Nihil obstat : Imprimi potest : Ad Salices, dic 3· dec. 1951 M.-L. GuÉRARD DEL LAURIERS, O, p. Parisiis, die io* /ebr. X952 A.-M. Avril, o. p. D. Dvbarle, o. p. prior prov. Imprimatur : Parisiis, die x6* febr. 1952 Petrus Brot vie, gén. H.-D. GARDEIL, o. P. professeur à la Faculté Je Philosophie Ju Saulchoir INITIATION A LA PHILOSOPHIE DE S. THOMAS D’AQUIN (5* Édition) II COSMOLOGIE LES ÉDITIONS DU CERF 29, BoulcvarJ Latour-Mauhourg, Paris-7® 1967 AVANT-PROPOS La physique est la partie de l’œuvre d’Aristote qui a été le plus tôt mise en question ; il n’est que d’évoquer, à côté d’autres, la critique cartésienne. Elle est cependant pièce es­ sentielle du système, et l’on ne peut, en péripatétisme, la lais­ ser de côté. Souvent dans les exposés scolastiques on s’efforce de ia rajeunir. Nous avons préféré ici nous tenir plus près des analyses et des raisons du texte. Quelques perspectives seront ouvertes sur des renouvellements possibles, mais de façon discrète, et telles que l’architecture de l’édifice ancien ne s’en trouvera pas voilée. La pensée, comme l’histoire, croyonsnous, y trouvent leur profit. Une moderne philosophie de la nature, dans l’esprit d’Aristote, serait à écrire, mais cette tâche n’était pas la nôtre. Chez le Stagirite il n’y a pas entre ce que, depuis Wolff, on dénomme cosmologie et psychologie de séparation tranchée : une partie suit l’autre en continuité. La division, si on la maintient, aura donc toujours quelque chose d’arbitraire. Les interprètes modernes rattachent fréquemment l’étude de la vie en général à la cosmologie proprement dite. Il nous paraît plus indique de la laisser, comme préambule, à la psy­ chologie. L’autre manière de faire a l’inconvénient d’isolcr trop, dans l’étude de l’homme, l’aspect biologique et l’aspect psychique, ce qui, semble-t-il, n’est pas dans la ligne d’Aris­ tote. Vu le caractère suranné de maints exposés de la physique du Stagirite, il nous a semblé que nous pouvions, réservant notre attention aux seuls principes, être plus brefs dans ce volume de VInitiation que dans les autres. INTRODUCTION La nature se révèle avoir été l’objet presque exclusif des investigations de ces premières générations de sages auxquels la tradition a réservé le titre significatif de « Physiciens ». De Thaïes de Milct à Empédoclc et à Anaxagore l’intelli­ gence grecque a été consacrée essentiellement à l’élaboration d’un système du monde. Et si, à partir de Socrate, les sciences qui, telles la logique et la morale, reposent sur la connaissance réflexive du sujet ont, à leur tour, pris un non moins mer­ veilleux essor, l’élan donné aux recherches sur la nature ne s’est cependant pas ralenti : à côté de la République, Platon écrira le Tùnée et, après Démocrite, Aristote reviendra avec une curiosité renouvelée à la tradition inaugurée par les penseurs de l’Ionie. Dans cette première ferveur de l’intelligence, où les plans du savoir sont encore mal distingués, c’est à la fois une philo­ sophie et une science de la nature que l’on entreprit d’élaborer. Il est d’ailleurs à remarquer que si certaines disciplines, comme la géométrie ou l’arithmétique, n’ont pas tardé à s’organiser de façon pratiquement autonome, les deux aspects, philoso­ phique et scientifique, de l’étude de la nature ne seront jamais nettement séparés chez les Grecs, et ce n’est que par une abstraction de valeur toute relative qu’il sera possible, par la suite, de parler, pour la pensée hellénique, d’une histoire de la science et d’une histoire de la philosophie. Il reste qu’en dépit d’une certaine confusion des objets et des méthodes, science et philosophie de la nature ont en­ semble fait leurs premiers pas en Grèce, du vu® au IIIe siècle avant notre ère. Laissant les sciences, ou plutôt la partie scien­ tifique de cet admirable mouvement de pensée à d’autres études, nous avons ici à considérer la partie philosophique ΙΟ PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE de l’œuvre accomplie. De façon plue précise, puisque nous songeons à saint Thomas, c’est à la philosophie de la nature d’Aristote qu’il convient que nous nous arrêtions. Ces li­ mites auxquelles nous allons pratiquement nous circons­ crire ne devront pas faire oublier que la physique du Stagirite, laquelle forme la substance même de celle de saint Thomas, n’est pas un événement intellectuel isolé mais appartient à un ensemble de recherches sur la nature extraordinairement vivant et fécond. Les allusions trop brèves que l’on sera amené à faire aux idées du temps ne seront que les amorces d’un replacement dans son cadre historique de ce fameux système du monde d’Aristote qui, tout en ayant sa consistance propre, ne devient cependant pleinement intelligible que vu dans son milieu. § I. Le Problème de la cosmologie aristotélicienne a) L’étude de la nature ou du monde physique constitue la partie la plus développée de la philosophie d’Aristote, celle certainement à laquelle ce travailleur infatigable a consacré l’effort le plus continu. Mais, depuis, le progrès et le renou­ vellement des sciences a été tel qu’un problème extrêmement épineux se pose d’emblée à qui, de nos jours, entend demeurer fidèle aux principes du péripatétisme. En voici les données essentielles. La physique constituait pour Aristote la troisième partie de la philosophie théorétique ; les deux premières parties étant la métaphysique et les mathématiques. Cette diversification du savoir théorétique avait pour fondement les degrés de sépa­ ration d’avec la matière sous lesquels on peut successivement envisager l’objet de connaissance : ce que l’on appellera plus tard les degrés d’abstraction. Ainsi le physicien considère-t-il « l’être de la nature » indépendamment de ses caractères individuels, mais doué cependant encore de ses qualités sen­ sibles communes : le biologiste, pour reprendre l’exemple des anciens, n’étudiera pas « cette chair » ou « ces os », en ce qu’ils ont de particulier, mais · la chair » ou « les os » en général. Plus tard saint Thomas précisera qu’à ce niveau on abstrait de la matière individuelle, a materia individuali, tout en gar­ dant la matière sensible materia sensibilis. Sous leur aspect commun, les propriétés accessibles aux sens, coloration, dureté, sonorité, etc., demeureront donc comprises dans cet ordre du savoir. INTRODUCTION II Sur ces bases méthodologiques, Aristote avait constitué cet extraordinaire système du monde, aussi puissant dans ses structures qu’ingénieux dans l’agencement de ses détails, qui devait dominer la pensée des vingt siècles suivants. L’on sait qu’à partir du xvii® siècle, grâce à une expérimen­ tation renouvelée et à la fécondité des procédés mathéma­ tiques, s’est construit l’édifice d’une masse autrement impo­ sante, et d’une efficacité pratique combien supérieure, qui constitue le corps des sciences physiques modernes. Comme cette révolution s’est opérée en réaction contre le système ancien et par l’utilisation de méthodes, en apparence au moins, tout opposées, nous nous trouvons en présence de deux en­ sembles cohérents qui prétendent bien chacun nous faire connaître le monde physique, mais qui, effectivement, nous le montrent sous des visages très différents. Dans ces conditions, un accord est-il possible entre les deux physiques envisagées ? Nous estimons que oui, si chacun de ces savoirs se trouve ramené à ses possibilités propres : si, en particulier, la phy­ sique péripatéticienne se voit purifiée de tout un appareil scientifique évidemment périmé, et si, éventuellement, la physique moderne abandonne certaines prétentions à s’ériger en sagesse suprême, ce qui n’est pas de son ressort. b) Une telle solution de principe du conflit repose sur le fait que l’on peut considérer les phénomènes de la nature à deux points de vue différents : - ou bien on s’attachera à en déterminer les caractères ou les propriétés les plus communs, en se fondant pour cela sur les données expérimentales les plus simples et les plus immé­ diates ; ainsi se demandera-t-on quelles sont les conditions universelles du changement comme tel et à quels principes ultimes il convient de le ramener (atomes, éléments, matièreforme, etc.), et dans cette voie on pourra conserver Aristote comme guide pour constituer au sens propre une Philosophie de la nature ; - ou bien on se limitera à la recherche des conditions spéciales de tels phénomènes particuliers (chute des corps, magnétisme, évaporation, etc.) en se situant au niveau même de l’observa­ tion et de la mensuration de ces phénomènes, et dans ce cas il faudra reconnaître que l’on est au plan de la Science de la nature, domaine où évidemment les modernes ont l’avantage. Pour reprendre les précisions apportées par M. Maritain on dira qu’en Philosophie de la nature, tout en continuant à 12 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE se référer aux objets perçus par les sens (ier degré d’abstrac­ tion), on fait appel à des principes d’explication ressortissant à une ontologie générale ; tandis qu’avec les Sciences de la nature on reste au plan des notions immédiatement contrô­ lables par rcxpéricncc et mesurables, et lorsqu’on y a recours à une lumière supérieure, l’on s’en tient à celle de l’abstrac­ tion mathématique. Il y a ainsi pour nous, vis-à-vis des phé­ nomènes physiques, deux façons de résoudre nos concepts : selon « une résolution ascendante vers l’être intelligible, dans lequel le sensible demeure, mais indirectement, et au service de l’être intelligible, comme connoté par lui ; et une résolu­ tion descendante vers le sensible et l’observable comme tels, dans laquelle sans doute nous ne renonçons pas absolument à l’être (sans quoi il n’y aurait plus de pensée) mais où celui-ci passe au service du sensible lui-même, et avant tout du mesu­ rable, n’est plus qu’une inconnue assurant la constance de certaines déterminations sensibles et de certaines mesures, et permettant de tracer des limites stables encerclant l’objet des sens. Telle est bien la loi de résolution des concepts dans les sciences expérimentales. Nous appelons respectivement ontologique (au sens le plus général du mot) et empiriologique ou spatio-temporelle ces deux types de résolution des concepts ou d’explication » {Les degrés du savoir, ircéd.,pp. 287-288). Avec cette distinction d’un plan d’explication philoso­ phique et d’un plan d’explication scientifique des phénomènes de la nature, l’on peut, tout en ayant l’avantage de laisser les sciences physiques se développer selon leurs méthodes propres et à leur niveau, se réserver la possibilité de spéculer en phi­ losophe dans la ligne des principes aristotéliciens. Tel est du moins ce qu’il semble que l’on puisse dire en première appro­ ximation. c) En réalité et à y regarder de plus près, la limite respec­ tive des deux domaines de pensée n’est pas aussi aisée à éta­ blir qu’il apparaît de prime abord. Les résultats scientifiques ne peuvent être tour à fait ignorés par le philosophe de la nature, et les déterminations de celui-ci concernant des no­ tions telles que la finalité, le hasard, l’espace, le temps, etc., ne seront peut-être pas indifférentes au savant. Il faut reconnaître d’autre part que la distinction précédente n’est pas explicite chez Aristote qui, trop confiant dans les possibilités de la déduction a priori, présente en un ensemble homogène ce que nous venons de rapporter à des procédés méthodiques différents. L’œuvre même sur laquelle nous avons à réfléchir, INTRODUCTION 13 tout cn conservant, ainsi que nous pourrons le constater, une valeur philosophique, est donc entièrement à reviser. Celui qui voudrait, de nos jours, constituer une cosmologie sous l’inspiration du Stagirite devrait procéder en deux temps : d’abord, par une critique continue, dégager dans la physique aristotélicienne ce qu’il y a de durable de tout ce qui est scientifiquement périmé ; et sur cette base — que l’on aurait sans doute à élargir, tout au moins du côté des principes mathématiques — reconstruire un système purement phi­ losophique. Ici, notre ambition sera plus modeste. Sans nous interdire de procéder à quelques discriminations élémentaires et de nous référer, à l’occasion, à des théories plus actuelles, nous voudrions, avant tout, donner une idée objective du système du monde, tel que l’a conçu Aristote. Comme d’ailleurs nous entendons demeurer au niveau des principes, nous ne débor­ derons guère, en fait, au delà de la partie philosophique de ce système, c’est-à-dire de la plus authentiquement valable, et nous n’aurons que peu à nous inquiéter du renouvel­ lement des idées scientifiques. § II. Objet et divisions de la philosophie de la nature a) Objet. — Le péripatétisme a sur cette question fonda­ mentale une doctrine bien arrêtée et dont la valeur paraît être durable. Le monde de la nature, pour Aristote, était avant tout celui du changement perpétuel ou de la mutabilité. Il conviendrait pour donner toute sa signification à cette forme de conscience initiale d’évoquer les conceptions des premiers physiciens grecs qui furent tous si sensibles à ce renouvelle­ ment continu dont l’univers paraît être le théâtre. < Tu ne te baigneras pas deux fois dans le même fleuve », « Tout s’écoule », avait proclamé le sage Héraclite. Le Stagirite, sur ce point, ne fait donc qu’exprimer une opinion qui déjà avant lui était commune : l’être de la nature dans son essence même est changeant. Le philosophe de la nature ne saurait donc avoir pour sa science d’objet formel, de subjectum logique plus adéquat que l’être considéré sous la raison même de mutabilité : ce que la scolastique appellera Yens mobile. Saint Thomas dira (Phys., I, i. i) : «... des choses qui dépendent de la matière, non seulement 14 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE quant à leur être, mais aussi dans leur notion, traite la phi­ losophie de la nature, appelée d’un autre nom physique. Et comme ce qui est matériel est de soi mobile, il s’ensuit que Vitre mobile est le sujet de la philosophie de la nature. ... de his vero quæ dependant a materia non solum secun­ dum esse, sed etiam secundum rationem, est naturalis quæ physica dicitur. Et quia hoc quod habet materiam mobile est, consequens est quod ens mobile sit subjec­ tum naturalis philosophiæ ». Dans ce texte majeur, saint Thomas rattache cette « mobili­ té > qui définit formellement l’objet de la philosophie de la nature au caractère matériel des êtres qu’elle considère : comme tel, l’être matériel est changeant, tandis qu’à l’inverse l’être immatériel apparaîtra immobile. On remarquera dès à présent que « mobile », ainsi d’ailleurs que « mouvement » sont à entendre en péripatétisme dans un sens très large : ils dé­ signent, dans le monde de la nature, toute espèce de muta­ bilité ou de mutation possible. b) Divisions. — La physique d’Aristote peut être partagée en deux grands ensembles. Le premier, qui correspond aux huit livres des Physiques, traite de l’être mobile en général. Le second, qui comprend toutes les autres œuvres, a pour objet l’étude des mouvements et des mobiles particuliers. Cette marche de la pensée allant des données communes aux considérations plus spéciales sc justifie d’elle-même, tout au moins lorsqu’il s’agit de présenter méthodiquement une doctrine. L’organisation interne de chacune de ces parties, de la seconde surtout, donne lieu à controverse. Voici, en tout cas, comment, en son commentaire des Physiques, saint Thomas l’entendit. La physique de l’être mobile en général comprend deux études : celle de l’être mobile lui-même, Physiques I-II, et celle du mouvement, Physiques III-VIII. La physique des mouvements et des mobiles particuliers se subdivise suivant les principaux types de changements et de mobiles. Ainsi le De Coelo traite-t-il des êtres de la nature en tant qu’ils sont soumis à la première espèce de mouvement, le mouvement local. Le De Generatione étudie pour sa part le mouvement vers la forme, génération-corruption, altération, augmentation-diminution, et les » premiers mobiles », c’està-dire les éléments, du point de vue de leurs transmutations INTRODUCTION 15 communes ; du point de vue de leurs transmutations parti­ culières, ces mêmes éléments sont l’objet des Météorolo­ giques. Les autres livres traitent des « mobiles mixtes » : « mixtes inanimés » dans le De mineralibus j « mixtes animés » dans le De Anima et les œuvres qui lui font suite. (Cf. infra, Texte I, p. 101). La présente étude ne sortira guère des considérations com­ munes sur le mouvement, autrement dit du cadre même des Physiques. Autant que possible on respectera l’ordre et les démarches originales de la pensée de cet ouvrage. Toutefois les livres V et VI qui traitent de problèmes plus spéciaux et VII qui est interpolé, ne retiendront pas l’attention. Seront ainsi successivement considérés : Ch. i : Les principes de l’être mobile (I). Ch. 2 : La notion de nature (II début). Ch. 3 : Les causes de l’être mobile (II fin). Ch. 4 : Le mouvement et ses espèces (III début). Ch. 5 : L’infini, le lieu, le vide, Je temps (III fin, IV) Ch. 6 : Le premier moteur (VIII). Conclusion : Le système du monde d’Aristote. § III. Éléments bibliographiques Les textes de base demeurent toujours, avec les ouvrages précités d’Aristote, les commentaires qu’en a faits saint Tho­ mas. De ce dernier sont encore à nommer certains opuscules, en particulier le De principiis natures, dont on trouvera plus loin la traduction complète. Dans l’école thomiste est à signaler tout au moins la Philo­ sophia naturalis du Cursus philosophicus de Jean de SaintThomas qui est classique (pp. 104-130). A titre d’initiation en français sont à recommander : ^Introduction à la physique aristotélicienne de A. Mansion (2e éd., Louvain, 1946) S la Philosophie de la nature de J. MaRITAIN (Paris, Téqui, 1935) ; l’introduction à la traduction du Ier livre des Parties des animaux, de J.-M. Le Blond (Paris, Aubier, 1945)· CHAPITRE I LES PRINCIPES DE L’ETRE MOBILE La science, lorsqu’elle veut être une discipline vraiment explicative, doit nécessairement remonter aux principes. Aussi n’y a-t-il pas lieu d’être surpris de voir Aristote, suivant d’ailleurs l’exemple de ses prédécesseurs, commencer son étude de l’être de la nature par une recherche de ses prin­ cipes. Principe, ici, est à entendre dans le sens d’élément im­ manent ou composant ; les principes extérieurs du change­ ment, c’est-à-dire les causes efficientes et finales, ne seront abordés que plus loin. Le présent exposé se réfère donc ap­ proximativement à ce que l’on intitulerait de nos jours une théorie de la matière. Dans ce qui suit on s’attachera d’abord à dégager les idées maîtresses du premier livre des Physiques, spécialement ce qui concerne les trois principes, forme, privation, matière. Puis, à la lumière des éclaircissements apportés par le De Generatione, on déterminera les grands types de changement, ce qui permettra de fixer, à divers niveaux, la structure pro­ fonde des corps. Des considérations complémentaires sur la façon dont, en péripatétisme, sont à comprendre la quantité et la qualité de l’être physique, et quelques remarques sur l’hylémorphismc comparé à d’autres théories de la matière viendront compléter cette étude des principes (Cf. Texte II, A : Les principes, p. 105). § I. Objet et plan du premier livre des Physiques C’est donc à déterminer les principes de l’être de la nature qu’Aristote s’emploie tout d’abord. Plus précisément, son effort porte sur la fixation de leur nombre : « Il est nécessaire 2. Saint-Tboma» II. 18 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE qu’il y ait soit un seul, soit plusieurs principes, et, s’il y en a un, qu’il soit immobile... ou en mouvement... S’il y en a plusieurs, ils doivent être limités ou illimités, et s’ils sont limités et en nombre supérieur à un, ils doivent être, ou deux, ou trois, ou quatre, ou un autre nombre quelconque » (Phys., c. I 184b, 15-20). Prenons note de ce texte ; il commande et donc éclaire les développements des chapitres suivants. Voici comment ceux-ci se divisent : 1. Position du problème des principes (c. 1 et c. 2 jusqu’à 184 b 22). 2. Réfutation de l’éléatisme (c. 2, suite et c. 3). 3. Exposé critique des théories des physiciens (c. 4). 4. Détermination effective du nombre des principes. a. Les contraires sont principes (c. 5). b. Nécessité d’un troisième terme, le sujet (c. 6 et c. 7). 5. Solution des difficultés de l’éléatisme (c. 8). 6. Les principes en particulier, la matière (c. 9). Il ne serait pas sans intérêt de suivre Aristote dans la cri­ tique remarquablement précise et serrée qu’il établit des doc­ trines antérieures, de l’éléatisme en particulier qui, affir­ mant l’immobilité de l’être, supprimait pratiquement le pro­ blème des principes, ou de l’infinitisme d’Anaxagorc. C’est effectivement dans et par ce travail préalable d’information et de confrontation que la pensée personnelle du Stagirite s’est mûrie. Pour être bref, nous irons tout de suite à l’essentiel. § IL Théorie des trois principes a) Postulat fondamental. « Pour nous, qu’il soit admis comme principe que les êtres de la nature, en totalité ou en partie, sont mus. C’est d’ailleurs manifeste par induction » (Aristote, Phys., c. 2, 185 a 12). La réalité du changement, réalité manifestée par l’expérience, tel est le fondement reconnu de la présente démonstration comme, peut-on dire, de toute la physique du Stagirite. A l’affirmation immobiliste et moniste des éléates, Aristote op­ pose avant tout l’expérience. La génération, ainsi que les autres espèces de changement sont des faits : l’homme qui était inculte devient effectivement lettré, ce qui était LES PRINCIPES DE L’ETRE MOBILE 19 noir ou d’une couleur intermédiaire devient blanc. Le pro­ cessus de renseignement ou celui du blanchiment sont de l’ordre du réel. Cette simple constatation suffit à mettre en échec la doctrine de Parménidc qui, par ailleurs, aboutit à de multiples inconséquences. A l’opposé de cette doctrine, la physique d’Aristote s’affirme d’emblée comme une phy­ sique du changement ou de l’être mobile. Reconnaître la réalité du mouvement implique ipso facto qu’on admette celle de la multiplicité. Il y a multiplicité succes­ sive dans l’être qui change et il ne peut lui-même être que composé. La multiplicité des êtres est d’ailleurs, elle aussi, directement un fait d’expérience. Ainsi, dès le principe, le monde d’Aristote apparaît-il multiple autant que changeant. Cependant c’est le changement et non la multiplicité qui carac­ térise proprement l’être de la nature, car seul cet être est sujet au mouvement, tandis que la multiplicité se rencontre égale­ ment parmi les substances immatérielles. b) Les contraires sont principes (ch. 5). . ·*' Aristote procède en deux étapes à la détermination des prin­ cipes. Tout d’abord, reprenant une idée qu’il croit avoir été commune à toutes les physiques antérieures, il affirme que ce sont les contraires qui sont principes. Considérons par exemple un corps qui de coloré devient blanc. La plus simple analyse nous montre que ce processus s’effectue entre deux termes : un terme acquis, la blancheur, et un terme initial, la couleur, ou plus précisément la nonpossession de la blancheur ; il y a passage du non-blanc au blanc. Si nous appelons d’une manière générale forme le terme ultime du changement, son point de départ sera la pri­ vation de cette forme. Il sera donc possible de dire que tout changement s’effectue entre deux termes opposés : l’absence, ou la privation d’une quelconque détermination physique et la réalité acquise de cette détermination. Privation et forme» tels sont les deux premiers principes du changement. Si l’on étudie de plus près les raisons qu’apporte Aristote, au ch. 5, pour justifier cette analyse, on remarque qu’il obéit à une double préoccupation : i° découvrir des termes qui soient indépendants l’un de l’autre et qui soient premiers dans leur ligne,— elles contraires (selon la physique ancienne) répondent manifestement à ces exigences ; 2° maintenir cependant une certaine communauté entre les termes ainsi distingués : le blanc, par exemple, ne vient pas de n’importe 20 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE quoi, mais du non-blanc (qui appartient au même genre couleur). Ainsi donc, pour que les changements soient intelli­ gibles, il faut que les principes soient opposés et indépendants l’un de l’autre, tout en demeurant dans un même genre. c) Nécessité d'un troisième terme (ch. 6-7). Les contraires ne peuvent cependant, à eux seuls, rendre compte du phénomène du changement. Tout changement sup­ pose un lien, une unité entre ces termes extrêmes. Changer, c’est devenir autre, ce qui suppose que l’on est resté, sous un certain rapport, ce que l’on était. S’il y avait discontinuité absolue entre les termes d’un changement, la notion même de changement deviendrait inintelligible. Or il est clair que les contraires ne peuvent jouer eux-mêmes ce rôle unifica­ teur : ils ne peuvent agir l’un sur l’autre, ni procéder l’un de l’autre ; la substance d’ailleurs ne saurait avoir de contraire : à la base de la contrariété il faut quelque chose qui ne soit pas soi-même contrariété. Il faut donc un troisième terme, le sujet ou la matière, qui servira de support au processus du changement et à ses termes. Le sujet, d’abord qualifié de la privation, se verra ensuite qualifié de la forme : le corps nonblanc deviendra un corps blanc. Aristote montre ensuite qu’il n’est pas nécessaire de sup­ poser d’autres principes, et que notamment il n’y en a pas un nombre infini. En définitive, tout changement dans le monde physique requiert : - le sujet qui change, la matière, - la détermination qu’il reçoit, la forme, - l’absence préalable de cette détermination, la privation. d) Solution de la difficulté de Péléatisme (ch. 8). La doctrine qui s’opposait de la façon la plus radicale à cette explication du changement était celle de Parménide, à laquelle Aristote croit utile d’opposer ici une nouvelle réfutation. Les éléates déclaraient le devenir impossible, car l’être ne peut venir ni de Vêtre qui est déjà, ni du non-être qui, lui, n’est que néant. En réalité, la génération procède en même temps d’un certain être, celui du sujet, et, accidentellement, d’un certain non-être, celui de la privation. Le prétendu dilemme comporte un moyen-terme. Plus loin Aristote suggère une autre réponse qui introduit l’une des distinctions les plus importantes de sa métaphy­ LES PRINCIPES DE L’ETRE MOBILE 21 sique : celle de la puissance et de l’acte. Le devenir est pas­ sage de l’être en puissance à l’être en acte : ainsi, dans l’exemple pris plus haut du blanchiment, le blanc en puissance de­ vient blanc en acte. Le changement est possible, parce qu’entre l’être et le néant il y a un état intermediaire qui est celui de l’être en puissance. e) Conclusion. Trois principes donc — la matière-sujet, la privation, la forme — sont nécessaires pour rendre compte du fait du chan­ gement qui, lui-même, paraît caractéristique de l’être phy­ sique. Ainsi considérés dans toute leur généralité, les résul­ tats de cette analyse paraissent irrécusables, et l’on ne voit pas que le renouvellement des idées scientifiques puissent les modifier. D’autres voies d’ailleurs permettent, en aristoté­ lisme, de rejoindre ces conceptions, en particulier la détermi­ nation des conditions de l’individuation et, corrélativement, de la multiplication des substances matérielles. L’on fait aussi valoir parfois que le dualisme des principes positifs des corps, la matière et la forme, est particulièrement apte à rendre compte de l’opposition de certains ensembles de propriétés, telles celles de l’ordre quantitatif et celles de l’ordre qualitatif ; mais cet argument est moins décisif. Tous ces discernements, il faut le reconnaître, ne sont pas sans dérouter les esprits modernes accoutumés à aborder, sous d’autres biais, l’étude des phénomènes physiques. Mais, il n’est pas inutile de le rappeler, ce n’est pas directement en fonction de nos conceptions actuelles qu’il convient de com­ prendre ces analyses. C’est le savoir des siècles précédents qui les conditionnent. Le rôle donné en particulier aux contraires dans la théorie du changement ne prend tout son sens que vu sur ce fond primitif. Dans un simplisme, qui n’est d’ailleurs pas dépourvu de profondeur, le monde apparut à ces précurseurs de notre science comme un champ de lutte où s’affrontaient les entités opposées du chaud et du froid, du sec et de l’humide, de la lumière et de l’obscurité, etc. : de là à faire des opposés, ou des contraires, comme tels, les principes mêmes des choses et de leurs transformations, il n’y a qu’un pas qui est ici franchi. Vue dans la ligne des spé­ culations d’un Anaximandre, d’un Héraclitc ou d’un Empédoclc, la doctrine aristotélicienne des contraires devient toute naturelle (Cf. Texte II A, b : Les trois principes de la géné­ ration, p. 107). 22 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE § III. GÉNÉRATION ABSOLUE ET CHANGEMENTS ACCIDENTELS a) Jusqu’à présent il n’a été question que d’établir de façon générale le nombre des principes requis pour le change­ ment. Au premier livre des Physiques, Aristote ne pousse d’ailleurs guère plus loin son analyse. Le problème de la dis­ tinction des différentes espèces de mouvement et, corréla­ tivement, des différents types de principes ne sera traité dans toute son ampleur qu’au De Generatione (spécialement dans les 5 premiers chapitres). « Nous devons, y dit-il, traiter d’une façon générale de la génération et de la corruption absolues : existent-elles ou non, et de quelle manière? Il nous faut considérer aussi les autres mouvements simples, comme l’accroissement et l’altération » (De Gener., I, c. 2, 315 a 26). Et Aristote d’aboutir à cette conclusion qu’il existe deux types essentiels de génération : la génération absolue, ou substan­ tielle, qui implique la transformation foncière d’une chose en une autre, et la génération relative, ou accidentelle, qui sup­ pose la permanence d’un sujet ou substrat déterminé. Au premier type répondait, par exemple, pour les anciens, la transformation par combustion de l’air en feu, ou la naissance d’un vivant ; au second type le changement de l’homme non lettré en homme lettré. b) Dans toute cette discussion, l’attention du Stagirite porte sur la génération substantielle qu’il faut avant tout sauvegarder en son originalité. Celle-ci se voyait alors com­ promise par deux ensembles de théories : celles présupposant à l’origine un élément unique, et celles admettant plusieurs éléments spécifiquement distincts. Pour les partisans d’un élément unique — Thaïes, Anaximandre, Anaximène — le changement se ramène, en dernière analyse, à des modifica­ tions accidentelles d’une substance primordiale, eau, air, etc. Pour les tenants de l’opinion opposée — les atomistes, et aussi Empédocle et Anaxagore — il y aurait bien au niveau des substances une certaine nouveauté, mais seulement par asso­ ciation ou dissociation d’éléments distincts préexistants : on n’aboutit en réalité par de tels processus qu’à de nouveaux agrégats. Pour Aristote au contraire, il faut affirmer que dans toute génération il y a apparition d’une substance vraiment nouvelle en même temps que destruction de la substance préexistante. La nouvelle substance ne pourra donc avoir à son principe, LBS PRINCIPES DE L’FTRE MOBILE 23 ni un substrat qualifié, ni une pluralité d’éléments déjà cons­ titues, mais une matière absolument indéterminée. Une telle matière est nécessaire, car, nous l’avons vu, dans toute géné­ ration il faut un élément sujet. Or, dans la génération absolue, le sujet ne peut être une substance, mais seulement cette entité sans détermination positive à laquelle on réservera le nom de matière première. c) Une difficulté qui retient les modernes paraît n’avoir guère préoccupé Aristote : celle de la reconnaissance effective et du discernement pratique des générations substantielles. Pour lui, ce sont des évidences, et l’exemple type de tels chan­ gements serait, à côté de la naissance et de la destruction des vivants, celui des transmutations non moins manifestes des éléments eau, terre, feu, les uns dans les autres. Ainsi par évaporation l’eau devient air, et, en s’échauffant, l’air donne du feu... Pour démontrer la réalité des changements substan­ tiels, de telles constatations, il faut le reconnaître, n’ont plus pour nous vertu nécessitante I Nous sommes d’ailleurs moins assurés que les anciens de posséder la liste exacte des éléments substantiels les plus simples, et il nous est toujours difficile de distinguer si à telle transformation dans les apparences corporelles correspond l’apparition irrécusable d’une subs­ tance nouvelle, ou s’il y a eu simplement modification des éléments préexistants. Quoi qu’il en soit, l’importance des changements accompa­ gnant certaines transmutations chimiques semble mieux s’ac­ corder avec la reconnaissance de véritables générations subs­ tantielles. Et il nous reste pour prouver de façon irrécusable l’existence de celles-ci le cas privilégié de la naissance et de la destruction des vivants, cas où la production d’individus substantiels absolument nouveaux paraît difficilement contes­ table. Il y a donc dans le monde physique, à côté des modifica­ tions superficielles ou des changements accidentels qui sont aisément observables, de véritables générations et corrup­ tions de substances corporelles. (Cf. Texte II, A, a : Matière, forme, génération, p. 105). § IV. La structure des substances corporelles Le discernement qui vient d’être effectué de deux grands types de changement, affectant à des profondeurs différentes J 24 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE la substance corporelle, conduit naturellement à la détermi­ nation de la structure de l’être physique. Des trois principes distingues, l’un qui est négatif, la priva­ tion, et qui n’a de réalité que par rapport à une détermination à venir, n’est évidemment pas à être compris au nombre des constituants primordiaux de cet être : demeurent donc la forme et le substrat ou la matière. Pour Aristote ces termes ont incontestablement une signification analogique : le bronze et la configuration de la statue, les matériaux et la disposition de la maison, les cléments et le mixte qu’ils constituent, les lettres et la syllabe, soutiennent également un rapport de matière et de forme. Compte tenu de la distinction majeure de la mutation subs­ tantielle et du changement accidentel, tous ces rapports peuvent être ramenés à deux types fondamentaux : - le rapport matière seconde - forme accidentelle, correspon­ dant au changement accidentel (matière seconde étant pris ici au sens de substrat-substantiel), - le rapport matière première - forme substantielle, correspon­ dant au cas où la substance est totalement transmuée. Ce sont évidemment les termes de ce dernier rapport, matière première et forme substantielle, qui sont à la base de la constitution des corps. I. Matière, forme, composé substantiel. a) La matière première. — « J’appelle matière le substrat premier pour chaque être, à partir duquel naît quelque chose, demeurant immanent et non accidentel » (Phys., I, c. 9, 192 a 31-32). Ce que saint Thomas traduit (Comment. Phys., 1,1. 15) : primum subjectum ex quo aliquid fit per se et non secundum accidens, et inest rei jam facter. La matière est le sujet premier pour chaque être, principe essentiel de sa génération, et qui demeure une fois celle-ci terminée. La propriété caractéristique de la matière, si l’on peut ainsi parler, est son indétermination absolue. « J’appelle matière ce qui n’est par soi, ni quelque chose de déterminé, ni d’une certaine quantité, ni d’aucune des autres catégories qui déter­ minent l’être » (Aristote, Métaph., 7., c. 3, 1029 a 20-21) : LES PRINCIPES DE L’ETRE MOBILE 25 neque quid, neque quale, neque quantum, dira-t-on en scolas­ tique. On dit de façon équivalente que la matière est pure puis­ sance : non est ens actu sed potentia tantum. Cela tient à ce qu’elle est le sujet de cet acte premier qui pose un être dans la réalité. Si la matière était déjà actucc avant son information, c’est elle qui serait substance. Ce point de vue qui est incon­ testablement celui de l’aristotélisme authentique a été ferme­ ment maintenu par saint Thomas et par ses disciples contre tous ceux qui ont voulu reconnaître à la matière, antérieure­ ment à l’infusion de la forme, une certaine détermination positive. On en conclura avec Aristote {Phys., I, c. 9, fin) que la matière n’est pas proprement e ce qui existe » ni « ce qui est engendré » — quod existit vel quod generatur — mais seule­ ment « ce par quoi » — quo — le composé existe. Le véritable sujet de l’existence est le composé de matière et de forme. On doit dire également que la matière première en elle-même est « une », en ce sens que rien ne permet d’y distinguer des parties actuelles ; elle n’est multiple qu’en puissance. Pour Aristote enfin la matière était inengendrée, éternelle. Le fait de la création dans le temps nous oblige évidemment à aban­ donner ces affirmations. b) La forme substantielle. — La forme substantielle est également principe immanent et non accidentel de l’être mobile ; elle est l’acte premier de la substance sensible, ce par quoi elle existe et ce par quoi elle est tel être : id quo res determinatur ad certum essendi modum. Comme la matière, la forme n’a pas d’existence indépen­ dante et elle n’est pas engendrée. Dans le processus de la génération on ne devra pas dire non plus que les formes sont transmises d’un sujet à un autre sujet. Les formes sont tirées, • éduites », de la puissance même de la matière qu’elles vien­ nent actuer. En métaphysique chrétienne il faut toutefois faire exception pour l’âme humaine directement créée par Dieu en vue d’être unie à un corps. De plus, en raison de l’uni­ té essentielle au composé, une matière ne peut être actuéc à la •fois que par une seule forme substantielle. Cette thèse, très ardemment contestée jadis, correspond certainement à la pen­ sée d’Aristote ; c’est aussi celle de saint Thomas. c) Le composé substantiel. — Matière et forme s’unissent pour donner le composé substantiel, c’est-à-dire l’être concret 26 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS î COSMOLOGIE tel qu’il se rencontre dans la nature. Il est véritablement « ce qui existe » — quod existit. — Il est en conséquence ce qui est principe et terme propre de la génération et de la corruption substantielle — quod generatur et quod corrumpitur. — Il est aussi le sujet des accidents, et c’est à lui, comme à leur prin­ cipe radical, que sont rapportées les activités du sujet : « ac­ tiones sunt suppositorum », dit-on en philosophie scolastique. Comment expliquer l’unité du composé ? Disons simple­ ment, sans entrer dans les querelles d’écoles, que, pour Aris­ tote et saint Thomas, matière et forme s’unissent immédiate­ ment sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir, comme le voudra Suarez, un mode substantiel unitif. Matière et forme se déterminent directement comme acte et puissance. Il resterait à montrer que dans le composé l’élément déter­ minatif, la forme, est ontologiquement premier : l’être phy­ sique est principalement forme. Cette théorie du primat de la forme qui tient une place extrêmement importante dans l’é­ conomie d’ensemble de l’aristotélisme, sera mieux à sa place dans le chapitre consacré à la notion de nature. 2. Éléments et mixtes. Les substances corporelles sont donc composées primordialement de matière première et de forme substantielle. A un niveau plus superficiel, et en référence avec les mutations qui n’affectent pas l’être essentiel des choses, se rencontrent les couples matières secondes-formes accidentelles. Au De Cœlo et au De Generatione, cette division apparemment exhaustive se trouve compliquée par l’introduction d’un type de changement, la mixtion, qui tout en atteignant la structure profonde des corps ne peut cependant être réduit à la pure génération substantielle. Cette nouvelle adjonction conduit à distinguer deux espèces de corps physiques : les éléments, qui se transforment les uns dans les autres par simple géné­ ration, et les mixtes qui résultent de la fusion d’éléments préexistants. A cause de son évidente ressemblance avec la théorie moderne des corps simples et des corps composés, cette doctrine présente encore maintenant un intérêt qui n’est pas négligeable. a) Les éléments. • Élément se dit de ce qui compose en premier un être, lui étant immanent, et d’une espèce indivisible en une autre espece » (Aristote, Métaph., Δ, c. 3, 1014 a 25). LES PRINCIPES DE L’ETRE MOBILE 27 Elementum dicitur ex quo aliquid componitur primo inexis­ tante indivisibili specie in aliam speciem (saint Thomas, Métaph., V, i. 4). Analysant à l’endroit cité cette définition, saint Thomas en précise ces quatre points : « id ex quo » : l’élément est du genre cause matérielle, « primo » : c’est de la première cause matérielle qu’il s’agit, « inexistente » : l’élément est principe immanent, « indivisibili specie in aliam speciem » : l’élément ne peut être divisé en parties spécifiquement différentes ; il est immédia­ tement composé de matière première et de forme substantielle, et ne peut être réduit que par une corruption substantielle, elle-même nécessairement connexe de la génération d’un autre élément. (Cf. Texte H, B, C : L’élément, p. 116). Les éléments dans la physique péripatéticienne étaient au nombre de quatre, eau, air, terre, feu, nomenclature d’ailleurs courante à cette époque. Il n’est pas inutile de signaler que les corps naturels que nous désignons communément sous l’un ou l’autre de ces noms n’étaient pas, dans cette théorie, des éléments à l’état pur, mais déjà des composés où l’un des élé­ ments se trouvait en excès. Deux ordres de propriétés remarquables caractérisaient les éléments. Tout d’abord ils étaient naturellement localisés, c’est-à-dire qu’ils avaient chacun un lieu naturel vers lequel ils étaient inclinés par une force interne : le feu, vers le haut, au-dessous de l’orbe de la lune, la terre vers le bas, l’air et l’eau se partageant les zones intermédiaires. La pesanteur et la légèreté manifestaient ces deux tendances internes des élé­ ments. Du point de vue qualitatif les éléments apparaissaient déterminés par les couples de contraires primordiaux, le chaud, le froid, le sec et l’humide, de la façon suivante : le feu est chaud-sec, avec prédominance de chaud l’air est chaud-humide, avec prédominance d’humide l’eau est froid-humide, avec prédominance de froid la terre est froid-sec, avec prédominance de sec. Ces qualités étaient en outre les principes actifs des élé­ ments, en vertu desquels ils s’altèrent réciproquement ; et quand l’altération a atteint le degré convenable, ils se trans­ forment les uns dans les autres par simple génération. Dans ses précisions de détail, cette théorie des éléments 28 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE n’est évidemment plus pour nous qu’une curiosité archaïque ; mais il n’est pas dit que les perceptions profondes qui l’a­ niment aient perdu toute valeur et qu’on ne puisse les trans­ poser, en conformité avec le langage scientifique moderne. Les particules élémentaires, au niveau infra-atomique, ne subissent-elles pas des transmutations comparables à celles des anciens éléments ? b) Les mixtes. A côté des éléments, il faut reconnaître l’existence de mixtes ou corps composés. Les mixtes sont des corps qui ré­ sultent de l’union de plusieurs substances élémentaires et forment un tout spécifiquement distinct de celles-ci. Au De Generatione, l’effort d’Aristote porte principalement sur le discernement d’un processus de mixtion, qui soit distinct de la génération simple, tout en ne se réduisant pas à la juxtaposi­ tion des éléments préexistants. Deux affirmations résument sa pensée : i° la mixtion est une véritable fusion d’éléments substantiels, donnant une substance nouvelle, unifiée sous une seule forme substantielle ; 2° les éléments demeurent virtuellement dans le mixte, conservant une certaine activité propre, et donc quelque chose de leurs qualités particulières. Dans son commentaire, saint Thomas condense ainsi cette doctrine : « Ad hoc quod sit mixtio necesse est quod miscibilia nec sint simpliciter corrupta, nec sint simpliciter eadem, ut prius : sunt enim corrupta quantum ad formas, et remanent quantum ad virtutem » (De Gener., 1,1. 25). Les mixtes sont donc de véritables substances, mais dans la structure desquelles les composants demeurent en quelque façon, cette survivance se manifestant au plan de l’activité. Par cette ingénieuse explication Aristote entend à la fois satis­ faire aux données de l’expérience qui semblent, en certains cas, témoigner en faveur de la permanence des éléments, et repousser la solution atomiste de la simple juxtaposition,dan s le mixte, de corpuscules préexistants. Ici encore il y aurait à faire la part d’une imagerie scientifique d’un autre âge, mais il n’est pas sûr que, du point de vue de la détermination phi­ losophique, on puisse aller bien au delà dans l’analyse de la structure de nos modernes molécules. LES PRINCIPES DE L’ETRE MOBILE § V. Quantité et qualités de l’etre 29 mobile Les substances corporelles dont nous cherchons avec Aristote à déterminer les principes se présentent, en fait, dans notre expérience, comme quantifiées et qualifiées : elles ont une certaine grandeur et tout un faisceau de qualités percep­ tibles aux sens. Cette quantité et ces qualités des corps pa­ raissent si étroitement solidaires de leur sujet que certains philosophes ont nié qu’elles en fussent réellement distinctes. Descartes, par exemple, a confondu étendue et substance. L’on a prétendu également, en raison de préjugés mécanistes, que les qualités sensibles n’avaient aucune objectivité, ainsi dans l’ancien atomisme, ou encore dans le cartésianisme. Pour ces raisons, une étude de la substance corporelle ne peut être complète sans que n’ait été déterminée la manière dont elle a rapport à la quantité et à la qualité. Quelques précisions sur la notion même de quantité nous serviront de préliminaires. i. Nature de la quantité et espèces de quantité. (Cf. Aristote, Métaph., Δ, c. 13 ; saint Thomas, V, 1. 15, noe 977-978). a) Nature. Le terme même de quantité évoque immédiatement à nos esprits, soit une multitude d’objets, soit l’extension propre à chacun d’eux : tout un ensemble de propriétés, divisibilité, mensurabilité, localisation, etc., s’attachant à cette perception première. Lequel donc de ces aspects exprime le plus for­ mellement l’essence même de la quantité ? Pour Aristote, c’est le fait de constituer un tout divisible en parties intrinsèques distinctes. Saint Thomas dira (loc. cit.) : quantum dicitur quod est divisibile in ea qua insunt, et il précise qu’à la différence des éléments qui n’existent que virtuellement dans le mixte, et à la différence des parties essen­ tielles, matière et forme, qui sont incapables d’avoir une exis­ tence séparée, les parties de la quantité sont aptes à constituer comme telles, de véritables choses. Ce sont, dira-t-on en logique, des parties intégrantes. Les commentateurs de saint Thomas, Jean de saint-Thomas 30 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE par exemple, mettent en premier pour définir la quantité le fait d’ordonner ou d’étendre les parties relativement au tout : la quantité est ainsi ce qui donne à la substance d’avoir des parties extérieures les unes aux autres selon un certain ordre. A la conception précédente, celle-ci ajoute la précision d’une situation relative des parties par rapport au tout ; pour le fond les deux définitions reviennent au meme. A cette conception de la quantité comme ordre de parties se rattache immédiatement la propriété déjà signalée de divi­ sibilité, et au fait que ces parties sont homogènes, celle de mensurabilité. Réfléchissant aux conditions de la quantité, telle qu’elle nous apparaît dans le mystère de l’Eucharistic, où le Corps du Christ est contenu sous les espèces du pain avec sa quan­ tité propre, les théologiens en sont venus à distinguer de l’or­ dination interne des parties de la quantité, leur ordination par rapport aux corps enveloppants, ce que l’on appelle leur extension externe ou spatiale. C’est, dans le mystère précédent, vette dernière propriété qui se trouve miraculeusement pridée de son effet : le Corps du Christ a encore, sous l’hostie, pes panics intégrantes distinctes, mais celles-ci ne se rapsortent plus aux autres corps comme à un lieu. Le fait d’être, dans l’hypothèse commune, localisées, ou d’occuper un lieu, entraîne enfin pour les parties de la quan­ tité la prérogative d’être impénétrables : de puissance naturelle, un meme lieu ne peut être simultanément occupé par deux corps. b) Les espèces de quantité. Deux grandes formes de quantité se présentent spontané­ ment à nous : la quantité d’extension ou de grandeur dimensivc, et le nombre. La distinction très ancienne des disciplines mathématiques fondamentales, la géométrie et l’arithmétique, ne fait que transposer au plan scientifique cette perception de sens commun. On la retrouve dans le péripatétisme, mais approfondie par la différence caractéristique de la continuité. La quantité dimensive est alors dénommée quantité continue ou « concrète », et la quantité de multitude, quantité discon­ tinue ou « discrète ». La quantité concrète. — Pour Aristote, le continu est une totalité dont les parties non seulement se touchent (simple contiguïté) mais encore se confondent. La quantité concrète sera donc celle dont les parties ne sont pas actuellement LES PRINCIPES DE L’ETRE MOBILE 31 séparées, ou sont continues « quod est divisibile in partes continuas ». Ainsi une ligne est-elle divisible en portions de ligne dont les parties sont actuellement confondues. A l’in­ térieur de la quantité concrète ou doit distinguer : le continu simultané, ligne, surface, volume, qui appartient par soi au predicament quantité, et le continu successif, mouvement, temps, qui n’est quantifié que de façon dérivée, en raison de son sujet le corps étendu qui, lui, implique nécessairement grandeur. La quantité discrète. — C’est le nombre, c’est-à-dire la quantité qui peut être divisée en parties non continues : « quod est divisibile secundum potentiam in partes non continuas ». Le nombre lui-même peut être considéré absolument, en faisant abstraction des choses comptées, 10 par exemple, au sens abstrait : on le nomme le nombre nombrant ; la collection même des objets que l’on compte, 10 hommes, s’appelle le nombre nombré. Le nombre est constitué comme de ses élé­ ments derniers et irréductibles d’unités, et il est mesuré par l’unité. 2. La quantité est réellement distincte de la substance. A nous fier à la perception des sens, nous serions portés à confondre la substance et son extension quantitative : cette masse qui est devant moi m’apparaît indistinctement subs­ tance et quantité. Aussi n’y a-t-il pas lieu d’être trop surpris de voir certains philosophes, comme Descartes, affirmer qu’entre ces deux choses il n’y a pratiquement qu’une dis­ tinction de raison : si bien que l’on pourrait dire que la subs­ tance même des corps c’est d’être quantifiés ou étendus. En aristotélisme, et plus généralement en philosophie chré­ tienne, on doit soutenir à l’encontre qu’il y a entre substance et étendue concrète une distinction réelle. La justification de cette thèse, en face de la position carté­ sienne, relève en dernière analyse de la métaphysique et de la critique de la connaissance ; elle ne peut donc être ici convenablement menée à terme. En bref, nous pouvons dire que l’effet formel propre de l’une et de l’autre de ces modalités d’être paraissent irréductibles. De soi la substance donne au corps d’être absolument et de façon autonome et lui confère l’unité ; tandis que la quantité, nous venons de le voir, l’or­ donne en parties et le rend divisible. Ces deux fonctions op­ posées semblent devoir relever de principes effectivement distincts et dont le premier est présupposé par le second. La 32 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS Σ COSMOLOGIE quantité d’un corps d’ailleurs peut changer, sans que sa subs­ tance ait été modifiée. On peut dire également que la quantité est de l’ordre des objets perceptibles aux sens, tandis que la substance, comme telle, n’est atteinte que par l’intelli­ gence. Si elle est réellement distincte de la substance corporelle, la quantité est toutefois avec elle dans un état de proximité particulièrement étroit; elle en est la disposition fondamentale. Elle jouit d’autre part d’une certaine antériorité par rapport aux autres accidents, ceux-ci la supposant au titre d’accident premier jouant vis-à-vis d’eux comme un rôle de second sujet. Enfin la solidarité plus accentuée de la substance et des dimensions spatiales se trouveront encore mises en relief en métaphysique, dans l’importante question de l’individuation de la substance, où la quantité dimensive interviendra comme déterminant nécessaire de la matière. De telles remarques ne sont pas superflues, car, à force de répéter qu’à l’encontre de la physique moderne, qui serait quantitative, la physique d’Aristote est essentiellement qua­ litative, on finit par oublier que, pour le Stagirite, la quantité dimensive tient, dans l’univers corporel, une place si impor­ tante qu’elle doit être tenue pour la disposition la plus fon­ cière de l’être de la nature. Aristote est moins loin, ici, de Descartes qu’on a parfois voulu le dire. 3. La réalité des qualités sensibles. Il appartient à la métaphysique de définir et de diviser la notion de qualité qui vaut pour le monde spirituel aussi bien que pour le monde corporel. Le discernement de la qualité correspond à une expérience première qu’il est impossible de réduire à autre chose de plus simple : * J’appelle qualité ce en raison de quoi un être est dit être tel » (Aristote, Cate­ goriest c. 8, 8 b 25). Dans un sens plus large le fait de qualifier s’étend à la différence substantielle elle-même, c’est-à-dire à ce qui fait que fondamentalement telle chose est déterminément autre que telle autre. Au sens strict la qualité désigne les modifications accidentelles qui s’ajoutent dans l’ordre de la spécification à la substance déjà constituée en elle-même. Sur cette question il y a en apparence opposition totale entre la physique d’Aristote et l’ensemble de ces systèmes inspirés de la science moderne que l’on désigne communément par l’épithctc, fort imprécise d’ailleurs, de mécanistes. Deux ordres de qualités seraient à distinguer pour le mécanisme : les quali- LES PRINCIPES DE L’ETRE MOBILE 33 tés premières, étendue, figure, mouvement, et les qualités secondes, couleur, odeur, saveur, etc. Les qualités premières étant alors seules déclarées objectives, on peut, sous le béné­ fice de la précédente distinction, constituer un système expli­ catif de la nature de caractère essentiellement mathématique. Notons qu’en fait le mécanisme, même dans ses formes les plus outrancières, n’a jamais réussi à éliminer complètement du monde corporel l’élément qualitatif : les atomes de Démo­ crate avaient encore chacun leur figure, et l’étendue amorphe de la physique cartésienne ne devenait un univers que par l’intervention de mouvements différenciateurs. Plutôt qu’une suppression totale, de l’ordre de la qualité sensible, le méca­ nisme marque la tendance à le schématiser et à le simplifier au maximum. Pour le Stagirite au contraire, l’ensemble des données qua­ litatives, telles même qu’elles sont perçues par les sens, avait une réalité objective. De plus on doit reconnaître que tout l’ordre du changement physique a son principe immédiat dans la qualité, le mouvement qualitatif proprement dit, l’altération, étant à l’origine des autres mouvements. Il est clair que dans un tel système la qualité a une valeur et une fonction d’une tout autre importance que dans les explica­ tions précédentes. Que conclure de cette opposition ? De multiples considé­ rations seraient à faire ici. Indiquons qu’il convient surtout de ne pas confondre des plans d’explication différents. Que le savant préfère aborder les phénomènes de la nature par l’aspect de la quantité, lequel se prête aux mesures précises, et qu’il soit conduit par là à des simplifications du côté des qualités, rien de mieux. Mais s’il s’agit de faire la philosophie de l’être de la nature, c’est-à-dire de l’étudier en tout ce qu’il est, et en remontant aux principes ultimes, l’ordre de la qua­ lité, semble-t-il, reprend tous scs droits vis-à-vis de celui de la quantité. D’ailleurs, même dans le domaine strict de la science, on le constate de plus en plus, il paraît impossible de négliger absolument la qualité. Le mécanisme, comme sys­ tème d’explication exhaustif, a fait son temps. Il n’est donc pas établi en principe qu’une philosophie physique où la qua­ lité a un rôle primordial, comme chez Aristote, ne puisse vivre en bonne harmonie avec la science actuelle. Saint-Thomas II. 34 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE § VI. Conclusion : l’hylémorphisme ET LES AUTRES THÉORIES DE LA MATIÈRE Il est d’usage dans les traités modernes de cosmologie de confronter la théorie aristotélicienne des principes, dite hylémorphisme, avec les théories rivales de Vatomisme et du dyna­ misme. Il est bon de n’entrer dans ces discussions qu’en ayant bien pris conscience de l’extrême complexité des explications mises en cause et de l’ambiguïté même du vocabulaire em­ ployé. Ainsi peut-on très bien soutenir que dans l’hylcmorphisme d’Aristote est latent un atomisme et un mécanisme des plus caractérisés, et l’on doit affirmer que Descartes est un anti-atomiste convaincu. Des termes aussi ambigus que ceux, en particulier, d’atomisme et de mécanisme, ne doivent être utilisés qu’avec une grande circonspection. La base la mieux assurée pour ce débat paraît être la cri­ tique qu’Aristote oppose lui-même à l’atomisme, tel qu’il se présentait à lui chez Leucippe et Démocritc. Ces deux philo­ sophes avaient en effet élaboré un système de la nature où sc trouvait réalisée, sous sa forme la plus ingénue mais aussi la plus rigoureuse, l’explication atomiste du monde. Celui-ci est composé de particules extrêmement petites, non qualifiées, indivisibles, douées seulement de figures diverses, et qui, par leurs associations variées constituaient les corps qui nous entourent et rendaient compte de leurs transformations. De la discussion très serrée de cette question, qu’il a instituée au début du De Generatione, il ressort qu’Aristote n’a pu accepter l’atomisme pour cette raison principale qu’un tel système est impuissant à rendre compte de la génération de nouvelles substances : un nouvel assemblage d’atomes n’est pas une substance nouvelle. La substance, autrement dit, ne peut résulter du simple agrégat d’éléments préexistants : e il y a en effet génération et corruption absolues, non par suite de l’u­ nion et de la séparation [au sens mécanique], mais quand il y a changement total de telle chose à telle autre chose » (De Ge­ ner., I, c. 2, 317 a 20). · Qu’il soit bien établi, dit-il pour con­ clure, que la génération ne peut être une union » (317 a 30). L’atomisme comme système explicatif absolu sc heurte donc au fait, avéré pour Aristote, de la génération substan­ tielle conçue comme la destruction totale d’un être, liée à la naissance d’un être essentiellement nouveau. Si l’on continue à admettre avec le Stagirite qu’il y a de telles transformations LES PRINCIPES DE L’ETRE MOBILE 35 dans le monde physique, ce qui suppose évidemment au préa­ lable qu’il y a des substances, l’argumentation du De Gene­ ratione paraît garder toute sa valeur et, sur le plan philoso­ phique, l’hylémorphisme doit être maintenu. Or, nous l’avons vu, pour le cas tout au moins des vivants, chez qui les termes d’individu, de naissance ou de destruction semblent conserver leur signification plénière, il paraît difficile de le refuser. Mais l’atomisme, et c’est à ce point de vue que se placent généralement les savants, peut être considéré comme une mise en ordre et une résolution sur le plan de la quantité, ou dans le continu spatial du monde des corps. Rien n’empêche, semblet-il, d’imaginer alors ceux-ci comme constitués de corpus­ cules dont la disposition et les mouvements seront mathé­ matiquement analysables. L’univers se révélera sous ce jour comme un système mécanique : vision tout à fait fondée en réalité et qui dans l’aristotélisme même trouve, avec la doc­ trine de la primauté du mouvement local, comme une pierre d’attente ; mais vision obtenue, il convient de ne pas l’oublier, au prix d’une abstraction, et en sc situant à un point de vue relatif. Chacune à son plan, l’explication hylémorphique et l’ex­ plication atomiste pourraient donc être également maintenues. Mais, philosophiquement parlant, c’est l’analyse d’Aristote qui va le plus au fond des choses. CHAPITRE II LA NATURE Le deuxième livre des Physique* peut se diviser en deux sections : une première (ch. i et 2) consacrée principalement à la notion de nature ; une seconde (ch. 3 à 9), à l’étude des causes. Les deux premiers chapitres sont en fait une sorte de re­ prise de la question des principes traitée au livre I. Ici toutefois ce ne sont plus précisément les principes de l’être mobile qui vont être envisagés, mais celui du mouvement comme tel. Ce principe sera la nature, que l’on caractérisera par contraste avec l'art, principe des changements aboutissant à des choses fabriquées, ° artificielles », et non à des êtres naturels. A la véri­ té, en cette recherche, le but poursuivi par Aristote paraît avoir été surtout de déterminer avec une précision plus grande le « sujet » de la science physique. Si l’on veut bien comprendre le sens et la portée des consi­ dérations qui vont être faites, il ne sera pas inutile de se souve­ nir qu’Aristote, en ce domaine de choses, fut avant tout un biologiste. Bien des notions de sa physique, en particulier celle de la nature, ne deviennent vraiment intelligibles que si on les replace dans la préoccupation et la perspective de l’étude des vivants. I. Définition de la nature. Pour Aristote, l’existence d’êtres naturels, ou de natures, n’a pas à être démontrée : elle est évidente. Les animaux et leurs parties, les plantes, les éléments sont des êtres naturels. Comme le mouvement lui-même, la nature en physique est de l’ordre des postulats. Qu’est-ce donc que la nature ? « La nature est principe et cause de mouvement et de 38 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE repos pour la chose en qui elle réside immédiatement et à titre d’attribut essentiel et non pas accidentel » (Aris­ tote, Physiques^ II, c. i, 192 b 21-22). a) La nature se définit en premier comme un principe de mouvement. Originairement, le terme de nature aurait signifié le mouvement lui-même, ce n’est qu’ultérieurement qu’il fut employé pour désigner le principe du mouvement. Quant au « repos », il devait être mentionné dans une physique qui le concevait comme l’immobilité de ce qui pourrait être mû ; et, dans cette hypothèse, tout autant que le mouvement, il doit être expliqué par une cause. Ainsi la nature de l’élément pesant rend-elle compte à la fois, selon l’ancienne théorie de la gravité, et de la chute du corps et de son repos lorsqu’il a atteint son lieu naturel. b) La nature, en deuxième lieu, est dite principe interne ; et par là elle se distingue de l’art. La chose fabriquée, un manteau, un lit, n’a pas, comme telle, d’activité propre pro­ cédant de sa forme. Si le lit devait engendrer ce serait plutôt du bois qu’il engendrerait. Le principe propre de l’œuvre d’art est à chercher dans l’esprit de l’artiste, principe extérieur et qui n’est pas, au sens strict, un principe physique. L’on peut bien parler, à propos des objets fabriqués, d’une forme qui les caractérise, mais cette forme n’a pas d’activité spécifique ; et si de tels objets ont, en fait, des inclinations naturelles, cela tient aux matériaux dont ils sont constitués, qui, sous la nouvelle forme, conservent leurs propriétés originaires. La nature, au contraire, est principe interne spécifique des acti­ vités de l’être qu’elle constitue. c) La dernière précision apportée dans la définition de la nature a pour rôle d’éliminer la causalité accidentelle. Voici, par exemple, un médecin qui, s’étant soigné, guérit : il est pour lui accidentel et non naturel d’avoir été guéri par son art. Il faut prendre garde que parfois Aristote entend par na­ ture, non le principe immanent de mouvement d’un être par­ ticulier, mais le principe universel d’animation de tout le cosmos : la Nature, avec une majuscule, laquelle, soit dit en passant, n’a jamais chez lui la consistance d’une véritable âme du monde. Il faut encore noter que la nature d’un être physique n’est pas l’unique principe de son activité : celle-ci suppose en outre des causes extérieures. La chose est particulièrement LA NATURE 39 manifeste dans le cas des êtres inanimés qui, par opposition aux vivants, ont comme marque caractéristique d’etre mus par un autre. 2. La nature est matière et surtout forme. Une des préoccupations dominantes d’Aristote en notre chapitre est de préciser si la nature est matière ou si elle ne serait pas plutôt forme, et en conséquence de déterminer à quel point de vue, celui de la matière ou celui de la forme, le phy­ sicien doit plutôt se placer. Antérieurement, l’on avait eu tendance à identifier la na­ ture avec les éléments matériels, eau, air, feu, etc. Aristote reconnaît que cette manière de voir n’est pas sans fondement : les éléments, la matière sont bien parties intégrantes de la nature. Cependant celle-ci est aussi et surtout le type, ou la forme même des choses considérées. C’est avant tout par leur forme que les êtres sont caractérisés et qu’ils agissent. Concluons : · La nature ayant deux sens, celui de la forme et celui de la matière, il faut l’étudier de la même manière que nous chercherions l’essence du camus ; et par conséquent des objets de cette sorte ne sont, ni sans matière, ni pourtant consi­ dérés sous leur aspect matériel » {Physiques, II, c. 2,194 a 13). En définitive, c’est le point de vue de la forme qui sera domi­ nant dans l’étude de la nature. En adoptant cette position Aristote déterminait en fait l’orientation de toute sa méthode physique. Si la résolution en ses éléments composants de l’être de la nature garde sa valeur, c’est sa résolution par les structures formelles et, en dernière analyse, puisque forme et fin coïncident, par la causalité finale qui conduit aux explications les plus satis­ faisantes. De type « formaliste » ou « finaliste », la physique péripatéticienne, dès maintenant, nous paraît s’éloigner de l’explication mécaniste centrée davantage sur la matière et sur la quantité. 3. Nature, violence et art. Nous avons précisé plus haut la signification de la notion de nature en la comparant à celle d’art. En péripatétisme on la rapproche également d’une autre notion, celle de violence. La « violence », comme l’art, désigne une activité qui a son principe en dehors du sujet transformé, mais qui peut être aussi bien d’origine naturelle que d’origine artificielle. Elle a 40 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COS.MOLOGIE pour caractère spécifique de venir contrarier directement les tendances naturelles du corps qu’elle affecte. Ainsi, selon la physique ancienne, le mouvement vers le haut était-il violent pour un corps doué de gravité. L’on aboutit en définitive, pour les trois notions considé­ rées, à ces formules qui sont classiques en scolastique : « Natura est principium et causa motus et quietis in eo in qua est primo et per se et non secundum accidens : la nature est cause et principe de mouvement et de repos pour la chose en qui elle réside immédiatement et à titre d’attri­ but essentiel et non accidentel ». « Artificiale est cujus principium est extra, in ratione exter­ nam materiam disponente : l’artificiel est ce dont le prin­ cipe est au dehors, à savoir dans la raison en tant qu’elle dispose la matière extérieure ». « Violentum est cujus principium est extra, passo non con­ ferente vim : le · violent » est ce dont le principe est au dehors, sans qu’il y ait de collaboration active du sujet affecté ». CHAPITRE III LES CAUSES DE L’ETRE MOBILE Après les deux premiers chapitres où il détermine le « sujet » de la physique et le distingue de celui des autres formes de savoir, Aristote aborde le problème des causes de l’être mo­ bile. Cette étude est logiquement appelée ici par la conception que le Stagirite se fait de la science qui est essentiellement pour lui connaissance par les causes. La détermination de celles-ci est donc une des premières démarches qui s’imposait. Comme par ailleurs les causes sont les principes de la démonstration dans les sciences, en en traitant, on sera amené par le fait même à préciser la méthode qu’il convient d’employer en physique. L’ordre des considérations d’Aristote qui se fragmentent en une série juxtaposée de chapitres sur les causes, le hasard, la finalité, la nécessité, n’apparaît pas tout de suite avec évi­ dence. Il se manifestera cependant de façon progressive qu’en physique les explications par les causes finales sont les plus élevées et l’emportent en particulier sur celles qui se situent au niveau du déterminisme des éléments. Ainsi l’idéalisme de Platon apparaîtra-t-il en définitive, plus éclai­ rant pour l’étude de la nature que le matérialisme démocritéen. (Cf. Texte II. B : Les causes, p. 113). § I. Les causes et leurs modes L’étude commence de façon abrupte par une division en quatre espèces des types de causalité. Peut-être ne sera-t il pas inutile de préluder à cet exposé par quelques remarques sur la notion même de cause et sur la place qu’elle tient dans l’économie d’ensemble du péripatétisme. 42 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE ï. La notion de cause en péripatétisme. Nulle part on ne rencontre chez Aristote et chez saint Thomas d’exposé systématique complet sur la causalité. Le seul texte vraiment important est celui que nous abordons de la division des causes et de leurs modes (repris aux Métaph., Δ, c. 2). L’idée même de cause est par contre continuellement mise en œuvre, soit en logique, soit en physique, soit en théo­ logie ; en sorte qu’il devient finalement possible de se repré­ senter ce que pensaient sur cette question les maîtres que nous suivons. D’une façon générale on peut ramener à deux significations essentielles l’idée de causalité en aristotélisme : la cause est un principe d'être et, en second lieu, au plan de la connaissance, un principe d'explication. La cause apparaît tout d’abord comme principe de l’être ou de la réalité concrète, ce dont les choses dépendent effec­ tivement tant dans leur existence que dans leur devenir : causa autem dicuntur ex quibus res dependet secundum esse suum velfieri (Saint Thomas, Phys., I, i. i). - ou, pour prendre la formule de Jean de Saint-Thomas qui distingue selon scs divers aspects la notion que nous considérons : « causa est principium alicujus per modum influxus seu derivationis, ex qua natum est aliquid consequi secundum dependentiam in esse... la cause est un principe qui agit par mode d’influx ou par dérivation, dans la nature de laquelle il y a qu’une chose fasse suite selon une dépen­ dance dans l’être ». Principe d’être, la cause est en conséquence, pour l’intelli­ gence qui cherche à comprendre la réalité, principe d’expli­ cation ; elle est le moyen même de la connaissance scienti­ fique ; savoir, c’est connaître par les causes : scientia est cognitio per causas. Toute la logique aristotélicienne de la science re­ pose sur cet adage ; et c’est en particulier sous cet aspect de principe explicatif que la notion de cause est introduite dans les chapitres des Physiques qui vont nous retenir. 2. Les quatre causes. La division devenue classique des causes est celle qu’Aristote propose ici en cause matérielle, cause formelle, cause LES CAUSES DE L’ETRE MOBILE 43 efficiente, et cause finale. Elle a pour fondement les diverses « raisons » ou types de causalité discernables : « diversas rationes causandi », nous dit saint Thomas. Elle aboutit donc à une véritable distinction d’espèces. Comment Aristote est-il parvenu à établir cette liste des espèces de causes ? Présentement il se contente de les énu­ mérer et de les définir sans indiquer par quelle voie il fut amené à les découvrir. Plus loin, il précisera qu’il y a autant de causes qu’il y a de « pourquoi » spécifiquement distincts ; mais la valeur de sa liste de « pourquoi » serait elle-même à justifier. Il semble que la théorie des quatre causes soit l’aboutisse­ ment de réflexions critiques convergentes sur les conditions de la génération (cf. notamment De gener., II, c. 9), sur celles de la fabrication artistique (cf. exemple fameux de la statue), et sur celles des modes scientifiques généraux de l’explication ; le résultat obtenu se voyant finalement confirmé par confron­ tation avec les recherches des philosophies antérieures (cf. notamment Métaph., A, c. 3 et sv.). C’est ce que paraît suggérer saint Thomas dans ce texte : « il réduit toutes les causes aux quatre modes qui ont été énumérés, disant que tout ce qui a nom cause tombe dans les quatre modes susdits · {Métaphysiques V, 1. 3, n° 777). a) Les causes intrinsèques. Le couple matière-forme, déjà mis en œuvre dans la théorie des principes, réapparaît au titre de cause intrinsèque dans la théorie des causes. La matière et la forme dont il est mainte­ nant question sont essentiellement les mêmes que celles précédemment définies, mais la qualification de causes qu’on leur reconnaît ajoute à leur notion, de manière précise et dis­ tincte, une relation à l’être causé. Les termes ■ cause maté­ rielle » et « cause formelle » ajoutent donc à ceux de « matière » et de « forme » simplement considérés. La cause matérielle est définie par Aristote « ce dont une chose est faite et qui lui demeure immanent » {Phys., II, c. 3, 194 b 24) ou, selon la formule scolastique classique : ex quo aliquid fit cum insit. Ici Aristote propose comme exemple le bronze, cause maté­ rielle de la statue, et l’argent, cause matérielle de la coupe. Ailleurs il enrichira sa liste : les lettres seront aussi causes matérielles des syllabes, le feu, la terre etc., des mixtes, les 44 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE parties du tout, les prémisses de la conclusion. Ce type de causalité, on le voit, se réalise dans les domaines les plus di­ vers. Dans tous ces cas cependant on se trouve devant une même spécification causale : l’élément considéré est cause au titre de récepteur immanent et passif, de la forme, « per modum subjecti ». La cause formelle est, en regard, caractérisée ainsi : o en un autre sens la cause est la forme et le modèle, c’est-à-dire la définition de la quiddité et ses genres » (194 b 26) : id quo res determinatur ad certum essendi modum. Aristote donne comme exemples le rapport de deux à un dans l’octave, le nombre et les parties de la définition. La causalité de la forme consiste dans le fait d’actuer la poten­ tialité de la matière. On remarquera que le Stagirite a employé deux termes distincts pour désigner la cause formelle : « eidos » et » paradeigma ». Le premier de ces termes « eidos » correspond à la cause formelle proprement dite, ou à la forme intrinsèque de l’être considéré j le second « paradeigma » désigne le modèle, ce que l’on appellera la cause exemplaire, type de causalité qui se trouve ramené ici, au titre de cause formelle extrinsèque, à la causalité formelle. Pour finir, soulignons encore une fois que, chez Aristote, les causalités matérielles et formelles sc réalisent de façon très analogique. Fondamentalement, on parlera de la causalité de la matière première et de la forme substantielle, mais tous les sujets et les accidents qui les déterminent entretiennent pareillement des rapports de causalité réciproque, et l’on retrouvera le couple envisagé, par mode de transposition, jusque dans les domaines de la grammaire, de la logique et des mathématiques. b) Les causes extrinsèques. La génération, comme d’ailleurs toute espèce de devenir, n’est pas expliquée entièrement par ses causes intrinsèques ; il faut de toute évidence un moteur, principe premier de tout le processus, et une analyse plus poussée montre que la cau­ salité effective d’un but poursuivi, d’une fin, est également requise. Agent et fin seront les deux causes extrinsèques du changement et, en conséquence, de l’être mobile lui-mcmc. La cause efficiente, ou plus exactement la cause motrice est « ce dont vient le premier commencement du changement et de la mise au repos. Ainsi, l’auteur d’une décision est cause, LBS CAUSES DE L’ETRE MOBILE 45 le père est cause de l’enfant et, en général, l’agent est cause de ce qui est fait, ce qui fait changer, de ce qui change » (Phys., II, c. 3, 194 b 29-32): causa efficiens est principium a quo primo profluit motum. La causalité efficiente est celle qui correspond le plus im­ médiatement à la notion communément utilisée de cause. C’est le principe premier du mouvement, son point de départ, mais non dans le sens d’un simple « terminus a quo » : il y a une action positive, un influx réel, allant de l’agent au patient ; les commentateurs de saint Thomas s’attacheront à préciser exactement la signification de cet influx. Vue dans son con­ texte historique, l’affirmation par Aristote de l’existence du type efficient de causalité apparaît comme une réaction contre l’cxemplarisme platonicien qui semblait vouloir s’en passer, et qui, en conséquence, ne parvenait pas à expliquer com­ ment des formes peuvent venir s’imposer à la matière. La cause finale, ou fin, est « ce en vue de quoi » l’action se produit : id cujus gratia aliquid fit. Ainsi, dit Aristote , « la santé est la cause de la promenade ; en effet, pourquoi se promène-t-il ? C’est pour sa santé, dirons-nous, et, en parlant de cette manière, nous croyons avoir indiqué la cause » (Phys., II, c. 3, 194 b 32-35). La cause finale est de toutes les causes celle dont il est le plus difficile de concevoir l’activité propre. Les anciens, note Aristote (Métaph., A, c. 7), avaient à peine soupçonné son existence. Bien des difficultés se présentent à son sujet : Comment la cause finale peut-elle agir si elle n’existe pas encore ? Com­ ment des êtres privés de connaissance peuvent-ils sc porter vers une fin ? Enfin, question préjudicielle, y a-t-il effective­ ment une causalité finale ? Conscient de ces difficultés, Aris­ tote consacrera à cette notion une étude spéciale en fin du livre. Nous y reviendrons avec lui. 3. Les modes des causes. Au présent chapitre du livre II des Physiques, comme au chapitre parallèle de Δ de la Métaphysique, Aristote fait suivre sa division des quatre causes d’une subdivision en modes de causes. Tandis que la première de ces divisions se prenait suivant les diverses « raisons de cause », la seconde est fondée sur la diversité des rapports qu’il peut y avoir 46 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE entre la cause et son effet. Il est aisé de se rendre compte que les modes en question prennent place dans les cadres de la classification precedente, et, de ce fait, ne constituent pas de nouvelles espèces de causes. Aristote énumère jusqu’à 12 modes de cause. Mais si l’on prend garde que ce nombre a été obtenu, d’une part, en divi­ sant par l’acte et la puissance 6 modes primitivement distin­ gues, et que, d’autre part, cette dernière série se ramène à 3 couples de modes opposés, l’on n’a plus en définitive en présence que 3 types vraiment différents de modalités de causes. Le premier de ces types — modes per prius et per posterius — correspond à l’antériorité et à la postériorité dans une même ligne causale. Cette antériorité et cette postériorité pourront être prises selon l’ordre logique des notions, le plus universel étant antérieur au moins universel : en ce sens, on dira que, tandis que le médecin est cause « per posterius » de la santé, l’homme (qu’il est) en est cause a per prius ». On parlera également de causes prochaines et de causes éloignées selon l’ordre des dépendances réelles et concrètes ; l’homme, ainsi, suivant l’exemple ancien, aura pour cause prochaine de sa génération un autre homme, et pour cause éloignée le soleil. Le deuxième couple est celui des « modes essentiels » et des « modes accidentels ■ — per se et per accidens. Tout effet a sa cause propre, mais tant à l’effet qu’à la cause peuvent être associées des modalites d’être qui, elles-mêmes, pourront être dites effets ou causes. C’est ainsi que Polyclète est acci­ dentellement cause de la statue (le sculpteur pourrait très bien ne pas être Polyclète), tandis que le statuaire, comme tel, en est la cause propre. Nous verrons dans la suite que la causalité accidentelle tient une place extrêmement importante dans le péripatétisme où elle explique notamment les faits exceptionnels ou de hasard. Le dernier type de modalités est celui des causes simples et des causes composées — simplex et complexum. Aristote de reprendre l’exemple de « Polyclète-statuaire », ici cause composée de la statue (Polyclète et statuaire en étant, isolé­ ment considérées, les causes simples). Un cas de causalité composée concrète serait celui de deux forces effectivement conjuguées, les deux chevaux d’un attelage par exemple (Cf. Texte II, B, h : Les modes des causes, p. 123). LES CAUSES DE L’ETRE MOBILE 47 4. Le système des causes. La collection des quatre causes sc présente au premier abord comme une juxtaposition empirique d’éléments, sans liens apparents les uns avec les autres. A y regarder de plus près, il se révèle cependant qu’Aristote et surtout saint Tho­ mas ont eu sur ce sujet des vues synthétiques et que l’on peut avec fondement parler, dans leur philosophie, d’un système de causes. Et tout d’abord qu’il y ait quatre causes, cela veut dire que, pour chaque être mobile, on peut effectivement assigner dans chaque ligne de causalité une cause propre. Dans l’exemple de la statue, on dira que la cause matérielle est le bronze, la cause formelle la figure qu’il a reçue, la cause efficiente le sculpteur, et la cause finale le but que l’on sc proposait d’atteindre. Les quatre causes conjuguent harmonieusement leur efficacité dans la production, sous des rapports différents, d’un même effet. Mais il faut aller plus loin et préciser que les causes se conditionnent elles-mêmes dans leur propre réalité de causes ; c’est ce qu’exprime le fameux adage « causa sunt ad invicem causa ». Ainsi, la cause matérielle et la cause formelle d’une part, la cause efficiente et la cause finale d’autre part, forment des couples conjugués. La matière n’est cause qu’associée à une cause formelle, et l’agent ne peut donner sa motion que s’il est déterminé par une fin. Si l’on remarque d’autre part que matière et forme ne peuvent entrer en composition que sous l’influence présupposée de l’efficient, qui lui-même est conditionné par la fin, on aboutit en définitive à un orga­ nisme hiérarchisé ayant à son sommet la cause finale, première de toutes les causes ; au point de vue de cet enchaînement dynamique, on peut donc parler d’un système aristotélicien des causes. Toute cette doctrine est condensée avec beaucoup de bonheur dans ces textes du commentaire de saint Thomas sur le livre Δ de la Métaphysique : « Étant reconnu qu’il y a quatre causes, deux d’entre elles sc correspondent réciproquement et pareillement les deux autres. L’efficient et la fin sc correspondent en ce que l’efficient est le principe du mouvement, tandis que la fin en est le terme. De façon semblable la matière et la forme : la forme en effet donne l’être et la matière le reçoit. Ainsi l’efficient est-il cause de la fin, et la fin de l’efficient. L’efficient est cause de la fin quant à son être, parce qu’en mouvant il conduit à ce que la fin soit. La 48 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE fin pour sa part est cause de l’efficient, non quant à son être mais scion la « raison » de causalité. L’efficient en effet est cause en tant qu’il agit, et il n’agit qu’en raison de la fin. C’est donc de la fin que l’efficient tient sa cau­ salité. La forme et la matière quant à elles, sont réci­ proquement causes l’une de l’autre du point de vue de leur être : la forme de la matière, en tant qu’elle lui confère d’être en acte, la matière de la forme en tant qu’elle la supporte » (V, 1. 2, n° 775). « Bien que pour certaines choses la fin soit la dernière sous le rapport de l’être, sous celui de la causalité elle est toujours première. Ainsi est-elle dite la cause des causes, car clic est cause de la causalité de l’efficient, ainsi qu’il a été dit. L’efficient pour sa part est cause de la causalité de la matière et de la forme. Par sa motion en effet il donne à la matière d’être réceptrice de la forme et à la forme d’inhérer dans la matière. D’où il suit que la fin également est cause de la causalité de la matière et de la forme » (V, 1. 3, n° 782). Toute la démonstration physique chez Aristote sera, nous allons le voir, commandée par cette vue hiérarchisée du système des causes, sous le primat de la cause finale. (Cf. Texte II, B, d : La réciprocité des causes, p. 118 ; e : Priorité des causes, p. 120). § II. Le hasard Les trois chapitres (4, 5, 6) un peu laborieux qu’Aristote consacre ensuite à l’étude du hasard se rattachent immédia­ tement à la recherche des espèces de causes. On dit de façon courante que certaines choses sont arrivées par hasard ou par fortune : doit-on en conclure que hasard et fortune sont des espèces de causes distinctes de celles que nous venons d’énu­ mérer ? a) Théories critiquées par Aristote. Certains nient absolument l’existence du hasard. Tout événement a une cause propre déterminée. Si par exemple je viens à rencontrer sur la place quelqu’un que je désirais effectivement voir mais que je n’étais pas venu chercher, je puis bien invoquer la fortune, mais en réalité cette rencontre LBS CAUSES DB L’ETRE MOBILE 49 avait une cause propre dans l’intention que j’avais de venir sur la place. Et l’on pourrait ainsi, dans tous les cas attribues au hasard ou à la fortune, discerner l’activité d’une cause propre : façon de voir qui se heurte à l’opinion commune. Pour d’autres — les atomistes — c’est la formation du ciel et de tous les mondes qui est due au hasard. Affirmation d’autant plus inacceptable que le hasard se voit ainsi mis au principe de ce qui paraît être le plus régulier (le mouvement du ciel), tandis que la génération physique où l’on rencontre le plus de cas exceptionnels serait le fait de causes déterminées. b) Définition du hasard. Pour Aristote, le hasard se signale tout d’abord par le carac­ tère de rareté. Ce qui arrive toujours, semper, ou dans la plu­ part des cas, ut in pluribus, est certainement l’effet de causes qui agissent selon leur nature propre. Ce qui n’est au contraire qu’exceptionnel paraît échapper à la détermination de ces causes. Les faits exceptionnels se produisent dans le plus petit nombre de cas, ut in paucioribus. Cependant, ainsi que le remarque justement Hamelin, la rareté ne suffit pas pour dénoncer l’intervention du hasard. Il faut en outre qu’il s’agisse de faits appartenant à l’ordre de la finalité, c’est-à-dire qui soient susceptibles d’être l’objet d’un choix. Il faut enfin que ces faits (qui auraient pu être poursuivis pour une fin) n’aient pas été effectivement poursuivis pour une fin. Ainsi, pour reprendre l’exemple proposé, la rencontre fortuite, sur la place, de son débiteur par un créancier est-elle un fait de hasard : c’est exceptionnel ; cette rencontre aurait pu être préméditée : elle ne l’a pas été en fait. Ces trois caractères se retrouvent dans la définition proposée par Aristote : « La fortune et le hasard sont des causes par accident, relativement à des choses qui sont susceptibles de ne se produire ni absolument, ni la plupart du temps, et, en outre, qui peuvent être produites en vue d’une fin ■ (Phys., II, c. 5, 197 a 33-34). Utrumque scilicet fortuna et casus est causa per accidens in iis qua contingunt non simpliciter, id est neque semper neque frequenter ; et utrumque est in Us qua fiunt propter aliquid ». (saint Thomas, Phys., II, I. 9 in fine). Il est à noter qu’Aristote distingue fortune (tuke) et hasard (automaton). Le hasard est le terme générique enveloppant tous les cas ; tandis que la fortune ne peut être invoquée que Saint-Thomas II. 4. 50 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE pour les êtres libres, auxquels le bénéfice d’événements imprévus sera rapporté. L’heureux créancier est ainsi l’objet d’une bonne fortune ; tandis qu’un être inanimé ou même un animal ne pourront être dits jouir d’un pareil avantage. c) Signification générale de la théorie d'Aristote. L’intention d’Aristote dans cette étude paraît avoir été à la fois de combattre le déterminisme absolu de la causalité propre, ou de reconnaître l’existence, d’ailleurs manifeste, de faits rares, — et de rattacher, à titre de dérogation, ces faits à l’ordre de la finalité. On aboutit ainsi à ce résultat qu’une philosophie de l’exceptionnel, ou du hasard, est possible mais à la condition qu’elle vienne s’appuyer sur une philosophie de l’ordre ; l’indéterminisme suppose nécessairement un certain déterminisme ; il n’y a du « monstrueux » que s’il y a du o normal ». Le hasard tel qu’il vient d’être défini est-il la seule source de la contingence dans le monde de la nature ? Une lecture de l’ensemble des textes relatifs à cette question nous montrerait qu’en réalité la pensée du Stagirite est plus complexe. Le hasard est souvent pris par lui dans un sens plus large où il correspond à tous les faits exceptionnels, englobant aussi bien ceux qui n’auraient pu sc produire en vue d’une fin. Il y aurait lieu également de rapprocher cette action para-finaliste du hasard de celle de la nécessité matérielle qui sera mise en lumière plus loin. Qu’il nous suffise ici de signaler ces ques­ tions. Il serait extrêmement intéressant de rapprocher de la doctrine aristotélicienne du hasard, celle d’un des plus péné­ trants critiques des sciences du xixe siècle français, Augustin Cournot (cf. sur ce sujet l’art, de G. Milhaud : Le hasard chez Aristote et chez Cournot, Rev. de Métaph. et de Mor., 1902). § III. TÉLÉOLOGIE ET NÉCESSITÉ Les deux derniers chapitres (8 et 9) s’attaquent, sous un autre point de vue, aux difficultés des théories mécanistes qui ramenaient pratiquement l’efficacité causale à un enchaîne­ ment de déterminations nécessaires et aveugles : « Puisque le chaud est par nature tel et le froid tel et ainsi des choses semblables : tels êtres et tels changements s’ensuivent nécessairement » {Phys., II, c. 8, 198 b 12). Ces théories sup­ priment en fait la finalité : « Qu’est-ce qui empêche la nature LES CAUSES DE L’ETRE MOBILE 51 d’agir non en vue d’une fin et parce que c’est le meilleur, mais comme Zeus fait pleuvoir, non pour faire croître le blé, mais par nécessité. Car l’exhalaison s’étant élevée doit se refroidir, et s’étant refroidie, et étant devenue par génération de l’eau, elle doit redescendre. La croissance du blé qui se produit alors est accidentelle ; pareillement si, en revanche, du blé se perd sur l’aire, ce n’est pas pour cela qu’il a plu, mais cela arrive par accident » (198 b 17). Aristote va tout d’abord défendre la thèse de la finalité dans la nature, puis il montrera comment elle s’accorde avec une certaine nécessité des séquences causales. Le mécanisme déterministe rigoureux se verra par là même éliminé. i. La finalité dans la nature. De la démonstration — qui n’est pas sans subtilité — d’Aristote se dégagent trois arguments, a) Le premier d’entre eux se tire de l’existence de faits dus au hasard. Ces faits ne se produisent que rarement ; ce qui arrive donc habituellement ne peut être l’effet du hasard, cela doit donc se produire en vue d’une fin. Autrement dit : s’il y a du hasard il y a de la finalité ; l’existence parallèle dans la nature du « rare » et du « constant » ne s’explique que s’il y a à la fois finalité et hasard. b) D’autre part, l’art et la nature suivent des processus sem­ blables, la médecine par exemple guérit en imitant dans scs procédés la nature ; si donc il y a finalité dans l’art, ce qui est supposé évident, il doit y en avoir dans la nature, c) Enfin Aristote paraît admettre que la finalité se trahit dans l’adapta­ tion manifeste des animaux et même des plantes, qui n’agissent pas par intelligence, à leurs fonctions. L’hirondelle qui fait son nid, l’araignée qui tisse sa toile, la plante qui pousse sa racine vers le bas où elle trouve un sol nourricier, agissent à la fois par nature et selon une finalité évidente. La mise au point de chacun de ces arguments prendrait trop de temps : le fond en demeure incontestablement valable. Par une voie plus brève on aboutit d’ailleurs en métaphysique au même résultat. Il suffit pour cela de prendre conscience des conditions nécessaires à toute efficience. Voici comment sur ce point raisonne saint Thomas (P !!“♦, q. 1, a. 2) : « Un agent ne peut mouvoir que dans l’intention d’une fin. Si en effet il n’était pas déterminé à un certain effet, il ne pro­ duirait pas ceci de préférence à cela. Il est donc nécessaire, pour qu’il produise un effet déterminé, qu’il soit déterminé à quelque chose de certain, qui a raison de fin ». 52 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS J COSMOLOGIE « Agens autem non movet nisi intentione finis. Si enim agens non esset determinatum ad aliquem effectum, non magis ageret hoc quam illud. Ad hoc ergo quod determinatum effectum producat, necesse est quod determinetur ad aliquid certum, quod habet rationem finis ». Toute activité élémentaire implique donc nécessairement dans sa nature môme une finalité. A l’objection que la nature ne peut agir en vue d’une fin parce qu’elle n’est pas intelligente et donc ne peut délibérer, il faut répondre comme saint Thomas (meme article) qu’il y a deux manières de tendre vers une fin : celle des êtres raison­ nables qui connaissent leur fin et se meuvent eux-mêmes vers elle, et celle des êtres sans raison qu -sont portés vers leur fin par la motion transcendante d’une intelligence supérieure. Les premiers agissent (agunt) en vue d’une fin ; les seconds sont mus (aguntur) vers leur fin. Il y a donc en définitive une finalité dans la nature, ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il soit pratiquement possible de préciser quelle est la fin propre de chaque être ou de chaque activité. 2. La nécessité dans la nature. Il y a de la finalité dans la nature, mais la nécessité y trouvet-elle encore sa place, et de quelle manière ? Distinguons avec Aristote deux espèces de nécessité, la nécessité absolue et la nécessité hypothétique. La nécessité absolue est celle qui est en dépendance de causes préexistantes. Cette nécessite, remarque saint Thomas en son commentaire, peut se ren­ contrer, soit dans l’ordre de la causalité matérielle (l’animal est corruptible parce qu’il est composé de contraires), soit dans celui de la causalité formelle (propriétés résultant de la définition de l’essence), soit dans celui de la causalité effi­ ciente (l’action de l’agent entraînant son effet). La nécessité hypothétique, elle, est liée à une condition : supposée telle chose à faire, telle autre chose est requise. S’opposant à ceux qui ne reconnaîtraient dans la nature qu’une nécessité absolue, Aristote affirme que la nécessité hypothétique ou de finalité est au contraire ce qui l’emporte. La maison n’existe pas d’abord parce qu’il y a un certain as­ semblage de matériaux, mais il y a tel assemblage parce qu’il devait y avoir une maison. De même ne doit-on pas dire que la scie coupe parce qu’elle a des dents en fer, mais qu’on lui LES CAUSES DE L’ETRE MOBILE 53 a donné des dents en fer pour qu’elle coupe. La nécessité découle, comme de son premier principe, de la cause finale dont la position est hypothétique. Il est à noter que si la nécessité s’appuie en dernier ressort sur la cause finale, elle porte effectivement sur les autres causes : il sera necessaire d’utiliser tels matériaux pour aboutir à tel résultat ; il faudra tel agent pour réaliser telle œuvre. Il suit de là que la matière et les autres causes préexistantes exerceront un conditionnement sur l’obtention du but. Comme nous allons le dire, il conviendra donc de recourir à toutes les causes pour expliquer les phénomènes de la nature, mais en définitive tous les conditionnements ultérieurs se rattacheront à la fin. C’est ce qu’explique ce texte du com­ mentaire de saint Thomas sur les Physiques (II, 1. 15) : « Il est donc manifeste que dans les choses de la nature il y a un nécessaire qui se comporte comme matière ou mouvement matériel, la raison de cette nécessite tenant à la fin. Ainsi, en raison de la fin, est-il nécessaire que la matière soit telle. Le physicien, quant à lui, doit déter­ miner l’une et l’autre cause, à savoir la cause matérielle et la cause finale, mais surtout la finale, car la fin est cause de la matière, et non l’inverse. Ce n’est pas parce que la matière est telle que la fin est telle, mais plutôt la matière est telle parce que la fin est telle ». Il y a pour Aristote un certain déterminisme, mais il a sa raison profonde dans la finalité et donc dans l’intelligence, et il laisse place, noirs l’avons vu, à la causalité accidentelle et donc aux faits de hasard. Système explicatif singulièrement souple, et qui tient compte des divers aspects de la réalité. § IV. Conclusion : La méthode en physique La conclusion de l’étude des causes se trouve au ch. 7 que nous avions laissé de côté et sur lequel il nous faut revenir. Il s’agissait de déterminer les causes ou les principes de la Phi­ losophie de la nature. Or nous savons maintenant que toutes les causes sont réductibles aux quatre espèces mentionnées : < Puis donc qu’il y a quatre causes, conclut Aristote, il appar­ tient au physicien de connaître de toutes, et, pour indiquer le pourquoi en physique, il le ramènera à elles toutes : la matière, la forme,le moteur, la fin > (.Phys., II, c. 7, 198 a 23). L’cxpli- 54 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE cation physique se diversifie donc suivant les quatre types de causalité. Devrons-nous en rester à cette affirmation ? Aristote pour­ suit (ibid.) : « Il est vrai que trois d’entre elles (les causes) se réduisent à une en beaucoup de cas, car l’essence et la fin ne font qu’un, et l’origine prochaine du mouvement est iden­ tique spécifiquement à celles-ci : car c’est un homme qui engendre un homme, et, d’une manière générale, il en est ainsi pour tous les moteurs mus ». En ce texte remarquable nous voyons s’affirmer la tendance que paraît avoir eue Aristote de réduire à deux les méthodes d’explication phy­ sique. D’une part, forme et fin tendent à s’identifier au terme de la réalisation, d’autre part, dans la génération tout au moins, l’agent produit son action selon une forme semblable à celle qu’il veut imprimer dans la matière. Il resterait donc deux types véritablement caractéristiques d’explication en physique : celle par les éléments (cause matérielle) et celle par les struc­ tures formelles, lesquelles, en dernière analyse, se trouvent déterminées par la cause finale. C’est en ce sens qu’Hamelin conclut : « Toutes les causes se ramènent à la forme et à la matière. Le moteur et la fin ne font qu’un avec la forme et, de son côté, la matière joue le rôle de tout ce qui est nécessité venue d’en bas, de tout ce qui est vis a tergo » (Système d'Aristote, p. 274). Tandis que les premiers physiciens étaient surtout préoccupés de découvrir la substance primordiale, ou les éléments dont tout était composé, Aristote, marchant dans la voie ouverte par son maître Platon, cherche la lumière plutôt du côté de l’idée ou de la fin. La fin est pour lui la première des causes, tant dans l’ordre de l’explication que dans celui de l’être. Remarquons toutefois que, chez lui, la réduction métho­ dique à deux types d’explication n’est pas absolue. Il a affirmé que le physicien démontrait par les quatre causes, chacun des types de démonstration gardant sa spécificité : ainsi en va-t-il de la preuve par la cause efficiente, souvent utilisée, et qui paraît bien ne pouvoir être assimilée au simple conditionne­ ment matériel des éléments, ni à l’exemplarisme de la forme. Il n’en reste pas moins qu’en définitive le premier moteur agira par le « désir » qu’il provoque, c’est-à-dire à titre de cause finale : celle-ci demeurant toujours la première et la plus éclairante des causes. Il resterait à confronter cette théorie de l’explication phy­ sique avec les conceptions modernes. Les causes finales ont certainement perdu beaucoup de leur crédit dans les sciences, LES CAUSES DE L’ETRE MOBILE 55 mise à part la biologie où, sous d’autres noms souvent, elles paraissent toujours jouer un rôle. Mais cette défaveur peut venir de ce que la découverte des causes finales est pratique­ ment beaucoup plus difficile que les anciens ne le croyaient et non du fait qu’elles ne seraient pas effectivement les prin­ cipes suprêmes des choses. L’on pourrait donc, en théorie, maintenir la valeur de la méthode préconisée par Aristote, tout en reconnaissant que le plus souvent, dans la pratique, il faut s’en tenir à des expli­ cations plus immédiates, soit par les antécédents, soit à partir des éléments, soit, à un autre point de vue, par analyse mathé­ matique. Ainsi la pratique des modernes et les idées d’Aristote sur l’explication scientifique se verraient conciliées. L’agencement : finalité — déterminisme, effet propre — fait de hasard peut être figuré dans le tableau suivant qui ré­ sume l’analyse aristotélicienne : r . .1·.* fi .1, déterminisme Causalité finale^ des causcs hypothèque anIécédentcs ( effet propre par eau) salite propre. i fait de hasard par eau( sahtc accidentelle. (Cf. Texte II, B, g : La réduction des causes, p. 122). CHAPITRE IV LE MOUVEMENT La physique a pour objet l’étude de la nature. La notion de mouvement étant incluse dans cet objet, on ne peut en avoir une intelligence précise que si l’on sait ce qu’est le mouvement. D’autre part, certaines notions sont elles-mêmes nécessaire­ ment liées au mouvement et ne peuvent donc être laissées de côté dans une étude de celui-ci. Ce sont : - Vinfini, qu’implique intrinsèquement le mouvement, parce que le mouvement est un continu et que l’infini est compris dans la définition du continu, - le temps, mesure du mouvement, - le lieu, mesure du mobile, selon Aristote ; ce rôle de me­ sure étant joué pour d’autres par le vide. Cette division préside à l’organisation des livres III et IV des Physiques j nous la suivrons nous-mêmes. (Cf. Texte III, A : Divisions générales de l’étude du mouvement, p. 130). i. Définition du mouvement. a) Aristote, au livre III, ne fait aucune allusion à la théorie éléatc. Une fois pour toutes, il a admis au premier livre qu’il y a mouvement ; reste à en expliquer la nature. En quelques mots nous voyons écartée l’opinion selon laquelle le mouve­ ment serait une réalité séparée, à la manière platonicienne ; le mouvement appartient au monde physique, il est dans les choses mêmes, et c’est en fonction du donné sensible qu’on doit l’expliquer. La définition qu’Aristote va donner du mouvement se situe au niveau des premières distinctions métaphysiques. Le 58 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE mouvement est en effet une notion première, dépassant la classification des predicaments puisqu’il se retrouve en plu­ sieurs d’entre eux. Elle ne peut donc être réduite qu’à des notions de l’ordre des transcendantaux. b) Ceci admis, ce qui est seulement en puissance n’est pas encore en mouvement : le corps que l’on ne chauffe pas encore n’est pas en mouvement vers la chaleur. Pareillement, ce qui est arrivé à son terme, ou ce qui est en acte achevé, n’est plus en mouvement : le corps chaud n’est plus en mouvement vers la chaleur. Sera donc en mouvement ce qui se trouvera dans un état intermédiaire entre la puissance initiale et l’acte ter­ minal, étant partiellement en puissance et partiellement en acte. L’acte imparfait de chaleur qui se trouve dans le corps qui s’échauffe est le mouvement, à condition que l’on affirme simultanément qu’il reste ordonné à un échauffement ulté­ rieur. Le mouvement bloque, pour ainsi dire, les deux notions d’acte et de puissance : il est, selon la célèbre définition d’Aris­ tote, a l’entéléchie (l’acte) de ce qui est en puissance en tant que tel o : actus existentis in potentia in quantum est in potentia. Dans cette définition - actus (l’acte) exprime que le mouvement est déjà une certaine réalisation ; réchauffement implique un certain degré d’actuation ; - existentis in potentia (de ce qui est en puissance) signifie que l’acte dont il est question n’est pas quelque chose d’arrêté, de définitif, mais que le sujet qu’il détermine demeure en puissance à une nouvelle actuation ; - in quantum est in potentia (en tant qu’il est en puissance) veut dire que l’acte du mouvement détermine son sujet sous le rapport même où il se trouve être en puissance. C’est ainsi que dans la fabrication de la statue, le processus de la fabri­ cation n’est pas l’actuation du bronze, en tant que bronze, mais du bronze en tant qu’il est en puissance à devenir statue. Tout ceci se trouve parfaitement condensé dans ce texte : « Sic igitur actus imperfectus habet rationem motus, et secundum quod comparatur ad ulteriorem actum ut potentia, et secundum quod comparatur ad aliquid imperfectius ut actus. Unde neque est potentia existentis in potentia, neque est actus existentis in actu, sed est actus existentis in potentia, ut per id quod dicitur actus designetur ordo ad anteriorem LE MOUVEMENT 59 potentiam, et per id quod dicitur in potentia existentis, designetur ordo ejus ad ulteriorem actum » (Phys., Ill, 1.2). c) En définitive, le mouvement se présente donc comme un acte imparfait, ou comme une potentialité non encore par­ faitement actuée : c’est une sorte d’état intermediaire entre la puissance simple et l’acte simple. Le ch. 2 du livre insiste sur ce caractère d’intermédiaire ou d’inachevé du mou­ vement : « Le mouvement est bien un certain acte, mais in­ complet, et cela parce que la chose en puissance, dont le mouvement est l’acte, est incomplète » (201 b 30). Certains philosophes avaient déjà, antérieurement, pris conscience de l’indéfinité du mouvement, mais ils n’avaient pas su l’expliquer techniquement. Saint Thomas soulignera bien lui-même (cf. Métaph., XI, 1. 9) ce caractère à*actus imperfectus qui distingue le mouvement des choses achevées. S’il reste une certaine indéfinité dans la formule d’Aristote, elle ne fait que traduire l’indéfinité même de la notion qu’il s’agit d’exprimer (Cf. Texte ΠΙ, B : Définition du mouvement, p. 133). 2. Mouvement, moteur et mobile {Phys., Ill, 1. 3). Le mouvement a été défini par Aristote d’une façon très générale, indépendamment de toutes ses conditions de réali­ sation ; or l’expérience nous manifeste que ce passage de la puissance à l’acte qui le caractérise ne peut s’effectuer que sous l’influence d’un agent ou d’un moteur dont l’activité s’exercera sur un être distinct formellement de lui, le mobile. Cette cons­ tatation pose le problème du rapport du mouvement avec l’un et l’autre de ces deux termes. Et comme par ailleurs, au moteur et au mobile on rapporte deux prédicaments qui prétendent eux aussi exprimer le fait du changement, Yaction et la passion, nous serons conduits également à nous demander si ces prédicaments sont distincts du mouvement. Nous montrerons successivement : - que le mouvement est l’acte du mobile, - que le moteur et le mû ont un seul et même acte, - que l’action et la passion ne se distinguent du mouvement que par les différentes relations au moteur et au mobile qu’elles impliquent respectivement. a) Le mouvement est Pacte du mobile. Admettons comme un fait d’expérience que le mouvement 6o PHILOSOPHIE DE S. THO.MAS : COSMOLOGIE suppose un sujet récepteur, un «mobile »,et que, d’autre part, il ne peut se produire sans l’intervention d’un agent extérieur, d’un « moteur ». Un problème se pose alors : le mouvement qui est certainement lié tant à l’agent qu’au mobile, est-il l’acte du moteur ou celui du mobile ? Aristote répond : c’est le mobile, le sujet passif qui est mû ; ainsi d’ailleurs qu’il paraît à première vue. Le mouvement est en effet l’acte de ce qui est en puissance ; or, ce qui est en puis­ sance, c’est bien le sujet, ce ne peut être l’agent, qui n’agit qu’en tant qu’il est en acte. Et si, dans l’exercice de son acti­ vité, l’agent se voit lui-même modifié, s’il est mû, c’est par une réaction du sujet réceptif, laquelle est accidentelle au mouvement considéré. Il reste que le mouvement doit être dans le mobile, ce qui n’empêche pas qu’il soit lié à l’agent, mais comme procédant de lui, ab hoc, et non pas comme subjeeté en lui, in hoc : * ergo motus est actus mobilis ». b) Moteur et mû ont un seul et même acte. Mais ne peut-on pas aussi parler d’un acte du moteur ? Et ne faut-il pas reconnaître que cet acte du moteur est diffé­ rent de celui du mobile, c’est-à-dire qu’en définitive il y a deux mouvements ? Nous ne pouvons l’admettre, car mani­ festement il y a unité dans le processus du mouvement : c’est une même chose que l’agent cause en mouvant et que le mobile reçoit en étant mû ; il y a donc un seul et même mou­ vement, acte en même temps du moteur et du mobile : « motus secundum quod procedit a movente in mobili est actus moventis ; secundum autem quod est in mobili a movente est actus mobilis ». L’enseignement que l’on donne et celui qui est reçu sont un seul et même enseignement. c) Mouvement, action et passion. L’affirmation de l’unité du mouvement ne va pas sans poser une sérieuse difficulté ; car, d’après la théorie des prédicaments, l’on doit dire que l’acte de l’agent est Paction et que celui du patient est la passion. Si l’on admet donc qu’action et passion constituent deux mouvements distincts, on va à l’encontre de ce qui a été admis précédemment. Si l’on recon­ naît au contraire que l’action et la passion s’identifient dans un seul et même mouvement, l’on ne voit plus comment peuvent lui correspondre deux prédicaments. Il faut répondre qu’action et passion s’unissent bien dans un LB MOUVEMENT 61 même mouvement, mais qu’ils impliquent des rapports differents. L’action est le mouvement pour autant qu’il procède de l’agent ; la passion, le mouvement pour autant qu’il se trouve dans le sujet passif. Saint Thomas l’exprime heureusement : « Et sic patet quod licet motus sit idem moventis et moti propter hoc quod abstrahit ab utraque ratione, tamen actio et passio differunt per hoc quod has diversas rationes in sua significatione includunt » (Phys., Ill, 1. 5). Par où l’on voit que le terme « mouvement » désigne comme tel quelque chose de plus abstrait que les termes « action » et « passion » ; il se situe par réduction dans le genre prédicamcntal où il se termine, quantité, qualité, etc. Si l’on consi­ dère au contraire le mouvement dans scs conditions concrètes de réalisation qui supposent une activité causale, alors il se manifeste dans sa liaison avec l’agent et avec le patient et peut être ramené aux predicaments distincts d’action et de passion. 3. Les espèces de mouvement. Au présent chapitre, Aristote ne fait qu’une allusion à la division du mouvement selon ses espèces ; celle-ci ne sera traitée ex professo qu’au livre V, ch. 1 et 2. Quant à la ques­ tion spéciale de la distinction entre la génération et les mou­ vements d’altération et d’augmentation, elle est débattue, comme en son lieu propre, au livre premier du De Generatione. Le livre V que nous allons suivre commence par envisager abstraitement toutes les hypothèses qui peuvent se présenter au sujet du mouvement : le mouvement peut aller d’un nonsujet à un sujet, d’un sujet à un non-sujet, d’un sujet à un sujet, d’un non-sujet à un non-sujet. La dernière de ces quatre hypothèses est à rejeter simplement, comme ne com­ portant aucune opposition de termes. Le passage d’un nonsujet à un sujet est la génération substantielle et celui d’un sujet à un non-sujet la corruption substantielle, formes abso­ lues de mutation. Reste à préciser combien il peut y avoir changement de sujet à sujet. Considérons pour cela la liste des prédicamcnts où se rencontrent les genres les plus géné­ raux de l’être, et demandons-nous quels sont ceux où il pourra y avoir mouvement. D’une façon générale, ce sera là où il y aura contrariété, c’est-à-dire, conclura-t-on finalement, dans la quantité, dans la qualité et dans le lieu. Pour atteindre ce résultat, Aristote procède, non par une démonstration positive de l’existence du mouvement dans ces 62 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE catégories, existence qui lui paraît évidente, mais par élimi­ nation des autres catégories. a) Dans le genre substance, tout d’abord, il n’y a pas à proprement parler de mouvement, car il n’y a aucun mode d’étre qui soit contraire à la substance, et le mouvement implique contrariété. D’autre part, un mouvement requiert un sujet actuel commun entre scs deux termes, et il n’y en a pas entre ceux d’une génération ou d’une corruption substan­ tielle. b) Pas davantage on ne rencontre de mouvement dans le genre relation, car le changement d’un des relatifs peut à lui seul entraîner un changement de l’autre relatif ; ainsi une longueur immobile peut-elle être affectée d’un nouveau rap­ port quantitatif sans avoir elle-même change. Or, dans tout genre d’être où il y a mouvement rien de tel ne survient à nouveau dans un sujet sans que celui-ci ait été modifié. Du fait qu’il n’y a pas de mouvement dans la relation, on peut conclure qu’il n’y en a pas dans les prédicaments situs et habitus qui impliquent relation. c) Enfin il n’y a pas de mouvement dans les genres action et passion, car il ne peut y avoir mouvement du mouvement. Pour la même raison, il ne peut s’en rencontrer dans le prédicament quando, lequel détermine le temps qui, lui-même, implique le mouvement. En définitive, à côté de la génération et de la corruption qui sont bien du genre commun changement, mutatio, mais pas, à proprement parler, du genre mouvement, motus, il reste trois espèces de mouvement : - le mouvement à?augmentation et de diminution intéressant la quantité (ce mouvement ne se rencontre que chez les vivants et n’a trait qu’à la pure augmentation ou diminution de vo­ lume), - le mouvement à’altération, concernant le prédicament qualité, - le mouvement local ou de translation relatif au prédicament « ubi ». Il est important de prendre conscience dès à présent de ce que ces espèces de mouvement ne sont pas sans rapport les unes avec les autres. Elles constituent un organisme dont le fonctionnement préside à la marche de tout le cosmos. Ainsi I LE MOUVEMENT 63 rencontrons-nous, en premier, le mouvement local, le plus parfait de tous, et le seul dont tous les corps, y compris les corps célestes, soient affectes. Ce mouvement, en assurant la disposition générale des corps, et en variant leurs contacts, commande l’ensemble des autres mutations. Mis en contact, les corps s’altèrent, mouvement d'altération, s’engendrent et sc détruisent, génération-corruption, et enfin, lorsqu’il s’agit des vivants, atteignent ou perdent la quantité qui leur con­ vient, augmentation-diminution. L’étude plus approfondie du mouvement est poursuivie aux livres V et VI des Physiques — unité du mouvement, contrariété des mouvements, opposition mouvement-repos, continuité du mouvement, premier moment, terme, arrêt, etc., — chaque espèce particulière faisant l’objet des ouvrages suivants. De tout ceci nous ne retiendrons présentement que les idées essentielles de la théorie du mouvement local qui commande, comme nous venons de le dire, tout le fonctionne­ ment du cosmos, et dont nous n’aurons plus l’occasion de parler. (Cf. Texte III, C : Les espèces de mouvement, p. 137)· 4. Le mouvement local. a) Nature du mouvement local. — Le mouvement local est donné par l’expérience. Cependant Aristote, nous le savons, rencontrait déjà une philosophie, celle d’Éléc, qui contestait la valeur de celle-ci : Achille ne rattrapera jamais la tortue... le sophisme de Zénon qui défendait cette thèse consistait à supposer que le mouvement est composé de parties actuelle­ ment indivisibles, alors qu’il est seulement divisible en puis­ sance. Le mouvement local est donc possible. Comment se définit-il ? A la simple observation, nous constatons que se mouvoir localement c’est passer d’un lieu à un autre lieu : cet objet qui était en cette place passe en cette autre place : le mouvement local n’est rien d’autre qu’un changement de lieu, ou le passage même d’un lieu dans un autre lieu. En terminologie scolastique on le définira : actus transeuntis ut transeuntis. b) La cause du mouvement local. — Admettons comme un principe général que tout ce qui est mû est mû par un autre. A tout mouvement local il faut donc assigner une causalité motrice extrinsèque. Aristote le fait de deux façons. Tout d’abord, en ce qui concerne le mouvement naturel des 64 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE corps vers le bas, la gravité, ou son inverse, la légèreté, il invoque l’attraction du lieu naturel. Chaque corps, suivant sa densité, a son lieu naturel. Ainsi est-ce pour gagner leur lieu naturel que les corps graves se portent vers le centre du monde, tandis que les corps légers montent vers la péri­ phérie. Quant aux mouvements obliques des projectiles, ils ne peuvent évidemment pas s’expliquer par ce seul facteur, et une autre cause est requise. Tant que le mobile est poussé ou porté par un agent moteur discernable, point de difficulté, la cause de la translation est manifeste. Mais il n’en va plus de même lorsque le mobile, une pierre que l’on a jetée par exemple, semble poursuivre tout seul sa trajectoire. Ce cas a fort embarrassé les anciens à qui manquait la notion de force vive. Aristote, qui tient absolument à l’action actuelle d’un moteur en contact, imaginera que c’est Vair ambiant, ébranlé par le choc, qui sert à son tour de moteur au projectile. Ce problème du mouvement des projectiles jouera par la suite un rôle important dans l’évolution des doctrines phy­ siques. Au VIe siècle, Jean Philopon, commentateur grec d’Aristote, abandonnant la théorie de l’impulsion de l’ait ambiant, attribue ce mouvement à un impetus, élan intérieur au projectile lui-même. Cette hypothèse est reprise et exploi­ tée plus tard par un maître de l’Université de Paris, Jean Buridan (xive s.), qui en tire des conséquences considé­ rables pour toute la science de la nature. Si le mouvement des astres, conclut-il, est dû à un élan interne, il est inutile de re­ courir, pour expliquer les circulations des sphères, à l’action d’intelligences motrices : du coup la mécanique céleste devient semblable à celle des corps sublunaires ; l’unification de toute la science physique du cosmos est alors tout près d’être réali­ sée (Sur cette histoire du mouvement des projectiles, cf. les études de P. Duhem sur Léonard de Vinci). Aux temps modernes, Descartes, avec sa quantité de mou­ vement et Leibniz, avec sa force vive, donneront une expres­ sion scientifique rigoureuse à la théorie imaginée par Jean Philopon. Puis Newton avec la loi de gravitation universelle achèvera de démoder les idées d’Aristote sur l’explication du mouvement local, en attendant que les théories modernes, avec de plus vastes synthèses, dépassent la physique newto­ nienne. CHAPITRE V LES CONCOMITANTS DU MOUVEMENT § I. L’infini (Phys., III, Ch. 4-8) Comme les autres continus, grandeur et temps, le mouve­ ment implique la notion d’infini. La première philosophie grecque, tant celle des physiciens que celle des pythagoriciens et des platoniciens, avait donné dans scs spéculations une place importante à cette notion. Aristote ne pouvait donc éviter de l’étudier. Il le fit en cinq chapitres très complexes dont nous donnerons seulement un aperçu général. a) Raisons alléguées en faveur de Γinfini (ch. 4). - L’infini paraît être essentiel au temps. - La division des grandeurs parait aller à l’infini. - La perpétuité du processus des générations et des corrup­ tions semble réclamer une source infinie. - La notion même de limite suppose celle d’infini (Tout corps limité en effet se termine à un autre qui est limité ou illimité. S’il n’est pas illimité il est lui-même terminé par un autre, etc.). - Enfin le nombre paraît être infini comme aussi les gran­ deurs et les espaces qui environnent le monde. b) Il n’y a pas d’infini en acte (ch. 5). D’abord il n’y a pas un infini séparé des choses sensibles, à la manière des idées platoniciennes ou des nombres pytha­ goriciens ; c’est dans le monde lui-même des corps qu’il faut chercher l’infini. Peut-on parler de corps infinis ? Toute une série de raisons Saint-Thomas II. 5. 66 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE logiques et physiques en démontrent l’impossibilité. Nous retiendrons celle-ci qui est empruntée à la théorie du lieu. Tout corps a un lieu, or un lieu est nécessairement quelque chose de déterminé et de fini ; le haut et le bas sont des posi­ tions déterminées, et ainsi en va-t-il des autres régions de l’espace. Le lieu étant limité, les corps qu’il enveloppe ne peuvent eux-mêmes être que limités. Enfin il ne peut y avoir un nombre réellement infini de corps car un nombre est essentiellement nombrable ou mesu­ rable, et l’infini ne saurait être effectivement nombré. c) Vinfini existe cependant d'une certaine manière (ch. 6-7). L’on ne peut pourtant nier de façon absolue l’existence de l’infini, car trois au moins des raisons alléguées en sa faveur demeurent valables : il faut bien que le temps n’ait ni com­ mencement ni fin — que la série des nombres soit infinie, — surtout, et c’est l’argument le plus décisif, que les grandeurs se divisent à l’infini. Mais comme nous savons que l’infini actuel ou réalisé est impossible, nous nous tirerons d’embarras en reconnaissant à l’infini une existence imparfaite : nous dirons qu’il y a un infini en puissance. Il y a lieu de préciser qu’il s’agit ici, comme pour le mouve­ ment, d’une modalité très spéciale du genre puissance. Nor­ malement un être en puissance peut être effectivement réalisé : l’Hermès en puissance dans un bloc de marbre pourra devenir un Hermès en acte. L’infini, au contraire, ne pourra jamais passer à l’acte ; il n’y a d’infinité que de processus : les gran­ deurs pourront toujours être divisées (infini de division), les nombres pourront toujours être augmentés (infini de compo­ sition), le temps pourra toujours ou être augmenté ou être divisé (infini de composition et de division). En définitive l’infinité implique l’idée d’inachèvement ou d’imperfection. Ce serait donc une erreur grave de le concevoir comme quel­ que chose de parfait. Il y aura bien une infinité de perfection réelle et parfaitement actuelle, celle de l’Acte pur, mais il s’agit alors d’une autre signification du terme infini ; et nous n’avons pas à l’envisager ici. d) Uinfiniment divisible ou continu. Aristote a étudié la continuité pour elle-même aux livres V et VI, mais par la notion de divisibilité à l’infini qu’elle im­ plique nous pouvons très bien la rattacher au présent para­ graphe. LES CONCOMITANTS DU MOUVEMENT 67 Précisons tout d’abord la signification d’une série d’expres­ sions en progression régulière : - sont dits consécutifs des termes entre lesquels il n’y a pas d’intermédiaire de même genre : deux nombres entiers voisins dans la série des nombres entiers, - sont dits en contact des termes dont les extrémités se touchent, ex. deux objets sans solution de continuité, - sont dites enfin continues des parties dont les extrémités sont une seule et même chose : les parties d’une ligne qui se fondent les unes dans les autres tant qu’on ne l’a pas divisée. Une telle série de rapports manifeste clairement pourquoi le continu ne peut être composé de parties actuelles. Si ces parties sont distinctes, elles ont leurs limites réelles et, en ce cas, l’on ne peut parler de continuité. Si ccs parties sont conçues comme véritablement continues, elles ne sont plus alors abso­ lument distinctes, et l’on ne peut plus dire qu’il y a des parties actuelles. Par ailleurs, nous voyons que dans le continu comme tel on peut toujours et indéfiniment distinguer des parties : le continu est donc infiniment divisible. Disons donc que le continu n’est pas composé de parties actuelles, mais qu’il est en puissance divisible à l’infini : la ligne n’est pas compo­ sée de points, le temps n’est pas composé d’instants, le mou­ vement n’est pas composé de repos, mais en tous points de ces continus nous pouvons marquer arbitrairement des divisions et par conséquent déterminer des parties. C’est, notons-lc, par cette conception de la continuité, qu’Aristote réussit à se dégager des arguments sophistiques de Zénon qui, lui, sup­ posait que le continu est actuellement composé de parties. § II. Le lieu, le vide et l’espace (Phys., iv, ch. 1-9) Les théories aristotéliciennes du lieu et du vide répondent à un même problème, celui des conditions physiques spatiales du mouvement : elles doivent être étudiées simultanément. Les modernes, se plaçant au point de vue plus abstrait de l’analyse mathématique, ont abandonné ces théories et consi­ dèrent de préférence le mouvement dans l’espace. Comme il s’agit au fond de notions et de problèmes très voisins, nous aurons intérêt à rapprocher ici l’espace des modernes du lieu et du vide des anciens. 68 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE Avec l’étude du lieu et du vide nous quittons les thèses de physique aristotélicienne ayant une valeur incontestable pour entrer dans le système cosmologiquc propre au Stagirite, lequel est aujourd’hui scientifiquement dépassé. Certaines vues profondes gardent d’ailleurs un réel intérêt. i. Le problème du lieu (ch. 1-3). Tout le monde a une certaine idée de ce que représente la notion de < lieu », ou la détermination qui y correspond d’« être dans un lieu ». Les choses qui nous entourent sont toutes loca­ lisées, c’est-à-dire « quelque part ». Ce fait nous est rendu particulièrement manifeste par le phénomène du remplace­ ment. Dans un vase où il y avait de l’eau il y a maintenant un autre liquide. Le contenu a changé, le lieu est demeuré le même. Le mouvement local paraît également impliquer l’exis­ tence du lieu, puisqu’il nous a paru devoir sc définir le pas­ sage d’un lieu dans un autre lieu. Enfin, si nous observons que les éléments eau, air, etc., ont un mouvement naturel vers le haut ou vers le bas, nous devrons ajouter que les différents lieux ont une vertu d’attraction qui leur est propre ou sont spécifiés. Telles sont les observations les plus importantes par les­ quelles Aristote introduit le problème du heu. Mais tout de suite se posent, relativement à sa nature, de graves difficultés. Le lieu, en effet, ne peut être un corps car il y aurait simul­ tanément, ou dans le même intervalle, deux corps. D’autre part il ne peut en aucune manière appartenir au corps contenu, puisque ce corps peut être déplacé tandis que le lieu demeure. Enfin, si le corps s’accroît, devra-t-on dire, ce qui paraît inad­ missible, que le lieu lui aussi s’accroît ? L’on ne voit donc pas bien ce qui pourrait correspondre à cette mystérieuse réalité. Ces difficultés et d’autres occupent, avec des discussions annexes, les trois premiers chapitres du livre IV. Le début du ch. 4 conclut cette première partie de l’exposé en énumérant les propriétés qui paraissent définitivement inséparables du lieu : a) le lieu est l’enveloppe ou limite première du corps qu’il localise ; c’est une donnée d’expérience commune ; à) le lieu est indépendant de la chose qu’il contient, il en est séparable ; c) le lieu est physiquement déterminé, il a un haut et un bas doués de vertus propres. Ces données étant acquises on peut tenter de dégager une définition du lieu. LES CONCOMITANTS DU MOUVEMENT 69 2. La définition du lieu (ch. 4). Dans la détermination positive de la doctrine quatre hypo­ thèses sont prises en considération dont les trois premières sc verront écartées : - le lieu serait la forme, c’est-à-dire, non pas ici la forme substantielle, mais la configuration extérieure du corps, sa « figure » (40 espèce de qualité) ; c’est impossible car cette forme est solidaire du corps contenu et s’en va donc avec lui ; - le lieu serait la matière du corps contenu, ce qui est impos­ sible pour la même raison ; précisons qu’il ne s’agit pas ici de la matière première, au sens aristotélicien, mais de l’espace considéré comme une réalité indéfinie, réceptrice des corps qui se succèdent en elle, c’est-à-dire de la matière au sens platonicien ; - le lieu serait ^intervalle, c’est-à-dire ce qui sc trouve entre les limites extérieures indépendamment du corps, l’espace vide ; mais il ne peut en être ainsi, cet intervalle existant non par lui-meme, mais comme un accident des corps qui rem­ plissent successivement le contenant ; - il reste que le lieu soit la limite du corps contenant, « ter­ minus corporis continentis > ; cette limite apparaît bien en effet comme une enveloppe indépendante du corps, et qui, n’étant pas une simple abstraction, pourrait cependant être douée de propriétés réelles. Le lieu est immobile. — Demeure un dernier doute. Si le lieu est l’enveloppe contenante d’un corps, devra-t-on dire qu’il se déplace en même temps que celui-ci, à la manière d’un vase que l’on transporte avec ce qu’il renferme ? Ou ce qui revient au même, que le lieu change quand, le contenu demeurant immobile, les corps environnants sc déplacent, ce qui semble se produire notamment en milieu fluide : ainsi quand l’eau du fleuve s’écoule et se renouvelle autour de la barque amarrée. Aristote refuse ce relativisme : le lieu est immobile, ainsi d’ailleurs qu’il apparaît. Pour la barque qui voit l’eau changer continuellement autour d’elle, le véritable lieu est le fleuve. En définitive ce ne sera pas sur l’enveloppe immédiate que l’on devra se fonder pour déterminer le lieu, mais sur l’enve­ loppe ultime. Il est incontestable que, par rapport à ce qui a été précédemment affirmé, nous assistons ici à un glissement de la doctrine. L’enveloppe ou le contenant immédiat n’est plus qu’un principe relatif de localisation. Le véritable prin­ 70 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE cipe du lieu est l’cnvcloppc dernière, et supposée immobile, du monde. C’est avec cette restriction qu’il convient de com­ prendre la définition classique : « le lieu est la limite immobile du contenant immédiat > : terminus immobilis continentis primum. (Cf. Texte IV : La définition du lieu, p. 141). 3. La fonction du lieu dans la cosmologie aristoté­ licienne. Que représente exactement cette enveloppe dernière ou ce premier contenant ? Dans la cosmologie ancienne, qu’il faut avoir toujours en vue si l’on veut comprendre cette théorie, c’est la dernière des sphères célestes, celle des étoiles fixes, laquelle détermine les positions extrêmes du lieu : le haut qui voisine avec la circonférence, et le bas qui se trouve vers le centre, les autres lieux se situant en fonction de ces extrêmes. La position de chaque chose se trouve ainsi déterminée, et les transformations du monde qui nous entoure ont leur justifi­ cation. C’est en effet, nous l’avons vu, relativement au lieu qu’Aristotc a qualifié le mouvement primitif et fondamental des quatre éléments, les uns, légers, tendant à occuper les lieux supérieurs, les autres, graves, se portant vers les lieux infé­ rieurs. Comme, par ailleurs, le mouvement local est premier et conditionne toutes les autres transformations du monde sublunaire, la théorie du lieu, qui commande elle-même ce mouvement, se trouve constituer le fondement même de toute la mécanique cosmique : c’est dire son importance. Reste pour Aristote à résoudre une double difficulté : la première sphère doit-elle être considérée comme localisée et, dans la négative, comment peut-on concevoir le mouvement d’un corps qui ne serait dans aucun lieu ? à) Le premier ciel n’est en aucun lieu, car il n’y a rien au­ tour de lui qui puisse être dit le limiter et donc le contenir. b) Mais alors comment expliquer que le ciel, comme il ap­ paraît, se meuve uniformément ? Sur cette question les com­ mentateurs d’Aristote ont beaucoup peiné. Ne peut-on dire avec Averroès que c’est à la fixité du centre que doit se rappor­ ter la localisation des sphères ? Saint Thomas, adoptant la solution de Thémistius, préfère recourir à la localisation des parties les unes par rapport aux autres ; il peut donc y avoir LES CONCOMITANTS DU MOUVEMENT 71 un mouvement, non de la sphère considérée comme totalité, puisque celle-ci n’est pas proprement dans un lieu, mais de chacune de ses parties. 4. Réflexions sur la théorie du Heu. Que penser de cette théorie, en face des idées scientifiques modernes ? Le principe aristotélicien de localisation, la sphère des étoiles fixes et son centre immobile, ainsi que la théorie des mouvements naturels des cléments, sont évidemment à aban­ donner. Doit-on pour autant considérer comme absolument périmées toutes les conceptions d’Aristote ? La critique de celles-ci et leur transposition éventuelle doivent, semble-t-il, porter sur deux points essentiels. a) Il y a d’abord la notion du lieu comme contenant. On définit maintenant le lieu par la situation de points par rap­ port à des axes, point de vue plus abstrait, qui se prête mieux aux précisions de mesure. La conception est différente, mais il est à remarquer qu’elle ne s’oppose pas de façon directe à celle d’Aristote qui correspond à une intuition plus concrète et plus spontanée. Il serait par ailleurs intéressant de souli­ gner l’analogie que présente, avec les conceptions modernes de champs de forces, la notion d’un lieu doué de propriétés attractives. Il n’est donc pas dit que la considération du con­ tenant ou de l’enveloppe ait perdu tout intérêt. La théorie est à refaire, mais certaines vues profondes semblent garder valeur. b) Deuxièmement, et c’est le point difficile, doit-on ad­ mettre avec Aristote et les anciens qu’il existe dans l’univers un système absolu de localisation et par suite des mouvements absolus ? Ou bien ne faut-il reconnaître que des systèmes relatifs à des repères arbitrairement choisis ? De nos jours, où l’on a beaucoup étudié cette question, on inclinerait dans le sens de la relativité. Mais l’on peut se demander si la rela­ tivité absolue est intelligible, et si d’une manière ou d’une autre on ne doit pas remonter à un principe ou à une mesure stable des fluctuations du monde physique, c’est-à-dire à un système absolu ? Laissons ouvert ici ce problème, nous contentant de renvoyer aux thèses où M. Scsmat l’a débattu avec compétence (Le système absolu classique et les mouvements réels, Paris, Hermann, 1938). 72 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE 5. La théorie du vide (ch. 6-9). Nous savons déjà que la théorie du vide entend répondre au même problème que celle du lieu. Pour certains des anciens le mouvement supposait l’existence du lieu ; pour d’autres, il ne pouvait se produire que s’il y avait un vide, conçu à la manière d’un lieu où il n’y aurait rien. C’était en particulier la doctrine des atomistes qui faisaient mouvoir leurs atomes dans le vide. La dynamique moderne userait volontiers d’une représentation semblable. Sur le vide, Aristote se trouvait en face de deux thèses : l’une qui impliquait un vide séparé des corps pour expliquer le mouvement local ; et l’autre qui réclamait un vide interstitiairc pour rendre compte de la condensation et de la raréfac­ tion. Après avoir discuté dialectiquement le problème (ch. 67), il démontre successivement qu’il ne peut y avoir de vide séparé (ch. 8), ni de vide interstitiairc (ch. 9). Bien plus, il faut dire que, dans l’hypothèse du vide, le mouvement devient tout à fait inintelligible, car, dans le vide, il n’y a pas de dis­ tinction entre le haut et le bas ; par suite il n’y a aucun repère vis-à-vis duquel un corps puisse être situé et donc reconnu en mouvement. D’autre part, rien ne s’oppose à ce que le mouvement s’effectue en milieu plein. Et Aristote de devancer ici Descartes en proposant l’hypothèse, que celui-ci rendit fameuse, des mouvements par remplacement en cercle ou tourbillonnaires. Concluons : le vide est inconcevable et, de plus, il rend le mouvement impossible. Le vide aura toute une histoire. Il fut évidemment toujours combattu dans les écoles péripatéticiennes où l’on tenait comme un axiome que « la nature a horreur du vide ». Le début des temps modernes le remit en honneur par les expériences de Torricelli. En France, la question donnera lieu à une cé­ lèbre querelle qui notamment mit aux prises Pascal, partisan du vide, et Descartes, défenseur comme les péripatéticiens, du plein. Sans entrer dans cette controverse, remarquons simplement que l’on aurait eu tout à gagner en distinguant le vide relatif du physicien, dont on peut avoir une certaine expérience, et le vide théorique absolu ou métaphysique que l’on défendait ou combattait à partir de principes a priori. 6. L’espace. Dans la pensée scientifique moderne, la problématique du lieu a fait place à la problématique voisine de l’espace. Ainsi, LES CONCOMITANTS DU MOUVEMENT 73 comme nous l’avons déjà remarqué, les mouvements ne serontils plus conçus comme des changements de lieu ou de conte­ nant, mais comme des variations de rapports de coordonnées que l’on détermine dans l’espace. On dira que les corps sont dans l’espace. Indiquons brièvement ce que peut être l’espace, vu du point de vue du péripatétisme. Il représente à l’imagination, il évoque quelque chose d’as­ sez semblable au vide : un grand continuum dans lequel se trouveraient contenus tous les corps. A une analyse plus pré­ cise, il se caractérise comme étant constitué par des dimen­ sions, ou plutôt par un ordre de dimensions, celles-ci étant nécessairement conçues comme continues : ce qui conduira tout naturellement à déterminer l’espace par des axes de coordonnées qui expliciteront l’ordre essentiel de ces dimen­ sions. Au plan philosophique se pose particulièrement, concer­ nant l’espace, le problème de sa réalité objective. Est-il, comme il apparaît au sens commun, une chose existant indé­ pendamment de notre perception j n’cst-il pas plutôt condi­ tion subjective de celle-ci ; ou toute autre solution intermé­ diaire ? Trois séries de réponses ont été données ; en voici la simple énumération : a) l’espace est considéré comme une réalité absolue - le vide des atomistes - la substance étendue de Descartes - la substance géométrique de Newton ; b) l’espace est considéré comme une construction de Γesprit - l’ordre des coexistences de Leibniz - la forme a priori de la sensibilité de Kant ; c) i’espace est une abstraction réellement fondée. C’est cette dernière formule qui répond le mieux à l’en­ semble de la philosophie aristotélicienne et qu’il faut tenir pour vraie. L’espace exprime l’ordre réel des dimensions qu’il y a dans les corps, mais fait abstraction de toute autre détermination de ceux-ci. En péripatétisme, ce qui existe concrètement, c’est la quantité dimensive, ou l’étendue des corps, accident réel et l’un des dix prédicaments. La réalité de l’espace se fonde sur cette réalité de l’étendue concrète, mais elle n’en retient que l’aspect dimensionnel, toutes li­ mites étant écartées. Sous cet aspect d’indéfinité qui le carac­ 74 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE térise, l’espace, comme tel, n’cxistc que dans l’esprit, mais il correspond à quelque chose d’objectif. L’on voit, par ce qui vient d’être dit, que la considération de l’espace est plus abstraite que celle du lieu qui impliquait en outre, en aristotélisme, une détermination de l’ordre réel du cosmos et une « vertu » physique : sa simplicité est anté­ rieure à la constitution de toute dynamique ; c’est ce qui explique que son point de vue ait prévalu dans les sciences. § III. Le temps (Phys., IV, ch. 10-14) Le temps est une de ces réalités dont tout le monde a une perception confuse, mais dont il n’est pas aisé de préciser exactement la nature. Aristote commence, dans les chapitres qu’il consacre à cette notion, par en montrer les difficultés (ch. 10), puis il en donne la définition (ch. Il) > il s’arrête ensuite à divers problèmes qui s’y rapportent : l’existence dans le temps (ch. 12), l’instant (ch. 13) ; enfin il revient sur certaines questions concernant soit l’universalité, soit la réalité, soit l’unité du temps (ch. 14). De tous ces développe­ ments nous ne retiendrons que les idées principales. i. La nature du temps. Aristote part, pour déterminer la nature du temps, du fait de la solidarité que ce phénomène paraît avoir avec le mouve­ ment. Ce sont des réalités incontestablement liées. Certains même, avant lui, allèrent trop loin et confondirent les deux : le temps aurait été le mouvement de l’ensemble de l’univers, ou plutôt de la « sphère enveloppante o. La théorie n’est pas soutenable, car le temps sc retrouve absolument partout, et pas seulement dans le ciel. En outre on ne saurait attribuer au temps les qualificatifs qui conviennent au mouvement de rapide ou de lent. Tout en n’étant pas identique au mouve­ ment, le temps en est certainement solidaire. Que l’on sup­ prime, en effet, tout changement, et il ne peut plus être ques­ tion de temps. C’est ce que l’on observe, par exemple, très simplement, dans le cas d’un profond sommeil, où, avec l’expérience du changement, disparaît la conscience même du temps. Pas de mouvement, pas de temps : sans se confondre avec lui, le temps doit donc être quelque chose du mouvement. Quoi donc ? LES CONCOMITANTS DU MOUVEMENT 75 On observera tout d’abord que le temps est continu, car il suit le mouvement, qui lui-même implique l’étendue, la­ quelle est continue. Or, deuxième constatation, il y a antério­ rité et postériorité dans les grandeurs ; par analogie, il doit donc en être de même dans le mouvement et dans le temps. Nous prenons conscience du temps quand nous appréhen­ dons une relation d’antériorité et de postériorité dans le mou­ vement. En troisième lieu, que faisons-nous lorsque nous percevons de l’antérieur et du postérieur dans le mouvement ? Nous distinguons des phases, en enfermant des parties du mouvement entre des limites, c’est-à-dire que nous nombrons le mouvement, nous le saisissons sous l’aspect par lequel il peut être compté. Distinguer dans la quantité, c’est en effet compter. En résume, avec saint Thomas, disons : « Puisque dans tout mouvement il y a succession et une partie après l’autre, du seul fait que nous nombrons dans le mouvement l’avant et l’après, nous avons la perception du temps qui ainsi n’est rien d’autre que le nombre de l’avant et de l’après dans le mouvement » « Cum enim in quolibet motu sit successio et una pars post alterant, ex hoc quod numeramus prius et posterius in motu apprehen­ dimus tempus quod nihil aliud est quod numerus prioris et posterioris in motu » (J* P23, q. io, a. i). Le temps peut donc être défini : « le nombre du mouvement selon le rapport de l’antérieur et du postérieur » ; étant spéci­ fié qu’il s’agit ici du nombre concret, « numerus numeratus », et non du nombre abstrait, ® numerus numerans ». (Cf. Texte V : La définition du temps, p. 150). 2. La réalité du temps. Telle est la définition du temps. Mais quelle réalité con­ vient-il de reconnaître à cette notion ? Le temps paraît en effet être si fugitif qu’on peut se demander s’il existe de façon objective (ch. 10, début). Une chose n’est réelle que si scs parties existent effectivement ; or, considérons les parties du temps : le passé n’est plus, l’avenir n’est pas encore, et l’instant présent, s’il semble avoir plus de consistance, ne peut toutefois, à lui seul, constituer le temps. Par ailleurs il apparaît que le temps ne peut exister s’il n’y a pas une âme pour en réaliser la synthèse. S’il n’y a en effet rien qui puisse compter, il n’y aura pas de nombre ; or, pour compter, il PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE faut une intelligence, c’est-à-dire une âme ; donc sans âme, pas de nombre et pas de temps. Concluons avec Aristote (ch. 14) que le temps ne peut exister comme tel en dehors d’une activité psychique ; c’est bien l’esprit qui distingue et fait la synthèse de l’avant et de l’après dans le mouvement et détermine ainsi la perception du temps. Mais il faut ajouter que cette activité de l’esprit n’est pas sans fondement objectif, le mouvement qu’il nombre, s’il est une réalité imparfaite, étant tout de même de l’ordre du réel. Ainsi pouvons-nous dire avec saint Thomas : « Ce qui constitue pour le temps comme sa matière, à savoir l’avant et l’après, est fondé dans le mouvement ; quant à ce qui est formel en lui, cela se trouve achevé dans l’acte de l’âme qui nombre ; et c’est pourquoi Aristote a affirmé que s’il n’y avait pas d’âme, il n’y aurait pas de temps » : « ... Illud quod est de tempore quasi materiale fundatur in motu, scilicet prius et posterius; quod autem est formale completur in operatione anima numerantis, propter quod dicit Philosophus quod si non esset anima non esset tempus » (Z. Sent. d. 19, q. 2, a. 1). L’on voit ainsi que, sur cette question, le péripatétisme occupe une position épistémologique moyenne entre les philosophies qui — comme celle de Bergson notamment — voudraient faire de la durée temporelle la substance même du réel, et celles qui — à la manière du kantisme — la réduiraient aux catégories transcendantales de l’esprit. Objectivement fondé dans la réalité du mouvement, le temps n’a son être achevé que dans l’âme qui le perçoit. 3. L’unité du temps et sa mesure. a) Dans ce qui précède, on s’est appliqué à définir le temps de façon abstraite et générale, en fonction du mouve­ ment ; mais si l’on revient à la réalité dans toute sa complexité, une nouvelle difficulté se pose. Les mouvements que nous observons sont, en fait, multiples et divers et, en outre, ils peuvent être simultanés. Doit-on en conclure qu’il y a plu­ sieurs temps, correspondant à chacun de ces mouvements et qu’ils peuvent coexister ? Se fondant sur l’expérience commune, Aristote tient pour la négative : il n’y a dans l’univers qu’un seul temps, lequel LES CONCOMITANTS DU MOUVEMENT 77 est mesure des divers mouvements simultanés, comme un seul et même nombre peut servir indifféremment au comput des réalités les plus diverses. Mais, si le temps est unique, ne faut-il pas dire qu’il doit y avoir un mouvement privilégié sur lequel il se fonde en premier, et qui soit ainsi comme la mesure de tout le mécanisme de l’univers ? Quel sera donc alors ce mouvement ? Dans la cosmologie aristotélicienne, qui traduit de façon très immédiate les apparences sensibles, la réponse à cette question est aisée : ce mouvement n’est autre que celui du premier ciel, lequel, par sa régularité et sa perpétuité, se trouve parfaitement adapte à cette fonction de mensuration suprême et universelle. On voit combien cette théorie de l’unité du temps, en dé­ pendance du mouvement du premier ciel, se trouve être liée à l’ensemble du système cosmologique péripatéticicn. Celui-ci forme un mécanisme unique, dont tous les mouvements sont subordonnés au mouvement circulaire uniforme du premier ciel. Il y a donc concrètement un premier mouvement discer­ nable, comme il y avait un premier lieu déterminé, et ainsi peut-il y avoir un premier temps qui soit mesure de tous les mouvements. b) On est évidemment en droit de se poser ici la même question qu’à propos du lieu. Que reste-t-il actuellement de valable dans une telle théorie ? Dans la pratique, on admet évidemment toujours l’unité du temps et son uniformité, et l’on se réfère toujours, pour sa mesure, au mouvement des astres. Mais, objectivement, la réalisation concrète d’un mouvement premier et mesure de tous les autres paraissant difficile à concevoir, est-il pos­ sible de parler d’un temps privilégié qui soit la mesure de tous les mouvements ? Et si l’on tient à un absolu ou à un principe, dans l’ordre du mouvement, comment donc se le représenter ? C’est, à nouveau, toute la question de la relati­ vité dans le monde physique qui se pose. Ici, comme pour le lieu, la réponse aristotélicienne, considérée dans sa matéria­ lité, est évidemment surannée ; mais il n’est pas dit que les intuitions profondes qui la commandent, solidarité mécanique de l’univers, et nécessité d’un principe régulateur, soient elles-mêmes à abandonner. c) Resterait a donner quelques éclaircissements sur le problème pratique de la mesure du temps. Le temps n’est pas directement mesurable, puisqu’il est une continuité suc­ cessive. Mais étant donné que dans le mouvement local, qui 78 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE sert lui-même à mesurer les autres mouvements, il y a cor­ respondance entre le temps écoule et l’espace parcouru, on sera fondé, en principe, à mesurer du temps en mesurant de l’espace. Et si l’on suppose avec Aristote (et, pour la pratique, avec les modernes) que le mouvement mesure est uniforme, on pourra, en appliquant une simple formule de proportion­ nalité, passer aisément du calcul des distances parcourues à celui des temps correspondants. La durée des changements parallèles au mouvement premier s’apprécie très simplement, chacun en fait conti­ nuellement l’expérience, en relevent des simultanéités entre les instants caractéristiques des changements en question et les instants correspondants du mouvement mesure. Toutes les fois qu’il est possible d’établir des coïncidences de ce genre, on peut mesurer dans le temps un mouvement quelconque. 4. Notions connexes. a) La notion d’éternité. Aristote n’a pas étudié pour elle-même la notion d’éternité. Elle tient cependant une place importante dans sa philoso­ phie, comme d’ailleurs dans toute la pensée antique. En un premier sens, l’éternité semble être le privilège des être supé­ rieurs. Aussi, au présent livre des Physiques, est-il remarqué que les êtres éternels ne sont pas dans le temps, car celui-ci ne peut mesurer leur existence. Dans la théologie du livre A, l’éternité se verra attribuée au premier moteur, à l’acte pur : qui est un vivant étemel. En un autre sens l’cternité paraît convenir au mouvement (Cf. Phys., VIII, c. 1-2) ; le mouvement a toujours existé et il se renouvelle perpé­ tuellement : ainsi le monde est-il éternel. Le Moyen âge chrétien se heurtera à cette affirmation qui paraît directement s’opposer au dogme de la création. Certains, un saint Bona­ venture, par exemple, en prendront occasion pour combattre, au nom de la foi, l’aristotélisme trop orthodoxe. D’autres, saint Thomas en tête, tout en reconnaissant le fait de la créa­ tion dans le temps, « in tempore », sauveront Aristote de la contradiction en admettant la possibilité théorique de la création de toute éternité, « ab æterno ». En fait, chez le Doc­ teur angélique, l’éternité apparaît principalement à titre d’attribut divin, et c’est en conséquence au Traité de Dieu qu’il convient d’en chercher la définition la plus explicite (cf. Γ P', q. 10). LES CONCOMITANTS DU MOUVEMENT 79 Qu’est-ce donc que l’éternité ? De même que le temps était la mesure du mouvement, l’éternité sc présente comme la parfaite possession, résultant de son immobilité, qu’un être a de sa vie. Elle est, selon la formule classique de Boèce, « la possession simultanée et parfaite d’une vie qui n’a pas de terme » interminabilis vita tota simul et perfecta possessio. Précisons. L’< interminabilis vita » veut signifier que l’éter­ nité n’a ni commencement ni fin. Cette absence de termes par laquelle on est parfois tente de la définir n’est, en fait, qu’accidentelle à sa nature. On pourrait très bien concevoir que le monde n’a ni commencement ni fin, ou que le mou­ vement est perpétuel, sans obtenir autre chose qu’une duree indéfinie qui n’est pas l’éternité. Celle-ci, en son sens plénier, suppose l’immobilité, ou plus précisément, selon l’expression condensée de Boèce, la possession simultanée de toute sa vie. Ainsi définie l’étemitc ne se rencontre qu’en Dieu qui est le seul à pouvoir être dit substantiellement l’Éternel. De façon dérivée, et suivant plusieurs analogies, on pourra parler d’éternité dans le monde, pour signifier une durée indéfinie ou tout au moins très longue des choses ; et c’est à ce plan que se pose le problème de l’éternité du monde qui intéresse la cosmologie, encore que sa solution soit proprement méta­ physique. Nous savons que pour saint Thomas la durée per­ pétuelle des choses est dans l’ordre des possibilités, la foi seule nous apprenant qu’effectivement elles ont eu un com­ mencement. b) La notion d‘ · avum ·. Si Dieu seul a la pleine possession actuelle de sa vie ou de son être, il est des substances — les intelligences des sphères et les sphères elles-mêmes, dans la cosmologie ancienne, les anges, dans l’univers chrétien — qui sont douées d’une par­ ticulière stabilité : elles sont incorruptibles, c’est-à-dire que seule la cause première peut, par anéantissement, les détruire. De telles substances ont une possession de leur être plus parfaite que les corps soumis à la corruption. Elles demeurent cependant dans leurs déterminations accidentelles sujettes au changement : les cicux sont mus selon le lieu, et les esprits purs ont des pensées et des volitions successives. Cet état d’indéfectibilité foncier associé à cette mutabilité de surface a reçu un nom spécial dans la philosophie chrétienne : celui 8o PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE d’avum qui apparaît ainsi comme un état intermédiaire entre l’éternité et le temps. Il est à noter que les transformations accidentelles de ces substances demeurent d’une certaine façon soumises au temps, mais, s’il s’agit d’esprits purs, on devra préciser que ce temps est discontinu (Cf. ΓΡ\ q. 10, a. 5 et 6). c) La notion de e durée ». Une célèbre philosophie contemporaine a mis en honneur un concept voisin de celui de temps, celui de « durée ». Le langage courant d’ailleurs l’utilise de façon habituelle. Est-il possible de l’intégrer dans la pensée péripatéticienne ? La notion de durée a une signification plus concrète ou plus substantielle que celle de temps. De façon directe elle désigne l’existence actuelle d’un être, mais pour autant que cette existence conserve, sous le flux des mutations accidentelles, une réalité permanente : c’est l’existence stable vue dans son rapport avec la succession, tandis que le temps, pour sa part, est la mesure de cette succession. Dans la pensée de Bergson le concept de durée prend une valeur très spéciale. L’être foncier qu’elle désigne n’a pas de stabilité véritable ; il n’y a pas de sujet qui ne change pas; la durée implique ainsi un dynamisme créateur, qui fait qu’elle se renouvelle incessamment jusqu’au fond d’ellcmême. D’autre part, c’est du point de vue de la succession qualitative seulement, et d’aucune façon en fonction du mou­ vement de déplacement ou quantitatif, que les changements perçus doivent être interprétés. Ainsi voit-on que cette notion bergsonicnne de la durée est à distinguer à la fois de la durée telle qu’on peut la concevoir en thomisme, laquelle repose sur la permanence des substances, et du temps qui, supposant dans la réalité le continu, est fondé sur l’ordre de la quantité et non sur celui de la qualité. Entre les deux philosophies il n’y a donc pas exacte correspondance. CHAPITRE VI LA PREUVE DU PREMIER MOTEUR Les Physiques s’achèvent par un livre fortement charpenté, consacré à la démonstration du principe premier du mouve­ ment. Par trois fois, dans son œuvre, le Stagirite reprit cette démonstration du premier moteur : Phys., VII, c. i ; Pyhs., VIII ; Métaph., A, c. 6. Si nous laissons de côté la première qui n’est qu’un doublet du livre VIII, et qui sans doute n’ap­ partient pas à la rédaction primitive, il nous reste deux expo­ ses vraiment distincts de la démonstration en question. Leur comparaison soulève deux difficultés principales. i° Le premier moteur du livre VIII doit-il être identifié avec la substance première, l’acte pur, auquel la Métaphy­ sique aboutit ? Les démonstrations des deux livres sont fon­ cièrement semblables, mais les termes qu’elles atteignent paraissent être différents. Dans les Physiques, on remonte jusqu’à un premier moteur physique, inétendu et immatériel sans doute, mais qui semble n’avoir d’autre fonction que de mouvoir la première sphère du ciel. Est-ce déjà Dieu ? Ou ne scrait-ce pas un simple moteur physique transcendant ? Dans la Métaphysique, au contraire, le principe suprême que l’on atteint se manifeste avec tous les caractères de l’être pre­ mier, acte pur, pensée de la pensée, etc. Doit-on identifier ces termes ? Il faut, sans aucun doute, répondre par l’affir­ mative, tout en observant que dans les Physiques le premier mo­ teur n’est atteint formellement qu’au titre de principe physique du mouvement du cosmos, tandis que dans la Métaphysique on développe toutes scs propriétés d’être premier. 2° Une autre difficulté dont la solution est moins assurée vient de ce qu’aux Physiques le premier moteur paraît agir à la manière d’une cause efficiente, alors que dans la MétaphySaint-Thomas II. 6. 82 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE tique il est dit mettre les sphères en mouvement au titre de dé­ sirable, c’cst-à-dirc comme cause finale. Il n’y a peut-être pas contradiction entre ces deux points de vue qui, pour nous, apparaissent même complémentaires ; mais il est difficile de préciser comment pour Aristote, chez qui une théorie achevée des rapports du monde et de Dieu fait défaut, les deux mo­ tions pouvaient se concilier. Quoi qu’il en soit, nous nous attacherons à la seule démons­ tration des Physiques. Dans le texte meme d’Aristote cette démonstration prend la forme d’une longue succession d’ar­ guments minutieux et serrés ; il nous sera impossible ici d’en suivre tout le détail. Ce serait d’ailleurs de peu de profit. On se contentera donc de reproduire les articulations essentielles de la preuve, pour de là s’élever à la transposition que saint Thomas en a donnée dans sa démonstration personnelle de l’existence de Dieu. 1. But exact et plan du livre VIII. Ce qui fait en réalité la complication du présent livre, c’est qu’Aristotc n’a pas eu seulement le dessein d’y démontrer le premier moteur, mais aussi de déterminer, au point de vue du mouvement et du repos, la distribution des moteurs et des mobiles essentiels. C’est donc en meme temps l’existence d’un premier mobile éternellement mû, et celle de mobiles tantôt mus, tantôt au repos, qu’il s’agira de justifier. Ce thème géné­ ral du livre est heureusement exposé au début du ch. 3 et en conclusion du ch. 9. Dans ces perspectives on peut discerner trois moments caractéristiques dans la preuve. i° Démonstration préliminaire : l’éternité du mouvement (ch. 1-2). 20 Argument principal : l’organisation dynamique du mon­ de sous le rapport des moteurs et des mobiles (ch. 3-9). 3° Corollaires : propriétés du premier moteur (ch. 10). 2. L’éternité du mouvement. Aristote démontre l’éternité du mouvement par deux argu­ ments principaux : a) Un mobile est ou éternel ou engendré. S’il est engendré, cette génération, qui est un changement, suppose un mouve­ LA PREUVE DU PREMIER MOTEUR 83 ment antérieur, et ainsi de suite... Si l’on admet au contraire que le mobile est éternellement préexistant, l’on reconnaît que le repos est anterieur au mouvement, ce qui ne peut être, puisque le repos n’est que la privation du mouvement. Il faut donc qu’il y ait engendrement du mobile et cela indéfiniment (cette preuve n’a évidemment de valeur que si l’on exclut l’hypothèse d’un commencement par création). Par un rai­ sonnement analogue Aristote exclut ensuite l’existence d’un terme ultime du processus des changements. b) Si l’on admet comme démontré par ailleurs que le temps est éternel, on devra dire que le mouvement est lui aussi éternel. 3. Répartition des mouvements et repos et démons­ tration du premier moteur. a) Position du problème (ch. 3). Diverses hypothèses peuvent être faites concernant l’état de repos et celui du mouvement : - ou, tout est toujours en repos, - ou, tout est toujours mû, - ou, certaines choses sont mues, d’autres en repos. La dernière hypothèse, à son tour, donne lieu à trois possi­ bilités : - ou bien les choses mues le sont toujours, et les choses au repos le sont également toujours, - ou bien tout est indifféremment mû ou au repos, - ou bien certaines choses sont éternellement immobiles, certaines éternellement mues et d’autres participant à ces deux états. Les deux premières possibilités sont à rejeter car l’expé­ rience montre : i° que tout n’est pas en repos ; 2Û que tout n’est pas toujours en mouvement ; 30 qu’il y a des choses qui sont tantôt mues, tantôt au repos. Reste à établir que le dernier cas est la solution vraie. b) Tout ce qui est mû est mû par un autre (ch. 4). Il est remarquable qu’Aristotc n’essaie pas de justifier ici a priori ce principe ; il le fait par induction, en considérant les divers modes d’activité par rapport au moteur. Si l’on écarte 84 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE la motion accidentelle, il reste trois hypothèses possibles : - être mû par nature et en même temps par soi, - être mû par nature sans être mû par soi, - être mû contrairement à la nature et donc par un autre. Dans tous ces cas, et spécialement dans le premier où la motion extérieure est moins manifeste, il y a intervention d’un moteur distinct du mobile. En definitive, toutes les hypo­ thèses étant critiquées, il reste que tout ce qui est mû est mû par un autre. c) Nécessité d'un premier moteur immobile, étemel, unique (ch. 5-6). Nécessité d'un premier moteur. — Aristote donne différents arguments qui peuvent être ramenés à celui-ci : si tout mû est nécessairement mû par quelque chose, il faut qu’il y ait un premier moteur qui, lui, ne soit pas mû par autre chose. En effet, il est impossible que la série des moteurs qui sont eux-mêmes mus par autre chose aille à l’infini, puisque dans les séries infinies il n’y a rien de premier. L’argument qui conclut à la nécessité de s’arrêter, ■ Ananké sténai », repose, on le voit, sur l’impossibilité d’une série actuellement infinie. Il suppose évidemment que l’on considère des moteurs dans leur subordination essentielle et non point accidentelle (Se reporter pour cette démonstration au passage parallèle du 1. VII, ch. x). Immobile. — Ce premier moteur qui n’est pas mû par un autre, ou est immobile, ou se meut par lui-même. Dans la seconde hypothèse, il s’imposera qu’il soit composé d’une partie motrice immobile et d’une partie mue. Dans l’un et l’autre cas, il y aura donc un premier moteur immobile. Éternel. — A partir de la thèse précédemment établie de l’éternité du mouvement, on conclut que le premier moteur aussi doit être éternel. Unique. — Il y aura un seul premier moteur plutôt que plusieurs, car, toutes choses égales d’ailleurs, il faut choisir l’hypothèse la plus simple, c’est-à-dire, en l’occurrence, l’uni­ cité du premier moteur. d) Nécessité d'un premier mobile (ch. 6, fin). Nous savons déjà i° qu’il y a des choses tantôt en mou­ vement, tantôt au repos ; 2° qu’il y a un premier moteur im­ LA PREUVE DU PREMIER MOTEUR 85 mobile, éternel et unique ; à partir de là, on va montrer 30 qu’il y a un premier mobile en éternel mouvement. En effet, le premier moteur donnera toujours le même et unique mouvement, et de la même manière. Il ne peut donc rendre directement compte de l’alternance des générations et des corruptions. Au contraire, un moteur éternellement mû expliquera à la fois, par l’éternité de son mouvement, celle du processus des générations et des corruptions, et, par ses positions differentes, leur rythme alternatif ; lui-même étant mû uniformément par le premier moteur. En définitive, le système dynamique du monde est com­ posé d’un premier moteur éternel et immobile, qui meut régulièrement un premier mobile éternel, lequel, à son tour, est cause de l’alternance des couples mouvement-repos, géné­ ration-corruption, dont le monde nous donne le spectacle. e) Détermination du mouvement causé par le premier moteur (ch. 7-9)· Nous connaissons maintenant l’agencement des moteurs et des mobiles essentiels de l’univers ; il reste à préciser quel genre de mouvement le premier moteur doit communiquer au premier mobile. Aristote l’établit en trois démarches successives : - le mouvement local, affirme-t-il d’abord, a la primauté sur les autres mouvements, car l’accroissement suppose l’alté­ ration (l’aliment doit être altéré avant d’etre assimilé), et l’altération elle-même requiert, comme condition préalable, une mise en contact des éléments actifs et passifs et donc un mouvement local, qui a par conséquent la priorité (ch. 7) ; - le mouvement circulaire, d’autre part, est le seul qui puisse être infini, un et continu ; une discussion fort complexe établit en effet que l’autre grand type de mouvement local, le mouvement rectiligne, ne peut être infini et implique nécessairement des reprises en sens inverse (ch. 8) ; - enfin, le mouvement circulaire a la primauté sur tous les autres mouvements, car les translations de ce genre sont plus simples et plus parfaites que les déplacements rectilignes ; on voit d’autre part qu’étant continu et uniforme ce mouve­ ment circulaire est parfaitement apte à servir de mesure aux autres mouvements (ch. 9). Un tel mouvement circulaire uniforme et éternel sera concrètement, on le devine, celui du premier ciel qui, ainsi, 86 PHILOSOPHI! DE S. THOMAS : COSMOLOGIE joue le rôle de premier mobile : de façon déductive noue re­ trouvons ce qui paraît être donné dans l’expérience. 4. Le premier moteur est sans grandeur (ch. 10). On l’établit ainsi. Si le premier moteur a une grandeur, elle doit être ou finie ou infinie. Or nous savons déjà qu’une gran­ deur ne peut être actuellement infinie. Par ailleurs, une gran­ deur ou un moteur fini ne peuvent mouvoir de façon infinie, ce qui serait contradictoire. En conséquence, si le mouve­ ment communiqué par le premier moteur est éternel, c’est-àdire infini, celui-ci ne peut avoir de grandeur, et donc il est indivisible et sans parties. Ainsi, nous aboutissons avec Aristote à cette conclusion, dont on perçoit aisément l’importance, que le premier moteur n’est pas de l’ordre des êtres quantifiés et donc, semble-t-il, n’est pas un être matériel. Qu’est-il donc positivement ? Les Physiques ne le précisent pas, et il faudra recourir à la théologie du livre Lambda pour apprendre que seul l’acte pur, affirmé au principe du cosmos, peut répondre à toutes les exigences d’un premier absolu (Cf. Texte VI : Le premier moteur est sans grandeur, p. 158). 5. Conclusion : Réflexions sur la démonstration d’Aristote et comparaison avec la « prima via » de saint Thomas. a) Que penser tout d’abord de la méthode suivie par Aris­ tote ? On ne peut manquer d’être frappé par son caractère d’a priori. Certes il y a des références au donné, et l’on s’achemine finalement à une vue du monde qui correspond à l’expérience, mais le souci du Stagirite paraît avoir été surtout de montrer que, mécaniquement, et pour être parfait, le cosmos devait être ainsi. Dans ces conditions, quelle valeur reconnaître à l’argumen­ tation ? Incontestablement elle comprend des parties ca­ duques, ne serait-ce que tout ce qui regarde cette physique a priori du mouvement circulaire uniforme. D’autres élé­ ments sans doute devraient être retranchés. Il faudrait, pour en juger, passer au crible chacune des preuves particulières résumées plus haut. Nous ne pouvons le faire ici en détail. Mais il apparaît, en tout cas, que les deux principes phi­ losophiques sur lesquels tout, en définitive, repose — savoir : < tout ce qui est mû est mû par un autre » et a il est impossible, LA PREUVE DU PREMIER MOTEUR 87 dans la série des moteurs mus de remonter à l’infini » — gardent valeur. S’il en est ainsi, dans scs fondements, la preuve aristotélicienne demeure inébranlée ; c’est ce qu’a bien vu saint Thomas. b) Saint Thomas a repris l’argument aristotélicien du premier moteur, soit par mode de commentaire (Phys., VIII ; Métaph., XII, 1. 5), soit, en l’adaptant, dans ses deux Sommes (Cont. Gent., I, 13 ; I* P’, q. 2, a. 3). Mais la démonstration devait subir chez lui une modification importante. Admettant la création dans le temps, il lui était impossible de partir de la supposition de l’éternité du mouvement. D’ailleurs, est-il remarqué dès le Contra Gentiles, si l’on reconnaît un commencement à l’univers, cela rend plus manifeste encore la causalité du premier moteur. Il n’en reste pas moins que la preuve aristotélicienne ressort transformée. Il est surtout intéressant d’observer comment, dans la Somme théologique, l’argument des Physiques se voit entière­ ment dégagé de toute la machinerie du cosmos aristotélicien. L’on retrouve bien les deux principes sur lesquels reposait la preuve, mais, ici, ils n’ont plus d’autre justification que dans des axiomes premiers : « un être ne peut être réduit de la puissance à l’acte sinon par un être qui lui-même est en acte », 0 là où il n’y a pas de premier terme, il ne saurait y avoir d’intermédiaires ». Ainsi, tout en lui demeurant métaphy­ siquement identique, la preuve de saint Thomas épure et simplifie celle d’Aristote. Qu’il nous soit permis, pour ter­ miner, de citer en entier ce beau texte de la prima via (I* P', q. 2, a. 3) où l’effort de pensée de toute la physique trouve comme son couronnement : » La preuve de l’existence de Dieu peut être obtenue par cinq voies. La première et la plus manifeste est celle qui part du mouvement. Il est évident, nos sens nous l’attestent, que dans ce monde certaines choses se meuvent. Or, tout ce qui se meut est mû par un autre. En effet rien ne se meut qu’autant qu’il est en puissance par rapport à ce que le mouvement lui procure. Au contraire, ce qui meut ne le fait qu’autant qu’il est en acte ; car mouvoir, c’est faire passer de la puissance à l’acte, et rien ne peut être amené à l’acte autrement que par un être en acte, comme un corps chaud actuellement, tel le feu, rend chaud actuellement le bois qui était auparavant chaud en puissance, et ainsi le meut et l’al­ tère. Or il n’est pas possible que le même être, envisagé 88 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE sous le même rapport, soit à la fois en acte et en puis­ sance ; il ne le peut que sous des rapports divers : par exemple, ce qui est chaud en acte ne peut pas être en même temps chaud en puissance ; mais il est, en même temps, froid en puissance. Il est donc impossible que sous le même rapport et de la même manière quelque chose soit à la fois mouvant et mû, c’est-à-dire qu’il se meuve lui-même. Donc si une chose se meut, on doit dire qu’elle est mue par un autre. Que si, ensuite, la chose qui meut se meut à son tour, il faut qu’à son tour elle soit mue par un autre, et celle-ci par un autre encore. Or, on ne peut ainsi procéder à l’infini, car il n’y aurait alors pas de moteur premier, et il s’ensuivrait qu’il n’y aurait pas non plus d’autres moteurs, car les moteurs seconds ne meuvent que selon qu’ils sont mus par le moteur premier, comme le bâton ne meut que manié par la main. Donc, il est nécessaire de parvenir à un moteur premier qui ne soit lui-même mû par aucun autre, et un tel être, tout le monde le reconnaît pour Dieu » (trad. Sertillanges, éd. de la Revue des Jeunes). CONCLUSION LE SYSTÈME DU MONDE D’ARISTOTE Il resterait, après l’étude générale du mouvement et de scs principes, à suivre Aristote dans le détail de son analyse des phénomènes particuliers, analyse qu’il a conduite dans la série des livres suivants de sa Physique. Ce serait fastidieux et le profit serait limité, car continuellement on se trouve référé à des conceptions scientifiques qui sont périmées. Toutefois, il est intéressant pour tous d’avoir une vue d’ensemble de ce système du monde dont l’influence, pour avoir été moins dominatrice qu’on ne l’imagine parfois, a tout de même été extrêmement considérable, vingt siècles durant (cf. sur ce sujet l’ouvrage un peu vieilli, mais qui demeure classique, de P. Duhem, Le système du monde j surtout le tome Ier). i. Le système du monde d’Aristote. a) Postulats de base de P astronomie d'Aristote. Établir des hypothèses scientifiques intelligibles aussi simples que possible, permettant de rendre compte des appa­ rences des mouvements du ciel ou, selon l’expression attri­ buée à Platon par Simplicius, « sôzein ta phainomena » : tel fut, depuis l’antiquité, le canon de toute théorie astrono­ mique. Mais si tous les cosmologues n’ont fait que de l’ap­ pliquer, en décomposant, autant que possible, en mouvements simples les déplacements des corps supérieurs, ils se sont cependant partagés en deux groupes suivant le degré de réalité qu’ils reconnurent à leurs théories : celui des mathématiciens, qui se soucient peu de savoir si les hypothèses mécaniques imaginées sont objectives ou seulement symboliques ; celui des physiciens, qui estiment pour leur part que ces hypo- 90 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE dièses figurent le vrai système du monde, à charge pour eux d’expliquer comment ce système est physiquement viable. Aristote, qui est un physicien, est certainement à ranger parmi les partisans du réalisme astronomique. Ceci reconnu, quelles options essentielles Font-elles ré­ genté ? Il en est deux particulièrement importantes, qui peuvent être condensées en ces formules : - les astres, corps parfaits, sont tous animés d’un mouve­ ment circulaire uniforme ; - la terre, qui a la forme d’une sphère, est immobile au centre du monde, lui-même conçu comme une enceinte sphérique de dimensions finies. Sur ces données, et en s’inspirant de deux platoniciens, Eudoxe et Calippe, Aristote a imaginé le système que voici. b) L'astronomie des sphères homocentriques. Le monde doit être conçu comme un emboîtement d’orbes sphériques de rayons de plus en plus grands ayant la terre pour centre. Les astres sont portés par les sphères et entraînés dans leur mouvement. La sphère la plus extérieure tourne d’un mouvement circulaire uniforme en vingt-quatre heures, autour de la ligne des pôles ; c’est sur elle que sont fixées les étoiles proprement dites. Les sept planètes alors connues, Saturne, Jupiter, Mars, Vénus, Mercure, le soleil, la lune sont, pour leur part, portées par des sphères intermédiaires ; mais, comme le mouvement d’une seule sphère ne pouvait représenter le cours irrégulier de leur trajectoire dans le ciel, on imagina de composer cette trajectoire avec plusieurs mouvements circulaires combines. Chaque astre était ainsi entraîné par un système de sphères — cinq chez Aristote — les pôles des sphères intérieures étant fixés à deux points convenables de la sphère enveloppante. Comme d’autre part Aristote entendait que son système fût concrètement réali­ sable, il dut compliquer sa mécanique astrale en admettant encore l’existence de sphères compensatrices annulant, pour l’ensemble, les mouvements particuliers au système de chaque planète. Il eut ainsi cinquante-cinq sphères, nombre qu’il réduisit parfois à quarante-neuf. Pour le Stagirite, nous l’avons dit, ces sphères avaient une existence véritable, et elles étaient d’un élément incorruptible et transparent, l’éther, distinct des éléments que nous expérimentons. Le premier ciel était mis en mouvement par le premier moteur, et les SYSTÈME DU MONDE D’ARISTOTE 91 autres sphères par des moteurs distincts de celui-ci, sans que soient précisées exactement les relations qu’il pouvait y avoir entre tous ces moteurs. Il semble que ceux des sphères infé­ rieures doivent être compris comme des âmes qui imitent le plus possible, par le désir qu’elles en ont, la vie éternelle du premier moteur. c) Composition et mouvements du monde sublunaire. Notre monde est formé des quatre natures élémentaires classiques : eau, air, terre, feu, qui sont affectées de tendances vers le haut ou vers le bas, selon l’attraction de leur lieu natu­ rel. Ce mouvement des éléments les met en contact les uns avec les autres et rend ainsi possibles les altérations relatives aux contrariétés fondamentales, altérations auxquelles, le moment venu, succèdent les générations et corruptions subs­ tantielles. Le flux de ces transformations est lui-même com­ mandé, dans son rythme alternatif, par le mouvement du soleil qui, se déplaçant le long de l’écliptique, tantôt s’approche et tantôt s’éloigne de la terre. La vie du monde et celle de cha­ cun des êtres qui le composent apparaît en définitive comme réglée en son principe par le mouvement des astres. Ainsi se trouvaient étroitement associées, en un système relativement simple et très cohérent, une astronomie, une physique, et, pourrions-nous ajouter, une chimie des corps élémentaires et de leurs transformations. Un trait, principa­ lement, caractérise ce système : la séparation radicale de la mécanique céleste, réduite au mouvement circulaire uniforme, et de la physique des corps inférieurs qui comprend toutes les sortes de changements. L’affirmation, à l’encontre, de l’unité physique et mécanique de l’ensemble de l’univers sera une des premières tâches de la cosmologie moderne. 2. Vicissitudes du système du monde d’Aristote. a) Ptolémée et l'astronomie des épicycles et des rotations excentriques. En dépit de son indéniable ingéniosité, ie système astro­ nomique imaginé par Eudoxe et son disciple Aristote sc révéla cependant bientôt insuffisant pour rendre compte de cous les déplacements et changements des astres. En particulier, la variation du diamètre apparent de ceux-ci semble exiger une variation de leur distance à la terre ; en outre les mouvements de régression que présentaient à une observation plus poussée 92 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE les trajectoires des planètes sc figurent malaisément dans l’ancienne hypothèse. L’astronomie postérieure, représentée surtout par Hipparque (2« siècle av. J.-C.) et parPtoIéméc (2e siècle ap. J.-C. ; auteur de l’Almagcstc ou de la Grande composition astro­ nomique) fut ainsi amenée à abandonner certains des postu­ lats d’Eudoxe. On conserva la loi fondamentale des mouve­ ments circulaires uniformes, mais on renonça à leur donner comme centre la terre. On fut ainsi conduit à imaginer deux nouvelles hypothèses cinématiques : - celle des épicycies : l’astre est supposé porté par un petit cercle dont le centre est lui-même fixé sur la circonférence d’un autre cercle mobile, appelé le déférant ; - celle des excentriques : la terre, autour de laquelle s’ef­ fectuent les rotations des orbes célestes, n’est plus située au centre géométrique de celles-ci. En combinant ces deux hypothèses, on réussissait à figurer de façon plus exacte les irrégularités du mouvement des pla­ nètes. Ainsi perfectionnée, l’astronomie des mouvements circulaires uniformes put faire carrière jusqu’aux temps modernes. Pour être plus précis, il faut ajouter qu’au début de la renaissance culturelle médiévale, on hésita quelque temps entre la solution d’Aristote et celle de Ptolémée. Saint Thomas, qui connaît les deux théories et ne prend parti pour aucune d’entre elles, est un bon témoin de cet état des esprits. Mais dès la fin du xme siècle la mécanique plus perfectionnée de VAlmageste paraît rallier les suffrages. 3. Copernic et l’astronomie moderne. L’hélioccntrisme, que nous allons voir triompher, avait déjà été représenté chez les Grecs par Ari starque de Samos, Philolaos faisant, lui, tourner la terre autour d’un feu central distinct du soleil ; jusqu’à la Renaissance, toutefois, la théorie de l’immobilité de la terre au centre régna presque univer­ sellement. Comment l’hypothèse adverse réussit-elle finale­ ment à s’imposer ? P. Duhem, dans son grand ouvrage sur le Système du monde a recherché les origines de cette grande révolution scientifique. L’astronomie nouvelle aurait commencé à s’élaborer au xiv® siècle dans les milieux nominalistes de l’Université de Paris. Là SYSTÈME DU MONDE D’ARISTOTE 93 Albert de Saxe, Jean Buridan et Nicole Oresme, notamment, posèrent les fondements d’une mécanique toute différente de celle d’Aristote. Ainsi renonce-t-on en particulier à l’ancienne théorie de la propulsion des projectiles par l’air ambiant, ce qui permet d’unifier en un seul ensemble les mécaniques jusque-là distinctes des corps célestes et des corps sublunaires. Oresme propose en outre de façon tout à fait claire l’hypo­ thèse du mouvement de la terre. L’œuvre de renouvellement ainsi commencée va se poursuivre dans la Renaissance ita­ lienne où seraient à citer surtout les noms de Jérôme Cartan et de Léonard de Vinci. Avec Copernic enfin nous entrons dans cette lignée des grands cosmologues qui devait aboutir à Isaac Newton, le fondateur du système du monde qui devait devenir classique aux temps modernes. Voici, marqués comme de simples jalons, les étapes et les grands noms de cette belle page d’histoire des sciences. Copernic (1472-1543). — Publie l’année de sa mort le De revolutionibus orbium coelestium ; dans une prudente pré­ face, le savant déclare que ses hypothèses astronomiques n’ont qu’une valeur de figuration mathématique. Pour Coper­ nic, la terre tourne sur elle-même et elle tourne autour du soleil, ainsi que les autres planètes. Copernic toutefois croit encore au mouvement circulaire uniforme, et il ne réussit pas, de ce fait, à éliminer excentriques et épicycies. Tycho-Brahé (1546-1601). — Propose une hypothèse intermédiaire entre l’héliocentrisme et l’astronomie tradi­ tionnelle. La terre est au centre du monde, le soleil tournant autour d’elle, mais les autres planètes se meuvent autour du soleil. Le véritable mérite de Tycho-Brahé est dans la préci­ sion de scs observations qui prépare les progrès futurs. Kepler (1571-1630). — Découvre principalement le mou­ vement elliptique de la planète Mars. Cette constatation l’a­ mène à formuler trois lois : Mars décrit une ellipse dont le soleil occupe l’un des deux foyers;— les aires balayées par les rayons vecteurs sont proportionnelles aux temps; — les carrés des révolutions sidérales sont proportionnels aux cubes des grands axes. Galilée (1564-1642). — Célèbre par de nombreux tra­ vaux sur le mouvement des corps ; construit une lunette astronomique qui lui permet de découvrir les satellites de Jupiter. Ayant pris la défense, dans ses Dialogues sur le sys- 94 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE time du monde, des théories de Copernic, il est, en 1633, condamné par le Saint-Office. Isaac Newton (1642-1727). — Écrit ses célèbres Philoso­ phia naturalis principia mathematica où, grâce à la loi de la gravitation universelle, il réussit à organiser en un système cohérent la nouvelle conception cosmologique. 4. Réflexions terminales. Avec l’œuvre de Newton, le système d’Aristote, comme synthèse totale d’explication du monde, se trouva définitive­ ment périmé. Les progrès immenses réalisés depuis ne doivent pas nous rendre injustes à son égard, même au point de vue de la science proprement dite. Pour l’histoire, Aristote demeure un des grands génies scientifiques de l’humanité, son originalité s’étant manifestée surtout dans le domaine des sciences naturelles où il faudra attendre presque le XVIIIe siècle pour marquer une avance nouvelle. Sa synthèse elle-même, vu les matériaux dont il disposait, n’est ni plus ni moins arbitraire que, pour leur temps, celle d’un Descartes ou d’un Newton. Cependant, il est de mise chez certains d’attribuer à l’in­ fluence du péripatétisme la longue stérilité dont la pensée scientifique fut frappée dans la suite. Un tel jugement, dans son simplisme, demande plusieurs mises au point. Peut-on, tout d’abord, pour l’antiquité, parler de stérilité après Aris­ tote, lorsqu’on y rencontre les noms d’un Euclide, d’un Archi­ mède, d’un Ptolémée, d’un Pappus ou d’un Diophante... Et, si nous passons à l’époque chrétienne, qui ne voit que pour s’élever au niveau de la science des grecs il faudra attendre le xv« ou le XVIe siècle ? Et que même alors les adages péripatéticicns répétés dans les écoles ne pèseront pas d’un tel poids sur les esprits : que des génies authentiques paraissent et en moins d’un siècle les idées nouvelles s’imposeront. Sur un point en particulier il conviendrait de revenir à de plus justes appréciations. Mis en contact avec le pythago­ risme, philosophie du nombre ou de la quantité, le péripa­ tétisme est souvent présenté, de façon antithétique, comme prônant une physique exclusivement qualitative, étant sousentendu que seule la première de ces orientations pouvait être féconde. Les théories précédemment exposées de la primauté de la quantité à titre de disposition de la substance, et de celle du mouvement local, témoignent à l’évidence qu’Aristote n’a SYSTÈME DU MONDE D’ARISTOTE 95 nullement sous-estimé l’importance de l’aspect quantitatif des phénomènes physiques ; on rencontre en fait chez lui, nous l’avons dit, les fondements d’un mécanisme des plus authentiques. Ce qui lui a manqué, c’est la perception de la fécondité de l’analyse mathématique du monde des corps, et cela sans doute parce que l’instrument mathématique n’était pas encore formé. Les rêveries sur les nombres auxquelles il dut assister dans les réunions de l’Académic étaient certes plus éloignées du véritable esprit scientifique que son posi­ tivisme de la qualité. Mais c’est en tant que philosophe de la nature qu’Aristote a fait oeuvre durable. Mises à leur place, sa théorie des prin­ cipes, sa théorie des causes, ses idées sur le hasard, sur la finalité, sur le déterminisme, son analyse du mouvement et de ses grandes conditions spatio-temporelles gardent tou­ jours valeur. Quelques perceptions simples et immédiates, qui foncièrement paraissent irrécusables, commandent tout cet ensemble de doctrines : il y a du devenir et de la multi­ plicité dans le monde physique ; il y a des individus concrets, sujets au changement, et qui naissent et se corrompent ; l’être de la nature est objectivement quantifié et qualifié ; l’on ne voit pas que le renouvellement des théories, au niveau de la science, puisse nous donner un univers construit avec d’autres matériaux que ceux-là. Il y a des compléments et des précisions à apporter à ce donné premier, et, à son plan, toute la science s’est renouvelée, mais, au plan supérieur des principes, nous tenons, avec la cosmologie d’Aristote, des bases solides pour une authentique philosophie de la nature. TEXTES Saint-Thoma* II. Toute l'œuvre de saint Thomas, en philosophie de la nature, est, ά peu de chose près, contenue dans ses commentaires d'Aristote : Physiques, De cœlo, De Generatione, Météorologiques. C'est donc à ces ouvrages et pratiquement, puisque nous entendons demeurer au plan des principes les plus généraux, au commen­ taire sur les Physiques, que seront principalement empruntés les textes qui suivent. Toutefois, pour la question des principes et des causes des êtres de la nature, nous avons donné la préférence à l'exposé du De principiis naturæ. Cet opuscule, qui remonte aux toutes premières années de l'enseignement parisien de saint Thomas (vers 1254), contient en effet une mise en ordre parti­ culièrement lucide des notions fondamentales de la cosmologie d'Aristote. Bien que plusieurs paragraphes ne soient pas sans longueurs ni subtilités, nous nous sommes décidé à traduire inté­ gralement ce texte qui d'ailleurs est classique. Les textes latins reproduits sont ceux de l'édition léonine pour le commentaire sur les Physiques et de Védition Perrier (revue sur l'édition Pauson) pour le De principiis naturæ. Note. Il nous a paru préférable de ne pas tenter de rendre par un équivalent de la langue actuelle l'intraduisible ratio — pris au sens à la fois de détermination objective, et de principe d'intelligibilité, — et nous mettons simplement, entre guillemets, < raison ». I. Définition et divisions de la (Physiques, I, I. I, n° 1-4) physique Pour la présentation de ce texte, cf. supra : Objet et divisions de la philosophie de la nature, p. 13. 1. Le livre des Physiques dont nous entreprenons le com­ mentaire étant le premier des ouvrages qui traitent de la phi­ losophie de la nature, il convient que nous déterminions, dès son début, quelle est la <■ matière 0 et quel est le 0 sujet » de la dite science. Or, du fait que toute science est dans l’intelli­ gence, et qu’une chose devient intelligible en acte pour autant qu’elle est de quelque manière abstraite de la matière : c’est selon qu’ils ont diversement rapport à la matière que des ob­ jets appartiennent à diverses sciences. En outre, toute science résultant de démonstrations, et le moyen-terme d’une dé­ monstration étant la définition, il s’ensuit que les sciences se diversifient selon les differents modes de cette dernière opération. 2. Or, il y a des choses qui dépendent de la matière dans I 1. Quia liber Physicorum, cuius expositioni intendimus, est pri­ mus liber scientiæ naturalis, in cius principio oportet assignare quid sit materia et subiectum scientiæ naturalis. Sciendum est igitur quod, cum omnis scientia sit in intellectu, per hoc autem aliquid fit intclligibile in actu, quod aliqualiter abstrahitur a materia ; secun­ dum quod aliqua diversimode se habent ad materiam, ad diversas scientias pertinent. Rursus, cum omnis scientia per demonstratio­ nem habeatur, demonstrationis autem medium sit definitio ; necesse est secundum diversum definitionis modum scientias diversificari. 2. Sciendum est igitur quod quadam sunt quorum esse dependet a 102 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE leur être et qui en outre ne peuvent être définies sans elle ; et il y en a d’autres qui, bien qu’elles ne puissent exister que dans la matière sensible, sont telles que la matière en question ne se rencontre pas dans leur définition. Ces choses different comme le courbe et le camus. Le camus en effet existe dans la matière sensible, et il est nécessaire que cette matière soit comprise dans sa définition : le camus est un nez courbé ; tous les êtres naturels comme l’homme, la pierre sont de ce genre. Le courbe, pour sa part, bien qu’il ne puisse exister que dans la matière sensible, n’implique cependant pas cette matière dans sa définition ; à ce genre appartiennent tous les êtres mathématiques, tels les nombres, les grandeurs et les figures. Il y a enfin des choses qui ne dépendent de la matière, ni quant à leur être, ni dans leur définition : soit que jamais elles n’existent dans la matière, comme Dieu et les autres subs­ tances séparées ; soit qu’elles ne s’y rencontrent pas toujours, ce qui est le cas de la substance, de la puissance et de l’acte et de l’être lui-même. 3. C’est de ces derniers objets que traite la métaphysique ; de ceux qui dépendent de la matière sensible quant à leur être, mais pas dans leur définition traite la mathématique ; de ceux enfin qui dépendent de la matière non seulement quant à leur être, mais encore dans leur définition, traite la science de la nature, appelée également physique. Tout ce qui a matière materia, ncc sine materia definiri possunt : quædam vero sunt quæ licet esse non possint nisi in materia sensibili, in eorum tamen defi­ nitione materia sensibilis non cadit. Et hæc differunt ad invicem sicut curvum et simum. Nam simum est in materia sensibili, et necesse est quod in eius definitione cadat materia sensibilis, est enim simum nasus cunnis ; et talia sunt omnia naturalia, ut homo, lapis : curvum vero, licet esse non possit nisi in materia sensibili, tamen in cius definitione materia sensibilis non cadit ; et talia sunt omnia mathema­ tica, ut numeri, magnitudines et figuræ. Quædam vero sunt quæ non dependent a materia nec secundum esse nec secundum rationem ; vel quia nunquam sunt in materia, ut Deus et aliæ substantiæ separatæ ; vel quia non universaliter sunt in materia, ut substantia, potentia et actus, et ipsum ens. 3. De hujusmodi igitur est Metaphysics, de his vero quæ dependent a materia sensibili secundum esse sed non secundum rationem, est Mathematica ; de his vero quæ dependent a materia non solum secundum esse sed etiam secundum rationem, est Naturalis, quæ Physica dicitur. Et quia omne quod habet materiam mobile est, TEXTES 103 étant mobile, il en résulte que l’ftre mobile est le « sujet » de la science de la nature. En effet, la philosophie de la nature a pour objet les choses de la nature ; or les choses de la nature sont celles dont le principe est la nature, et la nature est prin­ cipe de mouvement et de repos pour l’être où elle se trouve. La science de la nature a donc pour objet les choses qui ont en elles le principe de leur mouvement. 4. Comme par ailleurs ce qui suit à quelque chose de com­ mun doit être étudié en premier et à part, afin d’éviter qu’en en traitant plusieurs fois on ne se répète, il s’est imposé que l’on plaçât en tête de la science de la nature un livre ayant pour objet ce qui se rapporte à l’être mobile en général, comme on met en avant de toutes les sciences la métaphy­ sique qui envisage les propriétés communes de l’être considéré comme tel. C’est le livre des Physiques, également dénommé, du fait qu’il fut communiqué par mode d’enseignement oral, De renseignement de la physique, ou De renseignement naturel : son « sujet » est l’être mobile, comme tel. Je ne dis pas le corps mobile, car, ainsi qu’il est prouvé dans ce livre, tout mobile est un corps ; or aucune science ne démontre son a sujet ». C’est la raison pour laquelle, au début du livre du De cœlo, qui fait suite à celui-ci, on commence par donner la définition du corps. Succèdent à l’ouvrage susdit les autres livres de la consequens est quod ens mobile sit subiectum naturalis philosophiæ. Naturalis enim philosophia de naturalibus est ; naturalia autem sunt quorum principium est natura ; natura autem est principium motus et quietis in eo in quo est ; de his igitur quæ habent in se principium motus, est scientia naturalis. 4. Sed quia ea quæ consequuntur aliquod commune, prius et seorsum determinanda sunt, ne oporteat ea multoties pertractando omnes partes illius communis repetere ; necessarium fuit quod præmittcrctur in scientia naturali unus liber, in quo tractaretur de iis quæ consequuntur ens mobile in communi ; sicut omnibus scientiis præmititur philosophia prima, in qua determinatur de iis quæ sunt communia enti inquantum est ens. Hic autem est liber Physicorum, qui etiam dicitur de Physico sive Naturali Auditu, quia per modum doctrinæ ad audientes traditus fuit : cuius subiectum est ens mobile simpliciter. Non dico autem corpus mobile, quia omne mobile esse corpus probatur in isto libro ; nulla autem scientia probat suum subiectum : et ideo statim in principio libri de CceIo, qui sequitur ad istum, incipitur a notificationc corporis. Sequuntur autem ad hunc librum alii libri scientiæ naturalis, in quibus trac- 104 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE science de la nature où il est traité des diverses espèces de mobiles : ainsi, au De ccelo, du mobile mû selon le mouvement local, qui est la première espèce de mouvement, au De generatione, il est question des mouvements vers la forme et des premiers mobiles, c’est-à-dire des éléments considérés sous le rapport des changements qui leur sont communs ; de leurs changements particuliers il est traité aux Météoro­ logiques ; les mobiles mixtes inanimés font pour leur part l’objet du De mineralibus, tandis que ceux qui sont animés sont étudiés dans le De anima et dans les livres suivants. IL Les principes de la nature {De principiis natura) Les deux premiers livres des Physiques ont pour objet principal la détermination des principes et des causes de l'être de la nature. Avant de commenter ces livres, saint Thomas, nous l'avons dit, avait consacré un opuscule à ce sujet. C'est le De principiis naturæ ad fratrem Sylvcstrum, du nom d'un destinataire qui ne nous est pas connu. Comme le De ente qui date de la même époque le De principiis procède par mode de définitions plutôt que selon la marche d'une recherche philosophique méthodique : c'est la mise en ordre d'une doctrine supposée acquise. A ce titre, et par sa simplicité, cet opuscule est précieux pour le débutant, et c'est pourquoi nous lui avons donné la préférence. Pour en rendre la lecture plus aisée, nous avons intercalé un certain nombre de sous-titres, sous les chefs généraux : A. De l'étude des principes, B. De celle des causes, C. De l'analogie de la matière et de la forme. tatur de speciebus mobilium : puta in libro de Caelo de mobili secundum motum localem, qui est prima species motus ; in libro autem de Generatione, de motu ad formam ct primis mobilibus, scilicet clementis, quantum ad transmutationes eorum in communi; quantum vero ad speciales eorum transmutationes, in libro Meteororum·, de mobilibus vero mixtis inanimatis, in libro de Mineralibus', de animatis vero, in libro de Anima et consequentibus ad ipsum. TEXTES 105 A. Les principes (cf. supra, Les principes de l’être mobile, p. 17) a) Matière, forme, génération. — 1. Il y a des choses qui peuvent être, tout en n’étant pas, et il y a des choses qui sont effectivement : ce qui peut être se dénomme être en puissance, ce qui est déjà se dénomme être en acte. Or, il y a deux types d’être : l’être essentiel ou substantiel de la chose, ainsi le fait pour l’homme d’être, c’est l’être pur et simple ; et il y a un autre type d’être qui est l’être accidentel, par exemple, pour l’homme, être blanc. — Par rapport à l’une et à l’autre de ces modalités d’être se rencontre quelque chose qui est en puis­ sance : il y a en effet quelque chose qui est en puissance à être homme, ainsi le sperme et le sang menstruel ; et il y a quelque chose qui est en puissance à être blanc, l’homme par exemple. Tant ce qui est en puissance à l’être substantiel que ce qui est en puissance à l’être accidentel peut être dit matière : le sperme, de l’homme et l’homme de la blancheur ; mais ces choses diffèrent en ce que la matière qui est en puissance à l’être substantiel est dit matière < dont » [la substance est composée] tandis que celle qui est en puissance à l’être acci­ dentel est dite matière « en laquelle » [l’accident est reçu]. En rigueur de termes il faudrait dire que ce qui est en puis­ sance à l’être substantiel a nom matière, et que ce qui est en A. à) i. Quoniam autem quoddam esse potest licet non sit, quoddam vero est : illud quod potest esse dicitur potentia esse, illud autem quod jam est dicitur esse actu. Sed duplex est esse, sci­ licet essentiale sive substantiale rei, ut hominem esse, et hoc est esse simpliciter ; est aliud esse accidentale, ut hominem esse album, et hoc est esse secundum quid. Ad utrumque esse est aliquid in potentia : aliquid enim est in potentia ut sit homo, ut sperma et sanguis menstruus ; aliquid est in potentia ut sit album, ut homo. Tam illud quod est in potentia ad esse substantiale quam illud quod est in potentia ad esse accidentale potest dici materia, sicut sperma hominis et homo albedinis ; sed in hoc differunt quod materia quæ est in potentia ad esse substantiale dicitur materia ex qua, quod autem materia quæ est in potentia ad esse accidentale dicitur materia in qua. Item, proprie loquendo, quod est in potentia ad esse substantiale dicitur materia, quod autem est in potentia ad esse accidentale Ιθ6 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE puissance à l’être accidentel, sujet ; en raison de quoi l’on dit que les accidents sont dans le sujet ; par contre on ne dit pas que la forme substantielle est dans le sujet. La matière diffère encore du sujet en ceci que celui-ci est ce qui n’a pas son être de ce qui lui advient, mais a par lui-même un être com­ plet — l’homme, par exemple, ne doit pas d’être à la blan­ cheur — j tandis que la matière tient son être de ce qui lui advient, ayant de soi un être incomplet. 2. Il s’ensuit qu’à parler en rigueur de termes, la forme donne à la matière l’être, tandis que l’accident ne donne pas l’être au sujet : c’est le sujet qui le donne à l’accident j il ar­ rive toutefois qu’un terme soit employé pour l’autre, à savoir la matière pour le sujet et inversement. De même en effet que tout ce qui est en puissance peut être dit matière, ainsi tout ce dont quelque chose tient son être, soit substantiel, soit accidentel, peut être dit forme : l’homme, par exemple, alors qu’il est blanc en puissance, devient blanc en acte par la blancheur ; et le sperme, alors qu’il est homme en puissance, devient homme en acte par l’âme. Donnant d’être en acte, la forme, pour cette raison, est appelée acte : ce qui fait être en acte le substantiel étant dit forme substantielle, et ce qui fait être en acte l’accidentel, forme accidentelle. La génération étant par ailleurs un mouvement vers la dicitur subjectum ; unde dicitur quod accidentia sunt in subjecto, non autem dicitur quod forma substantialis sit in subjecto. Et secundum hoc differt materia a subjecto, quia subjectum est quod non habet esse cx eo quod advenit, sed per se habet completum esse, sicut homo non habet esse ab albedine ; sed materia habet esse ex eo, quod sibi advenit, quia de se habet esse incompletum. 2. Unde, simpliciter loquendo, forma dat esse materiae, accidens autem non dat esse subjecto, sed subjectum accidenti ; licet aliquando unum ponatur pro alio, scilicet materia pro subjecto, et c converso. Sicut enim omne quod est in potentia potest dici materia, ita omne a quo habet aliquid esse suum substantiale sive accidentale potest dici forma ; sicut homo, cum sit potentia albus, fit actu albus per albedinem, et sperma, cum potentia sit homo, fit actu homo per animam. Et quia forma facit esse in actu, ideo forma dicitur esse actus ; quod autem facit esse in actu substantiale dicitur esse forma substantialis, et quod facit esse in actu accidentale dicitur esse forma accidentalis. Et quia generatio est motus ad formam, duplici forma: respondet I TEXTES IO? forme, aux deux types de formes correspondent deux espèces de génération : à la forme substantielle, la génération pure et simple ; à la forme accidentelle, la génération relative. Quand c’est en effet une forme substantielle qui est introduite, on dit qu’une chose devient purement et simplement : ainsi dit-on que l’homme devient ou est engendré ; quand, par contre, c’est une forme accidentelle, on ne parle plus alors de devenir absolu : par exemple, quand l’homme devient blanc, on ne dit pas qu’il devient ou qu’il est engendré de façon absolue, mais qu’il devient blanc ou qu’il est engendré selon la blan­ cheur. A ces deux espèces de génération correspondent deux espèces de corruption, à savoir la corruption pure et simple et la corruption relative. La génération et la corruption pures et simples ne sc trouvent que dans le genre substance, la génération relative sc rencontrant dans les autres genres. En outre, la génération étant un changement du non-être à l’être, inversement la corruption est un changement de l’être au non-être. Étant précisé que ce n’est pas de n’importe quel non-être que procède la génération, mais de ce non-être qui est l’être en puissance, comme l’idole vient du cuivre qui est idole en puissance, non en acte. b) Les trois principes de la génération. — 3. Pour qu’il y ait génération, trois choses sont requises : un être en puissance qui est la matière, un non-être en acte qui est la privation, et ce par quoi il y a actuation, à savoir la forme. Ainsi quand duplex generatio : forme substantiali respondet generatio simpliciter, forme accidentali generatio secundum quid. Quando enim intro­ ducitur forma substantialis, dicitur aliquid fieri simpliciter, sicut dicimus homo fit vel homo generatur, quando autem introducitur forma accidentalis, non dicitur aliquid fieri simpliciter hoc, sicut quando homo fit albus non dicitur simpliciter hominem fieri vel generari, sed fieri vel generari album. Et huic duplici generationi opponitur duplex corruptio, scilicet simpliciter et secundum quid. Generatio ct corruptio simpliciter non sunt nisi in genere substantia:, sed generatio secundum quid est in omnibus aliis generibus. Et quia generatio est quaedam mutatio de non esse ad esse, e converso autem corruptio de esse ad non esse. Non nutem ex quolibet non ente fit generatio, sed ex non ente quod est ens potentia, sicut idolum ex cupro, quod est idolum in potentia, non in actu. b) 3. Ad hoc autem quod fiat generatio tria requiruntur : ens po­ tentia, quod est materia ; et non esse actu, quod est privatio ; ct id per quod fit actu, scilicet forma ; sicut quando ex cupro fit idolum Ιθ8 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS î COSMOLOGIE avec du cuivre on fabrique une idole : le cuivre qui est en puissance à la forme de l’idole est la matière ; l’absence de configuration ou de disposition déterminée est la privation de la forme ; la « figure ■ qui fait dire que c’est une idole est la forme, — non pas toutefois la forme substantielle, car le cuivre, avant l’introduction de la forme en question, a déjà un être actuel qui est indépendant, mais une forme accidentelle. Toutes les formes produites par l’art, en effet, sont acciden­ telles, l’art ne pouvant agir que sur ce qui, par nature, est déjà constitué dans l’être. Il y a en effet trois principes de la nature, la matière, la forme, la privation : l’un d’eux, la forme, étant ce vers quoi tend la génération, tandis que les deux autres se tiennent du côté de ce dont il y a génération. Il en résulte que matière et privation sont identiques par leur sujet, tout en différant l’un de l’autre « selon la raison » : ce qui en effet est bronze est identiquement, avant que la forme n’advienne, absence de figure ; c’est toutefois sous un autre rapport que l’on parle du bronze et de ce qui n’a pas de figure. De là vient que la privation est dite principe, non de façon absolue, mais par accident : cela tient à ce qu’elle coïncide avec la matière. Ainsi disons-nous que c’est accidentellement que le médecin cons­ truit : car il ne le fait pas en tant que médecin, mais en tant que constructeur, qualité qui coïncide dans un même sujet avec celle de médecin. Mais il y a deux types d’accidents, le néces­ saire qui ne se sépare pas de la chose, ainsi la propriété de rire cuprum quod est potentia ad formam idoli est materia, hoc autem quod est infiguratum sive indispositum est privatio forma:, figura autem a qua dicitur idolum est forma, non autem substantialis quia cuprum ante adventum illius formæ habet esse in actu et ejus esse non dependet ab illa figura, sed est forma accidentalis. Omnes enim formæ artificiales sunt accidentales ; ars enim non operatur nisi supra id quod jam constitutum est in esse a natura. Sunt enim tria principia naturæ, scilicet materia, forma et pri­ vatio : quorum alterum, scilicet forma, est id ad quod est generatio, alia duo sunt ex parte ejus ex quo est generatio. Unde materia et privatio sunt idem in subjecto, sed differunt ratione ; illud enim idem quod est æs est infiguratum ante adventum formæ, sed ex alia ratione dicitur æs et ex alia infiguratum. Unde privatio dicitur principium non per se sed per accidens, quia scilicet coincidit cum materia ; sicut dicimus quod per accidens medicus ædificat .* medicus enim ædificat non ex eo quod est medicus, sed ex eo quod ædificator, quod coincidit cum medico in uno subjecto. Sed duplex est accidens, TEXTES IO9 pour l’homme, et le non-nécessaire qui, lui, est séparable, comme la blancheur l’est de l’homme. Le fait d’être acciden­ telle n’entraîne donc pas pour la privation de n’être pas néces­ saire à la génération ; la matière en effet n’est jamais dénuée de privation : en tant qu’elle est sous une forme elle est privée de l’autre et inversement ; ainsi dans le feu y a-t-il privation d’air, et dans l’air privation de feu. 4. En affirmant que la génération se produit à partir du non-être, nous n’entendons cependant pas que la négation soit principe, mais la privation, car la négation ne détermine pas de soi un sujet. On peut en effet parler de ne pas voir pour les non-êtres, ainsi la chimère ne voit-elle pas, et pa­ reillement pour les êtres qui, par nature, ne sont pas aptes à voir, comme la pierre. La privation au contraire ne peut être dite que d’un sujet déterminé, c’est-à-dire dans lequel peut être engendrée une certaine manière d’être : la cécité par exemple ne peut être attribuée qu’à ce qui, par nature, est capable de voir. Comme la génération ne peut s’effectuer à partir du non-être pur et simple, mais de celui qui est dans un sujet, et dans un sujet déterminé, — ce n’est pas en effet de n’importe quel « non-feu » que se fait le feu, mais de tel « non-feu » qui soit capable de recevoir la forme feu, — on doit en conclure que la privation est principe. Elle diffère toutefois scilicet necessarium, quod non separatur a re, ut risibile homini, et non necessarium quod separatur, ut album ab homine. Unde, licet privatio sit per accidens, non sequitur quod non sit necessarium ad generationem, quia materia a privatione nunquam denudatur ; in quantum enim est sub una forma, habet privationem alterius, et e converso, sicut in igne est privatio teris, et in iere privatio ignis. 4. Et est sciendum quod, cum generatio sit ex non esse, non dici­ mus quod negatio sit principium, sed privatio ; quia negatio non determinat sibi subjectum. Non videre enim potest dici de non entibus, ut chimæra non videt ; et iterum de entibus quæ non sunt nata habere visum, sicut de lapide. Sed privatio non dicitur nisi de determinato subjecto, in quo scilicet natus est fieri habitus, sicut cœcitas non dicitur nisi de his quæ sunt nata videre. Et quia genera­ tio non fit ex non ente simpliciter, sed ex non ente quod est in aliquo subjecto, et non in quolibet sed in determinato, — non enim ex quolibet non igne fit ignis, sed ex tali non igne, circa quod sit nata fieri forma ignis, — ideo dicitur quod privatio est principium. no PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE des autres principes, parce que ceux-ci sont principes et de l’être et du devenir. Pour qu’il y ait production d’une idole, il faut en effet qu’il y ait du bronze et ultérieurement une figure d’idole, et quand l’idole est terminée, l’une et l’autre de ces choses demeurent. La privation, au contraire, n’est principe que du devenir et non de l’être. Lorsqu’en effet une idole est en devenir, il est nécessaire qu’il n’y ait pas d’idole : si elle était, elle ne pourrait devenir, ce qui devient n’étant pas, sinon dans les réalités successives comme le temps et le mouvement. Mais dès qu’il y a idole, il n’y a plus de privation d’idole, l’affirmation et la négation ne pouvant être simultanées, et pareillement la privation et le mode d’être qui lui correspond. On doit encore dire que la privation est un principe accidentel, ainsi qu’on l’a expliqué, les deux autres principes étant des principes par soi. 5. Il résulte de ce qui précède que la matière diffère « selon la raison » de la forme et de la privation. La matière est en effet ce en quoi forme et privation sont intelligibles : ainsi, dans le cuivre, la figure et l’absence de figure. Il arrive donc que la matière comporte dans sa dénomination une référence à la privation, et il arrive qu’elle n’en comporte point. Ainsi le bronze, en tant que matière de l’idole, n’implique pas de privation ; lorsqu’en effet je parle de bronze, je ne signifie rien qui soit non disposé ou sans figure. La farine, au contraire, si je la considère comme matière du pain, implique en soi Sed in hoc differt ab aliis quia alia sunt principia in esse et in fieri ; ad hoc enim quod fiat idolum, oportet quod sit xs et quod ulterius sit figura idoli ; et iterum, quando idolum est jam, oportet hæc duo esse. Sed privatio est principium in fieri et non in esse, quia dum fit idolum oportet quod non sit idolum ; si enim esset non fieret, quia quod fit non est nisi in successivis, ut tempus et motus ; sed ex quo jam est idolum non est ibi privatio idoli, quia affirmatio et negatio non sunt simul ; similiter nec privatio et habitus. Item privatio est principium per accidens, ut supra expositum est, alia duo sunt principia per se. 5. Ex dictis patet etiam quod materia differt a forma et priva­ tione secundum rationem. Materia enim est id in quo intelligitur forma et privatio, sicut in cupro intelligitur figura et infiguratum. Quandoque igitur materia denominatur cum privatione, quandoque sine privatione ; sicut æs cum sit materia idoli non importat priva­ tionem, quia ex hoc quod dico æs, non intelligitur indispositum sive infiguratum ; sed farina cum sit materia respectu panis importat TEXTES III privation de la forme du pain, car en disant : « farine ®, je signi­ fie la non-disposition ou la non-ordination qui se trouve oppo­ sée à la forme du pain. Comme par ailleurs dans la génération la matière ou le sujet demeure, mais non la privation, ni le composé de matière et de privation, il en résulte que la matière qui n’implique pas de privation demeure, tandis que celle qui en comprend une passe. D’autre part, il y a une matière qui implique elle-même composition de forme : ainsi le bronze, qui est matière relati­ vement à l’idole, est lui-même composé de matière et de forme ; possédant une forme, il ne peut être dit matière pre­ mière. Quant à cette matière qui est conçue sans aucune forme ni privation, mais se trouve être sujette à la forme et à la privation, elle porte le nom de matière première, aucune autre matière n’étant antérieure à elle ; on la dénomme aussi « ulè ». Et toute définition et connaissance résultant de la forme, il s’ensuit que la matière première ne peut être ni définie, ni connue par elle-même, mais seulement par le com­ posé ; en sorte qu’est dit matière première ce qui se rapporte à la totalité des formes et des privations comme le bronze se rapporte à l’idole et à l’absence de figure, et l’on dit qu’elle est première de façon absolue. On parle encore de matière première relativement à un genre particulier d’être : ainsi l’eau est-elle matière première pour les liquides ; elle n’est in se privationem formæ panis, quia ex hoc quod dico farina signi­ ficatur indispositio sive inordinatio opposita formæ panis. Et quia in generatione materia sive subjectum permanet, privatio vero non, neque compositum ex materia et privatione, ideo materia quæ non importat privationem est permanens, quæ autem importat est transiens. Sed est sciendum quod quædam materia habet compositionem formæ ; sicut ars, cum sit materia respectu idoli, ipsum tamen est compositum ex materia et forma ; et ideo æs non dicitur prima ma­ teria quia habet formam. Illa autem materia quæ intelligitur sine qualibet forma et privatione, sed subjecta est formæ et privationi dicitur prima materia propter hoc quod ante ipsam non est alia et hæc dicitur ylc. Et quia omnis definitio et cognitio est per formam ideo per se prima materia non potest definiri vel cognosci, sed pei compositum, ut dicatur quod illud est prima materia quod hoc modo se habet ad omnes formas et privationes sicut æs ad idolum et infiguratum, et dicitur simpliciter prima. Potest etiam dici aliquid materia prima respectu alicujus generis, sicut aqua est materia prima in genere liquabilium ; non tamen est prima simpliciter, 112 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE toutefois pas première absolument, étant composée de matière et de forme, et ayant, de ce fait, une matière qui lui est anté­ rieure. 6. Ni la matière première, ni la forme, ne sont engendrées ni corrompues, toute génération allant d’une chose à une autre chose. Or ce dont vient la génération est la matière, ce vers quoi elle tend est la forme. Si donc matière et forme étaient engendrées, à la matière serait immanente une matière, et à la forme une forme, et ainsi à l’infini. Il n’y a donc à proprement parler de génération que du composé. En outre, la matière première est numériquement une en tous. Mais un peut être entendu de deux façons : comme ce qui a une forme numériquement déterminée, par exemple Socrate ; de cette manière la matière première ne peut être dite numériquement une, attendu qu’elle n’a en elle aucune forme ; on dit aussi qu’une chose est numériquement une du fait qu’elle est dépourvue des dispositions qui sont au prin­ cipe de la diversification numérique : c’est de cette façon que la matière première est dite numériquement une ; elle est en effet conçue sans toutes ces dispositions qui causent les dis­ tinctions du nombre. Enfin, bien qu’elle ne comprenne dans sa notion ni forme, ni privation, comme dans la notion de bronze il n’y a ni figure quia est composita ex materia et forma, unde habet materiam priorem. 6. Et sciendum quod materia prima et etiam forma neque gene­ ratur neque corrumpitur, quia omnis generatio est ex aliquo ad ali­ quid. Illud autem ex quo est generatio est materia, illud vero ad quod est est forma. Si igitur materia ct forma generarentur, materiæ inesset materia et forma: forma, in infinitum. Unde generatio non est nisi compositi, proprie loquendo. Sciendum est etiam quod materia prima dicitur una numero in omnibus. Sed unum dicitur duobus modis, scilicet quod habet unam formam determinatam in numero, sicut Socrates ; et hoc modo materia prima non dicitur unum numero, cum in se non habeat aliquam formam. Dicitur etiam aliquid unum numero quod est sine dispositionibus qua: faciunt distare secundum numerum; et hoc modo dicitur unum numero prima materia quia intelligitur sine omnibus dispositionibus a quibus est distantia in numero. Et sciendum quod, licet materia prima non habear in sua ratione aliquam formam sive privationem, sicut in ratione æris neque est figuratum, neque infiguratum, nunquam tamen denudatur a forma ) TEXTES II3 ni absence de figure, la matière première n’est toutefois jamais dénuée de forme et de privation : tantôt elle est sous une forme, tantôt elle est sous une autre. Mais, par elle-même, elle ne peut en aucune façon exister ; ne comprenant en effet aucune forme dans sa notion, elle ne peut être en acte, vu qu’être en acte ne résulte que de la forme ; elle est donc seulement en puissance. En conséquence tout ce qui est en acte ne peut être dit matière première. — De ce qui précède il ressort avec évidence qu’il y a trois principes nécessaires, la matière, la forme et la privation, lesquels cependant ne suffisent pas pour expliquer la génération. B. Les causes (Cf. supra, Les causes de l’être mobile, p. 41) a) L'agent et la fin. — 7. Ce qui est en puissance ne peut en effet se réduire soi-meme à l’acte : ainsi le cuivre qui est idole en puissance ne se fait-il pas idole, mais il a besoin d’un agent extérieur qui fasse passer la forme de l’idole de la puis­ sance à l’acte. La forme, elle non plus, ne peut passer d’ellemême de la puissance à l’acte étant entendu qu’il s’agit de la forme de l’engendré que nous avons dit être le terme de la gé­ nération. La forme, en effet, ne se rencontre que lorsque la chose est achevée ; ce qui agit, au contraire, intervient dans le devenir lui-même, ou quand la chose se fait. Il est donc né­ cessaire qu’il y ait, en plus de la matière et de la forme un et privatione ; quandoque enim est sub una forma, quandoque sub alia. Sed per se nunquam potest esse ; quia, cum in ratione sua non habeat aliquam formam, non potest esse in actu, cum esse in actu non sit nisi a forma ; sed est solum in potentia. Et ideo quicquid est in actu non potest dici materia prima. — Ex dictis igitur patet tria esse necessaria principia, scilicet materiam, formam et pri­ vationem ; sed haec non sunt sufficientia ad generationem. B. a) 7. Quod enim est in potentia non potest se reducere ad actum, sicut cuprum quod est in potentia idolum non facit se idolum, sed indiget operante quod formam idoli extrahat de po­ tentia in actum. Forma etiam non potest se extrahere de potentia in actum, et loquor de forma generati quam diximus esse terminum generationis. Forma enim non est nisi in facto esse ; quod autem operatur est in fieri id est dum res fit. Oportet igitur præter mate­ riam et formam esse aliquod principium quod agat, et hoc dicitur Saint·Thomas II. 8. 114 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE principe agissant que l’on appelle la cause efficiente, ou mou* vante, ou agente, ou ce dont procède le mouvement. Et parce que, comme le remarque Aristote (Métaph., x, c. 2, 994 b 15), tout ce qui agit ne peut le faire qu’en tendant vers quelque chose, il doit y avoir un quatrième principe, à savoir ce vers quoi tend l’agent, et que l’on dénomme la fin. Bien que tout agent, aussi bien le volontaire que le naturel, tende vers une fin, il ne s’ensuit cependant pas de façon né­ cessaire qu’il connaisse la fin ni qu’il délibère à son sujet. Connaître la fin est en effet nécessaire dans le cas de ceux dont les actions ne sont pas déterminées, mais capables à la fois des opposés, tels les agents volontaires : un tel agent doit connaître la fin grâce à laquelle il déterminera ses actions. Chez les agents naturels, au contraire, les actions sont déter­ minées ; il ne s’impose donc pas qu’il y ait choix de moyens. Et Avicenne de proposer ici l’exemple du joueur de cithare qui n’a pas à délibérer au sujet de chacun des ébranlements qu’il communique à ses cordes, ceux-ci se trouvant déterminés en lui ; autrement il y aurait des retards entre chaque per­ cussion, ce qui ne serait pas harmonieux. Or, le fait de déli­ bérer apparaît de façon plus manifeste chez l’agent volontaire que chez l’agent naturel. Il en ressort donc, en vertu du lieu dialectique « a majori », que si l’agent volontaire dont il semble davantage [qu’il délibère], parfois ne délibère pas, l’agent naturel, lui non plus, ne délibérera pas ; il est en effet causa efficiens vel movens vel agens vel unde est principium motus. Et quia, ut dicit Aristoteles in II Mctaph., omne quod agit agit quia intendit aliquid, oportet esse aliud quartum, id scilicet quod intenditur ab operante, et illud dicitur finis. Et sciendum quod, licet omne agens tam voluntarium quam natu­ rale intendit finem non tamen sequitur quod omne agens cognoscat finem et quod deliberet de fine. Cognoscere enim finem est neces­ sarium in his quorum actiones non sunt determinata: sed se habent ad opposita, sicut sunt agentia voluntaria, et ideo oportet quod cognoscat finem per quem suas actiones determinet. Sed in agentibus naturalibus sunt actiones determinata:, unde non est necessarium eligere ca quae sunt ad finem ; et ponit exemplum Avicenna de citharatdo quem non oportet de qualibet percussione chordarum deliberare, cum percussiones sint determinata: apud ipsum ; alioquin esset inter percussiones mora, quod esset absonum. Magis autem videtur in agente voluntarie quod deliberet, quam de agente naturaliter. Et ita per locum a majori, quod si agens voluntarie de quo magis videtur non deliberet aliquando, ergo nec agens natura- TEXTES IIS possible pour lui de tendre sans délibération vers sa fin, une telle tendance n’étant rien d’autre qu’une inclination naturelle. — De tout ceci il résulte avec évidence qu’il y a quatre causes : matérielle, efficiente, formelle et finale. b) Principes et causes. — 8. Bien que principes et causes soient des termes convertibles, comme il est dit aux Méta­ physiques (Δ, c. i, 1013 a 16), Aristote, au Ier livre des Phy­ siques (c. 6, 189 b 16 ; c. 7, 191 a 14-23), énumère cependant quatre causes et trois principes. En cet endroit, il entend cause tant extrinsèquement qu’intrinsequement : matière et forme étant dites intrinsèques à la chose, du fait qu’elles en sont des constituants propres ; efficient et fin étant dits extrinsèques, parce qu’ils sont en dehors de la chose. Par principe, au con­ traire, il entend seulement ici les causes intrinsèques. Quant à la privation, elle n’est pas nommée parmi les causes parce qu’elle est, ainsi qu’on l’a dit, un principe accidentel. A noter que lorsque nous parlons de quatre causes, il s’agit des causes par soi, auxquelles, du fait que tout ce qui est par accident se réduit à ce qui est par soi, toutes les causes accidentelles sont réduites. Toutefois, bien qu’au présent passage des Physiques, Aristote ait mis principes à la place de causes intrinsèques, il faut affirmer, ainsi qu’il est dit aux Métaphysiques (c. 4, 1070 b 22-30), qu’au sens propre principe doit s’entendre des causes extrinsèques, éléments des causes qui sont parties liter, quia possibile est agens naturale sine deliberatione intendere finem ; et hoc intendere nihil aliud est quam habere naturalem incli­ nationem ad aliquid. Ex dictis igitur patet quod sunt quatuor causæ : materialis efficiens, formalis et finis. b) 8. Licet autem principia et causæ dicantur convertibiliter, ut dicitur in V Metaph., tamen Aristoteles in primo libro Physic, ponit quatuor causas et tria principia ; causas accipit tam per extrinsecum quam per intrinsecum. Materia ct forma dicuntur intrinsccæ rei co quod sunt per se constituentes rem ; efficiens et finis dicuntur extrinsecæ quia sunt extra rem. Sed per principia accipit solum causas intrinsecas ; privatio autem non nominatur inter causas quia est principium per accidens, ut dictum est. Et cum dicimus quatuor causas, intelligimus de causis per se, ad quas omnes causæ per accidens reducuntur, quia omne quod est per accidens ad id quod est per se reducitur. Sed licet principia ponat Aristoteles pro causis intrinsecis in I Physic., tamen, ut dicitur in XII Metaph., proprie dicitur principium de causis extrinsccis, elementum de causis Il6 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE des choses, c’est-à-dire des causes intrinsèques, cause se disant des deux catégories ; il arrive cependant que l’un des termes soit mis pour l’autre. Toute cause, en effet, peut être dite principe, et tout prin­ cipe cause ; il apparaît toutefois que la notion de cause ajoute quelque chose à la notion commune de principe, car ce qui est principe peut être déclaré tel, soit que l’être de ce qui lui est consécutif en dépende, soit qu’il n’en dépende pas ; ainsi l’artisan peut-il être dit principe du couteau parce que l’être du couteau dépend de son travail. Et quand une chose passe du noir au blanc, on dit que le noir est principe de ce changement, — et, universellement, ce dont procède le mou­ vement est dit principe —, le noir, cependant, n’est pas ce à quoi fait suite l’être du blanc. Cause, par contre, ne se dit que de ce terme premier auquel l’être du terme consécutif fait suite : ainsi dit-on que la cause est ce à l’être de quoi suit autre chose. Il en résulte que le point de départ du mouvement ne peut être appelé proprement cause, encore qu’on le dénomme principe. Pour la même raison, la privation se voit rangée par­ mi les principes et non parmi les causes ; c’est d’elle en effet que part la génération ; on peut toutefois l’appeler cause acci­ dentelle, en tant qu’elle coïncide, comme on l’a dit, avec la matière. c) L*élément. — 9. Le terme d’élément, pour sa part, ne conquæ sunt partes rci, id est de causis intrinsecis rci, causa dicitur de utrisque ; licet quandoque unum ponatur pro altero. Omnis enim causa potest dici principium ct omne principium causa j sed tamen causa videtur addere supra principium communiter dic­ tum, quia id quod est principium, sive ex eo consequatur esse pos­ terioris sive non, potest dici principium, sicut faber potest dici principium cultelli quia ex ejus operatione est esse cultelli. Sed quando aliquis movetur de nigredine ad albedinem dicitur quod nigredo est principium illius motus, et universaliter id a quo est motus dicitur principium ; tamen nigredo non est id ad quod conse­ quitur esse albedinis. Sed causa solum dicitur de illo primo ex quo consequitur esse posterioris ; unde dicitur quod causa est id ex cujus esse sequitur aliud. Et ideo principium a quo incipit motus non potest dici per se causa, etsi dicatur principium ; ct propter hoc privatio ponitur inter principia et non inter causas, quia pri­ vatio est illud a quo incipit generatio ; sed potest dici etiam causa per accidens in quantum coincidit cum materia, ut dictum est. c) 9* Elementum autem non dicitur proprie nisi de causis ex TEXTES H7 vient proprement qu’aux causes composantes des choses, c’est-à-dire aux causes matérielles ct formelles, et, en outre, non pas à n’importe quelle cause materielle, mais à celle qui est au principe de la composition première. Ainsi ne disonsnous pas que les membres sont les cléments de l’homme, car ils sont eux-mêmes composés d’autres choses, mais nous di­ sons que la terre ct l’eau sont des éléments, parce qu’ils ne sont pas composés d’autres corps et qu’inversement la com­ position première des corps de la nature résulte d’eux. C’est pourquoi Aristote a pu dire {Métaph., A, c. 3, 1014 a 26) : que · l’élément est cc dont la chose est composée en premier, lui est immanent, et ne comporte aucune division sous le rapport de la forme ». L’explication du premier membre, « ce dont la chose est composée en premier », ressort claire­ ment de ce qui a été dit. Le deuxieme membre, » lui est imma­ nent », est là pour différencier l’élément de cette matière qui se trouve totalement corrompue par la génération. Le pain, par exemple, est matière du sang, mais ce dernier n’est engendré que moyennant la corruption du pain ; celui-ci en conséquence ne demeure pas dans le sang, ct l’on ne peut dire qu’il en soit un élément. Les éléments, quant à eux, doivent demeurer en quelque façon, en sorte qu’ils ne soient pas totalement corrompus (cf. De generatione, A, c. 10, 327 b 22-31). Le troisième membre, « ct ne comporte aucune division sous le rapport de la forme », a été mis pour distinguer l’élément des quibus est compositio rci, quæ proprie sunt materiales ct formales et iterum non de qualibet causa materiali sed de ilia ex qua est prima compositio ; sicut non dicimus quod membra sunt elementa homi­ nis, quia illa etiam componuntur cx aliis, sed dicimus quod terra et aqua sunt elementa quia non componuntur cx aliis corporibus, sed cx ipsis est prima compositio corporum naturalium. Unde Aristoteles in V Metaph., dicit quod « elementum esc id ex quo componitur res primo, ct est in ea, et non dividitur secundum for­ mam ». Expositio prima: particula:, scilicet « cx quo componitur res primo », patet per ea qux diximus. Secunda particula, scilicet < et est in ea », ponitur ad differentiam illius materiæ quæ cx toto corrumpitur per generationem ; sicut panis est materia sanguinis, sed non generatur sanguis nisi corrumpatur panis, unde panis non remanet in sanguine, et ideo non potest dici panis elementum san­ guinis ; sed elementa oportet aliquo modo remanere ut non omnino corrumpantur, ut dicitur in lib. de Gener. Tertia particula, sci­ licet « ct non dividitur secundum formam », ponitur ad differentiam eorum quæ habent partes divseras in forma, id est in specie, sicut Iï8 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE choses qui comprennent des parties formellement, c’est-à-dire spécifiquement diverses : les mains, par exemple, dont les parties sont la chair et les os qui diffèrent spécifiquement. L’élément, pour sa part, ne se divise pas en de telles parties : ainsi l’eau dont n’importe quelle partie est de l’eau. Il n’est pas requis en effet, pour la réalité de l’élément, qu’il ne soit pas quantitativement divisible, il suffit qu’il ne soit pas divi­ sible selon la forme ou selon l’espèce ; bien que, meme s’il n’y a de division d’aucune sorte, on puisse encore parler d’élé­ ments, ce qui arrive pour les lettres qui sont dites éléments des syllabes. De tout ceci il ressort que « principe » a, d’une cer­ taine manière, plus d’extension que « cause », et « cause » qu’« élément ». C’est ce qu’Averroès dit au Ve livre de la Métaphysique (c. 3, corn. 4). d) La réciprocité des causes. — 10. Admis qu’il y a quatre genres de causes, il faut se rendre compte qu’il n’est pas im­ possible qu’une même chose ait plusieurs causes, ainsi, l’idole, qui a pour cause le cuivre et l’artisan. Il n’est même pas im­ possible qu’une même chose soit cause des contraires : le pilote, par exemple, cause egalement du salut et du naufrage du navire, de celui-là, par sa présence, et de cclui-d, par son absence. Il est encore possible qu’une même chose soit, relativement à un même objet, cause et effet, sous des rapports différents toutefois : la promenade est ainsi cause de la santé à titre manus cujus partes sunt caro et ossa qua: differunt secundum spe­ ciem j sed elementum non dividitur in partes diversas secundum speciem, sicut aqua cujus quælibet pars est aqua. Non enim oportet ad esse elementi ut non dividatur secundum quantitatem, sed sufficit si non dividatur secundum formam vel speciem ; etsi etiam nullo modo dividatur dicitur elementum, sicut litteræ dicuntur elementa dictionum. Patet igitur ex dictis quod principium aliquo modo est in plus quam causa, et causa in plus quam elementum ; et hoc est quod dicit Commentator in V Metaph. d) 10. Viso igitur quod sunt quatuor genera causarum, sciendum est quod non est impossibile ut idem habeat plures causas, ut idolum cujus causa est cuprum et artifex. Non etiam impossibile est ut idem sit causa contrariorum, sicut gubernator est causa salutis navis et submersionis ; sed hujus per præsentiam, illius per absentiam. Sciendum est etiam quod possibile est ut idem sit causa et causa­ tum respectu ejusdem, sed diversimode, ut deambulatio est causa TEXTES II? d’efficient, et inversement la santé est cause de la promenade à titre de fin ; il arrive en effet que l’on se promène pour raison de santé. Pareillement le corps est matière de l’âme et l’âme forme du corps. En effet, l’efficient est dit cause relativement à la fin, parce que la fin n’existe en acte que par l’opération de l’agent ; mais la fin est dite cause de l’efficient, du fait que celui-ci n’agit qu’en vue d’une fin. L’efficient est donc cause de cette chose qui est la fin ; ce n’est cependant pas lui qui donne à la fin d’être fin ; il n’est pas en conséquence cause de la causalité de la fin : c’est-à-dire que ce n’est pas lui qui fait que la fin a raison de cause finale. Ainsi le médecin donne-t-il réalité à la santé, mais ce n’est pas lui qui fait que la santé soit un but à atteindre. La fin, pour sa part, n’est pas cause de la chose qui est efficiente, mais elle fait que l’efficient soit agis­ sant. Ce n’est pas en effet la santé qui fait que le médecin soit médecin (je parle de la santé qui résulte de l’intervention d’un médecin), mais clic fait que le médecin agisse effectivement. Rendant agissant l’efficient, la fin est donc cause de la causa­ lité de celui-ci. Pareillement, elle fait que la matière est ma­ tière et la forme forme, la matière ne recevant la forme, et la forme ne déterminant la matière qu’en vue de la fin. On dit, en conséquence, que la fin est cause des causes, puisqu’elle est cause de la causalité de toutes les causes. La matière en effet est dite cause de la forme, en tant que la forme n’existe que dans la matière, et semblablement la forme est cause de la sanitatis ut efficiens sed sanitas est causa deambulationis ut finis. Est enim deambulatio aliquando propter sanitatem. Et etiam corpus est materia anima: ct anima est forma corporis. Efficiens enim dicitur causa respectu finis, cum finis non sit in actu nisi per operationem agentis ; sed finis dicitur causa cfficentis, cum efficiens non operetur nisi per intentionem finis. Unde efficiens est causa illius quod est finis, non tamen facit finem esse finem, et ideo non est causa causalitatis finis, id est non facit finem esse finalem ; sicut medicus facit sanitatem esse in actu, non tamen facit quod sanitas sit finis. Finis autem non est causa illius quod est efficiens, sed est causa ut effi­ ciens sit efficiens ; sanitas enim non facit medicum esse medicum, et dico sanitatem quæ fit operante medico, sed facit ut medicus sit efficiens. Unde finis est causa causalitatis efficientis, quia facit efficiens esse efficiens ; et similiter facit materiam esse materiam et formam esse formam, cum materia non suscipiat formam nisi propter finem ct forma non perficiat materiam nisi propter finem. Unde dicitur quod finis est causa causarum, quia est causa causali­ tatis in omnibus causis ; materia etiam dicitur causa formæ in quan­ tum forma non est nisi in materia, ct similiter forma est causa materiæ 120 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE matière en tant que la matière n’est actuellement réalisée que par la forme. Matière et forme sont en effet dites relativement l’une à l’autre (cf. Phys.> H, c. 2,194 a 12), étant par rapport au composé comme les parties relativement au tout, et comme le simple à l’égard du composé. e) Priorité des causes. — 11. Toute cause en tant que telle est naturellement antérieure à son effet ; or il faut savoir qu’il y a deux modes de priorité (cf. Aristote, De Gener, anint., B, c. 6, 742 a 21), selon lesquels une chose peut être dite anté­ rieure et postérieure par rapport au meme, et cause et effet. Une chose en effet peut être dite antérieure à une autre dans l’ordre de la génération et du temps, et, en outre, dans celui de la substance et de l’achèvement. Comme donc l’opération de la nature va de l’imparfait au parfait et de l’incomplet au complet, l’imparfait est antérieur au parfait dans l’ordre de la génération et du temps, le parfait étant antérieur à l’imparfait selon la substance ; ainsi peut-on dire que l’homme a priorité sur l’enfant du point de vue de la substance et de l’être achevé, tandis que l’enfant vient avant l’homme dans l’ordre delà gé­ nération et du temps. Mais bien que dans les choses qui sont sujettes à la génération l’imparfait précède le parfait et la puissance précède l’acte — compte tenu de ce que dans un même sujet il y a antériorité de l’imparfait sur le parfait, de la puissance sur l’acte — absolument parlant il convient de in quantum materia non habet esse in actu nisi per formam. Materia enim et forma dicuntur relative ad invicem, ut dicitur in II Physic, j dicuntur enim ad compositum sicut partes ad totum et simplex ad compositum. «) ii. Sed quia omnis causa in quantum causa naturaliter prior est causato, sciendum quod prius dicitur duobus modis ut dicit Aristoteles in XVI de Animalibus, per quorum diversitatem potest aliquid dici prius et posterius respectu ejusdem, et causa et causatum. Dicitur enim aliquid prius altero generatione ct tempore, et iterum substantia et complemento. Cum ergo operario naturæ procedat ab imperfecto ad perfectum et ab incompleto ad completum, imper­ fectum est prius perfecto generatione et tempore, sed perfectum est prius imperfecto substantia ; sicut potest dici quod vir est ante puerum in substantia et completo esse, sed puer est ante virum in generatione et tempore. Sed licet in rebus generabilibus imperfectum sit prius perfecto et potentia sit prior actu, considerando in aliquo eodem quod prius est imperfectum quam perfectum, in potentia quam in actu, simpliciter tamen loquendo oportet actum et perfec- TEXTES 121 dire que l’acte et la perfection ont la priorité, car ce qui réduit de la puissance à l’acte est en acte, et ce qui achève l’imparfait est lui-même parfait. Il en résulte que la matière est antérieure à la forme dans l’ordre de la génération et du temps : ce à quoi il arrive quelque chose vient en effet avant ce qui arrive ; mais la forme, pour sa part, est antérieure à la matière du point de vue de la substance et de l’être achevé, la matière n’ayant en effet d’être achevé que par la forme. Semblable­ ment, l’efficient est antérieur à la fin dans l’ordre de la géné­ ration et du temps, vu que c’est de lui que procède le mouve­ ment vers la fin ; mais la fin est, du point de vue de la subs­ tance et de l’être achevé, anterieure à l’efficient considéré com­ me tel, l’action de l’efficient n’étant complétée que par la fin. On doit dire, en définitive, que ces deux causes, à savoir la matière et l’efficient, sont antérieures dans l’ordre de la génération, mais que la fin et la forme le sont dans celui de la perfection. f) Les deux types de nécessité. — 12. Il y a deux types de nécessité : l’absolue et la conditionnelle. La nécessité absolue est celle qui procède des causes antérieures dans l’ordre de la génération, c’est-à-dire de la matière et de l’efficient, par exemple, la nécessité de la mort, qui résulte de la matière et de la disposition des contraires composants : une telle nécessité est dite absolue parce qu’elle ne souffre aucun empêchement ; on la dénomme encore nécessité de la matière. La nécessité tionem prius esse, quia quod reducit a potentia ad actum est actu et quod perficit imperfectum perfectum est. Materia igitur est prior forma generatione et tempore ; prius enim est quod cui advenit quam quod advenit ; sed forma est prior materia in substantia et completo esse, quia materia non habet esse completum nisi per formam. Similiter efficiens est prius fine, generatione et tempore, cum ab efficiente fiat motus ad finem ; sed finis est prior efficiente in quantum est efficiens in substantia et completo esse, cum actio efficientis non compleatur nisi per finem. Igitur ista: duæ causæ, materia et efficiens, sunt prius per viam generationis, sed forma et finis sunt prius per viam perfectionis. /) 12. Et notandum quod duplex est necessitas, scilicet absoluta et condicionalis. Absoluta est quæ procedit a causis prioribus in via generationis, quæ sunt materia et efficiens, sicut necessitas mortis quæ provenit cx materia et dispositione contrariorum componentium, et hæc dicitur absoluta quia non habet impedimentum ; hæc etiam dicitur necessitas materiæ. Necessitas autem conditionalis procedit » 122 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE conditionnelle, pour sa part, procède des causes postérieures dans l’ordre de la génération : à savoir de la forme et de la fin ; ainsi disons-nous que si un homme doit être engendré, il est nécessaire qu’il y ait conception : une telle nécessité est dite conditionnelle parce que le fait que telle femme con­ çoive n’est pas nécessaire absolument parlant, mais seulement sous la condition qu’un homme doit être engendré. Et cette nécessité est appelée nécessité de la fin. g) Réduction des causes. — Trois des causes, par ailleurs, peuvent coïncider, la forme, la fin et l’efficient, ainsi qu’il apparaît avec évidence dans la génération du feu. Le feu est cause efficiente en celui qui engendre ; en outre il est forme, en tant qu’il donne d’être en acte à ce qui, antérieurement, était en puissance ; de plus, il est fin, pour autant que l’in­ tention de l’agent sc porte vers lui et que son opération se termine à lui. Mais il faut prendre garde qu’il y a deux types de fin, la fin de la génération et celle de la chose engendrée, ainsi qu’il apparaît dans la fabrication d’un couteau. La forme du couteau, en effet, est la fin de la génération ; mais couper, ce qui est l’opération du couteau, est la fin de cela même qui est engendré, c’est-à-dire du couteau. La fin de la génération pour sa part, peut coïncider avec les deux causes dont il a été question — à savoir dans le cas où une telle opération pro­ cède d’un principe spécifiquement semblable, lorsqu’un a causis posterioribus in generatione, scilicet a forma et fine, sicut dicimus quod necessarium est esse conceptionem si debeat generari homo ; et ista dicitur conditionalis, quia hanc scilicet mulierem concipere non est necessarium simpliciter sed sub hac conditione, scilicet si debeat generari homo ; et hæc dicitur necessitas finis. g) Et sciendum quod tres causas possunt incidere in unum, scilicet forma, finis et efficiens, sicut patet in generatione ignis. Ignis est causa efficiens in quo generat ; et iterum ignis est forma in quantum esse actu facit quod prius erat potentia ; et iterum est finis in quantum est intentus ab agente et iterum terminatur ad ipsum operatio agentis. Sed dupliciter est finis, scilicet finis gene­ rationis et finis rei generata:, sicut patet in generatione cultelli : forma enim cultelli est finis generationis, sed incidere quod est operatio cultelli est finis ipsius generati, scilicet cultelli. Finis etiam generationis coincidit duabus dictis causis aliquando, scilicet quando fit generatio a sibi simili in specie, sicut homo generat TEXTES 123 homme, par exemple, engendre un homme, ou un olivier un autre olivier, — mais il n’en va pas de même pour la fin de la chose engendrée. On remarquera en outre que la fin coïncide avec la forme selon une unité numérique : ce qui en effet est la forme de l’engendré est aussi la fin de la génération ; avec l’efficient au contraire, elle ne se rencontre pas selon une unité numé­ rique mais seulement spécifique : il est impossible en effet que ce qui fait et ce qui est fait soient numériquement un, mais ils peuvent être de même espèce ; ainsi lorsque l’homme engendre l’homme, engendrant et engendré sont numéri­ quement divers et spécifiquement semblables. La matière, quant à elle, ne coïncide pas avec les autres causes. Étant être en puissance, elle dit en effet imperfection, tandis que les autres causes, du fait qu’elles sont en acte, impliquent per­ fection : or parfait et imparfait ne peuvent s’identifier. h) Les modes des causes. — 13. Admis qu’il y a quatre causes, il faut savoir que chacune d’elles se divise de mul­ tiples façons. Une chose en effet est dite cause par mode d’an­ tériorité, et une autre par mode de postériorité, ainsi l’art et le médecin sont causes de la santé, l’art l’étant par mode d’antériorité, et le médecin par mode de postériorité ; et il en va de même pour la cause formelle et pour les autres causes. On remarquera qu’il convient toujours de ramener une ques- hominem, oliva olivam, quod non potest intelligi de fine rei generata:. Sciendum tamen quod finis incidit cum forma in idem numero, quia illud idem numero quod est forma generati est finis generationis ; sed cum efficiente non incidit in idem numero, sed in idem specie : impossibile est enim quod faciens et factum sint idem numero, sed possunt esse idem specie, ut cum homo generat hominem homo generans et generatum sunt diversa numero sed idem specie. Materia autem non coincidit cum aliis quia materia, ex eo quod est ens in potentia, habet rationem imperfecti, sed aliæ causæ cum sint actu, habent rationem perfecti ; perfectum autem et imperfectum non coincidunt in idem. Λ) 13. Viso igitur quod sunt quatuor causæ, sciendum est quod quælibct earum dividitur multis modis. Dicitur enim aliquid causa per prius et aliquid per posterius, quasi ars et medicus sunt causæ sanitatis ; sed ars est causa per prius, medicus per posterius ; simili­ ter in causa formali et in aliis causis. Et nota quod debemus reducere ? I I24 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE lion h la première des causes. Si par exemple on demande : pourquoi est-il guéri ? Il faut répondre que c’est parce que le médecin l’a guéri. Mais pourquoi le médecin l’a-t-il guéri ? — C’est, dira-t-on, en raison de l’art de guérir qu’il possède. Il faut savoir également que l’on entend dire la même chose par cause proche et par cause postérieure d’une part, et par cause éloignée et par cause antérieure d’autre part. Ces deux divisions des causes en antérieures et postérieures, en proches et éloignées ont donc une signification identique. On observera cependant que toujours ce qui est plus universel est cause éloignée, et ce qui est plus particulier cause proche ; ainsi disons-nous que la forme prochaine de l’homme est sa défini­ tion, « animal raisonnable mortel », mais · animal » est plus éloigné et « substance » l’est encore davantage. Tout ce qui est supérieur en effet est forme de ce qui est inférieur. Pareille­ ment, la matière proche de l’idole est le » cuivre », sa matière éloignée, le « métal », et le « corps » est une matière encore plus éloignée. De même, certaines causes sont causes par soi, et d’autres par accident. On appelle cause par soi celle qui est cause d’une chose en ce qu’elle est : en ce sens le constructeur est cause de la maison et le bois matière de l’escabeau. On ap­ pelle cause accidentelle celle qui est conjointe à la cause par soi, ainsi dit-on que le « grammairien » construit. Le grammai­ rien est en effet cause accidentelle de la construction : vu quæstionem ad causam primam, ut si quæratur : Quare iste sanatur ? respondendum est quod medicus sanavit ; ct iterum : Quare medicus sanavit ? propter artem sanandi quam habet. Sciendum est etiam quod idem est dictum causa propinqua quod causa posterior, et causa remota quod prior. Unde istæ duæ divisiones causarum : alia per prius, alia per posterius, et causarum alia propinqua alia remota, idem significant. Hoc autem observandum est quod semper illud quod universalius est causa remota dicitur, quod specialius causa propinqua ; sicut dicimus quod forma hominis propinqua est sua definitio, scilicet animal rationale mortale, sed animal est magis remota, ct iterum substantia remotior. Omnia enim superiora sunt forma: inferiorum ct similiter materia idoli propinqua est cuprum, sed remota est metallum, sed remotior est corpus. Item causarum alia est causa per se, alia est causa per accidens ; causa per se dicitur quæ est causa alicujus rei in quantum hujusmodi et sic ædificator est causa domus et lignum materia scamni ; causa per accidens dicitur illa quæ coincidit causæ per se, sicut cum dicimus quod grammaticus ædificat. Grammaticus enim est causa ædifica- TEXTES 125 qu’il n’est pas cause en tant que grammairien, mais en tant que cette qualité se rencontre dans le constructeur. Et il en va de même pour les autres causes. 14. De même, certaines causes sont simples et d’autres com­ posées. Une cause est simple lorsque seul est dit être cause ce qui est cause par soi ou encore ce qui est cause par accident : si l’on dit par exemple que le « constructeur », ou que le 0 mé­ decin » est cause de la maison. Une cause est composée dans le cas où l’un et l’autre pris ensemble sont dits être cause : ainsi quand on déclare que le « constructeur médecin » est cause de la maison. On peut encore (cf. Avicenne, Sufficien­ tia, I, c. 12) parler de cause simple pour ce qui est cause sans l’adjonction d’autre chose, comme le cuivre est cause de l’idole ; c’est en effet sans l’adjonction d’une autre matière que du cuivre on fait une idole ; et de façon semblable on dit que le médecin produit la santé, ou que le feu chauffe. Il y a, par contre, cause composée lorsqu’est nécessaire l’adjonction de plusieurs choses pour qu’il y ait cause : ainsi n’est-ce pas un seul homme qui est cause du mouvement du navire, mais plusieurs, ni une seule pierre matière de la maison, mais une multitude. De même, certaines causes sont en acte ct d’autres en puis­ sance. La cause en acte est celle qui produit actuellement la chose : le constructeur, par exemple, lorsqu’il construit, ou le cuivre quand de lui on fait une idole. I.a cause en puissance tionis per accidcns ; non cnim in quantum grammaticus, sed in quantum accidit œdificatori ; et similiter est in aliis causis. 14. Item causarum quædam est simplex, quædam composita ; simplex causa dicitur quando solum dicitur causa illud quod est causa per se, vel etiam solum id quod est per accidcns, sicut si dicatur ædificatorem esse causam domus, ct similiter si dicamus medicum esse causam domus ; composita autem dicitur quando utraque dicitur causa, ut si dicamus : ædificator medicus est causa domus. Potest etiam esse causa simplex, secundum quod exponit Avicenna, illud quod sine adjunctione alterius est causa, ut cuprum idoli ; sine adjunctione enim alterius materia ex cupro fit idolum, ct sic dicitur quod medicus facit sanitatem vel quod ignis calefacit. Composita autem causa est quando oportet plura advenire ad hoc quod sit causa, sicut unus homo non est causa motus navis sed multi, ct sicut unus lapis non est materia domus sed multi. Item causarum quædam est actu, quædam potentia ; causa in actu est quæ actu causât rem, sicut cum ædificator ædificat, vel cuprum cum ex eo fit idolum ; causa in poteniia est qua, licet non causet 120 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE est celle qui, bien qu’elle ne produise pas actuellement la chose, serait en mesure de le faire : comme le constructeur, lorsqu’il ne construit pas. Pour ce qui est des causes en acte, il faut qu’il y ait simultanéité entre cause et effet, en sorte que l’un ne soit pas sans l’autre : si le constructeur est en acte, il faut qu’il construise effectivement ; et s’il y a construc­ tion en acte, il est nécessaire que le constructeur soit luimême en acte. Ceci par contre ne s’impose pas dans le cas des causes qui ne sont qu’en puissance. Il est à noter que la cause universelle se rapporte à un effet universel, et la cause singulière à un effet singulier : ainsi dit-on que « le construc­ teur » est cause de « la maison », et « ce constructeur » cause de * cette maison ». C. L'analogie de la matière et de la forme 15. En ce qui regarde les principes intrinsèques, matière et forme, c’est selon la convenance et la différence des consé­ quents qu’il convient de juger de la convenance et de la diffé­ rence des principes. a) Des divers modes d'unité et de diversité. — Il y a en effet des choses qui sont numériquement identiques, comme So­ crate et « cet homme » (Socrate étant désigné) ; d’autres qui sont numériquement différentes, mais de même espèce, rem in actu, potest causare, ut ædificator dum non ædificat. Et sciendum quod, loquendo de causis in actu, necessarium est causam et causatum simul esse, ita quod si unum sit ct alterum ; si enim sit ædificator in actu oportet quod ædificet, et si sit ædificatio in actu oportet quod sit ædificator in actu. Sed hoc non est necessa­ rium in causis quæ sunt solum causæ in potentia. Sciendum est autem quod causa universalis comparatur causato universali, causa vero singularis causato singulari, sicut dicimus quod ædificator est causa domus et hic ædificator causa hujus domus. C. 15. Sciendum est etiam quod loquendo de principiis intrin­ secis, scilicet materia et forma, secundum convenientiam et diffe­ rentiam principiatorum, est convenientia ct differentia principiorum. a) Quædam enim sunt idem numero sicut Socrates et hic homo Socrate demonstrato ; quædam enim sunt diversa numero sed idem in specie, sicut Socrates ct Plato ; quædam autem differunt in specie TEXTES 127 ainsi Socrate ct Platon ; d’autres qui, tout en étant de même genre, diffèrent selon l’espèce, l’homme et l’âne par exemple ; d’autres, enfin, qui sont de genres différents ct n’ont plus qu’une similitude analogique, ainsi la substance et la quantité, les­ quelles n’ayant pas de communauté générique se conviennent seulement de façon analogique : elles ne se rencontrent en effet que dans le fait d’étre. Or l’être n’est pas un genre, car il ne s’attribue pas de façon univoque mais de façon analogique. b) Des divers modes d’attribution. — Pour le comprendre il faut savoir qu’une chose peut être attribuée à plusieurs sujets de trois façons différentes : univoquement, équivoquement, analogiquement. Est attribue univoquement, ce qui est attri­ bué selon une dénomination et selon une « raison » identiques, c’est-à-dire selon la même définition ainsi animal attribué à homme et à âne : l’un et l’autre sont dits animal, et l’un et l’autre sont des substances animées sensibles, ce qui est la définition de l’animal. Est attribué de façon équivoque, ce qui est attribué à plusieurs selon une même dénomination, mais selon des « raisons » différentes, chien, par exemple, attribué à l’animal et à la constellation, lesquels ne se con­ viennent que par le vocable, ct nullement par leur définition et par leur signification ; ce qui est signifié par le nom est en effet la définition (cf. Mitaph., Γ, c. 7, 1012 a 23). Est attribué analogiquement, ce qui est attribué à plusieurs choses dont les « raisons » sont différentes, tout en étant rapportées sed sunt idem genere, sicut homo et asinus ; quædam autem diversa sunt in genere sed sunt idem solum secundum analogiam, sicut substantia ct quantitas quæ non conveniunt in aliquo genere sed conveniunt solum secundum analogiam ; conveniunt enim solum in eo quod est ens. Ens autem non est genus, quia non prædicatur univoce sed analogice. è) Ad hujus intelligentiam sciendum est quod tripliciter prædi­ catur aliquid de pluribus : univoce, æquivoce, analogice. Univoce prædicatur quod prædicatur secundum nomen et rationem eamdem, id est definitionem, sicut animal de homine et asino ; uterque dicitur animal ct uterque est substantia animata sensibilis, quod est definitio animalis. Æquivoce prædicatur quod prædicatur de aliquibus secun­ dum idem nomen et secundum diversam rationem, sicut canis de animali et de cœlesti qui conveniunt solum in nomine, ct non in definitione neque significatione ; id enim quod significatur per nomen est definitio, ut dicitur in IV Mctaph. Analogice dicitur prædicari quod prædicatur de pluribus quorum rationes diversæ 128 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS Σ COSMOLOGIE à un seul et même terme ; ainsi le mot sain est-il dit du corps animal, de l’urine et du remède, mais non selon une signifi­ cation totalement identique : de l’urine en effet il est dit à titre de signe de santé, du corps à celui du sujet de la santé, du remède comme de la cause de la santé. Toutes ces « raisons» cependant se rapportent à une même fin, à savoir la santé. 16. Il peut se faire en effet que des choses qui se con­ viennent de façon analogique, c’est-à-dire selon une certaine proportion, ou comparaison, ou convenance, soient rapportées à une même fin, comme dans l’exemple précédent ; il peut se faire aussi qu’elles le soient à un même agent, comme médecin se dit de celui qui opère en possédant l’art, de celui qui opère sans le posséder, une vieille femme par exemple, et même des instruments, mais par référence à un agent unique qui est la médecine ; il arrive encore que ces choses soient rapportées à un même sujet, comme l’être est dit de la substance, de la quantité, de la qualité et des autres prédicamcnts. Ce n’est pas en effet absolument sous une même · raison » que la subs­ tance est être, et la quantité, et les autres genres, mais tous sont dits être du fait qu’ils sont attribués à la substance qui est le sujet des autres : ainsi être est-il dit antérieurement de la substance et postérieurement des autres catégories. Il en ré­ sulte que l’être n’est pas le genre de la substance et de la quan­ tité, aucun genre n’étant attribué par mode d’antériorité et de postérité à ses espèces. Mais l’être est attribué de façon sunt sed attribuuntur alicui uni eidem, sicut sanum dicitur de corporc animalis et de urina et de potione, sed non ex toto idem signi­ ficat in omnibus ; dicitur enim de urina ut de signo sanititas de corpore ut de subjecto, de potione ut de causa, sed tamen omnes istæ rationes attribuuntur uni fini, scilicet sanitati. i6. Aliquando enim ea quæ conveniunt secundum analogiam, id est proportionem vel comparationem vel convenientiam, attri­ buuntur uni fini, sicut patuit in prædicto exemplo ; aliquando uni agenti, sicut medicus dicitur et de eo qui operatur per artem et de eo qui operatur sine arte ut vetula et etiam de instrumentis, sed per attributionem ad unum agens quod est medicina ; aliquando autem per attributionem ad unum subjectum, sicut ens dicitur de substantia et de quantitate et qualitate et aliis prædicamentis. Non enim ex toto est eadem ratio qua substantia est ens, et quantitas et alia, sed omnia dicuntur ens ex eo quod attribuuntur substantia quæ est subjectum aliorum, et ens dicitur per prius de substantia et per posterius de aliis. Et ideo ens non est genus substantiæ et quantitatis quia nullum genus prædicatur per prius et posterius de TEXTES 129 analogique, et c’est pourquoi nous disons que la substance et la quantité diffèrent selon le genre mais qu’ils ont une unité analogique. 17. Application à la matière et à la forme. — Des choses donc qui sont unes numériquement, forme et matière sont des principes numériquement uns : ainsi de Tullius et de Cicéron ; des choses qui tout en étant de même espèce, dif­ fèrent par le nombre, matière et forme ne sont pas nu­ mériquement, mais spécifiquement unes : ainsi de Socrate et de Platon ; semblablement, des choses qui sont identiques selon le genre, les principes sont génériquement identiques : ainsi l’âme et le corps de l’âne et du cheval diffèrent-ils spécifiquement, tout en appartenant au même genre ; enfin, des choses qui n’ont qu’une communauté analogique, les principes sont semblables analogiquement ou suivant une proportion. La matière, la forme, la privation, ou la puissance et l’acte, sont en effet principes de la substance et des autres genres d’etre. Cependant la matière de la substance et de la quantité et pareillement la forme et la privation diffèrent génériquement, n’ayant de convenance que proportionnelle ; et cela de la façon suivante : comme se rapporte à la substance la matière de la substance, sous la « raison » de matière, ainsi à la quantité la matière de la quantité, etc. Toutefois, de même que la substance est cause de tous les autres [modes d’être], suis speciebus ; sed ens prædicatur analogice, et hoc est quod diximus quod substantia et quantitas differunt genere sed sunt idem secundum analogiam. Eorum igitur quæ sunt idem numero, et forma et materia est principium idem numero, sicut Tullii et Ciceronis ; eorum autem quæ sunt idem specie diversaque numero, et materia et forma non est eadem numero sed specie, sicut Socratis et Platonis ; et similiter eorum quæ sunt idem genere et principia sunt idem genere, ut anima et corpus asini et equi differunt specie sed sunt idem genere ; et similiter eorum quæ conveniunt secundum analogiam tantum, principia eadem sunt secundum analogiam sive secundum propor­ tionem. Materia enim et forma et privatio sive potentia et actus sunt principia substantiæ et aliorum generum. Tamen materia substantia et quantitatis et similiter forma et privatio differunt genere, sed conveniunt solum secundum proportionem in hoc quod, sicut se habet materia substantiæ ad substantiam in ratione materia:, ita se habet materia quantitatis ad quantitatem ; sicut tamen substantia est causa omnium aliorum cæterorum, ita principia Saint-Thomas II. 9. 130 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE pareillement, les principes de la substance sont-ils principes de tous les autres [principes d’être]. III. Le mouvement Les six derniers livres des Physiques sont consacrés uu mouve­ ment qui constitue pour Aristote la différence caractéristique de l'être de la nature, ens mobile. Nous avons détaché et rapporté ici les généralités les plus importantes de cette étude. Elles con­ cernent : les divisions du traité, A; la définition du mouvement, B; les espèces de mouvement, C. On notera que dans ces textes motus que nous avons rendu, selon l'usage, par « mouvement », ne désigne pas seulement, comme dans la langue actuelle, le déplacement local ou spatial, mais toute espèce de transformation physique, aussi bien dans l'ordre de la qualité que dans celui de la quantité (cf. Le mouvement, p. 57). A. Divisions générales de l’étude du mouvement (Physiques, III, 1. 1, n° 1-4) i. Après avoir traité des principes des êtres de la nature et de ceux de cette science, Aristote poursuit en abordant la ques­ tion du « sujet » de la physique, qui est l’être mobile comme tel. Cette étude comprend deux parties ayant pour objet, la pre­ mière, le mouvement considéré en lui-même (livre III), la seconde, le mouvement en tant qu’il est rapporté aux moteurs et aux mobiles (livre VII). La première partie, à son tour, substantia sunt principia omnium cæterorum. Ill A. i. Postquam Philosophus determinavit de principiis rerum naturalium, ct de principiis huius scientis, hic incipit prosequi suam intentionem determinando de subtecto huius scientiæ, quod est ens mobile simpliciter. Dividitur ergo in partes duas : in prima determinat de motu secundum se ; in secunda de motu per comparationem ad moventia et mobilia, in septimo libro... Prima dividitur in duas ; TEXTES IJ! comprend deux divisions qui traitent respectivement du mouvement (livre III et suiv.) et de ses parties (livre V)... ... 2. Sur le premier point il raisonne ainsi. La nature est principe de mouvement et de changement, comine le mani­ feste la définition donnée au livre II (192 b 20) (comment dif­ fèrent mouvement et changement : on le verra au livre V, 225 b 34) ; il est donc clair que, si l’on ignore ce qu’est le mouvement, on ignore par le fait même ce qu’est la nature, puisque sa définition implique le mouvement. Puis donc que nous nous proposons d’enseigner la science de la nature, il est necessaire que nous expliquions ce qu’est le mouvement. 3. Aristote ajoute ensuite certaines choses qui sont conco­ mitantes au mouvement ; et pour cela il fait valoir deux raisons dont voici la première. Lorsqu’on étudie un objet quelconque, on doit nécessaire­ ment étudier ce qui lui est consécutif ; sujet et accidents en effet relèvent d’une même science. Or au mouvement fait suite de façon intrinsèque l’infini ; ce qui apparaît ainsi. Le mouvement est du nombre des continus (cf. infra, 1. vi 231 b 18) ; or l’infini appartient à la définition du continu — il ajoute : « de façon originaire b, parce que l’infini qui est obtenu par addition du nombre résulte de celui qui a son prin­ cipe dans la division du continu. — Que l’infini soit compris dans la définition du continu, il le manifeste en disant que in prima determinat de ipso motu ; in secunda de partibus eius, in quinto libro... ... 2. Circa primum utitur tali ratione. Natura est principium motus et mutationis, ut ex definitione in secundo posita patet (quomodo autem differant motus et mutatio, in quinto ostendetur) : et sic patet quod ignorato motu, ignoratur natura, cum in cius definitione ponatur. Cum ergo nos intendamus tradere scientiam de natura, neccsse est notificarc motum. 3. Deinde... adiungit quædam quæ concomitantur motum : et utitur duabus rationibus, quarum prima talis est. Quicumque determinat de aliquo, oportet quod determinet ca qu® consequuntur ipsum : subiectum enim et accidentia in una scientia considerantur. Sed motum consequitur infinitum intranee, quod sic patet. Motus enim est de numero continuorum, quod infra patebit in sexto : infinitum autem cadit in definitione continui. Et addit primo, quia infinitum quod est in additione numeri, causatur ex infinito quod est in divisione continui. Et quod infinitum cadat in definitione 132 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE • souvent » ceux qui définissent le continu se servent du terme d’infini ; il précise « souvent > car, aux Prédicament! (5 a 1) l’on rencontre une autre définition de l’infini, à savoir : ce dont les parties s’unissent dans un terme commun. Il est clair que les deux définitions diffèrent. Étant un certain tout, le con­ tinu ne peut être défini que par ses parties ; or les parties sc rapportent de deux manières au tout : par mode de com­ position, selon que le tout est formé de parties ; ct par mode de résolution, selon qu’il sc divise en parties. La définition du continu donnée plus haut est prise du point de vue de la résolution, celle des Predicaments, de celui de la composition. Il apparaît donc clairement que l’infini fait suite au mouve­ ment de façon intrinsèque. Il y a également des choses qui font suite au mouvement de façon extrinsèque, à titre de mesures extérieures : ainsi, le lieu, le vide ct le temps. Le temps en effet est la mesure du mouvement lui-même ; celle du mobile est le lieu, selon l’o­ pinion vraie, ct le vide, au dire de quelques-uns. Il ajoute donc que le mouvement ne peut exister sans lieu, sans vide, et sans temps. Qu’effectivement tout mouvement ne soit pas un mouvement local ne change rien à la chose : rien en effet ne se meut qui ne soit en quelque lieu ; cela tient à ce que tout corps sensible est dans un lieu, ct qu’il ne peut y avoir de continui, ostendit quia multotics definientes continuum utuntur infinito ; utpotc cum dicunt quod continuum est quod est divisibile in infinitum. Et dicit mnltoties, quia invenitur etiam alia definitio continui, qua: ponitur in Pradicamentis : continuum est cuius partes ad unum terminum communem copulantur. Differunt autem htc dtue definitiones. Continuum enim, cum sit quoddam totum, per partes suas definiri habet : partes autem dupliciter compa­ rantur ad totum, scilicet secundum compositionem, prout ex par­ tibus totum componitur ; ct secundum resolutionem, prout totum dividitur in partes. Hæc igitur definitio continui data est secundum viam resolutionis ; qute autem ponitur Prædicamcntis, secundum viam compositionis. Sic igitur patet quod infinitum consequitur motum intranee. Quædam autem consequuntur motum extrinsece, sicut exteriores quædam mensuræ, ut locus et vacuum et tempus. Nam tempus est mensura ipsius motus : mobilis vero mensura est locus quidem secundum veritatem, vacuum autem secundum opinionem quorundam : ct ideo subiungit quod motus non potest esse sine loco, vacuo ct tempore. Nec impedit quod non omnis motus est localis ; quia nihil movetur nisi in loco existens : omne enim corpus sensibile est in loco, ct huius solius est moveri. Motus etiam localis est primus TEXTES I33 mouvement que d’un tel corps. De plus, le mouvement local est le premier de tous les mouvements ; lui retiré, les autres se trouvent supprimés, comme on le verra au livre VIII (c. 7). Il est donc manifeste que les quatre choses dont il vient d’être fait mention suivent le mouvement, et, pour la raison précé­ demment alléguée, relèvent de l’étude du physicien. 4. Il en donne encore une autre raison : de telles choses sont communes ù tous les êtres naturels. Puis donc que dans la science de la nature on doit considérer tous ces êtres, il con­ vient de traiter préalablement de chacune des choses en ques­ tion : l’étude de ce qui est particulier vient en effet après celle des généralités, ainsi qu’on l’a dit au début. C’est du mouve­ ment toutefois qu’il convient d’abord de s’enquérir, le reste se rapportant à lui. B. Définition du mouvement {Physiques, III, 1. 2, n° 2-8) 2... On a défini le mouvement : « le passage non instantané de la puissance à l’acte ». Ce en quoi on s’est trompé, car l’on incluait ainsi dans la définition du mouvement des notions qui lui sont postérieures. Le « passage », en effet, est une es­ pèce particulière de mouvement ; quant au mot « instantané », il implique le temps dans sa définition : étant instantané, motuum, quo remoto removentur alii, ut infra patebit in octavo. Sic igitur patet quod prædicta quatuor consequuntur motum, unde pertinent ad considerationem philosophi naturalis propter rationem prædictam. 4. Et etiam propter aliam quam consequenter subiungit, quia prædicta sunt communia omnibus rebus naturalibus. Unde cum determinandum sit in scientia naturali de omnibus rebus naturalibus, prædetcrminandum est de quolibet istorum : quia speculatio quæ est de propriis, est posterior ea quæ est de communibus, ut in prin­ cipio dictum est. Sed inter hæc communia prius determinandum est de motu ; quia alia consequuntur ad ipsum, ut dictum est. B. 2. Circa primum sciendum est, quod aliqui definierunt motum dicentes, quod motus est exitus de potentia in actum non subito. Qui in definiendo errasse inveniuntur, eo quod in definitione motus posuerunt quædam quæ sunt posteriora motu : exitus enim est quædam species motus ; subitum etiam in sua definitione recipit 134 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE ce qui sc produit dans un indivisible de temps ; or le temps se définit par le mouvement. 3. Il est donc absolument impossible de définir le mouve­ ment, à partir de notions antérieures et plus connues, autre­ ment qu’Aristotc ne l’a fait ici. Tout genre d’étre, a-t-on dit, se divise par la puissance et l’acte. Or puissance et acte, du fait qu’ils sont du nombre des premières divisions de l’être, ont une priorité de nature sur le mouvement, et c’est de ces choses qu’Aristotc sc sert pour définir le mouvement. Admettons donc que certaines choses sont seulement en acte, d’autres seulement en puissance, d’autres se trouvant dans un état intermédiaire entre la puissance et l’acte. Ce qui est seulement en puissance n’est pas encore mû ; ce qui est déjà en acte parfait n’est plus mû, l’ayant été précédemment ; est donc mû ce qui sc trouve dans un état intermédiaire entre puissance et acte, c’est-à-dire ce qui partiellement est en puissance, et partiellement en acte ; ainsi qu’on peut le cons­ tater dans l’altération. Lorsqu’en effet l’eau est seulement chaude en puissance, elle n’est pas encore mue j lorsqu’elle est échauffée, le mouvement d’cchauffement est terminé : c’cst lorsqu’elle participe quelque chose de la chaleur, mais impar­ faitement, qu’elle sc meut vers la chaleur ; ce qui sc chauffe, en effet, progressivement participe de plus en plus de la cha- tempus : est enim subitum, quod fit in indivisibili temporis ; tempus autem definitur per motum. 3. Et ideo omnino impossibile est aliter definire motum per prio­ ra et notiora, nisi sicut Philosophus hic definit. Dictum est enim quod unumquodque genus dividitur per potentiam et actum. Potentia autem et actus, cum sint de primis differentiis entis, natu­ raliter priora sunt motu : et his utitur Philosophus ad definiendum motum. Considerandum est igitur quod aliquid est in actu tantum, aliquid vero in potentia tantum, aliquid vero medio modo se habens inter potentiam et actum. Quod igitur est in potentia tantum, nondum movetur : quod autem iam est in actu perfecto, non movetur, sed iam motum est : illud igitur movetur, quod medio modo se habet inter puram potentiam et actum, quod quidem partim est in potentia et partim in actu ; ut patet in alteratione. Cum enim aqua est solum in potentia calida, nondum movetur : cum vero est iam calefacta, terminatus est motus calefactionis : cum vero iam parti­ cipat aliquid de calore sed imperfecte, tunc movetur ad calorem ; nam quod calefit, paulatim participat calorem magis ac magis. TEXTES 135 leur. C’est donc l’acte imparfait de chaleur existant dans la chose qui peut être échauffée qui est le mouvement : non, toutefois, seulement selon qu’il est acte, mais scion qu’exis­ tant déjà en acte, il a ordre à un acte ultérieur. Si l’on suppri­ mait en effet cet ordre, l’acte lui-même, si imparfait fùt-il, serait le terme du mouvement, et non le mouvement, comme lorsqu’une chose n’est échauffée qu’à demi j or l’ordre à un acte ultérieur convient à ce qui est en puissance relativement à lui. Pareillement, si l’acte imparfait était considéré seule­ ment comme ordonné à l’acte ultérieur, pour autant qu’il a ■ raison » de puissance, un tel acte ne serait pas mouvement, mais principe de mouvement ; aussi bien que du froid, ré­ chauffement peut en effet partir du tiède. En définitive, l’acte imparfait signifie le mouvement, et selon qu’il est, à titre de puissance, référé à un acte ultérieur, et selon qu’il est, comme acte, référé à quelque chose de plus imparfait. Il n’est donc, ni la puissance de ce qui existe en puissance, ni l’acte de ce qui existe en acte, mais l’acte de ce qui existe en puissance : en sorte que, par le mot « acte », on signifie son ordre à la puissance anterieure, et par l’ex­ pression « existant en puissance », on signifie son ordre à l’acte ultérieur. C’est donc de façon tout à fait pertinente qu’Aristote a défini le mouvement en disant qu’il est : « l’cn- Ipsc igitur actus imperfectus caloris in calefactibili existens, est motus : non quidem secundum id quod actu tantum est, sed se­ cundum quod iam in actu existens habet ordinem in ulteriorem actum ; quia si tolleretur ordo ad ulteriorem actum, ipse actus quantumcumquc imperfectus, esset terminus motus et non motus, sicut accidit cum aliquid semiplene calefit. Ordo autem ad ulteriorem actum competit existenti in potentia ad ipsum. Et similiter, si actus imperfectus consideretur tantum ut in ordine ad ulteriorem actum, secundum quod habet rationem potentiœ, non habet rationem motus, sed principii motus : potest enim incipere calefactio sicut a frigido, ita et a tepido. Sic igitur actus imperfectus habet rationem motus, et secundum quod comparatur ad ulteriorem actum ut potentia, et secundum quod comparatur ad aliquid imperfectius ut actus. Unde neque est potentia existentis in potentia, neque est actus existentis in actu, sed est actus existentis in potentia : ut per id quod dicitur actus, designetur ordo eius ad anteriorem potentiam, et per id quod dicitur in potentia existentis, designetur ordo cius ad ulteriorem actum. Unde convenientissime Philosophus definit motum, dicens quod motus est entelechia, dest actus, existentis 136 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE téléchic, c’est-à-dirc l’acte, de ce qui est en puissance en tant que tel ■. 7. Ici, Aristote explique le sens de cette particule, « en tant que tel»; i° par un exemple; 20 par un argument... 1° Il fut donc nécessaire d’ajouter « en tant que tel », car ce qui est en puissance est aussi quelque chose d’actuel. Or, bien que ce soit un même sujet qui est en puissance et qui est en acte, cela ne revient pas au même, « selon la raison », d’être en puissance et d’être en acte. Ainsi le bronze est-il en puissance par rap­ port à la statue, et il est bronze en acte ; ce n’est toutefois pas sous la même « raison » qu’il est bronze et qu’il est en puissance à la statue. Or le mouvement n’est pas l’acte du bronze en tant qu’il est du bronze, mais en tant qu’il est en puissance à la statue ; s’il en était autrement, il faudrait qu’aussi longtemps qu’il y a du bronze, celui-ci soit en mouvement, ce qui mani­ festement est faux. C’est donc à propos qu’a été ajouté « en tant que tel ». 8. 20... Il prouve la même chose par un argument emprunté à la théorie des contraires. Il est en effet manifeste qu’un même sujet peut être en puissance aux contraires ; ainsi l’humeur ou le sang sont-ils un même sujet, en puissance à la fois à la santé et à la maladie. Or il est clair qu’autre chose est d’être en in potentia secundum quod huiusmodi. 7. Deinde... manifestat hanc particulam, inquantum huiusmodi : et primo per exemplum ; secundo per rationem, ibi : Manifestum autem et in contrariis etc. Dicit ergo primo quod necessarium fuit addi inquantum huiusmodi, quia id quod est in potentia, est etiam aliquid actu. Et licet idem sit subicctum existens in potentia et in actu, non tamen est idem secundum rationem esse in potentia et esse in actu, sicut scs est in potentia ad statuam et est actu æs, non tamen est eadem ratio œris inquantum est æs et inquantum est potentia ad statuam. Motus autem non est actus œris inquantum est œs, sed inquantum est in potentia ad statuam : alias oporteret quod quamdiu a» esset, tamdiu œs moveretur, quod patet esse falsum. Unde patet convenienter additum esse inquantum huiusmodi. 8. Deinde ... ostendit idem per rationem sumptam a contrariis. Manifestum est enim quod aliquod idem subiectum est in potentia ad contraria, sicut humor aut sanguis est idem subiectum se habens in potentia ad sanitatem et œgritudinem. Manifestum est autem TEXTES I37 puissance à la santé et d’être en puissance à la maladie (ceci selon l’ordre aux objets) ; si, en effet, pouvoir travailler et pouvoir guérir étaient une même chose, il s’ensuivrait que travailler et guérir seraient également une même chose. Il est donc évident que ce n’est pas sous une même » raison » qu’un sujet est un certain être, ct qu’il est en puissance à quelque chose d’autre ; autrement, la puissance à des contraires serait une « selon la raison ». C’est pourquoi il fut nécessaire de pré­ ciser que le mouvement est l’acte du possible « en tant que tel »: il fallait éviter que l’on ne comprît qu’il est l’acte de ce qui est en puissance en tant que c’est un certain sujet. C. Les espèces de mouvement {Physiques, V, 1. 3, n° 2-9 j 1. 4, nu 1) 2. (De ce qui précède) Aristote conclut que le mouvement s’effectuant d’un sujet à un sujet, ct les sujets appartenant à l’un des prédicaments, les espèces de mouvement elles-mêmes doivent se diversifier selon les prédicaments. C’est en effet, comme il a été dit, par son terme que le mouvement est dé­ nommé ct spécifié. Si donc les prédicaments se trouvent divi­ sés en dix genres de choses, substance, qualité, etc. (cf. Prédic., quod esse in potentia ad sanitatem et esse in potentia ad sgritudinem, est alterum ct alterum (et hoc dico secundum ordinem ad obiecta) : alioquin si idem esset posse laborarc et posse sanari, sequeretur quod laborare et sanari essent idem. Differunt ergo posse laborare et posse sanari secundum rationem, sed subiectum est unum et idem. Patet ergo quod non est eadem ratio subiecti inquantum est quoddam ens, ct inquantum est potentia ad aliud : alioquin potentia ad contra­ ria esset una secundum rationem. Et sic etiam non est idem secundum rationem color et visibile. Et ideo necessarium fuit dicere quod motus est actus possibilis inquantum est possibile : nc intclligerctur esse actus eius quod est in potentia, inquantum est quoddam subiectum. C. 2. Concludit ergo ex præmissis, quod cum motus sit de subiccto in subiectum, subiccta autem sint in aliquo genere prædicamcntorum ; neccssc est quod species motus distinguantur se­ cundum genera prædicamentorum, cum motus denominationem et speciem a termino trahat, ut supra dictum est. Si ergo prædicamcnta sunt divisa in decem rerum genera, sdlicct substantiam et qualitatem etc., ut dictum est in libro Pradicamentorum et in 138 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE c. 4 i b 25 s., et Métaph., Λ, c. 7) et que le mouvement se rencontre en trois d’entre eux, il en résulte qu’il doit y avoir trois espèces de mouvement, à savoir celui qui se rencontre dans la quantité, celui qui se rencontre dans la qualité, celui enfin qui se rencontre dans le lieu, que l’on appelle mouve­ ment local. De quelle manière le mouvement se trouve réalisé dans ces genres, et de quelle manière il se rapporte aux prédicamcnts action et passion, on l’a expliqué au livre III (c. 3 202 b 19). A présent, il nous reste à montrer avec brièveté que tout mouvement est dans le même genre d’être que son terme : non pas toutefois en sorte que le mouvement qui a pour terme la qualité soit lui-même une espèce de qualité, mais par mode de réduction. Comme, en effet, la puissance est ramenée au genre de l’acte, en raison de ce que tout genre se divise par puissance et acte : ainsi faut-il que le mouvement qui est acte imparfait se réduise au genre de l’acte parfait. A noter que, considéré en « celui-ci » comme procédant « d’un autre », ou comme procédant « de celui-ci » en « un autre », le mouvement appartient aux prédicaments action et passion. 3. ... Il montre, en premier lieu, comment dans les genres d’être autres que les trois précédents il ne peut y avoir de mouvement, et, en second lieu, comment il existe en ces trois genres... Concernant le premier point il établit trois choses : i° que dans le genre substance il n’y a pas de mouvement ; V Mctaphys. ; et in tribus illorum inveniatur motus ; necesse est esse très species motus, scilicet motus qui est in genere quantitatis, et motus qui est in genere qualitatis, et motus qui est in genere ubi, qui dicitur secundum locum. Qualiter autem motus sit in is­ tis generibus, et qualiter pertineat motus ad prædicamentum ac­ tionis et passionis, in tertio dictum est. Unde nunc breviter dicere sufficiat, quod quilibet motus est in eodem genere cum suo termino, non quidem ita quod motus qui est ad qualitatem sit species quali­ tatis, sed per reductionem. Sicut enim potentia reducitur ad genus actus, propter hoc quod omne genus dividitur per potentiam et actum, ita oportet quod motus, qui est actus imperfectus, reducatur ad genus actus perfecti. Secundum autem quod motus consideratur ut est in hoc ab alio, vel ab hoc in aliud, sic pertinet ad prædicamen­ tum actionis et passionis. 3. ... Et primo ostendit quod in aliis generibus a tribus prædictis, non potest esse motus ; secundo ostendit quomodo in istis tribus generibus motus sit... Circa primum tria facit : primo ostendit TEXTES I39 2° qu’il n’y en a pas non plus dans le genre relation ; 30 qu’il n’y en a pas non plus dans les genres action et passion... Il ne fait pas mention de trois predicaments, à savoir le « quando », la position et la possession : » quando », en effet, a la signification d’être dans le temps ; or le temps est la mesure du mouvement ; puis donc qu’il n’y a pas de mouvement dans l’action et la passion, qui se rapportent au mouvement, il n’y en a pas dans le « quando » ; la position, quant à elle, ex­ prime un certain ordre des parties, or l’ordre des parties est relation ; la possession, pareillement, implique une certaine relation du corps à ce qui lui est adjacent : pas plus que dans la relation, il ne peut donc y avoir de mouvement en ces deux choses. a) Aristote prouve ainsi qu’il n’y a pas de mouvement dans le genre substance : tout mouvement, comme il a été dit pré­ cédemment, a lieu entre des contraires ; or, rien n’est con­ traire à la substance : donc il n’y a pas de mouvement dans la substance... b) 7. Aristote montre ensuite qu’il n’y a pas de mouvement dans le genre relation. Dans tout genre d’etre en effet où proprement il y a du mouvement, rien de nouveau qui appar­ tienne à ce genre ne se rencontre en quelque chose, sans que cette chose n’ait été elle-même modifiée ; une nouvelle couquod in generc substantiæ non est motus j secundo quod nec in genere ad aliquid ; tertio quod nec in genere actionis et passionis... Prætermittit autem tria prædicamenta, scilicet quando et situm et habere. Quando enim significat in tempore esse ; tempus autem mensura motus est : unde per quam rationem non est motus in actione et passione, quæ pertinent ad motum, eadem ratione nec in quando. Situs autem ordinem quondam partium demonstrat ; ordo vero relatio est : et similiter habere dicitur secundum quandam habitudinem corporis ad id quod ci adiacet : unde in his non potest esse motus, sicut nec in relatione. a) Quod ergo motus non sit in genere substantia, sic probat. Omnis motus est inter contraria, sicut supra dictum est : sed subs­ tantia: nihil est contrarium : ergo secundum substantiam non est motus. fc) 7. Deinde... ostendit quod non est motus in genere ad aliquid. In quocumque enim genere est per se motus, nihil illius generis de novo invenitur in aliquo, absque cius mutatione ; sicut novus color 140 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE leur, par exemple, ne survient pas dans un corps si celui-ci n’a pas été altéré. Or il arrive que de façon nouvelle une chose soit dite relative à une autre, cette autre ayant été modifiée, sans qu’elle-mêmc l’ait été. Le mouvement n’est donc pas, par soi, dans le genre relation, mais seulement par accident, pour autant, à savoir, qu’à un certain changement suive une nou­ velle relation : ainsi au changement quantitatif suit l’égalité ou l’inégalité, et au changement qualitatif la similitude ou la dissimilitude. c) 9. Il prouve enfin qu’il n’y a pas de mouvement dans les genres action et passion. Action et passion en effet ne different pas du mouvement par le sujet, mais elles lui ajoutent une certaine « raison », comme il a été dit au IIIe livre (202 b 19). Cela revient donc au même de dire que le mouvement est dans l’agir et le pâtir et que le mouvement est dans le mouvement... Or ceci, pour six raisons, est impossible (cf. n° 10-18). L. 4. — i. Ayant prouvé qu’il n’y a de mouvement ni dans la substance, ni dans la relation, ni dans l’action et la passion, il conclut en disant en quels genres il se rencontre... Il reste qu’il y a seulement mouvement en ces trois genres non invenitur in aliquo colorato absque cius altcratione. Sed contin­ git de novo verum esse aliquid relative dici ad alterum altero mutato, ipso tamen non mutato. Ergo motus non est per se in ad aliquid, sed solum per accidens, inquantum scilicet ad aliquam mutationem consequitur nova relatio ; sicut ad mutationem secundum quanti­ tatem sequitur æqualitas vel inæqualitas, et cx mutatione secundum qualitatem similitudo vel dissimilitudo. c) 9. Deinde... probat quod non sit motus in genere actionis et passionis. Actio enim et passio non differunt subiecto a motu, sed addunt aliquam rationem, ut in tertio dictum est. Unde idem est dicere quod motus sit in agere et pati, et quod motus sit in motu L. 4. — i. Ostenso quod non est motus in substantia, neque in ad aliquid, neque in actione et passione, concludit in quibus generibus sit motus... relinquitur quod motus sit solumin istis TEXTES U! d’être, à savoir la quantité, la qualité et le lieu ; et ceci pour la raison qu’en chacun d’eux il y a contrariété, cc qu’exige le mouvement. Pourquoi trois genres, à savoir le « quando », la position, la possession sc sont trouves omis, et comment, dans les trois genres où il y a mouvement il y a contrariété : tout ceci a été expliqué plus haut. ( IV. La définition du lieu {Physiques, IV, 1. 6, n° 2-16) L'idée de se représenter le mouvement corporel dans le cadre de ces deux grandes composantes que sont l'espace et le temps est du domaine commun de la pensée philosophique, comme d'ailleurs de la pensée scientifique. Aristote, en ses Physiques, avait déjà parfaitement perçu l'intérêt de ces notions ; le lieu et le temps sont pour lui les mesures extrinsèques du mouvement. Qu'est-ce que le lieu ? Dans une de ces déterminations progressives, dont nous ne retiendrons ici que le moment décisif, Aristote, suivi par saint Thomas, s'efforce de le préciser. Avec cette question, nous abor­ dons cette partie de la physique ancienne où des vues pénétrantes, qui certainement gardent leur valeur, se trouvent associées à des conceptions scientifiques évidemment dépassées. Il resterait à transposer dans notre univers intelligible moderne ce qu'il y a de durable dans les idées proposées ici {cf. supra, Le problème du lieu, p. 68). 2. De cc qui a été dit ressort déjà de façon manifeste cc qu’est le lieu. A nous en tenir en effet aux opinions communes, il semble qu’il soit l’une de ces quatre choses : ou la matière, tribus generibus, scilicet quantitate, qualitate et ubi : quia in uno­ quoque horum generum contingit esse contrarietatem, quam requirit motus. Quare autem praetermittat tria genera, scilicet quando, situm et habere ; et quomodo in istis tribus generibus in quibus est motus, sit contrarieras, supra ostensum est. IV 2. Dicit ergo primo quod iam ex praemissis potest esse mani­ festum quid sit locus. Videtur enim secundum ea qua: consueverunt de loco dici, quod locus sit unum de quatuor ; scilicet vel materia, 142 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE ou la forme, ou un certain espace compris dans les limites du contenant, ou, s’il n’y a entre ces b mites aucun espace ayant des dimensions autres que la grandeur du corps contenu, il faudra opter pour une quatrième solution : le beu est constitué par les extrémités [la surface interne] du corps contenant. 3. Aristote exclut trois des membres de la division précé­ dente... a) Le lieu n'est pas la forme (la configuration du corps contenu). 4. Touchant la première opinion, Aristote étabbt deux choses. Il montre d’abord pourquoi la forme peut sembler être le lieu : c’est qu’elle contient, ce qui paraît être le propre du lieu. Or il y a coïncidence entre les extrémités du contenant et celles du contenu, l’un étant contigu à l’autre, d’où il résulte que la limite du contenant qui est le beu semble ne pas être distincte de la bmite du corps contenu, et qu’ainsi le lieu ne paraît pas différer de la forme. 5. Il montre ensuite que la forme n’est pas le beu. Bien qu’en effet heu et forme conviennent en ceci que l’un ct l’autre sont une certaine limite, ils ne le sont toutefois pas d’une même chose ; la forme est la limite du corps dont elle est la forme, tandis que le beu n’est pas la limite du corps dont il est le beu ; or, tout en étant contiguës, les limites du vcl forma, vel aliquod spatium inter extrema continentis ; vel si nullum spatium est inter extrema continentis, quod habeat abquas dimensiones, præter magnitudinem corporis quod ponitur infra corpus continens, oportebit dicere quartum, scilicet quod extrema corporis continentis sit locus. 3. Deinde... excludit tria membra prædictæ divisionis.... a) 4. Circa primum duo facit : primo ponit quare forma videatur esse locus : quia scibcet forma continet ; quod videtur esse proprium loci. Extrema vero corporis continentis et contenti sunt simul, cum continens et contentum sint contingua ad invicem : et sic terminus continens, qui est locus, non videtur separatus esse a ter­ mino corporis contenti ; et sic videtur locus non differre a forma. 5. Secundo... ostendit quod forma non sit locus. Quia quamvis locus et forma in hoc conveniant, quod utrumque eorum est quidam terminus, non tamen unius et eiusdem ; sed forma est terminus corporis cuius est forma, locus autem non est terminus corporis cuius est locus, sed corporis continentis ipsum ; et licet sint simul TEXTES I43 contenant ct du contenu ne sont cependant pas une même chose. b) Le lieu n’est pas Γespace intermédiaire. 6. Aristote poursuit en abordant l’hypothèse de l’espace. Il montre : i° pourquoi l’espace parait être le lieu ; 2° qu’il ne l’est pas... Du fait tout d’abord que fréquemment le corps contenu dans un lieu et distinct de lui se trouve changé, allant d’un lieu dans un autre, ct que des corps se succèdent dans un meme lieu, le contenant demeurant immobile — à la manière dont l’eau sort d’un vase —, il semble résulter que le lieu est un espace compris entre les extrémités du corps contenant : comme si, en plus du corps qui est transporte d’un lieu en un autre, il y avait là quelque chose. S’il n’y avait en effet pas là autre chose que ce corps, il s’ensuivrait : ou que le lieu n’est rien d’autre que le corps localisé, ou que ce qui est compris entre les extrémités du contenant ne peut être le lieu. Or, de même qu’il faut que le lieu soit autre chose que le corps contenu, ainsi doit-il être, semble-t-il, autre chose que le corps contenant ; le lieu, en effet, demeure immobile, tandis que le corps contenant et tout ce qui est en lui peut être transporté. Mais, en dehors du corps contenant et du corps contenu, on ne voit pas qu’il puisse y avoir autre chose que les dimensions de l’espace, lesquelles n’appartiennent à aucun corps. Ainsi donc, du fait que le lieu est immobile, termini continentis ct contenti, non tamen sunt idem. à) 6. Deinde... prosequitur de spatio. Et primo ponit quare spa­ tium videtur esse locus ; secundo ostendit quod non sit locus... Dicit ergo primo, quod quia multoties mutatur corpus contentum a loco ct divisum ab co, de loco in locum, et succedunt sibi corpora invicem in eodem loco, ita quod continens remanet immobile, eo modo quo aqua exit a vase ; propter hoc videtur quod locus sit aliquod spatium medium inter extremitates corporis continentis ; ac si aliquid esset ibi præter corpus quod movetur de uno loco ad alium. Quia si non esset ibi aliud præter illud corpus, sequeretur quod vel locus non esset aliud a locato, vel quod id quod est medium inter extremitates continentis, non posset esse locus. Sicut autem oportet locum esse aliquid præter corpus contentum, ita videtur quod oporteat locum esse aliquid præter corpus continens ; ex eo quod locus manet immobilis, corpus autem continens, et omne quod est in eo, contingit transmutari. Nihil autem aliud potest intclligi esse præter corpus continens et contentum, nisi dimensiones spatii in nullo corpore existentes. Sic igitur ex hoc quod locus est immobilis, videtur 144 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE il paraît ressortir que l’espace est le lieu. 7. Aristote montre ensuite que l’espace n’est pas le licu> et ceci pour deux raisons. Il n’est pas vrai tout d’abord qu’il y ait entre les extrémités du corps contenant autre chose que le corps contenu, lequel est transportable de lieu en lieu ; entre ces extrémités il y a un corps, qui peut être absolument quelconque, pourvu qu’il soit mobile et naturellement apte à entrer en contact avec le corps contenant. S’il pouvait y avoir, en effet, en plus des dimensions du corps contenu, un espace contenant intermédiaire demeurant toujours dans le même lieu, il en résulterait cet inconvénient qu’une infinité de lieux existeraient de façon simultanée... ce qui est impossible. 8. Il donne ensuite une seconde raison. Si les dimensions de l’espace compris entre les extrémités du corps contenant sont le lieu, il s’ensuit que celui-ci change de place. Il est en effet évident que si l’on transporte un corps, une amphore par exemple, on transporte par le fait même l’espace qui est compris entre ses limites, vu qu’il ne peut sc rencontrer que là où se trouve l’amphore. Or, tout ce qui est transporté en un certain lieu est pénétré, suivant leurs positions, par les dimensions de l’espace dans lequel il est transporté. Il en quod spatium sit locus. 7. Deinde... ostendit quod spatium non sit locus, duabus rationi­ bus. Circa quarum primam dicit, quod hoc non est verum, quod aliquid sit ibi infra extremitates corporis continentis, prætcr corpus contentum, quod transfertur dc loco in locum : sed infra illas extre­ mitates corporis continentis incidit aliquod corpus, quodeumque illud esse contingat, ita tamen quod sit de numero corporum mobi­ lium, et iterum de numero eorum quæ sunt apta nata tangere corpus continens. Sed si posset esse aliquod spatium continens medium, præter dimensiones corporis contenti, quod semper maneret in eodem loco, sequeretur hoc inconveniens, quod infinita loca simul essent... quod est impossibile. 8. Deinde... ponit secundam rationem, quse talis est. Si dimensio­ nes spatii quod est inter extremitates corporis continentis, sint lo­ cus, sequitur quod locus transmutetur ; manifestum est enim quod transmutato aliquo corpore, ut puta amphora, transmutatur illud spatium quod est infra extremitates amphorae, cum nusquam sit nisi ubi est amphora. Omne autem quod transmutatur in aliquem locum, penetratur secundum eorum positionem, a dimensionibus spatii in quod transmutatur. Sequitur ergo quod aliquæ aliæ dimen- TEXTES 145 résulte que d’autres dimensions pénètrent celles de l’espace de 1 amphore : ainsi, d’un lieu il y aura un autre lieu, et de mul­ tiples lieux seront simultanés. c) Le lieu n'est pas la matière (le sujet récepteur). io. Aristote passe ensuite à l’hypothèse de la matière. Il montre : i° pourquoi la matière paraît être le lieu ; 2° qu’elle n’est pas le lieu... Il dit donc tout d’abord que la matière semble être le lieu. Cela apparaît si l’on considère le mouve­ ment des corps qui se succèdent en un meme lieu, comme en un unique sujet localement au repos ; il est supposé que l’on ne tient pas compte de ce que le lieu est séparé, et que l’on prend garde seulement au changement dans un seul corps continu. Un corps continu, en effet, et en repos selon le lieu, lorsqu’il est altéré, tout en demeurant un et numériquement le même, tantôt est blanc, tantôt noir, à présent dur, alors qu’il était auparavant mou ; en raison de ce changement de formes relativement au sujet, nous disons que la matière est quelque chose qui demeure un, la forme ayant changé. C’est par une semblable apparence que le lieu paraît être une réa­ lité : en lui qui demeure se succèdent en effet divers corps. Toutefois l’on ne s’exprime pas de la même manière dans les deux cas. Pour désigner la matière ou le sujet, nous dison sioncs subintrant dimensiones illius spatii amphorae ; et sic loci erit alius locus, et multa loca erunt simul. c) io. Deinde... prosequitur de materia. Et primo ostendit quare materia videtur esse locus ; secundo ostendit quod non sit locus... Dicit ergo primo quod materia videtur esse locus, si aliquis consideret transmutationem corporum succedentium se in eodem loco, in aliquo uno subiecto quiescente secundum locum ; ct non habeatur respectus ad hoc quod locus est separatus, sed attendatur solummodo transmutatio in aliquo uno continuo. Aliquod enim corpus conti­ nuum et quietum secundum locum, cum alteratur, unum et idem numero nunc quidem est album, nunc autem nigrum, et nunc est durum ct prius molle. Et propter istam transmutationem for­ marum circa subiectum, dicimus quod materia est aliquid, quæ manet una, facta transmutatione secundum formam. Et per talem etiam apparentiam videtur locus esse aliquid : quia in eo permanente succedunt sibi diversa corpora. Sed tamen alio modo loquendi utimur in utroque. Nam ad designandum materiam vel subiectum io. Saint-Thomas II. 146 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : COSMOLOGIE en effet : ce qui à présent est de l’eau était auparavant de l’air; tandis que pour signifier l’unité du lieu nous disons : là où il y a maintenant de l’eau, il y avait antérieurement de l’air. 11. Il montre ensuite que la matière n’est pas le lieu. Comme on l’a dit en effet plus haut, la matière n’est pas séparée de la chose dont elle est matière, ni elle ne la contient, l’une et l’autre de ces propriétés convenant au lieu. Le lieu n’est donc pas la matière. d) Le lieu est la limite du corps contenant. 12. Trois hypothèses ayant été écartées, Aristote conclut en faveur de la quatrième. Du fait, dit-il, que le lieu n’est ni la forme, ni la matière, ni un espace qui soit une réalité autre que les dimensions du corps contenu, il s’impose qu’il soit la dernière des quatre choses énumérées plus haut, c’est-àdire la « limite du corps contenant ». Et de peur que l’on ne vienne à comprendre que le contenu, c’est-à-dire ce qui est dans un lieu est un espace intermédiaire, il ajoute que le corps contenu est naturellement apte à se mouvoir d’un mouvement local. e) Le lieu est immobile. 13. Aristote s’enquiert ensuite de la différence caracté- dicimus quod id quod nunc est aqua, prius erat eer : ad designandum autem unitatem loci, dicimus quod ubi nunc est aqua, ibi prius erat . L. 4· tritn. 52 - Imp. 1.48» - Ed. 4.625 1