#(< y") w 372 REVUE THOMISTE - 34f ί THÉOLOGIE DE L'ÉGLISE. Le silence qu’a gardé si longtemps la Revue Thomiste lui permet maintenant des vues d’ensemble. Il y sera parlé d’ouvrages déjà anciens mais dont la réunion est parfaitement significative. Quand, se retour­ nant, on veut se faire une idée de ces dernières années, on est d'abord frappé par le nombre et la valeur des traités sur l’Église. Le Père Congar a raison d’écrire dans ses Esquisses du mystère de l’Église12 : «Notre époque est, pour les études ecclésiologiques, une époque de grands espoirs, et déjà de belles réalisations... Plus profondément encore que dans le travail théologique, c’est dans la vie de l’Église elle-même que nous assistons aujourd'hui à une transformation dont on ne peut prévoir tous les développements non plus que les conséquences ». Et voici comme il qualifie l'orientation des idées dans ce domaine : «...Mais le mouvement théologique n’en est pas moins bien caractérisé et s’avère déjà représenter une volonté de surmonter la théologie unilatérale et souvent sclérosée d’après le concile de Trente, pour remonter, au-delà de la Réforme, aux grandes synthèses médiévales et aux grandes sources de l'âge patristique et de la Révélation Biblique ». Que la théologie post-tridentine se soit en bien des points durcie et limitée, cela vient de ce qu’elle est née d'une Contre-Réforme. L’Hérésie, nous dit le même auteur, clarifiant une pensée de Moehlcr « est pour l’Église une occasion de développement et d'affermissement ». « Elle a du moins ce résultat d’amener les Pères orthodoxes à rectifier leurs formules douteuses, à expliciter les affirmations de la tradition, à déclarer avec précision le sens correct de la foi. » Mais en obligeant l’Église à définir certains aspects de sa foi, elle risquerait d’enfermer son attention dans des points de vue limités et incomplets : « Les définitions dogmatiques sont des réactions de défense beaucoup plus que des moyens positifs et iréniques d’enseignement... les définitions solennelles ont été faites presque toujours contre des erreurs particulières et ne proposent qu'un aspect, parfois même pas toujours le plus profond ni le plus caractéristique, de la vérité... L’Église enseigne par de multiples moyens : cathéchisme, prédication, liturgie, pratique et vie ccclésiastiques... c’est dans cet enseignement ordinaire, multiforme et discret, qu’il faut surtout chercher sa pensée »*. On pourrait, il est vrai, objecter que dans ses définitions l’Église oppose souvent aux hérétiques une doctrine antérieurement élaborée en dehors de toute controverse, et c’est le cas, par exemple, des définitions tridentmes sur les sacrements et sur la justification, dont saint Thomas est le si visible inspirateur. Mais le Père Congar pourrait nous riposter que l’Église du xvi® siècle a justement pris dans saint Thomas et offert aux réflexions des théologiens, les thèmes spécifiquement anti-protestants, au point d'imposer à la doctrine si vaste du « Docteur commun » une orientation trop déterminée. 1. M. J. Congar : Esquisses du Mystère de l’Eglise, (Collection Unam Sanctam}. Éditions du Cerf, 1941. 2. Ibid., p. 138 et p. 53· I I J , \ j j '1 J I 1 1 I 1 1 I I g | g I g g ] I fl I I I 1 1 I I | 1 1 1 ■ I ÉTUDES CRITIQUES 373 On pourrait en dire autant de l'usage qu’on fait de saint Thomas contre le rationalisme et le naturalisme modernes. Cependant, que notre engagement dans le présent ne nous aveugle pas à notre tour. Le mouvement théologique d'aujourd'hui n’est pas lui-même indemne de cette référence, à la fois provocatrice et limitatricc, à une erreur moderne. C’est d’ailleurs presque toujours en fonction des négations qui lui sont contemporaines que la pensée catholique prend conscience d’elle-mêmc. Et c’est tant mieux, pourvu du moins qu'elle s’en rende compte. L'idée de montrer « au fond de l'Evangile », selon un mot de M. Masure que rapporte le Père de Lubac dans son Introduction à Catholicisme, «la vue obsédante de l’unité de la communauté humaine», domine la pensée écclésiologique moderne. Et le Père de Lubac ouvre en effet le livre que nous citons de lui par l’essentiel reproche de l’homme moderne à l’attitude spirituelle du chrétien : «comment une religion qui se désintéresse apparemment et de l’avenir terrestre et de la solida­ rité humaine offrirait-elle un idéal capable de rallier encore les hommes d’aujourd’hui? » C’est sous l’aiguillon de ce reproche que se développe une théologie de l’Église pleine d’enthousiasme et de dynamisme. L’Église est une «organisme « dont la loi est le Saint-Esprit, un «Tout vivant « hors duquel chaque élément perd sa raison d’être, sa consis­ tance chrétienne. C'est la communauté humaine surnaturalisée, le «Corps » dont le Christ est la Tête, dont tous les éléments visibles et institutionnels sont la manifestation et qui j>ent même réunir les sociétés humaines dans une unité supérieure. Ce grand « Corps » du genre humain, assumé par le Christ, est en évolution et son devenir terrestre est inextricablement lié à un devenir spirituel qui débouche dans l’éternité transcendante, mais qui est engagé, incarné dans l’histoire temporelle. Telles sont bien les idées dominantes de tout un ensemble d'ouvrages et d’études dont nous présentons ici quelques exemples remarquables. Telle est bien la réponse chrétienne aux aspi­ rations de l’homme d'aujourd’hui qui se sent et se veut personne libre dans une vie communautaire. Elle est manifestement dominée par une problématique très déterminée, ce qui fait son intérêt actuel, mais ce qui pourrait faire aussi sa limite. Il est vrai que si notre théologie du xx° siècle subit l’influence de la pensée moderne, c’est davantage dans un esprit d’assimilation et de conquête que dans un esprit de défense et de réaction. Et telle avait bien été l'attitude de saint Thomas à l'égard de l’aristotélisme. Mais ce n’est pas contre l’augustinisme qu'il a édifié sa doctrine. Et nous pensons qu’il faut éviter de bâtir notre Théologie moderne de l’Église contre les « durcissements » de la Théologie classique. « Antijuridisme » et « Anticonceptualisme » ne risqueraient-ils pas de produire l’effet de toutes les réactions et de déterminer une Théologie aussi partielle que celle dont on veut s’évader? Nous ne voudrions pas que la vue des valeurs nouvelles nous fasse perdre celle des valeurs acquises. C’est dans ce sens qu'iront les remarques que propose notre chronique, surtout en ce qui concerne le livre de Moehlcr sur 1’« Unité de l’Eglise ». Après ce que nous venons de dire, le célèbre théologien allemand apparaîtra facilement comme un précurseur et même un maître du mouvement ecclésiologique nouveau. On trouve chez lui la plupart des grands thèmes qui sont aujourd'hui si en vogue. Une préface Revue Thomiste. — u 374 Revue Thomiste longue et avertie du Père Chaillot nous explique pourquoi cette œuvre est imparfaite et mérite cependant d’être jugée avec un esprit ouvert, plus soucieux de ses richesses que de ses lacunes... Moehler ouvre des voies. Moehler écrit à une période où la philosophie chrétienne est avant tout en réaction contre le rationalisme. Moehler est sous la très profonde influence du génie allemand, si communautaire et si organique. 11 intègre même une bonne part de la conception hégélienne de l’histoire. « L'Idée de l’Églisc, c’est son être le plus intime, avec toutes ses exigen­ ces de vie intérieure et d'expression extérieure. L’histoire de l’Églisc est la réalisation de cette Idée, sa représentation objective temporelle et spatiale; l’idée reste l'explication et la justification de l'IIistoire le Saint-Esprit est le dernier fondement surnaturel du rapport entre l’idée et l'IIistoirc » (Préface p. XXVII). Il est bien entendu que Moehler suppose établie la fondation histo­ rique de l’Églisc par le Christ et que cet Esprit intérieur, si immanent soit-il à l’être de l’Églisc, s’en distingue bien autrement que ne se dis­ tingue l’idée hégélienne de ses formes successives. L’Orthodoxie est sauve, mais la valeur de sa construction théologique en reste affectée. Il n'en reste pas moins que cette transposition de la dialectique hégé­ lienne permet à ce traité de l’Églisc de se construire d’une manière extrêmement dynamique... L’auteur passe de son unité spirituelle à son unité organique (ou, s’il l’on veut, de §on unité intérieure à son unité extérieure) par un procédé qui élimine tout juridisme et laisse aux événe­ ments historiques la valeur de conditions empiriques d’un développement, tout entier appelé du dedans. C’est ce qui lui permet de dire aux esprits hantés par l’idée d’un retour aux temps primitifs du Christianisme : s'il était possible d’y retourner, nous reviendrions en plus ou moins de temps par un chemin ou par un autre à l’état actuel. Car si l’Églisc «est un effet de la foi chrétienne, le résultat de l’amour vivant des fidèles réunis par l’Esprit-Saint », et non pas une pure institution, un rassemblement voulu par Dieu du dehors, l’« unité vitale intérieure » qui est son essence même poussera invinciblement les fidèles à se réunir et à trouver les formes de cette réunion : l’Églisc locale et son évêque ; l’Eglisc régionale et son métropolite ; le corps épiscopal universel et son chef de Rome : « c’est le besoin de l’Amour de manifester son activité aussi loin qu’il y a possibilité de le faire. Réciproquement, sa force doit être en état de s’étendre aussi loin que cette possibilité. Les proprié­ tés de l’amour de recevoir et de donner sont aussi infinies que lui-même et se communiquent en même temps que lui. Il faut donc que dans la véritable Église chrétienne, il y ait possibilité d’agir efficacement de façon ordinaire sur la totalité des fidèles, et cette possibilité devait exister dès le commencement » (p. 196). Répétons-le : ces «organes» de l’Églisc ont beau être appelés du dedans, ils ont été, de fait, voulus et « donnés », donc institués avec elle, au moins dans leur structure essentielle par le Christ. Mais on peut se de­ mander si le sens profond des institutions ecclésiologiques est tout entier manifesté dans ce rapport qu’elles ont avec l’exigence de l’amour inscrite au cœur de l’Églisc, et si, en particulier, leur valeur d'intermédiaire de l’action du Christ, donc de causes de la grâce et de la charité ellemême dans l’Églisc, ne s’efface pas quelque peu, devant leur rôle d’expression et d'efjet de cette grâce et de cette charité. M. Journet, dans son grand livre sur l’Églisc que nous recensons ci-dessous n’a ETUDES CRITIQUES 375 pas de peine h montrer comment échoue finalement cette tentative de . reconstruction des institutions de l’Églisc à partir des seules postulations de la charité. Mais nous porterons plus avant notre analyse. Car l'unité intérieure de l’Églisc, cette unité de vie qui est, par son effort même à se réaliser, principe de toute multiplicité et de tout développement, est soumise dans la première partie du livre de Moehler à la même méthode dialec­ tique : unité vitale ou mystique d'abord, cjui s’exprime ensuite dans l’unité de doctrine et d'enseignement : a Si nous avons d'abord exposé la foi comme vie intérieure, c’est parce qu’elle est antérieure à sa for­ mulation ou expression. La première est comme la racine de la seconde ; d’ailleurs, pour qui pénètre l'ensemble de notre foi, la vie de l’Esprit en nous garde la priorité sur l’enseignement ou foi formulée.. Avant la parole il y avait l’Esprit » (p. 23). Le chrétien ne connaîtra que s’il vit : e chaque individu doit accepter en lui, par une expérience reli­ gieuse personnelle, la vie sainte qui existe dans l’Églisc. 11 doit trans­ former et rendre véritablement sienne dans sa propre contemplation l’expérience religieuse de la communauté ». « La grande pensée qui sert de fondement à tout ceci, c’est que le christianisme n'est pas une simple idée, mais une chose qui s’empare de tout l’homme, qui s'enracine dans sa vie, et qui n’est compréhensible qu’en étant vécue ». Ou encore « le christianisme n’est pas un simple concept, mais bien une vie qui saisit l’homme tout entier, qui s’enracine profondément en sa vie et qui ne peut être comprise et expliquée qu’en union avec ccttp vie ». L’hérétique est avant tout celui qui essaie d’aller à Dieu et au Christ tout seul. Il ne peut avoir la vérité se séparant du Tout à qui seul est donné l’Esprit. « L’égoïsme plus ou moins prononcé et plus ou moins conscient, nous parait donc être la source de toutes les hérésies » (p. 89). Cet a égoïsme ontologique » cette volonté d’isolement dans sa vie religieuse et d’accaparement de l’Esprit, enlève l’hérétique à « la communion d’existence » avec l’Église, et le coupe nécessairement de l’Esprit d’où procède la foi et la vérité. C'est pourquoi d’ailleurs il est impossible de fonder sur l’hérésie une doctrine consistante, une unité interne : « dans l’hérésie il n’y a rien qui subsiste de soi ; on n’y trouve ni unité interne, ni stabilité de la vie et de la conscience : tout y est flottant et vague. L’hérésie n’est qu’une infinie multitude ». Mais qu’on ne croie pas le chrétien voué à l'uniformité de la pensée et de la vie. Ce grand Tout qui est l’Église sc réalise en des formes individuelles qui gardent leur variété : « S’il est vrai que l’essence du catholicisme se concentre dans l’idée d’une vie communautaire de tous les fidèles, il est également vrai que l’individualité de chaque croyant ne peut pas être détruite, car chaque individu doit continuer d’exister dans le Corps total de l’Église comme un membre vivant... Dès que l’activité particulière de certains de ses membres est entravée, si leur concours à l’édification de la vie commune est méprisé, le corps entier en souffre dans son activité vitale parce qu’il est ainsi privé des sources qui lui fournissent ses forces vives » (p. 108). Cette « multitude dans l’unité » se manifeste dans la foi elle-même, ou plutôt dans la «représentation spéculative de la foi ». Beaucoup de chrétiens, les « mystiques », répugnent à cette spéculation sur l’ineffable, «ils se réjouissent de l’accord harmonieux que le christianisme 376 REVUE THOMISTE ----------------------------------------------------------------------- —-——--- —---- manifeste dans ce qu'il a de plus intime. Ils vivent dans la contemplation de cette harmonie, dans la jouissance immédiate, spirituelle, des choses de Dieu, pensant que ce serait faiblesse et môme profanation de les analyser» (p. 126). Le spéculatif au contraire cherche à les analyser. Et ce qui le justifie, c’est que l’Église comme telle fait de môme par scs symboles : « On peut considérer ces derniers comme la spéculation universelle et primitive des croyants, comme la représentation immé­ diate de*leur foi intérieure commune. Chaque fidèle en particulier doit trouver en lui-même cette spéculation primitive collective. Mais puisque l’Église n’expose ce dont elle a immédiatement conscience que dans des cas particuliers et qu'elle le présente uniquement comme ce dont elle a conscience, le chrétien cherche à y adjoindre une construction des mêmes objets et à amener la conscience commune à l’état de pos­ session pleinement personnelle» (p. 126). Ainsi est née la Théologie. Et quand 0 ces recherches spéculatives n’avaient qu’une valeur individuelle et limitée, on se contentait de ce (μι’οη avait reçu de la tradition » (p. 128). La spéculation individuelle crée forcément des différences, mais « qui se pénètrent pour se résoudre dans l’unité... Et comme l’Église renferme dans son unité toutes les différences et qu’elle est intégrale, il s’ensuit qu’elle a de l’affinité avec toutes... l’Église contient toutes les vérités chrétiennes des écoles en opposition — qui d’ailleurs les avaient puisées dans sa vie »... Il en résulte que « le travail de la pensée chrétienne... ne sera jamais un travail de pensée pure... Pour connaître droitement, un pur développement idéologique où seul l’entendement jouerait, serait ici insuffisant et même dangereux... Le Saint-Esprit doit être à l’œuvre dans le travail de la pensée religieuse... C’est dire que la condition morale ou religieuse, et pour tout dire mystique de celui-ci (le théologien) intervient dans le travail môme de la pensée. Il lui est essentiel d’avoir reçu la commu­ nication du Saint-Esprit et de se trouver par le fait même dans la communion fraternelle de l’Église...»12. Comme on le voit, l’idée d’une Théologie purement scientifique répugnerait à Moehler. Ce qu’il exalte, c’est la méthode des Pères, l’esprit des Pères, caractérisé par a une primauté effective et reconnue de la vie sur la formule, de la communion du Saint-Esprit sur le développement purement logique de la pensée »*. Les Pères ne se livrent guère d’ailleurs à cet office, malgré tout secon­ daire dans l’Église, de la spéculation personnelle. « Ils ne sont pas des hommes de la formulation abstraite ; ce ne sont pas des philosophes mais des hommes de foi et de tradition : eux-mêmes avaient une conscience aiguë de l’impossibilité de formuler ce dont ils avaient le sentiment dans le mystère et de la vanité d’une recherche excessive de clarté»1. Le propre de la méthode patristique est ce rejet de l'individualisme hé à la méfiance pour toute spéculation pure : aussi Moehler a-t-il soin de présenter «l'histoire de la pensée patriotique moins comme celle des différents penseurs ou écrivains qui se sont succédés que comme celle de l’Église pensante et écrivante : l’histoire non pas tant d’individus agissant pour leur propre compte et par leur propre esprit que celle d'un unique vivant dont la conscience est continue et qui fait face 1. Congar : Esquisses... L’Esprit des Pères selon Moehler, p. 133. 2. Congar : Esquisses du Mystère de l’Église. Ibid. Ces pages avaient paru dans le recueil « Hommage à Moehler · publié en 1939 par le l’èrc Chaillet, chez Bloud et Gay. 1 j i 1 fl 1 1 I s 1 .1 I I I I ÉTUDES CRITIQUES 377 successivement aux circonstances et aux besoins variables du temps ». Les plus grands d’entre eux pensent en tant qu'enracinés dans l’Église et existant avec Elle, sous le souffle de l’Esprit qui l'anime. Nous ne pouvions mieux faire que de citer abondamment le remarquable article du Père Congar sur λ L’Esprit des Pères d'après Moehler »*. C'est là, qu'il faut voir comment cette manière de penser la foi est forcément «vitale», «synthétique», et qu'à toutes les considérations variées selon le génie de chaque* Père, est intérieurement présente l'intuition fondamentale et puisée par l'individu dans l’Église, de l’essence même du Christianisme. Cet « Esprit des Pères » est d’ailleurs, selon Moehler, l’esprit même du christianisme, c'est la Tradition Vivante, l’Esprit éternel de l’Église. Les plus stricts théologiens d'aujourd’hui utiliseront ces thèmes si riches des rapports de la vie collective de l’Église avec la pensée de ses docteurs et la formation de ses dogmes. Mais qu’ils prennent garde aux tendances philosophiques sous-jacentes à cette synthèse. Moehler n'avouait-il pas que dans cette œuvre de jeunesse il avait subi l’influence de Schlcimacher ? Le Père Chaillet ne nous avertissait-il pas dans son Introduction qu’il fallait interpréter ici Moehler à la lumière du voca­ bulaire et même de certains concepts hégéliens? Le progrès qu’ont fait depuis de telles tendances philosophiques dans la mentalité contem­ poraine ne rend-il pas quelque peu ambigue l’attirance qu'exercent sur tant d’esprits les formules et les vues du vieux théologien allemand? Que veut-il dire par ce primat de la vie sur la pensée et de l’Esprit sur la parole? La pensée apparaît moins comme une saisie du réel fixe et objectif que comme une « prise de conscience », une fixation conceptuelle d’une réalité essentiellement « vécue ». N’avons-nous pas vu que pour Moehler la vie collective de l’Église engendre la pensée des Pères et des docteurs, et celle-ci peut se particulariser et se diversifier sans danger d’erreur pourvu qu’elle reste l’expression de cette vie collective, de ce «Vivant» qu'est le Corps des croyants? Cette Foi qui émerge ainsi de la « Vie », cette pensée dont la vérité dépend, comme de sa source intérieure, de son enracinement dans le grand «Tout» vivant qui est l’Église, cette «Vie» de l’Église conçue sur le modèle de la vie au sens biologique du mot, tout cela peut évidemment avoir un sens quand on ne presse pas trop les formules mais il faut convenir que l’usage de cette manière de parler ne peut aujourd’hui que jeter une certaine équivoque dans les esprits et rendre un son nettement anti-intellectualiste. On n’est pas trop sûr, non plus, que Moehler considère comme un progrès cette évolution de la pensée chrétienne qui a conduit sa méditation savoureuse des choses de la foi jusqu'à l’état de science, dépendante certes de l'état d’âme subjectif du penseur, mais « per accidens » seulement, et non pas comme une vérité dépend de scs sources propres... Bien au contraire, la scolastique ne paraît-elle pas coupée de cette source de la jx'nsée patristique qu’est l’expérience chrétienne collective? Peut-on directement entendre en elle la voix de la «Tradition Vivante», la voix de l’Esprit? Un si enthousiaste éloge de la méthode patristique vaut par tout ce qu’il contient de positif, mais non par le discrédit dans lequel il laisse i. Congar : Ouv. cité. 378 REVUE THOMISTE •------------------------------ --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- 2. tomber la méthode scientifique à laquelle n'étaient pas parvenus les Pères, vers laquelle ils évoluaient, et qui a permis un si admirable pro­ grès de l’intelligence de la Foi et de son accord avec la raison. Cet anti-intellectualisme affecte et compromet du coup ce concept de « Tradition vivante » dont Moehler fait la base de toute sa construction, puisqu’au fond selon lui la pensée et la vie de l’Église au cours des âges en sont l’expression. Pour Moehler comme pour la théologie classique, la < tradition » c’est d’abord l’enseignement oral des apôtres tel qu’il nous a été con­ servé par la mémoire de l’Église et transmis par son enseignement vivant. Mais c’est aussi cette vie même qui précède et provoque le concept ou l’institution, plus consciente et précise chez les docteurs que chez les fidèles, mais présente en tous ; « c'est la force vitale spirituelle que nous héritons de nos pères» (p. 11), c’est «l'inclination à croire dans tel ou tel sens », que l’Espnt-Saint imprime à l’Église et à tous ses mem­ bres et qui explique toute l’histoire des dogmes ; en somme, c’est l’Esprit-Saint lui-même, et non pas seulement sa Révélation en tant que passant d'âme en âme, de génération en génération chrétiennes. Mais ces deux sens s’entrecroisent sans se contredire parce que « la parole vivante » des apôtres, c'est d’abord la foi et l’esprit qui les rem­ plissaient et qui n’ont pas quitté l’Église. Il y a toujours cette antériorité du Subjectif sur l’Objcctif, de l’Esprit sur la Vérité, qui pousse à mêler la transmission de l’Esprit inspirateur avec celle des vérités enseignées. L'Esprit s’est d’abord révélé dans les apôtres. Il s’est matérialisé, incarné, dans les Écritures, dans la lettre, mais sans s’y épuiser, et il a continué à vivre dans l’Église, à inspirer son enseignement, à lui faire comprendre et pour ainsi dire repenser la lettre de l’Écriturc. La «Tradition Vivante» c’est donc l’âme même de l’Église, l’Esprit qui est à son origine et qui la travaille toujours. C’est le principe même de son unité et de sa continuité, Et c'est en même temps le donné ori­ ginel auquel on ne peut rien ajouter qui ne vienne du dedans de lui, Relisons ce que nous disait le Père Chaillot de 1'« Idée de l’Église » d'après Moehler, et nous aurons une excellente définition de ce qu'est pour lui le concept de Tradition vivante : « L’Idée de l’Église, c’est son être le plus intime avec toutes ses exigences de vie intérieure et d’expressions extérieures ». Ce concept de tradition vivante est un de ceux qui ont fait le plus fortune. Le Père Cougar y fait allusion quand il écrit : « Ne retrouve-t-on pas, dans cette perspective, une idée plus authentique, plus riche, plus « traditionnelle »de la tradition que celle qu’on trouvait pratiquement jusqu’à ces derniers temps dans l’enseignement courant : une idée de la tradition conçue comme une chose actuelle, la conscience que, sans rien oublier de son passé, l’Église prend de son propre coutenu »l. > Depuis Melchior Cano, en effet, la « tradition » comme lieu théologique distinct de l’Écriturc d’une part, et de l’Église d’autre part, était l’ensemble des vérités révélées transmises par voie orale. On paraissait oublier que l’Écriturc elle-même avait d'abord existé sous forme de tradition orale, qu’elle n'était reçue et connue comme inspiré que par I. Esquisses, p. 8. i ΐ i ! . 1 il I 3 I | I | '4 fl .j| ;l *i iJ ÉTUDES CRITIQUES 379 voie de tradition, que le sens même dont la revêtait originairement l’Église et qui s'est transmis par tradition, était l’effet du même ensei­ gnement oral dont elle était l’expression rédigée. On oubliait de même que, par définition, la vérité non écrite ne se conserve et ne se transmet qu’à l’état vivant et actuel, de sorte que le seul moyen d’écouter la voix de la tradition est d’écouter l'enseignement de l’Église. Il nous semble cependant qu’il reste nécessaire de distinguer la tradition comme voie par laquelle est venue aux hommes la vérité révélée, de ce qu’on pourrait appeler la pensée vivante de l’Église, son magistère permanent, son inspiration quotidienne. Il ne faudrait pas concevoir en effet le rôle de l’Esprit-Saint dans l’Église comme une révélation permanente. C’est seulement une assistance qui lui permet de garder la révélation déjà faite, de la défendre, de la dévelop­ per, de {’appliquer aux situations diverses. Dans l’enseignement tradi­ tionnel de l’Église, on distinguera donc ce qui est transmission de la révélation reçue par la voie vivante de la parole apostolique, et ce qui est développement vital postérieur, formulation plus explicite, pensée théologique et contemplation. C’est au premier sens qu’on rejoint, dans l’enseignement de l’Église, la tradition comme un lieu théologique égal à l’Écriturc. Il est, certes, juste de faire appel, pour démontrer la présence de telle vérité nouvellement définie dans le dépôt révélé, à la tradition. Mais c’est à la condition de ne pas attribuer à la tradition proprement dite, même vivante, l’acte par lequel l’Église « prend cons­ cience » d’une vérité. Car elle ne peut prendre conscience, du moins pour une connaissance de foi divine, que de ce qui lui est objective­ ment transmis, et qui a été objectivement révélé parle Christ ou par les apôtres. La tradition-révélation est présupposée à la tradition vivante Ces observations revêtent une importance particulière dans le con­ texte de la pensée de Moehler. Si la révélation est avant tout le don de l’Esprit, les concepts de foi n’étant que l’expression de la vie en laquelle consiste essentiellement ce don ; si la tradition est avant tout la transmission de cet esprit et de cette vie, les formules de foi n’étant que la «spéculation commune » c’est à dire l’effort de conceptualisation de l’Église comme telle, et la pensée théologique n’étant que la spécu­ lation particulière mais faite cependant sous la poussée de l’Esprit com­ mun ; si les institutions ecclésiastiques ne sont que les formes que cherche cette vie pour se maintenir et se propager ; il devient extrême­ ment difficile de ne pas faire de la tradition vivante une sorte de révé­ lation permanente. La « tradition » dans une ]x?rspective philosophique où le Subjectif est antérieur à l’Objcctif ne se distingue pas de la révé­ lation puisqu’elle est moins la transmission d’une vérité que la perpétu­ elle activité de l’Esprit. Notre critique de Moehler s’associe facilement à la plus grande reconnaissance pour la vie nouvelle qu'il a contribué à donner aux spécu­ lations sur l’Église. Il nous semble qu’il suffit de l’utiliser avec une philo­ sophie saine pour faire tous les rétablissements nécessaires. Et s’il ne reste pas comme un maître, il demeure un grand initiateur. Si nous croyons nécessaire de corriger Moehler plus explicitement et plus sévè­ rement que ne le fait le Père Congar dans les pages de hn que nous avons citées, nous voyons bien comment ce dernier s’en libère en l’exploi­ tant et sait suivre sa voie propie. N’abandonnons pas ces « Esquisses 380 REVUE THOMISTE du Mystère de l’Église >» sans faire valoir ce qui revient directement à son auteur et qui est souvent de premier ordre. Le chapitre intitulé « L'Église cl son unité » est un magnifique morceau de théologie souple et vivante. On pourrait le résumer dans ces quelques propositions de forme dialectique où tout le monde reconnaîtra le mystère même de l’Église : « La cité de Dieu est toute entière en un seul et cependant elle est aussi un peuple, une multitude. La cité de Dieu est déjà présente et cependant elle est encore à consommer et à venir » (p. 18). Et encore : « Le mystère du Corps mystique nous met, comme celui du Royaume, devant la double et dialectique vérité suivante : tout est déjà accompli dans le Christ : l’Église est seulement la manifestation de ce qui est en lui la réalité visible animée par son Esprit. Et cependant, il nous faut encore réaliser le Christ et construire son corps. Double vérité que nous appellerions volontiers : dialectique du « donné « et de Γ* agi » (p. 25). C’est par la foi et la charité que nous faisons nôtre la vie du Christ et qu’en même temps nous les reproduisons’ en nous. C’est csla, vivre dans le Christ et, le faire ensemble, c’est consti-• tuer son corps. Jusqu’à présent, un protestant se reconnaîtrait dans cette conception de l’Église. Mais creusons plus avant. On s’aperçoit combien, selon saint Paul, « la constitution du Corps mystique et de son unité sont dépendantes d’une activité sacramentelle » (p. 30). Pour comprendre l’Église, « id est fides et fidei sacramenta n, il faut comprendre ce lien qu’ont la foi et la charité avec l’activité sacramentelle. Mais il faut comprendre aussi, au nom de la même logique, que « ce ne sont pas seulement des moyens sensibles inanimés, des sacrements-choses, que le Christ emploie pour réaliser son Corps mystique mais que ce sont aussi des moyens sensibles animés, des sacrements-personnes » (p. 35), donc une hiérarchie. De là on en vient nécessairement à comprendre la nature sociétaire de l’Église. Société spirituelle, communauté vitale, l’Église a beau s’extérioriser et s’objectiver en formes analogues à celles de la société civile, elle diffère cependant profondément de celle-ci : d’abord elle donne l’être à ses membres, comme le fait la famille : et puis clic forme un tout d’ordre «biologique », elle est un tout vivant; enfin en elle l’autorité vient toute entière d’en-haut, non par une délégation du peuple à son chef, mais par une délégation du Christ à ses vicaires. Nous avons pris plaisir à analyser cet exposé qui reconstruit l’Église à partir des thèmes pauliniens qui ont donné au protestantisme sa base de départ. Mais le même livre nous offre un autre chapitre où saint Thomas lui-même nous fournit les traits principaux d’un grand traité de l’Église. L’originalité de cette étude est de nous montrer d’abord que « l’Église pour saint Thomas, c’est la II a Pars, c’est tout l’ordre du retour vers Dieu, «motus creaturae rationalis in Deum ». Le retour vers Dit u se fait en commun, mais dans le Christ, puisque son principe intrinsèque est la grâce qui n’existe dans l’homme que par une participation à la plénitude de grâce créée par l’union hypostatique dans l’âme de l’IIomme-Dicu... Avec saint Thomas nous avons transcendé toutes les images qu’évoquent le mot de Corps mystique, et nous définissons la réalité qu’elles suggèrent. Nous saisissons aussi avec une parfaite clarté les rapports de l’Église-Institution avec l’ÉgliscCorps mystique : 1) L’Église-Institution est la forme même d’existence du corps mystique et de la vie nouvelle dans le Christ. 2) Elle est le -4 1 j J i | ] 1 1 I 1 j ' ] ’ ;* 1 M ’ 1 j ! i ’ \ i < j < j -1 I ’I î i 1 1 1 ] 1 1 * ‘ ÉTUDES CRITIQUES 381 sacrement et le ministère, bref l’instrument de réalisation du Corps mystique. Le Père Congar conclut en montrant que ces caractères de l'ecclésiologie de saint Thomas ne sont pas autres que ceux de l'ecclésiologie des Pères. 11 faut convenir qu'il s’y ajoute l'admirable précision conceptuelle qui est le propre de la méthode scientifique du Docteur angélique. Il y aurait profit à s'attarder aussi longuement au livre d'ailleurs si connu maintenant et si classique du Père de Lubac sur le «Catho­ licisme ». Soulignons surtout les grandes vues qui élargissent à l’infini le mystère de l’Église en le manifestant dans l’ensemble du plan provi­ dentiel et en connexion avec le mystère du monde, du temps, de la destinée humaine : Comment le christianisme donne à l'histoire c’est à dire au devenir de l’homme un sens ; comment le sens de l’Écriture est lié à ce sens de l’histoire ; comment le salut des infidèles eux-mêmes, se fait par l’Église sans que cesse un instant l’urgence de l’effort mission­ naire. On attendra toujours désormais d’un grand traité de l’Église qu’il se développe dans le large contexte philosophique et historique que de tels livres ont su établir. * *« Passons rapidement sur le livre du chanoine Leclerc : La vie du Christ dans son Église, qui est le douzième de la collection U nam Sanctantl. Non pas, certes, que cet ouvrage soit sans valeur. Il contient au contraire une excellente doctrine, présentée d’une manière claire et vivante. Mais il se place au plan de la vulgarisation, et ne répond même pas tout à fait à son titre qui promettait une étude d’allure mys­ tique. Par contre il répond, et d’une façon très heureuse, à des préoccu­ pations très répandues. On apprécie la justesse de ses vues et l’équilibre de ses tendances. Le principe théologique qui gouverne cet exposé est la distinction et l'union du divin et de l'humain qui doivent se retrouver dans l’Église comme dans le Christ. ♦ * * Il faut par contre mettre en plein relief l’ouvrage très important de L. Cerfaux : La Théologie de l’Eglise suivant Saint-Paul. Ceux qui, en suivant notre exposé, s'attendent à trouver ici les sources de cette conception « biologique » et « communautaire » de l’Église qui se dégage de la théologie moderne, seront déçus par M. Cerfaux. L’extrême pré­ cision de l’éminent professeur de l’Univcrsité de Louvain limite rigou­ reusement sa pensée à celle de saint Paul et ne participe à aucune des influences plus modernes à travers lesquelles d’autres seraient tentés de comprendre la doctrine et la terminologie de l’apôtre. Mais une mé­ thode aussi rigoureuse conduit finalement à des résultats qui sont peutêtre plus riches et qui peuvent suggérer à la théologie une plus grande variété de points de vue. «Trois lignes intermédiaires s’entrecroisent pour former la théologie paulinienne de l’Église ». C'est d'abord la théologie du Peuple de Dieu, i. Nous n’analysons pas ici tous les livres de la Collection. Le premier, « Chrétiens désunis », a fait jadis, dans cette Revue, l’objet d’une longue étude. Les n’· 5, 6 et 7, consacrés à Khomiakov méritent un compte-rendu distinct. 3 82 REVUE THOMISTE ce peuple de Dieu qu’était Israël et qui devient le « peuple chrétien ». C’est ensuite la théologie plus directement issue de l’expérk nce mystique des communautés chrétiennes, des églises, dont l'unité est réalisée par une vie commune «dans le Christ » et s’exprime dès le début dans une organisation unitaire. C’est enfin la théologie, en partie provoquée par les conceptions ambiantes sur le monde corps de Dieu mais essen­ tiellement homogène aux thèmes précédemment dégagés, de Γ « Église Céleste » dont le Christ est le Chef, et qui est une idéalisation « trans­ portée au ciel » du peuple chrétien. L’auteur entend réduire quelque peu l’importance qu'a, dans la synthèse paulinicnnc, la notion d'« Église Corps du Christ » par laquelle, dit-il, l'apôtre ne définit pas l'Églisc mais évoque son essence « mystérieuse », « céleste », « cachée », par oppo­ sition à l’état empirique et concret quelle trouve dans le peuple chrétien « vivant dans le Christ ». On notera particulièrement l’interprétation quelque peu neuve qu'il donne de la métaphore «Corps du Christ». L’Église est un « Corps », par suite de son unité organique. Elle est « mystiquement » corps du Christ, parce que l’unité des chrétiens entre eux, plus profonde que celle des membres d'un corps social ordinaire, se réalise par leur identification mystique au Corps du Christ dans 1‘Eucha­ ristie. L'Églisc Céleste elle-même, qui est essentiellement le peuple chrétien idéalisé (la Jérusalem nouvelle, la cité céleste, l’épouse ou la fiancée), s’appelle le Corps du Christ, parce que « mystiquement » une avec le Corps Céleste du Christ. L’Église n’est donc pas un « Corps » du Christ distinct de son Corps réel... Elle est unie au Corps réel du Christ au point d’être une avec Lui. Dans les épi très de la captivité, ce qui est en jeu c’est avant tout la place que le Christ occupe dans le cosmos et vis à vis de l’Églisc. Puisqu’il donne la vie à l’Églisc il en est la Tête. Mais Paul s’arrête à ce point. La métaphore de la tête est venue se superposer à l'image de l’Église-Corps, elle ne se mêle pas à elle au point de la transformer. Le Corps du Christ auquel l'Églisc est mystiquement identifiée reste son corps réel et complet (sans distinction ni opposition entre tête et membres). C’est dépasser la lettre de la théologie paulinienne que de concevoir un corps mystique formé du Christ qui en est la Tête et des chrétiens qui en sont les membres, car c'est amalgamer deux formules qui, dans l'état où nous arrive la pensée de saint Paul, demeurent distinctes et disjointes (p. 307). Λ vrai dire, cette partie de la thèse de l’auteur ne nous paraît pas ressortir des textes d’une manière très naturelle et très coulante. Comment i>eut-il dire que saint Paul n’a pas fait lui-même la synthèse des métaphores Église-Corps et Christ-Tôle, quand il écrit dans l’Épître aux Ephésiens : « Et il a donné les uns comme apôtres, les autres comme prophètes, les autres comme évangélistes, les autres comme pasteurs et docteurs (souvenir évident de la métaphore de l’Église-Corps employée au chapitre XII des Corinthiens) pour le perfectionnement des saints, en vue de l’œuvre du ministère et de l’édification du Corps du Christ »? Ce n’est pas le Corps réel du Christ qui a besoin d’être édifié et l’édifi­ cation de l’Églisc n’est pas présentée comme une union progressive à ce Corps réel, mais comme une croissance de cet organisme que forment entre eux les chrétiens. Et cette croissance se fait sous l’influence du Chef, «afin que nous croissions à tous égards en Celui qui est le Chef, le Christ. C’est de lui, et grâce à tous les liens de son assistance, que tout Je corps, bien coordonné et formant un solide assemblage tire son accrois- ETUDES CRITIQUES ; ’ ' ! ' ‘ ; [ [ [ sèment selon la force qui convient à chacune de ses parties et s'édifie lui-même dans la charité ». Cette discussion est-elle utile? «C’est une question de mots et non de choses » nous dit M C< riaux. Mais, si c'était vrai, il n'y aurait pour remplir ce livre que des questions de mots. Nous n’aurions pas voulu que l’auteur, lui-même, à la fin de cette lecture hérissée d’analyses de sémantique, de comparaisons de textes, d’exégèses savantes et parfaitement précises, nous laisse entendre qu’il a seulement voulu remettre à sa place dans le langage pauhnien la portée d’un mot et d’une image. En réalité il a heureusement fait bien plus que cela. Et l’analyse des mots lui sert de méthode pour parvenir aux conceptions de saint Paul, discerner leur source, marquer leur évolution, limiter leur portée immédiate. Le dépouillement de textes qu’il nous offre, s’il ne nous donne qu’en partie la satisfaction d’une ample exposé de doctrine, s’il almutit à un énoncé un peu sec et souvent rocailleux de la sublime pensée paulinienne, offre cependant matière aux développements théologiques les plus sûrs et les plus beaux. Reconnaissons avec l’auteur que la métaphore est moins importante que son contenu essentiel, qui est la « mystique de la vie dans le Christ », et soyons lui reconnaissant d’avoir appuyé cette mystique, « née de l’expérience chrétienne », sur une étude particulièrement originale et précieuse de la transposition, qu’a su faire saint Paul, de la théologie biblique du peuple de Dieu en une théologie du peuple chrétien. Là peut-être est l'apport le plus précieux et le plus neuf de cet ouvrage. 11 nous fait lire saint Paul à la lumière de la Bible, l'Évangile si nouveau du Docteur des Gentils dans le prolongement de Γ Ancienne Alliance. Il démontre avec une irréfutable précision les attaches avant tout judaïques de la pensée paulinicnnc. Précieuse lumière pour le théologien qui est invité à mieux voir dans l'Eglisc le nouvel Israël auquel l’autre était ordonné. Arme capitale, aussi, contre cette conception d’un christianisme pauh­ nien né des religions à mystères et de la mentalité gréco-orientale, qui prétendait jusqu’à présent s'imposer scientifiquement et qui devra compter désormais avec les résultats d’un tel travail. Nous terminerons cependant par une dernière remarque sur ce point précis. Il est assez visible que l’auteur pousse sa thèse jusqu’à enlever à saint Paul toute pointe d’« anti-judaïsme ». Et cela n’est pas sans embarrasser un peu son exégèse des fameux textes de l'Épitre aux Romains et de l’Épitre aux Galates. L’« anti-judaïsme » de saint Paul ne va évidemment pas contre un judaïsme qui serait conçu comme «l’ombre» du christianisme, mais contre le judaïsme établi qui refuse de céder la place à ce dont il n'est que la figure. Mais dans cette limite, et non sans créer dans l’âme de saint Paul un émouvant drame intérieur, cet autre anti-judaïsme paraît évident. Il était nécessaire pour assurer la révolution sans laquelle eût été impossible l’avènement du christia­ nisme. ♦ [ k I i 383 * Quittons un moment la collection « Unam Sanctam » pour suivre l’histoire sémantique de l'expression Église-Corps du Christ depuis saint Paul où se trouve le jxmit de départ jusqu’à l’usage devenu clas­ sique aujourd’hui et authentifié dans ('Encyclique · Mystici Corporis Christi ». C’est le remarquable ouvrage du Père de Lu bac intitulé : 3^4 REVUE THOMISTE « Corpus mysticum. L'Eucharistie et l’Église au Moyen-Age », qui nous y aidera. Saint Paul ne parle pas du Corps mystique du Christ et nous avons vu que selon M. Cerfaux (que nous avons du mal à suivre sur ce point), l’Apôtre n'aurait même pas fait de l’Église un Corps du Christ distinct de son Corps physique ou céleste. Il faut même attendre le plein Moyen-Age jxnir voir appliquer à l’Église l’expression «Corpus Mysticum Christi » qui, jusque-là, désignait l’Eucharistie. Et cependant elle était déjà classique depuis longtemps, cette expression dont le vrai sens, aujourd'hui encore, est si peu connu. Pour les anciens Pères, «mystique» voulait dire, mais au sens fort, « sacramentel » : c’était le corps caché, par opposition au corps historique, visible, aujourd’hui céleste, par opposition aussi, ou plutôt par référence à cet autre corps réel (verum corpus) du Christ, qu’est le Corps ecclésial, l’Église. Les anciens Pères voyaient dans le Corps Eucharistique le symbole mysté­ rieux de cette réalité qu’est le Corps des fidèles. Loin de couper le Corps Eucharistique du Corps Ecclésial, ils le voyaient d’un seul coup d’œil, comme le signe et le signifié. L'essentiel du mystère eucharistique était cette « signification » que revêtait le Corps du Christ sous sa forme sacramentelle, et la présence réc lie était crue par eux comme condi­ tionnement de ce mystère essentiel plus que comme objet direct. Le danger était de ne pas assez, souligner la réalité du Corps eucharis­ tique du Christ, son identité avec le Corps historique. Faire de l’Eucharistie le symbole du Corps ecclésial, n’est-ce pas faire s’évanouir la présence réelle? Et de fait chez beaucoup de Pères, chez saint Augustin le premier, on trouve au premier plan le symbolisme eucharistique plus que le réalisme eucharistique. Mais, continue le Père de Lubac, donnant ici une clé précieuse pour lire les Anciens, le symbolisme n’a de consis­ tance que si l’on présuppose le réalisme. Si l’Eucharistie signifie le Corps ecclésial c’cst parce qu’elle est le Vrai Corps du Christ. Pour les protestants qui parlaient de « symbolisme », comme pour les controversistes catholiques qui leur répondaient, l’Église était un simple « Tout » moral. Pour les Anciens elle est un « Tout » vivant, un vrai Corps du Christ. A ce réalisme ecclésial doit répondre un réalisme eucharis­ tique. Le Corps eucharistique du Christ aussi doit être vrai. Dans la dialectique ancienne « du signe et de la chose », c’est à travers une « réa­ lité » sensible que l’esprit se porte à la « réalité » cachée. A un moment donné cependant et par un chassé-croisé qui valait la peine d’être découvert, l’épithète « mystique » va passer du Corps eucharistique au Corps ecclésial. L’Église est le Corps « mystique » du Christ parce qu’elle est ce corps mystique ment signifié par le sacrement. 11 apparaît donc que si ce Corps du Christ qu'est l’Église prend le nom de « mystique », c'est à cause de son rapport essentiel à l’Eucharistie. Remarquable convergence avec les conclusions de M. Cerfaux qui fait dans l’iden­ tification par l’Eucharistie de l’Église-Corps social des fidèles au Corps du Christ, le fondement de l’appartenance au Christ du Corps ecclésial. L'évolution sémantique du mot «Corps mystique » suit donc une ligne absolument logique. Et cela par un dernier effort de l’ancienne dialec­ tique du «signe et de la chose » : mais c’est au moment même où elle tombe en oubli. Car au même moment, le Corps ecclésial, devenu Corps « mystique », cesse d'apparaître comme la « chose », la « réalité », à laquelle est ordonné ce Corps eucharistique qui va revendiquer pour lui seul, désormais, le titre de réel. L’origine de ce changement est dans ÉTUDES CRITIQUES 3«5 les nécessités de la controverse. Le «symbolisme eucharistique», dès le Haut-Moyen-Age va paraître gênant pour assurer la présence réelle contre ses négateurs. Cette gêne s’accentuera dans les controverses contre les protestants. Et c'est la première raison pour laquelle tous leseflorts vont porter sur la démonstration de la présence réelle, et le sym­ bolisme ecclésial ne va plus demeurer dans la théologie que comme une survivance sans vie. « A la dialectique « du signe et de la chose » va succéder celle de «la substance et de l’accident et de la quantité vicesubstance ». Mais la dialectique n’a victorieusement prouvé la réalité du Corps eucharistique qu’en en séparant le Corps ecclésial et, du coup, toute réalité est enlevée à celui-ci. Le mot « mystique » qui lui est attribué devient peu à peu synonyme de vaporeux, d'irréel, de « moral ». L’Église devient de plus en plus dans la pensée des théologiens, malgré l’accueil qu'a fait saint Thomas à la tradition réaliste des Pères, un Corps social juridiquement constitué. «Quel ravage, s’écrie le Père de Lubac, accomplit ici l’hérésie, même vaincue. Les malheureux, pourrait-on dire en retournant le mot de Pascal, ’ ’ ' t | I | 'I jl I I I | I I I I I il .1 h .1 'J ,j 1 I 1 .1 Ί ETUDES CRITIQUES 3«7 qui a pour objet le sens spirituel de l’Écriture, comme sa préface aux Homélies d'Origènc sur la Genèse, sont remarquables à cet égard. Mais le Père de Lubac ne craint-il pas que cette mise en valeur des Pères paraisse, en vertu de ses propres principes, aussi archaïque que le serait une remise en valeur de saint Thomas? Que répondra-t-il à celui (pii, adoptant 1’« univers mental» existentialiste ou marxiste, se refusera à comprendre des concepts élaborés à partir d’une autre expérience que la sienne1, et prendra en face de l’Eucharistie une attitude aussi différente de la dialectique du signe et de la chose que de celle de la substance et de l'accident? Qu'il ne sera pas, celui-là, dans la tradition? Mais que peut nous porter de définitif, la tradition, dans une pareille conception, sinon un Esprit, l’Esprit de Dieu bien sûr, niais antérieur au conceptet à sa formulation, (pii ne s’y épuise pas et qui lui survit? Et le Père de Lubac serait certainement bien loin de faire sienne la pensée que nous venons d’exprimer. Mais alors, pourquoi gâter son magnifique effort d’ouverture et de « réinvention » théologique, par cette crainte perpétuelle d’une eut que saint Thomas n'ait pas poussé sa synthèse jusqu’au bout d'elle-même. 11 se peut que le mouvement de son esprit ne suivît pas avec tant d’aisance que les Pères cette dialectique du signe, et qu’il ait trouvé son fruit le plus savoureux dans la contemplation de la réalité présente, à laquelle, convenons-en tout de même, le Corps mystique est lui-même ordonné. Mais ce qu’a vu saint Thomas importe peu. Ce qui compte c’est ce qui est objectivement contenu dans sa doctrine. Ce qui serait grave serait que le symbolisme eucharistique ne puisse pas, avec toute son ampleur, trouver sa place dans la synthèse eucha­ ristique de saint Thomas. Or c'est tout l’inverse qui apparaît quand on a compris la doctrine de saint Thomas sur l’essence du sacrement qui est d’être un signe. 11 n’est pas vrai « qu’en matière sacramentaire le centre de gravité se déplace, amenant au premier plan le point de vue de l’efficience, tandis que s’efface progressivement le point de vue de la signification » (p. 281). L’essence du sacrement, d’après saint' Thomas, qui donne là une lumière pour tout son traité, reste bien« in genere signi ». Et peut-être la théorie du signe, à laquelle les scolasJ. tiques donnent à ce propos tant de développements, aiderait-elle lej l’èrc de Lubac à préciser la méthode anagogique des Pères. Mais loi point de vue de l’efficience vient compléter celui de la signification en, montrant que le sacrement réalise effectivement cela même qu’il signifier Le symbolisme vient se fondre ici dans le réalisme. L’Eucharistie est le sacrement, c’est à dire le symbole efficace du Corps mystique. Il n'y a pas à considérer seulement l’efficience des paroles consécratoircs» qui jiortent sur la présence réelle, mais encore l'efficience dont est doué: le Corps du Christ lui-même (rcs et sacramentum) à l’égard du Corps·, mystique qu'il signifie mais aussi qu’il réalise et perfectionne en se: donnant à lui par la communion. «t Restons sur cette dernière formule. C’est par l’Eucharistie que se: forme effectivement et que vit le Corps mystique. C'est après tout à celaque veut en venir le Père de Lubac et la seule chose que nous lui repro­ chons c’est d’avoir vu dans l’oubli du symbolisme eucharistique, la,’ conséquence nécessaire de la forme scientifique prise par la théologioi ÉTUDES CRITIQUES 389 1 au Moyen-Age, et dans cette forme scientifique l’expression d’une menta­ lité dépassée et peut-être moins accessible à nos esprits, en tous cas moins traditionnelle, que la mentalité «symboliste» des Pères. Un tel ouvrage en tout cas nous donne un aperçu des richesses que l’étude des Pères peut nous offrir pour l’intelligence et l'enrichissement du Traité de l'Église... Nous serons toujours reconnaissants à la collec­ tion Unam Sanciam de s’étendre dans ce domaine. Elle a déjà donné trois travaux dans ce sens. C’est d’abord le texte même de saint Cypricn, sur Y Unité de l'Église Catholique, présenté par Pierre de Labriolle. C'est ensuite un ouvrage extrêmement solide de M. Hardy sur la Théologie de l'Église de saint Clément de Home à saint Irénéc. Avec ces deux livres nous avons sous les yeux une bonne part de la « tradition » patnstique qui a inspiré le livre de Moehler et qui nous aide à le comprendre. Celui que consacre le Père Bouyer à la Théologie de saint Athanase 1 nous remet sous les yeux avec plus de développements ks grands thèmes de la christologie alexandrine que le Père Meersch avait déjà si bien fait ressortir. C'est l’admirable doctrine de la « divinisation » où l’on voit dans le christianisme une vie de Dieu dans l’homme transmise par le Christ qui est Dieu lui-même, incarné, et assumant tout l'homme en Lui. On regrette que, spécialement dans sa conclusion, l'auteur impute à saint Athanase, en paraissant les faire siennes, des identifications véritablement exagérées : « Pour les Pères en général, ni le Christ en tant que tel, ni les chrétiens, ne peuvent être considérés simplement comme des individus... Aussi longtemps que nous persisterons à trans­ férer aux anciens chrétiens les distinctions étriquées de telle ou telle construction moderne, spécialement à croire naïvement qu’ils voyaient, comme beaucoup d’entre nous, une dualité entre le Christ et l’Église, toutes nos exégèses seront faussées dès leur point de départ » (p. 14S). Quelle différence alors entre l’union du Christ avec Son corps mystique et l’iinion hypostatique? De telles imprécisions de langage gâtent les plus belles doctrines. Et les Pères auraient été trop heureux d’avoir à leur disposition nos distinctions «étriquées» qui nous permettent aujourd’hui de concevoir avec plus de précision ce qu’ils évoquaient avec tant de richesse. ♦ ♦ ♦ Avec l’imposant ouvrage de M. Journet sur L'Église du Verbe Incarné2, nous entrons dans une atmosphère assez différente. Il est vrai qu’il s'agit d'un monumental traité de l'Église, dont voici la première partie, où toutes les questions sont envisagées, dans leur ordre, souvent même épuisées. En continuité avec l’enseignement commun des théolo­ giens, il n’introduit un esprit nouveau et des thèses nouvelles qu’avec le maximum de discrétion. La philosophie thomiste classique avec son vocabulaire et ses méthodes d’exposition est l’instrument de tous les .raisonnements et de toutes les solutions. Les bases positives ne sont pas L'Incarnation et Γ Église-Corps du Christ dans la théologie de saint Athanase. 2. L’Église du Verbe Incarné. Essai de Théologie spéculative. Tome I. La hiérarchie ‘ecclésiastique. Bibliothèque de la Revue Thomiste. Dcscléc de Brouwer et Cie. Revue Thomiste. — ij. 1. 39° REVUE THOMISTE absentes, encore qu’elles apparaissent plutôt dans l’état achevé de renseignement solennel ou courant de l'Église, que dans le dynamisme de leur naissance et de leur évolution. Mais la méthode est celle de la théologie spéculative : analyse des notions, explication par l’essence des choses et par les causes, ordination de tous les éléments du traité. D'aucuns trouveront peut-être exagéré le souci de classification de l’auteur. Us trouveront peut être scolaire et inintelligible aux modernes la division du traité en quatre livres par les quatre causes de l’Église. Mais seule une insuffisance de l'esprit métaphysique chez le lecteur l'empêcherait de comprendre que la connaissance scientifique d’un objet se fait justement par ses causes. Tout au plus pourrions-nous regretter, sur ce point comme sur quelques autres, que l’auteur ait trop vu comme allant de soi et comprises de tous des notions majeures dont l’intelligence aurait besoin d’être revivifiée. Quoi qu’il en soit, il nous offre une magnifique synthèse dont l’ordre est celui de l’exposition doctrinale et dont le résultat doit être une «explication» du mystère de l’Église, explication théologique par réduction aux principes obscurs de la foi. Bien plus. Le plan choisi par l'auteur va lui permettre de faire ressortir, dans sa pleine lumière, ce que l'Ecclésiologie moderne a si fortement vu, à savoir : que l’Église est un « tout » vivant. Le second livre, actuellement sous presse, va nous montrer en effet avec la cause matérielle de l’Église tous les éléments humains, toute la pâte humaine dont elle est faite, et avec sa cause formelle, cette âme intérieure, ce principe vital immanent, cette action du Saint-Esprit, l’Esprit du Christ, qui lui donne vie commune et unité. Qu’un troisième livre soit consacré non seulement à la cause finale de l’Église qui est Dieu et l’union des hommes à Dieu, mais encore à l’explication des différentes phases que traverse l’Église, essentiellement inachevée, pour parvenir à sa consommation finale, cela nous promet d’abord une vue de Sagesse sur tous les éléments du mystère de l’Église, mais aussi une large interprétation du sens de l’histoire, où pourra s’inté­ grer tout ce qu'a de plus neuf l’Ecclésiologie d’aujourd’hui. Et le fait d’étudier dans le premier tome seul paru, « la hiérarchie apostolique » comme cause efficiente de l'Église, nous donne d’un coup le sens de tout le ministère ecclésiastique. C’est avec intention que M. Journet évite de suivre la dialectique moderne et d’aller, avec Moehler, du dedans vers le dehors, de la « communauté spirituelle et vivante * vers les formes institutionnelles. 11 craint que la hiérarchie n’apparaisse trop comme une manifestation et comme un effet extérieur, alors qu’elle est essentiellement une cause, et que, comme telle, elle précède son effet. Mais si l’on craignait que trop d'importance soit donnée aux institutions ecclésiastiques, qu'on y regarde de plus près, et l’on verra comme elles s’effacent devant le Verbe Incarné dont l’Église enseignante est le sacrement. La hiérarchie apostolique n’a d’efficience que sous la dépen­ dance actuelle de l’humanité du Christ. Tout ce volume de M. Journet est dominé par cette idée que la raison d’être des intermédiaires visibles entre le Christ et nous est d’assurer un contact, de porter jusqu’à nous l’action du Christ d’une manière plus sensible. L'humanité du Christ est immanente à toute la hiérarchie et la loi de l’incarnation domine celle de la constitution de l’Église... Ce livre, consacré à la cause efficiente de l’Église, est donc, en réalité, consacré au Verbe Incar­ né, qui, non seulement l’a fondée, mais ne cesse d’agir sur elle par ses ÉTUDES CRITIQUES 3QÏ ministres. M. Journet s’attache à manifester l’importance dans la sanctification des hommes, de l’action sacramentelle, soulignant que Γ< action à distance » du Christ (entendons :-toute action ne passant pas par l’intermédiaire de la hiérarchie) a un caractère seulement supplétif. Pour comprendre cette pensée il faut sans doute élargir beaucoup le domaine de l’action sacramentelle, et particulièrement y rapporter les grâces de tous ordres qui sont plus ou moins en dépendance des carac­ tères sacramentels déjà reçus, ou celles qui disposent aux sacrements à recevoir. M. Journet n’entend pas nier, en effet, que l'action directe des ministres soit loin de canaliser toute l’action du Christsur l’humanité. Mais ce que le Christ fait par elle est pour ainsi dire la base de tout ce qu’il fait par lui-même. N’oublions jamais, dans la lecture de ce volume si complet, cette dépendance actuelle de tout pouvoir hiérarchique à l’égard du Christ. Il faut que le lecteur s’en souvienne jusqu'au bout et dans les moindres détails pour éviter l’impression de juridisme que risquerait de faire toute étude sur la hiérarchie ecclésiastique. Nous nous permettrons cependant de proposer à l'auteur une objection sur un point qui lui tient à cœur et qui nous paraît pourtant diminuer quelque peu la beauté de son ordonnance. 11 divise le pouvoir hiérarchique en pouvoir d’ordre et en pouvoir de juridiction, groupant sous ce dernier la juridiction proprement dite et le magistère. On est, en effet, frappé au premier coup d'œil par la différence essentielle qui met d’un côté le pouvoir d’ordre ou sacramentel, pur instrument du Christ, et de l’autre les deux pouvoirs dans l’exercice desquels l’Église est cause seconde : juridiction et magistère. L’humanité du Christ est plus directement en action dans les sacrements que dans la prédication de la parole de Dieu et les décisions disciplinaires. Le rôle pastoral de l’Église comme son rôle doctrinal, beaucoup plus que son rôle sanctificateur auquel l’un et l’autre sont ordonnés sont soumis aux conditionnements humains des ministres qui les exercent. Mais ces considérations ne nous paraissent pas suffire à justifier la réunion en un des pouvoirs disciplinaire et magistéricl. Enseigner est fondamentalement autre chose que commander. Il est vrai que renseignement de l’Église fait autorité. Mais autre chose est l’autorité de l’Église quand elle enseigne et quand elle commande ou interdit. Le devoir que j’ai de m’incliner devant son magistère est fondé sur la certitude que j’ai qu'elle sait ce qu’elle m’enseigne. Quand j’obéis au contraire à ses directives et à ses ordres, c’est au nom du Bien commun vers lequel elle a mission de me conduire. Croire, ce n'est pas essentiellement obéir à une volonté, c’est adhérer à une vérité. Cela est si vrai qu'à travers la proposition que l’Église me fait d’une vérité, j’adhère à uqe parole divine, à une vérité divine immédiatement agis­ sante sur mon âme. L’Église n’est que la condition de ma foi. Le véri­ table Maître en est le Christ. Rien de semblable à cette action immédiate du Cnrist sur mon âme ne se produit quand l’Église me commande. Intégrer le magistère de l’Église dans son pouvoir juridictionnel, c’est risquer d’entacher en apparence toùt au moins, d’un certain volontarisme tout ce domaine de l’adhésion de foi. C’est risquer de méconnaître l’importance propre de la mission doctrinale de l’Église. Le fait que nous soutenons ici une doctrine de Suarez ne suffit pas à nous convaincre d’être dans notre tort. Car la théorie des trois pouvoirs s'intégre admirablement dans la synthèse christologique de saint Tho­ mas : le Christ est prêtre en tant que sacrificateur et sanctificateur; 392 REVUE THOMISTE docteur ou prophète en tant qu’illuminateur du monde par sa parole ; Hoi et bon Pasteur en tant que guidant toutes les âmes vers la vie. Ces trois pouvoirs que tout le monde s’accorde à reconnaître dans le Christ n’ont-ils pas été transmis à son Église, chacun d’ailleurs d’une manière différente? Nous trouvons de nombreuses confirmations de notre manière de parler dans l'encyclique Mystici corporis Christi. Il y est dit en effet : « La mission dite juridique de l’Église, son pouvoir d’enseigner, de gouverner, d’administrer les sacrements, n’ont de vigueur et d'efficacité surnaturelle pour édifier le Corps du Christ que parce que le Christ sur la Croix a ouvert à son Église la source des dons divins grâce auxquels elle peut enseigner aux hommes une doctrine infaillible, les diriger utilement par des pasteurs éclairés de Dieu, et les inonder de la pluie des grâces surnaturelles ». Quoi qu’il en soit, M. Journet a préféré diviser le pouvoir de l’Église en pouvoir sacramentel et pouvoir juridictionnel. Ce dernier est étudié d’abord dans les Apôtres où il revêt certains caractères non transmissi­ bles : les apôtres en effet avaient le charisme de l’inspiration, l’infailli­ bilité personnelle, le privilège de révélations nouvelles, enfin, dit M. Jour­ net avec la théologie classique mais non sans heurter quelque peu l’im­ pression produite par leur écrits et les vraisemblances historiques, la connaissance globale de tous les dogmes définis depuis par l’Église. De cette juridiction propre aux apôtres, émane la juridiction perma­ nente de. l’Église avec le pouvoir de proposer la vérité en matière de foi et de mœurs (pouvoir déclaratif), celui de défendre la révélation par des mesures non infaillibles (première forme du pouvoir canonique) et celui d’orienter l’activité des fidèles (deuxième forme du pouvoir canonique). La question du pouvoir déclaratif, en soulevant celle de l'infaillibilité, fait entrer l’auteur dans le problème du développement du Dogme. Il se refuse avec le Père Marin-Sola à admettre que cette infaillibilité pût jouer à l’égard de propositions qui ne seraient pas révélées, ou tout au moins métaphysiquement connexes avec des vérités révélées. D’où un difficile effort pour inclure dans la révélation, des faits dogmatiques qui lui sont aussi apparemment hétérogènes que la canoni­ sation d’un saint ou la vraie teneur de tel livre condamné commo hérétique. Quant au pouvoir de l’Église d’enseigner des vérités moins néces­ sairement connexes avec le dogme, M. Journet appelle e prudentielle * l’assistance du Saint-Esprit qui nous les assure. C’est un des cas où nous trouverions plus claire une division qui nous eût permis de dis­ tinguer entre l’autorité proprement juridictionnelle et directrice do l’Église et son autorité doctrinale, le mot d’assistance «.prudentielle» convenant fort bien à la première et ne pouvant être appliqué à la se­ conde que dans un autre sens. Au premier sens la prudence de l’Église est assistée par l’Esprit-Saint. Au second sens il est prudent pour le fidèle (et d’une prudence qui souvent l'oblige gravement) d’adhérer à des vérités enseignées par l’Église comme très probablement liées avec la foi. Le domaine propre et ordinaire de l’assistance prudentielle est en tout cas bien ce pouvoir canonique ou législatif. M. Journet ne cherche pas d’ailleurs à en diminuer l’importance. Il répond franchement à l’accusation de « juridisme » sous le choc de laquelle d'autres tendent à se replier, en soulignant la grandeur morale de la vertu d’obéissance, son affinité intérieure avec la charité, sa fonction libératrice à l’égard ÉTUDES CRITIQUES 393 de la vie égocentrique et séparée. Le pouvoir canonique « a pour fin de préparer les voies par lesquelles le salut évangélique chemine vers les âmes, et les «âmes vers le salut évangélique ». Il est donc dérivé et secondaire par rapport aux deux autres qui ont pour fin le don aux hom­ mes de la grâce et de la vérité. Mais c’est à son occasion que se posent le plus de questions, ce qui pour un lecteur inattentif paraîtrait faire tenir le devant de la scène à ce qui n'est pas essentiel. C'est par lui que l’Église est le plus engagée dans l’humain et dans le monde. M. Journet consacre un chapitre extrêmement rempli et détaillé à examiner en particulier les rapports du pouvoir canonique et du pouvoir politique. C'est l«â que se place La distinction due à Jacques Maritain, mais ample­ ment développée ici, du régime profane et du régime sacral de la chré­ tienté. Dans ce dernier seulement, caractérisé par le fait que les valeurs chrétiennes entrent comme partie intégrante de la cité et aussi que celleci est dans un régime imparfait de développement, dans une sorte de minorité, on peut vraiment parler d'une autorité canonique sur l’ordre temporel. Les longues justifications que donne M. Journet renouvellent la question de l’inquisition et de la Croisade et méritent de devenir clas­ siques. Elles placent tout de suite la question sous son jour formel : celui du pouvoir de coercition et de guerre qui revient à toute société humaine. Mais la seule position de la question nous montre que si l’Église a un pouvoir coercitif ce sera dans l’ordre spirituel et qu'en aucun cas le pouvoir de faire la guerre ne pourra lui être accordé. Quand le Pape, non content d'encourager La Croisade par des faveurs spirituelles en prend lui-même la responsabilité, il agit, semble-t-il, comme «tuteur de la chrétienté sacrale »ct nullement en vertu de son pouvoir canonique. On pourrait être tenté d’en dire autant pour la poursuite et le châtiment des hérétiques que la chrétienté pouvait considérer comme criminels, en se plaçant au seul point de vue de sa constitution sociale. M. Journet ne se contente pas de cette explication commode. Il fait planer sur tout ce long exposé ce mystère de notre foi qui nous assure de l’existence au-delà du temps du pouvoir coercitif de la géhenne. Que l’Église puisse en recevoir quelque participation et recourir même pour l’exercer au bras séculier c’est ce que notre mentalité moderne a du mal à com­ prendre. Il reste la raison, à notre avis décisive, de saint Thomas : L’héré­ tique est plus dangereux que n’importe quel criminel, autant pour une société dont les bases mêmes sont des valeurs catholiques que pour l’Église qui ne veut pas exposer ses membres à la contagion désastreuse de l’erreur. Danger pour la société civile autant que pour PÉglise ; en d'autres termes danger pour la chrétienté, voilà la notion qui dans sa simplicité, nous paraît la plus capable de justifier l’exercice du pouvoir coercitif contre les hérétiques. C’est le nu mbre pourri qu'il faut enlever. Le pouvoir qu'a la société de juger l’individu est toujours redoutable • et tout tribunal d’hommes est à chaque instant menacé d’injustice. Mais dans le domaine d’hérésie, un tribunal d’hommes, fût-il l’Église, se heurterait aujourd’hui à la conscience commune. Son rôle n’est compré­ hensible que dans une cité croyante où la perte de la foi apparaisse à tous ijon seulement comme un danger mais comme un crime objective­ ment discernable et toujours librement et coupablement commis. De toutes façons, châtiment des hérétiques et guerre sainte sont deux notions pleinement justifiables dans une chrétienté de type sacral, mais dépourvues d’application dans une chrétienté de type profane, 394 REVUE THOMISTE L’Église n’a plus entre scs mains que des armes spirituelles. Les longues explications concernant ce sujet n’ont qu’un intérêt historique. Et peut-être, en raison même de cela, auraient-elles eu une place plus appro­ priée dans le volume promis à l'étude des diverses phases de l’Église depuis sa préfiguration en Israël jusqu’à sa consommation dans le ciel. Cette longue parenthèse étant achevée, l’auteur cesse de considérer la hiérarchie en général pour étudier le pouvoir juridictionnel, sous sa forme particulière divisée et participée d’abord, sous sa forme plénière et universelle ensuite : le pouvoir épiscopal et le pouvoir pontifical., C'est dans ce chapitre vmc qu’il faut chercher la théologie de la papauté. Et, plus qu’ailleurs peut-être, la méthode de l’auteur qui est une méthode d’exposition, apparaît avec ses avantages et ses inconvénients. Ne cher­ chons pas ici à voir naître et évoluer la papauté, à partir de l’épiscopat romain jusqu’à l’épiscopat universel. Saint-Pierre déjà était Pape. La conscience progressive que la papauté et l’Église ont prise de l’autorité absolue et totale en matière ecclésiastique de celui qui a juridiction immédiate sur tout baptisé est une ascension progressive vers l’état pariait de l’Église. Quoique la primauté romaine se concilie avec un « pluralisme » canonique, c’est à dire avec un régime où certaines Églises se voient concédée une plus grande autonomie juridictionnelle, la perfection est dans la parfaite unité. C’est que la primauté de Pierre tient* à une exigence profonde attachée à l'essence même de l’Église : π fondée autour d’un chef visible, unique, elle doit se conserver cette structure essentielle ». Tout cela est vigoureux et il était nécessaire que ce soit dit, en y ajoutant peut-être (sans aucun retranchement des assertions de l’auteur) quelques nuances sur la nécessité et la beauté d’une diversification de rites, de mœurs et de formes extérieures au sein même de l’unité, et en marquant plus fortement la différence entre la « discipline », moins nécessairement unitaire, et le pouvoir doctrinal, qui doit l’être absolument. Mais on ne peut nier que la pré­ sentation de la papauté à son état achevé avec, pour justification essentielle, les exigences intrinsèques du mystère de l’Église, est moins apologétique qu’une habile dialectique historique par laquelle on verrait . l’Église primitive devenir l’Église d'aujourd’hui à force de rester fidèle à elle-même. Mais pourquoi cela ne serait-il pas dit dans ce dernier livre qui nous est annoncé, et où seront manifestées, nous dit l'auteur, * r a la continuité de son être substantiel et la diversité de ses modes acci­ dentels »? ·. § Nous n’insisterons pas sur le très beau chapitre final qui nous montre dans l’apostolicité, non seulement une propriété de la véritable Église, mais encore le signe de sa vérité, de son authenticité. C’est bien par J, sa hiérarchie que l'Église est apostolique, par ce qui apparaît d’abord jj comme le plus humain en elle que son lien historique avec l’Église . ? primitive et avec le Christ est le plus manifeste, par ce qui est le plus spécifiquement catholique et romain qu’elle se désigne comme identique yà ce qui a été la fondation du Christ et des apôtres. Tout ce qui existe J de chrétien en dehors d'elle a été, historiquement, détaché d’elle. Si »·· elle n’était plus catholique, ni sainte, c'est qu’il n’y aurait plus du tout . d’Église du Christ, c’est que l’œuvre du Christ serait manquée, c’est . qu’il ne serait pas Dieu. Mais la suite du grand ouvrage de M. Journet nous montrera comment l’Église catholique et romaine est catholique et sainte, tout en tendant [ 1 te ÉTUDES CRITIQUES 395 chaque jour à Vôtre davantage. Qu'il soit remercié du magnifique en­ semble doctrinal qu'il est en train d'édifier, et qui, en gardant une métho­ de résolument traditionnelle, draine et intègre les préoccupations de l’Ecclésiologie moderne. *»« Il nous reste à conclure cette chronique sur l’Église. Nous ne pouvons mieux le faire qu'en présentant les grandes lignes et les idées maîtresses de l’Encyclique Mystici Corporis Christi de Sa Sainteté Pic XII du 29 juin 1943. Il n’était pas nécessaire que paraisse un document d'une telle ampleur, pour que l’Église catholique fût lavée de l'accusation de rejeter à l’arrière-plan la doctrine du Corps mystique au bénéfice d’une conception plus juridique et plus extérieure de l’Église. Tout montrait que le grand mouvement théologique et spirituel qui va dans ce sens était officiellement approuvé et inspirait de plus en plus la conduite môme et renseignement ordinaire de l’Église. Mais voici que le Pape constatant cette floraison d’écrits et d'études sur ce sujet, inter­ vient lui-même par une Encyclique d'une telle richesse théologique que la plupart des questions rencontrées par nous dans cette chronique y ont leurs principes de solution... Il n’est pas douteux qu’une certaine inquiétude a provoqué cette Encyclique : « Si l’on peut se réjouir à bon droit de ce que Nous venons de rappeler, il n'est pourtant pas niable que non seulement des écrivains séparés de la véritable Église répandent de graves erreurs en cette matière, mais que môme parmi les fidèles, circulent parfois des opinions inexactes ou tout à fait erronées, qui en­ traînent les intelligences en dehors de la voie droite de la vérité ». Les erreurs qui menacent la foi dans ce domaine ne sont pas énoncées d'une manière précise. Mais il est visible qu’il s’agit d’une tendance panthéistique. «Tandis que d'une part, persiste un prétendu «ratio­ nalisme » qui tient pour absurde tout ce qui dépasse et domine les forces de l’esprit humain, tandis que marche de pair avec lui une erreur de môme genre, appelée « naturalisme commun », qui dans l’Église de Dieu ne considère et ne veut voir que des liens purement juridiques et sociaux, s’insinue d’autre part un faux mysticisme qui falsifie les Saintes Écritures en s’efforçant de supprimer les frontières immuables entre les créatures et le Créateur ». Il ne semble pas que ce danger soit seulement celui d’erreurs dans la vie mystique. Une conception panthéistique moderne du Corps mys­ tique prendrait assez facilement la forme d’une divinisation de la com­ munauté humaine, son avènement à l’état d’Humanité-Dicu, d’une sorte • d’incarnation du divin dans le monde et surtout dans l’homme total à la réalisation duquel concourait chaque individu passager. Une autre erreur à laquelle exposeraient des spéculations intempé­ rantes sur le Corps mystique, serait de faire s'évanouir les éléments exté­ rieurs de l’Église pour ne retenir que les liens intérieurs, indiscernables, et souvent informulables des chrétiens entre eux : « C’est donc s’éloigner de la vérité divine que d’imaginer une Église qu’on ne pourrait ni voir, ni toucher, qui ne serait que « spirituelle » (pneumaticum), dans laquelle les nombreuses communautés chrétiennes bien que divisées entre elles par la foi, seraient pourtant réunies par un lien invisible. Le Corps mys­ tique doit être « concret et perceptible aux sens », et l’Encyclique rappelle ce mot de Léon XI11 d’après lequel la visibilité de l’Église REVUE THOMISTE est l'une des raisons qui lui vaut le titre de Corps du Christ. Ne peuvent donc être considérés comme faisant partie du corps ecclésial que les baptisés non apostats et non rejetés par l’Église. Le vocabulaire employé laisse entendre cette sphère spirituelle qui comprend tous les non-baptisés membres du Christ par la grâce qui rayonne autour du Corps ecclésial. Mais cette doctrine, dite plus ou moins heureusement celle de Γ « Ame de l’Église » ne reçoit aucun éclaircissement dans ce document qui entend tout établir d’abord solidement sur la base d’une Église visible, socialement et juridiquement constituée. L’Encyclique condamne forte­ ment e l’erreur funeste de ceux qui rêvent d’une prétendue Église, sorte de société formée et entretenue par la charité, à laquelle, — non sans mépris — ils en opposent une autre qu’ils appellent juridique ». Et voici enfin des erreurs d’ordre plus pratique dont l’Encyclique veut garder les fidèles. Λ vouloir insister sur la « vie de communauté » on peut laisser tomber une sorte de discrédit sur la vie spirituelle intime et personnelle. On détournera de la confession fréquente sous le prétexte «qu’elle le cède en valeur à cette confession générale que l’Épouse du Christ, avec ceux de scs enfants qui lui sont unis dans le Seigneur, fait tous les jours par ses prêtres avant de monter à l’autel ». On minimisera la valeur de la prière individucllc*et même de l’oraison mentale, sous le prétexte « que seules ont une vraie valeur les prières publiques présentées au nom de l’Église, puisqu'elles partent du Corps mystique même de Jésus-Christ». C’est oublier, nous dit à ce propos l’Encyclique, que le Christ s’unit à son Épouse l’Église « en chacune des âmes fidèles » et que rien ne se fait de surnaturel en chacun des membres du Corps mystique qui ne rejaillisse sur la totalité. On dira aussi que nous ne devons pas prier le Christ, puisque nous faisons partie en quelque sorte de Lui... Mais c’est oublier la distinction de personne à personne qui demeure entre chacun de nous et le Christ, malgré l’image du « Chef » et des «Membres», qui n’est pas décidément sans entraîner des confusions. Or la Personne du Christ est divine, et nous devons l’aimer et la prier. Ces mises au point que rendait nécessaires la popularité même d’uno doctrine aussi haute et aussi « spirituelle » ne sont pourtant pas le but essentiel de l’Encyclique. Elle cherche au contraire à donner la plus grande lumière directe sur le mystère. Et bien qu’insistant sur le carac­ tère extérieur et juridique de l’Église, elle ne cesse de manifester son esprit intérieur, la charité qui en est le lien essentiel. L’Église, certes, n’est pas un Corps « physique », elle est composée de personnes qui restent, distinctes et « au profit desquelles finalement elle est ordonnée », Mais elle n’est pas non plus un Corps purement « moral », dont le seul principe d’unité serait la fin commune, et au moyen de l'autorité sociale, la/ poursuite commune de la même fin ; dans le Corps mystique dont nous, parlons, au contraire, à cette commune poursuite s’ajoute un autre; principe intérieur qui existe vraiment dans tout l’organisme aussi; bien que dans chacune des parties... « Les éléments juridiques, il est· vrai, sur lesquels l’Église, comme les sociétés humaines, s’appuie et, qui la composent, proviennent de la constitution divine donnée par, le Christ et servent à atteindre la fin surnaturelle... Mais la structura, sociale de la communauté chrétienne, qui proclame d’ailleurs la sagesse* de son divin Architecte, est cependant d’un ordre tout à fait inférieur, dès qu’on la compare aux dons spirituels dont elle est ornée et dont elle vit, et à leur source divine ». i. -MA. 396 ÉTUDES CRITIQUES 397 De même, l’Encyclique, à la suite de saint Paul montre que les mem­ bres de la hiérarchie sont les membres principaux du Corps mystique. Mais elle ajoute qu’il y a aussi une hiérarchie intérieure de sainteté. Elle précise aussi qu'aux fonctions sacrées il faut ajouter pour se faire une idée du Corps mystique toutes les autres catégories de chrétiens vouées «à l’œuvre du royaume de Dieu, parmi lesquels les religieux, les époux, les âmes consacrées ou apostoliques vivant dans le monde. Nous tenons à signaler au passage cette intégration des laïcs dans le Corps mystique comme organes actifs concourant avec les ministres sacrés à son édification dans la foi. Quand il s’agit de manifester le sens profond du mot : · Corps du Christ » et de l’analogie qu’exprime ce mot, l’Encyclique développe surtout deux points de vue qui engagent l’un et l’autre le magistère de l’Église dans le réalisme le plus fort. C’est d’abord celui de saint Thomas. Le Christ est Chef parce qu’il joue par rapport à tout le Corps de l’Église un rôle analogue à celui que joue la tête par rapport au corps physique. Prééminence et pléni­ tude, ressemblance, gouvernement, influence de lumière et de vie, et, ajoute l’Encyclique, aide mutuelle, car le Sauveur veut recevoir l’aide amplifiante des membres de son Corps mystique pour accomplir l’œuvre de la Rédemption. Le second point de vue, attribué à saint Robert Bellarmin, voit dans l’Église un autre Christ, une sorte d’« humanité de surcroît », selon un mot bien connu. « Il ne faut pas expliquer cette expression de Corps du Christ seulement par le fait que le Christ doit être appelé la Tête de son Corps, mais aussi par le fait qu’l/ soutient l’Église, qu’il vit dans l’Église, si bien que celle-ci est une autre personne du Christ. » Elle nous rappelle la doctrine du Père Chardon sur la «subsistance mystique » du Christ dans l’Église. Et cette appartenance mystérieuse et personnelle au Christ se traduit par la communication faite à l’Église de l’Esprit même du Verbe Incarné. Cet Esprit peut être dit l’Ame du Corps mystique, puisqu’il est son principe vital. Et, poursuivant cette doctrine dans toutes ses conséquences, l’Encyclique montre comment «tout ce que le Saint Esprit opère en nous de divin, c'est le Christ aussi qui l’y opère », si bien que « l’Église est comme la plénitude et le com­ plément du Rédempteur ». Ces formules sont d’un réalisme d’autant plus significatif qu'elles sont assez dégagées des métaphores par lesquelles on exprime ordinai­ rement la doctrine du Corps mystique. Il semble bien que la nature de l’unité mystique des chrétiens entre eux doit s’expliquer par la nature de leur union au Saint-Esprit. Ici, l’Encyclique laisse toute liberté de recherche aux théologiens, pourvu qu’ils évitent de mettre entre l’homme et Dieu une confusion ou d'attribuer à l’une des personnes divines une efficience séparée. Elle propose cependant de considérér l’Église dans l’état achevé de la vision béatifique où, sans confusion, mais dans une extraordinaire unité, l’essence divine informera l’intel­ ligence des bienheureux. C’est directement nous indiquer que l’unité de l’Église vient de l’unité de cette merveilleuse et indicible partici­ pation à la nature divine qu’est la grâce, qui est dans le Christ en > plénitude et en chacun des chrétiens par dérivation. Il faut ici résister à la tentation de développer dans toute leur ampleur 398 REVUE THOMISTE ccs thèmes si riches qui sont tous plus ou moins directement issus de la théologie de saint Thomas. Tout un traité de l’Église sortirait de là. Sans analyser les conséquences morales et spirituelles que l’Encycliquc dégage de la foi au Corps mystique, nous voudrions terminer par cette citation qui montre la place qu'a gardée dans renseignement de l’Église la doctrine antique du symbolisme eucharistique, complétée par la doctrine scolastique de l’efficience sacramentelle : « Le sacrement de l’Eucharistie, tout en constituant une vive et admirable image de l’unité de l’Église — puisque ce pain destiné à la consécration est formé par l’union de beaucoup de grains — nous communique l’auteur même de la grâce céleste pour que nous puisions en Lui cet Esprit de charité par lequel nous vivons, non plus notre vie, mais la vie du Christ, et par lequel aussi, dans tous les membres de son corps social, nous aimons notre Rédempteur lui-même ». fr. Marie-Joseph Nicolas, O. P. UN NOUVEAU COMMENTAIRE DE LA SOMME TIDÉO­ LOGIQUE. La Revue Thomiste a rendu compte en son temps du grand traité De Deo U no par lequel le Père Garrigou-Lagrange ouvrait une série de Commentaires sur la Somme Théologique. Nous en avons maintenant la suite sous les yeux : les traités de la Trinité et de la Création, de l’incarnation et de la Rédemption, de l’Eucharistie et de la Pénitence1 sont présentés au inonde scolastique par ce* grand théologien, à la fois si métaphysicien et si « spirituel », qui met ainsi à la disposition de tous le fruit d’un long et magistral enseignement. C’est un Commentaire de la Somme. Le texte même de saint Thomas en forme la base. Article par article, il est résumé et mis en relief, sobrement expliqué par les grandes lignes maîtresses, illustré par le. recours aux textes des autres œuvres du Docteur Angélique quand ils sont importants. Toutes les questions qu’a soulevées dans TÉcole le texte de saint Thomas sont traitées par l’Auteur et résolues confor­ mément à la doctrine de Γ École Thomiste. Celles que les théologiens modernes ont spécialement étudiées sont soulignées. Les bases posi­ tives de la doctrine ne sont pas oubliées, bien que traitées de seconde main. Et si l'auteur renvoie aux spécialistes pour une plus profonde connaissance des Pères et de la genèse des doctrines, si l’on sent la nécessité de refaire après lui la critique de l’interprétation qu’il propose de la pensée des auteurs non scolastiques et même non thomistes, il n’en a pas moins un sens aigu et très sûr du degré d’autorité des diverses thèses qu’il soutient, et il ne serait pas prudent de sous-estimer le témoignage qu'il présente sur l’état actuel de la tradition doctrinale. Malgré l’importance de la matière ainsi développée, ccs Commen­ taires du P. G.-L. sont relativement courts. Un manuel de format i. Garrigou-Lagrange, O. P. : De Deo trino et creatore (Torino, Marictti ; et, Bruges, Dcscléc De Brouwer) ; De Christo Salvatore (Torino, Berruti ; et, Bruges, Dcscléc De Brouwer) ; De Eucharistia, (Ibid.). Un De gratta doit tris prochaine­ ment sortir. ETUDES CRITIQUES 399 classique ne serait guère que deux fois moins long et combien moins formateur ! On ne peut même pas dire qu’il serait plus facile à com­ prendre pour des étudiants philosophiquement bien préparés. Cela vient de ce que le P. G.-L. a su ne retenir que l’essentiel et ramener aux grands principes les discussions souvent interminables des sco­ lastiques. Mais ce n'est pas un manuel. Ou plutôt c’est une mise à la portée de tous de ce manuel génial qu’a voulu être la Somme. Et la première réflexion qu’inspire ce travail porte sur la valeur pédagogique de saint Thomas. 11 est déplorable que si peu de Séminaires et de Facultés de Théologie aient pu exécuter la volonté des Papes de donner comme texte aux étudiants en théologie celui de la Somme. La doctrine y est, certes, profonde, et nullement vulgarisée. Mais elle est claire, réduite à l’essentiel, présentée selon un ordre si capable de la rendre « intelli­ gible » au sens profond du mot, tout à fait complète et nullement surchargée ; et, malgré les grands principes propres à saint Thomas qui l’inspirent à chaque pas, elle est dépouillée de tout particularisme. Il faut seulement que le professeur domine son texte. Tout ce que l’histoire et la science ont apporté de lumières, tout ce que l’évolution de la culture a posé de questions nouvelles, trouve aisément sa place dans un bon commentaire. On objecte souvent que le procédé d’expo­ sition est peu fait pour les esprits modernes. Mais en définitive, ccs définitions, ces divisions, ces classifications elles-mêmes, et surtout cette argumentation rigoureuse, sont encore aujourd’hui la méthode pédagogique idéale, il suffit d’ailleurs de comparer la manière dont avance la pensée dans la Somme avec les découpages des manuels, même modernes, pour se rendre compte que l’« ordre » véritable ne s’oppose pas à la vie et sera toujours l’effet propre du « Maître ». Ce bon maître, habile à faire valoir et à expliquer le texte de la Somme sans le surcharger ni en détruire l’intention qui était, nous dit saint Thomas lui-même dans son Prologue, de présenter la Doctrine Sacrée à des débutants « breviter ac dilucide », le Père G.-L. sait l’être et ap­ prendre à le devenir. On ne trouvera chez lui cependant aucune méfiance à l’égard des Commentateurs qui, de siècle en siècle, se sont passé le texte de la Somme et qui ont créé autour de saint Thomas une Tradition et une École. On a été souvent injuste envers VÉcole. On souffre aujourd’hui du style barbare de ses maîtres, de leurs « Disputes » en forme scolas­ tique, de l’étendue qu’ils donnent à certaines questions dont l’impor­ tance a rejeté dans l’ombre d’autres parties de la théologie. On les accuse d’avoir durci certaines positions catholiques, d’avoir infléchi la théologie dans un certain sens. On les convainc facilement d’avoir totalement ignoré le mouvement de la philosophie et de la science modernes, de s’être enfermés et d’avoir enfermé avec eux la pensée de l’Église en vase clos, d’avoir évolué à part selon une mentalité, dans une langue et une conceptualisation qui devenaient de jour en jour plus étrangères à la mentalité, à la conceptualisation, au vocabulaire modernes. Comment pardonner à un Goudin, en plein xvu® siècle, de défendre copieusement les données les plus périmées de l’astronomie ancienne? Et comment comprendre qu’à leur suite les théologiens d’aujourd’hui Consentent à porter le poids d’une physique surannée dans laquelle