tTAC/ 3 REVUE NÉOSCOLASTIQUE DE PHILOSOPHIE PUBLIÉE PAR LA SOCIÉTÉ PHILOSOPHIQUE DE LOUVAIN FONDATEUR : D. MERCIER DIRECTEURS : MAURICE DE WULF ET LÉON NOËL TOME 40 1937 LOUVAIN ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE 2, Place Cardinal Mercier, 2 340 Chroniques L’édition allemande d'EcKARD (ci. ci-dessus, pp. 139-42) s est enrichie de deux nouveaux fascicules, l'un dans la série latine (vol. I, livraison I), l’autre dans la série allemande (vol. 1, liv. 2). Voir le détail dans le Répertoire bibliographique, ci-dessous, P- 70 *). Dans la nouvelle édition des œuvres de Dante exécutée sous la direction de M. Michel Barbi, // convivio occupe les volumes IV et V. Le premier avait paru en 1934, le second vient de paraître (1937). Le texte est accompagné d’un commentaire copieux et l’ou­ vrage possède un Index analytique. Cette remarquable édition est due à la collaboration du P. G. BuSNELLI et de M. G. Vandelli. (Cf. le Répart, bibl., p. 70 *). La maison d’édition Boivin annonce la publication prochaine d’une édition critique des œuvres complètes de MaLEBRANCHE, par les soins de M. D. RoUSTAN. Les œuvres complètes de W. DlLTHEY se sont enrichies des volumes XI et XII contenant, le premier, des essais de jeunesse groupés ici sous le titre : Pom A ufgang des geschichtlichen Beivusstseins. Jugendaujsàtze und Erinnerungen (XiX-278 pp.) ; le se­ cond, quelques études sur l’histoire de la Prusse et sur l’activité politique de Schleiermacher et d’importants travaux philosophiques inachevés concernant la philosophie du droit Das allgemeinc Landrecht (X-212 pp.). La revue Archivio di filosofia publie le plan détaillé des édi­ tions des œuvres complètes de V. GlOBERTl (janvier-mars 1936) et de F. ORESTANO (août-juin 1936). 1 J. Dopp et J. Wallerand. L’idée d’ordre dans la philosophie de saint Thomas d’Aquin Introduction. I Saint Thomas n’a jamais affiché l’ambition d être appelé phi­ losophe 11 se déclare théologien, fervent de la doctrina catholica ' . Des préoccupations théologiques, apologétiques ou pastorales, selon les cas, sont le motif dernier de ses efforts, même dans le domaine philosophique. Du point de vue de la psychologie du maître, aucun historien ne contestera cette thèse. Mais il en va autrement de la signification logique ou doctrinale de son œuvre Sans doute, par ses intentions les plus foncières et les plus vitales, saint Thomas se comporte partout en contemplateur de la Vérité divine, même lorsqu’il descend à la sphère des plus minutieux et des plus hum­ bles détails de ce monde sensible Mais son œuvre littéraire con­ tient une foule de considérations purement philosophiques. C’est le cas également des ouvrages qui sont expressément théologiques. Personne ne songe à le contester. Mieux que cela, ces pensées philosophiques ne sont point des réflexions épisodiques, éparses et sans lien ; elles forment un vrai système philosophique expli­ citement organisé. De nombreux textes montrent que saint Thomas a eu au moins le dessein de distinguer rigoureusement entre la science révélée et la science rationnelle Dans quelle mesure il y a réussi, ce n'est pas à l’historien comme tel à en juger , mais cela relève d’une I' Cf. A.-D. SERTILLANGES, Mélanges thomistes, 1923, p. 175. • Cf. à titre d’exemples la première question de la Somme théologique. S. c. G., I. 2-8; /* //“, 17. 6; // * II". 4. 8. I ; 5. 2. 3; S. c. G., 2. 4 . I. 32. 1 . in Trin., 2, I, 5 et passim; de Ver., 14. 9; de Un. Int. circa finem, etc. <’) Le point de vue historique est développé dans notre livre qui vient de paraître chez Herder à Fribourg en Br Totale Philosophie und H rr^hch^eit. 342 Amédée de Silva Tarouca interprétation analytique et logique de la doctrine elle-même. La présente étude se place exclusivement à ce point de vue. Nous voudrions montrer que saint Thomas nous a transmis un vrai sys­ tème de philosophie organisé autour d’un principe central, à savoir l’idée de l’ordre théocentrique. § I. Les quatre sens du mot “ ordo „ chez saint Thomas. La notion de l’ordre est assez complexe pour justifier une pre­ mière question : Dans quel sens précis faut-il entendre le mot « ordre » ? Dans les textes de saint 1 homas nous rencontrons en effet le même mot « ordre » dans quatre acceptions philosophiques différentes. « Ordo » désigne chez saint Thomas un phénomène, une réalité transcendentale, une précision modale et un principe pratique. I. Le phénomène de l’ordre. Pour saint Thomas, il est un ordre qu’on constate et qui dès lors peut figurer soit comme point de départ empirique <4 d’une induction, soit comme vérification expé­ rimentale d’une thèse établie par voie déductive. Dans les deux cas, 1 ordre comme phénomène ne signifie rien de plus que la simple constatation d une convenance réciproque entre les êtres donnés. D un côté ce serait une pétition de principe que d’affirmer l’existence d’un ordre métaphysique avant d’avoir prouvé l’existence d’un Principe d’ordre suprême. D’un autre côté, l’ordre métaphysique, en tant que réalité transcendantale, échappe à la vérification directe de l’expérience. En quoi consiste précisément ce phénomène de convenance réciproque ? Saint Thomas présente comme des constatations les faits suivants : a) La nature ne donne pas l’impression d’un chaos, dans lequel les différents genres et espèces existeraient sans lien, sans relations réciproques. Le cosmos donne plutôt l’impression d’une hiérar­ chie (SJ de perfections et d’opérations naturelles « contiguatae » (4) < Inveniet enim, si quis diligenter consideret... » (5. c. G., 3, 97). Voir des tournures de phrases analogues à propos du même phénomène de l'ordre: de Spir. cr., 5; de An., 18; S. c. G’., 2, 68; in de Causis, 30, etc. <·) Une hiérarchie est un ordre disposé d’ordres divers. Voir /a, 108, 2 et ad I. (*) « Naturae enim ordinatae ad invicem sic se habent sicut corpora conti- L'idée d’ordre dans la philosophie de saint Thomas 343 ce qui veut dire : disposées suivant un ordre analogue à celui de la continuité de l’espace. Entre les essences, qualités et opérations des êtres naturels on constate une similitude de proportion ' . Si l’unité de proportion se trouve partout sans déroger à la diversité réelle des êtres, il doit s’agir d’urie unité de gradation. « In rebus naturalibus gradatim species ordinatae esse videntur » (/‘, 47, 2). « Ordo rerum talis esse invenitur ut ab uno extremo ad alterum non provenietur nisi per media » (Spir. cr.t 5, 11). b) Le mouvement des êtres vers l’accomplissement de leurs perfections échelonnées paraît, en outre, leur être naturel. La réa­ lisation de la hiérarchie des proportions paraît répondre à l’incli­ nation naturelle, au désir, à l’amour naturel que les choses ont de devenir ce pour quoi elles sont « nées ». Les êtres auraient donc un « habitus » naturel à la réalisation de leur ordre, c’est-à-dire de leurs convenances réciproques. c) De fait, cet ordre est vraiment réalisé, toujours ou, au moins, dans la majorité des cas, « sicut in pluribus » *(/ , 23, 7, 3). 2. L'ordre comme réalité transcendentale. C’est l’ordre trans­ cendental théocentrique qui fournit à la philosophie de saint Tho­ mas son principe systématique fondamental C’est donc ce prin­ cipe de l’ordre théocentrique qui est l’objet principal de la pré­ sente étude. il n’y a pas de comparaison, pas de classification, pas de science sans un principe accepté comrpe règle : la science est un savoir ordonné. Pas d'ordre sans principe d’ordre. Lbicumque enim est diversitas graduum, oportet quod gradus considerentur per ordinem ad aliquod unum principium >» (Quaesi. disp.de An.. 7). a Ordo semper dicitur per comparationem ad aliquod principium (/*, 42, 3). Chaque science se constitue formellement par 1’appli- cation d'un principe propre, principe qui est tantôt un principe de connaissance ,8), tantôt un principe réel * . guala » (de Ver., 16, I). Cf. aussi : 1 PecHAIRE, Intellectus et Ratio selon saint Thomas d'Aquin, Paris-Ottawa, 1936, pp. 180-2. 1 1 Le phénomène de la convenance réciproque (ordre phénoménal) répond à la réalité transcendentale (ordre métaphysique) comme l’analogie de proportion répond à l’analogie de proportionnalité. Voir l’étude de A. VAN Leewen sur L’analogie des êtres dans cette Revue (1936, XXXIX, n° 51. pp. 293-320 ; n® 52. pp. 469-496). <’> Principium « unde res primo innotescit > (/n Met., 5, 17, η® 1022). Ι*> «Principium est id a quo aliquid procedit quocumque modo» (/ *, 35, P. 344 Amédée de Silüa Tarouca La métaphysique a pour objet matériel I être en tant qu être et pour objet formel la connaissance « ex causis ultimis », c està-dire les causes mêmes de 1 être. « Sapientia mundana, quae dici­ tur philosophia, quae considerat causas inferiores, scii, causas cau­ satas, et secundum eas judicat — et divina quae dicitur theologia, quae considerat superiores, id est divinas, secundum quas judicat » (de Pot., I, 4). Mais il y a « duplex veritas divinorum » (S. c. G., I, 9), la théologie révélée et la théologie naturelle, qui juge par la seule lumière rationnelle. Cette théologie naturelle est la métaphy­ sique proprement dite. Saint Thomas l’appelle « philosophia pri­ ma » (1° (nous dirions ontologie) pour la caractériser dans ses fon­ dements. Une fois que cette science aura établi l’existence de Dieu, la métaphysique pourra s’appeler théologie naturelle. Saint Thomas la désigne sous cet aspect par le nom de « sagesse » n”. C’est la science rationnelle qui juge de tout selon Dieu, c’est-à-dire qui juge dans la lumière de l’ordre théocentrique. Revenons maintenant à l’analyse du concept d’ordre méta­ physique ou théocentrique. Il y a toujours deux aspects à considérer dans un système ordonné. Il y a d’abord l’ordre des éléments entre eux, lequel se traduit dans le phénomène de convenance réciproque (ordre secondaire) ; il y a ensuite l’ordre des éléments à leur fin (ordre primaire), fondement du précédent ,l2’. L’ordre est donc essentiellement relation '* : relation à un prin­ cipe ou, plus précisément, unité des relations « ad invicem » par la relation des éléments à un premier principe. Les relations auxquelles l’ordre théocentrique vise sont des relations réelles et nécessaires, les relations de la créature au Créa­ teur (lft, 13, 7). Ce sont, dès lors, des relations métaphysiques, c’està-dire des relations transcendantes de nécessité métaphysique 102, I; 5. c. G., 3, 17. (w> Chez saint Thomas le terme « transcendant » et ses dérivés se trouvent parfois au sens psychologique (« transcendit imaginationem et sensum » : de Ver., 10, 4, I ; de Pot., 7, 2, 9), qui se rapproche du sens moderne (transcendant le L’idce d'ordre dans la philosophie de saint Ί homas 345 Il ne s’agît évidemment pas d’une relation réciproque entre la créa­ ture et le Créateur, mais d’une relation strictement unilatérale (I*, 6, 2, I). Le Créateur, perfection absolue, ne peut pas être en relation d’ordre avec ses créatures. Cela supposerait une nouvelle unité commune et superposée entre Dieu et la créature. Pour autant l’ordre théocentrique est un ordre essentiel. La relation de l’être créé, qui est la relation de la créature au Créateur, est, évidemment, une relation essentielle. La relation de la créature au Créateur dit, en effet, relation d’origine " ' et de fin 16 ontologiques. L’ordre théocentrique est donc un ordre ontologique. Enfin l’ordre théocentrique — transcendant — est, par cela même, un ordre transcendental. Les « transcendentalia » sont, comme l’on sait, les propriétés nécessaires de l’être, qui suivent immédiatement l’être en tant que tel, sans lesquelles un être ne peut exister dans le concret : tout ce qui existe est, en tant qu’être, un, vrai et bon. L’ordre théocentrique est donc transcendental dans ce sens, qu’il a pour principe l’unité, la vérité et la bonté absolues. Dès lors il est « transcendantal d’une double manière : I il est l’unité de l’unité, de la vérité et de la bonté, 1 ordre des trans­ cendentalia (cfr de Ver., 21, 3) ; 2° il est, par conséquent, ordre d’unités, de similitudes et de perfections graduées. Le phénomène de la convenance réciproque est donc convenance à 1 unité, à la vérité, à la perfection propre de chaque partie. 3. L'ordre comme précision modale. On a déjà dit que 1 ordre du cosmos est, au fond, une hiérarchie, c est-à-dire une unité ordonnée d’ordres divers, une relation d’unité entre des relations diverses. Il faut tenir compte de ce fait pour comprendre la signi­ fication exacte dans laquelle saint Thomas emploie, si fréquem­ ment, le mot « ordo » en parlant des modes divers de l’être. 11 distingue notamment Γ« ordre » final de l’« ordre» causal, Γηordre réel de Γ« ordre » intentionnel, Γ« ordre » rationnel de Γ« ordre concret), et parfois au sens métaphysique, que nous aurons toujours en vue dans cette étude. Exemple : «Transcendit virtutem» (scii, essendi) «propriae fonnae > (de Ver., 27, 4). ><** «Ordo originis» (/α, 41, 1). «Quae diversa sunt in unum ordinem non convenirent, nisi ab aliquo uno ordinarentur» (/ *, II, 3). La fin est raison d’être, d’unité et de cognoscibilité, est principe de tout ordre (cf. de Ver., 5, I ; 2, 4, 7 ; 5, I. 9; 8, 10). Ce qui est à comprendre ici dans le sens pleinement métaphysique . ■ In omnibus finis ordinatis oportet, quod ultimus finis sit finis omnium praecedentium finium» (S. c. G., 3, 17L 346 Amédée de Silva Tarouca surnaturel. Ici le mot « ordo » ne dit pas une réalité métaphysique, ni une simple convenance réciproque et phénoménale, mais une certaine unité dans la diversité des modes de l être . Nous reviendrons plus tard sur l’énorme importance de cette distinction des modalités au sein de l’unité. 4. L'ordre comme principe pratique de l’activité proprement humaine. Dans ce quatrième sens, saint I homas parle, par exem­ ple, de l’« ordo rationis » (ln, 6, 3) et il applique très souvent l’axiome aristotélicien : « Proprium est rationis ordinare » (//“ ΖΖ1Γ, 83, I) 'lk. Cet axiome aussi revêt des significations diverses. Du point de vue psychologique d’abord, il s’agit du simple fait, que « voluntas fertur in suum objectum consequenter ad appre­ hensionem rationis ». Puisque donc « ratio ordinat ad alterum » * (// 58, 4, 2), le « ordinare » ou « ordo rationis » vise le phéno­ mène psychologique de l’imperium. « Ordinare » est pris, dans ce sens, comme équivalent de « imperare » (cf. ZZa II"', 45, 5 ; Za II *', 72, 4 ; 87, I) (1”. Cependant, du point de vue de l’ordre théocentrique et dans la lumière de la doctrine des inclinations naturelles, il ne s’agit plus du seul fait psychologique, mais d’une question de droit. La raison a la priorité sur la volonté et sur les autres facultés humaines, non plus simplement par le fait de l’évolution génétique des actes hu­ mains, mais par le droit de l’ordre. Le « ordinare » de la raison est un droit fondé sur une priorité de perfection. C’est dans ce dernier sens qu’il faut comprendre les textes « intellectualistes » de saint Thomas. L’axiome : « Rationis est ordinare ad finem » 7a IIU, 90, I), trouve sa raison profonde dans le « Sapientia ordi- ,i:> Saint Thomas distingue par exemple les « ordres » du devenir causal et du devenir final (par exemple de Ver., 5, 1, 1 ; 5, 1,9; ZZZft, 6, 1, I) ; du devenir corporel et du devenir incorporel (ordo temporis, generationis et motus — ordo perfectionis, ΙΙΙΛ, 36, 4, I ; Za ZZao, 62, 4 ; 83, 3, 2, etc.) ; du devenir réel et du devenir intentionnel (ordo executionis — intentionis; quid — ad quid, Za ZZae, 29, 2, 3; /a, 6, 3; 85, 3). (“I Cf. ZZa //“, 88, I ; Za ΖΖ“, 102, I ; de Ver., 24, 6; 2, 4. 6; 5. I, in contra 4. Le « léger glissement de sens » que le Père Peghaire (p. 166, note 2; cité note 6) signale, n’a donc lieu que lorsque l’axiome d’Aristote π rationis est ordinare» ne désigne plus le «imperium» (cf. Za ΖΖΜ, 17, 1), mais une relation d’ordre, le droit d’ordonner. Voir encore : « Ordo pertinet ad rationem sicut ad ordinantem sed, ad vim appetitivam pertinet sicut ad ordinatam » (ZZa ZZac, 26, 1, 3). L’idée d’ordre dans la philosophie de saint Thomas >47 nat » («n Trin., 2, 2, I). « Sapientia. considerat akissimas causa» unde convenienter judicat et ordinal de omnibus » (/’ II''. 57, 2) °* . § 2. La preuve de l’existence de Dieu. Nous n’entendons point donner ici un commentaire complet des preuves de l’existence de Dieu que présente saint Thomas. Nous nous bornerons à relever deux points. Les « quinque viae dans /*, 2, 3 et S. c. G.. 1, 13, posent le fondement causal et in­ ducti/ du système de l’ordre ontologique, lequel est final et déduc­ tif. Dès lors bien que saint Thomas invoque dans son argumentation le phénomène de l’ordre, il ne commet cependant pas de pétition de principe comme s’il prouvait l’ordre ontologique en partant du principe ordonnateur. Dieu, dont il aurait préalablement démontré l’existence à partir du même ordre ontologique. Les « cinq voies », comme on l’a montré bien souvent, ne développent, en dernière analyse, qu’un seul et unique argu­ ment (3I), argument qui est pris du principe de causalité efficiente appliqué à l’être en tant qu’être : Necesse est dicere omne quod quocumque modo est a Deo esse » (/ *, 44, I). Le véritable lien démonstratif de ces cinq voies, si différentes soient-elles dans leurs fondements phénoménaux et dans leurs argumentations propres, est toujours le même le principe de la causalité efficiente appliqué à l’être. Il faut comprendre les cinq voies comme un seul argument qui se complète progressivement par l’analyse des principaux groupes de phénomènes dans le monde physique. Le mouvement, la causation, la nécessité dans cette causation, l’unité, la vérité et la bonté naturelles des êtres, leur convenance réciproque et leur gouvernement effectif sont considérés successivement en tant que ces phénomènes révèlent quelque chose de l’être. A cette interprétation, la 2e, la 4' et la 5e voies semblent s op- <ίβ) « Ordinare sapientis est. Ordinatio enim aliquorum fieri non potest, nisi per cognitionem habitudinis et proportionis ordinatorum ad invicem. et ad ali­ quid altius, quod est finis eorum > (5. c. G., 2, 24). Voici donc la sagesse dé­ finie par l’ordre théocentrique avec une clarté, qui ne laisse rien à désirer. <3,) Voir par exemple les commentaires du Père A.-D. SeRTILLANGES dans scci œuvre Saint Thomas d’Aquin, Paris, 1925, 4e éd., tome 1. pp. 129-164. et dans le premier volume de la Somme Théologique, éditée par la Revue des Jeunes 348 Amédéc de Silva Tarouca poser. Ces trois voies donnent de prime abord I impression de recourir au principe de finalité. En ce qui concerne la seconde voie « ex ordine causarum », Thomas ne pense pas ici à un « ordre » au sens strict du mot. Il ne s'agit pas encore de la hiérarchie disposée et échelonnée des causes finales « in via descensus », mais de la chaîne des causes efficientes qui nôus conduit « in via ascensus » de causes en causes jusqu’aux causes premières. Dans l’exercice de sa causalité, chaque cause « pend », pour ainsi dire (2a), à sa cause prochaine, laquelle ne passe de la puissance à l’acte que par la vertu d’une cause antérieure ,33>. La seconde voie ne fait que compléter la première en ajoutant que le principe : « ens in potentia non reducitur in actum nisi per aliud ens in actu » est valable non seulement pour la suite des mouvements en tant que mouvements Jl , mais aussi pour la suite des causes en tant que causes. Dans la quatrième Voie on part « ex gradibus perfectionis ». La mineure de l’argument dit .· « Magis et minus dicuntur de diver­ sis, secundum quod appropinquant diversimode ad aliquid quod maxime est ». Ici encore, le seul principe de la causalité efficiente est en jeu : « Cum igitur Deus sit primum movens, et omnia alia moveat in suas perfectiones, necesse est omnes perfectiones rerum in ipso praeexistere superabundanter » (/’, 4, 2). Le principe de causalité efficiente se fait pleinement valoir, puisqu’il s’agit ici des « transcendentalia », c est-à-dire des perfections qui suivent immé­ diatement l’être en tant que tel et qui, dès lors, ne contiennent par définition aucun mélange d’imperfection : « Sicut sunt omnia in quorum definitione non clauditur defectus, nec dependent a materia secundum esse, ut ens, bonum et alia hujusmodi » (De Ver., 2, II) Ce terme ai significatif vient d’Aristote (ηρτηται). Aristote a introduit la preuve formelle et classique de l'existence de Dieu. Cf. W. JâEGER, Aristotele», Berlin, 1923, pp. 161, 141. La physique (philosophie de la nature, « scientia naturalis ») considère aussi la nécessité des causes prochaines et remonte, par cette nécessité, aussi haut que l’exige l’objet formel de sa science. (Cf. In Met., 6, 3, n° 1221; In Trin., 5, 2; In Phys., 2, 5; 2, 15). Mais elle ne considère pas l’être comme tel et ne < transcende » pas au delà de tout être contingent. « Mouvement » en tant qu'être ne sera que la relation ontologique de l'effet àsa cause. « Subtracto... motu ab actione et passione, nihil remanet nisi relatio» (Is, 45. 3). Cf. VANLeeUWEN, op. cit. ci-dessus, note 7, pp. 315, 318, et les textes allégués. <“> Cf. /a» 13, 3, I ; de Pot., 7, 5, 8 et in corp. art. L’idée d'ordre dans la philosophie de saint Thomas 349 Puisqu’il y a des degrés de perfections, une plénitude de per­ fection sans degré doit exister. Les degrés de perfections sont (comme perfections et comme degrés) de l’être, des degrés de par­ ticipation à Vôtre. Voilà, en quelques mots, l’argument de la 4' voie. C’est ici qu’est posé le fondement d’une métaphysique, qui unira la pensée de Platon à celle d’Aristote en un seul concept de 1 ordre . tous les degrés d’unité, de vérité et de bonté qui se réalisent en la magnifique hiérarchie des êtres créés sont les effets d une Cause première, qui, en vertu de la plénitude de sa « perfectio essendi », ne peut pas créer sans Sagesse et sans Bonté, c’est-à-dire sans instaurer un ordre entre les diverses participations à sa propre unité, à sa propre vérité et à sa propre bonté. La cinquième voie « ex gubernatione mundi » 24 , ne conclut pas seulement à un ordonnateur d’intelligence, de sagesse et de force suprêmes, mais, non moins directement que les autres voies, à un Etre d’une réalité et d’une perfection absolues. Ce qu’il y a dêtre dans les phénomènes d’ordre ou de convenance réciproque, exige une explication ontologique comme tout autre être quo­ cumque modo » réalisé Ce qu’il y a d'unité et de vérité dans la « convenance réciproque », de bonté et d efficacité dans la tendance naturelle et efficace des choses à leur propre perfection doit avoir une Cause première et transcendante Tanto se extendit ordinatio effectuum in finem, quantum se extendit causalitas primi agentis > *,(/ 22, 2). La finalité apparente de l’ordre doit trouver une expli­ cation causale avant qu’une explication téléologique puisse être proposée et soit vraiment éclairante. Primo oportet cognoscere originem alicujus ab aliquo, ex motu » (/ *. 41, I). C’est ce que saint Thomas fait dans la 5' voie. Ici il montre que la finalité dans les choses naturelles leur est. en dernière ana­ lyse, extrinsèque. Elle requiert donc une explication causale avant de supporter une explication finale. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’argument de sagitta a |M) « Ad gubernationis autem rationem tria pertinent ; quorum primum est distinctio eorum quae agenda sunt... secundum autem est praebere facultatem ad implendum...; tertium autem est ordinare qualiter ea quae praecepta, vel definita sunt, impleri possunt, ut aliqui exequantur > (/a, 108, 6). Ce qui répond précisément — comme Ton verra — aux trois caractéristiques essentielles de l’ordre du cosmos : formes graduellement variées, inclinations naturelles et pro­ portionnées aux fins des formes, forces naturelles adaptées à l’exécution de ces fins. 350 Amédée de Silva Tarouca sagittante » de la 5' voie. Déjà l’exemple choisi montre qu’il ne s’agit pas d’un argument par la finalité au sens propre du mot. Paire mouche est totalement extrinsèque à la flèche en tant que flèche ; comme de faire une incision juste et répondant à l’idée du char pentier est totalement extrinsèque à la scie (a « Omne... quod naturaliter in alterum tendit, oportet quod hoc habeat ex aliquo dirigente ipsum in finem » (De Ver., 2, 3). Ces quelques mots con­ tiennent tout l’argument de la 5" voie. Dans cet argument on peut considérer l’exigence de la finalité ou celle de la causalité. Ainsi les axiomes de « causalité » de saint Thomas contiennent pour la plupart aussi un élément de finalité. Dira-t-on qu’il y a là une confusion d’ordres ? Pas nécessairement, Tout en concédant que l’explication du principe de causalité chez saint I homas ne répond pas à nos exigences méthodologiques actuelles, il faut cependant signaler que cette souplesse bilatérale (causale et finale) de la pensée thomiste répond mieux au réel qu'une exclusivité unilatérale (seulement causale) qui devient artificielle dès qu elle veut être plus qu’une méthode scientifique ou un pos­ tulat méthodologique, doutes les distinctions méthodiques et sys­ tématiques, évidemment nécessaires, ne peuvent pas nous faire oublier qu'en dernière analyse les deux aspects de l’existence créée forment ensemble la réalité. L’ordre de convenance réciproque est un fait parmi les autres : « Vidimus omnia , in unum ordinem concurrere » (de Pot., 3, 6). C’est, pour ainsi dire, la «gubernatio» comme phénomène (P, 2, 3 et 103, 5 ; 5. c. G., I, 13). Or, toute multiplicité unifiée suppose une cause unifiante. Bref, même l'ar­ gument «ex gubernatione» est une induction par la causalité avant d’être une déduction par la finalité <2s Cf. 5. c. G., 2, 29, 30; de Pot., 3, 6, et de Ver., 27, 4 e quae transcen­ dit virtutem propriae formae » (de la scie)... « facere rectam incisionem, et conve­ nientem formae artis ». Même idée : « Procedere. a scriptore convenit non libro in quantum est liber, sed in quantum est artificiatum ; sic enim et domus est ab artifice, et cultellus a fabro » (de Ver., 7, 2). « Scamnum non dicitur effectu» serrae sed carpentarii » (de Ver., 12, 8, 5). Je n'ai pu trouver qu'un seul texte qui contredirait systématiquement l’interprétation proposée ici : /% 11, 3. Saint Thomas donne comme troisième raison pour l’Unité de Dieu l’unité de l’ordre dans 1 univers. Dans /“, 47, 3, il procède inversement. Dans le premier cas il y a induction causale (qui con­ clut de l’effet de l'unité à la cause, à l’Unité absolue) et dans le second cas déduction métaphysiquement nécessaire de la cause (antérieurement prouvée comme existante) à l'effet. L'idée d’ordre dana la philosophic de taint Ί bornât 351 § 3. La première déduction : le principe de l’ordre théocentrique Dans les « quinque viae », saint I hornas a considéré succes­ sivement les phénomènes du monde naturel dans quelques-uns de leurs représentants typiques Les complétant l’un par l’autre, il leur a appliqué le principe de causalité efficiente, pour arriver dans chaque voie à la même conclusion il existe une cause première, premier moteur, cause efficiente, être nécessaire, parfait, intelli­ gent et ordonnateur suprême, que nous nommons Dieu. Ces attri­ buts du Principe absolu ne relèvent donc pas d’une déduction méta­ physique ultérieure Ils ne sont ontologiquement que les expressions diverses d’une seule et même affirmation ■ Necesse est dicere omne quod quocumque modo est, a Deo esse La première thèse qui sera déduite de cette idée de la dépen­ dance totale des créatures à l’égard du Créateur sera, chez saint Thomas, l’idée de l’ordre théocentrique dont 1 importance est à ce point centrale chez lui qu’on peut bien la donner pour le principe de son système métaphysique. Il est clair que 1’ ordre théocentrique ne dit rien d autre que l’unité des relations de dépendance essentielle des créatures à l’égard du Créateur Cette déduction se fait sans qu’il soit fait appel à un nouveau principe Si la Cause première existe, tout ce qui est doit dépendre d’elle sous tous rapports quocumque modo est. En vertu du principe de causalité, il existe donc un ordre uni­ versel et essentiel entre les créatures, l’ordre théocentrique. Tout ordre est une unité de relations L’ordre universel et essentiel est l’unité des relations universelles et essentielles Ces relations sont celles de la créature en tant que telle, relations uni­ latérales d’ailleurs, comme nous l’avons noté plus haut Toutes ces relations ne sont, en dernière analyse, que les relations des effets à la cause qui donne l’être. C’est pourquoi samt Thomas doit et peut parler de l’unilé d’ordre entre les créatures « Comme être, toute chose appartient uniquement et par suite directement à l’ordre dont Dieu est le Principe » . ,J,) Bilatéralité de relations réelles se trouve seulement là où * ex uttaque parte est eadem ratio ordinis unius ad alterum », Exemple « Nec homo habet relationem realem ad suam imaginem, nec nummus ad pretium, sed e contra­ rio» (de Pol., 7, 10). van Leeuwen, of>. cit., p 472, 2. 352 Amcdce de Silva Tarouca Le cosmos est donc un ordre théocentrique. La créature est être créé ; elle est donc, en tant que créature, un « mouvement » ontologique, un devenir vers une fin. D’où il résulte que l’ordre de la créature à Dieu est double : « Duplex ordo considerari potest inter creaturam et Deum. Unus quidem secundum quod creaturae causantur a Deo, et dependent ab ipso sicut a principio sui esse. . Alius autem ordo est, secundum quod res reducuntur in Deum sicut in finem » (///Λ, 6, I, I). — « in rebus potest considerari duplex ordo .· unus secundum quod egrediuntur a principio ; alius secun­ dum quod ordinantur ad finem » (De Ver., 5, I, 9). C’est cette unité métaphysique et réelle d’origine et de fin qui constitue l’unité de l’ordre théocentrique. Remarquez que jusqu’ici nous n’avons fait appel qu’au principe de la Cause première. La thèse que Dieu est la fin ultime et extrinsèque de la créature, en tant que créature, peut et doit être déduite immédiatement — et cela sans faire appel au principe de finalité — du seul fait de Γexis­ tence de cette Cause première, laquelle est prouvée inductivement à l’aide du principe de causalité. L’intervention du principe de finalité n’est pas requise puisqu’il ne s’agit pas encore de 1’« ordre » final, du « cur » et du « quomodo », des intentions de Dieu dans ses œuvres, mais toujours de 1« ordre » causal des existences, du « quid », de la question de fait qui induit l’existence d’une Cause première à partir de l’existence des êtres donnés. Qui parle d’ordre, parle de fin. L’ordre est la convenance des moyens, en tant que moyens. Il marque aussi une finalité interne, mais jusqu’ici nous n’avons établi que 1 existence d une fin extrinsèque et ontologique des créatures en tant que telles. Celle-ci se déduit du seul principe de causalité : « necesse est dicere omne quod quocumque modo est, a Deo esse », sans l’intervention du principe de finalité : « omne agens agit propter finem » (S. c. G., 3, 2). § 4. La seconde déduction : l’ordre des moyens. Elle suit immédiatement et nécessairement du principe de l’ordre théocentrique qui est l’unité ontologique de l’origine et de la fin extrinsèque ou transcendante. 11 s’agit maintenant de l’unité des moyens qui est la fin intrinsèque ou immanente du cosmos, le « bonum ordinis ». Du point de vue transcendental (ou métaphy­ sique proprement dit), le « bonum ordinis » n’est que 1 unité des moyens à la fin extrinsèque. Mais, du point de vue immanent L’idée d’ordre dans la philosophie de saint Ί homae 353 (philosophique ou « métaphysique >» dans le sens moderne), le « bonum ordinis » est la fin propre et intrinsèque, valeur suprême de l’univers (3n. Dans ce paragraphe nous devons nous occuper du fondement métaphysique na’, du principe du « bonum ordinis », pour voir, ensuite, son application philosophique à tous les domaines de l’être. Le principe du « bonum ordinis » est, lui-même, un principe proprement métaphysique. Il est une déduction immédiate et néces­ saire du principe de l’unité ontologique de l’origine et de la fin. Comme Γ« habitudo ad causam » n’entre pas dans la défini­ tion de l’être en tant que tel (/ *, 44, I, 1), l’« habitudo ad finem n’eet pas non plus a priori et analytique et cela pour la même raison. Saint Thomas ne part pas de l’axiome (lequel n’est pas évident en soi) : « Tout ce qui existe doit avoir une fin ». Sa preuve du < bo­ num ordinis » n’est pas a priori et elle ne part pas de l’être créé du cosmos. Elle part du fait — antérieurement prouvé — que Dieu existe. Si Dieu existe et si Dieu a créé, il est métaphysiquement nécessaire que tout ce qu’il a créé forme un ordre, ait sa fin ultime et intrinsèque dans le « bonum ordinis » La thèse de saint Thomas est la suivante Quaecumque.. sunt a Deo habent ordinem ad invicem (/“, 47, 3). Il en apporte trois preuves principales La première est prise des attributs que nous trouvons nécessairement (et toujours en vertu du principe de causalité) dans le concept de Dieu. L’unité de fin, le principe onto­ logique du « bonum ordinis », est prouvée par la Bonté divine, que l’on a démontrée à partir de la bonté des choses (4 * via). Si Dieu a créé, ce ne peut être qu’à cause de sa Bonté suprême. Si quelque bien, existant de fait, était un Bien absolu. Dieu ne serait plus Dieu. L’« amor naturalis », par lequel toute créature aime Dieu en aimant sa propre perfection, est l’expression phénoménale et philosophique de l’unité de fin extrinsèque, qui est la Bonté divine. La « communicatio bonorum » n’est qu’une autre expression pour le fait de la création (Cf. /* , 47, 1 ; /' Z/ae, 100, 2 ; // * Z/‘e. 26, 3 ; S. c. G., 3, 95). 1,11 « Optimum in rerum universitate est bonum ordinis » (Subs/ sep . 10) Cf. S. c. G'., 2, 39, 42. « Finis quidam universi est aliquod bonum in ipso exis­ tons, scilicet ordo ipsius universi » (/ *, 103, 2, 3). Une fois l’existence de Dieu prouvée, chaque considération de portée métaphysique devient pour saint Thomas philosophe une pensée de theo'o^.e naturelle. 354 Amédée de Silva Tarouca De même que la bonté (ou valeur) du « bonum ordinis » est déduite de la Bonté divine, de même l’ordre formel (unité disposée des moyens) est déduit de la Sagesse divine, que l’on a démontrée à partir du phénomène de la convenance réciproque ou de la « gu­ bernatio » (5Λ, via) en vertu du même principe de causalité 131 '. Saint Thomas dira maintenant, dans l’ordre inverse : « Ea quae ex divina sapientia procedunt, oportet esse ordinata » (/" //‘,r, 102, I). Dieu est, par essence. Sagesse supreme. Donc, puisqu’il est Unité suprême et absolue, 11 ne peut pas créer, pour ainsi dire, sans Soimême ou. en d’autres mots, sans Sagesse (Cf. C. c. G., 2, 24, 25). Or, il appartient essentiellement à la sagesse, perfection d'un être rationnel, de juger de l'être. Ce jugement est l'opération spéculativo-pratique de 1« ordinare » et cela « secundum causas altissimas »(34). C’est le fait de l’Art divin que de « ordinare » selon l’intelligence de sa propre Essence. « Genus autem subjectum divinae artis est ens » (S. c. G., 2, 26), l'être en tant que tel. Par l’unité absolue de l’Essence divine. Dieu est Cause première de l’être. Il crée par son Intellect, qui est la Cause première des créa­ tures <35>, il crée par sa Sagesse. Donc : « Deus res in esse pro­ duxit eas ordinando. Deus per suam sapientiam (36>, res in esse produxit » (S. c. G., 2, 24, 29). 11 est donc vrai de dire : « Ea quae ex divina sapientia pro­ cedunt oportet esse ordinata » (Γ /I , ** 102, 1), ou bien : « Quae­ cumque autem sunt a Deo habent ordinem ad invicem » (/ *, 47, 3). Mais, ce « oportet », cette nécessité métaphysique se rapporte à Dieu, non à l’ordre concret de l’univers. « Si aliter se haberet ordo - rerum, contradictio non implicaretur » (S. c. G., 2, 23). L’ordre des créatures «ad invicem» ne leur est donc pas dû métaphysiquement en tant qu elles sont dans leur être propre et participé, mais en tant qu elles sont créatures de Dieu. 11 ne leur est pas dû un cer« Secundum eandem rationem competit Deo esse gubernatorem rerum et causam eorum ; quia ejusdem est rem producere et ei perfectionem dare » (parce que toute perfection relève de l'être, /a, 4, 2 et 4e voie), « pertinet... Gubernatio est quaedam mutatio » (mouvement < gubernatorum a gubernante)» (/a, 103, 5 et ad 2). (in Met., 3, 4, nQ 375) est le jugement propre de la finalité. L’idée d'ordre dans la philosophie de saint Thomas Wi de l’ordre métaphysique au réel concret. L’cescntiel de tout ordre est l’unité des relations au principe commun. Mais en Dieu il n'y a pas d’ordre — au sens strict du mot. L’ordre est dan * le» créa­ tures. Il présuppose le mouvement vers l’unité, le devenir ordonné. L’ordre est donc un devenir « pour » la fin de l’ordre, à cause du principe d’unité, « à fin » de réaliser cette unité. C’est ce qu’ex­ prime exactement le concept de « finalité »<4>’. La fin entre ainsi dans le concept du bien. « Bonum habet rationem finis » (in Met., 5, 16, nu 1000), parce que < Bonum est quod omnia appetunt, hoc autem habet rationem finis » (/B, 5, 4). Et le parallèle se continue jusque dans le mouvement vers le bien, qui est la fin : « Bonum dicitur diffusivum sui esse eo modo quo finis dicitur movere » (P, 5, 4, 2). Comment la fin meut-elle? « Sicut... influere causae efficientis est agere ; ita influere causae finalis est appeti et desiderari » (de Ver., 22, 2). « Causalitas .. finis in hoc consistit quod propter ipsum alia desiderantur (S. c. G., 1, 75; cf. in Phys., 2, 15). On comprend cela dans l’ordre psychologique. Mais comment est-ce possible dans le cas des êtres naturels? Comment la fin peutelle mouvoir en se faisant désirer, si elle n’est pas connue ? Les minéraux, les plantes et les animaux ne connaissent pas le bonum ordinis » ni son principe théocentrique et même les hommes le plus souvent n’en savent rien. Pourtant il faut dire que tout ce qui est en mouvement doit être en mouvement pour cette fin, même in­ connue, sans cela le principe de l’ordre théocentrique s’écroule, a Id quod intellectu caret », répond saint Thomas (de Ver., 5, 2). « non potest directe in finem tendere, nisi per aliquam cognitio­ nem ei praestituatur finis, et dirigatur in ipsum ». Donc, ce qui « intellectu caret vel cognitione » comme toute la nature inorga­ nique et organique (les premiers mouvements naturels “ de l’homme inclus) « non dirigit in finem, sed dirigitur » (de I er., 21, I, 9), « sicut sagitta dirigitur in finem a sagittante (in Met., 5, 16, 1000). ·<** «Finis est cujus causa » (in Met., 8. 4, n° 1737: 2. 4. 31b). Cf. sur le « primus motus naturalis » : /· //** , 10, I ; 94. 2; Z*. 82. I et 2; de Ver., 22. 5 et 6. La doctrine du premier mouvement naturel est déduite — par le principe de finalité — de la thèse de l'ordre. « Unumquodque naturaliter suo modo esse desiderat » (ΖΛ, 75, 6). — « Hoc modo competit fieri, sicut ei com­ petit esse » (Za, 90, 2). — α Unumquodque agens agit secundum modum suae na­ turae 1» (Q. Q., 3,7). Cette doctrine est d'importance capitale. Elle évite le regressus 360 Amédée de Silva Tarouca Cette réponse est très importante pour la compréhension de la doctrine de saint Thomas. Elle implique deux constatations : I. La causalité finale est une vraie causalité d influence ontolo­ gique et motrice. Elle dit « action pour une fin ». 2. Mais il n’est pas nécessaire que le « pour ». l’intention de la fin soit — per modum intellectus — dans le sujet qui exécute le mouvement vers la fin. Le principe de finalité exige que tout ce qui devient soit un mouvement d’« exécution » de la fin ; il suffît que cette fin soit intentionnellement voulue par celui qui donne ou ébranle le mou­ vement. On ne peut donc parler de « finalité » que si la réalisa­ tion de la fin, c’est-à-dire le mouvement vers les moyens pour la fin, est intentionnellement voulue soit par le même sujet psycho­ logique, soit par un moteur extrinsèque <4r’. Dans le finalisme de saint Thomas il n’y a donc pas d’anthro­ pomorphisme. L’anthropomorphisme consiste à juger le mode d’ac­ tion du supérieur par le mode de l’inférieur. C’est ce que faisaient certains penseurs que saint Thomas critique (Spir. cr., 5 ; 11 * //** , 188, 5). Chez saint Thomas, au contraire, la finalité psycholo­ gique est expliquée par la finalité ontologique <4S et celle-ci par la causalité divine. Pour pouvoir parler de « finalité » proprement dite, trois élé­ ments doivent donc être réalisés : I. un bien comme fin, 2. une intention <4,) et 3. une exécution de cette fin <50’. Mais ces trois éléments ne doivent pas être réalisés par le même sujet créé ou dans une même action. S’il en était ainsi, il ne serait plus quesà l’infini (dans l'ordre ontologique) (in Met., 2, 4, n° 316) et elle explique le libre arbitre. Enfin elle fonde — par la séparation ontologique de 1'« ordo executions > et de Γ« ordo intentionis » — la distinction réelle entre l’essence et l’existence (cf. de Ver., 2, II) et, dès lors : «Est enim absque falsitate ut alius sit modus intelligentis in intelligendo, quam modus rei in existendo » (/“, 85, I, I). <4,) « Omne quod naturaliter in alterum tendit, oportet quod hoc habeat ex aliquo dirigente ipsum in finem, alias a casu in illud tendent » (de Ver., 2, 3). Nous précisons finalité « ontologique » pour ne pas trancher le problème de l’éot'dence du principe de finalité. Cette évidence est, assurément, très immé­ diate et facile à percevoir. Néanmoins nous ne croyons pas que le principe de finalité soit un principe analytique. Sa démonstration dépend, croyons-nous, non seulement du principe de causalité (qui lui-même n’est pas analytique), mais de l’existence d'une Cause première, qui doit être antérieurement prouvée. <«·) Cf. /“, 85, 3, 4; fa llM, 1,2; l’argument de la a quinta via · et S. c. G., 3, 2 (« sine attentione intellectus »). <“> «Ubi non est actio, non est causa finalis» (de Pot., 5, I). «Unumquod­ que ordinatur in finem per actum suum » (/a ΙΙΛν, 21, I, 3). L’idée d’ordre dans la philosophie de saint Thomas 361 tion de finalité créée, mais de finalité absolue. En Dieu seulement les trois éléments de la finalité coïncident dans le même sujet et sous le même rapport. « Primum... agens propter finem oportet esse agens per intellectum et voluntatem » (S. c. G., 2, 23). Voici, enfin, le principe de finalité: «Omne agens agit propter finem » (S. c. G., 3, 2; /", 44, 4; /‘ // ', * 1, 1, |)'"n. Dans quel sens ce principe est-il un principe nouveau ? Comment se distingue-t-il du principe de causalité efficiente ? Le principe de finalité descend de la cause à l’effet, tandis que le principe de causalité remonte de l’effet à la cause. Lorsque le principe de causalité sert de mi­ neure, nous parlons de démonstration inductive. Par contre le pro­ cédé est déductif là où le principe de finalité figure comme terme moyen de la démonstration. Les deux méthodes répondent aux deux voies (viae) et les deux voies aux deux ordres réels dans le devenir de toute créa­ ture : l’ordre de la causalité et l’ordre de la finalité. Les deux ordres ne se distinguent pas en ce que l’ordre de la finalité ne serait pas, lui aussi, un ordre de causation. Ils se distinguent uni­ quement par le mode de la causation qu’ils expriment 1 . A la différence de ces modes répond alors la différence des ordres ou « directions »» de causalité et aux ordres différents la différence des principes réels, lesquels ne coïncident pas toujours et ne coïn­ cident jamais complètement sous tous les rapports dans l’être créé. A la différence des principes réels répond ensuite la différence des principes du connaître. Si la cause finale est la cause « pour » laquelle la cause effi­ ciente agit, nous trouverons chez saint Thomas la même prédilec­ tion que chez Aristote pour la cause finale. Le principe de fina­ lité est, en effet, la preuve des preuves, parce que la fin est la cause des causes ° Au motif aristotélicien s’ajoute un motif augusCf. » Omnia agentia necesse est agere propter finem» (/ * II , ** I, 2); ce qui rappelle la formulation du principe de causalité : « Necesse est dicere omne quod quocumque modo est a Deo esse » (/ *, 44, 1), parce que — comme nous verrons — le principe de finalité est implicitement déjà contenu dans ce texte. ,‘î| La fin est « postremus in executione », mais * primus in intentione ». • Hoc modo habet rationem causae» (/* II , ** 1, 1). Cf. la formulation axiomatique chez le Père Maréchal : « Minus continetur in majori, majus desideratur in minori » (J. MARÉCHAL, Le point de départ de la Métaphysique, Cahier V. Bruges, 1926, p. 107). Lorsque nous parlons de causalité et de finalité, nous comprenons, plus exactement, la causalité efficiente et la causalité finale. <”> Cf. in Met., 5. 2. n°· 771, 773, 775; 5. 3, n° 782. 362 Amédce de Silva Tarouca tinien : par la fin nous reconnaissons les idées de Dieu dans les formes naturelles ou les vestiges de ses intentions ,s4). Enfin un motif personnel, propre au Philosophe de l’Ordre ,w. Dans l'ordre, causalité et finalité s’unissent, comme dans la philosophie thomiste l'aristotélisme et l’augustinisme se donnent la main. Le concept de l’ordre est, au fond, un concept élargi de fina­ lité. Le principe de finalité dit : Omne agens agit propter finem. Le principe d’ordre y ajoute : Omnia agentia I. differunt inter se, 2. agunt propter finem communem et 3. per media gradatim dis­ posita. De plus, le principe d’ordre ne depasse pas seulement le prin­ cipe de finalité, mais aussi le principe de causalité et il les unit en les dépassant : comme principe, l’ordre est l’unité de l’origine et de la fin, l’unité de la causalité efficiente et de la causalité finale dans un Principe absolu. § 6. L'application du principe d’ordre. a) L’ordre universel du monde, cette fin théocentrique du cos­ mos, par laquelle Dieu lui-même est désiré et imité, n’est pas pure­ ment extrinsèque aux créatures ni comme fin désirée, ni comme fin réalisée. Il y a dans le cosmos, observe saint Thomas, un désir naturel et une force naturelle du « bonum ordinis ». Dès lors saint Thomas pourra dire : « Est autem ipse ordo rerum talis secundum se, quod Deus est propter seipsum cognoscibilis et diligibilis » (// * , //** 27, 4). Ainsi nous nous trouvons en pleine philosophie de l’ordre. Et nous retournons au plan des réalités concrètes pour y vérifier, à l’aide du principe de finalité, la grande thèse métaphy- p*' Voir le parallèle augustinien entre « numerus-modus-pondus » et « speciesmensura-ordo ». — < Constat enim aliquid per suam substantiam, discernitur per formam, congruit per ordinem » (/“, 45, 7). (i'' Dans l’ordre prend racine la « practice sapientia » (de Ver., 2, 3, 8; /·, 14, 8), qui est — comme imitation de l'Art divin — à la fois spéculative et pratique (/·, 79, II, 2). Voilà le fondement de la beauté spirituelle du « bene proportionata » dans l'ordre intentionnel, scientifique et moral, de la sagesse théocentrique (// * //“■, 145, 2). Dès lors le « ordinare » est une perfection natu­ relle et délectable : « Gaudet enim anima in collatione unius ad alterum, quia conferre unum alteri est proprius et connaturalis actus rationis » (fft // * c, 32, 8). Le « conferre » (discursif), imperfection de la raison humaine, est perfection dans la lumière de l’ordre qu'il imite et parfait. L'idée d’ordre dans la philosophie de saint Thomas 363 sique de l’ordre théocentrique. Le procédé sera un procédé, pour ainsi dire, phénoménologique En raison du principe de fina­ lité (qui est — comme principe métaphysique — un principe d’ordre, puisqu’il remonte à la Fin ultime, à la Sagesse de l’Ordonnateur), saint Thomas déduira de l’opération la faculté, de la faculté la forme naturelle, de la forme naturelle la fin naturelle. Il déduira de l’acte effectué l’inclination naturelle, de celle-ci la nature et de la nature la fin naturelle. Le procédé sera donc le suivant : du phénomène de l’ordre (au sens I.) on déduit le prin­ cipe de l’ordre (au sens 2.), par l’intermédiaire de 1 existence de Dieu préalablement prouvée. Du principe de l’ordre se déduit l’ensemble des ordres phénoménologiques. De ceux-ci enfin se dé­ duisent les règles (ou normes) de l’activité humaine, scientifique et morale. Le « ordinare » de nos actions (au sens 4.) suit donc le .i ordinari » de notre intellect (au sens 3.). Ainsi la sagesse de saint Thomas représente une unité natu­ relle dont le principe est l’ordre : « Fines autem morales accidunt rei naturali ; et e converso ratio naturalis finis accidit morali » (I* II", I, 3, 3). Même réalisme dans la théorie des sciences : « Ordo autem principalius invenitur in ipsis rebus et ex eis derivatur ad cognitionem nostram » (//' II", 26, 1, 2). Par cette double obéis­ sance à l’ordre réel, obéissance scientifique et morale, la nature humaine réalise T« ultima perfectio ad quam anima potest perve­ nire secundum philosophos... ut in ea describatur totus ordo uni­ versi et causarum ejus » (de Ver., 2, 2). Mais saint Thomas ne se contentera pas de ce « describatur ». 11 dira de plus « continuatur n, dépassant ainsi Aristote dans sa morale et sa sagesse naturelles. Parce que l’Ordonnateur existe, les êtres créés sont destinés naturellement à être considérés dans la perspective de l’ordre. « nata sunt seorsum ab eo considerari» (S. c. G., 1. 58). Nata sunt « facere de se veram apprehensionem in intellectu humano » (de Ver., I, 8). L’ordre est composé de facultés proportionnées à leurs propres objets, de causes propres ou proportionnées à leurs effets (ân. Dès lors l’homme peut et doit (en vertu du principe (“) Nous entendons par là l’union entre l’a priori philosophique et l’a poste­ riori empirique. Ce terme est évidemment dépouillé ici de toute liaison histo­ rique. Une cause propre est celle « quae nata est facere hoc » (/ * 113, 10, 2). Cf. aussi de Ver., I, 5, 2; /. D., 19, 5, 2, 1 ; Spir. cr., 5, 8; /·, 25. 3, 4; de Malo. 3, 3, 3, et /·, 14, I : « cognoscens natum est habere formam etiam rei alterius». 564 Amédée de Silua Tarouca d’ordre) monter, descendre et remonter les marches naturelles, qui forment la pyramide gigantesque du « bonum ordinis ». Saint Tho­ mas est un réaliste de l’ordre. Les effets et les causes, les opéra­ tions, les facultés et les objets, les inclinations, les forces et les fins naturelles sont vraiment — et cela dans le sens ontologique du mot — ordonnées ,5” « ad invicem » et à leurs effets « pro­ pres », comme à leurs devoirs et droits propres, qui leur sont dus, en tant que la perfection de leurs natures leur est due. C’est ici en effet que repose, nous l’avons déjà dit, toute la force démonstrative de ces déductions. En vertu du principe de finalité, du « omne agens agit propter finem » qui est prémisse de ces déductions, saint Thomas peut juger de tout « ex ordine » à sa fin naturelle. Je dis : de tout, parce que même les choses natu­ relles, qui ne connaissent pas leurs fins en tant que fins, ont une fin qui leur est donnée par une Intelligence transcendante (cf. de Ver., 5, 2), mais qui leur est immanente, en tant qu’elle répond à leurs essences et forces naturelles. « Virtutes activae in natura... quae ab arte divina producuntur, et manet in eis ordo et directio intellectus divini, sicut in re artificiata manet directio artificis » (//. D., 18, 1,2, I). — Au nom du principe ontologique de finalité et de son dérivé, le principe de l’ordre des moyens, l’inclination naturelle ne peut pas être radicalement fausse et futile, la force naturelle allant vers son objet propre ne peut pas errer radicale­ ment. Bref, la convenance réciproque de fait répond à un ordre de droit, « quia Deus, qui est institutor naturae, non subtrahit rebus id quod est proprium naturis earum » (5. c. G., 2, 55). Sans cette dépendance métaphysique de Dieu, ce serait assu­ rément un cercle vicieux que de dire : la nature, c’est-à-dire l’es­ sence propre à laquelle l’être est destiné, «doit » être accomplie dans sa perfection ultime, donc les inclinations et les forces de la nature ne peuvent pas être vaines. Ce « doit » de finalité et d’ordre ne prend sa signification métaphysique — et son seul sens scienti­ fiquement démontrable — que lorsqu’il est traduit dans la langue ontologique de la théologie naturelle : « Capacitas... secundum or­ dinem potentiae naturalis, quae a Deo semper impletur, qui dat unicuique rei secundum suam capacitatem naturalem » (ΙΙ1Λ, I, 3, 3). « Debitum enim est unicuique rei naturali ut habeat ea quae exigit (··> Cf. «naturaliter ordinatur» (fa llM, I, 4), «naturaliter insertum» (fa, 2, I, I), «naturalis resultatio» (/a, 77, 6, 3) et, ci-dessous, le «amor naturalia * L’idée d’ordre dans la philosophie de saint Thomas 365 sua natura... Hoc autem debitum ex divina sapientia dependet : in quantum scilicet res naturalis debet esse talis quod imitetur pro­ priam ideam quae est in mente divina » (de Ver., 23, 6, 3). Contemplons maintenant l’univers naturel du point de vue phénoménologique de l’ordre. Les trois caractéristiques du phé­ nomène, diversité graduée, convenance réciproque et effectivité, réapparaissent alors comme diversité graduée des /ormes natu­ relles, unité des inclinations naturelles et unité des forces natu­ relles : « Ex diversitate formarum sumitur ratio ordinis n (S. c. G., 3, 97). « Ordo duo requirit, scilicet ordinatam distinctionem et cominunicantiam distinctorum ad totum » (in Met., 12, 12, n° 2637), bref, unité entre diversités. La « communicantia ad totum n est constatée phénoménologiquement dans l’unité des inclinations naturelles et dans l’unité des forces naturelles. b) Nous avons parlé de la diversité des formes. Portons notre attention au phénomène des inclinations naturelles. a Omne quod agit, non agit nisi intendendo aliquid ». Dans les êtres qui. n’étant pas doués de connaissance immatérielle, sont inaptes à saisir la ratio finis», cette intention « nihil aliud est, quam habere naturalem in­ clinationem ad aliquid » (de Prine. Nat., opusc. 2, Mandonnet, pp. Il sq.). L’inclination naturelle est identique aux concepts de désir, d’amour, de dilection naturelle, « sine qua, ad minus, quid­ quid fit, male fit » (de Ver., 23, 7, 8). A quoi tend donc cette inclination naturelle ? En quel objet formel trouve-t-elle le principe de son unité ? Toute inclination naturelle tend, de soi, à l’être et à l’être mesuré par l’ordre. — En raison de leur contingence les créatures tendent évidemment au non-être, « in nihilum tendunt » (S. c. G., 2, 30). Mais en rai­ son de leur origine en Dieu elles ont, pourtant, et cela essentiel­ lement, un « naturale desiderium essendi » (S. c. G., 2, 55). L’in­ clination naturelle à l’être à l’opération et à la perfection pro- <”> «Resistunt anihilari » (/·, 103, 3; S. c. G., I, 42), «intendit perpetuum esse quantum potest » (/' //· , ** 85. 6). C'est le phénomène primaire de l’inclina­ tion, appétit ou amour naturel. Cf. /* //a<» 26, I et 2; 28, 2; // * //· *, 26. 3; /·, 19, I ; 60, I ; 5. c. G., 2, 55; de Car., 9. L’amour naturel est le «principium motus » (/· ll * c, 26, 2 ; 28, 6) parce que « id quod est naturale, in unoquoque est potissimum» (/“ //ac, 31, 6). C’est un «habitus» naturel, «appetitus for­ mae» (de Pot., 4. I, 2), qui, dans l’homme, se révèle aussi comme désir naturel « ad sciendum omnia quae pertinent ad perfectionem intellectus » (Za, 12, 8. 4), un désir naturel de connaître les causes. 366 Amédée de Silva 1 arouca près explique l’aspect « dynamique » de l’univers. « Omne agens, quodcumquc sit, agit quamcumque actionem ex aliquo amore » (/· // *', 28. 6). On comprend dès lors pourquoi le mouvement naturel de l’uni­ vers est — pour ainsi dire — irrépressible, presque explosif. « Ap­ petitus naturalis statim procedit in actum » (S. c. G., 2, 83), s’il n’est pas contrarié. Les êtres naturels « quasi propria sponte ». (/*, 103, 8), « quodammodo ipsa vadunt » (de Ver., 22, 1). — « Omne intendit exire in actum suum » (S. c. G., 3, 48). Tout être a un appétit naturel de se manifester, d’agir sa propre opération (/· //“, 27, 3; S. c. G., 4. 19)' *° ’. Mais cette « tendance » à l’épanouissement naturel ne va pas à l’infini, dans le sens négatif et imprécis du mot, bien qu’elle aille — ontologiquement — à l’infini absolu, positif et réel L’univers n’est pas un chaos, mais un ordre. Dès lors toutes ces tendances naturelles, « dynamiques » ou « vitales » — comme on les appelle aujourd’hui — sont des tendances déterminées. « Na­ tura determinatis mediis procedit ad suos effectus » (/ *, 71, I, I). Dans un ordre tout est ordonné. « Cum actio sequatur naturam rei, quorumcumque naturae sunt ordinatae, oportet quod etiam actiones subinvicem ordinentur, sicut patet (!) in rebus corporalibus » (/‘, 109, 2; cf. S. c. G., 3, 97). Comme les actes sont mesurés ou pro­ portionnés, les inclinations qui y tendent sont mesurées à leur * tour' 21. — «Ad supereminentiam... divinae bonitatis pertinet quod esse, et bene esse ordine quodam distribuit » (S. c. G., 3, 95). L’amour naturel est donc proportionné à son objet (Virt. corn., 10; de Hebd., 2). — « Super communicatione bonorum naturalium nobis a Deo facta fundatur amor naturalis, quo non solum homo in sua integritate naturae super omnia diligit Deum, et plus quam seipsum, sed etiam quaelibet creatura suo modo, id est, vel intel­ lectuali, vel rationali '* 3), vel animali, vel saltem naturali amore » * //-, 26, 3). (// (‘°' De là l’importance du «primus motus naturalis», «ex instinctu». Cf. /‘ //“, 9, 4. <*·) Cf. J. Chevalier, L'idée et le réel, Grenoble, 1932, p. 145, et H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, 1932, 2° éd., pp. 285, 320. Saint Thomas est d’accord avec lui dans la constatation, non dans l’explication de ces phénomènes. <·’> Cf. Maréchal, op. cit., p. 136. <··) Intellectualité par participation, à la différence de 1 intellectualité par nature des anges. Cf. / Sent., d. 25, I, I, 4. L’idée d’ordre dans la philosophie de saint Thomas 367 Le simple fait <1 expérience que « omnem cognitionem sequitur appetitiva operatio >» (de Un. fidei, 4, pour ne relever qu'un texte pris au hasard) trouve dans la doctrine de l’inclination naturelle son fondement métaphysique. Mais la doctrine de l’inclination naturelle se ramifie jusque dans des domaines apparemment très lointains. Un exemple. « Consensus in prima principia... causatur... ex similitudine naturae ex qua omnes in idem inclinamur ; sicut omnes oves consentiunt in hoc quod existimant lupum inimicum » (Sptr. cr., 9, 14). La preuve métaphysique de la certitude des pre­ miers principes se fait donc, sans pétition de principe, par l’argu­ ment ontologique et final de l’ordre. Il revient au même de dire que cette certitude vient uniquement de notre participation à la lumière de la raison « divinitus interius indita » (de Ver., 11, I, 13) et de dire que « consequitur providentiam divinam et dispositio­ nem ». « Ex hoc enim quod res productae sunt in tali natura, in qua habent esse terminatum, sunt distinctae a suis negationibus : ex qua distinctione sequitur 16 quod affirmatio et negatio non sunt simul vera ; et ex hoc principio est necessitas in omnibus aliis prin­ cipiis » (de Ver., 5, 2, 7). Au troisième phénomène de l’ordre, à l’effet qui se produit toujours, ou au moins « sicut in pluribus » (/ *, 23, 7. 3). répond sur le plan phénoménologique — on l’a déjà dit — la notion de la force naturelle. La « üirtus naturalis » (qu’on se gardera de con­ fondre avec la « vertu » morale, habitus propre aux êtres intellec­ tuels) joue un très grand rôle dans la phénoménologie de l’ordre chez saint Thomas. « Natura. . causae non cognoscitur per effec­ tum, nisi in quantum per ipsum cognoscitur virtus ejus, quae natu­ ram consequitur » (S. c. G., 3, 69). Les « virtutes naturales» ex­ pliquent les phénomènes de changement perçus par les sens (In Met., 2, 3, n° 307). De là l’importance phénoménologique des « virtutes naturales » : « Virtus vero naturam rei demonstrat » (S. c. G., 2, I). « Virtus naturae est signum completionis naturae » <“* ■ Omnes homines sunt unius speciei, et unus modus intelligendi est eis 108, 1, 3). Le même point de vue, destructif de tout relati­ visme métaphysique, s’applique au mode humain de vouloir : < actus voluntatis nihil aliud est quam inclinatio quaedam consequens formam intellectam... Incli­ natio naturalis est naturaliter in re naturali » (/“, 87, 4). Et encore : « Intellectus principiorum consequitur ipsam naturam humanam, quae aequaliter * in omnibus invenitur > (// * //··, 5, 4, 3). Puisque la vérité de l’intellect suit l’être des choses (/· //··, 93, I, 3). connaturalis s (/*, 3bb Amédée de Silva Tarouca pres explique l'aspect « dynamique » de 1 univers. « Omne agens, quodcumque sit, agit quamcumque actionem ex aliquo amore » (/· //· *, 28. 6). On comprend dès lors pourquoi le mouvement naturel de 1 uni­ vers est — pour ainsi dire — irrépressible, presque explosif. « Ap­ petitus naturalis statim procedit in actum » (5. c. G., 2, 83), s’il n’est pas contrarié. Les êtres naturels « quasi propria sponte »· *, (/ 103, 8), « quodammodo ipsa vadunt » (de Ver., 22, I). — « Omne intendit exire in actum suum » (5. c. G., 3, 48). Tout être a un appétit naturel de se manifester, d’agir sa propre opération (/" //· *, 27, 3; 5. c. G., 4, I9)teo>. Mais cette « tendance » à l'épanouissement naturel ne va pas à l’infini, dans le sens négatif et imprécis du mot, bien qu’elle aille — ontologiquement — à l’infini absolu, positif et réel L’univers n’est pas un chaos, mais un ordre. Dès lors toutes ces tendances naturelles, » dynamiques » ou « vitales » — comme on les appelle aujourd’hui — sont des tendances déterminées. « Na­ tura determinatis mediis procedit ad suos effectus » (ΙΛ, 71, I, I). Dans un ordre tout est ordonné. « Cum actio sequatur naturam rei, quorumcumque naturae sunt ordinatae, oportet quod etiam actiones subinvicem ordinentur, sicut patet (1) in rebus corporalibus » (/', 109, 2; cf. S. c. G., 3, 97). Comme les actes sont mesurés ou pro­ portionnés, les inclinations qui y tendent sont mesurées à leur tour'62'. — «Ad supereminentiam, divinae bonitatis pertinet quod esse, et bene esse ordine quodam distribuit » (S. c. G., 3, 95). L’amour naturel est donc proportionné à son objet (Virt. com., 10; de Hebd., 2). — « Super communicatione bonorum naturalium nobis a Deo facta fundatur amor naturalis, quo non solum homo in sua integritate naturae super omnia diligit Deum, et plus quam seipsum, sed etiam quaelibet creatura suo modo, id est, vel intel­ lectuali, vel rationali <6I), vel animali, vel saltem naturali amore » (/? //“, 26, 3). De là l’importance du « primus motus naturalis », « ex instinctu * Cf. /‘ //“, 9, 4. <·’> Cf. J. Chevalier, L’idée et le réel, Grenoble, 1932, p 145, et H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, 1932, 2e éd., pp. 285, 320. Saint Thomas est d’accord avec lui dans la constatation, non dans 1 explication de ces phénomènes. Cf. Maréchal, op. cit., p. 136. (U) Intellectuality par participation, à la différence de 1 intellectualite par nature des anges. Cf. / Sent., d. 25, I, I, 4 L'idée d'ordre dan.i la philosophie de taint Thoma* 367 Le simple fait d’expérience que « omnem cognitionem lequitur appetitiva operatio » (de Un. fidei, 4, pour ne relever qu'un texte pus au hasard) lrnn\<· < ! a : > , ! a ·!<><'■..< d» : rin' <, ■ -, son fondement métaphysique. Mais la doctrine de Γinclination naturelle se ramifie jusque dans des domaines apparemment très lointains. Un exemple. « Consensus in prima principia causatur ex similitudine naturae Λ4 . ex qua omnes in idem inclinamur ; sicut omnes oves consentjunt in hoc quod existimant lupum inimicum « (Spir. cr., 9, 14). 1 .a preuve métaphysique de la certitude des pre­ miers principes se fait donc, sans pétition de principe, par l’argu­ ment ontologique et final de l’ordre. Il revient au même de dire que cette certitude vient uniquement de notre participation à la lumière de la raison divinitus interius indita (de Ver., Il, I, 13) et de dire que consequitur providentiam divinam et dispositio­ nem ». « Ex hoc enim quod res productae sunt in tali natura, in qua habent esse terminatum, sunt distinctae a suis negationibus : ex qua distinctione sequitur quod affirmatio et negatio non sunt simul vera . et ex hoc principio est necessitas in omnibus aliis prin­ cipiis » (dc Ver., 5, 2, 7). Au troisième phénomène de l’ordre, à l’effet qui se produit toujours, ou au moins < sicut in pluribus (Γ, 23, 7. 3), répond sur le plan phénoménologique — on l’a déjà dit — la notion de la jorcc naturelle. La uirtus naturalis (qu on se gardera de con­ fondre avec la « vertu morale, habitus propre aux êtres intellec­ tuels) joue un très grand rôle dans la phénoménologie de l’ordre chez saint Thomas. Natura causae non cognoscitur per effec­ tum, nisi in quantum per ipsum cognoscitur virtus ejus, quae natu­ ram consequitur » (S. c G., 3, 69). Les virtutes naturales ex­ pliquent les phénomènes de changement perçus par les sens (In Met., 2, 3, n' 307). De là l’importance phénoménologique des a virtutes naturales » Virtus vero naturam rei demonstrat (S. c. G., 2, I). « Virtus naturae est signum completionis naturae •M < Omnes homines sunt unius speciei, et unus modus intelligendi est e» connaturolis » (I*, 108, 1, 3). Le même point de vue, destructif de tout relati­ visme métaphysique, s’applique au mode humain de vouloir < actus vo'ur.tatis nihil aliud est quam inclinatio quaedam consequens formam intellectam Incli­ natio naturalis est naturaliter in re naturali» (/*, 87, 4). Et encore < Inte. ectus principiorum consequitur ipsam naturom humanam, quae aequaliter in orrrv.bus invenitur» (//* 5, 4, 3). <*'> Puisque la vérité de l’intellect suit l'être des choses (l* E' ' 368 Amcdée de Silua Tarouca (in Phys., 7, 6). L’importance de ce terme « virtus » consiste en ce que les « virtutes activae in natura » (// Sent., d. 18, 1,2, I; ci. /*, 23, I ; 105, 5 ; de Ker., 22, 2) constituent le vrai point de contact du philosophe avec le phénomène. La « virtus naturalis » est plus active que la puissance, qui ne se manifeste pas immédiatement, et elle est plus intime à la nature même de la forme que 1 acte extérieur. « Id per quod aliquid est in potentia, omnino videtur esse intrinsecum rei » (de An., 5). Le concept de la « force natu­ relle » tient donc le milieu entre la puissance et l’acte, en tant qu’elle est comprise « communiter secundum quod est media inter essentiam et operationem» (P, 108, 5). La «virtus naturalis» semble désigner ce concept moyen entre la puissance pure et l’acte accom­ pli par lequel les philosophes cherchent toujours à fixer le « dyna­ misme » du devenir réel. La « virtus naturalis » est, en effet, une notion de nécessité philosophique (ββ>, non en tant que έν-έργεια ,<7i, mais plutôt en tant que δύναμις ,βΗ’ ou « virtus essendi » (5. c. G., I, 28). Ce n’est pas l’acte premier ni l’acte second, mais la force ontologique de l’acte second, considéré comme effet. Par la ti vir­ tus » la cause naturelle meut et par la « virtus » de la cause l’ef­ fet préexiste en elle ie”. Les êtres ne sont pas reliés à la Cause première seulement par une chaîne de causes secondes, qui transmettent une «virtus», qu elles ne possèdent pas. En tant qu’êtres ils sont reliés immé­ diatement à la Cause première, qui donne à chaque être sa « vir­ tus essendi ». La force naturelle est l’effet immédiat de Dieu qui est la cause de l'être, « causa ipsius esse » et qui, dès lors, « in­ time operatur » (P, 105, 5). Dieu « tient » les êtres dans leur être. Puisqu’il n’y a rien de plus intime aux êtres que leur être, puisque cet être ne peut pas être donné par une créature, qui ne le pos­ sède pas, l’action créatrice continuée ou, plutôt, non suspendue”0' de la Cause première est la cause immédiate, intime et seule suf­ fisante de la « virtus naturalis » (71). Cf. J. Sauter, Baader und Kant, Jena. 1928, p. 295. <* T) Le Père PecHAIRE (op. cit., p. 79) définit l’énergie comme mier d'un corps physique vivant ». Cf. Maréchal, op. cit., p. 459. « Effectus praeexistit uirtute in causa agente » (Spir. cr., 7). d. 35, I, I, 3; P, 79, 3; de Ver., 2, 10; 1 Sent., d. 12, I, 3. 4. <,β) Voir quelques références : /a, 104, I ; 22, 2; S. c. G., 3, 65, 3, 7, 7; 5, 3, 3; 5, 7, 6. < Est duplex contactus, quantitatis et virtutis» (/ *, 75, I, « l’acte pre­ Cf. / Sent., 67; de Pot., 3). Selon la L’idée d’ordre dans la philosophie de saint Thomas Kf) § 7. L’anthropologie de l’ordre. Nous ne pouvons pas songer à développer ici la doctrine com­ plète de saint I homas pour montrer les points variés et multiples, où l'argument « ex ordine » joue un rôle décisif. Bornons-nous à la doctrine de l'homme, à l’anthropologie dans le sens le plus large du mot. L’homme tient le milieu entre les animaux et les « esprits purs », selon sa nature (« cum sit constitutus ex spirituali et corpo­ rali natura », S. c. G., 4, 55) et selon son opération naturelle. (« Intellectus noster est medius inter substantias intelligibiles et res corporales... et hoc ideo quia per intellectum attingit ad substan­ tias intelligibiles ; in quantum vero est actus corporis, attingit res corporales », /K Sent., d. 50, I, I). — L’homme se trouve donc in confinio » ou « in medio »172 entre les animaux et les esprits purs. Cette place moyenne dans l’ordre de l’univers est naturelle à l’homme. 11 lui est naturel de dominer les essences corporelles et de se subordonner aux esprits purs 1741. Cette place « moyenne » de l’homme est mesurée par les de­ grés des perfections naturelles dans l’ordre du cosmos, qui, ellesmêmes, représentent des degrés de participation à l’être J . En­ core une fois le principe « quo » de cette comparaison est fourni par la phénoménologie des êtres naturels, tandis que le principe u quod » est le Principe de l’ordre. Par la similitude (analogie de proportionnalité) à la Perfection divine, le philosophe de l’ordre théocentrique mesure ou détermine l’endroit que l’homme peut et doit occuper — selon sa nature — dans l’ordre du cosmos 4. Le fondement ontologique de cette science finale de l’ordre ne gît seconde espèce de contact, un être immatériel peut agir immédiatement sur un être matériel. Voir les remarques éclairantes de M. R. JoUVET, .4ristoie et la notion de création, Revue d. sc. phil. et théol., XIX, 1930, pp. 20 ss. <”> Cf. S. c. G., 2, 68. 81: /·, 29, 3; 77. 2: de An., I; in Tnn., 6. I. 3. qu. 3; / Sent., d. 25. I, I, 4; S. c. G.. 2. 29; /·. 87. I; de 4n.. 18. (”) Cf. de 4n., 10; /·, 91. 3. 3. <’*) Cf. de /In., I et 5; Subet. sep.. 10. <’·> Cf. /·, 4, 2; III *, 9, 3, et Spir. cr., 5 : «Tanto aliquid inentibus est altius quanto magis habet de ratione essendi ». <’** Toute perfection se mesure par le degré de sa similitude au principe : /*, 75, I; 77. 2; 11”, 3, 2. 4; 5, 2; //» // *·. 26. 7: S. c. G.. 3. 50: 4. IJ. 370 i ιι ' Amédée de Silua Tarouca donc pas dans l’idée d’une perfection « pure » Cf. I Sent., d. 8, 5. 2; // Sent., d. 3. I. I, 1; S. c. G'.. I. 70 et 28 : «Unumquodque in se consideratum nobile est». 372 Amédée de Silua Tarouca cette doctrine de l’ordre qui assure le frappant équilibré de 1 an­ thropologie de saint Thomas ,ea). Nous connaissons maintenant la place que 1 homme occupe dans la hiérarchie des êtres. Saint Thomas fait usage de la for­ mule classique du Pseudo-Denys : « Inferior natura in suo summo attingit ad aliquid infimum superioris naturae » (de Ver., 15, I). Ou, plus explicitement : « Naturae enim ordinatae ad invicem sic se habent sicut corpora contiguata, quorum inferius in sui supremo tangit superius in sui infimo ; unde et inferior natura attingit sui supremo ad aliquid quod est proprium superioris naturae, imper­ fecte illud participans » (de Ver., 16, I). Mais les expressions dont se sert saint 1 hornas : « secundum regulam Dionysii » (de Ver., 14, 1, 9) ou « et hoc modo exponit Dionysius » (/", 9, 1,2) ne doivent pas nous faire croire que saint Thomas a suivi servilement le Pseudo-Denys. Il a transposé cette doctrine platonicienne dans le cadre aristotélicien de sa doctrine personnelle. Les fins particulières et intrinsèques des êtres naturels ne sont pas seulement « statiquement emboîtées », leur solidarité ne se borne pas aux relations extrinsèques d’agent et de patient ,M|. Où il y a relation de fait, il doit y avoir relation de droit. La causa­ lité externe n’explique, en tant que telle, ni la structure intime du monde, ni la causalité interne de Γ« inhérence intrinsèque »,M|. Saint Thomas accepte aussi la notion du « prius et posterius »'MI qui gît au fond des concepts de rang, d’ordre et de hiérarchie. Enfin, saint Thomas accepte aussi l’idée que la mesure des de­ grés de l’être dans l’ordre se prend selon le « magis et minus» de la similitude (ou de la dissimilitude) au regard de la perfection absolue (8i . Mais saint Thomas corrige le Pseudo-Denys en deux A titre d’exemples : Spir. cr., 7; de An., 10 et ad I, 2; ibid., I, 7; 2, II: 9. 3 et 6; /·, 75, 6; 77, I ; 84. 4; 85, 7; 89, I ; /» //··, 17, 4; S. c. G., 2, 84. Maréchal, op. cit., p. 136. <“) Cf. C. PlAT, L'intellect actif, Paris, 1890, pp. 41, 82, 166. f"· « Prius et posterius dicitur secundum relationem ad aliquod principium. Ordo autem includit in se aliquem modum prioris et posterioris. Unde oportet quod ubicumque est aliquod principium, sit etiam aliquis ordo » (//a //“**, 26, 2). Le texte cité expose, en quelques mots, le procédé scientifique de l'ordre phé­ noménal à l'ordre nouménal et le retour à l’ordre phénoménologique. Cf. VAN LeEUWEN, op. cit., pp. 311, 470 et passim. Il s'agit de Γ« excel- L'idée d’ordre dans la philosophie de saint Thomas 373 points capitaux, dont le second est la conséquence du premier. I. Il limite la causalité du « attingere » et du « participare » à l’ordre de la finalité. 2. 11 épure le concept des « spiritus intelligibiles » de tout idéalisme platonicien, comme il les a purifiés aussi du monisme cosmique d’Aristote. Quelle est la portée ontologique du concept de la hiérarchie des participations ? C’est la question décisive. Ecoutons saint Tho­ mas. « In rebus ordinatis tripliciter aliquid esse contingit, scilicet per proprietatem, per excessum et per participationem » (/ *, 108, 5), ce qui signifie par substance ou par accident propre, c’est-à-dire à raison d’une unité substantielle ; par inclinaison naturelle, c’està-dire à raison d’une causalité finale; ou enfin par vertu naturelle, c'est-à-dire par une causalité efficiente. Le premier terme, saint Thomas doit l’exclure sous peine de panthéisme Le second terme, la finalité de l’inclination naturelle, « secundum excessum >· de l’inclination naturelle qui tend au-dessus d’elle, saint Thomas l’adopte : « Homo est secundum corpus sub corporibus coelestibus, secundum intellectum vero sub angelis » et il ajoute de suite : h secundum voluntatem autem sub Deo » (S. c. G., 3, 92). Sola autem rationalis creatura habet immediatum ordinem ad Deum * //** (// , 2, 3). L’idée de la hiérarchie est-elle donc abandonnée) Non, elle est seulement purifiée. Il y a hiérarchie entre les moyens, mais c’est une hiérarchie dérivée et elle ne s’exerce qu’en vertu de la causalité première qui est le principe de son unité. 11 n’y a pas lieu de se représenter la hiérarchie de la participation comme une pyramide qui s’élèverait par l’échelle du minus et magis, poste­ rius et prius, jusqu’à Dieu, en incluant Dieu dans sa construction comme son sommet. Les relations des créatures au Créateur sont, nous le savons, unilatérales. Dieu est cause selon sa virtus essendi, et il exerce sa causalité directement sur tous les degrés de l’être . Le malentendu vient, comme toujours . de ce qu’on ne dis­ sui», de la «determinata distantia» de similitude ou de contraste : de Pot., 7, 10, 9; de /er„ 2. 11 ; S. c. G., I. 34. <··> « Id quod est supremum in corporibus, attingit ad infimum spiritualis na­ turae per aliquam participationem proprietatum ejus sicut per hoc quod est in­ corruptibile (les astres dans la conception du moyen âge), non autem per hoc quod ei (substantialiter) uniatur » (de Pot., 6. 6. 12). (··> Cf. /*. 8. I ; 22. 2 et ad 4; 104, 3 et 4; de Pot., 3, 7, 7; 5. 3. 3; 5. 7. 0; S. c. G., 3. 67. <*· ’ Voir notre livre (cité note 3), pp. 6, 15, 35, 38. 374 Amédée de Silva Tarouca tingue pas les ordres modaux. « Sicut dicitur principium multipliciter... ita etiam dicitur ordo » (/', 42, 3). Il faut distinguer I ordre des relations entre les créatures et l'ordre qui relie les créatures au Créateur. « Quando sunt multae causae agentes ordinatae, pos­ sunt dupliciter considerari secundum quod est duo invenire in agente, scilicet ipsum agens quod exercet actionem (ordre des moyens), et virtutem ipsius, quae est principium actionis in ipso ». Dans cet ordre-ci le « prius et posterius » cesse pour être remplacé, dès qu’il s’agit de la Cause première, par le « immediate » et « absolute » (/ Sent., d. 12, I, 3, 4 ; cf. ibid., 37, I, I, 4). Saint Thomas ne nie donc nullement toute causalité des êtres plus parfaits sur les êtres moins parfaits, ce qui constitue la raison formelle du concept pseudo-denysien de la hiérarchie Mais il voit dans le fait que le devenir des êtres naturels procède a per media », un nouveau témoignage de la primauté de l’activité créa­ trice i’2\ Saint Thomas exclut, non de la hiérarchie, en tant qu’être, mais bien de la disposition hiérarchique, en tant que relation réci­ proque, la relation transcendante et immédiate de la créature au Créateur. Dans l’ordre de la finalité, seules les actions des facultés im­ matérielles sont exclues de la hiérarchie des moyens : « Cum se­ cundum ordinem agentium sive moventium sit ordo finium, necesse est quod ad ultimum finem convertatur homo per motionem primi moventis, ad finem autem proximum per motionem alicujus infe­ riorum moventium » (7a 109, 6). — Dans l’ordre de la causa­ lité, cependant, toutes les actions effectives de l’être, en tant qu’être, sont exclues de l’enchaînement hiérarchique des causes secondaires ou intermédiaires : « Duplex ordo considerari potest inter creaturam et Deum. Unus quidem secundum quod creaturae causantur a Deo, et dependent ab ipso sicut a principio sui esse : (,l) « In omnibus naturis ordinatis invenitur quod ad perfectionem naturae inferioris duo concurrunt : unum quidem quod est secundum proprium motum > (ce qui garantit, d'un seul coup, et la diversité des êtres et la Causalité immé­ diate de Dieu); «aliud autem quod est secundum motum superioris naturae» (//· //M, 2, 3). « Imperfecta a perfectis sumunt originem » (S. c. G., 2, 15), * quod est maximum in unoquoque genere, est causa aliorum quae sunt in illo genere » (ibid., I, 39). Cf. aussi de Ker., 22, 5; /% 79, 4; /“ II™, 93, 2; de Spe, 3. (”> Cf. Spir. cr., 10, 16; /a, 103, 6. Ainsi est sauvée la causalité seconde, et le déisme conjuré (S. c. G., 3, 77); «descendit ad minima» (/“, 8, I. 3; 22, 2 et 3; 5. c. G., 3, 75, 76). L’idée d’ordre dans la philosophie de saint Thomas 375 et sic propter infinitatem suae virtutis Deus immediate attingit quam­ libet rem, causando et conservando : et ad hoc pertinet quod Deus immediate est in omnibus per essentiam, praesentiam et potentiam. Alius autem ordo est, secundum quod res reducuntur in Deum sicut in finem : et quantum ad hoc invenitur medium inter creaturam et Deum » (/// *, 6. I, l) doit intervenir pour mettre le monde extramental en contact avec l’intellect hu­ main, et le panenthéisme, qui imagine que la « Virtus divina » elle-même ** ' doit suivre les oppositions et les synthèses succes­ sives de la hiérarchie. Ainsi la conception théocentrique de l’uni­ vers, fondée dans la doctrine de l’ordre de saint Thomas, cor­ rige et synthétise les trois formes typiques de l’unité anthropo­ centrique que connaît l’histoire de la philosophie : Démocrite, Pythagore et Héraclite pour l’antiquité, Siger de Brabant, le PseudoDenys et Averroès au temps de saint Thomas. Spinoza, Kant et Hegel dans le lointain avenir. Au concept de la hiérarchie, ainsi déterminé, doit s’accom­ moder le concept philosophique que saint Thomas a conçu des esprits purs. L’angélologie philosophique de saint Thomas prend racine dans la tradition aristotélicienne et platonicienne, mais elle corrige, dépasse et unit les deux courants de cette tradition par la doctrine de l’ordre. Par les conséquences que sa théorie philosophique de l’ordre a entraînées dans l’angélologie, saint Thomas n’a pas hésité à se mettre en opposition avec des écoles théologiques influentes de son temps ”5’. C’est par des considérations strictement philosophiques que saint Thomas réfute, dans l’opuscule de Substantiis separatis, dé- I») Cf. de Ver., 5. 1,9. *< 4) « Sic igitur inquantum similitudo divinae sapientiae gradatim procedit a supremis, quae magis participant de ejus similitudine, usque ad infima rerum, quae minime participant, dicitur esse quidam processus et motus divinae sapien­ tiae in res » (/“, 9, 1, 2). (·*> Nous pensons notamment à la théorie suivant laquelle chaque ange forme une espèce unique, théorie déduite du principe de l’ordre (cf. Spir. en, 8; Subs: sep., 10). 376 /Imédée de Silua Tarouca dié à son cher confrère Reginald de Piperno, des opinions cou­ rantes sur les esprits purs. C’est encore par des raisons purement philosophiques qu’il déduit cette étonnante « psychologie » des anges (voir avant tout /“, 54-60) dont l’importance pour’ 1 anthro­ pologie a été trop méconnue. Enfin ce sont de nouveau des considérations purement ration­ nelles qui amènent le Philosophe de l’Ordre à incorporer à la science rationnelle le concept d’esprits purs, non, certes, comme un fait connu empiriquement, mais comme une possibilité logi­ quement exigée par le principe de l’ordre : « Talis enim videtur esse universi perfectio, ut non desit ei aliqua natura quam possi­ bilis est esse » (Spir. cr., 5, 8 ; Subst. sep., 10 ; Comp. theol., 77, 78). L’idée d’esprits purs se recommandait à saint Thomas sous les trois aspects qui caractérisent l’ordre : diversité graduée, inclination à une perfection supérieure et causalité par causes moyennes. (Voir les indications dans /Z/ Sent., d. I, I, 2, 2; S. c. G., 2, 46 ; 3, 80 ; de Caus., 30 ; de Per., 8, 15 ; /*, 84, 3, I; 115, 6, I, et Γ, 108). Ajoutons à cela le double parallèle qui s'im­ posait à un esprit médiéval : corps célestes-anges ; corps terrestresâmes humaines (96). Ce parallélisme représente sûrement plus qu’une « manuductio » si on le considère à la lumière de ce texte : « Cum actio sequatur motum rei, quorumcumque naturae sunt ordinatae, oportet quod etiam actiones subinoicem ordinentur » (/“, 109, 2; cf. 5. c. G., 3, 97). Cette doctrine sur la place que l’homme occupe dans la hié­ rarchie de l’univers fournit notamment à saint Thomas le fonde­ ment de sa morale et le fondement de sa méthodologie scienti­ fique. Anima humana « est in confinio corporalium et separatarum substantiarum constituta » (de An., I). Cette « constitution », au sens ontologique du mot, fonde la morale. La vérité objective des règles de l’agir humain est fondée sur l’étre <9‘’. « Deus unam­ quamque creaturam fecit proportionatam universo, quod facere dis­ posuit » (/ *, 56, 2, 4). C’est pourquoi l’ordre moral, l’ordre de la raison et l’ordre naturel (ou réel) sont en convenance ad inüicem. <*) * Cf. Pechaire, op. cit., pp. 76-80. (•Π Cf. Et. Gilson, Saint Thomas d'Aquin, Paris, 1930, 5e éd., pp. 23 »q . et surtout l’introduction, pp. 9 »q. L'idée d’ordre dans la philosophie de saint Thomas 377 Saint Thomas cherche toutes les normes de la morale naturelle, en dernière analyse, dans Γ« ordo rationis » '** . En vérité son intellectualisme est un réalisme, le réalisme optimiste de l’ordre théocentrique. La morale (naturelle) est donc dérivée de la théo­ logie naturelle. Elle contient les règles selon lesquelles Vagir hu­ main doit et peut faire justice à l’être humain, lequel est créé, c’est-à-dire ontologiquement ordonné à Dieu. La justice des normes repose sur la justice des faits qui est une justice de droit divin. Primum ex quo dependet ratio omnis justitiae, est sapientia divini intellectus, qui res constituit in debita proportione et ad se invicem et ad suam causam : in qua quidem proportione ratio justitiae creatae consistit »> (de Ver., 23, 6) ” ’. La justice créée, fondement naturel de la morale objective, repose donc, comme l’effet dans sa cause, dans la Justice incréée d’où elle tire toute sa raison d’objectivité normative : « Justitia igitur Dei, quae constituit or­ dinem in rebus conformem rationi sapientiae suae » (1\ 21, 2). Au nom de Γordre théocentrique, des droits naturels doivent correspondre chez l’homme à ses devoirs naturels ; ceux-ci ré­ pondent à sa connaissance naturelle, laquelle répond à sa nature humaine (cf. de Ente et Ess., 5; de An., 1, 8). — Rectus rerum ordo convenit cum natura » (S. c. G., 3, 26). L’unité formelle de l’ordre théocentrique consiste dans ce que « omnes res... ordinantur » (selon qu elles sont, quocumque modo) « sicut in finem in unum bonum, quod est Deus (S. c. G., 3, 17). Or, la raison formelle de la moralité est de tendre à cette fin : « Assimilatio... creaturae ad Deum attenditur secundum hoc quod creatura implet id quod de ipsa est in intellectu et voluntate Dei (de Pot., 3, 16, 5). La moralité consiste dans l’exécufion de l’ordre qui est dans l’intellect et la volonté de Dieu. Tanto vita hominis perfectior erit, utpote fini intimior » (S. c. G.» 3, 130). On remarquera que tout cela ne dépend nullement de la Révé­ lation. 11 s’agit toujours de déductions rationnelles du fait que Dieu existe. Déductions scientifiques et de portée pratique, dont la valeur ne dépend que de la valeur du principe de l’ordre. Nous avons dit que la nécessité ontologique de l’ordre est fondée dans la.perfec-·**· ·**· Voir les textes réunis dans le livre du Père L. LehU, La toison. régie de la moralité d’après saint Thomas. Paris, 1930. Cf. ibid., ad 3. et 1Λ, 21, 4 : « Quidquid in rebus creatis facit, secun­ dum convenientem ordinem et proportionem fecit : in quo consistit ratio justi­ tiae ». 378 Amédce de Silva Tarouca tion divine, qui doit se représenter dans ses créatures, mais qui ne peut pas créer un « dieu ». — « Si esset aliqua res perfecte re­ praesentans Deum, non esset nisi una tantum » (de Ver., 2, I). Or, Dieu ne peut être représenté que par l’ordre, l’ordre étant la seule assimilation possible de la créature au Créateur, qui lui soit natu­ rellement accessible Donc, la moralité consiste dans l’exécu­ tion de cet ordre. Mais l’exécution de l’ordre doit se faire aussi selon cet ordre. La morale n’est pas seulement fondée dans le principe de l'ordre, elle en est l’exécution au plan de l’activité humaine. « Bonum alicujus rei consistit in medio secundum quod conformetur regulae vel mensurae », ce qui revient à la raison formelle de l’ordre, qui est proportion, mesure, conformité, juste milieu entre les êtres di­ vers, milieu entre le magis et le minus, le prius et le posterius, Γexcessus et le defectus (cf. P IP1', 64, 3). Ce n’est donc que par l’obéissance au réel, par l’obéissance à l’ordre du réel, obéissance qui nous convient en tant que créatures (cf. de Pot., 6, I, 8), que nous pourrons satisfaire à notre désir naturel : « Suam perfectio­ nem adimpleri, quae est ratio ultimi finis » (P IP *, I, 7). L’obéissance au réel qui constitue notre moralité doit, dès lors, procéder selon l’ordre ou selon la mesure de l’être humain. L’homme doit éviter tout autant 1’« excessus » de l’autonomie absolue, que le » defectus » de l’asservissement à l’inférieur (cf. P, 89, I ; S. c. G., 3, 20; de Ver., 5, I, I). « Inferius natum est moveri a superiori» (de Malo, 3, 3, 3) et « Quaelibet... res perficitur per hoc quod subditur suo superiori » (IP IP , * 81, 7). Voilà les règles de cet optimisme de saint Thomas, qui, par la vertu du principe de l’ordre, est à la fois « naturaliste » et « théocentrique ». Toute doctrine morale, qui aspire à une valeur objective et uni­ verselle, doit disposer de quelque sanction. Dans le principe d’ordre, saint Thomas trouve le fondement d’une sanction naturelle. « Ita quod illud ex quo provenit alicui utilitas, non habeat participa­ tionem divinae bonitatis nisi secundum ordinem ejus ad hoc cui est utile, sicut sunt partes ad totum... Et talia non essent, nec <*··> Cf. E. GlLSON, Le Thomisme. Introduction au système de saint Thomas d’Aquin, Strasbourg, 1919, p. 171. Voir aussi l’argument de saint Thomas «ex intellectu divino » : « Intellectus autem omnis propter finem agit » (S. c. G., 2, 42). Or, < Intellectus divinus multa intelligit » (S. c. G., 54, 55). Donc, * per­ fectius seipsum repraesentat, si plures universorum graduum creaturas produ­ cat, quam si unum tantum produxisset » (5. c. G., 2, 45). L'idée d’ordre dans la philosophie de saint Thomas fierent, nisi aliud esset, cui ex eis provenit utilitas» (// Sent., d. I 2, 3). L’ordre est considéré ici comme la «convenance réciproque ··. De cet ordre de convenance réciproque, morale et sociale, dans lequel l’homme est constitué par nature, il s’exclut lui-même s’il viole l'ordre (théocentrique). Les conséquences naturelles de cette exclusion constituent la sanction naturelle de la morale naturelle. ( Manifestum est... quod quaecumque continentur sub aliquo or­ dine. sunt quodammodo unum in ordine ad principium ordinis : unde quidquid contra ordinem aliquem insurgit, consequens est ut ab ipso ordine » (les moyens) « et a principio ordinis » (la fin) » de­ primatur » (/* //“, 87, I). Le premier à cause et en vertu du second. L’histoire et la pathologie sont pleines de phénomènes relevant de cette sanction naturelle. Mais ce qui nous intéresse, c’est le prin­ cipe. « Bonum justitiae cel ordinis universi quod esse non potest sine punitione vel corruptione aliquorum » (S. c. G., 1, 96) o: La beauté de la science est le < bonum in ordine ad vim cognoscitivam ». Cf. /· //“, 27, I, 3; in Dit). Nom., 5, 4. <···> Cf. /» //*«, 2, 3; de Ker., I, 4; de Pot., 3, 17 et ad 19. 27. 28. 29. «Pro­ prie primo » la vérité est en Dieu, « proprie secundario » dans les choses et « im­ proprie secundario » dans l’intellect (de Pot., 5, 9, 16). (*··> L'homme ne possède pas l’intellect, mais y participe. Cependant il est nommé «intellectuel» selon sa «potior perfection. Cf. de Ver., 15, 1 et ad 7; de An., 12, 13. <»·») « Ut substantia spiritualis per corpus uniatur ad propriam suam opera- L’idée d’ordre dans la philosophie de saint Thomas 381 devenir intentionnel par une triple nécessité, typiquement humaine ; sa connaissance doit commencer par les sens ; elle doit être obtenue par l’abstraction qui dématérialise la species sensible et elle doit se perfectionner par le discours : « componendo et dividendo ». Donc, ce discours même doit, pour être vrai, procéder dans l’ordre et par l’ordre pour arriver à l’intellection de l’ordre, qui constitue la sa­ gesse naturelle de l’homme. Il est donc conforme à l’essence de l’ordre réel, à l’être de la créature et à la nature de l'homme que l’homme acquière sa science en distinguant les ordres modaux. « Diversorum enim ge­ nerum diversa principia sunt » (in Post. Anal., I, 41). Et, en fin de compte, la méthodologie de l’ordre dépend métaphysiquement de la Perfection de l’Ordinateur : « Quamvis omnium rerum sit unus finis ultimus, sicut unum primum principium, tamen unique rei debetur finis proprius, sicut et principia propria. Nec potest esse debita relatio alicujus rei ad finem ultimum nisi mediante fine qui suo generi debetur » (// Sent., d. 38, I, 2). Ce ((debitum» métaphy­ sique de l’ordre divin contient, en puissance, non seulement la justification de la méthodologie de chaque science particulière, mais aussi le principe de la hiérarchie des sciences. Nous retrouvons donc dans le domaine intentionnel la sanction naturelle de l’ordre violé. Qui néglige la distinction des ordres, s’éloigne du réel et détruit, pour autant qu’il est en lui, ce qu’il y a de plus beau dans l’univers, son ordre 106 . En vertu du prin­ cipe même de l’ordre il est donc inévitable que le procédé cognitif qui viole cet ordre (soit par la désobéissance aux données sensibles, soit par la confusion des ordres modaux) trouve sa sanction natu­ relle en lui-même, il manque la science qui est perfection. Dans l’ordre intentionnel cette sanction naturelle se nomme erreur. Ce­ lui-là tombe dans l’erreur qui néglige l’expérience **T ou méprise la distinction des ordres 1<””. tionem, quae est intelligere ; sicut anima humana unitur corpori, ut per sensus corporeos scientias acquirat » (Spir. cr., 7). (i*«) g Toj|eretur enim summus decor a rebus si ab eis ordo distinctorum et disparium tolleretur > (S. c. G., 3, 71). (*·> « Qui sensum negligit in naturalibus, incidit in errorem > (in Trin., 6. 2). i1··) « Et propter hoc peccant, qui uniformiter in tribus his speculativae par­ tibus procedere nituntur » (in Trin., 6, 2). Un axiome est vrai < in his quae sunt unius ordinis », mais non plus « si... accipiantur ea quae sunt diversorum ordi­ num ». Cf. /·, 87, 2, 3. 382 Amédce de Siloa Tarouca Reste une dernière question. Saint Thomas a-t-il ete infidele à son principe quand il s’agit de Dieu? A-t-il confondu l’ordre naturel avec l’ordre surnaturel, les principes et les méthodes de la science rationnelle avec ceux de la science révélée ? En parcourant super­ ficiellement son oeuvre, on pourrait avoir cette impression. 11 s’y manifeste en effet trois lacunes dans la méthode qui ne peuvent pas être passées sous silence au XXe siècle, bien qu elles touchent — croyons-nous — à la forme seulement, non au contenu doctri­ nal de la philosophie de saint Thomas. D’abord saint Thomas se sert souvent d’expressions qui peuvent donner prise à malentendu si l’on ne tient pas compte de son désir de présenter sa propre pensée sous le couvert d'une « Auctoritas », quitte à en altérer parfois quelque peu le témoignage Un exemple : « Ex ordine rerum, qui talis esse invenitur ut ab uno extremo ad alterum non perveniatur, nisi per media... Est autem in summo rerum üerticc id quod est omnibus modis simplex et unum... » (Spir. cr., 5). Pourtant, nous l'avons vu, Dieu n’est pas selon saint Thomas le P. A. UCCELLI, Lsposizione de' Salmi LU, LUI, e L1V di San 1 ommaso d‘Aquino estratta da un codice nel Gronde regio Archivio di Napoli, con prefazione e note pubblicata per la prima volta nella Rivista La scienza e la Fede. vol. XXX11 della Serie Terza, Napoli, 1875, p. 4.