L’AUMONE : OBLIGATION DE JUSTICE OU DE CHARITÉ ? S. THOMAS, SUM. TH., 2· 2ac, Q. 32, À. 5. L’étude des rapports des vertus de Justice et de Charité dans l'exercice du droit de propriété est à l’ordre du jour. Nous vou­ drions signaler ici, et, si possible, donner l’explication historique, d’une difficulté textuelle qui se rencontre à ce propos dans l’exégèse de la pensée de saint Thomas telle qu’elle apparaît dans la Somme théologique, œuvre de maturité du Maître (1271-1272)'. Que la propriété ait une fonction sociale, c’est une vérité admise par tous aujourd’hui ; que cette fonction sociale soit pour le pro­ priétaire d’un superflu une obligation de justice, c’est, la suite de ces pages le montrera, la pensée certaine de notre Docteur. Par ailleurs le secours accordé par le riche à l’indigent pour sub­ venir à sa misère a reçu de la tradition le nom d’aumône (du grec Αε^οσυ^ misericordia) et demeure formellement un acte de la vertu de charité. Comment ces deux obligations peuvent-elles se concilier ? En faisant l’aumône le riche satisfait-il à une dette de justice ? Et s’il s’acquitte de la fonction sociale de la propriété, la mise en commun de son superflu mérite-t-elle le nom d’aumône ? Les deux obliga­ tions de « faire la charité » et de « faire justice » sont-elles distinc­ tes ou sont-elles toutes deux à la fois réalisées dans l’exécution d’un même acte ? Question extrêmement délicate que S. Thomas lui-mê­ me, au moins matériellement, n’a pas mis en parfaite lumière. Si, sur ce point, le Maître a solidement établi les fondements de sa doc­ trine, les opinions divergentes de ses devanciers n’ont pas été sans laisser quelques traces de leurs hésitations dans la présentation de ses conclusions ; lorsque dans la Somme théologique, en effet, au1 1. Date de la 24 2·· d’après la chronologie établie par le T. R,.P. Mandonnct. traité de la charité (2 », 2 ac, q. 32, a. 5), S. Thomas se demande si l’aumône est de précepte, il répond évidemment par l’affirmative, mais son texte ne laisse pas d’être ambigu ; le Maître fait intervenir en faveur de l'aumône œuvre de charité des arguments qui, sem­ ble-t-il, sont une reprise ou une transposition de ceux qu’il invoque pour établir la fonction sociale de la propriété, obligation de justice. Dans les Sentences notre auteur n’avait pas pris fermement posi­ tion, il paraît bien que dans la Somme, s’il a solidement élaboré les fondements de sa doctrine, il soit encore dans une certaine mesure tributaire de l’enseignement traditionnel. Seul un bref examen de celui-ci pourra permettre de jeter sur la réponse donnée par le Maître les clartés désirées. C’est qu’en effet, s’il ne peut faire de doute, de nos jours, que l’aumône relève de la charité, les théologiens du moyen âge l’envisageaient surtout comme une œuvre de satisfaction, parfois même comme une obligation de justice. S. Thomas, dans l’article de la Somme dont nous voulons proposer une explication, n’a pas négligé cet apport historique ; nombre de détails le soulignent. Pour l’avoir méconnu, des com­ mentateurs comme Cajetan se sont peut-être mépris sur la véri­ table pensée du Maître, bne interprétation exacte de la pensée de saint I homas exige donc que l’on ait présent à l’esprit ces données traditionnelles dont le Bachelier sententiairc ne s’est pas complè­ tement dégagé, mais que le Maître en théologie a mises au point. On sait que l’enseignement théologique médiéval fut d’abord un commentaire de la Sainte Écriture, le lieu théologique par excel­ lence. Le Maître prenait comme texte à commenter une page de la Bible et s’efforçait de répondre aux Questions que soule­ vaient les difficultés du texte au fur et à mesure de la lecture. Aucun ordre par conséquent entre les différentes questions traitées : des explications dogmatiques côtoyaient des essais d’exégèse et s’intercalaient entre les développements moraux colligés parmi les sentences des autorités, Pères ou théologiens que saint Thomas appellera en bloc les a doctores Ecclesiae Saint Thomas fut l’un des premiers à grouper questions et 1. M. D. Chenu. « Authentica » et « Magistralia » Deux lieux théologiques aux ΧΠ-ΧΙΙΓ siècles dans Divus Thomas, avril 1925, p. 285. Cf. S. Thomas, De Mato q. 3, a, 14, ad 2 : Secundum expositionem antiquorum sanctorum et etiam secundum expositionem magis­ tralem... potest dici ». I. AUMunt ; JUOiavc. VIHtiM traités seion un ordre rationnel et à fixer à la théologie une disci­ pline vraiment scientifique.1 Or c’est invariaolement au traité des sacrements, à propos du sa­ crement de pénitence et de la satisfaction que les auteurs traitaient la question de l’aumône. Ils se demandaient « Est-ce que l’aumône est une œuvre de satisfaction avec la prière et le jeûne ?» Si cette question était débattue en cet endroit des Sommes et des Sentences, c’est, selon la méthode que nous avons rappelée, sur la foi des textes de l’Écriture. On lisait, en effet, dans Tobie XII, 9 : « Eleemosyna a morte liberat et ipsa est quae purgat peccata », et dans Luc XI, 41 : « Quod superest date eleemosynam et ecce omnia munda sunt vobis ». Par ailleurs, c’est la glose interlinéaire qui est à l’origine de l’opinion suivant laquelle l’aumône est une œuvre de justice « Elee­ mosyna est pars justitiae » Sup. Matth. VI, 1 et 2. De là les diverses sentences que l’on rencontre chez les théologiens. Pierre Lombard, IV Sent. dis. 15, cap. 5,8 s’appuyant sur l’auto­ rité de saint Augustin fait de l’aumône une œuvre de miséricorde : · Est enim eleemosyna opus misericordiae, verissimeque dictum est : miserere animae tuae placens Deo. Eccli. XXX, 24 »8. Guillaume d’Auxerre a une définition peu formelle de l’aumône : « Eleemosyna potest sic describi : eleemosyna est indigenti propter Deum rei necessarie erogatio », in Sent. lib. Ill, Tract. 7, cap. 7; fol. 162 *. Comme Pierre Lombard il en fait une œuvre de miséricorde : « De opere misericordiae quod est eleemosyna, dicendum est.. », ibid., et une satisfaction pénitentielle : « Eleemosyna est satisfactoria », ibid, et fol. 172; cf. lib IV, De speciebas satisfactionis, cap. 2, fol. 272. Mais pourquoi son traité de l’aumône est-il intitulé De Justitia (lib. Ill, cap. 7). qu’il résume ainsi au chapitre suivant : « Dicto de illa specie justitiae per quam homo facit quod debet inferioribus scilicet de eleemosyna, sequitur... » fol. 164 ? Guillaume d’Auxerre, qui ne cite pas la glose, se fonde sur la définition de saint Augustin : Misericordia sicut dicit Augustinus justitia est in subveniendo mise­ ris». ibid. fol. 162; ou encore « Dicit Augustinus quod justitia est sub­ venire miseris », lib.III, Tract. 16,De Justitia, fol. 211. D’où la ques­ tion soulevée 8, l’aumône est-elle une œuvre de miséricorde ou une12345* 1. Sum. Th., 1» P. prologue. 2. Edit. Quaracchl, 1916, p. 283. 3. Texte relativement peu cité que S. Thomas retiendra, Sum. Th. 2* 21·, q. 30, a. 1, ad 2“. 4. Edit. Philippe Pigouchbt, Paris, 1500. 5. MêmcsiS.Thomasn’apasconnutelou tel deces textes, Ils sont les témoins des discussions d'école dont le Maître a certainement tenu compte; pour le seul traité de Guillaume d’A. Voici «I-I1AI, O. I*. œuvre de justice ? Le débat est engagé d’une façon très générale; il s’agit de savoir si la justice est une vertu générale ou spéciale; l’ob­ jectant argumente ainsi : « Reddere alicui quod suum est est opus justifie, sed dare eleemosyna est reddere pauperi quod suum est: dicit Eccli. IV, 1 : Fili eleemosynas pauperis ne defraudes, quasi diceret suum est pauperis quod et des eleemosynam, ergo dare eleemosynam pauperi est reddere quod suum est, ergo est opus justifie ; sed constat quod dare eleemosynam pauperi est opus misericordie, ergo opus misericordie est opus justifie, multomagis quelibet alia virtus est justitia ». Sur quoi Guillaume répond : « Misericordie est per modum elicientis, Justitie per modum impe­ rantis », et il explique sa distinction par le motif propre de chacune de ces vertus : « Considerando quod dandum est pauperi, quia suum est, imperat justitia dare pauperi eleemosynam. Misericordia vero voluntatem dandi elicit attendens quoniam dandum est indi­ genti », fol. 176. Mais, en dernière analyse, afin de rester fidèle à l’autorité de saint Augustin, il fait de la miséricorde, d’où pro­ cède l’aumône, une espèce de la justice vertu plus générale: «Jus­ titia que est una cardinalium dupliciter accipitur, uno modo secundum quod est ordinatio ad Deum et proximum. Ad Deum quidem per modum subjectionis, ad proximum per modum cujusdam equalitatis. In hoc enim est quedam equalitas quod de surabundantia nostra relevamus pauperum indigentiam, sicut Apos­ tolus dicit quod conferimus eis temporalia que equaliter eorum sunt sicut et nostra, saltem secundum conditionem nature, unde secundum hanc acceptionem non dividitur misericordia a justitia, sed est species ejus. Et sic loquitur Augustinus cum dicit : Justitia est in stiDvemendo miseris non describendo justitiam sed in specie notificans per exemplum » Lib. Ill, Tract. 7, fol. 178. Alexandre de Halès (Summa, IV Pars, q. 29) traitant de la satis­ faction fait bien de l’aumône une œuvre de satisfaction, mais s’au­ torisant de la glose, dit qu’on peut la concevoir comme un acte de justice « imperative » (Membrum 1, Resolutio) ; il estime cepenau hasard quelques références parallèles suggestives : l’aumône de injuste acquisistis, O. fol. 164, q. v ; cf. S. Th. 2 · 2 *·,q. 32, a 7. L'ordre de l'aumône, G. fol. 163, q. III. cf. S. Th. 2» 2 ··, q. 32, a 9. La quantité de l'aumône, G. fol. 163, q. IV; cf. S. Th. 2 “ 2", q. 32, a 5, ad 3 “. L'acte de justice materialiter vel formai(1er, G. fol. 164, q. ultima ; cf. S. Th. 2 · 2 ·♦, q. 32, a. 1, ad 1 m. L’aumône satisfaction, G. fol. 162 ; cf. S. Th. 2*2··, q. 32, a. 1, ad 2 “. La justice vertu générale ou spéciale, G. fol. 176, 177; cf. S. Th. 2*2·*, q. 58, a. 5-8. In extrema necessitate omnia sunt communia, G. fol. 153 et 164; cf. S. Th. 2 · 2 ·♦, q. 32, a. 7, ad 3 “ et q. 66, a. 7, sed c. A propos de la dcctrine de ce dernier article : En cas d'extrême nécessité est-il permis de voler ? On lit déjà dans G. fol. 164: < In extrema necessitate liret dare depo­ situm indigentibus si non habent (qui gerunt negotia aliorum) propria unde sustentent eos et absoluti sunt nec tenentur ad reddendum, excusantur enim per prcceptum nature. L’AUMÔNE : JUSTICE OU UMAK1TK r 1 , dant avec d’autres auteurs (ut dicunt quidam) qu’elle est « elicitive » une œuvre de miséricorde (ibid, fin et q. 34, membrum I, Resolu­ tio). " Non ob hoc (eleemosyna habet quodammodo utilitatem uni­ versalem) est eleemosyna motus cujuslibet virtutis, sed proprie est motus misericordiae et largitatis, vel justitiae secundum diver­ sas acceptiones1 ». Saint Bonaventure, IV Sent. dist. 15, P. Il, a. 1, q. 4,1 23ne retient l’aumône que comme œuvre de miséricorde et de satisfaction pénitentielle s, mais, a. 2, q. 1, après avoir affirmé le principe qu’une telle aumône doit s’exercer à partir des biens nécessaires, « illud non est satisfactorium ad quod quis alias tenetur·, sed quilibet te­ netur ad dandum superflua pauperibus, quantumcumque sit sine peccato. Lucae undecimo : quod superest date eleemosynam : ergo... » 11 distingue le nécessaire absolu : « secundum naturae arctitudinem » (en ce cas, on ne saurait imposer l’aumône comme satisfaction pénitentielle) et le nécessaire « secundum communem usum vivendi », « de tali fit proprie eleemosyna satisfactoria » et il ajoute, sans la commenter autrement, cette affirmation qui suggère que le super­ flu de soi oblige en justice à l’aumône : « de superfluo vero non fit (eleemosyna satisfactoria), quantum est de rigore justitiae ». Albert le Grand présente son traité dans un ordre beaucoup plus rigoureux et satisfaisant que les précédents et on ne peut manquer d’en être frappé dès la première lecture. 11 se demande d’abord si l’aumône est un acte de vertu et de quelle vertu Citant la glose, il recherche si, de fait, l’aumône ne serait pas une œuvre de justice, mais il affirme qu’elle est « per se et proprie » un acte de miséricorde, cependant elle peut être un acte de justice * ut imperantis ». Voici ses paroles peu nettes encore : « Dicendum quod eleemosyna est actus virtutis, quae est misericordia, ut puto : licet quidam aliter dicant, quorum non possum intelligere rationem». 1V sent. dist. 15, a. 4. « Potest esse justitiae... sicut dans de superfluo, considerando quod superflui potius est dispensator pauperum quam dominus », ibid, ad. 2m, et a. 22, ad 3“. Mais à l’article 16 dans un texte clair à souhait, Albert, recherchant si l’aumône est de précepte et de quel précepte elle relève, distingue très judicieusement les deux ra­ cines de l’aumône. Quant au superflu, dit-il, « reducitur ad hoc prae1. Edit. Venise 1625,T IV, pp. 434 et suiv. Il semble bien qu'/Xlexandre de Halés envisage surtout la justice envers Dieu (La justification telle que l’entendra le Concile de Trente) que l’âme acquiert par l’aumône, satisfaction à la peine duc au péché. Ce sens,qui n’est pas exclusif ne nous Intéresse point ici. 2. Edit Qu.irracchi, T. IV. pp. 370, 371. 3. De même Isidore de Séville, Sent. liv. 3, chap. 60 et Guillaume d’Auvergne. Opera om­ nia. Edit. Rouen 1674, supplément de Poentlenlla, cap. XXV. - — —»» *ΐ· ·· ceptum non furtum facies (donc précepte de justice)1: ex parte in­ digentis in quo apparent signa indigentiae, reducitur ad hoc prae­ ceptum honora parentes quia nihil prohibet idem secundum di­ versa reduci ad praecepta diversa »; et il explique un peu plus loin très nettement ; « Hoc praeceptum de eleemos.na reducitur ad non jurandum quia superfluum non est nostrum et debemus velle quod pauper accipiat quod suum est ». Il est remarquable que dans son Commentaire sur les Sentences (1254-1256) saint Thomas, à l’exemple de son Maître, ne se soit pas posé formellement la question de savoir de quelle vertu relève l’aumône. Mais, successivement, appuyant chacun de ses énoncés d’excellents arguments, il vn fait un acte de justice : « Subvenire miseris est actus justitiae ut patet per Augustinum et habitum est in HI lib.1 23. Sed subvenire miseris pertinet ad elee­ mosynas. Ergo eleemosyna est actus ustitiae, et sic actus virtutis ». IV Sent. dist. 15, q. 2, a. 1, qle 3, sed c. ; un acte de miséricorde ibid. q’° 4, sol. 1 et 3 : « Eleemosyna cum sit actus misericordiae, miseriam intuetur» ibid., a. 6, qle 3, sed c.4 et une œuvre de satis­ faction, ibid. q. 1, a. 4, qlc3, sol. 3 : « Super illud : facite fructus di­ gnos poenitentiae, dicit glossa Bedae quod dare eleemosynam sit pars poenitentiae sed non nisi ratione satisfactionis. Ergo est pars satisfactionis », ibid., q. 2. a. 1, qle 2, sed c. et a. 2. Dans la Somme théologique au contraire, quelque vingt ans plus tard, le Maître prendra clairement et fermement position et son premier article au traité de l’auinône(situé ici dans la question de la bienfaisance) sera pour affirmer que l’aumône est un acte de cha­ rité. Par ailleurs la doctrine de la fonction sociale de la propriété, encore que brièvement énoncée au traité de la justice et présentée 1. Le catéchisme du Concile üe Trente, 3·“· Partie, chap. 8, n° 23, annexera lui aussi au commandement « non furtum facies » les œurns de miséricorde : « Jam vero huic prae­ cepto illa subjecta sententia est ut pauperum ct inopum misereamur, eorumque difficultates et angustias, nostris facultatibus et officiis sublevemur. » 2. Albert explique en effet : · Cum dicitur honora patrem tuum et matrem tuam, dicit Au­ gustinus quod nomine parentum intelligitur hic generaliter proximus et per honorem intelligitur tria, scilicet reverentia et subventio corporalis ct subventio spiritualis. Sed eleemosyna est subventio proximi corporalis vel spiritualis : ergo reducitur ad Illud praeceptum ». Édit. Vivès, vol. IXXX, p. 495. Il est à noter que saint Thomas quand il recherchera si l’aumône est de précepte, 2 · 2 “·, q. 32, a. 5, répondra lui aussi par l’affirmative et la rattachera, à la suite de son Maître, au précepte « honora parentes > ibid., ad 4 " 3. Dlst. 33, q. 2, a. 2, q1· 3. 4. C’était la « definitio magistralis » reçue dans les écoles. Cf. Albert le Grand, IV Sent· dist. 15, a. 15 : « Consuevit diffiniri eleemosyna a Magistris sic : Eleemosyna est opus in quo datur indigenti ex compassione propter Deum... et est diffinitio quae invenitur in scriptis doctorum magistrorum qui praecesserunt nos in scientia ista » Cf Alexandre de Halés Sum. theol. P. IV, q. 29, m. 1 : « Definitur sic a magistris : Eleemosyna est... ». L AU.MONli : JU5>I ICC. UU UIAK ‘ comme une conclusion de principes préalablement établis, est, elle aussi, des plus nettes. Néanmoins, au traité de la charité, la présen­ ce de textes en faveur de l’aumône — acte de justice - ne fait pas totalement défaut ; confusion qui n’est qu’apparente et qui s’expli­ que par l’apport traditionnel que nous avons mentionné, mais celuici renfermait une vérité doctrinale précieuse que saint Thomas a par­ faitement mise au point à propos du droit de propriété au traité de la justice, c’était en effet son lieu. S’il n’a pas craint d’y faire allusion dès la question de l’aumône — acte de charité, — c’est que les problèmes sont connexes et au vrai n’en font qu’un, et que dans la première partie de la Somme il avait déjà précisé sa doc­ trine sur ce point. Pour entendre celle-ci en toute exactitude il faut donc se référer d’une part aux données traditionnelles que nous connaissons et dont S. Thomas fut tributaire, après le bref exposé que Ton vient de lire la chose est indéniable, et d’autre part aux principes qu’il avait préalablement élaborés avant de traiter formellement de la charité ct de la justice, de l’aumône et de la propriété. Ce sont ces principes qu’il reste à examiner brièvement ; il est nécessaire de prendre les choses d’un peu haut. ♦ ♦ ♦ ‘ i Toujours, lorsque saint Thomas fait mention du droit de pro­ priété propre à l’homme, il en traite par référence au Dominium divin 1 - la chose doit être remarquée. Dieu, en effet, est et demeure le propriétaire absolu et universel de tout le créé : « Deus habet prin­ cipale Dominium omnium rerum »* 2 ; si l’homme exerce quelque I. maîtrise sur les êtres inférieurs, ce ne pourra être que par partici­ pation au domaine de Dieu et les modalités de cette divine conces­ sion détermineront l’usage même de ses droits : « Deus plenarium et principale dominium habet respectu totius et cujuslibet creaturae quae totaliter ejus subjicitur potestati ; homo autem partici­ pat quamdam similitudinem divini dominii secundum quod habet particularem potestatem super aliquem hominem vel super aliquam creaturam 3 ». —- Ml ■ ■ — I. Sur le iens du terme dominium dans S. Thomas cf. Rev. Sc. Ph. et Th. 1929, p. 270-275. 2. 2 * 2 ae, q. 66, a. 1, ad 1 “ ; ibid., ad 3 “ : « De Dominio exteriorum rerum quantum ad naturas ipsorum quod... soli Deo competit ». Il semble qu’il faille traduire « Dominium prin­ cipale » par : domaine efficient, ou principal, entendu au sens technique du terme c’est-à-dire qui appartient au principeetdoncd’oû découle une participation ; ainsi dans l’hymne des Vêpres P. O. E. : · 0 lux beata Trinitas et Principalis unitas » Il s’agit de l’unité du principe, Dieu en son unité est le principe universel de tout. cf. saint Bonaventure IV Sent. dist. 15, P. Il, a. 2, q. 1. 3. 2 · 2 q. 103, a. 3. ar icq, A cc Dominium divin saint Thomas a fait quelques brèves mais suggestives allusions dans son traité de Deo, IB P. q. 13, a. 7, ad 1®, 5m, 6m; il doit se définir selon le rapport que les créatures soutien­ nent avec leur Auteur; cette relation de Dominium n’est autre que la relation transcendentale de création *. Toutes les choses de ce monde sont l’œuvre de Dieu; c’est Lui qui les a conçues et c’est Lui qui les a réalisées, elles tiennent donc de Lui et de Lui seul leur essence et leur existence; c’est donc d’abord de Dieu qu’elles relèvent. Celui-ci en sera le premier possesseur, en ayant été l’unique pro­ ducteur. Tel est le fondement du dominium divin : « Manifestum est quod dominium convenit Deo secundum propriam et singularem quamdam rationem, quia scilicet ipse omnia fecit et quia summum in omnibus obtinet principatus 1 2 ». Mais, on le conçoit, cette première souveraineté de Dieu est imparticipable; aucune créature ne pourra être substituée à Dieu ni même collaborer avec Lui dans ce rôle de création et de conserva­ tion des êtres, qui est un titre souverain à leur possession. En cet office Dieu est seul Maître et Seigneur de toutes choses, il l’est « pro­ priissime » et à la perfection : « Tu solus Dominus ». Si l’on considère, au contraire, la fin que Dieu se propose dans ce domaine qu’il s’est acquis et qu’il régit incessamment, on peut con­ cevoir une participation par une créature rationnelle à l’empire que Dieu exerce sur le monde, et qui est un nouveau titre dérivé du pre­ mier. à la possession de toute choses. C’est ainsi3 que l’homme pour­ ra participer à Vusus du dominium divin, car Dieu, exerçant un dominium sur les êtres créés pour les conduire à leur fin dernière, associera l’homme à son gouvernement; il en fera un instrument et un ministre de sa providence. Et de fait, dès la création de la créature raisonnable «à son ima­ ge et selon sa ressemblance » Dieu lui concède explicitement la possession de la terre : « Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la et dominez sur les poissons de la mer, sur 1. 1» P. q. 45, a. 3, ad 3· ; q. 34, a. 3, ad 2·. De Pot. q. 7, a. 9, ad 5-. 2. Ill Sent. dist. 9, q. I, a. 3. < Deus cujus (ut ait psalm.) terra est et plenitudo ejus, jure creationis dominium gerit ac principatum rerum omnium, quas Ipse condidit, ut habet sapien­ tis illa confessio : Dominus universorum tu es. Fuit quidem ab aeterno, potestate, Dominus ; ab orbe tamen condito, usu et actu » D. Soto, De justitia et jure, liv. 4, q. I, a. 2. 3. « In Deo fundatur ratio dominii in ratione creatoris... et ratio est clara, quia cum habeat dominium a se, et non ab alio communicatum, habet dominium et principatum super creaturas secundum quod naturaliter ipsi subjectae sunt, et hoc est quia ab illo habuerunt esse et cons­ tat quod ratio gubernationis et providentiae sequitur ad creationem rerum, quas etiam con­ servat... Istae sunt rationes consecutae et quasi connaturaliter debitae ad rationem creatoris. » J. de S. Th. Cursus theol., De religione, disput. 19, a. 3, n ° 14. les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur la terre ». Ge­ nèse I, 26. Le fondement du droit de l’homme à la possession des êtres in­ férieurs est donc dans l’ordre que Dieu a établi dès la création du monde ; l’homme a le devoir de reconnaître et de respecter cet ordre afin d’atteindre lui-même, mais en groupe, en société, à sa fin, et de faire parvenir toutes choses à la leur. Aussi saint Thomas dès la 1· Pars (q. 96) consacre-t-il une étude au droit de possession concédé par le souverain Possesseur à l’homme, et tel que ce dernier l’eut exercé dans l’état d’innocence. Pour trouver dans la Somme théologique la doctrine du Maître sur la valeur et le rôle des droits de possession et de propriété que l’hom­ me possède dans l’état de nature déchue, il faut se reporter à la 2a 2at , q. 66, a .1 et 2. Nous sommes dans la 11· Pars, c’est dire qu’il s’a­ git du retour à Dieu de la créature raisonnable par ses facultés d’in­ telligence et de volonté. L’homme est a Viator ad beatitudinem >, c’est à ce tître qu’il est sujet de la théologie morale et tout, pensées, vouloirs, actes, usage des biens matériels, doit être ordonné à la conquête de sa béatitude. C’est sous cette lumière que notre doc­ teur envisage le fondement et l’exercice du droit de propriété l. Mais voici : d’une part depuis la déchéance originelle la nature des choses n’est pas changée, le plan divin reste le même et l’homme doit en être le serviteur fidèle *; or les lois de l’ordre fixé par Dieu sont en vue du bien commun de l’univers, c’est à tous que Dieu a con­ fié une possession naturelle sur les êtres inférieurs123, tous les hom­ mes ont droit à la nourriture, au vêtement et à une certaine aisance dans la vie sans laquelle il n’y a pas d’existence humaine, raisonna­ 1. C’estceque beaucoup d'auteurs, traitant de ces questions et parmi ceux-là mêmequi se sont autorisés de la doctrine du Maître et se sont appuyés le plus profondément sur scs principes, ont paru oublié; mime le P Schwalm, dont les études sur le droit de propriété sont parmi les plus parfaites qui aient été publiées, intitule scs articles : « La propriété d’après la philosophie de S. Thomas. Rev. Thomiste 1895, p. 281. Sans doute il y aura toujours profit que l’on traite de la philosophie sociale, du droit etc. à s’inspirer des principes de notre Docteur, mais il ne faut pas méconnaître pour autant l’objet formel du théologien, lequel à son tour utilise les au­ tres sciences, comme instruments et moyens de découvertes « tanquam Inferioribus et ancillis ». I » P. q. 1, a. 5, ad 2 ·. 2. 1. P. q. 96, a. I, ad 2 “. 3. C’est en effet à l’homme en général et non pas tant à l’individu qu’était Adam que Dieu concède la possession des biens de la terre; =?Ç (v. 26) est employé sans l’article, ce n’est pas un nom de personne, mais un terme générique pour l'humanité formée de la npiM; aussi au verset suivant lorsqu’on parlera de la création effective du premier homme, on aura l’article démons­ tratif =;n jTN; voilà pourquoi le verbe "Π» « qu'ils dominent » est au pluriel comme se rap­ portant à pris collectivement. Question grammaticale que S. Thomas, qui ne semble pas avoir connu l'hébreu, n'a pu noter, mais le texte de la Vulgate (v. 28) et le contexte de la parole révélée lui ont suggéré la portée véritable de la première révélation adressée à l’homme par son Créateur. Cf. 2 * 2 *·, q. 66,a. I et De Rege et Regno, liv. Il, cap. 6. GRADUATE SCHOOL* LIEF. Ύ MARQUETÏ- UNIVERSITY ble et digne, possible; les biens concédés par participation divine ont donc un usage social et les exigences de cet ordre — inscrit dans la nature des choses et qui est ainsi naturel au premier chef - se retrouveront sous quelque forme d’appropriation qui se pourra réaliser. D’autre part l’étude de la justification par le Maître du droit de propriété dans notre condition présente 2a 2ae, q. 66 est insérée au traité de l? justice; c’est donc selon toute la rigueur d’obligation qui est propre à la vertu cardinale qu’il faut entendre les affirma­ tions de saint Thomas soit à propos du droit subjectif de propriété> droit d’acquisition, d’usage, de gestion, soit à propos de la fina­ lité de ce droit et de ses réserves : le service du bien commun. La chose se conçoit aisément : il s’agit d’ordre à respecter et à servir, or c’est l’ordre qui fonde les rapports d’où dérivent les droits que la justice a pour mission de faire respecter; l’objet de la justice est, en effet, de réaliser, indépendamment des sentiments intimes du sujet, un équilibre extérieur dans les échanges de biens et çie ser­ vices 1 (jus dicitur a justari); Le droit est donc objectif avant d’être subjectif et cela explique, notons-le en passant, que saint Thomas n’emploie le mot « jus » qu’au premier sens « jus in recto ». et le droit est ce qui est dû (selon l’ordre) 123*« cuique suum »; ainsi le droit objectif justifie mais aussi détermine et conditionne le droit sub­ jectif et, sous le bénéfice de ces précisions, l’on peut comprendre la définition que saint Thomas donne de la vertu de justice qui vise à obtenir la rectitude de l’ordre établi: « Perpetua et constans vo­ luntas jus suum unicuique tribuendi » 8. Ainsi le droit subjectif de propriété ne sera valable, licite, qu’à la condition que le superflu des nions acquis et conservés, garde sa destination sociale, celle même que l’ordre dans lequel le proprié­ taire est englobé, exige, celle aussi que la finalité des biens possédés réclame. Telle est la réponse de saint Thomas à la question posée: 1. 2* 2·% q. 57. 2. Il faudrait rappeler ici, qu’étant donnée la nature sociale de l’homme, le bien commun, en­ core qu’il ne supprime pas l’existence et la légitimité des biens particuliers, mais qui ne se con­ fond pas avec eux ni avec leur somme et en reste spécifiquement distinct, est une manière de fin dernière dans l’ordre naturel. L’homme dans la société est comme une partie dans un tout; or tout ce qu'est la partie peut être ordonné au bien du tout 2* 2*e, q. 58, a. 5 et le service de la communauté a pour objet de réaliser cet équilibre de biens et de services échangés en quoi consiste le droit. 3. 2* 2ae, q. 58, a. 1. Il est remarquable que la mise en valeur de cette conception objective, sociale du droit soit si nette chez S. Thomas. Dès le XIVe s. puis avec Suarez et surtout la révolution de 1789 par son apologie de l’individualisme, on perdra de vue les exigences so­ ciales Inhérentes au droit de propriété, conception que S. Thomas doit en grande partie à Aristote, et I Polit, iec. 6 et 9; Il Polit, lec. 4. « Utrum liceat alicui rem aliquam quasi propriam possidere » 2» 2ae. q. 66, a. 2. Notre docteur concède qu’étant données la paresse, fégoisme des hommes le pouvoir d’acquisition et de gestion 1 des biens peut être personnel, il vaut même mieux qu’il en soit ainsi; mais quant à l’usage « quantum ad hoc (usus rerum exteriorum) non debet homo habere res exteriores ut proprias sed ut communes, ut scilicet de facili aliquis eas communicet in necessitate aliorum », et « cum dicit Ambrosius : nemo proprium dicat quod est commune loquitur de proprietate quantum ad usum », ibid, ad 3m. Nous sommes ainsi amenés à cette conclusion, qu’en vertu de l’ordre établi par Dieu, les choses sont destinées à la subsistance et à la vie aisée de tous et que par suite les nécessiteux auront un droit absolu à ce qui leur est indispensable pour vivre. Ce droit des pau­ vres dans une communauté est un droit naturel premier; les riches (que nous définissons ici pratiquement : ceux qui ont du superflu) sont tenus de le respecter; leur propriété n’est juste que si elle gar­ de cet usage social; la même justice qui fonde leurs droits subjec­ tifs les oblige à respecter le droit des indigents dont ils sont soli­ daires. A ce titre seulement l’équilibre extérieur, la rectitude de l’ordre sera sauf et l’on voit ainsi à quel point les rigueurs de la justice garantissent et pénètrent profondément l’existence et le rôle du droit de propriété. C’est la doctrine de Léon XIII dans l’encyclique Rerum Novarum dont maints passages sont tirés de saint Thomas : a Quiconque a reçu de la divine bonté, une plus grande abondance de biens extérieurs et des biens du corps ou de l’âme, les a reçus dans le but « ob hanc causam accepisse » de les faire servir à son propre perfectionnement et tout ensemble < pariter » de les employer comme ministre de la providence au soulagement des pauvres ». Ceux qui ont bien voulu suivre avec nous le développement lo­ gique de la pensée du Maître ne seront donc pas surpris de lire, tou­ jours au traité de la justice, après la justification du droit de pro­ priété et la détermination de son usage : a Si... adeo sit evidens et urgens necessitas ut manifestum sit instanti necessitati de rebus 1. La justification de la propriété individuelle se résume, pour S. Thomas, dans la nécessité des « soins » à donner à un capital, à une entreprise etc... une possession collective ne saurait apporter autant de soins: « Potestas procurandi... magis sollicitus est unusquisque ad procu­ randum aliquid quod sibi competit... si singulis immineat propria cura alicujus rei procuran­ dae ; esset autem confusio, si quilibet indistincte quaelibet procuraret » 2 * 2 *♦, q. 66, a. 2. « Videmus quod de eo quod est commune multorum valde parum curatur, quia omnes maxime curant de propriis, sed de communibus minus etiam curant homines quam quantum pertinet ad unumquemque ; ita quod ab omnibus simul minus curatur quam curaretur sl esset solius » llPÔffl., Iect.2:« Procurationes possessionum sunt divisae, dum unusquique curot de possessio­ ne sua » ibid., lect. 4. occurentibus esse subveniendum ...tunc licite potest aliquis, ex rebus alienis, suae necessitati subvenire, sive manifeste sive occulte sublatis; nec hoc proprie habet rationem furti vel rapinae » q. 66, a. 7. Cette affirmation, qu’en cas d’extrême nécessité l’indigent peut voler ou mieux qu’il n’y a pas vol s’il prend à un riche ce à quoi la nature lui donne droit, est la conséquence et une applica­ tion directe des principes de saint Thomas sur le droit de propriété; parce que chaque article de la Somme théologique — manuel scolaire —forme un tout le Maître a résumé dans quelques phrases très énergiques au début du présent article les conclusions précé­ dentes ; il y a un intérêt à les relire : « Ea quae sunt juris humani, non possunt derogare juri naturali vel juri divino. Secundum autem naturalem ordinem ex divina providentia institutum, res inferiores sunt ordinatae ad hoc quod ex his subveniatur hominum necessitati : et ideo per rerum divisionem et appropriationem, ex jure humano procedentem, non impeditur quin hominis necessi­ tate sit subveniendum ex hujusmodi rebus 1 et ideo res quas aliqui superabundanter habent ex naturali jure debentur pauperum sus­ tentationi ». Ces exigences du droit naturel premier saint Thomas les corrige par le maintien du droit subjectif légitime du propriétaire. Celui-ci demeure libre d’accorder de son superflu à tel ou tel : a Quia multi sunt necessitatem patientes et non potest ex eadem de omni­ bus subveniri, committitur arbitrio uniuscujusque dispensatio propriarum rerum, ut ex eis subveniat necessitatem patientibus d. Mais, conclut-il, si le propriétaire n’est pas fidèle à sa mission , de dispensateur de la Providence, s’il ne respecte pas la fonction sociale de ses richesses qui fonde son droit même à les posséder, le refus volontaire de la première entraîne, dans les mêmes pro­ portions, la perte du second. L’ordre divin et naturel est violé et 1. L’État chargé du bien commun, aura mission de rétablir, dans toute la mesure possible l’ordre lésé par les injustices des particuliers. Cajetan (2*2*·, q. 118, a. 4, η · III) reconnaît à l’État le pouvoir de contraindre le propriétaire à donner de son superflu : « Potest princeps ex officio, ut justitia in divitiis servetur, a nolente superfluum naturae et personae dispensare, dis­ tribuere illud Indigentibus, tanquam auferendo dispensationem divitiarum commissam diviti ab Ipso indigno - nam juxta sanctorum doctrinam divitiae superfluae non sunt diviti nisi ut dis­ pensatori concessae a Deo « ut habet meritum bonae dispensationis ». Fundatur ergo legale debitum in hoc casu (hors le cas d’extrême nécessité) super ipsa divitiarum justitia, quae cum in genere boni utilis sint, superfluitas non dispensata sed retenta contra utriusque utilitatem occupatur, nam ct contra retinentem occupatur, quia sua est ut sibi prosit dispensatio et contra indigentium utilitatem occupatur, quia, quod in eorum usum cedere debet, occupatur et ideo indigentibus fit injuria non dispensando superflua. Et quia violatio legalis debiti in divitiis justitiam violat (non liberalitatem) ; injustitia autem ex suo genere est peccatum mortale... ideo dives non dispensans superflua sed cumulans ad emendum sibi dominium ex sola ascen­ dendi libidine non solum illicite agit propter libidinem dominandi et inordinatum amorem pecuniae ; sed moraliter peccat contra proximorum indigentiam occupando superflua quae pauperibus debentur ex hoc ipso quod superflua sunt ». L’AUMÔNK : JUSTICE OU CHARITE f Z31 le pauvre peut s’emparer sans qu’il y ait vol, d’un bien que Dieu et la nature lui destinait : désormais, en effet, le riche n’a plus droit à cette propriété qu’il a détournée de sa fin, toujours en vertu de ce principe que le droit objectif est premier et fonde le droit sub­ jectif « : Unde Ambrosius dicit et habetur in decretis dist. 47 : Esu­ rientium panis est quem tu detines ; nudorum indumentum est, quod tu recludis; miserorum redemptio et absolutio est pecunia quam tu in terram defodis ». Qu'on !e remarque, cet article 7 ne fait pas double emploi avec l’article 2 de la même question 66. Lorsque dans ce dernier arti­ cle saint Thomas justifiait le droit subjectif du propriétaire, c’était à condition que, dans l’usage qu’il en ferait, il respecterait la fina­ lité sociale de ses biens « ut scilicet de facili aliquis eas communicet in necessitate aliorum ». Mais cette nécessité des indigents dont il est ici question n’est point la nécessité extrême qui exigera des con­ ditions très déterminées et que l’Auteur déterminera, avec un luxe de détails qui lui est assez rare, à la fin de l’article 7 ; elle est la même, semble-t-il, que celle désignée dans la majeure et la mineure de ce dernier article qui réservent au propriétaire la libre disposition de ses richesses; tel pauvre n’a pas sur tel riche un droit strict en justice à son secours; le riche a une obligation générale envers tous les nécessiteux de leur accorder de son superflu, libre à lui de s’acquitter de son devoir selon les règles de la prudence; ce n’est qu’en cas d’in­ digence extrême, évidente, que personne d’autre ne peut secourir, que le riche, s’il n’intervient pas, perd son droit subjectif; car il ne peut plus se soustraire à l’exigence de la justice qui se précise ici et • devient également évidente. La pensée du Maître qui se dégage de ces textes est donc claire. Tout propriétaire doit se considérer comme tenu en justice de sub­ venir aux misères de l’humanité dont il est membre. Ce sont, on le voit, ses richesses elles-mêmes qui,d’une certaine manière, sont sous­ traites à sa jouissance. Il en est le dépositaire et le gérant, mais de soi, elles sont communes, appartiennent dans une certaine mesure également à tous, et cette mesure est celle qui commence au delà du nécessaire de convenance du propriétaire *. Celui-ci y ayant I. * Dico suptrfluum,non solum respectu sui ipsius quod est supra Id quod est necessarium individuo, sed etiam respectu allorutn quorum cura sibi incumbit; respectu quorum dicitur ne­ cessarium personae, secundum quod persona dignitatem importat quia prius oportet quod unus­ quisque sibi provideat, et his quorum cura ei incumbit, et postea de residuo aliorum necessi­ tatibus subveniat » 2* 2**, q. 32, a. 5. « Dicitur aliquid esse necessarium, sine quo non potest convenienter vita transigi secundum conditionem et statum propriae personae et aliarum per­ sonarum, quarum cura ei incumbit. Hujusmodi necessarii terminus non est in indivisibili cons­ titutus, sed multis additis, non potest dijudicari esse ultra tale necessarium, et multis subtrac- ; BRlfagt* .v..>nJ'.nait — T. I l/ C. SPICQ, Ο. P. pourvu les indigents en général ont droit au superflu, non qu'ils puissent le revendiquer en justice à tel riche, mais celui-ci n’en est plus le propriétaire. 11 ne conserve qu’un droit subjectif de gestion qu’il doit employer à une sage dispensation de cet excédent dont la finalité est immuable. Ainsi c’est l’existence même du superflu qui fonde la fonction sociale de justice de la propriété et qui suppose comme condition l’existence dans la société de gens qui n’ont pas de quoi vivre, ou de quoi vivre aisément... mais « il y aura toujours des pauvres parmi vous ». Or si nous remontons quelque trente questions plus haut dans la Somme théologique, au traité de l’aumône, œuvre de charité, 2» 2*’, q. 32, a, 5 · 7, on ne peut pas ne pas être frappé de l’identité appa­ rente du point de vue envisagé, voire même de la ressemblance des formules. L’ad 2ω de l’art. 5 est le résumé de l’article 2 de la question 66, avec, à l’appui, les mêmes textes de saint Basile et de saint Ambroise (autorités patristiques auxquelles saint Thomas fait si souvent appel au traité de la justice); de même l’ad 3m de l’article 7 de la q. 32 expose la doctrine qui sera reprise au sed c. de l’art. 7 de la q. 66 : « in casu extremae necessitatis omnia sunt communia >. Enfin au corps même de l’article où il affirme que l’aumône tombe sous le précepte de charité, le Maître ne retient que le cas très précis où le riche se trouve devant une indigence extrême qu’il est le seul a pouvoir secourir, ce n’est, dit-il, que dans le cas d’ex­ trême nécessité que le précepte de charité oblige hic et nunc à l’aumône; se soustraire alors à l’aumône serait désobéir gravement au précepte et commettre un péché mortel de sa nature : « Non omnis necessitas obligat ad praeceptum, sed illa sola sine qua ei qui necessitatem patitur sustentari non potest; in ilio enim casu locum habet quod Ambrosius dicit : pasce fame morientem, si non paveris occidisti ». Or ce cas est absolument le même que celui où le propriétaire est déjà tenu en justice de subvenirà l’in­ digence des miséreux; dans les autres cas, si le riche doit faire l’au­ mône avec son superflu, il n’est pas obligé, par le précepte de cha­ rité, à secourir telle misère plutôt que telle autre (2a 2ai, q. 32. a. 5 in fine et a. 6) ; mais déjà, en justice, son superflu ne lui appartient plus de façon exclusive, il est obligé d’en faire bénéficier les indiis adhuc remanet unde possit convenienter aliquis vitam transigere secundum proprium tatum ·. 2* 2°', q. 32, a. 6 ; q. MI, a. 6, ad 2“, 3m. C'est pourquoi 11 sera souvent difficile dc juger si pratiquement tel riche a manqué â ses devoirs de justice. «. gents, tout en restant libre également (sauf le cas d’extrême néces­ sité) de le distribuer comme il l’entend ’. Bref, ce que nous appe­ lons aumône n’est-ce pas autre chose que le simple acquittement d’un devoir de justice ? Que vient alors faire le précepte de charité ? La justice ne suffit-elle pas à faire respecter l’ordre et n’est-elle pas assez impérieuse? Ou bien y a -t-il un double emploi et cumul de préceptes du fait de l’extension indue de la vertu théologale dans un domaine auquel la vertu cardinale a déjà pourvu ? Ce sont toutes ces questions que pose déjà le simple rapprochement matériel des textes du traité de la justice et du traité de la charité. Mais de plus la doctrine elle-même exposée en ces deux endroits de la Somme pré­ sente de frappantes analogies, il suffira cependant de les étudier suc­ cinctement pour voir que. sous des confusions matérielles appa­ rentes, explicables, on ne saurait trop le redire,par la mention des doctrines d’école traditionnelles, saint Thomas distingue deux ordres qui se superposent sans doute, mais se complètent sans se con­ fondre. Lorsque saint Thomas se demande, au traité de la charité, si l’au­ mône est de précepte, il répond par l'affirmative ; c’est de précepte an même titre que l’amour du prochain, lequel demande non seule­ ment notre affection mais des œuvres et en particulier que nous subvenions aux nécessités d’autrui par notre bienfaisance : « Quod fit per eleemosynarum largitio et ideo eleemosynarum largitio est in praecepto ». Il y a donc une loi, un devoir de l’aumône, celle-ci fait partie de nos obligations, elle s’impose à nous du point de vue de la charité. Cependant, de même que pour la justice, il faut que les circons­ tances soient déterminées pour que l’aumône tombe sous le précepte de charité; celui-ci ne joue que sur une matière et un sujet donné. Or il est remarquable que les circonstances du secours accordé à l’indigent soient, pour la charité, identiques à celles de la justice. Nous connaissons ces dernières; pour les premières saint Thomas les établit ainsi : l’aumône est nécessaire quand la charité est néces­ saire, mais la vertu est nécessaire quand la droite raison exige son exercice; or ce qui peut obliger à faire une aumône selon la droite raison c’est d’une part « ex parte dantis » une surabondance de biens, c’est à dire ce superflu qui demeure après que l’on a pourvu à l’absolue nécessité de son existence, puis à celle de sa condition, de son rang, «du personnage» que l’on doit tenir dans le monde, 1. C’est seulement au traité de la charité que saint Thomas definit ce qu’il entend par super­ flu et nécessaire. H emploie ces mîmes notions au traité de la justice, mais sans les définir a nouveau. ainsi que celui des siens; ce qui reste alors est destiné à l'aumône : «quod su p? rest da.e eleemosynam», Luc XI, 41; d’autre part «ex parte recipientis » il faut qu’il y ait une nécessite à secourir, autre­ ment l'aumône n'aurait pas de raison d'être : « Ex parte autem re­ quirentis requiritur quod necessitatem habeat alioquin non esset ratio quare eleemosyna daretur ». Retenons soigneusement la part prédominante que saint Thomas accorde, dans les conditions nécessaires à l’aumône, à l’indigence que l’on secourt. L’auteur cependant a insisté sur le superflu du riche. Il le compare à la surabondance d’une nature, une fois que celle-ci est constituée en son être physique (nécessita absoluta) et affermie en son déve­ loppement (personnage), si cette nature continue à se nourrir et à croître, c’est qu’il lui reste autre chose à faire, à savoir de servir les autres, à travailler, par la génération, à la conservation de l’espèce. Mais se demandera-t-on à nouveau : si le superflu oblige de la sorte à l’aumône n’est-ce pas d’abord en vertu de la fonction sociale de la propriété? Tout possesseur d’un superflu est tenu en justice de faire vivre l’indigent soit en lui fournissant du travail soit, s’il ne peut travailler sans que ce soit de sa faute, par scs dons. Son superflu est dû aux pauvres. Quel est donc le sens et la por­ tée de cette obligation grave de charité, adventice semble-t-il au premier abord, qui intervient ici par surcroît et comme une super­ fétation ? On peut alléguer pour résoudre la difficulté, la différence d’ins­ piration, de motif qui caractérise chacune de ces obligations. Et de fait, si les vertus de justice et de charité sont toutes deux subjectées dans la volonté leurs objets sont bien distincts. La charité parfait la volonté selon toute sa nature de puissance, elle la spiritualise dans son fond; d’abord son objet répond à toutes les exigences ob­ jectives de la faculté volontaire qu’elle parfait en les transcendant, puis elle implique en face de cet objet l’attitude initiale de la volonté, principe de tous ses mouvements et qui est une complaisance amou­ reuse (coaptatio) devant le bien qui lui est proposé par l’esprit; en­ fin elle est une bienveillance pour cet objet, ce qui est l’amour le meilleur dont cette puissance soit capable. Ainsi parce que la cha­ rité pour Dieu se diffuse sur tous les amis de Dieu et que l’amour que nous portons à Dieu nous fait un devoir d’aimer notre prochain \ l’aumône, acte de bienfaisance, subviendra à la nécessité de l’in1. · Quaecumque fiunt propter dilectionem proximi reducuntur ad eleemosynam >,1*2 *·, q. 108, a. 3, ad 4 ». digent par compassion et pour Dieu, c’est le motif même de la niiséricorde misericordia ; de é-V«r, misereri, avoir pitié)1. L’aumône est donc essentiellement un acte de la miséricorde, la­ quelle est un effet de la charité « actus charitatis mediante miseri­ cordia s 2. Pour la justice au contraire, son objet direct n’est pas le bien du prochain (au point de vue de la justice dont l’acte est « ad alterum » on ne devrait pas même parier de prochain), mais seule­ ment cette forme spéciale de bien qui est son dû ; de plus la justice n’implique ni complaisance amoureuse ni bienveillance de la volonté en face de son objet, mais simplement une élection volontaire conforme à la raison, c’est un habitus très déterminé et très limité, un principe d’élection conforme au droit en matière d’actes exté­ rieurs, « firma et perpetua volontas jus suum unicuique tribuendi ». Ainsi la justice fera une obligatior au riche de donner de son superflu non point que le pauvre lui inspire de la pitié, mais parce que l’indigent y a un certain droit, parce que les richesses possédées en surabondance n’appartiennent plus au riche, elles sont à tous ; l’obligation de la justice se prend donc de la chose même, des biens possédés. Le devoir de charité s’adresse à la personne même du prochain, c’est par amour et pitié qu’on le secourt123. Mais il y a plus : cette différence de motif entre l’une et l’autre obligation précise de façon très claire, nous semble-t-il, l’exacte portée de celles-ci. La distinction entre justice et charité qui est si nette, par ailleurs, chez saint Thomas, apporte en effet une lumiè­ re précieuse dans l’exégèse de cette phrase si discutée qui conclut l’article sur le précepte de l’aumône « Dare eleemosynam de su­ perfluo est in praecepto et dare eleemosynam ci qui est in extrema necessitate ». La construction de cette phrase, considérée en ellemême et indépendamment du contexte, peut permettre quelques hésitations sur la pensée authentique du Maître. Est-ce que le 1. < Sicut Augustinus dicit, IX de Civil. Dei (cap. 5), · Misericordia est alienae miseriae In nostro corde compassio, qua utique si possemus, subvenire compellimur. * Dicitur enim mi­ sericordia ex eo quod aliquis habet miserum cor super miseria alterius... sic ergo motivutn misericordiae est tanquam ad miseriam pertinens, 2 · 2 “*■, q. 30, a. 1, cf. a. 2 et 3. 2. < Exteriores actus ad illam virtutem referuntur, ad quam pertinet id quod est molivum eid agendum hujusmodi actus. Molivum autem ad dandum eleemosynas est ut subveniatur necessitatem patienti. Unde quidam definientes eleemosynam dicunt, quod « eleemosyna est opus quo datur aliquid indigenti ex compassione propter Deum. ■■ Quod quidem molivum per­ tinet ad misericordiam... Unde manifestum est quod dare eleemosynam proprie est actus mi­ sericordiae. Et hoc apparet ex ipso nomine ; nam in Graeco eleemosyna a misericordia derivetur, sicut in latino miseratio. Et quia misericordia est effectus charitatis ex consequenti liare eleemosynam est actus charitatis misericordia mediante», 2 “ 2*·, q. 32, a. 1. 3. Sur la distinction d’objet et de fonctionnement de ces deux vertus cf. P. Gillet, Ju icc fl Charité dans Rev. Sc. Pit. et ThM. 1029, p. 6-10. superflu à lui seul crée une obligation à l’aumône, du seul point de vue de la charité ? et l’indigence du pauvre, n’est-ellc pas, de son côté, la source d’un devoir grave ? y a-t-il deux sources distinctes ou les deux n’obligent-elles que conjointement ? Cajetan qui a tout un opuscule (De Praecepto Eleemosynae) 1 pour dirimer la question et de graves auteurs à sa suite, estiment que chacune des racines prise à part (disjunctive) oblige et, sembie-t-il, du seul point de vue de la charité, mais saint Thomas dans le corps de l’article exige, pour que l’aumône soit de précepte, des conditions réalisées et « ex parte dantis » et « ex parte ejus cui est eleemosyna danda >■, et surtout l’argumentation de Cajetan est viciée par l’apport indistinct de preuves empruntées tantôt à la jus­ tice, tantôt à la charité. Il ne semble pas s’en apercevoir et voilà pourquoi il conclut que, du seul point de vue de la charité, la ri­ chesse ne nous appartient pas, que tout superflu doit être donné aux pauvres et que par ailleurs la nécessité de l’indigent appelle l'aumône. Cette dernière assertion, de l’unique point de vue de la charité, seule est exacte, car relève seule de l’objet formel de la cha­ rité, bienfaisante par elle-même; l’acte de faire du bien à ceux qu’on aime découle de l’acte de leur vouloir du bien. C’est le même ob­ jet formel, mais avec la continuation et la mise à exécution à l’ex­ térieur de l’acte intérieur 12 C’est, semble-t-il, la seule explication à donner à l’affirmation de saint Thomas :< Ex parte requirentis requiritur quod necessita­ tem habeat; alioquin non esset ratio quare eleemosyna ei daretur”. Que devient alors la condition requise de la part du riche ? c’est à la lettre, une condition. Ce n’est qu’indirectement que l’indi­ gence fait peser son obligation sur le superflu ou riche en lui assi­ gnant un emploi obligatoire et déterminé; du point de vue de la charité, ce superflu n’est pas la cause propre de l’obligation, mais 1. Edit. Joa. Keerdergium, Anvers 1012, T. Il, Tract. V. Cajetan combat l'opinion d’un certain Abbé de Sicile. tleS. Antonin archevêque de Florence et de l’auteur de la Summa Rosella dont il résume ainsi la thèse : · Homo non tenetur de necessitate salutis facere eleemosynam nisi concurrentibus conditionibus simul, scili. quod dans habeat aliquid superfluum... et quod appareat pauper patiens extremae necessitatis»· Cajetan présente son opuscule comme un com­ mentaire de 2a 2·*, q. 32, a. 5, il est, en fait, celui de IV. Sent. dist. 15,q. 2, a. I, qlt 4, où le Maître affirme clairement que le superflu à lui seul oblige à l’aumône, et que l’indigence est· de son côté source propre d’obligation, mais il ne dit pas si c'est en justiccou en charité ;et nous avons vu po-.irquoi, à cette date, S. Thomas n’avaitpas pris position, mais n’ignorait pas que la justice impute au proprietaire le don de son superflu C'est une mauvaise méthode historique que de préciser le sens d'un texte postérieur, et somme toute assez net, par un exposé antérieur beau­ coup moins formel, encore que matériellement plus développé. 2. « In actu dilectionis includitur benevolentia, per quam aliquis vult bonum amico. Vo­ luntas autem est effectiva eorum quae vult, si facultas adsit Et ideo ex consequenti benefa­ cere amico ex actu dilectionis consequitur. Et propter hoc, beneficentia, secundum commu­ nem rationem est amicitiae vel caritatis actus », 2 a 2 ·’ q. 31, a. I. J une condition indispensable à l’exercice de la miséricorde, elle per­ met la bienfaisance. D’après l’ordre de la justice c’est l’inverse, nous l’avons dit. Le superflu oblige toujours et de soi, l’indigence n’oblige qu'indirectement. Si donc ces deux racines obligent — disjunctive — ce n’est pas toutes deux, au même titre, du seul point de vue de la charité ; directement l’une est une obligation de bienfaisance, l’autre de justice. Sans doute indirectement le superflu oblige bien en charité, mais au même titre que la misère est source d’obligation en justice ; ce n’est plus alors disjunctive, mais conjunctive qu’il faut entendre l’affirmation de saint Thomas sur le précepte de l’aumône, œuvre de charité. Cette explication rend compte par surcroît du cas très particu­ lier que ie Maître a seul envisagé dans son article sur le précepte de l’aumône. Puisque la superfluité n’oblige, en charité, que si elle rencontre une misère qui attire la compassion, l’obligation ne se fait sentir que le cas échéant, en telle occurrence, il faut que l’indigence se découvre et qu’elle soit d’une gravité extrême, si alors le riche refuse son secours, l’amour du prochain n’est pas en lui : « Qui habuerit substantiam hujus mundi, et viderit fratrem suum necessitatem pa­ tientem et clauserit viscera ejus ab eo, quomodo charitas Dei manet in illo»; I Joli., III, 17. Au contraire, en justice, la superfluité oblige toujours car l’obligation est liée à la nature des biens possédés ; c’est une exigence incessante à laquelle on ne peut se soustraire. • « * Si notre interprétation de la pensée du Maître est exacte, on com­ prend que justice sociale et charité puissent faire porter leurs obli­ gations sur un même acte, mais ce ne sera ni dans l’intention sous le même motif, ni dans l’exécution sur un mode absolument identique1. De toute façon le précepte de charité viendra doubler et élever singulièrement l’obligation de justice, soit que l’amitié pour la per­ sonne d’autrui incline plus efficacement à lui rendre son dû et à nous dépouiller de ce superflu que présentement nous détenons, soit pour J. Il y aura des différences notables dans le jeu de chacune de ces vertus ; c’est ainsi, par exem­ ple, que l’ordre des bénéficiaires ne sera pas le mime; ce sera à la prudence destatuer sur les hé­ sitations possibles et de dlrimer les conflits : par amour des personnes, en charité, on fera l’au­ mône à ceux qui nous sont plus proches et plus chers < nobis conjunctius » et plus chers à Dieu et plus saints · Deo slmlllus > 2· 2“’, q. 26, a. 7; selon les exigences de la justice, la propriété devant contribuer au service du bien commun, le choix devra plutôt se fixer d’après fa valeur sociale que représente l’indigent ou l’œuvre à laquelle on apporte des subsides. nous rappeler que si nous lésons les droits de notre prochain, notre amour surnaturel ne peut survivre, tout acte de justice contenu sous le précepte sera obligatoire parce que nécessaire aux fins de la cha­ rité. C’est qu’en effet il importe au premier chef de démasquer ici une équivoque courante : la charité englobe à la fois la justice et la bienfaisance. Si on aime une personne, on est d’abord porté à lui accorder ce qu’on lui doit (justice) et même davantage (bien­ faisance). On oublie trop souvent que le respect des droits d’autrui est le premier effet de l’amour que nous lui portons, et on n’envi­ sage que la bienfaisance; d’où les refus des socialistes à ces secours de surérogation, à l’aumône qu’inspire la seule pitié : « Donnez-nous la justice et nous n’aurons pas besoin de votre charité... »l. Il en serait de même au seul point de vue naturel : c’est l’amour de l’homme pour son semblable, le sentiment de fraternité, la solidarité qui unit les hommes entre eux qui inspirent la justice naturelle et la bienfaifaisance naturelle. Celle-ci, en tout état de cause, aura lieu de s’exer­ cer car la justice humaine la mieux réglée, et précisément parce que trop rigide, aura ses failles. Non seulement la charité contri­ buera au règne de la justice, mais elle assurera ses suppléances mi­ séricordieuses. Aussi ne faut-il pas s’étonner si Léon XIII, qui al­ liait à son intelligence de la pensée thomiste un sens si averti des réalités sociales, posait en principe dans son encyclique Rerum No­ varum que a pour apaiser tout conflit entre le riche et le prolétaire, il est nécessaire de distinguer la justice de la charité», et cependant terminait son encyclique par une apothéose de la charité, remède primordial à toutes les crises sociales. Ce sur quoi nous avons voulu attirer l’attention, c’est sur la prio­ rité de l’obligation rigoureuse de justicesociale vis-à-vis de la bienfai­ sance; car la première est fondée dans la nature même des choses, dans l’ordre divinement établi. Avant de faire l’aumône au pro­ chain, notre charité nous pousse à lui faire justice, car il a droit au superflu que Dieu nous a confié pour le lui dispenser et non à notre affection (et à ses témoignages) qui ne peut être qu’un don gratuit de notre cœur. LeSaulchoir. C. SPICQ, O. P. 1. · Nous nous passerons volontiers de vos hôpitaux, de vos hospices, salles d’asile a tu: es, cités ouvrières et de toutes vos miséricordes ». Proudhon, De la justice dans la Ré>-oh« ■ Edit Garnier, 1858, T. I, p. 220. LE PÉCHÉ DE SENSUALITÉ Ce mot désigne, dans la langue de saint Thomas, un péché dont l’appétit sensible est le principe, partant le sujet. Pour désigner les péchés de sensibilité commis en suite d’une délibération rai­ sonnable, que celle-ci se conclue soit en un précepte commandant la passion déréglée, soit en la décision de ne point réprimer un mou­ vement commencé de soi-même, on use d’un autre mot et l’on parle de péchés de la raison : car le péché dans les deux cas procède de la raison défaillant en la direction des passions humaines. Le péché de sensualité est celui qui s’accomplit à l’exclusion de toute inter­ vention raisonnable. On comprend que beaucoup d’esprits se rebellent dès l’abord contre semblable propos. Ils ont appris que le péché est un acte humain : or, dans l’acte de l’appétit sensible ainsi démuni du concours raisonnable, ils ne peuvent reconnaître la marque humaine authentique. Et c’est pourquoi l’on enseigne communément que les premiers mouvements ne sont pas des péchés. Peut-être en cela montre-t-on beaucoup d’empressement, négligeant les analyses où se sont appliqués saint Thomas et plusieurs théologiens avant lui. Leur conclusion paraîtrait moins étrange si l’on en méditait mieux les fondements et si l’on en mesurait plus exactement l’étendue. Nous nous proposons de rappeler ici cet enseignement. Il serait dommage que la théologie moderne se pri­ vât d’une doctrine où les maîtres du passé ont traduit le sens moral le plus pénétrant et la plus exquise délicatesse chrétienne L 1. Parmi les thomistes contemporains, le P. Pèuues, O. P., en quelques rages de sa vaste publication, a vigoureusement plaidé, dans le style qui lui est propre, pour l’authentique doc­ trine de saint Thomas Commentaire /ranç. lift, de la Somme Thiol., t. VIII, pp. 498-06!. — Le P. Lumdreras.O. P., a publié une tris bonne étude en faveur de la même doctrine. De nom­ breux textes tie saint Thomas y sont distribués selon l’ordre d'une exacte analyse. De sensuali· tatis peccato, dans Divus Thomas, Plaisance, mai-juin 1929, pp. 225-240). Nous aurons l’occasion en notre étude de critiquer l’un ou l’autre détail de ces exposés. — Le P. Noble, O. P., s’est prononcé sur cette question dans les dernières pages d'un article de la Revue des Science· Phil, et Thtol., 1929, pp. 441-44«. L'auteur, sur des considérations psychologiques, adopte une opi­ nion où se retrouvent, CToyons-notts. les éléments essentiels de la doctrine de saint Thomas. Dans une note annexée, le P. N. évoque quelques opinions où se sont partagés 1er thomiste» en cette matière.