ALCUIN LIBRARY SI JOHN'S UNIVERSITY COLLEGEVILLE, MN 56321 ■1 * 9 ■ ~~ |ψ 1 "«JI —· “ e - -, L’AME DU CULTE LA VERTU DE RELIGION .D'APRÈS S. THOMAS D'AQUIN par dom odon lottin, o. s. b. DOCTEUR EN THÉOLOGIE BUREAU DES ŒUVRES LITURGIQUES ABBAYE DU MONT-CÉSAR, A LOUVAIN 1920 BL 50 -L78 INTRODUCTION i la liturgie est la piété de l’Église, il sera sans dou­ te utile d'analyser le concept de piété en général. Si, dans un sens plus restreint, la liturgie est le culte extériorisé que Γ Église rend à Dieu, et si ce culte puise sa valeur morale dans le culte intérieur, n’est-il pas opportun de connaître l’âme de celui-ci? Une étude générale sur la vertu de religion est donc de mise ici. S En quoi consiste l’attitude religieuse que comporte tout acte de culte? Quelle est la place de la religion dans l'ensemble des vertus? La vertu est principe d’action : quels actes sont spécifiquement religieux? Il arrive qu’une vertu déborde des cadres qui lui sont naturels et exerce sa juridiction sur d’autres vertus : quels actes peuvent ainsi relever de la vertu de reli­ gion? Les actes des vertus théologales pourraient-ils, par exemple, être informés du motif religieux? Ces questions concernent tout homme, puisque la religion dicte l'attitude fondamentale que do^t prendre l'humanité devant son Créateur. Elles intéressent davantage le prêtre. En contact quotidien avec les choses du culte, office divin et sainte messe, le prêtre a des motifs plus pressants de pénétrer sa vie de cet esprit de révérence qui est l’âme de la vertu de religion. 3 267019 Ces questions seront examinées à la lumière de la théologie. Saint Thomas a été notre guide. L’exposé qui sera tenté sera sans doute de quelque utilité à ceux que leurs occupations empêchent de prendre un con­ tact assidu avec la pensée du maître. Pour ne pas charger l’exposé de considérations trop techniques, nous avons rejeté, en appendice, quelques notes d’allure plus scolastique qui pourront faire communier plus intimement le lecteur à la pensée des maîtres de la théologie. 4 CHAPITRE PREMIER L’attitude religieuse. des notions les plus originelles de l'humanité a été sans contredit celle d’un Être suprême qui domine l'univers et lui communique l’être et le mouvement. Et de tout temps l’homme a trouvé des expressions pour traduire ce sentiment de dépen­ dance vis-à-vis de la Divinité. Si Dieu se manifeste dans l’exercice de sa puissance, il se produira chez l’homme un mouvement de stupeur religieuse. N”est-ce pas cette frayeur du divin qui s’empara de l’âme des disciples de Jésus, à la vue de ses miracles ? l. Si Dieu apparaît comme le vengeur de l’ordre moral, ce sentiment se nuancera d’une certaine crainte, crainte servile, à l’égard du Maître dont on redoute les rigueurs. Ces nuances laissent cependant intact le sentiment fondamental que la créatyre éprouve devant son Créateur : une crainte révérencielle de Dieu, crainte de manquer de respect, de retenue, de réserve envers Celui dont la majesté nous domine i. 2. ne U i. Telle l'attitude de saint Pierre, après la pêche miracu­ leuse. « Quod cum videret Simon Petrus, procidit ad genua Jesu, dicens : Exi a me, quia homo peccator sum. Domine. Stupor enim circumdederat exim. » Luc, V, S-g. 2. Reverentia, écrit Lessius, denotat quemdam timorem et fugam animi, qua quis refugit in rebus divinis nimiam liber­ tatem et licentiam, metuitque ne nimis libere, nimis audacter, non satis humiliter, non satis congruenter tantae Majestati et 5 Craindre quelqu’un de la sorte est plus que l’honorer. L’honneur que l’on décerne à quelqu’un est sans doute un témoignage rendu à son excellence. Il se pourra cependant que cette excellence n’atteigne pas celle de la personne qui le comble d’honneur. Dieu n’honoret-il pas ses saints? Et saint Paul recommande aux Romains de se prévenir d'honneur les uns les autres». Mais la crainte révérencielle ne se témoigne qu’à celui qui nous domine. Ce sentiment sera plus ou moins pur. selon la connaissance qu’on a de Dieu, de son unicité, de sa transcendance. Chez l’homme civilisé, chez le chrétien surtout, il se détache nettement de la frayeur et de la crainte servile, pour se traduire en cet anéan­ tissement intime de l’âme qui s’appelle Y adoration. « L’adorateur, écrit Mgr Gay, se tait, se fond, s’efface et s'abîme en présence de celui qu’il adore, con­ fessant par là que cet objet de son culte a toutes les perfections, tous les droits, tout l'être enfin; de telle sorte que, comparé à lui, tout le reste est comme n’étant pas a. » L'honneur s’est spécifié et s’est converti en culte. « Cultus, écrit Lcssius, est honor cum quadam sub­ missione nostri exhibitus ’. » Le culte rendu à Dieu est l’acte de religion, et s’ali­ mente à la considération des perfections divines. « Dans tous les états où il se met, dit Mgr Gay. Dieu est l’abîme infini de l’être, l’unique qui remplit tout, suae vilitati in rebus divinis et coram Deo versetur. Lsssius, De Justitia et jure. 1603. édition d’Anvers de 1621: libro II cap· 37 in praefatione. 1. Si quis mihi ministraverit, honorificabit eum Pater meus. Johan, XII 26; Honore invicem praevenientes. Ad Rom. XII 10; Omnes honorate: I* Petri, II, 17. Voir S. Thomas 2' 2«; q.;iO3 art. 2. 2. Gay '.Elévations sur la vie cl la doctrine de Notrc-Scigneur Jesus-Christ, t. I, p. 65, Paris, 1879. 3. Lessius :DeJustitia ci jure, op. cit. libro II, cap. 36. dub. I. n° 5 6 qui contient tout, qui porte tout, l’immense, le toutpuissant, l’éternel, l’incompréhensible. Sa simplicité nous confond, sa gloire nous éblouit, sa souveraineté nous écrase. On ne peut, sans être épouvanté, contem­ pler sa justice, et quiconque entreprend de considérer sa sainteté, est contraint de se voiler la face. Le crain­ dre, c’est définitivement la même chose que le con­ naître; être ému devant lui jusqu’au saisissement, c’est simplement être sûr qu’il est là. Comment l'abor­ der autrement qu’à genoux? L’entrevoir seulement donne faim de s'abîmer, de disparaître et de se perdre. Et le redouter ainsi, c’est l’honorer... Il y a le trem­ blement que la terreur inspire ; les démons y sont con­ damnés. Il y a le tremblement que produisent l’évi­ dence de la majesté, l’excès de la révérence, la pro­ fondeur du culte et l’ivresse même de la dilection : les Puissances si robustes, et les Trônes si bien affermis, le ressentent au sein de la gloire. Une pareille crainte demeure même dans le ciel... Elle est indépendante de tout ce qui tient au temps : elle est le tressaillement de la créature en face de l’absolu.1 » 3 * La notion du culte ou crainte révérencielle ne suffit cependant pas à caractériser le culte religieux. On ne peut, en effet, penser à Dieu sans voir que Sa Majesté transcendante, loin de nous être étrangère, a con­ tracté avec l’humanité les relations intimes de Créa­ teur, de Providence et de Fin dernière. C’est cet aspect de la divinité qu’envisage la religion, a Ad religionem pertinet, écrit saint Thomas, exhi­ bere reverentiam Deo, inquantum est primum prin­ cipium creationis et gubernationis rerum 12. » 1. Gay: De la vie ci des vertus chrétiennes, t. I, p. 209-210. Paris, 1874. 2. S. Thomas : 2' a»-, q. 81, art. 3. 7 Or, adressé au Créateur, le culte apparaît comme une dette, un tribut que l’humanité doit payer à son Maî­ tre. L’hommage de la créature à son Créateur s’informe d’un motif de justice : « Plusieurs, écrit le P. Lagrange, refusent de faire entrer dans la religion, comme élément absolument nécessaire, une certaine exigence morale. Il faut cependant reconnaître que tous ceux qui pra­ tiquent la religion s’y croient obligés. Nulle part, on ne se résout à l’observer par un choix libre... Les hommes religieux ont toujours cru que les rela­ tions qu’ils souhaitaient entretenir avec la divinité étaient voulues par Elle... Toute religion contient donc une exigence morale *. » Saint Thomas avait déjà souligné cet aspect de l’acte religieux. C’est môme, à ses yeux, ce qui sépare la vertu de religion du don de crainte. La crainte révé­ rencielle ou filiale que nous avons de Dieu relève du don de crainte : u Ad timorem filialem pertinet Deo reverentiam exhibere... et hoc pertinet ad donum timoris 12. » Mais rendre à Dieu le culte de révérence, parce que cet hommage lui est dû, constitue l’acte de religion 3. Et quand Lhomme a compris que le culte divin est la réponse que la créature doit au Créateur, il veut poser des actions qui soient pour lui l’expression de son culte. Le sentiment de révérence, devenu idée 1. Lagrange : Etudes sur les religions sémitiques, p. 7, Paris, ir>o5.Voir dans le mémo sens, Léonce de Grandmaison : L'élude des religions, dans Christus, do Huby, p. 8, Paris, 1912. 2. S. Thomas, 2‘ 2·*, q. 19. art. 9 in fine, et art. 12. 3. « Revereri inquantum hujusmodi est actus (doni) timoris. Sed exhibere reverentiam inquantum est Deo debitum, est proprio latriae (religionis). Undo non sequitur idem esse latriam et timoris donum, sicut etiam pugnare viriliter est actus fortitudinis, inquantum hujusmodi: sed pugnare in acie regis inquantum miles, hoc debet ei propter feudum quod tenet ab eo, et est actus justitiae . » In III Seni. dist. IX, quest. I, art. i, q--tti» η , ad 3·»». 8 motrice, tend à l’action; il se double d’un principe d'opération qui est la vertu morale de religionx. L’acte religieux peut donc se définir d’un mot : « culte dû à Dieu ». Ce sentiment de justice envers Dieu se traduit spontanément en une sujétion de l’homme à la divinité. Λ regarder la majesté de Dieu, écrit saint Thomas, l’hommage de l’homme est un acte de culte. A regarder la condition de l’humanité et le devoir qui lui incombe d’honorer Dieu, l’hommage se traduit en sujétion. Mais ce ne sont là que deux aspects d’un seul et même acte de révérence dûe à Dieu *. Acte de justice, la religion ajuste l’homme à la divi­ nité; elle l’établit donc dans l'ordre ·; et puisque tout 1. «Revereri Deum est actus doni timoris; ad religionem autem pertinet facere aliqua propter divinam reverentiam; unde non sequitur quod religio sit idem quod donum timoris, sed quod ordinetur ad ipsum, sicut ad aliquid principalius « 2* 2‘« q. 8x. art. 2 ad x»"*. 2. Eodem actu homo servit Deo ot colit ipsum : nam cultus respicit Dei excellentiam, cui reverentia debetur; servitus autem respicit subjectionem hominis qui ex sua conditione obligatur ad exhibendam reverentiam Deo; et ad haec duo pertinent omnes actus qui religioni attribuuntur; quia per omnes homo protestatur divinam excellentiam et subjectio­ nem sui ad Deum, 2 ‘ 2 « q. 81 art. 3. ad 2«n». C'est à cette idéo do sujétion obligatoire, do lien moral qui relie (religare) l'homme à Dieu, que saint Thomas rattache on maint endroit l'étymo­ logie du mot religio : Dei cultus religio nominatur, quia hujus­ modi actibus quodammodo so homo ligat ut abeo non ovagetur, et quia etiam quodam naturali instinctu se obligatum sentit Deo, ut suo modo reverentiam ci impendat a quo est sui esso et omnis boni principium. Summa contra Gentiles, 1. III, cap. 119. 3. Per hoc quod aliquis alteri debitum reddit, constituitur in proportione convenienti respectu ipsius quasi convenienter ordinatus ad ipsum. 21 2», q. 8x, art. 2. 9 être sc perfectionne dans la mesure où il se soumet à l’ordre des chosesx, l’acte religieux ne courbe l’homme devant la Majesté divine que pour le relever, l’enno­ blir et lui mettre au cœur cette paix intime que con­ naissent ceux- qui respectent les exigences de l’ordre. « Parce qu’il n’y a ni un ordre plus pariait, ni une jus­ tice plus achevée que cette adoration rendue à Dieu, dit Mgr Gay, il n’y a rien non plus qui établisse la créature dans une paix plus complète... S’abaisser par religion au-dessous de toutes choses, c’est monter audessus de tout et vraiment au sommet des cieux. Honorer, jusqu’à s’anéantir devant lui, Celui qui est assis sur le trône, c’est s'élever jusqu’à ce trône et s’y asseoir à la droite de Dieu. Tels nous sont repré­ sentés les Bienheureux du Paradis : prosternés et exaltés; humbles et comblés de gloire; anéantis par leur amour pour Dieu et pour son Christ, et investis d’honneur, enivrés de joie par l’amour que Dieu et son Christ ont pour eux *. » 1. Per hoc quod Deum roveremur et honoramus, mens nostra ei subjicitur; et in hoc ejus perfectio consistit : quae­ libet enim res perficitur per hoc quod subditur suo superiori : sicut corpus per hoc quod vivificatur ab anima, ct aer per hoc quod illuminatur a solo. 2·4 2*«, q. 8r art. 7. Timor, écrit ailleurs saint Thomas, sonat in quamdam subjectionem hominis per quamdam reverentiam. Quanto autem creatura magis crea­ tori subjicitur, tanto altior est; sicut materia quanto magis subjicitur formae, tanto perfectior est; et ideo timor in excel­ lentiam sonat, secundum quod importat reverentiam ad Deum. In III Sent. dist. 34, q. 1, art. 2 ad y·»™. 2. Gay : Elévations sur la vic cl la doctrine de N. S. JésusChrist, t. I, pp. 69-70. 10 CHAPITRE DEUXIÈME. La vertu de religion. ’attitude religieuse nous range dans l’ordre mo­ ral, puisqu’elle nous conforme à notre nature, essentiellement dépendante de Dieu. Agir par ce motif de révérence ne peut être qu’un acte morale­ ment bon. La répétition d’actes posés sous l’empire de ce mobile d'action engendrera une facilité à exercer des actes de religion. Il y a donc place, dans l’ordre naturel, pour une vertu de religion, disposition habi­ tuelle inclinant l’homme à rendre à Dieu, par certains actes, le culte qui lui est dû. On conçoit donc une vertu de religion acquise, dont le rôle serait de faciliter l’exercice des dispositions natives qui inclinent l’homme à poser des actes con­ formes à sa nature. De fait cependant, c’est du moins la sentence commune des théologiens, il a plu à Dieu de la répandre dans nos âmes, au baptême, au moment de l’infusion en nous de la grâce sanctifiante. Son caractère de vertu infuse n’en change toutefois pas la nature : disposant l’homme à poser des actes con­ formes à la saine raison, ou, si l’on veut, à sa nature raisonnable, la vertu de religion reste mie vertu morale, relevant de l’ordre moral naturel L L i. Praecepta moralia sunt do illis quao secundum so ad bonos mores pertinent : cum autom humani mores dicantur, in ordino ad rationem, quao ost proprium principium huma­ norum actuum, illi mores dicuntur boni qui rationi congruunt, i» 2M, q. loo. art. i. II Cette vertu morale, on l’a vu, est une vraie justice vis-à-vis de Dieu. Elle ne réalise sans doute pas la notion de justice commutative, qui règle les rapports juridiques des hom­ mes entre eux. Cette justice suppose ceux-ci indépen­ dants les uns des autres au moment déposer un acte juri­ dique; elle inclut par là même V égalité fondamentale des hommes dans la tendance vers leur fin dernière et dans l'exercice des facultés qui les y conduisent. Semblables rapports ne peuvent, sans blasphème, se concevoir entre Dieu et l’homme. Si Dieu est infi­ niment indépendant de l’homme, celui-ci, dans tout son être, est dépendant de Dieu. Cause efficiente et finale, Dieu a un droit plénier à l’hommage religieux de sa créature. L’homme a sans doute le pouvoir phy­ sique de lui refuser le tribut de son culte; il n’en a pas le pouvoir moral. Au moment de poser un acte reli­ gieux, l’homme n’est donc nullement Y égal de Dieu. Par là même, l’acte qui traduit la dépendance de l’homme vis-à-vis de Dieu, reste au-dessous de ce qui est dû au Créateur; l’hommage n’est pas digne du souverain, le payement de la dette n’atteint pas les exigences que pourrait avancer le divin créancier. La vertu de religion ne réalise donc pas pleinement le concept de justice commutative. Saint Thomas la range parmi les vertus annexes de la justice stricte i. *x. i. Justitia (commutativa) consistit in bonis quibus homines sibi invicem communicant in vita ista, sicut sunt pecunia, honores et hujusmodi, secundum quod unus alteri hujusmodi communicaro potest, in quibus judex secundum legem aequa­ litatem constituit, ut unusquisque habeat quod sibi debetur non plus nec minus, et in hac aequalitate consistit justitia. Unde justitia sic accepta non est nisi in illis qui nati sunt regu­ lari eadem lege et sub eodem principe osso et aequaliter prin­ cipari. Undo talis justitia non est domini ad servum, nec pa­ tris ad filium, quia servus et filius res eorum sunt; unde non est ad eos justitia, sicut nec ad seipsum. Tamen est ibi quidam modus justitiae, secundum quod dominus reddit servo quod 12 Cependant, le droit de Dieu l’emporte en dignité sur les droits les plus étendus de toute créature. A regar­ der le terme auquel tend le culte, la religion est donc une éminente justice. Et à considérer le mérite de l’acte religieux, si l’homme s’emploie tout entier à payer son tribut dans la mesure de ses moyens, nul doute que Dieu ne tienne compte de l’impuissance humaine et n’agrée comme méritoires les actes du culte dans la proportion où la volonté de l’homme s’y est vouée x. J» La religion est-elle bien une vertu morale, comme nous l’avons supposé? S’adresser à Dieu par le culte intérieur de l’adoration, n’est-ce pas atteindre Dieu lui-même? Et si la mission de nous unir à Lui est confiée aux vertus théologales, ne faudra-t-il pas élever la religion au rang de cette sublime trilogie? Maints auteurs l’ont pensé 2. Il n’j' a cependant aucun motif de bouleverser l’ordonnance tradition­ nelle des vertus, et quelques précisions dissiperont sans doute les équivoques. sibi debetur, vel e converso; ... et hoc modo se habet ad justi­ tiam latria, quia consistit in hoc quod reddit Deo quod sibi debetur; unde reducitur ad justitiam, non quasi species ad genus, sed sicut virtus annexa ad principalem, quae participat modum principalis. In III Seni. dist. 9, qu. I, art. x. qculi 4a. — Quidquid ab homine Deo redditur, debitum est; non tamen potest esso aequale, ut scilicet tantum homo ei reddat quan­ tum debet, secundum illud : Quid retribuam Domino pro omnibus quae retribuit mihi? et secundum hoc adjungitur justitiae religio. 2* 2a°, q. 80, art. unico; item. q. 81, art. 5 ad 3om x. Laus virtutis in voluntate consistit, non autem in po­ testate; et ideo deficere ab aequalitate, quae est medium jus­ titiae, propter defectum potestatis, non diminuit laudem vir­ tutis, si non fuerit defectus ex parte voluntatis, 2‘ 2»·, q. 81, art. 6. ad x^®. 2. Par exemplo, Martinet : Theologia meratis, t. I, p. 355, Paris, 1867. IS Les vertus morales nous inclinent à poser des actes conformes à notre nature humaine. Les vertus théologales nous permettent de poser des actes conformes à la nature divine. Or, la vertu de religion n’est pas de ces dernières. Dans son infinie bonté, Dieu a daigné destiner l'homme à vivre de sa vie divine, lui permettre par la connaissance d’atteindre les profondeurs de ses per­ fections, le faire participer à l’amour et à l’ineffable béatitude dans laquelle il se complaît sans limites. C'est là notre vocation : au ciel, la gloire, partici­ pation en nous de la gloire de Dieu lui-même; sur terre, la grâce sanctifiante, principe foncier d’opération divine qui nous permet de proportionner notre activité à cette destinée surnaturelle. Et de même que, dans l’ordre naturel, le principe foncier d’activité humaine agit par des facultés (intelligence et volonté) d'où dérivent immédiatement les diverses espèces d’actes (connaissance, volition), de même dans l'ordre surnaturel, la grâce sancti­ fiante, principe foncier d’activité divine, agit par des « facultés » d’où procèdent et la connaissance des mys­ tères qui nous fait participer à la connaissance que Dieu a de lui-même, et l’amour qui nous permet d’aimer Dieu de la manière dont II aime sa propre bonté. Ces principes prochains d’activité divine sont les vertus théologales1.i. i. D'après cet exposé, on voit la placo qu'occupent la foi et la chariU. Mais comment y introduire Yespérancc? L’amour do Dieu est double : l'amour de « concupiscence > qui nous attache à Dieu considéré comme notre propre bien; l'amour do «bienveillance» par lequel nous ai morts,, Dieu, pour lui-même, indépendamment du bien qu’il nous confère. L'amour de bien­ veillance se retrouve dans la charité, qui nous fait aimer Dieu pour lui-même; l'amour de concupiscence est un des éléments de l'espérance qui nous fait tendre vers Dieu, envisagé comme notre bonheur suprême. X4 Au ciel, l’homme verra Dieu sans intermédiaire. Cette vision de l’essence divine, acquise sur terre, nous atta­ cherait indissolublement à Dieu ; notre volonté aurait trouvé le Bien suprême qui termine toutes ses aspira­ tions. Le péché serait non seulement un illogisme, mais une impossibilité. Or, Dieu a voulu associer l’homme à son œuvre sanctificatrice en lui donnant la puissance de poser librement les actes méritoires dont le ciel est la récompense. La vision intuitive de Dieu est donc réservée au paradis. Mais dès mainte­ nant, le germe nous en est donné par la foi qui nous permet, non de voir, mais d’admettre, et à mesure que la foi se développe, d’entrevoir les mystères cachés en Dieu. Cette foi, ébauche de la vision, se termine à Dieu directement. Et de deux manières. L’objet que le fidèle croit est avant tout Dieu, c’està-dire l’ensemble des vérités révélatrices de la perfec­ tion divine elle-même; subsidiairement, la foi atteint tout ce qui conduit à cette connaissance. L’objet matériel principal de la foi est donc Dieu. Mais il y a plus. L’objet formel qui spécifie l’assen­ timent intellectuel et en fait un acte de foi divine est encore Dieu lui-même. Le motif qui détermine la volonté du croyant à courber son intelligence devant le mystère incompris, est l’infinie perfection d’un Dieu qui, en nous révélant les secrets de sa vie intime, n'a pu se tromper ni nous induire en erreur. La charité de même se termine directement à Dieu comme à son objet propre. Sans doute, cet amour, s'appuyant à la connais­ sance, se ressent ici-bas des obscurités de la foi, et ne pourra pleinement s’épanouir que dans la clarté de la vision. Pouvons-nous, en cette terre, pénétrer la nature intime de cette vertu? Les mots nous man­ *5 quent quand nous voulons définir le trait qui, s’ajou­ tant à l’amour de bienveillance, en fait un acte de charité, je veux dire cette ineffable aniitU entre Dieu et nous, basée sur la communication faite à l’homme de la nature même de Dieu. Cette charité divine dont les richesses nous restent si cachées ne peut donc attein­ dre ici-bas à la douceur de cette jouissance qui inonde l’âme des élus. Cependant, la vertu de charité, comme la foi, s’ori­ gine immédiatement à Dieu et trouve en lui son motif formel. Ce qui détermine, en effet, l’homme à aimer Dieu d’un amour de charité, c’est l’infinie per­ fection divine aimable pour elle-même, indépen­ damment du bonheur suprême que nous assure la possession de Dieu. Si notre esprit croit en Dieu à cause de la Vérité divine, notre volonté adhère à Dieu à cause de son essentielle Bonté. Et si nous voulons que notre amour pour le prochain, objet secondaire de notre amour, soit un acte propre de la vertu de charité, il faut que ce même motif informe cet amour. De même en effet que notre assentiment à certaines vérités secondaires n’est acte de foi que s’il nous achemine à la connaissance de Dieu en ses mys­ tères, de même l’amour du prochain n’est acte de charité que si, voyant Dieu dans l’âme de nos frères, nous les aimons en Dieu, nous complaisant dans leurs perfections parce que nous y retrouvons celles de Dieu, leur voulant du bien, parce que c’est Dieu que nous voulons en elles x. Dieu apparaît donc comme l'objet matériel princi­ pal et le motif formel de la charité, comme il l’est de la foi. I. Co point do vue thomiste a été mis en pleine valeur par Mgr Van Rosy : De natura et ordine charitatis erga proximum, dissertatio I, cap. i et 2, Louvain, 1912. 16 Π faut en dire autant de l’acte espérance. Nous attendons par-dessus tout la possession de Dieu; et nous désirons la grâce et les autres moyens de salut, en vue de ce terme suprême. Notre espérance se fonde sur Dieu lui-même, considéré dans sa toute-puissance auxiliatrice. Les vertus théologales se terminent donc à Dieu, comme à leur objet propre, puisque c’est la nature divine, considérée dans l’une ou l’autre de ses per­ fections, qui constitue l’élément essentiel de leur définition. J* La vertu de religion n’atteint pas Dieu de la sorte. Fondée sur la contingence de la nature humaine, la religion nous porte à poser des actes de culte qui expriment cette dépendance essentielle vis-à-vis de Dieu. Ce que l'homme veut, en posant un acte reli­ gieux, ce n’est pas Dieu lui-même, c’est un acte de culte, destiné à honorer Dieu. De même donc que la vertu de justice n’a pas pour objet matériel le prochain auquel elle s’adresse, mais la dette dûe au prochain, de même la vertu de religion n’a pas pour objet maté­ riel Dieu, mais le culte qui Lui est dû L Le motif formel qui spécifie l’acte religieux n’est pas davantage Dieu. Si l’homme paye à Dieu le tri­ but de son culte, c’est que c’est la loi de sa nature. Si même Dieu ne lui en intimait l’ordre, cette obliga­ tion lui apparaîtrait comme un bien « hufnain », un bien moral s’imposant à sa volonté par la raison qui i. Ita se habet religio ad Deum, écrit Lessius, sicut jus­ titia particularis ad proximum; atqui proprium objectum justitiae particularis non est proximus, sed res proximo debita ; ergo similiter objectum religionis non est Deus aut excellentia divina, sed cultus Deo debitus, ut sacrificia, oblationes... qui­ bus divinitas honoratur. De Justitia et jure, 1. c. n° io. 17 * lui découvre les exigences de sa nature raisonnable. C’est bien l’obligation naturelle de rendre à chacun ce qui lui est dû qui motive l’acte religieux; l’humanité n’agit selon la saine raison que si elle poursuit ce bien spécifiquement humain : reconnaître ce qu’elle est, et donc sa dépendance vis-à-vis de Dieu. Si l’homme religieux honore la divinité, ce n'est pas parce que Dieu s’est révélé à nous comme infinie Majesté, ce n’est pas davantage parce que Dieu est notre bonheur suprême ou la beauté infinie aimable pour elle-même : ces motifs peuvent influer sur sa détermination, la revêtir du mérite des vertus théologales; mais le motif propre qui fait d’un acte cultuel un acte de religion, c’est que c’est là un bien exigé par la saine raison. La reli­ gion est donc bien une vertu morale dont le motif formel est l'honnêteté qu’il y a à rendre à chacun ce qui lui est dûx. Si la religion se distingue nettement des vertus théo­ logales, elle occupe cependant la place d’honneur parmi les vertus morales. I. Virtutes theologicae, dit saint Thomas, dicuntur proprio illae quae habent Deum pro objecto et fine; unde nulla virtus theologica habet actum circa rem creatam proprie loquendo : caritas enim nihil in homine diligit nisi Deum. Objectum autem circa quod agit latria est id quod reddit Deo in reco­ gnitionem servitutis, quod non est Deus; unde non est virtus theologica sed ad cardinales reducitur. In III Seni. dist. 9; quest. I, art. 1. q.«i" 3». — Item, 20 2®’ q. 81. art. 5. — Religio, dit à son tour Lessius, tendit immediate non in excel­ lentiam divinam, sed in ejus cultum; est enim affectus qui­ dam erga cultum divinum, quatenus Deo debitus est et con­ gruens; unde ratio debiti et congruentis Deo in cultu divino spectata est ratio formalis objectiva religionis... Proxima ratio formalis objectiva in virtutibus theologicis est ipse Deus; at proxima ratio objectiva cur religio aliquid Deo velit, est ratio debiti : ideo enim vult cultum Deo exhibere, quia est voluti tributum quod creatura debet suo creatori. Op. cit. 18 Tout d'abord, elle s'adresse à Dieu et nous met dans l’ordre vis-à-vis de Lui. Les vertus de prudence, de force et de tempérance établissent l’ordre dans la raison et les diverses tendances de notre être; la justice proprement dite nous met en ordre avec le prochain ; la justice légale adapte notre activité au bien commun de la société; mais la religion nous adapte à Dieu. « Latria, cum ordinet nos ad Deum, écrit saint Thomas, est nobilior virtus quam quaecumque virtus quae ordinat nos circa bona creata *. » Suarez insiste sur cette orientation naturelle de l’acte du culte. Sans doute, comme il le fait remarquer, la volonté religieuse qui nous oriente vers Dieu, n’atteint pas Dieu immédiatement, mais par l’acte cultuel. Mais cet acte est intrinsèquement orienté vers Dieu : la volonté ne le pose que pour l’adresser à Dieu 2. Saint Thomas, d’un mot, a souligné la portée de la vertu de religion : « Religio ordinat hominem in Deum, non sicut in objectum, sed sicut in finem 3. » Dieu est 1. c., n° to. — Et Cajetan : Colendo Deum, non Deum secun­ dum rem attingimus actibus illis quibus illum colere dicimur, sed attingimus nos ipsos aut res extra ; quamvis grammatica­ liter colere Deum attingere Deum significet, pro quanto ly colere significat terminari ad Deum. Secundum tamen veritatem rei, actus colendi ad nos aut nostra attingit, offerendo illa Deo. In 2>e q. 8t, art. 5. 1. Quodlibet. Ill, art. 12 ad 3««. Contra Gentiles, 1. Ill, cap. I39· . 2. Dicimus Deum non esse objectum remotum religionis, sed sub proximo comprehendi... (etenim) religio ex vi ejusdem affectus qui ab illa manat et quasi eodem impetu (ut sic dicam) quo versatur circa aliquam operationem, attingit etiam Deum, quia non in illa sistit, sed per illam transit in Deum, ut haec locutio et similes declarant : volo honorare Deum. Suarez : De virIule et stalti religionis, Moguntiac, 1609, tractatus I, libor I, cap. 3 n° 6. 3. 2« 2«, q. 81, art. 5 ad 2um. Et dans le corps de l’article : Religio est quae Deo debitum cultum affert; duo ergo in reli- *9 I donc l’objet auquel (objectum cui) se termine le culte, comme dans les relations de justice, le prochain est l'objet auquel s’adresse le débiteur. S'adressant à Dieu plus directement que les autres vertus morales, puisqu'elle s’occupe du culte divin, la religion occupe parmi celles-ci la première place L Ensuite, la religion atteint Dieu sous une formalité qui est le propre de la divinité. Et elle le fait de deux façons. Dieu se distance infiniment de toute créature. A ne considérer donc que l’infini de sa transcendance, un culte spécial lui est dû. A ce titre, la religion est dis­ tincte de toute vertu qui rendrait un culte à la créa­ ture. Le culte de latrie diffère de celui de dulie a. On peut aller plus loin. Dieu a bien voulu partager avec la créature certains de ses attributs : telle l’auto* gione considerantur : unum quidem quod roligio Deo affert, scilicet cultus; et hoc sc habet per modum materiae et objecti ad religionem, aliud autem est id cui affertur, scilicet Deus cui cultus exhibitur. — Dans le chapitre dont nous venons do citer un extrait, Suarez s’écarte en apparence do la position prise par saint Thomas, puisque, pour mieux souligner la dignité de la religion, il prétend prouver que Dieu est compris dans l'objet prochain do cette vertu. En réalité, Suarez no dé­ passe pas les conclusions de saint Thomas et s’y réduit, mais la terminologie thomiste est plus précise. 1. Ea quae sunt ad finem, sortiuntur bonitatem ex ordine in finem; et ideo quanto sunt fini propinquiora, tanto sunt meliora. Virtutes autem morales sunt circa ea quao ordinantur in Deum, sicut in finem; religio autem magis de propinquo accedit ad Deum quam aliao virtutes, inquantum operatur ea quao directe et immediato ordinantur in honorem divinum; et ideo religio praeeniinet inter alias virtutes morales. 2» q. 8i .art. 6. 2. Bonum ad quod ordinatur roligio, est exhibere Deo de­ bitum honorem : honor autem debetur alicui ratione excel­ lentiae; Deo autem competit singularis excellentia, inquantum omnia in infinitum transcendit secundum omnimodum exces­ sum; undo ei debetur specialis honor. 2* 2«, q. 81, art. 4. 20 rité sous ses diverses formes. Mais il est en Dieu une perfection dont nulle créature ne participe : c’est la puissance créatrice, fondement de la Providence et de tous les droits de Dieu sur la créature. Or, c’est avant tout comme créateur que Dieu est l’objet de l’hom­ mage religieux h Enfin, le fondement dernier de l’obligation religieuse est la Majesté même de Dieu. L’obligation de cette justice vis-à-vis de Dieu trouve, on l'a vu, son fonde­ ment prochain dans la nature de l’homme : il me suffit de me savoir contingent pour comprendre l'obliga­ tion qui m’incombe de reconnaître ma dépendance vis-à-vis de Dieu. I.e motif formel déterminant l’acte religieux n’est pas Dieu, mais ma dépendance vis-à-vis de Lui : la religion est une vertu morale, non théolo­ gale. Mais le contingent sc rattache au nécessaire; le devoir d’un être essentiellement relatif suppose le droit de V Absolu. Et ainsi, considérant inévitablement ma contingence quand je veux poser un acte de religion réfléchi, je suis amené, plus directement que pour toute autre vertu, à considérer la majesté absolue de Dieu, fondement dernier de la révérence que je Lui dois. A tous ces titres, la religion nous relie à Dieu plus i. Latria profitetur servitutem quam debemus Deo quia fecit nos; unde debetur sibi latria inquantum creator, secun­ dum quod ipso est finis et origo prima nostri esse. S. Thomas, in III. Seni. dist. 9, q. I, art. 3. qcula· 1* . — Religio dicitur latria. id est servitus quantum ad opera quao exhibentur in recognitionem dominii, qued Deo competit cx jure creationis. Ibidem, q. I, art. I, qcula Ja, — Non autem creatura participat potentiam creandi, ratione cujus Deo debetur latria; ot ideo Glossa... attribuit lalriam Deo secundum creationem quae occaturae non communicatur. 2» 2“, q. 103, art. 3 ad iuin Item, q. 81, art. 1 ad 3,nu. A co titre encore, la religion se dis­ tinguo de la charité. Voir V Appendice, noto l, 21 étroitement que toute autre vertu morale, et Cajctan n'a pas craint d'écrire que la religion participe à la dignité des vertus théologales x. Sicut in universo, naturae rerum sic sunt connexae et ordinatae ut inferior insui supremo attingat naturae superioris conditionem, ita in virtutibus moralibus, suprema earum quae est religio participat naturam theologalium virtutum. Cajetanus. In 23n* q. gj, art jjre Dignant ; Tractatus de virtute rehgwnis, no 6.-8. Brugis, rçox. 22 CHAPITRE TROISIÈME. Les actes propres de la vertu de religion. vertu a ses actes propres. Ce sont les actes qui tirent leur première bonté morale du motif formel de cette vertu. Voulant nous rendre compte du champ d’action de la vertu de religion, il importe d’abord de connaître les actes qui relèvent directement d’elle. Nous étudie­ rons ensuite les actes des autres vertus qui peuvent être orientés par la religion vers le culte de DieuL haque C Saint Thomas établit la classification suivante des actes propres (élicites) de la vertu de religion. L’homme peut d’abord disposer des choses qui lui appartiennent. Il peut orienter vers Dieu sa volonté (par l’acte de dévotion), son intelligence (par la prière), son corps (par les actes extérieurs d’adoration et les autres cérémonies du culte), et enfin ses biens exté­ rieurs qu’il donne à Dieu {sacrifice, oblations), ses ministres {dunes), ou promet à Dieu {vœu). L’homme peut ensuite user des réalités divines ellesmêmes (réception’et administration des Sacrements) ou user du nom divin, soit pour confirmer ses propres paroles {serment) soit pour appuyer une demande ou un ordre {adjuration), soit uniquement pour louer Dieu {louange divine, récitation de V office divin). i. Dans le langage théologiquo, on appelle «élicites», les actes propres d’une vertu, opposés aux actes impérés. Sur la notion d'acte éliâte, voir Vappendice, note 2. 23 Parmi ces actes, les uns sont avant tout intérieurs (dévotion, prière); les autres, extérieurs. Nous voudrions uniquement souligner la prépon­ dérance des actes intérieurs et leur influence sur le culte extérieur. Article premier : Les acies intérieurs. I. La dévotion. Dans le langage ascétique moderne, on entend par dévotion la ferveur de la charité L Elle n’est donc pas un acte, mais une qualité; elle ne se rattache pas à la vertu de religion, mais à la charité. Pour désigner la même réalité, la notion de saint Thomas n’en présente pas moins une légère nuance. La dévotion, pour le saint Docteur, est un acte i. On connaît la charmante description qu'en a donnée saint François de Sales : « La vraye et vivante dévotion pré­ suppose l’amour do Dieu, ains elle n’est autre chose qu’un vray amour do Dieu; mais non pas toutefois un amour tel quel; car, entant que l’amour divin embellit nostro amo, il s'appelle grace nous rendant aggreables a sa divine Majesté; entant qu’il nous donne la force de bien faire, il s’appelle charité; mais quand il est parvenu jusques au degré de per­ fection auquel d ne nous fait pas seulement bien faire, ains nous fait operer soigneusement, fréquemment et promptement alhors il s’appelle devotion. Les austruches ne volent jamais: les poules volent, pesamment toutefois, bassement et rarement ; mais les aigles, les colombes ot les arondellcs volent souvent, vistoment ot hautement. Atnsy les pécheurs ne volent point en Dieu, ains font toutes leurs courses en la terre et pour la terre; les gens de bien qui n’ont pas encor atteint la dévotion volent on Dieu par leurs bonnes actions, mais rarement, lente­ ment et pesamment; les personnes devotes volent en Dieu fréquemment, promptement et hautement. Bref, la dévotion n'est autre chose qu'une agilité ot vivacité spirituelle par le moyen do laquelle la charité fait scs actions en nous, ou nous par elle, promptement et affectionncment ; et comme il appar­ tient à. la charité de nous faire généralement et universelle­ ment pratiquer tous les commandements de Dieu, il appar­ tient aussi à la dévotion de les nous faire faire promptement et diligemment. » introduction à la vie dévote, première partie, cap. I. 24 spécial de la volonté. Sans doute, tout acte de reli­ gion, comme tout acte de vertu, suppose un acte de volonté. Mais la dévotion est un acte spécial. C’est la « volonté de faire promptement ce qui regarde le service divin » ; « la volonté de s'adonner avec empresse­ ment à ce qui regarde le service de Dieu », ou encore « l’acte de volonté de l’homme s’offrant à Dieu pour le servir »l. Quoi qu’il en soit de l’identité absolue de ces for­ mules dans la pensée de saint Thomas a, nous pou­ vons distinguer, à côté de cet empressement de la volonté religieuse dont le saint Docteur fait un acte spécial, le don de soi-même à Dieu en vue de le servir; c’est là aussi, et éminemment, un acte de dévotion ou de consécration au service de Dieu 8. Cette donation n’est pas nécessairement accompagnée d’un vœu ou promesse faite à Dieu : la volonté peut se déterminer à poser un acte, sans s’y engager sous peine de péché. Quelle est l’influence de la dévotion dans la vie morale ? Envisagée comme acte de volonté se consacrant au service de Dieu, la dévotion oriente toute la vie morale vers le culte divin. La volonté, en effet, est le moteur de toute l’activité morale. Orientée vers Dieu par l’acte de dévotion, la volonté à son tour fait converger12 * 3 1. «Voluntas prompte faciendi quod ad Dei servitium pertinet >; « voluntas quaedam prompto tradendi se ad ca quae pertinent ad Dei famulatum « actus voluntatis hominis oSorcntis seipsum Deo ad ei sernendum « 2« 21®. q. S2; art. 1 in corp, ot ad T”m. 2. Voir 1'apfwidice, note 3. 3. C'ost ainsi que Lessius définit la dévotion commo acte spécial : ·: Devotio primo significat specialem actum religionis; et nihil est aliud quam interna quaedam sui ad cultum divinum oblatio et traditio. » Lessius : Dc Justitia et jure, libro II, cap. 37, dub. I η» ι. 25 vers le même terme tous les actes des autres facultés qui sont soumises à sa motion. Envisagée comme empressement de la volonté, la dévotion communique cet élan à tous les actes qui sont inspirés par la volonté. La dévotion leur donne, non leur essence puisque celle-ci dérive de leur objet formel, mais sa propre manière d’être. « Tout moteur, écrit saint Thomas, imprime sa manière d’être au mouvement du corps qu’il meut; or la volonté est le moteur qui met en branle toutes les autres facultés de l’âme, outre qu'elle se meut elle-même. Et comme la dévotion est un certain empressement de la volonté au service de Dieu, il faut bien que cette manière d’être se communique à tous les actes mûs par la volonté. La dévotion ne spécifie donc pas les actes des vertus dans leur essence; mais elle se retrouve,comme qua­ lité spéciale, en chacun d’eux 1 ». Tout acte de religion participe donc à la manière d’être de la dévotion : plus entièrement la volonté se consacre au service de Dieu, plus ardent est son empres­ sement, et plus aussi les actes qui en dépendent sont « dévots ». Et comme le mérite d’un acte se mesure à l’adhésion de la volonté, voit-on que le mérite des actes religieux augmente avec l'intensité de la dévotion? Moteur de la vie « religieuse d, la dévotion peut agir d’une manière plus ou moins actuelle ou virtuelle sur les actes qu’elle pénètre; plus elle sera actualisée et plus augmentera le mérite des actions qui en dépen­ dent. Ces remarques ont leur application obvie dans la vie dureligieux. La « profession religieuse »pourêtre accom-i. i. 2» 2», q. 82, art. i ad ot 2»®. 26 pagnée de vœux, et doublée sans doute d’un acte de charité, est avant tout un acte de dévotion. Cependant cette orientation de la volonté vers le service divin est à la portée de tous, et dans tous les états de vie : elle n’est que l'acte primordial de la vertu morale de reli­ gion. II. La prière. La volonté est le moteur de la vie morale. Commandant aux autres facultés, elle est à l’origine des différents actes par lesquels ces facultés s'orientent vers le culte divin. La faculté la plus proche de la volonté est l’intel­ ligence. Sous l'empire de la volonté, l’intelligence peut donc s’orienter vers Dieu, s'élever vers Lui en vue de reconnaître son souverain domaine. Cette ascension de l’intelligence vers Dieu s’appelle la prière : « ascensus mentis in Deum ». Il y a deux espèces de prière, parce qu’il y a pour l’intelligence deux manières d’agir. La raison théorique, spéculative, considère l'être et s’arrête à la contemplation de la vérité. La raison pratique est cette même raison, orientée vers l’action et, en un vrai sens, cause de celle-ci. A. Prière d'adoration. On conçoit donc une prière pure­ ment contemplative, où l’âme s’élève vers Dieu dans le seul but désintéressé de considérer ses divines per­ fections et de s’abîmer intérieurement dans leur adoration. Elle est, à n’en point douter, un acte d'intelligence L Mais quelle est sa cause motrice? C’est l’amour, répond saint Thomas. « Quoique consistant essentiel- X, S. Thomas, in IV Sent., dist. 15, q. 4, art. 1, q'-0'" 2a ,ad jum. — Sans doute, la considération dos vérités morales n’a do vraie utilité quo si elle nous rond meilleurs. 0 Non onim in 27 ement dans l’intelligence, la vie contemplative a son principe dans l’amour, en tant que la charité que nous éprouvons pour Dieu nous incline à le contempler » *. Et saint Thomas remarque que saint Grégoire fait consister la vie contemplative dans la charité, « in quantum scilicet aliquis ex dilectione Dei inardescit ad ejus pulchritudinem conspiciendam »a. Cependant, abstraction faite de l’ordre surnaturel et de l’empire qu’y exerce la charité, cet acte de con­ templation ne va-t-il pas de lui-même à un acte de religion? Sans doute, dans la considération théorique des perfections divines, l’homme peut défendre à la vérité de s’emparer de toute son âme. Mais, spontané­ ment, la connaissance de Dieu se nuance d’admiration ; et comme celle-ci est une espèce de crainte accompa­ gnant la connaissance d’une chose qui nous dépasse la considération des perfections divines se traduit en une crainte révérencielle de Dieu; l’étude s'épanouit en prière. Il faut cependant avouer que notre condition de pèlerin sur cette terre nous retient rarement dans la pure contemplation : en route vers l’éternité, nous hac scientia (morali) scrutamur quid sit virtus ad hoc solum ut sciamus hujus rei veritatem, sed ad hoc quod acquirentes virtutem, boni efficiamur; quia si inquisitio hujus scientiae esset ad solam scientiam veritatis, parum esset utilis. » S. Tho­ mas, im II Librum Ethicorum, lect. 2. Mais la considération des choses divines a sa dignité et sa raison d'être en elle-même. • Aliquando veri consideratio habet in sc dignitatem quamdam, etiamsi numquam ad opus ordinetur, sicut accidit in consi­ deratione divinorum quorum cognitio dirigit in opere, et tamen visio Dei est ultimus finis operis, ct tunc illa consideratio principaliter est in intellectu speculativo et secundario in practice. > In III Sent., dist. 23, q. 2. art. 3, q=ui» 21 . 1. 2··» 2*e, q. 180, art-7 ad 2. Ibidem, art. 1. 3. Ibidem, art. 3 ad 3®». 28 soupirons après le terme; notre admiration se fond en désir et se termine en la demande d'entrée en posses­ sion du Bien entrevu et aimé L B. Prière-demande. La prière dont nous parlons suppose le désir de la chose demandée; mais elle n’est pas le désir. C'est la manifestation de ce désir en vue d’amener Dieu à nous accorder le bien recherché. Elle est donc un acte de la raison pratique 2. Dans la prière, Ton n’en appelle pas à la justice de Dieu, mais à sa libéralité. Dieu ne doit pas, en justice, accorder le bienfait demandé; l’homme donc, à parler strictement, ne mérite pas d’être exaucé. Il obtient cependant la grâce sollicitée, appuyé à la libéralité divine 3. Cette manifestation de notre désir, faite en un tel esprit, contient la reconnaissance plus ou moins expli­ cite de la providence de Dieu, de sa puissance, de sa libéralité, et en même temps celle de notre dépen­ dance vis-à-vis de Lui. C'est un hommage rendu aux perfections divines, et un aveu sincère de notre indi­ gence x. K Ex isto desiderio, écrit le R. P. Vermeersch, fluit ipsa oratio, ot ad conjunctionem cum Deo summo Bono, omnis nostra bona redit tandem aliquando petitio. Unde ii etiam qui Deum silentio contemplantur, ipsi suo silentio Deum saltem rogant possidendum. » Quaestiones Æ* virtutibus religionis et pietatis, n° 9, Bruges, 1912. 2. Sur la nature do la demande, acte de raison pratique, voir V Appendice, note 4. 3. Meritum importat ordinem justitiae ad praemium, quia ad justitiam pertinet retribuentis ut merenti praemium reddat; sed impetratio importat ordinem misericordiae vel liberalitatis cx parte donantis; et ideo meritum ex seipso habet unde per­ veniatur ad praemium; sed oratio impetrare volentis non habet cx seipsa unde impetret, sed ex proposito vel liberalitate dantis. S. Thomas : in IV Sent., dist. 15, q. 4, art. 7, q;,,!a 3». 4. Rien sans doute n'ompéche d'avoir cos sentiments envers 29 L C’est donc manifestement un acte de religion. Il y a, sans doute, entre la prière et les trois vertus théolo­ gales une étroite intimité venant en partie de l’empire que ces vertus exercent sur toute la vie morale mais, de soi, la prière est un hommage rendu à la Majesté de Celui que nous reconnaissons être l’auteur de tout bien *. C’est même, après la dévotion, l'acte principal de la vertu de religion. Cette vertu a son siègedans la volonté; on comprend donc que son acte premier et principal soit un acte de volonté, l’acte de dévotion. Mais l’intel­ ligence est la faculté la plus proche de la volonté; une créature qui nous est supérieure. Cependant la créature ne peut être qu'une cause seconde, un intermédiaire, un ins­ trument dans les mains de Dieu. Si donc l’on s’adresse à la créature, ce n’est que pour la disposer à demander elle-même le bien désiré au véritable auteur de tout bien. 2·* a·*®, q. 83, art. 4. 1. Sur la compénétration de la prière et des vertus théolo­ gales, voir plus loin, le chapitre cinquième. 2. Ad religionem proprio pertinet reverentiam et honorem Deo exhibere; et ideo omnia illa per quae Deo reverentia exhibetur, pertinent ad religionem ; per orationem autem homo Deo reverentiam exhibet; inquantum scilicet ei se subjicit, et profitetur orando se eo indigere, sicut auctore suorum bono­ rum; undo manifestum est quod oratio est proprie religionis actus: 2 2^, q. 83 art. 3. — Ex hoc oratio speciem trahit et ad rationem virtutis trahitur, quod est a Deo petitio. Cum autem petitio sive deprecatio quae ad superiorem fit, reve­ rentiam habeat adjunctam ex qua impetrare nititur quod intendit, constat quod oratio ex hoc efficaciam habet ad impe­ trandum illud pro quo oratur, quod Deo reverentiam exhibet; undo cum Deo reverentiam exhibere sit actus latraie, oratio actus latriae erit elicitive. In IVSent. dist. i5,q. 4. art.i. q-“·’ 2* . Et Cajetan : < Ipse actus petendi est actus subjectionis et professionis virtutis : qui enim petit ab aliquo, indiget illo, ac per hoc se subjicit illi petendo. In cujus signum, superbi potius volunt indigentiam tolerare quam humiliaro se petendo aliquid ab aliqua persona. In 2»® 2»®, q. 83, art. 3. 30 avant toute autre, elle subit la motion de la volonté religieuse en vue du service de Dieu. La prière tient donc la seconde place parmi les actes de la vertu de religion L Si par la dévotion, nous livrons au service de Dieu notre volonté, par la prière, nous livrons à Dieu notre esprit, en l’abaissant devant sa Majesté a, mais pour contracter avec Elle les biens d’une véri­ table union 8. Article second : Les actes extérieurs. Si le culte religieux doit nous relier à Dieu, c’est manifestement par des actes intérieurs, spirituels, que s’opérera cette union avec le pur Esprit. Ces actes appartiennent donc par eux-mêmes à la vertu de la religion. Mais notre esprit a besoin de signes sensibles qui lui facilitent son ascension vers Dieu et à la fois tra­ duisent son culte envers Lui. Il y a donc place pour certains actes extérieurs qui, indifférents en eux- 1. Voluntas movet alias potentias animao in suum fincm; et ideo religio quae est in voluntate ordinat actus aliarum po­ tentiarum ad Dei reverentiam; inter alias autem potentias animae intellectus est altior et voluntati propinquior ot ideo post devotionem quae pertinet ad ipsam voluntatem, oratio quae pertinet ad partem intellectivam est praecipua inter actus religionis per quam religio intellectum hoxninis movet in Deum. 2* 2·«, q. 83, art. 3 ad ium. 2. Orando tradit homo mentem suam Deo, quam ei per reverentiam subjicit et quodammodo praesentat. Ibid, ad 3,im. 3. Oratio, écrit Cajetan, duplicem ex parte petentis unitatom requirit ad Deum. Alteram communem, et haec est unitas amicitiae, quam facit caritas... alteram substantialem quam facit ipsa oratio : et haec est unitas applicationis qua mens seipsam et sua exhibet Deo in famulatu et cultu affectuum, precum, meditationum et exteriorum actionum. Per hanc enim unitatem, indivisus est, secundum cultum et famulatum, a Deo dum quis orat; sicut cum alicui servit, indivisus est secundum servitium ab illo. In 2l« 2»« q. 83, art. 1. SI mêmes, trouvent leur signification et leur caractère moral dans leurs rapports avec les actes intérieurs. Ainsi « la vertu de religion comporte des actes inté­ rieurs ; ils sont les principaux et ont, par eux-mêmes, le caractère religieux; mais elle a aussi des actes exté­ rieurs ; ceux-ci sont plutôt secondaires et destinés à porter l'homme aux actes intérieurs l » Soulignons de quelques traits, chez certains actes extérieurs, ce caractère essentiellement relatif. J I. La prière vocale. Dans l’Eglise catholique, le culte, pour revêtir le caractère collectif, hiérarchique et officiel que la nature de cette société visible exige, requiert une extériorisation que lui donne la liturgie. Mais nous ne parlons pas ici de cette prière officielle, publique, que les ministres de l’Eglise récitent au nom du peuple chrétien. Celui-ci est censé présent à la récitation du Saint Office;la prière publique doit donc être vocale pour que les assistants puissent s’y associer. Il s’agit de la prière privée. L’essence de celle-ci ne requiert nullement l’apport d’un élément sensible. La prière vocale a cependant sa raison d’être. D’abord, le corps comme l’âme dépend de Dieu. Ce ne sera donc, pour l’homme, que justice de prêter à la prière intérieure, le concours de sa voix 12 1. Religio habet interiores actus quasi principales et per se ad religionem pertinentes; exteriores voro actus, quasi secundarios et ad interiores actus ordinatos. 2* 2«, q. 81. art. 7. — Quia per interiores actus directe in Deum tendimus, ideo interioribus actibus proprie Deum colimus; sed tamen et exteriores actus ad cultum Dei pertinent, inquantum per hujusmodi actus mons nostra elevatur in Deum... Cultus exte­ rior homini necessarius est ad hoc quod anima hominis exci­ tetur in spiritualem reverentiam Dei. Conlra Gentiles, libro III, cap. 119-120. 2. Dépense d'énergie corporelle au service de l’âme, la prière 32 Ensuite, la prière vocale a comme mission d’exciter en nous la prière intérieure et la dévotion qui orientent notre âme vers Dieu. Mais la prière vocale, en cela, n'est qu’un moyen, non une fin à réaliser pour ellemême. La parole et autres signes, écrit saint Ί homas, sont des moyens d’exciter la partie affective de notre âme. Il faut donc, dans la prière privée, ne s’en servir que dans la mesure où ils nourrissent les sentiments intérieurs. Du moment où ces actes extérieurs distrayent l'âme ou entravent de quelque façon sa dévo­ tion intérieure, il faut les interrompre, est a talibus cessandum. Chez les personnes pieuses, il arrivera sans doute que l’élan intérieur de la dévotion ait sa répercussion dans la sensibilité et se traduise en paroles ou cantiques, la prière vocale sera ainsi l’effet de la dévotion ; mais d’ordinaire, chez ces personnes, elle sera inutile pour provoquer ou nourrir la prière intérieure et la dévotion l. C’est l’endroit d’appliquer à la prière vocale ce que Cajetan dit en général des actes extérieurs de la reli­ gion. « L’homme religieux se sert d’actes extérieurs comme de signes excitant les actes intérieurs en luimême ou chez d’autres. Si les actes extérieurs se font en privé et dans le secret, il ne faut les poser que dans la mesure où ils excitent, conservent ou augmentent vocal© comporte un© certain© peine; elle convient donc par­ faitement comme œuvre satisfactoirc, impérée par la vertu de pénitence. Tout© prière cependant, même intérieure, a cette vertu : « quaelibet oratio, dit saint Thomas, habet rationem satisfactionis, quia quamvis habeat suavitatem spiritus, habet tamen afflictionem carnis, o Supplementum, q. 15, art. 3, ad ium i. 2a 2“, q. S3, art. 12 in corp, et ad 2“m. Et le pieux Cajetan ajoute fort sagement : ■ Unde patet quod errant qui numerum tot vocalium orationum propriarum explendum quotidie praeponunt meditationibus et mentalibus orationibus. Relin­ quunt namque finem propter ea quae sunt ad finem, o In 2am 2«, q. S3, art. 12. 33 2 les sentiments intérieurs de la personne môme qui les pose. Se font-ils en public et pour l’utilité com­ mune, il faudra alors considérer les intérêts de la dévo­ tion publique et collective » J II. L’adoration extérieure. Le caractère essen­ tiellement relatif de la prière vocale se retrouve dans tous les actes extérieurs où le corps intervient : génu­ flexions, prostrations et autres cérémonies du culte. Saint Thomas les range sous la dénomination à'adoration extérieure. Ces actes du culte doivent être rapportés à l’adora­ tion intérieure qui n’est autre que la dévotion de l'âme, a Composés de corps et d'âme, écrit le saint Docteur, nous offrons à Dieu une double adoration : l’une spirituelle, qui consiste dans la dévotion intérieure de l’âme; l’autre corporelle, qui consiste dans l’atti­ tude humiliée de notre corps. Et comme dans les actes du culte, l’élément extérieur se rapporte à l’élément intérieur, l’adoration extérieure est ordonnée à l'inté­ rieure, en sorte que par les démonstrations extérieures d’humilité, notre volonté soit portée à se livrer à Dieu... En fléchissant le genou, nous montrons combien nous sommes faibles en comparaison de Dieu; en nous prosternant, nous confessons que par nous-mêmes nous sommes néant ’. d In 2»« 2‘· ,q. 81, art. 7. 2. Quia ex duplici natura compositi sumus : intellectuali scilicet et sensibili, duplicem adorationem Deo offerimus; scilicet spiritualem quae consistit in interiori mentis devotione et corporalem quae consistit in exteriori corporis humiliatione. Et quia in omnibus actibus latriae, id quod est exterius refertur ad id quod est interius sicut ad principalius, ideo ipsa exterior adoratio ftt propter interiorem, ut videlicet per signa humili­ tatis quae corporaliter exhibemus, excitetur noster affectus ad subjiciendum se Deo; quia connaturale est nobis ut per senj. Nourrie de ces sentiments intérieurs, l’adoration corporelle se fait vraiment « en esprit o : clic procède en effet de la dévotion de l’âme et s’y rapporte; et ainsi, tout en ne pouvant atteindre Dieu, pur esprit, elle facilite cependant l’ascension de l’âme vers Dieu ». Signe de soumission révérencielle, l’adoration exté­ rieure monte spontanément vers Dieu; elle est alors acte de religion. De leur nature cependant, ces actes extérieurs peuvent témoigner la vénération envers tout être supérieur qui a reçu une certaine partici­ pation de la souveraine autorité de Dieu. Certains peuples sont prodigues de cet encens, sans qu’ils puissent encourir le moindre soupçon d’idolâtrie. Il est au contraire un acte extérieur du culte réservé à la divinité : c’est le sacrifice 2. III. Le sacrifice. En vue d’honorer la divinité, l’homme peut lui donner les biens extérieurs qu’il possède. Par là, il reconnaît en Dieu le propriétaire par sibilia ad intelligibilia procedamus... Adoratio principaliter in interiori Dei reverentia consistit, secundario autem in qui­ busdam corporalibus humilitatis signis : sicut genuflcctimus, nostram infirmitatem designantes in comparatione ad Deum; prosternimus autem nos, quasi profitentes nos nihil esso ex nobis » 2a 2ae, q. 84, art. 2 in corp, et ad 2nuj . 1. Etiam adoratio corporalis in spiritu fit, inquantum ox spirituali devotione procedit et ad eam ordinatur... Etsi per sensum Deum attingere non possumus; per sensibilia tamen signa mens nostra provocatur ut tendat in Deum. Ibid., ad ium et 3um. 2. Inter alia quae ad latriam pertinent, singulare videtur sacrificium; nam genuflexiones, prostrationes et alia hujusmodi honoris indicia etiam hominibus exhiberi possunt, licet alia intentione quam Deo; sacrificium autem nullus offerendum ccnsuit alicui, nisi quia eum Deum aestimavit,aut aestimaro se finxit... Contra Gentiles, libro III, cap. 120. Item, 2' 2«, q. 84 art. 1 ad r’“. 35 excellence des biens dont, en un sens, l’homme n’est que l’usufruitier. Cause première et donc propriétaire de toutes choses, Dieu en est la fin dernière et le desti­ nataire. Et voilà, pour l'homme, un nouveau moyen de s’orienter vers Dieu, de se rattacher religieusement à Lui, comme le serviteur se rattache à son maître. Tel est le but des offrandes et des sacrifices, tels que nous les retrouvons, par exemple, dans Γ Ancienne loi*. Saint Thomas note une différence entre l’offrande et le sacrifice proprement dit. Dans l’offrande, la chose offerte à Dieu reste intacte. L’offrande devient sacri­ fice quand la chose offerte est l’objet d’une action sacrée : sous l'ancienne Loi, les animaux offerts en sacrifice étaient immolés a. Le saint Docteur ne semble pas avoir insisté sur cette différence qui a tant occupé les théologiens, et dans son étude un peu succinte du sacrifice, il s’attache avant tout à la note générique du sacrifice : offrande faite à Dieu. Quelle est la portée morale du sacrifice ainsi envisagé? 1. Ad rectam ordinationem mentis in Deum pertinet quod omnia quae homo habet recognoscat a Deo, tamquam a primo principio et ordinet in Deum tamquam in ultimum finem; et hoc repraesentabatur in oblationibus et sacrificiis; secundum quod homo ex rebus suis quasi in recognitionem quod haberet ea a Deo in honorem Dei ea offerebat. 2“·*. q. 102 art. 3. — Ex naturali ratione procedit quod homo quibusdam sensibi­ libus rebus utatur offerens eas Deo in signum debitae subjec­ tionis et honoris, secundum similitudinem eorum qui dominis suis aliqua offerunt in recognitionem dominii. 2» 2“q. 85 art 1. 2. Sacrificia proprio dicuntur, quando circa res Deo oblatas aliquid fit; sicut quod animalia occidebantur et comburebantur; quod panis frangitur et comeditur et benedicitur : et hoc ipsum nomen sonat, nam sacrificium dicitur ex hoc quod homo facit aliquid sacrum. 2' 2« q. 85, art. 3 ad 3urn, et q. 86, art. 1. L’exégèse de ce passage est malaisée. Lire à co sujet Lamiroy, De essentia S. S. Missae sacrificii,p. 382, note 2. Louvain, 19:9» On trouvera dans ce savant travail un exposé complet des vues de S. Thomas sur le sacrifice. 36 Il ne faut certes pas s'arrêter à l’action extérieure du sacrifice, en son entité matérielle, mais envisager le sacrifice dans sa valeur de signe. Si tout acte exté­ rieur est le signe d’un acte intérieur correspondant, le sacrifice extérieur est le signe du sacrifice intérieur de l’âme qui s’offre à Dieu C’est là le sacrifice princi­ pal : la consécration de notre âme à Dieu12. Et c’est là la raison d’être de l’institution des sacrifices : Dieu n’a que faire des victimes, mais l’homme doit Lui rap­ porter tout son être par l’oblation de soi-même, signi­ fiée par l’offrande d'une chose qui lui appartient 3. Et l’on comprend pourquoi le sacrifice est réservé à Dieu. Dieu seul est le créateur de notre âme et sa fin dernière. A Lui seul donc le sacrifice intérieur de l’âme peut être offert. Et à Lui seul par conséquent, est réservé le sacrifice extérieur, symbole du premier4. Si la signification morale de l’oblation d’une chose à Dieu convient à l’offrande comme au sacrifice, on reconnaîtra cependant quelle est mieux accentuée 1. Oblatio sacrificii fit ad aliquid significandum; significat autem saciificium quod offertur exterius, interius spirituale sacrificium quo anima scipsam offert Deo... quia exteriores actus religionis ad interiores ordinantur : anima autem se offert Deo in sacrificium, sicut principio suae creationis et sicut fini suae beatificationis. 2» 2:'«, q. 85, art. 2. 2. Principale (sacrificium) est sacrificium interius, ad quod omnes tenentur : omnes enim tenentur Deo devotam mentem offerre. 2» 2«, q. 85, art. 4. 3. Propter hoc instituta sunt sensibilia sacrificia quae homo Deo offert, non propter hoc quod Deus cis indigeat, sed ut repraesentetur homini quod scipsum et omnia sua debet referre in ipsum sicut in finem, et sicut in creatorem et gubernatorem et Dominum universorum. Contra Gentiles, libro III, cap. 119. 4. Secundum veram fidem, solus Deus est creator· animarum nostrarum; in solo etiam eo animae nostrae bcatitudo consistit; et ideo sicut soli Deo summo debemus sacrificium spirituale offerre, ita etiam soli ci debemus offerre exterioria sacrificia. 2» 2a«, q. 85, art. 2; Contra Gentiles, libro III, cap. 120 circa medium. 37 dans le sacrifice proprement dit, où la chose offerte à Dieu est détruite ou du moins subit une modifica­ tion, en vue de mieux signifier notre sacrifice intérieur. C’est avec raison, dit saint Thomas, que sous l’an­ cienne Loi, on offrait à Dieu des animaux immolés et non des animaux vivants : l’immolation, entre autres sens, signifiait que les hommes étaient dignes d’être immolés, eux aussi, à cause de leurs péchés : les ani­ maux étaient, pour ainsi dire, substitués à l’homme pécheur x. Cette idée de substitution est une des plus nette­ ment accusées dans l’Ancien Testament, u Dans cer­ taines cérémonies prescrites pour les sacrifices d’ani­ maux, comme dans certains faits de l’histoire, écrit M. Van Hoonacker, * on trouve clairement réalisée l’idée que la victime est offerte à la place de l'homme lui-même. Ainsi l'imposition des mains sur la tête de la victime semble bien signifier que celui qui l'offre la constitue en sa place propre : cfr. Lév. I, 4, III, 2, IV, 5, 15. 24, 29; lire aussi les passages qui décrivent la consécration d’Aaron et de ses fils : Ex. XXIX, Lév. VIII, etc. Dans la cérémonie du bouc émissaire, la substitution de la victime à la place des hommes coupables est encore plus clairement représentée, Lév. XVI; voyez l’expression formelle de cette signi­ fication du sacrifice, Lév. XVII 11. Lorsque Hanna veut consacrer son fils Samuël à Jéhova, elle le con­ duit à Silo en même temps que les victimes (I Sam. I, 24) : « ils immolèrent un jeune taureau et donnèrent l’enfant à Héli» (v. 25). Dans l’histoire du sacrifice d’Abraham, il est dit expressément que le patriarche 1. Per occisionum animalium significatur destructio pecca­ torum, et quod homines erant digni occisione pro peccatis suis, ac si illa animalia loco eorum occiderentur ad significandam expiationem peccatorum. 1» 2*«, q. 102, art. 3 ad 5um. 2. Van Hoonacker: Le vau de JefihU. pp. xÿ-xfi. Lou­ vain, X893. 38 offrit le bélier a à la place » de son fils (Genèse XXII, 13)· » Cette idée de substitution ne s’incarne pas dans les seuls sacrifices expiatoires; elle semble commune à tout sacrifice. « Le rite symbolique de la substitution, continue le savant exégète, à savoir l'imposition de la main sur la tête de la victime, était aussi usitée dans les sacrifices d’action de grâces ou d’adoration (Lév. III, 2) ; et certes, dans l’offrande du bélier à la place d’Isaac, dans l’immolation du jeune taureau qui accompagna la consécration de Samuël, il serait difficile de recon­ naître un acte formel d'expiation. C’est que la signi­ fication fondamentale du sacrifice, quel que soit d’ail­ leurs son objet spécial, comprend toujours l'attestation du souverain domaine de Jéhova auquel l’homme se reconnaît redevable de tout, même de la vie *. » Et nous rejoignons ce qui a été dit plus haut sur la portée morale de tout sacrifice. Si l’homme a reçu de Dieu la vie, n'est-il pas logique que l’homme lui rende cette vie, en holocauste? Le suicide religieux n’aurait rien d’immoral si l’Auteur de la vie permettait à l’homme de disposer entièrement de cette vie. Mais l'homme n’a pas ce droit de propriété, pas plus d’ail­ leurs que sur la vie de ses frères innocents. Il est donc naturel que, en compensation, il voue à Dieu toute son activité dont le principe est dans la volonté : on aura reconnu l’acte de « dévotion ». Et pour mieux signi­ fier la donation de son âme rationnelle, l'homme sera naturellement amené à lui substituer, non une âme rationnelle, puisqu’il n’en a pas le droit, mais toute autre vie, et si possible une âme animale, sur laquelle il exerce un légitime droit de propriété *. i. Ibid., pp. 16-17. Sur la substitution dans les sacrifices Juifs et païens, lire Grimai. : Le sacerdoce et le sacrifice de N. S. Jisus-Christ, V partie, chap. III. Paris, 1911. a. Sur le sacrifice improprement dit, voir VAppendice, note 5. 39 CHAPITRE QUATRIEME. Vertus imprégnées de religion. OUS avons parlé de certains actes propres (élicites) de la vertu de religion : d’eux-mêmes, ils signifient et rendent le culte dû à Dieu. Le motif religieux pourrait-il pénétrer les actes relevant des autres vertus morales? La religion est, sans doute, distincte de ces vertus, et les dépasse en dignité. Est-ce là une pure prééminence d’honneur? Pourrait-elle exercer sur elles un véritable empire, élever au rang d’actes impérés de religion les actes de ces vertus? La réponse ne fera aucun doute; elle sera donnée au chapitre suivant. Mais il est utile d’établir une distinction. Certaines vertus morales sont étroitement reliées à la religion, elles forment avec elle un faisceau très cohérent de vertus toutes impré­ gnées de révérence vis-à-vis de Dieu. Elles retien­ dront d'abord notre attention. N Article premier : L’humilité. Il semble que, chez saint Thomas, le concept d’hu­ milité comporte une nuance que le langage moderne a laissée dans l’ombre. Il faudra donc séparer les deux points de vue, et voir comment la vertu de religion imprègne l’humilité envisagée dans les deux sens. Saint Thomas distingue nettement l’humilité de la religion, en en faisant une vertu annexe à la tempéran­ ce. Les grandes entreprises peuvent nous tenter : un désir violent, chargé d’espérance, peut nous y por­ 40 ter. Mais sommes-nous capables de réaliser cet idéal ? La connaissance vraie de nos capacités et de nos défi­ ciences modérera l’enthousiasme trop peu réfléchi et nous empêchera de tendre sans mesure vers un idéal qui nous est supérieur. Cette vertu modératrice, annexe de la tempérance, est la vertu d’humilité1. Or, c’est au motif de religion, de respect de la divi­ nité que saint Thomas recourt pour expliquer l’atti­ tude de l’âme humble. En effet, l'humilité, tout en résidant dans la volonté, s’appuie, comme à sa norme directrice, à la connais­ sance de notre incapacité à entreprendre ce qui dé­ passe nos forces 2. Si l'homme veut rester humble, il doit donc se contenter d’aborder ce qui est à sa portée, s’abstenir des entreprises qui dépassent ses capacités, respecter, en s'y soumettant, les dispositions de la Providence à son égard. L’âme humble se nourrit avant tout de cette soumission respectueuse à Dieu. Nous touchons au sentiment qu’inspire la vertu de religion. Saint Augustin n’avait-il pas rattaché l'humi­ lité au don de crainte, comme s’y rattache la vertu de religion 3. 1. Circa, appetitum boni ardui necessaria est duplex virtus : una quidem quae temperet et refracnet animum no immoderate tendat in excelsa: et hoc pertinet ad virtutem humilitatis; alia vero quao firmet animum contra desperationem et impellat ipsum ad prosecutionem magnorum secundum rationem rec­ tam; et haec est magnanimitas^ 2* ·2“ο q. 161. art. i. — Humi­ litas reprimit appetitum ne tendat in magna praeter rationem rectam. Ibid, ad 3um. — Refraenarc praesumptionem spei pertinet ad humilitatem. Ibid., art. 2 ad 3». — Sicut mansue­ tudo reprimit motum irae, ita etiam humilitas reprimit motum spei, qui est motus spiritus in magna tendentis; et ideo sicut mansuetudo ponitur pars temperantiae, ita etiam humilitas. Ibid., art. 4. 2. Ibid., art. 2. 3. In reprimendo praesumptionem spei, ratio praecipua sumitur ex reverentia divina, ex qua contingit ut homo non plus sibi attribuat quam sibi competat secundum gradum quem 41 Après saint Thomas, on a séparé l’humilité de la vertu de tempérance pour n'y plus voir qu’une attitude de l’âme s’abîmant dans son néant. «La véritable humilité, écrivait déjà Tauler, n’est rien autre chose qu’un abaissement profond du cœur et de l'esprit que la justice demande de nous en présence de la Majesté divine et auquel sollicite l’amour que nous lui portons1.» Mgr Gay écrit dans le même sens : a L’humilité est une vertu qui, sous l’empire de la lumière dans laquelle Dieu révèle à ses créatures ce qu’il est et ce qu'elles sont, les porte à s'abaisser 2. » Les théologiens, attentifs aux nuances, ont pris soin de distinguer cette attitude de l’âme, de la vertu de religion. L'âme humble s’efface devant Dieu pour témoigner son propre néant ; l’âme religieuse, pour honorer la majesté divine3. est a Deo sortitus; unde humilitas praecipue videtur importare subjectionem hominis ad Deum; et propter hoc Augustinus humilitatem attribuit dono timoris quo homo Deum reveretur. Ibidem, art. 2 ad 3l,ni.— Humilitas essentialiter in appetitu consistit... sed regulam habet in cognitione, ut scilicet aliquis non se aestimet supra id esse quod est; ôt utriusque principium et radix est reverentia quam quis habet ad Deum. Ibid., art. 6. — Humilitas causatur ex reverentia divina. Ibid. art. 4 ad ium. Tout est en ces deux mots de saint Thomas : r. Per hoc quod Deum reveremur et honoramus, mens nostra ei subjicitur ». 2- 2a q. 81,art. 7. Voir aussi 2· 2 cq. 19, art. 12. 1. Les institutions do Tauler, ch. 9, p. 76, édit. Tralin, Paris, 1909. 2. Gay : De la vie et des vertus chrétiennes, 1.1, p. 302. 3. Se alteri submittere et hanc submissionem profiteri, écrit Lessius, diversa ratione ad diversas virtutes spectari potest. Est enim actus humilitatis, si fiat quia congruit nostrae vili­ tati, ut intra limites nostrae conditionis nos contineamus, ne per elationem extra eos feramur. Est actus religionis, si fiat animo declarandi eminentiam divinam, seu ut ipsam honore­ mus submissione nostri. Lessius : De Justitia et' jure, libro 2, ca.p. 3b,dub. 1, n° 4. Dans le même sens, Lugo : De mysterio Incarnationis, disp. 33, sectio 2, n° iS. 42 Ces distinctions ne peuvent cependant empêcher l’intime pénétration de l’humilité par la religion. Pour maintenir notre âme dans l'abaissement de l'humilité, il est sans doute utile de considérer ce que nous sommes : la vue de notre misère, de nos défi­ ciences, de nos fautes est bien faite pour nous ranger dans l’ordre et nous ramener à la réalité. Cependant, la considération de Dieu et de ses per­ fections est une source plus limpide et mieux nourrie où s’alimentera notre humilité. Et tout d'abord, la considération de la bienfaisance divine. « Rien ne nous peut tant humilier devant la miséricorde de Dieu, écrit saint François de Sales, que la multitude de ses bienfaitz... Il ne faut pas crain­ dre que la connaissance de ce qu’il a mis en nous nous enfle, pourveu que nous soyons attentifz à cette vérité que ce qui est de bon en nous n’est pas de nous. Hélas, les mulets laissent ilz d’estre lourdes et puantes bestes, pour estre chargés des meubles prétieux et parfumés du prince ? Qu’avons-nous de bon que nous n’ayons rcceu? et si nous l'avons receu, pourquoy nous en voulons-nous enorgueillir? Au contraire, la vive consi­ dération des graces receuës nous rend humbles; car la connaissance engendre la reconnaissance.1 » Ensuite, et surtout peut-être, rien ne nous anéantit devant Dieu comme la considération de ses perfec­ tions absolues. « En face de cet abîme sans fond, s’écrie Mgr Gay, où vit, dans une simplicité et une unité infinies, tout ce qui se peut admirer, aimer et désirer, l’âme sent trop vivement qu’elle est devant celui qui est tout, pour ne pas sentir du même coup que le reste n’est rien. Quelle sagesse, par exemple, peut tenir devant la sagesse qu’elle regarde?... Le moyen de trouver désormais qu’une créature est belle ou bonne !i. i. S. François de Sales : Introduction à la vie dévote, troi­ sième partie, ch. V. 43 Personne n'est bon que Dieu, dit Jésus; on n’a plus à le croire ici, on le voit. Plus vite et plus complète­ ment que l’humble clarté des étoiles ne pâlit et ne disparaît dans la royale clarté du jour, tout ce qui est créé, s’efface en la présence du CréateurL » La révé­ rence religieuse est l’âme de cette humilité d’adoration. La considération des perfections divines est insépa­ rable de celle de ses droits. Or, n’est-il pas juste que si Dieu exerce ces droits en édictant des lois, l’homme y réponde par une soumission active? L’obéissance naîtra de l'humilité a comme sa fille aînée » 12, nous inclinant à nous soumettre non seulement à Dieu, mais aux supérieurs et aux événements, parce qu’en eux nous aurons reconnu un reflet des perfections et des droits absolus du Créateur. L’affinité entre l’obéissance et la religion, pour être déjà assez transparente, doit retenir notre attention : elle permettra de rattacher l’obéissance à un autre groupe de vertus. Article deuxième : L'obéissance et autres vertus connexes. A la suite de Cicéron, saint Thomas range, comme parallèles, trois vertus qui nous inclinent à rendre, mais imparfaitement, à autrui ce qui lui est dû : la religion qui dicte nos devoirs de culte envers Dieu ; la -piété filiale et patriotique qui nous inspire de rendre à nos parents et à la patrie ce que nous leur devons, et 1 « observance » qui règle nos devoirs envers ceux qui sont constitués en dignité. L’obéissance est rangée comme partie de cette dernière vertu. 3 1. Gxvrop. cit., pp. 309-310. 2. Tauler, op. cit., p. 138. 3. 2* a»e q. 80, art. unico. 44 Cependant le parallélisme n’est que verbal. Aux explications du saint Docteur, il apparaît que la reli­ gion est, pour lui, l’inspiratrice et le motif ultime de toutes ces vertus. Quelques développements sont nécessaires. En Dieu, l’on peut considérer deux aspects : l’ex­ cellence de ses perfections, et la providence bienfai­ sante qu’il exerce sur ses créatures. Or ces deux attri­ buts se reflètent spécialement dans certaines créatures. Les parents d’abord ont reçu cette prérogative de Dieu : principes secondaires de l’existence des enfants, providence de la famille, ils participent à l'excellence de Dieu. Ils ont un titre spécial à un culte de la part de leurs enfants. La piété pliais rend aux parents l’hommage du respect ou de révérence (reverentia) dû à leur excellence, et le tribut de la soumission (ob­ sequium) en retour de la providence qu’ils exercent sur la famille1. Il est inutile de noter que la piété filiale est une partie de la vertu de religion 12 et qu’elle puise sa valeur mo­ rale dans sa participation à cette éminente piété envers notre Père céleste qu’est la vertu de religion 3. Or, si la piété filiale se rattache à la religion, Y obser­ vance se rattache à la piété filiale. De même en effet que la dignité de père se rapproche de celle de Dieu, en ce que, participant à la puissance divine, le père est le principe qui donne l’existence à ses enfants, de même la dignité de supérieur se rapproche de celle de 1. 2» 2’® q. xoi, art. x et 2. 2. In majori includitur minus; et ideo cultus qui Deo debe­ tur, includit in se, sicut aliquid particulare, cultum qui debetur parentibus. Ibid., art. i ad iun. 3. Religio per excellentiam dicitur pietas, inquantum Deus est per excellentiam pater. 2® 2a« q. 103, art. 3 ad ι«η. — Reli­ gio est quaedam superexcellens pietas, q. 106, art. x ad iUB · 45 père, puisque, comme les parents, les supérieurs exer­ cent une véritable providence à l’égard de leurs infé­ rieurs x. Dans les supérieurs, on peut donc considérer les deux aspects que l’on a signalés en Dieu et dans les parents : une certaine prééminence d’excellence, et le pouvoir d’autorité qui en fait la providence de leurs subordonnés. Deux devoirs correspondent : le respect, en reconnaissance de leur excellence : la vertu de dulie y incline ; la soumission, réponse due à l’exercice de leur gouvernement : la vertu d'obéissance en sera la traduction a. Faut-il noter la relation entre la dulie et la religion ? 1. Sicut carnalis pater particulariter participat rationem principii quae universaliter invenitur in Deo; ita etiam per­ sona, quae quantum ad aliquid providentiam circa nos gerit, particulariter participat proprietatem patris; quia pater est principium ot generationis et educationis et disciplinae, et omnium quae ad perfectionem humanae vitae pertinent; per­ sona autem in dignitate constituta est sicut principium guber­ nationis respectu aliquarum rerum, sicut princeps civitatis in rebus civilibus, dux autem exercitus in rebus bellicis, magister autem in disciplinis, et simile est in aliis, 2a 2*«q. 102, art. 1. 2. Ad cos qui sunt in dignitate constituti, pertinet gubernare subditos; gubernare autem est movere aliquos in debitum finem, sicut nauta gubernat navem, ducendo eam ad portum. Otnno autem movens habet excellentiam quamdam et virtutem supra id quod movetur; undo oportet quod in eo qui est in dignitate constitutus, primo consideretur excellentia status cum quadam potestate in subditos, secundo ipsum guberna­ tionis officium. Ratione igitur excellentiae debetur ei honor, qui est quaedam recognitio excellentiae alicujus : ratione autem officii çuternarioMis debetur ei cultus qui in quodam obsequio consistit, dum scilicet aliquis eorum obedit imperio et vicem beneficiis eorum pro suo modo rependit... Excellentiae eorum qui sunt in dignitate constituti, debetur honor ratione sublimioris gradus; officio vero gubernationis ipsorum debetur obedientia. q. 102, art. 2 in corp, et ad 3um. 11 y a quelquo jeu dans la terminologie do saint Thomas au sujet de la dulie, piété et observance (q. 103 art. 3-4); mais ces variations verbales sont sans importance. 46 Elle est manifeste : la dignité des supérieurs est un reflet de la majesté divine1. Mais quel rapport Y obéissance a-t-elle avec la re­ ligion? L'obéissance, comme vertu spéciale, nous porte à observer les ordres du supérieur, par respect pour l'autorité même qui les a dictés *. C’est là le motif de toute obéissance formelle. Si la révérence envers Dieu est la raison explicite de notre soumission, l’obéissance se fondera sur la vertu de religion. « L’obéissance, écrit saint Thomas, procède de la révérence qui rend au supérieur l’hommage du respect et de la soumis­ sion. Elle se trouve de la sorte incluse en diverses vertus, bien que, considérée en elle-même, elle soit une vertu spéciale. Si elle s’inspire du respect des supérieurs, elle est contenue en quelque sorte dans la vertu à'observance ; procède-t-elle du respect des pa­ rents, elle tombe sous la piété filiale. Quand elle procède du respect de Dieu, elle est comprise sous la vertu de religion, et appartient à la dévotion qui est l’acte prin­ cipal de cette vertu 8. » Sans doute, l’obéissance ne regarde directement que le précepte de l’autorité et partant, à la différence du culte, ne se différencie pas d’après les espèces d’autorités qui ont porté les lois; mais les motifs auxquels s’origine la volonté d’obéir diffèrent d’après la diversité des autorités 12 4. 3 1. Aliquis potest honorari non solum propter virtutem pro­ priam, sed etiam propter virtutem alterius, sicut principes et praelati honorantur, etiamsi sint mali, inquantum gerunt personam Dei... Eadam ratione parentes et domini sunt hono­ randi propter participationem divinae dignitatis, qui est om­ nium pater et dominus. 2“ 2*= q. 63, art. 3; q. 103, art. 2 ad 2U®. 2. Sur l’obéissance, vertu spéciale, voir VAppendici, note 6. 3. 2“ 2À« q. 104, art. 3 ad 1 ·«. — Quod obediatur praelato in quantum est Dei minister, pertinet ad religionem qua quis colit et diligit Deum. Quodlibet, VI, art. 11. 4. Reverentia directe respicit personam excellentem, et 47 A y regarder de près cependant, on voit que c’est la religion ou révérence envers Dieu qui est le dernier motif de l’obéissance envers toute autorité créée. Quand on veut en effet prouver que l’obéissance est la loi des inférieurs, on peut avec saint Thomas con­ stater que partout, dans la nature, les êtres inférieurs obéissent docilement à l’impulsion que leur donnent les êtres supérieurs et que cette soumission à la liiérachie est la condition de leur progrès *. L’homme cependant se différencie nettement dans toute la création, en ce que, être raisonnable, il est sui juris et comme tel n’est créé que pour Dieu. Sans doute, il peut librement disposer de sa volonté et l’aliéner au service d'un autre homme. Mais, abstrac­ tion faite de cette soumission volontaire, l’homme n’est créé pour l’utilité de personne. Les animaux sont faits pour l’homme; celui-ci a donc sur eux un vrai droit de propriété. L’homme n’est fait pour aucun de ses semblables 2. Personne n'a le pouvoir de disposer de lui comme d’une chose. Les parents, les représen­ tants de l’autorité ne sont pas la fin dernière de l’en­ fant, de l’inférieur; ils sont au contraire un moyen pour permettre à ceux-ci de se développer et d’at­ teindre leur fin qui est Dieu. Si certains de mes sem­ blables ont le pouvoir de lier ma volonté par des ordres, ce n’est pas à cause d’un pouvoir qui leur appartien­ drait en propre, c’est uniquement parce qu’ils partiideo secundum diversam rationem excellentiae, diversas spe­ cies habet ; obedientia vero respicit praeceptum personae excellentis; et ideo non est nisi unius rationis; sed quia propter reverentiam personae obedientia debetur ejus praecepto, consequens est quod obedientia hominis sit eadem specie, ex diversis tamen specie causis procedens. 2a«, q. 104, art. 2 ad .|utn. i. 2» 2ac q. 104, art. 1. 2· Sola natura rationalis creata habet immediatum ordinem ad Deum. 2» 2S· q. 2, art. 3. 48 cipen t au souverain domaine de Dieu sur mon libre arbitre. Je puis, dans ma soumission, m’arrêter au motif de piété filiale ou d’observance ; mais si je veux me rendre compte de mon acte, je recours au souverain domaine de Dieu; et c’est dans la révérence dont j’entoure la plénitude de ses droits que je puiserai le motif ultime de mon obéissance à toute autorité créée\ i. L’exposé qui a été tenté dans co chapitre aura montré comment, après avoir rattaché l’humilité à la tempérance, l'obéissance à l’observance, saint Thomas s’ost vu amené, par l’évidence de la réalité, à rapporter ces vertus à la religion. La parenté est en eflet indéniable. Elle a été aperçue par les anciens auteurs ascétiques. La Règle de saint Benoit, par exemple, ignore le mot « religio »; mais elle est tout imprégnéo do l’esprit do religion. Il suffit, pour s'en rendre compte, do lire les chapitres 5-7 sur l'obéissance, l'esprit de silence et l'humilité. CHAPITRE CINQUIÈME Les Vertus Impérées par Ja Religion. ’obéissance et l’humilité sont les compagnes habituelles de la vertu de religion. Cette dernière vertu pourrait-elle se former un autre cortège de suivantes sur lesquelles s’étendrait son empire? Et jusqu’où irait cette juridiction : pourrait-elle atteindre les vertus théologales? La question posée en ces derniers mots envisage, de fait, l’empire de la religion sur toute la vie spirituelle ; car si la religion peut impérer les vertus théologales, à plus forte raison peut-elle exercer cette même royauté sur toutes les autres vertus morales. L Il faut d’abord préciser la nature de Y empire qu’une vertu peut exercer sur une autre. L’acte impéré relève des deux facultés supérieures de l’homme. Commander implique d'abord la volition d’un but à atteindre. Mais pour atteindre une fin, il faut disposer les moyens qui doivent y conduire. De là, c’est la volonté qui meut les autres facultés de l’homme vers son objet propre, qui est la fin désirée. Et c’est la raison qui dispose l’activité des facultés, l’ordonne vers le but. L’acte impéré s’origine donc à la volonté, comme au premier moteur de l’activité humaine; mais il est constitué par la raison qui est, dans l’homme, le principe d’ordre et partant de mo­ ralité. L’on comprend de la sorte comment, pour dési­ gner l’acte d’impérer, saint Thomas emploie indif­ féremment les mots « imperare n et « ordinare »x. i. Voluntas imporat inquantuin principium imperii in νο· 50 Or cc qui vient d’être dit de la volonté principe efficient d’action morale, peut s’appliquer à ces autres principes d’action humaine que l’on appelle vertus. De même donc que la volonté rationnelle impère un acte en l’ordonnant à la fin propre qu’elle poursuit, de même une vertu impère l'acte d’une autre vertu en ordonnant celui-ci à sa fin propre. Ainsi la justice légale poursuit, comme but propre, la réalisation du bien commun de la société. A ce but concourent, de fait, les actes de toutes les vertus; quel est en effet l’acte ver­ tueux qui n’ait pas sa répercussion sur le bien de la col­ lectivité? La justice légale peut donc impérer les actes de toutes les vertus, en les ordonnant au bien commun x. Il s’agit donc de délimiter la sphère d’action de la vertu de religion. Mais il faudra, au préalable, établir luntato est. Advocare nempe aliquem ad finem suum, quod ad imperium pertinet, praesupponit appetitum finis, et est quae­ dam prosecutio illius; et propter hoc potentiae vel artes operativao seu habitus qui sunt circa finem, dicuntur imperare istis quae sunt circa ca quao sunt ad finem; et secundum hoc vo­ luntas quao habet finem pro objecto dicitur imperaro, inquantum imperium, quod est actus rationis, in voluntate incipit, ad quam pertinet desiderium finis. In IV Sent. dist. 15, q. 4, art. i, qcula ia ad jum. — Movero absoluto pertinet ad volun­ tatem; sed praecipere importat motionem cum quadam ordi­ natione; et ideo est actus rationis. 2“ 2ac q. 47, art. 8 ad 3ura. — Ibid. q. 83, art. 1. Imperare est essentialiter actus rationis. ; imperans enim ordinat eum cui imporat ad aliquid agendum... Cum (autem) secundum movens non moveat nisi in virtute primi moventis, sequitur quod hoc ipsum quod ratio movet imperando, sit ei ex virtute voluntatis, 1» 2« q. 17, art. I. — Quodlibet. IX, art. 12. i. Justitia (legalis) ordinans hominem ad bonum commune est generalis per imperium, quia omnes actus virtutum ordinat ad finem suum, scilicet ad bonum commune, i’ 23e q. 60, art. 3 ad 2um, — Justitia legalis dicitur esso virtus generalis, inquantum scilicet ordinat actus aliarum virtutum ad suum finem, quod est movere per imperium omnes alias virtutes (ad bonum commune). 2a q. 58, art. 6. 51 le rôle que jouent les vertus théologales dans la vie morale. L’influence mutuelle de celles-ci et de celle-là apparaîtra dans son vrai jour. Article premier : L’empire des vertus théologales. Un même principe régit toute la question. La fin dernière est le premier principe de l’activité morale, comme les premières notions de la raison sont les prin­ cipes du travail de l’intelligence x. Et comme les moyens n’ont qu’une causalité d’emprunt, dérivant de l’in­ fluence qu’exerce sur eux la fin, les vertus relatives à la fin dernière exercent leur empire sur les vertus qui se rapportent aux moyens de l’atteindre, exerçant sur elles une véritable causalité, la causalité que la fin exerce sur les moyens a. 1. Finis so habet in agibilibus sicut principium in specula­ bilibus. 2» 2** q. 23, art. 7, ad z”™. 2. Cum omne agens agat propter finem, principium hujus motionis est ex fine; ot indo est quod ars ad quam pertinet finis movet suo imperio artem ad quam pertinet id quod est ad finem; sicut gubernatoria ars imperat navi facti vae... Sempor ars vel potentia ad quam pertinet finis universalis, movot ad agendum artem vol potentiam ad quam pertinet finis parti­ cularis sub illo universali comprehensus; sicut dux exercitus qui intendit bonum commune, scilicet ordinem totius exer­ citus. movet suo imperio aliquem ex tribunis qui intendit ordinem unius acioi. ia 2a« q. 9 art. 1. — Virtus quae est circa finem se habet ut principalis et motiva respectu earum quae sunt ad finem. 1» 2««q. 65, art. 3 ad ium. -Ibid.. q. 1x4, art. 4 ad xum. — Virtus ad quam pertinet finis imperat vir­ tutibus ad quas pertinent ea quae sunt ad finem. 2» 2ie q. 81, art. i ad ium. — Virtus vel ars ad quam pertinet finis ultimus imperat virtutibus vel artibus ad quas pertinent alii fines secundarii, sicut militaris imperat equestri. 2· 2ft·, q. 23, art. 4 ad 2m. Item, in III Sent. dist. 27, q. 2, art. 4, 3 . — Omnis virtus vel potentia superior dicitur movere per impe­ rium inferiorem, eo quod actus inferioris ordinatur ad finem superioris, sicut acdificativa imperat coementariao, eo quod actus coementariao artis ordinatur ad formam domus, quae est finis aedificativao. De Caritate, quest, unica, art. 3. 52 On voit les importantes conclusions qui découlent du principe. Les vertus théologales, se rapportant à la fin dernière, l’emportent en dignité sur les vertus morales, et exercent sur elles un véritable empire, en les ordon­ nant à la fin dernière1. Les vertus théologales ont donc comme mission d’impérer les actes de la vertu de religion. Dieu est honoré, disait saint Augustin, par notre foi, notre espé­ rance et notre charité. Est-ce à dire, se demande saint Thomas, que le culte de Dieu appartienne aux vertus théologales? Non, répond-il. «Toujours la puissance ou la vertu qui se rapporte à la fin meut par son com­ mandement la puissance ou la vertu qui se rapporte aux moyens ordonnés à cette fin. Or, les vertus théolo­ gales, c'est-à-dire la foi, l’espérance et la charité, se rapportent à Dieu, comme à leur objet propre; et par conséquent elles causent par leur commandement l’acte de religion qui a pour objet des choses que l’on fait en vue de Dieu. Saint Augustin a donc pu dire que Dieu est honoré par la foi, l’espérance et la charité 2. Ce qui est vrai des vertus théologales en général, se vérifie à un titre particulier dans la vertu de charité. Car c’est elle qui donne à toute vertu, même théologale, le caractère de vertu parfaite.12 1. Finis est potior his quae sunt ad finem... et ideo virtutes quibus Deo secundum se adhaeretur, scilicet theologicae, sunt potiores virtutibus moralibus. 2’ 2»« q. 104. art. 3. — Cum in agibilibus finis sit principium, necesse est virtutes theologicas quarum objectum est ultimus finis, esse priores coeteris virtu­ tibus. 2« 2« q. 4, art. 7. — Virtutes theologicae quae sunt circa ultimum finem qui est primum principium in appetibi­ libus, sunt causae omnium aliarum virtutum. 2' 2« q. ifir, art. 4, ad ium. 2. 2a 2« q. 81, art. 5, ad 1«®. 53 Il n’y a en effet de vertu parfaite que celle qui est orientée vers la fin dernière. Car la perfection ou valeur morale d’une vertu consiste dans l’ordre qu'y a mis la saine raison. Or, l’ordre moral, avant d’être un ordre de coordi­ nation, est essentiellement une relation de subordi­ nation vis-à-vis de la fin : le moyen ne perfectionne celui qui s’en sert que pour autant qu’il conduit à la fina. Une vertu n’est donc achevée en perfection que lorsqu’elle est ordonnée vers la fin dernière a. Or, c’est la vertu de charité qui opère l’union immé­ diate de la volonté à la fin dernière. Les vertus ne sont donc parfaites que lorsqu’elles sont soumises à la causalité finale de la charité qui les oriente vers Dieu. Cela est manifeste, en ce qui regarde les vertus mo­ rales. Celles-ci, réglant l’activité humaine selon la norme de la saine raison, sont subordonnées aux vertus théologales dont le motif formel est Dieu lui-même : l’activité humaine moralement bonne n’est qu’un moyen d’atteindre Dieu 3. 1. Bonum humanae virtutis in ordino rationis consistit; qui quidem principaliter attenditur respectu finis. 2a 2ae q. l6l, art. 5. — Virtus ordinatur ad bonum; bonum autem prin­ cipaliter est finis; nam ea quae sunt ad finem, non dicuntur bona nisi in ordino ad finem, 2a 2*« q. 23, art. 7. 2. Cum finis so habeat in agibilibus sicut principium in spe­ culabilibus, sicut non potest esse simpliciter vera scientia, si desit recta aestimatio de primo et indemonstrabili principio, ita non potest esso simpliciter vora justitia aut vera castitas, si desit ordinatio débita ad finem, quantumcumque aliquis se recte circa alia habeat. 2“ 2« q. 23, art. 7 ad 2um. 3. Est autem duplex regula humanorum actuum; scilicet ratio humana et Deus; sed Deus est prima regula a qua etiam humana ratio regulanda est ; ct ideo virtutes theologicae quae consistunt in attingendo illam regulam primam eo quod earum objectum est Deus, excellentiores sunt virtutibus moralibus 54 Mais les vertus théologales de foi et d’espérance ne sont elles-mêmes parfaitement orientées vers Dieu que par l’influence de la charité. La foi, en effet, tout en résidant dans l'intelligence, est commandée par la volonté : c’est celle-ci qui a déterminé l’assentiment de l'esprit. Par là même, la foi est orientée au bien propre de la volonté qui est l’adhésion du vouloir à la fin dernière. La foi est donc ordonnée à l’espérance et à la charité h A son tour, l’espérance, nourrie par l’amour de concupiscence, a son achèvement dans l'amour de bienveillance qui se retrouve dans la charité. Saint Thomas dit et répète que la charité est la forme, la fin, la mère, la source de toutes les vertus. Sous la variété de la terminologie, une même idée se retrouve : la vertu de charité a, de par son essence même, la mission d’orienter toute l’activité morale vers la fin dernière 2. Elle commande, en reine, à toutes les vertus3; et à n’envisager que l’ordonnance natu- quae constitunt in attingendo rationem humanam. î’2»« q. 23, art. 6. — Actus omnium aliarum virtutum ordinatur ad finem proprium caritatis quod est ejus objectum, scilicet summum bonum. Et do virtutibus moralibus manifestum est; nam hujusmodi virtutes sunt circa quaedum bona creata quao ordinantur ad bonum increatum sicut ad ultimum finem De Cariiate, art. 3. 1. Actus fidei est credere, qui actus est intellectus determi­ nati ad unum ex imperio voluntatis; sic ergo actus fidei habet ordinem et ad objectum voluntatis quod est bonum ot finis... Cum fides pertineat ad intellectum, secundum quod imperatur a voluntate, oportet quod ordinetur sicut ad finem ad objecta illarum virtutum quibus perficitur voluntas. 2a 2“ q. 4, art. 1 in corp, et ad 2IIin. 2. Sur ces divers attributs do la charité, voir \’appendice, note 7. 3. Quia charitas habet pro objecto ultimum finem humanae vitae, scilicet beatitudinem aeternam, ideo extendit se ad actus totius humanae vitae per modum imperii, et non quasi immediato eliciens omnes actus virtutum. 2« 2*e q. 23, art. 4 ad 2U». 55 relie des choses, l’on doit dire qu’elle seule peut reven­ diquer cet empire universelx. Si donc l’on envisage uniquement la fonction natu­ relle des vertus, aucun doute n’est possible : ce n’est pas la religion qui commande à la charité, mais la charité qui commande à la vertu morale de religion. Aussi bien, les actes principaux eux-mêmes de la religion sont-ils soumis à l’empire de la charité. La dévo­ tion sert à entretenir la charité; mais c’est la charité qui en est le principe 2. Λ la prière, concourent de nom­ breuses vertus; mais la charité est à la source 3, parce qu'elle est le principe qui oriente tout acte moral vers son bien propre qui est Dieu. 1. Ad bonum alicujus virtutis non ordinatur nisi vol actus propriae virtutis, vel actus alterius virtutis qui est imperatus ab illa virtute... nulla autem virtus imperat universaliter omnibus virtutibus, nisi caritas quae est mater omnium virtu­ tum et habet habitum ex objecto proprio quod est summum bonum, in quod immediate fertur, tum etiam ex subjecto, scilicet ex voluntate quae aliis viribus imperat. In II Sent. dist. 38, q. I, art. 2 ad 5nra. 2. S. Thomas se demande : par l'acte do dévotion, Γοη se donne à Dieu; n’est-ce pas faire acte de charité? « Ad carita­ tem, répond-il, pertinet immediate quod homo tradat seipsum Deo, adhaerendo ei per quamdam spiritus unionem; sed quod homo tradat seipsum Deo ad aliqua opera divini cultus, hoc immediato pertinet ad religionem, mediato autem ad caritatem, quae est religionis principium. 2» 2*» q. 82, art. 2, ad — Charitas et devotionem causai, inquantum cx amore aliquis redditur promptus ad servien­ dum amico; et etiam per devotionem caritas nutritur, sicut et quaelibet amicitia conservatur ct augetur per amicabilium operum exercitium et meditationem. Ibid.,ad 2“«. 3. Causa orationis est desiderium caritatis, cx quo procedere debet oratio. 2» 2-* q. 83, art. 14. Procedit oratio a caritate, mediante religione. Ibid., art. 15. 36 Article deuxième : L’empire de la religion sur les autres vertus. La pensée de saint Thomas, en ce qui précède, est manifeste : une vertu ne peut commander à une autre que si elle lui est supérieure. Cette supériorité lui vient de la place qu’elle occupe dans la hiérarchie des vertus : celles qui opèrent l’union la plus immédiate avec la fin dernière sont aussi les plus élevées en dignité et les plus importantes en influence1; car dans tout l’univers, ce sont les êtres supérieurs qui orientent les inférieurs vers la fin même de ceux-ci. Puis donc que la religion est, parmi les vertus mo­ rales, celle qui se rapproche le plus des vertus théolo­ gales, elle l’emporte en dignité sur ses sœurs et, par­ tant, exerce sur elles une véritable juridiction 123 *. Il est même à noter que, pour mettre en plus vive lumière cette supériorité, saint Thomas ne craint pas de dire que, à l’opposé des autres vertus morales, la religion se rapporte à la fin dernière. 8 1. 2» 2°e q. 23, art. 6. 2. Dans co sons, la religion est une vertu générale, commo la charité. Aliqua virtus dicitur generalis quatuor modis... Tertio modo, iuquantuni operatur circa actus omnium virtu­ tum, ita quod omnes cedunt ei pro materia... quasi movens per imperium... Potest (autem latria) uti actibus aliarum virtutum materialiter sub ratione proprii objecti. In III Sent., dist. 9, q. I, art. i. qcul» 2» . Ailleurs cependant, saint Thomas semble réserver l’empire sur les autres vertus, à la sainteté, en tant que distincte de la religion. Voir à ce sujet YAppendice, note 8. 3. Religio habet duplices actus; quosdam quos elicit... alios vero actus habet, quos producit mediantibus virtutibus quibus imperat, ordinans eos ad divinam reverentiam; quia scilicet virtus ad quam pertinet tinis imporat virtutibus ad quas per­ tinent ea quae sunt ad finem; et secundum hoc actus religionis per modum imperii ponitur esse visitare pupillos, quod est actus elicitus a misericordia. 2» 2seq. 81. art. 1 ad iUI°. 57 La religion peut-elle commander aux vertus théolo­ gales? A s’appuyer au principe invoqué par saint Thomas, manifestement non : l'inférieur ne peut commander au supérieur. Maint passage semble d’ailleurs l’insinuer. « L'acte d'une vertu inférieure, dit-il, impéré par une vertu supérieure, revêt le mérite de celle-ci. De même donc que l’acte de foi ou d’espérance gagne en valeur s’il est impéré par la charité, de même les actes des autres vertus morales sont plus méritoires s’ils sont impérés par la religion *. » Le parallélisme établi entre la cha­ rité et la religion pourrait faire croire que si celle-ci peut commander aux vertus morales, elle ne peut exercer sa juridiction sur les vertus théologales dont la charité semble s’être réservé la direction. Cependant, saint Thomas semble parfois perdre de vue le principe qu’il a si fortement souligné. Ne dit-il pas, à plusieurs reprises, que toute action faite pour la gloire de Dieu relève de la religion, en tant que vertu impérante? «Omnia, secundum quod in gloriam Dei fiunt, pertinent ad religionem, non quasi ad elicientem, sed quasi ad imperantem12. » Saint Thomas a-t-il 1. Nobilioris virtutis est opus melius et magis meritorium, unde actus inferioris virtutis est melior et magis meritorius ex hoc quod imperatur a superiore virtute, cujus actus fit per imperium; sicut actus fidei vel spei melior est si imperatur a caritate; et ideo opera aliarum virtutum moralium (puta jeju­ nare quod est actus abstinentiae, et continere quod est actus castitatis) sunt meliora et magis meritoria si fiant ex voto, quia sic jam pertinent ad divinum cultum, quasi quaedam Dei sacrificia. 2» 2« q. 88, art. 6. 2. 2» 2*e q. 8r, art. 4 ad 2um. In III Seni., dist. 9, q. 1, art. 1, qenla 2* , ad 3“. Dans le même sens : « Omne opus virtutis dicitur esse sacrificium, inquantum ordinatur ad Dei reveren­ tiam; unde cx hoc habetur... quod religio imperet omnibus aliis virtutibus. » 2» 2*e,q. 81 art. 43d ium. Parlant dola vie reli­ gieuse : c Actus omnium virtutum, secundum quod referuntur 58 exclu de sa pensée les actes des vertus théologales qui, cependant mieux que tous les autres, procurent la gloire de Dieu? C’est possible, parce que, dans ce passage, il envisage la religion dans ses rapports avec les vertus morales, et qu’à l’article suivant, parlant des vertus théologales, il parle explicitement de l’em­ pire que celles-ci exercent sur la vertu de religion, mais nullement de l’empire de celle-ci sur celles-là. Mais il est des passages plus clairs. Il recherche, dans son Commentaire sur les Sentences, le sens de l’axiome de saint Augustin : « Deus colitur fide, spe et caritate. » Et voici une de ses explications : les actes des trois vertus théologales servent de matière que la religion peut informer pour en faire des actes de culte *. Sans doute, dans sa Somme théologique, il ne ad Doi servitium et honorem, efficiuntur actus religionis; et secundum hoc si aliquis totam vitam suam divino servitio deputet, tota vita sua ad religionem pertinebit; et secundum hoc ex vita religiosa quam ducunt, religiosi dicuntur qui sunt in statu perfectionis. « 2‘ 2«, q. 186, art. i ad 2m. On dira peutêtre : pariant do la vio parfaite, saint Thomas n’a-t-il pas dû penser aux actes dos vertus théologales que posent sans doute les religieux? — Pas nécessairement. Saint Thomas parle for­ maliter. In concreto, lo religieux pose sans doute les actes des vertus théologales. Mais formellement, dans sa définition ab­ straite, la vie religieuse, d’après saint Thomas, est un moyen d'arriver à la perfection qui consiste dans la charité; or, la disci­ pline qu’impose cette ascèse purifiante et disposant à la charité relève, de soi, des vertus morales d’obéissance, de chasteté et détachement des biens extérieurs. Saint Thomas n’a donc pas dû penser aux vertus théologales pour définir le concept de la vio religieuse. i. Deus dicitur coli fido, spe et caritate, non quasi cultus eliciatur his virtutibus, sed quia dictae virtutes ordinant ad cultum, vel etiam quia actus dictarum virtutum materialiter concedunt in cultum, modo praedicto ». In III Sent., dist. 9, q. i, art. 1, qceia 3a ad ini. Or co 0 modus pradictus » est l’im­ perium que la vertu do religion, générale, exerce sur les autres vertus (voir page 57, noto 2). Et un peu plus loin : 59 reproduit plus cette exégèse de l’aphorisme augustinien1; mais ailleurs ne reprend-il pas cette idée? Le but du culte divin, écrit-il, et donc le but de la religion, est de procurer la gloire de Dieu et de lui rendre l’hommage de sa révérence intérieure. Or c’est par la foi, l'espérance et la charité que cette soumis­ sion intérieure s'opère. N’est-ce pas affirmer expli­ citement que les vertus théologales sont des moyens pour l’homme, d’exercer la vertu de religion *? Peut-on concilier la rigidité du principe mis en avant par saint Thomas avec les concessions qu’il vient de faire? Il faut distinguer entre vertu de religion et acte de religion. Jusqu’ici nous avons envisagé la religion comme vertu, ou principe d’action. Or, toute vertu est un principe de finalité; elle a pour rôle à‘incliner les actes humains vers la fin dernière. Les vertus les plus proches de celle-ci, comme autant de centres à’attraction, font converger vers elles, et par là vers la fin dernière, les actes des vertus dont l’objet est plus éloigné du terme final. De là les vertus théologales ordonnent, orientent « In nobis est triplex bonum : scilicet spirituale, corporale et extrinsecum, ct quia haec omnia in nobis a Deo sunt, ideo secundum omnia dobemus Deo latriam exhibere; et secundum spiritum exhibemus ei debitam dilectionem ; secundum corpus, prostrationes et cantus; secundum exteriora autem, sacrificia, etc. » Ibid., q. !.. art. 3, q'ul“ 3*. Si la 1 dilection n est un moyen do rendre le culte de latrie, n'est-ce pas supposer que la reli­ gion commande à la charité? i. a» a3· q. 81, art. 5 ad rm. a. Finis divini cultus est ut homo Deo dot gloriam et ei so subjiciat mente et corporo, et ideo quidquid homo faciat quod pertinet ad Dei gloriam ct ad hoc quod mons hominis Deo subjiciatur, et etiam corpus... non est superfluum in divino cultu... Per fidem, spem et caritatem anima subjicitur Deo... n a* a*·, q. Q3, art. a, in corp, et ad a”. 6» vers elles les vertus morales ; à un titre spécial, la charité oriente vers son objet propre, qui est la fin dernière, toutes les vertus de l’homme et du chrétien ; de même la religion attire à sa fin propre les autres vertus qui lui sont inférieures en dignité. C’est en cela uniquement que consiste V empire d’une vertu sur une autre. Mais ne peut-on concevoir un acte religieux, abstrac­ tion faite de la vertu qui incline à le poser? Un acte religieux, en soi, est un acte posé par motif de révérence envers Dieu. Si donc un acte humain quelconque peut, de sa nature, être orienté vers le culte de Dieu ou, si l’on veut, procurer sa gloire, pour­ quoi la volonté ne pourrait-elle poser cet acte précisé­ ment en vue de cette fin religieuse? On conçoit qu'un acte moralement mauvais ou même de soi indifférent ne supporte pas cette orien­ tation mais puisque tout acte bon procure objective­ ment la gloire de Dieu, pourquoi ne pourrait-on vouloir explicitement cette même glorification de Dieu, en posant l’acte dans ce but? Tl y a sans doute des degrés dans l’aptitude de ces actes à être informés du motif religieux. Certains actes n’ont qu’une aptitude géné­ rale, celle qui réside dans leur caractère d’actes morale- i. Non est existimandum, écrit Suarez, quemlibet actum exteriorem vel interiorem esso posse materiam religionis; sed illum qui habet proportionem ut ratio cultus et significatio divini honoris in co fundari possit, quod non habent actus, verbi gratia, mali neque omnes indifferentes, ut deambulare, aut similes, ut per se notum est. Suarez : De virtute ct statu religionis, tract. I, libro I, cap. 8, n° 2. On dira peut-être : si je me promène pour glorifier Dieu, no fais-je un acte reli­ gieux? Il faut s’entendre. Je pose certes un acte intérieur de religion, puisque je veux glorifier Dieu. Mais la promenade, comme acte externe, n’est capable de devenir, dans sa forma­ lité d'acte externe, un acte religieux que â elle n’est plus ou moins apte à signifier notre révérence envers Dieu. 6l ment bons ; mais d’autres sont adaptés à cette inten­ tion par leur objet formel spécial. Or, tels sont les actes des vertus théologales : en vertu même de leur objet formel, ils ont cette affinité spéciale de la matière pour la forme qui lui convient Il suffit de confronter les actes des vertus théolo­ gales avec les actes internes de la vertu de religion pour voir leur mutuelle convenance. Et tout d’abord, procurer la gloire de Dieu et Lui vouloir du bien, n’est-ce pas concrètement tout un ? Or, procurer la gloire de Dieu relève de la vertu de religion; vouloir du bien à Dieu est un acte de bien­ veillance, qui fait partie de l’acte de charité. Il y a certes des nuances : on peut, dans la charité, souligner l’aspect d’amitié; et c’est dans ce sens que saint Tho­ mas a distingué la charité de la dévotion 12; mais, avant d’être amour d’amitié, l'amour de Dieu est un acte de bienveillance désintéressée, tout proche de l'acte de dévotion ou consécration de notre volonté au service de Dieu et à sa gloire. Faut-il ensuite rappeler l’étroite parenté entre la prière et les vertus théologales? Acte de religion, la prière du chrétien est tout imprégnée des vertus théo­ logales. Comment prier, si l’on ne croit à Dieu, à sa 1. Multi actus, écrit Suarez, in hoc nihil habent spéciale in ordino ad Doum, praeter generalem rationem honestatis aut praecepti ct quod tendunt in Deum tamquam ultimum finem; quod etiam ad divinum honorem spectat; ct hujusmodi sunt supra numerati (studere, temperato comedere, debitum ex justitia sol voro). Alii vero sunt actus honesti qui non solum cx dictis rationibus communibus, sed etiam ex propriis et peculiaribus modis habent majorem proportionem ad cultum vel adorationem Dei, et hujusmodi esso videntur, inter actus internos, actus fidei, timoris, spei atque etiam caritatis. Sua­ rez : op. cit., cap. 8, n<> 4. 2. Voir plus haut, p. 56, note 2. 62 puissance, à ses promesses, et si l’on n'espère obtenir ce que l’on demande? Et si la charité n’est pas absolu­ ment requise pour son efficacité, ne confère-t-elle pas un titre tout spécial aux yeux de Dieu1? La prière est donc, tout naturellement, impérée par les vertus théologales 2. Mais s’il en est ainsi, pourquoi la volonté, en vue de la prière, ne poserait-elle pas d'abord ces actes qui sont des moyens si importants pour bien poser cet acte de religion? D’ailleurs, considérés en eux-mêmes, les actes des vertus théologales ne sont-ils pas des témoignages presque explicites de notre révérence envers la gran­ deur de Dieu? La soumission de notre intelligence aux vérités révélées est un hommage rendu à l’infinie 1. Fides, spes et caritas... ad orationem secundum, propriae speciei rationem, habent aliquam convenientiam et praexiguntur ad cam. Petitio enim frustra ad aliquem dirigitur nisi credatur quod petitum praestare possit et speretur quod petit; ct est praesumptuosa petitio, nisi oi fiat qui aliquo modo pe­ tenti unitus sit, unionem autem caritas facit. In IV Sent. dist. 15, q. 4, art. r, qc“'» 2' in fine. Dans co passage, saint Thomas semble requérir la charité comme condition d'efficacité de la prière; et peut-être aussi dans deux passages de la Somme tMologique (2a 2« q. 83, art. 14 et 15). Cependant à l’article sui­ vant, il affirme que les pécheurs peuvent obtenir les biens qu’ils demandent, non sans doute qu’ils le méritent, puisqu'ils n’ont pas la charité, mais par pure miséricorde de la part de Dieu (art. 16 in corp, et ad 2"1). 2. Oratio, quatenus per eam petimus salutem et ad salutem opportuna, est actus imperatus spei. Quatenus petimus ampli­ ficari gloriam Dei. est actus imperatus a caritate ; proxime autem semper elicitur a ratione, mediante fide. Lessius : De Justitia et jure, libro II, cap. 36, dub. 2, n° 11. Cajetan disait déjà : « Cum oratio petit Deum propter Deum, imperata a cari­ tate hoc facit; cum innititur divino auxilio, imperata a spe hoc habet; cum contemplationi divinae insistit, a fido ot donis intellectus et sapientiae movetur, d Z?» 2^ q. 81, art. 5. 63 véracité de Dieu; notre espérance, une profession de sa toute-puissance auxiliatrice; et la charité ne trouve-t-elle pas sa plus haute expression dans la consécration religieuse de notre être et de notre activité au service de Celui qui a daigné tant nous aimeri. *x? Il apparaît donc que le motif religieux peut informer les actes des vertus théologales. On peut, pour étayer la même conclusion, pro­ duire un argument tiré de la nature du vœu et de sa matière. L’homme peut orienter ses actes vers le culte divin, sans s’y engager sous peine de péché. Cependant, à ce titre déjà, les actes commandés en l’honneur de Dieu, participent à la dignité du mobile qui les a inspirés, et sont des actes de religion. Mais on peut faire davantage : s’engager devant Dieu à poser ces actes, sous peine de péché. Cette pro­ messe faite à Dieu est elle-même un acte de soumission i. Actus virtutum theologicarum, écrit Lessius, possunt accipi ut signa subjectionis nostrae; quia credimus Deo tam­ quam superiori et magistro, cui subjicimus omne judicium nostrum; ot amamus illum caritate, referendo et offerendo nos ipsos ct omnia nostra ad ipsius obsequium et gloriam; et speramus virtute ac omnipotentia ipsius summum bonum nostrum, id est Ipsummet. Unde patet in his actibus contineri professionem excellentiae ipsius et nostrae subjectionis ac dependentiae ab Ipso. Lac. cil. n° 13. — A propos do la foi, Wiggcrs écrit : Interna adoratio est submissio et recognitio excellentiae supra nos, ut quando ex religione et reverentia erga Deum captivat homo intellectum in obsequium fidei, in testificationem primae et infaillibilis veritatis. Wiggers : De jure et justitia, tract. 8, cap. 3, dub. I, n° 1. — On voit par là. le bien-fondé de ce qu’écrit M. Callewaert au sujet do la liturgie : Multi actus liturgici a religione imperantur, adeo ut in cultu liturgico, fere continuo exerceamus explicite aut implicito fidem, spem et caritatem, etc. » Callewaert : Liturgicae institutiones, p. 38, Brugis, 1919. 64 respectueuse de la volonté, et donc un acte de reli­ gion *, L’acte posé en vertu d’un vœu relève donc à un titre spécial de la vertu de religion. Or, n’est-il pas manifeste qu’on peut, très louable­ ment, s’engager par vœu à poser les actes des vertus théologales? C’est dire que ces actes peuvent être commandés par la religion. Ce qui vient d’etre dit du vœu peut se répéter de l’obéissance. Cette vertu, on l’a vu, s’appuie en der­ nière analyse à la religion, au respect dû à la plénitude des droits résidant en Dieu. Or, d’une certaine manière, tout acte de vertu, même théologale, tombe sous le précepte de l’obéissance. Le mobile religieux, donnant sa pleine valeur à l’obéissance de l'inférieur, peut donc informer tout acte de vertu prescrit ou susceptible d’être prescrit par l’autorité 123 L'empire que le mobile religieux peut exercer sur toute la vie morale semble donc hors de conteste, admis d’ailleurs, avec des modalités, par des théolo­ giens de toute école 8. Sans abandonner le principe sur lequel saint Thomas établit l’empire de la vertu 1. Ordinatio actuum cujuscuinquc virtutis in servitum Dei est proprius actus latrine. Manifestum est autem quod votum est quaedam promissio Deo facta, quod promissio nihil est aliud quam ordinatio quaedam ejus quod promittitur in cum cui promittitur; unde votum est ordinatio quaedam eorum quae quis vovet in divinum cultum, seu obsequium, ct sic patet quod vovere proprie est actus latriao sui religionis. 2!l 2:·«, q. S3, art. 5. Per votum aliquid in Dei reverentiam ordi­ namus, undo ex hoc ipso fit religionis actus. 2“ 2« q. 89, art. 5 ad i«>". — Cfr. Contra Gentiles, libr. Ill, cap. 139. — Liro Dignant : De virtute religionis, n° 157-158. 2. Suarez :De virtute et statu religionis, tract. I, libro III, cap. 2, n° ii. 3. Voir V Appendice, noto 9. 65 6 de charité, nous croyons avoir suffisamment prouvé que la volonté peut orienter vers le culte divin les actes de toutes les vertus, réaliser une nouvelle unifi­ cation de toute notre vie intime, opérer l’union des deux vertus sœurs, qui ne doivent jamais se séparer : la charité et la religion. 66 CONCLUSION Gay disait à ses religieuses : a II ne nous semble pas qu'on puisse être plus incliné que nous à ouvrir, à conseiller les voies dilatées, simples, confiantes. Nous serions désolé de resserrer tant soit peu des cœurs que le service de Dieu doit d’autant plus épanouir, qu il est mieux entendu et plus parfaitement rendu. Mais nous ne pouvons nous empêcher de dire que si, parmi les sentiments qu’ins­ pire à une âme l’amour tendre et ardent qu’elle a pour Jésus-Christ, celui d'une profonde révérence envers Dieu ne se rencontre pas ; si un saint et reli­ gieux respect n’est pas au fond de ces tendresses, si la crainte, en un mot, n’est pas un des foyers où ces ardeurs s’allument, cette âme doit se défier de son amour, et elle ne sera que prudente en examinant sérieusement ses voiesx. » Le pieux auteur a touché du doigt la plaie dont souffrent trop d’âmes chrétiennes. La charité est la reine des vertus; elle les entraîne toutes dans son orbite; elle leur donne leur dernière perfection. Mais en comprend-on toujours la nature? N'y a-t-il pas, chez nombre d’âmes peu informées, un certain péril d’illusion? 2 gr M x. Gay ‘.De la vit et des vertus chrétiennes, t. I, pp. 211-212. Paris, Oudin, x6* édit., 1878. 2. A ceux qui désirent un exposé doctrinal approfondi sur la charité et scs diverses manifestations, nous ne saurions trop recommander le pieux et docte ouvrage de M. Mahieu : Probatio caritatis, meditationes ad usum cleri. Bruges, Beyaert, 2* édit., X914· 67 On se plaît à souligner le caractère d’amitié que revêt la vraie charité : Jam non dicam vos servos,sed amicos. Nous ne sommes plus en effet sous la loi de crainte servile qui régit les rapports du serviteur avec le maître. Nous sommes introduits dans l’intimité de la famille divine; notre participation par grâce à la nature de Dieu, notre fraternité avec Notre Seigneur est bien faite pour nous mettre au cœur la sainte dilection, fleur du pur amour. N’y a-t-il pas cependant un danger d’exagérer le parallélisme entre l’amitié divine et les amitiés hu­ maines? Deux hommes s’entr’aiment : ils ont une certaine égalité de nature. Dieu daigne nous aimer; nous avons la grande faveur de pouvoir l’aimer : pou­ vons-nous oublier et la transcendance de Dieu et la bassesse de notre misère; traiter Dieu d’égal à égal? Rien ne fausserait la piété, comme l’oubli de notre néant. La grâce se greffe sur la nature : la charité que Dieu nous donne d'avoir pour Lui est et doit rester l’amour d'une créature pour son Créateur. L’amour d’amitié de l’homme pour son Dieu doit se nuancer de religion. Notre charité est fondamentalement une -piété filiale. Comme il est bienfaisant de recourir aux sources de la piété chrétienne, de prendre contact avec ces âmes méditatives qui, dès le début de l’Église, se sont appli­ quées à réaliser en elles l’amour parfait de Dieu ! C’est l’amour du Christ qui est l’alpha et l’oméga de la Règle de saint Benoît : Nihil amori Chrisli praeponere. Mais l’amour se traduit en humilité, en obéissance, en soumission, en recueillement et crainte révéren­ cielle de Dieu. Le Psautier était l’aliment préféré de la piété de nos pères; c’est que les psaumes sont louange et glorification du nom divin, humble confiance, efface­ ment de tout notre être devant la majesté du Dieu trois fois saint. 68 Et qu'on ne croie pas que la (Election ait à perdre au contact de la crainte de Dieu. Il y a une mystérieuse parenté entre le respect et la tendresse. L’amour vrai se traduit en révérence; les amitiés humaines, pour être dignes de ce titre, doivent se nourrir de respect mutuel. A son tour, le respect s’épanouit en tendresse : chacun le sait. Le cœur de l’homme s’attendrit en se prosternant devant son Dieu: c'est que Dieu l’a attiré à Lui; plus une âme s’abaisse devant la Majesté divine, plus elle se sent élevée vers Celui qui exalte l'hu­ milité. Et qui pourra dire lequel des deux a ressenti le plus intimement la douceur de l’amour divin, de Jean penché sur le cœur du Maître ou de Madeleine abîmée aux pieds de la Croix? Il importe d'avoir, dans la vie, quelques idées direc­ trices, pensées maîtresses qui canalisent nos tendances diverses, unifient nos actes en une synthèse qui nous repose de la dispersion de notre activité. Avec la cha­ rité, la religion est une des vertus les plus unifiantes. Certaines âmes, plus actives, souligneront peut-être le point de vue du dévouement, de la charité agissante. D’autres, plus méditatives, accentueront l'utilité d’une religieuse contemplation. Les deux points de vue doivent se compléter. La religion peut réaliser une féconde unité dans une âme éprise de la révérence divine. Le culte inté­ rieur unifie et moralise tous les actes extérieurs de la piété chrétienne, privée et publique. Il est le point central auquel s’attachent les vertus d’humilité, d'obéissance, qui posent l’homme dans cette attitude de vérité qui le range dans l’ordre. Le culte intérieur peut informer toute vertu morale, donner une teinte profondément humaine aux actes les plus élevés : « A ces actes d’ailleurs—actes de foi, d’espérance, d'amour. 69 de demande, de gratitude, de contrition — la vertu de religion n’enlève rien de leur nature propre et de leur « actualité »; car elle influe généralement sur eux sous la forme d’une intention virtuelle qui impose à l’âme une orientation, mais qui n’entrave aucun des modes de son activité immanente >. » Cette unification de notre vie sous l'empire de la religion est à la portée de toute âme chrétienne. Mais combien elle est recommandable à l’âme sacerdotale ! Homme d’action, le prêtre doit se sentir au cœur la charité conquérante de saint Paul. Mais homme de Dieu, médiateur de prière pontifiant au nom du peuple chrétien, prêtre sacrificateur, immolant tous les jours la Sainte Victime et se sacrifiant avec Elle dans l’acte d’une totale « dévotion ", ne doit-il pas, plus que nul chrétien, alimenter sa vie intérieure aux sources d'une religion profonde? Et si le recueillement intérieur est l’âme de tout apostolat, quelle garantie de succès n’aura-t-il pas s’il sait imiter son divin Maître qui fut à la fois l’Apôtre d'un dévouement infini et par excel­ lence le Religieux de Dieu? i. D.Festugière : La liturgie catholique, p. 129, Maredsous, 1913- 70 APPENDICE Note I. Religion et charité. (Voir p. 21, noter.) ertu morale, la religion se distingue nettement de la charité. Sans doute ces deux vertus ont entre elles d’intimes affinités, et bien des actes de religion se revêtent d'un acte.de charité (tels les actes d’adoration, de dévotion, de prière, de vœu, de sacrifice). Mais leur objet formel propre est bien distinct. Quelques textes de théologiens illustreront ce qui a été dit en général des rapports entre la religion et les vertus théologales. «Char itas vult omne bonum Deo, immediate ex affectu ut ipsi benesit... at proxima ratio objectiva cur religio aliquid Deo velit est ratio debiti... Charitas non vult Deo bonum praecise quia illud ei est debitum, nihil aliud spectando quam ut huic debito fiat satis ; sed solum spectat, ipsum bene esse Dei, sicut amicus vult amico bonum ut ei bene sit, non spectans an hoc sit illi debitum an non; quamvis malit ut sit ei debitum quam indebitum, quatenus hoc in dignitatem et majus bonum amici cadit. » (Lessius : De Justitia et jure, libro IT, cap. 36, dub. 2, n° 10.) — e Si aliquando, écrit Suarez, caritas amat divinam gloriam et honorem, illud ipsum est ex amicitia ct benevolentia ad ipsam perso­ nam Dei, neque in eo attendit honestatem quae est in reddendo debito, sed hoc solum quod sit aliquo modo bonum Dei quem propter se diligit, tamquam vera amicitia ad Deum ipsum. Religio autem in divina gloria procuranda aut reddenda respicit divinam reve­ rentiam et debitum quod ex illa nascitur » (Suarez : De virtute et statu religionis, tract. I, libr. Ill, cap. 2, n° 7). — Et Lugo écrit dans le même sens : « Licet utraque (ado­ ratio seu religio et caritas) versetur circa Deum, et cx V 71 hoc capite posset videri adorationis affectum pertinere ad caritatem quia vult Deo aliquod bonum, nempe cultum et reverentiam, differunt tamen ex eo quod charitas vult bonum Deo, quia bonum Dei est; atvero affectus ado­ rationis vult cultum Deo, non praecise quia bonum Dei est et sistendo ibi, sed quia honestum est colere Deum; quare immediate non movetur ab excellentia aut bonitate Dei, sed ab honestate et bonitate ipsius cultus quem vult propter ipsius honestatem. · (De Lugo : Disputationes de mysterio Incarnationis, disp. 33, sectio II1; n® 25.) On comprend aussi que la charité envers Dieu soit formellement la même que la charité envers le pro­ chain, tandis que le cuit rendu à Dieu diffère spécifique­ ment du culte rendu à des créatures. Le motif formel de la charité envers le prochain est bien le même qui définit la charité envers Dieu: la bonté divine considérée comme partagée par l'hommo. Si, en effet, il n’y avait pas entre Dieu et l'homme une certaine communauté de nature, nous ne pourrions aimer Dieu de cet amour « d’ainitié » qui constitue l’élément spécifique de la cha­ rité. Par contre, le motif formel de la religion est la per­ fection de Dieu, considérée comme incommunicable : l’infinitude de sa transcendance d’abord, et ensuite la plénitude des droits dont il jouit comme Créateur de toutes choses. Saint Thomas a donc pu écrire : « Objectum amoris est bonum; objectum autem honoris vel reve­ rentiae est aliquid excellens. Bonitas autem Dei commu­ nicatur creaturae, non autem excellentia bonitatis ejus; ct ideo caritas qua diligitur Deus non est virtus distincta a enari tate qua diligitur proximus; religio autem qua honoratur Deus distinguitur a virtutibus qua honoratur proximus υ (2‘ 2'= q. 8r art. 4, ad 3'"n; item, q, 103, art. 3 ad 2«®; In Ilisent, dist. 9, q. Π, art, 1 ad 2'"°). jk Note 2. Acte elicite de la vertu de religion (voir p. 23, noto 1). Considérant les actes dans leur être physique. les théo­ logiens divisent les actes de toute jaculté en actes élicites 72 et actes impérés. Sont élicites de telle faculté les actes qui émanent immédiatement de cette faculté, comme son activité propre. Sont actes impérés de telle faculté les actes qui émanent d'elle par l'intermédiaire d'une autre faculté soumise à sa motion. (S. Thomas,7m III >e -f. dist. 27, q. 2, art. 4, 3’ ). L’acte de regarder attentive­ ment est un acte élicite de vision, mais impéré de la volonté. Ce qui vient d’être dit de la puissance ou faculté, peut se dire de l’habitus ou meme de la vertu si on considère cel­ le-ci comme principe efficient d’actes envisagés dans leur être physique. Λ ce point de vue, l’on pourra dire : la religion, vertu morale et non intellectuelle, a son siège dans la volonté; sera donc élicile de la vertu de religion, le seul acte de la volonté qui, sans l’intermédiaire d’aucune autre faculté, veut poser les actes du culte. Et seront impérés tous les actes du culte, émanant des autres facultés, qui sont commandés par cet acte primordial de la volonté; telle la prière, le sacrifice. Ainsi raisonne Lessius : * Oratio et laus non sunt actus interni immediate a virtute religionis eliciti, sed externi ab ea imperati: externos voco respectu virtutis religionis quae est in voluntate; sunt enim objecta illius in quae affectus religionis immediate tendit et habent sedem in intellectu 1» (Lessius, op. cit. 1. II, cap. 35, dub. 2, n° ii; dans le même sens, Vermerrsch: Quaes­ tiones de virtutibus religionis et pietatis. Bruges 1912, n°’ 4-5 ) Saint Thomas raisonne autrement : « Religio habet duplices actus : quosdam quidem proprios et immediatos quos elicit, per quos homo ordinatur ad solum Deum : sicut sacrificare, adorare et alia hujusmodi; alios autem actus habet quos producit mediantibus virtutibus quibus imperat, ordinans cos ad divinam reverentiam 0. (2 * 2luf q. 81, art. 1 ad ιπω). La division thomiste paraît préférable, parce que le saint Docteur envisage dans la vertu, non sa note géné­ rique d'habitus quelconque, mais sa note spécifique d’ha­ bitus disposant à des actes moralement bons. A ce point de vue, il ne faut plus considérer l'acte dans son être 73 matériel en tant que procédant de telle faculté, mais dans son objet formel, en tant que signifiant le culte de Dieu. Or, certains actes envisagés formellement, dans leur définition essentielle, signifient d’eux-mêmes cette sou­ mission : la prière et le sacrifice, quoique ressortissant immédiatement de facultés différentes, réalisent cepen­ dant la même notion formelle : tous deux sont un hommage rendu à Dieu. La vertu de religion en tant que principe d’actes religieux, incline donc immédiatement à ces actes; ceux-ci sont donc élicites de la vertu de reli­ gion. h Ilia pertinent ad religionem elicientem, écrit saint Thomas, quae secundum rationem suae speciei pertinent ad reverentiam Dei » (2* 2ae q. 81, art. 4, ad 2U'°; voir le lumineux commentaire de Cajctan in hune locum et in art. 1). Cfr Dignant : Tractatus de virtute religionis, n° 11. Sans doute, la formalité d'acte religieux n’est pas inhérente aux actes extérieurs du culte envisagés dans leur matérialité : l’immolation d’une victime du sacrifice peut n’être nullement différente d'un al>atage quelconque. Mais le rite extérieur de l’immolation sacrificielle est de soi apte à signifier l’hommage rendu à la divinité; sous cette formalité de symbole, l’acte extérieur relève de la vertu de religion, et immédiatement, ne relève que d’elle : il est donc élicite. Par contre, certains actes, formellement envisagés, relèvent d’une autre vertu; d’eux-mêmes, ils ne sont pas actes de culte. Le jeûne est un acte de tempérance, mais il peut être informé d’un motif nouveau : on peut jeûner pour honorer Dieu par le sacrifice que l’on s’impose. On dit alors que la vertu de religion impère l’acte de tempé­ rance. Note 3. La dévotion, acte spécial de religion (voir p. 25, note 2). I-a définition que saint Thomas donne de la dévotion présente des nuances : c’est tantôt « la volonté de s’em­ presser à tout ce qui intéresse le culte de Dieu ; » et tantôt « l’offrande de soi-même à Dieu, en vue précisément de ce 74 culte empressé ». Il y a là matière à deux actes distincts, et c'est ce que Wjggers a bien noté dans son Commentaire de la Somme : De Jure et justitia, tract. VIII, cap. 2, dubio i ; mais nous pensons que, sous ces deux formules, em­ ployées dans un même article, saint Thomas ne désigne qu’un même acte qui ne serait pas explicitement la volonté de se donner à Dieu en vue de son service, mais la volonté de s’adonner avec empressement à son culte. Mais, dira-t-on, s’il en est ainsi, comment soutenir que la dévotion est un acte spécial; cette volonté empressée n’est-elle pas une qualité qui peut s’attacher à tout acte de volonté? N’allons-nous pas rejoindre la notion plus moderne de <1 ferveur 0 de la volonté, décrite plus haut (p. 24, note 1) par saint François de Sales? Caictan a prévu l’objection. La dévotion est sans doute, dit-il, une certaine promptitude; mais elle ne s’attache pas à n’importe quel acte, même de volonté; elle est la propriété de l'acte spécial de religion par lequel la volonté s’adonne au service de Dieu. La dévotion ne se comprend donc qu’en coiTélation avec cet acte spécial et sert à le définir, comme une propriété sert à définir le sujet. Et l’éminent interprète en donne la raison. La vertu de reli­ gion, étant un habitus, est une qualité s’attachant à la puissance volitive. L’acte propre de la vertu de religion ne peut donc être qu’une qualité de l’acte de cette puis­ sance. N’est-ce pas d’ailleurs par des qualificatifs qu’on définit bien d’autres vertus ? « Sicut similas significat curvitatem non absolute, sed in certa materia, scilicet na­ so; ita devotio formaliter significat promptitudinem, non absolute, nec in quocumque actu cujuscumque potentiae, sed in actu voluntatis non quocumque sed illo quovolun tas se suaque omnia opera in divino cultu offert Deo. Et sic utrumque verum est, et neutrum alteri adversatur, diversimode intellectum : quod scilicet et qualitatem et actum importat, dum significat qualitatem in tali actu speciali, sicut simitas curvitatem in tali speciali materia. Ratio autem quae me movet ad hoc est quia devotio est actus religionis. Constat autem quod sicut religio est qua­ litas potentiae, ita actus proprius religionis est qualitas actus potentiae. Sic enim in aliis virtutibus videmus : ut 75 patet de scire in intellectu speculativo ct providere in intellectu practico, justificatione in voluntate, et aliis hujusmodi propriis actibus virtutum, quibus nomina non sunt imposita propria, sed circumloquimur eos cum nomine vel adverbio bonitatis aut rectitudinis; ut bona consiliatio, recte praecipere, moderate appetere, etc. Est enim videre actus proprios virtutum qualitatem seu modum substantiae actus potentiae significare. Et propterea sic est dicendum de devotione » (Cajetanus, in 2·*“ 2« q. 82, art. 1). Note 4. Nature de l’acte de demande (voir p. 29, note 2). La prière suppose un acte de volonté : le désir du bien demandé. Mais elle est elle-même un acte de raison, de raison pratique. C’est ici l’endroit de se rappeler que, d’après saint Thomas, la volonté est la faculté qui se porte vers la fin, ct que la raison pratique est la faculté ordina­ trice qui dispose des moyens en vue de cette fin.L’homme, par sa raison, dispose des facultés inférieures, de ses membres extérieurs, et les ordonne en vue d’une fin (xa 2M q. 17). L'homme, par sa raison, peut aussi dis­ poser de l’activité de ceux qui lui sont soumis : la loi et le précepte relèvent de la raison pratique du supérieur (1' 2ιβ q. 90, art. 1, corp, et ad 3™). Jusqu’ici, l’action de la raison entraîne une certaine nécessité. Mais il arrive que l’empire de l'homme soit loin d’être aussi parfait. (L'est quand il s’adresse à un supérieur. Dans ce cas, la raison de l’inférieur ne peut commander au supérieur d’agir en vue d'une fin déterminée. Elle peut cependant le lui demander. La prière-demande est donc un acte de raison pratique par lequel l’inférieur s'adresse au supé­ rieur pour disposer la volonté de celui-ci en vue d’un but que l'inférieur désire. En priant, l’inférieur ne se contente donc pas de manifester son désir au supérieur; mais il veut l'émouvoir, l’amener et, en un sens, le mouvoir à donner ce que l’inférieur ne peut se procurer de lui-même. La demande devient donc cause dispositive et médiate du 76 bien désiré. C'est sans doute la volonté qui a donné le branle à la raison pratique en vue de réaliser son désir; mais la manifestation de ce désir en vue d’émouvoir la volonté du supérieur· est formellement un acte de raison pratique (2 2 ■- q. 83, ait. 1). κ 111e qui petit aut imperat aut deprecatur, avait dit saint Thomas, advocat aliquid ad consecutionem finis vel prosecutionem intenti. Hoc autem non est voluntatis, quia ipsa simpliciter et absolute fertur in suum objectum quod est finis; sed est rationis, cujus est ordinare unum ad aliud, et ideo proprie acci­ piendo, imperium non est voluntatis ». In IV Sent., dist. 15, q. 4, art. 1, q;uU i‘ ad 3 ,n. jt je Note 5. Le sacrifice improprement dit. (Voir p. 39, note 2.) Saint Thomas s’inspire visiblement de saint Augustin, quand il rapporte le sacrifice extérieur au sacrifice inté­ rieur de l'âme. Mais, emporté par l'élan de l’éloquence, le Docteur d’Hippone n’a pas toujours conservé aux mots leur sens propre. La religion, écrit-il, nous fait tendre à Dieu par l'amour. Le sacrifice, acte religieux réservé à Dieu, n’a qu'un but : nous faire aimer Dieu et le prochain: toutes les prescriptions divines au sujet des sacrifices se rapportent à ce sacrifice intérieur. 0 Proinde verum sacrificium est omne opus quod agitur, ut sancta societate inhaereamus Deo, relatum scilicet ad illum finem boni quo eraciter beati esse possimus ». Tout acte de miséri­ corde, rapporté ainsi à Dieu, est un vrai sacrifice; et c’est même à titre d'acte de miséricorde envers nous-meme, que la consécration de notre corps et de notre âme à Dieu constitue un vrai sacrifice. (Saint Augustin : De Civitate Dei, libro X, cap. 3-6 et 19.) Sans le contredire ouvertement, saint Thomas le ramène discrètement à la propriété du terme. Le but du sacrifice n'est pas précisément de nous porter à la charité; mais plutôt de témoigner notre révérence vis-à-vis de Dieu. Ensuite, l’on peut sans doute poser, en vue de cette révé­ 77 rence, des actes relevant d'autres vertus : on peut, dans ce but religieux, faire des actes de mortification, des œuvres de miséricorde. A ce titre, en raison de cette intention, on peut les appeler des sacrifices, tout comme un vol commis en vue de la fornication revêt la malice de celle-ci, et de ce chef, peut être appelé de ce nom. Cependant, il y a des actes qui ne relèvent pas d’autres vertus, mais qui sont des offrandes de choses extérieures faites à Dieu, en vue de 1’honorer; ce sont là les vrais sacri­ fices, appartenant par eux-mêmes à la vertu de religion. « Contingit et ea quae secundum alias virtutes fiunt, in divinam reverentiam ordinari; puta cum aliquis elee­ mosynam facit de rebus propriis propter Deum, vel cum aliquis proprium corpus alicui afflictioni subjicit propter divinam reverentiam: et secundum hoc etiam actus aliarum virtutum sacrifici · dici possunt. Sunt tamen quidam actus qui non habent ex alio laudem nisi quia fiunt propter reverentiam divinam : ct isti actus proprie sacrificia dicuntur, et pertinent ad virtutem religionis. » 2» 2*· q. 85, art. 3, corp, et ad ium; art. 4; q. 86 art. 2 ad ium; q. 81 art. 4 ad ia,n. Note 6. L’obéissance, vertu spéciale. (Voir p. 47, note 2.) L’obéissance est double, écrit saint Thomas. On obéit d’une manière générale quand on remplit les ordres de l’autorité; comme telle, l’obéissance est incluse en toute vertu ct n’a pas de mérite propre. L'obéissance, vertu spéciale, nous incline à remplir les ordres des supérieurs, parce que la soumission leur est due; ainsi envisagée, l’obéissance a son mérite propre et se rattache à la vertu de justice (2a 2*« q. 4, art. 7, ad. 3um.) L’obéissance, vertu spéciale, a comme objet matériel la loi ou le précepte du supérieur. Il n’est pas nécessaire que l’ordre soit intimé expressément ou promulgué; l'obéissance prompte se contente d’un simple signe indiquant la volonté du supérieur et sait prévenir la 78 promulgation de la loi. Encore faut-il, pour J'obéisssance stricte, qu’il y ait volonté préceptivc de la part du supérieur (2* 2“ q. 104, art. 2, in corp, ad 2um et j”™.) Se soumettre aux désirs du supérieur n’est donc pas exercer l'obéissance stricte. Mais, faut-il le dire, c’est exercer un acte très parfait qui se rattache à ce que Mgr Gay appelle « humilité de soumission ». (Vie et vertus chrétienne , t. I, p. 307.) On peut ajouter que, si l'acte extérieur de cette soumission n’est pas un acte d’obéis­ sance, l'acte intérieur peut revêtir le mérite de cette vertu, si l’on se soumet aux désirs du supérieur pour assouplir sa volonté en vue de l'obéissance parfaite aux ordres proprement dits de l'autorité (Vermeersch : De reli­ giosis institutis et personis, t. I, n° 287). Il arrivera que l’ordre du supérieur tombe sur des actes qui, d’eux-mêmes déjà, relèvent d’autres vertus. L’accom­ plissement de l’ordre s’enrichit alors du mérite spécial de l’obéissance, si l’on pose l'acte en tant que commandé. Cette intention spécifie l'acte de soumission matérielle à la loi et en fait un acte d’obéissance. « Si obedientia pro­ prie accipiatur, secundum quod respicit per intentionem formalem rationem praecepti, erit specialis actus, et inobedientia peccatum speciale : secundum hoc enim ad obedientiam requiritur quod impleat aliquis actum justitiae vel alterius virtutis, intendens implere praecep­ tum; et ad inobedientiam requiritur quod actualitcr contemnat praeceptum ». (2Λ 2‘* q. 104, art. 2 ad i'lm.) 11 n’est pas nécessaire que l’acte commandé répugne à nos goûts naturels ni que l'obéissance suppose de grands sacrifices. Il suffit au mérite de l'obéissance que la volonté de l’inférieur s'applique de bon cœur, devote, à remplir l’ordre reçu. (Saint Grégoire avait, sur ce point, une doctrine plus austère. Moralium, libr. 35, cap. 14; P. L.» t. 76, col. 766, n° 30. Sans contredire ouvertement le Grand Docteur, saint Thomas le ramène discrètement à une sage mesure, q. 104, art. 2 ad 3um.) Tout en s’appuyant à la religion, l’obéissance en diffère cependant. « Dicendum est, écrit De Lugo, obedientiam differre ab adorationq (religione), in co quod obedientia. esto obiter indicet submmissionem internam, non tamen 79 illam intendit praecipue ostendere : primario enim inten­ dit solum adimplere jussa superioris; quare si posset fieri haec adimpletio sive eo quod per ipsam significaretur summissio interna, adhuc illa esset actus obedientiae ; obedientia enim non attendit ad honestatem peculiarem quae apparet in significatione summissionis; ad quam tamen solum attendit adoratio. » De Luco De mysterio Incarnationis, disp. 33, sectio 2, n° 21. De même Lessius : De j uslitia et jure, libro 2, cap. 36, dub. 2, n° 14. & Note 7. charité, forme et mère de toutes les vertus. (Voir p. 55, note 2.) La charité, dit saint Thomas, est la forme et la mère de toutes les vertus. Ces divers qualificatifs désignent une seule et même propriété de la charité : celle d’orienter vers Dieu toutes les autres vertus. Quelques mots d’explication s’imposent. Dans l’ordre moral, c’est la fin qui spécifie l’action.« Ac­ tus dicuntur humani inquantam procedunt ex voluntate deliberata. Objectum autem voluntatis est bonum et finis, et ideo manifestum est quod principium humanorum actuum, inquantum sunt humani, est finis ». (ia 2“ q. 1, art 3.) Et comme le principe qui spécifie une chose est aussi appelé sa forme, il faut conclure que, dans l'ordre de l’action, la fin donne la forme à l’acte, a In omnibus actibus voluntariis, id quod est ex parte finis, est formale; quod ideo est quia unusquisque actus formam et speciem recipit secundum formam agentis, ut calefacti secun­ dum calorem. Forma autem voluntatis est objectum ipsius, quod est bonum et finis, sicut intelligibilc est forma intellectus; unde oportet quod id quod est ex parte finis, sit formale, in actu voluntatis. » (De Cantate, quest, unica, art. 3.) Cette fin peut être le terme auquel la nature même de l’acte est ordonné (finis operis) ; dans ce cas, la fin sert à définir l’acte en lui-même et lui donne sa forme intrin­ 80 sèque : le fait de donner l’aumône tend de soi à soulager la" misère du prochain. Mais il peut s’agir d’une fin différente de cette fin natu­ relle dont on vient de parler. Cette fin ajoutée (finis ope­ rantis) informe l’acte, en lui donnant une forme ou fin extrinsèque. Or, telle est la charité. « In moralibus, forma actus atten­ ditur principaliter ex parte finis : cujus ratio est quia principium moralium est voluntas, cujus objectum et quasi forma est finis; semper autem forma actus conse­ quitur formam agentis; unde oportet quod in moralibus id quod dat actui ordinem ad finem, det ei et formam. Manifestum est autem quod per caritatem ordinantur actus omnium aliarum virtutum ad ultimum finem; et secundum hoc ipsa dat formam actibus omnium aliarum virtutum ; et pro tanto dicitur esse forma virtutum ; nam et ipsae virtutes dicuntur in ordine ad actus formatos, a (2* 2” q. 23 art. 8.) La charité ne définit donc pas intrinsèquement tous les actes vertueux, La spécificité des vertus subsiste en effet sous l’empire même delà charité; mais elle en est la forme extrinsèque, attirant les autres vertus dans son orbite et les orientant ainsi vers sa fin propre, o Caritas non est forma intrinseca, sed ex hoc ipso quod trahit omnes alias virtutes ad suum finem, format virtutes... Caritas non est forma virtutum quae sit pars essentiae virtutum, sed est forma quasi informans d. (De Caritate, art. 3, ad X7U® et i8jm.) C’est uniquement dans ce sens que la charité est la forme de la foi. a Actus voluntarii speciem recipiunt a fine qui est voluntatis objectum; id autem a quo aliquid spe­ ciem sortitur, se habet ad modum formae in rebus natu­ ralibus; et ideo cujuslibet actus voluntarii forma quod­ ammodo est finis ad quem ordinatur... Manifestum est autem quod actus fidei ordinatur ad objectum voluntatis quod est bonum, sicut ad finem; hoc autem bonum quod est finis fidei, scilicet bonum divinum, est proprium objectum caritatis; ct ideo caritas dicitur forma fidei, inquantum per caritatem actus fidei perficitur et for­ matur. » (2* 2« q. 4, art. 3, in corp, et ad 21«.) C'est dans 81 « ce sens qu’il faut comprendre ce que S. Thomas dit ailleurs : « Cum fides sit in intellectu secundum quod est motus et imperatus a voluntate, id quod est ex parte cognitionis eat quasi materiale in ipsa; sed ex parte volun­ tatis accipienda est ipsius formatio. Et ideo cum caritas sit perfectio voluntatis, a caritate fides informatur. » {De Veritate, q. 14, art. 5, de même In III Sent., dist. 23, q. 3, art. 1, q«»»a 1* in corp, et ad 2um.) Ce qui vient d’être dit de la foi peut se répéter de l'espérance (ia q. 62, art. 4). Si la charité informe de la sorte la vie morale, elle est le moteur de toutes les vertus. La raison est la même : si elle oriente vers Dieu toutes les vertus, c’est par son com­ mandement, son empire. Elle les meut donc vers la fin dernière. « Caritas dicitur forma omnium virtutum, inquantum omnes actus omnium virtutum ordinantur ad summum bonum amatum... Et hinc etiam apparet quomodo caritas sit motor omnium virtutum, inquantum jcillicet imperat actus omnium aliarum virtutum... Cum omnes aliae virtutes ordinentur ad finem caritatis, ipsa imperat actus omnium virtutum, et ex hoc dicitur motor earum. » {De Caritate, art. 3.) Par là même, la charité est appelée la mère de toutes les vertus. « Dicitur caritas mater aliarum virtutum, dit-il élégamment, inquantum earum actus producit ex conceptione finis inquantum habet se per modum semims cum sit principium in operabilibus. » {In III Sent., dist. 27, q. 2, art. 4, q««i» .) Dans le même sens : « Virtus oritur ex appetitu incommutabilis boni; et ideo caritas, quae est amor Dei, ponitur radix virtutum. » (x4 2M q. 84, art. i ad ium.) Les mots suivants résument bien toute la pensée de saint Thomas : « Caritas dicitur finis aliarum virtutum, quia alias virtutes ordinat ad finem suum; ct quia mater est quae in se concipit ex alio, ex hac ratione dicitur mater aliarum virtutum, quia ex appetitu finis ulti­ mi concipit actus aliarum virtutum, imperando ipsos ». (2a 2ar q. 23, art. 8, ad 3um.) « Caritas est mater omnium virtutum et radix, inquantum est omnium virtutum forma. » (1* 2»« q. 62, art. 4.) 82 Par là, on comprend plusieurs propriétés de la charité que nous ne pouvons que signaler ici. La charité est d’abord la condition du mérite des actions humaines. Les actes des vertus ne sont méritoires de la vie éternelle que s’ils sont commandés parla charité. « Caritas cadit in definitione virtutis meritoriae, ut patet per definitionem Augustini dicentis quod virtus est bona qualitas mentis qua recte vivitur. Non enim recte vivitur nisi per hoc quod vita nostra ordinatur in Deum, quod caritas facit. » [De Caritate, art. 3 ad 3“®; 1“ 2*’ q. 114, art. 4.) Ensuite, la possession par l'homme de la vertu de cha­ rité entraîne pour lui la possession des autres vertus, qui sont ordonnées à elle (1* 2l« q. 65, art. 3, ad iura ; De Virtutibus cardinalibus, quest, unica, art. 2.) Enfin, la perte de la charité entraîne la perte de toutes les autres vertus en tant que vertusi parfaites (i* 2M q. 71· art. 4). Note 8. Religion et sainteté. (Voir p. 57, note 2). Une chose, une personne est sainte, en ce qu'elle est soustraite aux usages profanes et consacrée au culte de Dieu. Quelle idée saint Thomas s'est-il fait de la sainteté? Quand il fut question, pour lui de distribuer les vertus annexes à la justice, le saint Docteur a rencontré, dans la littérature philosophique, de nombreux essais de classi­ fication. Andronicus le péripatéticien ne parlait pas de « religion mais il connaissait 1'« eusebia » et la * sain­ teté ». Selon son habitude, saint Thomas va tenter la conci­ liation entre les divergences. Ces deux vertus, dit-il, ne sont que deux aspects delà religion : » Dividit (Andronicus) religionem in eusebiam quae ordinat ad Deumin cultu qui exhibetur in protestatione servitutis, sicut sacrificia et hujusmodi; unde dicit quod est scientia Dei famulatus, et sanctitatem quae ordinat ad Deum in omnibus aliis operibus vitae, unde dicit quod sanctitas est scientia faciens fideles et servantes quae ad Deum justa sunt ». 83 Et il ajoute : >.Jam patet distinctio sanctitatis et euseJ>iae,ex his quae dicta sunt. Unde sanctitas eodem modo 'comparatur ad omnes virtutes sicut justitia legalis; quia sicut justitia legalis operatur actus omnium virtutum propter bonum commune, ita sanctitas, propter Deum. » In III Sent., dist. 33, q. 3, art. 4, q-ul* 6· in corp, et ad 3 uro. D’après ce texte, à la sainteté seraient réservés les actes imperés de religion; l’cusebia serait la religion, en tant que principe des actes proprement cultuels. Ce ne seraient cependant pas deux vertus distinctes. Ce même point de vue est repris dans la Somme Théo­ logique. « Eusebia dicitur quasi bonus cultus; unde est idem quod religio... et ad idem reducitur sanctitas » (2J q. 80, art. unico ad 4ura. ) Il se plaît cependant à établir une distinction de raison entre la sainteté et la religion. « Sanctitas dicitur per quam mens hominis seipsam et suos actus applicat Deo; unde non differt a religione secundum essentiam, sed solum ratione; nam religio dicitur, secundum quod exhibet Deo famulatum in his quae pertinent specialiter ad cultum divinum, sicut in sacrificiis, oblationibus et aliis hujus­ modi (il s'agit donc des actes élicites) ; sanctitas autem dicitur secundum quod homo non solum haec, sed aliarum virtutum opera refert in Deum, vel secundum quod homo se disponit per bona quaedam opera ad cultum divinum. » (2i 2a« q. 81, art. 8.) La sainteté est donc la religion, en tant qu'ordonnant les actes de toutes les vertus au culte divin. Elle est donc semblable à la justice légale : vertu spéciale en elle-même, elle est générale par l’empire qu’elle exerce : de même que la justice légale ordonne au bien commun les actes de toutes les vertus, de meme la sainteté ordonne ces mômes actes au culte divin. « Sanctitas habet quamdam generalitatem, secundum quod omnes virtutum actus per imperum ordinat in bonum divinum, sicut et justitia legalis dicitur generalis virtus, inquantum ordinat omnium actus in bonum commune >. Ibid., ad rlm. On ne doit pas, pensons-nous, insister sur cet article de saint Thomas, ni en tirer des conclusions qui dépasse­ 84 raient sa pensée. Nous sommes en présence d’une de ces délicates questions de nuances dont les théologiens du moyen-âge sont coutumiers. Saint Thomas n'a vu dans la « sainteté * qu’un vertu -morale, non certes une vertu qui se rapporterait à la sanctification de l'âme par la grâce sanctifiante.il n'attache d’ailleurs à cette question aucune importance réelle. Il n’y revient en aucun autre endroit. Il attribue à la religion, le pouvoir d'impérer les actes des autres vertus et de les ordonner au culte divin. Peut-être cependant, y a-t-il, dans la pensée de saint Thomas, une nuance entre l’empire qu'exerce la religion et celui qu’exerce la sainteté. La première oriente strictement au culte divin; la sainteté rapprocherait davantage de Dieu, s Sanctitas dicitur, vient-il de dire, qua mens hominis seipsam... applicat Deo; omnes virtutem actus ordinat in bonum divinum » et encore : « temperantia non habet rationem sanctitatis, nisi referatur ad Deum » (Ibid, ad 2um.) Quoi qu'il en soit, comme le mot u sain­ teté » dans le langage usuel a une portée moins stricte, nous nous conformons à l’usage habituel en rapportant à la religion sans plus, ce que saint Thomas attribue à la religion, en tant que sainteté. Note 9. — L’empire de la religion sur les vertus théologales. (Voir p. 65, note 3.) Il nous plaît de citer quelques théologiens, en faveur de la conclusiort relative à l'empire que la religion peut exer­ cer sur les vertus théologales. Lessius écrit : κ Actus fidei, spei et caritatis posse a virtute religionis imperari. Nec obstat quod ait D. Tho­ mas (2* 2ae, q. 81, art. 5, ad inra.): virtutes theologicas, eo quod versentur circa finem ultimum, Deum, imperare actus religionis et aliarum virtutum quae versantur circa media; quia etsi hoc virtutibus illis -per se conveniat, eo quod per se et ex natura sua circa finem ultimum ver­ sentur, tamen per accidens contrarium fieri potest, ut si quis velit uti actu virtutis theologicae ad finem virtutis 85 inferioris. Omnis enim actus qui potest esse medium ad consequendam virtutem aliquam vel proprium ejus finem, potest ab ea imperari, ita ut ex affectu ejus homo sc applicet ad illum actum. Sic religio potest imperare actus fidei, spei et caritatis, quia hi actus sunt idonei ad finem religionis, qui est honorare Deum. » Lessius De Justitia et jure, libro II, cap. 36, dub. 2, n° 13. Et Suarez : « Constat non esse inconveniens actus theologicarum virtutum a morali aliqua imperari, etiam­ si illae perfectiores sint. Quia hoc imperium non est nisi motio seu applicatio ad actum proprium, quae applicatio potest fieri ex libertate voluntatis, etiamsi ex natura rei necessaria non sit, atque ita potest virtus inferior uti actu superioris virtutis ad suum finem propter pro­ portionem quam ad illam habet. In quo nulla est inor­ dinatio moralis, sed potius quoddam augmentum perfec­ tionis, saltem extrinsecum et accidentarium, quod in divinam gloriam tandem ordinatur. Suarez, De virtute et statu religionis, tract. I, libro III, cap. 2, n° 9. A leur tour deux thomistes avérés arrivent à la même conclusion. « Quilibet virtutis actus, écrit Cajetan, pro quanto liber est, potest sub voto cadere; ac per hoc materia sanctitatis aut religionis esse, cujus votum est actus; ac per hoc, imperari a sanctitate (voir plus haut la note 8 de ΓAppendice). Ex quibus sequitur quod ex hoc solum quod una virtus potest imperare actui alte­ rius, non efficaciter arguitur virtutem illam esse simpli­ citer priorem : alioquin religio esset prior fide, cum contingat vovere actum fidei. · Cajetan. In ium 2” q. 8x, art. 8. On ne peut être plus explicite que Billuart : · Cum virtutes theologicae versentur circa finem, ipsis per se convenit per imperium movere virtutes operantes ea quae ordinantur ad illum finem, qualis est religio. Per accidens autem ipsa religio potest imperare actus virtutum theologicarum, quatenus idonei sunt ad suum finem, nempe colendum Deum : sic, verbi gratia, religio actum fidei imperando colit Deum et summum ei defert honorem declarando eum esse primam veritatem. Si dicas esse proprium superioris imperare, respondeo... virtutem 86 quae secundum sc est aliis inferior posse per accidens et secundum quid fieri eis superiorem ratione alicujus circumstantiae quam eis superaddit, sicque earum actus materialiter sumptos ordinare secundum hanc formalitatem superadditam ad suum finem et consequenter eos imperare.» Billuart : Summa Sancti Thomae ; Tracta­ tus de religione, dissert. I, art. 2°, objectio 2* . Pour éviter toute obscurité, nous avons éliminé de notre exposé l'expression imperium per accidens d’une vertu sur une autre. Ιλ vertu infuse de religion peut elle meme per accidens, commander à une vertu théologale? Cela reste douteux après l’exposé fait de la doctrine de saint Thomas sur la hiérarchie des vertus. Mais un acte de religion peut impércr simpliciter un acte de vertu théologale. De la répétition de ces actes religieux, naîtrait en nous une facilité de poser les actes des vertus théologales par motif de religion : en langage de l’école un habitus acqui­ situs créant en nous une mentalité religieuse, un esprit de religion. De Lugo, entreprenant de réfuter Suarez, nie que la religion puisse imperer aucune vertu. Il a le grand mérite d’avoir, avec sagacité, distingué nettement l’objet formel de toutes les vertus voisines de la religion. Et Suarez n’a pus toujours la précision désirable, en disant que toute vertu est matière de religion. Mais nous craignons que De Lugo n’ait à son tour trop rapproché l’acte tmperé de l’acte élicite. L’équivoque apparaît, semble-t-il, assez manifeste dans son De mysterio Incarnationis, disp. 33, sectio 2, n° 22. < Dices : esto actus obedientiae non posse elici ab habitu adorationis (religionis), quia non habet illud objectum formale; poterit tamen imperari ab affectu adorationis (religionis), quia non habet illud objecium formale poterit tamen imperari ab affectu adorationis... Respondeo nec hoc modo posse imperari, ita ut per ipsum actum obedientiae exerceatur adoratio. » 8/ TABLE DES MATIERES. Chapitre I. L’attitude religieuse..................... Pages. 5 Chapitre II. La vertu de religion......................... 11 Chapitre III. Les actes propres de la vertu de religion......................................................... 23 Article I. Les actes intérieurs..............................24 Article II. Les actes extérieurs......................... 31 Chapitre IV. Vertus imprégnées de religion . . 40 Article I. L’humilité.............................................. 40 Article II. L’obéissance et autres vertus con­ nexes.................................................................. 44 Chapitre V. Les vertus impérées par la religion 50 Article I. L’empire des vertus théologales . . 52 Article II. L’empire de la religion sur les autres vertus................................................. 57 Conclusion.................................................................. 67 Appendice.................................................................. 71 Brux. Vroaaat & C·, — 1-30-7*77. IMPRIMATUR : «hliniao 27 Oct. 1919. Lovanii 30 Oct. 1919. 5. Jos. Card. Mercier. Roberiis Abbas rchiepiscopus Mochi. Monasterii Reginae Coali do Castro T.ovaniensi.