Nihil obstat : Imprimi potest : Ad Salices, die 20’ dec. 1952 Parisiis, die 5° jan. 1952 J. Tonneau J. Dubois, o. p. A.-M. Avril, o. p. prior prov. Imprimatur : Parisiis, die 23» jan. 1953 M. POTEVIN vic. gin. H.-D. GARDEIL, o. p. professeur à la Faculté Je Philosophie du iSaulclioir INITIATION A LA PHILOSOPHIE DE S. THOMAS D’AQUIN (5' Édition) III PSYCHOLOGIE LES ÉDITIONS DU CERF a9, Boulevard Latour-Maubourg, Paris-7e 1967 AVANT-PROPOS L’étude de l’âme, chez Aristote, est partie intégrante de la recherche physique, où elle vient s’inscrire comme une manière de prolégomène à la biologie. Aussi ne faut-il pas être surpris de constater que l’activité de nos facultés les plus spirituelles y tienne relativement peu de place. Saint Thomas qui, lui, ne philosophe guère qu’en vue de la théo­ logie, s’attachera beaucoup plus à la partie supérieure de sa psychologie. Nous l’imiterons ici ; et comme l’analyse détaillée de l’activité volontaire est mieux à sa place en morale, il suivra que les plus considérables de nos développements se trouveront consacrés à l’intelligence. Le chapitre réservé à ce dernier problème dépassera même peut-être, par son ampleur, ce qui conviendrait à une simple initiation. Mais il nous a paru que l’importance du sujet rendait necessaire d’entrer dans plus de détails ; par ailleurs, la mise au point de certaines questions qui, en des ouvrages similaires, est insuffisante, semblait s’imposer. La thèse centrale de la psychologie — peut-être vaudrait-il mieux dire : de l’anthropologie — aristotélicienne, est celle, où, suivant la formule fameuse « l’âme est la forme du corps », se voient déterminés les rapports des deux grandes réalités qui nous constituent. Nous nous sommes efforcés de lui donner tout son relief, et de bien montrer surtout comment le comportement de l’homme se trouve entièrement en dépendre. Cependant, en cette formule, l’être de l’homme n’est pas defini de façon adéquate, l’âme étant egalement, chez lui, une forme qui peut exister par soi. Une pneumatologic, si l’on peut ainsi parler, doit nécessairement venir couronner l’ensemble des recherches premières dont le caractère demeure ΙΟ PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE le sait, la seconde de ces conceptions qui prévalut avec l’en­ semble de la philosophie du Stagirite. Depuis lors, la phi­ losophie chrétienne se trouvera être à fond principalement aristotélicien. Avec l’avènement de la pensée moderne, la psychologie de l’Ëcole tomba dans le discrédit qui enveloppait tout ce qui venait d’Aristote. Mais il fallait reconstruire. L’œuvre de Descartes, en ce domaine, marque, pour une part, un retour au spiritualisme plus exclusif de l’augustinisme, mais elle se montre novatrice en ce qu’elle adopte, au principe même du savoir, un point de vue de réflexion : psychique, à partir de ce moment, va tendre à se confondre avec perceptible à la conscience. La psychologie cartésienne toutefois demeure encore, quant à son contenu, essentiellement métaphysique : c’est toujours l’âme elle-même dans sa nature profonde que l’on entend connaître. Au xvme siècle, sous l’impulsion de Locke et de scs émules, un pas nouveau va être accompli, dans le sens cette fois de la séparation d’avec les valeurs métaphysiques traditionnelles. Les faits psychiques deviennent de purs phénomènes, en arrière desquels l’âme et ses puissances apparaissent inacces­ sibles. La psychologie tend ainsi à se constituer en une science empirique comparable aux autres sciences de la nature, et dont le domaine se trouve circonscrit par la conscience. Dans la ligne ainsi tracée, les études psychologiques vont prendre dès lors un développement prodigieux. Bien que, depuis, les métaphysiciens du spirituel n’aient pas entière­ ment fait défaut — un Lachclier, par exemple, ou un Bergson en notre pays — on se préoccupe avant tout de constituer une psychologie scientifique autonome d’où les problèmes transcendants de l’âme et de sa destinée seront éliminés. Les progrès merveilleux des sciences expérimentales auto­ risent alors tous les espoirs. Si les phénomènes physiques réussissent à être organisés et expliqués selon des méthodes scientifiques rigoureuses, pourquoi n’en irait-il pas de même pour ceux de la vie psychique ? Abandonnons, ou laissons à d’autres les disputes sur l’âme et sur ses facultés, comme celles qui concernent l’essence des choses matérielles, et tenons-nous en à l’observation de faits précis et à la for­ mulation de lois bien contrôlées : ainsi construirons-nous une psychologie véritablement scientifique et objective, capable de rallier l’adhésion de tous. Et sur ce programme un intense travail d’observations et d’expériences de s’ef­ fectuer dans le monde des psychologues, travail auquel on INTRODUCTION II est redevable de cet imposant monument de la moderne science de l’âme qui, pratiquement, a pris la place de l’an­ cienne psychologie spéculative. Une telle évolution dans le sens de la constitution d’une science psychologique autonome peut-elle se justifier ? Ou, de façon plus précise, y a-t-il lieu de reconnaître, à côté de l’ancienne métaphysique de l’âme, supposée toujours valable, une psychologie du type des sciences expérimen­ tales ? Telle est la question à laquelle il nous faut tout d’abord répondre. 2. Psychologie rationnelle et psychologie expéri­ mentale. Jusqu’au χνιπβ siècle, avons-nous dit, il n’y a qu’un seul ensemble de considérations psychologiques systématiques, intégré dans une sagesse philosophique générale et traité suivant scs méthodes. Quels en sont donc les caractères ? La psychologie ancienne, tout d’abord, est de portée vraiment philosophique : en ce sens que l’on entend y remonter jusqu’aux principes premiers du psychisme ; en ce sens aussi qu’on ne craint pas d’y mettre en œuvre des catégories plus générales, par exemple, en aristotélisme, substance et acci­ dents, matière et forme, acte et puissance, etc. En deuxième lieu, une telle psychologie doit être dite, en rigueur de termes, scientifique : on y recherche l’explication par la cause propre, l’observation et la classification des phénomènes n’étant que préparatoires à cette tâche. Toutefois il faudra reconnaître que, tout en ayant un caractère rationnel accusé, la psychologie ancienne était aussi, à sa manière, empirique, sinon expérimentale. En aristotélisme, en particulier, l’on part toujours d’un donné contrôlé : un empirisme tempéré, où l’expli­ cation prolonge et systématise heureusement l’expérience, nous apparaîtra même comme le trait distinctif de cette philo­ sophie. Il reste qu’elle ne comprend effectivement qu’une seule science de l’âme, empirique et rationnelle à la fois. S’ensuit-il que les principes mêmes de ce système inter­ disent de considérer ù part une science psychologique de chacun de ces deux types ? Il semble que non. De nos jours, d’ailleurs, on admet de façon courante la séparation. Quel­ ques observations toutefois s’imposent. Qu’il soit tout d’abord bien reconnu que la distinction par les caractères d’expérimental et de rationnel n’a qu’une valeur approximative, marquant seulement une accentua- 12 I PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE tion de la méthode en un sens ou en un autre. En réalité, ces dénominations prêtent à confusion, aucune science ne pouvant se constituer sans expérience et sans raison, et il serait préférable pour distinguer ces deux disciplines de se rapporter au niveau d’explication où chacune d’elles se situe ; ainsi aurait-on une psychologie philosophique ou méta­ physique, où l’on remonterait aux principes les plus élevés, et une psychologie scientifique, au sens moderne du mot, où l’on s’en tiendrait à des explications plus immédiates. Qu’il soit d’autre part admis qu’une psychologie de type expérimental ne peut prétendre en aucune manière juger en dernier appel du fond des problèmes de l’âme, c’est-à-dire s’ériger en véritable sagesse philosophique, une telle fonction appartenant en propre à la discipline supérieure. § II. Objet et méthode de la psychologie I. L’objet de la psychologie. La détermination de l’objet, ou du double objet, de la psychologie dépend évidemment de l’orientation générale de la philosophie que l’on professe. Si, par exemple, on est spiritualiste à la manière d’un saint Augustin ou d’un Descartes, on sera naturellement porté à assigner comme objet à cette science l’activité de l’âme considéré^cn dehors de tout comportement corporel. Si au contraire on part de préjugés matérialistes, on aura inversement tendance à réduire le psychique au physiologique et même au physique. Si l’on se place enfin dans la ligne qui est la nôtre du spiritualisme mitigé d’Aristote on comprendra à la fois dans l’objet en question l’un et l’autre de ces aspects. Mais dans cette voie deux options sont encore possibles. a) Psychisme et vie. — Pour Aristote, tous les phénomènes vitaux peuvent être dits psychiques ; ainsi le psychisme se définit-il par la vie, et tous les êtres vivants, y compris ceux qui sont au-dessous de nous, animaux et même plantes, appartiennent-ils à la science de l’âme. Dans cette hypothèse on pourra dire que la psychologie a pour objet : le vivant en tant qu'il est principe d'activités vitales. Cette conception, nous aurons l’occasion de le montrer, trouve sa justification dernière dans la distinction fondamen­ tale en péripatétisme de deux grands types d’activité : l’ac­ tivité transitive (ou qui modifie un autre que le sujet), et INTRODUCTION 13 l’activité immanente (ou qui procédant du sujet le perfec­ tionne lui-même). Selon cette division, les non-vivants sont des êtres qui n’ont que des activités transitives, tandis que les vivants comme tels sont doués d’activités immanentes, ou se meuvent eux-mêmes. L’on pourra préciser en consé­ quence que la psychologie a pour objet : les êtres doués d'activités immanentes ou qui se meuvent eux-mêmes, considérés comme tels. Le psychisme, selon cette conception, se trouve nettement caractérisé, la difficulté demeurant d’ailleurs dans la pratique de discerner dans tous les cas si telle opération est vitale ou non. b) Psychisme et conscience. — Dans la ligne des modernes, on pourra être tenté de retenir pour définir le psychique un autre caractère : celui de conscient. Ainsi est psychique ou relève proprement de la psychologie tout ce qui est sus­ ceptible d’être atteint par la conscience. Selon cette façon de voir, il est aisé de s’en rendre compte, toute une partie du vital, celle qui est infra-consciente, se trouve exclue de notre objet ; c’est le cas certainement de la vie des plantes et même partiellement de celle de l’animal et de l’homme. Le domaine qui nous est réservé est donc ici plus restreint. Pour notre part, sans nier que le fait d’être conscients ou ou réflexifs constitue une des traits les plus remarquables, à un certain niveau, des actes de la vie, nous préférons nous en tenir, avec saint Thomas, pour définir le psychisme, au point de vue du vital qui correspond à une différence plus fondamentale des êtres. Ainsi demeurerons-nous dans la ligne du péripatétisme authentique. 2. La méthode de la psychologie. Les considérations de méthode, antérieurement à leur emploi, étant de peu de profit, on se bornera ici à éclaircir deux points. a) Introspection et méthode objective. — Comme toute science, la psychologie repose sur la connaissance des faits. L’aristotélisme s’accorde en ceci parfaitement avec les exigences modernes. Mais les faits psychiques, ceux du moins qui sont d’un niveau assez élevé, ont ceci de particulier qu’ils peuvent être atteints de deux manières différentes : objec­ tivement, pour autant qu’ils sont solidaires du monde perçu par les sens, et subjectivement, dans leur spécificité de faits 14 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE de conscience. A ce double accès possible sur le psychisme corres­ pondent deux méthodes, dites l’une objective, l’autre subjective. La méthode subjective, ou introspection, est caractéristique de la psychologie. Les anciens l’utilisaient déjà, mais sans en faire état de façon systématique. Depuis, l’on a pris à son egard deux attitudes contraires : pour certains l’introspection serait l’unique moyen qui permette de constituer une psy­ chologie authentique ; tandis que pour d’autres, à cause de son incertitude et de son subjectivisme, une telle méthode serait scientifiquement peu valable. Face à ces affirmations opposées, il semble que l’on doive reconnaître à la fois que l’introspection est pour le psycho­ logue une source authentique et normale d’information ; qu’elle est même le moyen privilégié pour atteindre toute la zone supérieure du psychisme ; que cependant, tant à cause de la fugacité des états de conscience que de l’impossi­ bilité de les soumettre directement à des procédés de mesure, une telle méthode implique un facteur d’incertitude. De toute manière elle demande à être contrôlée et complétée par l’information objective. Les méthodes objectives, pour leur part, comprennent l’en­ semble des procédés grâce auxquels on peut étudier de façon extérieure la vie psychique. L’esprit est en effet lié à la matière, le psychique au physique ; la vie de l’âme se réper­ cute donc dans les comportements corporels, et rien n’inter­ dit de la considérer sous ce biais. De fait, Aristote est très loin d’avoir méconnu cet aspect de l’étude de l’âme. C’est même, nous le verrons, au titre de corps, faisant partie, comme les éléments physiques, du cos­ mos, qu’il aborde les vivants, l’analyse intérieure des fonctions proprement psychiques n’intervenant qu’ensuitc. Par ce côté, le péripatétisme s’apparente à la psychologie la plus actuelle ; les moyens techniques de celle-ci le laissent évi­ demment loin en arrière, mais ce n’est affaire que de per­ fection plus ou moins grande de méthode. En définitive, la psychologie utilisera concurremment la méthode d’introspection et celle d’observation objective, et rien n’empêche qu’elle ne prenne à son service les tech­ niques les plus modernes d’expérimentation. Rien n’interdit non plus que, dans les mêmes conditions, l’on utilise les méthodes comparatives ou différencielles que peut nous offrir la psychologie animale, la psychologie pathologique, la psychologie génétique. Des observations de cet ordre ne 15 sont pas rares chez les anciens. Toute source d’information donc, à condition qu’elle ne prétende pas à l’exclusive, et qu’elle n’apporte pas avec elle de préjugés non contrôlés, sera ici légitime. b) Méthode philosophique et méthode théologique. — Une autre question relative à la méthode se pose en phisolophie thomiste. Aristote, comme il est naturel, a développé scs conceptions suivant un ordre purement philosophique, et saint Thomas, dans ses commentaires, le suit dans cette voie ; mais dans scs œuvres de théologie le Docteur angélique procède autrement. Il n’est pour s’en rendre compte qu’à confronter la progression du De Anima et celle, par exemple, du grand exposé psychologique de la Prima Pars (q. 75 à 89). Dans la première de ces œuvres, on part du monde phy­ sique, où certains corps se révèlent avoir la propriété remar­ quable de se mouvoir eux-mêmes : les vivants. On étudie leurs activités, à partir des plus humbles, jusqu’à ce qu’on découvre une activité supérieure, absolument indépendante de la matière, la pensée, qui nous ouvre l’accès d’un autre monde, celui de l’esprit. Ainsi a-t-on spéculé en philosophe qui, normalement, s’élève du moins abstrait au plus abstrait ou du sensible à l’intelligible. Dans la Somme Théologique, au contraire, l’homme se présente à nous d’emblée, non comme un corps parmi les autres corps, mais comme une créature, composée d’un corps et d’une âme, celle-ci venant directement de Dieu, et constituant notre objet principal. L’ordre des questions et l’importance accordée à chacune d’elles est évidemment ici tout autre. Il en résulte que la psychologie thomiste est susceptible d’être présentée authentiquement de deux manières diffé­ rentes : selon le plan et dans l’esprit du De Anima, ou en se plaçant au point de vue des traités théologiques qui lui correspondent. Dans la seconde hypothèse on a l’avantage d’exposer dans leur ligne même les conceptions les plus personnelles de saint Thomas. En suivant le De Anima, on gagne de se situer à la source même de la doctrine et, consi­ dération pour nous décisive, on spécule en philosophe qui, en thomisme comme de droit, n’atteint le spirituel qu’à par­ tir du monde des corps. C’est donc, sans négliger le riche apport de la psychologie des Sommes, l’ordre progressif du traité d’Aristote que nous allons suivre. Avec cet ouvrage nous commencerons par l’étude générale de l’âme, principe de la vie, et de scs facultés; INTRODUCTION I6 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE nous envisagerons ensuite successivement les trois grands degrés classiques de l’activité psychique humaine, vie végé­ tative, vie sensitive, vie intellective ; enfin, dans une der­ nière partie, nous reviendrons au problème spécial de l’âme humaine, auquel nous aura tout naturellement introduit la question de son activité supérieure. Soit cette subdivision : 1. La vie, l’âme et ses facultés. 2. La vie végétative. 3. La vie sensitive. 4. La vie intellective. 5. L’âme humaine et ses problèmes. § III. Sources et bibliographie De quels matériaux disposer pour constituer une psycho­ logie thomiste. Essentiellement et au principe, de l’œuvre même d’Aristote qui en est la source principale. I. L’Œuvre bio-psychologique d’Aristote. a) Les écrits bio-psychologique.' d’Aristote. — Sous cette dénomination générale le « corpus » aristotélicien comprend one série importante d’ouvrages. En voici la liste, avec sa partition communément admise en trois ensembles, - le De Anima (en 3 livres) ; - les Parva naturalia, ensemble des petits écrits suivants : De sensu et sensato De memoria et reminiscentia De somno - De somniis De divinatione per somnum De longitudine et brevitate vita De vita et morte De respiratione. - le groupe des livres de sciences naturelles proprement dites : Historia animalium De partibus animalium , De motu animalium De incessu animalium De generatione animalium. On a en outre attribué à Aristote un De plantis, mais cet INTRODUCTION 17 ouvrage serait apocryphe. Par contre l’authenticité des écrits précédemment énumérés ne semble pas douteuse. b) Position de la psychologie dans l'oeuvre d'Aristote. — Aristote a certainement compris son étude de l’ctre vivant et de son principe, l’âme, dans sa physique. Il reste cependant qu’en reconnaissant au terme de sa recherche l’existence d’une activité de l’âme indépendante du corps, la pensée, il avait ouvert d’autres perspectives et posé, sans d’ailleurs la résoudre, la question même du statut physique de notre science. Telle qu’il l’a réalisée, son œuvre bio-psychologique garde toutefois le caractère d’un savoir de type naturaliste. Comment donc cette œuvre s’agence-t-ellc dans l’ensemble des écrits physiques ? Schématiquement on peut dire qu’en physique Aristote va du plus universel au plus particulier ; ainsi commence-t-il par considérer les mouvements et les mobiles en général, pour étudier ensuite chacune de leurs espèces, et notamment ce mouvement et ce mobile que sont la vie et son principe l’être vivant. Le sujet psychologique apparaît donc, dans l’exposé du Stagirite, comme un corps particulier parmi les autres corps, et la science qui lui corres­ pond comme une section spéciale de l’étude générale de la nature. c) Formation et évolution de la psychologie d'Aristote. — L’ensemble des écrits bio-psychologiques d’Aristote a-t-il été composé d’une seule venue, représentant ainsi un état stabilisé de sa pensée, ou ne conviendrait-il pas d’y distinguer des apports et donc des moments successifs ? Considérant globalement le développement de la philosophie du Sta­ girite le critique allemand, W. Jaeger avait parlé pour celle-ci d’une évolution, à partir de positions plus platoniciennes et plus métaphysiques, vers un statut plus dégagé de la théorie des idées et d’esprit plus expérimental. Un tel schéma serait-il valable pour la psychologie ? F. Nuycns, dans une récente étude (Évolution de la psychologie d'Aristote, Louvain, 1948), vient de se le demander. Voici ses conclusions. Aristote, dans ses premiers dialogues, serait encore demeuré fidèle à la conception platonicienne de l’âme, celle-ci appa­ raissant comme nettement opposée au corps ; dans une pé­ riode de transition, à laquelle ne correspondent d’ailleurs que des textes moins importants, il aurait commencé à rap­ procher les deux termes ; dans scs grandes œuvres, enfin, il prit possession de sa doctrine capitale, et qui donne sa marque à toute sa psychologie, de l’âme forme du corps. Saint-Thomas III. 2. 18 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE Ainsi donc le problème autour duquel la psychologie d’Aris­ tote aurait progressivement pris sa consistance originale serait celui des rapports de l’àmc et du corps ; problème qui d’ailleurs ne trouvera pas en cette œuvre de solution tout à fait adéquate, puisqu’au terme on se trouvera devant l’aporie d’une âme, à la fois solidaire du corps dans sa fonction de forme substantielle, psyché, et transcendant ce corps comme principe des opérations spirituelles, nous. La pensée progresse toutefois de façon très nette dans le sens d’une incarnation de plus en plus marquée de l’âme. De ces considérations nous retiendrons surtout présente­ ment que les principaux écrits psychologiques du Stagirite, le De Anima en particulier, appartiennent tous à la période où la pensée du philosophe s’était stabilisée dans ce qu’on est convenu de considérer comme sa doctrine définitive. Il sera donc possible de les utiliser comme une source d’in­ formation homogène. d) Ordre des traités bio-psychologiques d'Aristote. — Aristote eut-il en écrivant ces divers traités un plan d’en­ semble ? Et, si oui, quel fut-il ? Saint Thomas, suivant Albert le Grand, ordonne ainsi l’étude d’Aristote : en tête, et commandant tous les traités particuliers, l’étude de l’âme (De Anima), tous les vivants ayant au principe de leur activité une âme ; ensuite, consacrés aux différents vivants, à leurs parties et à leurs fonctions, les autres ouvrages. Ce classement n’est point sans fondement. D’autres in­ terprètes majeurs cependant, Alexandre d’Aphrodisc, Aver­ roès (Cf. Fcstugicre, La place de De Anima dans le système aristotélicien d'après saint Thomas, dans Archives d'histoire littéraire et doctrinale du M.-A., 1932) voient les choses autrement. Pour eux, il conviendrait de placer en premier le groupe des écrits traitant des parties matérielles des ani­ maux ; ensuite seulement le De Anima, qui étudie la forme des vivants ; viendraient enfin les autres écrits, consacrés à des propriétés ou fonctions plus particulières. Ce dernier ordonnancement, qui semble devoir être préféré, a l’avantage de mettre mieux en valeur l’aspect physique ou incarné de cette psychologie : ainsi se trouve-t-on à la fois, écarté du spiritualisme abstrait qui eut faveur à une époque assez récente, et, à l’inverse, rapproché des recherches contem­ poraines où l’étude du comportement corporel a une si grande importance. Aristote, sous ce jour nous apparaîtra très actuel. INTRODUCTION 19 2. La psychologie de saint Thomas. a) Écrits de saint Thomas. — Nous savons déjà que saint Thomas se présente à nous, soit au titre de commentateur d’Aristote, soit comme théologien utilisant et perfectionnant pour sa fin propre une psychologie. Saint Thomas a authentiquement commenté le De Anima, le De sensu et sensato, le De memoria et reminiscentia ; les autres commentaires contenus dans les éditions complètes de ses œuvres étant apocryphes (cf. la préface de Pirotta à son édition du De sensu et sensato). Dans ses œuvres théo­ logiques, sont compris trois grands ensembles systématiques de psychologie : Cont. Gentiles, 1. II, c. 56-101 ; Somme théologique, /a P', q. 75-89 ; Quastio disputata de anima. D’innombrables textes plus fragmentaires enfin se trouvent dispersés dans l’ensemble de l’œuvre, notamment dans les questions disputées De Veritate, De Potentia, De Male. b) Sources. — Elles sont à préciser dans chaque cas. Le fond premier vient d’Aristote, minutieusement et intelli­ gemment commenté et longuement médité. Les œuvres des grands commentateurs anciens (Alexandre d’Aphrodise, Simplicius, Philopon, Themistius), ainsi que celles des judéoarabes (Alfarabi, Avicenne, Avicebron, Averroès, Mai­ monide), sont également fréquemment utilisées. La psychologie de saint Thomas doit aussi beaucoup, ne serait-ce parfois qu’au titre de réactif, aux écrits d’ins­ piration platonicienne. Ainsi saint Augustin, qui de façon si géniale avait approfondi dans le sens du christianisme les problèmes de l’âme, est-il à ranger parmi ses inspirateurs les plus constants. c) Commentaires et livres modernes. — Tous les commen­ taires classiques abordent nécessairement avec saint Thomas les problèmes de l’âme. On se rapportera surtout aux plus fidèles, ceux de Cajetan, Sylvestre de Fcrrare, Jean de SaintThomas, ce dernier étant le seul qui présente un exposé systématique d’ensemble sur la matière (cf. Cursus philo., Ill, De anima) ; nombre de manuels scolastiques contem­ porains ne font que reproduire cet exposé. Parmi les modernes interprètes d’Aristote sont à citer en particulier Rodicr, qui a traduit en français et commenté le De Anima, Ross, et Nuyens, dans l’ouvrage précédemment cité. CHAPITRE 1 LA VIE, L’AME ET SES FACULTÉS § I. La vie et ses degrés fi* i. Caractères distinctifs du vivant. La notion du vivant et sa distinction d’avec le non-vivant ' sont du domaine commun ; tous ont une certaine idée de ces choses. Sur quoi donc se fondent ces conceptions spontanées ? La nature des êtres qui nous entourent se trouvant voilée à notre regard, c’est pratiquement à partir de leurs activités ( Λ que l’on en peut juger. Ainsi est-ce en considérant l’activité des vivants, et en la confrontant avec celle des non-vivants, que nous aurons chance d’éclaircir la notion qui nous préoc­ cupe. Aristote procédait déjà de cette façon : · Des corps natu­ rels, nous dit-il, les uns ont la vie et les autres ne l’ont pas, . v et par vie nous entendons le fait de se nourrir, de grandir ' .t/ et de dépérir par soi-même ». {De Anima, II, c. 1,412 a. 13). Commentant ce passage, saint Thomas fait remarquer que t'tz-i'le Philosophe n’a pas entendu définir ici la vie de façon ' ' ' tout à fait formelle, mais la caractériser par quelques-unes de scs opérations typiques, et il ajoute que d’autres exemples d’activités auraient pu être donnés, — du moins pour les plus élevés des vivants — : ceux de la vie sensitive et de la vie intellective. Donc se nourrirj croître, dépérir, sentir, penser et, pourrait-on ajouter, se mouvoir localement ou engendrer, autant d’opérations que l’on s’accordera à recon­ naître aux vivants et à refuser inversement aux choses inanimées. , *. Un autre caractère permet encore de distinguer le vivant : 7 j on dit qu’à la différence des choses purement matérielles il est un être organisé, c’est-à-dire composé de parties hétérogènes ordonnées entre elles. Un végétal, par exemple, comprendra des racines, une tige, des rameaux et des feuilles, ’ , H’ 22 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE dont la structure diversifiée permet à un ensemble harmonieux de fonctions de s’exercer en vue de la perfection de l’être total. Les parties d’un corps minerai simple, au contraire, sont toutes homogènes, autant du moins qu’il nous est permis de les observer à notre échelle. Mais, en définitive, ce second caractère des vivants se ramène au précédent qui est plus fondamental. Définition formelle de la vie. P* En quoi précisément l’activité du vivant se distingue-t-elle de celle du non-vivant ? L’observation la plus rudimentaire témoigne que le premier de ces êtres a en propre une inté­ riorité ou une spontanéité que l’on ne rencontre pas ailleurs : c’est de son initiative même que l’animal se déplace, se nourrit ou se reproduit, tandis que la pierre semble ne recevoir que de l’extérieur ses impulsions. L’on traduit ce fait en disant que le vivant a pour caractère distinctif de se mouvoir par lui-même, au contraire des non-vivants qui ont dans leur nature d’être mus par un autre : les termes de mouvement et de mû étant pris ici dans leur acception la plus générale, ou comme enveloppant toutes espèces de changements. Telle est la définition retenue en péripatétisme : » Propria autem ratio vitæ est ex hoc quod aliquid est * natum movere seipsum, large accipiendo motum, •J prout etiam intellectualis operatio motus quidam dicitur. Ea enim sine vita dicimus quæ ab exteriori tantum prin­ cipio moveri possunt » (De Anima, II, 1. I ; Cf. également : Zu P‘, q. i8, a. i) Lc vivant est donc un être qui se meut soi-même. Que veut-on au juste signifier par là ? Au premier abord on songe à la spontanéité, ou à ce jaillissement venant de l’intérieur même qui paraît en effet caractériser l’activité vitale : le vivant a comme en soi le principe efficient de son activité. Une telle observation est exacte. L’on ne doit toutefois pas en déduire que chez le non-vivant le mouvement ne procède en aucune façon de l’intérieur et qu’inversement, dans le cas du vivant, l’activité n’a pas de conditions extérieures. En vertu de sa forme, le non-vivant peut être dit aussi un certain principe d’activité, mais il ne fait que transmettre, en quelque sorte mécaniquement, l’impulsion ou la déter­ mination qu’il a reçue ; tandis que le vivant qui, lui aussi, C’t de multiples manières dépendant du milieu qui l’environne, LA VIE, L’AME ET SES FACULTÉS 23 réagit de façon originale, transformant selon sa propre initiative cc qu’il reçoit du dehors, et ceci de façon de plus en plus personnelle à mesure que ses activités sont plus éle­ vées. Au niveau simplement physiologique, cette réaction propre du vivant a reçu un nom, celui d'irritabilité ; ainsi dira-t-on que l’irritabilité, à cc niveau, est caractéristique de la vie. Toutefois, « se mouvoir soi-même » a encore une autre signification, qui est plus fondamentale : cela veut dire que l’on se prend soi-même comme objet ou comme terme de son activité ; les vivants sont à eux-mêmes des fins. Tandis que les corps matériels, dans leurs activités, paraissent n’être ordonnés qu’aux choses extérieures qu’ils transforment, le mouvement ne faisant en quelque sorte que les traverser, les vivants, eux, agissent à leur profit, cherchant à la fois à se soutenir dans l’être et à acquérir leur plein développement. Ainsi leur activité demeure-t-elle en quelque sorte en eux, ou est immanente ; cette qualité admettant d’ailleurs de multiples degrés, allant de l’intériorité encore fort rela­ tive des végétaux, jusqu’à la possession absolument par­ faite de soi qui ne sc réalise qu’en Dieu. 3. Les degrés de l’immanence vitale. L’expérience vulgaire que la science n’a pas contredite de façon décisive a toujours distingué dans la nature trois grands types d’êtres vivants : végétaux, animaux, hommes. Sc fondant sur cette constatation, la philosophie reconnaîtra une hiérarchie de trois degrés de vie : vie végétative dans les plantes, vie sensitive chez les animaux, vie intellective chez l’homme, les degrés inférieurs de cette hiérarchie se retrou­ vant en outre aux degrés plus élevés. Saint Thomas manifestement s’est complu dans la consi­ dération de cette hiérarchie des degrés de vie, et il nous l’a souvent représentée (cf. Cant. Gent., IV, c. 11 ; Za Pa, q. 18, a. 3 - q. 78, a. 1 ; Quast. disp, de anima, a. 13 ; De Pot., q. 3, a. il ; De Verit., q. 22, a. 1 ; De spirit, creat, a. 2). En certains de ces textes, la gradation prend son fondement dans l’immatérialité relative des formes et de leurs activités, mais c’est de préférence du point de vue de l’immanence vitale des diverses opérations que les discriminations se voient établies. Ainsi dans le texte fondamental de la Prima Pars (q. 18, a. 3), saint Thomas, partant du principe qu’un être a une vie d’autant plus élevée qu’il agit davantage par ► 24 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE lui-même, établit sa classification d’après l’intériorité plus ou moins parfaite des divers cléments (forme principale, forme instrumentale, fin) supposés par l’activité d’un vivant. Trois cas sont alors à distinguer : - celui des êtres (les plantes) qui, recevant de la nature et leur forme et leur fin, se comportent comme de purs instruments d’exécution ; - celui des êtres (les animaux) qui, tout en ne s’assignant pas encore leur fin propre, acquièrent déjà par eux-mêmes les formes commandant leurs activités, les représentations sensibles qui les font se mouvoir ; - celui enfin des êtres (les hommes) qui, étant doués d’in­ telligence, sont à la fois capables de prendre possession et de leur fin et de la forme qui est au principe de leurs opéra­ tions : » les choses étant dites vivre selon qu’elles se meuvent par elles-mêmes, et non selon qu’elles sont mues par un autre, autant cela convient plus parfaitement à une chose, autant la vie s’y rencontre de façon plus parfaite. Or dans les moteurs et dans les mus l’on rencontre par ordre trois choses. La fin, en effet, tout d’abord met l’agent en mouvement ; l’agent principal est, pour sa part, ce qui agit par sa forme propre ; et il arrive que cet agent lui-même n’opère que par un instrument qui, lui, n’agit pas par sa forme propre mais en vertu de la forme de l’agent principal, en sorte que lui revienne seulement l’exécution de l’action. « Il y a donc certains êtres qui se meuvent eux-mêmes, non toutefois selon la forme ou la fin qu’ils tiennent de la nature, mais quant à l’exécution du mouvement, la forme par laquelle ils agissent et la fin selon laquelle ils agissent, se trouvant déterminées en eux parla nature: telles sont les plantes qui s’accroissent ou diminuent selon la forme qui leur a été conférée par la nature. « Il y en a d’autres qui se meuvent eux-mêmes, non plus seulement cette fois par rapport à l’exécution du mou­ vement, mais encore quant à la forme qui est à son principe, laquelle ils acquièrent par eux-mêmes : de ce type sont les animaux en qui le principe du mouvement n’est pas une forme naturelle mais une forme reçue par les sens ; et plus parfaits sont leurs sens, plus par­ faitement ils se meuvent eux-mêmes... Mais bien qu’ils acquièrent par leurs sens les formes qui sont au prin- LA VIE, L’AME ET SES FACULTÉS 25 cipe de leurs mouvements, de tels animaux ne s’assi­ gnent cependant pas eux-memes la fin de leurs opéra­ tions et de leurs mouvements, celle-ci leur étant imposée par la nature dont la poussée instinctive les porte à agir au moyen de la forme appréhendée par les sens. « Plus haut que ces animaux se rencontrent donc ceux qui se meuvent par soi, même quant à la fin dont ils s’assurent eux-mêmes ; ce qui ne peut se réaliser que par l’entremise de la raison et de l’intelligence, à laquelle il revient de connaître le proportionnement de la fin et du moyen et d’ordonner l’un à l’autre. » Dans cette dernière hypothèse, il conviendra encore de distinguer le cas des intelligences inférieures qui, comme celle de l’homme, se trouvent encore conditionnées, du moins en ce qui concerne les premiers principes de l’esprit, et celui de l’intelligence divine qui, étant toujours en acte, est par­ faitement autonome, atteignant ainsi le degré le plus élevé de l’immanence vitale. Au Cont. Gent. (IV, c. il), saint Thomas reprend, dans le contexte cette fois des processions trinitaires, le même exposé. Le principe dont il part est le suivant : autant une nature est plus élevée, autant ce qui émane d’elle se trouve être plus intérieur. - Ainsi, au degré inférieur des choses, rencontrons-nous les corps matériels, en lesquels il ne peut y avoir émanation que sous l’influence d’un autre : selon ce mode, du feu est engendré, par altération d’un corps étranger, le feu. - Au-dessus viennent les plantes, pour lesquelles on peut déjà parler d’émanation intérieure ; c’est en effet dans l’inté­ rieur même de la plante que l’humeur est convertie en semence. Mais il est aisé de voir que dans ce cas il n’y a pas intériorité parfaite, l’émanation dont il est question, la semence, finissant par aboutir à un être entièrement distinct. D’ailleurs, à y bien regarder, le principe originel de cette émanation était lui-même extérieur, la nourriture de la plante étant montée en elle, de la terre, par les racines. - Plus haut, avec les animaux, l’on atteint à un degré supérieur de vie, qui a son principe dans l’âme sensitive, dont l’émanation aboutit, cette fois, à un terme vraiment imma­ nent : l’image perçue par les sens, passant par l’imagination, finit en effet par atteindre la mémoire où elle est conservée. Toutefois, principe et terme de l’émanation sont encore 26 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE ici distincts, car les puissances sensibles ne peuvent réfléchir sur elles-mêmes. - Avec l’intelligence enfin, qui, elle, est réflexive, nous nous trouvons au degré le plus élevé de la vie. Mais ici encore des gradations doivent être établies, l’intériorité de l’activité de cette faculté se réalisant encore de façon plus ou moins parfaite suivant qu’il s’agit : de l’homme, qui puise encore à l’extérieur le donné premier de sa vie intellectuelle j de l’ange qui, lui, réussit à se connaître directement lui-même, mais dans une conception qui est encore distincte de sa substance ; de Dieu enfin, dans l’unité et l’immanence par­ faite duquel l’activité vitale atteint sa perfection. (Cf. Texte I, Les degrés de l’émanation vitale, p. 171). En définitive, activité vitale d’une part et immanence ou intériorité d’autre part sont des termes corrélatifs et dont la progression parallèle correspond à la hiérarchie de perfection des êtres. En outre, étant réalisée de façon proportionnelle aux divers degrés de cette hiérarchie, la notion de vie est une notion essentiellement analogique : ainsi, la vie d’une plante, celle d’un animal, celle d’un homme ou celle d’un esprit pur ne sont-elles pas spécifiquement semblables ; et, dans le cas de l’homme, chez qui plusieurs degrés de vie se rencontrent, il n’y a pareillement que proportion analogique entre les activités de chacun d’eux. Ceci soit précisé afin que l’on évite de traiter de ces choses en esprit d’univocité. § II. Définition aristotélicienne L , tc'-lo-·' />u-/ r f . > de l’ame I. Le problème de l’âme. a) Position du problème. — Le problème de l’âme est posé par celui même de la vie, et les esprits les plus primitifs, semble-t-il, en ont eu conscience. Voici des êtres qui, parmi les autres, se distinguent par leur organisation remarqua­ blement unifiée, ainsi que par leur comportement tout à fait original j ne doit-on pas attribuer ces singularités à l’existence en eux d’un principe invisible, l’ame, qui apparaît au moment de la génération de l’individu et dont la disparition coïncide avec l’instant de sa mort ? Très liée aux questions religieuses et morales, cette croyance à l’âme a pris des formes extrême­ ment variées, dont un savant, Erwin Rohde, a tenté, pour la , de retracer l’histoire (cf. son ouvrage classique : Psyché}. I’ nous faut passer outre, nous contentant de recon- 27 naître, au point de départ, que l’âme se présente à nou$, comme principe de la vie. IPrécisons toutefois dès maintenant que par âme on entend , de façon commune le principe premier et le plus profond de la vie. Dans la recherche des principes de cet ordre, en effet, on pourra être conduit à s’arrêter à des termes plus immédiats, comme à des organes ou à des facultés particu­ lières, le cœur, par exemple, ou l’intelligence ; avec l’âme,n on atteint le terme au delà duquel il n’y a pas à remonter^.,, dans l’explication du dynamisme des vivants : · dans la recherche de la nature de l’âme, il convient de présupposer ':,lt que l’âme est dite être le premier principe de la vie parmi les .< choses qui sont en nous » (Zft Pa, q. 75, a. 1). Ajoutons, pour éviter toute équivoque, que l’âme dont il va être question ?·'*»■<· dans ce chapitre est l’âme commune à tous les vivants, végé* · taux et animaux aussi bien qu’hommes. Les problèmes envi­ sagés seront donc ceux qui concernent l’âme en général ; ceux de l’âme humaine considérée comme forme immaté­ rielle et principe de la vie supérieure ne seront abordés que plus tard. b) L'étude de l'âme chez Aristote et saint Thomas. — Nous savons déjà que, sur le problème que nous abordons, Aristote avait été amené par ses réflexions personnelles à évoluer d’une position spiritualiste voisine de celle de Platon, à la position animiste qui devait devenir caractéristique de sa propre conception du vivant. Il serait extrêmement intéres­ sant de pouvoir suivre de près cette évolution, si révélatrice du travail profond de son esprit. Ici encore il faut nous conten­ ter de renvoyer aux études des spécialistes (cf. l’ouvrage cité de Nuycns). Le présent exposé prendra donc la doctrine dans l’état de maturité qu’cÙe avait acquise au moment où elle fut consignée dans le De Anima. La définition de l’âme est manifestement la pièce essentielle de cet ouvrage. Aristote commence, comme il l’avait fait au livre A de la Métaphysique pour la recherche des causes, par rapporter et critiquer les théories antécédentes (I, c. 2-5) ; puis il donne sa propre solution (II, c. 1-2). Dans la partie historique de son exposé, le Stagirite considère succes­ sivement, avec ses prédécesseurs, l’âme, comme principe de mouvement et comme principe de sensation. La majeure partie des arguments dans la discussion porte contre les conceptions matérialistes de la vie psychique ; mais se voit également pris à partie le dualisme spiritualiste de Platon. LA VIE, L’AME ET SES FACULTÉS 28 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE Saint Thomas, dans son commentaire du De Anima suit de très près le texte précédent. Mais il a également traité la question de façon personnelle (cf. surtout : Cont. Gent., II, c. 56 s. ; Za Pn, q. 75 et 76 j Quasi. disp, de An., a. 1). Quant au fond, mis à part le problème de l’immortalité, sa doctrine reproduit fidèlement celle de son maître ; mais il convient de ne pas oublier que, lorsqu’il fait œuvre théolo­ gique, il se situe dans une autre perspective : l’âme spirituelle, créée par Dieu, est alors donnée, et il est principalement question de savoir comment elle peut venir s’unir à un corps. L’argumentation en outre se voit compliquée chez saint Thomas par la discussion des opinions des commentateurs anciens et arabes, Alexandre d’Aphrodisc et Averroès notamment. L’on retiendra surtout présentement qu’Aristote et son disciple ont eu principalement affaire en cette question à deux ensembles de doctrines qu’ils ont également repoussées, le mécanisme matérialiste et le dualisme absolu, et qu’à partir de là ils ont été conduits à présenter leur solution personnelle de l’animisme: ce que nous allons très succinctement rapporter. 2. La critique du mécanisme. Les conceptions matérialistes ou mécanistes de l’âme ne sont pas l’apanage de la pensée contemporaine. Aristote déjà, et son école, avaient eu affaire à de telles doctrines. Quelle fut leur attitude à leur égard ? a) Suivons l’exposition de la Somme théologique qui est particulièrement lucide (Za Pa, q. 75). Peut-on dire tout d’abord que l’âme est un corps (a. 1). Non, car ce qui dis­ tingue le corps vivant comme tel du corps non vivant ne saurait être lui-même un corps, sans quoi tous les corps devraient être reconnus vivants. Si nous considérons spécia­ lement le cas de l’âme humaine (a. 2), il convient d’ajouter que l’opération supérieure de cette âme, la connaissance intellectuelle, ne peut avoir un corps comme principe ; la possession d’une nature corporelle déterminée serait en effet pour l’intelligence un empêchement à la connaissance exté­ rieure de nature semblable, et ainsi l’on ne pourrait plus dire qu’une telle faculté de connaître est en puissance à tous les intelligibles. Si l’âme n’est pas un corps considéré en sa matérialité brute, ne peut-on admettre qu’elle est une composante résultant de la combinaison des éléments. Saint Thomas LA VIE, L’AME ET SES FACULTÉS 29 rencontrait cette théorie sous les deux formes très voisines de « l’àmc complexion », attribuée au médecin Galien, et de « l’âme harmonie », qui remontait à Empédocle (cf. Cont. Gtnt.y II, c. 63-64). Le vivant, comme les autres corps, ne serait effectivement composé que d’éléments matériels, mais entre ceux-ci, il y aurait une certaine proportion qui, sans constituer un véritable principe formel, étant plutôt une résultante qu’un principe, rendrait compte de l’organisa­ tion et de l’activité de l’ensemble. Il ne peut en être ainsi : une simple complexion corporelle, ou une harmonie, ne peut en effet jouer le rôle de principe moteur, ni régenter le corps en contrariant, comme il arrive parfois, scs tendances propres ; pas davantage elle ne rend compte d’opérations qui, comme la connaissance, dépassent manifestement les qualités d’activité et de passivité des éléments matériels. Il s’impose donc qu’au principe de la vie il y ait une réalité d’une tout autre consistance. b) Pour ne pas en rester à des arguments tout à fait généraux, rapportons la discussion que, sur un point précis, saint Thomas a faite de la théorie d’Empédocle. Il s’agit du phénomène de l’augmentation ou de l’accroissement des vivants. Nul besoin ne serait, pour l’expliquer, de recourir à une âme ; le déplacement naturel des éléments graves et légers y suffirait. C’est ainsi que pour les plantes l’enfonce­ ment des racines proviendrait du mouvement propre vers le bas de l’élément terre qu’elles comportent, tandis que la poussée vers le haut du végétal tiendrait à l’ascension natu­ relle de l’élément feu. Or, remarque saint Thomas, il est impossible pour diverses raisons qu’il en soit ainsi ; car, d’une part, estime-t-il, le haut et le bas ne doivent pas être compris de la même façon dans l’univers et chez les vivants (les racines étant le haut et la frondaison le bas de la plante) ; d’autre part, de telles forces opposées devraient, par leur interaction, aboutir à la dissociation du vivant qui n’est effectivement empêchée que par la force unitive supérieure de l’âme. Pour d’autres, seul le feu serait cause active de l’augmentation, comme il l’est de la nutrition. Oui, répond saint Thomas, le feu est bien ici une cause, mais à titre d’ins­ trument d’une cause principale qui ne peut être que l’âme. Des énergies purement physiques tendraient en effet à procurer un accroissement indéfini ; une augmentation limitée suppose un principe de régulation, ou une mesure, qui soit d’un autre ordre. Il est clair que de telles explications mettent en jeu des théo­ 30 PHILOSOPHI! DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE ries physiques périmées. Mais il n’en reste pas moins que la conduite de la preuve garde un véritable intérêt : il y a constatation d’un processus vital original, ici l’augmentation — réfutation, par confrontation précise de comportements respectifs de transformations vitales et des mouvements physiques, de la théorie proposée — postulation enfin, pour rendre vraiment compte des activités vitales, d’un principe régulateur qui ne soit pas d’ordre matériel. Appliquée à des fait mieux contrôlés, une démonstration de ce type pourrait avoir encore actuellement valeur. c) Il n’est pas sans intérêt de remarquer que, de nos jours, la critique du mécanisme biologique s’est trouvée reprise et renouvelée par d’authentiques savants, que l’on réunit d’ordinaire sous l’étiquette du « vitalisme ». Cette dénomina­ tion, il faut le dire, recouvre un ensemble de conceptions un peu disparates. Reste cependant la tendance commune à expliquer les phénomènes vitaux par une force qui trans­ cende les simples modifications de la matière, ces dernières ne réussissant pas à rendre compte de façon suffisante de la spécificité des phénomènes en cause. Dans cette école tout un groupe — dit des néo-vitalistes : Dricsch, Rémy Collin, Cuénot — s’oriente de façon très nette vers la reconnaissance d’un principe vital tout à fait proche de l’cntéléchie aristo­ télicienne. 3. La critique du dualisme platonicien. En face de l’explication mécaniste du psychisme, Aristote rencontrait la doctrine, qu’il avait un temps partagée, du dualisme platonicien des substances. Si l’âme ne peut être confondue avec les éléments corporels ou avec leur compor­ tement, ne peut-on dire qu’elle est une entité spirituelle séparée du corps et dont l’action s’exercerait sur celui-ci de l’extérieur, comme celle d’un moteur ? « Platon et ceux qui ont marché à sa suite ont prétendu que l’âme intellective n’est pas unie au corps comme la forme à la matière, mais seulement comme un moteur au mobile ; ils disaient ainsi que l’âme est dans le corps comme un pilote dans un navire, et qu’ainsi il n’y avait union entre l’âme et le corps que par un contact d’ordre dynamique » (Qwr. Gent., II, c. 57). Parmi les arguments nombreux mis en œuvre par la cri­ tique aristotélicienne pour repousser la formule dualiste de l’homme deux paraissent avoir été décisifs. LA VIE, L’AME ET SES FACULTÉS 31 i° Si âme et corps constituent chacun une unité substan­ tielle autonome, l’on ne voit pas comment de leur associa­ tion peut résulter une unité d’être véritable ; dans cette hypo­ thèse il ne peut être question que d’unité accidentelle • relinquitur igitur quod homo non sit unum simpliciter, et per consequens nec ens simpliciter, sed ens per accidens » (loc. cit.). Rien ne sert de prétendre, pour échapper à cette difficulté, que c’est l’âme elle-même qui est l’homme, le corps apparaissant seulement comme un instrument dont elle ferait usage ; car, dans ce cas, l’homme dont toute l’essence serait d’ordre spirituel, n’appartiendrait plus au monde des choses physiques, ce qui est contraire à l’expé­ rience. L’on ne peut éviter de comprendre la composante corporelle dans la définition même de l’être humain. 2° L’on ne voit pas non plus comment, dans la solution platonicienne, il est encore possible de parler d’opérations communes, quant à leur origine, aux deux principes en cause. Or, il y a de telles opérations communes à l’âme et au corps, comme craindre, s’irriter ou avoir des sensations qui, tout en étant psychiques, engagent des modifications corporelles déterminées. Il est donc nécessaire qu’il y ait entre l’âme et le corps une véritable unité d’ordre ontologique. A noter que l’on n’échappe pas en platonisme à la difficulté de l’ex­ plication des mouvements communs au corps et à l’âme en disant : qu’activcment ils procèdent de l’âme tandis qu’ils sont passivement reçus dans le corps. Il est bien vrai que les êtres spirituels, les esprits purs par exemple, peuvent agir sur les corps, et dans ce cas l’on parlera de contact, mais d’un contact seulement dynamique, et qui ne réalise pas la fusion des deux termes : « les choses qui s’unissent selon un contact de ce genre ne sont pas absolument unes ; elles sont unes dans l’activité et la passivité, ce qui n’est pas être un absolument » (Cont. Gent., II, c. 56). Agir et pâtir étant deux prédicaments distincts, on retombe en réalité, au plan de l’action, au dualisme du spirituel et du corporel. L’unité du vivant, manifestée de tant de manières, requiert donc qu’entre les deux principes qu’on a été conduit à distinguer en lui, l’âme et le corps, il y ait plus que la simple association du moteur et de celui qu’il meut. C’est alors que se présente à nous la solution originale et si remarquable d’Aristote. 4. L’animisme aristotélicien. a) Au ch. Ier du livre II du de Anima, qui constitue le texte décisif sur la définition de l’âme, Aristote procède par 32 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE mode de collocation dans les grandes catégories de l’être. Il part de ce fait que le vivant apparaît dans le monde comme un être corporel. Voici alors comment il raisonne. La substance, qui est la catégorie première, est ou spiri­ tuelle ou corporelle. La substance corporelle, qui est la plus manifeste pour nous, est à son tour ou artificielle ou naturelle. Enfin, parmi les substances corporelles naturelles, certaines sont inanimées, tandis que d’autres, dont nous cherchons présentement à donner la définition, ont la vie. Que sontelles donc au juste ? Étant reconnu que dans toute subs­ tance corporelle il y a trois choses, la matière, la forme et le composé, il faudra dire : que l’âme ne peut être la matière ou le sujet, la vie apparaissant comme une différence spéci­ fiant le sujet ; qu’elle ne peut être non plus le composé qui est le corps vivant dans sa totalité ; reste donc qu’elle soit la forme qui spécifie et détermine. « Sic igitur cum sit triplex substantia, scilicet composi­ tum, materia et forma, et anima non est compositum quod est corpus habens vitam, neque est materia quæ est corpus subjectum vitæ ; reliquintur, per locum dia­ lecticum a divisione, quod anima sit substantia, sicut forma talis corporis, scilicet corporis physici habentis in potentia vitam » {De Anima, II, 1, i). Saint Thomas, dans la présente leçon, indique ensuite pourquoi il est spécifié que l’âme est forme d’un corps • ayant la vie en puissance » : ce n’est qu’une fois informé par l’âme que le corps aura la vie en acte. Puis il montre que l’acte dont il est ici question est un a acte premier », c’est-à-dire une forme essentielle et non un acte opératif. Enfin il fait valoir que le corps dont l’âme est la forme est un « corps physique organisé » ; ayant des opérations mul­ tiples, requérant comme instruments des organes diversifiés, l’âme ne peut venir informer qu’un corps déjà organisé. En regroupant l'ensemble de ces données nous obtenons la définition classique de l’âme : « l’acte premier (ou la forme) d’un corps physique organisé ayant la vie en puissance » : actus primus corporis physici organici vitam in potentia habentis. (Cf. Texte II, L’âme est forme et individu substantiel, Ρ· 174)· b) Au ch. 2 du même livre, Aristote propose une autre définition, d’ordre dynamique, de l’âme. Étant supposé que LA VIE, L’AME ET SES FACULTÉS 33 l’âme est le premier principe de la vie, et que, par ailleurs, « la vie est le fait de se nourrir, de grandir et de dépérir », il conclut que l’âme peut être définie comme le principe de ces fonctions auxquelles, pour l’homme, on ajoutera l’activité supérieure de la pensée. Ainsi, obtient-on, avec saint Thomas, (De Anima, II, 1. 4), la formule devenue également classique : anima est primum quo et vivimus et movemur et intelligimus. Il est aisé de se rendre compte que, dans le cadre général de la théorie de la substance, cette formule rejoint la précé­ dente. Dans une substance composée, en effet, le principe premier de toutes les opérations se trouve être la forme qui, ainsi, est simultanément : ce par quoi elle est, « quo est », et ce par quoi elle agit, « quo operatur ». c) Il resterait à porter un jugement sur cette fameuse défi­ nition de l’âme comme forme du corps. Dans les textes que nous venons de résumer la doctrine se présente à la fois, selon une rigoureuse logique, et avec une certaine sécheresse abstraite. Il est clair que l’on a supposé admise la théorie générale du composé substantiel ; ceci fait, tout paraît aller de soi. Mais ce schématisme, intrinsèquement très cohérent, est-il à lui seul expressif du travail de pensée effec­ tivement accompli par le Stagirite ? Ce serait oublier les longues considérations critiques du livre précédent, ellesmêmes représentatives des méditations de plusieurs géné­ rations de penseurs, d’Empédocle à Démocrite, et d’Anaxagorc à l’auteur du Phédon et du Tintée : tout ceci assimilé et revécu pendant la longue période d’élaboration de sa doctrine par le fondateur du Lycée. Si le matérialisme des anciens est impuissant à expliquer le vivant dans l’originalité de sa structure et de son activité, si le dualisme platonicien en compromet irrémédiablement l’unité, ne faudra-t-il pas inventer une doctrine plus compréhensive et plus envelop­ pante ? L’hylémorphismc physique se présente alors comme la solution libératrice : l’âme ne peut être que la forme du corps. 5. Conséquences et corollaires. a) L’unité du vivant. — C’est la conviction même qui a conduit Aristote à sa définition de l’âme j évidemment un vivant est une entité complexe, mais qui est substantielle­ ment unifiée. L’union de ces principes, faut-il ajouter, est immédiate : point n’est besoin pour l’expliquer d’aucun « vinculum substantiale ». Saint-Thomas III. 3. 34 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE A cette conviction se rattache encore l'affirmation de l'unicité de l'âme en chaque individu vivant. Dans l’homme, en particulier, si l’on parle d’âme végétative et d’âme sensitive à côté de l’âme spirituelle, il faut reconnaître que seule cette dernière âme est une entité indépendante, qui exerce les fonctions des deux precedentes. Saint Thomas, sur ce point, reste très ferme en face de tous ceux qui tenaient de son temps pour la pluralité des âmes ou des formes substantielles. b) Divisibilité de l'âme. — L’unité de l’âme entraîne son indivision et donc, semble-t-il, sa présence comme tout dans chacune des parties du corps. Une difficulté se pose cependant ici : les activités vitales particulières, la vue par exemple, apparaissant liée à des organes spéciaux, ne devra-ton pas reconnaître vis-à-vis de ces organes, une spécification du principe vital lui-même ? Oui, répond saint Thomas, mais à la façon d’un tout potentiel qui se diversifie comme principe d’activité, tout en demeurant essentiellement un. Le précédent principe demeure donc sauf. A ce sujet, les anciens se sont interrogés avec perplexité sur ce qui se passe dans le cas de certains vivants, plantes, animaux inférieurs, qui, sans périr, peuvent être effectivement multipliés. L’âme primitive aurait-elle, elle-même, été divi­ sée ? Ou de nouvelles âmes auraient-elles été éduites par génération ? Il est difficile de répondre de façon décisive : l’essentiel demeure toujours cependant de sauvegarder l’unité de l’âme dans l’unité du vivant. c) Corruptibilité de l'âme. — De soi, l’âme du vivant, qui est la forme d’une substance composée, suit la loi commune de telles substances. Comme toute forme substantielle, elle se trouve « éduite », au moment de la génération, de la puis­ sance de la matière ; et, lorsque les conditions corporelles cessent d’être convenables, elle se perd de nouveau dans la potentialité primitive d’où elle avait été tirée. Le cas de l’âme humaine, directement créée par Dieu pour être unie à un corps, et survivant à la destruction de celui-ci, demande évidemment à être considéré à part. Dans la ligne générale des théories biologiques, il doit être regardé comme une exception. d) Aforiw de l'âme sur le corps. — La thèse de l’hylémorphisme de la substance animée nous a permis, tout en écar­ tant un matérialisme insoutenable, de sauvegarder l’unité, compromise par le dualisme platonicien, du vivant. Mais comment, dans ce système, est-il encore possible de recon­ naître à l’âme une activité motrice sur le corps ? LA VIE, L’AME ET SES FACULTÉS 35 IJ est clair tout d’abord qu’il ne peut pas être question d’une motion proprement efficiente : c’est le vivant tout entier, en tant que composé, qui exerce une action de cet ordre ; l’âme ne peut alors être considérée à part qu’en tant que principe formel, ou principe quo. En réalité, la forme jouant aussi dans l’activité des corps composés le rôle de fin, il faut dire que c’est à titre de cause finale que l’âme exerce en premier son influence sur les operations vitales. Ainsi, dans l’homme, tout le psychisme inférieur se trouvera-t-il, en même temps que l’activité intellective, ordonné à l’âme spirituelle. § III. Les puissances de l’ame Aristote (De Anima, il, c. 3) introduit ainsi cette question. L’âme ayant été définie comme principe d’activités mul­ tiples et diverses, sensations, désirs, pensées, mouvements de déplacement, etc., il y a lieu de se demander si c’est par elle tout entière que le vivant accomplit toutes ces opérations, ou s’il ne faudrait pas distinguer à cet effet dans l’âme des parties différentes ? Laissant l’exposé du De Anima qui est trop complexe, nous allons tout de suite présenter la doctrine dans l’état de synthèse achevée qu’elle présente dans la Somme (J* P·, q. 77 et 78). 1. L’essence de l’âme ne peut elle-même être sa puissance. Est-il d’abord nécessaire de reconnaître l’existence de principes d’opérations distincts de l’essence de l’âme ? Toute une série d’arguments tendent à la prouver (cf. ΙΛ Pa, q. 77, a. i ; Qmvst, disp. De Anima, a. 12). i° Acte et puissance ne peuvent, dans une même ligne, appartenir qu’au même genre suprême d’être ; or les opéra­ tions de l’âme ne sont manifestement pas du genre substance ; donc les puissances qui leur correspondent ne peuvent, elles non plus, appartenir à ce genre ; reste qu’elles soient des acci­ dents, et donc qu’elles diffèrent réellement de l’essence de l’âme. 2° L’âme considérée en son essence est en acte ; si donc elle était immédiatement principe d’opération, il faudrait dire qu’elle agit de façon continuelle : ce qui est contraire 36 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE à l’expérience ; clic n’est donc pas principe immédiat d’opé­ ration. 3° Étant diverses, les activités de l’âme ne peuvent être ramenées à un même principe j or l’âme évidemment est une ; il est donc nécessaire qu’il y ait, distinctement d’elle, une pluralité de puissances qui rende compte de la diversité d’activités invoquées. 4° Certaines puissances sont actes d’organes corporels déterminés, et d’autres ne le sont pas ; or il est manifeste que l’essence de l’âme, en son unité, ne peut se trouver ù la fois dans cette double situation ; il y a donc pour chaque cas des puissances distinctes. 5° Il y a des puissances qui agissent sur d’autres, la raison par exemple sur l’appétit sensible, concupisciblc ou iras­ cible ; ce qui n’est évidemment possible que si l’on admet, en sus de l’essence de l’âme, une pluralité de puissances. A noter : - que la distinction dont il vient d’être question entre l’essence de l’âme et ses facultés ne peut évidemment être que réelle; - que les facultés sont ù comprendre dans le genre « qualité » dont elles constituent la deuxième des quatre espèces ; - que parmi les puissances, les unes, qui impliquent un organe corporel, sont dans le composé ou dans le vivant total comme dans leur sujet ; tandis que les autres, qui s’exercent sans organes, inhérent directement à l’âme ; - que les puissances sont dites « dimaner » ou procéder de l’essence de l’âme, laquelle peut ainsi en être considérée d’une certaine manière comme la cause. 2. De la spécification des puissances de l’âme. Y a-t-il lieu tout d’abord de distinguer dans l’âme plusieurs puissances ? Il faut répondre évidemment par l’affirmative. La multiplicité et la diversité des opérations que l’on ren­ contre chez les vivants, surtout chez les plus élevés, ne s’ex­ pliquerait pas sans cela. Mais, comment se distinguent ces puissances ? Saint Thomas (cf. De Anima, II, I 6 ; /° P23, q. 77, a. 3 ; Quast, disp. De Anima, a. 13), sc fondant sur les principes généraux de sa métaphysique, soutient que c’est par leurs actes et par leurs objets : potentia anima distinguuntur per actus et objecta. LA VIE, L’AME ET SES FACULTÉS 37 De soi, en effet, une puissance dit ordre à un acte ; d’où ressort que les puissances se diversifient suivant les actes auxquels elles se rapportent ; mais, pour leur part, les actes sont spécifiés par leurs objets, ce qui se vérifie à la fois pour les puissances passives et pour les puissances actives, les premières étant mues par leur objet, tandis que les secondes tendent vers le leur comme vers une fin. Ainsi donc, en toute hypothèse, on devra reconnaître que, par l’intermé­ diaire de leurs actes, les puissances sont spécifiées par leurs objets. Précisons que les différences d’objets dont il y a lieu de tenir compte ici sont celles vers lesquelles les puis­ sances sont orientées scion leur nature propre ; les sens, par exemple, seront diversifiés par les qualités de l’objet sensible considéré comme tel, couleur, sonorité, etc., et non par ce qui lui advient accidentellement, comme pour le coloré, objet de la vue, la qualité de grammairien : il est accidentel, en effet, à cet objet blanc que je perçois d’étre un grammai­ rien. Cette doctrine de la spécification des puissances par leurs actes et leurs objets aura chez saint Thomas une impor­ tance de tout premier ordre : toute l’ordonnance de la psycho­ logie et, la distinction des habitus ou des vertus tenant au même principe, toute celle de la morale se trouveront en dé­ pendre. Les analyses si fouillées du traité des vertus de la Secunda Secunda, en particulier, ne seront qu’une applica­ tion continue de cette vérité. 3. Division des puissances et partitions de l’âme. Cette question a été traitée un certain nombre de fois par saint Thomas (cf. De Anima, I, 1. 14 - II, 1. 3 et 5 ; /a P3, q. 78, a. i ; Quast, disp. De Anima, a. 13) ; l’on se contentera ici de donner une vue d’ensemble du bel exposé synthétique de la Somme qui groupe la partition des puissances, celle des âmes, et celle des genres de vie. a) Il y a trois âmes. — Cette première division se réfère au principe le plus profond de l’activité psychique, lequel se voit diversifié suivant que son opération est plus ou moins dégagée du corps et de scs activités. Ainsi rencontre-t-on de façon successive : Pâme rationnelle, dont l’opération ne requiert l’exercice d’aucun organe cor­ porel ; Pâme sensitive qui, elle, n’agit que par le moyen d’or­ ganes, mais sans que n’aient à intervenir les propriétés des éléments physiques ; Pâme végétative, enfin, qui, outre 38 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS î PSYCHOLOGIE l’activité d’organes appropriés, suppose celle des éléments. Dans les êtres de degrc plus élevé l’âme supérieure assume les fonctions qui ressortissent de soi à des âmes inférieures ; ainsi dans l’homme l’unique âme rationnelle est à la fois principe de la vie intellective, de la vie sensitive et de la vie végétative. b) Il y a cinq genres de puissances. — Cette deuxième divi­ sion en appelle à l’universalité de la connaissance : autant en effet une puissance est plus élevée, autant l’objet qu’elle considère est lui-même plus universel. De ce point de vue nous sommes ainsi amenés à distinguer trois grands genres d’objets : le corps particulier qui est uni à l’âme, l’ensemble des corps sensibles, l’être enfin considéré universellement ; et, parallèlement, suivant un ordre de perfection croissante : les puissances végétatives, et, relativement aux deux autres genres d’objets, deux autres genres de puissances, eux-mêmes à distinguer selon qu’il s’agit de connaissance ou d’appétition, en sens et intelligence, d’une part, appétit et puissance motrice d’autre part. Soit en tout, pour l’homme, cinq genres de facultés, dénommées ici par saint Thomas : vegetativum, sensitivum, intellectivum, appetitivum, motivum secundum locum ; des subdivisions en espèces étant ultérieurement à opérer. c) Il y a quatre modes de vie. — Cette dernière distinction se fonde sur la hiérarchie de perfection des vivants, celle-ci tenant elle-même à la complexité croissante des systèmes de facultés correspondants. On rencontre ainsi des êtres qui n’ont que les facultés végétatives : les plantes ; d’autres qui ont en plus la faculté sensitive, mais sans être doués de motricité : les animaux inférieurs ; d’autres encore qui, en plus, ont la faculté de se mouvoir : les animaux supérieurs lesquels vont eux-mêmes en quête de ce qui leur est nécessaire pour vivre ; d’autres enfin qui possèdent en outre l’intelligence : les hommes. L’appétit quant à lui n’est caractéristique d’aucun genre particulier de vie vu qu’il se retrouve analogiquement en tout être. CHAPITRE II LA VIE VÉGÉTATIVE Naître, se nourrir, croître, engendrer, dépérir, autant d’activités que tous s’accordent à reconnaître aux êtres qui vivent autour de nous, et qui correspondent à ce degré le plus modeste de la vie que l’on appelle la vie végétative. Ce degré de vie a, nous le savons, pour caractéristique de se référer comme à son objet au seul corps qui est informé par l’âme (cf. Ix Pl> q. 78, a. 1) : vegetativum... habet pro objecto ipsum corpus vivens per animam. Trois grands types spécifiquement distincts de fonctions se rencontrent à ce niveau : la nutrition, l’augmentation, la génération. I. La fonction nutritive. a) Sa raison d'être. — Prenons acte des phénomènes vitaux les plus communs. L’un des plus manifestes dans sa constance est celui de la nutrition ; les êtres vivants qui nous entourent ne peuvent subsister que s’ils se nourrissent. C’est l’évidence même ; qu’un animal ou une plante cessent de s’alimenter et il cessera de vivre. La raison la plus immé­ diate de la nutrition est donc la conservation de l'être. Une telle nécessité tient, semble-t-il, au caractère organique de la substance vivante. Les éléments simples n’ont pas à proprement parler besoin d’une activité conservatrice : ils sont ou ne sont pas. Les vivants au contraire ne peuvent garder l’équilibre de leurs diverses parties que s’ils sont doués d’une telle activité. D’autres motifs encore paraissent justifier l’existence de 40 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE la fonction de nutrition. Les deux autres grandes fonctions de la vie végétative, l’augmentation et la génération, ne peu­ vent en effet s’exercer que si le vivant est alimenté ; c’est un fait d’expérience. Ainsi la nutrition tient-elle, à ce degré de l’activité vitale, le rang de fonction de base. b) Définition de la nutrition. — « Est dit proprement nourri ce qui reçoit quelque chose en soi-même en vue de sa conservation » : id proprie nutriri dicimus quod in seipso aliquid recipit ad sui conservationem. Telle est la définition donnée par saint Thomas au De Anima (II, i. 9). Certaines précisions ne seront pas inutiles. Ni l’absorption de l’aliment, ni les altérations chimiques qu’il peut subir immédiatement dans la digestion — processus qu’Aristote attribuait au feu, et qu’il comparait à une cuisson — ne constituent à proprement parler la nutrition. Celle-ci consiste formellement dans la conversion de l’aliment en la substance de celui qu’il nourrit, c’est-à-dire dans l’assimi­ lation par le vivant d’une substance étrangère qui le conserve dans son être et lui permet d’exercer scs autres activités. Une telle opération, notons-le, ne peut être ramenée à une simple addition ou juxtaposition de parties, mais suppose une véritable transformation substantielle. c) La nutrition aux différents degrés de la hiérarchie des vivants. — Certains rapprochements avec des opérations vitales de type analogue seront ici pleins d’intérêt. Nous savons déjà que l’assimilation de la nourriture ne peut être réduite à une simple juxtaposition matérielle ; mais ne pourrait-on la comparer à la génération physique des éléments ? Certes, dans les deux cas, y a-t-il apparemment transformation d’une substance dans une autre substance, avec corruption de l’une, mais les conditions de ces deux opérations sont tout à fait différentes. Dans la génération des éléments, le principe et le terme de la transformation envisagée sont autres : le feu, selon l’ancienne théorie, devient de l’air ; tandis que, dans la nutrition, le principe et le terme de l’opé­ ration sont en réalité tous deux le vivant lui-même ; la nutri­ tion, autrement dit, est une activité immanente, ce que n’est pas la simple génération d’éléments physiques. Aux niveaux supérieurs de la vie sensitive et de la vie intel­ lective d’autres rapprochements seraient à faire. Il s’y ren­ contre en effet une activité, la connaissance, qui n’est pas LA VIE VÉGÉTATIVE 41 sans rapports avec la nutrition corporelle. L’être sentant» l’être intelligent, d’une certaine façon, se nourrit, et l’on parle de nourritures spirituelles, de faim et de soif de la vérité. Mais ici encore il faut souligner les différences. L’union, dite intentionnelle, du connaissant et du connu est quelque chose de tout à fait singulier. Ni le connaissant, ni le connu ne se trouvent, comme l’aliment, détruits dans leur acte commun, et l’on doit plutôt dire que c’est le connaissant qui se transforme dans le connu. Enfin, tandis que les capa­ cités de la nutrition corporelle sont étroitement limitées, celles des puissances de connaître, de l’intelligence tout au moins, paraissent se dilater à l’infini. 2. La fonction d’accroissement. a) Sa raison d'être. — C’est un fait que les vivants n’at­ teignent pas du premier coup à leur plein développement, en particulier qu’ils n’ont pas d’abord toute leur taille : ils grandissent et s’étendent jusqu’au point maximum qui paraît correspondre à leur parfait achèvement. L’accroissement, en l’espèce l’augmentation quantitative, se présente donc comme un mouvement original qui semble requérir une faculté spéciale : la vis augmentativa. b) Définition de Γaccroissement. — Une question préala­ blement se pose : l’augmentation des vivants est-elle effecti­ vement une opération assez spécifiquement caractérisée pour requérir une puissance spéciale ? Ne pourrait-on dire qu’elle n’est simplement qu’une résultante de l’activité des autres fonctions végétatives ? Il y a des apparences à cela. L’aug­ mentation d’un vivant paraît dépendre de son alimentation. Par ailleurs il semblerait que la fonction qui engendre subs­ tantiellement un être lui confère également la quantité qui lui convient. En dépit de ces arguments saint Thomas n’en persiste pas moins à voir dans l’augmentation une détermina­ tion spécifique qui ne peut être réduite à celle des autres fonctions de la vie végétative et il défend en conséquence l’existence d’une faculté originale, explicative de ce phéno­ mène. L’objet propre de l’augmentation est donc très précisément la quantité du vivant, et l’on peut définir la faculté qui lui correspond : le pouvoir grâce auquel l’être corporel doué de vie peut acquérir la stature ou la quantité qui lui convient, ainsi que la puissance qui lui correspond : secunda autem perfectior operatio est augmentum quo ali­ 42 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE quid proficit in majorem perfectionem, et secundum quanti­ tatem et secundum virtutem (De Anima, II, 1-9). Comme toute opération vitale, l’augmentation, qui n son principe dans le vivant, et qui s’achève en lui, est une opéra­ tion immanente. c) L'accroissement aux divers degrés de la hiérarchie des vivants. Les êtres inanimés sont susceptibles de s’additionner par juxtaposition, mais, mis à part, peut-être, le cas des cristaux et de ce que la science contemporaine appelle des ultra-virus, ils ne sont pas susceptibles d’un accroissement véritable. L’augmentation est un mouvement propre aux vivants. Aux divers degrés de la hiérarchie de ceux-ci se retrouve proportionnellement un processus de développement ou d’accroissement. Mais il est à noter qu’au-dessus du monde corporel on ne peut pas parler proprement d’augmentation quantitative ; il ne peut plus y avoir qu’un accroissement selon la qualité. Saint Thomas, dans son Traité des < habitus > a étudié de très près les conditions très spéciales de ce pro­ cessus. Qu’il nous suffise ici de le signaler. 3. La fonction de génération. a) Sa raison d'être. — A côté du pouvoir de se nourrir et d’atteindre leur plein développement les vivants ont celui d’engendrer ou de produire un être spécifiquement semblable à eux. La physique péripatéticienne parlait déjà de généra­ tion à propos des simples éléments, tels que le feu, l’eau, etc., mais il est clair que chez les vivants cette opération revêt des modalités spéciales. On peut pour fixer la raison d’être de la génération se placer à deux points de vue différents : - par rapport à l'individu tout d’abord et à l’ensemble de ses activités, et la génération apparaît comme un terme et une perfection : un terme relativement aux autres opérations de la vie végétative, nutrition et augmentation, qui la pré­ parent ; une perfection : engendrer étant communiquer de son être, se donner, c’est-à-dire réaliser d’une certaine manière ce que l’on entend par cette expression : acte du parfait, « actus perfecti > ; - par rapport à l’ensemble des vivants, et la génération apparaît alors comme ordonnée à une fin supérieure : la conservation de l'espèce. Ce qui est parfait, dans cette pers- LA VIE VÉGÉTATIVE 43 pcctive, c’est l’espèce qui dure, et ce qui est imparfait c’est l’individu, lequel ne pouvant subsister perpétuellement doit, pour se survivre d’une certaine manière, communiquer sa nature à d’autres qui la prolongent ; ici la génération apparaît comme l’acte de ce qui est imparfait : « actus imperfecti ·. Il est aisé de se rendre compte que ces deux points de vue sont complémentaires. b) Définition de la génération. — Saint Thomas, (Z4 P1, q. 27, a. 2), définit ainsi la génération des vivants : • la génération signifie l’origine d’un vivant, à partir d’un principe vivant conjoint, selon une raison de similitude, en une nature de même espèce » : generatio significat originem alicujus viventis a principio vivente conjuncto secundum rationem similitudinis in natura ejusdem speciei. Dans cette formule qui est devenue classique : — · l’origine du vivant » désigne le caractère commun à toute génération ; — < à partir d’un principe vivant conjoint », précise la différence spécifique de la génération des vivants ; — par les deux dernières adjonctions · selon une raison de similitude » et « en une nature de même espèce », se trouvent écartées toutes les productions d’un corps vivant qui, telle, la croissance des chevet”: ou les sécrétions diverses, ne se terminent pas à une nature spécifiquement semblable. c) Transposition analogique. — Au-dessous du niveau de la vie végétative se rencontre, nous le savons, un type inférieur de génération, celui des éléments matériels, qui se distingue surtout du précédent par son caractère d’activité purement transitive. Au-dessus, c’est-à-dire au plan de la vie intellective, l’on ne trouve pas, au sens propre du mot, de génération, du moins chez les esprits créés ; le · verbum mentis », ou le concept dans lequel s’exprime la connaissance intellectuelle n’est pas de même nature que le principe dont il procède. Exception seulement doit être faite pour Dieu chez qui nous sommes conduits par la foi à reconnaître une génération, celle de la deuxième Personne de la Trinité, dont le mode transcendant exclut toute imperfection. A la théologie de préciser comment on peut essayer de la concevoir (cf. J11 P‘, q. 27, a. 2). 4. Conclusion : le système de la vie végétative. De ce qui vient d’être dit, il ressort qu’en péripatétisme la vie végétative constitue un ensemble d’activités bien 44 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE caractérisées et systématiquement ordonnées, activités se situant à un certain niveau d’immatérialité et corrélativement d’immanence. Entre les trois grandes fonctions distinguées il y a un ordre : la nutrition apparaît comme l’opération fon­ damentale que présupposent les deux autres ; l’augmen­ tation complète la nutrition et l’une et l’autre de ces opéra­ tions ont comme fin la génération en laquelle la vie végétative atteint d’une certaine manière son point culminant. Resterait à soumettre à la critique cette ingénieuse théorie. Il est clair que les progrès immenses accomplis par les sciences de la vie contraindraient à bien des retouches. Mais il n’est pas certain que les vues profondes qui ont préside à cette organisation aient elles-mêmes perdu toute valeur. ■ O*v-3 u»v^‘ CHAPITRE III LA VIE SENSITIVE Au-dessus des êtres qui ne sont doués que de la vie végéta­ tive, on rencontre dans la nature des vivants qui possèdent en plus une activité sensitive. Cette activité, nous le savons, a son principe dans une âme particulière, l’âme sensitive, et elle se rapporte de façon immédiate à trois genres de facultés, connaissance sensible, appétit sensible, puissance motrice, dont nous allons successivement considérer les manifestations vitales. Section I LA CONNAISSANCE SENSIBLE La connaissance sensible est celle qui résulte de l’action directe des objets matériels sur les sens. Saint Thomas, après Aristote, distingue en ce domaine deux ensembles de puis­ sances, les sens externes et les sens internes. Les premiers sont immédiatement affectés par les objets sensibles qui, pour être perçus, doivent leur demeurer présents ; les seconds ne reçoivent leur connaissance que par l’entremise des sens externes ; ils les conservent, et peuvent de ce fait les repro­ duire, alors même qu’il n’y a plus sensation. Extériorité et intériorité, notons-le, ne sont ici nullement relatifs à la situa­ tion des organes des sens : il se peut très bien qu’il y ait des sens externes dans le corps lui-même, ainsi le toucher qui, pour Aristote, est à l’intérieur des chairs. Il arrive que l’on fasse précéder l’étude des sens de géné­ ralités métaphysiques sur la connaissance. Mais de telles considérations sont, semble-t-il, mieux à leur place au début du chapitre consacré à la vie intellective où elles trouvent 46 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE leur pleine application. C’est donc directement par l’analyse de la sensation que nous entrerons en matière. § I. Les sens externes Le présent exposé a son fondement dans les textes d’Aristote du De Anima (il, c. 5-12) et du De Sensu et sensato. Saint Thomas a repris dans l’ensemble la théorie d’Aristote, en l’orientant et en l’équilibrant toutefois de façon un peu dif­ férente (cf. outre les commentaires des textes précédents, Ih P·1, q. 78, a. 3 ; Quast. disp. De Anima, a. 13). Les com­ mentateurs, en particulier Jean de saint Thomas (Cf. Curs. phil., De anima, q. 4 et 5) n’ont pas manqué de donner des précisions qui leur sont propres. Il importera, en puisant à toutes ces sources, de marquer l’apport personnel de chacun. I. Le problème de la sensation chez Aristote. Le psychologue moderne, s’il vient à aborder la théorie péripatéticienne de la sensation, ne peut manquer de ressentir un certain dépaysement, impression qui ne lui vient pas seulement de la rencontre d’une technique scientifique d’un autre âge, mais encore de ce qu’il sc heurte à une pro­ blématique fort différente de celle à laquelle il est accou­ tumé. Dans la théorie ancienne, en effet, la préoccupation qui paraît tout de suite, s’imposer est celle du caractère actif ou passif de la faculté de connaître, cc qui, dès le seuil nous engage dans les perspectives d’une métaphysique de l’acte et de la puissance, bien éloignée de nos conceptions actuelles. Quoi qu’il en soit, la sensation apparaît originairement à Aristote comme une passivité : sentir c’est d’abord pâtir ou être altéré, le principe actif dans cette opération étant l’objet perçu. Un tel point de départ, manifestement, marque une réaction contre la théorie platonicienne de la connais­ sance, laquelle minimisait le rôle de l’objet sensible ; pour le Stagirite, c’est la chose extérieure elle-même qui, en quelque sorte, vient façonner la puissance sensible : ■ la sensation résulte d’un mouvement subi et d’une passion ». Il convient toutefois de remarquer que l’altération du sens n’est pas absolument réductible à celle d’une réalité physique soumise à une action corrosive ; la puissance de connaître n’est, tout au moins lorsqu’il s’agit de sensations normales, nullement ■ LA VIE SENSITIVE 47 détériorée dans son comportement passif ; elle y trouve même son authentique perfectionnement ; la réception de la forme a ici un caractère très particulier : on dira que le sens est cc qui est capable de recevoir la forme sans la matière. Nous aurons l’occasion de voir comment saint Thomas a su faire son profit de cette idée ; qu’il soit présentement retenu que, pour son maître, la sensation est surtout remarquable par sa passivité. 2. Passivité et activité des sens chez saint Thomas. Saint Thomas a repris en son fond la précédente doctrine : « est autem sensus quædam potentia passiva quæ nata est immutari ab exteriori sensibili » (Za Pa, q. 78, a. 3) « scientia consistit in moveri et pati ; est enim sensus in actu quædam alteratio, quod autem alteratur patitur et movetur » (De Anima, 11, 1. 10). La sensation est donc le résultat d’une action d’un objet sur le sens qui, à ce titre, doit être regardé comme une puissance passive. Faut-il conclure qu’il n’est que cela ? Ne parle-t-on pas aussi continuellement pour les sens d’acti­ vité ? Saint Thomas ne l’a nullement méconnu. Parfois même il semble donner dans la sensation le rôle le plus actif à la faculté de connaître : « la vision ellc-mcme, considérée dans sa réalité, n’est pas une passion corporelle, mais elle a pour cause principale la puissance de l’àme » (De Sensu, 1-4). Comment concilier ces points de vue ? En reconnaissant deux moments dans le processus de la sensation : l’un passif dans lequel le sens sc trouve informé ou déterminé par l’objet extérieur, l’autre actif, constituant l’acte même de connaître, dans lequel la puissance informée se détermine elle-même. Les commentateurs ont adopté cette explication qui a pour conséquence d’accentuer peut-être plus que dans la lettre d’Aristote le caractère actif de la sensation. Il reste qu’initialement et fondamentalement cette opération demeure une passivité. Saint Thomas s’est également préoccupé de préciser la nature très spéciale de cette passivité qui, nous l’avons vu, ne doit pas être confondue avec celle de la matière. Il y a, nous dit-il (Za Pa, q. 78, a. 3), pour un sujet récepteur deux façons d’être affecté : selon une modification d’ordre naturel, immutatio naturalis, et selon une modification d’ordre psy­ chique, immutatio spiritualis ; dans le premier cas la forme est reçue dans le sujet transformé selon son · être de nature », 48 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS î PSYCHOLOGIE dans le second cas selon son « être intentionnel » ou objectif. Dans la sensation l’une et l’autre de ces transformations peuvent se rencontrer, mais l’activité psychique de percep­ tion se trouve déterminée de façon propre et immédiate par la modification spirituelle, laquelle constitue ce type original de passivité qui est caractéristique de la connaissance. Observons que pour les anciens les deux passivités se trouvaient associées dans l’activité des sens inférieurs, tact et goût, où l’organe apparaît effectivement altéré : la main qui touche un objet chaud est ainsi physiquement échauffée, tandis que le sens du tact perçoit psychiquement la chaleur ; l’odorat et l’ouïe ne comportaient de modification physique que du côté de l’objet, la cloche qui vibre par exemple ; quant à la vue, pensait-on, elle aurait été pure réception intentionnelle sans modification physique, ni de l’organe, ni de l’objet. Actuellement, une observation plus précise nous permettrait sans doute de discerner dans tous les cas une altération organique du sujet (Cf. Textes III, Sens in­ ternes et sens externes, p. 180). 3. La « species » sensible. La sensation nous est apparue comme la réception d’une forme dans un sujet passif. Qu’est au juste cette forme ? Dans la terminologie péripatéticienne, elle a reçu la dénomi­ nation de ° species » j parfois l’on précise e species impressa », pour distinguer la forme qui est au principe de la connais­ sance de celle qui se rencontre à son terme, comme objet connu : ■> species expressa ». Saint Thomas, pour sa part, ne parle jamais que de « species », par quoi il désigne la forme qui est au principe de la connaissance. Pour la forme connue il usera d’autres locutions. Nous ferons comme lui. a) Raison d'être de la < species ». — La « species » a pour fonction propre de rendre présent à la faculté de connaître l’objet extérieur. Celui-ci, en effet, mis à part le cas de l’es­ sence divine pour la vision béatifique, ne peut directement informer la puissance, il faut que préalablement il soit élevé à un certain état d’immatérialité. Ainsi, dans la condition de » species » vient-il déterminer la sensation qui, dans l’ordre vital, sera produite par la puissance. b) Nature de la 1 species ». — La « species » peut être consi­ dérée à deux points de vue différents. Entitativement, elle est une modalité d’être réelle qui se trouve dans la puissance, 49 et qui la qualifie, selon le type d’union sujet-accident, pour constituer avec elle un troisième terme. Objectivement) ou dans l’ordre intentionnel, elle informe la puissance à la façon des objets de connaissance, et selon cct « esse spirituale » dont nous avons parle. C’est évidemment à ce dernier point de vue que la « species » est principe spécificateur de connais­ sance ; ainsi considérée, elle est pure similitude de l’objet. c) Production de la « species ». — En aucune façon il ne faut concevoir une telle production comme le résultat du transport d’une forme de l’objet connu dans la puissance de connaître, — il n’y a pas, comme l’a bien dit Descartes, d’« espèces voltigeantes », — mais comme une actuation de celle-ci sous l’influence de l’objet. Cette influence peut-elle s’exercer de façon directe et par la vertu seule de la chose perçue ? Ce dernier point pose une difficulté. Pour être en mesure de déterminer une puissance dans sa ligne propre, il faut être soi-même, du meme point de vue, en acte. Aussi verrons-nous que dans le cas de la connaissance intellectuelle, où l’objet n’est pas intelligible en acte, il faut qu’intervienne une puissance d’actuation spéciale, l’intellect agent. Une semblable puissance ne sera-t-elle pas nécessaire pour la connaissance sensible, ne devra-t-on pas parler d’un sens agent ? Saint Thomas ne le croit pas. Au contraire des objets de l’intelligence, ceux des sens peuvent être considérés comme étant déjà en acte ou au niveau de la puissance cognitive ; directement donc ils peu­ vent venir actucr le sens et y déterminer la formation de la u species ». LA VIE SENSITIVE 4. L’objet de la connaissance sensible. a) Qu’atteignons-nous par la sensation des choses exté­ rieures ? Certainement pas leur être total. Le sens, en effet, comme toute puissance de connaître, ne peut directement appréhender que les formes : objectum cujuslibet potentia sensitiva est forma prout in materia corporali existit. De plus, il convient de préciser que ce n’est pas la forme substantielle ou l’essence des choses qui sera perçue, mais seulement les formes accidentelles, et encore, semble-t-il, certaines formes accidentelles extérieures : sensus non apprehendit essentias rerum sed exteriora accidentia tantum. Saint-Tbomas III. 4. 50 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE En somme, sont à considérer comme objet des sens, l’en­ semble des qualités de la troisième espèce, précisément dénommées qualités sensibles, auxquelles il faut joindre les déterminations quantitatives des corps. b) Aristote, en un texte devenu classique, a réparti en trois grandes classes les objets de la sensation (cf. De Anima, il, c. 6). Les sensibles propres. Ce sont les objets particuliers de chacun des cinq sens externes : couleur, son, odeur, saveur, et l’ensemble complexe des qualités perçues par le toucher (chaud, froid, pesant, résistant, etc.). Ces sensibles sont appelés propres parce qu’ils ne se rapportent qu’à un seul sens qu’il déterminent, ce qui évidemment présuppose qu’euxmêmes sont spécifiquement distincts les uns des autres. Chaque sens donc perçoit son sensible propre, et il ne peut être affecté par celui des autres sens. Les sensibles communs. Comme leur nom l’indique, ces sensibles peuvent être appréhendés par plusieurs sens. On en distingue habituellement cinq : la grandeur, la figure, le nombre, le mouvement, le repos. La vue, le tact, et peutêtre l’ouïe, ont une certaine perception de ces choses. Les sensibles communs ne constituent pas un objet absolument indépendant ; ils supposent la connaissance des sensibles propres à laquelle ils apportent une modalité originale. Ainsi, lorsque je vois une étendue colorée, la couleur est, dans cette sensation, ce qui spécifie proprement la vue, mais l’étendue est également connue, et elle pourrait être connue par un autre sens. Les sensibles par accident. Cette dernière categorie d’objets n’est pas, elle, directement appréhendée par les sens, mais il lui advient d’etre liée à des choses qui sont effectivement senties. Je vois une tache colorée ; il se trouve que c’est un animal ; je déclare que je vois un animal. De tels objets, on s’en rend compte aisément, n’ont pas à entrer en ligne de compte dans la théorie spéciale de la connaissance des sens externes. 5. Le réalisme de la connaissance sensible. C’est sur ce point que paraissent s’opposer le plus absolu­ ment la philosophie ancienne, plus réaliste, et la pensée moderne, plus subjectiviste. Les sens nous révèlent-ils le monde extérieur tel qu’il est ou seulement de façon approxi­ mative, ou même purement symbolique ? Dès maintenant 51 précisons que l’objectivité mise ici en cause n’est que celle des sensibles propres et des sensibles communs, et de ces derniers même que pour autant qu’ils ne sont l’objet que d’un seul sens. Tout ce qui relève du sensible par accident, ou tout ce qui, dans la perception, suppose une certaine cons­ truction, est hors de nos vues. Le problème général du réa­ lisme de la connaissance est à étudier ailleurs, à propos de la saisie de l’être, et du point de vue de l’intelligence. Seul donc le donné immédiat de chacun de nos sens est ici en question. a) Qu'en ont tout d'abord pensé Aristote et saint Thomas? Leur attitude, sur ce point, est indubitablement réaliste : les données immédiates des sens pour eux sont objectives. Aristote, semble-t-il, le manifeste au prime abord avec plus de discrétion : ce qu’il veut précisément maintenir, contre Protagoras, c’est que la cessation de la sensation n’entraîne pas la disparition de l’objet : « que les objets qui produisent cette sensation s’évanouissent par le seul fait qu’elle est supprimée, c’est impossible, car la sensation ne porte pas sur elle-même : outre la sensation il y a quelque chose d’autre qui, de toute nécessité, la précède » (cf. Metaph. Γ, c. 5 ; De Anima, III, c. 2 et 3). Il y a, répète-t-il aussi constamment, identité entre le sensible et le sentant dans l’acte de la sensa­ tion ; par rapport au sensible propre il ne peut y avoir erreur dans les sens. Saint Thomas, pour sa part, l’a professé en formules absolument dépourvues d’équivoques ; la couleur est dans le fruit que l’on aperçoit : « la vue voit en effet la couleur du fruit sans odeur ; si donc l’on se demande où est la couleur qui est vue sans son odeur ? Il est clair qu’une telle couleur ne saurait être que dans le fruit » (/a P3, q. 85, a. 2, ad 2). Ce réalisme toutefois n’est pas sans admettre certains tempéraments. Tout d’abord, nous le savons, il ne concerne que les sensibles propres, et, d’une certaine manière les sensibles communs ; il ne porte d’autre part que sur les acci­ dents extérieurs, l’essence elle-même des choses demeurant voilée ; le sens, enfin, est à lui seul incapable d’apprécier formellement l’objcctivitc de sa connaissance, cette opéra­ tion supposant la réflexion de l’intelligence. Il faut aller plus loin. En plusieurs endroits, à l’occasion des erreurs des sens, saint Thomas, ouvertement, fait preuve de relativisme (cf. surtout Metaph., iv, 1. 14, n° 694, ss.). Une chose nous paraît petite ou grande selon qu’elle est perçue de loin ou de près : c’est à la seconde de ces impres­ LA VIE SENSITIVE 52 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE sions qu’ii conviendra de se fier pour juger de façon objec­ tive ; les sensibles communs d’ailleurs prêtent à de multiples illusions. On remarque également que la couleur d’un objet peut changer avec la distance : ici encore c’est la vision proche qui est bonne. D’autre part si les organes des sens sont malades, infectés d’humeur comme chez le fiévreux ou celui qui a la jaunisse, les sensations se verront troublées. La débi­ lité du sujet peut, enfin, être cause d’erreur : à celui qui est faible un poids effectivement léger paraît lourd. Nul doute que s’il se fût trouvé en face d’une analyse critique de la sensation plus méthodiquement conduite, saint Thomas, pressé par les faits, n’eût accentué son relati­ visme. Il reste cependant que pour lui, comme pour Aristote, la puissance sensible apparaît d’abord comme un réceptacle vide ; que toute la spécification vient de l’objet ; et que, dans des conditions normales tout au moins, nous percevons les qualités sensibles telles qu’elles sont dans la réalité. b) élaborations personnelles de Jean de saint Thomas. Les commentateurs ont repris la précédente doctrine de l’objectivité de la sensation, mais en la complétant sur cer­ tains points. Nous ne retiendrons ici que les perfectionne­ ments qu’y a apportés Jean de saint Thomas (cf. Cursus Philo., De Anima, q. 6, a. 4 : Utrum requiratur necessario quod objectum exterius sit prasens ut sentiri possit; a. 5 : Utrum sensus externi forment idolam seu speciem expressam ut cognoscant). Cet auteur s’efforce de préciser sur deux points principaux la théorie du réalisme de la connaissance des sens. Il déclare tout d’abord que la connaissance sensible réalise le type même de la connaissance expérimentale, laquelle s’op­ pose à la connaissance quidditative comme la saisie immédiate de la réalité concrète à la conception abstraite des essences ; le motif propre de la connaissance expérimentale étant la présence de l’objet connu à la faculté de connaître. Si l’on n’admet pour la connaissance sensible ce caractère d’immédiateté, estime-t-il, tout le réalisme de notre pensée, qui repose sur cette base, se trouve compromis. Dans le même souci de garantir l’immédiatctc de la connais­ sance sensible, notre auteur affirme en second lieu, qu’à l’opposé de ce qui se passe pour l’intelligence, une telle connaissance n’atteint pas son objet dans une conception formée par l’esprit ou dans une · species expressa ». La con­ naissance sensible n’a d’autre terme que la chose elle-même, ou ses qualités objectives, lesquelles sont appréhendées di­ LA VIE SENSITIVE 53 rectement et immédiatement par le sens. Qu’ici une « species expressa » ne soit point requise, cela résulte tout d’abord de la condition de la chose concrète qui, étant effectivement présente et dans des conditions d’immédiateté suffisante, peut être immédiatement saisie. Cela tient aussi à ce que, étant du genre qualité, l’action immanente ne suppose pas nécessairement la production d’un terme. La chose concrète a, dans le cas présent, tout ce qu’il faut pour terminer elle-même l’acte de connaître, et il serait superflu de recourir, pour jouer ce rôle, à un substitut créé par l’esprit. c) Conceptions relativistes de la connaissance sensible. Quelques thomistes modernes, impressionnés par les difficultés posées par une critique plus poussée de la sensation, se sont appliqués à renouveler la théorie ancienne dans le sens de la relativité (cf. par exemple : Frôbes, Psychologie spéculative, t. I, p. 108). Une première modification importante consiste à donner, du point de vue de l’objectivité, une valeur privilégiée aux qualités premières (données quantitatives), par rapport aux qualités secondes (données qualitatives). L’étendue et ses déterminations se trouveraient bien, en principe, dans la réalité, telles que nous les percevons, mais l’aspect quali­ tatif de la représentation n’est pas vraiment objectif ; s’il correspond concrètement à chaque qualité perçue une déter­ mination spéciale qui justifie la spécificité de la sensation, il n’y a pas entre les deux termes de vraie similitude. On voit combien profondément la théorie ancienne se trouve ici transformée. Pour saint Thomas, c’est au contraire la perception de la qualité qui présente le maximum de garanties, les erreurs se pro­ duisant plutôt dans la perception des sensibles communs. Quelques-uns vont moins loin dans leur réforme. Le sensible perçu est bien immédiat et objectif, mais il n’est réalisé comme tel qu’au contact de l’organe ou de la puis­ sance sensible. Le milieu tant extérieur qu’intérieur, peut en effet très bien modifier les conditions de la sensation. L’objet, dans sa réalité, ne serait donc pas nécessairement identique à la représentation que nous en avons. d) Conclusion. Que retenir de tout ceci ? Il n’est pas douteux que saint Thomas, à la suite d’Aristote, n’ait reconnu l’objectivité des qualités sensibles ; il apparaît également que, lorsque le fait l’y contraignait, il tempérait d’un certain relativisme cette première estimation. Peut-on aller plus loin que lui dans cette 54 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE voie ? Sans doute. Rien n’interdit en particulier de tenir compte davantage des conditions du milieu et des organes, et de ramener ainsi au niveau de la faculté l’objet tel que nous le percevons. Ira-t-on jusqu’à dire que les qualités perçues ne sont que des symboles, à finalité surtout utilitaire, des qua­ lités réelles des choses ? Il sera toujours pratiquement im­ possible de donner à cette question une réponse décisive, les sens n’ayant pas, comme l’intelligence, le pouvoir de réfléchir sur leur acte, et donc de juger de leur valeur exacte. Quoi qu’il en soit, il y a une immédiateté et un certain réa­ lisme de fond que l’on peut difficilement, en thomisme, refuser à la connaissance sensible. 6. Puissances sensibles et « medium ». Précisons sur quelques points la structure et le mécanisme des puissances sensibles. a) Nature des puissances sensibles. — Il est évident que les puissances sensibles sont des puissances organiques, c’est-àdire qu’elles dépendent à la fois de l’âme qui est à leur prin­ cipe, et du corps où elles s’incarnent sous forme d’organes bien déterminés : l’analyse la plus élémentaire de la sensation en témoigne. Ainsi l’âme, si elle vient à être séparée du corps, ne possède-t-elle plus scs puissances sensibles que de façon radicale, et elle n’en peut plus exercer les actes. N’étant pas des puissances purement spirituelles, les sens ne peuvent réfléchir parfaitement sur eux-mêmes, et ils n’ont pas ainsi la connaissance distincte de leur activité. Un certain pouvoir de réflexion, toutefois, se trouve reconnu, en péripatétisme, à un sens particulier, le sensus communis, et ainsi est-il possible de parler d’une certaine conscience sensible. La physiologie des organes des sens n’a pas été sans inté­ resser Aristote ; mais il est évident que ses allégations, si ingénieuses soient-elles, ont besoin d’être sérieusement contrô­ lées et complétées. Une de scs conceptions maîtresses en ce domaine, était que, pour être en état de recevoir une certaine forme, les sens devaient en être privés ; ainsi la pupille étaitelle faite d’eau, ce qui la rendait capable d’être impression­ née par toutes les couleurs. b) Les « milieux » de la connaissance sensible. — En plus de la puissance sensible et de son organe, en plus aussi de l’objet qui la détermine, il est nécessaire, pour qu’il y ait sensation, qu’il y ait aussi un certain · milieu * intermédiaire. LA VIE SENSITIVE 55 L’existence de celui-ci paraît reposer sur une double cons­ tatation. Tout d’abord dans le cas de trois sens au moins, vue, ouïe et odorat, ce milieu se pose comme un fait ; l’or­ gane est sépare de l’objet sensible par un certain intervalle d’air ou d’eau qui manifestement joue un rôle de transmis­ sion. En second lieu, n’est-il pas évident que la suppression du milieu peut entraîner celle de la sensation : placé direc­ tement sur l’œil, l’objet coloré n’est plus perçu ; trop rappro­ ché de l’oreille, l’objet sonore ne provoque plus qu’une audi­ tion confuse. Il apparaît donc que l’action de l’objet sensible a besoin de se réfracter dans un milieu pour être en mesure d’affecter convenablement l’organe. Il est assez curieux d’observer qu’Aristote a étendu cette théorie aux sens du toucher et du goût, pour lesquels, au contraire des précé­ dents, le contact corporel direct avec l’objet sensible paraît s’imposer. Le milieu existe cependant encore alors, et il n’est autre chose que la chair, les organes eux-mêmes n’étant pas en surface, mais à l’intérieur. Comme les organes, les milieux doivent être en condition de neutralité par rapport aux formes qu’ils reçoivent : ainsi le « diaphane «, milieu correspondant à la vue, est-il incolore, et, semblablement, le milieu du son insonore. Dans le cas du tact et du goût, pour lesquels le milieu est la chair, matière nécessairement qualifiée, on dira qu’il y a un certain équilibre de qualités, une « médieté », laquelle sera réceptive de tout ce qui sera « excès » dans le réactif extérieur : ainsi la main qui est tempérée peut-elle recevoir le chaud et le froid des objets qui la touchent. Quel est exactement le rôle du milieu dans cette psycho­ logie de la sensation ? Sans aucun doute, tout d’abord un rôle de transmission ; mais il servait aussi dans la conception des anciens à protéger les organes des sens, pour qui le contact avec l’objet pouvait être nuisible. Certains commen­ tateurs ont attribué également au milieu une fonction de spi­ ritualisation des formes, en vue de leur réception par les sens ; c’est grâce à lui qu’elles deviendraient effectivement sensibles en acte. 7. Le nombre des sens externes. Par quoi les sens vont-ils se distinguer ? Ce ne peut être par leurs organes, ceux-ci étant eux-mêmes relatifs aux sens ; pas davantage, et pour la même raison, par leurs « milieux » ; abstraitement considérés, les qualités sensibles ne sont 56 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE qu’intelligibles, et donc ne servent ici de rien. Reste que les sens reçoivent leur différence de ce qui leur convient formelle­ ment, c’est-à-dire de leur sensible propre (cf. Za P», q. 78, a. 3 ; Quasi, disp, de an., a. 13). A partir de ce principe, Aristote de distinguer les cinq sens qui sont devenus classiques (De Anima, II, c. 6 et suiv.). Aucune raison a priori n’est donnée de cette énumération qui paraît ainsi n’avoir d’autre fondement que l’expérience vulgaire. Saint Thomas, cependant, qui se plaît à de telles mises en ordre, nous a laissé un double essai de systématisa­ tion de ces puissances. a) On peut tout d’abord les ranger selon leur degré d’imma­ térialité relative, celle-ci se proportionnant à l’importance de la modification matérielle qui accompagne l’« immutation » spirituelle du sens. C’est ainsi qu’au sommet se situerait la vue qui n’implique aucun changement corporel ; au-dessous viendrait l’ouïe et l’odorat qui comportent une modification du côté de l’objet ; au bas de l’échelle, enfin, le goût et le tact qui supposent en plus une modification de l’organe. De telles observations, même si le principe de cette systématisation demeurait toujours valable demanderaient évidemment à être mises au point. b) Au De Anima (ill, 1.17-18), saint Thomas classe les sens suivant leur utilité, ou d’après la finalité qu’ils remplissent dans la vie animale. Après avoir observé que s’ils ont tous besoin d’une fonction nutritive, les vivants n’ont pas néces­ sairement tous des puissances de connaître, le Docteur angélique distingue deux catégories de sens (et partant d’ani­ maux) : les sens inférieurs et fondamentaux, dont la vie ani­ male ne peut se passer, le toucher, tout au moins, et le goût ; et les sens supérieurs, qui confèrent à cette vie une plus grande perfection, l’ouïe, l’odorat et la vue, lesquels sont précisément ceux des sens qui, par leur milieu, tiennent leur objet à dis­ tance. Cette division aurait sa raison d’être dans le besoin que les animaux supérieurs éprouvent de se déplacer, pour quérir leur moyen de vivre ; circonstance qui requiert évi­ demment l’usage d’un plus grand nombre de sens. Les ani­ maux inférieurs, eux, trouvant immédiatement à leur portée de quoi se sustenter, n’ont pas à bouger, ni en conséquence à percevoir de loin. Explication aussi ingénieuse que dif­ ficile à vérifier ! Difficulté. Le sens du toucher est-il un ou multiple ? La diversité des impressions que l’on ramène communément LA VIE SENSITIVE 57 à ce sens, efforts musculaires, pesanteur, chaleur, douleur, etc. amènent naturellement à poser la question. Saint Thomas s’était déjà inquiété de la chose (cf. I» Pa, q. 78, a. 3> ad 3) ; il inclinait à penser que le tact est une sorte de genre qui comporterait plusieurs espèces. De nos jours, on distingue­ rait volontiers un sens de l’effort et un sens thermique, le sentiment de douleur étant plutôt à rattacher à l’affectivité. Aristote penchait aussi beaucoup à assimiler le goût au tact, faisant de celui-là une sorte de tact limité à la langue. (Cf. Texte III. Sens internes et sens externes, p. 180). 8. La théorie aristotélicienne de la vision. En raison des applications particulières qu’elle trouve, tant en théologie qu’en philosophie — doctrines de l’intcllcction, de la foi, de la vision béatifiques —, et à cause de son intérêt propre, la théorie de la vision mérite de nous retenir un peu plus (cf. saint Thomas, De Anima, il, 1, 14-15 î De Sensu, 1, 2-9). L’objet de la vue est le visible , or dans l’ordre du visible l’on rencontre deux choses, la couleur et le lumineux : la couleur est le visible par soi, tandis que le lumineux ne sera visible que par la couleur. Voyons de plus près comment s’agencent ces éléments. L’ensemble des corps transparents et même opaques possède en commun une certaine nature, le diaphane (perspicuum). Celui-ci, de soi, est pure puissance ; il se trouve déterminé par le feu ou par les corps célestes : son acte est alors la lumière. Mais nous savons que la lumière est seulement un principe de visibilité : elle ne devient vi­ sible effectivement que lorsqu’elle est actuéc par la couleur qui, elle, se trouve être la limite des corps opaques. L’objet sera donc visible en acte lorsque le diaphane se verra à la fois illuminé, et déterminé par la couleur. En toute cette explication il n’y a, remarquons-le, pas trace de mouvement local ; tout le processus relève de l’altération qualitative. Au De Sensu, la présente théorie se voit opposée aux concep­ tions émissionnistes de Platon, d’Empédocle et de Démocrite. La vision, selon ces philosophes, serait plutôt à comprendre comme un rayonnement lumineux de l’œil : celui-ci étant de la nature du feu émettrait du feu qui ferait percevoir les objets environnants. Parfois l’on admettait aussi que des particules émanaient en même temps des corps extérieurs ; la vision était alors provoquée par la rencontre des deux courants. Aristote, pour sa part, ne croyait pas que l’œil 58 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE fût un foyer lumineux actif ; il n’est pas de feu, mais plutôt d’eau, et son comportement, vis-à-vis de son objet est de pure passivité. La couleur fondamentale, dans la doctrine, péripatéticienne, était le blanc auquel le noir se trouvait opposé à titre de minimum ; les autres couleurs étaient for­ mées d’une combinaison de blanc et de noir. § IL Les sens internes Les sens externes n’atteignaient que les sensibles propres ou communs, et seulement en leur présence. Or l’expérience manifeste que notre activité de connaissance sensible s’étend au delà de cette perception immédiate des objets. Nous conservons nos sensations, et nous pouvons spontanément les reproduire ; d’autre part, il nous est possible de les compa­ rer, de les associer, ou de les référer aux besoins pratiques du sujet. L’ensemble de ces activités requiert évidemment d’autres pouvoirs que les simples sens externes : ce sont les sens internes. Selon sa coutume, saint Thomas s’est appliqué à donner une justification a priori de l’existence de ces sens (cf. Za P*, q. 78, a. 4). Deux raisons principales lui paraissent les motiver. L’animal parfait tout d’abord, ayant à se déplacer pour I subvenir à scs besoins, doit être capable de se représenter les objets sensibles, même lorsqu’ils ne sont pas présents. D’autre part il est nécessaire, afin qu’il soit en mesure de dis­ cerner ce qui lui convient ou ne lui convient pas, qu’il ait 1 un certain sens de l’utile et du nuisible, sens qui ne peut être ramené à la perception extérieure des objets. C’est ainsi, pour reprendre l’exemple ancien, que la brebis s’enfuit en voyant le loup, non parce que la couleur ou la forme de cet animal déplairait à son regard, mais parce qu’elle voit qu’il est son ennemi. De tels raisonnements seraient à reconsi­ dérer. En réalité le discernement des sens internes résulte d’abord de l’analyse du donne de la connaissance sensible, lequel manifeste des « raisons objectives » qui ne sont pas réductibles à celles des sens externes. Comme dans tous les cas similaires, il conviendra de reconnaître autant de puis­ sances spéciales qu’il y aura d’objets nouveaux spécifiquement distincts. Le péripatétisme en dénombre quatre, auxquels répondent les quatre sens internes : « sensus communis », ' imagination, estimative et mémoire. Aristote a étudié cette question des sens internes au De LA VIE SENSITIVE 59 Anima (in, c. 1-3), et au De memoria et reminiscentia. Saint Thomas a commenté ces textes, et il a donné une vue synthé­ tique de leur contenu dans la Somme théologique (Zu Pa, q. 78, a. 4) et dans la Quast, disp, de Anima (a. 13). Dans toutes les élaborations aux apparences un peu convenues et rigides de ces exposés se cache, nous aurons l’occasion de le remarquer, une grande richesse d’observations et une véri­ table finesse de discernement psychologique. (Cf. Texte III. Sens internes et sens externes, p. 180). I. Le a sensus communis ». En raison de l’équivoque complète à laquelle conduirait l’emploi de l’expression française correspondante de « sens commun », il nous paraît préférable de ne pas traduire le terme latin. Chez Aristote le « sensus communis » paraît remplir une triple fonction : perception, pour une part, des sensibles communs ; réflexion sur l’activité sensible ; discri­ mination et comparaison des objets appartenant à plusieurs sens différents. Saint Thomas ne tient compte que des deux dernières de ces fonctions. a) La conscience sensible. — Chacun des sens particuliers a, semble-t-il, un minimum de conscience de son activité ; du moins sait-il vaguement qu’il fonctionne. Mais comme les puissances sensibles ne réfléchissent que de façon tout à fait imparfaite sur elle-même, il paraît préférable d’attribuer ce rôle à un sens distinct. Ce sens est le « sensus communis » qui, lui, perçoit que je vois, que j’entends, etc. En lui se réa­ lise et s’unifie ce que l’on peut appeler la conscience sensible qui, chez l’homme, est étroitement associée à la conscience intellectuelle. b) La centralisation des connaissances sensibles. — Non seulement le « sensus communis » a la conscience des acti­ vités de chacun des sens, mais encore il les rapproche et les compare, chose que les sens particuliers, enfermés dans les limites de leurs objets propres, ne peuvent évidemment faire. Cet objet que je perçois actuellement parait conjointement coloré et étendu à ma vue, sonore à mes oreille, rugueux et froid à ma main : c’est grâce au « sensus communis », qui se trouve reproduire de façon simultanée toutes ces sensations, qu’une certaine unité s’établit dans ma conscience entre ces données diverses. Sans lui la perception globale de l’objet sensible serait inexplicable. 6θ PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE On voit, par ce pouvoir de centralisation des données sensibles qu’on lui attribue, que le sens en question ne peut être qu’en très étroite continuité avec les sens externes. Pour saint Thomas, il en est comme une sorte de fond commun, le système de la connaissance sensible externe nous appa­ raissant ainsi comme un faisceau de puissances enracinées dans une faculté centrale. Toutefois le « sensus communis » demeure bien une puissance distincte ayant ses fonctions propres. Dans l’ensemble de l’organisme de la connaissance il constitue comme un relais intermédiaire chargé, en parti­ culier, de transmettre aux puissances supérieures les données premières de la sensation. Tous les animaux, pour Aristote, sont nécessairement doués de ce sens, alors que les autres sens internes ne se rencontrent que chez les animaux supé­ rieurs. 2. L’imagination. Cette faculté joue en aristotélisme un double rôle. En pre­ mier lieu elle reçoit et conserve les impressions sensibles qui lui sont transmises par le « sensus communis », et à ce titre elle est une sorte de mémoire ; en second lieu elle repro­ duit, en l’absence de l’objet extérieur, ces impressions. ^En raison de cette double activité qui lui est reconnue, l’imagination ne peut être ramenée à aucun des sens jusqu’ici distingués, pas même au « sensus communis » qui, lui, ne conserve pas et donc ne peut reproduire les images. De telles fonctions sont pour saint Thomas tout à fait originales, et une pure faculté réceptrice est impuissante à en rendre compte. Par ailleurs, l’imagination est à distinguer des autres sens internes : de l’estimative qui, nous le verrons, considère certaines relations abstraites dont les sens n’ont pas la per­ ception ; de la mémoire qui impliquera toujours une réfé­ rence au passé, étrangère, elle aussi, au simple donné des sens. L'activité de Γimagination. — Les psychologues modernes ont développé considérablement l’étude des activités diverses de cette faculté, s’efforçant de déterminer avec toute la précision possible les lois de reviviscence, d’association, de modification des images, etc. On ne rencontre rien de compa­ rable dans les études des anciens. Ceux-ci toutefois avaient parfaitement pris conscience du rôle capital joué dans la vie psychique par l’imagination. Elle est pour eux à la base de la vie passionnelle ; elle est aussi la faculté des rêves, et c’est I LA VIE SENSITIVE 6l par ses prestiges que l’erreur pénètre dans l’esprit. Ajoutons que les analyses faites par la suite ne contredisent en rien ces observations premières, et que leurs résultats viennent aisément prendre place dans les cadres qu’elles déterminent. 3. « Estimative ■ et · cogitative ». La doctrine de 1’ ■ estimative ■ et de la · cogitative » — si l’on ose ainsi rendre les termes à'astùnativa et de cogitativa — constitue l’une des conceptions les plus remarquables de la psychologie de la connaissance sensible que nous étudions. C’est un fait que les animaux se mettent en quête de certains objets ou les fuient, non seulement en tant que ceux-ci ont un rapport favorable ou défavorable avec tel sens parti­ culier, mais encore en ce qu’ils sont utiles ou nuisibles à la nature de l’individu considéré dans sa totalité. La brebis, aime à répéter saint Thomas, fuit le loup, non en raison de sa couleur ou de sa forme, mais comme nuisible à sa nature ; et, pareillement, l’oiseau recueille des pailles, non par plaisir des sens, mais en vue du nid qu’il est en train de se cons­ truire. Or il est clair que de tels objets c’est-à-dire la · raison » d’utilité ou de nuisance, ne tombent sous aucun des sens propres ; par ailleurs, chez l’animal tout au moins, on ne peut dire qu’ils ont été perçus par une intelligence qui n’existe pas. Reste donc qu’il y ait un pouvoir sensible spécial ayant pour objet ces rapports non sensibles, « intentiones insensa­ ta », à partir desquelles les puissances affectives et motrices pourront réagir. La théorie de Γ « estimative », venons-nous de reconnaître, paraît avoir été inventée pour rendre compte de certaines réactions originales des animaux. Mais ne rencontre-t-on pas chez l’homme, au niveau de son activité sensible, des mouvements semblables ? Il n’y a donc aucune raison pour que dans son cas l’on n’admette pas l’existence de ce sens interne. L’on devine toutefois que dans son psychisme plus élevé cette puissance aura une condition spéciale, tenant en particulier à l’influence qu’exercera sur elle l’intelligence qui est la faculté supérieure de gouvernement. Aussi lui a-t-on réservé ici un nom particulier j dans la tradition augustinienne, on parlait en un sens voisin de ratio inferior; saint Thomas s’arrête au terme que nous avons déjà signalé de cogitativa. De façon précise la ■ cogitative » se distingue de 1’ · estimative » en ce qu’elle a un champ d’exercice plus étendu et surtout en ce qu’elle peut, en raison de sa proximité avec 62 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE les facultés supérieures, effectuer dans l’ordre concret des rapprochements qui confinent aux synthèses proprement intellectuelles. A ce voisinage avec la vie de l’esprit la « cogitative ® doit de jouer dans le psychisme humain un rôle extrêmement impor­ tant. Entre le sens, qui porte sur le singulier concret, et l’intelligence, qui est la faculté de l’universel abstrait, elle joue en quelque sorte le rôle de médiateur. Elle intervient ainsi dans la constitution des schèmes imaginatifs qui servi­ ront de matière à l’intellection ; et c’est elle que l’on retrouve lorsqu’il s’agit d’adapter les impératifs supérieurs de la raison à l’action dans le monde sensible. Si, par exemple, je veux écrire, c’est la « cogitative <· qui met en rapport dans mon esprit cette plume déterminée que je tiens entre mes doigts avec la fin à poursuivre, c’est-à-dire avec les caractères à tracer sur cette page blanche qui est devant moi. On songe, évidemment, en étudiant cette faculté, aux modernes études sur l’instinct. Il n’est pas douteux que l’activité qu’on lui prête ne se rattache à ce cercle de phéno­ mènes que, de nos jours, on range sous ce titre. Toutefois, il est à noter que dans l’analyse ancienne, c’était l’aspect cognitif des phénomènes de cet ordre qui se trouvait mis en évidence ; une étude de l’instinct, faite dans cette ligne, apparaîtrait donc avec un caractère intellectuel ou imagina­ tif très marqué ; la possibilité de réflexes absolument indé­ pendants de l’activité de la connaissance ne se trouvant d’ailleurs nullement exclue. 4. La mémoire sensible. Le dernier des sens internes, la mémoire, a une fonction à la fois précise et limitée. La conservation et la simple repro­ duction des impressions sensibles est, on l’a dit, le fait de l’imagination ; ce qui revient, semble-t-il, à la mémoire, c’est d’être le » trésor » de ces rapports abstraits qu’avait conçue la « cogitative » : clic les réveille dans la conscience en même temps que les images. Mais le caractère vraiment distinctif de cette faculté est, pour Aristote, le pouvoir qu’elle a de se représenter les choses comme passées, « sub ratione præteriti ». On dit que l’on se souvient d’une chose lorsqu’on peut rapporter sa perception au passé : hier, j’ai rencontré telle personne j l’image de cet événement se présente dans ma conscience avec sa situation dans le temps. Comment donc s’opère ce rattachement de l’image ou des LA VIE SENSITIVE 63 rapports évoqués à un moment déterminé du temps ? Il ne peut être directement le fait de l’intelligence, celle-ci saisissant son objet dans les conditions d’abstraction qui le situent au-dessus du cours du mouvement et donc du temps ; il n’y aura pas chez l’homme de mémoire intellectuelle pure. L’appréhension du mouvement est, de façon immédiate, une perception sensible et c’est dans cette perception que se fonde la connaissance du temps ; l’ordre temporel des phénomènes ainsi appréhendés s’inscrit dans la mémoire qui est, de ce fait, capable de le reproduire. Que l’un de ces phénomènes vienne se présenter à elle, et elle sera en état de la situer temporellement par rapport aux autres. Chez l’animal, cette résurgence du passé s’accomplit de façon automatique ; dans la conscience humaine, elle peut aussi être le résultat d’une recherche active qui reçoit le nom de réminiscence. La psychologie moderne peut, ici encore, apporter de très précieux compléments à l’analyse des an­ ciens, en précisant notamment les conditions et les modalités de cette résurrection, dans le cadre du temps, des phénomènes antérieurement perçus. Mais il semble qu’elle n’ait rien à changer à la définition meme du fait de mémoire ou à sa spécification par cette « ratio prætcriti », si nettement reconnue par l’aristotélisme. Ici, comme pour les autres sens internes, cette philosophie paraît avoir réussi à s’élever à un discerne­ ment remarquablement précis et exact des objets. Section II L’AFFECTIVITÉ SENSIBLE ET LE POUVOIR DE SE MOUVOIR A côté de nos actes de connaître, l’analyse la plus élémen­ taire distingue dans le courant de notre vie psychique tout un ensemble d’actes, désirs, volitions, sentiments et affec­ tions diverses qui manifestement sont d’un autre ordre. Cette constatation conduit à reconnaître l’existence, en plus de nos puissances cognitives, d’un groupe de facultés que l’on dénommera appétitives, si l’on met l’accent sur l’aspect tendanciel de leur activité, et affectives, si l’on veut au con­ traire souligner leur comportement par rapport au sujet. Remarquons dès à présent, qu’à l’encontre de certaines doc­ trines plus récentes la psychologie aristotélicienne rapporte aux mêmes facultés ces deux aspects de la vie affective ; 64 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS .* PSYCHOLOGIE ainsi désirer ou vouloir un objet, et en jouir ou pâtir, sont actes d’une seule faculté. Il en résulte que pour l’ensemble du psychisme humain on a seulement à distinguer deux et non trois grands ordres de facultés, les facultés de connais­ sance, et les facultés d’appétition, division qui a son fondement dans la métaphysique générale de l’action. Dans ce qui suit, on se bornera à exposer dans scs grandes lignes la doctrine de saint Thomas. Tout ce qui regarde l’ana­ lyse des passions, déjà remarquablement fouillée chez les anciens, tout ce qui concerne aussi leur valeur morale, sera laissé de côté. Plutôt donc qu’une psychologie — au sens moderne —, ou une morale, l’on trouvera ici une métaphy­ sique de l'affectivité. Pour cette étude, cf. Somme théologique (Za Pa, q. 80, a. 1-2 ; q. 81, a. 1-2) et De Veritate (q. 25, a. 1-2). § I. Les puissances affectives i. De l’existence des puissances affectives en général. Arrêtons-nous tout d’abord à l’article par lequel saint Thomas, dans la Somme, inaugure son traité (Za Pa, q. 80, a. i). L’existence d’une vie appétitive ou affective est un fait d’expérience. Mais ce qui peut faire difficulté, c’est de recon­ naître au principe de cette vie l’existence de puissances spéciales. Ne pourrait-on dire en effet qu’étant un phénomène tout à fait général, que l’on retrouve chez les êtres inanimés comme chez les vivants, i’appétition n’est que l’inclination qui fait suite à la nature de chaque être ? Ce qui apparaît en particulier dans le cas des facultés de l’âme, qui semblent s’ordonner d’cllcs-mémes à un objet. Pourquoi donc requérir, à côté de cette inclination de nature, l’exercice d’un pouvoir d’appétition spécial ? Saint Thomas répond à cette difficulté en rappelant tout d’abord le principe qui va commander toute la question : à toute forme fait suite une tendance, · quamlibet formam sequitur aliqua inclinatio » ; c’est ainsi que le feu est par nature incliné vers les lieux supérieurs, et qu’il tend à engen­ drer du feu. Deux cas peuvent alors se présenter : - celui des êtres qui sont dépourvus de connaissance ; chez eux ne se rencontre qu’une forme qui les détermine selon leur être propre, et à laquelle fait suite une incli­ nation naturelle que l’on dénomme : appetitus naturalis ; - celui des êtres qui ont la connaissance ; on y retrouve LA VIE SENSITIVE 65 bien, comme précédemment, une forme et une incli­ nation naturelle, mais en plus, à cause de l’amplitude de ces êtres, les formes des autres choses qui ont été reçues, sous un mode d’existence plus élevé, dans les puissances de connaître. A ces formes éminentes doit correspondre une inclination d’un type également plus élevé, qui portera l’être doué de connaissance vers le bien appréhende et sera désigné par l’expression d'appe­ titus animalis. 2. Divisions de l’appétit. a) Appetitus naturalis, appetitus animalis. Il convient que l’on revienne, pour bien en préciser la signification, sur cette distinction. L’· appétit naturel » désigne l’inclination qui, de façon tout à fait universelle, accompagne toute forme. Cette incli­ nation n’est autre chose que la tendance toujours actuelle rapportant une forme à son bien ou à sa perfection ; comme la forme qui est à son principe, Γ « appétit naturel » est quelque chose de nettement déterminé : le lourd se porte de façon constante vers le bas ; c’est dans sa nature. L’ « appétit animal », quant à lui, fait suite à la forme appré­ hendée dans la connaissance : l’animal voit sa proie, et il est porté à se jeter dessus. Ce type d’appétition se distingue du précédent de plusieurs manières. Tout d’abord on doit dire qu’il n’est pas continuellement en acte ; avant qu’il n’ait aperçu sa proie, l’animal avait seulement le pouvoir de se lancer à sa poursuite. L’appétit « animal » sera donc une puissance capable d’étre actuéc. D’autre part cette puissance doit être distinguée des facultés de connaître : c’est ce que l’on doit conclure de la diversité spécifique de l’activité de connaissance qui est assimilatrice et s’achève dans le sujet et de l’activité d’appétition qui dit tendance, et tendance vers un autre. Seules des facultés distinctes seront en mesure de rendre compte d’actes aussi différents. On remarquera enfin que l’« appétit animal » n’est pas, comme < l’appétit naturel », limité à une seule forme d’être ; il est capable de prendre pour soi toutes les formes, en nombre illimité, que les puissances cognitives sont elles-mêmes capables de rece­ voir ; de plus, si l’on ne regarde que l’appétit propre aux facultés, on devra dire que tandis que l’« appétit naturel » d’une faculté donnée ne vise qu’au bien propre de celle-ci, Γ· appétit animal » qui lui correspond s’étend à tout le bien Saint-Thomas III. 5. 66 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE du sujet lui-même. Le fait qu’il comporte l’actuation d’une puissance a conduit à désigner 1’· appétit animal · par l’ex­ pression d’« appétit élicite », qui est d’usage courant. Cas particuliers des facultés. — Si l’on applique la distinc­ tion qui vient d’etre établie au cas de ces natures d’être que sont les facultés on devra dire que : dans la faculté de connaître, il y a seulement un « appétit naturel » qui l’ordonne à son objet, le visible ou la couleur par exemple pour la vue ; tandis que, pour la faculté appétitive correspondante, on peut parler de deux appétits distincts : d’un « appétit naturel », toujours actuel, vers le bien de cette faculté, et d’un « appétit élicite » qui, après un acte de connaissance, la détermine vers tel bien particulier. Si nous reprenons notre exemple nous dirons, qu’avant qu’il n’ait aperçu sa proie, l’animal avait dans sa puissance visuelle un « appétit naturel » à tout l’ordre du visible, et dans son affectivité un autre « appétit naturel » à tout ce qui pouvait combler son désir. Survient dans sa conscience l’image de la proie convoitée, et la puissance affective « élicie » cet acte de désir qui détermine le processus de la capture. b) Appétit sensible et appétit intellectuel. (Cf. ΙΛ ΡΛ, q. 80, a. 2). La distinction de ces deux formes d’appétit ne présente pas de difficultés de principe ; elle suppose seulement bien établie la spécificité respective des deux ordres de la connaissance sensible et de la connais­ sance intellectuelle. A partir de là on raisonne très simple­ ment. Les puissances appétitives, étant des puissances passives, doivent se distinguer d’après la diversité des principes moteurs qui les déterminent ; or ici ces principes sont les actes de deux puissances génériquement différentes, les sens d’une part et l’intelligence de l’autre j donc il doit y avoir deux espèces de puissances appétitives, celles qui se rapportent à la connaissance sensible, et celles qui corres­ pondent à la connaissance intellectuelle. Il est important de remarquer que le fait d’être appréhendé par le sens ou par l’intelligence n’est pas, pour l’objet désiré, une drconsatance purement accidentelle j la raison ou le motif d’appétition est, dans les deux cas, formellement dif­ férent : l’affectivité sensible ne se portera jamais que vers des biens particuliers considérés comme tels, tandis que l’ap­ pétit intellectuel, c’est-à-dire la volonté, visera toujours ceux-ci sous la raison universelle de bien. Encore qu’elles portent sur les mêmes choses qui sont en dehors de l’âme, LA VIE SENSITIVE 67 les tendances volontaires et les inclinations sensibles ne sont donc pas spécifiquement les mêmes, ce qui suppose que l’on distingue bien les facultés. c) Appétit concupiscible et appétit irascible. (Cf. Za Pa, q. 81, a. 2). Abordant les problèmes particu­ liers de l’appétit sensible, saint Thomas est tout de suite amené à établir une nouvelle partition qui ne sera pas sans importance en morale, celle de deux facultés distinctes de cet ordre. Le principe de discrimination invoqué est celui que nous connaissons bien : là où il y a des raisons d’objet spécifiquement différentes doivent se rencontrer des puis­ sances également différentes. Or notre affectivité sensible, à l’imitation des simples forces de la nature, peut avoir affaire à deux espèces d’objets ou de biens distincts : tantôt à des biens qu’il n’y a qu’à désirer, bonum simpliciter (ou des maux qu’il n’y a qu’à fuir) ; tantôt à des biens qui m’appa­ raissent difficiles à atteindre, bonum arduum. Dans le premier cas jouera l'appétit concupiscible, dans le second cas devra intervenir une autre puissance, l'appétit irascible. Que le bien désirable nous apparaisse tantôt comme aisé, tantôt comme difficile à conquérir, c’est l’évidence même. Mais, une telle circonstance, pourrait-on se demander, estelle donc suffisante pour créer une différence spécifique d’objets et donc de facultés ? En faveur de celle-ci, saint Thomas fait valoir plusieurs arguments. Les passions des deux types paraissent se combattre et s’affaiblir mutuelle­ ment, ce qui semble requérir une distinction correspon­ dante de puissances. D’autres part, ce qui est peut-être plus décisif, l’appétit irascible ferait appel à d’autres puissances de connaître que l’appétit concupiscible : pour désirer ou pour aimer, il suffit d’avoir des sensations ou des images ; tandis que pour se mettre en colère, il faut encore avoir pris conscience de ces rapports abstraits que seuls les sens in­ ternes supérieurs, cogitative et mémoire, peuvent atteindre ; l’irascible d’autre part engage davantage la raison. Après avoir distingué, il convient d’ailleurs de ne pas négliger de rétablir entre les deux facultés de l’appétition sensible une certaine unité : les passions issues de l’une et de l’autre s’enchaînent et s’entraînent mutuellement ; plus profondé­ ment, l’on doit dire que le concupiscible a quelque chose de plus fondamental, et qu’ainsi l’irascible s’enracine en quelque façon en lui. (Cf. Texte IV, Divisions de l’appétit, p. 185). 68 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE 3. Les actes de l’appétit sensible. Sont à ranger dans cette classe tous les actes d’appétition qui résultent immédiatement de l’appréhension sensible d’un certain bien ou d’un certain mal. Les facultés qui les élicient étant organiques, de tels actes sont nécessairement accompagnes de modifications corporelles. L’usage a prévalu de les dénommer indifféremment passions, qu’ils désignent une tendance ou un mouvement de caractère actif, ou une affection apparemment passive. Saint Thomas a distingué onze passions caractéristiques qui sc partagent l’appétit concupiscible et l’appétit irascible, soit dans l’ordre théo­ rique de leur genèse : l’amour, qui est la racine de toute la vie affective, la haine, le désir, la fuite, Vespoir, le désespoir, la crainte, l’audace, la colère, ïajoie, la tristesse. Suivant l’usage nous laissons à la morale l’étude détaillée de chacune de ces affections de l’âme. § IL La faculté motrice (Cf. Aristote, De Anima, ni, c. 9-11, et le Commentaire de saint Thomas). La question de l’existence d’une faculté spéciale relative au mouvement local des vivants paraît avoir sérieusement préoccupé Aristote. Les animaux, certains d’entre eux tout au moins, se déplacent de façon spontanée, c’est un fait ; mais ne suffit-il pas pour l’expliquer de recou­ rir aux puissances que nous connaissons déjà ? La faculté nutritive — la plus élémentaire de toutes — est évidemment incapable de rendre compte de tels phénomènes ; le mouvement est finalisé et suppose donc l’intervention d’actes psychiques, représentations, désirs que l’on ne rencontre pas chez la plante qui effectivement demeure immo­ bile. La simple sensation est également ici inefficace : n’y a-til pas des animaux qui sentent et ne bougent pas ? Ne pourra-t-on pas dire alors que c’est l’intellect, doublé de l’imagination et le désir ou l’inclination sensible, qui sont à l’origine des processus de déplacement ? De façon incon­ testable nous atteignons ici de vrais antécédents de ce mode d'activité : j’ai la pensée de me rendre à tel endroit et le désir d’y parvenir et, sous cette double impulsion, je me mets en route. Mais que l’on prenne garde qu’à eux seuls la représen­ tation et le désir ne peuvent suffire : il faut certes le concours LA VIE SENSITIVE 69 de ces deux éléments, mais il est nécessaire en outre pour que je me mette à marcher qu’intervienne une puissance incar­ née dans les organes moteurs du corps ; le paralytique chez qui cette puissance sc trouve comme liée, ne peut se mouvoir, quel que soit son désir de le faire, et les images motrices qu’il peut évoquer. En définitive donc, pour se déplacer, l’animal devra, tout en étant dirigé par ses puissances supé­ rieures de connaissance et d’appétition, mettre en œuvre une puissance organique spéciale qui, de façon immédiate, provo­ quera le mouvement des membres d’où résultera le change­ ment de lieu. Dans cette analyse, dont l’intérêt n’cchappcra à personne, Aristote paraît avoir eu directement en vue les mouvements de déplacement conscients et directement impérés soit par la volonté délibérée (dans le cas de l’homme seulement), soit par le psychisme sensitif (pour tout animal). De façon courante, les psychologues admettent l’existence parallèle de réflexes automatiques qui actionnent la puissance motrice sans que les facultés psychiques supérieures n’aient eu à intervenir. Ici serait à ouvrir tout un chapitre de la psycho­ logie du subconscient que saint Thomas n’a pas écrit, et dont nous n’avons en conséquence rien à dire. CHAPITRE IV LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE Au-dessus de la vie sensitive l’on rencontre dans l’homme un degré supérieur de vie : celui de la vie intellective. Cette vie se partage, en aristotélisme, d’après les deux grands cou­ rants d’activité que nous connaissons déjà, activité de connais­ sance et activité d’appétition, auxquelles correspondent res­ pectivement les deux grandes facultés spirituelles, l’intelli­ gence et la volonté. C’est ainsi que nous allons être amenés à considérer successivement les problèmes de l’intelligence (ch. IV) ceux de la volonté (ch. V), et, remontant au prin­ cipe radical commun de ces deux facultés, ceux de l’âme intellective elle-même (Ch. VI). Préliminaires Position du traité de l’intelligence I. Primauté de l’intelligence. a) Jusqu’ici nous avons considéré l’ensemble des phéno­ mènes vitaux par lesquels l’homme est en communauté avec les vivants de degré inférieur, plantes et animaux. Avec ia vie intellective nous abordons le plan de la vie proprement humaine : « l’opération propre de l’homme, en tant qu’il est homme, est de faire acte d’intelligence » (saint Thomas, Métaph., I, i. i, n° 3). Essayons de prendre conscience de ce fait en comparant sous leurs aspects les plus généraux la connaissance intellectuelle (propre à l’homme), et la con­ naissance sensible (commune à l’animal et à l’homme) (cf. Cont. Gent., II, c. 66 et 67). Tout d’abord il faut dire, suivant une formule qui revient 72 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE continuellement chez saint Thomas, que l’intelligence a pour objet l’universel, tandis que le sens n’atteint que le singulier : « intellectus est universalium, sensus est particularium » ; ce que je vois de mes yeux, c’est cette plante déterminée et particulière, mon intelligence, elle, commence par se for­ mer la notion générale de plante. En deuxieme lieu, il arrive que l’intelligence saisisse des objets non sensibles, l’idée de vérité par exemple, ou celle de Dieu, le sens, pour sa part, ne pouvant s’élever au-dessus de la perception des propriétés corporelles. L’intelligence, en outre, est une faculté qui, par réflexion, peut prendre conscience d’cile-même et de son activité ; ce qui n’est pas donné au sens, du moins au même degré. L’on pourrait enfin ajouter, en comparant les activités pratiques qui ressortissent à chacun de ces pouvoirs, que tandis que l’une (celle qui dépend de l’intelligence), est capable de choix, l’autre (celle qui relève du sens) est natu­ rellement déterminée ; ainsi l’hirondelle construit-elle tou­ jours son nid de la même manière. Ces différences tiennent au fond à ce que l’intelligence, qui est la faculté de l’être, pénètre jusqu’à l’essence même des choses, tandis que les sens s’arrêtent à leurs particularités extérieures. Il reste que, de toutes manières, c’est formelle­ ment par son activité intellectuelle que l’homme est un animal doué de raison : homo est animal rationale. b) Si l’on compare à présent entre elles les opérations spi­ rituelles de l’âme, une même constatation s’impose. L’acte de la volonté, en effet, suppose toujours un acte de la faculté intellectuelle qui le précède et qui l’informe, et ainsi la connaissance a-t-elle, de ce fait, le pas sur l’action qui, d’une certaine manière, n’apparaît que comme sa résultante. C’est ce qui se manifeste en particulier dans le cas remarquable de la vision béatifique, laquelle n’est amour qu’en dépendance d’une contemplation. Conscient de cette primauté de l’in­ telligence, Aristote déjà avait proclamé la supériorité de la connaissance désintéressée, ou de la « theoria » sur les activités de la vie pratique. Tout ceci, en définitive, converge vers cette conclusion que l’intelligence a le primat sur les autres facultés. (Cf. Texte XIII, Supériorité de l’intelligence sur la volonté, p. 235). 2. Signification de la théorie péripatéticienne de l’intelligence. Comme l’ensemble de sa psychologie, la doctrine de la LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 73 connaissance d’Aristote sc manifeste d’emblée comme une voie moyenne entre le sensualisme matérialiste représenté dans l’antiquité par Démocritej et l’intellectualisme extrême dont Platon avait été l’initiateur. Voici comment saint Thomas figure lui-même dans la Somme cette prise de position (cf. Ia P*t q. 84, a. i., 6) Pour Démocritc, toutes nos connaissances résultent de l’impression que les particules émanées des corps causent sur notre âme ; ce qui revient au fond à dire que l’intelligence ne se distingue pas du sens. Pour Platon, au contraire, non seulement l’intelligence se manifeste comme une puissance originale, mais encore on doit affirmer qu’elle est, dans son activité, absolument indépendante de tout organe corporel ; d’où il résulte, l’incorporel ne pouvant évidemment être affecté par ce qui est corporel, que les données de cette faculté procèdent d’une source transcendante. Entre ces deux extrêmes Aristote adopte une position de conciliation que saint Thomas caractérise ainsi : avec Platon il admet que l’intelligence est différente du sens, avec Démo­ crate, que les opérations de la partie sensible de l’âme sont bien causées par l’impression des corps extérieurs, non toutefois, comme celui-ci le voulait, par un transport de par­ ticules. Quant aux opérations de la partie intellectuelle, il faut dire qu’elles exigent à la fois pour se produire le concours des sensations, en lesquelles elles rencontrent leur donne, et celui d’une puissance spirituelle active, l’intellect agent, lequel a pour fonction de dégager du sensible l’intelligible qui n’y était qu’en puissance. Nous aurons longuement à revenir sur ces analyses ; qu’il nous suffise ici de retenir que la « via Aristotelis » qu’il devait suivre lui-même, apparais­ sait à saint Thomas comme une solution intermédiaire entre le sensualisme et l’intellectualisme extrême. En fait, la cause de l’existence d’un mode de connaître supérieur aux sensations sc trouvant déjà avoir été gagnée, les philosophies de la connaissance d’Aristote et de saint Thomas apparaîtront plutôt comme une réaction contre ce que l’intellectualisme platonicien semblait avoir d’excessif. Le fond sur lequel sc détachera notre étude sera donc cons­ titué principalement par les doctrines de cet intellectualisme, vues, chez saint Thomas, à travers l’adaptation qu’en a faite saint Augustin, le sensualisme ne se trouvant ainsi visé que secondairement. L’on se gardera d’oublier surtout que les maîtres d’autrefois ne pouvaient, et pour cause, se référer à l’œuvre multiforme et surabondante des psychologues 74 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE contemporains, et l’on se montrera prudent dans les rappro­ chements. (Cf. Textes VI. L’intelligence humaine est abstractive, p. 192). 3. L’étude de l’intelligence chez saint Thomas. Si saint Thomas en philosophie de la connaissance doit son inspiration première à Aristote, il ne se fait pas faute de préciser, d’approfondir et de compléter sa pensée. Aussi ses exposés personnels des écrits théologiques seront-ils d’ordinaire plus développés et plus riches que le simple commentaire de la lettre du De Anima. Nous aurons donc intérêt, en ce qui suit, à prendre de préférence pour base de notre étude les exposés des Sommes ou des Questions disputées, le texte d’Aristote figurant ainsi à titre de source. Il conviendra aussi de se souvenir qu’au De Anima d’une part et dans les écrits théologiques d’autre part, les pers­ pectives sont autres. Avec le premier de ces ouvrages nous sommes en philosophie de la nature, et l’étude de la connais­ sance intellectuelle se présente comme le terme d’une lente ascension à travers les formes inférieures de psychisme jus­ qu’à l’activité transcendante de la pensée ; aussi est-ce en dernier lieu que l’on aboutit au problème d’un « nous > purement spirituel. Dans les écrits théologiques, au contraire, l’âme spirituelle s’impose comme une donnée première, et elle ne se manifeste plus tant comme l’entéléchie suprême du monde des vivants, que comme l’un des degrés — le plus modeste à vrai dire — de la hiérarchie des esprits. Vue sous ce jour, la vie intellective nous apparaît éclairée, non plus seulement par la vie sensitive qui la prépare, mais par celle des esprits purs, les anges et Dieu, qu’elle imite. Bien des thèses, dans ce qui suit, ne prendront toute leur signification que dans ces perspectives supérieures, principes à la fois d’enrichissement et de complication. 4. Plan de l’étude de l’intelligence. Se pose tout d’abord, au seuil, le problème, laissé de côté précédemment, de la connaissance en général : qu’est-ce que connaître ? Et sur quoi, métaphysiquement, se fonde une telle activité (1). Concernant la connaissance intellec­ tuelle humaine, l’on devra considérer successivement son objet (2) et son processus : celui-ci étant envisagé d’abord LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 75 dans la phase de formation de l’acte (3), puis dans sa phase perfective (4) ;l’on marquera ensuite les grandes étapes de la vie de l’intelligence (5). Certains objets enfin qui sont en dehors de l’objet propre de notre intelligence, le singulier (6), l’âme elle-même et les substances séparées (7), appelleront un mode spécial de connaître. Nous serons ainsi à même, en conclusion, de juger de la position de la doctrine de la connais­ sance intellectuelle de saint Thomas (8). Soit ces huit sections : 1. Notion générale de la connaissance 2. L’objet de l’intelligence humaine 3. La formation de la connaissance intellectuelle 4. L’activité de l’intelligence 5. Le progrès de la connaissance intellectuelle 6. La connaissance du singulier 7. La connaissance de l’âme par elle-même 8. Position de la théorie de la connaissance intellectuelle de saint Thomas. Section I NOTION GÉNÉRALE DE LA CONNAISSANCE I. L’amplitude illimitée de l’être doué de connais­ sance. La première idée que l’on puisse se faire de la connaissance est celle de l’ouverture d’un être par rapport aux autres. J’ouvre les yeux : tout un ensemble d’objets extérieurs à moi m’apparaît. Je pense : tout un monde de réalités diverses et variées envahit le champ de ma conscience. Et cette extension de mon être vers ce qui n’est pas lui me paraît avoir quelque chose d’indéfiniment renouvelable et d’illi­ mité. Je puis vingt fois regarder le même tableau et je puis regarder d’autres tableaux à l’infini. S’il s’agit de la connais­ sance intellectuelle, rien même de ce qui existe ne semble pouvoir échapper aux prises de ma perception : tout être est « pensable », c’est-à-dire intelligible. C’est en regard de semblables constatations qu’il faut situer et comprendre la formule, si souvent répétée en péripatétisme, que l’âme, par la connaissance, est d’une certaine façon toutes les choses, aussi bien les sensibles que les intelli­ gibles (De Anima, III, 1. 13) : anima est quodammodo omnia sensibilia et intelligibilia. 70 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS ! PSYCHOLOGIE Une telle capacité de s’assimiler les choses est même, pour saint Thomas, ce qui distingue formellement les êtres con­ naissants des non connaissants ; témoin ce texte majeur de la Somme (ΖΛ ΡΛ, q 14, a. 1) : « Les êtres connaissants se distinguent des non connaissants en ceci que ces derniers n’ont que leur forme propre, tandis que les premiers sont capables de recevoir en plus la forme d’une chose étrangère ; la similitude du connu est en effet dans le connaissant. Il s’en suit que la nature du non connaissant est plus contractée et limitée. Celle au contraire du connaissant a une plus grande amplitude et une plus grande extension. De là vient que le Philosophe dit, au 3e livre du De Anima, que l’âme est d’une certaine manière toutes choses ». « Cognoscentia a non cognoscentibus in hoc distinguun­ tur quia non cognoscentia nihil habent nisi formam suam tantum, sed cognoscens natum est habere formam etiam rei alterius, nam species cogniti est in cognoscente. Unde manifestum est quod natura rei non cognoscentis est magis coarctata et limitata. Natura autem rerum cognos­ centium habet majorem amplitudinem et extensionem, propter quod dicit Philosophus in ni° De Anima quod anima est quodammodo omnia ». On voit par ce texte que la différence d’amplitude dont il s’agit pour les êtres connaissants est relative à la possession ou à la réception des formes : un être a sa forme spécifique ; il peut avoir aussi, comme sujet connaissant, la forme spéci­ fique des autres. Saint Thomas précisera toutefois que le mode d’existence dans le sujet de ces deux types de formes n’est pas le même ; nous aurons à y revenir. 2. L’identité dans l’acte de connaissance de l’intelli­ gence et de l’intelligible. a) Sens de cette identité. — Les êtres connaissants peuvent donc être ou devenir toutes choses. Que faut-il entendre exactement par là ? Ceci, évidemment, qu’au terme du pro­ cessus de la connaissance, le sujet connaissant fait un avec les choses qu’il connaît. Vue sous ce biais la connaissance se manifeste sous l’aspect d’une certaine identification du sujet et de l’objet, conception que l’on retrouve en plusieurs endroits de De Anima : « l’acte du sensible et celui du sentant sont un seul et même acte » (ni, c. 2, 425 b 26) ; a et il y a un intellect qui est tel que la matière parce qu’il devient tous les intelligibles » (m, c. 5, 430 a 13) ; « ajoutons que l’âme est LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 77 en un sens toutes choses ■ (m, c. 8, 431 b 21). Saint Thomas rendra cette doctrine par cet adage maintes fois répété : intellectus in actu est intellectum in actu. Pour pénétrer de telles formules, il conviendrait tout d’abord de se placer dans la ligne de la vieille théorie imagi­ née par Empédocle en vue d’expliquer la connaissance : le semblable, disait-il, est connu par le semblable. Dans sa pensée cela voulait dire que les éléments extérieurs, eau, air, terre, feu, étaient connus respectivement par l’eau, l’air, la terre, ou le feu dont le mélange constituait l’organe per­ ceptif. Aristote d’abandonner évidemment ce que cette théorie avait de matérialisme grossier, les éléments ne sont pas par eux-mêmes dans les sens, mais seulement par leurs similitudes ; mais surtout de préciser, qu’avant de connaître, la puissance ne contient en aucune façon en acte son objet : la « forme intelligible » n’est pas dans l’intellect en puissance ; l’âme est donc primitivement comme une tablette sur la­ quelle il n’y a rien d’écrit : « sicut tabula rasa ». L’entrée de l’intelligible ne se produit qu’au moment de l’acte, et c’est seulement alors qu’il est vrai de dire que : l’intellect (en acte) est l’intelligible (en acte). Dans cette perspective l’expression en cause a donc à la fois une signification négative : l’intellect (en puissance) n’est pas l’intelligible ; et positive : c’est lorsqu’il est en acte que l’intellect s’identifie à l’intelligible. L’affirmation qui précède s’éclaire encore d’une autre manière. En étudiant aux Physiques le mouvement, le Sta­ girite avait conclu qu’il y a pour le moteur et pour le mû un seul et même acte, et que cet acte unique se trouve, comme dans son sujet, en ce qui est mû. Appliquant à la sensation cette loi générale, Aristote conclut (De Anima, ill, c. 2, 425 b 25 ss.) que sensible et sentant ont un acte commun subjecte dans ce dernier. De même en va-t-il pour l’intcllection en laquelle s’unifient l’intelligence et l’intelligible ; l’identification des deux termes étant alors beaucoup plus profonde. L’on s’est demandé si cette identification du sujet et de l’objet était à entendre de l’acte premier, (information par la « species quo ») ou de l’acte second, (information par la « species quod ») ; Aristote, qui n’a pas fait de distinction de « species », ne s’est pas lui-même posé la question. Mais on peut répondre pour lui que l’indentification se réalise propor­ tionnellement aux deux stades de l’acte intellectuel. Dès que la similitude extérieure est reçue, il y a une certaine union 78 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE du sujet et de l’objet ; mais cette union ne se trouve atteindre sa perfection qu’une fois la connaissance achevée. b) Les degrés de l'identification. — L’identification du sujet et de l’objet se retrouve aux divers degrés des êtres connais­ sants. Saint Thomas l’affirme à plusieurs reprises (Z Sent. d. 35» q· i» a· i, ad 3 ; /“ Ptt, q. 87, a. 1, ad 3). Mais le mode d’union est proportionnel à chaque cas. En Dieu (cf. Za Pa, q. 14, a. 2), l’union réalisée est maxima. Sous aucun aspect il n’y a distinction réelle du connaissant et du connu, et, l’essence divine étant immédiatement pré­ sente à elle-même, il n’est besoin d’aucune similitude pour informer l’intelligence, l’identité réalisée est substantielle et absolue : « du fait qu’il n’y a en Dieu aucune puissance et qu’il est l’acte pur, il résulte qu’en lui, intelligence et intelligible sont à tous points de vue identiques... omnibus modis ». Si le connaissant et le connu, tout en étant distincts réelle­ ment, sont cependant, du point de vue objectif, présents immédiatement l’un à l’autre, il n’est pas non plus dans ce cas besoin d’une similitude pour réaliser l’union ; l’informa­ tion directe de la puissance considérée y suffit, il y a alors identification par union immédiate de deux entités préexis­ tantes. C’est ce qui se réalise dans la vision béatifique, ou, quant à la « species quo », dans la connaissance de l’esprit pur par lui-même. Au degré inférieur enfin se rencontre l’intellect humain qui, ne pouvant être immédiatement informé par l’essence des objets extérieurs, doit pour les connaître recevoir préa­ lablement leurs similitudes. Ici encore on peut parler d’iden­ tité du connaissant et du connu, mais selon un mode évidem­ ment moins parfait. 3. La réception immatérielle des formes. Une comparaison avec l’ordre des réalités physiques va nous permettre de mieux comprendre le mode d’identifi­ cation qui est ici en cause. L’être connaissant, avons-nous dit, se distingue du non connaissant en ce qu’il peut posséder, en plus de sa forme propre, celle des autres choses. De quelle information, ou de quelle réception de formes s’agit-il ici ? Ce ne peut être évidemment de celle qui se réalise dans le cas de l’être physique « non est idem modus quo forme recipiuntur in intellectu possibili et in materia » (cf. De À LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 79 Veritate, q. 2, a. 2). Ainsi dirons-nous qu’il y a deux modes très distincts de réception des formes. Réception subjective ou entitative. L’être de la nature est essentiellement constitué par une forme substantielle que reçoit, à titre de sujet, et comme lui appartenant en propre, « ut suam », une matière. Dans cette unification chacun des termes, matière et forme, demeure ce qu’il est et compose avec l’autre pour constituer un troisième terme, la matière informée, lequel est l’« ens naturæ ». Réception objective ou intentionnelle. Dans le cas de la réception d’une forme connue par le sujet connaissant il en va autrement. La forme connue n’est pas reçue par le sujet connaissant comme sienne, · ut suam », mais comme demeu­ rant celle d’un autre, « ut formam rei alterius », ainsi c’est plutôt le sujet qui devient l’objet, s’identifiant à lui sans qu’il y ait constitution d’un troisième terme. Sur le plan de la connaissance, l’union est donc plus intime, chacun des termes demeurant d’ailleurs, au plan ontologique, parfaitement distinct. On parle alors d’union objective ou intentionnelle pour signifier qu’elle se produit dans l’ordre de la représen­ tation et non dans celui de la réception physique des formes. 4. L’immatérialité, condition fondamentale de la connaissance. a) Efforçons-nous de pénétrer plus profondément la nature de l’être connaissant. Si l’on compare les deux modes précédents de réception des formes, on sera amené à dire que : tandis que dans la réception subjective il y a comme un resserrement ou un accaparement de la forme par le sujet, lequel lui confère ainsi un être déterminé, « esse determina­ tum », dans la réception objective, il ne se produit rien de tel, ce qui fait que la forme ne reçoit pas d’« esse determinatum ». Or, c’est un principe général en hylémorphisme que la forme est resserrée ou déterminée par la matière : « coarc­ tatio formæ est per materiam ». Il en résulte que pour qu’un sujet soit en état de recevoir une forme sans la resserrer dans ses limites ou sans la déterminer, il n’est nécessaire qu’il soit immatériel. D’où il ressort finalement que l’immatéria­ lité est pour une chose ce qui la situe au niveau de la connais­ sance : patet igitur quod immatcrialitas alicuju rei est ratio quod sit cognoscitiva (Z* Pa, q. 14, a. 1). 8o PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE ô) Que faut-il entendre ici par immatérialité ? Certaine­ ment pas la simple carence de matière physique, sans quoi les anges qui n’ont pas plus que Dieu de matière seraient au même niveau noétique que Lui. Immatérialité est ici coex­ tensif à non-potentialité : est ainsi écarté par cette expression tout ce qui est imperfection dans un être. Si toutefois, pré­ sentement, on préfère parler d’immatérialité, c’est que l’in­ telligence humaine s’élevant dans la connaissance par abs­ traction de la matière, l’échelle d’élévation dans la connais­ sance des êtres apparaît, à notre point de vue, dans la ligne de cette notion. Autre précision : le terme d’immatérialité, ici, n’a pas une signification purement négative ; mais il désigne aussi une perfection de l’être. Ainsi saint Thomas, en plusieurs passages, rattache-t-il l’intellectualité à l’actualité : « toute chose est intelligible pour autant qu’elle est en acte (/a Pa, q. 12, a. 1)... selon le mode de son acte (/a Pa, q. 14, a. 12) ». De telles formules ne font que reprendre sous un mode positif la précédente vérité. Dire qu’un être est intelligible, dans la mesure où il est immatériel, ou pour autant qu’il est en acte, revient pour le fond au même. c) Il convient d’ajouter enfin que l’immatérialité dont il s'agit ici concerne le sujet aussi bien que l’objet de la connais­ sance : plus un être est immatériel ou en acte, plus il est intelligible et, corrélativement, plus il est élevé dans la hiérarchie des intelligences. Une restriction cependant s’im­ pose, car il est clair qu’aux degrés inférieurs de l’échelle des êtres, on rencontre bien des objets de connaissance, mais point de sujets connaissants, et que, pareillement, des entités purement spirituelles, telles que la volonté, ne connais­ sent pas. D’autres conditions donc s’imposent pour le sujet. (Cf. Texte V, Le fondement de i’intellection, p. 188). 5. L’ctre et l’existence Intentionnelle. Les analyses qui précèdent conduisent à une autre conclu­ sion. Il y a pour chaque chose deux modes d’exister, ou deux • esse » absolument différents : 1’ « esse » simple, quelquefois qualifié d’« entitatif », qui désigne l’existence meme de la chose dans la réalité, et 1’ « esse intentionale », lequel signifie la chose en tant qu’elle est connue, ou son existence d’objet ; par la connaissance la chose vient exister en moi, mais d’une autre manière qu’elle n’existe en soi, ou que je n’existe en moi-même. LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 8l L’ « intentionnel », dans cette doctrine, désigne tout ce qui est connu, considéré comme tel ; l’objet connu, dans la pensée, sera ainsi signifié par l’expression d’« intentio intel­ lecta », on parle équivalemmcnt pour l’être connu d’ « esse objective ». Il est essentiel d’observer que pour saint Thomas l’intentionnalité dont il est ici question ne correspond à aucune tendance active vers l’objet ; elle est donc à distin­ guer soigneusement de l’intentionnalité volontaire qui, elle, implique une inclination effective : l’ordre à la réalité dans la connaissance a une signification purement représentative et aucunement dynamique. Par là, et grâce à l’introduction de cette catégorie de l’in­ tentionnel, se trouvent distingués dans le monde de l’être deux grands ordres : celui de l’être dit < entitatif », qui cor­ respond à l’existence pure et simple des choses, et, venant en quelque sorte la doubler, celui de l’être intentionnel ou de l’être en tant que connu. Et ainsi apparaît-il, nous confie Cajetan, « de quelle inculture témoignent ceux qui, traitant du sens et du sensible, de l’intelligence et de l’intelligible, en jugent comme des autres choses. Apprends donc, pour­ suit le docte auteur, à élever davantage ton esprit et à péné­ trer dans un autre ordre de choses » (Comm. in Zam Part., q. 14, a. i, vu). Que peuvent donc représenter, au regard du psychologue moderne, de telles considérations ? Elles nous conduisent évidemment loin des observations détaillées et minutieuses qui remplissent les pages de nos actuels traités. En réalité nous nous trouvons engagés ici au plan de la résolution méta­ physique. Toute expérience, nous le savons, ne se trouve pas exclue : on part du fait de la connaissance tel qu’il nous est donné j mais ce fait ne se voit alors envisagé que selon scs aspects les plus communs et d’après les principes d’une métaphysique générale de l’être, spécialement de l’être physique, qui sert ici de point de référence. Les résultats obtenus pourront sembler assez dépourvus d’intérêt pour quiconque entend ne pas dépasser le plan de l’observation positive ; mais dès que l’on veut aller plus au fond, dès surtout que l’on s’essaye, avec les faibles ressources de notre intelligence d’homme, à pénétrer le monde des esprits, le nôtre qui est à demi-voilé, celui des anges et de Dieu qui nous sont entièrement cachés, il apparaît que seules les généralités d’une authentique métaphysique de la connais­ sance sont capables d’assurer une base aux transpositions qui s’imposent. Saint-Thomas III. 6. 82 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE Section II L’OBJET DE L’INTELLIGENCE HUMAINE Une puissance en aristotélisme est spécifiée et donc définie par son objet. Mais, comme il y a plusieurs genres d’objets, il importe préalablement que nous fixions duquel il va être question. a) Les divers objets des puissances. — La scolastique fait continuellement état d’une première distinction : celle d’objet matériel (la chose extérieure connue dans sa réalité totale) et celle d’objet formel (l’aspect précis visé dans cette chose par la puissance). Saint Thomas, pour sa part, s’il ne conteste aucunement la légitimité de cette distinction, n’en parle ordinairement pas. L’objet, pour lui, c’est normalement l’objet formel. Si à présent on se réfère au texte fondamental du De Anima (il, c. 6), l’on voit qu’il convient de distinguer, eu égard aux puissances, trois sortes d’objets : - l’objet propre : ce qui est atteint immédiatement et par soi, « primo et per se », par la puissance : la couleur, par exemple, pour la vue, le son pour l’ouïe ; vis-à-vis de cet objet, une puissance ne peut faillir, du moins si elle se trouve dans des conditions normales de perception ; - l’objet commun : ce qui est atteint par plusieurs puissances différentes, tout en appartenant à un même genre d’objet; ainsi, pour Aristote, le mouvement, le repos, le nombre, la figure, la grandeur, constituaient-ils le groupe des sensibles communs ; comme il n’y a chez l’homme qu’une seule faculté intellectuelle, on ne pourra, à ce niveau, parler d’objet com­ mun que relativement aux intelligences de divers degrés, divine, angélique humaine ; - l’objet accidentel : ce qui n’est atteint qu’indirectcment par la puissance, en tant qu’associé à son objet propre : il est accidentel pour ma vue que l’objet blanc qui s’avance vers moi soit le fils de Diarès ; - il sera enfin question, dans la doctrine de l’intelligence, à côté de son objet propre, de son objet adéquat ou extensif : c’est ce qui correspond à toutes les virtualités de cette faculté, lesquelles peuvent n’êtrc qu’incomplètemcnt déterminées par son objet propre ; pratiquement ce sera l’objet commun LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 83 considéré sous l’aspect où il comble toute la capacité d’une intelligence donnée. b) Divisiont de notre étude. — La théorie de la connais­ sance intellectuelle se présentant, en aristotélisme, comme une réaction contre l’intellectualisme de la philosophie des idées, c’est tout d’abord cette réaction dans le sens de l’empirisme qu’il nous faudra considérer : nous serons par là en mesure d’assigner à l’intelligence son objet propre, la • quiddité » des choses sensibles (§ 1). Ce repliement vers un intellectualisme plus concret, mais aussi plus borné posera un nouveau problème. Si l’in­ telligence rencontre dans le monde corporel son objet propre, ne faudra-t-il pas lui interdire tout ce qui est au-dessus de ce monde : les esprits purs et Dieu lui-même ? Et si l’on tient que ces réalités supérieures sont quand même atteintes, reste à expliquer comment cela est possible. Par là sera précisé ce qu’il faut entendre par l’objet adéquat de l’intelligence humaine (§ il). Mais, jusqu’où va s’étendre ce pouvoir de notre intelli­ gence ? Au sommet du monde des objets se rencontre le suprême intelligible, l’essence divine. L’intelligence créée sera-t-elle en mesure d’appréhender directement cet objet ? Et comment, dans l’affirmative, concevoir cette capacité du divin ? C’est le problème spécial de la vision de Dieu, pro­ blème qui se pose d’abord au théologien, mais dont, en phi­ losophes, nous aurons profit à considérer certains aspects (§ ni). § I. L’objet propre de l’intelligence humaine I. Discussion des théories antécédentes. L’on ne peut mieux faire, pour s’acheminer vers la défini­ tion de l’objet propre de l’intelligence humaine, que de suivre la marche progressive des articles par lesquels, dans la Somme, saint Thomas, y parvient lui-même (Zn Pu, q. 84, a. i à 8). · Comment l’âme humaine unie à un corps, se demande-t-il en cette question, peut-elle connaître les réa­ lités corporelles qui sont au-dessous d’elle ? » a) L'ânte, par son intelligence, connaît les corps (a. 1). — En ce premier article, saint Thomas institue une discussion générale de la thèse platonicienne. En vue d’échapper au matérialisme mobiliste d’Héraclite, qui compromettait la vérité de toute PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE 84 connaissance, Platon avait donné à la science pour objet des réalités immobiles et séparées ; il en résultait que la connaissance intellectuelle ne se référait en aucune manière aux choses perçues par les sens. Cette doctrine a un double inconvénient : elle rend vaine toute science de la nature ; elle aboutit à cette conséquence absurde que pour rendre compte de choses qui nous sont manifestes, on recourt à des êtres qui en diffèrent substantiellement. L’erreur de Platon tient au fond à ce qu’il n’a pu comprendre que les choses ont un mode d’exister différent dans l’esprit et dans la réalité : uni­ versel et immatériel dans le premier cas, particulier et maté­ riel dans le second. b) L'âme ne connaît pas les corps par sa propre essence (a. 2). — D’autres hypothèses peuvent être formulées. Ainsi, ne connaîtrions-nous pas les choses corporelles en nous perce­ vant nous-mêmes, comme Dieu connaît toutes choses dans son essence ? Les anciens naturalistes avaient donné une forme matérialiste à cette théorie : le semblable est connu par le semblable, le feu extérieur par le feu qui est en nous, etc. ; explication qui évidemment ne tient pas, car entre autres raisons, la connaissance ne peut supposer dans l’âme qu’une présence immatérielle des choses. En réalité, seule l’intelligence divine connaît les choses par son essence, per essentiam ; les intelligences inférieures, humaines ou angé­ liques, ne peuvent les saisir que par le moyen d’une simili­ tude, ou per similitudinem. c) Lâme ne connaît pas les choses par des idées infuses ou innées (a. 3). — On pourrait encore imaginer que ces simi­ litudes dont l’âme a besoin pour connaître autre chose qu’elle lui ont été originairement communiquées, ou par un privilège de nature. Il ne peut en être ainsi, car alors nous devrions en avoir une connaissance toujours actuelle, ce qui évidemment ne se produit pas. Dire avec Platon que cette non-actuation de fait des formes que nous posséderions tient à l’empêchement de notre corps ne ferait que nous jeter dans une autre diffi­ culté : d’où viendrait en effet qu’une union qui est selon la nature (celle de l’âme et du corps) pourrait empêcher l’exer­ cice d’unc activité fondée, elle aussi, en nature (la connaissance des ■ species » naturellement présentes à l’âme) ? d) L'âme ne peut connaître par des « species » venant de formes séparées (a. 4). — Une fois de plus c’est la thèse plato­ nicienne qui se trouve prise à partie, mais présentement sous la forme qu’elle avait revêtue chez Avicenne. Les formes LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 85 séparées n’auraient pas d’existence indépendante, ce qui est peu intelligible, mais elles préexistent dans des intelligences supérieures ; celles-ci les communiquent à l’intellect agent d’où elles informent, au moment convenable, l’intellect possible. Les difficultés relatives à l’existence séparée des idées seraient ainsi surmontées. Reste, avec cette théorie, que l’union de l’âme et du corps demetire non justifiée. Le corps, s’il n’a pas pour fonction supérieure de nous faire par­ venir les similitudes des choses, n’a plus de raison d’être. (cf. Texte XII. b. Connaissance de l’âme séparée. Théorie d’Avicenne, p. 229). e) En quel sens Pâme connaît dans les « raisons éternelles ■ (a. 5). — Ici saint Thomas s’interroge sur la valeur de l’adap­ tation par saint Augustin des conceptions de Platon. Il est un point tout d’abord sur lequel on ne peut que donner raison à l’interprète chrétien de la théorie des idées : en plaçant celles-ci en Dieu il tranche d’un seul coup toutes les diffi­ cultés que présente leur existence séparée. Mais peut-on affirmer avec lui que nous connaissons les choses par ces • raisons » qui de toute éternité les représentent à la pensée créatrice ? Une heureuse distinction va permettre à saint Thomas, sans rien compromettre de sa propre doctrine, de s’accorder avec le docteur d’Hippone. Connaître une chose « dans un autre » peut être pris en deux sens : comme e dans un objet connu », ce qui est impossible ici ; comme « dans un principe de connaissance », en quel cas nous pouvons dire que nous connaissons tout « dans les raisons étemelles », notre lumière intellectuelle n’étant en effet qu’une similitude participée de cette lumière incrééc en laquelle sont contenues les dites raisons. N’empêche que, pour que la connaissance ait lieu, sont requises, en plus, des similitudes extraites des choses sensibles. Aristote et saint Augustin se trouvent ainsi mis d’accord. f) Conclusion : notre connaissance intellectuelle procède des choses sensibles (a. 6, 7, 8). — La théorie platonicienne comme d’ailleurs le sensualisme démocritccn, se heurtant à toutes sortes d’incompatibilités, reste qu’une seule voie demeure ouverte, celle de cet intellectualisme fondé sur la connaissance sensible qui constitue la « via media » d’Aristote. Notre con­ naissance intellectuelle vient tout entière des sens : l’objet propre de cette connaissance, en conclura-t-on, est la nature nu « quiddité » des choses sensibles. Il faudrait pouvoir suivre de plus près les discussions qui 84 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE connaissance, Platon avait donné à la science pour objet des réalités immobiles et séparées ; il en résultait que la connaissance intellectuelle ne se référait en aucune manière aux choses perçues par les sens. Cette doctrine a un double inconvénient : elle rend vaine toute science de la nature ; elle aboutit à cette conséquence absurde que pour rendre compte de choses qui nous sont manifestes, on recourt à des êtres qui en diffèrent substantiellement. L’erreur de Platon tient au fond à ce qu’il n’a pu comprendre que les choses ont un mode d’exister différent dans l’esprit et dans la réalité : uni­ versel et immatériel dans le premier cas, particulier et maté­ riel dans le second. b) L'âme ne connaît pas les corps par sa propre essence (a. 2). — D’autres hypothèses peuvent être formulées. Ainsi, ne connaîtrions-nous pas les choses corporelles en nous perce­ vant nous-mêmes, comme Dieu connaît toutes choses dans son essence ? Les anciens naturalistes avaient donné une forme matérialiste à cette théorie : le semblable est connu par le semblable, le feu extérieur par le feu qui est en nous, etc. ; explication qui évidemment ne tient pas, car entre autres raisons, la connaissance ne peut supposer dans l’âme qu’une présence immatérielle des choses. En réalité, seule l’intelligence divine connaît les choses par son essence, per essentiam ; les intelligences inférieures, humaines ou angé­ liques, ne peuvent les saisir que par le moyen d’une simili­ tude, ou per similitudinem. c) L'âme ne connaît pas les choses par des idées infuses ou innées (a. 3). — On pourrait encore imaginer que ces simi­ litudes dont Pâme a besoin pour connaître autre chose qu’elle lui ont été originairement communiquées, ou par un privilège de nature. Il ne peut en être ainsi, car alors nous devrions en avoir une connaissance toujours actuelle, ce qui évidemment ne se produit pas. Dire avec Platon que cette non-actuation de fait des formes que nous posséderions tient à l’empêchement de notre corps ne ferait que nous jeter dans une autre diffi­ culté : d’où viendrait en effet qu’une union qui est selon la nature (celle de l’âme et du corps) pourrait empêcher l’exer­ cice d’une activité fondée, elle aussi, en nature (la connaissance des « species » naturellement présentes à l’âme) ? d) L'âme ne peut connaître par des * species » venant de formes séparées (a. 4). — Une fois de plus c’est la thèse plato­ nicienne qui se trouve prise à partie, mais présentement sous la forme qu’elle avait revêtue chez Avicenne. Les formes LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 85 séparées n’auraient pas d’existence indépendante, ce qui est peu intelligible, mais elles préexistent dans des intelligences supérieures ; celles-ci les communiquent à l’intellect agent d’où elles informent, au moment convenable, l’intellect possible. Les difficultés relatives à l’existence séparée des idées seraient ainsi surmontées. Reste, avec cette théorie, que l’union de l’âme et du corps demeure non justifiée. Le corps, s’il n’a pas pour fonction supérieure de nous faire par­ venir les similitudes des choses, n’a plus de raison d’être. (cf. Texte XII. b. Connaissance de l’âme séparée. Théorie d’Avicenne, p. 229). e) En quel sens Pâme connaît dans les «■ raisons éternelles » (a. 5). — Ici saint Thomas s’interroge sur la valeur de l’adap­ tation par saint Augustin des conceptions de Platon. Il est un point tout d’abord sur lequel on ne peut que donner raison à l’interprète chrétien de la théorie des idées : en plaçant celles-ci en Dieu il tranche d’un seul coup toutes les diffi­ cultés que présente leur existence séparée. Mais peut-on affirmer avec lui que nous connaissons les choses par ces « raisons » qui de toute éternité les représentent à la pensée créatrice ? Une heureuse distinction va permettre à saint Thomas, sans rien compromettre de sa propre doctrine, de s’accorder avec le docteur d’Hipponc. Connaître une chose « dans un autre » peut être pris en deux sens : comme □ dans un objet connu », ce qui est impossible ici ; comme < dans un principe de connaissance », en quel cas nous pouvons dire que nous connaissons tout « dans les raisons éternelles », notre lumière intellectuelle n’étant en effet qu’une similitude participée de cette lumière incrééc en laquelle sont contenues les dites raisons. N’empêche que, pour que la connaissance ait lieu, sont requises, en plus, des similitudes extraites des choses sensibles. Aristote et saint Augustin sc trouvent ainsi mis d’accord. f) Conclusion : notre connaissance intellectuelle procède des choses sensibles (a. 6, 7, 8). — La théorie platonicienne comme d’ailleurs le sensualisme démocritéen, se heurtant à toutes sortes d’incompatibilités, reste qu’une seule voie demeure ouverte, celle de cet intellectualisme fondé sur la connaissance sensible qui constitue la « via media » d’Aristote. Notre con­ naissance intellectuelle vient tout entière des sens : l’objet propre de cette connaissance, en conclura-t-on, est la nature ou « quiddité » des choses sensibles. Il faudrait pouvoir suivre de plus près les discussions qui 86 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE précèdent, il faudrait aussi analyser les articles 7 et 8, où la solidarité de nos deux modes de connaître se trouve mise en lumière par des observations très pénétrantes : effet des lésions organiques sur la pensée, nécessité des images pour la vie intellectuelle, pour que l’on soit mis en mesure d’apprécier tout le capital d’expérience et de réflexion qui se trouve à la base de la solution ici proposée. Ici encore le laconisme des formules, et la sécheresse de certains exposés de nos maîtres, ne doivent pas nous donner le change. Cf. Texte VI. L’intelligence humaine est abstractive, p. 192). 2. Définition de l’objet propre de l'intelligence humaine. a) Caractère de cet objet propre. — De ce qui précède, il résulte donc que l’objet propre de l’intellect humain qui est uni à un corps est la quiddité ou la nature existant dans la chose corporelle : intellectus autem humant qui est conjunctum corpori pro­ prium objectum est quidditas, sive natura, in materia corporali existent (a. 7). D’innombrables textes font écho à celui-ci : « l’objet propre de l’intelligence est la quiddité de la chose, laquelle n’est pas séparée des choses, ainsi que l’ont prétendu les platoniciens » (De Anima, ni, 1. 8, n. 717) ; · l’objet de notre intelligence dans notre état présent est la quiddité de la chose matérielle » (P Pa, q. 85, a. 8) etc. Que faut-il entendre exactement par ce terme de » quiddité » ? Étymologiquement quidditas désigne la conception que l’on forme pour répondre à la question quid : qu’est-ce que c’est ? C’est telle chose : quidditas. La « quiddité » désigne donc la nature profonde d’une chose, son essence, ce qui en fait tel être. Tandis que les sens ne perçoivent que les acci­ dents extérieurs, l’intelligence va jusqu’à l’être de la chose. L’on notera que les propriétés, les modes et les accidents di­ vers d’un être peuvent eux-mêmes être conçus par l’intelli­ gence comme des essences, ou par mode de « quiddité ». Mais, de soi, l’intelligence est faite pour saisir d’abord l’es­ sence des choses. Cette « quiddité » qui constitue l’objet propre de l’intelli­ gence humaine désigne la nature abstraite de la chose, c’est-à- LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 87 dire la nature considérée indépendamment de tout ce qui la singularise ou l’individue. Le propre de l’intelligence hu­ maine est en effet : « de connaître la forme, existant bien à la vérité dans la matière corporelle, mais pas pour autant qu’elle est dans telle matière. Or connaître ce qui est dans la matière individuelle, mais pas pour autant que c’est dans telle matière, c’est abstraire la forme de la matière individuelle que repré­ sentent les images ». Étant dégagée de ce qui la rend singulière, la « quiddité » doit en outre être considérée comme universelle. Ainsi, au contraire des sens qui n’atteignent que des réalités singulières, l’intelligence peut-elle être définie la faculté de l’universel. b) Comparaison avec l'objet propre des autres intelligences. — La précédente doctrine s’éclaire singulièrement si on la met en rapport avec celle de l’objet propre des autres puissances de connaître, sensibles ou spirituelles ; ce que saint Thomas a fait à plusieurs reprises, (cf. Za Pa, q. 12, a. 4 ; q. 85, a. 1). Ainsi : - tout au bas de l’échelle se rencontre le sens, qui est une puissance attachée à un organe corporel ; son objet propre est la forme, pour autant qu’elle existe dans la matière corpo­ relle : « forma prout in materia corporali existit » ; - au-dessus, se situe Vintelligence humaine qui, nous venons de le dire, a pour objet la forme existant dans la matière cor­ porelle, mais non entant qu’elle est dans telle matière : ■ forma, in materia quidem corporali existons, non tamen prout est in tali materia » ; - vient ensuite Vintelligence angélique, elle, totalement dégagée de la matière j son objet propre est, parallèlement, la forme subsistant sans matière : « forma, sine materia subsistens » ; - enfin au sommet l’on rencontre Vintelligence divine, qui est identique à l’être même subsistant de Dieu, et qui, seule, a cet être comme objet propre : « cognoscere ipsum esse subsistens est connaturale soli intellectui divino ». § IL L’objet adéquat de l’intelligence humaine Si notre intelligence se trouvait strictement limitée à son objet propre, elle ne pourrait connaître rien d’autre que l’essence des choses matérielles, comme la vue ne peut per­ cevoir que l’étendue colorée. Mais, fondamentalement, notre 88 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE âme qui est spirituelle, a une ouverture illimitée. L’expé­ rience d’ailleurs témoigne que nous avons une certaine con­ naissance de choses qui sont en dehors de l’objet en question : nous atteignons ainsi le singulier, et, dans un ordre supérieur, nous spéculons sur les substances séparées. Toutes les possi­ bilités de notre intelligence ne se trouvent donc pas détermi­ nées par son objet propre, et il y aura lieu de faire état, pour elle, d’un objet plus compréhensif, l’objet adéquat, c’est-à-dire qui correspond à toute l’ouverture de la puis­ sance. a) L'objet adéquat de l'intelligence humaine est l'être considéré dans toute son amplitude. — Cette thèse a été déjà démontrée en métaphysique. Qu’il nous suffise ici de rappeler que sa conclusion ressort principalement de l’analyse du jugement, laquelle nous manifeste que ce qui est atteint d’abord dans les choses c’est leur être ; · cette chose que je perçois est » : telle est la première constatation de l’intelligence. Or, on est amené à reconnaître que l’être ainsi atteint n’est pas limitativement tel être ou tel genre d’être, mais n’importe quel être, ou tout ce qui peut être compris dans cette notion. De ce fait, l’être réel ou l’être de raison, l’être actuel ou l’être possible, l’être naturel ou l’être surnaturel sont de soi, inclus dans le champ de notre intelligence, comme de toute autre intelligence, parce que l’intelligence se manifeste comme la faculté de l’être. b) Cependant l'intelligence humaine n'atteint pas de la même manière ce qui est et ce qui n'est pas de son objet propre. — Une difficulté se pose ici : à quoi bon, en effet, reconnaître un objet spécial à notre intelligence, si cette faculté est effec­ tivement capable de s’étendre au delà ? Seule, faut-il répondre, la « quiddité » des choses sensibles, c’est-à-dire l’objet propre, se trouve appréhendée directement et dans sa nature spécifique ; les autres choses n’étant atteintes que médiatement ou par l’intermédiaire de l’objet propre : de façon indirecte si clics sont atteintes, comme le singulier, en liaison avec l’objet propre ; de façon relative ou par ana­ logie s’il s’agit de réalités transcendantes. Il reste donc que, tout en étant ouverte à tout l’être, notre intelligence est, dans son mode d’activité, spécifiée d’abord par la connaissance des essences matérielles ; l’immatériel ne peut ainsi être représenté qu’à partir de la conception que nous nous formons des corps, condition évidemment très inférieure pour un esprit, et qui nous situe, saint Thomas LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 89 se plaît à nous le répéter, tout au bas de l’échelle des in­ telligences. c) Corollaire : unité de la faculté intellectuelle. — En raison de son amplitude illimitée, l’intelligence n’aura pas, comme le sens, à être divisée en plusieurs puissances : la notion d’être enveloppe et domine toutes les distinctions d’objets. Certaines diversités dans les appellations ne doivent donc pas nous don­ ner le change. Ainsi : - la raison (intelligence discursive) n’est pas distincte réellement de Y intelligence (intelligence intuitive), son acte se comparant à celui de cette dernière faculté comme le mouvement au repos, lesquels doivent être rapportés à une même puissance (Za Pa, q. 79, a. 8) ; - \*intellect pratique (faculté directrice de l’action) n’est pas distinct réellement de Yintellect spéculatif (faculté de la connaissance purc) car ce qui ne se rapporte qu’accidentcllcment à l’objet d’une puissance n’est pas pour cette puissance principe de diversité ; or il est accidentel à l’objet de l’intelli­ gence d’être ordonné à l’opération (Za Pa, q. 79, a. 11) ; - pour le même motif on refusera avec saint Thomas l’exis­ tence d’une mémoire intellectuelle réellement distincte de l’intelligence, la « raison du passé » qui caractérise la mémoire étant accidentelle par rapport à l’objet de l’intelligence j cette faculté, comme simple puissance, suffit donc à la conser­ vation et à la reproduction des e species » (Za Pa, q. 79, a. 6). Seul subsistera, comme réellement séparé, le couple intel­ lect agent - intellect passif, la distinction n’étant plus ici dépen­ dante de l’objet lui-même, mais du comportement actif ou passif de la puissance (Za Pa, a. 79, a. 7). § III. L’intelligence humaine et la vision de dieu I. Position du problème. a) Est-il possible de voir Dieu ? — L’intelligence humaine est donc ouverte à la totalité de l’être ; s’en suit-il qu’elle puisse avoir une connaissance directe et immédiate de l’être divin ? Celui-ci, certes, étant parfaitement en acte, est aussi absolument intelligible. Mais il s’impose par ailleurs qu’il y ait une certaine proportion entre la puissance et son objet ; et ici l’objet est évidemment infini, tandis que la puissance, qui appartient à l’ordre créé, ne peut être que limitée (cf. Za Pa, q. 12, a. 1, obj. 4) : 90 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE « le connu étant la perfection du connaissant, il est nécessaire qu’il y ait entre ces deux termes une certaine proportion ; or, il n’y a aucune proportion entre l’in­ tellect créé et Dieu, ceux-ci étant sépares par une dis­ tance infinie ; il est donc impossible que l’intellect créé ait la vision de l’essence divine ». Certes, n’y a-t-il aucune objection de principe à ce qu’une intelligence limitée obtienne, à partir de scs effets créés, une certaine connaissance de l’essence de l’être divin ; mais ce qui parait bien dépasser les possibilités d’une telle intelli­ gence, c’est qu’elle ait de cette essence une vue directe et immédiate, faciale, comme l’on dit. A l’encontre va cependant l’affirmation de la foi chrétienne attestant qu’une telle vision est le terme même de la vie humaine. Ainsi se trouve posé le problème de la possibilité de la vision de l’essence divine, problème éminemment théolo­ gique, mais qui intéresse également le philosophe pour autant qu’il concerne la détermination des limites naturelles de l’intelligence humaine. La raison peut-elle établir cette possibilité qu’affirme la foi ? Telle est la question qui se pose à nous. b) Doctrine de saint Thomas. — Le Docteur angélique a exposé sa pensée en plusieurs textes célèbres dans lesquels il se fonde, pour justifier la possibilité de la vision, sur l’exis­ tence en nous d’un désir de voir Dieu dans son essence (cf. particulièrement : Cont. Gent., ni, c. 25 ets v. ; Comp. Theol., c, 104-105 ; Pa, q. 12, a. 1 ; Z» Zfao, q. 3, a. 8). Voici le schéma de ce fameux argument : - il y a dans l’homme un désir naturel de connaître la cause lorsqu’il appréhende un certain effet, et, l’intelligence étant faite, de soi pour aller jusqu’à l’essence des choses, ce désir porte jusqu’à la connaissance de l’essence de la cause ; - si donc, mis en face des effets créés, nous ne saisissions de Dieu que son existence, le désir naturel que nous avons de le connaître comme cause serait vain ; or ceci ne peut être admis : il faut donc que notre intelligence soit radicale­ ment capable de la vision de Dieu. - Soit, dans la formulation plus concise de la Prima Pars (q. 12, a. 1) : « Inest enim homini naturale desiderium cognoscendi causam, cum intuetur effectum ; et ex hoc admiratio in hominibus consurgit. Si igitur intellectus rationalis creature pertingere non possit ad primam causam rerum, remanebit inane desiderium nature ». 91 Superficiellement considérés, des textes tels que celui-ci, inclineraient à croire que, pour saint Thomas, la vision de l’essence de Dieu, non seulement est possible pour un intel­ lect créé, mais lui est connaturcllc, répondant même à une inclination positive de notre être : ainsi aurions-nous, selon nos propres ressources, le pouvoir de voir Dieu. Une telle exégèse sc heurte tout de suite aux difficultés les plus graves. Outre l’objection précédente de l’infinie distance de la puis­ sance et de son objet, elle rencontre les affirmations les plus nettes de la foi : notre élévation au surnaturel, et partant, à la vision béatifique, est un effet, non de la nature, mais de la grâce ; seul l’intellect divin sc trouve proportionné, de soi, à l’être même subsistant. Aussi saint Thomas pourra-t-il conclure en termes apparemment opposés aux précédents (Za Pa, q. 12, a. 4) : « Relinquitur ergo quod cognoscere ipsum esse divinum sit connaturale soli intellectui divino, et quod sit supra facultatem naturalem cujuslibet intellecti creati... Non igitur potest intellectus creatus Deum per essentiam videre, nisi in quantum Deus per suam gratiam se intel­ lectui creato conjungit, ut intclligibile ab ipso ». LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE Une mise au point du sens exact de l’argument du désir naturel évidemment s’impose. 2. Signification du désir naturel de voir Dieu. (Sur toute cette question, cf. A. Gardeil, La structure de Pâme et P expérience mystique, t. I, pp. 268-348). a) Solution scotiste. — Pour un certain nombre de théolo­ giens, en tête desquels on place habituellement Scot, la vision de Dieu serait en quelque sorte positivement exigée par notre nature. Certes, et comment ne pas le reconnaître, les moyens pour atteindre ce but nous font défaut, et la grâce est néces­ saire ; mais on pourrait vraiment parler d’une inclination naturelle innée, quoique inefficace, au surnaturel. Une telle conception est certainement étrangère à saint Thomas qui, jamais, en évoquant le désir naturel, n’a entendu qu’il fût une inclination de nature ou un appétit inné. Un tel appétit ne fait en effet qu’exprimer les virtualités effectives d’une nature : dire que l’on a un appétit inné de la vision de Dieu, c’est équivalcmment prétendre que la vision de Dieu nous est connaturelle. Réserver d’autre part la grâce à l’ordre des 92 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE moyens, tandis que la nature conserverait celui des fins, c'est aboutir à l'incohérence. b) Vraie conception du désir naturel. — Au contraire de ce qui vient d’être soutenu, il faut tout d’abord reconnaître que le désir en question est un désir élicite, c’est-à-dire non pas une tendance inconsciente suivant immédiatement à la nature, mais une inclination psychologiquement discer­ nable qui sc forme dans l’esprit à la suite d’une appréhension déterminée. Ainsi, dans le cas présent, ayant reconnu que Dieu est la cause de tous les êtres dont j’ai la perception, j’éprouve le désir de voir cette cause, c’est-à-dire Dieu, et non pas seulement comme cause, mais dans sa nature même. Comment, est-on alors en droit de se demander, apparais­ sant comme un simple fait de conscience, un tel désir peutil encore mériter le qualificatif de naturel ? Plusieurs explica­ tions de ce point ont été données. Allons tout de suite à celle qui semble le mieux fondée (Cf. Structure, p. 291 et sv.). Considérons la manière dont notre désir peut se porter vers le souverain bien ou la béatitude. Il est une chose tout d’abord que nous ne pouvons pas ne pas vouloir, c’est d’être heureux ; le bonheur, ou le bien universellement considéré, s’impose à nous de façon absolue. Cette inclination incoer­ cible n’est autre chose que l’appétit naturel inné de notre volonté au bien ou à l’obtention de notre fin dernière. Est-il possible de désirer voir Dieu selon une telle inclination ? Non, car si la vision de Dieu est effectivement notre béatitude, nous n’en avons pas une conviction nécessitante ; certains hommes même ne paraissent-ils pas totalement indifférents à ce but ? Il ne peut donc être question que d’un désir condi­ tionnel : une telle fin est désirable dans la mesure où elle me paraît liée au bien universel, objet, lui, nécessitant de ma volonté ; pour qui raisonne correctement cette conclusion d’ailleurs s’impose ou survient comme naturellement. Ainsi la vision de Dieu doit-elle être assimilée à cette classe de biens distingués par saint Thomas, lesquels sont, eu égard à mes facultés, des biens particuliers,naturellement voulus, selon une nécessité non absolue, mais de convenance ou conditionnelle (cf. Ia IIM, q. 10, a. 1). Et le désir qui cor­ respond à cette vision sera naturel, non comme une inclination innée, un poids de nature, mais en tant qu’il surgit naturelle­ ment au cours du développement de notre vie rationnelle, si celle-ci est normale. Or un tel désir, estime saint Thomas, ne peut être vain ou dépourvu de fondement : donc la possi­ 93 bilité de la vision béatifique s’impose à nous, non selon une vue évidente, mais comme une vraie convenance de nature. c) La puissance obédientielle au surnaturel. — Ce faisant, nous avons atteint avec saint Thomas ce que le théologien dénomme la puissance obédienticllc au surnaturel. Si notre nature peut être élevée à la vision de Dieu, c’est qu’elle en a la capacité, ou qu’elle est en puissance à cet égard ; mais nous savons qu’elle n’y est pas ordonnée activement ou de façon efficace, seul Dieu par une intervention gratuite pourra venir lui-même rendre actuelle cette puissance : celle-ci ne sera donc que cette disposition toute passive, ou de pure obéissance, dans laquelle toute créature se trouve vis-à-vis de Dieu, pour tout ce qui n’implique pas contradiction. Nous touchons évidemment ici à ce qu’il y a de plus élevé dans la vie de notre intelligence, mais comme, avant tout, c’est affaire de grâce, il convient que nous laissions ici place au théologien. LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 3. Conclusion : Faculté de l’être ou faculté du divin ? La solution qui vient d’être donnée au problème de la possibilité pour l’intelligence créée de voir Dieu — solution affirmative : une telle intelligence est effectivement capable de cette vision ; mais solution restrictive : la capacité reconnue n’étant que la possibilité purement passive d’être élevé, selon le bon plaisir divin, à cette activité suprême — nous met en mesure de répondre à une question qui fut posée dans un livre qui naguère eut du retentissement : l’intelligence humaine est-elle la faculté de l’être ou la faculté du divin ? (Roussclot : L'intellectualisme de saint Thomas'). Le P. Rousselot répondait lui-même · l’intelligence est la faculté de l’être parce qu’elle est la faculté du divin ». Cette formule, séduisante par son élégance, n’est pas sans prêter à équivoque, et interprétée avec son auteur conduit à des confusions. L’intelligence humaine, comme toute faculté, sc définit par son objet propre ; et si nous la considérons comme participation analogique de l’intellect en soi, par son objet adéquat. Ainsi pouvons-nous dire qu’elle est la faculté de l’être de la quiddité matérielle, ou, adéquatement prise, la faculté de l’être considéré dans toute son amplitude. Mais l’essence divine n’étant pas comprise déterminément dans ces objets, l’on ne peut dire qu’elle soit formellement la faculté du divin. Dieu n’est appréhendé par elle qu’indi- 94 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE rectement, et dans l’analogie des créatures et à titre de cause de l’être. Une seule intelligence, celle de Dieu lui-même, se trouve proportionnée à cet objet suprême. Toutes précisions que l’on peut figurer dans ce tableau : Intellectus divinus... obj. proprium : ipsum esse subsis­ tens. Intellectus humanus... obj. proprium : quidditas rei mate­ rialis. obj. adæquatum : ens commune. L’intelligence demeure ainsi essentiellement la faculté de l’être et ne doit se justifier que par rapport à cet objet. Toute tentative pour fonder sur un dynamisme qui voudrait prendre directement son point d’appui en Dieu lui-même la valeur objective de la connaissance doit en conséquence être considérée comme portant à faux. Section III FORMATION DE LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE HUMAINE L’intelligence humaine, puissance spirituelle, a pour objet la quiddité des choses sensibles. Entre ces deux termes il y a manifestement différence de niveau noétique, ce qui, on le devine, ne peut qu’entraîner dans le fonctionnement de notre faculté supérieure, une certaine complication. Pour procéder avec ordre nous considérerons successivement : 1. L’intellect agent et l’abstraction de l’intelligible. 2. L’intellect possible et la réception de la « species ». § I. L’intellect agent et l’abstraction de l’intelligible I. Position philosophique du problème. L’intellect humain, en aristotélisme, est originairement en pure puissance vis-à-vis des intelligibles ; il n’y a pas de formes ou d’idées innées. Il s’impose donc pour qu’il entre en activité, qu’il reçoive son objet. D’où celui-ci pourra-t-il lui venir ? Ce ne peut être d’un monde transcendant, idées séparées ou intelligences supérieures : une telle hypothèse, nous le savons, n’est pas vraiment fondée et va contre l’expé­ rience. Il reste que nos idées procèdent de la connaissance LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 95 sensible. Mais ici surgit la difficulté précédemment évoquée : comment des objets matériels vont-ils pouvoir s’imprimer dans une faculté purement spirituelle ? Dans le cas de la perception sensible, on s’expliquait encore que de tels objets puissent être reçus, les sens, par leur organe, se trouvant en continuité avec le monde des corps. Mais, pour l’intelligence, une telle dépendance vis-à-vis de réalités d’un degré inférieur parait inacceptable. En bref, les choses matérielles ne sont que de l’intelligible en puissance, or il nous faut aboutir à une intelligence et donc à de l’intelligible en acte. La solution de ce problème se laisse entrevoir. L’actuation de l’intelligible, dans le sensible ne pourrait-elle être le fait de l’esprit lui-même ? Que l’on suppose donc en lui une puissance active dont la fonction serait d’élever au niveau intelligible l’objet qui, dans le donné sensible, ne se trouve pas au degré convenable d’immatérialité, et la difficulté s’évanouit. Saint Thomas dans la Somme ne raisonne pas autrement (cf. Z» Pa, q. 79, a. 3) : « Aristote n’ayant pas admis [à l’encontre de Platon] que les formes des réalités matérielles pouvaient subsister sans matière, et ces formes n’étant pas, en leur condi­ tion matérielle, intelligibles en actes, il s’ensuivait que les natures ou formes des choses sensibles atteintes par notre intelligence n’étaient pas intelligibles en acte... Il s’impose donc que l’on admette l’existence, du côté de l’intelligence, d’une certaine puissance dont la fonc­ tion soit d’actucr les intelligibles, en abstrayant de leurs conditions matérielles les « species ». Voilà ce qui oblige à admettre un intellect agent... Oportebat igitur ponere aliquam virtutem ex parte intellectus, qua faceret intelligibilia in actu per abstractionem specierum a conditionibus materialibus. Et hac est necessitas ponendi intellectum agentem ». (Cf. Texte VII, A, Existence de 1’intellect agent, p. 202). 2. Le problème historique de l’intellect agent. Si la position idéologique du problème de l’intellect agent est, on le voit, relativement simple, sa solution, en péripa­ tétisme devait s’embrouiller extrêmement. La raison en est que les textes d’Aristote où l’on puisait la doctrine, se trouvent présenter des ambiguïtés qui devinrent le sujet d’intermi­ PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE 9 peuvent être considérés comme des images, mais à condition de préciser que l’ensemble des sens externes et internes a contribué à leur formation. Aussi ne doit-on pas les regarder comme de simples doubles des sensations, mais comme la résultante de toute une élaboration fort complexe. Saint Thomas lui- LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 99 même (Métaph., I, lect. i ; II Anal., n, lect. 20) semble recon­ naître qu’avant l’intcllection doivent sc former, au niveau de la connaissance sensible, des schcmes ayant déjà un certain caractère de généralité, lesquels constituent une sorte d’intcrmcdiaire entre le singulier directement perçu par les sens et le véritable universel que seule l’intelligence atteindra. Les simplifications des formules souvent employées en thomisme pour expliquer la connaissance, ne doivent pas nous faire perdre de vue toute cette complexité, que cette philosophie n’a aucunement ignorée, de l’activité concrète de l’esprit. b) Du point de vue objectif, on dit que les « phantasmata » sont intelligibles en puissance ou contiennent en puissance l’intelligible. Serait-ce que la forme de l’objet extérieur qu’ils représentent ne s’y trouve pas de façon déterminée ? Nulle­ ment ; les « phantasmata » contiennent actuellement l’essence de la chose qu’ils doivent faire connaître, — l’on ne voit pas sans cela comment ils pourraient la transmettre à l’intelli­ gence —, mais ils sont dits en puissance par rapport à l’être intelligible ou σ intentionnel > que cette essence doit revêtir pour être effectivement connue. L’actuation de l’intelligible dont nous allons avoir à parler concerne donc, non la détermi­ nation formelle de l’objet qui vient de l’extérieur, mais son être objectif ou de représentation dans l’esprit. 5. L’action de l’intellect agent. Comment comprendre cette action par laquelle l’intellect agent va rendre intelligible en acte l’intelligible en puissance des images et permettre ainsi la réception de la similitude spirituelle de l’objet? Plusieurs analogies, traditionnellement utilisées peuvent y aider. a) Analogie de la lumière. — C’est la comparaison employée par Aristote : de meme que les couleurs, objet de la vue, ne sont rendues visibles que grâce à l’illumination due à la lumière, ainsi l’intelligible, contenu en puissance dans les images, ne devient actuel que s’il est pareillement illuminé par l’intellect agent. Cette comparaison met heureusement en valeur la néccssit é d’un principe actif autre que l’objet pour rendre possible l’intcllection ; elle suggère encore certains des caractères de l’activité de ce principe : la non-coloration de la lumière évoque l’absence de détermination formelle de l’intellect agent ; sa spiritualité relative, la spiritualité effective de l’ac- ΙΟΟ PHILOSOPHIE DE S. THOMAS î PSYCHOLOGIE tivité de cette faculté. Par contre, avec ccttc analogie, on voit mal comment l’intellect possible va se trouver lui-même actué, et en outre on se trouve orienté, vers cette conception fausse d’un intelligible existant en face de l'intelligence comme un objet à contempler, alors qu’en réalité l’on ne peut parler d’intelligible en acte que dans la faculté réceptrice elle-même. b) La métaphore de Pabstraction. — En aristotélisme, l’ac­ tivité de l’intellect agent se voit aussi continuellement désignée par le terme d’ü abstraction ». On dit que cette faculté abstrait l’objet intelligible ou la « species » du « phantasma », ou encore qu’elle dépouille la « species » des conditions de la matière qui la singularisent. Ici, c’est le résultat de l’activité de l’intellect agent qui se trouve mis en évidence, les expressions d’abstraction ou de dépouillement étant évidemment à prendre dans un sens métaphorique. Comme la précédente, ccttc analogie a l’in­ convénient de ne pas faire ressortir l’aspect d’information de l’intellect passif impliqué dans cette opération ; l’objet intelligible apparaît toujours comme une chose inerte placée en face de la faculté alors qu’effectivement il agit sur elle. Comment donc concevoir ccttc causalité ? c) La causalité commune de Γ intellect agent et delà1» species ». — Il est tout d’abord manifeste que, isolément considérés, ni l’intellect agent qui est formellement indéterminé, ni le • phantasma », qui, dans l’ordre intelligible, est seulement en puissance, ne peuvent agir sur l’intellect possible : le concours des deux éléments est requis. Deux explications en ont été proposées. Le « phantasma » interviendrait dans l’impression de la a species » à titre de cause matérielle, l’intellect agent exer­ çant alors une sorte de causalité formelle. Cette façon de se représenter les choses a, entre autres inconvénients, celui de suggérer à tort que le « phantasma », dans ccttc activité, est sujet, alors qu’en réalité c’cst plutôt l’intellect possible qui joue ce rôle. Aussi paraît-il préférable de considérer ici, avec Jean de Saint-Thomas, la » phantasma » comme une cause instrumen­ tale, surélevée par l’action de l’intellect agent, cause princi­ pale (Cursus phil. De Anima q. to, a. 2, sec. diffic. r Dicendum nihilominus'). L’un et l’autre des facteurs agissant garde ainsi dans sa ligne son action déterminatricc : le « phantasma » dans l’ordre de l’essence, l’intellect agent dans celui de l’être intelligible ; les deux actions se trouvant hiérarchiquement LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE IOI organisées. Saint Thomas lui-même suggère cette inter­ prétation (cf. De Veritate, q. 10, a. 6, ad i, 7, 8 ; /a Pa, q. 85, a. i, ad 3, 4). Voici son texte le plus formel : ■ dans la réception par l’intellect possible des « species » des choses issues des phantasmes, ces derniers jouent le rôle d’agent instrumental et secondaire, l’intellect agent tenant celui d’agent principal et premier ; le résul­ tat de cette activité dans l’intellect possible porte en conséquence la marque de l’un et l’autre agent, et non celle de l’un des deux seulement ; l’intellect posssible reçoit donc les formes, comme intelligibles en acte, en vertu de l’intellect agent, et comme similitudes déter­ minées des choses, en raison de la connaissance des phantasmes ; et ainsi les formes intelligibles en acte n’existent par soi, ni dans l’imagination, ni dans l’in­ tellect agent, mais seulement dans l’intellect possible » (De Ver., loc. cit., ad 7). L’on relèvera que le précédent processus n’est, en son moment essentiel, aucunement conscient. Nous percevons les images, et, au terme, nous saisissons l’intelligible, mais le comment du passage de la première à la seconde de ces connaissances n’est qu’une explication a posteriori, parfaite­ ment légitime d’ailleurs. Comparé au processus semblable de la formation de la représentation sensible, l’abstraction intellectuelle apparaît comme plus active, du côté de l’esprit : l’élévation au niveau de l’être intelligible étant le fait de celui-ci. Dans les deux cas toutefois la détermination formelle de l’objet perçu résulte de l’action de la chose extérieure. (Cf. Texte VI, L’intelligence humaine est abstractive, ρ· 192). § IL L’intellect possible et la réception de la ·> species « L’intellect agent n’est pas à strictement parler une puis­ sance de connaître ; cette fonction appartient à l’intellect possible, ou passif, — l’un et l’autre se disent, — dont il nous faut aborder l’étude. Successivement nous verrons que cette faculté est, vis-à-vis des intelligibles, en pure puissance, (a), qu’elle doit pour passer à l’acte être préalablement informée par la « species » (b) ; restera à préciser le rôle exact joué dans l’acte intellectuel par ccttc dernière entité (c), et le rapport qu’elle a à la chose extérieure (d). 102 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE a) L'intellect possible est une puissance passive. Cette affirmation de la passivité de nos puissances de connaître commande, nous le savons déjà, toute la psycho­ logie aristotélicienne. Il nous faut ici, avec saint Thomas, en préciser exactement la signification (cf. Ia Pa, q. 79, a. 2). Et tout d’abord que, dans le cas de l’intelligence, la pré­ sente allégation se trouve fondée, cela tient à l’objet même de cette faculté : celui-ci est l’être universel ; si donc l’intelli­ gence était préalablement actuée, l’être universel étant infini, elle-même serait infinie ; or seule l’intelligence divine possède cette qualité. Mais que peut exactement signifier, pour une intelligence qui est de l’être spirituel, le fait de pâtir ? Saint Thomas, dans l’art, cité, prend soin d’expliquer que la passivité dont il est question n’entraîne nullement, dans le sujet récepteur, une quelconque détérioration, ou l’ablation de quelque propriété naturelle : pâtir, dans le cas présent, ne signifie que le simple passage, sous l’action de l’agent, de la puissance à l’acte, ou le fait pour le sujet d’acquérir l’acte par rapport auquel il se trouvait être en puissance. Entendue en ce sens une passion est un perfec­ tionnement. Les commentateurs (cf. Cajctan, In ΙΛτα Part., q. 79, a. 2, xvi à XX ; Jean de Saint-Thomas, Curs. Philos., De Anima, q. 6, a. 3) précisent qu’en réalité, dans la réception de l’intelli­ gible, l’intellect se trouve être passif de deux façons diffé­ rentes : selon une passivité matérielle tout d’abord, la « spe­ cies « en question devant préalablement être reçue entitativement dans l’intelligence, comme toute forme dans un sujet ; selon, en second lieu, une passivité immatérielle, l’objet à connaître ayant aussi à perfectionner la puissance dans l’ordre objectif ou intentionnel. C’est évidemment cette seconde passivité qui sera caractéristique de la connaissance. b) Réception de la · species ». Considérons maintenant l’actuation de l’intellect passif. Elle est duc, on le sait, à l’action conjuguée de l’intellect agent, cause principale et du « phantasme », cause instrumen­ tale. Cette action a pour effet tout d’abord de modifier comme être le sujet intelligent en déterminant en quelque sorte en lui, à titre d’accident, une · species ». Conjointement se pro­ duit une seconde information qui actue l’intelligence comme puissance intentionnelle. Alors seulement l’acte de connais­ sance proprement dit peut se produire. LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 103 Cette seconde information, rcmarquons-Ie, peut suivre ou ne pas suivre à l’information entitative, la seconde de ces alternatives sc présentant lorsque l’intelligence cesse de penser un objet. Celui-ci alors n’est plus intelligiblement présent ; il demeure cependant dans la puissance à titre entitatif, ou comme « habitus ». De nouveau, d’ailleurs, l’intelli­ gence, à partir de cette présence entitative, pourra passer, grâce à une nouvelle information intentionnelle, à un nouvel acte de connaissance. Ainsi se trouvent expliqués les passages succes­ sifs de l’idée non pensée à l’idée actuellement appréhendée, c’est-à-dire le phénomène de la mémoire intellectuelle. c) Rôle de la « species » dans l’acte intellectuel. Donc une fois informé l’intellect possible se trouve en mesure de passer à son acte. Comment celui-ci va-t-il sc produire ? Par l’activité de la faculté en tant qu’elle est objectivement déterminée par la · species ». Toute action, à son principe, suppose, en effet, une puissance et une forme ; la puissance est donnée et la forme n’est autre chose que la < species » reçue : les conditions de l’activité cognitive sont réalisées. De ce qui vient d’être dit il suit que la · species », ou la forme de l’objet reçue dans l’intelligence, n’est en aucune façon « ce qui » est connu, quod cognoscitur, mais seulement « ce par quoi » l’on connaît, quo cognoscitur (cf. Za I>&, q. 85, a. 2). Ce qui est directement atteint, c’est l’objet ou la chose même, la « species » n’étant saisie au principe de l’acte que par une activité réflexive. Nous aurons à y revenir. (Cf. Texte VIII, Fonction de la ■ species » dans l’intellection, p. 210). d) La « species » comme similitude de l’objet. La « species » n’est donc pas l’objet que nous connaissons effectivement ; s’ensuit-il qu’elle n’ait avec lui aucun rapport ? Bien au contraire. Sa fonction même est d’unir l’objet à l’intelligence ou de le lui rendre présent. Elle y réussit parce qu’elle en est une similitude : lui étant semblable, elle peut en tenir la place dans notre esprit. Empédoclc, on s’en souvient, avec sa connaissance du semblable par le semblable, est à l’origine de cette conception j toutefois, contrairement à ce qu’il pensait, la similitude en question ne doit pas être comprise comme un double matériel, mais comme une reproduction d’ordre objectif, le mode d’être étant autre dans l’esprit que dans la réalité. Il est également très important de se rendre compte que 104 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE la similitude de la chose peut représenter celle-ci de façon plus ou moins parfaite. L’intelligence humaine n’a pas d’emblée, nous aurons l’occasion de le répéter, l’intuition claire des essences. Initialement elle ne les appréhende que de façon confuse, et à travers des concepts tout à fait généraux. Les similitudes ou « species » primitives ne représentent dont l’objet que sous scs aspects les plus communs. Ce sera précisément tout le travail de l’esprit de déterminer progressi­ vement ce premier apport encore très indistinct. Section IV L’ACTIVITÉ DE L’INTELLIGENCE En plus des deux éléments que nous venons de distinguer au principe de cette activité, intellect possible et » species » saint Thomas énumère, intégrant l’acte complet, deux autres éléments : l’intellection, e intclligerc », et la conception inté­ rieure de l’intelligence, a conceptio intellectus », en laquelle la faculté contemple son objet. Ainsi : « Celui qui fait acte d’intelligence peut avoir, dans son acte, rapport à quatre choses : à ce qui est saisi par l’intclligcncc, à la < species » intelligible par laquelle l’intelli­ gence se voit actuée, à son acte d’intcllcction lui-même, et à la conception de l’intelligence... Intellectus autem in intelligent ad quatuor potest habere ordinem scilicet ad rem qua intelligitur, ad speciem intelligibilem qua fit intellectus in actu, ad suum intelligere, et ad conceptionem intellectus » {De Pot., q. 8, a. i). Il nous reste donc à considérer : l’intellection elle-même (i) et la conception de l’intelligence (2). Après quoi, revenant aux images qui sont à l’origine de notre activité intellectuelle, nous aurons à montrer que cette activité suppose toujours une référence au sensible (3). En toute cette question saint Thomas, pour répondre aux exigences des problèmes théologiques, notamment à celui du Verbe divin, s’est vu amené à dépasser Aristote. Nous le suivrons évidemment en ces élaborations nouvelles. Les textes principaux utilisés sont : Cont. Gent., 1, c. 53 ; De Pot., q. 8, a. i - q. 9, a. 5 et 9 j De Verit., q. 4, a. 2 ; ΙΛ ΡΛ, q. 14, a. 4 q. 27, a. i - q. 34, a. 1 et 2. Pour les commentateurs, cf. : Jean de Saint-Thomas, Curs. phil., De Anima, q. 11, a. 1 et 2. LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE IO5 § I. L’intellection a) L'in telleclion est la perfection ultime du sujet. — L’activité physique, chez Aristote, a ceci de caractéristique, qu’elle sort en quelque manière de l’agent pour passer dans la chose extérieure à lui et la transformer. En est-il de même dans le cas de la connaissance ? Nous savons déjà que non. A mesure que l’on s’élève dans l’échelle des vivants, on va dans le sens d’une intériorité croissante : de moins en moins le sujet envisage recourt aux autres et se rapporte à eux. De l’ordre de l’activité transitive on passe à celui de l’activité immanente dont la connaissance intellectuelle représente justement le type le plus parfait. Il ressort de ceci que, dans l’intellection, ce n’est pas la chose extérieure qui se trouve modifiée mais le sujet connais­ sant lui-même. Saint Thomas, en plusieurs circonstances, précise que cette modification peut être comparée à la récep­ tion dans une essence concrète de l’existence, « esse » : c L’intellection n’est pas une action qui procède vers l’extérieur, mais qui demeure dans l’agent, comme son acte et sa perfection, à la façon dont l’existence est la perfection de l’existant. De même en effet que l’exis­ tence fait suite à la forme, ainsi l’intellection suit-elle à la « species » intelligible »... Intelligere non est actio progrediens ad aliquid extrinsccum, sed manet in operante, sicut actus et perfectio ejus, prout esse est perfectio existentis. Sicut enim esse consequitur formam, ita intelligere sequitur speciem intelligibilem » (Z“ Pa, q. 14, a. 4 ; cf. item, q. 34, a. 1, ad 2. J. de. S.-Th., De Anima, q. 11, a. i ; dico ultimo). Ainsi donc, comme 1’ » esse », dans l’ordre de l’être, repré­ sente la perfection ultime d’une chose, semblablement, l’intellection, 1’ c intelligere », dans l’ordre de la connaissance, ou plus généralement de l’activité : perfection, dans le dernier cas, immanente, c’est-à-dire ordonnée au bien du sujet, et qui, en outre, n’est productrice d’aucun effet ; nous atteignons ici à un terme ultime. b) L’intellection est une action du genre qualité. — Prenant acte de l’affirmation précédente, Jean de Saint Thomas, qui se plaît aux classifications, s’emploie à ramener la présente activité à la catégorie de la qualité. Apparemment l’intellcction se présente comme une modalité du genre action ; mais ΙΟό PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE une action appelle une passion correspondante dans un sujet qu’elle transforme, ce qui ici n’a pas lieu ; en outre, nous venons de le dire, l’intellection n’apparaît pas, comme l’action, orientée vers quelque chose d’autre. L’intellection ne peut donc appartenir au prédicament de l’action, et, puisqu’elle est disposition du sujet lui-même, reste qu’elle soit assimilée au prédicament qualité. Le principal intérêt de cette détermination est de bien marquer la différence qui sépare l’activité cognitive, type parfait de l’action immanente, de l’activité physique ou tran­ sitive. Agir, c’est tout autre chose pour un esprit que pour une réalité matérielle. Maintes difficultés, dans l’étude de la connaissance, proviennent de l’oubli de cette élémentaire vérité. c) L' intellection est virtuellement productrice d'un terme extérieur» le verbe mental. — La réalité toutefois est plus complexe que nous ne venons de le dire. L’intellection, chez saint Thomas, apparaît également comme productrice d’un terme ou d’un quasi-terme, intérieur il est vrai, mais réelle­ ment distinct d’elle : le « verbum mentis », ou la « conceptio intellecta ». En même temps que je contemple l’objet, et pour être en mesure même de le contempler, je forme en mon intelligence une image de cet objet qui me le rend pré­ sent. Penser, en d’autres termes, pour une intelligence, c’est contempler, mais c’est aussi concevoir. Quel est donc ce terme conçu par l’intelligence ? L’activité de conception que nous venons de discerner, est-elle à dis­ tinguer réellement de la saisie de l’intelligence ou de l’intcllection ? Quels rapports y a-t-il exactement entre ces deux as­ pects de l’acte de connaître ? Tels sont les problèmes qui se posent présentement à nous. § II. Le verbe mental I. Position de l’étude du verbe mental. Nombre de difficultés, dans l’étude de la théorie du verbe mental chez saint Thomas, proviennent de ce que l’on n’a pas eu soin de replacer les textes dont on a fait état dans les perspectives diverses où ils ont été élaborés. Il se rencontre d’abord tout un ensemble de textes sur la connaissance où il n’est aucunement question d’un terme intérieur ou d’un verbe. Le Docteur angélique ne fait alors LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 107 que suivre à la lettre l’enseignement d’Aristote. Ce qui est atteint directement, c’est la chose, 0 res », et non la modifi­ cation de l’esprit. Prétendre le contraire c’est tomber avec Protagoras dans un relativisme insoutenable : tout ce qui m’apparaît est vrai en tant que tel ; science et vérité se trouvent ainsi compromises. A l’encontre il faut affirmer que la « species » intelligible n’est qu’un principe » quo » d’intellection, c’est-à-dire qu’elle ne se rencontre qu’à l’origine de l’acte, et ainsi ne peut être saisie que de façon réflexive. De fait — deux ou trois textes mis à part — la théorie du verbe n’a été développée par saint Thomas qu’en vue de son utilisation pour le dogme de la génération de la deu­ xième Personne en Dieu. Une telle opération ne pouvant être conçue que comme un processus de connaissance, il devient en effet du plus grand intérêt de retrouver en toute intellec­ tion une production intérieure à laquelle la génération Trinitaire pourra se voir comparée. Soit dit en passant, l’on trouve ici l’un des types les plus achevés du développement d’une doctrine philosophique sous l’influence de la foi. Toutefois, la théorie du verbe, si elle a été élaborée dans des préoccupations théologiques, peut se voir également abordée comme problème de philosophie. La connaissance en effet apparaît manifestement marquée d’un caractère expressif dont il y a lieu de rendre compte. Par ailleurs, l’activité intellec­ tuelle ayant été reconnue comme immanente, se pose néces­ sairement la question de l’existence d’un terme intérieur à la pensée. (Cf. Texte IX. Le verbe mental, p. 217). Noce de vocabulaire. — L’expression « verbum mentis » — par comparaison avec « verbum oris », la parole —, se trouve le plus habituellement employée par saint Thomas en vue des applications trinitaires de la doctrine. En contexte psycho­ logique il sera de préférence parlé de « conceptio > ou d’« in­ tentio intellecta ». L’expression courante dans la scolastique contemporaine de a species expressa » par opposition à la « species impressa », qui désigne la forme principe de la connaissance, ne se rencontre que plus tardivement. 2. Raison d’être de la production du verbe. a) En un texte classique (Cont. Gent. I, 53) saint Thomas donne deux raisons de l’existence du verbe dans la connais­ sance intellectuelle. En premier lieu, l’intelligence étant capable d’appréhender les choses en leur absence aussi bien Ιθ8 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE qu’en leur présence, il s’impose évidemment, tout au moins dans le premier cas, que l’objet connu se trouve dans la puissance de connaître. Le second motif est plus foncier et vaut universellement : l’objet saisi par l’intelligence devant être, comme tel, sépare des conditions de la matière, il est necessaire, s’il s’agit de choses matérielles, que la faculté de connaître lui confère un mode d’existence correspondant, ce qui ne peut avoir lieu qu’au sein de son immanence. Ces raisons, qui tiennent plutôt aux conditions d’imperfec­ tion de la connaissance humaine, ne suffisent toutefois pas pour assurer à la doctrine trinitairc de la génération la base analogique qu’elle requiert. Aussi, Jean de saint Thomas (De An. q. n), s’appuyant sur certains textes de saint Thomas, invoque-t-il également pour justifier la production du verbe une certaine loi positive de surabondance ; naturellement on est porté à exprimer et à manifester, en le disant, ce que l’on a saisi : il y a en cela une certaine exigence de perfection de la pensée. Toutefois, poursuit notre auteur, que l’on n’aille pas jusqu’à faire de la dite production une nécessité absolue, ni à la donner comme fin à l’intellection elle-même : ce dernier acte, nous l’avons vu, est absolument terme, et, s’il faut un verbe, c’est plutôt au bénéfice de l’intellection. b) Devra-t-on toutefois reconnaître qu’il y a en toute intellection un verbe ? Dans le cas de la connaissance hu­ maine une telle exigence se rencontre non seulement pour la connaissance des choses matérielles, mais encore dans celle de l’âme par elle-même. Pareillement l’ange, encore que son essence, objet propre de son intelligence, lui soit immédia­ tement présente, ne se connaît que dans un verbe. Finalement saint Thomas ne retiendra qu’un cas, pour l’intellection créée, où la production d’un verbe n’aura pas lieu, celui de la vision béatifique : Dieu est parfaitement intelligible par lui-même, et il peut ainsi terminer de façon immédiate l’acte de saisie de son essence ; étant infinie, par ailleurs, celle-ci ne saurait être représentée de façon adéquate par aucune similitude créée. 3. Le verbe comme production et comme simili­ tude. Le verbe, dans la connaissance, a référence à deux choses : à l’activité intellectuelle qui le produit, à la chose qu’il repré­ sente à l’esprit. LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 109 a) Le verbe comme production. — La question qui se pose ici est de savoir si la production du verbe est un simple effet de l’intellection ou si elle ne suppose pas une activité distincte de l’esprit. Saint Thomas (De Veritate, q. 4, a. 2, ad 5) tient pour la première hypothèse. Il paraît tout à fait gratuit et il serait superflu de doubler en nous l’acte propre­ ment dit de connaître par une activité productrice d’un verbe. Le « dicere », parfois considéré à part, n’est donc pas distinct réellement de 1’« intolligere ». Ainsi, le verbe résulte-t-il de façon immédiate de l’intellection ; l’on se souviendra toutefois qu’il n’en est pas à proprement parler la fin. Il y a beu d’ajouter que, au meme titre que la « species quo », le verbe peut être considéré objectivement, ou dans son être représentatif, ou entitativement, par rapport au sujet intelli­ gent dont il est alors un accident qui le qualifie. b) Le verbe comme similitude. — Rapporté, non plus au sujet qui le produit, mais à l’objet connu, le verbe apparaît alors comme une similitude. Cette qualité lui vient de ce que la « species » qui est au principe de l’acte intellectuel est elle-même une similitude de la chose extérieure : « du fait que la « species » intelbgiblc, qui est la forme de l’intellect et le principe de l’intellection, est la similitude de la chose extérieure, il résulte que l’intellect produit une intention qui est semblable à cette chose > (Cont. Cent., 1, c. 53). Que représente au juste cette similitude ? D’une façon générale, similitude veut dire unité dans le genre qualité. Mais ici, qualité est à entendre au sens large, comme signi­ fiant en particulier la différence spécifique ou l’essence de la chose ; c’est donc à celle-ci que le verbe se rapporte tout d’abord. Toutefois, nous aurons l’occasion de le répéter en étudiant le devenir de la connaissance, les premières saisies de notre intelligence demeurant très générales et confuses, les représentations qui leur correspondent ne peuvent, ellesmêmes, être qu’imparfaites ; la relation de similitude du verbe ne se précisera donc que de façon progressive. 4. Le verbe : terme relatif ou terme ultime de la connaissance ? a) Position du problème. — L’interposition dans la connais­ sance, entre l’intelligence et la chose extérieure, d’un terme immanent ne peut manquer de soulever une grave difficulté. Est-ce, en définitive, la chose qui est atteinte par l’intelli­ gence, ou ne faut-il pas dire que c’est la conception intérieure no PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE de l’esprit ? Et, si l’on admet cette seconde hypothèse, ne compromet-on pas le réalisme de la connaissance, l’objet perçu n’étant plus alors qu’une modification ou une détermination intérieure de l’acte ? Ce problème, qui n’a que peu préoccupé les médiévaux, a pris toute son acuité avec la controverse idéaliste (cf. la récente polémique entre thomistes : Maritain, Réflexions sur l'intelligence, c. 2 ; Les degrés du savoir, c. 3, 26 et Appen­ dice I ; Roland Gosselin, Rev. Sc. Phil, et Théol. 1925, pp. 200 sv. ; Blanche, Bull. Thom., 1925, p. 361 sv.) Comme la discussion n’a pas laissé d’être confuse, il ne sera pas sans utilité que nous nous attardions quelque peu sur ce point. b) Les textes de saint Thomas. — La fixation de la pensée véritable de notre Docteur apparaît, en première lecture, irréalisable, une série de textes semblant prôner un immédiatisme sans compromis, tandis que d’autres, avec une non moindre netteté, affirment que le verbe est le terme même atteint dans la connaissance. En faveur de la première conception il n’est que de rappeler l’exposé parfaitement explicite de la Prima Pars (q. 85, a. 2), où il est déclaré que ce qui est connu directement c’est la chose, et non la « species > laquelle n’est atteinte que par réflexion ; ainsi : « quod cognoscitur est res ». D’autres textes sont encore plus catégoriques (cf. Cont. Gent., IV, c. 11) : « Que l’intention dont il est question ne soit pas en nous la chose saisie par l’intelligence, cela ressort nettement du fait qu’autre chose est d’appréhender la chose, et autre chose de saisir l’intention intelligible, ce que l’intelligence réalise lors­ qu’elle réfléchit sur son acte ». L’« intention intelligible », c’està-dire le verbe, n’est donc atteinte que dans un acte réflexe, la chose seule étant saisie directement : c’est tout à fait clair. D’autres textes, par malheur, semblent affirmer exactement le contraire ! (cf. De Pot., q. 9, a. 5) : « ce qui est saisi par soi par l’intelligence, ce n’est pas cette chose dont on a la connais­ sance... mais cela est d’abord et par soi saisi que l’intelligence conçoit en soi-même de la chose connue ». Quelques passages enfin paraissent vouloir réaliser une conciliation (cf. De Verit., q. 4, a. 2 ad 3) : « La conception de l’intelligence est intermédiaire entre l’intelligence et la chose parce que c’est par elle que la dite operation parvient jusqu’à la chose ; il s’en suit que la conception de l’intelli­ gence n’est pas seulement ce qui est saisi, — id quod intellec­ tum est, — mais aussi ce par quoi la chose est saisie, — id LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE III quo res intelligitur —, en sorte que ce qui est saisi peut être dit, et la chose elle-même, et la conception de l'intelligence, — sic quod intelligitur possit dici et res ipsa et conceptio intel­ lectus. — (cf. pareillement In Joan., c. i). « Le verbe est comparé à l’intelligence non comme ce par quoi elle saisit son objet, — quo intelligit, — mais, ce en quoi elle le saisit — in quo intelligit — parce que c’est en lui, formé et exprimé qu’elle voit la nature de la chose ». c) Interprétation de la doctrine. — Pour mettre un peu de clarté en ce débat, il importe tout d’abord de se souvenir que saint Thomas écrit ici en deux perspectives différentes : dans la ligne de la théorie de la connaissance d’Aristote, et dans celle de la théorie de la génération trinitaire du Verbe. Avec Aristote, il s’agit d’éviter le subjectivisme de Prota­ goras, pour qui l’objet de la connaissance serait la modifi­ cation même du sujet ; et c’est l’immédiateté de la connais­ sance qui évidemment doit être mise en évidence. Avec les théologiens, on cherche à s’assurer d’un terme intérieur de la pensée, et tout naturellement on est porté à souligner le caractère d’immanence de l’acte de l’intelligence. Ceci reconnu, il sera permis d’admettre que notre auteur, porté par la préoccupation spéciale de chacun de scs exposés n’a pas pris soin de circonstancier toutes ses formules. Les textes les plus complets et sur lesquels il convient avant tout de s’appuyer sont donc ceux où les deux aspects de la doc­ trine se voient proposés. Ainsi donc, ce qui est saisi par l’esprit peut être dit : et la chose elle-même, et la conception de l’intelligence, a et res ipsa et conceptio intellectus » ; en sorte que le verbe est à la fois : « quod intellectum est » et « id quo intelligitur » ; il est bien un terme, mais un terme relatif seulement, le terme absolu étant la chose elle-même. (Cf. Texte VIH. Rôle de la « species » dans l’intellection, p. 210). d) Le verbe comme signe formel. — L’on fait état parfois, dans la discussion de ce problème, d’une doctrine du signe dont le développement semble devoir être rapporté à Jean de saint Thomas (cf. Curs. phil., Log., ΙΙΛ P&, q. 22, a. I et 2). La conception de l’esprit serait un signe de la chose qu’elle représente. Mais il y a deux especes de signes : - le signe instrumental, qui a pour caractère propre de reporter l’es­ prit sur une réalité autre que celle qui est appréhendée : « quod præter species qua ingerit sensui, aliud facit in cogni- 112 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE tioncm venire » ; ainsi, percevant la fumée, j’infère le feu qui est autre chose ; - le signe formel qui, lui aussi, fait con­ naître autre chose, mais en lui-même et de façon immédiate ; il y a, dans ce cas, simultaniété entre la saisie du signe et celle du signifié. Le verbe mental, s’il est un signe, ne peut évidemment être qu’un signe formel, c’est-à-dire qu’il n’est pas une chose qui nous conduit à la connaissance d’une autre chose, mais une chose en laquelle directement nous en saisissons une autre ; la raison formelle de l’objet extérieur se trouvant ainsi immé­ diatement appréhendée, tout en n’étant atteinte que dans un terme immanent à l’esprit. Double aspect de l'immanence et de l’extériorité de notre connaissance intellectuelle qu’il convient de maintenir simultanément, si l’on veut éviter les extrêmes du médiatisme ruineux des « idées tableaux », et d’un immédiatisme de la chose et de notre faculté qui est parfaitement inintelligible. 5. Vue synthétique de l’acte d’intelligence. Ainsi donc, l’acte intellectuel, chez l’homme, nous apparaîtil constitué de quatre éléments : la faculté elle-même, la • species » qui l’actue, l’intcllcction et le verbe. Vues dans la iignc d’une métaphysique générale de l’activité, les conditions spéciales de cet acte nous ont conduit à ces distinctions. Toutefois, il ne faut jamais l’oublier, analyser n’est pas morceler ; dans la pluralité de ses principes l’acte de connais­ sance garde une véritable unité, et c’est en définitive celle-ci qui frappe d’abord la conscience. Pour tout reprendre encore une fois, nous citerons cc beau texte du Contra Gentiles, déjà précédemment utilisé (1, c. 53). » La chose extérieure appréhendée par notre intelligence n’existe pas dans cette faculté selon sa nature propre, mais il faut que sa similitude, par laquelle elle se trouve mise en acte, soit dans notre intelligence. Actuée par la dite similitude comme par sa forme propre, notre intelli­ gence saisit la chose elle-même ; non que l’intellection elle-même soit une action qui passe dans la chose exté­ rieure, comme réchauffement sc communique à cc qui est échauffé, mais elle demeure en celui qui fait acte d’intelligence, et elle a rapport à la chose qui est saisie, en cc que la « species » en question, qui est principe formel de l’opération intellectuelle, est la similitude de cette chose. LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE II3 « Il faut encore observer que l’intelligence, informée par la « species » de la chose, forme en elle-même une cer­ taine « intention » de l’objet appréhendé, laquelle est sa raison que signifie sa définition. Ceci s’impose du fait que l’intelligence saisit indifféremment une chose absente et présente, l’imagination sur ce point, lui étant sem­ blable. En outre, l’intelligence a ceci de particulier qu’elle saisit la chose comme séparée de ces conditions matérielles sans lesquelles elle ne peut exister dans la réalité concrète, ce qui serait impossible si cette faculté ne sc formait pas, de la manière dont il a été dit, d’ « intention ». Or cette « intention » appréhendée, du fait qu’elle est le quasi terme de l’opération intellectuelle, est autre chose que la « species intelligible », laquelle, actuant l’intelligence, doit être tenue pour son principe, l’une et l’autre de ces choses étant d’ailleurs des similitudes de la réalité connue. C’est en effet parce que la «species» intelligible, qui est la forme de l’intelligence et le principe de son acte, est la similitude de la chose extérieure,que l’intelligence forme une a intention » semblable à cette chose ; telle, en effet, est une chose, telle est son opéra­ tion. De ce qu’enfin » l’intention » appréhendée est sem­ blable à une certaine chose, il suit que l’intelligence en formant une telle intention, saisit cette chose elle-même ». § III. Le RETOUR AUX IMAGES L’acte intellectuel dont on vient de faire l’analyse avait son origine dans la connaissance sensible, ou dans les « phantas­ mata ». Pour saint Thomas, nous allons le voir, les images se retrouvent une seconde fois dans le processus intellectuel, mais cette fois au terme de la connaissance ou du côté de l’objet. Ainsi l’intelligence, pour reprendre sa propre expres­ sion, ne peut rien saisir qu’en sc retournant vers les images « nisi convertendo sc ad phantasmata », la conversion à laquelle il est fait ici allusion étant manifestement autre chose que la simple indication d’une relation d’origine (cf. sur ce sujet : Ztt Pft, q. 84, a. 7 et 8 ; q. 86, a. 1 ; q. 89, a. 1 - Cajetan, in I&m part^ q. 84, a. 7 - Jean de saint Thomas, De Anima, q. 10, a. 4). a) Preuve expérimentale. — Dans l’art. 7 de la question 84 qui est ici le texte majeur, saint Thomas fait tout d’abord appel à l’expérience. Deux faits tendent à prouver la nécessité Saint-Thomas III. 8. 114 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS î PSYCHOLOGIE pour l’intellection de ce retour aux images : - le fait des lé­ sions corporelles qui paralysent l’activité de l’intelligence; comme cette faculté n’utilise elle-même aucun organe, l’em­ pêchement constaté ne peut être relatif qu’à des activités sensibles qui seraient requises pour l’intellection ; ainsi lorsque l’imagination est défaillante, ne peut-il y avoir de connaissance intellectuelle j - un second fait est plus direc­ tement probant : n’apparaît-il pas que lorsqu’on s’efforce de comprendre quelque chose, spontanément, on se forme des images en lesquelles il semble que l’on s’applique à inspecter ce que l’on veut saisir par l’intelligence : « quando aliquis conatur aliquid intelligerc format aliqua phantasmata sibi per modum exemplorum, in quibus quasi inspiciat quod intelligcre studet ». b) Justification rationnelle. — Ces faits peuvent être jus­ tifiés a priori, le retour aux images étant impliqué dans les conditions mêmes de l’objet propre de l’intelligence humaine. L’on sait en effet que cet objet est la · quiddité », c’est-à-dire la nature des choses sensibles j or il est de cette nature de n’exister que dans le singulier, c’est-à-dire dans une matière corporelle, ainsi est-il de la nature de la pierre qu’elle existe dans telle pierre déterminée. D’où il suit que la nature de la pierre ou de n’importe quelle chose matérielle ne peut être connue « complètement » et « en vérité » que si elle est saisie comme existant dans le particulier, lequel ne peut être appréhendé que par les sens ou dans les images. L’intelli­ gence, pour atteindre son objet, propre, doit donc nécessaire­ ment sc tourner vers les images, afin d’y considérer la nature universelle existant dans le particulier : < Intellectus autem humani qui est conjunctus corpori, proprium objectum est quidditas, sive natura in materia corporali existens... De ratione autem hujus naturae est quod in aliquo individuo existât, quod non est absque materia corporali : sicut de ratione naturae equi est, quod sit in hoc equo. Unde natura lapidis vel cujuscumque materialis rei cognosci non potest complete et vere, nisi secundum quod cognoscitur ut in parti­ culari existens. Particulare autem apprehendimus per sensum et imaginationem. Et ideo ncccsse est ad hoc quod intellectus intelligat suum objectum proprium, quod convertat se ad phantasmata ut speculctur naturam universalem in particulari existentem ». c) Conclusion : Solidarité des activités intellectuelle et ima­ LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE II5 ginative. — Les précédentes observations manifestent claire­ ment que si l’on distingue formellement en thomisme la connaissance intellectuelle et la connaissance sensible, on se garde bien d’isoler l’une et l’autre de ces activités. Les images se rencontrent à la fois au principe de la connaissance intellec­ tuelle, comme sa matière, et à son terme, en tant que soli­ daires de son objet ; le singulier pourra ainsi devenir indirec­ tement l’objet de notre intelligence et, pratiquement, notre vie qui sc passe dans le concret aura continuellement à se référer à lui. Initialement et essentiellement faculté de l’abs­ trait et de l’universel, notre intelligence se révèle également comme la faculté de l’individuel sensible : richesse et complexité d’une philosophie dont l’apparente simplicité des formules a souvent donné le change. Section V LE PROGRÈS DE LA CONNAISSANCE HUMAINE Alors que l’intelligence divine et môme, vis-à-vis de son objet propre, l’intelligence angélique atteignent d’un seul coup à la perfection de connaissance qui leur est propor­ tionnée, l’intelligence humaine, la plus infirme de toutes, ne passe à l’acte que de façon progressive : « Tout ce qui, en effet, procède de la puissance à l’acte parvient à un acte incomplet, lequel est intermédiaire entre la puissance et l’acte, avant d’atteindre à un acte parfait. L’acte parfait auquel parvient l’intelligence est la science complète, c’est-àdire celle par laquelle les choses sont connues de façon dis­ tincte et déterminée ; l’acte incomplet, quant à lui, est la science imparfaite, en laquelle les choses sont connues indis­ tinctement et dans une certaine confusion » (Za Pa, q. 85, a. 3). Inutile de dire que l’expérience de la vie de la pensée corrobore universellement ces considérations théoriques. Le problème du progrès de la connaissance humaine étant extrêmement complexe, nous nous bornerons en ces pages à débrouiller quelques ambiguïtés et à mettre en lumière certains points plus importants. I. La première donnée de l’intelligence et la saisie de l’essence. a) La première saisie de P essence. — L’objet propre de Il6 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE l’intelligence humaine, qui est la quiddité de la chose sensible, doit correspondre apparemment à ce qui est atteint immédia­ tement par cette faculté. Tout un ensemble de textes de saint Thomas nous le suggèrent. Lus avec ingénuité, ces textes semblent même attester que l’essence ainsi appréhendée est, du premier coup, dévoilée à nos yeux : « l’intellect parvient à la pure quiddité de la chose... l’intellect peut concevoir immédiatement la quiddité de la chose sensible... » (De Verit., q. 10, a. 6, ad 2, et In Boet. de Trinitate, q. 6, a. 3). Ainsi comprendrait-on du premier coup « ce qu’est l’homme » et « ce qu’est le bœuf ». Prises absolument et sans aucune réserve, de telles formules paraissent si manifestement contraires à l’expérience qu’il est impossible de croire que la pensée de saint Thomas s’y exprime de façon mesurée. Qui oserait prétendre qu’il suffit de regarder autour de soi pour saisir d’un seul regard la nature profonde des choses ! De fait, en d’autres passages, saint Thomas parle tout autrement : » les formes substantielles par elles-mêmes nous sont inconnues, mais elles nous sont rendues manifestes par leurs accidents propres » (De Spirit. Creat., a. il, ad. 3) « parce que les essences des choses nous sont incon­ nues... parce que les différences essentielles nous sont incon­ nues » (De Verit., q. 4, a. I, ad 8, et Cont. Gent., in, c. 91). Ces formules, en apparence, vont contre ce qui a été dit plus haut. Saint Thomas toutefois, n’a pas dû voir ici d’oppo­ sition irréductible puisque c’est dans un même article (De Spirit. Creat, a. 1 i,ad 3 et ad 7), qu’il affirme simultanément:et que l’in­ telligence par sa première opération saisit l’essence des choses, et que les formes substantielles nous sont inconnues. Il con­ vient donc de reconsidérer de plus près ce qui est effectivement atteint dans la première saisie de l’intelligence humaine. b) Priorité de la connaissance de l'universel. — Une doctrine bien avérée va nous mettre sur la voie de la solution. Ce qui est d’abord connu par nous, se demande le Docteur angélique, est-il le plus universel ? (cf. ΙΛ Pa, q. 85, a. 3) L’on conclut, à l’art, cité, qu’effectivement c’est le plus universel qui est d’abord appréhendé ; ainsi ne saisit-on pas en premier les essences spécifiques qui correspondent à des concepts plus particuliers, mais les genres les plus élevés : la notion d’» ani­ mal » par exemple, est antérieure à la notion d’a homme », et il en va de même dans tous les cas semblables. Saint Thomas précise en outre que cette connaissance la plus générale est aussi la plus confuse. LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE II? Si l’on remonte jusqu’au principe dans l’application de cette doctrine, il faudra dire que ce qui est saisi en tout pre­ mier lieu dans les choses par l’intelligence : c’est l’essence tous son aspect le plus commun d’être, ou l’idée de quelque chose qui est ; l’on rejoint alors cette autre affirmation éga­ lement classique en péripatétisme que l’être est ce qui est conçu en premier, et ce en quoi toutes les autres notions se résolvent « illud quod primo intellectus concipit quasi notis­ simum et in quo omnes conceptiones resolvit est ens » (De Verit., q. 1, a. 1) ; étant sous-entendu que l’être dont il est ici question n’est pas précisément l’être en tant qu’être appré­ hendé formellement par le métaphysicien, mais la notion la plus commune et la moins déterminée d’être. Le premier regard de l’esprit humain atteint les choses confusément comme des êtres. c) Révélation progressive de Γessence. — A partir de cette donnée première l’intelligence progresse dans deux direc­ tions principales : - dans le sens tout d’abord de la détermination de l’es­ sence par des différences spécifiques qui la distingueront sui­ vant son appartenance hiérarchisée à des genres et à des es­ pèces diverses ; l’on s’oriente alors vers la saisie des natures particulières que l’on exprime, au terme, dans une définition ultime : l’homme est un animal doué de raison ; - ou, demeurant au niveau de l’être, dans le sens des déter­ minations les plus universelles de cette notion, (propriétés transcendantales, unité, vérité, bonté, par exemple) : l’on élabore en ce cas une métaphysique. En définitive, en ce qui nous concerne présentement, il faut affirmer que la saisie par l’intelligence de l’essence des choses est comprise entre les deux extrêmes du premier donné confus de la connaissance intellectuelle, et la défini­ tion supposée parfaite de la chose, l’expression de < quidditas sensibilis » pouvant être appliquée à la fois et proportionnelle­ ment à l’un et à l’autre de ces états de la connaissance. d) L'infaillibilité de la première saisie de l'intelligence. — L’on ne se fait pas faute de proclamer en aristotélisme que vis-à-vis de son objet propre, ou dans son acte simple, une puissance de connaître ne peut se tromper. Ainsi, dans sa première saisie de l’essence des choses, l’intellect humain ne peut faillir « circa quod est non potest falli » (cf. Za Pa, q. 85, a. 6). Les éclaircissements précédents permettent de mettre Il8 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE au point cette formule qui n’est pas sans prêter à équivoque. La première opération de l’esprit, Γ « indivisibilium intelligentia », est en effet infaillible : ce que nous saisissons immé­ diatement est bien tel que nous le saisissons, mais il n’est encore question que d’une appréhension confuse ; la défini­ tion précise exprimant adéquatement l’essence de la chose ne viendra qu’au terme d’un labeur d’analyse et de compa­ raison extrêmement complexe, et là l’erreur pourra se glisser ; si, par exemple, on en vient à définir l’homme un « animal raisonnable ailé », l’on se trompera. Indirectement donc l’erreur pourra s’introduire dans la connaissance de l’essence des choses. Ici encore la doctrine de saint Thomas est moins simpliste qu’il ne peut paraître en certains raccourcis. 2. Le « discursus » intellectuel. Au sein même de l’activité de la première opération de l’esprit il peut donc y avoir un certain progrès dans la connais­ sance. Toutefois ce n’est pas à ce progrès que saint Thomas rapporte la distinction de l’intelligence humaine, discursive de soi, et des intelligences divine ou angéliques, lesquelles sont essentiellement intuitives : « intellectus angelicus et divinus statim perfecte totam rei cognitionem habet » (Za Pa, q. 85, a. 5). L’intelligence humaine, pour sa part, procède en composant, divisant (en jugeant) et en raisonnant. « com­ ponendo dividendo et ratiocinando » (cf. ibidem, et q. 58) a. 4 et 5). Comparé aux esprits supérieurs qui sont proprement des intelligences, l’homme apparaît ainsi comme un être doué de raison (animal rationale). La nécessité de composer, de diviser et de raisonner s’impose à l’intelligence humaine, du fait que du premier coup cette intelligence n’atteint pas à la parfaite connais­ sance de la chose, mais ne saisit qu’un de ses aspects : sa quiddité — nous savons que ceci même est tout relatif —, Appréhendant ensuite ses propriétés, ses accidents et tout ce qui se rapporte à l’essence de la chose, il lui faut associer ou dissocier les objets ainsi distingués, ce qui suppose que l’on juge et, s’il s’agit de conséquence, que l’on raisonne : « Cum enim intellectus humanus exeat de potentia in actum, similitudinem quemdam habet cum rebus gene­ rabilibus, qua· non statim perfectionem suam habent, sed eam successive acquirunt. Et similiter intellectus humanus non statim in prima apprehensione capit perfectam rei cognitionem sed primo apprehendit 119 aliquid de ipsa, puta quidditatem ipsius roi quæ est primum et proprium objectum intellectus et deinde intelligit proprietates et accidentia et habitudines cir­ cumstantes rci essentiam. Et secundum hoc neccsse habet unum apprehensum alii componere et dividere, et ex una compositione et divisione ad aliam procedere, quod est ratiocinari » (Za Pa, q. 85, a. 5). LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE Tout ceci, soit dit encore une fois, ne représentant que de façon tout à fait schématique et simplifiée la marche véri­ table de la pensée. Corollaire : la connaissance comme activité. Ce qui vient d’être dit nous permet encore de répondre à une difficulté qu’un esprit moderne, abordant la doctrine péripa­ téticienne de la connaissance, ne peut manquer de se poser. En première approximation, en cette doctrine, la faculté de connaître se manifeste comme capacité essentiellement récep­ tive ou passive : le tableau vierge sur lequel vient s’inscrire le donné extérieur. Mais, le contraire ne pourrait-il pas être soutenu, et l’intelligence n’apparaît-clle pas plutôt comme une faculté active ? Saint Thomas, en réalité, n’a aucunement méconnu cet autre aspect des choses. Active, l’intelligence se trouve l’être au principe de toute connaissance ; n’cst-ce pas elle en effet qui doit prendre l’initiative de l’abstraction du phan­ tasme, sans laquelle aucune réception de « species » ne serait possible ? Et 1’intellection elle-même, n’est-elle pas un acte issu de la vitalité de la faculté et qui par la produc­ tion du verbe manifeste sa fécondité ? Notre intelligence n’a-t-ellc pas, par ailleurs, nous venons de le dire, à partir de ses premières données, un labeur immense à fournir, pour atteindre à une connaissance distincte de son objet ? Enfin, il conviendrait de rappeler que l’esprit non seulement reconstruit, telle qu’elle est, la réalité, mais encore qu’il se construit pour soi tout un monde d’êtres qui n’existent qu’en lui : celui de l’être de raison. Ainsi, à de multiples titres, l’intelligence humaine apparaît-elle comme une puissance douée d’activité. L’on se gardera cependant d’oublier que l’acte même de la faculté, 1’ ■ intelligere » n’est activité qu’en un sens supérieur, où il n’entre proprement ni progression, ni mouvement, mais perfection dans l’immobilité. Pour l’in­ telligence, comprendre c’est être : « intelligere est esse ». 120 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS ! PSYCHOLOGIE Tout ce qu’il y a de changement dans la vie de la pensée se trouve donc ordonne à un repos terminal, ou, si l’on veut, à une plénitude d’activité où la vie atteint son sommet : la contemplation pure de l’objet. Section VI LA CONNAISSANCE DU SINGULIER ET DE L’EXISTANT La connaissance intellectuelle nous est apparue jusqu’ici comme une connaissance abstractive et universelle ; dégageant l’intelligible de la matière et de ses conditions indi viduantes, elle prenait pour objet l’essence même des choses, laissant de côté ce qui la singularise, et le fait même de son exis­ tence. L’individu concret, Pierre, cet homme, cette table... sont demeurés en dehors de notre horizon. A ce plan, je puis bien me former une idée abstraite et universelle de l’individu, j’en ai alors une connaissance quidditative j mais une telle connaissance n’est pas la saisie meme de l’être particulier qui est présent ici devant moi. Et pourtant n’est-il pas manifeste que notre vie intellec­ tuelle se rapporte continuellement à de tels êtres concrets et déterminés. Saint Thomas (Za Pa, q. 86, a. i) note trois circonstance où ce fait apparaît avec évidence : i°, ne formet-on pas des propositions dont le sujet est un être particulier, telle celle-ci : « Pierre est un homme > ? ce qui serait inex­ plicable si préalablement on n’avait pas eu la connaissance des deux termes en présence, c’est-à-dire notamment celle de Pierre ; 2° l’intelligence, dans sa fonction pratique, est directrice de l’action ; or celle-ci a nécessairement rap­ port à des singuliers concrets ; l’intelligence donc doit con­ naître de tels êtres ; 30 l’intelligence se saisit elle-même dans son activité ; or celle-ci est manifestement singulière ; donc l’intelligence doit connaître au moins cet objet singu­ lier qu’elle constitue. Comment concilier ces deux thèses qui paraissent égale­ ment s’imposer ; l’intelligence humaine a un objet abstrait et universel ; la même intelligence atteint le singulier concret ? Ce problème donne lieu en philosophie thomiste à deux ordres de considérations convergentes portant, le premier, sur la connaissance du singulier comme tel, et le second sur la saisie de son existence. Successivement nous allons envisa­ LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 121 ger chacun de ces deux points, en nous limitant pour plus de simplicité à l’expérience des réalités physiques. L’cxpériencc de l’âme et de la vie psychique et celle des réalités transcendantes ou l’expérience mystique seraient à consi­ dérer à part. § I. La connaissance des singuliers I. La doctrine de saint Thomas. a) La connaissance du singulier n'est qu'indirecte. — Appuyée sur les principes les plus généraux du système, la thèse défen­ due par saint Thomas apparaît logiquement inattaquable. La voici, libellée en termes parfaitement nets (7a Pa, q. 86, a. i) : « Notre intelligence ne peut saisir de façon directe et immédiate le singulier dans les choses matérielles. La raison en est que le principe de la singularité en de telles choses est la matière individuelle ; or notre intelligence, comme il a été dit, procède à son acte en abstrayant la « species » de cette matière, et ce qui est abstrait de la matière individuelle est universel. Notre intelligence n’atteint donc directement que l’universel. Elle peut cependant atteindre le singulier, mais de façon indirecte et par une certaine réflexion, indirecte et per quamdam reflexionem ; cela tient à ce que, même après qu’elle a abstrait la o species » intelligible, elle ne peut, comme on l’a vu, connaître, par son moyen, en acte qu’en se retournant vers les images en lesquelles elle saisit la dite « species » (cf. De Anima> III, c. 7 431 b 1). Ainsi saisit-elle directement l’universel par la 0 species » in­ telligible, et indirectement les singuliers auxquels se rapportent les ·» phantasmes ». (cf. également sur cette doctrine : I& ΡΛ, q. 14, a. 11 ; q. 57, a. 2 ; Qast. disp, de anima, a. 20 ; De Veritate, q. 10, a. 5). b) Signification du retour aux images. — Comment faut-il sc représenter cette « conversio ad phantasmata » qui est au principe de la connaissance indirecte du singulier ? Il est tout d’abord certain qu’il n’est pas ici question d’une autre « conversio « que celle dont il avait été fait état lorsqu’on s’était demandé s’il était possible de connaître intellectuelle­ ment sans images. Mais peut-on préciser comment s’effec­ tue ce retour ? Voici comment au De Veritate (q. 10, a. 5) Saint Thomas nous le représente : I 122 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE » L’esprit cependant réussit à s’ingérer dans les choses particulières en tant qu’il est prolongé par les puis­ sances sensibles qui ont le singulier pour objet... Et ainsi connait-il le singulier par une certaine réflexion, pour autant que connaissant son objet qui est une nature universelle, il revient à la connaissance de son acte, et ultérieurement à la a species » qui est à son prin­ cipe, et enfin au phantasme d’où la « species » a été abs­ traite ; c’est ainsi qu’il a une certaine connaissance du singulier ». C’est donc en prenant conscience de l’origine de son acte que l’intelligence saisit le singulier : cet acte, sur lequel elle réfléchit, a pour principe une a species », qui, elle-même, m’apparaît provenir des images ; l’objet de celles-ci étant toujours particularisé, l’intelligence, par le prolongement de la connaissance sensible, atteint ainsi le singulier ; toute­ fois le singulier n’étant appréhendé de façon directe que par les puissances sensibles, il ne s’agit là que d’une connais­ sance indirecte. Peut-on aller plus loin dans cette détermina­ tion et admettre en particulier que l’intelligence dans cette activité se forme une conception propre du singulier ? (Cf. Texte X, La connaissance des singuliers, p. 219) 2. Les précisions des commentateurs. a) La connaissance « arguitive » de Cajetan. — Cajetan (in I&m Pa, q. 86, q. 1, vu) estime que nous n’avons du singulier ainsi appréhendé qu’un concept étranger, c’est-àdire qui ne le représente pas en propre, tout en ne convenant qu’à lui. Prenons une comparaison. Si nous parlons de la sagesse infinie, nous pensons à une chose dont nous n’avons pas de concept propre, mais seulement un concept inadéquat. Ainsi en va-t-il pour le singulier. Bien que nous comprenions ce qu’est le singulier universellement considéré, nous ne concevons pas ce qu’est en particulier la « socratcitas », mais concevant en nous ce qu’est 1’ « homme » et la · singula­ rité », et que 1’ » homme » ne subsiste pas par soi, nous en « arguons » et concluons qu’il y a dans la réalité une chose singulière différente de l’universel « homme » par une connais­ sance quidditativement non représentable, à savoir la « socrateitas ». Nous ne nous représentons donc pas formelle­ ment le singulier, mais nous le concluons dans un concept étranger qui le comprend en quelque sorte de façon confuse, LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 123 et à la suite d’une réflexion sur son origine singulière. Le concept de « Socrate » n’est donc que le concept d’« homme » mis en rapport par une sorte de raisonnement implicite avec cet individu singulier que je perçois par les sens. b) Le concept propre et distinct du singulier de Jean de saint Thomas. — Jean de Saint Thomas n’adopte pas cette manière de voir (cf. De Anima, q. 10, a. 4). Pour lui, si l’on n’a pas une représentation directe et adéquate du singulier, l’on en possède cependant un concept propre et distinct ; faute de quoi l’on serait dans l’impossibilité de discerner les uns des autres les divers individus et de porter des juge­ ments parfaitement déterminés comme ceux-ci : « Pierre est un homme », « Jean ne fut pas le Christ ». Cette opinion paraît se distinguer de la précédente en ce que, selon elle, le rapport d’origine à l’image suffit à lui seul, lorsqu’il est perçu, pour déterminer singulièrement le concept, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à une sorte de raisonnement. Il reste que dans l’une et l’autre de ces explications il y a bien un concept de Socrate qui, en référence avec la connaissance sensible, ne convient qu’à lui. Jean de Saint Thomas s’est bien rendu compte que sa théorie ne va pas sans difficulté. Comment en effet concilier avec ce qui vient d’être dit la thèse fondamentale en péri­ patétisme de la primauté de la connaissance de l’universel ? Si chaque concept doit être référé à une image, elle-même représentative du singulier, n’y aura-t-il pas, à l’origine, que des concepts, indirects on le veut bien, mais propres et distincts du singulier ? — Non est-il répondu (loco citato) car ce qui déter­ mine le concept c’est ce vers quoi tend le mouvement de la pensée. Or ce mouvement, dans la saisie de l’objet, peut aller soit vers l’universel, soit vers le singulier qu’il représente : dans le premier cas, on a le concept universel (qui seul repré­ sente directement et adéquatement son objet), dans le second, le concept singulier (qui ne le représente qu’indirectement et inadéquatement). C’est donc par une activité psychologique continue que l’on passe de l’universel au particulier, thèse qui a l’avantage de rendre une unité concrète à la vie de l’esprit, que la distinction trop rigide des facultés et de leurs objets risque de faire oublier. C’est, en définitive, un même sujet qui pense et qui imagine, saisit le singulier ou appré­ hende l’universel : et ce qu’il fallait séparer, légitimement d’ailleurs, doit être ensuite recompris dans l’unité d’une seule conscience vivante. 124 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE § II. La CONNAISSANCE DE L’EXISTENCE CONCRÈTE Le problème de la perception de l’existence concrète, c’est-à-dire de l’existence de cet être que je perçois par les sens est en intime connexion avec celui de la connaissance du singulier. D’une part, en effet, le singulier seul existe, et, plus profondément, ce qui fait, tant pour l’existant comme tel, que pour le singulier, obstacle à l’intellection, c’est la matérialité ou la potentialité qui le limite. De soi le singulier et l’existant ne sont nullement inintelligibles ; ce sont les conditions dans lesquelles ils se trouvent impliqués dans le monde qui nous entoure qui arrêtent le regard de l’esprit. Il est important de remarquer que la connaissance de l’existence dont il est présentement question n’est pas la conception universelle, ou quidditative, que l’intelligence peut se former de cette notion. Ainsi, ai-je l’idée commune de ce qui existe. Plus fondamentalement même, il faut recon­ naître que dans sa première saisie, qui est celle de l’être, l’esprit se réfère toujours à l’existence ; l’être est en effet : ce qui existe ou peut exister. A son premier éveil l’intelli­ gence enveloppe en quelque sorte l’ordre de l’abstrait et celui du concret, et c’est ce qui fait qu’elle pourra aller ensuite de l’un à l’autre. Mais actuellement c’est de la saisie de telle existence déterminée qu’il s’agit. Rappelons qu’ici encore nous nous limitons volontairement au problème de la connaissance, par l’intelligence humaine, de la réalité perçue par les sens. I. La thèse commune de la connaissance du contin­ gent. Cette question de la saisie par l’intelligence humaine du concret existant est à comprendre dans la thèse plus générale de la connaissance, par toute intelligence, du contingent (cf. Za P“, q. 86, a. 3). L’être contingent est celui qui n’existe pas nécessairement ou qui peut ne pas exister. Comment réussirons-nous à l’atteindre ? Il convient tout d’abord de mettre à part une première connaissance de cet être qui se ramène à la connais­ sance quidditative. Dans tout être contingent, en effet, il y a des déterminations nécessaires qui tiennent à sa forme, ou à la nature des choses, et que l’intelligence peut évi­ demment concevoir. Ainsi dirais-je que si Socrate se met LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE I25 à courir il est nécessaire qu’il se meuve. Mais comment pour­ rais-je effectivement reconnaître que Socrate court, ce qui évidemment est un fait contingent ? Dans la réponse qu’il donne ici à cette question saint Thomas recourt à l’explication même qu’il avait proposée pour le singulier : les deux problèmes, en réalité, se confon­ dent puisque singularité et contingence ont semblablement leur racine dans la matière. Comme le singulier, donc, le contingent sera saisi de façon directe par le sens et indirec­ tement par l’intelligence : « Contingentia, prout sunt contin­ gentia, cognoscuntur directe quidem sensu, indirecte autem intellectu ». C’est en conséquence dans et par la réflexion sur les images que l’on atteint l’existence concrète des choses, laquelle ne se réfère directement qu’au sens. Est-il possible de préciser davantage le mode de cette connaissance concrète de l’existant ? 2. Connaissance de vision ou « per præsentiam ». a) La science divine de vision. — Saint Thomas s’est surtout expliqué sur ce point à propos du cas privilégié de la connais­ sance par Dieu du contingent existant (cf. Ia Pa, q. 14, a. 2). En Dieu il y aurait à distinguer deux types fondamen­ taux de savoir : - la science de vision, qui se porte sur ce qui concrètement est existant (dans le passé, le présent ou le futur) ; - la science de simple intelligence, qui concerne ceux des possibles qui jamais ne seront réalisés ; approximativement cette distinction correspond à celle que l’on rencontre dans notre cas de la connaissance abstractive et de la saisie du concret. En quoi donc exactement les deux savoirs considérés différcnt-ils ? Jean de Saint Thomas (cf. Logica, q. 23, a. l), glosant certains passages de saint Thomas (en particulier De Veritate, q. 3, a. 3) conclut que la science de vision se distingue de la science de simple intelligence en ce qu’elle lui ajoute une différence qui est en dehors de l’ordre de la représentation, et qui est la présence de la chose : la chose conçue de façon abstractive est vue comme présente. La « vision », notons-le, signifie toujours la saisie d’un objet réellement existant ; en langage moderne on parle plutôt d’intuition. Il est à remarquer, en faveur de cette interpré­ tation, que saint Thomas lui-même, des qu’il est question de connaissance actuelle du contingent, parle toujours de la présence de la chose : la science de vision est ainsi formelle­ ment une connaissance « per præsentiam ». 126 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE b) La vision de Vintelligence humaine. — Le commentateur que nous suivons ici applique au cas de la connaissance humaine la précédente analyse. Quelle modification donc devra subir la connaissance abstractive ou conceptuelle qui est première chez nous pour atteindre l’existence comme telle ? La même que précédemment : il faudra que le concept soit référé à la chose vue comme présente à notre faculté, ou que notre connaissance se termine à cette chose ; étant spécifié que la présence dont il est ici question est concrète et non simplement représentée : je sais, en effet, que Dieu est présent partout et cependant, de ce fait, je ne puis dire que je le vois. Il conviendrait encore de préciser que la pré­ sence à notre faculté ici invoquée suppose l’activité de l’objet sur la puissance et se fonde sur elle ; en nous l’ordre de la connaissance concrète repose en dernière analyse sur celui de l’efficacité causale. Conclusion. Le jugement d’existence. Le jugement d’existence concrète, « ceci que je perçois actuellement existe » ne fait qu’expliquer, au niveau de l’opé­ ration perfective de l’esprit, ce qui sc trouve donné dans la première appréhension, doublée de la réflexion sur la connais­ sance sensible qui est à son origine. Un objet se présente à mes sens. Par abstraction je le conçois intellectuellement comme quelque chose qui est (notion confuse de l’être matériel) ; mais simultanément cette conception m’apparaît liée à l’objet que je saisis comme pré­ sent. Si je décompose ce donné primitif selon les deux aspects qu’il m’offre de sujet déterminé et d’existence actuelle, je vois que l’existence actuelle convient à ce sujet et je la lui attribue ; je prononce alors le jugement : « ceci existe », dans lequel j’affirme le caractère concret de l’être perçu ; en même temps je prends conscience de la vérité de ma pensée, en tant qu’elle sc mesure à l’objet considéré. Ainsi s’achève le cycle total de l’activité intellectuelle, laquelle vise à atteindre l’être jusque dans son actualité ultime et perfective, l’existence. Reste évidemment à effectuer, dans une autre ligne, toute la marche précédemment décrite par laquelle l’intelligence cherche à acquérir une connais­ sance distincte de l’essence. LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE 127 Section Vil LA CONNAISSANCE DE L’AME PAR ELLE-MÊME Jusqu’ici nous avons élaboré notre théorie de l’intelligence en fonction de la connaissance, fondamentale en aristoté­ lisme, des choses matérielles. Mais il est certain que l’on ren­ contre chez nous une connaissance privilégiée d’un être qui, lui, n’est pas purement matériel : le sujet qui pense. Dans la philosophie moderne ce domaine du psychisme a été l’objet d’une attention toute particulière, et la connaissance du moi a pris ainsi une importance croissante. Pour ne considérer que l’aspect métaphysique de cette question, on peut se demander, avec plusieurs philosophes de notre époque, si la saisie de ce moi ne serait pas le prin­ cipe même du savoir ; principe d’ailleurs conçu de façon très différente par un Descartes, qui y voit une substance spi­ rituelle, par un Maine de Biran, qui l’identifie avec l’effort moteur volontaire, par un Bergson, qui le confond avec la durée, par une Fichte qui en fait une activité à priori et absolue, tandis qu’à l’opposé Kant affirme qu’ontologiquement considéré le moi appartient au monde insaisissable du noumène. Il y aura lieu de revenir, pour les apprécier à notre point de vue, sur ces positions majeures. Notre intention présente­ ment est d’exposer la doctrine de saint Thomas dans la ligne même de sa problématique et de son développement original. Ensuite seulement une confrontation avec d’autres pensées pourra devenir vraiment fructueuse. § I. Le problème posé a saint thomas a) La position d'Aristote. — Le problème de la connais­ sance de l’âme et de son activité ne tient qu’une place un peu secondaire dans la psychologie d’Aristote. Celle-ci mani­ festement est dominée par la préoccupation de mettre en valeur, en réaction contre le spiritualisme platonicien, le primat de la connaissance des choses matérielles. Une seule question en ce domaine paraît retenir quelque peu l’attention du philosophe, celle de l’intelligibilité même des puissances de l’âme. S’il est vrai que n’est intelligible - 128 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE que ce qui est en acte, comment sera-t-il possible de parler d’une connaissance directe des puissances ? La réponse d’Aristote est qu’cffcctivement nous n’atteignons les puis­ sances que par l’intermédiaire de leurs actes. C’est ce qui apparaît au livre II du De Anima (c. 4, 415 a 14-22), où il est dit que l’ordre de la recherche psychologique est le suivant : connaissance des objets, des actes qui les spécifient, et, par eux, des puissances qui sont à leur principe. C’est égale­ ment ce qui ressort de l’exégèse d’un passage embarrassé du livre ni (c. 4,429 b 27-430 a 9), d’où saint Thomas tire que nous ne connaissons notre intellect que parce que nous avons la perception de notre acte d’intellection : « non enim cognoscimus intellectum nostrum nisi per hoc quod intclligimus intelligere ». A fortiori, du moi, conclura-t-on, nous n’avons qu’une connaissance indirecte dans et par son activité. b) Le dilemme du péripatétisme chrétien. Les élaborations personnelles de saint Thomas vont se situer dans la ligne des préoccupations précédentes, c’est-àdire vis-à-vis du problème métaphysique de l’intelligibilité des puissances et ultérieurement de l’âme intellective : problème que domine cet adage dont toute la démonstra­ tion sera dépendante : « une chose est connaissable pour autant qu’elle est en acte, et non pour autant qu’elle est en puissance... unumquodque cognoscibile est secundum quod est in actu et non secundum quod est in potentia ■ (f 3 P3, q. 87, a. 1). Sur cette question, toutefois, le Docteur angélique devait aussi tenir compte d’une autre manière de voir, qui en appe­ lait à l’autorité majeure de saint Augustin. Pour cclui-d, on le sait, la vie psychique apparaissait beaucoup moins tributaire de la perception sensible ; aussi l’âme se connaîtelle directement par elle-même : 0 mens seipsam per seipsam novit » (De Trinitate» 1. 9, c. 3). En ce texte, maintes fois repris par saint Thomas, se rencontre une tradition spirituelle en apparence toute opposée à l’intellectualisme sensua· liste d’Aristote. Entre les deux attitudes il va falloir opter, à moins qu’une conciliation supérieure des deux thèses ne se révèle possible. L’on devine sans peine que dans cette discussion va se trouver mise en cause la nature profonde ou la structure de l’être humain. N’cst-il qu’un esprit incarné ? N’aurait-il pas, tout au moins à l’état latent, les virtualités d’un esprit pur ? Toute la signification de l’homme est engagée. Saint Thomas qui, dès le début, s’est mis ici comme presque tou­ 129 jours dans la mouvance du péripatétisme, paraît avoir hésité touchant les doctrines de la tradition chrétienne. Plus accueillant dans ses premiers écrits, il sera plus réservé dans la Somme. Nous allons le suivre dans ces prises de positions successives que marquent les textes majeurs du De Veritate (q. 10, a. 8) et de la I0· Pa (q. 87, a. 1) ; la solution apportée au problème de la connaissance par elle-même de l’âme séparée (Za Pa, q. 89, a. 1) achèvera de nous fixer sur ses vues profondes. L’étude comparative ainsi entreprise aura l’intérêt supplémentaire de nous faire saisir, dans un cas concret, comment se comporte notre Docteur lorsque Aristote et saint Augustin paraissent s’opposer. LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE § II. L’exégèse de saint thomas I. L’assimilation du donné augustinien. (De Vêtit., q. 10, a. 8). Il s’agit de savoir si l’âme intellective (mens) se connaît directement par son essence ou par l’intermédiaire de « spe­ cies » abstraites des images qui seraient venues l’actuer : e Utrum mens seipsam per essentiam cognoscat vol per aliquam speciem » ? Deux séries d’objections, l’une de 16 en faveur de la thèse, aristotélicienne de la connaissance indi­ recte 0 per speciem », l’autre de 11, dans le sens de la thèse augustinienne de la connaissance « per essentiam », posent le problème dans toute son acuité. Dans le corps de l’article, saint Thomas commence par distinguer deux types de connaissance de l’âme par elle-même, l’une par laquelle l’âme se connaît en ce qu’elle a de propre (connaissance individuelle et concrète), l’autre par laquelle elle se connaît en ce qu’elle a de commun avec les autres âmes (connaissance universelle et abstraite). Laissons de côté cette dernière connaissance qui intéresse les techniques élaborées de la science pour nous arrêter à la saisie primitive et expérimentale de l’âme. Ici encore est à distinguer le cas de la connaissance actuelle, en laquelle l’âme se connaît par ses actes, comme le veut Aristote, et celui de la connaissance habituelle selon laquelle il convient, avec saint Augustin, d’affirmer que l’âme se connaît par son essence. Précisons ces deux points. a) Connaissance actuelle de l’âme par elle-même. — · C’est en ceci que quelqu’un perçoit qu’il a une âme, vit ou existe : qu’il sent, fait acte d’intelligence, ou exerce des actes vitaux Saint-Thomas III. 9· 130 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE de cet ordre ». Pour Aristote il y avait incontestablement là une donnée primitive ; c’est dans et par mon activité psy­ chique que je me connais ; cette activité venant à cesser, la conscience du moi se trouve du fait même abolie. Mais cela se justifie également a priori par la théorie de l’intelligibilité précédemment proposée : une chose est intelligible dans la mesure où elle est en acte ; or l’intelligence, avant la réception de la « species »,est en puissance dans l’ordre des intelligibles; elle n’est donc pas intelligible par elle-même et ne deviendra telle que lorsqu’elle aura été actuéc par une « species ». C’est, devra-t-on conclure, par l’entremise de celle-ci que l’âme se connaît actuellement. b) Connaissance habituelle de l'âme par elle-même. — Ici la médiation d’aucune » species » n’est requise, mais se trouve suffire la seule présence de l’âme à elle-même : « du fait que son essence lui est présente, l’âme a la possibilité de passer à la connaissance de soi ». De même que celui qui a l’habitus d’une science, le mathématicien par exemple, peut immédiatement et par scs ressources propres passer à l’exercice de son savoir, ainsi l’âme a-t-elle de quoi produire la connaissance de soi. Quelle est exactement la portée de cette affirmation ? Hâtons-nous d’abord d’écarter une interprétation qui serait fautive. La connaissance habituelle dont il s’agit ici n’est en aucune façon actuelle, ni consciente ; elle n’a donc rien à voir avec cette perception sourde et continue de soi qui accompa­ gne toute notre vie psychique. Nous sommes présentement au niveau des structures profondes de l’âme. De ce point de vue, il n’est pas douteux que le Docteur angélique n’ait entendu rapprocher ici la connaissance humaine de celle des esprits purs. De soi l’âme spirituelle est intelligible ; par ailleurs, elle est évidemment présente à elle-même en tant qu’intelligente ; il y a donc radicalement tout ce qu’il faut pour justifier un acte de connaissance de soi. Seules, les néces­ sités préalables de la connaissance abstractive font obstacle à la réalisation actuelle, immédiate et permanente, de cet état latent de connaissance de soi. Y a-t-il dans la condition présente de l’union à un corps une actuation possible de cette connaissance habituelle ? Ou, ce qui rejoint cette question, ne doit-on pas reconnaître que la connaissance actuelle dont il a été parlé antérieurement n’est qu’une actuation partielle et dérivée de la dite connais­ sance habituelle ? Saint Thomas sur ces points n’est pas LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE I31 explicite. Les réponses à plusieurs difficultés de l’article (notamment : ad i in contrarium) nous suggèrent cependant que la connaissance actuelle — pour autant qu’elle ne porte que sur l’existence et non sur l’essence de l’âme — est pour lui dans le prolongement de la connaissance habituelle : • l’âme intellective sc connaît par elle-même du fait qu’il y a dans cette âme ce qu’il faut pour qu’elle puisse passer à l’acte de se connaître actuellement en percevant qu’elle existe ». (Cf. Texte XI. La connaissance de l’âme par elle-même, p. 222). 2. La détermination de la Somme (Za Pa, q. 87, a. 1). Dans la Somme Théologique, l’on assiste de façon manifeste à un certain raidissement de saint Thomas dans le sens d’une application plus stricte des principes du péripatétisme. Le corps de l’article conclut à la seule connaissance de l’âme par son acte : « non ergo per essentiam suam sed per actum suum se cognoscit intellectus noster ». La raison de cette affirmation nous est connue : une chose est intelligible dans la mesure où elle est en acte ; or, dans l’ordre des choses intelligibles, notre intelligence est en pure puissance. Comme au De Veritate saint Thomas distingue ensuite pour l’âme une connaissance particulière (expérimentale) et une connais­ sance universelle (scientifique). L’on ne peut s’empêcher de se demander, en lisant ces textes, si la connaissance habituelle et directe de l’âme aurait été ici positivement éliminée ? Il semble que l’on doive répondre de façon négative. Si, en effet, on presse les termes par lesquels notre Docteur caractérise présentement la connaissance particulière de l’âme, on constate que la raison qui la fonde est, comme auparavant, la simple présence de l’âme à elle-même : « ad primam cognitionem de mente habendam, sufficit ipsa mentis præsentia » ; d’autre part le terme de cette connaissance est ici encore l’existence de l’âme et de nos activités et non sa nature. L’individu particulier perçoit qu’il a une âme intellective, du fait qu’il prend consscience de son activité intelligente : * percipit se habere ani­ mam intellectivam ex hoc quod percipit sc intelligere ». L’intervention de l’acte médiateur est toujours requise, mais la raison dernière de la conscience de soi est encore, semblet-il, cette présence intelligible de l’âme à elle-même qu’enten­ dait signifier la notion de connaissance habituelle. 132 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE 3. Le cas de l’âme séparée (Za P», q. 89, a. l). Puisque dans notre condition présente d’union la struc­ ture profonde de l’âme intellective se trouve en quelque sorte voilée, il serait évidemment très souhaitable que l’on puisse sc représenter l’état de l’âme lorsqu’elle se trouve séparée du corps. Saint Thomas, avec sa hardiesse de métaphysicien, s’est efforcé de réaliser théoriquement cette expérience (cf. ja P% q. 89). Ce qu’il dit à ce sujet va nous permettre de mieux comprendre la nature de notre vie intellective. Au premier abord on est acculé à un dilemme. Ou l’âme, comme le veulent les platoniciens, n’est unie que de façon accidentelle au corps, retrouvant ainsi lorsqu’elle est séparée sa condition d’esprit pur immédiatement adapté aux intelli­ gibles ; mais l’on ne voit plus dans cette hypothèse quelle raison assigner à l’union, qui apparaît lui être désavantageuse. Ou bien, l’union est naturelle et pour le bien de l’âme, et, dans ce cas, il semble impossible de reconnaître à cette der­ nière après la mort une activité cognitive quelconque. Saint Thomas échappe à cette difficulté en admettant pour l’âme deux types d’activité intellectuelle, répondant à ses deux modes differents d’exister, celui d’union, et celui de séparation d’avec le corps. Unie au corps, l’âme intellective connaît par conversion aux images, séparée de lui, elle connaît à la manière des esprits par conversion aux objets qui, de soi, sont intelligibles. Mais, précise notre auteur, et c’est ce qui donne toute sa portée à sa doctrine, le mode de connaître comme celui d’exister du premier type est naturel à l’âme, tandis que ceux: du second type doivent être dits préternaturels : « modus intelligendi per conversionem ad phantasmata est animæ naturalis sicut et corpori uniri, sed esse separa­ tum a corpore est præter rationem suæ naturæ, et simi­ liter intelÙgere sine conversione ad phantasmata est ei præter naturam ». L’état d’union et la vie qui lui correspond seraient donc en définitive pour l’homme la condition la meilleure. Un doute subsiste cependant. Comment l’âme qui, on vient de le dire, est radicalement capable de penser à la manière des esprits purs peut-elle avoir profit à user d’un mode inférieur de connaître ? C’est, explique saint Thomas, que l’âme humaine qui est la dernière des substances intellectuelles, 133 n’atteindrait pas, par le seul mode d’intellection des subs­ tances spirituelles, à des connaissances suffisamment distinc­ tes et précises ; et ainsi, conclut-il, il est bon pour elle d’être unie à un corps et de trouver son objet commun dans l’ombre des images. Il reste toutefois qu’il lui est possible d’exister dans l’état de séparation et d’avoir alors un autre mode d’acti­ vité intellectuelle. Tel est, semble-t-il, le dernier mot de la philosophie de saint Thomas sur le problème de l’union de l’âme et du corps et des conséquences qui en découlent quant à l’activité de l’homme. (Cf. Texte XII. La connaissance de l’âme séparée, p. 226). LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE § III. Conclusions et corollaires I. Synthèse de la doctrine de saint Thomas. a) Notre vie présente est donc naturellement celle d’un esprit incarné, mais d’un esprit donc les structures profondes n’en sont pas moins celles d’un esprit pur. En tant qu’esprit incarné notre âme se connaît par l’intermédiaire de ses actes, c’est-à-dire « per species » ; mais dans sa complexion d’esprit pur elle se trouve objectivement et de façon immé­ diate présente à notre puissance intellectuelle : c’est la con­ naissance habituelle dont parle le De Veritate. Qu’un acte de connaissance abstractive vienne à se produire, et notre âme intelligente de se saisir immédiatement, non certes dans sa nature, mais dans son existence, comme principe de la connaissance envisagée. Tout porte à croire que nous assis­ tons alors à une actuation partielle de cette aptitude de fond à se saisir soi-même que dénonce la connaissance habituelle : « percipit anima se intelligcrc ». Radicalement ce serait donc en tant qu’esprit que l’âme prend conscience de soi. Que viennent à se rompre les liens qui la rattachent à notre corps, notre âme se prendra alors directement comme objet et sa structure préternaturelle, mais effective d’esprit séparé se manifestera pleinement. Telles sont les perspectives d’en­ semble dans lesquelles il convient, selon nous, d’interpréter la doctrine de saint Thomas sur la connaissance de l’âme par elle-même. b) Jusqu'où s'étend cette connaissance de soi ? — Avec notre existence, nous saisissons évidemment notre activité intérieure, mais pouvons-nous dire que nous atteignons nos facultés ? Saint Thomas (q. 87, a. 2) précise, comme précédemment, 134 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE que seule leur existence peut être directement saisie : j’ai conscience de penser ou de vouloir ; mais la nature de l’in­ telligence et de la volonté, comme celle de l’âme, me demeurent cachées, leur connaissance relève de la science du psychologue. Convient-il d’étendre à l’activité sensible elle-même cette conscience de soi ? Les actes de nos sens ne sont évidem­ ment pas présents au meme titre que ceux d’intelligence ou de volonté à notre âme spirituelle. Il est cependant certain, saint Thomas le reconnaît, que nous nous percevons comme principe de notre vie sensitive : « percipit anima sc sentire ». Notre psychisme inférieur est ainsi relié au même moi que notre psychisme spirituel : le « je » qui sent est celui-là même qui pense. Si donc la nature de notre vie sensitive n’est pas directement perçue, on n’en doit pas moins maintenir que la réalité et le principe de cette vie sont atteints par réflexion intellectuelle. Il n’y a d’ailleurs à vrai dire, de moi que pour une telle conscience et c’est par rapport à elle que tout le reste de notre psychisme nous devient proprement nôtre. 2. La doctrine de saint Thomas et l’intuition du moi dans la métaphysique moderne. Quelques rapprochements avec des conceptions plus mo­ dernes vont nous permettre de mieux apprécier la précédente position. La tendance la plus constante depuis Descartes a été de donner le primat à la connaissance réflexive, et par conséquent de faire du moi et de scs activités l’objet privilégié de l’esprit humain, la chose extérieure n’étant alors atteinte qu’en second lieu, et finissant même par se confondre avec la conscience. Sur ce point les trois grands systèmes évoqués plus haut de la métaphysique française convergent : l’idée claire et dis­ tincte par excellence, le fait primitif, les données immédiates, c’est le moi : substance pensante dans le premier cas, effort moteur volontaire dans le deuxième, durée pour le dernier. En tous ces systèmes l’intuition intellectuelle s’arrête à un objet intérieur à la conscience. Dans l’idéalisme allemand, le principe premier est encore le moi réflexivement saisi, mais ce moi perd ici toute consistance substantielle, même celle que supposerait un sujet fluent et transitoire, pour ne garder d’autre réalité que la position première et incondi­ tionnée d’un acte de l’esprit. Avec l’aristotélisme thomiste au contraire, nous l’avons maintes fois répété, l’objet propre de l’intelligence humaine 135 est la chose matérielle extérieure à l’esprit ; doctrine plus modeste que les précédentes, et qui a la charge d’expliquer laborieusement l’assimilation par l’esprit d’un donné qui lui est étranger, mais ayant l’inappréciable avantage d’être plus conforme aux faits. Ainsi la vie de l’esprit est-elle d’abord extériorité. Mais l’esprit humain est aussi capable d’une certaine intériorité. L’activité intellectuelle est immanente et elle est réflexive. Plus profondément, il y a en nous de quoi fonder une vie pure d’esprit, le moi devenant alors pour la pensée son objet immédiat. Dans notre condition actuelle cette dernière vie ne se réalise que de façon très réduite ; dans la condition d’âme séparée elle sera totale, tout en de­ meurant très imparfaite. La métaphysique de la conscience primitive et privilégiée du moi n’est donc pas sans fonde­ ment, mais celle de saint Thomas, plus modeste, est aussi plus objective et plus compréhensive. LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE Appendice La connaissance des réalités supérieures Dans son traité synthétique de la Somme Théologique, saint Thomas distingue les modes de la connaissance intellec­ tuelle humaine d’après le degré d’élévation des objets qu’elle peut prendre en considération : les choses matérielles qui sont au-dessous d’elle, l’âme qui est à son niveau, les subs­ tances spirituelles qui se trouvent plus élevées. Il nous reste à donner quelques indications sur ce dernier type de connaissance, saint Thomas envisage suveessivement le cas de l’ange (q. 88, a. 1 et 2) et celui de Dieu (q. 88, a. 3). a) La connaissance de l'ange par l'homme. — Dans les ar­ ticles signalés, l’exposé de la doctrine sc voit compliqué par la discussion des opinions de plusieurs commentateurs, Averroès et Avcmpace en particulier, pour qui la béatitude même de l’homme serait dans la connaissance des substances séparées. Passons. Positivement il est conclu : i°, que dans l’état présent nous ne pouvons saisir par notre intellect les substances immatérielles en elles-mêmes ; 2° qu’il est possible, par l’analogie des chose matérielles, de nous élever à une certaine connaissance indirecte et imparfaite de leur nature. Tout ceci va de soi pour qui admet la théorie générale précédemment exposée ; il est clair d’autre part que nous n’avons pas l’expérience directe des esprits. Dans son traité 136 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE des anges saint Thomas étudiera le problème de la communi­ cation qu’il peut y avoir entre les esprits purs, et il aboutira à des conclusions positives ; mais ce qu’il dit alors ne peut convenir au cas de l’àme humaine dans son présent état d’incarnation. b) La connaissance de Dieu par l'homme. — Si nous ne pou­ vons actuellement saisir par notre intelligence les substances spirituelles créées, il est clair que bien moins encore, il ne nous est possible d’atteindre à la connaissance propre et directe de Dieu. Ainsi notre intelligence n’est pas la faculté du divin. Cependant, à partir des choses sensibles, par analogie, et selon la voie d’« éminence » et de « rémotion » que connais­ sent les théologiens, il nous sera possible, par nous-mêmes, d’atteindre à une certaine connaissance de Dieu : de son existence et très imparfaitement de sa nature et de ses per­ fections. Au métaphysicien de préciser comment on peut y parvenir ; il nous suffisait ici d’ouvrir à notre intelligence ces perspectives supérieures. Section VIII CONCLUSION : POSITION DE LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE DE SAINT THOMAS Quitte à nous répéter nous allons reprendre encore une fois dans son ensemble la conception que saint Thomas s’est fait de la connaissance intellectuelle, la considérant d’abord dans ses conditions historiques, puis par rapport à la philo­ sophie contemporaine. i. Position historique de la doctrine thomiste. a) Il n’y a pas à en douter, saint Thomas, pour le fond opte en faveur de la théorie de la connaissance d’Aristote, considérée comme une via media entre le sensualisme démocritéen et la théorie platonicienne des idées ; étant précisé que c’est en face de Platon surtout qu’il y a à prendre position. Toutefois le Docteur angélique ne pouvait négliger ce qui avait été pensé depuis le Stagirite. Deux ensembles prin­ cipaux de spéculations s’offraient ici à lui : - celui des doc­ trines augustiniennes retenues spécialement pour les thèses LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE IS? de la connaissance « dans les raisons étemelles », et de la connaissance de l’âme par cllc-mcmc ; très ingénieusement adaptées ces conceptions ont réussi à venir s’insérer dans la synthèse péripatéticienne, à laquelle elles ont conféré, en retour, une profondeur nouvelle ; - celui des doctrines arabes, relatives surtout à la question de la séparation de l’intellect, auxquelles saint Thomas a eu principalement à opposer une fin de non-recevoir. b) Très liée aux conditions de son temps, la doctrine de saint Thomas n’en apparaît pas moins comme une élabora­ tion personnelle fort remarquable : c’est de l’aristotélisme, mais génialcmcnt renouvelé et mis au point. Parmi les théories où se sent davantage la marque propre du Docteur, énumérons celles de l’immatérialité, de l’objet de l’intelligence, de la phase active de l’intellection, du verbe, de la conscience de l’âme, où Aristote est manifestement dépassé. Il faudrait prendre acte encore de l’élargissement de la doctrine de l’intelligence aux domaines supérieurs de la connaissance angélique et de la connaissance divine, où saint Thomas eut beaucoup à créer : c’est à présent tout le monde de la vie de l’esprit depuis le plus infime, le nôtre, jusqu’à celle de Dieu, qui hiérarchiquement, se découvre à nos yeux : horizon grandiose où sc complaît de façon mani­ feste le regard de celui qui fut avant tout le génie des grandes synthèses. 2. Situation par rapport à la pensée moderne. a) L’attitude la plus caractéristique de la pensée moderne, vis-à-vis de la théorie de l’intelligence, est incontestablement l’idéalisme. Inaugurée dans son fondement par Descartes qui assigna à l’intelligence comme objet premier le moi pensant, l’idéalisme a proliféré dans la suite, selon une étonnante variété de conceptions. Encore incomplet chez Kant qui reconnaît au delà du phénomène la persistance d’un monde transcendant, il prendra avec ses successeurs toute sa consistance de philosophie de l’intériorité pure. Si l’on remonte à l’origine de tout ce mouvement de pensée, on sc trouve en face de cette dissociation radicale de la connaissance sensible et de la connaissance intellectuelle, ou des objets des sens et des objets transcendants, que Pla­ ton, pour la première fois, avait opérée. Notre connaissance, il est vrai, apparaît primitivement comme la perception des choses sensibles, mais en ces dernières il y a perpétuelle 138 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE mutation, et diversification à l’infini, ce qui ne saurait satis­ faire notre intelligence, faculté, elle, de l’immuable et de l’identique : le monde de la pensée est donc autre que celui de la matière, et replié sur scs propres objets ou sur soi l’esprit se suffira à lui-même. 6) Or c’est précisément à ce morcellement que s’est refusé Aristote et ceux qui l’ont suivi : le necessaire et le mouvant, l’objet des sens et celui de l’intelligence, nous sont donnes solidairement et lies l’un à l’autre. C’est un fait d’expérience : < magis experimur » dira saint Thomas. L’in­ telligence reçoit ainsi son objet du donné sensible. Explication de la vie de la pensée plus compliquée, à certains égards que celle de l’idéalisme, laquelle, au pre­ mier abord, semble venir d’une seule coulée ; mais aussi explication combien plus accueillante, où ni le corps ni l’âme, ni la matière ni l’esprit ne se voient négligés, et où notre condition d’homme, à la limite de deux mondes, trouve sa définition la plus objective. CHAPITRE V LA VOLONTÉ § I. Notion de la volonté L’appétition représente à côté de la connaissance l’un des grands aspects de notre vie psychique. Connaître, tendre vers, avec toutes les nuances d’affectivité que cette dernière expression peut impliquer, amour, désir, jouissance, etc..., tels sont en effet les phénomènes les plus caractéristiques de cette vie. Rappelons les principales conclusions auxquelles nous étions déjà parvenus (cf. supra, Les puissances affectives, P· 64). a) Divisions générales de Γaffectivité. — Au traité qui lui est consacre dans la Somme Théologique (/a Pa, q. 80 à 83), la vie affective sc trouve organisée dans les cadres d’une métaphysique de l’action, le principe général auquel on sc réfère étant que : à toute forme suit une certaine inclination : quamlibet formam sequitur aliqua inclinatioAinsi : - chez les êtres dépourvus de connaissance se rencontre, suivant à leur forme naturelle, une inclination ou un appétit dit naturel, appetitus naturalis, - chez les êtres connaissants, suivant à la forme appréhendée, un appétit dit animal, ou plutôt, car il s’exprime dans un acte, élicitc, appetitus elicitus. Chaque faculté appétitive ayant, en conséquence, corres­ pondant à sa nature de faculté, un appétit naturel, et corres­ pondant à la forme qui est connue, un appétit élicite. b) Existence et nature de la volonté. — L’existence d’une puissance spirituelle d’appétition distincte des puissances 140 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE sensibles de même ordre est une conséquence immédiate des principes qui viennent d’etre formulés. Du fait, en effet, qu’il y a deux genres de puissances de connaître, les sens et l’intelligence, il résulte qu’il y a deux genres de puissances appétitives : les puissances appétitives sensibles, qui suivent à la connaissance sensible, et la volonté, qui suit à la connais­ sance intellectuelle : « Il s’impose que dans toute nature intellectuelle, il y ait une volonté. L’intellect, en effet, est actué par la forme intelligible, en tant qu’il fait acte d’intcllection, comme la chose de la nature est actuée en son être natu­ rel par sa propre forme. Or la chose de la nature a, en vertu de la forme qui la parfait en son espece, une incli­ nation vers les opérations et la fin qui lui conviennent ; telle en effet est chaque chose, telle elle agit et tend vers les choses qui lui conviennent. Pareillement il con­ vient qu’à la forme intelligible suive, en celui qui fait acte d’intelligence, une inclination vers ses opérations et sa fin propre. Cette inclination, dans la nature intellec­ tuelle, n’est autre chose que la volonté, qui est le principe des opérations qui sont en nous, par lesquelles celui qui fait acte d’intelligence agit en vue d’une fin : la fin en effet et le bien est l’objet de la volonté. Dans tout être intelligent on doit en conséquence rencontrer aussi une volonté » (Cont. Gent., iv, c. 19). Rien ne sert d’objecter à cette distinction de la volonté d’avec les puissances appétitives sensibles que le fait d’être connu n’est pour l’objet désiré qu’une différence acciden­ telle, n’affectant donc pas sa nature (Za Pa, q. 80, a. 2, ad 1 et 2). C’est, au contraire, en tant précisément qu’il est appréhendé que l’objet provoque le mouvement affectif, et il ne revient pas au meme d’être appréhendé par le sens ou par l’intelligence : par la première de ces facultés l’objet est saisi comme bien particulier, par la seconde, il est atteint sous la raison universelle de bien. Encore qu’elle se porte vers des choses qui nécessairement ne peuvent exister que de façon singulière, la volonté donc, comme l’intelligence, est une faculté de l’universel. A ce caractère, notre puissance appétitive spirituelle doit également d’être unique. Ainsi, tandis que l’affectivité sen­ sible se divise suivant que le bien considéré est aisément ou difficilement atteint en deux facultés, — concupiscible et irascible, — la volonté comprend dans son objet ces deux MI modalités. Semblablement, la volonté a rapport à la fois à la fin (bonum honestum) et aux moyens (bonum utile), et c’est encore elle qui a la jouissance du bien (bonum delec­ tabile) lorsqu’il se trouve possédé. c) Présence de l'aimé en celui qui aime. — Il nous reste pour justifier l’existence de l’inclination volontaire à résoudre une difficulté. Tout acte d’une puissance vis-à-vis d’un ob­ jet suppose, semble-t-il, une union préalable avec cet objet qui le détermine. Dans le cas de la connaissance, la spéci­ fication de l’acte avait lieu grâce à une similitude qui rendait présent l’objet dans la faculté même. Mais il apparaît qu’il ne peut en aller de même pour la volonté, cette faculté se trouvant portée vers la chose qu’elle désire, pour autant qu’elle existe en dehors d’elle ; parler dans ce cas de simi­ litude, n’est-ce pas assimiler de façon tout à fait indue notre puissance appétitive à nos facultés de connaissance ? A proprement dire, il n’y a pas en effet, saint Thomas le reconnaît, de similitude de l’objet dans la puissance appé­ titive ; on y rencontre cependant une certaine adaptation d’ordre affectif (coaptatio) qui résulte du mouvement premier de la faculté ou de l’amour. Percevant un objet qui me convient, je me mets à l’aimer, et dans et par cet amour même ma volonté se conforme en quelque sorte à cet objet qui devient effectivement présent en moi. « Ainsi donc ce qui est aimé non seulement se trouve dans l’intelligence de celui qui est aimé mais encore dans sa volonté, d’une autre manière cependant dans l’un et l’autre cas. Dans l’intelligence, il se rencontre en effet selon une similitude spécifique, dans la volonté de l’ai­ mant, il se trouve comme le terme du mouvement dans le principe moteur, lequel se trouve adapte par la convenance et la proportion qu’il entretient avec lui ; ainsi dans le feu y a-t-il d’une certaine façon le lieu supé­ rieur, lieu propre du feu, sous la raison de légèreté, pour autant que cet élément a proportion et convenance à un tel lieu. (Cont. Gent., iv, c. 19) Double présence en nous des choses que nous atteignons avec notre esprit : par assimilation vitale dans notre faculté de connaître, par adaptation affective dans notre volonté, l’une et l’autre de ces présences dénonçant, par son mode caractéristique, ce qu’il y a de spécifique en chacune de nos opérations supérieures. On aura profit pour creuser davan­ tage la question de l’adaptation de l’appétit à l’objet aimé LA VOLONTÉ 142 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE à se reporter aux élucidations qu’en donnent les théologiens à propos de la procession du Saint-Esprit (cf. notamment Jean de saint Thomas, Curs. Theol., iv, disp. XII, a. 7). d) Les actes de volonté. — Unique puissance appétitive dans l’ordre spirituel, la volonté ainsi d’ailleurs que l’expé­ rience le manifeste, peut se trouver au principe d’une grande variété d’actes, amour, désir, choix, jouissance, etc. Saint Thomas, dans la partie morale de son œuvre s’est appliqué à classer ces actes dans les cadres généraux d’une théorie de l’activité raisonnable. Chaque mouvement d’appétition particulier venant en dépendance d’un acte de connais­ sance qui le commande, on obtient ainsi une série de couples, six en tout, qui intègrent l’acte humain complet. Laissant à la morale l’étude détaillée de tout cet organisme, nous nous bornerons ici à énumérer ce qui appartient à la volonté. Eu égard à la fin ou au but à poursuivre, se rencontrent successivement le désir inefficace (simplex volitio) ou la simple complaisance dans le bien qui se trouve présenté à l’esprit, et l'intention devenue efficace de ce bien (intentio). — Eu égard aux moyens : dans l’ordre de l’élection interviennent tout d’abord les consentements (consensus) accordés aux divers moyens qui se présentent comme pouvant assurer la pos­ session du bien désiré ; puis la volonté, dans l'élection (electio) choisit l’un de ces moyens. Survient alors l'exécution qui suppose l’application par la volonté (usus activus) des autres facilités à l’œuvre à exécuter ; et lorsque la fin a été obtenue reste à la volonté à se complaire dans le bien possédé (fruitio). Si sèche soit-elle, cette simple nomenclature suffit déjà à donner une idée de la finesse d’analyse et de la vigueur de construction que saint Thomas a su apporter dans l’étude de notre vie affective. § IL La volonté et les autres facultés de l’ame L’activité de la volonté, nous venons de nous en rendre compte, et c’est l’évidence même, est en plein cœur de notre vie psychique ; de ce fait, elle entretient avec nos autres facultés de multiples rapports. Deux questions seulement retiendront ici notre attention. I. La supériorité de l’intelligence sur la volonté. Intelligence et volonté qui sont deux puissances accou- LA VOLONTÉ I43 plccs agissent également, comme nous le verrons, l’une sur l’autre ; mais ce qui préoccupe d’abord saint Thomas c’est de savoir laquelle de ces deux puissances a la supériorité (cf. I& ΡΛ, q. 82, a. 3 ; De Verit., q. 22, a. 11). a) Raisons en faveur du primat de la volonté. — Au prime abord, la volonté paraît devoir l’emporter. En effet : ï°, la dignité d’une faculté dépend, semble-t-il, de celle de son objet ; or, l’objet de la volonté, le bien, qui signifie l’être dans sa plénitude de perfection, et comme incluant en parti­ culier l’acte ultime d’exister, est plus parfait que l’objet de l’intelligence, le vrai, qui est plus abstrait ; 2° mettant en mouvement l’intelligence, la volonté paraît la dominer, elle a, en effet, pour objet le bien ou la fin qui est la première des causes ; 30 au plan surnaturel, et nous fondant sur le témoignage de saint Paul, nous devons dire que l’habitus le plus parfait, la charité, se trouve dans la volonté : major autem horum est caritas... ; or il convient qu’il y ait propor­ tion entre les habitus et les facultés qu’ils déterminent ; la volonté, sujet de la charité, ne peut donc être que la plus parfaite des puissances. b) Raisons en faveur du primat de Γintelligence. — (cf. le Comment, de Cajetan sur l’art, cité, et Jean de saint Thomas, De anima, q. xn, a. 5). Néanmoins, pour saint Thomas, absolument parlant, l’intelligence est supérieure à la volonté. Son argumentation peut être condensée en ces deux formules : - autant une chose est plus simple et plus abstraite, autant elle plus élevée... quanto autem aliquid est simplicius et abstractius, tanto, secundum se, est nobilius et altius ; - or l’objet de l’intelligence est plus simple et plus absolu que celui de la volonté... objectum enim intellectus est simpli­ cius et magis absolutum quam objectum voluntatis. La première de ces formules n’est qu’une application de la doctrine générale de l’immatérialité comme fondement de la connaissance : plus le mode d’un objet est immatériel, plus il est actuel et parfait, et plus la puissance qui s’y rap­ porte est elle-même dégagée de potentialité et parfaite. Or, seconde formule, l’objet de l’intelligence qui est la « quiddité » est plus abstrait et plus immatériel et donc plus absolu et plus élevé que celui de la volonté, le bien, qui enveloppe l’être dans toute sa réalité concrète. Au De Veritate (q. 22, a. 11) saint Thomas fait valoir une autre raison. Se plaçant au point de vue du mode de l’opéra­ tion d’où résulte pour l’acte intellectuel une prise de pos­ 144 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE session plus intime de l’objet, il conclut au primat de la faculté de connaître. L’objet que je connais, en effet, se trouve être rendu présent dans la faculté elle-même, tandis que celui que je désire demeure en dehors de moi ; or il est plus digne de posséder en soi quelque chose d’éminent que d’être rap­ porté de l’extérieur à la perfection de cette chose : « perfec­ tius autem est... habere in se nobilitatem alterius rei, quam ad rem nobilem comparari extra se existentem » ; 1’assimilation cognitive est donc plus parfaite que 1’union affective. Avec une parfaite logique, au traité de la béatitude (cf. I* II&, q. 3, a. 4), saint Thomas en déduira que le bonheur souve­ rain consiste formellement non dans un acte de volonté, ou dans la fruition affective qui n’est qu’une conséquence, mais dans la connaissance même ou dans la vision de Dieu. La délectation de la volonté toutefois est un accompagnement nécessaire et essentiel de la prise de possession par notre faculté cognitive de notre fin dernière. Il serait trop long d’entrer dans les discussions qui se sont élevées autour de cette question du primat de l’une ou de l’autre de nos facultés spirituelles. L’école scotiste tient pour la supériorité de la volonté et beaucoup suivent cette voie. Les arguments donnés plus haut demeurent cependant dans leur solidité métaphysique. Il est hors de doute, d’autre part, qu’en adoptant cette façon de voir, saint Thomas n’ait été fidèle à Aristote qui, très nettement, dans son étude du bon­ heur souverain {Ethique à Nie., 1, 10), donne le primat à la connaissance, le plaisir n’étant alors qu’un élément de sur­ croît qui s’ajoute à l’acte de contemplation « comme la beauté pour ceux qui sont dans la fleur de la jeunesse ». c) Primauté relative de la volonté. — Il est cependant un cas où la volonté l’emporte sur l’intelligence, lorsque l’objet qu’elle atteint est lui-même plus élevé que celui qui est saisi par cette dernière faculté ; or, pratiquement, ceci se réalise pour tous les objets qui sont au-dessus de l’âme et spéciale­ ment pour Dieu ; d’où ressort, pour cette vie, le primat de la charité. En définitive, avec saint Thomas, l’on conclura : • l’amour de Dieu est meilleur que la connaissance que l’on en a j à l’inverse, la connaissance des choses corporelles est meilleure que leur amour ; absolument parlant, toutefois, l’intelligence est plus noble que la volonté. » (cf. Texte XIII. Supériorité de l’intelligence sur la volonté, P- 235)· LA VOLONTÉ 145 2. La motion de la volonté sur les autres puissances. Dans l’ordre de la spécification, comme nous venons de le voir, la volonté est déterminée par l’intelligence, mais dans celui de l’efficience ou de l’exercice, c’est la volonté qui meut l’intelligence, et, plus universellement, sc trouve être au principe de l’activité de toutes les autres facultés (cf. Za Pa, q. 82, a. 4). La raison en est que dans tout système de puissances ordon­ nées, celle qui a pour objet le bien universel est motrice des puissances qui n’ont rapport qu’à des biens particuliers. Ainsi, pour prendre l’exemple ici proposé, le roi qui prend soin du bien de tout le royaume met-il en mouvement par scs ordres chacun de ceux qui sont préposés aux diverses cités ; or, la volonté a pour objet le bien et la fin considérés universellement, les autres puissances ne visant que des biens qui leur sont propres, donc la volonté, de soi, et l’ex­ périence le confirme, met en mouvement les autres puissances. En premier, et de façon immédiate, cette impulsion s’exerce sur l’intelligence et sur ses actes. Eu égard au bien universel, le vrai n’apparaît en effet que comme un bien particulier, celui de l’intelligence ; ainsi la volonté utilise-t-elle l’intelli­ gence à scs fins : c’est ce qui sc produit, nous l’avons vu, dans l’acte humain où, sous la pression de l’intention de la fin, l’intelligence se met en quête des moyens propres à la procurer, délibère à leur sujet, et juge de celui qui est préférable. Avec le concours du jugement impératif de l’intelligence, « imperium b, la volonté met alors en mouvement les puis­ sances de connaissance sensible, d’appétition et de motricité, dont l’intervention peut être requise dans les conditions concrètes de l’action. Ce pouvoir de la volonté sur les autres facultés, remarquons-le, ne sera pas toujours absolu, d’autres facteurs pouvant intervenir. Ainsi, sur les sens internes ou les passions, qui sont soumises à des influences corporelles, la volonté n’a-t-cllc qu’un pouvoir politique. Une place à part serait à faire parmi les composantes de l’activité volontaire à l’accompagnement passionnel sensible. Notre volonté elle-même est le siège de sentiments spirituels purs, tels l’amour de Dieu, ou la passion de la vérité ; mais, de même que notre vie intellectuelle se trouve étroitement solidaire de notre activité de connaissance sensible, ainsi, jusque dans scs actes les plus élevés, notre volonté est-elle Saint-Thomas III. 10. I46 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE liée à notre sensibilité. Au moraliste de déterminer avec précision les lois d’action et de réaction des deux pouvoirs et leurs conséquences pour la conduite de l’homme. Qu’il nous suffise ici d’avoir rappelé qu’après avoir distingué avec soin les facultés psychologiques et leurs actes, il convient, pour la synthèse concrète de la vie, de tout ressaisir dans l’unité. § III. Le libre arbitre I. Dégagement de la notion psychologique de liberté. Le terme de liberté étant employé en des sens extrêmement divers, il importe, pour circonscrire notre problème, de bien dégager celui d’entre eux qui doit ici nous retenir. a) Liberté externe, liberté interne. — En première appro­ ximation, l’acte libre se manifeste comme un acte qui n’est pas contraint : je suis libre de faire ceci, parce que rien ne m’y oblige. Une telle pression peut s’exercer, soit dans le domaine de l’action extérieure, soit dans celui de l’acte interne du vouloir lui-même. A l’absence de contrainte extérieure correspond une liberté d’action qui reçoit plusieurs noms suivant le genre d’activité à laquelle elle se réfère : liberté physique (pouvoir de se mou­ voir corporellement) ; liberté civile (pouvoir d’agir comme on le veut dans le cadre d’une société) ; liberté politique (pouvoir de participer, suivant les modalités constitutionnelles prévues au gouvernement de l’état) ; liberté de conscience (pouvoir d’exprimer scs convictions en public). A l’absence de contrainte intérieure nécessitante, corres­ pond la liberté psychologique proprement dite ou la liberté de vouloir, c’est-à-dire la possibilité pour la volonté de se déterminer à agir ou à ne pas agir, à vouloir ccci ou à vouloir cela. S’il y a un rapport entre les deux grandes formes de liberté, la première n’ayant de signification que dans la supposition de la seconde, il n’y a cependant pas solidarité nécessaire. En particulier, je puis être privé de telles libertés extérieures sans cesser d’être libre dans mon vouloir. C’est, dans ce qui suit, de ce second type de liberté, ou de la liberté psycholo­ gique qu’il va être seulement question. b) Spontanéité et liberté. — Un autre dégagement s’impose L’acte libre, dira-t-on également, se caractérise en ceci qu’il LA VOLONTÉ 147 est un acte spontané, c’est-à-dire un acte qui a son principe dans l’agent lui-même et non à l’extérieur. L’acte libre vient de moi. Rien de plus exact, mais il faut ajouter qu’il n’y a pas coextension entre les domaines de la spontanéité et de la liberté. Pour le comprendre, considérons comment, à ses niveaux successifs, l’activité des êtres peut être dite spontanée. - Il est un domaine tout d’abord où toute spontanéité se trouve écartée, celui de Vaction dite violente, c’est-à-dire de celle qui vient de l’extérieur contrarier les inclinations de l’être sur lequel elle s’exerce : ainsi, lever une pierre, dans la cosmologie ancienne, était un acte « violent », car il contra­ riait la pesanteur qui était de la nature de la pierre ; en aucune façon une telle activité ne procède de l’intérieur de l’être qui est mû. - Si l’on considère à présent les mouvements qui procèdent de la nature même d’un être, il conviendra de mettre à part ceux des êtres inanimés. De tels êtres se meuvent eux-mêmes, en ce sens que la forme ou la nature qui commandent leur activité leur sont bien intérieure, mais ces principes, ils les ont reçus tels quels, et d’un autre ; dans l’ordre de l’action, ils n’apparaissent ainsi que comme de purs exécutants. - Plus haut dans la hiérarchie des êtres qui se meuvent eux-mêmes, nous rencontrons les vivants, et spécialement parmi eux les animaux. Les vivants se meuvent eux-mêmes en ce qu’étant organisés ils sont à la fois actifs et passifs, une partie agissant sur l’autre. Chez l’animal, cette intériorité du principe d’action s’affirme en ce que les représentations qui sont à l’origine du mouvement, encore qu’elles soient déterminées de l’extérieur, dépendent cependant pour une part des appréciations instinctives du sujet. - Enfin, au sommet, on trouve Vêtre doué de raison, qui, lui, est maître du jugement qui est au principe de scs actes, et, de ce fait, peut agir ou ne pas agir, faire ceci ou faire cela. La spontanéité, ici, atteint son degré le plus élevé, celui de l’acte proprement libre. La spontanéité appartient donc au domaine de la liberté, mais, pas plus que l’absence extérieure de contrainte, elle ne suffit à le caractériser. c) Volontaire nécessaire et volontaire libre. — Ne pourrait-on simplement définir l’acte libre en disant qu’il est l’acte même de la volonté ? Ceci supposerait que tout acte volontaire est libre. En est-il bien ainsi ? Saint Thomas (Za ΡΛ, q. 82, a. 1), s’est demandé si la volonté ne désirait pas certaines 148 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE choses de façon nécessaire! et il a répondu par l’affir­ mative. Pour le comprendre distinguons avec lui plusieurs types de nécessité : - la nécessité naturelle ou absolue, qui n’est que l’expres­ sion de la nature même d’une chose ; à sa nature, le triangle doit d’avoir trois angles égaux à deux droits ; - la nécessité de la fin, qui impose tel moyen, lorsque ce moyen est unique pour atteindre cette fin ; ainsi la nourriture sc trouve être nécessaire à la vie ; - la nécessité enfin qu’impose un agent extérieur, ou né­ cessité de coaction. Ce dernier type de nécessité, nous l’avons déjà dit, répugne de façon absolue à la volonté, le « violent », par définition même, n’étant pas libre. Mais les deux autres types par contre ont leur place dans l’activité de notre faculté supérieure d’appétition : i°, la nécessité naturelle tout d’abord ; de même que l’intelli­ gence adhère nécessairement aux premiers principes, ainsi notre volonté se porte-t-elle de façon nécessaire vers le bien ou vers la fin ultime ; il m’est impossible de ne pas vouloir le bien, comme tel, ou ma béatitude ; 2° la nécessité de la fin en second lieu ; cette nécessité n’ayant d’ailleurs toute sa portée que vis-à-vis des moyens sans lesquels il est impos­ sible d’atteindre à sa fin dernière, c’est-à-dire, pour saint Thomas, être, vivre ou désirer voir Dieu — supposé pour cette dernière chose acquise la certitude que la béatitude consiste en une telle vision —. En face de ces biens qui s’imposent ainsi à notre volonté il en est d’autres qui ne la sollicitent pas de façon nécessaire, car, sans eux, il apparaît que l’on peut parvenir aux fins que l’on poursuit : ces biens contingents vis-à-vis des buts à atteindre, et qui peuvent être ou ne pas être voulus, cons­ tituent le domaine propre de la liberté psychologique. 2. Existence et nature du libre arbitre. L’être raisonnable est-il effectivement libre ou, comme saint Thomas préfère dire : de libre arbitre ? Nombre de philosophes ne l’ont pas cru. Laissant pour l’instant leurs arguments, nous allons tout d’abord considérer les raisons que l’on allègue en faveur de la liberté. Il est d’usage d’en énumérer trois principales : le témoignage de la conscience, la nature même de l’acte libre, les nécessités de la vie morale. Le premier des arguments qui n’est pas sans prêter à LA VOLONTÉ I49 équivoque ne prend en réalité sa valeur que s’il sc trouve associé au deuxième ; saint Thomas d’ailleurs ne les dis­ tingue pas et nous ferons comme lui. a) Les nécessités de la vie morale. — Sans liberté, point de morale 1 II serait aisé de développer ce thème qui constitue d’ailleurs, à son point de vue, un argument très valable ; qu’il nous suffise de citer saint Thomas qui, en une phrase laconique, suggère tout l’essentiel : « l’homme a le libre arbitre, autrement conseils, exhortations, préceptes, prohi­ bitions, récompenses et châtiments seraient choses absolu­ ment vaincs » (Za a. 83, a. 1). b) La nature de Pacte libre. — La raison topique en faveur de la liberté se prend de la nature même de l’acte libre, tel qu’il nous est donné dans l’expérience, celle-ci étant inter­ prétée à la lumière des principes métaphysiques, qui seuls peuvent permettre de conclure de façon décisive. Dès qu’il s’agit d’expliquer et de fonder l’acte libre, saint Thomas recourt toujours à la nature rationnelle de l’homme, ou plus précisément et plus immédiatement à sa faculté de juger : il est des êtres qui agissent sans juger, il en est d’autres qui agissent par le moyen d’un jugement. Si celui-ci se trouve résulter d’un instinct naturel, comme c’est le cas pour les animaux, alors il n’y a pas liberté ; mais si, comme dans l’homme, il résulte d’une délibération et de rapprochements dus à la raison, on se trouve en face d’un acte libre. Une telle prérogative tient à ce que la raison, lorsqu’elle a rapport à des choses contingentes, est puissance des contraires ; or les choses particulières parmi lesquelles sc développe l’action humaine sont des choses contingentes pouvant donc prêter à des jugements divers et qui ne sont pas déterminés. Il est donc nécessaire que l’homme, du fait qu’il est raisonnable, soit doué de libre arbitre. « Sed homo agit judicio, quia per vim cognoscitivam judicat aliquid esse fugiendum vel prosequendum. Sed quia judicium istud non est ex naturali instinctu in par­ ticulari operabili, sed ex collatione quadam rationis, ideo agit libero judicio, potens in diversa ferri. Ratio enim circa contingentia habet vim ad opposita... Parti­ cularia autem operabilia sunt quædam contingentia : et ideo circa ea judicium rationis ad diversa sc habet, et non est determinatum ad unum. Et pro tanto necessc est quod homo sit liberi arbitrii ex hoc ipso quod ratio­ nalis est » (7a Pa, q. 83, a. 1). 150 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE La liberté a donc son fondement dans la raison, du côté du sujet, et objectivement dans le caractère contingent des biens qui s’offrent à nous. De ce dernier point de vue, l’argu­ ment prend cette forme qu’il revêt souvent chez saint Thomas : vis-à-vis de biens contingents ou particuliers notre volonté demeure libre, seul le bien absolu étant en mesure de le déterminer de façon nécessaire. L’une et l’autre raison d’ailleurs se complètent, comme l’intelligence et la volonté se compénètrent dans l’activité humaine. L’expérience ou la conscience de notre liberté, que l’on invoque souvent dans cette démonstration, porte donc exac­ tement sur le caractère de non nécessité des jugements qui commandent ma décision : je juge que tel moyen sera conve­ nable pour atteindre à telle fin et je me décide, mais je perçois en même temps que le motif qui me fait agir ne s’impose pas de façon absolue : c’est un bien contingent ; mon choix, de ce fait, ne peut être que libre. Ma conscience d’agent libre est une conscience de raison qui apprécie et juge et non le sentiment d’une impulsion instinctive d’une poussée dans le vide comme on l’imagine souvent. (Cf. Texte XIV. L’homme a le libre arbitre, p. 238). c) Exercice et spécification. — Reprenant d’une autre manière la précédente analyse nous distinguerons dans l’acte libre, du point de vue de son indétermination, deux aspects, celui de l’exercice et celui de la spécification. L’acte libre en effet est celui qui n’est pas motivé par la pression d’un bien qui se présente comme nécessitant ; mais cela peut se produire de deux façons : - pour atteindre tel but deux moyens s’offrent à moi, ainsi pour aller à telle ville, tel et tel chemin ; aucun des moyens, aucun de ces chemins ne s’impose à moi, je puis choisir celui-ci ou celui-là : je dirai que du point de vue de la spécification mon acte est libre ; mais dans le cas où même il y aurait eu un seul chemin, je n’en demeurerais pas moins libre, car d’atteindre telle ville, et donc de prendre ce chemin, ne me paraissait pas absolument nécessaire ; je puis encore vouloir ou ne pas vouloir. Une telle capacité de choix est dite liberté d'exercice. L’une et l’autre de ces libertés, celle de la spécification et celle d’exercice se fondent, on le voit, sur la contingence des biens qui se proposent à moi ; mais, du point de vue du sujet, la plus radicale d’entre elles, et qui suffît à elle seule à assurer la liberté est celle d’exercice ; toujours, pour qu’il LA VOLONTÉ 15I y ait liberté, elle se trouve requise, tandis que, dans le cas du moyen unique tout au moins, la spécification s’impose à moi de façon contraignante. d) Élection et jugement pratique. — Si l’on se place à pré­ sent au point de vue de l’analyse psychologique de l’acte libre ou de scs divers éléments, on se retrouvera de nouveau en face d’une dualité d’activité, celle de l’intelligence et celle de la volonté concourant à un même résultat. Sous la pression d’un désir qui s’est élevé en moi je pour­ suis une fin (intentio finis). Divers moyens se présentent à moi pour l’atteindre ; je délibère... ; le moment de me décider est venu : que se produit-il ? Dans un jugement ultime (judicium practicum) je me décide pour tel moyen et par un acte de volonté je choisis (elcctio). Il y a donc eu concurremment un jugement de l’intelligence et un choix de la volonté ; lequel de ces deux éléments a-t-il pu être déterminant ? L’un et l’autre, chacun à son point de vue : dans l’ordre de la spécification, j’ai choisi parce que j’ai jugé, dans celui de l’exercice, j’ai jugé parce que j’ai choisi ; il faut distinguer les deux actes, mais à condition que l’on n’oublie pas que réciproquement ils se sont déterminés. L’acte libre procède à la fois de l’intelligence et de la volonté : toutefois comme, absolument parlant, c’est le choix ou l’élec­ tion qui décide, on dira que le libre arbitre se trouve dans la volonté comme en son sujet. 3. Liberté et déterminisme. Au mépris du sentiment commun qui, manifestement, est favorable à l’existence du libre arbitre, maints systèmes depuis l’antiquité ont prôné, sous une forme ou sous une autre, pour l’acte humain la fatalité ou le déterminisme. Ces théories se trouvent différemment fondées. Pour les uns l’homme n’est pas libre, car il est soumis au destin, ou parce qu’il n’est qu’un rouage d’un grand Tout dont le mouvement est lui-même nécessaire ; d’un point de vue théologique on affirmerait, ce qui revient au même, que la liberté est contraire à la prescience ou à la prédétermina­ tion divine. Pour d’autres, la liberté, si elle existait, serait directement contraire au principe de causalité, ou à celui de conservation de l’énergie, ou bien elle viendrait en néga­ tion de la régularité des lois de la nature : du point de vue de la science un déterminisme sans failles manifestement s’imposerait. 152 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE Nous n’avons pas à envisager ici de telles conceptions qui ressortissent proprement à une philosophie générale, et qui ne trouvent de réponses adéquates qu’en métaphysique ; une seule forme de déterminisme, laquelle est en rapport plus immédiat avec la psychologie nous intéresse ici ; son examen aura l’avantage de mettre en valeur d’une façon nouvelle la doctrine élaborée plus haut. a) Le déterminisme psychologique. — Cette doctrine paraît avoir trouvé son expression la plus achevée chez Leibniz auquel on se reporte d’ordinaire pour l’exposer. Leibniz a pris son point de départ dans la critique de la liberté d’in­ différence ; prônée, semble-t-il, par Descartes, cette théorie consisterait à ramener la liberté à l’indifférence par rapport aux divers motifs, qui sollicitent le choix, ou à l’état d’équi­ libre parfait où se trouuverait la volonté à leur égard ; sous l’effet d’une initiative absolument pure, cette faculté ferait son choix, et ce serait l’acte libre. Leibniz n’a pas eu de peine à faire valoir que cette soi-disant indifférence vis-à-vis des divers motifs du vouloir n’était qu’une illusion ; ma volonté, en réalité, est sollicitée diversement par les divers motifs, les uns apparaissent plus forts que les autres. En définitive ce sera le motif le plus fort qui l’emportera, par notre volonté, comme d’ailleurs la volonté divine elle-même, ne peut vou­ loir que le meilleur. Cependant demeurant spontané et étant raisonnable, mon acte, pour Leibniz, mérite toujours le qualificatif de libre. Il ne nous appartient pas de discuter dans le détail cette ingénieuse théorie. Ce qu’il y a lieu de dire ici, c’est, qu’en dépit de ses intentions, elle semble ne pas échapper au déter­ minisme : c’est nécessairement le motif le plus fort qui doit l’emporter ; le monde lui-même sera le meilleur possible : les possibilités d’autre choix ou d’autres mondes apparaissent ainsi toutes théoriques. Contre de telles allégations il faut maintenir avec saint Thomas que si notre volonté ne se détermine pas sans motif, elle n’est pas nécessairement déterminée par un motif qui serait le plus fort, celui-ci apparaissant d’ailleurs comme une hypothèse gratuite. Dans notre psychologie concrète, il y a, par délibération préalable, examen de divers motifs de choix qui tous nous sollicitent ; puis le sujet s’arrête à l’un d’eux et se décide : la décision ainsi prise dépend bien du motif qui la fonde réellement et qui m’apparait alors le meilleur, mais il ne l’emporte que parce que ma volonté se fixe sur lui LA VOLONTÉ 153 et le choisit ; en definitive, tel motif, effectivement, a etc le plus fort : mais c’est parce que je l’ai voulu. Il y a à la fois détermination rationnelle et autodétermination spontanée ; l’acte libre ne peut être sauve et ne peut être justifié d’une autre façon. b) Les mobiles du vouloir. — S’il n’y a pas à reconnaître dans la psychologie de l’acte libre de motif le plus fort, au sens leibnizien, il convient d’y distinguer des mobiles divers ou des conditions de choix. Voici les discernements qu’au De Malo (q. 6, art. un.) saint Thomas nous propose à leur sujet. Considéré comme procédant de la volonté ou dans son exercice, l’acte libre ne se trouve intérieurement condi­ tionné que par Dieu ; encore celui-ci, dans sa motion trans­ cendante, respecte-t-il l’indifférence foncière de la puis­ sance qui garde ainsi la maîtrise de son acte. Considéré à présent du point de vue de la spécification ou comme dépendant de l’intelligence, et mis à part le cas du bien absolu qui est absolument nécessitant, l’acte libre peut se voir sollicité de trois façons en un sens plutôt qu’en un autre : i° par un motif qui effectivement l’emporte ; 2° par le fait que l’on considère telle circonstance de l’acte plu­ tôt que telle autre ; 30 en raison des dispositions du sujet qui font que tel objet présente pour nous plus ou moins d’intérêt : celui qui est entraîné par un mouvement passion­ nel ou porté par une habitude sera en effet amené naturelle­ ment à juger suivant ce mouvement ou conformément à cette habitude : ainsi un même objet ne fera-t-il pas la meme impression à l’homme en colère et à celui qui est calme, au vertueux et au vicieux, au bien portant et au malade. Toute la question infiniment complexe du conditionnement affectif de nos choix serait à comprendre sous ce chef. Toutefois, en dehors des cas énumérés plus haut où la spécification est nécessitante, et de ceux où la violence des passions finit par ôter à la raison qui juge toute possession de soi, la volonté, face aux biens contingents, conserve son pouvoir foncier de se déterminer ou de ne pas se déterminer. Conclusion : position de la doctrine thomiste de la liberté. La doctrine de la liberté que, dans une très grande fidélité à Aristote, saint Thomas nous propose se situe ainsi entre les deux extrêmes de l’indéterminisme d’une spontanéité 154 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE non motivée, et du déterminisme de la volonté par un motif contraignant : d’un côté, non sans bien des réserves d’ailleurs, il conviendrait de placer un Descartes ou un Bergson, et de l’autre le rationalisme leibnizien. Pour saint Thomas, d’une part, le libre arbitre n’est pas une spontanéité non motivée ; et, d’autre part, il n’est pas dù à un motif qui s’impose : il est à la fois spontanéité et motivation, chacun des facteurs déterminant l’autre à son point de vue. C’est ce qu’exprimaient, sous divers aspects, les couples discernés plus haut de la spécification et de l’exercice, du jugement pratique et de l’élection : plus profondément, le couple intelligence volonté qui est au principe des autres. La liberté se trouve, comme en son sujet, dans la volonté, mais elle est en même temps faculté de la raison, en sorte qu’on peut également la définir avec saint Thomas une intelligence douée d’appétit, intellectus appetitivus, ou, ce qui est préférable, un appétit doué d’intelli­ gence, appetitus intellectivus : tout le mystère et toute l’ex­ plication de la liberté est dans l’association de ces deux termes. CHAPITRE VI L’AME HUMAINE § I. Préliminaires a) Reprise de l'étude de l'âme. — Une première fois, dans notre étude générale du vivant, nous avions abordé le problème de l’âme. Voici ce que nous avions conclu. L’âme tout d’abord nous est apparue comme le premier principe de la vie, conception spontanée et commune en philosophie. Considérant ensuite l’âme dans la ligne de la théorie hylémorphiste de la substance, nous avons été conduit à cette seconde affirmation, caractéristique, elle, du péripa­ tétisme : l'âme est la forme du corps. De là découlaient tout un ensemble de propriétés : étant principe formel d’un vivant qui est un, l’âme ne peut elle-même être qu’une et unique ; par suite elle est indivisible, et clic se trouve tout entière présente à toutes les parties du corps. De plus, conformément aux lois générales des substances physiques, il s’impose qu’elle disparaisse ou se corrompe lorsque le composé se trouve dissous. Sur ce dernier point déjà nous avions eu lieu de réserver le cas de l’âme humaine qui, étant principe d’une vie de degré plus élevé, la vie intellective, semblait jouir de préro­ gatives spéciales et différer même, en sa nature profonde, des âmes inférieures. C’est ce qu’il nous faut à présent établir de façon plus explicite. b) L'âme humaine dans l'aristotélisme. — L’affirmation de la séparation, par rapport à la matière, du monde intelligible, et, en conséquence, de l’âme intellective, avait été une des conquêtes essentielles du platonisme. En réaction contre ce qui lui semblait excessif dans cette théorie, Aristote avait, 156 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE nous le savons, proposé sa formule originale de la définition de l’âme comme forme du corps ; mais, dans cette conception, le problème d’un « nous » purement spirituel ne se trouvait que différé et, effectivement, nous le voyons reparaître lorsqu’est abordée la question de la vie intellective (De Anima, ill, c. 4 et 5). La puissance de connaître sc manifeste alors comme douée de propriétés qui la distinguent absolument des réalités maté­ rielles. D’une part (cf. c. 4, 429 a 18-28), comme le voulait Anaxagore, elle doit être sans mélange, c’est-à-dire privée de toutes natures corporelles : étant en effet en puissance à toutes les déterminations de ces natures, l’intellect ne doit en posséder actuellement aucune. D’autre part (cf. c. 5, 430 a 17) il apparaît que cette puissance, en tant qu’agente, est séparée de la matière, immortelle et éternelle. Ces passages, nous l’avons vu, n’avaient pas été sans sus­ citer à cause de leur obscurité des interprétations diverses. Le plus communément, l’on concluait, avant saint Thomas, à l’existence d’un principe intellectif spirituel mais absolu­ ment séparé et unique pour tous les hommes, l’immortalité personnelle de l’âme se trouvant ainsi sacrifiée. c) La position de saint Thomas. — Comme tous les docteurs chrétiens, saint Thomas possédait, de par la Révélation, une doctrine de l’âme spirituelle et immortelle qui s’imposait à lui. Aussi ne faut-il pas être surpris de le voir donner aux textes précédents, en accord avec cette doctrine, un sens à la fois spiritualiste et personnaliste : l’âme humaine est forme du corps, mais elle a en outre une subsistance spirituelle en chaque individu et elle est incorruptible : affirmations dont il va nous falloir préciser tout d’abord la portée (§ II, La nature de l’âme humaine). Mais, dans la lumière de la philosophie chrétienne, et en particulier de l’augustinisme, de nouveaux approfondisse­ ments s’imposent. Le monde des esprits, dans toutes ses dimensions, esprit humain, esprit angélique, esprit divin, se trouve ouvert à nos yeux. L’âme spirituelle ne portera-telle pas la marque de cette appartenance à un monde supé­ rieur, et ne participera-t-elle pas à sa vie la plus intime ? C’est ce qu’en second lieu nous aurons à nous demander (§ ni, La structure intellective de l’âme humaine). l’ame humaine § II. La 157 nature de l’ame humaine Trois affirmations qui sc tiennent expriment en son essen­ tiel la doctrine de la nature de l’âme humaine : l’âme humaine est spirituelle ; elle est subsistante, elle est incorruptible. a) L’âme humaine est spirituelle. — La nature de notre âme, nous le savons déjà, ne peut nous être manifestée que par ses opérations, lesquelles, seules, nous sont directement perceptibles. Considérons donc celle d’entre elles qui est spécifiquement caractéristique de l’homme, l’intellection. Sa spiritualité se manifeste à deux points de vue. Quant à son objet, tout d’abord. Toutes les natures corpo­ relles, en effet, devant pouvoir être appréhendées par notre faculté supérieure de connaître, il s’impose que cette faculté ne soit déterminément aucune de ces natures, donc qu’elle soit non corporelle, ou spirituelle. C’est ce que saint Thomas exprime parfaitement en ce passage de la Somme : » Il est manifeste que l’homme peut connaître par son intelligence les natures de tous les corps. Or, il s’impose que ce qui a le pouvoir de connaître certaines choses ne possède rien d’elles en lui : ainsi voyons-nous que la langue de l’infirme qui est infectée de bile et d’humeur amère ne peut avoir la perception du doux et que tout lui apparaît amer. Si donc le principe intellectif possé­ dait en lui la nature de quelque corps, il ne pourrait avoir la connaissance de tous, chacun d’eux ayant en effet une nature déterminée. Il est donc impossible que le principe intellectuel soit un corps... (Za. Pa, q 75, a. 2) ». Pas davantage, poursuit saint Thomas, on ne doit dire que l’intelligence est mêlée de corporéité en raison d’organes qu’elle utiliserait ; ayant une nature déterminée, de tels organes ne pourraient manquer, eux aussi, de mettre obs­ tacle à la connaissance de tous les corps : « Ainsi, s’il y avait une couleur déterminée, non seule­ ment dans la pupille mais encore dans un vase de verre, le liquide qu’on y verserait apparaîtrait de même couleur. Le principe intellectuel lui-même que l’on appelle le < mens » ou l’intellect a donc une opération propre par laquelle il ne communique pas avec le corps ». 158 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE En second lieu, quant à son mode. L’intelligence, en effet, de soi, saisit son objet de façon abstraite et universelle, ou indépendamment de toutes les circonstances matérielles. De plus, il apparaît que, grâce à son procédé abstractif, cette faculté est capable de se représenter les réalités purement spirituelles, ce qui ne serait pas si elle-même était dans son acte impliquée dans la matière. L’opération intellectuelle pour ces raisons ne peut donc être que purement spirituelle. Mais, tel être, telle opération, et inversement. De l’immaté­ rialité de l’opération on doit donc remonter immédiatement à celle de son principe : en sorte que, finalement, la spiritua­ lité requise par les conditions de l’intellection est supposée à la fois pour l’acte, pour la puissance et pour l’être lui-même qui est à sa racine. b) La subsistance de l'âme spirituelle. — Que l’âme humaine soit un être subsistant par soi, un « hoc aliquid », comme dit saint Thomas, cela suit également de façon immédiate à ce qui vient d’être établi. Nulle chose, en effet, ne peut agir à titre de principe radical qui ne soit subsistant par soi : l’âme spirituelle, le « mens », principe le plus profond de la vie intellective, est donc une substance spirituelle. Mais, dans ces conditions, ne sommes-nous pas invinci­ blement ramenés à la thèse soutenue par Platon d’une âme se suffisant à elle-même et n’ayant dans le corps qu’une habitation précaire : comment maintenir en même temps que l’âme est forme du corps, et que l’individu humain est un ? En reconnaissant avec saint Thomas qu’il y a, pour un être, deux façons de subsister : de façon spécifiquement complète, comme il arrive pour cette plante, cette pierre, et également pour cet homme ; de façon spécifiquement incomplète, comme c’est le cas pour l’âme : l’âme humaine, comme substance spécifique, ne sc trouvant achevée ou par­ faite que si elle est unie à un corps. Soit, dans la formulation précise de saint Thomas : « Relinquitur igitur quod anima est hoc aliquid ut per sc potens subsistere, non quasi habens in se completam speciem, sed quasi perficiens speciem humanam ut forma corporis, et sic similiter est forma et hoc aliquid » (Qast. disp, de Anima, a. i). c) L'incorruptibilité de l'âme. — L’affirmation de l’incor­ ruptibilité ou, ce qui revient au même, de l’immortalité de l’âme, n’est elle-même qu’une conséquence de ce qui précède. l’ame humaine 159 Une chose, en effet, peut sc corrompre de deux façons : par accident ou par soi. Est dit être corrompu de façon accidentelle, ce qui disparait du fait même de la suppression d’une réalité conjointe, telles les formes qui sc trouvent dans un sujet qui vient à être détruit. Ainsi, chez les animaux, la corruption de l’individu entraîne-t-elle la disparition de la forme substantielle ou de l’âme. Il est clair qu’un tel mode de corruption ne peut être reconnu à un être qui, comme l’âme, subsiste par soi, c’est-à-dire indépendamment de tout autre. Seule donc une corruption, comme une géné­ ration, substantielle, ou qui atteint en soi la chose considérée peut être ici envisagée. Or, cela même est impossible. Étant une forme absolument simple, l’âme ne peut perdre ce qui est son constitutif même, sa forme ; pas davantage elle ne peut donc perdre par elle-même son être qui en est solidaire : ainsi est-elle incorruptible et par conséquent immortelle. S’ensuit-il qu’elle ne puisse d’aucune façon disparaître, en sorte que, comme Dieu, elle soit un être absolument néces­ saire ? Une telle conclusion évidemment est absurde. L’être de l’âme est créé : il continue donc à demeurer dans la dépen­ dance de la cause qui est à son principe, et cette cause qui pouvait le créer peut egalement l’anéantir, aucun agent subor­ donné n’ayant prise sur lui. Incorruptible ou immortelle au plan de la réalité créée et de son efficacité, l’âme porte en même temps dans son être profond le stigmate de son absolue soumission à l’endroit de son créateur. Il n’est pas sans intérêt de relever qu’à côté de cette argu­ mentation de fond en faveur de l’incorruptibilité de l’âme, saint Thomas fait valoir une autre preuve par signe qui s’ap­ puie sur le désir de l’immortalité, lequel, étant un désir naturel, ne peut être vain. Voici en sa teneur originale cet argument : « Toute chose désire de façon naturelle exister de la façon qui lui convient ; or dans les êtres connaissants, le désir fait suite à la connaissance ; le sens, pour sa part, ne connaît que ce qui est « hic et nunc », l’intelligence appréhendant, quant à elle, l’être de façon absolue et indépendamment du temps. Il s’ensuit que tous ceux qui ont une intelligence ont le désir d’une existence perpétuelle. Mais un désir de nature ne peut être vain : toute substance intellectuelle est donc incorruptible » Z» Pa, q. 75, a· 6). (Cf. Texte XV, L’âme humaine est immortelle, p. 24). ΐ6θ PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE § III. La STRUCTURE INTELLECTIVE DE L’AME HUMAINE L’homme, par son âme, appartient donc au monde des esprits. Peut-on concevoir que sa nature profonde n’ait rien de commun avec celle de ces êtres supérieurs ? Saint Thomas, nous avons déjà pu nous en rendre compte, en etudiant la connaissance de l’âme par cllc-mcmc, ne le pensait pas. Il nous faut reprendre ici, dans toute son ampleur, cette ques­ tion (Cf. A. Gardeil, Structure de l'âme, irc partie, t. I, pp. 47-152)· a) La structure intellective du « mens ». — Pour désigner l’âme spirituelle de l’homme, notre Docteur possède un vocable technique, celui de « mens ». Quelquefois il l’applique aux esprits purs qui seront dits « totaliter mens », mais nor­ malement il le réserve pour l’esprit incarné qui est notre âme. On peut sc demander si cette expression de « mens » se trouve correspondre à la puissance intellective, ou à l’essence même de l’âme. De fait, comme le terme même d’« intellec­ tus », qui parfois sigmfic la puissance et parfois l’âme intellec­ tive elle-même, celui de « mens » peut être appliqué à l’une et l’autre de ces choses. De façon synthétique on dira que Je « mens » désigne l’âme spirituelle en tant qu’elle est prin­ cipe de nos opérations supérieures. Quelle est donc la structure du « mens » ? Pour le com­ prendre, tournons-nous vers les plus parfaits des esprits créés, les anges, et demandons-nous comment ils sont cons­ truits. Élevé à un degré d’immatérialité convenable tout être devient apte, nous le savons, à recevoir en plus de sa forme propre celle des autres êtres : il est un sujet connaissant. Mais en outre, s’il est absolument dégagé de la matière cor­ porelle, cc qui est le cas des anges, il sc trouve être immédiate­ ment intelligible. L’esprit pur, l’ange, du point de vue de son activité supérieure, se caractérise donc en ceci qu’il est à la fois intelligence et intelligible en acte et que, de plus, l’intelligible que constitue son essence est immédiatement présent à sa puissance. Rien ne manque donc pour que l’acte de connaissance se produise : l’ange sc connaît lui-même par son essence, « per essentiam », et c’est, en son cas, ccttc essence qui constitue l’objet propre de sa faculté cognitive. En va-t-il de même pour l’homme ? Dans l’état d’âme séparée, il pense — très imparfaitement d’ailleurs — selon le mode angélique. C’est donc que déjà en ccttc vie il doit posséder à l’état latent, ou au niveau de l’habitus, la possi­ L’AME humaine i6i bilité de se connaître soi-même : ce que saint Thomas voulait signifier par sa connaissance habituelle de l’âme par ellemême. Dans sa structure profonde d’esprit l’âme humaine, le « mens », sc caractérise donc par l’immédiation ou la pré­ sence d’un objet intcUigiblc et d’un sujet intelligent. Seule la nécessité préalable de la connaissance abstractive suspend pour cette vie l’actuation correspondant à cet état intérieur de l’âme. Toutes choses que Jean de saint Thomas a parfai­ tement exprimées en ce beau texte : « Dans notre état actuel, l’union objective de l’âme intelligible à l’âme sujet et racine de l’intelligence est déjà réalisée, mais virtuellement, puisque l’état de sépa­ ration de l’âme et du corps y est virtuel. Cette union ne se manifeste cependant pas actuellement (quand bien même elle serait actuellement dans l’intelligence) à cause de la nécessite où l’âme se trouve, pour connaître, de se tourner vers les choses sensibles : cc qui l’cmpcche de se connaître elle-même immatériellement, purement, par elle-même. C’est pourquoi la puissance intellec­ tuelle, en émanant de l’âme, émane d’elle et comme d’une racine intelligente, et comme d’un objet intelligible, mais qui, de soi, ne manifeste pas encore son intelli­ gibilité, purement, spirituellement et immédiatement, tant qu’elle est dans l’état présent. Son intelligibilité demeure liée, en raison de la nécessité de recourir aux choses sensibles pour s’actualiser. Et c’est pourquoi cette union intime de l’intelligence et de l’âme intelli­ gible ne se révèle, ni d’un côté, ni de l’autre, jusqu’à ce que l’âme soit séparée ■ (Curs. theol., in ΙΆια Part., q. 55, disp. 21, a. 2, n. 13). En définitive, s’il est de la nature de l’âme humaine d’in­ former un corps et d’agir selon cette condition, il y a également en elle, à l’état latent, ce qu’il faut pour vivre à la manière des esprits : dualisme de l’incamé et du spirituel que nous avons rencontré à tous les étages du psychisme et qui ne pouvait ne pas se retrouver au fond même de l’homme. b) L'image de Dieu. — A ccttc admirable parenté avec les esprits purs s’ajoute, pour l’âme de l’homme, une parenté plus surprenante encore que le docteur chrétien ne pouvait négliger : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressem­ blance », avait déclaré le Créateur (Gen., c. 1, v. 26). Toute la psychologie d’un saint Augustin et, à sa suite, toute celle Saint-Thomas III» II. Ι02 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE du Moyen âge se trouveront éclairées par cette parole du récit sacré. Un saint Bonaventure, qui, partout, s’exerce à retrouver des marques ou des vestiges de Dieu, s’y complaira de façon toute particulière. Avec cette lumière nouvelle nous quittons évidemment l’étude purement rationnelle de l’âme pour le plan de la foi, mais, chez nos maîtres, il y a implica­ tion continuelle des deux perspectives et nous ne pouvons donner une idée juste de leur pensée que si nous évoquons ces horizons supérieurs (cf. sur cette question : Za Pa, q. 93). Que faut-il entendre tout d’abord par cette expression d’image ? Une image n’est pas une simple similitude : deux objets peuvent se ressembler sans que l’un puisse, à propre­ ment parler, être dit l’image de l’autre ; pour cela, il faut aussi qu’il soit l’expression de celui-ci ; l’image procède du modèle. Il faut ajouter que dans cette « procession » se doit réaliser, non une similitude éloignée, mais spécifique, une véritable parenté de nature. Ainsi toutes les créatures pro­ cèdent-elles bien de Dieu et, de ce fait, portent bien quelques marques de Lui, mais toutes ne peuvent être dites ses images. Seules, à proprement parler, les créatures intellectuelles méritent ce titre, au-dessous ne sc rencontrent que des vestiges de Dieu. Si l’on y regarde de plus près, il se trouve que l’on rencontre dans la créature intelligente l’image de Dieu à deux degrés de profondeur, selon qu’elle exprime seulement, dans son unité, la nature de l’Étrc suprême, ou qu’elle exprime la Trinité de scs personnes. Déjà, du seul fait qu’elle a une vie intellective, l’âme spirituelle peut être dite l’image de Dieu. Mais, de ce que l’on y remarque une certaine « procession » d’un verbe mental, selon l’intelligence, et une certaine σ pro­ cession » d’amour, selon la volonté, on peut également parler d’une image de la Trinité des personnes, celles-ci se distin­ guant en Dieu suivant les relations du Verbe à Celui qui dit, et de l’Esprit à l’un et à l’autre de ces termes. Sur ce chapitre de l’âme comme l’image de la Trinité, saint Thomas trouvait pour s’inspirer les subtiles mais péné­ trantes analyses de l’âme du De Trinitate de saint Augustin. Celui-ci, pour reposer son lecteur de la considération directe des mystères de Dieu, d’en rechercher des analogies dans notre monde spirituel. Ainsi, selon que l’on envisage l’âme au niveau des puissances ou habitus, ou à celui des actes, rencontre-t-on une première (mens, notitia, amor), ou une seconde (memoria, intclligcntia, voluntas), image de la Trinité en nous. Indiquons que dans le premier de ces rapproche- l’amb humaine 163 mcnts « mens » désigne la puissance, « notitia » et « amor » étant les habitus qui la disposent à son acte. Dans le second qui est plus parfait, a memoria » signifie la connaissance habi­ tuelle de l’âme, « intclligcntia ■ et « voluntas » les actes qui en procèdent (cf. De Veritate, q. 10, a. 3). De ces images cachées au fond d’ellc-mêmc du Dieu Un et Trine l’âme ne peut évidemment percevoir la signifi­ cation que dans la lumière de la foi, ou selon les lois d’une psychologie surnaturelle. Aussi dépassons-nous les limites de notre présente recherche. Mais il nous était impossible de ne pas conduire au seuil de ce que le Docteur angélique considérait évidemment comme la part la meilleure de notre vie, celle de l’âme image de Dieu en son intimité, et capable par le fait même de vivre sa vie. (Cf. Texte XVI. L’image de Dieu, p. 246) RÉFLEXIONS TERMINALES а) Il ne sera pas inutile de revenir une dernière fois sur la méthode de la psychologie de saint Thomas. A la différence de nombre d’exposés modernes, qui demeurent au niveau des constatations et des explications immédiates, cette psy­ chologie nous est apparue tout empreinte de métaphysique. Ce sont les structures profondes de l’homme que l’on cherche principalement à déterminer, et ceci, manifestement, en vue d’assurer les fondements de cette vie supérieure qui importe surtout pour le théologien. Cependant, il conviendra de ne pas oublier qu’en péri­ patétisme, l’étude de l’âme vient logiquement dans le prolon­ gement des recherches physiques sur l’être de la nature. Si donc, en une telle philosophie, le côté spirituel de l’homme finit par se dégager avec un fort relief, il n’en reste pas moins que son côté corporel ou biologique a d’abord retenu l’atten­ tion et demeure toujours très accusé. En réalité, et il est important de le dire, l’exposé précédent pourrait donner le change. Par souci de brièveté nous avons dû abréger à l’ex­ trême la part d’observations et d’analyses positives qui, chez Aristote surtout, est effectivement considérable. Ainsi avonsnous dû réduire à trop peu de choses l’étude des sens et de leurs activités, ou de phénomènes originaux qui, tels les songes, le sommeil, la réminiscence ont retenu sérieusement l’attention de nos maîtres. A un niveau plus élevé, la vie morale, les mouvements des passions par exemple, qui ont été aussi chez eux l’objet d’analyses minutieuses et remar­ quables sont demeurés dans l’ombre. Exposées dans tous leurs détails et avec toutes leurs richesses, une psychologie d’Aristote et une psychologie de saint Thomas, prendraient donc une physionomie notablement autre. Les structures et les cadres cependant demeureraient tels que nous les avons représentés. б) Touchant la position de la psychologie de saint Thomas, l’essentiel a été dit. Dans l’histoire des doctrines de l’âme, elle apparaît comme une « via media ·. Platon s’il avait, le V 166 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE premier, dégagé en toute netteté du sensible le a nous » et son activité, la pensée, avait aussi consacré le divorce des idées et de la matière, de l’esprit et du corps. Aristote conserve la distinction, mais, entre les deux termes, il prétend rétablir l’unité, et saint Thomas, de façon très décidée, le suit dans cette voie. Cependant, par suite de l’apport chrétien, la vie supérieure, chez celui-ci voit croître son importance, et l’âme, tout en demeurant la forme du corps, prend effectivement rang dans la hiérarchie des intelligences. De là, à la fois, la richesse, mais aussi la complexité et presque l’ambiguïté de la doctrine qu’il nous a laissée. Nous sommes à l’intersection de deux mondes. Suivant que l’on appuyera sur l’un ou l’autre de ses aspects, la psychologie de saint Thomas apparaîtra donc, soit comme très incarnée, très biologique, proche en cette ligne de la recherche moderne si attachée aux comportements physiques, soit, à l’inverse, comme très spiritualiste. Dualisme que soulignent également les thèmes, qui che­ vauchent continuellement, de la dépendance et de l’aliéna­ tion d’une part, et de l’immanence et de l’autonomie d’autre part. Nos puissances apparaissent d’abord comme des facultés réceptrices ; l’âme, ainsi, doit commencer à puiser au dehors sa nourriture : dans la vie psychologique l’on part forcément de l’extériorité. Mais l’activité vitale, par ailleurs, a égale­ ment pour caractère propre de procéder de l’intérieur, et de se terminer au dedans de l’être qui en est le sujet, c’est-à-dire d’être immanente. Déjà perceptible au niveau de la vie végéta­ tive, cette autodétermination s’affirme à mesure que l’on s’élève, pour atteindre en nous son degré le plus élevé dans la connaissance de l’âme par elle-même. Les thèmes si chers à tant de modernes de l’intériorité de la vie de l’esprit ren­ contrent donc également accueil ici. Dans les esprits supé­ rieurs, et de façon éminente en Dieu, la vie est essentiellement immanente. Seulement, chez l’homme, cette immanence ne se réalise que selon une perfection moindre, celui-ci demeurant, par en bas, dépendant du monde corporel et, par en haut, de l’action première de Dieu : l’homme est au­ thentiquement un esprit, mais il est dans sa nature d’être un esprit incarné et si dans sa partie supérieure il est l’image de Dieu, ce n’est qu’à distance et dans une entière soumission à Lui. TEXTES Chez saint Thomas, les beaux textes psychologiques abondent, et il n'y a ici que l'embarras du choix. Outre le Commentaire sur le De Anima qui demeure la source première, nous avons la bonne fortune de posséder un véritable Traité organique et à peu près complet sur l'âme, ses facultés et ses actes {cf. ΙΛ ΡΛ, q. 75 à 89). C'est incontestablement, pour notre matière, l'ex­ posé le plus riche et le plus achevé, et l’étudiant en saint Thomas ne pourrait peut-être faire mieux que de l’analyser article par article — il y en a une centaine. Comme la présentation et le texte français de ce Traité ont été donnés dans l’édition de la Somme de la Revue des jeunes (L’âme humaine, t. I et 2, par J. Wébert),et sont de ce fait aisément accessibles, nous nous contenterons de rapporter ici deux articles centraux de la ques­ tion consacrée à la connaissance des choses matérielles (q. 85, a. i et 2). Laissant également de côté les commentaires sur Aristote qui, comme toujours, présentent des longueurs et des minuties, nous avons finalement donné la préférence aux Questions disputées. Elles aussi sont extrêmement fournies en exposés psychologiques, et, de plus, elles ont l’intérêt de nous offrir de beaux aperçus synthétiques. Le plus grand nombre des textes qui suivent appartiennent donc à cette partie de l'Œuvre de saint Thomas, surtout à la Quæstio disputata de anima qui, comme l'exposé signalé de la Somme, constitue un vrai petit traité de l'âme. Les options que nous avons dû prendre pour rendre certains termes techniques de la langue de saint Thomas seront justifiées en leur lieu. La traduction a été faite en collaboration avec M. J. M. Paupert, à qui nous exprimons notre vive gratitude. Les textes latins reproduits sont ceux de l'Édition léonine pour le Contra Gentiles et pour la Somme Thcologique, et de l’Édition Marietti pour les Questions disputées. I. Les degrés de l’émanation vitale (Cont. Gent.) IV, c. il) Toute la psychologie de saint Thomas est commandée de haut par une conception hiérarchique de la vie. Aucun texte ne pouvait donc mieux convenir pour nous introduire dans notre sujet que ce chapitre du Contra Gentiles où se trouvent ordonnés les divers types d'émanation vitale. Comme par ailleurs, ici, « vital » va nous apparaître corrélatif à « immanent », nous nous trouvons aborder la pensée du Docteur angélique sous un biais où elle se révèle très parente de celle des modernes ( Cf. supra, La vie et scs degrés, p. 21). La diversité des modes d’émanation dans les choses se trouve être relative à la diversité des natures J et plus une nature est élevée, plus ce qui émane d’elle lui est intime. Dans l’ensemble des choses, en effet, les corps inanimés tiennent le rang le plus bas, aucune émanation ne pouvant sercncontrer en eux que par l’action de l’un d’entre eux sur un autre. Ainsi, du feu est engendré du feu, lorsqu’un corps étranger se trouve altéré par du feu et amené à la qualité et à l’espèce du feu. Parmi les corps animés, la place la plus voisine des précé­ dents est tenue par les plantes en qui déjà l’émanation pro- I Secundum diversitatem naturarum diversus emanationis modus invenitur in rebus : et quanto aliqua natura est altior, tanto id quod ex ea emanat, magis ei est intimum. In rebus enim omnibus inanimata corpora infimum locum tenent : in quibus emanationes aliter esse non possunt nisi per actionem unius eorum in aliquod alterum. Sic enim ex igne generatur ignis, dum ab igne corpus extraneum alteratur, et ad qualitatem et speciem ignis perducitur. Inter animata vero corpora proximum locum tenent plantæ, in quibus iam emanatio ex interiori procedit : inquantum scilicet 172 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE cède de l’intérieur, pour autant que l’humeur de la plante sc transforme intérieurement en semence, et que celle-ci, confiée à la terre, croît en arbre. Déjà ici l’on rencontre un premier degré de vie : les vivants étant les êtres qui sc meu­ vent eux-mêmes pour agir ; ce qui ne peut mouvoir que des choses extérieures est au contraire absolument dépourvu de vie. Et c’est dans les plantes un indice de vie que ce soit un principe intérieur qui les meuve à une certaine forme. La vie des plantes toutefois demeure imparfaite, car bien que l’émanation procède de l’intérieur, ce qui en résulte, échappant peu à peu à cette intériorité, finit par se trouver tout à fait extérieur à la plante. C’est ainsi que l’humeur de l’arbre, sortant de celui-ci, devient d’abord une fleur, puis un fruit séparé de l’écorce de l’arbre, mais qui lui demeure rattaché ; étant parvenu à maturité, le fruit se sépare entière ment de l’arbre, et, tombant en terre, produit par sa vertu séminale une autre plante. Si l’on y regarde bien, le principe premier de cette émanation, lui aussi, est à l’extérieur ; l’humeur intérieure de l’arbre étant, en effet, tirée par les racines de la terre où la plante prend sa nourriture. Mais au-dessus de la vie des plantes, il se trouve un degré de vie plus élevé qui procède de l’âme sensitive ; son émana­ tion propre, encore qu’elle ait son origine à l’extérieur, se termine cependant à l’intérieur : et plus l’émanation pro- humor plantæ intranet» in semen convertitur, et illud semen, terræ mandatum, crescit in plantam. lam ergo hic primus gradus vitæ invenitur : nam viventia sunt quæ scipsa movent ad agendum ; illa vero quæ non nisi exteriora movere possunt, omnino sunt vita carentia. In plantis vero hoc inditium vitæ est, quod id quod in ipsis est, movet ad aliquam formam. Est tamen vita plantarum im­ perfecta : quia emanatio in cis licet ab interiori procedat, tamen paulatim ab interioribus exiens quod emanat, finaliter omnino extrinsecum invenitur. Humor enim arboris primo ab arbore egrediens fit flos, et tandem fructus ab arboris cortice discretus, sed ei colligatus ; perfecto autem fructu, omnino ab arbore separatur, et in· terram cadens, sementina virtute producit aliam plantam. Si quis etiam diligenter consideret, primum huius emanationis principium ab exteriori sumitur : nam humor intrinsecus arboris per radices a terra sumitur, de qua planta suscipit nutrimentum. Ultra plantarum vero vitam, altior gradus vitæ invenitur, qui est secundum animam sensitivam ; cuius emanatio propria, etsi ab exteriori incipiat, in interiori terminatur ; et quanto emanatio TEXTES 173 grcssc plus elle pénètre profondément ; le sensible en effet qui est le plus extérieur imprime sa forme dans les plus extérieurs des sens, d’où elle passe à l’imagination et ulté­ rieurement au trésor de la mémoire. A chacun des progrès de cette émanation toutefois, principe et terme sont distincts : une puissance sensible, en effet, ne réfléchit pas sur soi. Ce degré de vie donc se trouve être d’autant plus élevé sur celui des plantes que l’opération qui lui est propre lui est plus inté­ rieure ; l’on n’atteint cependant pas ici à une vie absolument parfaite, car l’émanation se produit toujours d’une chose à une autre. Il y a en conséquence un degré suprême et parfait de vie qui procède, lui, de l’intellect, celui-ci pouvant, en effet, réfléchir sur soi et se connaître soi-méme. Mais, ici encore, plusieurs degrés de vie se rencontrent ; car l’intellect humain, bien qu’il puisse sc connaître soi-même, puise cependant à l’extérieur les premières données de sa connaissance ; il n’y a pas en effet, comme on l’a vu plus haut (n, c. 50), de connaissance intellectuelle sans images. Plus parfaite donc est la vie intellectuelle dans les anges, en qui l’intellect, pour sc connaître, ne procède pas de quelque chose d’exté­ rieur, mais se connaît soi-même par soi. La vie, toutefois, n’atteint pas, chez eux, à la perfection la plus élevée, car l’objet appréhendé, bien qu’il leur soit tout à fait immanent, magis processerit, tanto magis ad intima devenitur. Sensibile enim exterius formam suam exterioribus sensibus ingerit ; a quibus procedit in imaginationem ; et ulterius in memoriæ thesaurum. In quolibet tamen huius emanationis processu, principium et ter­ minus pertinent ad diversa : non enim aliqua potentia sensitiva in seipsam reflectitur. Est ergo hic gradus vitæ tanto altior quam vita plantarum, quanto operatio huius vitæ magis in intimis conti­ nentur : non tamen est omnino vita perfecta, cum emanatio semper fiat ex uno in alterum. Est igitur supremus et perfectus gradus vitæ qui est secundum intellectum : nam intellectus in seipsum reflectitur, et scipsum intelligere potest. Sed et in intellectuali vita diversi gradus inveniun­ tur. Nam intellectus humanus, etsi scipsum cognoscere possit, tamen primum suæ cognitionis initium ab extrinseco sumit : quia non est intelligere sine phantasmate, ut ex superioribus patet. Perfec­ tior igitur est intellectualis vita in angelis, in quibus intellectus ad sui cognitionem non procedit ex aliquo exteriori, sed per se cognoscit seipsum. Nondum tamen ad ultimam perfectionem vita ipsorum pertingit ; quia, licet intentio intellecta sit eis omnino intrinseca, 174 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE n’est cependant pas leur propre substance ; vu qu’en eux il n’y a pas, comme il a été dit (n, c. 52), identité entre l’acte d’intellection et l’être. La perfection suprême de vie appartient donc à Dieu, en qui, comme il a été montré (l, c. 45), l’acte d’intellection ne diffère pas de l’être. Ainsi faut-il qu’en Dieu l’objet appréhendé soit l’essence divine elle-même. II. L’AME HUMAINE EST FORME ET INDIVIDU SUBSTANTIEL ( Qast. disp, de anima, a. 1, in corp. art. § 2°) Nous avons cru bon, pour illustrer la grande thèse de la psy­ chologie aristotélicienne, de choisir le texte plus synthétique de la Question disputée De anima. L'opinion d'Aristote s'y voit dégagée des théories matérialistes d'Empédocle et de Galien, et de la conception platonicienne de l'âme pilote du corps. Saint Thomas, dont les conclusions, quant à la subsistance de l'âme, sont incontestablement plus nettes que celles du Stagirite, conclut ici à la fois à la thèse de l'âme forme du corps, et à celle de son existence comme substance indépendante. La question posée est exactement celle-ci : L'âme humaine est-elle une forme et un individu déterminé, hoc aliquid. Saint Thomas dans l'article, d'expliquer tout d'abord ce qu'il faut entendre par cette dernière locution. « Hoc aliquid » désigne l'individu substantiel, lequel implique deux choses : de pouvoir subsister par soi et de corres­ pondre à une nature spécifique complète. Λ partir de là saint Thomas raisonne comme suit (cf. supra, Définition aristoté­ licienne de l’âme, p. 26). a) Alors que deux choses se trouvent impliquées dans la définition de l’individu substantiel, certains ont refusé l’une non tamen ipsa intentio intellecta est corum substantia ; quia non est idem in eis intelligere et esse, ut ex superioribus patet. Ultima igitur perfectio vitæ competit Deo, in quo non est aliud intelligere et aliud esse, ut supra ostensum est, et ita oportet quod intentio intellecta in Deo sit ipsa divina essentia. II a) Duobus igitur existentibus de ratione cius quod est hoc ali­ quid ; quidam utrumque animæ humanæ abstulerunt, dicentes ani- ITS et l’autre à l’âme humaine, prétendant, comme Empédocle, que cette âme est une « harmonie », ou, comme Galien, qu’elle est une · complexion * ou autre chose semblable. Ainsi l’âme, ne pourrait ni subsister par soi, ni être quelque chose de complet dans une espèce ou dans un genre de subs­ tance, mais elle serait seulement une forme pareille aux autres formes matérielles. Une telle opinion ne peut être soutenue : — ni pour l’âme végétative, dont les opérations requièrent un principe excé­ dant les qualités actives et passives des éléments, qui, comme il est montré au 2e livre du De Anima, (415 b 17), se comportent dans la nutrition et dans l’accroissement comme de simples instruments ; or, une « complexion » ou une « har­ monie » ne transcendent pas les qualités des éléments ; — ni pour l’âme sensitive, dont les opérations, comme il est montré au même livre (424 a 15) consistent à recevoir la « species » sans la matière, alors que les qualités actives et passives, vu qu’elles sont des dispositions de la matière, ne s’étendent pas au-delà de celle-ci j — ni, bien moins encore, pour l’âme rationnelle dont les opérations consistent à perce­ voir intellectuellement et à abstraire les « species », non seule­ ment de la matière, mais de toutes les conditions matérielles individuantes : ce qui est requis pour la connaissance de l’uni­ versel. Il y a, en outre, dans le cas de cette âme rationnelle, TEXTES mam esse harmoniam, ut Empedocles ; aut complexionem, ut Galenus ; aut aliquid huiusmodi. Sic enim anima neque per se poterit subsistere, neque erit aliquid completum in aliqua specie vel genere substantiæ ; sed erit forma tantum similis aliis materialibus formis. Sed haec positio stare non potest nec quantum ad animam vege­ tabilem, cuius operationes oportet habere aliquod principium super­ grediens qualitates activas et passivas, quæ in nutriendo et in au­ gendo se habent instrumcntalitcr tantum, ut probatur in II De Anima ; complexio autem et harmonia qualitates elementares non transcendunt. Similiter autem non potest stare quantum ad animam sensibilem, cuius operationes sunt in recipiendo species sine materia, ut probatur in II De Anima ; cum tamen qualitates activa: et passi­ va: ultra materiam se non extendant, utpote materis dispositiones existentes. Multo autem minus potest stare, quantum ad animam rationalem, cuius operationes sunt intelligere, et abstrahere species, non solum a materia, sed ab omnibus conditionibus materialibus individuantibus, quod requiritur ad cognitionem universalis. Sed adhuc aliquid amplius proprie in anima rationali considerari oportet ; 176 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE autre chose à considérer : non seulement, en effet, c’est sans la matière et sans ses conditions qu’elle reçoit les « species » intelligibles, mais il n’y a pas non plus possibilité à ce que, dans son opération propre, elle ait communication avec un organe corporel, en sorte qu’une chose corporelle serait organe de l’intellection, comme l’œil l’est de la vision (cf. De Anima, III, 426 b 15 - 429 a 25). Ainsi faut-il, du fait qu’elle a une opération propre sans communication avec le corps, que l’âme intellective agisse par soi. Et, chaque chose agissant selon qu’elle est en acte, faut-il également que cette âme ait l’être absolument, par soi, indépendamment du corps. Les formes, en effet, dont l’être est en dépendance de la matière ou du sujet, n’ont pas d’opération qui leur soit propre ; ainsi n’est-ce pas la chaleur, mais ce qui est chaud qui agit. b) Pour ces raisons, les philosophes qui vinrent après jugèrent que la partie intellective de l’âme est une chose qui subsiste par soi. Ainsi Aristote déclarc-t-il (De Anima, 430 a 20) que l’intellect est une substance, et qu’il ne se corrompt pas. Et le dire de Platon affirmant que l’âme est immortelle et subsistante par soi revient au même : il prend ici, en effet, mouvement au sens large, comme désignant toute opération, en sorte qu’il faut comprendre que l’intellect se meut lui- quia non solum absque materia et conditionibus materiæ species intclligibilcs recipit, sed nec etiam in eius propria operatione possi­ bile est communicare aliquod organum corporale ; ut sic aliquod corporeum sit organum intelligendi, sicut oculus est organum viden­ di ; ut probatur in III de Anima. Et sic oportet quod anima intellec­ tiva per sc agat, utpotc propriam operationem habens absque cor­ poris communione. Et quia unumquodque agit secundum quod est actu, oportet quod anima intellectiva habeat esse per se absolutum non dependens a corpore. Formæ enim quæ habent esse dependens a materia vel subjecto, non habent per se operationem : non enim calor agit, sed calidum. b) Et propter hoc posteriores philosophi indicaverunt partem anirnæ intellectivam esse aliquid per se subsistens. Dicit enim Philo­ sophus in III de Anima, quod intellectus est substantia quædam et non corrumpitur. Et in idem redit dictum Platonis ponentis in dialog, de Pulchro animam immortalem et per se subsistentem, ex eo quod movet scipsam. Large enim accepit motum pro omni operatione ut sic intcl ligatur quod intellectus movet seipsum, quia TEXTES 177 même, parce qu’il agit par soi. Mais Platon affirmait encore de l’âme humaine, non seule­ ment qu’elle est est subsistante par soi, mais encore qu’elle possède une nature spécifique complète. Il disait en effet que toute la nature spécifique est dans l’âme, en sorte que l’homme n’est pas un composé d’âme et de corps, mais une âme qui ad­ vient à un corps ; ainsi le rapport de l’âme et du corps serait-il comparable à celui du pilote au navire, ou de celui qui est habillé à son vêtement. Une telle conception ne tient pas. Il est clair, en effet, que ce par quoi le corps vit est l’âme ; or vivre, pour les vivants, c’est être ; l’âme donc est ce par quoi le corps humain a l’être en acte ; mais une telle chose est forme : l’âme humaine est donc la forme du corps. — Pareillement, si elle était dans le corps comme le pilote dans le navire, l’âme humaine ne spécifierait pas le corps, non plus que ses parties ; alors que le contraire apparaît du fait que , l’âme se retirant, chacune des parties ne retient son nom que par équivoque. C’est en effet par équivoque que l’œil d’un mort est dénommé œil, comme celui qui est peint, ou celui qui est en pierre. En outre, si l’âme était dans le corps comme le pilote dans le navire* il s’ensuivrait que l’union de l’âme et du corps serait acci­ dentelle. La mort donc, qui provoque leur séparation, ne a seipso operatur. Sed ulterius posuit Plato (lib. V de Natura hominis), quod anima humana non solum per sc subsisteret, sed quod etiam haberet in se completam naturam speciei. Ponebat enim totam naturam speciei in anima esse, dicens hominem non esse aliquid compositum ex anima ct corpore, sed animam corpori advenientem ; ut sic compa­ ratio animæ ad corpus sicut nautæ ad navem, vel sicuti induti ad vestem. Sed hæc opinio stare non potest. Manifestum est enim id quo vivit corpus animam esse, vivere autem est esse viventium : anima igitur est quo corpus humanum habet esse actu. Huiusmodi autem forma est. Est igitur anima humana corporis forma. Ita si anima esset in corpore sicut nauta in navi, non daret speciem corpori, neque partibus eius j cuius contrarium apparet ex hoc quod receden­ te anima, singulæ partes non retinent pristinum nomen nisi æquivocc. Dicitur enim oculus mortui æquivoce oculus, sicut pictus aut lapideus ; et simile est de aliis partibus. Et præterea, si anima esset in corpore sicut nauta in navi, sequeretur quod unio animæ et corporis esset accidentalis. Mors igitur, qua: inducit eorum sepaSaint-Thomas III. 13. 178 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE serait pas une corruption substantielle, ce qui est évidemment faux. c) Reste donc que l’âme soit un individu substantiel, en ce sens qu’elle peut subsister par soi, non comme possédant en soi une espèce complète, mais comme achevant, à titre de forme du corps, la nature spécifique de l’homme. Aussi est-elle, à la fois, forme et individu substantiel. Ceci peut être rendu manifeste par l’ordre des formes des choses naturelles. Il se trouve en effet que parmi les formes inférieures des corps, une forme est d’autant plus élevée qu’elle s’assimile davantage aux principes supérieurs, et qu’elle en approche plus : ce qui peut être établi d’après les opérations propres à chaque forme. — Les formes des élé­ ments, en effet, qui sont les plus basses et les plus proches de la matière, n’ont aucune opération qui dépasse les qualités actives et passives, ainsi le rare et le dense, et autres formes semblables, qui apparaissent être des dispositions de la matière. — Au-dessus de ces formes sc trouvent celles des corps mixtes, qui, en plus des opérations précédentes, ont une opération spécifique qu’elles tiennent des corps célestes ; ainsi l’aimant attire-t-il le fer, non en raison du chaud ou du froid ou de choses semblables, mais par une certaine parti­ cipation â une vertu céleste. — Plus haut, on rencontre les rationem, non esset corruptio substantialis ; quod patet esse falsum. c) Relinquitur igitur quod anima est hoc aliquid, ut per se potens subsistere ; non quasi habens in se completam speciem, sed quasi perficiens speciem humanam ut forma corporis ; et similiter est forma et hoc aliquid. Quod quidem ex ordine formarum naturalium considerari potest. Invenitur enim inter formas inferiorum corporum tanto aliqua altior, quanto superioribus principiis magis assimilatur et appro­ pinquat. Quod quidem ex propriis formarum operationibus, per­ pendi potest. Formæ enim elementorum, quæ sunt infimæ et mate­ ria propinquissima, non habent aliquam operationem excedentem qua­ litates activas et passivas, ut rarum et densum, et aliæ huiusmodi, quæ videntur esse materiæ dispositiones. Super has autem sunt formæ mix­ torum corporum, quæ præter prædictas operationes, habent aliquam operationem consequentem speciem, quam sortiuntur ex corporibus cœlcstibus ; sicut quod adamas attrahit ferrum, non propter calorem aut frigus aut aliquid huiusmodi, sed cx quadam participatione virtutis cælestis. Super has autem formas sunt iterum animæ plan- TEXTES 179 âmes des plantes, lesquelles ont ressemblance non seulement avec les corps célestes, mais avec leurs moteurs, en tant qu’ils sont principes d’un certain mouvement, car certains d’entre eux se meuvent eux-mêmes. — Plus haut encore sc trouvent les âmes des animaux qui, elles, ont déjà une ressemblance avec la substance qui meut les corps célestes, non seulement par leur action motrice des corps, mais encore par le fait qu’il est dans leur nature d’être connaissantes (bien que la connaissance des animaux n’ait d’autre objet que les choses matérielles et soit elle-même matérielle ; ce qui fait qu’ils ont besoin d’organes corporels). — Au-dessus de ces formes, enfin, il y a les âmes humaines qui sont semblables aux subs­ tances supérieures, même quant au mode de connaître, car elles peuvent connaître les choses immatérielles par saisie intellectuelle. Elles diffèrent toutefois de ces substances, en ceci que l’intellect de l’âme humaine doit, par nature, acqué­ rir la connaissance des choses immatérielles à partir de la connaissance des matérielles, laquelle s’effectue par le sens. d) Ainsi donc, à partir de l’opération de l’âme humaincest-il possible de reconnaître quel est le mode d’être de celles ci. Dans la mesure, en effet, où son opération transcende les choses matérielles, son être sc trouve au-dessus du corps, et indépendant de lui : mais dans la mesure où, par nature, elle doit acquérir, à partir de la connaissance matérielle, tarum, quæ habent similitudinem non solum ad ipsa corpora cælcsia sed ad motores corporum cælestium in quantum sunt principia cuiusdam motus, quibusdam seipsa moventibus. Super has autem ulterius sunt anima: brutorum, quæ similitudinem iam habent ad substantiam moventem cælestia corpora, non solum in operatione qua movent corpora, sed etiam in hoc quod in scipsis cognoscitivæ sunt ; licet brutorum cognitio sit materialium tantum, et materia­ liter unde organis corporalibus indigent. Super has autem ultimo sunt animæ humanæ, quæ similitudinem habent ad superiores subs­ tantias etiam in genere cognitionis, quia immaterialia cognoscere possunt intclligendo. In hoc tamen ab cis differunt, quod intellectus animæ humanæ habent naturam acquirendi cognitionem immate­ rialem ex cognitione materialium, quæ est per sensum. d) Sic igitur operatione animæ humanæ, modus esse ipsius cognos­ ci potest. In quantum enim habet operationem materialia trancendentem, esse suum est supra corpus elevatum, non dependens ex ipso j in quantum vero immaterialem cognitionem ex materiali ι8ο PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE une connaissance immatérielle, alors il est bien évident qu’elle ne peut être achevée dans la ligne de sa nature spéci­ fique sans être unie à un corps. Une chose, en effet, ne peut être spécifiquement complète que si elle possède tout ce qui est nécessaire pour sa propre operation spécifique. Si donc l’âme humaine, en tant qu’elle est unie au corps à titre de forme, a cependant son être élevé au-dessus du corps et indé­ pendant de lui, il est manifeste qu’elle se trouve établie à la limite des corps et des substances séparées. III. Sens internes et sens externes (Qcest. disp, de anima, a. 13, circa medium) Le présent article nous offre un tableau complet des puissances de l'âme, allant du degré de la vie végétative à celui de la vie intellective. Nous en avons détaché la partie qui concerne les quatre sens internes et les cinq sens externes. La présenta­ tion de ces puissances prend ici la forme d'une systématisation à priori ; mais, en réalité, la collection en cause n'a pu être éta­ blie d'abord que par induction, et ce n'est qu'ensuite que l'on a pu lui découvrir une justification rationnelle. L'analyse des diverses modifications qu'implique la sensation apparaîtra sans doute d'un simplisme un peu archaïque ; reste que le mouvement proprement psychique se trouve distingué avec la plus grande netteté des changements corporels concomitants. Pour rendre le terme J’immutatio, significatif de la modification originale du sujet connaissant, nous avons préféré la simple transposition » immutation ». (Cf. supra: Les sens externes, p. 46 ; Les sens internes, p. 58). est nata acquirere, manifestum est quod complementum suae spe­ ciei esse non potest absque corporis unione. Non enim aliquid est completum in specie, nisi habeat ea quæ requiruntur ad propriam operationem ipsius speciei. Si igitur anima humana, in quantum unitur corpori ut forma, habet esse elevatum supra corpus non dependens ab eo, manifestum est quod ipsa est in confinio corpora­ lium et separatarum substantiarum constituta. I8l a) Cinq conditions sont requises pour la perfection de la connaissance sensible — i°que le sens reçoive la · species » des sensibles : ce qui est le fait du sens propre — 2e qu’il dis­ crimine les sensibles perçus et les distingue les uns des autres : ce qui doit s’effectuer par une puissance où aboutissent tous les sensibles, et qu’on nomme « sens commun » — 30 que les « species » des choses sensibles une fois reçues soient conservées. L’animal, en effet, a besoin d’appréhender les choses sensibles, non seulement lorsqu’elles sont présentes, mais encore quand elles ont disparu. Or ceci nécessairement doit être rapporté à une puissance distincte, car, même dans les choses corporelles, autre est le principe qui reçoit, et autre celui qui conserve ; il arrive en effet que ce qui est apte à bien recevoir soit impropre à conserver. Une telle puissance est dénommée imagination ou « fantaisie » — 40 il faut encore que l’on soit en possession de certaines · intentions », comme le nuisible, l’utile et autres semblables que le sens n’appré­ hende pas. L’homme parvient à les connaître par mode de recherche et de comparaison, l’animal, au contraire, par instinct naturel : ainsi la brebis fuit-elle naturellement le loup, comme lui étant nuisible. A cette fin donc sc trouve ordonnée, chez les animaux, 1* · estimative » naturelle, et TEXTES III a) Ad perfectam autem sensus cognitionem, quæ sufficiat animali, quinque requiruntur. Primo, quod sensus recipiat speciem a sensi­ bilibus : et hoc pertinet ad sensum proprium. Secundo, quod de sensi­ bilibus perceptis diiudicct, et ea ad invicem discernat : quod oportet fieri per potentiam ad quam omnia sensibilia perveniunt, quæ dicitur sensus communis. Tertium est quod species sensibilium rcccptæ conserventur. Indiget autem animal apprehensione sensibilium non solum ad eorum præsentiam, sed etiam postquam abierint : et hoc necessarium est reduci in aliquam potentiam. Nam et in rebus cor­ poralibus aliud principium est recipiendi, et aliud conservandi, nam quæ sunt bene receptibilia sunt interdum male conservativa. Huiusmodi autem potentia dicitur imaginatio sive phantasia. Quarto autem, requiruntur intentiones aliquæ quas sensus non apprehendit, sicut nocivum et utile et alia huiusmodi. Et ad hæc quidem cognos­ cenda pervenit homo inquirendo et conferendo ; alia vero animalia quodam naturali instinctu, sicut ovis naturaliter fugit lupum tam­ quam nocivum. Unde ad hoc in aliis animalibus ordinatur sstimativa 182 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE chez l’homme la « cogitative », qui est collatricc des « inten­ tions » particulières, ce qui lui vaut l’appellation de « raison particulière » et d’« intellect passif »—5"il est enfin nécessaire que ce qui a été d’abord saisi par les sens et intérieurement conservé soit rappelé à une connaissance actuelle. Ceci relève de la faculté mémorative, qui, chez les animaux, produit son acte sans qu’il y ait d’investigation, tandis que chez l’hom­ me elle n’y parvient qu’à la suite d’une recherche et en s’ap­ pliquant : aussi chez l’homme n’cst-cllc pas seulement mé­ moire, mais réminiscence. Or, il fallait bien que soit ordonnée à cette fonction une puissance distincte, puisque les actes des autres puissances sensibles se produisent selon un mouvement qui va des choses à l’âme, tandis que celui de la mémoire s’effectue, à l’inverse, selon un mouvement qui va de l’âme aux choses. Mais des mouvements différents néces­ sitent des principes moteurs également différents, et les prin­ cipes moteurs s’appellent des puissances. é>) Du fait qu’il est immédiatement affecté par les objets sensibles, le sens propre, premier dans l’ordre des puissances sensibles, doit être distingué suivant la diversité des « immu­ tations » produites par les objets sensibles, en plusieurs puissances. Comme, en effet, c’est sans la matière que le naturalis ; in homine autem vis cogitative, quæ est collativa inten­ tionum particularium : unde et ratio particularis dicitur, et intellectus passivus. Quinto autem, requiritur quod ea quæ prius fuerunt appre­ hensa per sensus et interius conservata, iterum ad actualem conside­ rationem revocentur. Et hoc quidem pertinet ad rememorativam virtu­ tem : quæ in aliis quidem animalibus absque inquisitione suam ope­ rationem habet, in hominibus autem cum inquisitione et studio ; unde in hominibus non solum est memoria, sed reminiscentia. Kecesse autem fuit ad hoc potentiam ab aliis distinctam ordinari, quia actus aliarum potentiarum sensitivarum est secundum motus a rebus ad animam, actus autem memorativæ potentiæ est e contrario secundum motum ab anima ad res. Diversi autem motus diversa principia motiva requirunt : principia autem motiva potentiæ dicuntur. ά) Quia vero sensus proprius, qui est primus in ordine sensiti­ varum potentiarum, immediate a sensibilibus immutatur, nccesse fuit quod secundum diversitatem immutationum sensibilium in diversas potentias distingueretur. Cum enim sensus sit susceptivus TEXTES 183 sens peut recevoir les « species » sensibles, ce sera nécessaire­ ment par rapport aux « immutations · immatérielles qu’il faudra comprendre le degré et l’ordre des « immutations » provoquées par les sensibles. —Il se rencontre donc certains objets sensibles dont les · species », bien qu’elles soient reçues de façon immatérielles dans le sens, provoquent cepen­ dant aussi, dans les animaux qui ont la sensation, une « immu­ tation » materielle. Tel est le cas des qualités qui, même dans les choses matérielles, sont principes de transmutations, ainsi le chaud, le froid, l’humide, le sec, et autres sem­ blables. Comme ces sensibles nous affectent aussi par une activité d’ordre matériel, et qu’une telle activité s’exerce par contact, il est nécessaire qu’ils soient perçus dans un contact : d’où vient que la puissance sensible qui saisit ces objets est appelée le tact. Il est encore des objets sensibles qui, tout en ne provoquant pas d’immutation matérielle, admettent cependant, en rap­ port avec leur immutation propre, une immutation de cet ordre. Ceci se produit de deux manières. 1· en sorte que l’immutation matérielle annexe se produise aussi bien dans l’objet sensible que dans le sujet sentant : et c’est le cas du goût ; bien qu’en effet la saveur n’affecte par l’organe du sens en le rendant savoureux, cette « immutation » ne va toutefois pas sans un certain changement, tant de l’objet sapide que specicrum sensibilium sine materia, neccssc est gradum et ordinem immutationum quibus immutantur sensus a sensibilibus, accipere per comparationem ad immateriales immutationes. - Sunt igitur quardam sensibilia quorum species, licet immatcrialitcr in sensu recipiantur, tamen etiam materialem immutationem faciunt in animalibus sen­ tientibus. Huiusmodi autem sunt qualitates quæ sunt principia transmutationum etiam in rebus materialibus : sicut calidum, frigi­ dum, humidum et siccum et alia huiusmodi. Quia igitur huiusmodi sensibilia immutant nos etiam materialiter agendo, materialis autem immutatio fit per contactum, ncceese est quod huiusmodi sensibilia contingendo sentiantur. Propter quod potentia sensitiva comprehen­ dens ea vocatur tactus. Sunt autem quædam sensibilia quæ quidem non materialiter immutant, sed tamen eorum immutatio habet materialem immutatio­ nem annexam ; quod contingit dupliciter. Uno modo sic quod mate­ rialis immutatio annexa sit tam ex parte sensibilis quam ex parte sentientis ; et hoc pertinet ad gustum. Licet enim sapor non immutet organum sensus faciendo ipsum saporosum, tamen hœc immutatio non est sine aliquali transmutatione tam saporosi quam etiam organi 184 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE de l’organe du goût, sous forme surtout d’humectation. 2° en sorte que la modification matérielle annexe ait seulement lieu dans l’objet sensible. Une telle modification peut s’effec­ tuer, soit selon une certaine décomposition et altération du sensible, comme il arrive pour l’odorat, soit seulement par mode de mouvement local, comme cela se produit pour l’ouïe. De là vient que, n’impliquant aucune modification matérielle du sujet sentant (encore qu’ils en impliquent une du côté de l’objet), l’ouïe et l’odorat perçoivent, non par contact, mais par un « milieu » qui leur est extérieur. Le goût, lui, parce qu’il suppose une modification matérielle du côté du sentant, ne sent que par contact. Il y a enfin d’autres objets sensibles qui affectent le sens sans l’adjonction d’aucune « immutation » matérielle, comme la lumière et la couleur, auxquelles se rapportent la vue. Ce sens, en conséquence, est le plus élevé de tous, et aussi le plus universel, les objets sensibles qu’il perçoit étant communs aux corps corruptibles et aux corps incorruptibles. gustus, et præcipuc secundum humectationcm. Alio modo sic quod transmutatio materialis annexa sit solum ex parte sensibilis Huiusmodi autem transmutatio vel est secundum resolutionem et altcrationem quamdam sensibilis, sicut accidit in sensu adoratus ; vel solum secundum loci mutationem, sicut accidit in auditu. Unde auditus et odoratus, quia sunt sine mutatione materiali sentientis, licet adsit materialis mutatio ex parte sensibilis, non ungendo, sed per medium extrinsecum sentiunt. Gustus autem solum in tangendo sentit, quia requiritur immuutio materialis ex parte sentientis. Sunt autem alia sensibilia quæ immutant sensum absque materiali immutatione annexa, sicut lux et color, quorum est visus. Unde visus, est altior omnes sensus et universalior ; quia sensibilia ab eo percepta sunt communia corporibus corruptibilibus et incorrupti­ bilibus. TEXTES IV. Divisions 185 de l’appétit (De Veritate, q. 25, a. I, circa medium) Dans Particle premier de la question 25 du De Veritate, qui est consacrée à la « sensualité » autrement dit à l’appétit sen­ sible, saint Thomas précise de façon très nette la distinction existant entre Γ « appétit naturel », P · appétit sensible » et P « appétit rationnel », ou volonté. Vu l’importance de ces notions, la présentation de ce texte nous a paru s'imposer. (cf. supra, Divisions de l’appétit, p. 65). L’appétit sensible, donc, se trouve être intermédiaire entre l’appctit naturel et l’appétit supérieur rationnel, qui a nom volonté. Ce dont on peut sc rendre compte en remarquant qu’en tout objet d’appétit deux aspects peuvent être envisagés, savoir : la chose elle-même qui est désirée, et la « raison » qui la rend désirable, délectation, utilité, ou autre chose de ce genre. a) L’appétit naturel, donc, se porte vers la chose désirable elle-même, sans que la · raison d’appétibilité » ait été aucune­ ment appréhendée ; l’appétit naturel, en effet, n’est rien d’au­ tre qu’une certaine inclination de la chose et un ordre à quelqu’objet qui lui convienne ; ainsi, pour une pierre, d’être porté vers le bas. Comme une chose naturelle est déterminée dans son être naturel, il ne peut y avoir pour elle qu’une seule inclination à un certain objet déterminé, et IV Hic autem appetitus sensibilis medius est inter appetitum natura­ lem, et appetitum superiorem rationalem, qui voluntas nominatur. Quod quidem cx hoc inspici potest, quod in quolibet appetibili duo possunt considerari : scilicet ipsa res quæ appetitur, et ratio appetibilitatis, ut delectatio vel utilitas, vel aliquid huiusmodi. a) Appetitus ergo naturalis tendit in ipsam rem appetibilem sine aliqua apprehensione rationis appetibilitatis ; nihil enim est aliud appetitus naturalis quam quædam inclinatio rei, et ordo ad aliquam rem sibi convenientem sicut lapidem ferri ad locum deorsum. Quai vero res naturalis in suo esse naturali determinata est ; et una est eius inclinatio ad aliquam rem determinatam : unde non exigitur 186 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS î PSYCHOLOGIE >1 n’cst donc besoin d’aucune saisie intellectuelle pour que se voit distingué, dans la ligne de l’appétibilitc, un objet désirable d’un objet non désirable. Toutefois, cette saisie doit se rencontrer préalablement en Celui qui, étant l’instaurateur de la nature, a conféré à chaque nature particulière l’inclina­ tion qui lui convient en propre. b) L’appétit supérieur ou volonté tend, lui, directement vers la « raison d’appétibilité », considérée absolument ; ainsi la volonté désire-t-elle en premier et principalement la bonté elle-même, ou l’utilité, ou quoi que ce soit de ce genre ; mais telle chose en particulier, ou telle autre, elle ne la désire qu’en second lieu, en tant qu’elle est participante de la dite • raison ». Le motif en est que la nature raisonnable est d’une telle ouverture que ne pourrait lui suffire une inclina­ tion a une chose déterminée, mais qu’il lui faut des objets multiples et variés ; son inclination porte, en conséquence, sur quelque chose de commun, qui sc rencontre en plusieurs. Ainsi, saisissant ce qui est commun, tend-elle vers la chose dési­ rable, en laquelle elle perçoit cette « raison » qui doit être désirée. c) L’appétit inférieur de la partie sensible, qu’on nomme « sensualité » se porte, lui, vers la chose désirable elle-même, pour autant que se rencontre en elle la raison d’appétibilité, il ne tend pas, en effet, vers la « raison d’appétibilité », l’appé- aliqua apprehensio, per quam secundum rationem appetibilitatis distinguatur res appetibilis a non appetibili. Scd hæc apprehensio praeexigitur in instituente naturam, qui unicuique naturæ dedit incli­ nationem propriam sibi convenientem. b) Appetitus autem superior, qui est voluntas, tendit directe in rationem appetibilitatis absolute ; sicut voluntas ipsam bonitatem appetit primo et principaliter, vel utilitatem, aut aliquid huiusmodi ; hanc vero rem vel illam appetit secundario, in quantum est pnedictae rationis particeps ; et hoc ideo quia natura rationalis est tanta: capa­ citatis quod non sufficeret ei inclinatio ad unam rem determinatam, sed indiget rebus pluribus et diversis : et ideo inclinatio eius est in aliquid commune, quod in pluribus invenitur, et sic per apprehen­ sionem illius communis tendit in rem appetibilem, in qua huiusmodi rationem appetendam esse cognoscit. c) Appetitus vero inferior sensitivae partis, qui sensualitas dicitur, tend’t in ipsam rem appetibilem prout invenitur in ea id quod est ratio appetibilitatis : non enim tendit in ipsam rationem appetibili- TEXTES I87 tit inférieur ne désirant pas la bonté elle-même, ni l’utilité, ni l’agrément, mais cette chose utile, ou cette chose délec­ table ; et c’est en quoi cet appétit est inférieur à l’appétit rationnel. Mais, parce qu’il ne se porte pas seulement vers cette chose ou vers cette autre, mais vers tout ce qui lui est utile ou agréable, il est supérieur à l’appétit naturel, et a besoin, en conséquence, d’une appréhension cognitive grâce à laquelle il soit en mesure de distinguer ce qui est agréable de ce qui ne l’est pas. Un signe manifeste de cette différence est que l’appétit naturel a un rapport nécessaire à la chose vers laquelle il tend, ainsi le corps pesant est-il porté nécessairement vers le bas ; tandis que l’appétit sensitif, lui, n’a aucun rapport nécessaire à une chose avant qu’elle n’ait été saisie comme agréable ou comme utile ; mais, ce qui est agréable ayant été saisi, il se porte alors de façon nécessaire vers lui : l’ani­ mal qui aperçoit un objet agréable, ne peut en effet ne point le désirer. La volonté, quant à elle, a un rapport nécessaire à la bonté et à l’utilité considérées comme telles ; l’homme, en effet, veut nécessairement le bien ; mais il n’est pas nécessité par cette chose ou cette autre, pour bonne ou utile qu’elle soit trouvée ; et ceci parce que toute puissance a un rapport nécessaire à son objet propre. tatis, quia appetitus inferior non appetit ipsam bonitatem vel utili­ tatem aut delectationem, sed hoc utile vel hoc delectabile : et in hoc appetitus sensibilis est infra appetitum rationalem ; sed quia non tendit tantum in hanc rem aut tantum in illam, sed in omne id quod est sibi utile vel delectabile, ideo est supra appetitum naturalem ; et propter hoc apprehensione indiget, per quam delectabile a non delectabili distinguat. Et huius distinctionis signum evidens est, quod appetitus naturalis habet necessitatem respectu ipsius rei in quam tendit, sicut grave necessario appetit locum deorsum. Appetitus autem sensitivus non habet necessitatem in rem aliquam, antequam apprehendatur sub ratione delectabilis vel utilis ; sed apprehenso quod est delectabile, de necessitate fertur in illud : non enim potest brutum animal inspiciens delectabile, non appetere illud. Sed voluntas habet necessitatem res­ pectu ipsius bonitatis et utilitatis : de necessitate enim vult homo bonum, sed non habet necessitatem respectu huius vel illius rei quantumcumque apprehendatur ut bona vel utilis quod ideo est, quia unaqua:que potentia habet quamdam necessariam habitudinem ad suum proprium objectum. 188 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE En conséquence, il faut reconnaître que l’objet de l’appétit naturel est cette chose, en tant qu’elle est telle chose ; celui de l’appctit sensible cette chose, en tant qu’elle est convenable ou délectable (l’eau par exemple, en tant qu’elle plaît au goût, et non en tant qu’elle est eau ) ; quant à l’objet propre de la volonté, c’est le bien absolu lui-même. V. Le FONDEMENT DE L’INTELLECTION (De Veritate, q. 2, a. 2) C'est à propos de Pintellection divine que saint Thomas nous découvre le mieux sa pensée sur les fondements de l'ordre de la connaissance. Ainsi en est-il dans la Somme Théologique (Za Pa, q. 14, a. 1) j mais le passage le plus explicite est celui du De Veritate (q. 2, a, 2) que nous allons reproduire. Les principes même de la présente doctrine viennent d'Aristote qui avait déjà rattaché la connaissance à l'immatérialité, et défini ce phénomène comme une identification d'un type particulier du sujet à l'objet. Mais, s'inspirant d'Averroès, saint Thomas déve­ loppe et approfondit considérablement les conceptions du Stagirite (Cf. supra, Notion générale de la connaissance, p. 75). Dire d’un être qu’il se connaît soi-même, c’est dire qu’il est à la fois le connaissant et le connu. Pour comprendre donc de quelle manière Dieu se connaît soi-même, il est nécessaire de prendre conscience de ce qui fait qu’une chose est connaissante et qu’elle est connue. Il faut donc savoir qu’une chose peut trouver sa perfec­ tion d’une double manière. Unde datur intelligi quod objectum appetitus naturalis est hæc res in quantum talis res ; appetitus vero sensibilis hæc res in quantum est conveniens vel delectabilis : sicut aqua, in quantum est conveniens gustui, et non in quantum est aqua ; objectum vero proprium volun­ tatis est ipsum bonum absolute. V Dicendum, quod cum dicitur aliquid seipsum cognoscere, dicitur illud esse cognoscens et cognitum. Unde ad considerandum qualiter Deus seipsum cognoscat, oportet videre per quam naturam aliquid sit cognoscens et cognitum. Sciendum igitur, quod res aliqua invenitur perfecta dupliciter. TEXTES I89 En premier lieu, selon la perfection de son être qu’elle tient de son espèce propre. Mais, comme l’être spécifique d’une chose est distinct de l’être spécifique d’une autre chose, il s’en suit donc que la perfection spécifique, en chaque chose créée, manque d’autant de perfection absolue, qu’il y a d’etre spécifique plus parfait dans les autres espèces ; en sorte que la perfection de quelque chose que ce soit, considérée en elle-même, est imparfaite, étant comme une partie de la perfection totale de l’univers, laquelle résulte des perfections des choses particulières réunies ensemble. Afin donc qu’il y ait un remède à cette imperfection, il se trouve dans les choses créées un autre mode de perfection, selon lequel la perfection qui est propre à une chose se trouve en une autre : c’est la perfection du connaissant considéré comme tel ; une chose, en effet, n’est connue par un connais­ sant que pour autant que le connu lui-même est, d’une cer­ taine façon dans le connaissant; aussi est-il dit au 3· livre du De Anima, (c. 4, 429 b 30 ; c. 7, 431 b 20) que l’âme, du fait qu’elle est apte à tout connaître ; est, d’une certaine façon toutes choses. Et selon ce mode il est possible que la perfec­ tion de tout l’univers se rencontre en un seul être. De là vient que, pour les philosophes, l’ultime perfection à laquelle l’âme puisse atteindre consiste en ce qu’en elle soit représenté l’ordre entier de l’univers et de ses causes. C’est aussi en quoi Uno modo secundum perfectionem sui esse, quod ei competit secundum propriam speciem. Sed quia esse, specificum unius rei est distinctum ab esse specifico alterius rei, ideo in qualibet rc creata huiusmodi perfectioni habitæ in unaquaque re, tantum deest de per­ fectione simpliciter, quantum perfectius in aliis speciebus invenitur ; ut cujuslibct rei perfectio in sc considérât® sit imperfecta, veluti pars totius perfectionis universi, qua: consurgit ex singularum rerum per­ fectionibus, invicem congregatis. Unde ut huic imperfectioni aliquod remedium esset, invenitur alius modus perfectionis in rebus creatis, secundum quod perfectio qua: est propria unius rei, in altera rc invenitur ; et hæc est perfectio cognoscentis in quantum est cognoscens, quia secundum hoc a cognoscente aliquid cognoscitur quod ipsum cognitum aliquo modo est apud cognoscentem ; et ideo in III de Anima dicitur, animam esse quodammodo omnia, quia nata est omnia cognoscere. Et secundum hunc modum possibile est ut in una rc totius universi perfectio exis­ tât. Unde hæc est ultima perfectio ad quam anima potest pervenire, secundum philosophos, ut in ea describatur totus ordo universi, et causarum eius ; in quo etiam finem ultimum hominis posuerunt, qui 190 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE ils ont placé la fin dernière de l’homme, laquelle, selon nous, se trouve réalisée dans la vision de Dieu, car, comme le dit Grégoire : « Qu’y a-t-il que ne voient pas ceux qui voient Celui qui voit tout ». Mais la perfection d’une chose ne peut se trouver dans une autre selon le mode d’être déterminé qu’elle avait en celle-là. Pour qu’elle soit apte à exister dans une autre chose, il faut donc qu’elle soit considérée sans ce qui est de nature à la déterminer ; et comme c’est par la matière que les formes et les perfections des choses se trouvent détermi­ nées, il s’ensuit donc qu’une chose ne sera connaissable que dans la mesure où elle est séparée de la matière. — Il faut, pour la même raison, reconnaître l’immatérialité du sujet en qui la chose est reçue selon ce mode de perfection ; si, en effet, il était matériel, la perfection serait reçue en lui selon un être déterminé, et par conséquent n’y serait pas selon qu’elle est connaissable, c’est-à-dire selon que la perfection qui se trouve en une chose est apte à exister dans une autre. Ils se trompaient donc les philosophes anciens qui affir­ maient que le semblable est connu par le semblable, pré­ tendant par là que l’âme qui connaît toutes choses, fût, en sa nature, constituée d’elles toutes : en sorte que la terre con­ naîtrait la terre, l’eau connaîtrait l’eau, etc. Ils s’imaginaient ainsi que la perfection de la chose connue avait dans le connais­ sant un être déterminé, comme elle a un être déterminé, secundum nos, erit in visione Dei, quia secundum Grcgorium, Quid est quod non videant qui videntem omnia vident ? Perfectio autem unius rei in altera esse non potest secundum deter­ minatum esse quod habebat in re illa ; et ideo ad hoc quod nata sit esse in re altera, oportet eam considerare absque his qua nata sunt eam determinare. Et quia formæ et perfectiones rerum per mate­ riam determinantur, inde est quod secundum hoc est aliqua res cognoscibilis secundum quod a materia separatur. Unde oportet quod etiam id in quo suscipitur talis rei perfectio, sit immateriale ; si enim esset materiale, perfectio recepta esset in eo secundum aliquod esse determinatum ; et ita non esset in eo secundum quod est cognoscibilis ; scilicet prout, existens perfectio unius, est nata esse in altero. Et ideo erraverunt antiqui philosophi, qui posuerunt simile simili cognosci, volentes, secundum hoc, quod anima, quæ cognoscit omnia, cx omnibus naturaliter constitueretur : ut terra terram cognos­ ceret, aqua aquam, et sic de aliis. Putaverunt enim quod perfectio rei cognita in cognoscente habeat esse determinatum, secundum TEXTES I9I en sa nature propre. Mais, ce n’est pas de cette façon que la forme de la chose connue est reçue dans le connaissant, aussi Averroès, déclare-t-il (De Anima, ni, comm. 3), que le mode selon lequel les formes sont reçues dans l’intellect possible et dans la matière première n’est pas le même ; il faut en effet que dans l’intelligence qui connaît il y ait une récep­ tion immatérielle. Et c’est pourquoi nous pouvons constater que la hiérarchie des connaissances, selon leur nature, se trouve établie suivant les degrés d’immatérialité que l’on trouve dans les choses ; ainsi les plantes et les êtres qui leur sont inférieurs n’étant capables de rien recevoir immatériellemcnt sont absolument privés de connaissance (cf. De Anima, c. 12, 424 a 32 ss.) ; le sens, lui, reçoit les « species » sans la matière, mais encore avec les conditions de la matière ; l’intellect, pour sa part, les reçoit épurées même de ces condi­ tions. Un même ordre se rencontre du côté des objets connais­ sables. Les choses matérielles, en effet, ne sont intelligibles, comme le dit Averroès, que parce que nous les rendons telles, car par elles-mêmes, elles ne sont intelligibles qu’en puissance ; mais elles sont rendues actuellement intelligibles par la lumière de l’intellect agent, comme les couleurs sont rendues visibles en acte par la lumière du soleil. Les choses immatérielles, quant à elles, sont intelligibles par soi, aussi se trouvent-elles plus connues selon leur nature, quoique moins quod habet esse determinatum in propria natura. Non autem ita recipitur forma rei cognitæ in cognoscente ; unde ct Commentator dicit in III de Anima, quod non est idem modus receptionis quo forma: recipiuntur in intellectu possibili ct in materia prima ; quia oportet in intellectu cognoscente recipi aliquid immatcrialitcr. Et ideo videmus, quod secundum ordinem immaterialitatis in rebus, secundum hoc in eis natura cognitionis invenitur : planta: enim, ct alia quæ infra plantas sunt, nihil immaterialiter possunt recipere, et ideo omni cognitione privantur, ut patet in II de Anima. Sensus autem recipit species sine materia, sed tamen cum conditionibus materialibus. Intellectus autem etiam a conditionibus materialibus species depuratas recipit. Similiter est etiam ordo in cognoscibilibus. Res enim materiales, ut Commentator dicit, non sunt intclligibiles, nisi quia nos facimus eas intclligibiles, sunt enim intclligibiles in potentia tantum ; sed actu intclligibiles efficiuntur per lumen intellectus agentis, sicut et colores actu visibiles per lumen solis. Sed res immateriales sunt intclligibiles per seipsas ; unde sunt magis notæ secundum naturam, 192 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE connues pour nous. Dieu, Lui, étant à l’extrême limite de séparation de la matière (vu qu’il est absolument pur de toute potentialité) se trouve être au plus haut degré, et connais­ sant, et connaissable. VI. L’intelligence humaine est abstractive (/“ q. 85, a. i) La théorie de l'abstraction est comme la pièce maîtresse de la philosophie aristotélicienne de la connaissance. En elle, en effet, se trouve résolu le problème décisif de l'origine de la con­ naissance intellectuelle et de ses rapport avec la connaissance sensible. L'importance du sujetjustifiait que nous rapportions avec toute son armature d'objections et de réponses, l'article de la Somme qui est classique. Les réponses à la première objection — distinction de l'abstraction judicative et de l'abstraction par simple appréhen­ sion —, et ά la deuxième objection — définition des degrés d'abstrac­ tion —, méritent une attention toute particulière (cf. supra, Formation de la connaissance intellectuelle humaine, p. 89). Notre intelligence connaît-elle les choses corporelles et matérielles par abstraction des images ? Objections. —Il semble que notre intelligence ne connaisse pas les choses corporelles et materielles par abstraction des images. i° Tout intellect, en effet, qui appréhende la chose autre­ ment qu’elle n’est, est faux. Or les formes des choses maté­ rielles ne sont pas abstraites des particuliers dont les images quamvis minus noue nobis. Quia igitur Deus est in fine separationis a materia, cum ab omni potentialitate sit penitus immunis ; relinquitur quod ipse est maxime cognoscitivus, et maxime cognoscibilis. VI Utrum ET intellectus noster intellicat res corporeas materiales per abstractionem a phantasmatibus Ad primum sic proceditur. Videtur quod intellectus noster non intclligat res corporeas et materiales per abstractionem a phan­ tasmatibus. Quicumquc enim intellectus intelligit rem aliter quam sit, est falsus. Forma: autem rerum materialium non sunt abstrac- TEXTES 193 sont les « similitudes ». Si donc nous connaissons les choses materielles en abstrayant des images les « species », il y aura fausseté en notre intellect. 2° Les choses materielles sont des choses naturelles, en la définition desquelles est impliquée la matière ; or rien ne peut être saisi par l’intelligence sans ce qui est compris dans sa définition ; les choses matérielles ne peuvent en conséquence être saisies par l’intelligence sans la matière. Mais la matière est principe d’individuation ; les dites choses donc ne peuvent être saisies par l’intelligence par abstraction de l’universel à partir du particulier, c’est-à-dire par abstraction des « spe­ cies » intelligibles à partir des images. 30 II est dit au 3* livre du De Anima (c. 7, 431 a 15 ss.) que les images sont à l’âme intellective ce que les couleurs sont à la vue ; or la vision ne s’effectue pas par une abstrac­ tion de « species » des couleurs, mais par impression des couleurs dans la vue ; l’acte d’intellection ne se produit donc pas à la suite d’une abstraction des images, mais par une impression des images dans l’intellect. 4° Dans l’âme intellective, il y a, comme il est dit au 3· livre du De Anima (c. 5, 430 a 13 ss.), deux facultés : l’intel­ lect possible et l’intellect agent ; mais abstraire des images les « species » intelligibles ne revient pas à l’intellect possible, qui a pour fonction de recevoir les « species » une fois qu’elles tæ a particularibus, quorum similitudines sunt phantasmata. Si er­ go intelligamus res materiales per abstractionem specicrum a phan­ tasmatibus, erit falsitas in intellectu nostro. 2. Praterea, res materiales sunt res naturales, in quarum de­ finitione cadit materia. Sed nihil potest intelligi sine eo quod cadit in definitione eius. Ergo res materiales non possunt intelligi sine materia. Sed materia est individuationis principium. Ergo res mate­ riales non possunt intelligi per abstractionem universalis a parti­ culari, quod est abstrahere species intclligibilcs a phantasmatibus. 3. Praterea, in III de Anima dicitur quod phantasmata se habent ad animam intellectivam sicut colores ad visum. Sed visio non fit per abstractionem aliquarum specierum a coloribus, sed per hoc quod colores imprimunt in visum. Ergo nec intelligere contingit per hoc quod aliquid abstrahatur a phantasmatibus, sed per hoc quod phan­ tasmata imprimunt in intellectum. 4. Praterea, ut dicitur in III de Anima, in intellectiva anima sunt duo, scilicet intellectus possibilis, et agens. Sed abstrahere a phan­ tasmatibus species intelligibiles non pertinet ad intellectum possiSalnt-Tbomas III. i 13· 194 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE sont abstraites ; pas davantage cela ne parait concerner l’intellect agent, qui est aux images comme la lumière est aux couleurs, celle-ci n’abstrayant rien des couleurs, mais influant plutôt sur elles ; d’aucune manière donc nous n’avons de connaissance intellectuelle par abstraction des images. 5° Aristote, au 3 livre du De Anima (c. 7, 431 b 1 ss.) affirme que l’intellect appréhende les · species · dans les images : il ne les saisit donc pas par abstraction. Sed contra. — Au contraire, il est dit au 3* livre du De Anima (c. 4, 430 a 7), que les choses n’ont rapport à l’intelli­ gence que dans la mesure où elles peuvent être séparées de la matière ; il s’impose donc que les choses matérielles ne soient saisies par l’intelligence que pour autant qu’elles sont abstraites de la matière et des « similitudes » matérielles que sont les images. Réponse. — L’objet connaissable, comme il est dit plus haut (q. 84, , a. 7), se proportionne ù la puissance de con­ naître. Or, l’on rencontre en celle-ci trois degrés. Il y a, en effet, une puissance de connaître qui est l’acte d’un organe corporel, savoir le sens. L’objet des puissances sensibles est, en conséquence, la forme comme existant dans la matière bilem, sed recipere species iam abstractas. Sed nec etiam videtur pertinere ad intellectum agentem, qui se habet ad phantasmata sicut lumen ad colores, quod non abstrahit aliquid a coloribus, sed magis eis influit. Ergo nullo modo intelligimus abstrahendo a phantasmatibus. 5. Praterea, Philosophus, in III de Anima, dicit quod intellectus intelligit species in phantasmatibus. Non ergo eas abstrahendo. Sed contra est quod dicitur in III de Anima quod sicut res sunt separabiles a materia, sic circa intellectum sunt. Ergo oportet quod materialia intelligantur inquantum a materia abstrahuntur, et a similitudinibus materialibus, quæ sunt phantasmata. Respondeo dicendum quod, sicut supra dictum est, objectum cognos­ cibile proportionatur virtuti cognoscitivx. Est autem triplex gradus cognoscitivæ virtutis. Quadam enim cognoscitiva virtus est actus organi corporalis, scilicet sensus. Et ideo objectum cuiuslibet sensitivae potentix est forma prout in materia corporali existit. Et TEXTES »95 corporelle ; et, une telle matière étant principe d’individua­ tion, il s’en suit que les puissances de la partie sensitive ne connaissent que les particuliers. Il y a une autre puissance de connaître qui n’est ni l’acte d’un organe corporel, ni en aucune façon liée à la matière corporelle : ainsi, l’intellect angélique. L’objet d’une telle puissance de connaître est la forme subsis­ tant sans matière. Si, en effet, elle connaît les choses maté­ rielles, ce n’est que dans les immatérielles qu’elle les aper­ çoit, à savoir : soit en cllc-mcme, soit en Dieu. L’intellect humain, quant à lui, est dans une situation intermediaire ; il n’est, en effet, l’acte d’aucun organe, tout en étant une puissance de l’âme, qui est forme du corps, ainsi qu’il ressort de ce qui a été dit. Il lui revient donc en propre de connaître la forme, existant à la vérité dans la matière sensible, mais non pas en tant qu’elle est dans cette matière. Or connaître ce qui existe dans la matière individuelle, mais non pas en tant que c’est en cette matière, est abstraire la forme de la matière individuelle que représentent les images. Il est, en conséquence, nécessaire de dire que notre intelligence connaît les choses matérielles par abstraction des images ; et par les choses matérielles ainsi connues nous nous élevons à une certaine connaissance des choses immatérielles, comme, à l’inverse, les anges connaissent les choses matérielles par les immatérielles. quia huiusmodi materia est individuationis principium, ideo omnis potentia sensitiva partis est cognoscitiva particularium tantum. — Quadam autem virtus cognoscitiva est quæ neque est actus organi corporalis, neque est aliquo modo corporali materiae coniuncta, sicut intellectus angelicus. Et ideo huius virtutis cognoscitiva objectum est forma sine materia subsistens : etsi enim materia­ lia cognoscant, non tamen nisi in immaterialibus ea intuentur, sci­ licet vel in scipsis vel in Deo. — Intellectus autem humanus medio modo sc habet : non enim est actus alicuius organi, sed tamen est quædam virtus animæ, quæ est forma corporis, ut ex supra dictis patet. Et ideo proprium eius est cognoscere formam in materia quidem corporali individualiter existentem, non tamen prout est in tali materia. Cognoscere vero id quod est in materia individual!, non prout est in tali materia, est abstrahere formam a materia indi­ vidual!, quam reprxscntant phantasmata. Et ideo necesse est dicere quod intellectus noster intelligit materialia abstrahendo a phantas­ matibus ; et per materialia sic considerata in immaterialium aliqualem cognitionem devenimus, sicut e contra angeli per immaterialia materialia cognoscunt. 190 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE Au lieu que Platon, considérant seulement l’immatérialité de l’intellect humain, non le fait qu’il est d’une certaine manière uni à un corps, prétendit que l’objet de l’intelli­ gence était constitué par des idées séparées ; et que nous connaissons, non par abstraction, mais par participation à ce qui est abstrait, comme il a été dit plus haut (q. 84, a. l). Solutions. — i° Pour répondre à la première objection, il faut noter que l’on peut abstraire de deux façons : soit par mode de composition et de division [2' opération de l’esprit], lorsque, par exemple, nous prenons conscience qu’une chose n’est pas dans une autre, ou qu’elle est séparée d’elle ; soit par mode de simple saisie [ir* opération de l’esprit], comme il arrive si nous appréhendons une chose, sans rien considérer d’une autre. Abstraire donc, selon le premier mode, par l’intelligence, ce qui, dans la réalité n’est pas abstrait, ne va pas sans fausseté ; au lieu qu’abs­ traire la même chose, selon le second mode n’est pas faux ; et cela ressort avec évidence de ce qui a lieu pour les objets sensibles. Si, en effet, nous en venons à penser ou à déclarer que la couleur n’est pas dans le corps coloré, ou sc trouve séparée de lui, il y aura fausseté dans notre opinion, ou dans notre discours ; si, au contraire, nous considérons la couleur et sa propriété sans rien penser du fruit coloré, ou que nous Plato vero, attendens solum ad immaterial itatem intellectus humani, non autem ad hoc quod est corpori quodammodo unitus, posuit objectum intellectus ideas separatas ; et quod intclligimus, non quidem abstrahendo, sed magis abstracta participando, ut supra dictum est. Ad primum ergo dicendum quod abstrahere contingit dupliciter. Uno modo, per modum compositionis et divisionis ; sicut cum intclligimus aliquid non esse in alio, vel esse separatum ab eo. Alio modo, per modum simplicis et absoluta: considerationis ; sicut cum intclligimus unum, nihil considerando de alio. Abstrahere igitur per intellectum ea quæ secundum rem non sunt abstracta, secundum primum modum abstrahendi, non est absque falsltatc. Sed secundo modo abstrahere per intellectum, quæ non sunt abstracta, secundum rem, non habet falsitatem ; ut in sensibilibus manifeste apparet. Si enim intclligamus vel dicamus colorem non inesse corpori colo­ rato, vel esse separatum ab eo, erit falsitas in opinione vel in ora­ tione. Si vero consideremus colorem et proprietates eius, nihil TEXTES I97 exprimions oralement ce que nous voyons ainsi, il n’y aura de fausseté, ni d’opinion, ni de discours : le fruit, en effet, n’est pas compris dans la notion de la couleur ; rien n’empêche donc que l’on appréhende la couleur sans rien considérer du fruit. —Pareillement, je puis affirmer que ce qui est compris dans la notion spécifique de n’importe quelle chose matérielle, pierre, homme, cheval, peut être saisi sans les principes indivi­ duels, lesquels n’appartiennent pas â cette notion spécifique. Or, considérer la nature spécifique sans s’arrêter aux principes individuels qui sont représentés par les images, n’est autre chose qu’abstraire l’universel du particulier, ou la < species » intelligible des images. Lors donc qu’on déclare qu’est faux l’intellect qui saisit la chose « autrement » qu’elle n’est, on dit vrai, si « autrement » se rapporte à la chose appréhendée : l’intellect, en effet, est faux, quand il connaît une chose autrement qu’elle n’est : est donc faux l’intellect qui abstrairait de la matière l’idée de pierre, en sorte qu’il comprendrait, comme Platon l’a prétendu, qu’elle n’existe pas dans la matière. Par contre, l’allégation en cause ne peut valoir, si « autrement » se comprend du sujet de l’acte d’intelligence. Il n’y a pas de fausseté, en effet, à ce que le mode de celui qui fait acte d’intelligence soit, comme tel, autre que le mode d’être de la chose : l’objet appréhendé se trouve, en effet, dans celui considerantes de pomo colorato ; vel quod sic intclligimus, etiam voce exprimamus ; erit absque falsitate opinionis et orationis. Pomum enim non est de ratione coloris ; et ideo nihil prohibet colo­ rem intelligi, nihil intclligcndo de pomo. — Similiter dico quod ea quæ pertinent ad rationem speciei cuiuslibet rei materialis, puta lapidis aut hominis aut equi, possunt considerari sine principiis individualibus, quæ non sunt de ratione speciei. Et hoc est abstrahere universale a particulari, vel speciem intclligibilcm a phantasmatibus, considerare scilicet naturam speciei absque consideratione individualium principiorum, quæ per phantasmata repraesentantur. Cum ergo dicitur quod intellectus est falsus qui intclligit rem aliter quam sit, verum est si ly aliter referatur ad rem intellectam. Tunc enim intellectus est falsus, quando intclligit rem esse aliter quam sit. Unde falsus esset intellectus, si sic abstraheret speciem lapidis a materia, ut intelligcret eam non esse in materia, ut Plato posuit. Non est autem verum quod proponitur, si ly aliter accipiatur ex parte intelligentis. Est enim absque falsitate ut alius sit modus intelligcntis in intclligcndo, quam modus rei in existendo : quia in- 198 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE qui le connaît, immatcricllcment, par mode de saisie intellec­ tuelle, et non, matériellement, par mode de chose maté­ rielle. 2° Certains ont cru que la nature de la chose matérielle est seulement forme et que la matière n’en fait pas partie. Mais, dans cette hypothèse, il n’y aurait pas à comprendre la matière dans la définition des choses naturelles. A l’encontre, il faut dire qu’il y a deux sortes de matière, la a matière commune * et la « matière désignée » ou « indivi­ duelle » ; a commune ", ainsi la chair et les os ; « individuelle », ainsi cette chair et ces os. L’intellect dont abstrait la « spécies » de la chose naturelle à partir de la matière sensible indivi­ duelle, et non pas de la matière sensible commune, ainsi la « species » d’homme est-elle abstraite de cette chair et de ces os qui ne sont pas des parties de l’espèce mais de l’individu (cf. Mctaph., E. c. i, 1025 b 32 ss.) en sorte que l’on peut la considérer à part eux. — Les « species » mathématiques, elles, peuvent être abstraites par l’intelligence de la matière sensible, non seulement individuelle, mais commune ; et de la matière intelligible individuelle, mais non de la commune. On appelle matière sensible la matière corporelle, pour autant qu’elle sc trouve être le sujet des qualités sensibles, chaud, tcllectum est in intelligente immatcrialiter, per modum intellectus ; non autem materialiter, per modum rei materialis. Ad secundum dicendum quod quidam putaverunt quod species rei naturalis sit forma solum, et quod materia non sit pars speciei. Sed secundum hoc, in definitionibus rerum naturalium non poneretur materia. Et ideo aliter dicendum est, quod materia est duplex, scili­ cet communis, et signata vel individualis : communis quidem, ut caro et os ; individualis autem, ut hæ carnes et hæc ossa. Intellectus igitur abstrahit spedem rei naturalis a materia sensibili individuali, non autem a materia sensibili communi. Sicut speciem hominis abstrahit ab his carnibus et his ossibus, quæ non sunt de ratione spedei, sed sunt partes individui, ut dicitur in VII Metaphys. ; et ideo sine eis considerari potest. Sed species hominis non potest abstrahi per intellectum a carnibus ct ossibus. — Species autem mathematica: possunt abstrahi per intellectum a materia sensibili non solum indi­ viduali, sed etiam communi ; non tamen a materia intelligibili communi, sed solum individuali. Materia enim sensibilis dicitur materia corporalis secundum quod subjacet qualitatibus sensibilibus TEXTES 199 froid, dur, mou, etc. La matière intelligible, elle, désigne la substance, selon qu’elle est le substrat de la quantité. Or il est manifeste que la quantité précède les qualités sensibles dans l’ordre d’inhésion à la substance ; d’où il suit que des quantités comme les nombres et les dimensions, ainsi que les figures qui sont les limites des quantités peuvent être considérées indépendamment des qualités sensibles : c’est-àdire être abstraites de la matière sensible ; l’on ne peut cepen­ dant les considérer sans connaître la substance qui est le substrat de la quantité : ce qui serait les abstraire de la matière intelligible commune. Mais on peut les considérer indépendamment de telle ou telle substance, ce qui est les abstraire de la matière intelligible individuelle. — Il y a enfin des notions qui peuvent être abstraites même de la matière intelligible commune, comme l’être, l’un, la puissance, l’acte, toutes choses qui peuvent exister sans aucune matière, comme il apparaît dans les substances immatérielles. C’est parce qu’il ne prit pas garde à ce qui vient d’être dit touchant le double mode d’abstraction que Platon affirme que tout ce que nous disons être abstrait par l’intelligence est abstrait aussi dans la réalité. 3° Les couleurs ayant dans la puissance visuelle un même mode d’exister que dans la matière corporelle, peuvent scilicet calido et frigido, duro et molli, et huiusmodi. Materia vero intelligibilis dicitur substantia secundum quod subiacct quantitati. Manifestum est autem quod quantitas prius inest substanti» quam qualitates sensibiles. Unde quantitates, ut numeri et dimensiones et figuræ, quæ sunt terminationes quantitatum, possunt considerari absque qualitatibus sensibilibus, quod est cas abstrahi a materia sensibili : non tamen possunt considerari sine intellectu substanti» quantitati subiectæ, quod esset eas abstrahi a materia intclligibili communi. Possunt tamen considerari sine hac vel illa substantia ; quod est eas abstrahi a materia intclligibili individuali. — Quædam vero sunt quæ possunt abstrahi etiam a materia intclligibili communi, sicut ens, unum, potentia ct actus, et alia huiusmodi, quæ etiam esse possunt absque omni materia, ut patet in substantiis immaterialibus. Et quia Plato non consideravit quod dictum est de duplici modo abstractionis, omnia quæ diximus abstrahi per intellectum, posuit abstracta esse secundum rem. Ad tertium dicendum quod colores habent eundem modum existendi prout sunt in materia corporali individuali, sicut ct potentia 200 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS I PSYCHOLOGIE imprimer leur similitude dans la vue. Mais les images, du fait qu'elles sont des similitudes des individus, et existent dans les organes corporels, n'ont pas le meme mode d’exister que l’intellect humain, comme il ressort de ce qui a été dit (in corpore art.) ; d’elles-mêmes, elles ne peuvent donc s’imprimer dans l’intellect possible. Mais c’est par l’intellect agent, agissant par « conversion » sur les images, que se trouve produite dans l’intellect possible une certaine « similitude », qui n’est représentative des objets, dont les images procé­ daient, que selon leur nature spécifique. C’est en l’entendant ainsi que l’on dit que la ■ species » intelligible est abstraite des images : non qu’une forme numériquement identique, qui aurait d’abord été dans les images, vienne ensuite dans l’intellect possible, à la façon dont un corps, pris dans un lieu, est transporté dans un autre lieu. 4° Les images sont illuminées par l’intellect agent, et, en outre, par la vertu de cette faculté, les « species » intelli­ gibles sont abstraites d’elles. D’une part donc, elles sont illuminées : de même en effet que la partie sensible de l’âme, du fait de son union avec l’intellect, est rendue plus puissante, ainsi les images, par la vertu de l’intellect agent, sont-elles disposées pour l’abstraction des « intentions » intelligibles, D’autre part, l’intellect agent abstrait les « species » des images. visiva : et ideo possunt imprimere suam similitudinem, in visum Sed phantasmata, cum sint similitudines individuorum, et existant in organis corporeis, non habent eundem modum existendi quem habet intellectus humanus, ut ex dictis patet : et ideo non possunt sua virtute imprimere in intellectum possibilem. Sed virtute intellec­ tus agentis resultat quædam similitudo in intellectu possibili cx conversione intellectus agentis supra phantasmata, quæ quidem est repræsentativa eorum quorum sunt phantasmata, solum quantum ad naturam speciei. Et per hunc modum dicitur abstrahi species intclligibilis a phantasmatibus : non quod aliqua eadem numero fonna, quæ prius fuit in phantasmatibus, postmodum fiat in intellectu possibili, ad modum quo corpus accipitur ab uno loco et transfertur ad alterumAd quartum dicendum quod phantasmata et illuminantur ab in­ tellectu agente ; et iterum ab cis, per virtutem intellectus agentis, species intelligibilcs abstrahuntur. Illuminantur quidem, quia, sicut pars sensitiva ex conjunctione ad intellectivam efficitur virtuosior, ita phantasmata ex virtute intellectus agentis redduntur habilia ut ab cis intentiones intelligibilcs abstrahantur. Abstrahit autem intellectus 201 TEXTES selon que par sa vertu nous sommes rendus capables de consi­ dérer les natures des « species » sans les conditions indivi­ duelles, l’intellect possible sc trouvant informe par les ■> simi­ litudes » de ces natures. 5° Notre intellect abstrait des images les « species » intelli­ gibles, en tant qu’il considère de façon universelle les natures des choses, et cependant, il les saisit dans les images, il ne peut en effet connaître les objets dont il abstrait les · species », que par conversion vers les images, ainsi qu’il a été dit (q. 84 a. 7). VII. L’intellect agent Les exposés qui suivent complètent la doctrine du précédent article. L'abstraction, en effet, requiert l'existence dans l'âme d'une puissance intellective active qui soit capable d'élever au niveau d'immatérialité requis l'objet sensible. C'est ce que va nous rappeler l'article 4 de la Question disputée De anima (A). Mais, on le sait, l'ambiguïté du texte d'Aristote devait poser la question de la séparation et corrélativement de l'unité de l'in­ tellect agent. La plupart des interprètes anciens tinrent pour l'affirmative. Cette solution, pour plusieurs raisons, ne pouvait convenir à saint Thomas (a. 5 de la même Question disputée) (B). A noter que la discussion engagée ά l'art. 5 est principale· ment dirigée contre Avicenne, pour qui l'intellect agent, dernière des intelligences des sphères, était à la fois et directement, principe des formes naturelles des corps, et principe des formes intelligibles correspondantes reçues dans l'intellect possible des divers individus (Cf. supra, L’intellect agent, p. 94). agens species intelligibilcs a phantasmatibus,inquantum per virtutem intellectus agentis accipere possumus in nostra consideratione naturas specierum sine individualibus conditionibus, secundum quarum similitudines intellectus possibilis informatur. Ad quintum dicendum quod intellectus noster et abstrahit species intelligibilcs a phantasmatibus, inquantum considerat naturas rerum in universali ; et tamen intclligit eas in phantasmatibus, quia non potest intelligcre etiam ea quorum species abstrahit, nisi conver­ tendo se ad phantasmata, ut supra dictum est. 202 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE A. L'existence de l'intellect agent (Qces:. disp, de anima, a. 4) Il est nécessaire d’admettre un intellect agent. Voici com­ ment cela est rendu manifeste. Étant en puissance par rapport aux intelligibles, l’intellect possible doit nécessaire­ ment être mis en mouvement par eux. Mais ce qui n’existe pas ne peut mouvoir quelque chose. Or, ce qui est intelligible par l’intellect possible n’est pas une chose existant comme intelligible dans la réalité : car notre intellect possible connaît toute chose sous le rapport d’une certaine unité existant dans la multiplicité des choses et procédant d’elles ; mais une telle unité ne se trouve pas subsister dans la réalité. Aristote le prouve au 7· livre de la Métaphysique (Z. c. 13, 1038 b 8 ss.). Si donc l’intellect possible doit être mû par l’intelligible, il faut que celui-ci soit rendu tel par l’intelli­ gence. Et comme ce qui est ne peut être en puissance par rapport à quelque chose qui est produit par lui, il faut recon­ naître, en plus de l’intellect possible, un intellect agent, qui produise des intelligibles en acte, lesquels puissent mouvoir l’intellect possible. Or il le réalise par abstraction de la matière et de scs conditions, qui sont principes d’individua­ tion. Comme en effet la nature spécifique, en tant que telle, VII A. Dicendum quod ncccsse est ponere intellectum agentem. Ad cuius evidentiam considerandum est quod, cum intellectus possibilis sit in potentia ad intelligibilia, necessc est quod intelligi­ bilia moveant intellectum possibilem. Quod autem non est, non potest aliquid movere. Intelligibile autem per intellectum possibilem non est aliquid in rerum natura existons, in quantum intelligibile est ; intelligit enim intellectus possibilis noster aliquid quasi unum in multis et de multis. Tale autem non invenitur in rerum natura subsis­ tens, ut Aristoteles probat in VII Metaphys. Oportet igitur, si intellec­ tus possibilis debet moveri ab intelligibili, quod huiusmodi intelligi­ bile per intellectum fiat. Et cum non possit esse id quod est, in po­ tentia ad aliquid factum ipsius, oportet ponere præter intellectum possibilem intellectum agentem, qui faciat intelligibilia in actu, qute moveant intellectum possibilem. Facit autem ea per abstractionem a materia, et a materialibus conditionibus, quœ sunt principia iudividuationis. Cum enim natura speciei, quantum ad id quod per se TEXTES 203 n’a pas de quoi être multipliée en des individus divers, les principes individuants se trouvant en dehors de sa notion, l’intellect sera dans la possibilité de l’appréhender, abstrac­ tion faite de toutes les conditions individuantes, et ainsi se trouvera saisi quelque chose d’un. De même l’intellect appréhende la nature du genre, par abstraction des différences spécifiques, comme une unité en plusieurs espèces et procé­ dant d’elles. Mais si au contraire, comme le voulaient les platoniciens, les universaux subsistaient par soi dans la réalité, il n’y aurait nul besoin de reconnaître un intellect agent : les choses ellesmêmes, étant intelligibles par soi, mettraient en mouvement l’intellect possible. Il apparaît donc que c’est parce qu’il ne s’est pas rallié à l’opinion de Platon sur les idées qu’Aristote a été amené à admettre qu’il y ait un intellect agent. Il y a cependant certaines choses, intelligibles par soi en acte, qui existent dans la réalité : savoir les substances immaté­ rielles ; mais l’intellect possible n’est pas en état d’atteindre à leur connaissance, sinon de façon relative, par l’intermé­ diaire de ce qu’il abstrait des choses sensibles. ad speciem pertinet, non habeat unde multiplicetur in diversis, sed individuantia principia sint præter rationem ipsius ; poterit intellec­ tus accipere eam præter omnes conditiones individuantes ; et sic acci­ pietur aliquid unum. Et eadem ratione intellectus accipit naturam generis abstrahendo a differentiis specificis, ut unum in multis et de multis speciebus. Si autem universalia per se subsisterent in rerum natura, sicut Platonici posuerunt, necessitas nulla esset ponere intellectum agen­ tem ; quia ipsæ res intelligibiles per se intellectum possibilem move­ rent. Unde videtur Aristoteles hac necessitate inductus ad ponendum intellectum agentem, quia non consensit opinioni Platonis de posi­ tione idearum. Sunt tamen et aliqua per se intelligibilia in actu subsis­ tentia in rerum natura, sicut sunt substantiæ immateriales ; sed tamen ad ea cognoscenda intellectus possibilis pertingere non potest, sed aliqualiter in eorum cognitionem devenit per ea qua: abstrahit a rebus materialibus et sensibilibus. 204 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS î PSYCHOLOGIE B. L'intellect agent n'est pas unique pour tous et séparé (Quast, disp, de anima, a. 5) Que l’intellect agent soit unique et séparé, il semble qu’il y ait plus de raison à le prouver que s’il s’agissait de l’intellect possible. L’intellect possible, en effet, est ce par quoi nous sommes « intelligents », tantôt en puissance, tantôt en acte, l’intellect agent étant ce qui nous rend « intelligents » en acte. Or l’agent se trouve être séparé des choses qu’il réduit à l’acte, tandis que ce par quoi une chose est en puissance parait lui être entièrement intrinsèque. a) Opinions adverses. — En raison de cela, plusieurs ont affirmé que l’intellect agent était une substance séparée, l’intellect possible étant pour sa part quelque chose de notre âme. Et de cet intellect agent ils ont fait une substance séparée qu’ils ont dénommée intelligence ; celle-ci se comportant vis-à-vis de nos âmes et de toute la sphère des principes actifs et passifs, comme les substances supérieures séparées (qu’ils disent être des intelligences), vis-à-vis des âmes des corps célestes (qu’ils considèrent comme animés), et des corps célestes eux-mêmes. En sorte que, comme les corps supérieurs reçoivent des dites substances séparées le mouvement, et les âmes des corps célestes la perfection d’ordre intelligible : B. Dicendum, quod intellectum agentem esse unum et separatum plus videtur rationis habere quam si hoc de intellectu possibili ponatur. Est enim intellectus possibilis, secundum quem sumus intel­ ligentes, quandoque quidem in potentia quandoque autem in actu ; intellectus autem agens est qui facit nos intelligentes actu. Agens autem invenitur separatus ab his quæ reducit in actum ; sed id per quod aliquid est in potentia, omnino videtur esse intrinsecum rei. a) Et ideo plurcs posuerunt intellectum agentem esse substantiam separatam, intellectum autem possibilem esse aliquid animæ nostræ. Et hunc intellectum agentem posuerunt esse quamdam substantiam separatam ; quam intelligentiam nominant ; quæ ita se habet ad ani­ mas nostras, et ad totam sphæram activorum et passivorum, sicut se habent substanti» superiores separatæ, quas intelligentias dicunt, ad animas cælestium corporum quæ animata ponunt, ct ad ipsa cælestia corpora ; ut sicut superiora corpora a prædictis substantiis sepa­ ratis recipiunt motum, animæ vero cælestium corporum intelligibilem TEXTES 205 ainsi tous les corps inférieurs reçoivent de l’intellect agent séparé leurs formes et leurs mouvements propres, et nos âmes les perfections d’ordre intelligible. Et comme la foi catholique établit que c’est Dieu, et non quelque substance séparée qui opère dans la nature et dans nos âmes, cela a amené certains catholiques à prétendre que l’intellect agent est Dieu lui-même qui est « la vraie lumière illuminant tout homme venant en ce monde ·. b) i*r argument contre. — Mais, tout bien considéré, une telle manière de voir semble ne pas convenir. Les substances supérieures, en effet, ont rapport à nos âmes comme les corps célestes aux corps inférieurs : de même, en effet, que les * vertus » des corps supérieurs sont des principes actifs uni­ versels par rapport aux corps inférieurs, ainsi la « vertu » divine et les « vertus · des autres substances secondes, si l’on admet qu’elles influent sur nous, ont rapport, elles, à nos âmes comme des principes actifs universels. Or nous constatons qu’en plus des principes actifs univer­ sels qui sont le fait des corps célestes, il faut qu’il y ait des principes actifs particuliers qui sont les « vertus » des corps inférieurs, déterminées aux opérations propres de telle ou telle chose ; ce qui sc trouve exigé principalement chez les perfectionem ; ita hæc omnia inferiora corpora ab intellectu agente separato recipiunt formas et proprios motus, animæ vero nostræ recipiunt ab eo intelligibilcs perfectiones. Sed quia fides catholica Deum, et non aliquam substantiam separatam in natura et animabus nostris operantem ponit, ideo quidam Catholici posuerunt, quod intellectus agens sit ipse Deus, qui est lux vera quae illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum. b") Sed hæc positio, si quis diligenter consideret, non videtur esse conveniens. Comparantur enim substantial superiores ad animas nostras, sicut corpora cæicstia ad inferiora corpora. Sicut enim virtutes superiorum corporum sunt quædam principia activa universalia respectu inferiorum corporum ; ita virtus divina, et virtutes aliarum substantiarum secundarum, si qua influentia ex cis fiat in nos, compa­ rantur ad animas nostras sicut principia activa universalia. Videmus autem quod præter principia activa universalia, quæ sunt cælestium corporum, oportet esse principia activa particularia, quæ sunt virtutes inferiorum corporum determinata: ad proprias operationes huius vel illius rei ·, et hoc prœcipue requiritur in ani- 206 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE animaux parfaits. Il sc rencontre, en effet, des animaux impar­ faits, à la production desquels suffit la « vertu » des corps célestes, comme cela est manifeste dans le cas des animaux engendres par putréfaction. Mais pour la génération des animaux parfaits est requise également, en plus de Γ « in­ fluence » céleste, une « vertu » particulière qui se trouve dans la semence. Puis donc que dans tous les corps inférieurs ce qui est le plus parfait est l’opération intellectuelle, il est requis en nous, en plus des principes actifs universels qui sont l’efficace du Dieu illuminatcur, ou de toute autre subs­ tance séparée, un principe actif propre qui nous fasse * intelli­ gents ■ en acte ; ce principe est l’intellect agent. c) 2P argument contre. — Il faut encore considérer que si l’on prétend que l’intellect agent est une substance séparée autre que Dieu on aboutit à une conséquence contraire à notre foi: savoir que notre ultime perfection et félicité consiste en une certaine union de notre âme, non plus avec Dieu, comme le rapporte l’Évangile, lorsqu’il dit : « C’est cela la vie éternelle, qu’ils te connaissent, Toi, le vrai Dieu », mais avec une autre substance séparée. Il est manifeste, en effet que l’ultime béatitude ou félicité de l’homme consiste dans son opération la plus noble qui est l’intellect ion, laquelle atteint sa perfection dernière lorsque notre intellect sc trouve malibus perfectis. Inveniuntur enim quædam animalia imperfecta, ad quorum productionem sufficit virtus cælestis corporis, sicut patet de animalibus generatis ex putrefactione ; sed ad generatio­ nem animalium perfectorum præter virtutem cælestem requiritur etiam virtus particularis, quæ est in semine. Cum igitur id quod est perfectissimum in omnibus corporibus inferioribus, sit intellec­ tualis operatio, præter principia activa universalia, quæ sunt virtus Dei illuminantis, vel cuiuscumque alterius substantia: separator, requiritur in nobis principium activum proprium, per quod effi­ ciamur intelligentes in actu ; et hoc est intellectus agens. c) Considerandum etiam est, quod si intellectus agens ponatur aliqua substantia separata præter Deum, sequitur aliquid fidei nostræ repugnans : ut scilicet ultima perfectio nostra et felicitas sit in coniunctione aliquali anima: nostræ, non ad Deum, ut doctrina evangelica tradit dicens (Joan., xvn, 3) : Hac est vita arerna,ut cognoscant te Deum verum; sed in coniunctione ad aliquem aliam substantiam separatam. Manifestum est enim quod ultima beatitudo sive felicitas hominis consistit in sua nobilissima operatione, qux est intclligcrc ; cuius ultimam perfectionem oportet esse per hoc TEXTES 207 uni à son principe actif, — un principe passif, en effet, n’est tout à fait parfait que lorsqu’il atteint son principe actif propre, cause de sa perfection —. C’est pourquoi ceux qui prétendent que l’intellect agent est une substance séparée de la matière affirment que l’ultime félicité de l’homme revient à pouvoir connaître l’intellect agent. d) 3* argument contre. — En outre, si nous y prêtons at­ tention, nous constatons qu’il est impossible que l’intellect agent soit une substance séparée, pour cette même raison que l’on fait valoir dans le cas de l’intellect possible (cf. art. précédent). De même, en effet, que l’opération de l’intellect possible consiste à recevoir les intelligibles, l’opération propre de l’intellect agent consiste à les abstraire : ainsi les rend-elle intelligibles en acte. De l’une et de l’autre de ces opérations nous avons nous-mêmes l’expérience, car c’est nous qui recevons les intelligibles et qui les abstrayons. Or il est néces­ saire qu’en tout agent il y ait un principe formel, par lequel il agisse < formellement » : xi est impossible en effet qu’un agent agisse « formellement » par un principe qui serait existentiellement séparé de lui ; et quand bien même ce serait quelque chose de sépare qui fût principe moteur de l’opéra­ tion, il faut néanmoins qu’il y ait un principe intrinsèque — forme ou impression reçue — par lequel il puisse opé- quod intellectus noster suo activo principio coniungitur. Tunc enim unumquodque passivum maxime perfectum est quando pertingit ad proprium activum, quod est ei causa perfectionis. Et ideo po­ nentes intellectum agentem esse substantiam a materia separatam, dicunt quod ultima felicitas hominis est in hoc quod possit intelligere intellectum agentem. d) Ulterius autem si diligenter consideremus, inveniemus eadem ratione impossibile esse, intellectum agentem substantiam separa­ tam esse, qua ratione et de intellectu possibili hoc supra (art. 1, 2 et 3) ostensum est. Sicut enim operatio intellectus possibilis est recipere intelligibilia, ita propria operatio intellectus agentis est abstrahere ea : sic enim ca facit intelligibilia actu. Utramque autem harum operationum experimur in nobis ipsis. Nam et nos intelli­ gibilia recipimus et abstrahimus ea. Oportet autem in unoquoque operante esse aliquod formale principium, quo formaliter operetur : non enim potest aliquid formaliter operari per id quod est secundum esse separatum ab ipso. Sed etsi id quod est separatum, est princi­ pium motivum ad operandum, nihilominus oportet esse aliquod intrinsecum quo formaliter operetur, sive illud sit forma, sive 208 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE rer « formellement ». Il doit donc y avoir en nous un principe formel par lequel nous recevions les intelligibles, et un autre par lequel nous les abstrayions : ce sont respectivement l’intellect possible et l’intellect agent. L’un et l’autre ont en nous quelque chose de réel. Et il ne suffit pas pour cela que l’action de l’intellect agent qui consiste à abstraire les intelligibles survienne en nous par l’intermédiaire des images illuminées en nous par le dit intellect : tout ce qui est œuvre en effet, ne fait que suivre l’action de l’artisan ; puisqu’enfin l’intellect agent se rapporte aux images illuminées, comme l’artisan à son œuvre. e) Coexistence dans Pâme des deux intellects. — Or, il n’est pas difficile de se rendre compte comment, en la seule et même substance de l’âme, l’un et l’autre, savoir l’intellect possible, qui est en puissance à tous les intelligibles, et l’intel­ lect agent, qui les rend intelligibles en acte, peuvent se retrouver. Il n’est pas, en effet, impossible qu’une chose soit, sous des rapports différents, en puissance et en acte par un rap­ port à la même chose. Si donc nous considérons, dans leur rapport à l’âme humaine, les images elles-mêmes : par un côté elles se trouvent être en puissance, en tant qu’elles ne sont pas abstraites des conditions individuantes, tout en pouvant l’être ; et par un autre côté, elles se trouvent être qualîscumque impressio. Oportet igitur esse in nobis aliquod principium formale quo recipiamus intclligibilia, ct aliud quo abs­ trahamus ca. Et huiusmodi principia nominantur intellectus possilis et agens. Uterque igitur eorum est aliquid in nobis. Non autem sufficit ad hoc, quod actio intellectus agentis, quæ est abstrahere intclligibilia, conveniat nobis per ipsa phantasmata, quæ sunt in nobis illustrata ab ipso intellectu agente. Unumquodque enim artificiatum consequitur actionem artificis : cum tamen intellectus agens comparatur ad phantasmata illustrata sicut ad artificiata. e) Non est autem difficile considerare, qualiter in eadem subtantia animae utrumque possit inveniri j scilicet intellectus possi, bilis, qui est in potentia ado mnia intclligibilia, et intellectus agens, qui facit ea intclligibilia in actu. Non enim est impossibile aliquid esse in potentia respectu alicuius, ct in actu respectu eiusdem secundum diversa. Si ergo consideremus ipsa phantasmata per, respectum ad animam humanam, inveniuntur quantum ad aliquid esse in potentia, scilicet in quantum non sunt ab individuantibus conditionibus abstracta, abstrahibilia tamen, quantum vero ad ali- TEXTES 209 en acte relativement à l’âme, en tant qu’elles sont les simi­ litudes de choses déterminées. Il faut donc qu’il y ait dans notre âme une potentialité à l’égard des images, pour autant qu’elles sont représentatives de choses déterminées : et ceci appartient à l’intellect possible qui, de soi, est en puissance à tous les intelligibles, mais se trouve déterminé à celui-ci ou à cet autre par la « species » abstraite des images. Il faut en outre qu’il y ait dans l’âme une puissance active immaté­ rielle qui ait pour fonction d’abstraire les images des condi­ tions matérielles, ce qui revient à l’intellect agent ; en sorte que celui-ci est comme une « vertu » participée d’une subs­ tance supérieure, savoir Dieu. C’est pourquoi Aristote af­ firme que l’intellect agent est comme un habitus ou une lumière, et il est dit dans les psaumes < la lumière de votre visage, Seigneur, s’est marquée en nous » (Ps. 4, v. 7). Et quelque chose de semblable apparaît chez les animaux à vision nocturne : leurs pupilles sont en puissance à toutes les couleurs, mais, en vertu d’une sorte de lumière immanente, elles rendent en quelque sorte les couleurs visibles en acte, f) Dernière opinion. — Certains enfin ont cru que l’intellect agent n’est rien d’autre en nous que l’habitus des principes quid inveniuntur esse in actu respectu animæ, in quantum scilicet sunt similitudines determinatarum rerum. Est ergo in anima nostra invenire potcntialitatem respectu phantasmatum, secundum quod sunt representative determinatarum rerum. Et hoc pertinet ad intellectum possibilem, qui, quantum est de se, est in potentia ad omnia intclligibilia ; sed determinatur ad hoc vel aliud per species a phantasmatibus abstractas. Est etiam in anima invenire quamdam virtutem activam immaterialem, quæ ipsa phantasmata a materia­ libus conditionibus abstrahit ; et hoc pertinet ad intellectum agentem, ut intellectus agens sit quasi quædam virtus participata ex aliqua substantia superiori, scilicet Deo. Unde Philosophus dicit (III de Anima), quod intellectus agens est ut habitus quidam et lumen ; ct in Psal. IV (7), dicitur : Signatum est super nos lumen vultus tui, Domine. Et huiusmodi simile quodammodo apparet in animalibus videntibus de nocte, quorum pupillœ sunt in potentia ad omnes colores ; in quantum nullum colorem habent determinatum in actu, sed per quamdam lucem, insitam faciunt quodammodo colores visi­ biles actu. / (Quidam vero crediderunt intellectum agentem non esse aliud quam habitum principiorum indemonstrabilium in nobis. Sed Saint-Thomas III. 14. 210 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS I PSYCHOLOGIE indémontrables. Mais il ne peut en être ainsi, car les prin­ cipes indémontrables sont eux-mêmes connus par abstrac­ tion des singuliers, comme l’enseigne Aristote au 2’ livre des Seconds Analytiques (c. 19, 100 b 4). Il faut donc que l’intellect agent préexiste, comme sa cause, à l’habitus des principes. Quant à ceux-ci, ils sc présentent, à l’égard de l’intellect agent, comme des instruments, vu que c’est par eux qu’il rend les autres choses intelligibles en acte. VIII. Role de la · species » dans l’intellection La « species » ou la « similitude de la chose connue est l’une des pièces essentielles du système aristotélicien de la connais­ sance. Dégagée par l'intellect agent des images où elle était en puissance, et reçue dans la faculté même de connaître : ainsi n’estelle pas ce qui est connu (id quod), mais, ce par quoi (id quo) l'intelligence connaît. Par là même se trouve éliminée toute forme de subjectivisme. Il est à noter que ce texte est l'un de ceux dont l'épistémologie thomiste a fait le plus de cas pour défendre l’immidiateté de la connaissance. La question est en réalité plus com­ plexe, une telle activité admettant aussi un terme immanent à l’esprit, le verbe mental {Cf. supra, L’intellect possible et la réception de la species, p. 101 ; Le verbe, terme relatif ou terme ultime de la connaissance, p. 109). hoc esse non potest, quia etiam ipsa principia indemonstrabilia cognoscimus abstrahendo a singularibus, ut docet Philosophus in II Poster. Unde oportet prrcexisterc intellectum agentem habitui principiorum sicut causam ipsius ; quia vero principia comparantur ad intellectum agentem ut instrumenta quaedam cius, quia per ca, facit alia intelligibilia actu. TEXTES 211 Les « SPECIES » INTELLIGIBLES sont-elles ce qui est connu (ID quod) par notre intelligence, ou ce par quoi (id quo) ELLE CONNAIT ? (/a Pa, q. 85, a. 2) Objections. — Il semble que les « species » intelligibles abstraites des images soient avec notre intelligence dans un rapport d’objet connu. i° Ce qui est connu en acte, en effet, sc trouve en celui qui fait acte d’intelligence, car ce qui est connu en acte est identique à l’intelligence en acte elle-même ; or rien de la chose appréhendée ne se trouve dans l’intelligence en acte, sinon la « species » intelligible abstraite : cette « species » est donc cela même qui est connu en acte. 2° Ce qui est connu en acte, faute de n’être rien, doit se trouver en quelque chose. Or, il n’est pas dans la chose qui est extérieure à l’âme, car cette chose étant matérielle n’a rien en elle qui puisse être connu en acte. Reste donc qu’il soit dans l’intelligence ; ainsi n’est-cc rien d’autre que a < species » intelligible dont il a été question. 3° Aristote dit au Perihermeneias (c. 1, 16 a 3 et 7) que les paroles sont les signes des affections qui sont dans l’âme ; VIII Utrum species intelligibles a phantasmatibus abstractae, SB HABEANT AD INTELLECTUM NOSTRUM SICUT ID QUOD INTBLLIOITUR Ad secundum sic proceditur. Videtur quod species intelligibilcs a phantasmatibus abstractae, se habeant ad intellectum nostrum sicut id quod intclligitur. Intellectum enim in actu est in intelligente : quia intellectum in actu est ipse intellectus in actu. Sed nihil de re intellecta est in intellectu actu intelligente, nisi species intclligibilis abstracta. Ergo huiusmodi species est ipsum intellectum in actu. 2. Praterea, intellectum in actu oportet in aliquo esse : alioquin nihil esset. Sed non est in re quæ est extra animam : quia, cum res extra animam sit materialis, nihil quod est in ca, potest esse intellectum in actu. Relinquitur ergo quod intellectum in actu sit in intellectu. Et ita nihil est aliud quam species intclligibilis prxdicta. 3. Praterea, Philosophus dicit, in 1 Periherm. quod voces sunt notæ carum quæ sunt in anima passionum. Sed voces significant 212 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE mais les paroles signifient les choses connues : nous signi­ fions, en effet, par la voix ce que nous connaissons ; ce sont donc les affections de l’âme, elles-mêmes, c’est-à-dire les « species » intelligibles, que nous connaissons en acte. S ED contra. — La « species » intelligible a rapport à l’in­ telligence, comme la « species » sensible au sens ; or la · spe­ cies » sensible n’est pas ce qui est senti, mais plutôt ce par quoi le sens sent ; la « species » intelligible n’est donc pas ce qui est connu (id quod), mais ce par quoi l’intelligence connaît (id quo). Réponse. — Certains ont prétendu que les puissances cognitives qui sont en nous ne perçoivent que leurs propres modifications ; par exemple, le sens ne connaîtrait que la modification de son organe. Selon cette façon de voir, l’in­ telligence ne percevrait que sa propre modification, c’est-àdire la » species > intelligible qu’elle a reçue, et qui se trouve­ rait être ainsi cela même qui est connu. Mais cette opinion apparaît fausse pour deux raisons : i° parce que ce sont les mêmes choses que nous connaissons ct qui sont objets de sciences. Si donc nous ne connaissions que les · species » qui sont en notre âme, il s’en suivrait que les sciences dans leur totalité ne se rapporteraient pas aux res intellectas : id enim voce significamus quod intclligimus. Ergo ipsir passiones animœ, scilicet species intelligibiles, sunt ea quæ intelliguntur in actu. Sed contra species intclligibilis se habet ad intellectum, sicut species sensibilis ad sensum. Sed species sensibilis non est illud quod sentitur, sed magis id quo sensus sentit. Ergo species intelligibiiis non est quod intelligitur actu, sed id quo intclligit intellectus. Respondeo dicendum quod quidam posuerunt quod vires cognoscitivre quæ sunt in nobis, nihil cognoscunt nisi proprias passiones ; puta quod sensus non sentit nisi passionem sui organi. Et secundum hoc, intellectus nihil intclligit nisi suam passionem, idest : speciem intclligibilem in se receptam. Et secundum hoc, species huiusmodi est ipsum quod intelligitur. Sed hæc opinio manifeste apparet falsa ex duobus. Primo quidem, quia eadem sunt quæ intelligimus, et de quibus sunt scientis. Si igitur ea quæ intelligimus essent solum species quæ sunt in anima, sequeretur quod scientia: omnes non essent de rebus quæ sunt TEXTES , 213 choses qui existent en dehors de l’âme, mais seulement aux « species » intelligibles qui existent en elle : ainsi, pour les platoniciens, toutes les sciences ont-elles pour objet les idées, qui, d’après eux, sont connues en acte. 2® parce que l’on n’cchappcrait pas à l’erreur des anciens qui prétendaient que tout ce que l’on perçoit est vrai, et, par conséquent, que les contradictoires peuvent être vraies simultanément. Si, en effet, la puissance n’a connaissance que de sa propre modi­ fication, elle ne peut juger que d’elle ; or une chose n’est per­ çue que selon que la puissance cognitive se trouve affectée ; toujours, donc, le jugement de la puissance cognitive portera sur ce qu’elle juge, savoir sur sa propre modification, consi­ dérée comme telle. Ainsi, dans cette hypothèse, tout juge­ ment sera-t-il vrai. Par exemple, admis que le goût ne ressente que sa propre modification : si celui qui a le goût bon vient à juger que le miel est doux, il jugera en vérité ; ct, semblablement, si celui qui a le goût corrompu juge que le miel est amer, il jugera en vérité. Tous deux, en effet, jugeront scion que leur goût sc trouve affecté. Il en résulte que toute opinion sera également vraie, et, d’une façon géné­ rale, toute manière de voir. Il faut, en conséquence, affirmer que la « species » intelli­ gible sc rapporte à l’intelligence comme ce par quoi clic connaît. Ce qui est ainsi rendu manifeste. Étant donné qu’il y a deux types d’action (cf. Metaph., H, c. 8, 1050 a 23 à extra animam, sed solum de speciebus intclligibilibus qua: sunt in anima ; sicut secundum Platonicos omnes scientiæ sunt de ideis, quas ponebant esse intellecta in actu. Secundo, quia sequeretur error antiquorum dicentium quod omne quod videtur est verum ; et sic quod contradictoriae essent simul veræ. Si enim potentia non cognoscit nisi propriam passionem, de ea solum iudicat. Sic autem videtur aliquid, secundum quod potentia cognoscitiva afficitur. Semper ergo indicium potentiæ cognoscitiva: erit de eo quod iudicat, scilicet dc propria passione, secundum quod est ; et ita omne iudicium erit verum. Puta si gustus non sentit nisi propriam passionem, cum aliquis habens sanum gustum iudicat mcl esse dulce, vere iudicabit ; et similiter si ille qui habet gustum infectum, iudicet mcl esse amarum, vere iudicabit : uterque enim iudicat secundum quod gustus eius afficitur. Et sic sequitur quod omnis opinio æqualiter erit vera, et universaliter omnis acceptio. Et ideo dicendum est quod species intclligibilis sc habet ad intel­ lectum ut quo intelligit intellectus Quod sic patet. Cum enim sit duplex actio, sicut dicitur IX Metaphyt., una quæ manet in agente, 214 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE 1050 b i) : l’une qui demeure dans l’agent (comme voir et comprendre), l’autre qui passe dans la chose extérieure (comme chauffer et couper), il faut dire que l’une et l’autre sc font suivant une certaine forme. Et, de meme que la forme suivant laquelle arrive l’action transitive est une similitude de l’objet de l’action (la chaleur de la chose qui chauffe, par exemple, est la similitude de la chose qui est chauffée), de même, la forme suivant laquelle se fait l’action immanente à l’agent est la similitude de son objet. La similitude de la chose visible est, en conséquence, cc conformément à quoi sc fait l’acte de la vue, et la similitude de la chose connue par l’intelligence, c’est-à-dire la ·> species » intelligible, est la forme d’après laquelle l’intelligence connaît. Mais, parce qu’il réfléchit sur soi, l’intellect, dans le même mouvement réflexif, saisit, et son acte, et la 0 species » par laquelle il connaît. Ainsi perçue en second lieu, la « species » est-elle objet de connaissance ; mais ce qui est connu en premier est la chose dont la « species » intelligible est la simi­ litude. Ceci est encore rendu manifeste par la théorie des anciens affirmant que le semblable est connu par le semblable. Ils prétendaient en effet que, par la terre qui se trouve en elle, l’âme connaîtrait la terre qui est en dehors d’elle, et ainsi pour les autres éléments. Si donc au lieu de la terre, nous entendons la «1 species » de la terre, selon la doctrine d’Aristote ut vidcrc et intcllïgcre, altéra quæ transit in rem exteriorem, ut cale­ facere et secare ; utraque fit secundum aliquam formam. Et sicut forma secundum quam provenit actio tendens in rem exteriorem, est similitudo objecti actionis, ut calor calefacientis est similitudo calefacti ; similiter forma secundum quam provenit actio manens in agente, est similitudo objecti. Unde similitudo rei visibilis est secundum quam visus videt ; et similitudo rei intellecta:, qua: est species intclligibilis, est forma secundum quam intellectus intdligit· Sed quia intellectus supra seipsum reflectitur, secundum eamdem reflexionem intelligit et suum intelligere, et speciem qua intelligit. Et sic species intellectiva secundario est id quod intelligitur. Sed id quod intelligitur primo, est res cuius species intclligibilis est similitudo. Et hoc etiam patet ex antiquorum opinione, qui ponebant si­ mile simili cognosci. Ponebant enim quod anima per terram qute in ipsa erat, cognosceret terram quæ extra ipsam erat, et sic de aliis. Si ergo accipiamus speciem terræ loco terræ, secundum doctrinam 215 disant que cc n’est pas la pierre qui est dans l’âme, mais sa * species » (De Anima, 1Π, c. 8, 431 b 30), il s’en suivra que, par les » species » intelligibles l’âme connaît les choses qui sont en dehors d’elle. Solutions. — i° Ce qui est connu est dans l’intelligence par sa similitude. En sorte que l’on peut dire que cc qui est actuellement connu est identique à l’intellect en acte, en tant que la similitude de la chose connue est la forme de l’intelligence : comme la similitude de la chose sensible est la forme du sens en acte. Il ne s’ensuit donc pas que la « spe­ cies » intelligible abstraite soit ce qui est actuellement connu, mais seulement qu’elle en est la similitude. 2° Lorsqu’on parle de ce qui est actuellement connu par l'intelligence, deux éléments sont impliqués : la chose qui est connue, et le fait même d’être connu. De même, en l’expres­ sion d'universel abstrait, sont compris deux aspects : la nature même de la chose, et l’abstraction ou condition d’uni­ versalité. La nature donc à laquelle il arrive d’être saisie par l’intelligence, ou d’être abstraite, ne sc trouve que dans les singuliers ; mais, le fait meme d’être appréhendé, d’être abstrait, ou 1’ « intention » d’universalité, appartient à l’intelligence. Il est possible de s’en rendre compte par cc qui apparaît de semblable dans le sens. La vue, en effet, TEXTES Aristotelis, qui dicit quod lapis non est in anima, sed species lapidis ; sequetur quod anima per species intelligibilcs cognoscat res quæ sunt extra animam. Ad primum ergo dicendum quod intellectum est in intelligente per suam similitudinem. Et per hunc modum dicitur quod intellectum in actu est intellectus in actu, inquantum similitudo rei intellect» est forma intellectus ; sicut similitudo rei sensibilis est forma sensus in actu. Unde non sequitur quod species intelligibilis abstracta sit id quod actu intelligitur, sed quod sit similitudo cius. Ad secundum dicendum quod, cum dicitur intellectum in actu duo importantur : scilicet res quæ intelligitur, et hoc quod est ipsum intelligi. Et similiter cum dicitur universale abstractum, duo intclliguntur : scilicet ipsa natura rei, et abstractio seu universalitas. Ipsa igitur natura cui accidit vel intelligi vel abstrahi, vel intentio univer­ salitatis, non est nisi in singularibus ; sed hoc ipsum quod est intelligi vel abstrahi, vel intentio universalitatis, est in intellectu. Et hoc possumus videre per simile in sensu. Visus enim videt colorem pomi 216 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE voit la couleur du fruit sans son odeur. Si donc l’on se de­ mande où est la couleur qui est perçue sans odeur, il est manifeste que la couleur qui est perçue ne sc trouve que dans le fruit ; mais, qu’elle soit perçue sans odeur, cela lui vient de la vue, en tant qu’en ce sens il y a la « similitude » de la couleur et non celle de l’odeur. De façon semblable, 1’ « huma­ nité » qui est saisie par l’intelligence ne se rencontre qu’en tel ou tel homme, mais qu’elle soit appréhendée sans ses conditions individuelles, c’est-à-dire qu’elle soit abstraite, et conséquemment universelle, cela revient à 1’ « humanité » pour autant qu’elle est saisie par l’intelligence, en laquelle se trouve la similitude de la nature spécifique, et non celle des principes individuels. 3° Il y a dans la partie sensible de l’âme une double opéra­ tion. L’une qui ne comporte qu’une simple affection passive : ainsi l’opération du sens se trouve-t-elle achevée par le seul fait que cette faculté est affectée par le sensible. L’autre qui est une « formation », c’est-à-dire que la puisssance imagi­ native se forme une représentation d’une chose absente, ou qui n’a jamais été perçue. Or l’une et l’autre de ces opé­ rations sc trouvent à la fois dans l’intelligence. Tout d’abord, en effet, s’y rencontre 1,affection de l’intellect possible, pour autant que cette faculté est informée par la « species » intelli­ gible. Informée par celle-ci, l’intelligence se forme, en second sine cius odore. Si ergo quæratur ubi sit color qui videtur sine odore, manifestum est quod color qui videtur, non est nisi in pomo ; sed quod sit sine odore perceptus, hoc accidit ei ex parte visus, inquantum in visu est similitudo coloris et non odoris. Similiter humanitas qute intelligitur, non est nisi in hoc vel in illo homine : sed quod huma­ nitas apprehendatur sine individualibus conditionibus, quod est ipsam abstrahi, ad quod sequitur intentio universalitatis, accidit humanitati secundum quod percipitur ab intellectu, in quo est simi­ litudo natura: speciei, et non individualium principiorum. Ad tertium dicendum quod in parte sensitiva invenitur duplex operatio. Una secundum solam immutationem : et sic perficitur opera­ tio sensus per hoc quod immutatur a sensibili. Alia operatio est formatio, secundum quod vis imaginative format sibi aliquod idolum rei absentis, vel etiam numquam visæ. Et utraque hæc operatio coniungitur in intellectu. Nam primo quidem consideratur passio intellectus possibilis secundum quod informatur specie intelligibili. Qua quidem formatus, format secundo vel definitionem vel 217 lieu, ou une définition, ou une division (jugement négatif), ou une composition (jugement affirmatif), qui est signifiée par des paroles. La « raison « donc que signifie le nom est la définition, et l’énonciation signifie la « composition et la divi­ sion » de l’intelligence. Les paroles ne signifient donc pas les < species » intelligibles elles-mêmes, mais ce que l’intelli­ gence forme à son usage en vue de juger des choses extérieures. TEXTES IX. Le verbe mental (De Potentia, q. 8, a. 1, circa medium) C’est, de façon habituelle, en vue d’assurer à sa théologie de la Trinité un concept adapté que saint Thomas développe ses vues sur le « verbe mental », c’est-à-dire sur le terme intellectuel, immanent, objectivement appréhendé, de la connaissance. La mise au point de cette notion est délicate. En ce texte, emprunté à la question sur les relations trinitaires du De Potentia, saint Thomas résume heureusement toutes ses vues. {Cf. suora. Le verbe mental, p. 106). L’être intelligent peut, dans son acte d’intellection, avoir ordre à quatre éléments : savoir, à la chose qui est saisie par l’intelligence, à la a species » intelligible qui actue l’intelli­ gence, à son acte d’intellection, et à la conception de l’in­ telligence. Or, cette conception diffère des trois autres éléments : — elle diffère de la chose appréhendée, car celle-ci peut être en dehors de l’intelligence, tandis que la conception de l’intelli- divisionem vel compositionem, quæ per vocem significatur. Unde ratio quam significat nomen, est definitio ; et enuntiatio significat compositionem et divisionem intellectus. Non ergo voces significant ipsas species intclligibiles ; sed ea quæ intellectus sibi format ad iudicandum de rebus exterioribus. IX Intclligcns autem in intclligendo ad quatuor potest habere ordi­ nem : scilicet ad rem quæ intelligitur, ad speciem intelligibilem, qua fit intellectus in actu, ad suum intelligere, et ad conceptionem intellectus. Quæ quidem conceptio a tribus prædictis differt. A re quidem intel­ lecta, quia res intellecta est interdum extra intellectum conceptio 218 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE gence ne peut être qu’intérieure à cette faculté ; de plus, cette conception est ordonnée à la chose appréhendée comme à sa fin : c’est, en effet, afin de connaître la chose que l’intellect s’en forme une conception ; — elle diffère aussi de la o species » intelligible, car la · species » intelligible qui actuc l’intellect doit être regardée comme le principe de l’action intellectuelle, tout agent agit, en effet, pour autant qu’xl est en acte, et se trouve actué par une forme qui est donc nécessairement le principe de l’action ; — elle diffère enfin de l’action de l’intelli­ gence, parce que la dite conception doit être regardée comme le terme de cette action, et comme une sorte de chose consti­ tuée par elle. L’intelligence en effet, par son action, forme une définition de la chose, ou encore une proposition affirmative ou négative. Et c’est cette conception de l’intelligence en nous qui est dénommée proprement le « verbe » ; c’est en effet ce qui est signifié par le « verbe extérieur », car la parole extérieure ne signifie, ni l’intelligence, ni la « species intelligible », ni l’acte de l’intelligence, mais la conception par l’intermédiaire de laquelle cette faculté se trouve référée à la chose. Une telle conception, ou « verbe », par laquelle l’intelli­ gence saisit une chose autre qu’elle, procède donc d’une chose et en représente une autre : elle procède de l’intellect par son acte, et elle est la similitude de la chose connue. Dans le cas autem intellectus non est nisi in intellectu ; et iterum conceptio intel­ lectus ordinatur ad rem intellectam sicut ad finem : propter hoc enim intellectus conceptionem rei in se format ut rem intellectam cognos­ cat. Differt autem a specie intelligibili : nam species intelligibilis, qua fit intellectus in actu, consideratur ut principium actionis intel­ lectus, cum omne agens agat secundum quod est in actu ; actu autem fit per aliquam forman, quam oportet esse actionis principium. Differt autem ab actione intellectus : quia pnedicta conceptio consideratur ut terminus actionis, et quasi quoddam per ipsam constitutum. Intel­ lectus enim sua actione format rei definitionem, vel etiam proposi­ tionem affirmativam seu negativam. Hæc autem conceptio intellectus in nobis proprie verbum dicitur : hoc enim est quod verbo exteriori significatur : vox enim exterior neque significat ipsum intellectum, neque speciem intelligibilcm, neque actum intellectus, sed intellectus conceptionem qua mediante refertur ad rem. Huiusmodi ergo conceptio, sive verbum, qua intellectus noster intelligit rem aliam a se, ab alio exoritur, et aliud représentât. Oritur quidem ab intellectu per suum actum ; est vero similitudo rei intcllec- TEXTES 219 où l’intelligence vient à se prendre elle-même pour objet, le verbe (ou conception) susdit est à la fois le fruit et la simili­ tude d’cllc-mêmc, c’est-à-dire de l’intelligence qui se connaît elle-même. Il en est ainsi parce qu’un effet s’assimile à sa cause suivant la forme de celle-ci : or la forme de l’intellect est la chose connue ; le verbe donc, qui procède de l’intelli­ gence, est la similitude de cette chose, que ce soit l’intelli­ gence elle-même, ou une autre chose. Et ce « verbe » de notre intelligence est extérieur à l’être même de notre faculté — il n’est pas, en effet, de son essence, mais il est comme sa pro­ priété —, toutefois, il n’est pas extérieur à l’acte même de l’in­ telligence, celui-ci ne pouvant être achevé sans lui. X. La connaissance des singuliers (De Veritate, q. 10, a. 5) L'intelligence humaine a pour objet propre la nature abstraite et universelle des choses matérielles, la connaissance individuelle directe de ces choses étant le fait des puissances sensibles. S'en­ suit-il que notre faculté supérieure de connaître n'atteigne en aucune façon le singulier ? L'expérience semble bien témoigner du contraire, et saint Thomas s'attache à lui donner raison. Mais il faut préciser qu'il s'agit alors d'une connaissance indi­ recte et réflexive (Cf. supra, La connaissance du singulier et de l’existant, p. 120). tæ. Cum vero intellectus seipsum intelligit, verbum prædictum, sive conceptio, eiusdem est propago et similitudo, scilicet intellectus seipsum intelligentis. Et hoc ideo contingit, quia effectus assimilatur causæ secundum suam formam: forma autem intellectus est res intel­ lecta. Et ideo verbum quod oritur ab intellectu, est similitudo rei intellect®, sive sit idem quod intellectus, sive aliud. Hujusmodi autem verbum nostri intellectus, est quidem cxtrinsecum ab esse ipsius intellectus (non enim est de essentia, sed est quasi passio ipsius), non tamen est cxtrinsecum ab ipso intelligere intellectus, cum ipsum intelligere compleri non possit sine verbo prædicto. 220 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE Comme il ressort de ce qui a été dit au précédent article, l’esprit humain et l’esprit angélique connaissent de façon différente les objets matériels. La connaissance de l’esprit humain, en effet, se porte aux choses existant dans la nature, d’abord et principalement suivant leur forme ; elle atteint aussi à leur matière, mais secondairement et pour autant que celle-ci a rapport à la forme. Or, comme toute forme, de soi, est universelle, ce rapport à la forme ne fait connaître la matière que d’une connaissance universelle. Ainsi considérée, la matière n’est pas principe d’individuation, car il n’y a matière individuante que si on la considère dans le singulier, c’est-àdire comme matière désignée, existant sous des dimensions déterminées : et c’est elle qui individue la forme. C’est pour­ quoi Aristote dit (Metaph., Z, 1037 a 5 à 10) que les parties de 1* a homme » sont la matière et la forme universellement consi­ dérées, tandis que celles de « Socrate » sont cette forme-ci et cette matière-ci. Il est donc clair que notre esprit ne peut connaître directement le singulier ; mais celui-ci se trouve directement connu par les puissances sensibles, qui reçoivent des choses les formes dans un organe corporel : ainsi les reçoi­ vent-elles sous des dimensions déterminées, et pour autant qu’elles conduisent à la connaissance de la matière singulière. Comme, en effet, la forme universelle conduit à la connais- X Dicendum, quod, sicut ex dictis (art. præced.) patet, mens huma­ na et angelica diversimode materialia cognoscit. Cognitio enim mentis humanæ fertur ad res naturales primo secundum formam, et secun­ dario ad materiam prout habet habitudinem ad formam. Sicut autem omnis forma, quantum est de sc, est universalis, ita habitudo ad formam non facit cognoscere materiam nisi cognitione universali. Sic autem considerata materia non est individuationis principium, sed secundum quod consideratur materia in singulari, quæ est mate­ ria signata sub determinatis dimensionibus existens : ex hac enim forma individuatur. Unde dicit Philosophus in VII Metaphys., quod hominis partes sunt materia ct forma universaliter. Socratis vero forma hæc et hæc materia. Unde patet quod mens nostra singulare directe cognoscere non potest ; sed directe cognoscitur a nobis singu­ lare per virtutes sensitivas, quæ recipiunt formas a rebus in organo corporali et sic recipiunt cas sub determinatis dimensionibus, ct secundum quod ducunt in cognitionem materiæ singularis. Sicut enim forma universalis ducit in cognitionem materiæ universalis, ita TEXTES 221 sance de la matière universelle, la forme individuelle, pour sa part, conduit à la connaissance de la « matière désignée > qui est principe d’individuation. Toutefois, l’esprit entre accidentellement en liaison avec le singulier, pour autant qu’il est en continuité avec les puis­ sances sensibles, qui, elles, ont pour objet les choses particu­ lières. Ce prolongement s’effectue de deux façons. — i° selon que le mouvement de la partie sensible de l’âme aboutit à l’esprit, comme il arrive pour le mouvement qui va des choses à l’âme : l’esprit ainsi connaît le singulier par une sorte de retour sur soi ; c’est-à-dire que l’esprit, en connaissant son objet qui est une nature universelle, revient sur la connais­ sance de son acte, ensuite sur la « species ■ qui est au principe de celui-ci, et finalement sur le ·> phantasme » dont la « species » est abstraite ; ainsi acquiert-il une certaine connaissance du singulier. — 2e selon que le mouvement qui va de l’âme aux choses prend son départ dans l’esprit, pour se porter ensuite dans la partie sensitive, pour autant que l’esprit gouverne les puissances inférieures. Ainsi pénètre-t-il jusqu’aux singuliers par l’entremise de la < raison particulière ·, qui est une puis­ sance individuelle (également dénommée « cogitative »), ayant dans le corps un organe déterminé : savoir la cellule médiane de la tête. Quant au jugement universel que l’esprit porte sur ce qui est à faire, il ne peut être appliqué à une action parti- forma individualis ducit in cognitionem materiæ signatæ, quæ est individuationis principium. Scd tamen mens per accidens singularibus sc immiscet, inquantum continuatur viribus sensitivis, quæ circa particularia versantur. Quæ quidem continuatio est dupliciter. Uno modo inquantum motus sensitivæ partis terminatur ad mentem, sicut accidit in motu qui est a rebus ad animam. Et sic mens singulare cognoscit per quamdam reflexionem, prout scilicet mens cognoscendo obicctum suum, quod est aliqua natura universalis, redit in cognitionem sui actus, ct ulterius in speciem quæ est actus sui principium, et ulterius in phantasmata a quo species est abstracta ; et sic aliquam cognitionem de singulari accipit. Alio modo secundum quod motus qui est ab anima ad res, incipit a mente, et procedit in partem sensitivam, prout mens regit inferiores vires. Et sic singularibus se immiscet mediante ratione particulari, quæ est potentia quædam individualis quæ alio nomine dicitur cogitativa, et habet determinatum organum in corpore, scilicet mediam cellulam capitis. Universalem vero sen­ tentiam quam mens habet de operabilibus, non est possibile applicari 222 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE culièrc que par l’intermédiaire d’une puissance qui saisisse le singulier ; ainsi s’effectue-t-il une sorte de syllogisme, dont la majeure, qui est le jugement de l’esprit, est universelle, la mineure, qui est l’application de la « raison particulière », est singulière, la conclusion se trouvant être le choix de l’œuvre singulière (cf. De Anima, m, c. il, 434 a 16-20). L’esprit de l’ange, lui, connaît les choses matérielles par des formes qui concernent de façon immédiate aussi bien la ma­ tière que la forme ; c’est ce qui fait que dans un regard direct il connaît la matière, non seulement sous son aspect universel, mais dans son existence singulière. Ainsi en va-t-il également pour l’esprit divin. XI. La connaissance de l’ame par elle-même (De Veritate, q. 10, a. 8) La mise au point de la doctrine de saint Thomas sur cette importante et délicate question requiert la collation de plusieurs textes, et plus encore la perception des grandes perspectives dans lesquelles ils doivent être compris. Les conclusions auxquelles conduisent ces efforts ont été proposées précédemment (Cf. supra. La connaissance de l’âme par elle-même, p. 127) : on s'y reportera ici. — Pour la dernière partie de l'exposé (b), où saint Thomas paraît surtout avoir le souci de donner accueil aux formules augustiniennes relatives à la connaissance « dans les vérités éternelles », nous nous sommes contentés de retenir la division générale. ad particularem actum nisi per aliquam potentiam mediam apprehen­ dentem singulare, ut sic fiat quidam syllogismus, cuius maior sit uni­ versalis, quæ est sententia mentis ; minor autem singularis, quæ est applicatio particularis rationis ; conclusio vero electio singularis operis, ur patet per id quod habetur III de Anima. Mens vero angeli, quia cognoscit res materiales per formas quæ respiciunt immediate materiam sicut ct formam, non solum cognoscit materiam in universali directa inspectione, sed etiam in singulari ; similiter et mens divina. TEXTES 223 Lorsqu’on sc demande si une chose peut être connue par son essence cela peut s’entendre de deux façons. Première­ ment, en sorte que l’expression a par son essence ;· soit référée à la chose connue elle-même : on dit alors qu’est connu « par son essence » ce dont l’essence est connue, et non connu ce dont l’essence n’est pas connue (mais certains de scs accidents seulement). Deuxièmement, en sorte que l’expression susdite soit référée à ce par quoi l’on connaît : l’on veut alors dire qu’une chose est connue par son essence quand l’essence ellemême est ce par quoi l’on connaît. C’est de cette dernière manière que l’on se demande présentement si l’âme se connaît par son essence. Pour résoudre ce problème, il convient de remarquer que chacun peut avoir de son âme une double connaissance, ainsi que le dit Augustin (De Trinitate, c. 4) : l’une suivant laquelle l’âme de chacun sc connaît seulement en ce qui lui est propre ; l’autre par laquelle l’âme est connue en ce qui est commun à toutes les âmes. Cette dernière connaissance est celle par laquelle on connaît la nature de l’âme ; la connais­ sance au contraire que chacun a de son âme en ce qui lui est propre est la connaissance de l’âme en son existence indivi- XI Dicendum, quod cum quæritur utrum aliquid per essentiam suam cognoscatur, quæstio ista dupliciter potest intelligi. Uno modo ut per hoc quod dicitur, per essentiam suam, referatur ad ipsam rem cogni­ tam, ut illud intclligatur per essentiam cognosci cuius essentia cognos­ citur ; illud autem non, cuius essentia non cognoscitur, sed accidentia quædam eius. Alio modo ut referatur ad id quo cognoscitur ; et sic intelligitur aliquid per essentiam suam cognosci, quia ipsa essentia est quo cognoscitur. Et hoc modo ad præsens quæritur, utrum anima per essentiam suam intclligat sc. Ad cuius rei evidentiam notandum est, quod de anima duplex cognitio haberi potest ab unoquoque, ut Augustinus dicit in IX de Trinit. (cap. IV). Una quidem, qua uniuscuiusque anima se tantum cognoscit quantum ad id quod est ei proprium ; et alia qua cognosci­ tur anima quantum ad id quod omnibus animabus est commune. Illa enim cognitio quæ communiter de omni anima habetur, est qua cognoscitur anitnæ natura ; cognitio vero quam quis habet de anima quantum ad id quod est sibi proprium, est cognitio de anima 224 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE duclle : c’cst donc par celle-ci que l’on sait si l’âme existe, lorsque, par exemple, quelqu’un perçoit qu’il a une âme ; tandis que par l’autre on sait ce qu’est l’âme et quels sont scs accidents essentiels. a) En ce qui concerne la première de ces connaissances, il faut encore distinguer, car la connaissance d’une chose peut être habituelle ou actuelle. Pour ce qui est de la connaissance actuelle par laquelle on prend conscience que l’on a actuelle­ ment une âme, je dis que l’âme se connaît par ses actes. C’est, en effet, en ce qu’il se rend compte qu’il sent, fait acte d’in­ telligence, ou qu’il exerce de telles opérations vitales, que quel­ qu’un perçoit qu’il a une âme, qu’il vit et qu’il existe. Aussi Aristote a-t-il déclaré {Ethique Nie., ix, c. 9) : « nous sentons que nous sentons, nous connaissons que nous connaissons, et parce que nous sentons cela, nous comprenons que nous existons ». Or, on n’a conscience de faire acte d’intelligence que parce qu’on appréhende quelque chose : connaître une chose est, en effet, antérieur à savoir que l’on connaît. L’âme parvient donc à percevoir actuellement qu’elle existe par ceci qu’elle fait acte d’intelligence et qu’elle sent. — Pour ce qui est de la connaissance habituelle, je dis que l’âme se voit par son essence, dans ce sens que, du fait que l’essence en question secundum quod habet esse in tali individuo. Unde per hanc cognitio­ nem cognoscitur an est anima, sicut cum aliquis percipit sc habere animam ; per aliam vero cognitionem scitur quid est anima, et quæ sunt per se accidentia cius. a) Quantum igitur ad primam cognitionem pertinet, distinguen­ dum est, quia cognoscere aliquid est habitu et actu. Quantum igitur ab actualem cognitionem, qua aliquis considerat se in actu animam habere, sic dico, quod anima cognoscitur per actus suos. In hoc enim aliquis percipit sc animam habere, et vivere, et esse, quod per­ cipit se sentire ct intclligere, et alia huiusmodi vit® opera exercere ; unde dicit Philosophus in IX Ethicorum (cap. 9) : Sentimus autem quoniam sentimus ; et intelligimus quoniam intclligimus ; ct quia hoc sentimus, intelligimus quoniam sumus. Nullus autem percipit sc intclligere nisi ex hoc quod aliquid intelligit : quia prius est intelligere aliquid quam intelligere sc intclligere ; et ideo pervenit anima ad actualitcr percipiendum sc esse, per illud quod intelligit, vel sentit. Sed quantum ad cognitionem habitualem, sic dico, quod anima per essentiam suam sc videt, id est ex hoc ipso quod essentia sua est sibi I TEXTES 225 lui est présente, elle a le pouvoir de passer à l’acte de connais­ sance de soi ; à la façon dont quelqu’un, du fait qu’il possède l’habitus d’une certaine science, a le pouvoir, par la présence môme de l’habitus, de percevoir ce qui est du ressort de cet habitus. Toutefois, pour que l’âme perçoive qu’elle existe et prenne garde à ce qui se passe en elle, aucun habitus n’est requis : la seule essence de l’âme y suffit, qui est présente à l’esprit ; car c’est d’elle que procèdent les actes en quoi l’âme se perçoit actuellement elle-même. 6) Si à présent nous voulons parler de cette connaissance de l’âme qui aboutit à une définition spécifique ou générale de l’esprit humain, il faut encore distinguer. Deux éléments en effet doivent concourir à la connaissance : l’appréhension ct le jugement sur ce qui a été appréhende ; ainsi la connaissance par laquelle se trouve manifestée la nature de l’àme peut-elle être considérée dans son rapport ct à l’appréhension et au jugement. Si on la considère dans son rapport à l’appréhension, je dis que la nature de l’âme nous est révélée par les « species » que nous abstrayons des sens... [suit un raisonnement concluant à l’immatérialité de l’âme]. Si on considère à présent cette connaissance que nous avons de la nature de l’âme, dans son rapport au jugement par lequel nous reconnaissons qu’il en est effectivement comme nous l’avons établi par le raisonnement précédent : alors nous præsens, est potens exire in actum cognitionis sui ipsius ; sicut aliquis ex hoc quod habet alicuius scientia: habitum, ex ipsa præsentia habi­ tus, est potens percipere illa quae subsunt illi habitui. Ad hoc autem quod percipiat anima se esse, ct quid in seipsa agatur attendat, non requiritur aliquis habitus ; sed ad hoc sufficit sola essentia animæ, quæ menti est præsens : ex ea enim actus progrediuntur, in quibus actualitcr ipsa percipitur. i>) Sed si loquimur de cognitione animæ, cum mens humana spe­ ciali aut generali cognitione definitur, sic iterum distinguendum est. Ad cognitionem enim duo concurrere oportet : scilicet apprehensio­ nem, ct iudicium de re apprehensa : ct ideo cognitio, qua natura animæ cognoscitur, potest considerari ct quantum ad apprehensio­ nem, et quantum ad iudicium. Si igitur consideretur quantum ad apprehensionem, sic dico, quod natura animæ cognoscitur a nobis per species quas a sensibus abstrahimus... Si vero consideratur cognitio quam de natura animæ habemus quantum ad iudicium quo sentimus ita esse, ut deductione prædicta Saint-Thomas III. ΐ5· 228 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE Une telle conception de la science et des sensibles est con­ forme à ce qu’il dit de la génération des choses naturelles Il affirmait, en effet, que les formes des choses naturelles, grâce auxquelles les individus se trouvent situés dans une espèce, proviennent de la participation aux idées susdites, en sorte que les agents de degré inférieur n’auraient d’autre fonction que de disposer la matière à la participation des espèces séparées. Si l’on partage cette façon de voir, notre question est facile, ct se trouve résolue. Dans cette hypothèse, en effet, l’âme, pour faire intellection, n’a pas besoin des sensibles selon sa nature, mais de façon accidentelle, ce qui cesse évidemment d’avoir lieu, quand elle vient à être séparée du corps. Alors, en effet, l’appesantissement du corps venant à disparaître elle n’aura plus besoin d’ « excitant », mais elle-même sera par elle-même comme en état de veille ct prête à comprendre toutes choses. Mais, si l’on adopte cette opinion, l’on ne voit plus que l’on puisse assigner de motif raisonnable au fait que l’âme est unie à un corps. Ce ne peut être en effet à cause de l’âme, puisque celle-ci, lorsqu’elle n’est pas unie à un corps, peut exercer de façon parfaite son opération propre, ct que c’est du fait de son union au corps que cette opération se trouve entravée. Pareillement, il est impossible d’admettre que ce soit à cause du corps : ce n’est pas l’âme, en effet, qui est Hæc autem eius positio de scientia et sensibilibus, conformis est positioni eius circa generationem rerum naturalium. Nam formas rerum naturalium per quas unumquodque individuum in specie collocatur, ponebat provenire ex participatione idearum prædictarum ; ita quod agentia inferiora non sunt nisi disponentia materiam ad participationem specierum separatarum. Et si quidem hæc opinio teneatur, hæc questio facilis ct absoluta est. Nam secundum hoc, anima non indiget sensibilibus ad intelligendum secundum suam naturam, sed per accidens ; quod quidem tolli­ tur cum anima fuerit a corpora separata. Tunc enim cessanteaggravationc corporis, excitante non indigebit ; sed ipsa per seipsam erit quasi vigil et expedita ad omnia inteliigenda. Sed secundum hanc opinionem non videtur quod possit assignari rationabilis causa propter quam anima corpori uniatur. Non enim est hoc propter animam : cum anima, corpori non unita, perfecte pro­ priam operationem habere possit, ct cx unione ad corpus eius opera­ tio propria impeditur. Similiter etiam non potest dari quod propter corpus : non enim anima est propter corpus ; sed corpus magis prop- TEXTES 229 pour le corps, mais le corps plutôt qui est pour Pâme, celle-ci étant supérieure à celui-là. 11 semble donc ne pas convenir que Pâme, en vue d’ennoblir le corps, souffre détriment en son opération propre. En outre, il résulte, semble-t-il, de cette opinion, que l’union de l’âme et du corps n’est pas naturelle : ce qui, en effet, est naturel à quelque chose ne saurait être un empêchement à son opération propre. Si donc l’union du corps paralyse l’activité intellectuelle de Pâme, il ne sera pas naturel à Pâme d’être unie à un corps, mais contre nature. Ainsi l’homme, qui se trouve constitué par l’union de l’âme au corps, ne serait pas quelque chose de naturel, ce qui paraît absurde. De même l’expérience mani­ feste que la science ne résulte pas en nous de la participation à des idées séparées, mais provient des sensibles ; à qui, en effet, l’un des sens fait defaut manque pareillement la connais­ sance des sensibles correspondants ; ainsi l’aveugle-né ne peutil rien savoir des couleurs. b) Théorie d'Avicenne. — Selon une autre opinion, les sens servent à l’âme humaine pour faire acte d’intcllection, non pas accidentellement, comme le veut la doctrine précédente, mais par soi : non cependant en sorte que l’on recevrait la science des choses sensibles, mais en ce sens que la puissance sensible dispose l’âme à recevoir d’ailleurs son savoir. Telle est l’opinion d’Avicenne. Il soutient, en effet, ter animam, cum anima sit nobilior corpore. Unde et inconveniens videtur quod anima ad nodilitanoum corpus sustineat in sua opera­ tione detrimentum. Videtur etiam sequi ex hac opinione quod unio anima: ad corpus non sit naturalis : nam quod est naturale alicui non impedit eius propriam operationem. Si igitur unio corporis impedit intclligentiam anima:, non erit naturale animæ corpori uniri, sed contra naturam. Et ita homo qui constituitur ex unione animæ ad corpus, non erit aliquod naturale ; quod videtur absurdum. Similiter in experimento patet quod scientia in nobis non provenit ex partici­ patione specierum separatarum, sed a sensibilibus accipitur; quia qui­ bus decst unus sensus, deest scientia sensibilium quæ illo sensu ap­ prehenduntur ; sicut caecus natus non potest habere scientiam de coloribus. b) Alia autem positio est quod sensus prosunt animæ humanæ ad intclligcndum, non per accidens, sicut prædicta opinio ponit, sed per se : non quidem ut a sensibilibus accipiamus scientiam, sed quia sensus disponit animam ad acquirendum scientiam aliunde. Et hæc 230 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE qu’il existe une certaine substance séparée, qu’il dénomme intellect ou intelligence agente, et que les « species » intelli­ gibles par lesquelles nous faisons acte d’intellcction, découlent en notre intellect de cette intelligence ; et que par l’opération de la partie sensitive de l’âme, à savoir l’imagination et autres puissances sensibles, notre intellect sc trouve préparé à se tourner vers l’intelligence agente et à recevoir d’elle l’in­ flux des » species » intelligibles. Et ceci encore concorde avec ce qu’il dit de la génération des choses de la nature : il prétend en effet que toutes les formes substantielles découlent de l’intelligence agente, et que les agents naturels ne font que disposer la matière à recevoir les formes de cette intelligence. Dans cette hypothèse, la question que nous nous sommes posée ne semble présenter que peu de difficulté. Si en effet les sens ne sont nécessaires, pour l’acte d’intellection, que pour autant qu’ils disposent à recevoir de l’intelligence agente les a species », en orientant notre âme vers cette intelligence : une fois séparée du corps notre âme d’clle-même se tournera vers l’intelligence agente et recevra d’elle les · species » intelligibles. Car alors les sens ne lui seront plus nécessaires pour faire acte d’intellection : comme le navire, dont on a besoin pour passer la mer, n’est plus utile à celui qui déjà a effectué la traversée. est opinio Aviccnnæ. Ponit enim quod est quædam substantia separa­ ta, quam vocat intellectum vel intclligcntiam agentem, et quod ab ea effluunt species intelligibilcs in intellectu nostro, per quas intclligimus. Et quod per operationem sensitivæ partis, scilicet imaginatio­ nem et alia huiusmodi, pneparatur intellectus noster ut convertat sc ad intelligentiam agentem, et recipiat influentiam specierum intelligibilium ab ipsa. Et hoc etiam consonat ei quod ipse opinatur circa gene­ rationes rerum naturalium. Ponit enim quod omnes formæ substantiales effluunt ab intclligcntia agente, et quod agentia naturalia disponunt solum materiam ad recipiendum formas ab intclligcntia agente. Secundum hanc etiam opinionem videtur quxstio hæc parum diffi­ cultatis habere. Si enim sensus non sunt necessarii ad intelligendum nisi secundum quod disponunt ad recipiendum species ab intclli­ gcntia agente, per hoc quod anima nostra convertatur ad ipsam ; quando iam erit a corpore separata, per seipsam convertetur ad intclligcntiam agentem, et recipiet species intelligibilcs ab ea. Nec sensus erunt ci necessarii ad intelligendum : sicut navis, quæ est necessaria ad transfretandum, cum aliquis iam transfretaverit, ei necessaria non potest. 23I Mais de cette opinion il semble résulter que l’homme acquière immédiatement toute science : aussi bien la science de ce qu’il perçoit par le sens que celle des autres choses. Si en effet, nous faisons acte d’intellection par les « species » qui découlent en nous de l’intelligence agente, et si, pour recevoir cet influx, il n’est requis autre chose que la conver­ sion de notre âme vers la dite intelligence : une fois cette conversion accomplie, notre âme pourra recevoir l’influx de n’importe quelles < species * intelligibles. On ne peut en effet soutenir qu’elle soit convertie pour l’une, et non pour l’autre. Et ainsi l’aveugle-né, en imaginant les sons, sera-t-il en mesure d’acquérir la « science » des couleurs, ou de n’importe quels autres objets sensibles. Ce qui est évidemment faux. Il est manifeste, en outre, que les puissances sensibles nous sont nécessaires pour faire acte d’intellection, non seulement dans l’acquisition de la science, mais encore dans l’usage de la science déjà acquise. Nous ne pouvons en effet, quoiqu’en dise Avicenne, considérer même ce dont nous avons la science qu’en revenant sur les images. De là vient que si les organes des puissances sensibles qui conservent et appréhendent les images sont lésés, l’activité de l’âme vis-à-vis même des objets dont elle possède la science se trouve empêchée. Il est clair aussi que dans les révélations TEXTES Sed ex hac opinione videtur sequi quod homo statim acquirat omnem scientiam, tam eorum quæ sensu percepit, quam aliorum. Si enim intclligimus per species effluentes in nos ab intclligentia agente, et ad huiusmodi influentiæ receptionem non requiritur nisi conversio animx nostrte ad intelligentiam prædictam ; quandocumque fuerit ad eam conversa, poterit recipere quarumcumque specierum intelligibilium influxum. Non enim potest dici quod convertatur quantum ad unum, et non quantum ad aliud. Et ita cæcus natus imaginando sonos poterit accipere scientiam colorum, vel quorumcumque alio­ rum sensibilium. Quod patet esse falsum. Manifestum est etiam quod potentiæ sensitivæ sunt nobis nccessairiæ ad intelligendum non solum in acquisitione scientiæ, sed etiam in utendo scientia iam acquisita. Non enim possumus considerare etiam ea quorum scientiam habemus, nisi convertendo nos ad phantasmata ; licet ipse contrarium dicat. Inde enim est quod, læsis organis potentiarum sensitivarum per quas conservantur et appre­ henduntur phantasmata, impeditur usus animæ in conderando etiam ca quorum scientiam habet. Manifestum est etiam quod in 232 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE divines qui sc produisent en nous par l’influence des subs­ tances supérieures nous avons besoin d’images. Aussi Denys affirme-t-il « qu’il est impossible qu’à nos yeux brille le rayon de la divine lumière, autrement que voilé de l’ensemble varié des saints voiles ». Ce qui ne serait pas si les images ne nous étaient nécessaires que pour nous tourner vers les substances supérieures. c) Théorie d'Aristote. — Il faut donc soutenir une autre thèse et dire que les puissances sensibles sont nécessaires à notre âme pour l’intcllection : non de façon accidentelle à titre d* « excitant », ainsi que le prétendait Platon, ni comme simplement dispositives, selon le dire d’Avicenne, mais en tant qu’elles présentent à l’âme intellective son propre objet, ainsi que l’enseigne Aristote au 3* livre du De Anima (c. 4, 429 a 17) : « les images, y dit-il, sont à l’âme intellective ce que les objets sensibles sont aux sens ». Mais, de même que les couleurs ne sont visibles en acte que par la lumière, les images ne sont intelligibles en acte que par l’intellect agent. Et ceci est en accord avec ce que nous avons établi touchant la génération des choses naturelles. De même, en effet, que nous avons affirmé que les agents supérieurs causent les formes naturelles par l’intermédiaire des agents naturels, ainsi re­ connaissons-nous que l’intellect agent cause la science dans notre intellect possible par les images qu’il rend intelligibles revelationibus quæ nobis divinitus fiunt per influxum substantiarum superiorum, indigemus aliquibus phantasmatibus ; unde dicit Diony­ sius (I cap. Cal. Hterar.) quod impossibile est nobis aliter lucere divi­ num radium, nisi varietate sacrorum velaminum velatum. Quod qui­ dem non esset, si phantasmata non essent nobis necessaria nisi ad convertendum nos ab substantias superiores. c) Et ideo aliter dicendum est quod potentiæ sensitivæ sunt neccssariæ animæ ad intclligcndum, non per accidens tamquam exci­ tantes, ut Plato posuit ; neque disponentes tantum, sicut posuit Avi­ cenna ; sed ut repræsentantes animæ intellectivae proprium obicctum, ut dicit Philosophus in III de Anima: Intellectivas animæ phantasmata sunt sicut sensibilia sensui. Sed sicut colores non sunt visibiles actu nisi per lumen, ita phantasmata non sunt intelligibilia actu nisi per intellectum agentem. Et hoc consonat ei quod ponimus circa genera­ tionem rerum naturalium. Sicut enim ponimus quod agentia superiora mediantibus agentibus naturalibus causant formas naturales ; ita ponimus quod intellectus agens per phantasmata ab co facta intclligibilia actu, causai scientiam in intellectu possibili nostro. Nec refert 233 en acte. Et il n’importe en rien à notre propos que l’intellect agent soit, comme certains le disent, une substance séparée, ou qu’il soit un « lumen » dont notre âme serait participante à la façon des substances supérieures. Mais, dans cette hypothèse, il est plus difficile de com­ prendre comment l’âme séparée peut faire acte d’intcllection Car il n’y aura plus alors d’images, celles-ci ayant besoin, pour être connues et conservées, d’organes corporels ; or, si l’on supprime les images, l’âme ne peut plus, semble-t-il, faire acte d’intellection ; de même que, si l’on supprime les couleurs, la vue ne peut faire acte de vision. Pour surmonter cette difficulté, il faut bien voir, qu’occu­ pant dans la hiérarchie des substances intellectuelles le degré le plus infime, notre âme ne participe que dans la plus infime et faible mesure à la lumière ou nature intellectuelle. Dans le premier des « intelligents », en effet, c’est-à-dire en Dieu, la nature intellectuelle est à ce point puissante, que, par une seule forme intelligible, savoir par son essence, elle comprend tout. Les intelligences inférieures, elles, n’y parviennent que par de multiples « species *, et plus l’une d’elles est élevée, moins elle a de formes intelligibles, et plus d’efficace dans sa capacité à saisir toutes choses par ce peu de formes. Mais s’il arrivait qu’une substance intellectuelle inférieure eût des formes aussi universelles qu’une supérieure, son savoir, vu qu’elle ne posséderait pas une aussi grande puissance TEXTES ad propositum, utrum intellectus agens sit substantia separata, ut quidam ponunt ; vel sit lumen, quod anima nostra participat ad similitudinem substantiarum superiorum. Sed secundum hoc iam difficilius est videre quomodo anima sepa­ rata intelligcrc possit. Non enim erunt phantasmata, quæ indigent ad sui apprehensionem et conservationem otganis corporeis ; quibus sublatis, ut videtur, non potest intelligcre anima. Sicut nec coloribus sublatis, potest visus videre. Ad hanc igitur difficultatem tollendam considerandum est, quod anima, cum sit infima in ordine intellectivarum substantiarum, infimo et debilissimo modo participat intellectuale lumen, sive intellectua­ lem naturam. Nam in primo intelligente, scilicet Deo, natura intellec­ tualis est adeo potens quod per unam formam intelligibilcm, scilicet essentiam suam, omnia intclligit ; inferiores vero substantia intellec­ tuales per species multas. Et quanto unaquaque carum est altior, tanto habet pauciores formas, et virtutem magis potentem ad intel ligendum omnia per formas paucas. Si autem substantia intellectualis inferior haberet formas ita universales sicut superior, cum non adsit 234 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE intellectuelle, demeurerait incomplet. Elle ne connaîtrait, en effet, les choses que de façon universelle ct serait dans l’incapacité de faire descendre sa connaissance, depuis ce petit nombre de formes, jusqu’aux singuliers. Il s’ensuit que si l’âme humaine, qui est au degré le plus bas, recevait des formes adaptées, quant à leur abstraction et à leur univer­ salité, aux substances séparées, alors du fait qu’elle a la plus faible vertu intellectuelle, elle aurait la connaissance la plus parfaite puisqu’elle connaîtrait les choses de façon générale et confuse. Afin donc que sa connaissance soit parfaite ct distincte selon chaque chose, il convient qu’elle puise en chacune la science véritable ; la lumière de l’in­ tellect agent s’affirmant toutefois nécessaire, pour que ces choses soient reçues dans l’âme selon un mode d’existence plus élevé que dans la matière. C’est donc bien pour la per­ fection de l’opération intellectuelle qu’il s’imposa que l’âme fût unie à un corps. Il n’est cependant pas douteux que les mouvements cor­ porels et l’application des sens ne soient pour l’âme un obs­ tacle à la réception de l’influx des substances séparées ; d’où vient qu’en ceux qui dorment et en ceux qui sont dégagés de leur sens, se produisent des révélations qui ne surviennent pas en ceux qui utilisent leurs sens. Lors donc que l’âme sera totalement séparée du corps, elle se trouvera en situa­ tion de recevoir plus complètement l’influx des substances ci tanta virtus in intclligcndo, remaneret eius scientia incompleta; quia tantum in universali res cognosceret, et non posset deducere cognitionem suam ex illis paucis ad singula. Anima ergo humana, quae est infima, si acciperet formas in abstractione et universalitate conformes substantiis separatis, cum habeat minimam virtutem in intelligendo, imperfectissimam cognitionem haberet, utpote cognos­ cens res in quadam universalitate et confusione. Et ideo ad hoc quod cius cognitio perficiatur, ct distinguatur per singula, oportet quod a singulis rebus scientiam colligat veritatis ; lumine tamen intellectus agentis ad hoc necessario existente, ut altiori modo recipiantur in anima quam sint in materia. Ad perfectionem igitur intellectualis operationis necessarium fuit animam corpori uniri. Nec tamen dubium est quin per motus corporeos ct occupationem sensuum anima impediatur a receptione influxus substantiarum sepa­ ratarum ; unde dormientibus et alienatis a sensibus quaedam revela­ tiones fiunt quæ non accidunt sensu utentibus. Quando ergo anima erit a corpore totaliter separata, plenius percipere poterit influentiam 235 séparées, en ceci qu’il lui sera possible, par cet influx, de faire acte d’intcllection sans images, ce dont clic est actuelle­ ment incapable. Cet influx, toutefois, ne causera pas une science aussi parfaite et aussi précise par rapport aux singu­ liers que la science que nous acquérons actuellement par les sens ; exception faite cependant pour les âmes qui, en plus de cet influx naturel, en recevront un autre de caractère surnaturel, en vue de connaître toutes choses en plénitude, et de voir Dieu lui-même. Les âmes séparées auront en outre la connaissance précise des choses qu’elles auront connues en ce monde, et dont les « species » intelligibles se trouvent conservées en elles. TEXTES XIII. Supériorité de l’intelligence sur la volonté {De Veritate, q. 22, a. 11) La présente thèse est incontestablement l'une de celles qui donne à la philosophie de saint Thomas son originalité propre : l'intelligence est supérieure à la volonté. Toutefois, nous allons le voir, des correctifs importants, en faveur de la volonté, doivent être apportés à cette formule, et T intellectualisme thomiste apparaît plus nuancé qu'on ne l'imagine quelquefois {Cf. supra, La supériorité de l’intelligence sur la volonté, p. 142). Une chose peut être dite supérieure à une autre, soit abso­ lument, soit relativement. Pour qu’il apparaisse qu’une chose a superioribus substantiis, quantum ad hoc quod per huiusmodi influxum intclligcre poterit absque phantasmate, quod modo non potest. Sed tamen huiusmodi influxus non causabit scientiam ita perfectam et ita determinatam ad singula, sicut est scientia quam hic accipimus per sensus ; nisi in illis animabus, quæ supra dictum naturalem influxum habebunt alium supernaturalcm ad omnia plenissime cognoscenda, et ad ipsum Deum videndum. Habebunt etiam animæ separata: determinatam cognitionem eorum quæ prius hic sciverunt, quorum species intelligibiles conservantur in cis. XIII Dicendum, quod aliquid potest altero eminentius dici ct simpli­ citer, ct secundum quid. Ad hoc autem quod ostendatur aliquid esse 236 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS 5 PSYCHOLOGIE est absolument meilleure qu’une autre, il est nécessaire que la comparaison des deux termes porte sur ce qui leur est essentiel, et non sur ce qui leur est accidentel ; en ce dernier sens, en effet, il ne pourrait être question que de prééminence relative. Ainsi l’homme, si on le compare au lion sous le rapport de leurs différences essentielles, est-il, absolument parlant, supérieur à cet animal, l’homme étant un animal raisonnable, ct le lion un animal non raisonnable, mais, du point de vue de la force corporelle, le lion l’emporte sur l’homme : ce qui est une prééminence relative. Si donc l’on veut savoir, de ces deux puissances, l’intelligence ou la vo­ lonté, laquelle est, absolument parlant, supérieure à l’autre, il faudra nécessairement se placer au point de vue de leurs différences essentielles. Or, la perfection et la dignité de l’intelligence réside en ceci que la « species » de la chose appréhendée existe dans l’intelligence même, vu que c’est par cette « species » que l’intelligence passe en acte, en quoi consiste toute sa dignité. L’excellence de la volonté ct de son acte, quant à eux, consiste en ce que l’âme se trouve ordonnée à une chose qui, selon son être propre, est excellente. Or, il est plus parfait, absolument parlant, de posséder en soi l’excellence d’une autre chose, que d’être rapporté à une chose excellente existant hors de soi. Volonté ct intelligence donc, si on les considère absolument altero simpliciter melius, oportet quod eorum comparatio attendatur penes eorum essentialia, et non penes accidentalia ; quia per hoc attenderetur unum alteri eminere secundum quid ; sicut homo si comparetur leoni quantum ad differentias essentiales, invenitur leone simpliciter nobilior, in quantum homo est rationale animal, leo vero irrationale ; leo vero est homine excellentior, si comparetur secundum fortitudinem corporalem : hoc autem est esse nobilius secundum quid. Ut ergo consideretur quæ earum potentiarum sit potior simpliciter, voluntas an intellectus, hoc ex per sc eorum diffe­ rentiis considerandum est. Perfectio autem ct dignitas intellectus in hoc consistit quod species rei intellects in ipso consistit intellectu ; cum secundum hoc intelligat actu, in quo cius dignitas tota consideratur. Nobilitas autem voluntatis ct actus cius consistit cx hoc quod anima ordinatur ad rem aliquam nobilem, secundum esse quod res illa habet in seipsa. Perfectius autem est, simpliciter ct absolute loquendo, habere in se nobilitatem alterius rei, quam ad rem nobilem comparari extra sc existentem. Unde voluntas ct intellectus, si absolute considerentur, 237 ct non par rapport à telle ou telle chose, se trouvent être ordon­ nées de telle façon que, de soi, l’intelligence est plus élevée que la volonté. Mais il arrive qu’il soit beaucoup meilleur d’être ordonné, sous un certain rapport, à une chose excellente, que de possé­ der en soi-même son excellence : à savoir lorsque l'excellence de cette chose se trouve possédée selon un mode très inférieur à celui qu’elle a en elle-même. Si par contre l’excellence de cette chose se rencontre en une autre de façon égale ou supé­ rieure à celle qu’elle a en soi, alors, sans aucun doute, il sera plus parfait de posséder en soi l’excellence de la chose en question, que d’être ordonné, de quelque manière que ce soit, à elle. Or, des choses qui sont supérieures à l’âme, l’intelligence perçoit les formes selon un mode inférieur à celui de leur existence en soi : une chose, en effet, est reçue dans l’intellect selon le mode propre de celui-ci, comme il est dit au De Causis. Pour la même raison, des choses qui, telles les choses corporelles, sont inférieures à l’âme, les formes sont plus élevées dans l’âme que dans les choses elles-mêmes. Ainsi donc, l’intelligence peut être comparée à la volonté de trois façons différentes : i° de façon absolue ct en général, sans réference à cette chose ou à cette autre : l’intelligence est alors plus élevée que la volonté, comme posséder ce qui est TEXTES non comparando ad hanc vel illam rem, hunc ordinem inveniuntur habere, quod intellectus eminentior est simplic.tcr voluntate. Sed contingit multo eminentius esse comparari ad rem aliquam nobilem par aliquem modum, quam cius nobilitatem in scipso habe­ re ; quando videlicet illius rei nobilitas habetur multo inferiori modo quam eam habeat res illa in seipsa. Si autem nobilitas illius rei insit alii rei vel æque nobiliter, vel nobilius quam in re cuius est, tunc, absque omni dubitatione, nobilius erit quod in se nobilitatem rei alterius habebit, quam quod ad ipsam rem nobilem qualitercum­ que ordinatur. Rerum autem quæ sunt anima superiores, formas percipit intellectus inferiori modo quam sint in ipsis rebus; recipitur enim aliquid in intellectu per modum sui, ut dicitur in lib. de Causis (proposit. 10). Et eadem ratione earum quæ sunt anima inferiores, sicut res corporales, forms sunt nobiliores in anima quam in ipsis rebus. Sic igitur tripliciter potest sumi comparatio intellectus ad volun­ tatem. Uno modo absolute et in univeisali, non respectu huius vel illius rei ; et sic intellectus est eminentior voluntate ; sicut habere id 238 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE excellent dans une chose est plus parfait que d’être rapporté à son excellence ; 2° par rapport aux choses naturelles sensibles : et, ici encore, l’intelligence est, absolument parlant, supérieure à la volonté ; par exemple, il est plus parfait de connaître une pierre que de la vouloir, car la forme de la pierre existe selon un mode plus élevé dans l’intelligence qui l’appréhende, que celui selon lequel elle existe dans la chose elle-même, et selon lequel aussi elle est désirée par la volonté ; 30 relativement enfin aux choses divines qui sont supérieures à l’âme : vouloir est alors plus parfait qu’appréhender par l’intelligence, ainsi vouloir Dieu et l’aimer est plus parfait que le connaître ; la bonté divine, en effet, existe plus parfaitement en Dieu Luimême, ainsi qu’elle est désirée par la volonté, qu’elle n’existe participée en nous, ainsi qu’elle est conçue par l’intelligence. XIV. L’homme a le libre arbitre (De Veritate, q. 24, a. 1) Parmi les nombreux textes où saint Thomas nous parle du libre arbitre celui que nous présentons ici a P avantage, à la fais, de situer cette faculté par rapport à l'ensemble des principes d'activités qui se rencontrent dans la nature, et de déterminer très nettement son fondement : c'est, en dernière analyse, parce qu'il a le pouvoir de juger, et donc d'apprécier ce qu'il doit faire et ne pas faire, que l'homme a le libre arbitre (cf. supra, Le Libre arbitre, p. 146). quod est dignitatis in re aliqua est perfectius quam comparari ad nobilitatem eius. Alio modo per respectum ad res naturales sensibiles: ct sic iterum intellectus est simpliciter nobilior voluntate, utpote intelligcrc lapidem qx:am velle lapidem ; eo quod forma lapidis nobiliori modo est in intellectu secundum quod ab intellectu intelli­ gitur, quam sit in re ipsa secundum quod a voluntate desideratur. Tertio modo in respectu ad res divinas, quæ sunt anima superiores ct sic velle est eminentius quam intelligere, sicut velle Deum et amare quam cognoscere ; quia scilicet divina bonitas perfectius est in ipso Deo prout a voluntate desideratur, quam sit participata in nobis prout ab intellectu concipitur. TEXTES 239 II n’est pas douteux que l’on doive affirmer l’homme libre dans son choix : la foi y contraint, vu que sans libre arbitre il ne peut y avoir mérite ni démérite, peine juste ni récompense ; des signes manifestes y invitent, qui montrent avec évidence que l’homme, librement, choisit une chose et en rejette une autre ; une raison évidente enfin l’impose, et pour la découvrir, remontant à la source du libre arbitre, nous allons procéder de la façon qui suit. Parmi les choses qui sont mues ou qui sont principes d’action il y a ccttc différence. a) Certaines ont en elles le principe de leur mouvement ou de leur opération ; tandis que d’autres l’ont en dehors d’elles, telles les choses qui sont mues par contrainte, dont le prin­ cipe est extérieur, sans qu’il y ait coopération du terme passif (cf. Aristote, Ethiques à Nie., Ill, c. 1). Il nous est impossible en ces choses d’admettre le libre arbitre, vu qu’elles ne sont pas cause de leurs mouvements ct qu’est libre cc qui est cause de soi, comme le dit Aristote au début de la Métaphysique (A, c. 2, 982 b 25). &) Parmi les choses, à présent, qui ont en elles le principe de leur mouvement et de leur activité, il y en a qui sont XIV Dicendum, quod absque omni dubitatione hominem arbitrio liberum ponere oportet. Ad hoc enim fides astringit, cum sine libero arbitrio non possit esse meritum vel demeritum, iusta pccna vel præmium. Ad hoc etiam manifesta indicia inducunt, quibus apparet hominem libere unum cligcrc, ct aliud refutare. Ad hoc etiam evidens ratio cogit, quam quidem ad investigationem liberi arbitrii originem sequentes, hoc modo procedemus. a) In rebus enim quæ moventur vel aliquid agunt, hæc invenitur differentia : quod quædam principium sui motus vel operationis in seipsis habent ; quædam vero extra se, sicut ea quæ per violentiam moventur, in quibus principium est extra, nil conferente vim passo, secundum Philosophum in III Ethic, (c. 1) : in quibus liberum arbi­ trium ponere non possumus, eo quod non sunt causa sui motus ; liberum autem est quod sui causa est, secundum Philosophum in prine. Metaphys. b) Eorum autem quorum principium motus ct operis in ipsis est 240 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE telles qu’elles se meuvent par elles-mêmes, comme les animaux et il y en a qui ne se meuvent pas par elles-mêmes, encore qu’elles aient en elles un certain principe de leur mouvement, ainsi les corps graves et les corps légers : ceux-ci, en effet, ne se meuvent pas par eux-mêmes, vu que l’on ne peut en eux distinguer deux parties, dont l’une serait motrice et l’autre mue, comme cela sc passe chez les animaux ; leur mouvement, toutefois, se rapporte à un principe intrinsèque, leur forme ; or, cette forme ils la tiennent d’un principe géné­ rateur, ce qui fait qu’ils sont dits êtres mus absolument par celui-ci (cf. Aristote, Phys., vm, 255 b 8 - 256 a 4); mais ils sont mus accidentellement par tout agent supprimant un empêchement (cause dite : removens prohibens). Ainsi, de telles choses se meuvent elles-mêmes, mais non par ellesmêmes. Il en résulte qu’en elles non plus il n’y a pas de libre arbitre : car elles ne sont pas pour elles-mêmes causes d’acti­ vité ou de mouvement, mais elles sont contraintes d’agir ou de se mouvoir suivant la forme qu’elles ont reçue d’un autre. c) Parmi les choses, enfin, qui se meuvent par elles-mêmes, il s’en rencontre dont le mouvement est consécutif à un juge­ ment de raison, et d’autres dont le mouvement est consécutif a un jugement de nature. C’est par un jugement de raison que les hommes agissent et se meuvent ; ils délibèrent, en effet, sur ce qu’il y a à faire, mais c’est par un jugement de nature que tous les animaux agissent et se meuvent : ce qui apparaît quædam talia sunt quod ipsa seipsa movent, sicut animalia ; quædam autem quæ non movent seipsa, quamvis in scipsis sui motus aliquod principium habent, sicut gravia ct levia : non enim ipsa seipsa movent, cum non possint distingui in duas partes, quarum una sit movens ct alia mota, sicut in animalibus invenitur ; quamvis motus eorum consequatur aliquod principium in seipsis, scilicet formam ; quam, quia a generante habent, dicuntur a generante moveri per se, secun­ dum Philosophum in VIII Phys., sed a removente prohibens per accidens : et hæc moventur seipsis, sed non a scipsis. Unde nec in his liberum arbitrium invenitur, quia non sunt sibi ipsis causa agendi vel movendi ; sed astringuntur ad agendum vel movendum per id quod ab altero receperunt. c) Eorum autem quæ a scipsis moventur, quorumdam motus ex iudicio rationis proveniunt, quorumdam vero ex judicio naturali. Ex iudicio rationis homines agunt et moventur ; conferunt enim de agendis ; sed ex iudicio naturali agunt et moventur omnia bruta. TEXTES 24I manifestement : soit par le fait que tous ceux qui sont de même espèce agissent de la même manière, ainsi toutes les hiron­ delles font leur nid de la même façon ; soit parce qu’ils ont un jugement déterminé à une certaine œuvre et non à toutes, comme les abeilles n’ont d’ingéniosité que pour produire des rayons de miel ; et ainsi pour les autres animaux. Pour qui donc y regarde bien, il est clair que c’est selon un même mode qu’est attribue aux corps naturels inanimés le mouvement et l’activité, et aux animaux le jugement sur ce qu’il convient de faire : de même, en effet, que les corps graves ct les corps légers ne se meuvent pas par eux-mêmes, comme s’ils étaient cause de leurs mouvements ; de même les animaux ne jugent pas scion un jugement propre, mais en se confor­ mant au jugement qui a été inscrit en leur nature par Dieu. L’homme, lui, qui, par le pouvoir de la raison, juge de ce qu’il convient de faire, est ainsi capable de juger de son propre chef, en tant qu’il connaît la « raison » de fin et celle de moyen, ainsi que le rapport et l’ordre de l’une à l’autre. Il n’est donc pas seulement cause de soi par son mouvement, mais aussi par son jugement. Il est donc doué de libre arbitre, ce qui revient à dire qu’il est de libre jugement sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. Quod quidem patet tum ex hoc quod omnia qua sunt eiusdem spe­ ciei, similiter operantur, sicut omnes hirundines similiter faciunt nidum : tum ex hoc quod habent iudicium ad aliquod opus determi­ natum et non ad omnia ; sicut apes non habent industriam ad facien­ dum aliquod aliud opus nisi favos mellis ; ct similiter est de aliis animalibus. Unde recte consideranti apparet quod per quem modum attribui­ tur motus et actio corporibi® naturalibus inanimatis, per eumdem modum attribuitur brutis animalibus iudicium de agendis ; sicut enim gravia ct levia non movent seipsa, ut per hoc sint causa sui motus, ita nec bruta iudicant de suo iudicio, sed sequuntur iudicium sibi a Deo inditum. Et sic non sunt causa sui arbitrii, ncc libertatem arbitrii habent. Homo vero per virtutem rationis judicans de agendis potest de suo arbitrio iudicarc, in quantum cognoscit rationem finis, ct cius quod est ad finem, et habitudinem et ordinem unius ad alte­ rum : et ideo non est solum causa sui ipsius in movendo, sed in iudicando ; ct ideo est liberi arbitrii, ac si diceretur liberi iudicii de agendo vel non agendo. Saint-Thomas II1. 16. 242 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE XV. L’AME humaine est immortelle ( Quaest. disp, de anima, a. 14) Saint Thomas expose ici avec beaucoup de netteté Vargument formel qui prouve l'immortalité, ou, plus exactement, l'incorrupti­ bilité de l'âme. L'intellection, étant une opération absolument indépendante du corps, suppose un principe qui, lui-même, n'ait rien de corporel : ce ne peut être qu'une forme pure, elle-même incorruptible. Deux preuves par signe sont ajoutées à l'appui de cette argumentation de base (cf. supra. La nature de l’âme humaine, p. 157). Il est absolument nécessaire d’affirmer que l’âme humaine est incorruptible. Ce qui, en effet résulte essentiellement de la nature d’une chose, ne peut lui être retranché ; ainsi ne peut-on retirer à l’homme qu’il soit animal, ni au nombre qu’il soit pair ou impair. Or il est clair que l’existence dépend essen­ tiellement de la forme, chaque chose ne possédant l’être que suivant sa forme propre ; l’existence donc ne peut en aucune façon être séparée de la forme. C’est en conséquence parce qu’ils viennent à perdre leur forme dont dépend leur être que les composés de matière et de forme se « corrompent ». Quant à la forme, elle ne peut, de soi, se corrompre. Toutefois, elle se corrompt de façon accidentelle par « corruption » du composé ; pour autant qu’ainsi disparaît l’être du composé qui existe par la forme ; et ceci encore, à supposer que la forme soit telle qu’elle ne possède pas l’être, mais qu’elle soit seulement ce par quoi le composé existe. XV Dicendum quod necesse est omnino animam humanam incorrupti­ bilem esse. Ad cuius evidentiam considerandum est, quod id quod per se consequitur ad aliquid, non potest removeri ab eo. Sicut ab homine non removetur quod sit animal, neque a numero quod sit par vel impar. Manifestum est autem quod esse per se consequitur formam : unumquodque enim habet esse secundum propriam for­ mam : unde esse a forma nullo modo separari potest. Corrumpuntur igitur composita ex materia et forma per hoc quod amittunt formam ad quam consequitur esse. Ipsa autem forma per se corrumpi non potest, sed per accidens corrupto composito corrumpitur, in quantum deficit esse compositi quod est per formam ; si forma sit talis qua: non sit habens esse, sed sit solum quo compositum est. 243 Si donc il sc rencontre une forme qui ait l’être, il faudra bien qu’elle soit incorruptible. L’être, en effet, ne peut se trouver séparé d’une chose qui a l’être, si ce n’est quand cette chose vient à perdre sa forme : si donc ce qui a l’être est la forme elle-même, il est impossible que l’être s’en trouve séparé. Or il est manifeste que le principe par lequel l’homme fait acte d’intcllection est une forme ayant l’être en soi et non seulement comme ce par quoi une chose existe. Faire acte d’intcllection n’est pas, en effet, comme le prouve Aristote (De Anima, ni, c. 4, 429 a 24) un acte accompli par le moyen d’un organe corporel. Il ne se peut, en effet, trouver d’organe corporel qui soit réceptif de toutes les na­ tures sensibles, pour la raison surtout que ce qui reçoit doit être dépourvu de la nature de ce qu’il reçoit (comme la pupille l’est de la couleur). Or, tout organe corporel a une certaine nature sensible ; et l’intelligence, par laquelle nous faisons acte d’intcllection, est capable de connaître toutes les choses sensibles : il est donc imposible que son opération, qui est l’intellection, s’exerce par le moyen d’aucun organe corporel ; d’où il ressort que l’intelligence a une opération propre à quoi le corps n’a pas de part. Mais tout agent agit suivant ce qu’il est : ceux qui ont l’être par soi, agissent ainsi par soi, et ceux qui, au contraire, n’ont pas l’être par soi, n’agissent pas par TEXTES Si ergo sit aliqua forma quæ sit habens esse, ncccssc est illam for­ mam incorruptibilem esse. Non enim separatur esse ab aliquo habente esse, nisi per hoc quod separatur forma ab eo ; unde si id quod habet esse, sit ipsa forma, impossibile est quod esse separetur ab eo. Manifestum est autem quod principium quo homo intelligit est forma habens esse in sc, et non solum sicut quo aliquid est. Intelligere enim, ut Philosophus probat in III de Anima, non est actus expletus per organum corporale. Non enim posset inveniri aliquod organum corporale quod esset receptivum omnium naturarum sensi­ bilium ; præsertim quia recipiens debet esse denudatum a natura recepti, sicut pupilla caret colore. Omne autem organum corporale habet naturam aliquem sensibilem. Intellectus vero quo intclligimus est cognoscitivus omnium sensibilium naturarum ; unde impossibile est quod cius operatio, quæ est intelligere, exerceatur per aliquod organum corporale. Unde apparet quod intellectus habet operatio­ nem per se, in qua non communicat corpus. Unumquodque autem operatur secundum quod est : quæ enim per sc habent esse, per se operantur. Quæ vero per sc non habent esse, non habent per se 244 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE soi ; cc n’cst pas, en effet, la chaleur qui chauffe par soi, mais le corps chaud. Il est donc manifeste que le principe intcllcctif, par lequel l’homme fait acte d’intellection, possède une existence supra-corporelle et indépendante du corps. Il est également évident que le dit principe n’est pas un composé de matière et de forme, puisque les « species » sont reçues en lui de façon tout à fait immatérielle, ce qui est prouvé par ce fait que l’intellect a pour objet les universels, lesquels sont abstraits de la matière et de ses conditions. Reste donc que le principe intellectif, par lequel l’homme fait acte d’intellection, soit une forme possédant l’existence : il est donc nécessaire qu’il soit incorruptible. C’est aussi ce que veut dire Aristote (De Anima, ni, c. 5, 430 a 23) lorsqu’il affirme que l’intellect est quelque chose d’immortel et de divin. Or on a précédemment montré que le principe intellectif, par lequel l’homme fait acte d’intellection, n’est pas une substance séparée, mais quelque chose de formelle­ ment inhérent à l’homme, savoir : son âme, ou l’une de ses parties. De tout ceci il ressort donc que l’âme humaine est incorruptible. Remarquons d’ailleurs que tous ceux qui ont prétendu que l’âme humaine sc corrompait ont été contre l’un des points ci-dessus exposés. Les uns, en effet, en prétendant que l’âme n’est autre chose que le corps, ont supposé qu’elle n’est operationem ; non enim calor per sc calefacit, sed calidum. Sic igitur patet quod principium intellectivum quo homo intclligit, habet esse elevatum supra corpus, non dependens a corpore. Manifestum est etiam quod huiusmodi intellectivum principium non est aliquid ex materia et forma compositum, quia species omnino recipiuntur in ipso immacerialiter. Quod declaratur ex hoc quod intellectus est universalium, qux considerantur in abstractionc a materia et a materialibus conditionibus. Relinquitur ergo quod prin­ cipium intellectivum quo homo intclligit, sit forma habens esse ; unde ncccssc est quod sit incorruptibilis. Et hoc est quod etiam Philosophus dicit III de Anima, quod intellectus est quoddam divi­ num et perpetuum. Ostensum est autem in præcedcntibus quaestio­ nibus quod principium intellectivum quo homo intclligit, non est aliqua substantia separata ; sed est aliquid formaliter inhærcns homi­ ni, quod est anima, vel pars animæ. Unde relinquitur ex prædictis quod anima humana sit incorruptibilis. Omnes enim qui posuerunt animam humanam corrumpi, intereme­ runt aliquid prxmissorum. Quidam enim animam ponentes esse TEXTES 245 pas forme, mais un composé de matière et de forme. D’autres, en disant que l’intellect ne diffère pas du sens, ont admis, en conséquence, qu’elle n’a d’opération que par un organe corporel, ct qu’ainsi elle n’a pas d’existence supra-corporelle ; d’où il résulte qu’elle n’est pas une forme qui possède son être. D’autres, enfin, ont affirmé que l’intellect, par lequel l’homme fait acte d’intellection, est une substance séparée. Or, l’on a montré précédemment la fausseté de ces opinions. Reste donc que l’âme humaine soit incorruptible. L’on peut encore trouver de ce fait un double indice. Le premier se prend de l’intelligence, car même les choses par soi-même corruptibles sont, en tant que perçues par l’intelli­ gence, incorruptibles. Cette faculté, en effet, appréhende les choses de façon universelle, mode selon lequel il ne peut y avoir pour elles de corruption. Le deuxième se prend de l’appétit naturel qui, en aucun cas, ne peut se trouver frustré. Or nous observons qu’il y a en l’homme un désir de perpé­ tuité : et il est raisonnable qu’il en soit ainsi, car, l’être étant de soi désirable, nécessairement celui qui le connaît de façon absolue, et non pas seulement · hic ct nunc », doit aussi le désirer de façon absolue, ct pour tout le temps. Il semble donc que cc désir n’est pas vain, mais que l’homme, quant à son âme intellective, est immortel. corpus, posuerunt cam non esse formam, sed aliquid ex materia ct forma compositum. Alii vero ponentes intellectum non differre a sensu, posuerunt per consequens quod non habet operationem nisi per organum corporale, et sic non habet esse elevatum supra corpus ; unde non est forma habens esse. Alii vero posuerunt intellectum, quo homo intelligit, esse substantiam separatam. Quae omnia in superio­ ribus ostensa sunt esse falsa. Unde relinquitur animam humanam esse incorruptibilem. Signum autem huius ex duobus accipi potest. Primo quidem, ex parte intellectus : quia ea etiam quæ sunt in seipsis corruptibilia, secundum quod intellectu percipiuntur, incorruptibilia sunt. Est enim intellectus apprehensivus rerum in universali, secundum quem modum non accidit cis corruptio. Secundo, ex naturali appetitu qui in nulla re frustrari potest. Videmus enim hominibus appetitum esse perpetuitatis. Et hoc rationabiliter : quia cum ipsum esse secundum se sit appetibile, oportet quod ab intelligente qui apprehendit esse simpliciter, et non hic ct nunc, appetatur esse simpliciter, et secun­ dum omne tempus. Unde videtur quod iste appetitus non sit inanis; sed quod homo secundum animam intellectivam sit incorruptibilis. 246 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE XVI. L’image de dieu Dieu créa l'homme à son image. Saint Thomas, à la suite des docteurs chrétiens, a profondément médité cette parole, où il crut découvrir une explication de la structure profonde de notre âme. Mais cette image, comme nous allons le voir dans les deux textes suivants, peut être relative soit à la nature divine (en tant que nature intellectuelle), soit à la Trinité des Personnes (Cf. supra, L’image de Dieu, p. 161). A. L'image de Dieu selon sa nature (I0· ΡΛ, q. 93» a. 4) S’il est vrai que l’homme — scion sa nature intellectuelle — est à l’image de Dieu, il se trouvera d’autant plus être à cette image que sa nature intellectuelle pourra davantage imiter Dieu. Or la nature intellectuelle ne peut pas imiter Dieu davantage qu’en L’imitant en ce qu’il se connaît et s’aime Lui-même. L’image de Dieu pourra, en conséquence, se rencontrer de trois façons en l’homme : i° selon qu’il est naturellement capable de connaître et d’aimer Dieu ; et cette aptitude repose sur la nature même de l’esprit qui est commune à tous les hommes ; 20 selon qu’il connaît et aime Dieu, actuellement ou habituellement, mais de façon imparfaite : et c’est l’image par la conformité de la grâce ; 3° selon qu’il connaît et aime Dieu parfaitement et en acte : XVI A... Cum homo secundum intellectualem naturam ad imaginem Dei esse dicatur, secundum hoc est maxime ad imaginem Dei, secun­ dum quod intellectualis natura Deum maxime imitari potest. Imita­ tur autem intellectualis natura maxime Deum quantum ad hoc, quod Deus scipsum intelligit et amat. Unde imago Dei tripliciter potest considerari in homine. Uno quidem modo, secundum quod homo habet aptitudinem naturalem ad intclligendum et amandum Deum : et hac aptitudo consistit in ipsa natura mentis, quæ est communis omnibus hominibus. Alio modo, secundum quod homo, actu vel habitu Deum cognoscit et amat, sed tamen imperfecte : et hæc est imago per conformitatem gratiae. Tertio modo, secundum quod TEXTES 247 et c’est l’image par la similitude de la gloire. Aussi, sur cette parole du psaume 4, « la lumière de votre visage, Seigneur, s’est imprimée en nous », la Glose distingue-t-elle une triple image, savoir : de création, de re-création et de similitude. La première de ces images se rencontre en tous les hommes ; la deuxième, seulement dans les justes ; la troisième, dans les seuls bienheureux. B. Uimage de Dieu selon la Trinité des personnes (De Veritate, q. 10, a. 3) Saint Augustin (De Trinitate, xiv, c. 7) reconnaît dans l’âme intellective deux images de la Trinité : la première, selon ces trois termes : « mens », « notitia », · amor » (cf. De Trinitate, ix) ; la seconde, selon ces trois autres termes : « memoria », < intelligentia », « voluntas ». L’image de la Trinité peut en conséquence être attribuée de deux façons à l’âme, savoir : ou selon une parfaite imitation de la Trinité, ou selon une imitation imparfaite. L’âme, en effet, imite la Trinité de façon parfaite, dans la mesure où elle se souvient en acte, connaît en acte et veut en acte. Il en est ainsi, parce que, dans cette Trinité incréée, la personne intermédiaire est le Verbe, et qu’il ne peut y avoir de verbe sans connaissance actuelle. En raison de quoi, homo Deum actu cognoscit et amat perfecte : et sic attenditur imago secundum similitudinem gloriœ. Unde super illud Psalmi IV Signa­ tum est super nos lumen vultus tui, Domine Glossa distinguit triplicem imaginem : scilicet creationis, recreationis et similitudinis. Prima ergo imago invenitur in omnibus hominibus, secunda in iustis tan­ tum ; tertia vero solum in beatis. B... Augustinus (De Trinitate, XIV, c. 7) dupliciter assignat imagi­ nem Trinitatis in mente. Primo secundum h»c tria : mens, notitia, et amor, ut patet in IX de Trinitate ; secundo quantum ad hsec tria, quæ sunt memoria, intelligentia et voluntas. Dicendum ergo, quod imago Trinitatis in anima potest assignari dupliciter : uno modo secundum perfectam imitationem Trinitatis, alio modo secundum imperfectam. Anima enim perfecte Trinitatem imitatur secundum quod memi­ nit actu, intelligit actu et vult actu. Quod ideo est, quia in illa Trini­ tate incrcata, media in Trinitate persona est Verbum. Verbum autem sine actuali cognitione esse non potest. Unde secundum hunc mo- ^48 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : PSYCHOLOGIE pour ce qui concerne ce mode d’imitation parfaite, saint Augustin constitue l’image de ces trois termes : « memoria », • intelligentia », « voluntas » ; « memoria » impliquant une connaissance habituelle, « intelligentia » une connaissance actuelle, « voluntas », enfin, un mouvement actuel de volonté faisant suite à la connaissance... Mais il y a image selon une imitation imparfaite, si l’on se réfère aux habitus et aux puissances. Aussi saint Augustin {De Trinitate, IX, c. 4) fait-il correspondre l’image de la Trinité à ces trois termes : « mens », « notitia », « amor » ; « mens » désignant la puissance, » notitia » et » amor », les habitus qui s’y rencontrent... dum pcrfcctæ imitationis assignat Augustinus imaginem in his tribus memoria, intelligentia, voluntate ; prout memoria importat habitualem notitiam, intelligentia vero actualem cogitationem ex illa notitia procedentem, voluntas vero actualem voluntatis motum ex cogitatione procedentem... Imago vero secundum imperfectam imitationem est, quando assi­ gnatur secundum habitus ct potentias ; et sic assignat imaginem Tri­ nitatis in anima, in IX de Trinitate, quantum ad hxc tria, mens, notitia, amor; ut mens nominet potentiam, notitia vero ct amor habitus in ca existentes. TABLE DES MATIÈRES Avant-propos .................................................................... 7 Introduction ..................................................................... 1. Notion générale de la psychologie........................................... 2. Objet et méthode de la psychologie......................................... 3. Sources et bibliographie........................................................ 9 12 16 Ch. I. La vie, l’ame et ses facultés..................................... 1. La vie et ses degrés................................................................. 2. Définition aristotélicienne de l'âme......................................... 3 Les puissances de Pâme.......................................................... 21 21 U Jyt 26 35 Ch. II. La vie végétative.................................................... X. La fonction nutritive............................................................. 2. La fonction d'accroissement............................ 3. La fonction de génération.............................. 4. Conclusion : le système de la vie végétative.............................. 39 39 41 42 43 Ch. III. La vie sensitive....................................................... Sect. I. La connaissance sensible............................................ 1. Les sens externes................................................................... 2. Les sens internes..................................... Sect. II. L’affectivité sensible............................................... 1. Les puissances affectives............................... 2. La faculté motrice.................................... 45 45 ■ 46 ' 58 i 63 64 ’ 68 I Ch. IV. La connaissance intellectuelle.......................... Préliminaires. Position du Traité de l'intelligence ............. Sect. T. Notion générale de la connaissance ............................ 71 71 t 75 ! ' 9 I I TABLE DES MATIÈRES 250 Sect. II. L’objet de l’intelligence humaine............................. 1. L'objet propre de Vintelligence humaine................................. 2. L'objet adéquat de Vintelligence humaine................................ 3. L'intelligence humaine et la vision de Dieu................. 82 83 87 89 , . Sect. III. Formation de la connaissance intellectuelle humaine.. II' l. L'intellect agent et l'abstraction de l'intelligible............. I |l 2. L'intellect possible et la réception de la « species ·................... IOI Sect. IV. L’activité de l’intelligence...................................... 1. L’intellection ....................................... 2. Le verbe mental..................................................................... 3. Le retour aux images.................................. 104 105 106 113 Sect. V. Le progrès de la connaissance intellective.................. l. La première donnée de Vintelligence....................................... 2. Le « discursus » intellectuel...................................................... 115 115 118 Sect. VI. La connaissance du singulier et de l’existant.............. 1. La connaissance des singuliers........................... 2. La connaissance de l'existence concrète.................... 121 Sect. VII. La connaissance de l’âme par elle-même.................. 1. Le problème posé à saint Thomas......................... 2. L'exégèse de saint Thomas ............................. 3. Conclusion et corollaires........................................................ X27 127 129 133 , I 120 124 if Sect. Vm. Conclusion : Position de la Théorie de la connais­ sance intellectuelle de saint Thomas............. 136 Ch. V. La volonté............................................................... 1. Notion de la volonté.............................................................. 2. La volonté et les autres facultés de l'âme.................. 3. Le libre-arbitre...................................... 139 139 142 146 Ch. VI. L’Ame humaine...................................................... 1. Préliminaires........................................ 2. La nature de Vâme humaine.................................................. 3. La structure intellective de Vâme humaine................. 155 155 157 160 Réflexions 165 terminales........................................................ I 7 TABLE DES MATIÈRES 251 TEXTES I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI. Les degrés de l’émanation vitale......................................... L'âme humaine estforme ct individu substantiel............... Sens internes et sens externes............................................. Divisions de Γappétit........................................................ Le fondement de I'intellection......................................... L'intelligence humaine est abstractive................................ L'intellect agent................................... a) L'existence de l'intellect agent..................................... b) L'intellect agent n'est pas unique pour tous et séparé ... Rôle de la « species » dam Γintellection................. Le verbe mental............................................................. La connaissance des singuliers......................................... La connaissance de l'âme par elle-même.......................... La connaissance de l'âme séparée..................................... Supériorité de l'intelligence sur la volonté.......................... L'homme a le libre-arbitre................................................ L'âme humaine est immortelle........................................ L'image de Dieu ............................................... . ...... ... 171 174 180 185 188 192 201 202 204 210 217 219 222 226 235 238 242 246 ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 5 JANVIER 1957 SUR LES PRESSES DE l’imprimerie Λ tardy BOURGES O. L. 2» trim. 53-lmp. 1.563-Éd. 4.637