souvent d’ailleurs, en bien des points, le P. Le Blond *| a raison de le dire, et nous avons eu soin d’en analyser les J raisons, les oppositions sont moins réelles que verbales, non I parce que les concepts seraient équivalents ou analogues j entre eux, mais parce que sous des mots différents la même i idée se cache, si on sait les entendre dans la lumière générale | du système. Il est trop évident que l’esprit humain, placé <1 malgré lui en face des problèmes éternels, se forme sponta- I nément des concepts qui ne commencent à différer d’un sys- | tème à l’autre qu'au plus haut degré d’explicitation, ou par les fl relations qu’on leur fait soutenir, aux dépens souvent de i l’intuition première, avec l’ensemble. Il n’est pas toujours fl impossible de traduire une philosophie dans le langage d’une 1 autre philosophie, encore qu’il vaille mieux le faire dans le fl langage courant de la culture que d’emprunter les mots tech- · niques d'une philosophie essentiellement contraire. Il est en . tous cas nécessaire de traduire dans notre propre langage philo- „ sophique beaucoup de valeurs et de réalités qui ont été aper-1 çues par des penseurs étrangers à nous. Il n’est pas du tout j paradoxal de dire que le résultat de cette « transposition >1 d risque d’être plus fécond entre systèmes entièrement étrangers] l’un à l’autre, qui ne sont pas nés d’une opposition mutuelles sur un donné commun. *1 Cependant, pour les raisons que nous avons dites, l’abandoiM pur et simple du langage scolastique et même de son plus! essentiel procédé d’exposition serait pour la philosophie chré-J tienne la perte d’une de ses grandes forces. Il faudrait seulement!1 l'enrichir incessamment de tout ce qui est devenu commun!» et classique dans la philosophie moderne dont, beaucoupfl ANALOGIE DE LA VÉRITÉ ET THÉOLOGIE 4»3 de mots sont susceptibles de trouver un sens fixe dans l’en­ semble de la synthèse thomiste élargie qui s’impose. Cette position ne pèche pas non plus par rationalisme ou excès d’intellectualisme. En donnant comme but au penseur chrétien la construction jamais achevée mais déjà solidement établie par saint Thomas sur ses bases, d’une philosophie et d’une théologie unique et catholique, nous professons par là même le caractère scientifique de la théologie. Mais, ceci dit, la théologie scientifique n’est pas la seule théologie. Elle est la plus parfaite dans l’ordre de la connaissance pure. Mais elle n’est pas le seul moyen de connaissance offert à l’âme chrétienne et la pure connaissance n’est pas le tout de l’homme. La connaissance savoureuse du texte révélé sous l’action des dons du Saint-Esprit est un contact plus direct avec Dieu, une nourriture plus directe de la foi. Davan­ tage encore la contemplation mystique de Dieu présent dans l'âme. Nous aussi nous pensons que « la Parole de Dieu en sa plénitude unique et définitive, c’est le Verbe fait chair », mais de l’atteindre et de l’étreindre comme telle, ce n’est plus de la théologie scientique, c’est son au-delà. Au-dessus d’ailleurs de toute connaissance est la charité, non seulement pour sa valeur morale, mais encore pour l’union qu’elle réalise avec Dieu. Λ Dieu ne plaise qu’il n’y ait dans l’Église que ■ des théologiens, et qu’aucun de nous se borne à être théologien I J La théologie conceptuelle peut aussi être moins scientifique, ' se faisant apologétique, « kérygmatique », s’adapter aux besoins, aux possibilités, et autant que cela est possible sans mentir, aux manières de penser de ceux qu’il s’agit de sauver, de nourrir du pain de la vérité. Sur le plan purement rationnel, il en est de même. La philosophie objective, réaliste, de struc­ ture scientifique, ne supprime pas, au contraire elle libère d'une certaine manière, la philosophie plus engagée dans la vie et dans l’expérience, le témoignage des expériences méta­ physiques, les analyses qui se gardent de dépouiller leur objet de son existence et de tout ce que celle-ci apporte de frémissant, de personnel, d’impossible à universaliser. Il n'est pas de grande métaphysique qui de fait, ne soit née et n’ait été entretenue par une expérience spirituelle. Il est bon que certains esprits se refusent pour leur compte à l’en dégager. Il faut aussi qu’il y ait des poètes pour retrouver par leur voie propre une vérité qui n’est pas que vérité. « Noli impedire musicam », est-il dit au sage. Mais que toutes ces formes de J ** i 464 ? I REVUE THOMISTE la vie de l’esprit ne visent pas à remplacer une métaphysique et une théologie dont la négation impliquerait une position, à l’égard de l’intelligence et de l’être, bien peu compatible avec la possibilité de dogmes fixes et permanents. i En quoi enfin cette position serait-elle anti-missionnaire P Certes, c’est un grand problème que d’ « incarner » la pensée chrétienne dans des cultures entièrement différentes de la ; culture latine. Mais c’est un grand problème déjà de dégager ces cultures de ce qui, en elles, s’oppose au chris­ tianisme. Même alors, même sous le pur empire de la foi, une T raison hindoue sans doute serait inapte, dans son état actuel, à s’assimiler la théologie scolastique. Sans doute penserait-elle à sa manière sa foi nouvelle, sans doute introduirait-elle les conceptions philosophiques chrétiennes fondamentales dans des structures mentales qui lui seraient propres, dans un vocabulaire chargé de références à une mentalité bien dif­ férente de la nôtre. Il est à penser que tout ne serait pas vrai, ni complet, ni précis dans cette théologie, encore que rien n’empêcherait la foi dans les dogmes, jusqu’au jour où, à force de progresser et peut-être de se confronter avecla théologie latine, à force d'obliger celle-ci à s’approfondir, à se refaire peut-être en ■ certains points, à s’enrichir de tout cet apport nouveau, elle atteindrait elle aussi, un âge plus parfait, l’âge scientifique. Ce que tout catholique doit croire de la permanence et de l'unité des formules dogmatiques à travers les diverses cul­ tures, nous l’affirmons par une conséquence nécessaire de la science théologique, avec cette différence que celle-ci est encore inachevée et qu’elle n’est pas nécessaire pour le salut. Qu’on nous permette ici de citer ce que nous disions dans notre . étude sur l’Apostolat missionnaire : « Le fait que la vérité 1 absolue de la foi ait pu s’exprimer dans les concepts de sub- ·■ stance et de personne, montre que ces concepts, dans le sens j où ils sont entendus par la définition de l’Église, sont cer-j tainement très vrais pour tout homme et assimilables par) toute culture. Mais si l’Église venait par exemple à s’enracinerî dans l’Inde et voulait et pouvait exprimer sa foi dans deal concepts familiers aux hindous, c'est que ces concepts seraient | vrais et assimilables à leur tour, avec plus ou moins d’effort,η par la pensée latine. D’ailleurs la philosophie occidentale a< été bien plus profondément transformée par la foi chrétienne'’ que celle-ci n’a été conditionnée par la philosophie occident taie. Et de même la foi chrétienne transformerait-elle profond ■ 1« 4 î t 1 ? ANALOGIE DE LA VÉRITÉ ET THÉOLOGIE ( ' i ί • ; ■ 1 I ( I I I 465 dément la philosophie orientale. Elle serait un facteur d’unité ■pour l’esprit humain qui livré à lui-même ne trouve pas dans l'unité de sa structure une force suffisante pour dominer les mille éléments dans lesquels, de fait, s'exerce l’intelligence humaine a1 et pour parvenir ainsi à la plénitude de vérité humaine à laquelle il aspire. Faudra-t-il dire enfin qu’en s’élargissant ainsi notre position cesse d’être thomiste ? Il suffit de rappeler ces concepts fonda­ mentaux dont nous disions qu’ils sont essentiels et permanents pour nous rendre compte que la pensée thomiste, si enrichie qu’elle puisse être par tous les apports étrangers, ou par des observations et réflexions nouvelles, se reconstruira toujours organiquement à partir d’eux, gardant dans un contexte mental peut-être bien remanié ce qui fait sa caractéristique parmi les philosophies et théologies qu’a connues l’histoire : réalisme de la connaissance, conception de la science, structure de l’être, notions d’objet, de nature, doctrine de l'acte et de la puissance, de la causalité, anthropologie, rapports de la connaissance et de l’amour, en un mot tout ce qui fonde une logique, une métaphysique, une psychologie, une morale, et’ enfin principes et méthodes qui permettent d’user de tout cela en théologie. C’est d’ailleurs pour cela que la meilleure initiation à la science théologique consiste dans l’étude directe, littérale, approfondie, de l’œuvre même de saint Thomas, dans laquelle apparaissent en pleine lumière et mis en œuvre ces principes fondamentaux qui demeurent un tel levain pour celui qui a su s’en pénétrer. Là est tout le sens de la place que lui a donnée l’Église. Il est le Maître de la science théologique. V. Conclusion. La prétention à l’unité et à l’universalité qu’implique la forme scientifique de la théologie de saint Thomas est d’ailleurs un besoin naturel de l’esprit. Une attitude d’extrême tolérance et de libéralisme théologique ne saurait être que provisoire. Déjà on voit poindre une prétention autrement positive. Déjà à saint Thomas, plus ou moins consciemment, on veut faire succéder autre > chose, une autre vue du monde inspirée par la science moderne, par les sentiments des hommes d’aujourd’hui, une autre philosophie et, par suite, une autre théologie. Ce que saint Thomas a fait pour la philosophie de l’être, pourquoi ne pas I j 1 J ; I x. Revue Thomiste, 1946, 3-4, pp. 582-583. 466 REVUE THOMISTE le faire pour la philosophie de l’évolution : repenser le chris­ tianisme à la lumière de la science nouvelle, une science qui pense contenir toute une sagesse. Certains pensent encore certes, que, grâce au jeu souple de l’analogie, cette vue re­ nouvelée du christianisme s’accordera avec la tradition ca­ tholique et même avec saint Thomas. Ils n’attendent peut-être pas plus de permanence de cette « actualisation » du chris­ tianisme que de celle dont saint Thomas a été le champion ; ils songent surtout à faire « aborder » au christianisme ceux qui, de fait, imprégnés de la mentalité positive et évolutionniste, sont plus à l’aise dans cette sorte de conceptualisation, afin que le Royaume de Dieu ne leur soit pas plus fermé qu’à un moyen âge imbu du dangereux Aristote. Mais il en est qui ont une autre ambition ! Ils pensent qu’enfm l’humanité a trouvé la « science »; et qu’après vingt siècles le christianisme rencontre le moment d’évolution et de culture qui va lui permettre de réaliser son plein accord avec la raison. Un grand enthousiasme court dans ces esprits. Ils se sentent en con­ tinuité avec beaucoup de thèmes chrétiens peu exploités dans un monde de pensée trop fixiste. Ils croient vraiment être ceux qui découvrent la vérité. S’ils croient impossible d’intégrer les résultats de la science et de l’histoire dans la métaphysique de saint Thomas et par suite dans ce que sa théologie a de propre, ils ont tout de même ceci de commun avec celui qu’ils abandonnent de chercher une vision totale du monde par l’union de leur foi et de leur raison, et de la croire définitive, au moins dans sa structure essentielle. Ils devraient avoir encore ceci de commun avec lui, de chercher l'état d’âme scientifique, aussi indépendant que possible de tout ce qu’apportent de frémissant à la pensée la subjectivité et le particulier. Comment ne pas voir que le thomisme (et avec lui toutes les écoles théologiques traditionnelles, car aucune ne survivrait à sa ruine que comme lui-même : par manière de thèmes épars repris et transformés dans des con­ structions intellectuelles toutes neuves) se trouve à un moment critique ? Est-il une gangue à briser pour libérer le Dogme chrétien ? Reste-t-il au contraire sa plus parfaite et perfectible élaboration scientifique ? Ce n'est pas en tous cas une sur­ vivance « analogique » qui pourrait lui convenir. Il serait plus conforme à sa plus essentielle prétention en cédant la place. Fr. M.-Michel Labourdette, O. P. Fr. Marie-Joseph Nicolas, O. P. I Définition synthétique de Pâme créée del'Église1. II LA CHARITÉ DE L’ÉGLISE EST PRÉSENTE DANS LES MEMBRES PÉCHEURS PAR SON INFLUX Il faut tenir que l’àme créée de l’Église est la charité. Et il faut tenir qu’il y a dans l’Église des pécheurs, privés de la charité1 2. Est-ce conciliable ? I. Un faux dilemme : une Église sans pécheurs ? ou Γunité de l’Église définie indépendamment de la charité ? Si d’une part nous disons que l’unité essentielle de l’Église résulte de la charité sacramentelle orientée par la régulation émanée du pouvoir juridictionnel, n’allons-nous pas glisser à l’erreur hussite et réformée excluant de l’Église tous les pécheurs pour n’y garder que les justes? Et si nous disons d’autre part, pour échapper à ce danger, que l’unité essentielle de l’Église se rencontre même là où la charité est absente, ne devrons-nous pas soutenir en conséquence que la charité, lorsqu’elle survient, n’est capable d’apporter à l’Église qu’une unité supplémentaire, accidentelle, secondaire? Nous ne songeons pas à bannir les pécheurs de l’Église. Devrons-nous donc bannir la charité de la définition de l’Église, prétendre qu’elle est sans doute nécessaire pour que l’Église soit sainte, mais non pas pour que l’Église soit ? Le choix s’impose-t-il? Quelques théologiens l’ont cru. 2. Les solutions de Baiiez, de Suarez, de Perrone : l’unité essen­ tielle de l’Église définie indépendamment de la charité théologale i. Soucieux de s’opposer à l’erreur hussite et réformée 1. Voir Thomiste, 1947 — II, pp. 197-243. 2. On nierait une vérité de foi catholique en prétendant que ceux qui ont perdu la charité mais gardent encore la foi ne sont plus chrétiens. Concile du Vatican, Denz., n° 838. L’Évangile nous enseigne, en effet, qu’il y a des justes et des méchants dans le · royaume du Fils de l’homme », dans le · royaume des cicux » (Mt., xiii, 41 et 47). Suarez écrit : · Fide certum est simpliciter et absolute inter Ecclesiam esse pecca­ tores. quamvis gratia et charitatc carcant ». De fide, disp. 9, sec. i, n° 10 ; édit.Vivès, t. XII, p. 247. JT * /z?f (y , : > /; I t xZc 'JX 3€' ζοΓ^^Ο! Les enseignements de l’Encyclique Humani Generis k : L'Encyclique Humani generis est un document capital, qui appelle, avec la filiale adhésion de tous, les réflexions des théo­ logiens. Il leur apporte, en même temps que des directives pratiques qui s’adressent à leur obéissance en des termes particulièrement graves, un certain nombre d’enseignements que le Souverain Pontife veut expressément placer au-dessus de toute discussion. Plusieurs d’entre eux sont formulés par manière de condamnation ; il appartiendra aux futurs historiens du dogme et de la théologie de mettre des noms sur les courants d'idées, les livres ou les auteurs effectivement visés ou atteints ; en l'absence de toute désignation pcrsonnelle'f' on ne pourrait encore le faire sans risquer la grave injustice de porter atteinte à l’honneur de théologiens ou de philosophes chrétiens entière­ ment soumis et dévoués à l’Église, par des procès de tendance, des soupçons ou des insinuations malhonnêtes. Plutôt que de chercher qui elle frappe, il nous importe de savoir quelles erreurs précises la condamnation écarte du chemin de la pensée chrétienne. On a souvent parlé du caractère négatif des condamnations : c’est ne les voir que par un côté, et le plus petit. Il ne saurait y avoir de condamnation portant sur une doctrine sans qu’il en résulte une -précision doctrinale qui est un bienfait positif des plus importants pour une connaissance qui, enracinée dans une foi, atteint son donné à travers les déter­ minations de l'autorité qui est chargée de le conserver et de le transmettre. La vraie manière de rendre toute négative une condamnation est de la réduire à une question de personnes ou d’insinuer qu’elle ne peut être le fruit que de cabales ou d’in­ trigues. Ici d’ailleurs les condamnations sont entourées d’un large rappel des principes que les erreurs condamnées avaient oubliés et de la méthode qui a été méconnue. Indiquer positivement la voie à suivre ne saurait être considéré comme « négatif » par la seule raison que cette voie était déjà connue. Nous voudrions, dans ce bref commentaire, en dehors de toute intention de viser qui que ce soit, étant, comme tout catholique, du nombre de ceux à qui l’encyclique s’adresse et pour qui elle constitue le plus grave des avertissements, essayer d’en dégager les enseignements majeurs. Nous n’avons — faut-il le répéter — LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE : i ■ ί aucune qualité pour donner une interprétation authentique ; si nous étudions ce texte comme n’importe quel autre Acte du Magistère, c’est dans le seul but d’en recueillir les leçons qu’une première mais attentive lecture nous semble permettre d’en dégager. Si nous nous trompons, soit en majorant une déclara[ tion, soit en la minimisant, nous serons toujours heureux d’en être convaincus et n’hésiterons pas à le reconnaître. A. — L’autorité du Magistère. II est un premier groupe d’enseignements qui viennent heureu!' sement soit rappeler, soit préciser la doctrine qui concerne ce r qu’on appelle les Lieux Théologiques. Ils soulignent l’autorité ? même du Magistère ecclésiastique, sa position propre par rapport aux deux sources fondamentales de la révélation : l’Écriture sainte Set la Tradition. ■' . I. Notons tout de suite que la notion de révélation utilisée dans le document est parfaitement homogène à celle que donnait le Concile du Vatican : l Haec porro supernaturalis revelatio, secundum universalis Ecclesiae fidem a Sancta Tridentina Synodo declaratam, conti­ netur in libris scriptis et sine scripto traditionibus, quae ipsius Christi ore ab Apostolis acceptae, aut ab ipsis Apostolis Spiritu Sancto dictante, quasi per manus traditae, ad nos usque perve­ nerunt. (Cavali. Thes. 25). Cette révélation, qui s’est déroulée dans le temps selon une pédagogie toute divine et d’une manière infiniment progressive , et qui s’est accomplie dans la prédication du Christ et des apôtres, l·. constitue désormais un dépôt de vérités surnaturelles. Ces vérités fc sont déjà formulées par Dieu lui-même en langue humaine. £ Certes par là c’est le mystère même de Dieu que rejoint la foi, ■c’est à lui qu’elle adhère ; la foi ne s’arrête pas aux formules, Plie atteint les choses mêmes ; et la théologie, qui veut être ■intelligence de la foi, est également élevée à les atteindre. Mais le ne peut être que par le moyen de ces assertions divinement garanties. La révélation que scrute l’effort théologique et à laquelle 1 se mesure n’est pas directement une personne ou une certaine ■réalité ineffable offerte à l’expérience religieuse ou spirituelle, ■pont il ne pourrait donner que des idées toujours décevantes Pt précaires, c’est un donné déjà parlé en langue humaine par ■Dieu lui-même, un ensemble de vérités formulées en nos idées Pt en nos mots, auxquels notre réflexion se doit de rester homo■gène et qui seront toujours la pierre de touche de sa vérité. C’est ■&, selon le mot que l’Église emprunte à saint Paul et qu’elle tilise avec prédilection, un dépôt ; ce dépôt sacré, l’Église le Ii ■· •Revue Thomiste. — 3 34 REVUE THOMISTE garde avec une jalousie vigilante, avec une intransigeance que ne comprennent plus beaucoup d'esprits modernes, moins soucieux de vérité que d’unité ou de paix (Sa Sainteté Pie XII revient plusieurs fois sur l’illusion d’un certain « irénisme » ). Mais ce dépôt lui-même est vivant ; il est au cœur de la vie de l’Église, divinement assistée de l’Esprit pour le conserver pur de tout alliage, en prendre de mieux en mieux conscience, le proposer selon les proportions qu’il prend progressivement — non par apport de vérités nouvelles, car la révélation est close, mais par dégagement de vérités encore implicites, contenues dans un dépôt que la réflexion humaine n’épuisera jamais. Elle est portée à cette formulation plus distincte soit par la nécessité de défendre la vérité révélée contre l’erreur ou l’hérésie, soit par la poussée conjuguée de la piété chrétienne et de la réflexion théologique (nous reviendrons une autre fois sur le cas particulièrement instructif du dogme marial), soit encore par l’activation que sont, pour l’intelligence, de grands événements culturels ou scientifiques. Il reste que de ces progrès le Magistère ecclésiastique est seul juge et qu’il est pour cela divinement assisté, d’une assistance qui inclut, pour les cas majeurs, la stricte infaillibilité doctrinale. 2. Dès lors, la position de ce Magistère, par rapport aux sources de la Révélation, est claire. L’Église n’est pas moins vivante ni moins assistée de nos jours qu’elle ne le fut au début ou au cours des siècles depuis la mort des apôtres. Elle n’a pas moins le sens des choses divines. De ce que contiennent ces sources, elle reste juge et maîtresse, et ce n’est pas à leur état initial que la théologie se mesure : c’est à la proposition que nous en fait l’Église aujourd’hui, comme elle l’a toujours fait. Nous ne rejoignons pas, par les seules ressources de l’histoire et de la critique, ou les divinations du sens religieux, ou l’expérience spirituelle, des sources éloignées de nous par au moins deux millénaires ; nous recevons l’objet de notre foi de l’Église tou­ jours vivante ; l’Écriture et la Tradition, sources constitutives de cet objet de foi, sont là entre ses mains et c’est en possession de cet objet, selon les explicitations qu’il a reçues, que nous retournons aux sources en leur état initial, non pour juger d’après elles ces explicitations, mais au contraire pour éclairer ces sources par cela même que l’Église nous assure infailliblement qu’elles contiennent. Procéder autrement, dans les cas où il y a une explicitation certaine, ce serait, nous dit le Pape, vouloir inter­ préter le clair par l'obscur [21] ; ce serait préférer l’informulé et l’indistinct à la formulation explicite de la même vérité. 3. Hâtons-nous de dire, avec le Souverain Pontife lui-même. LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE 35 que ce retour aux sources reste absolument nécessaire et qu’il est infiniment profitable. Il est pour la théologie une loi impres­ criptible. Le donné révélé contiendra toujours plus que ce que nous y voyons, il y aura toujours en lui de quoi approfondir, en vue de nouveaux progrès de l’intelligence chrétienne. Il ne s’agit pas seulement d’en retrouver la « fraîcheur » ; c’est une loi vitale de la réflexion théologique de le scruter, d’en suivre le développement, de revenir à lui pour éviter la « spéculation stérile » [21]. Le grandiose effort de tant d’excellents travailleurs, particulièrement actif de nos jours, pour rendre ces sources mieux présentes à la pensée chrétienne, est manifestement digne de ï tout éloge et promis à de précieuses « découvertes ». Il est bien clair que le Souverain Pontife, loin de le condamner ou de le rendre tant soit peu suspect, le bénit et l’encourage et, sans recourir à d’autres textes aussi solennels que la présente ■ encyclique (par exemple l’encyclique Divino afflante Spiritu), nous en trouvons ici-même l’expression. Non, cet effort n’est nullement ennemi de celui de la théologie « scolastique », nul­ lement incompatible avec les valeurs et la permanence de celle-ci ; l’un et l’autre intègrent une seule et même théologie dont l’ambi­ tion dernière est d’atteindre autant qu’il nous est possible à : l’intelligence de la foi. Ce n’est pas en se soupçonnant mutuel­ 1t lement, mais au contraire en s’unissant et en s’aidant, et pour cela en se comprenant, que les théologiens appliqués à des tâches diverses, qui ne peuvent aller sans quelque spécialisation, restent fidèles à l’esprit de l’Église et rempliront dans son sein leur office propre : nobilissimum munus [21]. Encore faut-il pour cela que la théologie positive ne se laisse pas réduire à n’être plus qu’une discipline historique dont la tâche ne consisterait qu’à exposer les formes variées et successives qu’a revêtues aux cours des siècles, selon les diverses doctrines et opinions, la vérité révélée [15]. Elle est théologie. Sa « règle prochaine et universelle » I est le Magistère vivant donné par Dieu à son Église avec les sources de la révélation comme leur seul et authentique inter­ prète. Et selon la norme imprescriptible de Pie IX, elle ne décrira fidèlement la vie du dogme que si elle fait ressortir, en même .temps que son homogénéité, la loi de progrès et d’enrichissement qui marque cette explicitation [21]. ■ : 4. Sa Sainteté Pie XII fait aussitôt l’application de ce principe à l’exégèse des livres saints [22-23]. Il dénonce l’illusion de vouloir ramener à la mesure de la seule Écriture, interprétée selon les seules règles de l’exégèse rationnelle, la doctrine des Pères et du Magistère ecclésiastique. C’est l’Écriture qui doit être interprétée ad mentem Ecclesiae, puisque c’est l’Église qui À· le dépôt de l’Écriture : c’est elle qui nous le transmet et nous 36 REVUE THOMISTE en « ouvre le sens ». Le Souverain Pontife revient avec insistance sur les règles d’une herméneutique chrétienne appliquée à l’Écriture. Une interprétation adéquate des Livres saints ne peut pas être le fruit d’une exégèse purement rationnelle, si nécessaire que soient les méthodes de celle-ci. Elle doit tenir compte des déterminations du Magistère et de l’analogie de la foi. Ce n’en sera pas moins d’abord, et pour l’ensemble de la Bible, y compris ΓAncien Testament, une exégèse littérale. L’Église n'a pas peur de la vérité et des difficultés propres qui se posent au plan de la critique et de l’histoire ; elle ne veut ni changer sa notion de l’inerrance des Livres saints (elle ne le pourrait d’ailleurs pas), ni, pour la sauvegarder, la rendre partielle en la restreignant à ce qui est proprement enseignement dogmatique et moral, ni se donner la facilité de lui substituer une exégèse spirituelle, dont la vérité échapperait à toute vérification scientifique. Autre chose d’ailleurs est de reconnaître dans l’Écriture, au-delà du sens littéral, qui est le sens des mots (et ce sens littéral est luimême plus ou moins plein selon qu’on veut y voir ce que les contemporains de l’auteur inspiré pouvaient en comprendre ou ce que nous, instruits par la révélation ultérieure, nous pouvons y lire), un sens spirituel, qui est le sens des choses, rendues figu­ rantes par celui qui est le Maître de l’histoire ; autre chose de prôner une méthode qui s'attache non point même à découvrir et à illustrer ce sens spirituel, mais à donner de la Bible une exégèse dite spirituelle et en réalité symbolique, pour la sub­ stituer à l’exégèse littérale. La présence d’un sens spirituel dans l’Écriture est une donnée absolument sûre, que toute la tradition chrétienne proclame et que sa Sainteté Pic XII a rappelée dans l’encyclique Divino afflante Spiritu ; l’exégèse « spirituelle », au sens où elle est ici entendue, est une prétention que le Souverain Pontife rejette et qui a déjà motivé une intervention de la Com­ mission Biblique et la mise à l’index du livre de l’abbé Dolindi Ruotolo (/U.S., 1940, p. 553 et 1941, p. 465). Ce passage de l'encyclique est sans doute un de ceux qu’il faut lire avec le plus d'attention et qu'il faut se garder d'étendre indûment. Ce qui est ici condamné, c’est manifestement la pré­ tention de substituer à l’exégèse littérale une exégèse dite spiri­ tuelle, jugée seule capable de soustraire la foi aux difficultés de la critique ; ce n’est nullement l’application à mettre en valeur le vrai sens spirituel dans le dessein d’en nourrir la vie chrétienne, mais sans nier pour autant la primauté du sens littéral. Il n’y a là rien que de louable. Et quoique telle ou telle expression de l'un ou l’autre auteur ait pu paraître minimiser le sens littéral, comme si celui-ci n’était pas « religieux », il serait tout à fait injuste — sauf interprétation plus autorisée — d’étendre la répro­ bation d'Huniani generis à des efforts qui nous paraissent ici LES ENSEIGNEMENTS DE L ENCYCLIQUE 37 ou là contestables, mais dont l’inspiration est pure et qui, con­ scients de leur vraie portée, peuvent donner des résultats excel­ lents. 5. L’encyclique ne parle pas que des sources ; elle rappelle ou précise tout un enseignement concernant le Magistère ecclésias­ tique lui-même. Et tout d'abord la valeur des définitions conci­ liaires. Il est hors de doute que celles-ci s’imposent à la foi des fidèles et sont garanties par le charisme de l'infaillibilité pro­ ♦ prement dite. Mais ces définitions sont devenues si précises ! Elles ont utilisé pour exprimer les vérités de la foi des notions et des mots qu’on chercherait en vain tels quels dans l’Écriture et qui avaient été élaborés par tout un travail qui, de soi, relève de la réflexion théologique utilisant la philosophie. Ces notions par ailleurs peuvent être engagées déjà dans des systèmes philo­ sophiques où elles trouvent, avec un sens précis, tout un ensemble de références à divers points particuliers de doctrine. Des systèmes philosophiques différents pourront ou leur donner une portée sensiblement différente, ou même leur dénier toute valeur. La I l question devait se poser de savoir à quel point l’Église les fait ' siennes, les incorpore à la formulation authentique de la foi et, J dans l’affirmative, si cela ne lie pas cette proposition authentique 1 de la foi à des philosophies particulières que plus tard des penseurs chrétiens pourraient juger périmées. Question grave assurément. L’Encyclique Humani generis la résout dans un sens qui n'est pas nouveau, mais qui revêt désormais l’autorité de l’enseignement pontifical. Ces notions longuement éprouvées et mûries par la réflexion théologique sous la vigilance de l’Église ne seront pas seulement utilisées par la définition conciliaire comme un instru­ ment provisoire, accommodé à l’intelligence d’une époque, mais qu’il faudra remplacer quand elles risqueront de n'être plus com’ prises, elles sont sanctionnées, consacrées par cette assomption [16]. - L’Église ne consacre pas pour autant la philosophie particulière [dans le cadre de laquelle cette notion est née ou a trouvé son rexplicitation la plus précise ; elle ne consacre une notion ni » 'Comme aristotélicienne, ni comme platonicienne, ni même comme | augustinienne ou comme thomiste ; elle ne lie le dogme ou son expression à aucun penseur humain. Mais, infailliblement assistée, elle prend son bien dans les notions par lesquelles l’intel­ ligence humaine, la raison, œuvre de Dieu, est capable, malgré ' ses tâtonnements et ses erreurs, d'atteindre à son plan une vérité ^intemporelle. Elle reconnaît en elles l’expression plus élaborée, Tplus technique, des notions qui se trouvent, dans l’Écriture, au g plan de la connaissance commune. C’est la condition même de *·’ la révélation faite aux hommes qu’elle soit faite en langue humaine. ■L'Église n’abaisse pas la vérité surnaturelle en lui donnant de 38 REVUE THOMISTE façon plus explicite une formulation toujours authentique, elle élève ces notions plus élaborées à représenter exactement la même vérité contenue dans l’Écriture ou la Tradition en termes plus enveloppés ; par là elle les consacre. Rien certes n'est changé à l’assertion révélée, du fait que les notions en sont plus distinctement formulées, et l’exactitude, la vérité indéfectible de sa proposition, n’est pas moins assurée que celle des expres­ sions scripturaires. Le Christ auquel adhère notre foi vivante, ce ne sont pas seulement les formules des évangiles qui nous l’expriment, ce sont aussi celles d’Éphèse et de Chalcédoine. Nous sommes aussi assurés dans la vérité divine en disant depuis Nicée que le Verbe est consubstantiel au Père qu’en récitant le prologue de l'évangile de saint Jean. En disant qu’à la messe le pain est transsubstancié au corps du Christ, nous exprimons la même vérité que le Christ prononçant « Hoc est corpus meum », et nous l’exprimons d'une manière absolument valable de soi pour toutes les intelligences humaines, en tous lieux et en tous temps. Cela n’implique nullement que les formules conciliaires ellesmêmes soient imperfectibles : ce serait nier que le dogme lui-même connaisse un progrès. Mais ce progrès ne se fait pas par substi­ tution, il se fait par développement interne et croissante précision. Les définitions tridentines du péché originel sont parfaitement homogènes à celles d’Orange, mais plus complètes et plus pré­ cises. Ni celles d’Orange ni celles de Trente ne cesseront jamais d’être vraies. 6. Le Magistère ecclésiastique ne s’exprime pas seulement dans des définitions proprement dites. Celles-ci sont un acte solennel et extraordinaire. Il s’exerce continuellement par un Magistère ordinaire qui est l’enseignement commun donné dans le monde entier par tous les évêques unis au Souverain Pontife. Celui-ci, Pasteur suprême de l’Église — Catholicae Ecclesiae Episcopus — en est aussi le suprême Docteur. En lui repose d’abord en pléni­ tude ce pouvoir d’enseignement. Il peut exercer seul, avec la garantie de l’infaillibilité personnelle, le Magistère extraordinaire et solennel, et prononcer des définitions qui n’ont besoin d’aucune ratification conciliaire. Mais il exerce aussi, quand il enseigne comme Pasteur de l’Église universelle, le Magistère ordinaire. Et l’infaillible garantie de l’assistance divine n’est pas limitée aux seuls actes du Magistère solennel. Elle s’étend aussi au Magistère ordinaire, sans toutefois en recouvrir et en assurer également tous les actes. Elle garantit absolument l’enseignement commun de l’Église universelle unie au Pape ; mais celui-ci, qui peut exercer seul ce magistère, peut aussi bénéficier seul de cette infaillibilité. Certes l'assistance divine dont il jouit LES ENSEIGNEMENTS DE L'ENCYCLIQUE 39 s’étend plus loin que l’infaillibilité proprement dite et elle confère à ses décisions, même quand l’infaillibilité n’est pas en jeu, une autorité exceptionnelle qui appelle l’obéissance des fidèles, même leur obéissance intérieure. L'infaillibilité est limitée 1 à certains objets : matière de foi ou de mœurs ; et à certaines conditions : que le Pontife, s’adressant à l’Église entière, manifeste la volonté de trancher définitivement un point de doctrine, en l’imposant irrévocablement à l’assentiment des fidèles. Λ l’intérieur de ces conditions générales, il restera souvent difficile de décider si tel ou tel document pontifical est couvert par l’infaillibilité ; les théologiens en discuteront ; mais on ne peut dire a -priori ni que tous la revendiquent, ni que tous, hors le cas de définitions solennelles, lui soient soustraits. En tout cas, il reste que, même * quand il n'est pas question de l’infaillibilité proprement dite, un document pontifical s'adressant à l’Église universelle en matière doctrinale (de foi et de mœurs) appelle plus que l’obéis­ sance, un véritable assentiment de l'esprit [20]. Sa Sainteté Pie XII précise que quand le Souverain Pontife, 1 exerçant son Magistère ordinaire, comme c’est le cas dans une encyclique, tranche une question de doctrine jusque-là contro­ versée, il la soustrait par le fait même à toute discussion ultérieure : sa sentence s’impose aux théologiens comme à tous les fidèles et elle leur impose un assentiment intérieur. Il n’engage pas forcément l’infaillibilité proprement dite — encore que ce ne soit pas exclu, — mais la vérité qu'il enseigne devient pour le [ théologien une auctoritas, dont il s’efforcera de peser et de qualifier ■ le degré, mais qu’il ne peut plus mettre en doute. Le plus souvent ; d’ailleurs, dans ce genre de documents, il s’agira bien moins d'apporter à renseignement de l’Église une précision vraiment nouvelle que de rappeler en le fixant un enseignement déjà donné mais qui peut avoir été méconnu, de conférer une autorité . .plus grande à une doctrine devenue commune en théologie, ou p.d’interpréter authentiquement des documents antérieurs, interl^prétation à laquelle les théologiens devront désormais se tenir, μ Le fait qu’une question soit débattue entre théologiens n’empêche Lpas l’Église d’intervenir si elle le juge à propos ; et quand elle .'.est intervenue, on n’est plus libre d’en discuter : la question •‘.est tranchée.i. i. Nous no pouvons entrer ici dans toutes les précisions que demanderait un tel .sujet et nous nous contentons d’une formule globale à laquelle manquent certaines ‘nuances. Nous pensons pour notre part, avec un bon nombre de théologiens, que kfil infaillibilité s’étend plus loin que la seule déclaration de ce qui est contenu dans “1A révélation et que lf Église peut enseigner infailliblement des vérités connexes au révélé et condamner infailliblement des erreurs qui le compromettent ; cette infail­ i libilité demande alors un assentiment non plus précisément de foi divine, mais de foi ecclésiastique. Quant à l’assentiment qui est dû à un enseignement non garanti par l'infaillibilité proprement dite, il sera évidemment proportionné au caractère propre de cet enseignement et de son autorité. M 40 REVUE THOMISTE B. — La valeur et le rôle de la raison. L’encyclique Humani generis présente un second groupe d’enseignements généraux concernant le rôle et la place de la raison : soit connaissance rationnelle naturelle se développant en philosophie, soit raison utilisée en théologie. Ces enseignements restent dans la ligne des formules du Concile du Vatican et des documents pontificaux plus récents, en particulier de ceux de Pie X ; mais ils n’avaient encore jamais atteint, nous semble-t-il, une telle force et une si grande précision. 7. L’Église ne permet pas qu’on mette en doute la capacité de l’esprit humain d’atteindre une vérité objective, indépendante de lui, une vérité supra-temporelle universellement valable. Il y a des vérités naturellement connues qui sont des principes indubitables, il y a des certitudes métaphysiques qui constituent pour l’esprit humain un acquis de soi définitif, qu’aucune évolu­ tion de la science ou de la culture ne permettra jamais de rejeter. C’est au point que toute philosophie qui en impliquerait la néga­ tion ou en nierait la valeur s’avérerait par là même incompatible avec le dogme chrétien. Il n’est certes point dit qu’un esprit encore prisonnier d’une philosophie de ce genre ne pourrait pas en même temps avoir la foi, mais ce ne pourrait être qu’au prix d’inconséquences et de cloisonnements qui restent pour cette foi une menace. Le dogme n’impose pas une philosophie particulière, mais contrairement à ce que beaucoup pensent et disent, n’importe quelle philosophie n’est pas compatible avec lui. Le Souverain Pontife énumère [G], parmi ces philosophies incompatibles avec le dogme, V idéalisme en général, sans en distinguer les diverses formes : il faut donc tenir au moins, comme il est dit en d’autres lieux de l’encyclique, le réalisme d’une connaissance mesurée par les choses (notions tirées de l’étude des choses créées...) et trouvant dans la stabilité des connexions essentielles le fon­ dement immuable de ses certitudes premières. Il nomme en second lieu Vimmanentisme, qui pourra se développer en un monisme évolutionniste : et ce rejet implique la possibilité d'établir l’existence d’un Dieu transcendant, personnel, Créateur du monde et Maître de l’histoire, connaissant éternellement dans ce que nous appelons sa prescience, les événements les plus contin­ gents et les actes libres, et gouvernant l’univers et l’homme par sa Providence. L’idée d’évolution, sortie du contexte des sciences de la nature, où elle est encore à l’étude, est transformée en une large vue de l’esprit, qui rejoint les philosophies du devenir, où l’on ne voit plus ni la contingence de l’histoire, ni la place de la liberté, où l'idée de surnature n'a plus de sens, du moins plus de sens chrétien. L’implacable dialectique — qu’elle soit LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE 41 matérialiste ou idéaliste — pousse invinciblement le monde vers un continuel dépassement ; il ne saurait plus y avoir péché contre un Dieu personnel, créant le monde et le conservant, il n’y a plus que des fautes contre l’évolution ou contre l’histoire. Toutes ces conceptions, auxquelles on peut ajouter le pragma­ tisme, qui déprécie l’intelligence — ne compte plus que la a pensée engagée » (?) — et Y historicisme, qui frappe de relativité toute vérité et valeur humaines, ont ouvert la voie à cette philosophie , du jour qui s’est appelée Y existentialisme. Rejetant les nécessités essentielles et l’immuable vérité qu’elles fondent, — y a-t-il là j . autre chose que des flatus vocis ? — on ne s’occupera plus que | de l’existence des singuliers, des « situations ». Le Pape précisera [ plus loin qu’on doit considérer comme incompatibles avec le « dogme catholique, non seulement, comme il va de soi, l’existenI tialisme athée, mais également toute forme d’existentialisme qui ] n'admet pas la valeur du raisonnement métaphysique [49]. ; Certains avaient pu se demander s’il n’y aurait pas à utiliser ces philosophies pour exprimer le dogme et la réflexion théologique en des catégories vraiment nouvelles, un peu comme saint Thomas a utilisé l’aristotélisme, en le corrigeant d’ailleurs plus profonLdément que beaucoup ne paraissent le croire. Indépendamment ilde tout ce qu’on pourrait dire d’un tel propos, Pie XII lui ferme Lia voie. Ce n'est pas en tel ou tel prolongement, c’est en leurs |;principes essentiels que de telles philosophies sont incompatibles llâvec le dogme. ΙΛ II y a par contre un certain ensemble de vérités philosophiques, Kdonc de vérités d’ordre naturel, qui, substantiellement communes kà des philosophies d’ailleurs divergentes, forment un certain ^patrimoine qu’on a appelé la philosophia perennis. Que, du moins Ijjpour beaucoup de scs assertions principales, elle soit historikquement redevable à l’influence de la révélation et du dogme ■chrétien, n’empêche aucunement qu’elle soit une vraie philo­ sophie, car ces assertions portent en elles-mêmes l’évidence ■(immédiate ou conclue) de leur vérité pour la seule raison humaine. ■L'existence d’un Dieu personnel, Créateur et Providence, est Bine vérité que de fait la raison n’a pas atteinte toute seule ; ■dans l’état actuel de l'homme, la raison avait besoin de confor­ mations supérieures [2-3], et cette vérité ne s’est épanouie qu’en Sliinat chrétien. Il est vrai qu’elle appartient aussi à la révéla­ tion, mais, à la différence des mystères proprement surnaturels, mille n’est pas de soi inaccessible à la raison (rationi humanae Ker se impervia non sunt) et, ayant commencé par la croire, ■ïesprit humain arrive à la savoir pour des raisons qui ne sup■posent plus la foi mais par une démonstration véritable. Déjà ■affirmée par le serinent anti-inoderniste, la possibilité de cette ■démonstration est enseignée avec plus d’insistance encore par 42 REVUE THOMISTE l'encyclique Humani generis. Il faut pour cela admettre, comme < l’enseigne ce document, que l’intelligence humaine peut atteindre dans ses notions une vérité absolue, imprescriptible. Quel mal n’a-t-on pas dit de ces notions I Mais elles sont le fruit et le moyen d’une « connaissance vraie des choses créées » [IG]. La philosophie traditionnelle ne perd pas son temps en les distinguant et en les précisant par une rigoureuse analyse [47]. Elle ne mécon­ naît pas, elle proclame le rôle des bonnes dispositions de l’âme et de la volonté pour que l’intelligence s’ouvre aux vérités supé­ rieures ; il y a par rapport à celles-ci une certaine connaissance obscure par connaturalité qui favorise considérablement la recherche ; mais il n’est pas vrai que l’affection soit comme telle douée d’une faculté de voir et de saisir, il n’est pas vrai que pour combler la prétendue impuissance de l’intelligence à atteindre une vérité certaine on doive recourir à une confuse union de la connaissance et de l’affection [51]. Ainsi s’est développée une véritable « philosophie chrétienne » [50], non pas chrétienne essentiellement en ce sens qu’elle repo­ serait sur la foi, mais chrétienne en ce sens qu'historiquement et existentiellement elle s’est constituée grâce aux apports de la révélation et aux confortations de la foi. Sa concordance avec le dogme chrétien a été longuement mûrie, pesée par le Magistère à la balance de la révélation [38]. Et plusieurs de ses assertions sont telles qu’on ne saurait les nier sans compromettre au moins indirectement le dogme. Il est bien impossible par exemple de donner à la notion de révélation son sens catholique, si on n’admet pas que nos idées et leur expression sont capables de vérité proprement dite. De là vient que parmi les diverses parties de la philosophie, deux traités présentent pour le chrétien une particulière importance : la théologie naturelle ou théodicée, où la connaissance métaphysique s’élève jusqu’à une connaissance certaine de Dieu, et la philo­ sophie morale, où sont discernés avec certitude les principes du droit naturel. La philosophie chrétienne ne consistera pas à montrer que la doctrine révélée s’accorde admirablement avec les postulations de la vie ou les nécessités de l’action ; elle a, à son plan, des certitudes propres à établir. De cela, l’Église ne peut se désintéresser ; elle proscrit certaines erreurs qui ne pourraient être professées sans compromettre son propre enseignement. Elle exerce par là sur la philosophie même un vrai et authentique contrôle. Certes la philosophie n’est pas une science qui reçoive ses principes de l’autorité, celle-ci fût-elle spirituelle ; il ne saurait y avoir, à l’intérieur même de la sagesse philosophique et à son plan, un magistère doctrinal doué du pouvoir de trancher les débats, — et si un danger de ce genre la menace de nos jours, ce n’est pas du côté de l’Église. L'esprit LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE 43 pie cède ici qu’aux contraintes de l’évidence. Mais par la révéla­ tion, une vérité supérieure a été apportée au monde ; et comme ha vérité ne peut pas se contredire, c’est un signe suffisant d’erreur [que de se trouver en opposition avec l’enseignement révélé ; [l'erreur peut n’être pas encore philosophiquement perçue ; mais Ile penseur chrétien devra reprendre sa réflexion en s’efforçant ra'en saisir rationnellement la faille. Réciproquement, c’est un Bigne de vérité, supra-philosophique mais infiniment précieux, [pour une assertion que de se voir, soit directement confirmée War le dogme (par exemple l’existence de Dieu ou l’immortalité Etc l’âme), soit indirectement affermie par son accord avec lui. Kr la révélation, nous l’avons vu, est entre les mains d’un magistère [vivant à qui il appartient de la conserver, de la proposer et de le défendre. Il est inévitable que cet office s’étende jusqu’à KOntrôler de haut la philosophie. L’Église ne laisse nullement lïà liberté d’utiliser n’importe quelle philosophie pour « penser » β? dogme, selon une formule trop courante, parce qu’il y a beaucoup Rlè philosophies qui empêchent précisément de le penser, du Khoins dans le sens précis que l’Église lui a toujours donné et [qui ne peut pas changer. K* On se tromperait si l’on concluait de cet enseignement qu'on [ne peut espérer convertir un homme à la foi chrétienne qu’après iVavoir converti à une philosophie exacte. Non, la Parole de Dieu Hst vive et efficace, plus pénétrante qu’un glaive à deux tranjiants, et le Saint-Esprit peut se passer de ce genre de prépa­ ) ration. C’est alors cette Parole elle-même qui introduira dans uIn esprit malade le grand bouleversement, et, s’il n’est pas trop prévenu, le conduira, l’ayant instruit des vérités surnaturelles, qhsqu’à percevoir certaines vérités d’ordre naturel qui jusque-là lui échappaient. Et par ailleurs, si juste que soit une attitude philosophique, si loin que s’étende sa pénétration même dans ligne de la vérité naturelle, elle ne suffira jamais à faire la R i, à la donner : celle-ci est un don de Dieu, un don de grâce, 0 ii n’est certes pas conféré d'après les capacités intellectuelles ί| à leur mesure. PII n’en reste pas moins qu’à considérer les choses en ellcsjémes, pour cet assentiment intellectuel qu’est essentiellement foi, importe beaucoup la santé de Γ intelligence. Toute vérité œrt à la Vérité. Aussi est-ce un effort que l’Église encourage ♦ ft bénit que celui de maintenir présente à la culture une philoiophie chrétienne authentique, à la fois assurée en ses acquisitions irimordialcs et toujours soucieuse de progresser. U ^8. Pic XII revient ici sur la recommandation si souvent faite ir les pontifes, scs prédécesseurs : la philosophie que l’Église /eut voir proposée par ceux qui enseignent en son nom, qui ont « 11 44 REVUE THOMISTE reçu d’elle leur office, c’est la philosophie selon les principes et la méthode de saint Thomas d’Aquin. Elle ne le désire pas seulement, elle l'exige (exigit 44), elle le prescrit (C.I.C. 1366, 2). Elle ne confère par là à cette philosophie, cela va sans dire, aucune autorité dogmatique ; elle n’exclut pas la possibilité pour d'autres de poser les problèmes métaphysiques et de les résoudre autrement sans cesser d’être d’accord avec la révélation. On peut être chrétien sans être thomiste ! Mais après sept siècles d’expérience et de vigilant examen, elle a jugé qu'aucune attitude philosophique et aucune doctrine ne se montrent plus adaptées aux exigences du dogme, plus capables d’être utilisées à développer l'intelligence de la foi et à la défendre, en même temps que plus ouvertes aux renouvellements et aux progrès [44]. Et elle prescrit que quiconque reçoit d’elle l’office d’enseigner et se trouve par là revêtu de plus qu'une autorité toute personnelle, enseigne selon les principes et la méthode de saint Thomas d'Aquin. Ce n'est pas là une étroitesse ou un durcissement ou un simple réflexe de conservation ; c’est assurément une position prise en connaissance de cause et pour laquelle il faut non de la crainte mais du courage. On n’accusera tout de même pas ici l’Église d’opportunisme I Si bien d’autres de ses attitudes réalisent déjà la recommandation de saint Paul : Nolite conformari huic saeculo, celle-ci en serait au besoin l’illustration éclatante... Mais que l’on ne croie pas que l’Église pour autant renonce au progrès de l’intelligence philosophique ! Elle veut seulement que ce progrès soit authentique. Elle repousse un progrès par substitution de formes nouvelles — quand ce ne sont pas des « modes », éphémères comme la fleur des champs [19] — aux données traditionnellement éprouvées ; mais elle approuve et encourage, elle appelle de tous scs vœux un progrès par accrois­ sement vivant, donc organique ; elle bénit l’effort d’une présen­ tation rajeunie, plus dégagée des formes scolaires, tout ce qui fait qu’une philosophie traditionnelle, qui porte la marque d’un âge de culture bien différent du nôtre, n’apparaîtra pas moins vivante et moins actuelle dès qu’elle a été non seulement apprise mais comprise et personnellement saisie, que n’importe quelle philosophie née du jour et certes moins assurée de la vie... Il y a, au fond de la conception du progrès qu’elle combat, l'illusion de la fallacieuse et pernicieuse opposition entre la vie et la structure, opposition qui étend son méfait à bien d’autres doctrines, au traité théologique de l’Église en particulier. 9. La raison, sortie des mains de Dieu et ordonnée par lui à la vérité, quoique portant le lourd poids de l’actuelle situation de l'homme déchu, n’est pas seulement capable, si elle est conve­ nablement cultivée, de saisir avec certitude de grands points LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE 45 de doctrine d’ailleurs révélés ou postulés par la révélation et que la théologie classique appelle les firaeambula fidei ; elle n'est pas seulement capable, recevant d’ailleurs le bienfait de la révélation et de son influence, de développer une authentique philosophie qui, pour être philosophie chrétienne, n’en est pas - moins essentiellement œuvre de raison et se nourrit d’évidences 1 rationnellement perceptibles; elle est encore capable de former àu sujet de la révélation un jugement rationnellement certain de Crédibilité, appuyé sur l’évidence des signes par lesquels Dieu l'a garantie. Bien des efforts ont été faits pour atténuer ou miniifaiser sur ce point l’enseignement du Concile du Vatican ; l'encyélique Humani generis le reprend dans toute sa force [4-3G]. Que ^esprit puisse se soustraire à cette évidence, comme il peut d’ailleurs se soustraire à l’évidence des plus hautes doctrines concernant Dieu et les principes de la vie morale, et que la grâce, qui le guérit en l’élevant, l’aide concrètement à y par­ venir et à s’y fixer, cela n’empêche aucunement que cette évidence, de soi, relève de l’ordre rationnel et s’appuie sur des arguments rationnellement convaincants. On ne compromet nullement par là le caractère intrinsèquement surnaturel et toujours libre de -«assentiment de foi, précisément parce que ce jugement de crédi­ bilité est tout autre chose que l’assentiment de foi ; il n’en est rniêmc pas le commencement, cet initium fidei que les semi-pélagiens Moulaient attribuer à nos propres forces et qui est lui-même mur don de grâce. Il est d’un tout autre ordre, l’évidence qu’il déploie devant l’esprit est rationnelle. Cela ne veut pas dire rau’elle soit immédiatement perceptible à n’importe qui ; rares sans Moute sont ceux qui y atteindront par mode de science ; les autres mourront en avoir un autre type de certitude. Dire qu’une vérité fêst d’ordre rationnel et peut être rationnellement démontrée ne Meut pas dire qu’elle soit saisissable sans une culture appropriée Me l’intelligence ou en n'importe quelles dispositions d’esprit ou c cœur I Et, concrètement chez celui même qui y parviendra, la lâce de la foi aura sans doute déjà secrètement cheminé. Il ‘en reste pas moins que, ce jugement, c’est la raison qui le -Jhnule, et elle ne le formule avec certitude que par des motifs Rppropriés à une certitude rationnelle. Ce n’est pas à la foi dl lyirectement et formellement que s’adressent les signes de crédiIJylité, même ces signes externes tels que le miracle, ils n'ont pas Iseblement à confirmer une foi déjà reçue, pas plus que ne s’adresse ■a la foi la démonstration de l’existence de Dieu ; ils s’adressent Ella raison et il faut bien qu’ils lui soient rationnellement per«jîîtibles, que d’ailleurs on ait déjà la foi ou qu’on ne l'ait pas. 3t grâce à ce jugement de crédibilité que l’attitude totale I chrétien est le fidei obsequium rationale, c’est par là qu’il it rendre raison de sa foi. a à 4θ REVUE THOMISTE ίο. Mais déjà le Concile du Vatican assignait une autre tâche à la raison et sa Sainteté Pic XII en reprend les termes : elle peut être appliquée à Y intelligence des mystères : « aliquam mysteriorum intclligentiam, eamque fructuosissimam ». Nous quittons ici le domaine de disciplines purement rationnelles, eu leurs principes comme en leur méthode et en leur objet immédiat ; nous entrons dans celui de la théologie proprement dite. Certes, le théologien reprendra, sous une lumière supérieure et pour l’intégrer à sa synthèse, tout ce que la raison peut déjà atteindre des grandes vérités métaphysiques, religieuses, morales (existence d’un Dieu créateur, immortalité de l’âme, principes du droit naturel, etc.) ; il développera, à titre défensif, une apologétique établissant la stricte crédibilité rationnelle de la révélation en son ensemble. Mais il a aussi mieux à faire : scruter l'objet de foi en son intelligibilité transcendante et selon les diverses « dimen­ sions » sous lesquelles il s’offre à l’esprit. C’est ainsi que dans une annotation des théologiens du Concile du Vatican, sont distingués pour la théologie deux grands oflices : l’un de théologie -positive, par laquelle on s’assurera qu’une assertion appartient vraiment au dépôt révélé, à quel titre, sous quelle forme, quels progrès a connu son explicitation, soit à l’époque où la révélation encore croissante avait elle-même une histoire, soit à l’époque où, la révéla­ tion étant close, à la mort du dernier apôtre, la formulation dogmati­ que, engagée aussi dans le temps, connaît à son tour un progrès, une histoire ; l’autre de théologie spéculative, par lequel on s’efforce de pénétrer dans l'intelligence de ce que sont elles-mêmes les vérités ainsi révélées, d’analyser et de préciser les notions qui nous les expriment, d’en saisir les rapports mutuels, d’en déve­ lopper les implications ; à ce dernier effort, remarque Pie XII, bien des esprits aujourd’hui voudraient faussement dénier toute certitude, pour ce motif qu’il s’appuie sur l’usage de la raison théologique [17]. Mais si la raison, dans son ordre propre, atteint déjà des certitudes, pourquoi, assumée dans la foi, utilisée et élevée par elle, n'en atteindrait-elle pas, et de plus savoureuses pour l’esprit? Ces certitudes supposent la foi, bien entendu, et dépendent d’elle ; mais, la foi étant donnée et d'ailleurs active­ ment présente à la réflexion théologique, elles ne seront certes pas moins convaincantes ni moins définitivement acquises que, dans leur ordre, les certitudes philosophiques. Pour l’une et l’autre de ces fonctions de la théologie, le Souve­ rain Pontife précise un enseignement capital. Pour la première, nous l’avons déjà signalé, il rejette son assimilation pure et simple à l’histoire. La théologie positive utilise l’histoire, et avec non moins de probité et de vigilante attention que n’importe quelle science historique d'ordre naturel ; mais elle est plus et mieux qu’histoirc ; elle se mesure à une réalité surnaturelle dans LES ENSEIGNEMENTS DE L ENCYCLIQUE 47 âw expressions historiques. La donnée foncière et primordiale est (ci encore renseignement vivant de l’Eglise, la proposition qu’elle fait toujours, aussi authentique aujourd’hui qu’aux premiers jours, de la révélation et de scs sources. Le théologien positif ne partira pas d’une connaissance purement historique et rationhelle des sources ou des premières formulations pour expliquer toujours historiquement les formulations ultérieures. Quoiqu’il doive utiliser les méthodes de l’histoire en toute leur rigueur, Il a un autre éclairement ; il connaît un état évolué de l’enseigneInent catholique, il y adhère et il le possède par sa foi ; il Rattachera à en saisir l’homogénéité avec les formulations moins distinctes et avec les toutes premières expressions. Il n’a pas P’récisément à expliquer par l’état initial, à l’aide de mille accidents o U contingences historiques, ce qu’est devenue une doctrine femme s’il pouvait par là juger celle-ci ; il ne la saisirait, c’est ’air, que par les tout petits côtés et serait continuellement tenté ’expliquer le clair par l’obscur, de donner la primauté à l’indishet et à l’implicite. Ce sont les indications du Magistère vivant e l’Église qui éclairent, même pour lui, les formulations initiales, donnent le sens de leur progrès. On pouvait n’avoir pas distingué ls semences ; la confusion n’est plus possible quand la plante germé et grandi. «Mais, dira-t-on peut-être, pourquoi dans ce cas ne pas se intenter de l’enseignement actuel de l’Église et remonter aux ’rmulations moins évoluées qui l’ont précédé? D’abord parce le les sources mêmes, Écriture et Tradition, sont aussi actuelment proposées par le Magistère. Sa Sainteté Pie XII rappelle Telles contiennent toujours plus que ce que nous y avons saisi, e plus, même pour les points qui ont connu la plus incontestable iplicitation, (qu’on pense encore une fois à l’ensemble du dogme arial), il est extrêmement important de suivre leur progrès )ur en montrer l’homogénéité profonde ; mais cela évidemment, Condition que l’on ait de ce progrès une juste notion : non pas MilInstitution d’une forme nouvelle à une forme ancienne qui pfïrirait peut-être plus un bien grand intérêt, mais accrois­ sent interne, émergence à la formulation distincte de ce qui it déjà présent mais implicite. « Eadem fides magis exposita η, admirablement saint Thomas. La théologie spéculative ou scolastique, théologie tellement prouvée et bénie par le Magistère de l’Église, nous dit encore 'Pape, s’efforce d’analyser cette foi, d’en porter l’intelligibilité ses plus hauts fruits de connaissance possibles à l’esprit de femme ici-bas : « aliquam, Deo dante, mysteriorum intelligen[111, eamque fructuosissimam ». Elle ne peut le faire sans utiliser ‘raison, ses notions, ses distinctions : sera-ce une adultération lia foi, une atteinte à la pureté de la Parole de Dieu? Non F 48 REVUE THOMISTE certes ; la foi n’est pas abaissée au plan de ces notions ou des philosophies qui les ont mises en lumière ; ce sont au contraire ces notions mêmes qui se trouvent élevées par cette assomption à nous faire atteindre un signifié transcendant. Elles ne sont pas prises en ce qu’elles ont de particulier en tel ou tel système philosophique, mais en leur valeur objective ; et c’est cette élaboration théologique qui prépare de loin, non sans subir déjà le contrôle vigilant de l’Église, l’utilisation que le Magistère en fera peut-être dans la formulation même du dogme [IG]. Comme il arrive souvent, une même incompréhension conduit j à des erreurs opposées. Il faut bien que la révélation, faite à des hommes, soit parlée en langue humaine et il est normal que les j hommes, adhérant par la foi à cette révélation, s’efforcent de . la comprendre de mieux en mieux, de plus en plus profondément, en leurs propres idées et en leur propre langue. C’est parce qu’ils · ne peuvent manquer d’être exposés à l’erreur dans un tel effort, j que le Christ a institué un Magistère vivant qui, « en tout ce ' qui concerne la foi et les mœurs, sera pour le théologien la règle prochaine et universelle de la vérité » [18], Oubliant le rôle propre de ce magistère, les uns voudront que l’on dépouille la propo­ sition du dogme et par suite la théologie même de tout ce qui leur paraît adventice et puisé dans les philosophies humaines ; qu’on en revienne aux formules de l’Écriturc et des Saints Pères, que l’on mette à la base des traités de théologie des notions révélées en propres termes dans les Saints Livres et non pas des notions « humaines », même si celles-ci sont éprouvées par une longue tradition théologique sous la vigilance de l’Église, même si le Magistère les a consacrées en les utilisant pour formuler le dogme [14] ; les autres, avec un même oubli, mais un moindre souci de vérité, penseront que s’il faut des notions humaines pour « penser le dogme », aucune d’entre elles ne pourra se dire définitivement vraie ; elles seront toujours « approximatives » et on pourra toujours les changer, les remplacer par des notions différentes, opposées même par bien des côtés, mais en somme équivalentes [15] ; et cela permettra de présenter le dogme à tout milieu culturel en ses notions à lui. Il faudra alors, non pas une théologie, positive et spéculative, mais des théologies diverses, s'exprimant toutes en des notions frappées de la même relati­ vité, mais qui conduisent toutes à une vérité révélée qui nous’ est en somme inexprimable. D’un côté comme de l’autre, l'inten­ tion apostolique est évidente. Par l’une et l’autre voie, on « exténue au maximum la signification des dogmes » [14] : ou bien on obtient des formules minimales sur lesquelles les dissidents pour­ ront aisément se mettre d’accord ; ou bien on arrive à dire que les différences de conception n’ont pas tellement de portée qu’on ne puisse toutes les unir dans la tendance à une même vérité LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE 49 qui échappe aussi bien aux unes et aux autres, pour ce qui est de l'exprimer en formules définitivement vraies. L’erreur com­ mune est de vouloir trouver en deçà des précisions données par le Magistère ou en deçà de toute formulation théologique, dans l’Écriture même ou les Pères, les formules qui permettront l'unité, i en oubliant que ces formules doivent être entendues dans le sens même que leur donne et leur a toujours donné le Magistère vivant " de l’Église [21]^: par conséquent en tenant compte de tout ce qui a été défini par lui, et non seulement « défini », mais décidé ‘ en ses diverses constitutions et décrets [18], et en tenant compte de cette théologie communément reçue qui a peu à peu élaboré ces enseignements au cours des siècles sous la vigilance active du Magistère et par l’effort de penseurs qui n’étaient « communs ni par le génie ni par la sainteté » [17]. Pour n’avoir pas compris le sens de ce labeur, ceux-là mêmes qui voudraient remplacer l’exégèse littérale des Livres saints, trop peu « religieuse » à leur gré, par une exégèse symbolique ou spirituelle, demanderont ici une théologie orante, une théologie enfin religieuse, comme si la Sagesse séculaire à laquelle ont tant travaillé un saint Bona­ venture et un saint Thomas, pour ne nommer que des Docteurs .canonisés, et que l’Église a tant surveillée et favorisée, avait fait fausse route ou n’était même pas restée « chrétienne » ! C. — De quelques erreurs théologiques. I■ / il. Il n’est pas étonnant que de telles erreurs ou du moins, chez beaucoup, de tels flottements au sujet des notions les plus centrales, aient produit « dans presque toutes les parties de la Rhéologie des fruits empoisonnés » [25]. Que de choses peuvent être remises en question si on tient peu compte de l’enseignement des Conciles et des Souverains Pontifes ou si on le minimise, i on veut l’interpréter d’après les « sources » en leur état initial t non pas les sources d’après lui, si on pose en principe que I lute l'élaboration théologique des siècles qui nous ont précédés pit être « reprise par la base » et reconstruite à nouveaux frais ! /encyclique en dresse un bref catalogue dont nous ne souil­ lerons ici que certains points [26-36]. ;Dans un climat de culture philosophique qui déprécie l’inteljence, du moins ce qu’on appelle l’intelligence a conceptuelle », 1 ne pourra que minimiser la portée de toute démonstration ltionnelle de l’existence d’un Dieu personnel et créateur et lui nier toute valeur réelle définitive. Confondant le rôle des dis* sitions subjectives de l’âme, en particulier de la volonté et 1 ses affections, qui est immense pour que l’intelligence s’ouvre s'applique à cette démonstration, avec la valeur propre et jective de la démarche rationnelle, on voudra faire reposer Jg tvuo Tbomhto. — 4 5o REVUE THOMISTE sur ces dispositions mêmes la certitude du raisonnement. Toute autre attitude sera qualifiée de « rationalisme ». D'autres, voulant substituer à la notion de Dieu, élaborée par la théologie et la théodicée chrétienne, une idée personnelle et confuse, méta­ physiquement inélaborée, d’un « Dieu-Amour » (idée combien vraie, mais à laquelle théologie et théodicée chrétienne se sont appliquées à satisfaire du mieux possible), ne verront plus à quel point reste libre pour Dieu la création du inonde et la présen­ teront comme une effusion nécessaire de sa bonté. Une philo­ sophie intégralement évolutionniste, réduite à un monisme initial, verra l’esprit partout dans la matière et commencera par poser leur indistinction essentielle. Le refus des notions devenues traditionnelles de nature et de surnaturel conduira à conclure que l’esprit créé, échappant à tout β physicisme », ne peut être autre chose qu’ouverture sur Dieu, et que par conséquent Dieu ne pourrait, le laissant à une nature qui lui serait propre, à sa nature pure, ne pas l’ordonner et l’appeler à la vision béatifique, dont on concède d’ailleurs qu’elle est don et grâce, puisque la créature, tout en ne pouvant avoir une autre fin ultime, n’a pourtant pas en son pouvoir les moyens de l’atteindre mais ne peut que la recevoir de Dieu. Mais c’est là « corrompre la gratuité de l’ordre surnaturel » [31], telle que l’entend l’Église. La notion de péché originel sera prise avant les définitions de Trente ou même d’Orange, celles-ci si proches des élaborations augustiniennes ; les textes de saint Paul et le récit de la chute dans la Genèse seront étudiés indépendamment du sens que l’Église y voit ; on s’adressera de préférence aux tout premiers Pères grecs ; dès lors les canons de Trente apparaîtront comme une cristallisation de la théologie occidentale, respectables certes, mais nullement irréformables ; on pourra recommencer à se demander s’il s’agit bien d’une « faute historique », arrivée au début de l’humanité et transmise à tous les hommes, « non par imitation mais par génération », et si on ne pourrait pas réduire l'assertion traditionnelle à exprimer simplement le poids de matière et d’asservissement à la matière dont chaque homme prend conscience. Selon un procédé que l’histoire des religions et des folklores nous fait bien connaître, l’auteur du document consigné dans la Genèse ayant eu cette vive conscience, en a cherché l’explication mythique dans une histoire projetée dans VUrzeit. Pourquoi ce « genre littéraire » serait-il incompatible avec l’inspiration? Et d’ailleurs cette histoire d’une faute histo­ riquement commise et transmise à tous les hommes est-elle même intelligible en termes de philosophie moderne? Peut-elle être autre chose que la projection naïvement objective d'une donnée de conscience? Il est bien clair que dans une telle conceptioni. LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE e dogme du péché originel, tel qu’il est professé dans l’Église, prend un tout autre sens. Sans insister sur l’incompatibilité évidente de ce sens avec la foi catholique, remarquons que l’encyclique dévoile le vice initial de la méthode qui permet d’y arriver : jrendre les notions à leur début indépendamment de l’inter­ prétation donnée par le Magistère et tenir celle-ci pour réfornable, même quand elle a été solennellement définie. p Avec celle du péché originel, c’est l’idée même du péché en général qui devrait être revisée. Le concevoir comme une « offense , 3 Dieu » ne peut être qu’anthropomorphisme et par suite corn- , prendre le sacrifice du Christ comme une satisfaction à cette ïense relèvera d’une mentalité religieuse primitive, qui a eu sa (leur, mais que nous sommes heureusement habilités à dépasser, idée ancienne est peut-être trop consacrée pour être tout à fait tisse, mais elle reste grossière, il faut comprendre les choses us profondément en s’accommodant au sens moderne plus r'olué de l’ineffable transcendance divine et de la justice... Comment comprendre la transsubstantiation si le mot de subince ne signifie plus rien de valable pour l’esprit? Abandonnant tte notion périmée, par laquelle une métaphysique grossièreen réaliste s’est substituée à une spéculation qui aurait dû iter « religieuse », concevons qu’au lieu d’une impensable préice physique nous avons dans les espèces consacrées le signe icace d’une présence invisible, spirituelle, assurant l’union, la pjnmunion dans le Christ de tous les fidèles du Corps Mystique. i;Si on entre dans l’opposition, bien moderne, entre vie et \ [ïucture, communauté et société, réalité communautaire et ‘.stitution, on sera amené à distinguer aussi entre le Corps ystique du Christ, rassemblement de tous les sauvés dans la ;âce chrétienne et la charité, et l’Église instituée, l’Église cathoue romaine, société utilisant toutes les contraintes du a jurim.e( » ; il faudra bien alors atténuer la signification propre de dome : « Hors de l’Église, point de salut », car on pourrait [>artenir au Corps Mystique sans appartenir à l’Église. Sa hteté Pie XII précise que l’enseignement déjà donné dans /stici Corporis, s’appuyant sur les sources mêmes de la révéM ion, et adressé par le Souverain Pontife à l’Église universelle, JlC ^saurait plus faire l’objet d’une libre discussion théologique. i question est tranchée : Corps Mystique du Christ et Église holique romaine sont une seule et même chose. Dès lors les dèles du dehors » qui, sans avoir eu contact avec la prédication Etienne et les sacrements, ont reçu par don de grâce, selon mode qui a plu à Dieu, « secundum modos sibi placitos » tint Thomas, II-II, 2, 7, ad 3um), la vraie foi et la charité, luant le vœu implicite du baptême, n’appartiennent pas moins Église qu’au Corps Mystique. Ils appartiennent invisiblement lui^ .6 REVUE THOMISTE à l’Église visible. Et, dépassant de fausses oppositions, on dira, avec Pie XII lui-même, (Discours aux Séminaristes de Rome, 24 juin 1939) : « C’est à tort que l’on distingue entre l’Église juridique et l’Église de la charité. Il n’en est pas ainsi ; mais cette Eglise juridiquement fondée, qui a pour chef le Souverain Pontife, est aussi l’Église du Christ, l’Église de la Charité et l’universelle famille des chrétiens ». D. — Problèmes de science et d'histoire. 12. Nous ne nous sommes pas donné pour tâche de relever j tous les enseignements de l’encyclique Humani generis', on pourra I en signaler bien d’autres de haute importance. Nous ne pouvons i cependant passer sous silence la prise de position à la fois si nette et si nuancée sur les problèmes de [’évolution dans leurs ; rapports avec la vérité catholique [53-55]. Peut-on considérer l’homme comme un fruit de l’évolution animale? Cette évolution, quelle que soit la portée des preuves qui, en tel ou tel domaine de la vie, ont pu la faire considérer comme un fait scientifique, dès qu’on l'entend comme une explication généralisée, valable pour tout l'ensemble de la vie, et présentant toutes les différen­ ciations structurelles, si foncières soient-elles, comme progrès- 1 sivement détachées par descendance d’un même principe initial encore indifférencié par rapport à elles, ne dépasse évidemment pas encore le domaine de V hypothèse. Elle a pourtant conquis une telle place dans le vocabulaire même des sciences naturelles, ■ et de là dans la mentalité commune, qu’on ne peut s’empêcher de poser la question de sa compatibilité avec la foi chrétienne, j Mais il importe extrêmement, dans cet examen, l’encyclique nous 1 le rappelle, à la fois de ne pas majorer les données scientifiques comme si elles avaient toutes la même valeur et avaient atteint la certitude, et de ne pas minimiser et passer sous silence ce que de son côté la théologie, en l’état présent de sa réflexion,] tient pour enseigné par la révélation ou connexe avec elle. Il y a, 1 de part et d’autre, des vérités acquises et aussi des données] moins sûres. Les unes et les autres doivent être pesées avec soin.] Il est premièrement hors de doute que l’âme humaine ne peut,] en tout état de cause, venir que de Dieu, par création immédiate. | Le créateur a-t-il, pour le premier homme, utilisé une matière I déjà vivante, portée par l’évolution à une structure assez proche | du corps humain, ou une matière inanimée? Le Magistère de i l’Église laisse aux penseurs catholiques la liberté de le débattre,! mais avec prudence et dans une commune détermination d'ac-1 cepter son enseignement, le jour où il jugera bon de le formuler] d’une manière définitive. I Par contre, l’hypothèse dite du polygénisme ne peut pas être! I I LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE 53 !ènue pour acceptable par un catholique. On n’a pas le droit de penser ou que toute l’humanité historique ne dérive pas du ul Adam par génération ou que le nom d’Adam désigne une pluralité de premiers parents : c’est qu’on ne voit absolument J)as comment cette hypothèse peut être conciliée avec le dogme du péché originel qui implique le fait d’une chute historique, un péché vraiment commis à l’origine et transmis à tous les ômmes -par descendance. Et le Souverain Pontife en profite pur revenir sur le caractère historique des premiers chapitres (» £ la Genèse. Histoire populaire certes, et d’un tout autre style [je ce que nous appelons aujourd’hui l’histoire, mais histoire Jii I nous fait connaître des événements réellement arrivés. Corn><·lent en faire le départ? Les exégètes ont à l’étudier et le travail .leur manque pas. — Nous nous contenterons de cette mention ès brève, car nous aurons à reprendre cet enseignement de iencyclique dans la suite de notre article : Le péché originel p les origines de l’homme. Conclusion. tNous voudrions exprimer en terminant le sentiment d'immense jpnfiance en l’Église catholique que procure la lecture d’un tel G peument. Cette prise de position à contre-pente d’un formidable Courant de pensée, au milieu de circonstances dramatiques, alors · IN fr. M. Labourdette, O. P.