Nibil obstat : Imprimi potest : Ad Salices, die 3* dec. 1951 Parisiis, die 10· febr. 195a A.-M. Avril, prior prov. M.-L. GUÉRARD DBS LAURIERS, O. p. L.-B. Geigeb, o. p. Imprimatur : Parisiis, die 16» febr. 195a Petrvs Brot vic. gén. H.-D. GARDEIL, o. p. professeur à la Faculté Je Philosophie du Saulchoir INITIATION A LA PHILOSOPHIE DE S. THOMAS DAQUIN (3* Édition) IV MÉTAPHYSIQUE LES ÉDITIONS DU CERF 29, Boulevard Latour-Aiauhourg, Paris 7e i960 AVANT-PROPOS II ne sera pas superflu de rappeler les intentions modestes de cette Initiation. Elle voudrait avant tout rendre service à ceux qui débutent dans l’étude de saint Thomas et la lecture de scs textes. On ne devra donc pas s’attendre à trouver ici un traité développe de métaphysique thomiste, encore que l’ensemble des questions les plus importantes aient été envi­ sagées. Les options que nous n’avons pu éviter de prendre pour la disposition de la matière et dans l’interprétation des doctrines s’éclaireront progressivement, nous l’espérons, è mesure que l’on avancera dans l’exposé, et nous ne croyons pas utile de les justifier une première fois. En fin de volume, nous avons cru bon de présenter un voca­ bulaire succint de la langue technique de saint Thomas. Seuls s’y rencontrent les mots les plus communs, définis selon leurs acceptions les plus usuelles. Un certain nombre de ces mots appartiennent au vocabulaire universel et courant, mais, chez saint Thomas, ils reçoivent, pour une part, un sens bien déterminé et précis qu’il convenait de faire connaître. Ce vocabulaire correspond aux quatre parties prévues de notre Initiation, c’est-à-dire à la Logique, à la Philosophie de la nature, à la Psychologie et à la Métaphysique. Que ceux qui nous ont prêté leur concours pour la mise au point de ce volume, notamment les RR. PP. Guérard des Lauriers et Hubert, trouvent ici l’expression de notre plus fraternelle gratitude. INTRODUCTION § I. Notion générale de la métaphysique Dans la langue philosophique universelle le terme de méta physique désigne la partie supérieure de la philosophie, c’està-dire celle qui entend donner les raisons dernières et les principes ultimes des choses ; il remonte à Andronicus de Rhodes (ier s. av. J.-C.) qui, en éditant les écrits d’Aristote, prit l’initiative de classer sous le titre de Meta ta Phusika (après les Physiques) une collection de quatorze livres dont le contenu paraissait faire logiquement suite à celui des livres de physique. Aristote lui-même n’avait parlé, pour désigner cet ensemble, que de Philosophie première ou de Théologie. L’objet propre de la métaphysique sera, nous le verrons en péripatétisme, l’être comme tel et ses propriétés. Mais cette définition que retiendra saint Thomas ne ressort pas de façon immédiate de la lecture de l’ouvrage dont il vient d’être question. Un premier inventaire y découvre, en effet, comme trois conceptions successives de cette science et les liens organiques qui les relient entre elles ne se révèlent pas tout de suite. Saint Thomas, qui avait pris pleinement cons­ cience de cette ambiguïté, présente de cette manière, au Proœmium de son commentaire sur la Métaphysique, cette triple conception : i° Par opposition aux autres sciences, qui ne remontent qu’à des causes ou à des principes plus immédiats, la méta­ physique apparaît tout d’abord comme la science des premières causes et des premiers principes. Cette définition se rattache manifestement à la conception générale de la science, connais­ sance par les causes, qui est un des tout premiers axiomes du péripatétisme. La dénomination de « Philosophie première » 10 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE se rapporte à cet aspect de la métaphysique qui domine dans le livre A. 2° La métaphysique s’affirme ensuite comme la science de l'être en tant qu'être et des attributs de Vêtre en tant qu'être. Vue sous ce jour, elle se présente comme ayant l’objet le plus universel de tous, les autres sciences ne considérant qu’un domaine particulier de l’être. Cette conception prend corps au livre Γ du recueil d’Aristote et paraît s’imposer dans la suite. C’est à elle que répond proprement le vocable de « Métaphysique ». 3° Enfin la métaphysique peut être définie comme la science de ce qui est immobile et séparé, à la différence de la physique et de la mathématique qui considèrent toujours leur objet sous un certain conditionnement de la matière. De ce point de vue, la plus éminente des substances séparées étant Dieu, la métaphysique peut revendiquer l’appellation de Théologie ». Cet aspect prévaut dans l’ouvrage à partir du livre E. Ce prologue de saint Thomas est trop important pour ne pas être lu de près. La métaphysique, à qui il revient de régen­ ter toutes les autres sciences, ne peut avoir évidemment pour objet que les plus intelligibles et ne peut être que la plus intellectuelle des sciences. Or nous pouvons considérer le plus intelligible à trois points de vue différents : « En premier lieu, selon l’ordre de la connaissance. En effet, les choses à partir desquelles l’intellect acquiert la certitude, semblent être les plus intelligibles. Ainsi, comme la certitude de la science tenant à l’intelligence est acquise à partir des causes, la connaissance des causes paraît bien être la plus intellectuelle, et en conséquence la science qui considère les premières causes est, semblet-il, au maximum régulatrice des autres. « En deuxième lieu, du point de vue de la comparaison de l’intelligence et du sens ; car, le sens ayant pour objet les particuliers, l’intelligence paraît différer de lui en ce qu’elle embrasse les universels. La science la plus intellec­ tuelle est donc celle qui concerne les principes les plus universels, lesquels sont l’être et ce qui est consécutif à l’être comme l’un et le multiple, la puissance et l’acte. Or de telles notions ne doivent pas demeurer complète­ ment indéterminées... ni être étudiées dans une science particulière... Elles doivent donc être traitées dans une INTRODUCTION XI science unique et commune qui, étant la plus intellec­ tuelle, sera régulatrice des autres. « En troisième lieu du point de vue même de la connais­ sance intellectuelle. Une chose ayant vertu intellective du fait qu’elle se trouve dépourvue de matière, il est nécessaire que soit le plus intelligible ce qui est le plus séparé de la matière... Or sont le plus séparées de la ma­ tière les choses qui n’abstraient pas seulement de telle manière déterminée... mais totalement de la matière sen­ sible : et cela non seulement selon la raison, comme les ob­ jets mathémathiques, mais du point de vue de l’être, comme Dieu et les esprits. La science qui traite de ces cho­ ses paraît en conséquence être la plus intellectuelle et jouir vis-à-vis des autres du droit de principauté et de régence. » Science des premières causes et des premiers principes, c’est-à-dire sagesse, science de l’être en tant qu’être, science de ce qui est absolument séparé de la matière, telle se révèle successivement à nous la métaphysique. Nous allons reprendre chacune de ces conceptions afin d’en mieux saisir la portée. Dans cette étude, nous aurons le souci de marquer le ratta­ chement de chaque doctrine au mouvement général de la pensée grecque. Ainsi l’élaboration aristotélicienne nous apparaîtra, en même temps qu’une œuvre de spéculation vigoureuse, comme l’aboutissement et la synthèse de la réflexion sur les principes des trois siècles qui l’ont précédée. § Π. La métaphysique comme sagesse I. Notion générale de la sagesse. Au Ch. 2 du livre A de sa Métaphysique, Aristote recense les conceptions les plus couramment admises concernant la sagesse philosophique : la science la plus universelle, la plus ardue, la plus propre à être enseignée etc... pour finalement s’arrêter à ce qui lui semble caractériser de la façon la plus formelle cette science : la métaphysique est la science des premières causes et des premiers principes. Il y a chez l’homme un penchant inné à savoir, c’est-à-dire à connaître par les causes, et ce désir ne peut être satisfait que lorsqu’on a atteint la cause ultime, celle après laquelle il n’y a plus à chercher et qui donc se suffit par elle-même. Science des suprêmes explications ou des premières causes, telle nous paraît donc être la métaphysique qui, sous ce jour, mérite proprement le titre de sagesse. 12 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE 2. Les diverses espèces de sagesse. a) La notion de sagesse n’est pas plus la propriété exclusive du péripatétisme que du christianisme. Toute pensée philo­ sophique digne de ce nom entend bien être une sagesse. Mais il est évident que les diverses sagesses philosophiques diffèrent profondément suivant la fin poursuivie et les moyens mis en œuvre. Chez les Grecs le terme de sagesse (Sophia), se rencontre d’abord nanti d’une signification aux résonances utilitaires. Il est synonyme d’habileté ou d’excellence dans un art quel­ conque. Polyclètc est un sage parce qu’il est un sculpteur particulièrement adroit. La Sophia correspond aussi à une certaine maîtrise dans la conduite de la vie. C’est en ce sens plus élevé que Socrate parlera de sagesse : est sage celui qui, se connaissant bien soi-même, est ainsi capable de se diriger avec discernement. Platon recueillera l’héritage moral de Socrate ; pour lui la Sophia est l’art de se gouverner soi-même et de gouverner la cité suivant les normes de la justice et de la prudence. Mais, chez le philosophe des Idées, d’autres perspectives se sont ouvertes : l’âme, par sa partie supérieure, le Nous, est en communication avec le monde des vraies réalités, les formes intelligibles, au sommet desquelles rayonne la forme supérieure du bien ; la Sophia est donc aussi Theoria et, à son terme, contemplation de Dieu. Les plus grands parmi les disciples de Platon, Aristote et Plotin, sui­ vront le maître dans cette ascension intellectuelle vers l’être suprême. Ainsi la sagesse philosophique, dans les limites de scs possibilités humaines, a rejoint son vrai principe, mais elle ignore encore les voies qui y conduisent de façon effective. Avec la révélation judéo-chrétienne, si la contemplation de Dieu demeure toujours le but dernier de la sagesse, les perspectives sont inversées. La sagesse alors se présente essentiellement, non plus comme venant des ressources propres de l’esprit humain, mais comme descendant du ciel : c’est le salut, qui nous est apporté par l’initiative et par la grâce même de Dieu. Aussi une telle sagesse se manifeste-tcllc d’emblée comme quelque chose qui dépasse la philoso­ phie, encore que, sous le règne de la grâce, une sagesse authentiquement philosophique puisse parfaitement se consti­ tuer. En face de l’Évangile se dresse enfin ce que celui-ci nous a appris à appeler la sagesse de ce monde, qui consiste profon­ dément en un refus du transcendant : il s’agit d’organiser le IS monde par scs seules ressources, et en vue uniquement de l’homme. Pour un chrétien, une telle sagesse qui ne s’édifie pas sur les vraies valeurs, ne peut évidemment être que prétendue et fausse. b) Si nous quittons le plan de l’histoire pour nous placer à celui de la doctrine, nous devrons dire avec saint Thomas, et il ne fait ici qu’exprimer l’opinion théologique commune, qu’il peut y avoir dans l’esprit humain trois sagesses essen­ tiellement distinctes et hiérarchiquement ordonnées : la sagesse infuse, don du Saint-Esprit, la théologie et la méta­ physique, ces trois sagesses se distinguant de façon corréla­ tive d’après la lumière qui les détermine et d’après leur objet formel. Avec la sagesse infuse l’on juge par une connaturalité fondée sur l’amour de charité qui nous permet d’at­ teindre Dieu en lui-même et selon un mode d’agir ou plutôt de pâtir supra-humain. La sagesse théologique est comme la précédente sous le régime de la foi et a également pour objet Dieu considéré en lui-même ; mais elle est fondée immédiate­ ment sur la révélation et son mode d’exercice est essentielle­ ment rationnel. La métaphysique, elle, est purement humaine, n’ayant d’autre lumière que celle de notre raison naturelle ; comme nous le verrons, elle prétend elle aussi atteindre Dieu, principe suprême des choses, mais à titre de cause et non plus à titre d’objet directement appréhendé. La spéculation chrétienne connaît encore un autre emploi du terme de sagesse, selon qu’il sert à désigner un attribut essentiel de Dieu : la Sagesse transcendante qui convient à Dieu lui-même dans sa nature et que la théologie trinitaire nous autorise à attribuer personnellement au Fils. C’est, notons-le, dans cette Sagesse d’où elles tirent leur commune origine, que les trois sagesses qui illuminent hiérarchique­ ment l’esprit humain trouvent leur principe profond d’unité. Pour un homme, être sage, est donc tout au fond, participer selon les divers modes progressifs que nous venons de définir, à la vue même de Dieu sur le monde. Loin de s’opposer, les trois sagesses du chrétien s’harmonisent et se perfectionnent mutuellement. INTRODUCTION 3. Sagesse, science et intelligence. D’autres précisions doivent être données. Considérée dans le sujet, la sagesse est pour saint Thomas un habitus, ou une vertu, c’est-à-dire une perfection de l’intelligence qui la dispose à procéder dans son acte avec facilité et exactitude 14 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE On sait qu’cn péripatétisme les vertus humaines sc distinguent en vertus morales qui perfectionnent les puissances appéti­ tives, et en vertus intellectuelles qui perfectionnent l’intclligcncc. A la suite d’Aristote {Ethique à Nicomaque, i. 6), saint Thomas distingue cinq espèces de vertus intellectuelles . ad 3) que nous pouvons avoir une connaissance plus parfaite des choses humaines que des choses divines ; c’est vrai, mais n’est-il pas préférable de connaître peu de choses des plus nobles, que de connaître beaucoup des réalités inférieures ? Aristote qui n’a pas ignore, encore que ce point soit demeuré chez lui dans une certaine obscurité, que la philo­ sophie devait son excellence à la hauteur de scs principes (elle est vertu divine et a un objet divin) se plaît de préférence à faire valoir ses prérogatives de liberté : « De même que nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin et n’est pas la fin d’un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle est sa propre fin. C’est donc à bon droit qu’on pourrait estimer plus qu’hu­ maine la possession de la philosophie » (Métaph., A, c. 2, 892 b 28). Au sens le plus élevé du mot et avec toute la supé­ riorité que cela lui confère, le sage est un homme libre. INTRODUCTION 17 Envisageant les choses au point de vue du profit qu’elle peut nous procurer, saint Thomas, au Contra Gentiles (I, c. 2) magnifie ainsi l’étude de la sagesse, de toutes « la plus par­ faite, car autant l’homme s’adonne à l’étude de la sagesse, autant déjà il a part à la béatitude véritable... la plus sublime, car par elle, surtout, l’homme accède à la ressemblance avec Dieu qui a tout fait avec sagesse (ps. 103, 24)... la plus utile, du fait que par la sagesse elle-même on parvient au royaume de l’immortalité... la plus agréable, car son commerce n'a pas d'amertume, ni sa commensalité de tristesse, mais allégresse et joie (Sag., VIII, 16). » Cet éloge où perce l’enthousiasme du Docteur angélique, ne porte évidemment à plein qu’au regard de la sagesse soumise à la révélation, mais il peut être appliqué, à sa mesure, à la sagesse métaphysique, le plus excellent des savoirs proprement humains. (Cf. Texte I, p. 141). § III. La métaphysique comme science DE CE QUI EST SÉPARÉ DE LA MATIÈRE i. Origine de la doctrine de la séparation. La métaphysique est, en deuxième lieu, la science de ce qui est absolument séparé de la matière. Cette doctrine est, elle aussi, l’aboutissement d’un long effort de réflexion philosophique. Chez les Grecs, c’est semble-t-il, à Anaxagorc qu’il convient de rapporter l’honneur d’avoir, le premier, séparé l’esprit de la matière. Certes, le Nous qu’il propose à nos méditations, n’est-il pas clairement distingué des objets corporels, et son action sur ceux-ci dcmeure-t-cllc encore mal définie, mais un premier pas dans le sens de la séparation d’un élément supérieur est accompli. Platon viendra, qui, pour assurer à la connaissance intellectuelle l’objet stable et identique qu’elle paraît requérir, postulera le monde des idées, réalités pures de toute matière, auxquelles la véritable science pourra se référer. On sait qu’Aristote, tout en accueillant les idées de Platon, les a, par fidélité plus grande à l’expérience, replongées dans la matière : les choses corporelles sont à la fois matière et forme. Mais il y aura cependant encore chez lui des subs­ tances tout à fait séparées, et surtout, dans sa philosophie de la connaissance, le principe de l’abstraction de la matière conserve toute sa valeur : l’intelligence, faculté spirituelle, Saint-Thomas IV. 2. 18 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE ne peut directement atteindre que la · quiddité » ou l’essence abstraite j et un objet est d’autant plus intelligible en soi qu’il est plus dégagé des conditions de la matière. Le fonde­ ment de l’intellection, dira saint Thomas, en donnant à ces affirmations toute leur portée, est l’immatérialité. Il reste à préciser ici comment sous cet angle se présente la connaissance métaphysique. 2. Les trois degrés d’abstraction. Envisageant l’ensemble du système des sciences spécula­ tives, Aristote a distingué trois types ou trois degrés d’imma­ térialité dans les objets à connaître et, corrélativement, dans les opérations intellectuelles qui leur sont proportionnées. Ces trois degrés correspondent aux trois groupements admis par tous des sciences physiques, des mathématiques et de la métaphysique. La logique nous apprend que chacun de ces degrés se caractérise en fonction de la matière noétique abandonnée par l’opération abstractive ou, inversement, en fonction de l’aspect matériel qui demeure impliqué dans les définitions des notions commandant les démonstrations. Ainsi, au degré de la spéculation physique, on abstrait de la matière en tant qu’elle est principe d’individuation, materia signata, mais on retient la matière qui est à la racine des qua­ lités sensibles, materia sensibilis ; conservant les qualités on garde par le fait même l’aspect de mobilité des choses. Au degré mathématique, on abstrait de cette materia sensibilis, tout en retenant ce fondement matériel de la quantité que le péripatétisme a dénommé materia intelligibilis. En méta­ physique enfin, on abstrait absolument de toute matière et de tout mouvement ; on est dans l’immatériel pur qui comprend à la fois les réalités spirituelles (Dieu et les anges), et les notions premières (l’être, les transcendantaux, etc...), ces dernières étant indépendantes des corps en ce sens qu’elles peuvent être réalisées en dehors d’eux. (Sur cette doctrine générale des degrés d’abstraction chez saint Thomas, cf : Metaph., VI, I. i ; De Trinitate, q. 5, a. 1 et 3 ; Za Pa, q. 85, a. i, ad 2). 3. Caractères propres de l’abstraction métaphysique. Nous aurons l’occasion plus loin, en étudiant la notion d’être, de préciser le type particulier de cette abstraction. De façon un peu superficielle en effet on se représenterait 19 l’activité grâce à laquelle l’esprit s’élève successivement aux trois degrés d’immatérialité comme une opération de même genre uniformément répétée, alors qu’entre les trois procédés il n’y a de fait qu’une simple analogie. Il s’agit bien dans chaque cas d’un dégagement de la matière, mais celui-ci ne s’effectue pas de la même façon. Un mot spécial, celui de separatio, est meme réservé par saint Thomas pour désigner l’abstraction métaphysique. (De Trinitate, q. 5, a. 3) Indiquons toutefois dès maintenant, pour éviter que l’on ne s’égare, qu’« abstrait », « séparé », lorsqu’ils sont rapportés au plan de la réflexion métaphysique, ne signifient en aucune manière coupé de l’existence, mais seulement dégagé des conditions matérielles de cette existence. L’être, objet de la métaphysique, est éminemment concret. Le métaphysicien est, au sens plein du mot, le plus réaliste des savants, soit qu’il considère du point de vue de l’être l’universalité des choses, soit qu’il s’élève aux plus réels des objets : les esprits purs et Dieu. INTRODUCTION § IV. La A1ÉTAPHYSIQUE COMME SCIENCE DE L’ÊTRE EN TANT QU’ÊTRE C’est, on l’a dit, le troisième des aspects sous lesquels se présente la métaphysique d’Aristote. L’universalité y appa­ raît comme le caractère mis en avant. Les notions les plus communes en effet n’ont pas à être traitées au début de chaque science particulière, ce qui entraînerait des redites fasti­ dieuses ; elles ne peuvent pas non plus demeurer scienti­ fiquement indéterminées ; il reste qu’elles fassent l’objet d’une partie spéciale de la philosophie. i. Genèse historique de la métaphysique de l’être. Pourquoi ce choix de l’être comme la première et donc la plus fondamentale de toutes les notions universelles ? Nous nous trouvons ici devant ce que l’on peut considérer comme l’option la plus décisive peut-être du péripatétisme, option qui d’ailleurs avait été, elle aussi, longuement préparée par l’histoire. Pour autant qu’on peut le savoir, c’est à Parménide que revient le mérite d’avoir découvert la valeur privilégiée de la notion d’être. On était, depuis un siècle ou deux, dans les écoles philosophiques de la Grèce, à la recherche d’un élé­ ment primitif, ou de la substance primordiale dont pourrait 20 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE être composé le monde physique : pour Thalès c’était l’eau, l’air pour Anaximene, le feu pour Heraclite. Certains, dépas­ sant les apparences sensibles, avaient déjà songé à remonter à un principe non perceptible, Anaximandro croyant l’avoir trouvé dans l’indéterminé (apeiron) et Pythagorc dans le nombre. Or, dans son poème sur la nature, d’emblée Parménide nous ouvre la voie qui conduit à l’être : c’est pour lui la voie de la vérité, l’être est, έση, et cet être est un, indi­ vis, immobile, corporel encore cependant, à la manière d’une sphère, et le non-être absolument n’est pas. Certes, dans la rigueur de cette prise de position, le devenir et la multi­ plicité réelle des choses se voyaient indûment sacrifiés, mais la métaphysique de l’être était fondée. Platon, sans négliger l’être parménidien et les problèmes qu’il posait, orienta en réalité sa recherche du premier prin­ cipe dans une autre direction. En dernière analyse, ce qui explique une chose c’est sa fin, c’est-à-dire sa perfection ou son bien. L’idée ordonnatrice suprême est donc celle de bien en qui la science par excellence, la dialectique, ira chercher sa lumière propre. Cependant, dans ses derniers dialogues, Platon paraît lui-même avoir dépassé cette première position : il doit y avoir quelque chose de plus élevé encore que le bien, l’un, d’où procède le multiple. Le pas décisif dans cette voie nouvelle sera franchi six siècles plus tard par Plotin ; pour lui, sans équivoque possible, le principe premier est l’un et, en conséquence, la connaissance la plus élevée est la contem­ plation de l’un. L’être chez Platon et dans son école n’est, on le voit, qu’une notion subordonnée : le bien, à titre de fin a plus de valeur explicative, et l’un dans sa simplicité est plus primitif. Aristote n’en estime pas moins devoir revenir à l’être pour la détermination de la notion première et de l’objet propre dr la science suprême. Le bien certes et l’un appartiennent à tout être et sont eux aussi des notions tout à fait universelles et primitives, des transcendantaux. Mais, du point de vue absolu, l’être, το 5v, les précède. Il faut d’abord être pour que l’on puisse parler d’être un ou d’être bon : la métaphy­ sique sera donc essentiellement la science de l’être. (Cf. Texte II, p. 147). 2. Réduction à l’unité des trois conceptions précé­ dentes. Il est à noter qu’en définissant la métaphysique comme la science de l’être en tant qu’être nous lui assignons par le fait INTRODUCTION 21 même son objet propre, ou, suivant une terminologie plut adéquate, son subjectum. Du point de vue logique les deux conceptions précédemment définies de cette science se ramè­ nent à celle-ci. En effet, n’cst-cc pas à une même science qu’il revient de considérer un objet et les causes dont il dépend ? S’il en est ainsi la science de l’être en tant qu’être doit envelop­ per la connaissance de scs causes (causes premières), c’està-dire finalement celle de Dieu (cause la plus immatérielle). Les trois définitions données précédemment de la métaphy­ sique s’impliquent donc l’une l’autre, mais il reste que c’est l’être en tant qu’être qui est l’objet propre de cette science. (Cf. saint Thomas, Metaph., Prooemium). § V. Métaphysique et critique de la connaissance L’interprète de saint Thomas ne peut éviter de se heurter ici au fait que la pensée moderne, chez ses représentants les plus considérables, donne généralement comme objet immé­ diat à la philosophie non l’être en tant qu’être mais l’esprit ou ses activités. On dira, en bref, que l’on est passé d’une posi­ tion dogmatique à une étude critique, ou du réalisme à l’idéa­ lisme. Rappelons en quelques mots comment s’est opérée cette « révolution coperniciennc » qui a inverti tout le cours de la spéculation philosophique et donné à la métaphysique une signification nouvelle. L’attitude générale de la pensée médiévale était, au sens actuel du mot, réaliste, c’est-à-dire que l’on admettait d’em­ blée que l’intelligence se subordonne à un monde d’objets indépendants d’elle et qui la mesurent. Il y a d’abord l’être, le réel, puis relativement à lui, la pensée. Il est certain que cette attitude qui correspond au comportement du sens commun a été prise, sinon de façon naïve et irréfléchie, du moins spontanément et immédiatement, par l’ensemble des philosophes anciens, sans que ceux-ci se soient fait une question préjudicielle concernant la portée réaliste de la connaissance. Or voici qu’à partir de Descartes on s’est avisé que ce qui pouvait être tout d’abord objet de connaissance certaine, ce n’était pas l’être extérieur à la pensée, mais la pensée ellemême, qui constitue ainsi comme un donné plus immédiat. Descartes, il est vrai, tentait de ressaisir aussitôt le réel dans cette aperccption première : je pense, donc je suis ; mais d’au­ tres après lui ne tardèrent pas à estimer que ce retour à l’être 22 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE à partir de la connaissance était incertain, voire impossible : la pensée est irrémédiablement repliée sur elle-même ; il n’y a pas d’autre réalité que celle qui détermine la pensée. Et, sur ce fond commun de la primauté de la pensée sur l’être, subjectivistcs et idéalistes de toutes nuances de broder des thèmes indéfiniment variés ; en tout cas pour eux il n’est pas de philosophie authentique en dehors du présupposé idéaliste. Les tenants de la philosophie ancienne ne pouvaient évidemment demeurer indifférents devant cette transmuta­ tion des valeurs fondamentales, laquelle n’allait à rien moins qu’à ruiner tout l’édifice de leurs spéculations. Une question s’imposait désormais, qu’ils ne pouvaient éviter : devait-on continuer à partir, comme d’un donné irrécusable, de l’être cxtramcntal, ou ne serait-il pas préférable de se placer, avec les modernes, au point de vue réflexif de la connaissance, quitte à rejoindre par la suite les positions de la métaphysique réaliste ? Rien n’interdit, semble-t-il, au disciple de saint Thomas, d’instituer, comme on l’a d’ailleurs fait maintes fois, une critique de la connaissance systématiquement organisée, à condition toutefois que cette étude ne soit pas considérée comme un prolcgomène nécessaire à la métaphysique, ni ne prétende s’élever au-dessus d’elle comme une sorte de sagesse supérieure ; et surtout qu’on ne s’y laisse pas envelopper, dès le début, et de façon tout à fait arbitraire, dans une inté­ riorité de pensée dont il paraît difficile de jamais pouvoir sortir. Une épistémologie, thomiste d’inspiration, demeure donc une entreprise possible. Mais il n’en reste pas moins que la véritable position de sagesse demeure celle d’une métaphysique réaliste cri­ tique. Il n’y a qu’une seule science suprême à laquelle il revient, saint Thomas l’a nettement affirmé, (Cf. Za P3, q. i, a. 8 : metaphysica disputat contra negantem sua principia} de justifier ou de défendre ses principes. Cette science doit s’élever sur les bases du réalisme, sur l’être, si celui-ci est le donné premier et l’objet propre de l’intelligence. Et ce réalisme ne peut éviter d’être critique, car il ne peut s’empê' cher de résoudre, lorsqu’elles se présentent, les difficultés, très réelles, relatives à la valeur de la connaissance. Comme nous venons de le dire, l’étude de ces difficultés peut être organisée dans une présentation distincte ; mais elle gagne, semble-t-il, à venir prendre place, comme un moment de réflexion méthodique, dans le progrès même de la pensée INTRODUCTION 23 métaphysique qui conserve ainsi mieux son unité et sa plé­ nitude de sagesse première. Aristote lui-même avait inséré dans sa métaphysique toute une section de considérations critiques dans laquelle il défendait les premiers principes de la pensée contre les subjcctivistes de son temps. Nous suivrons dans ces pages son exemple, reportant à la suite de l’étude métaphysique de l’être, l’étude critique de la connais­ sance que nous avons de cet être. § VI. L’Étude de la métaphysique CHEZ ARISTOTE ET CHEZ SAINT THOMAS a) L’étude sur textes de la métaphysique d’Aristote pré­ sente d’importantes difficultés. La première tient à ce que le « corpus » des quatorze livres, qui contient l’essentiel des spéculations du Stagirite sur la philosophie première, n’est pas un ouvrage d’une seule venue, mais un recueil, ordonné seulement par la suite, de travaux divers. Nous ne pouvons évidemment aborder ici le problème de la critique littéraire de cet ouvrage, il ne sera toutefois pas superflu d’indiquer les principaux regroupements de livres dont la connaissance est indispensable à quiconque veut faire une lecture simple­ ment intelligible de l’ensemble. Les livres A, B, Γ, E, Z, H, Θ (1, 3, 4, 6, 7, 8, 9) constituent un tout suffisamment cohérent pour que l’on puisse pra­ tiquement le considérer comme un développement continu. Y sont traités, après des questions d’introduction, les pro­ blèmes de l’objet de la métaphysique (l’être en tant qu’être et ce qui se rapporte à lui), de la substance (modalité fonda­ mentale de l’être), enfin de l’acte et de la puissance. I et A (10, 12) paraissent constituer des ensembles composés à part, mais du point de vue du plan prévu par Aristote, ces livres viennent prendre place à la suite du groupement précédent ; I traite de l’un et du multiple, et A, après diverses récapitu­ lations, de la substance première. M et N (13, 14) contiennent, en deux exposés parallèles et de date probablement diffé­ rente, une critique approfondie de la théorie des nombres et des idées. Les trois autres livres peuvent difficilement être intégrés dans le plan précédent. Le livre a (2), d’authen­ ticité discutée mais généralement reconnue, traite en parti­ culier du problème de non régression à l’infini j Δ (5) n’est autre chose qu’un lexique raisonné, fort précieux d’ailleurs, de notions de physique et de métaphysique ; K (11) est une compilation des Physiques et de B, Γ, E. 24 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE 6) Si l’on se tourne vers saint Thomas, les choses se com­ pliquent encore. En gros, on peut dire que l’on trouve chez lui deux grands ensembles de textes se rapportant aux pro­ blèmes métaphysiques. L’un est constitué par le commentaire des douze premiers livres de la Métaphysique d’Aristote. En dépit de ce que l’on a parfois avancé, touchant la portée véritable de ce commen­ taire, il faut maintenir que son auteur a entendu, en le compo­ sant, faire œuvre authentiquement philosophique : c’est sa propre pensée qu’on y rencontre, en même temps que celle du Stagirite. Mais si l’on prend acte du caractère composite du texte expliqué et si, d’autre part, on tient compte des importantes élaborations personnelles que saint Thomas nous a laissées par ailleurs, on doit conclure que le dit com­ mentaire ne suffit pas pour nous faire connaître, avec toute sa richesse et dans toute son ampleur, la métaphysique du Docteur angélique. Le second ensemble se rencontre dans son étude théologique du Dieu un (De Deo uno), soit dans la Somme théologique (Zu Pa, q. 2-26), soit au Contra gentiles (1), soit en d’autres lieux parallèles (Questions disputées, Opuscules etc...). Ici la pensée du Docteur s’exprime incontes­ tablement avec plus de liberté qu’en son commentaire, et atteint à toute sa profondeur ; mais elle se voit par contre impliquée dans les perspectives d’une théologie surnaturelle. En définitive, l’œuvre de saint Thomas nous donne à la fois une métaphysique de caractère et d’ordonnance purement philosophiques, mais un peu fragmentaire et assez incomplè­ tement élaborée, et une métaphysique plus organique et plus approfondie, mais qui a pour nous l’inconvénient d’être comprise dans une recherche théologique. Il y a, empressonsnous de le dire, une cohérence doctrinale tout à fait remar­ quable entre les deux ensembles, mais les préoccupations et les perspectives y sont différentes. D’autre part, dès que l’on veut présenter un exposé cohérent, il faut de toute néces­ sité opter pour l’un ou l’autre des points de vue : celui d’une métaphysique progressive, de caractère proprement philo­ sophique, où l’on s’élève de l’être expérimenté à Dieu (point de vue du commentaire) ; et celui d’une métaphysique syn­ thétique, selon lequel la structure de l’être créé se voit jus­ tifiée dès le principe à partir de l’être premier (point de vue du traité de Dieu). c) Sans pour autant renoncer aux compléments précieux des traités de théologie, nous ne pouvions qu’adopter pour 25 notre exposé la marche philosophique progressive de la Métaphysique. Partant donc de l’être tel qu’il nous est donné de façon immédiate, nous nous élèverons jusqu’à Dieu qui nous apparaîtra à la fois comme le terme ultime de nos démarches et la clef de voûte de notre construction spécula­ tive. Il resterait, pour avoir une idée exhaustive de la méta­ physique de saint Thomas, à reprendre ensuite dans les perspectives du traité de Dieu les grands thèmes précédem­ ment élaborés ; on construirait ainsi une sorte de métaphy­ sique descendante : il nous faudra laisser cette tâche à des exposés plus approfondis. INTRODUCTION CHAPITRE 1 L’ÊTRE S i. Le point de départ de la métaphysique Comme l’a remarqué Bergson, il y a, dans toute philo­ sophie vraiment consistante, une intuition originelle qui commande tous les développements postérieurs. C’est-àdire que dans l’ordre objectif de la recherche métaphysique l’on doit remonter à un terme premier et inconditionné auquel tout pourra être ramené. Faut-il dire qu’il est capital, si l’on veut pénétrer dans l’intelligence d’un système, de bien retrouver cette intuition et de déterminer exactement ce terme. Or, chez saint Thomas, ce terme, objet de l’intuition génératrice de sa pensée métaphysique, est incontestablement l’être : i Ce que l’intelligence saisit d’abord comme son objet le plus connu et en quoi elle résout toutes scs conceptions est l’être ». (De Veritate, q. I, a. i). Illud autem quod primo intellectus concipit quasi notis­ simum et in quo omnes conceptiones resolvit est ens. En ce texte saint Thomas affirme en même temps l’uni­ versalité et la primauté de la notion d’être. Tout ce qui est conçu peut être ramené à la notion d’être ; objectivement, par conséquent, tout est de l’être et cette constatation est première comme se rapportant à l’objet qui, de soi, est le plus connu. Il est clair que cette affirmation de l’universalité et de la primauté de la notion d’être, si elle est enveloppée de façon confuse dans les simples données du sens commun, ne prend toute sa signification que pour un esprit entraîné à la réflexion philosophique. Aussi ne faut-il pas être surpris de ce que l’intelligence humaine ait mis et mette encore beaucoup de temps pour saisir la portée de cette première constatation. 28 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE Historiquement, on l’a dit, c’est à Parménide qu’il faut attribuer le mérite d’avoir le premier vu avec netteté que l’être est premier tant du côté objectif de la réalité que de celui de la pensée. Mais Parménide se rattache à une tradition de philosophes physiciens, aussi cet être immobile et indivis qu’il avait conçu se confondait-il avec la totalité du monde perçu par les sens. L’ontologie de Parménide est donc encore au niveau de l’être corporel. Platon réussira à s’élever audessus de ce point de vue inférieur, et à rendre à l’être sa multiplicité et son devenir. Enfin Aristote puis saint Thomas, par approfondissements progressifs, atteindront à la véritable notion transcendante et analogique d’être. De nos jours on se situerait de préférence au point de vue réflexif de l’analyse de la pensée pour découvrir la situation privilégiée de la notion d’être. Voici, de façon schématique, comment l’on pourrait procéder. Plaçons-nous tout d’abord au plan de la simple saisie d’un objet de pensée : cette table, cette feuille de papier, ma main, un sentiment de joie dont je prends conscience, etc... je vois que tout cela est de l’être et que si cela n’était à aucun titre et que rien effectivement n’existât, je n’aurais plus rien à quoi attacher ma pensée. Même les négations, les privations ne se conçoivent que par une certaine référence à l’être. Supprimez celui-ci et il n’y a plus d’objet ni par conséquent de pensée. Cette conclusion ressort de façon plus décisive de l’étude du jugement qui, ainsi qu’on le montre en logique, est l’acte pcrfectif de l’in­ telligence. Si nous analysons, en effet, un jugement, nous constatons qu’il comprend essentiellement un sujet et un terme qui le détermine, ce terme pouvant être constitué d’une copule doublée d’un prédicat, « ic temps est beau », ou d’un simple verbe, » le soleil luit ». Si dans le premier cas le jugement nous paraît manifestement comme affirmation d’être, dans le second cas il doit être considéré comme com­ prenant implicitement cette affirmation. C’est par rapport à ce qui est, c’est-à-dire par rapport à l’être, que nous jugeons : tout jugement aussi bien négatif qu’affirmatif est une synthèse de deux termes dans l’être. Notre pensée nous apparaît encore, dans son activité perfective, comme déterminée ou polarisée par l’être. La réalité n’est qu’être, et penser c’est concevoir ce qu’est la réalité. Concluons : puisque l’être est l’objet primitif et le plus compréhensif de la pensée, la métaphysique, qui est la science de ce qui est premier et le plus universel, ne saurait avoir L’ÊTRE 29 d’autre objet que lui. Quel est donc le contenu objectif de cette notion d’être dont nous venons de découvrir la situation privilégiée tant dans la pensée que dans la réalité concrète ? X § II. Sens de la notion . d’être L’être dont nous cherchons à préciser la notion n’est pas celui qui se rencontre à n’importe quel stade de la pensée, mais celui seulement auquel l’esprit s’élève par cet effort de séparation absolue de la matière qui caractérise l’abstrac­ tion métaphysique, c’est-à-dire l’être appréhendé formelle­ ment comme être, ou l’être en tant qu’être. Il est en effet extrêmement important de se rendre compte que, seul, un effort de purification intellectuelle longtemps poursuivi permet à l’esprit d’atteindre ce niveau. Sponta­ nément en effet l’intelligence humaine se tourne d’abord vers les réalités du monde sensible et nécessairement, comme nous l’avons dit, elle les conçoit comme des êtres. Mais l’être que j’affirme ainsi de ces choses n’est pas un être abstrait, c’est l’être particularisé en chacune d’elles. Il s’agit bien d’une connaissance actuelle, je saisis effectivement l’être, mais d’une connaissance confuse, car je ne le dégage pas distincte­ ment des sujets divers où il est impliqué. Cette expérience diversifiée de l’être qui pénètre toute notre pensée habituelle et qui se retrouve au fondement même des sciences est à un niveau infra philosophique. Sans atteindre encore au niveau métaphysique, il semble que je puis, de là, m’élever à une certaine universalité dans ma perception de l’être. Si, en effet, par généralisations progressives, j’enveloppe les objets de mon expérience dans des idées de plus en plus universelles, en suivant par exemple les gradations de l’arbre de Porphyre : homme-animal-vivant-corps-substance..., au terme de cette remontée vers des idées de plus en plus extensives j’atteindrai finalement la notion d’être, la plus universelle de toutes. Le processus que j’aurai mis en œuvre sera celui de l’abstraction totale, ou d’un tout logique de scs inferieurs. La notion que j’obtiendrai ainsi est, en même temps que la plus universelle, la moins déterminée de toutes puisqu’elle contient virtuelle­ ment toutes les différences, multipliées à l’infini, de la variété des êtres. Cette notion commune d’être, que l’on confond parfois avec le concept formel dont nous allons parler, cor­ respond déjà, par son universalité, à une certaine réflexion philosophique, mais qui se tient encore au plan des élabora­ tions de sens commun. Il faut un effort d’abstraction ou de 30 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE purification nouveau pour s’élever au plan de la saisie ou de l’intuition métaphysique de l’être en tant qu’être. Quel est donc le contenu ou la signification de cette notion première dont nous venons d’indiquer le long processus de formation dans l’esprit humain ? (Cf. Texte XII, p. 188) Prenons notre point de départ dans l’analyse du langage. L’infinitif français · être » veut traduire le participe substantif grec « vo tfv » ou le participe latin « ens ». Il Serait plus exact de dire « le étant » ; ou de façon plus précise encore « le quelque chose qui est ». Cette transposition a l’avantage de mieux mettre en lumière deux aspects dans la notion d’être : « un aspect de sujet récepteur, a le quelque chose », et un aspect d’actuation ou de détermination de ce sujet, « qui est ». En terminologie métaphysique l’on dira que le premier de ces aspects signifie l’essence, essentia, et le second l’existence, existentia ou esse. L’être est quelque chose qui a pour déter­ mination propre ou pour actualité d’exister. On r^inaïquçra _,que la_notion d’être implique nécessaire­ ment ces deux aspects. L’essence ne se conçoit qu’avec son ordre à l’existence, .et celle-ci demande à être déterminée par une essence. L’on peut cependant, lorsqu’on pense l’être, appuyer tantôt sur un aspect, tantôt sur l’autre. On dit alors que l’on prend l’être « ut nomen » ou « nominaliter » et « ut participium » ou « vcrbaliter ». Dans le premier cas c’est l’essence, la « rcs » qui se trouve mise en évidence : l’être c’est « .existe » sans toutefois, rappclons-lc encore, que l’on puisse abstraire totalement de cet ordre à l’existence qui est toujours impliqué dans la notion. Dans le second cas c’est l’existence que l’on souligne : l’être est alprsjL ce qui existe. » ; mais ici non plus on ne peut supprimer l’autre aspect, car l’existence est toujours relative à quelque chose. En définitive, l’être se manifeste à nous dans son unité comme une compo­ sition des deux aspects inséparables d’essence et d’existence, sans que soit encore précisée, à ce stade de la réflexion philo­ sophique, la signification exacte de cette composition. Il reste à déterminer en quel sens doit être prise l’existence de l’être que considère le métaphysicien. L’e$$e qui se trouve signifié dans Cens in quantum ens est l’existence en son sens immédiat d’existence effective et actuelle : ce que l’on désigne par l’expression à*ens actuale ; mais ce qui est susceptible de prendre place dans ce monde de l’existence concrète, le possible, ens possibile, est aussi à comprendre dans la signi­ fication de l’être en tant qu’être. Tout ce qui donc a été, est, L’ÊTRE 31 sera ou pourrait être effectivement, sous n’importe quel mode; même ce qui se réfère à cet ordre concret au titre de négation ou de privation se voit ainsi enveloppe dans l’objet de la métaphysique. Par contre, il est une modalité spéciale de l’être déjà rencontrée en logique, l’être de raison, ens rationis, qui doit en être exclu. Le véritable être de raison a bien un fondement dans la réalité, mais il est dans sa nature de ne pouvoir exister, comme tel, que dans l’esprit qui le conçoit. Il n’appartient donc pas à ce monde de l’existence concrète, actuelle ou possible, que considère le métaphysicien. Toutes précisions que l’on peut figurer dans le tableau suivant : ens rationis I actuale j objectum ens ens realc ( possibile / mctaphysicae Les discernements que nous venons d’opérer avec saint Thomas correspondent déjà, il faut en convenir, à une prise de position décisive en ce qui concerne l’orientation de toute la métaphysique. Comme nous le verrons mieux dans la suite, cette science n’a atteint en particulier à la détermination exacte du sens de la notion formelle d’être qu’au prix de bien des tâtonnements, et elle n’a pas toujours réussi à garder la pureté de scs vues. Tandis que la pensée contemporaine parait surtout frappée par l’aspect concret, existentiel de la perception, les philosophes des âges précédents ont plutôt eu la tentation, mettant l’existence comme entre parenthèses, de considérer principalement l’ctrc comme une nature ou comme une essence. Pour saint Thomas, nous aurons souvent l’occasion de le répéter, l’être implique toujours nécessaire­ ment cet aspect complexe d’une essence qu’actue, comme sa perfection ultime, une existence. § III. Le problème de la structure de la notion d’être < Jusqu’à présent il a etc reconnu : que la notion première de l’intelligence, correspondant à la détermination la plus fondamentale et la plus universelle des choses, est l’être ; que l’être est constitué des deux aspects complémentaires essence-existence qui le définissent comme « le quelque chose gui est ». Il nous faut montrer maintenant que cette notion universalissime a, si nous la comparons à scs inférieurs, un comportement tout à fait spécial ; bien plus, qu’elle impliqun en elle-même comme une sorte d’opposition ou de tension 32 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE intime, ce qui va nous contraindre à lui reconnaître une struc­ ture originale, distincte de celle des idées universelles com­ munes. Mais voyons tout d’abord comment sc pose ce pro­ blème de la structure interne de l’être. L’être est la notion la plus extensive que l’on puisse conce­ voir. Tout dans la réalité, actuelle ou possible, se trouve référé à l’être. Comment donc un ensemble de choses aussi diverses va-t-il réussir à s’unifier dans une notion commune ? Prenons une comparaison. Comment dans la classification logique des idées universelles passe-t-on du genre à l’espèce ou inversement ? Supposons par exemple que les animaux puissent être répartis entre deux grandes espèces, les vertébrés et les invertébrés. Tous les animaux appartiennent au meme genre animal et ils se divisent en deux espèces par l’inter­ vention des différences vertébré et invertébré. On dira en logique qu’un genre se contracte en scs especes par la déter­ mination de différences spécifiques diverses. Ce qui rend possible une telle distinction, c’est que les différences dont il est question ne sont pas contenues actuellement dans le genre; l’animal, comme tel, n’est ni vertébré ni invertébré. L’acte diversificateur vient ainsi s’ajouter, comme de l’extérieur, au genre principe d’unité. En va-t-il de même dans le cas de l’être ? Plaçons-nous en face de la multiplicité des êtres que nous donne l’expérience et de la notion d’être qui prétend les représenter tous. La pojtipn d’être a une^eriaine unité*, faute de quoi on ne pourrait l’attribuer à la multiplicité des êtres. Autrement dit, quand j’affirme que cette table est, que cette couleur est, etc... j’entends dire qu’un même attribut proportionnellement leur convient. Mais je pense en meme temps que cette table n’a pas le même mode d’être que cette couleur, etc... Et cette diversité, comprise sous la notion d’être, ne fait que s’accuser encore davantage si l’on vient à l’attribuer à des objets trans­ cendants, particulièrement à Dieu : je dis que Dieu est, l’être de Dieu sera-t-il commensurable avec celui des réalités inférieures ? Qu’est-cc donc en définitive qui viendra diffé­ rencier l’être de toutes ces choses ? Sera-ce une différence prise en dehors de l’être ? Non, car si cette différence n’est pas elle-même de l’être, elle ne sera rien du tout et ne pourra donc différencier. Les différences de l’être doivent être d’une cer­ taine manière de l’être. Mais comment alors pourront-elles être en même temps des différences ? On est ainsi amené à reconnaître que l’être ne peut s$ L’ÊTRE 33 diversifier comme un genre, puisqu’il n’y a pas de différences réelles prises en dehors de l’être. Il s’agit, en somme, de scinder une notion sans sortir d’ellc-mêmc. C’est ce que l’on pourrait appeler le problème de la structure de la notion d’être, problème qui se révèle dès l’abord mal aisé à résoudre ; car on court le risque, ou bien de trop accentuer l’unité aux dépens de la diversité, ou au contraire d’appuyer de telle façon sur celle-ci que l’unité de la notion finisse par être compromise. Dans le premier cas on aboutit au monisme stérile des éléates ou au panthéisme, dans le second cas à un pluralisme inintelligible, c’est-à-dire à la négation de toute pensée organique. La théorie de l’analogie va nous permettre de sortir de ce dilemme. Note : L'étude de l'analogie chez saint Thomas et ses disciples. La mise au point exacte de la théorie thomiste de l’analogie présente de sérieuses difficultés. Nulle part le Docteur angé­ lique n’a étudié cette notion avec une certaine ampleur et pour elle-même. Il n’en parle jamais qu’à l’occasion des appli­ cations d’ailleurs continuelles qu’il en fait, ce qui donne à ses exposés un caractère relatif et incomplet et ce qui rend malaisée l’harmonisation de leurs contenus. La simple exégèse est, ici plus qu’ailleurs, insuffisante et l’on ne peut guère éviter de reconstruire, avec le facteur d’interprétation systématique que cela suppose. Les grands commentateurs, tout en prétendant bien rendre la pensée du maître, se sont livrés à ce travail. Au premier rang de ceux-ci on ne peut éviter de placer Cajetan avec son célèbre traité De nominum analogia qui a fait école. Jean de saint Thomas, dans sa Logique, ne fait guère que le reprendre (Logica, ΙΙΆ Pa, q. 13 et 14). De nos jours l’interprétation qu’ils donnent est la plus communément reçue parmi les thomistes. Cependant un certain nombre, prétendant s’attacher plus fidèlement à la lettre de saint Thomas, suivent de préférence Sylvestre de Fcrrare qui, dans son Commentaire sur le Contra Gentiles, s’écarte sur un point de scs émules (C. G., I, c. 34). Dans tout ce développement postérieur de la pensée tho­ miste, il est utile de le signaler, l’adversaire toujours supposé est Scot qui avait affirmé l’univocité de l’être. Suarez qui, à son habitude, avait pris une position moyenne est également visé. Est-il nécessaire de dire que, dans l’exposé élémentaire qui va suivre, nous avons dû renoncer à toute polémique pour nous en tenir à l’exposition simple de la théorie qui nous paraissait la plus fondée. S*lnt-Tbom« IV. 5. 34 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE X § IV. La THÉORIE DE L’ANALOGIE L’emploi de l’analogie est constant, tant dans la pensée vulgaire que dans les spéculations des sciences. Sont dites analogues des réalités qui présentent entre elles quelques similitudes. Mais toute similitude ne suffit pas pour fonder une véritable analogie philosophique, aussi importe-t-il avant tout de dégager et de préciser le sens de celle-ci. En aristotélisme la théorie de l’analogie va nous apparaître tout d’abord comme une théorie de logique générale qu’il ne restera plus qu’à appliquer au cas remarquable de l’être. i. Notion de l’analogie. De façon habituelle saint Thomas présente l’analogie comme un,mode d’attribution logique intermédiaire entre l’attribution univoque et l’attribution équivoque. Le terme Upivogue se rapporte à ses inférieurs selon une même signification ; le terme ou le nom équivoque ne convient aux choses auxquelles il est attribué que selon des significa­ tions entièrement diverses ; le terme analogue, lui se dit de ses inférieurs selon une signification partiellement différente et partiellement semblable. « Les attributions analogiques nous apparaissent manifestement comme des intermédiaires entre les attributions univoques et les attributions équivoques. Dans le cas de l’univocité, en effet, un même nom est attribué à divers sujets suivant une raison ou une signi­ fication absolument semblable, ainsi le terme animal, rapporté au cheval et au bœuf signifie substance animée sensible. Dans le cas de l’équivocité, un meme nom se voit attribué à divers sujets suivant une raison totalement différente, comme il apparaît évidemment pour le nom chien, attribué à l’astre et à une certaine espèce animale. En ce qui concerne les notions dites analogiquement, un même nom est attribué à divers sujets selon une raison partiellement la même et partiellement différente : différente par les divers modes de relation : la même par ce à quoi se rapporte la relation... In his vero qua prœdicto modo dicuntur, idem nomen de diversis prœdicatur secun­ dum rationem partim eamdem, partim diversam. Diversam quidem quantum ad diversos modos relationis. Eamdem vero quantum ad id ad quod fit relatio. · (Metaph., XI, i. 3> n° 2197). L'ÊTRE 35 Quels éléments viennent donc exactement intégrer cette notion d'analogie qu’un premier discernement nous a conduit à situer entre l’univocité de l’universel logique et l’équivocité des dénominations purement conventionnelles ? Selon sa signification primitive, l’analogie désigne un rapport, une convenance, une porportion : toute dénomination analogique se réfère donc à un rapport ou à des rapports entre certains êtres. Cette communauté de l’analogie peut être considérée, soit du côté des réalités qui sont référées les unes aux autres, c’est-à-dire des analogués, soit du côté du concept dans lequel l’esprit d’efforcc d'unifier la diversité qu’il a ainsi devant les yeux. Ajoutons que l’analogie implique toujours un certain ordre qui lui-même suppose un principe unificateur. Pour qu'il y ait analogie véritable il faut donc qu'il y ait unejjluralitc de réalités référées les unes aux autres, suivant un certain ordre, et que l’esprit s’efforce d’unifier dans un seul concept. 2. Division de l’analogie. Saint Thomas, dans un texte dont on fait souvent état (Z Sent., d. 19, q. 5, a, 2, ad 1), et Cajetan, dans son De nominum analogia, ont proposé une division tripartite de l’analogie ; mais comme Vanalogia secundum esse et non secundum inten­ tionem du premier, et Yanalogia inœqualitatis du second correspondent en réalité à un concept univoque (diversement participé seulement), l’on est d’accord pour ne retenir que deux grands types d’analogie : l’analogie d’attribution (dite, chez saint Thomas, de proportion) et l’analogie de propor­ tionnalité. a) Uanalogie d’attribution. — C'est celle que l’on trouve de la façon la plus explicite chez Aristote et qu'il a lui-même appliquée au cas remarquable de l’être objet de la métaphy­ sique. Dans ce type d’analogie, l’unité tient à ce que l’on rapporte les divers analogués considérés à un même terme. Reprenant l’exemple classique, nous dirons qu'en ce sens, _ cette urine est saine, cet aliment est sain, cette médecine est -‘/«aine, parce que ces diverses choses ont rapport de signe ou de cause relativement à la santé, laquelle ne se rencontre évidemment de façon propre que chez l'animal. Précisons que dans l’analogie d’attribution, il y a toujours un analogué principal, qui est seul à posséder intrinsèquement la « raison > signifiée par le terme considéré. Les autres ana­ logués ne sont qualifiés suivant cette « raison » que par une simple dénomination ; la santé, dans l’exemple cité, n’existe 36 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE formellement et comme telle que dans l’animal. En consé­ quence, nous dirons en premier lieu que la forme envisagée est une, d’une unité numérique, ne se rencontrant donc que dans un seul analogué, en deuxième lieu que cette forme doit figurer dans la définition des autres analogués, enfin que ces analogués dérivés ne peuvent être représentés par un seul concept, mais seulement par une pluralité de concepts, s’impliquant d’unc certaine manière les uns les autres. Il convient d’ajouter, qu’entre les analogués de ce type, il y a un certain ordre de gradation, selon qu’ils sont dans une proximité plus ou moins grande avec le premier analogué. b) L'analogie de proportionnalité. — Dans ce cas l’unité des analogués ne .tient plus aux rapports qu’ils auraient relati­ vement à un terme unique, premier analogué, mais à Ifijjjs mutuelles proportions. L’on dira, par exemple, qu’il y a f analogie, du point de vue activité de connaissance, entre la vision et l’intellcction, parce que la vision est à l’œil ce que l’intellection est à l’âme, ce que l’on figurera avec saint Thomas lui-même sous forme de proportion : vision _ intellection œil âme tout en n’oubliant pas que le symbolisme mathématique ne doit pas être pris ici en un sens rigoureux, les deux rapports en présence n’étant évidemment pas liés par une pure égalité. Ce qui distingue profondément ce type d’analogie du précédent c’est que la < raison » signifiée par le terme se retrouve intrinsèquement ou formellement en chacun des analogués. Il n’y a donc pas dans ce cas un premier analogué qui serait seul à posséder cette « raison ». Le fondement onto­ logique de cette analogie n’est plus ici simplement un rapport extrinsèque, mais une communauté profonde entre les diffé­ rents termes : vision et intellection sont véritablement l’un et l’autre des actes de connaissance. Il suit de là que, dans cette analogie, un des termes ne se trouve pas impliqué nécessaire­ ment dans la définition des autres termes et que tous les termes peuvent d’une certaine manière, être représentes par un concept unique, concept imparfaitement unifié d’ailleurs et dont nous préciserons plus loin les conditions très spéciales. Saint Thomas, dans le texte sur lequel on se fonde prin­ cipalement pour établir cette doctrine, subdivisçj’analogie 4e proportionnalité en analogie métaphorique ..et en analogie propre (Da Veritate, q. n, a 2). Dans l'analogie propre, qui l’être 37 est celle que nous avons définie, la · raison » signifiée par le terme se retrouve formellement et véritablement dans chacun des analogués. Dans V analogie métaphorique, on ne la retrouve proprement que dans l’un d’eux, les autres ne la comprenant que par mode de similitude ; ainsi le rire, qui convient propre­ ment à l’homme, n’est attribué à la prairie que par similitude. Cette dernière forme de pensée est d’un emploi continuel et la théologie elle-même en fait un usage fréquent ; cependant, à cause de son impropriété, elle n’a pas à être retenue en métaphysique. 3. Unité et abstraction du concept analogique. Ce point est extrêmement important, car le concept analo­ gique est dans une condition très spéciale. La question qui se pose est la suivante : comment un concept peut-il réussir à unifier une diversité sans exclure tout-à-fait celle-ci ? Notons tout de suite que cette question ne se pose pas en ce qui regarde l’analogie métaphorique et l’analogie d’attribution ; dans ces cas, il n’y a pas un concept unique qui envelopperait tous les analogués, mais un concept principal univoque, qui corres­ pond à l’analogué principal, et, pour les analogués dérivés, des concepts spéciaux en rapport cependant avec le concept principal. La santé, pour revenir à notre exemple, est attribuée proprement et univoquement à l’animal ; l’aliment sain, la médecine saine, etc... correspondent à autant de concepts distincts référés au concept du premier analogué. Dans l’analogie de piororUQnnalité, qui est la forme fonda­ mentale de l’analogie métaphysique,Ja raison exprimée par le. terme analogique étant intrinsèquement comprise dans chacun des analogues., l’on peut, au contraire, parler d’un concept analogi que unique: la substance, la quantité, la qua­ lité, la relation, etc... sont formellement de l’être et sc trouvent donc toutes comprises dans l’unité de la notion d’être. Mais comment un concept peut-il garder une véritable unité, s’il doit en même temps exprimer une diversité ? S’il s’agit d’un concept univoque, d’une notion générique, par exemple, l’unité de signification est manifeste : les termes vivant, animal ont un contenu précis et déterminé et le passage aux termes inférieurs, aux espèces sc fait par l’intervention de différences spécifiques extérieures au genre et qui étaient seulement en puissance en celui-ci. Le concept univoque est formellement un, et divisible en puissance. Dans le cas du concept analogique, unité et diversité sc réalisent tout autre­ 38 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS î MÉTAPHYSIQUE ment. Les termes sujets, les analogués, ne peuvent être exclus du concept, ils s'y trouvent donc représentes, mais de façon implicite seulement et dans une certaine confusion, comme tous les hommes d’une foule que je considère sont bien com­ pris dans la vue que j’ai de cette foule, sans que je m’arrête à regarder aucun d’eux en particulier. L’unité d’un tel concept ne sera pas celle d’une forme abstraite, mais une unité propor­ tionnelle, fondée sur la réelle convenance que les analogués entretiennent entre eux. Le concept analogique est un concept un, d’une unité proportionnelle, enveloppant implicitement ou de façon confuse la diversité de ses analogués. De ce concept unique et confus nous passons à la connaissance dis­ tincte de chaque analogué, en rendant explicite le mode qui lui correspond ; nous avons alors une connaissance précise, mais il est bien évident que nous sommes passés du concept analogique général au concept particulier d’un analogué, de la notion d’être, par exemple, à celle de substance ou de relation. Cette analyse du concept analogique nous laisse déjà entre­ voir que la métaphysique, dont toutes les notions premières sont de ce type, aura un statut scientifique et une méthode tout à fait spéciaux. 4. Ordre et principe dans l’analogie. Nous avons laissé jusqu’ici dans l’ombre un aspect de l’analogie sur lequel l’accord des principaux commentateurs de saint Thomas n’est pas parfaitement réalisé. L’analogie d’attribution, avons-nous vu, n’a de signification que si l’on réfère les analogues secondaires à un analogué principal qui se trouve nécessairement compris dans leur définition ; elle implique donc, dans sa nature même, un ordre à un principe concret. Certains, à la suite de Sylvestre de Ferrare, se de­ mandent si cette propriété ne doit pas être étendue à l’ana­ logie de proportionnalité. L’on se trouve notamment encou­ ragé à marcher dans cette voie par cette considération que saint Thomas semble parler équivalcmment d’attribution analogique et d’attribution graduée per prius et per posterius. Dans toute analogie donc il y a un ordre entre les analogués, ce qui suppose évidemment qu’il y a un principe d’ordre, lequel ne peut être qu’un premier analogué concrètement déterminé. Il est difficile de nier que, meme dans l’analogie de propor­ tionnalité, il y ait une graduation, un ordre, et donc un cer­ tain principe d’ordre. Mais on peut se demander si ce prin­ L’ÊTRE 39 cipe est numériquement et concrètement un et donc s’il y a dans cc cas un véritable premier analogué, ou bien s’il s’agit seulement d’un principe proportionnellement un, obtenu par la mise en rapport des analogués en question. Pour prendre l’exemple majeur de l’être, (analogue, comme nous le verrons, d’une analogie de proportionnalité) doit-on dire que l’analogie de l’être peut ou ne peut pas se trouver réalisée sans référence explicite à l’ctre premier ? C’est-à-dire en ne quittant pas l’ordre de ses modalités participées ? On doit répondre, semble-t-il, qu’il est possible de former une certaine notion analogique, sans se rapporter à un pre­ mier analogué ; avoir, en particulier, une notion analogique de l’être qui n’implique pas de rapport explicite à l’être par soi. Mais il est évident que la structure la plus profonde de l’ordre considéré ne se manifeste que dans la mesure où l’unité de la notion vient se fonder sur celle d’un premier terme réel : la métaphysique de l’être n’est achevée que lorsque l’être créé nous apparaît dans sa dépendance essentielle par rapport à l’être qui se suffit à lui-même. On remarquera d’ailleurs que dans le cas envisagé (celui de l’être), les tenants des deux opinions se rencontrent pour affir­ mer un premier analogué ; mais les uns prétendent l’atteindre par les moyens de la seule analogie de proportionnalité, tandis que les autres requièrent à cette fin le concours de l’analogie d’attribution. Il conviendrait encore de préciser que cc premier analogué, qui est principe d’ordre dans l’analogie d’attribution, peut sc rencontrer suivant les diverses lignes de causalité. Saint Thomas énumère habituellement à ce propos les causalités matérielles, efficientes et finales auxquelles il ajoute parfois la causalité exemplaire. L’on ne sera donc pas surpris de cons­ tater que, pour les memes notions, il peut être question de plusieurs ordres et donc de plusieurs -Principes. d’a nalogie. C’est notamment ce qui aura lieu pour .Fçtrc. Dans la ligne de lajcauiaiitC-miUéxicllc ou subjcctivcj les modalités d’être s’ordpnneront par rapport-à la substance, sujet premier et absolu : c'est le point de vue d’Aristote dans sa Métaphysique. Dans Eoxxfre._deJa..causalité_ extrinsèque, il nous faut, pour rencon­ trer le premier, analogué, remonter iusflù*à Dieu, cause-trans­ cendante de tout être créé : saint Thomas, d’ordinaire, se situe dans cette perspective qui, en définitive, domine la pré­ cédente, l’être n’étant plus considéré ici. comme sujet, mais comme esic, c.’esi-à-dire selon son actualité dernière. 40 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS i MÉTAPHYSIQUE V. L’Analogie de l’être i. La notion d’être est une notion analogique. Il est évident, après ce que nous avons dit de scs exigences internes, que la notion d’être ne peut être qu’une notion ana­ logique. Elle n’est pas équivoque, car elle n’est pas un simple / mot auquel ne correspondrait aucune réalité profonde. Elle n’est pas univoque, puisqu’elle ne peut se différencier à la manière d’un genre. Il reste donc qu’elle est analogique, c’està-dire qu’elle contient, de façon à 1., ciée et unifiée, les diverses modalités de l’etxcA Cette thèse se rencontre de la façon la plus manifeste chez Aristote qui paraît bien en être l’inventeur. Reprise par saint Thomas, elle a toujours été défendue dans l’école thomiste. Elle s’est, par contre, heurtée à l’opposition des disciples de Scot. Celui-ci, sans aller jusqu’à dire que l’être est un genre, a affirmé qu’il était une notion univoque, abstrayant donc parfaitement de scs inférieurs, et ne les comprenant qu’en puissance. On répond de façon classique que si les modalités de l’être sont extérieures à sa notion, l’on ne voit pas cc qu’elles peuvent signifier, ni comment elles peuvent venir diviser l’être autrement que comme de véritables différences spéci­ fiques, ce qui nous ramène à faire de l’être un genre, avec tous les inconvénients que cela comporte. (Cf. Texte II, p. 147. Texte V, p. 164). ( 2. A quel type d’analogie se ramène l’analogie de l’être ? La réponse à cette question ne va pas sans poser une diffi­ culté, car il apparaît à la réflexion que l’analogie de l’être présente des caractères qui conviennent à chacun des types d’analogie distingués précédemment. Il est clair tout d’abord que tous les modes de l’être sont formellement et intrin­ sèquement de l’être : cette feuille de papier, sa couleur, sa grandeur sont, effectivement et pas seulement par une déno­ mination venant de l’extérieur de l’être. L’être est donc, à cc titre, analogue d’une analogie de proportionnalité. Mais, par d’autres côtés, il semble plutôt tributaire de l’analogie d’attribution. C’est même de cette manière qu’Aristotc nous le présente ; pour lui, en effet, il y a un premier analogué, la substance, auquel se rapportent les autres modalités de l’être : « L’être en effet se prend en de multiples acceptions, mais 1 L’ÊTRE 41 en chaque acception toute dénomination se fait par rapport à un principe unique. Telles choses sont dites des êtres parce qu’elles sont des substances, telles autres parce qu’elles sont des affections de la substance, telles autres parce qu’elles sont des acheminements vers la substance, etc... » Si nous nous plaçons avec saint Thomas au point de vue supérieur des rap­ ports de l’être créé et de l’être incréé, là encore nous rencon­ trons l’analogie d’attribution, l’être étant dit « per prius » de Dieu qui est l’être par soi, et « per posterius » seulement des créatures, qui ne sont être que par participation et en dépendance même de l’être de Dieu. Nous nous trouvons donc ici, — comme d’ailleurs pour les autres notions transcendantales, un, vrai, bien, — devant un cas d’analogie mixte où paraissent se conjuguer la propor­ tionnalité et l’attribution. Si l’on admet, ce qui est notre cas, que l’analogie de proportionnalité a quelque chose de premier et de fondamental, du moins par rapport à nous, on dira, avec Jean de saint Thomas, que rétrécit analogue d'une analogie de proportionnalité incluant virtuellement une analogie d’attribu­ tion. L’être, suivant cette thèse, sc présenterait d’abord comme une notion moins déterminée, dans laquelle les moda­ lités de l’être que nous expérimentons viendraient s’unifier de façon proportionnelle ; par explication, l’ordre profond de ces modalités apparaîtrait ensuite : par rapport à la substance, sur le plan de la causalité matérielle ; par rapport à l’être par soi, à Dieu, sur le plan de la causalité transcendante efficiente, finale ou exemplaire. La notion d’être, si elle a déjà une certaine consistance sans qu’il y ait référence explicite au principe de l’être, à Dieu, n’a cependant toute sa valeur que lorsque ses divers modes viennent s’ordonner en dépendance de celui-ci. 3. La notion d’être et la méthode de la métaphysique. De cette conception de l’être résultent, pour la métaphysi­ que, des conséquences extrêmement importantes. Pour mieux nous en rendre compte, regroupons les résultats déjà acquis. f' i° La notion d’être en tant qu’être est obtenue au terme d’un effort original d’abstraction ou de séparation de la ma­ tière qui se situe au niveau du jugement. Cette abstraction a pour effet d’éloigner l’être en tant qu’être non du réel ou de l’existant — qui, tout au contraire, devient l’objet même du métaphysicien, — mais des conditions matérielles de l’existence, ce qui n’est pas la même chose. 42 \ PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE 2° Ainsi sc trouve constituée une notion, un concept qui, à l’analyse, se révèle avoir un certain contenu où se discernent les deux aspects d’une essence que détermine une existence proportionnée ; l’être est ce qui est. 3° Ce concept a la structure d’une notion analogique, c’est-à-dire qu’il n’abstrait qu’imparfaitement de ses infé­ rieurs, lesquels y demeurent présents de façon implicite ou confuse, et qu’il n’a originairement qu’un mode d’unitc pro­ portionnel et donc imparfait. 4° Fondamentalement, l’analogie de l’être est une analogie de_piôEQrtionnalitéx tous les modes de l’être étant, jusque dans leurs dernières différences, de l’être ; mais la multiplicité de ces modes est ordonnée, c’est-à-dire relative au premier être. Vue sous cet aspect, qui la parfait, l’analogie de l’être est une analogie d’attribution. 5° Du fait qu’elle dépasse tous les genres et qu’elle se trouve impliquée dans toutes les différenciations de ses modes, la notion d’etre jnériteje qualificatif de transcendantale (au sens scolastique du mot). Quels sont donc les caractères de la science qui aura cette notion pour objet ? a) La métaphysique se présente tout d’abord avec un carac­ tère ou une orientation réaliste très marquée. Certes, y avonsnous discerné, comme dans toute science, un effort d’abstrac­ tion ; mais cet effort, ou plutôt ce double effort, ne nous a pas éloigné de l’existant comme tel, ni même de ses modes : la notion d’être entend signifier le concret lui-même et envelop­ per actuellement, à la faveur de sa confusion, tout ce qui existe effectivement. La marche en avant, le progrès de la métaphysique ne résultera donc pas tant d’une analyse abs­ traite de concepts coupés de la réalité que d’une inspection directe de cette réalité même. La systématisation harmonieuse sous laquelle on présente parfois l’ensemble des notions méta­ physiques ne devra pas nous faire oublier ce contact premier et continu avec la complexité du donné et de scs problèmes. Si nous comparons, de ce point de vue, la métaphysique de saint Thomas et les grands systèmes de l’histoire, nous ne pouvons manquer d’être frappés de son originalité. Aussi bien, dans l’antiquité avec Platon, que chez nombre de scolas­ tiques à partir de Scot et de Suarez ou que chez les modernes de Descartes à Hegel, l’être est conçu en général comme une certaine nature, comme une essence, pratiquement isolée de 43 l’existence, que l’on traite comme une donnée abstraite ; l’ontologie tend alors à devenir une pure construction concep­ tuelle coupée de la réalité. L’on constitue ce que l’on peut appeler des ontologies essentialistes. Tandis qu’avec saint Thomas, tout en conservant à l’être cet aspect de détermina­ tion qui correspond à son essence, l’on se réfère toujours comme à son actualité ultime à son existence concrète. b) De son unité imparfaite et de la richesse de son contenu implicite, la notion d’être reçoit, par rapport aux notions scientifiques ordinaires, à la fois une infériorité et une supé­ riorité. Une infériorité, tout d’abord, qui tient à ce que le concept analogique est un concept confus et inadéquat, qui donc ne nous fait atteindre chaque réalité que de façon imparfaite, alors que, de soi, la connaissance par genre et par différence spécifique est une connaissance précise et distincte ; cette inadéquation du concept d’être atteignant évidemment son maximum dans la connaissance de l’être transcendant de Dieu, dont le mode propre d’exister échappe à nos prises. Mais^par contre, en profondeur et en extension, la notion Métaphysique d’être et ses semblables donne à l’esprit un instrument d’une tout autre portée que les idées scientifiques ‘ ordinaires. Si imparfaitement que ce soit, ces notions parviennent tout de même à s’élever jusqu’au principe pre­ mier de tout, jusqu’à Dieu. L’analogie, forme propre de la pensée métaphysique, nous met en possession d’une méthode intellectuelle permettant de constituer une science théolo­ gique authentique. Au théologien de préciser dans quelles conditions il devra utiliser cette méthode ; qu’il suffise ici ^d’avoir souligné à la fois ses limites et sa véritable grandeur. Si nous revenons, du point de vue de la méthode, à la com­ paraison précédente entre la métaphysique de saint Thomas et les grandes philosophies essentialistes de l’histoire, nous sommes amenés ici également, à souligner de très importantes différences. Par une pente naturelle, toute métaphysique de l’essence tend à prendre la forme d’un système rigide se déve­ loppant sous un mode déductif. Certes, tous les philosophes nommés plus haut n’ont pas effectivement réalisé ce rêve. Mais la Dialectique de Platon ou la Mathématique universelle de Descartes n’allaicnt-elles pas dans ce sens ? Et surtout avec l’Ethique de Spinoza et l’Encyclopédic de Hegel ne passons-nous pas du rêve à la réalité ? Tout déduire ration­ nellement d’un premier principe ! Saint Thomas n’a jamais L’ÊTRE 44 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE songé à rien de tel. Sa vue de l’univers, certes, est ordonnée et fortement hiérarchisée et la raison préside à sa construction : mais avec toute la souplesse de la proportion analogique, avec cette ouverture sur la diversité du réel qui lui permet de tout accueillir et de tout mettre à sa place sans violenter la nature de chaque être. Sapientis est ordinare. La véritable sagesse métaphysique est une œuvre d’ordre. CHAPITRE II L’ÊTRE - ÉTUDE CRITIQUE L’objet de la métaphysique, en correspondance avec celui même de notre intelligence, est l’être, c’est-à-dire ce qui a pour acte d’exister : tel est notre point de départ. Cette pre­ mière affirmation nous situe d’emblée sur le plan de ce que l’on est convenu d’appeler de nos jours le réalisme. La méta physique de saint Thomas, comme d’ailleurs pratiquement celle de tous les grands systèmes anciens, est réaliste. Notre intelligence se trouve effectivement située en face d’un monde d’objets indépendants d’elle qui la mesurent et la déterminent. Cette thèse, bien qu’elle se trouve répondre aux instincts les plus profonds de notre esprit, n’a pas été sans rencontrer, depuis les origines ou presque de la philosophie, des contra­ dicteurs. Aristote déjà avait à défendre le principe de non contradiction, sur lequel repose toute certitude, contre le phé­ noménisme subjcctiviste des sophistes. Après eux, les scep­ tiques, multipliant les questions insidieuses, récuseront toute vérité. Et l’on sait que depuis Descartes, la pensée moderne, chez nombre de scs représentants, a suivi cette voie de la critique de la valeur réaliste de l’intelligence et, qui plus est, est venue opposer aux métaphysiques qui s’en recomman­ daient des constructions systématiques positives reposant inversement sur le primat de la pensée sur l’être. Nous avons déjà eu l’occasion de dire que l’on pouvait, à notre sens, élaborer une métaphysique valable, sans avoir préalablement posé la question de la valeur de notre connais­ sance ; l’exercice normal de notre vie intellectuelle nous y autorise. Il est bien évident cependant qu’une attitude pure­ ment négative, vis-à-vis de courants de pensée aussi impor­ tants que ceux que nous venons d’évoquer, ne saurait être indéfiniment conservée ; de réels problèmes se posent 46 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE d’ailleurs, du point de vue critique, au philosophe réaliste. Aussi nous paraît-il necessaire de revenir, dans un moment de réflexion méthodique, sur notre position initiale. Nous suivrons en cela l’exemple même d’Aristote qui répondait aux difficultés posées de son temps, relativement à la valeur de la connaissance, immédiatement après qu’il eût défini l’objet de la métaphysique. Les quelques réflexions qui vont suivre se limiteront strictement aux questions fondamentales, qui, d’ailleurs, sc trouvent seules ici mises en cause, du réalisme de l’objet premier de l’intelligence et de la valeur des principes qui s’y rattachent immédiatement. Elles supposeront qu’aura été détermine le point de départ de la réflexion critique et préa­ lablement que l’on ait pris conscience des difficultés qui ont pu poser la question même du réalisme. Tout ccd commande la marche de notre pensée : § I. La critique du réalisme. § II. Le point de départ d’une épistémologie thomiste. § III. Du fondement du réalisme. § IV. Les premiers principes. § I. La CRITIQUE DU RÉALISME Cette critique peut être schématiquement ramenée à trois thèmes principaux. I* Thème : les objections des sceptiques. C’est celui par excellence de la critique ancienne, sur lequel la critique moderne, avec Descartes et ses successeurs, ne cessera de revenir. Les difficultés qu’il exploite sont légion, aussi nombreuses que les illusions et les erreurs qui lui servent d’argument. Prenons, pour nous reporter à un texte classique, la série qu’en propose la première des Méditations métaphy­ siques de Descartes. Les données des sens s’y voient tout d’abord frappées de suspicion ; l’expérience m’atteste que souvent je me suis trompé à leur endroit, n’y a-t-il pas pru­ dence à ne pas me fier entièrement à eux ? Et si certaines sensations, plus immédiates et plus fortes, paraissent m’impo­ ser de façon plus pressante leur réalité objective, ne dois-je pas me souvenir que parfois, en rêve, j’ai eu de pareilles sensa­ tions qui, à mon réveil, se sont révélées être illusion ? Mais l’erreur ne vient pas seulement infirmer la valeur de mes connaissances sensibles, elle s’attaque aussi à ma raison qui L’ÊTRE - ÉTUDE CRITIQUE 47 parfois, sc trompe, comme il arrive même en mathématiques. Enfin, et d’une façon tout à fait générale, ne peut-on pas craindre que l’on soit l’objet des maléfices de quelque puis­ sance néfaste, d’un dieu trompeur, qui ferait que, en ce que nous tenons de plus assuré, nous sommes irrémédiablement dans l’erreur ? L’on sait que le doute n’a pas conduit Descartes au scepticisme, et d’ailleurs qu’il ne l’a pas poussé jusqu’au bout ; les premières évidences de l’intuition intellectuelle ont été mises à part, ce qui réservera la possibilité d’une construc­ tion positive. Mais, peu importe, ce qui nous intéresse pré­ sentement, c’est cette évocation des erreurs de la connaissance qui naturellement me conduisent à douter. Si parfois je me suis trompé, alors que je croyais bien être dans le vrai, qui pourra jamais m’assurer qu’actuellement je ne me trompe ? Le fait incontestable de l’erreur ne met-il pas en question a valeur même de la connaissance ? 2e Thème : l’immanence de la connaissance. Le réalisme, affirment les idéalistes, repose, en outre, sur une présupposition qui ne tient pas devant les arguments d’une critique métaphysique sans timidité. Prenons, à titre d’exemple, celle que lui adresse un idéaliste moderne, Hamelin (Essai sur les éléments principaux de la représentation). La base du réalisme serait, selon ce philosophe, la dualité de l’être pensé et de l’être pensant. Comment dès lors l’idée peut-elle être autre chose que l’image dans le second de l’attri­ but réel possédé par le premier ? La connaissance serait donc essentiellement un double de l’être dans la pensée, supposi­ tion dont il est assez aisé d’expliquer l’origine dans une psy­ chologie primitive, mais qui ne se révèle pas moins à la réfiexion comme manifestement absurde, comme la propo­ sition monstrueuse que la représentation est la peinture d’un dehors dans un dedans, comme s’il était jamais possible d’atteindre ou de parler d’un en dehors de la pensée. La pen­ sée, qui est essentiellement l’unité d’un sujet et d’un objet, ne peut évidemment reposer sur la base de la dualité primi­ tive de l’être pensant et de son objet présomptif. L’explication de l’origine de nos idées ou de la formation de notre pensée n’est pas moins puérile si l’on s’en tient à cette position du réalisme. Elle ne saurait, en effet, être conçue que sur le mode d’une causalité transitive, d’une transmission d’espèces ou qualités, comme l’introduction en nous d’images, théorie grossière qu’acclimatèrent en philosophie Démocritc et Epicure et dont Descartes fit bonne et définitive justice 48 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE dans son acerbe critique des « espèces voltigeantes » de la psychologie scolastique. Il serait également vain, pour échap­ per à ces difficultés, de supprimer, comme les perceptionnistes ont tenté de le faire, tout intermédiaire entre la pensée et l’être. L’on se garde bien par là de l’absurdité de la trans­ mission des images, mais c’est pour tomber dans le mystère d’une immediateté sans justification. Que l’on renonce donc une fois pour toutes à l’entreprise chimérique de vouloir à tout prix faire rejoindre dans le fait de la pensée une dualité primitivement affirmée et donc à doubler par l’extérieur la représentation d’un représenté : les représentés ne sont pas en dehors de la représentation. La représentation, contrairement à la signification étymologique du mot, ne reflète pas un objet et un sujet qui existeraient sans elle : elle est l’objet et le sujet, elle est la réalité même. La représentation est l’être, et l’être est la représentation. 3e Thème : l’activité de la connaissance. Si, par ailleurs, nous observons avec attention l’esprit qui pense, nous serons amenés à constater qu’il est loin de se présenter, selon la supposition réaliste, comme une capacité réceptive ou comme une puissance passive qui se soumettrait à l’action déterminante d’un objet extérieur. Kant avait déjà remarqué que l’entendement n’est nullement intuitif, mais essentiellement activité synthétique ; et, poussant cette idée à fond, l’idéalisme absolu affirmera, avec un Fichte ou un Hegel, que la pensée est activité pure et inconditionnée. Le moi se pose de lui-même antérieurement à toute supposition. Les tenants de ces thèses hardies ne manquent pas d’argu­ ments. Considérons, par exemple, pour nous convaincre, le cas privilégié de la pensée scientifique. N’a-t-on pas l’impression que, dans ce domaine, l’esprit ne progresse que pour autant qu’il projette devant lui son objet ? La chose est particulière­ ment claire en mathématiques. Les figures ou les nombres que j’étudie ont été constitués préalablement par une activité de construction ou de sommation dont je suis parfaitement conscient, et la fécondité de l’esprit, en ce domaine, ira jusqu’à déterminer des quantités, espaces ou nombres, que je suis impuissant à me représenter. Même constatation pour les sciences expérimentales : je ne rencontrerai jamais dans l’expérience que ce que l’esprit y a préalablement déposé au titre d’hypothèse ou d’idée directrice. Et les théories géné- L’ÊTRE - ÉTUDE CRITIQUE 49 raies, dans lesquelles sc résume à un moment donne l’acquis des connaissances scientifiques, ne sont-elles pas un admi­ rable exemple de cette fécondité créatrice de notre intelli­ gence ? C’est l’idée pure évidemment qui, en ce domaine, vient régler notre esprit. Si nous nous arrêtons à présent à celle de nos opérations intellectuelles que l’on est ordinairement d’accord pour consi­ dérer comme perfective de notre vie de pensée, le jugement, n’apparaît-il pas qu’ici encore l’esprit est essentiellement constructeur ? J’affirme a priori, tout au moins en ce qui concerne les propositions nécessaires, des liens qui ne peuvent m’être donnés dans l’expérience : c’est ici l’esprit qui est régulateur, comme l’avait remarqué Kant. Ou bien, avec Brunschvicg, l’extériorité qui semble s’attacher à l’objet de la synthèse judicative, ne se révélera-t-elle pas simplement comme une modalité subjective où s’affirme, comme par un choc en retour, la limitation de notre pensée ? D’autre part, que devient, dans la supposition réaliste du déterminisme de l’objet, cet attribut de liberté qui paraît bien caractériser l’essence même de la vie de l’esprit ? Entre le matérialisme des séquences nécessaires et la spontanéité sans entrave d’un moi autonome, il faut, de toute évidence, faire un choix ? Si vous vous soumettez initialement à un objet, jamais vous ne serez vraiment libres. L’idéalisme seul s’af­ firme capable d’assurer à notre personnalité d’homme la dignité que nous devons revendiquer pour elle. Toutes ces raisons, et d’autres encore, convergent donc vers cette conclu­ sion : notre esprit est une activité libre et qui se détermine elle-même dans une indépendance totale vis-à-vis de tout objet transcendant. § II. Le point de départ d’une épistémologie THOMISTE Historiquement, nous le savons, la philosophie ancienne s’était développée de façon naturelle sur la base du réalisme de l’intelligence. Les critiques que nous venons d’entendre doivent-elles nous conduire à abandonner cette position ini­ tiale, c’est-à-dire à renoncer à partir de l’être pour prendre à l’inverse notre point de départ dans la pensée pure, dans le Cogito cartésien, par exemple, ou dans la position incondi­ tionnée du moi, telle que la préconise l’idéalisme d’un Fichte ? Saint-Thomas TV. 4. 50 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE I. Portée immédiate de la critique sceptique ou idéaliste. Et tout d’abord, quelles conséquences initiales et immé­ diates entraînent, au juste, pour le réalisme, les critiques formulées plus haut ? a) Objections sceptiques. — Ces objections reposaient fonda­ mentalement, nous l’avons vu, sur la constatation de l’erreur. Il nous arrive de nous tromper. S’en suit-il que notre esprit se trompe toujours et donc qu’il est impuissant à atteindre la vérité ? Je me trompe quelquefois, donc je dois toujours me tromper... Qui ne voit que cette conséquence n’est qu’un sophisme ! Quelle signification pourrait d’ailleurs avoir pour moi l’erreur, le fait de me tromper, si je ne savais par ailleurs ce qu’est la vérité, ou de ne pas se tromper ? Plus radicale­ ment : si je me trompe toujours, est-ce que je ne me trompe pas, lorsque j’affirme que je suis fatalement dans l’erreur ? Le scepticisme complet, Aristote l’avait déjà remarqué, est destructeur de lui-même. Le douteur ne peut être conséquent avec soi qu’en s’abstenant d’affirmer et même de donner le moindre signe, c’est-à-dire en se comportant comme une souche. Ce que le fait psychologique, évidemment incontes­ table, de l’erreur nous impose de déterminer, c’est la nature véritable de la vérité et de son contraire l’erreur, ainsi que les moyens de les distinguer l’une de l’autre : il postule l’institu­ tion d’une critériologie, rien de plus. b) Immanence de la connaissance. — II est impossible, nous dit-on, de jamais faire se rejoindre dans la connaissance un sujet et un objet préalablement séparés l’un de l’autre ; l’acti­ vité intellectuelle est d’ailleurs immanente au sujet pensant ; un au-delà de la pensée est impensable. De pareilles formules pourraient recevoir un sens acceptable ; mais telles qu’elles se présentent et dans la signification qu’on entend leur donner, elles faussent complètement la position d’un sain réalisme. En une telle philosophie, il n’est nullement question de cher­ cher à établir un pont entre deux mondes préalablement séparés et opposés, celui de la pensée et celui de la chose en soi : le fait de cette union appartient au donné primitif ; la chose ne m’apparaît que dans scs rapports avec la pensée. Ce qui fait problème c’est le comment et non l’existence du lien entre l’esprit et le réel. Mais, insistera-t-on, ce lien repose sur une supposition impossible, celle d’une pensée qui sort de son immanence pour aller pénétrer dans les choses. Cette L’ÊTRE - ÉTUDE CRITIQUE 51 façon de refermer un être sur lui-même ne correspond-elle pas, répondrons-nous, à une conception très matérialiste de l’intériorité ? En d’autres termes, qui me dit que tout en étant immanente, une activité ne peut avoir en même temps une portée transcendante ? Lorsque je pense, j’ai bien le senti­ ment de conserver en moi mes idées, mais en même temps je les considère comme me mettant en rapport avec un monde extérieur à ma conscience. Il y a certes quelque chose de mystérieux dans cette compénétration des êtres qui paraît se réaliser dans la connaissance. Mais on ne voit pas pourquoi on lui opposerait a priori une fin de non-recevoir. c) L'activité de la connaissance. — La pensée est active, créatrice même, dans l’élaboration des sciences et jusque dans ses actes élémentaires : c’est un fait incontestable. Mais s’en suit-il qu’elle soit une faculté de détermination absolue et a priori de son objet ? L’analyse réflexive la plus rudimen­ taire ne nous assure-t-elle pas que la connaissance est aussi passivité, ou que, si l’objet nous paraît sous un certain rapport construit par nous, sous d’autres rapports il se manifeste comme donné, et même que cet aspect de donné semble s’imposer à nous de façon primitive. En toute occurence il est nécessaire d’examiner les choses de très près et il n’est aucune­ ment évident que la connaissance soit détermination absolue d’un objet ou activité pure. Dire, par exemple, que l’intelli­ gence est une puissance de synthèse a priori, c’est ne traduire que de façon tout à fait incomplète ce qut nous est spontané­ ment donné dans le jugement : la réalité expérimentée est plus complexe. D’autre part, cette aspiration à l’autonomie ou ce désir de liberté ou d’affranchissement, que l’on croit reconnaître à la racine même de la vie de l’esprit, peut corres­ pondre à quelque chose d’authentique en nous, sans que soit niée a priori toute dépendance de ce même esprit. Peut-être y a-t-il un esprit parfaitement autonome, mais rien ne nous dit que cet esprit dût être le nôtre, qui nous paraît au contraire si relatif à autre chose. Nous pouvons donc conclure que, s’ils posent un certain nombre de problèmes, qu’il convient, en effet de résoudre — problèmes des rapports dans la connaissance de la vérité et de l’erreur, de l’immanence et de la transcendance, de l’activité et de la passivité, — les faits allégués plus haut ne nous contraignent aucunement à renoncer a priori au réalisme, ou à affirmer que l’être est réductible à la pensée. Il ne nous est 52 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE nullement imposé de partir d’une supposition autre que celle du réalisme. Est-ce même possible ? C’est ce qu’il convient d’examiner à présent. 2. Les tentatives faites pour constituer un réalisme critique thomiste. Depuis une cinquantaine d’années, un certain nombre de philosophes thomistes sc sont préoccupés de constituer une théorie critique de la connaissance aboutissant au réalisme, mais qui ne supposerait pas celui-ci comme donné. Il s’agirait de délimiter une sorte de terrain neutre constituant une posi­ tion initiale commune d’où réalistes et idéalistes pourraient, d’accord, prendre leur point de départ, avec l’espoir de finalement se retrouver au terme. Ce point de départ commun, ou tout au moins acceptable pour l’un et l’autre parti, ne peut être autre chose que la pensée, pour autant qu’elle se présente comme un objet immédiat de réflexion. Nous partirions donc du Cogito, mais sans que soit encore précisé à ce moment initial si ce Cogito sc replie sur lui-même, dans l’intériorité sans issue d’une conscience idéaliste, ou s’il débouche effectivement sur une réalité extérieure. Je pense, il m’est impossible d’en douter à l’instant même où je pense. Mais je ne sais encore, ou je ne veux pas savoir, quelle est la signification de cet acte. Je ne le saurai qu’ultérieurement, lorsque j’aurai compris, grâce aux analyses que je vais entreprendre, ce que c’est que de penser. Je pars donc du fait pur de la pensée et je vais chercher, par une méthode de réflexion sur mon acte, ce que c’est que penser. Prenons comme témoin de cette attitude philosophique l’un des travaux les plus sérieux qui aient été tentés sur ces bases, VEssai d'une étude critique de la connaissance du P. Roland-Gosselin (Paris, 1932) ; et écoutons cet auteur nous définir lui-même sa position initiale : · Du point de vue de la réflexion critique, l’étude de l’esprit repose solidement sur le fait que l’acte de penser sc peut saisir immédiatement dans la conscience de soi. L’homogénéité parfaite, l’identité du connaissant et du connu, dans l’acte de réflexion, est immé­ diatement évidente, et aucune réflexion ultérieure, s’exerçant sur la réflexion première, ne peut introduire en elle l’obscurité et le doute. Il y a là un point de départ absolu, parce qu’il y a d’abord un point de retour absolu de l’esprit sur soi... » (p. il). Et par là, sans rien préjuger de sa valeur définitive, se L’ÊTRB - ÉTUDE CRITIQUE 53 trouvera établi un contact initial avec l’idéalisme : « Comme l’idéalisme, en effet, nous allons accepter de considérer tout d’abord l’acte de notre pensée, le jugement, à titre de simple relation actuelle entre un sujet et un objet... Pourquoi cela ? Parce qu’il n’y a pas lieu d’abandonner bénévolement à l’idéa­ lisme le privilège d’une position solide, d’une base d’opération inattaquable. » (p. 35) Cette base d’opération est-elle en fait inattaquable ? Peutelle s’autoriser tout d’abord du patronage de saint Thomas ? L’on sait que celui-ci normalement développe sa pensée à partir du réalisme. Mais n’a-t-il pas, tout au moins en une circonstance, ouvert les voies à un type de réflexion philo­ sophique qui prendrait son appui dans la conscience que nous avons de notre activité intellectuelle ? Un certain texte du De Veritate a été souvent interprété dans ce sens, texte que Mgr Noël (.Notes d'épistémologie thomiste, p. 59-60) ne craint pas de mettre en parallèle avec tel passage des Régula de Descartes et de la première préface à la Critique de la raison pure où nous sommes invités à procéder à une critique ré­ flexive générale de notre faculté de connaître. « La vérité... est dans l’intelligence à la fois comme faisant suite à l’acte de l’intelligence et comme connue par l’intelligence ; elle fait suite à l’opération de l’intelligence pour autant que le juge­ ment de cette puissance porte sur la chose, en tant qu’elle est ; et clic est connue par l’intelligence, pour autant que celle-ci réfléchit sur son acte, et pas seulement en tant qu’elle connaît ect acte, mais en tant qu’elle a connaissance de sa proportion à la chose, secundum quod cognoscit proportionem ejus ad rem... » Et saint Thomas précise que ccttc connaissance suppose que l’on sache ce qu’est l’acte lui-méme et l’intelligence qui est à son principe : « dans la nature de laquelle il est impliqué qu’elle doit sc conformer aux choses : in cujus natura est ut rebus conformetur. » Et de conclure que c’est par un acte de connaissance réflexive que l’intelligence atteint à la vérité (De Veritate, q. 1, a. 9). Loin de nous la pensée de réduire la portée de ce texte, qui nous renseigne très exactement sur la voie par laquelle notre intelligence prend conscience de sa valeur réaliste ; mais ne lui demande-t-on pas trop, lorsqu’on y voit une invitation à constituer une épistémologie réflexive, dans le sens précédemment défini ? Les partisans d’un réa­ lisme immédiat et sans critique préalable y trouvent aussi de quoi fonder leurs prétentions. Saint Thomas, en réalité, ne songeait pas ici au débat pour lequel on l’invoque. Quoi qu’il en soit de la signification et de la portée véri- 54 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE table de ce texte, ne pcut-on, sans trahir l’inspiration géné­ rale du thomisme, instituer une critique réflexive de la con­ naissance qui initialement n’impliquerait ni l’idéalisme, ni le réalisme ? Ce n’est pas l’opinion de M. Gilson qui, après d’autres mais avec plus d’éclat, a pris parti contre toutes les tentatives faites pour constituer un « réalisme critique » (Cf. surtout Réalisme thomiste et Critique de la connaissance). Mettons tout d’abord à part, dans la vive polémique qui a été entreprise par cet auteur, une querelle de mots. M. Gilson ne veut absolument pas entendre parler de « réalisme cri­ tique » ; c’est une expression qui jure dans les termes : si l’on est critique, l’on ne pourra jamais être réaliste ; mais il faut sous-entendre que le mot · critique » est pris ici dans son sens kantien, qui exclut en effet le réalisme. D’autres, M. Maritain par exemple, estiment qu’il n’y a pas lieu d’aban­ donner aux idéalistes la prérogative de constituer une phisosophic < critique », à condition évidemment que ce terme soit libéré de tout présupposé subjectiviste. Mais peu importe 1 Venons-cn aux arguments de fond. Pour M. Gilson il y a une logique interne des systèmes ; si l’on commence avec Descartes par le doute et le Cogito, ou si l’on adopte à son point de départ le transcendantalisme kantien, on ne rejoindra jamais le réel et l’on finira en idéa­ liste : partant de la connaissance préalablement isolée du réel, jamais l’on ne réussira à retrouver celui-ci. Devra-t-on, pour M. Gilson, se réfugier, en face de la critique idéaliste, dans les affirmations spontanées d’un réalisme naïf ? Nulle­ ment, car le réalisme thomiste est un réalisme réfléchi ou qui a parfaitement conscience de lui-même et qui repose, non sur quelqu’obscur instinct, mais sur l’évidence que j’ai d’être, dans ma connaissance, relatif à un objet réel. Une fois d’ailleurs reconnue cette donnée initiale du réalisme fondamental de ma pensée, il me reste encore, du point de vue épistémologique, un labeur considérable à fournir : le comment de cette première saisie, ses conditions diverses, ne se trouvent pas immédiatement éclaircis. De plus il me faudra procéder à une critique de mes connaissances aux fins de déterminer leur exacte portée et leurs mutuels rapports. Tout cet effort de réflexion et d’analyse fera du réalisme, que je professe spontanément dans ma vie courante, un réalisme vraiment philosophique ou méthodique, mais sans qu’à aucun moment je n’aie eu à faire intervenir cette supposition que, peut-être, ma pensée est purement subjective. Quel parti convient-il d’adopter ? Faut-il déjà au moment L’ÊTRE - ÉTUDE CRITIQUE 55 initial de la réflexion critique reconnaître le réalisme, ou n’est-il pas préférable de partir du pur fait de la connaissance, sans que soit encore précisé si elle a une valeur transcendante ? La solution de cette alternative dépend pour nous de la ré­ ponse que l’on donnera à cette question : est-il possible de se former une notion de la connaissance qui n’implique pas son ordre au réel ? Du point de vue de la perception de la vérité — c’est-àdire du rapport de la pensée avec la chose — on distingue en philosophie thomiste deux espèces de connaissances : d’une part, les simples appréhensions et les sensations et, d’autre part, les jugements. On sait que formellement et en tant que connue, la vérité ne se rencontre que dans la seconde de ces catégories de connaissances. Dans la sensa­ tion pure ou dans la simple intellection, l’esprit ne sait pas s’il est vrai, parce qu’il n’a pas encore réfléchi sur lui-même, ni en conséquence pris conscience de sa position vis-à-vis de l’objet qu’il connaît ; la relation de la pensée, ou du sujet pensant, à la chose extérieure ne se manifeste que dans le jugement. S’il en est ainsi, on devra conclure qu’il existe bien un premier moment de la connaissance où l’objet ne m’apparaît pas dans sa distinction d’avec le sujet : mais l’on doit s’empresser d’ajouter qu’à ce stade, qui correspond d’ailleurs à un état tout à fait instable et inachevé de la pensée, la connaissance elle-même n’est pas nettement cons­ ciente : je suis comme absorbé dans l’objet. Que si je viens alors à réfléchir sur mon acte, ma pensée me devient cons­ ciente, objet et sujet se détachent l’un de l’autre, je vois que ma connaissance est vraie. Mais tout ce mouvement réflexif et les découvertes qui l’accompagnent supposent que je me suis mis à juger. La connaissance comme mise en situation d’un objet en face d’un sujet, et comme perception du rapport original qui les référé l’un à l’autre, implique le jugement. A ce stade, le problème du réel, c’est-à-dire des rapports de la pensée avec l’être, se trouve posé. Mais n’estil pas en même temps résolu ? Il ne m'est pas possible, semble-til, de détacher du jugement sa valeur réaliste. Telle est la conclu­ sion à laquelle nous nous arrêterons. Il suivra de là que la supposition d’une relation consciente, entre le sujet et l’objet de la connaissance privée de sa signi­ fication réaliste, correspond à une construction de l’esprit tout à fait artificielle : dès que je me mets à réfléchir sur ma pensée, je suis dans l’état de celui qui juge. Connaître, pour une intelligence humaine, c’est juger ; et juger, nous aurons 56 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS ί MÉTAPHYSIQUE l’occasion de le redire, c’est percevoir ce qui est. Je ne puis donc, si je veux prendre mon point de départ dans la connais­ sance, que partir, en même temps, du réalisme. Pour le fond, M. Gilson paraît être dans le vrai, restant évidemment entendu que de multiples éclaircissements, concernant les conditions et la portée précise de ce réalisme, sont encore à donner. Il nous est maintenant possible de porter, en connaissance de cause, un jugement sur la question des rapports de la « critique » et de la métaphysique. Les épistémologues à tendance criticiste, auxquels nous avons fait allusion, étaient naturellement portés à séparer les deux disciplines et à faire de la « critique » une sorte d’introduction à la métaphysique, ou tout au moins une méthode de vérification authentiquant avec autorité scs résultats : l’on ne nie pas absolument qu’il ne soit possible de continuer, comme par le passé, à construire une métaphysique ayant une certaine valeur sur les bases du réalisme, mais, si l’on veut procéder de façon tout à fait scientifique, il faut, disent-ils, commencer par éprouver critiqucmcnt nos moyens de connaître en dehors de tout préjugé. Laissant ici de côté la question de savoir s’il n’y aurait pas un certain avantage pratique, pour motif apologétique par exemple, de grouper sous un même titre tout un en­ semble d’études convergentes sur la valeur de la connaissance ou de nos diverses connaissances, nous tenons à affirmer cependant de façon très nette que la séparation envisagée et parfois réalisée de la spéculation objective et de la critique a l’inconvénient de dissocier de façon artificielle et périlleuse deux fonctions qui, en fait, nous sont apparues étroitement unies et solidaires l’une de l’autre dans cet acte adulte de la connaissance qu’est le jugement. Tout jugement est de soi réfléchi ou, si l’on veut, critique. Il suit de là que la méta­ physique qui, nous le savons, repose de façon toute spéciale sur des jugements, est essentiellement réfléchie et critique. Le métaphysicien, conscient de ce qu’il affirme, sait pourquoi il affirme et que ce qu’il affirme est vrai. Tous les aspects subjectifs de l’activité psychologique qu’il a dû mettre en œuvre ne sont peut-être pas dans le même moment parfaite­ ment éclaircis pour lui, mais, du côté objectif, ce qu’il recon­ naît est vrai absolument et aucune critique préalable ou paral­ lèle ne pourra rien y changer. La métaphysique, comme d’ail­ leurs la philosophie tout entière, est réfléchie ou critique, ou elle n’est qu’un pur jeu de l’esprit. Il n’y a donc en défi­ nitive pour nous qu’une seule sagesse suprême : la méta­ physique, laquelle a, de façon éminente, valeur d’une critique. L’ÊTRB - ÉTUDE CRITIQUE 57 3. Raisons profondes des attitudes critlcistes et idéalistes. Une erreur ne sc trouve vraiment surmontée et dépassée que lorsqu’on en a découvert les raisons profondes et les secrets cheminements. Des tendances aussi fortes que celles qui ont conduit, depuis l’antiquité, tant d’esprits éminents vers le scepticisme, le criticisme ou l’idéalisme, ne peuvent être tout à fait sans fondements. Que trouve-t-on donc à l’origine de ces philosophies ? La certitude de notre connaissance se fonde originairement sur la perception sensible. Or, tant à cause de la modalité de son objet que de ses conditions subjectives fort complexes, cette perception demeure enveloppée d’une assez grande obscurité et donc sujette à pas mal d’erreurs. De là ces hési­ tations et ces incertitudes qui, n’ayant pas été dominées par une vue plus compréhensive des choses, ont conduit nombre d’esprits au scepticisme. Par une réaction fort compré­ hensible, un Platon ou un Descartes, pour ne citer que les plus grands, ont cru retrouver l’évidence en dégageant du monde des sens un monde intelligible parfaitement distinct. La clarté est apparemment obtenue, mais connaissance sen­ sible et connaissance intellectuelle dissociées l’une de l’autre s’opposent à présent comme deux univers qu’il est bien malaisé d’harmoniser. Si l’on ne s’en tient pas alors à un parallélisme assez peu éclairant, ou bien l’on glissera, suivant la voie de l’empirisme anglais, vers un sensualisme inver­ tébré, ou bien, de préférence, tournant le dos au sensible et au monde qu’il représente, on s’engagera dans le sens des idées ; de là à affirmer que seules elles existent vraiment, il n’y a qu’un pas. Dissociation trop radicale de la connaissance sensible et de la connaissance intellectuelle, telle est la raison première, et sans doute la plus agissante, de la genèse des philosophies idéalistes. Qu’à ces premiers discernements vienne s’ajouter l’hypo­ thèse que, dans l’élaboration de son objet, l’esprit serait peut-être une puissance active de détermination et, avec Kant, l’on s’engage dans la voie de l’idéalisme constructeur. Qu’alors on vienne à sc rendre compte — et ce n’est pas inexact — que la pensée parfaite est celle qui se prend ellemême pour objet, et il suffira d’une certaine audace d’ima­ gination pour se persuader que l’on est cette pensée parfaite, ou tout au moins que l’on en est participant, et pour tout rame­ ner à cette perspective : la philosophie vient alors se confondre 58 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE avec la science de Dieu. Ce dernier pas, Hegel, à la suite de Fichte et de Schelling, l’a franchi. A l’origine de tout cc processus, dont les moments se commandent avec une certaine logique, se rencontre donc cette dissociation de la nature et de l’esprit, de la sensation et de l’idée contre laquelle Aristote avait déjà si vivement pris parti. La connaissance humaine, faut-il affirmer avec ce philosophe et en conformité avec l’expérience, est, de façon indissoluble, sensible et intellectuelle : point de réa­ lisme solidement établi en dehors de la reconnaissance de cc fait primitif. § III. DU FONDEMENT AUTHENTIQUE DU RÉALISME Les pages précédentes, en déterminant le point de départ d’une épistémologie thomiste, tranchaient déjà, dans son principe, la question du réalisme. Dès que par réflexion l’on prend conscience de ce qu’est la connaissance, on ne peut faire abstraction de celui-ci. Il ne sera pourtant pas inutile de reve­ nir sur cette prise de position initiale afin d’en mieux dégager toutes les conditions et par le fait même d’en apercevoir plus nettement encore le bien fondé. Préalablement, nous aurons à porter un jugement sur certaines tentatives des­ tinées à justifier, d’un point de vue critique, le réalisme de la connaissance. I. De quelques tentatives faites pour retrouver le réel à partir du Cogito. Descartes avait ouvert à ces fins deux voies sur lesquelles nous ne serons pas trop surpris de voir s’engager le néothomisme. a) Que l’on se souvienne tout d’abord de la manière dont l’auteur des Méditations métaphysiques retrouvait, au terme de ses réflexions, cc monde extérieur dont il s’était initialement coupé. Si je ne puis être assuré que mes idées claires relatives au monde matériel n’ont pas leur origine en moi, puis-je affir­ mer la même chose de mes sensations ? Celles-ci impliquent une passivité qui requiert hors de moi une puissance active proportionnée ; or celle-ci ne saurait être Dieu qui alors serait trompeur ; reste donc qu’il y ait des réalités corporelles, causes nécessaires de mes sensations. Diverses adaptations de cet argument ont été tentées. Si séduisante soit-elle en apparence, cette démonstration du réalisme de notre connaissance ne saurait être retenue. L’affirmation, à l’origine de nos sensa­ tions, d’une causalité extérieure, n’est certes pas inexacte; L’ÊTRE - ÉTUDE CRITIQUE 59 mais ce n’est nullement en recourant à cette causalité que nous prenons conscience de l’objectivité des dites sensations. De plus, faussant complètement le mécanisme de la perception cette façon de procéder a l’inconvénient de me porter à consi­ dérer l’image comme un double purement subjectif du réel extérieur, alors que je saisis immédiatement celui-ci. Enfin du point de vue critique, l’on pourrait contester cette utili­ sation transcendante, non encore justifiée, du principe de causalité. Il faut évidemment renoncer à prendre cc chemin. è) D’un tout autre point de vue, mais qui se recommande encore de Descartes, on a tenté de retrouver le réalisme. Cette fois on sc fonde sur la certitude de la perception du moi. Ne peut-on, comme le philosophe du Discours, et après saint Augustin lui-même, asseoir notre certitude de l’existence d’un monde réel sur cette apcrccption privilégiée et immédiate du moi qu’atteint notre conscience réfléchie ? Ici, apparem­ ment, pas de distance ni d’obstacle entre le sujet connaissant et l’objet connu : ils sont ontologiquement sur le même plan et de plus ils sont radicalement identiques l’un à l’autre. Là encore il est necessaire de formuler les plus graves réserves sur les conséquences systématiques que l’on prétend tirer de cette saisie, d’ailleurs concluante en ce qui concerne l’exis­ tence du moi, du sujet pensant. Et tout d’abord il y aurait lieu de remarquer que cette saisie du moi, même si elle est recon­ nue immédiate, n’atteint pas à la perfection de la connaissance per essentiam qui caractérise l’intellection des esprits purs. Et surtout il importe de rappeler que, dans les conditions d’union à notre corps où se trouve notre intelligence, cette faculté n’a pas pour objet propre, directement et immédiatement atteint, le monde des esprits, mais celui des choses maté­ rielles. Ceci que je perçois, ou, d’une façon générale, ces objets qui m’entourent, sont, telle est la reconnaissance de base qui s’impose initialement à elle. Commencer à l’aperception du moi, c’est ne pas prendre la connaissance à sa source et c’est, de plus, s’exposer à ces dissociations entre le sensible et l’in­ telligible que nous avons rencontrées à l’origine de tout le mouvement idéaliste. Il faudrait ajouter, en sc plaçant à un point de vue supérieur, que la valeur absolue de notre connais­ sance ne doit être fondée sur aucune saisie particulière d’être, mais sur la signification réaliste de la notion transcendante d’être, laquelle enveloppe bien, comme nous le savons, de façon implicite, tous les êtres particuliers, mais ne se trouve accaparée par aucun d’eux. 6o PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE 2. Les éléments du jugement. Procédons maintenant de façon positive. Notre inspirateur principal sera ici le P. Roland-Gosselin qui, dans la partie constructive de son Essai> avait analysé avec une exception­ nelle rigueur l’acte de connaître. Il s’agit de savoir le plus clairement et le plus parfaitement possible cc que c’est que connaître. Pas d’autre moyen évi­ demment pour y parvenir que d’examiner attentivement nos diverses connaissances. Pour ne pas nous étendre trop, nous supposerons acquise cette première conclusion : l’acte perfectif de la connaissance, celui où, en particulier, elle prend conscience de façon distincte d’elle-même, est le jugement. Dès maintenant donc notre enquête sur la nature de la connais­ sance se trouve centrée sur le jugement. Prenons, pour fixer notre pensée, un jugement quelconque : « ce rideau est bleu », et efforçons-nous d’en discerner les cléments constitutifs. Au premier abord nous sommes frappés par l’aspect d’unité ou de liaison qu’il présente. J’avais devant moi deux notions, celle de « ce rideau » et celle d’une couleur, le « bleu » ; en affirmant « cc rideau est bleu » j’unifie et je lie ces deux no­ tions ; reconnaissant leur convenance, j’attribue la seconde, celle de « bleu » à la première, celle de « ce rideau » : le juge­ ment s’offre à mon regard comme une relation d’attribution. Mais une autre mise en rapport, plus fondamentale en un certain sens, me paraît comprise dans l’acte de pensée que j’analyse. Je dis que l’attribution à laquelle je viens de procé­ der est vraie. Que faut-il entendre par là ? Que cette attri­ bution est conforme à la réalité ; mon jugement me paraît vrai parce qu’il me semble être en rapport d’adéquation à cc qui est. Dans un jugement tel que celui que j’examine, en plus du rapport entre le sujet et le prédicat, il y a donc, égale­ ment perçu, un rapport entre ma pensée et l’être, rapport cons­ titutif de la vérité du dit jugement. Et il est aisé de se rendre compte que ce rapport est un élément essentiel de cet acte. Que je vienne en effet à supprimer ce rapport, en le niant par exemple : « non, ce rideau effectivement n’est pas bleu » et mon premier jugement perd toute consistance : il n’y a plus rapport à ce qui est, et la relation que j’avais établie entre le sujet et le prédicat elle-même s’évanouit. Il serait facile de reconnaître que d’autres jugements prêtent à de semblables décompositions. La chose est immé­ diatement évidente pour toutes les affirmations catégoriques impliquant la copule « est ». Il est presque aussi manifeste L’ÊTRE - ÉTUDE CRITIQUE 61 que dans les propositions avec sujet et verbe sans copule apparente, « la neige tombe », par exemple, je ne pense vrai­ ment que si je réfère à ce qui est. Et si l’on venait à prendre en considération les autres formes de jugement distinguées par le logicien, jugement de relation, jugement hypothétique, on remarquerait encore que je n’affirme, dans ces cas comme précédemment, que par rapport au réel. Nous pouvons donc conclure avec le P. Roland-Gosselin (Essai, p. 43) : « ... l’ana­ lyse du jugement me permet de constater que l’objet n’est entièrement déterminé pour le sujet, et ne peut être affirmé par lui, que lorsqu’il est pensé en relation avec « cc qui est ». Sans cette relation le jugement est sans valeur ». Considérons à présent l’aspect subjectif ou l’activité de connaissance qui se trouve impliquée dans un jugement. Si l’on me demande ce qui fait que j’affirme que ce « rideau est bleu » ? Que répondrais-je ? — « C’est parce que je vois qu’il en est ainsi, ou qu’il m’apparaît être bleu ». Je juge que je vois ou que cela m’apparaît. Et que l’on prenne garde que cette apparition qui conditionne ma pensée n’est pas nécessairement une perception des sens ; il y a un apparaître au principe de mes jugements les plus abstraits. Si je dis par exemple « le tout est plus grand que la partie » c’est qu’intellectuellement je vois qu’il en est ainsi. L’apparaître, ou si l’on veut l’évi­ dence est un élément constitutif de tout jugement. Ainsi voiton ce qu’il convient de penser des philosophies qui, à la façon kantienne, prétendraient ramener l’opération du jugement à un acte de synthèse pure. Dans une telle opération, certes l’esprit n’est pas inactif, il attribue positivement le prédicat au sujet ; mais s’il le fait c’est parce qu’il se voit objectivement déterminé. Un jugement sans intuition, un jugement aveugle est totalement en dehors de toute psychologie réelle. En définitive je dirai donc que le jugement s’est manifesté à moi comme une double mise en rapport, s’appuyant finale­ ment sur une valeur d’être qui m’apparaît et sur l’évidence d’une certaine relation à l’être : · tout jugement suppose à l’origine, au moins logique, de l’activité du sujet, une » évi­ dence d’être », et exige pour être pleinement déterminé une « évidence » du lien de l’attribution, au moyen de laquelle il s’exprime, avec « ce qui est » (Roland-Gosselin, Essai, p. 51). 3. Signification réaliste du jugement. Qu’est donc cet être auquel me paraît suspendu toute mon activité judicative ? Écartons préalablement les significations idéalistes qui pourraient en être données. Tout d’abord, 62 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE l’être auquel sc réfère le jugement n’est pas l’être, en quelque sorte subjectif, qui se trouve affirme par la copule : « ce rideau est bleu » ; la réalité vers laquelle je me porte et à laquelle je me mesure n’est pas 1*« est ■ de ma proposition. Celui-ci, qui est bien posé par ma pensée, n’est autre chose que cet ens verum, cet « être vrai » distingué par Aristote et saint Tho­ mas de Vens simpliciter, lequel ne fait qu’exprimer la réalité de la conformité de mon intelligence à l’être objectif. C’est en fonction de cet être objectif lui-même que je juge ; et l’être du rapport de vérité n’a de sens que relativement à lui. Je ne puis donc dire que, par mon affirmation, c’est moi qui ai posé l’être, comme une forme venant du sujet. Pas davantage, cet être qui mesure ma pensée ne peut être considéré comme un pur objet, dont la réalité serait d’être pensé. Qui ne voit, d’une part, que la relation d’objectivité n’est nullement cons­ titutive de ce qui m’apparaît et, d’autre part, que l’être comme connu suppose lui-même l’être dont il n’est qu’un mode particulier : la notion d’être déborde dans sa signification celle d’objet et lui est donc antérieure : l’être n’est pas for­ mellement ce qui est connu ou ce qui est objet de connaissance. Qu’cst-il donc en définitive ? Nous l’avons dit, il est ce qui est, ce complexe où nous avons distingué ces deux aspects d’un « quelque chose », d’une essence, * qui est » ou qui est ordonnée à l’existence. Cette dernière nous est apparue d’autre part comme l’élément déterminant ultime, comme l’actualité dernière de notre notion. Or le réel n’est rien d’autre que ce qui existe ou ce qui sc rapporte à l’existence. Dire que la connaissance est relative à ce qui est ou qu’elle sc rapporte au réel, ou donc qu’elle a valeur réaliste, c’est signifier exactement la même chose. Cette considération, aussi décisive que simple et immédiate, tranche à elle seule le problème du réalisme de la connaissance. Du fait qu’en jugeant je me mesure à ce qui est, ma connaissance a, en principe, une portée réaliste. Connaître, je le sais maintenant, n’est pas autre chose que percevoir ce qui est. Il importe de remarquer, au terme de cette analyse, que ce réel auquel je me réfère et que j’affirme dans mes jugements n’a pas toujours exactement la même valeur. Il y a des moda­ lités d’être différentes. Si j’affirme, par exemple, que « l’homme est un bipède », je pose une affirmation universelle, ayant évi­ demment valeur objective, mais dont l’objet n’existe pas à la manière de cette table que j’affirme aussi exister. La · fin du monde » pareillement m’apparaît bien comme quelque chose, mais qui sera seulement réalisée dans Je futur. Dans tous ces L’ÊTRE - ÉTUDE CRITIQUE 63 cas c’est bien à l’être existant comme tel que je finis par me rapporter mais selon des modalités de réalisation qui ne sont pas toutes semblables. Dans son réalisme, ma pensée respecte donc la valeur même de la réalité de ses différents objets. Une analyse détaillée de ma connaissance serait nécessaire pour que je puisse apprécier la valeur réaliste de chacun de ses modes. Conclusion. — Bien que nous ayons dû être très brefs, nous avons, espérons-nous, montré de façon suffisante sur quelle base se fonde le réalisme de notre connaissance. Ni l’analyse de la sensation pure, ni l’affirmation du sujet spirituel, ne réussissent à l’assurer convenablement, seule la réflexion sur le jugement nous met ici dans la vraie voie. Il resterait, pour éclaircir complètement cette question du fondement du réa­ lisme, à examiner les preuves que l’on a voulu en donner en prenant comme point d’appui les valeurs d’ordre appétitif : les impératifs de la raison pratique, la croyance ou encore l’ac­ tion. Il se peut que les arguments que l’on échafaude en par­ tant de ces éléments subjectifs ne soient pas toujours dépour­ vus de valeur. Mais il est certain qu’ils ne peuvent remplacer cette prise de conscience directe du réalisme de notre connais­ sance spéculative qui seule atteint, dans sa nature véritable, le rapport fondamental de la pensée avec l’être. Le point de départ à la fois de la métaphysique et de la théorie de la connaissance est non pas dans l’action, mais dans cette saisie réfléchie de l’être qui se réalise dans le jugement. § IV. Les premiers principes a) Aristote (AfrmpA., Γ, c. 3) rattache à l’étude de l’être en tant qu’être celle de certaines vérités premières qu’il dénomme axiomes. La raison de ce fait est ici nettement pré­ cisée : de telles vérités doivent être considérées dans la science suprême parce qu’elles ont autant d’amplitude ou la même universalité que l’être, objet de ccttc science : « Puisqu’il est évident que les axiomes s’appliquent à tous les êtres en tant qu’étres, c’est de la connaissance de l’être en tant qu’être que relève également l’étude de ces vérités. » Forts de cette affirmation de leur Maître, nombre de péripatéticiens font suivre dans leurs traités de métaphysique l’étude de l’être d’un chapitre consacré aux Premiers prin­ cipes. L’on rejette parfois, il est vrai, ce chapitre en logique en alléguant, ce qui est exact, que les dits principes sont les 64 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE régulateurs suprêmes de toute notre activité rationnelle. Mais il n’en demeure pas moins qu’avant de présider au bon fonctionnement de notre esprit, les premiers principes ont tout d’abord valeur — et c’est ainsi qu’ils nous sont immé­ diatement donnés — de lois objectives de l’être. C’est donc bien, comme le disait très clairement Aristote, à l’étude de l’être en tant qu’être que se rattache proprement l’analyse de ces vérités premières. Est-il nécessaire d’ajouter que ces considérations, qui visent à assurer les toutes premières vérités de notre esprit, prennent tout naturellement place dans la ligne de l’étude critique de l’être et des premiers fondements de notre connaissance que nous avons entreprise dans ce chapitre. Ici métaphysique et critique pratiquement coïncident. ά) Que faut-il entendre exactement par Premier principe ? D’une façon générale, les premiers principes représentent le terme ultime dans l’ordre ascendant de la résolution de nos connaissances ; habituellement on désigne par cette expression des jugements ou des propositions, mais saint Thomas l’applique également aux termes ou aux notions simples qui entrent comme éléments dans ces jugements. Nous ne nous arrêterons ici qu’à la première de ces signifi­ cations. Il est évident, par ailleurs, que dans la théorie de l’être, nous n’avons pas à nous intéresser aux principes spé­ ciaux à chaque science, mais seulement à ceux qui, convenant à tout être, sont absolument communs. Considérés en eux-mêmes, nous l’avons vu en logique, les premiers principes doivent être vrais et nécessaires, ce qui va de soi, et de plus immédiats (per se notae}. La note d’immédiateté, appliquée à un principe, signifie que l’on en perçoit la vérité sans intermediaires ou sans moyens termes ; il suffit que l’on ait saisi la signification des termes compo­ sant ce principe pour que la valeur de la proposition appa­ raisse en pleine évidence ; en ce sens l’on dit qu’ils sont connus par eux-mêmes. L’on doit ajouter que lorsqu’il s’agit d’un principe absolument premier, les termes dont il est composé doivent être eux-mêmes absolument simples, c’està-dire qu’ils ne peuvent être ramenés à aucune notion anté­ rieure. De soi ces propositions premières, comme leur nom même de principe l’indique, se réfèrent, ou plus exactement sont principes de référence de tout un ordre de connaissances qui reposent sur elles ou qui les impliquent et les supposent de manière nécessaire. Aux principes métaphysiques relatifs L’ÊTRE - ÉTUDE CRITIQUE 65 à l’être, sc subordonnent universellement toutes les connais­ sances : c’est dire l’importance capitale de ces vérités premières. c) Quel est le premier de tous ces principes ? De nos jours on en discute. Pour Aristote la question se trouvait tranchée (Metaph., T, c. 3). Ce premier principe doit satisfaire à ces trois conditions : être le mieux connu ; être possédé avant toute autre connaissance ; être le plus certain de tous. Or ce principe est incontestablement « celui au sujet duquel il est impossible de se tromper », c’est-à-dire le principe de non-contradiction. (Cf. Texte IV, p. 158). I. Principe de non-contradiction. a) Et tout d’abord sous quelle formule convient-il d’expri­ mer ce principe ? Aristote nous propose d’emblée celle-ci : < Il est impossible que le même attribut appartienne et n’ap­ partienne pas en même temps au même sujet sous le même rapport ». Ce que saint Thomas traduit : Impossibile est eidem simul inesse et non inesse idem secun­ dum idem. Ce que l’on rend souvent dans cette formule équivalente : « Il est impossible d’affirmer et de nier en même temps la même chose sous le même rapport ». Ainsi formulé, le principe de non-contradiction est directe­ ment relatif aux operations de l’esprit, attribution et non attribution, affirmation et négation dont il déclare l’incompa­ tibilité dans certaines conditions. Mais si l’on remarque que l’esprit en jugeant est manifestement déterminé par le réel qui lui sert d’objet — par exemple, si je juge que le ciel est bleu, c’est parce que je vois qu’il en est réellement ainsi, — il sera plus conforme à la structure même de la connaissance de formuler le principe de non-contradiction par rapport à son contenu objectif. L’on dira alors « L’être n’est pas le non être » - « ce qui est n’est pas ce qui n’est pas ». Ens non est non ens. En métaphysique, où l’on se place du point de vue objectif de l’être, c’est évidemment cette formule objective qui doit avoir nos préférences. à) Essayons de voir de plus près comment l’esprit est amené à reconnaître ce principe ? Il résulte évidemment de Saint-Tboma? IV. 5· 66 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE la mise en rapport de deux notions, celle d’être et celle de non être. La notion d’être n’est pas autre chose que ce premier donné de l’intelligence qui nous est déjà familier. Si l’on considère à présent la notion de non-être, l’on remarque immé­ diatement qu’elle ne contient rien d’autre de positif que la précédente notion d’être ; elle en diffère par une pure activité intellectuelle, la négation, réaction absolument originale de l’esprit, qui ne se définit par rien d’autre qu’elle-même : je pose donc l’être, puis je le nie, et c’est ainsi que j’obtiens la notion ou la pseudo-notion de non-être. Si, à présent, je rapproche les deux notions que je viens de distinguer, je constate qu’elles ne peuvent se convenir, cette incompatibilité s’imposant à moi comme quelque chose d’immédiatement perçu, comme un donné primitif : l’être, en aucune façon et en tant que tel, n’est non-être. Il y a oppo­ sition entre ces deux notions, et il en résulte — où l’on re­ trouve la première formulation du principe — qu’il est impossible d’affirmer et de nier à la fois et sous le même rapport la même chose, car ce serait identifier être et non être, ce que nous venons de refuser de façon absolue. En tout ceci ne sont intervenues qu’une notion positive, celle d’être, deux activités négatives successives de l’esprit et la vue objective de l’incompatibilité finalement proclamée. c) Est-il possible de donner une justification autre que celle qu’apporte avec soi cette vue objective de notre principe ? Il est bien certain que l’on ne peut songer à une démonstra­ tion directe, une telle opération s’appuyant nécessairement sur une vérité antérieurement reconnue, ce qui évidemment ne peut avoir lieu ici, puisque rien n’est antérieur à l’être. Mais ne pourrait-on parler d’une démonstration indirecte ou d’une réfutation par l’absurde ? D’une façon générale, la réfutation par l’absurde consiste à montrer qu’à soutenir une certaine thèse on est nécessairement amené à se contre­ dire. Il est aisé de voir que sous cette forme commune la réfutation par l’absurde est ici sans signification, puisque ce qui est précisément affirme par l’adversaire c’est la possi­ bilité de la contradiction. Dans ce cas, ce n’est pas à la contra­ diction qu’il faut acculer l’adversaire, mais au silence. Affirmer l’identité des contradictoires c’est n’avoir plus aucun objet distinct de pensée, c’est en réalité ne penser à rien du tout ; car dès que l’on veut penser à quelque chose, il faut que l’on ait devant soi un objet déterminé. Dès que l’adversaire concède qu’il pense à quelque chose de déterminé, qu’il L’ÊTRE - ÉTUDE CRITIQUE 67 donne une signification à un mot, il reconnaît par le fait même que l’être n’est pas contradictoire, et s’il maintient par un pur artifice verbal sa thèse de la contradiction de l’être, il n’a plus d’objet distinct de pensée. L’alternative est ici penser à quelque chose ou ne pas penser du tout. Si vous voulez penser, il vous faut fixer un objet déterminé c’est-àdire reconnaître la valeur de l’être. d) Quelle est donc l’extension ou le champ d’application de ce principe de non contradiction ? Puiqu’il a sa racine dans la notion d’être, considérée en elle-même et sans rien de res­ trictif, il doit valoir pour toutes les modalités de l’être, pour tout l’être, et corrélativement pour toute pensée se rapportant à l’être. Mais que l’on y prenne garde, les êtres qui nous sont donnés, multiples et changeants, ne sont pas pleinement être : sous certains aspects ils sont être, tandis que sous d’autres ils sont non-être. Le principe de non-contradiction ne s’appli­ quera donc à eux qu’à certains points de vue et dans certaines limites : pour autant qu’ils seront être, ils ne seront pas non être ; il ne vaut de façon absolue que pour l’être absolu, pour Dieu. 2. Principe d’identité. On s’est demandé à l’époque moderne si l’on ne pourrait pas juxtaposer et même superposer au principe de non contra­ diction un principe affirmatif, dans lequel l’être serait attri­ bué à lui-même et auquel on pourrait donner le nom de prin­ cipe d’identité. a) Saint Thomas a-t-il fait allusion à un tel principe ? De façon explicite, certainement pas. Lorsque, soit en logique, soit en métaphysique, il étudie les axiomes, il n’en parle jamais. Mais, du moins, n’est-il pas possible de le rattacher à sa doctrine ? L’identité, pour saint Thomas, a un sens bien défini : elle signifie le mode propre d’unité qui convient à la substance. Affirmer l’identité de l’être, ce serait donc d’une certaine manière reconnaître son unité. En s’avançant dans cette voie l’on est naturellement amené à dire que le principe d’identité n’est qu’une forme de ce que l’on pourrait appeler le principe d’unité de l’être : tout être est un ou identique à lui-même, proposition fort exacte et absolument immédiate, mais qui n’entre en jeu que plus tard après la reconnaissance du transcendantal un. Pour fonder notre principe en saint Thomas, il nous faut recourir à une autre doctrine, celle des propriétés transcendantales de l’être (Cf. De Veritate, q. 1, 68 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE a. l). Un texte peut nous servir de base : * L’on ne peut trouver quelque chose d’autre qui soit dit affirmativement et absolu­ ment de tout être que son essence, par laquelle il est dit être ; et c’est à ce point de vue que l’on donne Je nom de « chose », res, lequel scion Avicenne au début de sa Métaphysique, diffère de celui d’a être », ens, en ce que « être » est pris de l’acte d’exister tandis que le nom de « chose » exprime la quiddité ou l’essence de l’être. » ô) En partant de là voici comment on peut préciser le sens de ce principe. Tout d’abord il est clair qu’il ne peut y avoir de véritable jugement que si le prédicat est en quelque façon distinct du sujet. Une attribution rigoureusement tautologique de l’être ne constitue pas, on l’a souvent remarqué, un jugement. Mais, l’être étant naturellement sujet de notre principe, comment lui trouver un prédicat qui ajoute le moins possible à la signi­ fication de cet être sujet ? Saint Thomas nous l’indique : en distinguant les deux aspects de l’être comme existant et de l’être comme essence. L’on aboutit ainsi à cette formule géné­ rale : « l’être (comme existant) est l’être (comme essence). » C’est ainsi que de façon commune l’on cherche à constituer une formule acceptable du principe d’identité. Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines, car il semble bien que nous nous trouvions ici encore devant une ambiguïté. Si nous accentuons, en effet, la distinction de l’essence ou de la chose d’avec l’acte d’exister, nous aboutissons à une formule telle que celle-ci (Cf. Garrigou-Lagrangc, Le sens commun, 3e éd. p. 166) : : « Tout être est quelque chose de déterminé, d’une nature déterminée qui le constitue en propre ». C’est-à-dire : tout être a une certaine nature. Mais n’est-il pas possible, en s’éloignant moins de la notion de ce qui existe (ens), de consi­ dérer plutôt l’essence, non comme une certaine essence, mais comme l’essence de l’être lui-même ? Tandis que tout à l’heure je répondais à la question : l’être est-il quelque chose de déterminé ? A présent je me place en face de la question : quelle chose, quelle nature est l’être ? Et je réponds qu’il est être (Cf. Maritain, Sept leçons sur Vitre, p. 104) : « Chaque être est ce qu’il est » ou plus simplement » l’être est être » ens est ens, c’est-à-dire « l’être a pour nature d’être ». C’est en définitive à cette dernière formule que nous nous arrêterons. L’autre formule, celle qui souligne l’aspect de détermination de l’essence, correspondant à un degré déjà plus élaboré de la pensée. L’ÊTRE - ÉTUDE CRITIQUE 69 c) Nous aurions à redire ici ce que nous avons précisé plus haut au sujet du principe de non-contradiction. En premier lieu, l’esprit, dans un cas comme dans l’autre, ne se détermine ou n’affirme que parce qu’il voit objectivement la convenance ou la non-convenance des deux termes en présence. En second lieu, le principe d’identité est, lui aussi, coextensif à la notion d’être, c’est-à-dire qu’il vaut pour tout être, mais il ne s’ap­ plique aux êtres limités ou imparfaitement être que propor­ tionnellement à ce qu’ils sont. Seul, Dieu est absolument ou identiquement être. d) Reste une dernière question. Auquel des deux principes doit-on reconnaître la primauté ? Si nous nous plaçons du point de vue objectif, nous devons dire que l’un et l’autre ne supposent qu’une seule et même donnée positive, celle d’être. Tous deux se réfèrent au même terme. Par ailleurs l’un et l’autre sont immédiats et l’on ne peut dire que la valeur de l’un soit subordonnée à celle de l’autre. Du point de vue subjectif nous trouvons au contraire des activités distinctes, double négation d’une part, dissociation de la notion d’être et affir­ mation d’autre part. De ce point de vue donc il est peut-être possible de parler de priorité (psychologique ou logique). En métaphysique, puisque l’on n’est pas sorti du contenu explicite de la notion d’etre, il n’y aurait pas à sc poser cette question. 3. Autres principes. Aristote rattache au principe de non-contradiction une for­ mule qui n’en est qu’une conséquence : « entre l’affirmation et la négation de l’être pas de milieu », < l’être est ou n’est pas » c’est le principe du tiers exclu. Il nous suffit de l’avoir signalé. Les auteurs modernes étudient également ici toute une série d’autres principes : principes de raison d’être, de causalité, de finalité, de substance. Ils sont évidemment essen­ tiels à la vie de l’esprit ; mais, mettant en œuvre des notions ou des distinctions qui ne sont pas encore reconnues, ils ne vien­ nent logiquement que plus tard dans le progrès régulier de la pensée métaphysique. Nous nous soumettrons à cette marche plus méthodique et nous allons passer tout de suite à la déter­ mination des propriétés de l’être, autres que l’être lui-même considéré comme · quiddité » et son opposition au non-être. Remarque. — Origine ci formation des premiers principes. Les premiers principes ne sont pas des vérités innées ou possédées par l’intelligence antérieurement à toute connais­ 70 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS ! MÉTAPHYSIQUE sance. A proprement parler, seule, notre intelligence, qui est en pure puissance à l’egard des intelligibles, est innée. Ce n’est que lorsque nos facultés de connaître ont été déterminées par des objets sensibles que nous prenons conscience des premiers principes. Encore faut-il préciser que nous ne les saisissons d’abord que dans des cas particuliers, par rapport à tel être ; nous ne pouvons nous élever à des formules universelles rela­ tives à tout être qu’après avoir élaboré l’idée commune d’être. S’ils ne sont pas innés, ces principes sont cependant dits naturels à notre intelligence, car ils font naturellement suite à son exercice : toute intelligence qui s’est exercée les possède nécessairement. Par rapport à cette intelligence, ils constituent ce que l’on appelle un habitus, c’est-à-dire une disposition stable qui assure à la faculté la facilité et la sûreté de son exercice. Cet habitus se diversifie lui-même suivant qu’il s’agit des premiers principes dans l’ordre spéculatif ou des premiers principes dans l’ordre de l’action pratique. Retenons que Vhabitus des premiers principes spéculatifs de l’intelligence, sans être inné, perfectionne cependant de façon naturelle cette faculté. (Saint Thomas, Métaph., IV, i. 6, n° 599)· CHAPITRE III LES TRANSCENDANTAUX § I. Les transcendantaux en général Au terme de notre premier effort de pensée métaphysique, la réalité nous est apparue proportionnellement unifiée dans cette unique notion d’ôtre qui constituait notre objet. Il nous faut à présent revenir à la multiplicité qui se trouvait au point de départ de notre réflexion, non pas comme l’ont fait certains idéalistes, en suivant une dialectique déductive — de la pure raison d’être on ne peut tirer rien d’autre qu’cllc-mêmc — mais par un processus d’intégration des aspects et des éléments les plus généraux du réel à ce premier donné. Admis ce recours nécessaire à l’expérience pour tout pro­ grès de la pensée métaphysique, il convient tout d’abord de préciser de quelle manière « quelque chose » va pouvoir venir s’ajouter à l’étre. Saint Thomas dans un texte clas­ sique nous l’explique clairement {De Veritate, q. I, a. i). L’étre, nous dit-il, ne peut être multiplié à la manière d’un genre par des différences qui s’ajouteraient à lui en venant de l’extérieur. Il ne peut donc être distingué-que par des modesJiitrinsèqucs contenus dans l’être lui-même. Or cette différenciation intérieure de l’être ne peut s’effectuer que de deux façons : ou bien les modes exprimés'correspondent à des modes particuliers de l’être et alors on obtiendra la collection de ce que l’on dénomme les catcgorics dc l’être ; ou bien les'modes considérés conviendront de manière, uni­ verselle et nécessaire à tout être : « ... enti non potest addi aliquid quasi extranea natura, per modum quo differentia additur generi, vel accidens subjecto ; quia qualibet natura essentialiter est ens. 72 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE Unde etiam probat philosophus in III0 Mctaphysicæ quod ens non potest cssc genus j sed secundum hoc aliqua dicuntur addere supra ens, inquantum expri­ munt ipsius modum, qui nomine ipsius entis non expri­ mitur. Quod dupliciter contingit : uno modo ut modus expressus sit aliquis specialis modus entis, secundum quos accipiuntur diversi modi essendi ; ct juxta hos modos accipiuntur diversa rerum genera... Alio modo ita quod modus expressus sit modus generaliter conse­ quens omne ens... » Ces « modes faisant de façon générale suite à tout être * auxquels nous allons tout d’abord nous arrêter constituent ce que l’on appelle communément les propriétés transcendan­ tales de Pitre.. On remarquera tout de suite que le terme de propriété doit être pris ici dans un sens large, non pas comme exprimant une entité étrangère à l’essence d’une réalité donnée, ce qui est impossible dans le cas de l’être, mais comme désignant cette essence même sous un aspect particulier. Transcendantal, pour sa part, a le sens qu’il a pour l’être : le transcendantal est ce qui se retrouve dans tous les genres de l’être. Pour exprimer cette généralité on dit, que ces modes sont convertibles avec Vêtre, c’cst-à-dirc que l’on peut indif­ féremment, dans les propositions qu’ils forment, prendre l’être ou l’un de ses modes comme sujet ou comme prédicat. Ainsi dit-on « l’être est un », · l’un est être ». I. Formation de la collection des transcendantaux. En dépit de l’ordonnance apparemment simple et régu­ lière qu’elle peut revêtir actuellement dans les manuels, la théorie philosophique des transcendantaux, être, un, vrai, bien, ne s’est effectivement constituée que par des apports successifs et suivant un processus assez complexe. L’idée de ce que peut être une notion transcendantale a été très exactement définie par Aristote pour le cas de I’wm, dont il a parfaitement marqué l’identitc foncière et la conver­ tibilité avec l’être (Cf. surtout Metaph., Γ, c. 2). Par contre, Aristote ne s’est pas soucié, en métaphysique, de confronter sous cet aspect de propriété générale le bien avec Vêtre ; le bien sc trouve effectivement pour lui au principe de tout l’ordre de l’action, mais le raccord avec le plan de l’être n’est pas très explicitement réalisé. Quant au vrai, ou à l’etre comme vrai, ils ne sont considérés dans sa philosophie que Sous leur aspect subjectif de terme perfectif de la connais­ LES TRANSCENDANTAUX 73 sance, et ils se voient même, à ce titre, éliminés de l’objet de la philosophie. La constitution de l’ensemble qui deviendra classique des trois transcendantaux, un, vrai, bien, rapportés à l’être, ne s’opéra en fait que dans la philosophie chrétienne où il aura d’ailleurs tout d’abord une signification théologique. Un, vrai, bien, apparaîtront alors comme des attributs de l’Etre pre­ mier que l’on rapportera à chacune des trois Personnes de la Trinité et dont on recherchera les vestiges ou les signes dans les créatures. Les Sommes ou les Commentaires sur les Sentences du début du xin® siècle sont les témoins de ce premier état de la doctrine des transcendantaux. Son éla­ boration philosophique et sa fixation définitive paraissent bien être l’œuvre propre de saint Thomas. Le texte essen­ tiel sur cette question est celui du De Veritate (q. i, a. i) dont nous avons déjà commencé l’exposition et sur lequel il convient que nous revenions. Nos diverses conceptions, a-t-il été dit, ne peuvent se former que par addition à la notion fondamentale d’être, soit qu’elles en constituent des modes particuliers, caté­ gories, soit qu’elles sc rapportent à lui au titre de propriétés absolument generales. Dans le dernier cas, présentement le nôtre, la « modification » de l’être peut se produire encore de deux façons différentes. Si l’être est affecté en luimême, nous obtenons deux premières notions transcen­ dantales, selon que l’on exprime quelque chose de lui affir­ mativement ou négativement. Affirmativement nous ne pou­ vons attribuer à l’être que son essence, à laquelle alors correspond le terme de res, chose. Négativement l’on ne peut signifier que l’indivision de l’être à laquelle répond le terme de unutn, un. Si nous envisageons à présent l’être dans sa relation avec les autres, ou bien nous nous placerons au point de vue de sa distinction d’avec eux et il nous apparaîtra alors comme un aliquid, c’est-à-dire comme quelque chose d’autre ; ou bien, recherchant c*c qui dans un autre peut convenir universellement à tout être, nous le rapporterons à l’âme humaine qui par ses puissances de connaissance et d’appétition est seule à posséder cette amplitude. Par rapport aux puissances de connaissance, la convenance de l’être sera exprimée par le terme de verum, vrai ; par rapport aux puis­ sances d’appétition par celui de bonum, bien. Voici dans sa teneur même ce texte majeur : • Et hic modus (generaliter consequens omne ens) 74 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS I MÉTAPHYSIQUE dupliciter accipi potest : uno modo secundum quod consequitur omne ens in se ; alio modo secundum quod consequitur omne ens in ordine ad aliud. Si primo modo, hoc dicitur quia exprimit in ente aliquid affirmative vel negative. Non autem invenitur aliquid affirmative dictum absolute quod possit accipi in omni ente, nisi essentia ejus, secundum quod esse dicitur ; et sic imponitur hoc nomen res, quod secundum hoc differt ab ente, secun­ dum Aviccnnam in principio Metaphysicæ, quod ens sumitur ab actu essendi, sed nomen rei exprimit quidditatem sive essentiam entis. Negatio autem quæ est conse­ quens omne ens absolute est indivisio ; et hanc exprimit hoc nomen unum : nihil enim est aliud unum quam ens in­ divisum. Si autem modus entis accipiatur secundo modo, scilicet secundum ordinem unius ad alterum, hoc potest esse dupliciter. Uno modo secundum divisionem unius ab altero ; et hoc exprimit hoc nomen aliquid ; dicitur enim aliquid quasi aliud quid ; unde sicut ens dicitur unum, in quantum est indivisum in se j ita dicitur ali­ quid in quantum est ab aliis divisum. Alio modo secun­ dum convenientiam unius entis ad aliud ; et hoc quidem non potest esse nisi accipiatur aliquid quod natum sit convenire cum omni ente. Hoc autem est anima, quæ quodammodo est omnia, sicut dicitur in ili0 De Anima. In anima autem est vis cognoscitiva et appetitiva. Convenientiam ergo entis ad appetitum exprimit hoc nomen bonum... convenientiam vero entis ad intellec­ tum exprimit hoc nomen verum. ■ Dans ce texte, à côté de la notion première d’être, saint Thomas énumère cinq notions transcendantales : res, unwn, aliquid, verum, bonum. Avec le terme de rgs qui ne fait qu’exprîmer-l’aspect essence des choses, on paraît ne pas sortir encore de la signification explicite de l’être ; certains meme ne considèrent pas ce terme comme une véritable propriété transcendantale.* Valiquid, lui, a une signification amphi­ bologique : ou bien il marque l’opposition d’un être avec qn.autre être et alors il peut être considéré comme faisant suite à l’unité ; ou bien il souligne l’opposition de l’être au npn-être — l’être est autre chose que le non-être — et sous cet aspect il manifeste bien un aspect original et premier de l’être. Il reste que, même si on leur reconnaît le titre et la valeur de propriétés transcendantales de l’être, res et aliquid n’ont pas, semble-t-il, un intérêt philosophique aussi grand LES TRANSCENDANTAUX 75 que la trilogie, yn, vrai, bien, qui mérite de demeurer clas­ sique. Les modernes sc plaisent à y joindre le beau, pulchrum, qui paraît en effet signifier un aspect absolument général de l’être ; mais, comme il ne marque la convenance de celuici à l’âme que par l’intermédiaire des puissances conjuguées de connaissance et d’appétition, il doit plutôt être considéré comme un transcendantal dérivé. 2. Nature des notions transcendantales. Aussi bien à propos de l’un (Metaph., iv, 1. 2.), que du vrai (De Veritate, q. t, a. i), du bien (De Veritate, q. 21, a. i), saint Thomas manifeste tout d’abord le souci d’affirmer l’unité foncière des transcendantaux avec l’être : l’un et l’être, par exemple, ne signifient pas diverses natures,, mais une seule et même nature, unum autem et ens non diversas naturas sed unam significant. Les transcendantaux ne cons­ tituent donc pas des réalités vraiment distinctes. Il est cepen­ dant bien évident que cette identité foncière (in re) de l’être et des transcendantaux ne va pas sans une certaine diversi­ fication notionnelle : on ne dit pas tautologiquement · être un » ou « être bon * ; le second dps termes de chacun de ccs couples ajoute incontestablement quelque chose au premier. Ne pouvant être, à cause de l’identité reconnue, de l’ordre de la distinction réelle, cette différence ne sera que de celui de la distinction de raison, c’est-à-dire, dans le cas de l’un, une négation, et dans celui du vrai et du bien, une relation. « Sic ergo supra ens quod est prima conceptio intellectus unum addit id quod est rationis tantum, scilicet nega­ tionem ; dicitur enim unum quasi ens indivisum ; sed verum et bonum positive dicuntur ; unde non possunt addere nisi relationem quæ sit rationis tantum. » (De Veritate, q. 21, a. i) a) De quelle distinction de raison est-il ici question ? Une distinction est dite réelle lorsqu’elle est indépendante de notre connaissance, ou lorsqu’elle porte sur des éléments du réel dont l’un effectivement n’est pas l’autre. Une distinc­ tion est dite de raison ou logique, quand elle porte formelle­ ment sur des éléments qui sont divers seulement en raison de l’intervention de l’intelligence. La distinction de raison elle-même peut avoir un fondement dans la réalité (distinc­ tion de raison raisonnée) ou ne pas en avoir du tout, c’est-àdire correspondre à un pur artifice de pensée (distinction de raison raisonnante). La distinction des transcendantaux qui J6 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS J MÉTAPHYSIQUE n’est pas réelle, tout en étant certainement fondée, ne peut être qu’une distinction de raison raisonnée. Mais ici encore nous nous trouvons en face de deux hypothèses : ou bien l’un des concepts peut ne contenir les autres qu’en puissance (genre et espèces), l’on a alors une distinction de raison rai­ sonnée parfaite ou majeure ; ou bien le concept peut aussi les contenir virtuellement en acte (analogue et analogués, être et propriétés transcendantales) et l’on rejoint notre cas qui est donc celui de la distinction de raison raisonnée imparfaite, ou mineure. è) Autre précision : l’on devra prendre garde à ne pas confondre les transcendantaux tels que le vrai et le bien avec les relations qu’ils supposent. Les transcendantaux impliquent bien cette relation, mais ils ne s’identifient pas avec elle ; foncièrement ils désignent l’être en tant qu’il a référence aux puissances cognoscitives et appétitives, c’est-à-dire en tant qu’il est déterminé par ces relations. C’est donc toujours la même réalité de l’être que nous signifions par chacun des transcendantaux, mais en tant qu’en elle se fondent les ordres de la connaissance et de l’appétition. § II. Les transcendantaux en particulier I. L'un. a) Formation de la Théorie. — Les spéculations métaphysi­ ques sur l’unité ont une double origine. D’une part elles remon­ tent à Parménide et au sens si vif qu’il eut de l’unité de l’être : l’être est et il est un ; pas de diversité et aucun changement possible dans l’être. D’autre part elles se rattachent aux idées pythagoriciennes sur le rôle du nombre dans la constitution des réalités matérielles, et principalement sur celui de l’unité numérique principe du nombre. La philosophie de Platon s’est trouvée partagée entre ces deux influences ; et c’est dans la ligne de ces spéculations qu’Aristote a élaboré sa théorie du transcendantal un. L’effort d’Aristote a surtout visé à mieux assurer la distinction des deux types d’unité précédemment mis en évidence, unité numérique et unité transcendantale, et à ramener cette dernière à l’être dont elle n’est plus qu’une propriété dans le sens où nous l’avons défini. Toutes les élu­ cubrations hasardeuses des platonico-pythagoricicns sur les nombres comme essence des choses se voyaient par le fait même éliminées et l’antériorité de l’être par rapport à l’un se trouvait du coup solidement établie. LES TRANSCENDANTAUX 77 De façon tout à fait consciente, saint Thomas a pareillement appuyé sa doctrine sur le rejet de cette confusion initiale entre les deux grands types d’unité (De Pot., q. 9, a. 7) : < Certains philosophes n’ont pas distingué entre l’un qui est convertible avec l’être et l’un qui est principe du nombre et ils ont admis que ni l’une ni l’autre unité n’ajoutaient rien à l’essence. A leurs yeux, l’un, en quelque sens qu’on l’entendait, signifiait l’essence de la chose. Il s’ensuivait que le nombre qui est composé d’unités était l’essence de toutes choses. Telle est l’opinion de Pythagorc et de Platon. D’autres au contraire ne distinguant pas davantage entre l’unité qui est convertible avec l’être et l’unité principe du nombre, ont pensé que l’un, entendu de l’une et de l’autre manière, ajoutait quclqu’être accidentel à l’essence. Il s’ensuit que toute multitude est un accident appartenant au genre quantité. Telle fut la position d’Avicenne et il semble que tous les anciens docteurs l’aient adoptée. Car par un et multiple ils entendaient toujours quel­ que chose qui est du genre de la quantité discrète... Ces opi­ nions supposent donc que soient identiques l’un qui est convertible avec l’être et l’un qui est principe du nombre, et d’autre part qu’il n’existe d’autre multitude que le nombre qui est une espèce de quantité. Or cela est manifestement faux. » La raison de cette erreur et de la confusion qui est à son principe vient de ce que l’on n’a pas discerné la véritable nature de l’unité métaphysique, laquelle consiste dans l’ab­ sence de division, et que l’on n’a pas remarqué qu’il y avait un type de division qui dépasse le genre quantité, à laquelle correspond un type d’unité transcendant, lui aussi, ce genre. (Cf. Texte ΠΙ, p. 154 ; Texte IX, p. 181). b) L'unité transcendantale. — L’unité transcendantale ne signifie rien d’autre, pour Aristote et pour saint Thomas, que l’indivision ou la négation de la divison de l’être. Voici comment on s’élève à cette notion d’unité : (Metaph., iv, 1, 3, n° 566). « Tout d’abord nous concevons l’être puis le non-être, puis la division, puis l’unité qui d:t la privation de la division, puis la multitude qui dans sa raison implique la division, comme la raison de l’un implique l’absence de division... Primo igitur intelligitur ipsum ens, et ex consequenti non ens, et per consequens divisio, et per consequens unum quod divisionem privat, et per consequens multi- 78 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS I MÉTAPHYSIQUE tudo, in cujus ratione cadit divisio, sicut in ratione unius indivisio. » L’on voit que l’yn ne désigne pas autre chose que l’être, lui-même, mais considéré, à la suite d’une double activté de négation, comme non .divisé, «tf indivisum... L’un n’ajoute donc à l’être que quelque chose de raison, et quelque chose de purement négatif, une privation. Privation étant d’ailleurs entendu ici au sens large. Au sens strict privation dit en effet absence, dans un sujet, d’une propriété qu’il devrait posséder; par exemple, de la vue dans le cas de la cécité. Or l’on ne peut dire ici que l’être aurait dû posséder cette propriété d’être divisé dont il se trouve privé. L’on comprend d’autre part comment, en raison de son identité avec l’être, l’un est logique­ ment convertible avec lui : le concept d’un ne se confond pas avec celui d’être, mais les réalités qu’ils désignent l’un et l’autre sont foncièrement identiques. c) Les modes de Γunité. — Comme l’être, et parallèlement à lui, l’un est une notion analogique. On rencontre donc autant de modes d’unité qu’il y a de modes d’être. Saint Thomas, à la suite d’Aristote, s’est efforcé de mettre un peu d’ordre dans cette complexité (Cf. surtout Metaph., v, I. 7-8 ; X, 1. l). Il distingue tout d’abord l’unité fondée sur la nature même des choses, unum per se, et l’unité qui résulte des multiples ren­ contres forfuites d’éléments divers, unum per accidens (musi­ cien lettré, par exemple). L’unité essentielle peut être ellemême réelle ou logique. L’unité réelle se diversifiera ellemême suivant les prédicaments ; il y aura en particulier l’unité de la substance (identité), celle de la quantité (égalité), celle de la qualité (similitude). d) La mesure propriété de Γ unité. — (Cf. Métaph., v, 1. 8 ; x, i. 2). Transcendantalement considérée, l’unité se définit toujours formellement par son absence de division. L’unité numérique qui n’est qu’un mode d’unité relatif au prédicamcnt quantité, a elle-même pour raison profonde d’être indivisée. Cependant cette unité numérique, comparée âu nombre qui procède d’elle, a une propriété tout à fait remarquable, l’on dit qu’elle est la mesure du nombre, la mesure étant également ce qui fait connaître ; je connais en effet un certain nombre lorsque, l’ayant rapporté à l’unité, je déclare qu’il compte par exemple 10 unités : le nombre 10 n’est intelligible que par référence à l’unité qui le mesure. Je pourrai donc dire que l’unité numé­ rique est la mesure du nombre, l’indivision demeurant d’ail­ leurs sa raison constitutive propre. 79 Cette propriété d’être mesure, qui convient tout d’abord à l’unité numérique, sc retrouve proportionnellement dans les autres modes d’unité. C’est manifeste tout d’abord pour tout ce qui implique la quantité continue, longueur, mouve­ ment, temps. Pour chacune des ces choses il y a une mesure, grâce à laquelle elle me devient pleinement intelligible : tant de mètres, tant de secondes. Mais l’on peut aussi, par analogie parler de mesure dans l’ordre des autres prédicaments. Et l’on retrouve également cette raison de mesure dans la con­ naissance, la science mesurant d’une certaine manière la réalité qu’elle nous permet de connaître, et plus fondamen­ talement celle-ci mesurant, à titre d’objet, les facultés de connaître. L’on voit que, dérivée des rapports du nombre à l’unité, cette notion de mesure finit par prendre une place extrêmement importante dans la pensée. e) multiple opposé à l'un. — (Cf. Métaph., X, i. 4) De même que l’unité fait suite à la raison d’indivision, la multi­ tude fait suite à celle de. division : le multiple est l’être divisé. Entre l’un et le multiple il y a, nous le savons déjà, une oppo­ sition de privation. D’où l’existence d’autant de modes de multiplicité que de modes d’unité. L’on s’appliquera parti­ culièrement à bien distinguer la multiplicité numérique, ou nombre, de la multiplicité transcendantale qui vaut pour tout mode d’être, en tant qu’il est divisé. On prendra garde égale­ ment de ne pas confondre la multitude transcendantale, dans son sens le plus général, et la multitude des formes séparées (les anges) qui ne constitue qu’un mode particulier, le plus éminent d’ailleurs, de cette multitude transcendantale. Le fait que l’un a été défini comme la privation du multiple pose ici une difficulté. Il semble, en effet, s’il en est ainsi, que le multiple se trouve être antérieur à l’un, et l’on ne voit plus comment l’un peut être la mesure, ou en quelque façon le principe, du multiple. Il faut répondre que la division dont la négation est constitutive de la raison d’unité n’implique pas encore formellement la reconnaissance, comme telle, de la multitude : cette reconnaissance ne pouvant avoir lieu qu’une fois perçue l’unité de chacune de ses parties. De sorte que le progrès véritable de la pensée dans l’élaboration successive de ces notions est le suivant (Métaph., x, 1. 4> n° 1998) : « Tout d’abord l’intelligence saisit l’être, et ensuite la division ; et après cela l’un qui prive de la division, et enfin la multitude qui est composée d’unités. Car bien que les choses qui sont divisées soient multiples, elles LES TRANSCENDANTAUX 8θ PHILOSOPHIE DE 8. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE n’ont cependant raison de multitude, qu’après que l’on a attribué à celui-ci et à celui-là l’unité... Sic ergo primo in intellectu nostro cadit ens, et deinde divisio ; et post hoc unum quod divisionem privat, ct ultimo multitudo quæ cx unitatibus constituitur. Nam licet ea quaï sunt divisa multa sint, non habent tamen rationem multorum, nisi postquam huic et illi attribuitur quod sit unum. > 2. Le vrai. a) Formation de la théorie du vrai. — Avec ce transcen­ dantal, nous pénétrons dans un domaine plus complexe, car il implique — comme d’ailleurs le bien — une référence de l’être à quelque chose d’autre que lui. Qu’est-ce donc que le vrai ? Au premier abord, il se manifeste à nous comme le but vers lequel tend toute connaissance, c’est-à-dire comme la fin ou la perfection de l’intelligence : on connaît pour posséder la vérité. C’est de ce point de vue subjectif qu*Aristote a principalement envisage la vérité. Avec saint Augustin, le docteur par excellence de la philosophie du vrai, et avec toute la tradition qui sc rattache à son nom, les perspectives sc trouvent inversées : la vérité apparaît plutôt comme un objet qui domine l’esprit et qui s’impose à lui j en ce sens, elle est d’abord ct fondamentalement ccttc im­ muable et éternelle vérité divine, à laquelle les esprits créés participent. Héritier de ccttc double tradition, saint Thomas s’efforcera de concilier les doctrines : pour lui, la vérité sera à la fois, sous des aspects divers, perfection de la connaissance, ou vérité logique, ct propriété objective de l’être, finalement rapportée à la science divine, ou vérité ontologique. b) Vérité logique, vérité ontologique. — La vérité implique un ordre de l’être à l'intelligence ; mais cet ordre peut être considéré ou bien en tant’que subjecté principalement dans 1’intelligence/ ou bien en tant que qualifiant directement Fêtre. Considérons tout d’abord avec Ànstote la vérité dans d’intelligence. Nous dirons que Inintelligence est vraie lorsque, dans son acte, elle est conforme à l’être, à cc qui est : une connaissance vraie est une connaissance qui est en rapport de conformité avec son objet : ainsi entendue, la sérité pourrait.se définir : adaquatio intellectus ad rem, la conformité de l’intelligence à la chose. Si, à l’inverse, nous nous plaçons au point de vue objectif, nous devrons dire que Çê.trs.cst fvjai dans la mesure _qïl il est conforme À.L’intelljgençe ; la 81 LES TRANSCENDANTAUX ^vérité sera alors : adœquatio rei ad intellectum. L’une ct l’autre de ces formules demandent à être précisées. (Cf. Texte X, p. 183). c) La vérité logique. — Selon sa signification originelle, le.vrai est.dans l’inrelligence ou dans hLpuissanccdc connaître pour autant qu’elle sc conforme àla chose. Mais ici deux cas peuvent se présenter : ou bien l’intelligence, tout en étant conforme à la chose ne le sait pas, cc qui se produit dans la simple intellection ct dans la connaissance sensible ; ou bien mon intelligence, grâce à son pouvoir de réflexion, se saisit elle-même comme conforme à son objet, ce qui se réalise dans le jugement. Le vrai est alors dans mon intelligence, comme connu, ce qui évidemment est plus parfait que lors­ qu’il s’y trouve sans qu’on le sache. Saint Thomas exprime parfaitement cette doctrine dans cc texte (Za P3, q. 16, a. 2): « ... La vérité est définie par la conformité de l’intelli­ gence ct de la chose. Il s’ensuit que connaître cette conformité est connaître .la vérité^ Ce que le sens ne parvient en aucune façon à faire. La vue, en effet, bien qu’elle ait en elle la similitude de cc qui est vu, cepen­ dant ne perçoit en aucune manière le rapport qu’il y a entre ccttc chose vue et ce qu’elle connaît. Au contraire l’intelligence peut connaître la conformité qu’elle a par rapport à la chose connue ; toutefois elle ne l’appré­ hende pas dans sa simple saisie des essences, mais seule­ ment lorsqu’elle juge que la chose est bien conforme à la forme qu’elle en appréhende ; alors, pour la première fois, elle connaît et elle dit le vrai... La vérité en consé­ quence peut bien sc trouver dans le sens ou dans l’in­ telligence en tant qu’elle connaît la nature des choses, de la même manière que dans une chose vraie, mais non pas comme cc qui est connu dans le connaissant, ce qu’implique le terme de vrai. Or la perfection de l’in­ telligence se trouve dans le vrai en tant qu’il est connu. De sorte que, à proprement parler, la vérité est dans l’intelligence qui compose ct qui divise, et non dans le sens ni dans l’intelligence comme faculté de la simple saisie de cc qu’est une chose... ideo proprie loquendo veritas est in intellectu componente et dividente, non autem in sensu, neque in intellectu cognoscente quod quid est. » d) La vérité ontologique. — Si l’on considère à présent lejrrai-dans les choses, ou comme propriété transcendan­ tale de Eêrre, l’on doit dire encore qu’il se définit par un.ordre Saint-Thomas IV. β. 82 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE fLl’inteUigence. Et de nouveau deux cas peuvent se présenter : ou bien il s’agit d’une intelligence dont la chose considérée dépend, comme l’œuvre d’art de l’artiste ; ou bien il est ques­ tion d’une intelligence qui au contraire se soumet, comme à son objet, à la chose qu’elle connaît. Dans le premier cas, qui est seul essentiel pour la constitution de la vérité onto­ logique, les choses se subordonnent en dernière analyse à l’intelligence créatrice première ; la vérité n’est alors que la conformité des choses à l’intelligence divine dont elles dépendent. Dans le second cas, qui définit seulement un rap­ port accidentel des choses à une intelligence (l’intelligence créée), la vérité devient seulement l’aptitude des choses à être l’objet d’un intellect spéculatif tel que l’intellect humain (Cf. saint Thomas I& P&t p. 16, a. i). En définitive l’on rencontre la vérité : r - formellement et principalement dans l’intelligence qui juge ; - dans le sens et dans la simple intellection au même titre que dans n’importe quelle chose vraie ; - dans les choses, essentiellement, en tant qu’elles sont conformes à l’idée selon laquelle Dieu les crée ; - dans les choses, accidentellement, par rapport à l’intel­ lect spéculatif qui peut les connaître. e) Le faux. —Parallèlement à l’étude du vrai, saint Thomas a institué une étude de son contraire le faux. Notons que transcendantalcmcnt il ne peut exister de fausseté absolue ; l’être faux, en ce sens, serait un être qui échapperait à la causalité créatrice de l’intelligence divine, ce qui est impos­ sible. L’on ne peut parler de choses fausses que par rapport à l’intelligence créée, et dans la mesure où de telles choses prêtent par leur apparence extérieure à des confusions sur leur véritable nature. Comme la vérité, la fausseté se ren­ contre principalement dans la connaissance et formellement dans le jugement, lequel est faux quand il déclare être ce qui effectivement n’est pas ou inversement. Le sens et la simple intellection intellectuelle sont toujours vrais, tout au moins lorsqu’ils sont relatifs à leur objet propre. Appendice : Le principe de raison d'être. A propos de l’intelligibilité ou de la vérité de l’être, on fait souvent état d’un principe que l’on ne retrouve pas de façon explicite chez saint Thomas, celui de raison d'être : « Tout LES TRANSCENDANTAUX «3 être, dira-t-on, a sa raison d’être ». Quel sens peut-on donner valablement à cette formule qui est l’objet de tant de contes­ tations et qui, on ne peut le nier, se rattache, quant à scs origines, au rationalisme icibnizien. Prenons comme point de départ cette autre formule qui est authentiquement de saint Thomas : « Tout être est vrai », c’est-à-dire que tout être a profondément un ordre essentiel à l’intelligence ; « Tout être est intelligible », pourrait-on dire. Cette dernière formule demande à être bien précisée. Il est évident en effet que l’intelligibilité dont il est question ne sera parfaite que vis-à-vis d’un être parfait, ou parfaitement être, autrement dit de Dieu. Les êtres créés, pétris d’être et de non-être, garderont nécessairement devant l’intelligence une certaine opacité. Si donc nous voulons éviter de tomber dans un rationalisme inconsidéré nous devrons dire : « Tout être est intelligible en tant qu’il est être ». Quel est, à présent, le fondement de cette intelligibilité de l’être ? Il n’y en a pas d’autre que celui-ci : il possède « sa raison d’être », étant à la fois ce qui détermine l’être à être et ce qui le rend intelligible. Faisons un pas de plus. Cette raison d’être, l’être peut la posséder de façon suffisante en lui-même, ou en vertu de sa propre nature j le rouge, le carré, par exemple, sont ce qu’ils sont parce qu’ils ont telle essence - mais il se peut aussi qu’un être n’ait pas sa raison suffisante d’être en lui-même ou dans son essence ; que tel homme soit effectivement blanc ne résulte pas de sa nature. Dans cc dernier cas, l’on dira que cet être doit avoir sa raison d’être dans un autre qui sera sa cause. C’est cc qu’affirme saint Thomas {Contra Gentiles, II, c. 15) : « Tout ce qui convient à une chose, sans que cc soit par ellemême, lui convient par une certaine cause, comme la blan­ cheur à l’homme. »’ Omne quod alicui convenit non secundum quod ipsum est, per aliquam causam convenit ei, sicut album homini. Pourquoi doit-il en être ainsi ? Saint Thomas de poursuivre : < Ce qui n’a pas de cause est premier et immédiat et doit être par soi et selon ce qu’il est. » Quod causam non habet, primum et immediatum est ; unde necesse est ut sit per se et secundum quod ipsum. » Ainsi, ou bien l’être est par soi et par essence xce qu’il est, ou bien il l’est par un autre. D’où l’on conclut, pour notre principe, à cette formule : 4 84 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS ! MÉTAPHYSIQUE « Tout être, en tant qu’il est, a sa raison d’être en soi ou dans un autre. » A vrai dire, en s’exprimant dfe la sorte, on enveloppe deux types d’explication très differents. Au plan de l’essence, on dira que les propriétés ont leur raison d’être dans l’essence du sujet auquel elles sc rapportent : aipsi l’égalité à deux droits des angles d’un triangle résulte de la nature de cette figure ; l’aptitude de l’homme à recevoir un enseignement tient à sa nature raisonnable. Au plan de l’être concret ou de l’existence, on rencontre l’explication causale proprement dite : tel être qui n’existe pas par soi, — l’être contingent — cet arbre, cette pierre, a la raison d’être de son existence dans un autre qui en est sa cause et ceci suivant les diverses lignes de causalité. De cette constatation il ressort que le principe de raison d’être est un principe analogique, c’est-à-dire qu’il ne doit être appliqué que proportionnellement aux differents types d’explication. A l’oublier, on court le .risque de tomber dans le rationalisme le plus intempérant. 3. Le bien. a) Formation de la théorie. — Comme pour le vrai, saint Thomas se trouve en face d’une double tradition : la tradition platonicienne, continuée par les augustiniens, selon laquelle le bien se présente d’emblée comme un principe transcendant et séparé, doctrine aboutissant assez naturellement à l’affir­ mation de l’antériorité et donc de la prééminence du bien sur l’être ; et la tradition plus réaliste de l’aristotélisme qui, considérant le bien de façon plus expérimentale, en fait une perfection impliquée dans les choses. Ici encore c’est à une œuvre de synthèse, plus exactement à une assimilation par le péripatétisme de la thèse opposée, que saint Thomas va nous faire assister. b) Lajiature du bien. — Reprenant la doctrine exprimée dans le texte célèbre du début de V Ethique à Nicomaque, il définit fondamentalement le bien par son rapport à l’appétit : le bien est cc_vers quoi tendent toutes choses : quod omnia appetunt. De même que le vrai se définissait par un rapport de l’intelligence à l’être, le^bien se définit par un rapport_de_l’êtrè à l’appétit, formul ?s qui ne font que synthétiser des données de l’expérience universelle et commune. Mais tandis que le vrai sc trouvait principalement dans la puissance de connaître, le feign, lui, sc rcncontrc_dlabord dansla chose : il csi.la chose même, en tant qu’elle fonde la propriété d’appétibilité. LBS TRANSCENDANTAUX S5 Que tout être ait raison de bien, ou que le bien soit un transcçndantal, saint Thomas le manifeste par le raisonnement /suivant : le bien est ce que toutes choses désirent ; or on désire une chose selon qu’elle est parfaite ; cr elle est parfaite pour autant qu’elle est en actç ; et elle est en acte dans la mesure où elle est être : donc il est manifeste que bien et être sont réelle­ ment identiques, mais le bien implique la raison d’appétibilité \guc n’exprime pas l’être. « Bonum est quod omnia appetunt : manifestum est autem quod unumquodque est appetibile secundum quod est perfectum... in tantum autem est perfectum unumquodque, in quantum est in actu : unde manifes­ tum est quod in tantum est aliquid bonum in quantum est ens, esse enim est actualitas omnis rei... Unde mani­ festum est quod bonum et ens sunt idem secundum rem : sed bonum dicit rationem appetibilis quod non dicit ens. » (Ja P11, q. 5, a. i). Acte^erfc q. 5, a. 4). — Un autre rapprochement s’impose, celui des notions de bien et de cause finale. Il est manifeste en effet que ce que chaque.cho.se peut désirer à titre de cause finale ne peut être pour elle qu’un bifiD ; et qu’à l’inverse tçut_bien peut avoir raison de cause finale « Cum bonum sit quod omnia appetunt» hoc autem habet rationem finis, manifestum est quod bonum rationem finis impor­ tat. » Il y a là des évidences immédiates pour quiconque a pris conscience du sens de ces termes ; l’ordre du bien et celui de la finalité coïncident parfaitement. Il est à remarquer que la causalité finale implique une cau­ salité efficiente, et, au principe de celle-ci, une causalité formelle j cependant, de façon propre, le bien n’agit que comme cause finale, ou en suscitant le désir. Tout cet aspect rayonnant du bien, que l’on trouve exprimé dans ce fameux adage que le bien est diffusif de soi, bonum est diffusivum sut, ne devra donc pas être compris comme une sorte d’activité efficiente ou de rayonnement proprement dit. La cause finale, le bien, comme tels, se comportent comme des moteurs immo­ biles, en tant seulement qu’ils déterminent le mouvement d’appétition. 86 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE d) Les modalités du bien. — Le bien étant convertible avec l’être est comme lui une notion analogique aux multiples significations : il y a un bien correspondant à chaque être par­ ticulier. Reprenant une formule de saint Ambroise, la tradi­ tion a surtout retenu la grande division en bien honnête, utile ou délectable. Si on la comprend de façon correcte cette divi­ sion apparaît comme exhaustive. Considérons en effet un appétit en tendance vers le bien. Ce qui est désiré peut être, soit un moyen ordonné à une fin ultérieure, soit la fin ellemême. Dans le premier cas le bien voulu, au titre de moyen, est le bonum utile. Dans le second cas, deux points de vue sont encore à considérer : ou le bien dont il est question est le terme objectif lui-même du mouvement appétitif et l’on a le bonum honestum (à noter la signification très spéciale ici du terme honestum ; le bien honnête c’est le bien comme simple terme du désir, et rien de plus) ; ou le bien considéré désigne la possession subjective de ce terme ultime, le quies in re desi­ derata, et l’on a le bonum delectabile (il n’y a évidemment délectation au sens propre du mot que pour des êtres doués d’affectivité). Il est clair que le premier de ces trois biens est le bien honnête auxquels les autres se rapportent au titre de moyen ou à celui de complément. c) L^malcniantquLopposé au bien, — Le problème du mal a des aspects multiples et divers. Aussi ne peut-il être question ici que d’indiquer quelle position de principe adopta saint Thomas à partir de sa conception du bien. La signification J’un terme est de façon courante rendue manifeste par celle de son opposé : ainsi les ténèbres par la lumière. Or nous savons que tout être a raison de bien. Le mal qui est opposé au bien ne peut donc désigner positivement de l’être : il ne peut correspondre qu’à une certaine absence d’être: « Non potest esse quod malum significet quoddam esse, seu quamdam formam, seu naturam. Relinquitur ergo quod nomine mali significatur quemdam absentiam boni.» (Z° P», q. 48, a. i) Mais il est essentiel de préciser que n’importe quelle négation d’être n’a pas raison de mal ; seule y a droit la négation, ou, plus exactement, la privation d’une modalité d’être qui devrait se rencontrer dans un sujet. En conséquence il ne peut y avoir de mal absolus supposant en effet un certain sujet, tout mal repose sur quelque chose de positif qui ne peut être que du bon. Jamais enfin le mal ne peut être voulu pour lui-même; un appétit ne peut se porter que sur un bien. Si donc il parait LBS TRANSCENDANTAUX 87 tendu vers un certain mal, ce n’est qu’une apparence ; il se porte en réalité vers un bien qui lui est connexe. Seul en défi­ nitive le bien a raison de désirable : solum bonum habet ratio­ nem appetibilis. Appendice : Le principe de finalité. L’étude de la causalité dans la nature a déjà fourni l’occa­ sion d’aborder la notion de la finalité. Mais c’est ici qu’il convient d’envisager cette notion dans toute son universalité. La cause finale, venons-nous de dire, ne peut correspondre qu’à un bien, et, inversement, tout bien a raison de fin. Du point de vue de l’activité ou de l’être en tendance, tout agent agit donc en vue d’une fin, ce qui est la formule même du principe dit de finalité : omne agens agit propter finem. Diverses justifications peuvent être données, sur des plans différents, de ce principe. Mais la raison métaphysique la plus profonde de la nécessité d’une fin pour toute action se prend du fait qu’un agent, qui du point de vue de son activité est en puissance, a besoin pour agir, d’être déterminé. Il n’agira que s’il est déterminé à quelque chose de certain qui ait raison de fin (Cf. ΙΛ II&9, q. 1, a. 2). « Si enim agens non esset determinatum ad aliquem effectum, non magis ageret hoc quam illud. Ad hoc ergo quod determinatum effectum producat, necesse est quod determinetur ad aliquid certum, quod habet rationem finis ». Tout au fond c’est encore la doctrine fondamentale de l’or­ dination essentielle de la puissance à l’acte — ou de la déter­ mination de celle-là par celui-ci — qui entre en jeu. Il resterait à montrer, comme le fait d’ailleurs saint Thomas dans l’article que nous venons de citer, que ce principe s’ap­ plique analogiquement. Autre est l’exercice de la finalité dàns la nature inanimée, qui est essentiellement mue vers une fin, et autre chez les êtres raisonnables qui se meuvent eux-mêmes vers une fin qu’ils connaissent. Et il est encore autre chose lorsqu’il se voit transposé à l’activité divine elle-même, § III. Conclusion : le système des transcendantaux a) Peut-on parler en philosophie thomiste d’un système de transcendantaux ? De fait, l’élaboration à laquelle nous 88 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE venons de procéder des grandes propriétés de l’être n’a pas été obtenue de façon déductive. Le recours à l’expérience ou au donné a été requis en chaque cas. Cependant, une fois qu’elles ont été dégagées, les propriétés transcendantales constituent un ensemble ordonné et véritablement cohérent dans lequel des séquences nécessaires de termes peuvent être discernées. Ces séquences que nous avons déjà rencontrées sont les suivantes : être - non-être - principe de non contradiction être (comme existant) - être (comme essence) - principe d’identité. être - division - un - multiple être - un - vrai être - acte - parfait - appétible - bien. Si l’on essaye de se représenter comment l’esprit est conduit à enchaîner ces séries de notions, on est amené à se dire que c’est par une activité de distinction ou d’opposition (opposition allant de la contradiction absolue à la simple relation). Comme Hegel et Hamelin l’avaient pressenti, l’opposition a donc un rôle absolument fondamental dans la vie de l’esprit : elle est comme le principe meme de son déve­ loppement. Mais l’opposition en philosophie réaliste se fonde toujours sur le donné dont elle ne fait qu’affirmer la diversité antithétique. b) Quels sont les caractères les plus remarquables de ce système^ des transcendantaux ? Tout d’abord il est ζ/α/üie, plus précisément il se fonde sur la primauté de la notion d’être. Dans la ligne du pythagorisme ou du platonisme, on a eu tendance à placer au-dessus de l’être le bien ou l’un et à consi­ dérer ces notions comme des principes séparés des choses qui n’y participent que de loin. Avec saint Thomas, le donné premier est l’être, c’est-à-dire le réel ; l’un et le bien n’en sont que des propriétés. D’autre part, si dans cette doctrine il y a également un Etre, doué d’unité et de bonté, dont toute créature est participante, la consistance métaphysique de ces choses dans le monde n’en est en quelque sorte que mieux affirmée. Au double sens que nous venons de définir, nous sommes en plein réalisme. Ce réalisme étant par ailleurs fortement unifié. Grâce à la convertibilité des notions trans­ cendantales, l’ordre de la pensée et celui de l’action, respec­ tivement commandés par le vrai et par le bien, se rencontrent dans l’être. Et finalement tout s’unifie dans l’être premier qui est identiquement unité, vérité et bonté. LES TRANSCENDANTAUX 89 c) Ce réalis/ne métaphysique nous apparaît d’autre part avec le caractère d’un intellectualisme. Saint Thomas a eu bien soin de notifier qu’entre les transcendantaux il y a un ordre : il y a d’abord l’être, puis l’un, ensuite le vrai et enfin le bien. « Unde istorum nominum transcendentium talis est ordo si secundum se consideratur : quod post ens est unum, deinde verum, deinde post verum bonum *. Le vrai, saint Thomas aime à le répéter, est antérieur au bien Ce qui est manifeste pour deux raisons (Ja Pa., q. 16, a. 4) : 1° parce que le vrai est plus proche de l’être qui lui-même est antérieur au bien ; le vrai en effet a rapport à l’être considéré absolument ou immédiatement, tandis que la « raison » de bien fait suite à l’être en tant que celui-ci est parfait ; 20 il appert que la connaissance précède naturellement l’appétition. Tant donc du côté de l’acte que de celui de l’objet il y a priorité de l’ordre de la vérité sur celui du bien. Les grandes orientations du système de saint Thomas sont, on le voit, déterminées dès les toute premières démarches de la pensée métaphysique. CHAPITRE IV LES CATÉGORIES Jusqu’ici, nous n’avons considéré l’être qu’cn lui-même ou selon les propriétés qui lui conviennent universellement, Avec les catégories nous abordons l’étude de scs modalités particulières, celle des types d’être réellement distincts les uns des autres. Qu’il y ait une multiplicité de telles modalités, c’est un fait qui s’est imposé de façon manifeste à Aristote. Inductivement ou par analyse du donné, il fut conduit à reconnaître l’existence de dix genres suprêmes de l’être, dont la collection est devenue classique dans son école. Ces genres se .partagent suivant la dichotomie majeure de la substance» être qui,est en soi, et de Vaccident» être qui ne peut exister que dans un autre ; l’accident lui-même se distingue en neuf modes, la quantité (quantitas), la qualité (qualitas), la relation (relatio), Vaction (actio), la passion (passio), le lieu (ubi), la position (situs), le temps (quando), la possession (habitus). Nous savons déjà que les catégories sont des modes analo­ giques de l’être. Elles constituent même pour Aristote le cas typique de l’analogie d’attribution. De même que la médecine, l’urine, etc... sont dites saines par rapport à la santé possédée en propre par le vivant, ainsi les divers accidents sont-ils dits être par rapport à la substance, l’être par excellence. Cepen­ dant, comme l’être est aussi analogue selon une analogie de proportionnalité, les accidents sont également de l’être. Il reste que l’être premier et fondamental est la substance et c’est pourquoi notre réflexion se concentrera principalement sur cette categorie. Remarquons dès maintenant que les catégories, dans leur totalité ne peuvent convenir qu’aux êtres matériel^cellcs qui Se rapportent à la quantité n’ayant évidemment pas de place dans le domaine des substances spirituelles. En outre, pour saint Thomas, cette .division de L’être ne s’applique qu’à l’être 92 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE créé. Dieu demeure donc au-dessus des genres suprêmes ; d’où il ressort en particulier qu’il est illegitime de le définir, ainsi qu’on le fait parfois, comme une substance ; sur ce point la pensée elle-même d’Aristote demeure assez ambiguë. § I. La substance i. Existence de la substance. L’existence d’êtres substantiels ou de substances est admise par Aristote et par saint Thomas sans apparentes hésitations. Pour eux, c’est un fait évident, ou du moins une constatation qu’impose l’analyse la plus élémentaire du donné. La philo­ sophie moderne, au contraire, depuis Locke, y voit toutes sortes de difficultés et, de façon courante, aboutit à sa néga­ tion. Comment, dit-on, pouvez-vous avoir la prétention d’atteindre un objet qui, par définition meme, se situe audessous de ce qui nous apparaît ? Notre connaissance s’arrête aux phénomènes et ne peut aller au-delà ; l’affirmation de la substance est donc entièrement arbitraire, si même elle n’est pas contradictoire. Et, précisent certains, si le sens commun est porté à supposer l’existence, sous les apparences, de ce sujet inerte dont la philosophie a fait sa substance, n’cst-ce pas pour satisfaire aux postulats logiques de l’attribution ? Puisqu’il y a un sujet dans la proposition, ne doit-il pas y en avoir également un dans la réalité : la substance n’est qu’une indue réification du sujet logique de la proposition. Ces cri­ tiques contraignent le moderne disciple de saint Thomas à considérer de plus près les fondements sur lesquels repose sa doctrine de la substance. a) L’analyse la plus simple et la plus obvie qui puisse nous mettre sur la voie de la découverte de la substance est celle du changement. Le donné de la connaissance se présente à nous sous la forme d’une multiplicité d’aspects varies. De ceux-ci certains sont changeants tandis que d’autres paraissent demeurer stables. Considérons l’exemple le plus banal. Voici de l’eau que l’on échauffe. Sa température s’élève, mais nous sommes persuadés qu’elle demeure toujours de l’eau. Je ne puis même concevoir qu’elle est devenue plus chaude, qu’elle a acquis une nouvelle qualité dans l’ordre calorimétrique, que si elle est restée la même eau. S’il ne subsistait absolu­ ment rien de l’eau primitive au terme de la transformation l’on ne pourrait dire que cette eau s’est échauffée. Comme Aristote l’a bien fait voir dans sa recherche sur les principes LFS CATÉGORIES 93 de l’être de la nature, la notion de changement suppose néccssairement celle de sujet ou de s.ubstrat, Peut-être ce sujet serat-il lui-même changeant, ce qui me conduira à lui reconnaître un sujet plus primitif, et ainsi de suite. Mais comme je ne puis reculer indéfiniment dans la reconnaissance des sujets succes­ sifs, il faudra bien que, finalement, j’admette l’existence d’un premier sujet qui, lui, sera essentiellement sujet. Poussée à son terme, cette analyse nous conduirait avec Aristote jusqu’à la reconnaissance de la matière première qui est, en quelque sorte, antérieure à la substance. Mais si nous nous en tenons au plan des modifications accidentelles, c’est-à-dire de celles qui supposent la permanence d’un substrat de nature déjà déterminée, nous atteignons bien la substance dans sa fonc­ tion de sujet du changement. Tgnt; changement qui n’affccte RasJa nature iaplus_profondedc^chosessupposcla permancnce de gette nature, c’est-à-dire la substance. ô) Cette démonstration de la substance à partir de l’analyse du changement est incontestablement valable ; elle ne nous fait cependant pas atteindre directement la substance en ce qu’elle a de plus essentiel ; et d’ailleurs ce n’est pas par ce biais qu’en métaphysique Aristote aborde cette première catégorie de l’être. Voici en effet ce que nous lisons au début du livre Z : (> L’être se prend en plusieurs acceptions. Il signifie, en effet, d’un côté, l’essence et l’individu déterminé, d’un autre côté qu’une chose a telle qualité ou telle quantité ou chacun des prédicaments de cette sorte. Mais parmi ces sens si nombreux de l’être, on voit clairement que l’être, au sens premier, est l’essence qui indique précisément la subs­ tance... Les autres choses ne sont appelées être que parce qu’elles sont ou des quantités de l’être proprement dit, ou des qualités, ou des affections de cet être, ou quelqu’autre déter­ mination de ce genre... Il est donc évident que c’est par cette catégorie (la substance) que chacune des autres catégories existent. De sorte que l’être au sens fondamental, non tel mode de l’être, mais l’être absolument parlant doit être la substance. *)Pour Aristote, si elle se manifeste avec les carac­ tères d’un substrat, la substances donc aussi la valeur d’être premier, de principe d’existence, à un certain point de vue, pour les autres modalités. C’est que le fondement profond de cette analyse qui conduit à la substance n’est autre que la nature analogique de l’être. Il y a de multiples modalités de l’être, c’est un fait, et cette multiplicité n’est intelligible que si elle a une certaine unité, et elle ne peut avoir d’unité que par rapport à un premier terme qui sera l’être essentiel et fonda­ 94 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE mental (au moins dans un certain ordre). L^ substance appaçaîtJ.ci comme principe ji’unitç et d’intelligibilité du donné qui est multiple. c) L’on voit donc ce qu’il convient de répondre à ceux qui prétendent que la substance est une entité chimérique ou tout au moins qui échappe à nos prises, parce que notre perception s’arrêterait aux phénomènes et donc aux accidents. Tout d’abord il faut affirmer que ce qui est immédiatement donné n’est, ni le phénomène au sens subjcctiviste du mot, ni non plus la substance comme telle, mais 1,’êrre concret impliquant ipdistinctenicntsubstancc et accidents. L’analyse nous per­ met ensuite de discerner dans cet ensemble global les moda­ lités changeantes et diverses dont il a été question précé­ demment et de remonter, pour les rendre intelligibles, à la substance, à la fois substrat et être premier, à laquelle tout l’organisme des accidents vient sc rapporter. Si donc ejle n’est pas à proprement parler l’objet d’une intuition, la substance est atteinte en vertu d’une inférence immédiate et nécessaire. D’où cette conséquence extrêmement importante : nous sommes dans l’impossibilité de distinguer d’une façon immé­ diate et évidente les substances particulières. En toute rigueur, les analyses faites précédemment ne nous contraindraient même à reconnaître l’existence nécessaire que d’une seule substance créée. Toutefois l’hypothèse d’une pluralité de substances est infiniment plus conforme au donné. Il semble pratiquement impossible de refuser l’individualité substan­ tielle aux vivants et, bien que la chose soit moins claire, aux éléments derniers du monde inorganique. A ceux qui pré­ tendent que la doctrine de la substance n’est qu’une trans­ position ontologique arbitraire d’un schéma logique de pen­ sée, il faut répondre en faisant valoir, par une analyse du jugement, que les modalités de l’affirmation correspondent bien à de véritables déterminations de l’être objectif qui les conditionnent. Les catégories, et donc la substance, ont une portée réaliste en même temps qu’une signification logique. 2. Nature et propriétés de la substance. (Cf. notam­ ment : Aristote, Catégories, c. 5) a) Au sens étymologique du mot, le terme de substance signifie ce qui se tient au-dessous des apparences ou des acci­ dents (sub-stare), et qui, par le fait même, est le sujet des accidents. Cette propriété d’être le support des accidents appartient bien à la substance, mais elle n’en exprime pas la nature la plus profonde. Aristote s’en approche davantage LES CATÉGORIES 95 lorsqu’au début du ch. 5 des Catégories il déclare : « La subs­ tance au sens le plus fondamental, premier et principal du terme, c’est ce qui n’est, ni affirmé du sujet, ni dans un sujet. » Cette seconde définition correspond bien à l’essence de la substance, mais elle ne la caractérise encore que négativement, comme un non esse in subjecto. Or la substance doit évidem­ ment être imc perfection positive qu’on signifiera donc mieux par l’expression esse in se. Ainsi donc, selon notre façon de concevoir, la substance apparaît successivement comme l’être support des accidents, l’être qui n’est pas dans un autre, l’être qui est en_soi. Mais un genre particulier de l’être ne peut sc distinguer que par son aspect quidditatif, en tant qu’il est une nature ; si donc on veut aboutir à une formule parfaitement exacte, on ne définira pas la^sybstance ce qui (de fait) existe en soi, mais « ce qui est apte à exister en soi et non dans un autre comme dans un sujet_ une chose lorsque nous en connaissons la cause ; la cause est le principe propre de l’explication scien­ tifique. Toutefois ne nous laissons pas égarer ; si, comme nous l’avons déjà fait remarquer, Aristote et saint Thomas semblent présenter d’abord la cause dans un contexte rationnel d’expli­ cation ou sous une fonction logique, cela ne veut pas dire que pour eux cette notion n’ait pas de valeur de réalité. Effec­ tivement, si la cause donne réponse aux « pourquoi », si elle explique, c’est parce qu’elle est d'abord principe de réalité. L’on doit même dire que fondamentalement c’est cela qu’elle est. Et saint Thomas, en maints endroits, de souligner très fortement ce réalisme en affirmant que la cause porte directe­ ment sur l’e.we, sur l’existence, c’est-à-dire sur ce qu’il y a de plus concret en soi : hoc nomen vero causa importat in­ fluxum quemdam ad esse causati. (Metaph., v, 1.1) b) L'explication causale dans les sciences peut s'effectuer sui­ vant quatre lignes de causalité. — C’est la thèse classique par excellence de l’aristotélisme. Il y a, dans l’ordre de l’explica­ tion physique, quatre espèces de causes à envisager : la cause matérielle, la cause formelle, la cause efficiente et la cause fi­ nale. Mais si, dans la science physique, on démontre bien par les quatre causes, en mathématiques l’on n’a affaire qu’à la cause formelle, tandis qu’en métaphysique l’on se réfère sur­ tout aux causes formelles, efficientes et finales. c) En conclusion, sur le plan qui demeure toujours premier de l’ftre objectif, la cause est ce qui donne effectivement l’être et cela suivant les diverses lignes de causalité - tandis que sur le plan dérivé de l'explication, la cause est ce qui donne raison de chaque être et là encore suivant les mêmes quatre ligne, possibles de l’explication causale. LA CAUSALITÉ 127 ÿpe cause est donc essentiellement : ce dont une ch.ysy dépend selon son être- nu son devenir (Phys., I, r. i). Causes autem dicuntur ex quibus res dependet secundum esse suum vel fieri. De cette définition l’on retiendra que la causalité implique nécessairement ces trois éléments : — réelle distinction de la cause et de Peffet ; —dépendance effective dans l’étre ; — conséquemment antériorité de la cause sur Γeffet. 2. La causalité en théologie. Les définitions et les divisions susdites concernaient déjà la véritable notion ontologique de cause, mais elles l’atteignaient sur le plan de l’expérience ou de l’explication physique ; dans l’étude de Dieu cette même notion va se trouver réalisée de façon transcendante. Le problème central est ici celui de la démonstration de l’existence de Dieu. L’on sait qu’Aristotc avait déjà conduit avec rigueur cette démonstration aux VIIe et VIIIe 1. de la Physique et au livre lambda de la Métaphy­ sique. C’est l’argument du premier moteur qui, décanté de ses implications cosmologiques, se trouve à la base de la démons­ tration thomiste. Saint Thomas ajoutera d’autres preuves (Za Pa, q. 2, a. 3 : les cinq voies ou preuves classiques de l’exis­ tence de Dieu). De cet ensemble de preuves nous ne considé­ rerons ici, outre la démonstration aristotélicienne par le mou­ vement, que la preuve par les degrés d’être (Quarta via), et très succintcment la preuve par la finalité. a) L’argument du premier moteur. — Pour la démonstration même d’Aristote, il suffit de renvoyer à l’analyse faite précé­ demment du livre VIII de la Physique. Saint Thomas dans la Somme (Za Pa, q. 2, a. 3) n’a retenu que les lignes métaphy­ siquement essentielles de la preuve. Son point de départ est la constatation de l’existence du mouvement dans le monde. Le mouvement dont il est ici question est en première analyse le changement physique observable par les sens ; mais tout devenir, tout passage de la puissance à l’acte peut être invoqué. Or, premier principe, « tout ce qui est mu est mû par un ayxç » — omne quod movetur ab alio movetur — le passage de la puissance à l’acte ne peut s’expliquer que par l’intervention d’une cause en acte. C’est la formulation la plus commune en aristotélisme du principe de causalité. 128 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE Deuxième principe : Je moteur lui-même demande à être mû mais « l’on ne peut remonter à l’infini dans l’ordre des mo­ teurs », car alors il n’y aurait pas de premier moteur, ni, en conséquence, de moteur subordonné. Dans tout ordre, en effet, il faut un premier qui pour être principe de l’ordre doit trans­ cender celui-ci, c’est-à-dire se trouver hors série. En conséquence ilest .nécessaire .que J’on remonte jusqu’à U_q premier moteur qui, lui, ne soit mû par rien et que tous identiffenLàvec Dieu. Qu’il nous suffise ici d’avoir indiqué la marche générale de la preuve, en nous réservant de revenir toutefois sur le prin­ cipe de causalité qui en est le nerf. Qu’il nous suffise également de rappeler que les deuxième et troisième preuves de l’article cité {Secunda et Tertia via) sont bâties sur le même schéma. Selon la deuxième voie, saint Thomas, prenant comme point de départ les enchaînements de causes efficientes que l’on peut expérimentalement constater remonte jusqu’à une pre­ mière cause efficiente transcendante. Selon la troisième voie, il s’élève des contingences observées dans les choses à l’affir­ mation d’un premier être nécessaire. b) La preuve par les degrés de perfection. — Cette preuve paraît faire appel à un autre principe que les prcdécentes. En voici le libellé. Au point de départ nous constatons qu’il y a dans les choses des perfections, bien, vrai, réalisées à des degrés différents. Notons qu’il ne peut être ici question que de perfections qui, dépassant le cadre des genres et des espèces, existent analo­ giquement : éminemment les transcendantaux. Or, principe de la preuve, l’on ne peut parler de degrés d’une perfection dans divers sujets que par rapport à un terme qui possède cette perfection au maximum : magis et minus dicuntur de diversis secundum quod appropinquant diversimode ad aliquid quod maxime est. Il y a donc quelque chose qui est le plus vrai et le meilleur et en conséquence le plus être. Or, ce qui est maximum dans un certain genre de perfection est cause de toutes les perfections de ce genre qui peuvent exister. Donc, finalement, il y a quelque chose qui, pour tous les êtres, est cause de leur être même, de leur bonté et de toutes leurs perfections et que nous appelons Dieu. Au premier abord, cette preuve, dont la signification a été LA CAUSALITÉ 129 l’occasion de très nombreuses controverses, parait faire appel à une relation autre que celle de causalité : des différents de­ grés d’une perfection je remonte par une inférence immédiate au maximum de cette perfection. Mais, de fait, chez saint Thomas, la preuve n’est achevée et n’aboutit proprement à Dieu que lorsque l’on a pris conscience que ce maximum dans un ordre donné de perfection est cause des réalisations infé­ rieures de cette même perfection. La relation de participation dont il est d’abord question implique donc celle de causalité. Il reste que cette preuve par les degrés d’être nous fait voir les rapports des créatures et de Dieu sous un jour original, de façon en quelque sorte plus synthétique que lorsqu’on se place au simple point de vue de la causalité. Toute la suite du traité de Dieu chez saint Thomas (Cf. notamment la démonstration capitale de l’identité en Dieu de l’essence et de l’existence, I* P&> Q- 3» a. 4) se voit d’ailleurs inspirée par ces conceptions participationnistes dans lesquelles, encore une fois, il n’y a pas à chercher une métaphysique qui viendrait s’opposer à celle de la causalité ou simplement la supplanter. c) La preuve par la finalité. — Le dernier argument invoqué s’appuie sur la finalité. Son point de départ est dans la constatation expérimentale de faits de finalité ou d’ordination dans le domaine du monde physique. Or l’ordre implique intention ; et l’intention suppose l’in­ telligence. Il doit donc y avoir en définitive quclqu’être intelligent qui ordonne à leur fin toutes les choses de la nature. Nous le nom­ mons Dieu. On sait qu’en raison de l’apparente facilité qu il y a de faire valoir l’ordre du monde, cet argument jouit d’une faveur par­ ticulière dans les exposés courants relatifs à l’existence de Dieu. En réalité, il est d’une utilisation assez délicate. d) Conclusion. Unité dans la dépendance causale des preuves de Dieu. — Chacun des arguments précités constitue une preuve distincte aboutissant à démontrer sous un aspect par­ ticulier l’existence de Dieu, première cause. Cependant il y a comme un fonds métaphysique commun qui se retrouve en chacune d’elles : l’idée de l’être contingent ou de l’être qui n’ayant pas sa suffisance par soi suppose l’être par soi, lequel se suffit à lui-même, et à qui le premier est rapporté par un lien de dépendance causale. L’être qui n’est pas par soi néccsSain'-Thomas IV 9. 130 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE sairement est par un autre et en définitive par un autre qui, lui,est par soi. Toute la théologie repose sur l’inférence causale. Cette inférence est-elle légitime ? C’est ce qu’il nous faut à présent examiner. § II. Justification critique de la causalité Commencée par les nominalistes, la critique de la causalité s’est poursuivie dans le cartésianisme pour aboutir, avec l’empirisme anglais du xvnie s., à une négation radicale. Désor­ mais dans la philosophie moderne il deviendra courant de ne considérer la causalité que comme une catégorie illusoire ou subjective. Parmi les raisons qui ont conduit à ccttc négation on trouve, chez les cartésiens, une conception trop absolue de l’autonomie de la substance ou de l’exclusivité de l’efficacité de l’action divine ; la causalité seconde ou celle que les êtres créés peuvent exercer les uns sur les autres se trouve donc plus ou moins compromise. Mais la critique la plus radicale résulte d’une interprétation phénoméniste de l’expérience, telle celle que l’on peut rencontrer chez Hume, où, là, on réduit la cau­ salité à une pure relation de succession. Je lance une boule qui vient en frapper une autre et la mettre en mouvement, je dis alors que le mouvement de la première boule a causé, a déter­ miné efficacement celui de la seconde boule. En réalité, je n’ai observé que la succesion des deux mouvements. Il est vrai que dans des circonstances analogues j’ai pu constater que les mêmes faits se sont reproduits ; et c’est pourquoi d’ailleurs j’en suis venu à considérer la relation entre les deux mouveenvisagés comme une relation de dépendance ct que finale­ ment j’ai érigé ccttc dépendance en principe absolu, « tout ce qui est mû est mû par un autre ». Mais ce faisant j’ai dépassé ce qui m’était donné. Kant a bien prétendu sauvegarder le caractère général et nécessaire de la relation causale, mais, comme il n’en a fait qu’une catégorie a priori de l’expérience, il est conduit à lui refuser toute application transcendante. En réalité comme scs prédécesseurs il est victime d’une concep­ tion phénoméniste de la connaissance sensible, c’est-à-dire qu’il dénie en principe à l’intelligence le pouvoir de saisir de l’intelligible dans le sensible. Contre ces conceptions critiques que nous n’avons fait qu’évoquer il faut maintenir la réalité de la causalité tant sur le plan de l’expérience, au sens strict, que sur celui de l’affirma­ tion des principes métaphysiques premiers. LA CAUSALITÉ 131 I. L’expérience de la causalité. La relation causale nous est tout d’abord donnée comme un fait d’expérience. Un objet me paraît venir mettre en mouve­ ment un autre. J’approche mon doigt d’une flamme et ressen­ tant une sensation de brûlure je déclare que la flamme a été cause de ma brûlure. La vie courante n’est faite que de sem­ blables constatations. Certes je puis me tromper en assignant des causes, car le donné sensible est complexe et difficilement analysable, mais il est des évidences de dépendance simple, surtout dans l’expérience de mon activité de conscience, que je puis difficilement récuser : je veux lever mon bras ct je le lève effectivement ; je demeure persuade que c’est moi qui ai été la cause du mouvement de mon bras. Toute la vie pratique, ct, pourrait-on ajouter, toute la pensée scientifique repose sur ccttc supposition que les êtres dont nous avons l’expérience agissent les uns sur les autres. Il y a donc une expérience généralisée de séquences cau­ sales ou de relations de dépendance effective ; la métaphy­ sique prétend aller plus loin, jusqu’à l’affirmation d’un prin­ cipe absolu de causalité : la causalité apparaît alors dans cer­ taines conditions comme une loi, comme une exigence absolue de l’être ct non plus comme un simple fait. - 2. Le pxincipi de causalité. Nous n’envisagerons la causalité que dans la ligne de l’effi­ cience, laquelle est d’ailleurs celle où ccttc notion sc trouve le plus normalement mise en question par la critique. Dans cette ligne deux preuves principales, l’une plus particulière, l’autre plus profonde du principe de causalité peuvent être données. a) Taal-CA gui est mû est mû par un autrj:. — C’est la formula­ tion aristotélicienne commune du principe de causalité. Plu­ sieurs justifications peuvent en être données sur le plan physi­ que. Ici nous nous placerons d’emblée au point de vue de l’ana­ lyse métaphysique du mouvement en puissance ct acte où l’on atteint tout de suite aux raisons métaphysiques les plus profondes (Cf. saint Thomas, Prima via, I& ΡΛ, q. 2, a. 3). Partons du mouvement au sens global où ce mot désigne tout passage de la puissance à l’acte, c’est-à-dire pratiquement tout devenir. D’autre part considérons l’existence du mouve­ ment comme un fait évident. Et voici comment nous rai­ sonnons. Tout mouvement est un passage de la puissance à l’acte. 132 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE Or un être en puissance ne peut être actué que par un être en acte : de potentia autem non potest aliquid reduci in actu nisi per aliquod ens in actu. Par ailleurs aucun être ne pouvant être en acte et en puis­ sance sous le même rapport, il en résulte finalement que le passage de la puissance à l’acte ne peut s’effectuer que sous l’action d’un autre qui soit en actCL : omne ergo quod movetur opportet ab alio moveri. b) L'ftre qui n'est paspaLsoi^est nécessairement par un autre. — Ici nous prenons notre point de départ non plus dans le changement, mais dans l’être qui n’est pas par soi, c’est-à-dire dont l’existence ne découle pas nécessairement de sa nature ou de son essence : c’est le contingent, lequel de soi peut être ou ne pas être ; tous les êtres qui nous sont expé­ rimentalement donnés sont des êtres contingents. Considérons un tel être contingent : par soi, il peut tout aussi bien exister et ne pas exister ; c’est dire que son exis­ tence vient en quelque sorte s’ajouter à son essence ; il est de ce fait une union, une composition d’éléments divers. Or ce qui est divers _ne peut de soi. constituer une unité à moins qu’une cause extérieure n’intervienne pour en donner l’ex­ plication : « qua enim secundum se diversa sunt, non conveniunt in aliquod unum, nisi per aliquam causam adunantem ipsa (7B P®, q. 3> a· 7)· L’être contingent en qui se trouve toujours réalisée une telle unification d’éléments divers requiert donc néces­ sairement une cause. c) Justification par le principe de raison d'être. — On rejoint la même conclusion en considérant le principe de causalité comme une application du principe de raison d’être. \(Tout être qui n’a pas sa raison d’être par soi l’a par un autre. Or l’être contingent est un tel être : son existence n’a pas sa raison d’être dans son essence ; donc l’être contingent a sa raison d’être dans un autre, c’est-à-dire qu’il est causé. d) Valeur du principe de causalité. — On a justement remar­ qué que le principe de causalité n’est pas un principe stricte­ ment analytique, c’est-à-dire que le prédicat « être par un autre » n’est pas contenu dans son sujet « l’être qui n’est pas par soi >. Autrement dit, je puis très bien concevoir l’être contingent, cet objet que je perçois actuellement, sans remon­ ter à sa cause. Cependant il faut maintenir que, de façon déri­ vée, le principe de causalité est une vérité évidente, car la causalité suit, comme une propriété nécessaire, à la nature du LA CAUSALI! É *33 contingent. Dès que j’ai compris ce qu’est « l’être qui n’est pas par soi » et 1’· être qui est par un autre », je vois qu’il y a impli­ cation de ces deux termes, 1’« être qui n’est pas par soi est par un autre » : « licet habitudo ad causam non intret definitionem entis quod est causatum, tamen sequitur ad ea quæ sunt de ejus ratione, quia ex hoc quod aliquid per participatio­ nem est ens, sequitur quod sit causatum ab alio. Unde hujusmodi ens non potest esse quin sit causatum, sicut nec homo quin sit risibilis » (Za Pa, q. 44, a. I, ad 1). Tout au fond cette constatation repose sur l’impossibilité où se trouve « l’être qui n’est pas par un autre » à se voir mul­ tiplié. « L’être qui n’est pas par un autre », en effet, ne peut être que · par soi ». Et donc le contingent, s’il n’était pas causé serait un · être par soi » ; il y aurait par suite plusieurs « être par soi ». Mais par ailleurs « l’étrc par soi », celui dont la nature est d’être, ne peut être qu’unique, car l’être infini ne peut avoir de semblable : il n’y a pas plusieurs Dieux. Il y a donc contra­ diction. § III. La cause première Nous n’avons aucunement le dessein de donner ne fût-ce qu’une esquisse d’un traité de Dieu, cela dépasserait le cadre d’une simple introduction à la métaphysique. Nous voudrions toutefois montrer comment la position à laquelle nous venons pratiquement d’aboutir concernant la cause première, ou l’être par soi, vient donner son couronnement à la philosophie thomiste de l’être. L’être nous est tout d’abord apparu comme la donnée pre­ mière de l’intelligence. Le considérant formellement comme être, nous avons précisé sa structure et déterminé scs pro­ priétés, les transcendantaux. Nous avons ensuite relevé la liste de scs modalités particulières les plus remarquables, les caté­ gories, lesquelles se sont organisées autour du mode d’être fondamental qu’est la substance. Prenant dans l’analyse du changement un nouveau point de départ, nous avons été amené à distinguer dans l’être l’acte et la puissance ; puis, vis-à-vis du fait de sa limitation et de sa multiplicité nous avons affirmé sa réelle composition d’essence et d’existence. Si nous revenons à la considération de la multiplicité des êtres qui nous sont donnés dans l’expérience, nous sommet frappés par leur imperfection et leur insuffisance essentielle : 134 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE ils changent et sont limites ; l’être ne leur appartient pas en propre, ils sont essentiellement dépendants. De ccttc indigence même nous nous sommes élevés jusqu’à reconnaître l’existence d’un premier être, cause de tous les autres : l’être qui se meut, l’être qui dépend de l’efficience d’un autre, l’être contingent, l’être imparfait, l’être qui tend vers une fin supposent un pre­ mier moteur immobile, une première cause efficiente, un être nécessaire, un être parfait, une intelligence ordonnatrice suprême, qui supplée à toutes ces insuffisances et que tous nomment Dieu. Pour porter à son achèvement la métaphysique de l’être, il faut encore préciser avec saint Thomas que l’essence meme de Dieu est son être, qu’il est l’être par soi (Za Pa, q. 3, a. 4), et que tout autre être nécessairement est créé par Dieu ou qu’il est être par participation (ZA Pa, q. 44, a. 1). Le circuit de l’ontologie se trouve alors achevé tant dans sa branche descen­ dante que dans sa branche ascendante. (Cf. Texte ΧΠΙ, p. 203). Schématiquement cette double démonstration se conduirait ainsi. Dans les créatures, il y a nécessairement distinction entre l’essence et l’existence. En ira-t-il de même en Dieu ? Non, car, étant la première cause efficiente, il n’a pu recevoir son existence d’un autre, pas même de lui-même, il ne peut donc la posséder que par nature. N’ayant par ailleurs aucune potentialité, il ne peut être, dans son essence, que le pur acte de son existence. Etant le premier existant, il ne peut l’être, en vertu des lois même de la participation, que par son es­ sence. Il est donc impossible qu’en Dieu autre soit l’essence et autre l’existence : Impossibile est ergo, quod in Deo sit aliud esse, et aliud ejus essentia. En nous tournant maintenant vers les créatures, nous devrons dire qu’il est nécessaire que tout être soit créé par Dieu. Si en effet une chose sc rencontre exister dans un sujet par participation, il est nécessaire qu’elle soit causée par celui dans lequel cette chose existe par soi. Or, Dieu est l’être qui existe par soi et il ne peut y avoir qu’un seul être qui existe par soi. Il s’en suit que toutes les choses autrer que Dieu ne sont pas leur être, mais participent à l’être. Et donc, finalement, tout ce qui se diversifie selon diverses participa­ tions d’être est causé par un premier être qui, lui, est absolu­ ment parfait : Necesse est igitur quod omnia qua diversificantur secundum diversam participationem essendi... causari ab uno primo ente quod perfectissime est. (Cf. Texte XIV, p. 208). Vue de ce sommet, toute la métaphysique de l’être concret LA CAUSALITÉ 135 nous paraît alors s’exprimer avec la plus absolue simplicité : au principe, l’être qui existe par lui-même, celui dont l’essence est d’exister ; en sa dépendance radicale, les êtres qui ne pou­ vant exister par eux-mêmes tiennent de lui leur existence. C’est ce qu’exprime la 3° des 24 thèses thomistes. « C’est pourquoi dans la raison absolue de son être unique subsiste Dieu, unique dans sa simplicité absolue ; toutes les autres choses qui participent à son être ont une nature qui contracte leur être, et sont composées, comme de principes réellement distincts, d’essence et d’existence. » Il resterait à préciser comment au juste il faut entendre avec saint Thomas cette participation à l’être de Dieu qui éta­ blit la créature dans son statut ontologique propre : mais ceci appartient plutôt à cette métaphysique synthétique du traité de Dieu au seuil de laquelle nous entendons demeurer. Qu’il nous suffise de renvoyer pour cette question aux récents tra­ vaux qui ont remis en valeur cet aspect de la pensée du Doc­ teur angélique : Fabro, La nozione metafisica di participazione seconda san. Tomaso J’Aquino ; Geiger, La participation dans la philosophie de saint Thomas d'Aquin. En définitive toute la philosophie de l’être repose sur La reconnaissance de l’identité qu’il v a en Dieu de l’essence et de l’existence, identité qui en fait l’être en plénitude auquel tous les autres êtres participent. Et saint Thomas, de rattacher non sans un certain lyrisme, cette vérité « sublime » à la révé­ lation du nom divin dans VExode (Contra Gentes, I, c. 22). « Hanc autem sublimem veritatem Moyses a Deo edoctus est, qui quaereret a Domino dicens : Si dixerint ad me filii Israël : Quod est nomen ejus ? Quid dicam eis ? Dominus respondit : Ego sum qui sum, sic dices filiis Israël : Qui est misit me ad vos, ostendens suum proprium nomen esse Qui est. Quodlibet autem nomen est institutum ad significan­ dum naturam seu essentiam alicujus rei. Unde relinquitur quod ipsum divinum esse est sua essentia vel natura ». « De cette vérité sublime Moïse a été instruit par Dieu, lui qui posa au Seigneur cette question : Si les fils d’Israël viennent à me demander : Quel est son nom ? Que leur dirai-je ? Et le Seigneur de répondre : Je suis celui qui suis. Ainsi parleras-tu aux fils d’Israël : Celui qui est m’a envoyé à vous ; et par là il manifestait que son nom propre est Qui est. Or tout nom a pour fin de signifier la nature ou l’essence d’une chose. Il reste donc que l’être divin lui-même est son escence ou sa nature. » TEXTES La principale œuvre métaphysique de saint Thomas est sans contredit le commentaire sur la Métaphysique. Nous en avons détaché un ensemble de passages ayant pour objet la notion même de métaphysique et son ■> sujet », les principales modalités de l'être, le premier principe, la substance, Pacte et la puissance, la vie divine. Quelques textes relatifs aux transcendantaux, empruntés notamment aux Questions disputées, viennent ensuite. Pour le problème de l'essence et de l'existence, le De ente et essentia nous offrait des pages qui s'imposaient. Les deux Sommes enfin nous permettaient de conclure, en formules particulièrement limpides, sur les rapports de Dieu, l'être par soi, et des êtres créés, êtres par participation. Les textes que nous présentons offrent pour la traduction des difficultés particulières. Le De ente, qui est un écrit de jeunesse, et les commentaires sur Aristote, dont la composition est un peu lâche n'ont pas la belle venue des œuvres maîtresses, des deux Sommes surtout. Les éditions d'autre part, surtout celle des Com­ mentaires, sont défectueuses, et plusieurs passages laissent dans l'embarras. Nous avons fait de notre mieux. On jugera dans quelle mesure nous avons su concilier l'exactitude et la précision d'une part, et la clarté et la correction de la langue d'autre part. Les textes latins sont : ceux de Védition Cathala (Marietti) pour les commentaires sur la Métaphysique ; l'édition Perrier (Lethielleux) pour le De Ente ; l'édition de Parme pour les Ques­ tions disputées ; la Léonine enfin pour la Somme contre les Gentils et la Somme théologique. I. Les prérogatives de la métaphysique {Métaphysiquesy i, I. 3, n° 53-65) Les chapitres 1 et 2 du livre A do la Métaphysique comptent parmi les textes les plus significatifs de la pensée d'Aristote concernant la nature de la science suprême. Nous en avons déta­ ché dans le commentaire de saint Thomas la partie qui traite des prérogatives éminentes de cette science : elle est spéculative, libre, non simplement humaine, la plus digne de toutes. Les premières de ces prérogatives sont liées à la valeur absolument désintéressée de la métaphysique : n'étant ordonnée à rien d'autre qu'à ellemême, elle est libre et elle mérite le titre de science spéculative. Par ailleurs, n'étant pas finalisée par les nécessités pratiques de la vie, elle ne peut être considérée comme une simple possession de l'homme et elle nous élève au niveau du divin. Tout ceci manifeste pleinement la très haute idée que le Stagirite s'est faite de la sagesse métaphysique. (Cf. supra, La métaphysique comme sagesse, p. 11). A. La métaphysique est une science spéculative. 53. Aucune science dans laquelle le savoir est recherché pour lui-même n’est une science pratique, mais elle est spé­ culative ; or cette science qui a nom sagesse ou philosophie est en vue même du savoir ; elle est donc spéculative et non pra­ tique. Aristote prouve ainsi la mineure : quiconque a pour fin I A. 53. Nulla scientia in qua quæritur ipsum scire propter seipsum, est scientia activa, sed speculativa : sed illa scientia quæ sapientia est, vel philosophia dicitur, est propter ipsum scire : ergo est speculativa et non activa. Minorem hoc modo manifestat. Quicumque quierit 142 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE de fuir l’ignorance tend au savoir désintéressé ; or, ceux qui s’adonnent à la philosophie ont pour fin de fuir l’ignorance ; ils tendent donc au savoir désintéressé. 54. Qu’ils cherchent à fuir l’ignorance, cela résulte claire­ ment du fait que les premiers qui se sont consacrés à la philo­ sophie, comme ceux d’ailleurs qui maintenant encore cultivent cette science, ont été mis en mouvement par l’étonnement suscite en raison des causes : d’une autre manière cependant au début de la recherche et dans la suite. L’on s’arrêta en effet à un petit nombre de difficultés plus immédiatement percep­ tibles, pour en découvrir les causes. Dans la suite, s’élevant progressivement de la connaissance de ce qui était plus mani­ feste à la recherche de cc qui était plus occulte, on entreprit de mettre en question des faits de plus de conséquences et plus mystérieux : par exemple les « passions » de la lune, c’est-àdire son éclipse, et la variation de sa figure, laquelle paraît tenir à la diversité de sa position par rapport au soleil. Pareille­ ment on s’interrogea sur cc qui concerne le soleil : son éclipse, son mouvement, sa grandeur. De même on étudia les astres, leur nombre, leur ordre et autres choses semblables, ainsi que la génération de l’univers tout entier, que certains préten­ daient résulter du hasard, d’autres de l’intellect, d’autres de l’amour. 55. Or il est clair que le doute et l’étonnement ont leur fugere ignorantiam sicut finem, tendit ad ipsum scire propter seipsum sed illi, qui philosophantur, quasrunt fugere ignorantiam sicut finem : ergo tendunt in ipsum scire propter seipsum. 54. Quod autem ignorantiam fugere quærant, patet ex hoc, quia illi, qui primo philosophati sunt, et qui nunc philosophantur, inci­ piunt philosophari propter admirationem alicujus causæ : aliter tamen a principio, et modo : quia a principio admirabantur dubitabi­ lia pauciora, quæ magis erant in promptu, ut eorum causa: cognosce­ rentur : sed postea ex cognitione manifestorum ad inquisitionem occultorum paulatim procedentes incccperunt dubitare de majoribus et occultioribus, sicut de passionibus lunæ, videlicet de eclypsi ejus, et mutatione figurae ejus, quæ variari videtur, secundum quod diver­ simode se habet ad solem. Et similiter dubitaverunt de his qua: sunt circa solem, ut de eclypsi ejus, et motu ipsius, et magnitudine ejus. Et de his quæ sunt circa astra, sicut de quantitate ipsorum, et ordine, et aliis hujusmodi, et dc totius universi generatione. Quod quidam dicebant esse generatum casu, quidam intellectu, quidam amore. 55. Constat autem, quod dubitatio et admiratio ex ignorantia TEXTES 143 racine dans l’ignorance. S’il nous arrive en effet de percevoir des effets manifestes dont la cause nous demeure cachée, nous nous étonnons au sujet de cette cause. Du fait que l’étonne­ ment s’est trouvé à l’origine de la recherche philosophique, il résulte que le philosophe est quelque peu « ami des mythes » c’est-à-dire des fables, ce qui est le propre des poètes. Aussi les premiers qui, sur un mode mythique, traitèrent des premiers principes des choses ont-ils été appelés « poètes théologisants », comme Pcrsée et quelques autres qui furent les sept sages. Or si le philosophe est comparé au poète c’est que l’un et l’autre s’occupent de choses surprenantes... Et parce que l’é­ tonnement vient de l’ignorance, il s’en suit que l’on a été porte à philosopher pour fuir l’ignorance, et enfin que les philo­ sophes ont « poursuivi », c’est-à-dire recherché avec avidité la science, pour connaître et non en vue de quclqu’usage ou de quclqu’utilité. 56. On notera encore que si l’on a d’abord fait usage du nom de sagesse, on donne maintenant la preference à celui de philosophie, l’un et l’autre ayant une même signification. Les anciens, en effet, qui s’étaient appliqués à l’étude de la sagesse avaient etc dénommes « sophistes », c’est-à-dire « sages » ; or il arriva que Pythagore, à qui l’on avait demandé ce qu’il faisait profession d’être, refusa de s’appeler a sage » comme ses pré­ décesseurs, car cela lui paraissait présomptueux, mais il se donna le titre de « philosophe », c’est-à-dire d’ami de la sagesse. provenit. Cum enim aliquos manifestos effectus videamus, quorum causa nos latet, eorum tunc causam admiramur. Et ex quo admiratio fuit causa inducens ad philosophiam, patet quod philosophus est aliqualiter philomythcs, idest amator fabulæ, quod proprium est pœtarum. Unde primi, qui per modum quamdam fabularem de prin­ cipiis rerum tractaverunt, dicti sunt pœtœ thcologizantcs, sicut fuit Perseus, et quidam alii, qui fuerunt septem sapientes. Causa au­ tem, quare philosophus comparatur pœtæ, est ista, quia uterque circa miranda versatur... Et quia admiratio ex ignorantia provenit, patet quod ad hoc moti sunt ad philosophandum ut ignorantiam effugarent. Et sic deinde patet, quod scientiam, « persecuti sunt », idest studiose quæsicrunt, solum ad cognoscendum, et non causa alicujus « usus » idest utilitatis. 56. Notandum est autem, quod cum prius nomine sapientiae ute­ retur, nunc ad nomen philosophis: se transfert. Nam pro eodem acci­ piuntur. Cum enim antiqui studio sapientia: insistentes sophista:, idest sapientes vocarentur, Pythagoras interrogatus quid se esse pro­ fiteretur, noluit se sapientem nominare, sicut sui antecessores, quia hoc presumptuosum videbatur esse ; sed vocavit se philosophum, r44 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS . MÉTAPHYSIQUE D’où vient que le nom de sage a été changé en celui de philo­ sophe, et le nom de sagesse en celui de philosophie. Cette dénomination d’ailleurs n’est pas indifférente à notre propos : l’amant de la sagesse ne paraît-il pas être celui qui recherche la sagesse pour elle-même et non pour autre chose ? Celui, en effet, qui recherche une chose en vue d’une autre n’aime-t-il pas davantage ce en vue de quoi il cherche que cela même qu’il cherche ? B. La métaphysique est une science libre. 58. Aristote justifie sa deuxième allégation, à savoir que cette science est libre, en raisonnant ainsi. Est dit proprement libre l’homme qui n’est pas pour un autre, mais qui est pour soi. Les esclaves, en effet, appartiennent à leurs maîtres, et ils agissent pour eux et tout ce qu’ils acquièrent est pour eux. Les hommes libres, au contraire, sont maîtres d’eux-mêmes, acquérant et agissant à leur profit. Or, seule, cette science est en vue d’ellc-même, donc · seule » parmi les sciences elle est libre. 59. On remarquera que ceci peut s’entendre de deux façons differentes. Ou bien l’expression « cette seule » désigne géné­ riquement toute science spéculative ; il est alors vrai de dire que « seul » ce genre de science est recherché pour lui-même, comme seuls sont appelés libéraux les arts qui sont ordonnés à savoir, ceux qui ont pour fin un résultat pratique à obtenir idest amatorem sapientiæ. Et exinde nomen sapientis immutatum est in nomen philosophi, et nomen sapientiæ in nomen philosophise. Quod etiam nomen ad propositum aliquid facit. Nam ille videtur sapientiæ amator, qui sapientiam non propter aliud, sed propter seipsam quærit. Qui enim aliquid propter alterum quærit, magis hoc amat propter quod quærit, quam quod quærit. B. 58. Hic probat secundum, scilicet quod ipsa sit libera ; et utitur tali ratione. Ille homo proprie dicitur liber, qui non est alterius causa, sed est causa suiipsius. Servi enim dominorum sunt, et propter dominos operantur, et eis acquirunt quicquid acquirunt. Liberi au­ tem homines sunt suiipsorum, utpote sibi acquirentes et operantes. Sola autem hæc scientia est propter seipsam : ergo ipsa sola est libera inter scientias. 59. Et notandum, quod hoc potest dupliciter intelligi. Uno modo quod hoc dicitur « hæc sola » demonstret in genere omnem scientiam speculativam. Et tunc verum est quod solum hoc genus scientiarum propter seipsum quaeritur. Unde et illæ solæ anes liberales dicuntur, quæ ad sciendum ordinantur : illæ vero quæ ordinantur ad aliquam 145 par une activité étant dénommés mécaniques ou serviles. Ou encore « seule » désigne spécialement ce genre de philo­ sophie ou de sagesse qui a pour objet les causes les plus élevées. Comme parmi celles-ci sc trouve aussi, comme on l’a dit, la cause finale, il convient donc que cette science considère la fin ultime et universelle de tout. C’est ainsi que toutes les autres sciences lui sont ordonnées comme à leur fin. « Seule » donc celle-ci est au plus haut degré en vue d’elle-mômc. TEXTES C. La métaphysique n'est pas une science humaine. 60. Tout d’abord Aristote prouve ainsi sa thèse. Une science qui atteint au plus haut degré de liberté ne peut être considérée comme la possession d’une nature qui, de mul­ tiples manières, est « ministre » ou servante ; or la nature hu­ maine « en beaucoup », c’est-à-dire par rapport à beaucoup de choses, est « ministre » ; donc la science dont il est question n’est pas possession humaine... 61. Il réfute ensuite l’erreur d’un certain poète Simonide qui prétendait qu’à Dieu seul revenait l’honneur de désirer cette science que l’on doit rechercher en vue d’elle-même et non pour autre chose ; tandis qu’il n’est pas convenable pour l’homme de ne pas poursuivre celle qui est de sa condition : à savoir la science qui est ordonnée aux choses nécessaires à la vie, desquelles il ne saurait se passer. utilitatem per actionem habendam, dicuntur mechanica: sive servi­ les. — Alio modo, ut demonstret specialiter istam philosophiam, sive sapientiam quæ est circa altissimas causas. Quia inter causas altissimas etiam est finalis causa, ut supra dictum est. Unde oportet, quod hæc scientia consideret ultimam ct universalem finem omnium. Et sic omnes aliæ scicntiæ in eam ordinantur sicut in finem ; unde sola ista maxime propter sc est. C. 60. ...Ostendit autem propositum suum tali ratione. Scientia, quæ est maxime libera, non potest esse ut possessio naturæ illius quæ multipliciter est ministra vel ancilla : humana autem natura « in multis », idest quantum ad multa est ministra : ergo prædicta scientia non est humana possessio... 61. Hic excludit errorem cujusdam Simonidis pcetæ, qui dicebat, quod soli Deo competit hunc honorem habere, quod velit illam scientiam, quæ est propter seipsam quærenda, et non propter aliud. Sed non est dignum viro, quod non quærat illam scientiam quæ est secundum suam conditionem, quæ scilicet ordinatur ad necessaria vitæ, quibus homo indiget. Saint-Thomas IV. io. 146 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE 62. Cette erreur de Simonide avait son origine dans les fausses allégations de certains poètes qui prétendaient que la divinité est jalouse, et que c’est par envie que Dieu ne veut pas que soit partagé par tous ce qui sc rapporte à sa dignité. Or si Dieu est jaloux des hommes pour les autres choses, il y a beaucoup plus de raison qu’il le soit ici, dans le cas de la science voulue pour elle-même, laquelle est de toutes choses la plus honorable... 63. Cette opinion est radicalement fausse : il ne convient pas que la divinité soit jalouse. L’envie en effet est une tris­ tesse occasionnée par la prospérité d’un autre J laquelle ne peut évidemment se produire que si le bien de l’autre est regar­ dé par le jaloux comme une diminution de son propre bien. Or Dieu ne peut être triste, puisqu’il n’est sujet à aucun mal ; pas davantage son bien ne peut être diminué par celui d’un autre, tous les biens découlant, comme d’une fontaine qui ne peut tarir, de son propre bien. Platon lui-même a convenu que toute envie est étrangère à Dieu. Ce n’est pas seulement dans ce cas, mais en beaucoup d’autres, que les poètes ont menti, ainsi que l’affirme le proverbe. D. La métaphysique est la plus noble de toutes les sciences, 64. Est la plus digne d’honneurs la science qui est la plus divine, comme Dieu est plus digne d’honneurs que toutes choses ; or cette science est au plus haut degré divine ; donc 62. Iste autem error Simonidis proveniebat ex aliquorum pœtarum errore, qui dicebant, quod res divina invidet, et ex invidia ea quæ ad honorem suum pertinent, non vult deus ab omnibus acceptari. Et si in aliis deus hominibus invidet, multo magis est justum in hoc, scilicet in scientia propter sc quæsita, quæ est honorabilissima inter omnia... 63. Sed radix hujus opinionis est falsissima ; quia non est conve­ niens, quod aliqua res divina invideat. Quod ex hoc patet, quia invi­ dia est tristitia de prosperitate alicujus. Quod quidem accidere non potest, nisi quia bonum alterius aestimatur ab invido ut proprii boni diminutio. Deo autem non convenit esse tristem, cum non sit alicui malo subjectus. Nec etiam per bonum alterius ejus bonum di­ minui potest ; quia ex ejus bonitate, sicut ex indeficienti fonte, omnia bona effluunt. Unde etiam Plato dixit, quod a Deo est omnis relegata invidia. Sed pœtœ non solum in hoc, sed in multis aliis mentiuntur, sicut dicitur in proverbio vulgari. D. 64. ...Illa scientia est maxime honorabilis, quæ est maxime divi­ na, sicut etiam Deus honorabilior est rebus omnibus : sed ista scientia est maxime divina : ergo est honorabilissima. — Minor sic probatur. 147 elle est la plus digne d’honneur. La mineure se prouve ainsi. Une science peut être qualifiée de divine pour deux motifs, et seule cette science est divine pour ces deux motifs : ou bien en effet on appelle science divine celle que Dieu possède ; ou bien celle qui traite des choses divines. Que seule notre science possède l’une et l’autre de ces prérogatives, c’est mani­ feste. Traitant en effet des premières causes et des premiers principes, elle doit avoir Dieu pour objet, Dieu étant univer­ sellement considéré comme une cause et comme un principe des choses. Pareillement on doit dire qu’une telle science qui traite de Dieu et des premières causes, ou bien Dieu seul la possède, ou, s’il n’est pas seul à la posséder, il l’a cependant au plus haut degré. Seul, à la vérité, il la possède selon une parfaite compréhension ; au plus haut degré, du fait qu’elle est aussi partagée à leur mesure par les hommes, non pas toutefois à titre de vraie possession, mais comme quelque chose qui lui est emprunté. 65. De tout ceci il conclut enfin que toutes les autres sciences sont plus nécessaires que celle-ci pour la vie pra­ tique : elles sont en effet moins désintéressées. Mais aucune d’elles ne peut avoir une dignité plus grande. TEXTES II. Le « SUJET » DE LA MÉTAPHYSIQUE (Métaphysiques, iv, i.i, n° 529-547) Aristote entreprend au début du livre Γ de définir Γobjet — en logique de la science, le « sujet » — de la métaphysique : l’étre en Aliqua scientia dicitur esse divina dupliciter ; et hæc sola scientia utroque modo divina dicitur. Uno modo scientia divina dicitur quam Deus habet. Alio modo, quia est de rebus divinis. — Quod autem hæc sola habeat utrumque, est manifestum ; quia, cum hæc scientia sit de primis causis et principiis, oportet quod sit dc Deo ; quia Deus hoc modo intelligitur ab omnibus, ut de numero causarum existens, et ut quoddam principium rerum. Item talem scientiam, quæ est dc Deo et de primis causis, aut solus Deus habet, aut si non solus, ipse tamen maxime habet. Solus quidem habet secundum perfectam com­ prehensionem. Maxime vero habet, inquantum suo modo etiam ab hominibus habetur, licet ab cis non ut possessio habeatur, sed sicut aliquid ab eo mutuatum. 65. Ex his autem ulterius concludit, quod omnes alia: scientia: sunt necessaria: magis quam ista ad aliquam vitæ utilitatem : minus enim sunt propter sc quæsitæ. Sed nulla aliarum dignior ista potest esse. 148 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE tant qu'être et ses propriétés essentielles. C'est dire l'intérêt du texte et de son commentaire. Cet intérêt se voit encore accru du fait que la détermination de l'objet de la métaphysique entraîne celle de la structure analogique de l'être : l'être en effet ne peut envelopper dans son universalité les modalités diverses des choses que parce qu'il est une notion analogique. On notera que seule l'analogie d'attribution est ici mise en œuvre, avec la substance comme premier terme. Saint Thomas envisageant toutes choses par rapport à Dieu dépassera sur ce point Aristote. Il n'en reste pas moins que son commentaire du livre Γ demeure une des bases de sa doctrine de l'analogie de l'être {Cf. supra, ch. I, L’Etre, P· 27). A. Le « sujet » de la métaphysique est l'être en tant qu'être. a) 529. Aristote déclare tout d’abord qu’il existe une cer­ taine science qui considère F« être en tant qu’être » à titre de « sujet », et qui considère également 0 ce qui est en lui, par soi », c’est-à-dire scs accidents propres. 530. Il dit · en tant qu’être », car les autres sciences qui ont pour « sujet » des êtres particuliers traitent à la vérité de l’être, tous les « sujets » des sciences étant des êtres ; cependant, elles ne considèrent pas l’être en tant qu’être, mais seulement en tant qu’il est tel être : nombre, ligne, feu, ou quelque chose de semblable. 531. Il précise également « ce qui est en lui, par soi », et non simplement ce qui est en lui, pour laisser entendre qu’il n’ap­ partient pas à une science de considérer ce qui se trouve de façon accidentelle dans son « sujet », mais seulement ce qui s’y II A. a) 529. ...ideo dicit primo, quod est quædam scientia, quæ specu­ latur ens secundum quod ens, sicut subjectum, et speculatur « ea quæ insunt enti per se », idest entis per se accidentia. 530. Dicit autem « secundum quod est ens », quia scientiae aliæ, quæ sunt de entibus particularibus, considerant quidem de ente, cum omnia subjecta scientiarum sint entia, non tamen considerant ens secundum quod ens, sed secundum quod est hujusmodi ens, scilicet vel numerus, vel linea, vel ignis, aut aliquid hujusmodi. 531. Dicit etiam « et quæ huic insunt per se » et non simpliciter quæ huic insunt, ad significandum quod ad scientiam non pertinet considerare de his quæ per accidens insunt subjecto suo, sed solum de 149 rencontre essentiellement. Le géomètre en effet ne sc demande pas, à propos du triangle, s’il est de cuivre ou de bois, mais il l’étudie de façon absolue, pour autant qu’il a trois angles égaux, etc. Ainsi donc ne convient-il pas que cette science dont l’être est le « sujet » s’occupe de tout ce qui se rapporte accidentellement à lui... Quant à la nécessité d’une telle science ayant pour objet l’être et ses accidents, elle ressort de ce que ces choses ne peuvent demeurer ignorées, vu que la connaissance des autres choses en dépend, comme la connais­ sance des choses particulières dépend de la connaissance des communes. b) 532. Il montre à présent que cette science n’est pas une des sciences particulières, par la raison qui suit. Aucune science particulière ne considère l’être universel en tant que tel, mais seulement une certaine partie de l’être, séparée des autres, dont elle étudie la propriété essentielle ; ainsi les sciences mathématiques prennent-elles pour objet un certain être, à savoir l’être quantifié. La science commune, pour sa part, considère l’être universel en tant qu’être ; elle ne sc confond donc avec aucune des sciences particulières. TEXTES B. La métaphysique considère également la substance et les accidents. 534. Tout ce à quoi l’on attribue communément un même his quæ per se insunt. Geometra enim non considerat de triangulo utrum sit cupreus vel ligneus, sed solum considerat ipsum absolute secundum quod habet tres angulos æquales etc. Sic igitur hujusmodi scientia, cujus est ens subjectum, non oportet quod consideret de omnibus quæ insunt enti per accidens... Necessitas autem hujus scicntiæ quæ speculatur ens et per se accidentia entis, cx hoc apparet, quia hujusmodi non debent ignota remanere, cum cx eis aliorum dependeat cognitio ; sicut ex cognitione communium dependet cogni­ tio rerum propriarum. b) 532 ... Hic ostendit, quod ista scientia non sit aliqua particula­ rium scientiarum, tali ratione. Nulla scientia particularis considerat ens universale inquantum hujusmodi, sed solum aliquam partem entis divisam ab aliis ; circa quam speculatur per se accidens, sicut scicntiæ mathematica: aliquod ens speculantur, scilicet ens quantum. Scientia autem communis considerat universale ens secundum quod ens : ergo non est eadem alicui scientiarum particularium. B. 534.,, Quæcumque communiter unius recipiunt prædicationem, 150 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE prédicat, encore que ce ne soit pas de façon univoque mais analogique, relève de la considération d’une seule science ; or l’être est attribué de cette manière à tout être ; il en résulte que tous les êtres appartiennent à une seule science, laquelle a pour objet l’être en tant qu’être, à savoir aussi bien les subs­ tances que les accidents. Preuve de la mineure par Γanalogie de Pitre. 535. Aristote déclare donc en premier lieu que l’être ou « ce qui est » se dit de multiples manières. Or, il faut savoir qu’une chose peut être attribuée à divers sujets de plusieurs façons : tantôt selon une signification tout à fait identique ; on dit alors qu’elle leur est attribuée univoquement, comme « animal » à cheval et à bœuf ; tantôt selon des significations absolument différentes ; dans ce cas on dit qu’elle leur est attribuée équivoquement, ainsi « chien » à l’astre et à l’ani­ mal ; tantôt selon des significations partiellement diverses et partiellement identiques : diverses, pour autant qu’elles im­ pliquent des manières d’être différentes, identiques, selon que ces manières d’être se rapportent à quelque chose d’un et le même ; on parle alors d’attribution analogique ou proportion­ nelle pour autant que chaque terme, selon sa propre manière d’être, se réfère à une chose une. 536. Pareillement il faut savoir que cette chose une à la- licet non univoce, sed analogice de his prsdicetur, pertinent ad unius sdentiae considerationem : sed ens hoc modo praedicatur de omnibus entibus ; ergo omnia entia pertinent ad considerationem unius scien­ tiae quae considerat ens inquantum est ens, scilicet tam substantias quam accidentia. 535... Dicit ergo primo, quod ens sive quod est, dicitur multipli­ citer. Sed sciendum quod aliquid prsdicatur de diversis multipli­ citer : quandoque quidem secundum rationem omnino eamdem, et tunc dicitur de eis univoce praedicari, sicut animal de equo et bove. — Quandoque vero secundum rationes omnino diversas ; et tunc dicitur de eis sequivoce praedicari, sicut canis de sidere et animali. — Quando­ que vero secundum rationes quæ partim sunt diversae et partim non diversae : divereæ quidem secundum quod diversas habitudines im­ portant, unæ autem secundum quod ad unum aliquid et idem istae diversae habitudines referuntur ; et illud dicitur · analogice praedi­ cari », idest proportional iter, prout unumquodque secundum suam habitudinem ad illud unum refertur. 536. Item sciendum quod illud unum ad quod diversae habitudines If! quelle, dans les attributions analogiques, on rapporte les di­ verses manières d’être, est une numériquement et pas seule­ ment selon la notion, comme est un ce qui est désigné de façon univoque... Ceci ressort avec évidence des exemples qui suivent. 537. Aristote propose un premier exemple qui est relatif au cas où une multitude est référée à quelque chose d’un comme à sa fin, ce qui advient pour le terme de « sanatif » ou de « sain ». « Sain » en effet ne se dit pas univoquement de la diète, de la médecine, de l’urine et de l’animal. Attribuée à la diète, la « raison de sain » signifie en effet conservateur de la santé ; attribuée à la médecine, producteur de la santé ; attribuée à l’urine, elle veut dire signe de santé ; attribuée enfin à l’animal, elle exprime ce que celui-ci est effectivement, car l’animal peut recevoir la santé ou en être sujet. Ainsi donc, tout ce qui peut recevoir le qualificatif de · sanatif » ou de « sain » se dit par rapport à une même et unique santé : même en effet est la santé que l’animal reçoit, que l’urine signifie, que la médecine produit et que la diète conserve. 538. Aristote propose un second exemple suivant qu’une multitude est rapportée à un même terme comme à son prin­ cipe efficient {exemple du « médicatif »)... 539. Et il en va pareillement de l’être qui, lui aussi, se dit de TEXTES referuntur in analogicis, est unum numero, et non solum unum ra­ tione, sicut est unum illud quod per nomen univocum designatur... Et hoc patet in exemplis infra positis. 537. Ponit enim primo unum exemplum, quando multa comparan­ tur ad unum sicut ad finem, sicut patet de hoc nomine sanativum vel salubre. Sanativum enim non dicitur univoce de diæta, medicina, urina et animali. Nam ratio sani secundum quod dicitur de diæta, consistit in conservando sanitatem. Secundum vero quod dicitur de medicina, in faciendo sanitatem. Prout vero dicitur de urina, est signum sanitatis. Secundum vero quod dicitur de animali, ratio ejus est, quoniam est receptivum vel susceptivum sanitatis. Sic igitur omne sanativum vel sanum dicitur ad sanitatem unam et eamdem. Eadem enim est sanius quam animal suscipit, urina significat, medi­ cina facit, et dixta conservat. 538. Secundo ponit exemplum quando multa comparantur ad unum sicut ad principium efficiens... 539. Et sicut est de praedictis ita etiam et ens multipliciter dicitur. 152 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE multiples manières ; en référence cependant toujours à un premier terme, lequel n’est pas toutefois, comme dans les exemples précédents, fin ni principe efficient, mais sujet. Certaines choses en effet sont dites des êtres ou être parce qu’elles ont l’être par soi, à savoir les substances, lesquelles sont dites être principalement et par mode de priorité ; cer­ taines autres parce qu’elles sont des « passions » ou des pro­ priétés de la substance, comme les accidents qui conviennent absolument à chaque substance ; il y a encore des choses qui sont dites êtres parce qu’elles acheminent à la substance, les générations et mouvements par exemple ; il y en a d’autres qui reçoivent cette dénomination du fait qu’elles sont des corrup­ tions de la substance ; la corruption en effet est le passage au non-être, comme la génération est le passage à la substance : et la corruption se terminant à la privation comme la généra­ tion à la forme, c’est avec raison que même les privations des formes substantielles sont dites êtres ; pareillement, les qua­ lités ou certains accidents sont dits êtres parce qu’ils sont principes actifs ou générateurs de la substance ou de ce qui, selon une des modalites dont il a été parlé, ou selon n’importe quelle autre, sc rapporte à la substance ; les négations enfin de ce qui sc rapporte à la substance, ou encore de la substance ellc-mcme, sont dites être. De là vient que nous disons que le non-être est le non-être, ce qui serait impossible si, d’une cer­ taine façon, l’être ne convenait à la négation. Sed tamen omne ens dicitur per respectum ad unum primum. Sed hoc primum non est finis vel efficiens sicut in præmissis exemplis, sed subjectum. Alia enim dicuntur entia vel esse, quia per se habent esse sicut substantiæ, quæ principaliter et prius entia dicuntur. Alia vero quia sunt passiones sive proprietates subtantiæ, sicut per sc accidentia uniuscujusque substantiæ. Quædam autem dicuntur entia, quia sunt via ad substantiam, sicut generationes et motus. Alia autem entia dicuntur, quia sunt corruptiones substantiæ. Corruptio enim est via ad non esse, sicut generatio via ad substantiam. Et quia corruptio terminatur ad privationem, sicut generatio ad formam, convenienter ipsæ etiam privationes formarum substantialium esse dicuntur. Et iterum qualitates vel accidentia quædam dicuntur entia, quia sunt activa vel generativa substantiæ, vel eorum quæ secundum aliquam habitudinem praedictarum ab substantiam dicuntur, vel secundum quamcumque aliam. Item negationes eorum quæ ad substantiam habitudinem habent, vel etiam ipsius substantiæ esse dicuntur. Unde dicimus quod non ens est non ens. Quod non diceretur nisi negationi aliquo modo esse competeret. 153 540. Il y a lieu de remarquer cependant que les modes d’être dont il vient d’être question peuvent être réduits à quatre. Le premier d’entre eux, qui est le moins consistant, n’existe que dans la raison. Nous voulons parler de la néga­ tion et de la privation que nous affirmons être dans la raison parce que cette faculté en traite comme s’il s’agissait d’êtres, ce qu’elle fait chaque fois qu’elle affirme ou nie quelque chose à leur sujet. En quoi négation et privation diffèrent : on le précisera plus loin. 541. Un autre mode d’être, le plus voisin par sa débilité du précédent, consiste en ce que la génération, la corruption et le mouvement sont dits des êtres. De telles réalités comportent évidemment un mélange de privation et de négation ; le mou­ vement est en effet un acte imparfait, comme il est dit aux Physiques (III, c. 1, 201 b 30). 542. Le troisième mode d’être, lui, n’implique aucun mélange de non-être ; il a cependant encore une certaine inconsistance qui tient à ce qu’il n’est pas absolument, mais dans un autre : telles sont les qualités, les quantités et les pro­ priétés de la substance. 543. Le quatrième genre enfin est le plus parfait de tous. C’est celui qui a réalité dans la nature sans qu’y soit mêlé de privation, et dont l’être en outre est ferme et solide, comme existant par lui-même : ainsi sont les substances. Et c’est à lui TEXTES 540. Sciendum tamen quod praedicti modi essendi ad quatuor pos­ sunt reduci. Nam unum eorum quod est debilissimum, est tantum in ratione, scilicet negatio et privatio, quam dicimus in ratione esse, quia ratio de cis ncgociatur quasi de quibusdam entibus, dum de eis affirmat vel negat aliquid. Secundum quid autem differant negatio et privatio infra dicetur. 541. Aliud autem huic proximum in debilitate est, secundum quod generatio et corruptio et motus entia dicuntur. Habent enim aliquid admixtum de privatione et negatione. Nam motus est actus imperfectus, ut dicitur tertio Physicorum. 542. Tertium autem dicitur quod nihil habet de non ente admix­ tum, habet tamen esse debile, quia non per sc, sed in alio, sicut sunt qualitates, quantitates et substantiæ proprietates. 543. Quartum autem genus est quod est perfectissimum, quod sci­ licet habet esse in natura absque admixtione privationis, et habet esse firmum et solidum, quasi per se existens. sicut sunt substantiæ. Et ad 154 PHILOSOPHIE DB S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE comme au mode premier et principal que tous les autres modes sont référés. Les qualités et les quantités en effet sont dites êtres, en tant qu’elles inhérent à la substance ; les mouvements et générations, du fait qu’ils tendent vers la substance ou vers l’une des choses dont il vient d’être parlé ; les privations enfin et les négations, parce qu’elles écartent l’un des trois modes précédents. C. La métaphysique traite principalement de la substance. 54«· Il établit enfin que la métaphysique s’occupe princi­ palement des substances, encore qu’elle s’intéresse également à tous les êtres. Voici sa preuve. Toute science qui traite de plusieurs choses qui sont dites par rapport à un premier a pour objet propre et principal ce premier, dont les autres dépendent quant à leur être, et en raison duquel ils sont dénommés : c’est vrai dans tous les cas ; or la substance est, parmi tous les êtres, ce premier ; donc le philosophe qui enveloppe dans sa consi­ dération tous les êtres, doit-il avoir premièrement et princi­ palement pour objet les principes et les causes des substances, ce qui fait que son étude doit premièrement et principalement porter sur ce genre d’être. III. L’étude de l’un appartient a la métaphysique (Métaphysiques, IV, I. 2, n° 550-561) Cette leçon complète la précédente ; la métaphysique doit étu­ dier Vun comme elle doit étudier Pêtre. La raison profonde en est hoc sicut ad primum et principale omnia alia referuntur. Nam quali­ tates et quantitates dicuntur esse, inquantum insunt substantia: ; motus et generationes, inquantum tendunt ad substantiam vel ad aliquid pradictorum ; privationes autem et negationes, inquantum removent aliquid trium prædictorum. C. 546. Hic ponit quod hac scientia principaliter considerat de substantiis, etsi dc omnibus entibus consideret, tali ratione. Omnis scientia qua est de pluribus qua dicuntur ad unum primum, est pro­ prie et principaliter illius primi, ex quo alia dependent secundum esse, et propter quod dicuntur secundum nomen ; et hoc ubique est verum. Sed substantia est hoc primum inter omnia entia. Ergo philo­ sophus qui considerat omnia entia, primo et principaliter debet habere in sua consideratione principia et causas substantiarum ; ergo per consequent ejus consideratio primo et principaliter dc substantiis est. 155 qu'il n'y a pas, entre ces deux notions, de distinction réelle, mais seulement de raison. Objectivement un et être sont une même chose concrète. Les textes que nous allons citer intéressent la théorie générale des transcendantaux dont ils précisent, à propos du cas particulier de l'un, les rapports avec l'être. Ils soulignent également avec netteté la distinction de l'un transcendantal et de l'unité arithmétique qui est principe du nombre. (Cf. supra, ch. III, Les transcendantaux, p. 71). TEXTES A. L'un et l'être sont réellement identiques et diffèrent selon la raison. 550. Que l’un et l’être soient réellement identiques, Aristote en donne deux preuves, dont voici la première. Tout couple dc termes qui, ajouté à un même terme, n’apporte aucune diffé­ rence, est absolument identique ; or a un » et « être » ajoutés à « homme » ou à n’importe quoi d’autre n’apportent aucune dif­ férence ; ils sont donc absolument identiques. La mineure est évidente : on veut dire la même chose par « homme » et « un homme », et semblablement par « être homme » et « homme » ; et il n’est signifié rien d’autre lorsque nous allons répétant : il y a < être homme », et « homme », et « un homme ». Il le prouve ainsi. 55X. Cela revient au même que soit engendré ou corrompu l’homme et ce qu’est l’homme. La génération en effet est ache­ minement vers l’être, et la corruption changement de l’être au non-être. Il en résulte que jamais « l’homme » n’est engendré que ne soit engendré « l’être homme », et pareillement que III A. 550. Quod autem sint idem re, probat dmbus rationibus, qua­ rum primam ponit ibi, « idem enim ». QuKCumque duo addita uni nullam diversitatem afferunt sunt penitus idem : sed unum et ens addita homini vel cuicumque alii nul­ lam diversitatem afferunt : ergo sunt penitus idem. Minor patet : idem enim est dictum homo, et unus homo. Et similiter est idem dic­ tum, ens homo, vel quod est homo : et non demonstratur aliquid alterum cum secundum dictionem replicamus dicendo, est ens homo, et homo et unus homo. Quod quidem probat sic. 551. Idem enim est generari et corrumpi hominem, et id quod est homo. Quod ex hoc patet, quia generatio est via ad esse, et corruptio mutatio ab esse ad non esse. Unde nunquam generatur homo, quin 156 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS J MÉTAPHYSIQUE jamais n’est corrompu « l’homme », que ne soit corrompu « l’être homme ». Or ce qui est simultanément engendré et corrompu est identique. 552. Et comme on vient de dire que l’être et l’homme ne sont pas séparés dans la génération et la corruption, de même apparaît-il pour l’un. Lorsqu’on effet < l’homme » est engen­ dré, est engendré « un homme », et lorsqu’il est corrompu, pareillement « un homme » est corrompu. Il est donc clair que l’apposition dans tous ces cas aboutit au même résultat : qu’on ajoute un ou être, on ne voit pas qu’aucune nature ait été ajoutée à l’homme. D’où il ressort de façon manifeste que l’un n’est rien d’autre que l’être ; tout ce qui est identique à une seule et même chose étant soi-même identique. 553. De ce qui précède il résulte encore que les termes en question s’ils sont réellement identiques, diffèrent cependant selon la raison. Si en effet ils ne différaient pas selon la raison, ils seraient tout à fait synonymes, et ce serait radotage que de dire « être homme » et « un homme »... B. L'un transcendantal et l'un principe du nombre. 559. Il ne semble pas vrai de dire que l’un qui se convertit avec l’être soit le même que l’un qui est le principe du nombre. Rien en effet de ce qui se trouve dans un genre déterminé ne paraît suivre à tout être ; l’un, en conséquence, qui est détergeneretur ens homo : nec unquam corrumpitur homo, quin corrumpa­ tur ens homo. Quæ autem simul generantur et corrumpuntur sunt unum. 552. Et sicut dictum est quod ens et homo non separantur in ge­ neratione et corruptione, similiter apparet de uno. Nam cum genera­ tur homo, generatur unus homo : et cum corrumpitur, similiter cor­ rumpitur. Unde manifestum est quod appositio in istis ostendit idem; et per hoc quod additur vel unum vel ens, non intelligitur addi aliqua natura supra hominem. Ex quo manifeste apparet, quod unum non est aliud præter ens : quia quæcumquc uni et eidem sunt eadem, sibi invicem sunt eadem. 553. Patet autem ex prædicta ratione, non solum quod sunt unum re, sed quod differunt ratione. Nam si non differrent ratione, essent penitus synonyma ; et sic nugatio esset cum dicitur, ens homo et unus homo.... B. 559. De uno autem non videtur esse verum, quod sit idem quod convertitur cum ente, et quod est principium numeri. Nihil enim quod est in determinato genere videtur consequi omnia entia. Unde TEXTES 157 miné à un genre spécial d’être, savoir à celui de la quantité dis­ crète, ne semble pas pouvoir être converti avec l’être universel. Si l’un en effet est un accident propre et essentiel de l’être, on doit dire qu’il résulte des principes de l’être en tant qu’être de même que tout accident propre des principes de son sujet. Or l’on ne voit pas que des principes communs de l’être en tant qu’être puisse être causé de façon suffisante aucun être particulier. Il est par suite impossible qu’un être d’un genre et d’une espèce déterminée soit un accident de tout l’être. 560. L’un qui est le principe du nombre est donc autre que celui qui se convertit avec l’être. L’un en effet qui se convertit avec l’être désigne l’être lui-même en lui surajoutant la raison d’indivision, laquelle étant négation ou privation n’ajoute aucune nature à l’être ; c’est ainsi qu’il ne diffère aucunement de l’être selon la réalité, mais selon la raison. La négation, en effet, pas plus que la privation ne sont des êtres réels, comme on l’a dit, mais de raison. Quant à l’un qui est principe du nombre, il ajoute à la substance la raison de mesure, laquelle est la propriété essentielle de la quantité et se rencontre d’a­ bord dans l’unité. Et cet un se dit en outre par privation ou négation de la division qui est relative à la quantité continue ; le nombre en effet résulte de la division du continu. Le nombre donc appartient à la science mathématique dont le sujet ne peut exister hors de la matière, encore qu’il soit considéré sans unum quod determinatur ad speciale genus entis, scilicet ad genus quantitatis discrets:, non videtur posse cum ente universali converti. Si enim unum est proprium ct per se accidens entis, oportet quod ex principiis causctur entis in quantum ens, sicut quodlibct accidens pro­ prium ex principiis sui subjecti. Ex principiis autem communibus entis inquantum est ens, non intclligitur causari aliquod particula­ riter ens sufficienter. Unde non potest esse quod ens aliquod deter­ minati generis et speciei sit accidens omnis entis. 560. Unum igitur quod est principium numeri, aliud est ab eo quod cum ente convertitur. Unum enim quod cum ente convertitur, ipsum ens designat, superaddens indivisionis rationem, quæ cum sit negatio vel privatio, non ponit aliquam naturam enti additam. Et sic in nullo differt ab ente secundum rem, sed solum ratione. Nam negatio vel privatio non est ens naturæ, sed rationis, sicut dictum est. Unum vero quod est principium numeri addit supra substantiam, rationem mensuræ, quæ est propria passio quantitatis, ct primo invenitur in unitate. Et dicitur per privationem vel negationem divisionis, quæ est secun­ dum quantitatem continuam. Nam numerus ex divisione continui causatur. Et ideo numerus ad scientiam mathematicam pertinet, cujus subjectum extra materiam esse non potest, quamvis sine materia PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE I58 la matière sensible. Or ceci serait impossible si l’un qui est le principe du nombre était réellement séparé de la matière et existait dans les choses immatérielles, comme étant converti avec l’être. IV. Du PREMIER PRINCIPE DE LA DÉMONSTRATION (Métaphysiques, iv, 1. 6, n° 597-608) L’étude critique des premiers principes, c’est-à-dire des vérités qui commandent toutes les démonstrations, est devenue classique en philosophie. C’est, semble-t-il, à Aristote que revient le mérite d’avoir inauguré ce chapitre de critériologie métaphysique et d'avoir porté la discussion sur le principe qui sera pratiquement considéré dans la suite comme la loi même de Γintelligence, celui de non-contradiction. Nous nous proposons de donner les passages les plus significatifs de la leçon 6 du livre IV du commentaire de saint Thomas qui est l’introduction naturelle à cette question. (Cf. supra, Les premiers principes, p. 63). A. Conditions que doit remplir le principe le plus certain. 597· Aristote en énonce trois. La première est qu’il soit impossible qu’à son endroit quelqu’un puisse mentir ou se tromper. Ceci s’impose. Les hommes en effet ne se trompant qu’à propos de ce qu’ils ignorent : cc à l’égard de quoi il est impossible de se tromper ne peut donc être que ce qui aussi est le plus manifeste. 598. La deuxième condition est qu’il soit « non conditionsensibili consideretur. Hoc autem non esset, si unum quod est princi­ pium numeri, secundum esse a materia separaretur in rebus immate­ rialibus existens, quasi cum ente conversum. IV A. 597. ...Ponit ergo primo tres conditiones firmissimi principii : Prima est, quod circa hoc non possit aliquis mentiri, sive errare. Et hoc patet, quia cum homines non decipiuntur nisi circa ea quse ignorant : ideo circa quod non potest aliquis decipi, oportet esse notissimum. 598. Secunda conditio est ut sit « non conditionalc », idest non TEXTES I59 ncl », c’est-à-dirc qu’il ne soit pas tenu pour vrai à cause d’une supposition, telles ces choses qui sont admises à la suite d’une convention... 599. La troisième condition est qu’il ne soit pas acquis par démonstration ou par un procédé semblable, mais qu’il sur­ vienne comme naturellement en celui qui le possède, de sorte qu’il soit connu de façon quasi naturelle et non par mode d’acquisition. C’est en effet en vertu de la lumière naturelle de l’intellect agent que les premiers principes deviennent manifestes, et ils ne sont pas acquis par des raisonnements mais du seul fait que leurs termes sont connus. Voici comment cela se produit. A partir des objets sensibles se forme la mé­ moire, et à partir de la mémoire l’expérience ct de l’expérience procède la connaissance des termes ; ceux-ci étant connus, on prend alors conscience de ces propositions communes qui sont le principe des arts et des sciences. Il est donc clair que le prin­ cipe le plus certain ou le plus ferme doit être tel qu’à son égard on ne puisse sc tromper ; qu’il ne résulte d’aucune supposition ; enfin qu’il survienne naturellement. B. A quel principe conviennent ces conditions i 600. Il montre ensuite que c’est à cc principe comme au plus stable que conviennent ces conditions, à savoir : « qu’il est impossible que le même soit et ne soit pas simultanément dans le même » j à quoi il faut ajouter : » sous le même rapport ». propter suppositionem habitum, sicut illa, quas ex quodam condicto ponuntur... 599. Tertia conditio est, ut non acquiratur per demonstrationem, vel alio simili modo ; sed adveniat quasi per naturam habenti ipsum, quasi ut naturaliter cognoscatur, et non per acquisitionem. Ex ipso enim lumine naturali intellectus agentis prima principia fiunt cognita ncc acquiruntur per ratiocinationes, sed solum per hoc quod eorum termini innotescunt. Quod quidem fit per hoc, quod a sensibilibus accipitur memoria et a memoria experimentum et ab experimento illorum terminorum cognitio, quibus cognitis cognoscuntur hujus­ modi propositiones communes, quæ sunt artium et scientiarum prin­ cipia. Manifestum est ergo quod certissimum principium sive fir­ missimum, tale debet esse, ut circa id non possit errari, et quod non sit suppositum et quod adveniat naturaliter. B. 600... et dicit, quod huic principio convenit tamquam firmis­ simo, quod est impossibile eidem simul inesse et non incase idem : sed addendum est, et secundum idem... 16θ PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE 601. Que les conditions énoncées plus haut conviennent à ce principe, il le prouve ainsi. Il est en effet impossible que quelqu’un admette ou pense que le meme soit et ne soit pas en même temps, quoique certains aient estimé qu’Héraclitc l’avait soutenu. A la vérité, Héraclite l’a bien dit, mais il n’a pu le penser. Il n’est nullement necessaire en effet que ce que chacun dit il l’admette dans son esprit ou le croit vrai. 602. S’il arrivait en effet que l’on prétende que quelqu’un a réellement pensé que le même est et n’est pas en meme temps, il en résulterait cette incompatibilité que des contraires sc trouveraient réalisés simultanément dans le meme sujet. Et c’est ce qui ressort manifestement d’une doctrine reçue en lo­ gique. Il a été prouvé, en effet, à la fin du Perihermeneias, que sont contraires non les opinions qui portent sur des contraires, mais celles qui impliquent contradiction : il n’y a pas en effet d’opinions contraires, au sens premier et absolu, dans le cas où l’un opinant que Socrate est blanc, un autre vient à pré­ tendre qu’il est noir, mais si l’un estime que Socrate est blanc alors que l’autre soutient qu’il n’est pas blanc. 603. Si donc quelqu’un vient à prétendre que deux contra­ dictoires sont simultanément vraies, en déclarant que le même est et n’est pas en même temps, il aura en même temps des opinions contraires, et il en résultera que des contraires sont réalisés simultanément dans le même sujet, ce qui est impos601. Quod autem prædicta huic principio conveniant, sic ostendit. Impossibile enim est quemeumque « suscipere », sive opinari, quod idem sit simul et non sit : quamvis quidam arbitrentur Heraclitum hoc opinatum fuisse. — Verum est autem, quod Heraclitus hoc dixit, non tamen hoc potuit opinari. Non enim necessarium est, quod quicquid aliquis dicit, hæc mente suscipiat vel opinetur. 602. Si autem aliquis diceret quod contingeret aliquem opinari idem simul esse et non esse, sequitur hoc inconveniens, quod contin­ git contraria eidem simul inesse. — Et hæc « determinentur nobis », idest ostendantur quadam propositione consueta et in logicis deter­ minata. Ostensum est enim in fine Perihermenias, quod opiniones sunt contraria:, non quæ sunt contrariorum, sed quæ sunt contradic­ tionis per sc loquendo. Hæ enim non sunt contraria: opiniones primo et per se, ut si unus opinetur, quod Socrates est albus, et alius opinetur quod Socrates est niger. Sed, quod unus opinetur quod Socrates est albus, et alius opinetur quod Socrates non est albus. 603. Si igitur quis opinetur simul duo contradictoria esse vera, opinando simul idem esse et non esse, habebit simul contrarias opi­ niones : et ita contraria simul inerunt eidem quod est impossibile. TEXTES l6l siblc. Il ne peut donc arriver que sur ce point l’on mente inté­ rieurement, et que l’on admette que le même est et n’est pas en même temps. C’est la raison pour laquelle toutes les dé­ monstrations réduisent leurs propositions à celle-ci, comme à l’ultime affirmation commune : elle est en effet par nature le principe et « l’axiome de tous les axiomes ». 604. Par là se voient justifiées les deux autres conditions. D’une part, puisque ceux qui procèdent à des démonstrations réduisent tout à ce principe, comme par une résolution à ce qui est ultime, il est clair qu’il n’est pas tenu de façon hypothétique. D’autre part, de ce qu’il est principe par nature, il apparaît avec évidence qu’il survient comme par nature en celui qui le possède et qu’il n’est pas possédé par mode d’acquisition. 605. Pour l’éclaircissement de tout ceci, il faut se rendre compte qu’étant donné qu'il y a une double opération de l’in­ telligence, l’une par laquelle est saisie l’essence de la chose, que l’on appelle « l’intelligence des indivisibles », l’autre par laquelle cette faculté compose et divise : dans l’une et l’autre il y a un premier. Selon la première opération, il y a une pre­ mière chose qui est conçue par l’intelligence, à savoir ce que j’appelle : l’être ; et rien ne peut être conçu selon cette opéra­ tion si je ne saisis pas l’être. Puisque, par ailleurs, ce principe, < il est impossible d’être et de ne pas être en même temps », dépend de la saisie de l’être, comme le principe, « le tout est Non igitur contingit aliquem circa hæc interius mentiri et quod opi­ netur simul idem esse et non esse. Et propter hoc omnes demonstra­ tiones reducunt suas propositiones in hanc propositionem, sicut in ultimam opinionem omnibus communem : ipsa enim est naturaliter principium et dignitas omnium dignitatum. 604. Et sic patent aliæ duæ conditiones ; quia inquantum in hanc re­ ducunt demonstrantes omnia,sicut in ultimum resolvendo,patet quod non habetur ex suppositione. Inquantum vero est naturaliter principi­ um, sic patet quod advenit habenti et non habetur per acquisitionem. 605. Ad hujus autem evidentiam sciendum est, quod, cum duplex sit operatio intellectus : una, qua cognoscit quod quid est, quæ voca­ tur indivisibilium intclligentia : alia, qua componit et dividit : in utroque est aliquod primum : in prima quidem operatione est aliquod primum, quod cadit in conceptione intellectus, scilicet hoc quod dico ens ; nec aliquid hac operatione potest mente concipi, nisi intclligatur ens. Et quia hoc principium, impossibile est esse et non esse simul, dependet ex intellectu entis, sicut hoc principium, omne totum est Saint-Thomas IV. ix. I62 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE plus grand que sa partie », de la saisie du tout et de la partie, il faut admettre que le principe en question est, lui aussi, natu­ rellement premier dans la seconde operation de l’intelligence, c’est-à-dire de celle qui compose et qui divise. Et personne ne peut rien connaître selon cette seconde opération, s’il n’a perçu ce principe. De meme en effet que le tout et les parties ne peuvent être saisies que si l’on a appréhendé l’être, ainsi ce principe, « le tout est plus grand que sa partie », ne peut également l’être que si l’on a eu la perception du susdit principe, lequel est le plus certain de tous. C. Erreurs commises relativement à ce principe. a) Erreur de ceux qui contredisent cc principe (n° 606). b) Erreur de ceux qui prétendent le démontrer. — 607. Aristote explique tout d’abord que certains prétendent démontrer le principe en question, et ceci par inculture ou par indiscipline d’esprit. C’est en effet de l’inculture qu’un homme ne sache pas de quoi il convient et de quoi il ne convient pas de cher­ cher une démonstration : tout ne peut être démontré. Si tout en effet pouvait être démontré, comme une chose n’est pas démontrée pai clic-même, mais par une autre, il faudrait qu’il y ait cercle dans les démonstrations. Or ceci est impos­ sible, car alors une môme chose serait à la fois plus connue et moins connue, comme il a été montré aux Seconds analytiques (I, c. 3, 72 b 25). Ou bien il faudrait aller à l’infini. Mais dans majus sua parte, ex intellectu totius et partis : ideo hoc etiam princi­ pium est naturaliter primum in secunda operatione intellectus, scili­ cet componentis et dividentis. Ncc aliquis potest secundum hanc operationem intellectus aliquid intcll igere, nisi hoc principio intellecto. Sicut enim totum et partes non intelliguntur nisi intellecto ente, ita nec hoc principium omne totum est majus sua parte, nisi intellecto prædicto principio firmissimo. C. 607... Dicit ergo primo, quod quidam dignum ducunt, sive vo­ lunt demonstrare prædictum principium. Et hoc « propter apadeusiam », idese ineruditionem sive indisciplinationem. Est enim inerudi­ tio, quod homo nesciat quorum oportet quxrere demonstrationem, et quorum non : non enim possunt omnia demonstrari. Si enim omnia demonstrarentur, cum idem per seipsum non demonstretur, sed per aliud, oporteret esse circulum in demonstrationibus. Quod esse non potest : quia sic idem esset notius et minus notum, ut patet in primo Posteriorum. Vel oporteret procedere in infinitum. Sed si in A TEXTES I63 ce cas il n’y aurait pas de démontration, toute conclusion d’une démonstration étant rendue certaine par réduction au premier principe de la démonstration, cc qui ne pourrait avoir lieu si la démonstration allait à l’infini. Il est donc évident que tout n’est pas démontrable. Et s’il y a des choses qui ne sont pas démontrables, l’on ne peut dire qu’il y ait un principe plus indémontrable que celui dont il a etc question. 608. Aristote prouve ensuite que le principe en question peut d’une certaine façon être démontre. Il arrive en effet qu’on le démontre par mode d’argumentation « argumenta­ tive » ; dans la version grecque il y a « clcnchicc », que l’on rend mieux par : mode de réfutation. Un « elenchus » est en effet un syllogisme qui a pour fin de contredire ; d’où vient que l’on s’en sert pour rejeter une fausse affirmation. C’est pourquoi aussi l’on peut, en utilisant cc mode, montrer qu’il est impos­ sible que le même soit et ne soit pas. Mais cela suppose que celui qui, étant pris d’un doute, nie ce principe, dise cepen­ dant quelque chose, c’est-à-dire, énonce quelque chose de significatif. S’il ne dit rien, il serait ridicule de chercher des raisons contre qui n’en fait valoir aucune. Celui qui, dans cette discussion, ne dit rien est semblable à une plante. Les ani­ maux sans raison signifient bien eux-mêmes quelque chose par certains signes. infinitum procederetur, non esset demonstratio : quia quælibet demonstrationis conclusio redditur certa per reductionem ejus in pri­ mum demonstrationis principium : quod non esset si in infinitum demonstratio sursum procederet. Patet igitur, quod non sunt omnia demonstrabilia. Et si aliqua sunt non demonstrabilia, non possunt dicere quod aliquod principium sit magis indemonstrabile quam prædictum. 608. » Est autem ». Hic ostendit, quod aliquo modo potat prodictum principium de­ monstrari ; dicens, quod contingit prædictum principium demonstrari argumentative. In græco habetur clcnchicc, quod melius transfertur redarguitive. Nam elenchus est syllogismus ad contradicendum. Unde inducitur ad redarguendum aliquam falsam positionem. Et propter hoc isto modo ostendi potest, quod impossibile sit idem esse et non esse. Sed solum si ille qui ex aliqua dubitatione negat illud prin­ cipium, « dicit aliquid » idest aliquid nomine significat. Si vero nihil dicit, derisibile est quærerc aliquam rationem ad illum qui nulla utitur ratione loquendo. Talis enim in hac disputatione, qui nihil significat, similis erit plantæ. Animalia enim bruta etiam significant aliquid par talia signa. 164 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE V. Des principales modalités de l’être (Métaphysiques, v, i. 9, n° 885-897) En de nombreux passages de la Métaphysique Aristote a repris rénumération des principales modalités de l'être. Le tableau qu'il nous en présente ici est particulièrement complet et précis. L'être se voit d'abord divisé en être par soi (ens per sc) et être par accident (ens per accidens), ce dernier n'étant pas à confondre avec l'accident prédicamental. A son tour l'être par soi se subdi­ vise en catégories, être qui signifie le vrai dans la proposition (ens verum) et puissance et acte. Seuls, on le sait, l'être prédica­ mental et l'être en acte et en puissance sont de l'être réel et, à ce titre, appartiennent proprement à l'objet de la métaphysique. L'être accidentel, qui n'a pas de cause propre, et l'être comme vrai, dont l'existence n'est que mentale, demeurent, comme tels, en dehors de cet objet. A. L'être par soi et l'être par accident. 885. Aristote montre d’abord qu’il y a des êtres qui sont dits par soi et d’autres par accident. On remarquera que cette division de l’être n’est pas la même que celle par laquelle on le distingue en substance et en accident. La preuve en est que le Philosophe divise ensuite l’être par soi en dix prédicamcnts dont neuf appartiennent au genre accident. C’est donc en le considérant à un point de vue absolu que l’être est divisé en substance et en accident, ainsi la blancheur considérée abso­ lument est-elle dite accident, et l’homme substance. Quant à l’être par accident dont il est question ici, il faut le comprendre en référant l’accident à la substance, référence que signifie le V A. 885... Dicit ergo, quod ens dicitur quoddam secundum se, et quoddam secundum accidens. Sciendum tamen est quod illa divisio entis non est eadem cum illa divisione qua dividitur ens in substan­ tiam et accidens. Quod ex hoc patet, quia ipse postmodum, ens se­ cundum sc dividit in decem prædicamcnta, quorum novem sunt de genere accidentis. Ens igitur dividitur in substantiam ct accidens, secundum absolutam entis considerationem, sicut ipsa albedo in sc considerata dicitur accidens, et homo substantia. Sed ens secundum accidens prout hic sumitur, oportet accipi per comparationem acci­ dentis ad substantiam. Qux quidem comparatio significatur hoc ver- TEXTES 165 verbe « est », lorsque l’on dit par exemple « l’homme est blanc ». C’est cette totalité a l’homme est blanc » qui constitue Vôtre par accident. Il est donc clair que la division en être par soi et en être par accident résulte de cc que quelque chose est attribué à un sujet par soi ou par accident. La division de l’être en substance et en accident, tenant pour sa part à cc que quelque chose est, selon sa nature, substance ou accident. 886. Aristote énumère ensuite les modalités de l’être par accident. Il y en a trois. La première se rencontre lorsqu’un accident est attribué à un accident, si l’on énonce par exemple : « le juste est musicien » : la deuxième, lorsqu’un accident est attribue à un sujet, comme dans la proposition : « l’homme est musicien » ; la troisième, lorsqu’un sujet est attribué à un accident, ainsi si l’on dit : « le musicien est homme »... B. Les modes de l'être par soi. a) Division de l'être qui est en dehors de l'âme suivant les dix predicaments. — 889. Aristote montre d’abord que sont dites par soi toutes les choses qui correspondent aux differentes figures d’attribution. On sait en effet que l’être ne peut être contracté en quelque chose de plus déterminé à la façon dont un genre est contracté en espèces par des différences. Du fait qu’elle ne participe pas au genre, la différence est en effet en dehors de son essence. Or rien ne peut sc rencontrer en dehors de l’essence de l’être qui, par addition à l’être, constituerait bo, Est, cum dicitur, homo est albus. Unde hoc totum, homo est albus, est ens per accidens. Unde patet quod divisio entis secundum sc et secundum accidens, attenditur secundum quod aliquid prædicatur de aliquo per sc vel per accidens. Divisio vero entis in substan­ tiam ct accidens attenditur secundum hoc quod aliquid in natura sua est vel substantia vel accidens. 886... Ostendit quot modis dicitur ens per accidens ; et dicit, quod tribus : quorum unus est, quando accidens prædicatur de accidenté, ut cum dicitur, justus est musicus. Secundus, cum accidens prædi­ catur de subjecto, ut cum dicitur, homo est musicus. Tertius, cum subjectum praedicatur de accidente, ut cum dicitur musicus est homo... B. a) 889... Dicit ergo primo,quod illa dicuntur esse secundum sc, quacumque significant figuras prxdicationis. Sciendum est enim quod ens non potest hoc modo contrahi ad aliquid determinatum, sicut genus contrahitur ad species per differentias. Nam differentia, cum non participet genus, est extra essentiam generis. Nihil autem posset esse extra essentiam entis, quod par additionem ad ens aliquam 166 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE une certaine espèce d’être : ce qui est en dehors de l’être n’est rien,, et ne peut donc être une différence. De là vient que pré­ cédemment (B, c. 3, 998 b 23) Je Philosophe a déclaré que l’être ne peut être un genre. 890. Il faut donc que l’être soit contracté en divers genres selon les divers modes d’attribution, lesquels suivent aux divers modes d’être : * d’autant de manières, en effet, on peut dire l’être », c’est-à-dire attribuer quelque chose, « d’autant dc manière l’être se trouve signifie » ou suivant autant de modes on signifie que quelque chose est. C’est la raison pour laquelle les choses dans lesquelles l’être se trouve divisé en premier sont dites prédicaments (prædicamenta) ; elles sont en effet distinguées selon les divers modes d’attribution (prædicatio). Comme donc parmi les choses qui sont attribuées il y en a qui signifient le « quid », à savoir la substance, d’autres le « quale > (qualité), d’autres le « quantum » (quantité), il convient que pour chaque mode d’attibution l’être ait une même signifi­ cation. Si par exemple on dit, l’homme est animal, l’être signi­ fie la substance ; si par contre on déclare que l’homme est blanc, il signifie la qualité, etc. 891. -892. Texte relatif à la division en dix catégories (cf. supra p. 100). b) L'être signifiant ta composition de la proposition. — 895. Aristote distingue un autre mode d’être suivant que « être » speciem entis constituai : nam quod est extra ens, nihil est, et diffe­ rentia esse non potest. Unde in tertio hujus probavit Philosophus, quod ens, genus esse non potest. 890. Unde oportet, quod ens contrahatur ad diversa genera secun­ dum diversum modum prædicandi, qui consequitur diversum mo­ dum essendi ; quia · quoties ens dicitur, » idest quot modis aliquid prædicatur, < toties esse significatur, » idest tot modis significatur ali­ quid esse. Et propter hoc ea in quæ dividitur ens primo, dicuntur esse prædicamenta, quia distinguuntur secundum diversum modum prædicandi. Quia igitur eorum quæ prædicantur, quædam significant quid, idest substantiam, quædam quale, quædam quantum, et sic de aliis ; oportet quod unicuique modo prædicandi, esse significet idem ; ut cum dicitur homo est animal, esse significat substantiam. Cum autem dicitur, homo est albus, significat qualitatem, et sic de aliis. b) 895· · · Ponit alium modum entis, secundum quod esse et est, signi­ ficant compositionem propositionis, quam fecit intellectus compo- TEXTES I67 et « est > signifient la composition de la proposition que l’in­ telligence effectue lorsqu’elle compose et divise. Il dit donc qu’être signifie la vérité de la chose ou, selon une meilleure version, qu’être signifie qu’un énonce est vrai. C’est pour­ quoi la vérité d’une proposition peut être dite, par sa cause, vérité de la chose : en effet, de ce qu’une chose est ou n’est pas l’énoncé est vrai ou faux... 896. Il est à noter que ce second mode d’etre sc rapporte au premier comme l’effet à sa cause. Dc ce qu’en effet une chose est dans la réalité, suit la vérité et la fausseté dans la proposi­ tion, vérité et fausseté que l’intelligence signifie par ce verbe « est » en tant qu’il joue le rôle de copule verbale. Mais parce qu’une chose qui est en soi non-être peut être considérée par l’intelligence comme un certain être, la négation par exemple et ce qui est tel, il arrive que l’on parle d’etre pour quelque chose selon ce second mode et non selon le premier. On dit ainsi que la cécité est dc cette façon, du fait que la proposition qui énonce que quelqu’un est aveugle est vraie ; mais l’on ne dit pas qu’elle est vraie selon le premier mode, la cécité ne correspondant à aucun être réel et étant plutôt privation d’un certain être. Par ailleurs il est accidentel à une chose que l’on prononce à son sujet, en pensée ou vocalement, une affirma­ tion vraie, la réalité n’etant pas relative à la science, mais l’in­ verse sc produisant. D’autre part l’être que chaque chose tient de sa nature est substantiel. Si donc on déclare « Socrate nens et dividens. Unde dicit quod esse significat veritatem rei. Vel sicut alia translatio melius habet < quod esse significat » quia aliquod dictum est verum. Unde veritas propositionis potest dici veritas rei per causam. Nam ex eo quod res est vel non est, oratio vera vel falsa est... 896. Sciendum est autem quod iste secundus modus comparatur ad primum sicut effectus ad causam. Ex hoc enim quod aliquid in rerum natura est, sequitur veritas et falsitas in propositione, quam intellectus significat per hoc verbum Est prout est verbalis copula. Sed, quia aliquid, quod est in sc non ens, intellectus considerat ut quoddam ens, sicut negationem et hujusmodi, ideo quandoque dicitur esse dc aliquo hoc secundo modo, et non primo. Dicitur enim, quod caecitas est secundo modo, ex eo quod vera est propositio, qua dicitur aliquid esse cæcum ; non tamen dicitur quod sit primo modo vera. Nam cæcitas non habet aliquod esse in rebus, sed magis est privatio alicujus esse. Accidit autem unicuique rei quod aliquid de ipsa vere affirmetur intellectu vel voce. Nam res non refertur ad scientiam, sed e converso. Esse vero quod in sui natura unaquæque res habet, est substantiale. Et l68 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE est » : si cet « est » est pris dans le premier sens, il est attribut substantiel, « l’être », étant au-dessus de tous les êtres, comme « animal » au-dessus d’< homme » ; s’il est pris dans le second sens (comme copule verbale) il est attribut accidentel. c) Division de Pêtre en acte et en puissance. — 897. Aristote montre ensuite que l’être et l’exister peuvent signifier quelque chose qui sc dit en acte et en puissance. Dans tous les termes dont il a été question, c’est-à-dire dans les dix prédicaments, il y a en effet quelque chose qui se dit en acte et quelque chose qui se dit en puissance ; chaque predicament se divise donc par l’acte et la puissance. Et de meme que pour les choses exté­ rieures à l’âme on peut parler d’acte et de puissance, ainsi en va-t-il pour les activités de l’âme et les privations qui sont seulement des êtres de raison. On dit par exemple que quel­ qu’un a le savoir parce qu’il peut user de sa science et parce qu’cffectivemcnt il en use ; semblablement qu’il se repose parce que déjà il sc repose et parce qu’il peut se reposer. Et ceci ne vaut pas seulement pour les accidents, mais encore pour les substances. Nous disons ainsi que Mercure, à savoii son image, est en puissance dans la pierre, et que la moitié de la ligne est en puissance dans le tout... On dit encore que le froment, avant qu’il n’ait atteint son état de maturité, lorsque par exemple il est en herbe, est en puissance. Quant à savoir si une chose est en puissance ou si elle ne l’est pas encore, ce sera déterminé plus loin (Θ, c. 7,1048 b 35). ideo, cum dicitur, Socrates est, si üle Est primo modo accipiatur, est de prædicato subtantiali. Nam ens est superius ad unumquodque en­ tium, sicut animal ad hominem. Si autem accipiatur secundo modo est de prædicato accidentali. c) 897..« dicens, quod ens et esse significant aliquid dicibile vel effabile in potentia, vel dicibile in actu. In omnibus enim prœdictis terminis, quæ significant decem prædicamcnta, aliquid dicitur in actu, et aliquid in potentia. Et ex hoc accidit, quod unumquodque prædicamcntum per actum et potentiam dividitur. Et sicut in rebus, quæ extra animam sunt, dicitur aliquid in actu et aliquid in potentia, ita in actibus animæ et privationibus, quæ sunt res rationis tantum. Dicitur enim aliquis scire, quia potest uti scientia, et quia utitur : similiter quiescens, quia jam inest ei quiescere, et quia potest quiesce­ re. Et non solum hoc est in accidentibus, sed etiam in subtantiis. « Etenim Mercurium »,idcst imaginem Mercurii dicimus esse in lapide in potentia, et medium lines dicitur esse in linea in potentia... Fru­ mentum etiam quando nondum est perfectum, sicut quando est in herba, dicitur esse in potentia. Quando vero aliquid sit in potentia, et quando nondum est in potentia, determinandum est in aliis, scilicet in nono hujus. TEXTES VI. La I69 métaphysique comme science de la substance {Métaphysiques, vu, 1. 1, n° 1248-1259) Ayant écarté {livre VI) de l'objet de la métaphysique l'être par accident qui n'a pas de cause déterminée et l'être comme vrai qui, comme tel, n'existe que dans l'intelligence, Aristote se consacre à l'étude de l'être par soi. La première de scs divisions est, on le sait, celle des dix catégories, mais pratiquement on s'en tiendra en métaphysique à la substance. Au début du livre 7. Aristote explique pourquoi il doit en être ainsi : ce faisant il donne sur la substance, sur les accidents et sur leurs mutuels rap­ ports un certain nombre de précisions intéressantes. On prendra garde que dans ce texte, comme dans beaucoup d'autres d'ailleurs, les qualificatifs a quid «·, « quale », « quantum » ont une signification technique précise : « quid » correspond à la substance, · quale » à la qualité, « quantum » à la quantité. {Cf. supra, La sub­ stance, p. 92). A. La substance est l'être premier. 1248. Ce qui, dans chaque genre d’être, est par soi et abso­ lument est antérieur à ce qui est par un autre et de façon rela­ tive ; or la substance est être absolument et par soi, tous les autres genres étant en effet être relativement et par la subs­ tance ; donc la substance est anterieure à tous les êtres. 1249. Aristote donne deux preuves de la mineure. La pre­ mière est prise de la manière dont on parle d’une chose, c’està-dire dont on attribue. Que la substance en effet soit la pre­ mière modalité d’être, ceci ressort clairement de ce que lors­ qu’on veut dire d’une chose « quelle » elle est (qualc), on dit qu’elle est bonne ou mauvaise, entendant signifier par là la VI A. 1248... Quod est per sc et simpliciter in unoquoque genere, est prius eo quod est per aliud et secundum quid. Sed substantia est ens simpliciter et per seipsam : omnia autem alia genera a substantia sunt entia secundum quid et per substantiam : ergo substantia est prima inter alia entia. 1249. Minorem autem dupliciter manifestat. Primo ex ipso modo loquendi sive prædicandi ; dicens, quod cx hoc palam est quod subs­ tantia sit primum entium, quia quando dicimus de aliquo quale quid sit, dicimus ipsum esse aut bonum aut malum. Hac enim significant 170 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS î MÉTAPHYSIQUE qualité qui est autre chose que la substance et la quantité. De trois coudées en effet signifie la quantité et homme la subs­ tance : lorsque donc nous voulons dire, « quelle » est une cer­ taine chose, nous ne disons pas qu’elle est de trois coudées, ni qu’elle est homme. Mais lorsque nous voulons dire « ce qu’est « (quid) une chose nous ne disons pas qu’elle est blanche ou chaude, ce qui signifie la qualité, ni de trois coudées ce qui signifie la quantité, mais qu’elle est homme ou Dieu, ce qui désigne la substance. 1250. En conséquence, ce qui signifie la substance exprime * ce qu’est » absolument une chose, tandis que ce qui signifie la qualité ne dit pas ce qu’est absolument le sujet auquel on attribue, mais « quel » il est ; ainsi en va-t-il de la quantité et des autres genres. 1251. D’où vient encore que la substance est dite être en raison d’elle-même, parce que ce qui désigne de façon absolue la substance signifie ce qu’est (quid) la chose. Les autres genres pour leur part sont dits être, non du fait qu’ils auraient par eux-mêmes une « quiddité, » comme s’ils étaient des êtres par soi, alors qu’ils n’expriment pas de façon absolue ce qu’est la chose, mais parce qu’ils sont « de tel être », c’est-à-dire qu’ils ont un certain rapport à la substance qui est être par soi ; ils ne signifient pas en effet la · quiddité » : en tant qu’ils sont les uns qualités d’un tel être, à savoir de la substance, les qualitatem, quæ aliud est a substantia et quantitate. Tricubitum au­ tem significat, quantitatem, et homo significat substantiam. Et ideo quando dicimus quale est aliquid, non dicimus ipsum esse tricubitum neque hominem. Sed quando dicimus quid est dc aliquo, non dicimus ipsum esse album, nec calidum, quæ significant qualitatem ; ncc tri­ cubitum, quod significat quantitatem ; sed hominem aut Deum, quæ significant substantiam. 1250. Ex quo patet quod illa quæ significant substantiam, dicunt quid est aliquid absolute. Quæ autem prædicant qualitatem, non di­ cunt quid est illud dc quo prædicatur absolute, sed quale quid. Et simile est in quantitate, et aliis generibus. 1251. Et ex hoc patet quod ipsa substantia dicitur ens ratione suiipsius, quia absolute significantia substantiam significant quid est hoc. Alia vero dicuntur entia, non quia ipsa habeant secundum se aliquam quidditatem, quasi secundum se entia, cum non ita dicant absolute quid : sed eo quod · sunt talis entis », idest eo quod habent aliquam habitudinem ad substantiam quæ est per se ens ; quia non significant quidditatem, inquantum scilicet quædam sunt qualitates talis entis, scilicet substantial, et quædam quantitates, et aliæ passio- TEXTES I7I autres quantités, et ainsi des autres propriétés ou autres « talités » qui sont signifiées par les autres genres d’être. 1252-1x55. Preuve par signe B. Sous quels rapports la substance est-elle VStrt premier ? 1257. Aristote montre ici comment la substance est dite première. Le vocable dc premier ayant, comme on l’a vu, dc multiples acceptions (cf. Δ, c. xi, 1018 b 10), la substance a, à trois points de vue différents, la primauté sur les autres mo­ dalités d’être : dans l’ordre dc la connaissance, selon la défini­ tion et selon le temps. Quelle soit antérieure selon le temps, cela résulte de ce qu’aucun des autres prédicaments n’est séparable de la substance, seule la substance étant séparable : aucun accident en effet ne se rencontre sans la substance, alors qu’une certaine substance se rencontre sans accident. Il n’est donc pas nécessaire que chaque fois qu’il y a substance il y ait accident, tandis que l’inverse est vrai. Pour cette raison, la substance est antérieure selon le temps. 1358. Qu’elle soit aussi première selon la définition, c’est rendu manifeste par le fait que nécessairement dans la défi­ nition d’un accident il faut comprendre la définition de la substance. Comme dans la définition du camus on comprend le nez, ainsi, dans la définition d’un accident quelconque, doit-on comprendre son sujet propre. De même donc qu’ani- nes, vel aliquid aliud talc, quod significatur per alia genera. B. 1257. Ostendit quomodo substantia dicatur primum ; et dicit quod cum hoc quod dico primum dicatur multis modis, ut in quinto est habitum, tribus modis substantia est prima inter omnia entia : sci­ licet secundum cognitionem et secundum definitionem et secundum tempus. Et quod sit prima tempore aliis, ex hoc probatur, quod nul­ lum aliorum prædicamentorum est separabile a substantia, sola au­ tem substantia est separabilis ab aliis : nullum enim accidens inveni­ tur sine substantia, sed aliqua substantia invenitur sine accidente. Et sic patet, quod non quandocumquc est substantia, est accidens, sede contrario : et propter hoc substantia est prior tempore. 1258. Et quod etiam sit prima secundum definitionem, patet, quia in definitione cujuslibct accidentium oportet ponere definitionem subtantiæ. Sicut enim in definitionem simi ponitur nasus, ita in defi­ nitione cujuslibct accidentis ponitur proprium ejus subjectum : et ideo sicut animal est prius definitione quam homo, quia definitio 172 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE mal est antérieur à homme parce que la définition d’animal est impliquée dans celle d’homme, pour la même raison, la substance est antérieure, selon la définition, aux accidents. 1259. Qu’elle soit encore antérieure du point de vue de la connaissance, c’est évident. Est en effet premier dans l’ordre de la connaissance ce qui est le plus connu et exprime le mieux la chose. Or une chose est plus connue lorsqu’on connaît sa substance que lorsqu’on connaît sa quantité ou sa qualité ; nous estimons en effet que nous connaissons le plus qu’il est possible chaque chose quand nous savons ce qu’elle est (quid) : homme ou feu ; plus que si nous savons quelle (quale) ou com­ bien (quantum) elle est, ou à quel endroit, ou telle autre déter­ mination prédicamentale. C’est la raison pour laquelle, même en ce qui concerne les prédicaments accidentels, nous disons que nous connaissons chacun d’eux lorsque nous savons ce qu’il (quid) est : sachant ainsi ce qu’est la qualité elle-même nous connaissons la qualité, et sachant ce qu’est la quantité elle-même nous connaissons la quantité. De même donc que les autres prédicaments n’ont d’être que parce qu’ils existent dans la substance, ainsi ne peuvent-ils être connus que pour autant qu’ils participent en quelque façon au mode de connais­ sance de la substance, lequel exprime ce qu’est (quid) une chose. animalis ponitur in definitione hominis, eadem ratione substantia est prior definitione accidentibus. 1259. Quod etiam sit prior ordine cognitionis, patet. Illud enim est primum secundum cognitionem, quod est magis notum et magis manifestat rem. Res autem unaquæquc magis noscitur, quando sci­ tur ejus substantia, quam quando scitur ejus quantitas aut qualitas. Tunc enim putamus nos maxime scire singula, quando noscitur quid est, homo aut ignis, magis quam quando cognoscimus quale est aut quantum, aut ubi, aut secundum aliquod aliud praedicamentum. Quare etiam de ipsis, quæ sunt in prædicamentis accidentium, tunc scimus singula, quando de unoquoque scimus quid est. Sicut quando scimus quid est ipsum quale, scimus qualitatem, et quando scimus quid est ipsum quantum, scimus quantitatem. Sicut enim alia prædicamenta non habent esse nisi per hoc quod insunt substantia:, ita non habent cognosci nisi inquantum participant aliquid de modo cognitionis substantia:, quæ est cognoscere quid est. TEXTES 173 VII. La puissance et l’acte Le livre &>IX dans le commentaire de saint Thomas, est entière­ ment consacré à la seconde des grandes divisions de l'être par soi, l'acte et la puissance. Cette division avait déjà été mise en œuvre en physique, à propos du mouvement ; ici, elle sc voit étudiée dans sa signification la plus universelle, c'est-à-dire selon qu'elle convient à tous les êtres, aussi bien ceux qui sont immobiles que ceux qui sont susceptibles de se mouvoir. Nous reproduisons ici les deux textes fondamentaux dans lesquels saint Thomas déter­ mine successivement les notions d'acte et de puissance et énumère leurs principales modalités. On remarquera la méthode d'induc­ tion analogique qui se voit ici utilisée : pratiquement c'est presque toujours ainsi et non par mode d'analyse abstraite qidAristote suivi par son disciple procède aux définitions. {Cf. supra, Ch. v, L’acte et la puissance, p. 107). A. Détermination de la puissance. {Métaphysiques, IX, 1. I, n° 1773-1780) 1773. Aristote déclare tout d’abord que « puissance » et « pou­ voir » se disent de multiples façons (Cf. Δ, c. 12) ; mais cette multiplicité pour certains modes est une multiplicité d’équivocation, pour d’autres elle est une multiplicité d’analogie. Il y a des choses en effet qui sont dites possibles ou impossibles du fait qu’elles ont un certain principe en elles-mêmes, et ceci selon divers modes, d’apres lesquels ces choses sont dites uni­ formément puissance, de façon non équivoque mais analo­ gique. D’autres au contraire sont dites possibles ou puissance, mais non en raison d’un principe qui leur serait intrinsèque : puissance en ces choses n’est alors qu’une désignation équi­ voque. VII A. 1773... Dicit ergo primo, quod determinatum est in aliis, sci­ licet quinto hujus, quod multipliciter dicitur potentia et posse. Sed ista multiplicitas quantum ad quosdam modos est multiplicitas æquivocationis, sed quantum ad quosdam analogiæ. Quædam enim dicun­ tur possibilia vel impossibilia, eo quod habent aliquod principium in seipsis ; et hoc secundum quosdam modos, secundum quos omnes di­ cuntur potentia: non æquivoce, sed analogice. Aliqua vero dicuntur possibilia vel potentia, non propter aliquod principium quod in scipsis habeant j et in illis dicitur potentia æquivoce. 174 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE 1774. Aristote montre qu’il convient de laisser ici de côté ceux des modes de puissance qui correspondent à une appella­ tion équivoque. Pour certaines choses en effet on parle de puissance, non parce qu’il y aurait en elles un principe, mais pour raison de pure similitude. (Cas de la géométrie et de la logique) 1776. Ces modes étant laissés de côté, il convient d’aborder l’étude des puissances qui se réduisent à une même espèce du fait que chacune d’elles est un certain principe et que toutes se ramènent à un principe (premier) à partir duquel les autres sont dénommées : et ce principe (premier) est le prin­ cipe actif qui est le principe du changement dans un autre en tant qu’il est autre. Aristote donne cette dernière précision, car il est possible qu’un principe actif soit en mémo temps dans le mobile ou le patient, ainsi lorsque quelque chose se meut soi-même. Ce n’est toutefois pas sous le même rap­ port qu’une telle chose est moteur et mue, agent et patient, et c’est pourquoi ce principe que l’on appelle puissance active est dit être le principe du changement dans un autre, en tant qu’il est autre... 1777· Qu’à ce principe que l’on dénomme puissance active se ramènent les autres modes dc puissance, c’est manifeste. D’une autre manière en effet on parle dc puissance passive, 1774. Dicit ergo quod de modis potentia: illi prætennittcndi sunt ad præsens secundum quos potentia dicitur xquivoce. In quibusdam enim dicitur potentia non propter aliquod principium habitum, sed propter similitudinem quamdam. 1776. His ergo modis prætermissis, considerandum est de poten­ tiis, qux reducuntur ad unam speciem, quia quadibet carum est prin­ cipium quoddam, ct omnes potentiæ sic dicta: reducuntur ad aliquod principium ex quo omnes alia: dicuntur. Et hoc est principium acti­ vum, quod est principium transmutationis in alio inquantum est aliud. Et hoc dicit, quia possibile est quod principium activum simul sit in ipso mobili vel passo, sicut cum aliquid movet seipsum j non tamen secundum idem est movens ct motum, agens et patiens. Et ideo dicitur quod principium quod dicitur potentia activa, est prin­ cipium transmutationis in alio inquantum est aliud... 1777· Et quod ad illud principium quod dicitur potentia activa^ reducuntur aliæ potentiæ, manifestum est. Nam alio modo dicitur po- TEXTES 175 celle-ci étant le principe selon lequel quelque chose est mû par un autre en tant qu’autre. Il dit ainsi, car s’il arrive qu’une chose soit affectée par elle-même, ce n’est pas sous le même rapport, mais à un autre point de vue. Or, du fait que la pas­ sion est causée par l’agent il apparaît que cette puissance se ramène à la première, c’est-à-dire à la puissance active... 1778. Dans un autre sens on appelle puissance passive un certain < habitus ■ d’impassibilité à l’égard dc ce qui pourrait être défavorable, c’est-à-dire une disposition grâce à laquelle une chose a en elle ce qu’il faut pour ne pas être détériorée, ou ne pas être corrompue par un autre en tant qu’autre, à savoir par un principe actif. 1779. Il est manifeste que l’un ct l’autre de ces modes est dit par rapport à une certaine disposition à la passion qui se trouve en nous, appelée puissance : dans l’un à cause du prin­ cipe dc résistance à la passion, et dans l’autre, inversement, en raison de l’aptitude à pâtir, qu’on y rencontre. Comme par ailleurs la passion dépend de l’action, il est nécessaire que dans la définition dc l’un et l’autre de ces modes soit comprise celle dc la puissance première ou de la puissance active. Ainsi donc ces deux puissances se rapportent à la première, c’est-à-dire à la puissance active, comme à celle qui a la priorité. 1780. Les puissances sont dites encore d’une autre manière, tentia passiva, quæ est principium quod aliquid moveatur ab alio, inquantum est aliud. Et hoc dicit, quia etsi idem patiatur a scipso, non tamen secundum idem, sed secundum aliud. Hæc autem potentia re­ ducitur ad primam potentiam activam, quia passio ab agente causa­ tur... 1778. Alio modo dicitur potentia quidam habitus impassibilitatis ■ ejus quæ est in deterius », idest dispositio quædam ex qua aliquid habet quod non possit pati transmutationem in deterius, et hoc est quod non possit pati corruptionem ab alio « inquantum est aliud », scilicet a principio transmutationis quod est principium activum. 1779. Manifestum est autem quod uterque istorum modorum dicitur per comparationem alicujus existentis in nobis ad passionem. In quorum uno dicitur potentia propter principium cx quo aliquis potest non pati ; in alio autem propter principium ex quo quis potest pati. Unde, cum passio ab actione dependeat, oportet quod in defi­ nitione utriusque illorum modorum ponatur definitio « potentia: prima: » scilicet activa:. Et ita istæ duæ reducuntur ad primam, sci­ licet ad potentiam activam sicut ad priorem. 1780. Iterum alio modo dicuntur potentiœ non solum per ordinem IjG PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE non plus seulement par rapport à l’agir et au pâtir, mais en référence avec ce qui est bien dans l’un et l’autre cas : comme si nous disons par exemple que quelqu’un peut marcher, non du fait qu’il peut marcher n’importe comment, mais parce qu’il peut bien marcher. Inversement nous disons du boiteux qu’il ne peut marcher. De façon semblable nous disons que des bois sont combustibles parce qu’ils peuvent facilement brûler ; les bois verts, qui eux ne peuvent facilement brûler, sont dits incombustibles. Or il est manifeste que dans la défi­ nition de ces puissances qui sont dites par rapport au bien agir et pâtir sont comprises les « raisons » des premières puissances qui se référaient au simple agir et pâtir : dans le bien agir, l’agir, et dans le bien pâtir, le pâtir. Ainsi donc, apparaît-il clairement que tous ces modes de puissance sc ramènent à un premier qui est la puissance active et qu’en conséquence la multiplicité dont il est question n’est pas équivoque, mais analogique. B. Détermination de l'acte. {Métaphysiques, IX, i. 5, n° 1825-1829) 1825. Aristote montre d’abord ce qu’est l’acte. L’acte est : quand une chose est, non pas cependant comme lorsqu’elle est en puissance. Nous disons en effet que l’image de Mercure est en puissance et non en acte dans le bois avant que celui-ci ne soit sculpté ; une fois qu’il est sculpté, nous disons alors ad facere et pati, sed per ordinem ad hoc quod est bene in utroque ; sicut dicimus aliquem potentem ambulare, non quod possit ambulare quoquo modo, sed eo quod possit bene ambulare. Et e converso dicimus esse de claudicante, quod non possit ambulare. Similiter dicimus ligna combustibilia eo quod comburi possint de facili. Ligna vero viridia, quæ non dc facili comburuntur, dicimus incombustibilia. Unde manifestum est quod in definitione harum potentiarum, quæ dicuntur respectu bene agere vel pati, includuntur rationes primarum potentiarum, quæ dicebantur simpliciter agere et pati : sicut in bene agere includitur agere ; et pati, in eo quod est bene pati. Unde mani­ festum est, quod omnes isti modi potentiarum reducuntur ad unum primum, scilicet ad potentiam activam. Et inde patet quod hæc mul­ tiplicitas non est secundum tequivocationem, sed secundum ana­ logiam. B. 1825... Primo ostendit quid est actus ; dicens, quod actus est, quando res est, nec tamen ita est sicut quando est in potentia. Dicimus enim in ligno esse imaginem Mercurii potentia, et non actu, ante­ quam lignum sculpatur ; sed si sculptum fuit, tunc dicitur esse in TEXTES 177 que l’image de Mercure est en acte dans le bois. Ainsi en va-t-il dans un tout continu pour sa partie. Une partie, la moitié par exemple, est en puissance, en tant qu’il est possible qu’elle soit retranchée, par division, du tout ; celui-ci une fois divisé, la partie sc trouve alors être en acte. C’est encore ce qui sc produit dans le cas de celui qui sait et cependant ne spécule pas : il peut spéculer sans qu’il ne spécule ; qu’il vienne à spé­ culer ou à penser, alors il est en acte. 1826. Aristote répond ensuite à une question tacite. On pourrait en effet lui demander de montrer par une définition ce qu’est l’acte. Π répond qu’il est possible de manifester de façon inductive par des exemples ce qu’est l’acte, mais qu’il ne convient pas que l’on recherche le « terme », c’est-à-dire la définition de chaque chose. Les premières données simples en effet ne peuvent être définies, vu qu’il est impossible dans des définitions de remonter à l’infini. Or l’acte est au nombre des premières données simples : il ne peut donc être défini. 1827. C’est effectivement dans les proportions respectives de certaines couples de termes que l’on peut saisir ce qu’est l’acte. Soit par exemple le rapport de celui qui construit à ce qui est construit ; de celui qui veille à celui qui dort ; de celui qui voit à celui qui a les yeux fermés tout en ayant la capacité de voir ; de ce qui est « dégagé de la matière » (c’est-à-dire se voit formé par l’action de l’art ou de la nature et ainsi dégagé actu imago Mercurii in ligno. Et similiter in aliquo toto continuo pars ejus. Pars enim, puta medietas, est in potentia, inquantum possibile est ut pars illa auferatur a toto per divisionem totius ; sed diviso toto, jam erit pars illa in actu. Et similiter sciens et non speculans, est potens considerare sine consideratione ; sed hoc scilicet speculari sive considerare, est esse in actu. 1826. Responde: quastioni tacitae. Posset enim aliquis quærere ab co, ut ostenderet quid sit actus per definitionem. Sed ipse respondet dicens, quod inducendo in singularibus per exempla manifestari potest illud quod volumus diccrc, scilicet quid est actus, « et non oportet cujuslibet rei quærere terminum », idest definitionem. Nam prima simplicia definiri non possunt, cum non sit in definitionibus abire in infinitum. Actus autem est de primis simplicibus ; unde defi­ niri non potest. 1827. Sed per proportionem aliquorum duorum adinviccm, potest videri quid est actus. Ut si accipiamus proportionem ædificantis ad ædificabilc, et vigilantis ad dormientem, et ejus qui videt ad cum qui habet clausos oculos cum habeat potentiam visivam, et ejus « quod segregatur a materia », idest per operationem artis vel naturae formaSaint-Thomas IV. xa. 178 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE de la matière informe) à ce qui n’est pas dégage de la matière informe. Pareillement en va-t-il si l’on rapporte ce qui est pré­ paré à ce qui ne l’est pas, ce qui est élabore à ce qui ne l’est pas. De tout ce qui diffère ainsi on devra dire qu’une partie est acte et l’autre puissance ; et c’est de cette façon que, proportion­ nellement, par des exemples particuliers, nous pouvons en venir à savoir ce qu’est l’acte ct ce qu’est la puissance. 1828. Aristote montre ensuite que l’acte se dit de diverses manières et il en établit deux diversités : a) La première consiste en ce que l’acte est dit soit de l’acte (au sens strict), soit de l’opération. Pour faire comprendre cette diversité, il remarque d’abord que nous ne disons pas que tout est en acte de la même façon, mais scion des modes divers ; et cette diver­ sité peut être rendue manifeste par des proportions diverses. Soit en effet cette proportion. Supposons que nous disions « de même que ccci est dans cela, ainsi ccci est dans cela > : comme la vue par exemple est dans l’œil, ainsi l’ouïe est dans l’oreille. C’est selon une telle proportion que sc prend le rap­ port de la substance ou de h forme à la matière : la forme en effet est dite être dans la matière. 1829. Un autre mode de proportion consiste en ce que nous disons · de meme que ceci est à cela, ainsi ceci est à cela » : comme la vue par exemple se rapporte à la vision, ainsi l’ouïe à l’audition. C’est selon ce mode de proportion que sc prend tur, et ita a materia informi segregatur ad ilium quod non est segre­ gatum a materia informi ; ct similiter per separationem ejus quod est præparatum, ad illud quod non est præparatum, sive quod est elabo­ ratum ad id quod non est elaboratum. Sed quorumlibet sic differen­ tium altera pars erit actus, et altera potentia. Et ita proportionaliter ex particularibus exemplis possumus venire ad cognoscendum quid sit actus et potentia. 1828. Deinde cum dicit « dicuntur autem » Ostendit quod diversimode dicatur actus. Et ponis duas diversitates : a) Quarum prima est, quod actus dicitur vel actus vel operatio. Ad hanc diversitatem actus insinuandam dicit primo, quod non om­ nia dicimus similiter esse actu, sed hoc diversimode. Et hæc diversi­ tas considerari potest per diversas proportiones. Potest enim sic accipi proportio, ut dicamus, quod sicut hoc est in hoc, ita hoc in hoc. Utputa visus sicut est in oculo, ita auditus in aure. Et per hunc mo­ dum proportionis accipitur comparatio substantiæ, idest formai ad materiam ; nam forma in materia dicitur esse. 1829. Alius modus proportionis est, ut dicamus quod sicut habet se hoc ad hoc, ita hoc ad hoc ; puta sicut se habet visus ad videndum, ita auditus ad audiendum. Et per hunc modum proportionis accipitur TEXTES I79 le rapport du mouvement à la puissance active ou d’une opé­ ration quelconque à la puissance opérative. 1830. 6) Aristote propose une autre diversité de l’acte. L’infini, l’< inerte », ou le vide ct tout ce qui est semblable sont dits être en puissance et en acte d’une autre manière que beaucoup d’autres êtres, celui qui voit, par exemple, celui qui va, ou ce qui est visible. A de telles choses en effet il appartient dans un même temps d’être absolument soit seulement en puissance, soit seulement en acte : tel le visible qui est en acte seulement lorsqu’il est vu, et en puissance seulement quand il peut être vu sans être vu cependant. 1831. L’infini pour sa part n’est pas dit en puissance de telle façon qu’il lui arrive d’être séparé, étant alors seulement en acte. Mais en lui acte et puissance ne sc distinguent que selon la raison et du point de vue de la connaissance. Dans l’infini selon la division, par exemple, on dit qu’il y a simul­ tanément acte ct puissance, la puissance d’être divisé ne fai­ sant jamais défaut ; lorsqu’un tel infini en effet se trouve actuellement divisé, il demeure encore divisible en puissance... Ainsi en va-t-il du vide. Il est possible qu’un lieu soit vidé de tel corps, mais non qu’il soit totalement vide. Il demeure en effet rempli par un autre corps, si bien que dans le vide il y a toujours une puissance conjointe à l’acte. Et il en va de même pour le mouvement, le temps et autres choses semblables, lesquelles n’ont pas pleinement l’être. comparatio motus ad potentiam motivant, vel cujuscumquc opera­ tionis ad potentiam operativam. 1830... 5) Ponit aliam diversitatem actus, dicens, quod infinitum, ct inane sive vacuum, et quæcumque hujusmodi sunt, aliter dicuntur esse in potentia et actu, quam multa alia entia. Utputa videns, et vadens, ct visibile. Hujusmodi enim convenit aliquando simpliciter esse vel in potentia tantum, vel in actu tantum ; sicut visibile in actu tantum, quando videtur, et in potentia tantum, quando potest videri ct non videtur. 1831. Sed infinitum non ita dicitur in potentia, ut quandoque sit separatum in actu tantum. Sed actus et potentia distinguuntur ra­ tione et cognitione in infinito. Puta in infinito secundum divisionem dicitur esse actus cum potentia simul, eo quod nunquam deficit po­ tentia dividendi : quando enim dividitur in actu, adhuc est ulterius divisibile in potentia... Et similiter est considerandum in vacuo. Possibile enim est locum evacuari ab hoc corpore, non ut sit totum vacuum : remanet enim plenus alio corpore. Et sic semper in vacuo remanet potentia conjuncta actui. Et idem est in motu, et tempore, et hujusmodi aliis, quæ non habent esse perfectum. ΐ8θ PHILOSOPHIE DE S. THOMAS î MÉTAPHYSIQUE VIII. Dieu est la vie (Métaphysiques, xil, I. 8, n® 2544) Le livre A marque le sommet de la Métaphysique. A la ques­ tion qu'il s'était posée de savoir s'il y a des substances séparées, Aristote répond en établissant Vexistence d'un premier moteur immobile dont il étudie ensuite la nature. Saint Thomas, dans ses élaborations personnelles, conduira évidemment beaucoup plus loin que son maître l'étude de Dieu, et ce n'est pas aux Méta­ physiques qu'il convient de chercher ses textes les plus riches et les plus précis sur ce sujet. Le Stagirite cependant avait déjà été profond et pénétrant, comme le témoigne cette page du commen­ taire relative à la vie de Dieu, page par laquelle il nous plaît de clore ces extraits de son œuvre, telle qu'elle a été interprétée par son disciple. 2544. Aristote dit que Dieu est la vie même. Il le prouve ainsi. L’acte de l’intellect, l’« intclligcrc », est une certaine vie, et il est ce qu’il y a de plus parfait en fait de vie. L’acte est en effet, comme on l’a montré, plus parfait que la puissance. L’intellect en acte vit donc de façon plus parfaite que l’in­ tellect en puissance, comme celui qui veille comparé à celui qui dort. Mais ce premier, à savoir Dieu, est l’acte même ; son intellect en effet est son acte d’intelligence même ; autre­ ment il se verrait rapporté à lui comme la puissance à l’acte. Or il a été montré plus haut que sa substance est son acte. D’où il ressort finalement que la substance même de Dieu est sa vie et que son acte est sa vie, la meilleure et éternelle, et qui est subsistante par soi. C’est la raison pour laquelle dans VIII 2544... Et didt quod Deus est ipsa vita. Quod sic probat : < Actus intellectus *, idest intelligere, vita quædam est, et est perfectissimum quod est in vita. Nam actus, secundum quod ostensum est, perfec­ tior est potentia. Unde intellectus in actu perfectius vivit quam in­ tellectus in potentia, sicut vigilans quam dormiens. Sed illud primum, scilicet Deus, est ipse actus. Intellectus enim ejus est ipsum suum intelligere. Alioquin compateretur ad ipsum ut potentia ad actum. Ostensum autem est supra, quod ejus substantia est actus. Unde relinquitur quod ipsa Dei substantia sit vita, et actus ejus sit vita ip­ sius optima et sempiterna, quœ est secundum se subsistens. Et inde TEXTES I8l la fabulation humaine on dit que Dieu est un animal étemel et parfait : la vie chez nous n’apparaît de façon manifeste que dans les seuls animaux ; d’où cette détermination d’animal qui tient à ce que la vie lui appartient. De tout cc qui vient d’être dit il résulte clairement que la vie ct la durée continue et éternelle sc rencontrent en Dieu, car Dieu est cela même qu’est sa vie éternelle ; en sorte qu’il n’est pas autre que sa vie même. IX. L’un principe du nombre et l’un transcendantal (De Potentia, q. 9, a. 7) Saint Thomas nous a laissé dans ses Questions disputées plu­ sieurs exposés à la fois riches et synthétiques sur les transcendan­ taux. Nous avons eu V occasion déjà de paraphraser le texte fondamental de Part. 1 de la Question ι·Γβ du De Veritate où la doctrine est présentée dans son ensemble (Cf. supra, p. 73). Voici, reproduite dans sa totalité, la conclusion sur Vun empruntée au De Potentia dont nous avons également fait précédemment usage (cf. supra, p. 77). Il s'agit avant tout, dans ce texte, d’ecarter la confusion causée par la non-distinction de Vun qui est prin­ cipe du nombre et de l'un que l'on doit compter au nombre des notions transcendantales. Les opinions qui précèdent reposent sur la supposition qu’il y a identité entre l’un qui est convertible avec l’être et i’un qui est principe du nombre, ct qu’il n’existe d’autre multitude que le nombre, lequel est une espece de quantité. Or ceci est mani­ festement faux. La multitude ayant en effet pour cause la divi- est quod in fama hominum dicitur quod Deus est animal sempiter­ num et optimum. Vita enim apud nos in solis animalibus apparet manifeste. Inde est ergo quod dicitur animal, quia vita competit ei. Quare manifestum est ex præmissis, quod vita et duratio continua et sempiterna inest Deo, quia Deus hoc ipsum est quod est sua vita sem­ piterna ; non quod aliud sit ipse, et vita ejus. IX H» igitur opiniones processerunt, supposito quod idem sit unum quod convertitur cum ente ct quod est principium numeri, et quod non sit aliqua multitudo nisi numerus qui est species quantitatis.Quod quidem patet esse falsum. Nam cum divisio multitudinem causet, 182 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE sion et l’unité l’indivision, il convient que l’on décide de l’un et du multiple selon la « raison » de division. Or il est un mode de division qui transcende absolument le genre quantité, à savoir celui qui résulte d’une opposition formelle n’ayant aucun rapport avec ce genre. La multitude qui suit à cette division, et l’un qui en prive, doivent en conséquence être quelque chose de plus commun et de plus ample que le genre en question. Il y a par contre un autre mode de division qui, lui, est relatif à la quantité et ne dépasse pas son genre : la multitude qui suit à cette division et l’unité qui en prive sont alors dans le genre quantité. L’un dans ce cas ajoute au sujet auquel il est attribué quelque chose d’accidentel, ayant raison de mesure ; s’il en était autrement, le nombre qui est constitué à partir de l’unité ne serait pas un accident ni une espèce d’un certain genre d’être. Quant à l’un qui sc convertit avec l’être, il n’ajoute à celui-ci qu’une négation de division j non qu’il ne signifie que l’indivision : avec elle en effet il désigne la substance de l’être, l’un étant ainsi la même chose que l’être indivis. Pareillement, la multitude qui correspond à l’un n’ajoute rien à la multitude des choses que la distinction, laquelle consiste en ceci que l’une de ces choses n’est pas l’autre, ce qui ne leur vient pas d’une entité surajoutée, mais de leurs propres formes. Il est donc évident que l’un qui se indivisio vero unitatem, oportet secundum rationem divisionis de uno et multo judicium sumi. Est autem quædam divisio quæ omnino genus quantitatis excedit, quæ scilicet est per aliquam oppositionem formalem, quæ nullam quantitatem concernit. Unde oportet quod multitudo hanc divisio­ nem consequens, et unum quod hanc divisionem privat, sint maioris communitatis ct ambitus quam genus quantitatis. Est autem et alia divisio secundum quantitatem quæ genus quanti tatis non transcendit. Unde et multitudo consequ ens hanc divisionem et unitas eam privans, sunt in genere quantitatis. Quod quidem unum, aliquid accidentale addit supra id de quo dicitur, quod habet rationem mensuræ ; alias numerus ex unitate constitutus, non esset aliquod accidens, nec alicuius generis species. Unum vero quod convertitur cum ente, non addit supra ens nisi negationem divisionis, non quod significet ipsam indivisionem tantum, sed substantiam ejus cum ipsa : est enim unum idem quod ens indivisum. Et similiter multitudo correspondens uni nihil addit supra res multas nisi distinc­ tionem, quæ in hoc attenditur quod una earum non est alia ; quod quidem non habent ex aliquo superaddito, sed ex propriis formis. Patet ergo quod unum quod convertitur cum ente» ponit quidem TEXTES 183 convertit avec l’être pose bien l’être, mais ne lui surajoute rien d’autre que la négation de la division. La multitude qui lui correspond ajoute, pour sa part, aux choses qui sont dites multiples, que chacune d’elles soit une et que l’une ne soit pas l’autre, en quoi consiste la « raison » de distinction. Ainsi donc finalement l’un ajoutant à l’être une négation selon qu’une chose est indivise en soi ; la multitude, elle, lui en ajoute deux, selon que la chose est indivise en soi et scion qu’elle est divisée d’une autre, c’est-à-dire que l’une n’est pas l’autre. X. VÉRITÉ LOGIQUE ET VÉRITÉ ONTOLOGIQUE (J* Pa, q. 16, a. l) La vérité est-elle dans l'intelligence ? N’cst-clle pas plutôt dans les choses ? Aristote estimait que la vérité est d’abord dans l’intelligence ; la tradition augustinienne orientait dans le sens d’une vérité objective ou ontologique. Saint Thomas s’est appli­ qué à équilibrer cette doctrine. Pour lui, la vérité est d’abord dans l’intelligence, mais, de façon dérivée, elle se rencontre égale­ ment dans les choses. Voici comment, dans la question de la Somme thcologiquc qu’il consacre à cette notion il opère cette mise en place. {Cf supra, Le vrai, p. 80) De même qu i le bien signifie ce vers quoi tend l’appétit, ainsi le vrai signific-t-il ce vers quoi tend l’intelligence. Mais il y a cette différence entre l’appétit et l’intelligence ou n’im­ porte quelle connaissance, que la connaissance consiste en ce que le connu est dans le connaissant, tandis que l’appétit ipsum ens, sed nihil superaddit nisi negationem divisionis. Multitudo autem ci correspondons addit supra res, quæ dicuntur multæ, quod unaquæque carum sit una, et quod una earum non sit altera, in quo consistit ratio distinctionis. Et sic, cum unum addat supra ens unam negationem, — secundum quod aliquid est indivisum in se, — multi­ tudo addit duas negationes, prout scilicet aliquid est in se indivisum, et prout est ab alio divisum. Quod quidem dividi est unum eorum non esse alterum. X ... sicut bonum nominat id, in quod tendit appetitus, ita verum nominat id, in quod tendit intellectus. Hoc autem distat inter appeti­ tum et intellectum, sive quamcumque cognitionem ; quia cognitio est, secundum quod cognitum est in cognoscente : appetitus autem 184 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE consiste en ceci que celui qui désire est incliné vers la chose désirable elle-même. Il en résulte que le terme de l’appétit, qui est le bien, est dans la chose désirable, tandis que celui delà connaissance, qui est le vrai, est dans l’intelligence elle-même. Or, comme le bien est dans la chose en tant qu’elle a ordre à l’appétit, et qu’à cause de cela la < raison de bien » dérive de la chose désirable à l’appétit, lequel est alors dit être bon pour autant qu’il a le bien pour objet, ainsi, le vrai étant dans l’in­ telligence selon qu’elle se conforme à la chose appréhendée, est-il nécessaire que la « raison de vrai » dérive de l’intelli­ gence vers cette chose, en sorte qu’elle aussi soit dite vraie, pour autant qu’elle a ordre à l’intelligence. Mais la chose appréhendée peut avoir ordre à une intelli­ gence, soit essentiellement, soit par accident. Essentiellement elle a ordre à l’intelligence dont elle dépend dans son être, par accident à celle dont elle peut être connue. Ainsi dit-on qu’une maison se rapporte essentiellement à l’intelligence de l’ar­ chitecte, et par accident, à l’intelligence dont elle ne dépend pas. Or l’on juge d’une chose, non d’après ce qui lui convient accidentellement, mais d’après cc qui lui convient par soi. Il en résulte que c’est par rapport à l’intelligence dont elle dé­ pend qu’une chose est dite absolument vraie. Ainsi les objets fabriques sont dits vrais par rapport à notre intelligence : une est secundum quod appetens inclinatur in ipsam rem appetitam. Et sic terminus appetitus, quod est bonum, est in re appetibili : sed ter­ minus cognitionis, quod est verum, est in ipso intellectu. Sicut autem bonum est in re, in quantum habet ordinem ad appe­ titum, et propter hoc ratio bonitatis derivatur a re appetibili in appe­ titum, secundum quod appetitus dicitur bonus, prout est boni : ita, cum verum sit in intellectu, secundum quod conformatur rei intellectis, neccsse est, quod ratio veri ab intellectu ad rem intellec­ tam derivetur, ut res etiam intellecta vera dicatur, secundum quod habet aliquem ordinem ad intellectum. Res autem intellecta ad intellectum aliquem potest habere ordi­ nem vel per se, vel per accidens. Per se quidem habet ordinem ad in­ tellectum, a quo dependet secundum suum esse : per accidens autem ad intellectum, a quo cognoscibilis est. Sicut si dicamus, quod domus comparatur ad intellectum artificis per se, per accidens autem compa­ ratur ad intellectum, a quo non dependet. Judicium autem dc re non sumitur secundum id quod inest ei per accidens, sed secundum id quod inest ei per se. Unde unaquteque res dicitur vera absolute secundum ordinem ad intellectum, a quo dependet. Et inde est, quod res artificiales dicuntur veræ per ordinem ad intellectum nos- TEXTES I85 maison vraie est celle qui atteint à la ressemblance de l’idée qui est dans l’esprit de l’architecte, et un discours est vrai en tant qu’il est le signe d’une pensée vraie. De façon semblable, les choses de la nature sont dites vraies dans la mesure où elles atteignent à la ressemblance des idées qui sont dans l’esprit de Dieu : une vraie pierre est celle qui réalise la propre nature de la pierre, en conformité avec la conception anté­ rieure de l’intelligence divine. En définitive, la vérité est principalement dans l’intelligence, et secondairement dans les choses pour autant que celles-ci sont rapportées à l’intelligence comme à leur principe. XI. Le bien ajoute-t-il quelque chose a l’être ? (De Veritate, q. 21, a. 1) La question qui semble préoccuper le plus saint Thomas, à propos de chacun des transcendantaux, est de savoir s'ils ajoutent quelque chose de positif ou de réel à l'être, ou s'ils en diffèrent seulement selon la raison. Cette question est traitée avec une ampleur toute particulière pour le bien dans le présent texte. Les discernements et les explications qu'il contient éclairent de fait toute la doctrine des transcendantaux et même, dans une certaine mesure, celles des divisions générales de l'être. C'est ce qui en fait l'intérêt exceptionnel. (Cf. supra, Le bien, p. 84). Une chose peut ajouter à une autre de trois manières différentes : i° Par l’apport d’un clément qui soit en dehors de son essence : c’est de cette manière que le blanc ajoute au corps, trum : dicitur enim domus vera, quæ assequitur similitudinem for­ ma:, quæ est in mente artificis : et dicitur oratio vera, in quantum est signum intellectus veri. Et similiter res naturales dicuntur esse verse, secundum quod assequuntur similitudinem specierum, quæ sunt in mente divina. Dicitur enim verus lapis, quia assequitur propriam lapidis naturam secundum præconccptionem intellectus divini. Sic ergo veritas principaliter est in intellectu, secundario vero in rebus, secundum quod comparantur ad intellectum ut ad principium. XI Tripliciter potest aliquid super alterum addere. Uno modo quod addat aliquam rem quæ sit extra essentiam illius rei cui dicitur addi j sicut album addit super corpus, quia essentia l86 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE l’essence du blanc étant en dehors de celle du corps. 2° Par mode de contradiction et de détermination, à la façon dont » homme » ajoute quelque chose à < animal ». Ce qui ne veut pas dire qu’il y ait dans l’homme une chose absolument étrangère à l’essence d’animal ; sans quoi il fau­ drait affirmer que ce n’est pas le tout qui est l’homme qui est animal, mais que l’animal est une partie de l’homme. Or « animal · est contracté par « homme » du fait que tout ce qui est contenu de façon déterminée et actuelle dans la notion d’homme l’est implicitement et de façon quasi potentielle dans celle d’animal : ainsi est-il de la « raison » de l’homme qu’il ait une âme raisonnable et de celle d’animal qu’il ait une âme, sans que soit précisé si celle-ci est raisonnable ou non. Il reste que la détermination en vertu de laquelle « homme » ajoute à « animal » est fondée dans la réalité. 3° On dit enfin qu’une chose ajoute à une autre selon la raison seulement : ce qui advient lorsqu’une différence est impliquée dans la notion de l’une sans l’être dans celle de l’autre, tout en n’étant rien de réel, mais seulement de raison, soit que cette différence contracte ou ne contracte pas le terme auquel elle est ajoutée. Ainsi » aveugle » ajoute quelque chose à « homme » à savoir la cécité, laquelle n’est pas un être réel, mais seulement de raison, admis que l’être comprend les privations j de ce fait, e homme » sc trouve contracté : tout albedinis est præter essentiam corporis. Alio modo dicitur aliquid addi super alterum per modum contra­ hendi et determinandi ; sicut homo addit aliquid super animal : non quidem ita quod sit in homine alia res quæ sit penitus extra essentiam animalis, alias oporteret dicere, quod non totum quod est homo esset animal, sed animal esset pars hominis ; sed animal per hominem contrahitur, quia id quod determinate et actualiter continetur in ra­ tione hominis, implicite et quasi potentialitcr continetur in ratione animalis. Sicut est de ratione hominis quod habeat animam rationa­ lem, et de ratione animalis est quod habeat animam, non determi­ nando ad rationalem vel non rationalem ; ista tamen determinatio ratione cuius homo super animal addere dicitur, in aliqua re fundatur. Tertio modo dicitur aliquid addere super alterum secundum ratio­ nem tantum ; quando scilicet aliquid est de ratione unius quod non est de ratione alterius : quod tamen nihil est in rerum natura, sed in ratione tantum, sive per illud contrahatur id cui dicitur addi, sive non. Cæcum enim addit aliquid supra hominem, scilicet cæcitatem, quæ non est aliquod ens in natura, sed rationis tantum secundum quod ens est comprehendens privationes ; et per hoc homo contrahi- TEXTES 187 homme en effet n’est pas aveugle. Lorsqu’au contraire on parle de <> taupe aveugle » il n’y a, en vertu de cette addition, aucune contraction. Or il n’est pas possible qu’une chose ajoute à l’être considéré universellement de la première manière, bien que selon ce mode puisse sc produire une addition à un être particulier ; rien de réel en effet ne peut sc trouver en dehors de l’essence de l’être considéré universellement, alors qu’une certaine chose peut se rencontrer en dehors de l’essence de tel être déterminé. Selon le deuxième mode on rencontre des choses qui ajoutent à l’être. L’être en effet est contracté par les dix genres suprêmes, chacun d’eux lui ajoutant quelque chose, non de l’ordre de l’accident ou d’une différence qui serait en dehors de l’essence, mais un mode déterminé fondé dans l’essence même de la chose. Or, cc ne peut être ainsi que le bien ajoute à l’être, le bien étant comme celui-ci divisé suivant les dix categories. Il faut donc qu’il n’ajoute rien à l’être, ou, s’il lui ajoute quelque chose, que cc soit seulement selon la raison. Si c’était quelque chose de réel, il s’en suivrait que, par la « raison de bien », l’être se trouverait contracte a un genre spécial. Or l’être étant, au témoignage d’Avicenne, ce qui est saisi le premier par l’esprit, il est nécessaire que tout autre nom : — ou soit synonyme avec le sien, ce qui ne peut être le cas tur, non enim omnis homo cæcus est ; sed cum dicimus talpam cæcam, non fit per hoc additum aliqua contractio. Non autem potest esse quod super ens universale aliquid addat aliquid primo modo, quamvis illo modo possit fieri aliqua additio super aliquod ens paniculate ; nulla enim ree naturæ est quæ sit extra essentiam entis universalis, quamvis aliqua res sit extra essentiam huius entis. Secundo autem modo inveniuntur aliqua addere super ens, quia ens contrahitur per decem genera, quorum unumquodque addit aliquid super ens ; non aliquod accidens, vel aliquam diffe­ rentiam quæ sit extra essentiam entis, sed determinatum modum essendi qui fundatur in ipsa essentia rei. Sic autem bonum non addit aliquid super ens : cum bonum dividatur æqualiter in decem genera, ut ens, ut patet in I Ethicor. (cap. VI) : et ideo oportet quod vel nihil addat super ens, vel si addat, quod sit in ratione tantum. Si enim adderetur aliquid reale, oporteret quod per rationem boni contraheretur ens ad aliquod speciale genus. Cum autem ens sit id quod primo cadit in conceptione mentis, ut dicit Avicenna, oportet quod omne illud nomen vel sit synonymum enti : quod de 188 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE du bien, vu que ce n’est pas par simple jeu que l’on dit « être bon > ; — ou lui ajoute quelque chose au moins scion la raison : et c’est ainsi qu’il faut dire que le bien, du fait qu’il ne con­ tracte pas l’être lui ajoute quelque chose selon la raison seulement... En définitive, à l’être qui est la première conception de l’in­ telligence, l’un ajoute quelque chose selon la raison seulement : à savoir une négation : on dit en effet un, comme si on disait être indivise. Quant au bien et au vrai, ils sont affirmés dc façon positive, ils ne peuvent donc lui ajouter qu’une relation qui soit de raison seulement. XII. De l’être et de l’essence La résolution de Pétre, comme en ses composants ultimes, en essence et en existence, déjà entrevue par plusieurs commentateurs d'Aristote, a été menée à bien par saint Thomas. On la trouve une première fois mise en oeuvre avec ampleur dans un opuscule qui date des premières années de son enseignement, le De ente et essentia. L'objectif visé par cet opuscule est complexe. Si on laisse de coté ses intentions logiques pour ne retenir que son contenu métaphysique, on peut dire qu'il conduit à une classification hié­ rarchique des êtres suivant un ordre de simplicité croissante en substances matérielles (composées de matière et de formé), substances .spirituelles (composées seulement d'essence et d'exis­ tence), Dieu (absolument simple, et en qui Γessence est identique à Pexistence). En dépit de quelques particularités qu'il doit à sa date très précoce, le De ente est déjà parfaitement expressif de ce qui sera la doctrine constante de saint Thomas sur ce sujet. bono did non potest, cum non nugatorie dicatur ens bonum ; vel addat aliquid ad minus secundum rationem ; et sic oportet quod bonum, ex quo non contrahit ens, addat aliquid super ens, quod sit rationis tantum... Sic ergo supra ens, quod est prima conceptio intellectus, unum addit id quod est rationis tantum, scilicet negationem : dicitur enim unum quasi ens indivisum. Sed verum et bonum positive dicuntur ; unde non possunt addere nisi relationem qua: sit rationis tantum. TEXTES I89 Note de vocabulaire. — Dans ce texte et dans ceux qui suivent nous nous sommes heurtés de façon continue au problème de la transposition en français de /’ens et de fesse de saint Thomas. Il n’y a pas de solution adéquate, le seul mot dont nous disposions celui if« être · correspondant à la fois à l'infinitif et au participe latin, et, ce qui complique tout, le terme d’esse ayant chez saint Thomas tantôt une signification voisine de celui J’ens, être, tantôt celle d’existence. Disons une fois pour toutes que ens a été ici traduit par être, et qidessc a été rendu suivant le contexte par < être », par » l'exister » ou par * existence ». A. De la signification des mots être et essence. (De ente et essentia, c. 1) I. Une légère erreur au principe se révélant, au dire d’Aristote (De Cœlo, A, c. 5, 271 b 8-13), être grande au terme, et l’être et l’essence étant par ailleurs, selon Avicenne (Métaph. Tr. I, c. 6), ce que l’intelligence conçoit en premier lieu, il convient, de crainte que l’ignorance dc ces notions ne vienne à nous égarer, de déterminer pour les éclaircir : i° ce que signifient ces mots d’essence et d’être ; 20 de quelle manière ils se réalisent dans les diverses choses ; 30 comment enfin ils se rapportent aux intentions logiques, genre, espèce, diffé­ rence. Comme par ailleurs nous devons atteindre à la connais­ sance des choses simples à partir des composés et parvenir à ce qui est antérieur en passant par ce qui vient ensuite, afin que, commençant par ce qui est plus facile, notre enseigne­ ment soit mieux adapté : il nous faut, pour cette raison, pro­ céder de la signification de l’être à celle de l’essence. XII A. i. Quia parvus error in principio magnus est in fine, secundum Philosophum in primo Cadi et Mundi, ens autem et essentia sunt quæ primo intellectu concipiuntur, ut dicit Avicenna in principio suæ Metaphysice, ideo nc cx eorum ignorantia errare contingat, ad horum difficultatem aperiendam dicendum est quid nomine essentiæ et entis significetur, et quomodo in diversis inveniantur, ct quomodo se ha­ beant ad intentiones logicas, scilicet genus, speciem, differentiam. Quia vero cx compositis simplicium cognitionem accipere debemus ct cx posterioribus in priora devenire, ut a facilioribus incipientes convenientior fiat disciplina, ideo cx significatione entis ad signifi­ cationem essentiæ procedendum est. I9C PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE 3. L’être considéré absolument se prend, comme le dit Aristote (Métaphysique, Δ, c. 7, 1017 a 22-35), en deux accep­ tions : i° l’être qui se divise selon les dix catégories ; 20 l’être qui signifie la vérité des propositions. Voici en quoi diffèrent ces deux acceptions. Suivant la seconde, on peut appeler être tout ce dont on peut former une proposition affirmative même si rien dans la réalité ne se trouve y correspondre : c’est en ce sens que les privations et les négations sont appelées des êtres ; nous disons en effet que l’affirmation est opposée à la négation et que la cécité est dans l’œil. Dc la première façon par contre, on ne peut appeler être que ce qui existe concrète­ ment : en ce sens, ni la cécité, ni rien dc semblable ne sont des êtres. Le terme d’essence, pour sa part, n’est pas pris au second sens : il y a en effet des choses qui sont dites être selon ce mode et cependant n’ont pas d’essence, telles les privations ; mais il est pris de l’être au premier sens. C’est la raison pour laquelle Averroès, au même endroit (In métaph., v, corn. 5), déclare que l’être au premier sens du mot est ce qui signifie l’essence de la chose. Or, comme il a été affirmé que l’être pris en ce sens se divise suivant les dix catégories, il suit nécessairement que l’essence doit signifier quelque chose de commun à toutes les natures par lesquelles les divers êtres sont classés en divers genres et espèces : ainsi l’humanité désigne l’essence de l’homme, etc. Comme par ailleurs ce par quoi la chose est déterminée à son genre et à son espèce propre est ce que l’on 3. Sciendum est ergo quod, sicut in V° Metaph. Philosophus dicit, ens per ec dicitur dupliciter : uno modo quod dividitur per decem genera, alio modo quod significat propositionum veritatem. Horum autem differentia est quia secundo modo potest dici ens omne illud de quo affirmativa propositio formari potest, etiam si illud in re nihil ponat ; per quem modum privationes et negationes entia dicuntur ; dicimus enim quod affirmatio est opposita negationi et quod cæcitas est in oculo. Sed primo modo non potest dici ens nisi quod aliquid in re ponit ; unde primo modo cæcitas et hujusmodi non sunt entia. Nomen igitur essentis non sumitur ab ente secundo modo dicto ; aliqua enim hoc modo dicuntur entia quæ essentiam non habent, ut patet in privationibus ; sed sumitur essentia ab ente primo modo dic­ to. Unde Commentator in eodem loco dicit quod ens primo modo dictum est quod significat essentiam rei. Et quia, ut dictum est, ens hoc modo dictum dividitur per decem genera, oportet quod essentia significet aliquid commune omnibus naturis per quas diversa entia in diversis generibus et spccicbus collocantur, sicut humanitas est essentia hominis, et sic dc aliis. Et quia illud per quod res constitui­ tur in proprio genere et specie est hoc quod significatur per definitio- TEXTES I9î signifie par la définition qui indique ce qu’est (quid) la chose, il en résulte que le terme d’essence est muté par les philo­ sophes en celui dc quiddité, quidditas ; c’est aussi ce qu’Aristote appelle souvent le quod quid erat esse, c’est-à-dire « ce qui fait qu’une chose soit ce qu’elle est ». B. De l'essence des substances composées. (De ente et essentia, c. 2) 4. Dans les substances composées, forme et matière sont manifestes, comme dans l’homme l’âme et le corps. Or l’on ne peut dire que l’essence soit seulement l’un ou l’autre dc ces composants. Que la matière ne constitue pas à elle seule l’es­ sence dc la chose, cela apparaît avec évidence : n’est-ce pas en effet par son essence qu’une chose est connaissable et qu’elle est ordonnée dans une espèce ou dans un genre ; or la matière n’est ni le principe de la connaissance, ni ce qui détermine une chose à une espèce ou à un genre : cela vient de ce qui est en acte. Pas davantage la forme ne peut être considérée comme constituant à elle seule l’essence de la substance composée, encore qu’on ait cru pouvoir l’affirmer. Dc ce qui a été dit, en effet, il ressort que l’essence est ce qui correspond à ce qui est signifié par la définition dc la chose ; or la définition des substances matérielles contient non seulement la forme mais aussi la matière ; autrement en effet les définitions des choses naturelles ne différeraient pas des définitions mathématiques. On ne peut pas dire non plus que la matière n’est comprise □cm indicantem quid est res, iode est quod nomen essentiæ a philo­ sophis in nomen quidditatis mutatur ; et hoc est etiam quod Philo­ sophus frequenter nominat « quod quid erat esse », id est hoc per quod aliquid habet esse quid. B. 4. In substantiis igitur compositis forma et materia notse sunt, ut in homine anima et corpus. Non autem potest dici quod alterum eorum tantum essentia dicatur. Quod enim materia sola non sit essen­ tia rei, planum est, quia res per essentiam suam cognoscibilis est et in specie ordinatur vel in genere ; sed materia neque principium cogni­ tionis est, neque secundum eam aliquid ad speciem vel ad genus determinatur, sed secundum illud quod actu est. Neque etiam forma tantum substantia: composita: essentia dici potest, quamvis hoc quitiam asserere conentur. Ex his enim quæ dicta sunt patet quod essen­ tia est illud quod per definitionem rei significatur ; definitio autem substantiarum materialium non tantum formam continet sed et mate­ riam ; aliter enim definitiones naturales et mathematica non diffe­ rent. Nec hoc potest dici quod materia in definitione substantia 192 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE dans la définition de la substance physique que comme une chose qui est ajoutée à son essence, ou comme une entité qui serait extrinsèque ù celle-ci : un tel mode de définition est propre aux accidents qui, n’ayant pas une essence parfaite, doivent inclure dans leur définition la substance, laquelle est en dehors de leur genre d’être. Il est donc évident que l’essence comprend et la matière et la forme. L’on ne peut cependant pas dire que l’essence signifie la relation qui est entre la matière et la forme ou quelque chose qui leur soit surajouté : une telle modalité serait nécessaire­ ment un accident extérieur à la chose et celle-ci par son inter­ médiaire ne pourrait être connue, (caractères qui conviennent à l’essence). C’est par la forme qui est son acte que la matière devient en effet un être en acte et « ce quelque chose » ; ce qui est surajouté ne lui donne donc pas d’être en acte purement et simplement, mais d’être en acte « tel », comme font les acci­ dents ; ainsi la blancheur fait-elle être blanc en acte. C’est pourquoi lorsqu’une forme de ce genre est acquise ne dit-on pas qu’il y a génération absolue, mais génération relative. 5. Il reste donc que, dans les substances composées, le terme d’essence signifie ce qui est composé de matière et de forme. materialis ponitur sicut additum essentia ejus, vel ens extra essentiam ejus, quia hic modus definitionis proprius est accidentibus, quæ per­ fectam essentiam non habent ; unde oportet quod in definitione sua substantiam recipiant, quod est extra genus eorum. Patet ergo quod essentia comprehendit ct materiam et formam. Non autem potest did quod essentia relationem significet quæ est inter materiam ct formam, vel aliquid superadditum ipsis, quia hoc de necessitate esset aeddens extraneum a re, neque per eam res cognosceretur : quæ omnia essentiæ conveniunt. Per formam enim quæ est actus materirc, materia effidtur ens actu et hoc aliquid ; unde illud quod superadvenit non dat esse actu «Impliciter materix, sed esse actu tale, sicut etiam accidentia faciunt, ut albedo facit actu album. Unde et quando talis forma acquiritur, non dicitur generari simpliciter, sed secundum quid. 5. Relinquitur ergo quod nomen essentiæ in substantiis compo­ sitis, significat quod cx materia et forma compositum est. TEXTES 193 C. De l'essence des substances séparées, (De ente et essentia, c. 4) 18. Il nous reste à voir sous quel mode se rencontre l’es­ sence dans les substances séparées, à savoir dans l’âme intel­ lective, dans les intelligences angéliques ct dans la cause pre­ mière. Si tous admettent la simplitc de la cause première, il en est qui s’efforcent d’introduire une composition de matière et de forme dans les intelligences angéliques et dans l’àmc hu­ maine, l’initiateur de cette doctrine paraissant avoir été Avicebron, l’auteur du Fons vita. Mais ceci est en opposition avec ce qu’enseignent communément les philosophes, qui qualifient ces substances de séparées de la matière, ct prouvent effectivement qu’elles le sont. La démonstration la meilleure de cette assertion se prend de la capacité intelligible qui se rencontre en ces substances. Il est clair en effet que les formes ne sont intelligibles en acte qu’en tant qu’elles sont séparées de la matière et de scs conditions ; ct qu’elles ne deviennent telles que par le pouvoir d’une substance intelligente selon qu’elle les reçoit et selon qu’elle les actue. Il en résulte qu’en toute substance de ce genre il doit y avoir carence absolue de matière, en sorte que ni elle n’ait la matière comme partie, ni elle ne se trouve, ce qui est le cas pour les formes matérielles, comme une forme imprimée dans la matière. On serait mal venu d’arguer que ce n’est pas toute matière, C. 18. Nunc resut videre per quem modum sit essentia in subs­ tantiis separatis, scilicet in anima intellectiva et in intelligcntiis ct in causa prima. Quamvis autem simplicitatem causæ primæ omnes con­ cedant, tamen compositionem materiæ et formæ quidam nituntur ponere in intelligcntiis ct anima : cujus positionis auctor videtur fuisse Avicebron, auctor libri Fontis vita. Hoc autem dictis philo­ sophorum communiter repugnat, quia eas substantias separatas a materia nominant ct absque materia esse probant ; cujus demons­ tratio potissima est ex virtute intclligendi quæ est in eis. Videmus enim formas non esse intelligibiles in actu nisi secundum quod sepa­ rantur a materia et a conditionibus ejus ; nec efficiuntur intelligi­ biles in actu nisi per virtutem substantiae intclligcntis, secundum quod recipiuntur in ea et secundum quod aguntur per eam. Unde oportet quod in qualibet substantia intelligente sit omnino immuni­ tas a materia, ita quod neque habeat materiam partem sui, nec etiam sit sicut forma impressa in materia, ut est de formis materialibus. Nec potest aliquis dicere quod intelligibilitatem non impediat Saint-Thomas IV *3· 194 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE mais seulement la matière corporelle qui empêche l’intelli­ gibilité. S’il en était ainsi en effet, comme la matière ne peut évidemment être appelée corporelle que pour autant qu’elle subsiste sous une forme corporelle, il faudrait, en conséquence, que son inintelligibilité lui vienne de la forme corporelle ; or ceci est impossible vu que la forme corporelle est, comme les autres formes, intelligible en acte pour autant qu’elle est abstraite de la matière. Ainsi donc, ni dans l’âme humaine, ni dans l’intelligence angélique il n’y a d’aucune façon composi­ tion de matière et de forme, en sorte que l’essence aurait en ces substances même signification que dans les substances cor­ porelles, mais on y rencontre une composition de forme et d’existence. C’est pour cette raison qu’au commentaire de la 9e proposition du De Causis il est affirmé que la substance spirituelle est ce qui possède forme et être, forme étant pris ici pour la ■ quiddité » elle-même ou la nature simple. 19. Il est aisé de voir comment il en est ainsi. Chaque fois en effet que des choses sont en de tels rapports que l’une est cause de l’existence de l’autre, ce qui a raison de cause peut évidemment exister sans l’autre, tandis que l’inverse ne peut sc produire ; or tel est le rapport de la matière et de la forme, que la seconde donne l’existence à la première : il n’est donc pas possible qu’il y ait de matière sans une certaine forme mais non qu’il y ait certaine forme sans matière : la forme en materia quælibct, sed materia corporalis tantum. Si enim hoc esset ratione corporalis materiæ tantum, cum materia non dicatur corpora­ lis nisi secundum quod stat sub forma corporali, tunc oporteret quod hoc haberet materia, scilicet impedire intelligibilitatem, a forma cor­ porali ; et hoc non potest esse, quia etiam ipsa forma corporalis actu intelligibilis est, sicut et aliæ formæ, secundum quod a materia abs­ trahitur. Unde in anima vel intelligentia nullo modo est compositio ex materia et forma, ut hoc modo accipiatur essentia in eis sicut in substantiis corporalibus ; sed est ibi compositio formæ et esse. Unde in commento nona: propositionis libri de Causis, dicitur quod intelligentia est habens formam et esse, ct accipitur ibi forma pro ipsa quidditate vel natura simplici. 19. Et quomodo hoc sit, planum est videre. Quacumque enim ita se habent ad invicem quod unum est causa esse alterius, illud quod habet rationem causæ potest habere esse sine altero, sed non conver­ titur. Talis autem invenitu rhabitudo materiæ et formæ, quod form* dat esse materiæ ; ct ideo impossibile est esse materiam sine aliqua forma, non tamen est impossibile esse aliquam formam sine materia ; 195 effet, en celui qui est forme, est indépendante de la matière. Mais s’il se rencontre des formes qui ne peuvent exister que dans la matière, c’est en raison de la distance qui les sépare du premier principe qui est l’acte premier et pur : d’où l’on peut conclure que les formes les plus proches du premier principe sont des formes qui subsistent par elles-mêmes sans matière ; toute forme en effet n’a pas besoin de matière comme il a été dit : ct de telles formes sont les substances spirituelles. Il n’est donc pas necessaire que les essences ou a quiddités » de ces substances soient autre chose que leur forme même. TEXTES ai. De telles substances, bien qu’elles soient formes pures, sans matière, ne sont cependant pas d’une absolue simplicité, ni ne sont des actes purs, mais elles comportent un mélange de puissance ; ce qui apparaît ainsi. Tout ce qui en effet n’appar­ tient pas au concept de l’essence ou de la quiddité lui advient de l’extérieur ct entre en composition avec l’essence, nulle essence ne pouvant être conçue sans ses parties. Or une essence ou une qui ditto peut toujours être conçue sans que l’on ne sache rien de son existence ; je puis concevoir en effet ce qu’est l’homme ou le phénix, tout en ignorant s’il existe dans la réalité. Il est donc évident que l’existence est autre chose que l’essence ou la quiddité. Sauf peut-être s’il y a un être dont la quiddité forma cnim, in co quod est forma, non habet dependentiam ad mate­ riam. Scd si inveniantur aliquæ formæ quæ non possunt esse nisi in materia, hoc accidit eis secundum quod sunt distantes a principio primo quod est actus primus et purus ; unde illæ formæ quæ sunt pro­ pinquissimae principio primo sunt formæ per sc sine materia subsis­ tentes. Non cnim forma secundum totum genus suum materia indi­ get, ut dictum est, ct hujusmodi formæ sunt intclligentiæ ; et ideo non oportet ut essentiæ vel quidditates harum substantiarum sint aliud quam ipsa forma. 21. Hujusmodi autem substantia, quamvis sint formæ tantum sine materia, non tamen in eis est omnimoda simplicitas, nec sunt actus purus, sed habent permixtionem potentiæ, et hoc sic patet. Quidquid enim non est dc intellectu essentiæ vel quidditatis, hoc est adveniens extra ct faciens compositionem cum essentia, quia nulla essentia sine his quæ sunt partes essentiæ intclligi potest. Omnis autem essentia vel quidditas potest intelligi sine hoc quod aliquid intclligatur dc esse suo ; possum cnim intclligere quid homo est vel phoenix, et tamen ignorare utrum esse habeat in rerum natura ; patet ergo quod esse est aliud ab essentia vel quidditate. Nisi forte 196 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE soit sa propre existence. Un tel être alors ne peut être qu’u­ nique et premier, car il est impossible qu’une chose soit mul­ tipliée, si ce n’est par addition d’une différence, comme est multipliée la nature du genre en espèces ; ou du fait que la forme est reçue dans diverses matières, comme il arrive dans le cas de la multiplication de la nature spécifique en individus divers ; ou parce que l’un existe absolument tandis que l’autre est reçu dans un sujet : s’il existait par exemple une chaleur séparée, elle serait, de par son essence même, distincte de la chaleur non séparée. Mais si l’on admet une réalité qui ne soit qu’existence pure, en sorte qu’elle soit l’exister même subsis­ tant, une telle réalité ne peut recevoir l’adjonction d’aucune différence, parce qu’alors elle ne serait plus exister pur, mais exister et en plus une certaine forme ; bien moins encore elle ne peut recevoir l’adjonction de la matière, car, dans ce cas, elle ne serait plus subsistante, mais matérielle. Reste donc qu’une réalité qui soit son propre exister ne peut être qu’u­ nique. II faut, en conséquence, qu’en tout ce qui n’est pas cette réalité, autre soit l’existence et autre la quiddité ou nature ou forme ; d’où vient que dans les intelligences pures il y a une existence en sus de la forme, et que l’on a dit qu’une intelligence de ce genre est forme et existence. 22. Par ailleurs, tout ce qui convient à une chose est, soit produit par les principes de sa nature, comme la propriété du sir aliqua res cujus quidditas sit ipsum suum esse ; et hæc res non po­ test esse nisi una ct prima, quia impossibile est ut fiat plurificatio ali­ cujus, nisi per additionem alicujus differentia, sicut multiplicatur natura generis in species ; vel per hoc quod forma recipitur in diversis materiis, sicut multiplicatur natura speciei in individuis diversis ; vel per hoc quod unum est absolutum et aliud in aliquo receptum, sicut si est quidem calor separatus, est alius a calore non separato, ex ipsa sua ratione. Si autem ponatur aliqua res quæ sit esse tantum, ita ut ipsum esse sit subsistens, hoc esse non recipiet additionem differentis quia jam non esset esse tantum, sed esse et præter hoc forma aliqua ; et multo minus recipiet additionem materiæ, quia jam esset non subsistens sed materiale. Unde relinquitur quod talis res quse sit suum esse non est nisi una ; unde oportet quod in qualibet alia re præter eam aliud sit esse suum, aliud quidditas vel natura seu forma sua j unde in intelligcntiis oportet quod sit esse præter formam, et ideo dictum est quod intelligcntia est forma et esse. 22. Omne autem quod convenit alicui, vel est causatum ex princi­ piis naturæ suæ, aicut risibile in homine, vel advenit ex principio TEXTES 197 rire dans l’homme, soit par un principe extérieur, comme la lumière l’est dans l’air par l’influx solaire. Or l’existence ellee même ne peut être causée par la forme ou quiddité de la chose (j’entends comme par sa cause efficiente), car alors une chost serait sa propre cause et se produirait elle-même, ce qui n’espas possible. Il faut donc que tout ce en quoi l’existence est distincte de la nature soit produit par autre chose. Et tout ce qui est « par un autre » se ramenant à ce qui est < par soi » comme à sa cause première, il est necessaire qu’il y ait une réalité qui soit cause d’existence pour toutes les autres choses, étant elle-même pur exister. Autrement on irait à l’infini dans les causes, tout ce qui n’est pas pure existence ayant, comme on vient de le dire, une cause de son existence. Il apparaît donc avec évidence que la substance spirituelle est forme ct existence, ct qu’elle tient son existence du premier être qui est existence pure, c’est-à-dire de la cause première qui est Dieu. Or tout ce qui reçoit quelque chose d’un autre est en puis­ sance par rapport à cet autre et ce qui est reçu en lui est son acte. Il faut donc que la quiddité ou la forme qu’est la subs­ tance intellectuelle soit en puissance par rapport à l’existence qu’elle reçoit dc Dieu, tandis que cette existence se voit reçue à titre d’acte. C’est ainsi que l’on trouve dans les esprits purs puissance ct acte, mais non matière et forme, sauf en un sens équivoque. Pareillement, pâtir, recevoir, être sujet et autres aliquo extrinseco, sicut lumen in aere ex affluentia solis. Non autem potest esse quod ipsum esse sit causatum ab ipsa forma vel quidditate, dico autem sicut a causa efficiente, quia sic aliqua res esset sui ipsius causa et aliqua res scipsam produceret, quod est impossibile. Ergo oportet quod omnis talis res, cujus esse est aliud a sua natura, habeat esse ab alio. Et quia omne quod est per aliud reducitur ad illud quod est per se sicut ad primam causam, oportet quod sit aliqua res quæ sit causa essendi omnibus rebus, eo quod ipsa est esse tantum ; alias iretur in infinitum in causis, cum omnis res quæ non est esse tantum habeat causam sui esse, ut dictum est. Patet ergo quod intclligcntia est forma et esse, et quod esse habeat a primo ente quod est esse tan­ tum ; et hoc est causa prima quæ est Deus. Omne autem quod recipit aliquid ab aliquo est in potentia respectu illius, ct hoc quod receptum est in co est actus ejus. Oportet ergo quod ipsa quidditas vel forma, quæ est intelligcntia, sit in potentia respectu esse quod a Deo recipit, et illud esse receptum est per modum actus. Et ita invenitur potentia et actus in intelligentiis, non tamen materia ct forma nisi æquivoce ; unde etiam pati ct recipere, 198 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE qualifications semblables, qui paraissent convenir aux choses en raison de la matière, ne peuvent, comme le remarque Averroès (De anima, III, corn. 14), s’attribuer que de façon équivoque aux substances intellectuelles et aux substances corporelles. Mais parce que, comme il a été dit, la quiddité de la substance intellectuelle est la substance intellectuelle elle-même, il faut reconnaître que cette quiddité ou essence est cela même qui est {quod est), et que l’existence qu’elle reçoit de Dieu est ce par quoi {id quo) elle est ou subsiste dans la réalité. D’où vient que l’on a dit que de telles substances sont composées de quo est (ce par quoi la chose est) et de quod est (ce qui est) ou, comme s’exprime Boèce, de quod est ct d'esse. 23. Ayant admis l’existence de la puissance ct de l’acte dans les substances spirituelles, il devient aisé d’en expliquer la multiplicité, ce qui serait impossible s’il n’y avait pas en elles de puissance. C’est pour cette raison qu’Avcrroès a déclaré {De anima, III, c. 5) que si la nature de l’intellect possible était ignorée on ne pourrait déceler de multiplicité dans les substances séparées. C’est donc selon leur proportion de puissance et d’acte que ces substances different entre elles, en sorte que l’intelligence supérieure qui est plus proche du premier être, a davantage d’acte ct moins de puissance, ct ainsi des autres ; et cette gradation s’achève dans l’âme hu­ maine qui tient le dernier rang parmi les substances intellec- subjectum esse, et omnia hujusmodi quæ videntur rebus ratione materiæ convenire, æquivuee conveniunt substantiis intellectualibus ct substantiis corporalibus, ut in 111° de Attinia Commentator dicit. Et quia, ut dictum est, intclligentiæ quidditas est ipsamet intclligcntia, ideo quidditas vel essentia ejus est ipsum quod est, ct suum esse recep­ tum a Deo est id quo est vel subsistit in rerum natura ; et propter hoc a quibusdam dicuntur hujusmodi substantia componi ex quo est ct quod est, vel cx quod est ct esse, ut Bcrtius dicit. 23. Et quia in intelligentiis ponitur potentia ct actus, non erit difficile invenire multitudinem intclligcntiarum ; quod esset impossi­ bile si potentia in cis non esset. Unde dicit Commentator in IIIe de Attinia quod, si nattira intellectus possibilis esset ignorata, non possemus invenire multitudinem in substantiis separatis. Est ergo distinctio carum ab invicem secundum gradum potentis ct actus, ita quod intelligentia superior, quæ plus propinqua est primo, habet plus de actu et minus de potentia, et sic de aliis ; ct hoc completur in anima humana qua tenet ultimum gradum in intellectualibus. Unde intel- 199 tucllcs. De là vient qu’au dire d’Averroès l’intellect possible de cette âme se rapporte aux formes intelligibles, comme la matière première, qui tient le dernier rang dans l’être sen­ sible, aux formes sensibles, et qu’Aristotc compare cet intellect à une tablette sur laquelle rien n’est écrit ; ainsi de toutes les substances intellectuelles, c’est elle qui a le plus de potentialité. C’est pourquoi elle se trouve assez proche des choses matérielles pour assumer l’une d’elles dans son exis­ tence, en sorte que de l’âme ct du corps résulte un seul exister dans un unique composé, cet exister, en tant qu’il appartient à l’âme, ne dépendant toutefois pas du corps. Après cette forme qu’est l’âme, on rencontre d’autres formes qui ont plus de potentialité ct une proximité plus grande encore de la matière, au point que leur existence ne peut se passer d’elle. Là encore il y a un ordre et des degrés, s’étageant jusqu’aux formes premières des éléments, qui sont le plus proche de la matière ; ce qui leur vaut de ne pouvoir agir que selon les qualités actives ct passives ct autres déterminations par les­ quelles la matière est disposée à la forme. TEXTES D. Conclusion : des trois façons, pour une substance de posséder son essence. . (De ente et essentia, c. 5) 24. D’après ce qui précède, on voit comment l’essence se rencontre dans les différentes choses. Il y a en effet trois ma­ nières pour les substances de posséder leur essence. lectus possibilis ejus sc habet ad formas intelligibiles sicut materia primn, quæ tenet ultimum gradum in esse sensibili, ad formas sensibi­ les, ut Commentator dicit in 111° de Amnia ; et ideo Philosophus com­ parat eum tabulae in qua nihil est scriptum. Et propter hoc inter alias susbtantias intellectuales plus habet de potentia. Ideo efficitur in tan­ tum propinqua rebus materialibus ut res materialis trahatur ad parti­ cipandum esse suum, ita scilicet quod ex anima et corpore resultat unum esse in uno composito, quamvis illud esse prout est animæ non sit dependens a corpore. Et ideo, post ipsam formam quæ est anima, inveniuntur aliæ formæ plus de potentia habentes ct magis propinquæ materia, in tantum quod earum esse sine materia non est. In quibus etiam invenitur ordo et gradus usque ad primas formas ele­ mentorum, quæ sunt propinquissima materia. Unde nec aliquam operationem habent, nisi secundum exigentiam qualitatum activarum et passivarum et aliarum quibus materia ad formam disponitur. D. 24. His visis patet quomodo essentia in diversis reperitur. In­ venitur enim triplex modus habendi essentiam in substantiis. 200 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE a) Tout d’abord il y a un être qui est Dieu, dont l’essence est son exister, certains philosophes ayant été jusqu’à dire que du fait que son essence n’est pas autre chose que son exis­ tence, il n’y a pas en lui de quiddité ou d’essence ; d’où il suit également qu’il n’est pas dans un genre, tout ce qui est dans un genre devant avoir une quiddité en sus de son existence. . Et il n’est pas du tout nécessaire, si nous disons que Dieu est exister pur, que nous tombions dans l’erreur de ceux qui ont prétendu qu’il est cet être universel par lequel tout existe for­ mellement. Cet être qui est Dieu, en effet, est d’une condition telle que nulle addition ne peut lui advenir ; c’est donc par sa seule pureté qu’il est distinct de tout autre, comme une cou­ leur séparée, s’il y en avait une, serait, du fait même de sa séparation, autre qu’une couleur non séparée. Aussi est-il dit au De Causis (commentaire de la 9e proposition) que l’in­ dividuation de la première cause, qui est pur exister, se fait par sa seule bonté. Quant à « l’être commun », de même qu’il n’inclut aucune addition dans son concept, ainsi n’inclut-il pas davantage la négation de toute addition, car, s’il en était ainsi, on ne pourrait concevoir aucun être dans lequel quelque chose s’ajouterait à la pure existence. De même encore, bien que cet être soit pure existence, il ne s’en suit pas que les autres perfections ou prérogatives lui fassent défaut. Bien plus, il possède toutes les perfections qui sont dans tous les genres, a) Aliquid enim est sicut Deus, cujus essentia est suum esse ; ct ideo inveniuntur aliqui philosophi dicentes quod Deus non habet quidditatem vel essentiam, quia essentia sua non est aliud quam esse suum. Et ex hoc sequitur quod ipse non sit in genere, quia omne quod est in genere oportet quod habeat quidditatem prætcr esse suum... Nec oportet, si dicimus quod Deus est esse tantum, ut in illorum errorem incidamus qui dixerunt quod Deus est illud esse univereale quo qua­ libet res est formalitcr. Hoc enim esse quod est Deus hujus conditio­ nis est ut nulla sibi additio fieri possit j unde per ipsam suam puri­ tatem est esse distinctum ab omni alio ; sicut, si esset quidam color separatus, ex ipsa sua separatione esset alius a colore non separato. Propter quod in commento nona propositionis libri de Causis dici­ tur quod individuatio prima: causa, quæ est esse tantum, est per puram bonitatem ejus. Esse autem commune, sicut in intellectu suo non includit aliquam additionem, ita non includit in intellectu suo aliquam prœcisionem additionis, quia, si hoc esset, nihil posset mtelligi esse iu quo super esse aliquid adderetur. Similiter etiam, quamvis sit esse tantum, non oportet quod deficiant ei reliqua per­ fectiones et nobilitates ; imo habet omnes perfectiones qua sunt in TEXTES 201 ce qui le fait nommer par Aristote (Méraph., Δ, c. 16, 1021 b 30) et Averroès (Métaph., v, com. 21) le parfait absolu. Mais ccs perfections il les possède d’une manière plus excellente que les autres choses parce qu’en lui elles sont unes, alors que dans les autres elles sont diverses. La raison en est que toutes ces perfections se rencontrent en lui selon son exister simple ; il en va comme de quelqu’un qui pourrait, par une seule qua­ lité, produire les opérations qui ressortissent à toutes les qua­ lités, et posséderait ainsi en cette seule qualité toutes les autres : ainsi, Dieu, dans son existence même, possède toutes les perfections. b) 25. D’une deuxième manière, l’essence se trouve dans les substances spirituelles créées, dans lesquelles l’existence est autre chose que l’essence, bien que celle-ci soit sans ma­ tière. Il en résulte que l’existence de telles substances n’est pas absolue, mais reçue et donc limitée et finie, à la mesure de la nature réceptrice, tandis que leur nature ou quiddité, au contraire, est absolue et non reçue dans une matière. Aussi est-il dit au De Causis que les substances spirituelles sont infinies par en bas et limitées par en haut : elles sont limitées en effet quant à leur existence qu’elles reçoivent d’un être supérieur ; infinies par en bas, du fait que leurs formes ne Sont pas limitées à la capacité d’une matière qui les recevrait. C’est pour cette raison qu’en de telles substances on ne trouve pas une multitude d’individus dans une même espèce, comme omnibus generibus, propter quod perfectum simpliciter dicitur, ut dicunt Philosophus et Commentator in V° Mttaph., sed habet eas modo excellentiori cæteris rebus quia in eo sunt unum, sed in aliis diversitatem habent. Et hoc est quia omnes perfectiones conveniunt ei secundum esse simplex ; sicut, si aliquis per unam qualitatem posset efficere operationes omnium qualitatum, in illa una qualitate omnes qualitates haberet, ita Deus in ipso esse suo omnes perfec­ tiones habet. b) 25. Secundo modo invenitur essentia in substantiis creatis intellectualibus, in quibus est aliud esse quam essentia carum, quam­ vis sit sine materia earum essentia. Unde esse carum non est absolu­ tum sed receptum, et ideo limitatum et finitum ad capacitatem na­ tura: recipientis, sed natura vel quidditas carum est absoluta, non recepta in aliqua materia. Et ideo dicitur in libro de Causis quod intclligentia: sunt infinitæ inferius et finitx superius. Sunt enim fini­ ta: quantum ad esse suum quod a superiori recipiunt, non tamen fini­ ta inferius quia carum formæ non limitantur ad capacitatem alicujus materiae recipientis eas ; et ideo in talibus substantiis non invenitur multitudo individuorum in una specie, ut dictum est, nisi in anima 202 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE on l’a dit. si ce n’est dans l’âme humaine, à cause du corps qui lui est uni. Toutefois, bien que l’individuation de l’âme dé­ pende occasionnellement du corps dans son origine, une âme n’acquérant son individuation que dans le corps dont elle est l’acte, il ne faut pas en conclure qu’à la suppression du corps l’individuation disparaît : ayant en effet un être absolu, à partir duquel elle s’est acquis, en devenant la forme de tel corps, un être individue, l’âme, quant à son être, demeure toujours individuée. Avicenne dit pour cette raison (De anima, v, c. 3 et 4) que l’individuation des âmes qui est au principe de leur multiplicité dépend du corps quant à son origine, mais non pas quant à son terme. Et c’est aussi parce que leur quidditc n’est pas la même chose que leur existence que de telles substances sont susceptibles d’être ordonnées dans le prédicamcnt, ct qu’on y rencontre genre, espèce et différence, encore que leurs différences propres nous demeurent cachées. Dans les choses sensibles en effet les différences essentielles nous sont inconnues ; aussi les signifie-t-on par des diffé­ rences accidentelles qui émanent des essentielles, comme la cause est notifiée par son effet, ou comme bipède est affirmé différence de l’homme. Quant aux substances immatérielles, leurs accidents propres nous sont inconnus, cc qui fait que ni de façon absolue, ni par des différences accidentelles, leur diversité ne peut être signifiée par nous. humana propter corpus cui unitur. Et licet individuatio sua ex corporc occasionaiitcr dependeat quantum ad sui inchoationem, quia non acquiritur sibi esse individuarum nisi in corpore cujus est actus, non tamen oportet quod, substracto corpore, individuatio pereat, quia cum habeat esse absolutum cx quo acquisitum est sibi esse individuarum, ex hoc quod facta est forma hujus corroris, illud esse semper remanet individuatum ; ct ideo dicit Avicenna quod indivi­ duatio animarum ut multiplicentur dependet a corpore quantum ad sui principium ct non quantum ad sui finem. Et quia in istis substan­ tiis quidditas nihilominus non idem est quod esse, ideo sunt ordi­ nabiles in prædicamcnto, ct propter hoc invenitur in eis genus et species et differentia, quamvis earum differenriæ propriai nobis occultæ sint. In rebus enim sensibilibus etiam ipsæ differenriæ essen­ tiales ignotæ sunt ; unde significantur per differentias accidentales quæ cx essentialibus oriuntur, sicut causa significatur per suum effectum, sicut bipes ponitur differentia hominis. Accidentia autem propria substantiarum immaterialium nobis ignota sunt ; unde diffe­ renti» earum nec per sc nec per accidentales differentias a nobis significari possunt. 203 TEXTES c) 27. D’une troisième manière enfin, l’essence se trouve dans les substances composées de matière et de forme, dont l’existence, du fait qu’elle vient d’un autre, est reçue ct finie, ct dont la nature ou quiddité est également reçue dans une matière particulière. De telles substances sont limitées et par le haut et par le bas, et, à cause de la division de la matière particulière, la multiplication en elles d’individus de même espèce est rendue possible... XIII. Qu’en Dieu il y a identité ENTRE L’ESSENCE ET L’EXISTENCE {Contra Gentiles, i, c. 22) Le problème de Litre trouve, on le sait, dans cette formule célèbre, sa solution ultime. Alors qu'en toute créature essence et existence ne sont pas une même chose, en Dieu, elles s'identifient. Au texte plus concis de la Somme théologique (/a Pa, q. 3, a. 4) nous avons donné la préférence pour cette traduction à l'exposé plus développé et plus riche du Contra Gentiles. Saint Thomas vient d'affirmer qu'en Dieu il n'y a de composition d'aucune sorte (c. 18), et plus immédiatement qu'il est son essence même (c. 21) j il poursuit ainsi. {Cf. supra, Essence et existence, P- 117). De cc qui précède on peut encore conclure qu’en Dieu l’es­ sence ou « quiddité » n’est pas autre chose que son être. a) On a montré en effet plus haut qu’il y a un être qui existe 4) 27. Tertio modo invenitur essentia in substantiis compositis cx materia ct forma, in quibus est esse receptum et finitum propter hoc quod ab alio esse habent, ct iterum natura vel quidditas earum est recepta in materia signata. Et ideo sunt finitæ et superius et infe­ rius, et in eis, propter divisionem materiæ signatæ, possibilis est multiplicatio individuorum in una specie... XIII QUOD IN DEO IDEM EST ESSE ET ESSENTIA Ex his autem qute supra ostensa sunt, ulterius probari potest quod in Deo non est aliud essentia vel quidditas quam suum esse. a) Ostensum est enim supra (cap. 13) aliquid esse quod per se 204 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE nécessairement par soi, qui est Dieu. Cet être donc qui est nécessaire, s’il appartient à une quiddité qui ne s’identifie pas avec lui : ou bien il est en dissonance avec cette quiddité ou lui répugne, comme exister absolument par rapport à la quiddité de blancheur ; ou bien il est en accord ou en affinité avec elle, comme exister de façon accidentelle relativement à la blancheur. Dans le premier cas, à la quiddité en question ne peut convenir l’existence qui est absolument nécessaire, comme à la blancheur d’exister par soi. Dans le second cas (trois hypothèses sont à envisager) ou l’être considéré dépend de l’essence, ou l’une et l’autre de ces choses dépendent d’une troisième, ou l’essence dépend de l’existence. Les deux pre­ mières de ces hypothèses vont contre la nature de ce qui existe nécessairement par soi ; s’il dépend en effet d’un autre, on ne peut plus dire qu’il existe de façon absolue. Quant à la troisième hypothèse, elle entraîne que notre quiddité n’ad­ vient qu’accidentcllcmcnt à la chose qui existe nécessairement par soi ; tout ce qui suit en effet à l’existence d’une chose lui est accidentel ; elle ne peut donc être sa quiddité propre. Dieu, en conséquence, n’a pas une essence qui ne soit pas son existence. On pourrait objecter que l’existence dont il est question ne dépend pas de cette essence-là au point de n’être d’aucune manière si l’essence n’est pas, mais qu’elle en dépend seule­ ment quant au lien qui l’unit à elle. En sorte qu’il s’agisse bien d’une existence absolue, mais dont la conjonction, elle, n’est pas absolument nécessaire. neeesse est esse, quod Dcus est. Hoc igitur esse quod ncccsse est, si est alicui quidditati quæ non est quod ipsum est, aut est dissonum illi quidditati seu repugnans, sicut per se existere quidditati albedinis : aut ei consonum sive affine, sicut albedini esse in alio. Si primo modo, illi quidditati non conveniet esse quod est per se necesse : sicut nec albedini per se existere. Si autem secundo modo, oportet quod vel esse huiusmodi dependeat ab essentia ; vel utrumque ab alia causa ; vel essentia ab esse. Prima duo sunt contra rationem ejus quod est per se necesse esse : quia, si ab alio dependet, iam non est necesse esse. Ex tertio vero sequitur quod illa quidditas accidentalitcr adveniat ad rem quæ per se necesse est esse : quia omne quod sequi­ tur ad esse rei, est ei accidentale. Et sic non erit eius quidditas. Deus igitur non habet essentiam quæ non sit suum esse. Sed contra hoc potest dici quod illud esse non absolute dependet ab essentia illa, ut omnino non sit nisi illa esset : sed dependet quantum ad conjunctionem qua ei coniugitur. Et sic illud esse per se necesse est, sed ipsum coniungi non per se necesse est. TEXTES 205 Cette explication n’échappe pas aux inconvénients précé­ dents. Si en effet cette existence peut être conçue par l’intelli­ gence sans cette essence, il en résulte que cette essence n’a qu’un rapport accidentel à l’existence en question. Mais ce qui existe nécessairement par soi est cette existence : l’essence considérée se rapporte donc accidentellement à ce qui existe nécessairement par soi et elle ne peut être sa « quiddité ». Or ce qui existe nécessairement par soi est Dieu : elle n’est donc pas l’essence de Dieu, mais une essence qui lui est posté­ rieure. Si l’on admet par contre que cette existence ne peut être conçue sans cette essence, alors il faut dire qu’une exis­ tence absolue est en dépendance de ce qui cause son union avec telle essence, et l’on se retrouve dans le cas prédccent. b) Une chose existe par son être. Ce qui donc n’est pas son être n’existe pas nécessairement par soi. Or Dieu existe néces­ sairement par soi. Il est donc son être. c) Si l’existence de Dieu n’est pas son essence, elle ne peut non plus être partie de celle-ci, vu que l’essence de Dieu est simple (cf. c. 18) ; reste donc qu’une telle existence soit en dehors de son essence. Mais, tout ce qui se rapporte à une chose sans être de son essence lui vient par une certaine cause : les choses en effet qui ne sont pas unes par soi, si elles viennent à être jointes, ne peuvent l’être que par l’entremise d’une Hæc autem responsio prædicta inconvenientia non evadit. Quia si illud esse potest intelligi sine illa essentia, sequetur quod illa essentia accidentaliter se habet ad illud esse. Sed id quod est per se necessc esse est illud esse. Ergo illa essentia se habet accidentaliter ad id quod est per se necessc cssc. Non ergo est quidditas cius. Hoc autem quod est per se ncccssc esse, est Deus. Non igitur illa est essen­ tia Dei, sed aliqua essentia Deo posterior. Si autem non potest intel­ ligi illud esse sine illa essentia, tunc illud esse absolute, dependet ab eo a quo dependet coniunctio sua ad essentiam illam. Et sic redit idem quod prius. ό) Item. Unumquodque est per suum esse. Quod igitur non est suum esse, non est per se necesse cssc. Deus autem est per se necesse esse. Ergo Deus est suum esse. e) Amplius. Si esse Dei non est sua essentia, non autem pars eius esse potest, cum essentia divina sit simplex, ut ostensum est (cap. 18) : oportet quod huiusmodi cssc sit aliquid prætcr essentiam cius. Omne autem quod convenit alicui quod non est de essentia eius, convenit ei per aliquam causam : ea enim quæ per se non sunt unum, si coniungantur, oportet per aliquam causam uniri. Esse igitur convenit illi 2O6 PHILOSOPHIE DE s. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE cause. L’existence convient donc à la quiddité en question par une cause. (Deux hypothèses sont alors à envisager) : ou bien il s’agit d’une cause qui appartient à cette essence ou est cette essence même ; ou bien d’une cause étrangère. Dans le premier cas, l’essence étant clle-mcme selon cette existence, il s’en suit qu’une chose est à soi-même la cause de son exis­ tence. Or cela ne se peut, vu qu’une cause est dans l’ordre de la connaissance antérieure à son effet. Si donc une chose était à elle-même la cause de son existence, on la concevrait comme existante avant même qu’elle n’existe, ce qui est impossible. Il faut mettre à part le cas où une chose est cause d’ellc-même selon un être accidentel, qui est un être relatif, ce qui n’est pas impossible : on peut en effet rencontrer un être accidentel qui résulte des principes mêmes de son sujet, l’être substan­ tiel de celui-ci étant appréhendé antérieurement à cet être accidentel mais ici ce n’est pas d’un être accidentel mais substantiel qu’il est question. Si c’est d’une cause étrangère que lui vient l’existence : (il faut dire) que tout cc qui reçoit l’existence d’un autre est causé et n’est donc pas la cause première. Or Dieu est la cause première n’ayant pas elle-même de cause (cf. supra, c. 13). On doit en conclure que cette quiddité qui reçoit d’ailleurs l’existence n’est pas la quiddité de Dieu, et qu’il est en conséquence nécessaire que l’existence de Dieu soit sa quiddité. d) L’existence désigne un certain acte : l’on ne dit pas en quidditati per aliquam causam. Aut igitur per aliquid quod est de essentia illius rei, sive per essentiam ipsam : aut per aliquid aliud. Si primo modo ; essentia autem est secundum illud esse : sequitur quod aliquid sit sibi ipsi causa essendi. Hoc autem est impossibile : quia prius secundum intellectum est causam esse quam effectum ; si ergo aliquid sibi ipsi esset causa essendi, intelligeretur esse antequam haberet esse, quod est impossibile : — nisi intclligatur quod aliquid sit sibi causa essendi secundum esse accidentale, quod esse est secundum quid. Hoc enim non est impossibile : invenitur enim ali­ quod ens accidentale causatum ex principiis suisubiecti, ante quod esse intclligitur esse substantiale subiecti. Nunc autem non loquimur de esse accidentali, sed de substantiali. — Si autem illi conveniat per aliquam aliam causam ; omne autem quod acquirit esse ab alia causa, est causatum, et non est causa prima ; Deus autem est prima causa non habens causam, ut supra (cap. 13) demonstratum est : igitur ista quidditas qua: acquirit esse aliunde, non est quidditas Dei. Necesse est igitur quod Dei esse quidditas sua sit. d) Amplius. Eue actum quemdam nominat : non enim dicitur esse TEXTES 207 effet d’une chose qu’elle existe de ce qu’elle est en puissance, mais de ce qu’elle est en acte. Or tout cc à quoi se rapporte un acte, selon une réelle diversité, est par rapport à lui comme puissance à acte : acte et puissance en effet sont des corréla­ tifs. Si donc l’essence divine est autre chose que son existence, il en résulte qu’essence et existence sont dans le rapport puis­ sance à acte. Or on a prouvé qu’en Dieu il n’y a pas de puis­ sance, et qu’il est l’acte pur. L’essence divine n’est en consé­ quence pas autre chose que son existence. e) Tout ce qui ne peut exister que grâce au concours d’une pluralité d’éléments est composé. Mais aucune chose dans laquelle l’essence et l’existence different ne peut exister que par le concours de plusieurs éléments, à savoir l’essence et l’existence. Toute chose donc dans laquelle l’essence et l’exis­ tence diffèrent est composée. Or Dieu, on l’a vu, n’est pas composé. Il s’en suit que l’existence de Dieu est identique à son essence. f) Une chose est du fait qu’elle a l’existence. Aucune chose donc dont l’essence n’est pas l’existence, n’est par son essence, mais par participation d’un autre, à savoir de l’existence même. Or ce qui est par participation d’un autre n’est pas l’être premier, car celui de qui il participe pour être lui est antérieur. Mais Dieu est le premier être, auquel rien n’est anterieur. Il en résulte que l’essence de Dieu est son existence. aliquid ex hoc quod est in potentia, sed ex eo quod est in actu. Omne autem cui convenit actus aliquis diversum ab eo existons, se habet ad ipsum ut potentia ad actum : actus enim et potentia ad se invicem dicuntur. Si ergo divina essentia est aliud quam suum esse, sequitur quod essentia et esse se habeant sicut potentia et actus. Ostensum est autem in Deo nihil esse de potentia, sed ipsum esse purum actum (cap. x6). Non igitur Dei essentia est aliud quam suum esse. e) Item. Omne illud quod non potest esse nisi concurrentibus plu­ ribus, est compositum. Sed nulla res in qua est aliud essentia et aliud esse, potest esse nisi concurrentibus pluribus, scilicet essentia et esse. Ergo omnis res in qua est aliud essentia et aliud esse, est com­ posita. Deus autem non est compositus, ut ostensum est (cap. 18). Ipsum igitur esse Dei est sua essentia. /) Amplius. Omnis res est per hoc quod habet esse. Nulla igitur res cuius essentia non est suum esse, est per essentiam suam, sed par­ ticipatione alicuius, scilicet ipsius esse. Quod autem est per parti­ cipationem alicuius, non potest esse primum ens : quia id quod ali­ quid participat ad hoc quod sit, est eo prius. Deus autem est primum ens, quo nihil est prius. Dei igitur essentia est suum esse. 2O8 · < ï PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE g) De cette vérité sublime, Moïse fut instruit par Dieu, alors qu’il Lui posait cette question : « Si les fils d’Israël me disent : Quel est son nom ? Que dcvrais-jc leur répondre ? » Exode III, 13-14). Le Seigneur lui répondit ■ Je suis celui qui suis. Ainsi répondras-tu aux fils d’Israël : Celui qui est m’a envoyé à vous. » Par là il manifestait que son nom propre est Qui est. Or un nom est fait pour signifier la nature ou l’essence d’une chose. Il faut donc que l’être divin lui-même soit son essence ou sa nature. h) Cette vérité, les docteurs catholiques l’ont aussi profes­ sée. Ainsi saint Hilaire déclarc-t-il {De Trinitate, vu, 11): « Exister pour Dieu n’est pas un accident, mais la vérité subsistante, et la cause qui demeure, et la propriété naturelle du genre ». Boèce dit également {De Trinitate, c. 2) que : « la substance divine est l’être même et que l’être vient d’elle. » XIV. Est-il nécessaire que tout être soit créé par Dieu (Z* P3, q. 44, a. i) C’est par cet article que s’ouvre dans la Somme théologique le traité de la création. On peut ajouter que c'est avec lui que s’achève en même temps la détermination de la structure méta­ physique concrète de l'être. Par voie de causalité, et à partir de l'être contingent, on s’est élevé jusqu'à l’être premier dont la nature a été reconnue. On revient maintenant, par cette même voie de causalité à la multiplicité des êtres créés. Il est à noter qu’ici, comme pour la preuve de la quarta via, et pour la démons­ tration centrale de l'identité en Dieu de l'essence et de l'être, saint Thomas base son argumentation sur la relation de l’être g) Hanc autem sublimem veritatem Moyses a Domino est edoctus : qui cum quærerct a Domino, Exod. III, 13, 14, dicens : Si dixerint ad me filii Israel, Quod nomen eius ? quid dicam eis ? Dominus res­ pondit : Ego sum qui sum. Sic dices filiis Israël : Qui est misit me ad vos, ostendens suum proprium nomen esse Qui est. Quodlibet autem nomen est institutum ad significandum naturam seu essentiam ali­ cuius rei. Unde relinquitur quod ipsum divinum esse est sua essentia vel natura. A) Hanc etiam veritatem Catholici doctores professi sunt. Ait namque Hilarius, in libro de Trin. (lib. VII, 11) : Esse non est accidens Deo, sed subsistens veritas, et manens causa, et naturalis generis proprie­ tas. Bcctius etiam dicit, in libro de Trin. (cap. II), quoddivina subs­ tantia est ipsum esse, et ab ea est esse. 209 TEXTES participé, ens per participationem, à l'être non participé, en» per sc. C'est donc en définitive dans la perspective de la doctrine de la participation que la métaphysique de Pêtre trouve son expression la plus synthétique. Objections. — 1. Il semble qu’il n’est pas nécessaire que tout être soit créé par Dieu. Rien n’cmpêchc en effet que l’on ne rencontre une chose qui ne comprenne pas cc qui n’est pas inclus dans sa nature, l’homme sans la blancheur par exemple. Or le rapport d’effet à cause ne paraît pas être inclus dans la nature même des êtres, certains d’entre eux pouvant être conçus et donc exister sans cc rapport. Rien n’cmpêchc donc qu’il y ait des êtres qui ne soient pas crées par Dieu. 2. C’est pour exister qu’une chose a besoin de cause effi­ ciente ; ce qui donc ne peut pas ne pas exister n’a pas besoin de cause efficiente. Mais aucune chose nécessaire ne peut ne pas être ; ce qui en effet existe nécessairement ne peut pas ne pas être. Comme il y a beaucoup de nécessaire dans les choses, il apparaît en conséquence que tous les êtres ne viennent pas de Dieu. 3. Pour toutes les choses dont il y a une cause, on peut, par cette cause, donner une démonstration. Mais en mathéma­ tiques, ainsi que le dit Aristote (Métaph., B, c. 2, 996 a 29), il n’y a pas de démonstration par la cause agente. Tous les XIV UTRUM SIT NECESSARIUM OMNE ENS ESSE CREATUM A DEO Ad Primum sic proceditur. Videtur, quod non sit necessarium omne ens esse creatum a Deo. Nihil enim prohibet inveniri rem sine eo, quod non est de ratione rei, sicut hominem sine albedinc : sed habitudo causati ad causam non videtur esse de ratione entium ; quia sine hac possunt aliqua entia intelligi : ergo sine hac possunt esse ; ergo nihil prohibet esse aliqua entia non creata a Deo. 2. Praterea. Ad hoc aliquid indiget causa efficiente, ut sit : ergo quod non potest non esse, non indiget causa efficiente : sed nullum necessarium potest non esse ; quia quod ncccsse est esse, non potest non esse. Cum igitur multa sint necessaria in rebus, videtur, quod non omnia entia sint a Deo. 3. Prceterea. Quorumcumque est aliqua causa, in his potest fieri demonstratio per causam illam : sed in mathematicis non fit demonsSaint-Thonias IV. ’4- 210 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE êtres donc ne procèdent pas dc Dieu comme dc leur cause agente. Sed contra. — On lit par contre dans VEpftre aux Romains (xi, 36) : < Dc Lui, et par Lui, et en Lui sont toutes choses. » Réponse. — Il faut affirmer que tout être, quel qu’il soit, vient de Dieu. Si une certaine chose en effet se trouve exister en un être par mode de participation, il est nécessaire qu’elle soit causée en cet être par celui à qui elle appartient par es­ sence, comme le fer devient ardent par l’action du feu. Or on a montre précédemment, en traitant de la simplicité divine, que Dieu est l’être subsistant par soi ; et en outre que l’être subsistant par soi ne peut être qu’unique : ainsi la blancheur, si elle était subsistante, ne pourrait être qu’unique, vu que c’est par leurs sujets récepteurs que les blancheurs sc voient multipliées. Il reste donc que tous les êtres autres que Dieu ne sont pas leur être, mais participent à l’être. Et il est en consé­ quence nécessaire que tout ce qui se diversifie selon diverses participations à l’être, en sorte qu’il soit plus ou moins parfait, soit causé par un premier être qui, lui, soit absolument parfait. C’est pourquoi Platon a dit qu’antérieurement à toute multi­ tude il faut mettre l’unité, et Aristote (Métaph., a, c. 1, 993 b 23) que ce qui est le plus être et le plus vrai est la cause dc tratio per causam agentem, ut per Philos, patet in III0 Metaph. Non igitur omnia entia sunt a Deo, sicut a causa agente. Sed contra est, quod dicitur Rom., cap. 11 : Ex ipso, tt per ipsum et in ipso sunt omnia. Respondeo dicendum, quod nccesse est dicere omne ens, quod quo­ cumque modo est a Deo esse. Si enim aliquid invenitur in aliquo per participationem, nccesse est, quod causctur in ipso ab eo, cui essen­ tialiter convenit, sicut ferrum fit ignitum ab igne. Ostensum est autem supra, cum dc divina simplicitate ageretur, quod Deus est ipsum esse per se subsistens. Et iterum ostensum est quod esse sub­ sistens non potest esse, nisi unum ; sicut si albedo esset subsistens, non posset esse, nisi una ; cum albedines multiplicentur secundum recipientia. Relinquitur ergo, quod omnia alia a Deo non sint suum esse, sed participent esse. Nccesse est igitur, quod omnia, quæ diversificantur secundum diversam participationem essendi, ut sint per­ fectius, vel minus perfecte, causari ab uno primo ente, quod perfec­ tissime est. Unde et Plato dixit, quod nccesse est ante omnem multitudinem ponere unitatem. Et Arist. dicit in II0 Metaph. quod id, quod est TEXTES 2IX tout être et de tout vrai, comme ce qui est le plus chaud est la cause de toute chaleur. Solutions. — i. Bien qu’elle ne fasse pas partie de la définition de l’être qui est causé, la relation dc cause suit à ce qui est de sa notion : de ce qu’une chose en effet est être par participation, il résulte qu’elle est causée par un autre. Un tel être donc ne peut être s’il n’est causé, comme l’homme s’il n’a la faculté de rire. Mais, parce qu’ être causé n’est pas dc la nature absolue de l’étre, il suit que l’on rencontre un être qui n’est pas causé. 2. Frappés par cet argument, certains ont été portés à dire que ce qui est nécessaire n’a pas dc cause (cf. Physiques, vin, c. i, 252 b 4). Mais la fausseté de cette allégation apparaît dc façon manifeste dans les sciences démonstratives dans lesquelles des principes nécessaires sont causes de conclusions nécessaires. Aussi Aristote a-t-il affirmé (Métaph., c. 5, 1015 b 9) qu’il y a des choses nécessaires qui ont des causes dc leur nécessité. Ce n’est donc pas seulement parce que l’effet peut ne pas être que l’on requiert une cause agente, mais parce que l’effet ne serait pas s’il n’y avait pas de cause. Cette proposition conditionnelle est vraie, que l’antécédent et le conséquent soient possibles ou non. maxime ens, et maxime verum, est causa omnis entis, et omnis veri : sicut id, quod maxime calidum est, est causa omnis caliditatis. Ad primum ergo dicendum, quod, licet habitudo ad causam non in­ tret definitionem entis, quod est causatum ; tamen sequitur ad ea, quæ sunt de ejus ratione : quia ex hoc, quod aliquid per participa­ tionem est ens, sequitur, quod sit causatum ab alio. Unde hujusmodi ens non potest esse, quin sit causatum ; sicut nec homo, quin sit risibilis : sed quia esse causatum non est dc ratione entis simpliciter, propter hoc invenitur aliquod ens non causatum. Ad secundum dicendum, quod ex hac ratione quidam moti fuerunt ad ponendum, quod id quod est necessarium, non habeat causam, ut dicitur in VIII° Physic. Sed hoc manifeste falsum apparet in scientiis demonstrativis, in quibus principia necessaria sunt causae conclusio­ num necessarium. Et ideo dicit Arist. in V° Metaph., quod sunt quædam necessaria, quæ habent causam su® necessitatis. Non ergo propter hoc solum requiritur causa agens, quia effectus potest non esse, sed quia effectus non esset, si causa non esset. H:cc enim conditionalis est vera, sive antecedens, et consequens sint possibilia, sive impossibilia. 212 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE 3. Les objets mathématiques sont abstraits du point de vue de la raison, mais non de celui de l’être. Or une chose a une cause agente pour autant qu’elle est réelle. Bien qu’ils aient une cause agente, les objets mathématiques ne sont cependant pas considérés par le mathématicien selon leur référence à cette cause. Et c’est pour cela qu’il n’y a pas en mathématiques de démonstration par la cause agente. Ad tertium dicendum, quod mathematica accipiuntur ut abstracta secundum rationem, cum tamen non sint abstracta secundum esse. Unicuique autem competit habere causam agentem, secundum quod habet esse. Licet igitur ea, quæ sunt mathematica, habeant causam agentem : non tamen secundum habitudinem, quam habent ad cau­ sam agentem, cadunt sub consideratione mathematici. Et ideo in scientiis mathematicis non demonstratur aliquid per causam agentem. VOCABULAIRE TECHNIQUE A Abstraction. — En général, l’actc par lequel l’intelligence dégage un aspect d’une chose. — i. Fondamentalement l’abstraction est l’actc par lequel l’intellect agent dégage l’in­ telligible des conditions matérielles où il se trouve impliqué dans le donné sensible. — 2. Dans V abstraction totale, on dégage le tout universel des termes qui lui sont subordonnés ; on obtient ainsi un genre ou une espèce (animal, homme). — Par Vabstraction formelle, on dégage dans une chose l’un dc ses aspects formels ; cx. l’aspect quantitatif des corps en mathé­ matiques. — 3. Degrés d'abstraction. Les trois principaux plans d’intelligibilité, physique, mathématique, métaphysique, que l’intelligence humaine peut considérer dans son objet par dégagement progressif des conditions de la matière. Accident. — 1. Metaph. L·'accident prédicamental. Ce à quoi il convient d’exister dans un autre comme dans un sujet d’inhésion ; ex. la couleur, la grandeur. S’oppose à la subs­ tance. Les 9 accidents composent avec la substance la table des 10 catégories. — 2. Log. Ifaccident prédicable. Ce qui s’attri­ bue à un sujet par mode de qualité ct de façon non nécessaire j cx. la qualité de lettré attribué à l’homme. — Ifêtre accidentel [ens per accidens]. Un être qui n’a pas de cause propre j ex. : tel homme n’est lettré que par accident. S’oppose à l’être qui existe par soi [ens per se]. Acte. — Ce qui est achevé ou parfait dans son ordre, par opposition à ce qui est seulement en puissance. — 1. Acte entitatif (acte premier). L’actc par lequel un être est simple­ ment ct formellement ce qu’il est. — Acte opératif (acte second). Désigne l’activité d’un être ou son opération, laquelle suppose qu’il soit d’abord en acte premier. — Acte pur. L’acte qui exclut toute potentialité, c’est-à-dire Dieu. 214 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE Action. — (actio, actus]. — l. Désigne pour un sujet le fait d’agir eu son operation. L’action constitue l’une des 9 ca­ tégories accidentelles. S’oppose à la passion. — 2. Action transitive. Celle qui sc termine en dehors du sujet ct perfec­ tionne ou modifie un autre que lui ; ex. brûler, couper. — Action immanente. Celle dont le terme est dans le sujet qui agit et le perfectionne lui-même ; ex. penser, vouloir. Agent. — Le sujet, personne ou chose, qui exerce une action. S’oppose à patient. « Agibile 0. — Ce qui est du domaine de l’action immanente ou de la moralité ; plus précisément de qui peut être l’objet d’un σ acte humain » comme tel. S’oppose à factibile, qui dé­ signe l’objet d’une production matérielle. Altération. — Désigne en physique le changement d’ordre qualitatif ; ex. une variation de chaleur. L’altération constitue l’une des trois espèces de mouvement accidentel distinguées par Aristote. Ame. — i. Le premier principe immatériel de la vie. Dans un vivant l’âme est, selon Aristote, la forme du corps. — 2. Il y a lieu de distinguer : l’âme végétative, principe de la vie des plantes j l’âme sensitive, principe de la vie animale ; l’âme rationnelle, principe de la vie rationnelle ou spirituelle, laquelle est propre à l’homme, et exerce en lui les fonctions des deux âmes inférieures dont elle tient la place. Analogique. — 1. Propriété d’un concept ou terme ayant par rapport aux termes qu’il englobe ou à scs inférieurs une signification partiellement diverse ct partiellement semblable. S’oppose à univoque et à équivoque. — 2. Division principale. Analogie d'attribution. Celle d’un terme qui convient à plu­ sieurs choses en raison des rapports qu’elles entretiennent avec une même chose (premier analogue) ; ex. le terme de sain, qui convient au remède, à l’urine, à la médecine en raison des rapports que ces choses entretiennent avec l’animal qui, lui, est formellement sain. — Analogie de proportionnalité. Celle d’un concept ou d’un terme qui convient à plusieurs choses en raison d’une communauté intrinsèque ou d’une similitude de rapports ; ex. la vision, sensible ou intellectuelle. Antécédent. — Les prémisses du syllogisme considérées solidairement dans leur rapport à la conclusion ou conséquent. Appétit. — 1. Désigne de façon tout à fait générale l’in­ clination ou la tendance qui suit à la nature d’un être. — 7. Appétit naturel (ou inné). Ordre purement passif d’un être VOCABULAIRE TECHNIQUE 215 à sa fin suivant sa forme naturelle ; cx. la tendance d’une pierre vers le bas, selon la physique ancienne. C’est le seul que l’on rencontre dans les êtres non connaissants. Chez les êtres doués de connaissance, il signifie l’ordre radical des facultés vers leur fin : ordre de l’intelligence au vrai, de la volonté au bien. — 3. Appétit animal (ou élicite). Chez les êtres doues de connaissance, la faculté ou l’inclination actuelle qui fait suite à l’apprchension d’une forme : appétit sensible, s’il s’agit d’une forme ou d’une connaissance sensible ; appétit intellectuel, ou volonté, dans le cas où la connaissance antécé­ dente est rationnelle. Appréhension. — Acte par lequel l’intelligence saisit simplement un objet sans rien en affirmer ni en nier. L’ap­ préhension simple constitue la première des trois opérations de l’esprit. Argumentation. — Expression verbale du raisonnement, troisième operation de l’esprit. Art. — i. Objectivement ou physiquement, désigne le principe extrinsèque de caractère rationnel d’un processus opératif ; ex. l’art de construire par rapport à la construction. S’oppose à la nature, principe immanent d’activité. L’art constitue le domaine du fabriqué, en opposition à celui du naturel. — 2. Considéré par rapport au sujet, l’art est un habitus (ιΓβ espèce du genre qualité), c’est-à-dire une dispo­ sition stable perfectionnant ce sujet dans l’ordre d’une acti­ vité donnée. Sous ce rapport, il est celle des 5 vertus intellec­ tuelles qui dirige l’activité de production. « Aseith ». — Propriété qui consiste à exister par soi. En toute rigueur l’« aséité » ne convient qu’à Dieu dont elle cons­ titue l’attribut fondamental. Atome. — Élément physique ultime et indivisible. En péri­ patétisme, les atomes demeurent cependant soumis au mouve­ ment de génération ct de corruption ct sont, à ce titre, compo­ sés de matière ct de forme. Attribut. — 1. Log. Terme d’une proposition énonçant ce que l’on affirme ou nie du sujet. Synonyme : prédicat. — 2. Métaph. Les attributs de Dieu, ou les différents aspects de sa nature. Attribution. — 1. Acte de rapporter le prédicat au sujet. Synonyme : prédication. En latin scolastique cet acte est signifie aussi par le verbe dire (dicere). Il y a différents modes 216 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE d’attribution, par soi, par accident, etc. — 2. L’une des formes d’analogie, celle dite à*attribution. Augmentation. — Changement dans la quantité. Le mou­ vement d’augmentation ou de diminution (decrementum) constitue l’une des espèces dc changement physique distin­ guée par Aristote. Il ne convient qu’aux vivants. Axiome. — Proposition évidente par soi, et qui se trouve commander toute une série de démonstrations. Expressions équivalentes : premiers principes, dignitates, maxima propo­ sitiones, propositions per se nota. B Béatitude. — 1. Objectivement, état de perfection d’un être raisonnable qui a atteint sa perfection dernière. — 2. Subectivement, jouissance ressentie dans la possession consciente du bien suprême. Bien. — 1. L’être même en tant qu’il est capable de com­ bler un désir, ou en tant qu’il est parfait. Le bien est ce que toute chose désire. Avec l’un ct le vrai, le bien constitue la collection des propriétés transcendantales dc l’être. — 2. Di­ vision. Bien honnête : celui qui est recherché pour lui-même ou en raison dc sa valeur propre. Bien utile : celui qui est recherché comme moyen, ou en vue d’un autre. Bien délec­ table : la jouissance qui est attachée à l’obtention d’un bien. C CatéGORÉMàTIQUE. — Propriété de termes ayant une signi­ fication par eux seuls ; ex. le nom « homme ». S’oppose à syncatégorématiques, c’est-à-dire aux termes qui, tels les prépo­ sitions, n’ont de signification qu’ajoutés à un autre ; ex. « je vais à Rome ». Catégories [désignées ordinairement par le synonyme latin pradicamenta]. — Les genres suprêmes de l’être, c’està-dire la substance et les neuf accidents, quantité, qualité, relation, action, passion, lieu, temps, situation, possession. Catégorique. — 1. Proposition catégorique. Celle dans laquelle il y a simple attribution d’un prédicat à un sujet ; ex.: • Pierre est homme ». — 2. Syllogisme catégorique. Forme ordinaire du syllogisme dans laquelle il n’entre que des pro­ positions catégoriques. VOCABULAIRE TECHNIQUE 217 Causalité. — Proprement, signifie l’acte même de causer, c’est-à-dire de produire effectivement quelque chose. Il y a autant de types de causalité qu’il y a d’espèces de causes. Cause. — 1. Dans Perdre réel. Ce dont une chose dépend selon son être ou son devenir. La cause doit être antérieure à son effet, réellement distincte de lui, ct la dépendance de l’effet doit être effective. — 2. Dans Perdre de Pexplication. La cause est ce qui explique ou rend raison d’une chose. A ce titre la science est dite : la connaissance par les causes. — 2. Division en 4 espèces. Cause matérielle : ce dont quelque chose est fait et qui lui demeure immanent. Cause formelle : ce qui détermine une chose à un certain mode d’être. Cause efficiente : ce dont vient le premier commencement du chan­ gement ct du repos. Cause finale : ce en vue de quoi une chose est faite. — 4. Cause principale : celle qui produit son effet par sa vertu propre. Cause instrumentale : celle qui n’agit que sous la motion d’un autre. Changement [mutatio, motus]. — 1. D’une façon générale, toute espèce de transformation d’un être de la nature. — 2. Division, selon Aristote : Mutation substantielle (générationcorruption), le changement qui se termine à une nouvelle substance. — Mutations accidentelles, modifications survenant à une même substance : altération, relative à la qualité ; augmentation-diminution, relative à la quantité ; mouvement local, relative au lieu. Cogitative. — 1. L’un des quatre sens internes : celui qui fait apparaître l’objet perçu par le sens comme utile ou nui­ sible pour le sujet. — 2. A la cogitative qui est propre à l’homme correspond chez l’animal Vestimative ; ex. : c’est en vertu d’une appréciation instinctive de cette faculté que la brebis fuit le loup. Compréhension. — 1. Log. L’ensemble des notes cons­ tituant un concept et le distinguant des autres concepts ; ex. l’a homme » enveloppe dans sa compréhension les notes de substantialité, de vie, d’animalité, dc rationalité, s’oppose à extension. — 2. Psycho. L’acte de saisir intellectuellement un objet en l’enveloppant tout entier dans son regard. Concept. — Ce qui représente une chose à l’intelligence. Subjectivement, ce que l’intelligence forme dans son activité immanente et dans lequel elle contemple son objet. Termes correspondants : verbe mental, « species expressa ». Conception. — L’acte de former un concept. Synonyme : 2l8 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE dire [dicere]. Le dicere est réellement distinct de l’acte même dc saisir l’objet ou de Vintclligere. Concupiscible. — Celle des deux facultés d’appétition sen­ sible qui a pour objet le simple bien à obtenir, ou le simple mal à fuir. Se distingue dc l'irascible qui se rapporte au bien difficile à atteindre ou au mal difficile à fuir. Conseil. — Au sens technique et précis désigne la phase délibérative dc l’acte humain préparant à l’élection d’un moyen. Conséquence. — Enchaînement logique des propositions d’un raisonnement démonstratif. — Le conséquent désigne la proposition même qui dérive des prémisses ou de l’antécédent. Contingent. — Ce qui peut ne pas être, ou ce qui n’a pas en soi la raison dc son existence. S’oppose à nécessaire : ce qui ne peut pas ne pas être ou ne pas être autrement qu’il est. Tous les êtres créés sont contingents. Continu. — i. Ce qui est composé de parties homogènes dont les extrémités sc confondent. Se distingue du contigu qui implique bien un contact des parties, mais les extrémités de celles-ci demeurant distinctes. — 2. Quantité continue : celle des espèces de quantité qui est formée de parties continues. Contradictoire. — 1. Propriété de concepts s’excluant dc façon absolue sans qu’il y ait de milieu entre eux 5 ex. blanc - non blanc. — 2. Les propositions contradictoires sont celles dont l’une affirme absolument ce que l’autre nie. Dc telles propositions diffèrent à la fois par la quantité ct par la qualité ; ex. « tout homme est juste » - « quelqu’homme n’est pas juste ». — La contradiction constitue le mode d’opposition le plus radical. Le principe dc non-contradiction est la loi suprême dc la pensée. Contraire. — 1. Propriété de concepts s’cxcluant dc façon absolue dans un même sujet, mais qui conservent une commu­ nauté de genre ; cx. Blanc-noir (du même genre : couleur). — 2. Les propositions contraires sont celles qui s’opposent seule­ ment par la qualité ; ex. « tout homme est juste » - « nul homme n’est juste ». Conversion. — Log. Opération par laquelle on intervertir les extrêmes d’une proposition sans qu’elle cesse d’être vraie ; ex, « aucun homme n’est ange > - · aucun ange n’est homme » Copule. — Le verbe être en tant qu’il signifie le rapport du sujet et du prédicat d’une proposition ; ex. « Pierre est homme ». VOCABULAIRE TECHNIQUE 219 Corruption. — Changement par lequel une substance se trouve être détruite. Corrélatif dc la génération, changement aboutissant à une nouvelle substance. Toute corruption s’accompagne nécessairement d’une génération. D Définition. — Terme complexe qui rend explicite la nature d’une chose ou la signification d’un concept. Au sens actif : l’opération qui aboutit à ce résultat. Démonstration. — En logique péripatéticienne stricte, la démonstration est un raisonnement ou un syllogisme dont les prémisses sont vraies ct qui conduit à une conclusion certaine ou scientifique. Différence. — 1. En général, ce par quoi une chose se distingue d’une autre. — 2. Différence spécifique, ce qui déter­ mine un genre à une espèce distincte des autres espèces du même genre ; cx. la différence « raisonnable » déterminant le genre « animal » pour donner l’espèce « homme ». Dilemme. — Argument qui énonce dans l’antécédent une disjonction telle que l’un ou l’autre de ses membres étant posé la même conclusion suit. Discrète (quantité). — Celle des deux espèces de la quan­ tité qui est formée de parties homogènes actuellement dis­ tinctes (quantité numérique). S’oppose à quantité concrète ou continue. Disposition. — Au sens précis : manière d’être constituant avec Yhabitus la iro espèce de qualité, mais moins stable que Yhabitus. Distinction. — 1. Différence par laquelle se distinguent ou se séparent deux objets de pensée. — 2. Division. Dist. réelle : celle qui existe en acte dans la chose elle-même J ex. : substance et accidents. Dist. de raison, celle qui n’existe en acte que dans l’esprit qui la conçoit ; celle-ci peut être soit fondée (rationis ratiocinata), ex. : la dist. genre-espèce ; soit non-fondée (rationis ratiocinantis), ex. : deux mots désignant une même chose. Division. — Terme complexe ou opération distribuant en ses parties une chose ou un nom significatif. 220 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS I MÉTAPHYSIQUE E Égalité. — Rapport de deux quantités identiques. L’éga­ lité est le mode d’unité qui convient au prédicament quantité. Élection. — Dans le processus de l’acte humain délibéré désigne l’acte par lequel la volonté choisit un des moyens qui se présentent à elle. Élément. — i. Partie ultime d’un tout complexe. — 2. En cosmologie, le premier composant immanent d’un être de la nature, indivisible en parties spécifiquement distinctes. La cosmologie ancienne distinguait quatre éléments : eau, air, terre, feu. Énonciation. — 1. L’expression mentale ou verbale qui correspond à la 20 opération de l’esprit. — 2. Division. Énonc. simple : simple attribution d’un prédicat à un sujet. Énonc. composée : ensemble d’énonciations simples reliées par les particules si (hypothétiques), ou (disjonctivcs), et (conjonc­ tives). Entéléchie [cntelcheia]. — La forme ou l’acte en tant que principe d’être (acte entitatif). équivoque. — Propriété d’un terme s’appliquant à divers objets selon des significations absolument différentes ; ex. : le chien, animal et astre. S’oppose à univoque et à analogique. Espèce. — 1. Log. Universel qui peut être attribué à scs inférieurs en exprimant leur essence de façon complète ; ex. : « homme ». Constitue l’un des cinq prédicablcs. — 2. Psycho. Similitude d’un objet extérieur rendant celui-ci présent au sens ou à l’intelligence (à noter qu’en français le mot d’«es­ pèce » n’a jamais ce sens). — Division. Species impressa : la similitude imprimée dans l’intellect passif qui se trouve au principe de l’acte intellectuel. Species expressa : la similitude exprimée par l’intelligence et dans laquelle elle contemple l’objet qu’elle saisit. Essence. — Ce par quoi une chose est telle et se distingue des autres choses. L’essence compose réellement avec l’exis­ tence pour constituer l’être limité ou contingent. Correspond à » substance seconde », qui désigne le contenu intelligible de la substance. Estimative. — Cf : Cogitative. Être [ens, esse]. — 1. Exprime un certain rapport de l’es­ sence à l’acte d’être ou à l’existence. — 2. Être réel (actuel ou VOCABULAIRE TECHNIQUE 221 possible) : ce qui existe ou peut exister, c’est cet être considéré comme tel que la métaphysique a pour objet. Être de raison : celui qui ne peut exister que dans l’intelligence qui le conçoit. — L’être est un terme analogique qui comporte de multiples acceptions ou divisions. Exemplaire. — Modèle d’après lequel une chose est pro­ duite. La cause exemplaire peut être considérée comme une cause formelle extrinsèque. Existence [esse, existentia]. — L’acte ultime de l’être qui fait qu’il existe effectivement. L’existence entre en compo­ sition réelle avec l’essence dans les êtres créés. Extension. — L’ensemble des sujets auxquels convient un concept. S’oppose à compréhension. F Faux. — L’opposé du vrai. Cf. vrai. ■> Figura ·. — I. Log. Disposition du syllogisme résultant de la place que le moyen terme tient dans les prémisses. Il y a 4 figures du syllogisme. — 2. Métaph. Mode qualitatif qui termine la quantité. Constitue avec la · forme » la 4® espèce de qualité. Fin. — i. Ce en vue de quoi une chose est faite. La fin a raison de cause et sc trouve être au principe de tout processus causal. — 2. Divisions. Fin en tant que réalisée (in executioné) et en tant qu’objet de désir (in intentione). — Fin à laquelle l’œuvre est ordonnée de par sa nature même (finis operis) et fin que poursuit l’agent (finis operantis). — Le bien désiré (finis cujus gratia), et celui pour qui ce bien est désiré (finis cui). Forme. — En général, principe déterminatif d’un être. — I. Phys. L’un des trois principes de l’être physique avec la matière et la privation. Division. Forme substantielle : ce qui constitue, en déterminant la matière première, une nature donnée. Forme accidentelle : détermination survenant à un être déjà constitué essentiellement. — 2. Metaph. Par exten­ sion, toute détermination d’être, même non reçue dans la matière ; ex. : les anges, formes séparées. — 3. Metaph. La forme, constituant avec la figura la 4e espèce de qualité. — 4. Log. La forme du raisonnement : disposition des proposi­ tions considérée indépendamment de la valeur intrinsèque de celles-ci. Formel. — 1. Ce qui relève de la forme. L’aspect formel 222 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS I MÉTAPHYSIQUE correspond toujours à ce qui est déterminé ou actuel dans une chose ou dans une conception. — 2. Objet formel : l’aspect précis et déterminé atteint par une puissance ou par un habitus. S’oppose à objet matériel. Fortune. — Cf. Hasard. G Génération. — Mutation substantielle aboutissant à la constitution d’une nouvelle substance. Cf. Corruption. Genre. — Universel qui peut être attribué à ses inférieurs en exprimant leur essence de façon incomplète ; ex. : « animal ». L’un des cinq prédicables. H « Habitus ». — 1. Metaph. L’avoir : le fait pour un sujet de posséder quelque chose en propre ; ex. : un vêtement. "L'habi­ tus est la 10e des catégories distinguées par Aristote. — 2. Psy­ cho., Mor. Ce par quoi un sujet sc trouve bien ou mal disposé eu égard à sa forme ou à sa fin. Avec la disposition, Vhabitus constitue la iere espèce de qualité. — Division. Habitus entitatif, par rapport à l’être ; ex. la grâce. Habitus opératif, les plus communs, disposant immédiatement le sujet à agir ; ex. : les vertus. — On notera que le terme français d'habitude qui désigne plutôt le comportement de l’acte, et qui semble impliquer nécessairement automatisme ct répétition, a une signification plus spéciale ct plus restreinte. Hasard [automaton, casus, fortuna]. — 1. En général, désigne une cause accidentelle se rapportant à des choses qui arrivent rarement en dehors de l’intention de l’agent, ct auraient pu être poursuivies comme fin. — 2. Quand il sc rapporte à l’activité de l’homme le hasard prend le nom de fortune. Hylémorphisme. — Doctrine physique caractéristique de la cosmologie aristotélicienne et suivant laquelle les corps sont composés, comme de leurs principes ultimes, de matière et de forme. Se distingue notamment de Vatomisme. Hypothétique. — 1. Les propositions hypothétiques sont des propositions composées formées de propositions simples reliées par des copules (et, si, ou) autres que le verbe être. — 2. Dans le syllogisme hypothétique, la majeure est composée par une de ces propositions, et la mineure pose ou détruit l’une des parties de la majeure. VOCABULAIRE TECHNIQUE 223 I Idée [idea]. — La forme exemplaire qui sc trouve dans l’esprit de l’artisan et suivant laquelle les choses sont produites. Chez saint Thomas le terme d’idée est réservé à l’exemplaire divin, il n’a donc pas la signification que lui donne la psycho­ logie contemporaine. Identité. — 1. Au sens précis, l’unité de la substance. — 2. Principe d'identité : l’un des principes suprêmes de la pensée. Imagination. — Faculté conservatrice et reproductrice des images, c’est-à-dire des données des sens externes. Constitue l’un des 4 sens internes. Immanent. — Qui demeure dans le sujet. L'action imma­ nente est celle qui se termine dans le sujet qui agit, et qui le perfectionne lui-même. L’immanence est la caractéristique propre des opérations vitales. S’oppose à l'action transitive, laquelle se termine à un autre et perfectionne cet autre. Impossible. — Ce qui ne peut pas être ou ce qui implique contradiction. S’oppose à possible. Individu. — 1. Log. Sujet ultime qui ne peut en aucune façon être attribué. L’espèce est composée d’individus. — 2. Métaph. Au sens de suppôt : l’être en tant que doué d’une subsistance propre et incommunicable. Induction. — De façon générale, raisonnement par lequel on s’élève du singulier à l’universel. Instrumentale (cause). — Cause agissant en vertu de sa forme propre, mais en tant que mue par un autre (cause principale). Intellect [intellectus, intelligentia]. — 1. Désigne le plus communément la faculté spirituelle de connaître (dénommée plutôt intelligence par les modernes). — 2. Division. Intellect agent : faculté d’abstraire l’intelligible des images. Intellect passif ou possible : la puissance réceptrice des similitudes abstraites. — 3. L·'intellectus est aussi l’un des cinq habitus intellectuels : celui qui perfectionne la faculté dans sa saisie des premiers principes. Intellection. — L’acte même par lequel l’intelligence appréhende son objet ou connaît. Se distingue de la diction, acte formateur du verbe mental dans lequel l’objet est connu. Intelligible. — Ce qui peut être immédiatement saisi par 224 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE l’intelligence. En aristotélisme, l’intelligibilité est fonction de l’immatérialité. Intention. — i. Mot. Orientation d’une tendance ct spécialement de la volonté vers sa fin. — 2. Psycho. Le concept en tant qu’il est ordonné à représenter une chose extérieure. — 3. Log. Intentions secondes (par oppositions aux intentions premières) : le concept en tant qu’être de raison logique ou en tant qu’il est impliqué dans la vie de l’esprit. — 4. Ordre intentionnel. Ordre de la représentation ou des objets en tant qu’ils sont pensés. Intuition [intuitus, perceptio]. — Désigne habituellement la saisie expérimentale d’un objet concret. S’oppose à concep­ tion qui correspond plutôt à l’aspect abstractif de la connais­ sance ou à la formation du concept. Irascible. — L’une des deux facultés d’appétition sensible ayant pour objet le bien difficile à obtenir ou le mal difficile à fuir. S’oppose à concupiscible. J Jugement. — Sens général : l’acte de l’intelligence qui correspond à la 2e opération de l’esprit. — 1. Chez saint Thomas judicium, au sens précis, ne signifie pas n’importe quel jugement, mais celui qui termine, en la rapportant à un point de vue supérieur ou de sagesse, une délibération; cx. l’acte du juge. — 2. La 2e operation de l’esprit dans toute sa généralité est désignée habituellement chez saint Thomas par l’expression complexe de compositio vel divisio : c’est l’acte de l’intelligence qui compose ou qui divise en affirmant ou en niant. L Libre-Arbitre. — I. Fondamentalement, le libre-aibitrc désigne le pouvoir qu’a la volonté associée à l’intelligence de choisir une chose plutôt qu’une autre. — 2. De façon dérivée le terme de libre-arbitre peut s’entendre de l’acte même de choix ou de l’élection. Cet acte est dans la volonté, mais il suppose toujours un jugement de l’intelligence. — C’est l’intime association de l’activité spécifiante de l’intelligence et de l’exercice de la volonté qui caractérise la doctrine de la liberté de saint Thomas. Le choix libre est pour lui un VOCABULAIRE TECHNIQUE 225 appetitus intellectivus. — L’actc libre s’oppose à l’acte qui résulte d’une inclination nécessitante. Lieu. — i. Phys. Le terme ou la limite du corps contenant, ce terme étant immobile en tant que référé à un premier contenant lequel est nécessairement immobile. — Mouvement local : l’espèce de mouvement qui est relative au lieu. — Lieu naturel : en cosmologie aristotélicienne, celui qui convient de soi à chaque élément ; ex. le haut pour le feu, etc. — 2. Log. Les lieux communs sont des principes généraux reconnus par tous et qui commandent une série d’argumentations. M Majeure. — Dans le syllogisme catégorique, celle des prémisses qui contient le grand terme. Matière. — i. Ce dont est faite une chose au titre de prin­ cipe immanent. La matière et la forme sont les principes intrinsèques de l’être physique. — 2. Division. Matière première : sujet premier et absolument indéterminé qui avec la forme substantielle constitue la substance des corps. Matière seconde : le sujet récepteur des déterminations ou formes accidentelles des substances corporelles. 3. Matière intelligible, sensible, individuelle : la matière en tant que consi­ dérée de façon plus ou moins abstraite par l’esprit. Mémoire. — Faculté d’évoquer les perceptions non sen­ sibles en tant qu’elles se réfèrent au passé. La mémoire est l’un des quatre sens internes. Il n’y a pas pour saint Thomas de mémoire intellectuelle qui soit distincte de l’intellect lui-même. « Mens ». — L’âme humaine en tant qu’à titre d’esprit elle est principe de ses operations supérieures, intellection et volition. Mineure. — Dans le syllogisme, celle des prémisses qui contient le petit terme. Mixte. — Corps résultant de l’union de plusieurs subs­ tances élémentaires et constituant une nouvelle substance distinctes de ces dernières. Mobile. — Ce qui est mù. Le mobile est le sujet du mou­ vement. Modalité. — i. Propriété des propositions exprimant la manière dont le prédicat convient ou ne convient pas au sujet (de façon possible, impossible, nécessaire ou continSaint-Thomas IV. X5. 226 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE ente). — 2. Proposition modale : celles où le mode se trouve explicitement exprime. — 3. Syllogismes modaux : ceux dont une au moins des prémisses est une proposition modale. Mode. — 1. Tout ce qui détermine ou modifie un être. — 2. Log. Disposition du syllogisme résultant de la quantité et de la qualité de chacune des prémisses. Moteur. — r. Le principe actif du mouvement. S’oppose à mobile qui désigne le sujet du mouvement. — 2. Premier moteur, en aristotélisme le principe suprême du mouvement physique, en définitive l’acte pur, ou Dieu. Motricité. — Fonction en vertu de laquelle l’animal se meut lui-même de mouvement local. Suppose une faculté spéciale, la puissance motrice. Mouvement. — 1. Se définit métaphysiquement : l’acte de ce qui est en puissance en tant que tel. — 2. Division. Pour Aristote, en plus de la mutation substantielle, il y a trois espèces de mouvement proprement dit : le mouvement local, l’altération qualitative, et l’augmentation-diminution quantitative. Moyen-Terme. — Dans le syllogisme, le terme commun en deux prémisses. N Nature. — 1. Phys. Dans un être physique, le principe intrinsèque de son mouvement et de son repos. Comme principe d’opération la nature se distingue de l’art, principe extrinsèque et d’ordre rationnel. — 2. Par extension, la nature désigne l’ensemble des êtres physiques. — 3. Le terme de nature se trouve également transposé en vue de signifier l’essence d’un être quelconque, même purement spirituel. — Du point de vue du contenu intelligible, la nature correspond à la forme et à l’essence. Nécessaire. — Ce qui ne peut pas ne pas être. S’oppose à contingent, ce qui peut ne pas être. Nom. — Le nom est un terme signifiant de façon intem­ porelle. Le nom et le verbe (qui, lui, connote toujours le temps) sont les éléments nécessaires et suffisants de l’énon­ ciation. Nombre. — L’une des espèces de quantité. Se définit : une multitude mesurée par l’unité. La multitude et l’unité numérique sont à distinguer de la multitude et de l’unité transcendantales. VOCABULAIRE TECHNIQUE 227 Ο Obédientiel (Puissance). — Désigne l’aptitude qu’à une nature de recevoir, de par un agent supérieur, une détermination qui dépasse ses capacités naturelles. Les créa­ tures sont en puissance obédienticllc pat rapport à Dieu, agent suprême. Objet. — i. Ce qui est directement atteint par une puis­ sance et qui la détermine. — 2. Division. Obj. formel : l’aspect des choses qui est proprement atteint. Obj. matériel : la chose atteinte, considérée dans toute sa réalité. Opposition. — i. En général, relation d’exclusion entre deux choses ou deux formes. — 2. Il y a quatre modes d’oppo­ sition : l’opposition des relatifs, celle des contraires, l’oppo­ sition privation-possession, la contradiction. — 3. Opposi­ tion des propositions : relations d’exclusion entre propositions ayant même sujet et même prédicat mais dont la qualité et la quantité peuvent différer. P Participation. — Le fait d’avoir part à une forme. Il y a deux grandes espèces de participation : la part, par composi­ tion qui est le fait pour un sujet de recevoir une forme qui dans son principe subsiste par elle-même; la part, par simi­ litude qui est le fait pour une forme de n’être qu’imparfaitement ce qu’une autre forme dont elle dépend est en plénitude. Particulier. — i. Terme pris seulement dans une partie de son extension ; ex. : « quclqu’homme ». — 2. Proposition particulière, celle dont le sujet est un terme particulier. Passion. — i. Le fait d’être modifié ou de subir une trans­ formation. La passion est l’un des dix prédicamcnts. — 2. Mor. Les passions désignent plus spécialement les diverses modifications de l’appétit sensible. Patient. — Celui qui subit une modification. Le mouve­ ment est subjccté dans le patient. « Perseité ». — Propriété de ce qui est par soi ou de la substance. A noter que · par soi » n’a ici nullement un sens causal. Personne [persona, hypostasis]. — Substance individuelle 228 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE raisonnable ct autonome : c’est le < suppôt » dans le cas de l’être raisonnable. Phantasmes [phantasmata]. — Terme employé habituelle­ ment par saint Thomas pour désigner les images, surtout en tant qu’elles sont le point de départ dc l’abstraction intellec­ tuelle. Possible. — Ce qui peut être ou ce qui est exempt de contradiction interne. S’oppose à impossible : ce qui ne peut pas être. Pratique. — i. En terminologie psycho, ct log. précise désigne ce qui se rapporte à l’action en opposition avec ce qui ne concerne que la spéculation pure : en ce sens on parle ^intellect pratique, ou de sciences pratiques. — 2. Pris en un sens restrictif, le terme de pratique désigne l’ordre de l’acti­ vité morale, 1’ « agibile «>, en tant qu’il se distingue de l’ordre de la fabrication, e factibilc ». Prédicables. — Log. Les diverses espèces de concepts universels distingués d’après la manière dont ils se rapportent à leurs inférieurs et peuvent leur être attribués. Il y a 5 prédi­ cables : genre, espèce, différence, propre et accident. Prédicaments. — Terme synonyme dc Catégories. Prédicat. — Cf. attribut. Prémisses. — L’ensemble des deux premières propositions d’un syllogisme. Les prémisses constituent l’antécédent dont résultera le conséquent. Principe. — Id unde... Ce à partir dc quoi une chose est produite ou est connue. Principe est un terme plus général que celui dc cause qui implique en outre une réelle dépendance dans l’être. Privation. — x. Absence en un être d’une perfection qu lui convient par nature ; ex. : la cécité. Le rapport privationpossession caractérise l’une des formes de l’opposition. — 2. En cosmologie, la privation est l’un des principes de l’être mobile. Proportionnalité. — L*analogie de proportionnalité : l’une des formes d’analogie. Cf. analogique. Proposition. — 1. Expression verbale du jugement com­ prenant essentiellement deux termes, le sujet et le prédicat, que relie une copule. — 2. Divisions principales. Prop, affirmatives et négatives (qualité) ; universelles, particu­ lières, singulières (quantité). VOCABULAIRE TECHNIQUE 229 Propriété [proprietas, proprium]. — Ce qui découle nécessairement de l’essence d’une chose. Le ■ propre » qui signifie la propriété caractéristique d’une essence donnée est l’un des 5 prédicables. Prudence. — La prudence est un habitus ou une vertu qui a pour fonction de diriger, suivant la droite raison, l’ac­ tion humaine dans le domaine du contingent. — La prudence est l’une des 5 vertus intellectuelles. Puissance. — 1. Toute capacité de changement ou de détermination. Se caractérise par rapport à l’acte : ce qui peut être et n’est pas comme ce qui est en acte. — 2. Principales modalités. Puiss. active, ou de changement dans un autre en tant qu’il est autre ; puiss. passive, ou puiss. d’etre trans­ formé par un autre en tant que tel. — Puiss. naturelles : celle qui appartient aux choses en raison de leur nature ; puiss. obédientielle : aptitude à recevoir d’un agent supérieur une détermination qui dépasse sa nature, la grâce, par ex. : 3. La puissance et l’acte sont des divisions premières dc l’être réel. Q Qualité. — 1. Accident modifiant intrinsèquement ou disposant en elle-même la substance. C’est l’une des dix catégories. — 2. Il y a 4 espèces dc qualité : disposition ct « habitus » ; puissance ct impuissance ; qualités » passibles » ; figure et forme. — 3. Log. Propriété des propositions suivant qu’elles sont affirmatives ou négatives. « Quando ». — Désigne la catégorie dite du « temps » Signifie exactement la situation dans le temps ; ex. : hier Quantité. — 1. Accident consistant essentiellement dans la divisibilité interne et dans l’extension des parties d’un corps. — 2. Division. Quant, continue ou concrète (ou de grandeur) ; quant, discontinue ou discrète (le nombre). — — 3. Log. Propriété des termes suivant qu’ils sont pris selon une plus ou moins grande extension (universel, particulier, singulier). Par dérivation, propriété des propositions, suivant l’extension conférée au sujet. « Quidditas. ■ — On traduit parfois · quiddité ». Littéra­ lement : ce qui répond à la question quid sit, qu’cst-cc que c’est ? La < quiddité » exprime l’essence ou la définition d’une chose. 230 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE R Raison. — I. Psycho. L’intelligence considérée dans sa fonction discursive ; s’oppose à Vintellectus, l’intelligence considérée spécialement comme puissance d’intuition. — 2. Être de raison : celui qui, comme tel, ne peut exister que dans l’esprit. S’oppose à l’étrc réel. — 3. « Ratio » (au sens qu’il a dans des expressions telles que « ratio entis », · ratio veri » etc.) désigne un principe formel ou objectif d’une chose, mais en tant qu’il explique ou donne raison de cette chose. Le terme français de « raison » ne rend ici que de façon très imparfaite l’expression latine. — 4. Principe de raison d'étre : l’une des lois suprêmes de la pensée. Raisonnement [ratiocinatio, argumentatio]. — L’acte de l’intelligence qui consiste à aller d’une chose à une autre de telle sorte qu’à partir de la connaissance de ce qui est connu on atteigne à la connaissance de ce qui est inconnu. Consti­ tue la 3e opération de l’esprit. Relation (relatio, ad aliquid]. — 1. De façon générale le rapport d’une chose à une autre : ad aliud. — 2. Division. Relat. transcendantale : l’ordre essentiel d’une chose à une autre ; ex. : l’ordre de l’intelligence au vrai. Relat. prédicantentale : accident dont toute la réalité consiste à se rapporter à un autre ; ex. : relat. de similitude. La relat. prédicamentale est l’une des 10 categories. S Sagesse. — Connaissance des choses par leurs causes les plus élevées et les plus universelles. Subjectivement, la sagesse est l’un des 5 habitus spéculatifs. Dans l’ordre naturel, la métaphysique est éminemment sagesse. Science. — 1. Strictement, en péripatétisme, signifie la connaissance par les causes. Subjectivement, la science est l’un des 5 habitus spéculatifs. — 2. Division. Sciences spécu­ latives : celles qui n’ont d’autre fin que la connaissance ; sciences pratiques : celles qui sont ordonnées à l’action. Sens. — 1. Puissances de connaître dont l’acte est la sen­ sation et qui utilisent un organe corporel. — 2. Division. Les 5 sens externes ; les 4 sens internes : ■ sens commun », Imagination, mémoire, cogitative. VOCABULAIRE TECHNIQUE 231 Sens Commun [sensus communis]. — L’un des sens in­ ternes dont la fonction propre est de prendre conscience de l’activité des divers sens externes et de comparer et de dis­ criminer leurs données. Sensible. — L’objet des puissances sensibles. — On dis­ tingue : l’obj. propre, celui qui est atteint immédiatement et par soi (la couleur pour la vue) ; l’obj. commun, celui qui est atteint par plusieurs sens (la grandeur) ; l’obj. accidentel, celui qui n’est atteint qu’indircctemcnt, par l’intermédiaire de l’objet propre (l’homme, pour la vue). Signe. — Ce qui fait connaître une autre chose. — Division. Signe naturel, fondé sur un rapport naturel du signe au signi­ fié. Signe conventionnel, pour lequel le rapport au signifié résulte d’un choix arbitraire. Similitude [similitudo, species]. — i. Le semblable désigne le mode d’unité qui convient à la qualité. — 2. Psycho. Les similitudes ou « species » : représentations rendant les choses extérieures présentes à l’intelligence ou au sens. Singulier. — 1. Terme dont l’extension est réduite à un seul individu. — 2. Proposition singulière : celle dont le sujet est un terme singulier. Situation. — La disposition des parties d’un corps dans le lieu. Constitue l’une des 10 catégories. « Species ». — Cf. Espèce, Similitude. Subsistance. — Mode substantiel terminant l’essence individuelle et la rendant incommunicable. La subsistance, suivant les principaux commentateurs de saint Thomas, est réellement distincte de l’essence et de l’existence. Substance. — 1. Cc qui est apte à exister en soi et non dans un autre. S’oppose à accident. La substance est la ire des 10 catégories. — 2. Division. Subst. première : le sujet concret individuel ; ex. : Pierre. Subs. seconde : l’essence abstraite du sujet ; ex. : « homme ». Sujet. — 1. Log. Ce dont on affirme ou nie quelque chose dans une proposition. S’oppose à prédicat. — 2. Dans une science, la chose dont on détermine les propriétés ; ex. le nombre, sujet de l’arithmétique. — 3. Psycho. Celui qui connaît, par opposition à ce qui est connu ou à l’objet. — 4. Metaph. Ce qui de façon générale reçoit une forme. A cc titre la matière est sujet. Suppôt. — L’individu substantiel subsistant. S’il s’agit d’un être raisonnable il a nom personne. 232 PHILOSOPHIE DE S. THOMAS : MÉTAPHYSIQUE Syllogisme. — i. Forme logique du raisonnement déduc­ tif. C’est un discours dans lequel certaines choses étant posées quelque chose d’autre que ces données en résulte nécessaire­ ment du fait même de ces données. — 2. Division : Syll. catégorique, syll. hypothétique. T Temps. — La mesure du mouvement selon l’avant et l’après. — S’oppose à l'éternité (possession parfaite et simul­ tanée d’une vie sans termes) et à Pavum (durée pure et sans succession des substances spirituelles). Terme. — 1. Expression verbale du concept correspon­ dant à la ire opération de l’esprit. — 2. Phys. Le point final d’un mouvement. Théorétique. — Ce qui est objet de spéculation pure ou de contemplation. — S’oppose à pratique. — Les sciences théorétiques. « Topiques ». — L’un des livres de l’Organon d’Aristote, qui traite en particulier des « lieux communs », ou des propo­ sitions communément reçues qui commandent les argumen­ tations probables. Transcendantaux. — 1. En terminologie péripatéticienne : cc qui est au-dessus des genres. — 2. Les propriétés transcen­ dantales, un, vrai, bien, sont celles qui conviennent à l’être comme tel et se retrouvent par conséquent dans tous ses genres. U * Ubi ». — Terme désignant la catégorie du lieu. Cf. lieu. Un. — i. Un transcendantal : ce qui est indivis en soi j l’une des propriétés transcendantales de l’être. — 2. Un prédicamental : l’un en tant que principe et mesure du nombre. — L’un s’oppose au multiple. Universel. — Terme ou concept pris dans toute son ex­ tension. — Querelle des universaux : discussion relative à la valeur réaliste des concepts universels. Univoque. — Propriété d’un concept ou terme sc rappor­ tant à ses inférieurs selon une signification absolument iden­ tique ; ex. : « homme ». — s’oppose à analogue et à équivoque. VOCABULAIRE TECHNIQUE 233 V Végétative [vie]. — Ensemble des fonctions vitales infe­ rieures et communes à tous les vivants : nutrition, augmen­ tation, reproduction. Verbe. — 1. Log. Mot signifiant dans la proposition Fac­ tion ou la passion en référence nécessaire au temps. — 2. Psycho. Verbe mental : terme intérieur de l’acte intellectuel dans lequel l’intelligence contemple son objet. Synonyme : « species expressa ». Vie. — i. Activité spontanée et immanente qui est carac­ téristique des vivants. Le principe de la vie est l’âme. — 2. Division. Il y a trois grands degrés de vie : le végétatif, le sensitif et l’intellcctif. Violent. — Cc qui va à l’encontre des inclinations natu­ relles d’un être. Le mouvement violent est celui qui contrarie ces inclinations. Volonté. — Appétit rationnel, ou qui fait suite à la con­ naissance intellectuelle. Son objet est le bien appréhendé par l’intelligence. Vrai. — 1. D’une façon générale, la conformité de l’intelli­ gence et de la chose. — 2. Vérité logique : conformité de l’intelligence à la chose qu’elle connaît j ne se rencontre que dans la 2e opération de l’esprit. — 3. Vérité ontologique ou transcendantale : propriété qu’a tout être d’être conforme à l’intelligence qui est à son principe, c’est-à-dire à l’intelli­ gence créatrice. TABLE DES MATIÈRES Avant-Propos............................................................................... 7 Introduction ............................................................................. 9 1. Notion générale de la métaphysique....................................... 9 2. La métaphysique comme sagesse.................................................... II 3. La métaphysique comme science de ce qui est séparé de la matière........................................................................... 17 4. La métaphysique comme science de l'être en tant qu'être......... 19 5. Métaphysique et critique de la connaissance............................... 21 6. L'étude de la métaphysique chez Aristote et chez saint Thomas..................................................................... 23 Ch. I. L’être................................... i. Le point de départ de la métaphysique................................ - 2. Sens de la notion d'être........................................................ 3. Le problème de la structure de la notion d'être...................... -4. La théorie de Γanalogie....................................................... -5. L'analogie de l'être............................. 27 Ch. II. L’être, étude critique.................................................... 1. La critique du réalisme........................................................ 2. Le point de départ d'une épistémologie thomiste.............. 3. Du fondement du réalisme................................................... 4. Les premiers principes.................................. 45 46 49 58 63 - Ch. III. Les transcendantaux................................................... 1. Les transcendantaux en général............................................ 71 Les transcendantaux en particulier....................... 3. Conclusion : le système des transcendantaux............... 2. - Ch. IV. Les catégories............................................................... 1. La substance....................................................................... 2. Les accidents...................................................................... 29 31 34 40 ηχ -jô tyj 91 92 99 236 TABLE DES MATIÈRES 1Λ PUISSANCE.................................................................. 107 1. Origine des notions (Tacte et de puissance................................ 2. La puissance ......................................... 3. L'acte.............................................................................. 4. Rapports de Tacte et de la puissance..................................... 5. L'acte et la puissance comme principe* organisateurs de la 107 109 ni 112 métaphysique thomiste................................................... 115 - Ch. V. L’ACTB BT -Ch. VI. L’essbncb bt l’existence............................................ 117 1. Le problème de la distinction réelle........................ 117 2. Historique du problème...................................................... 118 3. Preuves de la distinction réelle........................... 119 4. Sens exact de cette distinction.............................................. 120 5. De la composition des substances créées et de la simplicité de l'être incréé.................................. 122 6. Originalité de la théorie thomiste de l'être.............................. 123 - Ch. VII. La causalité................................................................. 1. L'étude de la causalité chez Aristote et chez saint Thomas....... 2. Justification critique de la causalité...................................... 3. La Cause première............................................................. 125 125 130 133 TEXTES I. Les prérogatives de la métaphysique.................... 141 a) La métaphysique est une science spéculative.................. 141 b) La métaphysique est une science libre................ 144 c) La métaphysique n’est pas une science humaine................ 145 d) La métaphysique est la plus noble de toutes les sciences... I46 II. Le · sujet » de la métaphysique......................................... 147 a) Le * sujet » de la métaphysique est l'être en tant qu'être... 148 b) La métaphysique considère également la substance et les accidents ......................................... 149 c) La métaphysique traite principalement de la substance... 154 ΠΙ. L'étude de l'un appartient à la métaphysique.................. 154 a) L'un et l'être sont réellement identiques et diffèrent selon la raison...................................................................... 155 b) L'un transcendantal ct l'un principe du nombre............ 156 IV. Du premier principe de la démonstration....................... 158 a) Conditions que doit remplir le principe le plus certain.... 158 b) A quel principe conviennent ces conditions................... 159 c) Erreurs commises relativement à ce principe.................. 162 TABLE DES MATIÈRES V. Des principales modalités de l'être................................ a) L'être par soi et l'être par accident.............................. b) Les modes de l'être par soi.......................................... VI. La métaphysique comme science de la substance............. a) La substance est l’être premier..................................... b) Sous quels rapports la substance est-elle l'être premier ?.. VII. La puissance et l'acte..................................................... a) Détermination de la puissance..................................... b) Détermination de l’acte.............................................. VIII. Dieu est la vie..................................... IX. L’un principe du nombre et l’un transcendantal.................. X. Vérité logique et vérité ontologique................................... XI. Le bien ajoute-t-il quelque chose à l’être ?......................... XII. De l'être et de l’essence................................................... a) De la signification des mots être et essence..................... b) De l’essence des substances composées.......................... c) De l'essence des substances séparées.............................. d) Conclusion : des trois façons, pour une substance, de pos­ séder son essence............................................................ XIII. Qu’en Dieu il y a identité entre Γessence et l’existence....... XIV. Est-il nécessaire que tout être soit créé par Dieu?.............. Vocabulaire technique............................................................. ’J 237 164 164 165 169 169 171 173 173 I?6 180 181 183 185 188 189 191 193 199 203 208 213 ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 20 JUILLET I961 SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE TARDY A BOURGES Dépôt légal 2· trim. 1952 Imprimeur 1.3Ô9. Éditeur 4.012