VERBUM SALUTIS ESSAI D’HISTOIRE DU DOGME ET DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE Par HENRI RONDET, S. J. Professeur au Scolasticat de Fouroière VERBUM SALUTIS ESSAI D HISTOIRE DU DOGME ET DE THEOLOGIE DOGMATIQUE Par HENRI R O N D E T, S. J. Professeur au Scolasticat de Fourrière BEAUCHESNE ET SES FILS PARIS, RUE DE RENNES, M C Μ X L V 1 II? I I Imprimi potest. Lugduni die 28a Aprilis 1946. Aug. Decisier, S. J. NIHIL OBSTAT. Lugduni, die 3* Junii 1946. L. Richard, P. S. S. IMPRIMATUR. Lugduni, die 3a Junii 1946. A. Rouche, vic. gen. Tous droits de traduction, de reproduction ou d'adaptation réservés pour tous pays. Copyright 1948 by Beauchesne et ses fils. A LA MÉMOIRE DE JULIEN B OU ILL ET PRÊTRE PAR LE DÉSIR VICTIME DE SA CHARITÉ 1897-1924 TABLE DES SIGLES P. P. C. R. R. D. D. D. G. = MlGNE, Patrologie grecque, L. = MlGNE, Patrologie latine. S. E. L. = Corpus Scriptorum ecclesiasticorum latinorum. S. R. = Recherches de Science religieuse. H. E. — Revue, d'histoire ecclésiastique. B. — Denzinger-Bannwart, Enchiridion symbolorum. T. C. — Dictionnaire de Théologie catholique. A. F. C. — Dictionnaire apologétique de la foi catholique. TOME PREMIER ESQUISSE D’UNE HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE DE LA GRACE AVANT-PROPOS orsqu il n'était encore qu'un étudiant en théologie, le Père Léonce de Grandmaison souhaitait qu'en tête de chaque traité, le profes­ seur fît un exposé historique pour situer la doctrine de TÉcriture et des Pères, les erreurs et leur condamnation par le magistère, ramenant ainsi à leur vraie place les spéculations parfois envahissantes des théolo­ giens. Celui qui fut le maître et l’ami du Père Pierre Rousselot n'enten­ dait nullement par là minimiser le rôle de la réflexion et de la recherche spéculative en théologie dogmatique. Il cherchait seulement à réconcilier « théologiens positifs et théologiens scolastiques » en les orientant vers les problèmes de méthode. Cinquante ans ont passé et, la tourmente moderniste une fois apaisée, théologiens, exégètes et historiens du dogme ont rivalisé d’ardeur pour nous mettre en main des instruments de travail. L'histoire du dogme de la Tri­ nité a été commencée de main de maître par le Père Lebreton. M. Rivière nous a donné sur la Rédemption une étude remarquable qui rend aux pro­ fesseurs de théologie dogmatique de précieux services. Cependant, il nous manque encore une histoire de la théologie de la grâce et telle est l'ampleur de la tâche que je doute de la voir écrite d’ici longtemps. Je me hasarde à en donner aujourd'hui une simple esquisse, laissant à d’autres le soin de la refaire ou de la reprendre en partie. Telle quelle, elle pourra rendre service aux théologiens et je souhaite quelle invite à la recherche ceux qui s'intéressent à l'histoire du dogme. Sans émettre la prétention d'avoir ordinairement travaillé de première main, j’ai cru bon de multiplier les références précises. Mais encore une fois j’ai moins songé aux analyses de détail qu'à une vue d’ensemble sur le développement de la théologie de la grâce. Dans ma pensée, cette synthèse historique introduit normalement à un exposé organique de la théologie de la grâce, série de thèses aux énoncés L — 13 — AVANT-PROPOS bien connus et à l'occasion desquelles il faudra préciser davantage le sens des textes de Γ Écriture, rappeler ou discuter telle page des Pères de ΓÉglise, commenter les décisions du magistère en fonction des erreurs qu elles re­ dressent. Il faudra aussi, à la lumière de la philosophie, chercher à pénétrer les enseignements communs, les prolonger par de libres spéculations qui en montrent l'enchaînement, la cohérence et la richesse. Ici, en attendant que Dieu nous donne un nouveau saint Thomas, c’est à celui-ci qu'il faudra toujours revenir, sans pour autant oublier que, selon le vœu qu'exprimait un jour le Père Rousselot, nous sommes en quête d'une scolastique « inté­ riorisée ». S’il plaît à Dieu, j'indiquerai dans un second volume quelques directions de recherche. Que la Vierge Marie, médiatrice de toute grâce, daigne bénir ce tra­ vail et lui donne de faire mieux connaître et mieux aimer son divin Fils, Jésus-Christ Notre-Seigneur. Fourvïère, le 7 mars 1946. En la fête de saint Thomas d’Aquin. — 14 — INTRODUCTION A théologie de la grâce est l’un des aspects fondamentaux de la Dogmatique catholique. Faisant suite aux traités de la Trinité, de l’incarnation et de la Rédemption, en étroite dépendance du traité du Péché originel, le traité de la Grâce introduit aux trai­ tés de l’Église et des Sacrements. Sous son double aspect médicinal (secours pour la nature déchue) et divinisant (don d’une vie supérieure permettant à l'homme une incomparable union avec Dieu), la grâce apparaît comme appelée par le désir profond de l’humanité telle qu’elle existe concrètement. Il y a en nous, de quelque façon qu’on doive ensuite préciser ces mots, un désir naturel du surnaturel. Mais l’homme peut prétendre se passer de Dieu pour atteindre sa fin dernière, soit qu’il se leurre sur la véritable nature de cette fin, soit qu’il se dresse orgueilleusement en face de Dieu comme un être affranchi de toute tutelle supérieure, sinon pour échapper à la loi morale, se situer « par delà le bien et le mal », du moins pour observer la loi avec ses seules forces. N’a-t-il pas la liberté ? En lui donnant le libre arbitre, Dieu ne l’a-t-il pas émancipé ? a-t-il encore besoin du Créateur ? C’est là le fond de l’hérésie pélagienne. Le Pélagianisme, avant comme après Pélage, a revêtu bien des formes ; il est la grande tentation de l'homme ici-bas, dès qu’il prend conscience de sa liberté. Le Stoïcisme ancien, le Moralisme laïque inspiré de Kant se rejoignent dans un naturalisme pélagianisant. Mais ce qu’on remarque moins, c’est que des philoso­ phies plus hautaines, moins rationalistes en apparence, sc-.nt encore des contrefaçons de la religion véritable. Elles convient l’homme à se renoncer pour se dépasser, pour aboutir à une union sublime avec la divinité, mais ni l’extase de Plotin, ni la mystique rationaliste de Spi­ noza ou de Hegel ne répondent vraiment aux besoins des âmes reli­ L — 15 — INTRODUCTION gieuses. L’âme naturellement chrétienne aspire à l’union intime avec Dieu, mais elle pressent aussi que cette union ne saurait être qu’un don de Dieu. Elle aspire à se dépouiller d’elle-même pour se laisser envahir par l’esprit de Dieu, pour arriver à rejoindre par sa volonté libre la volonté souveraine de Dieu, mais elle sait que cette tâche en apparence négative est terriblement difficile ; elle est au-dessus de nos forces, et l’amour que nous aurons pour Dieu ne saurait jamais être que l’effet de l’amour de Dieu pour nous. Cependant, cette attitude n’est pas sans danger, car, à sentir trop profondément sa misère, l’homme risque de sombrer dans le désespoir. Aux doctrines optimistes du naturalisme succèdent alors les erreurs pes­ simistes, fatalistes, ou quiétistes. L’homme a besoin de Dieu, c’est donc qu’il est de lui-même absolument impuissant ; sa liberté n’est qu’une illusion, sa nature est essentiellement viciée, mauvaise ; dans l’ordre du salut, il n’a rien à attendre de ses propres forces ; bien loin de pouvoir se sauver, il ne peut même pas coopérer à l’œuvre de son Sauveur. La métaphysique semble appuyer cette conviction : la Providence de Dieu étant universelle et souveraine, comment l’homme prétendrait-il inter­ venir dans l’histoire de l’humanité, ou même dans l’histoire de son propre destin ? Si la perfection consiste pour lui à accorder de plus en plus sa volonté avec celle du Créateur, si le but de la vie spirituelle est une union intime et indissoluble avec Dieu, ne faut-il pas conclure que l’homme doit cesser d’agir, se laisser faire par Dieu et que, sur les som­ mets de la vie spirituelle, il ne sera plus qu’un instrument passif entre les mains de Dieu ?Tout bon chrétien sait que ce sont là des erreurs manifestes, et un Bergson, autant que la philosophie pouvait le faire, les a dénoncées vigoureusement. Cependant, nous verrons toutes ces déviations du sentiment religieux essayer de se placer sous le patronage d’un système philosophique ou d’une pensée théologique. En particu­ lier, bien des hérésies ou des erreurs doctrinales, qui se croient aux antipodes du Pélagianisme, ont invoqué l’appui de la doctrine augustinienne, à tel point que, dans une large mesure, l’histoire de la théologie de la grâce est aussi l’histoire de l’Augustinisme. Mais Augustin est trop grand pour que l’Église puisse confondre sa pensée avec les cari­ catures qui en ont été données au cours des âges. Quoi qu’il en soit, c’est l’histoire du dogme et de la théologie de la grâce que nous entreprenons de résumer à grands traits. Cette histoire, — 16 — INTRODUCTION nous l’espérons, ne sera pas inutile pour l’intelligence des thèses com­ munément enseignées ou des positions systématiques. Cependant, pour bien comprendre la théologie de la grâce, il faut aujourd’hui dépasser le cadre un peu étroit du De gratia actuali et habituali. Non seulement il faut aller chercher dans le traité de la Trinité ce qui concerne l’inhabitation du Saint-Esprit, mais c’est toute la question du péché originel et de la déchéance humaine, le problème de la pré­ destination et celui du salut des infidèles qui sont envisagés. C’est surtout le problème des rapports entre la nature et le surnaturel. Bien plus, les traités de l’incarnation et de la Rédemption sont impliqués en partie dans le traité de la Grâce. Pouvons-nous, en effet, vivant au XXe siècle, ne pas donner dans la théologie de la grâce une place consi­ dérable à la théologie du Corps mystique ? La grâce, quoi qu’il en soit de la possibilité d’un autre ordre de Providence, ne nous vient-elle pas de Jésus-Christ, chef d’un corps vivant dont nous sommes les membres ? Enfin, si nous nous rappelons que le corps mystique du Christ, c’est l’Église fondée par lui, voici que l’ecclésiologie et la théo­ logie sacramentaire apparaissent dans nos perspectives. Aussi bien, chez les Pères de l’Église comme chez les théologiens, chez Luther comme chez Jansénius, la théologie de la grâce ne peut être coupée des doctrines ecclésiologiques. Grâce à Dieu, nous avons heureusement dépassé la théologie trop individualiste des derniers siècles et nous revenons hardiment à saint Paul, à saint Jean, à la théologie des Pères et à celle de saint Thomas. Les théories de la Rédemption, jadis assez juridiques, sont en train de se laisser assumer par une théorie à la fois plus neuve et plus traditionnelle, fondée sur le grand principe de la solidarité. Bref, on sent partout les chrétiens justement préoccupés de ce qu’on a appelé heureusement le caractère social du dogme chré­ tien. Cependant, qui trop embrasse mal étreint. A vouloir marquer la liai­ son entre les problèmes, on risque de confondre ceux-ci, et les âges postérieurs nous seront peut-être sévères. Aussi bien, sans vouloir renoncer à notre dessein de synthèse, n’entendons-nous nous occuper ici que de la théologie de la grâce. C’est elle qui nous intéresse directe­ ment, c’est d’elle que nous parlerons en clair. Que la grâce soit nécessaire à l’homme, et dans quelle mesure, c’est ce que l’Église démêle en condamnant le Pélagianisme et les erreurs qui en — 17 — I INTRODUCTION découlent. Que cependant la grâce soit donnée à tous les hommes, et que la prédestination des uns n’entraîne pas a priori la réprobation éter­ nelle des autres, l’Église le montre de plus en plus nettement en tirant au clair la pensée de saint Augustin. Godescalc, Luther et Calvin, Jansénius et les jansénistes ne réussissent qu’à faire préciser les aspects consolants du dogme de la nécessité de la grâce. Qu'il n’y ait pas contra­ diction entre les thèses sur la nécessité de la grâce ou son absolue gra­ tuité et les thèses sur son universelle distribution, conséquence de la volonté salvifique de Dieu, c’est ce que les théologiens cherchent à montrer en prenant position dans les problèmes soulevés par le Baianisme. Mais si l’on approfondit ces problèmes, on retrouve la vieille et difficile question des rapports entre la grâce et le libre arbitre, c’est-àdire finalement entre l’action divine et l’action de la cause seconde, envisagée sous l’aspect concret de la psychologie et de l’histoire humaine. Pourtant, ces questions n’épuisent pas le traité de la Grâce. Nos pères en effet se passionnaient pour les querelles de auxiliis et le traité de la grâce actuelle, mais il semble que le traité de la grâce habituelle soit devenu pour nous plus important. Aussi bien, c’est le rapport entre la grâce habituelle et la grâce actuelle qu’il s’agit de définir, comme aussi les relations entre la grâce élevante et la grâce médicinale, et finalement aussi la notion même de la liberté. On n’a pas tout dit lorsqu’on a affirmé que l’homme est libre, il faut ajouter aussitôt qu’il est plus ou moins libre ; il y a des degrés dans la liberté, la liberté est le fruit d’une libération, la divinisation du chrétien a pour résultat de l'acheminer vers cet état bienheureux où, par grâce, il sera incapable de vouloir le mal, étant devenu, toujours par grâce, ce que le Christ est par nature, un authentique fils de Dieu. A mesure que l’on discute l’Augustinisme, cet aspect de la pensée du grand docteur d’Hippone est mis en meilleure lumière, et sans toujours soupçonner le rapport entre les deux problèmes, la théologie orthodoxe, débarrassée de Pélage et de Luther, des semipélagiens et des jansénistes, finit par se demander comment il faut entendre la divinisation du chrétien et ce que signifient les fortes expres­ sions de l’Écriture et «es Pères sur notre participation à la nature divine. Ici, saint Thomas, moins préoccupé que saint Augustin de défendre le dogme contre une hérésie tenace, reste le maître dont on cherche à pénétrer la pensée. Mais saint Thomas lui-même reste prisonnier d’une théorie étroite des appropriations. Aussi voit-on certains théologiens, à — 18 — INTRODUCTION partir du XVIIe siècle, chercher à s’évader des querelles de auxiliis, ou de la lutte fastidieuse contre les jansénistes, pour revenir aux origines, s’imprégner encore une fois de la doctrine des Pères grecs, et faire une place de plus en plus grande à la question de l’inhabitation du SaintEsprit et de la divinisation du chrétien, en se demandant quelles pro­ fondeurs se cachent sous cette affirmation traditionnelle que, par la grâce, nous entrons dans la famille même de Dieu. Petau, Thomassin, en se détournant d’une théologie spéculative qui risque de dessécher le dogme de la grâce, font plus ou moins consciemment la liaison entre la théologie proprement dite et le courant mystique qui, malheureusement, passe alors loin des écoles. Ils frayent les voies à un Scheeben qui, au XIXe siècle, essaye de nous donner une théologie de la grâce très com­ préhensive. Avec lui, comme avec les théologiens qui le suivent, le dogme de la Trinité, dont vivaient les premiers chrétiens, redevient d’une açtualité saisissante, et la théologie de la grâce, en revenant vers ses origines, reprend comme un nouvel élan de jeunesse, toujours en quête d’une meilleure intelligence du message révélé qui, si bref qu’il soit, apparaîtra toujours comme inépuisable. Cette rapide esquisse, qu’il nous reste maintenant à reprendre en détail, sans d’ailleurs prétendre livrer autre chose qu’une vue d’en­ semble du développement du dogme et de la théologie de la grâce, aura fait pressentir au lecteur que la théologie de la grâce, malgré les préci­ sions acquises au cours des âges, reste une théologie « ouverte » et qu’une fois de plus le retour à la tradition, la réflexion sur sa propre histoire peuvent être le plus précieux des stimulants pour l’esprit qui cherche l’intelligence de la foi. — T9 — LIVRE PREMIER LES ORIGINES CHAPITRE PREMIER LA PRÉPARATION DANS LE PAGANISME GRACE ET PRIÈRE A notion de grâce est une notion essentiellement chrétienne, si chrétienne que, sous son aspect formel, I’histoire des religions ne trouve pas à la mentionner hors du Christianisme (1). Cependant, dans toutes les religions, même les plus basses, on trouve une préformation de la grâce chrétienne partout où Ton ren­ contre une notion correcte de la prière (2). L’homme à genoux devant la divinité, sollicitant humblement la bienveillance et la protection de Dieu ou des dieux, attend vraiment quelque chose de la faveur, de la « grâce » divine, et cette attitude est d’autant plus parfaite que les biens que l’on implore sont plus spirituels. Avec la conscience du péché, cette indigence foncièrement reconnue s’accroît du sentiment d’une indignité. La divinité, en accordant à l'homme son pardon, n’est plus seulement libérale, mais miséricordieuse. Toutefois, l’histoire de la prière est encore à écrire (3), sans compter qu’elle est embarrassée par L i. J. Hastings, Encyclopaedia of Religion and Ethics, t. VI, 1913, col. 364 ; H. Gunkel et L. TSCHARNACK, Die Religion in Geschichle und Gegenwart, 2e éd., t. II, 1928, col. 1253. 2. A. Sabatier, Esquisse d’une philosophie de la religion, éd., 1903, p. 126-131, 3. Le grand ouvrage de Frederic Heiler, La Prière, 1931 (traduit sur la 5e édition allemande par E. Kruger et J. Marty), contient une foule de renseignements, mais ce n’est pas une histoire de la prière. (Sur ce livre, voir les remarques du P. d’Alès, dans le D. A. F. C., t. IV, col. 287-293.) On consultera les articles Prayer ou Gebet des deux encyclopédies mentionnées ci-dessus (note 1). Les livres de O. Karrer, Le sentiment religieux dans l'humanité, 1936, et de N. Sôderblom, Dieu vivant dans Γhistoire, 1938, — 23 — LA PRÉPARATION DANS LE PAGANISME le fatras des théories sur Γ origine de la religion. Il ne s’agit donc pas d’écrire ici cette histoire, pas même de l’esquisser, mais seulement d’illustrer par quelques exemples l’idée générale du présent chapitre de notre histoire de la théologie de la grâce. Suivant les thèses adoptées sur l’évolution de la religion, on souli­ gnera ce qui reste de pureté ou d’élévation dans la prière des Primi­ tifs ou l’on insistera au contraire sur l’importance de l’élément magique dans l'attitude des Primitifs à l’égard de leurs divinités (1). Contentons-nous de remarquer que, du fait de la déchéance originelle, il faut s’attendre à déceler, à toutes les époques et chez tous les peuples, à côté d’un élan spirituel authentique, une tendance à matérialiser la religion (2) : on demande à la divinité des biens temporels (3) et cela est légitime, mais on lui demande aussi la satisfaction d’instincts moins nobles (4) ; on cherche à l’influencer par des prières, des sacrifices, des pratiques entachées de superstition ou de magie. Ainsi font encore beaucoup de peuples de culture inférieure (5). Ainsi faisaient lesChadonneront une orientation d’ensemble. Du point de vue de la philosophie religieuse, voir, outre le travail de Heiler, les études de J. SECOND, La Prière, içjtt (2® éd., 1925); F. Mènégoz, Le problème de la prière, 1933 ; E. Eller, Das Gebel, religions psychologische Studien, 1937. 1. Heiler (op. cit., p. T40 et 152) semble se rallier aux thèses du P. Schmidt sur le monothéisme primitif. Ces thèses prennent, on le sait, le contre-pied des théories évolu­ tionnistes qui sont à la base de la plupart des travaux non catholiques. Cependant les catholiques eux-mêmes commencent à se montrer assez réservés à l’égard de la théorie du P. Schmidt. Voir E. Magnin, Religion, dans le D. T. C., t. XIII, col. 2241, et sur­ tout Y. DE MONTCHEUIL, Les attaches biologiques et sociales des formes de la vie religieuse, dans Formes, vie et pensée, 1936, p. 358-367. 2. Voir les excellentes remarques du P. de Lubac, dans Essai d'une somme catho­ lique contre les sans-Dieu, 1936, p. 267-268, cité en partie dans le D. T. C., t. XIII, col. 2243· 3. « Esprit, donne-nous un lac paisible, peu de vent, peu de pluie. Protège-nous du tigre et des serpents... donne-nous beaucoup de bétail... donne-nous des enfants, du blé, des vaches, des bœufs et des moutons !... Manamba, Kiara, donne-nous de la pluie, délivre-nous de la mort, de la faim... nous sommes tes enfants, pourquoi nous faire mourir ?... les ennemis viennent, ô Dieu, fortifie nos bras, donne-nous des forces » (F. Heiler, op. cit., p. 66-67). 4. « Celui qui m'a dérobé l’objet que j’ai perdu, je te le livre avec toute sa famille entre tes mains, punis-le pour moi... Si je rencontre en chemin mon ennemi, que je l’abatte comme un mauvais chien... » (F. Heiler, op. cit., p. 69). 5. F. Heiler, op. cit., p. 168-175. —Autres exemples, dans des perspectives évolu­ tionnistes, dans Hastings, Encyclopaedia, t. X, col. 156-157. — 24 — GRACE ET PRIÈRE nanéens, lorsque les Juifs envahirent la Palestine (1). Pour les anciens Romains, la religion était devenue comme une espèce de contrat entre deux égoïsmes, le do ut des commandant l’attitude de l’homme à l’égard des dieux,l’intervention possible de ceux-ci étant considérée comme spé­ cialisée (2). Il serait facile de relever d’autres exemples dans les mono­ graphies consacrées aux religions historiques. Peut-on jurer qive cette déformation de la prière publique ou privée ait disparu des consciences que le Christianisme a spiritualisées, ou qu’elle ne tende pas à y rentrer ? Sans doute, même avant le Christianisme, on rencontre des prières très belles, où s’exprime la confiance en Dieu et le sentiment du péché (3). Mais ce ne sont là que de lointaines anticipations de ce que sera la prière chrétienne (4). Dans la mesure où il échappait aux influences de la Révélation, le développement de la conscience religieuse amenait les âmes à une attitude moins proche de la religion véritable. La philosophie épurait la religion, mais elle en diminuait l’élan ou le désir profond, soit qu’elle amenât l’homme à prendre conscience de son néant de créature bornée, soit au contraire qu’elle lui révélât la puis­ sance de sa liberté. Dans les religions de l’Inde, par exemple, après les hymnes litur­ giques du Vêda, où prière et sacrifice restent intéressés (5), on voit avec les Upanishads une théologie savante, dédaigneuse du Brahmanisme vulgaire, aboutir à une mystique panthéiste dont les Grecs, lorsqu’ils entrèrent en contact avec elle, comprirent qu’elle recélait un immense orgueil (6). i. L. Desnoyers, Histoire du peuple hébreu, t. T, 1922, p. 262. ïe éd., 1927, p. 529-531. 3. Voir les textes cités par A. CoNDAMIN, La religion des Babyloniens, dans Christus, P· 739 (prière à Istar), p. 746 (psaume babylonien) ; ou E. Dhorme, Choix de textes re­ ligieux assyro-babyloniens, sço'ï, p. 357, 373. 4. Heiler (p. 55) cite un exemple de prière désintéressée relevé chez une tribu d’Afrique Orientale. Il souligne justement la loquacité et le bavardage enfantin de ces prières les meilleures. On songe spontanément aux paroles de Not.re-Seigneur : « Lorsque vous priez, ne multipliez pas les paroles comme font les païens qui s’imaginent être exaucés à force de mots » (Math., 6, 7). 5. L. de La Vallée-Poussin, Le Bouddhisme et les religions de l'Inde, dans Christus, p. 402 ; Oldenberg, La religion du Vêda, 1903, p. 367-374 ; Glasenapp, Brahma et Bouddhah, 1937, p. 60 : « L’idée fondamentale du do ut des reste constante. » 6. A. Barth, Inde, dans {'Encyclopédie des sciences religieuses de Lichtenberger, t. VI col. 551 ; J. Maréchal, Etudes sur la psychologie des mystiques, t. II, 1937, p. 423. 3. C. Martindale, La religion des Romains, dans Christus, — 25 — LA PRÉPARATION DANS LE PAGANISME Le Bouddhisme apparaît alors, mais comme une réforme morale anthropocentrique, où l’on apprend à l'homme à se racheter lui-même de l’universelle illusion et à arriver par une ascèse méthodique à la sup­ pression de la douleur dans le nirvana (1). La pensée religieuse de l’Inde, beaucoup plus tard, arrivera à une mystique où la « charité » bouddhique ne sera pas sans analogies avec la charité chrétienne (2), mais, sans l’in­ fluence du Christianisme, directe ou indirecte, jamais la conscience hin­ doue ne se fût élevée à ces hauteurs (3). « Hors du Christianisme, tout n’est ρε ; forcément corrompu, loin de là... mais ce qui ne demeure pas enfantin risque toujours de dévier, ou, si haut qu’il s’élève, finalement retombe, impuissant » (4). Si, de l’Inde, nous passons à la religion de la Perse, l’absence de la notion de grâce sera bien plus éclatante encore. Le dualisme mazdéen, dans la mesure où il essaye de dépasser la religion vulgaire avec ses observances et ses prières intéressées, apparaît comme une religion de combat, qui met en avant l’effort humain, se souciant peu de mystique et d’union à Dieu. L’Iran a pu contribuer peut-être au progrès de l’eschatologie judéo-chrétienne, mais dans l’histoire de la théologie de la grâce, il apparaît comme un adversaire du dogme chrétien, et ce n’est pas par hasard que le Mithriacisme qui en dérivera, sera au IIIe siècle le grand rival du Christianisme (5). Les religions orientales seront alors venues envahir le paganisme gréco-romain, et, comme le dit un poète latin, le Tibre aura vu ses eaux mêlées à celles de 1’Oronte (6). Qu’était auparavant la religion grecque, du point de vue qui nous occupe ? Les héros d’Homère cherchaient eux aussi à se concilier la faveur des dieux et à les faire intervenir dans leurs combats ; mais déjà 1. Oldenberg, Le Bouddha, sa vie, sa destinée, sa communauté, 4e éd. française, T934 ; A. Schweitzer, Les grands penseurs de l’Inde, 1936, ch. VI. 2. F. WeinriCH, Die Liebe im Bouddhismus und im Christenlum, 193.5 > R· ÛTTO, Indiens Gnadmreligion und das Christenlum, 1930. — Sur la charité dans le Bouddhisme primitif, cf. Oldenberg op. cil., p. 330. 3. H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1930, p. 241. 4. H. de Lubac, La nécessité des missions, tirée du rôle providentiel de Γ Eglise visible pour le salut des âmes, dans Union missionnaire du clergé, oct. 1933, p. 43, repris dans Catholicisme, p. 165. 5. F. CüMONT, Les religions orientales dans le paganisme romain, 4e éd., 1929^. 139; A. D’At.fcs, Mithra, dans le D. A. F. C., t. III, col. 584-585. 6. Juvênal, Salires, III, 62 ; cf. F. Cumont, op. cit., p. 19. — 26 — GRACE ET PRIÈRE chez le grand poète, le rationalisme était venu faire dévier la religion primitive en voulant la purifier (1). La religion grecque va osciller ici entre l’idée fataliste d’un Destin, supérieur aux dieux comme aux hommes, et l’idée anthropocentrique qui, mettant l’accent sur la liberté, annonce déjà le Pélagianisme. Ce conflit s’amorce dans les tragiques grecs. Prométhée restera le symbole de 1 homme qui veut se passer des dieux. Le rapport mystérieux entre la Providence divine et la libre action des hommes est sous-jacent à l’œuvre d’Eschyle et de Sophocle (2), et Platon représentera Dieu comme le grand joueur qui dispose les hommes sur l’échiquier du monde (3). L’idée judéo-chrétienne de pré­ destination apparaît obscurément dans plus d’une doctrine des penseurs grecs, et tel historien récent de la religion de la Grèce antique invoque les futurs conditionnels pour parler de l’oracle de Delphes (4). Aris­ tote, lui, ne traite la question qu’en philosophe, et sa solution du pro­ blème de la contingence prépare les réponses de saint Thomas (5). C’est dans le Stoïcisme ancien que ce déterminisme théologique trouve sa formule la plus radicale (6), et pourtant, c’est Cléanthe, le premier disciple de Zénon, qui chante Zeus dans une prière d’une incontestable élévation (7). Ne verra-t-on pas au XIXe siècle un Hegel, féru de philosophie grecque, préférer la notion stoïcienne du Destin à l’idée que se font trop de chrétiens d’une Providence uniquement des­ tinée à réparer dans l’au-delà les désordres du monde d’ici-bas (8) ? Quoi qu’il en soit de cette remarque, l’idée stoïcienne domina longtemps 1. P. M. Schuhl, Essai sur la formation de la pensée grecque, 1934, p. 139, 145. 2. A. Brémond, La théologie d'Eschyle, dans Recherches de science religieuse, p. 141, 153 ; E. Rohde, Psyché, trad. Reymond, T928, p. 449, 455. 3. Leg., X, 903 d ; cf. M. J. Schuhl, op. cil., p. 64 ; L. Robin, Platon, 1935, p. 245. 4. Th. Zielinski, La religion de la Grèce antique, 1926, p. 153-156. 5. Pour Aristote, de deux propositions contradictoires concernant un futur contin­ gent, aucune n’est vraie avant l’événement. — Cf. 0. Hamelin, Le système d'Aristote, 1923, P· 167. 6. J. Lebreton, Histoire dtc dogme de la Trinité, t. I, 6e éd., 1927, p. 46 : « L’homme, disaient les Stoïciens, est comme un chien attaché derrière un char : il suit, bon gré mal gré. » — Cf. E. BrÉeier, Histoire de la philosophie, t. I, 1928, p. 315. 7. « Conduis-moi, ô Zeus, conduis-moi, Destin, partout où vous aurez marqué ma place, je suivrai sans hésiter ; si je ne veux pas, je ferai mal, mais je suivrai quand même » (apud Lebreton, op. cit., p. 47). 8. Logique, traduct. Vera, t. II, p. 130 ; Philosophie de l’histoire, trad. Gibelin, p. 21-24. — 27 — LA PRÉPARATION DANS LE PAGANISME les esprits, même de ceux qui n’acceptaient pas tout le Stoïcisme ( 1 ). Cicéron se conformera à son époque en écrivant un De fato, mais déjà la liberté humaine voulait prendre sa revanche sur le Destin (2). En passant dans des âmes romaines, le Stoïcisme revêt une forme nouvelle, la morale désormais l’emporte sur la « physique ». Le stoï­ cisme d’un Épictète, si séduisant qu’il ait paru à beaucoup d’âmes, est cependant une doctrine bien hautaine. Epictète parle en termes émou­ vants de Dieu, mais il ne sait pas et ne veut pas le prier. Le stoïcien permet que l’on demande aux dieux la santé, la fortune ou les autres biens terrestres ; de ces biens, il fait lui-même peu de cas, mais, cette vertu qu’il leur préfère, il n’a pas à la demander aux dieux. « Mouchetoi toi-même », dit l’esclave professeur de philosophie, et sa morale condamne la prière (3). Ce n’est pas là une doctrine qui aille au-devant du désir de l’homme, aussi bien un Marc-Aurèle s’y sent à l’étroit. La métaphysique du Stoïcisme lui plaît, sa morale l’accable ; l’empereur philosophe voudrait pouvoir adresser aux dieux des prières, il a le sen­ timent profond du péché, l’idéal du sage stoïcien perd chez lui de sa rai­ deur et inspire une morale de la bonté, mais son âme mystique cherche en vain le Dieu personnel vers lequel elle aspire confusément (4). Et le jugement de l’histoire est terrible ; le plus doux et le plus sympathique des empereurs romains a été pour les chrétiens un persécuteur (5). Chez Marc-Aurèle, l’élan religieux inspiré du Platonisme est venu déjà tempérer le Stoïcisme. Dans une certaine mesure, la philosophie religieuse qui se réclame de Platon pouvait préparer les âmes à une doc­ trine de la grâce (6). Pascal n’a-t-il pas écrit : Platon, pour disposer au 1. A.-J. FestugiÈRE, L’idéal religieux des Grecs et l'Evangile, 1932, ch. 11 : ΐΨΛρμαρμένη, p. 101-113 ; R. Cadiou, Ja jeunesse TOrigène, 1936, p. 206-212. 2. G. Fonsegrive, Essai sur le libre arbitre, 1896, p. 63 sq. 3. J. Lebreton, Le monde païen et la conquête chrétienne, dans Etudes, 1924, t. 183, p. 643 ; Id., Histoire du dogme de la Trinité, t. II, 1928, p. 39-40. 48-49 ; F. MÉNÉGOZ, Le problème de la prière, 1933, p. 21. 4. J.-M. Lagrange, Marc-Aurèle, dans Revue biblique, 1913, p. 399-402, 410 ; C. Martha, Moralistes sous l’Empire romain, 1893, p. 313 ; J. Lebreton, op. cit., t. II, p. 59 (incertitudes de Marc-Aurèle sur la notion de Providence). 5. L. Duchesne, Histoire ancienne de T Eglise, t. I, p. 210. 6. Platon semble condamner la prière, cependant sa philosophie religieuse, foncière­ ment ouverte, permet de demander à la divinité des biens spirituels. — Cf. R. Arnou, Platonisme des Pères, dans le D. T. C., t. XII, col. 2370. --- 28 --- GRACE ET PRIËRE Christianisme (I) ? Chez un Plutarque, la Providence n’est plus le Des­ tin immanent à l’univers, mais la direction imprimée au monde par un Dieu personnel distinct de son œuvre (2). Un siècle plus tard, les phi­ losophes ou les conférenciers platoniciens invitent les hommes à sortir d’eux-mêmes pour arriver à l’union divine (3). Et pourtant un Maxime de Tyr, moins « chrétien » que son contemporain Marc-Aurèle, s’ac­ corde avec Epictète pour rejeter la prière (4), et le Platonisme, fait pour disposer les âmes au Christianisme, est en train de s’acheminer vers cette synthèse néo-platonicienne où, comme le dira éloquemment saint Augustin, il n’y a nulle place pour le Christ Rédempteur (5). La philosophie de Plotm, nous le dirons, a rendu bien des services à la théologie de la grâce. A travers saint Augustin, comme à travers le pseudo-Denys, elle entrera dans le Christianisme comme l’un des élé­ ments de la synthèse médiévale. Mais, à la prendre en elle-même, elle est à l’opposé des idées chrétiennes. Sa mystique de l’union à Dieu par l’ascèse, si élevée qu’elle soit, ne fait aucune place à la grâce. Aux antipodes du rationalisme pélagien par certains côtés, elle le rejoint par sa négation du surnaturel (6). 1. Pensées, éd. Brunschvicg, n° 219. 2. J. Lebreton, Histoire du dogme de la Trinité, t. I, p. 50-51, 81-82. 3. J. Lebreton, Le monde païen et la conquête chrétienne, dans Eludes, 1925, t. 184, p. 162. — Voir les beaux textes cités par le même auteur, Histoire du dogme de la Tri­ nité, t. II, p. 75. On sait la sympathie que trouva le Platonisme auprès de saint Justin et comment il avait cru pouvoir, en se mettant à son école, arriver à voir Dieu {Dial., II, 6). 4. G. SOURY, Aperçus de philosophie religieuse chez Maxime de Tyr, 1942, ch. Il, La prière ; J. Lebreton, op. cil., t. II, p. 72. 5. Confessions, VII, 13-14, traduction de La Briolle, p. 158. 6. Voir en ce sens J. LEBRETON, Le monde païen et la conquête chrétienne, dans Etudes, 1925, t. 184, p. 438-448 ; J. Maréchal, Eludes sur la psychologie des mystiques, t. II, 1937, p. 51-87 ; P. Henry, Bulletin critique des éludes plotiniennes, dans Nouvelle revue théologique, 1932, p. 789. Le P. Arnou écrit justement : « Plotin éprouve avec violence le désir de l’union à Dieu et la nécessité de la purification qui la prépare ; mais le senti­ ment accablant de l’infime créature en présence de son Créateur, il ne semble pas le connaître, ni le cri confiant de l'âme opprimée vers un Rédempteur, ni la tendre piété que permet la foi en la paternité de Dieu, ni l'adoration soumise que commande son infinie majesté, ni la contusion de l’âme pécheresse en face de la sainteté offensée. Pour connaître ces attitudes essentielles de la prière, il lui a manqué, comme à Epictète, de connaître l’impuissance de l'homme, son indigence foncière et, comme il a dit que nous ne sommes rien sans Dieu qui nous soutient, de confesser que nous ne pouvons rien si — 29 — LA PRÉPARATION DANS LE PAGANISME Plotin, dans sa mystique hautaine, a condamné l’élan qui emportait alors les âmes païennes vers les religions orientales (1). Ces âmes, en se précipitant vers les formes nouvelles de la religion gréco-romaine, appelaient à la fois et repoussaient le dogme chrétien de la grâce. En effet, ces religions à mystères, en donnant à l’homme le désir de l’union à Dieu et en avivant en lui le besoin de purification, le disposaient à chercher la régénération dans le baptême. Mais l’initiation aux mys­ tères exigeait moins de renoncement que la pénitence chrétienne du catéchumène. Elle dispensait souvent de la conversion morale. Aussi bien, les âmes qu’une pareille attitude révoltait pouvaient être tentées de passer à l’extrême opposé et de vivre une morale de combat, celle que demandait par exemple la religion mithriaque, voire de se laisser empor­ ter par le courant de stoïcisme vulgaire, que le Platonisme ou les religions orientales, en envahissant le monde gréco-romain, n’ont pas complète­ ment tari, et qui va bientôt reparaître dans l’Empire christianisé, sous le nom de Pélagianisme. Les pages qui précèdent nous permettent de conclure que, dans les préoccupations religieuses des âmes païennes, le désir confus delà grâce chrétienne est partout présent, mais il est mêlé à des négations ou à des déformations de la notion véritable de la prière. Quant à la notion même de grâce, si on la prend au sens profond du mot, elle ne se rencontre nulle part (2). Allons-nous la rencontrer plus clairement en étudiant le développement de la conscience juive et le progrès de la Révélation dans l’Ancien Testament ? Dieu ne nous aide et que la prière est aussi bien un besoin qu’un devoir. Il n’avait pas non plus la conception d’un Dieu qui entendît les prières de la terre, non seulement principe et fin de son œuvre, mais l’aimant, intimement présent au fond des âmes et percevant leurs soupirs, leurs élans, l’orientation même de leur volonté, désirant leur salut, conception qui peut être plus facilement déformée par les éléments anthropo­ morphiques, mais qui sc révèle aussi plus riche de sentiment religieux et, somme toute, plus digne de Dieu » (Le désir de Dieu, dans la philosophie de Plotin, 1921, p. 49). 1. Voir le livre classique, déjà cité, de F. Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain, 4e éd., 1929. — Nous n’avons pas à étudier ici les religions à mys­ tères, ni en elles-mêmes ni dans leur rapport avec le Christianisme. 2. Voir dans WHITLEY, The doctrine o! grace, 1932, p. 35, les remarques de M. Manson sur le mot dans l’antiquité. Pour une étude comparée du mot misericordia, voir II. PÈTRÉ, Revue des études latines, 1934, p. 376-389. — SO — CHAPITRE SECOND L’ANCIEN TESTAMENT GRACE ET PROVIDENCE N faisant l’éducation religieuse du peuple juif, Dieu n’a pas demandé d’un coup à celui-ci de faire table rase de ses croyances ■ ou de ses pratiques religieuses. II n’y a donc pas à se scandaliser I si les historiens relèvent dans la Bible des traces de magie ou de superstition, à plus forte raison des prières très intéressées (1). Il y a eu au cours de l’histoire du peuple élu un progrès considérable en matière d’eschatologie (2). Il y en eut aussi du point de vue de la théologie du péché ou de la Rédemption. A plus forte raison ne devons-nous pas l’interroger de façon trop précise sur les notions de grâce ou de justifi­ cation (3). Cependant, l’attitude que suppose ou que demande l’Ancien Testament est déjà virtuellement chrétienne. Elle se purifie ou s’appro­ fondit à mesure que les révélations s'ajoutent aux révélations. Ce qui met dès l’abord un abîme entre la religion d’Israël et le paganisme, c’est l’intransigeance de son monothéisme (4) et sa notion d’une Providence qui, loin d’être destin aveugle, fatalisme d’une Moîoa que viendraient tempérer les caprices de Τύχη, est le soin qu’un Dieu personnel et E i. L. Desnoyers, Histoire du peuple hébreu, t. I, 1922, p. 292, 302 ; t. II, 1930, p. 128 et passim. 2. L. Touzard, Le développement de la doctrine de Γimmortalité, dans Revue biblique, 1898, p. 207-241. 3. Cf. E. Tobac, Grâce, dans le D. A. F. C., t. II, 1911, p. 325. 4· L. Desnoyers, op. cil., t. I, p. 63 ; J. Lebreton, Histoire du dogme de la Trinité t. I, 6e éd., 1927, p. 100. — SI — L’ANCIEN TESTAMENT absolument unique prend de toutes ses créatures et très spécialement de l’homme (1). Sans doute, les Pères de 1 Église opposeront parfois la notion juive et la notion chrétienne de la Providence (2) ; le Dieu de l’Ancien Testament n’apparaît pas encore ce qu’il est en réalité : le Dieu charité de saint Jean et, au IIe siècle, un Marcion aura beau jeu à rele­ ver dans ses Antithèses les oppositions entre les affirmations de la Loi nouvelle et celles de la Loi ancienne (3) ; il est certain aussi que les fidèles de cette Loi ancienne ont vu trop exclusivement en Yahweh le Dieu qui défend et qui punit, qui récompense chacun selon ses œuvres (4) plus que le Père des hommes. Mais, si l'on veut bien considérer que cette notion d'un Dieu-Père peut revêtir divers aspects (5), que le Dieu juste n’est pas moins père que le Dieu bon (6), on comprendra qu’il puisse être permis de parler de la paternité de Dieu dans l’Ancien Tes­ tament (7). Cette Providence paternelle de Yahweh est certes parfois terrible. Le Dieu qui gouverne toutes choses, et dont l’action se fait sentir aux extrémités de l’univers (8), gouverne aussi les hommes. Son jugement redoutable s’exerce non seulement à l'égard des pécheurs (9), ou des nations païennes (10), mais à l’égard d'Israël lui-même (11). Cependant Israël est son peuple choisi, son fils (12), son premierné (13) ; Dieu a pour lui des entrailles de père (14) ; une mère peut parfois 1. A. LemmonYER, Providence, dans D. T. C., t. XIII, col. 935-941. 2. L’opposition portera moins sur la notion de Providence que sur la nature des biens que celle-ci dispense aux hommes. Aux Juifs, Dieu promet les biens passagers de cette vie, aux chrétiens les biens éternels. 3. E. Amann, Marcion, dans D. T. C., t. IX, col. 2029. 4. J. Rivière, Mérite, dans D. T. C., t. X, col. 578. 5. J. Hempel, Gott und Mensch im allen Testament, 1936. 6. Cf. Hebr., 12, 7. 7. M.-J. Lagrange, La paternité de Dieu dans l’Ancien Testament, dans Revue biblique, 1908, p. 481-499. 8. Ps. 103 ; Job, 38, etc. 9. V. g. Nombres, 16, 1-35 ; Josué, 7, 10-23 î 11 1 212 Sam., 3 4135 14 6 712, 8 91510; I Parai., 21, 9-17 ; Isaïe, 3, 16-26, etc. 10. Exode, 12, 29 ; Ex., 8, 18 ; Il Rois, 19, 35 ; Isaie, 10, 28-34 ; 34, 2-17 ; h., w, 1-15, etc. ri. Ex., 32, 35 ; Jérém., 25, ι-n ; Ezéch., i4> ï2-23, etc. 12. Deut., 32, 6 ; Osée, 11, 1. 13. Exode, 4, 22. 14. Jérém., 31, 20. — 32 — GRACE ET PROVIDENCE oublier ses enfants, mais Yahweh, lui, n’oubliera jamais son peuple (1). Aussi, lorsqu’Israël s’éloigne de lui par l’infidélité, Yahweh souffre, il a comme la nostalgie de son retour (2) ; les reproches qu’il adresse alors à ce peuple sont ceux d’un ami, d’un époux blessé (3), qui a laissé à contre-cœur l’infidèle suivre ses propres voies (4). Pour qui sait que l’Ancien Testament s’achève dans le Nouveau, et que l’Évangile est la clef de la Loi (5), l’histoire des rapports entre Dieu et son peuple appa­ raîtra clairement comme le symbole, bien plus, le type prophétique des rapports entre Dieu et l’homme, comme une préfiguration des relations entre l’âme chrétienne et son Rédempteur. La Providence de Yahweh s’exerce d’abord à l’égard du peuple élu, elle ne délaisse pas pour autant les individus. La prédestination a dans l’Ancien Testament un aspect de salut collectif (6), mais comment ne pas voir que, dans les livres de l’Ancien Testament, Dieu prend un soin tout particulier des Prophètes ses serviteurs, les soutenant dans leur lutte (7), faisant pour eux des miracles (8), les consolant dans leurs tri­ bulations (9) ? Plus manifeste encore est l’action de la Providence à l’égard de Moïse, de Josué ou de David (10). Mais ce ne sont là encore que des instruments choisis. A mesure que progresse la Révélation, on comprend que la Providence spéciale de Dieu s’exerce à l’égard de tous les justes (11); elle a pitié de tous les pécheurs ; le Dieu qui frappe est aussi le Dieu qui guérit (12), en sorte que tous les hommes, serviteurs de Dieu par nature, vont se sentir de plus en plus ses fils. Lorsque paraîtra 1. Isaïe, 49, 15. 2. Osée, h, 1-9. 3. Osée, 7, 13 ; Ezéch., 23, 12-27. 4. Isaïe, 54, 7-8. 5. J. Bonsirven, Saint Paul et ΓAncien Testament, dans Nouvelle revue théologique, 1938, p. 130-134 ; Id., Exégèse rabbinique et exégèse paulinienne, 1939, p. 350-356, avec les citations de Claudel et de Pascal ; H. DE LüBAC, Catholicisme, 1938, p. 119156. 6. A. LemonnyER, Prédestination, dans D, T. C., t. XII, col. 2809. 7. I Rois, 18, 15. 8. I Rois, 18, 21-29 ; 19, 1-8 ; Jérém., 28, 15. 9. Jérém., 20, 7-13. Cf. Jérém., 37-38. 10. L. Desnoyers, Histoire du peuple hébreu, II, p. 314-321 ; P. Bonnetain, Grâce, dans Suppl, du Diet, de la Bible, t. III, 1938, col. 809-810, 811, 822-824. 11. Ecclésiastique, 51, 1-12 ; Sagesse, 2, 21-22 ; 3, 1-12, etc. 12. Osée, 6, 1-3 ; job, 5, 18. — 33 — 3 UANCIEN TESTAMENT celui qui sera par excellence le serviteur de Yahweh (1) et le libérateur d’Israël (2), qu'il annoncera la justice (3) et donnera sa vie pour les pécheurs (4), les âmes fidèles à la révélation de l’Ancien Testament pourront-elles ne pas reconnaître que celle-ci s’achève dans la Loi nou­ velle ? Quelle fut, en réalité, l’attitude du peuple juif ou des fidèles de la Loi ancienne à l’égard de cette révélation progressive de la paternité de Dieu ? Elle s’exprime d’abord par le sentiment profond qu'ont les Juifs que tous les biens leur viennent de Yahweh. C’est à Dieu que l’on attribue la sortie d’Égypte (5), ou l’entrée dans la terre promise (6). La victoire de Déborah (7) est celle de Yahweh. C’est de Yahweh que vient à Samson sa force, et elle se retire quand il manque à son vœu de naziréen (8). C’est sur le secours de Yahweh que l’on compte au temps d’Ezéchias et du prophète Isaïe pour repousser l’invasion de Sennachérib (9). La manière même dont les écrivains sacrés parlent de la dépen­ dance de l’homme à l’égard de Dieu est par avance une condamnation formelle de l’esprit qui inspirera le Pharisaïsme (10) ou le Pélagia­ nisme (11). Plus encore peut-être que cette humilité foncière de la créature en face de son Dieu, on est ému de voir le fidèle de l’Ancien Testament prendre conscience de sa misère de pécheur (12). Pour avoir une idée de l’attitude d’Israël, qu’il s’agisse du peuple ou des individus, ce qu’il fau1. Isaïe, 42, 1-4. 2. Isaïe, 41, 2. 3. Isaïe, 42, 3. 4. Isaïe, 53, 12 ; 50, 6. 5. Exode, 15, 1-19. 6. Deutér., 8, 7-17. 7. Juges, 5, 2-3 ; cf. Desnoyers, op. cil., I, p. 150. 8. Juges, 13-16 ; cf. Desnoytîrs, p, 199, note 2. 9. Il Rois, 18-19 ; Isaïe, 36-37. 10. Deulér., 9,4 : « Ce n’est point à cause de la justice et de la droiture de ton cœur que tu viens prendre possession de ce pays. » ri. Deutér., 8,17 : « Afin que tu ne dises pas en ton cœur :C’est ma force et la vigueur de ma main qui m’ont procuré ces richesses. » Cf. Psaume, 20, 8 : « Ceux-ci comptent sur leurs chars, ceux-là sur leurs chevaux, nous, nous invoquons le nom de Yahweh notre Dieu », etc... 12. Osée, 6, i ; Jérém., 14, 20 ; Baruch, 2, 12, etc. — 34 — GRACE ET PROVIDENCE drait étudier, ce sont les prières de l’Ancien Testament (1), par exemple celle d’Abraham (2), celle de Jacob (3), celle d’Anne demandant et obtenant de Dieu le fils qui sera Samuel (4), la prière de David après son péché (5), ou celle du roi Salomon procédant à la dédicace du Temple (6). Pour qui connaît la vie de Jérémie et les persécutions aux­ quelles il fut en butte (7), la prière du Prophète est l’une des plus émouvantes qui soient (8). Mais c’est surtout dans les Psaumes qu’il faut aller chercher la prière d’Israël. Lorsque le Pélagianisme entendra s’opposer à la conception augustinienne — et chrétienne — de la grâce, saint Jérôme s’écrira : Lege totum psalterium ; lisez le psautier, il n’est tout entier qu’une prière pour demander à Dieu son secours (9). A ce moment, il est vrai, les Pères de l’Église liront le Psautier avec des yeux chrétiens. Après un Origène ou un Hilaire (10), avec un saint Augustin (11), ils voudront y trouver par­ tout le Christ, son corps mystique, et bientôt la grâce du Christ. L’Évan­ gile leur aura appris à spiritualiser les demandes de David ou des autres psalmistes ; et pourtant, si l’on va au fond des choses, on constatera que, dans cette lecture spirituelle de l’Ancien Testament, ils ne feront à celui-ci aucune violence, car, prise en elle-même, l’attitude religieuse qu’expriment les Psaumes apparaît de plus en plus chrétienne (12). Qu’il s’agisse de la prière collective du peuple juif ou de la prière indivi­ duelle du fidèle de l’Ancien Testament, celle du pécheur (13), celle du 1. Cf. H. Lesètre, Prière, dans Dictionnaire de la Bible, t. V, col. 665 ; A. WESTPHAL, Les prières de la Bible et les nôtres, p. 239, 276. 2. Genèse, 18, 17-33. Cf. M. Pontet, L'homme moderne et la prière, 1935. 3. Genèse, 32, 10. 4. 1 Samuel, 1, 11. 5. 1 Samuel, 12, 20 ; 1 Paralip., 21, 7-13 ; Ps. 51. 6. 1 Rois, 8, 23-61. 7. Cf. A. CONDAMIN, Le livre de Jérémie, 1920, p, iv-xv. 8. Jérémie, 15, 10-21 ; ibid., 17, ΐ2-τ8 ; ibid., 20, 7-18. 9. Adversus Pelagianos, I, 5, P. L., 23, 501. 10. Sur l’exégèse de saint Hilaire et sa dépendance à l’égard d’Origène, cf. M. DE La Croise, Hilaire, dans Dictionnaire de la Bible, t. II, col. 710. 11. M. Pontet, L'exégèse de saint Augustin prédicateur, 1946. 12. J. Calés, Le livre des Psaumes, t. I, 1937, p. 41-62 ; H. Rongy, L'inter­ prétation chrétienne du Psautier, dans Semaines liturgiques de Louvain, t. 13, *935, p. 63-82. 13· Ps- 6 1 27î 38Ps· 49 510 2511; 12 Ps. 51, etc. — 35 ~ L'ANCIEN TESTAMENT juste persécuté (1) ou du fidèle apparemment abandonné de Dieu (2), qu’on y lise l’action de grâces (3), la confiance en Dieu (4), la joie d’être à son service (5), d’avoir obtenu son pardon (6) ou simplement celle de savoir que ce Dieu est un grand Dieu digne de louanges (7),omniscient (8), infiniment bon (9), et surtout infiniment saint (10), partout éclate la transcendance de la révélation judéo-chrétienne, et l’histoire de la prière, si on l’écrit un jour avec quelque ampleur, prouvera une fois de plus que, comme le dit Pascal (11), Dieu seul parle bien de Dieu, et que lui seul aussi sait prier en nous avec des gémissements ineffables (12). Au terme de cette esquisse, nous n’avons pas encore dit un mot de la grâce. Laissons à de plus érudits le soin de chercher dans l’Ancien Tes­ tament le sens précis des équivalents du mot « grâce » ( 13). Ces recherches philologiques sont indispensables, mais elles aboutissent à cette consta­ tation que la notion théologique de grâce est essentiellement chré­ tienne (14). Notons d’autre part que les Pères de l’Église ou les scolas­ tiques, dans les discussions contre le Pélagianisme ou les erreurs qui en dérivent, seront tentés de tirer de certains textes de l’Ancien Testament plus qu’ils ne contiennent en réalité (15). Comme nous l’avons déjà dit, c’est l’Ancien Testament tout entier qu’il faut considérer comme une préparation progressive à l’idée chrétienne de la grâce, c’est-à-dire à la 1. Ps. 3 ; Ps. 5 ; Ps, η ; Ps. 35 ; Ps. 130 ; Ps. 141 ; Ps. 142, etc. 2. Ps. 13 ; Ps. 22, etc. 3. Ps. 9 ; Ps. 18 ; Ps. 21 ; Ps. 66 ; Ps. 103. 4. Ps. 27 ; Ps. 56 ; Ps. 57 ; Ps. 91. 5. Ps. 4 ; Ps. 112. 6. Ps. 32. 7. Ps. 48 ; Ps. 56 ; Ps. 135 ; Ps. 148. 8. Ps. 139. 9. Ps. 103. 10. Ps. 99. 11. Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, n° 799. 12. Cf. Rom-, 8, 25. 13. Voir l’article exhaustif de Μ. P. Bonnbtain, Grâce, Supplément "du Diction­ naire de la Bible, t. III, 1938, spécialement col. 727-746. 14. P. Bonnetain, op. cit., col. 758 ; W. MaNSON, dans Whitley, The doctrine of grace, 1932, p. 36-38. 15. V. g. : Prov., 21, 1 : « cor regis in manu Domini » ; Jérém., 31,18 : « converte me et convertar ad te », et surtout les textes où saint Augustin croit trouver l’affirmation claire de la nécessité de la grâce prévenante : Prov., 8, 35 ; « praeparatur voluntas a Domino » ; Ps. 58, 11 (59, 11) : « misericordia ejus praeveniet me. » — 36 — GRACE ET PROVIDENCE notion d’un secours divin agissant au plus intime de nos âmes pour les diviniser et leur faire produire des œuvres bonnes et surnaturelles (1). Mais il faudrait décrire plus en détail les étapes de ce progrès. A mesure que se précisait la destinée sublime de l’humanité, et que se spirituali­ saient les biens que le fidèle demandait à Dieu, à mesure aussi que les Juifs prenaient conscience de la force de péché qui est en nous, et de l’impuissance de l’homme à observer la Loi, on devait s’acheminer vers une meilleure intelligence de la nécessité du secours divin. Dans le psaume 118 (119), que les Pères commenteront avec prédilection (2), le fidèle demande à Dieu de lui donner l’intelligence de la Loi (3), et d’ouvrir ses yeux (4). On pressent déjà saint Paul : seule la grâce du Christ peut enlever le voile qui empêche de lire la Loi (5). Mais le conflit entre la lettre et l’esprit est encore plus radical : c’est l’observation même de la Loi qui appelle un principe intérieur de vie. L’histoire d’Israël est faite des violations de la Loi divine ; la Loi est sainte, mais l’homme seul ne peut l’accomplir. Le conflit que décrira saint Paul en termes tragiques (6) a été vécu par Israël, avant d’être vécu par cha­ cune de nos âmes. Et voici que soudain, après le châtiment de l’exil, une prophétie mystérieuse annonce la loi de grâce. La doctrine de saint Paul, les longs développements augustiniens sur la lettre et l’es­ prit (7), les belles pages de saint Thomas sur la Loi ancienne et la Loi nouvelle (8), tout cela est comme ramassé d’avance dans quelques lignes du prophète Ézéchiel. Malgré la miséricorde inépuisable de Dieu, les 1. E. Tobac, Grâce, dans le D. A. F. C., t. II, col. 325. 2. Dans ses Enarrationes, saint Augustin explique qu’il différa indéfiniment l’expli­ cation de ce psaume, tant il lui paraissait plein de profondeurs insoupçonnées (In Psalm. 118, P. L., 37, 1501). C’est qu’il y retrouvait toute sa doctrine de la grâce. M. Robert (Le sens du mot Loi dans la Psaume 119, dans Revue biblique, 1937) montre que le psalmiste, dans son éloge de la Loi, pense non à la Torah, aux observations rituelles, mais à la Révélation divine et conclut : « rarement nous est-il donné de ren­ contrer dans les Psaumes une spiritualité aussi pure. Une telle attitude est aussi éloi­ gnée que possible du littéralisme étroit de la dernière époque ; en revanche, elle marque une étape vers la pleine liberté de l’Évangile. » 3. Ps. ri9, 34. 4. Ps. 119, 18. 5. II Cor., 3, 14. 6. Rom., Ί, 4-25. 7. De spiritu et littera, P. L., 44, 203-246. 8. la hae. q. 106, art. 1. — 37 — L'ANCIEN TESTAMENT Juifs ont été rebelles, ils se refusent à observer la Loi. Alors, Dieu va faire un miracle auprès duquel tous les prodiges du passé ne seront que peu de chose, il va, par une action intérieure, les amener à observer librement la Loi : « Je vous donnerai un cœur nouveau, et je mettrai au dedans de vous un esprit nouveau, j’ôterai de votre chair le cœur de pierre, et je vous donnerai un cœur de chair, je mettrai au dedans de vous mon Esprit, et je ferai que vous suivrez mes ordonnances, que vous obser­ verez mes lois (I)... » Le mot de grâce n’est pas prononcé, mais déjà toute la théologie de la grâce est virtuellement révélée. L’antinomie que nous avions relevée chez les penseurs grecs entre la Providence et la liberté est désormais transposée sur le plan de la psychologie et de I’histoire surnaturelle de l’humanité. Et le dessein de Dieu commence à apparaître : la création tout entière, mise au service de l’homme, gémit depuis le péché dans l’attente de sa rédemption (2). L’histoire de l’humanité est celle d’un envahissement progressif de la création par l’Esprit de Dieu. La Loi aura été le pédagogue qui conduit au Christ (3), afin que l’homme, justifié par la foi (4), soit affranchi de la Loi (5), car l’Esprit qui sera en lui lui donnera d’accomplir dans la liberté les œuvres que com­ mande la Loi (6). Mais cette révolution, car c’en est une, n’aura pu s’effectuer sans que vienne enfin le Juste par excellence, le Fils pre­ mier-né, le Fds unique, Jésus-Christ (7). 1. Ezéch., 3^, 26. — Cf. P. Van Imschoot, L'Esprit de Yahvé et l'alliance nouvelle, dans Ephemerides theologicae Lovanienses, 1936, p. 219. 2. Rom., 8, 22. 3. Gai., 3» 24. 4. Rom., 5, i. 5. Rom., 7, 6. 6. Rom., 8, 5. 7. Gai. 4, 4 J Hcbr., 1, 2. - 38 - CHAPITRE TROISIÈME LE MESSAGE ÉVANGÉLIQUE L’ESPRIT FILIAL ARNACK a prétendu que le message chrétien se ramenait à un seul thème : « Dieu est notre Père » (1). Cette thèse, âprement et justement combattue sous la forme que lui donnait son aute-ur, n’en renferme pas moins une vérité profonde, et qui, loin de conduire à opposer le Christianisme de Jésus à celui d’Augustin ou de Thomas d'Aquin, nous montrera dans la Dogmatique catholique l’explicitation authentique de la religion de l’Évangile. Mais d’autre part, cet Évangile lui-même nous apparaîtra comme l’achèvement de la religion de l’Ancien Testament. Non veni solvere, sed adimplere (2). Mais si l’on comprend qu’une vie supérieure n’achève la nature d’un être qu’en lui demandant de se dépouiller du principe qui jusque-là en fai­ sait l’unité (3), l’achèvement de la Loi ancienne dans la Loi nouvelle apparaîtra ce qu’il fut : une révolution. La grâce, en effet, travaillait les âmes dès l’origine, elle leur faisait désirer le Christ, mais la nature, blessée par le péché, s’opposait à sa venue, pressentant qu’il serait, dans sa douceur, un maître bien plus exigeant que le Dieu de l’Ancien Testament. A l’élan spirituel qui voulait les soulever, une force d’inertie résistait, dans les âmes individuelles comme dans l’âme collective, ame­ nant à donner à la lettre le pas sur l'esprit ; on multipliait à plaisir les exigences de la Loi, mais sans pouvoir donner la force d’en porter le H 1. A. Harnack, L’essence du Christianisme, 1907, p. 83-92. 2. Matth., 5, 17. 3. Achever, dit saint Augustin, a deux sens : accomplir et aussi détruire. Cf. En. in Psalm., 30, 2, P. L., 86, 230 ; In Psalm., 54, 1, P. L., 38, 628. — 39 — LE MESSAGE ÉVANGÉLIQUE fardeau et, tandis que les meilleurs gémissaient sous le poids de ces exi­ gences légales, les autres, croyant observer la Loi, prétendaient qu on peut y arriver par les seules forces humaines. Pour être équitable envers les Pharisiens, il faut se rappeler les ori­ gines du mouvement dont ils sont les épigones (I). Pendant un siècle et demi, ils avaient fait grande figure, mais, au temps de Notre-Scigneur, leur doctrine n’est plus qu’un moralisme étroit et un stoïcisme larvé (2). Malgré son profond sentiment du péché, le Pharisaïsme n’est qu’un pélagianisme virtuel, une religion d’ « auto-rédemption » (3). Les Sadducéens, en laissant de côté les idées traditionnelles sur la prédesti­ nation, en mettant l'accent sur la liberté, pouvaient paraître helléniser le Judaïsme (4). En réalité, les Pharisiens eux-mêmes ont renié la tradi­ tion qu’ils prétendaient conserver. Leur conservatisme étroit ne laisse pas à l’Esprit-Saint le droit de travailler les âmes et les institutions (5). Et c’est bien l’une des raisons profondes pour lesquelles le Christ les condamne. Ses anathèmes résonneront désormais à travers les siècles (6). A leur religion légaliste, il entend substituer une Loi nouvelle, moins chargée d’observances, et cependant combien plus exigeante dans son esprit (7) ! A leur conception d’un maître austère et dur (8), il substitue l’idée d’un Père des deux, infiniment miséricordieux, toujours prompt à accueillir le pécheur dès qu’il voit en lui la moindre velléité de repen­ tir (9). En s’opposant ainsi à la religion des Pharisiens, Jésus se sait le continuateur des Prophètes. Par la bouche d’un Isaïe, Dieu avait déjà 1. L. DK Grandmaison, Jésus-Christ, 1928, I, 259-263 ; M.-J. Lagrange, Le Judaïsme avant Jésus-Christ, 1931, p. 272. 2. Aux temps du Sauveur, beaucoup d’entre les Pharisiens n’étaient plus que « le vinaigre d’un vin généreux, les épigones d’une race héroïque » (L. de Grandmaison, op. cit., p. 263). 3. A. Strack et L. Billerbeck, Kommenlar zum N. T. aus Talmud und Midrasch, 1928, t. IV, i, p. 6 : « eine Religion vôlligster Selbsterlosung. » — Cf. P. Bonnetain, Grâce, dans Supplément du Diet, de la Bible, t. Ill, 1938 col. 935-941. 4. J. BONSIRVEN, Les idées juives au temps de Jésus-Christ, 1934, p. 33. 5. Cet esprit est de tous les temps et le Pharisien reste, hélas ! notre contemporain, il est même en chacun de nous. Cf. G. Fessard, Pax nostra, 1936, p. 313. 6. Malth., 23, 13-39. 7. J. Lebreton, La vie et Γenseignement de Jésus-Christ Noire-Seigneur, 1931, t. I, 197-252. 8. Matth., 25, 24. 9. Luc., 15, 1-32 ; 18, 9-14 ; Joan., 8, ι-n. Cf. Lebreton, op. cit., t. II, p, 86-97. — 4G — L’ESPRIT FILIAL déclaré que la charité l’emportait sur le jeûne rituel (1), et si les Pha­ risiens se scandalisaient de l’attitude de Jésus à l’égard des puhlicains (2) ou de la femme pécheresse (3), c’est qu’ils n’avaient pas su lire la Loi. Dès les premières pages de la Bible, en effet, de ce Dieu dont il est dit qu’il punit les fautes des pères sur leurs enfants jusqu’à la quatrième génération, on disait aussi qu’il est un Dieu miséricordieux, lent à la colère et que, riche en bonté, il conserve sa grâce jusqu’à mille généra­ tions (4). Ces vérités, sans doute, n’avaient guère été entendues par la multitude, pas même par ses chefs (5) ; il fallait une longue pédagogie divine, bien plus, de véritables révolutions successives pour qu’elles aient quelque chance d’être comprises. Mais, comme leurs pères avaient lapidé les Prophètes, les Juifs allaient se rendre homicides en mettant à mort le Fils (6). Le message chrétien, à travers le renoncement su­ prême, n’en réussirait pas moins à entrer dans les âmes (7). Jésus met l’accent sur l’esprit filial et la Providence paternelle de Dieu (8), il demande aux hommes de prier Dieu comme un père (9), les invite à lui demander des biens spirituels (10) et à se persuader que le reste leur sera donné par surcroît (11) ; il élève ainsi les âmes à la notion véritable de la religion. Cet esprit filial à l’égard du Père exige à son tour la charité à l’égard du prochain (12). Pardonner aux autres, c’est s’assu­ rer à soi-même le pardon divin (13); et ainsi de toute la Loi, qui se résume en deux mots : « aimer Dieu par-dessus toutes choses et le pro­ chain comme soi-même pour l’amour de Dieu » (14). 1. Isaïe, 58, 6-7. 2. Mc., 2, 16 ; Luc, 15, 1-2. 3. Luc., 7, 39. 4. Exod., 34, 6-7. 5. Num., 14, 18 (comparer Exod., 34, 6-7) ; Josuê, 7, τ-26 (la justice impitoyable de Josué) ; I Rois, 2, 8-9 (vengeance de David à l’égard de Séméï). 6. Malth., 21, 33. 7. Joan., 12, 24. 8. Malth., 6, 25 ; 10 31. 9. Malth., 6, 5-15. 10. Malth., 6, 31. rr. Matth., 6, 33. 12. Malth., 5, 38-48. 13. Matth., 6, 12 ; 18, 32. 14. Matth., 22, 37. — L’amour de Dieu était prescrit par l’Ancien Testament (Deut., 6, 5)» mais l’amour universel du prochain est vraiment un commandement nouveau. Le — 4I — LE MESSAGE ÉVANGÉLIQUE A se simplifier ainsi, la Loi n’en devient pas plus facile à observer (1). L’amour de Dieu par-dessus tout, plus encore que l’observation d'une foule de préceptes, passe les forces de l’homme. L’esprit filial est un don de Dieu, la liberté est le fruit d'une libération (2). Lorsque Pierre con­ fesse la divinité de son Maître, il apprend de celui-ci que c’est Dieu qui a parlé par sa bouche (3). Lorsque les apôtres confesseront le Christ devant les tribunaux, qu’ils laissent l’Esprit-Saint parler par leurs lèvres (4). Abandonner ses richesses pour suivre le Christ, cela est impossible aux hommes, mais c’est une chose possible par la grâce de Dieu (5). C’est que tout, dans la vie spirituelle de l’homme, est l’effet d’un don de Dieu. De là la nécessité de la prière : il faut veiller et prier pour ne pas succomber à la tentation (6). Bien plus, quand l’homme aura fait tout ce qu’il devait faire, qu’il soit bien persuadé qu’il n’a encore rien fait, et qu’il n’est qu’un serviteur inutile (7). Ainsi, tout, dans l’œuvre du salut, apparaît comme 1’effet d’une initiative miséricordieuse du Père des cieux (8). Ayant envoyé le Fils afin qu’il donne sa vie pour les hommes ses frères, il enverra aussi l’Espnt (9), ce même Esprit qui a été donné au Fils dans sa plénitude (10). La théologie augustinienne de la nécessité de la grâce est tout entière dans ces idées fondamentales de l’Évangile. Pas plus que l’Évangile lui-même, elle n’en conclura qu’il faut renoncer à l’effort ou condamner le mérite humain, mais elle se souviendra elle aussi que l’homme ne mérite qu’en faisant fructifier les Christianisme l’emporte ici sur les morales les plus élevées du paganisme (cf. L. Malevez, Amour païen, amour chrétien, dans Nouvelle revue théol., 1937, p. 944-968). Il forme un contraste saisissant avec les tentatives que font les rabbins pour mettre de l’ordre dans la multiplicité des prescriptions et des commandements. Cf. J. BonstrVEN, Le Judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ, t. II, 1935, p. 78-80 ; J. LebreΤΟΝ, La vie et l'enseignement de J.-Ch., t. II, p. 188-190. 1. Le vrai chrétien, au lieu d'avoir à accomplir un nombre déterminé de préceptes, se trouve à chaque instant dans l'obligation d’« inventer » son devoir. 2. Joan., 8, 36. 3. Matth., i6, 17. 4. Matth., ro, 19. 5. Marc., 10, 27. 6. Matth., 26, 46 ; Luc., 2, 16-36. 7. Luc., 17, 10. 8. Cf. J. Rivière, Mérite, dans D. T. C., t. X, col. 594. 9. Joan., 14, x6. 10. Luc., 4, i ; 4, 18, etc... — 42 — L’ESPRIT FILIAL dons de Dieu. Le dépôt confié à chacun doit être conservé et accru comme un dépôt vivant (1). Pour compléter cette esquisse, il faudrait montrer comment, dans la prière du Christ, la prière de l’homme trouve son idéal (2). Modèle inaccessible du reste, car la prière du chrétien reste la prière d’une créa­ ture et d’une créature pécheresse. Mais les grands mystiques chrétiens, dans leur vie contemplative, comme aussi dans leur action apostolique, n’en auront pas moins désormais les yeux fixés sur le Christ (3). Pour le stoïcien, la mesure de la vertu, c’était le sage ; pour le chrétien, le Chris­ tianisme, c’est le Christ. Dans cet enseignement de Jésus, tel qu’il apparaît chez les Synop­ tiques, la théologie de la grâce ne semble pas encore explicitée (4). Pour la découvrir, il faut se reporter à la doctrine de saint Jean. Chez celui-ci, la théologie n’est qu’un long commentaire de l’enseignement de Jésus. Malgré la rédaction tardive, c’est ici qu’il faut situer la doctrine johannique de la grâce (5). Elle nous ramène à la source de la révélation chré­ tienne. Sans qu’il soit toujours possible de distinguer le message original de l’expression que lui donne l’apôtre (6), c’est vraiment le Christ qui nous parle par l’intermédiaire du disciple bien-aimé. Au centre de cette théologie de la grâce on doit situer l’admirable dis1. Saint Augustin et saint Thomas seront ici d’excellents interprètes de l’Évangile. Entre Dieu et l’homme, il ne saurait y avoir de justice commutative, mais Dieu est comme un père qui donne à ses fils de quoi mériter un don plus élevé, étant bien entendu que le bon usage du premier don est encore un effet de la libéralité divine. Voir infra, p. 210. 2. J. Lebreton, op. cit., t. Il, p. 304-310 ;K. ADAM, Le Christ noire frère, 1936, p. 21-42 ; K. Adam, Jésus le Christ, 1934, p. 168-174 ; F. MÉNÉGOZ, Le. problème de la prière, 1933, p. 277-295. 3. Cf. H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1930, p. 243, 257. 4. E. Tobac, Grâce, dans D. A. F. C., t. II, col. 333. — Le mot de grâce (χάοις) n’apparaît guère dans les Synoptiques. On le trouve 8 fois chez saint Luc, mais jamais au sens théologique. Cf. W. Manson, The doctrine of grace in the New Testament, dans Whitley, The doctrine of grace, 1932, p. 40 ; P. Bonnetain, Grâce, dans Supplé­ ment du Did. de la Bible, t. Ill, col. 716, 950. 5. Les historiens du dogme ont coutume de présenter la doctrine de saint Paul avant celle de saint Jean. C’est oublier que celui-ci est avant tout un témoin du Christ et que la doctrine de saint Paul, sans cesser de nous apporter de nouvelles lumières sur la Révélation, est déjà une théologie au sens précis du terme. 6. J. Lebreton, Histoire du dogme de la Trinité, t. I, 6e éd., 1927, p. 487-488; M.-J. Lagrange, Evangile selon saint Jean, 1925, p. cxlv-cxlvh. — 43 — LE MESSAGE ÉVANGÉLIQUE cours après la Cène (1), et l’allégorie de la vigne (2). Sine me nihil, cet axiome domine toute l’histoire de la notion de la grâce, et un saint Au­ gustin développera :... non ait : quia sine me parum potestis facere, sed : nihil potestis facere... (3). Sans l'influx surnaturel de la sève dans les sarments unis au cep, pas de vie possible pour ces sarments. La doctrine du corps mystique est là tout entière avec les mystérieux prolongements qu elle appelle (4). Cette grâce surnaturelle, considérée comme une vie supérieure, envahit tout le quatrième évangile (5). La grâce y apparaît aussi comme une lumière (6) et personne mieux que saint Jean n’a mis en relief le caractère surnaturel de la foi ; celle-ci est un don de Dieu (7), c’est dans saint Jean que le Christ réfute par avance les semi-pélagiens, disant : « Personne ne vient à moi si mon Père ne l'attire » (8) ; la grâce apparaît aussi comme une force surnaturelle qui donne à l’homme jus-, tifié le pouvoir d’éviter le péché (9) ; mais c’est bien l’idée de vie qui synthétise la doctrine johannique de la grâce. Cette vie surnaturelle ne se juxtapose pas à la vie naturelle, on ne la reçoit d'en haut que par une nouvelle naissance (10), soit parce qu’elle arrive dans une âme morte par le péché, soit parce qu’elle exige de l’homme un renoncement qui est comme une mort de la nature. Les sarments doivent être émondés pour porter du fruit (11). On a voulu parfois opposer la théologie paulinienne de la grâce à la théologie johannique, mais entre les deux apôtres il n’y a au fond nulle différence, l’un et l’autre, et chacun à sa manière, ne font que répéter le Christ (12). 1. J. IlUBY, Le discours après la Cène, 1932. 2. Joan., 15, 1-8. 3. In Joan., tract. 81, 3, P. L., 35, 1841. 4. E. ÏIersch, Le corps mystique du Christ, 2e éd., 1936, t. I, p. 249-250. 5. M.-J. Lagrange, Evangile selon saint Jean, p. clxvi ; J. Lebreton, Histoire du dogme de la Trinité, t. I, p. 510-515 ; P. BONNETAIN, Grâce, Suppl. D. B., t. III, col. 1116-1119. 6. Lagrange, op. cit., p. clxxi ; J. Lebreton, op. cit., p. 516-518 ; P, Bonnetain, op. cit,, col. 1114-1116. 7. J. IlUBY, La connaissance de foi dans saint Jean, dans R. S. R., 1931, p. 400-403. 8. Joan., 6, 44. 9. / Joan., 3, 6. 10. Joan., 3, 3-4. 11. Joan., 15, 2. τ 2. Voir la brillante étude du P. Rousselot, La grâce d'après saint Jean et d'après saint Paul, dans Recherches de science religieuse, 1928, p. 87-104, à laquelle nous ferons encore allusion plus d’une fois au cours de cette histoire. — 44 — L’ESPRIT FILIAL La grâce qui nous unit au Christ n’est pas seulement un principe de vie (1), elle connote une présence divine, celle du Père et du Fils (2) et celle du Saint-Esprit, qui, grâce au sacrifice du Christ, sera donné à tous ceux qui demeureront dans son amour (3) en sorte que le don de l’Espnt-Saint sera en eux comme le jaillissement d’une eau vive (4), de cette eau que le Seigneur, assis sur la margelle du puits de Jacob, avait fait désirer à la femme de Samarie (5). Mais cette grâce et ce don du Saint-Esprit, étant le fruit des mérites du Christ, de sa passion et de sa résurrection glorieuse, il y a dans cette annonce du don du Saint-Esprit comme des perspectives mêlées, et l’historien de la théologie de la grâce voit ici s’amorcer les discussions postérieures sur la grâce des justes de l’Ancien Testament (6). Le problème est corrélatif de celui de la résurrection glorieuse. En effet, cette vie que le Christ donne à ceux qui se donnent à lui, est déjà la vie éternelle, la résurrection anticipée, l’éternité dans le temps (7). Ceux qui sont unis au Christ, soumis à l’esprit du Christ, ne peuvent plus mourir (8). La seconde mort n’aura sur eux aucune prise, car la mort selon la chair ne fera que révéler ce qu’ils sont : d’authentiques fils de Dieu (9). Si l’on ajoute à cette doctrine johannique de la vie éternelle 1. L’idée de vie nouvelle suppose nécessairement celle d’une grâce créée, principe de connaissance et d’action, mais ce serait un anachronisme de vouloir retrouver explici­ tement cette notion dans saint Jean. 2. Joan., 14, 23. — Ce texte, invoqué par les théologiens pour montrer la présence en nous des trois personnes divines, ne parle directement que du Père et du Fils. 3. Joan., 14,26 ; ibid., 16, 13. — La présence du Saint-Esprit dans l’âme des justes est affirmée ici moins clairement que dans saint Paul. Le Christ promet l’Esprit en général, consolateur, Paraclct, à ceux qui vont être privés de sa présence sensible. 4. Joan., y, 38-39. 5. Joan., 4, 8. 6. Après saint Cyrille d’Alexandrie (In Joan., lib. V, c. π, P. G., 73, 749*759), Petau sera persuadé que les justes du Nouveau Testament possèdent le Saint-Esprit d’une manière tout autre que les justes de l’ancienne Loi (Theol. Dogmata, éd. Vivès, 1865, t. III, col. 487). L’un et l’autre rattachent leur doctrine au texte johannique : ΓEsprit n'avait pas encore été donné, parce que Jésus n'ava t pas encore été glori fié (Joan., 7, 39). Sur les controverses soulevées autour de cette thèse, voir infra, p. 335. 7. P. Bonnetain, Grâce, Suppl, du D. B., t. Ill, col. 1122-1124. — Chez saint Paul, la vie éternelle est plus explicitement cschatologique. 8. Joan., 8, 51. 9. 1 Joan., 3, 1-2. — 45 — LE MESSAGE ÉVANGÉLIQUE les magnifiques développements sur l’eucharistie aliment de vie (1) et tout le sacramentalisme, si fortement marqué, du quatrième évangile, on comprendra le sens profond de la parole que le disciple bien-aimé a entendue tomber des lèvres du Bon Pasteur :« Je suis venu pour qu ils aient la vie et qu’ils l’aient en plénitude » (2). Hors du catholicisme, on le sait, historiens et exégètes se refusent encore à reconnaître dans le quatrième évangile l’œuvre de Jean l’apôtre. Mais, si l’on ne veut pas minimiser les textes, combien la théologie en apparaît alors embarrassante ! Il est tentant de chercher à l’expliquer par l’influence des religions à mystères ou de la spéculation alexandrine, mais alors on en arrive avec un Schweitzer à opposer radicalement la théologie de Paul et celle de Jean (3). Tel historien protestant, qui répugne à cette solution, marque au contraire la parenté théologique des deux auteurs et fait de l’évangéliste un disciple, mais un disciple abso­ lument unique de l’apôtre des Gentils (4). Combien plus simple serait le retour à la thèse traditionnelle, quitte à s’expliquer ensuite sur les pro­ problèmes secondaires ! mais alors il faudra accepter aussi que Jésus a été un personnage absolument unique dans l’histoire et que sa prédica­ tion a débordé de beaucoup ce qu’une lecture un peu hâtive trouve dans les évangiles synoptiques (5). 1. Joan., 6, 51-58. 2. Joan., 10, 10. 3. A. Schweitzer Die Mystik des Apostels Paulus, 1930, p. 358-362. 4. LlETZMANN, Histoire de ΓEglise ancienne, trad. Jundt, 1936, t. I, 250-252. 5. Pour une interprétation d’ensemble de la doctrine de saint Jean, voir L. BOUYER, Le quatrième évangile, 1938. - 46 - CHAPITRE QUATRIÈME LA THÉOLOGIE DE SAINT PAUL GRACE ET PÉCHÉ AINT Jean passa sa vie à méditer et goûter les enseignements de son maître sur la vie éternelle, la participation du chrétien à la vie même de Dieu, le don du Saint-Esprit. Cependant, lorsque mourut le disciple bien-aimé, la théologie de la grâce avait déjà été repensée et comme systématisée dans la doctrine de saint Paul. Nécessité de la grâce, justification par la foi, incorporation au Christ, prédestination des élus, ces grands thèmes pauliniens vont dominer le développement de la théologie de la grâce, surtout à partir de saint Augustin. Ils ne sont pas absolument neufs, mais leur mise en œuvre suppose déjà une élaboration théologique proprement dite et, avant que soit close la Révélation, le travail que fera l’Eglise au cours des siècles, sous l’impulsion du Saint-Esprit, a déjà trouvé son modèle. Jésus avait promis à ses disciples de leur envoyer le Saint-Esprit. Au jour de la Pentecôte, il descendit sur eux en plénitude (1). Plus encore qu’à la rénovation intérieure des âmes, les premiers chrétiens furent sensibles aux manifestations extérieures du don de l’Esprit. Les miracles accomplis par les apôtres (2), la prophétie (3), le don des langues (4), étaient pour eux l'effet indiscutable du don de l’Esprit (5). Longtemps, dans les communautés chrétiennes, les fidèles courront le danger d être kS i. 2. 3. 4. 5. Ad., Ad., Ad., Ad., Ad., 2, 4. 3, I-IO ; 5, Ï-II ; 5, 12. τι, 27. 2, 4 ; το, 46 ; 19, 6. 2, 17-18 ; 4, 31, — Cf. I Thess., 1, 5. — 47 ~ LA THÉOLOGIE DE SAINT PAUL moins attentifs à la transformation opérée dans les cœurs qu’à ces pro­ diges extérieurs que la théologie qualifiera plus tard de gratiae gratis datae (I). Saint Paul devra mettre les Corinthiens en garde contre cette tentation (2) ; il rappellera que la chanté est bien au-dessus de la glos­ solalie et de tous les autres charismes (3) et que, pour qui possède la prophétie ou le don des langues, l’illusion est facile et redoutable (4). Le don du Saint-Esprit est avant tout un don intérieur, donné en vue de la sanctification personnelle. C’est ce qu’insinue déjà le livre des Actes. La conversion est une grâce (5), nul ne croit sinon ceux que le Seigneur a prédestinés (6) ; la vie des chrétiens justifiés par le baptême doit être désormais une docilité parfaite au Saint-Esprit (7), combien plus encore celle des apôtres (8) ! Le martyre d'Étienne montre jusqu’où peut conduire pareille docilité (9). Dans cette description du rôle du Saint-Esprit présidant à la naissance de (’Église, tout apparaît encore assez obscurément ; la grâce donnée au baptême se distingue mal de la plénitude du don du Saint-Esprit accordé par l’imposition des mains des apôtres (10). Chez saintPaulau contraire, la théologie de la grâce va prendre des contours nettement définis, et la notion même de grâce apparaîtra en pleine lumière (11). 1. Cf. S. Thom., la Ilœ, q. m, art. I. 2. I Cor., 12, 31. — F. Prat, La théologie de saint Paul, t. I, 1928, p. 154-157. 3. 1 Cor., 13, 1-13. 4. 1 Cor., 14, 1-40. 5. Act., 16, 14 (conversion de Lydie). 6. A et., 13, 48. 7. Act., 5, 3 (Pierre accuse Ananie d’avoir menti au Saint-Esprit). 8. Act., 16, 7 (l’Esprit de Jésus interdit à Paul d’aller en Bythinie). — Act., 20, 22;23 (lié par l’Esprit, Paul s’en va à Jérusalem au-devant de la tribulation). 9. Act., 7, 54-60. 10. Act., 7, 17 ; 19, 6. ri. Le mot de grâce (/ά^ζ) désigne parfois simplement la faveur populaire (Act.,2, 47 ; et probablement aussi Act., 4, 33 ; avec WHITLEY-MANSON, The doctrine of grace, p. 58 ; contre P. Bonnetain, Grâce, Suppl. Diet, de la Bible, col. 992). D’autres expres­ sions supposent l’idée de faveur divine (p. ex. Act., 13, 43 : demeurer dans lagrâce divine), mais il faut se défier des anachronismes et ne pas parler trop vite de 1’ « état de grâce ». Lorsque Étienne est dit plein de grâce et de force (Act., 6, 8), on approche davantage de la notion théologique postérieure. Autre chose est la réalité que vécurent les premiers chrétiens, autre chose l’idée qu’ils s’en faisaient. Voir les excellentes remarques du P. C. Spicq, Bulletin de théologie biblique, dans Revue des sciences philosoph. et théolog., 1938, p. 132. - 48 - GRACE ET PÉCHÉ Terrassé sur le chemin de Damas, Saul a reçu lui-même au baptême le don du Saint-Esprit (1) et toute sa vie apostolique sera le résultat d’une docilité parfaite à l’égard de l’Esprit qui lui a été donné (2), même lorsque cette docilité risquera de le conduire à la mort (3). Cette docilité lui vaut un apostolat incomparablement fécond, la puissance du thau­ maturge (4), le don des langues (5) et d’incomparables extases (6). Elle l’amène enfin à dégager de son expérience personnelle, sans préjudice pour sa magnifique humilité (7), une doctrine admirable de vie spiri­ tuelle (8). Cette doctrine ne s’est pas formulée d’un coup. Sans doute, dès le concile de Jérusalem (9), Paul, soutenu d’ailleurs par Pierre, devance les autres en comprenant que la volonté salvifique universelle impose une nouvelle tactique à l’égard des Gentils ( 10). Mais ce que l’Apôtre raconte 1. Act., 9, 17. 2. Act., 13, 2-3 ; 16, 7 -10. 3. Act., 20, 22-23. 4· Act., 16, 18 ; 19» 11-12 ; 20, 7-12 ; 28, 3-4 ; 28, 7-10. 5. Act., 19, 6 ; I Cor., 14, 18. 6. II Cor., 12, 1-4. 7. II Cor., 12, 5-10. 8. Sur l’expérience religieuse de saint Paul, voir F. Prat, La théologie de saint Paul, t. I, 25e éd., 1928, p. 28-45 ; les belles pages de Deissmann, Paulus, 2® éd., 1925, p. 53 (Der Mensch Paulus), p. 72 (Rom., 7, traduit une expérience personnelle) ; les raccourcis suggestifs de Schweitzer, Die Myslik des Apostels Paulus, 1930, p. 141-158. Ajouter : J. Holzner, Paulus, 1937 ; H. LlETZMANN, Histoire de l'Eglise ancienne, 1.1, ch. vu, et le livre ancien, arbitraire, mais non encore remplacé, d’Auguste Sabatier, L'apôtre Paul, 1896. — Sur la prière, voir J.-A. ESCHLIMANN, La prière dans saint Paul, 1934 ; E. Orphal, Das Paulusgcbet, 1933. — Sur la doctrine spirituelle de saint Paul : W. G. Hahn, Das Mitsterben und Mitaujerstehen mit Christus bei Paulus, 1937 ; J. Düperray, Le Christ dans la vie chrétienne d'après saint Paul, 1920, et l’excellente brochure du P. Monier, La vie chrétienne d'après saint Paul, 1936. — Sur la doctrine du corps mystique : A. Wikenhauser, Die ChristusMystik des Apostels Paulus, 1928 ; Die Kirche als mystischer Leib Christi nach dem Aposlel Paulus, 1937 ;E. Mersch, Le corps mystique du Christ, t. I, ch. iv-vn. Le livre par ailleurs infiniment précieux de L. Cerfaux, La théologie de l’Eglise dans saint Paul, 1942, minimise certainement la pensée de l’apôtre sur le mystère de notre union au Christ, réaction qui semble suscitée par l’imprécision et le vague des théories courantes (voir p. 179-180). L. Deimel, Leib Christi, 1940, essaye de préciser historiquement et théologiquement la notion de corps du Christ. — Pour le sens du mot chez saint Paul, voir infra, p. 72. 9. Act., 15, 2. 10. F. Prat, op. cit., I, 51-61. — 49 — 4 LA THÉOLOGIE DE SAINT PAUL à ce sujet dans son Épître aux Galatcs (I) porte la marque du développe­ ment ultérieur de sa pensée. On peut tout au plus relever une allusion à la justification par la foi dans le discours d’Antioche de Pisidie (2). Les Épîtres aux Thessaloniciens, où dominent les préoccupations eschatologiques (3), enseignent la nécessité de la prière (4) ; elles rappellent que les fidèles ont été « appelés », que leur élection est l’effet d’une miséri­ corde gratuite de Dieu (5), d’une « grâce » du Père de Jésus-Christ (6), de cette grâce que l’on souhaite toujours plus abondante à ceux qui en ont été l’objet (7). Cependant, le mot de grâce n’éveille encore qu’une idée assez vague. Avec la première Épître aux Corinthiens, un pas est franchi. Saint Paul continue à parler de la grâce comme d’une miséricorde et d’une bonté spéciale de Dieu (8), mais la grâce apparaît aussi comme un don créé, une faveur permanente, une espèce de pouvoir surnaturel dont les charismes sont comme les aspects divers. Un seul et même Esprit a été donné à la société des fidèles, c’est lui qui fait l’unité spirituelle de ce grand corps vivant qu’est l’Église (9). Les « grâces » ne sont encore que des charismes ( 10), mais Paul commence à les distinguer de la grâce pro­ prement dite, dont il dit magnifiquement : C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis et sa grâce en moi n'a pas été vaine (11). Cependant la notion de grâce et le don du Saint-Esprit sont loin d’apparaître aussi nettement unis l’un à l’autre qu’ils le sont dans notre terminologie 1. Gai., 2, i-io. 2. Act., 13, 38. — Il faudrait tenir compte aussi du genre littéraire. Ce discours nous est rapporté par saint Luc, qui connaît déjà la doctrine que l’apôtre expose dans l’épître aux Galates et l’épître aux Romains. 3. F. Prat, op. cit., I, 85-89. 4. I Thess., ζ, 16 ; 5, 25 ; cf. 1, 3 ; Il Thess., 1, 11. 5. I Thess., 1,4 ; 11 Thess., 2, 13-14. 6. Il Thess., 2, 16 ; 11 Thess., 1, 12. 7. 1 Thess., 1,1 ; 11 Thess., 1,2. — Cette formule de salutation : « la grâce et la paix » se retrouve à peu près dans toutes les épîtres de Paul, le plus souvent sous cette forme : « la grâce et la paix de la part de Dieu notre Père et de Notre-Seigneur Jésus-Christ » (Rom., i, 7). L’apôtre réunit dans cette formule la salutation juive et la salutation grecque. Cf. P. Bonnetain, Grâce, Dictionnaire de la Bible, Suppl., t. III, col. 1246. 8. 1 Cor., 1, 3. 9. I Cor., 12, 4-12. 10. 1 Cor., i, 7 ; 12, 4 ; 12, 28-30. 11. 1 Cor., 15, 10; cf. 3, 10. — SO — GRACE ET PÉCHÉ actuelle. On ne parle pas encore de grâce créée et de don incréé. Saint Paul sait que les fidèles ont reçu l’Esprit (1). Celui-ci habite en eux (2) comme dans un temple (3), c’est l’Esprit qui parle en eux et par eux (4), les faisant juger de toutes choses en hommes « spirituels » (5). Cette doctrine, déjà ébauchée dans les Épîtres aux Thessaloniciens (6), n’est que l’écho de la prédication même du Christ. La Seconde aux Corinthiens nous la montre enrichie ou plutôt expli­ citée (7). Cet Esprit, onction divine, sceau divin (8), nous a été donné comme les arrhes de la vie éternelle (9) ; c'est lui qui, présent dans les cœurs des chrétiens, temples de Dieu (10), fait de ceux-ci comme des lettres vivantes, comme un témoignage manifeste aux yeux de tous (11) et Paul, jouant sur les mots de façon admirable, mêlant les abstractions aux réalités les plus riches, à la réalité de Dieu lui-même, continue son développement en opposant l’esprit et la lettre, amorçant en termes voilés ce qu’il dira plus tard de la liberté chrétienne : Là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté (12). Si le chrétien, à la différence des Juifs, a l’intelligence des Écritures (13), s’il répand autour de lui la bonne odeur du Christ (14), s’il est consolé dans ses tribulations (15), sachant que les afflictions d'ici-bas seront compensées par un poids éternel de gloire (16), ce n’est pas seulement parce qu’il est disciple du Christ, 1. I Cor., 2, 12 ; 7, 40. 2. 1 Cor., 3, 16. 3. 1 Cor., 3, 17 ; 6, 19. 4. I Cor., 14» 2 ; cf. Rom., 8, 15. 5. 1 Cor., 2, 12-15. 6. I Thess., 4, 8 ; 5, 19. 7. Le mot χίο'ζ, employé 10 fois dans ? Cor., revient 18 fois dans II Cor. ; cette constatation matérielle n’est pas sans signification. Cf. P. Bonnetain, Grâce, Diction­ naire de la Bible, Suppl., t. III, col. 715. 8. II Cor., i, 22. Le P. Allô (IIe aux Corinthiens, 1937, p. 29) note justement que ce texte ne s’applique ni exclusivement ni même surtout aux charismes. 9- H Cor., 5, 5. 10. II Cor., 6, i6. 11. II Cor., 3, 2-3. 12. 11 Cor., 3, t 7.— Sur ce texte difficile, voir F. Prat, La théologie de saint Paul, t. I, 1928, note Γ, p. 522-529, et B. ALLO, op. cit., p. 103-111. 13· 11 Cor., 3, 18. 14· II Cor., 2, 15. 15· II Cor., i, 3-5 ; 7, 4 ; 7. 13· 16. U Cor., 4, 17. — Di — LA THÉOLOGIE DE SAINT PAUL fidèle à son Esprit, mais parce que l’Esprit du Christ lui a apporté la vraie liberté (1). Le chrétien en effeta conscience de ne pouvoir rien faire sans le secours de Dieu (2), pas même concevoir une bonne pen­ sée (3) ; son attitude est celle d’une constante humilité (4)· Mais il a le Saint-Esprit. Aussi sa vie est-elle une perpétuelle action de grâces (5). Cette action de grâces est encore un don de la grâce (6). Ici la grâce apparaît nettement comme un principe intérieur de vie spirituelle, et ce n’est pas par hasard que l’Apôtre parle aussitôt de cet homme inté­ rieur (7), qui se renouvelle de jour en jour, et du don de l’Esprit-Saint (8), gage et cause de la résurrection glorieuse (9). La charité du Christ qui le presse (10), c’est un don de Dieu et comme une nouvelle création, car, par les mérites du Christ, quiconque est du Christ est une nouvelle créature (11). Dans ces développements passionnés de l’incomparable Épître aux Corinthiens, ce que l’on entend à nouveau, c’est la parole de Jésus à Nicodème : Pour arriver à la vie éternelle, il faut renaître d’en haut, dans le baptême et dans l’Esprit-Saint (12); c'est aussi la promesse divine révélée à Ézéchiel : Dieu a donné aux hommes un cœur de chair, 1. II Cor., 3, 17. 2. II Cor., i, 9 ; 4, 7 ; 12, 10. 3. II Cor., 3, 5. — La Vulgate traduit : « non quod sufficientes simus cogitare aliquid a nobis quasi cx nobis. » Saint Augustin fait de ce texte, qu’il lit un peu diffé­ remment, une pierre angulaire de sa théologie de la grâce (cf. De pra destinatione sanc­ torum, c. IV, P. L., 44, 962, etc.). Le sens premier est quelque peu différent. Λογίζομαι signifie porter en compte, mais l’idée fondamentale de l’impuissance humaine demeure (cf. B. Allô, op. cit., p. 83). 4. II Cor., 4> 7 ’> 10· 5. II Cor., 2, 14 ; 8, 16 ; 9, 15. 6. II Cor., 4, 15. 7. II Cor., 4, 16. — F. Prat (op. cit., Π, 59) oppose ici de façon un peu arbitraire la notion d’homme intérieur que suppose ce texte et celle qu’on trouve dans Rom., "j, 22-25. — F· GUNTERMANN (Die Eschatologie des heiligen Paulus, 193-2, p, 140-142) entend de même Rom., 7, 22, comme si Paul parlait de l’homme dans l’état de nature. L’opposition doit être plus nuancée, car lorsque le pécheur se condamne lui-même, la grâce le travaille probablement déjà. 8. II Cor., 5, 59. Toute cette page (II Cor., 4, 16-5. 10) est d’une grande beauté. Elle est capitale sur les rapports entre le don de la grâce et l'immortalité bienheureuse. 10. II Cor., 5, 14· 11. 77 Cor., 5, 17· 12. Joan., 3, 5· — 52 — GRACE ET PÉCHÎi pour leur faire observer sa loi sous l’impulsion vivifiante de l’EspritSaint (1). Mais les cœurs des hommes n’ont pas tous été arrachés à leur dureté initiale. Le message évangélique, le message de Paul rencontre bien des obstacles. Déjà, sur sa route, Paul s’est heurté aux mêmes adversaires que Jésus lui-même : le conservatisme et le légalisme pharisien. A Antioche de Pisidie (2), à Icône, à Lystres et dans les autres villes d’Asie Mineure (3), à Thessalonique (4) et à Corinthe (5), les Juifs ont contre­ carré sa mission. A Ephèse, furieux de ne pouvoir concurrencer le thau­ maturge (6), ils se sont vraisemblablement unis aux dévots d’Artémis pour déchaîner contre lui ce soulèvement populaire (7) dont il a été ému au point de désirer la mort (8). Mais toute cette agitation n’était qu’un prélude. Le véritable combat allait se livrer à l’intérieur même de l’Église. Tout un parti de chrétiens judaïsants s’efforcent de pervertir la notion chrétienne de salut (9) ; ils veulent revenir aux observances pharisaïques. Bienheureuse opposition ! Elle nous a valu l’admirable doctrine de la justification que Paul expose dans son Épître aux Galates, et qu’il reprendra plus à loisir dans son Épître aux Romains. 0 Galates insensés, qui vous a donc ensorcelés !... (10). Cette prosopopée introduit le thème, paulinien par excellence, de la justification par la foi et de la liberté chrétienne. Cette doctrine de l’Apôtre, Luther et les siens en abuseront plus tard, au point que les controverses passionnées alors soulevées interdiront pour longtemps aux exégètes d'exposer de sang-froid la doctrine de Paul. Aujourd’hui encore, les meilleurs com­ mentaires dans l’un et dans l’autre camp restent obsédés par des pré1. Ezéch., 36, 26 ; cf. II Cor., 3, 3. 2. Act., 13, 50. 3. Act., Τ4, 2 ; 14; ι8. 4. Act., 17» 5. 5. Act., 18, 12. 6. Act., 19, 13. 7. Ad., 19, 33 ; cf. 1 Cor., 15, 32. 8. II Cor., i, 8. 9. Cf. F. Prat, op. cit., I, 194-196 ; H. LtetzmaN’N, Histoire de l'Eglise ancienne, I, 1936, p. 29-58, 160-161 ; M.-J. Lagrange, Epître aux Galates, 3e éd., 1926, p. XXIX-LVH1. 10. Gal., 3, i. — 53 — LA THÉOLOGIE DE SAINT PAUL occupations polémiques (1). Cependant il s’agit ici d’une doctrine pri­ mordiale. L’attitude pratique d’où elle est sortie fut le salut del’Église naissante (2). Si le Christianisme voulait conquérir le monde, il lui fallait renoncer à imposer aux Gentils la circoncision et les autres obser­ vances du Judaïsme. A la lumière de l’enseignement de son maître et sous l’inspiration du Saint-Esprit (3), Pierre avait compris que l’appel au salut était absolument universel (4), mais il restait encore prisonnier de sa race et de son hérédité spirituelle. C’est à Paul, hébreu d’entre les Hébreux, pharisien d'entre les Pharisiens (5), qu’il était réservé de com­ prendre pleinement le message du Christ (6). Et comme Pierre était lent à « réaliser » cette attitude que commandait l’Évangile, alors, nous dit l’apôtre des Gentils, je lui résistai en face parce qu'il était digne de blâme (7). Ce différend entre les deux apôtres trouvera son écho plus tard dans un échange de lettres assez vif entre saint Jérôme et saint Augustin, et ce n’est pas seulement un problème d’exégèse ou de morale qui sera alors en question, mais l’intelligence même de la doctrine de l’Apôtre (8). Pour celui-ci, ce qui sauve, c’est la foi au Christ, non les œuvres de la Loi (9). La Loi n’a été qu’un pédagogue conduisant au Christ (10). Tant r. F. Prat, Théologie de saint Paul, t. I, p. 200-201 ; A. LemOnnyer, Justification, dans D. T. C., t. VIII, col. 2065. Chez les protestants, A. Schweitzer a eu le courage de briser avec une tradition trois fois séculaire. Pour lui, la justification par la foi n’est plus le centre du Paulinisme (Die Myslik des Apostels Paulus, 1930, p. 214-217). Mal­ heureusement l’interprétation qu’il donne à son tour de la pensée paulinienne est dominée par une thèse eschatologique inadmissible. Cf. R. S. R., 1931, p. 591-596 (J. Lebreton), et R. bibl., 1933, p. 114-123 (M.-J. Lagrange). 2. G. Kurth, L'Eglise aux tournants de l’histoire, ire leçon. 3. La descente du Saint-Esprit sur Corneille et les siens contredit les expériences jusque-là vécues,mais Pierre, instruit d’en-haut, réfléchit aux enseignements du Sau­ veur (Act., 11,16). 4. P. Bonnetain, Grâce, Diction, de la Bible, Suppl., col. 990-991. 5. Phil., 3, 5 ; cf. 11 Cor., 11, 22. 6. Jésus disait des Pharisiens : « Ils mettent sur les épaules des hommes des fardeaux qu’on ne saurait porter » (Mallh., 23, 4) ; Paul s’écrie : « Dans le Christ, ce qui compte, ce n’est ni la circoncision ni le prépuce, mais d’être une nouvelle créature » (Gai., 6, 13-15)· 7. Gai., 2, h. 8. Epist., 40, P. L., 33, 154 ; Epist., ys, P. L., 33, 251. — Cf. F. Cavallera, Saint Jérôme, t. I, 1922, p. 297. 9. Gai., 2, 16-21. Cf. Act., 13,38. 10. Gal., 3, 24. — 54 — GRACE ET PÉCHÉ que l’homme vivait sans le Christ, il était esclave, mais lorsque la pléni­ tude des temps fut venue, le Christ, né sous la Loi, affranchit l’huma­ nité (1), apportant la vraie liberté (2), celle que donne l'Esprit présent dans les âmes (3). C’est cet Esprit qui nous fait prendre conscience de notre filiation divine, et qui nous fait crier vers Dieu : Abba, Père ! (4). Il n'y a plus désormais ni Grec ni Juif, ni homme libre ni esclave (5), mais seulement des fils de Dieu (6), appelés à l’héritage promis par le Père dès le commencement (7), ou plutôt il n’y a plus qu’un seul et même Fils, car tous, appelés par grâce à la régénération du baptême, nous avons revêtu le Christ, nous faisons avec le Christ une seule et même chose ; une seule et même personne collective : πάντες γάο ύμεΐί εις έστε έν Χριστώ ’ΐΓ,σοϋ (8). Formule audacieuse, dont la théologie n’est pas près d’avoir fait le commentaire (9). Chacun peut dire avec l’Apôtre : J'ai été crucifié avec le Christ ; je vis, non, ce n'est pas moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi (10). On pourrait croire que cette liberté chrétienne est pleine de dangers. Non, car elle n’exige pas moins d’abnégation que la multiplicité des observances légales auxquelles elle-même fait renoncer. Penser qu’étant affranchi de ces observances, on peut désormais vivre à sa guise, c’est retomber dans l’esclavage, sous un joug autrement accablant (11), escla­ vage de la chair qui, à travers l'impureté, l’idolâtrie et tous les autres vices (12), conduit à la mort éternelle (13). Au contraire, la vraie liberté chrétienne, fruit de la foi donnée au baptême (14) et d’un perpétuel 1. Gai., 4, 5· 2. Gai., 4, 31. 3. Gai., 4, 6. 4. Gai., 4, 6. 5. Gai., 3, 28. 6. Gai., 3, 26. 7. Gai., 3, 18 ; 3 29. 8. Gai., 3, 28. 9. Cf. G. Salet, Le Chrisl noire vie, 1937, p. 10. 10. Gai. 2, 20 ; cf. II Cor. 13, 3 (le Christ parle en moi). 11. Gai. 5, r. — Ce texte concerne, il est vrai, le retour aux observances légales du Judaïsme, mais l’idée que le pécheur est esclave du péché (Rom., 6, 20) est déjà sup­ posée dans l’Épître aux Galates. 12. Gai., 5, 19-21. 13. Gai., 6, 7-8. 14. Gai., 3, 23-28. — 55 — LA THÉOLOGIE DE SAINT PAUL effort de conformation au Christ (1) qui, par la charité, résumé de toute la loi (2) et monnayée dans la paix, la fidélité, la patience et les autres vertus (3), conduira à la vie éternelle, lors de la moisson, au jugement dernier (4). Dans ces pages brûlantes de l’Épître aux Galates, ce qu’on retrouve, c’est le dialogue de Jésus et des Pharisiens : si le Fils vous délivre, oui, alors vous serez libres (5). Ce grand thème de la liberté chrétienne, Paul va maintenant le reprendre dans son Épître aux Romains, mais avec une ampleur insoup­ çonnée jusqu’ici : c’est la création tout entière qui va nous apparaître gémissant dans la servitude jusqu’à ce que la libération commencée soit achevée dans le Christ (6); mais en même temps, l'Apôtre va expliciter une idée qu’il a comme jetée en passant, celle d’une Providence mys­ térieuse dans les desseins de laquelle le péché lui-même entre comme élément : L’Écriture a tout enfermé dans le péché afin que ce qui avait été promis fût donné à ceux qui croient (7) ; c’est cette dialectique du péché (8), condition d’existence d’une dialectique de la grâce, que l’Apôtre va exposer aux premières pages de sa grande lettre aux Romains. Tous les hommes ont péché, tous ont besoin de rédemption (9), c’est le supposé fondamental de la lettre. Depuis la première transgression ( 10) il y a dans le monde un règne universel du péché. Cette tyrannie du péché, elle éclate à tous les yeux dans l’histoire du paganisme (11) ; les 1. Gai., 5, 24 ; 6, 14. 2. Gai., 5, 14. 3. Gai., 5, 22. 4. Gai., 6, 8. 5. ]oan., 8, 36. 6. Rom., 8, 22. 7. Gai., 3, 22. 8. Rom., 3, 20. — Cf. J. Huby Epître aux Romains T040, p. 78. Dans une très belle étude sur La loi et la croix d'après saint Paul {Revue biblique, 1938 p. 481-509', le P. P. Benoît réagit contre une exégèse romantique qui prête à Dieu je ne sais quel dessein machiavélique, comme si la Loi n’avait servi réellement qu’à faire pécher l’homme. Non, la Loi reste bonne, mais, sans la grâce, elle est impuissante. Si elle a sanctifié les justes de l’Ancien Testament, c’est que déjà la grâce du Christ travaillait leurs âmes. Elle condamne, lorsqu’on entend faire de l'effort humain comme tel un moyen de sanctification. 9. Rom., 3, 23. 10. Rom., 5, 12. h. Rom., 1, 18-32, avec les remarques de J. IIuby, Epître aux Romains,p. -56 - GRACE ET PÉCHÉ hommes ont voulu se passer de Dieu, Dieu les a abandonnés à leurs convoitises, et les vices infâmes qui les déshonorent sont le juste salaire de leurs égarements (1). Mais que les Juifs ne se glorifient pas pour autant ! La loi positive que Dieu leur avait donnée ne sert qu’à les condamner davantage. A quoi bon la circoncision si l’on viole la loi divine (2) ? Or, une expérience tragique le prouve : que l’homme vive sous la Loi, ou qu’il soit sans loi, c’est-à-dire sans autre guide moral que la loi écrite au fond des cœurs (3), il est impuissant à accomplir les œuvres que lui demande la Loi. Celle-ci ne sert qu’à lui révéler sa fai­ blesse native, à lui faire prendre conscience de la terrible force de péché qui sommeille en lui et qui ne demande qu’à se manifester au dehors par les œuvres mauvaises que défend la Loi (4). I^a Loi est bonne, elle est juste, elle est sainte, mais elle ne fait que révéler à l’homme la divi­ sion intime de sa volonté : Je ne fais pas le bien que j'aime, et je fais le mal que je hais (5). L’homme pécheur est comme un captif qui aspire à secouer ses chaînes et qui cependant ne laisse pas d’aimer sa servitude. Ce thème pauh'nien, Augustin le reprendra, l’orchestrera, y fera entrer toute son expérience du péché et de la tyrannie des passions, ces vieilles 1. Rom., i, 27, avec le commentaire du P. Lagrange, Ep. aux Rom., p. 30. 2. Rom., 2, 25. 3. Rom., 2, 14. — Ce texte est d'une extrême importance pour l’histoire de la théologie de la grâce. Quels sont ces païens qui observent la Loi ? L’observent-ils avec les seules forces de la nature ? La suite de notre étude amènera le théologien aux conclusions que le P. Huby expose dans son commentaire (op. cil., p. ίσο­ ι 26). 4. Rom., 7, 7-25. — Cette page célèbre est aussi fondamentale. Deissmann (Pau­ lus, p. 72), Sabatier (p. 384-387) y voient avant tout une expérience personnelle dont Paul fait l’application à tout homme. Mais de quel homme entend-il parler ? Ce pécheur qui prend conscience de sa misère, est-ce le juif, le païen, le pécheur, le chrétien déjà justifié ? Augustin dans sa seconde manière découvre ici l’impuissance où se trouve le juste lui-même à vivre sans péché. Mais les exégètes modernes lui donnent tort. Saint Paul n’ignore pas que le juste connaît la lutte en*re la chaii et l’esprit (Gai., 5, 16-18) mais ici il songe d’abord aux anxiétés du pécheur, juif ou païen (cf. F. PRAT, La théo­ logie de saint Paul, t. I, p. 272-274 ; M.-J. Lagrange, Epître aux Romains, p. 172), sans d'ailleurs nécessairement évoquer une expérience personnelle (J. Huby, Ep. aux Rom., p. 255-256). Il n’en reste pas moins que les commentaires les plus suggestifs sont ici ceux qui s’inspirent des idées augustiniennes sur la grâce et le péché, sur la division que le péché introduit dans l’âme du pécheur, sur le rôle de la grâce, puissance de libération, de cohésion et d’unité spirituelle (cf. J. Huby, op. cil., p. 257-271). 5. Rom., 7, 19. — 57Z— LA THÉOLOGIE DE SAINT PAUL amies qui retiennent le pécheur en train de se convertir, et le tirent par sa robe de chair (1). Le péché est en effet un véritable esclavage (2), une tyrannie (3), une loi de péché et de mort (4), car le salaire du péché c’est la mort (5), mort du corps et mort de l’âme (6). Tous ceux qui ont péché périront, qu’ils aient connu une loi positive ou qu’ils n’aient eu d’autre guide que leur conscience (7). C’est à cause de cette tyrannie du péché et de la mort que la création entière est asservie, gémissant dans l’attente de sa rédemption (8). Mais cette dialectique du péché qui, dans l’humanité comme dans les individus, fructifie pour la mort (9), Paul ne l’a exposée que pour mettre en contraste la montée de la Rédemption (10), de la grâce et de la vie divine. Par la foi au Christ et par le baptême, les chrétiens ont été affranchis d’une triple servitude, servitude de la mort, du péché (11) et de la Loi (12). Le rite baptismal est ici d’un symbolisme magnifique : descendu dans les eaux, le chrétien est mort avec le Christ ; sorti des 1. Confess., VIII, 26, P. L·., 33, 761. 2. Rom., 6, 16 ; cf. Rom., t, 25 (vulg.). 3. Rom., 7, 23. 4. Rom., 8, 2. 5. Rom., 6, 21-23. — Cf. IlUBY, op. cil., p. 221 : « Saint Paul dit que la mort est la solde, le salaire du péché, parce que le pécheur est le seul artisan de son péché, il en touche le châtiment comme son dù, tandis que la vie éternelle est appelée don gratuit de Dieu... » Ici encore l’exégèse est inspirée d'Augustin. 6. Rom., 7, 13 ; 5, 12. — Saint Paul ne songe pas à distinguer comme nous, dans la récompense ou le châtiment, ce qui est dû au corps et ce qui est dû à Pâme. Son escha­ tologie reste commandée par les idées juives : la véritable immortalité est celle de la résurrection. Voir F. Prat, op. oit., II, 435-437, et surtout F. GüNTERMANN, Die Eschatologie des heiligen Paulus, 1932, p. 131, 144, 309-3T0 et passim. j. Rom., 2, 12-16. 8. Rom., 8, 19-22. — Ce texte énigmatique a suscité de nombreux commentaires au cours des âges. Le P. Lagrange (p. 204) le rattache à l'eschatologie juive ; le P. Huby (p. 295, 301) préfère un développement inspiré de préoccupations modernes. Retenons l’idée d’une liaison non seulement entre le corps et l’âme, mais entre l'homme et l’uni­ vers. Le péché a des conséquences cosmiques. La Rédemption retentit jusqu’aux extré­ mités de l’univers (voir aussi J. Huby, Epitres de la Captivité, 1935, p. 41-47). 9. Rom., t, 5. 10. Rom., 5, 12-21. — Rappelons que, dans ce texte primordial, l’accent est mis, non sur le péché originel, mais sur la Rédemption. h. Rom., 5, 17 ; 6, 18. 12. Rom., 7, 6. - 58 - GRACE ET PÉCHÉ eaux, il ressuscite avec lui (I). Ce symbole fait le lien entre deux idées, chères à saint Paul : J’ai été crucifié avec le Christ, disait-il à ses chers Galates (2) ; il dira plus tard aux Éphésiens : Nous sommes ressuscités avec le Christ, assis avec lui à la droite du Père (3). Ce qui en effet s’est accompli dans le Chef s’accomplit aussi dans les membres. La dialec­ tique du péché aboutissait à la mort, mais le Christ est mort pour tous les pécheurs (4), les réconciliant avec son Père (5), afin que, là où avait abondé le péché, la miséricorde (χάρις) surabondât (6). Mais si le Christ ressuscité ne meurt plus (7), le chrétien est lui aussi virtuelle­ ment affranchi de la mort. 11 y a entre le don du Saint-Esprit et la résurrection glorieuse une liaison certaine. Saint Paul fait écho à cette affirmation du Seigneur que nous rapporte saint Jean : la grâce est déjà la vie éternelle commencée. Celui qui a ressuscité Jésus ressuscitera aussi tous ceux en qui habite l’Esprit de Jésus (8). Comment s’est accomplie cette libération du péché et de la mort ? Par la foi au Christ. Paul reprend ici avec insistance le thème de l’Épître aux Galates. Contre les judaïsants qui, imbus de l’esprit pharisaïque, voudraient imposer aux néophytes la circoncision et les autres obser­ vances légales et qui peut-être réussiront à troubler la paix de la chré­ tienté romaine (9), Paul défend son évangile (10) de la justification par la 1. Rom., 6, 4 ; ci. Prat, op. cit., t. II, p. 308-312. 2. Gai., 2, 19. 3. Ephes., 2, 6. 4. Rom., 5, 8 ; ci. Il Cor., 5, 14-15. 5. Rom., 5, 10 ; ci. H Cor., 5, 18-19. 6. Rom., 5, 21. — Cf. HUBY, op. cit., p. 200: «La grâce, étant distinguée ici de la justice, qui est son œuvre, son effet, est la bonté de Dieu qui pardonne ; c'est la justice qui équivaut ici à ce que la théologie actuelle nomme la grâce sancti­ fiante. » 7. Rom., 6, 9. 8. Rom., 8, ri ; cf. 1 Thess., 4, 14 ; Z Cor., 15, 22 ; Il Cor., 4, 14, et ci-dessus p. 58, note 6. 9. Cf. Phil., i, 12-18 ; 3, 18-19. Cf· J· Huby, Ep. aux Rom., p. 505-506 ; Epilres de la captivité, p. 330-332. — Je suppose avec le P. Huby (p. 257-260) que l’Épître aux Philippiens date de la captivité romaine. A cette date (60-62 ou 61-63), les oppo­ sants mêleront au vieux levain du Judaïsme des doctrines adventices (Huby, Ep. de la capt., p. 77-78). το. Gai., 1,11. — Cf. B. ALLO, L' « évolution s de l'évangile de Paul, 12 5 6, 11 ; II Tim., 2, 22. 11. 1 Tim., i, 512. I Cor., iï, i13. Voir l’excellente étude de M. Tobac, Grâce, dans le D. A. F. C., t. III, col. 334· 338. — 7O — GRACE ET PÉCIlÎi nées au cours des siècles. Les hétérodoxes et leurs adversaires catho­ liques ont été amenés à donner à certains textes isolés une importance qu’ils n’avaient pas dans la pensée de l’Apôtre. Nous verrons certains de ces textes devenir des armes de choix dans la controverse pélagienne (1). A partir du XVIe siècle, on s’acharnera sur les textes concer­ nant la justification par la foi ; puis viendra le Jansénisme et sa négation de la volonté salvifique universelle, on mettra alors en relief tel texte de la lre Épître à Timothée (2). Ces discussions particulières encombrent encore aujourd’hui les meilleures études (3). Il nous semble préférable de renoncer à donner ici une synthèse organique de la théologie de la grâce chez saint Paul. Mieux vaut nous en tenir à cet exposé plus dyna­ mique dans lequel, au risque de nous répéter, nous avons essayé de montrer l’origine des grands thèmes pauliniens. Peu à peu, au cours des âges, nous verrons Pères et théologiens dégager des synthèses qui, si elles n’épuisent pas la richesse du message révélé, n’en seront pas moins des expressions authentiques de la doctrine de saint Paul et de saint Jean. Des Pères grecs à saint Augustin, de saint Augustin à saint Tho­ mas, de saint Thomas aux théologiens qui tenteront une mise en œuvre des décisions du concile de Trente, nous retrouverons sans cesse les mêmes idées et, découvrant peu à peu les richesses du message révélé dans la continuité vivante de la Tradition, il nous sem­ blera encore entendre la voix de saint Paul : 0 Timothe, depositum custodi (4) ! Avant de clore ce chapitre, il nous reste à dire brièvement quel sens a, 1. Nous avons déjà dit que saint Augustin entend le chap, vu de l’Épître aux Romains de l’homme déjà justifié. Dans ses sermons il rappelle complaisamment que Paul lui-même sentait la misère et le besoin de la grâce : « ipse apostolus qui volebat alios salvos facere adhuc curabatur » (Sermo 154, 4-5, P. L., 38, 834-835). Le même Augustin prouve la nécessité de la grâce pour les actes salutaires à partir de textes qui, pris isolément, ne sont pas toujours ad rem (Z Cor., 4, 7 ; II Cor., 3, 5 ; Phil., 2, 13 ; Phil., i, 29 ; Ephes., 2, 8). Mauvais exégète lorsqu’il s’agit du détail, Augustin reste cependant celui des Pères qui a le mieux compris saint Paul, et nous avons aujourd’hui beaucoup moins à le contredire qu’à approfondir ses vues géniales et à le compléter. 2. 1 Tim., 2, 4. Cf. ci-dessus p. 70, note 3. 3. Voir ci-dessus, p. 54, note 1, et le paragraphe consacré à saint Paul dans les divers articles du D. T. C. (Justification, Mérite, Prédestination). 4. I Tim., 6, 20. — ?! — LA THÉOLOGIE DE SAINT PAUL dans l’œuvre de saint Paul, le mot même de grâce (χάρις) (0· S’emparant d’un mot du langage usuel, que l’on trouve chez les auteurs païens, chez Philon et les Septante non moins que dans les livres hermétiques ou les religions à mystères (2), Paul lui donne une signification propre­ ment religieuse qui évoluera de plus en plus vers l’idée de grâce au sens théologique du mot. A le prendre en général, il désigne les intentions de Dieu pour le salut des hommes, et tout spécialement le fait historique de la Rédemption. Dès lors, tout ce qu’un païen pouvait mettre de sens religieux sous le vocable se trouve transposé. La grâce sera joie et source de joie (3) ; faveur et miséricorde (4) d'ordre surnaturel (5), venant du Père (6) par le Christ (7) et dans l’Esprit. Elle est un privi­ lège divin avant d’être un don fait aux hommes (8). Ce don tout gratuit est répandu avec abondance (9), pour fortifier (10), consoler (11), paci1. J. WOBBE, Der Charisgedanke bei Paulus, 1932 ; T· MOFFAT, Grace in the New Testament, 1931 ; W. Manson, Grace in tke New Testament, dans W. T. Whitley, The doctrine of grace, 1932 ; P. Bonn ETAIN, Grâce, dans le Diet, de la Bible, Suppl., t. III, 714-717 ; H. CLAVIER, L'accès au royaume de Dieu, dans Revue d'hisl. et phil. rel., 1942, p. 232-233. 2. Wobe, op. cil., p. 5-6 ; Whitley-Manson, op. cil., p. 34-40. — Chez, les Grecs, χάρις désigne ia beauté, la grâce qui rend une chose et surtout une personne attirante. On en vient de là à lui faire signifier la faveur, la bienveillance des dieux ; l'effet de cette faveur est aussi une grâce. La salutation de l’ange à Marie (Luc., 1, 28) évoque ces divers sens (cf. Luc., 2, 52). Les inscriptions grecques du Ier siècle parlent de la grâce faite à une ville par les empereurs. Dans les cercles religieux hellénistiques, l’idée de grâce s’associe à celle de pouvoir mystérieux, et l'on pense bien que les historiens comparatistes, à partir de ces constatations, parlent des origines « magiques » de la grâce chrétienne (cf. H. Clavier, loc. cit., p. 232). 3. χαρά, χάρις; Π Cor.,i, 15. Cf. Wobbe, p. 14. Cependant Allô traduit ici: faveur. 4. Rom., ri, 6 ; sens évidemment fréquent chez, saint Paul ; cf. Wobbe, p. 16. 5. Ephes. ,2, 6-7. — La notion de surnaturel, impliquée dans ce texte, n’est évidem­ ment pas du vocabulaire paulinien. 6. Tit., 3, 7. 7. H Cor., 8, 9. — La Rédemption est présentée ici comme l’effet d’une miséricorde de la seconde personne de la Trinité. 8. Ephes., 2, 4-7. — La miséricorde, associée ici à la grâce, est l’une des richesses de Dieu. Il faut rapprocher l’idée de plénitude (πλ/ρωιχα), qui exprime les richesses de la vie divine communicable à l’humanité. 9. Ephes., i, 7-8. 10. Rom., i, ii. 11. Rom., 1, 12. — 72 — GRACE ET PÉCHÉ fier (1), faire produire des œuvres bonnes (2) ; aussi ne faut-il pas le recevoir en vain (3). L’idée d’un don créé, d’une grâce médicinale venant au secours de l’homme pour lui permettre d’observer la Loi est clairement exprimée chez saint Paul, mais il n’a pas toujours appelé grâce ce secours divin (4), il lui arrive au contraire d’appeler grâce tout autre chose, l’aumône par exemple (5). Cependant, cette aumône volon­ taire est un effet de la grâce proprement dite (6). Notons enfin que saint Paul semble une fois identifier la grâce avec le Sauveur lui-même; cette figure de style souligne la grandeur du don divin (7). La grâce divine n’est pas seulement principe d’action morale, elle est aussi source de sanctification. Ici, Paul insiste davantage sur le don du Saint-Esprit que sur la grâce créée ; il parlera plutôt de la charité répan­ due dans nos cœurs par l’effusion del’Esprit (8). Cela nous permettra de comprendre qu’il ait fallu un certain temps à la théologie pour arriver aux distinctions nécessaires qui sont aujourd’hui les nôtres. Chez saint Jean, nous l’avons vu, la grâce habituelle apparaît voilée sous l’idée de participation à la vie divine ; chaque fois, d’ailleurs, que la théologie séparera trop les deux notions, elle risquera de s’égarer. Nous avons noté aussi chez saint Jean la relation entre la vie surnaturelle du jus­ tifié et la vie éternelle promise dans l’au-delà (9). Cette idée est familière à saint Paul ( 10), mais la relation entre grâce et gloire apparaît moins dans le vocabulaire (11). 1. Rom., 5, i. 2. ZZ Cor., 9, 8. 3. II Cor., 6, i. 4· II Cor., 3, 4-5, exprime cette idée sans nommer la grâce. 5. II Cor., 8, i. — Le P. Allo (II Cor., p. 2 ri) garde ici au mot son sens religieux, mais il note que, dans ce seul chapitre, le mot a quatre acceptions diverses. Wobbe (p. 58) reste hésitant. 6. II Cor., 9, 14. 7. Tit., 2, ri. 8. Rom., 5, 5. 9. Cf. supra-, p. 45. 10. Cf. supra, p. 52. 11. La Vulgate dit magnifiquement :« gratia autem vita aeterna» (Rom., 6, 23) ; cependant le texte grec a moins de relief et gralia traduit χάρισμα- Ce texte nous in­ vite à ne pas trop opposer grâce et charismes, ou plutôt à nous souvenir que ceux-ci sont aussi liés au don de l’Ksprit, comme un don créé au don incréé. — 73 — LA THÉOLOGIE DE SAINT PAUL En précisant un peu mieux l’esquisse qui précède, on ne pourra que constater la multiplicité des sens du mot Χάρις chez saint Paul, mais on verra aussi que cette multiplicité apparente s’ordonne autour d’une idée générale qui est bien celle de grâce surnaturelle. En restreignant l’acception du mot, le théologie postérieure ne sera pas infidèle à la doctrine de l’Apôtre. En opposant au contraire l’aspect juridique de la justification et son aspect ontologique, Luther et les Protestants s’en éloigneront. Pour saint Paul, la justification est sans doute rémission des péchés, libération de la servitude, consécration juridique d’une purifi­ cation donnant un droit à la résurrection glorieuse, mais elle est bien autre chose encore, elle est une rénovation intérieure, qui fait du chrétien justifié le fils adoptif du Père, un frère et un membre de Jésus-Christ par le don du Saint-Esprit présent dans les âmes (1). C’est ce point de vue de la divinisation du chrétien que nous allons retrouver maintenant dans la Tradition, tout spécialement chez les Pères grecs. i. Cf. Λ. Lemonnyer, Justification, dans Z). T. C., t. VIII, col. 2073-2075 : F. Prat, Théol. de saint Paul, t. II, p. 299-300, et le témoignage non suspect de Schweitzer, qui, rejetant les thèses luthériennes classiques, suppose que, pour Paul, la justification consiste dans une véritable rénovation intérieure (Die Mystik des Apostels Paulus, 193°, p. 214-215). Schweitzer met en relief l’idée de l’union avec le Christ mort et res­ suscité, entendue dans ses thèses eschatologiques. Dans le TfceoZogfsc/ies Wor ter bue h de Kittel l’article δικαιοσύνη (t. Il, p. 204-214' marque également un élargisse­ ment des thèses du protestantisme. — Voir aussi le livre récent de W. T. Hahn, Das Mitsterben und Milauferstehen mit Christus bei Paulus, 1937. — 74 — LIVRE DEUXIÈME LA TRADITION __ _ _ - *■ ■« _____ CHAPITRE CINQUIÈME LES PÈRES GRECS LA DIVINISATION DU CHRÉTIEN ARNACK a justement remarqué qu’avant d’aborder l’histoire des controverses trinitaires et christologiques, il faut rappeler les présupposés sotériologiques de la discussion (1). Si l’on dis­ cute en effet sur la divinité du Verbe ou la consubstantialité du Saint-Esprit, c’est en fonction de données traditionnelles sur le dogme de la Rédemption. « Si le Saint-Esprit n’est pas Dieu, s’il n’a pas droit à mon adoration, dit plus d'une fois saint Grégoire de Nazianze, com­ ment peut-il me diviniser » (2) ? Harnack, il est vrai, a prétendu démon­ trer que les dogmes trinitaires et christologiques étaient nés d’un com­ promis scandaleux entre l’Hellénisme et l’Évangile (3). Selon lui, l'un des facteurs essentiels de la « naissance » de ces dogmes aurait été le triomphe,au IIIe siècle,de la conception « physique» de la Rédemption. Pour les Pères grecs, affirme-t-il, la Rédemption est avant tout le don de l’immortalité bienheureuse, et comme cette immortalité est un privilège essentiellement divin, il a fallu en conclure à la nécessité de l’Incarna- H 1. A. Harnack, Lehrbuch dcr Dogmengeschichte, 4e éd., 1909, t. Π, p. 45 (le Christia­ nisme est essentiellement la religion du salut, qui arrache les hommes à la corruption et à la mort pour les conduire à la vision de Dieu. Le bien suprême que leur offre le Christianisme, c’est l’adoption filiale, la divinisation, le don de l’immortalité, privilège divin). Voir aussi p. 129. — F. LOOFS (Leilfaden zur Dogmengeschichte, 4® éd., 1906, p. 229-232) fait de même précéder son exposé des controverses trinitaires d’un rappel des doctrines sotériologiques. 2. Or. 3r, 4, P. G., 86,137 B ; Or. 34,12, P. G., 36, 252. Voir infra, p. 88, note 1. Cet argument est déjà celui de saint Athanase (Ad Serap., r, 24, P. G., 26, 585 C-588 a). 3. Cf. A. d’Alès, La tradition chrétienne dans Vhistoire, dans Etudes, 1907,1. 1x2, p· 367-370. — 77 — LES PÈRES GRECS tion. Bien avant saint Anselme, un saint Athanase aurait ainsi « déduit » le dogme (1). L’historien allemand repousse cette « perversion » du mes­ sage évangélique et il fait sienne cette exclamation de Luther : Christ a deux natures. En quoi cela me regarde-t-il ? S’il porte ce nom de Christ, magnifique et consolant, c’est à cause du minis­ tère et de la tâche qu’il a prise sur lui... Croire au Christ, cela ne veut pas dire que Christ est une personne qui est homme et Dieu, ce qui ne sert de rien à personne ; cela signifie que cette personne est Christ, c’est-à-dire que pour nous il est sorti de Dieu et venu dans le monde... C’est de cet office qu’il tient son nom (2). Tel autre protestant libéral, qui a lu les philosophes allemands post­ kantiens, pense être suffisamment d’accord avec le symbole de saini Athanasse en faisant cette profession de foi « trinitaire » : Je crois au Dieu transcendant, au Dieu immanent objectivé, et au Dieu immanent subjectif, un seul Dieu béni éternellement, où le Sabellianisme ancien compose curieusement avec la moderne philosophie de l’Esprit (3). Mais, comme l’a fortement souligné le Père Rousselot, c’est tout le Christianisme qui est en jeu. Si le Christ n’est pas Dieu, et s’il n’est pas l’une des trois personnes de la Trinité, l’Évangile change de sens (4). Ce qu’il y a de vrai dans les affirmations de Harnack, c’est que les dogmes chrétiens, sans laisser d’avoir une valeur de vérité désintéressée, ne nous ont été proposés qu’en vue d’un but « pragmatique ». Les dogmes trinitaire ou christologique ne nous ont été révélés qu’en liai­ son avec le message évangélique sur l’économie providentielle du salut (5). Entre Arius et saint Athanase, Harnack l’a bien vu, il y a 1. Lehrhuck der D. G., t. III, p. 157-164 ; Précis de l'histoire des dogmes, traduction Choisy, 1893, p. 170-174. 2. Lehrbuch der D. G., II, p. 662. — Cf. Luther, Opera, Erlangen, t. 35, col. 207. 3. E. MËNÉGOZ, Eludes sur le dogme de la Trinité, 1898, p. 27 (extrait de la Revue chrétienne). 4. P. Rousselot, Le Christianisme et l'âme antique, dans Christus, 5e éd., 1927, p. 1097. — Voir aussi l’article Intellectualisme, dans le D. A. F. C., t. II, col. 1076. 5. Henri DE Tourville, Lumière et vie, 1925, p. 47-48. - 78 - LA DIVINISATION DU CHRÉTIEN déjà un abîme : l'un n’a besoin du Logos que comme d’un intermédiaire cosmologique entre Dieu et la création, l’autre réclame un Sauveur qui, tout en étant Dieu, soit un personnage historique réel (1). Il en va de même de ce qui concerne le Saint-Esprit. C’est cette liaison intrinsèque des dogmes trinitaire et christologique avec {’histoire de notre salut que, dès les origines du Christianisme, exprime le rite du baptême, et plus clairement encore la règle de foi, ce symbole baptismal (2) dont le noyau original, essentiellement christologique et trinitaire (3), est allé s’enri­ chissant pour aboutir aux formules de Nicée (4), de Constantinople (5) ou au symbole dit de saint Athanase (6). Dans ces textes, comme dans d’autres moins solennels (7), on retrouve la même doctrine : le Père nous a créés, le Verbe s’est fait chair pour nous sauver et nous donner 1. Harnack, Précis, p. i8r. 2. D. B., Enchiridion, n° 6. — J. Lebreton, Origines du dogme de la Trinité, II, 1928, p. 141-173 ; J. A. JuNGMANN, Die Gnadenlehre im aposlolischen Glaubens· bekenntnis und im Katechismus, dans Zeitschrijt jür kalholische Théologie, 1926, p. 196219. — Le P. Jungmann insiste ailleurs, .>u point de vue de l’enseignement chrétien, sur l’importance qu’avait le symbole pour les fidèles des premiers siècles (Die Frohbotschajt, 1936, p. 34-45, 81-92). 3. Sur les origines du symbole, voir J. Lebreton, Histoire du dogme de la Trinité, t. II, 1928, p. 145, note 2, et l’étude exhaustive du P. J. de Ghellinck, Les recherches sur l'origine du symbole des apôtres depuis vingt-cinq ans, dans Revue d’histoire eccl., 1942, p. 97-142, 361-410. 4. D. B., Enchir., n° 54. 5. D. B., Enchir., n° 86. — Ce texte n’est probablement pas l’œuvre du concile de 381 (cf. J. Bois, Constantinople, dans le D. T. C., t. III, col. 1229-1230 ; A Michel, Symboles, dans le D. T. C., t. XIV, col. 2931-2933 R. Seeberg, Lehrbuch der Dogmengeschichle, 3« éd., 1923, t. II, p. 142). De toutes façons, ce symbole a dû être en usage en Orient dès la fin du IVe siècle. En Occident, il entra dans la liturgie eucha­ ristique dès 589 pour l’Espagne, au vin® siècle seulement pour la Gaule (cf. B. Capelle, L’origine de notre texte du symbole, dans Recherches de théol. médiévale, t929j P· 7'20)· Sur l’addition du Filioque, voir le résumé de J. Tixeront, Histoire des dogmes, 7e éd., 1928, t. III, p. 518-526. 6. D. B., Enchir., n° 39. — L’attribution de ce symbole à saint Athanase, fortement et solidement combattue, rencontre encore des partisans (cf. Scheppens, dans Revue d'histoire ecclés., 1936, p. 548-569). On a parlé de Fulgence, de Césaire d’Arles, voire de saint Augustin. De toutes façons, ce texte reste un témoin vénérable de la croyance patristique. Cf. Michel, dans le D. T. C.. t. XIV, col. 2930-2931. 7. Voir les textes rassemblés dans A. Hahn, Bibliothek der Symbolen und Glaubens regeln, 3® éd., 1897. Sur le symbole de Rufin d’Aquilée, voir M. Villain, dans Science religieuse, 1944, p. 129-156. — 79 — LES PÈRES GRECS l’Esprit qui sanctifie (1). Lorsque le développement du dogme amènera l'Église à réfléchir sur elle-même, sur sa vie intime ou sur ses sacrements, l’ecclésiologie n’entrera dans le symbole que comme un prolongemen des assertions sur le Saint-Esprit (2). C’est précisément le don du Saint-Esprit qui, aux origines chrétiennes, commande toute la théologie de la grâce. Les chrétiens des premiers siècles ont conscience de vivre une vie nouvelle inconnue jusqu à eux (3). Pendant longtemps encore, on dira : « recevoir le Saint-Esprit, perdre le Saint-Esprit, avoir le Saint-Esprit », là où nous disons aujour­ d’hui : « être justifié, être en état de péché, être en état de grâce ». Le rite du baptême, l’imposition des mains, l’absolution, tous ces gestes sacramentels sont en liaison étroite avec le don du Saint-Esprit (4). La transformation intérieure opérée au baptême, les premiers chrétiens en vivent. Sans doute, entre les longs développements d’un Cyrille de Jéru­ salem sur les merveilleux effets du baptême (5) et la manière beaucoup plus simple dont saint Justin parle de la rémission des péchés, de la régénération et de l’illumination (6), il y a quelque différence. Il est incontestable aussi que les Pères apostoliques, Ignace d’Antioche excepté, sont assez sobres de renseignements sur la divinisation du chrétien (7). On pourrait être tenté de croire ici que ce qui s’imposa 1. Le symbole de Grégoire le Thaumaturge, antérieur au symbole de Nicée, parle du Saint-Esprit « vie, principe des vivants, sainteté qui confère la sanctification » (L. Froidevaux, Le symbole de Grég. le Thaumaturge, R. S. R., 1929, p. 194). 2. Par respect pour des formules vénérables, le concile de Trente ne tentera pas de refondre le symbole traditionnel pour y faire entrer les dogmes explicités depuis la fin de l’âge patristique. On se contentera de faire des additions (D. B., Enchir., n° 994999). Le concile de Latran avait été plus audacieux (D. B., n° 428-430), mais les ten­ tatives d’union avec les Grecs, jalousement attachés aux traditions antiques et enne­ mis de toute nouveauté, semblent avoir paralysé cet effort. 3. IL ScnuHMACBER, Kraft der Urkirche ; das neue Leben nach den Dokumenlen der ersten zwei Jahrhu-nderlen, 1934. 4. Le P. Galtier (Absolution ou confirmation, R. S. R., 1914, p. 207-209) insiste jus ternent sur l’importance de ces remarques pour l’histoire de la théologie et de la pra­ tique sacramentaire. 5. Cale'ch. 3, P. G., 33, 425-449. 6. 1 Apol., 61, 2-3. 7. J. Gross, La divinisation du chrétien d'après les Pères grecs, 1938; p. 116-122· L’auteur de la Didachè parle de l’immortalité promise aux chrétiens en termes assez vagues (Did., X, 3-3) et il est évident qu’il songe surtout à la résurrection glorieuse (Did., XVI, 6-8). Dans l’épître du pseudo-Barnabé, on trouve une allusion à l’homme — 8O — LA DIVINISATION DU CHRÉTIEN plus tard à l’Église, ce furent les doctrines d’une école particulière, et parler avec Loofs d’une « théologie asiatique » qui irait de Paul à Irénée en passant par Jean, Ignace et Théophile d’Antioche (1). Il est plus simple de constater que cette théologie n’est que la mise en œuvre des données de la Révélation telles qu’on les trouvait chez saint Paul et chez saint Jean ; mais il a fallu tout un travail de réflexion pour que ce qui était pratique vécue devînt théologie explicite (2), Déjà, dans la seconde Épître de Pierre, le dogme de la divinisation du chrétien s’exprime en un texte magnifique, sur lequel les Pères et les théologiens aimeront à appuyer leurs développements (3). Avec Ignace d’Antioche, saint Jean a trouvé un disciple digne de lui. Pour Ignace, la nouveau de saint Paul et à la présence de Dieu dans les fidèles (Ep. Barn., XVI, 7-8), mais l’auteur mêle encore la vie divine et les charismes. L’effet du baptême est une puri­ fication et une sanctification qu’on ne cherche pas à analyser (Barn., XI, 11) ; le chré­ tien est dit fils de Dieu (Barn., IV, 9), mais en passant. Clément Romain n’est guère plus riche. On sent que l’idée de résurrection glorieuse exprime pour ces âmes venues du Judaïsme des richesses indicibles (I Clem., 24-27). L’auteur de l’homélie connue sous le nom de lla Clementis insiste sur cette idée, il met le don de la résurrection en liai­ son avec la présence de l’Esprit dans les âmes (11 Clem., XIV, 5 ; cf. V, 5 ; XX, 5). Il y a peu à tirer ici du Pasteur d’Hermas. 1. F. Loofs (Leiljaden zur D. G., 1906, p. 139-140, 146-147 ; Theophilus von Antiochicn und die kleinasiatische Théologie, dans Texte und Unterstiehungen, 1930) a dépensé beaucoup d’érudition pour soutenir sa thèse ; mais elle était condamnée d’avance (cf. J. Lebreton, R. S. R., 1931, p. 596-601). 2. Loofs, qui, à la différence de Harnack, accepte le principe dogmatique, reconnaît lui-même que, dans la théologie d’Ignace d’Antioche, « es sind johannische und paulinische Gedanken... die herausklingen » (Leitjaden zur D. G., p. 102). 3. « Que la grâce soit une participation de la nature incréée, écrit le P. Terrien (La grâce et la gloire, t. I, 1897, p. 87), le prince des apôtres, saint Pierre, nous l’enseigne dans un texte mille fois commenté par les Pères et les théologiens, tant il est plein de science divine. Dieu, par Jésus-Christ Noire-Seigneur, nous a faits participants de sa nature divine » (Il Petr., 1,4). Divinae naturae consortes, cette formule lapidaire a servi en effet de point d’appui à la théologie de la divinisation du chrétien et elle a passé dans la liturgie. Cependant le texte n’est pas sans difficulté. Il n’est pas démontré d'abord que l’Épître ait Pierre pour auteur (cf. A. Tricot, Pierre, dans le D. T. C., t. XII, col. 1784-1788). Ensuite, il est difficile de prouver que la participation à la nature divine, clairement affirmée dans le texte, soit acquise dès cette vie. L’auteur pense surtout à l’immortalité bienheureuse. La met-il en liaison avec le don du SaintEsprit, avec la présence de Dieu en nous ? c’est moins sûr (pour la discussion du texte, voir IL Lange, De gratia, 1929, p. 300-303 ; J. Gross, La divinisation du chrétien, p. 109-in ; E. Tobac, Grâce, dans le D. A. F. C., t. Il, col. 339-340 ; P. Bonnetain, Grâce, dans le Diet, de la Bible, Suppl., t. III, col. 1102-1103). — 8l — 6 LES PÈRES GRECS doctrine du Christ est une doctrine d’immortalité, sa chair un remède d’immortalité ; quiconque lui est uni par la foi ou le baptême, se nour­ rit de l’eucharistie et reste un membre de l’Église unifiée par la charité, est assuré du salut. Ignace, le martyr qui se glorifie du nom de Théophore, a fait sienne aussi la doctrine de Paul. C’est le Christ qui vit en lui (1). Mais c’est chez saint Irénée qu’on trouve la première grande synthèse de la théologie pauhnienne et johannique de la grâce (2). Sous sa plume abondent les formules qui vont devenir chères à la tradition tant grecque que latine : Dieu s’est fait homme afin que l’homme ait part à la vie divine, afin qu’il devienne un fils de Dieu (3). Le Christ est venu récapituler en lui-même l’humanité (4), refaire l’œuvre de Dieu dé­ truite par le péché (5), donner aux hommes le Saint-Esprit avec abon­ dance (6), afin qu’il soit, non seulement Thote de leurs âmes et de leurs corps (7), mais un principe d’unité intérieure (8), un gage de la vie incor1. La mystique d’Ignace est essentiellement une mystique de l’union au Christ présent dans les âmes. Les chrétiens ont Jésus en eux {Magn., 12), ils sont théophores, christophores {Ephes., IX, 2,, temples du Christ {Ephes., XV, 3). Les idées de vie éter­ nelle, d’immortalité, de présence divine reviennent souvent, mais centrées sur cette mystique de l’union au Christ (cf. J. Gross, op, cil., p. 123-125;· La présence du SaintEsprit a moins de relie! (E. Mersch, Le corps mystique du Christ, 2e éd., 1936, t. I, p. 301, note 8), la notion de divinisation est impliquée dans celle d’immortalité (J. Gross, p. 125, note 3;. 2. Les apologistes sont relativement pauvres. Ils insistent peu sur le don du SaintEsprit. Sauf Athénagore, qui accepte l’idée d’une immortalité naturelle de l’âme, ils soulignent que l'immortalité qui nous est promise est un privilège extraordinaire. Dieu seul est immortel. Participer à l’immortalité, c’est devenir dieu (Théoph. Antioch., Ad Aulol., 11, 27). Sur ces auteurs, cf. Gross, op. cit., p. 134-143. 3. Adv. haer., IV, 28, 1 (Harvey, II, 245; : « ut homo fieret particeps Dei. » —Ibid., Ill, 16, 3 (Harvey, II, 84) : « ut per eum adoptionem percipiamus » ; autres références apud F. Vernet, irénée, D. T. C., t. Vil, col. 2470. 4. Ado. haer., III, 18, 1 (Harv., Il, 95) : «longam hominum expositionem in seipso récapitula vit. » — Cl. A. d’Alès, La doctrine de la récapitulation dans saint Irénée, R. S. R., 1916, p. 189-190 ; E. Mersch, Le corps mystique du Christ, 2e éd., I, 318-328. 5. Adv. haer., III, 18, 1 (Harv., 11, 95): « nobis salutem praestans, ut quod perdide­ ramus in Adamo, i. c. secundum imaginem et similitudinem esse Dei, hoc in Christo reciperemus. » 6. Dém. apost., 7 (trad. Barthoulot, R. S. R., 1916, p. 373-374). 7. Adv. haer., V, 6, 2 (Harv., II 335) ; ibid., V, 8, 1 (Harv., II, 339). A cause delà polémique gnostique, Irénée montre que le corps lui-méme est le temple de Dieu (cf. 1 Cor., 6. 15). 8. Adv. haer., III, 17, 2 (Harv., Il, 93) : «corpora nostra per lavacrum... unitatem — 82 — LA DIVINISATION DU CHRÉTIEN ruptible dont jouit déjà le Christ ressuscité (1). Cet Esprit, vie de cha­ cun des membres, est aussi la vie de l’Église corps du Christ (2). Chez saint Irénée, la théologie du salut est liée à l’idée d’une Providence édu­ catrice (3) qui achemine lentement l’homme vers sa fin dernière, « la vision de Dieu vie de l’homme » (4). L’homme n’a pas été fait dieu dès l’origine, mais il est fait cependant pour devenir dieu (5). Cette doctrine est le fondement d’un optimisme chrétien qui sera désormais une doc­ trine traditionnelle (6), même s’il lui faut composer plus tard avec ce qu’on est convenu d’appeler, par une grande injustice à l’égard de saint Augustin, le pessimisme « augustinien ». Désormais, chaque fois qu’ils parleront des effets du baptême, de la régénération et du don du Saint-Esprit, les Pères seront comme inta­ rissables, et c’est cette question qu’il faut d’abord leur poser si l’on veut acceperunt, animae autem per Spiritum. » — Pour Irénée, l'homme parfait se compose d’un corps, d’une âme et du Saint-Esprit : « sunt tria in quibus homo perfectus constat, came, anima et spiritu » (Adv. haer., V, 9, i ; Harv., Il, 342). L’Esprit est la vie de l’âme, comme l’âme est la vie du corps (Adv. haer., V, 6, τ ; Harv., II, 334-335). Cf. Gross, op. cil., p. 146. Au XVIIIe siècle, ce texte et d’autres semblables embarrasseront le très méritant éditeur d’Irénée, dom Massuet (P. G., 7, 376 D) ; mais il ne faut pas cher­ cher dans un auteur du 11e siècle les précisions théologiques nécessitées par la contro­ verse baianiste. Sans faire cependant d’anachronisme, il semble que l’on trouve chez Irénée la première ébauche d’une distinction entre le don créé et le don incréé. Voir d’Alès, K. S. R., 1924, 522-530, et J. Gross, op. cil., p. 156. 1. Adv. haer., V, 7, 1-2 (Harv., II, 336-338). 2. Adv. haer., III, 24,1 (Harv., II, T32): «ubiEcclesia, ibi spiritus Dei»(cf.E. Mersch, op. cil., I, 330). 3. /4t/w. haer., IV, 38, 2-4 (Harv., II, 294-297). — A. Verriele, Le plan du salut d’après saint Irénée, R. S. R., 1934, p. 493. 4. Adv. haer., IV, 20, 7 (Harv., II, 219) : «gloria Dei vivens homo, vita autem homi­ nis visio Dei. » 5. Adv. haer., IV, 38, 4 (Harv., II, 297) : « non ab initio dii facti sumus, sed primo quidem homines, tunc demum dii... » C’est pourquoi l’Écriture dit : « Ego dixi : dii estis et filii excelsi omnes » (Ps. 81, 6) et aussi : « velut homines moriemini. » La divi­ nisation est donc une grâce. Mais est-elle accordée dès ici-bas ? Irénée reste-t-il dans les perspectives eschatologiques ? Il dit clairement que le Saint-Esprit nous donne une vie divine : « sublevat in vitam Dei » (Adv. haer., V, 9, i ; Harv., II, 342), il affirme que par lui nous sommes à l’image de Dieu (V, 6,1 ; Harv., II, 334), mais il semble réserver à l’au-delà la véritable participation à la vie divine. Irénée est plus · juif » que « grec » et pour lui, l’homme ne sera achevé qu’avec la résurrection corporelle (V, 8, 1 ; Harv., II, 339-.340)· Cf. J. Gross, op. cil., p. 157-158. 6. D. Reynders, Optimisme et tkéocenlrisme chez saint Irénée, dans Recherches de théol. ancienne et médiévale, 1936, p. 225-252. - 83 - LES PERES GRECS connaître leur théologie de la grâce. La remarque vaut très spéciale­ ment de Clément d’Alexandrie (I), et surtout du grand Origène. Il est certain que l’on fait injure à ce dernier en se bornant à constater qu il n’a pas été semi-pélagien (2). L’Église a rejeté le système origéniste, mais, en dépit de ses erreurs, Origène était un chrétien qui se savait lié par la règle de foi (3). Non seulement on retrouve chez lui l’idée de la Providence éducatrice (4), mais, on commence de plus en plus à s’en apercevoir, derrière un système qui ne fut qu’une expression passagère de sa pensée théologique, il y eut chez Origène une expérience spirituelle de premier ordre, et l’on peut vraiment parler de la mystique d’Ongène(5). Les historiens de la théologie, trop préoccupés de l’origénisme.ont malheureusement laissé dans l’ombre cet aspect de sa pensée. Il se peut que, dans sa théologie de la Trinité, Origène ait été subordination (6) 1. Clem. Alex., Paedag., 1,6, P. G., 8, 280 d-28i λ (le baptême confère l’adoption, la filiation divine, l’immortalité, selon la parole du Psaume : « Ego dixi : dii estis »). — Clément est le premier à employer le terme Οεοποιεΐν (Gross, op. cit., p. 163. p. 158). Ses tendances générales l’amènent à mettre en relief le rôle du Verbe en tant que maître de doctrine. C’est par son enseignement que le Verbe divinise (Prolr., I, P. G., 8, 64 D ; Paed., I, 12, P. G., 8, 368 ab. Ci. Gross, op. cit., 163). De là une tendance regrettable à réserver au gnostique la vraie participation à la vie divine. Distinguant entre l’image et la ressemblance (Paed., II, 22, P.G., 8,1080 c),Clément réserve à l'élite la ressemblance et pratiquement la filiation divine (Strom., VII, 13, P. G., 9, 513 B516 A. Cf. Gross, op. cit., p. 167-168, 172-174). Le rôle sanctificateur du Saint-Esprit semble rester dans l’ombre. Clément connaît cependant de beaux textes pauliniens et les cite à l’occasion (v. g. Strom., Ill, 11, P. G., 8, 1176-1177)·. 2. Les quelques lignes de Tixeront (Hist, des dogmes, I, 316) sont bien maigres et l'auteur ne les complète guère en parlant du baptême ou du Saint-Esprit. Dans le D. T. C. (t. XI, col. 1544-1545, M. Bardy se borne aussi à la question des rapports entre grâce et liberté. Heureusement, il a mis en relief ailleurs d'autres aspects de la pensée d’Origène sur la théologie de la grâce (G. Bardy, La vie spirituelle d'après les Pères des trois premiers siècles, 1935, ch. xiv). 3. De princ., 1, P. G., 11, 115-121. Cf. G. Bardy, La règle de foi d’Origène, R. S. R., 1919, p. 162-196. 4. H. KOCH, Pronoia und Paideusis, Studien über Origenes und seinem Verhàltnis zum Platonismus, 1932, avec les remarques de J. Lebreton, R. S. R., 1933, p. 374-376. 5. Le livre de W. VôLKER, Das Vdlïkommenheitsideal des Origenes, 1931, prarque une date dans l’histoire des études sur la pensée d’Origène. Sur ce livre, voir: ChAH. Puech, Un livre nouveau sur la mystique d’Origène, dans Revue d'hist. et de phil, tel., P· 508-536. 6. G. Bardy, Origène, D. T. C., t. XI, vol. 1523-1527 ; J. Lebreton, dans Fliche et Martin, Histoire de l’Eglise, t. II, p. 259-260. - 84 - LA DIVINISATION DU CHRÉTIEN et que cette erreur ait influé sur la doctrine de la prière (1), mais lorsqu’il parle du rôle sanctificateur de l’Esprit, le maître alexandrin reste fidèle à la Tradition (2). Beaucoup plus même que les héritiers de sa pensée, il insiste sur la présence du Christ dans les âmes (3) et le mystère de notre union avec lui. L’intérêt que l’on porte aujourd'hui à la doctrine du corps 1. Origène, De la prière, 15-16, P. G., 11, 464 D-468 c (le Christ rendant lui-même un culte à son Père, l’adoration ne peut aller qu’à celui-ci, il ne faut pas prier celui qui prie). Cf. J. Lebreton, Le désaccord entre la foi populaire et la théologie savante dans VEglise chrétienne du IIIe siècle, dans Revue d'hisl. eccl., 1924, p. 19-26. 2. Dans le Uspt Αρχών, traitant du Saint-Esprit, Origène rappelle qu’il est source de notre régénération, en même temps que le Père et le Fils, personne ne pouvant être participant du Père et du Fils sans le Saint-Esprit (De princ., I, 3, 5, P. G., 11, 150 A). Le Saint-Esprit n’habite pas dans les pécheurs (De princ., I, 3, 7, P. G., 11, 152 c). La béatitude consiste dans la possession du Père, du Fils et du Saint-Esprit (De princ., I, 3, 8, P. G., 11, 155 B). La Trinité, source de sainteté substantielle, se communique aux créatures raisonnables (De princ., I, 6, 2, P. G., 11, 166 c). La participation au Saint-Esprit est source de joie et de consolation, d’où son nom de Paraclet (De princ., II, 7, 4, P. G., 11, 218 a). Dans le commentaire de l’Épître aux Romains, Origène montre que la charité que le Saint-Esprit répand dans les cœurs nous rend participants de la nature divine (In Rom., IV, 9, P. G., 14, 997 C). Comme son maître Clément, Origènesemblecependantréserverl’adoptionauxseuls parfaits (ibid., 997 A). Il cherche à expliquer comment l’Apôtre peut se dire charnel alors que l’Esprit vit en lui et que tous les justes sont le temple du Saint-Esprit (In Rom., 6, 9, P. G., 14, 1085 B), Cf. IL Rahner, Taufe und geistliches Leben bei Origenes, dans Zeitschrift für Aszese und Mystik, 1932. Le travail de M. Verfaillie, La doctrine de la justification dans Origène, 1926, laisse trop dans l’ombre cet aspect de la doctrine du grand Alexandrin. 3. In Rom., V, 8, P. G., 14, 1037-T039 (mort et résurrection avec le Christ). — In Rom., VIII, 2, P. G., 14, 1164 A (à quoi sert de croire que Jésus est ressuscité, si ce même Jésus ne ressuscite pas en nous ?). — In Rom., N, 9, P. G., 14, 1043 c (le Christ est l’arbre de vie sur lequel il nous faut être greffé). — In Jerem., horn. IX, 1, P. G., 12, 348 D (« quid mihi prodest si descendit in mundum et ego ipsum non habeam ? »). — In Luc., horn. XXII, r, P. G., 13, 1857 b (« quid tibi prodest, si Christus quondam venerit in carnem, nisi quoque ad tuam animam venerit ? Oremus ut illius quotidie adventus fiat, et possimus dicere : vivo autem jam non ego, vivit vero in me Chris­ tus... Si Christus vivit in Paulo, non vivit in me, quid mihi proderit ? »). — Dans le même sens : In libr. Judic., horn. II, 2, P. G., 12, 957 c ; In Luc., horn. VIII, P. G., 13, 1820 ab (le Christ est image de Dieu, son image se forme en nous;. — In Cantic., I, 4, P. G., 13, 100 c (le Christ grandit dans les ames aetate et sapientia). Voir l’étude de II. Rahner, Die Gottesgeburt, dans Zeitschrift für kathol. Theol., 1935, p. 351-353. One théologie exigeante se demandera ici si Origène n’entend pas seulement parler de conformation morale au Christ. Contentons-nous de situer ces textes dans le dévelop­ pement de la théologie de la grâce. - 85 - LES PÈRES GRECS mystique aura eu pour résultat inattendu une réhabilitation d’Origène. La thèse restitutionniste, par ailleurs si regrettable, l'a conduit à mettre plus que d’autres en relief cette idée que, jusqu’à ce que soit venue la fin des temps, le Christ total n’a pas encore atteint sa parfaite stature (1). Tout au plus peut-on lui reprocher quelque excès d’intellectualisme (2). Régénération, adoption, don du Saint-Esprit, présence active du même Esprit dans les âmes et dans l’Église, identification au Christ par communication ou participation de la vie divine, ces idées, dont aucune n’est absente de l’œuvre d’Origène, se retrouvent à chaque instant dans la discussion de saint Athanase avec les Ariens. Si nous sommes fils adoptifs, dit-il par exemple, c’est donc qu’il y a un fils par nature (3). Si nous sommes participants du Verbe par le Saint-Esprit, c’est donc que le Verbe est Dieu (4). Si le Verbe n’est pas Dieu, comment pou­ vons-nous être divinisés (5) ? La création nous a faits créatures de Dieu ; par l’adoption, nous devenons fils, c’est parce que le Verbe est en nous (6), il n’y peut venir d’ailleurs sans le Père et le Saint-Esprit (7), la sanctification opérée au baptême se fait par le Fils et dans l’Esprit (8). On a souvent remarqué qu’il est facile de dégager de l'œuvre polémique du grand champion de l’orthodoxie nicéenne une belle synthèse de la 1. In Levit., hom. VII, 2, P. G., 12, 478-482. Voir la traduction de H. de Lubac, Catholicisme, T938, p. 322-327 ; E. Mersch, op. cit., 1, p. 367-370. 2. Le P. Mersch (Le corps mystique du Christ, t. I, 2e éd., 1936, p. 352-362) insiste plus que de raison sur le « gnosticisme » d’Origène. Une étude sereine des textes mon­ trerait probablement que le maître alexandrin veut souligner surtout la nécessité de l’effort moral, qu’il lie malheureusement trop à l’effort intellectuel. Il est « grec » ! Chez lui, science et vertu sont encore mal distinguées. 3. Contra Arian., Ill, 19, P. G., 26. 361 c. — Ibid., I, 39, P. G., 26, 93 A. 4. Contra Arian., I, 9, P. G., 26, 28 D-29 A. 5. Contra Arian., I, 70, P. G., 26,296 B. — De Inc. Verbi, 54, P. G., 25, 192 B. Atha­ nase emploie indifféremment les mots θεοποιεϊν et υιοποιειν, — Cf. J. Gross, La divinisation, p. 215. 6. Contra Arian., II, 59, P. G., 26, 272 C-273 AB. 7. Episl. ad Scrap., I, 19, P. G., 26, 573 CD-576 ad. — Ibid., IV, 12, P. G., 26, 652 c. 8. Epist. ad Serap., I, 20, P. G., 26, 577 c. — Ibid., I, 30, P. G., 26, 597 c. Dans ces lettres, Athanase, cherchant à prouver contre les Macédoniens la divinité du SaintEsprit, trouve un argument dans le rôle que joue l’Esprit dans notre divinisation. Cf. Ep. ad Serap., 1, 24, P. G., 26, 585 bc ; ibid., I, 9, P. G., 26, 553. Cf. A. Palmieri, Esprit-Saint, dans le D. T. C., t. V, coi. 720. — 86 — LA DIVINISATION DU CHRÉTIEN théologie du salut (1). Ajoutons que, dans cette synthèse, la doctrine du corps mystique aura une place importante (2). Nous ne nous attarderons pas à retrouver la même doctrine dans les œuvres des autres Pères grecs (3). La lutte contre les Macédoniens (4), commencée déjà du vivant d’Athanase, amène les Cappadociens à s’étendre sur le rôle sanctificateur du Saint-Esprit. C’est de son action surnaturelle en nous que saint Basile tire un argument en faveur de sa divinité (5), Grégoire de Nysse procède de même (6) et l’on sait 1. X.-M. Le Bachelet, Athanase, dans le D. T. C., t. II, col. 2166, 2174. Voir aussi V. Cremers, De verlossingsidee bej Athanasius den groole, 1923 ; J.-B. BERCHEM, Le rôle du Verbe dans l’œuvre de la création et de la sanctification· d'après St Athanase, Angelicum, 1938 ; E. Seeberg, Lehrbuch der Dogmengeschichte, 3e éd., 1923, t. II, p. 47-87. met bien en relief l’idée de la divinisation. 2. E. Mersch, Le corps mystique du Christ, 2e éd., 1.1,1936, p. 374-409 ; L. Bouyer, L’Incarnation et ΓEglise corps du Christ dans la théologie de saint Athanase, 1943. — Harnack, faute d’avoir pu entrer dans l’intelligence de la doctrine du corps mystique, qui seule permet vraiment de comprendre la Rédemption, pense que la théorie d’Atha­ nase, reprise par les Cappadociens et surtout Grégoire de Nysse, n’était soutenable que si l’on admettait la théorie platonicienne de l’idée (Lehrbuch der Dogmengeschichte, 4e éd., 1906, t. Il, p. 164-165). Le Christ sauve l'humanité et la déifie parce que la nature humaine est déjà tout entière dans le corps et l’âme assumés par le Verbe. Les idées d’expiation et de rachat seraient dès lors des éléments superflus dans la question de la Rédemption (op. cil., p. 161). M. Rivière (Le dogme de la Rédemption, étude his­ torique, 1909, p. 146-151) a fait justice de ces simplifications, mais il faut dire à la décharge de Harnack que le mystère de notre union à la mort et à la résurrection du Christ est loin d’avoir été suffisamment approfondi par la théologie. Le P. MALEVEZ (L'Eglise dans le Christ, R. S. R., 1935) cherche à montrer que le réalisme des Pères est ici indépendant de leur platonisme. Voir aussi R. Arnoü, Platonisme des Pères, D. T. C., t. XII, col. 2347. 3. Je renvoie ici à l’ouvrage classique du P. Mersch. Ajouter à la bibliographie: A. Lieske, Zur Théologie des Chrislusmyslik Gregors von Nyssa, Scholastik, 1939, p. 485-514. ; H. EnGuERDING, Die Kirche als Braut in den Ostsyrischen Liturgie, Orientalia periodica, 1937, p. 5-48 ; J. DaniÉLOU, Platonisme et théologie mystique, Essai sur la doctrine spirituelle de saint Grégoric de Nysse, 1944. 4. G. Bardy, Macedonius, D. T. C., t. IX, col. 1474-1478, et le résumé de J. ’Fixe­ ront, Histoire des dogmes, t. II, p. 57-58. Les Ariens, qui niaient la divinité du Verbe, étaient aussi Pneumatomaques. 5. Basil., Contra Eunom., Ill, 2, P. G., 29. 660 c. — Contra Eunom.,N, P. G.,29, 725 S. — De Spiritu sancio, XIX, 48, P. G., 32. 156 B (le Saint-Esprit sanctifie et n’est pas sanctifié). — Epist., I, 8, 11, P. G., 32, 264 D (nous sommes les temples du Saint-Esprit, donc celui-ci est Dieu). — Epist., II, 105, P. G., 32, 513 B (le Saint-Esprit, source de sanctification, nous apporte la grâce de l’adoption et l’immortalité). 6. Greg. Nyss., Adv. Maced., 22, P. G., 45, 13280-1329 AB. Ailleurs, Grégoire rap- - 87 - LES PÈRES GRECS combien cet argument est cher à saint Grégoire de Nazianze (I). Le premier, celui-ci ose appeler Dieu la troisième personne de la sainte Trinité, le vocable ayant été jusqu’ici réservé au Père, pour garder le vocabulaire de l’Écriture (2). Comme nous l’avons déjà dit, c’est sou­ vent à propos du Saint-Esprit ou des effets du baptême que les Pères exposent leur théologie de la grâce (3). Il faudra donc interroger ici les traités sur le Saint-Esprit de Basile (4) et de Didyme Γ Aveugle (5), les catéchèses de saint Cyrille de Jérusalem (6), le De Trinitate de saint pelle que les personnes divines habitent l'âme des justes (Orat. IV de beatitudinibus, P. G., 44, 1248 Al. Cf. J. B. Aufhaüser, Die heilslehre des heilig. Gregor von Nyssa, p. 178-200 ; L. Malevez, L'Eglise dans le Christ, R. S. R., 1937, p. 260-280. r. Orat. 34, 12, P. G., 38, 232 : « O Trinité, je parlerai hardiment, qu’on me par­ donne ma témérité, car le salut de l’âme est en péril. Je ne peux croire que le salut me soit apporté par un égal. Si le Saint-Esprit n’est pas Dieu, qu’il se fasse Dieu d’abord et qu’il vienne ensuite me diviniser. » — Oral. 31, 28, P. G., 38, 165 A : « Si le SaintEsprit ne doit pas être adoré, comment peut-il me diviniser au baptême ? » —Orat. yj, r8, P. G., 36, 304 λ : « Si le Saint-Esprit n’est qu’une créature, nous sommes baptisés en vain. » Cf. Orat. 41, 9, P. G.. 36, 441 B (l’Esnrit sanctifie et déifie). 2. Orat. 31, 10, P. G., 36. 144 a b. Cf. A. Palmieri, Esprit-Saint, dans le D. T. C., t. V, col. 728-729 ; Fixeront, Hist, des dogmes, II, 80. 3. Saint Athanase insistait sur le rôle du Verbe. Mais une fois la doctrine trinitaire élaborée, le rôle du Saint-Esprit dans notre sanctification passe au premier plan. Sur le rôle magnifique du Saint-Esprit, voir de belles pages de saint Grégoire de Nazianze (Orat. 31, 29, P. G., 36. 163 b-t68 b ; Orat. 41, ç, P. G., 38, 441 BC). 4. S, Basile, De Spiritu sancto, IX, 23, P. G., 32, 109 c (les âmes porteuses de l’Esprit-Saint, πνεομ-ετοφόρο'., arrivent à la ressemblance divine et à la divinisation, θεόν γενέσ an). Basile ne cherche pas à minimiser les textes de l’Écriture ; les fidèles sont fils de Dieu, ils sont dieux (In Psalm., VII, 4, P. G., 29, 238 b). Le pécheur con­ triste l’Esprit, lui devient étranger, profane sa grâce, méritant d’être pour toujours séparé de lui (De Spiritu sancto, XVI, 40, P. G., 32, T41 C-144 A). 5. Didyme, De Trinitate, I, 15, P. G., 39, 304 h (au baptême, nous sommes faits participants de la nature divine) ; ibid., II, r, P. G., 39, 452 c-453 Λ (tôle du SaintEsprit dans notre vie spirituelle'' ; ibid., II, 25, P. G., 39, 748 c (l’Esprit vivifie, sanc­ tifie, déifie'* ; ibid., Ill, 2, P. G., 39, 800 B-804 B (le Père, le Fils et l’Esprit agissent de concert pour nous adopter, nous diviniser). Didyme insiste ailleurs sur notre filia­ tion divine et notre divinisation (In Psalm., 85, 8, P. G., 39, 1481 CD ; In Psalm., 95, 2, P. G., 39, r 533 D. — Cf. Gross, La divinisation du chrétien, p. 250-252). 6. Cyril. Hieros., Calèches., III, 15, P. G., 33, 445 A (filiation divine) :— Cat., IV, 16, P. G., 33, 476 A (l’Esprit sanctifie et déifie) ; — Cat., XI, 4, P. G., 33, 696 ab (nous sommes fiis adoptifs, Jésus est le fils par nature) ; — Cat., XVI, 3, P. G., 33, 920 BC (l’Esprit sanctificateur illumine les justes) ; — Cat., XVII,4-5, P. G., 33, 972 C973 B (les baptisés ont en eux l’Esprit du Christ, esprit d’adoption qui les fait crier : Abba ! Père 1). — Cf. X.-M. Le Bachelet, Cyrille de Jérusalem, dans D. T. C., t. III, — 88 — LA DIVINISATION DU CHRÉTIEN Hilaire (I), ou le De Spiritu sancto d’Ambroise (2), le De mysteriis du même auteur et le De sacramentis du pseudo-Ambroise (3). On n’ou­ bliera pas non plus les commentaires de l’Écriture, l’Ambrosiaster par exemple (4). Dans ses homélies sur saint Paul, saint Jean Chrysostome, si peu spéculatif qu’il soit, trouve de beaux accents pour parler de notre adoption divine (5). Là encore, ce serait une erreur de perspective que col. 2561-2562. Il arrive à Cyrille de dire que les catéchumènes, ayant déjà la foi, ont en eux l’Esprit (Procatech., P. G., 33, 344 ab) ; une note de doin Touttée cherche à montrer que cette doctrine, bien entendue, reste orthodoxe, mais il ne faut pas être ici trop exigeant pour un auteur du IVe siècle. r. Hilar., De Trinitate, VI, 44, P. L., 10, 193 BC (le baptême, « sacramentum rege­ nerationis nostrae », nous fait fils adoptifs ' ;ibid., II, 29, col. 70 A (l’Esprit-Saint, don de Dieu, « donum fidelium ») ; ibid., VIII, 21, col. 252 B (« spiritales sumus, si in nobis est Spiritus Dei, ...vivificamur propter inhabitantem in nobis Spiritum Christi ») ; ibid., VIII, 26, col. 255 A (« habitat in nobis Christus et, habitante Christo, habitat Deus », i. e. les trois personnes sont inséparables) ; ibid., XII, 55, col. 469 (« Spiritus tuus, — i. e. Patris — interpellator pro me inenarrabilia a me loquitur »). — Il faut cependant avouer que, dans la transposition occidentale, la théologie grecque s’est affaiblie. En revanche, la notion de grâce, plus précise, annonce Augustin. — Cf. X.-M. Le Bache­ let, Hilaire, dans D. T. C., t. VI, col. 2449-2451. 2. Ambros., De Spiritu sancio, III, 12, 91-92, P. L., 16, 798 : « Spiritus habitat in templo suo sicut habitat Pater, habitat et Filius qui ait : Ego et Pater veniemus et mansionem apud eum faciemus » ( Joan., 14, 23) ; « manet in nobis Pater per Spiritum quem dedit nobis » (donc le Saint-Esprit est DieuL — Ibid., III, 10, P. L., 16, 791-792 (au baptême, l’Esprit nous régénère, nous fait fils de Dieu). —Epist. 35, P. L., 16, T077-108T (sur l’adoption filiale). — Cf. A. Palmieri, Esprit-Saint, dans D. T. C., t. V, col. 749. 3. A vrai dire, le De mysteriis est assez pauvre sur les effets du baptême. Il y voit une régénération (IX, 59, P. L., 16, 410). Le De sacramentis est plus suggestif. Il insiste sur le symbolisme paulinién de l’union au Christ mort et ressuscité (II, 20-24, P. L., 16,429-430 ; III, 2, col. 431). L’idée de grâce commence à poindre. Cf.De sacram., II, 22, col. 430 a : « redditi estis ad gratiam vitae »; ibid., Π, 23, col. 430 B ; « (surgere) per gratiam Christi. » 4. Les commentaires de V Ambrosiaster sont beaucoup plus riches que ceux de saint Ambroise. Cf. In Rom., 8, 15, P. L., 17, 122-124. — In II Cor., 5, 3, P. L., 17, 293 c : « in interiore homine habitat Christus. » —- In Gal., 4, 6, P. L., 17, .360 A : « ut probaremus adopti esse in filios, Spiritum suum dedit nobis. » — L’auteur des Quaes­ tiones Veteris et Novi Testamenti, qui est probablement le même, parle aussi delà filia­ tion divine (q. 80, P. L., 35. 2273-2274) et du don du Saint-Esprit (q. 93, P.. L, 35, 2286-2288 ; il prouve la divinité du Saint-Esprit à partir de sa présence dans les âmes (q. 97, P. L., 35, 2295). 5. Chrysost., In Rom., horn. X, 2, P. G., 60, 477. — In Rom., horn. XIV, 2, P. G., 60, 526. — In Gal., IV, 1, P. G.. 61, 657. — In Joan., XI, 1, P. G., 59, 79 : le Verbe — 89 — LES PÈRES GRECS de mettre en relief les points sur lesquels la théologie d’un auteur peut être sujette à caution (1). C’est la doctrine commune des Pères, celle dont vit l’Église, qui doit être au premier plan (2). Cette doctrine de la divinisation du chrétien est un bien traditionnel, et les hérétiques, qu ils s’appellent Arius, Eunomius ou Macédonius, ne la contestent pas, puisqu’on en tire argument contre eux (3). Aussi bien, cette doctrine se retrouve désormais chez tous les Pères, et il ne faut pas juger de son importance dans leur synthèse doctrinale par la place qu’elle occupe chez les historiens du dogme (4). Nestorius la fait sienne tout autant que son adversaire Cyrille. On l’accepte à Antioche aussi bien qu’à Alexandrie (5). Cependant, l’école d’Antioche, s’est fait chair afin de faire les hommes fils de Dieu. — In Joan., XIV, 2, P. G., 59, 93. — In Maith., hom. II, 2, P. G., 57, 25-26. — Hom. de sancta Pent., I, 4, P. G., 50, 4^8 (l’Esprit-Saint cause de notre adoption est vraiment Dieu). — In II Cor., hom. XXX, 2, P. G., 61. 607-608. 1. 'Fixeront (Hisl. des dogmes, II, 143-148) donne ici trop d’importance à la ques­ tion de la nécessité de la grâce, sans pour autant parler de la divinisation à propos de la Rédemption (II, 151) ou du baptême (II, 166). 2. Dans ses poèmes théologiques, Grégoire de Nazianze dit que notre destinée est de devenir dieux (Poem, moral., X, 140-143, P. G., 37, 690; ibid., ¥111,97-98, P. G., 87, 454. — Cf. J. Gross, op. cit., p. 248-249), et dans l’éloge funèbre de son frère Césaire, il s’écrie : « Quel est donc le mystère qui s’opère en moi ? Je suis petit et je suis grand, humble et sublime, mortel et immortel, de la terre et du ciel. Il me faut être enseveli avec le Christ, ressusciter avec le Christ, devenir fils de Dieu, devenir dieu » (Oral., VII, 23, P. G., 35, 786 b). Ces textes semblent réserver à l’au-delà le consortium divinum. C’est toujours parce que les Pères estiment que seule la résurrection glorieuse achèvera l’œuvre de Dieu. Mais, dès le baptême, l’Esprit nous est donné, qui commence cet ouvrage. 3. J. Gross, La divinisation du chrétien d'après les Pères grecs, p. 201-202. 4. Cf. J. 'Fixeront, Histoire des dogmes, III, 234 ; III, 2T2-215. 5. Théodore de Mopsueste suppose que, dans l’homme Jésus, le Verbe habite comme dans son temple, la filiation divine du Sauveur nedilïérant pas essentiellement de la nôtre. Cf., v. g., De Inc. Verbi, XII, 7, P. G., 66, 988 λ (Swete, The.od. of Mops., II, 305-306 ; Tixeront, Hist, des dogmes, IlI, 21 : J. Gross, op. cit., p. 267-268). Dans ses Catéchèses sur le baptême (éd, Mingana, Woodbrooke Studies, t. VI, 1933), Théodore montre que celui-ci opère en nous ce qu’il a opéré en Jésus (cf. E. Amann, La doctrine chrislologique de Théodore de Mopsueste, R. S. R., 1934, p. 172, 176-177). Dans ses Commentaires du Symbole (Mingana, op. cil., t. V, p. 110) le rôle du SaintEsprit source de vie est fortement souligné. — Nestorius, beaucoup moins radical que Théodore, songe encore moins que celui-ci à remettre en question les idées tradition­ nelles sur la divinisation du chrétien. — 9O ~ LA DIVINISATION DU CHRÉTIEN en répétant les formules traditionnelles, a tendance à les appau­ vrir (1). Cyrille, lui, les prend à la lettre et nous livre sur la sanctification et la présence du Saint-Esprit dans les âmes une doctrine magnifique qui est comme l’achèvement de la théologie grecque de la θεοποίησα (2). Au moment où cette doctrine s’élabore, la controverse pélagienne et la théologie augustinienne de la grâce viennent de passer au premier plan des préoccupations occidentales et, pendant de longs siècles, la doctrine cyrillienne sera quelque peu méconnue, mais lorsqu’au XVIIe siècle, un Petau renouvellera la théologie en la faisant revenir à ses sources, les idées de Cyrille d’Alexandrie reparaîtront au grand jour, pour le plus grand profit de la théologie et de la vie spirituelle. Cyrille, comme ses devanciers, recourt à l’idée de notre filiation divine pour établir la divinité du Verbe ou celle du Saint-Esprit. Nous sommes fils de Dieu par grâce, donc Jésus est fils par nature (3). L’Es­ prit-Saint nous divinise, il ne peut donc être une créature (4). Mais les controverses avec les Ariens ou les Macédoniens sont depuis longtemps dépassées (5). La lutte contre Nestorius n’est elle-même qu’un aspect de la pensée cyrillienne (6). Tout rempli de la doctrine de saint Jean et 1. L’école d’Antioche incline à l’interprétation moraliste : nous sommes fils par nos vertus (J. Gross, op. cit., p. 272). Cette tendance se retrouve chez Théodoret (ibid., p. 273), mais celui-ci n’en reproduit pas moins les assertions communes (Thêodoret, Episl. ι^β,Ρ. G., 83, 1397C-J400A ; In Psalm., 81,6, P. G., 80, 1530 A : «dii estis »). 2. Cf. K. Weigl, Die Heilslehre des Cyrill von Alexandrien, 1905 ; A. MAIIÉ, La sanctification d'après saint Cyrille d'Alexandrie, dans Revue d’hist. ecclés., 1907 ; E. JANSSENS, Notre filiation divine d'après saint Cyrille d'Alexandrie, dans Ephemerides theol. Lovan., 1938, p. 233*278;H.Du Manoir, Dogme et spiritualité· chez saint Cyrille d’Alexandrie, 1945, p. 163-184, 232-256, 422-427 (on trouvera dans cet ouvrage une foule de références précieuses ; voir les tables). 3. In Joan., I, 12, P. G., 73,153 AC. — Ibid., 11, 5, P. G., 73, 348 D. — Thésaurus de SS. Trin., XII, P. G., 75, 189 BC. — De recta fide ad Tkeod., 30, P. G., 76, 1177 A. — De SS. Trin. dial., II, P. G., 75, 749 ». — Ibid., IV, P. G., 75, 908 D. 4. Thesaurus, XXXIV, P. G., 75, 596 D-598 ». — De Trin. dial. VII, P. G., 75, 1088 B-1089 d (cf. Gross, op.cit., p. 291-293). — De Trin., ibid., P. G., 75, 1097 CD. — In Joan., 1, 9, P. G., 73, 156 D-r 57 c. — In Joan., X, 4, P. G., 74, 292 λ B. 5. Cyrille réfute cependant encore le modalisme (In Joan., VII, 6. P. G., 74, 36 bc) et le subordinatianisme trinitaires (in Joan., I, 3, P. G., 73, 41 C-44 a). Le dernier argument est significatif : si le Saint-Esprit est inférieur au Père et au Fils, l’un sanc­ tifie davantage et l’autre moins, ce qui est absurde. 6. Les historiens récents, on le sait, cherchent à réhabiliter Nestorius, dont Cyrille — 9I — LES PÈRES GRECS de saint Paul, héritier de saint Irénée, de saint Athanasse et des Cappadociens, Cyrille nous montre dans le Christ le nouvel Adam (I), qui nous rétablit dans notre dignité originelle et restaure en nous l’image divine (2). Le Verbe de Dieu s’est fait homme afin de diviniser les hommes (3). En assumant une chair semblable à la nôtre, il a comme empli de sa présence l’humanité tout entière (4). L’Esprit-Saint descend sur Jésus au baptême, non pour lui, mais pour ses frères (5), non pour le faire Dieu, mais pour faire de nous des fils de Dieu puisque aussi bien nous étions déjà en lui (6). Au baptême, chaque chrétien renouvelle pour son propre compte le geste historique du Christ ; il s’en approprie les effets, meurt et ressuscite avec le Christ (7). Dieu vient habiter en lui (8), il est fait temple de Dieu(9), fils de Dieu (10), participant delà nature divine (11). L’Esprit-Saint qui lui est donné forme en lui le Christ (12). Celui-ci vit en effet dans tous les baptisés fidèles à leur baptême (13) et les chrétiens à leur tour sont dans le Christ, unis entre aurait quelque peu caricaturé la pensée. Peut-être se laisse-t-on aujourd’hui trop impressionner par l’aspect humain et psychologique de la querelle. Quoi qu’il en soit, Cyrille argumente contre Nestorius à partir de notre divinisation : si le Christ n’est pas franchement Dieu, nous n’avons pas été divinisés (A du. Nestor., III, 3, P. G., 76, 143 B). On voit le progrès sous-jacent dans l’intelligence du mystère de notre divinisa­ tion. On en appelle, non plus seulement au Logos, ou au Saint-Esprit, mais au Verbe incarné, qui, par sa très sainte humanité, nous fait participer à ses prérogatives divines. 1. In Joan., I, 9, P. G., 73, 161 c. — In Joan., V, 2, P. G., 73, 756 B. 2. In Joan,. II, r, P. G., 73, 204 0-205 A. — In Joan., XI, 1, P. G., 74, 552 D-553 c. — Dans ces textes, les idées d’Irénée et d’Athanase sont reprises et amplifiées. La chute et la rédemption font partie d’un même plan divin. Nous avons été dès l’origine prédestinés dans le Christ Sauveur (Thesaurus, XV, P. G., 75, 292-293). 3. In Joan., XI, 11, P. G., 74, 557 D. 4. In Joan., I, 9, P. G., 73, 161 c. — Ibid,., V, 2, P. G., 73, 753 c. 5. In Joan., II, 1, P. G-, 73 208 b. 6. In Joan., N, 2, P. G., 73. 753 AC. 7. In Rom., VI, 3, P. G., 74, 792 D. 8. De SS. Trin. dial. VII, P. G., 75, 1093 A. 9. De SS. Trin. dial. VII, P. G., 75, 1089 cd. — In Joan., X, 1, P. G., 74, 293 ab. — In Luc., 22, P. G., 72, 904 D. — Thesaurus, XXXIV, P. G., 75, 605 a. 10. In Rom., 1, 3, P. G., 74, 776 a.— In Joan., I, 9, P. G., 73, 128 a. — In Joan., XI, ii, P. G., 74, 561 c. ri. In Joan., II, 1, P. G., 73, 244 c. — In Joan., XI, 10, P. G., 74, 545 A. 12. In Joan., II, 1, P. G., 73, 245 B. — Thesaurus, XXXIV, P. G., 75, 609 A. — De SS. Trin. dial. IV, P. G., 75, 905 A, — De SS. Trin. dial. VII, P. G., 75,1089 ab. 13. Thesaurus, XXXIV, P. G., 75, 608 CD. Cyrille insiste beaucoup sur l’union phy- — 92 — LA DIVINISATION DU CHRÉTIEN eux et avec lui comme le sont le Père et le Fils (1). Ils forment un seul corps, un seul temple (2), en attendant la résurrection glorieuse qui achèvera cette œuvre de sanctification et de divinisation (3). On voit combien cette doctrine est riche, neuve et traditionnelle à la fois. Elle pose plus d’un problème. En affirmant que, dès l’incarnation, l’humanité tout entière a été divinisée, Cyrille n’est-il pas victime d’une illusion platonicienne qui réifie les universaux (4) ? Même à supposer qu’il ne sépare pas l’incarnation de la Rédemption, comment faut-il entendre cette union mystérieuse des chrétiens entre eux et avec le Christ (5) ? Nous verrons plus tard Petau, puis Scheeben chercher à étayer sur la doctrine cyrillienne leur idée d’une union spéciale des justes avec le Saint-Esprit (6). Laissons là ces problèmes qui n’appa­ raissent pas encore en clair. Il suffira d’avoir marqué, dans cette histoire sique entre les chrétiens et le Christ par la présence eucharistique. Par l’eucharistie, le Christ est en nous comme le levain dans la pâte (Zm Joan., IV, 2, P. G., 73, 584 c). Par sa chair vivifiante, il se fond avec nous comme un morceau de cire à un autre (ibid., 584 B). Cf. A. Mahé, L'eucharistie d’après saint Cyrille d’Alexandrie, dans Revue d’hist. ecclés., 1907, p. 684. — E. Mersch, Le corps mystique du Christ, 2® éd., 1936, t. I, p. 497. — H. du Manoir, Dogme et spiritualité chez saint Cyrille d’Alexandrie, 1945, p. 184-195. Ailleurs, Cyrille montre comment le Christ, lumière du monde, fait de nous des lumières participées (In Joan., I, 8, P. G., 73, 117 CD. — Ibid., I, 9, col. 128 c). 1. In Joan., X, 2, P. G., 74, 333 bc. 2. In Joan., X, 2, P. G., 74, 341 b. — in Joan., XI, 11, P. G., 74, 559 BC. Cette union n’a de comparable que celle qui unit le Père et le Fils (In Joan., XI, 12, P. G., 74, 563 c). Cyrille répète à satiété les formules pauliniennes, si riches et si denses : nous sommes concorporels entre nous et avec le Christ, le Christ étant le lien de cette unité (I Joan., XI, 11, P. G., 74, 560 d). Nous sommes ressuscités avec le Christ, assis dans les cieux avec lui (In Joan., IX, P. G., 74, 184 D). 3. Cyrille attribue à l’incarnation non seulement la résurrection des justes, mais celle des pécheurs (Zw Joan., IV, 2, P. G., 73, 568 ab), parce que l’irruption du Verbe dans l’humanité a apporté à tous les hommes la grâce de la Rédemption (In Joan., VI, i, P. G., 73, 1032 d). Mais ce privilège tourne pour les pécheurs en accroissement de supplice (ibid., 1033 a. 1048 a). 4. Cf. L. Malevez, L’Eglise dans le Christ, R. S. R., 1935, p. 280-291. Voir ci-dessus, page 87, note 2. 5. E. Mersch, Le corps mystique du Christ, 2e éd., 1936, t. II, p. 519-523. 6. Petau, Theologica dogmata, VIII, 5-6, éd. Vives, 1865, t. III, p. 466-486 ; voir infra, p. 330. Le même Petau entend réserver ce privilège aux justes de la Loi nouvelle (ibid., VIII, 7, p. 486-495). Cette théorie repose sur les commentaires que donne Cyrille de Joan. VII, 39 (cf. In Joan., V, 2, P. G., 73, 748-760. — A. Mahé, La sanctification d’après saint Cyrille d’Alexandrie, dans Revue d’hist. ecclés., 1907, p. 485-492). — 93 ~ LES PÈRES GRECS de la théologie de la grâce, la place d’un auteur de grande classe que saint Augustin lui-même ne saurait faire oublier. La doctrine de la θεοποίησις qui, depuis longtemps, formait l’arrièreplan des controverses doctrinales dans l’Église grecque, aboutit, au VIe siècle, à la théologie mystique du pseudo-Denys. On est alors en pleine controverse monophysite (1). Cette théologie s’apparente au néo-platonisme de Proclus (2), mais celui-ci n’a pas réussi à infuser la vie à son système. La mystique du pseudo-Denys, au contraire, met la philosophie grecque au service d’une idée vivante. Justinien pourra fermer l’école d’Athènes, la pensée platonicienne, désormais subjuguée par la grâce, est assurée d’une longue vie. Un jour viendra où, par les traductions latines (3), le christianisme philosophique du pseudo-Denys rencontrera la pensée augustinienne ; l’un et l’autre composeront alors avec l’aristotélisme pour édifier une merveilleuse synthèse de la théolo­ gie de la grâce. En attendant, les livres du pseudo-Denys vont trouver une grande faveur dans l’Église d’Orient. Ce que « le maître des maîtres, l’aigle, l’Aréopagite légendaire (4) expose avec enthousiasme, c’est une doctrine de l’union à Dieu (5). Cette union, commencée par le don du Saint1. On a cherché récemment à faire du pseudo-Denys un contemporain de saint Basile (C. Pera,Denys le mystique et la 6mp.a'/t7,dans Revue des sciences phil. et théol., 1936), mais sans succès (cf. F. Cavallera, dans Revue d'ascétique et mystique, 1936, p. 9095). Sur l’attribution à Sévère d’Antioche, voir la discussion entre le P. Stiglmayer (Scholastik, 1928, p. 1-27, 161-189 et M. Lebon (Revue d'hist. eccl., 1930, p. 880-915). De toutes manières, il reste que Sévère est le premier témoin de ces écrits (G. Bardy, R. S. R., 1931, p. 204). 2. J. Lindsay, Le système de Proclus, dans Revue de métaph. et de morale, 1921, p. 499-523. — A. BréMOND, Un texte de Proclus sur la prière et l’union divine, R. S. R., 1929, p. 448-462. 3. Sur les traductions latines et l’influence de la traduction de Scot Erigène, cf. J. DE Ghellinck, Le mouvement théologique duXll* siècle, 1913, p. 70-72 ; G. TllÊRY, Etudes dionysiennes, 1932. — Voir aussi les résumés de P. Pourrat, La spiritualité chrétienne, II, 1921, p. 138-159, 194-195. 4. Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, t. V, p. 29T. 5. M. Lot-Borodine, La doctrine de la déification dans l’Eglise grecque, dans Revue de l'histoire des religions, 1932, p. 16-18. — VI. LowsKY, La théologie négative dans la doctrine de Denys l’Aréopagite, dans Revue des sciences phil. et théol., 1939, p. 204-221. — 94 — LA DIVINISATION DU CHRÉTIEN Esprit au baptême (1), peut devenir dès ici-bas, par l’ascèse et la prière, une véritable union transformante (2). Le salut n’est possible que pour les esprits déifiés, et la déification n’est que l’union et ressemblance que l’on s’efforce d’avoir avec Dieu (3). Cette mystique suppose d’ailleurs essentiellement tous les enseignements de la tradition sur le rôle histo­ rique du Christ dans notre rédemption (4). Un siècle plus tard, saint Maxime le Confesseur, l’adversaire des Monothélites, expose à son tour, à partir de la tradition grecque et des écrits dionysiens (5), une doctrine de vie spirituelle où le Christianisme emprunte aux systèmes à tendance panthéiste toute leur force de séduction (6). Pour parler de l’union de l’âme déifiée avec le Dieu qui la divinise (7), Maxime recourt à des comparaisons : l’air illuminé par 1. Le baptême est une Οεΐτ γεννησι: (De eccl. hier., II, r, P. G., 3, .392 b), une Οεογενε-ria (ibid., Ill, 6, P. G., 8, 432 c ; ibid., V, 5, P. G., 3, .505 b,. Cf. H. Rahner, Die Gottesgeburt, dans Zeitschrilf für halholische Théologie, 1935, p. 377. — L’eucha­ ristie déifie en ramenant à l’unité (Gross, op. rit., p. 3T3). 2. Le pseudo-Denys entend de cette union mystique le texte de saint Paul : « Je vis, non, c’est le Christ qui vit en moi » (De div. nom., IV, 13, P. G., 3, 712 a). 3. De eccl. hierarch., I, 3, P. G., 3, 376 A. 4. J. Gross, op. cil., p. 316-317, note cependant une différence entre les divers traités. 5. Maxime, persuadé que Denys est bien l’Aréopagite, commente ses œuvres avec prédilection et les impose aux âges suivants. Cf. V. Grumel, Maxime de Chrysopolis, D. T. C., t. X. col. 430. 6. J. U. von Balthasar, Kosmische Liturgie, Maximus der Bekcnner, 1941. — M.-Th. DlSDlER, Les fondements de la spiritualité de Maxime le Confesseur, dans Echos dfOrient, 1930, p. 296-313. — M. L. Lot-Borodine, La doctrine de la déification dans l'Eglise grecque, dans Revue de l’hisl. des religions, 1932, p. 22-31. — J. Pegon, Intro­ duction à sa traduction des Centuries sur la charité, 1943, p. 53-54. 7. Voici quelques références : Ad Thalass., 22, P. G., 90: 317 D-321 B (le Verbe s’est incarné pour nous ramener à Dieu par la θέωτις'. — Ibid., 60, P. G.,90,624 D. — Ibid. 61, P. G., 90, 632 AB (le Christ nouvel Adam est venu pour nous diviniser,·. — Expos, in Oral, dornin., P. G., 90, 873 D (la divinisation fin du vouloir divin). — Lib. ascel., 24, P. G., 90, 929 C (l’âme devient simple, lumineuse, φ'οτοειό^ς). — Cap. de car., I, 28, P. G., 90, 1189 c (la charité unifiante fait de nous des dieux). — Epist. 24, P. G., 91, 609 C (Dieu nous a créés pour nous faire semblables à lui. et nous diviniser par grâce). — Epist. 43, P. G., 91, 640 c (meme idée). — Maxime prouve la dualité de volontés dans le Christ à partir de l’idée de divinisation : Dieu nous divinise sans supprimer en nous la volonté naturelle. Pourquoi donc celle-ci disparaîtrait-elle dans l’Homme-Dieu ? (Ad Marin, presb., P. G., 91, 33. — Cf. P. Pourrat, La spiri­ tualité chrétienne, 1, 475-476,1. Il est aussi l’un des témoins les plus précieux de l’idée de la naissance du Christ dans les âmes (Expos, in Oral, dom., PG., 90, 889 BC), l’in· — 95 — LES PERES GRECS la lumière devient lui aussi lumière, le fer plongé dans le feu se trans­ forme à son tour en feu (I). Cette dernière comparaison n’était pas nou­ velle (2), mais, grâce à Maxime et à son traducteur Scot Érigène, elle aura une fortune considérable et on la retrouvera au XIIe siècle, avec un certain nombre d’idées qu’elle illustre, chez un saint Bernard (3). Chez Maxime, comme chez le pseudo-Denys, la théologie mystique, loin d’être coupée de l’ecclésiologie, est au contraire en liaison intime avec la doctrine du baptême et de l’eucharistie (4). C’est cette théologie qui, à travers les siècles, est répétée et reprise par les théologiens byzan­ tins, du VIIIe siècle à nos jours (5). Pour les historiens protestants du dogme, c’est là un véritable scan­ dale, et ils n’ont pas assez de mépris pour une théologie de la grâce qui leur paraît une synthèse invraisemblable de panthéisme et de magie (6). carnation se prolongeant ainsi mystérieusement jusqu’à la fin des temps (Ad Thalass., 22, P. G., 90, 321 b). Voir l’article déjà cité de RAHNER, Die Gottesgeburt, dans Zeit­ schrift für kalhol. Theol., 1935, p. 376-382. 1. Ambig., P. G., 91. 1076 A (P. L., 122. 1202 B). 2. Saint Basile l’emploie pour montrer l’action du Saint-Esprit dans les anges (Contra Eunom., III, 2, P. G., 29, 660 b), saint Cyrille pour illustrer les merveilleux effets de l’eucharistie (Hom. pasch., P. G., 77, 785 D-788 A), le pseudo-Denys enfin à propos de la divinisation en général (De eccl. hierarch., II, 2, P. G., 3, 393 A). 3. De diligendo Deo, X, 28, P. L., 182, 991 b. — Cf. E. Gilson, Maxime, Erigène, Bernard, dans les Mélanges Baümker, Beitràge zur Geschichte des M. A., Supple­ ment Band, 1935, t. 1, p. 188-195. — Il>·, théologie mystique de saint Bernard, 1934, p· 40· 4. Cependant, chez ces auteurs, la divinisation est surtout lice à la vie mystique, et la mystique du baptême marque un recul. Cf. H. Rahner, art. cil., p. 380, 5. Dans son ouvrage sur La vie en Jésus-Christ (P. G., 150, et trad. Broussalcux), Nicolas Cabasilas, au XIVe siècle, montre que le baptême nous fait naître à une vie nouvelle et proprement divine (cf. M. Lot-Borodine, La grâce déifiante des sacrements d'après Nicolas Cabasilas, dans Revue des sciences phil. et théol., 1936^.299-300; cf. 1935, p. 664; -S. Salaville, Vues sotériologiques de Nicolas Cabasilas, dans Elude byzantines, 19.43,1, p. 21).— Vers la même époque, la question de la divinisation du chrétien jouera un rôle considérable dans la controverse palamite. Cf. M. Jt’GIE, Palamas, D. T. C., XI, 17^-7-1758, et VV. Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Eglise d'Orient, 1945, p. 74 75. 6. A. Harnack, L'essence du Christianisme, 1907, p. 272-291. — II)., Lehrbuch der Dogmen geschichte, 4« éd., 1909, t. II, p. 437-438 (avec l’apologue du mendiant qui, tiré par Dieu de sa misère, y retomba lamentablement pour avoir souhaité devenir Dieu). — Voir également R. Seeberg, Lehrbuch der Dogmengeschichte, 3e éd., 1923, t. II, p. 321-322. 347-348- -96- LA DIVINISATION DU CHRÉTIEN Mais l’Église gréco-russe, si ankylosée qu’elle soit, a conscience de vivre encore des richesses de cette théologie, et aujourd'hui plus que jamais, elle entend la défendre et démontrer que, par elle, elle se rattache à la plus pure tradition chrétienne (I). Nous ne lui donnerons pas tort. Nous regretterons seulement que, fidèle à la tradition des quatre ou cinq premiers siècles, l’Église grecque n’ait pas compris que le dépôt de la révélation ne pouvait rester vivant que dans la mesure où cette tradition, en face de nouveaux problèmes, réfléchirait encore une fois sur elle-même. Or, avec cette doctrine sublime de la Οεοποίησις, l’Église grecque paraît satisfaite, elle ne s’in­ quiète pas d’approfondir la théologie de la grâce proprement dite (2). Bien plus, elle va rester à peu près indifférente à la grande controverse qui, commencée dès le début du Ve siècle, quarante ans avant le concile de Chalcédoine, met aux prises « Pélagiens » et « Augustiniens », et qui, à travers toutes sortes de vicissitudes, amènera l’Église d’Occident à formuler sur la grâce, le péché, la justification et la prédestination 1. Mm® Lot-Borodine (La doctrine de la déification dans l’Eglise grecque, dans Revue de rhisloire des rel., 1932, p. 31 et 33, note 1) défend contre Harnack, « qui n’a jamais rien compris aux Grecs », la théorie physique de la Rédemption. La vérité est dans une synthèse entre « Grecs » et « Latins », le Christ nous divinise et nous rachète, mais il ne nous divinise finalement qu’en donnant sa vie pour nous. 2. Les théologiens catholiques se sont efforcés de retrouver chez les Pères grecs ou les latins avant Augustin la notion de grâce créée. Le Saint-Esprit, sceau divin, se dis­ tingue de l’empreinte qu’il laisse dans les âmes, l’image de Dieu n’est pas Dieu luimême, etc. (voir par ex. J.-B. Terrien, La grâce et la gloire, 1897, t. I, p. 80-82). Mais les textes apportés ne sont pas toujours aussi clairs qu’on le dit (vg Basil., Advers. Eunom., V, P. G., 29, 724 BC); ils parlent parfois tout simplement de la gran­ deur de l’âme (Ambros., Hexahem., VH, 42-47, P. L., 13, 258 BC-260 CD) ou semblent affirmer au contraire que le Saint-Esprit est lui-même cette empreinte divine (CYRILL. Alex., Thesaurus, P. G., 75, 609 D-6ti A). Les théologiens orthodoxes ont en revanche tendance à opposer ici Grecs et Latins, et surtout Grecs et scolastiques.— M. Lossky (Essai sur la théologie mystique del’Église d'Orient, 1945,p. 65-66) prend à son compte la doctrine de la divinisation du chrétien, mais il se refuse à accepter l’idée d’une grâce créée ou d’un ordre surnaturel (p. 85). Il comble J'abîme entre Dieu et la créature divi­ nisée par des énergies incréées s’écoulant éternellement de l’essence unique de la Trinité (p. 71), énergies déifiantes qui nous sont communiquées (p. 83). La suite de notre esquisse montrera comment est née en Occident la notion de grâce sanctifiante et que le dogme ne s’identifie pas avec la théorie de la grâce-qualité. Sur l’usage et le sens du mot Χάρις chez les Pères grecs, veir l’étude de N. Gloubokovsky, dans Whitley, The doctrine of grace, 1932, ρ· 87-105. — 97 — 7 / LES PÈRES GRECS toute une doctrine dont l’expression synthétique, donnée au concile de Trente, provoquera encore de nouvelles réflexions, de nouvelles dis­ cussions doctrinales, manifestant une fois de plus cette vérité que le dogme, loin d’être la mort de la raison, est au contraire, pour la réflexion, le meilleur des stimulants. -98 - CHAPITRE SIXIÈME SAINT AUGUSTIN GRACE ET LIBERTÉ N a rappelé bien souvent quelle place tient saint Augustin dans l’histoire du dogme et de la théologie catholique. Augustin est le père de la théologie occidentale (1 ). Avec lui, le dogme trinitaire arrive à une expression que les Pères grecs n’avaient pas réussi à trouver (2). Son idée de la création, sa solution métaphy­ sique du problème du mal sont définitives. Sa théorie de la toi domine en­ core nos recherches (3). Son ecclésiologie fait le désespoir des protestants libéraux qui n’arrivent pas à comprendre comment le « premier homme moderne » a pu être catholique et accorder tant d’importance à la hié­ rarchie et aux sacrements (4). On pourrait montrer que, dans l’eschatolo- O i. E. Portaliè, Augustin, D. T. C., t. T, col. 2317-2325. — L. DüCHESNE, Histoire ancienne de l'Eglise, t. Ill, p. VIII. — A. von Harnack, Précis de l'histoire des dogmes, trad. Choisy, 1893, livre II, ch. Ill : le rôle d’Augustin comme réformateur de la piété chrétienne ; ch. iv : le rôle d’Augustin comme docteur de l’Église. — Id., Lehrbuch der Dogmengeschichte, 4e éd., t. Ill, p. 65 : « Augustin fut comme un arbre planté au bord des eaux, dont le feuillage ne se flétrit pas et dans la ramure duquel les petits oiseaux font leur nid », ibid., p. 71-72 (ce que l’Occident doit à saint Augustin). 2. E. PORTALIÈ, art. cit., col. 2346-2347. — Seule la théorie des relations permettait de résoudre les antinomies posées par le dogme. Les Cappadociens n’avaient fait que l’entrevoir, Augustin la formula. Sur la théologie trinitaire d’Augustin, voir I. Cheva­ lier, Saint Augustin et la pensée grecque, les relations trinitaires, 1940. 3. Dans ses articles sur Les yeux de la foi (R. S. R., 1910), le P. Rousselot est tribu­ taire de saint Augustin plus encore que de saint Thomas ou de Newman. Il en parle ailleurs de façon magnifique (La religion chrétienne, dans Christus, p. 1115-1119). 4. A. von Harnack, L'essence du Christianisme, 1907, p. 310-3x1 ; Id., Lehrbuch der Dogmengeschichte, 4e éd., t. III, p. 98-99, p. 140-141. — 99 — SAINT AUGUSTIN gie, Augustin est le terme de la tradition patristique. Mais ce qui sur­ tout domine notre théologie, c’est sa doctrine du péché et de la grâce. Trop peut-être, au gré de certains, qui penseraient volontiers que, pour rester acceptable, la théologie de la grâce doit se débarrasser de ΓAugus­ tinisme comme, en d’autres domaines, on a fait pour l’Origénisme (I). Ceux-là, qui ne sont pas toujours des hétérodoxes, accuseraient presque Augustin d’avoir été janséniste avant la lettre (2). Laissons pour l’ins­ tant ces accusations et d’abord mettons en relief la manière dont Augus­ tin aborde la théologie de la grâce. On se plaît parfois à opposer la théo­ logie augustinienne et celle des Pères grecs : ici, la grâce divinisante, là au contraire, la grâce remède au péché. Il y a quelque vérité dans cette opposition, mais il faut se garder de toute systématisation (3). Que saint Athanase et surtout Grégoire de Nysse aient insisté sur le carac­ tère « physique » de la Rédemption, que cette théorie « physique » soit de toutes la plus chère aux Grecs, ce n’est pas douteux ; mais, outre que des Latins, comme saint Hilaire, sont très proches des Grecs, la théorie physique de la Rédemption, loin d’exclure la théorie juridique ou morale, la suppose ; ou plutôt l’une et l’autre se retrouvent dans une synthèse supérieure basée sur l’idée de solidarité (4). C’est que tous, « grecs ou latins ", mettent au point de départ de leur réPexion théolo­ gique la doctrine de la divinisation du chrétien et de notre unité dans le Christ. Cela est manifeste pour saint Augustin (5). 1. Entendons de l’Augustinisme comme système, car Harnack prétend bien se récla­ mer de l’esprit d’Augustin. Sur le rapprochement avec Origène, voir F. Loofs, Leilfaden zur Dogmengeschichte, 4e éd., p. 345. 2. Voir infra, p. 135. 3. Voir l’article déjà cité du P. ROUSSELOT, La grâce d'après saint Jean et d’après saint Paul, R. S. R., 1928, p. 87-104. 4. Sur ces diverses théories, voir le livre classique de M. Rivière, Iz dogme de la Rédemption, étude historique, 1905, et quelques pages excellentes du P. Prat, La théo­ logie de saint Paul, t. II, 20e éd., 1927, p. 240-254. 5. Les nécessités de la polémique avec Tunnel ont amené M. Rivière à négliger tout un aspect, à notre avis le plus fondamental, de la sotériologie d’Augustin. Sa doctrine de la Rédemption ne se comprend bien que rapportée à la doctrine du corps mystique. 11 faudrait ici refaire pour saint Augustin ce que M. Tobac demandait qu’on fît pour saint Paul : étudier le Chirt médiateur, le Christ nouvel Adam, à partir de l’idée de solidarité. Cette étude serait à la fois très féconde et très décevante. Riche de sugges­ tions, la théologie d’Augustin se dérobe aux questions précises qu’on lui pose. L’Augus­ tinisme est un esprit, une méthode, et les catégories philosophiques dans lesquelles il s’exprime sont à l’opposé des précisions scolastiques. Sur l’opposition des deux Adam, 100 GRACE ET LIBERTÉ Dans sa lettre sur la présence de Dieu, Augustin enseigne avec toute la tradition que l’âme des justes est le temple du Saint-Esprit. Deus qui ubique praesens est... non in omnibus inhabitat, sed in eis tantum quos efficit beatissimum templum suum (1). La sainteté se mesure à l’intensité de cette présence divine : unde in omnib is sanctis alii sanctiores, nisi abundantius habendo Deum habitatorem (2). Cette sainteté est quelque chose d’onto­ logique, puisqu’elle est antérieure à tout acte libre, et que le petit enfant qui vient d’être régénéré par le baptême est déjà le temple de Dieu : dicimus in baptizatis parvulis, quamvis id nesciant, habitare Spiritum san­ ctum (3). Mais la sainteté des chrétiens est une sainteté de membres, et Augustin, par un mouvement spontané, passe de la présence de Dieu dans les âmes justes à sa présence dans l’Église, elle aussi temple du Saint-Esprit : quisquis habitatur a Deo... ab hoc templo, ab hac civitate non erit alienus (4)... Le Christ est mort en effet pour rassembler en une même cité, un même corps, un même édifice les enfants de Dieu : talis congregatio aedificatio est templi Dei (5). Même enseignement dans la lettre à Honorat sur la grâce du Nouveau Testament. Par la grâce, nous devenons fils de Dieu et participants de la nature divine. Descendit ille ut nos ascenderemus, et manens in natura sua factus est particeps naturae nostrae ut nos manentes in natura nostra effi­ ceremus participes naturae ipsius (6). Il revient plus d’une fois sur cette doctrine dans l’admirable commentaire de la Première Epître de saint Jean (7) ; il montre que la charité fraternelle est la manifestation de la voici quelques textes caractéristiques : De peccato originali, 28, P. L., 44. 398-399 ; De nuptiis et concup., 46, P. L.. 44, 462-463 ; In Jean., III, 12, P. L., 35, 1401 ; Epist., 157, n-13, P- L.. 33, 678-680 ; Epist. 205, 8-11, P. L., 33, 945-946. — Pour prouver la divinité du Saint-Esprit, les Pères grecs partaient de la divinisation du chrétien. Pour établir la doctrine du péché originel et de la nécessité de la grâce, Augustin part du baptême, sacrement de l’incorporation au Christ. Le Christ nous sauve, nous assume, nous fait passer de la mort à la vie, donc nous étions par nature filii irae. Le Christ est le nouvel Adam, donc nous sommes solidaires du premier Adam pécheur. 1. Epist. 187, 35, P. L., 33, 845. 2. Epist. 187, 17, P. L., 83, 838. 3. Epist. 187, 26, P. L.. 33, 841. 4. Epist. ι&ί, 33, P. L., 33, 845. 5. Epist. 187, 37, P. L., 33, 846. 6. Epist. 140, 10, P. L., 33, 542. 7. In Epist. Joan, ad Parthos, II, 14, P. L., 35, 1997 : « terram diligis ? terra eris. Deum diligis ? quid dicam ? deus eris ? Non audeo dicere ex me, Scripturam audia- IOI SAINT AUGUSTIN présence divine : coepisti Deum diligere ? coepit in te Deus habitare (I). Augustin, approfondissant la notion de présence, rapproche les textes scripturaires : Dieu demeure en nous, mais il nous invite aussi à demeu­ rer dans la charité, c’est-à-dire en lui, puisque la chanté, c’est Dieu même : Deus dilectio est... et qui manet in dilectione in Deo manet, et Deus in illo manet.. Sit tibi domus Deus, et esto domus Dei, mane in Deo, et maneat in te Deus (2). L’âme en qui Dieu habite, loin de le contenir, est en réalité contenue, retenue par lui, habitas in Deo ut continearis (3). Augustin pressent cette vérité que Dieu est encore moins en nous que nous en lui ; peut-être dépasse-t-il ici les Grecs dans l’intelligence du mystère de l’inhabitation divine, même si le souci de maintenir intactes l’unité et la transcendance divine le conduit à la théorie quelque peu étroite des appropriations (4). Sur un autre point encore, il fait faire à la théologie de la divinisation du chrétien un progrès immense. Augustin est, après saint Paul et saint Jean, le grand docteur du corps mystique (5). Exploitant merveilleuse­ ment une des règles herméneutiques du donatiste Ticonius (6), il cherche partout le Christ dans les livres saints : le Christ, c’est-à-dire aussi bien le Verbe fait chair que celui qu’il a appelé le premier, par une formule audacieuse, le Christ total (7). C’est le Christ qui parle en nous, mus : ego dixi : dii estis et filii Altissimi omnes (Ps. 8r, 6). Si ergo vultis esse dii et filii Altissimi, nolite diligere mundum nec ea quae sunt in mundo. » Ce texte insinue que, pour Augustin, l’homme ne sera vraiment dieu que lorsqu’il sera parfaitement purifié. Saint Thomas sera plus radical et dira nettement que la grâce sanctifiante est une participation réelle de la vie divine. 1. In Epist. Jean, ad Parthos, VIII, 12, P. L., 35, 2043 ;ibid., VII, 6, P. L., 85, 2032. 2. In Epist. Joan, ad Parth., IX, 1, P. L., 33, 2045. 3. In Epist. Joan, ad Parth., VIII, 14, P. L., 35, 2044. 4. Sur l’opposition entre la théorie grecque et la théorie latine de la Trinité dans les œuvres ad extra, voir Th. de Regnon, Etudes sur la sainte Trinité, rTC série, 1892, P· 357"362 ; et 3e série, 1898, Etude 27e, p. 501-574. Nous revenons sur ces questions à la fin de notre esquisse historique (p. 333). 5. E Mersch, Le corps mystique du Christ, 2e éd., t. II, p. 35-138 ; M. Pontet, L'exégèse de saint Augustin prédicateur, 1946, p. 311-418. 6. De doctrina Christiana, III, 44, P. L., 34, 82-83. — Cf. E. Mersch, op. cit., p. 96. — On trouvera les règles de Ticonius dans P. L., 18, 15-22, et dans l’édition critique de Burkitt, Texts and studies, t. III, 1894. Sur Ticonius lui-même, voir P. Monceaux, Histoire littéraire de l'Afrique chrétienne, t. V, 1920, p. 171-209. 7. In Epist. Joan., I, 2, P. L., 35, 1979 : * illi cami adjungitur Ecclesia et fit Chris- 102 GRACE ET LIBERTÉ qui prie en nous, qui souffre en nous, parce qu’il vit en nous, et que le Christ, dit audacieusement Augustin, c est aussi nous-mêmes : quia et nos ipse sumus (1). L’Église, corps mystique du Christ, est avec son chef comme un homme unique, tanquam integer vir (2), qui dure jusqu’à la fin des temps et gémit dans les épreuves, gemit iste homo ; et clamat ad Deum (3), jusqu’à ce que, la figure de ce monde ayant passé, le corps tout entier soit lui aussi enlevé au ciel à la suite de son chef : praecessit caput,... implebitur totum corpus, Christus et Ecclesia (4). Alors se véri­ fiera pleinement ce qui, selon Augustin, doit être la loi de la charité chrétienne : erit unus Christus amans seipsum (5). Augustin accepte donc toutes les données de la Tradition, il impor­ tait de le redire avant de mettre en évidence son apport spécial, qui fut immense, au développement du dogme et de la théologie de la grâce. S’il paraît insister moins que d’autres sur la doctrine de la divinisation, c’est qu’il est amené, tant à cause de la polémique pélagienne qu’à cause de son expérience religieuse, à développer indéfiniment un autre thème, celui de la grâce libératrice. La grâce, en effet, est en nous comme un principe dé vie supérieure, une participation de la nature divine, mais elle nous guérit aussi de notre misère originelle. Dans l’homme blessé par le péché, la grâce du Christ apparaît comme un principe de libéra­ tion, un affranchissement de la servitude des passions naissantes ou invé­ térées. Plus que tout autre, Augustin était prédestiné à comprendre ici saint Paul. Déjà attiré par la lumière du Christ, mais retenu par ses vieilles amies {antiquae amicae meae) qui le tiraient par sa robe de tus totus, caput et corpus. » — In Joan., XXVIII, i, P. L., 35, 1622 : « non Christus in capite et non in corpore, sed Christus totus in capite et corpore, » —En. in Psalm., 90, II, i, P. L., 37, 1159 : « talem sciences Christum totum atque universum simul cum Ecclesia. » — Sermo 137, 1, P. L., 38, 754, etc... 1. In Joan., CXL, 6, P. L., 35,1929· — Je renvoie une fois pour toutes au P. Mersch, qui, sur ces divers points de vue, accumule les références. Je me contente pour la com­ modité du lecteur de rappeler quelques beaux textes où saint Augustin reprend l’image paulinicnne. Si l’on écrase le pied, c’est la langue qui proteste : En. in Psalm., 30, II, 3, P. L., 36, 231 ; En. in Psalm., 140, 3, P. L., 37, 1817 ; In Epist. Joan., X, 8, P. L., 35, 2060, etc. — J’utilise également un travail encore inédit du P. R. Brunet, sur l’union des chrétiens au Christ d’après saint Augustin. 2. En. in Psalm., 138, 2, P. L., 37, 1784. 3. En. in Psalm., 85, 5, P. L., 37, 1085. 4. Sermo 286, 5, P. L., 38, 1299. 5. In Epist. Joan, ad Parih., X, 3, P. L., 35, 2055. — IO3 — SAINT AUGUSTIN chair ( 1 ), il avait eu beaucoup de peine à se donner pleinement au Christ. Aussi était-il mieux préparé à l’intelligence de la pensée de l’apôtre qu’Origène ou Chrysostome, ou que les Cappadociens, « ces excellents jeunes gens qui n’avaient jamais connu que les chemins de l'école ou de l’église » (2). Il va donc s’attacher avec prédilection à décrire la manière dont la grâce nous attire, dont elle nous délecte et agit sur les diverses puissances de notre âme, faisant à notre volonté une douce violence pour l’amener à vouloir ce que d’abord elle refusait d’accomplir. « Chacun se laisse entraîner par son plaisir. Montrez un rameau ver­ doyant à une brebis, vous l'entraînez ; ou des noix à un enfant, et iF vous suit... il court de lui-même et cependant il est entraîné, entraîné non par violence, mais par son amour, par le lien du cœur... Voyez comme le Père nous attire, son enseignement nous ravit, il ne nous impose aucune contrainte » (3). Au XVIIIe siècle, un Jansénius abusera de ce texte et d’autres sem­ blables, maïs la doctrine janséniste de la delectatio victrix n’est qu’une caricature de la pensée d’Augustin (4). Augustin dit bien : quod amplius nos delectat, secundum id operemur necesse est (5) et il entend bien que, chez le juste, l’œuvre bonne devient en quelque façon spontanée et connaturelle (6), mais il maintient plus que quiconque la nécessité où l’homme est de coopérer à son salut ; la vie spirituelle est pour lui un · combat sans fin dans lequel l’homme est en lutte avec lui-même : est enim bellum quod secum agit homo (7), et qui exige un perpétuel renonce1. Conf., VIII, 26, P. L., 32, 761. 2. P. Roüsselot, La grâce dans saint Jean et dans saint Paul, R. S. R., 1928, P· 993. In Joan., XXVI, 4-7, P. L., 35, 1008-1610 : « etiam voluptate traheris... Ramum viridem ostendis ovi et trahis illam. Nuces pueio demonstrantur, et trahitur, amando trahitur... et quo currit trahitur, cordis vinculo trahitur... Videte quomodo trahit Pater : docendo delectat, non necessitatem imponendo. » Il faut lire tout ce commentaire de la parole de Notre-Seigneur ; « Nemo venit ad Patrem nisi quern Pater attraxerit » {Joan., 6,44). 4. E. Gilson, Introduction à l'étude de saint Augustin, 1931, p. 204-205, et note. 5. Exp. Epist. ad Galal., 49, P. L., 35, 2141. 6. « Si plus delectat pulchritudo... castitatis, per gratiam quae est in fide Jesu Christi, secundum hanc vivimus, et secundum hanc operamur ; ut non regnante in nobis peccato ad obediendum desideriis ejus, sed regnante justitia per charitatem cum magna delectatione faciamus quidquid m ea Deo placere cognoscimus » (ibid.). 7. Sermo 9, 13, P. L., 38, 85. ---- IO4 ---- GRACE ET LIBER Tfi ment : morere ut vivas, sepelire ut resurgas ( 1 ). Chez le pécheur, la nature blessée par le péché est comme divisée d’avec elle-même : adversus me impietas mea me diviserat (2) ; elle n’est pas encore unifiée chez les justes, pas même dans la vie de l'Apôtre des Gentils, ipse spiritualis et carna­ lis (3). La grâce libératrice apparaît donc comme un principe d’unifica­ tion, capable de remettre l’harmonie entre les tendances divergentes qui sont dans l’âme du pécheur, qui sont le pécheur lui-même en tant que pécheur : ego dissipabar a meipso (4). Par la grâce et la charité, cette âme retrouve l’unité perdue, elle trouve le bonheur dans l’amour des vrais biens : quando peccabatis, delectabamini in peccatis vestris... suavior est justitia (5). Délaissant les définitions philosophiques, Augustin aime ici à mon­ trer comment la liberté est le fruit d’une libération, libération d’ailleurs toujours imparfaite, car Dieu seul est pleinement libre, puisque seul il est incapable de pécher (6). La liberté commence là où l’homme a déjà quelque participation de cette impeccabilité. N’est-ce pas le Seigneur lui-même qui le dit : Si vos Filius liberaverit, tunc vere liberi eritis (7). 1. Sermo 170, 16, P. L., 38, 924. 2. Confess., V, r8, P. L., 32, 714. 3. Sermo 154, 7, P. L., 83, 836. 4. Confess., VIII, 22, P. L., 32, 759. 5. Sermo 159, 6, P. L., 38, 870. — Dans ce paragraphe et ceux qui suivent, j’utilise librement mon étude sur L’Anthropologie de saint Augustin, R. S. R., 1939, p. 163196, elle-même dépendante du livre très riche de E. Dinkler, Die Anthropologie Augustins, 1934. 6. Op. imper), contra Jul., V, 38, P. L., 45, 1474 : « summe maximeque habens liberum arbitrium, peccare tamen non potest Deus. Angelus ergo vel homo propterea peccare potuit... quia non est Deus, hoc est de nihilo factus est a Deo, non de ipso Deo. » — La liberté d’Adam avant la chute était une participation de la liberté divine, nous en retrouvons quelque chose au terme de notre pèlerinage. Voir De civil. Dei, XXII, 30. 3, P. L., 41, 802. Gilson, op. cit., p. 204, note justement qu’il ne faut pas trop insister sur l’opposition entre libertas et liberum arbitrium. Voir aussi l’étude de J. Ball, L.iberté e.l libre arbitre dans saint Augustin, dans Année ihéologtque, t. III. Ici comme ailleurs, le vocabulaire augustinien est loin d’être ferme. Mais l’opposition reste entre Vidée de la liberté possession de soi, et du libre arbitre puissance de choix. Le démon choisit, mais sub specie mali, les élus aussi, sub specie boni ; entre ces deux mondes se situe notre liberté, imparfaite,d'êtres qui ont à fixer librement leur sort éternel et à se construire eux-mêmes. Cette notion très souple de la liberté n’a pas été exploitée par les grands scolastiques. 7. In Joan., 41, 11, P. L., 35, 1698. — Il faut relire ces pages magnifiques où saint Augustin commente saint Jean en s’inspirant de saint Paul. — IO5 — SAINT AUGUSTIN C’est en ce sens que saint Augustin refuse au pécheur la liberté (1), et nous dit que, chez les justes, la liberté n’exclut pas encore la servitude, non est perfecta libertas ?... sed ex parte servitus (2). Que l’hoinme se sou­ mette docilement à la grâce, et il sera de plus en plus libre ; voluntas libera tanto erit liberior quanto sanior, tanto autem sanior quanto divinae misericordiae gratiaeque subjectior (3). Ce dernier mot fait écho à un autre thème augustinien : si la grâce affranchit cet esclave qu’est le pécheur, c’est dans la mesure où elle en fait un esclave du Christ : eris liber si fueris servus (4), le renoncement étant la loi de croissance de la charité, et la nature blessée ne se guérissant que par cette blessure nou­ velle qu’est la charité : qui hoc vulnere non fuerit vulneratus ad veram sanitatem non potest pervenire (5). On voit que la doctrine d’Augustin sur les rapports entre la grâce et la liberté, comme aussi sa notion de la charité et de la justification, est très dynamique. Nous les retrouverons, plus tard, mais combien déformées, chez Baius et chez Jansénius. Les grands Scolastiques auront une conception plus statique, préoccupés qu’ils seront de souligner le caractère divin de la grâce. Chaque époque aura ainsi mis en lumière un aspect de notre divinisation et de notre rédemption par le Christ, mais Augustin n’en restera pas moins le docteur incomparable de la grâce. 1. Enchiridion, 30, P. L., 40, 246 : « libero arbitrio male utens homo, et se perdidit et ipsum... cum libero peccaretur arbitrio, victore peccato amissum est liberum arbi­ trium. » Ici le liberum arbitrium me semble s’identifier avec la libertas dont j’ai parlé plus haut. On a dit de saint Thomas : semper formalissime loquitur ; cela n’est jamais vrai d’Augustin, qui garde des habitudes de rhéteur, et dont la psychologie très souple n’est pas emprisonnée dans un vocabulaire très ferme. Un problème reste cependant posé : le pécheur est-il libre, d’une liberté de choix (liberum arbitrium) pour autre chose que le mal ? Je crois qu’ici Augustin a entrevu de profondes vérités, mais a parfois confondu péché formel et péché materiel : le châtiment du péché, c’est le péché luimême, le blasphémateur blasphémera encore. Les scolastiques diront que le pécheur, sans la grâce, ne peut éviter longtemps le péché mortel. Entre leur thèse et celle d’Au­ gustin, il y a bien des divergences, mais il reste un esprit commun. 2. In Joan., 41, 10, P. L·., 35, 1698. 3. Epist. 157, 8, P. L., 33, 676. 4. In Joan., 41, 8, P. L., 35, 1696 : «haec est nostra spes, fratres, ut a libero libe­ remur, et liberando nos servos faciat, servi enim eramus cupiditatis, liberati servi efficimur caritatis... Non dicat christianus : liber sum, in libertatem vocatus sum... nemo me prohibeat a voluntate mea... Eris liber si fueris servus, liber peccati, servus justitiae. » 5. En. in Psalm, 37, 5, P. L., 36. 399. ---- IO6 ---- GRACE ET LIBERTÉ Pour comprendre la formation de ses idées sur ce point, il faut rap­ peler qu’en lui se rejoignent deux « mystiques », la mystique de Plotin et celle de saint Paul (1). Ce n’est *pas qu’il se soit d’abord converti au Néo-plato_isme pour venir ensuite au Christianisme ; mais, de la lec­ ture des Ennéades, il a gardé une idée très élevée de la transcendance de Dieu et, toute sa vie, il est resté imprégné de cette idée que Dieu est en nous source de tout être, de toute vérité et de toute bonté (2). Dieu, source de tout bien, ne nous meut pas seulement par son attirance, comme une fin dernière souverainement désirable, mais il agit au plus intime de notre liberté (3), en sorte que, si l’homme cherche ce qui lui Appartient en propre, ce qu’il ne doit à personne, il ne trouvera que l’erreur et le mensonge. Nemo habet de suo nisi mendacium atque pecca­ tum (4). Formule radicale, que le concile d’Orange reprendra à son 1. Sur le rôle du Néo-platonisme dans la conversion de saint Augustin, on a beaucoup écrit. Voir le livre classique du P. Boyer, Christianisme et Néo-platonisme dans la for­ mation de saint Augustin, 1920, pour la discussion des théories d’avant la première guerre mondiale. Pour la période d’entre deux-guerres, voir le résumé et la mise au point de F. Hoffmann, Der Kirchenbegriff des heiligen Augustinus, 1933, p. 9-22, et l’excellent petit livre du P. Henry, La vision d'Ostie, T938. Sur la dépendance de saint Augustin à l’égard du Néo-platonisme, l’ouvrage de Grandgeorge, Saint Augustin et le Néo-platonisme, 1896, reste une mine de textes. Compléter ou redresser par E, PorTALife, Augustin, dans D. T. C., t. I, col. 2325-2331 ; R. Arnou, Platonisme, D. T. C., t. XII, col. 2312-2314 ; J. GuiTTON, Le temps et Vélernilé chez Plotin et saint Augustin, 1933 I J· Barion, Plotin und Augustinus 1935 ; M. Benz, Marius Victorinus und die Willensmetaphysik des Abendlandes, 1932, p. 364-413. — P. Henry (Plotin et ΓOcci­ dent, 1934, p. 63-145) semble bien avoir démontré qu’Augustin a lu les Ennéades, d’abord en partie dans la traduction de Marius Victorinus, puis dans le texte original. Voir aussi P. Cot.RCEi.LE, Les lettres grecques en Occident, 1936, p. 161-162. 2. De civitate Dei, VIII, 10, P. L., 41, 235 : « ab uno vero Deo atque optimo et naturam esse qua facti ad ejus imaginem sumus, et doctrinam qua eum nosqu e noveri­ mus, et gratiam qua illi cohaerendo beati sumus. » 3. Retract., I, 9, 6, P. L., 32, 598 : « quia omnia bona, sicut dictum est, et magna et media et minima a Deo sunt, sequitur ut ex Deo sit etiam bonus usus liberae volun­ tatis. » 4. In Joan., V, 1, P. L., 35, 1414 : « Qui loquitur mendacium, de suo loquitur (Joan., 8,44). Nemo habet de suo nisi mendacium atque peccatum. Si quid autem homo habet veritatis atque justitiae, ab illo fonte est, quem debemus sitire in hac eremo, ut ex eo quasi guttis quibusdam irrorati et in hac peregrinatione interim consolati, ne deficia­ mus in via, venire ad ejus requiem satietatemque possimus. » Ce texte à lui seul suffit à montrer la différence de climat avec le spe salvi facti sumus de saint Paul. Augustin ne nie pas d’ailleurs que l’homme puisse posséder la vérité, mais toute vérité est en lui participation de l’Unique Vérité qui est le Christ : » verax Joannes, Veritas Christus» ---- IO7 ---- SAINT AUGUSTIN compte (1), et qui suscitera bien des commentaires lorsque Baius et Jansénius en auront abusé. Il arrivera même alors que l’Église, tout en continuant de voir en Augustin le docteur de la grâce par excellence, exprimera la doctrine orthodoxe par des formules à première vue con­ tradictoires avec celle de l’Augustinisme primitif (2). Quelle que soit la manière dont on cherche à concilier ces affirmations, il importe de se rappeler qu’au temps où écrit saint Augustin, on n’a pas encore l’idée de distinguer entre la grâce surnaturelle et le concours de Dieu aux actes libres. Cette distinction n’apparaîtra qu’avec la théologie scolas­ tique, et elle sera même encore assez imprécise chez les grands Augustiniens du ΧΠΐθ siècle. Aussi est-ce un anachronisme que de poser à Augustin ou à ses adversaires pélagiens des questions trop subtiles (3). En réalité, Augustin résout un problème philosophique en partant du donné révélé. Plus tard, et d’ailleurs non sans raison, on dissociera les deux problèmes, Banéziens et Molinistes se réclameront de saint Augus­ tin, et ceux qui chercheront à dépasser leur querelle devront encore se remettre à l’étude du docteur de la grâce. C’est que, chez lui, le problème philosophique des rapports entre la causalité divine et l’action humaine reste solidaire de développements sur la question des rapports entre la grâce et le consentement humain. Augustin, en effet, s’il doit beaucoup à Plotin, doit encore davan­ tage à saint Paul. Avant lui, dans leurs commentaires sur l’Ecriture, les Pères latins, saint Hilaire (4), saint Ambroise (5) ou saint verax Joannes, sed omnis verax a Veritate verax est. » Saint Grégoire le Grand repren­ dra souvent cette idée que le Christ est la Vérité. 1. Can. 55, D. B.. n° 19c. 2. D. B., n° 1027 :« Liberum arbitrium, sine gratiae adjutorium nonnisi ad peccan­ dum valet » (proposition condamnée chez Baius). 3. Les théologiens se sont demandé si Pelage, qui niait la nécessité de la grâce, n'avait pas nié aussi la nécessité du concours naturel. Mais les auteurs que cite Portalié (col. 2382) et Portalié lui-même font ici un anachronisme. Ni Augustin ni ses adversaires n’ont encore des idées précises sur la distinction entre la grâce et le concours naturel. 4. IIiLAR., In Psalm. ir8, lit. I, 12, P. L., 19, 509 b ; « adjuvandi per gratiam ejus, dirigendique sumus. » — Ibid., lit. 10, 15, col. 569 p ; lit. 14, 2, col. 590 BC : lit. 17, 8, col. 618 A. — In Psalm. 51,20, P. L., 9 320 B : « stultitiae est non inlelligere se sub Deo et ex Deo vivere. » — In Psalm. 142, 7, P. L., 9, 840 B : la terre sans eau est aride, l’homme a besoin du secours divin... · immadescere se dono divini eloquii desiderat. » 5. ÀMBROS., In Luc., II, 84, P. L., 15, 1583 c : « Domini virtus cooperatur studiis ---- IO8 ---- GRACE ET LIBERTÉ Jérôme (1), avaient souligné la dépendance essentielle de l’homme à l’égard de Dieu. Marius Victorious, ce rhéteur africain, traducteur des Ennéades, dont Augustin nous a raconté la conversion (2), avait même trouvé de belles formules pour montrer que l'homme dépend de Dieu dans ce qu’il a de plus personnel, l'usage de son libre arbitre (3). Mais cette théologie reste sommaire, et lorsqu'elle s’essaye à traduire ses affir­ mations en langage psychologique, elle aboutit à des explications qui, vues avec le recul de l’histoire, s’apparentent au semi-Pélagianisme (4). Augustin lui-même n’est pas sans reproche à ce sujet. Ainsi qu’il l’a souligné lui-même, il avait d’abord cru qu’on pouvait laisser à l’homme le commencement de la conversion et des démarches vers le salut. C’est ainsi que, dans ses premiers commentaires de saint Paul, il écrit sans ambages : Rostrum est credere aut velle, illius (Dei) autem dare creden­ tibus et volentibus facultatem bene operandi per Spiritum sanctum... (5). humanis, et nemo possit aedificare sine Domino, nemo custodire sine Domino, nemo quidquam incipere sine Domino. » — In Psalm. n8, sermo I, i8, P. L., 15, 1207 c: « nullus potest perfectus esse sine favore Dei. » Ce n’est pas le elimat augustinien. 1. A l’occasion de ia controverse pclagienne, Jérôme montre de façon assez lourde la nécessité du secours divin, sans bien distinguer entre la grâce au sens large et la grâce intérieure chère à Augustin : « Audite... sacrilegum : si, inquit, voluero curvare digitum, movere manum, sedere, stare, ambulare, discurrere, sputa jacere... semper mihi auxi­ lium Dei necessarium erit ? Audi, ingrate, immo sacrilege, apostolum praedicantem : sive manducatis, sive bibilis, sive aliud quid agilis, omnia in nomine Dei agite » (Epist., I33> 7, P· 22, 1x55)· 2. Confess., VIII, 3-5, P. L., 32, 749. 3. Episl. ad Phil., 2, 13, P. L., 8, 1212 :« sic enim dixit salutem vestram operamini. Sed rursus ne unusquisque parum gratiam Deo referat, si ipse salutem operari videa­ tur, adjectum est illud : Deus est enim qui operatur in vobis et voluntate et efficacia, pro bona voluntate. Ergo salutem vestram, inquit, operamini, bed ipsa operatio tamen a Deo est. Deus enim operatur i vcbis et operatur ut velitis ita. Et velle quasi nostrum est, unde nos operamur nobis salutem. Et tamen quia ipsum velle a Deo nobis operatur, fit ut ex Deo et operationem et voluntatem habeamus. » Victorious est un philosophe, il comprend que l’usage même de la liberté est un don de Dieu, mais le commentaire d’Augustin entre davantage dans la psychologie et les richesses de la vie spirituelle. 4. Hilar., In Psalm. 118, litt. 16, 10, P. L., 9. 610 B : « ex nobis initium est ; ut ille perficiat. » — Ibid., htt. 14. 20, col. 598 C : « est quidem in fide manendi a Deo munus, sed incipiendi a nobis origo est. » — Pour saint Jérôme, cf. J. Fayey, Doctrina Scti Hieronymi de gratiae necessitate, 1957. Ticonins, Ini aussi, pensait que la foi vient de l’homme seul. Cf. Aug., De doctrina Christiana, III, 46, P. I.., 34. 83. — Sur les tendances pélagianisantes de Y Ambrosiasler, cf. G. de Plinval, Pélage, 1943, p. 88-89. 5. Aug., Explic. quorumdam propositionum Epist. ad Romanns, c. 61, P. L., 35, 2079. Cf. Retract., I, 23, 2, P. L., 32, 621. ---- IO9 ---- SAINT AUGUSTIN Augustin savait cependant alors que tout bien vient de Dieu (1). Mais, en 397, pressé par son ami Simplicien, il se met à étudier de plus près saint Paul, à lutter avec son texte. Dans ce combat, nous dit-il, ce fut la grâce qui l’emporta, vicit gratia Dei (2) : il comprit que, pour venir à la justification, il ne suffit pas de la prédication et de la bonne volonté, mais qu’un appel intérieur est encore nécessaire : nobis tribui non potest quod vocamur (3). Comment Augustin entend-il cette voca­ tion ? Les Jansénistes prétendront plus tard que le Docteur de la grâce t resta semi-pélagien jusque vers l’année 412 (4). Cette affirmation est paradoxale, mais elle pose un problème historique et aussi théologique. Pour situer ce problème, il suffira de remarquer que, jusqu’à cette date au moins, Augustin semble disjoindre l’appel intérieur et le consente­ ment de la volonté, comme si, sans laisser d'attribuer à Dieu tout ce que l’homme fait de bien, il entendait distinguer, sur le plan psychologique, l’appel de Dieu et la réponse de l’homme : Pour créer en nous le vouloir et la foi, Dieu agit par des repré­ sentations persuasives, soit au dehors par la prédication évangé­ lique... soit au dedans de nos âmes. Personne n’est maître de ses premières pensées, il appartient cependant à la volonté de donner ou non son assentiment... Dieu opère en l’homme la volonté même de croire, et c’est toujours sa miséricorde qui nous prévient ; mais de répondre à l’appel divin ou bien de s’y refuser, cela, je l’ai dit, appartient à la volonté (5). 1. De libero arb., II, 54, P. L., 32, 1270 : « omne bonum ex Deo (seule la déficience qui caractérise le péché ne vient pas de lui) sed quoniam non sicut homo sponte ceci­ dit, ita etiam sponte surgere potest, porrectam nobis desuper dexteram Dei, id est Dominum nostrum Jesum Christum fide firma teneamus. » 2. Retract., II, 1, P. L., 32, 629. 3. De diu. quaesi, ad Siniplicianum, I, 12. P. L.. 40, 118. 4. Cette assertion de Portaliè (col. 2378) demanderait à être vérifiée. Elle n’est pas dans Janscnius lui-même, qui suppose que, dès 397, Augustin est en possession de son système (Augustinus, t. III, De gratia Christi, lib. II, c. 30, éd. de Reims, 1643, p. 9092). 5. « Visorum suasionibus agit Deus, ut velimus et ut credamus, sive extrinsecus per evangelicas exhortationes... sive intrinsecus, ubi nemo habet in potestate quid ei veniat in mentem, sed consentire vel disssentire propriae voluntatis est... profecto et ipsum velle credere Deus operatur in homine, et in omnibus misericordia ejus prae­ venit nos, consentire autem vocationi Dei vel ab ea dissentire, sicut dixi, propriaej voluntatis est » (De spiritu el littera, 60, P. L., 44, 240). On aura noté l’usage du texte b. Y a 1 — IIO — GRACE ET LIBERTÉ Il y aurait là une amorce de la théologie moliniste et les théologiens qui, après le concile de Trente, chercheront à mettre en relief le rôle de la liberté dans le processus de la justification, citeront ces textes avec prédilection. Les congruistes se réclameront de saint Augustin pour montrer que Dieu nous appelle intérieurement en adaptant à notre tempérament, à nos réactions psychologiques prévues par lui, la toutepuissance de sa grâce (1). Il faut bien avouer cependant que les écrits de la dernière période sont loin de favoriser cette interprétation. Faut-il donc admettre un changement d’attitude dans la pensée de saint Augus­ tin ? Impuissant à exprimer le mystère de l’action de Dieu au cœur même de la volonté, aurait-il mis l’accent tantôt sur la grâce victorieuse, tantôt sur la libre réponse de l'homme, comme si les deux éléments pouvaient être dissociés dans la conscience de l’homme ? Faut-il, au contraire, penser qu’après avoir intériorisé l’appel divin, réfutant ainsi par avance les semi-Pélagiens de tous les temps, il se contenta de mon­ trer comment la grâce nous attire en créant en nous olus de liberté dans la dépendance de Dieu (2) ? Nous laisserons ce problème en suspens, nous contentant d’avoir montré comment les discussions théologiques de l’avenir sont en germe dans les écrits d’Augustin. Avant d’en venir à ces discussions subtiles, la théologie de la grâce aura à se construire en face de thèses encore assez grossières. Nous allons la voir commencer à se définir contre Pélage et le naturalisme de son école. •misericordia ejus praeveniet nos {Ps. 58, 11). Dans les Quaestiones ad Simplicianurn, Augustin disait : « aliter Deus praestat ut velimus, aliter praestat quoti voluerimus. Ut velimus enim et suum esse voluimus et nostrum, suum vocando, nostrum sequendo. Quod autem voluerimus, solus praestat, i. e. bene agere et semper beate vivere * (I, 10, P. L., 40, 117). — Dans le De gratia et libero arbitrio (n. 5, P. L., 44, 855), pour montrer que l’homme reste responsable de ses actes, bien que la grâce soit necessaire pour faire le bien, Augustin cite saint Paul : « Noli vinci a malo (Rom., 12, 21). Et urique cui dicitur : noli vinci, arbitrium voluntatis ejus sine dubio convenitur. Velle enim et nolle propriae voluntatis est » {De gratia et lib. arb., n. 5, P. L., 44, 885), mais il ne parle pas ici de l’appel intérieur. 1. E. Portaliè, Augustin, D. T. C., t. I, col. 2389-2392 ;Ch. Pesch, Praelectiones theol. dogmaticae, t. V, 2« éd., 1900, n° 276-279. 2. X. Léon-Dufour, Consentire vocationi Dei propriae voluntatis est, dans Recherches de science religieuse, 1946, p. 129-163. Ill CHAPITRE SEPTIÈME PÉLAGE ET LE PÉLAGIANISME STOÏCISME ET CHRISTIANISME OUS ne retracerons pas en détail l’histoire des progrès, de la condamnation et de la résistance de l'hérésie pélagienne (1). Rappelons seulement que, dans sa lutte contre les adversaires de la grâce, Augustin ménagea d’abord la personne de Pélage, viri, ut audio, sancti, et non parvo profectu christiani (2). On est alors en 412. En 413, bien qu’ayant travaillé à la condamnation des idées de Célestius sur le péché originel (3), Augustin distingue encore entre celui-ci et son chef d’école, puisqu’il répond amicalement à une lettre de Pélage (4). Mais l’attitude de Pélage en Orient, les équivoques du synode de Diospolis (415), et surtout l’importance du débat, obligent le N i. Sur cette histoire, voir les exposés de J. Fixeront, Histoire des dogmes, t. II, p. 436-460 ; G. de Plinval, dans VHistoire de l'Eglise de A. Fliche et V. Martin, t. IV, 1937, p. 77-119 ; R. Hedde et E. Amann, Pélagianisme, D. T. C., t. XII, col. 683-714 ; N. Merlin, Saint Augustin et les dogmes du péché originel et de la grâce 1931. 2. De peccat, meritis, III, r, P. L.. 44, τ8<ζ. — Sur Pélage et ses écrits, cf. E.AmanN, D. T. C., t. XII, 678-683, et surtout le livre récent de G. de Plinval, Pélage, ses écrits, sa vie et sa doctrine, 1943. M. de Plinval, qui incline quelque peu à réhabiliter Pélage, a beaucoup fait pour retrouver la trace des œuvres de son héros. Il lui restitue un certain nombre d’ouvrages. Voir son étude sur L'œuvre littéraire de Pélage, dans Revue de philologie, 1934, et la discussion avec KiRMER {Le problème de Pélage dans son dernier état, dans Revue d'hist. ecclésiast., 1939, p. 5-21). On sait que le Commentaire de Pélage sur l’Épître aux Romains a été reconstitué par SouTER {Texts and studies, t. IX, 19221926). 3. Sur Célestius. voir R. Hedde et E. Amann, Pélagianisme, D. T. C., t. XII, col. 682-683 ; L. Duchesne, Histoire ancienne de l'Eglise, t. III, p. 210. 4. Epist. 146, P. L., 33, 596. 112 stoïcisme et christianisme grand évêque à moins de ménagements. Après avoir retracé les événe­ ments de Palestine (I), il s’en prend à la notion pélagienne de la grâce et aux équivoques qu’elle suppose. Entre temps, le Pélagianisme, anathématisé au concile de Carthage (2), condamné par le pape Inno­ cent Ier (3), puis, après quelques tergiversations, par son successeur Zosime (4), trouve un défenseur acharné dans le jeune évêque d’Eclane, Julien (5). Celui-ci ne cesse de harceler saint Augustin, l’accusant d’innover et de rester prisonnier du Manichéisme. Mais l’hérésie péla­ gienne est désormais vaincue, et jamais plus l’Église ne remettra en question le dogme de la nécessité de la grâce, que consacrera solennelle­ ment le concile de Trente. Au cours du débat, les positions respectives se sont affirmées et pré­ cisées, celle d’Augustin comme celles de ses adversaires. Nous laisserons de côté Célestius, dont les idées et la condamnation concernent plus directement le dogme du péché originel (6), pour mettre en relief la notion pélagienne de la liberté. En face de la doctrine augustinienne de l’indigence essentielle de l’homme, le Pélagianisme se dresse comme une doctrine de la suffisance de l’homme. Comme on l’a dit, « le fond du système pélagien, c’est l’indépendance absolue de la liberté, sa puis­ sance illimitée pour le bien comme pour le mal » (7). Da quod jubes et jube quod vis (8), s’écrie au contraire saint Augustin. Ce cri est comme le résumé de sa théorie des rapports entre grâce et liberté, mais dès le début du Ve siècle, il scandalise Pélage dans une réunion romaine (9). Nous avons dit qu’Augustin doit beaucoup à la philosophie des Ennéades ; Pélage, lui, est médiocre philosophe ; c’est un moine ascéticiste, 1. De gestis Pelagii, P. L., 44, 319. 2. Denzinger, Enchiridion, n° 101-108. 3. Epist. 29-31, P. L., 20, 582-597, reproduites parmi les lettres de saint Augustin, Epist. 181-183, P. L., 33, 779-788 (cf. D. B., Enchirid., noe 130-133). 4. La fameuse Tractoria de Zosime est malheureusement perdue. Certains fragments ont été conservés dans V Indiculus de Célestin (cf. D. B., Enchirid., noe 134-135). Cf. R. Hedde et E. Amann, Pélagianisme, D. T. C., t. XII, col. 700-701. 5. Sur Julien, voir Dl’CHESNE, Histoire ancienne de l'Eglise, 1.111, p. 259 ; R. Hedde et E. Amann, Pélagianisme, D.T.C.,t.Xll, col. 702-704 ; A. d’AlÈs, julien d'Éclane exégète, R. S. R., 1916, p. 311-324. 6. A. Gaudel, Péché originel, D. T. C., t. XII, col. 384-385. 7. E. Portalié, Augustin, D. T. C., 1.1, col. 2381. 8. Conj., X, 40, P. L., 82, 796. 9. Cf. AUG., De dono perseverantiae, 53, P. L., 45, 1026. — US — 8 PELAGE ET PÉLAGIANISME qui emprunte au Stoïcisme son idée de la liberté. Non qu’il y ait ici influence directe, car la philosophie stoïcienne n’a plus guère de repré­ sentants connus (1), mais la morale stoïcienne est dans l’air, comme elle le sera chez les humanistes du XVIe siècle (2). Elle semble alors en effet avoir la raison pour elle. La doctrine augustinienne de la grâce, au contraire, paraît impliquer une négation de la liberté. Si l’option morale dépend d’une cause extrinsèque à la volonté, l’homme est-il encore responsable de cette option ? Il paraît beaucoup plus simple et, croit-on, beaucoup plus chrétien de dire que Dieu, en donnant à l'homme le libre arbitre, en a fait comme un affranchi : libertas arbitrii, qua a Deo emancipatus homo est, in admittendi peccati et abstinendi a peccato possibilitate consistit. Cette formule sera celle de Julien d’Eclane (3), mais Pélage lui-même dit déjà : non est liberum arbitrium si Dei indiget auxilio (4), et Célestius : destruitur voluntas quae alterius ope indiget (5). Comme nous l’avons remarqué plus haut, la question qui se pose ici est à la fois philosophique et théologique. Saint Jérôme, qui ne s’em­ barrasse pas de nuances dans les questions de philosophie, présente ainsi les objections pélagiennes : « Me faudra-t-il donc un secours divin pour remuer le doigt, la main, m’asseoir ou marcher ? Une volonté ainsi dépendante n’est plus vraiment libre (6). Saint Augustin est plus pré1. G. DE Plinval, Pélage, p. iio-iii. 2. L. Duchesne, Histoire ancienne de l'Eglise, t. III, p. 205 ; A. von Harnack. Lehrbuch der Dogmengeschichte, t. III, 1909, p. 170 ; E. BrÉHIER, Histoire de la philosophie, t. I, 1928, p. 510. — Les chrétiens eux-mêmes ne parlaient encore de la grâce qu’en ternies assez vagues. On connaît l’influence de Cicéron sur saint Ambroise (Harnack, op. cit., p. 48, et R. Thamin, Saint Ambroise et la morale chrétienne au IVe siècle, 1895). Nous avons déjà dit qu’entre le Stoïcisme et l’esprit pharisaïque il y a souvent parenté spirituelle. Nous savons par Augustin que, vers la fin du IVe siècle, tel chrétien souhaitait voir se généraliser la pratique romaine du jeûne de chaque samedi. Augustin, lui, défend la liberté spirituelle (Epist. 36, P. L., 33, 136-151). 3. Op. imperf., I, 78, P. L., 44, 1102. 4. De gestis Pelagii, 42, P. L., 44, 345. — M. de Plinval (op. cil., p. 94) groupe les textes scripturaires qui reviennent le plus souvent sous la plume de Pélage. L’accent est nettement volontariste. 5. Voir note suivante. 6. Hieronymus, Epist. 132, P. L., 22, 1154 : « si nihil ago absque Dei auxilio, et per singula opera, ejus est omne quod gessero, ergo non ego qui laboro, sed Dei in me coronabitur auxilium, frustraque dedit arbitrii potestatem, quam implere non possum, nisi ipse me semper adjuverit. Destruitur enim voluntas quae alterius ope indiget. Sfed — II4 — stoïcisme et christianisme cis : putant auferri liberum arbitrium si nec ipsam bonam voluntatem sine adjutorio Dei hominem habere consenserint (1). Métaphysiquement, le Pélagianisme est assez médiocre. Mais, sur le terrain de la pédagogie religieuse où il se place, l'erreur est plus manifeste encore aux yeux d’un chrétien. Pour les Pélagiens, il suffit que Dieu donne à l’homme la loi morale et le libre arbitre. A l’homme de faire son choix. Il peut, s’il le veut, observer la Loi. Qu’il demande pardon à Dieu de ses transgres­ sions, il n’a pas à implorer son secours ; la prière de Pélage est celle du pharisien : Celui-là peut dignement élever les mains vers le ciel et prier en tranquillité de conscience, qui peut dire : Vous savez, Seigneur, combien saintes, combien innocentes, combien pures et exemptes de toute fraude, de toute injustice et de tout mal, sont les mains que j’élève vers vous ; qu’elles sont justes, qu’elles sont pures, qu’elles sont nettes de tout mensonge, les lèvres avec lesquelles, pour que vous me soyez propice, je vous adresse mes prières (2). liberum dedit arbitrium Deus, quod aliter liberum non erit, nisi fecero quod voluero. » A vrai dire, il n’est pas sûr que ce texte soit tiré d’un ouvrage de Célestius, mais il exprime bien la doctrine qu’on lui a reprochée au synode de Diospolis. Cf. la disser­ tation de Garnier (P. L., 48, 615-616) et les remarques de Mgr Amann, Pélagianisme, D. T. C., t. XII, 683 (n« 3). 1. Epist., 194, 3, P. L., 33, 875. — Dans ce texte et dans beaucoup d’autres, le mot voluntas est à prendre au sens de volition, vouloir actuel, il désigne l’acte, non la faculté : « voluntas est animi motus, cogente nullo, ad aliquid vel non amittendum vel adipis­ cendum » (De duabus animabus, H, 14, P. L., 42, 104). Augustin revient dans les Ré­ tractations (I, 15, P. L., 32, 609; sur ce dernier texte, mais reste fidèle au vocabulaire. Cependant il lui arrive d’employer voluntas pour designer la faculté. La volonté libre (voluntas libera) se contradistingue alors de l’acte bon ou mauvais (motus animi) qui en procède (De libero arb., III, 1, P. L., 32, 1269-1271). Liber s’oppose alors à naturalis (ibid.). Ces questions de vocabulaire, trop négligées par les théologiens, ont leur impor­ tance. 2. « Ilie ad Deum digne extollit manus, ille preces bona conscientia fundit, qui potest dicere : Tu nosti, Domine, quam sanctae, quam innocentes, quam purae sint ab omni fraude et injuria et rapina quas ad te expando manus ; quemadmodum justa, quam immaculata labia, et ab omni mendacio libera, quibus tibi, ut mihi miserearis, preces fundo » (De vita chrisliana, 11, P. L., 40, 1042). Sur les variantes et l’authenticité du texte, cf. J. ComÉLIAU, A propos de la prière de Pelage, dans Revue d’hist. ecclésiast., 1935» Ρ· 77-89 ; G. DE Plinval, Pélage, p. 205 ; P. Pourrat, La spiritualité chrétienne, t. I, p. 276. — US — PELAGE ET PÉLAGIANISME Nous sommes loin de la doctrine d’Augustin, pour qui la prière chré­ tienne doit être jusqu’au bout une prière de mendiant : omnes, quando oramus, mendici Dei sumus ( 1 ). A l'inverse de la pensée augustmienne, le moralisme pélagien ne peut comprendre qu’il y ait des degrés de liberté et qu’on soit plus ou moins libre. Parti d’une notion philosophique, il ne peut rien entendre à ce que dit l’Écriture de notre affranchissement progressif par la grâce du Christ. Les conséquences sont graves pour qui se charge de diriger les autres vers la perfection. La vierge Démétriade, qui avait eu Pélage pour directeur, préféra sans doute les conseils de saint Jérôme et plus encore ceux d’Augustin (2). Le premier l’invite à prendre conscience de ses forces naturelles : haec igitur prima sanctae ac spiritualis vitae fundamenta jaciantur ut virgo vires suas agnoscat (3). Et, la louant d’avoir méprisé des richesses qui ne lui venaient que de ses ancêtres, Pélage met en relief les vertus que la jeune patricienne ne doit qu’à elle-même : spi­ rituales divitias nullus tibi praeter te conferre poterit. In his ergo jure lau­ danda... quae nisi ex te et in te esse non possunt (4). Avant d’être alerté sur les erreurs pélagiennes, saint Jérôme aurait peut-être, lui aussi, donné semblables conseils, mais lorsqu’il écrit à Démétriade, on est en 415 et le vieil ascète n’est pas, ou n’est plus un théologien de l’ascétîcisme (5). Quant à saint Augustin, il écrit expressément pour mettre en garde la famille de Démétriade contre les conseils de Pélage (6) et lui rappelle les paroles de l’Apôtre : quid habes quod non accepisti ? Si autem accepisti, quid gloriaris quasi non acceperis (7). Haec Dei dona sunt, et 1. Serm. 83, 2, P. L., 38, 515 : « Omnes enim quando oramus, mendici Dei sumus : ante januam magni patrifamilias stamus, imo etiam prosternimur, supplices ingemis­ cimus, aliquid volentes accipere, et ipsum aliquid, ipse Deus est. » — Cf. Serm. 56, 9, P.Z..,38,38i ; Serm. 61,4, P. L., 38,410 -,Serm. 123, 5, P. L., 38,686.—En.in Psalm., 145, 17, P. L., 37, 1895 : « famelici Dei esse debemus, ante januam conspectus illius in orationibus mendicemus. Quid est quod te, haeretice, jactas quia tu solvis, tu erigis, tu illuminas ? » 2. M. Gonsette, Les directeurs spirituels de Démétriade, dans Nouvelle revue tkéologique, 1933, p. 782-801. 3. PelàG., Epist. ad Demetriadem, c. 2, P. L., 83, 1100. 4. Ibid., c. 11, col. H07. — Cf. G. de Plinval, Pélage, p. 26,174, 246-251 ; M. Gon­ sette, op. cit., p. 785-793. 5. Epist. 130, P. L., 22, r 107-ii24 ; M. Gonsette, op. cit., p. 793-795. 6. Epist. 188, 4, P. L., 33, 850. 7. 1 Cor., 4, 7. ---- II6 ---- stoïcisme et christianisme vestra quidem sunt, sed non ex vobis ; habetis enim thesaurum istum in ter­ renis corporibus, et adhuc fragilibus, tanquam in vasis fictilibus... (1). On voit par cet exemple ce que pouvaient être les conseils donnés par ce directeur recherché qu’était Pélage (2). Il travailla vingt ans à répandre sa doctrine. Cependant, les bons chrétiens, après un instant d’admira­ tion, durent trouver excessifs les enseignements du moine breton. Pour lui, en effet, comme pour les Stoïciens, il n’y avait aucune distinction entre les péchés, tout péché, de sa nature, étant mortel (3). Au synode de Diospolis, les Pères orientaux furent scandalisés d’entendre dire que tous les pécheurs seraient condamnés au feu éternel (4). La doctrine du Purgatoire n’était pas alors tirée au clair et il est possible que ces évêques aient donné dans ce qu’on appelle l’erreur des miséricordieux (5), mais, de toutes façons, Pélage était dans l’erreur et ici encore c’est Augustin qui pense le plus raisonnablement et le plus chrétiennement. Quoi qu’en pensent les Stoïciens et leurs épigones, nous dit Augus­ tin (6), autre est le péché qui donne la mort, autre celui qui n’inflige qu’une légère blessure (7), et dont le juste demande chaque jour à Dieu 1. Epist. 188, 6, P. L., 33, 851. Cf. Il Cor., 4, 7. 2. G. de Plinval, op. cit., p. 207-220. 3. G. de Plinval, op. cil., p. 179 ; E. Portaliè, Augustin, D. T. C., I, 2383. — Cette thèse était déjà celle de Jovinien. Cf. J. Tixeront, Histoire des dogmes, t. II, p. 246. 4. Aug., De gestis Pelagii, 9-10, P. L., 44, 325. 5. Origène professait le restitutionnisme intégral et faisait pratiquement de l’Enfer un Purgatoire. Les Pères « miséricordieux » sont moins larges, mais ils inclinaient à penser que seuls les infidèles et les apostats seraient damnés pour l’éternité. A cette époque, la doctrine du Purgatoire est encore très enveloppée. Cf. A. Michel, Purga­ toire, D. T. C., t. XIII, col. 1217-1218. Saint Augustin consacre une partie d'un de ses traités (De fide et operibus, P. L., 40, 211-230) à montrer que les chrétiens peuvent se damner. Il y renvoie dans 1’Enchiridion (P. L., 40, 263), insistant sur l’éternité des peines. Cf. A. Lehault, L'éternité des peines de l'enfer dans saint Augustin, 191T. 6. Epist., 167, 4, P. L., 33, 735 : « hoc autem de parilitate peccatorum soli Stoici ausi sunt disputare, contra sensum generis humani. » — Cf. Epist., 104, 14, P. L., 33, 394 ; Contra mendacium, 31, P. L., 40, 539. 7. Serm. 351, 5, P. L., 39, 1541 : « quamvis singula non lethali vulnere ferire sentian­ tur. » Augustin continue en montrant que des blessures répétées peuvent cependant conduire à la mort. Ailleurs, il compare les péchés véniels aux grains de blé qui, accu­ mulés, finissent par faire ployer le plancher des granges ou sombrer une embarcation. Cf. Serm. 278,12, P. L., 38, 1274 ; Serm. 261, 10, P. L., 38, 1207. — Il distingue même entre péché mortel et péché mortel. Voir le passage classique sur les trois résurrections de l’évangile. Serm. 98, 5, P. L., 38, 593. — II7 — PÉLAGE ET PÉLAGIANISME le pardon : etiam hi qui ambulant in viis Domini dicunt : Dimitte nobis debita nostra (1). Les fautes graves, elles, retranchent de la communauté chrétienne (2), ou plutôt, elles empêchent l’Église, bien que sainte et sanctifiante, d’être absolument immaculée (3). Lorsque l’Église prie pour la guérison de ses membres pécheurs, elle reprend à son compte la prière du juste : Dimitte nobis debita nostra (4), C'est là une idée étrangère au Pélagianisme, qui revient à la thèse donatiste d’une Église immaculée. Mais la position du pélagien est contradictoire ; s’il s’avoue pécheur, il n’est plus membre de l’Église et s’il se dit membre de l’Église, c’est qu’il parle hypocritement en se confessant pécheur (5). Les conséquences pratiques du Pélagianisme sont donc redoutables. Inadmissible est aussi le traitement qu’il fait subir aux supposés de la foi commune. Pour lui, le baptême des enfants in remissionem peccatorum n’a aucun sens (6), la nécessité de ce baptême ne se justifie que par une distinction absurde entre royaume des cieux et vie éternelle (7). Mais surtout, quand il s’agit de la grâce, la doctrine pélagienne repose sur une équivoque perpétuelle (8). On appellera grâce la nature ou le libre arbitre, la loi morale, l’exemple du Christ ou sa doctrine, ou encore la 1. En. in Psalm., ιι8, III, 2, P. L., 87, 1508. — Serm. 181, 6, P. L., 38, 981. — Serm. 261, 10, P. L., 38, 1207. — Serm. 278, 13, P. L., 38, 1274. ■—Enchiridion, n° 71, P. L., 40, 265, — Cette idée revient indéfiniment chez Augustin, et l’Église va la faire sienne (Concil. Carlhag., can. 7, D. B., Enchir., n° 107). 2. Enchirid., 65, P. L., 40, 262 : « in actione paenitentiae, ubi tale (peccatum) com­ missum est, ut is qui commisit etiam a corpore Christi separetur... » Le mot etiam rap­ pelle que le pécheur est déjà séparé de Dieu. L’excommunication qui inaugure le pro­ cessus pénitentiel est déjà une espèce de réintégration dans la vie commune, puisque le pécheur aura désormais part aux prières communes (cf. E. Amann, Pénitence, dans D. T. C., t. XII, col. 801). 3. L’Église est ici-bas comme l’aire où la paille est mêlée avec le bon grain (Serm. 223, 2, P. L., 38, T092-1093), ou encore comme le champ du Père où l’ivraie croît avec le froment (Serm. ητ,, 4, P. L., 38, 471-472). 4. Serm. t8i, 7, P. L., 38, 982 : « ubi es ergo, haeretice pelagiane vel coelestiane ? Ecce tota Ecclesia dicit : dimitte nobis debita nostra 1 » 5. Serm. 181, 3, P. L., 39, 980. 6. De -peccat, meritis, I, 63, P. L., 44, 146. 7. Serm. 294, 2, P. L., 88, 1336. M. de Plinval (Pélage, p. 187) assure, sans étayer son affirmation, que cette distinction était admise au temps de Pélage. Mais il me semble plus probable que ce fut pour les Pélagiens la conséquence logique de leur négation du péché héréditaire. Il y a là un point d’histoire à élucider. 8. Cf. G. de Plinval, op. cit., p. 226-227 et passim. — I18 — STOÏCISME ET CHRISTIANISME rémission des péchés, bref, tout ce qu’on voudra, sauf la grâce ellemême (1). Si c’était là simplement une question de vocabulaire, les adversaires du Pélagianisme seraient conciliants (2), mais il s’agit d’une question de fond. Aussi Pélage et les siens, pressés de questions, con­ sentent-ils parfois à distinguer entre grâce et dons naturels, mais c’est pour appeler grâce la rémission des péchés, tenuiter nec aperte conjun­ gens... remissionem peccatorum (3). Pélage veut essentiellement qu’entre les chrétiens et les autres Dieu tienne la balance égale, gratia Dei paganis atque christ'anis, impiis et piis, fidelibus atque infidelibus commu­ nis est (4), concédant cependant que les chrétiens ont l’avantage de con1. Aug., De gratia Christi et de peccato originali, I, 3, P. L., 44. 361 : « gratiam Dei et adjutorium quo adjuvamur ad non peccandum aut in natura et libero ponit arbitrio, aut in lege atque doctrina. » — Op. imperf. contra Jul., I, 94, P. L., 45, mi : « gratiam Christi multipliciter confitemur. Primum munus ejus est quod facti sumus ex nihilo », etc. — Cf. De natura et gratia, 53, P. L., 44, 272 ; Epist., rqc,, 2, P. L·., 33, 760. — Dans son commentaire de saint Paul, Pélage, rencontrant le mot de grâce, songe à la Loi (7w Rom., 8, 2 ; Souter, p. 60), à la rémission des péchés (In Rom., 5, 20 ; Souter, p. 48). Sur un texte comme II Cor., 12,9 (sufficit tibi gratia mea), le commen­ taire est assez plat. Sur I Cor., 4, 7 (quid habes quod non accepisti ?), Pélage écrit : κ quid enim boni ex temetipso habes quod a nullis didiceris vel Dei dono (minime) consecutus sis ?» La dernière formule pourrait être souscrite par Augustin, mais le mot donum désigne le libre arbitre (Souter, p. 147). Sur 1 Cor., 15, 4 (gratia ejus in me vacua non fuit) : « non fuit sine fructu, sicut in illo qui talentum Domini defodit in terra, sed abundantius illis omnibus laboravi, non ego autem, sed gratia Dei mecum... non ego ex me, sed gratia Dei, nec se sine gratia Dei dicit in Evangelio laborasse, nec gratiam sine se, ut liberum servaret arbitrium » (Souter, p. 215). Formule irréprochable en apparence, mais qui doit être éclairée par le commentaire de II Cor., 6, 1 : » in vacuum gratiam Dei recipit qui in novo Testamento non novus est, hoc est, nihil in illo proficit » (Souter, p. 262). 2. Epist., 177, 7-8, P. L., 33, 767-768 : « etsi quadam non improbanda ratione dicitur gratia Dei qua creati sumus, ut nonnihil essemus... nec ita essemus aliquid ut cadaver, aut arbor, aut pecus... sed homines qui et essemus, et viveremus, et sentiremus et intelligeremus, alia est tamen qua praedestinati vocamur, justificamur, glorificamur. » Cf. Serm., 26, 7, P. L., 38, (73. 3. De gestis Pelagii, 47, P. L., 44, 347 (il s’agit ici du De natura de Pélage, réfuté dans le De natura et gratia). 4. Epist., 186, i, P. L., 33, 816. — En corrigeant l’Augustinisme à partir de la volonté salvifique universelle de Dieu, l’Église semblera plus tard réhabiliter ici Pélage. Celuici a en effet bien vu que les hommes d’avant le Christ ont dû pouvoir se sauver ; le malheur est qu’ü les sauve sans la grâce du Christ, à la manière dont, au reste, il sauve les chrétiens eux-mêmes. — II9 — PÉLAGE ET PÉLAGIANISME naître la doctrine du Christ (1). Lorsque les Pélagiens vont jusqu’à reconnaître des grâces intérieures d’illumination (2), ces grâces fina­ lement se ramènent à la loi et à l’enseignement du Christ : hoc est gra­ tiam Dei ponere in lege atque doctrina (3). De toutes manières, d’ailleurs, si grâce il y a, cette grâce est due aux efforts de l’homme et vient couronner ses mérites (4). Quand on demande aux Pélagiens en quel sens la grâce est gratuite, ils répondent que gratuits furent la création et le don de la liberté (5). D’ailleurs, à quoi bon entrer ici dans une discussion subtile ? Tout ce qui touche à la prédestination, à la manière dont l’homme arrive à la foi et qui est une pièce essentielle de l’Augustinisme, le Pélagianisme le rejette en bloc, explique comme il peut les textes de l’Apôtre (6) ou n’atténue ses dires 1. Apud Aug., De gratia Christi, 33, P. L., 44, 376 : « liberi arbitrii potestatem dici­ mus in omnibus esse generaliter, in Christianis, Judaeis atque Gentilibus. In omnibus est liberum arbitrium, aequaliter per naturam, sed in solis Christianis juvatur a gra­ tia. » Cette grâce est la loi et la doctrine chrétienne. 2. Epist. ad Innocent, (apud Aug., De gratia Christi, I, 8, P. L., 44, 364) : « adjuvat nos Deus per doctrinam et revelationem suam dum cordis nostri oculos aperit ; dum nobis, ne praesentibus occupemur, futura demonstrat ; dum diaboli pandit insidias, dum nos multiformi et ineffabili dono gratiae coelestis illuminat. » 3. Aug., De gratia Christi, I, 8, P. L., 44, 364 : « hoc est gratiam Dei ponere in lege atque doctrina. » — Certains théologiens scolastiques et le grand Petau lui-même (De pelagiana et semi-pélagiana haeresi, n° 8, Théol. dogmat.,· éd. Vivès, t. IV, 1866, p. 638-639), ont cherché à voir dans le texte cité ci-dessus une grâce intérieure d’illu­ mination, mais cette interprétation paraît difficile à soutenir (cf. C. Boyer, De gratia Christi, 1938, p. 36 ; G. de Plinval, Pelage, p. 299). 4. « Illi judicandi atque damnandi sunt quia cum habeant liberum arbitrium per quod ad fidem venire possent, et Dei gratiam promereri, male utuntur libertate con­ cessa. Hi vero remunerandi sunt qui bene libero utentes arbitrio merentur Domini gratiam et qui mandata custodiunt » (apud Aug., De gratia Christi et pecc. origin., I, 34, P. L., 44, 376-377). Le mot grâce peut désigner ici la rémission des péchés et le droit à la récompense. Ailleurs, Pélage parle d’une grâce capable de faciliter l’exercice du libre arbitre : « divinam mereamur gratiam et facilius nequam Spiritui, sancti Spi­ ritus auxilio, resistamus » (apud Aug., ibid., I, 28, P. L., 44, 374). 5. Aug., Epist. 194, 8, P. L. 33, 877 : « cum ab istis quaeritur quam gratiam Pela­ gius cogitaret sine ullis praecedentibus meritis dari, quando anathematizabat cos qui dicunt gratiam Dei secundum merita dari, respondent sine ullis praecedentibus meri­ tis gratiam ipsam humanam esse naturam in qua conditi sumus, neque antequam esse­ mus, mereri aliquid poteramus ut essemus. » 6. G. de Plinval, op. cit., p. 151-153. 120 stoïcisme et christianisme qu’au prix d’équivoques ou de contradictions (1). Les semi-Pélagiens auront une doctrine beaucoup plus nuancée, beaucoup plus chré­ tienne aussi (2). Répétons encore une fois qu’entre Pélage et saint Augus­ tin le débat est philosophique non moins que théologique. Il s’agit de savoir si l’on peut comprendre la liberté sans faire intervenir la notion d’un secours intérieur à la volonté, si l’on doit faire de la créature spiri­ tuelle comme un demi-dieu maître de sa destinée, ou bien voir en elle un être qui est à la fois le plus riche et le plus indigent de tous, obligé qu’il est, pour atteindre sa fin sublime, de mendier perpétuellement le secours de Dieu (3). * * * C’est de cette dernière conception que part saint Augustin, quand il nous montre les créatures spirituelles illuminées par la charité, mena­ cées de perdre leur simplicité si elles se détournent du Créateur (4). Ce 1. Ibid., p, 290. — Lorsque Pélage admet que la grâce peut faciliter l’exercice de La liberté, il fait une brèche à son système. Disputant avec des Pélagiens enclins à faire plus de concessions encore, Augustin dit joliment : « permittamus eos cum suo libero arbitrio esse liberos et ab ipso Pelagio » (Contra duas epist. Pelag., II, 27, P. L., 44. 584). 2. M. de Plinval, je l’ai déjà dit, incline à réhabiliter Pélage : « Son système, écrit-il, est, si l’on veut, un naturalisme, mais c'est un naturalisme religieux » (p. 397). Mais le Pharisaïsme, lui aussi, religion d’auto-rédemption, était essentiellement religieux. Ni le Stoïcisme, ni le Pélagianisme, ni même le Pharisaïsme, ne furent sans grandeur. Mais le Christianisme d’Augustin est plus grand encore, à condition de mettre l’accent non pas seulement sur la chute, mais aussi sur la Rédemption. En ce sens, on peut concéder à M. de Plinval que le Pélagianisme a entrevu une vérité qui, finalement, s’est imposée à la conscience chrétienne. 3. Voir dans nos Problèmes pour la réflexion chrétienne, 1946, p. 41-64, une étude inspirée d’Augustin sur le mvstcre de notre union au Christ. 4. Epist., 140, 56, P. L., 33, 561-562 : « rationalis creatura... ita facta est ut sibi ipsa bonum quo beata fiat, esse non possit, sed mutabilitas ejus si convertatur ad incommutabile bonum, fiat beata ; unde si avertatur, misera est... sed quemadmodum in ipsis corporibus ea quae inferiora sunt... meliora fiunt participatione melioris... sic incorporeae creaturae rationales ipsius Creatoris fiunt participatione meliores, cum ei cohaerent purissima et sanctissima charitate, qua omnino si caruerint tenebrescunt et obdurescunt quodammodo. » Augustin utilise ici un thème néo-platonicien pour montrer comment la créature spirituelle est formée par Dieu. Voir dans le même sens : De Genesi ad Utt., 1,10, P. L., 34, 249, et R. Arnoü, Platonisme des Pères, D. T. C., t. XII, col. 2356. 121 PÉLA GE ET PÉLA GIANISME qui donne à l’esprit son orientation, et le finalise dans la simplicité, c’est ce principe unifiant qu’est la grâce, participation de la vie et de la lumière divine (1). Sans doute, Augustin ne songe pas assez ici à pré­ ciser la dictinction entre nature et surnaturel et nous verrons que, pré­ occupé d’opposer à tous les dons « naturels » la grâce du Christ propre­ ment dite, il a risqué d’égarer les interprètes de sa pensée (2). Mais si, chez un grand penseur, le système vaut moins que l’intuition fondamen­ tale, il restera toujours à la gloire d’Augustin d’avoir le premier tiré au clair cette notion de la créature spirituelle. Voyons-le maintenant qui oppose aux Pélagiens ce qu’il estime, et toute l'Afrique avec lui, être l’idée chrétienne de la grâce. Après avoir souligné la nécessité de la grâce pour l’homme déchu par le péché originel (3), Augustin, dans un admirable petit traité, écrit à la prière de son ami le comte Marcellin, livre l’essentiel de sa.pensée sur les rapports entre la grâce et la loi, le libre arbitre et la grâce (4). Pour accomplir le bien, il ne suffit pas de le connaître, mais il faut encore l’aimer ; la loi ne peut que révéler à l'homme son impuissance ; seule, la grâce lui donnera le pouvoir de faire le bien : liberum arbitrium non evacuatur per gratiam, sed statuitur, quia gratia sanat voluntatem qua justitia diligitur (5). Dans les écrits suivants, la polémique s’accentue, Augustin répond au De natura de Pélage par un De natura et gratia, où x. En. in Psalm., 25 (II), it, P. L., 86,193 : « quare illuminatus es ? quia convertisti te ad aliud quod non eras. Quid est quod non eras ? Deus lumen est. Non enim tu lumen eras, quia peccator eras... » Ce texte et d’autres semblables mettent la grâce illuminatrice en rapport direct avec le péché. Mais ailleurs la théorie est présentée à propos des anges : « confitendum est igitur... non ad solos sanctos homines pertinere, verum etiam de sanctis angelis posse dici, quod charitas Dei dillusa sit in eis per Spi­ ritum sanctum » (De civitate Dei, XII, 9, 2, P. L., 41, 357). 2. M. J. Scheeben, Dogmatique, trad. Bélet, t. Ill, p. 493. — P. Dumont, Le sur­ naturel dans la théologie de saint Augustin, dans Revue des Sciences phil. et théol., 1931, P· 515, 533· 3. De peccatorum meritis et remissione, P. L., 44, 109-200. Le premier livre traite la question du péché originel, mais au second livre, Augustin examine la thèse pclagienne de Vimpeccantia. Pelage prétend, thèse stoïcienne entre toutes, que l’homme, s’il le veut, peut être sans péché (cf. G. de Plinval, Pélage, p. 228-229). Augustin montre que cela est impossible et que nul saint, sauf l’unique médiateur, n’a pu être exempt de toute défaillance. 4. De spiritu et littera, P. L., 44, 199-246. Ce petit traité est l’un des plus beaux qui soient sortis de la plume d’Augustin. 5. De spiritu et littera, 52, P. L., 44, 233. 122 stoïcisme et christianisme se trouve cette belle formule que reprendra le concile de Trente: Non Deus impossibilia jubet sed jubendo admonet et facere quod possis et petere quod non possis (1). Le De perfectione justitiae hominis répond à un écrit de Célestius, Augustin y montre que l’homme déchu est comme un pauvre boiteux dont la claudication ne sera guérie qu’au ciel (2). Mais l’écrit est déjà embarrassé par cette méthode de discussion qui sera celle d’Augustin contre Julien (3). Après le De gestis Pelagii (4), le De gratia Christi et peccato originali (5) dénonce les équivoques des adversaires de la grâce. La polémique avec Julien, au lendemain de Y Epistula tracto~ ria du pape Zosime, est plus monotone encore, mais elle donne à Augus­ tin l’occasion de présenter sa pensée sous une multitude d’aspects (6). Julien est un dialecticien acharné ; sans lui, nous dit Augustin, la machine de guerre du Pélagianisme fût restée sans architecte (7). Julien reproche à Augustin d’innover dans la question du péché originel, il oblige le pauvre évêque à lire ou relire les écrits de ses devanciers (8). Il l’accuse de revenir au Manichéisme (9), mais cette accusation donne à Augus­ tin l’occasion de compléter ce qu’il a jadis écrit sur le mariage (10). On 1. De natura et gratia, 50, P. L., 44, 271. Cf. Concil. Trident., sess. VI, c. 2, D. B, Enchir., n° 804. — Sur le De natura de Pélage, cf. G. de Plinval, op. cit., p. 234-239, 268-269. 2. De perjeclione justitiae hominis, c. 3, P. L., 44, 295 ; « erit plena justitia quando erit plena sanitas, tunc plena sanitas quando plena caritas. » 3. Augustin répond article par article aux Definitiones de l’auteur qu’il suppose être Célestius. — Cf. R. Hedde et E. Amann, Pélagianisme, D. T. C., t. XII, col. 683. 4. De gestis Pelagii, P. L., 44, 319-360. — Il s’agit, nous l’avons dit, de l’attitude de Pélage au synode palestinien de Diospolis, où il a réussi à obtenir une absolution. 5. De gratia Christi et peccato originali, P. L., 44, 359-410. — Le traité répond au De ZîZwroariririo par lequel Pélage essaye de consolider le succès de Diospolis. Contraint désormais de parler de la nécessité de la grâce, le moine breton accepte le vocabulaire de ses opposants, mais reste fidèle à ses thèses de fond (G. de Plinval, Pe'lage, p. 297302). 6. R. Hedde et E. Amann, Pélagianisme, D. T. C., t. XII, col. 702-707. 7. Contra Jul., VI, 36, P. L., 44, 842 : « quae tu si non didicisses, Pelagiani dogmatis machina sine architecto necessario remansisset. » 8. A. Gaudel, Péché originel, D. T. C., t. XII, col. 390. 9. Lettre de Julien à Rufin de Thessalonique, P. L., 48, 535-536 (reconstitution de Garnier d’après le Contra duas Epistulas Pelag., II, P. L., 44. 571-588). — Lettre au clergé de Rome, apud. Aug., ibid., I 4, P. L., 44, 552 : « dicunt illi manichaei... » 10. De nuptiis et concupiscentia, P. L., 44, 413-474, repris et amplifié dans le Contra Julianum, P. L., 44, 641-874. — I23 — PÉLAGE ET PÉLAGIANISME peut dire qu’Augustin, épuisé par cette lutte fatigante, meurt la plume à la main, puisqu’il laisse inachevé un immense ouvrage contre Julien ( 1 ). Et cependant, tandis que se poursuit cette controverse épuisante, Augustin ne laisse pas d’avoir d’autres soucis. Ni les Donatistes ni les Ariens ne lui laissent la paix. Dès 413, au lendemain de la prise de Rome par Alaric, il s’est mis à son grand ouvrage sur la Cité de Dieu, qu’il n’achève qu’en 426. Il ne cesse pas de prêcher et d’écrire. Le Com­ mentaire de saint Jean et son complément, l’admirable commentaire de la Première Épître du disciple bien-aimé (2), sont à peu près contem­ porains du De gestis Pelagii (416-417). Entre deux ouvrages contre les Pélagiens, Augustin écrit des lettres qui sont de véritables petits traités. Ainsi, la lettre au diacre romain Sixte, qui deviendra pape en 432, mais passe alors pour favorable aux Pélagiens (3), ou encore la lettre à Vitalis (4). Mais déjà cette dernière lettre, où se trouvent les douze asserta contre les Pélagiens (5), fait allusion à de nouvelles contro­ verses. La lettre à Sixte, qu’on lisait dans le monastère d’Hadrumète, y fut comprise de travers ; les moines s’imaginaient que l’on ne pouvait dé­ fendre la grâce sans nier le libre arbitre (6). Augustin s’expliqua dans 1. Opus imperfectum contra Julianum, P. L., 45, 1049-1608. — Dans tous ces écrits, le problème du péché originel et de ses conséquences revient au premier plan. Augustin, entraîné par les nécessités de la polémique, n’arrive pas à le dissocier de celui de la nécessité de la grâce et cela pèsera lourdement sur la tradition augustinienne. 2. In Epist. Joannis ad Parthos, P. L., 35, 1977-2061. — Cet écrit est, avec le De spiritu et littera, l’un des plus achevés. Nulle part Augustin n’a parlé de la charité en termes plus admirables. Il y dit lui-même : « Fratres, ego non satior loquendo de charitate in nomine Christi » (IX, 11, P. L., 35, 2053). Nous avons fait allusion plus haut à la lettre à Boniface sur la grâce du Nouveau Testament {Epist. 140, P. L., 33, 538-577). 3. Epist. 194, P. L., 33, 874-891. On y trouve la formule chère à Augustin sur le mérite : Dieu, en couronnant nos mérites, ne fait que couronner ses propres dons {Epist. 194, 19, P. L., 33, 880). 4. Epist. 217, P. L., 33, 978-989. 5. Epist. 217, 16, P. L., 33, 984-985 (texte reproduit dans V Enchiridion patristicum de M. J. Rouet de Journel, n° 1456). 6. Epist. 214, 1-2, P. L., 33, 969 : « nobis retulerunt monasterium vestrum nonnulla dissensione turbatum, eo quod quidam in vobis sic gratiam praedicent ut negent homi­ nis esse liberum arbitrium et, quod est gravius, dicant quod in die judicii non sit red­ diturus Deus unicuique secundum opera ejus... Epistolam meam... secundum fidem intelligite ut neque negetis Dei gratiam, neque liberum arbitrium sic defendatis ut a Dei gratia separetis. » --- I24 --- stoïcisme et christianisme un livre sur la grâce et le libre arbitre (1), et les esprits parurent se cal­ mer. Cependant certains religieux s’obstinaient : « Si Dieu, disaient-ils, opère en nous le vouloir et le faire, pourquoi nous réprimande-t-on quand nous sommes en faute ? qu’on se contente de prier pour nous, et de demander à Dieu la grâce qui nous manque (2). » Augustin, patiemment, voulut donner de nouveaux éclaircissements, et mit tous ses soins à la composition d’un nouveau traité (3). C’est le fameux De correptione et gratia, l’un des écrits sur la grâce les plus importants, mais aussi les plus discutés (4). C’est dans cet ouvrage que se trouve la fameuse distinction entre la grâce d’Adam et la nôtre, V adjutorium sine quo non et V adjutorium quo (5). Cette distinction, sur laquelle reposera tout l’Augustinisme de Jansénius (6), fera couler beaucoup d’encre. Augustin semble alors y attacher beaucoup d’importance, mais ses dis1. De gratia et libero arbitrio, P. L., 44, 880-912. —· Epist. 215, 2, P. L., 33, 972 ; « scripsi ad vos librum quem si, adjuvante Domino, diligenter legeritis et vivaci­ ter intellexeritis, nullas existimo inter vos de hac re dissensiones ulterius jam futu­ ras... » 2. e Utquid nobis praedicatur atque praecipitur ut declinemus a malo et faciamus bonum si hoc non nos agimus, sed et velle et operari Deus operatur in nobis ? Praeci­ piant tantummodo nobis quid facere debeamus et ut faciamus orent pro nobis, non autem nos corripiant et arguant si non fecerimus » (apud Aug., De correptione et gra­ tia, 4-5, P. L., 44 918). 3. Sur toute cette affaire, voir M. JACQUIN, La question de la Prédestination au Pe et au VIe siècle, dans Revue d'hist. ecclésiasl., 1904, p. 266-274. 4. Cf. C. Boyer, Le système de saint Augustin sur la grâce, paraph ase De correp­ tione et gratia, dans Recherches de science religieuse, 1930, p. 481-518 (reproduit dans les Essais sur la doctrine de saint Augustin, 1932). Au xvme siècle, le cardinal Noris verra dans cet écrit la clef de la doctrine augustinienne de la grâce (Historia pelagiana, 1702, p. 92. — Cf. M. Jacqüin, art. cit., p. 273-274). Augustin lui-même y renvoie comme à un traité préféré (De dono perseverantiae, 55, P. L., 45, 1027). 5. De correptione et gratia, 34, P. L., 44, 936 : « aliud est adjutorium sine quo aliquid non fit, aliud adjutorium quo aliquid fit. » La grâce d’Adam (adjutorium sine quo non) n’atteignant pas comme la grâce du Christ (adjutorium quo) aux profondeurs de la liberté, elle ne cause pas comme cette grâce puissante le vouloir et le faire. J. TlXERONT (Histoire des dogmes, II, 483) ramène un peu trop vite cette distinction à celle de la grâce suffisante et de la grâce efficace. Il serait très instructif de voir comment cette distinction s’enracine dans la pensée antérieure de saint Augustin et de se demander si, à la longue, il ne l’aurait pas trouvée bien inadéquate. Sur les interprétations anciennes et le sens général du passage, voir H. DE LüBAC, Surnaturel, 1946, p. 56-61, 82-85. 6. Cf. de Carreyre, Jansénius, dans D. T. C., t. VIH, col. 380. — ISS “ PÉLAGE ET PÉLAGIANISME ciples médiévaux en feront moins de cas (1), ayant mieux compris qu’Augustin lui-même que la grâce était pleinement surnaturelle. Ce n’est pas là le seul reproche que l’on puisse faire à la théologie augustinienne de la grâce. Sous sa dernière formulation au moins, nous le dirons bientôt, l’Augustinisme rencontre de vives résistances qui obligent le grand évêque à prendre de nouveau la plume pour expliquer sa pensée sur la prédestination des saints et la persévérance des justes (2). Cependant, avec ces traités et quelques-uns de ceux qui les ont précé­ dés, le débat n’est plus entre Augustin et Pélage. L’erreur des « semiPélagiens » commence à faire parler d’elle, elle occupera longtemps la scène et ne finira officiellement qu’au VIe siècle, avec le concile d'Orange. A ce moment, l’Église reprendra à son compte de belles formules augustiniennes, glanées dans les œuvres de l’évêque d’Hippone par de très fidèles disciples. Celle-ci, par exemple, qui résume les efforts d’Au­ gustin contre Pélage : Dieu fait en l’homme beaucoup de choses qui ne dépendent pas de l’homme, mais l’homme ne fait rien de bien que Dieu ne fasse en lui et par lui (3). Ou encore cet admirable extrait du Commentaire de saint Jean : L’homme n’a de lui-même que le mensonge et le péché, s’il y a en lui quelque vérité ou quelque justice, elle vient de cette source à laquelle nous devons aspirer dans le désert de cette vie, afin que, 1. Pierre Lombard (Il Sent., dist. 24, c. r, Opera, Quaracchi, T916, t. II, p. 42c) mentionne la distinction augustinienne à propos de la liberté du premier homme. Saint Bonaventure y fait allusion à propos de la grâce d’Adam (In II Sent., dist. 29, art. 2, q. 2, sed contra 1, Opera, Quaracchi, t. II, col. 703). Saint Thomas traite la question de la grâce d’Adam (la P., q. 95, art. 4, ad r)et celle de sa persévérance (la Ilae, q. 109, art. 10, ad 3) sans allusion à la distinction augustinienne. 2. De praedestinatione sanctorum, P, L., 44, 959-992. — De dono perseverantiae, P. L., 45, 993-T034. Voir ci-après, p. 135. 3. « Multa Deus facit in homine bona quae non facit homo, nulla vero facit homo bona, quae non Deus praestat ut faciat homo » (Contra duos Episl. Pelag., II, 21, P. L., 44, 586). Cf. D. B., Enchirid., n° 193. --- I26 --- stoïcisme et christianisme rafraîchis par ces gouttes de rosée, nous ne défaillions pas sur le chemin (1). Mais déjà le concile de Carthage de 418 a consacré la théologie augus­ tinienne sur le rôle médicinal de la grâce donnée au baptême (2). Ana­ thème à qui dira désormais : Que la grâce de Dieu qui nous justifie par Jésus-Christ NotreSeigneur procure seulement la rémission des péchés et n’est pas un secours pour éviter les fautes à venir (3). De même quiconque dit que cette même grâce donnée par Jésus-Christ n’est une aide pour éviter le péché qu’en nous pro­ curant une intelligence plus claire des commandements, en nous faisant connaître ce que nous devons faire ou éviter, mais qu’elle ne 1. « Nemo habet de suo nisi mendacium atque peccatum, si quid habet homo veri­ tatis et justitiae, ab illo fonte est, quem debemus sitire in hac eremo, ut ex eo quasi guttis quibusdam irrorati, non deficiamus in via » (/n Joan., tract. V, n. i, P. L., 35, 1414 ; cf. D. B., Enchirid., n° 194). 2. Jusqu’au VIIe siècle, les canons du concile de Carthage ont été attribués au concile de Milève de 416. Cf. E. Αμλνν, Milève, dans D. T. C., t. X, col. 1752 (je cite les tra­ ductions que donne cet article). 3. Conc. Carthag., can. 3 : D. B., Enchir., n° 103 : « item placuit, ut quicumque dixerit gratiam Dei qua justificatur homo per Jesum Christum Dominum nostrum, ad solam remissionem peccatorum valere, quae jam commissa sunt, non etiam ad adjutorium ut non committantur, Anathema sit. » Les théologiens scolastiques invoquent ce texte pour montrer que, sans la grâce habituelle, l’homme ne peut éviter longtemps tout péché mortel. Mais il faut se garder de tout anachronisme. L’expression : gratia qua justifi­ catur homo désigne bien la grâce donnée au baptême, mais la notion de grâce est encore bien obscure. Il s’agit d’un don intérieur, sans qu’on puisse préciser si on a aflaire à un don permanent, à une nouvelle nature, ou à une série d’actions divines intérieures à la volonté. Le texte de Carthage doit être éclairé par des textes augustiniens ; Augustin dit quelque part : « gratia Dei qua chrjstiani sumus, qua et ipsum nostrae voluntatis arbitrium vere fit liberum » (Epist., 175, 2, P. L., 33, 760) et, à propos de ses adver­ saires : « dicunt gratiam Dei ad hoc tantum valere, ut peccata praeterita dimittantur, non ut futura vitentur » (De gratia et lib. arb., I, 26, P. L., 44, 896-897). Après la con­ damnation du Pélagianisme, Julien d’Eclane maintient la thèse pélagienne : « gratia meritum mutat reorum, non liberum condit arbitrium » (apud Aug., Op. imp., I, 95, P. L., 45, rm). Plus délicate est ici la question de savoir si cette grâce donnée au baptême est élevante ou médicinale. Le texte que nous venons de citer disait d’abord : « gratia non solum peccata condonat, sed... provehit, et adoptat, et consecrat.» A par­ tir de ce texte et de quelques autres, on a prétendu que les Pélagiens avaient mieux --- I27 --- PELAGE ET PÉLAGIANISME nous donne aucune force pour aimer et pratiquer ce que nous savons être bon ; qu’il soit anathème (I). De même, quiconque déclare que la grâce de la justification nous est donnée pour que nous puissions faire avec plus de facilité ce que nous devons faire par notre libre arbitre, si bien que, sans la grâce, nous pourrions accomplir, quoiqu’avec plus de difficulté, les com­ mandements, qu’il soit anathème (2). Le concile consacre également les idées augustiniennes sur l’impuis­ sance où les justes eux-mêmes, malgré le secours de la grâce, se trouvent d’éviter tout péché véniel : L’apôtre saint Jean déclare : Quand nous disons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité nest pas en nous (/ Joan., I, 8). Quiconque entend ces mots dans ce sens que compris qu’Augustin la notion de grâce élevante (J. de Blic, Le pêché originel seton saint Augustin, dans Recherches de science rel., 1927, p. 518-523). La conséquence serait que les manuels de théologie présentent à tort les Pélagicns comme des adversaires de la nécessité de la grâce élevante, le véritable adversaire étant plutôt ici saint Augustin. Mais c’est méconnaître tout ce que celui-ci a dit de notre adoption, de notre divinisa­ tion et de notre union au Christ {supra, p. toi). Il nous semble au contraire que les Pélagiens, comme plus tard les Nominalistes, n’ont jamais donné ici un sens très profond aux formules traditionnelles qu’ils répétaient. Cependant, il faut concéder que les Pélagiens sont d’abord, historiquement, des adversaires de la grâce médici­ nale. 1. Conc. Carth., can. 4 : D. B., Enchir., n° 104 : « item, quisquis dixerit eaindem gra­ tiam Dei per Jesum Christum Dominum nostrum propter hoc tantum nos adjuvare ad non peccandum quia per ipsam nobis revelatur et aperitur intelligentia mandato­ rum, ut sciamus quid appetere et vitare debeamus (voir ci-dessus, page 120, notes 2 et 3) non autem per illam nobis praestari, ut quod faciendum cognoverimus, etiam facere diligamus atque valemus, A. S. » 2. Ibid., can. 5 : D. B., Enchir., n° T05 : κ item placuit, ut quicumque dixerit, ideo nobis gratiam justificationis dari, ut, quod facere per liberum jubemur arbitrium, faci­ lius possimus implere per gratiam (cf. supra, p, 121, note 1), tanquam et si gratia non daretur, non quidem facile, sed tamen possimus etiam sine illa implere divina mandata, A. S. » Cf. Aug., Serm. 156, 13, P. L., 38. 856 : « jam ergo dicunt adjutricem esse gra­ tiam Dei ad facilius facienda. Ista sunt verba eorum : ad hoc dedit Deus gratiam suam hominibus ut quod facere jubentur per liberum arbitrium facilius possint implere per gratiam. » --- I28 --- stoïcisme et christianisme c’est par pure humilité qu’il ne faut pas dire que l'on est sans péché, et non parce que c’est la vérité, qu’il soit anathème (1). De même, ceux qui veulent que les saints prononcent ces paroles du Pater : pardonnez-nous nos péchés, par un pur sentiment d’humi­ lité et non en toute véracité, qu’ils soient anathèmes. Qui pourrait, en effet, supporter cette idée que celui qui prie ment, non aux hommes, mais à Dieu même, en disant des lèvres qu’il souhaite le pardon et de cœur qu’il n’a point de péché à se faire pardonner (2) ? Théologie admirable qui implique toute une attitude spirituelle et 1. Cone. Carih., can. 6 : D, B., Enchir,, n° io6. — Sur la théorie pélagienne de Γί»ζpeccanlia, cf. G. de Plinval, Pelage, p. 228-229. Augustin la réfute fréquemment, mais au début de la controverse, il distingue soigneusement deux problèmes : A) y at-il des gens sans péché ? B) s’ils ont vécu sans péché, le doivent-ils à leurs seules forces naturelles ? Intolérable est la téponse affirmative à la seconde interrogation et toute une partie du De peccatorum meritis est consacrée à réfuter les Pélagiens sur ce point. Pour la première question, Augustin distingue le droit et le fait, et cette distinction provoque une question du comte Marcellin, à laquelle répondent les belles explications du De spiritu et littera (P.L., 44, 201). En 415, Augustin tolère encore qu’on affirme qu’il y a eu des saints sans péché, pourvu qu’il soit bien entendu que cette impeccantia est un don de la grâce de Dieu (Epist. 1^1, 4, P. L., 33, 675 ; De perjectinne justitiae hominis, 44, P. L., 44, 317), mais il n'en voit pas moins dans cette thèse une erreur, et insiste sur les textes de l’Écriture qui nous montrent l’homme, quel qu’il soit, pécheur de fait. Il souligne aussi la théologie impliquée dans la prière : « si ergo quaeris utrum in hac vita quisquam ita in justitiae perfectione proficiat ut sine ullo vivat omnino peccato, attende quid dixerit Joannes apostolus... (7 Joan., 1, 8). Si ergo illide quibus milii scripsisti se dicunt esse sine peccato, vides quia se ipsos decipiunt, et veritas in eis non est... Omnibus enim necessaria est oratio dominica » (Epist., 175, 2, P. L., 83, 674-675). Un sermon entier, qui vise directement les Pélagiens, est consacré au commentaire de 1 Joan., 1, 8 (Sermo, 181, P. L., 88, 979-984). Le concile de Carthage prend cette doctrine à son compte. 2. Conc. Carth., can. 7 et 8: D. B., Enchiridion·, nos 107-108:« item placuit ut quicumque dixerit, in oratione dominica, ideo dicere sanctos : dimitte nobis debita nostra (Malth., 6, 12), ut non pro seipsis hoc dicant, quia non est eis jam necessaria petitio, sed pro aliis qui sunt in populo peccatores... A. S. — Item placuit, ut quicumque ipsa verba dominicae orationis, ...ita volunt a sanctis dici, ut humiliter, non veraciter hoc dicatur, A. S. Quis enim ferat orantem, et non hominibus, sed ipsi Deo mentientem, qui labiis sibi dimitti velle, et corde dicit, quae sibi dimittantur, debita non habere ? » Sur la prière de Pélage, voir ci-dessus, p. 115, note 2. Augustin est revenu indéfini­ ment sur le sens de la prière de demande : dimitte debita nostra. Voir par ex. De civitate Dei, XIX, 27, P. L., 41, 657. --- I29--- 9 PELAGE ET PÉLAGIANISME dégage le sens de la prière chrétienne. Mais la loi commune peut souffrir des exceptions extraordinaires. La grâce de Dieu peut être si forte qu’en certaines âmes privilégiées elle accomplisse ce miracle d’éliminer abso­ lument tout péché. Augustin, malgré ses idées sur le péché originel et sans d'ailleurs songer à l’immaculée Conception, a reconnu à la Mère de Dieu une sainteté absolument unique. Lorsqu’il s’agit de la Vierge Marie, il ne veut pas entendre parler de péché. Le concile de Car­ thage n’authentique pas cette doctrine, mais la théologie la fera sienne et un jour viendra où elle entrera dans les décisions du magistère (I). Vraiment, Augustin n’a pas perdu son temps à batailler contre Pélage et les Pélagiens. i. De naiura el gratia, 42, P. L., 44, 267 : « excepta itaque sancta Virgine Maria, de qua propter honorem Domini nullam prorsus cum de peccatis agitur haberi volo quaestionem... si omnes illos sanctos et sanctas congregare possemus et interrogare utrum essent sine peccato, quid fuisse responsuros putamus. » Cf, Concil. Trident., sess. VI, c. 23 : D. B., Enehir., n° 833. — I3O — CHAPITRE HUITIÈME LE SYSTÈME AUGUSTINIEN PRESCIENCE ET PRÉDESTINATION saint Augustin meurt en 430 dans Hippone assiégée par les Vandales, l’Augustinisme semble avoir acquis droit de cité dans l’Église. Le docteur africain apparaît aux yeux de presque tous les chrétiens comme la grande lumière de l’Occident. Cependant, une opposition commence à se dessiner. En 431, le pape Célestin, dans une lettre aux évêques de Gaule, se voit obligé de défendre la mémoire du grand évêque (1). En 434, dans son Commoni­ torium, Vincent de Lérîns, au nom de la tradition, s’en prend aux héré­ tiques et aux novateurs (2). Il rappelle avec complaisance la chute d’Ori­ gène (3) et celle de Tertullien (4), parle de Pélage comme si Augustin n’avait pas été le grand défenseur de l’orthodoxie (5), enfin s’en prend à une théologie de la prédestination qui, pour les contemporains, ne ORSQUE L i. Epist. 21, 2, P. L., 50, 530 (D. B., Enchir., n° 128) : « Augustinum sanctae recor­ dationis virum pro vita sua atque ineritis in nostra communione semper habuimus, nec unquam hunc sinistrae suspicionis saltem rumor adspersit : quem tantae scientiae olim luisse meminimus, ut inter magistros optimos etiam ante a meis semper descessoribus haberetur. » 2. Commonitorium, 13, P. L., 50, 655. 3. Ibid., ïj, col. 660-664. 4. Ibid., 18, col. 664-665. 5. Ibid., 24, col. 670 : < quis ante profanum illum Pelagium tantam virtutem liberi praesumpsit arbitrii ut ad hoc in bonis rebus per actus singulos adjuvandum necessa­ rium Dei gratiam non putaret ? » Vincent invoque l’autorité de saint Ambroise (c. 5), de saint Cyprien (c. 6), de saint Hilaire (c. 32) et même des Pères grecs (c. 30-31), mais ne cite jamais Augustin ! — I3I — LE SYSTÈME AUGUSTINIEN pouvait être que celle d’Augustin (1). Au XVIIIe siècle, lors des contro­ verses jansénistes, Sirmond vieilli imaginera qu’une secte prédestinatienne aurait existé au Ve siècle, secte qui aurait mis sous le patronage d’Augustin des idées hétérodoxes (2). La réalité est beaucoup plus simple. Ce qui, du vivant même d’Augustin, provoque une réaction, c’est tout simplement l’Augustinisme, dont certaines thèses scandalisent ces bons chrétiens peu philosophes que sont Cassien et ses amis les moines de Marseille. Désormais l'histoire de la théologie de la grâce en Occi­ dent ne sera plus qu’une histoire de l’interprétation de l’Augustinisme. Nous dirons au chapitre suivant ce que fut le semi-Pélagianisme, et comment, dans son opposition à l’Augustinisme et malgré sa con­ damnation, il oblige les théologiens à mettre en lumière la volonté salvifique de Dieu. Essayons ici de situer et d’apprécier en ellemême cette théologie augustinienne de la grâce et de la prédestina­ tion. Dans leurs commentaires sur l’Écriture, les Pères grecs et les Pères latins avaient le plus souvent fondé la prédestination sur la prescience (3) frôlant parfois l’erreur qui sera celle des semi-Pélagiens (4), mais le 1. Ibid., c. 26, col. 674 : « audent etenim polliceri et docere quod in Ecclesia sua... magna et specialis ac plane personalis quaedam est Dei gratta, adeo ut sine ullo labore, sine ullo studio, sine uila industria, etiamsi nec petant nec quaerant, nec pulsent (noter ces expressions), tamen ita divinitus dispensentur ut angelicis evecti manibus... nunquam possint offendere ad lapidem pedem suum. » Le célèbre écrit de « Peregrinus > (i. e. Vincent de Lérins) est dirigé contre l’hérésie en général et l’Église n’aura pas tort de lui emprunter plus tard une idée de la Tradition (Cone. Vatic., sess. Ill, cap. 4: D.B., Enchir., n° 1800 ; cf. P. L., 50, 668), mais il faut lire en filigrane l’hérésie concrète que vise l’auteur. Cette « hérésie » n’est autre que la théorie augustinienne de la pré­ destination. Cf. G. Madoz, El concepto de la tradition en S. Vincente de Lerins, 1933, p. 87-88. — A. d’Alès, La fortune du Commonitorium, dans Rech. de science relig., 1936, P· 334-351. 2. J. SlRMOND, Praedestinatus sive praedestinatorum haeresis, Opera, 1696,1.1,001.506 (cf. P. L., 53, 620) : « nonagesima haeresis quam in praefatione nostra (col. 453) dixi­ mus de nomine Augustini episcopi esse mentitam, praedestinatorum nomen accepit. Cf. E. Amann, Prédeslinatianisme, D. T. C., t. XII, coi. 2803-2805. 3. Sur cette question délicate, voir F. Prat, Théologie de saint Paul, t. I, note H, p. 519-526, et, dans un sens un peu différent, H.-D. Simonin, Prédestination, D. T. C., t. XII, col. 2828-2832. 4. J. 'Fixeront, Histoire des dogmes, t. II, p. 145-147, qui cite ici Greg. Naz., Oral. 37, 21 (P. G., 36, 305) ; Orat. 40, 27 (JP. G., 36, 397) ; Chrysost., In Gen., hom. 25, 7 — I32 — PRESCIENCE ET PRÉDESTINATION problème n’était pas encore posé comme il le sera dans la suite (1), et il faut se rappeler que l’Église devait alors défendre la liberté contre les Manichéens. Saint Augustin fut, après saint Paul, le premier à com­ prendre que, dans l'œuvre du salut, la priorité appartient toujours à la grâce et que l’homme ne saurait se discerner lui-même (2). Nous avons dit plus haut que, dès 397, il s’était lui-même corrigé sur ce point (3). C’est ce qui le rendra indulgent pour les premiers représentants du semi-Pélagianisme (4). Ce progrès réalisé par lui au sujet de la prédes­ tination et de Y initium fidei influe sur toute sa théologie de la grâce. Voici en résumé la synthèse à laquelle il aboutit. Pour lui, par suite du péché d’Adam, le genre humain tout entier, solidaire de son chef, est comme une pâte de péché, une massa damnata à laquelle l’enfer serait dû en stricte justice si Dieu n’était qu’un Dieu juste (5). Mais, parce qu’il est aussi miséricordieux, Dieu, de toute éternité, décide de tirer de cet abîme un certain nombre d’élus qui seront sauvés par grâce (6). Ainsi, tandis que les uns, librement, se damnent, (P. G., 53, 228) ; In Epist. ad Haebr,, hom. 12, 3 (P. G., 63, 99-100) ; In Epist. ad Phil., hom. 8, 1-2 (P. G., 62. 240). Le P. Simonin (D. T. C., XII, 2839) concède que les for­ mules de saint Jean Chrysostome sont quelque peu semi-pélagiennes d’aspect. Voir, dans le même sens, M. JüGIE, Jean Chrysostome, D. T. C., VIII, 678-679. 1. II.-J. Simonin, Prédestination, D. T. C., t. XII, col. 2832. 2. Il s'agit ici de la grâce intérieure, et non seulement de l’appel au salut. 3. Voir ci-dessus, p. 109. 4. De praedestinatione sanctorum, q, P. L., 44, 964 : < quo praecipue testimonio (i. e. I Cor., 4, 7) etiam ipse convictus sum, cum similiter errarem, putans fidem qua in Deum credimus non esse donum Dei, sed a nobis esse in nobis et per illam nos impetrari Dei dona quibus temperanter et juste et pie vivamus in hoc saeculo. » 5. De divers, quaest. ad Simpl., I, 16, P. L., 40, 121 : <■ sunt igitur omnes homines una quaedam massa peccati, supplicium debens divinae summaeque justitiae, quod sive exigatur, sive donetur, nulla est iniquitas. » Epist. 194, 14, P. L., 33, 879. — In Joann., tract. 109, n° 2, P. L., 35, 1918 (massa perditionis). — In Joan., tract. 87, n° 3, P. L., 35, 1853. — Serm. 22, 9-10, P. L., 38, 153-154. — Serm. 27, 2-3, P. L., 38, 178179, etc., et les écrits de la dernière période. Dom O. Rotîmaner (Der Augustinismus, n° 2) accumule ici les références. 6. De civitate Dei, XXI, 12, P. L., 41, 727 : « quanto magis homo fruebatur Deo, tanto majore impietate dereliquit Deum et factus est malo dignus aeterno, qui in hoc se peremit bonum, quod esse posset aeternum. Hinc est universa generis humani damnata : quoniam qui hoc primitus admisit, cum ea quae in illo fuerat radicata stirpe punitus est, ut nullus ab hoc justo debitoque supplicio, nisi misericordia et indebita gratia liberetur ; atque ita dispertiatur genus humanum, ut in quibusdam demonstretur — ISS — LE SYSTÈME AUGUSTINIEN abandonnés par Dieu aux conséquences de leurs péchés ( I), les autres sont prévenus, puis aidés (2) et enfin sauvés par la grâce du Christ Rédemp­ teur, en sorte que tout, dans l’œuvre de leur salut, est un don de la miséricorde infinie (3). Le nombre des élus est immuablement fixé (4). Il n’est pas d’ailleurs le même que celui des hommes appelés à la foi, car un chrétien — Augustin insiste beaucoup sur ce point — peut tou­ jours se damner (5). Mais ceux que Dieu a prédestinés, même s’ils quid valeat misericors gratia, in caeteris quid justa vindicta. Neque enim utrumque demonstraretur in omnibus : quia, si omnes remanerent in poenis justae damnationis, in nullo appareret misericors gratia redimentis ; rursum si omnes a tenebris transferren­ tur in lucem, in nullo appareret severitas ultionis. In qua propterea multo plures quam in illa sunt, ut sic ostenderetur quid ornnibus deberetur. Quod si omnibus redderetur, justitiam vindicantis juste nemo reprehenderet : quia vero tam multi exinde liberan­ tur, est unde agantur maximae gratiae gratuito muneri liberantis. » — Dans le même sens, Enchiridion, n° 27 : P. L., 40, 245 (voir sur ce texte, infra, p. 138, note 5). — De praedest. sanctorum, it, P. L., 44, 969, etc. 1. Contra duas epist. Pelag., I, 6-7, P. L., 44, 553 : « in malo liberum habet arbitrium cui delectationem malitiae vel occultus vel manifestus deceptor insevit, vel sibi ipse persuasit... voluntas quae libera est in malis quia delectatur malis.» Cette fausse Uberte du pêcheur qui rime son péché est en réalité un esclavage : « peccato Adae arbitrium liberum de hominum natura periisse non dicimus, sed ad peccandum valere in homi­ nibus subditis diabolo » {ibid., II, o, P. L., 44, 577). Cf. De corrept, et gratia, 42, P. L., 44, 942. — Sur cette liberté du pécheur, voir J. Mausbach, Die Elhik des heiligen Augustinus, 1929, t. II, p. 244, et ci-dessus, p. 106, note 1. 2. De gratia et lib. arb., 33, P. L., 44, 901 : « ut ergo velimus sine nobis operatur, cum autem volumus, et sic volumus ut faciamus, nobiscum cooperatur. » — De natura et gratia, 35, P. L., 44, 264 : « praevenit... ut pie vivamus, subsequitur ut cum illo semper vivamus, quia sine illo nihil possumus facere. » 3. De praedesl. sanct., 12, P. L., 44, 970 : « quidquid et antequam in Christo crederet, et cum crederet, et cum credidisset, bene operatus est Cornelius, totum Deo dandum est, ne forte quis extollatur... » — De dono perseverantiae, 12, P. L., 45,1000 : « tutiores igitur vivimus si totum Deo damus. » 4. De corrept. et gratia, 39, P. L., 44, 940 : « haec de his loquor qui praedestinati sunt in regnum Dei, quorum ita certus est numerus ut nec addatur eis quisquam nec minuatur ab eis. » — De civitate Dei, XIV, 26, P. L., 41,435 : « certum numerum civium. » — De praedest. sanct., 34, P. L., 44, 985 : » immobilis veritas praedestinationis et gratiae. » 5. De corrept. et gratia, 40, P. L., 44, 940 : « quis ex multitudine fidelium, quamdiu in hac mortalitate vivitur, in numero praedestinatorum se esse praesumat ? » — Ibid., 20, col. 928 ; « sunt filii Dei qui propter susceptam vel temporaliter gratiam dicuntur a nobis nec sunt tamen Deo. » — Ibid., 14, col. 924 : « quicumque electi sine dubio vocati, non autem quicumque vocati consequenter electi. » — I34 — PRESCIENCE ET PRÉDESTINATION s’égarent pour un temps, ne peuvent manquer d’arriver au terme (1). La persévérance est un don, l’homme ne peut le mériter (2), mais il peut s’y disposer par la prière. Celle-ci, effet de la grâce et quémandeuse de grâce (3), ne cesse pas d’être nécessaire jusqu’au jour où Diet , cou­ ronnant les mérites de l’homme, couronnera ses propres dons (4). Cette synthèse inspire tous les écrits d’Augustin, mais elle se trouve nettement explicitée dans les écrits de la dernière période, en particu­ lier dans le De correptione et gratia (5) et dans le traité en deux parties qu’Augustin écrivit pour répondre aux objections des moines de Pro­ vence, De praedestinatione sanctorum et De dono perseverantiae (6). Elle ne laisse pas de faire difficulté. Non seulement Harnack et les historiens protestants du dogme, mais tels catholiques nous inviteraient volontiers à voir dans Baius ou Jansénius les véritables héritiers de la pensée du docteur d’Hippone. A la fin du XIXe siècle, dom Odilon Rottmaner, dans un écrit d’une trentaine de pages, a donné de cette synthèse un exposé remarquable, bourré de références. Cet exposé a provoqué de vives réac­ tions chez les amis de saint Augustin (7). Mais il n’a pas laissé d’influer 1. In Joan., tract. 45, n° 13, P. L., 85,1725 : « si praedestinatus est, ad tempus erra­ vit, in aeternum non periit. » — De correpi, et gratia, 14, P. L., 44, 1014 : « ex istis nullus perit, quia omnes electi sunt. » — De praedest. sanctorum, 35, P. L., 44, 1014 : « haec est praedestinatio sanctorum nihil aliud : praescientia scilicet et praeparatio beneficiorum Dei quibus certissime liberantur quicumque liberantur. » Cette définition deviendra classique. 2. De corrept. et gratia, 10, P. L., 44, 921 : « nos negare quidem non possumus etiam perseverantiam in bono proficientem usque in finem esse magnum Dei munus. » — De dono perseverantiae, 10, P. L., 45, 999 : « perseverantiam usque in finem... multi possunt habere, nullus amittere... Hoc Dei donum suppliciter emereri potest, sed cum donatum fuerit, amitti contumaciter non potest. » 3. En. in Psalm. 118 (XIV), 2, P. L., 37, 1539 : « ipse nos facit petere quem desidera­ mus accipere, ipse nos facit quaerere quem cupimus invenire, ipse nos facit pulsare ad quem nitimur pervenire (noter encore une fois ces expressions). Etiam hoc agit accep­ tus, ut largius accipiendus petendo, quaerendo, pulsando, poscatur. » — Epist., 194, 16, P. L., 88. 879-880. — Serm. 168, 5, P. L., 88, 913-914. 4. Serm. 333, 5, P. L., 88, 1466 : « Cum ergo Deus coronat merita tua, nihil coronat nisi dona sua. » — Serm. 131, 3, P. L., 38, 733. — Serm. 297, 7, P. L., 88, 1362. — Epist., 194, 19, P. L., 33, 880. — In Joan., tract. 3, c. 10, P. L., 35, 1401, etc. 5. P. L., 44, 915-946. — Ce traité a été édité commodément par le P. Boyer dans les Textus et documenta, series theologica, Rome, 1932. 6. P. L., 44, 959-992 ; P. L., 45, 993-1034. 7. Rottmaner, Der Augustinismus, 1892, réimprimé dans le recueil Geistesfrüchte aus der Klosterzelle, 1908, p. 11-32. Contre Rottmaner, cf. E. PORTALIÉ, Augusti- ~ I35 — LE SYSTÈME AUGUSTINIEN sur l’interprétation de la pensée augustinienne, et les « historiens » parlent volontiers du pessimisme augustinien qu’ils opposent à l’opti­ misme de saint Thomas. Disons une fois pour toutes que cette opposi­ tion est artificielle. Pour qui a fréquenté Augustin et Jansénius, Baius et Thomas d’Aquin, rien n’apparaît plus dissemblable que la théologie janséniste et la théologie augustinienne, rien de plus proche au contraire de l’Augustinisme d’Augustin que l’Augustinisme de Thomas d’Aquin. La différence des époques ne doit pas faire illusion. Qu’il s’agisse de l’état primitif et de la déchéance originelle, de la nécessité de la grâce ou de la prédestination, la synthèse médiévale ne sera qu’une transposition en langage nouveau de l’anthropologie religieuse de saint Augustin. Il y aura certes un très grand progrès de l’une à l’autre, non seulement dans les thèses philosophiques, mais dans l’explicitation de la notion de grâce habituelle, à peine indiquée chez Augustin ; précision surtout dans les notions de nature et de surnature (1), mais, du point de vue qui nous occupe, on chercherait en vain une opposition. Si l’on parle du pessimisme de saint Augustin, il faudra parler aussi du pessimisme de saint Thomas, pour ne rien dire des contemporains de ce dernier. Il y a cependant du vrai dans les assertions courantes. S’il nous faut reprocher quelque chose à saint Augustin, c’est de ne pas avoir été pleinement augustinien et d’avoir parfois, lui aussi, été victime de ce verbalisme inconscient que l’on a dénoncé chez le plus grand de ses dis­ ciples. Expliquons-nous plus clairement. La doctrine de la déchéance originelle, chez saint Augustin comme chez saint Paul, n’est qu’un des aspects d’une synthèse plus vaste sur le péché et la Rédempnisme, dans Z). T. C., t. I, col. 2376 ;A. d’Alèls, Prédestination, dans Did. apolog. de la foi cathol., t. IV, col. 215; C. Boyer, Etudes sur la doctrine de saint Augustin, 1932, p. 207-208. Ce dernier fait justement remarquer que les thèses qui scandalisent le plus dom Rottmaner sont parfois tout simplement la doctrine commune de la prédestina­ tion (p. 221), Il faut dire à la décharge du bénédictin allemand que cette doctrine est souvent présentée de façon très maladroite. Un auteur aussi consciencieux que Van Noort (De gratia, n° 102) écrit par exemple : « Decretum praedestinationis est infallibile et immutabile. Vi hujus propositionis tenendum est, apud Deum statutum esse : a) quot homines et quinam homines ad salutem aeternam pervenient ; b, quibusnam gratiis singuli ad hunc finem perducentur ; c) quamnam mensuram gloriae obtinebunt. » Les trois propositions sont données comme de foi. Oui, à condition d’expliquer ces mots : statutum esse, qui, pour tout lecteur non prévenu, impliquent la négation pure et simple de la liberté. i. E. Portaliê, Augustinisme, D. T. C., I, 2531, et ci-dessus, p. 127, note 3. — I36 — PRESCIENCE ET PRÉDESTINATION tion (1). Comme son docteur préféré, Augustin n’insiste tant sur la; déchéance de l’homme que pour mieux souligner la toute-puissance de · la grâce et de la miséricorde divines (2). Comme il le dit en une for­ mule magnifique : Omnis homo Adam, omnis homo Christus (3). Aussi bien, pour juger équitablement du fameux pessimisme augus­ tinien, il faut replacer dans leur contexte les formules apparemment impitoyables du docteur d’Hippone. Chez lui, les formules où s’accuse le plus l’impuissance du libre arbitre chez l’homme déchu se terminent souvent sur l’affirmation que l’homme peut toujours retrouver, sinon la liberté d’avant la chute, du moins une participation de cette liberté (4). Orateur, écrivain pressé, il dira parfois que l’homme, mésusant de son 1. Serm. 27, 2, P. L., 38, 179 : « ex prima transgressione hominis, universum genus humanum... victor diabolus possidebat, Si enim sub captivitate non teneremur, Redemptore non indigeremus. » 2. Ici encore, je reprends librement mon étude sur L’anthropologie religieuse de saint Augustin, dans Recherches de science religieuse, 1939, p. 188-196. On l’a jugée trop optimiste, et je la retouche un peu, mais je persiste à croire que les historiens d'aujour­ d’hui, influencés par Rottmaner, risquent de laisser échapper le meilleur de la pensée d’Augustin. 3. In Psalm, 70 (II), 1, P. L., 36, 891 : « omnis homo Adam, sicut in his qui credi­ derunt (noter la restriction), omnis homo Christus, quia membra sunt Christ·'. » — In Psalm., ιοί (I), 4, P. L„ 36, 1296 : « ergo in Adam Christus et Adam in Christo. » — In Joan., tr. 3, n. 12, P. L., 35,1401 : ra, p. 132). Il n’est probablement pas sorti des milieux semi-pélagiens, mais de cercles franchement pélagiens, et donc d’un milieu qui était alors formellement hérétique (cf. E. Amann, D. T. C., t. XII, col. 2779, et XIV, col, 1825). L’auteur inconnu s’en prend à ceux « qui dicunt hommes ita praedestinatos esse ad mortem per Dei praescientiam ut illis nec passio Christi, nec baptismatis redemptio, nec fides, nec spes, nec charitas subvenire possit. Orent, et jejuniis ac elemosynis occupentur ; nulla, inquiunt, poterunt ratione liberari, quia non sunt prae­ destinati ad vitam. E contra, hi quos praedestinatio praescia futurorum dispunxit, negligant, contemnant, et justitiam fugiant. Sic isti etiam nolentes trahuntur ad vitam, sicut petentibus denegatur, sed istis non petentibus datur, sicut illis petentibus denegatur. Et isti quidem non quaerentes invenient, illi autem quaerentes invenire non possunt. Istis pietatis janua non pulsantibus reseratur, illis autem nulla ratione poterit, etiam pulsantibus, etiam clamantibus aperiri » (F. L., 53, 583. — Cette préface est, non de Sirmond, mais de l’auteur anonyme. Cf. D. T. C., t. XII, col. 2775). 2. La théologie de Prosper d’Aquitaine est diversement jugée. Avec des nuances diverses, on s’a corde cependant à admettre qu’il a assoupli, sinon mitigé l’Augusti­ nisme et préparé les formules officielles qui ont suivi. Cf. E. Portaliè, Augustinisme, D. T. C., t. 1, col. 2521, 2525 ; L. VALENTIN, Saint Prosper d'Aquitaine, 1900, p. 371 ; M. Cappityns, Prosper d'Aquitaine, dans Recherches de théologie ancienne et médiévale, --- I48 --- LA VOLONTÉ SALVI F [QUE était pris aux « ingrats » qui méconnaissent le don de la grâce (1). II s’efforce maintenant d’obtenir de Rome une approbation de l’Augustinisme, mais le pape Célestin refuse de s’engager trop avant et se con­ tente de formules générales (2). Sous son successeur le pape Xyste (432-440), que saint Augustin avait jadis mis en garde contre l’erreur (3), l’attaque recommence de plus belle. Vincent de Lérins, dans son Commonitorium, demeure un violent adversaire de l’Augustinisme (4), Cassien publie sa treizième conférence restée inédite (5), tandis que Pros­ per écrit son Liber contra Collatorem (6). Mais Cassien meurt en 435. La controverse s’apaise un peu et Prosper, qui s’est retiré à Rome, compose alors divers ouvrages, en particulier un recueil de sentences augusti1929, p. 309-337 ; L. Pelland, Sancti Prosperi Aquitani doctrina, 1936 (avec les observations de dom Cappuvns, Bulletin de théologie médiévale, 1939, t. III, n° 833, P· 373> qui me paraît cependant se rallier trop facilement à l’interprétation de Rottmaner, sans tenir compte des idées philosophiques d’Augustin sur le temps et l’éter­ nité). 1. Carmen de ingratis, P. L., 51, 93-148. — Cf. Aug.. Serm. 26, 12, P. L., 38, 176: < contra gratiam ab ingratis non disputatur ». — Cf. L. Valentin, op. cit., 167, n. 4. 2. Epist., 2t, 3, P. L., 50, 530 (cité ci-dessus, p. 131, note 1). Cf. Amann, D. T. C., t. XIV. col. 1818-1819. 3. Epist. 194 ; cf. ci-dessus, p. 124, note 3. 4. E. Amann, D. T. C., t. XIV, col. 1819-1822. — A. d’Alès, La fortune du Commo· nitor turn, datis Recherches de science religieuse, 1936, p. 334-351. 5. M. Cappuyns, Recherches de théol. anc. et médiév., 1929, p. 312, note 7. Cette trei­ zième conférence, que le janséniste Nicolas Fontaine (alias de Saligny) omettait dans sa traduction de 1665, nous paraît aujourd’hui bien modérée (voir la traduction Péchery, t. II, 1922, et les textes cités ci-dessus, p. 145, notes r à 3). Aussi bien le semi-Pélagianisrne naissant est-il moins un système qu’un esprit. Cassien apparaît surtout comme un directeur de conscience qui, pour opposer grâce et nature, en reste aux apparences psychologiques. Pour combattre sa doctrine, Prosper doit la systématiser. H la ramène à douze propositions (Contra Collât.. XIX, P. L., 51, 265-269) et relève chez Cassien des contradictions (ibid., IV, 2, P. L., 51, 224). Sur Cassien, voir les articles de Godet (D. T. C., Il, 1823-1829) et du P. Olphe-Gaillard (Dictionnaire de spiritualité, t. Il, col. 214-276). L’Église orthodoxe a canonisé Cassien et pense qu’il n’a pas été compris en Occident (W. LOSSKY, Essai sur la théologie mystique de l'Eglise d'Orient, 1945, P- T 95-196). 6. P, L., 51, 213-276. Dans cet écrit, Prosper combat souvent la distinction entre deux classes d’hommes dont les uns arriveraient au salut par leurs propres forces et les autres seraient terrassés par la grâce (II, 4, col. 220 ; VII, 1-3, col. 230-233 ; XVIII, 1, col. 262 ; XX, i, col. 270). Nous allons retrouver cette thèse au concile d’Orangc. — I49 — LE SEMI-PELA GIANISME niennes que nous retrouverons dans les décisions du concile d’Orange (1). II faut probablement lui attribuer aussi le De vocatione omnium sen­ tium (2), cher à ceux que préoccupe le salut des infidèles et qui, tout en restant fidèle à l’esprit de Γ Augustinisme, met en relief la volonté salvifique universelle (3). De ces mêmes milieux romains sort aussi un écrit particulièrement important, et qui, annexé plus tard à la lettre de Célestin dont nous avons déjà parlé, sera connu sous le titre d'Indiculus Caelestini (4). Cet opuscule, attribué par quelques historiens à saint Léon, alors diacre de l’Église de Rome (5), par d’autres à Prosper d’Aquitaine lui-même (6), montre de toutes manières que Rome prend alors à son compte de larges tranches de l’Augustinisme (7). Il rappeBe l’approbation que le pape Innocent Ier avait donnée aux conciles de Carthage et de Milève de 416 (8), cite des extraits de la Tractoria du pape Zosime (9) et du 1. Liber sententiarum ex operibus sancti Augustini delibatarun, P. L., 51, 427-496, vel P. L., 45, 1859-1898 (cf. D. B., Enchirid., n08182-199, et M. Càppuyns, Recherches de théol.anc. et méd., 1929, p. 334). 2. De vocatione omnium gentium, P. L., 51, 647-722. — Cf. M. Càppuyns, L'auteur du De vocatione gentium, dans Revue bénédictine, 1927. — L. Capéran, Le problème du salut des infidèles, 20 éd., 19.34, t. I, p. 137-144. 3. De vocal, omn. genl., I, 1, P. L., 51, 647-649 : « inter defensores liberi arbitrii et praedicatores gratiae Dei, magna et difficilis dudum vertitur quaestio. Quaeritur enim utrum velit Deus omnes homines salvos fieri, et quia negari hoc non potest, cur volun­ tas omnipotentis non impleatur inquiritur. » Ibid., II, 25, P. L., 51, 710-711 (la volonté salvifique est universelle, il y a une grâce générale que Dieu offre à tous, et une grâce spéciale réservée à certains). 4. « Praeteritorum Sedis apostolicae episcopum auctoritates » (P. L., 51, 205-212 ; D. B., Enchirid., noa 129, 142). Voir in/ra, p. 155, note 2. 5. L. Duchesne, Histoire ancienne de l'Eglise, III, p. 285. — J. Tixeront, His­ toire des dogmes, III, p. 290. — P. Batiffol, Le catholicisme de saint Augustin, 1920, p. 532. — P. Batiffol, Léon le~, D. T. C., t. IX, col. 220. Ces auteurs suivent Quesnel (cf. P. L., 55, 387-410). 6. L. Valentin, Saint Prosper d'Aquitaine, 1900, p. 738-745. — E. Portalié, Célestin, D. T. C., t. II, 2053. Cf. Id., Augustinisme, D. T. C., I, 2464. — M. Càppuyns, L’origine des « capitula » pseudo-célestiniens contre le semi-Pélagianisme, dans Revue bénédictine, 1929, p. 156-170, suivi par E. Amann, Semi-Pélagianisme, D. T.C., XIV, 1830. et, semble-t-il, par Bardy, Prosper d'Aquitaine, D. T. C., t. XIII, col. 847. 7. Voir la traduction de ce document à l’appendice I, infra, p. 349. 8. Cap. i à 4 (D. B., Enchirid., n08 130-133). 9. Cap. 5-6 (D. B., Enchirid., noa 134-135). — Ι5θ — LA VOLONTÉ SALVI PIQUE concile de Carthage de 418 (1). Comme ce dernier concile, il enseigne que la grâce est nécessaire à l’homme déchu (2), il ajoute que la grâce est encore à tout instant nécessaire au justifié pour vaincre la tentation et persévérer (3) ; tout ce que l’homme fait de bon vient de Dieu (4), qui agit au dedans même de nos cœurs, paternis inspirationibus (5), en sorte que toute bonne pensée, tout pieux dessein, tout bon mouvement de la volonté soit de Celui sans lequel nous ne pouvons rien (6) ; non seulement le commencement, mais la continuation de nos bonnes œuvres et la persévérance finale sont l’effet de la grâce du Christ (7). Cette théologie de la grâce, ajoute VIndiculus, n’est que l’explicitation de l’attitude pratique de l’Église qui, dans sa liturgie, demande à Dieu d’accorder aux infidèles le don de la foi, d’ôter le voile qui couvre les yeux des Juifs, de guérir les hérétiques, les schismatiques et les pécheurs, enfin d’acheminer les catéchumènes à la grâce du baptême (8). L’auteur de VIndiculus est tellement entré dans la pensée d’Augustin qu’il exprime nettement son thème de la grâce libératrice : 1. Cap. 7 (D. B., Enchirid., n0’ 136-138). 2. Cap. i (D. B., n° 130) : « in praevaricatione Adae omnes hornines naturalem pos­ sibilitatem et innocentiam perdidisse, et neminem de profundo illius ruinae per libe­ rum arbitrium posse consurgere, nisi eum gratia Dei miserantis erexerit... » 3. Cap. 3 (D. B., n° 132) : « neminem etiam baptismatis gratia renovatum idoneum esse ad superandas diaboli insidias et ad vincendas carnis concupiscentias, nisi per quotidianum adjutorium Dei perseverantiam bonae conversationis acceperit. » 4. Cap. 2 (D. B., n° 131) : « neminem esse per semetipsum bonum, nisi participa­ tione sui ille donet, qui solus est bonus. » 5. Cap. 5 (D. B., n<> 134). 6. Cap. 6 (D. B., n° 135) : α quod ita Deus in cordibus hominum atque in ipso libero operetur arbitrio, ut sancta cogitatio, pium consilium, omnisque motus bonae volun­ tatis ex Deo sit, quia per illum aliquid boni possumus, sine quo nihil possumus (Joan., 5,5.) » 7. Cap. 8 (D. B., n° 139) : « quibus nos piissimi Patres... et bonae voluntatis exordia et incrementa probabilium studiorum et in eis usque in finem perseverantiam ad Christi gratiam referre docuerunt. » 8. Cap. 8 (D. B., n° 139) ; « obsecrationum quoque sacerdotalium sacramenta respiciamus, quae ab apostolis tradita in toto mundo atque in omni Ecclesia catholica uni­ formiter celebrantur, ut legem credendi lex statuat supplicandi. Cum enim sanctarum plebium praesules mandata sibimet legatione fungantur, apud divinam clementiam humani generis agunt causam, et tota secum Ecclesia congemiscente, postulant et precantur ut infidelibus donetur fides, ut idololatrae ab impietatis suae liberentur erroribus, ut Judaeis ablato cordis velamine lux veritatis appareat, ut haeretici catho- — I5I — LE SEMI-PÉLAGIANISME Le secours et le bienfait de Dieu ne nous enlèvent pas le libre arbitre, mais le libèrent, afin qu’il devienne, de ténébreux éclairé, de tortueux droit, de languissant vigoureux, d’imprudent sage et avisé (1). Du commencement à la fin, tout, dans notre salut, est l’œuvre de la grâce du Christ (2). Elle prévient tout mérite humain, et lorsque Dieu couronnera les mérites de ses élus, il ne fera que couronner ses propres dons (3). Ce sont les formules mêmes d’Augustin. Augustin l’emporte donc encore une fois. Pas complètement cepen­ dant, car le document refuse de prendre parti dans les questions diffi­ ciles de la prédestination. On peut continuer à discuter sur ce point l’Augustinisme, pourvu qu’on accepte sur les autres la foi catholique telle que vient de l’exprimer [’Indiculus (4). Le conflit d'ailleurs s’apaise pour un temps. Il reprend quarante ans plus tard, à l’occasion de la condamnation des thèses prédestinatiennes licae fidei perceptione resipiscant, ut schismatici spiritum redivivae charitatis accipiant, ut lapsis poenitentiae remedia conferantur, ut denique catechumenis ad regenerationis sacramenta perductis coelestis misericordiae aula reseretur... » Ces prières sont encore aujourd’hui les nôtres dans la liturgie du Vendredi saint. Augustin y renvoyait Vitalis en 427 (Epist. 217, 2, P. L., 33, 978). 1. Cap. 9 (D. B., n° 147) : « Quo utique auxilio et munere Dei non aufertur liberum arbitrium, sed liberatur, ut de tenebroso lucidum, de pravo rectum, de languido sanum, de imprudente sit providum. » 2. Cap. 9 (D. B., n° 141) ; « his... regulis... confirmati sumus ut omnium bonorum affectuum atque operum et omnium studiorum omniumque virtutum quibus ab ini­ tio fidei ad Deum tenditur, Deum profiteamur auctorem, et non dubitemus ab ipsius gratia omnia hominis merita praeveniri, per quem fit, ut aliquid boni et velle incipia­ mus et facere » (Phil., 2, 13). 3. Cap. 9 (D. B., n° 141) : « tanta enim est erga homines bonitas Dei, ut nostra velit esse merita, quae sunt ipsius dona, et pro his quae largitus est, aeterna praemia sit donaturus. » 4. Cap. το (D. B., n“ 142) : « profundiores vero difficiliorcsque partes incurrentium quaestionum quas latius pertractarunt, qui haereticis restiterunt, sicut non audemus contemnere, ita non necesse habemus adstruere, quia ad confitendum gratiam Dei, cujus operi ac dignationi nihil penitus subtrahendum est, satis sufficere credimus quid­ quid, secundum praedictas regulas Apostolicae Sedis, nos scripta docuerunt : ut pror­ sus non opinemur catholicum, quod apparuerit praefixis sententiis esse contrarium. » Cette dernière formule exprime bien la pensée des milieux romains. Mais il me semble qu’il ne faut pas majorer la valeur doctrinale du document. — I52 — LA VOLONTÉ SALV1F1QUE du prêtre Lucidus, qui enseignait que le Christ n’est pas mort pour tous les hommes ; les uns étant, selon lui, prédestinés dès l’origine à la vie et les autres à la mort éternelle (1). Son évêque, Fauste de Riez, ancien abbé de Lérins et par surcroît « breton » de naissance, le fait condamner au concile d’Arles (473) et au concile de Lyon (475), où Lucidus doit souscrire une formule de foi dont les vrais Augustiniens n’auraient eu aucune peine à accepter l’esprit, sinon la lettre (2). Malheureusement, Fauste ne s’en tient pas là et, pour compléter les anathèmes de Lyon, il compose tout un traité sur la grâce et le libre arbitre (3) où il explicite nettement la position semi-pclagienne. Il ramène la prédestination à la prescience, enseigne que les Patriarches se sont sauvés sans la grâce du Christ (4). En Gaule, cet écrit ne fit pas 1. E. Amann, Lucidus, D. T. C., t, IX, col. 1020-1023. —■ Id., Prédestinaiianisme, D. T. C., t. XII, col. 2808. En réalité, le vocabulaire de Lucidus n’est pas encore celui de Godescalc. Il ne parle pas encore des praedestinati ad mortem. Dans la lettre qu’il lui écrit avant le concile d’Arles, Fauste l’invite à jeter l’anathème à qui dira per Dei praescientiam in mortem deprimi hominem (P. L., 58, 682). 2. « Juxta praedicandi recentia statuta concilii, damno vobiscum sensum illum qui dicit laborem humanum oboedientiae divinae gratiae non esse jungendum, qui dicit post primi hominis lapsum ex toto arbitrium voluntatis exstinctum, qui dicit quod Christus Dominus et Salvator noster mortem non pro omnium salute susceperit, qui dicit quod praescientia Dei hominem violenter compellat ad mortem ; vel quod Dei voluntate pereant qui pereunt... qui dicit alios deputatos ad mortem, alios ad vitam praedestinatos... Libens fateor Christum etiam pro perditis advenisse » (P. L., 53, 684 ; C. S. E. L., t. 21, p. 166). Le texte continue en affirmant que les hommes ont pu se sauver avant le Christ,alios lege Moysi, alios lege naturae », mais non cependant sans le Christ : e nullos tamen ex initio mundi ab originali nexu nisi intercessione sacri sanguinis absolutos. » Mais l'influence de la grâce intérieure n’est pas mise en relief. Ce n’est évidemment pas le climat augustinien. 3. De gratia et libero arbitrio, P. L., 58, 783-836 (C. 5. E. L., t. 21). 4. Op. cil., I, 17, P. L., 58, 810: « nemo, inquit, venit, ad me, nisi Pater attraxerit eum... quid est autem attrahere, nisi praedicare, nisi scripturarum consolationibus excitare... desideranda proponere, praemium polliceri ?» — Ibid., II, 8, P. L., 58, 828 c : « legimus in Evangelio dicentem Dominum : quid tibi vis faciam ? et iterum : vis fieri sanus ? Vides quia non tribuitur munus [salutis nisi prius interrogetur desi­ derium voluntatis. » — Ibid., II, 3, P. L., 58, 8x6 D : « Deus ea ante diem hominis praevidet quae, non a se, sed ab homine facienda sunt. * La prédestination n’est pas la prescience, mais elle ne tombe que sur la récompense ou le châtiment :« praescientia gerenda praenoscit, praedestinatio retribuenda describit, illa praevidet merita, haec praeordinat praemia » (816 c). Sur le salut des Patriarches, cf. 11, 8-10, et ci-dessus, note 2. — La doctrine de Fauste a été jugée très diversement selon les préférences secrètes des auteurs. Certains y voient presque une renaissance du Pélagianisme — I53 — LE SEMI-PÉLAGIANISME scandale ( 1 ), on y tenait Fauste pour un très grand docteur. Dans son De scriptoribus ecclesiasticis, Gennade, qui ne mentionne d’Augustin que les livres sur la Trinité ou les écrits étrangers à la controverse péla­ gienne, fait un grand éloge de l'ouvrage de Fauste, après avoir beaucoup loué Cassien et critiqué Prosper d’Aquitaine (2). En Afrique, au contraire, F Augustinisme triomphe ; et pas toujours sous sa forme la plus sage. Aussi c’est des Africains que vient la réac­ tion contre Fauste, menée par celui que, pour son attachement à saint Augustin, on a nommé un Augustinus abbreviates, Fulgence de Ruspe(3). Le débat sur la grâce et F initium fidei vient se greffer tout à fait acciden­ tellement sur les controverses christologiques. On est en 519. Les moines scythes, à Constantinople d’abord et ensuite à Rome, essayent de faire triompher la formule unus de Trinitate passus est (4) ; ils se voient opposer par les Occidentaux les écrits de Fauste de Riez sur l’in­ carnation (5). Ils lisent ses écrits, se renseignent et contre-attaquent en disant : Fauste est un hérétique en matière de grâce et de prédestination. Le pape Hormisdas, interrogé, répond que Fauste n’est pas une auto(Duchesne, Histoire ancienne de VEglise, t. III, p. 612 ; R. Seeberg, Lehrbuch der Dogmengesch., t. II, 3« éd., 1923, p. 577-578). Les autres sont plus indulgents, tout en reconnaissant que Fauste va bien au delà de Cassien (P. Godet, Fauste de Riez, D. T. C. , t. V, col. 2103 ; E. Amann, Semi-Pélagianisme, D. T, C., t. XIV, col. 1836-1837). t. E. Amann, art cit., col. 1837. — J. "Fixeront, Histoire des dogmes, t. III, p. 297. 2. De script, eccl., 85, P. L., 58, 1109 : « Faustus... edidit quoque opus de gratia Dei qua salvamur et libero arbitrio, in quo opere docet gratiam Dei semper et invitare et praecedere et adjuvare voluntatem nostram, et quidquid ipsa libertas arbitrii labore piae mercedis acquisiverit non esse proprium meritum sed gratiae donum. » L’éloge ne répond ni au contenu de Γ ouvrage ni aux idées personnelles de l’ouvrage, et il se pourrait bien que ce texte ait été retouché. Le chapitre suivant, sur Ccsaire d’Arles, est en effet une addition postérieure, et on a relevé bien d’autres modifications au texte primitif dans les oeuvres du prêtre de Marseille (cf. P. Godet, Gennade, D. T. C., t. VI, col. 1224 ; G. Fritz, Orange (concile d’), D. T. C., t. XI, col. 1091 ; M. CAPPUYNS, Recherches de théol. anc. et médiévale, 1934, p. 124, note 4 ; H.BOUILLARD, Conversion et grâce chez saint Thomas d’Aquin, 1944, p. 100). 3. E. Portalié, Augustinisme, D. T. C.,t.l, col. 2521-2522.— G. LAPEYRE,Saint Fulgence de Ruspe, 1929. — P. Godet, D. T. C., t. V, col. 968-972. — P. Courcelle, Les lettres grecques en Occident, 1945, p. 206-208. 4. E. Amann, Semi-Pélagianisme, D. T. C., t. XIV, col. 1838-1840. Pour le contexte christologique, voir ibid., Scythes, col. r 747-1750.— J. "Fixeront, Histoire des dogmes, t. III, p. 297-299. — L. Duchesne, L’Eglise au VIe siècle, 1925, p. 55-65, 513-514. 5. L. Duchesne, L'Eglise au VIe siècle, p. 62. — M. Cappuyns, L'origine des « capi tula » du concile d'Orange, dans Recherches de théol. anc. et méd., 1934, p. 129. — I54 ~ LA VOLONTÉ SALVIFIQUE rité et, sur la question de la grâce, il renvoie aux livres qu’Augustin a écrits à la demande d’Hilaire et de Prosper d’Aquitaine, ainsi qu’aux capitula qui se trouvent in scriniis ecclesiasticis ; l’Église romaine pourra les fournir si on les désire (1). A Rome, on s’en tient donc à la doctrine de VIndiculus, commenté par le De praedestinatione sanctorum et le De dono perseverantiae et probablement aussi par les Sententiae ex Augus­ tino delibatae de Prosper d’Aquitaine (2). Les moines scythes se tournent alors vers les évêques africains que la persécution vandale a exilés en Sardaigne, et dont le plus en vue est Fulgence de Ruspe. Ils envoient à ces confesseurs une profession de foi sur l’incarnation et sur la grâce, qui oppose habilement Augustin à Fauste de Riez (3). Fulgence répond par un De Incarnatione et gratia Domini Jesu Christi, puis par un Contra Faustum (4). Puis, soit en exil, soit après son retour en Afrique, il compose encore divers ouvrages sur la grâce et la prédestination. Mais, dans tous ses écrits, Fulgence ne fait guère avancer la question. Il s’oppose aux erreurs semi-pélagiennes (5), 1. Epist. 70 ad Possessorem, P. L., 63, 493 : « de arbitrio tamen libero et gratia Dei, quid Romana (hoc est catholica) sequatur, et asseveret Ecclesia, licet in variis libris beati Augustini et maxime ad Hilarium et Prosperum possit cognosci, tamen in scriniis ecclesiasticis expressa capitula continentur. Quae si tibi desunt, et necessaria creditis, destinabimus, quanquam qui diligenter apostoli dicta considerat, quid sequi debeat evidenter cognoscat. » Le moyen âge citera lui aussi le De praedestinatione sanctorum et le De dono perseverantiae sous le titre de Liber ad Prosperum et Hilarium (v. g., P. Lombard, 111 Sent., dist. 7, 2, Quaracchi, t. II, p. 588. Cf. Alcuin, Ad Felic., I, 14, P. L., 101, 139). 2. UIndiculus {supra, p. 150) figure dans la collection de décrétales de Denvs le Petit {P. L., 67, 2 70-274), qui vit le jour sous le pape Symmaque, prédécesseur d'IIormisdas (P. Fournier et G. Le Bras, Histoire des collections canoniques en Occident, t. II, 1931, p. 24). 3. Liber Petri Diaconi De Incarnatione et gratia D. N. J. C., 6, P. L., 62, 89 B ; « frus­ tra garriunt qui dicunt : meum est velle credere, Dei autem gratiae est adjuvare, cum etiam ipsum credere... nobis a Deo dari testetur apostolus. » — A la fin de cette lettre, Pierre Diacre donne de larges extraits de VIndiculus, pour établir sa doctrine. Sur Pierre Diacre, cf. E. Amann, D. T. C., t. XII, col. 1928-1929. 4. Epist. 17 De Incarnatione et gratia D. N. J. C., P. L., 65, 451-493. Une subsiste rien du Contra Faustum. 5. De fide ad Petrum, n. 72, P. L., 65, 702 : « firmissime tene et nullatenus dubites neminem hic posse hominem poenitentiam agere, nisi quem Deus illuminaverit et gra­ tuitae misericordiae converterit. » — Ibid., n. 73, coi. 702 : « firmissime tene et nulla­ tenus débités... divinis mandatis oboedire neminem posse, nisi quem Deus gratia sua praevenerit, ut quod audit corpore, etiam corde percipiat... j — ISS — LE SEMI-PÉLAGIANISME mais garde les obscurités de son maître sur la volonté salvifique (1). Hâtons-nous d’ajouter que, très dur à l’égard de Fauste, il n en con­ damne pas moins le Prédestinatianisme (2). C’est d’ailleurs que devait venir la solution du conflit. La controverse semi-pélagienne se termine en effet, six ou sept ans plus tard, grâce à un homme qui a la chance d’être à la fois élève des moines de Lénns et grand lecteur d’Augustin, Césaire d’Arles (3). Au concile d’Orange de 529, celui-ci réduit l’opposition semi-pélagienne en faisant consacrer un Augustinisme modéré dont il estime qu'il est celui d’Augustin. La dépendance essentielle de l’homme à l’égard de la grâce, même dès le commencement du salut, devient un dogme de foi (4). Contre les semi1. De veritaie praedent., Ill, 15, P. L., 85, 659 : « (omnes vult salvos fieri). Ideo omnes dicuntur quia ex omni hominum genere colliguntur, ex omnibus gentibus, ex omnibus nationibus, ex omnibus dominis, ex omnibus servis, ex omnibus regibus, ex omnibus militibus, ex omnibus linguis, ex omnibus aetatibus, ex omnibus gradibus. » L’Augustinus abbreviates est ici plus prolixe que son maître ! 2. Un de ses fils spirituels n’arrivait pas à comprendre la doctrine augustinienne et croyait que, d’après l’évêque d’Hippone, Dieu prédestine également à la mort et à la vie, au bien et au mal (Ad Monimum, 1,3, P. L., 65,155). Fulgence défend le gloriosissimus Augustinus, et dissocie la question du bien et celle du mal : « Deus omnia hominum opera, sive bona, sive mala praescivit... sed sola bona praedestinavit » (ibid., I, 24, P. L., 65, 171). 3. P. LEJAY, Le rôle théologique de Césaire d’Arles, dans Revue d'hisl. et de littérature religieuse, 1905, p. 217-266. — Id., Césaire d’Arles, D. T. C., t. II, col. 2168-2185. — Λ. d’Alès, « Les Sermones » de saint Césaire d'Arles, dans Recherches de science religieuse, 1938, p. 382 (à propos de la récente édition donnée par dom Morin). — Césaire est un augustinien décidé, il reprend les idées augustiniennes et copie les sermons de l'évêque d’Hippone, ajoutant par exemple à un sermon sur saint Paul le développement sui­ vant : « haec ergo et his similia diligenter ac fideliter cogitantes, non acquiescamus eis qui liberum arbitriu rn in superbiam extollentes, praecipitare magis quam elevare conan­ tur ; sed humiliter consideremus illud quod apostolus dicit : Deus est qui operatur in vobis vel'c et perfi. ere (Philip., 2, 13). Gratias agamus Domino ac Salvatori nostro qui nos, nullis praecedentibus meritis, vulneratos curavit et inimicos reconciliavit, et de captivitate redemit, de tenebris ad lucem reduxit, de morte ad vitam revocavit, et humiliter confttentes fragilitatem nostram, illius misericordiam deprecemur, dignetur in nobis non solum custodire, sed etiam augere munera vel beneficia sua, quae ipse dignatus est dare » (Serm. 226, 6, Morin, col. 851. — Cf. ÀUG., Serm. 333, 7, P. L., 39, 1467,0. a). Dom Morin (Revue bénéd., 1896) a publié un traité sur la grâce : quid dominus Caesarius senserit contra eos qui dicunt quare aliis Deus det gratiam, aliis non det (cf. P. Lejay, D. T. C., t. II, coi. 2178). 4. Can. 3 (D. B., Enchirid., n° 179) : « Si quis invocatione humana gratiam Dei dicit posse conferri, non autem ipsam gratiam facere ut invocetur a nobis, contradicit — I56 — LA VOLONTÉ SALVIFIQUE Pélagiens, on affirme qu’il n’y a pas deux classes d’hommes, dont les uns viendraient au salut par l’effet d’une grâce irrésistible et les autres par leur seule volonté ; quiconque a été sauvé l’a été par grâce (1). La grâce prévient la liberté et l’accompagne sans cesse, opérant le vouloir et le faire (2). Sans son action perpétuelle, pas de persévérance posIsaiae prophetae vel Apostolo idem dicenti : inventus sum a non quaerentibus me. » Cf. Can. 4 (D. B., n° 177). — Can. 5 (D. B., n° 178) : « Si quis, sicut augmentum, ita etiam initium fidei ipsumque credulitatis affectus quo in eum credimus... non per gra­ tiae donum, sed naturaliter nobis inesse dicit, apostolicis dogmatibus adversarius ap­ probatur. s —Can. 6(D.B.,n° 179) : «Si quis sine gratia Dei credentibus, volentibus, desiderantibus, conantibus, laborantibus, orantibus, vigilantibus, studentibus, peten­ tibus, quaerentibus, pulsantibus nobis miserircordiam dicit conferri divinitus, non autem, ut credamus, velimus, vel haec omnia sicut oportet agere valeamus, per infusio­ nem et inspirationem sancti Spiritus in nobis fieri confitetur, et aut humilitati, aut oboedientiae humanae subjungit gratiae adjutorium, nec, ut oboedientes et humiles simus, ipsius gratiae donum esse consentit, resistit apostolo dicenti : quid habes quod non accepisti ? (I Cor., 4, 7) et gratia Dei sum id quod sum (I Cor., 15, 10). » —■ Ibid., D. B., n° 200 : « hoc etiam salubriter profitemur et credimus, quod in omni opere bono non nos incipimus, sed ipse nobis nullis praecedentibus bonis meritis et fidem et amo­ rem sui prius inspirat ut et baptismi sacramenta fideliter requiramus, et post baptis­ mum cum ipsius adjutorio ea quae sibi sunt, placita, implere possimus. » — La lettre de Boniface II rappelle le sens premier du débat : « indicas enim quod aliqui episcopi Galliarum, cum cetera jam bona ex Dei acquieverint gratia provenire, fidem tantum qua in Christo credimus, naturae esse velint, non gratiae, et hominibus ex Adam, quod dici nefas est, in libero arbitrio remansisse, non etiam nunc in singulis misericor­ diae divinae largitate conferri » (D. B., n° 200 a, alias 3038) ; le pape confirme la doc­ trine de Césaire : « fidem quoque nobis ipsam venire de gratia... fidem qua in Christo credimus, sicut et omnia bona singulis hominibus ex dono supernae venire gratiae, non ex humanae potestate naturae... fidem, qua in Christo credimus, gratia divinitus prae­ veniente conferri, adjicientes etiam, nihil esse prorsus secundum Deum boni, quod sine Dei quis gratia aut velle, aut incipere, aut perficere possit, dicente ipso Salvatore : sine me nihil potestis facere » {Joan., 15, 5) (Epist. « per filium nostrum », P. L., 65, 31, vel P. L., 45, 1790 ; D. B., Enchirid., n° 200 b ; alias 3039). 1. Can. 8 (D. B., nQ 181) : « si quis alios misericordia, alios vero per liberum arbi­ trium... ad gratiam baptismi posse venire contendit, a recta fide probatur alienus. » — D. B., n° 200 : « manifestissime credendum est quod et illius latronis, quem Domi­ nus ad paradisi patriam revocavit (Lue., 23,43) et Cornelii centurionis ad quem angelus Domini missus est (Act., το, 3) et Zachaei, qui ipsum Dominum suscipere meruit (Luc., 19, 6), illa tam admirabilis fides non fuit de natura, sed divinae largitatis donum » {voir ci-dessus, p. 149, note 6. 2. Can. 9 (D. B., n° 182) : « divini est muneris, cum et recte cogitamus, et pedes nos­ tros a falsitate et injustitia continemus ; quoties enim bona agimus, Deus in nobis atque nobiscum, ut operemur, operatur. » — Can. 20 (D. B., n° 193) : « multa Deus — IS? — LE SEMI-PELAGIANISME sible (1). C’est tout un aspect de la doctrine de saint Paul qui, grâce à saint Augustin, est maintenant tiré au clair, mais le concile, plus nette­ ment que Y Indiculus, prend résolument parti contre une interprétation prédestinatienne de l’Augustinisme et anathématise quiconque ensei­ gnera que certains sont prédestinés au mal. Par avance aussi, il con­ damne Jansénius, en affirmant que les justes ont toujours la grâce qui leur est nécessaire pour persévérer (2). Le deuxième concile d’Orange est donc un document d'une extrême importance pour l’histoire du dogme et de la théologie de la grâce. Ce ne fut pourtant qu’un tout petit concile provincial, où siégèrent qua­ torze évêques, y compris Césaire ; mais, grâce à celui-ci, ses décisions reçurent l’approbation de Rome. Cependant l’interprétation de ce document capital reste encore assez délicate. II se pose en effet à son sujet des problèmes historiques dont dépend la valeur accordée aux anathématismes que contient le texte. Les historiens hésitent encore pour savoir si le concile d’Orange précéda ou suivit un concile de Valence où Césaire compta des adversaires (3) ; mais il y a davantage. Les décrets du concile d’Orange forment trois groupes nettement distincts : d’abord huit anathématismes, dont les pre­ miers, chose curieuse, condamnent à nouveau le Pélagianisme, ensuite dix-sept canons d’inspiration augustinienne, enfin une profession de facit in homine bona quae non facit homo ; nulla vero facit homo bona, quae non Deus praestat, ut faciat homo. » — Can. 197 (D, B., n° 197) ; can. 5 (D. B., n° 178). Les deux premiers de ces textes sont tirés du florilège augustinien de Prosper (P. L., 45, col. 1861, t886. Cf. Aug., Contra duas ep. Pel., II, 21, P. L., 44, 586). 1. Can 10 (D. B., n° 183) : « adjutorium Dei etiam renatis ac sanatis semper est implorandum, ut ad finem bonum pervenire, vel in bono possint opere perdurare. » 2. D. B., n° 200 : « hoc etiam secundum fidem catholicam credimus, quod post acceptam per baptismum gratiam omnes baptizati, Christo auxiliante et coopérante, quae ad salutem animae pertinent, possint et debeant, si fideliter laborare voluerint, adimplere. Aliquos vero ad malum divina potestate praedestinatos esse, non solum non credimus, sed etiam, si sunt qui tantum mali credere velint, cuin omni detesta­ tione illis anathema dicimus. » 3. A, Malnory, Césaire d'Arles, 1894, p. 154, place le concile d’Orange avant le concile de Valence. P. Lejay, qui se refuse à voir dans Césaire un augustinien modéré, voit dans le concile d’Orange une réplique au concile de Valence (Revue d'hisl. et de lilt, rel., 1905, p. 247). Pour Mgr Duchesne (L'Eglise au VIe siècle, 1925, p. 516), il n’y a aucune raison décisive en faveur de l’un ou l’autre système. Dans le même sens : J. Tixeront, Histoire des dogmes, III, p. 305 ; G. Fritz, Orange, D. T. C., t. XI, col. 1088 ; E. Amann, Semi-Pe'lagianisme, D. T. C., t. XIV, col. 1842. -158 - LA VOLONTÉ SALVLFLQUE foi (1). Cette dernière ne fait pas difficulté. Dans les canons, sauf un (2), on a, dès le XVIIe siècle, reconnu des textes augustiniens qui, sauf quel­ ques retouches, sont tirés du recueil fait par Prosper et dont nous avons parlé plus haut (3). Mais d’où viennent les anathématismes ? La ques­ tion se pose depuis la découverte faite à Trêves, au XVIIe siècle, d’un manuscrit contenant des capitula sancti Augustini in urbe Romae trans­ missa, et où se trouvent dix-neuf anathématismes dont huit coïncident avec les huit du concile d’Orange (4). Après Paul Lejay, on disait communément jusqu’ici que ces dix-neuf capitula représenteraient des textes envoyés à Rome par Césaire. Dans sa réponse, le pape Félix IV (qui mourut avant de terminer l’affaire) n’aurait retenu que huit de ces capitula, éliminant en particulier les ana­ thèmes relatifs à la prédestination et à la réprobation. On aurait aussi ajouté seize propositions de Prosper et d’Augustin. Césaire aurait pris alors sur lui de retoucher ici ou là le document pontifical, aurait ajouté 1. Voir à Γ Appendice la traduction française du document, empruntée à l’article de M. Fritz (Z). T. C., t. XI, col. 1093-1101), aux commentaires détaillés duquel on pourra se reporter. 2. Le canon 10 (D. B., n° 183, cité p. 158, note 1). Les dernières éditions de Denzinger renvoient au Contra Collatorem, II, 31-36, mais le texte n’est pas tiré tel quel de cette œuvre. 3. Sententiae ex Augustino delibatae, P. L., 51, 427-496 (vel P. L., 45, 1859-1898). Les Mauristes donnent la correspondance entre les Sententiae et les textes du concile (P.L., 45,1785-1789). Pour le détail, voir l’article déjà cité de M. Fritz (Orange, D. T. C., t. XI, col. 1090). 4. Mansi, t. VIII, col. 722-724 : « Incipiunt capitula S. Augustini in urbe Roma transmissa. C. 1 : « si quis rectum in omnibus non credit a Deo creatum Adam, qui possit per liberum arbitrium in bonum proficere gratia creatoris adjutus, et ad malum exponente declinare sed naturae expulsum (ex pondere declinare suae naturae compulsum) dicit cum in praevaricationis facinus devolutum, indubitanter a catholica fide exorbi­ tat... C. 2 : si quis mortem corporis non ex praevaricatione sed ex conditione naturae as­ serat accidisse, ut sive peccasset, sive non peccasset, Adam moriturus esset, hic Pelagianusest contradicens Prophetae. » — Les canons 3 à 10 sont identiques aux canons i à 8 d’Orange (D. B., Enchirid., noe 174-181). Le canon 11 condamne ceux qui disent que les baptisés infidèles à leur baptême n’avaient pas été réellement appelés par Dieu ; le canon 12, ceux qui disent que les péchés commis après le baptême font revivre les fautes passées ; le canon 14, ceux qui disent qu’il n’y a pas une diversité de supplices en enfer ; le canon rj, ceux qui disent que les prédestinés peuvent se perdre ou que les non-prédestinés peuvent arriver au royaume des cieux ; les canons 15 à 19 visent des erreurs manichéennes ou origénistes. Dans un manuscrit de Namur (cf. Pitra, Analecta sacra, t. V, p. 161-163) on trouve encore une autre rédaction. — I59 ” LE SEMI-PÉLA GIANIS ME un canon et une profession de foi et soumis le tout à l’approbation des Pères du concile d’Orange, puis à celle de Rome (1). Récemment, dom Cappuyns a repris la question et montré que l’ensemble des textes était d’origine romaine, en ce sens que non seulement la seconde partie du texte actuel, mais les anathématismes eux-mêmes seraient un recueil d’extraits provenant des scrinia ecclesiastica. Ces anathématismes pro­ viendraient d’un recueil antérieur au concile d’Orange, œuvre de Jean Maxence, l’un de ces moines scythes dont nous avons parlé plus haut. La formule de ces anathématismes : si quis... serait donc trompeuse, elle ne serait que l’œuvre d'un docteur de troisième ordre. Mais il reste que Rome aurait envoyé ces textes de préférence à d’autres et que, de toutes manières, la profession de foi ajoutée par Césaire et souscrite par les évêques fut approuvée par Boniface II (2). L’hypothèse n’a pas rallié tous les historiens du dogme (3). Cepen­ dant, on voit que ce qui est mis en relief, c’est avant tout la nécessité de la grâce prévenante dès le commencement du salut ou de la conver­ sion (4). L’Augustinisme a fait encore un grand pas. Sans doute, ce progrès s’accompagne aussi d’une certaine réserve dans la question de la prédestination (5), mais de plus en plus la théologie occidentale accep­ tera comme allant de soi la doctrine du De praedestinatione sanctorum. Si l’on corrige Augustin, ce sera d’une autre manière. Nous verrons beaucoup plus loin les Nominalistes et, à leur suite, de nombreux théo­ logiens d’après le concile de Trente, interpréter à leur façon les docu1. P. Lejay, Le rôle théologique de saint Césaire d'Arles, dans Revue d'hist. et de litlér. relig., 1905, p. 250-265, résumé dans TlXKRONT, Histoire des dogmes, III, p. 306, et G. Fritz, Orange, D. T. C., t. XI, col. 1092. 2. M. Cappuyns, L'origine des « capitula » du concile d’Orange, dans Recherches de théol. anc. et médiénale, 1934, p. 121-142. 3. Mgr Amann (Semi-Pélagianisme, D. T. C., t. XIV, col. 1843-1844) rejette l’hy­ pothèse de retouches faites par Césaire à un texte venu de Rome et se sépare sur ce point de P. Lejay, mais il suppose que les capitula du manuscrit de Trêves sont l’œuvre du concile d’Orange. La Curie romaine aurait taillé dans ces anathématismes et ajouté dix-sept canons. Dans cette hypothèse, les textes reprendraient individuellement une plus grande valeur dogmatique. Cependant il faut se garder de les lire comme s’il s’agissait d’un décret du concile de Trente. 4. La lettre d'approbation de Boniface II est ici formelle. Voir le texte cité ci-dessus à la fin de la note 4, p. 1565. Voir le texte cité ci-dessus, p. r58, note 2. - I60 - LA VOLONTÉ SALV1FIQUE ments contre Pélagiens et semi-Pélagiens, imaginant que l’erreur des uns et des autres n’aurait consisté qu’à nier la nécessité de la grâce éle­ vante (1) ; ce n’est certainement pas la pensée d'Augustin, qui insiste tant sur la blessure faite au libre arbitre (2), et les vrais continuateurs de sa pensée seront les grands théologiens du XIIIe siècle, qui, tout en met­ tant en relief la grâce divinisante, maintiendront fortement son carac­ tère médicinal. Mais avant de montrer comment, dans leurs Sommes théologiques, revit tout l’Augustinisme d’Augustin, il nous faut parler d’une nouvelle crise prédestinatienne, celle du IXe siècle. 1. Pour ces théologiens, les formules cogitare ut expedit (can. 7, D. B., n° 180), diligere sicut oportet (D. B., n° 199 ; cf. can. 6, D. B., n° 179) s’entendent d’une modalité sur­ naturelle ajoutée à un acte naturellement bon, le texte fameux du canon 22 (D. B., n° 195) : nemo habet de suo nisi mendacium atque peccatum, n’étant vrai que de 1’ordre surnaturel. Mais cette interprétation, dont on trouve la trace dans le concile de Trente (sess. VI, can. n° 3, D. B., n° 813), est certainement peu en harmonie avec la pensée des Augustin tens du Ve et du VIe siècle. Sicut oportet, sicut expedit, ces formules s’entendent de l’intention qui doit animer un acte par ailleurs conforme à la loi morale. Augustin dit par exemple dans 1’Enchiridion (n° 32, P. L., 40, 288) : « omnis praecepti finis est charitas. id est ad charitatem refertur omne praeceptum ; quod vero ita fit vel timore poenae, vel aliqua intentione carnali. ut non referatur ad illam charitatem quam diffun­ dit Spiritus sanctus in cordibus nostris, nondum fit quemadmodum fieri oportet quam· vis fieri videatur. » Cf. Wang, Saint Augustin et les vertus des païens, 1928. 2. Le concile d’Orange suppose, comme Augustin et comme les documents augustiniens antérieurs (concile de Carthage, Indiculus), que la nécessité de la grâce vient d’abord de la chute originelle. Cf. can. 8 (D. B., n° ιδτ) : « si quis alios misericordia, alios vero per liberum arbitrium, quod in omnibus qui de praevaricatione primi hominis nati sunt, constat esse vitiatum, ad gratiam baptismi posse venire contendat, a recta fide probatur alienus. Is enim non omnium liberum arbitrium per peccatum primi hominis asserit infirmatum, aut certe ita laesum putat, ut tamen quidam valeant sine revelatione Dei mysterium salutis aeternae per semetipsos posse conquirere. » — Cf. can. 2r (D. B., n° 194) ; natura per Adam perdita ; can. 13 (D. B., n° r 86) : arbitrium voluntatis in primo homine infirmatum, etc... Les notions de nature et de surnature sont encore fort imprécises. On ne songe pas à distinguer une fin naturelle et une fin surnaturelle de l’homme. Cependant, plus que les documents antérieurs, le concile d’Orange sou­ ligne que la fin de l’homme est la vie étemelle ; can. 7 (D. B., n° 180) : χ si quis per naturae vigorem bonum aliquid, quoA ad salutem pertinet vitae aeternae, cogitare, ut expedit, aut eligere, sive salutari, id est evangelicae praedicationi consentire posse confirmat absque illuminatione et inspiratione Spiritus sancti, qui dat omnibus suavi­ tatem in consentiendo et credendo veritati, haeretico fallitur spiritu ; non intelligens vocem Dei in Evangelio dicentis : sine me nihil potestis jacere {Joan., 15, 5), et illud Apostoli : non quod idonei simus cogitare aliquid a nobis, quasi ex nobis, sed sufficientia nostra ex Deo est {II Cor., 3, 5). » --- I61 --11 LIVRE TROISIÈME LA THÉOLOGIE MÉDIÉVALE CHAPITRE DIXIÈME GODESCALC ET SES ADVERSAIRES AUGUSTINISME ET PRÉDESTINATIANISME ES Pères latins qui transmettent au moyen âge l’héritage de saint Augustin se contentent le plus souvent de répéter ses for­ mules lorsqu’il s’agit de la grâce. Elles étaient trop en accord avec saint Paul pour être facilement rejetées. Ceux qui, comme Cassiodore, recommandent les livres de Cassien, mettent le lecteur en garde contre les erreurs de celui-ci (I). Si certains écrits semi-pélagiens sont acceptés par le moyen âge, c’est qu’on y a fait des corrections capables de rassurer les lecteurs (2). Mais les vrais maîtres du moyen âge sont de francs augustimens, Grégoire le Grand (3), Isidore de L i. Cassiodore, De institutione divinarum litterarum, 20, P. L,, 70, 1144 : « Cassia­ num... sedulo legite et libenter audite, qui tamen de libero arbitrio a beato Prospero culpatus est. Unde monemus ut in rebus talibus excedentem sub cautela legere debea­ tis. » Cassiodore recommande la lecture des Grecs (P. CoURCELLE, Les lettres grecques en Occident, 1946, p. 336-339), mais il reste fervent augustinien et trouve de belles for­ mules pour parler de la grâce : « hic primo praestat gratiam ut peccatores convertan­ tur ad vitam, in futuro dabit, gloriam ut divino munere justificati, angelorum merea­ mur esse consortes... Ipsa est Domini Christi gratia quae nos praeparat, adjuvat, cor­ roborat et coronat » {Expos in Psalm., 83, 13, P. L., 70, 605 b). 2. Au ixe siècle, le De dogmatibus ecclesiasticis de Gennade {supra, p. 120, note 2) est attribué à saint Augustin. Cet écrit souligne que le péché originel n’a pas fait perdre à l’homme le libre arbitre et conclut : « sicut initium salutis nostrae Deo miserante et inspirante habere nos credimus, ita arbitrium nostrae naturae sequax esse divinae inspirationis libere confitemur" (c. 21,P.L., 58, 986). Ix? Deo miserante et inspirante peut s’entendre de bien des manières. 3. Grégoire le Grand part du fait de la déchéance originelle : « in radice putruit humani generis ramus » (Moral., XVI I, 21, P. L., 76, 21 C). 11 affirme l’absolue gratuité de la Redemption : « quid nosdedimus ut hanc sapientiam quaeChristus est mereremur ? — 165 — GODESCALC ET SES ADVERSAIRES Séville (1), Bède le Vénérable (2). Cependant, ils n’ont pas laissé d’être instruits par la controverse semi-pélagienne, ou plutôt, iis semblent pré­ férer, à la grâce efficace des derniers écrits augustiniens, l’appel inté­ rieur des premiers écrits. Gratia quippe redempti sumus. Illa namque sola opera male vivendo dedimus, quibus si justa retributio servaretur, non Christus, sed supplicia redderentur. Sed aliud homo per justitiam meruit, aliud per gratiam accepit » (Moral., XVIII, 62, P. L., 78, 73 a). Tout ce que l’homme fait de bon vient de Dieu : κ sancti viri sciunt post parentis lapsum de corruptibili stirpe se editos, et non virtute propria, sed praeveniente superna gratia ad meliora se vota vel opera commutatos ; et quidquid sibi mali inesse cognoscunt, de mortali propagine sentiunt meritum ; quidquid vero in se boni inspiciunt, immor­ talis gratiae cognoscunt donum, eique de accepto munere debitores fiunt, qui et prae­ veniende dedit eis bonum velle quod voluerunt et subsequendo concessit bonum posse quod volunt » (Moral., XXII, 20, P. L., 76, 225 c). Grégoire ramasse cette doc­ trine autour des textes fondamentaux de l’Écriture (Moral., XXXIII, 38, P. L., 76, 698 D-609 B, ce paragraphe serait à lire en entier) et il insiste sur la nécessité de la prière: « sine me nihil potestis jacere (Joan., is, 5). In omne ergo quod cogitamus, in omne quod agimus, semper orandum est ut et ipso adspirante cogitemus, et ipso adju­ vante faciamus » (In Ezech., I, hom. XI, 45, P. L., 76, 905 c). Sur la prédestination, Grégoire reste augustinien : « electorum numerus certus et definitus ostenditur » (Moral., XXV, 20, P. L., 76, 332 d. — Cf. In Ezech., II, horn. I, 11, P. L., 76, 944 b), mais il présente la doctrine augustinienne de façon huma.ne : Judas, choisi par le Christ, s’est pourtant damné, tandis que le larron s’est sauvé (Moral., XXV, 19, P. L., 76, 337 C). Le signe certain de l’élection divine, c’est la charité pour le prochain (Ia Ezech., II, hom. V, 22, P. L., 78, 997 C). Rien de plus augustinien que cette con­ clusion. Grégoire n’a jamais voulu être que l’écho fidèle d’Augustin. Comparée à celle du maître, sa doctrine à lui, dit-il, n’est que du son en face d’un pur froment (Epist., X, 37, P. L., 77,1095). Sur l’Augustinisme de Grégoire le Grand, voir P. Godet, Grégoire, D. T. C., t. VI, col. r 779-1781 ; R. Seeberg, Lehrbuch der Dogmengeschichte, t. III, 3e éd., 1930, p. 37-46. — Sur l’homme et l'époque, voir le Saint Grégoire le Grand de Mgr Batiffol (collection « Les Saints »). Les Homélies sur Ezéchiel ont fait l’objet d’un travail récent du P. Schlagdenhaufen (voir J. A. Jungmanh, Die Frohbotschajt, 1936, p. 45-52). 1. Isidore, Sent., II, 5, P. L., 83. 604 b : « sciant liberi arbitrii defensores nihil posse in bonum sua praevalere virtute, nisi divinae gratiae sustentetur juvamine. Unde et per prophetam Dominus dicit : perditio ex te tua, Israel, tantum in me auxilium tuum (Osée, 13, 9), quasi diceret : ut pereas, tuo merito, ut salveris, meo auxilio. Hominis meri­ tum superna gratia non ut veniat invenit, sed postquam venerit facit. » — Ibid., col. 605 c : « plerisque Dei dona dantur, perseverantia vero doni non datur... Electi accipiunt et conversationis donum et perseverantiam doni. » 2. Dans son commentaire de saint Jean, Bède résume ou copie les tractatus d’Augus­ tin. Cf. v. g., In Joan., 6, P. L., 92. 716 AC (sur la grâce prévenante) ; ibid., c. 15, P. L., 92, 837 D (sur l'allégorie de la vigne et la nécessité de la grâce). — Sur l’influence de Bède, cf. P. Godet, Bède, D. T. C., t. II, col. 526. - 166 - A UGUST1NISME ET PRÉDESTINA TIAN ISM E C'est ainsi que Grégoire le Grand écrit : Il faut savoir que seul le mal nous appartient en propre. Le bien, au contraire, est de nous mais aussi du Dieu tout-puissant qui, par les aspirations intérieures, nous prévient afin de nous faire vouloir et qui vient ensuite à notre aide pour que nous ne veuillons pas en vain, mais que nous puissions accomplir ce que nous voulons. La grâce prévient, la bonne volonté suit, et ainsi ce qui est un don du Dieu tout-puissant devient notre mérite à nous(l). Le bien que nous faisons est de Dieu et de nous, de Dieu par la grâce prévenante, de nous par la libre bonne volonté (2). Ces assertions ont fait accuser Grégoire de semi-Pélagianisme par un historien du dogme qui, comme Loofs, s’étonne de ne pas retrouver chez ce fidèle augustinien la gratia irresistibilis qu’il attribue à saint Augus­ tin (3). Le même historien accuse plus loin les théologiens du XIIIe siècle (saint Thomas cependant excepté) de professer un semi-Pélagianisme larvé. Il s’agit en effet de montrer que seuls Luther et Calvin ont été fidèles à Augustin et à saint Paul. Harnack fait les mêmes constatations, mais pour en tirer d’autres conclusions et montrer comment l’histoire du dogme de la grâce est faite de deux temps : une période d’invention, de saint Paul à saint Augustin, une période d’élimination progressive, 1. In Ezech., I, hom., IX, 2, P. L., 76, 870 d : « Sciendum est quia mala nostra solummodo nostra sunt : bona autem nostra et omnipotentis Dei sunt et nostra, quia ipse aspirando nos praevenit ut velimus, qui adjuvando subsequitur ne inaniter veli­ mus, sed possimus implere quae volumus. Praeveniente ergo gratia, et bona voluntate subséquente, hoc quod omnipotentis Dei donum est fit meritum nostrum. » 2. Moral., XXXIII, 40, P. L., 76, 699 D : « Bonum quod agimus Dei est et nostrum, Dei per praevenientem gratiam, nostrum per obsequentem bonam liberam voluntatem.» Cf. Moral., XXIV, 10, P. L., 76, 299 o : « quia praeveniente divina gratia in operatione bona, nostrum liberum arbitrium sequitur, nosmetipsos liberari dicimur quia libe­ ranti nos consentimus. » Isidore de Séville, qui est cependant plus radical que Gré­ goire, écrit lui aussi : « haec enim (justitia) Vt dantis Dei et accipientis est hominis » (Sentent., II, 5, P. L., 83, 604). J’ai cité plus haut les textes augustiniens, qui supposent une interaction de la grâce et de la réponse de l’homme sur le plan de la psychologie (p. rio, note 5). J’ai dit également qu’une autre interprétation était possible, mais si l’on peut discuter pour Augustin, qui est un philosophe, il est difficile de le faire pour Grégoire ou Isidore de Séville). 3. F. Loops, Leitjaden zur Dogmengeschichte, 4e éd., 1906, p. 446. - 167 - GODESCALC ET SES ADVERSAIRES qui va des Pélagiens à nos jours, en passant par le semi-Pélagianisme, le « crypto-semi-Pélagianisme » des théologiens du moyen âge, et la théo­ logie des adversaires du Protestantisme (1). A la différence de Loofs, Harnack pense que c’est là un progrès. Nous espérons montrer que, dans leur oscillation perpétuelle entre le semi-Pélagianisme et le Prédestinatianisme, la théologie de la grâce et celle de la prédestination ont lentement circonscrit un débat sur la conciliation entre grâce et liberté, sans d’ailleurs arriver jamais à éliminer le mystère (2). Parmi les Pères latins qui se réclament de l’Augustinisme, une place de choix doit être faite au grand pape saint Léon, qui, bien avant la solution du conflit semi-pélagien, professe le plus pur Augustinisme dans la question de V initium fidei (3) et parle de façon très personnelle 1. A. von Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, 4e éd., t. III, p. 262. — Cf. E. Portalié:, Augustinisme, D. T. C.. t. I. col. 2516 et 2535. 2. Dans toute cette question est impliqué le problème de l’interprétation de l’erreur semi-pélagienne. Jansénius, au XVIIe siècle, prétendra que les Massilienses admettaient la nécessité de la grâce prévenante ad singulos actus, mais qu’ils furent condamnés pour avoir enseigné qu’on peut résister à cette grâce {De haeresi pelagiana, VIII, 6, Augustinus, 1643,1.1, p. 184-187 ; cf. infra, p. 313). A travers l’erreur semi-pélagienne, il veut atteindre Molina et les Molinistes, mais l’Église lui donne tort (D. B., Enchiri­ dion, n° 1095 ; cf. infra, p. 314). Après cette condamnation du Jansénisme, les théolo­ giens engagés dans les controverses sur la grâce ont continué à disputer sur l'inter­ prétation véritable du semi-Pélagianisme (voir C. Boyer, Tractatus de gratia divina, 1938, p. 105-108). Quelles que soient les conclusions théologiques auxquelles on doive aboutir, il faut éviter de lire dans les textes plus de choses qu’il n’y en a. Historique­ ment parlant, le semi-Pélagianisme est une erreur encore assez grossière qui, après avoir concédé que l’homme a besoin de la grâce intérieure, pense cependant que, pour le commencement du salut, l’appel extérieur suffit. Augustin et, à sa suite, VIndiculus etle concile d’Ûrange montrent la nécessité d’intérioriser l’appel de Dieu. Nous avons vu du reste que, si l’on regarde de près les textes, les positions des seini-Pélagiens sont diver­ sement nuancées, on a affaire beaucoup moins à un système qu’à une tendance. Cette tendance, avec le temps, s’exprime de façon de plus en plus subtile et, tandis que les Molinistes feront à leurs adversaires le reproche de conduire au déterminisme de Jan­ sénius ou de Calvin, les défenseurs de la transcendance de Dieu reprocheront aux Moli­ nistes d’incliner au semi-Pélagianisme. Mais il faut distinguer ici soigneusement l’erreur semi-pélagiennc, qui est condamnée et détestable, et la tendance, qui est surtout la réaction d’une conscience chrétienne contre qui voudrait sacrifier la liberté. Il ne faut pas s’étonner dès lors si certains historiens comprennent difficilement qu'on ait con­ damné le « semi-Pélagianisme ». 3. Serm. 26, 4, P. L., 54, 215 : « ipse qui dedit velle, donabit et posse. » — Serm., 38, 3, P· L., 54, 261 c : » dicente Domino : Sine me nihil potestis facere {Joan., r5, 5), du bium non est hominem bona agentem ex Deo habere et effectum operis et iniiium volunta- — 168 — A UGUSTINISME ET PRÉDESTINA TIAN I SM E du rôle de la grâce dans notre vie (1). Dans l’un de ses beaux sermons de Noël, il rappelle que la grâce du Christ a travaillé l’humanité dès les origines (2). Il aime à parler de l’Église, corps du Christ (3), temple tis » (cf. Serm. 49, 4, P. L., 54, 303 c ; Serm. 43, r, P. L., 54, 281 c). — La lettre à l’évêque d’Aquilée {Epist. 1, 3, P. L., 54, 595) condamne la thèse semi-pélagienne : < nisi gratis dctur, non est gratia, sed merces retributioque meritorum. Omnis bono­ rum operum donatio divina praeparatio est, qua non prius quisquam justificatur vir­ tute, quam gratia, quae unicuique principium justitiae et bonorum fons atque merito­ rum est. Sed ab istis, ideo per naturalem industriam dicitur praeveniri ut quae ante gratiam proprio clara sit studio, nullo videatur peccati originalis vulnere sauciata. » — Saint Léon, comme Augustin, rattache à la déchéance originelle la nécessité de la grâce pour Yinitium fidei. Citons encore un texte où la pensée d’ensemble apparaît : « Si fideliter, dilectissimi, atque sapienter creationis nostrae intelligamus exordium, invenimus hominem ideo ad imaginem Dei conditum ut imitator esset sui auctoris, et hanc esse naturalem nostri generis dignitatem, si in nobis quasi in quodam speculo divinae benignitatis forma resplendeat. Ad quem utique nos quotidie reparat gratia Salvatoris, dum quod cecidit in Adam primo, erigitur in secundo. Causa autem repa­ rationis nostrae non est nisi misericordia Dei, quem non diligeremus nisi nos prior ipse dilexisset... Diligendo itaque nos Deus, ad imaginem suam nos reparat et, ut in nobis formam suae bonitatis inveniat, dat unde ipsi quoque quod operatur operemur, accen­ dens scilicet mentium nostrum lucernas, et igne nos suae claritatis in flammans ; ut non solum ipsum, sed etiam quidquid diligit diligamus » {Serm. 12, r, P. L., 54, 168 c169 b). On aura noté le naturalem dignitatem. Pas plus qu’Augustin, saint Léon ne se préoccupe encore de faire une théorie sur les rapports entre nature et surnaturel. 1. Serm. 16, 1, P. L., 54, 176 b : « sublimitas quidem, dilectissimi, gratiae Dei hoc quotidie operatur in cordibus christianis, ut .imne desiderium nostrum a terrenis ad coelestia transferatur. » — Serm. 18,1, P. L., 64,182 c-183 A : κ natura mutabilis et de peccati labe mortalis licet jam redempta m quantum est passibilis in tantum est ad deteriora proclivis. Corrumperetur carnali desiderio, nisi spirituali muniretur auxilio, quia sicut illi nu mquarn deest unde corruat, ita semper praesto est unde subsistat. » — Saint Léon insiste alors sur la nécessité de l’effort, et l’efficacité des jeûnes par où le chrétien vaincra celui cui sanctificatio nostra supplicium est {ibid., col. 184 a). Tout autant qu’Augustin prédicateur, il exhorte à coopérer à l’action divine : « considerantes itaque, dilectissimi, ineffabilem erga nos divinorum munerum largitatem, coopérantes simus divinae gratiae operantis in nobis » {Serm. 35, 3, P.L.,5i, 251 c). Cette dernière formule est admirable. Voir dans le même sens Serm. 48, 1, P. L., 54, 298 bc (cité infra, p. 170 note r) 2. Serm. 23, 4, P. L., 54, 202 B : « non novo consilio Deus rebus humanis nec sera misericordia consuluit, sed a constitutione mundi unam eamdemque omnibus causam salutis instituit. Gratia enim Dei qua semper est justificata universitas sanctorum aucta est Christo nascente, non coepta. » — Ce texte vise les objections païennes sur les retards de l’incarnation. 3. Serm. 47, 3, P. L., 54, 293 d : « hanc Incarnationis fidem per quam tota Ecclesia corpus est Christi, inconcusso corde servantes. » Cf. Serm. 82, 7, P. L., 54, 427 A. - I69 - GODESCALC ET SES ADVERSAIRES saint à l’édification duquel Dieu travaille et nous fait travailler nousmêmes (1), corps immense dans lequel le Christ continue à vivre, et à souffrir (2). Il faut rappeler enfin le texte bien connu où le grand pape s’extasie devant notre filiation divine : Reconnais, ô chrétien, ta dignité sublime. Tu as été fait partici­ pant de la nature divine, ne retourne pas à ta misère originelle en dégénérant (3). 1. Serm. 48, 1, P. L.. 54, 298 BC : « non enim summos tantum antistites, aut secundi ordinis sacerdotes, nec solum sacramentorum ministros, sed omne corpus Ecclesiae universumque fidelium numerum ab omnibus contaminationibus oportet esse purga­ tum ut templum Dei, cui iundamentum est ipse fundator... in tota sui parte sit luci­ dum... Quod licet inchoari et perfici sine suo auctore non possit, habet tamen ab aedificante donatum ut etiam labore proprio quaerat augmentum. » Les rapports entre grâce et liberté sont ici transposés sur le plan ecclésiologique. 2. Serm. 70, 5, P. L., 54, 383 b : « Passio Domini usque ad finem producitur mundi et sicut in sanctis suis ipse honoratur, ipse diligitur, et in pauperibus ipse pascitur, ipse vestitur, ita in omnibus qui pro justitia adversa tolerant, ipse compatitur. » Ce beau texte est d’une force incomparable, et il implique toute une doctrine de la sain­ teté hors de l’Église. Dans l’Évangile. le Christ ne distingue pas entre fidèles et infi­ dèles lorsqu’il s’agit de la charité. C’est à lui qu’a été fait tout ce qui a été fait aux pauvres, aux prisonniers, aux exilés. Il était en eux, à quelque religion qu’ils appar­ tinssent. Léon nous dit de même que le Christ continue à souffrir en quiconque souffre « pour la justice », sans pressentir ce qu’on peut tirer d’une pareille affirmation. 3. Serm. 21, 3, P. L., 54, 192 c : « agamus ergo, dilectissimi, gratias Deo Patri per Filium ejus, in Spiritu sancto (noter cette référence aux trois personnes), qui propter multam misericordiam suam qua dilexit nos, misertus est nostri et cum essemus mor­ tui peccatis convivificavit nos Christo ut essemus in ipso nova creatura, novumque figmentum. Deponamus ergo veterem hominem, cum actibus suis ; et adepti participa­ tionem generationis Christi, camis renuntiemus operibus. Agnosce, o christiane, digni­ tatem tuam et divinae consors factus naturae, noli in veterem vilitatem degeneri conversatione redire. Memento cujus capitis et cujus corporis sis membrum. Reminis­ cere quia, erutus de potestate tenebrarum, translatus es in Dei lumen et regnum. Per baptismatis sacramentum Spiritus sancti factus es templum. Noli tantum habitatorem pravis de te actibus effugare et diaboli te iterum subjicere servituti quia pretium tuum sanguis est Christi ; quia in veritate te judicabit, qui in misericordia te redemit. » — Les Pères grecs n’ont rien écrit de plus beau sur la divinisation du chrétien. — Ailleurs, saint Léon reprend le thème classique : « factus est homo nostri generis ut nos divinae naturae possemus esse consortes » (Serm. 25, 5, P. L., 54, 211 C). Dieu en nous, c’est plus que tout l’univers ; « si templum Dei sumus, et Spiritus Dei habitat in nobis, plus est quod fidelis quisque in suo habet animo quam miratur in coelo » (Serm. 27, 6, P. L., 54, 221 A). - I7O - A UGUSTINISME ET PRÉDESTINATIAN ISM E La théologie léonine de la grâce mériterait une étude particu­ lière (1), nous ne nous y attarderons pas. Dans ses sermons, cet augustinien convaincu parle relativement peu de la prédestination. Les théologiens invoqueront plus tard son appui en faveur de la doctrine du petit nombre des élus, mais les textes cités constatent seulement que la plupart des hommes préfèrent la voie large à la voie étroite (2), et saint Léon, qui recueille tout l’héritage augus­ tinien, rappelle nettement qu’il ne faut jamais désespérer ici-bas des pécheurs les plus endurcis (3). Il en garde aussi l’estime pour la vie sacramentaire et, comme Augustin encore, s’efforce d’adoucir les rigueurs de la pénitence publique, précisément parce qu’il sait que le repentir est l’effet de la grâce de Dieu (4). Rome, nous l’avons dit, fait alors sien l’Augustinisme modéré de Prosper d'Aquitaine seconde manière (5). D'autres sont moins prudents, puisque, quinze années après la mort du grand pape, Lucidus doit rétracter en Gaule ses thèses prédestinatiennes (6). L’Église romaine ne s’intéresse pas alors au débat. Une vingtaine d’années plus tard (493), on voit même le pape Gélase mettre quelque passion à combattre le Pélagianisme et ses séquelles (7). Mais le danger pélagien une fois écarté par les mises au point du concile 1. Références dispersées dans P. Batiffol, Lion le Grand, D. T. C., t. IX, col. 281· 29t. — Voir aussi la trop courte note de Mersch, Le corps mystique du Christ, 2e éd., t936, t. II, p. 403-404. 2. Serm. 49, 2, P. L., 54, 302 ab : « impletur sententia Veritatis qua discimus angus­ tam esse et arduam viam quae ducit ad vitam, et cum latitudo itineris ad mortem trahentis multis frequentetur agminibus, in salutis semitis paucorum intrantium sunt rara vestigia... Ita cum innumeri sint qui visibilia concupiscant, vix inveniuntur qui temporalibus aeterna praeponant. » 3. Serm. 34, 5, P. L., 54, 249 BC : « quia dum hoc in corpore vivitur nullius despe­ randa reparatio, sed omnium est optanda correctio, auxiliante Domino qui erigit elisos, solvit compeditos, illuminat caecos. » 4. Epist. xo8, 4, P. L., 54, 1013 A ; « in dispensandis Dei donis non debemus esse difficiles, nec accusantium se lacrymas gemitusque negligere, cum ipsam poenitendi affectionem ex Dei credamus inspiratione conceptam » (suite du texte dans D. B,, Enchirid., n° 147). 5. Nous avons rappelé plus haut que, depuis Quesnel, un certain nombre d’érudits ont attribué ï'Indiculus à saint Léon, au temps où il était diacre de l’Église de Rome {supra, p. 150, note 5). 6. Voir ci-dessus, p. 153. 7. Epist. q, P. L., 59, 38-40 ; Epist. 5, 5, P. L., 59, 30-33. — I7I — GODESCALC ET SES ADVERSAIRES d'Orange, l’Augustinisme modéré semble avoir pris pour toujours pos­ session du terrain. C’est probablement de cette époque que datent les belles oraisons que nous récitons encore aujourd'hui et où la nécessité de la grâce s’affirme en même temps que la gratuité de la prédestination. Ces oraisons, d’inspiration augustinienne, supposent que l’homme col­ labore à l’œuvre de son salut et que, de ses efforts et de ses prières, dépend aussi l’achèvement de l’œuvre commencée par Dieu (1). L’Espagne semble avoir défendu un Augustinisme plus intransigeant. Isidore de Séville, qui fut au VIIe siècle la grande lumière de son pays, met en circulation une formule regrettable, grosse de consé­ quences. Il y a, dit-il, une double prédestination, l’une à la vie et l’autre à la mort. Pour que les élus se sauvent, Dieu met tout en œuvre, il i. « Omnipotens sempiterne Deus, qui vivorum dominaris simul et mortuorum, omniumque misereris quod tuos fide et opere futuros esse praenoscis, te supplices ex­ oramus... », etc.— « Deus, cui soli cognitus est numerus electorum in superna felicitate locandus, tribue, quaesumus, ut intercedentibus sanctis tuis, universorum quos in ora­ tione commendatos suscepimus et omnium fidelium nomina beatae praedestinationis liber adseripta retineat... » (cf. A. D’Ai.fcs, Prédestination, Diet, apol., t. IV, col. 220). — « Actiones nostras, quaesumus, Domine, adspirando praeveni et adjuvando pro­ sequere (cf. supra, p. 167, note 1), ut cuncta nostra operatio a te coepta incipiat et per te coepta finiatur. » Les deux premières oraisons se disent aux messes de Carême. La troisième se trouvait déjà dans le sacramentaire grégorien (éd. Lietzmann, 1921, p. 30 ; cf. P. L., 78, 61 c) lorsque le pape Hadrien envoya celui-ci à Charlemagne. Elle ne se trouve pas dans le sacramentaire gélasien. Une autre oraison caractéristique a été retenue par les théologiens scolastiques ; elle affirme latoutc-puissancedelagrâce : « Oblationibus nostris quaesumus, Domine, placare susceptis et ad te nostras etiam rebellas compelle propitius voluntates » (secrète du samedi de la quatrième semaine de Carême). Cette oraison se trouve dans le sacramentaire gélasien (éd. Wilson, 1894, p. 251) et elle a été reprise dans le sacramentaire grégorien (Lietzmann, p. 39). Si l’on admet que le Gelasianum remonte substantiellement au pape Gélase lui-même (F. Cabrol, Liturgie, dans D. T. C., t. IX, col. 804), il se pourrait bien que cette oraison porte la marque de la théologie de ce paoe. Citons encore les oraisons suivantes, qui, elles aussi, se trouvent dans le Gelasianum, et affirment la nécessité de la grâce pré­ venante : « Deus, a quo cuncta bona procedunt, largire supplicibus ut cogitemus, te in­ spirante, quae recta sunt et, te gubernante, eadem faciamus » (Wilson, p. 104). « Deus, a quo sancta desideria et recta consilia et justa sunt opera... » (Wilson, p. 271). On a justement souligné l’influence de l’Augustinisme sur les liturgies occidentales. Cette influence déborde de beaucoup la question de la grâce. Sur la liturgie mozarabe, voir in/ra, p. 173, note 2. - I72 - AUGUSTINISME ET PRÉDESTINA TIA NISME permet que les réprouvés se damnent en les laissant se prendre au mirage des choses terrestres (1). La thèse augustinienne se durcit (2). Aussi bien, vers le VIIIe siècle au milieu des querelles christologiques suscitées par l’adoptianisme d’Élipand de Tolède (3), on voit à nouveau surgir la question de la prédes­ tination. Le pape Hadrien Ier, dans une lettre qui touche à divers sujets, se contente alors de renvoyer aux écrits de saint Fulgence (4). En Gaule franque, on est alors en pleine renaissance augustinienne. Alcuin, Théodulphe d’Orléans ne sont pas des doctrinaires (5). Mais 1. Isidor., Sententiarum lib. II, c. 6, P. L., 83, 6o6 : « gemina est praedestinatio, sive electorum ad regnum, sive reproborum ad mortem. Utraque divino agitur judicio, ut sempei electos superna et interiora sequi faciat, semperque reprobos ut infimis et exterioribus delectentur deserendo permittat... Quamvis justorum conversatio in hac vita probabilis sit, incertum tamen hominibus ad quem sint finemprae destinati... Mira dispositio est supernae distributionis per quam hic justus amplius justificatur, impius amplius sorditatur... Vult quis esse bonus et non valet, vult alter esse malus et non permittit ir interire... » Pour saint Augustin, voir ci-dessous, p. 178, note 3. 2. Hildefons., De cognitione baptismi, 19, P. L., 96. 119 P ; ibid., 88, P. L., 92, T44 a ; ibid., 92, P. L., 96, 145 A. — La liturgie mozarabe rapproche sans les opposer les termes praedestinati et praesciti (Liber sacramentorum, éd. M. Férotin, .Monumenta Ecclesiae liturgica, t. VI, 1912, p. 481). Je note, comme complément à la note 1, p. 172, que cette liturgie insiste sur la gratuité de la grâce (Lib. sacram., 104, éd. Férotin, p. 429, 436). Elle rappelle que Dieu, en couronnant nos mérites, couronne ses propres dons : « quid sunt bona merita nostra, nisi dona tua ? » (n° 95, éd. Férotin, p. 382). 3. Sur ces controverses, voir J. TlXKRONT, Histoire des dogmes, t. III, 526-540 ; H. Qiiilliet, Adoptianisme, D. T. C., t. I, col. 403-413 ; E. Amann, L’époque carnligienne, dans VHisloire de l’Eglise de Fliche et Martin, t. VI, 1937, p. 129-152. 4. Epist. 83 ,P. L., 98, 383-384 (D. B., Enchirid., n° 300) : a illud autem quod alii ex ipsis dicunt, quod praedestinatio ad vitam, sive ad mortem (noter cette terminologie espagnole) in Dei sit potestate et non nostra, isti dicunt : ut quid conamur vivere quod in Dei est polestate ? alii iterum dicunt : ut quid rogamus Deum ne vincamur tenlatione, quod in nostra est potestate, quasi liberi arbitrii ? revera enim nullam rationem reddere vel accipere valent, ignorantes beati Fulgentii episcopi ad Eugypium opuscula... » (suit une citation de Fulgence). 5. Pour Harnack (Lehrbuch der D. G., t. Ill, p. 291), l’Augustinisme carolingien est un compromis entre Augustin et Pélage. Le vrai maître de ces augustiniens est Gré­ goire le Grand. Toujours la même thèse de fond sur l'histoire de l’Augustinisme. En réalité, Alcuin, malgré son origine « bretonne », insiste sur la déchéance originelle, sur la nécessité de la grâce ad singulos actus (De fide SS. Trin., Il, 8, P. L., 101, 28), spé< i; dement pour V initium fidei : » ipsum credere in Christum opus est Christi » (In Joan., VI, 34, P. L., 100, 934 c). Dans sa campagne contre l’adoptianisme espagnol, Alcuin — I73 — GODESCALC ET SES ADVERSAIRES voici que bientôt surgit un esprit systématique, outrancier, obstiné, qui donne des théories de l’évêque d’Hippone une interprétation abusive. Avec Godescalc, les thèses sur la prédestination prennent une allure impitoyable. Le vocabulaire lui-même est déformé, le long travail des siècles remis en question et la lettre des écrits augustmiens triomphe de l’esprit d’Augustin (1). La conscience commune proteste, les pasteurs d’âme réagissent, mais leurs réactions révèlent aussi les incertitudes de leur pensée et un débat passionné s’engage, prélude de grandes querelles à venir. Dénoncé en 848 au comte de Frioul par Raban Maur qui voit en lui un esprit dangereux (2), condamné peu après au concile de Mayence où recourt aux idées augustinicnncs sur la prédestination gratuite de l’humanité du Christ (De fide SS. Trin., III, i, P. L., 101, 38 c ; Adv. Pel., VII, 14, P. L., 101, 139 b ; cf. Aug., De praedest. sanet., 31, P. L., 44, 982). — Le concile d’Orange est cité dans une Confessio fidei attribuée à Alcuin. L’auteur rejette l’idée d'une praedestinatio ad malum (c. 28, P. L., 101, 1073 d), mais il garde les thèses augustiniennes sur le péché originel et la nécessité de ia grâce, toujours d’après le concile dOrange (c. 31-33, P L., 101, 1076-1078), et exclut de la vie éternelle tous les non-baptisés, y compris les catéchu­ mènes (c. 28, P. L., 101,1074 B). — Les Carmina de Théodulphe d'Orléans sont d’ins­ piration tout augustinienne (VI, 1, P. L., 105, 359). 1. S”r la controverse prédestinatienne. voir E. Amakn, L'époque carolingienne, dans VHistoire de l'Eglise de Fliche et Martin, t. VI, 1937, p. 320-344 ; B. Lavaud, Pré­ destination, dans D. T. C., t. XII, 2901-2935, et le bref résumé de P. Godet, Gotescalc, D. T. C., t. VI, 1500-1502. — Voir également J. Turmel, La controverse prédestinalienne au IXe siècle, dans Revue d'hist. et de littér. rel., 1905, p. 47-69. —HefeleLeclercq, Histoire des conciles, t. IV, 1911, p. 137-186. — R. Seeberg (Lehrbuch der D. G., t. III, 4e éd. 1930, p. 65-71) ici moins radical que Loofs et Harnack. Pour lui, les adversaires de Godescalc ne l’ont pas compris, mais il reste que le moine d’Orbais s’en tient à la lettre de l’Augustinisme et en méconnaît l’esprit. Il est probable que l’on discutera longtemps encore sur le cas de Godescalc. Voir de ce point de vue les études de B. Lavaud, Précurseur de Calvin ou témoin de ΓAugustinisme, dans Revue thomiste, T932, p. 72-τοτ. — E. AEGERTER, Gottschalk et le problème de la prédestina­ tion au IXe siècle, dans Revue de l’hist. des religions, 1937, p. 187-223. Je n’ai pu utiliser la récente édition de dom C. Lambot, Godescalc d'Orbais, Œuvres théologiques et gram­ maticales, Louvain, 1946. 2. Raban Maur, Epist. 6, P. L., 112, 1554 b : < constat quemdam sciolum, nomine Gotteschalcum, apud vos manere, qui dogmatizat quod praedestinatio Dei omnem homi­ nem ita constringit ut, etiamsi quis velit salvus fieri,... frustra et incassum laboret, si non est praedestinatus ad vitam... Et jam multos in desperationem subnet haec secta perduxit... Dicitur ipse doctor vester multa testimonia excerpisse de opusculis beatis­ simi et doctissimi Patris Augustini. » — I74 — A UGUSTINISME ET PRÉDESTINA ΤΙANI SM E il défend avec passion sa thèse de la double prédestination (1), Godes­ calc est renvoyé à son monastère d’Orbais au diocèse de Soissons. Con­ voqué à un concile de Quiercy (849), le moine saxon s’obstine dans ses idées. Déposé de la prêtrise, fouetté publiquement et incarcéré, il se refuse à céder et, du fond de sa prison, le miserabilis monachus continue à lire et à écrire, soutenant que le Christ n’est pas mort pour tous les hommes, mais seulement pour les prédestinés (2). Le débat ne fait en réalité que commencer. Si résolus qu’ils soient en effet à rejeter le Prédestinatianisme, évêques et théologiens ne sont pas d’accord sur l’interprétation de l’Augustinisme. D’un côté, Hincmar, archevêque de Reims, homme d’autorité, attentif aux conséquences pra­ tiques des thèses théologiques et qui met l’accent sur la liberté (3). De l’autre, des théologiens considérables, Ratramne, abbé de Corbie (4), Loup Servat, abbé de Ferrières, et Prudence, évêque de Troyes, qui ne sont peut-être pas fâchés de faire échec au tout-puissant métropolite de Reims. Les lettres succèdent aux lettres, les traités aux traités ; petits traités d’abord, gros ouvrages ensuite, dont plusieurs sont écrits à la prière de Charles le Chauve, qui voudrait voir clair en cette affaire. C’est ainsi que Ratramne, après avoir écrit son De induratione cordis Pharaonis, com­ pose un gros ouvrage sur la prédestination, où il défend la terminologie isidorienne (5). De son côté, Hincmar cherche des appuis. Il écrit à 1. P. L., 121, 368 : « affirmo et approbo coram Deo et sanctis ejus quod gemina est praedestinatio sive electorum ad requiem, sive reproborum ad mortem, quia sicut Deus incommutabilis ante mundi constitutionem omnes electos suos incommutabiliter per gratuitam gratiam suam praedestinavit ad vitam aeternam, similiter omnino omnes reprobos qui in die judicii damnabuntur propter ipsorum mala merita, idem ipse in­ commutabilis Deus per justum judicium suum incommutabiliter praedestinavit ad mortem merito sempiternam » (cf. B. Lavaud, D. T. C., t. XII, 2904). 2. B. Lavaud, D. T. C., t. XII, coi. 2906. — E. Amann, op. cit., p. 324-325. — Le concile de Quiercy dt 849 ne doit pas être confondu avec celui de 853, dont les décisions sont pour nous de grande importance. 3. H. Netzer, Hincmar, D. T. C., t. VI, col. 2483. 4. B. Lavaud, D. T. C., t. XII, col. 2908 — E. Amann, op. cil., p. 326-327, 5. Ratramn., De praedestinatione, lib. II, P. L., 121, 67 b : « haec est geminae praedestinationis dispositio, quam beatus Isidorus manifesta satis catholicaque ratione commendat. Nemo tamen dicat idcirco reprobos ad peccatum praedestinatos, quia praedestinati sunt ad poenas. » Loup de Ferrières lui aussi fait appel à l’autorité d’Isi­ dore de Séville (Liber de Iribus quaesi., P. L., 119, 657 c). — I75 — GODESCALC ET SES ADVERSAIRES Raban Maur, mais l’archevêque de Mayence, trop vieux pour prendre part à la querelle, le renvoie à ses anciens ouvrages. Alors Hincmar a la malencontreuse idée de recourir à Scot Erigène. Celui-ci est loin d’être augustinien, ou plutôt, il voit surtout dans Augustin le disciple des platoniéi. Traducteur de Grégoire de Nysse, du pseudo-Denys et de Maxime le Confesseur, i! est plus encore un constructeur de système (1) qui interprète librement le récit de la chute originelle (2), met l’accent sur la liberté humaine et ramène tout simplement la prédestination à la prescience (3). Son intervention ne réussit qu’à gâter les choses. Dans le camp adverse, on le traite de pélagien et Prudence de Troyes écrit un gros ouvrage où il l’accuse de faire revivre l’esprit de Julien d’Eclane (4). Ainsi, dans le royaume de Charles le Chauve, malgré la forte position ecclésiastique d’Hincmar, l’Augustinisme de droite semble donner des gages à Godescalc. Dans le royaume de Lothaire, le diacre Florus de Lyon, l'une des lumières théologiques du Sud-Est, prêche aussi sur la prédestination dans le sens augustinien (5). L’archevêque Amolon écrit à Godescalc avec bonté, tout en condamnant son obstination et ses outrances de langage (6), mais peu à peu l’opposition se dessine entre les deux églises. Appuyé sans doute par Amolon, puis par son successeur Remi, le diacre Florus réfute Scot Erigène et Hincmar lui-même, auquel t. M. CAPPUYNS, Jean Scot Erigène, sa vie, son œuvre, sa pensée, 1933, p. 182. — E. Gilson, La philosophie au moyen âge, 1922, p. 11-29 » ibid., 2e éd., 1944, p. 201-222. — F. Vernet, Erigène, D. T. C., t. V, col. 401-434. 2. Pour Scot, l’homme a péché en venant à l’existence (De divisione naturae, IV, 20, P. L., 122, 838 B}, Dieu ayant prévu à la fois le péché et ses conséquences (ibid., IV, 14, P. L., 122, 807 cd). Scot se réclame de Grégoire de Nysse et de Maxime le Confes­ seur (ibid., col. 808 a), et tire à lui saint Augustin : « vivebat homo in Paradiso », écrit Augustin ; Scot traduit : « inchoabat vivere » (ibid., 809 A). 3. Scot Erig., De praedeslin., XVIII, 4, P. L., 122,432 A :«quis ergo insaniens non videat, non esse aliud Deo praedestinare quam praedefinire, nec aliud esse pracdefinire quam praevidere ?» — Ibid., Epii., P. L., 122, 438 rc : « cum omnibus orthodoxis fidelibus anathematizo eos qui dicunt duas praedestinationes esse, aut unam geminam, bipartitam aut duplam. » 4. Prudent., De praedestinatione contra Johannem Scotum, P. L., 115, rorr C. 5. Florus, Serm. de praed., P. L., 119, 95-102. — B. Lavaud, D. T. C., coi. 2913. 6. Epist. 2, P. L., 116, 84-96. — Noter l’appel au concile d’Orange (col. 96 C), que Ton situe au temps de saint Léon ! - I76 -- A UGUSTINISME ET PRÉDESTINA ΤΙANI SM E il reproche sa dureté envers Godescalc et ses compromissions avec une théologie aventureuse (1). La lutte aboutit à l’opposition de deux conciles qui, l’un et l’autre, marquent une date dans l’histoire de la théologie de la grâce Le premier se tient à la résidence royale de Quiercy-sur-Oise (853). Il est l’œuvre de Charles le Chauve et d’Hincmar, qui imposent leurs volon­ tés (2). Malgré la manière autoritaire qui lui donne naissance, ce concile insiste justement sur certains aspects du problème. Il se refuse à parler d’une double prédestination : Dieu prédestine les bons et prévoit la perte des méchants (3). II souligne avec force que l'homme racheté a le pouvoir de choisir entre le bien et le mal, même si, pour faire le bien, il a besoin d’être prévenu et aidé par la grâce de Dieu (4). Il affirme que Dieu veut le salut de tous les hommes, bien qu’en fait certains se damnent (5). Enfin, il insiste sur cette vérité que le Christ est mort pour tous les hommes sans exception (6). Le concile de Quiercy est donc une 1. Florus. Ecclesiae lugdunensis adversus J. Scoti erroneas definitiones. P. L., 119, 101-250. — Liber de tribus epistolis, P. L., 121. 985-1068. — Cf. B. Lavaud, D. T. C., XII, 2916. — M. Cappuyns {Jean Scot Erigène, p. 117) attribue le tout à Florus. 2. E. Amann, L'époque carolingienne, p. 333-334. — M. Cappuyns, op. cil., p. X21. — B. Lavaud, D. T. C., t. XII, col. 2920. 3. Cone. Caris., c. 1 (D. B., Enchirid., n° 316) : « Deus bonus et justus elegit ex eadem massa perditionis secundum praescientiam suam quos per gratiam praedestina­ vit {Rom., 8, 29 ; Ephes., 1, 11) ad vitam, et vitam illis praedestinavit aeternam ; cete­ ros autem, quos justitiae judicio in massa perditionis reliquit, perituros praescivit, sed non ut perirent praedestinavit : poenarn autem illis... praedestinavit aeternam. Ac per hoc unam Dei pradestinationem tantummodo dicimus quae aut ad donum pertinet gratiae aut ad retributionem justitiae. » 4. Ibid., can. 2 (D. B., n° 317) : « Libertatem arbitrii in primo homine perdidimus, quam per Christum Dominum nostrum recipimus : et habemus liberum arbitrium ad bonum, praeventum et adjutum gratia, et habemus liberum arbitrium ad malum, desertum gratia. Liberum autem habemus arbitrium, quia gratia Uberatum et gratia de corrupto sanatum. » 5. Jbid., can. 3 (D. B., n° 318) : « Deus omnipotens omnes homines sine exceptione vult salvos fieri (7 Tim., 2, 4), licet non omnes salventur. Quod autem quidam salvan­ tur, salvantis est donum : quod autem quidam pereunt, pereuntium est meritum » (noter le sens indifférent du mot mérite, comme chez Augustin). 6. Ibid., can. 4 (D. B., n° 3T9) : a Christus Jesus D. N., sicut nullus homo est, fuit ν<·1 erit, cujus natura in illo assumpta non fuerit, ita nullus est, fuit vel erit homo, pro quo passus non fuerit ; licet non omnes passionis ejus mysterio redimantur. Quod vero «iinncs passionis ejus mysterio non redimuntur, non respicit ad magnitudinem et pretii — I77 — 12 GODESCALC ET SES ADVERSAIRES condamnation formelle de Godescalc. 11 n’en maintient pas moins les thèses augustiniennes sur la damnation virtuelle de toute l’humanité en Adam et le relèvement d’une partie seulement de la famille humaine (1). Il paraît pourtant trop libéral au concile de Valence, qui réagit contre ce qu’il croit être une infidélité à la tradition (2). En réalité, le concile de Valence infléchit lui-même la tradition, car il tient mordicus à la double prédestination (3) et, dans l’ensemble, ses décisions ont moins de séré­ nité que celles de Quiercy (4). Cependant, si l’on va au fond des choses, on s’aperçoit que, mises à part les questions de personne, mises à part aussi les idées de Godescalc et celles de Scot Erigène (5), qui sont les vrais vaincus de toute cette affaire, il n’y a pas tellement de divergences entre les augustiniens de Valence et ceux de Quiercy. Les uns et les autres acceptent les thèses d’Augustin sur la déchéance originelle et la copiositatem, sed ad infidelium et ad non credentium ea fide quae per dilectionem ope­ ratur (Gai., c, 6) respicit partem ; quia poculum humanae salutis, quod confectum est infirmitate nostra et virtute divina, habet quidem in se, ut omnibus prosit : sed si non bibitur, non medetur. » r. Ibid., can. i (D. B., n° 316) : « Deus omnipotens hominem sine peccato rectum cum libero arbitrio posuit... quem in sanctitate justitiae permanere voluit. Homo libero arbitrio male utens peccavit et cecidit, et laetus est « massa perditionis » totius humani generis. Deus autem bonus et justus... » (suite du texte p. 177 note 3). 2. Ce concile, réuni par Lothaire, n’avait pas directement pour objet la querelle prédestinatienne. Mais Remide Lyon en profita pour condamner Scot Erigène et ceux qui l’avaient appelé à leur secours. Dans l'intervalle, le diacre Florus de Lyon avait protesté déjà dans son Liber de tenenda immutabiliter Scripturae veritate (P. L., 121, X083-1134). Cf. B. Lavaud, D. T. C., t XII. coi. 2921 ; M. Cappuyns, op. cit., p. 122. 3. Cone. Valent., can. 3 (D. B., n« 322) : « fidenter fatemur praedestinationem elec­ torum ad vitam et praedestinationem impiorum ad mortem. » L'influence prédomi­ nante est ici celle d’Isidore. Augustin ne parle ordinairement de prédestination que pour les élus. Cependant on a relevé quelques textes dans le sens isidorien. R, Seebf.rg (D. G., II, p. 542) donne les références suivantes : Epist. 204, 2 ; Enchirid., too ; In Joan., tract. 43, 13 ; 48, 4 ; 48, 6 ; 107, 7 ; 11 r, 5 ; De anim., IV, 16 ; De civ, Dei. XV, r, i ; XXI, 24, 1 ; XXII, 24, 5 ; Op. imp., V, 64 ; De peccat, merit., ΤΙ, 20 ; De per), ‘just., 3T. Mais ici le vocabulaire augustinien reste d’une grande souplesse, et n’a pas la rigidité de l’augustinisme de Godescalc. 4. Le canon 4 du concile de Valence s’en prend expressément aux décisions de Quiercy : « capitula quatuor quae a concilio fratrum nostrorum minus perspecte suscepta sunt... (a pio auditu fidelium penitus explodimus). » Et il n’y a aucune raison sérieuse de sus­ pecter l'authenticité de ces deux lignes (cf. B. Lavaud, D. T. C., XII, 2925.) 5. L’ironie méprisante du concile à l’égard de « la bouillie des Scots » (can. 6, D. B., n° 325 : scotorum pulles nauseam inferentes) rappelle la manière dont saint Jérôme avait traité Pélage (E. Amann, Pélage, D. T. C., t. XII, col. 679). --- I78 --- A U GUSTINISME ET PRÉDESTINA TI A N ISM /·. nécessité de la grâce (1) ; ils enseignent que la prédestination des élus est gratuite et que cependant nul ne se damne qui ne l’ait voulu, libre­ ment (2). Même s’il s’agit de la volonté salvifique de Dieu, l’opposition est moins dans la pensée que dans les formules (3). Le débat se prolonge cependant encore· De nouveaux traités voient le jour, de nouveaux conciles sont réunis (4). On cherche à concilier le souverain domaine de Dieu et la liberté humaine, l’immutabilité de la prédestination et les fluctuations d’une créature en marche vers sa fin dernière. Évêques et théologiens semblent s’agiter en vain et pourtant ces pénibles discussions n'auront pas été inutiles. L’Augustinisme en sort renforcé pour de longs siècles, mais il en sort aussi purifié. Désor­ mais la volonté salvifique universelle est affirmée clairement. Le Christ n’est pas mort pour les seuls prédestinés, il est mort pour tous les hommes. C’est cette vérité fondamentale qui se dégagera plus tard, mais avec une netteté bien plus grande, des débats passionnés suscités autour du Jansénisme ou de la question de auxiliis. 1. Pour le concile de Quiercy, voir ci-dessus, p. 178, note 1. Il est piquant de noter que c’est le concile de Valence qui emploie la formule la plus modérée : « de libero arbitrio in primo homine infirmato » (can. 6, D. B., n° 325). 2. Comparer le can. i de Quiercy (D. B., n° 316), cité ci-dessus p. 177, note r, et les canon 2 et 3 de Valence (D. B., n0B 321-322). Chacun tient à son vocabulaire, mais se refuse à dire que la prédestination nécessite le libre arbitre. 3. Comparer les canon 3 et 4 de Quiercy (D. B., n03 318-319) et les canons 4 et 5 de Valence (D. B., nos 323-324). Le concile de Valence semble dire que le Christ n’est pas mort pour tous les damnés, mais il explique que ceux-ci ont rendu vaine la grâce de la Rédemption. 4. Concile de Savcnnièrcs, près de Toul, en 859, auquel Hincmar réplique par un nouveau traité de la prédestination ; concile de Thuzy, près de Toul, en 860, où les idées libérales d'Hincmar marquent un point (E. Lavaud, D. T. C., XII, 2926, 2932). Au cours de ces querelles, on cherche d’autres griefs. Ratramne prend Hincmar à partie à propos de la formule : Te irina Deitas unaque poscimus (H. Netzer, Hincmar, D. T, C., VI, 2484). Godescalc languissait alors dans sa prison, il prend parti dans cette nouvelle querelle et accuse Hincmar de Sabellianisme (E. Amann, L'époque carolingienne, P- 337)· Hincmar réagit vigoureusement. Cependant le pape Nicolas Ier, qui a divers démêlés avec le puissant métropolite de Reims, s’intéresse au sort du prisonnier et cherche à lui venir en aide. Mais Godescalc s’obstine dans ses erreurs, commence à perdre la tête, et finit par mourir misérablement, sans s’être jamais rétracté (HefeleLeclercq, Hisloire des conciles, t. IV, p. 233). — I79 — CHAPITRE ONZIÈME DU XIe AU XIIIe SIÈCLE AUGUSTINISME ET ARISTOTÉLISME ORSQu’on passe de saint Augustin à saint Thomas d’Aquin, on se trouve apparemment dans un monde tout neuf. Non seule■ ment la méthode d’exposition, mais l’esprit même dans lequel sont traitées les questions semble différer. La dialectique est passée par là, qui a introduit dans les souples exposés du docteur d’Hippone une multitude de problèmes minutieux. Cependant, il ne faut pas se fier aux apparences. Augustin reste le maître incontesté de ces savantes constructions. Du Ve au XIIIe siècle, il est resté le grand éduca­ teur spirituel de l’Occident. Nous avons rappelé son emprise sur la fin de l’âge patristique et sur le haut moyen âge. Elle reste prépondérante aux siècles suivants. Qu’il s’agisse de la Trinité, de la création, des anges, de l'Église, des sacrements ou des fins dernières, on se réclame univer­ sellement d’Augustin. Mais cela est particulièrement vrai dans les ques­ tions du péché, de la grâce et de la prédestination (1). Au Xe siècle, Rathier de Vérone, l’un des rares esprits vigoureux de cet âge de fer, en appelle fréquemment à Augustin ou aux épigones, Gré­ goire le Grand ou Isidore de Séville (2). Un siècle plus tard, Otloh de I i. M. Gilson remarque quelque part que, lorsqu’on étudie un auteur du moyen âge, et qu’il semble apporter une idée neuve, il faut toujours vérifier si elle n’était pas dans August:n. 2. Rathier, Praelog., I, 24, P. L., 136, 207 B (à propos de la pécheresse) : a ipse per misericordiam trahebat intus qui per mansuetudinem foris erat suscepturus. » — 1'oid., VI, 5, P. L., 136, 320 c : « hoc agi tantummodo gratuita Dei constat gratia, quae id --- 18O ----- AUGUSTINISME ET ARISTOTÉLISME Sainte-Emmeran, en qui les historiens protestants voudraient presque découvrir un lointain précurseur de Luther (1), discute sur le problème du mal ou décrit son expérience religieuse en termes augusti mens (2). Il faudrait étudier aussi Pierre Damien et ses contemporains (3). Mais toutes ces figures sont bien pâles. Dans ce siècle, cependant, apparaît un augustinien de grande classe, qui fait pressentir les grands scolastiques du XIIIe siècle : saint Anselme. Celui-ci est un spéculatif, il se pose toutes sortes de problèmes, mais il commence par s’établir résolument en ter­ rain augustinien. Il est fidèle à la tradition, et la tradition, c’est pour lui surtout l’Augustinisme. Pour proposer et défendre son fameux Monologium, Anselme s’abrite derrière l’autorité d’Augustin (4). La dialec­ tique du Cur Deus homo suppose comme point de départ les idées augustiniennes sur la chute originelle (5). Cependant, Anselme est trop per­ sonnel pour répéter simplement le maître commun, même dans les questions de la grâce et du péché. Il consacre tout un traité à la difficile question du péché originel, à sa nature et à son mode de transmission (6). Ses idées sur la perte de la justice originelle ne feront d'ailleurs que lente ­ ment leur chemin dans les esprits. Anselme est ici un précurseur, il ne quod miserando inspirat, miserando ut perficiatur adjuvat, miserando perfectum reci­ piens coronat. » — Dans ΓItinerarium (c. i6, P. L., 136, 598), Rathier cite une oraison qu’il trouve très belle : « da nobis velle, posse et perficere quae tibi placent et nobis expediunt. » Ailleurs, il cite Bède pour montrer que Dieu fait ce qu’il veut du cœur de l’homme {Praelog., IV, 32, P. L., 136, 283 D). 1. R.Seeberg, Lehrbuch der Dogmengeschichte, 4e éd., 1930, t. III, p. 125-126. CfE. Amann, D. T. C., t. XI, col. 1669. 2. Otloh, De tribus quaestionibus, 4, P. L., 146, 67 B (grâce et justice de Dieu). —■ Ibid., 27, P. L., 146, 94 D (gratuité de la grâce). Otloh accepte la damnation univer­ selle en Adam, mais on sent que la tradition pose pour lui un problème difficile {ibid., ri, P. L., 146, 73 d). Plus loin, il cherche à montrer que Dieu n’est pas responsable du péché {ibid., 30, P. L., 146, 98 c). 3. La controverse eucharistique du XIe siècle roule en grande partie sur l’inter­ prétation de textes augustiniens. Les adversaires de Bérenger ne peuvent se résoudre à croire que le novateur puisse s’appuyer sur Augustin, cette colonne de l'Église. Cf. Lakfranc, De corpore et sanguine Domini, P. L., 150, 433 D. 4. Anselm, Monolog, praef., P. L., 158, 143 C. — Epist., I, 68, P. L., 158,1139B. 5. Cur Deus homo, II, 16, P. L., 158, 416 C-424 C {massa peccatrix). — Cf. ibid., I, 3 (col. 364 c) ; II, 1-2 (col. 40Î bc) ; I, 16 (col. 381 c : nombre des élus). —De concordia, 13, P. L., 158, 538 (Adam au paradis). Sur Anselme, voir le récent ouvrage de Stolz, Anselm von Cant., sein Leben, seine Bedeutung, seine Hauptwerke, 1937, et l’article de V. Bainvel, D. T. C., t. I, col. 1327-1350. 6. De conceptu virginali et de originali peccato, P. L., 158, 431-464. — I8I — DU XIe AU XIID SIECLE sera vraiment compris qu’au XIIIe siècle. Meilleur augustinien que les plus fervents des disciples d'Augustin qui l’ont précédé, Anselme étudie la question des rapports entre la grâce et la liberté, et cherche à définir celle-ci (1). Il reprend à ce propos le problème de la persévérance (2) et s’attaque à la redoutable question de la prédestination, rappelant que pour Dieu il n’y a ni passé ni futur, mais un éternel présent (3). Dans ses Méditations, Anselme parle en termes admirables de la nécessité de la grâce ; et les thèses augustiniennes imprègnent ici sa pensée (4) ; il insiste cependant avec force sur le libre arbitre, et lorsqu’il en parle, il est plus proche de l’Augustin des écrits anti manichéen s que de l’auteur du De correptione et gratia. Mais il reste encore dans l’esprit d’Augustin lorsqu’il attribue à la grâce tout ce que, par sa réflexion, il vient de mettre au jour (5). L’Augustinisme d’Anselme est donc une théologie toute neuve, qui ne rencontrera d’abord que l’audience de quelques esprits d’élite. Les autres vont se contenter, comme jadis Fulgence, bien qu’avec plus de sérénité, de répéter l’évêque d’Hippone avec plus ou moins ce talent dans l’exposition. Nous ne pouvons nous arrêter ici au détail ; 1. De libero arbitrio, 3, P. L.,158,494 A : « libertas arbitrii est potestas servandi recti­ tudinem voluntatis propter ipsam rectitudinem. » Plus loin, Anselme cherche comment le pécheur reste libre, bien qu’il soit esclave du péché (ibid., n° 10-12, P. L.,158, 5025°4)· 2. De casu diaboli, 2, P. L., 158, 329 c : a non dixi Deum illi dedisse accipere perseve­ rantiam, sed tantum velle et posse perseverantiam accipere » (cf. c. 2, coi. 328). L’idée générale de ce dialogue fort subtil semble être que la première orientation de la volonté est nécessairement bonne, étant un don de Dieu ; elle implique virtuellement la persé­ vérance, mais l’esprit peut refuser le don de Dieu. Tout cela est profondément augus­ tinien, mais le ocabulaire est fort imprécis. Le P. Bainvel (D. T. C., t. I, col. 1338) parle ici de l’aspect moliniste des explications d’Anselme, le mot est prudent, mais, encore une fois ne lisons pas dans les vieux auteurs les thèses modernes. 3. De concordia praescientiae, praedestinationis et gratiae cum libero arbilrio, II,2,P. L. 158, 520 B : « sciendum quoque est quia sicut praescientia non in Deo dicitur proprie, ita nec praedestinatio, quia illi nec ante, nec post aliquid est, sed omnia sunt illi simul praesentia. » — Voir dans les Beitràge zur Geschichte der Phil, des M. A.,t. XXXIII, 1936» ι-4θ> une première version de ce traité, publiée par F. Schmitt, ce dernier a étudié la chronologie des œuvres anselmiennes (Revue bénédictine, 1932 p. 322-350). 4. Meditationes, 18, P. L., 158, 800 B : « omnia a te haec postulo, Domine Deus noster, quia cuncta bona nostra, dona tua sunt. Non enim aliunde possumus tibi ser­ vire, neque placere, nisi de tuo munere. » — Cf. ibid., η, P. L., 158, 744 cd. Sur l’au­ thenticité de ces écrits, cf. V. Bainvel, Anselme, D. T. C., t. I, col. 1340. 5. De concordia, 14, P. L., 158, 540-542. — Cf. V. Bainvel, D, Ύ. C., I, 1340. - 182 - AUGUSTINISME ET ARISTO! F I. ISM /■ ce serait fausser les perspectives de notre histoire de la théologie de la grâce (1). Il faut cependant faire exception pour deux grands esprits qui s’af­ frontent au milieu du XIIe siècle, Abélard et saint Bernard. Ce dernier n’a guère de mention dans les manuels de théologie, mais les historiens protestants du dogme lui font une place importante. Ils ont raison. Mal­ gré leur désir secret de montrer dans Bernard un précurseur de Luther, ils doivent reconnaître que le grand moine fut authentiquement catho­ lique (2). Bernard est comme la conscience religieuse de son époque, il est un nouvel Augustin. Celui-ci, dans ses Confessions, parlait du Christ en termes inoubliables (3), mais sa théologie n’était pas christocen1. ALGER de Liège (f 1131) écrit lui aussi un De libero arbitrio, il montre que la prédestination ne fait pas violence à l’homme (P. I.., 180, 970), insiste sur le mérite, montre que l'homme peut faire le mal tout seul, mais que la grâce lui est nécessaire pour faire le bien, et reprend la comparaison du soleil illuminant les yeux qui se ferment (P. L., 180. 972). — Honorius d’AüTUN est plus personnel, mais il reste très augusti­ nien, insiste sur la prédestination et la nécessité de la grâce (Eluddarium, II, 9, P. L., 172, 1140 c), et beaucoup moins s^r la volonté salviflque (col. 1149 C). Dans son Inevi­ tabile, petit traité de la prédestination, il accepte la gemina praedestinatio isidorienne (col. 1199 d), mais rappelle que l’homme se perd librement (col. 1203 c). — Rupert DE Deutz (f 1129) est à beaucoup de points de vue un outsider, mais il est peu philo­ sophe. Il insiste tantôt sur la gratuité de la grâce (In Apocal., XI, P. L., 169, 1193 a), tantôt sur la liberté (In Joan., το, P. L., 169, 670 D-671 a). A la suite d’Augustin, il montre comment le péché divise l’homme d’avec lui-même (De Trin., De spir., IX, 4, P. L., 167, i8to). — Guillaume de Saint-Thierry (f 1148) est un grand spirituel, qui mériterait ici mieux qu’une brève mention. Il parle magnifiquement de la grâce et insiste sur la présence de Dieu en nous (v. g., Speculum fidei, P. L., 180, 371-373)· Doin Déchanet, sans nier la profonde influence qu’eut sur lui saint Augustin, cherche à montrer que l’ami de saint Bernard se laissa séduire par les Pères grecs, l’hellénisme chrétien étant alors dans l’air (Déchanet, Aux sources de la spiritualité de Guillaume de Saint-Thierry, 1940, p. 73-74). Guillaume cherche à réduire l’emprise augustinienne, mais il continue à dire que la grâce est nécessaire pour tout bien, tandis que le libre arbitre suffit pour faire le mal (De natura et dignitate amoris, P. L., 184, 383 a. — Cf. Œuvres choisies, éd. Déchanet, 1945, p. 171). Pour une étude détaillée de cette période, voir les articles, d’une érudition un peu accablante, de A. Landgraf, Die Erkenntnis der helfenden Gnaden der Frühscholastik, dans Zeitschrift für katholiscke Theolog'e, 1931. —· Je donne ces quelques indications pour susciter des monogra­ phies. 2. A. von Harnack, Lehrbuch derD. G., t. III, p. 342-344. — R. Seeberg, Lehrbuch der D. G., t. III, 1930, p. 132-140. 3. Confess., VII, 9., P. L. 32, 741. -183 - DU XIe AU XIIIe SIECLE trique (1). L’œuvre de Bernard, au contraire, comme d’ailleurs sa vie entière, est tout imprégnée de la dévotion au Verbe incarné (2). Par delà Augustin, c’est Ongène et Ignace d’Antioche qu’on retrouve dans le moine du XIIe siècle. Sa voix résonnera elle aussi à travers les siècles, même si apparemment elle n’influence que médiocrement la théologie proprement dite. Abélard, lui, est comme l’antithèse vivante de saint Bernard. Quoi qu’on en ait dit, ce n’est pas un rationaliste ; il se réclame du Christ, de saint Paul et se proclame fils de l’Église (3). Mais, dans son enthousiasme pour la dialectique, il dépasse les bornes : l’orgueil de la science l’en­ traîne à des audaces qui font frémir ses contemporains. Au siècle précé­ dent, saint Anselme avait quelque peu inquiété les esprits attachés à la tradition, mais Anselme était l’humilité même. Abélard, lui, est loin d’être un saint et il méprise ceux qui ont peur de la science. Entre saint Bernard et lui, le conflit était inévitable (4). Abélard fut condamné 1. Augustin voit surtout dans le Christ le médiateur homo Christus Jesus (Z Tim., 2, 5), qui ramène l’homme déchu vers son principe. La dévotion au Christ, indispen­ sable au chrétien, reste pour ainsi dire comme secondaire, elle est une conséquence du péché. M. GlLSON (La théologie mystique de saint Bernard, 1934, p. 102-103) relève le même trait chez saint Bernard, Il me semble cependant qu’il y a chez celui-ci une atti­ tude religieuse qui implique une révolution, ou si l’on préfère, un approfondissement de la théologie augustinienne. Cette piété christoccntriquc sera celle de Luther, mais aussi de l’âge moderne et elle cherche aujourd’hui encore scs théologiens. Il faudrait discuter ici telle page où Harnack (D. G., III, 345) fait le procès de la mystique catho­ lique qui, selon lui, n’arrive pas à échapper au Panthéisme néo-platonicien. Mais cela dépasse notre propos. 2. In Cant., XV, 6, P. L., 183, 847 A : « si scribas, non sapit mihi nisi legero ibi Jesum ; si disputes aut conferas, non sapit mihi nisi sonuerit ibi Jesus. » — Cf. P. Pour­ rat, La spiritualité chrétienne, t. II, 1921, p. 60-76 ; L. DR GrandmaisON, Jésus-Christ, t. II, p. 643-645. 3. Epist. 17, P. L., 178, 375 : « nolo sic esse philosophus ut recalcitrem Paulo. Non sic esse Aristoteles, ut secludat a Christo... Credo in Patrem et Filium et Spiritum sanc­ tum », etc. — Cf. E. Portalié, Abélard, D. T. C., t. I, col. 41 ; J. de Ghellinck, Le mouvement théologique du XIB siècle, 1913, p. 103. En sens inverse, A. von Harnack, Précis de l'histoire des dogmes, p. 328. 4. E. Vacandapd, Saint Bernard, 1927, t. II, p. 118-180. — Id., Abélard, dans le Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, t. I, col. 71-91. — P. Lasserre, Un conflit religieux au XIIe siècle, Abélard et saint Bernard, 1930. — G. Delagneau, Le concile de Sens de 1140, Abélard et saint Bernard, dans Revue apologétique, 1931, p. 385-408. — E. Gilson, La philosophie au moyen âge, 2e éd., 1944, p. 278-296. — J. E. SlKES, Peter Abaelard, 1932. - I84 - AUGUSTINISME ET ARISTOTÉLISME (1140). Cependant, le concile de Sens s’en prend moins à un système qu’à une tendance dangereuse (1). Le temps fera son œuvre d’apaise­ ment et déjà les augustiniens de Saint-Victor, avec moins de tapage et plus de profit pour le progrès de la théologie, reprennent l’œuvre d’Abé­ lard. Entre la science qui en prend à son aise et la foi qui anathématise la science, une collaboration féconde commence qui aboutira aux grandioses édifices des Sommes théologiques (2). Cette opposition de deux esprits se révèle dans une des questions qui concernent notre histoire de la théologie de la grâce. Abélard se fait condamner en 1140 au concile de Sens pour avoir soutenu que le libre arbitre, par lui-même et sans la grâce, peut faire quelque bien (3). On serait tenté de s’en étonner, car l’Église, en condamnant Baius, semblera plus tard revenir à la thèse abélardienne (4). La contradiction n’est qu’apparente. Au XIIe siècle, on ne distingue pas encore le concours naturel de Dieu et la grâce proprement dite, on en reste aux formules augustiniennes (5). Abélard, lui, pense que le péché originel n’a pu enlever à l’homme le libre arbitre et cherche à montrer que les philo­ sophes païens ont pu avoir de vraies vertus (6). Il va trop loin et, par instants, semble tout simplement revenir aux idées de Pélage et des Pélagiens (7). Mais ce sont là des écarts qui s’expliquent. Si l’hérétique 1. Sur l’approbation romaine et le nombre des capitula, cf. J. Rivière, Recherches de théologie ancienne et médiévale, 1933, p. 5-22. 2. E. Portalié, Abélard (École d’), D. T. C., I, 49-55. — E. Vacandard, Saint Bernard, t. II, p. 177-180. — E. Gilson, La philosophie du moyen âge, 1944, p. 303. — Th. Heitz, Essai sur les rapports entre la raison et la foi, 1909, p. 30. 3. Cane. Senon., c. 6 (D. B., Enchirid., n° 373) : « quod liberum arbitrium per se sufficit ad aliquod bonum. » 4. D. B., Enchirid., n° 1027 : « liberum arbitrium sine gratiae adjutorio nonnisi ad peccandum valet. » — Ibid., n° 1028 : « Pelagianus est error dicere quod liberum arbi­ trium valet ad ullum peccatum vitandum. » 5. Dans son De gratia et libero arbitrio (P. L., 182,1001-1030), saint Bernard cherche à montrer comment l'homme peut mériter, bien que la grâce soit nécessaire pour méri­ ter. Il ne fait guère que répéter Augustin. 6. Cf. L. Capêran, Le problème du salut des infidèles, 1934, t. I, p. 175-176. 7. Cf. I Apol. (Opera, éd. Cousin, II, 731) : « Ego gratiam Dei voco quidquid ad salutem hominis de ipso Deus disponit, vel ei confert, quod ipse non meruerit. Ait quippe Apostolus ; reliquiae secundum electionem gratiae salvae factae sunt. Si autem ex gratia, jam non ex operibus, alioqui gratia jam non est gratia (Rom., 11, 5-6). Gratia igitur Dei est in electis suis quod eos ab aetemo praedestinaverit, quod et fidem eis inspiraverit, quae utique nostra praecedunt merita et sine quibus eum diligere non — 185 — DU XIe AU XIII* SIÈCLE est celui qui préfère son jugement propre au jugement de l’Église, Abé­ lard n’est pas hérétique (I) et Baius, au fond, sera moins catholique que lui. Mais nous n’avons pas ici à juger des sentiments secrets d’Abélard, ce qui nous intéressera davantage, c’est son influence sur le progrès de la théologie. Or il semble bien que, comme jadis Origène, il ait donné aux recherches et à l’enseignement une impulsion toute nouvelle (2). Il avait des émules ou des devanciers. Anselme de Laon, son maître, qui, à l’entendre, ne produisait que de la fumée sans lumière (3), avait déjà cherché à présenter un exposé organique de la foi chrétienne et valemus ut salvari mereamur. Ipsa enim dilectio quam ipse per ea quae dicta sunt, primo in nobis efficit, effectus ipsius Dei, sive donum ejus est et ejus imputanda est gratiae antequam etiam nihil salutis possimus promereri. Unde et Apostolus : quii habes, inquit, quod non accepisti (I. Cor., 4, 7) ? » Tout cela est irréprochable, mais Abélard ajoute aussitôt : « ergo et ipsum liberum arbitrium, divinae gratiae est donum, et ipsa ratio in qua ipsum consistit. Cum igitur Dominus tam electis quam reprobis rationem tribuat et viam ostendat, qua perveniendum sit ad beatitudinem et ad hanc percipiendam quam omnibus offert, praeceptis et exhortationibus suis nos jugiter invi­ tet, alii super haec eum audiunt et praeceptis obtemperant bene vivendo ut oblata percipiant praemia ; alii contemnunt... » On est en plein Pélagianisme et Abélard réfute l’objection qu’on va lui faire : « sed dicis quia Deus bonam voluntatem in reprobis non fecit sicut in electis. Culpandi (igitur) reprobi non sunt si recte non vivant sicut electi, cum ad rectitudinem vitae illis sit negata gratia sine qua recte vivere nullatenus pos­ sunt. » — Dans la seconde apologie, Abélard se rétracte explicitement : *■ gratiam Dei ita omnibus necessariam dico ut nec naturae facultas, nec arbitrii libertas sine illa sufficere possit ad salutem. Ipsa quippe gratia nos praevenit ut velimus, ipsa subsequi­ tur ut possimus, ipsa nos conservat ut perseveremus» (Opera, éd. Cousin, II, 721, P. L., 178, 707). — Voir aussi A. Landgraf, Zeitschrift für katholische Théologie, 1931, p. 220-224. 1. Cf. J. Cottiaux, La conception de la théologie chez Abélard, dans Revue d’hist. ecclés., 1932, p. 247-250, 822-828. 2. Voir en ce sens E. Portalié, Abélard, D. T. C., I, 50-51. — J. de Ghellinck, Le mouvement théologique du XIIe siècle, 1913, p. 99-102. — G. Robert, A. Paré et P. Tremblay, La renaissance du XIIe siècle, les écoles et l’enseignement, 1933, p. 275313. Cependant M. Bliemtzrieder, l’éditeur d’Anselme de Laon, supporte mal qu’on fasse d’Abélard l’initiateur de la théologie scolastique (Recherches de théol. ancienne et médiévale, 1935, p. 48, note). Tant il est vrai que d’Abélard, comme d’Origène, on parle difficilement sans passion. Dom Déchanet ne fait aucune difficulté de reconnaître que Guillaume de Saint-Thierry, quoi qu’il en eût, subit fortement l’influence du maître qu’il dénonça auprès de saint Bernard (L'amitié de saint Bernard et de Guillaume de Saint-Thierry, dans Revue d’hist. ecclés., 1939, p. 761-774. — Id., Guillaume de Saint-Thierry, 1942, p. 71-78, 109-110). 3. Historia calamit., 11, P. L., 178, 123 A. — Cf. DÉCH4NET, Guillaume de SaintThierry, 1942, p. 14. — 186 — AUGUSTINISME ET ARISTOTÉLISME créé tout un mouvement théologique (1). Rappelons surtout le nom d’Hugues de Saint-Victor qui nous a laissé un grand ouvrage d’inspira­ tion augustinienne, centré tout entier sur la chute originelle et la Rédemption. Malgré de belles formules et une théologie toute pénétrée de piété, Hugues de Saint-Victor n’apporte cependant rien de bien neuf sur la théologie de la grâce (2). Après lui, l’école d’Abélard reprend Γ£ηchiridion de saint Augustin en substituant à la trilogie : foi, espérance et charité, une nouvelle division tripartite : fides, caritas, sacramentum (3). 1. Les Sententiae divinae paginae (éd. Bliemtzrieder, Beilrâgefür Geschichte der Phil, des M. A., XVIII, 1919), qui sent l’œuvre d’Anselme, traitent de la question du libre arbitre à propos du péché originel et le définissent : potestas bene et male operandi, bene (operandi) cum gratia adjutrice, male {operandi) per se. L’auteur explique, en un sens très augustinien, que Dieu, à cause du péché, ne nous offre plus sa grâce comme au paradis (p. 28). Il montre que la grâce ne détruit pas la liberté (p. 29) et parle ensuite de la prédestination (p. 30). Les Sententiae Anselmi, sont l’œuvre d’un disciple. Voir ibid., p. 5c, sur les rapports entre grâce et liberté ; p. 66, sur la depressio liberi arbitrii consécutive au péché. — Sur l’école d’Anselme de Laon, voir les travaux de Bliemtz­ rieder {Recherches de théol. anc. et méd., 1935), H. Weisweiler {ibid., 1932 ; Beitrage zur Gesck. der Ph. des M. A., t. XXXIII, 1936) et de dom Lottin (Rech. de th. A. M., 1938). Les Sententiae atrebatenses, éditées par dom Lottin {ibid., 1938) seraient antérieures aux écrits précédents, elles reprennent aussi le thème augustinien sur les divers états du libre arbitre {Recherches de théol. anc. et méd., 1938, p. 2to). 2. Voir les beaux textes sur la création et la fin de l’homme {De sacramentis, I, 6, 1, P. L., 176, 263 bc), sur le désir humain qui ne s’apaise qu’en Dieu (1, 6, 6, col. 268 a), sur les trois états du libre arbitre (I, 6, 16, col. 272 D), sur la distinction entre la gratia creatrix et la gratia salvalrix (I, 6, 77, col. 273), sur l’action du Saint-Esprit qui opère en nous la bona voluntas (I, 6, 17, col. 274 c) ; sur l’unité de loi entre les chrétiens et ceux qui se sont sauvés avant le Christ (I, ro, 6, col. 338-339). Hugues parle magni­ fiquement de l’Église corps du Christ : « Ecclesia sancta corpus est Christi, uno Spiritu vivificata, et unita fide una, et sanctificata. Hujus corporis membra singuli quique fidelium existant. Omnes corpus unum propter Spiritum unum et fidem unam... quisquis ergo donum gratiae Dei percipere meruerit sciat non ad se solum pertinere quod habet, etiam si solus habet » (II, 2, 1-2, coi. 476-417). La question de la prédestination est traitée sommairement (I, 2,18 ; col. 213). — L’auteur encore inconnu de la Summa sen­ tentiarum présente une doctrine semblable, mais plus nerveuse. On retiendra ce qui est dit de \’adjutorium sine quo non donné à Adam, la distinction entre la gratia operans et la gratia coopérons et les trois états du libre arbitre (Ill, 7, P. L., 176, 99 a) ; sur la manière dont l’auteur explique les formules augustiniennes sur la perte du libre arbitre, la distinction entre la libertas a necessitate, libertas a peccato, libertas a miseria (III, 9, col. 102). Pour les discussions récentes sur la date et l’auteur, voir la note de dom Lot­ tin, Psychologie et morale au XIIe et au XIIIe siècle, 1942, p. 25. 3. J. de Ghellinck, Le mouvement théologique du XIIe siècle, 1913, p. 100. - 187 - DU ΛΎθ ylC7 XIII* SIÈCLE Ces ouvrages préparent les grandes Sommes du XIIIe siècle. En atten­ dant, on assiste à une floraison de livres de Sentences dont le mieux ordonné et, par là, le plus célèbre fut celui de Pierre Lombard (1). Dans cet ouvrage qui bientôt devient le bréviaire des théologiens, le maître italien fait à la grâce une place plus large que ses devanciers. 11 traite de la prédestination à propos de la science divine (2), de la grâce et de la liberté à propos de l’épreuve des anges (3) et revient sur le sujet 1. Sur Pierre Lombard et son œuvre, voir J. DK Ghellinck, La carrière de Pierre Lombard, dans Revue Thist. eccl., 1931, p. 792-830 ; 1934, 95-100, repris dans l’article du D. T. C., t. XII, col. 1941-2003. — Rappelons ici encore quelques noms parmi les contemporains. Roland Bandinelli, le futur Alexandre III, ne parle de la grâce qu’accidentellement (Sententiae, éd. Gietl, 1891). L'Epitome theologiae chrislianae, œuvre d’un disciple d’Abélard, parle de la gratuité de façon superficielle et même avec une tendance pélagianisante (P. L., 178, 1755 d). Les Sententiae florianenses (éd. Ostlender, 1929) reprennent le vieux débat sur grâce et liberté, elles insistent sur la liberté et la volonté salvifique universelle, Dieu étant comme un bon médecin qui offre sa grâce à tous (p. 13). Même idée et même comparaison dans les Sententiae parisienses (voir A. Landgraf, Ecrits théologiques de l'école d'Abélard, 1934, p. 60). L'Ysagoge in theologiam donne une définition de la grâce : « gratuitum Dei donum quo in creatura sua sine ea Spiritus sanctus operatur vel illius juvat operationem. » II distingue la grâce des ver­ tus : « gratiae sunt primi motus in corde, qui virtutes praecedunt quasi earum quaedam seminalia. » La gratia operans (grâce prévenante) se distingue de la gratia coopérons (Landgraf, op. cit., p. 92), Cet écrit semble plus augustinien que les autres de la même école (cf. p. 269-273 sur la prédestination), mais il est en même temps très abélardien, parle du Saint-Esprit comme de l’âme du monde (Landgraf, p. 284 ; cf. p. 17 et la proposition condamnée au concile de Sens, D. B., Enchirid., nc 370). —Les Sententiae divinitatis (éd. Geyer, dans les Retirage jür Gesch. der Phil, des M. A,, t. Vil, 1908), qui sont de l’école de Gilbert de la Porrée, sont beaucoup plus augustiniennes et s’étendent longuement sur les rapports entre grâce et liberté : « tolle gratiam et non erit unde salvetur, tolle liberum arbitrium et non est in quo fiat salus vel cui fiat » (Geyer, p. 20*); « tres sunt libertates... a peccato, a miseria, a necessitate » (p. 24 * et 28 *). Voir R. Martin, Le péché originel d'après Gilbert de la Porrée et son école, dans Revue d'hist. eccl., 1912, p. 674-691. Robert Pulleyn cherche lui aussi à concilier grâce et liberté, sans avoir à sacrifier l’un des deux termes (Sent., VI, 50, P. L., 186, 894). Pour une étude plus précise, voir A. Landgraf, Die Erkenntnis der helfenden Gnade in der Frühscholastik, dans Zeitschrift für kalholische Théologie, 1931, p. 177-238,403-437,562591. Voir aussi dom Lottin, Psychologie et morale au XIIe et au XIIIe siècle, 1945, p. 11-389 (libre arbitre et liberté depuis saint Anselme jusqu’à la fin du xiii® siècle). 2. I Sent., dist. 40-41, éd. Quaracchi, 1.1, 249-259 (rappelons que le détail de la divi­ sion actuelle n’est pas de Pierre Lombard ; cf. J. de Ghellinck, D. T. C., t. XII, col. 1967). 3- II Sent., dist. 5 (I, 327). — 188 — AUGUSTINISME ET ARISTOTELISME à propos de la création d’Adarn (1). C’est à cet endroit de son œuvre qu’il place tout un traité de la grâce et du mérite (2). Plus loin, à propos de l’incarnation, il étudie la foi, l’espérance et la charité (3). Mais le Lombard n’est guère qu’un compilateur qui accumule les autorités pro et contra (4). Augustin et ses disciples reviennent à chaque instant apporter leur témoignage sans qu’on puisse ressaisir la cohérence et la souplesse de leur pensée (5). Nous avons peine aujourd’hui à com­ prendre la fortune d’un pareil livre. Ce fut lui cependant qui servit de point de départ e* de livre de texte à un saint Bonaventure et à un saint Thomas, à un Duns Scot et à une multitude de théologiens de moindre envergure (6). Du point de vue doctrinal, Pierre Lombard n’a guère laissé de trace. Nos manuels de théologie rappellent cependant, pour la condamner, une opinion du maître italien. Parlant de la Trinité, Pierre Lombard étudie les rapports entre le Saint-Esprit et la charité, et conclut tout simplement qu’il faut les identifier (7). C’est là une thèse paradoxale et qu’il était 1. II Sent., dist. 25-26 (I, 428-444). 2. II Sent., dist. 27-29 (I, 444-460). 3. Ill Sent., dist. 23-32 (II, 655-696). 4. J. de Ghellinck, D. T. C., XII, 1986. 5. L’index de l’édition de Quaracchi montre d’emblée que, dans les citations faites par le Lombard, Augustin a la part du lion. Viennent ensuite saint Ambroise, saint Gré­ goire le Grand, saint Jérôme, Isidore de Séville, saint Hilaire, saint Fulgence, Prosper d’Aquitaine. Saint Anselme apparaît seulement deux fois. Des Pères grecs, on relève deux citations de saint Athanase et de saint Cyrille, une quinzaine pour Origène, Chrysostome et saint Jean Damascène, une seule pour Didyme ou le pscudo-Denys. Selon i’usage du temps, les contemporains ne sont pas nommés, mais de très larges emprunts sont faits à Abélard, Hugues de Saint-Victor, la Somme des Sentences, Yves de Chartres et Gratien. 6. Sur la fortune du livre, voir J. de Ghellinck, D. T. C., t. XII, col. 2003-2014, et P. Glorieux, Sentences, D. T, C., XIV, 1860-1884. — Au xvi» siècle, saint Ignace de Loyola (Const., IV, 14) prévoit qu’on « lira » saint Thomas ou le maître des Sen­ tences, mais il prévoit aussi qu’on pourra remplacer les Sentences par un livre mieux fait. 7. I Sent., dist. 17, c. 1 (Quaracchi, t. I, p. 106) : « dictum est supra quod Spiritus sanctus amor est Patris et Filii, quo se invicem amant et nos. His autem addendum est quod ipse idem Spiritus sanctus est amor sive caritas qua nos diligimus Deum et proximum. Quae caritas, cum ita est in nobis, ut nos faciat diligere Deum ac proxi­ mum, tunc Spiritus sanctus dicitur mitti vel dari nobis et qui diligit ipsam dilectionem qua diligit proximum, in eo ipso Deum diligit quia ipse Deus dilectio est, id est Spiri­ tus sanctus. » - 189 - DU XIe AU XIID SIECLE impossible d’accepter telle quelle, malgré les autorités invoquées (1). Pierre Lombard n’en pressentait pas moins ici un problème de fond que la théologie occidentale, sauf de rares exceptions (2), avait méconnu. Dieu est charité (3), il s’aime lui-même en nous (4), et notre participa­ tion à la nature divine semble bien inexplicable si l’on n’admet que les trois personnes de la Trinité, présentes en nos âmes, y renouvellent leur mystère. Des mystiques d’une orthodoxie incontestable insisteront sur cet aspect de la théologie de la grâce (5). Au XVIe siècle, saint Jean de la Croix ira même jusqu’à dire que les justes participent à la spiration active du Saint-Esprit (6)... Il y a donc là un grand problème de théo­ logie et de vie spirituelle, mais Pierre Lombard l’effleure sans en soup­ çonner les profondeurs. Sa thèse, un instant discutée dans les écoles, finit par être unanimement rejetée (7). Les grands scolastiques, respec1. Ces autorités se ramènent finalement à quelques textes augustiniens qui se résument dans cette formule : « caritas usque adeo est donum Dei ut Deus vocetur » (Serm. 156, 5, P. L., 38, 852.—Cf.De Trin., VIII, 12, P. L., 42,958. — Ibid., XV, 37, P. L., 42, T086). Voir A. Cavallera, Augustin et le maître des Sentences, dans Archives de philosophie, 1930, p. 186-199. 2. Voir, par ex., Otto de S. Emmeran, P. L., 146, 63 D : « caritas est Deus, gratia autem Dei est caritas, Dei gratia ergo Deus est. » — Paschase Radbert, De fide, spe et caritate, III, 2, P. L., 120, 1460 : « qui habet caritatem in se Spiritum sanctum habet, quia Spiritus sanctus caritas est. » — GUILLAUME DE Saint-Thierry,£>^ natura cl dignitate amoris, 5, P. L., 184, 387 : « amor illuminatus caritas est ; amor a Deo, in Deo, ad Deum caritas est. Caritas autem Deus est » (cf. Liber de contemplando Deo, 4, P. L., 184, 372). Voir A. Landgraf, Anfange einer Lehre vom concursus simullaneus im XIIlien Jahrhundert, dans Recherches de théol. anc. et méd., 1929, p. 202-212. — Guil­ laume de Saint-Thierry est familier avec la pensée des Grecs ; Pierre Lombard, lui, semble bien n’avoir tiré sa thèse que de saint Augustin (cf. J. de Ghellinck, D. T. C., t. XII, 1993). 3. I Jean, 4, 16. 4. Guillaume de Saint-Thierry, Liber de contemplando Deo, c. 7, P. L., 184,375 A : « amas et teipsum in nobis, mittendo Spiritum Filii tui in corda nostra a dulcedine et vehementia inspiratae a te nobis voluntatis clamantem ; Abba, Pater ! » (cf, coi. 376). 5. Cf. Ruysbroeck, Le miroir du salut éternel, ch. 17, trad, des Bénédictins de Wisques, 1919, t. I, p. 127-128 ; cf. infra, p. 239. 6. Cantique spirituel, 38e strophe, éd. Chevallier, 1930, p. 308-309 : « Cette divine personne élève et dispose l’âme d’une manière très élevée à spirer elle-même en Dieu la même spiration d’amour que le Père spire dans le Fils et le Fils dans le Père, qui est ce même Esprit qu’ils spirent en elles dans cette transformation. » Sur ce texte, voir Ph. Chevallier, Vie spirituelle, t. 28,1931, supplément, p. [47H49], et les remarques de L'Ami du clergé, 1932, p. 294-300. 7. Cf. A. Landgraf, art. cit., dans Rech. de théol. anc. et méd., T928, p. 212, 228, - I9O - AUGUSTINISME ET ARISTOTÉLISME tueux de sa mémoire, se contentent de sauver ses intentions, Saint Tho­ mas explique que le maître italien entendait magnifier la charité. Il ne songeait pas, dit-il, à identifier le Saint-Esprit avec le mouvement de volonté par lequel nous aimons Dieu et le prochain ; il prétendait seule­ ment que le Saint-Esprit est en nous le principe prochain de cet acte. Or, dit le Docteur angélique, cette thèse tourne finalement au détriment de la charité ; c’est précisément parce que l’acte de charité est en nous quelque chose de divin qu’il faut mettre en l’homme un principe pro­ chain, créé, une vertu de charité qui soit en lui l’effet de la présence du Saint-Esprit (1). Pour bien comprendre cette page de saint Thomas ; il faut en voir les dimensions historiques, qui échappaient quelque peu à son auteur. Elle est le fruit d’un long travail d’approfondissement qui a fait entrer dans la théologie la notion aristotélicienne d'habitus. Accoutumés que nous sommes à parler des vertus infuses, vertus théologales et vertus morales, nous oublions que cette systématisation fut relativement tardive. Elle fut le fruit d’une rencontre, d’ailleurs heureuse, entra la tradition chré­ tienne et la pensée grecque. Augustin et ses disciples parlaient de la cha­ rité, ils parlaient aussi des vertus morales, mais ne songeaient pas à rac­ corder ces deux points de vue (2). Le traité des vertus n’apparaît qu’au 338-355. — Saint Bonaventure semble avoir pressenti la vérité qui se cachait dans la thèse paradoxale de Pierre Lombard et il annonce Petau. De même que seul le Fils s'est incarné, ainsi il y a entre le Saint-Esprit et nous une union spéciale de volonté : « quamvis tota Trinitas faciat unionem Spiritus sancti cum voluntate, solus tamen Spiritus sanctus unitur voluntati et ideo solus est caritas 0 (In 1 Seni., dist. 17, p. r, art. unie., q. 1, Quarrachi, t. I, 294). 1. IIa Ι1Μ, q. 23, art. 1 : « Magister... ponit quod charitas non est aliquid creatum in anima, sed est Ipse Spiritus sanctus mentem inhabitans ; nec est sua intentio quod iste motus dilectionis quo Deum diligimus sit ipse Spiritus sanctus, sed quod iste motus dilectionis est a Spiritu sancto, non mediante aliquo habita... et hoc dicebat propter excellentiam caritatis. Sed si quis recte considerat, hoc magis redundat in caritatis detrimentum », etc... — Cf. De caritate, q. unie., art 1. — Saint Thomas concède cepen­ dant que l'amour dont nous aimons le prochain est Dieu lui-même (ad 4) et qu’en aimant nos frères, nous sentons en nous « quamdam participationem Dei. quia ipse Deus dilectio est » (ad 7), mais il montre la nécessité d’une réalité créée dans Pâme, principe prochain de l’acte de charité. Voir sur ces textes F. Stufler, Der erste Artikel der quaestio disp, de caritate des heiliçen Thomas, dans Zeitschrift jür kaihol. Theol., 1924, 407-422, et l'article précité de LanüGRAF. 2. Voici quelques références augustiniennes : Epist., 155, 6, P. L., 33, 669 (pas de vertus sans la grâce) ; Epist., 167, 8, P. L., 33, 736 (connexion des vertus entre elles) ; — I9I — DU XIe A U XIII- SIÈCLE XIIe siècle (1). Hugues de Saint-Victor commence à distinguer les vertus naturelles et les vertus surnaturelles ; il en fait d’ailleurs, non des prin­ cipes d’action, mais des mouvements de l’âme (2). Pierre Lombard identifie grâce et vertu. L’une et l’autre sont pour lui de bons mouve­ ments de l’âme que Dieu met en nous. Il se refuse à voir des vertus dans le bon usage naturel du libre arbitre (3). Parmi les vertus, il range la foi (4), l’espérance (5) et même la charité, bien que moins explicite­ ment (6), puis les quatre vertus cardinales, la justice, la force, la pru­ dence et la tempérance (7) ; mais il ne cherche pas à faire de théorie générale. Pierre de Poitiers reprend les idées de son maître (8) et cherche à donner une classification des vertus (9). En. in Psalm., 83, 11, P. L., 87, 1065-1066 (quatre vertus principales : prudence, jus­ tice, force et tempérance) ; De bono conjugali, 25, P. L., 40, 380 (la vertu peut exister in habitu et in opere). Augustin parle ailleurs de la connexion entre la foi, l’espérance et la charité (v. g., En. in Psalm., 31, II, 5, P. L., 86, 261), il se demandes) les vertus demeurent dans l’autre vie (De Trin., VIII, 12, P. L., 42, 1045-1046), mais sans qu’il soit jamais question chez lui de vertus théologales. Il reste dépendant d’une part de la philosophie stoïcienne et de l’Écriture d’autre part. 1. O. Lottin, Les premières dé.finitions et classi fications des vertus au moyen âge, dans Revue des sciences philos, et Ihéol., T929, p. 369-407, 2. De sacramentis, I, 6, 17, P. L., 176, 273-274 : « virtus nihil aliud est quam affectus mentis secundum rationem ordinatus. » 3. II Seni., dist. 27, c. 5, t. II, 446 : « dictum est gratiam praevenientem vel ope­ rantem esse virtutem quae voluntatem hominis liberat et sanat. » — Ibid., c. 8, t. II, 448-449 : « ex fide virtute et hominis arbitrio generatur in mente motus quidam bonus et remunerabitis scilicet ipsum credere ; ita ex caritate et libero arbitrio alius quidam motus provenit, scilicet diligere, bonus valde, sicut de ceteris virtutibus. » 4. Ill Sent., dist. 23, c, 2, t. II, 655 : « fides est virtus qua creduntur quae non viden­ tur. » 5. III Seni., dist. 26, c. 1, t. II, 670 : « est autem spes virtus qua spiritualia et aeterna bona... cum fiducia exspectantur. » 6. III Sent., dist. 27, c. 2, t. II, 673 : * caritas est dilectio qua diligitur Deus propter se et proximus propter Deum vel in Deo. » 7. Ill Sent., dist. 33, c. 1, t. II, 697 : « post praedicta, de quatuor virtutibus quae principales vel cardinales vocantur disserendum est, quae sunt justitia, fortitudo, pru­ dentia, temperantia. » 8. III Seni., c. 1 (P. L., 211,1041 c.) :« virtus est qualitas quaedam et. benedictio quaedam quam infundit Deus animae et non est motus animae vel liberi arbitrii, sed excitat liberum arbitrium. Ex illa autem gratia animae infusa et libero arbitrio exci­ tato procreatur motus interior, 0 9. Ill Seni., c. 17, P. L., 211, 1078-1080. - I92 - AUGUSTINISME ET ARISTOTÉLISME Parallèlement à ces essais qui restent dans la ligne augustinienne, un autre courant se dessine qui finira par l’emporter. Abélard introduit dans la théologie l'idée aristotélicienne de vertu, qualitas difficile mobilis, mais en mettant, comme on pouvait s’y attendre, l’accent sur les vertus acquises et sur les vertus cardinales (I). Les théologiens formés à son école soulignent que la vertu, bien que surtout acquise, peut être aussi une disposition innée, et bientôt on arrive à la notion de vertu infuse. Ce que la nature donne aux hommes, la grâce peut le leur donner aussi. La foi n’est pas seulement un acte, elle est aussi une réalité antérieure à l’exercice de la liberté. L’enfant baptisé peut avoir la foi in habitu avant de l’avoir in usu (2). Cependant, dans ce travail d’approfondissement, d’autres problèmes surgissent, eux aussi soulevés par l’introduction de l'Aristotélisme dans la spéculation théologique. Quels rapports y a-t-il entre la grâce et les vertus, la grâce et la charité, entre la grâce et la nature ? Finalement on aboutit à la systématisation que nous connais­ sons : la grâce est une nouvelle nature, dans laquelle les vertus infuses, et en premier lieu la foi, l’espérance et la charité, s’enracinent comme des principes prochains de nos actes surnaturels (3). Des discussions qui eurent lieu autour de ces problèmes et qu’il est inutile ici de suivre en détail, nous avons quelques témoins dans les documents du Magistère. Une lettre du pape Innocent III, en 1201, se contente de rapporter les opinions reçues (4). Mais un siècle plus tard, 1. Dialog, inter philosophum judaeum et christianum, P. L., 178,1651 C (Opera, Cou­ sin, t. III, p. 684-685) : « est habitus qualitas rei non naturaliter insita, sed studio ac deliberatione conquisita et difficile mobilis. 0 2. Sur cette évolution, outre l’étude déjà citée de dom Lottin et les textes inédits donnés en appendice (Revue des sciences phil. et théol., 1929, p. 389-407) voir : G. Engel­ hardt, Die Entwickelung der dogmatischen Glaubenspsychologie in der mittelalterlichen Scholastik, dans Beitrâge zur Gesch. der Phil, des M. A., t. XXX, 1930, p. 124-137, et les articles très fouillés de A. Landgraf, Die Erkenntnis der heiligmachenden Gnade in der Frühscholastik, Scholastik, 1928, p. 28-64; Kindertauie und Glaube in der Frühscholastik, Gregorianum, 1928, p. 337-372, 497‘543· 3. A. Landgraf, Studien zur Erkenntnis des Uebernaturlichen in der Frühscholastik, Scholastik, 1929, p. 1-37, T89-220, 352-389 ; Id., Die Erkenntnis der helfenden Gnade in der Früscholaslik, dans Zeitschrift für katholische Théologie, 1931, p. 177-238, 403-437, 562-591. — O. Lottin, Les dons du Saint-Esprit chez les théologiens depuis Pierre Lom­ bard jusqu'd saint Thomas d'Aquin, dans Recherches de théol. anc. et méd., 1929, p. 41-97. 4. Epist. « Majores Ecclesiae », D. B., Enchirid., n° 410 : « Quod opponentes inducunt, fidem aut caritatem aliasque virtutes parvulis, utpote non consentientibus non infundi, 11 plerisque non conceditur absolute... Aliis asserentibus, per virtutem baptismi par- — IQS — 13 DU XU A U XIIIe SIÈCLE en 1311, le concile de Vienne prendra parti pour la théologie aristotéli­ cienne, affirmant que les enfants reçoivent au baptême la grâce et les vertus infuses (I). Le débat d’ailleurs ne sera pas clos, et l’on remettra en question l’existence de vertus surnaturelles autres que la foi, l’espé­ rance et la charité (2). En même temps que sur les vertus, les théologiens discutent sur la nature de la grâce et sur la justification. La grâce est-elle un mouvement de l’âme, un affectas ? est-elle au contraire un habitus, une forme, une qualité ? Ces questions étaient virtuellement posées par les textes augustiniens où la grâce apparaît tantôt comme une réalité psychologique et tantôt comme un principe permanent de vie spirituelle (3). Dans l’Augustinisme classique, l’accent était mis sur ce que l’on appelle depuis la grâce actuelle. Au XIIIe siècle, au contraire, saint Thomas nous le dit même explicitement, le nom de grâce est réservé à la grâce habituelle (4). vulis quidem culpam remitti, sed gratiam non conferri ; nonnullis vero dicentibus et dimitti peccatum et virtutes infundi, habentibus illis quoad habitum non quoad usum, donec perveniant ad aetatem adultam. » — Saint Thomas reprochera justement aux opposants de jadis de n’avoir pas su distinguer entre Vhabilus et Vusus (IIIa Pars, q. 69, art. 6). 1. Cone. Vienn. (D. B., Enchirid., n° 483) : « Verum quia quantum ad effectum baptismi in parvulis reperiuntur doctores quidam theologi opiniones contrarias habuisse, quibusdam ex ipsis dicentibus, per virtutem baptismi parvulis quidem cul­ pam remitti, sed gratiam non conferri, aliis e contra asserentibus, quod et culpa iisdem in baptismo remittitur, et virtutes ac informans gratia infunduntur quoad habitum, etsi non pro illo tempore quoad usum : nos autem... opinionem secundam... tanquam probabiliorem et dictis sanctorum el doctorum modernorum theologiae magis consonam et concordem, sacro approbante concilio, duximus eligendam. » 2. Les théologiens discutent encore aujourd’hui sur la manière dont la grâce et les vertus s’accroissent. L’esquisse historique que nous venons de tracer montre qu’il faut manier avec prudence les textes anciens qui parlcntde l’accroissement des vertus et de la grâce, v. g. chez Pierre Lombard, II Sent., dist. 27, c. 2 (t. I, p. 444). Nous verrons plus loin que Scot et les nominalistes se refusent à admettre des vertus morales infuses (infra, p. 243). 3. Voir ci-dessus, p. 127, note 3. 4. De veritate, q. 24, art. 14 : « si gratiam Dei velimus dicere non aliquod habituale donum, sed ipsam misericordiam Dei per quam interius motum mentis operatur et exteriora ordinat ad hominis salutem, sic nec ullum bonum potest facere sine gratia Dei. Sed communiter loquenles utuntur nomine gratiae pro aliquo dono habituali justifi­ cante. » — Ce texte est d’une extrême importance pour l’interprétation des articles consacrés à la nécessité de la grâce (Ia Ι1Μ, q. 109). Dans la Somme, saint Thomas accepte d’appeler grâce non seulement le don habituel, mais l’auxtïtKfn Dei moventis et applique aux deux notions les distinctions héritées de la tradition : gratia operans et — I94 — AUGUSTINISME ET ARISTOTÉLISME Du coup, la justification cesse d’être un processus psychologique pour devenir une réalité métaphysique. Caritas inchoata, inchoata justitia est, caritas provecta provecta justitia, caritas perfecta perfecta justitia, disait Augustin (I) ; mais saint Thomas et ses contemporains enseignent que la justification est instantanée (2). Deux attitudes, deux époques. Tou­ tefois, les théologiens du XIIIe siècle ne peuvent nier qu’il faut se prépa­ rer à la justification. Faudra-t-il alors, pour se préparer à la grâce, habi­ tus surnaturel, un habitus antérieur ? Certains n’hésitent pas à l’affir­ mer, mais alors on se trouve acculé à admettre une série indéfinie d'ha­ bitus (3). Pour échapper à ces conclusions, d’autres pensent que l’in­ fluence générale de Dieu (4), finalisée vers la grâce habituelle (5), suffit à assurer cette préparation à la justification. Le point de vue psycholo­ gique et le point de vue théologique sont mal raccordés, ils ne sont pas non plus toujours très bien distingués l’un de l’autre. Saint Thomas, qui discute les opinions de ses devanciers, s’intéresse beaucoup moins à la préparation lointaine qu’à la conversion proprement dite (6). Le concile de Trente cherchera à faire une synthèse entre saint Augustin et ses grands disciples médiévaux. coopérons, gratia praeveniens et subsequeris q. ni, art.2 et 3). Plus loin, il parle de auxilium Dei, le distinguant de la grâce habituelle (IIa II06, q. 136, art. 3,ad 2,avec la note de Vives). Sur la terminologie du XH® siècle, voir A. Landgraf, Zeitschrift für katholische Theol., 1931, p. 179. — Le vocabulaire d’Albert le Grand est assez imprécis, il ignore la grâce actuelle, et lorsqu’il parle de la grâce sans explications, il entend ordinairement la grâce habituelle (H. Doms, Die Gnadenlehre des Albertus magnus, 1929, p. 163). La gratia gratis data que saint Bonaventure oppose à la gratia gratum faciens n’est pas encore la grâce actuelle des modernes (H. Bouillard, Conversion et grâce chez saint Thomas d'Aquin, 1944, p. 61). Après saint Thomas, la grâce actuelle sera désignée sous le nom auxilium speciale, par opposition à Vauxilium generale (H. Bouillard, ibid., p. 190, p. 219). 1. De natura et gratia, n° 84, P. L., 44, 290. 2. 7“ 11°^, q. 113, art. 7. 3. De veritate, q. 24, art. 15 : « quidam dicunt quod homo non potest se praeparare ad gratiam habendam nisi per aliquam gratiam gratis datam ; quod quidem non videtur esse verum si per gratiam gratis datam intelligant aliquod habituale gratiae donum ». Sur ces quidam, cf. H. Bouillard, op. cit., p. 62. 4. Guillaume d’Auxerre, Summa aurea, II, tract. 26, cap. i (IL Bouillard, op. cit., p. 64). 5. Albert le Grand, II Sent., dist. 25, a. 6 (Ή. Bouillard, op. cit., p. 66-67). 6. Sur toute cette question, voir l’ouvrage déjà cité du P. Bouillard et sa discussion avec le P. Guérard des Lauriers {Recherches de science religieuse, 1946, p. 92-114). — I95 — DU XI* AU XIΖΙθ SIÈCLE Mais ce travail d’approfondissement théologique eût été impossible si l’on n’eût cherché à préciser les rapports entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel. Dans l’Augustinisme classique, la distinction entre les deux ordres était fort imprécise. Augustin opposait nature et grâce en restant dans l'ordre concret. Le mot de nature est pour lui polyvalent. La nature, c’est la nature intègre de l’homme innocent ; elie a été viciée par le péché, en sorte que, chez l’homme déchu, la nature ne peut abso­ lument rien sans la grâce (I) ; l'esprit, sinon la lettre de l’Augustinisme, suppose que la nature est en nous-mêmes aussi bien désir que refus du surnaturel. Augustin ne parle pas encore formellement de surnaturel, sans pour autant confondre in re le surnaturel et le miraculeux (2). Les épigones ne sont guère plus précis et de là vient qu’on a pu leur faire un procès de tendance, comme s’ils avaient été des précurseurs de Baius. A la suite de saint Anselme (3), Honorius d’Autun parle de la justitia naturalis qui manque aux enfants d’Adam (4) ; Hugues de Saint-Victor, lorsqu’il oppose vertus naturelles et vertus surnaturelles, affronte ici les actes bons de l’homme innocent et ceux que la grâce crée dans l'homme racheté (5). L’Aristotélisme, au contraire, apporte une notion très ferme de la na­ ture. Du même coup, on en vient à comprendre qu’il fallait, dans l’état pri­ mitif lui-même, distinguer les dons naturels et les dons surnaturels (6). 1. De natura et gratia, 3, P. L., 44, 249 : « natura hominis... sine ullo vitio creata est ; natura vero hominis qua unusquisque ex Adam nascitur, jam medico indiget, quia sana non est. » — Op. imp., V, 61, P. L., 45,1497 : « frustra conaris naturam defendere vitiatam. » — Augustin oppose en ce sens la nature et la grâce, la première étant incapable d’observer la Loi {Epist. 175, 6, P. L., 33, 762). 2. IL DE LUBAC, Remarques sur l'histoire du mot surnaturel, dans Nouvelle revue théo­ logique, 1934, P- 353- — Ce travail sur les origines du mot surnaturel a été repris dans Surnaturel, 1946 (3® partie). Le mot se trouve dans une traduction latine d’Isidore de Péluse, datant peut-être du VIe siècle, mais il n’entre guère dans la théologie qu’au IX® siècle, subit alors une éclipse, et reparaît victorieusement au xni®, pour s’imposer ensuite (IL de Lubac, op. cit., p. 327, 369, 393). 3. V. Bainvel, Anselme, D. T. C., t. I, col. 1346-T347. 4. Honorius August., Elucidarium, II, rr-r2, P. L., 172, 1142-1^3. 5. Summa de sacramentis, 1,6, 17, P. L., 176,273 ; cf. F. Vernet, Hugues de Saint-Victor, D. T. C., t. VII, col. 275. 6. Le surnaturel apparaît d’abord comme ce qui a été surajouté superadditum à la nature (cf. IL DE Lubac, op. cil., p. 388-394), mais la considération de la fin dernière amène à parler du surnaturel proprement dit. D’après le P. de Lubac {op. cil., p. 398402), l’influence prépondérante fut ici celle de saint Thomas. - I96 - AUGUSTINISME ET ARISTOTÉLISME Cela permet bien des précisions lorsqu’on parle de la grâce d’Adam, Au temps de Pierre Lombard, trois opinions sont disputées sur la grâce d’Adam : les uns pensent que l’homme innocent n’avait jamais eu la grâce, d’autres qu’il l’eut au contraire dès le premier instant de sa création, enfin une opinion médiane suppose que, bien qu’ayant eu la grâce, il fut d'abord créé in naturalibus (V). En ce XIIe siècle, grâce et vertu sont encore mal distinguées, mais au XIIIe siècle, on reprend cette division tripartite, en précisant les données du problème. On a même tendance à éliminer la première opinion. L’homme innocent, nous dit saint Tho­ mas, eut la grâce (entendez : la grâce habituelle) dès le premier instant de sa création (2). Saint Bonaventure, plus épris de psychologie, pense qu’il y a eu chez le premier homme une préparation à la justification (3). Les deux théologiens sont cependant d’accord pour estimer que la ques­ tion de la nécessité de la grâce n’est pas liée à celle du péché originel. Si l’homme a besoin de la grâce, c’est d’abord parce qu’il est ordonné à une fin surnaturelle, la vision de Dieu face à face ; saint Thomas exprime cela avec sa vigueur coutumière : Homo post peccatum ad plura indiget gratia quam ante pecca­ tum, sed non magis, quia homo ante peccatum indigebat gratia ad 1. A. Landgraf, Die Erkenntnis der helfenden Gnade, dans Zeitschrift für kalholische Théologie, 193T, p. 403-42Λ. — J. B. Kors, La justice primitive et l'état primitif de l'homme d’après saint Thomas, 1922, rre partie. 2. 7“ P., q. 95, art. x : « quidam dicunt quod primus homo non fuit creatus in gratia (entendez : avec la grâce habituelle)... Sed quod fuerit conditus in gratia... videtur requirere ipsa rectitudo prirni status. » — Le don de la grâce habituelle entraîne pour Adam, en vertu de la systématisation générale, le don des vertus infuses (7a P., q. 95, art. 2) y compris la foi (IIa II™, q. 5, art. 1). — Dans son commentaire des Sentences, le Docteur angélique est plus précis et il énumère les trois opinions(77 S?«/.,dist. 29, q. i, art. 2). 3. Bonav,, Il Sent., dist. 29, art. 2, q. 2 (Opera, Quaracchi, II, 703) : < Deus secun­ dum legem communem requirit aliquam praeparationem et dispositionem a parte nos­ tra ad hoc quod infundat alicui gratiam... Et ideo gratia non fuit homini concreata, sed dilata fuit, quousque homo pec actum et usum rationis se disponeret ad illam sus­ cipiendam, ut sic velificaretur illud Augustini in primo homine : qui creavit te sine te, non justificat te sine te « (Serm. 169,13, P. L., 38, 923). — Saint Thomas répond en fonc­ tion d’une théorie générale sur la justification : « cum motus voluntatis non sit conti­ nuus, nihil prohibet etiam in primo instanti suae creationis, primum hominem gratiae consensisse » (7a P., q. 95, art. 1, ad 5). — T9? — DU XIe AU XI11» SIÈCLE vitam aeternam consequendam, quae est principalis necessitas gratiae (1). » Les grands scolastiques restent augustiniens, mais, sous des influences multiples, parmi lesquelles il faut ranger celle du pseudo-Denys, ils ont renoué avec la tradition grecque (2). Dieu, nous dit saint Thomas, s’est fait homme afin que l’homme pût devenir dieu (3). Et dans des pages audacieuses qui, après la condamnation de Baius, donneront le vertige aux commentateurs, il cherche à prouver que le désir naturel de l’homme et de toute créature raisonnable ne s’apaise que dans la vision de Dieu contemplé face à face (4). Il enseigne aussi que la lumière de gloire dont la grâce est ici-bas l’anticipation fait les anges et les hommes semblables à Dieu, deiformes, deisimiles (5). Ainsi la synthèse est faite, les idées chères à Augustin sur le désir de Dieu rencontrent maintenant en face la tradition grecque. Au XIIe siècle, l’ensemble des théologiens était encore hésitant, on avait peur de prendre à la lettre les données de l’Écriture (6). Un temps viendra où l’on recom1. Ia P., q. 95, art. 4, ad 1. — Ce principe commande toute la question de la nécessité de la grâce. Cf. infra, p. 214. 2. Saint Thomas a commenté le pseudo-Denys, que Scot Érigène et quelques autres avaient fait connaître en Occident (cf. G. Thery, Eludes dionysiennes, 1932), les cita­ tions du pseudo-Denys tiennent une place abondante dans son œuvre (J. Durantel, Saint Thomas et le pseudo-Denys, 1919). Des Pères grecs, sauf quelques commentaires d’Origène et de Chrysostome, il ne connaît que ce que lui donnent les florilèges (G. BARDY, Sur les sources palrisliques grecques de saint Thomas, dans Revue des sciences philos, et théol., 1923, p. 493-502), mais il les utilise merveilleusement (I. Backes, Die Christologie des heiligen Thomas und die griechischen Vdter, 1931). 3. Illa P., q. i, art. 2 : « factus est Deus homo ut horno fieret Deus » (cf. PsettdoAug., P. L., 39, 1997). 4. Rappelons les textes classiques du Contra Gentiles, III, c. 25-50, du Compendium Theol., c. 104 (Opera, Vivès, XXVII, 41-42), et le début de la la 1106. — Sur l’inter­ prétation de ces textes et les discussions récentes, cf. P. ROUSSELOT, L'intellectualisme de saint Thomas, 3e éd., 1936, p. 182-183 ; G. DE BROGLIE, De la place du surnaturel dans la philosophie de saint Thomus, dans Recherches de science religieuse, 1924, p. 19324^ ; J. E. 0’MahONY, The desire of God in the philosophy of saint Thomas, 1931,21 l’abondante bibliographie donnée par le Bulletin thomiste, t. Ill, p. 651-676. 5. Ia P., q. 12, art. 5 : « secundum hoc lumen efficiuntur deiformes, i. e. Dei similes. » 6. Au xne siècle, la renaissance grecque ayant échoué, Guillaume de Saint-Thierry parle très prudemment. Il ne nomme explicitement aucune de ses sources grecques et - I98 - AUGUSTINISME ET ARISTOTÉLISME mencera à douter ou à oublier, à penser que, dans les beaux développe­ ments des Pères grecs sur la divinisation du chrétien, il ne faut voir que de belles images. Saint Thomas, lui, n’a pas ces hésitations. Le mot de divinisation ne lui fait pas peur et l’on sait qu’il parle toujours en pleine conscience, semper formalissime loquitur. La grâce, enseigne-t-il, nous fait réellement participants de la nature divine (1). S’il paraît quelquefois atténuer ses expressions (2), c’est qu’il entend réserver à l’au-delà la pleine participation à la vie divine (3) et il parle ailleurs sans ambages (4) n’hésitant pas à dire à son tour que les hommes divinisés sont dieux par participation (5). Aussi bien, toutes les questions relatives à la nécessité de la grâce ou à la prédestination se situent désormais dans une synthèse agrandie où l’idée fondamentale n’est plus, comme chez Augustin, celle de la déchéance originelle, mais celle de l’ordination à la fin surnaturelle. Nous allons reprendre ces idées traditionnelles en exposant la synthèse thomiste sur les rapports entre la nature et l’ordre surnaturel. il évite autant que possible l’emploi de mots ou d’expressions de saveur trop orientale (par ex. deificari). Cf. J. Déchanet, Œuvres choisies de Guillaume de Saint-Thierry, 1945, introduction, p. 17. 1. Ia Ii™, q. 112,art. 1 :« donum gratiae excedit omnem facultatem naturae creatae, cum nihil aliud sit quam quaedam participatio divinae naturae... necesse est quod solus Deus deificet communicando consortium divinae naturae per quamdam similitudinis participationem. » 2. /a [}ae, q. art. i, ad i : « quodammodo fit homo particeps divinae naturae.» IIa /[ae, q jg, art. γ . K .^a nostra ad divinae fruitionem ordinatur et dirigitur secundum quamdam participationem divinae naturae quae est per gratiam. » 3· 111“ P., q. t, art. 2 « (la nécessité de l’incarnation est considérée) quantum ad plenam participationem divinitatis quae est hominis beatitudo et finis humanae vitae.» 4· 1Λ II™. q. no, art. 3 : « lumen gratiae quod est participatio divinae naturae, » 5- la 11™, q. 3, art. i,ad 1 : « Deus est beatitudo per essentiam suam. Homines autem sunt beati per participationem sicut et dii per participationem dicuntur. » — T99 ~ CHAPITRE DOUZIÈME LA SYNTHÈSE THOMISTE NATURE ET SURNATUREL D ANS son admirable Compendium Theologiae ad fratrem Reginald dum, saint Thomas, parlant de la plénitude de grâce du Christ, a ramassé sa doctrine de la grâce en quelques pages très denses, expliquant comment les créatures sont d’autant plus aimées de Dieu qu’elles lui ressemblent davantage : Inquantum creatura aliqua magis ad Deum accedit, intantum de bonitate ejus magis participat et abundantioribus donis ex ejus influentia repletur (1). Dans la Somme théologique, sa théologie de la grâce est quelque peu dispersée. Aux questions de la Prima Secundae qui en traitent ex pro­ fesso (2), il faut joindre celles où il parle de la prédestination (3), des missions divines (4), de la grâce des anges (5) ou du premier homme (6), des vertus infuses (7), de la Loi nouvelle (8), de la charité (9), de la T-Comp. TheoL, c. 212 (Opéra, Vives, XXVII, 89-90). 2‘ H06, q. 109-114. '24· \ma P P·”’ qq· · 23 435· P., q. 62. 6. P., q. 95. 7- (° 77«, q 62-65. 8. 7“ ijae, q I06. 9- 7® 7Z«, q. 23. 4’ 200 — NATURE ET SURNATUREL grâce du Christ (1) et de sa prédestination (2), enfin de l’effet des sacrements (3). Avant de les faire entrer dans la Somme théologique, saint Thomas avait déjà exposé ses idées en divers ouvrages, et très spé­ cialement dans les Questions disputées, où l’on trouve de longs développe­ ments sur la prédestination (4), la foi (5), le libre arbitre (6), la grâce et la justification (7), les vertus infuses (8) et la charité (9). Nous ne pou­ vons songer ici à accumuler les références. Nous nous contenterons d’appuyer de quelques citations un exposé d’ensemble, renvoyant le lec­ teur au texte lui-même. Cet exposé ne se comprend bien que dans son rapport avec la manière dont saint Thomas parle de la fin dernière de l’homme. Commençons donc par dire en quelques mots quelle idée se fait le Docteur angélique de l’homme en marche vers Dieu (10). Tout être ici-bas possède une fin vers laquelle il tend et qu’il peut se procurer grâce aux moyens qui lui ont été donnés avec sa nature. Or, il se trouve que l’homme fait exception à cette règle. La fin pour laquelle il a été créé est absolument hors de proportion avec sa nature ( 11 ).* Comme l’ange, l’homme est esprit et par là ordonné, non à tel être ou tel bien particulier, mais à tout être et tout bien (12), c’est-à-dire que par nature il est capable de Dieu (13). C’est à cause de cette grandeur qu’il 1. IIIa P., q. 8. 2. IHa P., q. 24. 3. IUa P., q. 62, 69, 79. 4. De ver., q. 6. 5. De ver., q. 14. 6. De ver., q, 24. 7. De ver., q. 27-29. 8. De virtutibus, q. unica. 9. De caritate, q. unica. 10. Je reprends ici librement quelques pages d’un ai tide sur Nature et surnaturel dans la théologie de saint Thomas d'Aquin, dans Recherches de science religieuse, 1946, p. 56-91. 11. In Boeth. de Trin., q. 6, art. 4, ad 5 (Opéra, Vivès, t. 28, p. 550) : « quamvis homo naturaliter inclinetur in finem ultimum, non potest naturaliter illum consequi, sed solum per gratiam ethoc est propter eminentiam illius finis. » — De veritate, q. 10, art. ii, ad 7: < quamvis intellectus noster ad hoc factus sit quod videat Deum, non tamen ut naturali sua virtute Deum videre potest... » -- la P., q. 62, art. 2, etc. 12. Ia II™, q. 2, art. 8. — Ila llae, q. 2, art. 3 : « sola natura rationalis creata habet immediatum ordinem ad Deum quia ceterae creaturae non attingunt ad aliquid univer­ sale, sed solum ad aliquid particulare » (noter la rapidité de la conclusion qui suit). 13. 7“ llae, q. 113, art. 10 : α naturaliter anima est gratiae capax, eo enim ipso quod facta est ad imaginem Dei, capax est Dei per gratiam, ut Augustinus dicit » (cf. Aug. De trinitate, XIV, 8, it, P. L., 42, 104a). — Illa P., q. 9, art. 2, ad 3, etc. 201 LA SYNTHÈSE THOMISTE est dit à l’image de Dieu, les autres créatures n’étant que de simples vestiges de leur Créateur (1). Mais cette grandeur même fait sa misère. Créé pour une fin moins haute, l'homme eût pu, comme les autres êtres, s’y élever par ses propres forces. Pour atteindre ce Dieu qui peut seul le béatifier pleinement, il lui faut le secours divin, librement offert par Dieu, librement accepté ou refusé par la créature. Dieu est le soleil qui illumine, l’âme est l’œil qui s’ouvre à la lumière, le péché un écran opaque qui s’interpose entre l'âme et Dieu (2). Cette dépendance essen­ tielle de l’homme par rapport à Dieu n’est-elle pas une imperfection ? Tous les autres animaux n’ont-ils pas en eux-mêmes de quoi atteindre leur fin (3) ? L’homme lui-même, dans les choses matérielles, n’a-t-il pas la main et la raison, ces deux instruments précieux (4) ? Pourquoi Dieu n’a-t-il pas donné à l’homme une vertu intérieure qui l’orientât invinciblement vers sa fin (5) ? Cela, répond le Docteur angélique, était impossible. La béatitude, entendez la vision béatifiante, ne saurait être naturelle à aucun être, si ce n’est à Dieu lui-même (6). Le Créateur, I- Ia P., q. 45, art. 7. — la P., q. 93, art. 5, art. 4. —De veritate, q. 10, art. 1, ad 5 : être image de Dieu, c’est « ultimum genus perfectionis quo creatura tendere possit.» Le Fils est l’image parfaite du Père, l’homme est seulement ad imaginem (Ia P., q. 35, art. 2, ad 3), à la façon dont la pièce de monnaie porte l’empreinte du visage du roi (Ze P., q. 93, art. 1, ad 2). La différence entre l’image et le vestige fonde une distinction entre la manière dont nous aimons les créatures irrationnelles et celle dont nous aimons les créatures raisonnables (JIa llai, q. 25, art. 3, ad 2) ; elle explique pourquoi seule une créature raisonnable pouvait être assumée par le Verbe (ZZZ® P., q. 4, art. 1, ad 2) ; pour la dépendance d’Augustin, voir E. Gilson, Introduction à l'étude de saint Augustin, 1929» P- 268 sq., 279 sq. ; 2® édit., 1943, p. 275 sq., 286 8q. 2. Contra Gentiles, III, c. 159. — De malo, q. 2, art. 11 ; « sicut lumen a sole diffuuditur in aerem, ita gratia a Deo infunditur animae, quae quidem est supra naturam animae, et lumen in natura animae vel cujuscumque creaturae rationalis est aptitudo quaedam ad gratiae susceptionem... Peccatum autem est obstaculum interpositum inter animam et Deum. » — Cf. Ia P., q. 48, art. 4 ; Ia 119e, q. 79, art. 3. 3- De veritate, q. 14, art. ro, obj. 5. — 2« II™, q. 5 art_’ - obj. 2. — De caritate, q. un., art. 1, obj. 15. 4. Ia 11°*, q. 5, art. 5, ad 1. 5. la Ι1Μ, q. 5, art. 5, obj. r. 6. la nae, q_ art. γ ; < Habere perfectum bonum sine motu convenit ei quod natuter habet illud ; habere autem beatitudinem naturaliter est solius Dei ; unde solius ei proprium est quod ad beatitudinem non moveatur per operationem praecedentem, um autem beatitudo excedat omnem naturam creatam, nulla pura creatura conve­ nienter beatitudinem consequitur absque motu operationis, per quam tendit in ipsam. » — Cf. De veritate, q. 27, art. 2. — 202 — NATURE ET SURNATUREL voulant que l’homme y participât, lui a fait présent du libre arbitre, moyen de se tourner vers le Dieu qui donne la béatitude (I), et notre auteur ajoute magnifiquement : c’est là une grande chose, car mieux vaut être destiné à une fin sublime, quitte à la recevoir d’un autre, que de poursuivre seul un but misérable (2). Le Dieu qui nous crée est donc véritablement un ami (3) ; il met à notre disposition sa grâce, n’exigeant qu’une chose, qu’on l’accepte avec humilité et reconnaissance (4), Refu­ ser cette grâce, c’est, autant qu’il est en soi, désirer en rester à l’ordre 1. la II™, q. 5, art. 5, ad i : «sicut natura non deficit homini in necessariis, quamvis non dederit sibi arma et tegumenta, sicut aliis animalibus, quia dedit et rationem et manus, quibus possit haec sibi acquirere ; ita nec deficit homini in necessariis, quam­ vis non daret sibi aliquod principium quo posset beatitudinem consequi : hoc enim erat impossibile ; sed dedit ei liberum arbitrium, quo posset converti ad Deum qui eum faceret beatum. Quae enim per amicos possumus, per nos aliqualiter possumus, ut dici­ tur in ZZZ Ethicorum. » — Cf. De veritate, q. 22, art. 7. — Ibid., q. 14, art. το, ad 5. 2. Ζα IF*, q. 5, art. 5, ad 2 : « Nobilioris conditionis est natura quae potest consequi perfectum bonum, licet indigeat exteriori auxilio ad hoc consequendum, quam natura quae non potest consequi perfectum bonum, sed consequitur quoddam bonum im­ perfectum, licet ad consecutionem ejus non indigeat exteriori auxilio. Sicut melius est dispositus ad sanitatem qui potest consequi perfectam sanitatem, licet hoc sit per auxilium medicinae, quam qui solum potest consequi imperfectam sanitatem sine me­ dicinae auxilio. Et ideo creatura rationalis quae potest consequi perfectum beatitudinis bonum, indigens ad hoc divino auxilio, est perfectior quam creatura irrationalis quae hujusmodi boni non est capax, sed quoddam bonum imperfectum consequitur virtute suae naturae. » — Saint Thomas est ici l’écho d’Augustin (voir ci-dessus, p. i2r), pour qui la créature la plus riche est aussi la plus pauvre. Le Docteur angélique revient fréquemment à ce thème. Cf. II Sent., dist. 26, art. 1, ad 3. — De virtut., q. un., art. 8, ad 9. — De carit., q. un., art. 1, ad 15. — Ia IIM, q. 109, art. 5, ad 3. — On le retrouve, d’ailleurs, chez ses contemporains. Cf. Alex. Halens., Opera, Quaracchi, t. Il, col. 744, obj. 7 ; ibid., col. 747, ad 7. — Bonavent., In II Sent., dist. 29, art. 1, q. 1, obj. 4, et ad 5 (Opera, Quaracchi, t. II, col. 698-699). 3. Z° Ι1Μ, q. 5, art. 5, ad r (ci-dessus, note 1 in fine). — la Ι1Μ, q, 109, art. 4, ad 2 : « Illud quod possumus cum auxilio divino non est nobis omnino impossibile, secundum illud Phil, in III Ethic. : quae per amicos possumus, aliqualiter per nos possu­ mus ; unde Hieronymus ibidem confitetur sic nostrum liberum esse arbitrium, ut dicamus nos semper indigere Dei auxilio. » — Il est piquant de noter que le texte attri­ bué à saint Jérôme est en réalité de Pélage (Libellus fidei, 21, P. L., 48, 491, vel P. L., 39, 2181). 4. Contra Gentiles, III, c. T59 : « Deus, quantum in se est, paratus est omnibus gra­ tiam dare, omnes enim homines vult salvos fieri et ad cognitionem veritatis venire. Sed illi soli gratia privantur qui in seipsis gratiae impedimentum praestant, sicut sole illuminante, in culpam imputatur ei qui oculos claudit si ex hoc aliquod malum sequa­ tur, licet videre non possit nisi lumine solis praeveniatur. » — Cf. Ze ZZ“e, q. 79, art. 3. — 203 — LA SYNTHÈSE THOMISTE naturel, donc en fait à la privation de la vision, c’est-à-dire à la damna­ tion (1). Malgré ses emprunts à Aristote, cette synthèse n’est autre que la don­ née augustinienne traditionnelle. On en retrouve l’équivalent chez les contemporains de saint Thomas, Alexandre de Halès (2) ou saint Bona­ venture (3) par exemple. Mais, plus que saint Augustin, le Docteur angélique insiste sur la transcendance de la fin dernière. L’Aristotélisme lui apportait une notion très ferme de la nature, qui manquait à l’Augustinisme. Cependant, il ne lui fournissait guère de précisions sur la fin dernière de l’homme. Aristote, on le sait, se préoccupait fort peu de l’immortalité de l’âme et se contentait d’accorder à quelques privilégiés une béatitude terrestre à base de contemplation (4). Sans songer encore 1. Quodlibel., 5, art. 2 : « peccatores autem qui non justificantur per gratiam non sunt electi vel praeordinati a Deo ad culpam, sed solum praesciti quod non sint gra­ tiam habituri, sed suae naturae sint relinquendi. » — Cf. De malo, q. 6, art. 16, ad 3. 2. Alex. Halens., Summa theol., Opera, Quaracchi, 1.1, T924, coi. 602 : « rationalis creatura dicitur filius Dei in quantum capax Dei est ; hoc autem est in quantum ad imaginem et similitudinem Dei est ; et in quantum capax est Dei potest participare Deum, et in quantum potest participare Deum potest esse deus participatione, non natura. » — ibid., col. 602 : « creatura rationalis dicitur imago Dei eo quod Dei capax. » — Sur l’image de Dieu, cf. Opera, t. II, col. 408-415 ; sur les rapports entre la nature et la grâce, voir ibid., t. II, col. 741 : « Gratia dicitur esse perfectio naturae, non solum quia illam adjuvat, sed quia defectum ejus excludit. Unde in omni natura creaturae rationalis est aliquis defectus naturalis, qui habet per gratiam excludi, quantumque illa natura in genere creaturae sit perfecta. » 3. Bonav., II Sent., dist. 38, art. 1, q. 4, sed contra 2, Opera, t. II, coi. 888 : « impos­ sibile est quod in una creatura inveniat nostra voluntas sufficientiam, cum nihil suffi­ ciat nostrae voluntati nisi sola Trinitas. » — In IV Seni., dist. 49, art. 1, q. 1, Opera, t. IV, coi. 1000 : « satians nostrum appetitum sicut objectum solus Deus est, ad quem capiendum humana anima ordinatur. » L’immortalité de l’âme se prouve à partir du désir de la béatitude, étant entendu qu’on sait par ailleurs que l’âme est faite à l’image de Dieu et capable de Dieu (In II Sent., dist. 19, art. 1, q, t, Opera, t. Il, col. 460). Sur l’image de Dieu dans l’homme, cf. In II Sent., dist. 16, art. 1, q. 1 (Opera, t. II, col. 395), avec une raison que l’on retrouve chez saint Thomas : « quia enim ei (Deo) immediate ordinatur, ideo capax ejus est, et quia capax est, nata est ei configurari et propter hoc fert in se a sua origine lumen vultus divini. » L’un des gonds de cette théologie est que, si l’âme avait été créée par l’intermédiaire d’un ange, elle trouve­ rait sa béatitude en s’unissant à son principe ; argumentation paradoxale, mais qui éclaire beaucoup la question du désir naturel du surnaturel. 4. A. FeSTL'GIÈRE, L'idéal religieux des Grecs et l'Evangile, 1932, p. 56. Voir Recher· ches de science religieuse, 1946, p. 79, note 3. - 2O4 - NATURE ET SURNATUREL au problème de la nature pure, saint Thomas raccorde ici la philosophie et la tradition théologique et montre comment la finalité surnaturelle de la créature raisonnable donne à l’ordre naturel sa véritable consistance. Cela suppose une distinction entre la fin naturelle et la fin surnaturelle sur laquelle saint Thomas revient indéfiniment (I), mais qu’il faut bien entendre sous peine de faire un contresens sur la pensée du grand doc­ teur. Autre chose est cette distinction dans la tradition thomiste posté­ rieure, autre chose ce qu’elle fut à l’origine. S’il s’agit de l’ange, la dis­ tinction est à proprement parler sans objet. Pour que l’ange ait une fin naturelle, il faudrait qu’il fût en puissance par rapport à cette fin ; or, l’ange a par nature toute la perfection dont il est capable naturellement. Le bonheur naturel ne se présente pas à lui comme une fin à poursuivre, il découle spontanément des puissances de son être (2). En revanche, il est essentiellement en puissance par rapport à la surnature (3). Seule la béatitude surnaturelle a pour lui le caractère d’une fin (4). Elle s’offre à lui comme le terme d’une option (5). Il n’y a pas pour l’ange de péché possible dans l’ordre de la nature, mais seulement par rapport à la fin surnaturelle (6). L’homme, au contraire, poursuit simultanément deux fins dernières. L’une est proportionnée à ses forces naturelles : c’est la béatitude ter­ restre dont ont parlé les philosophes, la sagesse humaine à laquelle on arrive par de longs efforts, grâce à la science et à la vertu (7). De cette 1. la P., q. 62, art. 1. — Ia P., q. 23, art. 7, ad 3. — la P., q. 23, art. 1. — De veritate, q. 14, art. 2. — De ver., q. 27, art. 2. — De anima, q. un., art. 7, ad 10, etc. 2. la P., q. 62, art. 1 : « ultimam beatitudinem quae facultatem naturae excedit, non statim a principio suae creationis habuerunt, quia haec beatitudo non est aliquid na­ turae, sed naturae finis. » — Cf. la P., q. 63, art. 3, obj. 2. 3. De malo, q. 16, art. 3 : « angeli omnes sic conditi sunt ut quidquid pertinet ad naturalem perfectionem eorum fctatim a principio suae creationis habuerint ; tamen erant in potentia ad supernaturalia bona. » — De malo, q. 16, art. 5 : « haec sola mutatio in eis esse potest ut de gradu naturae ipsorum moveantur in id quod est supra naturali convertendo se vel avertendo. » 4. laP., q. 62, art. 3, ad 3 : «gloria est finis operationis naturae per gratiam adjutae.» 5. la P., q. 62, art. 2. 6. Cf. Ch. V. Heris, L'amour naturel de Dieu, dans les Mélanges thomistes, 1923, p. 304 : « Saint Thomas ne fait aucune difficulté d’admettre qu’à s’en tenir au point de vue naturel, le péché de l’ange est impossible. » Voir ici encore notre article sur Nature et surnaturel dans la théol. de S. Thomas, R. S. R., 1946, p. 59. 7. In Boeth. de Trinitate, q. 6, art. 4, ad 5 : « duplex est felicitatis hominis. Una imperfecta, quae est in via, de qua dicit philosophus... alia perfecta, in patria, qua — 2O5 — LA SYNTHÈSE THOMISTE fin, saint Thomas ne fait pas un cas extrême, car, lorsqu’il en parle, il ajoute : Dieu nous a heureusement réservé une félicité plus haute (1). La vraie fin dernière, en effet, celle qui rassasie le désir de l’homme, n’est autre que Dieu possédé dans la vision face à face (2). Les philosophes n’ont pas pu la découvrir (3), parce qu’elle est l’objet d’une révélation. Mais leurs analyses sont précieuses au théologien. L’Éthique aristotéli­ cienne, avec sa doctrine de la béatitude et de la vertu, est facilement transposable en termes chrétiens. Quant aux commentateurs arabes, saint Thomas retient de leurs spéculations quelques grands principes qui nous étonnent aujourd’hui. Franchissant d’un bond les abîmes devant lesquels les théologiens postérieurs s’arrêteront, effrayés, il nous dit que l’âme, ayant été créée directement par Dieu, ne peut être béati­ fiée qu’en possédant Dieu lui-même (4). C’est redresser le raisonnement ipse Deus per essentiam videtur. * — In I Sent., prol,, q. i, art. i : « contemplatio Dei est duplex, una per creaturas, quae imperfecta est, in qua contemplatione philosophus felicitatem contemplativam posuit, quae tamen est felicitas viae... est alia contemplatio qua Deus videtur immediate per suam essentiam et haec perfecta est quae erit in patria. » — Ie IIae, q. 5, art. 5 : « beatitudo imperfecta, quae in hac vita haberi potest, potest ab homine acquiri per sua naturalia... Sed beatitudo hominis perfecta consistit in visione divinae essentiae... » — De veritate, q. 14, art. 2, etc. 1. la II&, q. 3, art. 2,-ad 4. — la U0*, q. 3, art. 5 : « ultima et perfecta beatitudo quae exspectatur in futura vita, tota principaliter consistit in contemplatione, beatitudo autem imperfecta qualis hic haberi potest... e — la 11°*, q. 4, art. 5 et art. 7, et surtout /a Hae} q. 5, art. 3, où saint Thomas, très augustinien, montre que l’homme ne peut être heureux en cette vie. — In III Sent., dist. 2", q. 2, art. 2 : « felicitas ad quam homo per sua naturalia potest devenire est secundum vitam humanam, et de hac phi­ losophi locuti sunt, unde in I Ethic, dicitur ; beatos autem ut homines. Sed quia nobis promittitur quaedam felicitas in qua erimus angelis aequales... », etc. 2. la P., q. 12, art. 1. — Ia IIM, q. 3, art. 8. — Contra Gentiles, III, c. 50. 3. Contra Gentiles, III, c. 48 : « In quo satis apparet quantam angustiam patiebantur hinc inde eorum praeclara ingenia. » Ce texte amorce les fameux chapitres où saint Tho­ mas montre que le désir naturel de l’esprit ne s’apaise que dans la vision de Dieu pos­ sédé face à face, et sur l’interprétation desquels on discutera passionnément. Voir cidessus, p. 198, note 4. 4. Quodlibet., 10, art. 17: « quia anima immediate facta est aDeo, ideo beata esse non poterit nisi immediate videat Deum, scilicet absque medio quod sit similitudo rei cognitae... unde in hoc ponimus beatitudinem rationalis creaturae quod Deum per essentiam videbit ; sicut philosophi qui posuerunt animas nostras fluere ab intelligentia agente, posuerunt ultimam felicitatem in continuationem intellectus nostri ad ipsam. » — De veritate, q. 8, art. r : « Ipse Deus omnes creaturas rationales immediate condidit, ut fides nostra tenet, unde oportet, secundum fidem, ut omnis creatura rationalis quae ad beatitudinem pervenit, Deum per essentiam videat. »—De virtutibus, - 206 - NATURE ET SURNATUREL d’un Avicenne pour qui les esprits, procédant les uns des autres en cas­ cade, sont béatifiés par la réunion avec leur principe originel (1). Dans la synthèse thomiste, Augustin compose avec le pseudo-Denys, ou plu­ tôt, à travers l’un et l’autre, saint Thomas utilise et dépasse la philoso­ phie néo-platonicienne (2). L’homme sorti de Dieu retourne à Dieu par la médiation des créa­ tures et surtout par celle du Christ et de son Église (3). Mais il n’en règne pas moins sur l’univers entier, poursuivant à la fois et la fin der­ nière surnaturelle et cet ensemble de fins temporelles subordonnées qui constituent sa fin naturelle. Entre les deux ordres, il y a interdépendance. Ils ne sont pas plaqués l’un sur l’autre, comme plus tard dans la théolo­ gie nominaliste ; mais, pas plus que le corps et l’âme, ils ne peuvent, en fait, exister l’un sans l’autre. Encore une fois, le problème de la nature q. un., art. io : « sicut autem homo suam primam perfectionem scilicet animam acqui­ rit ex actione Dei, ita et ultimam suam perfectionem, quae est perfecta hominis felici­ tas, immediate habet a Deo ct in ipso quiescit : quod quidem ex hoc patet quod natu­ rale hominis desiderium in nullo quietari potest, nisi in solo Deo. » On pourrait dire que saint Thomas parle ici du désir de Dieu en général, mais il reprend : « oportet quod, sicut prima perfectio hominis, quae est anima rationalis, excedit facultatem materiae corporalis, ita ultima perfectio ad quam homo potest pervenire, quae est beatitudo vitae aeternae, excedat facultatem totius humanae naturae », et tout le contexte indique qu’il s’agit bien de la fin surnaturelle. — Ce point mériterait une étude spéciale. On ne le comprend bien que dans une perspective néo-platonicienne : les êtres spirituels retournent à leur principe ; s’ils viennent de Dieu, ils retourneront à Dieu ; s’ils viennent d’une autre créature spirituelle, ils s’arrêteront à celle-ci. Cf. De verit., q. n, art. 3, ad 10. — la llae, q. 3, art. 7, obj. 3. — Dans ces perspectives, tantôt on partira de la création immédiate de l’âme pour parler de la fin dernière, tantôt au contraire on se servira des thèses chrétiennes sur la béatitude surnaturelle pour prouver qu’il y a en nous un principe spirituel distinct de Dieu, personnel à chacun et créé directement par Dieu : « si intellectus agens ponatur aliqua substantia separata praeter Deum, sequitur aliquid fidei nostrae repugnans, ut scilicet ultima perfectio nostra et felicitas sit in conjunctione aliquali animae nostrae non ad Deum... sed in conjunctione ad aliquam aliam substantiam separatam » (De anima, q. un., art. 5). On voit dès lors le supposé d’un texte apparemment simple comme celui-ci : « Intellectus separatus, secundum fidei documenta, est ipse Deus, qui est creator animae, et in quo solo beatificatur, unde ab ipso anima humana lumen intellectuale participat, secundum illud : signatum est super nos lumen vultus tui Domine » (la P., q. 79, art. 4). 1. E. Gilson, La philosophie au moyen âge, 2® éd., 1944,9.354-356. 2. Cf. Ia P., q. 44 (Dieu, origine des êtres, en est aussi la cause exemplaire et la cause finale) ; De verit., q. 22, art. r (Omnia bonum appetunt), et tout ce qui concerne l’amour naturel de Dieu, présupposé de tout amour librement consenti. 3. Cf. R. SEEBERG, Lehrbuch der Dogmengeschichte, 4® éd., t. III, p. 370-371. - 2O7 - LA SYNTHÈSE THOMISTE pure est étranger aux perspectives de saint 1 bornas et de ses contempo­ rains. Certaines formules pourraient ici faire illusion ; il faut les regar­ der de près. Lorsque saint Thomas rappelle que l’homme aurait pu être créé in naturalibus (I ), il entend qu’Adam, créé en fait avec la grâce habi­ tuelle et son cortège de vertus, aurait pu être posé dans 1 être sans ces dons surnaturels (2), mais il reste bien entendu qu’il était destiné aies posséder, et sous-entendu que la préparation à la grâce (habituelle), nécessaire alors à Adam, n’eût pas été possible sans un auxilium Dei moventis dont la notion est encore relativement imprécise. Adam a donc possédé la grâce habituelle (3). Cette grâce était-elle déjà grâce du Christ ? Saint Thomas ne le dit pas expressément, encore qu’il admette que notre premier père ait eu la foi dans le Christ (4). Mais de toutes manières, la distinction augustinienne entre Γadjutorium quo et V adjutorium sine quo non est maintenant dépassée. Un Jansénius s’y accrochera désespérément ; dans les perspectives médiévales, cette dis­ tinction n’a plus qu’une importance très secondaire (5). Ordonnés à une fin surnaturelle, les anges d’abord, l’homme innocent ensuite, ont eu besoin de la grâce, entendons toujours la grâce habituelle (6). Si la fin est surnaturelle, les moyens le seront aussi ; la créature ne peut y tendre 1. Quodlib. i, art. 8 : « sed quia possibile fuit Deo ut hominem faceret in -puris natu­ ralibus, utile est considerare ad quantum se dilectio naturalis extendit. » 2. la P., q. 95, art. i, ad 4 : « Magister loquitur secundum opinionem illorum qui posuerunt hominem non esse creatum in gratia, sed in naturalibus tantum. » — In II Sent., dist. 20, q. 2, art. 3. - In II Sent., dist. 29, q. 1, art. 2. 3. Ia P., q. 95, art. 1 : sur les vertus infuses, cf. ibid., art. 3. Dans la Somme, saint Thomas tranche de façon beaucoup plus décidée que dans les Sentences (In II Sent., dist. 29, q. r, art. 2) ou le De veritate (q. 28, art. 2, ad. 4). Il s'oppose ici à saint Bonaventure (In II Sent., dist. 29, art. 2, q. 2 ; Opera, t. II, p. 703). Tout le monde se réclame de saint Augustin ; les Franciscains de la théorie de Vinformitas (cf. S. BONAV., Opera, t. II, p. 132-135), le Docteur angélique de la théorie des raisons séminales (Ia P., q. 62, 3) à laquelle il se réfère pour montrer que la grâce est le germe de la gloire (cf. Z® IIae, q. 114, art. 3, ad. 3). 4. IIa II™, q. 2, art. 7 : « ante statum peccati homo Imbuit explicitai» fidem de Incarnatione secundum quod ordinabatur ad consummationem gloriae, non autem secundum quod ordinabatur ad liberationem a peccato per passionem et resurrectio­ nem. » Cf. Z1la P., q. r, art. 3, ad 5. — Saint Thomas n’avait d’abord concédé à Adam qu’une foi implicite dans le Christ (IV Sent., dist. 25, q. 2, art. 2. —De verit., q. 14, art. ri). 5. Voir supra, p. 126 η. i. 6. Ia P., q. 62, art. 1. - 208 - NATURE ET SURNATUREL efficacement qu’en posant des actes proportionnés à cette fin. Or, Seul le don de la grâce, participation de la nature divine, comble un abîme qui autrement serait à jamais infranchisssable (1). Par la grâce, l’homme devient agréable à Dieu, Dieu se complaît en lui (2), Dieu habite en lui (3), il est présent dans son âme d’une présence différente de celle du Créateur dans sa créature et qui lui permet en toute vérité de posséder Dieu (4) et de jouir de lui (5). Par la grâce, l’homme entre dans la famille divine, la charité est, en effet, un amour d’amitié qui entraîne réciprocité et donne naissance à une sorte de société entre Dieu et l’homme, commençant une vie d’intimité qui sera parfaite au ciel (6). La grâce fait de l’homme un fils adoptif de Dieu (7), elle en fait un dieu (8). La grâce est le principe du mérite et le germe de la gloire. Il est convenable que Dieu récompense les actes qui procèdent de notre libre arbitre, mais seule la présence du Saint-Esprit peut donner à ces actes 1. 7“ P., q. 62, art. 4. — 7“ llae, q. 114, art. 2. 2. la 1106, q. no, art. 1. — Comp. theol., c. 222 (Vivès, XXVII, 90). 3. De verit., q. 28, art. 2 : « gratia... per quam Deus mentes inhabitat et mens Deo per amorem caritatis inhaeret. » 4· 7® P., q. 43, art. 3. — 7® P., q. 43, art. 5. Ces textes très riches posent tout le problème de nos relations avec les personnes divines (voir infra, p. 333J. Us doivent être interprétés par ce que saint Thomas dit de la présence de Dieu (7“ P., q. 8, art. 1, ad 4) et de la notion de don (7“ P., q. 38, art. 1). 5. 7® P., q. 43, art. 3, ad 1 : « per donum gratiae gratum lacientis perficitur creatura rationalis ad hoc quod libere non solum ipso dono creato utatur, sed ut ipsa divina per­ sona fruatur. 0 — ia P., q. 38, art. 1 : α habere dicimus id quo libere possumus uti vel frui. Et per hunc modum divina persona non potest haberi nisi a rationali creatura Deo conjuncta. » — Cf. 7“ /lae, q. 5, art. 3, ad 2. — Ces mots frui, fruitio, ont pour les théologiens du XIIIe siècle un sens très profond et ils les étudient très longuement, sur la base de l’augustinisme (7 Sent., dist. 1 ; 7® llae, q. 11). 6· 7® 77“*, q, 65, art. 5 : e caritas non solum significat amorem Dei, sed etiam amici­ tiam quamdam ad ipsum quae quidem super amorem addit mutuam redamationem cum quadam communicatione mutua, ut dicitur in VIII Ethic. ; et quod hoc ad carita­ tem pertineat, patet per id quod dicitur : qui manet in caritate, in Deo manet et Deus in eo Joan., 4, τ6) et : fidelis Deus per quem vocati estis in societatem filii ejus (7 Cor., i, 9) ; haec autem societas hominis ad Deum, quae est quaedam familiaris conversatio cum ipso, inchoatur hic in praesenti per gratiam, perficietur autem in futuro per glo­ riam. » 7. 777® P., q. 23, art. 1. 8. 7® 77®*, q. 3, art. 1, ad 1 : « homines sunt beati per participationem sicut et dii per participationem dicuntur. » - 209 14 LA SYNTHÈSE THOMISTE une valeur divine (1). Lanotion de mérite implique, certes, l’idée d’un droit à la récompense, mais on reste dans les perspectives augustiniennes : c’est Dieu lui-même qui nous donne de quoi 1 atteindre et l’aimer, comme un père donnant à son fils de quoi mériter un nouveau don (2). On reste aussi dans les perspectives pauliniennes et johanniques : la grâce est un germe de vie qui grandit et fructifie pour l’éter­ nité (3). Une synergie merveilleuse se réalise entre Dieu et 1 homme, que les catégories humaines, empruntées au monde juridique ou au monde biologique, n’arrivent pas à exprimer (4). Aristotélicien, saint Thomas nous dit que la grâce est une qualité, puisqu’elle est la splendeur de l’âme (5). Mais il n’y insiste pas et semble préférer l’idée de nouvelle nature (6). Les vertus infuses s’enracinent dans la grâce comme les facultés dans la substance de l’âme (7). La dis­ tinction des deux fins dernières commande celle des vertus naturelles et des vertus surnaturelles (8). Là où il y a une fin naturelle, il y a une 1. Ia lla", q. xi4, art. 3. 2. la IIaet q. 114, art. 1 : « meritum hominis apuJ Deum esse non potest nisi secun­ dum praesuppositionem divinae ordinationis, ita scilicet ut id homo consequatur per suam operationem, quasi mercedem, ad quod Deus ei virtutem operandi deputavit. » 3. 7“ 77®*, q. 1T4, art. 3, ad 3 : « gratia Spiritus sancti quam in praesenti habemus, et si non sit aequalis gloriae in actu, est tamen aequalis in virtute, sicut semem arboris in quo est virtus ad totam arborem. » 4· Ila Uae, q. 24, art. 6 : « ex uno actu caritatis homo redditur promptior iterum ad agendum secundum caritatem et, habilitate crescente, homo prorumpit in actura ferventiorem dilectionis, quo conetur ad caritatis profectum. » La notion thomiste de mérite déborde les catégories juridiques, d’autant plus que la doctrine du corps mystique ajoute un nouvel élément, toute action méritoire d’un membre ayant son retentisse­ ment sur l’organisme entier (cf. 777“ P., q. 48, art. 2, ad r ; cité ivjra, p. 233, note r). 5· 7® llae} q. iio, art. 2 : « gratia est nitor animae... ergo gratia est quaedam quali­ tas· 8 L’objection 2 pose un problème qui tracassera Luther. La grâce étant en nous ce qu il y a de plus parfait, comment peut-on l’appeler un accident ? 6. 7“ //<“, q, no, art. 4.—Cf. la 77“*, q. 110, art. 2, ad 3 :« gratia dicitur creari ex eo quod homines secundum ipsam creantur, id est in novo esse constituuntur ex nihilo. » 7. 7“ 77“*, q. 110, art. 4, ad 1 :« sicut ab essentia animae effluunt ejus potentiae quae sunt operum principia, ita etiam ab ipsa gratia effluunt virtutes in potentias animae per quas potentiae moventur ad actus. » Cette systématisation suppose une distinction réelle entre grâce et chanté (De verit., q. 27, art. 2 ; 7“ 77®*, q. no, art. 3). Sur la posi­ tion de saint Bonaventure, voir Opera, Quaracchi, t. II, col. 656-657. 8. (a i jœ, q art — j^e viTiuni)USr q. un., arft lo . 4 considerandum est quod est duplex hominis bonum, unum quidem quod est propertionatum suae naturae, aliud autem quod suae naturae facultatem excedit... Et quia unumquodque ordinatur ad — 210 NATURE ET SURNATUREL inclination vers la fin, préparant de loin les opérations de l’être (1). L’homme, ordonné à des fins terrestres multiples, y est prédisposé par des vertus naturelles, en partie innées (2), en partie acquises (3). Mais tout cet ensemble est assumé dans l’ordre surnaturel, finalisé par la cha­ rité (4). Au baptême, lors de la première justification, l’homme reçoit d’un coup tout cet ensemble de vertus surnaturelles (5) qui expriment le comportement spirituel de l’homme à l’égard de la fin dernière en tant que celle-ci prolonge les fins prochaines de l’activité humaine (6). La prudence, la force, la justice et la tempérance, avec leurs multiples ramifications, forment un ensemble de vertus morales (7) que cou­ ronnent les trois vertus théologales de foi, d’espérance et de charité (8). Il faut y ajouter les dons, qui assouplissent l’âme justifiée et la rendent docile aux inspirations du Saint-Esprit (9). finem per operationem aliquam, et ea quae sunt ad finem oportet esse aliqualiter fini proportionata, necessarium est esse aliquas hominis perfectiones quibus ordinetur ad finem supernaturalem... Hoc autem esse non potest nisi supra principia naturalia ali­ qua supernaluralia operationum principia homini infundantur a Deo. Naturalia autem operationum principia sunt essentia animae et potentiae ejus, scilicet intellectus et voluntas... Infunditur igitur divinitus homini ad peragendas actiones ordinatas in finem vitae aeternae primo quidem gratia, per quam habet anima quoddam spirituale esse, et deinde fides, spes et caritas, ut per fidem intellectus illuminetur de supernaturalibus cognoscendis... per spem autem et caritatem acquirit voluntas quamdam inclinationem in illud bonum supematuraie ad quod voluntas humana per naturalem inclinationem non sufficienter mdinatur. » r. De veritate, q. 27, art. 2 (cet article est fondamental). 2. De virtutibus, q. un., art. 8 ; 7“ liae, q. 63, art. 1. 3. De virtut., q. un., art. 9 ; la 11M, q. 63, art, 2. —Sur la connexion des vertus entre elles, soit chez saint Thomas, soit chez ses devanciers, voir O. Lottin, La con­ nexion des vertus morales acquises chez saint Thomas et ses contemporains, dans Ephe­ merides lheol. lovanienses, 1937, p. 585-599. — Id., La connexion des vertus au moyen âge avant saint Thomas, dans Recherches de théol. anc. et médiévale, 1930, p, 21-53. 4. lla 27“*, q. 23, art. 7 ; 7“ 77“*, q. 65, art. 2. 5. 777“ P., q. 69, art. 4. — 777“ P., q. 69, art. 6, à éclairer par ce que nous avons dit plus haut (p. 193) sur les hésitations de la tradition thcologique. 6. Cf. G. de Broglie, De la place du surnaturel dans la philosophie de saint Thomas, dans Recherches de science religieuse, 1925, p. 25 : « saint Thomas a toujours conçu comme purement terrestre la fin des vertus naturelles. » 7. 7“ 77“*, q. 63, art. 3, et passim. 8. 7“ 77“*, q. 62, art. 1, art. 3. 9. 7“ 77“*, q. 68, art. 3 : « dona sunt quaedam perfectiones hominis quibus disponitur tui hoc quod homo bene sequatur instinctum Spiritus sancti... habitus quibus homo perficitur ad prompte obediendum Spiritui sancto. » — Pour le contexte historique, — 211 LA SYNTHÈSE THOMISTE A première vue, tout cet ensemble paraît un peu compliqué et la sco­ lastique postérieure cherchera parfois à jeter du lest, sacrifiant par exemple les vertus morales infuses. Elle cherchera ainsi à raccorder directement l’ordre humain et l’ordre surnaturel, les vertus naturelles et les vertus théologales. D’autres sauront conserver fidèlement l’édifice thomiste. Mais ils n’en verront pas toujours la cohérence et seront plus embarrassés qu’ils ne le diront pas les objections de leurs adversaires. On pourrait même être tenté de croire que cette cohérence n’est qu’ap­ parente (1). Cependant une étude approfondie montrerait probablement que, dans la pensée thomiste, nature et grâce composent harmonieuse­ ment (2). Surtout il ne faut pas réifier ici les abstractions, solidifier des oppositions qui sont avant tout des aspects divers d’une même activité. voir 0. Lottin, Les dons du Saint-Esprit depuis Pierre Lombard jusqu'à saint Thomas d'Aquin, dans Recherches de théol. anc. et médiévale, 1929, p. 41-61 ; J. Bonnefoy, Les dons du Saint-Esprit d'après saint Bonaventure, 1929. 1. Certains textes sembleraient donner des gages aux partisans du surnaturel quoad modum, celui-ci par exemple : « opus meritorium a non meritorio non distat in quid agere, sed in qualiter agere ; nihil est enim quod unus homo meritorie agat ex caritate quod alius non possit absque merito agere vel velle » (De veritate, q. 24, art. 1, ad 2) ; mais de cet acte fait sans la charité, saint Thomas ne dit ni s’il est pleinement bon, ni s’il est fait avec les seules forces de la nature au sens moderne du terme. 2. Je dis probablement. Le mot étonnera peut-être. Cependant, malgré tous les efforts faits jusqui’ici, nous sommes encore trop peu habitués à étudier saint Thomas historiquement. Dom Lottin, qui a beaucoup fait pour rattacher celui-ci à ses devan­ ciers, tout en soulignant sa profonde originalité, avoue qu’il n'a pas encore abordé la morale surnaturelle de saint Thomas (Lottin, Pour un commentaire historique de la morale de saint Thomas d'Aquin, dans Rech. de théol. anc. et méd., 1939, p. 270, note. Cet article donne la bibliographie des travaux antérieurs du même auteur). On a jadis rappelé que saint Thomas, en utilisant la Morale d’Aristote, la faisait éclater. Il ne s’est pas contenté de plaquer le surnaturel sur une morale naturelle préexistante. Mais en introduisant une finalité surnaturelle dans les cadres aristotéliciens, orientant chaque . détail vers une vue d’ensemble où nature et grâce composeraient un peu comme puis1 sance et acte, matière et forme, corps et âme, a-t-il pleinement réussi à expliciter une t intuition magnifique qui faisait le fond de sa pensée ? Je n’oserais en décider. De tous les grands systèmes philosophiques, on peut montrer qu’ils recèlent une ambiguïté profonde, le système et l’intuition qui lui a donné naissance étant beaucoup moins accordés que ne le pensait leur auteur. Il est probable qu’on peut sans irrévérence étendre cette remarque à saint Thomas, avec cette différence qu’arrivé au terme de sa carrière, sentant la disproportion formidable entre ce qu’il avait réalisé et ce qu’il aurait fallu dire, il déclara avec cette grande loyauté qui le caractérise : omnia palea ! parole magnifique qui doit s’entendre évidemment aussi, et surtout,du rapport entre l’œuvre et les réalités surnaturelles qu’elle cherchait à traduire en termes humains. 212 NATURE ET SURNATUREL Pour saint Thomas, l’homme est un. Ayant dit que l’intelligence et la volonté sont réellement distinctes entre elles et distinctes de la sub­ stance de l’âme, le Docteur angélique ajoute que c’est le même homme qui est, qui pense et qui veut. Il en est de même dans l’ordre surnaturel. La systématisation des vertus exprime le comportement spirituel d’un homme unique à l’égard des fins multiples qui le sollicitent (1). Entre les vertus morales infuses et les vertus morales acquises correspondantes, il y a une perpétuelle interférence, l’homme est mû et il agit, la grâce le construit et il se construit lui-même (2). La prudence, la tempérance sont des dons de Dieu, elles sont aussi des acquisitions de l’homme (3). On conçoit donc qu’il y ait entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel une parfaite correspondance. Cependant, la systématisation adoptée n’est pas sans danger. Si la grâce est une nouvelle nature, peut-il y avoir avant la justification de véritables habitus de foi ou d’espérance ? Si tout péché mortel enlève simultanément la grâce et la chanté, pourquoi la foi et l’espérance ne disparaissent-elles pas aussi ? Et si elles demeurent, pourquoi les vertus morales sont-elles chassées ? Ces problèmes seront d’autant plus difficiles à résoudre pour les théologiens de l’avenir que le concile de Trente, tout en acceptant nombre d’idées thomistes, formu­ lera une doctrine de la justification plus souple et dégagée des thèses 1. Ia llfie q. 6o, art. i, ad 3 : « moralia non habent speciem a âne ultimo, sed a finibus proximis, qui quidem, etsi infiniti sint numero, non tamen inâniti sunt specie. » 2. Dc malo, q. 2, art. ii : « gratia a Deo infunditur animae, quae quidem est supra naturam animae, et tamen in natura animae vel cujuscumque creaturae rationalis est aptitudo quaedam ad gratiae susceptionem et per gratiam susceptam fortificatur in debitis actibus. » — Cf. IIa ΙΙΜ, q. 24, art. 6 (cité ci-dessus p. 210, η. 4). 3- A vrai dire, j’ai conscience d’interpréter un peu les textes, qui sont moins clairs. Saint Thomas ne traite pas explicitement cette question. Dans la Somme, il se con­ tente d’opposer la ânalité des vertus acquises et celle des vertus infuses correspondantes (Z“ 11M, q. 63, art. 4). Ailleurs, traitant de l’accroissement des vertus, il écrit : « sicut virtutes acquisitae augentur ex actibus per quos causantur, ita virtutes infusae augentur per actionem Dei, a quo causantur. Actus autem nostri comparantur ad augmentum caritatis et virtutum infusarum ut disponentes, sicut ad caritatem a principio obti­ nendam. » (De virt., q. un., art. 11.) Mais ce texte semble n’envisager que les vertus acquises antérieures à la justification. Ce qui est dit ailleurs de l’accroissement de la charité (Ila IIM, q. 24, art. 6, cité ci-dessus, p. 210, n. 4) n’envisage pas la question que nous posons. Celle-ci est étroitement liée à la question des rapports entre grâce et liberté, et la pensée thomiste devait nécessairement être interprétée plus tard en sens divers. Voir Th. Deman et F. de Lanversin, Accroissement des vertus, dans Diet, ds spiritualité, t. I, col. 137-166. — 2I3 — la synthèse thomiste d’école. Il n’est pas facile de voir comment saint Thomas lui-même aurait répondu aux questions ainsi posées (1). La même difficulté d’interprétation se retrouve à propos des consé­ quences du péché originel. En une série de questions dont la théologie postérieure reprendra les énoncés, mais sans bien se rendre compte de l’évolution de la terminologie, saint Thomas étudie la question de la nécessité de la grâce. Cette étude repose avant tout sur l’opposition entre la nature intègre, celle d’Adam avant son péché, et la nature déchue qui est la nôtre (2). Chez l’homme innocent, la grâce (entendons toujours le don habituel) n’était qu’élevante (3). Pour l’homme déchu et en général pour l'homme blessé par le péché, elle est élevante et mé­ dicinale (4). Élevante en ce sens que, sans la grâce, il ne peut y avoir de mérite surnaturel (5) et que le même acte diffère du tout au tout selon 1. Saint Thomas enseigne que tout péché mortel enlève la charité (lla II™, q. 24, art. 12) ; la foi et l’espérance ne disparaissent pas pour autant {ibid., ad 5) ou plutôt la fides formata devient fides informis (De verit., q. 14, art. 7 ; Ila II™, q. 4, art. 4). Le raisonnement semblerait devoir exiger qu’il en soit de même pour les vertus morales infuses. Saint Thomas dit qu’elles ne peuvent exister sans la charité (Ia II™, q. 65, art. 2). Il affirme ailleurs que, chez le pécheur, il peut y avoir quelque bien « secundum quod habet aliquod aliud donum Dei, vel fidem, vel spem, vel etiam bonum naturae quod non totaliter per peccatum tollituri (lla II™, q. 23, art. 7, ad 1). Le théologien qui lit ce texte conclut que, pour saint Thomas, il reste au pécheur les vertus naturelles acquises, mais ce mot naturel est plein d’équivoques. Le problème est différent de savoir ce qu’a pensé saint Thomas et de savoir ce que le théologien doit aujourd'hui penser pour rester fidèle à l’esprit de saint Thomas. 2. Ia U™, q. 109, art. 2 : « natura humana potest dupliciter considerari, uno modo in sua integritate, sicut fuit in primo parente ante peccatum, alio modo secundum quod est. corrupta in nobis post peccatum primi parentis. » — la II™, q. 109, art. 3, art. 4 art. 8, etc. 3. Saint Thomas n’emploie pas le mot de gratia elevans, mais il parle de la grâce élevante comme d’une virtus altior (Ia II™, q. 109, art. 5). La grâce sans qualificatif, c est cette grâce qui nous met d’emblée dans le monde surnaturel au sens le plus fort du mot. Mais il emploie les mots -.elevare (1Ια II™, q.6, a. 1), sanare (la Il™,q. 109, art. 2 et 3). Ex professo, il étudie les divisions suivantes : gratia gratis data, gratia gra­ tum faciens (Ia II™, q. in, art. 1); gratia operans et coopérons (Ia II™, q. iu,art.2) ; gratia praeveniens, gratia sstbsequens (Ia II™, q. in, art. 3). 4. la II™, q. 109, art. 2 : « virtute gratuita superaddita virtuti naturae indiget homo... in statu naturae corruptae quantum ad duo, scilicet ut sanetur et ulterius ut bonum supematuralis virtutis operetur, a 5. /a II™, q. 109, art. 5 ; la 11™, q. 114, art. 2. - 2I4 - NATURE ET SURNATUREL qu’il est fait ou non avec la grâce (1). Médicinale en ce sens qu’elle per­ met à l’homme d’observer la Loi (2) et d’aimerDieu par-dessus toutes choses (3). Cet amour de préférence se greffe sur une volonté de nature (4), sur un élan foncier de l’être, condition de toute option per­ sonnelle, par lequel la créature raisonnable, comme toute créature, aime Dieu par-dessus toutes choses, le bien du Tout l’emportant toujours sur le bien de la partie (5). Dans l’état de nature intègre, l’homme aurait librement ratifié cet élan naturel, la grâce n’intervenant que pour donner 1. De veritate, q. 24, art. i, ad 2 (cité ci-dessus, p. 212, note 1). 2. la llM, q. 109, art. 4 : « in statu naturae corruptae non potest homo implere omnia mandata divina sine gratia sanante. » — Saint Thomas suppose que l’homme innocent pouvait garder les commandements avec les seules ressources de sa nature, mais il inclut probablement ici dans la nature certains dons qui appartiennent à la justice originelle en tant que contradistinguéc de la grâce. 3. la Ilae, q. 109, art. 3 ; Quodlib., 1, art. 8. 4. II est d’une extrême importance de noter que, chez saint Thomas, naturale s’oppose d’abord à liberum. Etudiant les anges, il se demande s’il y a chez eux une dilectio natura­ lis (la P., q. 60, art. 1), puis s’il y a une dilectio electiva (ibid., art. 2) et c’est à partir de cette distinction qu’il se demande ensuite si l’ange s’aime lui-même (/“ P., q. 60, art. 3), et enfin s'il aime Dieu plus que lui-même (la P., q. 60, art. 5). La conclusion sera que l’ange, comme toute créature, aime Dieu naturellement plus que tout et plus que soimême. Cette question de vocabulaire, à laquelle les théologiens du passe n’étaient que médiocrement attentifs, est d’une extrême importance pour tout ce qui concerne la question de l’amour naturel de Dieu et du désir naturel du surnaturel (cf. G. LAPORTA, Les notions d'appétit naturel et de puissance obédientielle chez saint Thomas, dans Ephe­ merides theol. lovan., 1928, p. 257-277). 5. Quodl., r, art. 8 : « diligere Deum super omnia plus quam seipsum est naturale non solum angelo et homini sed etiam cuilibet creaturae secundum quod potest amare aut sensibiliter aut naturaliter. Inclinationes enim naturales maxime cognosci possunt in his quae naturaliter aguntur absque deliberation" : sic enim agit unumquodque in natura, sicut aptum natum est agi. Videmus autem quod unaquaeque pars naturali quadam inclinatione operatur ad bonum totius, etiam cum periculo aut detrimento proprio ; ut patet cum aliquis manum exponit gladio ad defensionem capitis, ex quo dependet salus totius corporis. Unde naturale est ut quaelibet pars suo modo totum amet plus quam seipsam. Unde et secundum hanc naturalem inclinationem et secundum politicam vir­ tutem bonus civis mortis periculo se exponit pro bono communi. Manifestum est autem quod Deus est bonum commune totius universi et omnium partium ejus ; unde quaeli­ bet creatura suo modo naturaliter plus amat Deum quam seipsam ; insensibilia quidem naturaliter, bruta vero animalia sensitive, creatura vero rationalis per intellectivum amo­ rem- quae dilectio dicitur. » — Cf. la P., q. 60, art. 5. On sait que le P. Kousselot a mis en relief celte théorie thomiste dans son étude sur Le problème de l'amour au moyen âge, dans Beitrâge für Geschichte der Philosophie des M. A., 1908, t. VI, p. 11-T2. — 215 — LA SYNTHÈSE THOMISTE à son acte une valeur divine (I). Mais chez le pécheur, il y a comme une préférence spontanée pour le bien propre, en opposition avec le bien universel ; la grâce de Dieu est donc nécessaire pour redresser cet égoïsme (2). Est-elle nécessaire pour tout acte moralement bon ? A première vue, saint Thomas semble ici plus optimiste que saint Augustin son maître. Tous les actes du pécheur, nous dit-il, ne sont pas nécessairement des péchés. Sans la grâce, il peut éviter le mal, du moins pendant un certain temps ; il ne pourra pas cependant avec ses seules forces rester long­ temps sans commettre un nouveau péché mortel (3). Cette thèse sera 1. la 11™, q. 109, art. 3. — Quodl. t, art. '8. — la P., q. 60, art. 5, ad 4 : « Deus, secundum quod est universale bonum, a quo dependet omne bonum naturale, diligitur naturali dilectione ab unoquoque ; inquantum vero est bonum beatificans... omnes supernatural! beatitudine, sic diligitur dilectione caritatis. » 2. Ia II;Kq. 109. art. 3 : « homo in statu naturae integrae dilectionem sui ipsius refe­ rebat ad amorem Dei sicut ad finem, et similiter dilectionem omnium aliarum rerum ; et ita Deum diligebat plus quam seipsum et super omnia ; sed in statu naturae corrup­ tae homo ab hoc deficit secundum appetitum voluntatis rationalis, quae propter corrup­ tionem naturae sequitur bonum privatum, nisi sanetur per gratiam Dei ; et ideo dicen­ dum quod homo in statu naturae integrae non indigebat dono gratiae superadditae natu­ ralibus bonis ad diligendum Deum naturaliter super omnia, licet indigeret auxilio Dei ad hoc eum moventis ; sed in statu naturae corruptae indiget homo etiam ad hoc auxilio gratiae naturam sanantis... » Ce texte appelle les mêmes remarques que ce qui est dit à propos de l’observation de la Loi dans l’état de nature intègre (supra, p. 215, note 4). Naturel s’y oppose à libre, mais aussi à surnaturel. Seulement, qu’est-ce que le Docteur angélique entend au juste par ce mot de naturalia lorsqu’il s’agit du premier homme ? Traitant la même question dans un Quodlibet (1, r.rt. 8), il remarque que la question de l’amour naturel de Dieu chez l’homme innocent n’a d’intérêt que parce qu’il aurait pu être créé in naturalibus, c’est-à-dire, selon l’opinion franciscaine, sans la grâce habi­ tuelle, mais avec la justice originelle.il conclut que, dans cette hypothèse, l’homme aurait aimé Dieu par-dessus tout naturaliter. Mais cet. amour naturel de Dieu est un élan spontané, qui doit être ratifié par l’homme : naturali dilectione qua Deus super omnia naturaliter diligitur, potest aliquis magis et minus uti, et quando in summo fuerit, tunc est summa praeparatio ad gratiam habendam (ad 2). On voit que la ques­ tion rebondit. Sans compter les difficultés d’interprétation sur les rapports entre la grâce habituelle et la justice originelle, il faut demander ici : cette préparation « natu­ relle » à la grâce (habituelle) n’est-elle pas déjà surnaturelle, au sens où les théologiens modernes entendent cc mot ? ne requiert-elle pas une grâce actuelle élevante pour l’homme innocent ? 3. la Ilae, q. 109, art. 8 : κ antequam hominis ratio, in qua est peccatum mortale, reparetur per gratiam justificantem, potest singula peccata mortalia vitare et secun­ dum aliquod tempus ; quia non est necesse quod continuo peccet in actu ; sed quod - 216 - NATURE ET SURNATUREL reprise par ia plupart des théologiens d’après le concile de Trente, en réaction contre le pessimisme de Calvin ou de Baius. Et les manuels de théologie invoquent encore aujourd’hui le patronage du Docteur angé­ lique (1). Il faut cependant y regarder de plus près. Les théologiens modernes, en possession d’une distinction très nette entre grâce actuelle et grâce habituelle, ne posent pas tout à fait la question comme ceux du XIIIe siècle. La grâce dont parle ici saint Thomas, c’est, répétons-le, la grâce habituelle. Bien plus, il nous dit expressément que, sans cette grâce, l’homme déchu est tout au plus capable de faire des actes où la moralité vraie ne semble engagée que de très loin : aedificare domos, plantare vineas et alia hujusmodi (2). Traitant des effets du péché origi­ nel, il nous dit que le péché ne peut ni donner ni enlever ce qui est naturel à l’homme (3). Mais lorsqu’il cherche à préciser sa pensée, il semble revenir en arrière. Le bonum naturae, dit-il, peut s’entendre de trois manières. On peut signifier par là la justice originelle, que le péché nous a enlevée, ou bien les principes constitutifs de l’être contre lesquels il ne peut rien, ou enfin une certaine inclination à la vertu. Cette incli­ nation, le péché peut bien l’entamer, mais il ne réussira jamais à la faire disparaître (4). Ces précisions, étudiées à la lumière des condamnations de Baius, restent bien vagues. Il nous semble que, sur les conséquences du péché originel, saint Thomas est aussi radical que son maître saint diu maneat absque peccato mortali esse non potest. » — Cf. Ia 1IW, q. 63, art. 2, ad 2. — Saint Thomas connaît du reste une opinion moins pessimiste : De veritate, q. 22, art. 5, ad 7. 1. H. Lange, De gratia, 1929, n° 151, p. gr. 2. 7“ IIae, q. 109. art, 2 ; « quia natura humana per peccatum non est totaliter cor­ rupta, ut scilicet toto bono naturæ privetur, potest quidem in statu naturae corruptae per virtutem suae naturae aliquod bonum particulare agere, sicut aedificare domos, plan­ tare vineas, et alia hujusmodi. » — Cf. la ll0*, q. 109, art. 5, qui renvoie à un texte alors attribué à Augustin, en réalité contemporain de la querelle seini-pélagiene (Hypomneslicon, III, 5, P. L., 45, 623 ; cf. Portaliê, Aug.,D. T. C., t. I, col. 2307). 3. la P., q. 98, art. 2 : « ea quae sunt naturalia homini, neque subtrahantur, neque dantur homini per peccatum. » 4- 7® Ilae, q. 85, art. 1 : « bonum naturae potest tripliciter dici. Primo ipsa principia naturae... sicut potentiae animae et alia hujusmodi ; secundo... ipsa inclinatic ad virtu­ tem... ; tertio potest dici bonum naturae donum originalis justitiae... Primum igitur bonum naturae nec tollitur nec diminuitur per peccatum ; tertium vero bonum naturae totaliter est ablatum per peccatum primi parentis. Sed medium bonum naturae, scilicet ipsa naturalis inclinatio ad virtutem, diminuitur per peccatum, » - 2I7 - LA SYNTHÈSE THOMISTE Augustin. Les historiens de la pensée médiévale ne s’y sont pas trom­ pés (I). Saint Thomas serait-il donc un précurseur de Baius ? Non, car entre les deux théologies il y a un abîme immense. L’un ignore la grâce éle­ vante, l'autre la met au centre de sa synthèse. L’un nie qu’on puisse vraiment coopérer à sa justification, l’autre insiste sur cette vérité, que fera sienne le concile de Trente. Mais il semble bien que saint Thomas reste fidèle à la tradition augustinienne sur l’impuissance du libre arbitre de l’homme déchu en tant que tel. Il entend à la manière de saint Augustin l’axiome fondamental : sine me nihil, mais sans dire assez clairement de quelle nature est le secours divin dont l’homme a besoin pour sortir de son péché et poser des actes vraiment bons (2). On s’en rend compte en examinant la manière dont il parle de la pré­ paration à la justification (3). Il faut distinguer ici préparation éloignée et préparation prochaine. La préparation prochaine, nous dit saint Tho­ mas, se fait sous l’action de la grâce habituelle, l’acte libre par lequel l’homme coopère à sa justification étant déjà, par une espèce de causalité réciproque, l’effet de cette grâce (4). La préparation éloignée se fait sous l’action d’un secours divin, auxilium Dei moventis, dont la nature n’est pas facile à préciser (5). Les historiens protestants du dogme ont accusé ici saint Thomas et surtout ses contemporains de semi-Pélagianisme plus ou moins larvé (6). De récentes études ont montré qu’il fallait ici i- Cf. E. Gilson, L’esprit de la philosophie médiévale, t. I, 1932, pp. 126-129. 2. Ia i[aet q. 109, art. 6, ad 2 : « nihil homo potest facere nisi a Deo moveatur, secun­ dum illud Joannis : sine me nihil potestis jacere (Joan., 15, 5), et ideo cum dicitur homo facere quod in se est, dicitur hoc esse in potestate hominis, secundum quod est motus a Deo. » 3· L’histoire de 1’axiome jacienti quod in se est Deus non denegat gratiam reste encore à écrire. Voir J. Rivière, Quelques antécédents palristiques de la formule « facienti quod in se est », dans Revue des sciences relig., 1927, p. 93-97. — J. Rivière, Justification, D· T- C., t. VIII, passim. 4. Ia /!&, q. h 3, art. 3. — Plus exactement, Vinfusio gratiae ex parle Dei cause en nous le don de la grâce et l’acte par lequel on accepte ce don. Pour le commentaire de ces textes difficiles, voir H. Bouillard, Conversion et grâce chez saint Thomas d'Aquin, *944, p. 166-172. 5· Ia Ilae, q. TT2, art. 2, ad r : « est autem alia praeparatio gratiae imperfecta quae aliquando praecedit donum gratiae gratum facientis, quae tamen est a Deo movente, sed ista non sufficit ad mentum, nondum homine per gratiam justificato. » 6. Harnack (Lehrbuch der D. G., 4e éd., t. Ill, 1906, p. 650-654) est ici très radical. F. Loofs (Leitfaden zur D, G., 1906, p. 548-553) oppose fortement le néo-semipéla- ---- 218 ---- NATURE ET SURNATUREL distinguer entre le premier enseignement du Docteur angélique et la Somme théologique ou la Somme contre les Gentils. Au moment où il écrit celle-ci, saint Thomas découvre l’erreur semi-pélagienne et la question de V initium fidei, non dans le concile d’Orange, que, chose paradoxale, le XIIIe siècle a ignoré, mais dans les écrits d’Augustin (I). Il découvre en même temps des textes fort importants d’Aristote (2) et comprend que la préparation à la grâce exige non seulement une Providence surnaturelle, mais un secours intérieur à la volonté (3). Il y a là, du point de vue historique, des questions très subtiles et encore difficiles à résoudre. 11 serait probablement trop rapide d’idengianisme d’Alexandre de Halés et de saint Bonaventure à l’augustinisme de Thomas d’Aquin, tout en regrettant que celui-ci ait, par des subtilités d’école, préparé les voies au néo-pélagianisme des âges suivants. — R. SEEBERG (Lehrbuch der D. G., 4e éd., t. III, 1930, p. 480-484) est plus nuancé. L’école franciscaine, dit-il, met davantage en relief la différentiation des causes secondes, la liberté de la créature raisonnable, le mérite, sans qu’on puisse parler de néo-pélagianisme. Pour la défense de saint Bonaven­ ture, voir F. Μιτζκλ, Die Lehre des hl. Bonaventura von der Vorbereitung auf die Heiligmachende Gnade, dans Zeitschrift für kalholische Théologie, 1926, p. 27-72, 220-252. 1. H. BOUILLARD, Conversion et grâce, p. 92-123 : « Découverte du semi-pélagianisme ». ***’ 2. J. Stufler, Die entfernte Vorbereitung auf die Rechtfertigung nach dem hlg. Tho­ mas, dans Zeitschrift für katholische Théologie, 1923, p. 161-184. — Th. DEMAN, Le liber * De bona fortuna » dans la théologie de saint Thomas d'Aquin, dans Revue des sciences phil. et théol., 1928, p. 38-58. — H. Bouillard, Conversion et grâce, p. 123-125. 3. Quodlib., r, art. 7 : « In hac quaestione cavendus est error Pelagii, qui posuit quod per liberum arbitrium homo poterat adimplere legem et vitam aeternam mereri ; nec indigebat auxilio divino nisi quantum ad hoc quod sciret quid facere deberet... Sed quia hoc nimis parum videbatur, ut solam scientiam haberemus a Deo, caritatem autem, qua praecepta legis implentur, haberemus a nobis ; ideo postmodum Pelagiani (noter la terminologie) posuerunt quod initium boni operis est hominis ex seipso, dum consen­ tit fidei per liberum arbitrium... Praeparatio autem ad initium boni operis pertinet. Unde ad errorem pelagianum pertinet dicere quod homo possit se ad gratiam praepa­ rare absque auxilio divinae gratiae... Dicendum est ergo quod homo indiget auxilio gra­ tiae non solum ad merendum, sed etiam ad hoc quod se ad gratiam praeparet, aliter tamen et aliter... Ad hoc quod homo se praeparet ad habitum consequendum, non indiget alio habitu, quia sic esset procedere in infinitum. Indiget autem divino auxilio non solum quantum ad exteriora moventia, prout scilicet ex divina providentia procu­ rantur homini occasiones salutis, ut praedicationes, exempla, et interdum aegritudines et flagella ; sed etiam quantum ad interiorem motum, prout Deus cor hominis interius movet ad bonum... Et quod hoc necessarium sit, probat Philosophus in quodam cap. De bona fortuna. » — Cf. la !Iae, q. 109, art. 6, et J. Rivière, Justification,D. T. C., t. VIII, coi. 2120. Comparer avec le texte du De veritate, q. 24, art. 15, cité en partie cidessus, p. r 95, note 3. - 2I9 - LA SYNTHÈSE THOMISTE tifier V auxilium Dei moventis avec notre grâce actuelle (1) ; à plus forte raison commet-on un anachronisme lorsqu’on reproche à saint Thomas de ne pas avoir admis la gratia actualis entitaiive supernaturalis (2). Même lorsqu’ils font de l’histoire, les théologiens sont trop souvent obsédés par les problèmes de la scolastique post-tridentine. Saint Tho­ mas n’est pas contemporain de Suarez ! Nous nous contenterons ici de souligner que le Docteur angélique, dont la théologie morale révèle cependant une grande finesse psychologique, a été trop peu attentif aux problèmes que pose la psychologie de la justification. Il l’avoue luimême lorsqu’il affirme qu’il importe peu que la « conversion » s’opère en un instant ou qu’elle s’échelonne sur une longue durée (3). C’est là une lacune regrettable chez un si grand génie ; mais il faut la constater : saint Thomas n’a pas eu la phénoménologie de sa métaphysique (4). En approfondissant l’Augustinisme, il l’a quelque peu paralysé, et l’édifice spirituel qu’il nous propose, dans sa grandeur même, reste une construc­ tion statique. Il y manque le mouvement, la tension intérieure qui étaient la caractéristique de la pensée augustmienne. Nous allons retrouver les mêmes qualités et les mêmes défauts à pro­ pos de la vie surnaturelle de l’homme justifié. De cet homme, saint Tho1. H. Bouillard, Conversion et grâce, p. 176. — Le P. Portaliè a jadis étudié cette question {Augustinisme, D, T. C., 1.1, col. 2534-2535), mais il s’est trop pressé d’iden­ tifier Vauxilium Dei moventis avec la grâce actuelle des théologiens postérieurs. — La question est plus complexe. Les analyses fouillées du P. Bouillard ont elles-mêmes pro­ voqué des critiques sur lesquelles il s’est expliqué {Recherches de science religieuse, 1946, p. 106-111), 2. J. Stufler (Zeitschrift für kalhol. Theol., 1923, p. 183) trouve que la position à laquelle s’est arrêté saint Thomas n’est pas encore en parfait accord avec le concile de Trente. Sur quoi on pourrait répondre ; r° que les Pères de l’Église eux-mêmes ont sou­ vent dit des choses inexactes au temps où l’Église ne s’était pas encore prononcée ; 2° que la théologie moderne identifie elle-même un peu vite certaines positions communes avec l’orthodoxie catholique. 3. la II0*, q. 112, art. 2, ad 2 : « cum homo ad gratiam se praeparare non possit nisi Deo eum praeveniente et movente ad bonum, non refert utrum subito vel paulatim aliquis ad perfectam praeparationem perveniat... ; contingit autem quandoque quod Deus movet hominem ad aliquod bonum, non tamen perfectum, et talis praeparatio praecedit gratiam ; sed quandoque statim perfecte movet eum ad bonum, et subito gra­ tiam homo accipit... et ita contigit Paulo, quia subito cum esset in progressu peccati, perfecte motum est cor ejus a Deo, audiendo, addiscendo et veniendo : et ideo subito est gratiam consecutus » (ne pas oublier que gratia signifie la grâce habituelle). 4· E. Gilson, L'année théologique, 1944, p. 329. — 220 NATURE ET SURNATUREL mas nous dit qu’il agit conformément à sa nouvelle nature, entraîné qu’il est à faire le bien surnaturel par l’Esprit qui habite en lui et la grâce qui est répandue dans son cœur (I). Le justifié est sous la loi nou­ velle. Avant d’être une loi extérieure, celle-ci est une loi d’amour et de charité (2). Cependant, même justifié, l’homme a besoin, outre la grâce, habituelle, d’un secours perpétuel de Dieu, tant à cause de son ordina-· tion à la fin dernière que parce qu'il n’est pas complètement guéri de la blessure du péché originel (3). Saint Thomas a beau être aristotélicien, il est ici l’écho fidèle d’Augustin. Il le répète encore lorsqu’il montre que, sans un nouveau secours, le juste ne pourra persévérer jusqu’à la fin (4). La persévérance est une grâce qu’on ne saurait mériter (5). Toutes ces assertions fondent une théologie de la prière de demande où l’humilité joue un rôle fondamental (6). Augustin avait montré fortement que, même justifié, même aidé de la grâce divine, l’homme ne peut espérer éviter tout péché véniel. L’Église avait ratifié cette doctrine au concile de Carthage (7). Saint 1 ho­ rnas ne peut donc que la reprendre. Mais il en montre le bien-fondé. L’homme, nous dit-il, ne peut être tellement maître de lui-même qu’il réprime tous les mouvements de la partie inférieure de l’âme (8). L’im1. Z® Iiae! q. 108, art. i, ad 2 : « liber est qui sui causa est ; ille ergo libere aliquid agit qui ex seipso agit... Habitus inclinat in modum naturae. Quia igitur gratia Spiritus sancti est. sicut interior habitus nobis infusus, inclinans nos ad recte operandum, facit nos libere operari ea quae conveniunt gratiae, et vitare ea quae gratiae repugnant. » 2. I* U^) q. io6, art. r : « id quod est potissimum in lege Novi Testamenti et in quo tota virtus ejus consistit, est gratia Spiritus sancti quae datur per fidem Christi... » 3- la 11™, q. 109, art. 9. — Ici encore les rapports entre la grâce actuelle et la grâce habituelle sont mal définis. Les théologiens postérieurs demanderont les uns une grâce actuelle proprement dite ad singulos actus hominis justificati, les au ties se contenteront ce la grâce habituelle et d’un secours providentiel. — Voir infra, p. 303. 4· la q, 109, art. 10 : mêmes incertitudes sur la nature de cet auxilium divinum. 5- la ΙΙΜ, q. 114, art. 9 : «Deus gratis perseverantiam largitur cuicumque illud lar­ gitur. « 6- 7® llae) q. 109, art. το ; « postquam aliquis est justificatus per gratiam, necesse habet a Deo petere praedictum perseverantiae donum, ut scilicet custodiatur a malo usque ad finem vitae : multis enim datur gratia, quibus non datur perseverare in gra­ tia.» ■— /ya /7®?, q. 83, art. 15 : « humilitas est necessaria ex parte petentis, qui suam indigentiatn recognoscit. » "· Cf. supra, p. 128. 8· la 7/ue, q. 109, art. 8 : « in statu naturae corruptae indiget homo gratia habituali sanante naturam ad hoc quod omnino a peccato abstineat ; quae quidem sanatio primo 221 LA SYNTHESE THOMISTE peccabihté est un privilège essentiellement divin ; Dieu seul a par nature une volonté fixée dans le bien et toute volonté créée est par nature une volonté déficiente (1). Autre est la liberté des élus, autre celle des hommes viateurs (2). Le degré d’union à Dieu est la mesure de l’impeccabilité participée ; la confirmation dans le bien dès ici-bas ne saurait être qu’une exception (3) ; cette exception a été faite en faveur fit in præsenti vita secundum mentem, appetitu carnali nondum totaliter reparato, unde Apostolus ad Rom., in persona hominis reparati (noter l'exégèse augustinienne) dicit : ego ipse mente servio legi Dei, carne autem legi peccati (Rom., 7, 25), in quo qui­ dem statu potest homo abstinere ab omni peccato mortali, ... non autem potest homo abstinere ab omni peccato veniali propter corruptionem inferioris appetitus sensuali­ tatis ; cujus motus singulos quidem ratio reprimere potest... non autem omnes, quia dum uni resistere nititur, fortassis alius insurgit et etiam quia ratio non semper potest esse pervigil ad hujusmodi motus vitandos. » Cette raison, reprise sommairement à l’article suivant où il traite ex professo la question (/“ Ι1Μ, q. 109, art. 9, est donnée par saint Thomas à propos de l’impossibilité où se trouve le pécheur d’éviter longtemps le péché mortel. Elle sera retenue par les théologiens, mais on peut et on doit se deman­ der si elle s’applique hors le cas du péché véniel semi-délibéré ou du péché qui, mate­ rialiter mortale, ne l’est pas formellement. Voir ci-dessous, p. 302. 1. De veritate, q. 24, art. 7 : « Inter naturas rationales solus Deus habet liberum arbi­ trium naturaliter impeccabile et confirmatum in bono ; creaturae vero hoc inesse impos­ sibile est propter hoc quod est ex nihilo. » — Cf. in P., q. 63, art. 1. — Ces textes et quelques autres semblables suffisent à établir que saint Thomas n'aurait jamais concédé qu’on pût concevoir une créature raisonnable naturellement impeccable. Si la théologie postérieure en est venue là pour tirer au clair la question des rapports entre nature et surnaturel, elle s’est au moins sur ce point écartée de l’esprit de saint Thomas. Voir l’étude du P. DE Lubac, Esprit et liberté, dans Surnaturel, 1946. p. 231-260. 2. Ia P., q. 62, art. 8, ad 3 : « quod liberam arbitrium diversa eligere possit, servato or­ dine finis, hoc pertinet ad perfectionem libertatis ejus, sed quod eligat aliquid divertendo ab ordine finis, quod est peccare, hoc pertinet ad defectum libertatis. Unde major libertas arbitrii est in angelis qui peccare non possunt, quam in nobis qui peccate possumus. » 3. 7“ II™, q. 106, art. 2, ad 2 : <1 gratia Novi Testamenti etsi adjuvet hominem ad non peccandum, non tamen ita confirmat in bono ut homo peccare non possit : hoc enim pertinet ad statum gloriae. » — De veritate, q. 24, art. 9 : « In statu viae non contingit mferiores vires ita rationi esse subditas ut actus rationis nullatenus propter eas impe­ diatur, nisi in Domino Jesu Christo, qui simul viator et comprehensor fuit. Sed tamen per gratiam viae ita potest homo bono astringi quod nonnisi valde de difficili peccare possit, per hoc quod ex virtutibus infusis inferiores vires refrenantur et voluntas in Deum fortius inclinatur et ratio perficitur in contemplatione veritatis divinae, cujus continuatio ex fervore amoris proveniens hominem retrahit a peccato. » A cela s’ajoute encore une providence spéciale extérieure et intérieure. A l’article précédent (De ver., q. 24, art. 9) saint Thomas donne une analyse philosophico-théologique rejetant la thèse origéniste sur la mobilité indéfinie du libre arbitre. 222 NATURE ET SURNATUREL des apôtres (l),mais sans leur enlever la possibilité du péché véniel T la Mère de Dieu, elle, a eu ce privilège inouï d’éviter tout péché, même le plus léger (2). Quant au Christ, il était Dieu, et, dès le premier instant de son existence terrestre, il a joui de la liberté qui est celle des élus (3). Cette hiérarchie des vouloirs reprend, on l’a deviné, le thème augus­ tinien de la grâce libératrice. Il faut bien avouer pourtant que le disciple se contente d’une représentation statique. Il ne montre pas assez com­ ment, dans la vie de l’homme pécheur, la grâce vient au secours de la liberté, travaillant à libérer celle-ci de plus en plus et lui donnant de faire aujourd’hui ce dont elle était incapable hier. Aux analyses augustiniennes, il préfère ici une étude à base d’aristotélisme, les rapports entre l’intelligence et la volonté, la grâce et la nature étant examinés beaucoup moins du point de vue phénoménologique que des hauteurs de la méta­ physique. De là un effort pour rationaliser ce qui de soi est essentielle­ ment irrationnel et une apparence de déterminisme qui ne sera pas sans laisser aux successeurs un lourd héritage (4). Mais il ne faut rien exagérer. Pas plus qu’Augustin, saint Ί homas n’est disposé à admettre une grâce irrésistible (5). La grâce ne fait pas f 1. De veril., q. 24, art. 9, ad 2. 2. llla P., q. 27, art. 4. 3. II la P., q. 18, art. 4, ad 3 : « Voluntas Christi, licet determinata ad bonum, non tamen est determinata ad hoc vel illud bonum et ideo pertinet ad Christum eligere per liberum arbitrium confirmatum in bono, sicut ad beatos. » — C’est sur cette question de la liberté du Christ que commenceront les controverses du XVIe siècle (infra, p. 294). 4. Les analyses très fouillées que fait saint Thomas de l’acte libre, très spécialement à propos de i a foi, sont finalement décevantes. Il décompose admirablement l’acte libre en ses éléments, mais ne souligne pas assez que la synthèse nous échappe. Les commentateurs les plus pénétrants n’arrivent qu’à nous faire sentir davantage cette •mpuissance. Voir A.-D. Sertillanges, La philosophie de saint Thomas d’Aquin, t· 3e éd., 1922, p. 206-289. ■— J. Laporte, Le libre arbitre et l'attention selon saint Thomas, dans Revue de métaphysique et de morale, 1931, p. 61-73 > χ932> P- 199'223 ; Σ934ι p. 25-57. — J- Maréchal, Le point de départ de la métaphysique, 5e cahier, 1926, P· 274‘3O5 (sur la causalité réciproque du vrai et du bien, de l’intelligence et de la volonté). Le P. Rousselet n’échappe à ces reproches qu'en rejoignant, à travers cer­ taines analyses modernes, les intuitions d’Augustin. Mais son thomisme est alors tout neuf. — p. Rcusselot, Amour spirituel et synthèse aperceptive, dans Revue de philoso­ phie, 19T0, p. 225-240 ; L'Etre et Tesprit, ibid., p. 561-574 ; Les yeux de la loi, dan Recherches de science religieuse, 1910, p. 241-250, 444-475. 5· la I1M, q. 21, arti 4, ad 2 ; « homo sic movetur a Deo ut instrumentum, quod I amen non excludit quin moveat seipsum per liberum arbitrium, ut ex supra dictis patet (/« iqae, 10> art_ et ^eo per suum actum meretur, vel demeretur apud Deum. — 223 — LA SYNTHÈSE THOMISTE \ violence à la liberté, elle la suppose. Dieu ne saurait justifier 1 homme sans que celui-ci coopère à sa justification (1). En bonne philosophie, il faut admettre que le premier moteur meut chacune des causes secondes selon sa nature particulière. Dieu est source de tout être et de toute détermination, il atteint l’acte libre dans son existence même, mais la volonté ne pourrait être déterminée ad unum sans cesser d’être ellemême (2) ; la persévérance dans le bien n’échappe pas à ces règles (3). La priorité de la grâce est une priorité de nature, non de temps. La plu­ part des questions qu’on se pose ici s’évanouissent lorsqu’on met en évi­ dence ce principe formulé par Augustin, repris par saint Anselme, qu’il n’y a en Dieu ni passé, ni futur, mais un éternel présent. Dieu n’est pas dans le temps, on ne peut pas même dire qu’il adapte des moyens à des fins. Mais, transcendant, dominant la durée, il veut un ordre de choses dans lequel il y a objectivement des moyens et des fins. Cette doctrine profonde se ramasse dans un axiome d’une.portée incalculable : non propter hoc vult hoc Deus, sed vult hoc esse propter hoc (4). Cette méta­ physique magnifique domine toute la question de la prédestination. Grâce et gloire sont des effets temporels d’un acte éternel de Dieu qui 1. /“ ΙΙΜ, q. ii3, art. 3 : « in co qui habet usum liberi arbitrii non fit motio a Deo ad justitiam absque motu liberi arbitrii. » 2. la 11^, q. 10, art.4 : « quia voluntas est activum principium non determinatum ad unum, sed indifferenter se habens ad multa, sic Deus ipsam movet, quod non cx necessitate ad unum determinat sed remanet motus ejus contingens, et non necessa­ rius, nisi in his ad quae naturaliter movetur » (noter ce sens de naturaliter. —· Cf. Ia P., q. 19, art. 8. 3. Ia 11™, q. IT4, art. 9 : « cum homo naturaliter habeat liberum arbitrium flexibile ad bonum et ad malum, dupliciter potest aliquis perseverantiam in bono obtinere a Deo ; uno quidem modo per hoc quod liberum arbitrium determinetur ad bonum per gratiam consummatam, quod erit in gloria, alio modo ex parte motionis divinae, quae hominem inclinat ad bonum usque ad finem. « Noter le choix du vocabulaire. Les élus, déterminés ad bonum ne sont pas d’ailleurs déterminés ad unum [supra, p. 223, note 3]. 4. la P., q. 19, art. 5 : « si aliquis uno actu velit finem et alio actMea quae sunt ad finem velle finem erit ei causa volendi ea quae sunt ad finem : sed si uno actu velit finem et ea quae sunt ad finem, hoc esse non poterit : quia idem non est causa sui ipsius. Et tamen verum erit dicere quod velit ordinare ea quae sunt ad finem, in finem. Deus autem, sicut uno actu omnia in essentia sua intelligit, ita uno actu vult omnia in sua bonitate. Unde, sicut in Deo intelligere causam non est causa intelligendi effectus, sed ipse intelligit effectus in causa, ita velle finem non est ei causa volendi ea quae sunt ad finem ; sed tamen vult ea quae sunt ad finem, ordinari in finem. Vult ergo hoc tîÿgjÿZ esse propter hoc, sed non propter hoc vult hoc. » - 224 - NATURE ET SURNATUREL est à proprement parler ia prédestination (1) et qui pose dans l’être et dans la vie surnaturelle non point des individus isolés, mais l’immense multitude des rachetés groupés autour de leur chef, Jésus-Christ (2). Saint Thomas ne traite pas pour lui-même le problème des rapports entre grâce et liberté ; mais seulement le problème plus général des rapports entre la cause première et la cause seconde. Il y a, dit-il, des causes nécessaires et des causes contingentes, mais nécessité et contin­ gence s’entendent ex parte creaturae, jamais ex parte Creatoris. La Cause première n’est ni nécessaire ni contingente, elle est transcendante (3). De ce point de vue métaphysique, la oosition thomiste est inexpugnable, et il est regrettable qu’on ait altendine XXe siècle pour en comprendre la profondeur et la sérénité. Malgré leurs dires, Banéziens et Molinistes 1. 7° P., q. 23, art. 5. Cet article fondamental doit être étudié dans l’extrême détail, à la lumière des principes posés ailleurs, et que nous rappelons. Nous y reviendrons au second tome de cet ouvrage. 2. IIla P., q. 24, art. 4 : « si consideretur praedestinatio secundum ipsum praedesti­ nationis actum, praedestinatio Christi non est causa nostrae praedestinationis, cum uno et eodem actu Deus praedestinaverit ipsum et nos; si autem consideretur praedestinatio secundum terminum praedestinationis, sic praedestinatio Christi est causa nostrae praedestinationis, sic enim Deus praeordinavit nostram salutem ab aeterno praedesti­ nando, ut per Jcsum Christum compleretur ; sub praedestinatione enim aeterna non solum cadit quod est flendum in tempore, sed etiam modus et ordo secundum quem est complendum in tempore. » Toute la théologie thomiste de la prédestination repose sur cette distinction entre la prédestination, acte étemel de Dieu qui prédestine, et l’ef tde la prédestination, succession temporelle d’événements qui ont entre eux divers rapports de causalité. 3. In Perihermeneias, lib. I, lect. 14 (Opera, Vivès, t, 22, p. 50) : « Voluntas divina est intelligenda ut extra ordinem entium existens, velut causa profundens totum ens et ejus differentias. Sunt autem differentiae entis possibile et necessarium, et ideo ex ipsa voluntate divina originantur necessitas et contingentia in rebus, et distinctio utriusque secundum rationem proximarum causarum. Ad effectus quod voluit neces­ sarios esse, disposuit causas necessarias, ad effectus autem quos voluit contingentes ordinavit causas contingenter agentes, id est potentes deficere. Et secundum harum conditionem causarum effectus dicuntur vel necessarii vel contingentes, quamvis omnes dependeant a voluntate divina, sicut a prima causa quae transcendit ordinem necessit at is et contingentiae. » Ces fortes pages, qu’il faut lire dans leur contexte, sont résumées dans la Somme, la P., q. 19, art. 5. Un rapprochement suggestif pourrait être fait avec In philosophie de Hegel. Celui-ci, accusé de nier la liberté et d’introduire le détermi­ nisme dans l’histoire, à cause du fameux principe « tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel », invite ses contradicteurs à étudier de près dans sa Logique In catégorie de réalité (wircklichkeif) (Werke, éd. Glockncr, t. Vil, p. 33, cf. t. VIII, p. 321-325). Hegel mesure d’ailleurs étroitement le champ de notre liberté. — 225 ~ 15 LA SYNTHESE THOMISTE agiteront souvent de faux problèmes (1). Cependant, au fond de leurs discussions, et souvent à leur insu, des questions plus subtiles seront engagées auxquelles, il faut bien l’avouer, saint Thomas n’a jamais songé. Mais ne demandons pas à un si grand homme d’avoir tout prévu. Pour juger de ce que saint Thomas a écrit sur la réprobation, il faut, plus encore que pour Augustin, avoir présents à l’esprit les principes métaphysiques que nous rappelions à l’instant. Autrement, on sera choqué de le voir écrire que les damnés sont nécessaires à l’univers comme les ombres au tableau (2). Ou encore on l’accusera de contra­ diction lorsqu’après avoir affirmé que le nombre des élus est immuable­ ment fixé (3), il écrit que les pnèÎés des justes peuvent aider la pré­ destination (4). Les confusions viennent ici du lecteur qui ne sait pas distinguer entre la prédestination ex parte Del et ses multiples effets temporels, entre la volonté de Dieu et son terme créé (5). 1. Voir les fortes pages du P. Sertillanges, La philosophie de saint Thomas d'Aquin, 1.1, p. 257-258, et notre étude : Prédestination, grâce et liberté, dans la Nouvelle revue théologique, 1947, p. 449-474. Sur la question de vocabulaire, voir M. J. Congar, Praedeterminare et Praedeterminatio chez saint Thomas, dans Revue des sciences phil. et théol., 1934, p. 363-371. 2. /“ P., q. 23, art. 5, ad 3 : « necesse est quod divina Bonitas, quae in se est una et simplex, multiformiter repraesentetur in rebus... Et. inde est quod ad completionem uni­ versi requiruntur diversi gradus rerum quarum quaedam altum, et quaedam infimum locum teneant in universo. Et ut multiformitas graduum conservetur in rebus, Deus permittit aliqua mala fieri, ne multa bona impediantur... Sic igitur consideremus g>nus humanum sicut totam rerum universitatem. Voluit igitur Deus in hominibus quantum ad aliquos quos praedestinat suam repraesentare bonitatem, per modum misericordiae parcendo, et quantum ad aliquos quos reprobat, per modum justitiae puniendo. Et haec est ratio quare Deus quosdam eligit, et quosdam reprobat. » Les raisons qui suivent, si on les interprète de façon anthropomorphique, sont très acceptables lorsqu’il s’agit de l’inégalité de la prédestination, mais si on les entend aussi de la réprobation, elles deviennent une pierre de scandale. Et le commun des théologiens ne saura pas toujours s’élever sur ces hauteurs métaphysiques où se complaît saint Thomas. Saint Thomas lui-même, pour s’y maintenir, aurait dû, dans cette réponse, remplacer le mot voluit par vult. Plus loin, il n’a pas écrit : praedestinavit ni reprobavit. 3. Ia P., q. 23, art. 7 : « certus est Deo numerus praedestinatorum, non solum per modum cognitionis, sed etiam per modum cujusdam principalis praefinitionis. » 4. la P., q. 23, art. 8 ; De veritate, q. 6, art. 6. 5. la P·, q. 23, art. 8 : « dicendum quod in praedestinatione duo sunt consideranda, scilicet ipsa praeordinatio divina et effectus ejus. Quantum ad primum, nullo modo praedestinatio juvatur precibus sanctorum », etc. — Cf. illa P., q. 24, art. 3 et l’article fondamental déjà mentionné : Ia P., q. 23, art. 5. - 226 - NATURE ET SURNATUREL C’est en vertu d’une distinction analogue que le Docteur angélique peut maintenir que, bien que tous les hommes ne soient pas sauvés, la volonté salvifique est universelle. Rappelant pour mémoire les explications embar­ rassées de saint Augustin, il s’empare d’une distinction de Jean Damascène entre la volonté antécédente et la volonté conséquente de Dieu ( 1 ), mais lui donne un sens très profond. Tout se ramène finalement à constater que Dieu n’est pas dans le temps et que nous ne connaissons sa volonté que dans ses effets temporels (2). Autant qu’il est en lui, Dieu offre sa grâce à tous les hommes, il est le soleil qui illumine tout homme venant en ce inonde ; n’échapperont à sa lumière bienfaisante que ceux qui volontai­ rement fermeront les yeux (3). Les enfants morts sans baptême, s’ils sont privés de la vie divine, ne souffrent pas de la damnation (4) ; quant aux adultes, nul ne sera jeté en enfer qui ne l’ait délibérément voulu. Le pé­ ri >cur qui retombe dans son péché ne peut s’en prendre qu’à lui-même (5). i. Ia P., q. 19, art. 6, ad 1 : « illud verbum Apostoli (7 Tim., 2, 4) potest tripliciter intelligi. Uno modo ut sit accomodata distributio secundum hunc sensum : Deus vult al vos fieri onmes homines qui salvantur, non quia nullus homo sit, quem salvum fieri non velit, sed quia nullus salvus fit, quem non velit salvum fieri, ut dicit Augustinus < l'.nchir., n° 103 ; P. L., 40, 280). Secundo potest intelligi ut fiat distributio pro generi­ bus singulorum 771’777 î M. Schüler, Predestination, Sünde und Freiheit bei Gregor von Rimini, 1934 ; P. Vignaux, Justification et prédestination au XIVe siècle, 1934, ch. 4. 4. P. Vignaux, Justification et prédestination, p. 143-144. 5. P. Vignaux, op. cit., p. 157-160. ~ 247 — DE SCOT A LUTHER au contraire, ne peut faire la moindre action bonne, même dans l’ordre naturel, sans secours spécial (1). Les païens d’avant le Christ n’ont eu que l’apparence de la vertu, l’intention qui animait leurs actes étant nécessairement égoïste et non orientée vers Dieu (2). Grégoire de Ri­ mini n'a rien retenu de la controverse semi-pélagienne (3). Même rigo­ risme à propos de la prédestination. Ici, Pierre d’AurioIe représentait l’école libérale, il insistait sur la volonté salvifique de Dieu· Dieu, disait-il, offre sa grâce à tous les hommes, et prévoit seulement la résis­ tance à la grâce (4). Grégoire réagit contre ces thèses ; il insiste sur les conséquences du péché originel, parle comme saint Augustin de la massa peccati d’où la libre volonté de Dieu a tiré le petit nombre des élus (5). Jansénius est à l’horizon. Au XIVe siècle, Grégoire de Rimini est un isolé parmi les théologiens de l’École et nous avons dit qu’il trouva un contradicteur en la personne de Gabriel Biel. Mais le courant augustinien se retrouve chez les auteurs spirituels. L’auteur de l'imitation se défie de la science et de la raison, il insiste sur la faiblesse de celle-ci, sur l’impuissance de la nature corrompue et il exalte la grâce divine qui seule permet à l’homme de bien vivre (6). Le pieux moine reste fidèle au vocabulaire augustinien 1. Greg., II Sent., dist. 26, q. 1, art. 1 : « prima (conclusio) est quod nullus homo in statu praesenti, Dei etiam generali influentia stante, potest absque speciali auxilio ejus agere aliquem actuin moraliter bonum. Secunda quod nullus homo... potest absque speciali auxilio Dei in his quae ad moralem vitam pertinent sufficienter cognos­ cere quid volendum vel nolendum, agendum vel vitandum sit, Tertia, quod nullus homo... habita etiam sufficienti notitia de aliquo volendo vel nolendo, agendo vel vitando ex his quae ad moralem vitam pertinent, potest absque speciali auxilio velle vel agere. » — P. Vignaux, op. cit., p. 155. — On notera la terminologie. La grâce ac­ tuelle {speciale Dei auxilium) est désormais bien distinguée du concours naturel de Dieu {generalis influentia), mais le vocabulaire est encore gauche. 2. P. Vignaux, Nominalisme, D. T. C., t. XI, col. 770-771. 3. P. Vignaux, Justification et prédestination au Xll·'^ siècle., p. 161. 4. P. Vignaux, op. cit., p. 93. 5. P. Vignaux, op. cit., p. 170-175. 6. Imit., III, c. 43 (vanité de la science, cf. I, c. 3) ; III, c. 54 (sur les divers mou­ vements de la nature et de la grâce) ; III, c. 55 : « opus est gratia tua et magna gratia ut vincatur natura. Nam per primum hominem Adam lapsa et vitiata per peccatum, in omnes homines poena hujus maculae descendit ut ipsa na tura quae bona et recta a te condita fuit, pro vitio jam et infirmitate corruptae naturae ponatur eo quod motus ejus sibi relictus ad malum et inferiora trahit. Nam modica vis quae remansit, est tanquam scintilla quaedam latens in cinere. Haec est ipsa ratio naturalis, circumfusa magna cali- - 248 - AUGUSTINISME ET NOMINALISME et à une interprétation littérale des écrits du docteur d’Hippone. Mal compris, son langage risque de nous scandaliser (1). Cependant, avec prudence, il laisse de côté tout ce qui touche au mystère de la prédes­ tination et, comme fera plus tard Bossuet, se contente de tenir les deux bouts de la chaîne (2). Cependant, à la même époque, il existe en Angleterre un Augusti­ nisme dangereux qui reprend et exagère le Prédestinatianisme de Godescalc. Le doctor profundus, Thomas Bradwardin (f 1349), enseigne à ses élèves du Merton College d’Oxford une théologie de la grâce qui se réclame à la fois d’Augustin et de Thomas d’Aquin. Obsédé par la pensée que le Pélagianisme renaît de toutes parts, il prend en main la cause de Dieu (3) et de sa grâce. Mais, comme plus tard Spi­ noza, il raisonne more geometrico. De cette affirmation que Dieu est cause universelle de tout être et de toute action, il déduit que la liberté se ramène à la spontanéité (4). Qu’on puisse interpréter ses dires en un gine, adhuc judicium habens boni et mali, veri falsique distantiam, licet impotens sit adimplere omne quod approbat, nec pleno jam lumine veritatis nec sanitate affectio­ num suarum potiatur ». etc... læ pieux moine a lu saint Augustin, il continue en citant saint Paul et rappelle souvent que tout mérite est un don de Dieu (v. g., III, c. 22, c- 40, c. 55). 1. Voir la réaction de P. Mesnard, L’humanisme chrétien, Vie intellectuelle, 1939» t. 64, p. 23-24. Mais l’optimisme ayant fait place à un néo-pessimisme, on redevient favorable aux thèses de l’imitation. P. Merklen, Nature et grâce dans La -pensée catholique (Documentation catholique, 1942), p. 54-55. 2. Imitat., I, c. 25 : « cum quidam anxius inter metum et spem frequenter fluctua­ ret... dicens : « O si scirem quod adhuc perseveraturus essem ! statimque audivrt divi­ num intus responsum quod si hoc scires, quid facere velles ? Fac nunc quod tunc facere velles, et bene securus eris. » 3. De causa Dei contra Pelagium et de virtute causarum ad suos Mertonenses, 1618. — Sur Bradwardin, cf. P. Giorielix, Thomas Brada'., D. T. C., t. XV, coi. 765-773. — R. Seeberg, Lehrbuch der D. G., t. III, 19.40, p. 736, 737, 777, 778. — Laun, Die Praedeslinulion bei Wyulij und Bradwardin, 1932. 4. De causa Dei, III, 1, p. 637 D : « Imprimis ostendendum Deum posse necessitare quodammodo omnem voluntatem creatam ad liberum, immo ad liberrimum actum suum, similemque cessationem et vacationem ab actu. Deus enim potest velle volun­ tatem creatam producere liberum actum suum et hoc antecedenter et prius natura­ liter voluntate creata. » — Ibid., p. 644 B : « ex his apparet quod licet quis necessitatus fuerit ad faciendum quicquam boni vel mali, si tamen illam necessitatem ignoret, et taciat hoc voluntarie et libere, quantum in eo est, meretur. » — Voir aussi les textes inédits publiés par XlBERTA, dans les Beilràge zur Geschichte der Phil, der M. A., Supplement Band, t. Ill, 2, 1935, ρ. τι78. — 249 — DE SCOT A LUTHER sens orthodoxe, cela n’est pas impossible, mais l’impression reste d’un déterminisme théologique qui provoque de nombreuses réactions (1). Cependant, l’idée fait son chemin et elle aboutit au Prédestinatianisme de Wyccleff (2). Formé par la théologie nominaliste, mais grand admirateur d’Augus­ tin et de Bradwardin, Wyccleff (fl384) réagit contre les subtilités des écoles et leur oppose la simplicité de l’Écriture. Aristote n’est pas inu­ tile au théologien, mais, déclare Wyccleff avec insistance, ce n’est pas à la logique de chercher à résoudre les contradictions apparentes de l’Écriture. L’Écriture s’explique par elle-même et c’est elle qui juge de la vérité des systèmes philosophiques (3). Ainsi l’accord cherché au moyen âge entre la raison et la foi se trouve rompu. La foi cherche à s’exprimer à l’état pur. Mais Wyccleff n’échappe pas à l’illusion de tous les réformateurs. Comme l’a remarqué Harnack, il oppose système à système (4) et dégage des écrits d’Augustin une conception sociale de la prédestination grosse de conséquences. Augustin, dans sa lutte contre lè Donatisme, avait montré que le corps du Christ était l’Église, la catho­ lica répandue dans tout l’univers et dont la cohésion était assurée par la foi, la vie sacramentaire et la soumission aux pasteurs légitimes. Dans ce corps, disait-il aux Donatistes, il y a des justes et des pécheurs, l’ivraie est mêlée au bon grain, la paille au froment. A la fin des temps, Dieu fera le départ entre les bons et les méchants et l’Église apparaîtra alors dans sa réalité définitive, communauté organique des prédestinés groupés autour de leur chef (5). Mais les rapports entre le temps et l’éternité sont, nous l’avons rappelé souvent, difficiles à exprimer, et 1. Voir quelques indications dans Portai.iÉ, D. T. C., 1,2537-2539, qui songe un peu trop à la réfutation de l’école banézienne. 2. Sur Wiccleff, cf. F. Loofs, Leitfaden zur Dogmengeschichle, 4® éd., 1906, p. 637. 654 ; R. Seeberg, Lehrbuch der D. G., 4® éd., t. III, 1930, p. 592-596, 737-739, 778779 ; E. PortaliÉ, Augustinisme, D. T. C., I, 2539-2542 ; Laun, Die Prédestination bei Wycclij und Bradwardin, 1932. 3. De veritate sacrae Scripturae, I, η. 2 (éd. Buddensieg, 1905, I, 32) ; « si auctoritate Aristotelis vel alterius ethnici debet credi conclusio, multo magis auctoritate Christi summi philosophi debet credi oppositum, et per consequens hoc discredi. » Cf. ibid., p. 35 (Augustin lui-même n’est pas infaillible, mais le Platonisme qu'on lui reproche ne l’a conduit à aucune erreur en logique et en métaphysique). 4. A. von Harnack, Lehrhuck der D. G., III, p. 482. 5. E. Portalié, Augustin, D. T. C., 1.1, col. 2408-2411. — M. Pontet, L’exégèse de saint Augustin prédicateur, 1946, p. 447-553. — 25O — AUGUSTINISME ET NOMINALISME la tentation est grande de substituer à la réalité mouvante la rigidité d’un système. Wyccleff se situe d’emblée au terme. Il n’y a pour lui d’autre Église que la communauté des prédestinés (1). Distinguant avec la tradition médiévale entre les praedestinati et les praesciti, il exclut ceux-ci de l’Église dès ici-bas (2). Il croit d’ailleurs connaître les futurs damnés, car l’Église des prédestinés n’est pas purement invisible (3). Wyccleff ne rejette pas le principe sacramentaire, mais, écho de cer­ taines tendances anarchiques ou centrifuges de son époque, en partie explicables par les malheurs du grand schisme, il dissocie le principe sacramentaire et le principe hiérarchique. Seuls, les prédestinés admi­ nistrent validêment les sacrements? Un prêtre, un évêque, un pape indignes cessent de faire partie de la véritable Église (4). Le vrai chef de l’Église, c’est le Christ. Qu’on lui reste fidèle et l’on est assuré de son salut (5). Pareille doctrine conduit soit à l’anarchie, soit à la consti­ tution d’églises locales en rupture avec l’unité et l’hérésie de Wyccleff intéresse moins encore la théologie de la grâce que celle de l’Église. Ce qu’il dit du mérite, des rapports entre grâce et liberté, de la manière dont Dieu, sans coopérer à la malice du péché, exerce cependant son souverain domaine sur l’acte libre du pécheur, pourrait à la rigueur 1. De Ecclesia, c. I (éd. Loserth, r886, p. 2-3) : « quamvis Ecclesia dicatur multi­ pliciter in Scriptura, suppono quod sumatur ad propositum pro famosiori, scilicet con­ gregatione omnium praedestinatorum. Illa est sponsa Christi, ...et corpus Christi mys­ ticum... Ista autem Ecclesia... non habet aliquem praescitum partem sui. » 2. Ibid., c. 4, p. 83 : « manifestum videtur quod nullus praescitus sit membrum Eccle­ siae. » — Wyccleff ajoute, il est vrai : « illa mater nostra post diem judicii quando erit sine macula vel ruga non habebit praescitos sed solum praedestinatos partem sui. » —· Il connaît les distinctions faites par saint Thomas sur les divers degrés d’appartenance à l’Église (c. 3, p. 57 ; c. 4, p. 70), il invoque expressément la doctrine augustinienne du corps mystique : « Ecclesia est unus homo, cujus caput est Christus et membra fideles praedestinati, unde sicut in nostro corpore caput loquitur pro membris ceteris, sic Christus pro membrs corporis sui mystici 0 (De veritate sacrae Scripturae, I, r, éd. Buddensieg, p. 12). 3. A. von Harnack, Lekrbuch der D. G., p. 483-486. 4. De Ecclesia, c. I, éd. Loserth, p. 19 : κ Dominus papa, si praedestinatus est et exercet pastorale officium, est caput tantae militantis Ecclesiae quantam regit. » — Ibid., p. 32 : κ si non sit praedestinatus, non est capitaneus in Ecclesia sancta Dei.v 5. De Ecclesia, c. 19, éd, Loserth, p. 464 : « non debet subditus desperare de peccato praepositi, quia, quantumcumque malus sacerdos fuerit, dummodo subditus in Chris­ tum crediderit, salvus erit. » — 25I — DE SCOT A LUTHER s’interpréter en bonne part (I). Sous l’influence de Bradwardin, il semble bien cependant ramener la liberté à la spontanéité : est libre l’être qui suit sa loi intime, qu’il choisisse ou non (2). La tradition lui a été sévère et le système de Wyccleff est apparu à beaucoup comme un grossier Panthéisme où règne le déterminisme le plus strict. On sait que Jean Huss reprit, sans y ajouter grand chose, les thèses de Wyccleff. L’Église, menacée dans son existence même, réagit vigoureusement et plusieurs des décisions du concile de Constance intéressent Fhistoire de la théologie de la grâce (3). Ainsi donc, le moyen âge finissant voit se dissocier lamentablement la synthèse réalisée entre la pensée augustimenne et la pensée grecque. Nature et surnaturel s’en vont de-ci de-Ià, au hasard des circonstances, tandis que, dans le domaine pratique, la chrétienté médiévale s’effrite 1. Dans le De dominio divino (éd. Poole, 189e), Wycclef cherche longuement une via media entre Bradwardin et son contradicteur Fitzralph, qui veut, sauver la liberté. Il montre que le péché n’est qu’une déficience et n’a pas sa cause en Dieu (c. 14-19, p. T15172). Plus loin, il veut sauver la gratuité de la grâce et montre que,dans le mérite, le rôle principal revient à la grâce et non à la volonté libre (III, 5, p. 235-248). Il a de la peine à accepter un mérite de condigno qui ne se ramènerait pas finalement à un mérite de congruo (III, 6, p. 249-256). Mais sous l’influence de Bradwardin, il tend à ramener la liberté à la spontanéité. 2. E. Portali F. (Augustinisme, D. T. C., t. I, col. 2540) renvoie ici au Trialogus, que je n’ai pu consulter. Cet ouvrage appartient d’ailleurs aux dernières années de la vie de Wyccleff qui, condamné à Londres et Oxford, se retire dans la solitude. Aigri, plus que jamais ancré dans ses thèses, il les exagère encore. 3. Hefele-Leclercq, Histoire des conciles, t. VII, p. 110-283, 504-529. — Voici quelques-unes des propositions qui sont les plus caractéristiques pour notre propos : « Si papa sit praescitus et malus, et per consequens membrum diaboli, non habet potes­ tatem super fideles » (D. B., Enchirid., n° 588) ; « Oratio praesciti nihil valet » (D. B., n° 606) ; « Omnia de necessitate eveniunt » (D. B., n° 607 ; cf. Portaliè, D. T. C., I, 2540). — Et parmi les erreurs reprochées à Jean Huss : n° 1 ; «unica est sancta univer­ salis Ecclesia, quae est praedestinatorum universitas » (D. B., n° 627) ; n° 3 : « praesciti non sunt partes Ecclesiae, cum nulla pars ejus finaliter excidet ab ea, eo quod praedes­ tinationis caritas, quae ipsam ligat, non excidet »(D. B., n° 629) ; n° 5 : « praescitus, etsi aliquando est in gratia secundum praesentem justitiam, tamen numquam est pars sanctae Ecclesiae ; et praedestinatus semper manet membrum Ecclesiae, licet aliquando excidat a gratia adventitia, sed non a gratia praedestinationis » (D. B., n° 631) ; n° 6 : « su monde Ecclesiam pro convocatione praedestinatorum, sive fuerint in gratia, sive non secundum praesentem justitiam, isto modo Ecclesia est articulus fidei »(D. B., n° 632); n° 20 : « si papa est malus et praesertim, si est praescitus, tunc ut Judas aposto­ lus est diaboli, fur et filius perditionis, et non est caput sanctae militantis Ecclesiae, — 252 — AUGUSTINISME ET NOMINALISME au profit des nationalismes modernes (1). Dans les écoles, hors des ten­ dances hérétiques ou dangereuses, on ne trouve que compromis et sub­ tilités. Ailleurs, l’engoûment pour l’antiquité classique provoque un retour aux textes anciens ; on se remet à l’étude de saint Paul, de saint Augustin et des autres Pères de l’Église. On cherche à les lire avec des yeux neufs. Mais c’est là une entreprise chimérique, car on ne revient jamais en arrière. L.uther croira franchir d’un bond quinze siècles d’his­ toire, mais il lira l’Épître aux Romains à travers sa propre expérience, elle-mêrne conditionnée par toute une formation antérieure. cum nec sit membrum ejus » (D. B., n° 646) ; n° 21 : « Gratia praedestinationis est vin­ culum, quo corpus Ecclesiae et quodlibet ejus membrum jungitur Christo capiti inso­ lubiliter » (D. B., n° 647). On notera comment l’Église, dès cette époque, condamne un ensemble de propositions sans indiquer la qualité de la censure qui affecte chacune d’elles : « supradicti quadraginta quinque articuli Joannis Wicleff et Johannis Huss tri­ ginta non sunt catholici, sed quidam ex eis sunt notorie heretici, quidam erronei, alii temerarii et seditiosi, alii piarum aurium oflensivi » (D. B., n° 661), méthode qui sera reprise contre Baius et les Jansénistes. i. M. S. d’Irsay {Histoire des universités, t. I, 1933, p. 189) montre comment, avec Jean Huss, qui est professeur et recteur à Prague, l’université médiévale disparaît. Il n’y a plus d’universalisme, le nationalisme l’emporte.Pour la résonance deces thèses dans la question des rapports entre l’Église et l’État, étroitement liée à celle des rapports entre nature et surnaturel, voir les travaux de G. de Lagarde, La naissance de Γesprit laïque, I, II, 1934 ; III-IV, 1943, et de J. Lecler, L'Eglise et la souveraineté nationale, 1946 (avec la bibliographie de la page 246). — 253 — LIVRE QUATRIÈME L’ÉPOQUE MODERNE CHAPITRE QUATORZIÈME L’AUGUSTINISME DES RÉFORMATEURS I’histoire de la théologie de la grâce, Luther et la Réforme occupent une place immense. C’est contre eux que l’Église formule sa doctrine dans un document d’une ampleur inac­ coutumée. Cependant, il est difficile au théologien catholique d’exposer objectivement la pensée de Luther. L’œuvre de celui-ci est considérable, et assez peu accessible en France (1). On ne la connaît souvent qu’à travers les réfutations des controversistes, pour qui le père de la Réforme fut un espèce d’antéchrist. De leur côté, les théo­ logiens ou les historiens protestants parlent difficilement sans préjugé de Luther et de la Contre-Réforme. On sait que, depuis les réactions suscitées par les vigoureuses attaques de Denifle (2), catholiques et pro­ testants cherchent à réviser les jugements sommaires de leurs traditions respectives. Avec le temps, l’histoire se dégagera peu à peu de la lé­ gende (3). Mais, à supposer même qu’on l’étudie sans préjugés, la théologie de Luther resterait difficile à exposer. Le père de la Réforme n’a rien d’un ANS D i. Je signale la petite édition de 0. Clemen, Luthers Werke in Ausuahl, 8 vol., 1929-1930, qui donne un certain nombre d’œuvres importantes, avec un renvoi à la pagination des éditions de Weimar ou d’Erlangen. Voir aussi les récentes traductions : Les grands écrits réformateurs, trad. M. Gravier, 1944 ; Traité du serf-arbitre, trad, de Denis de Rougemont, 1936. — Voir aussi la bibliographie de J. Paqlier, Luther, D. T. C., t. IX, col. 1330-1333· 2. H. Denifle, Luther und Lutherlum, 1904-1906, 2e éd., 1904-1909 ; Luther et le luthéranisme (trad. J. Paquier), 4 vol., T912-1913. 3. On trouvera la bibliographie du sujet dans le remarquable petit livre de L. Febvre, Un destin, Martin Luther, 1928, 2e éd., 1945, que tout théologien doit avoir lu. Je le suis d’assez près pour la biographie (je cite la rre édition). — 257 — 17 L’AUGUSTINISME DES RÉFORMATEURS systématique. C’est un intuitif, un « prophète », un torrent tumultueux ; il aime les images brutales, pousse sa pensée jusqu’au paradoxe et on se tromperait lourdement en prenant toujours à la lettre ce qu'il écrit (1). M. Paquier, traducteur de Denifle, s’est plu à rappeler que Luther était allemand, et l’Allemand, dit-il, croit aux forces obscures, au destin, à la nécessité implacable qui gouverne la nature et l’homme (2). Émile Boutroux lui-même a écrit que l’Allemagne était la terre prédestinée à l’éclosion d’un traité du serf-arbitre (3). Laissons de côté cet enracine­ ment de Luther dans sa patrie charnelle. Il est plus important de rappeler qu’il arrive à une époque de fermentation extraordinaire. L’Occident est alors en pleine effervescence ; la théologie scolastique est dans une extrême décadence et l’Église est loin d’être sans tache. Partout, en Italie, en France, en Angleterre, en Allemagne, on revient à l’antiquité, on redécouvre les poètes et les philosophes, les Pères de l’Église et l’Évangile lui-même (4). Formé à l’école d’une scolastique desséchée et sans âme, obsédé par l’angoisse de son salut, tenaillé aussi peut-être par l’obscur désir de jouer un grand rôle dans les bouleversements qui se préparent, Luther réagit contre ses maîtres à la lumière d’une expé­ rience religieuse qui fut certainement peu ordinaire. Pour la bien comprendre, il n’est pas nécessaire de supposer avec Denifle je ne sais quelle obsession de tentations charnelles (5). Luther semble avoir été au début un bon moine qui cherche à observer sa règle, et multiplie les pratiques ascétiques, les jeûnes, les prières. Il est avide d’union à Dieu. Mais il ne trouve pas la paix. Les auteurs qu’on lui fait lire, Biel, Pierre d’Ailly, Occam, glissent à la surface de son âme. Il n’en retient que l’idée de la toute-puissance et de l’arbitraire divin. Pourtant la grâce le visite, d’abord une grâce extérieure, l’amitié 1. J. Paquier, Luther, D. T. C., t. IX, col. 1168-1175. — R. Will, La liberté chré­ tienne, Etude sur le principe de la piété chez Luther, 1922, p. xiv, p. 16. 2. J. Paquier, D. T. C., t. IX, col. 1216,1327-1328 (M. Paquier écrivait pendant la première guerre mondiale). 3. E. Boutroux, Introduction à la traduction de La philosophie des Grecs de Zeller, p. xxvi, cité par V. Delbos, Le problème moral dans la philosophie de Spinoza, 1893, p. 236, note. 4. P. Imbart de La Tour, Les origines de la Réforme, t. I, 1905. 5. H. Denifle et Paquier, Luther et le luthéranisme, t. II, p. 402-405, et en sens inverse L. Febvre, op. cit., p. 44-46, d’accord avec II. Grisar, Luther, t. I, 1911, p 86, note. — 258 — L’AUGUSTINISME DES RÉFORMATEURS bienveillante de l’un de ses supérieurs, Staupitz, qui le tranquillise en disant : « Pourquoi te torturer avec ta prédestination ? Tourne ton regard vers les plaies de Jésus-Christ et le sang qu’il a répandu pour toi... Non, Dieu n’est pas en colère contre toi, c’est toi qui es en colère contre lui (1). » Cette amitié console un temps le moine au tempéra­ ment inquiet. Professeur de théologie, il explique Pierre Lombard (2) et commente les Psaumes à la manière de ses devanciers (3). Mais les angoisses le reprennent. C’est alors que, vers 1513, se produit un événement fa­ meux, qui, si l’on en croit Luther, bouleversa sa vie, en attendant de bouleverser l’Allemagne et l’Europe (4). L’homme passionné a une illumination soudaine. Grâce de Dieu ? trouvaille de l'homme ? qui le dira ? Il faut, se dit-il, renoncer à sortir du péché, s’abandonner à Dieu, ne plus s’occuper de soi, se considérer comme incapable de gué­ rison, s’en remettre à la miséricorde divine. Dieu ne peut changer le cœur de l’homme, mais il peut fermer les yeux, faire comme si ce cœur était changé, tenir pour juste celui qui reste pécheur, le couvrir des mérites du Christ comme d’un manteau. Le péché demeurera, il ne 1. H. Grisar, Martin Luther, sa vie et son œuvre, 1931, p. 32 ; J. Paquier, Luther, l). T. C., t. IX, col. 1152. — Sur l’évolution religieuse de Luther, voir, outre les ouvrages généraux déjà cités, les études de Strohl, 1.1, L'évolution de Luther jusqu’en 1515 ; t. II, L'épanouissement de la pensée de Luther de 1515 à 1524, Strasbourg, 1922-1924. — Voir aussi le recueil de textes publiés par 0. Scheel, Dokumente zur Luthers Entwicklung, 2® éd., 1929 ; et le tome V des Luthers Werke de Clemen (Der junge Luther). 2. Cf. P. Vignaux, Luther commentateur des Sentences, 1935. — Luther reste encore fidèle à l’idée que la concupiscence demeure après le baptême, tandis que le péché ori­ ginel disparaît : « ex hoc jam patet quod peccatum originale non est ipsa concupiscentia seu fomes quia non tota aboletur, sed tantum debilitatur, peccatum autem originale totum aboletur » (Randbemerkungen zum Lombarden, II, 32 : W., t. IX, p. 75 ; Clemen, t. V,p. 13). La foi se distingue encore de la charité : « fides enim qua justificatus es, talis fides non est sine caritate et spe » (ibid., II, 26 : W., IX, 72 ; Clemen, t. V, p. 11). 3. F. Loofs (Leitjaden zur Dogmengeschichte, p. 696-700) montre comment dans ce commentaire les idées luthériennes commencent à poindre. V. g., In Psalm. 50 (W., Ill, 289 ; Clemen, V, 120) ; « fides et gratia quibus hodie justificamur non justificarent ex seipsis nisi pactum Dei faceret... Ex eo enim praecise quia testamentum et pactum nobiscum fecit, ut qui crediderit et baptizatus fuerit salvus sit, salvi sumus. » — Dt Psalm. 31 (W., III, 175; Clemen, V, 106) : « beatus cui non imputavit peccatum... Significat quod quilibet est justus cui Deus reputat justitiam sicut Abrahae. » 4· J. Paquier, D. T. C., t. IX, coi. 1206-1209. — II. Grisar, Luther, 1.1, p. 319-326. L. Febvre, Martin Luther, p. 58. — 259 — L’AUGUSTINISME DES RÉFORMATEURS sera pas détruit, mais il ne sera plus imputé. Dès lors, il est inutile de se préoccuper des œuvres. Les pratiques extérieures, le souci inquiet de sa perfection, c’est là du Pharisaïsme. On veut conquérir le ciel à la force des poignets, on agit en mercenaire ! Mais non, I homme ne peut pas mériter devant Dieu ! La grâce, c’est cela, cette certitude d’un Dieu qui regarde l’homme pécheur comme s’il était juste, lui fait grâce, le tient pour saint, à cause des mérites du Rédempteur. Les théologiens parlent d’un habitus, d’une réalité créée qui serait dans l’homme, le changerait par miracle, mais cette théologie ne répond pas à l’expé­ rience. L’expérience prouve que l’homme, aussi longtemps qu’il reste sur terre, demeure un rejeton du vieil Adam pécheur. 11 est pourri jusqu’aux moelles. Le péché originel, qui s’identifie avec la concupis­ cence, empoisonne toute notre vie. La grâce apporte la paix, supprime toute inquiétude, enlève toute angoisse au sujet de la réprobation. Pour être sauvé, il suffit de faire confiance à Dieu, de croire qu’on sera sauvé. L’homme pécheur est justifié par la foi. La justification par la foi n’est pas une formule d’école, c’est pour Luther une vérité d'expérience. La foi n’est pas d’abord un assentiment intellectuel, c’est une attitude spiri­ tuelle, un élan de l’âme, fait de confiance joyeuse, d’abandon, d’invin­ cible assurance. Luther a la conviction que Dieu est avec lui, Dieu terrible qui damne qui il veut, mais qui sauve aussi ceux qui consentent à s’abandonner à la miséricorde infinie. On ne peut méconnaître la richesse et la profondeur de cette théo­ logie. Des âmes innombrables en vivent encore aujourd’hui qui, comme Luther, aiment à revivre ce choc psychologique d’une confiance pas­ sionnée succédant à une extrême angoisse (I). Mais,-comme nous le dirons bientôt, l’individualisme religieux force ici toutes les portes de la demeure traditionnelle. La fameuse illumination dont parle Luther coordonne des éléments de provenance diverse. La justice imputée est en réalité un héritage du Nominalisme (2). Celui-ci, nous l’avons dit, concevait de façon tout extérieure les rapports entre Dieu et l’homme. Sur la justification, l’école de Cologne, avec sa théorie de la double justice, marquait un 1. G. Swarts, Salut par la foi et conversion brusque, 1931. 2. J, Paquier, Luther, D. T. C., t. IX, col. 1184-1188. — Luther dit de lui-même : « Je suis disciple d’Occam », sum occamicae factionis (O. SCHEEL, Dohumente, p. 17; H. Grisar, Luther, t. I, p. 103). - 26O -- U AUGUSTINISME DES REFORMATEURS recul très net par rapport aux grands scolastiques. Pighius, Gropper et même Contarini, qui s’opposait à leur théorie, devaient paraître à Luther bien inconséquents (1). Nous verrons plus loin le concile de Trente, en même temps qu’il condamnera Luther, répudier l’extnnsécisme des idées de Seripandosur la justification. A l’influence du No­ minalisme il faut ajouter celle de ΓAugustinisme (2). Du jour où il le découvre, Luther voit en Augustin le docteur par excellence, qu’on ne louera jamais assez (3). Il l’oppose aux modernes et à Aristote, ce fabu­ lator qui a perverti la foi chrétienne (4). Réagissant contre le pélagia­ nisme secret du Nominalisme, Luther exagère à plaisir l’idée que nos mérites ne sont finalement que des dons de Dieu et commence à nier toute possibilité de coopération à la grâce (5). 1. J. PAQUIER, Luther, D. T. C., t. IX, col. 1221-1225. — Sur les théories de Pighius, Gropper et Contarini, cf. J. Rivière, Justification, D. T. C., t. VIII, col. 2159-2164. 2. J. Paquier, D. T. C., t. IX, col. 1189. — A. H amel, Der junge Luther und Augus­ tinus, I, 1931, Π, 1936. 3. Dans le commentaire des Sentences, Luther loue Pierre Lombard de s’en tenir aux lumières de l’Église, « maxime illustrissimo jubari et numquam satis laudato Augustino » (W., IX, 29 ; Clemen, t. V, p. 4), mais il ne connaît pas au début les écrits sur la grâce. La lecture du De spiritu et littera semble l’avoir beaucoup impressionné· Elle l’introduisait à saint Paul. 4. A propos de la célèbre opinion de Pierre Lombard sur la charité (supra, p. 189), Luther écrit : « videtur magister non penitus absurdissime loqui ; in co quod habitum dicit esse Spiritum sanctum, quia commentum illud de habitibus opinionem habet ex verbis Aristotelis rancidi philosophi » (In Sent., I, 17 ; W., IX, 43 ; Clemen, V, 7) ; et ailleurs : « melius hic Augustinus et verius de felicitate disputat quam fabulator Aristoteles cum suis frivolis defensoribus » (W., IX, 23 ; Scheel, Dokumente, p. 219). 5. Il écrit dans son Commentaire des Sentences (In Sent., Iï, 27 : W.. IX, 72 ; Cle­ men, V, 11): « quicquid habes meriti præventrix gratia donat, nil Deus in nobis prae­ ter sua dona coronat. » Dans le commentaire des Psaumes. Luther garde encore un mérite de congrue (In Ps. 118 ; W., IX, 329 : Clemen, V, 201, et F. Loofs, op. cit., p. 700, qui parle de krypto-semipelagianismus !). Le commentaire de l’Épître aux Romains lui-même porte encore la trace de la doctrine traditionnelle (Loofs, p. 708), mais déjà Luther se fait très violent : «mera deliria sunt quae dicuntur quod homo ex viribus suis possit Deum diligere super omnia et facere opera praecepti secundum abstantiam facti, sed non ad intentionem praecipientis, quia non est in gratia. 0 stulti, <> sawtheologen... Velint nolint, sentiunt in se pravas concupiscentias » (In Rom.,4, licker, II, p. 109-110). « Ut quid ergo merita sanctorum adeo praedicantur ? Respon­ deo quod non sunt eorum merita, sed Christi in eis, propter quem Deus eorum opera acceptat, quae alioquin non acceptaret » (ibid., p. 124).» Absurdissima est et pelagiano errori vehementer patrona sententia qua dicitur : facienti quod in se est Deus infundit - 26I - L’AUGUSTINISME DES RÉFORMATEURS Augustin, qui parlait aussi d’expérience, soulignait la misère de l'homme, même racheté, même justifié, et voyait dans la justification moins un état qu’un devenir (1). Luther va plus loin encore et il as­ sure que l’homme, quoi qu’il fasse, ne sera jamais justifié tant que dure la vie d’ici-bas. Le péché originel, en effet, a corrompu tout son être (2). Là où il règne, il ne peut y avoir rien de bon, les vertus des païens ne sont que des vices splendides (3) ; le chrétien lui-même n’est justifié que par une fiction juridique. Le désordre de la concupiscence suffirait à le constituer pécheur s’il n’était couvert des mérites du Christ. Même couvert par eux, l’homme ne pourrait,en ses actions propres, que pécher mortellement. Un décret divin rend cependant vénielles ces gratiam... Inde tota Ecclesia pene subversa est, videlicet hujus verbi fiducia. Unus­ quisque interim secure peccat, cum omni tempore in arbitrio suo sit facere quod in se est, ergo et gratia » (ibid., p. 323). Cf. J. Rivière, Mérite, D. T. C., t. X, coi. 711-715. 1. Luther, comme saint Augustin, entend de l’homme justifié le chapitre vu de l’Épître aux Romains et il accuse les scolastiques d’infidélité à la pensée du docteur d’Hippone. Denifle montre ici, non sans passion, que Luther ne connaissait pas l'his­ toire de la question et qu’il était médiocre exégète (Denifle et Paquier, Luther et le luthéranisme, t. VII, p. 104-109). Luther explique d’ailleurs joliment que l’homme jus­ tifié est le blessé que le bon samaritain a remis à l’hôtelier. 11 ne sera guéri qu'en quit­ tant cette vie (In Rom., Ficker, II, 180, 332 et passim), 2. In Rom., 5 (éd. Ficker, II, 144) : « quid ergo nunc est peccatum originale... Secun­ dum subtilitates theologorum est privatio seu carentia justitiae originalis; secundum Apostolum et simplicitatem sensus in Christo Jesu est non tantum privatio qualitatis in voluntate, irnmo nec tantum privatio lucis in intellectu, virtutis in memoria, sed prorsus privatio universae rectitudinis et potentiae omnium virium tam corporis quam animae ac totius hominis interioris et exterioris. Insuper est pronitas ipsa ad malum, nausea ad bonum, fastidium lucis et sapientiae, dilectio autem erroris ac tenebrarum, fuga et abominatio bonorum operum, cursus autem ad malum... Igitur sicut antiqui Patres sancti recte dixerunt : peccatum illud originis est ipse fomes, lex camis, lex membrorum, languor naturae, tyrannus, morbus originis, etc. Est enim simile cum aegroto, cujus aegritudo mortalis non tantum est unius membri privata sanitas, sed ultra sanitatem omnium membrorum privatam debilitatio omnium sensuum et virium· Insuper nausea eorum quæ salubria sunt, et cupiditas eorum quae noxia sunt. Ista ergo est hydra illa multiceps, monstrum pertinax, cum quo pugnamus in Lerna hujus vitae usque ad mortem. Hic Cerberus, latrator incompescibilis, et Anthaeus in terra dimissus insuperabilis. » 3. Luther attribue cette formule à Augustin, et Denifle s’en indigne (Denifle et Paquier, Luther et le luthéranisme, 1.1, p. lviii-lix). D’autres au contraire rappellent que, si la formule n’est pas d’Augustin, elle exprime une pensée fréquente chez lui (Lange, De gratia, 1929, p. 66, note). Nous dirons plus loin où se trouve la véritable opposition entre Luther et Augustin. - 262 - L'AUGUSTINISME DES RÉFORMATEURS fautes du justifié (1). Les grands scolastiques mettaient entre péché véniel et péché mortel une différence ontologique. Rien de tel ici. Le Nominalisme que Luther s'était efforcé d’exorciser reparaît sans cesse. C’est lui qui commande l’interprétation d’Augustin. Il commande plus encore celle de l’Apôtre. Le vrai maître de Luther, en effet, c’est saint Paul, le Paul de l’Épître aux Galates et de l’Épître aux Romains (2). Le moine anxieux se retrouve dans les chapitres fameux où l’Apôtre décrit le conflit entre la concupiscence et la loi. La thèse paulinienne de la justification par la foi lui parait autrement profonde que les spéculations des théolo­ giens (3). Paul s’opposait au légalisme des Pharisiens, à la suffisance des Λ 1. Scholien in Rom. η (Ficker, II, 179-180) : « ex quo mirabiliter sequitur quod sumus rei et non rei ; quia infirmitas illa (la concupiscence, le péché originel) nos ipsi sumus, ergo ipsa rea et nos rei sumus, donec cesset et sanetur. Sed non sumus rei dum non operamur secundum eam, Dei misericordia non imputante reatum infirmitatis, sed reatum consentientis infirmitati voluntatis. » — In Rom., 14, 32 (Ficker, II, 332): « semper est in peccato, id est in defectu fidei... ista infirmitas fidei est veniale pecca­ tum, hoc est, quod Deus ei non imputat in peccatum mortale, licet de natura sua sit mortale... sicut in simili baptizatus aut poenitens manet in infirmitate concupiscentiae, quae tamen est contra legem..."et utique mortalis nisi Deus misericors non imputaret propter inceptam curationem. » — Luther rejette toute distinction entre péché mortel et péché véniel, rejoignant ainsi Pélage, mais avec des prémisses combien différentes ! Voir In Rom., 4 (Ficker, II, 123) : « ex quo patet quod nullum est peccatum veniale ex natura sua. » 2. Je viens de citer déjà quelques'extraits de ces leçons sur l’Épître aux Romains, d’après la belle édition de J. Ficker, Luthers Vorlesungen über den Rômerbrief,4e éd., 1930 : I, die Glosse, II, die Scholien (cité : Ficker I et II). Sur la corruption radicale et la justice imputée, voir Paquier, D. T. C., IX, col. 1212-1229. 3. Sur la foi luthérienne, cf. Paquier, Luther, D. T. C., t. IX, col. 1231, qui cite ici M. Cristiani : « Pour Luther, la foi est quelque chose d’infiniment complexe. Dans ce mot, il fait entrer d’abord un élément traditionnel, l’adhésion de l’esprit aux enseigne­ ments du Christ. Mais la crainte, l’humilité, l’abandon désespéré entre les bras de Dieu, la conviction qu’on est couvert de péchés, que tout ce que l’on fait est péché, le sentiment de notre impuissance en face de la loi divine, la confiance tremblante dans le Christ, unique Sauveur, l’effort angoissé pour avoir la foi, toujours plus de foi, tout cela aussi,[c’est la foi»(L. CRISTIANI, Luther au couvent, dans Revue des questions histo­ riques, 1914, t. I, p. 336-370). Nous avons dit que, chez saint Paul, la foi est une notion très complexe, et les meilleurs exégètes reconnaissent qu’elle implique, outre l’adhésion intellectuelle, un élément de confiance, un acte d’obéissance, et finalement la charité (F. Prat, La théologie de saint Paul, t. I, 25e éd., p. 203-205). Mais entre la pensée catholique et la pensée protestante, il y a beaucoup plus qu’une différence de voca­ bulaire. L’élément intellectuel n’est pas absent de la notion luthérienne, mais il n’est — 263 — L’AUGUSTINISME DES RÉFORMATEURS œuvres ; Luther se croit un nouveau Paul. D’un bond il le rejoint, mé­ prisant quinze siècles de réflexion chrétienne. Mais comment, fût-on le plus grand des génies, faire table rase de son hérédité spirituelle ? Luther, quoi qu’il en ait, lit saint Paul à travers ses préjugés de nomina­ liste augustinisant. Désormais, il sera prisonnier d’un système, ou plutôt d’une expé­ rience religieuse érigée en vérité universelle et qui le conduit à toutes sortes de négations. La véritable unité de la pensée de Luther, c'est en effet cet individualisme puissant, farouche, qui l’amène à renverser l’ordre établi, institutions et doctrines, au lieu de chercher seulement à le réformer. On juge l’arbre à ses fruits, aimait à dire Luther. De sa réforme sont sortis le meilleur et le pire. Nous n’avons pas à raconter ici sa lutte contre les Indulgences, le Purgatoire, la Messe et tout le système ecclésiologique impliqué dans la vie de l’Église. Luther devient le prophète d’un nouvel Évangile, il se fait le défenseur de la liberté chrétienne. Mais bientôt, parmi les siens, il en est qui entendent cette liberté chrétienne en un sens fort peu évangélique, et pour ramener l’ordre, il faut faire appel aux puissances séculières (I). Comme le re­ marque M. Febvre, entre le ciel et la terre le divorce devient radical ; là-haut, c’est la justice, ici-bas, le chaos. Le monde est lui-même mau­ vais et livré au péché. L’expérience de Luther s’agrandit aux dimen" sions d’une époque. Augustin, après avoir écrit les Confessions, écri­ vit sa Cité de Dieu. Mais quel contraste entre le vieil évêque et Luther vieillissant ! Le prophète a épousé une nonne, son attitude lors du double mariage de Philippe de Hesse a profondément scandalisé (2). Il meurt sans avoir réussi à unifier son âme tumultueuse (3). pas au premier plan, et il fera de plus en plus place à une confiance aveugle en Jésus Sauveur du monde, provoquant des exclamations comme celles que nous avons citées ci-dessus, p. 78, et à laquelle s’accrochera le protestantisme libéral, qui d’ailleurs ne reconnaîtra plus aucune efficacité objective à la Rédemption. 1. L. Febvre, Un destin, Martin Luther, p. 230-257. — M. G. DE Lagarde (Recher­ ches sur l'esprit politique de la Réforme, 1926) montre que finalement, en beaucoup de pays, le vrai bénéficiaire de la révolution religieuse fut, non l’individu, mais l’État. D’autres auteurs ont insisté sur le « nationalisme » de Luther (L. Le Fur, Les grands problèmes du droit, 1937, p. 351 ; H. Mankiewiecz, Le national-socialisme, 1937, p. 26). 2. L. Feevre, op. cil., p. 267-269 (cf. 215-216). — Denifle, Luther et le luthéranisme, i. I, p. 206-217 (Luther et la polygamie). 3. H. Dknifik et J. Paquier, op. cit., t. IV, p. 237 ; appendice sur les portraits de Luther. — M. Paquier, héritier de la pensée de Denifle, n’est pas tendre pour le réfor- - 264 - L'AUGUSTINISME DES RÉFORMATEURS Entre temps, il a poussé jusqu’à l’extrême les conséquences de sa pensée et de son interprétation du docteur d’Hippone. Il continue à dire que l’homme est tout entier vicié par le péché et que seule la foi justifie par une imputation extrinsèque des mérites du Christ (1), mais deux thèses prennent un relief plus accusé : l'impuissance du libre ar­ bitre et la certitude subjective de la justification. Sur le premier point, un débat retentissant le met aux prises avec Érasme (2). Le De libero arbitrio de celui-ci représente la réaction de la raison, d’une raison d’ailleurs émancipée de la tutelle de l’Église. Pour défendre le libre arbitre, Érasme part de considérations tirées de l’ordre social. Luther, lui, refuse ce terrain de combat et, dans son De servo arbitrio (1525), il ne veut entendre parler que de l’Écriture et du souverain domaine d’un Dieu qui fait de ses créatures ce qu’il lui plaît. Entre les mains de son Créateur, l’homme n’est qu’un instrument. Dieu seul agit, l’homme est passif, ou plutôt, il est comme une monture que chevauche un cavalier. Si le cavalier est Dieu, l’homme fera le bien, mais si c’est le diable, il fera nécessairement le mal (3). Image audacieuse qui exprime violemment, à la manière de mateur. M. Febvre cherche à être plus équitable, mais le portrait qu'il trace de Luther vieilli (p. 278-280) suffirait à persuader que, si Luther, comme j’inclinerais à le croire, fut un mystique authentique, il fut aussi un mystique infidèle à sa vocation. Corruptio optimi pessima ! A quel moment précis de sa carrière faut-il situer la rupture intérieure avec l’Église et la tradition ? C’est le secret de Dieu. Mais il y aurait là une belle étude à faire du point de vue catholique. Elle permettrait de comprendre que des milliers d’âmes puissent vivre encore aujourd’hui de la pensée du réformateur, et, malgré la révolte de celui-ci, se rattacher authentiquement au Christ et à l’Eglise catholique, hors de laqueEe il n’est pas de salut. r. Cette thèse s’exprime par le mot fameux que les apologistes catholiques citent volontiers, sans se souvenir assez que Luther aimait le paradoxe: « si gratiae praedicator es, gratiam non fictam, sed veram praedica, si vera gratia est, verum, non fictum pec­ catum ferto, Deus non facit salvos fictos peccatores. Esto peccator et pecca fortiter, sed fortius fide et gaude in Christo, qui victor est peccati, mortis et mundi » (lettre à Mélanchton, 1er août 1921, Wcrke, Clemen, t. VI, p. 53). 2. Erasme de Rotterdam, Essai sur le libre arbitre, trad. P. Mesnard, 1946. —J. Paquier, Luther, D. T. C., t. IX, col. 1283-1295. — II. IIumbertclaude, Erasme et Luther, 1909. 3. De servo arbitrio (Ψ., XVIH, 635 ; Clemen, t. Ill, p. 126) : « Sic humana voluntas in medio posita est, seu jumentum, si insiderit Deus, vult et vadit quo vult Deus, ut Psalmus dicit : factus sum jumentum et ego semper tecum IPs. 72, 23). Si insiderit Satan, vult et vadit quo vult Satan, ncc est in ejus arbitrio ad utrum sessorem currere - 265 -- L'AUGUSTINISME DES RÉFORMATEURS Luther, une thèse théologique contre laquelle, non seulement l’Église, mais les Luthériens eux-mêmes vont réagir. Mélanchton aura beaucoup de peine à accepter ici les idées du maître, la Confession d’Augsbourg les atténuera (1). Après la mort de Luther, en effet, des théologiens considérables attaquent le détermi­ nisme théologique et un débat passionné s’engage sur le « synergisme » (2). Nous verrons bientôt les thèses de Calvin sur la prédestination susciter aut eum quaerere, sed ipsi sessores certant ob ipsum obtinendum et possidendum » (voir ]a trad, de Denis de Rougemont, Luther, Traité du serf-arbitre, 1936, p. 82-83)· — Luther donne ailleurs d’autres images, toujours puisées dans l’Écriture,lmais pous­ sées jusqu’au paradoxe. Cf. J. A. Moelher, La symbolique, trad. Lâchât, 1852, t. I, p. 114. 1. Textes dans J. Müller, Die Symbolischen Bûcher der evangelischen lutherischen Kirche, r2e éd., 1928, 43 : « de libero arbitrio docent quod humana voluntas habeat aliquam libertatem ad efficiendam civilem justitiam et diligendas res rationi subjectas. Sed non habet vim sine Spiritu sancto efficiendae justitiae Dei seu justitiae spiritualis, quia animalis homo non percipit ea quae sunt Dei : sed haec fit in cordibus, cum per Verbum Spiritus sanctus concipitur. » Suit une citation de VHyponinesticon, que nous avons déjà trouvée dans saint Thomas (supra, p. 217). Le texte (art. 18) continue : « damnant Pelagianos et alios qui docent quod sine Spiritu sancto solius naturae viribus possimus Deum super omnia diligere, item praecepta Dei facere quoad substantiam actus. » L’article 20 (Müller, p. 44) défend la thèse luthérienne de la justification par la foi : « opera nostra non (possunt) reconciliare Deum aut mereri remissionem pecca­ torum et gratiam et justificationem, sed hanc tantum fide consequimur credentes quod propter Christi meritum recipiamur in gratiam, qui solus positus est mediator et propitiatorium, per quem reconcilietur Patri. Itaque qui confidit operibus se mereri gra­ tiam, is aspernatur Christi meritum et gratiam et quaerit sine Christo humanis viribus viam ad Deum. » — Les œuvres viennent ensuite, comme l'expression de la foi (ibid., p. 48). On parle sobrement de la justice imputée (p. 39). — L’Apologie de la Confession d’Augsbourg développe ces assertions sur le rôle de la foi (Müller, p. roo)et l’impuis­ sance du fibre arbitre (ibid., p. 2r7-2r9). — Ces textes, eu réaction contre l’école nominaliste, sont antérieurs à la session VI du concile de Trente. F. LOOFS (Leitfaden zur D. G., p. 846) accuse les divergences entre Luther et Mélanchton et pense que le syner­ gisme de celui-ci l’apparente au krypto-semipélagianisme dénoncé chez les scolastiques du xine siècle. Ceux-ci sont donc en bonne compagnie ! 2. J. Pfeffinger, à Leipzig, Striegel, à léna, mettent l’accent sur le libre arbitre (cf. J. A. Moehler, Symbolique, trad. Lâchât, I, 114-115 ; E. Kawerau, Synergismus, dans la Realencyclopàdie de Hauck, t. XIX, 1907 ; O. Ritschl, Dogmengeschichte des Proteslanlismus, II, 1912, p. 423-454). Flaccus Illyricus, en revanche, en vient à cette thèse paradoxale, que mentionnent encore nos manuels de théologie catholique et'selon laquelle le péché originel a tellement infecté l’homme que celui-ci est maintenant une substance perverse, Vimago Dei étant devenue une imago diaboli (Loofs, Leitfaden, p. 900-902 ; G. Bareille, Flaccius ill., D. T. C., t. VI, col. 5-6). - 266 - L’AUGUSTINISME DES RÉFORMATEURS elles aussi une réaction assez vive. Cependant, dans les deux cas, la lo­ gique des systèmes l’emportera et la victoire reste aux intransigeants. Chez les catholiques, la mise au point se fera lentement. Effrayés par le déterminisme luthérien, nombre de théologiens mettront l’accent sur la liberté, au risque de donner des gages à Pélage, d’autres au contraire souligneront la causalité universelle de l’Être suprême. L’Église, elle, défendra un Augustinisme modéré et, ici comme en d’autres questions, préférera aux formules d’école une attitude pratique qui n’est pas moins riche en vérité. Luther est donc l’ennemi du libre arbitre, il est aussi l’ennemi de toute conception juridico-ontologique de la justification. Dans l’Augustinisme classique, la théologie sacramentaire était le complément indis­ pensable de la théologie de la grâce. On est justifié par l’entrée dans l’Église ou l’imposition des mains qui marque l’achèvement du processus pénitentiel. Luther remet en question cet aspect communautaire de la vie surnaturelle, et l’un des plus illustres parmi ses disciples dira plus tard : « Toute la différence entre catholicisme et protestantisme tient en ceci, que le protestant va directement au Christ, tandis que le ca­ tholique exige la médiation d’une Église visible (1). » Luther ne veut reconnaître aucune efficacité surnaturelle aux sacrements. Sa mystique individualiste redoute ici la magie et il ne voit dans les rites que de simples excitants de la foi, qui seule justifie (2). Dès lors, comment le chrétien saura-t-il s’il est en paix avec Dieu ? s’il est vraiment uni au Christ, couvert de ses mérites ? Uniquement par une expérience sub­ jective incommunicable (3). Les contemporains du Christ avaient la consolation de s’entendre dire par un homme de chair et d’os : « Va, tes péchés te sont remis ! » Le catholique pense que le prêtre qui l’ab­ sout est véritablement mandataire du Christ. Le luthérien, lui, ne peut s’en remettre qu’à un témoignage intérieur, sujet à toutes sortes d’illusions. Entre le point de vue de la personne et celui de la commu1. F. SCHLEIERMACIIER, Der Christliche Glaube, ire éd., 1821, p. 137-138 : « Vorlaüfig rnôge man den Gegensatz so iassen,dass der Protestantismus das Verhaltniss des Einzelnen zur Kirche abhSngig macht von seinem Verhaliniss zu Christo, der Katholizismus aber umgekehrt das Verhaltniss des Einzelnen zu Christo abhangig macht von seinem Verhaltniss zur Kirche. » 2. L. Cristia.ni, Réjorme, D. T. C,, t. XIII, col. 2062. 3. J. Paquier, Luther, D. T. C., t. IX, col. 1232-1237. - 267 - L' AU GUSTIN ISME DES RÉFORMATEURS nauté fondée par le Christ, il n’arrive pas à faire la synthèse. L’Église catholique, elle, n’aura qu'à réfléchir sur sa propre vie pour découvrir cette intériorité vers laquelle aspirait le Luther des premières années. La Réforme alors s’accomplira peut-être, sans éclat, mais lentement et sûrement. Ainsi donc, c’est en face de trois thèses essentielles que l’Église ca­ tholique va être amenée à définir ses propres positions : corruption ra­ dicale de l’homme Blessé par le péché originel, imputation extrinsèque v des mérites du Christ, justification par 1^ foi et par la foi seule. Mais • avant que se réunissent les solennelles assises du concile de Trente, la Réforme gagne du terrain et elle a aussi son histoire doctrinale. Nous ne nous arrêterons pas à Zwingle, dont les doctrines n’ont eu qu'un instant d’éclat. Zwingle, d’ailleurs, par certains côtés, échappe totalement à Luther. Formé à l’école des humanistes, il est enclin à accorder aux païens d’avant le Christ toutes sortes de vertus (I), il nie pratiquement le péché originel et la nécessité du baptême (2). Mais il exagère par ailleurs les thèses luthériennes sur la prédestination et la négation du libre arbitre, aboutissant, semble-t-il, au déterminisme le plus strict. Dieu devient la cause du péché. La réprobation, la pré­ destination au mal sont la contre-partie du choix des élus (3). Calvin nous retiendra plus longtemps. Le réformateur français nous livre en effet un système théologique d’une importance capitale et sur lequel les réfutations auront beaucoup plus de prise que sur l’insai­ sissable Luther (4). Luther était surtout fervent de saint Paul. Calvin est plus spécifiquement augustinien, mais son Augustinisme radical est d’un légiste qui se trouve aussi avoir lu Bradwardin. Il parle avec 1. F. Loofs, Leitfaden zur Rogmengeschichle, p. 799-800. 2. L. Cristiani, Réforme, D. T. C., t. XI11, col. 2049-2050, 2064-2065. 3. L. Cristiani, Réforme, D. T. C., t. XIII, col. 2058. 4. Sur la théologie de Calvin, voir les articles de A. Jundt {Encyclopédie des sciences religieuses de Lichtenberger, t. II, col. 545-557) et de A. BauüRILLART (Z). T. C., t. II, col. 1398-1402), et le tome IV des Origines de la Réforme de P. IMBART de La Tour qui s’intéresse évidemment davantage à l’ecclésiologie qu’aux thèses sur la grâce. Voir également les articles de L. Cristiani dans le D. T. C. (Reforme, t. XIII, col. 20502051, 2059-2061) et le Diet. apolog. de la foi catholique (Réforme, t. IV, col. 644-645). — 268 — V AUGUSTINISME DES RÉFORMATEURS Luther de la liberté chrétienne, mais il entend bien qu’on n’abusera pas de celle-ci et remet en honneur l’observation de la Loi. Luther met­ tait un abîme entre le Loi et l’Évangile. Calvin les réconcilie (1). Il faut vivre, dira l’un de ses interprètes, comme s’il n’y avait pas d’Évangile, et mourir comme s’il n’y avait pas de Loi (2). En ce qui nous concerne, l’originalité de Calvin se manifeste surtout dans ses thèses sur la pré­ destination. Le réformateur français met au premier plan la gloire de Dieu (3). Dieu est le maître souverain de l’univers, il tient dans sa main l’être et la vie de tout ce qui est. Il ne peut avoir d’autre motif à son action que sa propre gloire. Aussi, avant le commencement des temps, a-t-il décrété de façon immuable que les hommes seraient prédestinés à manifester cette gloire, les uns par leur élection gratuite, les autres, de beaucoup les plus nombreux, par leur damnation (4). Calvin va plus loin que n’ira Jansénius dans l’interprétation de l’Augustinisme. Chez lui, réprobation et prédestination s’entendent avant toute considéra­ tion du péché d’Adam. Adajn lui-même n’est tombé que parce qu’il avait été prédestiné à pécher (5). La liberté de l’homme cède devant le souverain domaine de Dieu, les rapports entre créature et Créateur étant conçus de façon très anthropomorphique. C’est le déterminisme théologique le plus rigoureux. Mais l’Écriture ne parle-t-elle pas de la volonté salvifique universelle ? Calvin répond par une distinction. Il pense d’abord que le texte de la première Épitre de Paul à Timothée doit être interprété à la manière d’Augustin : il n’y a aucune classe d’hommes, aucun « état » dans le­ quel Dieu ne recrute ses élus (6). Il faut distinguer ensuite entre la t. F. Loofs, Leitfaden zur D. G., p. 883. — P. Imbart de La Tour, op. cil., t. IV, p. 85-89, 93-97. — Le Catéchisme de 1545 réédité récemment (éd. Je sers, t. I, 1934) traite de la foi, de la Loi, de la prière et des sacrements. 2. R. Will, La liberté chrétienne, p. 72. 3. Christinae religionis institut., éd. de 1539 (Opera, dans le Corpus reform., t. I, col. 27). — Cf. Loofs, op. cil., p. 878. Saint Ignace de Loyola prendra lui aussi pour devise : Ad majorem Dei gloriam, mais avec cette arrière-pensée que Dieu est glorifié par les actions libres des créatures raisonnables. 4. Institution chrétienne, III, 21, « de l’élection éternelle par laquelle Dieu a prédes­ tiné les uns au salut, les autres à la condamnation » (Opera, t. IV, p. 454 ; cf. t. II, p. 678). — Ibid., III, 24, 14 (Opera, t. IV, p. 524 ; ci. t. II, p. 724). 5. Inst, chrét., III, 23, 4 (Opera, t. IV, p. 490 ; cf. t. II, p. 701). C’est la prédestination supra-lapsaire. 6. Inst, chrét., III, 24, 15 (Opera, t. IV, p. 526 ; cf. t. II, p. 726). - 269 - L'AUGUSTINISME DES RÉFORMATEURS vocatio generalis et la vocatio specialis. Dieu appelle tous les hommes au salut par la prédication extérieure, mais il ne meut efficacement et de façon définitive que le cœur des seuls prédestinés. Il y a une vo­ cation universelle, « par laquelle le Seigneur appelle à soi tous hommes indifféremment», et une vocation spéciale qui est le propre des seuls fidèles, bien plus, des seuls prédestinés, puisque certains ne sont ap­ pelés à la foi que pour un temps (1). On reconnaît la doctrine augustinienne du De correptione et gratia et des traités qui l’expliquent. Mais le climat n’est plus guère augustinien. D’ailleurs, Calvin ne lie pas la question de la prédestination à celle du péché originel. Augustin avait parlé durement de l’homme déchu, allant parfois, quitte à se corriger ailleurs, jusqu’à dire qu’il avait perdu la liberté. Calvin s’étend plus complaisamment encore sur les ravages que cause en nous le péché originel (2), il se refuse carrément à distinguer entre le vouloir de Dieu et sa permission (3), suppose que Dieu lui-même a voulu le péché d’Adam avec toutes ses conséquences (4) et qu’il en­ durcit le cœur de ceux qui doivent servir à manifester sa justice (5). Dans le cœur de ceux qu’il conduit au salut. Dieu agit par une grâce irrésistible. La liberté s’identifie avec la spontanéité et Calvin reprend à son compte l’image du coursier que chevauchent Dieu ou le diable, en l’attribuant d’ailleurs à saint Augustin (6). Calvin maintient les thèses luthériennes sur la justification par la foi, mais il les infléchit dans le sens de ses théories sur la prédestination. Est justifié celui qui croit fermement qu’il est du nombre des élus. Luther enseignait que seul le péché d’infidélité peut faire perdre l’état de grâce. 1. Insl. chrét., III, 24, 8 (Opera, t. IV, p. 516 ; cf. t. II, p. 718). 2. Inst, chrét., II, 2 (Opera, t. III, p. 297 ; ci. t. II, p. 185) : κ que l’homme est main­ tenant despouillé du franc arbitre et misérablement assujetty à tout mal. » 3. Inst, chrét., III, 23, 8 (Opera, t. IV, p. 495 ; cf. t. II, p. 705). F. Loofs (op. cil., p, 887, note 4) remarque ici que Calvin cite Augustin en faisant un contresens. 4. II. Bois, La prédestination d’après Calvin, dans Revue de métaphysique et de morale, 1918, p. 670-671. 5. Inst, chrét., I, i8 (Opera, t. III, p. 269 ; cf. t. II, p.’ 167) : « que Dieu se sert telle­ ment des méchants et ployé leurs cœurs à exécuter ses jugements. « Le titre ajoute : e que toustefois il demeure pur de toute tache et macule. » C'est le volontarisme poussé à ses extrêmes conséquences ; Dieu est par-delà le bien et le mal. 6. Insl. chrét., II, 4, r (Opera, t. III, p. 354 ; cf. t. II, p. 224). - 27O - L’AUGUSTINISME DES RÉFORMATEURS Calvin va plus loin : l’état de grâce est absolument inamissible (1). Ne prenons pas d’ailleurs ces mots au sens catholique. Pas plus que Luther, Calvin ne veut entendre parler d’une grâce créée, les précisions scolas­ tiques sur la grâce actuelle et la grâce habituelle, la grâce et la charité, n’ont plus aucun sens pour les pères de la Réforme, qui se contentent de juxtaposer des catégories juridiques aux données de l’expérience religieuse. Chez Calvin, comme chez Luther, la certitude de la justification est une assurance purement subjective, sujette à l’illusion. Elle n’en est pas moins capable d’enthousiasmer les âmes, et les soldats de Cromwell, en bons puritains, puiseront bientôt une force incomparable dans la certi­ tude que leur cause est celle de Dieu et qu’ils sont prédestinés (2). Cromwell mourant se consolera lui-même en pensant qu’il est sûr d'avoir été une fois en état de grâce (3). Cependant, à la différence de Luther, Calvin fait grand cas des œuvres. Il est entendu que l’homme est incapable de tout mérite (4), il est certain aussi que l’observation de la Loi est impossible à l’homme (5), mais Calvin pense justement que la vie chrétienne est communautaire. La communauté chrétienne n’est pas pour lui une réalité insaisissable ; une église métempirique ; comme pour le catholique, c’est une église bien définie, qui défend sa foi, excommunie les hérétiques et châtie les pervers (6). Rien d’étonnant par conséquent à ce qu’on mette l’accent sur la Loi et ses prescriptions. La Loi est l’expression de la volonté divine (7). Obéir aux chefs de l’Église, c’est obéir à Dieu même. Le Calvinisme est ainsi une espèce de néo-catholicisme qui sera d’autant plus intransigeant que ses dogmes sont moins éprouvés par la tradition vécue. Harnack, dans son histoire des dogmes, a dédaigneusement laissé 1. Inst, chrét., III, 24 {Opera, t. IV, p. 504 ; cf. t. II, p. 711). 2. A. Maurois, Histoire d'Angleterre, 1937, p. 464. 3. J. Paquier, Luther, D. T. C., t. IX, col. 1237, citant l'histoire d’Angleterre de D. Hume. 4. Inst, chrét., III, 15 {Opera, t. IV, p. 294 ; cf. t. II, p. 579) : « que tout ce qui est dit pour magnifier les mérites destruit tant la louange de Dieu que la certitude de notre salut. » 5. Inst, chrét., II, 5,6 {Opera, t. III, p. 369 ; cf. t. II, p. 234). 6. P. Imbart de La Tour, Les origines de la Réforme, t. IV, p. 98-111. 7. Inst, chrét., III, 19 {Opera, t. IV, p. 343 ; cf. t. II, p. 613) : « de la liberté chré­ tienne ». — Cf. L. Cristiani, Réforme, D. T. C., t. XIII, col. 2060. - 27I - L’AUGUSTINISME DES RÉFORMATEURS de côté l’histoire des doctrines protestantes. Pour lui, le principe même de la Réforme impliquait la négation de toute formule dogmatique. Nous ne lui donnerons pas tort. Cependant, nous rappellerons, à cause de son importance pour l’histoire du Jansénisme, la querelle mémorable qui surgit en Hollande à propos de la prédestination. Incapable de croire que les thèses de Calvin sont l’expression de la vraie foi, Arminius (t 1609) essaye de les atténuer et crée tout un mouvement d'opinion. Mais le Calvinisme orthodoxe réagit avec Gomar et finalement ces intransi­ geants l’emportent. Le synode de Dordrecht (1618-1619), malgré cer­ tains compromis met, l’accent sur l’indépendance de Dieu et la prédes­ tination supra-lapsaire (1). C'est avant, non après la considération du péché originel que Dieu sauve les uns et damne les autres. Mais nous n’avons pas à suivre cette histoire doctrinale du Protestantisme. Il nous faut maintenant montrer comment l’Église catholique réagit à la fois contre le Pélagianisme secret des humanistes et l’Augustinisme excessif de la Réforme. i. F. Loofs, Leilfaden zur D. G., p. 935-937. — O. RiTSCHL, Dogmengeschichte des Protestantismus, t. III, 1926, p. 303-306 (Gomar et la prédestination supra-lapsaire), P- .3I4'339 (Arminius), p. 373-374 (synode de Dordrecht). — ManGENOT, Arminius, D. T. C., t. I, col. 1968-1971. — J. Forget, Gomar, D. T. C., t. VI, col. 1477-1480. - 272 - CHAPITRE QUINZIÈME LA JUSTIFICATION AU CONCILE DE TRENTE ÈS 1520, le pape Léon X avait condamné les thèses luthé­ riennes (I). Il ne s’agissait alors apparemment que de néga­ tions touchant les indulgences, le purgatoire et divers points de doctrine entre lesquels il n’y avait pas de liaison immé­ diate. Cependant, de ces négations multiples, la thèse de la justification par la foi et l’individualisme religieux qu’elle impliquait étaient le prin­ cipe d’unité (2). La rupture de Luther avec l’Église ne prit tout son sens que lorsque la Réforme eut conscience d'elle-même. D’une part, Luther attaquait ouvertement le principe catholique : la Tradition, le sacramentalisme, l'autorité du pape. D’autre part, on commençait à voir à quels désordres peut mener la « liberté chrétienne » lorsqu'elle est mise au service d’un élan passionnel où le pur et l’impur restent mêlés. CharlesQuint, préoccupé des conséquences politiques de la Réforme, cherchait des compromis capables de rétablir la paix de l’empire. Le Protestan­ tisme atténuait lui-même ses thèses à la Confession d’Augsbourg (3). Les théologiens catholiques étaient divisés. Les uns, par réaction contre les D i. J. Paquier, Luther, D. T. C., t. IX, col. 1158-1159. — On notera spécialement les propositions 9, 10,11 (D. B., Enchiridion, η0" 749-751) sur la certitude subjective de la justification, opposées à la justification sacramentelle telle que l'entendait la tradi­ tion ; les propositions 31, 32, 35 (D. B., n” 771, 772, 775) sur le péché, enfin la proposi­ tion 36 sur la déchéance du libre arbitre : « liberum arbitrium post peccatum est res de solo titulo et, dum facit quod in se est, peccat mortaliter »(D. B., Enchirid., n° 776). 2. Môhler remarque justement qu’une doctrine hérétique ne se présente pas néces­ sairement du premier coup sous son véritable caractère. Les conséquences d’un prin­ cipe peuvent se manifester avant le principe lui-mÊme (La symbolique, trad. Lâchât,· t. IL p. 4). 3. J. Paquier, Luther, D. T. C., t. IX, col. 1167 ; ci. supra, p. 266, note 1. — 273 — le LE CONCILE DE TRENTE outrances luthériennes, étaient portés à exagérer les forces naturelles de l’homme déchu, tandis que toute une école, héritière à la fois du Nomi­ nalisme et du pessimisme augustinisant, donnait des gages à Luther avec sa théorie de la double justice (1). Les discussions sur la prédesti­ nation envahissaient la chaire et un Ignace de Loyola, dans la première ébauche de ses Exercices spirituels, mettait ses compagnons en garde contre les excès de langage (2). Pendant longtemps, il deviendra diffi­ cile de parler sans passion de la justification par la foi, de la liberté chré­ tienne ou de la prédestination. Comme nous le dirons plus loin, la théo­ logie catholique orthodoxe oscille elle-même entre deux écueils oppo­ sés. Cependant une première mise au point s’imposait. Elle se fit lentement, prudemment. Trente ans après le manifeste de Luther, dix-sept ans après la Confession d’Augsbourg, les Pères du concile de Trente formulent la doctrine catholique sur la justification dans un document qui est l’une des plus belles pages de l’histoire des dogmes (3). Le décret fut promulgué le 13 janvier 1547. Il était le fruit de longues dé­ libérations (4). Le 17 juin de l’année 1546, avait été promulgué un décret préliminaire sur le péché originel et ses conséquences (5). Dès le 21 juin, on s’était réuni à nouveau (6). Neuf jours plus tard, un avant-projet était soumis aux Pères du concile, dans lequel on reconnaît déjà les 1. J. Rivière, Justification, D. T. C., t. VIII, col. 2129-2131, 2159-2164. 2. Exercices spirituels, Règles d’orthodoxie, n° 8 : « parler de la prédestination et de la foi de manière à ne point refroidir le zèle des bonnes œuvres ; parler de la grâce, de manière à ne pas sacrifier le libre arbitre, de l’amour de Dieu, de manière à ne point abolir la crainte de l’Enfer et du Purgatoire. » Selon le P. Dudon (Saint Ignace de Loyola, 1934, P· 627-633), ces règles feraient écho à un concile tenu à Paris en 1528 par les évêques de la province de Sens. 3. D. B., Enchiridion, noa 792-810. On trouvera à l’appendice (infra, p. 361) une tra­ duction française de ce décret. 4. Voir les actes de la VIe et de la VIIe session du concile dans la belle édition de la Goerresg^sellschaft, Concilii Tridentini actorum pars altera, t. V, éd. St. Elises, 1911 (cité ci-après : Ehses, Conc. TridJ. Sur l’histoire des délibérations, voir J. Rivière, Justification, D. T. C., t. VIII, col. 2165-2191 ; Hefele-Leclercq, Histoire des conciles, t. IX, p. 303-357, et surtout F. Cavallera, La session VI du concile de Trente, dans Bull, de littér. ecclés., 1943, T944, 1945, 1946. 5. Texte dans D. B., Enchiridion, n0B 787-793 (EHSES, Conc. Trid., t. V, p. 238-240). Cf. A. Gaudel, Péché originel, D. T. C., t. XII, col. 513-527. 6. Le cardinal de Sainte-Croix, qui présidait, demanda qu’on ne fît pas de séances trop longues, à cause des grandes chaleurs (Ehses, Cortc. Trident., t. V, p. 257). — 274 ~ LA JUSTIFICATION grandes lignes du décret final. Comment on passe de l’infidélité à la foi, comment l’homme justifié progresse dans la justice, comment il peut la retrouver s’il a eu le malheur de la perdre, telles étaient les trois têtes de chapitres (1). Mais ce n’était là encore qu’un plan de travail. En moins d’un mois (2), arrive le premier projet proprement dit. Il a été élaboré par une commission de quatre membres et comporte vingt et un chapitres : trois pour exprimer la foi de l’Église, dix-huit anathématisant les erreurs nouvelles (3). Mais tout cela se simplifiera ; les trois chapitres vont se dédoubler, gagner en ampleur, tandis que les anathématismes prendront une forme plus brève. Les théologiens font leurs observa­ tions, les Pères du concile discutent à leur tour, et comme les affaires traînent en longueur, le cardinal de Sainte-Croix prend les choses en main. Il fait appel au général des Augustins (l’ordre auquel avait appar­ tenu Luther), Girolamo Seripando, théologien consommé. Celui-ci se met à l'œuvre et, dès le 11 août, présente un décret remarquable (4). Proposé à divers évêques ou théologiens, envoyé à Rome, le texte est retouché au point que l’auteur ne reconnaît plus son œuvre. Cependant, il est soumis aux Pères du concile (23 septembre). C’était le second projet : onze chapitres et vingt et un canons (5). Le décret final ne chan­ gera rien à la structure générale. Mais le texte appelait des réserves pour le fond comme pour la forme. Il fut remanié encore et c’est seulement le 5 novembre que fut mis en discussion un texte à peu près définitif quant à l’essentiel (6). Seripando avait beaucoup travaillé, mais il ne se résignait pas facile1. Texte dans Ehses, Conc. Trid., t. V, p. 281. 2. Pendant ce mois, les Pères et les théologiens n’ont pas été inactifs. On a discuté sur le premier chapitre de l’avant-projet. C’est au cours de ces délibérations que se situe l’incident tragi-comique déjà raconté par Pallavicini et que les actes du concile nous donnent dans un latin savoureux (Ehses, Conc. Trid., t. V, p. 357-359). — Voir J, Rivière, Justification, D. T. C., t. VIII, col. 2166-2167 ; Hefele-Leclercq, His­ toire des conciles, t. IX, p. 311-314. 3. Texte dans EnsES, Conc. Trident., t. V, p. 384-391. — Sur la discussion de ce projet, voir F. Cavallera, Bulletin de litl. eccl., 1944, p. 98-105 ; J. Rivière, D. T. C., t. VIII, col. 2167-2168. 4. Texte dans Ehses, Conc. Trident., t. V, p. 821-828. 5. Texte dans Ehses, Conc. Trident., t. V, p. 420-427. — Sur la préparation et la discussion de ce second projet, voir F. Cavallera, Bulletin de lilt, eccl., 1944, p. ros­ ira, 220-223 ; J· Rivière, D. T. C., t. IX, col. 2168-2169. 6. Texte dans Ehses, Conc. Trident., t. V, p. 634-641 : 16 chapitres et 31 canons; — 275 — LE CONCILE DE TRENTE ment à voir sacrifier ses idées chères. Fervent augustinien, il allait bien au delà du pessimisme de son docteur préféré et il exagérait à plaisir les ravages causés par le péché originel ( I ). Mais cet augustinien était aussi un nominaliste et il tenait plus encore à sa théorie de la double justice. Que de grands saints puissent se dire justes, passe encore, disait-il ; mais que le commun des pécheurs s’imagine être pleinement justifié par le baptême ou l’absolution, cela est intolérable. Au tribunal de Dieu, ces pécheurs devront compter sur la justice du Christ que Dieu leur impu­ tera bien plus que sur leur propre justice (2). Mais la pensée de l’Église ne saurait s’identifier avec celle d’un théo­ logien. Le concile refusa de s’engager dans cette voie, et il écarta fina­ lement d’un mot les idées personnelles de celui qui avait été le meilleur artisan de l’œuvre commune (3). La justice imputée, sous toutes ses formes, était formellement rejetée. Après quelques tergiversations, où la politique ne laissa pas d'intervenir, le décret sur la justification, dont l’élaboration n’avait pas demandé moins de six mois, fut solennellement promulgué ( 13 janvier 1547) (4). Nous ne pouvons ici l’analyser en détail et nous nous contenterons d’en dégager les principaux enseignements. les chapitres 7 et 8 seront réunis pour former le chapitre 7 du décret final, mais on introduira un nouveau paragraphe sur la justification par la foi (chapitre 8 du décret final). Le chapitre 9 sur la certitude de la justification sera amplifié. — Sur la prépa­ ration et la discussion de ce projet, voir Cavallera, Bulletin de litt. eccl., 1944, p. 223230 ; J. Rivière, D. T. C., t. VIII, col. 2169. 1. Dans le projet du rr août, Seripando déclarait que, par suite du péché originel, nous naissons « immundi, in peccato, natura filii irae, animales, non percipientes ea quae sunt Spiritus Dei, in horrenda quadam profunditate ignorantiae, in rerum vana­ rum et noxiarum amore perverso, et infinitis fere cupiditatibus secundum quas si vi­ tam ducere permittamur, in omnia vel certe multa facinorum et flagitiorum genera dilabimur...» (Ehses, Cone. Trident., t. V, p. 821). Voir aussi Jedin, Girolamo Seripando, sein Leben und Denken, 1937. 2. Cf. Ehses, Cone. Trid., t. V, p. 667-675 (séance du 27 novembre) ; J. Rivière, Justification, D. T. C., t. VIII, col. 2184. — Seripando était déjà intervenu à plusieurs reprises dans le même sens, en particulier à la séance générale du 8 octobre 1546, où il adjurait les Pères du Concile de bien réfléchir et de se rappeler qu’ils rendraient compte à Dieu de leur attitude (Ehses, Cône. Trident., t. V, p. 486-487). 3. Conc. Trident, session VI, c. 7 (D. B., Enchirid., n° 799) : « unica causa jormalis est justitia Dei. » — Cf. J. Rivière, D. T. C., t. IX, col. 2182-2185. — M. Paquier (Luther, D. T. C., t. IX, col. 1225-1229) montre que Luther qui, au début, admettait la doctrine de la double justice, fut. logiquement entraîné à une thèse plus radicale. 4. Ehses, p. 791-799 ; J. Rivière, Justification, D. T. C., t. VIII, col. 2169-2171. - 276 - LA JUSTIFICATION Également éloigné du néo-Pélagianisme des humanistes et du pessi­ misme des Réformateurs, le concile rappelle d’abord les conséquences du péché originel et la nécessité de la Rédemption (I). Pour avoir part à celle-ci, l’homme doit renaître d’en-haut (2). Fils du vieil Adam pécheur, il doit devenir un fils de Dieu, par le Christ notre Sauveur (3). Il le devient par le baptême, mais non sans coopération personnelle· Luther et les siens insistaient sur l’impuissance du libre arbitre. Le concile condamne leurs erreurs (4) et montre fortement que, si l'homme ne peut rien sans la grâce dans l’ordre du salut, il peut et doit cependant répondre à l’invitation qui lui est faite. Il a été appelé sans aucun mérite de sa part, mais il ne s’ensuit pas que sa volonté doive rester inerte et passive (5). Le? efforts que l’homme, prévenu par la grâce, fait pour sortir de son péché ne le rendent nullement odieux aux yeux de Dieu, comme l'assurent les novateurs (6). Puis, dans une page magnifique, qui s’inspire de saint Augustin plus que de la théologie scolastique, le concile décrit la manière dont 1. Cap. 1-2 (D.B., noe 793-794) ; can. r, 2,3 (D.B., noe 811, 812,813). On notera dans le 3° canon la formule credere, diligere sicut oporiel, qui rappelle les expressions du concile d’Orange mais porte la marque de l’interprétation nominaliste de ce concile (supra, p. 241, note 8). 2. Cap. 3 (D. B., n° 795). 3. Cap. 4 (D. B., n° 796). — Ce chapitre donne une définition de la justification : « translatio ab eo statu in quo homo nascitur filius primi Adae, in statum gratiae et adoptionis filiorum (Rom., 8, 15), per secundum Adam Jesum Christum Salvatorem nostrum. » 4. Can. 5 (D. B., n° 815) ; can. 6 (D. B., n° 816). Voir ci-dessus, p. 192, note 1. — Le chapitre premier déclarait avec modération que le libre arbitre a été affaibli, incliné au mal : « inclinatum et attenuatum » (D. B., n° 793), on est loin des exagérations de Seripando (supra, p. 276, note 1). 5. Cap. 5 (D. B., n° 197) ; can. 9 (D. B., n° 819), et surtout can. 4 (D. B., n° 814) : « si quis dixerit liberum hominis arbitrium a Deo motum et excitatum nihil cooperari assentiendo Deo excitanti atque vocanti, quo ad obtinendam justificationis gratiam se disponat ac praeparet, neque posse dissentire si velit, sed velut inanime quoddam nihil omnino agere mereque passive se habere, anathema sit. » Ce texte fut l’objet d’une discussion serrée et la majorité l'emporta contre certains augustinisants qui donnaient des gages à Luther (cf. J. Rivière, D. T. C., t. VIII, col. 2177). 6. Can. 7 et 8 (D. B., nos 817-818). — Cette doctrine sera reprise à propos de l’attril ion, qui est pour Luther une pierre de scandale (Concil. Trident., session XIV, cap. 4 : D. B., n° 898 ; ibid., can. 5 : D. B., n° 915). — CI. J. PÉRINELLE, L’attrition d’après le concile de Trente, 1927. p. 43-44. ~ 277 — LE CONCILE DE TRENTE l’homme se dispose à la justification (1). C’est Dieu qui a l’initiative, tant par la prédication extérieure que par l’appel intérieur de la grâce, mais l’homme répond librement, prenant conscience de sa misère de pécheur et passant lentement de la crainte salutaire à l’espérance et à ce commencement de charité qui lui fait détester ses fautes et se résoudre à la vie nouvelle qui doit être celle d’un baptisé (2). Après avoir fait la psychologie de la justification, le concile en fait maintenant l’ontologie, s’inspirant de la théologie scolastique, mais en dehors de toute systé­ matisation (3). La justification, nous dit le chapitre septième (l’une des pièces maîtresses du décret), n’est pas une simple rémission des péchés, mais une transformation profonde par laquelle l’homme, enrichi par le don de Dieu et par une libre acceptation de la grâce et de son cortège de dons, devient juste, ami de Dieu, héritier de l’éternelle vie (4). Il est justifié, non par une imputation extrinsèque des mérites du Christ (5), mais par une justice qui lui est propre et que le Saint-Esprit répand dans les cœurs, selon son bon plaisir et la libre coopération de chacun (6). 1. Cap. 6 (D. B., n° 798). — Cette description correspond-elle à la phénoménologie de la conversion ? N’arrive-t-il pas souvent que l’homme, surtout l’infidèle, pose d’emblée un acte élémentaire de charité impliquant la foi, l’espérance, la crainte, le repentir ? La description du concile correspondrait davantage au cas de la conver­ sion du pécheur. De toutes façons, ses analyses sont précieuses, et elles marquent un progrès réel, non seulement sur les scolastiques, mais même sur saint Augustin. Cer­ tains Pères du concile semblent avoir pensé que, dans la thèse luthérienne de la justi­ fication par la foi, il y avait des éléments proches de la conversion concrète. Mais on leur fut peu favorable. Cf. J. Rivière, Justification, D. T. C., t VIII, col. 2179. 2. On notera les mots diligere incipiunt, que le concile laisse à dessein dans le vague (Rivière, D. T. C., t. VIII, col. 2180). Là encore s’accrocheront les débats sur l’attrition. Pour préparer à la justification, la contrition imparfaite ne doit-elle pas compor­ ter un commencement d’amour de Dieu ? Voir J. Périneixe, op. cit., p. 21. 3. Cap. 7 (D. B., nos 799-800). Ce chapitre est l’un des plus importants du décret, il fut aussi l’un des plus discutés (J. Rivière. D. T. C., t. VIII, col. 2180-2185). 4. D. B., n° 79g : « hanc dispositionem seu praeparationem justificatio ipsa consequi­ tur quae non est sola peccatorum remissio, sed et sanctificatio et renovatio interioris hominis, per voluntariam susceptionem gratiae et donorum, unde homo ex injusto fit justus et ex inimico amicus, ut sit heres secundum spem vitae aeternae (Tit., 3, 7). » Le mot voluntariam fut ajouté pour rappeler encore une fois la thèse catholique de la nécessaire coopération du sujet (cf. J. Rivière, D. T. C., t. VIII, col. 2181). 5. Can. ri (D. B., n° 821) : « si quis dixerit homines justificari vel sola imputatione meritorum Christi... aut gratiam qua justificamur esse tantum favorem Dei, A. S. # 6. Cap. 7 (D. B., n° 799) : « unica formalis causa (cf. supra, p. 276, note 3) est jus­ titia Dei, non qua ipse justus est, sed qua nos justos facit, qua videlicet ab eo donata - 278 - LA JUSTIFICATION Cette justice demeure en lui comme un principe permanent (I), elle implique la présence des trois vertus surnaturelles de foi, d'espérance et de charité (2), Sans l’espérance et la chanté, la foi seule ne peut en effet justifier l’homme ni en faire un membre vivant du Christ (3). Si la foi justifie, dit le chapitre huitième, c’est parce qu’elle est le commencement, le fondement, la racine de la justification (4). Le concile se refuse expressément à identifier foi et confiance (5). Il se refuse plus encore à accepter l'individualisme religieux que suppose la thèse pro­ testante. Fonder la certitude de la justification sur une expérience sub­ jective, c’est une aberration qui en fait a conduit nombre d’hommes au schisme et à l’hérésie (6). Il faut croire, certes, à l’efficacité de la Passion du Christ et à celle des sacrements, mais personne ne peut savoir, d’une renovamur spiritu mentis nostrae et non modo reputamur, sed vere justi nominamur et sumus, justitiam in nobis recipientes unusquisque suam, secundum mensuram quam Spiritus sanctus partitur prout vult (I Cor., 12, 11) et secundum propriam cujusque dispositionem et cooperationem » — On remarque l’insistance sur la coopération de l’homme. Sur l’interprétation de Rom., 1,17, dans la théologie occidentale avant Luther, voir la dissertation de Denifi.e, Die abendlàndischen Schriftauslegung bei Luther über Justitia Dei und Justificatio, 1905. Pour l'exégèse paulinienne proprement dite, voir le commentaire du P. Lagrange et les pages très documentées de H. Lange, De gratia, 1929, p. 221-230, et surtout l’étude du P. Lyon net, De justitia Dei in Epistula ad Romanos (<■ Verbum Domini», 1947). 1. Cap. 7 (D. B., n° 800) : κ caritas diffunditur in cordibus eorum atque ipsis inhaeret. » —■ Can. n : D. B., n° 821 : « exclusa gratia et caritate quae in cordibus eorum per Spiritum sanctum diffundatur atque illis inhaereat... » 2. Cap. 7 (D. B., n° 800) : « in ipsa justificatione... haec omnia simul infusa accipit homo... fidem, spem et caritatem. » Un peu plus haut, le même chapitre parle de la « voluntaria susceptio gratiae et donorum Toutes ces formules évoquent la théologie scolastique, mais sans la canoniser, d’où une imprécision calculée. Voir J. Rivière, Justification, D. T. C., t. VIII, col. 2185, et le livre de A. PRUMBS, Die Slellung des tridentirâschen Konzils in der Frage nach dem Wesen der heiligmachenden Gnade, 1909. 3. Cap. 7 (D. B., n° 800) : « fides, nisi ad eam spes accedat et caritas, neque unit perfecte cum Christo neque ejus vivum membrum efficit. » 4. Cap. 8 (D. B., n° 801). Pour l’histoire du texte, cf. J. Rivière, D. T. C., t.VIII, coi. 2185-2186. 5. Can. 12 (D. B., n° 822) : « si quis dixerit fidem justificantem nihil aliud esse quam fiduciam divinae misericordiae peccata remittentis propter Christum, vel eam fiduciam solam esse qua justificamur, A. S. » 6. Cap. 9 (D. B., n° 802) : quamvis autem... jusqu’à : Nam sicut nemo... — Can. 13 (D. B., n° 823) : « si quis dixerit ornni homini ad remissionem peccatorum assequendam necessarium esse ut credat certo et absque ulla haesitatione propriae infirmitatis et indisposition is, peccata sibi esse remissa. A. S. » — Can. 14 (D. B., n° 824) : · si quis — 279 — LE CONCILE DE TRENTE certitude de foi excluant tout doute, s’il est dans la grâce de Dieu (I). Le décret sur la justification prépare ici implicitement le décret sur la Pénitence et la valeur de l’absolution. Justifié, le chrétien peut croître dans la justice. La justification admet en effet bien des degrés que mesurent la grâce de Dieu et la libre coopé" ration de l’homme (2). Ici, le concile oppose aux erreurs nouvelles la vraie notion de la liberté chrétienne. La grâce ne supprime pas la Loi (3). Le Christ rédempteur demeure le législateur auquel nous devons obéis­ sance (4). Contrairement à ce qu’enseigne Calvin (5), il ne nous comdixerit hominem a peccatis absolvi ac justificari ex eo quod se absolvi ac justificari certo credat, aut neminem vere esse justificatum nisi qui credit se esse justificatum, et hac sola fide absolutionem et justificationem perfici, A. S. > — Cf. J. Rivière, D. T. C., t. VIII, coi. 2186-2187, et ci-dessus, p. 267. 1. Cap. 9 (D. B., n° 802) : « nam sicut nemo pius de Dei misericordia, de Christi merito deque sacramentorum virtute et efficacia dubitare debet : sic quilibet, dum seipsuin suarnque propriam infirmitatem et indispositionem respicit, de sua gratia for­ midare et timere potest, cum nullus scire valeat certitudine fidei cui non potest subesse falsum se gratiam Dei esse consecutum. » — Ce texte est l'aboutissement d’une longue discussion (H. Hutmacher, La certitude de la justification au concile de Trente, dans Nouv. revue théol., 1933, p. 263-240). Le concile se range pratiquement à l’avis de saint Thomas (Z<» ZZ®, q. 112, art. 5) contre la position attribuée à Scot, tel que le comprenait Gabriel Biel (cf. J. Rivière, Justification, D. T. C., t. VIII, col. 2187). Par la suite, Catharin (De certitudine gratiae} essayera de montrer que l’on peut fonder la certitude de sa justification sur une conclusion théologique, mais sa thèse paraîtra peu en accord avec le concile. Les théologiens essayeront de dissiper les anxiétés que la doc­ trine du concile peut faire naître dans .les âmes en montrant que l’on peut avoir de l’état de grâce une certitude pratique fondée sur diverses considérations personnelles et sociales (Suarez, De gratia, lib. IX, cap. 9-11, Opera, Vives, t. IX, pp. 524-553. — Billuart, De gratia, diss. 6, art. 4 ; Summa sancti Thomae, éd. nova, 1769, t. VI, p. 421-428). 2. Cap. 10 (D. B., n° 803). — Can. 24 (D. B., n° 834) : « si quis dixerit justitiam acceptam non conservari atque etiam non augeri coram Deo per bona opera, sed opera ipsa fructus solummodo et signa esse justificationis adeptae, non etiam ipsius augendae causam, A. S. » 3. Cap. it (D. B., n° 804) : « nemo autem, quantumvis justificatus liberum se esse ab observatione mandatorum putare debet.»—Can. 20 (D.B.,n° 830) : «si quis hominem justificatum et quantumvis perfectum dixerit non teneri ad observantiam madatorum Dei et Ecclesiae, sed tantum ad credendum, quasi vero Evangelium sit nuda et absoluta promissio vitae aeternae, sine conditione observationis mandatorum, A. S. » 4. Can. 21 (D. B., n° 831) : « si quis dixerit Christum Jcsum a Deo hominibus datum fuisse ut Redemptorem, cui fidant, non etiam ut Legislatorem, cui obediant, A. S. » 5. Can. 18 (D. B., n<> 828) : «Si quis dixerit Dei praecepta homini etiam justificato et sub gratia constituto esse ad observandum impossibilia, A. S. » (Cf. supra, p. 2 71, note 5.) - 28O — LA JUSTIFICATION mande rien d’impossible, mais, selon la belle parole de saint Augustin» il invite l’bomme à faire ce qu'il peut et à demander à Dieu son secours pour accomplir ce qui passe aujourd’hui ses forces (1). Une fois réaffir­ mée contre les novateurs la distinction traditionnelle entre péché mortel et péché véniel, on avoue sans peine que le juste lui-même n’est pas sans péché (2) et que, sans un privilège extraordinaire, nul homme ne peut être exempt de toute faute (3). Mais, malgré ses défaillances, le justifié reste l’ami de Dieu et, comme le dit encore Augustin, Dieu ne l’aban­ donnera jamais le premier (4). A l’homme donc d’être fidèle ! Pour arriver au salut, il ne faut pas seulement avoir cru, il faut avoir souffert avec le Christ afin d’être glorifié avec lui (5). Cela suppose toujours que l’homme coopère à l’œuvre de son salut et il faut rejeter cette thèse insensée selon laquelle tout effort de l’homme, toute espérance d’une récompense serait un désordre et un péché (6). Le concile enchaîne ici deux chapitres sur la prédestination et la per­ sévérance finale. La certitude subjective de la prédestination est non 1. Cap. h (D. B., n° 804). Cf. Aug., De natura et gratia, 50, P. L., 44, 271. 2. Cap. ii (D. B., n° 804) : « Licet in hac mortali vita quantumvis sancti et justi in levia saltem et quotidiana, quae etiam venialia dicuntur, peccata quandoque cadant, non propterea desinunt esse justi. » C’est la reprise des affirmations de Carthage (D. B., nos 106-107, sM/>ra, p. 128-130) et de la doctrine augustinienne. La distinction entre péché mortel et péché véniel sera affirmée plus clairement à propos de la Pénitence (session XIV, can. 5 ; D. B., n° 899) : « ex his colligitur oportere a paenitentibus omnia peccata mortalia... in confessione recenseri..., nam venialia, quibus a gratia Dei non excludimur... aliis remediis expiari possunt. * 3. Can. 23 (D. B., n° 833) : « si quis hominem semel justificatum... dixerit posse in tota vita peccata omnia etiam venialia vitare, nisi ex speciali Dei privilegio, quemad­ modum de beata Virgine tenet Ecclesia, A. S. » 4. Cap. ii (D. B., n° 804) : «Deus sua gratia semel justificatos non deserit nisi prius deseratur. » (Cf. August., De natura et gratia, n° 29, P. L., 44, 261.) — Ce texte est très libéral, mais il reste encore assez dur, il ne s’agit que des justes, et dans la mesure où ceux-ci seront fidèles. Tout un progrès reste à réaliser dans la question de la distri­ bution de la grâce pour rejoindre l’Évangile. Il s’accomplira lors des discussions avec le Jansénisme. 5. Cap. ii (D. B., n° 804) : « nemo sibi in sola fide blandiri debet, putans fide sola se heredem esse constitutum hereditatemque consecuturum, etiamsi Christo non com­ patiatur ut et conglorificatur (Rom., 8, 17). > 6. Gap. ii (D. B., n° 805 circa finem) — Can. 25 (D. B., n° 835) : « si quis in quoli­ bet bono opere justum saltem venialiter peccare dixerit, aut (quod intolerabilius est) mortaliter atque ideo poenas aeternas mereri, tantumque ob id non damnari quia Deus ea opera non imputet ad damnationem, A. S. » - 281 - LE CONCILE DE TRENTE moins intolérable que celle de la justification (1). On se leurre en croyant avec Calvin qu’une fois justifié, l’homme ne saurait pécher ou que, s’il pèche, c'est qu'il n’a jamais été justifié (2). La persévérance finale est un don ; l’homme ne peut jamais se flatter de l’avoir reçu de Dieu (3), mais il peut compter sur lui pour y arriver. Là encore, le don tout gra­ tuit et la libre coopération de l’homme sont inséparables (4). L’un des leitmotive de ce décret reparaît donc une fois de plus. Si l’homme a le malheur de retomber dans le péché, il peut retrouver la grâce par le sacrement de Pénitence, où les actes du pénitent, confes­ sion, contrition, satisfaction, ont une part considérable (5). Le concile reviendra sur cette question à propos des sacrements ; il se contente de rappeler ici, contre les innovations de Luther, que tout péché mortel, et non pas seulement l’infidélité, fait perdre la grâce de la justification (6). Le pécheur n’en est pas pour autant exclu de l’Église, il reste un fidèle, 1. Can. i2 (D. B., n° 805). 2. Can. 23 (D. B., n° 833) : « si quis hominem semel justificatum dixerit amplius peccare non posse, neque gratiam amittere, atque ideo eum qui labitur et peccat numquam fuisse vere justificatum... A. S. » 3. Cap. 16 (D. B., n° 826) : « si quis magnum illud usque in finem perseverantiae donum se certo habiturum absoluta et infallibili certitudine dixerit, nisi hoc ex spe­ ciali revelatione didicerit, A. S. » — Cap. 13 (D. B., n° 806). Ce chapitre reprend à propos de la certitude subjective de la prédestination, telle que l’entend Calvin, ce qui a été dit contre Luther à propos de la certitude de la justification. 4. Cap. 13 (D. B., n° 806) : « in Dei auxilio firmissimam spem coDocare et reponere debent omnes. Deus enim nisi ipsi illius gratiae defuerint, sicut coepit opus bonum, ita perficiet, operatis velle et perficere (Phil., 2, 13). Verumtamen... salutem suam ope­ rentur (Phil., 2, 12), in laboribus, in vigiliis, in eleemosynis, in orationibus et oblatio­ nibus, in jejuniis et castitate. » Le canon 22 se réfère à la fois à la persévérance finale et à la simple conservation de l’état de grâce. Il est rédigé de façon ambiguë et porte en lui le germe de discussions futures : « si quis dixerit, justificatum vel sine speciali auxilio Dei in accepta justitia perseverare posse, vel cum eo non posse, A. S. » (D. B., n° 832). On ne dit pas clairement de quelle persévérance il s’agit. En outre, on a main­ tenu à dessein la formule imprécise : sine speciali auxilio Dei, bien qu’un certain nombre de Pères du concile aient souhaité qu’on écrivît : sine gratia Dei (cf. A. Michel, Persévérance, D. T. C., t. XII, col. 1278, 1289). 5. Cap. 14 (D- B., n° 807). 6. Cap. r5 (D. B., n° 808). — Can. 27 (D. B., n° 837) : « si quis dixerit nullum esse mortale peccatum nisi infidelitatis, aut nullo alio quantumcumque gravi ct enormi praeterquam infidelitatis peccato semel acceptam gratiam amitti, A. S. » — Pour l’histoire de ces textes, cf. J. Rivière, Justification, D. T. C., t. VIII, col. 21892191. - 282 - LA JUSTIFICA I ION membre de l’Église (1 ) : s’il n’a plus la foi vive, il a encore une foi authen­ tique (2). Le retour en grâce se fera par un processus analogue à celui qui a été décrit plus haut, le sacrement de Pénitence remplaçant alors le baptême (3), avec cette différence, cependant, que la Pénitence, qui remet la coulpe, ne remet pas du même coup la peine (4). La doctrine de la justification est ici solidaire de la croyance au purgatoire que les négations de Luther avaient également atteintes. Les quinze chapitres que nous venons de résumer supposent une doc­ trine fondamentale que le concile va mettre enfin en relief : la doctrine du mérite. Le mot et la chose sont en horreur aux Réformateurs. Le con­ cile? au contraire, dans un chapitre d’une grande plénitude, montre que nos mérites sont à la fois un don de Dieu et le résultat d’un libre effort de l’homme (5). Unis au Christ comme les membres à la tête, comme les sarments au cep de vigne, les justifiés vivent de sa vie et la grâce du Christ précède et accompagne leurs efforts (6) ; mais ces efforts n’en sont pas moins réels, en sorte que la vie surnaturelle sera pour nous à la fois un don et une récompense (7). Le fidèle qui a été justifié gratuite1. Cap. 15 (D. B., n° 808) : « Divinae legis doctrinam defendendo quae a regno Dei non solum infideles excludit, sed et fideles quoque fornicarios, adulteros, etc.., ceterosque omnes qui letalia committunt peccata... pro quibus a Christi gratia separantur. » 2. Can. 28 (D. B., n° 838) : « si quis dixerit, amissa per peccatum gratia simul et fidem semper amitti, aut fidem quae remanet non esse veram fidem, licet non sit viva, aut eum qui fidem sine caritate habet, non esse christianum, A. S. » Voir ci-dessus, p. 279, note 3. 3. Can. 39 (D. B., n° 839) « : si quis dixerit eum, qui post baptismum lapsus est, non posse per Dei gratiam resurgere, aut posse quidem, sed sola fide, amissam justi­ tiam recuperare sine sacramento poenitentiae, prout sancta Romana et universalis Ecclesia, a Christo Domino et ejus Apostolis electa, hucusque professa est, servavit et docuit, A. S. » 4. Can. 30 (D. B., n° 840) : « si quis post acceptam justificationis gratiam cuilibet peccatori poenitenti ita culpam remitti et reatum aeternae poenae deleri dixerit, ut nullus remaneat reatus poenae temporalis, exsolvendae vel in hoc saeculo vel in futuro in purgatorio, antequam ad regna coelorum aditus patere possit, A. S. » 5. Cf. J. Rivière, Mérite, D. T. C., t. X, coi. 738-761, sur l’histoire de ces textes. 6. Cap. 16 (D. B., n» 809) : « cum enim ille ipse Christus Jesus tanquam caput in membra (Ephes., 4, 15) et tanquam vitis in palmites (Joan., 15, 3) in ipsos justificatos jugiter virtutem influat, quae virtus bona eorum opera semper antecedit, comitatur et subsequitur... » 7. Ibid. (D. B., n° 809) : « bene operantibus usque in finem proponenda est vita aeterna et tanquam gratia filiis Dei per Christum Jesura misericorditer promissa, et tanquam merces ex ipsius Dei promissione bonis ipsorum operibus et meritis fideliter reddenda. ■> — 283 — LE CONCILE DE TRENTE ment (1) et qui, coopérant à la grâce, s’est déjà disposé à la justifica­ tion (2), mérite maintenant un accroissement de grâce ; s'il persévère dans la justice, il méritera la vie éternelle et même un accroissement de béatitude (3). Saint Augustin a dit ici l’essentiel : Dieu est tellement bon qu’il a voulu que ses dons deviennent aussi les mérites de l’homme (4). Tel est ce décret magnifique, où la plus pure doctrine augustinienne revit, mais affermie par la réflexion profonde de deux ou trois siècles de scolastique. Luther est condamné, Calvin est condamné, mais avec eux les excès du Nominalisme sont écartés. On revient à la doctrine des grands Augustiniens du XIIIe siècle, mais après l’avoir assouplie, nuan­ cée, replacée dans les données concrètes de l’expérience et de la vie spirituelle. Bien des questions restent en suspens que le concile n’a pas entendu trancher. Il évite de se prônoncér sur les points controversés entre catholiques. S’il exclut la théorie de la double justice, il est moins radical que Seripando et ses amis sur les conséquences de la chute originelle. Mais il est profondément imprégné d Augustinisme et, s’il accepte la théologie médiévale, c’est en dehors de toute systématisation. Pour pen­ ser avec l’Église, il faut admettre dans l’homme justifié la présence d’un don créé, mais on ne nous dit rien des rapports entre la grâce et les autres dons (5). La grâce est-elle ou non distincte de la charité ? Y a-t-il i. Cap. 8 (D. B., n° 8oi) : « gratis justificari ideo dicamur, quia nihil eorum quae justificationem praecedunt, sive fides, sive opera, ipsam justificationis gratiam pro­ meretur. » a. Cap. 6 (D. B., n° 798). 3. Can. 32 (D. B., n° 842) : « si quis dixerit hominis justificati bona opera ita esse dona Dei, ut non sint etiam bona ipsius justificati merita, aut ipsum justificatum bonis operibus, quae ab eo per Dei gratiam et Jesu Christi meritum (cujus vivum membrum est) fiunt, non vere mereri augmentum gratiae, vitam aeternam et ipsius vitae aeter­ nae (si tamen in gratia decesserit) consecutionem, atque etiam gloriae augmentum, A. S. » 4. Cap. ιό (D. B., n° 8ro) : « Deus cujus tanta est erga omnes homines bonitas ut eorum velit esse merita quae sunt ipsius dona. » — Cf. August., Epist. 194, 19, P. L., 33, 880, déjà repris dans VIndiculus, cap. 9, D. B., n° 141. 5. Cap. 7 (D. B., n° 799) : « sanctificatio per voluntariam susceptionem gratiae et donorutn. » — Ibid., n° 800 : « in ipsa justificatione haec omnia simul infusa accipit homo : fidem, spem et caritatem. » — Can. 11 (D. B., n° 821) : « exclusa gratia et cari­ tate. e On a volontairement évité de se prononcer sur le rapport entre la grâce et les dons, la relation logique entre la rémission des péchés et le don de la grâce. Cf. J. ---- 284 ---- LA JUSTIFICATION des vertus morales infuses ? Y a-t-il des vertus infuses avant la justifi­ cation ? Le concile n'en dit rien. Les œuvres qui précèdent la justifi­ cation sont-elles méritoires de congruo ? Comment faut-il entendre l’axiome traditionnel : Facienti quod in se est Deus non denegat gratiam ? Le concile ne pose même pas la question (1). Il laisse même délibéré­ ment dans l’imprécision tout ce qui touche à la prédestination et à la persévérance finale. Il lui suffit d’avoir condamné la thèse subjectiviste de la justification par la foi, qui recélait le principe le plus fondamental de la Réforme ί l’homme seul en face de Dieu seul. Il lui suffit d’avoir mis fortement en relief deux thèses catholiques fondamentales : 1° la justification n’est pas quelque chose d’extrinsèque, mais une transformation radicale de l'homme, un changement ontologique, qui situe l’amitié divine dans un ordre tout autre que Celui des catégories morales ou juridiques ; 2° dans cette transformation progressive, l’homme n’est pas un instrument pas­ sif, inerte, il coopère vraiment à sa justification. Dieu ne le sauvera pas sans lui. Ces deux aspects de la doctrine définie au concile de Trente vont devenir le point de départ de la réflexion théologique, car, ne nous lassons pas de le redire, la formulation d’un dogme n’est pas l’arrêt, mais la vie de la pensée religieuse. Si une théologie paresseuse se con­ tente souvent d’y voir une limite que l'autorité impose à la libre discus­ sion, le vrai théologien y verra toujours une lumière qui le guide dans la nuit obscure de la recherche. Cependant, dans la période qui s’ouvre maintenant, les théologiens, trop obsédés par les problèmes qu’avait soulevés la Réforme, vont se mouvoir dans un domaine quelque peu étroit, au lieu de chercher à élargir leur horizon, en situant les dogmes nouveaux dans l'ensemble de la foi chrétienne. La condamnation du Baianisme et celle du Jansénisme vont avoir pour effet de rétrécir Rivière, Justification, D. T. C., t. VIII, col. 2181, travaux anciens de J. Hefner, Die Entstehungsgeschichle des irienter Rechtfertigungsdekretes, 1909, p. 258, 264 ; A. PrüMBS, Die Stellung de> tridentinischen Konzils in der Frage nach dem Wesen der keiligmachenden Gnade, 1909 ; F. Hônkrmann, Wesen und Nolwendigkeit der akiuellen Gnade nach dem Konzil vom Trient, 1926. i. La majorité des théologiens était lavorable au mérite de congrue pour les œuvres qui précèdent la justification, mais le concile entendait défendre d’abord le mérite de l’homme justifié ; les textes évitent toute allusion aux distinctions scolastiques. Cf. J. Rivière, Mérite. D. T. C., t. X, col. 742-743» 750-751, 754'755· — 285 — LE CONCILE DE TRENTE encore ce champ de vision. Il en avait été ainsi jadis au temps des grandes querelles sur l’incarnation, les problèmes soulevés devenant de plus en plus restreints. Au XVIe et au XVIIe siècle, du point de vue qui nous intéresse dans cette histoire, c’est hors des écoles que vont s’ac­ complir les progrès théologiques les plus riches d’avenir. Une sainte Thé­ rèse, un saint Jean de la Croix, une Marie de l’incarnation et, dans une autre ambiance, un Bérulle, un Olier, continuant l’œuvre des mys­ tiques du moyen âge, vont, sans y prétendre, contribuer plus efficace­ ment que les théologiens proprement dits à enrichir la pensée chré­ tienne. Il faut excepter ceux qui, comme Thomassin ou Petau, se détour­ nant des querelles d’école, se remettront à l’étude des Pères. Ceux-là seront des initiateurs et, grâce à eux, la doctrine traditionnelle de la divinisation du chrétien, que les grands docteurs du moyen âge avaient su intégrer à leurs synthèses, sera remise en honneur. Il ne faut pas cependant être injuste pour la scolastique post-tridentine. Les querelles de auxiliis nous semblent parfois aujourd’hui un vain jeu de concepts et presque une dispute de mots. En réalité, elles furent une bataille d’idées de souveraine importance. Il s’agissait de savoir si l’homme reste libre sous l’action mystérieuse de la grâce toutepuissante de Dieu. Désormais deux écoles s’affrontent ici, dont l’esprit se retrouvera dans chaque thèse particulière. L’une met l’accent sur la grâce et le souverain domaine de Dieu ; l’autre sur la liberté essentielle de l’homme. Celle-ci cherche à déceler partout la réponse de la créature à l’appel divin, celle-là entend signifier à l’homme qu’il n’est devant Dieu qu’un pur néant. Ceux qui défendent les droits de Dieu invoquent le patronage de saint Paul, de saint Augustin et de saint Thomas et ils ne redoutent rien tant que l'accusation de semi-Pélagianisme. Ceux qui mettent en relief les multiples aspects de l’activité humaine dans l’ordre surnaturel pensent qu’on fait injure au Créateur en laissant supposer qu’il traite les créatures raisonnables comme de simples instruments de ses desseins. Ces problèmes fondamentaux sont éternels, nous les avons rencontrés bien des fois déjà au cours de cette histoire, ils sont encore nôtres aujourd’hui et nous sommes loin de les avoir résolus de façon satisfai­ sante. Aussi nous faut-il être indulgents pour ceux qui les abordèrent avec les seules ressources de la philosophie scolastique, au lendemain de la condamnation de Luther et de Calvin. — 286 — CHAPITRE SEIZIÈME BAIUS ET LE BAIANISME LES QUERELLES DE AUXILIIS ES fameuses congrégations de auxiliis où s’affrontèrent en vain les deux écoles théologiques dont nous venons de parler se situent entre la condamnation de Baius et celle de Jansénius, l’une et l’autre d’une extrême importance dans l’histoire de la théologie de la grâce. Baianisme et Jansénisme appartiennent à un même courant d’idées qui, par delà les querelles d’école, prétend reve­ nir à l’étude directe de saint Augustin. Mais il faut les étudier séparé­ ment, car, marqués l’un et l’autre à leur insu par le milieu où ils appa­ raissent, ils ne sont pas du même âge. Baius, par plus d’un trait et quoi qu’il en ait, se rattache encore au Nominalisme. Ce n’est pas un théologien de grande classe, mais au contraire un esprit étroit, amoureux de petites synthèses qu’il exprime en un lan­ gage élégant (1). Sa doctrine n’en a pas moins une certaine cohérence qu’il importe de souligner. On peut la caractériser d’un mot : Baius admet pour l’état primitif de l’homme le néo-Pélagianisme qui cherche à s’implanter avec les idées de la Renaissance, mais il se rallie, bien qu’avec certaines atténuations, aux thèses protestantes lorsqu’il s’agit de l’humanité déchue (2). Du L i. Sur l’homme et l’œuvre, voir F.-X. Jansen, Baius et le baianisme, 1931 ; X.-M. Le Bachelet, Baius, D. T. C., t. II, col. 38-57 ; H. de Lubac, Deux augustiniens fourvoyés, Baius et Jansénius, dans Recherches de science religieuse, 1931, p. 422-443, repris dans Surnaturel, 1946, p. 15-37. — Je cite Baius d’après l’édition de dom Gerberon, Michaelis Baii Opera, Cologne, 1696, suivi des Baiana, recueil de documents sur la condamnation de Baius. 2. Cf. X.-M. Le Bachelet, Baius, D. T. C., t. II, col. 46-47· — 287 — BAIUS ET LE BAIANISME même coup, tout l’effort de la pensée du XIIIe siècle, peu famdière à Baius, est remis en question. Les manuels de théologie, lorsqu’ils parlent du Baianisme, sont surtout attentifs aux précisions que la con ­ damnation du théologien de Louvain a provoquées dans la question des rapports entre nature et surnaturel, ils ne soulignent pas suffisamment son opposition à saint Thomas dans la question de l’état de grâce et du mérite. Saint Thomas centrait toute sa théologie de la grâce sur l’idée d’un don créé qui nous fait participants de la nature divine ; Baius, lui, ignore la grâce élevante. Saint Thomas s’efforçait de coordonner le point de vue juridique et le point de vue ontologique dans la question du mérite ; Baius ne connaît que des catégories empruntées à un mora­ lisme assez banal. C’est un juriste théologien. Pour lui, l’homme inno­ cent a des droits en face de Dieu (1). Fort de cette ordination divine par laquelle Dieu a décidé de récompenser ses bonnes œuvres, Adam peut exiger son dû : la vie éternelle est pour lui un véritable salaire (2). Que la présence du Saint-Esprit soit requise pour qu’il y ait un mérite authentique, cela, pense Baius, est tout à fait contingent (3). Dans la notion de mérite, l’accent est mis uniquement sur la proportion entre l’œuvre et la récompense, entre l’œuvre et le châtiment (4). On recon- 1. H. DE Lubac, Surnaturel, p. i6. 2. De meritis operum, I, 4, Opera, p. 27-28. Il faudrait citer ici en entier ce traité, qui donne la clé du Baianisme. Baius le divise en deux livres, distinguant ce qu’impose la foi chrétienne et ce qui est de libre opinion, c’est-à-dire qu’il entend défendre d’abord contre les Protestants l’existence du mérite. Mais, sans s’en rendre compte, il glisse déjà dans ce premier traité toutes ses idées personnelles. C’est de cet ouvrage qu’ont été extraites les 19 premières propositions condamnées par Pie V (D. B., Enchiridion, noe 1001-1019). Voir le commentaire de X.-M. Le Bachelet, D. T. C., t. II, col. 74-79. 3. De meritis operum, II, r, Opera, p. 35-36. La bulle résume comme suit ce passage : « opera bona, a filiis adoptionis facta, non accipiunt rationem meriti ex eo quod fiant per Spiritum adoptionis inhabitantem corda filiorum Dei, sed tantum ex eo quod sunt conformia legi... » (D. B., n° 1013). Pour Baius, il y a deux opinions également libres, la sienne et celle qu'il rejette ainsi. Mais il entend bien que la sienne est au fond la seule orthodoxe, car plus loin il prétend qu’en requérant la présence du Saint-Esprit pour le mérite, on revient au Pélagianisme (De meritis op., II, 4, Opera, p. 39 ; cf. D.C., nos 1012, 1017). 4. De meritis operum, II, c. 2, Opera, p. 36 : « quod sicut opus malum ex natura sua est mortis aeternae meritum, sic bonum opus ex natura sua est vitae aeternae meri­ tum. » (On notera la terminologie, qui nie les progrès réalisés depuis Augustin et que désavoue notre langage, qui distingue entre mérite et démérite.) Baius enseigne ailleurs — 288 — BAIUS ET LE BAIANISME naît l’héritage du Nominalisme. Mais voici maintenant l’Augustinisme outrancier. Mis à part le don de la création, c’est la seule justice qui réglait au paradis terrestre les rapports de l’homme avec Dieu. Désor­ mais, déchus, incapables de faire par nous-mêmes le moindre bien, nous n’avons plus à compter que sur la miséricorde. C’est par grâce que nous sommes sauvés. Mais il faut s’entendre ; car, contrairement à ce que pensent les Réformateurs, la miséricorde, nous dit Baius, rouvre les voies à la justice. Sans la grâce du Rédempteur, nous ne pouvons accomplir aucune œuvre bonne ; mais une fois cette grâce accordée, on retrouve l’économie primitive ; la grâce du Christ nous rend de nou­ veau capables de faire des œuvres bonnes (1) et celles-ci, en vertu de l’ordination première, appellent nécessairement leur récompense. La vie éternelle, qui au paradis n’aurait été qu’un salaire, est pour nous à la fois grâce et récompense (2). Que nos œuvres soient méritoires, cela vient uniquement de leur proportion avec la récompense promise (3). La grâce n’intervient que pour nous donner à nouveau les forces naturelles que le péché avaient détruites en l’homme. Baius se croit ici un fidèle augustinien ; en réalité, il est aux antipodes que Dieu ne pouvant punir les damnes au delà de leurs « mérites », sans devenir injuste, il en est de même pour les élus qui ne sauraient être récompensés au delà de leurs mérites. Voir De meritis operum, II, 9, Opera, p. 43-44, repris dans la bulle de Pie V, prop. 14 : « opera bona justorum non accipiunt in die judicii extremi ampliorem mercedem quam justo Dei judicio mereantur accipere. » — La formule justo Dei judicio revient sans cesse sous la plume de notre auteur. Il étend au Christ sa théorie ; si le Christ a mérité devant son père, c’est uniquement par son obéissance au commande­ ment divin, la dignité de la personne n’ajoute rien à la valeur de l’œuvre accomplie ; cf. De meritis operum, II, 7, Opera, p. 41, repris dans la bulle, prop. 19 : « Opera justi­ tiae et temperantiae quae Christus fecit, ex dignitate personae operantis, non traxe­ runt majorem valorem. » 1. De meritis operum, I, c. 5, Opera, p. 29 : « quod sicut merita per peccatum per­ dita fuerunt, sic Christi beneficio homini sunt reddita. » 2. De meritis operum, I, c. 6, Opera, p. 31 : « quomodo vita aeterna simul sit merces et gratia. » 3. De meritis operum, I, c. 2, Opera, p. 33 : « quod pie et juste in hac vita mortali usque in finem conversati vitam consequimur aeternam, id non proposito gratiae Dei, sed ordinationi naturali statim initio creationis humani generis constitutae et justo Dei judicio deputandum est, sicut supra satis diximus. Nec in hac retributione bono­ rum ad Christi meritum aspicitur, sed tantum ad primaevam institutionem generis humani in qua lege naturali (noter le vocabulaire) constitutum est, ut justo Dei judi­ cio (encore) oboedientiae mandatorum vita, sicut inoboedientiae mors aeterna redde­ retur. » Ce texte est condamné par la bulle sous le n° 11 (D. B., n° 1011). ---- 289 ---- 19 BAIUS ET LE BAIANISME de l’esprit de FAugustinisme, pour lequel la créature raisonnable, en quelque état qu elle se trouve, est à tout instant dépendante de Dieu (1). Sa théorie de la justification souffre des mêmes vices originels. Lec­ teur assidu des œuvres du docteur d’Hippone, Baïus fait sienne la thèse de la justification progressive (2). La justice est une rectitude de la volonté ; mais, depuis la chute originelle, l’homme reste désaxé, replié sur soi. La grâce pourrait redresser cette volonté, mais Dieu donne la grâce à qui il veut et comme il l’entend. Il en est qui jamais n’arriveront à la foi, d’autres croient qui ne parviennent pas à garder la chasteté, mais un saint Pierre, lui, reçoit le don d’une immense charité (3). La justice reste pour l’homme un idéal hors de ses prises et il doit se con­ tenter d’une justice imparfaite que Dieu consent par miséricorde à regarder comme une vraie justice (4). Une ligne sinueuse mimant la ligne droite, voilà concrètement la justification (5). Elle n’est qu’une suite ininterrompue de rémissions des péchés et d’actes vertueux tou­ jours déficients. Baius ignore l’état de grâce (6). Il ne retient d’Augustin que la notion dynamique de la charité et de la justification. 1. Voir le texte du concile d’Orange (c. 19), repris d’Augustin, cité ci-dessous, p. 358 et l’excursus du P. de Lubac sur la prière d’Adam, Surnaturel, 1946, p. 87-xoo. 2. De justificatione, c. 1, Opera, p. 147 : « nihil aliud est justificatio quam continua quaedam et indesinens ad justitiam progressio... tam in operatione virtutum quam in remissione peccatorum. » Ailleurs (De justitia, II, 1, Opera, p. 103), Baius rappelle le texte augustinien : « caritas inchoata inchoata justitia est, caritas magna magna jus­ titia est, caritas provecta provecta justitia est, caritas perfecta perfecta justitia est » (De natura et gratia, 84, P. L., 44, 290). Mais on n’est plus dans l’atmosphère augustinienne. 3. De libero arbitrio, c. 12, Opera, p. 87-88. 4. De justitia, c. 5, Opera, p. 106 : « quod remissio peccatorum non sit proprie nomi­ nis justitia, sed reputatur, quia justitiae proprie dictae aequivalet apud Deum. » Ce n’est pas tout à fait la position de Luther, car Baius met l’accent sur les œuvres, mais on reste dans les perspectives nominalistes. 5. De justitia, c. 8, Opera, p. 109. 6. La bulle de Pie V condamne la proposition suivante ; « Justitia, qua justificatur per fidem impius, consistit formaliter in obedientia mandatorum, quae est operum jus­ titia ; non autem in gratia aliqua animae infusa, qua adoptatur homo in filium Dei et secundum interiorem hominen renovatur ac divinae naturae consors efficitur, ut sic per Spiritum sanctum renovatus, deinceps beate vivere et Dei mandatis oboedire possit » (Prop. 42, D. B., n° 1042). Cette proposition n’est pas tirée mot à mot des œuvres de Baius, et celui-ci a protesté contre ce qu’il disait être une caricature de sa doctrine (Apologie à Pie N, Baiana, p. 102). Mais il n’est que trop certain que Baius fait peu de - 29O - BAIUS ET LE BAIANISMl· Cependant, le concile de Trente a tranché certaines questions, il a parlé clairement de l’efficacité du baptême ou de l'absolution. Il faut être d’accord avec le dogme. Notre juriste théologien pense y arriver en dissociant le point de vue social, sacramentel, et le point de vue per­ sonnel. Un catéchumène, ayant la foi et pouvant être mû par la grâce, est capable de faire des actes bons, donc, au sens de Baius, des actes méritoires au sens strict. Mais, tant qu’il n’aura pas été baptisé, ses péchés ne lui seront pas remis (1). Un homme pourra donc se trouver en état de péché mortel et avoir la charité. Pour prouver cette thèse, Baius ne trouve pas moins de dix-neuf raisons (2). Au fond, rebelle à la théologie scolastique, il va si loin qu’il n’accepte même pas le mini­ mum imposé par les décisions du concile de Trente. Nous n’avons pas à discuter ici en détail sa théorie sur les rapports entre nature et surnaturel, il faut pourtant souligner deux points très importants de sa doctrine par où il se rattache à Luther et à Calvin : l’impuissance radicale de la volonté déchue et la négation de la liberté de choix. A l’homme innocent, Baius accorde le pouvoir de se faire à lui-même sa destinée, mais il pense que l’homme déchu est incapable de quelque bien que ce soit sans la grâce du Christ. Seul, nous assure Baius, cas de l’habitus de charité et, par suite, de la grâce en tant que don permanent. C’est ainsi qu’il écrit dans son De caritate (c. 2, Opera, p. 91) : « an vero praeter hunc animi motum qui caritas dicitur, alia quaedam habitualis atque accidentalis qualitas in voluntate ponenda sit quae etiam caritas nuncupetur, non magnopere contendendum existimo. » On retrouve la même méthode : l’acceptation ou le rejet d’une systémati­ sation scolastique (qualitas accidentalis) entraîne l’acceptation ou le rejet du point de doctrine qu’elle cherche à exprimer. r. De justifia, c. 7, Opera, p. 107 : « licet igitur catechumenus aut poenitens ante remissionem peccatorum aliquid justitiae habeat (habet enim fidem... habet et bonam voluntatem... praeterea custodit legis justitiam...) quia tamen non habet remissionem peccatorum, nondum potest justus vocari. » Voir la proposition condamnée n° 43 (D. B., n° T043). et Ie commentaire du P. Le Bachelet, D. T. C., t. Il, col. 102-103. 2. De caritate, c. 7, Opera, p. 96-97. Voir les propositions 31,32, 33 (D. B., n08 1031, 1032,1033) : « caritas perfecta et sincera... tam in catechumenis quam in pocnitentibus potest esse sine remissione peccatorum. — Caritas illa quae est plenitudo legis, non est semper conjuncta cum remissione peccatorum. — Catechumenus juste, recte et sancte vivit, et mandata Dei observat, ac legem implet per caritatem, ante obtentam remis­ sionem peccatorum, quae in baptismi lavacro demum percipitur. » Dans la pensée de Baius, la charité s’identifie à la bona voluntas, au mouvement de l’âme qui fait que celleci observe la loi divine. Dans l’économie présente, il est causé par la grâce, mais, en lui-même, il est ce qu'il eût été au paradis terrestre. - 29I - BAIUS ET LE BAIANISME un pélagien peut affirmer le contraire (1). Toutes les œuvres des païens sont des péchés et les vertus des philosophes des vices déguisés (2). Le pécheur, esclave du péché, ne peut que s’enchaîner davantage (3). La grâce du Christ peut le libérer de sa servitude, mais cette grâce est à son tour nécessitante. Attaché aux formules d’Augustin, rebelle à toute analyse philosophique, Baius identifie pratiquement liberté et sponta­ néité spirituelle. Il prépare les voies à Jansénius (4). Le système, on le voit, n’est qu’un Augustinisme étriqué. Il fait table rase du passé et se refuse à intégrer les progrès réalisés par la théologie mé­ diévale (5). La divinisation du chrétien est ignorée, la grâce médicinale l’emporte sur la grâce élevante. La notion de mérite, que l’on prétend défendre contre les Réformateurs, est vidée de ce qui en faisait jadis la 1. De virtutibus impiorum, c. 8, Opera, p. 70 : « quod liberum arbitrium, sine Dei adjutorio, non nisi ad peccandum valet. » La proposition condamnée précise ; « sine gra­ tiae Dei adjutorio » (D. B., n° 1027) et c’est bien ainsi que l’entend Baius. — De cari­ tate, c. 5, Opera, p. 94. Cf. Le Bachelet, D. T. C., t. II, col. 83-86. 2. De virtutibus impiorum, c. 5, Opera, p. 66-67. La bulle de Pie V écrit: «omnia opera infidelium sunt peccata et philosophorum virtutes sunt vitia » (D. B., n° 1025), c’est bien la pensée de Baius, qui ne songe pas à se demander si, tout en restant dans la ligne augustinienne, on ne pourrait pas reconnaître aux infidèles et aux philosophes du Paganisme une vie morale capable de les sauver. Cf. L. Capéran, Le problème du salut des infidèles, 1934, 2e éd., p. 276. 3. La bulle condamne la prop. 40 : « In omnibus suis actibus peccator servit cupidi­ tati dominanti » (D. B., n° 1040). Cette formule n’est pas telle quelle dans Baius et il a protesté dans son Apologie à Pie V (Baiana, p. roi). Mais elle représente bien sa pen­ sée (X.-M. Le Bachelet, Baius, D. T. C., II, col. 87). 4. Le De libero arbitrio analyse les notions de volonté, d’appétit, ma<’s laisse très vite les précisions scolastiques pour montrer que la vraie notion de liberté est dans l’Écriture et dans saint Augustin, tel que l’a compris Baius : « altero modo dicitur voluntas libera quia in eis quae vult aut facit nulli servituti est obnoxia » (De lib. arb., c. 5, Opera, p. 77). Il montre ensuite que cette liberté demeure même là où l’homme n’a pas le pouvoir de choisir : « huic libertatis modo impertinens est, utrum id quod libere fieri dicitur etiam possit non fieri » (ibid., c. 7, Opera, p. 79). La bulle condamne les propositions suivantes : prop. 39 (D. B., 1039) : « quod voluntarie fit, etiamsi necessa­ rio fiat, libere tamen fit » ; prop. 41 (D. B., n° 1041) : « is libertatis modus, qui est a necessitate, sub libertatis nomine non reperitur in Scripturis sed solum nomen liber­ tatis a peccato 0 ; prop. 66 (D. Β., n° 1066) : « sola violentia repugnat libertati hominis naturali. » Voir le commentaire de Le Bachelet, D. T. C., II, col. 81-83. 5. Baius défend bien avec âpreté l’idée que le Saint-Esprit fut donné à Adam (De prima hominis justitia, I, c. 1, Opera, p. 49-52) : c’est là une pièce essentielle de sa thèse sur l’exigence du surnaturel, mais il passe complètement à côté des richesses spi­ rituelles contenues dans les textes qu’il apporte à l’appui de son affirmation. - 292 - BAIUS ET LE BAIANISME grandeur. La justification n’est pas une rénovation de tout] être, mais un compromis entre l’extrinsécisme juridique et le moralisme psychologique. Baius, malgré son désir de rénover la théologie, reste prisonnier des étroi­ tesses de sa formation première et, s’il lit parfois Augustin avec les yeux d’Augustin, il le lit plus souvent avec les yeux de Luther ou de Calvin. L’Église ne pouvait manquer de réagir. Dès 1560, une censure de la Sorbonne frappe les thèses sur l’impuissance de l’homme déchu et la passivité du libre arbitre (I). Baius n’en édite pas moins ses opuscules. Il reste un théologien considérable et le roi d'Espagne l’envoie au concile de Trente. Mais son obstination le perd et, en 156/, le pape Pie V pro­ nonce une condamnation qui marque une date importante dans l’his­ toire de la théologie catholique. L’école baianiste (Baius avait de nom­ breux soutiens) se soumet apparemment, puis tergiverse. Une seconde condamnation devient nécessaire et Grégoire XIII charge le cardinal Tolet de la notifier à Baius (1580). Celui-ci n’avait rien d’un Anus ou d’un Luther. Il se soumit, bien qu’à regret et, en 1589, mourut sans gloire, mais dans la paix de l’Église (2). La querelle semblait donc éteinte. En réalité, le feu couvait sous la cendre. Des théologiens de troisième ordre, qui ne se résignaient pas à la condamnation de thèses qui leur étaient chères, se mirent à ergoter sur une virgule, le fameux comma pia­ rum (3). Le Baianisme, lentement, s’affranchit de la tutelle du Nomina* lisme, et bientôt un homme se rencontra qui, sous prétexte de rendre la paix à l’Église déchirée par les controverses sur la grâce efficace et la grâce suffisante, le concours divin et la prédestination, devint, sans du reste l’avoir cherché, le fondateur d’une secte opiniâtre et redoutable que les contemporains appelèrent d’abord Baianisme, mais que l’historien nomme Jansénisme. 1. Texte des propositions condamnées dans Baiana, p. 3-7. 2. X.-M. Le Bachelet, Baius, D. T. C., t. II, col. 40-41, 47*573. La bulle de Pie V ne donne pas de qualification particulière pour chaque propo­ sition, mais conclut : « quas quidem sententias stricto coram nobis examine pondera­ tas, quamquam nonnullae aliquo pacto sustineri possent, in rigore et proprio verborum sensu ab assertoribus intento^aereticas, erroneas, suspectas, temerarias, scandalosas et in pias aures ofiensionem immittentes respective damnamus. » En déplaçant une vir­ gule (après possent), on arrive à faire dire au pape qu’un certain nombre de propositions sont soutenables au sens même de leurs auteurs. Jansénius donne cette exégèse de la bulle dans Y Augustinus. Sur ces interminables discussions, cf. X.-M. Le Bachelet, Baius, D. T. C., t. Il, col. 57-62. — 293 — LES QUERELLES DE AUXILIIS Entre la condamnation de Bains et celle de Jansénius se situent les luttes fameuses dont nous avons dit un mot plus haut et qu’il nous faut maintenant rappeler plus en détail. Les controverses sur la grâce naissent en Espagne avec le procès de Valladolid (1582) qui, à l’occasion d’une dispute sur la liberté du Christ, met en relief l’opposition de deux théologies (1). Depuis un certain temps déjà, se dessinait un courant qui, pour mieux répondre au Protestantisme, insistait sur le rôle du sujet et la liberté d’indifférence (2). Etre libre, n’est-ce pas avoir le pouvoir de choisir entre les deux termes d’une alternative, sans y être contraint par rien d’extérieur ? De deux hommes qui reçoivent la même grâce, l’un ne peut-il pas consentir et l’autre non ? En réalité, Molina et les siens posaient le problème de façon plus subtile, mais à leur doctrine ainsi sim­ plifiée (3), les théologiens thomistes de Salamanque s’opposent avec vigueur et rappellent avec saint Augustin et saint Thomas que, si l’homme peut faire le mal tout seul, pour faire le bien il lui faut le secours divin. Banez édite ses cours ( 1584), Mohna publie un extrait des siens. Mais sa Concordia met le feu aux poudres. En Espagne, deux familles religieuses qui avaient déjà eu l’occasion de se quereller prennent fait et cause pour leurs champions respectifs. L’inquisition s’en mêle, Philippe II aussi. Rome enfin doit intervenir, mais bientôt laisse aux partis toute liberté (4). 1. E. Vansteenberghe, Molinisme, D. T. C., t. X, col. 2098. — 11 est assez difficile d’exposer objectivement l’histoire des controverses de auxiliis. Les travaux anciens sont des plaidoyers pro domo. Nous les situerons plus loin dans l’histoire de la théologie de la grâce. L’essai historique du P. G. Schneemann, S. J. (Controversiarum de divinae gratiae liberique arbitrii concordia initia et progressus ,1881, d’abord écrit en allemand (1879) a été loin de satisfaire les théologiens de l’école dominicaine. Le P. DE Scorraille (François Suarez, t. I, 1912, p. 349-467) retrace longuement et de façon pittoresque cette histoire mouvementée, mais il n’est pas absolument sans préjugé, et regrette même que son héros se soit laissé séduire par le Congruisme au lieu de défendre le pur Molinisme. On trouvera une bibliographie considérable dans l’article de E.Vansteenberghe, D. T. C., t. X, col. 2185-2187. Ajouter les travaux récents de F. Stegmijller, Geschichle des Molinismus, dans Beitrage zur Geschichte der Phil, des M. A., t. 32, 1935 (recueil de textes inédits avec une introduction). Je renverrai ici ou là au Suarez du P. de Scorraille, à cause des détails savoureux qu’on y trouve commodément rassem­ blés. 2. E. GlLSON, La liberté chez Descartes et la théologie, 1913, p. 290-294. 3. R. DE Scorraille, François Suarez, t. I, p. 375. — Cf. Molina, Concordia, q. 14, art. 13, disp. 12, éd. de 1876, p. 51. 4. E. Vansteenberghe, D. T. C., t. X, col. 2141-2145. — 294 — LES QUERELLES DE AUXILIIS Molina publie alors à Anvers la deuxième édition de sa Concorde (I). Dans les Pays-Bas, les Jésuites, qui luttent contre le Calvinisme et le Baianisme, lisent Molina avec empressement. Ils trouvent dans la Con­ cordia une théorie de la science divine qui leur paraît des plus aptes à réfuter le Prédestinatianisme, qu’il soit infra-lapsaire ou supra-lapsaire (2). Lessius, esprit clair, quelque peu simplificateur, ramène la pensée de Molina, obscure et nuancée, à un schème commode qui fera fortune. Dieu ne prédestine les justes à la gloire qu’en prévision de leurs mérites. De toute éternité, il décide d’offrir à Pierre et à Judas la même grâce, mais il sait par sa science des futurs conditionnels l’usage qu’en fera chacun. La grâce suffisante devient efficace par le libre concours de l’homme, mais non sans que Dieu l’ait prévu et voulu. Cette doctrine est censurée en 1587 par la Faculté de Louvain, qui reste très augustinisante (3). Elle est suspecte aussi aux plus grands théologiens de la Compagnie de Jésus. Ni Bellarmin, qui a cependant réfuté solidement Baius, ni Suarez, qui enseigne en Espagne après avoir été professeur au Collège romain, ne sont pleinement satisfaits. L’un et l’autre sont des augustiniens décidés et enseignent la prédestination ante praevisa merita (4). Mais, à la thèse banézienne de la grâce efficace par ellemême, ils substituent une thèse inspirée à la fois de saint Augustin et de Molina. Dieu sait de toute éternité, par la « science moyenne », ce que feraient Pierre et Judas s’il leur offrait telle grâce particulière. Si donc Judas se damne, il ne pourra s’en prendre qu’à lui-même. Mais, parce que Dieu aime Pierre d’un amour de prédilection, il décide de lui donner une grâce si puissante que, étant donné son caractère, ses ten­ dances, sa psychologie profonde, il ne pourra pas s’y refuser. La gra1. MOLINA, Concordia liberi arbitrii cum gratiae donis, divina praescientia, provi­ dentia, praedestinatione et reprobatione ad nonnullos primae partis divi Thomae arti­ culos, Lisbonne, 1588; Anvers, 1595. 2. Lettre de Lessius à Bellarmin (1587), apud X.-M. Lk Bachelet, Bellarmin avant son cardinalat, 1912, p. 148-149. 3. E. Vansteenberghe, Molinisme, D. T. C., t. X, col. 2099-2100. — Ch. Van SlJLL, Leonard Lessius, 1930, ch. 10. 4. Dans son Autobiographie, Bellarmin raconte joliment qu’étant étudiant à Padoue, le P. Pharao Siculus lui enseignait la prédestination post praevisa merita, mais que « N » (i. e. le jeune Bellarmin) « in scriptis suis ponebat doctrinam sancti Augustini de gratuita praedestinatione » (X.-M. Le Bachelet, Bellarmin avant son cardinalat, 1912. p. 449). — 295 — LES QUERELLES DE AUXILIIS tuité de la prédestination et de la persévérance finale est ainsi pleine­ ment sauve. Quant au mystère des rapports entre grâce et liberté, il est reporté dans le domaine des possibles et des futurs libres condition­ nels (1). Bafïez et les siens, de leur côté, mettent en relief la priorité du vouloir divin. Cajetan, jadis, avait préféré ne pas sonder ces mystères. Banez trouve cette humilité excessive (2). Il veut revenir à saint Thomas, affirme avec lui la transcendance de Dieu. Cependant, marqué lui aussi à son insu par la théologie nominaliste, d revient au principe scotiste : Qui veut la fin veut les moyens (3). Pour sauver les uns, Dieu leur donne les secours efficaces, les autres se perdent par leurs seules forces. Dieu n’est pas plus la cause du péché que celui qui préside aux desti­ nées d’une cité n’est responsable des désordres qu’entraîne l'ouverture d’une maison publique (4). Il ne faudrait pas juger de la valeur de la théologie de Banez par une simple comparaison. C’est un théologien profond et qui a lu de près saint Thomas. Mais le jour est encore loin­ tain où une meilleure intelligence de la pensée du Docteur angélique amènera à rejeter, comme lésant la majesté de l'acte pur, toute cette succession de décrets hypothétiques par lesquels on essaye de se repré­ senter les rapports entre la pensée et lâ volonté divines. Cependant les conflits reprennent. Ils sont finalement évoqués à Rome. Le pape Clément VIII cherche à mettre un terme à cette ques­ tion irritante et décide d’entendre d’abord les deux parties. Les fameuses congrégations de auxiliis commencent à Rome en 1598. Elles sont mar1. Voir les textes de Bellarmin dans X.-M. Le Bachelet, Auctarium Bellarminianum, 1913, p. 86-93. 2. Banez, In Iam partem, q. 22, art. 4 (édit. Venise, 1587, p. 751). — Dans son article du D. T. C., le P. Mandonnet estime qu’il est inutile de présenter la doctrine de Banez, puisqu’elle n’est autre que celle de saint Thomas (Banez, D. T. C., t. II, col. 145). C’est aller un peu vite, surtout pour un grand historien des idées. M. Vansteenberghe (D. T. C., t. X, col. 2097-2098) se contente d’indiquer la tendance. Il nous faudrait ici une étude désintéressée. Sur les origines scotistes des décrets prédéterminants, voir les travaux cités ci-dessus, p. 243, note 1. 3. Banez, In Iam part., q. 23, art. 2 (p. 758). 4. Ibid., q. 23, art. 3, dub. 2 (p. 784). Encore une fois comparaison n’est pas raison et, comme plus haut pour Scot, j’ai conscience de simplifier la pensée d’un auteur nullement négligeable, mais je veux situer le climat dans lequel tout le monde présente alors la discussion. On se défend de l’anthropomorphisme, mais on y retombe incon sciemment. - 296 - LES QUERELLES DE AUXI1.1IS quées par toutes sortes d’incidents, remplies de discussions intermi­ nables où les textes scripturaires et les autorités patristiques sont invo­ qués pêle-mêle, sans qu’on songe assez à les situer dans leur contexte éloigné ou prochain (I). Cette méthode d’argumentation est en usage dans la controverse avec les Protestants et elle est acceptée de tout le monde. Les âges postérieurs lui seront sévères (2). Les catégories phi­ losophiques dont on dispose ne sont pas davantage adaptées aux pro­ blèmes humains qu’on aborde. On parle de la grâce comme d'une motion, et, malgré leur désir de ne pas oublier la transcendance de la cause première, amis et adversaires de Mohna parlent souvent comme si l’on enlevait à Dieu tout ce que l’on accorde à la créature. Les fameuses congrégations durèrent neuf ans, mais elles finirent sur un aveu d’im­ puissance. Paul V dut se contenter d’imposer silence aux deux parties, sans trancher quoi que ce fût. L’Église, comme dira plus tard Bossuet, tenait les deux bouts de la chaîne : l’homme est libre et la grâce de Dieu toute-puissante ; il n’est pas interdit d’aller plus avant et de scru­ ter le mystère, mais il faut cesser de s'entre-déchirer (3). Pour la conduite 1. K. Vansteenberghk, D. T. C., t. X, col. 2154-2165. — R. de Scorraille, Fran­ çois Suarez, t. 1, p. 402-460 (voir p. 430 l’anecdote du livre brûlé). 2. Bellarmin est l’un des rares théologiens mêlés à ces controverses qui ait eu le sens historique, mais il est encore trop prisonnier des méthodes de discussion en usage. 3. D. B., Enchiridion, n° 1090 : « in negotio de auxiliis facta est potestas a Summo Pontifice cum disputantibus tum consultoribus redeundi in patrias aut domos suas, additumque est fore, ut Sua Sanctitas declarationem et determinationem quae exspec­ tabatur opportune promulgaret. Verum ab eodem SS. Domino serio admodum veti­ tum est, in quaestione hac pertractanda, ne quis partem suae oppositam aut qualificaret aut censura quapiam notaret... Quin optat etiam ut verbis asperioribus amari­ tiem animi significantibus invicem abstineant. » Le conseil était sage, mais la résolu­ tion annoncée ne vint jamais. Dans l’allocution finale, le pape avait fait le point comme suit : « Le concile de Trente a défini la nécessité pour le libre arbitre d’une motion divine. Ce qui fait difficulté, c’est de savoir si Dieu le meut physiquement ou moralement. Sans doute, il serait souhaitable que la controverse à ce sujet soit dirimée, mais ce n’est pas nécessaire. En effet, l’opinion des Frères Prêcheurs est très éloignée du Cal­ vinisme, puisqu’ils disent que la grâce ne détruit pas la liberté, mais la parfait, et qu’elle fait agir l’homme selon sa nature, c’est-à-dire librement ; d’autre part, les Jésuites se distinguent des Pélagiens (i. e. des semi-Pélagiens), en ce que ceux-ci ont affirmé que le point de départ du salut vient de nous, tandis que ceux-là pensent exactement le contraire. Puisqu’il n’est pas nécessaire d’en venir à une définition, l’affaire peut être différée jusqu'à ce que le temps porte conseil. Si quelqu’un enseigne des erreurs, le Saint-Office est là qui pourra s’y opposer. » (Cf. E. Vansteenberghe, D. T. C., t. X, col. 2165.) — 297 — LES QUERELLES DE AUXILIIS de sa vie, le simple fidèle, d’ailleurs, n’a pas besoin d’en savoir beaucoup plus long. L’Écriture et la Tradition éclairent suffisamment sa route. L’homme est libre et Dieu le mène. Dieu l’appelle et il répond. La réponse est de l’homme sans laisser d’être un don de Dieu. Si la théolo­ gie savante nous aide à réaliser ces vérités fondamentales, elle atteint son but ; si elle ne cherche qu’à satisfaire notre curiosité, elle devient condamnable et peut nous jeter dans l’angoisse ou la paresse. Quoi qu’il en soit, si l’on va au fond des choses, on s’aperçoit vite qu’en cette affaire les théologiens de la Compagnie de Jésus tenaient moins à une thèse d’école qu’à une attitude pratique. C’était toute leur méthode de direction spirituelle, toute l’ascèse des Exercices qui étaient en jeu. On pouvait abuser de ceux-ci dans le sens volontariste et, comme on a dit depuis, ascéticiste. Mais il n’en restait pas moins que la docilité à la grâce suppose de la part de l’homme un perpétuel effort de renon­ cement. Il s’agissait précisément de montrer comment, dans la vie concrète de l’homme, grâce et liberté s’entrecroisent, se provoquent mutuellement, l’initiative première étant toujours évidemment à la grâce. La grâce n’est pas uniquement du domaine de la psychologie, mais elle n’est pas étrangère à l’expérience. C’est ce que semble bien avoir entrevu Molina qui, en des pages assez obscures, insistait sur la distinction entre le concours naturel de Dieu et la grâce surnaturelle. Les deux notions avaient en effet fini par se distinguer clairement pour heur ou malheur (1). De plus, cette distincti on. était chez lui solidaire d’une théorie discutable, à laquelle il tenait plus que de raison : le sur­ naturel quoad modum. Il l’avait reçue du Nominalisme. Molina croyait à la possibilité d’un amour naturel de Dieu chez l’homme déchu, non au sens où la nature· s’oppose à la liberté, mais au sens où on lacontradistingue de la grâce (2). Après lui, bon nombre de Molinistes inter­ prétaient dans un sens très favorable à la nature l’axiome scolastique : 1. Concordia, q. 14, art. 13, disp. 37 (éd. 1876, p. 208-210). — Ibid., q. 14, art. 13, disp. 41 (p. 239-241). — Molina est-il l’inventeur de la science moyenne ? On assure, d’ordinaire, qu’il n’a fait que reprendre une thèse de son confrère Fonseca (E. VanSTEF.nberghe, D. T. C., t. X, col. 2096-2097), mais cette assertion a besoin d’être révi­ sée. Cf. G. IIentrich, Gregor von Valentia und der Molinismus, 1928, p. 21 (en 1592. Molina revendique contre Fonseca la paternité du système). 2. Concordia, q. 14, art. 13, disp. 14 (p. 60-79). ---- 298 ---- LES QUERELLES DE AUX 1 LUS Dieu ne refuse pas la grâce à celui qui fait ce qu’il peut (1). On en venait ainsi à cette thèse, encore admise aujourd’hui par nombre de théolo­ giens, que Dieu demande d’abord au païen d’observer la loi naturelle avec les seules forces de sa nature, thèse qui, quelque peu bousculée depuis, n’échappe au reproche de semi-Pélagianisme que par une dis­ tinction entre la préparation positive et la préparation négative à ia pre­ mière grâce (2). Bellarmin, tout moliniste qu’il fût, était plus franchement augustinien. Dès le début de sa carrière, il avait opté délibérément pour la prédestina­ tion ante praevisa merita (3), souligné l’impuissance du libre arbitre chez l’homme déchu et même parlé en termes assez durs des vertus des infidèles. Sans la grâce, l’homme peut bien faire des œuvres honnêtes (4), mais ces œuvres sont inutiles au salut et, si l’on va au fond des choses, on s’aperçoit, dit le grand controversiste, que ces œuvres sont secrète­ ment viciées (5). La grâce, dit-il encore, est nécessaire pour observer la r. Cf. Concordia, q. 14, art. 13, disp. 10 (p. 43-50). 2. G. Van Ndort, De gratia Christi, éd. 3, 1920, p. 66-68, 80-82 (noe 82 et 96). — IL Lange, De graiia, 1929, p. 153-164. ■— L. Capkran, Le problème dsi salut des infi­ dèles, 2® éd., 1934, p. 283-285. 3. Voir ci-dessus, p. 294, note 4, et les textes publiés par S. Tromp, Tractatus S. Roberts Bellarmini juvenis de praedestinatione, Gregorianum, 1933, p. 248-268 (cf. 313-355)· 4. De gralia et libero arbitrio, IV, c. 4 (Opera, N\vè&, t. VI, p. 11). 5. De gratia et lib. arb., VI, c. 6 (Opera, t. VI, p. 118) : « sane qui docent homi­ nem faciendo quod in se est solis naturae viribus ad gratiam praeparari aut opinantur eum suis viribus posse desiderare et petere a Deo gratiam et haec est haeresis pelagiana (i. e. semipelagiana), aut certe existimant posse hominem servare propriis viribus omnia praecepta moralia, et innocentem vitam agere secundum rationem et hac sanc­ titate morali provocare Deum ad auxilium speciale (noter la terminologie, il s'agit de la grâce actuelle) sibi donandum... sed haec quoque est haeresis pelagiana... Ut omittam, nullum ejusmodi hominem ex historia posse monstrari. Catones enim, Socrates aliique horum similes qui inter ethnicos sanctissimi judicati sunt, multis vitiis coopertos fuisse facile demonstrari posset. » Ailleurs (De gratia et libero arbitrio, VI, c. 8, Opera, t. VI, p. 123), Bellarmin concede que, si quelque païen offrait vraiment sa vie pour son pays, avec une intention droite, c’est qu’il aurait la grâce de Dieu. Mais, pas plus que son maître Augustin, il ne croit à cette possibilité. Il est piquant de noter que le grand humaniste que fut François de Sales, fervent lecteur de Bellarmin et disciple de saint Thomas, n’est pas moins dur pour les vertus des païens : ces vertus sont des pommes véreuses, elles ont l’apparence des vraies vertus, mais le ver de la vanité les ronge au dedans (Traitéde Vamour de Dieu, XI, c. 10, Œuvres, t. V, p. 274). Ces augustiniens ne sont pas encore arrivés à comprendre que le vrai problème est celui de la distribution de la grâce. “ 299 — LES QUERELLES DE AUXILIIS loi naturelle (1), pour résister à une tentation pressante (2) et si quel­ qu’un aime Dieu par-dessus toutes choses, même comme auteur de la nature, c’est que déjà il est mû par la grâce de Dieu (3). Nous avons dit aussi que Bellarmin croit trouver dans Augustin sa théorie psychologique des rapports entre grâce et liberté. Dieu appelle et l’homme répond, mais, s’il est appelé conformément à ses plus secrets penchants, il ne pourra que donner infailliblement son assentiment. C'est le « congruisme » (4). Suarez est également beaucoup plus augustinien que Molina. Il a même été sévère pour celui-ci (5), mais, après quelques hésitations, il a opté pour la théorie de la science moyenne (6) et défend comme Bcllarmin l’explication congruiste des rapports entre grâce et liberté (7). Cependant, sur les conséquences de la faute originelle, il est plus opti­ miste que le grand controversiste et tempère l’Augustinisme. Ses thèses ayant été souvent reprises par les théologiens postérieurs, nous nous y arrêterons un instant. Au moment où écrit Suarez, la condamnation de Baius vient d’obliger les théologiens à préciser leurs idées sur les rap­ ports entre nature et surnaturel. Bellarmin, bien qu’adversaire résolu de Baius, était resté très proche de saint Augustin. Celui-ci, dans une for­ mule célèbre, montrait que notre esprit ne trouve son repos qu’en Dieu. Saint Thomas avait parlé d’un désir naturel de la vision béatifique (8). Bellarmin leur faisait écho. L’esprit, disait-il, est essentiellement désir 1. De gratia et libero arb., V, c. 5, Opera, t. VI, p. 44. 2. Ibid., V, c. 7, Opera, t. VI, p. 48. 3. Ibid., VI, c. 7, Opera, t. VI, p. 119. 4. Ibid., I, c. 12, Opera, t. V, p. 529-531. 5. R. DE Scorraille, François Suarez, t. I, p. 398. 6. P. DUMONT, Liberté humaine et concours divin d'après Suarez, 1936. — Id., Suarez, D. T. C., t. XIV, col. 2687-2690. — F. Stegmüller, Zur Gnaden Lehre des jungen Suarez, 1933. 7. Suarez, De gratia, V, c. 21, n. 4, Opera, Vivès, t. VIII, p. 498 : κ vocatio efficax illa est quae de facto habitura est infallibiliter effectum a vocante intentum, et ideo... includit habitudinem ad cooperationem futuram liberi arbitrii, cum auxilio gratiae simultaneo, et consequenter includit quamdam congruitatem respectu personae cui datur, ut sit illi ita proportionata et accornodata sicut oportet, ut in tali persona, in tali tempore et occasione infallibiliter effectum habeat, et per hoc habet illa vocatio quod congrua et efficax sit. » Un tome entier du De gratia est consacré à la question de auxiliis et Suarez en a déjà parlé ailleurs, à propos de la science divine ! 8. Voir ci-dessus, p. 198. — 3OO — LES QUERELLES DE AUX 11,1 IS oenitens adjutus viam sibi ad justitiam parat. Et quamvis sine sacramento poeniten­ tiae per se ad justificationem perducere peccatorem nequeat, tamen eum ad Dei gratiam in sacramento poenitentiae impetrandam disponit. » 2. Sur cette question, voir J. PÉRinelle, L'altrition d'après le concile de Trente et d’après saint Thomas d’Aquin, 1927. Les contritionistes ne manquaient pas de souli­ gner que, dans la session VIe sur la justification, le concile avait parlé d’un amour ini­ tial de Dieu (sess. VI, cap. 6, D. B., n° 798 : diligere incipiunt). 3. Texte du décret dans D. B., Enchiridion, n° 1146, et dans Beugnet, Attrition, I). T. C., t. I, col. 2260-2261. — 323 — JANSÉNIUS ET LE JANSÉNISME nables ? En apparence il était nul, en réalité il était immense. Grâce au Molinisme, dont toutes les idées ne sont pas pour autant sans reproche, l’Augustinisme s’était élargi et, si l’on n’avait résolu aucun des problèmes qu’on avait posés, on avait fini par comprendre de façon pleinement catholique le sens de ce texte paulinien qui embarrassait si fort Augus­ tin : Deus vult omnes homines salvos fieri (1). « Jésus-Christ n’est pas mort pour tous les hommes. » Cette asser­ tion janséniste n'était pas nouvelle et, lorsque Godescalc l’avait expri­ mée, l’Église en avait été scandalisée (2). Mais sa réaction instinctive peut maintenant se préciser, en répondant à des questions particulières qui ne sont que les divers aspects d’une même interrogation. La grâce est-elle donnée à tous les justes ? Est-elle donnée à tous les pécheurs ? Est-elle accordée enfin aux infidèles ? Aujourd’hui, nul catholique ne doute de la réponse, mais la théologie distingue encore du point de vue des censures doctrinales. Que la grâce soit donnée à tous les justes, la condamnation du Jansénisme l’imposait à tout fidèle orthodoxe. On discuta plus longtemps le cas des pécheurs. N’y a-t-il pas des pécheurs tellement obstinés qu’ils sont comme damnés dès cette vie ? Dieu, disent certains théologiens, les laisse à leur volonté rebelle et, s’il est vrai qu’il n’abandonne jamais quelqu’un le premier, il n’y a de sa part aucune injustice à se retirer définitivement d’une âme qui lui a fermé sa porte. Mais cette thèse rigide fait trop bon marché de l’Évangile. Le pécheur n’est-il pas le privilégié de Dieu ? N’est-ce pas pour le sauver que le Verbe s’est fait chair ? Peut-on admettre que, tant que dure la vie d’ici-bas, Dieu se désintéresse du salut d'une de ses créatures ? La théologie, de plus en plus, devait en venir à poser en thèse que même aux pécheurs les plus endurcis, Dieu ne refuse pas sa grâce (3). Mais que penser du salut des infidèles ? Longtemps on ne s’était que fort peu soucié de cette question. Les théologiens du moyen âge n’ima­ ginaient guère que l’on pût encore ignorer le Christ et son Église. Mais 1. II Tint., 2, 4, 2. Supra, p. 179. 3. J. van der Meersch, Grâce, D. T. C., t. VI, col. 1596-1598. — A. Legrand, Aveuglement, Dictionnaire de spiritualité, t. I, col. 1182-1184.— Les Jansénistes, qui pensaient être ici les défenseurs des droits de Dieu (cf. H. DE Lübac, Surnaturel, p. 62, note 4), vitupéraient la dévotion à Marie, refuge des pécheurs. Cf. CL DlLLENSCHNElder, La mariologie de saint Alphonse de Liguori, 1.1, 47'5° et passim. — 324 — LA VOLONTÉ SALVIF1QU l·'. les découvertes géographiques du XVe et du XVIe siècle inquiètent les cœurs généreux (1). Un François-Xavier, un saint Vincent de Paul vivent dans l’angoisse à la pensée que tant d’âmes sont irrémédiable­ ment vouées à l’enfer (2) ; le désir d’annoncer le Christ pousse les mis­ sionnaires vers les terres lointaines... Bien des questions théologiques sont impliquées dans ce problème angoissant : la nécessité du baptême, la nécessité de la foi et enfin la distribution de la grâce... Le Molinisme, au risque de donner vers les écueils semi-pélagiens, embrasse résolu­ ment le parti libéral. Tandis que Baius et Jansénius enseignent que les vertus des infidèles ne sont que des vices splendides, les « nouveaux théologiens » s’efforcent de montrer que la grâce du Christ déborde lar­ gement les frontières de l’Église visible. Pour s’en convaincre, il suffit de relire Pascal : Oui, dit le bon Père, d’un ton résolu, et plutôt que de dire qu’on pèche sans avoir la vue que l’on fait mal, nous soutiendrons que tout le monde, et les impies et les infidèles ont ces inspirations et ces désirs à chaque tentation (3). Cette attitude scandalisait fort l’ami des solitaires de Port-Royal. La vérité était cependant du côté du bon Père et l’Église, lentement, en viendra à faire sienne cette thèse que, malgré le péché originel et ses conséquences, les infidèles ont part largement à la grâce du Christ. Dans leur ensemble, les théologiens de la Compagnie de Jésus ensei­ gnaient cette thèse, meus ils l’exprimaient plus ou moins heureusement. Vazquez, impressionné par les données de l’Écriture, mais gêné par les condamnations de Baius, pense que toutes les œuvres bonnes accomplies avant la justification sont une préparation positive à cette justification. 1. L. Caféran, Le problème du salut des infidèles, 2e éd., 1934, t. I, p. 219-225. 2. Saint Vincent de Paul écrivait en 1631 à un prêtre de la Mission : « Un grand personnage en doctrine et en sainteté me disait hier qu’il est de l’opinion de saint Tho* mas, que celui qui ignore le mystère de la Trinité et celui de l’incarnation, mourant en cet état, meurt en état de damnation, et soutient que c’est le fond de la doctrine chré­ tienne. Or cela me toucha si fort et me touche encore que j’ai peur d’être damné moimême pour m’être incessamment occupé à l’instruction du pauvre peuple » {Correspon­ dance, t. I, p. 121, cité dans P. Pourrat, La spiritualité chrétienne, t. III, p. 579-580). Si le saint pensait ainsi des campagnes françaises, que devait-il dire des terres infidèles ! 3. Pascal, Quatrième Provinciale, Œuvres (Grands écrivains), t. IV, p. 259. — 325 — JANSÉNIUS ET LE JANSÉNISME Toute bonne pensée, tout bon désir est déjà mystérieusement l’effet de la Rédemption (1). Ripalda va plus loin encore. Concédant, à cause des condamnations de Baius, que le libre arbitre, sans la grâce qui guérit, peut accomplir seul des œuvres moralement bonnes, il affirme qu’en fait, tout bon usage du libre arbitre est accompagné d’une grâce éle­ vante, qui finalise vers la grâce de la justification la préparation de l’homme (2). L’école thomiste est plus réservée, cependant les Carmes de Salamanque, dans leur Commentaire de la Somme théologique, acceptent eux aussi l’idée que la grâce est donnée à tous les hommes, justes ou pécheurs, fidèles ou infidèles (3). La Sorbonne n’est pas en reste, bien qu’on y distingue encore beaucoup trop entre le « pouvoir prochain » et le « pouvoir éloigné » que les infidèles ont de se sauver. Mais l’évolution du Jansénisme, sa dureté pour ceux qui vivent hors de l’Église, finit par précipiter le mouvement. C'est ainsi que, par exemple, un chanoine de l’église de Reims, Cl. Le Pelletier, écrit en 1725 tout un traité pour montrer, d’après l’Écriture et la Tradition, que la Rédemption s’étend efficacement à tous les hommes et que tous ont abondamment les grâces nécessaires au salut (4). Cependant le problème du salut des infidèles débordait cette ques­ tion. Il ne suffisait pas de ïnontrer que les païens sont baignés dans une atmosphère de grâce, il fallait encore les rattacher à l’Église, hors de laquelle il n’y a pas de salut. Au XVIIe siècle, Ripalda cherche à montrer que les infidèles, illuminés par la grâce, peuvent avoir une foi véritable ; son confrère Lugo trouve son explication minimiste. Une controverse 1. Vazquez, In Iam ΙΙΜ,disp. 189, c. x6;disp. 190, c. 12. — Cf. J. van derMeersch, Grâce, D. T. C., t. VI, col. 1581-1582. 2. Ripalda, De ente supernaturali, disp. XX. sect. II, n. 6, éd. Vivès, t. I, p. 211· 212 ; ibid., sect. XIII, col. 241-242. — Cf. L. Capéran, Le -problème du salut des infi­ dèles, 1934, t. I, p. 332-340 ; P. Dumont, Ripalda, D. T. C., t. XIII, col. 2727-2733. 3. Salmanticenses, De gratia actuali, disp. VI, dub. II, 43> éd. 1878, t. IX, p. 751. — Capéran, op. cit., p. 331. 4. Cl. Le Pelletier, Traité dogmatique et moral de la grâce universelle, tiré du Nou­ veau Testament, dans lequel on détruit toutes les erreurs sur la grâce et la Rédemption (cf. Capéran, p. 374). L’ouvrage débute comme suit : Proposition unique : « Par la rédemp­ tion de Jésus-Christ, la grâce intérieure est donnée abondamment à tous les hommes, sans exception, qui ont été depuis le commencement du monde et qui seront jusqu’à la fin des siècles, pour pouvoir accomplir tous les préceptes, pratiquer toutes les bonnes œuvres et pour pouvoir se sauver. » — 326 — LA VOLONTÉ SALVIFIQUE s’ensuit qui aboutit en 1679 à une condamnation romaine. Pour qu’un païen soit sauvé, il lui faut autre chose que la foi au sens large (1). Une autre condamnation oblige encore à croire que la foi en Dieu, sans considération de sa Providence rémunératrice, ne suffit pas (2). Cepen­ dant cette exigence même laisse la porte ouverte à ceux qui chercheront à montrer que la foi dans le Christ peut être implicite. Pour établir une thèse indiscutable, certains missionnaires sont un instant tentés de montrer que le peuple chinois, par exemple, a été presque aussi privi­ légié de Dieu que le peuple juif. Tandis qu’on les accuse de renouveler l’erreur pélagienne (3), les adversaires de l’Église, rejetant sa médiation surnaturelle, vont répétant que seule suffit à l’homme, pour accomplir sa destinée, la religion naturelle et l’observation des lois que dicte la conscience (4). Mais nous n’avons pas à suivre ici l'histoire de cette question. Pour résoudre correctement le problème du salut des infidèles, il fal­ lait maintenir que l’appartenance à l’Église reste nécessaire et que nul ne peut être sauvé que par l’Église. De là une certaine réserve des docu­ ments pontificaux au XVIIIe et au XIXe siècle. A une heure où le grand danger est l’indifférentisme, les papes ne peuvent laisser croire que toutes les religions sont bonnes, mais l’orientation générale n’est pas douteuse et un Pie IX, pour ne parler que de lui, déclare solennellement : Ceux qui sont dans une ignorance invincible à l’égard de notre sainte religion, mais qui observent fidèlement les préceptes de la loi naturelle gravés par Dieu dans les cœurs et qui, prêts à obéir à Dieu, mènent une vie honnête et probe, peuvent, par la lumière divine et la vertu de la grâce, obtenir aussi la vie éternelle ; car Dieu pénètre, scrute et connaît les cœurs, les esprits, les pensées et la conduite. Dans sa bonté et sa clémence suprêmes, il ne consentira 1. D. B., Enchiridion, n° 1173 : « fides late dicta ex testimonio creaturarum similive motive· ad justificationem sufficit. « Sur la condamnation et la controverse entre Lugo et Ripalda, cf. L. Capéran, op. cit., p. 343-351 ; S. Harent, Infidèles, D. T. C., t. VII, col. 1764-1771, 1792-1798. 2. D. B., Enchiridion, n° 1172: « nonnisi fides unius Dei necessaria videtur necessi­ tate medii ad salutem. » — Cf. Capéran, op. cit., p. 356. 3. L. Capéran, Le problème du salut des infidèles, 1934, 2e éd., t. I, p. 362-370. 4. L. Capéran, op. cit., ch. 9, p. 386-421. — 327 ~ JANSÉNIUS ET LE JANSÉNISME jamais à punir des supplices éternels un homme qui n’est pas cou­ pable de faute volontaire (1). L’Église ne répudie rien de l’héritage traditionnel. Elle continue à croire que, sans la Révélation, sans la grâce du Christ, l’homme ne peut atteindre sa fin dernière. Mais on croit aussi de plus en plus que les grâces de lumière et de force ne manquent à personne et l’on s’achemine vers des solutions qui, si hardies qu’elles soient, restent dans le prolon­ gement de la réflexion théologique des siècles passés. Un homme peut appartenir à l’Église à son insu, être au Christ qu’il ignore ou qu’il combat. L’option fondamentale qui s’offre à lui au seuil de la vie morale, est déjà, comme l’avait bien vu saint Thomas (2), une option surnatu­ relle qui engage l’éternité (3), Entre temps, l’Église aura, face au Rationalisme moderne, rappelé le double caractère du surnaturel chrétien. Si la grâce, la Révélation et la foi sont nécessaires à l’homme, c’est pour deux raisons : d’abord parce que, dès l’origine, Dieu l'a ordonné à une fin transcendante hors de pro­ portion avec sa nature, ensuite parce que, blessé par le péché, il est incapable d’atteindre même la fin proportionnée à ses forces (4). A travers tant de controverses, on retrouve les assertions chères aux augustiniens du moyen âge. Leurs principes lumineux continuent à dominer toute la théologie de la grâce. 1. Encycl. Quanto conficiamur moerore, D. B., Enchiridion, n° 1677. — En 1854 (Alloc. Singulari quadam, D. B., n° 1642) le pape était moins net. — Cf. L. Capéran, op. cit., p. 474-475. 2. Cf. ci-dessus, p. 229. 3. L. Capéran, op. cit., t. II, Essai théologique, 1913, 2e éd., 1934, p. 54-61,118-T29. 4. Cone. Vatic., const. De fide, cap. 2 (D. B., Enchir., n° 1786) : « huic divinae reve­ lationi tribuendum quidem est, ut ea, quae in rebus divinis humanae rationi per se impervia non sunt, in praesenti quoque, generis humani conditione ab omnibus expedite, firma certitudine et nullo admixto errore cognosci possint. Non hac tamen de causa revelatio absolute necessaria est, sed quia Deus ex infinita bonitate sua ordinavit hominem ad finem supernaluralem, ad participanda scilicet bona divina, quae humanae mentis intelligentiam omnino superant. » — 328 — CHAPITRE DIX-HUITIÈME PETA U, SCHEEBEN ET L’INHABITATION DU SAINT-ESPRIT RETOUR AUX PÈRES GRECS orsqu’on jette un regard en arrière sur l’histoire de la théologie de la grâce, force est bien de constater que la pensée occidentale a été longtemps comme obsédée par les problèmes qu’avait posés le génie de saint Augustin. Grâce et liberté, grâce et mérite, justification et prédestination, tous ces thèmes ont occupé lon­ guement les théologiens. Le dogme lui-même en a été fortement marqué et lorsqu’on relit le beau décret du concile de Trente sur la justifica­ tion, on regrette de constater que le mystère de la divinisation du chré­ tien n’y soit guère mentionné qu’en passant (1). Le développement assez unilatéral de la pensée théologique, et plus encore les besoins de la controverse ont fait reléguer dans l’ombre une doctrine qui tenait au cœur de la pensée catholique et dont ni saint Augustin ni les grands sco­ lastiques n’avaient méconnu l’importance (2). Mais, dès la fin du moyen âge, une coupure s’établit entre le traité de la Trinité, où l’on parle de la mission du Saint-Esprit, et le traité de la grâce. La grâce créée passe au premier plan et le don du Saint-Esprit que l’on continue d'affirmer n’a plus autant de relief. Les Pères grecs, nous l’avons dit, ne parlaient qu’incidemment et dans un vocabulaire encore très imprécis de la grâce créée (3). Pour la théologie post-tridentine au contraire, ce qui est premier, c’est le don de la grâce, et la pré" L i. Voir ci-dessus, p. 277, note 3, p. 283, note 6. 2. Voir ci-dessus, p. 101-X03, 208-209. 3. Voir p. 97, note 2. — 329 — PETAU, SCIIEEBEN sence divine n’est que l’un des nombreux effets de ce don. On discute longuement sur la nature de la distinction entre la grâce et la charité, sur les rapports entre le péché mortel et la perte de la grâce, sur l'infu­ sion des vertus avant la justification ou leur accroissement dans l’âme des justes, mais dans le traité de la grâce, encombré par la discussion avec Protestants, Baianistes ou Jansénistes, la divinisation du chrétien, la filiation adoptive, le mystère de l’union au Christ et l’inhabitation du Saint-Esprit n’occupent qu’une place fort minime. C’est comme une protestation contre cette erreur de perspective qu’il faut comprendre la fameuse tentative de Petau (1). Petau, on le sait, est le père de l’histoire du dogme. Écrivant en pleine controverse janséniste, il prend contre les novateurs la défense de saint Augustin et, bien que rallié lui-même aux thèses de Lessius, il avoue sans ambages que seule la théorie de la prédestination ante praevisa merita peut se réclamer de saint Augustin (2). Mais Petau s'intéresse moins encore à ces questions du jour qu’aux affirmations de l’Écriture et des Pères sur la présence de Dieu en nous. Au livre VIII de son traité de la Trinité, il étudie longuement la mis­ sion du Saint-Esprit, cite les beaux textes des Pères qui appellent celui-ci le don de Dieu (3), ou qui parlent de sa venue en nous (4). Parmi les Pères de l’Église, Cyrille d’Alexandrie retient surtout son attention. Le grand docteur montre en effet comment le Saint-Esprit agit par luimême en nous, nous sanctifie, nous unit à lui et nous fait participants de la nature divine (5)· Petau commente longuement ces textes et montre qu’il y a, dans l’âme des justes, non seulement une grâce créée, mais le Saint-Esprit lui-même. Nous sommes son temple, sa demeure, il est en nous, il nous fait semblables à lui, il nous fait dieux en se donnant à 1. Cf. P. Galtier, Petau, D. T. C., t. XII, col. 1334-1335. — Th. de Régnon, Etudes de théologie positive sur la sainte Trinité, IIIe série, t. II, p. 524-535. 2. Petau, Dogmata theologica, t. II, De praedestinatione, lib. IX, cap. 6-9, éd. Vives, 1865, t. II, p. 28-53. 3. Dogmata theol., VIII, c. 3, Vivès, t. III, p. 444-452. 4. Ibid., VIII, c. 4, Vivès, t. III, p. 456-458. 5. Ibid., VIII, c. 4, col. 459 : « Cyrillus per creaturam sanctificari nos negat, sed per ipsummet Spiritum sanctum id nos habere defendit per... se, ac per communicationem substantiae suae nos sanctos efficit ». — Ibid., col. 459 : « quibus verbis Spiritum sanctum ούσιωοώς ac per substantiam propriam applicari significat, dum justos ait eo velut inaurari, illiusque praesentia et habitatione filios Dei effici. » — 33O — L’INHABITATION DU SAINT-ESPK/T nous (1) et tout cela, dit Petau, doit nous remplir de joie et de recon­ naissance envers Dieu (2). Sans qu’on doive renoncer à la grâce créée, on découvre avec lui que ce qui est premier, c’est le don de Dieu lui-même, il rappelle justement les textes des Pères qui prouvaient la divinité du Saint-Esprit à partir de la divinisation du chrétien (3). Par des touches insensibles, Petau prépare ainsi les voies à sa théorie personnelle. Cette théorie s’oppose en effet aux opinions reçues dans l’École et le grand historien a conscience d’avancer sur un terrain diffi­ cile (4). Les théologiens, dit-il, enseignent communément que la pré­ sence de Dieu et l’union qui en résulte sont le fait des trois personnes, et ne sont attribuées au Saint-Esprit que par une sorte d’accommoda­ tion. Mais c’est là minimiser les affirmations des Pères de l’Église (5). Petau estime qu’on ne peut pas plus se contenter d’attribuer la sancti­ fication de nos âmes au Saint-Esprit que l'incarnation au Fils. Les trois personnes divines ont opéré l’incarnation, mais, tout chrétien doit en con­ venir, seul le Verbe s’est incarné. Il y a de même, dit Petau, dans notre sanctification quelque chose qui est personnel au Saint-Esprit, et qui n’appartient qu’à lui (6). Le Saint-Esprit est en nous à la manière dont 1. Ibid., col. 459 λ : «Spiritum sanctum, hoc est, divinam ipsam personam, ac sub­ stantiam in sanctis habitare confirmat, non solam ejus gratiam et efficientiam. Ideoque templa ejus illius, ac domos esse, in quibus per sese manet ille, ac nos sui similes, hoc est Deos, suimetipsius communicatione reddit. » 2. Ibid., col. 459 A : “ Quae sanctissimorum eruditissimorum Patrum assertio... jucundissima voluptate piorum demulcet animos ac Dei in nos bonitatem et munifi­ centiam summopere commendat. » 3. Ibid., c. 5, n° 8, coi. 471 A. 4. Petau reprend indéfiniment les mêmes choses, avec une satisfaction visible, mais surtout il cherche à impressionner les scolastiques par l’accumulation des textes, reve­ nant sans cesse à un mot qu’il a lancé innocemment, non sans interpréter ses auteurs : substantialiter, ούσιωδώς. 5. Ibid., c. 6, n° 5-6 (col. 484 A) : « vulgo fere theologi quadam accomodatione putant illam ενωσιν et habitationem in justis assignari Spiritui sancto, cum revera in omnes personas competat, sicut potentia Patri, Filio sapientia, Spiritui sancto sanctitas et chantas attribuitur, cum haec omnia promiscue ad tres personas applicentur. Sed enim Patrum illa testimonia quae in antecedenti capite descripta sunt, plus aliquid significant ; ac peculiarem esse sancto Spiritui modum illum nescio quem ostendere videntur. « 6. Ibid., c. 6, nc 6 (coi. 484 B-485 a) : « quod autem ex antiquorum tot iliis... testi­ moniis sequi videtur, id est ejusmodi : illam cum justorum animis conjunctionem Spi­ ritus sancti, sive statum adoptivorum filiorum, communi quidem personis tribus coti- — SSI — PETAU, SCHEEBEN le Verbe est dans la sainte humanité du Christ. Dans l’humanité du Christ, le Père, le Fils et l’Esprit sont présents, mais le Fils y est d’une manière qui n’appartient qu’à lui, comme un principe, une forme sub­ stantielle qui fait que cet homme est Dieu. Ainsi en est-il du Saint-Esprit en nous (I). « Mais Petau sait bien qu’il n’en est pas de même de l’union du Verbe à sa sainte humanité et de l’union des justes avec l’Esprit-Saint. Cette dernière n’est pas une union physique, ni une union hypostatique, nous ne sommes pas dieux par nature, mais seulement par grâce. Le Christ est Dieu, et pas seulement divin. Le Saint-Esprit, bien que jouant en nous le rôle de forme, ne nous fait pas esprits, mais seulement spirituels (2), Petau s’embarrasse dans ses explications, il n’a rien d’un grand spécuvenire, sed quatenus in hypostasi, sive persona inest Spiritus sancti adeo, ut certa quaedam ratio sit, qua se Spiritus sancti persona sanctorum justorumque mentibus applicat, quae caetcris personis eodem modo non competit. » i. Ibid., c. 6, n° 8 (coi. 486 a) : « Pater atque Spiritus sanctus in homine Christo non minus manet quam Verbum, sed dissimilis est τής ενυπαοξεως modus, Verbum enim, praeter communem illum quem cum reliquis eumdem habet, peculiarem alterum obtinet ut sit formae instar, divinum, vel Deum potius facientis et hunc Filium. Sic in homine justo tres utique personae habitant. Sed solus Spiritus sanctus quasi forma est sanctificans, et adoptivum reddens sui communicatione filium... Relegantur omnia veterurn Patrum testimonia quae superius exposita sunt et, quod iis praestantius est. Scripturae loca illa recenseantur quae cum justis conjungi, vel in iis habitare, aut Deum simpliciter aut privatim Filium docent ; inveniemus eorum pleraque testari, per Spiri­ tum sanctum hoc fieri, velul proximam causam et, ut ita dicam, formalem. » Cf. ibid., c. 6, n° 6 (coi. 485 a) : « si donari posse, singulare est Spiritui sancto, neque alteri personae congruat, erit actu donari proprium ejusdem. Hoc est autem informare veluti fidelium animos et sanctos justosque facere. » . 2. Ibid., c. 7, n° 13 (coi. 494 a) : « homines sancti et adoptivi Dei filii, non ipsi pro­ prie, ac φύσει sunt dii, sed κατά σχέσιν quia non est illorum propria divinitas ; alioqui non dii, sed Deus appelarentur. Quippe nonnisi unus est qui vere et proprie dicitur Deus. At illi non absolute hoc nomen usurpant, sed quadamtenus ct σχετιχώς propter quamdam habitudinem et rationem, utputa templi, vel domus ad habitantem. Sed neque Spiritus sancti vocantur, hoc est πνεύματα, sed -πνευματικοί id est spiritales, Christus vero non θείος, id est divinus, sed θεός. » — Ibid. (col. 494 R) : « sancti habi­ tantem in se Spiritum sanctum habent, veluti formam, qua spiritales fiunt, sed non sunt Spiritus. At homo in Christo, si accurate proprieque loquimur, Deum non habet in sese, sed Deus est. Itaque non σχετιχώς, sed ούσιωοώς Deus esse dicitur.» Tout cela n’est pas très clair, ou plutôt n’est que trop clair. Petau commence à voir les inconvénients de sa terminologie, le fameux ουσιωόώς (substantialiter) sur lequel ila fondé son opinion s’est évanoui et fait place à un σΧ£τιχώς, relative, habitudinaliter, qui est beaucoup plus vague. — 332 — L'INHABITATION DU SAINT-ESPH11 latif et il se contente d’avoir attiré l’attention sur des vérités trop mécon­ nues, laissant à d’autres le soin de les expliquer. La doctrine de l’appropriation, à laquelle il s’oppose, avait des racines dans la tradition grecque (I), mais elle se réclamait surtout de l’Augustinisme. Augustin, redoutant tout ce qui pouvait mettre en péril l’unité divine, avait affirmé fortement que tout, dans les œuvres ad extra, était commun aux trois personnes divines (2); les Grecs.au contraire, souli­ gnaient volontiers le rôle distinct que joue chacune des trois personnes dans notre sanctification (3). Saint Thomas est l’héritier des deux tra­ ditions. Il affirme fortement le principe augustinien, mais en même temps, il insinue que la divinisation du chrétien n’est pas uniquement une œuvre ad extra. Le Saint-Esprit est le don de Dieu (4), par la grâce sanctifiante qui nous fait amis de Dieu, les personnes divines ellesmêmes nous sont données pour que nous puissions jouir de leur pré­ sence (5). Malheureusement, saint Thomas n’insiste guère sur cet aspect des choses et il lui arrive de parler de notre adoption d’une manière qui est certainement peu conforme à FÉeriture. Le Verbe incarné est, de quelque manière qu’on le considère, Fils du Père et non de la Trinité, mais, dit le Docteur angélique, nous sommes, nous, les fils de la Trinité (6). Cette affirmation n’est pas sans danger, d'abord en christologie. Le Verbe 1. Cyrille d’Alexandrie, In Joan., XX, c. 3, P. G., 35, 1557-1558, cité dans F. Galtier, L’habitation en nous des trois personnes, 1928, p. 12-13. 2. E. Portalié, Augustin, D. T. C., t. I, col. 2348-2349. 3. Th. de Regnon, Eludes de théologie positive sur la sainte Trinité, IIIe série, t. II, Étude 25e, p. 385-386. 4. Z* Pars, q. 38, art. 2. 5· Z“ P., q. 43, art. 3, ad 1 : « per donum gratiae gratum facientis perficitur creatura rationalis ad hoc quod libere non solum ipso dano utatur, sed ut ipsa persona divina /ruatur. » Cette expression, qui est déjà dans le corps de l’article, et qui fait écho à la· distinction augustinienne entre uti et /rui, invite à ne pas prendre de façon trop rigide ce que saint Thomas dit ailleurs (v. g. la P., q. 43, art. 5, ad 1) de l’appropriation. C’est la scolastique postérieure qui a durci ce dernier concept. 6. IIIa P., q. 23, art. 2, ad 2 : « nos per adoptionem efficimur fratres Christi, quasi cumdem patrem habentes cum ipso ; qui tamen alio modo est Pater Christi et alio modo pater noster : unde signanter Dorninus seorsum dixit : Patrem meum et seorsum dixit patrem vestrum {Joan., 20, 17) ; est enim Pater Christi naturaliter generando, quod est proprium ipsi, est autem pater noster voluntarie aliquid faciendo, quod est commune ipsi et Filio et Spiritui sancto, et ideo Christus non est filius totius Trinitatis sicut nos. >· Cf. IIla P., q. 32, art. 3, ad 2 ; Ilia P., q. 3, art. 5, ad 2. — 333 — PETAU, SC HEEBEN incarné, en tant qu'homme, possède la grâce sanctifiante ; pourquoi dès lors, ne serait-il pas, lui aussi, en tant que tel, fils de la Trinité entière ? Saint Thomas se refuse à cette conclusion (1), mais Durand de SaintPourçain la tire hardiment, revenant ainsi à l’erreur adoptiamste (2). Au XVIe siècle, Suarez, qui dénonce l’illusion de Durand de Saint-Pourçain, tombe lui-même dans une autre erreur. II ne peut être question de dire que Jésus est fils adoptif de Dieu par la grâce tandis qu’il est fils naturel en vertu de sa double génération éternelle et temporelle ; de toutes manières il est fils de Dieu par nature. Mais, puisque la grâce nous fait fils de la Trinité et non du Père, sinon par appropriation, on conclut que le Verbe incarné est deux fois le fils de Dieu par nature. Fils du Père par sa génération éternelle, il est fils de la Trinité entière en vertu de la grâce d’union (3). Ces conséquences paradoxales devaient nécessairement amener les théologiens à reviser les principes d’où elles découlaient. Nous avons vu maître Eckhart chercher à mettre en évidence le mystère de notre filia­ tion divine, au risque de confondre la génération éternelle du Verbe et la manière dont le Fils de Dieu naît et grandit dans l ame des justes (4). Ruysbroeck parle du mystère de notre divinisation à la manière des Pères grecs, distinguant le rôle des trois personnes dans cette œuvre magni­ fique (5). Saint Jean de la Croix, dans une page audacieuse, en arrive à dire que les justes, étant divinisés par grâce, participent à la spiration active du Saint-Esprit (6). 1. IIla P., q. 23, art. 4. 2. Durandus, In IV Sent., lib. Ill, dist. 4, q. 1 : « Christus autem secundum quod homo... habet... gratiam a Spiritu sancto per quam fit adoptio filiorum Dei ; ergo Christus secundum quod homo potest dici filius Spiritus sancti per adoptionem. Non magis potest dici Spiritus sanctus pater Christi praedictis modis, quam pater in divinis, vel tota Trinitas si ad rem inspiciatur ; quia opus creationis et infusio gratiae sunt indistincte a tota Trinitate et a qualibet persona » (apud P. A. Dorsaz, Notre parenté avec les personnes divines, 1921, p. 100). 3. E. Portalié, Adoptianisme, D. T. C., 1.1, col. 420. — C’est peut-être à la suite de ces théologiens qu’un prédicateur célèbre a pu dire encore en 1926 : « Fils de Dieu par vocation, par adoption, appelés à la vie divine comme frères du Fils éternel de l'éternelle Trinité qui, pour nous faire partager sa filiation divine, a voulu devenir l’un de nous, nous avons, pour être de vrais fils, à le devenir par volonté... » 4. Supra, p. 237, note 7. 5. Supra, p. 239, note 3. 6. Cantique spirituel, 38e strophe. — 334 — L'INHABITATION DU SAINT-ESPK11 Mais, nous l’avons dit, les mystiques ne sont plus guère entendus au temps de Petau. Quant aux théologiens, ils en restent à la loi d’airain des appropriations. Lessius ayant émis cette idée que la présence du SaintEsprit était la cause formelle de notre sanctification, il se vit attaqué vigoureusement et, quelque temps après, Ripalda, avec une méconnais­ sance radicale des textes, qualifiait son opinion de proche de l’hérésie, comme s’il y avait quelque rapport entre cette thèse et l’affirmation de la sixième session du concile de Trente sur la grâce, unica causa formalis justificationis (1). On comprend dès lors la prudence de Petau. Son opinion fut à peu près unanimement rejetée, d’autant plus que l’excellent homme préten­ dait réserver aux justes de la Loi nouvelle le privilège de cette union spéciale avec le Saint-Esprit (2). Mais sa thèse n’en fit pas moins son chemin. Il ne suffisait pas de la condamner, il fallait répondre au pro­ blème posé. Vers la fin du XIXe siècle, elle est reprise par un théologien allemand, Matthias Joseph Scheeben (3). Familier comme Petau de la pensée cyrillienne, Scheeben est aussi un scolastique, fervent disciple de saint Thomas. Renouant avec la grande tradition scolastique, il relie entre eux les mystères du Christianisme. Sa théologie de la Trinité commande effectivement sa théologie de la grâce. Il montre avec saint Thomas com­ ment s’opère la mission invisible du Saint-Esprit. L’Esprit est en nous, il y allume une flamme, un amour analogue à cet amour substantiel qu’il est lui-même. Mais nous ne possédons pas seulement l’Esprit par la grâce, le Verbe lui-même nous est donné, il est engendré en nous, et nous devenons de vivantes images du Père, reflets de sa splendeur. Les 1. J. Bellamy, Adoption surnaturelle, D. T. C., t. I, col. 428-429. Voir ci-dessus, p. 278, note 6. 2. Petau, Theologica dogmata, lib. VIII, cap. 7, η. i (col. 487 B) : « non dubito quins si quis ista ipsa loca veterum accurate considerare velit, ita sensisse illos existimet, pro­ priam quamdam, post adventum Christi, atque obitum, communicationem coepisse esse Spiritus sancti, qualis antea non erat, d Petau fait appel au texte de saint Jean sur l’Esprit qui ne pouvait être donné avant que Jésus fût glorifié (Joan., T, 39) et au com­ mentaire qu’en donne Cyrille d’Alexandrie (cf. supra, p. 93). Il argue aussi du texte oû il est dit que Jean-Baptiste est inférieur au moindre des saints de la Loi nouvelle (Alatlh., h, 11). 3. G. Fritz, Scheeben, D. T. C., t. XIV, col. 1270-1274. Trois colonnes seulement contre dix ou vingt à tant d’autres de combien moindre importance 1 — 335 — PETAU, SCHEEBEN trois personnes sont en nous, substantiellement, personnellement, et cela non pas seulement au sens où Dieu est présent en toute créature, mais parce que les trois nous marquent de leur empreinte, comme le sceau marque la cire. L’empreinte du sceau demeure, il est vrai, lorsque celuici se retire, l’empreinte des personnes divines ne dure qu’autant qu’elles sont présentes. Les trois personnes, nous dit Scheeben après saint Tho­ mas, nous sont données comme des arrhes de la vie éternelle, afin que, dès ici-bas, nous puissions jouir de leur présence. Dieu ne se montre pas de loin, il est là tout près (1). La présence de Dieu est donc une présence ontologique· Mais estelle personnelle ? hypostatique ? Les personnes divines viennent-elles en nous avec leur caractère personnel, chacune avec la manière qui lui est propre ? en tant que le Fils procède du Père et que l’Esprit les unit l’un à l’autre par l’amour ? Scheeben n’hésite pas à répondre affirmati­ vement. Le Saint-Esprit est en nous formellement par cela même qui le constitue personne, comme l’écoulement et le gage de l’amour du Père, par lequel le Père nous aime dans son F.’L comme ses fils adoptifs. Le Saint-Esprit vient en nous comme la fleur de la tendresse et de l’ama­ bilité divines, en un mot, comme le baiser du Père et du Fils que nous recevons dans l’intime de l’âme. Mais de notre côté, dans la mesure où nous prenons conscience de cette présence de l’Esprit-Saint, où nous nous réjouissons de le posséder, nous renvoyons au Père son baiser et nous jouissons de son inexprimable douceur. En lui et par lui, nous atteignons le Père et le Fils, en lui et par lui, nous nous élevons par la connaissance et l’amour jusqu’à la jouissance des deux autres personnes de qui nous est venu l’Esprit. Tant que nous restons sur terre, ces réalités ineffables sont envelop­ pées de mystère, mais elles nous seront révélées au ciel. Si la présence de l’Esprit nous est ici-bas plus manifeste, c’est, ajoute Scheeben. parce qu’ici-bas l’amour l’emporte sur la connaissance (2). Dans ces pages laborieuses, Scheeben ne fait guère que remettre en honneur des affirmations traditionnelles, mais il va maintenant, comme jadis Petau, et sans beaucoup plus de succès, donner une théorie per1. M. J. Scheeben, Die Mysterien des Christentums, § 26, 1865, p. 147-151. 2. Ibid., p. 152, 153. Voir aussi la Dogmatique, trad. Bëlet, t. III, p. 624, 646-647 (Handbuch der kathol. Dogm., t. II, p. 363). — 336 — L’INHABITATION DU SAINT-ESI’K/I sonnelle. Le Saint-Esprit, nous dit l’Écriture, est en nous comme dans son temple. Ce temple consacré par la présence divine est une possession du Saint-Esprit. N’y a-t-il là qu’une manière de parler ? l’âme, temple de Dieu, donc des trois personnes, ne serait-elle la possession du Saint-Es­ prit que par appropriation ? Scheeben ne le croit pas, et il énonce cette thèse que le Saint-Esprit nous possède de façon spéciale, à la manière dont le Verbe possède sa sainte humanité ; c’est par lui et en lui que les deux autres personnes possèdent nos âmes comme leur temple et leur demeure. La possession n’est pas exclusive, mais elle est vraiment per­ sonnelle. Et c’est bien pourquoi la liturgie, écho de la Tradition et de l’Écriture, désigne le Saint-Esprit sous ces mots : dulcis hospes animae (1 ). Deux conséquences se dégagent de cette doctrine, l’une concerne la sanctification, l’autre la filiation adoptive. Le Saint-Esprit n’est pas seu­ lement, avec les autres personnes divines, cause efficiente de notre sanc­ tification, il en est la cause formelle. Il ne supplée pas la grâce créée, celle-ci est à la fois un effet de sa présence et une disposition à le recevoir, mais c’est le don du Saint-Esprit, non la grâce créée, qui es! premier (2). En second lieu, si nous sommes fils adoptifs, c’est d’abord grâce à l'Esprit qui nous est donné, il est en nous le principe d’unité, le lien d’amour qui nous unit au Père et au Fils comme d unit le Père et le Fils. L’âme sanctifiée par l’Esprit est fille du Père, épouse du Saint-Esprit et ainsi, par le don et la présence de l’Esprit-Saint, se consomme entre Dieu et sa créature l’union d’amour dont parle saint Jean (3). Une théologie aussi neuve ne pouvait d’abord que susciter la cri­ tique. Le jésuite Granderath, comme jadis Ripalda pour Lessius, objecta les affirmations du concile de Trente sur la cause formelle de la justification,Scheeben s'expliqua, et la controverse s’apaisa bien vite (4). Des auteurs considérables, Franzelin, Hurter, Chr. Pesch, sans prendre parti pour Scheeben, montrèrent une certaine sympathie envers sa thèse. On en vint à dire que le Saint-Esprit est cause formelle analo­ gique de notre justification (5). Les manuels continuèrent à rejeter les 1. Die Mysterien, p. 158. Texte partiellement traduit dans P. Galtier, L'habitation en nous des trois personnes divines, 1928, p. 101. 2. Die Mysterien, p. 160-161. 3. Ibid., p. 164. 4. A. Bellamy, Adoption surnaturelle, D. T. C., t. I, col. 429-430. 5. C. Pesch, Prael. theol. dogin., t, II, n° 684. — 337 — 22 PETAU, SCHEEBEN explications de Petau et de Scheeben, mais le retour à la Tradition était définitivement acquis (I). Dans ses belles études sur la sainte Trinité, le P. de Régnon, opposant de façon un peu exagérée la théologie des Latins et celle des Grecs, ne cache pas ses sympathies pour celle-ci. Il cherche à compléter les théo­ ries de Petau et de Scheeben, renonçant à l’exclusivisme d’une union spéciale avec le Sant-Esprit (2). Les trois personnes viennent en nous, agissent en nous simultanément, mais elles y viennent à un titre parti­ culier, le Père y vient comme Père, le Fils comme engendré par le Père, l’Esprit-Saint comme le lien d’amour qui unit le Père et le Fils. Nous ne sommes pas les fils adoptifs de la Trinité, mais les fils du Père, les frères du Christ et c’est l’Esprit-Saint qui nous spiritualise (3). Si l’on objecte que la sanctification des âmes est une œuvre ad extra et que toutes les œuvres que Dieu fait hors de lui-même sont communes aux trois per­ sonnes, le P. de Régnon répond que la divinisation du chrétien n’est pas uniquement une œuvre ad extra. Dans l’ordre naturel, les personnes n’agissent qu’à traversia nature commune ;dans l’ordre surnaturel,elles agissent en tant que personnes (4). Entre la vie éternelle de Dieu et notre sanctification, il y a une correspondance mystérieuse. Ce qui se passe dans l’éternité se reproduit dans le temps (5). On rejoint ainsi les Pères grecs et, à travers eux, les données de l’Écnture. Cette doctrine ancienne et nouvelle éveille des résonances pro­ fondes dans les âmes d’aujourd’hui, et les belles prières d'une sœur Élisabeth de la Trinité, qui s’adressait aux trois personnes divines comme si déjà elle était entrée dans l’éternité, leur demandant de renouveler tout leur mystère en son âme (6), deviennent de plus en 1. Dans son livre sur L'habitation des personnes divines (1928), le P. P. Galtier est sévère pour les explications de Petau et de Scheeben, mais il prétend bien prendre à son compte tout ce qui est dit sur le fait dogmatique dont ils sont partis. lien est de même des études plus anciennes de J.-B. Terrien, La grâce et la gloire (1897), et B. Froget, De V inhabitation du Saint-Esprit (1898). 2. Th. de Régnon, Eludes de théologie positive sur la sainte Trinité, étude 27e (IIIe série, t. II). 3. Th. de Régnon, op. cit., p. 551-552. 4. Ibid., p. 535, 546. 5. Ibid., p. 573. 6. M. J. Philipûn, La doctrine spirituelle de sœur Elisabeth de la Trinité, 1928. — 338 — L’INHABITATION DU SAINT-ESPRIT ----------------------------------------------------------------------- T------------------------ plus familières à ceux qui ont compris que Dieu est en nous et vit en nous (1). i. R. PLUS, Dieu en nous, 1920. Ce volume a connu un succès significatif. On nous dispensera de mentionner les ouvrages analogues. Signalons cependant quelques études théologiques particulièrement dignes d’intérêt. Le petit livre du P. A. DORSAZ, Notre parenté avec les personnes divines (1921), contient des choses excellentes, mais son idée de fond est très discutable (si Adam n’avait pas péché, nous n’aurions connu que la gratia Dei, qui nous aurait divinisés sans nous mettre en relations avec les trois per­ sonnes). Le volume du P. P. Galtier, L'habitation en nous des trois personnes (1928) est d’un maître averti, et qui entend bien prêcher la dévotion à l’état de grâce, mais il voit surtout les insuffisances des théories proposées et ne met rien à la place. Voir dans la seconde partie (p. 155-208) une discussion des opinions scolastiques sur le mode de présence de Dieu daus l’âme des justes. La théorie de Jean de SaintThomas mériterait plus qu’une brève mention dans notre travail historique. — On trouvera d’excellentes choses dans les trois études du P. E. Délavé, La vie de la grâce {Nouvelle revue théol., 1926, p. 561-578), L'onction du Saint-Esprit (ibid., p. 641-656), Le Christ mystique (ibid., p. 721-733). Cette dernière étude, comme d’ailleurs celle de Dorsaz, est à ajouter à la bibliographie donnée ci-après à propos du corps mystique (p. 34i,n. i). — 339 — ÉPILOGUE I belie qu’elle soit, la dévotion à l'état de grâce reste encore pri­ sonnière de l’individualisme de l'époque moderne. Petau, Scheeben et leurs émules ont fait œuvre utile en ramenant l’attention des théologiens et des fidèles sur la présence et l’action du SaintEsprit dans les âmes, mais leur œuvre est inachevée. Il faut encore retrouver la doctrine traditionnelle de l’union des chrétiens avec le Christ et de l’union des chrétiens entre eux. Nous sommes fils adoptifs du Père, mais nous ne sommes pas fils isolément, nous ne sommes fils que dans le Fils unique, filii in Filio (1). Nous sommes les membres du corps du Christ, qui est l’Église. La grâce qui nous divinise et nous guérit est la grâce du Christ. Cette grâce ne nous vient pas comme à des âmes isolées les unes des autres, elle nous est donnée socialement. L'Êglise de Jésus-Christ prolonge l’incarnation. La vie divine nous est donnée au baptême, sacrement de l’incorporation au Christ et à l’Église ; elle s’accroît par l’eucharistie, se retrouve par la pénitence. Le sacramentalisme catholique ne peut être coupé de la théologie de la grâce et l’espoir de la résurrection glorieuse est fondé sur une notion sociale de la participation à la vie divine (2). Ces vérités sont anciennes, et nous les avons souvent rencontrées, mais elles n’ont pas toujours été présentes de la même façon à la con­ science des fidèles et des théologiens. Notre époque est en train de les redécouvrir et une multitude de livres excellents nous parlent du Corps kS 1. E. Mersch, Filii in Filio, dans Nouvelle revue théologique, 1938, p. 551-582, 681-702, 809-830. 2. II. de Lubac, Catholicisme, 1938, p. 51-74 ; H. Rondet, De la place de la très sainte Vierge dans I’Eglise corps mystique du Christ, dans Bulletin de la Société française d’études mariales, 1937, p. 220 — 34O — ÉPILOGUE mystique (I). Dans un document solennel, l’Église vient de consacrer cette doctrine traditionnelle (2), Mais comment exprimer en termes humains les richesses d’une théo­ logie ainsi renouvelée ? La vie nouvelle fait presque éclater les cadres anciens. Il faut conserver toutes les acquisitions du passé et cependant trouver des catégories plus souples. Entre grâce actuelle et grâce habi­ tuelle, il y a à la fois opposition et continuité. Toute une littérature théologique a été suscitée par L question des rapports entre nature et surnaturel (3). La philosophie religieuse de M. Blondel, augustinien fervent, après avoir été passionnément discutée, apparaît aujourd’hui, une fois accordées les mises au point nécessaires, comme une refonte de l’Augustinisme. Les philosophes chrétiens qui nous parlent de la per­ sonne nous parlent aussi de la grâce (4). Mais ce ne sont encore là que des promesses. Le théologien sait qu’entre le mystère de la vie divine et le mystère de la vie divinisée, il y a des correspondances secrètes qu’il faudra scruter plus à fond. L’inhabitation du Saint-Esprit, la vie du Christ dans les âmes et dans l’Église ne sont qu’un aspect particulier du problème des rapports entre le temps et l’éternité, la vie de la grâce et la vie trinitaire de Dieu, les missions temporelles et les processions éter­ nelles du Fils et du Saint-Esprit. Dieu se connaît et s’aime en nos âmes, il se connaît et s’aime en l’Église comme il se connaît au sein de la Tri­ nité. Pour faire comprendre aux âmes modernes tout ce qu’il y a de richesses spirituelles dans le mystère chrétien, il faudrait, sans aucune­ ment répudier l’héritage traditionnel, confronter la pensée chrétienne 1. Voici quelques titres plus importants dans l’ordre des dates : G. Gasque, L'eu­ charistie et le corps mystique, 1925. — J. Anger, La doctrine du corps mystique du Christ, 1929 — E. Mersch, Le corps mystique du Ckrist, 1933 (2e éd., 1936). — E. Mura, Le corps mystique du Christ, 1934 (2e éd., 1936-37)· — P- Glorieux, Corps mystique et apostolat, 1935. — G. Salet, Le Christ notre vie, 1936 (2e éd., 1946). — E. Mersch, Morale et corps mystique, 1937. — E. Mersch, La théologie du corps mystique, 1945 (reprend des articles dogmatiques, dont celui qui est cité p. 340, note 1).— En alle­ mand, signalons très spécialement l’étude de K. Feckes, Das Mysterium der heiligen Kirche, 1934. 2. Pie XII, Encyclique Mystici corporis, 1943. — Noter ce qui est dit à propos du problème de nos relations avec les personnes divines (éd. de la Bonne Presse, p. 43-45). 3. Voir ci-dessus, p. 198, note 4> pour la question du désir naturel du surnaturel. 4. M. Nèdoncelle, La réciprocité des personnes, 1942 ; M. Lacroix, Personne et amour, 1942. — 34I — 4 ÉPILOGUE avec les grands systèmes philosophiques qui, au début du XIXfi siècle, ont laïcisé le dogme chrétien. Chez Kant, on se trouve encore en face d’un rationalisme assez plat, malgré une heureuse réaction contre la négation du dogme du péché originel (1). Mais avec Fichte, la thèse traditionnelle sur la divinisation du chré­ tien devient une mystique rationaliste (2). L’homme naît faible et misé­ rable, mais il est fait pour devenir dieu. Il lui faut s’affranchir progressi­ vement de ses limitations naturelles. La liberté est le fruit d’une libéra­ tion. Ces formules augustiniennes sont mises au service du Pélagianisme le plus radical. Lorsque Fichte nous donne une libre transposition de l’Évangile de saint Jean pour nous montrer que la vie éternelle est dans le temps, que dès ici-bas l’homme peut devenir dieu, il ne fait dans son idéalisme personnaliste aucune place à la grâce de Dieu (3). Cette laïcisation audacieuse du Christianisme est encore plus inquié­ tante avec Hegel. Hegel, dans un effort passionné, bâtit un système qui entend être la « vérité » du Christianisme. II veut être le nouvel Aristote de la pensée chrétienne. Tournant résolument le dos à la pauvre philo1. Sur le « mal radical », voir La religion dans les limites de la raison, trad. Gibelin, 1943, p. 48-66. — Plus loin, Kant montre comment l’homme, qui n’est pas bon par nature, peut le devenir. Il insiste sur le rôle de la liberté dans un sens affreusement semi-pélagien, pour ne pas dire pélagien : « chacun doit, selon ses forces, faire son pos­ sible pour devenir meilleur et ce n’est que lorsqu’il n’a pas enfoui la mine qui lui a été donnée en propre (Luc, 19, 12-16), lorsqu’il a employé sa disposition originelle au bien pour devenir meilleur, qu’il peut espérer que ce qui n’est pas en son pouvoir sera complété par une collaboration d’en haut » (ibid., p. 26). La note qui suit, sur la grâce, suppose que ce qui nous serait donné par Dieu ne pourrait pas être de nous (p. 77). Ailleurs, Kant ramène la grâce à la nature de l’homme en tant qu’elle est déterminée à l’action par un principe intérieur, supra-sensible (ci. B. Jansen, La philosophie reli­ gieuse de Kant, trad. Chaillet, 1934, p. 164). 2. J. Maréchal, Etudes sur la psychologie des mystiques, t. Π, T937, p. 430. 3. J. G. FlCIlTE, Initiation à la vie bienheureuse, trad. Rouché, 1944, p. 175-181, 182-200 et passim. — X. Léon, Fichte et son temps, t. II, 1924, p. 488-497 ; cf. t. II, p, 443-446. —■ Plus tard, Fichte oppose sa mystique rationaliste de l’union à Dieu à celle de Schelling qui, incliné alors vers les idées catholiques, fait place dans la philo­ sophie à l’idée d’une grâce divine. Cf. X. Léon, ibid., t. II, 2e part., p. 223. Je note ici une page fort suggestive où Schelling montre comment l’existence même de la liberté postule une Providence qui harmonise entre elles ces libertés capables de diverger en tous sens (Recherches sur ïessence de la liberté, trad. Politzer, 1926, p. 80-84). — 342 — ÉPILO OUI sophie du siècle des lumières, il veut assimiler toutes les richesses du Christianisme au lieu de ridiculiser les naïves croyances des âges révo­ lus. Parti d’une lecture assidue des Évangiles, d’abord théologien de métier, il sait que l’homme ne naît pas bon par nature et qu’il doit être libéré s’il aspire à devenir libre. L’histoire du monde est celle d’un affranchissement progressif de la personne. Mais elle est aussi la ren­ contre du temps et de l’éternité, du fini et de l’infini. Le drame qui se joue dans chacune de nos consciences se joue aussi dans l’histoire de l’humanité. Celle-ci est avant tout une histoire religieuse. Reprenant avec plus d’audace, mais aussi avec beaucoup moins de foi, la théologie de maître Eckhart, Hegel montre comment le dogme trinitaire, tel qu’il l’interprète, rend compte de l’histoire humaine. Dieu ne saurait être Dieu que s’il pose en face de lui-même une image adéquate de ce qu’il est, un monde admirable, où tout est signe et chose signifiée, monde des corps et monde humain faits l’un pour l’autre, univers dont l’unité se trouve dans le désir qui le finalise vers son principe. Mais Dieu, pour être Dieu, doit rentrer dans sa création, ou plutôt la faire rentrer en lui-même, c'est seulement alors qu’il sera vraiment Dieu. Dieu ne peut être Dieu que s’il est à la fois « Père, Fils et Esprit ». Cette mystique rationaliste est évidemment aux antipodes de la foi chrétienne. Elle éva­ cue tout le mystère des dogmes traditionnels. Le vieux Sabellianisme y compose avec le Panthéisme de Spinoza, l’incarnation et la Rédemption y sont traitées avec une désinvolture invraisemblable. Le vieux thème de la divinisation du chrétien est mis au service d’un Pélagianisme qui rappelle la tentation du Paradis : eritis sicut dii. De nouveau l’homme veut être dieu sans Dieu ( 1 ). A première vue, le théologien sera tenté de hausser les épaules et de passer son chemin. Ce serait peut-être une imprudence et il fera bien de se demander si ces systèmes audacieux ne pourraient pas être pour lui l’occasion d’un progrès nouveau. C’est en face de ces erreurs qu’il lui faudra peut-être essayer de préciser plus clairement la pensée chré­ tienne. Moins ambitieuses et moins nocives sont les philosophies écloses en i. Voir notre étude, Hégélianisme ei christianisme, dans Recherches de science reli­ gieuse, 1936, p. 263-266, 429-431, 439-444, et la thèse de H. Niel, Delà méditation dans la philosophie de Hegel, 1946. — 343 — ÉPILOGUE deçà du Rhin. Elles aussi, lorsqu’elles vont à l’aboutissement logique de leurs thèses, reprennent des thèmes chrétiens. L’univers, nous dit Bergson, est une machine à faire des dieux (1). La pensée française, de Maine de Biran à Ravaisson et deBoutroux à Bergson, parle volontiers de la liberté. Elle parle aussi parfois de la grâce, et l’on pourrait trouver de précieuses analyses dans l’œuvre de tel de nos contemporains (2). Ici le contact est plus facile qu’avec Kant, Fichte ou Hegel. L’œuvre de M. Blondel prépare d’ailleurs singulièrement la tâche au théologien. Mais si l’on est ainsi invité à recourir à la philosophie moderne pour profiter de ses analyses, ou pour dépasser ses synthèses, il faudra néces­ sairement revenir aux maîtres de la pensée chrétienne, à l’Écriture et aux documents du Magistère. La pensée moderne se présente à nous trop souvent beaucoup moins comme une aspiration vers plus de lumière que comme un système clos qu’il faudra faire éclater. On en revient toujours au même thème : la grâce achève la nature de l’homme, mais elle s’édifie aussi sur les ruines de la nature. Elle ne donne la vie qu’en donnant la mort. Achever c’est couronner, c’est aussi détruire. Le pessi­ misme augustinien, si souvent dénoncé, est le soubassement nécessaire d’un optimisme de la Rédemption ; lui seul conduit au véritable huma­ nisme chrétien. Vie, mort, et résurrection, c’est le drame de chaque âme humaine, c’est aussi le drame de l’histoire, et, dans l’histoire humaine, le drame de chaque époque ou de chaque système philoso­ phique. Nous n’avons pas à dire comment il faudrait reprendre l’œuvre de saint Augustin ou de saint Thomas. Il est fort probable que le génie qui 1. H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1930, p. 343. —On connaît les belles pages consacrées par le philosophe français au mysticisme chrétien, ibid., p. 243-258. La notion bergsonienne de la liberté appelle bien des réserves, encore qu’elle nous aide excellemment à comprendre que la liberté se construit lentement, que le passé moral de l’homme s’inscrit en lui. Le Bergsonisme pourrait même aider le théo­ logien à approfondir la notion de grâce divinisante, il ignore malheureusement le péché originel et même le péché en général, qu’il ramène trop facilement à une retombée de l’élan spirituel qui donne son sens à l’univers. Bergson est ici un nouveau Plotin qui attend son Augustin. · 2. Je songe ici particulièrement à la philosophie de M. Le Seuue, à son beau livre sur Le devoir ^930) et aux analyses précieuses à.'Obstacle et valeur (1935). Dans la refonte de son Introduction à la -philosophie (1939), M. Le Senne dit expressément : le croyant n’aimerait pas Dieu si Dieu en l’aimant ne lui donnait l’amour de Dieu (p. 353). — 344 — ÉPILOGUE tentera cette entreprise n’est pas encore né. Qu il nous suffise, en met­ tant un terme à cette esquisse d’une histoire de la théologie de la grâce, d’avoir situé l’enseignement actuel, à la fois par rapport à un passé qui demeure vivant et par rapport à un avenir qui déjà est présent virtuelle­ ment. De son trésor, l’homme bon tire des choses anciennes et toujours nouvelles (1). Notre trésor est celui du Christ et de l’Église notre mère. i. Matth., 13, 52. — 345 — APPENDICE A. Décrets du concile de Carthage de d!8 (1) 1. — Si quelqu’un dit qu’Adam le premier homme fut créé mortel, en sorte que, pécheur ou non, il serait mort corporellement, en sorte que sa sortie du corps eût été non le salaire de son péché, mais une nécessité de nature, qu’d soit anathème. 2. — Si quelqu’un dit qu’on ne doit pas baptiser les nouveau-nés, ou que, bien que baptisés pour la rémission des péchés, ils n’ont contracté par Adam du péché originel rien qui doive être purifié par les eaux régénératrices, en sorte que, pour eux, la formule baptismale pour la rémission des péchés ne soit pas vraie, mais fausse, qu’il soit anathème. Car l’Apôtre dit : Par un homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et ainsi la mort a passé sur tous les hommes, tous ayant péché [en lui] (Rom., 5, 12), et ces paroles ne peuvent être entendues autrement que de la manière dont les a toujours comprises l’Église catholique répandue par toute la terre. C’est bien à cause de cette règle de foi que les petits enfants eux-mêmes, qui n’ont pu commettre encore aucune faute personnelle, sont en toute vérité baptisés pour la rémission des péchés, afin que la régénération purifie en t ux ce qu’ils ont contracté par la génération. i. Texte latin dans Denzinger-Bannwart, Enchiridion symbolorum, noa ior-ro8, et CAVALLERA, Thesaurus doctrinae catholicae, n° 843. — Pour le commentaire, voir cidessus, p. 127, et, dans le D. T. C., t. X, col. 1742-1758, l’article de Mgr Amann, dont j’utilise librement la traduction. — 346 —- APPENDICE 3. — Si quelqu’un dit que les paroles du Seigneur : dans la maison de mon Père il y a beaucoup de demeures (Joan., 14, 2), doivent s’entendre en ce sens qu’il existe dans le royaume des cieux ou ailleurs un lieu intermédiaire où les enfants morts sans baptême vivent heureux, tandis que, sans le baptême, ils ne peuvent entrer dans le royaume des cieux, c’est-à-dire dans la vie éternelle, qu’il soit anathème. Le Seigneur a dit, en effet : Quiconque ne renaît de l'eau et de Γ Esprit n'entrera pas dans le royaume des cieux (Joan., 3, 5) ; aussi quel catholique hésiterait à dire cohéritier du démon celui qui n’a point mérité d’être cohéritier du Christ ? Quiconque ne sera pas à droite il sera inévitablement à gauche. 4. — Si quelqu’un dit que la grâce qui nous justifie par Jésus-Christ Notre-Seigneur procure seulement la rémission des péchés et n’est pas un secours pour éviter les fautes à venir, qu’il soit anathème. 5. — Si quelqu’un dit que cette même grâce, donnée par JésusChrist Notre-Seigneur, n’est une aide pour éviter le péché qu’en nous procurant l’intelligence plus grande des commandements, en nous fai­ sant connaître ce que nous devons désirer ou éviter, mais qu’elle ne nous donne aucune force pour aimer et pratiquer ce que nous savons être bon, qu’il soit anathème. Car l’Apôtre dit : La science enjle, mais la cha­ rité édifie (I Cor., 8, 1). C’est donc une grande impiété de croire que nous avons la grâce du Christ pour cette science qui enfle et que nous ne l’avons pas pour la charité qui édifie : Dieu nous donne également en effet de savoir ce qu’il faut faire et d’aimer ce que nous devons faire, afin que, édifiés par la chanté, nous ne soyons pas enorgueillis par la science. S’il est écrit de Dieu qu'il donne à l'homme l'intelligence (Ps.,93, 10), il est écrit aussi que la charité vient de Dieu (I Joan., 4, 7). 6. — Si quelqu’un dit que la grâce de la justification ne nous est donnée que pour accomplir plus facilement ce que nous devons faire par notre libre arbitre, comme si, la grâce ne nous étant pas donnée, nous pouvions, bien que moins facilement, accomplir les divins pré­ ceptes, qu’il soit anathème. Parlant, en effet, de l’accomplissement des préceptes, le Seigneur n’a pas dit : sans moi, vous ne le pourrez faire que difficilement, mais : sans moi, vous ne pouvez rien faire (Joan, 15, 5). — 347 — APPENDICE 7. — L’apôtre saint Jean déclare : quand nous disons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes et la Vérité n est pas en nous (/ Joan., 1, 8). Quiconque entend ces mots en disant que l’humilité seule empêche de dire que l’on est sans péché et qu’il n’en est pas vrai­ ment ainsi, qu’il soit anathème. L’apôtre en effet continue : mais si nous confessons nos péchés, Dieu est fidèle et juste pour nous les pardonner et nous purifier de toute iniquité (I Joan., 1, 9). Où il paraît clairement que ces paroles ne sont point seulement dites par un sentiment d’humilité, mais en toute vérité. L’apôtre aurait pu dire en effet : Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous enorgueillissons et l’humilité nest point en nous. Mais il dit : nous nous trompons nous-mêmes et la Vérité nest point en nous, montrant suffisamment que celui qui se dit sans péché profère le mensonge et non la vérité. 8. — Quiconque dit que les saints ne prononcent pas pour euxmêmes ces paroles de l’oraison dominicale : pardonnez-nous nos péchés, parce qu’ils n’ont plus besoin de faire cette prière pour eux-mêmes, mais pour les pécheurs de leur peuple, et que c’est pour cette raison que chacun des saints ajoute, non pas : remettez-moi mes dettes, mais : remettez-nous nos dettes, donnant ainsi à entendre que le juste prie moins pour lui que pour les autres, qu’il soit anathème. L’apôtre saint Jacques, en effet, était juste et saint lorsqu’il disait : tous nous offensons Dieu en bien des choses (Jac., 3, 2). Pourquoi ajouter : tous, sinon pour que ce mot fût d’accord avec le Psaume où on lit : N’entrez point en jugement avec votre serviteur, car nul vivant ne sera justifié devant vous (Ps., 143, 2) ? Et dans la prière du très sage Salomon, il est dit : il n y a point d’homme qui naît péché (/ Sam., 8, 46). Et dans le livre du saint (homme) Job : Dieu met un sceau sur la main de tout homme, afin que tout homme connaisse sa fai­ blesse (Job., 37, 7). Aussi bien, Daniel, saint et juste, après avoir dit au pluriel dans sa prière : nous avons péché, commis l’iniquité (Dan., 9, 15), et continué par une humble et véridique confession, craignant qu’on n’interprète ces mots, comme le font quelques-uns, non d'une confes­ sion de ses propres péchés, mais de ceux de son peuple, Daniel ajoute : alors que je priais et que je confessais au Seigneur mon Dieu mes péchés et les péchés de mon peuple (Dan., 9, 20). Il ne dit pas : les péchés de mon peuple, mais : les péchés de mon peuple et les miens, car, étant prophète, il a prévu qu’il se trouverait des gens pour détourner le sens de ses paroles. — 348 — APPENDICE 9. — Ceux qui veulent que les saints prononcent ces paroles de l’oraison dominicale : pardonnez-nous nos péchés, par pur sentiment d’humilité et non en toute véracité, qu’ils soient anathèmes. Qui pour­ rait en effet supporter cette idée que celui qui prie ment, non aux hommes, mais à Dieu même, en disant, du bout des lèvres, qu il souhaite le pardon et, de cœur, qu’il n’a point de péchés à se faire par­ donner ? B. L'Indiculus (1) Certains esprits, se glorifiant du titre de catholiques, mais restant toutefois, par malice ou par ignorance, dans les sentiments damnables des hérétiques, ont la présomption de s’opposer aux plus pieux défen­ seurs de la foi ; et tout en n’hésitant pas à condamner Pélage et Célestius, décrient nos docteurs, comme si ces derniers dépassaient la juste mesure, et font profession de ne croire et de n’approuver que ce que la Chaire du bienheureux Pierre a fixé et enseigné par le ministère de ses évêques, contre les ennemis de la grâce divine ; aussi est-il devenu nécessaire de rechercher avec soin quel a été le jugement des Pontifes de l’Église romaine sur l’hérésie soulevée de leur temps, et quelle règle de foi ils ont sanctionnée sur la grâce de Dieu à l’encontre des funestes défenseurs du libre arbitre. Nous ferons donc un recueil des décisions des conciles d’Afrique, décisions que le Siège apostolique fit siennes en les approuvant. Ainsi donc, pour l'entière instruction de ceux qui ont encore quelque doute, nous publions et résumons dans cette collection les constitutions des saints Pères et chacun reconnaîtra, s’il n’est pas opiniâtre à l’excès, que l’ensemble de toutes les difficultés a son principe de solution dans cet abrégé des décrets ci-dessous, et qu’il n’y a plus de motif d’opposition, si on veut croire et parler comme les catho­ liques. 1. — Que dans le péché d’Adam tous les hommes aient perdu leur i. Texte latin dans Denzinger-Bannwart, Enchiridion symbolorum, η08 129-142, et Cavallera, Thesaurus doctrinae catholicae, n° 845. Pour le commentaire, voir cidessus, p. 150, et, dans le D. T. C., t. II, col. 2052-2061, l’article du P. Portaliè, dont j’utilise librement la traduction. — 349 — APPENDICE puissance naturelle avec l’innocence, que personne ne puisse sortir des profondeurs de cet abîme par les seules forces du libre arbitre, si la grâce de Dieu miséricordieux ne l’en retire, c’est le jugement d Inno­ cent, pape, d’heureuse mémoire, et sa définition, dans la lettre au concile de Carthage, dans laquelle il disait : Adam fit autrefois l'expé­ rience de ce que peut le libre arbitre : étant tombé par l'usage inconsidéré de ses biens, il fut englouti dans l'abîme du péché et ne trouva aucun moyen d’en sortir ; il serait resté éternellement enseveli sous les ruines de cette liberté qui l’avait trompé, si un jour le Christ, venant en ce monde, ne l'avait relevé par le bienfait de sa grâce, en le purifiant par une naissance nouvelle, et en effaçant tous les péchés passés dans les eaux du baptême. 2. — Par soi-même, nul n’est bon si Celui qui seul est bon ne l’ad­ met à la participation de lui-même. C’est la sentence du même pontife, écrivant dans la même lettre : Quelle rectitude pouvons-nous désormais attendre de ces esprits qui pensent ne devoir qu’à eux-mêmes la vertu, qui méconnaissent Celui dont chaque jour ils reçoivent la grâce et présument pouvoir, sans lui, obtenir un si grand bien 2 3. — Personne, même renouvelé par la grâce du baptême, n’est capable de surmonter les embûches du démon et de vaincre les convoi­ tises de la chair s’il n’a reçu, par un secours de Dieu, chaque jour renou­ velé, la persévérance dans une bonne vie ; c’est la doctrine que le pon­ tife établit dans la même lettre quand il dit : Bien qu’il eût racheté l’homme de ses péchés passés, sachant cependant qu’il pouvait pécher encore, il lui a réservé de nouvelles grâces pour réparer ses forces et guérir ses bles­ sures ; il nous offre donc chaque jour des remèdes et, si nous n’appuyons pas sur ce secours nos efforts et notre confiance, nous ne pourrons en aucune façon triompher des erreurs humaines. C’est en effet l’inévitable loi : avec le secours de Dieu, nous sommes vainqueurs ; sans lui, nous sommes vaincus. 4. — Personne ne peut bien user du libre arbitre, si ce n’est par le Christ ; tel est l’enseignement du même docteur dans sa lettre au concile de Milève : O doctrine perverse d’esprits dépravés, dit-il. Comprends enfin jusqu’où cette liberté trompeuse a entraîné le premier homme : à peine lui a-t-il lâché les rênes que l'orgueil l’a précipité dans la prévarication. Et il n’aurait pu en être retiré si le Christ, en venant au monde, n'avait, par le — 350 — APPENDICE bienfait de la régénération, rétabli l'homme dans les conditions de son ancienne liberté. 5. — Tous les efforts, toutes les œuvres et tous les mérites des saints doivent être rapportés à la gloire et à la louange de Dieu, puisque per­ sonne ne peut lui plaire que par ce qu’il a lui-même donné. C’est à cette conclusion que nous amène la règle de foi heureusement formulée par Zosime, d’heureuse mémoire, dans sa lettre aux évêques du monde entier : Pour nous, dit-il, par une inspiration de Dieu (car c'est à Dieu qu'il faut rapporter tout bien comme à son auteur qui seul lui donne nais­ sance), nous avons tout remis à la conscience de nos frères et confrères dans l'épiscopat. Or, ce langage, brillant des clartés de la très pure vérité, les évêques d’Afrique le saluèrent avec tant de respect, qu’ils écrivirent à ce pontife : Ce que tu as écrit dans les lettres envoyées par tes soins dans toutes les provinces et où tu dis : « Mais nous, par une inspiration de Dieu, etc. », nous l’avons considéré comme un coup par lequel, armé du glaive de la vérité, tu frappes à mort ceux qui exaltent la liberté de la volonté humaine contre la grâce de Dieu. N'est-ce pas de ton plein gré et aussi librement que possible que tu as remis toute l’affaire à la conscience de tes humbles frères ? Et cependant, cette décision, tu as sûrement et sagement compris, tu proclames en toute vérité et assurance que c'est sous l’inspira­ tion divine quelle a été prise. Et la raison en est sans doute que « le Sei­ gneur prépare la volonté » (Prov., 8, 35) et, quelque bien que fassent ses fils, il faut pour cela que Dieu touche leurs cœurs par ses paternelles inspi­ rations. Car « tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu (Rom., 8, 14) ». Ainsi, nous reconnaîtrons que le libre arbitre ne nous fait pas défaut et dans chaque mouvement de la volonté humaine nous n'hésiterons pas ù attribuer l’influence prépondérante au secours de Dieu. 6.— Dieu agit si bien dans le cœur des hommes et dans le libre arbitre lui-même, que toute pensée sainte, tout pieux dessein et tout bon mouvement de la volonté provient de lui ; car, si nous pouvons quelque chose de bien, c’est par Celui sans lequel nous ne pouvons rien ; tel est l’enseignement que nous a donné le même docteur (Zosime) lorsque, parlant aux évêques du monde entier de l’assistance de la grâce de Dieu, il disait : Quel est le moment où nous n'ayons pas besoin de son secours ? C’est dans toutes les actions, dans toutes les affaires, dans toutes les pensées. ~ 351 — APPENDICE dans tous les mouvements, qu'il doit être invoqué comme une aide et un protecteur. Car c'est de la superbe que la nature humaine ait une confiance quelconque en elle-même, alors que ΓApôtre nous crie : « Nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les princes et les puissances de ce monde, contre les esprits mauvais (répandus) dans l’air » {Ephes., 6, 12) ; alors qu'il dit ailleurs : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur » (Rom., 7, 24) ; et encore : « C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce envers moi n’a pas été vaine ; loin de là, j’ai travaillé plus qu’eux tous : non pas moi, mais la grâce de Dieu qui est avec moi » (/ Cor., 15, 10). 7. — Ce qui fut établi par les décrets du concile de Carthage, nous le recevons comme la doctrine propre du Siège apostolique, spécialement ce qui fut défini dans le troisième canon... et dans le quatrième canon... et dans le cinquième canon (I). 8. — Après ces décrets inviolables du Saint-Siège apostolique, décrets par lesquels nos pieux prédécesseurs, rejetant l'adoption d’une nouveauté pernicieuse, nous ont enseigné qu’il faut attribuer à la grâce du Christ les commencements dans la bonne volonté, l’accroissement des efforts louables et leur persévérance jusqu’à la fin, examinons les paroles sacrées des prières sacerdotales que les apôtres transmirent et que toute l’Église catholique emploie uniformément dans tous les lieux du monde, afin que la règle de nos prières établisse la règle de notre foi. Car, lorsque les évêques des peuples fidèles s’acquittent de l’ambassade qui leur a été confiée (cf. Il Cor., 5, 20), ils traitent auprès de la clé­ mence divine des intérêts du genre humain ; et unis à toute l’Église qui gémit avec eux, ils demandent, ils supplient que la foi soit accordée aux infidèles, que les idolâtres soient délivrés des erreurs de leur impiété, que les hérétiques, recevant la foi catholique, viennent à résipiscence, que les schismatiques reçoivent l’esprit de charité qui les rendra à la vie, que les pécheurs prennent les remèdes de la pénitence et enfin que les catéchumènes, amenés au sacrement de la régénération, voient s’ouvrir i. J'abrège ici le texte, qui ne fait que reproduire les cations de Carthage donnés plus haut (can. 4-5*6, P· 347)· — 352 — APPENDICE devant eux le palais de la miséricorde céleste. Or, les résultats démon­ trent que ces demandes ne sont pas de vaines cérémonies ni des prières inutiles, puisque Dieu daigne retirer des erreurs de toute espèce un grand nombre d’hommes, et qu’après les avoir arrachés à la puissance des ténèbres, il les transporte dans le royaume de son amour (Col., 1, 13), fai­ sant de ces vases de colère, des vases de miséricorde (Rom., 9, 22). Et cela est tellement reconnu une œuvre divine que des actions de grâces et des témoignages de louange sont continuellement rendus à Dieu qui daigne illuminer ou corriger ces âmes. 9. — Et les rites que la sainte Église accomplit uniformément dans l’univers entier dans la collation du baptême ne sont pas pour nous un spectacle oiseux dont le sens nous échapperait. Lorsque enfants ou jeunes gens viennent au sacrement de la régénération, ils n’entrent dans la fontaine de vie qu’après que les exorcismes et les insufflations des clercs ont chassé loin d’eux l’esprit immonde ; pour qu’il soit bien évi­ dent que le prince de ce monde est jeté dehors (Joan., 12, 31), que le fort est auparavant enchaîné (Matth., 12, 29), et ses meubles enlevés pour être transférés en propriété au vainqueur qui emmène des captifs et fait des largesses aux hommes (Ps., 68, 19 ; Vulg.). Voici donc les convictions que ces définitions ecclésiastiques et ces documents appuyés sur l’autorité divine ont, avec l’aide de Dieu, confir­ mées en nous : nous professons hautement que tous les bons sentiments et toutes les bonnes œuvres, tous les efforts et toutes les vertus par les­ quels, depuis le premier début de la foi, nous nous dirigeons vers Dieu, ont vraiment Dieu pour auteur : nous croyons fermement que tous les mérites de l’homme sont précédés de la grâce de Celui à qui nous devons et de commencer de vouloir et de faire le bien (Phil., 2, 13). Et, certes, ce secours et ce bienfait de Dieu, loin de nous enlever le libre arbitre, l’affranchit, afin que de ténébreux il devienne éclairé, de tortueux droit, de languissant vigoureux, d’imprudent avisé. Car telle est la bonté de Dieu pour tous les hommes, qu’il veut que ses dons deviennent nos mérites, et qu’il récompensera pendant l'éternité ce qu’il nous a accordé lui-même. Il agit en nous pour que nous voulions et fassions ce qu’il veut ; il ne souffre pas que nous laissions inutiles en nous les dons qu’il nous a conférés, non pour les négliger, mais pour les faire valoir, de telle sorte que nous soyons les coopérateurs de sa grâce. Et si nous — 353 — 23 APPENDICE voyons que quelque chose languit en nous par suite de notre relâche­ ment, recourons avec insistance à Celui qui guérit toutes les maladies él délivre de l'abîme (Ps., 103,3-4), à Celui à qui nous disons chaque jour: ne nous induis pas en tentation, mais délivre-nous du mal. 10. — Quant aux questions plus profondes et plus ardues que sou­ lèvent ces controverses, questions amplement développées par les écri­ vains qui ont combattu les hérétiques, nous ne voulons pas dire qu’on doive les mépriser, mais nous ne croyons pas nécessaire d’en donner la solution. En effet, dans notre foi à la grâce de Dieu, à l’action et à la miséricorde de qui rien absolument ne doit être soustrait, il suffit de s’en tenir à la doctrine que, selon les règles précédentes, nous enseignent les écrits du Siège apostolique ; en sorte que nous regardions comme entièrement contraire à la foi catholique ce qui apparaîtra en opposition avec ces enseignements. C. Le concile d'Orange (1) 1. — Si quelqu’un dit que, par suite de la prévarication d’Adam, l’homme n'a pas été tout entier, dans son corps et dans son âme, changé en pire, mais pense que, la liberté de l’âme demeurant entière, le corps seul a été soumis à la corruption, celui-là, trompé par l’erreur de Pélage, se met en contradiction avec l’Écriture qui dit : l'âme qui a péché périra (Ez., 18, 20) et encore : ignorez-vous que, si vous vous livrez à quelqu'un comme esclave pour lui obéir, vous êtes esclaves de celui à qui vous obéissez (Rom., 6, 16), et encore : Si on est vaincu par quelqu'un, on devient son esclave (II Petr., 2, 19). 2. — Si quelqu’un dit que la prévarication d’Adam n’a nui qu’à lui seul et non à sa postérité, ou que seule la mort du corps, qui est la puni­ tion du péché, et non le péché, qui est la mort de l’âme, a été transmise par un seul homme à tout le genre humain, celui-là ne rend pas justice i. Texte latin dans Denzinger-Bannwart, Enchiridion symbolorum, n0B 174-200, et Cavallera, Thesaurus doctrinae catholicae, n° 463. Pour le commentaire, voir ci-dessus, p. 158, et, dans le D. T. C., t. XI, col. 1087-1103, l'article de M. Fritz, dont j’utilise librement la traduction. — 354 — APPENDICE à Dieu et se met en contradiction avec l’Apôtre qui dit : par un seul homme, le péché est entré dans le monde et par le péché la mort... et ainsi la mort a passé dans tous les hommes, tous ayant péché [en lui] (Rom., 5, 12). 3. — Si quelqu’un dit que la grâce peut être accordée à la prière humaine et non que demander la grâce soit déjà un effet de la grâce, celui-là contredit le prophète Isaïe ainsi que l’Apôtre qui disent : J'ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient point, manifesté à ceux qui ne m’interrogeaient pas (Isaïe, 65, I ; Rom., 10, 20). 4. — Si quelqu’un prétend que Dieu, pour nous purifier du péché, attend notre vouloir, s’il ne confesse pas que, pour que nous puissions vouloir cette purification, il faut en nous l’infusion et l’action de l’EspritSaint, celui-là résiste au Saint-Esprit lui-même qui a dit par la bouche de Salomon : C’est le Seigneur qui prépare le vouloir (Prov., 8, 35, LXX), et aussi à l’Apôtre qui affirme de façon salutaire : C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire, selon son bon plaisir (Phil., 2, 13). 5. — Si quelqu’un dit que l’accroissement et le commencement de la foi, ainsi que ce premier mouvement de l’âme par lequel nous croyons en celui qui justifie l’impie et parvenons à la régénération du saint baptême, sont en nous l’effet de la nature, non le don de la grâce, c’est-àdire d’une inspiration du Saint-Esprit qui corrige notre vouloir et l’amène de l’infidélité à la foi, de l’impiété à la piété, celui-là se fait l’adversaire des enseignements apostoliques, puisque le bienheureux Paul a dit : Nous avons confiance que celui qui a commencé en nous la bonne œuvre l'achèvera jusqu'au jour de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Phil., 1,6). Et encore : Il vous a été donné, à l'égard du Christ, non seule­ ment de croire en lui, mais de souffrir pour lui (Phil., 1, 29). Et encore : C'est par grâce que vous avez été sauvés, par le moyen de la foi, et cela ne vient pas de vous, car c'est un don de Dieu (Ephes., 2, 8). Ceux qui disent en effet que la foi par laquelle nous croyons en Dieu est un effet de la nature font, en quelque manière, des fidèles de ceux qui sont étrangers à l’Église du Christ. 6. — Si quelqu’un dit que, sans la grâce de Dieu, la divine miséri­ — 355 — APPENDICE corde est accordée à notre foi, à nos vouloirs, à nos désirs, à nos efforts et nos travaux, à nos veilles, à notre application, ou parce que nous avons prié, cherché, frappé, et s’il ne confesse pas au contraire que nous devons de croire, de vouloir, ou de faire toutes ces choses comme il faut à l’infusion et à l’inspiration du Saint-Esprit, s’il subordonne le secours de la grâce à l’humilité et à l’obéissance de l’homme, se refusant à pen­ ser que notre humilité et notre obéissance soient un don de la grâce ellemême, celui-là résiste à l'Apôtre qui dit : qu as-tu donc que tu ri aies reçu (/ Cor., 4, 7) ? et encore : cest par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis(I Cor., 15, 10). 7. — Si quelqu’un affirme que, par les seules forces de la nature, on peut concevoir ou accepter comme il convient une bonne pensée utile au salut de la vie éternelle, ou qu’on peut donner son assentiment à la salutaire prédication de l’Évangile sans l’illumination et l’inspiration du Saint-Esprit qui donne à tous de consentir suavement et de croire à la vérité, celui-là est trompé par l’esprit d’hérésie et ne comprend pas la parole de Dieu qui dit dans l’Évangile : sans moi Vous ne pouvez rien faire (Joan., 15, 5), ni ce mot de l’Apôtre : Ce n'est pas que nous puis­ sions de nous-mêmes concevoir quelque chose comme venant de nous, mais en Dieu est tout notre pouvoir (II Cor., 3, 5). 8. — Si quelqu’un prétend que les hommes arrivent à la grâce du baptême, les uns par la miséricorde, les autres par le libre arbitre, dont il est avéré qu’en tous ceux qui sont nés, par suite de la prévarication du premier homme, il a été vicié, celui-là prouve qu’il est étranger à la foi orthodoxe. Il nie en effet que le libre arbitre ait été blessé par le péché du premier homme ou bien il croit qu’il a été lésé de telle manière que quelques-uns, sans la révélation divine, peuvent conquérir par euxmêmes le mystère du salut éternel. Que cela soit contraire à la vérité, le Seigneur lui-même le prouve en témoignant que personne, et non pas seulement tel ou tel, ne peut venir à lui, si le Père ne l’attire (Joan., 6, 44) ; il dit de même à Pierre : Bienheureux es-tu, Simon, fils de Jean, car cette révélation te vient, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est aux deux (Matth., 16, 17). Et l’Apôtre : Personne ne peut dire : Jésus est le Seigneur, si ce ri est en Γ Esprit-Saint (I Cor., 12, 3). — 356 — APPENDICE 9. — C’est par un don de Dieu que nous avons de bonnes pensées et que nous préservons nos pas du mensonge et de l’injustice. Chaque fois que nous faisons le bien, c’est Dieu qui le fait en nous et avec nous, c’est Dieu qui nous le fait faire. 10. — Les régénérés et les saints doivent eux aussi implorer le secours de Dieu pour arriver à une fin salutaire ou persévérer dans le bien. IL — Nul ne peut dignement consacrer à Dieu quoi que ce soit, si Dieu lui-même ne le lui a donné, ainsi qu’il est écrit : De ta main nous avons reçu ce que nous te donnons (I Parai., 29, 14). 12. — Dieu nous aime tels que nous serons par sa grâce, non tels que nous font nos mérites. 13. — Blessé dans le premier homme, le libre arbitre ne peut être réparé que par la grâce du baptême. Ce qui a été perdu, Celui-là seul peut le rendre qui a pu le donner. Aussi la Vérité dit-elle : si le Fils vous délivre, alors vous serez vraiment libres {Joan., 8, 36). 14. — Nul ne peut être affranchi de sa misère, quelle qu’elle soit, s’il n’est prévenu par la miséricorde de Dieu, ainsi que le dit le Psalmiste : Que ta compassion vienne au-devant de nous (Ps., 79, 8) et encore : Dieu est mien, Sa miséricorde viendra au-devant de moi (Ps., 59, 11). 15. — De l’état où Dieu l’avait constitué, Adam est tombé dans un état très misérable par son inquité. De l’état où l’a mis le péché, le fidèle passe à un état bien meilleur par la grâce de Dieu. Le premier changement est l’œuvre du premier pécheur, le second, selon que le dit le Psalmiste, est l'œuvre de la droite du Très-Haut (Ps., 77, 11). 16. — Nul ne doit se glorifier de ce qu’il possède comme s’il ne l’avait pas reçu d’un autre. Qu’il ne croie pas l’avoir reçu simplement parce qu’il a lu ou entendu de l’extérieur la Lettre qu’on lui proposait. L’Apôtre dit en effet : si la justice vient de la Loi, alors le Christ est mort — 357 — APPENDICE en vain (Gal., 2, 21) ; il est monté en haut, il a emmené captive la captivité, il a donné ses dons aux hommes (Ephes., 4, 8). Tout ce qu’on possède vient de là. Qui nie l’avoir reçu de là ne le possède pas vraiment ou se verra enlever ce qu’il possède (Math., 25, 29). 17. — La force des païens est l’œuvre d’une cupidité terrestre, la force des chrétiens celle de la grâce de Dieu, répandue dans nos cœurs, non par le libre arbitre qui est nôtre, mais par le Saint-Esprit qui nous a été donné (Rom., 5, 5). 18. — Aux mérites qui préviendraient la grâce, s’il en est, il n’est dû aucune récompense, mais la grâce qui n’est pas due précède les bonnes œuvres pour qu’elles soient. 19. — Même si elle fût demeurée dans sa première intégrité, la nature humaine n’aurait pu se conserver elle-même sans le secours de son Créateur. Si donc elle ne pouvait garder, sans la grâce de Dieu, le salut qu’elle avait reçu, comment pourra-t-elle, sans cette grâce, recou­ vrer ce qu’elle a perdu ? 20. — Dieu fait dans l’homme beaucoup de choses bonnes que l’homme ne fait pas. Mais l’homme ne fait nul bien que Dieu ne lui donne de faire. 21. — A ceux qui, voulant être justifiés par la Loi, tombèrent hors de la grâce, l’Apôtre dit avec raison : st la justice vient de la Loi, alors le Christ est mort en vain (Gai., 2, 21) ; avec la même raison, on peut dire à ceux qui pensent que la grâce recommandée et reçue par la foi chré­ tienne n’est autre que la nature : « si la justice vient de la nature, alors le Christ est mort en vain. » Là, en effet, était déjà la Loi, et elle ne pouvait justifier. Là aussi était la nature et elle ne justifiait pas davantage. Aussi le Christ n’est-il pas mort en vain, afin que la Loi elle-même fût accom­ plie par Celui qui a dit : Je ne suis pas venu pour détruire la Loi, mais pour l'accomplir (Matth., 5, 17) et que la nature perdue par Adam fût réparée par Celui qui a dit être venu pour chercher et sauver ce qui était perdu (Luc., 19, 10). — 358 — APPENDICE 22. — Nul n’a en propre que le mensonge et le péché. Si quelqu’un possède un tant soit peu de vérité et de justice, il le tire de cette source divine vers laquelle l’homme égaré dans le désert d’ici-bas soupire, altéré, désirant en recevoir au moins quelques gouttes, pour ne pas défaillir en chemin. 23. — Les hommes font leur volonté, non celle de Dieu, lorsqu’ils font ce qui déplaît à Dieu. Mais lorsqu’ils font ce qu’ils veulent en vue de servir la volonté divine, c’est par un effet de la volonté de Celui qui prépare et ordonne ce qu’ils veulent. 24. — Les sarments sont dans le cep sans lui donner quoi que ce soit, recevant de lui ce qui les fait vivre ; le cep est dans les sarments, leur fournissant un aliment vital, sans le recevoir d'eux. Ainsi, le Christ de­ meure en ses disciples et les disciples en lui ; cela n’est utile qu’aux disciples, non au Christ. Un sarment coupé, en effet, un autre peut surgir de la racine vivante, mais le sarment qui a été coupé ne peut plus vivre sans la racine. 25. — L’amour de Dieu est un don de Dieu. C’est Dieu lui-même qui nous a donné de l’aimer alors que nous ne l’aimions pas. Nous n’étions pas aimables, et il nous a aimés, afin de mettre en nous de quoi lui plaire. Car il répand dans nos cœurs la charité de ΓEsprit du Père et du Fils (Rom., 5, 5), Esprit que nous aimons en même temps que le Père et le Fils. Ainsi donc, conformément aux assertions des saintes Écritures et aux définitions des anciens Pères que nous avons rapportées, nous devons, avec l’aide de Dieu, prêcher et croire que, par le péché du premier homme, le libre arbitre a été déformé et affaibli de telle sorte que per­ sonne n’a pu par la suite aimer Dieu comme il faut, croire en lui ou faire le bien pour lui, qui n’ait été d’abord prévenu par la grâce de la divine miséricorde. Aussi croyons-nous qu’Abel le juste, Noé, Abra­ ham, Isaac et Jacob, et toute la multitude des anciens Pères ont reçu la foi magnifique que ΓApôtre célèbre en leur faisant honneur (Hebr., 11), non par le bien de la nature qu’avait reçue Adam, mais par la grâce de Dieu. Même après la venue du Seigneur, cette même grâce n’est pas dans le libre arbitre de ceux qui désirent le baptême, mais, nous le — 359 — APPENDICE savons et le croyons, elle est conférée gracieusement par le Christ, selon la parole souvent répétée et que proclame l’Apôtre Paul : A vous, il a été donné non seulement de croire au Christ, mais de souffrir pour lui (Phil., I, 29), et encore : Dieu, qui a commencé en vous l'œuvre bonne, l’achèvera jusqu’au jour de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Phil., I, 6), et encore : C'est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi, et cela ne vient pas de vous, mais c’est un don de Dieu (Ephes., 2, 8), et encore, selon ce que l’Apôtre dit de lui-même : j'ai obtenu miséricorde afin d’être fidèle (I Cor., 7, 25 ; Z Tim., 1, 13). Il ne dit pas : parce que j’étais fidèle, mais : afin d’être fidèle. Et encore : Qu’as-tu donc que tu n’aies reçu ? (L Cor., 4, 7) ; et aussi : Tout don excellent, toute grâce parfaite descend d'enhaut, du Père des lumières (Jac., 1, I 7). Et enfin : Personne ne peut avoir autre chose que ce qui lui a été donné d'en-haut (Joan., 3, 27). Innombrables sont les témoignages des saintes Écritures qui peuvent être cités pour démontrer la grâce, mais, pour faire court, nous les avons omis, car, en vérité, ceux à qui peu de textes ne suffisent pas, un plus grand nombre leur sera sans profit. Nous croyons aussi, selon la foi catholique, qu’avec le secours et la coopération de la grâce donnée au baptême, tous les baptisés peuvent et doivent accomplir ce qui est nécessaire au salut de l’âme, pourvu qu’ils veuillent travailler fidèlement. Mais qu’il y ait des hommes pré­ destinés au mal, cela, non seulement nous nous refusons à l’admettre, mais s’il y a des gens pour croire une chose aussi détestable, nous leur jetons solennellement l’anathème. Nous croyons aussi et confessons < sainement que, dans toute bonne œuvre, ce n’est pas nous qui com» mençons, pour être ensuite aidés par la miséricorde divine, mais nous ! croyons que Dieu lui-même, avant tout mérite de notre part, nous ins­ pire, le premier, la fin (à poursuivre) et l’amour que nous devons avoir pour lui afin que nous demandions fidèlement le baptême et que, le baptême une fois reçu, nous puissions, avec son secours, faire ce qui lui plaît. C’est pourquoi il faut croire de toute évidence que la foi si admi­ rable du bon larron que le Seigneur appela à la Patrie du Paradis (Luc., 23, 43), celle du centurion Corneille, vers qui fut envoyé un ange (Act., 10, 3), celle enfin de Zachée, qui mérita d’accueillir le Seigneur (Luc., 19, 6), ne fut pas une œuvre naturelle, mais un don de la bonté divine. — 360 — APPENDICE D. Le décret du concile de Trente (session VI) (1) En ce temps, pour la perte de beaucoup d ames et au grave détriment de l’unité de l’Église, une doctrine erronée de la justification a été répandue. Aussi, pour l’honneur et la gloire du Dieu tout-puissant, pour la paix de l’Église et le salut des âmes, le saint concile œcuménique et général de Trente, légitimement réuni dans le Saint-Esprit, présidé, au nom de notre Père très saint dans le Christ, Paul par la divine Provi­ dence troisième du nom, par les très révérends seigneurs Jean-Marie del Monte, évêque de Palestrina, et Marcel, prêtre du titre de Sainte-Croix de Jérusalem, cardinaux de la sainte Église romaine et légats du Siège apostolique,... se propose d’exposer à tous les fidèles du Christ la vraie et saine doctrine de cette justification que le Christ Jésus, soleil de jus­ tice (Mal., 4, 2), auteur et consommateur de notre foi (Hebr., 12, 2), a enseignée, que les apôtres nous ont transmise et que l’Église catholique, éclairée par le Saint-Esprit, a toujours conservée, en interdisant sévère­ ment que personne désormais ose croire, prêcher ou enseigner autre­ ment qu’il est décidé et déclaré dans le présent décret. 1. Le saint concile déclare en premier lieu que, pour entendre saine­ ment et correctement la doctrine de la justification, il faut reconnaître et confesser que tous les hommes avaient perdu l’innocence en Adam pré­ varicateur et étaient devenus impurs (Is., 64, 6) et, comme dit l’Apôtre, fils de colère dès leur naissance (Ephes., 2, 3), ainsi qu’il a été exposé dans le décret sur le péché originel ; ils étaient esclaves du péché (Rom., 6, 20), soumis au démon et à la mort au point que ni les forces de la nature, pour les païens, ni la lettre de la Loi de Moïse, pour les Juifs, n’étaient capables de les délivrer ou de les redresser, le libre arbitre, bien que nullement détruit, étant en eux affaibli et incliné (au mal). 2. — Mais le Père céleste, père des miséricordes et Dieu de toute i. Texte latin dans Denzinger-Bannwart, Enchiridion symbolorum, nos 793-843 et Cavallera, Thesaurus doctrinae catholicae, noa 852-856. Pour le commentaire, voir ci-dessus,p. 277, et, dans le D. T. C., t. VÏII, col. 2172-2192 ; t. XII, col. 1278-1289; t. X, col. 736-761, les articles de MM. Rivière et Michel, dont j’utilise librement les traductions. — 361 — APPENDICE consolation (Π Cor., 1,3), accomplissant ce qu’il avait annoncé et promis à de nombreux Pères, avant la Loi comme au temps de la Loi, envoya aux hommes, quand fut venue la plénitude des temps (Ephes., 1, 10; Gal., 4, 4), son Fils le Christ Jésus, afin de racheter les Juifs qui étaient sous la Loi et de faire que les Gentils qui ne suivaient point la justice puissent saisir celle-ci (Rom., 9, 30), et que tous enfin reçussent Γadoption des Fils (Gai., 4, 5). C’est lui, ce Christ, que Dieu a donné comme victime pro­ pitiatoire par son sang et par le moyen de la foi, pour nos péchés (Rom., 4, 25) et non seulement pour les nôtres, mais pour les péchés du monde entier (I Joan., 2, 2). 3. — Cependant, bien qu'il soit mort pour tous (II Cor., 5, 15), tous ne reçoivent pas le bénéfice de sa mort, mais ceux-là seulement à qui sont communiqués les mérites de sa Passion. De même en effet que les hommes, en toute vérité, ne naîtraient pas injustes s’ils ne naissaient de la semence d’Adam, contractant dans la conception même une injustice personnelle, ainsi ils ne seraient pas justifiés s’ils ne renaissaient dans le Christ, puisque c’est par cette renaissance que, par le mérite de sa Pas­ sion, la grâce qui les fait justes leur est accordée. C’est pour ce bienfait que l’Apôtre nous exhorte à ne pas cesser de rendre grâces au Père qui nous a faits dignes d’avoir part à Γhéritage des saints dans la lumière (Col., 1, 12) et qui nous a arrachés à la puissance des ténèbres pour nous transférer dans le royaume de son Fils très aimé, en qui nous avons la rédemption et la rémission des péchés (Col., I, 13). 4. — Ces mots nous insinuent une description de la justification de l’impie, passage d’un état où l’homme naît fils du premier Adam à l’état de grâce et d'adoption des Fils de Dieu (Rom., 8, 15), par le second Adam Jésus-Christ notre Sauveur. Changement qui, depuis la promulgation de l’Évangile ne peut s’accomplir sans le baptême de la régénération ou le désir de ce baptême, ainsi qu’il est écrit : si quelqu'un ne renaît de l'eau et du Saint-Esprit, il ne pourra entrer dans le royaume des deux (Joan., 3, 5). 5. — Le saint concile déclare en outre qu’il faut chercher le com­ mencement de la justification des adultes dans une grâce prévenante de Dieu par Jésus-Christ, c’est-à-dire dans cet appel qu’ils entendent sans — 362 — APPENDICE aucun mérite de leur part, en sorte que, d’abord détournés de Dieu par leurs péchés, ils sont, par l’appel et Faction de la grâce, disposés à se convertir pour aller vers leur propre justification, donnant d’ailleurs eux-mêmes à la grâce leur assentiment et leur libre coopération. Ainsi, Dieu touchant le cœur de l’homme par l’illumination du Saint-Esprit, l’homme, d’un côté, ne reste pas inerte, mais accueille cette inspiration qu’il pourrait rejeter, et d’un autre côté, sans la grâce de Dieu, il ne peut devant lui se mouvoir vers la justice par sa (seule) volonté libre. C’est pourquoi il est dit dans les saintes Lettres : tournez-vous vers moi et je me tournerai vers vous (Zach., 1, 3), ce qui nous rappelle que nous sommes libres ; et quand nous répondons : Seigneur, tournez-nous vers vous et nous nous tournerons vers vous (Thran., 5, 21), nous confessons que c’est la grâce qui prévient. 6. — Les hommes cependant se disposent comme suit à la justice proprement dite. Excités et aidés par la grâce divine, entendant prêcher (Rom., 10, 17), ils conçoivent la foi, puis se tournent librement vers Dieu, croyant à la vérité de ce que Dieu a révélé et promis, en particulier que le pécheur est justifié par la grâce de Dieu et par la Rédemption qui est dans le Christ Jésus (Rom., 3, 24). Puis, se reconnaissant pécheurs, pas­ sant de la crainte salutaire de la divine justice à la considération de la miséricorde de Dieu, ils montent jusqu’à l’espérance, ayant confiance que Dieu, à cause du Christ, leur sera propice ; ils commencent à l’ai­ mer comme la source de toute justice et par suite en viennent à haïr et à détester leurs péchés. Cela s’accomplit par la pénitence qui doit pré­ céder le baptême (Act., 2, 38). Enfin, ils se proposent de recevoir le baptême, de commencer une vie nouvelle et de garder les divins com­ mandements. C’est de cette disposition qu’il est écrit : il faut que celui qui s’approche de Dieu croie qu'il existe et qu'il est le rémunérateur de ceux qui le cherchent (Hebr., 11, 6) : et encore : Aie confiance, mon fils, tes péchés te sont remis (Matth., 9, 2) ; La crainte du Seigneur chasse le péché (Eccli, 1, 27) ; Faites pénitence et que chacun de vous soit baptisé au nom de Jésus-Christ pour la rémission de vos péchés, vous recevrez alors le don du Saint-Esprit (Act., 2, 38) ; Allez, enseignez toutes les nations, baptisezles au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, leur enseignant à garder tout ce que je vous ai commandé (Matth., 28, 19), et enfin : Préparez vos cœurs au Seigneur (I Sam., 7, 3). — 363 — APPENDICE 7. — Après cette disposition ou préparation vient la justification elle-même. Celle-ci n’est pas la simple rémission des péchés, mais une sanctification et une rénovation de l’homme intérieur, par une réception volontaire de la grâce et des dons, qui fait que l’homme, d’injuste devient juste, d’ennemi qu’il était, ami, afin d’être héritier dans l'espé­ rance de la vie éternelle (Tit., 3, 7). Voici les causes de cette justification. La cause finale est la gloire de Dieu et du Christ et la vie éternelle ; la cause efficiente est le Dieu de miséricorde qui nous purifie et nous sanc­ tifie gratuitement (Z Cor., 6, 11) par la consécration et l’onction de Γ Esprit-Saint de la promesse, arrhes de notre héritage (Ephes., 1, 13); la cause méritoire est le Fils très aimé et unique de Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui, alors que nous étions ses ennemis (Rom., 5, 10), et par Γimmense charité dont il nous a aimés (Ephes., 2, 4), nous a mérité la jus­ tification par sa très sainte Passion sur le bois de la croix, satisfaisant pour nous à Dieu son Père ; la cause instrumentale est le sacrement de baptême, sacrement de la foi sans lequel nul n’a jamais été justifié. Enfin l’unique cause formelle de cette justification est la justice de Dieu, non celle qui le fait juste, en lui-même, mais celle par laquelle il nous fait justes ; cette justice, donnée par lui, renouvelle spirituellement notre âme, non par imputation, mais en toute vérité, elle nous donne d’être appelés et d’être réellement justes, chacun de nous recevant la jus­ tice selon la mesure que le Saint-Esprit répartit selon sa libre volonté (I Cor., 12, 11), et selon les dispositions et la coopération personnelles. Personne, sans doute, ne peut être juste, sinon par la communication des mérites de la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais cela s’opère dans la justification de l’impie, le Saint-Esprit, en vertu des mérites de la Passion très sainte du même Jésus-Christ, répandant dans les cœurs de ceux qui sont justifiés une charité qui demeure en eux (Rom., 5, 5). De là vient que, dans la justification, en même temps que la rémis­ sion des péchés, l’homme reçoit par Jésus-Christ, auquel il est inséré, ces trois (dons) infus : la foi, l’espérance et la charité. La foi, en effet, s’il ne s’y ajoute l’espérance et la charité, ne peut nous unir parfaite­ ment au Christ, ni faire de nous les membres vivants de son corps. C'est pourquoi il est dit avec raison que la foi sans les œuvres est une foi morte (Jac., 2, 17), inactive, et que dans le Christ Jésus, ni la circoncision ni Γincirconcision ne sont profitables, mais bien la foi qui opère par la charité (Gai., 5, 6 ; 6, 15). C’est cette foi que, selon la tradition apostolique, les — 364 — APPENDICE catéchumènes demandent avant le baptême, lorsqu’ils implorent la foi qui procure la vie éternelle, vie que sans l’espérance et la charité la foi ne peut donner. Aussi bien, leur répète-t-on aussitôt les paroles du Christ : Si tu veux entrer dans la vie éternelle, garde les commandements (Matth., 19, 17). C’est pourquoi aussi, ayant reçu la vraie justice chrétienne, on les invite aussitôt à garder pure, immaculée cette robe d’innocence que le Christ leur donne et qui remplace pour eux celle que, par sa désobéis­ sance, Adam perdit et pour lui et pour nous, afin de la porter devant le tribunal de Notre-Seigneur Jésus-Christ et d’avoir la vie éternelle. 8. — L’Apôtre dit que l’homme est justifié par la foi et gratuitement (Rom., 3, 22-24). Mais il faut entendre Ces paroles dans le sens où l’Église catholique les a toujours tenues et exprimées, à savoir que nous sommes dits justifiés par la foi, en ce sens que la foi est le commence­ ment du salut pour les hommes, le fondement et la racine de toute jus­ tification, sans lequel il est impossible de plaire à Dieu (Hebr., 11, 6) et d’arriver à partager le sort des fils de Dieu. Nous sommes justifiés gra­ tuitement, en ce sens que rien de ce qui précède la justification, ni la foi, ni les œuvres, ne peut mériter la grâce de la justification. S’il y a grâce, en effet, cela ne peut venir des œuvres, autrement, comme dit encore l’Apôtre, la grâce nest plus la grâce (Rom., 11,6). 9. — Certes, il est nécessaire de croire que les péchés n’ont pu ou ne peuvent être remis, sinon gratuitement, par une divine miséricorde et à cause du Christ ; il ne faut pas dire cependant qu'ils ont été remis à ceux qui affectent l’assurance et la certitude de cette rémission et se reposent en elle seule. Pareille assurance en effet peut se trouver chez les hérétiques et les schismatiques ; bien plus, à notre époque, pour s’op­ poser à l’Église catholique, on va proclamant cette confiance vaine et éloignée de toute piété. On n’affirmera pas davantage qu’il est néces­ saire que ceux qui ont été justifiés s’établissent eux-mêmes dans ce sen­ timent sans l’ombre d’une hésitation, ou que personne n’est vraiment absous et justifié, sinon ceux qui ont cette persuasion certaine de l’avoir été, l’absolution et la justification n’étant l’œuvre que de cette seule foi, comme si celui qui n’a pas cette assurance doutait des promesses de Dieu et de l’efficacité de la mort et de la résurrection du Christ. Car, de même qu’aucun homme pieux ne doit douter de la miséricorde divine, — 365 — APPENDICE des merites du Christ, de la vertu et de l’efficacité des sacrements, ainsi chacun, s’il se regarde lui-même avec sa faiblesse et ses mauvaises dis­ positions, peut craindre et trembler au sujet de son état de grâce ; nul ne peut savoir, en effet, d’une certitude de foi excluant toute erreur, s'il a obtenu la grâce de Dieu. 10. — Ainsi donc, justifiés, devenus les amis de Dieu et ses familiers (Joan., 15, 15 ; Ephes., 2, 19), marchant de vertu en vertu, les chrétiens, comme dit l’Apôtre, se renouvellent de jour en jour (II Cor., 4, 16), c’est-à-dire mortifient les membres de leur chair (Col., 3, 5) et en font des armes de la justice (Rom., 6, 13-19), allant vers la sainteté par l’observa­ tion des commandements de Dieu et de l’Église. Dans la justice qu’ils ont reçue par la grâce du Christ, sous l'action combinée de la foi et des bonnes œuvres (Jac., 2, 22), ils croissent et sont justifiés de plus en plus, ainsi qu’il est écrit : que le juste soit justifié davantage (Apoc., 22, 11) et encore : ne crains pas d'être justifié jusqu’à la mort (Eccli, 18, 22, Vulg.) et de nouveau : Voyez que l’homme est justifié par les œuvres et non par la seule foi (Jac., 2,24). C’est cet accroissement de la justice que demande la sainte Église lorsqu’elle dit : Donnez-nous, Seigneur, plus de foi, d’es­ pérance et de charité (or. du XIIIe dim. après la Pentecôte). 11. — Que personne cependant, si avancé qu’il soit dans la justice, ne se croie affranchi de l’observation des commandements ; que per­ sonne ne prononce ces mots téméraires, solennellement condamnés par les Pères, à savoir que les commandements de Dieu sont impossibles à observer pour l’homme justifié. Car Dieu ne commande rien d’impos­ sible, mais, dans son commandement même, il invite l’homme à faire ce qu’il peut et à demander son secours pour ce qui passe ses forces. Ses commandements ne sont nullement pénibles (I Joan., 5, 3) ; son joug est doux et son fardeau léger (Matth., 11,30). Ceux qui sont fils de Dieu, en effet, aiment le Christ ; et ceux qui aiment le Christ, c’est lui-même qui le dit, gardent ses enseignements (Joan., 14, 23), et cela, par le divin secours, leur est toujours possible. Sans doute, en cette vie mortelle, les hommes, si saints, si justes qu’on les suppose, ne peuvent laisser de tomber parfois dans ces fautes légères de chaque jour qu’on appelle vénielles, mais ils ne cessent pas pour autant d'être justes. C’est pour les justes en effet que vaut cette parole si humble et si vraie : remettez-nous nos dettes (Matth., ~ 366 - APPENDICE 6, 12). Aussi, les justes eux-mêmes doivent-ils se sentir d’autant plus obligés à marcher dans le sentier de la justice que, déjà affranchis du péché, devenus serviteurs de Dieu (Rom., 6, 22), vivant dans la tempérance, la justice et la piété (Tit., 2, 12), ils peuvent avancer par le Christ Jésus qui leur a ouvert l’accès à une pareille grâce (Rom., 5, 2). Dieu en effet n’abandonne jamais ceux qu’il a justifiés par sa grâce, à moins qu’il n’ait été d’abord abandonné par eux. Que personne donc ne se leurre luimême dans la seule foi, estimant que, par la foi seule, il a été constitué héritier et qu’il sera mis en possession de l’héritage, sans avoir nécessaire­ ment û souffrir avec le Christ pour être glorifié avec lui (Rom., 8, 17). Car le Christ lui-même, ainsi que dit l’Apôtre, tout fils de Dieu qu'il était, apprit par ses souffrances à obéir et, parvenu au terme, il est cause du salut éternel pour tous ceux qui lui obéissent (Hebr., 5, 8). C’est pourquoi l’Apôtre avertit les justifiés, disant : ne savez-vous pas que dans les courses du stade, tous participent à la course, mais quun seul obtient le prix ? Courez donc afin de remporter le prix. Pour moi, je cours, non pas à l'aven­ ture, je lutte, mais non en battant l’air, je châtie au contraire mon corps et le réduis en servitude, de peur qu après avoir prêché aux autres, je ne finisse par être réprouvé (I Cor., 9, 24-27). Et l’apôtre saint Pierre : Efforcezvous, dit-il, d'assurer par vos bonnes œuvres votre appel et votre élection ; car en agissant de la sorte, vous ne ferez pas de faux pas (II Petr., 1, 10). On voit donc combien sont loin de la foi orthodoxe ceux qui disent que le juste pèche au moins véniellement dans toutes ses actions, ou encore — ce qui est bien plus intolérable, — qu’il mérite les peines éternelles. Loin aussi de cette même foi ceux qui affirment que les justes pèchent en toutes leurs œuvres si, voulant secouer leur propre inertie et s’exhor­ ter à courir dans le stade, sans laisser de vouloir procurer d’abord la gloire de Dieu, ils considèrent aussi la récompense éternelle. Car il est écrit : j'ai incliné mon cœur à observer tes lois en vue de la récompense (Ps., 118, 11, Vulg.), et l’Apôtre nous dit de Moïse qu'il envisageait la rétri­ bution (Hebr., 11, 26). 12. — Au sujet du mystère de la divine prédestination, personne, tant qu’il se trouve dans cette condition mortelle, ne doit être assez pré­ somptueux pour affirmer avec certitude qu’il est du nombre des prédes­ tinés, comme s’il était vrai que les justes ne peuvent plus pécher ou que, s’ils pèchent, ils peuvent toujours se promettre de venir à rési- — 367 — APPENDICE pîscence. Car, sans une révélation spéciale, nul ne peut savoir ceux que Dieu s’est choisis. 13. — Pareillement, du don de la persévérance dont il est écrit : celui qui persévérera jusqu à la fin, celui-là sera sauvé (Matth., 10, 22 ; 24, 13), de ce don qu’on ne peut obtenir que de Celui qui a le pouvoir de soutenir celui qui est debout (Rom., 14, 4) afin qu’il persévère dans cette attitude, ou de relever celui qui tombe, de ce don, personne ne peut se rien pro­ mettra avec certitude, bien que tous doivent mettre et reposer dans le secours de Dieu une espérance très ferme. Car Dieu, si l’on n’est pas in­ fidèle à sa grâce, achèvera l’œuvre qu’il a commencée, opérant le vouloir et le faire (Phil., 2, 13). Pourtant, que ceux qui croient être debout veillent à ne pas tomber (I Cor., 10, 12) et qu'ils opèrent leur salut dans la crainte et le tremblement (Phil., 2, 12), dans les travaux, les veilles, les aumônes, les prières et les offrandes, les jeûnes et la continence (II Cor., 6, 3). Qu’ils demeurent dans la crainte, sachant que, par la régénération, ils n’ont encore que l’espérance de la gloire (cf. I Petr., 1, 3) et non la gloire elle-même, qu’ils redoutent l’issue de la lutte qu’ils doivent poursuivre encore contre la chair, le monde et le démon, étant incapables de triom­ pher s’ils ne se soumettent, par la grâce de Dieu, à l’Apôtre qui dit : Nous ne sommes point redevables à la chair pour vivre selon la chair, car si vous vivez selon la chair, vous mourrez ; mais si, par l’Esprit, vous faites mourir les œuvres de la chair, alors vous aurez la vie (Rom., 8, 12). 14. — Ceux qui, ayant reçu la grâce de la justification, l’ont perdue par le péché, pourront être justifiés de nouveau, si, prévenus par Dieu, ils cherchent à recouvrer la grâce par le sacrement de Pénitence et le mérite du Christ. Ce mode de justification est la restauration du pécheur que les saints Pères ont heureusement nommée seconde planche du salut après ce naufrage qu’est la perte de la grâce. Pour ceux en effet qui retombent dans le péché après le baptême, le Christ Jésus a institué le sacrement de Pénitence au jour où il a dit : Recevez le Saint-Esprit, les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez, retenus à ceux à qui vous les retiendrez (Joan., 20, 22-23). Aussi faut-il enseigner que la pénitence du chrétien après la chute diffère beaucoup de la pénitence baptismale ; elle contient non seulement la cessation du péché et sa détestation, un cœur contrit et humilié (Ps., 50, 19), mais encore la con- - 368 - APPENDICE fession sacramentelle de ces péchés, faite en son temps et au moins par le désir, l’absolution du prêtre et enfin la satisfaction, —jeûnes, aumônes, prières et autres pieux exercices de vie spirituelle, satisfaction non pour la peine éternelle, car celle-ci est remise avec la faute par le sacrement ou le désir du sacrement, mais pour la peine temporelle qui, selon les saintes Lettres, n’est pas, comme au baptême, remise entièrement à ceux qui, méconnaissant la grâce de Dieu qu’ils avaient reçue, n’ont pas craint de contrister le Saint-Esprit (Ephes., 4, 30) et de violer le temple de Dieu (1 Cor., 3, 17). C’est de cette pénitence qu’il est écrit : Rappelletoi (de quelle hauteur) tu es tombé, fais pénitence, reviens à tes œuvres pre­ mières (Apoc., 2, 5), et encore : la tristesse qui est selon Dieu opère une ferme pénitence pour le salut (11 Cor., 7, 10).et de nouveau : Faites pénitence(Matth., 3,2 ; 3, 17) ; faites de dignes fruits de pénitence (Matth., 3,8). 15. — Contre la perfidie de certains hommes qui, par des sermons doucereux et des paroles bénisseuses,séduisent le cœur des simples (Rom., 16, 18), il faut affirmer que non seulement l'infidélité, par laquelle on arrive à perdre la foi, mais bien tout péché mortel, quel qu’il soit, sans enlever la foi, fait perdre la grâce de la justification. C'est ainsi qu'on défendra la doctrine de la Loi divine qui exclut du royaume de Dieu non seulement les infidèles, mais les fornicateurs, les adultères, les effé­ minés, les sodomites, les voleurs, les avares, les intempérants, les calomnia­ teurs, les rapaces (I Cor,, 6, 9) et tous ceux qui commettent des fautes mortelles, fautes que le secours de la grâce divine permet cependant d’éviter et qui causent la séparation d’avec le Christ. 16. — C’est pour cette raison qu’aux hommes justifiés, soit qu’ils aient toujours gardé la grâce reçue, soit qu’ils l'aient recouvrée après l’avoir perdue, il faut proposer les paroles de l’Apôtre : abondez en toute œuvre bonne, sachant que votre effort n'est pas vain dans le Seigneur (I Cor., 15, 58), car Dieu nest pas injuste au point d'oublier les œuvres et l'amour manifestés en son nom (Hebr., 6, 10) ; ne perdez pas votre con­ fiance, une grande récompense lui est réservée (Hebr., 10, 22). A ceux donc qui travaillent bien jusqu'à la fin (Matth., 10, 27) et qui mettent leur espoir en Dieu, la vie éternelle doit être proposée à la fois comme une grâce promise aux fils de Dieu dans le Christ Jésus par la miséricorde divine et comme une récompense qui, en vertu de la promesse divine, — 369 — 24 APPENDICE doit être accordée fidèlement à leurs bonnes œuvres et à leurs mérites. Elle est en effet cette couronne de justice que l’Apôtre savait lui être réservée après son combat et sa course, pour lui être décernée par le juste juge, à lui et à tous ceux qui aiment son avènement (II Tim., 4, 7). Le Christ Jésus, comme la tête fait pour les membres (Ephes., 4, 15) et le cep pour les sarments (Joan., 15, 5), communique sans cesse aux justi­ fiés sa vertu, force excellente qui prévient, accompagne et suit leurs œuvres, et sans laquelle ces œuvres ne pourraient être ni agréables à Dieu ni méritoires : aussi devons-nous croire qu’il ne manque plus rien aux justifiés pour que, grâce à ces œuvres faites en Dieu, on puisse penser qu’ils ont pleinement satisfait à la loi divine autant que cela est possible en cette vie, et mérité cette vie éternelle qui, s’ils meurent dans la grâce, leur sera donnée en son temps. Le Christ notre Sauveur n’at-il pas dit : si quelqu’un boit de l’eau que je lui donnerai, il n’aura plus soif éternellement, mais cette eau deviendra en lui une source d'eau vive jaillissant pour la vie éternelle (Joan., 4, 13) ? En affirmant ces choses, on ne dit nullement que notre justice nous est propre comme étant venue de nous-mêmes ; ni on n’ignore ni on ne rejette la justice de Dieu (Rom., 10, 3) ; notre justice est dite nôtre, parce qu’elle inhère (à notre âme) et que nous sommes justifiés par elle, mais elle est aussi celle de Dieu, parce que Dieu la met en nous, en vertu des mérites du Christ. Il ne faut pas l’oublier non plus, si l’Écriture attribue aux bonnes œuvres une telle valeur que, même à celui qui donnera à l’un des siens un verre d’eau, le Christ promet qu’il ne restera pas sans récompense (Mat th., 10, 42), si l’Apôtre atteste que les tribulations légères et momen­ tanées du présent produisent pour nous, au delà de toute mesure, un poids éternel de gloire dans les deux (II Cor., 4, 17), le chrétien cependant ne doit en aucune façon se confier ou se glorifier en lui-même et non dans le Seigneur (cf. I Cor., 1, 31), puisque si grande est la bonté de Celui-ci envers les hommes qu’il veut que ses propres dons deviennent leurs mérites. Et parce que nous péchons tous en beaucoup de choses (Jac., 3, 2) chacun doit avoir devant les yeux, non seulement la miséricorde et la justice, mais aussi la sévérité et le jugement, et ne pas se juger lui-même quand bien même il n’aurait conscience d’aucune faute, car toute la vie des hommes sera appréciée, non par un jugement humain, mais par celui de Dieu qui illuminera les ténèbres cachées et révélera les desseins des cœurs — 370 — APPENDICE (I Cor., 4, 4), chacun recevant alors sa louange de Dieu qui, ainsi qu'il est écrit, rendra à chacun selon ses œuvres (Rom., 2, 6). Pour compléter cet exposé de la doctrine catholique sur la justifica­ tion, doctrine que chacun doit accepter avec fidélité et fermeté s’il veut être justifié, il a plu au saint concile d’ajouter encore les canons sui­ vants, afin que tous sachent bien, non seulement ce qu’il faut professer et suivre, mais ce qu’il faut éviter et fuir. 1. — Si quelqu'un dit que l’homme peut être justifié devant Dieu par ses œuvres, qu’elles procèdent des forces de la nature ou de l’ensei­ gnement de la Loi, sans la grâce divine qui nous vient du Christ Jésus, qu’il soit anathème. 2. — Si quelqu’un dit que la grâce divine ne nous est donnée parle Christ Jésus que pour vivre plus facilement dans la justice et mériter la vie éternelle, comme si le libre arbitre, sans la grâce, pouvait faire l’un et l’autre, bien qu’avec peine et difficulté, qu'il soit anathème. 3. — Si quelqu’un dit que, sans avoir été prévenu par l’inspiration du Saint-Esprit et sans être aidé par lui, l’homme peut croire, espérer, aimer et faire pénitence selon qu’il convient et recevoir ainsi la grâce de la justification, qu’il soit anathème. 4. — Si quelqu’un dit que le libre arbitre de l’homme, mü et excité par Dieu, ne coopère aucunement par son assentiment à Dieu qui l’éveille et l’appelle, étant exclue toute disposition et préparation à la grâce de la justification, ou que l'homme ne peut refuser le même assen­ timent, mais qu’il est absolument inerte et passif à la façon d’un être inanimé, qu’il soit anathème. 5. — Si quelqu’un dit que, par suite du péché d’Adam, le libre arbitre a été perdu ou détruit, ou qu’il n’est qu’une pure convention, ·. une fiction juridique introduite par Satan dans l’Église, qu’il soit ana­ thème. — 371 — APPENDICE 6. — Si quelqu’un dit qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme de devenir mauvais, mais que Dieu, qui est l’auteur du bien, opère aussi le mal, non en le permettant, mais au sens propre, en sorte que la perte de Judas soit aussi bien son œuvre qu71 la vocation de Paul, qu’il soit ana­ thème. 7. — Si quelqu’un dit que les œuvres qui précèdent la justification, quelle qu’en soit la nature, sont des péchés et méritent la haine de Dieu, ou que l’homme pèche d’autant plus qu’il s'efforce davantage de se dis­ poser à la grâce, qu’il soit anathème. 8. — Si quelqu’un dit que la crainte de la géhenne par laquelle, nous repentant de nos péchés, nous nous réfugions dans la miséricorde de Dieu ou nous nous détournons du péché, est elle-même un péché ou nous fait davantage pécheurs, qu’il soit anathème. 9. — Si quelqu’un dit que le pécheur est justifié par la seule foi en ce sens que nulle autre chose n’est requise pour contribuer à obtenir la grâce de la justification, et que nul mouvement de la volonté n’est de­ mandé pour se préparer et se disposer à cette grâce, qu’il soit anathème. 10. — Si quelqu’un dit que l’homme est justifié sans la justice par laquelle le Christ a mérité pour nous, ou que c’est par cette justice du Christ qu’il est formellement juste, qu’il soit anathème. 11. — Si quelqu’un dit que l’homme est justifié par la seule impu­ tation de la justice du Christ ou la seule rémission des péchés, à l’ex­ clusion de la grâce et de la charité que le Saint-Esprit répand dans les cœurs et qui y devient inhérente, ou que la grâce qui nous justifie n’est que la faveur de Dieu, qu’il soit anathème. 12. — Si quelqu'un dit que la foi qui justifie n’est qu’une confiance en la divine miséricorde qui, à cause du Christ, nous remet nos péchés, ou que cette confiance suffit à nous justifier, qu’il soit anathème. 13. — Si quelqu’un dit que, pour obtenir la rémission des péchés, il faut que tout homme, sans aucune hésitation sur sa propre faiblesse — 372 — APPENDICE et sur son manque de disposition, croie que les péchés lui sont remis, qu’il soit anathème. 14. — Si quelqu’un dit que l’homme est absous de ses péchés et justifié parce qu’il croit l’être avec certitude ou que personne n’est vrai­ ment justifié s’il ne croit l’être, et que seule cette foi procure l’absolution et la justification, qu’il soit anathème. 15. — Si quelqu’un dit que l’homme régénéré et justifié est tenu de croire, en vertu de la foi, qu’il est certainement au nombre des prédes­ tinés, qu’il soit anathème. 16. — Si quelqu’un dit qu’il est certain, d’une certitude absolue et infaillible, de posséder un jour le grand don de la persévérance finale (à moins qu’il ne l’ait appris par une révélation spéciale), qu’il soit ana­ thème. 17. — Si quelqu’un dit que seuls les prédestinés à la vie obtiennent la grâce de la justification, et que les autres, bien qu’appelés, ne reçoivent pas la grâce, parce qu’ils ont été, par la puissance divine, prédestinés au mal, qu’il soit anathème. 18. — Si quelqu’un dit qu’à l’homme justifié et constitué en grâce, l’accomplissement des commandements de Dieu est impossible, qu’il soit anathème. 19. — Si quelqu’un dit que, dans l’Évangile, il n’est commandé que de croire, que tout le reste est sans importance, n’est objet ni d’injonc­ tion ni de défense, mais reste libre, ou que le décalogue ne concerne pas les chrétiens, qu’il soit anathème. 20. — Si quelqu’un dit que l’homme justifié ou arrivé à la perfection n’est pas tenu à observer les commandements de Dieu et de l'Églrse, mais seulement d’avoir la foi, comme si l’Évangile était une simple et absolue promesse de la vie éternelle, sans que soit nécessaire l’observa­ tion des commandements, qu’il soit anathème. — 373 — APPENDICE 21. — Si quelqu’un dit que le Christ Jésus, donné par Dieu aux hommes comme un Rédempteur à qui faire confiance, n’a pas été donné aussi comme un Législateur à qui on doive obéissance, qu’il soit ana­ thème. 22. — Si quelqu’un dit que l’homme justifié, sans un secours spécial de Dieu, pourra persévérer dans la justice, ou nie qu’en ayant ce secours, il puisse persévérer, qu’il soit anathème. 23. — Si quelqu’un dit qu’une fois justifié, l’homme ne peut plus pécher ni perdre la grâce et que. par suite, celui qui tombe et qui pèche n’a jamais été vraiment justifié, ou nie au contraire qu’il soit impossible, dans une vie d’homme, d’éviter tout péché véniel, sinon en vertu d’un privilège spécial analogue à celui que l’Église reconnaît à la bienheu­ reuse Vierge Marie, qu’il soit anathème. 24. — Si quelqu’un nie que la justice qu’on a reçue se conserve et s’accroisse devant Dieu par les bonnes œuvres, mais dit que les œuvres ne sont que le fruit et le signe de la justification, non la cause de son accroissement, qu’il soit anathème. 25. — Si que’qu’un dit que les justes pèchent au moins véniellement en toutes leurs actions, ou (ce qui est bien plus intolérable) qu'ils pèchent mortellement et mériteraient les peines de l’enfer si Dieu ne voulait bien renoncer à imputer ces œuvres pour la damnation, qu’il soit anathème. 26. — Si quelqu’un dit que, pour les bonnes œuvres qu'ils auront faites en Dieu, les justes ne doivent pas attendre ou espérer de récom­ pense éternelle en vertu de la miséricorde divine et des mérites du Christ, si, par leurs bonnes actions et l’observance des commandements, ils per­ sévèrent jusqu’à la fin, qu’il soit anathème. 27. — Si quelqu’un dit qu’il n’y a pas d’autre péché mortel que le refus de croire, ou que seul le péché d’infidélité et non d’autres péchés, si énormes qu’on les suppose, ne peuvent faire perdre la grâce, qu’il soit anathème. — 374 — APPENDICE 28. — Si quelqu'un dit que, lorsqu’on a perdu la grâce par le péché, la foi aussi a disparu, ou que la foi qui demeure n'est pas une vraie foi, n’étant qu’une foi morte, ou que celui a la foi sans avoir aussi la charité n’est pas chrétien, qu’il soit anathème. 29. — Si quelqu’un dit que l’homme qui est tombé dans le péché après son baptême ne peut ressusciter par la grâce de Dieu, ou que, s’il le peut, c’est seulement par la foi, la justice étant alors recouvrée sans le sacrement de Pénitence, à l’inverse de ce que la sainte Église romaine universelle, instruite par le Christ Notre-Seigneur et ses Apôtres, a jus­ qu’ici cru, pratiqué et enseigné, qu’il soit anathème. 30. — Si quelqu’un dit que, par la grâce de la justification, pour tout pécheur quel qu’il soit, la coulpe et la peine éternelle due aux péchés sont effacées de telle sorte qu’il ne reste plus aucune peine temporelle à expier en ce siècle ou dans l’autre, c’est-à-dire au purgatoire, avant d’entrer dans le royaume des cieux, qu’il soit anathème. 31. Si quelqu’un dit que les justifiés pèchent lorsqu’ils font le bien en vue de la récompense éternelle, qu’il soit anathème. 32. — Si quelqu’un dit que les bonnes œuvres de l’homme justifié sont tellement des dons de Dieu qu’elles ne soient pas aussi les mérites de l’homme ou que, par les bonnes œuvres qu’il accomplit par la grâce de Dieu et le mérite du Christ dont il est un membre vivant, le chré­ tien justifié ne mérite pas vraiment, avec un accroissement de grâce, la vie éternelle et (s’il meurt en état de grâce) la possession de cette vie, bien plus, un accroissement de la vie éternelle, qu’il soit anathème. 33. — Si quelqu’un dit que la doctrine catholique de la justification, telle qu'elle a été exposée par le saint concile dans le présent décret, soustrait quelque chose à la gloire de Dieu ou aux mérites du Christ et qu elle n’est pas au contraire un témoignage éclatant en faveur de la vérité de notre foi, et enfin de la gloire de Dieu et du Christ Jésus, qu’il soit anathème. — 375 — APPENDICE E. Les cinq propositions condamnées chez ]ansénius{\) 1. — Il y a des commandements divins que, malgré leur bon vouloir et leurs efforts, certains justes ne peuvent observer avec leurs forces présentes, la grâce leur manque qui rendrait possible (l’accomplissement de ces préceptes). 2. — Dans l’état de nature déchue, on ne résiste jamais à la grâce. 3. — Pour mériter et démériter dans l’état de nature déchue, il n’est pas indispensable que l’homme soit libre de toute nécessité, il suffit qu’il soit libre de toute coaction. 4. — Les semi-Pélagiens admettaient la nécessité de la grâce pré­ venante pour chaque acte particulier, même pour le commencement de la foi, ils étaient hérétiques en ce qu’ils voulaient que cette grâce fût telle que la volonté paisse lui résister ou lui obéir. 5. — Il est semi-pélagien de dire que le Christ est mort pour tous les hommes et qu’il a versé son sang pour tous. r. Texte latin dans Denzinger-Bannwart, Enchiridion symbolorum, ηοβ 1092· 1096, et dans Cavallera, Thesaurus doclrinae catholicae, noa 872-892. Pour le commen­ taire, voir ci-dessus, p. 314, et l’article de M. Carreyre dans le D. T. C., t. X, col. 476494- — 376 — RAPPEL BIBLIOGRAPHIQUE N.-B. — On a trouvé dans les notes de cet ouvrage une bibliographie assez abondante. Je me contente de rappeler ici les travaux plus importants, ou plus commodes, ou plus significatifs. L’astérisque indique que l’auteur n’est pas catholique. N. A. A. R. C. Abercrombie*, The origins of Jansenism, 1936. d’Alès, Prédestination, dans le D. A. F. C., t. IV. D’Alès, La doctrine de ΓEsprit-Saint dans saint Irénée, dans R. S. R., 1924. Arnou, Platonisme des Pères, dans le D. T. C,, t. XII. Baur, U ntersuchungen über der V ergottlichungslehre der griechischen Vater, dans Tübinger Theol. Quartalschrift, 1916, 1917, 1918. P. Benoit, La loi et la croix dans saint Paul, dans Rev. bibl., ^38. P. Bonnetain, Grâce, dans le Supplément du Dictionnaire de la Bible, t. III, 1938. H. Bouillard, Conversion et grâce chez saint Thomas d’Aquin, 1944. E. Boularand, La venue de l'homme à la foi d'après saint Jean Chrysostome, 1939· C. Boyer, Le système de saint Augustin sur la grâce, dans Essais sur la doctrine de saint Augustin, 193t. L. Capéran, Le problème du salut des infidèles, t. I, 1913 (2® éd., 1934)· M. Cappuyns, L’origine des capitula du concile d'Orange, dans Recherches de théol. ancienne et médiévale, 1934. J. Carreyre, Jansénisme, dans le D. T. C., t. VIII. L. Cristiani, Réforme, dans le D. T. C., t. XIII. H. Dentfle, Luther et le luthéranisme, trad. J. Paquier, 1912-1913. E. Dinkler*, Die Anthropologie Augustins, 1934. L. Febvre*, Un destin, Martin Luther, 1928 (2e éd., 1945). J. GROSS, La divinisation du chrétien d’après les Pères grecs, 1938. A. von Harnack*, Précis de l'histoire des dogmes, trad. Choisy, 1893· F. Heiler*, La prière, trad. Kruger et Marty, 1931. — 377 “ RAPPEL BIBLIOGRAPHIQUE J. Hub Y, Saint Paul, l'Epitre aux Romains, 1940. J. HüBY, Saint Paul, les Epîtres de la captivité, 1935. M. Jacquin, La question de la prédestination aux Ve et VIe siècles, dans Revue d’histoire ecclés., 1904, 1905, 1906. -X. Jansen, Baius et le Baianisme, 1931. F. M.-J. Lagrange, La paternité de Dieu dans ΓAncien Testament, dans Revue biblique, 1908. H. Lange, De gratia, 1929. X.-M. Le Bachelet, Baius, dans le D. T. C., t. IL X.-M. Le Bachelet, Prédestination et grâce efficace, une controverse dans la Compagnie de Jésus, 1931. J. Lebreton, Histoire du dogme de la Trinité, t. II, 1928. A. Lemmonyer, Justification (I), dans le D. T. C., t. VIII. F. Loofs*, Leitjaden zur Dogmengeschichte, 4e éd., 1906. M. Lot-Borodine*, La doctrine de la déification dans l’Eglise grecque, dans Revue de l'histoire des religions, 1932-1933. L. Malevez, L'Eglise et le Christ, dans Recherches de sc. rel., 1935. H. DU Manoir de Juaye, Dogme et spiritualité chez saint Cyrille- d'Alexandrie, 1945· F. Menegoz*, Le problème de la prière, 1932. N. MERLIN. Saint Augustin et les dogmes du péché originel et de la grâce, 1931. E. Mersch, Le corps mystique du Christ, 2 vol., 1933 (2e éd., 1937). J. Moffat*, Grace in the New Testament, 1931. A. Nygren*, Eros et Agape, t. I, 1944. [Agape and Eros, The history of the Christian idea of love, 3 vol., 1937-1939·] J. Paquier, Luther, dans le D. T. C., t. IX. G. de PLINVAL, Pélage, ses écrits, sa vie et sa réforme, 1943. E. Portalié, Augustinisme, Augustinianisme, dans le D. T. C., t. IL F. Prat, La théologie de saint Paul, t. I et IL IL Rahner, Die Gottesgeburt, Zeitschrift für kathol. Theol., 1935. J. Rivière, Justification (II), dans le D. T. C., t. VIII. J. Rivière, Mérite, dans le D. T. C.s t. X. H. Rondet, L'anthropologie religieuse de saint Augustin, dans R. S. R., 1939. O. Rottmaner, Der Auguslinismus, 1892. P. Rousselot, La grâce d'après saint Jean et d'après saint Paul, dans R. S. R., 1928. A. Schweitzer*, Die Mystik des Apostels Paulus, 1930. R. DE Scorraille, François Suarez, 1.1,1913. R. Seeberg*, Lehrbuch der Dogmengeschichte, t. Ill (40 éd., 1931) ; t. IV (4e éd., 1933). H. B. Swete*, The Holy Spirit in the New Testament. — 378 — * RAPPEL BIBLIOGRAPHIQUE E. TOBAC, Le problème de la justification dans saint Paul, 1908. E. Tobac, Grâce, dans le D. A. F, C., t. II, 1911, E. Vansteenberghe, Molinisme, dans le D. T. C., t. X. P. Vignaux, Justification et prédestination au XIVe siècle, 1934. J. Wang, Saint Augustin et les vertus des païens, 1935. W. T. Whitley*, The doctrine of grace, 1932. — 379 — INDEX DES NOMS PROPRES Abélard, 183-186, 189. Abercrombie (N.), 377. Adam (K.), 43 Adoptianisme, 173. Aegerter (E.), 174. Albert le Grand, 195. Alcuin, 173. Aies (A. d’), 23, 26, 62, 64, 77, 83, 113, 132, 136, 149, 156, 172, 230, 304 322, 377. Alexandre III, 188. Alexandre VIII, 316, 317. Alexandre de Haies, 203, 204. Alger de Lège, 183. Allo (B.), 51, 59, 62, 72, 73. Alphonse de Liguori (Saint), 322. Amann (E.), 32, 112, 113, 115, 118, 123, 132, 144, 146, 147, 150, 153, 154, 158, 160, 173, 175, 177, 244, 245, 3°9Ambroise (Saint), 89, 97, 108, 131 189. Ambrosiasler, 89, 109. Amolon, 176. Ancelet-Hustache (J.), 239. Anger (J.), 341. Anselme (Saint), 78, 181-183, 184, 189, 196. Anselme de Laon, 186-187. Antioche (École d!), 90. Aquaviva, 305, 306. Aiistotc, 27, 184, 204, 212, 219, 261. Aristotélisme, 193, 196, 235, 250. Arius, 78, 90, 91. Ariens, 87. Arles (Concile d’), 153. Arminius, 272. Arnauld, 307. 313. Arnou (R.), 28, 29, 87, 107, 121, 377. Athanase (Saint), 77, 78, 86-87, 100, 189. Athanase (Symbole de St), 79. Athénagore, 82. Attritionisme, 322. Aufhauser (J. B.), 88. Augsbourg (Confession d’), 266, 274. Augustin (Saint), 35, 37, 39, 58, 61, 71, 79, 99-111, 112-120, 121-126, 129, 133-143, 167, 195, 261, 262, 281, 284, 311, 333 et passim. Augustiniens, 319. Babyloniens, 25. Backes (I.), 198. Bainvel (J. V.), 181, 182, 196. Baius, 106, 108, 136, 142, 186, 196, 198, 217, 287-293, 309, 311, 313, 325. Balic (C.), 242. Ball (J.), 105. Balthasar (J. U. von), 95. Bandinelli (Roland), 188. - 381 - INDEX DES NOMS PROPRES Battez, 108, 294, 296, 305. Bardy (G.), 65, 84, 87, 150, 198· Bareille (G.), 266. Barion (J.), 107. Barnabé (Épitrc de), 80-81. Barth (A.), 25. Basile (Saint), 87-88, 96, 97. Battifol (P.), 150, 171. Baudrillart (A.), 268. Baur (C.), 377. Bède le Vénérable, t66. Beghards, 239-240. Bellamy (J.), 227, 241, 335, 337· Bellarmin, 295-297, 299-300, 301, 305 Bellelli, 320. Benoît XIII, 320. Benoît XIV, 321. Benoît (P.), 56, 377. Benz (M.), 107. Bérenger, 181. Bergson, 16, 26, 43, 344. Bernard (Saint), 96, 183-186. Berti, 320, 321. Bérulle, 286, 308. Beugnet, 323. Biel (Gabriel), 245-246, 248, 258. Billuart, 280, 320. Blic (J. de), 128, 230. Bliemtzricder, x86, 187. Blondel (M.), 307, 341. Bois (H.), 270. Bonaventure (Saint), 126, 189, 191, 197, 203, 204, 208. Bonet (A.), 304. Boniface II, 160. Bonnard (F.), 319. Bonnefoy (J.), 212. Bonnetain (P.), 33, 36, 40, 43, 44, 45, 5°, 5X> 54? 72» 377· Bonsirven (J.), 33, 40, 65. Bossuet, 297. Bouddhisme, 25, 26. Bouillard (IL), 144, 154, 195, 218, 219, 220, 377. Boularand (E.), 377. Boutroux (E.), 258, 344. Bouyer (L.), 87. Boyer (Ch.), 107, 125, 135, 168, 307, 377Bradwardin, 249. Bréhier (E.), 27, 114. Bremond (A.), 27, 94. Bremond (IL), 94. Broglie (G. de), 198, 211. Brunet (R.), 103. Burkitt, 102. Cabasilas (Nicolas), 96. Cabrol (F.), 172. Cadiou (R·), 28. Cajetan, 296, 304. Calés (J.), 35. Calvin, 18, 142, 167, 217, 268-272, 280, 282, 284, 304. Capelle (B.), 79. Capéran (L.), 146, 150, 185, 230, 299, 325? 326, 327, 328, 377. Cappuyns (M.), 148, 149, 150, 154, 160, 176, 377. Carrevre (J.), 125, 144? 309-319» 377· Carro, 304. Carihage (Conc. de), 118, 127-129, 150, 221, 346-349. Cassien, 132, 144-145, 147, x54» 165. Cassiodore, 165. Cathar in, 322. Cavallera (F.), 54» 94, *9°» 274» 275. Célestin Ier, 131, 149· Celestius, 112, 113, 115, 123, 315. Cerfaux (L.), 49, 69. Césaire d’Arles (Saint), 79, 156-157, 159· — 382 — INDEX DES NOMS PROPRES Chalcédoine (Concile de), 97. Chananéens, 24. Charlemagne, 172. Charles le Chauve, 175. Chevalier (I.), 99. Chevallier (Ph.), 190. Chrysostome (saint Jean), 89, 104, 132, 189, 198, 377· Cicéron, 28. Clavier (H.), 60, 72. Claudel, 33. Cléanthe, 27. Clément de Rome, 81. Clementis (/7α), 81. Clément d’Alexandrie, 84. Clément VIII, 296, 305. Clément IX, 319. Clément XII, 320, Coméliau (J.), 115. Condamin (A.), 25, 35. Congar (M. J.), 226. Congruisme, ni, 295, 307. Constance (Concile de), 252, 253. Constantinople (Concile de), 79. Contarini, 261. Conlrilionisme, 322. Cottiaux (J.), 186. Courcelle (P.), .154. 165, 207. Cremers (V.), 87. Cristiani (L.), 263, 267, 268, 377. Cromwell, 271. Cumont (F.), 26, 30. Cyprien (Saint), 131, Cyrille d’Alexandrie (Saint), 45, 9194, 96, 97, 189, 330, 331, 335, 378. Cyrille de Jérusalem (saint), 80, 88. Damascène (Saint Jean), 189. 227. Daniélou (J.), 87. Déchanet (J.), 183, 186, 199. Deimel (L.), 49. Deissmann (A.), 49, 69, Dclagneau (G.), 184. Délayé (E.), 339· Delbos (V.), 258. Deman (Th.), 213, 219, Démétriade, 116. Denifle (H.), 257, 258, 262, 279, 377. Denys (Pseudo),, 94-95, 96, 176, 189, 198. Descartes, 307. Desnoyers (L.), 25, 31, 33, 34. Dhorme (E.), 25. Didachè, 80. Didyme l’aveugle, 88, 189. Dillenschneider (Cl.), 324. Dinkier (E.), 105, 141, 377. Diospolis (Synode de), 112, 115, 117. Disdier (M. Th.), 95. Doms (H.), 195. Donatisme, 124, 143. Dordrecht (Synode de), 272. Dorsaz (A.), 339. Duchesne (L.), 28, 99, 112, 114, 147, 15°, 154, 158· Du Chesne, 320. Dudon (P.), 274. Dumont (P.), 122, 244, 300, 326. Duperray (J.), 49. Durand (A.), 63. Durand de Saint Pourçain, 245, 334. Durantel (J.), 198. Eckhart, 236-238, 334, 343. Elipand de Tolède, 173. Élisabeth de la Trinité, 338. Eller (E.), 24. Elter (E.), 302. Ehses (St), 274, 275. Engelhardt (G.), 193. Englerding (IL), 87. Epictète, 28. — 383 — INDEX DES NOMS PROPRES Erasme, 265. Eschlimann (J. A.), 49. Eschyle, 27. Eunomius, 90. Fayey (J.), 109. Fauste de Riez, 153, 154, 155. Fcbvre (L.), 257, 258, 259, 264, 377. Feckes (C.), 245, 246, 341. Felix IV, 159. Féret (Π. M.), 242. Fessard (G.), 40, 66. Festugière (A.), 204. Fichte, 342, 344· Ficker (J.), 263. Flaccus Illyricus, 266. Florus de Lyon, 176, 177, 178. Fonseca, 298. Fonsegrive (G.), 28. Fournier (P.), 155. François de Sales (Saint), 299, 306. Franzelin, 337. Fritz (G.), 154, 158, 159, 335. Froget (B.), 338. Froidevaux (L.), 80. Fulgencc de Ruspc (Saint), 79, 154156, 173, 182, 189. Galtier (P.), 80, 330, 331, 337, 338. Gandillac (M. de), 236. Garnier, 115. Garrigou-Lagrange (R.), 321. Gasque (G.), 341. Gaudel (A.), 113, 123, 274. Gélase, 171. Gélasien (Sacramentaire), 172· Gennade, 154, 165. Gerberon (Dom), 287, 319. Ghellinck (J. de), 79, 94» 184» 186, 187, 188, 189, 190. Gibieuf, 306. Gilbert de la Porrée, 188. Gilson (E.), 96, 104, 105, 138, 176, 180, 184, 202, 207, 218, 220, 241, 242, 243, 307. Glasenapp, 25. Glorieux (P.), 189, 249, 341. Gloubokovsky (N.), 97. Godescalc, 18, 142, 174-179, 324. Godet (P.), 154, 166. Gomar, 272. Gonsette (M.), 116. Gorce (M.), 322. Granderath, 337. Grandgeorge, 107. Grandmaison (L. de), 13, 40, 184. Gratien, 189. Grégoire le Grand (Saint), 108,165167, 173, 180, 189. Grégorien (sacramentaire), 172. Grégoire XIII, 293. Grégoire de Nazianze (Saint), 77, 88, 90, 132. Grégoire de Nysse (Saint), 87-88, 100, 176. Grégoire de Rimini, 245, 247-249. Grégoire le Thaumaturge, 80. Grisar (H.), 258-259, 260. Gropper, 261. Gross (J.), 80, 81, 84, 88, 90, 91, 95, 377· Grou (N.), 308. Grumel (V.), 95. Guelluy (R.), 309. Guérard des Lauriers, 195. Guibert (J. de), 230. Guillaume d’Auxerre, 195. Guillaume de Saint-Thierry, 183, 186, 190, 198, 199. Guitton (J.), 141. Gunkcl (H.), 23. Guntermann (F.), 52, 58. — 384 — INDEX DES NOMS PROPRES Hadrien Ier, 172, 173. Hadrumète (moines d’), 124, 147. Hahn (A.), 79. Hahn (W. G.), 49, 74. Hamel (A.), 261. Hamelin (O.), 27. Harcnt (St), 327. Harnack (A. von), 39, 77, 78, 79, 81, 87, 97, 99, ”4, 135, 167, 168, 173, 183, 184, 218, 243, 250, 251, 271, 377· Hastings, 23, 24. Hedde (R.), 112. Hefele, 174, 179, 252, 274. Hefner (J.), 285. Hegel, 15, 27, 225, 238,342, 343, 344· Heiler (F.), 23, 24, 25, 377. Heitz (Th.), 185. Hempel (J.), 32. Henry (P.), 29, 107. Hentrich (G.), 298, 304. Héris (C. V.), 205. Hermas, 81. Heurtebize (B.), 320. Hilaire (Saint), 35, 108, 109, 189. Hilaire (de Marseille), 145, 154. Hincmar, 175, 179. Hocedez (E.), 305. Hoffmann (F.), 107. Holzner (J.), 49. Homère, 26. Honorat, ιοί. Honorius d’Autun, 183, 196. Hormisdas, 154. Huby (J.), 44, 56, 57, 58, 59, 60, 62, 63, 64, 66, 67, 378. Hugueny (E.), 239, 240. Hugues de Saint-Victor, 187-188, 189, 192, 196. Humbertclaude (H.), 265. Hûnermann (F.), 285. Hurter, 337. Huss (Jean), 252, 253. Hutmacher (H.), 280. Hypomnesticon, 217, 266. Ignace d’Antioche (Saint), 80, 81, 184. Ignace de Loyola (Saint), 189, 269, 274, 298. Ildefonse (Saint), 173. Imbart de la Tour (P.), 258, 269, 271. Imitation de J. C,), 240, 248. Indiculus (dit de Célestin), 150-152, J55, !58> I7i, 284, 290, 849-354. Innocent Ier, 150. Innocent III, 193. Innocent X, 314. Innocent XI, 316. Irénée (Saint), 81, 82-83, 235. Irsay (St. d’), 253. Isaac de l’Étoile, 137. Isidore de Séville (Saint), 168, 167, 172, 175, 180, 189. Jacquin (M.), 125, 144, 147, 378. Jansen (B.), 342. Jansen (F. X.), 287, 378. Jansénius, 18, 106, no, 125, 136, 142, 144, 168, 248, 272, 292, 309315, 325 et passim. Janson (J.), 309. Janssens (G.), 91. Jean XXII, 238. Jean Damascene (Voir Damascene). Jean Chrysostome (voir Chrysostome). Jean de la Croix (Saint), 190, 334. Jean de Saint-Thomas, 339, Jérôme (Saint), 35, 114, 1x6, 178, 189, 203. Jugie (M.), 96,133, 227. - 385 25 INDEX DES NOMS PROPRES Lebon (J.), 94· Le Bras (G.), 155. Le breton (J.), 27, 28, 29, 31, 4Oj 43> 44, 54, 79» 84, 85, 378. Leder (J.), 253. Le Fur (L.), 264. Lehault (A.), 1x7. Leibniz, 307. Lejay (P.), 156, 160. Lemonnycr (A.), 32,33, 54, 62,64,74, Kant, 15, 323, 342, 344· 378. Karrer (0.), 23. Léon·Dufour (X.), ni. Kawerau, 266. Léon (Saint), 150, 168-171, 342. Kirmer (L), 112. Léonien (Sacramentaire), 172. Kittel, 74· Le Pelletier (Cl.), 326. Koch (H.), 84. Le Senne (R.), 344. Kors (J. B.), 197. Lesêtre (IL), 35. Lessius, 295, 305-306, 309, 311, 312, Labbas (R.), 307. 335 La Broise (M. de), 35. Lieske (A.), 87. Lacroix (J.), 341· Lietzmann (H.-), 46, 49, 53, 172. Lagarde (G. de), 253, 364. Lindsay (J.), 94. Lagrange (M.-J.), 28, 32, 40, 43, 44, Loofs (F.), 77, 81, 100, 167, 218, 243, 53,54, 57,62,378. 250, 259, 266, 268, 269, 378. Lallemant, 308. Lossky (W.), 94, 96, 97, 149. Lambot (C.), 174. Lot-Borodine (M.), 94, 95» 96, 97, 378. Landgraf (A.), 183, 186, 188, 190, Lottin (0.), 187, 188, 192, 193, 21 r, 191, 193, 195, 197. 212. Lanfranc, 181. Loup de Ferrières, 175. Lange (H.), 81, 217, 279, 299, 378. Lu bac (H. de), 24, 26, 33, 65, 69,125, Lanversin (F. de), 213. 196, 222, 239, 287, 288, 321, 324, Lapeyre (G.), 154· 340Laporte (J.), 223, 307. La Serviere (J. de), 320. Lucidus, 153, 171. Lasserre (P.), 184. Lugo, 326. 327. La Taille (M. de), 242. Lurz (W.), 304. Luther, 18, 53, 74, 78, 167, 183, 210, Laun, 249, 250. La Vallée-Poussin (L. de), 25. 244, 246, 253, 257-270, 282, 2841 290, Lavaud (B.), 174, 175, 177, 179. Le Bachelet (X.-M.), 87, 88, 89, 287 Lyonnet (S.), 279. 291, 292, 293, 295, 302, 305, 3ïg’ 3*7, 321, 378. Macédoniens, S'], 90, 91· Julien d’Eclane, 113, 114, I23» 23b 3*5· Jundt (A.), 268. Jungmann (J. A.), 79, 166. Jurgensmeier, 69. Justin (Saint), 29. Justinien, 94. Juvénal, 26. - 386 - INDEX DES NOMS PROPRES Madoz (G.), 132. Magnin (E.), 24, Mahé (A.), 93. Maine de Biran, 344. Malebranche, 307. Malevez (L.), 87, 88, 93, 378. Malnory (A.), 158. Mandonnet, 296. Manichéisme, 113, 123. Mankiewicz (H.), 264. Manoir (H. du), 91, 193, 348. Manson (W.), 30, 36, 43, 72. Marc-Aurèle, 28. Marcellin (comte), 122. Marcion, 32. Maréchal (J.), 25, 29, 223, 239, 342. Marius Victorious, 109. Marie de l’incarnation, 286. Martha (C.), 28. Martin (M.), 188. Martindale (C.), 25. Massilienses, 144. Maurois (A.), 270. Mausbach (J.), 134. Maxence (Jean), 160. Maxime le Confesseur, 95-93, 176. Maxime de Tyr, 29. Melanchton, 265. Ménégoz (E.), 78. Ménégoz (F.), 24, 43. Merklen (L.), 249. Merlin (N.), 112, 247, 378. Mersch (E.), 44» 68, 69, 82, 86, 87, 93, 102, 103, 137, 171, 232, 249, 340» 341» 378. Meyer (Liévin de), 320. Michel (A.), 79» II7, 282, 304. Miléve (Concile de), 127, 150, 243. Mithra (Mystères de), 26. Mitzka (F.), 219. Moehler (J. A.), 266 Moffat (J.), 72, 348. Molina, 108, 294, 295, 298, 303, 305, 311· Molinisme, 146, 168, 225, 298, 322. Molinos, 240. Monceaux (P.), 102. Monier (P.), 49. Monophysisme, 94. Montcheuil (Y. de), 24. Morin (G.), 156. Mozarabe (Liturgie), 173. Mura (E.), 341. Nédoncelle (M.), 341. Nestorius, 90, 91. Newman, 99. Nicée (Concile de), 79. Nicolas Ier, 179. Niel (H.), 343. Nominalisme, 160,194, 241-247, 260, 284. Noris, 125, 319, 321. Nygren (A.), 348. Occam, 244-245, 258, 261. Ohm (Th.), 230. O.denberg (H.), 25, 26. Olier, 286, 308. Olphe-Gaillard (M.), 149. O’Mahony (J. E.), 198. Orange (Concile d’), 150, 174, 235, 219, Origène, 35, 64, 84-86, 100, 184, 186, Orphal (E.), 49. Otloh de Sainte-Emmeran, Pallavicini, 275 Palmieri (A.), 86, 89. — 387 — 156-161, 354-360. 104, 131, 189, 198. 180,181, 190. INDEX DES NOMS PROPRES Paquier (J.), 257, 258, 259, 260, 261, 263, 264, 267, 271, 273, 378. Paré (A.), 186. Pascal, 28, 33, 36, 307, 315, 325. Paschase Radbert, 190. Paul V, 297, 305. Pegon (J.), 95. Pélage, 112-121, 173, 178, 185, 203, 231, 378. Pélagianisme, 15, 127, 128, 249, 261, 343· Pelland (L.), 149. Pelster (F.), 242, 243. Pelzer (A.), 245. Pera (C.), 94. Périnelle (J.), 277, 278, 323. Pesch (Ch.), in, 316, 337. Petau, 19, 45, 93, 191, 286, 313, 330-333, 335. Peterson (E.), 62, 63. Pétré (H.), 30. Pharisiens, 34, 40. Philippe II, 294. Philippon (M.-H.), 338. Pie V, 288. Pie VI, 318. Pie IX, 327, 328. Pie XII, 341. Pierre (Épitre de), 81» Pierre d’Ailly, 258. Pierre Damien, 181. Pierre Diacre, 155. Pierre d’Auriole, 244. Pierre Lombard, 126, 155, 188-191, 192, 194, 197, 259, 261. Pierre de Poitiers, 192. Pighius, 261. Pistoie (Synode de), 318, 319. Pitra (Dom), 159. Platon, 27, 28. Plinval (G. de), 109, T12, 114» u6, 120, 121, 123, 129, 378. Plotin, 15, 29, 107, 108. Plus (R.), 339. Plutarque, 29. Pneumatomaques, 87. Pontet (M.), 35, 102. Portaliê (E.), 99, 107, no, ni, 113, χιό, 136, 148, 168, 184, 195, 186, 217, 250, 252, 321, 333, 334, 378. Pourrat (P.), 94, 95, 115, 184, 325. Praedestinatus, 148. Prat (F.), 48, 49, 51, 52-59, 62, 67, 70,74,100,263. Proclus, 94. Prométhée, 27. Prosper d’Aquitaine, 145, 147, 148150, 154, 159, 171, 189. Prudence de Troyes, 175, 176. Prumbs (A.), 285. Puech (C. H.), 84. Quesnel, 150, 171, 317. Quiercy (Concile de), 175, 177, 17g. Quilliet (H.), 173. Raban Maur, 174. Rahner (H.), 85, 96, 147, 237, 378. Rathier de Vérone, 180. Ratramne, 175, 179. Ravaisson, 344. Raymond (R.), 242, 243, 244. Régnon (Th. fie), 102, 330, 331, 33g. Remi de Lyon, 176, 178. Rendel Harris, 242. Reynders (D.), 83. Ripalda, 326, 335. Ritschl (O.), 266. Rivière (J.), 32, 42, 87, 100,185, 218, 219, 241, 261, 274, 275-280, 28;* - 388 - 285. INDEX DES NOMS PROPRES Robert (A.), 37. Robert (G.), 186. Robin (L.), 27. Rohde (E.), 27. Rondet (IL), 61, 62, 68, 105, 121, 136, 137, 201, 205, 226, 340, 343, 37«. Rongy (H.), 35. Rottmaner (0.), 133, 135, 138, 142, 378. Rousselot (P.), 44, 78, 99, 100, 104, 198, 215, 223, 378. Rufin d’Aquilée, 79. Rupert de Deutz, 183. Ruysbroeck, 190, 239, 240, 334. Sabatier (A.), 23, 49, 57. Sabellianisme, 179, 334. Sacramenlaires, 172. Saint-Cyran, 309. Salaville (S.), 96. Saléon (Y. de), 320. Salet (G.) 55, 341. Salmanticenses, 326. Savonnières (Concile de), 179. Scheeben (M.-J.), 93, 122, 335-338. Scheel (O.), 259. Schelling, 342. Scheppens (P.), 79. Schlagdenhaufen (W.), 166. Schleiermacher, 267. Schmidt (W.), 24. Schmitt (F.), 182. Schneeman (G.), 294. Schuhl (P. M), 27. Schuhmacher (H.), 80. Schüler (M.), 247. Schwamm (H.), 243. Schweitzer (A.), 26, 46, 49, 54, 64, Q '11 /T? \ 74’ 37^ Scorraille (R.), 294, 297, 305, 378. Scot (Duns), 189, 194, 241-243. Scot Erigène, 176, 178. Scythes (Moines), 154, 155, 160. Seeberg (R.), 79,87, 97,154, 166,174 181, 183, 207, 219, 242, 243, 244, 247, 249, 378. Segond (J.), 24. Sens (Concile de), 185. Semi-Pélagianisme, 109,144-161,168 235, 243, 299, 303, 311, 313, 315, 318, 322. Seripando, 275, 276. Serry, 320. Sertillanges (A. D.), 223, 226. Sibylle, 229. Sikes (J. E.), 184. Simonin (IL J.), 133. Simplicien (Questions à), no, 146. Sirmond, 132, 148, 313. Sixte, 124, 149. Socrate, 299. Sôderblom (N.), 23. Somme des Sentences, 187, 189. Sophocle, 27. Soto (Dominique), 301. Soury (G.), 29. Souter (A.), 112. Spicq (G.), 48. Spinoza, 15, 307, 343. Stegmüller (F.), 294, 300. Stiglmayer (J.), 94Stoïcisme, 15, 27, 29, n4, II?> 2.6# Stolz (A.), 181. Strack (A.), 40. Strohl (IL), 259. Stufler (F.), 191, 219. Suarez, 220, 280, 295, 300-304, 305. Suso (B. Henri), 239, 240. Swartz (G.), 261. Swete (H. B.), 90, 378. Symboles, 79. 389 — INDEX DES NOMS PROPRES Symmaquc, 155. Tauler, 239, 244. Terrien (J. B.), 81, 97, 338. Tertullien, 131. Thamin (R.), 114. Théodore de Mopsueste, 90. Theodoret, 91. Théodule d’Orléans, 173, 174. Théophile d’Antioche, 81, 82. Thérèse d’Avila (Sainte), 286. Théry (G.), 94, 198. Thomas (Saint), 18, 39,106,126,136, 189, 191, 194, 198-199, 200-234, 235, 240, 241, 244, 251, 300, 328, 333»344· Thoniassin, 19, 286. Ticonius, 102, 109. Tiphaine, 307. Tixeront (J.), 79, 84, 87, 90,112,117, 132, 146, 150, 154, 168, 173. Tobac (E.), 31, 37, 43, 70, 81, 100, 379· Tolet, 293, 301. Tourviile (H. de), 78. Touzard (L.), 31. Tremblay (P.), 186. Trente (Concile de), 113,195,273-280, 323, 335» 361-376. Tricot (A.), 81. Tromp (S.), 68. Tunnel (J.), 100, 174. Unigenitus (Bulle), 317. Upanischad, 25. Vacandard (E.), 184. Valence (Concile de), 178. Valentin (L.), 148, 150. Van der Mcrsch (J.), 324. Van Imschoot (P.), 38. Van Noort (G.), 299. Vansteenberghe (E.), 294, 295, 296, 297, 298, 320. Van Sull (Ch.), 295. Vatican (Concile du), 132, 328. Vazquez, 302, 325, 326. Vêda, 25. Verfaillie (C.), 85. Vemet (F.), 82, 176, 196, 238, 240. Verriele (A.), 83. Vienne (Concile de), 194, 240. Vignaux (P.), 241-248, 259, 378. Villain (M.), 79. Vincent de Lérins, 131, 147,148, 149. Vincent de Paul (saint), 325. Vitalis·. 124. Vittelleschi, 306. Vittoria (F. de), 230. Vocatione gentium (De), 150. Vôlker (W.), 84. Wang, 161, 378. Weinrich (F.), 26. Weisweiler (IL), 187. Whitley (W. T.), 30, 36, 43» 48, 72, 97, 378. Wikenhauser (A.), 49. Will (R.), 258, 269. Wilson (H. A.), 172. Wobbe (J.), 72, 73. Wyccleff, 250-252. Xiberta (B.), 249. Xyste, 149· Yves de Chartres, 189. Zénon, 27. Zielinski (Th.), 27. Zosime, 113, 150. Zwingle, 268. — 39° — INDEX THÉOLOGIQUE Accroissement des vertus, 213. Adam (grâce d’), 125, 126, 197, 208, 214, 215, 247, 288. Adam (doctrine des deux), 92, 100, 137, 139, 169. Adjutorium quo, sine quo non, 125, 187,208, 311. Adoption filiale, 39, 55, 87, 88, 91, 101, 209, 237, 333, 340. Amour naturel de Dieu, 215, 216, 300. Anges, 201, 205. Appropriations, 62, 170, 333, 334. Apocatastase, 65. Baptême (effets du), 52, 58, 66, 67, 79, 83, 88, 90, 95, 101, 211, 234. Béatitude, 202, 205 (voir Désir). Certitude de la justification, 267, 279, 280. Charismes, 47, 50. Charité, 26, 41, 52, 61, 106, 187, 189, 191, 241, 244, 261. Christ (prédestination du), 67. Christ (union au), 15, 44, 55, 60, 82, 85, 89, 102,103,183, 184, 237, 239, 283» 334, 341· Concours naturel, 108, 121, 126, 185, 218, 247, 298. Concupiscence, 262, 310. Congruisme, ni, 295, 307. Conversion, 48, 220. Délectation, 104, 138, 310, 311. Désir naturel du surnaturel, 15, 39,198,206, 207,301. Destin, 27. Disposition à la justification, 220, 247, 278, 285, 299, 325, 326. Distribution de la grâce, 63, 158, 312, 317. Divinisation, 55, 81, 83, 84, 87, 91, 94, 95, 170, 191, 198, 199, 209, 237, 238, 292, 329. Dons du Saint-Esprit, 211, 212, 279. Église corps du Christ, 66, 67, 83, 96, 102, 103, 143, 169, 187, 250, 267. Election, 50,64. Voir Prédestination. Elus (nombre des), 134,171, 226, 248. Endurcissement, 63. Esprit-Saint (sa vie en nous), 50, 51, 52,62, 62, 66, 69 (Saint Paul) ; 80, 82,85, 87,88,89, 91 (Pères grecs) ; 101, 102 (Augustin) ; 170 (Saint Léon) ; 183 (Guillaume de SaintThierry) ; 279, 333 (Saint Thomas) ; 288 (Baius) ; 330, 332 (Petau) ; 335 (Saint Jean de la Croix) ; 341, 342, 343 (Scheeben) ; 338 (de Ré­ gnon). — 391 INDEX THEOLOGIQUE Esprit-Saint (docilité à Γ), 38, 48, 49. Eucharistie, 46, 93, 236, 340. Facienti quod in se est, 218, 285. Fin naturelle et surnaturelle, 201, 205. Foi (justification par la), 54, 60, 69, 259, 260, 263. Gloire (grâce et), 209, 210, 241, 243, 244, 284. Grâce, A) usage et sens du mot : 23, 36, 43, 48, 50, 51, 72, 109, 118, 119, 186,195, 208,301. B) grâce créée et grâce incrééc : 73, 80, 97, 189, 244, 260, 271, 284, 329· C) grâce élevante et grâce médi­ cinale : 103, 122, 127, 197, 214·, 223, 288, 292, 344. D) grâce actuelle et grâce habi­ tuelle : 127, 208, 218, 271, 299, 301. E) grâce prévenante, adjuvante, opérante et coopérante : 146, 166, 167, 181, 187, 188, 195, 214. F) grâce efficace et suffisante, 295> 3°5> 3°6,316· G) grâce et concours, grâce et liberté, grâce et péché, voir ces mots. Gratuité, 50, 63, 120, 133, 140, 146, 156, 172, 173, 188, 228, 278, 312. Habitus, 193, 195, 213, 260. Impeccabilité, 105, 130, 222, 223. Imputation, 259, 262, 263, 278. Infidèles, 54, 57, 65, 70, 139, I42, 145, 185, 229, 230, 299, 312, 324, 328. Inhabitation, voir Esprit-Saint. Initium fidei, 109, no, 133, 144, 147, 149, 151, 168, 185, 219, •247. Justice, 59, 196, 290. Justice (double), 276, 278, 284, 335. Justification, 52, 54, 59, 60, 74 (Saint Paul) ; 106, 195, 262 (Saint Augustin) ; 194, 195, 213, 220, 221 (Saint Thomas) ; 244, 262 (Nomina­ listes, Luther) ; 273-286 (Concile de Trente) ; 290-293 (Baius). Liberté et libre arbitre, 15, 27, 105, 114, 187, 188, 222, 223, 249, 250, 265, 292, 294, 310. Liberté (grâce et), 38, 63, 109, no, m, 116, 122, 125, 143 (Saint Augustin) ; 152 (Indiculus) ; 152, 167, 173, 182, 222, 223, 224 (Saint Thomas) ; 265, 266, 269, 270 (Lu­ ther, Calvin) ; 277, 278, 285, 286 (Concile de Trente) ; 294, 295, 300,304, 305, 321 322 (deauxiliis) ; 342· Liberté chrétienne, 51, 55, 56, 61, 70, 106,239,273,280. Loi (rôle de la), 37, 38, 39» 54» 56» 6ï» 64, 231, 269, 271, 313. Loi nouvelle, 37, 40, 221. Mérite, 32, 42, 55, 56, 61, 69 (Écri­ ture) ; 120, 121 (Pélagiens) ; 106, 107, 135 (Saint Augustin) ; 152, 158, 177, 209, 210, 214, 221 (Saint Thomas) ; 241, 246, 266, 283, 284, 285, 288, 292, 314. Mort et résurrection avec le Christ, 52, 58, 67, 70, 85, 90, 344. — 392 — INDEX THÊOLOGIQVE et surnaturel, 115, 122, 196, 207, 212, 214, 215, 244> 246, 250, 289, 291, pure, 205, 207, 208, 241, 161, 224, 344. 247, 3°2· Nécessité de la grâce, 17, 34, 113,129, i5b i57> 185, 197, 214, 246, 277, 282, 299, 301, 302. Nature 169, 237> Nature Paix, 62, 66. Péché (grâce et), 246, 282, 291. Péché (règne du), 56. Péché originel (conséquences du) 133, 136, 161, 165, 176, 178, 185, 197, *99, 214, 216, 217, 245, 248, 202, 266, 270, 276, 277, 291, 299. Péché véniel, 117, 128, 129, 221, 262, 263, 281. Pécheur (esclavage du), 57, 58, 104, 106, 292. Pécheur (grâce donnée au), 32, 33, 40, 140, 142, 171, 312, 323, 324. Persévérance, 62, 70, 129, 135, 145, 147, 151, 157, 182, 216, 220, 221, 281, 282. Potentia absoluta, ordinata, 245, 247, 321. Praedestinatio {gemina), 172, 175, 178, 183. Prédestination, 18, 50, 62, 63, 64, 67 (Écriture) ; 132, 133 (Pères grecs) ; 133, i34-i43> 146-147 (Saint Au­ gustin) ; 145, 146 (semi-Pélagiens) ; 152 {Indiculus) ; 155 (Fulgence) ; 166, 169 (Grégoire le Grand, Isi­ dore, Saint Léon) ; 172 (liturgie) : 174, 176, 177 (Godescalc, Scot Erigène, Conciles du ix° siècle) ; 225, 226 (Saint Thomas) ; 249 (Imi­ tation) ; 250, 269, 270, 272 (Réfor­ mateurs) ; 274, 281, 282 (Concile de Trente) ; 295, 299, 304, 305, 330 (scolastique post-tridentine). Présence de Dieu, voir Esprit-Saint, Trinité. Prière, 25-30, 35, 36, 41, 43, 49, 69, 85, il 5, 129, 130, 172, 303. Providence, 27, 31, 32, 38, 56, 84, 231, 232. Résurrection, 45, 59, 82, 93. Science divine, 145, 242, 295, 296, 298. Surnaturel quoad modum, 157, 161, 215, 241, 246, 302. Temps et éternité, 133, 141, 224, 225, 241, 296. Trinité (Sainte), 19,45, 78, 79, 84, 86, 87, 88, 170,190, 209, 238, 239,331, 336, 338, 340. Vertus infuses, 191, 192, 193, 194, 210, 211, 212, 213, 239, 243, 279, 284. Volontarisme, 243, 244, 245. Volonté, volition, 115, 119. Volonté salvifique, 49, 54, 65, 70, 139, 142, 146, 148, 150, 177, 179, 227» 299, 314, 317, 324. 393 — TABLE DES MATIÈRES Avant-propos.................................................................................................... Introduction................................................................................................... J3 *5 LIVRE PREMIER LES ORIGINES Chapitre Chapitre Chapitre Chapitre I. — La préparation dans le Paganisme. Grâce et prière. II. —L’Ancien Testament. Grâce et Providence........... III. —-Le message évangélique. L’esprit filial............... IV. —La théologie de saint Paul. Grâce et péché......... 23 31 39 47 LIVRE SECOND LA TRADITION Chapitre Chapitre Chapitre Chapitre Chapitre V. — Les Pères grecs. La divinisation du chrétien .... VI. — Saint Augustin. Grâce et liberté.............................. VIL — Pélagc et le Pélagianisme. Stoïcisme et Christia­ nisme. 112 VIII. — Le système augustinien. Prescience et prédesti­ nation .......................... 131 IX. — Le semi-Pélagianisme. La volonté salvifique et 1’ initium fidei ............................ LIVRE TROISIÈME LA THÉOLOGIE MÉDIÉVALE Chapitre X. — Godescalc et ses adversaires Augustinisme et Prédestinatianisme.... 165 — 395 — 77 99 144 TABLE DES MATIÈRES Chapitre Chapitre Chapitre XL — Du xi® au xnie siècle. Augustinisme et Aristoté­ lisme ...................... 180 XII. —La synthèse thomiste. Nature et surnaturel.... XIII. — De Scot à Luther. Augustinisme et Nominalisme. 200 235 LIVRE QUATRIÈME L’ÉPOQUE MODERNE Chapitre XIV. Chapitre XV. Chapitre XVI. Chapitre XVII. — L’Augustinisme des Réformateurs......................... — La justification au concile de Trente................... —Baius et le Baianisme. Les querelles de auxiliis... — Jansénius et le Jansénisme. La grâce irrésistible et lavolonté salvifique......................................... Chapitre XVIII. — Petau, Scheeben et l’inh^bitation du Saint-Esprit. 309 329 Épilogue............................................................................................................ 34® Appendice. — Documents du Magistère....................... 346 Index des Noms propres............................................................................. 381 Index Théologique...................................................................................... 391 — 396 — 257 273 287