DU MÊME AUTEUR (Chez les mêmes éditeurs) Leçons de droit naturel : I- — Le fondement du Droit et de la Société. Troisième édition (1948). IL — L’Etat ou la politique. Troisième édition (sous presse). HL — La Famille. Seconde édition (1945). IV. — Les droits et devoirs individuels. Première partie : Vie, Disposition de soi. Deuxième partie : Travail, propriété. Seconde édition (1946). Chez Castermax : Essais de morale catholique : I. — Le retour à Jésus. II. — Le dépouillement. III. — Vie intérieure. IV. — La vie en ordre. Le dialogue de l’homme et de Dieu. Aux Éditions du Cerf : La Communauté populaire. Le Christ dans son Église. Chez Vrin : Les grandes lignes de la philosophie morale. ÉTUDES MORALES, SOCIALES ET JURIDIQUES JACQUES LECLERCQ Professeur à l’Université de Louvain LEÇONS DE DROIT NATUREL I LE FONDEMENT DU DROIT ET DE LA SOCIÉTÉ TROISIÈME ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE NAMUR MAISON D'ÉDITION AD. WESMAEL-CHARLIER (S. A.) 69, Rue de Fer LOUVAIN SOCIÉTÉ D’ÉTUDES MORALES SOCIALES ET JURIDIQUES il, Rue des RécolJets Mt. Angel Abbey Library St Benedict, Oregon 97373 K HU LH 7,I Imprimatur. Lvvanii, die 9a Sept. 1947. H. VAN WAEYENBERGH Rect. Univ. Deleu. TOUS DROITS RÉSERVÉS $ art des nations occidentales de l'antiquité, et celle de l'Extrême-Orient. Tout l’Extrême-Orient, aussi bien la Chine que les Indes, est imprégné de la doctrine de la transmigration des âmes, d’après laquelle les âmes animent tantôt un corps humain, tantôt un corps animal; dès lors les animaux sont dignes du même respect que l’homme; ils sont tout au moins comme des hommes d’une basse classe; l’homme cesse d’être seul sujet de droit. De nos jours et dans nos pays, des idées semblables se répandent sous l’influence des philosophies matérialistes. Les sentiments philan­ thropiques s’étendent aux animaux, et les » amis des bêtes u réclament au nom des droits de celles-ci. l.a société moderne réagit contre la cruauté envers les animaux. Dans plusieurs pays, on interdit les combats de taureaux ou les combats de coqs; on punit même ceux qui maltraitent les animaux; on établit des institutions pour recueillir les animaux abandonnés, et des ligues pour la protection des animaux les présentent connue des « frères CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL inférieurs IS dont on doit défendre les droits. Mais la tradition occiden­ tale appuyée par le sentiment chrétien, voit plutôt dans ces mesures un élément de lutte contre l’instinct de cruauté chez l'homme. Il ne s’agit pas d’un droit des bêtes, mais d’un devoir de l’homme à réprimer en soi la cruauté. Par contre, cette même tradition accepte qu’on sacrifie des animaux et même qu’on les fasse souffrir, quand le bien de l’homme le demande, qu’on les tue, par exemple, pour les manger. Le cas sur lequel les deux conceptions s’affrontent de la façon la plus nette est celui de la vivisection qui est cruelle, mais pratiquée dans l’intérêt de la science. I-es défenseurs du a droit des animaux » protestent, tandis <|ue la tradition générale accepte la vivisection des animaux, quand la recherche scientifique le demande, alors qu’elle repousse la vivisection humaine. II. — LE DÉVELOPPEMENT DE LA NOTION DE DROIT NATUREL 4. L’idée de droit naturel. — On trouve partout des hommes groupés, et partout la vie commune est soumise à des règles qui correspondent à ce que nous appelons droit. Chez les sauvages, ces règles se présentent sous forme de traditions orales ayant souvent un caractère religieux; puis, au fur et à mesure que la civilisation se développe, quand apparaît l'écriture et quand la vie sociale devient ¡dus compliquée, le droit se perfectionne et se fixe par écrit. A la fin de l’antiquité, l’empire romain le formule de façon si parfaite que le droit romain a été jusqu’à nos jours le modèle de la science juridique. Cependant, quand le droit se différencie «les traditions religieuses, il ne s'en sépare pas entièrement. L’idée reste qu’il dépend de. principes supérieurs auxquels il est subordonné. On cite partout, à ce propos, la tirade de l’Antigone de Sophocle, invoquant les l6 LE FONDEMENT DU DROIT « décrets divins, lois non écrites et immuables. Elles ne sont, dit-elle, ni d’aujourd’hui ni d’hier, et nul ne sait de quel lointain passé elles sortent. » (Antigone, v. 454 et suivants.) Ce principe se retrouve de tout temps dans la conscience popu­ laire. La plupart des philosophes l’admettent aussi. Les moralistes de la fin de l'antiquité, les stoïciens surtout, insistent sur l’idée que l’homme a des droits et des devoirs indépendants des lois; que ces droits et devoirs reposent sur une justice qui domine les relations humaines; et que toute loi doit être juste pour lier les consciences. Ainsi se développe l’idée d’un droit « fondé non sur l’opinion des hommes, mais sur la nature *. •• et ce droit naturel s'oppose, pour le contrôler, au droit positif, c’est-à-dire au droit tel que les peuples le réalisent dans leurs institutions *. Ce droit naturel, nul ne peut l’abroger et nul ne peut y déroger et contre les injustices des puissants,c’est à lui que les faibles font appel. La notion du droit naturel devait s’insérer d’elle-même dans la synthèse de la philosophie chrétienne élaborée au moyen «âge par les grands penseurs scolastiques. Le droit naturel prend place dans la morale, au chapitre de la justice; il n’est que la loi morale en tant qu’elle s’applique à la réglementation des relations sociales. La distinction entre le droit naturel et la morale n’est pas fort tranchée; on se sert simplement du mot droit naturel lorsqu’on recherche le fondement des institutions juridiques. 1 Cicéron, De legibus, 1. J, c. to. — Cicéron a développé cette idée de loi naturelle avec une extrême abondance. 1 ■> La pire absurdité est de tenir pour justes toutes les institutions ou les lois (ParODI, Le problème moral et la pensée contemporaine, P- >37-) Cet esprit relativiste domine la murale comme la philosophie du droit contemporaine et forme le trait d’union de presque tous les systèmes. L'Église catholique est à peu près seule actuellement à défendre le caractère absolu de la morale, comme l’idée elle-même d'un absolu. La religion catholique se présente comme la vérité, et les philosophies catholiques cherchent les principes de ce qui constitue, dans l’ordre naturel, la vérité. Les autres religions, les autres philosophies se présentent, non comme la vérité, mais comme 26 LE FONDEMENT DU DROIT des vérités qui n’ont rien d’exclusif, qui se supportent mutuelle­ ment et se reconnaissent volontiers la même valeur les unes aux autres, la seule vérité absolue semblant être, pour elles, qu’il n’y en a pas. Et c’est pourquoi le seul ennemi, la seule erreur, doit être le catholicisme. En morale, le relativisme s’appuie principalement sur les argu­ ments empruntés à l’histoire et à la géographie humaines. Nous connaissons beaucoup mieux qu’autrefois les peuples de l’ancien temps, ceux de l’Extrême-Orient et des régions sauvages d'Afrique, d’Amérique et d’Océanie; nous savons que l’esprit de ces peuples diffère du nôtre beaucoup plus que nos ancêtres ne le supposaient; qu’un grand nombre d’idées qui nous semblent évidentes, ne le leur semblent pas; que des usages ou des pratiques qui nous semblent nécessaires ou naturels, leur sont inconnus; que beaucoup de nos règles de morale élémentaires leur paraissent étranges. S’appuyant sur ces constatations, les relativistes concluent que la notion, jusqu’ici universellement admise, d'une nature humaine aux traits fondamentaux uniformes est une généralisation hâtive sur des données incomplètes. Il faut donc, selon eux, abandonner cet a-priorisme et ne plus s’appuyer que sur les faits scienti­ fiquement établis. Or, ce que les faits révèlent d’abord, disent-ils, ce n’est pas l’unité de la race humaine, mais sa diversité. Par exemple, a l'étude approfondie des rites et des croyances dans les religions primitives, des coutumes relatives au mariage, des tabous, etc., nous introduit dans des formes d'imagination, de combinaison, de jugement même et de raisonnement que notre psychologie ignore tout à fait. » (Lévy-Bruhl, La morale el la science des mœurs, p. 72.) Dès lors, telle règle de notre morale semble immorale à un autre peuple et telle règle que nous qualifions d'immorale peut être morale sous une latitude différente. Dans notre société, on consacre des sommes CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 27 considérables à prolonger la vie des vieillards impotents, à sauver celle des enfants malingres; chez, tel peuple nomade, au contraire, on tue les enfants chétifs et on abandonne les vieillards qui entravent la libre marche de la tribu : nos mœurs s'expliquent par notre état social; les mœurs de cette tribu s’expliquent par le sien. On se plaît à multiplier les exemples empruntés aux formes d activitc les plus diverses. Chez tel peuple sauvage, un adolescent n'atteint la virilité légale que lorsqu'il a tué un homme, exaltation de la vertu guerrière nécessaire à des tribus qui vivent toujours sur le qui-vive et doivent sans cesse songer à se défendre. A Sparte, cité militaire, on poussait les enfants au vol, pour leur apprendre à subvenir à leurs besoins par leurs propres ressources .... La morale, en un mot. s'inspire, dans chaque pays et à chaque époque, d’un ensemble de circonstances et d'iniluences qui modifient l’idée de bien et l’adaptent aux besoins changeants des hommes. Appliquée hu droit, cette doctrine semblable darts l'appréciation des produit institutions un relativisme juridiques. S’il n’existe pas de nature humaine ou si elle est inconnaissable, il est vain de fonder le droit sur un droit naturel qui découlerait de cette nature. » Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir un droit théorique, et un seul, offert à l’imitation de tous les temps et de tous les pays, n (Cruet, La vie. dit droit et l'impuissance des lois, p. 183.) La norme juridique n’est pas un principe supérieur, toujours identique à lui-même dans son essence, mais « le produit contingent des faits; elle est en perpétuelle évolution. » (Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. I, pp. 36, 45.) « Le droit naturel absolu est une chimère .... Dans un pays donné, à une époque donnée, le Droit est donc l’ensemble des règles de conduite sociale que la majorité des hommes de ce pays et de cette époque estiment justes et socialement utiles. » (Gaston Jéze, Les principes généraux du droit administratif, p. IV.) LE FONDEMENT DU DROIT 28 8. Le problème de la nature humaine. — La doctrine relativiste se présente avec un appareil de modestie et de science capable d’impressionner les esprits. Nous ne savons pas grand’ chose, dit-elle; la science sociale est encore dans l’enfance. Jusqu’ici tout ce qu’on découvre témoigne de la diversité humaine ; comment fonder une morale absolue? Avant de réfuter ce que cette prétendue constatation a d’excessif, il faut y reconnaître une part de bien-fondé, spécialement lorsque l’on considère le mouvement philosophique contre lequel le relati­ visme réagit. Il est incontestable (pie les auteurs anciens avaient de la nature humaine une conception un peu simpliste. Les écrivains du xvmc siècle avaient forgé de l’homme en soi une notion très artificielle. Le progrès des sciences historiques et géographiques, notamment de l’ethnologie et de l’ethnographie, ont montré que les hommes diffèrent plus qu’on ne croyait autrefois. Est-ce à dire cependant qu’elles aient manifesté de telles différences qu’en rangeant tous les hommes sous le même vocable, homme, on se borne à suivre une tradition dont le fondement s'est perdu? Est-il légitime de nier qu’il existe une espèce d’êtres auxquels on puisse légitimement appliquer le nom commun d’« hommes », espèce présentant des caractères particuliers suffisamment discer­ nables pour dire partout où on les rencontre : voilà des hommes, et pour dénier ce titre aux êtres chez lesquels on ne trouve pas ces caractères? A la question ainsi posée, la réponse ne fait pas de doute. On a beau accentuer les différences entre races et civilisations, il reste à l’homme, parmi les créatures, des caractéristiques dont l'évidence CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 29 est aveuglante l. Partout où se rencontre l’homme, il présente cette caractéristique de transformer par son activité réfléchie les condi­ tions de son existence matérielle et d’expliquer les phénomènes de la nature. La vieille définition, d’après laquelle l'homme est un animal raisonnable, reste en dehors des atteintes de ce que les sciences positives ont découvert. Animal raisonnable : animal doué d’un corps sensible, vivant et entretenant sa vie comme les animaux, se reproduisant comme eux; raisonnable, doué d’une faculté qui ne se manifeste pas chez les animaux, et qui éveille d’autres préoccupations que les pré­ occupations physiques, qui permet de transformer les conditions de vie en vue de réaliser une finalité que l’esprit conçoit; qui amène à se demander le comment et le pourquoi des choses. Animal raisonnable : cette courte formule, qui semble vague au premier abord, se révèle lourde de signification, lorsqu’on se donne la peine de la scruter. Elle justifie, à elle seule, l’idée d'un genre humain, uniforme dans ses traits fondamentaux. Sans être grand savant, on peut aller plus loin, et la science n’y contredira pas. On déterminera ainsi des caractères communs 1 Citons deux témoignages. D'uu voyageur : « 11 est impossible de prendre contact, fûi-o- pendant quelques semaines seulement, avec une race d'hommes non-euro­ péenne. sans distinguer ce qui, dans l'homme, est véritablement humain et demeure -< i.ihlable. malgré toutes les différences d'origine et de climat, et ce qui diffère, m Iou les origines et selon le climat. » (Pierre Mille, Le bel art d'apprendre, p. 141). D'un sociologue : « Uniforme et pleine de répétitions! telle est en somme l'histoire universelle dans scs grandes lignes, car l’âme humaine présente partout une grande uniformité dans ses caractères essentiels, et répond de la même manière aux mêmes influences de milieu, quelle que soit la race ou la couleur, sous les tropiques comme dans les zones tempérées. Il faut seulement reculer assez loin, placer le point d’obser­ vation assez haut, pour que le jeu bigarré des détails ne nous cache plus les grands mouvements des masses. Alors les « modi <• de l'humanité qui, toujours en mouve­ ment, lutte, souffre et travaille, disparaissent à nos yeux et sa « substance • éternelle­ ment la même et éternellement renouvelée, immuable dans le changement même, nous découvre ses lois monotones ». (Franz Oppenheimer, L'État, p. 44-43.) 30 LE FONDEMENT DU DROIT à l'homme et aux animaux, ou à certains animaux, puis ce qu'il y a de propre aux hommes. Partout où on trouve des hommes, on constate qu’ils ont horreur de la mort, et que, d'instinct, mais passionnément, ils cherchent à rester en vie. C’est l'instinct de conservation, si fort qu'on admet communément que donner sa vie ou la risquer de sang-froid est héroïque. Partout où l’on trouve des hommes, le suicide est un acte exceptionnel, tenu pour honorable ou honteux selon les sociétés, jamais pour habituel. Des êtres vivants chez qui l’instinct de conservation n’existerait pas, se suicideraient comme d’autres mangent, se détruiraient comme d'autres travaillent à se maintenir en vie. Dire qu’on ignore s'il y a en l'homme une nature qui le pousse à rester en vie plutôt qu’à se suicider semblerait une mauvaise plaisanterie; nulle part l’étude comparée des peuples n’a découvert d’hommes chez qui l'instinct de conservation n’existe pas, et les exemples qu’on cite de divergences entre les peuples ne portent jamais sur des instincts aussi fondamentaux que celui-là. Il n’est pas le seul d'ailleurs qui soit indiscutablement commun à tous les hommes. Partout où on trouve des êtres humains, on les trouve répartis en deux sexes et se reproduisant par l’union des sexes; vérité si évidente qu'il semble ridicule de la rappeler. Cependant il le faut bien, puisqu’on nous dit qu’on n'aperçoit nulle part de caractères communs à toute l’humanité. Partout aussi, on constate entre les deux sexes un attrait qui les pousse à l'union. Ceci encore n’est ni discutable, ni discuté. Enfin les hommes vivent partout en groupements organisés (pii dépassent le cadre de la famille conjugale et qu’on appelle couramment sociétés. Ceci encore est tellement indiscutable que le moins savant peut le constater et que le plus savant le confirme. Cette universalité CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 31 de la vie sociale indique un troisième instinct, l’instinct social qui s'ajoute aux deux précédents pour former un ensemble de caractéristiques communes déjà singulièrement imposant. Ces instincts, il est vrai, sont communs à l’homme et aux espèces animales. La caractéristique de l'homme, parmi les animaux, est sa capacité d'étouffer, d’orienter, de transformer ses instincts dans une certaine mesure. Cette capacité lui vient de la raison et de la volonté. C’est pourquoi la question morale, qui est de savoir dans quel sens les instincts doivent être orientés, se pose pour l’homme et pour l’homme seul. Il a donc des caractéristiques humaines sur lesquelles il n’est pas difficile de se mettre d’accord. Qu’elles soient plus limitées et moins nombreuses qu’on ne croyait précédemment, c’est possible. Mais loin que la notion du genre humain disparaisse pour cela, elle ne fait que se préciser, car les différences mêmes entre les sociétés soulignent l’identité fondamentale des tendances humaines et le caractère propre qui isole l'homme parmi les animaux dont il partage les instincts. Cette doctrine semble évidente. Comment expliquer alors que des hommes d’un talent, d'une intelligence et d'une science incontestables aient pu la méconnaître? Par les circonsctanc.es historiques d'abord; ensuite par un désaccord sur le fondement et la conception de la philosophie. Replaçons la philosophie contemporaine dans son cadre histo­ rique. Les auteurs du xix« et du xx * ‘ siècle, lorsqu’ils parlent de nature humaine, de morale absolue ou de droit naturel, ont toujours à l'esprit, non le sens exact des mots, mais une école, l’école du XV11F siècle qu’on appelle dans beaucoup de manuels l’« école du droit naturel ». Or, cette école se faisait précisément de la nature de l'homme une conception arbitraire, naïvement exagérée. Quand LE FONDEMENT DV DROIT 32 les auteurs contemporains critiquent la théorie du droit naturel, ils ne songent pas, en général, à mettre en question l’existence d’une nature dans les grands traits que nous venons d’esquisser; leurs critiques s’appliquent à une doctrine bien déterminée; ils s’imaginent que le droit naturel ne peut être que celui de cette école, et ils attaquent le « droit naturel », sans se douter qu’il existe un autre droit naturel dont les défenseurs disent à peu près ce qu’ils disent eux-mêmes. Il est vrai qu’une réaction s’imposait contre la philosophie du xvme et une partie de la philosophie du xixe siècle, mais cette philosophie n'est pas la tradition; elle n'est qu’ww tradition et une tradition peu ancienne, car elle ne remonte pas au delà du xvne ou tout au plus du xvi® siècle nous l’avons vu, sont, dans un Les auteurs du moyen âge, sens mitigé, parfaitement relativistes. Pour se rendre compte de ce que les philosophes modernes s’ima­ ginent être la doctrine du droit naturel, il suffit, par exemple, de lire dans Tarde, Les transformations du droit, tout le chapitre sur le droit naturel : eut avoir qu’une attitude d’expectative. Ou bien, la doctrine actuellement reçue étant opposée à la doctrine nouvelle, le positiviste doit adopter une attitude étroitement conservatrice, défendant ce qui est, puisque ce qui est exprime l’opinion commune du moment, rejetant toute nouveauté, quitte à l'accepter le jour où elle aura gagné l’opinion, mais toujours sans aucun examen de sa valeur intrinsèque et du bien ou du mal qu’elle peut faire. Cette attitude est difficile à tenir jusqu'au bout. Le juriste obligé à mettre en système l'aspiration vague de l’opinion, constate inévitablement les tendances de l’homme, et le mot même de nature humaine lui échappe malgré lui. Duguit nous parle < d'une loi s'imposant aux hommes vivant en société. Cette loi est tout simplement celle qui les oblige à vivre en société, parce que, étant donné leur nature, ils ne peuvent pas ne pas vivre en société. Par cela seul qu'il y a des sociétés humaines, et il ne peut pas ne pas y en avoir, étant donné qu’il y a des hommes, il y a une loi sociale. » (Ibid., p. 12.) Mais alors, comment se refuser, par obéissance au fait et aux exigences qui en découlent, à chercher ce qu'impose cette loi? Le positivisme n’est, en réalité, qu'une attitude provisoire qui s'explique par la philosophie contre laquelle il réagit. Mais le positivisme juridique n’est qu’une des applications du positivisme CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 39 en général, et la doctrine du droit naturel, elle aussi, est solidaire d’une attitude générale de la pensée. Les positivistes purs font un effort rigoureux pour éliminer toute philosophie. 11 n’y a pour eux de connaissance exacte et sûre que celle qui procède de l'expérience et de l’observation. Le rationnel est purement subjectif. Le positivisme < substitue la méthode expérimentale à la méthode rationnelle ». (De Page, Droit naturel et positivisme juridique, p. 32.) Il est vrai que l’obser­ vation par elle-même ne permet pas de jugement de valeur; mais la connaissance scientifique a pour but de connaître, non de juger; « autre chose est apprécier, autre chose connaître ». (Bouglé, Les idées égalitaires, p. 8.) Mais comment déduire une règle d’action de cette connaissance? Il n’en est pas question. « La science n’est pas un apostolat n; la théorie scientifique est étrangère au domaine de l’action. (De Page, /bid., pp. 41-42.) Si l’action exige des principes directeurs, ceux-ci devront être recherchés par d’autres procédés que les procédés scientifiques, et la science étant la seule méthode de connaissance exacte, la connaissance des principes de l’action est étrangère à la vérité. A l’opposé, le point de départ de la philosophie traditionnelle est que les valeurs rationnelles sont aussi réelles que les valeurs expérimentales, expérimental signifiant ici sensible, et que la connaissance rationnelle est aussi certaine ou plus certaine que la connaissance sensible. Le différend porte donc sur la valeur de la connaissance intellectuelle et la possibilité de la philosophie. En établissant que l’homme présente partout des caractères semblables, nous ne faisons qu'introduire le problème de la nature humaine. Le débat avec le positivisme est plus profond et exige qu’on remonte aux premiers principes de la connaissance. LE FONDEMENT DU DROIT 4” Nous ne nous bornons pas à constater l’existence de certaines formes constantes dans l’action humaine; de ces phénomènes que l’expérience nous fournit, nous prétendons conclure à l’existence d’un -principe d’action dont les phénomènes constatés sont la manifestation. En d’autres termes, selon nous, nous ne devons pas seulement admettre ce dont les sens témoignent, mais aussi ce sans quoi les phénomènes seraient inexplicables. C’est la loi de I’u/tiverselle intelligibilité, selon laquelle toute chose peut être objet de connaissance, et cette loi est à la base de toute science. Elle suppose que la raison est un instrument de connaissance capable d’entrer en contact avec le réel. Dès lors, constatant un phénomène, nous en chercherons l’expli­ cation. Constatant chez tous les hommes des caractères semblables, nous en conclurons qu'il doit y avoir à cela une raison. Nous ferons intervenir le principe de raison suffisante, corollaire de la loi d’uni­ verselle intelligibilité, et en vertu duquel toute chose a sa raison qui l’explique. Nous dirons donc : si l'action humaine présente partout des caractères communs, c’est qu’il y a chez tous les hommes des principes d'action communs, et ces principes sont des réalités imperceptibles aux sens, mais certaines, puisque les phéno­ mènes directement perceptibles sont inexplicables sans eux. L’ensemble de ces principes d’action constitue le fond caracté­ ristique de l’être humain, son essence, sa nature. Notre point de vue est celui de presque toutes les grandes écoles philosophiques. Le relativisme contemporain s’en sépare en niant la possibilité pour l’esprit d’atteindre une réalité qui dépasse l’expérience sensible. Comme l’expérience sensible n’explique rien par elle-même, il déclare que rien n’est explicable. La science consistera ;‘à constater des phénomènes, à enregistrer les rap­ ports constants qui se produisent entre eux, et à les classer. CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 41 Le relativisme supprime la notion même de raison, et par consé­ quent toute philosophie dans le sens traditionnel du mot. Ce que nous appelons philosophie, il l’appelle métaphysique et fait de ce mot le synonyme de « fantaisie. » La discussion de l'existence d'une nature humaine a donc un double aspect. Quand les relativistes disent qu’ils ne voient nulle part cette nature, cela veut dire parfois qu’ils ne voient que des différences entre les hommes, et d'autres fois que, même les hommes étant semblables, ils ne voient pas en eux ce que nous appelons nature. Dans la pratique, ces deux questions sont constam­ ment mêlées, ce qui ne contribue pas à éclaircir la discussion. J’ai cru nécessaire d’examiner de près la question de fait. On n’étudiera pas dans cet ouvrage la question de principe qui exigerait un traité général de philosophie. La question de la valeur de la raison est une de ces questions fondamentales qui ne peuvent s’étudier qu'en liaison avec la métaphysique et la psychologie. Il faut bien se limiter. Ceci est un traité de droit naturel. Ceux qui désirent étudier le problème de la connaissance le trouveront exposé ailleurs L Limitons-nous ici aux problèmes d’application directe au droit. 9. La renaissance du droit naturel. Le positivisme n'est <•1 ne peut être qu'une position provisoire de l’esprit. Le début du xxc siècle a marque le réveil du droit naturel. X vrai dire, au milieu de l’espèce d’ivresse de droit naturel de l'époque romantique, un certain nombre d’esprits avaient toujours continué à affirmer * Sur le problème de la connaissance, voir entre autres : Piçak», G. l.e problème critirwe fondamental. Paris, 1923, M aréciiai.. l.c point de depart de la mélophysique, Paris et Louvain, 19-3 et xçaô; Noel L., Le réalisme immédiat, Louvain, >938; Marii ai s. J. Didinztter pour unir <>t: 'es degrés du savoir, Paris 197,3; Vax SteenBERG11F.X. P., Episl:morte en sous-titre : L’irreductible droit naturel. En Allemagne, le même mouvement se produisait sous l'influence de philosophes plutôt que de juristes, mais les philosophes alle­ mands se sont toujours préoccupés de la philosophie du droit plus que les français. Slammler, en ordre principal, réagissait contre le positivisme en opposant à celui-ci un néo-kantisme rationaliste qui fait du droit naturel une forme pure à contenu variable. Après, lui, juristes et philosophes sont amenés à recon­ naître des principes permanents au dessus des prescriptions chan­ geantes du droit positif. * En Italie, de M. Croce à M. Gentile et à leurs disciples les plus récents », les tentatives se multiplient pour construire une doctrine du droit « sur la base de l’équation entre le rationnel et le réel, que l'on se plaît à exprimer par la CHAPITRE 1. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 43 proposition de Vico : verum el factum couverlunlur. » (Perticone, Le problème du droit naturel et du droit positif en Italie, p. 236.) Une controverse extrêmement vaste engage ainsi juristes et philosophes pendant plus de trente ans. Elle aboutit vers 1930 à une sorte d’accord. Les positivistes eux-mêmes, tout en niant le fondement rationnel du droit naturel, reconnaissent que l’idée du droit nature! est indéracinable. Elle « subsiste et tout porte à croire qu’elle n’est pas près de s'éteindre ». (De Page, L’Idée de. droit naturel, p. 47.) Le droit naturel n’est pas un objet de connaissance scientifique, car ce n'est pas un fait; mais l’idée de droit naturel est un fait, et par là objet de connaissance scientifique. Le droit naturel « n’est pas raisonnable dans ses prémisses; ... pourtant il vil et agit : j’en déduis qu’il se passe de raison. Je retourne «loue les ternies du problème : au lieu de partir de la justification, je pars de la norme. Autrement dit, et pour faire court : le droit naturel appartient, je crois, tout entier, à la sphère de la pratique, nullement à celle du savoir .... Le droit nature! relève de l'action. (Habsaert, Fondement du droit naturel, pp. 215-216.) Il restera pour le positiviste à chercher les origines psycholo­ giques et sociales de l'idée, en faisant abstraction de la question de vérité qu’il refuse de poser. Mais les positivistes sont débordés par les idéalistes et rationa­ listes de toute école qui s’accordent à reconnaître la nécessité de principes rationnels au fondement du droit. Le droit naturel renaît donc, mais il renaît renouvelé. Ce n'est plus le dogmatisme romantique de 1850, c’est un droit naturel assagi que l’expérience a rendu prudent. On revient à la conception, antérieure au xvnr siècle, d'un droit naturel principe général. « Sans doute, écrit M. Capitant, 44 LE FONDEMENT DU DROIT ce n’est plus de l’ancienne conception qu’il s’agit : sur ce point tout le monde est d’accord. Le droit naturel ... n’est qu’un principe directeur .... Ce principe directeur ne saurait être nié. C'est l'idéal de justice. « Ce principe directeur ne dictera pas au législateur les solutions positives .... car c’est dans l’observation des faits, ... que le légis­ lateur devra chercher les bases solides des lois qu’il promulguera. Mais c’est le droit naturel qui lui découvrira le but à atteindre, c’est lui qui donnera à son œuvre ce caractère d’unité, en l'absence duquel l’appareil legislatif ne serait qu’une agglomération de règles sans liens entre elles. » (Introduction à l’étude du droit civil, P- 35-) n Le concept, ainsi réduit à ses éléments essentiels, dit à son tour Gény, plonge, par des racines si profondes, dans notre mentalité juridique, qu'il réparait en dépit de toutes les dénégations et de tous les efforts, chez les esprits qui s’en croient les plus sincèrement détachés .... » (Science et technique en droit privé positif, t. TI, p. 275). « Sans doute, dit-il encore, le problème de sa conciliation avec les exigences de la vie pratique reste loin d’être résolu .... (Ibid., t. I, p. 27.) Au fond, le droit ne trouve son contenu, propre et spécifique» que dans la notion du juste, notion primaire et indéfinissable. » (Ibid., t. I, p. 50.) Depuis, d’autres auteurs ont précisé. Notamment Le Fur, Renard et, en Belgique, M. Dabin. Tous limitent le droit naturel à quelques principes directeurs qui n'excluent nullement la varia­ bilité des institutions. Déjà vers 1900, Stammler, en Allemagne, avait essayé de concilier la permanence du droit et la variabilité de ses formes par la formule « droit naturel à contenu variable ». Pour lui. la permanence du droit naturel n’est qu’une permanence de méthode, non de fond. Reprenant CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 45 la formule, M. Renard la transforme en ■ droit naturel à contenu progressif ». Nous aurons l’occasion de retrouver ces auteurs et les nuances par lesquelles leurs doctrines se différencient en discutant l’éla­ boration du droit. III. — L’ÉLABORATION DU DROIT 10. Droit et morale. — I-a controverse du xx® siècle a précisé les rapports entre droit et morale. A son point de départ la notion du droit naturel est étroitement liée et à peu près confondue avec certains aspects de la morale. Le phénomène que nous relevons ici est commun à tous les domaines de la connaissance : on part d’une vue confuse et globale; ensuite le progrès de la réflexion amène des précisions qui distinguent les points de vue et aboutissent à la constitution de disciplines distinctes pour les differents aspects du savoir. Les historiens du droit naturel relèvent la trace de celui-ci chez les plus anciens philosophes. On cite souvent Héraclite d’Éphèse (VIe siècle av. J.-C.) comme le « promoteur des doctrines du droit naturel •• (Hubert. Contribution à l’étude sociologique des origines du droit naturel, p. 127), parce qu’il semble le premier à opposer le nomos à la fthusis. En réalité, il s’agit simplement d’une vue métaphysique selon laquelle, reconnaissant un ordre universel, on estime que l'homme doit accorder son action à cet ordre, tant dans sa vie individuelle (morale) que sociale (droit naturel). Le droit naturel se ramène donc à un ensemble de principes que l’homme doit observer dans l’organisation sociale. Il est facile de relever cette idée dans toute l'histoire de la philo­ sophie. On ne s’en est pas fait faute (ci. Rommen, Le droit naturel. LE FONDEMENT DU DROIT 4ó Histoire-Doctrine). Ce droit naturel s’identifie à peu près à la morale des gouvernants; c’est larêg/e du gouvernement des hommes. L’idée du droit naturel s'affirme surtout dans l’opposition ; elle se formule quand on est •• mécontent du droit positif » (Von Schmid, Philosophie du droit, p. 6), parce qu'aussi longtemps que le droit positil ne soulève aucune controverse, on ne songe pas à y opposer des principes supérieurs. La tirade d’Antigone citée plus haut est significative. En présence d’un commandement injuste, elle invoque les lois divines, éternelles, mais elle ne songe évidemment pas à la science du droit ; il s’agit de lois morales se rattachant à la métaphysique, parce que fondées sur l’ordre universel traduit dans la vie de l’homme par la règle morale. On en est resté là jusqu’à nos jours, au point que dans des traités français, on étudie sous le nom de « morale spéciale » ce qui s’appelle ailleurs * droit naturel ». Il a fallu attendre notre temps pour que les notions se précisent grâce «à toutes les controverses du siècle. Mais cette imprécision de l’idée explique que les adversaires du droit naturel lui dénient toute consistance. « Le droit naturel pur, orthodoxe, véritable, n'existe pas » (De Page, L'idée de droit naturel, p. 58); — et en même temps le retrouvent partout. — « Que si l'on m’accuse de dépister du droit naturel partout, je réponds qu’il y en a plus qu’on ne croit. » (Haesaert, Fondement du droit naturel, p. 198.) D’autres auxquels l’expérience historique semble donner raison se bornent à juger impossible de distinguer droit naturel et morale, a Toutes les tentatives pour séparer nettement la morale et le droit ont en fin de compte échoué #, écrit Bayet (La science des faits moraux. p. 57). Et Pareto : u On n'a même pas trouvé le moyen de séparer le droit de la morale .... Un acte passe du droit à la morale ou vice-versa, suivant la volonté ou le caprice du législateur .... » (Traité de sociologie générale. I, n° 39S.) Il s’agit ici de moralistes et de sociologues. CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 47 Cependant, après l'examen approfondi auquel notre époque a soumis la notion de droit naturel, il semble que celle-ci doit être maintenue et séparée de la notion de morale, comme corres­ pondant à un autre aspect de l'activité humaine. La distinction n'apparaît pas de prime abord, parce que droit et morale se rencontrent, se croisent et se font des emprunts mutuels à chaque instant. Tous deux sont des sciences normatives réglant l'activité humaine et ils dépendent souvent l’un de l’autre. La morale interdit de mentir; le droit établit la bonne foi comme règle d’interprétation des contrats; la morale interdit l’homicide et le vol; le droit les punit; le droit refuse de sanctionner les con- ventionscontrairesaux bonnes mœurs; la morale détermine celles-ci ; la morale ordonne d’obéir aux gouvernants légitimes, et renvoie au droit pour savoir qui l’est. Dans tous ces exemples le droit dont il est question est le droit ¡Mjsitif : quand on aborde le domain* des principes de conduite, trouve-t-on autre chose que la moral' ? * Entre la morale et le droit positif y a-t-il place pour le droit naturel et en quoi est-il juridique, c’est-à-dire en quoi participe-t-il de la nature du droit? Le but de la morale est de déterminer les règles par lesquelles l'homme atteindra son parfait développement ou sa fin. Le but du droit est de diriger les activités des hommes dans la vie sociale de façon que celle-ci les aide à atteindre la fin assignée par la morale. La morale se place essentiellement au point de vue de l'individu : problème de la morale : que dois-je faire pour atteindre ma perfec­ tion? Et cette question dépasse le problème des relations entre les hommes. Le droit se place au point de vue « de l’ordre social à établir, à maintenir, à améliorer h. (Bonnecase, Introduction à l'étude du droit, p. 363.) Problème du droit : comment organiser la société de façon que les hommes ¡missent atteindre leur perfection? LF. FONDEMENT DU DROIT 4* Comme le dit Le Fur. « la morale comporte l'idée d'obligation pour le sujet, c’est lui qui se sent tenu, il est seul effectivement en jeu. En un sens, le point de vue de la morale est toujours indi­ viduel; même dans la morale sociale, la question qui se pose est toujours : dois-je ou non agir ainsi? Le droit, lui, comporte l’idée d’obligation pour un autre que le sujet: c'est à un autre qu'on prétend appliquer le principe de l'obligation d'agir ou de s’abstenir; c’est-à-dire que le droit comporte nécessairement deux sujets, l’un actif, l'autre passif. > (Essai d'une définition synthétique dit droit, p. 15.) Ce dernier texte n’est pas tout à fait clair. Disons plutôt que le droit est la règle dit bien des hommes par la société, la règle de ce qu’il faut imposer ou permettre pour qu’ils trouvent dans la vie sociale le moyen do développement qu’elle est destinée à leur donner. La raison du droit est donc l’utilité des hommes par la société. Pour faire court, on dira souvent utilité sociale, mais le ternie est équivoque parce qu’il peut se comprendre d’un bien de la collectivité comme telle. Or. le droit ne se limite pas à cela. Une règle de droit peut être établie au profit d’un groupe, d’une classe, d’une famille, même d’un individu. Une règle de droit peut protéger une minorité au détriment de l’ensemble, comme il arrive pour des minorités nationales. Quand on établit des lois de protection ouvrière, on s’ins­ pire d’un idéal de justice, non du bien de l’ensemble de la collectivité comme telle; et cet idéal de justice est que la collectivité remplisse sa fonction à l’égard de ce groupe de citoyens en sauvegardant scs droits, c’est-à-dire en permettant aux membres de ce groupe de se développer humainement grâce aux institutions qu’on établi eux dans la société. pour Cette différence du point de vue individuel rii>tilii-es, p. 54 et s.) CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL .SI quand c’est utile, et il est regrettable qu'on ne trouve pas le moyen de sanctionner de façon efficace certaines règles de droit, comme celles du droit international ou du droit constitutionnel. Le droit indique les limites de ce que peut ou doit régler la communauté: le pouvoir de coercition de celle-ci s’exerce légitimement dans ces mêmes limites. Dans ce sens aussi, s’il est erroné de nier le caractère juridique du droit naturel, il est vrai de reconnaître parmi les caractères spécifiques du droit la tendance à la positivité (cfr. Alexeiev, Le droit naturel, p. 156). Le droit naturel jxirte sur l’ensemble des règles permanentes qui devraient se traduire dans le droit positif ou h droit institué * (Alexeiev), tandis que les règles de morale ne tendent pas par elles-mêmes à s’exprimer dans des institutions sociales. Nous en arrivons ainsi à définir le droit, et cette définition doit être fort simple si on veut qu’elle s’applique à toutes les formes possibles. Le droit est la règle de la vie sociale; toute règle de vie sociale a foncièrement le caractère de la règle de droit en tant qu’elle s'impose aux membres de la société, et si on relit les défi­ nitions parfois compliquées qui ont été énumérées plus haut, on verra quelles se bornent à énoncer cette idée simple avec un plus grand luxe de mots. 11. Le contenu et l’immutabilité du droit naturel. — Le droit naturel correspond aux exigences de la nature sociale de l'homme. Il y a un droit naturel, et ce droit naturel est une réalité, il n'est pas seulement une « idée ». parce que, de par leur nature, les hommes doivent tenir compte de certaines règles dans leurs rapports entre eux. Le contenu du droit naturel est donc déterminé par la nature sociale de l’homme. 52 LE FONDEMENT DI’ DROIT Sans doute sera-t-il utile de définir ce qu'on entend par nature, car c’est encore un de ces mots du langage courant qu’on emploie sans précision dans des sens divers. Le mot nature est pris d'habitude dans deux sens qui se réduisent l’un à l’autre, bien qu’à première vue, ils semblent sans rapport. Nature désigne d’abord l'ensemble de la création à l'état spontané et s'oppose à l'art, c’est-à-dire à l'œuvre de l'homme, ce que l’intel­ ligence humaine modifie à l’état spontané du monde. Ensuite nature désigne les caractères essentiels des êtres. La nature d’un homme, d’un animal, d'un corps, ce sont les caractères sans lesquels ils cesseraient d'être eux-mêmes. Quand on dit qu’il est dans la nature de l’homme d’avoir deux bras ou d’être doué d’intel­ ligence, on vent dire qu’un homme a besoin de ces attributs pour se développer conformément aux exigences de son être. L’absence de ces attributs jette un doute sur son caractère humain. Il reste homme cependant s’il possède un ensemble de caractères correspondant aux exigences de l’humain. La privation de quelquesuns d’entre eux doit s'expliquer par des causes accidentelles. C’est le cas pour un idiot de naissance. A le prendre en lui-même, on ne lui reconnaîtrait pas l’humanité. Celle-ci lui est attribuée parce qu’il se rattache au reste des hommes par la naissance et qu’on impute à un accident que l’intelligence ne se manifeste pas en lui. Le second sens du mot nature se rattache au premier parce que les carae/èrcs de la nature au second sens s'expriment dans la nature au premier sens. Le monde, dans sa spontanéité, manifeste les caractères que nous disons naturels, et jxnir juger si l'action de l’homme est conforme à lu nature, on se reporte aux exigences du développement des êtres telles qu'elles se manifestent dans la nature au premier sens. Dire que l’homme a une nature sociale signifie donc que le déve­ loppement de l'homme exige qu'il vive en société, condition imposée CHAPITRE 1. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 53 par la loi de son être, condition qu’il ne choisit pas mais qui lui est donnée. L'homme doit accepter ces conditions sous peine de manquer sa destinée. Il en est du droit comme de tout ce qui concerne la nature. Dans les conditions naturelles, les unes viennent de la nature humaine commune à tous les hommes; d’autres sont propres à un groupe ou à un individu; d’autres encore naissent des circonstances extérieures. Il en est ainsi de tout le naturel, conditions de santé physique, intellectuelle, morale et sociale, objet du droit. La santé, ce sont les conditions d'épanouissement de l’être. Le droit naturel correspond aux conditions d'épanouissement ou de santé sociale communes à tous les hommes. Il consiste donc en un ensemble de principes régissant les condi­ tions de toute société, parce que correspondant à lu nature identique en tout homme. Mais, dans une société déterminée, à côté des appli­ cations de droit naturel, d’autres proviennent, non plus de la nature do l’homme, mais des caractéristiques propres à cette société. Sur un certain nombre de points, la nature se borne à des lois générales susceptibles d'applications diverses; elle comporte, par exemple, qu’il y ait deux sexes dans l’humanité et que chaque être humain appartienne à un sexe, non à l’autre; elle comporte que l’homme ait des cheveux, mais ceux-ci peuvent être plus ou moins abondants et de couleurs diverses, et chaque homme a les cheveux d’une couleur, non d’une autre. Les modalités de réalisation s’excluent ainsi dans le même individu sans s’exclure dans le genre humain. Les différences sont plus ou moins impor­ tantes : les hommes ont tous deux jambes et deux bras constitués de même et marchent tous sur leurs jambes; encore les différences restent-elles suffisantes pour que la nature comme telle manque des caractères individuels qui permettraient de concevoir un homme la réalisant sans plus. LE FONDEMENT DU DROIT 54 11 en est de même du droit naturel ou conditions de vie sociale. Il comporte des modes de réalisation qui s’excluent dans la même société sans s’exclure dans l’humanité, et il est compatible avec plusieurs formes de société. Mais une société doit se constituer d'une façon à l’exclusion des autres. Et les exigences du droit naturel aboutissent à des règles d’action plus déterminées sur certains points que sur d’autres. Nous verrons dans les volumes suivants qu’en ce qui concerne l’organisation de l’État, le droit naturel s’arrête à des principes plus généraux qu’en matière familiale ou individuelle. Si on admet qu’il commande le mariage monogame ou le respect de la vie humaine, on se trouve là en présence de règles imposant une solution assez précise dans les cas individuels. On ne peut donc dire a priori que le droit naturel se limite à des principes généraux, pas plus qu'on ne peut dire a priori quand il impose aux cas individuels une véritable uni­ formité. Quoi qu’il en soit, le droit naturel, de même que la morale et les lois de la santé physique, ne correspond qu’à une part de la réalité, la part d’éléments communs entre les hommes. C’est pour­ quoi il ne peut se trouver à l’état pur; considéré en lui-même, il n’existe que dans l’intelligence ; dans la réalité, il ne se réalise qu'allié à un ensemble d'institutions positives dans lesquelles l’esprit le retrouve et grâce auxquelles l’esprit l’applique. On comprend dès lors qu’il soit immuable, bien que les institutions puissent et doivent changer, et qu’il se retrouve semblable à lui-même sous des institutions profondément diverses '. 1 « Il arrive-parfois que dans le» choses au sujet desquelles le droit naturel nous donne quelque ligne de conduite, une apparence de changement trompe les esprits non avertis, alors qu'en réalité ce n’est pas le droit naturel qui change, car il est immuable, mais ce sont les choses au Sujet desquelles le droit naturel nous donne des indications. • (Grchivs, De jure belli «<■ pacis, 1. I. ch. i. X.) CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DR<»U NATUREL 55 La science du droit naturel cherche à déterminer les exigences du droit naturel. Comme toutes les sciences qui reposent sur la connaissance de la nature, elle est difficile et ne peut arriver à une connaissance parfaite de son objet que par un travail long et minutieux. Dans les données du droit naturel, il en est qui appa­ raissent à première vue: d’autres sont plus cachées. Mieux on connaîtra les exigences de la nature sociale de l’homme, et mieux on connaîtra celles du droit naturel. On peut, ici encore, comparer avec les conditions de vie physique. Parmi celles-ci, certaines sont évidentes à première vue; d’autres n’apparaissent qu’à la suite d'un développement scienti tique prolongé. Il est évident à première vue que l’homme doit manger pour vivre, mais la valeur nutritive des différents aliments n’apparait qu'à la suite d'études où l’on utilise les sciences les plus diverses. Le rôle des poumons ou du tube digestif est assez apparent, mais on découvre de nos jours, des sécrétions internes dont les anciens ne connaissaient même pas l’existence. Et nous sommes encore loin de tout connaître des conditions de santé physique, qui tiennent à la nature de l’homme, abstraction faite des différenciations individuelles. Les mêmes consta­ tations s’appliquent au droit naturel. Panni les règles du droit naturel, certaines sont évidentes à première vue. telles que la nécessité de faire respecter la vie des citoyens ou la nécessité d’une autorité sociale qui veille au bien commun. D’autres sont moins évidentes, et il en est sans doute que nous ne connaissons pas encore. Comme toutes les sciences humaines, le droit naturel est donc toujours en voie de formation. Ici intervient la sociologie qui est, par excellence, la science auxiliaire du droit naturel. La sociologie, constituée en science autonome depuis un demi-siècle, est l'étude des faits sociaux. Son procédé principal d’investigation est l’enquête sociale. Elle 56 LE FONDEMENT DU DROIT permet d'arriver à une connaissance positive de la vie sociale beaucoup plus précise qu’autrefois. La sociologie est au droit naturel ce que l’anatomie ou la biologie sont à la médecine, et la psychologie à la morale; elle lui fournit Zf.s éléments de jail qui permettent aux auteurs de dégager les principes. Le droit naturel est, en effet, à base de constatations positives. La nature sociale de l’homme est un fait; les exigences de la vie sociale se dégagent des faits. Les sciences spéculatives fournissent quelques principes généraux permettant d’interpréter les faits, mais ces principes sont peu nombreux et n’aboutissent à des règles d'action sociale ou de droit naturel que par l’inter­ médiaire des faits qu'ils permettent d’interpréter. Le développement de la sociologie a donc une importance extrême pour le droit naturel. Bien des imprécisions pourront tomber par la vérification positive de la sociologie. Celle-ci pourra commander aussi plus d’une rectification. Lorsque, par exemple, les anciens auteurs catholiques enseignent que la dispense de la règle du mariage monogamique était légitime pour les Juifs parce qu’il fallait peupler la terre de descendants du peuple élu, la sociologie montre leur erreur, parce que ses études positives démontrent que, contrairement aux apparences, le régime poly­ gamique est moins fécond que le régime monogamique. Le droit naturel reste cependant une science difficile, parce que lice à trop de passions et d’intérêts, et portant sur une matière trop complexe. Déjà l’étude du corps humain se heurte à une telle complexité qu’on n’est pas arrivé jusqu’ici à le connaître par­ faitement. Mais la matière sociale, loi des relations entre les hommes, est encore plus complexe. Les nécessités sociales sont moins évidentes que les nécessités physiques. Aussi ne faut-il pas s’étonner que les principes du droit naturel soient presque tous discutés, CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 57 ai;•, comme récrivait Oudot en 1856. Par contre, on comprend aussi le désarroi que montrent une l>onne partie des juristes actuels quand ils cherchent à le définir. On aura remarqué plus haut l’imprécision des textes de Capitant et de Gény. En réaction contre les exagérations du droit naturel romantique, la plupart des juristes actuels « tendent de plus en plus à minimiser les préceptes du droit naturel, qu’ils ramènent souvent à quelques «truismes ♦ de notre organisation civile et politique <. (GÉnv, Science et technique en droit privé positif, t. II, p. 14.) Il existe de nos jours, dans une grande partie du monde scientifique une sort<' de « phobie m des principes, phobie de la métaphysique, de la philosophie, du raisonnement. Sous la poussée de cet état d'âme plus sentimental que rationnel, beaucoup de juristes, percevant la nécessité des principes, croient se racheter en en réduisant aussitôt la portée. « Le droit naturel, écrit Renard, se ramène à un petit nombre de principes élémentaires: il est un foyer de directives plutôt qu’un système formé de solutions. Sa mission est moins de fournir des recettes et de trancher dans le vif de la matière juridique, que d’orienter vers un certain idéal........(Le droit, l'ordre et la raison, p.22.) Il serait difficile de ramener à cette définition l'interdiction de l'homi­ cide ou la monogamie .... 5« LE EON DEMENT DU DROIT Mais, nous venons de le voir, rien ne permet d'affirmer a priori que le droit naturel se limite à des principes plus ou moins généraux. On doit étudier la nature sociale de l'homme, rechercher les conditions de sain développement de la collectivité, et accepter tout ce que la nature impose. Le droit naturel n’est pas autre chose, il n’y a pas plus à minimaliser qu'à maximaliser *. Il faut reconnaître cependant que la crainte manifestée par les juristes se justifie en partie. Les juristes sont des praticiens en contact avec la réalité sociale. I-eur mission est d'établir les principes qui permettent de trancher et, le cas échéant, de prévenir les litiges. Il leur faut pour cela des principes assurés. Mais lorsqu’ils s’adressent aux auteurs de droit naturel, ils trouvent ceux-ci en désaccord sur tout. Les juristes ont l'impression qu'à s’engager sur ce terrain, ils vont se perdre dans un maquis. Ils préfèrent donc se borner à rendre au droit naturel un hommage nécessaire, mais platonique, éviter d’al»order des questions qui ne sont qu’obscurité, et s’en référer pour la pratique à des principes de droit positif, conventionnels peut être, mais admis par tout le monde — ils le pensent du moins — dans la société où ils doivent travailler, et ils appliquent ces principes sans se préoccuper de leur valeur absolue :. 1 En cherchant à contenter tout le monde, on ne contente personne et on risque d'aboutir à une attitude qui frise la niaiserie, puisqu'on crie tré« haut qu’il n'y a pas moyen de se passer de principes, et qu’on déclare par ailleurs ces principe-, sans portée pratique. Cette attitude justifie la réaction des positivistes contre le droit naturel. Jean Cruet l’exprime bien dans La vie du droit et l'impuissance dc< lois : Ces principes •* volontairement dépouillés de tout élément concret, local, historique, ont en ciïet la figure d'idées universelles et immuables, mais elles sont, comme l'idée de justice, si générales et si vagues, que tous les systèmes peuvent s'organiser autour d'elles ... • (p. 183). 8 C’est à quoi Gény répond, lorsqu’il écrit dans la préface du vol. IV * de Science cl tectonique en droit privé positif (p. IX) : • Eu ce qui concerne ... ce contenu, propre­ ment dit, du droit naturel, je ne ferai aucune difficulté de reconnaître que je n'ai pu qu’en esquisser les lignes les plus générales, laissant place à d’infinies variétés et accommodations dans le détail «les applications concrètes .... Je ne veux pas pré­ tendre, toutefois, qu’on ne puisse en pousser le» contours beaucoup plus loin que CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 59 C'est le même souci qui a sans doute poussé Staminler à proposer sa formule du droit naturel à contenu variable et Renard la sienne du droit naturel à contenu progressif. Cette formule leur paraît de nature à concilier beaucoup de désaccords. A quoi M. Dabin répond : • La vérité, c'est que le contenu du droit naturel ne varie ni ne progresse : les premiers principes de la moralité furent tels dès l'origine et ils resteront tels jusqu’à la tin «•; et ce que M. Dabin dit des premiers princijæs de la moralité est vrai aussi des premiers principes et do tous les principes naturels de la vie en société; mais, « ajoutons, dit encore M. Dabin, que l’équivoque serait dissipée — pour M. Renard comme pour Stamm 1er — s’il était substitué au terme « contenu » le mot : « applications ».... Personne ne conteste, en effet, que le droit naturel ne soit à « applications » variables et même progressives. » (La philosophie de l'ordre juridique positif, pp. 289 et 290 *.) A la même préoccupation peut se rattacher la conception des scolastiques, d'un droit naturel à deux degrés, qui distingue les principes fondamentaux, droit naturel primaire, auquel on reconnaît l'immuta­ bilité, des principes secondaires, conclusions immédiates découlant avec évidence des principes premiers. A ce droit naturel secondaire, on ne reconnaît pas l'immutabilité; ses principes sont d'application générale, mais non nécessaire. On y assimile souvent le droit des gens, jus gentium, conçu comme les déductions premières du droit naturel, si évidentes qu'elles s'imposent à tous. Cette distinction donnait lieu à beaucoup d’obscurités, car il est impossible de déterminer les limites entre droit naturel primaire, je n’ai fait moi-même. Mais, j’avoue que j’y vois de telles difficultés et l’exigence de tels efforts, que, n’ayant plus devant moi le temps nécessaire pour y suffire, je me résigne à laisser cette besogne, extrêmement attachante, mais terriblement dure, à des esprits plus neufs et plus jeunes. » 1 Renard semble à un autre endroit se rendre compte de ce que sa formule présente d’équivoque, car il écrit : • Et d'abord, si l’étoile est fixe, la connaissance, que nous en avons progresse. Ce n’est pas la loi naturelle qui change, c’est nous qui changeons. Notre raison, qui en est le miroir, se fouille et s'approfondit, comme nos intruments de précision fouillent et approfondissent le firmament. » droit, l’ordre et la raison p. 122.) 6o LE FONDEMENT DU DROIT secondaire et droit des gens *. Les auteurs du moyen âge y tenaient parce qu’ils trouvaient les ternies de droit naturel et de droit des gens chez les auteurs anciens, et qu’avec leur respect de la tradition verbale il leur semblait impossible de laisser tomber des termes usités par Aristote ou par le droit romain; ils essayaient donc de les concilier en les intégrant dans un système aux distinctions artificielles, opposant les principes du droit naturel d'une vérité immuable aux principes du droit des gens vrais « dans la plupart des cas. ut in pluribus ». (Saint Thomas, Summa theol. la Hæ, q. 94, art. 4, c.) Cette distinction leur plaisait encore, parce quelle permettait de justifier certains épisodes embarrassants de l’Ancien Testament, où Dieu ordonne des actes qui semblent immoraux, comme lorsqu’il ordonne à Abraham d'immoler son fils. Il suffisait d'interpréter ces épisodes de façon à les faire rentrer dans le jus gentium qui comporte des exceptions. Aujourd’hui, nous sommes moins attachés à la tradition verbale, car les études historiques montrent qu’il est souvent vain de vouloir concilier des formules qui ne correspondent pas à des cadres iden­ tiques de pensée. D’autre part, nous sommes plus prudents dans l’interprétation des textes scripturaires, et nous nous rendons compte qu’il est difficile, sinon impossible, de donner une interprétation certaine de plus d’un épisode, le récit de l’auteur inspiré étant d'un concision «pii laisse dans l’ignorance d’un grand nombre de circons­ tance;. Dès lors, nous sommes moins portés à admettre une doctrine de droit naturel en vue d'expliquer un épisode de l'histoire biblique, et il nous paraît plus clair et plus simple tout à la fois de restreindre le droit naturel aux principes juridiques qui, découlant de la nature humaine elle-même, ont la même fixité quelle. On fait alors rentrer 1 a lorsqu’on lit sur cette question les écrivains et les docteurs, meme les plus réputés, on trouve une telle diversité d’opinions et une telle obscurité d’idées qu’après les avoir longuement consultés, on finit par ne plus savoir du tout ce qu'il faut en penser. ■ (Sckiffini. Disputationes theologiae moralis, t. I. p. 3S1.) CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 6l toutes b-s applications, habituelles ou exceptionnelles, dans le droit positif. Comme le dit un des meil'eurs historiens de la philosophie du moyen âge. un ne devrait plus restreindre la loi naturelle aux premiers principes; mais on intégrerait dans son domaine tout ce qui, objective­ ment. est dicté par la raison naturelle, que cette dictée s’énonce sous forme de prémisses ou sous forme de conclusions. Enfin, n’y aurait-il pas lieu d’étudier l'épineuse question de l indispcnsabilité du droit naturel d'abord en elle-même, et non premièrement en fonction des difficultés que présentent les textes bibliques? » (Lorrix, Le droit naturel chez saint Thomas et ses prédécesseurs, p. 86) l. 11 faut donc, pour reprendre les ternies de saint Thomas (In V Elhic. Lect. 12), distinguer les cas où la loi naturelle aboutit à des conclusions douteuses parce qu’elle est, en elle-même, susceptible d’applications diverses, et les cas où les hommes la trouvent douteuse ou l'appliquent de façons diverses « à cause d’une dépravation de la raison ayant pour origine soit la pression, soit une habitude perverse, soit une mauvaise disposition naturelle. C'est ainsi que chez les anciens Germains, comme le rapporte Jules César dans De Bello Gallico, le brigandage n'était pas réputé inique, bien qu'il soit expressément contraire à la loi de nature. » 12. La dépendance du droit positif vis-à-vis du droit naturel. — Le droit naturel consiste donc en des principes. Le droit positif doit les appliquer. Si le droit naturel exige que les hommes vivent en société et que la société se fonde sur une spécialisation de la fonction gouvernante, ou s’il ordonne le respect de la vie humaine, le droit positif doit organiser la société en conséquence. * Voir aussi : l>i; la Barre. La Morale ií'af>r¿.\ saint Thomas cl tes théologiens scolastiques, p. 91 et Meyer, luslilttliones juris naturalis, n° 571-573. LE FONDEMENT DU DROIT Ó2 Mais à côté des applications directes du droit naturel, le droit positif doit aussi pourvoir aux besoins sociaux correspondant à la situation particulière de chaque société ; ou encore, il doit appliquer à une société concrète des principes généraux susceptibles d’appli­ cations Ainsi diverses. le principe qu’il faut faire régner l’ordre matériel. Dans certaines sociétés, ce principe imposera d’obliger les véhicules à prendre sur les voies publiques un côté déterminé, et ce côté sera ai bitraitement désigné par tes gouver­ nants; la droite ne vaut pas mieux que la gauche; la seule nécessité est que tous les véhicules prennent le même côté. Dans d’autres sociétés où les véhicules sont moins nombreux et moins rapides, il sera inutile, même tracassier, d’établir une règle de ce genre .... Les lois positives appliquent donc le droit naturel, e’ics sont de droit naturel dans la mesure où elles visent des institutions sans lesquelles une société humaine ne peut être sainement organisée. Dans la mesure au contraire où elles règlent des institutions, utiles an bien commun dans une société, par suite des circonstances, sans l’être toujours dans toute société, elles sont conformes au droit naturel sans être de droit naturel. L’objet de la science du droit naturel est essentiellement de déterminer dans les institutions les cléments de droit naturel, c’est-à-dire ceux qui doivent se retrouver dans toute société, et les éléments de pur droit positif ou les variantes du droit. Mais toutes les institutions doivent être, d’une certaine manière, éloignée tout au moins, conformes au droit naturel — même celles cjui semblent les plus étrangères à toute doctrine philosophique. Les règles de procédure forment la partie la plus conventionnelle du droit : encore doivent-elles être inspirées par le souci du bien commun, premier principe du droit naturel, et dans ce sens elles CHAPITRE I. — LB PROBLÈME DU DROIT NATUREL 63 doivent être conformes au droit naturel et elles lui sont subor­ données. Une règle de procédure qui entrave le progrès social peut être dite, dans ce sens large, contraire au droit naturel. Ceci manifeste le danger qui guette les auteurs de droit naturel. Pour peu qu'ils aient l’esprit logique, et qu’ils soient portés à la systématisation, ils se laissent entraîner à outrer la dépendance de toutes les institutions vis-à-vis du droit naturel, et en arrivent à faire rentrer dans le droit naturel quantité de notions qui n’ont qu’y faire. On s'explique ainsi les errements des théoriciens des xvni® et XIXe siècles. Aussi n’est-il pas mauvais de se reporter à la sage remarque de saint Thomas qui observe que le domaine de l'action humaine étant un domaine changeant et complexe, à mesure qu’on descend dans les applications particulières, les chances d’erreur, et donc la liberté d’appréciation, augmentent. (Summa theol., Ia Ilae, q. 94, art. 4, c.) Gardons-nous de prétendre imposer au nom du droit naturel toute institution exigée par le bien commun dans des circonstances concrètes. Réservons le domaine du droit naturel aux principes qui dominent la vie sociale et sans lesquels le progrès humain ne se conçoit pas. Ces principes susceptibles d’applications diverses selon les temps, les lieux et le libre choix des hommes, garantissent le progrès sans nuire à l’épanouissement de l’action humaine inépuisablement variée. 13. La détermination du droit positif. — Ayant précisé les rapports entre le droit naturel et le droit positif. jMmvons-nous déterminer de même les règles générales de conduite du législateur en droit positif? Ici se pose dès l’abord une première difficulté, non plus de l’existence et des caractères, mais de la connaissance du droit naturel. 64 LE FONDEMENT DC DROIT On en a déjà dit un mot. Le juriste, celui qui fait la loi ou celui qui l’applique *, a besoin de principes. Lorsqu’il se tourne vers les auteurs de droit naturel, il les trouve en désaccord. D’autre part, le droit naturel est une science trop difficile, et le droit positif aussi, pour que les mêmes hommes se spécialisent dans l’une et l’autre. Les juristes sont pris tout entiers par le droit positif; ils sont légitimes d’exiger des auteurs de droit naturel des principes sur lesquels l'accord soit fait. Mais les auteurs de droit naturel ne se mettent pas d’accord, et les juristes se trouvent en face d’une situation de fait qui peut à bon droit paraître désespérée. Elle s’explique sans peine. «C’est que, si necessaire, si indispensable que puisse être pour la philosophie du droit, comme pour le proc ès et l’élaboration du droit lui-même, l’étude des faits et de la juris­ prudence, il y a un point à partir duquel, sous une forme ou sous une autre, les croyances, les principes, l’n priori entrent nécessairement en jeu. 11 ne suffit plus de constater, d'observer, il faut construire, poser un but, avoir une philosophie de l'action. « (Aillet, Sur les rapports de la philosophie et du droit, p. 377) 2. Croyances, principes, toute la vie. tous les principes entrent en jeu. Et si, théoriquement, la distinction est aisée entre principes métaphysiques et tendances ’ Dans notn? société moderne, le régime parlementaire a sépare la confection •le la loi, attribut du pouvoir législatif, et l'interprétation, attribut du pouvoir judiciaire. Ou ne qualifie plus de juristes que ceux qui interprètent la loi en liaison mec le pouvoir judiciaire. Cependant, faire la loi est une mission de juriste autant que l'interpréter; on pourrait même dire que c’est, par vocation, la mission première du juriste. 1 Même idée chez Gény qui estime que pour fonder le droit • il faut, avant tout, s'accorder sur certains postulats, dominant la vie entière de l'humanité, qui, par suite, doivent présider à toute investigation des règles destinées à diriger l'action d'après les vérités dévoilées par la connaissance. • Cos postulats dépendent de la philosophie première (ontologie et critcriologiel, «pii nous les montre imposés à notre nature et dirigeant notre activité, physique, intcllvrlnellc et morale, alors même que nous nous rebellons contre eux parfais jusqu'à les nier et les déformer. » (La n- tion du droit en France, p. 13.) CHAPITRE J. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 65 morales, ou entre philosophie et religion, en pratique, une liaison psychologique mène de l’un à l’autre, et fait dépendre l'un de l'autre. En soi. les principes du droit naturel sont indépendants de la divinité du Christ, et pourtant ce n'est pas un hasard que les artisans de la renaissance du droit naturel soient tous des catholicpies, et que cette renaissance vienne un quart de siècle après celle de la philosophie scolastique. Les arguments avancés en faveur de la thèse valent en eux-mêmes, et les auteurs les développent, d'habitude, sans allusion à la religion: ce n’est pas un hasard cependant que ces arguments restent sans prise sur les esprits étrangers au christianisme. On comprend dès lors les efforts des juristes pour baser le droit, le droit positif, sur autre chose que des raisonnements philoso­ phiques, sur des éléments positifs au sujet desquels ils puissent aisément se mettre d’accord. Ceci justifie en partie l’attitude positiviste. « Mon intention », écrit Duguit, « ... est d’écarter complètement toute métaphysique juridique. Je ne cherche point à déterminer ce qu’est le droit idéal, absolu. J’ai la conviction profonde que cela peut être l'objet d'une croyance, mais non d’une détermination scientifique. Sui­ le terrain positif, j’essaie de déterminer uniquement à quel moment une certaine règle, dont la masse des individus dans un groupe social a une conscience plus ou moins claire, devient règle de droit, » (Droit constitutionnel, I, p. 49.) 11 est malheureusement des cas, nous l’avons déjà observé, où la conscience sociale est divisée, et parfois en des points essentiels. Le juriste, l’homme politique, doivent prendre parti; ils doivent parfois lutter contre * des manques ou des erreurs de la société actuelle .... Comment nier la nécessité, pour le législateur et le jurisconsulte, de prendre position d’abord sur le salariat, la pro­ priété, la famille, la démocratie, l’égalité et la liberté désirables, LXCLBRCQ, T. I. • 3 66 LE FONDEMENT DU DROIT s’il veut régler les rapports des hommes entre eux dans la société contemporaine? » (Aillet, S«r Zc.s rapports de la philosophie et et du droit, p. 379.) A quoi les positivistes répondent, nous l'avons vu aussi : ceci est du domaine de l’action, non de la science. Mais cela ne résout rien. La solution positiviste est donc simpliste. Le progrès du droit ne peut venir que de fortes personnalités ayant des convictions et les imposant à la collectivité. Mais encore faut-il que ces conceptions soient justes, et nous nous retrouvons en face de « l'irréductible droit naturel ». Ripert propose une autre solution : puisqu’on ne parvient pas à trouver au droit naturel un contenu utilisable, abandonnons le droit naturel; on s’en passe d'ailleurs facilement, puisqu’il ne consiste toute de même qu’en quelques formules vagues. Mais nous ne pouvons nous passer de morale. En fait a la séparation absolue du droit et de la morale est impossible à réaliser. La société humaine connaît des règles de direction morale respectées par la majorité de ses membres, encore qu’elles soient niées par quelques-uns et enfreintes par beaucoup. » (La règle morale dans les obligations civiles, p. 24.) Et, poussant plus loin, il finit par conclure : « Le juriste ne peut oublier que le droit doit s’appliquer à une société humaine fondée sur la morale chrétienne. Cette morale, par sa conception particulière des fins de l’homme en ce monde, impose une série de règles qui ne tendent pas seulement à assurer le respect du prochain, mais aussi à perfectionner l’âme. C’est une code très précis des devoirs de l’homme envers Dieu, envers les autres et envers lui-même. L’observation de ces règles morales ne triomphe qu’avec peine, tant elles heurtent les intérêts privés et l’égoïsme naturel de CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 67 l’homme. La civilisation augmente dans la mesure où elles triomphent. Comment le droit pourrait-il se désintéresser de règles qui. comme les règles juridiques, gouvernent les rapports des hommes? * (Ibid, p. 28.) Positivisme chrétien. Le caractère chrétien de notre droit est une donnée de fait. Acceptons donc ce fait. Le juriste n’a pas à chercher plus loin. 3/. Dabin, avec plus de nuances, soutient une thèse assez semblable. Il commence par exposer les principes du droit naturel traditionnel avec une précision qu’on ne trouve, je crois, chez aucun autre juriste contemporain. Pourtant, lui aussi, il le déclare, ensuite, insuffisant, parce que trop général et trop abstrait pour diriger effectivement la conduite des hommes (Philosophie de l'ordre juridique positif, pp. 401-402), et il conclut qu’il faut y suppléer par la morale catholique, « non pas comme le pense M. Ripert, pour remplacer un droit naturel illusoire et vain .... mais à l’effet de préciser, de compléter et de perfectionner les données générales et abstraites du droit naturel. » (Ibid., p. 405.) 31. Dabin ne propose d’ailleurs d’appliquer cette manière qu’aux peuples de tradition catholique (Ibid., p. 431}, et il la justifie, d’abord par la nécessité de fonder le droit sur un code moral précis, ensuite sur l’ensemble de garanties morales présentées par l’Église catholique et conférant à sa morale une présomption de rationalité. Ni M. Dabin, ni M. Ripert ne se font d'illusions sur les chances d’accueil de leur proposition. ■ En attendant que l’évangélisation ait conquis les intelligences et purifié les cœurs 0, écrit M. Dabin en terminant son chapitre sur la morale catholique, « c’est sur la base des premiers principes et du droit naturel minimum que les juristes, et même les moralistes, construiront les règles positives de la vie sociale. » (Ibid., p. 431.) LE FONDEMENT DU DROIT 68 Mais on trouve, chez lui encore, une autre tentative pour assurer au juriste un terrain d’action solide. Il oppose pour cela le droit des juristes, droit juridique - le droit positif — et le droit des philosophes, droit moral ou droit naturel. Il sépare ainsi le droit naturel du droit, pour le rejeter dans la morale. Le juriste, dit-il, n’a à tenir compte que. du droit juridique. » A défaut de règle positive légale, jurisprudentielle, coutumière — la conduite des hommes ne peut plus être appréciée même devant les tribunaux, qu’au regard d'une nonne à élaborer par le juge selon les lois de la création juridique ... sans que le juge puisse recourir à une norme juridique extra-positive, inscrite dans la o nature des choses », dans la •• conscience sociale » ou ailleurs .... (Ibid., p. 7.) Ce n’est pas qu’il nie l'existence de normes naturelles, on l'a vu, mais il estime que, si le juriste est obligé d’en tenir compte, il n'y a cependant droit juridique que pour autant qu’il y ait droit positif, et que le juriste, par conséquent, doit élaborer le droit selon des règles qu’il appelle <• lois naturelles de l'ordre juridique. » (Ibid., pp. 10-il.) En prolongeant cette ligne, on pourrait, semble-t-il, déterminer comme suit la conduite à tenir par le juriste. 11 se trouve en présence d’ww droit positif qui est un fait. Ce droit positif est inspiré d'«»f certaine idéologie qui est encore un fait, et il doit, dans les cas habituels, l’interpréter en s’inspirant de l’idéologie qui l’a dicté. Jusqu’ici nous sommes d’accord avec les positivistes. Dans un cas cependant, l’attitude positiviste est déficiente, lorsque le juriste rencontre un cas où l’idéologie inspiratrice de la loi ne donne pas de solution claire, et ce cas se présente plus souvent pour le juriste législateur que pour le juriste interprétateur. Le législateur se trouve souvent en présence d'un besoin ou d'un CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 69 bien social au sujet duquel des conceptions opposées s’affrontent. Il doit dans ce cas se faire une opinion personnelle et chercher à la faire triompher; cette opinion dépendra de son idéologie à lui; le fait positif, pour lui, sera sa conviction. La législation sur le divorce donne un exemple de ce cas. Selon qu’on estime le divorce un bien ou un mal. on essaie de le rendre aisé ou difficile jusqu’à tendre dans un sens à la liberté absolue et dans l’autre à l’indissolubilité absolue du mariage. Le législateur s’inspire de ses convictions dans l’élaboration des lois, le juriste des siennes dans l'interprétation. Les tribunaux, selon l’état d'esprit des juges et de ceux qui exercent une influence sur le mouvement de la jurisprudence, peuvent accorder le divorce plus ou moins aisément dans les limites tracées par la loi. Dans la mesure où les auteurs de droit naturel parviendront à répandre des idées favorables ou hostiles au divorce, celui-ci deviendra plus aisé ou plus difficile. Ainsi, malgré tout, se maintient un lien inévitable entre le droit naturel et le droit positif. Ceci déterminé, peut-on encore préciser d'autres règles d'action aux artisans du droit positif? Le but du droit est d’assurer la santé sociale, le bien des des hommes vivant en société. Le juriste doit donc s'inspirer du souci du bien de ses concitoyens. Une loi est une règle établie par la collectivité pour le bien des hommes. Le droit positif consiste dans l’ensemble de ces lois, et l'activité de ceux qui font et gardent le droit dans la société, consiste à établir ces lois et à les faire observer. La première règle est donc de n'établir de lois que lorsqu’elles sont conformes au bien des membres de la communauté. Mais la bienfaisance des lois dépend des conditions du peuple auquel elles s’appliquent, et des lois excellentes en elles-mêmes peuvent yo LE FONDEMENT DU DROIT être détestables, si le peuple auquel on les applique n’est pas préparé à les subir. Aussi « comme, avant d’élever un grand édifice, l'architecte observe et sonde le sol pour voir s’il en peut soutenir le poids, le sage instituteur ne commence pas par rédiger de bonnes lois en elles-mêmes, mais il examine auparavant si le peuple auquel il les destine est propre à les supporter. » (Rousseau, Contrat social, 1. Il, ch. 8.) Les a objets généraux de toute bonne institution doivent être modifiés en chaque pays par les rapports qui naissent tant de la situation locale que du caractère des habitants : et c’est sur ces rapports qu’il faut assigner «à chaque peuple un système parti­ culier d’institution, qui soit le meilleur, non peut-être en lui- même, mais pour l’état auquel il est destiné. » (Ibid., ch. il.) Le meilleur ou le moins mauvais. Par suite de la corruption des hommes, il existe des traditions immorales rendant le progrès impossible, et il arrive que le législateur doive provisoirement les tolérer par crainte d’un plus grand mal. Ce cas se présente parti­ culièrement, lorsqu’une nation civilisée colonise un pays arriéré; on y rencontre des coutumes barbares incompatibles avec la civilisation; et l’État colonisateur est parfois obligé de tolérer ces coutumes aussi longtemps que les conditions d’existence nouvelles et l’évolution des idées n’ont pas transformé les mœurs indigènes. Il faut donc distinguer dans la loi ce quelle règle parce qu’elle l’approuve et ce qu'elle se borne à tolérer. Il se peut que la loi tolère des pratiques contraires à l’ordre public, parce qu’il y aurait plus d’inconvénients à les réprimer; qu’on tolère l’adultère et la pros­ titution dans une société dont le droit est basé sur le respect de l’ordre familial: qu’on accorde même certains droits à des con­ cubines en vue de protéger la faiblesse des femmes contre les CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 71 abus masculins — cela s’est vu dans plusieurs sociétés (v.t. Ill, n° 17) sans que cette protection impliquât aucune approbation du concubinat. Cette différence entre la tolérance et l’approbation est essentielle à qui veut fixer et interpréter le droit positif. » Compromis entre les intentions et les circonstances » VlNOGRADOFF, Principes historiques du droit, p. 9), les lois posi­ tives doivent donc tenir compte, à la fois, des principes et des faits, les principes devant être appliqués dans la mesure où les circons­ tances le permettent. Il arrive que l’État ne doive ou ne puisse pas intervenir, alors qu’un individu a un droit naturel incontes­ table. C’est ce qui sc passe dans certains cas de prescription. Il arrive que celui qui bénéficie de la prescription reste tenu dans son for intérieur; mais la loi positive refuse son concours à l’ayant-droit après le délai de prescription, parce que l’intérêt social demande que les droits ne soient pas indéfiniment incertains. Et la loi positive a raison, parce qu’elle organise la vie sociale, et qu’elle ne protège la inoralité ou les droits individuels que dans la mesure où le bien commun l’exige ou le permet. Par contre, le droit positif doit intervenir chaque fois que l’intérêt public le demande, et l’intérêt public comporte que le droit inter­ vienne chaque fois que des particuliers ont un droit dont l’exercice demande qu’il soit réglé par le droit, sans que ce règlement aille à l'encontre du droit des autres. Il n’est pas de domaine dans la vie qui échappe à l’intervention du droit. La seule limite, rigoureuse d’ailleurs, est l’exigence du bien commun dont le droit naturel trace les lignes générales et permanentes. Toute la philosophie sociale a pour objet d'en préciser les données et d’en indiquer les conditions de réalisation, sinon nécessaires, du moins habituelles. Un droit composé de toutes les lois utiles, et rien que de celles-là, serait un droit parfait. Serait-il immuable? Non, parce que les LE FONDEMENT DU DROIT circonstances de la vie humaine changent, parce que la civilisation se transforme et que chaque transformation nécessite une adapta­ tion. La découverte de la navigation aérienne exige une réglemen­ tation juridique nouvelle, de même que l’invention de moyens de communiquer à distance. Les transformations du droit doivent donc accompagner les transformations de la civilisation; si la vie amène des changements continuels dans les conditions humaines, le droit, qui réglemente la vie commune, doit changer avec la vie. Il est donc instable par nature. Rien n’est plus faux que l'idée d’un droit fixé ne varietur. Le droit a une certaine stabilité, mais il faut y distinguer des degrés. Le droit naturel ne change pas parce que la nature humaine est immuable. En droit positif, les principes d’un droit positif concret ont la stabilité du système juridique qu’ils déterminent. Ainsi le principe de notre droit que, dans les contrats, la bonne foi est la règle des parties ou que la loi s’interprète dans le sens où elle est applicable plutôt que dans le sens qui la rend inapplicable. On peut concevoir un droit interprétant, au contraire, lois et con­ ventions dans le sens le plus strict, laissant la liberté, du moment que le doute est possible. On peut estimer l’ordre public mieux assuré par cette conception plus étroite. Enfin, dans le domaine des applications, le droit est mouvant comme la société même qu’il régit. CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 73 IV. — DROIT NATUREL ET DROIT CHRÉTIEN 14. Les principes. — Le problème de la relation entre le droit naturel et le droit chrétien est assez confus parce que le mot chrétien se prend dans plusieurs sens et que des éléments de fait viennent encore compliquer la question. Quand on parle de doctrine chrétienne, de morale chrétienne, de droit chrétien, on entend généralement la doctrine 4 laquelle les chrétiens doivent adhérer, la morale qu’ils doivent pratiquer, le droit qui doit régner dans une société chrétienne. Dans l’enseignement catholique, le catéchisme, les traités de morale exposent ce que les chrétiens sont tenus de croire et de faire. Dans ce sens-là, on parle de philosophie chrétienne, de droit naturel chrétien, de conception chrétienne de la propriété. Mais si on oppose la morale chrétienne à une morale non chré­ tienne, on est amené à distinguer dans le christianisme ce qui lui est commun avec d’autres doctrines et ce qui lui appartient en propre. Ce qui lui est propre est ce qui est lié â la révélation ; c’est le • chrétien » au sens restreint. Dans ce sens, on oppose, dans l’ensemble des préceptes qui s’imposent au chrétien, formant la morale « chrétienne » au sens large, ceux qui découlent de la loi naturelle, s’imposant aux païens aussi bien qu’aux chrétiens, donc non spécifiquement chrétiens, et ceux qui viennent de la révélation. Dans ce sens, il n’y a pas de philosophie chrétienne, car le christianisme vient de la révélation et la philosophie porte sur les vérités connaissables sans révélation. 11 n’y a pas de philosophie chrétienne, mais seulement une ou des philosophies conformes au christianisme. De même, dans ce sens, on ne parlera pas de notion chrétienne du droit de propriété, LE FONDEMENT DU DROIT 71 encore moins de droit naturel chrétien, mais seulement de droit naturel conforme au christianisme. Mais parmi les préceptes de la loi naturelle, certains sont explicitement repris par la révélation; d’autres, repris par la révélation, y sont modifiés dans une certaine mesure. Pour savoir dans quelle mesure ces préceptes naturels s’identi­ fient à ceux que nous retrouvons dans la révélation, il faudrait connaître la teneur exacte des préceptes naturels. Celle-ci, nous l'avons vu, est souvent difficile à déterminer. Les préceptes naturels, clairs dans leurs lignes générales, le sont souvent moins dans les détails d’application; il est parfois impossible de déterminer dans le précepte chrétien, c’est-à-dire le précepte qui s’impose aux chrétiens, la part de la loi naturelle et de la révélation. Ainsi le précepte de la chasteté. Il y a un précepte naturel de chasteté. Le Christ le reprend et fait de la chasteté totale vouée à Dieu une forme de perfection plus haute que le mariage. Cette chasteté vouée à Dieu se conçoit-elle dans l’ordre naturel, et le prestige de la virginité dans le christianisme devrait-il se retrouver dans une société étrangère au christianisme, ou suppose-t-il des éléments inconnais­ sables sans révélation? De même les caractères du mariage. L’indis­ solubilité du mariage et le régime monogamique strict sont de règle en droit chrétien. Ils le sont aussi dans une certaine mesure en droit naturel, mais les théologiens catholiques eux-mêmes ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la mesure exacte de cc que le droit naturel impose. Si la conception du mariage chrétien est claire, la part de la révélation et de la morale naturelle est beaucoup moins claire. Ce problème serait d’importance secondaire si les hommes étaient tous chrétiens. La morale chrétienne est une; la distinction entre morale naturelle et surnaturelle est une distinction d'école. a La fin suprême, en effet, fait abstraction des notions de fin CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 75 naturelle et de fin surnaturelle qui la divisent analogiquement. Elle est notre bie n sans épithète, et la réalisation de ce bien s’impose à nous comme le devoir absolu et premier. (Gardeil, La crédi­ bilité et l'apologétique, p. 5.) Il suffit au chrétien de savoir ce qu'il doit faire, peu importe que l’obligation vienne de la loi naturelle ou de la loi surnat urelle. C’est ce que fait l’Eglise dans son enseigne­ ment ; il est rare que les théologiens ou les pasteurs d’âmes, évêques et souverains pontifes, distinguent ce qui vient de la loi naturelle ou surnaturelle. De même pour le droit chrétien. Le droit chrétien s'appuie sur les principes du christianisme; c’est donc celui qui doit régir une société chrétienne; et pour formuler le droit dans une société chrétienne, il suffit de l’appuyer sur l’ensemble de l’enseignement chrétien. Malheureusement les hommes ne sont pas tous chrétiens — et j’entends ici le mot chrétien dans le sens catholique. Du moment que nous entrons en rapport avec des non-catholiques, nous devons trouver une base d'entente, des principes communs d’action; et pour trouver ces principes, nous devons séparer la loi naturelle sur laquelle ces non-catholiques pourront s’accorder avec nous et la loi surnaturelle sur laquelle l’accord est impossible. La question prend une importance particulière en matière sociale et juridique, parce que le droit naturel cherche les principes fondamentaux de l’ordre social ou des relations stables entre les hommes; et le droit réglemente ces relations stables. Or, dans la communauté humaine, les catholiques ne forment qu'une minorité, et, de nos jours, il n’y a meme plus un État important qui soit catholique homogène. Partout les catholiques doivent s’entendre avec des incroyants. Ils ne peuvent le faire que sur le terrain du droit naturel et doivent donc déterminer celui-ci. Cette nécessité est d’autant plus impérieuse qu’à notre époque tous les fondements de l'ordre social sont en discussion. A la suite 76 LE FONDEMENT DU DROIT du mouvement rationaliste et libéral, des théories sc sont formées, qui mettent en question les notions traditionnelles de l’État, de la famille, de la propriété, du droit à la vie. Trop souvent les non-catholiques ont l’impression que les catholiques ne tiennent à ces doctrines que parce qu’elles sont liées à la révélation, et que, dès lors, pour qui n’admet pas la révélation, il ne peut même être question de les admettre. Beaucoup de catholiques, partageant la même illusion, trouvent la doctrine adverse plus raisonnable et n’adhèrent à la doctrine catholique que contraints et forcés, par esprit de foi religieuse, parce qu’on leur dit qu'ils seront hérétiques s’ils l’abandonnent. Ainsi pour le néo-malthusianisme. Combien de catholiques, néo­ malthusiens de cœur, ont l’impression que la doctrine néo-malthusienne est la raison même et que la morale catholique ne correspond qu’à un caprice divin dont ils ne s'expliquent pas l'arbitraire! Écrasés par ce précepte dont la rigueur leur paraît dépasser les forces humaines, ils se trouvent démoralisés, affaiblis par le fait même, alors que la morale catholique en cette matière est la simple morale naturelle, la simple et la seule morale rationnelle, la seule qui puisse rendre les hommes heureux, chrétiens ou non chrétiens, et que nous serions bien plus forts pour l'imposer, si on comprenait à quel point elle est raisonnable et nécessaire dans l'ordre naturel (v. t. III, n° 36). 11 en est de même du devoir d'obéissance aux gouvernements légitimes. Les non-catholiques disent : Évidemment, lorsqu'on est catholique, on doit admettre cela; et les catholiques disent : Nous admettons cela parce que nous sommes catholiques, mais ni les uns ni les autres ne voient qu’il s’agit d’une vérité rationnelle qui s’impose aux incroyants aussi bien qu’aux croyants. Aussi faut-il reviser nos méthodes d’exposition. Au temps où la foi était générale, l'argument d’autorité, l’argument de révéla­ tion, avait plus de portée que l’argument rationnel. Aujourd’hui, CHAPITRE I. — LE PROBLÈME Dü DROIT NATUREL 77 la foi étant affaiblie, et le mouvement antichrétien ayant déconsi­ déré le christianisme en le présentant comme opposé à la raison, le sens de la loi naturelle et de l’accord entre la nature et la sur­ nature doit être restauré. 11 faut prêcher que « l’ordre surnaturel peut bien dépasser l’ordre naturel, mais en le traversant »; que • la grâce peut bien transformer la nature, mais en s'y adaptant; que « la charité peut bien surnaturaliser la justice, mais en la fortifiant n. (Gillet, Conscience chrétienne et justice sociale, p. 379.) Prouver que le néo-malthusianisme est une doctrine absurde et qu’il conduit les hommes au malheur est plus efficace aujourd’hui que prouver qu’il est condamné explicitement par Dieu dans la révélation. Les hommes ne voient plus la valeur intrinsèque de la loi naturelle; il faut la remettre en lumière et les esprits en seront plus enclins à reconnaître l’autorité divine qui sanctionne la loi naturelle dans l’ordre surnaturel et le couronne d’un ordre supérieur. On doit faire tin droit naturel séparé de la révélation, de façon à posséder un corps de doctrine rationnelle correspondant à la vérité naturelle, accessible à toute intelligence humaine et permettant l’accord avec les non-catholiques en vue de la constitution de la société. Malheureusement ce droit naturel est faux, si on prétend en faire le droit humain. J'entends par droit humain celui qui permettra aux hommes de vivre d’une façon purement et simplement parfaite, ou conforme à leur vocation d’hommes. L’homme n’est pas fait pour vivre d'une vie naturelle d’abord, surnaturelle ensuite; la fin surnaturelle s’impose avec la même rigueur que la fin naturelle ; bien plus, la fin naturelle disparaît, absorbée dans la lin surna­ turelle; l'homme doit vivre d'une vie unique où la nature est trans­ formée par les dons surnaturels; du jour où l’ordre surnaturel 78 LE FONDEMENT DU DROIT a existé, il est devenu l'ordre humain. Celui qui ne réalise pas sa destinée surnaturelle est en dehors de l’ordre; il manque sa destinée. Le droit naturel est un élément du droit humain; il n’est pas le droit humain, pas plus qu’un mur. un toit ou un plancher n’est une maison. Etant donné qu'un grand nombre d’hommes manquent leur destinée surnaturelle sur terre et qu'on ne peut organiser de société avec eux sur d’autres bases que celles du droit naturel séparé du droit surnaturel, nous devons bien faire abstraction de celui-ci quand nous recherchons les fondements à donner à la vie sociale que nous menons avec eux, mais pour les catholiques, le droit naturel séparé présente un danger contre lesquel ils doivent se prémunir. A force de faire du droit naturel séparé et d’envisager la vie sociale sous le seul jour du droit naturel, on risque d’oublier l’existence ou du moins de perdre de vue l'importance des principes révélés. On risque d’acquérir une mentalité rationaliste. Dans bien des questions, le christianisme et le droit naturel présentent une similitude très grande de principes mais une différence considérable d’esprit. Ainsi de l’égalité entre les hommes qu’on établit en droit naturel, et de la fraternité chrétienne. Intellectuellement les deux notions se touchent, mais il y a une différence d’esprit qui rend difficile que l’égalitarisme purement naturel s’identifie, dans la pratique, à la fraternité chrétienne (v. n° 34). Ajoutons, autre notion toute pratique, que le droit naturel séparé est irréalisable, parce que les hommes livrés à eux-mêmes sont pratiquement incapables d’atteindre leur fin. Je n’ai pas à développer cette vérité ici; c’est toute la question des effets du péché originel d’une part, de l’accumulation des péchés actuels, de 1 atmosphère sociale et des tares héréditaires, d’autre part. CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 79 En pratique, perfection naturelle cl surnaturelle sont liées, de même qu’en pratique, il est des vérités naturelles que l’homme n'a pas decouvertes tant que la révélation ne les lui a pas apprises. Par conséquent, si nous devons tenter d’établir l'ordre naturel, avec le concours des incroyants, nous savons cependant que cet ordre naturel, séparé de l'ordre surnaturel, est irréalisable dans sa perfection, et qu'on ne l’établira d’une façon stable et parfaite que dans la mesure où tous les hommes se convertiront au catho­ licisme. On ne peut, cela va de soi, les obliger à se convertir, et tant qu'ils ne se convertissent pas, on doit respecter le mystère de leurs consciences; on doit aussi organiser la vie commune des incroyants et des croyants sur les bases les plus favorables au développement humain, et il n’en est pas n fait du droit naturel, parler des droits de l’État comme si l'Église n’existait pas, c’est présenter une vue irréelle des choses. Pour déter­ miner les droits de réglementation des pouvoirs publics en matière matrimoniale, on doit dire : L’État pour les non-catholiques et l’Église pour les catholiques. Mais c'est là mélanger le droit positif divin et le droit naturel. Impossible donc de faire du droit naturel vrai sans introduire l’Église. et l'Église n’est pas de droit naturel. Mais c'est de nouveau la question de l’ordre humain. L’homme est appelé à bâtir la société comme Dieu le veut et dans la volonté de Dieu rentre l’existence et la mission de l’Église. Mais comment faire admettre cela par des incroyants? On doit du moins essayer d’obtenir qu'ils tiennent compte du fait de l'Église et des droits que l’Église, d'accord avec ses fidèles, revendique sur ceux-ci. Mais faire, intervenir ces considérations, c’est renoncer à faire du droit naturel à l’état pur. Le droit positif doit encore tenir compte du droit chrétien, en même temps que du droit naturel, parce que, si le droit naturel est en fait insuffisant à fonder le droit humain, il est trop simple aussi de classer les hommes en catholiques et non catholiques sans plus. La civilisation actuelle, même celle des peuples païens, est saturée de christianisme ; dans nos pays, les traditions sociales sont en grande partie des traditions chrétiennes; et même les pays les plus réfractaires jusqu’ici au christianisme subissent son influence en subissant celle de la civilisation occidentale. Des courants d'opinion comme celui de l’entr’aide internationale ou de l’assistance sociale viennent en droite ligne du christianisme. 82 LE FONDEMENT DU DROIT Dans nos pays en particulier, bien qu’une grande partie de la population se soit détachée de l’Église, ce détachement ne s’est fait que d’une façon progressive et partielle. Beaucoup gardent certains liens avec la religion, ne fût-ce que par le baptême, le mariage et l’enterrement religieux; et ils gardent en même temps de leurs ancêtres chrétiens des habitudes dont ils ne sauraient parfois eux-mêmes déterminer le rapport avec la foi. Lorsqu’il s’agit de régler la vie sociale avec les non-catholiques, on doit tenir compte de cette tradition chrétienne et la défendre. Accepter le droit naturel comme base unique de l’organisation sociale, faire du droit naturel séparé en omettant le fait des traditions chrétiennes est donc à un nouveau titre insuffisant. Des doctrines comme celle de la solidarité internationationale et les sentiments qui en assurent le succès, risquent de dévier si on les sépare du tronc originaire dont ils sont des rameaux. Pourtant, ces doctrines se soutiennent théoriquement en droit naturel pur; en fait, elles viennent du christianisme; c’est le christianisme qui a développé l’atmosphère morale nécessaire à leur succès; cette atmosphère morale est subie par les tièdes et les demi-croyants, même par beaucoup d’incroyants, et si elle vient à disparaître, ces idées et ces sentiments risquent de dévier. Assurer le respect de ces traditions, c'est sauvegarder les élé­ ments permanents du développement humain, éléments permanents parce qu’ils forment avec le droit un tout inséparable. La révélation chrétienne, fait jxjsitif dont nul ne peut nier l’existence, rend impossible un droit naturel qui ne soit que droit naturel. Le droit naturel à l’état pur n’a d’ailleurs jamais été pos­ sible. Le christianisme, en fait, a permis de préciser plus d’une notion fondamentale que les hommes n’avaient pas trouvée sans lui, et les hommes perdront la connaissance exacte du droit naturel CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL 83 s’ils abandonnent le christianisme. Et cependant on doit faire du droit naturel séparé. Ce qu’on a lu plus haut reste vrai. On doit faire du droit naturel séparé en vue d’y rallier le plus grand nombre possible de ceux qui ne se rallient pas à la révélation, en vue de montrer aux catholiques à quel point l’ordre surnaturel s’harmo­ nise avec l’ordre naturel; mais ce droit naturel séparé ne peut aller jusqu’à perdre de vue l'ordre positif divin. L’attitude qui s’impose est une attitude nuancée; la position du sociologue et du juriste catholique est souvent délicate, mais s’ils ont bien pénétré les termes du problème, elle sera inexpugnable. 15. Le point de vue historique. — Déterminer ce qu’il faut entendre par philosophie ou droit chrétien est difficile, mais la question se complique encore quand on l’aborde d’un point de vue historique et qu’on cherche à déterminer ce qu’il faut recon­ naître comme philosophie et droit-chrétien dans le fait historique. Pour nous limiter à la philosophie sociale, les chrétiens ont dû s’occuper du gouvernement de la cité aussitôt qu’ils ont eu une importance suffisante pour y exercer de l’influence. Peu à peu, tous les problèmes sociaux ont été évoqués dans le monde chrétien et on y a proposé des solutions diverses. Lesquelles de celles-ci peuvent-elles être considérées comme représentatives de la pensée chrétienne? Il en est de tout genre, catholiques, protestantes, orthodoxes, ecclésiastiques ou laïques, de caractère officiel ou privé. Comme les milieux sont assez fermés, chacun limite la pensée chrétienne à son groupe. Quand les catholiques parlent de philosophie chré­ tienne, il s’agit à peu près uniquement de la pensée qui s'est développée dans l’Église catholique. S’ils consentent à traiter de pensée chrétienne les conceptions de quelques protestants, 84 LE FONDEMENT DU DROIT c’est dans la mesure où elles s’accordent avec celles qui sont généralement reçues dans l’Église catholique. Que faut-il entendre par pensée chrétienne au sens catholique du mot? Deux solutions simples se présentent à l’esprit : pour l’une serait pensée chrétienne toute pensée émanant d’un auteur qui déclare se rattacher à l’Église; dans ce sens, la philosophie d'un Thomas More, d’un Descartes, d'un Joseph de Maistre serait de la philosophie chrétienne; l’antre limiterait la philosophie chrétienne aux doctrines officiellement enseignées par l’autorité ecclésiastique : ne serait doctrine sociale chrétienne que la doctrine contenue dans des documents officiels comme les encycliques ou les messages épiscopaux. Or, ces deux solutions simples ne sont adoptées par personne. Ce qu’on entend généralement par philosophie chrétienne au sens historique du mot est quelque chose de peu précis. La première solution proposée plus haut présente cette faiblesse que beaucoup de chrétiens, c’est-à-dire de ceux qui se rattachent explicitement à l’Église, sont de mauvais chrétiens. Quand nous parlons ici de mauvais chrétiens, il s’agit d’un point de vue intellectuel, car ce qui importe dans l'espèce, ce ne sont pas les mœurs mais la pensée. Or beaucoup de catholiques qui adhèrent à l’Église par la foi religieuse sont peu préoccupés de soumettre leur pensée à l’esprit du Christ. Us manquent de sensibilité chré­ tienne et pratiquent sur le plan philosophique et social un ratio­ nalisme qui ne doit rien au christianisme, qui peut même s’opposer à la vision chrétienne de l'existence, tant individuelle que collec­ tive. Aussi beaucoup de penseurs, chrétiens par la foi et la pratique religieuse, n’ont rien de chrétien dans leur pensée. L’autre solution simple limite la philosophie sociale ou h- droit naturel chrétien à un petit nombre de principes qui n’épuisent CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DU DROIT NATUREL S5 nullement l’apport du christianisme à la pensée, car les autorités ecclésiastiques n’interviennent que rarement, pour des raisons de gouvernement, lorsque des controverses troublent la commu­ nauté ou lorsque des erreurs mettent en péril la tradition authen­ tique de l’Église. Lorsqu’on parle de philosophie chrétienne, de doctrine sociale chrétienne, de droit naturel chrétien, on vise une troisième concep­ tion malheureusement imprécise, qui pourrait s’exprimer par la formule de doctrine « ecclésiastique ». Il s’agit d'un ensemble d’auteurs, faisant généralement partie du clergé et que l’Église, par la voix de son autorité hiérarchique, reconnaît plus ou moins comme siens. Je dis : plus ou moins, parce que ce caractère d’au- thencité chrétienne n’est pas affirmé de façon systématique. Cette tradition est représentée par des évêques comine les Pères de l’Église, des professeurs d'ordres religieux ou d’universités catholiques, comme les scolastiques ou les moralistes des temps modernes. Tradition mouvante au surplus, spécialement en philosophie sociale et en droit naturel. L’accord n’est pas toujours réalisé; mais malgré les dissonances, une certaine ligne s’observe dégageant une continuité de pensée. En matière sociale, la tradition est moins ferme qu’ailleurs parce que les représentants de la tradition chrétienne ne s'occupent, en général des questions sociales que de façon accidentelle. Presque tous sont moralistes. Le point de vue de la morale est individuel : il s'agit de savoir ce qu’un individu doit faire dans une situation donnée. Le moraliste est porté à prendre l’ordre social comme nu ordre donné, la plupart des individus n’ayant pas à le modifier. Cette tendance a été particulièrement forte de la Renaissance au xixe siècle, période où les pays catholiques se trouvaient tous sous un 86 LE FONDEMENT DU DROIT régime de monarchie absolue et où, par conséquent, le citoyen n’avait qu’à obéir. Il en résulte que beaucoup de moralistes catholiques, même occupant des fonctions officielles paraissent sanctionner des injustices sociales, simplement parce qu’ils n’envisagent pas les problèmes sociaux en eux-mêmes et ne se préoccupent pas de réforme sociale. Lorsque saint Paul, pour prendre l'exemple le plus ancien, dit aux esclaves d’obéir à leurs maîtres, il n’y faut pas chercher un jugement sur l'institution de l’esclavage, mais simplement une règle de conduite à l’usage de ceux qui se trouvent dans un état social que le moraliste chrétien ne songe pas à réformer. L’esprit de réforme sociale suppose un esprit qui s'applique aux problèmes sociaux. Ceux qui ne s’y appliquent pas ont toujours l’impression que l’état existant de fait correspond à une nécessité. Comme les moralistes ont d’autres préoccupations, ils sont assez naturellement conservateurs en matière sociale, et comme les représentants officiels de la pensée catholique en matière sociale sont presque exclusivement des moralistes, on s’explique une soumission au fait qui peut scandaliser par la suite. On s’explique ainsi des flottements et des divergences qui s’accentuent du fait que, selon les préférences, on rangera dans la tradition catholique des auteurs que d’autres en exclueront. Des auteurs comme Bossuet et Joseph de Maistre seront présentés par les uns comme des témoins de la tradition, par d’autres comme dissidents. Tout cela, réparti sur une durée de dix-neuf siècles, donne à première vue une impression peu homogène. Dégager une tradi­ tion qu’on puisse dire authentiquement chrétienne exige un travail considérable. On s’y applique de notre temps, les problèmes sociaux occupant dans la pensée contemporaine une place plus CHAPITRE I. — LE PROBLÈME DC DROIT NATUREL 87 considérable qu’en d’autres temps. Les controverses incessantes entre catholiques depuis un siècle, les interventions même du Saint-Siège à propos de certaines questions importantes, montrent que ce n’est pas facile. 16. Le plan de cet ouvrage. — Ce chapitre préliminaire permet de saisir l'objet des études de droit naturel. Cet ouvrage a pour but de coopérer à la constitution de la science du droit naturel. Il s'agit donc des conditions de vie sociale et de rechercher dans quelle mesure elles correspondent aux exigences de la nature. Il faudra commencer par l’étude de la vie sociale elle-même — du phénomène social — nous demander pourquoi les hommes vivent en société, si la vie sociale est pour eux un devoir, et dans quelle mesure l'homme doit se consacrer au bien social. La question qui se jmjsc ensuite et fera l'objet du deuxième volume, est la mission et l'organisation de la société : sa mission : les moyens par lesquels elle procure le bien commun; son organi­ sation. spécialement l’organisation du pouvoir dirigeant. Le troisième volume nous mettra en présence de la société familiale qu’on trouve dans la grande société politique sans qu’elle en soit issue. Nous aurons à voir dans quelle mesure la famille est postulée par la nature, quelles en sont les conditions exigées par la nature et quelle doit être l’attitude du pouvoir social ou du droit à son égard. Il restera après cela à déterminer les droits et devoirs individuels sous l'angle du droit ou du bien social. Ces droits et devoirs présentent trois aspects principaux, droit à la vie et devoir de vivre, droit de disposer de soi-même et devoir du travail: droit de propriété. Ces questions feront l’objet d’un quatrième tome. 88 LE FONDEMENT DU DROIT Le lecteur a peut-être l’impression d’une division et d'un choix aitiftciels; mais nous verrons que les grandes divisions indiquées ci-dessus correspondent à quelques instincts fondamentaux de l'homme, instinct de société, instinct familial, instinct de conser­ vation et de développement, et que, bien réellement, ces instincts sont à la base de toute la vie. Le problème du droit est de déter­ miner dans quelle mesure et de quelle manière la satisfaction de ces instincts, correspondant aux exigences du développement de l’homme, peut ou doit être réglée et sanctionnée par la collectivité. CHAPITRE II LE PROGRÈS I. Le devoir du progrès. — 17. La vocation humaine. — 18. La civilisation. — 19. Les formes du progrès. — 20. Progrès et tradition. II. La croyance au progrès. — 21. Comment s’est développée la croyance au progrès. --22. Progrès et religion. — 23. Mise au point de la croyance au progrès. III. Les limites du progrès. — 24. Des limites du progrès. — 25. La mission de l’homme . — 26. De l’appréciation du progrès. I. — LE DEVOIR DU PROGRÈS 17. La vocation humaine. — L’homme est un cire vivant. La vie sc manifeste par le mouvement spontané. L'être vivant a en soi un principe de mouvement dont l’extinction manifeste l'extinction de la vie. Ce mouvement tend d’abord à un développement, ensuite à une stabilisation. Dans la vie purement physique, le développement ne s’opère que pendant la première période de la vie, suivie d’une décrépitude où le vivant consacre ses ressources «à résister à la désagrégation. L’homme diffère des autres vivants par la raison. Celle-ci lui permet de dominer ses impulsions physiques et de choisir entre 90 LE FONDEMENT DU DROIT les formes d'action qui se présentent à lui : choisir, c’est-à-dire décider d’après une vue de l’esprit. C’est le libre arbitre ou la liberté ait sens psychologique du mot. Nous n’avons pas à l’étudier ici ; dans la suite de cet ouvrage, nous aurons par contre à étudier la liberté au sens social. Liberté au sens social, ce n’est pas le libre arbitre ou liberté intérieure, c’est le pouvoir d'user de son libre arbitre sans subir de contrainte de la part du milieu social. Le développement de l’homme s’opère donc selon une loi diffé­ rente de celle des autres vivants : il dépend de lui. Par son action libre, l'homme doit orienter sa vie vers le développement qui lui convient, sa perfection propre, épanouissement de sa nature propre. Mais la liberté humaine n’est pas absolue. Quand l’homme arrive au monde, il ne diffère pas en apparence du petit d’un animal. La raison ne se manifeste que peu à peu, et c’est à mesure qu’il devient capable de s’en servir que naît aussi sa responsa­ bilité, la notion des valeurs morales, du bien à réaliser, du devoir à accomplir. Comme chez, tous les vivants, la vie se manifeste en lui par le mouvement, c’est-à-dire le changement. Il change constamment en bien ou en mal, c’est-à-dire qu’il se développe ou se corrompt, corruption signifiant ici déchéance ou diminution. Le bien et le mal, le développement et la corruption s’apprécient en fonction d’une perfection à laquelle l’être tend, réalisation de potentialités. Mais potentialité ne dit pas assez, car il y a des potentialités de déchéance aussi bien que de perfection. Celui qui s’abrutit dans l’alcool réalise une potentialité humaine tout comme celui qui développe ses connaissances. La perfection consiste dans la réalisation de potentialités qui développent et l'appréciation du développement suppose une conception de l’esprit assignant une CHAPITRE II. — LE PROGRÈS 91 fin ou un but à atteindre, une nature qui, à son tour, détermine une loi. Cette idée est spontanée et se retrouve à la base de tout développement scientifique ou social. Le médecin distingue la santé de la maladie sans croire faire de la philosophie. Certaines vues élémentaires sur la nature et ses exigences, sur la perfection et l’orientation de l'action sont tellement évidentes que personne ne les met en doute dans la vie pratique et qu’aucune action suivie n’est possible sans elles. Il est donc impossible d'aborder aucun -problème d’action sans revenir à l’idée de nature indiquant une orientation désirable. Le développement humain n’a pas seulement ses lois propres parce que l’homme intervient dans sa propre vie d’une façon différente des autres vivants, mais aussi parce que son développe­ ment pris en lui-même est différent. Le but n’est pas le même; la différence est objective aussi bien que subjective. Seul le développement physique est commun à l’homme et aux animaux. Encore, chez l’homme, est-il étroitement lié au dévelop­ pement intellectuel et moral. Le travail intellectuel, la poursuite de fins morales agissent sur la santé physique. Cependant, en ce qui concerne le corps, l’homme est soumis à la même loi de développement et de décrépitude que l’animal. Le corps se développe pendant une partie assez restreinte de la vie et lutte ensuite contre la déchéance qui aboutit à la mort et constitue comme une mort lente et progressive. Le développement de l’esprit peut être plus continu ; il est soumis davantage à la conduite de l’esprit lui-même : dans toute la force du terme, l'esprit sc développe. Dans une certaine mesure, néanmoins, il reste tributaire du corps. La décrépitude du corps diminue la vivacité de l’esprit 92 LE FONDEMENT DU DROIT et va jusqu’à l’éteindre complètement. Mais tant qu’un n'en arrive pas là, l'esprit peut continuer à se développer tandis que le corps s’amoindrit, parce que l’esprit peut compenser ce qu’il perd en vivacité par ce qu’il gagne en expérience et en réflexion, l’expé­ rience multipliant les points de comparaison, formant le jugement, donnant le sens de la hiérarchie des valeurs, la réflexion gagnant à l’apaisement des passions et au ralentissement des réflexes. Au point de vue intellectuel, il y a une perfection de l'homme jeune cl une perfection du vieillard, sans qu’on puisse dire l’une supé­ rieure à l’autre. La perfection de l'homme est de passer de l'une à l'autre et la perfection du vieillard suppose d'abord celle de l’homme jeune. L’esprit peut se développer : il ne se développe pas nécessairement. Dans beaucoup de cas l’homme ne profite pas des expériences et la sclérose de l’âge n’est compensée par aucun enrichissement. Il appar­ tient à l’homme de conduire sa vie et c'est l’esprit qui y pourvoit; quand l’esprit ne joue pas ce rôle conducteur, la vie de l'homme se rapproche de celle de l’animal et la décrépitude physique le domine. Enfin, en ce qui concerne la vie morale, le développement humain peut être plus continu encore. On appelle vie morale, la conduite de la vie sous l'empire du libre arbitre. La morale est donc la science qui étudie l’action du libre arbitre sur la vie et en cherche la règle. Cette action du libre arbitre doit tendre à former le caractère en développant les vertus de façon que l’homme, à mesure qu'il avance dans la vie, accomplisse de plus en plus spontanément son bien, c’est-à-dire réalise les conditions de sa perfection. La perfection de l’homme consiste dans l'application exacte de son action aux lois de son être. Cette perfection qu’il n’atteint jamais entièrement, il peut la poursuivre toute sa vie. Elle CHAPITRE 11. — LE PROGRÈS 93 constitue l’objet propre de la vie, car toutes les autres formes de développement lui sont subordonnées. Dans la mesure où l'homme s'applique exactement aux lois de sou être, il arrive aussi au plus pariait développement physique et intellectuel. Mais à cela ne s’arrête pas sa perfection. L’homme a aussi un ôcscmji d’action, fort différent de celui de l’animal. L’animal n’agit que pour satisfaire ses besoins matériels, lin général, il ne bouge que pour satisfaire sa faim, fuir le danger ou satisfaire un instinct sexuel. Dans la mesure où l’homme est peu humain, c’est-à-dire où l’esprit est peu dégagé de la matière, il éprouve, lui aussi, peu de besoin d’action en dehors du désir de satisfaire scs besoins physiques élémentaires. Mais quand il vit par l’esprit, d’autres biens lui apparaissent. Une notion assez, commune en philosophie dit que l’esprit perlui l'universel. Dans les êtres ou les biens particuliers, à travers on au-dessus d'eux, il saisit une valeur qui les dépasse, universelle ou absolue. Dans les biens particuliers, il perçoit le bien comme tel: dans les vérités particulières, la vérité en soi; dans la beauté limitée des êtres particuliers, la beauté en soi. Percevant ces valeurs absolues, il les desire ; il cherche la vérité en soi, le bien en soi, Je beau en soi. De même que l’être physique voit dans la nourriture l’instru­ ment de son développement, de même l'intelligence dans l’absolu. Et la réflexion amène à percevoir que les différentes formes de l'absolu se rejoignent en un être qui est l’Absolu réalisé, être premier, parfait, celui que la tradition religieuse appelle Dieu et auquel les philosophes donnent des noms divers selon le caractère qui leur paraît primordial. La recherche de l'absolu est tellement caractéristique de l'homme qu’elle semble correspondre à un besoin. Les positivistes eux-mêmes en conviennent, mais, par une logique déconcertante, 94 LE FONDEMENT fîv DROIT de ce que l'absolu correspond à un besoin de l'homme ils croient pouvoir conclure qu'il n’existe pas! L’homme a un besoin d'absolu; il perçoit confusément que sa grandeur se réalise par une sorte d’immersion dans un plus grand que lui, dans le plus grand concevable, et c’est là l’absolu. La dévia­ tion de la tendance, propre à l’orgueil, est de croire trouver l’absolu en soi et de prétendre le réaliser soi-même. D’une certaine manière le fondateur d'empire, celui qui se proclame le « roi des rois », le « dominateur de la terre », caricature le besoin d’absolu qu’il exprime en le ravalant. Ainsi, dans la mesure où l'homme se développe, se rapproche de la perfection et libère ce qui est proprement humain en lui, le désir de s'absorber dans l’absolu grandit en même temps que le désir d’exprimer dans ses actes son désir d’absolu. De là tout ce qui fait la grandeur de l’homme dans le domaine de la connaissance ou de l'action, de là le progrès intellectuel et moral. La perfection de l’homme s’exprime par son œuvre, et l'œuvre est grande dans la mesure où l'homme ne s'y recherche pas lui-même, mais cherche à exprimer l’absolu de vérité, de bien ou de beauté qu’il entre­ voit, le tout exprimant à son tour la recherche de Dieu qui est l’aboutissant final. Cette analyse amène à poser le problème de l'au-delà, car si l'homme sur la terre s'oriente vers cette quête d’infini, on doit se demander si celle-ci. qui ne se réalise dans la vie qu'en incarnant le désir d'absolu dans des biens particuliers et limités, ne conduit pas à une plénitude de vie où les aspirations de l’homme seraient entièrement satisfaites. Nous n'avons pas à étudier cette question ici. La religion chrétienne donne une solution pleinement satisfaisante pour l’esprit. Elle stimule la générosité morale en enseignant que la possession de l'absolu en Dieu, dans la vie future, sera proportionnée à la réalisation qu’on a tentée sur terre. CHAPITRE II. — LE PROGRÈS 95 En tout cas, la vocation de l’homme se présente comme une vocation d’ascension vers une perfection dégageant pleinement la vie de l'esprit et mettant l’homme au service des valeurs d'absolu dont Dieu est le dernier garant. Ceux qui atteignent le sommer ou meme qui s'en rapprochent suffisamment pour l’aper­ cevoir en pleine lumière sont peu nombreux, mais toute la valeur de la vie est dans l’ascension. La question qui domine les autres au point d’être d’une manière la seule est de savoir si on avance vers le sommet et à quelle hauteur on se trouve quand on arrive au terme de la vie. 18. La civilisation. — L’homme peut se développer mais ne se développe pas nécessairement. Il en a le devoir; la morale n’a d'autre but que de marquer la voie du progrès qui conduit l'homme à la perfection. Mais un homme seul n’est capable de réaliser que peu de chose du développement dont la nature humaine rend capable ou dont l’humanité est capable. Tout ce qui fait la diffé­ rence entre l'homme des cavernes et le civilisé vient du travail collecti/ et continu du genre humain, grâce auquel la civilisation met à notre portée un ensemble de connaissances et de moyens d’action dépassant dans des proportions inexprimables ce que nous pourrions acquérir par nous-mêmes. La civilisation, c’est l'ensemble de connaissances et de façon d’agir, fruits de la vie intellectuelle et morale, qui se transmettent d'une génération à l’autre el transforment la condition humaine. Elle est d’abord produit de collaboration entre les hommes, ensuite de continuité *. 1 « 11 semble naturel à la raison humaine de s’élever graduellement de l’imparfait. Ainsi nous voyons, dans les sciences spéculative#, que les premier» philosophes nous ont laissé des œuvres imparfaites qui ont été ensuite perfectionnées par leurs successeurs. Et de même dan# les sciences opérative# : les premiers qui se sont I.F. FONDEMENT DU DROIT ç6 « Le mol civilisation est moderne. » On dit que Racine l’a une fois employé; mais je n’ai pas pu le retrouver. En tout cas. il n'apparaît guère dans la langue française qu’à la fin du xvin« siècle. On ne l’a reçu dans le dictionnaire de 1* Académie qu’à partir de 1835. (L'auteur veut dire sans doute « dans l’édition de 1835 », car le mot a été reçu par ¡‘Académie en 1798. — /. L.). Et pourtant aujourd’hui il revient constamment dans la conversa­ tion et dans les livres. » D’ailleurs, il comporte deux sens assez différents, de sorte qu’on ne sait pas au juste ce qu’on veut dire quand on le prononce ou qu’on l’écrit, puisqu'il y a deux manières de l’entendre. » D’abord, il y a le sens restreint, conforme à h définition que donne Littré : l’ensemble des opinions cl des moeurs qui résulte de l’action réciproque des arts industriels, de la religion, des beaux-arts et de la science. x La définition est très précise. On saisit nettement ce que veulent dire les mots : civilisation chinoise, civilisation française, civilisation du xvie siècle. Nul besoin, par une périphrase, d’amplifier, et peut-être d’embrouiller cette idée claire. « Mais souvent le mot civilisation signifie autre chose. Car les écrivains contemporains se servent fréquemment de cette expression pour opposer civilisation à barbarie. L’état de civilisation, dit-on alors, c’est le contraire de l'état sauvage : la civilisation va croissant à mesure que la sauvagerie tend à disparaître. » (Charles Richet. Qu’est-ce que la civilisation? Revue des Deux Mondes du 15 mars 1923. P- Sí»-) Dans le second sens, le sens absolu où il s’oppose à barbarie, le mot civilisation reçoit autant de définitions qu’il y a d’auteurs. En voici quelques-unes prises au hasard : Schwalm : « La civilisation consiste essayés à des découvertes utiles à la communauté humaine, n’ont pas été capables de tout considérer par eux-mêmes; ils ont donc établi des institutions imparfaites et pleines de défauts, que leurs successeurs ont modifiées en les perfectionnant. • {Saint Thomas, Somme tkeol., la ¡[aet q. 97, arl. r> c_j 97 CHAPITRE II. — LE PROGRÈS dans le perfectionnement îles arts manuels et libéraux. • (Leçons de philosophie sociale, t. I. p. 275.) M. Jacques Marital» : « Progresser, — ce qui signifie pour toute nature, tendre à son Principe — c'est donc passer du sensible au rationnel et du rationnel au spirituel et du moins spirituel au plus spirituel: civiliser, c’est spiritualiser. > (Art et scolastique, p. 107.) Beudant : « Un pays est civilisé quand la majorité de ses habitants respecte et sait faire respecter la discipline établie, ainsi que l’autorité chargée d’y veiller: le degré de civilisation sc mesure à l’influence plus ou moins grande qu’exerce sur les mœurs et sur la direction des esprits la partie la plus policée et la plus éclairée de la nation. » (Le droit individuel et l'État, p. 8.) Benjamin Kidd : La civilisation consiste dans <1 le développement de l’aisance matérielle, de l’éducation, de l’égalité et de l’aspiration à une vie meilleure. * (L'¿volution sociale, cité par Bury, L'idée de progrès, p. 332.) De ces quatre définitions, la plus exacte est celle de M. Mari tain. T.e progrès consiste essentiellement à vivre davantage par l’esprit et selon la raison. La civilisation vaut dans la mesure où elle aide l’homme à vivre selon la raison. C’est dans ce sens quelle le spiritualise. (¡nice à la collaboration entre les hommes et à la continuité de cette collaboration, le développement individuel s’insère dans le progrès collectif et continu du genre humain, le progrès personnel de chacun trouvant son point de départ dans l’état général de civilisation dont il bénéficie par l’éducation, et la civilisation soutenant toute son activité. D’autre part, si la perfection humaine ne peut s’exprimer dans un homme que par la civilisation, l’œuvre personnelle de chacun doit contribuer à l’entreprise commune. L’œuvre de l’homme, approximation de la beauté absolue, doit prendre place dans l’œuvre collective qui est ferment de perfection et qui, grâce à la coopération, permet de réaliser toute beauté d’une façon incompa­ rablement supérieure à ce que peut l’individu laissé à lui-même. Leciekcq, T. Í. 4 98 LE FONDEMENT DU DROIT Dans la jx-rfection que peut réaliser un homme, en particulier les moyens que la civilisation met à sa portée tiennent une place considérable. Mais si la vocation de l’homme est de tendre à la beauté et au bien absolus et de les traduire dans ses œuvres, ce devoir ne comporte-t-il pas de travailler au progrès du genre humain grâce auquel les œuvres particulières peuvent approcher de plus en plus l’idéal? L'œuvre de l’individu prend donc place dans l’œuvre collective et doit y contribuer. Cette doctrine prend son plein relief dans une conception reli­ gieuse de la vie. Si l’homme est lui-même l’œuvre d’une intelligence qui a eu un but en le créant, si la raison est source d’un devoir de faire écho à la perfection incrééc et si la continuité des généra­ tions reprenant le travail les unes après les autres permet à l’homme de réaliser cette vocation par une approximation croissante, la perfection de chacun ne s’exprimera-t-elle’pas en travaillant à développer les conditions de perfection de tous? L’humanité est une chaîne dont chaque individu est un maillon; l’histoire est un concert dont chaque individu doit donner une note et dont l’harmonie doit se développer jusqu’à l’accord parfait de la beauté ineffable. Nous chercherons ultérieurement comment formuler et sur quoi fonder le devoir individuel de se consacrer au bien de tous. Limitons-nous pour le moment à ces vues générales. L’analyse des formes du progrès commencera à les préciser. 19. Les formes du progrès. — On oppose habituellement le progrès matériel, Je progrès intellectuel et le progrès moral. Quand on parle ici du progrès moral, il s’agit d’un progrès collectif consistant en ce que les conditions de vie morale s’amé­ liorent et que le niveau moyen de la moralité s’élève. Le progrès intellectuel se dit à la fois du progrès des connaissances et de leur CHAPITRE II. — LE PROGRÈS 99 vulgarisation; on parlera de progrès intellectuel à propos de connaissances nouvelles et on en parlera aussi si l’instruction sc généralise. Enfin le progrès matériel est le progrès dans l’application des connaissances à la vie pratique; le progrès des sciences est I>ar lui-même un progrès intellectuel, mais les transformations de la vie matérielle qui en résultent constituent un progrès matériel. Le progrès matériel dépend donc de certains progrès intellectuels l. Ces trois progrès, liés entre eux, constituent le progrès humain. Lorsqu’ils se développent séparément, ils aboutissent à une situa­ tion forcée, à un déséquilibre qui peut amener une régression malgré le progrès partiel. Cette règle sc déduit de la nature humaine ou s’induit de l'examen des faits. La question de la valeur il h progrès matériel, notamment, a été beaucoup discutée. Les uns, éblouis par le prodigieux développe­ ment des sciences pratiques et l’extraordinaire transformation qui s’en est suivie dans les conditions de vie, impressionnés en outre par le développement de l’enseignement élémentaire et des sciences d’observation, ont assimilé ce progrès mi-intellectuel, mi-matériel, au progrès intégral. Ils pensaient d’ailleurs que le progrès moral ne manquerait pas de s’ensuivre. D’autres, émus de la décadence religieuse qui coïncidait avec ce progrès matériel, inquiets de la décadence morale qui, sur beaucoup de points, accompagnait la décadence religieuse, déclaraient le progrès matériel dangereux, voire regrettable, se plaisaient à opposer la vertu des simples aux vices des civilisés, et témoignaient à l’égard de toutes les nouveautés une défiance qui les faisait à juste titre taxer de rétrogrades. 1 Pas de tous. Tout progrès intellectuel n’entraine pas de progrès matériel, au moins par lui-même et de façon immédiate. Le développement de la pensée philo­ sophique, par exemple, n'amène aucune transformation des conditions matérielles de l’existence. IOC’ LE FONDEMENT DU DROIT Comme ce progrès matériel avait été, en fait, fort habilement lié au mouvement de déchristianisation déclanché à la même époque, les adversaires de ce progrès se sont trouvés surtout parmi les catholiques, et ses plus chauds protagonistes parmi les adversaires de la religion. Nous examinerons plus loin (n° 22) les raisons de cette opposition apparente. Bornons-nous pour le moment à déterminer la valeur du progrès matériel. Le progrès matériel est un progrès humain. Il rend l’homme maître des forces de la nature. Qui dit maître dit libre. Maître des forces de la nature, l’homme en fait ce qu'il veut. La nature permet de parcourir quelques kilomètres à l'heure; le champ d’action est étroit. Que la science fournisse le moyen de couvrir des centaines de kilomètres à l'heure, le champ d’action grandit. Le progrès matériel, sons toits ses aspects, libère l'esprit des lois que le corps lui impose. Ainsi le développement de la médecine et des sciences apparentées : chirurgie, hygiène, pédagogie et autres; ce progrès amène à vivre plus longtemps, à être mieux portant. Que ce soit un progrès kuniain, est l'évidence même. Autrefois les hommes souffraient de cent infir­ mités dont on les guérit aujourd’hui; ils devenaient souvent impotents à l'âge où le talent donne actuellement son plein rendement. Dans la ¡ittérature classique, les quinquagénaires sont des vieillards. Notre capacité d’action se développe grâce au progrès des sciences médicales : progrès humain. Mais ce progrès matériel peut servir au mal comme au bien. C'est uu progrès humain, non le progrès humain. Le progrès de l'imprimerie multiplie les livres instructifs et bienfaisants; pour quelques centaines de francs, on se forme une bibliothèque philo­ sophique, comme ni Aristote, ni saint Thomas n’en eurent jamais. CHAPITRE II. — LE PROGRÈS IOI Mais les livres malsains qui souillent l'esprit sont aussi abondants. Le progrès de la médecine sauve la vie à beaucoup de nouveaux- nés qui auraient péri autrefois; il rend facile la restriction de la natalité, par les mesures préventives à la fécondation et par 1 avortement. Il n'est pas une forme de progrès matériel qui ne puisse être utilisée pour le mal comme pour le bien. Le progrès matériel n’est fécond qu’au service du bien; H dépend de la valeur morale de ceux qui en profitent. L'homme qu’on appelle civilisé, est capable tout à la fois de plus de raffinement dans la vertu et dans le vice *. ¿c progrès matériel est donc un bien à condition qu’il se produise dans l'ordre. Et l’ordre, c’est que le progrès matériel s’appuie sur un progrès moral correspondant 2. S’il est faux de condamner le progrès matériel comme tel, il est non moins faux de s’en éprendre pour lui-même, et à fortiori de le prendre, à lui seul, pour le progrès ou de croire qu'il entraîne inévitablement le progrès général. Un grand nombre d’esprits s’y sont laissé prendre, et se donnent comme les représentants de l’esprit moderne. Le pessimisme de 1 ■ C'est un fait qui vaut d’ôtre remarqué, les vices des individus, qui sont j peine •temibles dans la vie pauvre et menée collectivement des sociétés incultes, se montrent et grandissent dans les sociétés cultivées, où les moyens de jouir deviennent plus abondants. L'un pourrait s’avancer jusqu'à dire que. dans les sociétés qui progressent en civilisation, l’animal-homme, au lien de s’élever en masse unanime a une meilleure humanité, semble plutôt se dédoubler, l’animal, chez les uns, tendant à s’abrutir de plus en plus, et l’homme, chez les-autres, à se moraliser davantage. * (Acfkkd Lois Y ; La inorale humaine. j>. 27.) ’ « Ceci seul qui conduit au progrès intellectuel et moral 011 au moins qui ne s'y oppose pas. peut constituer pour l’homme le véritable progrès. ■> (Lettre de Leon XIII au cardinal Jiamfio/la du 15 juin 1887.) « On peut affirmer que tout changement social qui n'apporte pas avec lui une amélioration d’ordre mural n'est pas un véritable progrc-, que les découvertes cl les inventions matérielles peuvent servir pour le bien ou pour le mal, selon l'esprit qui domine, selon l’idéal poursuivi par l’homme et par la société. » (Eduardo Saxz V Escartin, La liberi/ e! le progrès dam leurs relations oree le régime dSinoeraliqite cl la vie internationale, p. 563.) 102 LE FONDEMENT DU DROIT beaucoup d'autres n’est qu’une réaction contre cet optimisme. « En somme, à l'idole du Progrès répondit l’idole de la malédiction du Progrès; ce qui fit deux lieux communs. » (Valéry, Regards sur le monde actuel, p. 178.) Au xxc siècle, cet enthousiasme du progrès matériel commence à baisser. « A l’heure actuelle, on ne trouverait peut-être pas un philo­ sophe assez téméraire pour donner aux perfectionnements matériels de notre civilisation le nom de progrès, pris dans son sens absolu, car tout le inonde comprend maintenant qu'une civilisation peut grandir extérieurement et devenir de jour en jour plus vaste, plus bruyante, plus riche et plus sûre de soi, et en même temps diminuer en vitalité intérieure et ébranler ses assises en abandonnant ses plus hautes traditions spirituelles » (Dawsox, Progrès et religion, p. 7.) Sans doute l'auteur qu'on vient de citer a-t-il raison s’il s’agit des philosophes. Mais oserait-on dire qu’il en est de même de la masse et même de beaucoup d’hommes d'action? Le régime soviétique n’a-t-il pas développé un mysticisme de la machine scion lequel celle-ci amènera au progrès et au bonheur illimités par l’abondance des biens matériels? Ce qui est vrai du progrès matériel l'est du progrès intellectuel. Lui aussi n’est fécond que s'il est dirigé par la vertu. Tout ce qu’on vient de lire du progrès matériel, peut se répéter du progrès intellectuel. Quant au progrès moral, on remarque moins souvent qu’iï dépend dans une large mesure des progrès matériel et intellectuel. Le progrès moral est en effet le plus strictement personnel; et dans certaines civilisations primitives, on rencontre de beaux types de vertu. Cependant les philosophes ont remarqué depuis long­ temps que « la misère est mauvaise conseillère », et qu’un minimum de bien-être est nécessaire à la plupart des hommes pour pratiquer CHAPITRE II. — LE PROGRÈS 103 la vertu *1. Dès lors, une civilisation matérielle qui assure à tous les hommes ce minimum de bien-être permettra un relèvement du niveau moral. Il en est de même de la culture intellectuelle. Un grand savant n’est pas nécessairement un saint, mais une certaine instruction permet d’éviter bien des déviations morales, et même dans des vies de saints, on relève plus d’une erreur préjudiciable à leur développement spirituel, et causée par l’ignorance 2. Un certain niveau moyen d’instruction rend la vertu plus facile et un développement des connaissances donne des méthodes plus sûres de formation morale. La formation morale étant une formation humaine, les méthodes de formation morale dépendent de la connaissance de la nature humaine. Le progrès des sciences biologique et physiologique, le progrès de la psychologie expérimentale aident à établir une saine méthode de formation morale. L'évolution de la doctrine spirituelle dans la tradition catholique fournit un magnifique exemple de cette aide du progrès intellectuel au progrès moral. Profitant des travaux de leurs devanciers, les auteurs de chaque génération ont ajouté quelques éléments à la connaissance * Pour que l’homme vive bien, deux conditions sont requises : l’une, la principale, est que son action soit conforme à la vertu (la vertu étant ce par quoi l'homme vit bien): l’autre, secondaire et en quelque sorte instrumentale, est une quantité suffisante de biens matériels dont l’usage est nécessaire pour pratiquer la venu. t. (Saint Thomas, Du gouvernemeut des princes, 1. I, ch. XV.) 1 • La science est d'un admirable secours pour donner lumière en toutes choses. » (Sainte Thérèse, Le chemin de la perfection, ch. VI, p. 35.) Sainte Thérèse avait beaucoup souffert de l’ignorance de scs premiers directeurs qui ne comprenaient rien à sa vie intérieure : aussi revient-elle souvent sur l'importance d'un directeur instruit. • Quoique la science ne semble pas nécessaire pour la direction des âmes, mon opinion a été et sera toujours que tout chrétien doit, quand il le peut, rechercher un guide instruit; et le meilleur sera le plus éclairé. >• ('l'tï- ccriie par elfe-mime, ch. XIII, p. 127.) Tous les auteurs spirituels sont d'accord pour exiger du directeur d’âmes cette condition de la science. < Il le faut plein de charité, de science et de prudence : si l'une de ces trois parties lui manque, il y a du danger. <• (Saint François de S ai.es, Introduction <1 la vie devote, xrc partie, ch. IV.) 104 LE FONDEMENT DU DROIT de l'âme humaine, tant et si bien qu'aujourd'hui il ne semble guère possible de contester que nous disposions, pour notre formation morale, d'instruments plus parfaits que les anciens. A lire ce qu’était la vie dans les communautés religieuses au temps des Pères du désert, ou de saint Benoît, ou encore dans les couvents du moyen âge, on ne peut se retenir d’estimer que jamais la ferveur n’a été aussi intense qu'aujourd'hui, que jamais la vertu n’a été aussi équilibrée, ni aussi pure d’erreurs et d’excentricités. On sc heurte ici a une opinion assez généralement reçue. D’après une convention tacite communément acceptée, la vie des chrétiens d’autrefois devait être meilleure que celle d’aujourd’hui. Mais les travaux historiques récents restituant les civilisations anciennes plus exactement qu'on ne pouvait autrefois, montrent au contraire des mœurs qui nous étonnent. Les moines de saint Benoît tentent d'em­ poisonner leur abbé trop sévère à leur goût! Et les mystiques du moyen âge s’élèvent tous avec véhémence contre les vices du clergé. La littérature morale populaire, les sermons des grands prédicateurs, les romans de chevalerie ou les Mystères, témoignent tous de la même brutalité. Mais le plus surprenant ce sont les livres d’histoire où la vie et les mœurs du clergé sont analysés d'après les sources! On ne peut, dans une note, donner beaucoup d’exemples, mais le lecteur n’a que l’embarras du choix, il peut prendre au hasard : littérature populaire, mystique, romans d’aventure, vies de saints, tous 1rs témoignages concordent. Nous sommes ainsi toujours ramenés à constater que le progrès humain, le progrès complet de l’homme, est à la fois matériel, intellectuel et moral. Le progrès moral doit régir les deux autres, mais il a besoin de ceux-ci, comme le maître ne peut se livrer à ses travaux de science ou d’art que si ses domestiques entre­ tiennent pour lui la maison. Encore faut-il que ceux-ci travaillent pour le maître, et ne subordonnent pas son intérêt au leur. Il y a CHAPITRE II. — I.E PROGRÈS LO.5 entre les trois formes de progrès à la fois collaboration et subordi­ nation nécessaires. 20. Progrès et tradition. — La civilisation est le signe de l'homme. Les animaux n’ont pas de civilisation. La civilisation est progrès; elle * résulte de ce que l’effort humain n’a pas seule­ ment pour but de se maintenir et de se reproduire, comme les autres vivants, mais de « vivre bien » (Myres, L'Ethnologie et la culture primitive, p. 87), ce 0 bien-être » que l’usage prend dans un sens matériel, mais, qui, dans sa signification profonde, suppose le développement complet de l’homme. La civilisation, comme tout mouvement vital, s’accomplit en deux temps : progrès et conservation. Un progrès acquis doit se conserver, et le progrès nouveau n'est j>ossible qu’en s’appuyant sur un progrès ancien stabilisé. La tradition exprime le legs du passé. La tradition est ce que le passé transmet. Elle se maintient grâce au contact des générations, les hommes se succédant progressive­ ment par un lent renouvellement constant, chacun mêlé à ceux qui le précèdent et les enfants formés par les adultes. Cet acquis de la tradition s’accroît à mesure que la civilisation se développe. Avant de pouvoir aborder des progrès nouveaux, l'homme doit assurer la conservation des progrès réalisés. L’enfant de notre temps fréquente l’école pendant toute sa jeunesse pour apprendre à être un civilisé, et avant qu’un physicien ou un chimiste puisse travailler à faire avancer la science, il doit faire des études où, se formant au dépôt conservé, il consacre des années encore à assimiler ce qu’on a fait avant lui. La civilisation est comme une armée en campagne : elle ne peut avancer que si elle assure ses arrières; mais si elle avance trop vite, ses arrières s’étirent, se disloquent et l’armée doit se replier. I06 LE FONDEMENT DU DROIT La valeur de la tradition se mesure à l’occasion des écroulements de civilisation. Pour ne citer que celle qui nous est familière, après la chute de 1* Empire romain, il a fallu plus d’un demi-millénaire pour que le monde occidental retrouve un développement comparable. Cependant jusqu’ici aucune civilisation n’est morte d’insta­ bilité; toutes ont succombé à l’excès de traditionnalisme. Mais on craint le danger inverse pour notre temps, parce que notre civilisation, centrée sur le progrès, paraît n’attacher de prix qu’à ce qui change. Encore n’est-ce peut-être qu’une apparence; les forces de conservation restent puissantes et les craintes memes, souvent formulées, d’un progrès trop rapide pour prendre racine dans la tradition, témoignent de la force naturelle qui craint le changement. On doit dire de la tradition ce qu’on dit du changement : toute tradition n'est pas saine. Une tradition malsaine s’oppose au développement humain; beaucoup de traditions sont malsaines, et ici comme en toute matière, c’est le moral qui mène. Les forces d’inertie qui s’expriment par la loi du moindre effort, produisant une répugnance à changer ses habitudes, aussi bien les habitudes d’esprit que d'action, amènent à se défier de tout changement sans faire de discrimination entre progrès et déviation. A prendre une vue d’ensemble de l’histoire du genre humain, la tradition semble peser davantage que le progrès. La tendance au progrès est une tendance jeune. L’homme jeune aime le change­ ment, l’aventure, le risque. Le progrès suppose qu’on coure certains dangers, qu'il s’agisse de formes nouvelles de la vie matérielle, de nouvelles doctrines ou d’attitudes morales nouvelles. Mais avec l’àge, on se replie sur ses habitudes; l’alourdissement du corps et de l'esprit entraîne une répugnance au changement; on aime les horizons connus. Le jeune homme cherche les pays nouveaux; le vieillard retourne aux paysages de son enfance. CHAPITRE II. — LE PROGRÈS I07 Or. la société est dominée par les vieillards. Ils occupent les places de commandement et de conseil; dans la plupart des civili­ sations vieillard est presque synonyme de sage. Mais le vieillard, c'est le passé; il vit de souvenirs et a peu d'invention; il se défie du changement qui l’obligerait à modifier ses habitudes. L'homme jeune n’ayant pas d’habitudes n'a pas de peine à changer. La domi­ nation des vieillards axe la vie sociale sur la conservation L Dans les civilisations anciennes, le progrès semble n’avoir été qu’un hasard heureux, résultant de circonstances fortuites dont les artisans étaient à peu près inconscients. Dans la civilisation gréco-romaine, chinoise, hindoue, les plus complètes avant la nôtre, l’esprit est tourné vers le passé, la tradition est sacrée; si des formes nouvelles de pensée et d’action s'introduisent, c’est d’une façon spontanée sans qu’on les cherche. Ancien est à peu près synonyme de bien; le nouveau est suspect. Aussi le progrès est-il généralement passager, simple crise de croissance, après quoi la civilisation se replie sur elle-même et ne vis * p us qu’à conserver. Mais la tradition tourne vite à la routine qu< conserve pour conserver, sans rechercher si la tradition correspond encore aux exigences de la vie. Et la pensée ou l’action, fécondes quand elles se développent en fonction des besoins, se séparent de la vie quand les exigences de celle-ci changent et qu’on s’attache à des formules passées par répugnance au changement. La civilisation occidentale de notre temps fait pour la première fois l’expérience du progrès indéfini. Pour la première fois aussi, * Un auteur contemporain note à ce propos le rôle de la jalousie : ■< Ce facteur m’a été révélé, il y a longtemps, en lisant Pickwick {ch. XVIII) : » La vieille dame ... était assise comme «l’habitude ..., mais elle était plutôt fâchée. Jamais elle n'était hors d’ellc-méme, mais comme beaucoup de vieilles dames du même type, elle était portée à considérer comme un acte de trahison domestique que quelqu’un prenne la liberté de faire ce dont elle était incapable. » ■ Et il me vint à l’esprit que ccci était l’instinct ou le sentiment de base à l’origine de tant de lois et de conditions sociales injustes et cruelles. » {Ivas, Obstacles au progrès humain, p. 95-96.) LE FONDEMENT DU DROIT IOS l’esprit humain s’attache an progrès et conçoit l’évolution humaine sous la forme du progrès. Ce changement d’attitude cause une sorte de vertige. Depuis que cette nouvelle attitude s’est fait jour, des inquiétudes s'expriment; on en dira un mot à pro]X>s de la croyance au progrès. Pourtant les forces de conservation restent fortes et font échouer ou ralentissent le progrès sur plus d’un point. On parlera dans les pages qui vont suivre de l’exas­ pération du nationalisme sous toutes ses formes, arrêtant le progrès de la coopération internationale alors que celui-ci est commandé pat le développement même de la civilisation matérielle. C’est un des drames de notre temps. L’esprit humain est trop faible pour prendre une vue d’ensemble d’une situation quelle qu'elle soit. Quand un progrès commande un changement d’attitude, la masse se cramponne à ses habitudes. Quand la chimie permet une exploi­ tation plus avantageuse de la terre, on obtient difficilement des paysans qu’ils changent leurs méthodes de culture; quand l’hygiène permet une vie plus saine, on a également peine à obtenir du peuple qu’il s’aère et se lave; quand la pensée s'ouvre à de nouveaux horizons, les penseurs résistent à ce qui pourrait modifier leurs cadres de pensée, et même simplement leur vocabulaire. Aussi le progrès s’accomplit-il par à-coups, parmi les secousses et les révolutions, avec des mélanges de régression. Cette inclination à la stabilité n’est d'ailleurs pas sans fondement. L’esprit humain est si limité qu’il ne prévoit jamais les conséquences d’un changement. En parlant des formes politiques, nous verrons que les institutions nouvelles ont presque toujours des effets différents de ceux qu’on attendait. L’esprit de nouveauté, l’en­ gouement de formes nouvelles présentent des dangers. L’esprit de tradition est la forme sociale de l’instinct de conservation. La faiblesse de l’homme le rend nécessaire, même s’il tombe dans l’excès qui engendre la routine. CHAPITRE II. — LE PROGRÈS 109 Le progrès est le fait d'un petit nombre. La masse de l’humanité vil d'habitudes; elle est donc conservatrice, et toute idée nouvelle, toute forme de vie ou d’action nouvelle se heurte à la force d’inertie dont l’aspect intellectuel est l’incapacité d’imaginer l’avantage d'une nouveauté. Bien que le inonde moderne réagisse et s’aban­ donne même à un snobisme de la nouveauté, cette tendance foncière subsiste et le goût de la nouveauté se manifeste la plupart du temps d'une façon mesquine et incohérente, et ne porte que sur des aspects secondaires de la vie, sans vue d’ensemble. Mais les inventeurs, les créateurs d’idées ou de formes de Ixïauté se heurtent encore souvent à l’incompréhension. Quand Pasteur découvrit le microbe, il se heurta à la routine, non de la masse, mais des savants qui ne pouvaient admettre une vérité boulever­ sant leurs conceptions et leurs méthodes. Les obstacles au progrès viennent d’un manque d’intelligence et de vertu. Manque d’intelligence, parce que la plupart, même parmi les intellectuels, hommes de science ou de pensée, sont incapables de juger les valeurs abstraites. Si on leur propose une théorie nouvelle ou un fait nouveau, ils sont incapables de l’envisager par l’esprit et ne peuvent être convaincus que par les effets; mais ceux-ci ne se font sentir qu’après un certain temps et, pour que les effets se manifestent, il faut qu’on applique la théorie ou qu’on utilise la découverte. Mais on n’applique ou utilise que si on croit au bien-fondé et il faut pour cela une certaine hardiesse. D’ailleurs, beaucoup d’idées nouvelles sont mal fondées et beaucoup de soi-disantes découvertes sont fausses. L’opposition au progrès vient aussi d’un manque de vertu, de la paresse répugnant à l’effort que demande toute nouveauté, de l’orgueil refusant d’admettre qu’on puisse s’être trompé ou qu’un autre puisse avoir trouvé ce qu'on n’avait pas trouvé no LE FONDEMENT DU DROIT soi-même. L’engouement niais pour une nouveauté qu’aucune raison valable ne légitime procède d'ailleurs aussi d’un manque d’intelligence et de vertu, et ces excès ou ces désordres en sens opposés expliquent les conflits qui étouffent le progrès ou cor­ rompent la tradition. II. — LA CROYANCE AU PROGRÈS 21. Comment s’est développée la croyance au progrès. — La croyance au progrès est une des idées dominantes du * xvili et du XIXe siècles. C’est une idée moderne. On en trouve quelques traces chez les penseurs anciens, mais en tant que conception directrice de la vie et de l'histoire humaine, en tant que fin de l’humanité, en tant qu’idée centrale de la philosophie sociale, elle n’apparaît guère avant le xvine siècle. Beaucoup d'auteurs modernes ont voulu la retrouver dans l’Antiquité. C'est le cas, par exemple, de Guyau, dans sa Morale d'Épicure (1. 3, ch. 3) ou plus récemment de Jules Delvaille, dans son Histoire de Vidée de progrès. En réalité, les anciens n’ont jamais pensé- à la théorie du progrès au sens moderne du mot. Mais certains éléments se retrouvent de tout temps. Beaucoup de philosophes mettent le point de départ de l’humanité dans un état de barbarie presque animale. C’est l’idée qui se dégage de la légende de Prométhée. Au premier siècle avant notre ère. Lucrèce, et Cicéron à sa suite, racontent l'histoire du genre humain comme une évolution de la barbarie à la civilisation. Leur conception de l’homme primitif ressemble fort à celle des évolutionnistes modernes. Au siècle suivant, Sénèque soutient que le progrès humain est loin d’avoir atteint son terme *. * - Combien de conquêtes sont réservées aux siècles futurs! La nature ne livre pa< à la fois tous ses secrets. Nous nous croyons initiés cl nous ne sommes qu’au seuil du temple. • (Sénî.qve, purs/, naturalis, 1. VU). CHAPITRE II. — LE PROGRÈS III Mais tou cela ne constitue pas une théorie du progrès, et, chez beauc<>up, ces vues se combinent avec la tradition d’un «r âge d’or » dont l’homme était déchu, présentant la civilisation comme la source de tous les vices. La littérature romaine, entre autres, oppose habituellement les vertus antiques aux vices de l’époque classique. Les anciennes civilisations étaient étroitement conservatrices et plaçaient l’idéale social dans une immobilité absolue, règle sacrée de la tradition des ancêtres, ou équilibre social à trouver une fois pour toute et à ne plus changer. En Chine, l’ordre social était immuablement fixé par la Grande Règle « vénérée par les Lettres de tous les âges parce qu'elle est censée contenir les principes de solution de tous les cas éventuels possibles .... Parmi les crimes passibles de mort figurèrent toujours, sous les trois premières dynasties, toutes les tentatives d’innova­ tion matérielle, tout introduction d’une doctrine nouvelle .... Le type de tous les vêtements, ustensiles, instruments, procédés était officiel. Quiconque aurait tenté de modifier quelqu'un de ces types, eût été traité en révolutionnaire. I-e génie inventif était ainsi réduit à néant .... Quant aux tentatives d’innovation doctrinale, elles furent toujours punies de mort comme crime de lèse-majesté, le délinquant ayant osé se croire plus éclairé que l'empereur et ses ministres. » (Wieger, Histoire des croyances religieuses et des opinions philosophiques en Chine, pp. 57 et 70.) Pour Platon l’uniformité, « l’immobilité dans les mœurs et dans les actions est ce qui sauve et fait durer les républiques. Au-dessus des lois écrites, il y a, dans les États, des lois non écrites, des coutumes, des mœurs, des traditions qui sont le lien des gouverne- nements, qui protègent les institutions et les lois, tant qu’elles durent elles-mêmes, et que le législateur à son tour doit protéger de tout son pouvoir. 112 LE FONDEMENT DU DROIT « Le changement est ce qu’il y a plus dangereux en toutes choses, et dans les saisons, et dans les vents, et dans le régime du corps, et dans les habitudes de lame, et enfin dans les États, ■> (Janet, Histoire de la Science politique, t. I, pp. 147-148.) 11 semble que l'origine de Vidée du progrès doit être cherchée dans les découvertes scientifiques qui se succèdent à partir de la lin du xvc siècle et transforment les conditions de vie. L'invention de l’imprimerie, la découverte de la route des Indes et de l’Amérique jettent les hommes dans un émerveillement qui n’a plus diminué depuis. Les sciences physiques et mathématiques n’ayant cessé de se développer, chaque découverte nouvelle amène une nouvelle vague d’admiration *. On ne s’arrête pas de s’exclamer devant les découvertes nouvelles, et, de progrès en progrès, on en arrive à croire l’humanité, désormais, sur une voie de progrès scientifique indéfini. C’est la première forme de la croyance au progrès : progrès des connaissances. Elle se dégage vers la fin du XVIIe siècle de la querelle des Anciens et des Modernes 2, et on la trouve à maturité chez Fontenelle (1657-1757). • Au xviti* siècle, • la propreté, la sécurité, la tranquillité «les rucs «fc Paris » leur sont a tous (les écrivains) connue un sujet d’inépuisable émerveillement, toujours te même et toujours nouveau. lai « machine à fabriquer les bas les tapis de l’i-rsc et de Turquie • surpasses à la Savonnerie »; seize rents filles • occupes aux ouvrages «le dentelles», quoi encore? toutes ces industries — •> acier, fer-blanc, belle faïence -, glaces • façon Venise • et • cuirs maroquinés, • — tous ces progrès du luxe les emplissent d’aise, de reconnaissance et de vanité. Mais quand ils parlent des « cinq milk fanaux qui forment toutes les nuits nue illumination dans la ville, < leur tou s’élève jusqu'au lyrisme, comme encore quand ils célèbrent « la commodité magni­ fique de ces carrosses ornés do glaces et suspendus par dos ressorts! » (Brvnetièk»., La formation de Vidée de progrès ait .Will* siècle, dans Études criliqties sur l'histoire de la littérature française. 5e série, p. 225.) L’état des esprits n’a pas change depuis. * La Querelle des Anciens et des Modernes a passionné les esprits pendant les dernières années du xvn* siècle. 11 s’agissait de savoir si les auteurs anciens sont nécessairement supérieurs aux modernes, vérité généralement admise jusque-là. Charles Perrault se fit le défenseur des modernes, et Fontenelle l’appuya. Boileau et La Bruyère dirigeaient la polémique en faveur des anciens. Celte querelle qui CHAPITRE II. — LE PROGRÈS 113 Du progrès des connaissances, on ne tarde pas à passer au progrès général de l'humanité; et ici interviennent les idées politiques. Le xvin'’ siècle est une époque de mécontentement général. La machine politique et sociale est rouillée; elle grince de tous côtés. La décadence sociale fait contraste avec le progrès des sciences; l'organisation sociale ne semble plus correspondre aux lumières du siècle ••. Imbus de leurs connaissances, les intellectuels s’imaginent que, pour introduire dans la société un progrès analogue à celui des sciences, il suffirait d'y apporter les réformes que leurs « lumières » suggèrent. Ces réformes sociales amèneront infailliblement un progrès général et décisif du genre humain. Cette idée se trouve chez l’abbé de Saint-Pierre (1658-1748), chez Voltaire (1694-1778) et chez les Encyclopédistes *, Turgot (1727-1781), enfin chez Condorcet (1743-1794) chez dont {'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, écrit en 1793, en pleine Terreur, sous la menace de la guillotine, semble une simple dispute littéraire, a eu une importance considérable dans révo­ lution des idées, parce qu’en affichant la supériorité des modernes, elle a mis en lumière celle du progrès qui jusque là ■> Hot tait dans l'air sans que personne eût essayé de se l’approprier. • (Uruxetière, hi formation de Vidée de progrès nu XVIII- siècle, p. i$6.) 1 L'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts ci des métiers. • Née d'une spéculation de librairie, la masse de l’Eucydopédie domine le siècle; la Révolution en sort directement, comme le fleuve de la montagne, et le fleuve n'a pas encore achevé de creuser son cours, il est cucore loin, très loin de la mer, nid ne sait quand il la rencontrera - et ceci seulement est certain, c’est que le jour où cette source serait tarie, la terre entière se dessécherait. (Joseph Reixach; Diderot, p. 36.) Cette citation montre le prestige que l'Encyclopédic gardait vers le début du xx® siècle. Sous la direction de d'Alembert (x7t/-t7H3) et de Diderot 11713-1784) d’abord, puis de Diderot seul, l’ouvrage parut en dix-sept volumes de texte, quatre volumes de supplément et onze volumes de planches, de 175 * a I77-Objel d’attaques et de défenses passionnées, plusieurs fois interdite en cours «le publication, l’Encylopédie à laquelle collaborent presque tous les écrivains marquants de l'époque, est le témoignage le plus impressionnant de l’esprit du siècle. 114 LE FONDEMENT DU DROIT est le modèle et comme le manifeste de la croyance au progrès — testament philosophique du xvine siècle expirant. Turgot affirme le principe : « La masse du genre humain, par des alternatives de calme et d’agitation, marche toujours, quoique à pas lents, vers une perfection plus grande. « (Discours sur Thistoire uni­ verselle, Cité Janet, Histoire de la Science politique, I. p. 680-681.) Condorcet renchérit : a Tel est le but de l’ouvrage que j’ai entrepris, et dont le résultat sera de montrer, par le raisonnement et par les faits, que la nature n'a marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines; que la perfectibilité de l'homme est réellement indéfinie: que les progrès de cette perfectibilité, désormais indépendants de toute puissance qui voudrait les arrêter, n’ont d'autre terme que la durée du globe où la nature nous a jetés. Sans doute, ces progrès pourront suivre une marche plus ou moins rapide; mais jamais elle ne sera rétrograde, tant que la terre, du moins, occupera la même place dans le système de l’univers, et que les lois générales de ce système ne produiront sur ce globe, ni un bouleversement général, ni des changements qui ne permettraient plus à l’espèce humaine d’y con­ server, d'y déployer tes mêmes facultés, et d'y trouver les mêmes ressources. » (Tableau historique des progrès du genre humain, 1, Introduction). Au xixc siècle, la vie matérielle subit des transformations plus rapides encore à la suite de découvertes scientifiques rententissantes qui fascinent les esprits *. D'autre part, les mouvements révolutionnaires réalisent dans l’ordre social le programme du siècle précédent. Les partisans de l’esprit nouveau sont enivrés de leurs succès, et la croyance au progrès ne cesse de s’affirmer 1 • L'emploi de la vapeur et l'établissement des chemins de for ont change la face du monde. Je me rappelle qu’au temps lointain de ma jeum-sse, Victor Duruy. le grand historien, me disait : Si j'avais à faire une histoire générale, je la diviserais en deux parts : le monde avant les chemins de fer. et le monde après les chemins de fer. .• (Charles Richet, Qu’c$l-cc que ht civilisation? P. 393.) CHAPITRE II. — LE PROGRÈS plus impérieusement «5 Levolutionisme scientifique prétend en donner la formule. Comte *, Spencer3 en démontent le mécanisme » M10'' de Staël : « En étudiant l’histoire, il tue semble qu’on acquiert la convic­ tion que tons les événements principaux tendent au meme but, la civilisation uni­ verselle .... L’une des principales causes finales des grands événements qui nous sont connus, c’est la civilisation du monde. • (De la littérature, éd. Charpentier, p. 34. — Cite Lasserre, Le romantisme français, p. 441.) Victor Hugo : • Le Progrès est le mode de l’homme. La vie générale du genre humain s'appelle Je Progrès; le pas collectif du genre humain s'appelle le Progrès. I.C Progrès marche; il fait le grand voyage humain et terrestre vers le céleste et le divin; il a ses haltes où il rallie le troupeau attardé; il a scs stations où il médite, en présence de quelque Chanaan splendide dévoilant tout à coup son horizon; il a ses nuits où il dort; et c’est une des poignantes anxiétés du penseur, de voir l'ombre sur l’âme humaine, et de tâter dans les ténèbres, sans pouvoir le réveiller, progrès endormi. « (Les Misérables, 5” partie, I, 20. — Cité Ibid., p. 453.) * Auguste Comte, né à Montpellier en 1798, mort à Paris en 1857- Ses opinions philosophiques et politiques le tinrent à l'écart des chaires universitaires; il vécut de leçons particulières et de répétitions, plus tard d'une pension que lui fit ungroupe de scs admirateurs et amis. Son ouvrage fondamental est le Cours de philosophie positive en six volumes (1830-1842), que suivit la Politique positive on traité de socio­ logie en quatre volumes (1851-1854). Fondateur de l’école positiviste, Auguste Comte explique l’histoire par la loi des trois étais, qui vise principalement le développement intellectuel de l’humanité. D’après ccttc loi, les hommes passent nécessairement de l'état théologique, où ils expliquent le monde par des fictions religieuses, à l'état métaphysique, où les fictions religieuses sont remplacées par des notions abstraites. L’état métaphysique n’est d’ailleurs qu'une transition qui amène l’état scientifique ou positif, dans lequel « l'esprit humain reconnaissant l'impossibilité d’obtenir des notions absolues, renonce à chercher l'origine et la destination de l’univers, cl à connaître les causes intimes des phénomènes pour s’attacher uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. * (Cours de philosophie positive, 1” leçon.) La notion du progrès dans le système de Comte ne parait pas comporter un progrès indéfini. Celui-ci est au contraire l’idée dominante de la philosophie de Spencer. * Herbert Spexcer, né à Derby en 1820, mort à Brighton en 1903, est la figure dominante de la philosophie anglaise, et peut-être de la philosophie européenne, •i la fin du xtx4 siècle. Son œuvre énorme est une tentative très puissante de systé­ matisation des tendances les plus en vogue à son époque : positivisme, sociologie, évolutionnisme, libéralisme. Son succès auprès du grand public se manifeste, entre autres, par le grand nombre de traductions de ses livres (18 volumes de traductions françaises). Après des études assez irrégulières et très éclectiques de sciences naturelles, politiques, religieuses, il gagna quelque temps sa vie comme ingénieur civil, jusqu’à ce qu’il pût se consacrer entièrement à ses travaux scientifiques. Citons parmi ses 116 LE FONDEMENT DU DROIT et prouvent que le progrès est une inéluctable nécessité. Les métaphysiciens allemands, Fichte (1762-1814), Hegel (1770-1831). conçoivent, eux aussi, l’évolution de l’esprit sous la forme du progrès. L'idée du progrès et dit progrès nécessaire se retrouve partout, au point de constituer finalement rétalon universel du bien et du mal L œuvres : Premiers principes (1868); Principes de sociologie (1870I: L'individu contre l’Étal (1883); Justice (1891). En philosophie, Spencer est positiviste. Il n’admet donc aucune donnée méta­ physique, et repousse tout le supra-sensible dans le domaine de l’inconnaissable. Son explication de l’homme sc base sur l’hypothèse de l'évolution que son contem­ porain Darwin mettait à la mode, vers i860, dans les sciences biologiques. Depuis plusieurs générations, les idées évolutionnistes se faisaient jour dans différents domaines. Spencer et Darwin en ont fait la théorie officielle du xix« siècle. Spencer considère l'évolution comme la clef de tous les phénomènes; il développe déjà cctt«. idée dans une série d’études, de 1842 à 1857, et Darwin le cite parmi ses précurseurs dans la préface de l’Origins des espèces Í1859). Le succès retentissant de Darwin confirma Spencer dans ses idées. Ut vie de l'humanité s'explique donc pour Spencer par une évolution dominée par la loi de sélection naturelle. Celle-ci s’opère par la lutte pour l’existence qui aboutit à la survie des mieux doués, et à la fixation dans l'espèce des propriétés caractéristiques de ceux-ci. On voit l'optimisme qui sc dégage d'une pareille doctrine. L’humanité est sur la voie d’un progrès nécessaire et illimité qui résulte mécanique­ ment du jeu de la sélection naturelle. 1 < Depuis l’époque OÙ Condorcet, soils la menace de la guillotine, composait son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, la notion de progrès à en une exceptionnelle fortune. Vulgarisée par d'innombrables écrits, elle s’est universellement répandue. Elle est devenue un des principes directeurs de l'opinion en politique, on morale, en sociologie. C’est au point do vue du progrès que sc place le public pour formuler scs jugements non seulement sur les inventions techniques ou encore sur les découvertes scientifiques, mais aussi sur les change­ ments dans les institutions, dans les mœurs et dans 1« croyances. L’importance d'une invention se mesure surtout, à ses yeux, par le perfectionnement qu’elle est censée apporter dans les conditions matérielles d<- l’existence. Les changements politiques et sociaux sont appréciés à une jauge analogue. On se demande d'abord s'ils constituent un progrès ou un recul dans la marche de l'humanité vers le bonheur, la puissance et la liberté. De même, enfin, pour les croyances et les idées moralethéoriques. On sc préoccupe moins aujourd'hui de la vérité ou de l'erreur qu’elles renferment que de leur signification au regard du développement général de l’intel­ ligence et de la raison. C’est moins en elles-mêmes que par rapport à une conception plus OU moins arbitraire du progrès de l'esprit humain qu'on les évalue et qu’on leur accorde ou qu’on leur refuse crédit. » (Louts Weber, Z.c rythme du progrès, p. 1J CHAPITRE II. — LE PROGRÈS HZ La croyance an progrès est. au XIXe siècle, une de ces données implicites qu’on trouve au point de départ de toute réflexion et qu’on ne discute meme plus. Le nombre des livres spécialement consacrés à l’étude du progrès est relativement restreint; niais toutes les questions sont traitées du point de vue du progrès, et on n'ouvre pas un livre, une revue, on n’ouvre presque pas un journal, sans l’y trouver à toutes les pages. « Ainsi dans les années 70 et 80 du siècle dernier, l’idée du progrès devenait un article de foi général. Quelques-uns le concevaient comme une fatalité qui pousse l’humanité dans la voie désirable, quoi que tassent les hommes; d’autres croyaient que l’avenir dé[>end dans une 'arge mesure de nos efforts conscients, mais qu’il n’y a rien dans la nature des choses qui contredise la perspective d’une avance régulière et indéfinie. La majorité ne s’inquiétait guère de ccs questions doctri­ nales, mais acceptait l’idée dans un sens vague comme une ajoute confortable à ses convictions. Et elle en arriva ainsi à faire partie de la mentalité générale des gens cultivés. ® (Bury, L'idie du progrès. P- 34<5.) « L’idée du progrès, écrivait Paul Janet en 1887 ', ne s’est pas pré­ sentée seulement dans notre siècle comme une théorie spéculative : elle a pris la forme d’une passion, d’une croyance, d’une religion. Nous n’exagérons rien en disant que les hommes de ce siècle ont trouvé dans la croyance au progrès, dans la foi en l’avenir de l’humanité, un ordre de sentiments que les religions paraissaient seules jnsqu’ici en état de donner : c’est la consolation, c’est l’espérance, c’est l’étoile d’une multitude d’âmes pour lesquelles le paradis sur la terre a remplacé le paradis d'en haut. •• (Janet, Histoire de la Science politique, II, p. 6çi.) 1 Date de la troisième édition du grand ouvrage dont le texte ci-de&MK est emprunté à la 5* édition publiée vers 1920-1925. La troisième édition est la dernière que l’auteur, mort cil 1899. ait publiée lui-même. IlS LE FONDEMENT DU DROIT Vu bon nombre des auteurs catholiques les plus en vue adhèrent à la doctrine. De Maistre (1754-1821), de Bonald (1754-1840), Ozanam (1813-1853) professent un providentialisme progressiste. « La force, l’indépendance, le perfectionnement en tout genre », écrit de Bonald, * sont, dans la société religieuse et politique, les fruits nécessaires de la constitution .... Les hommes ne peuvent empêcher la marche éternelle et nécessaire des choses; car, si le législateur politique ou religieux, se trompant dans son objet, établit un principe différent de celui qui naît de la nature des choses, la société ne cessera d’être agitée jusqu’à ce que le principe soit détruit ou changé et que l’invincible nature ait repris son empire ■. (Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société. Cité : Thonissen Du progrès indéfini, p. 233.) Résumant leurs idées, Thonissen affirme : <■ Oui, le progrès a été continu; oui, l’humanité marchera toujours en avant à travers les luttes et les révolutions des siècles .... et si la civilisation rencontre parfois des entraves, elle n’est jamais atteinte dans sa source et dans sa force vitale. » Ce qui ne veut pas dire que a chaque année et dans toutes les contrées de la terre, on puisse dresser un catalogue des difficultés vaincues, des lumières acquises, des victoires remportées sur les éléments, des conquêtes accomplies dans le domaine de l’intelli­ gence ... », mais simplement « que, si l’on compare une époque postérieure à une époque antérieure, on trouve toujours, sur une portion considérable du globe, un accroissement de richesses et de forces, de notions théoriques et de procédés pratiques, de lumières et d’idées, amenés par le travail lent mais constant des siècles..., sorte de dépôt intellectuel qui grossit d’âge en âge et se transmet à travers toutes les vicissitudes. » (Du progrès indé­ fini ; pp. 183, 186. 193). CHAPITRE II. — LE PROGRÈS IIÇ Ci' succès extraordinaire ne se comprend pleinement que si on le rapproche de V optimisme philosophique, un des éléments princi­ paux du développement intellectuel de cette époque. Au xvie siècle, l'influence des humanistes qui reprenaient la tradition grecque, avait produit une vive poussée d’enthousiasme pour la nature. L’exaltation de l’homme, l'admiration pour l’homme est une caractéristique de l'humanisme. Le mouvement fut arrêté par le pessimisme protestant et janséniste, mais après l’écrasement du jansénisme et la décadence doctrinale du protestantisme, la poussée renaît plus forte, d'autant plus forte qu’elle est aidée par la réaction contre le pessimisme théologique, et elle aboutit au xvme siècle à une véritable invasion de l’optimisme. « L’homme est bon par nature » : cette formule que Jean-Jacques Rousseau a popularisée, sc retrouve en substance dans tous les écrits de l'époque. La nature est bien faite; il n’y a qu'à laisser l'homme ù son génie naturel pour que tou! aille bien ; la contrainte est mauvaise, l'appoint de forces surnaturelles est inutile. L’optimisme et la croyance au progrès se sont développés parallè­ lement, mais ce sont deux courants distincts qui ne se sont fondus qu'assez tard. Leibnitz (1646-1716) qui est le métaphysicien de l'optimisme, soutenait que Dieu était tenu de créer le monde le meilleur qui se puisse concevoir. Sans s’opposer à la doctrine du progrès, cette théorie ne la postule pas non plus. Au xvme siècle, la littérature « sauvage », très en vogue, exploite la croyance à la vertu des primitifs que Rousseau transforme en condam­ nation de la civilisation. Cette littérature « sauvage » est très abondante et très lue; tous les auteurs en ont subi l’influence. F.lle se forme au xvip siècle, quand la curiosité publique est attirée vers le nouveau continent. Au xvn * et xvin * siècles paraissent de nombreux récits de voyageurs et de missionnaires. (Voir : Chixaro, L'Amérique et le rêve exotique dans la littérature française au X 17e siècle, 120 LE FONDEMENT DU DROIT et L‘ Amérique et le rêve exotique dans la littérature française au A'I7/e et au XVIIIe siècles.) Les uns et les autres considèrent généralement les sauvages avec sympathie. Ils dépeignent les Indiens comme des primitifs aux mœurs simples et patriarcales, pacifiques et d’une grande droiture naturelle — d’ailleurs rebelles à tout travail et non moins rebelles à la religion chrétienne. Ceux du Brésil tout spécialement, et des Antilles, vivant dans une nature riche, dans un climat doux, en somme dans un éden, ressemblent assez au bon sauvage de Rousseau, vivant sans effort de ce que le sol produit spontanément, ou d’une chasse et d’une pêche faciles, au surplus clairsemés, ce qui explique en partie leur tempérament pacifique, et prodigieusement indolents, ce qui l’explique encore mieux. Heureux de l’état où ils sont, répugnant à l’effort, ils repoussent la civilisation. Pour des raisons diverses, on les présente en modèles aux civilisés. Les esprits chagrins s’en servent pour critiquer la civilisation; les missionnaires cherchent à leur attirer la sympathie parce qu’ils ont besoin de ressources pour leurs missions, et que c’est un thème de prédication facile, d'opposer les bonnes mœurs de ces simples aux mauvaises mœurs des civilisés — thème éternel de la littérature morale, qu’on trouve aussi dans Le Paysan du Danube *. Au xvin * siècle où le mécontentement est général, où la mode est à la critique, on y trouve un moyen de critique facile, o Le bon sauvage » devient un lieu commun de la littérature. Lorsque Jean-Jacques Rousseau sc met à célébrer l’état de nature et le retour à la nature avec un éclat et une emphase que nul n’y avait mis auparavant, les esprits étaient donc préparés à l’entendre a. 1 • Pas plus que les savants et les philosophes, les hommes d‘Eglise qui avaient contribué à déchaîner le mouvement, n'échappent à sa contagion. Au contraire, ils essaient de concilier avec le catholicisme l’idée de la boute naturelle, en montrant que cclle-ci trouve en celui-là la plénitude consciente de son exercice, son épanouisse­ ment et son couronnement. Le sauvage est pour eux un chrétien qui s'ignore .... » (Mokeaü-Rendü, L'idée de bonté naturelle chez J.-J. Rousseau, p. 39.) 5 L’idée de. bonté naturelle a autant do relief chez Diderot. Cfr. Supplément ou voyage de Hoityaiwille. Et Diderot (1713-1784) est exactement contemporain de Rousseau (1712-1778). Plus homme d'action, directeur de VEncyclopédie, il exerce une grande influence, mais n'a pas le même prestige de penseur. CHAPITRE IL — LE PROGRÈS 121 Cet optimisme-là était en contradiction avec la croyance au progrès, puisqu’il faisait de la civilisation une corruption; mais il était lui-même trop opposé au courant général du siècle pour se maintenir. On a gardé de Rousseau la croyance à la bonté naturelle de l’homme et ses conséquences morales et sociales : liberté des passions et liberté sociale; on a oublié le « bon sauvage » dont il n’est plus question au XIXe siècle, et la doctrine de la bonté naturelle est ainsi venue renforcer la croyance au progrès. En traitant des questions politiques et sociales, nous retrouve­ rons à tout instant les conséquences de cet optimisme. 11 forme aux xviii® et xixe siècles une atmosphère sentimentale et intellectuelle qui dissout les objections à la théorie du progrès. La nature étant bonne, le progrès suivra nécessairement la libre expansion des tendances naturelles. Il faut et il suffit qu’on laisse la nature libre de suivre son penchant. 22. Progrès et religion. — Malgré le zèle des catholiques à se rallier au goût du siècle, il n’est presque pas un auteur qui parle du progrès sans le déclarer incompatible avec la religion l. Et le mot religion est pris ici dans un sens large : le progrès serait incompatible avec la croyance à un Dieu providence ®. C’est pourquoi la lutte ’ • La préoccupation moderne du progrès est donc à l’antipode des pensées qui élevaient l’âme chrétienne aux époques de foi. • (Weber. Jx rythme du progrès, p. 6.) ■ Dans cette hostilité à la religion, il y a deux étapes. Jusque vers 1S50, on sc bonne à attaquer la religion positive et la croyance à un Dieu agissant; le déisme philosophique est encore admis, et Dieu est considéré comme nécessaire à l’ordre moral pour garantir la récompense de la vertu et le châtiment du vice. Dans la seconde moitié du siècle, l’influence du positivisme fait abandonner l’idée de Dieu. Désormais sera ennemi du progrès, tout homme qui admet qu’il y ait à tenir compte d’une puissance supra-sensible quelle qu’elle soit. Ainsi à l’école neutre, les partisans de l’esprit > laïc » admettaient autrefois qu’on parlât de Dieu; — Victor Hugo invoquait à chaque page la majesté divine, tout en attaquant l’Église; — tandis que dans les cinquante dernières années, l’école « laïque • devient 1’ • école sans Dieu », et on publie à son usage des manuels de morale qui ue font appel à aucun principe dépassant l’expérience sensible. Cette évolution est bien analysée par Eugène Tavernier, dans Cinquante ans de peditiqur, spécialement pp. 23, xôq-igr. On en trouvera le détail dans : Weill, Histoire de l'idée laïque en France su XIX * siècle. 122 LE FONDEMENT DU DROIT engagée contre l’Église au xvm® siècle, se donne comme une défense du progrès et des lumières contre les puissances de barbarie et d’ignorance. Le lecteur de ces pages s’en étonnera, puisque ce livre est l’œuvre d'un catholique et que le progrès y est présenté, comme le devoir fondamental de l’homme. On ne s'y est cependant livré pour cela à aucun tour de prestidigitation; le devoir du progrès découle immé­ diatement et nécessairement de la morale chrétienne. Il est donc inutile de réfuter la thèse de l’incompatibilité du progrès et de la religion; mais il peut être intéressant de rechercher comment l’anti­ cléricalisme s’y est greffé. L’idée la plus généralement mise en avant est que le progrès suppose, d’une part l’immutabilité des lois de la nature, d’autre part la capacité pour l’homme de les connaître. Il n’y a en effet de science que si les lois de la nature sont stables, et elles ne le sont pas s’il existe un Dieu providence, maître de les bouleverser par des miracles ». Si on admet un Dieu, ce doit être un Dieu lointain. « Le principe de l'immutabilité des lois de la nature est intimement lié au développement du déisme qui est une caractéristique de cette période (de transition entre le xvn® et le xvme siècle}. La fonction de la Divinité était réduite à ’ Quelque surprenante que cette objection paraisse au catholique instruit, c’est une de celles qu’on trouve le plus souvent. « Tout calcul est une impertinence, s’il y a une force changeante qui peut modifier à son gré les lois de l’univers. Si des hommes réunis et priant ont le pouvoir de produire la pluie ou la sécheresse; si on venait dire au météorologiste : < Prenez garde, vous cherchez des lois naturelles là « où il n’y en a pas; c’est une divinité bienveillante ou courroucée qui produit » ces phénomènes que vous croyez naturels ►, la météorologie n'aurait plus de raison d’etre. Si on venait dire au physiologiste et au médecin : « Vous prétendez trouver la raison des maladies et de la mort : vous êtes aveugles; c’est Dieu qui frappe, guérit, tue % le physiologiste et le médecin répondraient : « Je cesse mes recherches, adressez-vous au thaumaturge. «.... Les sciences historiques ne diffèrent en rien par la méthode des sciences physiques et mathématiques : elles supposent qu’aucun agent surnaturel ne vient troubler la marche de l’humanité; que cette marche est la résultante immédiate de la liberté qui est dans l’homme et de la fatalité qui est dans la nature; qu'il n’y a pas d’étre libre supérieur à l'homme auquel on puisse attribuer une part appréciable dans la conduite morale, non plus que dans la conduite matérielle de l'univers. *■ (Rexan, Questions contemporaines, pp. 223-224.) CHAPITRE IL — LE PROGRÈS 123 n’être que l’origine de la machine qu'est la nature, et qui, une fois réglée, continuait à marcher sans aucune intervention nouvelle de Dieu .... (Bury, L'idée du progrès, p. 118.) Le progrès, estimait-on. suppose aussi que l’homme soit capable de connaître par ses propres forces — et de faire le bien par ses propres forces, dira-t-on plus tard. C’est l’idée dominante du courant intellectuel qui a régné sous le nom de rationalisme L On en attribue d'habitude la paternité à Descartes qui n’y a certainement pas songé étant personnellement catholique convaincu, mais qui a mis à la mode une attitude de confiance illimité ■ dans la raison raisonnante et dans la déduction. " Le cartésianisme affirmait les deux axiomes positifs de la supré­ matie de la raison et de l’invariabilité des lois de la nature; son instru­ ment de travail était une nouvelle méthode rigoureusement analytique et applicable à l'histoire aussi bien qu’aux sciences physiques. Ces axiomes avaient des corollaires destructifs. L’immutabilité des lois de la nature contredisait la théorie d’une Providence active. La supré­ matie de la raison ébranlait les trônes dont la tyrannie s’imposait aux esprits grâce aux doctrines d’autorité et de tradition. Le carté­ sianisme équivalait à une déclaration de l'indépendance de l’Homme. < C’était dans l’atmosphère de l’esprit cartésien que la théorie du progrès devait prendre forme. » (Bury, L’idée du progrès, p. 65.) Descartes (1596-1650) était mort depuis longtemps quand l’idée du progrès prend son essor. Mais son influence ne s’est fait sentir profondément qu’assez longtemps après sa mort. Cfr .BrüNETIÈre, Études critiques sur l'histoire de la littérature française, 4e série, Jansé­ nistes et cartésiens.) 1 Leon XIII donne du rationalisme la définition suivante : k I-e fondement de tout le rationalisme est la souveraineté de la raison humaine. Refusant l’obéissance due à la raison divine et éternelle, et se proclamant pleinement indépendante, elle se déclare, elle seule, principe suprême, source et juge de la vérité.® (Encyclique Libertas praestantissimu m.) X24 LE FONDEMENT DU DROIT A entendre le même auteur, la philosophie de Descartes mène directement à l’anticléricanismc, parce qu’elle implique « une concep­ tion mécaniste du monde, où n’ayant de place que pour la nécessité, il n’y en avait plus pour la liberté de l'homme, et peut être encore moins pour celle même de Dieu. Non que Descartes l'eût ainsi voulu; et au contraire, tout ce que l’on pouvait essayer pour sauver la lil>erté de Dieu, je crois, et on doit dire qu’il l'a effectivement tenté! Ce sage n'aimait pas qu’on lui fît des affaires; et c'est un trait de sa prudenc * que Bossuet a noté quelque part. Mais la logique intérieure du système avait été la plus forte. On l'avait bien vu, quand des spéculatifs plus hardis — Spinosa dans son Éthique, ou Malebranche dans ses Entre­ tiens métaphysiques, et ailleurs — avaient tiré des doctrines du maître ce qu’elles contenaient d’inévitables conséquences. Alors il avait bien fallu s'avouer que les principes du cartésianisme, bien ou mal entendu, mettaient en question ou plutôt en péril quelques-uns des dogmes essentiels de la religion : la possibilité du miracle, le péché originel, la vraie notion de la grâce, le dogme même de la Providence. » (Brunetière, Études critiques, 5* série, p. 50.) Le même auteur enfin estime que » dans les dernières années du XVIIe siècle, (la) fortune (de l'idée du progrès) a été prodigieusement favorisée par le libertinage des moeurs b. (loin., La formation de l’idée du progrès au XVIII * siècle, p. 202.) Brunetière n’était pas catholique au moment où il écrivait ces lignes. Cet aspect de la question pourrait aussi expliquer en partie la passion antireligieuse des théoriciens du progrès. Bien que beaucoup de philosophes du xvni * et du xix * siècles soient matérialistes, ils ont presque tous en commun la même confiance dans la puissance de l’esprit humain. C’est l’aspect intellectuel de l’optimisme. A les entendre, on outrage l'homme en lui demandant de soumettre son esprit à une autorité qui définit la vérité; la dignité h unaine s'oppose à toute religion révélée. A cela s’ajoute que « croire au progrès c’est croire à l’infériorité du passé par rapport au présent et à l'avenir; CHAPITRE II. — LE PROGRÈS 125 or. cette infériorité se résout pour la pensée dans une primitive imper­ fection, une impuissance primitive. La plupart des religions, au contraire, placent à l’origine des choses une toute-puissance façonnant le monde et l'homme à son image : on comprend alors difficilement un monde qui. dès son origine et sortant des mains du créateur, serait imparfait et mauvais; il semble que. pour chercher le bien, il faut se tourner vers le commencement des choses, vers l’époque où le inonde était en quelque sorte plus divin, étant plus jeune. Remonter ks âges, c'est se rapprocher de Dieu. Toute religion est ainsi contrainte à expliquer le mal qui se trouve dans le monde par une décadence, au lieu d’expliquer le bien qui s'y trouve par un progrès. » (Guyau, La morale d'Épicure, p. 154.)1 Il y a quelque chose de comique à voir tant d'hommes graves soutenir que la stabilité des lois de la nature est inconciliable avec un Dieu providence, quand il est si clair, au contraire, que le Dieu providence est le garant le plus sûr de cette stabilité meme; que sans Dieu providence la stabilité des lois de la nature n’est jamais plus qu’une hypothèse dont l'expérience confirme la probabilité sans la transformer en certitude, tandis que l'existence d’une intelligence créatrice et ordonnatrice garantit cette stabilité en la basant sur l'unité de la pensée créatrice .* Si le monde a été créé par une intelligence qui a fixé des lois à la nature, il est évident quelle ne bouleversera pas à chaque instant son œuvre ’. ' Un expose encore la même idée d'autre façon. • Tandis que le christianisme avait mis l’idéal derrière nous, et en tout cas au-dessus de la nature, la Renaissance et bientôt le xvtii» siècle vont le mettre en quelque sorte devant l’homme, dans Min avenir, dans le progrès qu'il va continuer à réaliser par ses forces propre. *. Entrevue par Perrault, la notion du progrès transparaîtra à chaque page du Diction­ naire de Bayle, deviendra une des idées essentielles du siècle cher. Voltaire, chez les Encyclopédistes et jusqu’au fameux écrit de Condorcet. Or. c’est toute une morale nouvelle qu’elle enveloppe. La perfection n’est plus, dès lors, dans l’imitation de Jésus-Christ, modèle unique, surnaturel, hors du temps : elle naîtra do la culture de l’esprit, de la raison, des sentiments, des sens même: savoir davantage, ce sera agir mieux, et mieux organiser les conditions de l'action. • (Bouclé, etc., Du sage antique au citoyen moderne, p. 158.) * Il est encore plaisant de voir l’ironie avec laquelle les incroyants modernes 126 LE FONDEMENT DU DROIT Le miracle ne peut se concevoir qu’à titre exceptionnel et doit trouver sa cause ailleurs que dans l'ordre physique. Dieu ne fait pas des miracles pour le plaisir d'en faire comme un jongleur se livre à des tours; s’il intervient dans le monde d’une manière différente de son mode d’action habituel, ce doit être parce qu’une raison dife­ rente des raisons habituelles entre en jeu. Les raisons habituelles, en ce qui concerne le monde matériel, correspondent aux exigences de ce monde en lui-même. Mais avec l’homme apparaissent d’autres intérêts concernant son action libre, ce qu’on appelle la vie morale, d’un tout autre ordre que la vie physique. On peut concevoir que Dieu veuille amener l’homme à le servir sans lui faire violence. Un phéno­ mène extraordinaire, inexplicable par les causes naturelles, peut stimuler à réfléchir ou ranimer la foi des tièdes. Le miracle est un signe de la miséricorde attentive de Dieu; il ne se comprend qu'en fonction de l'importance du moral. Mais, dans ce cas, il ne heurte pas la raison ’. Il ne peut être qu’exceptionnel. Aucun théologien n’a jamais prétendu en faire un élément habituel de l’ordre créé; le miracle suppose la stabilité des lois de la nature comme règle; et l’Église a toujours réagi contre la crédulité populaire aimant à voir du miracle partout. Les théoriciens du progrès qui déclarent le miracle incompatible avec la stabilité des lois de la nature montrent seulement qu’ils connaissent très mal la religion chrétienne. Leurs théories h supposent (pie le nous opposent une dénégation catégorique, lorsque nous fondons une des preuves de l’existence de Dieu sur l’ordre dans le monde. Car cet ordre n’est rien d’autre que la stabilité des lois de la nature, on du moins cette stabilité en est un élément essentiel. Ou invoque cette stabilite contre nous, et quand nous nous appuyons sur elle pour prouver Dieu, on la dénie! * ■■ Lorsqu’on considère les abjections des Hume et des Voltaire, on voit qu’elles naissent toutes de la même racine : ces auteurs argumentent comme si la réalité matérielle existait seule, connue si elle était seule à pouvoir nous fournir des indices sur la puissance de Dieu et sur les voies de sa providence .... Toute une partie de l’univers reste dans l’ombre, qui eut mis eu lumière sa probabilité antecedente (au miracle) et sa vraisemblance. Il suffit de recueillir et de marquer les traits du système moral pour voir, dans leur prolongement naturel, cette vraisemblance se dessiner. » (De Tonquédec, Introduction à l’Aude du merveilleux et du miracle. p. 208.) CHAPITRE II. — LE PROGRÈS I27 miracle, du moment qu’il entre dans le monde, y envahit tout; qu’il y devient la loi; que, par miracle, le vrai peut devenir le faux et les termes de la nécessité se renverser. ■ Notion enfantine! Si on admet le miracle tel que les théologiens le conçoivent, l’ensemble «le l'univers n'en sera pas altéré de façon appréciable. A notre tour donc de railler les railleurs! On ne s’en fera pas faute dans l’apologétique populaire où l’argument s’impose autant par la manière dont il est exprimé que par sa valeur intrinsèque. Ici notre bu t n'est pas le même, et il est intéressant d'examiner si la littérature catholique n’a pas donné occasion aux critiques. Lorsqu’on passe des théologiens à la littérature populaire, la place du miracle change considérablement. L’Église a toujours réagi contre la crédulité populaire; mais cette crédulité existe et était, jusqu'à une époque récente, habituelle. Peut-on dire qu’elle ait disparu aujourd'hui? Les l’i« de saints, les récits édifiants n'étaient que miracles successifs; le diable, les saints, les anges, Dieu lui-même intervenaient à chaque instant au mépris des lois physiques. Ceux qui jugent le christianisme sur la Légende dorée, sont excusables de le croire inconciliable avec la stabilité des lois de la nature. Les paysans qui prient un saint contre la maladie, et négligent de consulter le médecin, ne sont pas une pure légende. Estimant que la solution la plus normale de la difficulté est dans le recours au surnaturel, ils se passionnent peu pour le progrès des sciences. 11 y a plus : la littérature pieuse tout entière, même la plus théolo­ gique, expose les esprits peu cultivés à de regrettables confusions. Prédicateurs et traités ascétiques et mystiques invitent sans cesse lame à se mettre en présence de Dieu, à considérer ses bienfaits et la manifestation de sa puissance, et passent sous silence les lois de la nature. Non qu’ils les nient; mais les lois naturelles, elles aussi, disent la puissance et la bonté divine, et comme la religion est avant tout contact personnel avec Dieu, le développement du sentiment religieux amène à passer par-dessus les lois de la nature pour rejoindre en pensée celui qui est le Maître, le dispensateur de tous biens, et dont les lois I2S LE FONDEMENT DU DROIT de la nature manifestent la gloire. La révélation chrétienne au surplus, enseigne que nous sommes appelés à une vie intérieure, toute surna­ turelle, d'union de l'âme avec Dieu, par-dessus les lois naturelles. Il faut être assez instruit, et bien connaître la synthèse doctrinale du christianisme, pour apprécier la place qu’y prend l’ordre naturel, l'ordre surnaturel, le miracle, et voir ainsi clairement l’absurdité de la critique du miracle. Les penseurs dont nous nous occupons n’étaient pas très instruits; c’étaient des psychologues, des chimistes ou des historiens de valeur; ils ne connaissaient rien aux questions religieuses; ils ont eu tort de trancher du théologien. Il en est de même de l’argument d’après lequel la religion est incompatible avec le progrès parce qu’elle place l’idéal dans le passé. Il y a ici un véritable jeu de mots : à supposer même que l’idéal fût de revenir au passé, encore ce retour se ferait-il dans l’avenir, et constituerait, par rapport au présent, un progrès. Mais en ce qui concerne la religion chrétienne, il n’est pas question d’un retour au passé. Si ce passé est l’état d’innocence de nos premiers parents au paradis terrestre, tout le monde sait — ou devrait savoir — que la vie surnaturelle telle que le Christ la propose, est soumise à des conditions matérielles très différentes; la vie surnaturelle ne fait pas obstacle au développement de la vie naturelle; elle l’aide au contraire à se développer selon ses lois propres. Si ce passé est l'idéal humain que représente la personne de Jésus, alors de nouveau il faut être bien ignorant pour ne pas voir qu’il implique plutôt l’idée d’un progrès sans tin », puisque cet idéal est par définition infini, perfec­ tion infinie, absolue, que l’homme ne réalisera jamais, qu'il doit 1 « Incorporé au Christ, vivant dans le Christ, le chrétien ne doit pas se représenter sa vie nouvelle comme stationnaire. Il faut • marcher » dans le Christ. Saint Paul écrit aux Colossicos : « Tel donc que vous avez reçu le Christ Jésus, marche: en lui, • enracinas et ¿difUs en lui et affermis dans la foi selon que vous avez été instruits, • vous répandant en actions de grâces. » (Col. Il, 6-7.) > La vie dans le Christ n’est pas un régime de simple conservation, même une simple défense contre la mort, c’est une vit croissant sans ctsse. » (J. Duper# ay, ia Christ ¡Ians la vit chrétienne d'après saint Paul, pp. i85**x36.) CHAPITRE IL — LE PROGRÈS I29 toujours poursuivre, vers laquelle il peut toujours marcher pins avant *. Quant au principe rationaliste de la souveraineté de la raison, il dépend de l'optimisme dont nous parlerons dans les pages suivantes. Si on laisse de côté la mauvaise foi et la passion, les objections que nous venons d’examiner s’expliquent par l’ignorance. Elles résultent d’un vice dans la formation religieuse des intellectuels. Leur formation religieuse terminée au sortir de l'enfance n’est pas harmonisée avec leurs connaissances profanes. Ils étudiaient la philosophie ou les sciences positives selon les méthodes qui conviennent à des cerveaux d’hommes, les approfondissant comme peuvent le faire des gens instruits; et lorsqu'ils confrontaient ces données intellectuelles avec la religion, ils se trouvaient en présence de notions religieuses enfantines ou populaires, les seules qu’ils connaissaient. Il y avait entre leurs connaissances religieuses et leurs connaissances profanes un hiatus qui n'existait pas au moyen âge où les savants étaient presque tous des religieux. Du jour où la spécialisation scientifique est passée aux laïcs, il eût fallu mettre à leur portée une culture théologique encadrant leurs connaissances scientifiques, un enseignement théologique en langue vulgaire parallèle à l'enseignement philosophique. Dieu seul sait les ruines qu’on eût évitées si on avait fait à temps l’effort d’adap­ tation voulu! 23. Mise au point de la croyance au progrès et de l’opti­ misme. — « L’idée qu’on se fait communément du progrès a quelque chose d’insaisissable et d’indéfini. » (Spencer, Essais 1 Le dernier historien de l’idée du progrès a entrevu qu’il y a dans le christia­ nisme les éléments d’une théorie du progrès, mais il n’a pas approfondi ce point, sans doute parce qu’il fait de l’histoire et que les auteurs chrétiens eux-mêmes ne l'ont pas approfondi. Parlant des transformations que le christianisme a amenées dans les idées, il écrit : « Le plus important de tout est que la théologie chrétienne a construit une synthèse qui, pour la première fois, essayait de donner un sens précis à tont le cours des événements humains, une synthèse qui représentait le passé comme conduisant à un but défini et désirable dans l’avenir. • (Burv, 1,’idif du progris, p. 22.) Leclkrcq, T. I. 5 Bo LE FONDEMENT DU DROIT de morale, de science et d’esthétique, I. — Essai sur le progrès, p. 3). Cette phrase exprime la pensée générale du siècle. « Dès qu’on essaie de recueillir parmi les adeptes de la philosophie du progrès des explications sur les fondements de leur doctrine, on est frappé du peu de précision de l’idée principale qui les guide. En quoi consiste le progrès humain, quelles sont les caractéristiques de l’évolution de l’homme, dans (piel sens l’intelligence se dévcloppet-elle, vers quel état de conscience tendent les individus, vers quel état d'équilibre tendent les sociétés, autant de questions sans réponse, ou plutôt autant de réponses que d’opinions person­ nelles. » (Weber, Le rythme du progrès, p. 17.) Cette imprécision vient de ce que la croyance ait progrès s'est développée comme sentiment, avant de (ormer une doctrine. Le senti­ ment est né, nous l’avons vu, de l’admiration suscitée par les découvertes scientifiques; et l’avènement de l’optimisme en a assuré le développement. A cela s’ajoute la haine des religions, la morale libre. Il était naturel, dans ces conditions, que la confusion s’établit entre progrès humain et progrès matériel à base scientifique >. Les auteurs actuels le reconnaissent, et reconnaissent ce que cette notion a d’incomplet a; mais la plupart n’en proposent guère de plus satisfaisante, parce que la notion du progrès n’a de sens que si on la fonde sur une conception générale du monde et de l’homme. Si l’homme s’achemine vers 1 •: Ordinairement quand on parle de civilisation • ou de progrès « ce n’est pas l'idée morale qui d’abord se présente à l'esprit, mais celle d'un certain relief dans le développement scientifique, industriel, artistique, littéraire, de peuples riches qui se font une existence facile et brillante. > (Alfred Loisy, La morale humaine, p. 242.) * • On peut affirmer que tout changement social qui n'apporte pas avec lui une amélioration d’ordre moral n’est pas un véritable progrès, que les découvertes et les inventions matérielles peuvent servir pour le bien ou pour le mal. selon l’esprit qui domine, selon l'idéal poursuivi par l'homme et par la société. ■ (Eduardo Saxz V Escartin, lot liberté et le projets dans leurs relations avec le r/ÿùue democrali-jue et la via internationale, p. 563.) CHAPITRE II. — LE PROGRÈS I3I une fin, le mot progrès a un sens; sinon il n’en a pas. La plupart des philosophes actuels doivent se contenter de mots vagues, aussitôt qu’ils remontent par delà l’opinion populaire qualifiant telle chose de progrès et telle autre de régression. La critique de la croyance at: progrès se ramène donc à celle, de l’optimisme intellectuel qui a régné depuis le milieu du xvme siècle. Si l’optimisme est erroné, Je progrès pourra rester possible; y travailler pourra être le devoir de l’homme; le progrès ne sera pas fatal. De tout temps, philosophes et littérateurs ont oscillé de l’optimisme au pessimisme, parce qu’il y a effectivement en l’homme des caractères qui inclinent en un sens comme dans l’autre. La nature de l’homme comporte l’union de deux principes^ vie sensible et rationnelle, chacune gardant ses tendances propres malgré l’unité de l’être humain. Ces tendances sont souvent contradictoires; et l’homme s’en va dans la vie, hésitant, partagé, trébuchant de l’idéalisme à la bestialité, capable des plus nobles sacrifices pour une patrie, un Dieu, un amour, capable l’instant d’après des pires chutes. Les romanciers contemporains se plaisent à l'analyse de ces contra­ dictions. Iæs tendances de l’homme sont si enchevêtrées qu'elles se compénètrent presque entièrement, et il est à peu près impossible de démêler la part de générosité ou de bassesse des actions; tout est dans tout; l’homme se recherche quand il se dévoue, et, dans les égoïsmes apparents, il y a parfois des trésors insoupçonnés de charité. Chez des êtres que le vice abêtit, une lueur inattendue d’idéalisme apparaît, et celui qu’on vénère comme un sage, laisse transpirer un fond de boue. Les auteurs ascétiques et les casuistes avaient analysé ccs cas de conscience depuis longtemps; mais les littérateurs modernes les évoquent. 132 LE FONDEMENT DU DROIT L'homme n’est donc pas simple. Il est beaucoup moins simple • pie la bête ou la plante chez lesquels on ne relève pas cette contra­ diction interne. Mais l'esprit humain, dans ses actes de connais­ sance, a une propension naturelle à tout ramener à l'unité; et cette propension le pousse à simplifier. Dans la double tendance qui se partage l’homme, chacun scion sa disposition accentue un des aspects. Les pessimistes ne voient que le mal et relèvent les vilenies cachées dans les plus nobles dévouements; les optimistes ne prêtent attention qu’au souffle de l'idéalisme, et. s’ils ne peuvent nier le mal, ils l’attribuent à des causes extrinsèques. Optimisme et pessimisme se partagent les siècles; dans le sein même du christianisme, les deux tendances n’ont cessé de lutter. L’humanisme de la Renaissance est un élan d’optimisme; mais, avec le protestantisme et le jansénisme, le pessimisme est à l’offensive. Au XVIIIe siècle, l’optimisme triomphe; l’Encyclopédie en est remplie. Rousseau en devient le grand-prêtre. De sa voix magnifique de poète, il entonne le Gloria à la nature humaine, et presque tout le siècle lui fait écho. Pans un certain sens, il est juste de dire que l'homme est bon par nature. Métaphysiquement tout être est bon; l’homme comme les autres. En d’autres termes, c’est un bien qu’il y ait des hommes. Dans le même sens, on peut dire que les tendances de l’homme sont toutes bonnes. En elles-mêmes, elles constituent un bien, car elles ont pour raison d’aider l'homme à atteindre sa fin. Mais elles sont subordonnées; elles doivent se soumettre à une loi générale, rentrer dans l’ordre qu’indique la fin de l’homme; leurs actes sont donc mauvais, lorsqu'ils sortent de l’ordre. La bonté naturelle dont il s'agit ici est la bonté morale. Il ne s'agit pas de savoir si la nature humaine est bonne, prise en elle-même, c'est-à-dire s’il est bon qu’il y ait des hommes, ni de savoir si les ten­ dances île l'homme sont un bien, c'est-à-dire s'il est bon que l'homme CHAPITRE II. — LE PROGRÈS ISS ait les tendances qu'il a; il s'agit de savoir si les instincts laissés à eux-mêmes tendent à l'ordre ou au désordre, et si la raison et la volonté, qui sont aussi naturelles, doivent lutter pour dominer les passions. On voit que la formule : l'homme est bon par nature, est pleine d’équivoques. Il en est ainsi de presque toutes les formules dans les luttes politiques et sociales, voire de presque tous les termes. A chaque page de notre travail, nous devrons nous demander le sens de certains mots que tout le monde emploie sans les définir, et nous verrons souvent que des discussions et des conflits sont nés de l’emploi du même tenue dans des sens différents. La vérité est au milieu. L'homme n’étant pas simple, on fausse la réalité en la simplifiant. Il y a en l'homme deux principes qui sc combattent; ni ange, ni bête, a-t-on dit : mi-ange, mi-bête, pourrait-on dire; l’ange doit soumettre la bête; mais celle-ci est rebelle et la vie est semée de conflits. La vérité est donc entre les deux, dans un pessimisme mitigé. Si l'homme a le devoir de- progresser, on ne peut être fort optimiste, car la plupart des hommes ne progressent guère. On ne peut cependant être tout à fait pessimiste, car la plupart des races humaines, exception faite de quelques peuplades irréductible­ ment attachées à la vie primitive, réalisent un certain progrès. Mais ensuite elles s'arrêtent et restent figées. Chinois, Nègres, Indous, Arabes, étaient il y a quelques années, ou sont encore, dans l’état où ils étaient il y a des siècles. Le progrès matériel et intellectuel dont notre temps se glorifie, ne s’est réalisé que dans la civilisation chrétienne, et nous sommes convaincus, nous chrétiens, que ce progrès s’est réalisé grâce au ferment surhumain que la rédemption a déposé en l'homme, qu’il ne se serait pas réalisé sans lui ’. On ne peut le prouver, on n'en convaincra pas un Ce pessimisme est doue un pessimisme suris ¡a rálcm,¡tio». .Itw/« rc'ttrmplion 134 LE FONDEMENT DU DROIT incroyant; niais notre position reste très forte aussi longtemps qu’aucun peuple païen ne se montre capable de créer par ses propres forces *1 une civilisation originale équivalente de la nôtre. Le christianisme est le ferment du progrès; le progrès ne se développera pas d’une façon continue sans lui, mais il ne sc déve­ loppera pas nécessairement avec lui. Le christianisme permet le progrès, il ne le nécessite pas, parce que le christianisme met à la disposition des hommes des ressources de vie dont ils restent libres de ne pas se servir. Pour que se réalise l’épanouissement de vie que le christianisme rend possible, il faut que la vie chrétienne soit intense. Ainsi s'explique que certains peuples chrétiens ne soient nullement à la tête du progrès. . Si on aborde la question du progrès moral, on arrive à la même conclusion de pessimisme mitigé. Il y a des héros, mais ils ne sont jamais légion. L’histoire est plutôt une maîtresse de scepticisme; et scepticisme, ici, rend le même son que pessimisme. La civilisa­ tion matérielle apporte souvent une corruption des mœurs, si souvent que c’est un lieu commun de la littérature. Les Romains déjà parlaient de l'âge primitif comme de l’âge d’or, et opposaient les vertus simples des anciens à la corruption de leur temps. Et Montaigne, au chapitre des Cannibales : « Or, je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare ou de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté; sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage .... Tl me semble que ce que nous il devient un optimisme, parce que grâce à la rédemption, le progrès est possible et probable. Propager la vérité chrétienne et la vie chrétienne, c’est répandre,dans le monde, le ferment du progrès. 1 11 convient de souligner : par ses propres forces; car l’exemple d’nn jteuple qui emprunte à l'Occident sa technique toute faite, ne prouve rien pour lès capa­ cités propres qu'il puise dans les ressources intellectuelles et morales de sa civilisation traditionnelle. CHAPITRE II. — LE PROGRÈS 135 voyons par l’expérience en ces nations-là surpasse non seulement toutes les peintures de quoy la poésie à embelly l’aage doré, et toutes ses inventions à feindre une heureuse condition d’hommes, mais encore la conception et le désir même de la philosophie .... (Essais, 1. i, c. XXX.) Nous avons vu plus haut que les voyageurs et les missionnaires qui décrivaient au xvii® et XVIIIe siècle les sauvages d’Amérique confir­ maient. quoique avec beaucoup de restrictions, le témoignage de Montaigne, lui-même inspiré des récits de voyage de son temps. Les études de notre temps confirment cette appréciation. La corruption paraît l’effet d’une dégénérescence. Les vrais primitifs sont décrits sous un jour sympathique par tous ceux qui les approchent. (Voir Lemonnyer, La révélation primitive et les données actuelles de la science, p. 163 et s.) Pour oublier l’influence corruptrice, il a fallu que le siècle fût hypnotisé par le progrès des sciences. Et cependant on continue à faire les mêmes constatations chaque fois qu’une région agricole s’industrialise. On le vérifie même sur les Nègres, qui ne nous empruntent, dit-on, que nos vices! Tout cela ne prouve pas que le progrès général soit impossible : un certain nombre d’hommes progressent; certaines civilisations progressent. Tout cela n'intirnie pas non plus que le progrès soit un devoir, mais prouve seulement que le progrès n'est pas fatal, qu’il est au contraire difficile, et que le progrès matériel ainsi que le progrès intellectuel sont insuffisants sans le progrès moral,et tout cela doit nous inciter à étudier de près les conditions du progrès. La discussion entre optimistes et pessimistes se retrouve dans la théologie catholique à propos de diverses questions traditionnellement controversées, le péché originel, le sort des enfants morts sans baptême, le nombre des élus. Les théologiens ont partout évolué vers l’optimisme, surtout dans les derniers siècles. Il ne faut pas s'en étonner, car les LE FONDEMENT DC DROIT 13<> théologiens sont hommes, et subissent l’influence des courants de pensée de leur époque. En ce qui concerne le péché originel, question étroitement liée à celle que nous examinons ici, les théologiens modernes, réagissant contre le pessimisme protestant et janséniste, ont tendance à en réduire l’effet à la seule perte de la vie surnaturelle l'homme déchu serait donc dans un état conforme, ou à peu près, aux exigences de la nature. 1-a thèse du pessimisme mitigé s’harmonise plutôt avec la doctrine de ceux qui, sans admettre, comme Luther et Jansénius. que la nature soit fondamentalement viciée, l'estiment cependant diminuée, débilitée, malade, vulnerata. ni. — LES LIMITES DU PROGRÈS 24. Des limites du progrès. — L'homme peut progresser; il le doit, et nous avons de ce progrès une notion précise parce que nous savons vers quoi le progrès nous conduit. Ce progrès est-il indéfini; l'homme pourra-t-il progresser toujours, et s'il y a une limite, entrevoyons-nous où elle se trouve? Pour répondre, il faut de nouveau envisager les diverses formes de progrt-s. .4« progrès matériel et au progrès correspondant des sciences positives, on ne voit pas que nous puissions assigner une limite. L’homme ne connaît pas les bornes de l’univers: il ignore s'il a des bornes. Cet univers est d’une complexité qui défie la pensée, et plus la science se développe, plus on s’aperçoit qu’on n’en connaît que la plus petite partie. Qu’il s’agisse de la profondeur du ciel, ou des infinitésimaux que le microscope même n’atteint pas, qui échappent totalement aux sens et ne sont pour nous que les con­ clusions d’inductions scientifiques, partout l’esprit rencontre l’immense et l’innombrable. Partout, et aussi bien en l’homme que CHAPIIRE il. — LE PROGRÈS IJ/ hors de lui : pas une goutte d'eau qui ne renferme un monde, et le inonde n’est lui-même qu'un grain de sable dans l'univers. Multiple et différencié au point de dérouter la pensée, l'univers, en même temps, est un. Tous les éléments qui le composent, quelque innombrables qu’ils soient, se tiennent et s’influencent mutuellement. Tout agit sur tout; le moindre changement, la moindre ride sur l'eau, le moindre sentiment dans l'homme, le moindre souille dans l'air, se répercutent indéfiniment. Dans le mouvement perpétuel et universel de la nature, le fait le plus minime résulte du jeu de mille et de millions de causes, dont nous ne connaissons que quelques-unes. Ces causes s’échelonnent et s'étagent jusqu’au début du monde, et personne ne peut dire seulement, en s'aidant des seules lumières humaines, si le monde a commencé 1l Perdu dans cette immensité, l'homme a l'intelligence pour guide. L'intelligence connaît, mais lentement, le cerveau ne percevant les idées qu'une à une, les sens ne mettant en contact qu’avec une faible portion du monde matériel. Or l’univers est un tout, dont on ne peut rien comprendre complètement si on ne comprend l’ensemble 2. L’homme prend donc connaissance de l'univers et de scs lois, peu à peu, par un travail d’analyse; pour connaître les choses, il les isole, alors qu’elles ne sont pas isolées dans la réalité; puis Tes replaçant dans leur milieu, il étudie l’action de celui-ci sur elles. A chaque instant, dans ce réel innombrable, 1 Depuis le moyen âge, on a beaucoup discuté si le monde peut exister onheur. Ce qu’on dit de la musique j>eut se répéter de toutes les formes de l’art. Leur développement demande le développement de la civilisation sous toutes ses formes, et de même du droit, de l’organisation sociale, de l’abondance des biens matériels dont les guerres et les rivalités empêchent la production et la répartition, de la santé du corps, du niveau des connaissances, de l’éducation morale qui ne se poursuit que dans l’ordre, dans ta paix qui est « stabilité de l’ordre ». Le monde chante la gloire de Dieu, mais grâce à l'homme il chante un tout autre concert, et la magnificence que l’homme peut lui donner dépasse, non les ressources du Créateur, puisque l’homme, lui aussi, est son œuvre, mais dépasse ce que peut exprimer l’univers matériel, de toute la distance qui sépare la matière de l’esprit. L’homme est donc la gloire suprême du monde, l’œuvre de l’homme et l’homme lui-même, artisan de cette œuvre, car l’œuvre est le produit de la pensée et la beauté qui s’y exprime n’est que le reflet de la pensée qui la crée. Tout se tient dans cette œuvre. I«e développement de l’homme tient aux conditions de vie collective, c’est-à-dire à la civilisation. Il suppose d’abord, comme support matériel, une abondance «le ressources matérielles que l’homme sc procure en dominant les forces de la nature et qui doivent s’accroître au fur et à mesure CHAPITRE IL — LE PROGRÈS I49 que le genre humain s’accroît. Un point de départ de la civilisa­ tion est que les hommes jouissent tous de la sécurité matérielle, ce qui suppose une abondance de biens de même nature. Jusqu’à nos jours, la majorité du genre humain est sous-alimentée, mal logée, vêtue de façon sommaire ou misérable : nous ne sommes qu’à l’aube de la civilisation. La sécurité est nécessaire au développement moral de l’homme. Impossible à la plupart d’avoir des préoccupations morales s’ils sont tenaillés par le souci de leur subsistance quotidienne. Cette sécurité suppose non seulement une abondance de biens matériels, mais une organisation sociale qui les répartisse de façon que chacun en ait en suffisance sans difficulté. Mais cette organisation sociale exige tout à la fois un grand développement intellectuel, un grand développement des sciences appliquées et une moralité élevée. On n'y est encore arrivé de nos jours dans aucun pays du monde. Elle suppose un développement intellectuel, car elle exige des institutions qui s’enchaînent, et une technique des sciences méca­ niques — moyens de transport par exemple et juridiques. Et elle suppose une moralité élevée, car elle est impossible, si les membres de la société cherchent leur avantage au détriment des autres. Il n’y a jamais eu encore une société où il fut possible d’établir l’impôt d’une façon juste, parce que cela supposerait l’ensemble îles citoyens disposés à apporter volontairement leur contribution aux charges publiques d’une façon proportionnée à leurs ressources, alors que, dans toutes les sociétés, chacun cherche à éviter l'impôt et à en laisser le poids aux autres; — chacun se suggestionnant d'ailleurs pour faire coïncider son intérêt avec une théorie de la justice. L’Etat est par conséquent obligé de baser l'impôt sur des signes arbitraires, tels que les marques extérieures de la fortune, ou même de sc procurer des ressources 150 LE FONDEMENT DU DROIT par des impôts indirects, taxes de consommation ou droits dé­ douané, qui n’ont qu'un rapport inadéquat avec une juste répar­ tition des charges. Nous verrons ultérieurement que la prospérité de la famille dépend de vertus comme la chasteté et l’abnégation, celle de l’Etat de vertus comme l’honnêteté et le travail. Toutes ces vertus se développent par un effort d’éducation morale qui dépend lui-même de l’ensemble des conditions de vie. Le niveau moral de l’humanité dépend en partie du nombre d'hommes qui se consacrent à la propagande morale et religieuse, et il faut pour cela une certaine prospérité matérielle. Mais la richesse, par ellemême, n’engendre pas la moralité. L’effort de moralisation doit se développer concurremment aux moyens de subsistance, de façon qu’à mesure que ceux-ci augmentent, un plus grand nombre d’hommes soient disposés à se consacrer à l’éducation morale de leurs semblables. Sinon l’augmentation des richesses amènera seulement une classe opulente à vivre dans l’oisiveté, source de corruption. Ainsi tout est lié, et pour que les hommes puissent vivre de mieux en mieux et de plus en plus nombreux, pour qu’un nombre croissant atteigne un bonheur plus grand dans une perfection plus haute, pour que l’homme accomplisse la mission de perfection qui lui procurera le bonheur, il faut que s’accomplisse l’œuvre du progrès collectif sous toutes ses formes, matérielle, intellectuelle et morale. La civilisation n’est que l’épanouissement de ce progrès où le progrès moral sert de régulateur en même temps qu’il est la fin, puisque c’est par lui seul, en dernière analyse, que l’homme tend vers l’absolu qu’il trouve en Dieu. Mais la perfection ne suppose-t-elle pas qu'on se détache des biens matériels? Parfaitement, s’il s'agit des jouissances personnelles qu'ils CHAPITRE il. — LE PROGRÈS I5I procurent. L’ascète est le premier, s’il est chrétien, à désirer que l’abondance des vivres mette le peuple à l'abri du besoin. La perfection exige qu’on se libère de l’attachement désordonné aux biens materiels; elle ne suppose pas que, sous prétexte de détachement, on s'amoindrisse ou qu’on travaille à un amoindrissement du genre humain en favorisant l’ignorance et la misère. Elle exige au contraire qu'après s'etre purgé de toute affection désordonnée aux liens matériels, on les utilise de toutes les façons possibles pour accomplir l’œuvre humaine. Certains lecteurs se demanderont peut-être aussi ce que devient la vie contemplative dans cette conception. Mais les carmélites et les clarisses seraient fort empêchées de se livrer à leur contemplation, s’il n'y avait des maçons pour bâtir leurs maisons, des cultivateurs pour faire croître le blé, des tisserands pour préparer les tissus dont elles se vêtent. De même qu’elles profitent des travaux des théologiens, de l’apport de la tradition ascétique et mystique. Mais celle-ci profite de la tradition philosophique et ainsi de. suite. En réalité, les contemplatifs purs sont des fleurs de serre, des fleurs de luxe, les plus belles, peut-être, mais ils supposent toute une civilisation qui les soutienne. Restent les solitaires, les ermites qui se retirent de toute communi­ cation. On ne conçoit guère la vie érémitique pratiquée par la masse des hommes bien portants, ces hommes, sous prétexte de contempla­ tion, laissant périr de faim les vieillards et les malades. Ensuite, il y a la famille, voie de perfection de la plupart, nécessaire à la continuation du genre humain. La vie érémitique ne peut-être qu'exceptionnelle, et, chrétienne, clic ne se conçoit pas en dehors de la communion des saints par laquelle tout l’humanité profite des prières et des pénitences des solitaires', l^a vie solitaire de l’ermite est, au point de vue du genre humain, une forme de la division du travail. Cette doctrine du progrès donne sa pleine valeur à la formule banale d’après laquelle l’homme est le « roi de l’univers ». Elle développe une conception du monde éminemment anthropo­ centrique. La pensée est ce qui fait la valeur de l’univers, et un 152 LE FONDEMENT DV DROIT cire |>ensant est plus que toute l’immensité des corps * Impression nés par l’univers que révèle le progrès des sciences, beaucoup de nos contemporains estiment insoutenable que l'homme soit le centre du monde. C’est méconnaître la dignité de la pensée; la question n’est pas une question de poids ou de grandeur, la diffé­ rence de la pensée et de la matière est une différence de nature. D’ailleurs, ne faut-il pas que le monde soit très grand pour que l'homme puisse se développer toujours 2 ? 26. De l'appréciation du progrès. - Nous venons de voir la théorie du progrès. Le progrès est possible, il n’est pas néces­ saire, mais l’homme est obligé d’y travailler. Comme les phéno * I Impossible d'exprimer cette idée sans so rappeler la pens/c de Pascal ; • L'homme n'est qu’un rnwau, le plus faible de la nature; niais c’est un roseau |>ensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l'écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait. l'homme serait encore plus noble que ce qui k- lue. parce qu'il sait qu'il meurt, et l’avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. (VV/isré.ï, n° 347.) II est intéressant d’en rapprocher ce passage d’un mathématicien : • Tout ce qui ri’cst pas pensée est le pur néant; puisque nous ne pouvons (>cnser que la pensée et que tous 1rs mots dont nous disposons pour parler «les choses ne peuvent exprimer que des pensées; dire qu'il y a autre chose que la p< usée, c’est donc une affirmation qui ne peut avoir de sens. » Et cependant - étrange contradiction pour ceux qui croient au temps l'histoire géologique nous montre que la vie n’est qu'un court épisode entre deux éternités de mort, et que, dans cet épisode même, la pensée consciente n’a duré cl ne durera qu'un moment. La pensée n'est qu'un éclair au milieu d’une longue nuit. » Mai * c’cst cet éclair qui est tout. » (Henri Poixcarh, La vaknr -} La doctrine philosophique eu est un ¡>cu confuse, mais un point ressort de ce curieux morceau : c'est l’estime de la pensée. * Ceux de mes lecteurs qui goûtent la précision de * distinctions scolastiques liront avec plaisir ccttc note du P. Meyer : • La perfectibiliM subjective dont la nature humaine fouit grâce à scs facultés intellectuelles, n'est nullement telle qu'elle exclue par nature une certaine limite de |>crfection que l'état de béatitude suppose. Notre nature intellectuelle n'est illimitée ni en acte ni en puissance, et n’est par conséquent pas perfectible à l’infini. Cependant on la dit à bon droit intUfiaititoil l>criectiblr, en ce sens que Par elle-mbitc, c’est-à-dire considérée alntraitement parlant. ••Ile n’inclut aucun degré d/fhii de perfection. • nafarali», I, a" 70.) CHAPITRE H. - IE PROGRÈS 153 mènes humains sont très complexes, il n'est pas toujours facile de discerner si, en fait, on progresse ou recule. Sous l’influence de la croyance au progrès, un état d’esprit s'est répandu, identifiant progrès et changement. On croit à une vertu du changement. Mais » si tout progrès signifie évolution, toute évolution n’implique pas forcément progrès. Actuellement, les deux termes ont été confondus, de telle manière qu’on donne communément au progrès humain un sens chronologique au préjudice de son véritable sens éthique. Ce n’est pas à l’idée de succession que nous devons recourir pour comprendre le véritable sens du progrès, mais à celle de finalité. » (De Athavde, Essai sur le progrès, p. 56.) « Quelles que soient les causes et quel que soit le rythme tin progrès dans la connaissance de la nature physique, il est sans répercussion nécessaire et directe sur le perfectionnement des notions qui se rapportent au monde moral et à la création esthé­ tique. Il n’y a aucune solidarité intrinsèque entre la justesse des principes physiques, chimiques ou biologiques passés dans le commun enseignement, et celle des idées politiques, historiques, morales ou esthétiques en cours. Une haute perfection en ceux-là peut coïncider avec la confusion et l’obscurcissement de celles-ci.... L’invention du microscope ne fait pas avancer d’un pas la science du beau .... » (Lasserre, Le romantisme français, pp. .422-423, 425.) Les progrès de l'homme sont des progrès partiels. Ils le sont même souvent à tel point que le progrès sur un point entraîne une régression sur un autre. Le progrès du machinisme |>ermet de fabriquer des meubles à moins de frais; le confort se répand dans des couches sociales nouvelles. Des meubles confortables à la disposition de tous indiquent un progrès incontestable : par contre, on se plaint 154 LE FONDEMENT DU DROIT que les meubles modernes ne valent pas les anciens, ni pour le fini du travail, ni pour la qualité des matériaux. Le progrès est compensé par une perte. On trouve le remède à beaucoup de maladies; on sauve des vies par des interventions chirurgicales, impossibles autrefois : par contre, le système nerveux a peine à s’adapter à la vie fébrile que lui vaut précisément le progrès, et les maladies nerveuses se multiplient. Mêmes contrastes dans le progrès intellectuel et moral. Le déve­ loppement des particularismes nationaux constitue une régression dans la morale internationale. N’empêche que des efforts considé­ rables sont entrepris pour organiser l’entr’aide des nations, développer l’esprit de collaboration, les amener à se soumettre à une règle qui préviendra les conflits violents. Au total y a-t-il progrès ou recul? Qui le dira? Et le niveau de la moralité publique? On se tue et on se bat moins qu’autrefois, mais autrefois n’avait pas les morphino­ manes et les cocaïnomanes d’aujourd’hui. Les brigands de grand chemin sont une espèce presque oubliée; mais des milliers de vies sont supprimées chaque année par avortement. Progrès ou recul? Le progrès peut être clair sur un point particulier. Le chemin de fer, l’automobile et l’avion constituent des modes de transport plus perfectionnés que la diligence. Mais quand il s’agit de porter sur une civilisation un jugement d’ensemble, il est difficile d’en­ visager tous les éléments du problème l. 1 « ... Appliquer le mot progrès A la civilisation considérée dans son ensemble, c’est se condamner à rester dans le vague. An contraire, diviser la civilisation en matérielle et intellectuelle est le moyen d'obtenir des résultats plus précis : par exemple, l'Empire romain, un siècle avant Jésus-Christ et deux siècles après Jésus-Christ, présente une réelle avance de la civilisation matérielle en même temps qu’un recul de la civilisation intellectuelle; l’Espagne de la première moitié du CHAPITRE II. — LE PROGRÈS ISS D'ailleurs, pour travailler au progrès, il n’est pas indispensable de porter des jugements d’ensemble. Nous disposons de principes sûrs; nous savons qu’il faut travailler à la fois au progrès sous toutes ses formes, et subordonner le progrès intellectuel et le progrès matériel au progrès moral, sans négliger ni mépriser ceux-ci. Nous sommes donc sûrs que, si les hommes organisent leur vie commune et leur travail dans cet esprit, ils réaliseront un progrès général. Si la situation est obscure, c'est parce que le progrès ne se réalise pas ainsi, et que les progrès particuliers se heurtent presque toujours à des reculs. dix-septième siècle a perdu en moins de deux siècles, au poiul de vue matériel; mais au point de vue intellectuel, quels noms que ceux de Cervantes. l/qx- de Vega, Vclasquct, Murillo, Calderon I Si, au contraire, dans ces deux cas. nous considérons la civilisation comme un tout indivisible, et essayons de déterminer s’il y a eu progrès ou rétrogradation, nous aurons peine à trouver une commune mesure à appliquer aux voles romaines et aux poèmes de Virgile, à une florissante manufacture de laines et aux tableaux de Velasquex. • (Staxtox Devas, L'l'Oise et le progrh du monde P- I3-) CHAPITRE III LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL I. L’égalité. — 28. Le principe. — 29. L’égocentrisme contre l'égalité. — 30. Les antécédents du racisme. — 31. Ix * racisme. — 3». Jugement sur le racisme. — 3. La consicence d'égalité. — 34. La fraternité chrétienne. — 35. Égalité et différence. — 36. La justice commutative. — 37. La justice distributive. — 38. La liberté. TI. La coopération. 39. Le principe. 40. L’individualisme. — 41. Ix: besoin de société. — 42. Justice générale et altruisme dans la philosophie antique. — 43. Charité chrétienne et justice générale. — 44. L’altruisme dans la philosophie moderne. — 45. L’altruisme à base sentimentale et l’utilitarisme. — 46. La justice et le positivisme. — 47. Coopération universelle et groupements particuliers. 27. Définition et problème de la justice. — Le droit, dit-on, est la réalisation du juste, ou « le droit est ce que la justice tend à réaliser » (saint Thomas). Or. le droit dans son sens le plus général, tel que des philosophes l’entendront, c’est l’ensemble des règles de la vie sociale: et parce que ces règles réalisent l’ordre dans la communauté humaine, l'autorité sociale, l’État dit-on aujourd’hui, ou les pouvoirs publics, le Prince disait-on autrefois» CHAPITRE III. — LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL I57 peut contraindre les citoyens à les respecter. C’est dans ce sens que la sanction effective ou possible est de l'essence du droit; c'est dans ce sens aussi qu’il tend à la positivité. La notion de droit mène donc à celle de justice et pour préciser l'objet du droit, i! jatt! préciser les exigences de la justice. Le droit naturel, dit Capitant, « c’est l'idéal de justice *. Et Gény, nous l'avons vu : ■> le droit ne trouve son contenu, propre et spécifique, que dans la notion du juste, notion primaire et indéfinissable ». Si vraiment cette notion est indéfinissable, on ne peut aller loin dans la voie des précisions. De là l'attitude positiviste qui écarte le problème. On a vu la définition de Duguit (p. 12) : le droit est « la ligne de conduite qui s'impose aux individus vivant en société, règle dont le respect est considéré à un moment donné, par une société, comme la garantie de l'intérêt commun ». On en revient toujours au même problème : peut-on diriger le droit? l’eut-on agir sur la société pour faire admettre certaines lignes de conduite? En fait, politiques et juristes s’inspirent tous de certaines lignes de conduite puisées dans des convictions qui ne leur viennent pas du droit, mais sont à la base du droit. Nous avons vu pourquoi ces fondements du droit méritent d'être qualifiés de droit naturel et ce qui les distingue de la métaphysique et de la morale. Nous avons vu aussi pourquoi les juristes ont souvent peur de les expliciter; mais déclarer le juste « indéfinissable », c’est livrer l’évolution du droit à l’instinct. S'il est une matière où la raison doive exercer ses droits, c’est bien, semble-t-il, le gouvernement des hommes. Selon la tradition des plus grands penseurs de la Grèce antique, on doit même dire que le gouvernement des hommes est le problème fondamental, l’aboutissant de la pensée et la justification décisive des systèmes. 158 LE FONDEMENT DU DROIT Il est vrai que la justice est indéfinissable sans une conception générale de l’homme et de sa fin. Dans la mesure où cette conception sera précise, la notion de justice se précisera aussi. Si l’homme a une perfection à atteindre et si ou sait en quoi consiste cette perfection; si la perfection humaine ne s’atteint que par la colla­ boration et si la société a pour but d’organiser cette collaboration; si, par ailleurs, l’homme présente certains caractères constants et si la collaboration sociale a, elle aussi, des exigences constantes, la notion de justice, et celle de droit naturel qui va de pair avec elle, s’exprimera dans des exigences concrètes. Le mot justice s’emploie dans deux sens, qu’il convient d'abord de préciser, parallèles aux deux sens du mot droit. Il s’agit toujours de l’ordre entre les hommes, mais quand les philosophes parlent de justice, c'est en morale. La justice est alors la vertu fiar laquelle on rend à chacun son dû. En particulier, dans les traités catholiques de droit naturel et dans les traités de morale, justice est pris dans ce sens. Rendre son dû à chacun : à quoi chacun a-t-il droit sinon à occuper sa place dans l’ordre? Rendre son dû à chacun, c’est donc respecter l'ordre. La formule n’a de sens concret que si elle s’appuie sur une conception précise de l’ordre. Mais quand les juristes parlent de la justice — ars boni ei aequi, le droit est la réalisation de la justice — ils visent un objet, qui est l’orrfrd lui-même, cet ordre que le juste respecte. La justice, au sens de vertu, respecte la justice au sens objectif. Dire que la justice consiste à respecter la justice semble à première vue une tautologie, mais le mot est employé dans deux sens; c’est la justice objective qui donne sa portée concrète à la vertu, en ce sens qu’on ne pourra déterminer les actes justes que par une intelligence du contenu de la justice objective, et celle-ci n’a de contenu concret que si CHAPITRE III. — LES RAISONS DE I.’ORDRE SOCIAL 150 elle correspond à une conception de l’ordre à réaliser. Si la notion de justice domine le droit positif et doit l’orienter, elle sc ramène au droit naturel. Quand les juristes parlent du droit, il s’agit du droit privé et surtout du droit civil. Le droit romain a donné des objectifs du droit quelques adages restés classiques : sui cuique tribuere neminem laedere : respect d’autrui, rendre son dû à chacun. Mais les philo­ sophes qui se placent sur un plan plus général, celui de la cité à construire, du droit à faire, des principes qui doivent inspirer le faiseur de lois, le plan de la politique, intègrent dans le droit la notion du bien commun. <• Nous appelons juste, dit Aristote, ce qui est susceptible de créer ou de sauvegarder, en totalité ou en partie, le bonheur de la communauté politique. (Éthique à Nicomaque, 1. V, ch. I, 13.) Et cette formule rejoint les préoccupa­ tions des juristes actuels, notre temps ayant rendu un grand relief à l’idée du bien public. Après avoir déclaré la notion du juste * indéfinissable n, Gény ajoute qu’elle implique « essentielle­ ment, ce semble, non pas seulement les principes élémentaires de ne faire tort à personne (neminem laedere) et d’attribuer à chacun le sien (sui cuique tribuere), mais la pensée plus profonde d’un équilibre à établir entre les intérêts en conflit, en vue d’assurer l’ordre essentiel au maintien et au progrès de la société humaine. » (Science et technique en droit privé positif, t. I, p. 50.) Voilà qu’apparaît la notion du progrès social, bien qu’il s’agisse dans la pensée de l’auteur du seul droit privé positif. A la base du droit et de la justice se trouvent donc deux idées premières : le droit de l’individu et les exigences de l’ordre, du bonheur ou du progrès social. Pour fonder le droit naturel et la philosophie sociale, nous devons commencer par préciser ces deux notions. i6o LE FONDEMENT DU DROIT I. — L’ÉGALITÉ 28. Le principe. — Le premier principe de l’ordre social est le respect de son semblable. L'homme est pour l’homme un semblable, parce que tes hommes ont tous la même nature, sont tous des personnes, êtres cloués de raison, poursuivant par eux-mêmes unt­ il n propre à chacun, ayant chacun le même droit à réaliser sa destinée. Chacun donc doit respecter ce droit en l’autre et aucun n’a le droit de s’assujettir un autre. C’est le principe fondamental de l’égalité qui n’exclut pas, nous le verrons, des différences, mais confère à chacun le même droit à réaliser sa fin propre, à poursuivre sa perfection, à accomplir son œuvre, à prendre la place qui lui revient dans l’œuvre générale de l’humanité. Cette place n’est pas la même pour tous, mais tous ont le même droit à occuper la leur. Ce principe d’égalité, nous allons le retrouver à toutes les pages de ces études. Il est à la base du droit des peuples à disposer d'euxmêmes et de l’individu à choisir sa nationalité (ch. IV et V), à la base de l’ordre politique, du droit du peuple à choisir son régime politique et de chaque citoyen à occuper la place que lui confèrent ses talents et scs services (t. II), à la base des rapports entre l’homme et la femme, entre parents et enfants (t. III), à la base du droit de l’homme à disposer de lui-même, à choisir son travail, à trouver dans la propriété la garantie de son indépendance et de sa dignité (t. IV). La société humaine est une société d’égaux. Tous les membres ont le même droit à ce que la communauté veille sur leur bonheur et leur assure le moyen de réaliser leur perfection. Chacun doit traiter l'autre en égal et la collectivité doit traiter tous ses membres en égaux. CHAPITRE III. — LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL l6l L'homme a le droit de s’assujettir les autres êtres parce qu’ils ne sont pas scs égaux ; il a le droit de se servir des plantes et des animaux comme d’instruments; il ne peut faire d’un autre homme un instrument. Et comme il n'y a pas de surhommes, aucun être sur terre ne peut se servir des hommes pour rechercher son bien propre au détriment du leur. Le principe est simple; les applications le sont moins. 29. L’égocentrisme contre l’égalité. — A première vue, les hommes paraissent plus convaincus de leur supériorité à chacun et plus préoccupés de l’affirmer que de respecter l'égalité. Aussi bien sur le plan individuel que collectif, la plupart se croient supérieurs et cherchent à se subordonner les autres. Tous les êtres vivants sont conduits par un puissant instinct de conservation; la plante accroche ses racines où elle peut et se tourne vers le soleil; l’animal cherche sa nourriture et fuit le danger. L’homme de même cherche instinctivement son bien, ne voit que lui, et c'est seulement par un fort développement de son humanité, c’est-à-dire par la domination de la raison, qu’il parvient à considérer comme une valeur quelque chose qui ne serve pas son intérêt. Mais l’instinct chez l’homme s’accompagne de vues de l’esprit; il produit une concentration intellectuelle sur soi qui engendre ce qu’on appelle en morale l’orgueil et l’égoïsme, égocentrisme qui le porte à se juger instinctivement centre de l’univers et à apprécier toute chose en fonction de lui-même. Tout ce qui est à son avantage est bien, tout ce qui va à l’encontre de sa tendance à l'expansion est mauvais; tout ce qui le lèse lèse son droit, est injuste; tout ce qui s’accorde à sa personnalité est bon; sensible au moindre manque d’égard, il ne remarque même pas ses manques Leclercq, T. I. 6 IÓ2 LE FONDEMENT DU DROIT d’égard pour autrui. « Seul l’homme profondément équitable et intelligent consent à reconnaître qu’il n’est pas toujours régi par un souci de justice. Pour la plupart, la question de leur propre justice ne se pose jamais. Ils sont justes. « (De Greeff, Notre destinée et nos instincts, p. 193) ’. De là que la plupart ne sont sensibles qu’aux injustices dont ils souffrent eux-mêmes; celles dont les autres sont victimes semblent toujours insignifiantes ou inévitables; — et à quoi bon lutter contre l'inévitable? Les qualités qu’ils se reconnaissent sont toujours essentielles; celles des autres mêlées de travers. L'homme, instruit estime que l’instruction donne tous les droits; le riche croit que son aisance lui confère toutes les vertus; aux yeux du pauvre et de l’ignorant, leur simplicité les met moralement audessus de tous. Le chef d’état, le patron, le maître, le père ne comprennent pas que leurs sujets, leurs subordonnés, leurs élèves, leurs enfants, n’aient pas en eux la plus entière confiance et ne s’abandonnent pas à leur gouvernement. Leur indignation est franche et sincère, aussitôt qu’on ne leur accorde pas l’estime, voire le culte auxquels ils jugent avoir droit. Des plus petits aux plus grands la même scène se reproduit. Jamais on ne leur accorde 1 ■> Il n’existe pas chez les hommes de sentiment subjectif de l’égalité possédant une vertu quelconque d'action et capable de mouvoir les volontés; les hommes sentent fortement les différence# qui les séparent et faiblement les ressemblances qui pourraient les rapprocher. Iz- préjugé contre les hommes de couleur, si tenace dans la race blanche, et, d'une façon générale, les haines de race, suffisent à illustrer cette vérité. Le sentiment de la liberté ne conduit pas du tout à celui de l'égalité; au contraire, les libertés individuelles sont par elles-mêmes aristocratiques, puis­ qu’elles sont fondées sur un sentiment de supériorité et elles tournent naturellement au privilège et au monopole (la liberté de la propriété, celte du travail, de l’industrie et du commerce, ne cessent d'engendrer des monopoles). Le seul sentiment subjectif qui soit relatif à l'égalité est celui de la jalousie qu’éprouvent ceux qui sont en bas de l'échelle sociale contre ceux qui sont en haul ; encore les pousserait-il á renverser les situations plutôt qu'à les égaliser. • (Hauriou, Pretit de droit conftittitionnel, pp. 104-105.} CHAPITRE III. — LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL IÓ3 trop; les autres ne sont là que pour leur rendre hommage et les aider à faire ce qu’ils estiment bon ou juste et qui n’est, le plus souvent, que la satisfaction de leur tendance instinctive à tout ramener à eux-mêmes. Ce qui est vrai de l’individu est vrai des collectivités. Chaque classe s’attribue le monopole de la vertu et, au nom de cette vertu, revendique le droit à tous les avantages. Non qu’on les réclame tous à la fois; on exige d’abord ce dont on se sent le plus privé, pour passer ensuite à d’autres revendications. Chaque peuple, nous le verrons, tend à se croire le meilleur et est sincèrement convaincu que le bonheur du genre humain serait d'être conduit par lui et de lui ressembler. Il en résulte que l’histoire de l’humanité ne présente pas le spectacle d’hommes se traitant en égaux et se respectant les uns les autres, mais d’hommes se considérant tous comme supérieurs et essayant d’imposer leur supériorité. Les injustices, ressenties uniquement par ceux qui en sont les victimes, sont aussi souvent irréelles que réelles. « La lutte contre l'injustice s’alimente par le simple fait de la réaction des tendances instinctives aux situations cpii lèsent la personne » (De Greeff, Ibid., p. 191). L’homme moyen a besoin, pour supporter la vie, de se croire plus Ou moins un surhomme. La plupart, ne le formulent pas ainsi, mais leur conduite le laisse percer, ('’est un des rôles de la famille où l’homme désire que la femme l’admire, et la femme d’être admirée de l’homme et où tous deux posent aux surhommes devant leurs enfants. On connaît la hâblerie habituelle du foyer, selon le mot de l’enfant : •> C'est curieux que les parents ont tous été premiers de classe' » Pour l'humanité moyenne, l’amour a cette vertu transformante; l’homme aimé est le plus fort, le plus intelligent, le plus mâle, le 164 LE FONDEMENT DU DROIT plus courageux : la femme aimée est la plus belle, la plus affectueuse, la plus vertueuse. Le bonheur du foyer, solidaire de cette trans­ figuration, a un effet compensatoire des humiliations et des échecs du dehors. L’homme moyen en a besoin : il lui faut au moins un endroit où il soit dieu. Arriver à reconnaître que l'autre est un semblable, qu'il y a des valeurs en dehors de celles qui touchent à notre personne, reconnaître même des valeurs contre notre intérêt est le premier fruit et un élément essentiel du développement moral. L’aspect intellectuel du développement moral consiste en grande partie à être capable de considérer le réel en lui-même, abstraction faite de sa personne. L’égocentrisme est encore plus développé sur le plan collectif qu’individuel. Celui qui fait de sa famille, de sa classe, de sa patrie, une idole a une impression de désintéressement et de pureté, puisqu’il est prêt à se sacrifier personnellement pour la cause. C’est pourquoi la modestie et la justice sont plus répandus sur le plan individuel ; on trouve plus d’hommes admettant qu'ils peuvent se tromper qu’on n'en trouve qui admettent que leur classe ou leur patrie puisse avoir des torts. Un élément intellectuel s’ajoute d’ailleurs à l’élément moral, la plupart étant trop peu instruits pour se former un jugement personnel sur les causes collectives dont la complexité augmente avec l’extension de la collectivité. Mais la plupart ne cherchent pas à s’instruire et une recherche d’information qui implique possibilité de faute de la part de la communauté qu’ils aiment leur paraît déjà une faute. On ne lit que les journaux de son parti, présentant les faits sous le jour qu’on désire, et les guerres de notre génération ont montré tous les peuples convaincus de la justice de leur cause, et con­ vaincus que, leur cause étant juste, elle ne pouvait être vaincue, CHAPITRE III. — LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL 165 alors que la formation historique la plus élémentaire, celle que les enfants reçoivent dès l’école primaire, apprend que le fait est étranger à la justice. Sur le plan individuel, une élite relativement nombreuse parvient donc à reconnaître en l’autre son semblable; mais la vie collective manifeste le mépris de l'homme pour l’homme et la bouffissure de l'orgueil jusqu’à la monstruosité. Nous allons en parcourir les manifestations les plus flagrantes. 30. Les antécédents du racisme. — De tout temps, les aristocraties se sont attribué une origine divine ; patriciens grecs et romains se fabriquaient des généalogies remontant aux dieux; le pharaon d'Égypte était un dieu, et, à toutes les époques de stabilité sociale, les classes supérieures se forment la conviction que les classes inférieures sont d’une autre nature. Ou traitera ultérieurement de la question des classes; pour le moment, bornons-nous à relever la tendance constante à estimer que la naissance dans certaines familles donne une supériorité et un droit à dominer, indépendants de toute valeur personnelle. Les théories les plus diverses sont élaborées pour justifier la prétention; nous en rencontrerons quelques-unes à propos du droit divin des rois ou des privilèges des aristocraties. Mais c’est sur le plan des rapports entre peuples que le principe d’inégalité s’affirme de la façon la plus ostentatoire. Un historique des formes de l’orgueil national entraînerait à des développements excessifs. Relevons seulement deux ou trois cas significatifs dans le développement de notre civilisation. On connaît l’exclusivisme de la Grèce antique. <• Aux yeux des Grecs, les Barbares ne sont pas seulement îles étrangers, mais des êtres inférieurs : entre Grec et Barbare, dit Isocrate, il n’y a pas moins de différence qu’entre l'homme et l'animal (Isocr. XV, 293). l66 LE FONDEMENT DU DROIT La supériorité cies Grecs leur assure des droits : il est naturel et juste que les Barbares leur obéissent comme les esclaves aux homines libres (Euripide, I. A., 1400 1401; * Andr., 665-6O6; Arist., Pol., I, I, 5). Entre eux nulle amitié possible, mais la guerre éternelle (Euripide, Hcc. 1199-1201; Tl., XXXI, 29). On ne cherchera donc pas à établir entre eux de commune mesure : lorsque les Grecs invoquent les lois non écrites, les lois communes à l’humanité, il ne s’agit évidemment que de l'humanité grecque. » (Jardé, La formation dit peuple grec, p. 302.) Selon Aristote, certains hommes sont esclaves par nature, et cette théorie est 0 un * embarras dans sa philosophie sociale ». (Drfournv, Aristote. L'évolution sociale, p. 694.) D’après lui, la nature, obéissant à la finalité, engendre, dans les climats chauds de l’Asie, des hommes d’esprit ingénieux et subtil, mais sans énergie, faits pour l’esclavage; seul le climat tempéré de la Grèce donne naissance à une race intelli­ gente et énergique, libre par nature. On trouve déjà dans cette concep­ tion la théorie moderne de la « race des seigneurs ». Rome, au contraire, a pratiqué une politique d’assimilation, mélangeant hardiment les races quelle unissait dans son empire, et le moyen âge, sous l’influence de l’universalisme chrétien, est resté étranger à l’exclusivisme national. Mais celui-ci a revécu, sous une forme inattendue, dans l’européanisme du xixe siècle. Sous une forme inattendue, parce que le xix * siècle est le siècle des droits de l’homme, le siècle qui proclame l’égalité et en revendique l’application dans tous les domaines. Mais, grisés par le progrès, les Européens ont versé sans s’en apercevoir dans le mépris racial. Le progrès technique du monde occidental, la force militaire que ce progrès entraîne et le développement intellectuel dotant l’esprit de méthodes d’étude et de réflexion plus rigoureuses, CHAPITRE III. — LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL 167 amène à considérer comme barbares ceux qui ne participent pas à la civilisation « moderne », à identifier civilisation et européanisme, et comme l’européanisme est propre à la race blanche, à faire de celle-ci la race supérieure. Comme la doctrine du progrès, cette conception se développe sur le plan affectif plutôt que spéculatif et imprègne les esprits sans donner lieu, la plupart du temps, à des systèmes cérébralemen t construits. Mais à la fin du XIX® siècle, l’Européen moyen est candidement convaincu de la vertu de sa race. Dans la traduction de la Bible du chanoine Crampon, au chapitre X de la Genèse donnant la liste des peuples descendant des fils de Noé, l'auteur écrit en commentaire : « Ce tableau de la filiation des peuples n’est pas complet : il se borne à une seule des grandes races humaines, celle qui tient le premier rang, la race blanche, la seule que connaissait le peuple hébreu et qu’il lui importait de connaître. Rien des trois races inférieures, la jaune, la rouge et la noire. » Les trois races infé­ rieures!... Tout le racisme est en germe dans ce propos innocent, sans doute émis sans réflexion comme un fait dont personne ne doute. Les coloniaux, même dans les pays de vieille civilisation comme la Chine et l’Inde, se plaisent à relever mille traits de caractère et de tournure psychologique qui rendraient ces peuples incapables d’accé­ der par eux-mêmes à la vraie civilisation. On ne parle plus d’esclavage, mais de tutelle. La destinée de ces races inférieures est d’être soumises à la race blanche et d’être conduites par elle. Le XXe siècle a réagi. Les peuples non européens se sont chargés eux-mêmes d’administrer la preuve de leur capacité. Personne, aujourd'hui, n’oserait plus traiter la race jaune de a race inférieure ». Mais la question reste ouverte en ce qui concerne les Nègres. 168 LE FONDEMENT DU DROIT Les Nègres sont de civilisation inférieure. Est-ce hasard histo­ rique ou incapacité congénitale? Pour s'assimiler la civilisation moderne, il doivent subir une adaptation que l’Europe a mis plus d’un millénaire à opérer. En dehors de toute question de race, cette situation seule soulève des problèmes difficiles d’adaptation. Cependant, à l’heure qu’il est, le préjuge de l’infériorité racique des nègres est en pleine déroute. En Amérique, ils conquièrent de haute lutte le droit à l'égalité; en Afrique même, une élite se forme, réduisant de plus en plus l’écart. Les églises chrétiennes sont à l’avant-plan du travail de relèvement, instruisant et formant les nègres. Alors que les États européens ne forment pas encore d’universitaires noirs, les églises forment des prêtres et des pasteurs. Cependant la question noire existe encore, avec un caractère racial plus accentué que toute autre, parce que la différence physique est plus marquée. Le noir soutire d'un complexe d’infériorité. « La race noire, universellement, souffre de sa couleur et jamais n’est arrivée à en prendre son parti .... Il en veut même à tout son physique, à son nez écrasé, à ses lèvres trop grosses, surtout à sa chevelure de laine frisée qui le désespère, et quand il fait faire son j>ortrait, il supplie naïvement l’opérateur d’atténuer tout cela et dr le faire le plus < Blanc h possible. * (Briault, Les sauvages d'Afrique, p. 226.) Même en Amérique, l'homme de couleur, en se mariant, cherche à s'unir à une femme moins foncée que lui. Les mulâtres sont les premiers à mépriser les noirs complets. Mais est-ce phénomène de race ou phénomène social actuellement lié à la race? Quoi qu’il en soit, l’atmosphère générale du xix® siècle explique les théories racistes qui ont trouvé dans l’Allemagne du XXe siècle des applications terrifiantes. CHAPITRE IU. — LES RAISONS DE L ORDRE SOCIAL X■ (Mein Kampf, p. 400.) 172 LE FONDEMENT DU DROIT T/arlicle principal de la politique raciste est donc de veiller à la pureté du sang en empêchant la souillure des croisements avec les Juifs. De Mein Kampj se dégage une conviction profonde que tous les maux de l’Allemagne viennent de la corruption du sang allemand, et que, si on arrive à la purifier par une saine politique matrimoniale, la race germanique s’élèvera par le géniepropre aux aryens, à des sommets de civilisation qui dépassent ce que l'imagination peut concevoir. De là, quand le nazisme fut arrivé au pouvoir, la loi de Nuremberg de 1935 sur la protection du sang allemand. Le mariage et même les rapports extra-conjugaux sont interdits entre juifs et nationaux allemands de sang allemand ou apparenté. La détermination de la qualité de juif est établie selon un critère pratique qui contredit la théorie raciste. Est réputé allemand celui qui n’a pas plus d'un de ses grands-parents juifs. C'est dire implicite­ ment que dans ce cas le poison juif qu'on porte dans le sang est assi­ milé. « On considère donc l'assimilation comme possible. Alors, pourquoi ne pas admettre des assimilations futures alors qu'on admet des assimilations passées? » (Bonnard, Le droit et l'État dans la doctrine nationale-socialisle, p. 58.) Si on admettait l’assimilation possible du sang juif on eût pu aussi bien obliger les Juifs à épouser des aryens pour éteindre la race; mais il ne faut pas attendre la logique des hommes d’action. La loi de Nuremberg donne une solution pratique : en poussant l’élimination jusqu’à ceux qui avaient un seul de leurs grands-parents juifs, on craignait d'aboutir à des éliminations trop nombreuses. Par la suite, les mesures d'exclusion se multiplièrent contre les Juifs, jusqu'au jour où l’État hitlérien, se sentant menacé par les premiers revers de la guerre, passa au massacre systématique accompli avec une méthode de dément lucide. Sans nous étendre sur les faits douloureux de cette histoire, notons (iue. le racisme allemand a pratiquement abandonné l'idée CHAPITRE III. — LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL I73 de la pureté aryenne. Hitler lui-même reconnaît que le peuple allemand n'a plus pour base une race homogène. (Mein Kampf, p. 394.) De là, dans les lois nationaies-socialistes, la formule « nationaux allemands de sang allemand ou apparenté ■«. Les sangs apparentés sont tous les sangs européens. Tandis qu’Hitler écrivant Mein Kampf en prison exprimait l'idéal d'un « peuple de maîtres mettant le monde entier au service d'une civilisation supérieure » (p. 395), Hitler, chef d’État, proclame «pie •. les peuples européens ne constituent en définitive qu'une grande famille .... Il est peu raisonnable de s’imaginer pouvoir, dans une maison aussi étroite que l’Europe, maintenir à la longue une commu­ nauté de peuples qui auraient des statuts et des rangs juridiques différents. » (Discours au Reichstag, 7 mars 1936.) Il est vrai que dans la pensée de l’auteur, ces principes généraux s'appliquaient en ce moment à l’Allemagne, injustement réduite à un rang inférieur. 32. Jugement sur le racisme. — Qu’il y ait des differences entre les races et même entre les peuples est indéniable. On le constate sans observation scientifique. La question du racisme est de savoir s’il y a des races biologiquement supérieures que le croisement corromprait. Rien juqu’ici ne permet de croire que toutes les races ne soient capables d'un développement illimité, hors peut-être quelques peuplades primitives limitées à une faible partie de l’huinanitc, qui posent au sociologue un problème jusqu’ici insoluble. Certains primitifs, comme les pygmées et les Australiens, semblent rebelles à la civilisation. Il en est de même, en Europe, des tziganes ou liohémicns. Ce dernier cas est le plus impressionnant, car il s'agit d'un peuple d'environ un demi-million, vivant depuis mille ans en contact avec la civilisation européenne sans en subir l'influencr et se refusant à toutes les tentatives de civilisation. 174 LE FONDEMENT DU DROIT Personne, jusqu'ici, n’a pu établir avec quelque vraisemblance les causes de cette irréductibilité. Physiquement, ces peuples sont sains; mentalement, les individus, pris en particulier, ne témoignent d’aucune déficience. Mais cette question ne présente qu’un intérêt spéculatif. La plupart des primitifs disparaissent au contact de la civilisation, pour des causes fort nombreuses parmi lesquelles la cruauté des civilisés n’est pas la moindre, mais n’est cependant pas la seule. Autrefois les peuples primitifs ont souvent été systématiquement détruits par les aventuriers qu’étaient les premiers colons européens. Ce fut partiellement le cas aux États-Unis, et surtout en Océanie. Les Tasmanicns de Nouvelle-Zélande, les Australiens ont été chassés comme du gibier; on se faisait un plaisir de les tirer comme des lapins. < »u bien, sous couleur d’hospitalité, on leur faisait manger des galettes saupoudrées d’arsenic. Ailleurs, on les contaminait systématiquement en débarquant des syphilitiques dans les iles. L'alcool et les stupéfiants dont on encourageait la consommation par esprit de lucre faisaient aussi des ravages. Mais même en dehors de ces excès, ces populations tendent à s'éteindre au contact de la civilisation. Elles paraissent n’avoir qu’un équilibre somatique fragile que le changement atteint, et comme la natalité y est généralement faible, il suffit de peu pour quelle devienne insuffisante. Les Yahgan, peuple fuégien de la Terre de Feu, étaient 2500 en 1870; il en reste aujourd'hui moins de 50; les Ona étaient 3.000; il en reste moins de 150. O.i attribue cette diminution principalement aux maladies contagieuses et à l’alcool. (Cfr. Page, Les derniers peuples primitifs, ch. VIII.) Restent les grandes races, blanche, noire, jaune, elles-mêmes divisées en nombreuses sous-races. On a essayé de déterminer le type physique de l'homme supé­ rieur et on a tenté d’expliquer la valeur de la personnalité par la CHAPITRE III. — LES RAISONS DE L'ORDRE SOCIAL 1/5 forme du crâne (dolichocephalic ou brachycephalic), accompagnée de caractères physiques divers, tels que la couleur des cheveux et des yeux, la pigmentation de la peau, la taille, mais les faits ont démenti les hypothèses. Les peuples supérieurs seraient doli­ chocéphales, la largeur de la tête étant de 75 % de la longueur. Or, beaucoup des peuples les plus primitifs sont dolichocéphales, lit il en est de même de tous les caractères somatiques. On a fait de nombreuses études sur Vhérédité ; en tout pays, les classes supérieures donnent la plupart des hommes de valeur. En Angleterre, on a relevé que les classes supérieures et libérales (4,46 % de la population) ont produit 63 % des hommes éminents, et la classe ouvrière (74,28 de la population) 2,5 seulement. En Allemagne. Maas étudiant 4.421 hommes éminents nés apres 1700 et morts avant 1910, a montré que les classes supérieures (20 % de la population totale) en avaient produit 83,2 %. Les résultats sont les mêmes aux États-Unis. D’après une étude de Sorokine, sur 476 capitaines d’industrie et de finance, 79.8 % d’entre eux sortaient de la classe des commerçants et techniciens. On arrive au même résultat en étudiant l'intelligence chez les enfants. (Cfr. Sorokine, Les théories sociologiques contemporaines, pp. 216-229.) Cette différence héréditaire s'cxplique-t-elle par des causes biologiques naturelles ou par des causes sociales? Il est naturel qu'une classe où les enfants travaillent à un métier manuel à partir de dix ans autrefois, de quatorze ans plus tard, produisent moins d’hommes de valeur qu’une classe où l’éducation, entourée île soins, se poursuit au-delà de vingt ans. On observe même des différences physiques; la taille est plus élevée dans les classes supérieures. Mais n’est-il pas naturel qu’elle le soit dans une 176 LE FONDEMENT DU DROIT classe bien nourrie, et même que les hommes soient plus beaux lorsqu’ils sont bien soignés 1 ? D’ailleurs, à envisager le problème de plus haut, si la valeur est héréditaire, comment expliquer que les peuples qu’on trouve aujourd’hui à la tête de la civilisation descendent d’ancêtres qui étaient dans l'état des nègres de l’Afrique centrale, à l’époque où des civilisations brillantes régnaient en Égypte, chez les sémi­ tes et en Grèce? Ce n’est pas l’immigration de ces anciens civi­ lisés qui a transformé les peuples occidentaux et nordiques, lit si on étudie les origines des classes supérieures actuelles, il ne faut pas remonter loin pour trouver à la plus grande partie d’entre elles des origines populaires. Les aristocraties se renouvellent vite par l’extinction des familles anciennes et l’élévation de familles nouvelles. Tout ce qu’on peut conclure des recherches sur l’héré­ dité, c’est que, dans l’état où les civilisations sc sont trouvées jusqu'ici, il faut d'habitude plusieurs générations pour passer des conditions favorables d'éducation de la classe populaire aux conditions optimales de la classe supérieure. L'homme est dépen­ dant du milieu; les conclusions auxquelles on aboutit sont celles du chapitre précédent sur le progrès. Benjamin Kidd (1858-1916) a opposé à la doctrine de l'hérédité biologique celle de l’hérédité sociale, fruit de l’éducation. « C’est la nature de l’hérédité sociale qui crée un peuple dominant, h (La science de puissance, p. 313). S'inspirant des exemples du Japon et de l’Allemagne contemporains, il estime que l’éducation 1 « Les classes sociales supérieure >unt généralemcni plus grandes que les classes inférieures .... Nous savons que lu croissance du corps dépend en grande parlle d'une espèce déterminée de vitamines contenue dans la nourriture; nous sav naussi que le régime alimentaire des classes sociales siipérir tires a été générith-m.-ni meilleur et a contenu plus de produits riches en ■> \ ¡lamines di- • roi -xüihv que relui des classes inférieures. > (Sorokin, Mobilité société, p. 317.J CHAPITRE III. — LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL I77 peut transformer un peuple en une génération. « Donnez-nous les jeunes et nous créerons une nouvelle âme et une nouvelle terre en une seule génération. » (Ibid. p. 31S.) Cependant, en Amérique, de nombreuses enquêtes ont conclu à une infériorité mentale des nègres. (Cfr. Johnson, Le nègre dans la civilisation américaine, ch. XIX.) Mais les nègres d’Amérique étaient esclaves, il y a un siècle, ont ensuite été cantonnés dans la classe sociale la plus basse, et loin qu’on ait fait effort pour aider leur développement, ils se sont heurtés à des obstacles sociaux do toutes espèces. Malgré cela, la distance entre le blanc et le noir ne cesse de s’atténuer ’. 11 reste simplement de toutes les études sur l’hérédité et les races qu’nn heureux naturel, intelligence et santé, et un bon milieu sont des conditions favorables au développement de l'homme. 11 ne fallait pas tant de recherches pour en arriver là. Mais ne peut-on aller plus loin, et le mélange des sangs ne serait-il pas une condition favorable au progrès? En tout pays, les classes qui ont le sang le plus pur sont les classes inférieures qui se marient sur place. Le mélange des sangs est toujours plus fort dans les aristocraties. D’après une enquête de Frédéric Woods (Hérédité mental' et morale dans les familles royales), les familles royales constituent le milieu le plus favorable au talent. Ayant étudié huit cent individus de cette classe, il y a trouvé vingt-cinq « génies », proportion qu'on ne trouve dans aucune autre catégorie sociale. Mais les familles royales sont aussi celles où le sang est le plus mêlé! L’Empire romain a atteint son apogée au moment où toutes les races s'y mêlaient. Les racistes prétendent qu'il en est mort, mais * Il existe 11110 vaitc littérature sur lu question nègre aux l'tnls-lJnis. Cfr. Gi-.x.xai: The Negro ProNem ut. I .i, y qui donne mie bibliographie fort v i.uplèle. Myudai., .ta .Imerieati 178 LE FONDEMENT DU DROIT après cinq cents ans, et le mélange des races a continué à Byzance qui a tenn la tête de la civilisation pendant près de mille ans encore. Aujourd'hui, l’Amérique, terre par excellence des sangs mêlés, parait prendre la tête de la civilisation, et le pays qui semble devoir lui disputer la direction du monde est la Russie où s’est toujours pratiqué, sous le régime tzariste comme sous le régime bolchévique, le plus hardi mélange de sang avec toutes les populations asiatiques annexées à l’Empire. La thèse du mélange des races est aussi soutenable que celle du racisme; mais toutes deux sont fausses. La civilisation n’est pas une question de race : chacune a son génie et apporte ou peut apporter au genre humain scs qualités; la civilisation chinoise est et sera toujours autre que la civilisation européenne; en accé­ dant à la civilisation, les nègres apportent des éléments qui manquaient au genre humain. Chaque peuple même a son génie. L’apport de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne ne sont pas les mêmes. Même des petits pays comme la Belgique, la Hol­ lande, la Suisse, le Portugal ont des caractères nationaux, et cependant, produits de hasards historiques, personne ne peut prétendre qu’ils correspondent à une race ou même à un rameau de race. Tous les hommes, bien que différents, sont également capables de développement humain. Les individus diffèrent; les groupes diffèrent. Il y a des différences de famille à famille, de village à village, de région à région, de peuple à peuple, de race à race. Le développement du genre humain exige le développement de tous, de tous les hommes, de tous les peuples, de toutes les races. 33. La conscience d’égalité. — En regard de la tendance presque universelle à se croire supérieur ou à ne voir l’injustice que lorsqu'on en est victime, l’élite du genre humain n’a jamais cessé d’affirmer la dignité de l'être humain et le droit profond à l'égalité qui découle de cette dignité. CHAPITRE III. — LES RAISONS DE I.’ORDRE SOCIAL IjCf Les homines sont des semblables ; la société humaine est une société de semblables. Chacun a le même droit à se réaliser, à pour­ suivre son bonheur, son idéal de vie, à épanouir sa personnalité. Le pauvre, le petit ne possède que peu, mais ce peu, son modeste bonheur et l’épanouissement modeste de sa personne, il y a droit, un droit aussi sacré que le riche et le puissant à leurs biens considérables. Ce principe est affirmé par les peuples primitifs aussi bien que dans les civilisations raffinées. Partout, la littérature populaire donne des apologues illustrant ce principe. Citons celui-ci de la Bible : David vient de prendre Bethsabée, la femme d'Vrie. a Jahvé envoya Nathan vers David; et Nathan vint à lui et lui dit : Il y avait dans la ville lieux hommes, l’un riche et l’autre pauvre. Le riche avait des brebis et des bœufs en grand nombre et le pauvre n’avait rien, si ce n’est une petite brebis qu’il avait achetée et qu'il élevait; elle grandissait chez lui avec ses enfant, mangent de son pain, buvant dans sa coupe et dormant sur son sein, et elle était pour lui comme une fille. Un voyageur arriva chez l’homme riche, et le riche ne voulut pas toucher à ses brebis et à scs bœufs pour préparer un repas au voyageur; il prit la brebis du pauvre et l’apprêta pour son hôte. » La colère de David s’enflamma violemment contre cet homme et il dit à Nathan : Aussi vrai que Jahvé est vivant, l’homme qui a fait cela mérite la mort .... » (Il Samuel. XII, 1-5.) On trouve des apologues du même genre dans la littérature arabe, persane, hindoue, chinoise. Ce droit des petits, expression de l’égalité, trouve écho dans toutes les conciences. Dans le récit qu’on vient de lire, David réagit aussitôt avec violence dans le sens du respect de l'égalité, alors qu’il vient de la violer lui-même; et comme c’est un juste, il se repent aussitôt qu’on lui fait observer que la parabole s’applique à lui. Il a cependant violé la règle qu’il accepte intellectuellement, qu’il accepte même de cœur, lorsqu’il ne s'agit pas de lui-même. Le récit biblique montre à la fois comment l’égalité est universellement admise et pourquoi elle est universellement violée. l80 LE FONDEMENT DU DROIT Que la plupart soient incapables d’appliquer leurs principes quand ils sont eux-mêmes en cause pourrait s’expliquer par la faiblesse et ne présenterait pas d’intérêt doctrinal: mais ils sont même incapables d'en percevoir intellectuellement ¡'application. Quand il s’agit d’eux-mêmes, ils croient toujours reconnaître des motifs particuliers qui font dévier les principes, et ceci trouve son fonde­ ment dans l'orgueil à la base de l’esprit de classe et de race. L’orgueil enferme l’homme en soi, lui donne l’impression que ce qui le concerne a une autre résonnance et une autre portée que ce qui concerne autrui, qu’il est un être à part, que toute valeur qui le concerne est absolue, qu’il n’y a de grave et d'important que ce qui le concerne. De là, chez la plupart, l’acceptation théo­ rique et pratique de l’égalité tant qu’il ne s’agit pas d’eux-mêmes sans que ce sentiment, comme l’observe Hauriou (p. 162, note 1) éveille une vertu d’action capable de mouvoir les volontés. Des Européens s’indigneront sincèrement au récit des vexations des nègres aux États-Unis, et des Américains au récit des injustices sociales en Europe. L’esclavage dans l'Antiquité, le servage au moyen âge seront unanimement réprouvés; mais qu’il s’agisse d’une injustice sociale dont on bénéficie, on y trouve des justifications. Une pureté morale suffisante pour ne pas être aveugle dans son cas personnel, juger de la situation d’autrui comme de la sienne, et traiter pratiquement les autres comme des semblables, est le fait d’un perfection morale exceptionnelle. C’est pourquoi les revendications désintéressées de justice, non appuyées sur un intérêt personnel, sont rares. La plupart ne discernent l’injustice que lorsqu’ils en sont victimes et, en réalité, ne sont pas mus par la justice. Ils cherchent leur intérêt et cessent de chercher la justice, quand leur intérêt est satisfait. Le démocrate revendicateur CHAPITRE III. — LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL l8l devient conservateur au pouvoir, et l'esclave affranchi est aussi dur pour ses propres esclaves que son maître l’était pour lui. L’ouvrier qui devient patron est rarement plus juste que le patron de naissance. La revendication active de la justice est donc le fait d'un petit nombre; mais il ne faut pas sous-estimer le sentiment général d’égalité sans lequel les militants de la justice n’arriveraient à rien. C'est en s’appuyant sur ce sentiment diffus, en se servant du sentiment de l'injustice subie chez les uns, en stimulant le sentiment générai chez les autres, par une éducation du sentiment, toujours à reprendre et à reformer, qu’on arrive peu à peu à combattre, les injustices. Ce double aspect s’observe dans tous les mouvements de réforme sociale. Dans le mouvement ouvrier, une élite d’intellectuels désin­ téressés ont soutenu les revendications populaires et se sont servis des aspirations intéressées pour obtenir les réformes que la justice dictait. En Amérique, le mouvement nègre est soutenu par un petit nombre de blancs sincèrement désireux de justice, et il en est de même dans l'ordre international pour le droit des petits peuples. Ce sentiment d’égalité est souvent limité au peuple et même au groupe dont on fait partie, parce que la plupart ont l’esprit trop peu développé pour prendre en considération des valeurs (pii dépassent leur milieu immédiat. L’esprit aristocratique et le nationalisme s’expliquent en partie par là : ce n’est que de la grossièreté. Mais, dans le groupe, on accepte le principe d’égalité fondamentale, une sorte de fraternité qui s’étend à l’étranger quand il devient un hôte. On trouve cela chez beaucoup de barbares. Nous le connaissons bien dans la Grèce antique. Le lien d’hospi­ talité était sacré; en dehors de cela, les Grecs avaient un certain sens de leur appartenance commune à un peuple, mais pour le Ib’2 LE FONDEMENT DU DROIT reste, l’étranger était sans droit; « les lois de la cité n’existaient pas pour lui ». (Fustel de Coulanc.es, La Cité antique, p. 230.) Dans la morale chinoise plus pure que celle de la Grèce, l'idée de l'égalité, sans acception de races, et du devoir d’aiiner tous les hommes se retrouve fort anciennement. Pour Confucius, « l'amour du prochain, c'est ce qui fait l’homme (Tchoung young, XX, 5). Jamais les Chinois ne limitent le prochain à leur peuple; l'idée nationaliste est étranger à la vieille Chine. « Les natures sont très proches l’une de l’autre h, dit encore Confucius (Lun-Ytt, XVII, 2). « Les mœurs et les habitudes les différencient. • Dans 1* Antiquité gréco-latine, l’idée de l’égalité entre les hommes, l'idée du genre humain, n'apparaît qu'assez tard de façon explicite, chez les cyniques d’abord, à partir du IVe siècle avant notre ère. Les cyniques prônent le retour à la nature en réaction contre la civilisation amolissantc et tournent en dérision toutes les valeurs sociales. Le principe que tous les hommes se valent leur sert à combattre l’orgueil racial des Grecs. Plus tard, les stoïciens. héritiers des cyniques, insistent sur la pensée que tous les hommes se valent. C’est surtout en réaction contre l’esclavage qu’ils en parlent *. Les grands stoïciens de l’époque romaine parlent même 1 « Des esclaves! » s’écrie Sénèque, ■ dis plutôt des hommes. Des esclaves! dis des camarades. Des esclaves! dis des compagnons d’esclavage .... Celui que tu appelles esclave est né de la même semence que toi, il jouit du même ciel, rvspinlr même air. vil et meurt comme toi. • (Lettre 78 à Lueillius.) • Il n’y a d’esclave naturel que celui qui ne participe pas à la raison; or cela n'est vrai que des bêtes et non des hommes. L'âne est un esclave destiné par nature à porter nos fardeaux, parce qu'il n’a pas en partage la raison et l’usage de. la volonté. Si >e don lui avait été fait, l’âne se refuserait légitimement à notre empire; il serait notre égal et notre semblable. » (I-.pictète, dans Arrie», fíisitrtatfons Si l'intelligence est commune à tous les hommes, la raison aussi, par où nous sommes des êtres raisonnables, nous est commune; si la raison, aussi cette raison impérative qui ordonne ou défend; si la raison impérative, aussi la loi; si la loi, nous sommes concitoyens; concitoyens, nous participons tons à un certain gouvernement: et donc l'univers est comme une cité. • Penses, IV. 4.) CHAPITRE III. — LES RAISONS DE LORDRE SOCIAL iSj de fraternité humaine et la fondent sur une filiation divine, car les hommes sont une émanation de la divinité et ils doivent respecter les uns dans les autres l'esprit divin qui les anime. Cette doctrine se fonde sur un panthéisme assez vague : les stoïciens sont plus moralistes que métaphysiciens. On fait honneur à ces écoles d’avoir été les premières à affirmer explicitement l’égalité des hommes comme tels, et leur générosité contraste avec l’étroitesse d’un Aristote modelant ses conceptions sociales sur les préjugés courants; mais ces penseurs, tout en réagissant vigoureusement contre l’esprit du milieu, s'appuient en même temps sur des sentiments diffus qu’ils essaient de dégager des préjugés et des intérêts, car ils procèdent plus par affirmations énergiques que par raisonnement. Si l’égalité avait semblé intellec­ tuellement absurde, ils auraient dû argumenter davantage. L'égalité correspond à une vue spontanée de l'esprit étouffée pal­ les passions et les égoïsmes, mais acceptée partout de façon théorique, et le travail des idéalistes épris de justice sociale consiste plus à dégager cette pensée qu’à la prouver. 34. La fraternité chrétienne. — Pour comprendre l’action du christianisme dans le domaine qui nous occupe ici, il faut le situer dans l’atmosphère générale qui vient d’être esquissée. 11 imprime aux idées d'égalité, de fraternité, de communauté humaine un mouvement, un relief qu’elles n’ont jamais eu; c’est lui qui en fait l’idée-force de la civilisation occidentale. A première vue, si on compare des textes isolés, la fraternité chrétienne ne diffère pas beaucoup de conceptions semblables qu'on peut glaner chez beaucoup de sages. Sénèque n'écrit-il pas que •• ce tout dont nous faisons partie forme une unité et que cette unité est Dieu : nous en sommes les membres, et la nature fait ainsi de nous une famille (Ad Lucil.. 91,95). Le Nouveau Testament 184 LE FONDEMENT DU DROIT s'exprime à peu près de même. Mais « ce qu’il y a de nouveau c’est l'accent » et l'ensemble de doctrine et d’action où cette idée s’insère. « L’originalité des toujours aux formules qui doctrines les résument. ne se mesure pas faut pas Il n'en seulement voir la lettre, mais l’esprit et l’accent .... Dans toute les religions, il y a des préceptes en faveur des faibles, des mal­ heureux, des opprimés. Mais il semble que toute la morale du christianisme soit faite pour ceux-là. » (Janet, Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale, I, pp. 279-281.) Le christianisme n’est pas seulement une doctrine enseignée par un sage, il est avant tout manifestation de l’amour divin, et l’immo­ lation du Christ n’est pas seulement le sacrifice d’un homme à son idéal, il est témoignage de la volonté de Dieu de tout mettre en œuvre pour s’unir le genre humain. Le christianisme est manifestation de la paternité divine : Dieu est un père; il aime les hommes plus qu’aucune créature n’est même capable de le concevoir, il veut les attirer à lui et se les unir, les faire bénéficier de sa perfection, de sa gloire, de son bonheur à un point qui dépasse ce que l’intelligence humaine peut exprimer conceptuellement, d’une façon qui ne trouve de commune mesure que dans son être ineffable; cette union, il la veut aussi étroite que sa nature divine le permet. Le Christ est venu sauver les hommes; sa vie, son existence même n'ont pas d’autre but; les hommes sont tous appelés à participer par lui à la même vie divine; en lui, ils sont frères, fils d’un même père et cette filiation commune l’emporte sur toutes les différences. Frères, ils sont appelés à une œuvre commune, l’œuvre de Dieu sur la terre, royaume de justice et d’amour; frères, ils doivent s'aimer entre eux comme le Christ les a aimés, comme leur Père du ciel les aime; leur amour mutuel est participation à l’amour CHAPITRE III. — LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL I$5 même dont Dieu les aime. 11 n'y a plus entre eux de differences : •> Dans ce renouvellement (du baptême), il n'y a plus ni Grec ou Juif, ni circoncis ou incirconcis, ni barbare ou Scythe, ni esclave ou homme libre, mais le Christ est tout en tous. » (Saint Paul, Coloss. Ill, ii.) La charité fraternelle, l’amour de tous les hommes, le désir de les sauver, de les purifier, de les rendre heureux, de les conduire à une destinée de gloire surhumaine, forment l’âme du christia­ nisme. On est chrétien dans la mesure où on vit cet amour du prochain. La fraternité efface les différences : c’est un des thèmes fonda­ mentaux de l'enseignement chrétien, Thème moral : le christianisme n’est pas une doctrine sociale; il ne vise pas à réformer la société mais à réformer les âmes. Le prédicateur chrétien ne s’attache pas aux questions proprement sociales, c’est-à-dire aux ques­ tions d’organisation sociale; il s'attache à développer les sentiments qui transforment la vie à l’image du Christ. Et en réaction contre tous les orgueils, il prêche la fraternité qui développe tant d’amour que les différences perdent leur importance. « La loi humaine peut reconnaître des différences; elles sont sans valeur aux yeux du Seigneur commun qui est, à un litre égal, le bienfai­ teur de tous. » (Saint Jean Chrysosto.me, Hom. 22 sur l’É-fntre aux Éphésiens.) Ce qui donne au christianisme son mouvement propre, c’est que Dieu aime tous les hommes, quelque misérables, inintelligents, barbares, quelque corrompus même qu'ils soient, que le Christ est venu sauver les malheureux et les pécheurs, qu’en réaction contre les orgueils et les exclusivismes, c’est vers les pécheurs, les parias, les méprisés qu’il se tourne de préférence. Il semble avoir une préférence pour ceux qu’on méprise, même à bon droit. C'est aux âmes qu’il s’attache. Tout homme a une âme à l’image i86 LE FOX DEMENT DU DROIT de Dieu; tout homme est aimé de Dieu, parce qu’il est image de Dieu, créé par Dieu pour être aimé. Le Christ est mort pour tous. Être chrétien, c’est donner sa vie pour ses frères. Ceci fait une différence fondamentale entre le christianisme et toute doctrine philosophique. Sénèque, Confucius ont pu tenir des propos assez semblables; ils proposent des vérités plus qu’ils n’entraînent à l’action. L’enseignement, dans le christianisme, n’est qu'en vue de l’action, et l’action chrétienne n’est pas centrée sur soi, sur une recherche de perfection dont l’auteur reste l’objet, mais sur un don où on s’oublie. Si les hommes sont frères, ils sont des semblables : de la frater­ nité, on passe sans transition à l’égalité. Le sentiment chrétien incline à réagir contre l’importance attachée aux différences sociales ou autres, et comme le monde est plein d’injustices, comme, de tout côté, les privilégiés, les bénéficiaires de situations acquises, peuples dominants, classes dominantes, développent toutes les formes d’orgueil, racial, national, orgueil de classe, de famille, de puissance, l’élite chrétienne réagit violemment, comme le Maître en a donné l’exemple. De là un état d’esprit où certains ont trouvé un « anarchisme chrétien d, un mépris des exigences sociales. En isolant des textes de moralistes chrétiens, on peut les présenter comme adversaires des conditions les plus légitimes de la vie sociale; on ne s’en est pas fait faute pour des motifs divers. On a cherché à capter le christianisme au service de toutes les causes politiques et sociales; mais si on veut comprendre le chris­ tianisme, on doit se rappeler qu’il est moral, que son œuvre propre est de proposer une attitude personnelle de fraternité, d’estime pour les valeurs morales, pour la pureté, de détachement à l’égard de tous les biens de la terre, simples instruments au service du Royaume et du bonheur de ses frères. CHAPITRE III. — LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL 187 Aucune doctrine n’a fait davantage pour développer le senti­ ment égalitaire. C’est au christianisme que le monde moderne doit l’immense mouvement démocratique qui le caractérise, et ce n’est pas un hasard que ce mouvement démocratique soit né et se soit développé dans les pays imprégnés de christianisme depuis des siècles. Nous exposerons dans le volume suivant l'égalitarisme des auteurs chrétiens anciens et le mouvement général de revendi­ cations égalitaires qui s’est étendu dans les temps modernes à tous les aspects de la vie sociale. On l’a déjà dit : c’est un des aspects fondamentaux du droit naturel; il reviendra à propos de toutes les questions sociales. 35. Égalité et différence. — Les hommes sont à la fois semblables et différents, semblables par nature, différents par les caractères propres à chacun. A propos de la notion de nature (n° II), on a vu qu’elle est susceptible d’applications diverses. L'unité de nature sc concilie avec les différences de groupes et les différences individuelles. Entre l'espèce humaine et l'individu, s'échelonnent des groupes de toutes sortes qui ne se recouvrent pas, mais s’entrecroisent. La différence de groupe la plus impor­ tante est celle entre les hommes et les femmes. Les différences d’âge ensuite : un enfant ne doit pas être traité comme un vieillard, ni un adolescent comme un adulte. D’un autre point de vue, les races, les peuples sont différents, les classes même, les familles, et toutes ces différences trouvent finalement leur expression dernière dans les différences individuelles qui portent la marque de tous les groupes auxquels l’individu se rattache, traduite par les traits propres de la personnalité et unifiée en elle. Chaque homme porte ainsi en lui un monde. i8S LE FONDEMENT DU DROIT On retrouve la même notion d'égalité et de différence dans toute étude de l’homme, en morale aussi bien qu’en anatomie ou en physiologie. Les traités décrivent une nature humaine anatomique, et tous les hommes sont différents. Le cœur, le foie, les bras, les jambes ont chez tous des caractères communs, mais diffèrent selon les races, les civilisations, les hérédités, les individus. 11 y a une règle morale commune à tous, et cette règle s’applique différem­ ment à chacun, de même qu’à chaque groujje, au point qu’on |>eut parler de morale professionnelle stipulant des devoirs et des vertus propres à chaque profession. Parmi les différences, les unes se conçoivent w un plan d’égalité, comme entre l’homme et la femme, tandis que d’autres entraî­ nent inégalité, par exemple entre parents et enfants, entre maîtres et élèves, entre dirigeants et dirigés. Les inégalités peuvent à leur tour être personnelles ou fonction­ nelles. L'inégalité fonctionnelle ne suppose aucune inégalité de nature. L'enfant peut être supérieur à ses parents à tous points de vue personnels; il peut être plus beau et mieux portant, plus intelli­ gent et plus vertueux. Il doit cependant obéir à ses parents; ceux-ci sont ses supérieurs, et de meme l’élève par rapport au maître, le subordonné quel qu’il soit par rapport à celui qui a le droit et la mission de lui commander. Le supérieur fonctionnel peut être inférieur à son subordonné en tout ce qui ne concerne pas l’exercice de sa fonction. L’agent de police qui règle la circulation à un carrefour est un fonctionnaire modeste; mais dans l’exercice de sa fonction, il est le supérieur de tous. Les plus hauts digni­ taires de l’État doivent s’arrêter s’il leur fait signe, et même son supérieur hiérarchique. Mais, du moment qu’il n’est plus en fonction, son pouvoir tombe. CHAPITRE III. -- LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL l8(J Nous verrons qu’il en est ainsi pour les chefs d’État et tous les gouvernants, pour les parents dans la famille et pour le mari dans le ménage, pour tous les dirigeants quels qu’ils soient. Mais ils refusent en général d’admettre que leur supériorité soit purement fonctionnelle et prétendent à une supériorité de nature. Beaucoup de désordres sociaux n'ont pas d’autre cause. Le cas le plus flagrant est celui des parents. 1-a supériorité de nature est nulle. Tous les hommes deviennent parents, sauf exception, et on n’est pas père ou mère à cause d’une valeur exceptionnelle. Il n’y a d’autre part aucun motif pour que les enfants soient inférieurs à leurs parents. Cependant les enfants doivent obéissance à leurs parents aussi longtemps que leur éducation le demande, et continuent ensuite à leur devoir déférence et affection. A leurs parents, non aux parents des autres. Les parents n’ont pas à justifier d une valeur personnelle. Il suffit qu’ils soient les parents. Il en est de même du respect que les jeunes gens doivent à leurs aînés, de l’obéissance et du respect que le subordonné doit à son chef. Un lieutenant peut être supérieur à son général, et s’il devient général, il sera meilleur général; mais tant qu'il est lieutenant et l’autre général, il lui doit obéissance, dans la limite de ses fonctions, et respect. Mais l’inégalité est parfois personnelle, résultant de la nature individuelle. Les uns sont plus robustes, plus intelligents, plus énergiques, plus travailleurs, plus équilibrés que les autres. Ceci sont de véritables inégalités de nature. Pour apprécier ces inégalités de nature, il faut ¿‘citer de les forcer et d'attribuer à la nature des inégalités acquises. Ainsi les inégalités de civilisation, d’instruction, d’éducation, de vertu. Ceux qui bénéficient de ces inégalités acquises les attribuent souvent à la nature, et en prennent prétexte pour s'attribuer des droits naturels. iqo LE FONDEMENT DU DROIT Nous avons vu la manifestation de ce sentiment dans les orgueils de race onde nations. Les Européens se sont crus supérieurs par nature, parce qu’au xix« siècle, leur civilisation était supérieure. Mais l'histoire ne permet d'attribuer à aucun peuple ni à aucune race une supériorité de cette espèce. Les Européens se sont crus supérieurs aux jaunes, mais il a suffi d’un demi-siècle pour que ceux-ci dissipent cette illusion. Beaucoup d’Européens continuent à sc croire supérieurs aux nigres; mais ceux-ci, à leur tour, regagnent rapidement leur retard. Et entre Occidentaux, on discute à perte de vue la supériorité d’un peuple sur un autre : en réalité, ils sont tous différents sans qu’on puisse dire l’un supérieur par nature. Tour à tour, par suite de circonstances trop nombreuses pour qu’on puisse en faire une analyse complète, l’un, puis l'autre domine; tel peuple semble incapable de discipline politique, mais l'emporte dans les arts ou la littérature; l'un est plus politique, l’autre plus intellectuel, le troisième plus commerçant. Ils diffèrent, mais qui pourra, en pleine connaissance de cause, déclarer l’un supérieur? Un des problèmes de l’égalité est de mettre à la portée de Ions les moyens de développement que la civilisation comporte, à la portée de tous les peuples, de toutes les classes, de tous les individus. A supposer qu'on y arrive, il reste les inégalités personnelles. Celles-ci sont incontestables, bien que fortement accrues par les inégalités sociales. S’il y a des classes instruites, c’est que le bienfait de l’instruction n’est pas mis à la portée de tous; si l’éducation est réservée à certains milieux, c’est pour le même motif; et encore s'il y a des classes où la santé est meilleure. Pourtant, quelle que soit l égalité du point de départ et des moyens de développement, il restera des hommes plus vigoureux, plus intelligents, plus équilibrés; et parmi les inégalités acquises, il en est d'origine personnelle. Celui qui travaille plus, étudie plus, se domine davantage, arrive à une supériorité. CHAPITRE III. — LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL IQI Tout ceci, on le voit, est assez compliqué et explique les équivoques qui planent sur les discussions égalitaires. Les controverses en matière sociale sont généralement à base de vues simplistes où les mots sont employés sans précision. Dans le cas présent, les uns déclarent les hommes égaux par nature, les autres les déclarent inégaux par nature aussi, et les uns comme les autres mettent en avant des faits exacts. Leur apparente contradiction vient de ce qu’ils ne distinguent pas la nature spécifique de la nature individuelle. Les hommes ont entre eux une égalité fondamentale qui vient de leur nature commune, âme et corps, de ce que l’homme est une personne, l’être souverain sur la terre ayant sa tin propre aussi noble, aussi respectable que celle des autres, et que nul homme ne peut donc être subordonné à un autre. Mais, par ailleurs, ils présentent des inégalités individuelles dont on doit tenir compte, puisqu’elles sont réelles. Il s’agit ici d’organisation sociale, c’est-à-dire de la manière dont les hommes doivent être traités dans la vie commune. Dans la communauté humaine, on doit accorder à chacun la place corres­ pondant à sa valeur personnelle et à la fonction qu’il exerce, mais celle-ci encore doit être déterminée par la valeur personnelle. Et il en est ainsi des groupes comme des individus. 11 est vrai qu’un peuple plus civilisé peut avoir un droit de tutelle sur un peuple moins civilisé. Nous retrouverons cette question à propos de la colonisation. Mais l’égalité de nature se retrouve dans la reconnaissance de ces inégalités personnelles ou fonctionnelles, car les inégalités ne sont justes qu’appliquées selon une règle d’égalité. I^s hommes ont droit qu’on leur applique à tous la même règle. Si on refuse un diplôme à quelqu'un, non parce qu’il est ignorant, mais parce qu’il est noir ou qu’il est du sexe féminin, ou encore simplement 192 LE FONDEMENT DU DROIT parce que sa figure est déplaisante, on porte atteinte à la règle d’égalité qui lie la collation du diplôme à la valeur scientifique. Si le diplôme témoigne de connaissances, ceux qui manifestent ces connaissances ont droit au diplôme et ils sont seuls à y avoir droit. Traiter celui qui montre plus de valeur ou qui rend plus de services de la même façon que celui qui en montre ou en rend moins, est le traiter comme une créature inférieure. Si l'un rend plus de services que l’autre, il a droit à une considération propor­ tionnée; le mettre à égalité avec celui qui rend moins de services est le traiter selon une règle d’inégalité. La règle d’égalité peut donc s’exprimer ainsi : à mérite égal, à valeur égaie, à travail égal, situation égale. Comme les hommes sont de valeur, de mérite, de travail inégaux, l’égalité de traite­ ment leur assigne des situations inégales. Les inégalités sociales justes découlent de l’égalité de nature. Celles qui ont un autre fondement sont injustes L De plus l’égalité se retrouve dans le caractère sacré de toute destinée. Les hommes, nous l’avons vu, ont tous le même droit à pour­ suivre leur fin. Le travailleur modeste trouve sa perfection dans le travail proportionné à ses moyens, comme l’artiste de génie dans son œuvre. Le maçon et le gâcheur de plâtre ont un droit aussi sacré au respect de leur activité que le savant ou l’homme d'État. Dans la tradition chrétienne, priver l'ouvrier de son salaire était considéré comme un péché particulièrement grave. L’objet du droit peut varier; le droit d’un homme à ce qui correspond à sa forme propre de perfection est toujours également sacré. ‘ L’hérédité retid le problème un peu plus difficile. Liée à l’ordre familial, elle a une part de légitimité, si l’ordre familial est légitime; elle a une part de nécessité, si l’ordre familial est nécessaire. On en parlera dans les volumes suivants à propos de la famille et de la propriété. CHAPITRE III. — LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL 193 De nos jours, on relève la même idée en pédagogie. On se rend compte que les intérêts de l’enfant que l’adulte prend à la légère, peuvent être graves pour l'enfant, et que des enfants sont parfois profondément blessés lorsqu’on traite à la légère ce qui est grave pour eux. L’enfant étant un être humain a droit qu’on respecte ce qui est important pour lui; et ce droit est celui de tout humain. C’est une application de l’apologue de Nathan cité plus haut. Ainsi se présentent les différences entre les hommes et la justice dans les inégalités. Comme la plupart, préoccupés à peu près exclusivement d'eux-mêmes, trouvent négligeables les droits d’autrui et sacrés les leurs propres, et comme, en conséquences les socialement forts se servent de leur force pour développer leurs privilèges au détriment des faibles, on comprend que les défen­ seurs de la justice penchent aisément vers un égalitarisme plus ou moins radical. 36. La justice commutative. — La première forme d’égalité s’exprime par la justice commutative. La justice commutative exprime le respect de l’homme par l’homme. Elle régit les rapports entre individus et exige qu’on traite son semblable en semblable, que, par conséquent, on n’exige pas de lui plus qu’on ne lui donne L La portée de la justice commutative dépasse ce que son nom évoque Le terme est traditionnel; l’origine qui remonte aux Grecs s’explique 1 La justice est l’acte par lequel j’affirme la valeur de l’individualité, tant la mienne que celle d’autrui, c’est-à-dire la valeur de ce caractère que noua avons d’étre exclusifs et extérieurs les uns aux autres. La justice est la reconnaissance «*t l’affirmation de mon prochain en tant qu’fl«/re; pour employer un langage très moderne, nous dirons que la justice voit dans l’homme un lui. » (Madixier, Conscience et amour, p. 62.) Otto formule qui cherche à renouveler les formules traditionnelles ne change rien aux idées, mais obscurcit les termes. Lrclercq, T. I. 7 194 LE FONDEMENT DC DROIT par l'étymologie : on y a vu d’abord la justice qui préside aux échanges. Aristote, qui est à l’origine de la tradition, dit simplement que cette forme de justice est » directrice des contrats • (éthique à Nicomaque, V. II) comme si le mot ne posait pas de problème et était déjà entré dans l’usage. Les Athéniens étaient des commerçants. Mais la justice commutative dépasse les échanges. Elle dirige l’ensemble des relations entre individus, dans la mesure où celles-ci expriment le respect du semblable; on l'applique à l’homicide, à l’adultère, au vol. Elle exprime l’interdiction pour l'homme de se subordonner son semblable. L’homme doit sacrifier son intérêt, lorsque celui-ci se heurte au droit d’autrui; il ne peut poursuivre su fin propre au detriment d’autrui. Mais les mots sont trompeurs, car cette lin à laquelle l’homme renonce n’est pas sa fin véritable; sa fin, c’est sa perfec­ tion dans l’ordre, en prenant la place qui lui revient dans l’ensemble, en accomplissant son œuvre dans l’œuvre commune du genre humain. Prétendre poursuivre sa fin en dehors de cet ordre, en se soustrayant à son œuvre, est s’écarter de sa lin. Être subordonné, l’homme ne réalise sa perfection que s’il en accepte les conditions. u Par la raison, l'homme peut s'élever à la moralité, c’est-à-dire à la dépersonnalisation de l’eflort. Non pas que sa personne ne compte plus : elle com; te mieux, puisque c’est ainsi qu’elle aboutira ; niais elle compte à son rang, en tant que bien en coordination avec d'autres biens; en tant que personne liée à d'autres personnes pour l'obtention d’une lin commune, -a (Sertillanges. La justice chrétienne, p. 90.) La tradition chrétienne a fouillé tous les aspects de la justice commutative. Les casuistes ont étudié minutieusement ses applica­ tions. Quand on parle de justice sans plus, c’est généralement de justice commutative qu'il s'agit. Saint Thomas dont les synthèses sont au point d? départ des études modernes insiste constamment sur l'égalité que la justice implique : Ce qu'on qualifie de juste dans CHAPITRE III. — LES RAISON’S DE L'ORDRE SOCIAL I95 notre action est cc qui répond à une égalité de l’autre, comme la récompense due pour un service rendu. (Summa thcol., Ha Hae, (,). 57, art. i, c.) Le droit ou le juste est une œuvre adaptée à autrui selon un mode d’égalité. (Ibid., art. 2. c.) Le nom même de justice comporte une notion d’égalité. » (Ibid. Q. 58, art. 2. c). Pas de justice entre êtres foncièrement inégaux : c’est pourquoi il n’y a pas à. proprement parler de justice dans nos rapports avec Dieu « parce que nous ne pouvons rendre à Dieu l’équivalent de ce que nous recevons de lui (Ibid. Q. 57, art. 1, ad 3.) La justice commutative s’exprime couramment par des adages qui sont des formules d’égalité : donnant donnant. Stricte règle d’équivalence : je dois aux autres ce qu’ils me doivent, et si quelqu’un me fait tort, j’ai droit en réparation à l’équivalent, exact du tort. l^i justice commutative est ainsi le (acteur premier de paix entre les hommes. Elle ne constitue cependant qu'une première étape. Purement statique, étrangère à l’entr’aide, elle donne une base essentielle à l'ordre. Sans justice commutative, fixant exactement les limites du respect de l’homme par l’homme, l’entr’aide est illusoire et peut mener aux pires déviations. La justice commutative exprime le caractère sacré de l’être humain, son droit absolu au respect. Elle subit une crise de nos jours, parce que beaucoup des théories sociales inspirées du bien commun sacrifient ce droit de l’homme et aboutissent à le sacrifier à une communauté dont on ne peut préciser la nature si on cesse de tenir compte des hommes qui la composent. Ainsi s’expliquent certaines monstruosités proposées au nom du bien commun par des mouvements comme le nazisme et le communisme. Le bien commun n’est vraiment bien commun que si, pour commencer, il respecte l’homme et tient compte de son droit à être traité en égal de tout autre. 196 LE FONDEMENT DU DROIT 37. La justice distributive. — La justice distributive est la règle de l'égalité dans l'inégalité sociale. Ici apparaît l’idée de communauté sociale. La justice commuta­ tive n’exige que deux hommes en présence; clic n'exige pas de lien social. La justice distributive suppose une communauté organisée et des avantages à partager. Elle est par excellence vertu des gouvernants. C’est elle qui met chacun à sa place selon sa valeur propre et les services qu’il rend. Elle est inséparable de la justice générale dont on parlera ultérieurement, et qui est souci du bien commun. Mais la justice distributive, avant tout, s'attache à l'individu. Elle le traite selon son mérite. La notion de justice distributive que nous donnons ici est une conception moderne. « Nos bons aïeux d’avant l’âge de la théologie morale classique, s’ils parlaient de justice distributive, devaient s’en faire une assez, pauvre idée. Us ne songeaient pas, sans doute, qu’en veillant à la sécurité commune et à la commune protection des droits, le pouvoir public exerçait déjà une vraie justice distributive. Puis le domaine de juridiction était en ce temps-là moins nettement séi>aré du domaine de propriété; le territoire et même, quelque peu, le peuple, étaient censés appartenir au prince; et toutes les fonctions de l'État rentraient dans la compétence du souverain. Par conséquent, celui-ci disposait à son gré des emplois publics. La justice distributive inter­ venait. lorsque les caisses de l’État — si le cas s’est jamais présenté — offraient un excédent de biens ou de ressources disponibles, dont le Gouvernement n’avait que faire. Il s’agissait, dans cette hypothèse, de répartir cette richesse proportionnellement entre les citoyens, à peu près comme on donnait aux soldats une juste part de butin. On retrouve trace de cette conception dans Molina, De Justifia, tr. 1, d. 12, n. 3 et 8. » (Vermebrsch, Principes de morale sociale, p. 43.) Sans doute, les cas d'application de la justice distributive ainsi conçue étaient-ils un peu plus fréquents que Venneersch ne paraît le penser. La distribution du butin entre les soldats, de terres entre CHAPITRE III. — LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL II)/ conquérants, de profits entre associés, tombait sous la définition. Quoi qu’il en soit. Celle-ci restait étroite. La justice distributive entre en jeu aussitôt que sc forme une association quelconque. Lorsque les dirigeants d’une entreprise s'attribuent une part de bénéfices disproportionnée à leur travail et à celles qu’ils accordent à leurs collaborateurs, ils pèchent contre la justice distributive. De même des parents, des maîtres qui ne traitent pas leurs enfants, leurs élèves, selon une règle d’égalité. Lit justice distributive est difficile à déterminer autant qu'à pratiquer. Les valeurs humaines et les services sociaux sont si divers qu’on n’arrive jamais à en considérer tous les aspects. 11 y entre tant à’éléments incomparables entre eux qu'on en méconnaît presque toujours certains, tandis qu’on en surévalue d’autres. C’est pourquoi la justice distributive n’est jamais parfaitement réalisée; mais on doit essayer et on y parvient plus ou moins. Cependant la plupart des hommes s'estiment méconnus. Il est vrai qu’eux-mêmes sc font volontiers des illusions sur leur valeur et que les gouvernants sont parfois injustes; mais, en supposant gouvernants et gouvernés loyaux et désintéressés, il est souvent impossible d'arriver à une synthèse exacte de la valeur des citoyens, les composants de cette valeur globale résul­ tant d’éléments disparates sans commune mesure. Comment établir une hiérarchie et des rapports quantitatifs entre les valeurs intellectuelles et morales? Comment mesurer l'utilité sociale de sendees intellectuels et matériels, l’utilité de l'activité technique fabriquant des produits nécessaires et celle de l’enseignement développant l'esprit? Ces valeurs sont d’ordres différents, et si, en principe, la valeur morale l’emporte sur la valeur intellectuelle, un homme intelligent peut cependant rendre I98 LE FONDEMENT DU DROIT plus de services qu’un homme plus vertueux et moins intelligent; de même si, en principe, l’activité intellectuelle l’emporte sur l’activité matérielle, un producteur de biens matériels nécessaires peut rendre plus de services qu’un intellectuel .... Comment hiérarchiser, du point de vue social, qui est celui de la justice distributive, les services que rendent un père de famille, un industriel, un philosophe et un général? A cela s’ajoute une égale difficulté ri hiérarchiser les avantages sociaux, car eux non plus ne se prêtent pas à des comparaisons quantitatives. S’ils se bornaient à des valeurs matérielles, on pourrait, dans une certaine mesure, établir une règle des propor­ tions. Mais les valeurs morales ont autant d’importance, et sont parfois inextricablement mêlées aux avantages matériels. L’argent, dans notre société, est la valeur matérielle fondamentale qui permet, en général, de se procurer les autres, mais pas toutes. Dans les administrations, les employés attachent souvent beaucoup d'importance à disposer d’un bureau personnel. Lorsqu’ils arrivent au degré de la hiérarchie où il devient possible de ne plus travailler dans une salle commune, ils se disputent le privilège : avantage matériel, mais avec une part morale, parce que le bureau personnel est un signe d’importance. Les avantages moraux sont de toute espèce. La plupart se rattachent à la considération. L’homme désire être estimé; il souffre du mépris; il souffre d’être un inférieur ou, du moins, d’être traité en inférieur par rapport à d’autres qui ne lui paraissent pas supérieurs; et ce besoin de considération, d'honneur, s’accroît à mesure que les besoins matériels sont satisfaits. Dans l’extrême nécessité, dans l’insécurité, on vise d’abord la vie assurée, mais aussitôt qu’on jouit d’un minimum d’aisance, la question du rang et de la considération prend place. CHAPITRE III. — LES RAISONS DE L'ORDRE SOCIAL IÇÇ) Les avantages matériels sont souvent appréciés en raison des marques d’honneur ou d’importance sociale qu’ils comportent. Dans un milieu où la plupart ont une voiture et s’habillent avec un certain luxe, on sc sent déconsidéré de ne pouvoir en faire autant. Dans une société où le peuple va nu-pieds, on ne souffre pas de manquer de souliers; mais, si le milieu social y voit une marque de misère, celui qui n’a pas de souliers souffre de déconsi­ dération. En réalité, il ne s’agit pas d’un besoin matériel, car l’homme peut vivre et être bien portant nu-pieds. Le mouvement ouvrier a donné la preuve de cette importance des valeurs morales. Dans les débuts, il n’était question que de remède à la misère et on ne s’occupait que d’avantages matériels. Par la suite, l’aisance ouvrière se développant, les ouvriers ont souffert davantage d’être « la classe inférieure » et le désir d’être honorés s’est développé. L'ouvrier, même bien payé, souffre du manque de considération ; il désire faire de scs fils des employés, même s’ils ne gagnent pas davantage, parce que l’employé est un « monsieur », et les mouvements ouvriers doivent s’attacher, non seulement à améliorer les conditions matérielles du travail manuel, mais à le valoriser moralement en exaltant sa dignité et son impor­ tance sociale. Ce mouvement est très fort dans les classes supérieures. Entre deux professions, beaucoup choisissent la moins rémunérée parce qu'elle est plus honorée. Le commerçant enrichi pousse son fils à devenir un universitaire, parce que les professions universitaires sont plus considérées. Cependant, elles sont souvent moins rémunérées. Au lieu de reprendre les affaires de son père, le fils d’un homme d’argent devient officier, magistrat. On n’a peut-être jamais vu un magistrat devenir charcutier, bien que le métier soit sensiblement plus rémunérateur. ¿oo LE FONDEMENT DU DROIT Ce phénomène se retrouve en tout pays. Dans le roman drè$ saint Thomas d'Aquin. CHAPITRE III. — LES RAISONS DE l.’ORDRE SOCIAL 225 où, par le développement des moyens de communication, la civili­ sation devient un bien commun c( où les peuples adoptent un rythme d’échanges qui les rend dépendants les uns des autres. 44. Le problème de l’altruisme dans la philosophie moderne. — Le problème de l’altruisme et de la justice générale s’est posé dans la philosophie moderne à la fois sows l'in fluence du christianisme et en réaction contre lui. D’une part, la philosophie se sépare de la religion; on cherche à formuler des synthèses sans tenir compte de la révélation; beaucoup de philosophes repoussent le Dieu providence. Or, nous l’avons vu, l’idée de fraternité humaine a toujours eu une base religieuse, et, en dehors de cela, les esprits n'ont pas dépassé celle de solidarité sociale, limitant l’entr’aide aux membres d’une société. D’autre part, le christianisme a donné un tel relief à la frater­ nité humaine et à l’entr’aide universelle que ces notions sont devenues des évidences, évidences sociales acceptées avant toute réflexion, et s’imposant aux philosophes sous peine de heurter le sentiment général. D'autre part encore, le développement de la vie internationale amène à prendre conscience de la solidarité entre nations. Le bien commun de l'humanité devient une réalité grandissante. Vérité d’évidence première, le devoir de justice et d’entr’aide tend à devenir le seul fondement de la morale. L’enseignement traditionnel de la morale chrétienne distingue les devoirs de l’homme envers Dieu, envers lui-même et envers le prochain. Les devoirs envers Dieu disparaissent; les devoirs envers soi-même passent à l'arrière-plan, privés de base s’ils ne sont plus fondés sur la croyance en un être supérieur qui les impose. Restent les LECLERCQ, T. I. S 226 LE FONDEMENT DU DROIT devoirs envers autrui. On va chercher à en faire la base unique de la morale et du droit. Et alors que l’amour du prochain a été propagé et imposé aux esprits par le christianisme, on assiste à ce curieux retour que beaucoup de mouvement d’idées modernes reprochent au christianisme de ne pas s'y attacher suffisamment, parce qu’il le subordonne à Dieu et que, désormais, on veut faire de l’amour du prochain pris en soi le seul fondement de la morale, le principe premier qui ne demande pas de justification au delà de lui-même. Du point de vue intellectuel, les deux tentatives principales, en ce domaine, sont celles de l’utilitarisme et du positivisme. 45. L’altruisme à base sentimentale et l’utilitarisme. An XVIe siècle, se produit une renaissance de l’épicurisme qui réduit la morale à la recherche du plaisir. Mais le monde occidental est chrétien : l’altruisme méprisé par Epicure s’impose à scs disciples modernes. Ils vont donc essayer de le ramener à /’egoïsme, en expliquant par la recherche du bien propre le dévouement au bien d'autrui. C’est en Grande-Bretagne que l’école trouve ses principaux théoriciens. Hobbes (1588-1659) ne veut voir dans la bienfaisance que le plaisir île la domination, celui qui accorde un bienfait marquant sa supériorité sur celui qui le reçoit. Explication psychologique un peu courte, qui ne pouvait satis­ faire longtemps les esprits. D’ailleurs la philosophie de Hobbes se base sur une conception pessimiste de l’homme, qui ne pouvait non plus résister à la vague d’optimisme du xvili0 siècle. Adam Smith (1723-1790) est éminem­ ment représentatif de celui-ci. Par sa morale de la sympathie, il croit pouvoir baser la vie sur le besoin d'aimer et d’être aimé; la vertu étant ce qui rend aimable, le désir d’etre aimé pousse à la pratique. Le bien est donc ce qui éveille la sympathie. CHAPITRE HI. — LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL 227 Confiance touchante dans la rectitude morale naturelle de l'homme. Adam Smith développait sa thèse par de nombreux exemples symptomatiques, mais il n’est pas difficile d’en trouver pour justifier la thèse contraire. La morale de la sympathie, comme le besoin de domination de Hobbes, repose sur une observation psychologique fragmentaire et ne correspond qu’à un aspect des aspirations humaines. Aussi fallut-il bientôt chercher ailleurs, et Bentham (1748-1832), fondateur de l’utilitarisme, crut trouver la solution, si simple que, si elle était vérifiée, tout deviendrait lumineux et facile. En cherchant sou bien, dit Bentham, l’homme doit chercher le bien général parce que le bien général et le bien particulier coin­ cident, le bien général n’étant que le bien de tous les particuliers. En cherchant le bien général, les particuliers cherchent donc leur bien. Nous sommes en pleine utopie optimiste: Rousseau et le dogme de la bonté naturelle, Smith et la sympathie soûl présents à l’esprit. Malheureusement, c’était trop simple. Stuart Mill (1806-1873), disicple et continuateur de Bentham, ne put s’empêcher de relever le sophisme : le bien commun est le bien de {’ensemble des parti­ culiers, il n'est pas nécessairement le bien de chaque particulier, et le bien d’«n particulier peut être opposé au bien général. Cela dit, le philosophe se trouve embarrassé de fonder l’entr'aidc, et il s’en tire par une échappatoire. Il faut que l'État intervienne dans l'éducation pour former aux enfants une mentalité altruiste faite d’habitudes d’esprit basées sur l’association des idées. En somme, Stuart Mill marque la faillite de l’utilitarisme. La grande question de la justice, ou de l’altruisme, n’est pas pourquoi l’homme doit respecter ou aider ses semblables quand il y a intérêt, mais pourquoi il le doit au sacrifice des conditions 228 LE FONDEMENT DU DROIT normales de son bonheur. Le cas le plus tranché est celui du soldat qui se fait tuer pour son pays, du médecin qui s’expose au jxtîI de maladies contagieuses : pourquoi est-ce parfois un devoir? La vie étant le dernier bien ici-bas, si on n’admet pas d'au delà, le sacrifice est stérile pour celui qui le fait. On ne peut le rattacher à la réalisation de sa fin propre, que par un au-delà où l’individu sacrifié sur la terre retrouve une possibilité et une certitude d’épanouissement, d« * perfection et de bonheur. I >aus notre système, tout cela s’agence parfaitement : la vie se prolonge dans l’au-delà, et la perfection de l’homme, comme son bonheur, consiste sur la terre à se mettre à sa place dans l'ordre universel. Si le respect de cet ordre lui demande le sacrifice des conditions habituelles de sa perfection, il ne sacrifie rien en réalité, car ce sacrifice est, pour lui, le moyen de tendre à sa perfection L Mais si on supprime l’au-delà, comment prouver à l’homme qu’il réalise sa fin et qu’il atteint sa perfection à lui, la perfection de son être, son bonheur, en sacrifiant ses tendances les plus foncières, voire en supprimant son être complètement 12*4 ? 46. La justice et le positivisme. — Le positivisme est une attitude intellectuelle qui limite la pensée humaine à la science positive, et oppose par conséquent, a priori, une fin de non-recevoir à toute réflexion qui dépasse les données sensibles. (V. p. 115, note 2.) A partir du milieu du XIXe siècle, l’école positiviste s’impose progressivement dans les milieux philosophiques. Elle prétend 1 Ceci n’exclut pas un sacrifice subjectif très réel, car il coûte de renoncer à un bien que l’on voit, dont on jouit, pour un bien, même plus grand, mais échappant aux sens. L’homme tend spontanément à se développer selon les conditions habi­ tuelles de sa nature et il ne sort pas de ces conditions sans peine. 4 On trouvera une discussion plus approfondie de l’utilitarisme dans Lrer.i.x< q. Les grandes lignes ¡le lu philosophie morate, Parts-Louvain, J947. CHAPITRE III. — LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL 22<) résoudre le problème moral par la simple constatation des faits. La science morale consistera à observer les faits humains et à en déduire les lois de l'homme, à tirer de l’observation des faits les règles d’action qui permette à l'homme d’être heureux, de pro­ gresser. La morale devient une science analogue à la médecine; elle donne des recettes permettant de bien vivre. Les positivistes travaillent à bâtir sur ces fondements une morale qui permette le progrès humain; nous n'avons à envisager ici que leur conception de l’altruisme, qui est d’ailleurs le point central du système. Deux idées dominent en cette matière. L’une, que le progrès est lié an développement des sentiments altruistes, idée qu’Herbert Spencer a développée jusqu'à l’outrance, lorsqu’il a fait du déve­ loppement de l’altruisme la loi même de l’évolution humaine (voir p. 115, note 3 cl p. 145). L'autre, c’est qu’il y a en l’homme un sentiment ou un instinct, sentiment de justice ou instinct du juste, qu’il faut prendre comme un fait, dont il est inutile de chercher le fondement rationnel, mais qu'il faut satisfaire. Le but de la vie commune, le but du droit, c’est la satisfaction de cet instinct. « Je ne demanderai pas pourquoi la justice doit être, et d’où vient que nous en sommes tous convaincus; j'accepte pour point de départ ce fait qu’il y a en nous une idée ou un instinct, un appétit de justice; je n’en demande ni l’origine historique, ni le fondement rationnel, ni la définition, le contenu positif; toutes ces questions, on me l’accor­ dera sans doute, ont bien leur importance; mais je ne veux pas faire de la métaphysique en ce moment. » (Essai d’une philosophie de la soli­ darité. Conférences et discussions. Paroles de Malapert, p. 21.) Léon Bourgeois y répond : « Une préoccupation d’ordre métaphysique s’est fait jour : on a demandé quelle est la nature, quelle est la cause, quelle est la définition philosophique de la justice. Il est inutile de se poser en ce moment de telles questions. Nous constatons un fait : 2 JO LE FONDEMENT DU DROIT le besoin de justice existe en toute conscience et y règne impérieuse­ ment. » (P. 27). Il convient d'ajouter que le moment de poser les questions métaphysiques n'arrive jamais pour les positivistes. D’après Henri Rolin, quand on étudie les sentiments des hommes, « on reconnaît » en eux « l'existence d’un instinct apparenté à l'instinct moral et à l’instinct politique, et qui est l’instinct du juste. » Son caractère propre consiste dans une tendance à vouloir un certain arrangement des choses sociales, d'ailleurs varié suivant les temps et les lieux. *> (Initiation juridique, p. 69.) Selon Léon Duguit. la justice est une « notion plus ou moins vague que les hommes se forment à une époque et dans un groupe donnés de ce qui est juste ou injuste. La notion du juste et de l’injuste est infiniment variable et changeante. Mais le sentiment du juste et de l'injuste est un élément permanent de la nature humaine, t. (Traite àe droit constitutionnel, I, p. 50.) La notion de justice étant « plus ou moins vague » et la notion du juste et de l’injuste étant « infiniment variable et changeante », le droit tic peut avoir aucune fixité. On conçoit que les positivistes adhèrent au relativisme juridique. Rappelons le texte de Jèze cité plus haut (n° 7) : « Le droit naturel absolu est une chimère. La justice est ce que les hommes d’une époque donnée, dans un pays donné, croient juste. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà. Dans un pays donné, à une époque donnée, le Droit est donc l’ensemble des règles de conduite sociale que la majorité des hommes de ce pays et de cette époque estiment justes et socialement utiles. » C’est d’une logique parfaite. Le droit réalise la justice : si la justice consiste simplement à satisfaire un sentiment de l'homme, le droit ne peut avoir d'autre but, et la question de savoir si 1rs usages reçus dans une société sont conformes ou non à la justice, n’a aucun sens. Aussi les vrais positivistes en arrivent à ne plus CHAPITRE IU. — LES RAISONS DE L’ORDRE SOCIAL 2JI comprendre comment il est possible à un esprit sensé de se livrer à la recherche des principes permanents du droit. La doctrine que nous venons d’exposer est commune à tous, bien que tous ne l’exposent pas de façon identique. Ceux qui veulent préciser la notion de justice, font appel à celle de société et à la subordination de l’individu à la communauté. Nous aurons à traiter ce point au chapitre suivant ; bornons-nous pour le moment à signaler l’attitude qui en résulte au point de vue de la conception de la justice. Tous lient d’abord la morale à la vie sociale : « c’est la société qui révèle à l’homme ce qu’il est, ou plutôt ce qu’il doit être » (Loisy, La morale humaine, p. i), parce qu’elle le met en contact avec un plus grand que lui. « Le champ propre de la vie morale est l’existence sociale. L’ascétisme qui érigeait en règle absolue la contemplation de soi, s’il réussissait à isoler tout à fait l’individu de la société, à l’abstraire de l’humanité, pourrait être un acrobatisme transcendant; il aurait grande chance aussi d’être absurde, et il serait dépourvu de moralité. » (Ibid., p. 91.) La société dépasse l'homme, parce que l'homme trouve en elle la grande œuvre collective de la civilisation. Tout ce que l’homme possède de ressources, de connaissances, de capacité, de bonheur et d’action, il le doit à la société; il naît donc avec une dette qu'il ne pourra éteindre, car jamais il ne rendra autant qu’il a reçu. Ce qu’il reçoit est le produit du travail des générations qui le précèdent, ce qu’il donne n’est jamais que l’action d’un homme *. La justice générale se trouve ainsi ramenée à la justice cominu1 Cette idée de la dette sociale a surtout été développée par Léon Bourgeois qui en fait le fondement d’un système de morale : la morale île la solidarité. Mais c’est une des idées dominantes de tous les positivistes. Elle revient à constater qu * ■ aucun des résultats de l’activité intellectuelle, morale, physique de l'homme, ne peut être le produit de ses propres forces, de sa 2J2 LE FONDEMENT DU DROIT tativc, le devoir de servir la communauté au devoir de rembourser une dette. Cette conception est à l'avant-plan de la plupart des doctrines sociales contemporaines, nazisme, fascisme, communisme. Ces doctrines sont obscures et peu cohérentes, parce que les objectifs auxquelles elles correspondent sont des objectifs d’action et que les dirigeants de ces mouvements sont des hommes d’action; mais l’idée de la dette sociale en est une des substructures essentielles. On est étonné de voir passer « peu près sous silence les devoirs envers tous les hommes, uniquement parce qu’ils sont hommes. La question de la dette sociale est une autre question. Si le bénéfice de la civilisation est un bienfait dont nous ne rendrons jamais l’équivalent, il ne s’ensuit pas que j’aie un devoir de respect ou d’entr’aide vis-à-vis du Papou ou du Fuégien dont les ancêtres ne sont pour rien dans la constitution du capital de civilisation personne seule. Toutes les connaissances que je possède sont le fruit d'un immense labeur qui s'est poursuivi pendant des siècles; la langue que je parle a été façonnée par des générations sans nombre; chacun des mots que je prononce contient en dépôt le trésor des observations, des analyses, des comparaisons, des découvertes il<- milliers et de milliers d'intelligences qui ont pensé avant moi et pour moi. Et je me considérerais comme intellectuellement indépendant de la société dont je fais partie! Aucun acte de production économique n’est possible qui ne mette en œuvre une infinité d’instruments, de rouages complexes et délicats dont je me sers et dont je ne suis pas l'auteur. Et chacun de ces actes retentit jusqu'au bout du momie économique. L’outillage humain, son incessant perfectionnement, l’ai-jc donc créé? Je l'utilise, et je pourrais me proclamer indépendant de la société à laquelle je le dois! Sur ma conscience pèse l’ensemble des préoccupations morales de tous ceux qui m'entourent, et en elles rententissent les expériences, les doutes, les esperances, les douleurs de toutes les générations antérieures. Et je prétendrais m’enfermer dans ma conscience individuelle, ne relever que d'elle seule! Tout ce passé qui se prolonge bien au delà de ce que l'œil peut percevoir, de ce que l'imagination peut rêver, c'est lui qui nous pénètre, nous soutient, nous constitue, nous fait vivre. Il y a là un fait prodigieux, un fait énorme, qu’il ne faut pas méconnaître. J'ai con­ tracté de ce fait, et que j'y consente ou non, une dette que je n'ai pas le droit de nier, sous peine de faire acte de mauvais débiteur. Cette dette, il la faut payer. « (Essai d’une philosophie de la solidarité, p. 31-32.) CHAPITRE HI. — LES RAISONS 1>E LORDRE SOCIAL 2J.J dont je profite. Pour fonder l'entr’aide universelle, ou même simplement la justice commutative universelle — entre tous les hommes parce qu’ils sont hommes — il faut l'appuyer sur autre chose que les sociétés particulières ou la civilisation. Les positivistes en sont assez embarrasses, parce que l’humanité ne forme pas jusqu'ici un ensemble organique L Ce que nous pouvons retenir de leurs essais, c’est la nécessité, pour fonder les devoirs des hommes les uns envers les autres, de quelque chose de plus grand que l’homme. Ce point admis, on n'a que le choix entre la société et Dieu. Insistons sur cette nécessité. L’histoire des philosophies morales dans les deux derniers siècles la manifeste d’une façon pleinement démonstrative. On a d’abord fondé l’altruisme sur l'individu, par les théories utilitaristes et sentimentales, mais on a dû finale * ment reconnaître l’entreprise irréalisable : si l'individu est la réalité suprême, on ne peut rien lui imposer. La dette sociale, à son tour, est-elle suffisante à fonder le devoir d'altruisme, même à l’intérieur d’une société? Cette notion de dette sociale, impressionnante lorsqu’on la considère abstraitement, s’évanouit quand on précise les termes. Qu’est-ce en effet qu’être redevable à la collectivité de tout le 1 En dehors de notre doctrine, la notion d'humanité est tri-s nébuleuse. Elle sert do thème a une littérature sentimentale, qu'on appelle < humanitaire », parce qu’il y est question d’humanité, mais où ou cherche en vain une précision .... « L’homme n'existe pas encore sur la terre, mais seulement des humanités jusqu'à présent plus ou moins rivales, qui maintenant tendent, soit volontairement, soit malgré elles, à s'unir, sinon à se fondre en humanité .... De soi l'humanité est un être moral, et même elle n'est encore actuellement qu'un idéal, quelque chose qui n’est pas une chimère, bien que cela puisse jusqu'à présent sembler n’être guère plus qu’un beau rêve. Cependant cet idéal a une consistance réelle, puisque l'espèce humaine, évidemment, le cherche et s'achemine vers lui degrés par degrés, on pourrait dire à très lente et à très petits pas .... • (l.oissible, de chaque individu dans le groupe. On n'arrive pas à cet idéal, la société étant ticp compliquée, mais c’est l’idéal, et le droit est parfait dans la mesure oit chacun y trouve le moyen de se développer parfaitement, dans les éléments qui lui sont communs avec tous ks autres, dans ceux qui lui sont communs avec certains autres et dans ceux qui lui sont propres. Qu’il s’agisse donc de coopération, de charité, de justice, de droit, on en revient toujours au bien des hommes. Nous avons ainsi les principes essentiels sur lesquels doivent sc construire la société et le droit. Tonte la suite de cet ouvrage a pour objet de mettre ces principes en œuvre. CHAPITRE IV LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ I. T.e fait social. — 4«. Définition de la société. —49. L'attachement au milieu social. — 50. *lx fondement positif de la société. II. Le fondement moral et juridique de la société. — 51. Société universelle et sociétés particulières. 52. Société nécessaire et volontaire. — 53. Société souveraine et dépendante. — 54. Les condi­ tions de légitimité des sociétés. — 55. La coordination des sociétés. — 56. Le droit de colonisation. Avec ce chapitre commence la seconde partie de ce volume. Nous avons établi pourquoi, en fait, l’homme vit en société et pourquoi il y est moralement obligé. Mais ces principes généraux n'expliquent et ne justifient pas telle société en particulier. Nous allons maintenant chercher l’explication des formations sociales concrètes et les principes qui les justifient ou les condamnent. Ceci conduira ensuite à une première précision sur les rapports entre l’individu et la collectivité, leurs droits et devoirs réci­ proques. I. — LE FAIT SOCIAL 48. Définition de la société. - Le droit, avons-nous vu, est règle de vie sociale. Préciser le rôle et les conditions de. légitimité des sociétés est la première étape dans la précision des principes du droit. 244 LE FONDEMENT DU DROIT Le mot société vient du latin socius qui s'oppose à hostis. Le socius, c’est l’homme avec lequel on est allié, qu’on aide et qui vous aide; 1’hostis, ce sont les autres, ceux qu’on ne connaît pas, auxquels on ne doit rien, les étrangers, les ennemis. Il n’y a pas de société entre des hommes qui ne se doivent rien. La société apparaît quand des hommes reconnaissent entre eux un lien qui oblige à collaboration. Deux hommes se rencontrent; l’un jette une balle en l’air, l'autre la lui renvoie : il n’y a pas là de société. Mais qu’ils décident de se jeter et de se renvoyer la balle d’après certaines règles : une première ébauche de société apparaît avec une première ébauche de droit. Il y a droit en effet, et il y a société, dans la mesure où chacun peut exiger de l’autre le respect de la règle qu’ils ont consentie. 11 n’y a encore, cependant, qu’ébauche de société. Pourquoi? Parce que cette rencontre est fortuite, et que, dans un instant, ces hommes vont se séparer, rompant le lien qui les unit. Mais, qu'ils conviennent de se réunir périodiquement pour jouer à ce jeu. que quelques autres se joignent à eux, aussitôt naît une société et apparaît un droit dans le sens strict des mots. L’idée de société comporte donc une collaboration suivie en vue d’une lin commune. Cette lin, dans la société de jeu que nous venons de citer, est le plaisir des associés; elle est le gain dans une société commerciale, le salut des âmes dans une société religieuse, te progrès des connaissances dans une société scienti­ fique, le bien des associés en général dans la société civile ou État. La meilleure définition de la société semble être : union durable en vue d’une fin commune L 1 Plusieurs auteurs, notamment Meyer suivi par Cepeda, fout intervenir dans la(léfinition de In société l'idée du bien moral. Ils ne se bornent pas à dire, comme nous CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 2-^j Cette union ne peut aller sans règle. Le droit est la réglementation de cette action commune. L'action commune ne peut aboutir à un résultat utile que si elle est réglementée. Par conséquent, la question du fondement du droit se confond à peu près, en fait, avec celle de la nécessité de la société. Il n’y a de droit naturel que si la nature de l’homme exige des relations réglées, et les prescriptions du droit naturel seront indiquées par les exigences de la vie sociale. 49. L’attachement au milieu. — Le besoin de vie sociale et le ¡ait de la vie sociale éveillent des sentiments d'attachement ait milieu social. Ces sentiments forment, comme le besoin de société, un ensemble, confus d'états d’âine où l’homme est engagé tout entier, corps, sensibilité et esprit. L’attachement au milieu social naît de la conscience de la dépendance du milieu, du besoin senti, de la part prépondérante du milieu dans la formation et la protection de l'homme. Le sauvage dont la vie et la liberté ne sont assurées que par la protection de la tribu; le civilisé qui n’est un civilisé que parce qu’il est né et a grandi dans un milieu civilisé, et qui jouit des bienfaits de la civi­ lisation grâce à ce milieu. Mais il y a plus. Le milieu social ne se borne pas à assurer une protection et des moyens de développement; il spécifie ceux-ci. Dans chaque milieu social se développent des états d'âme particuliers qui imprègnent la psychologie de ses membres, leur donnant une vision commune du monde et des états sentimentaux communs, et comme la plupart des auteurs, que la société est une union en vue d'une fin Commune, mais ils ajoutent : en vue d'un tin commune honnête. Il semble préférable do ne pas introduire de morale dans la définition et de partir de l’évidence immédiate qui n’exclut nullement du concept, les sociétés de voleurs ou autres sociétés illicites. Cfr. Meyer, Institutiones furi.c naturalis, t. I, p. jro, et Ci'.PÉDa, tie ndra-t-on, un patrimoine intellectuel et moral. Mais peut-on avoir de la reconnaissance pour un patrimoine, personne? Ai-je de la reconnaissance pour la bouée qui m'a sauvé quand j’allais me noyer, pour la citerne que j'ai rencontrée au désert au moment où j’allais périr de soif? La reconnaissance s’adresse à des personnes, et il n'y a comme jwrsonnes sur terre que les êtres humains. Mais ce sentiment de reconnaissance envere le milieu social fait abstraction des hommes qui le composent et nous avons l'impression qu’il perdure et doit perdurer quand les hommes qui ont été les instruments de notre bien ont disparu. Ceci pose le problème du devoir patriotique ou du devoir d'atta­ chement au groupe. J’essaierai de le résoudre plus loin (n° 66). Pour le moment, bornons-nous à l’analyse du fait. La liaison de l’attachement au milieu social ou au groupe avec l'amour de soi et la reconnaissance envers le milieu explique que le sentiment patriotique soit parfois inexistant chez ceux dont la vie a été ballottée entre plusieurs pays. On rencontre cela, par exemple, chez ceux qui, dans leur enfance, ont passé de pays en pays êtise, les Chippewas ont une expression qui signifie « bête comme un blanc ». (Keating. Expédition to the Source of S' Peter 's River, 11. 168). Dans les îles des Mers du Sud. on dit à un maladroit : « Que vous êtes bête! Ne seriez-vous pas Anglais? » (Williams, Missionary Enterprises in (he South Sea Islands, p. 514.) On connaît la tendance de nos peuples civilisés à se décerner toutes les vertus. On la retrouve chez les sauvages. » Les Mbayas de l'Amérique du Sud. dit Azara, se croient la nation la plus noble du monde, la plus généreuse, la plus exacte à tenir sa parole avec loyauté et la plus vaillante. » (Voyages dans I’Amérique méridionale. II, 107.) Les Esquimaux de Norton Sound se donnent le nom de yu-pik, peuple de complète beauté; mais un Indien est un in-ki-lih, < œuf de pou ». (Nelson, Eskimo about Bering Strait, dans Ann. Rep. Bur. Ethn. XVIII, 306 et s.). Cela rappelle ce que nous voyons tous les jours dans nos littératures sur les qualités de la race et les défauts de la race voisine. « Cn Groenlandais, en voyant un étranger doux et modeste, faisait cette remarque : « Il est presque aussi bien élevé que nous •; ou encore : « Il commence à être un homme ». c’est-à-dire 1 Cette citation et les suivantes sont empruntées à l'ouvrage cité plus haut de Westermarck : L’origine et le développement des idées morales (t. II, pp. 164-169!. 2j6 le fondement du droit un Groenlandais. • (Cranz, History of Greenland, T, 126.) Sentiment qu’on retrouve chez la plupart d’entre nous. Le plus parfait com­ pliment que l’on croit pouvoir faire à un étranger, c’est qu’on le croirait du pays. 0 Le sauvage , comme le civilisé. « regarde son peuple comme le peuple par excellence, racine de tous les autres, et occupant le centre de la terre ». Chez les peuples qui ne connaissent pas la con­ formation du globe, ce centre est conçu comme le centre matériel; chez les autres, comme le centre moral. Pour les Chinois, la Chine était « l’empire du milieu », la multitude de grands Étals, tout ce qui est sous le ciel; par delà ses frontières, il n’y avait que des tribus grossières et barbares. » (Legue, Chinese Classics, I. 107.) « Pour les Japonais, Nippon fut la première des terres créées, et reste le centre du monde. » (Griffis, Religions of Japan, 207.) « Les anciens Égyptiens se considé­ raient comme un peuple choisi, particulièrement aimé des dieux. • (Ermax, Life in Ancient Egypt, p. 32.) On connaît ce sentiment chez nos peuples aclu.-ls. Les Assyriens étaient à leurs propres yeux les sages, les braves, les puissants, qui, pareils au déluge, balaient toute résistance. » (Mürdter-Dhlitzsch, Geschichte Babyloniens and Assyriens, p. 104.) Quant aux Perses, Hérodote rapporte ce trait qui correspond exactement à l’attitude des Européens des temps modernes : « Ils se considèrent comme infiniment supérieurs à tous égards au reste de l’humanité, et jugent que les autres hommes tendent vers la jierfection dans la mesure où ils les approchent de plus près. » (Hérodote, I. 134.) « Aujourd’hui encore, le souverain de la Perse se donne le titre de « Centre de l’Univers »; et il est malaisé de convaincre un habitant d’Ispahan qu'une capitale d’Europe, quelle qu’elle soit, l’emporte sur la sienne. *> On trouve la même convic­ tion chez les habitants de chaque capitale d’Europe. Le Parisien trouve Paris la première ville du monde, et le Viennois Vienne, le Romain Rome, le Londonien Londres. Et moi qui suis de Bruxelles, je trouve à ma ville natale un charme que ne possède aucune autre ville en ce monde. Pour les Grecs, « Delphes — ou mieux la pierre ronde du temple de Delphes — était 0 le nombril b de la terre, et son CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 257 point central. » Avec une nuance un peu moins brutale, c’est encore exactement le sentiment des Européens, dans les temps modernes, à l’égard des peuples d'autres civilisations. Et ce sentiment est tellement fort qu’on le retrouve même chez les missionnaires catho­ liques. malgré son incompatibilité absolue avec le christianisme. Une autre conséquence du caractère sentimental de l’attache­ ment au groupe est l’apparente incohérence de ses manifesta­ tions. Comme tout amour, l’attachement au groupe se nourrit et se satisfait de tout ce qui, d’une manière quelconque, choque l’objet aimé. Il entraîne donc un attachement à tout ce qui rappelle le groupe, à tout ce qui le caractérise, et aux caractéristiques les plus discutables comme aux plus estimables. J’ai déjà noté qu’on ne s’attache pas à la maison de son enfance parce qu’elle est belle ou confortable, pas plus qu’on n’aime les paysages de son pays |x>ur leur beauté. Malheureusement le même trait se retrouve dans toutes les formes d’attachement au milieu, et se traduit, lorsqu’il s’agit des sociétés, par un attachement aux vices aussi bien qu’aux vertus, et aux déficiences aussi bien qu’aux qualités du groupe. 11 arrive qu’on soit lier de ce qu’on boit sec, dans sa famille, son village ou son peuple, et qu’on se fasse gloire de continuer la tradition malgré le tort quelle cause à la race. L’attachement au groupe se porte donc sur tout ce qui rappelle le groupe, quelle qu’en soit la nature. Il y a ainsi des patriotismes linguistiques, vestimentaires, alphabétiques, chorégraphiques, selon qu’un peuple trouve une manifestation de sa vie propre, de son génie, de son caractère, dans la langue qu'il parle, le costume qu’il porte, l’alphabet dont il se sert », les danses qu’il a coutume d’exécuter. ’ L’écrit uro • a perdu assez tôt tout caractère de cet ordre dans l’Europe occiden­ tale .... En d’autres pays, au contraire. l’écriture a depuis des siècles le sens d’un véritable symbole collectif; il a été primitivement religieux ; de ni» jours, il est devenu Leclercq, T. 1. 9 258 LE FONDEMENT DU DROIT On peut même déterminer un patriotisme culinaire, car les peuples sont fiers de leurs plats nationaux et de la façon dont ils ordonnent les repas. Voyageant à l'étranger, on est heureux de trouver une maison, un restaurant où on mange comme dans son pays, et si on reçoit un étranger, on a plaisir à lui faire goûter les plats de son pays, et on est malheureux s’il ne les apprécie pas. Cet attachement à ce qui rappelle le groupe est un résultat de l'attachement au groupe, mais en même temps l'attachement au groupe pousse à chercher des signes extérieurs de sa vie propre sur lesquels le sentiment se fixe. » Chaque groupement organisé a besoin, pour s'affirmer et pour perseverer, de se distinguer de tous les autres par des marques visibles dont l’étude constitue * une des sections les plus intéressantes de 1‘cthnograpbie. La forme primitive de ces signes de différenciation, ce sont 1rs peintures corporelles, les tatouages, les scarifications et les mutilations qui font que d'un œil, un individu isolé est caractérisé dans le groupe auquel il appar­ tient de par sa naissance ou par mariage, adoption, fraternisation, alliances de toutes sortes .... » (Van Gennep, Traité comparatif tks nationalités, p. 48) *. iiationalitairc. Ainsi les Croates et les Serties, qui sont frères consanguins, ont adopté, les premiers l’écriture glagolitique cl les seconds l’écriture latine; même opposition cutre le polonais qui s’écrit en lettres latines et le russe, l’ukrainien, le blanc-russien qui ont leur écriture cyrillique, ou entre le serbe et le bulgare, ou entre l’arménien et le géorgien. Les Européens occidentaux qui ont tous, à l’exception des Irlandais et des Gallois, un seul système d’écriture depuis plus de trois cents ans, ont peine à comprendre cet attachement à une simple technique, dont La première qualité semble devoir être In commodité d’usage. Anglais, Français, Italiens, Espagnols et Portugais ne croient pas leur nationalité en danger, tant individuelle que collective parce qu’ils emploient les mêmes signes de communication visuelle. ° (Vax Gexxep, Traité comparatif des nationalités, t. I. p. 62-64.) 1 • ... La valeur du costume comme symbole nationalilairc avait été discernée par la reine Élisabeth,, Anne?), puisqu’elle avait interdit aux clans écossais de revêtir leurs tartans distinctifs et aux hommes d’aller les jambes nues; le poète écossais Donald Mac Pherson écrivit un poème tout exprès - contre le ]>ort de la culotte •; mais ce n’est qu'en 1782 que fut rapporté le décret qui déclarait • coupable de félonie > quiconque porterait les carreaux écossais. * (Vax Gexxep, Ibid., p. 49.) CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 259 Ce besoin de créer des signes conventionnels comme marques de nationalité ou symboles du groupe est si naturel qu’on le trouve dans toutes les sociétés. Lorsque des hommes forment une société quelle qu’elle soit, il leur est naturel de chercher un costume, un insigne, un sceau, un étendard, un chant ou un cri de ralliement, une marque distinctive quelconque sur laquelle se porte la fierté collective. Dans notre civilisation, l'usage s'est introduit d’attribuer une valeur particulière, en tant que symbole de la patrie, au drapeau et à l’hymne national. Pour la plupart de nos contemporains, le caractère sacré du drapeau national est une nécessité, et ils n’imaginent pas qu’il a pu y avoir pendant des siècles des peuples sans drapeau. Dans certaines circonstances solennelles ou tragiques, comme en temps de guerre, ou simplement lorsqu’on est loin de son pays, l’audition de cet hymne ou la vue de ce drapeau plonge dans des états émotifs violents. Et ces mêmes hommes rient quand on leur raconte que des Indiens prennent comme emblème de leur tribu une chouette ou un lièvre, ou attachent un caractère national sacré à des tatouages. Pourtant on ne voit pas en quoi ces symboles sont moins raisonnables que deux ou trois morceaux d’étoffe de couleurs différentes. Les anciens Romains ignoraient les a couleurs nationales «, mais ils avaient des aigles dont on portait l'effigie au bout d’un bâton. Ces signes n'ont par eux-mêmes aucune valeur; le choix en est arbitraire et leur valeur réelle dépend uniquement de ce que vaut la chose qu’ils rappellent. Si cette chose est vraiment respectable, le signe qui la rappelle mérite un respect d'autant plus grand. Nous verrons ultérieurement en recherchant le fondement du devoir de société et du devoir patriotique que l’étude du ressort psychologique et de la nature de l’attachement au groupe est indispensable, si on veut avoir un point de départ solide à l'étude du problème moral et juridique qu’il pose. 'Mt. Angel Abbey Library St. Benedict, Oregon 97373 3bo LE FONDEMENT DU DROIT 50. Le fondement positif de la société. — Les tendances de collaboration ou de bienveillance ne déterminent pas toujours des relations d’une stabilité suffisante pour affecter la forme sociale. La société suppose durée des relations et communauté de la fin; d’innombrables contacts passagers sc produisent sans qu’il en résulte de lien social. A plus forte raison, ces tendances no pous­ sent-elles pas à une forme de société plutôt qu’à une autre? Le besoin social est une force diffuse qui provoque l'apparition de sociétés extrêmement diverses, et cette diversité résulte de mille circonstances. Est-il possible, au milieu de cette diversité, de déterminer une cause commune à l'apparition de chaque société concrète, particulière ou générale. Cette cause doit être différente du simple besoin de société. Celui-ci explique que les hommes vivent en société, mais n’explique pas par lui-même que tel groupe choisisse telle forme de société. Et la question se pose pour le maintien de la vie sociale comme pour son commencement; elle se pose également, pour les éléments de la vie sociale, l'apparition d'un pouvoir social exercé par certains hommes à l'exclusion des autres, le maintien de ce pouvoir, et l’établissement et le respect de toutes les règles de droit. Ce fondement de fail, ou fondement positif de la société et du droit, est distinct du fondement juridique. Le fondement juridique correspond au problème de la légitimité, légitimité de telle société, de tel gouvernement, de telle règle de droit. Nous l’étudierons plus loin (n°54). Ici il s’agit pour ainsi dire d’une physique sociale, recherche des lois d’un fait positif. Les hommes forment telle et telle société; ils obéissent à tel gouvernement et acceptent telles règles de droit; puis telle société s'écroule, ou tel gouvernement, et tel autre s’y substitue. Y-a-t-il à cela des règles générales, des lois de physique sociale, dont on retrouve partout l’application? CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 2ÓI Fondement positif de la société, distinct du fondement juri­ dique. Une société peut exister sans être légitime : il y a des sociétés de voleurs. Des institutions sociales peuvent exister sans être légitimes : il peut y avoir des lois injustes. Au principe de toute institution sociale, on trouve d'iiabitude deux éléments, un élément d'opinion ou de croyance, et un élément de force, engendrant la sanction. L’élément d'opinion est inhé­ rent à la collectivité, l’élément de force à ceux qui dirigent. L'élément principal est l'élément d’opinion. Ceci va à l’encontre de ce que croit le populaire. Celui-ci s’imagine que la force joue le rôle décisif dans la. constitution des sociétés comme dans leur maintien, et que le droit s'établit et se fait respecter avant tout par la force de ceux qui détiennent l’autorité. Pourtant les cas sont nombreux où le pouvoir social sc trouve entre les mains d’un groupe d’hommes dont les moyens d’action sont relativement faibles et qui seraient incapables de résister à un soulèvement. Leur force est faite en réalité de la soumission du peuple. Il n'en est pas autrement de toute règle de droit, à tel point qu’on a pu écrire que « le fait caractéristique du droit positif est non le fait de la sanction, mais le fait d'obéissance à ses prescriptions de la part de la généralité des sujets ». Obéissance volontaire, Un droit qui devrait être constamment protégé par la sanction est inconcevable, car la •: sanction ne peut s'appliquer que si elle reste exceptionnelle. Les membres du groupe social ne peuvent pas être jetés tous en prison, ni « fortiori être tous décapités. » (Capitant, L'Illicite, I, pp. 116-117.) Il n’y a de droit possible et il n'y a d'autorité possible que si. pour un motif ou un autre, les hommes consentent à obéir. Il n'y a de société possible que pour le même motif, car ce qui fait la société, c’est précisément le droit et le pouvoir social. Une société se forme et se maintient, lorsque des hommes la croient utile ou nécessaire. 11 en est ainsi de toute société. Une société 2Ô2 LE FONDEMENT DU DROIT commerciale se forme et sc maintient, lorsque des hommes croient y trouver le moyen de faire des bénéfices; une société religieuse, lorsque des hommes croient y trouver un moyen de s’élever vers Dieu; une société scientifique, lorsque des hommes croient y trouver un moyen de développer la science; une société natio­ nale, lorsque des hommes croient y trouver le moyen de satisfaire leurs aspirations. Limitons la question à la société politique qu'on appelle État et à son droit. La stabilité sociale repose en dernière analyse sur le fait que la niasse du peuple estime que l’Étal doit subsister. Le motif dernier pour lequel la Belgique, la France ou l’Allemagne existent, c’est que le peuple belge, le peuple français, le peuple allemand croient que leur nation doit subsister et former un État. De la vivacité de cette croyance dépend la vitalité de la société. Si la croyance baisse au delà d’un certain niveau, il suffit du moindre choc pour faire crouler la société; si elle fait place à une croyance opposée, la société fait place à une autre formation correspondant à l’idée nouvelle. Il en est de même de la soumission au pouvoir. On obéit aux gouver­ nants parce qu’on croit devoir obéir, même s’ils n’ont pas la force pour eux. Cette opinion peut «Tailleurs avoir les causes les plus diverses. Le peuple peut croire la soumission nécessaire, parce qu’il est convaincu de l’inutilité de la révolte, comme dans beaucoup d’États despotiques de l’ancien Orient, où les peuples subissaient les tyrannies sans même songer à résister. Le peuple peut aussi croire l'obéissance nécessaire, parce qu’il est convaincu que le gouvernement assure le bien commun; cette opinion est le fondement principal des gouvernements de notre temps qu’on appelle souvent, pour cette cause, gouvernements d’opinion. Un gouvernement comme le gouvernement belge, français, anglais, américain, ne résisterait pas à une opinion générale nettement Chapitre IV. — le fondement de la société 263 hostile. Enfin un gouvernement peut s'appuyer sur une croyance religieuse, sur l’idée que le souverain représente la divinité : ce fonde­ ment sc trouve dans la plupart des monarchies orientales et s’est retrouvé, mêlé à l'élément de la confiance populaire, dans les monar­ chies chrétiennes de l’Europe occidentale. De nos jours, les mouvements idéologiques politiques s’appuient de même sur une croyance quasi religieuse. Nazistes hier, communistes aujourd'hui encore imprègnent leurs peuples d’une mystique annon­ çant, grâce au régime, une félicité dépassant tout ce que les hommes ont connu. Au xvn« siècle, en France, on assiste au développement parallèle de la confiance populaire et de la croyance au caractère sacré de la royauté. Les historiens récents ont bien dégagé de la suite historique des faits comment la doctrine du droit divin des rois et de la monarchie absolue a été, non pas inventée et imposée par l’entourage royal, mais imposée par l'opinion après l’assassinat d'Henri IV, tellement les Français sentaient le beosin d’un pouvoir fort et stable. (Cfr. Lacour* Gavet, L'éducation politique de Louis XI F, p. 256 et s.) En Angleterre, où la croyance n'était pas soutenue par l'opinion, les rois essayèrent en vain de l’imposer; leurs tentatives d’absolutisme soulèvent des révolutions où ils ont le dessous. En France, la croyance au caractère sacré de la monarchie a, à son tour, fortifié le pouvoir royal dans l’opinion. Au xviii * siècle, on assiste au divorce de la croyance et de l'opinion. La croyance au caractère sacré de la royauté est enracinée et semble au début indiscutable. Mais la royauté perd sa popularité, l’opinion lui devient de moins en moins sympathique, et la réaction de l’opinion finit par détruire la croyance. L’histoire montre que la force matérielle ne suffit pas à maintenir un gouvernement stable, et qu’elle n’est pas non plus indispensable. En un temps calme, un gouvernement faible se 264 LE FONDEMENT DU DROIT maintiendra par le seul appui de l’opinion. Par contre, quelque fort que soit un gouvernement, si l’opinion l’abandonne, il est réduit à l’impuissance *. ’ Historiens, philosophes, juristes se rencontrent sur ce point; leurs témoignages se renforcent mutuellement. « I-C régime féodal ne se serait pas établi si la majorité avait voulu qu'il ne s’établit pas. I.n royauté n’aurait pas perdu le gouvernement de la société si les fiasses inférieures avaient voulu continuer à lui obéir. » (Fustel DE Coulanges, Les /«?«<• formations de la royauté. p. 666.) Dans Madelin, Histoire politique de la France de 15:6 ri x8oi, à propos de l’avinement d'Henri IV : « Ni la victoire d'Ivry où le panache blanc s’était offert en signe de ralliement, ni les coquetteries du roi, ni peut-être la fameuse messe * ne l'enssrnt amené sur le trône si, à ccttc heure, la Nation ne l’y eût appelé » fp. 153)Et à propos de la doctrine du droit divin quelques années après : • IX- telles doctrines ne naissent que lorsque, dans des couches profondes, se crée — même inconsciemment— l'opinion qui les nourrit » (p. 162). De meme •• les révolutions, ... si elles sont souvent déchaînées par l'ambition ne triomphent que par l'idée. Et encore faut-il que cette idée ait l'appui d'une opinion générale ou tout au moiiK considérable » (p. 257). De Machiavel : « Il n'y a pas de meilleure forteresse que l’affection du peuple, parce qu’un prince haï de ses sujets doit s’attendre à voir l'ennemi du dehors courir à leur secours, dès qu'il les verra courir aux armes. On ne voit pas que les fortifi­ cations aient servi aux princes de notre temps .... Je le répète donc, les forteresses peuvent servir aussi bien que nuire; mais une chose qui ne sert jamaiset nuit toujours, c'est de se faire haïr • (Le Prince, c. XX). Joseph de Maistre se rencontre avec Machiavel : • Les souverains ne commandent efficacement et d'une manière durable que dans le cercle des choses avouées par l'opinion; et ce cercle, ce n’est pas eux qui le tracent • (Soirées de Saint-Pétersbourg, Septième entretien). Enfin citons le témoignage d’un juriste contemporain : ■> Quelle que soit la source légale de la souveraineté chez un peuple, en quelques maius que la loi l’ait placée, elle ne subsiste et s’exerce en fait que si elle est obéie par les citoyens ou sujets. Or, cette obéissance ne peut être obtenue que de deux manières : ou par l’emploi de la force, ou par l'adhésion de l'opinion publique. • La force ne peut point maintenir d'une façon durable la souveraineté légale, si ce n'est dans des conditions tout a fait exceptionnelles. Cela peut se produire chez une nation inférieure ou dégénérée conquise par une race supérieure ou plus forte. Mais cela ne saurait exister chez une nation indépendante et saine : il n'y a pas de force matérielle qui soit capable de maintenir au pouvoir un maître dont l’immense majorité du peuple ne voudrait pas .... c Cette adhésion de la volonté générale se retrouve nécessairement dans toutes les formes d’Etat. Elle existe aussi bien dans les monarchies que dans les républiques, aussi bien dans les monarchies altsolnes que dans les monarchies tempérées. Elle CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ ¿65 Enfin ce qui est vrai de l’existence même de la société et de son régime politique est vrai de toute règle de droit. Une loi n’est efficace que si elle correspond à l’opinion. Si elle va violemment à l'encontre de l’opinion, elle reste inappliquée, tellement qu’on a pu écrire des livres sur l'impuissance des lois. Mais, quand la loi est d’accord avec les mœurs, elle n’a même pas besoin de sanction. Nous avons noté précédemment qu’il ne manque pas de règles de droit dépourvues de sanction et s’appliquant tout de même, notamment celles du droit constitutionnel. Par contre, la loi la mieux sanctionnée perd son efficacité, lorsque l'opinion cesse de la soutenir. Nous en trouvons des exemples, de notre temps, dans le droit familial, qui correspond à un état d’opinion ancien, différent de l’opinion actuelle. Notre droit pénal punit l'avortement de peines graves. Or tout le monde sait que les avortements se pratiquent par millions dans tous les pays de l’Europe occidentale, sans que les tribunaux interviennent, faute d’être soutenus j>ar l'opinion. Et celle-ci s'accoutumant, des campagnes se développent pour faire changer le droit. Le droit contraire à l’opinion cesse d’être appliqué et il se forme un droit nouveau conforme à l’opinion (v. t. III, n° 46). De même pour le divorce. Les conditions restrictives, établies conformément à un état d’opinion considérant le divorce comme une extrémité regrettable, deviennent inefficaces sous la pression d'une opinion différente, et la législation modifie progressivement les condi­ tions du divorce selon les exigences de l’opinion nouvelle (v. t. III, n° 20). Dans un autre domaine, la loi électorale belge ayant établi le vote obligatoire a sanctionné cette obligation d'une peine minime; la est. il est vrai, plus ou moins consciente et véritablement libre suivant les milieux. Elle peut être dictée par les croyances religieuses, ou produite par l’esprit de tradition, tuais partout elle existe eu fait et aucun gouvernement ne saurait sultsister sans elle. » (Esmi'in, Éléments de droit constitutionnel, t. 1, pn. 296-397.) 266 LE FONDEMENT DU DRO1J première infraction entraîne une réprimande du juge de paix, autant dire rien du tout. En fait, tout le monde vote, parce que l’habitude de voter est entrée dans les mœurs, et que le Belge a l'idée qu’il doit voter. En Roumanie, à l'imitation de la Belgique, on avait introduit le vote obligatoire. Aux élections, la moitié des électeurs s’abstenaient de voter, et on était obligé ensuite de promulguer une amnistie, faute de pouvoir poursuivre un million de personnes; la loi restait lettre morte. Quel que soit donc l’aspect que l’on considère, on arrive partout à la conclusion qu'on ne force pas une masse d'hommes à Vobéis­ sance. Si on veut former une société nouvelle, il faut développer un mouvement d’opinion. Le développement des nationalités, depuis les Carolingiens jusqu'à nos jours, est avant tout l’histoire d’un développement de croyances nationales. Pour maintenir une société, il faut maintenir la croyance sur laquelle elle se base. Lorsqu’une banque est sur le point de crouler, son salut dépend avant tout du maintien de la confiance, et dans les crises j>ar lesquelles passent les États, ceux qui sont responsables de leurs destinées doivent, avant tout, également maintenir la confiance en stimulant le sens national, l'enthousiasme patriotique sans lequel aucune force matérielle n'est efficace. Le problème du gouvernement des hommes est donc avant tout un problème de persuasion. Quelques gendarmes suffisent à réduire une foule de dix mille émou tiers, si ceux-ci croient la résistance inutile. La force des gendarmes est avant tout dans l’opinion de ceux qu'ils doivent réduire. De là l'importance d’entourer la société de tout un appareil de croyances qui en développe le prestige; de là, l'importance des cérémonies et de la propa­ gande patriotiques. De même l’importance, pour un gouvernement. CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 267 d’inspirer confiance en même temps que de donner l’impression d’une force irrésistible. Ce rôle capital de l’opinion dans la constitution et le maintien des sociétés et du droit, n’exclut cependant pas le rôle des fortes personnalités. Celles-ci aident l'opinion à se faire jour et la dirigent dans une certaine mesure. La poussée aveugle de l’opinion ne suffit pas à elle seule à produire des formations sociales. Il arrive que des peuples désireux de former une société n’y parviennent pas avant que se trouve un homme pour prendre la tête du mouvement, ou qu'une forme de gouvernement correspondant aux aspirations populaires n’arrive pas à s’établir ou à prospérer, faute d’hommes capables d’en assurer la direction. Le régime parlementaire, correspondant aux aspirations du xix® siècle, a échoué dans plusieurs pays, parce qu’il suppose une classe dirigeante possédant certaines qualités et que cette classe manquait chez ces peuples-là. D’autres peuples ont senti, de notre temps, la nécessité d'un pouvoir fort. Mais un pouvoir fort suppose un homme ou un groupe d’hommes capables de l'exercer. En Russie, en Italie, en Allemagne, au Portugal, ce pouvoir fort s’est instauré dans des conditions fort diverses, mais toujours avec la même caractéristique d'un homme dans lequel il s’incarne. D'autres pays, passant par des crises semblables, se sont débattus dans le désordre, faute de l'homme ou du groupe que le pouvoir fort requiert. L’opinion se retouve encore ici au fondement du régime, car, pour qu'un dictateur s'impose, il ne suffit pas qu’il soit capable; il faut que le peuple le croie capable, et donc, qu’il s'impose à l'opinion. Dans l’avènement de la dictature hitlérienne, on a pu tout parti­ culièrement suivre ce travail de l'opinion auquel le candidat dictateur a dû se livrer pendant plusieurs années avant d'arriver au pouvoir. Au surplus, l’écroulement des dictatures après la guerre de 1939 ne prouve rien au sujet du rôle de l’opinion en la matière, car elles 268 LE FONDEMENT DU DROIT sont tombées sous la pression de l'ennemi. Mais, même dans ce cas. l'opinion se retrouve. Un courant d’opinion irrésistible s’était formé dans les pays vainqueurs, excluant toute éventualité de traiter avec les dictatures. 1.a guerre devenait une guerre entre des mouvements d'opinion. Dans les pays vaincus, lorsque la défaite a été certaine, l’opinion a estimé le sacrifice du régime préférable à la ruine complète de la nation. Le mouvement a surtout été clair en Italie où. en dehors d’un petit nombre d’extrémistes, la masse du peuple, toujours assez flottante et portée à se rallier au succès, s’est inclinée vers le régime démocratique, le jour où celui-ci a paru seul capable d’assurer la vie du pays. I«a plupart des éléments de cette masse étaient enthousiastes, ou du moins, attachés au régime fasciste aussi longtemps que celui-ci remportait des succès. Après la guerre, un cas du même genre s’est produit pour l’Espagne. Le gouvernement de Franco était issu d'une guerre civile résultant du partage de l’opinion. Ce gouvernement, dont l’Italie fasciste et l’Allemagne nazistc avaient soutenu la cause, n’avait jamais caché sa sympathie pour ces régimes. Les Puissances victorieuses auraient voulu renverser le régime franquistes, mais elles n’ont pas osé imposer la révolution, tant elles avaient conscience qu’un régime, établi sous la pression de l’étranger et manquant d’appui dans l’opinion publique intérieure, manquerait d’autorité. Et on a assisté à ce spectacle, à première vue déconcertant, des plus grandes Puissances du monde, victorieuses dans la plus grande des guerres, incapables d’imposer un gouvernement à un pays pauvre et sans force militaire! Ailleurs, de fortes |iersonnalités retardent la chute d’un régime ou d’une société, en galvanisant des forces qui s’épuisent. L’action des individus hâte ou ralentit les courants d’opinion, hâte ou ralentit la réalisation des aspirations populaires. En fin de compte cependant, c’est toujours l’opinion qui l’emporte. De là l’importance de ceux qui mènent l’opinion. Ce sont les maîtres véritables des nations et des Etats. Mais eux-mêmes sont mûs par CHAPITRE IV. — I.E FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 269 l'opinion en même temps qu'ils la dirigent. Les meneurs d'hommes, qu’il s’agisse des penseurs qui lancent les idées nouvelles ou des tribuns qui entraînent les foules, se bornent à percevoir avec acuité des besoins ou des sentiments qui sont à l’état latent dans la foule. Ils donnent une forme à ce qui, avant eux, était confus. Mais ils dépendent eux- mêmes des courants d'opinion de leur temps, et lorsqu'on refait l’histoire, on retrouve leurs idées chez des précurseurs venus trop tôt ou trop dépourvus de génie pour être suivis. Ces précurseurs ont frayé la route à celui dont le nom reste attaché à la doctrine ou à la réforme qui a entraîné l’opinion. Nous constaterons ce phénomène à propos de Jean-Jacques Rousseau; on peut le vérifier pour tous les grands meneurs. lorsqu'un individu agit en sens inverse, propo­ sant des idées ou des sentiments qui ne correspondent pas à l'état d’âme de son temps, il échoue quel que soit son génie. L'homme ne marche pas contre le courant de l'histoire. Est-ce à dire que l'histoire soit guidée par un déterminisme? Nullement, mais un état collectif d’opinion est le produit d’une si grande quantité de facteurs individuels qu’il est impossible de préciser l’influence de chacun; l’ensemble forme un courant auquel l'individu isolé ne peut s’opposer. Mais l’individu a une action personnelle qui agit sur l’opinion, et la science de la pro­ pagande consiste à saisir dans l’opinion, dans les croyances de son temps, ce qui peut être utilisé au prolit des idées qu’on veut faire triompher. Cette doctrine semble contredite par un certain nombre d’exemples où la force paraît à l'origine de formations sociales. Ainsi les empires d'autrefois. Mais ù y regarder de près, ces empires, la plupart du temps, ne sont pas de véritables sociétés. Les peuples soumis gardaient leur forme nationale et se bornaient à payer tribut au vainqueur. La possi­ bilité d’obtenir le paiement régulier du tribut dépendait de l'impression de force que la vainqueur donnait : opinion. Quand un peuple est 270 LE FONDEMENT DU DROIT soumis par la force et qu'on veut l’intégrer véritablement au vainqueur, il n’y a que deux moyens d’arriver à un état social régulier, l’un, c'est d’obtenir d’une façon quelconque que le peuple vaincu accepte son vainqueur, question de formation d'opinion; l’autre, c’est de l'exterminer, ce qui supprime le problème. Le xix« siècle a fourni deux exemples remarquables de cette impuissance de la violence, la Pologne et l’Irlande. Ces peuples ont prouvé que la force peut maintenir un certain ordre social dans des cas exceptionnels — ici le cas d'un peuple très puissant dominant un peuple faible — mais qu’elle ne permet pas d’établir un ordre social stable et régulier. Il ne faut cependant pas nier tout pouvoir à la foret matérielle. Elle sert à réduire les factions, c’est-à-dire les mouvements parti­ culiers qui ne correspondent pas à l’opinion générale; elle sert aussi à attirer l’opinion, si celle-ci est flottante. Dans des temps troublés, il arrive que le peuple aspire à se trouver un maître, et l’opinion se porte alors vers celui qui assure l’ordre. La force peut aussi, pendant un certain temps, faire violence à l’opinion; comme en Pologne et en Irlande. L’ordre social demande donc accord entre la force et l’opinion, ou la force au service de l’opinion. Lorsqu'une société est constituée, le pouvoir ou l’État doit être plus fort que tout groupe particulier; en cela doit consister sa force; mais cela n’implique pas qu’il puisse, de façon durable, violenter la nation. La perte du prestige ou de la confiance désarme l’Etat, le fait tomber nécessairement après un certain temps. Il en meurt de faiblesse, en quelque sorte. C’est que les gouvernants, réalité sous-jacente à l’abstraction qu’est l’État ou le gouvernement, — les gouvernants font partie de la nation, subissent l’influence de l’opinion, partagent les sentiments généralement répandus. Quand le gouvernement perd son prestige, les gouvernants perdent confiance: on n’a presque pas besoin de les renverser, il suffit CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 271 d’une secousse pour qu’ils tombent d’eux-mêmes. A la Révolution Française, la noblesse elle-même détruisit ses privilèges; en 1848, Louis Philippe, élevé sur le trône par une révolution et convaincu que les révolutions emportent les trônes, s'est laissé tomber devant une révolte qu’un pouvoir fort eût réprimée sans peine. La vie sociale est ainsi régie par l’opinion. Les maîtres de la société et de l’État sont ceux qui commandent l’opinion. Si l’État se met en travers de l’opinion, il peut résister un certain temps, grâce à une forte organisation autoritaire, mais il ne peut que retarder sa chute. L'organisation de l’État français à la fin du règne de Louis XIV était plus forte qu’elle ne l’avait jamais été; il ne fallut pas un siècle pour qu’il tombât entre les mains de partisans d’idées nouvelles, dépourvus de moyens d’action matériels mais maîtres de l’opinion. Les idées exposées ci-dessus sont parallèles à la théorie de l'institu­ tion de Maurice Hauriou (1856-1929). Par la théorie de l’institution, Hauriou essaie d’expliquer la part de nécessité et de liberté dans l’organisation sociale. L’institution, dit-il, résulte de trois forces : la liberté, le pouvoir et l'idée. Il y a toujours dans tout groupe humain un pouvoir, c’est-à-dire des hommes disposant de la force, mais ce pouvoir n’anéantit |>as la liberté des autres. Pouvoir et liberté subissent eux-mêmes l’action des idées qui s’imposent dans le milieu social sans que les hommes soient conscients de les avoir produites. De ces trois facteurs résulte l’institution. ■> Les institutions sont fondées grâce au pouvoir, mais celui-ci laisse place à une forme du consen­ tement; si la pression qu’il exerce ne va pas jusqu’à la violence, l’assentiment donné par le sujet est valable juridiquement : coactus volui/, sed voluit. Tout le monde est d’accord aujourd'hui que le lien social étant naturel et nécessaire, ne saurait être analysé qu'en un coactus volui .... Les éléments de toute institution corporative sont ... au nombre de trois : i° l’idée de l’œuvre à réaliser dans un groupe 2~J2 LE FONDEMENT DU DROIT social: 2<> le pouvoir organisé mis au service de cette idée pour sa réalisation; 3» les manifestations de communion qui se produisent dans le groupe social au sujet de l’idée et de sa réalistion .... Une institution est une idée d'œuvre ou d’entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social; pour la réalisation de cette idée, un pouvoir s'organise qui lui procure des organes; d’autre part, entre les membres du groupe social intéressé à la réalisation do l'idée, il se produit des manifestations de communion .... n (La théorie de f institution et de la fondation, pp. 2. 11 et 10.) Cette théorie de l’institution est la même, dans son fond, que la théorie de l’opinion exposée ci-dessus, mais ramener la formation des institutions à l'opinion, paraît plus conforme à la réalité. Dans la théorie d'Hauriou, l’idée semble un réalité indépendante de l’homme qui pense, alors quelle n'existe qu'en eux et ne fait qu’une seule réalité avec eux. L’idée dans les hommes, c’est l’opinion. Elle comprend à la fois l’idée d’Hauriou et les manifestations de communion. Dans son mode d’exposition. Hauriou paraît avoir été entraîné par une tournure d’esprit platonicienne, et le platonisme, précisément, est erroné en tant qu’il fait de l'idée une réalité en soi, différente de l’être pensant. II. — LE FONDEMENT MORAL ET JURIDIQUE DE LA SOCIÉTÉ 51. Société universelle et sociétés particulières. — Le devoir d’enlr'aide s’étend, nous l’avons vu, à tous les hommes; le devoir de société a la mente extension. •• Il est en tout premier lieu certain que tous les hommes, par le seul fait de l’existence qu’ils ont reçue, sont unis les uns aux autres par un lien de société. Tous, par le fait seul de leur venue au monde, ont la même tin. subissent la même loi naturelle, sont unis par le même lien d’amour mutuel, qui leur impose de se venir en aide les uns aux autres pour réaliser le bien commun de tous, CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 273 c'est-à-dire leur bonheur. (ScHiFFiNi, Disputationes philosophiae moralis, t. II, n° 581.) Les hommes ont donc un devoir de société universelle. Doit-on en conclure que les sociétés particulières sont illégitimes? Cette conclusion s’imposerait, si le besoin de société n’aboutissait pour chaque homme qu'à une seule société, satisfaisant tous ses besoins et permettant à elle seule l’accomplissement de tout le devoir social. -Mais, nous l’avons vu, les sociétés sont multiples, et chacun est impliqué dans un grand nombre. Le devoir de société universelle revient donc simplement à former, parmi les sociétés humaines, une société universelle. La société a pour but de permettre et d’organiser la collabora­ tion stable. Mais les formes de collaboration ne sont pas toutes communes à tout le genre humain. Au contraire, à mesure qu'un groupement humain s’étend, les éléments de collaboration qui lui sont propres diminuent. Un groupe restreint, la famille, qui est le plus restreint, peut engager ses membres dans une vie où presque tout leur soit commun; de même un petit groupe d’émigrants s’installant dans un pays nouveau, ou une tribu sauvage com­ prenant quelques dizaines de familles, ne comportent que des différenciations minimes, mais lorsqu’une société s’étend, à des millions d’habitants répartis sur un vaste territoire, il naît des intérêts divers et parfois opposés qui amènent la division en groupes inférieurs; et ceux-ci doivent à leur tour coordonner leur action en vue du bien le plus général. Le devoir de société universelle n’exclut donc pas la légitimité des sociétés particulières, ni même leur nécessité. Le principe est plutôt qu’tï doit y avoir autant de sociétés qu'il y a d'intérêts collectifs ou de devoirs collectifs. Chaque fois qu’un groupe a un intérêt ou un devoir collectif, il doit former une société qui satisfasse à cet intérêt ou qui assure l’exécution de ce devoir. 274 LE FONDEMENT DU DROIT Par ailleurs, le devoir de société universelle n'est pas toujours réalisable. Le devoir de société ne s'adresse pas à une humanité abstraite, mais aux hommes réels, et ce devoir doit s’appliquer scion leurs capacités. Or, l’organisation d’une société universelle suppose qu’elle soit possible. Pratiquement, jusqu’à notre temps, cette possibilité n’a jamais existé. Elle suppose un développement de civilisation qui permette de communiquer facilement d’un bout du monde à l’autre, et elle suppose dans toute l’humanité des conditions de vie assez semblables pour coordonner les activités. Comment exiger l’entr’aide des nègres du Congo et des indigènes de l’Australie, quand les uns ne savent même pas que les autres existent et qu’ils sont hors d’état de communiquer? Ou. autrefois, l’entr’aide des Gaulois et des habitants de l’Amérique? La possibilité d’entr’aide utile a toujours été jusqu'ici assez limitée. La plupart des empires de l'antiquité n'ont pas été de véritables sociétés : les peuples soumis continuaient à vivre de leur vie propre, gardant leurs coutumes, leur organisation sociale, allant jusqu’à se battre entre eux comme des puissances indépendantes; l’unité de l'empire consistait principalement dans le profit des tributs imposés aux vaincus et de l’aide militaire qu’on pouvait parfois en exiger. C’est sur ce type qu’était constitué, par exemple, l’empire perse, et. de nos jours encore, certains États comme le Maroc ou les royaumes rie l'Inde. L’empire romain a été le premier en Occident à former vraiment une société, organisant l’entr’aide, l'action commune, entre toutes ses provinces; de là l’extraordinaire prestige de la pax romana. En Extrême-Orient, la Chine, plusieurs siècles auparavant, avait déjà réalisé le même idéal d’une société correspondant à peu près à un ensemble de même civilisation au-delà, les moyens d’accès du temps ne permettait de pénétrer que de façon accidentelle. CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 275 Le devoir universel de société doit donc être précisé. // revient à l'organisation de l’entr’aide, à chaque époque et dans chaque civi­ lisation, dans l'aire d’activité que le groupe humain peut atteindre. Or, un des résultats de la civilisation est de permettre une exten­ sion croissante. .4 mesure que la civilisation se développe, le devoir d’entr’aide s’étend donc à des groupes plus importants. Il tend à l’universalité. Mais « mesure que l’organisation sociale s’étend ¿r des groupes plus importants, le nombre des formations sociales, groupant à des titres divers les membres de cette société, augmente aussi, parce que le groupe général, la société que forme l’ensemble, ne satisfait qu’aux besoins communs à tout le groupe, et qu’elle doit par conséquent laisser à des sociétés plus restreintes le soin de satis­ faire aux besoins particuliers des groupes plus réduits qu’elle rassemble. La généralisation de la société amène donc une hiérarchie de sociétés. Cette hiérarchie pose des problèmes délicats. 52. Société nécessaire et volontaire. — Pour établir la hiérarchie entre les sociétés, la tradition donne deux notions claires et pratiques, distinction entre sociétés nécessaires et volontaires, sociétés souveraines et dépendantes. La notion de société nécessaire est assez claire. Une société est nécessaire quand l’homme ne peut s’en passer. On en cite tradi­ tionnellement deux, la famille et l’État, auxquelles s’ajoute, dans l’ordre positif divin, l’Eglise. Toutes les autres sociétés seraient donc dépendantes de la volonté des hommes; ceux-ci seraient libres d’en former ou non. Nous verrons que cette vue traditionnelle ne répond peut-être pas a la complexité du problème. La notion de société souveraine correspond à ce que les anciens auteurs appelaient société parfaite-, ce qui ne signifiait pas, comme 276 LE FONDEMENT DU DROIT on le croirait d’abord, société sans défaut, mais simplement société qui se suffit à elle-même, qui ne reconnaît aucun supérieur et n’a besoin, pour atteindre sa tin propre, d’aucune autre société sur laquelle s’appuyer. Pour les Grecs, la société souveraine ou parfaite était la Cité; dans la société moderne, l’État a remplacé la Cité. La tradition ne reconnaît pas d’autre société souveraine ou parfaite de droit naturel, les autres n'existant que dans l’État et grâce à l’ordre que l’État fait régner. D’après le droit positif divin, l’Église forme aussi une société parfaite, et c’est sur cette conception qu’elle s'appuie pour revendiquer la possession, en pleine indépendance, des ressources et des moyens d’action temporels nécessaires à sa mission. Reprenons la notion de société nécessaire. Laissant la famille de côté, bornons-nous à /’ État. Quel est cet Etat, société nécessaire? Ce n'est pas l’État moderne, France, Belgique, Allemagne, car les hommes ont vécu des siècles sans le connaître; la cité grecque, la monarchie orientale, la tribu nègre sont des formes de société très différentes. Pour trouver à quoi correspond la nécessité d’État, il faut remonter à une notion plus générale, celle de société politique. Dans son sens étymologique, ce terme revient au terme * cité >, puisque jKilitiquc veut dire « qui concerne la cité d. H s'agit d’une société ayant pour but d’assurer la sécurité et de sauvegarder les intérêts de. ses membres sans autre spécification. La société politique groupe donc les hommes en vue d’assurer leur bien commun en général. Par là elle se différencie d'une société particulière, ainsi appelée pan e qu'elle ne vise qu’un intérêt particulier, une société commerciale, par exemple, une société scientifique. Le seul nom qui désignerait exactement la société politique, c’est société générale, CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 277 car elle peut s’occuper de tout et n’a d’autre règle que le bien commun, quel que soit le domaine sur lequel ce bien porte. Lorsque cette société politique ne groupe que quelques centaines d’hommes, on conçoit qu’elle soit seule nécessaire. Mais aussitôt qu’elle s'étend, d’autres sociétés deviennent nécessaires pour assurer les intérêts propres à des ¡radions de la collectivité générale. Aussi semble-t-il difficile de soutenir que la cité ou l’État seuls soient société nécessaire. Pour nous en tenir à l’État moderne, il est clair qu'il ne peut satisfaire à tous les besoins de ses membres. Les intérêts propres à une région ou à un groupe ne peuvent être sauvegardés que si, à ¡’intérieur de l’État, d’autres sociétés se forment. Province ou département, commune ou municipalité semblent aussi nécessaires que l’Etat, et de même des groupments professionnels ou religieux l. Cette nécessité a échappé à certains auteurs parce que. si l’État moderne ne peut vivre sans sociétés particulières, il est impossible d'affirmer que telle ou telle société particulière est nécessaire. D’autant plus que, si un État vient à disparaître, ses sulxlivisions administra­ tives devenant indépendantes, cette disparition de l’État n’est que In disparition d’un État: la formation sociale correspondant au mot État subsiste, les provinces ou les régions de l’ancien État devenant 1 < L’homme n'a jamais plongé uniquement dans un groupe social, fùt-cc la cite grecque ou le clan totémique, fût-cc ¡'Église chrétienne ou l’État totalitaire. • La société », telle que la conçoivent certains esprits contemporains, n’est qu’un véritable mythe, dont la réalisation serait d'ailleurs monstrueuse! Tout le progrès humain, semble tendre au contraire à dissocier cotte unité factice. Quel que soit le groupe social que nous envisagions, il ne peut aujourd'hui être considéré comme nous apportant la réalisation de toutes nos valeurs : il lui faut, de façon on d'autte, entrer en rapport avec d'autres groupes qui nous offrent eux aussi des participations vitales. A une conception de juxtaposition des sociétés dans l'espace se substitue donc une conception de leur copénétration et de leur harmonie : et cela est si vrai que le plus grave problème politique de l'heure présente semble la coordination de ces groupes entre eux cl la détermination exacte de leurs rapports avec l’Etat. (McsNjutn, L'Essor delà philosophie politique au .VIT* siècle, pp. 2-3.) 278 LE fondement du droit elles-mêmes des États. Ce cas s'est réalisé, après la guerre de 1914, pour les États baltes, auparavant provinces russes, devenues États indépendants. Par conséquent, dira-t-on, il reste vrai que l'État est une société nécessaire qui sc retrouve toujours, tandis que les sociétés dans l’État sont de simples subdivisions accidentelles. Mais il ne faut pas jouer sur le terme État. Il est vrai que, lorsqu'un ensemble de groupes sociaux sont coordonnés entre eux, il faut un principe d’unité, mais il n’est pas vrai que les sociétés politiques puissent se limiter à un seul organe correspondant à ce qu'on appelle dans notre société moderne le pouvoir central. L’État est nécessaire, car il faut un principe d’unité dans toute société et ce qu'on appelle État est précisément ce principe d'unité politique, mais il n’est pas seul nécessaire, et si les sociétés particulières dans l'État ne sont pas nécessaires, chacune prise en elle-même, si la commune n’est pas nécessaire, ou la province, ou le groupement professionnel, ce qui est nécessaire, c'est qu'il y ait des sociétés particulières, et cela dans toute société politique, du moment qu’elle dépasse le stade de la communauté de village. Qu’on prenne les moins importants de nos États modernes, Costa-Rica qui compte cinq cent mille habitants, ou le Luxembourg qui n’en compte pas trois cent mille, aucun de ces États ne pourrait subsister et remplir sa fonction, s’il n’admettait des groupes plus restreints. On pourrait objecter, il est vrai, que ces groupes ne constituent pas par eux-mêmes de véritables sociétés, car ils font partie de l’État. Ici intervient la notion de société parfaite et imparfaite. Si l’on n’accorde le titre de société qu’à celle qui ne dépend d’aucune autre, il est vrai que les sociétés qui se forment dans l’État ne sont pas des sociétés. Mais ce sens n’est pas celui dans lequel on prend habituellement le mot. Si la société est une union durable en vue d’une fin commune, les groupements qui se forment dans l’État, et môme sous son contrôle ou sous sa direction, méritent le nom «le sociétés, imparfaites peut-être, mais sociétés tout de même. CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 279 Et s’il est nécessaire qu’il y en ait, on ne peut dire que l'État est la seule société nécessaire. Mais n’y aurait-il pas d’autres sociétés nécessaires en dehors de l'État et des sociétés subordonnées qui sc forment en lui? De tout temps, les esprits les plus nobles du genre humain ont compris la nécessité morale d’une société universelle. « Le parfait système du Droit des Gens », écrivait déjà. Confucius vers 500 avant Jésus- Christ. « c'est de constituer une association internationale .... Le but de la Grande Union consiste d’abord à appliquer la bonne foi inter­ nationale et à faire régner la concorde entre les États. •> (Li-Ki, ch. VII. art. i.) Et Marc Aurèle, quelques siècles plus tard, sc plaçant à un autre point de vue dans le texte déjà cité plus haut; constate que la cité universelle existe moralement. » Si la raison nous est commune », écrit-il, « il est aussi une loi commune, puisque la raison nous ordonne ce qu’il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire; et s’il est entre nous une loi commune, nous sommes concitoyens; s’il en est ainsi, nous vivons ensemble sous un même gouvernement; enfin le monde est comme une Cité; de quel autre État, en effet, pourrait-on dire que le genre humain, pris dans son ensemble, suit les lois? « (Pensées, 1. IV, par. 4) *. 1 ’ Ni l'individu ni la nation ne sont libres d'une liberté absolue : ils sont nés solidaires, l'un solidaire de la famille et de la société politique dont il fail panic; l’autre, solidaire de l’ensemble des nations. Nul particulier ne peut atteindre sa An qui est le perfectionnement de son être, sans sc soumettre à dos lois divines et humaines qui le dépassent, et sous l'autorité desquelles les autres collaborent avec lui. Nulle nation ne peut atteindre sa fin, qui est le progrès matériel et moral de ses membre», sans se soumettre, elle aussi, à des règles de justice et d'honnétetc qui ne sont pas limitées à ses frontières et qui l'obligent à une sorte d’alliance naturelle avec les autres nations. ■ (Maurice Vaussari», Enqulte sur te nalionaiisine. Réponse Je M çr Julien.) Ou pourrait rapprocher de ce passage les lignes suivantes de Wolff (1679-17541 dans scs Institutiones furis naturae et gentium : » Comme les nations sont obligées d’unir leurs forces pour sc perfectionner, la nature elle-même a établi entre elle * une certaine société à laquelle elle» sont tenues à consentir par une nécessité absolue constituant mu- obligation naturelle. Ainsi cette société semble formée en quelque 2 So LE FONDEMENT DC DROIT Pour vérifier ht nécessité de cette société internationale, il suffit de relever les désastres qui ont résulté de ce qu’elle n'existait pas. La longue liste des conquêtes presque toujours injustes, des peuples opprimés, déportés, massacrés, témoigne de l’insuffisance des Cités cl des États à assurer l’ordre et le progrès humain. Le devoir de société oblige les hommes, nous l’avons vu, à sou­ mettre toutes leurs relations à la règle sociale, et par conséquent, il comporte le devoir d’organiser la vie sociale d’une façon qui corresponde à l'extension de fait des relations humaines. Cette société doit donc comprendre, à chaque époque l'ensemble des peuples en relation les uns avec les autres. L’empire chinois, l'empire perse, l’empire romain, la chrétienté du moyen âge ont ébauché cette société générale, exigée par la nature de l’homme. Ces formations étaient d’ailleurs conçues plutôt comme un grand État que comme une société différente de l’État. Mais lorsque l’État s’organise en société plus restreinte que ne le sont les relations humaines, une société plus vaste que l’État devient nécessaire. L’État, société générale à l’égard des sociétés restreintes qui se forment dans son sein, devient à son tour société particu­ lière par rapport à la société plus générale, nécessaire au dévelop­ pement des hommes. On peut objecter que cette société n'ayant jamais existé, on ne peut la dire nécessaire puisque les hommes s’en sont passé. Les hommes s’en sont passé, c’est vrai, mais ils en ont beaucoup souffert, et il en est résulté «1rs fléaux sans nombre. Une société est nécessaire si elle est exigée par la nature de l’homme. Si toute l’histoire ainsi que notre Mjrlc par un pacte. Cette société établie entre les nations en vue de leur salut commun porte le nom de civitas maxima, dont les membres, ou pour ainsi dire les citoyens, sont les nations particulières. • (Cité en latin par Robert Rkdslob. Histoire des grands principes du droit des gens, p. 271-272.) CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ ¿Si expérience actuelle témoignent de l'extrême difficulté du progrès parce que cette société tarde à se former, il ne nous en faut pas davantage. De nos jours, la question de la société universelle se présente sous un jour nouveau, parce que sa nécessité n’est plus seulement morale, mais matérielle. La civilisation matérielle a internationalisé la vie en fait. Les peuples ont des relations constantes dépassant les limites des Étals, et ils dépendent les uns des autres dans leur vie quotidienne d’un bout du inunde à l’autre. 11 n’est plus un pays civilisé qui puisse vivre de ce qu’il produit, et sans vendre au dehors ce qu’il produit. Toute la vie civilisée est basée sur des échanges interna­ tionaux. L'organisation de la production est mondiale, et le paysan qui cultive un champ est dépendant du marche international du blé, du coton, du café, de même que l’artisan qui fabrique un outil, le plus simple couteau ou la plus simple bêche. La vie matérielle de chacun dépend des conditions mondiales de la production et des échanges. Ma propriété, celle même qui semble avoir la valeur la plus objective, dépend de l’ordre économique international. La maison que j’habite n’a de valeur que si je puis la vendre ou la louer, et elle perd sa valeur par la dévalorisation des grains ou la crise économique en Amérique. L’organisation de la production à l’autre bout du monde a une répercussion sur la vie intime de mon milieu. Il ne m’est pas indifférent que le paysan japonais cultive son riz ou le paysan américain son blé de telle ou telle manière, et que l’État japonais ou américain leur accorde telle ou telle subvention. La sécurité de chaque pays, le bien-être de ses habitants, dépendent des conditions de production de tous les pays du monde et de l’organisation des échanges entre 2 «2 tous ces pays LE FONDEMENT DU DROIT Il n’y a sécurité et bien-être possibles, dans n'importe quel pays, que s’il existe une entente stable entre tous les pays en vue d’organiser la production et la circulation mondiales. Il faut donc une société universelle, car entente stable en vue d’une tin commune, c’est la définition même de la société. Cette société universelle est une nécessité, nécessité pour chaque Etat incapable d’assurer à lui seul sa sécurité et sa prospérité, nécessité pour l’ensemble des hommes. La division des peuples en États juri­ diquement indépendants est devenue un anachronisme à l’encontre des faits: le fait est international, le droit reste national, et ce conflit du droit avec le fait ne peut se résoudre que par une adaptation du droit au fait ou par un écroulement. L’établissement d'une société universelle n’est plus seulement une obligation morale, mais une nécessité matérielle, condition sine qua non du maintien et du développement de la civilisation. Il est donc équivoque de déclarer l’État seule société politique nécessaire. Si on entend par là que les hommes pourraient vivre sans autre société, la formule est fausse. Il faut autant de sociétés qu’il y a d’intérêts collectifs à sauvegarder et de fins collectives à poursuivre: il faut une hiérarchie de sociétés. Reste à déterminer cette hiérarchie; la notion traditionnelle de société souveraine ou parfaite, et dépendante ou imparfaite nous y aidera. 53. Société souveraine et dépendante. — La notion de société souveraine correspond, nous l’avons vu, à celle de société indépen­ dante ou parfaite. La société souveraine est celle qui poursuit sa fin, sans devoir recourir à aucune autre. 1 • Plus rien ni personne ne peut se maintenir hors du courant. Le plus isolé des l>ay$ans bretons boit aujourd'hui du café du Brésil, porte une chemise de coton américain, moissonne avec une machine de Chicago, vend à Londres le beurre de scs vaches et les pommes de terre de s«s champs. La plus humble cellule vibre an rythme universel. • (Délais!, La ctirar la Réforme, de l’humanisme qui exalte la philosophie payenne et tend à admettre sans restrictions la théorie grecque de la souveraineté de l'État, par suite enfin du développement des monarchies absolues qui se libèrent de toute dépendance, quelque illusoire qu’elle soit, vis-à-vis de l’Empire. Les scolastiques de l'époque, Vittoria, Suarez continuent cependant à défendre l’idée du droit international chrétien et de la société natu­ relle universelle. Vittoria parle encore de la * societas naturalis des nations ; (Cfr. Pillet, etc., Zxs fondateurs du droit international, p. 7.) Le principe sc maintient chez les auteurs de droit international. 288 LE FONDEMENT DU DROIT mais elle répond si peu aux mœurs qu'elle est généralement traitée d’utopie, jusqu’à ce que, au xvni» siècle, elle soit englobée dans le grand courant humanitaire qui conduit à l’internationalisme d'aujour­ d’hui, encore traité d'utopie par beaucoup. J partir du X 17® siècle, l’absolutisme de l’État triomphe. Le droit anglais proclame le Parlement capable de tontes choses * sauf changer un garçon en fille ». Sur le continent, les monarchies absolues inaugurent l’ère la plus immorale de l’histoire du droit public depuis la fin de l’antiquité. C’est un retour à l’antiquité païenne. A l’intérieur, les juristes royaux, reniant les principes du droit chrétien, fondent à nouveau le droit public sur la donnée unique de l’État, « l’État selon l’esprit de Rome : être collectif, maître souverain et absolu .... L’État porte en lui-même sa propre fin. Il est souverain; il ne reconnaît aucune autorité au-dessus de la sienne .... En réalité, dans l’ordre des faits contingents et dans le courant de la vie, il faut une direction et une règle de jugement. L'État ne saurait les trouver ailleurs qu’en lui-même. Il les tire de son omnipotence. Sa raison dernière en toutes choses, c’est la raison d’État, c’est-à-dire la vieille doctrine du salut public, telle que Rome l’avait pratiquée et enseignée au monde >. (Albert Sorel, l’Europe et la Révolution française, t. 1, pp. n, i6 et 17.) L’Étal païen remplace la République chrétienne; Machiavel 1 esl le docteur de cette philosophie politique; une barrière s’établit 1 Nicolas Machiavel (1409-1527), né et mort à Florence, est surtout célébré par son livre Le Prince (1514), considéré comme le manuel parfait de l’homme d’État «le la Renaissance. Aucune preoccupation morale ne s’y fait jour; il n’y est question que «les méthodes qui assurent aux prinocs le succès; l'immoralité est conseillée an même titre que la moralité, quand elle semble avantageuse. * L'n prince prudent », dit Machiavel, » ne peut ni ne doit tenir sa parole que lorsqu'il le peut sans se faire tort .... » (Le Prince, ch. XVIII.) CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 289 entre les hommes politiques et le droit naturel. C’est de cette époque que date le mépris, qui subsiste encore dans une grande partie du public, pour les projets ou les tentatives d’union entre les peuples l. L’idée que la société puisse avoir un autre fondement que la force paraît également naïve. Les princes ne désirent pas qu’on scrute les origines, a Le temps, l’occasion, l’usage, la prescrip­ tion, la force font tous les droits », écrit Voltaire 2. Et, bien que les auteurs de droit naturel soient presque unanimes à mettre le consentement des peuples à la base de la légitimité des États, on arrive si bien à les isoler du public qu'à la fin du XVIIIe siècle, le Contrat social de Rousseau apparaît comme une puissante innovation, et que, jusqu’aujourd'hui, l’opinion persiste, qu’il a a créé de rien » la théorie d’après laquelle la société se fonde sur le consentement de ses membres 1 « Que la guerre dérive ou ne dérive pas d’un droit quelconque, elle ne s'eu fait pas moins; les souverains ne s’avisent guère de composer leurs manifestes d’après la métaphysique obscure des philosophes : l’usage et les traités, voilà les seuls titres consulté». Il en est résulté un code, artificiel si l’on veut, contraire au droit naturel, à la raison, à la religion, mais auquel la coutume a donné force de loi. Rien n’est donc plus inutile que les argumentations des discours sur cette matière.... » (Maillet pu Pan, article du Mercure de France, 1786, n° 33. Cité par Albert Sorel, ¡.'Europe et la R&olulion française, t. 1, p. 11, note 3.) ‘ /binofcs de ¡'Empire, livre 11. Voir Sorel, L’Europe et la R¿volu!ion française, t. I, p. 13. * On en trouve une manifestation dans l’ouvrage d’Albert Sorel que je viens de citer. Étudiant l’histoire diplomatique de la Révolution et commençant par les mœurs politiques du XViil* siècle, il a été possible à ce grand historien d'ignorer les travaux des auteurs de droit international au point d'écrire : « Une Europe où les droits de chacun résultent des devoirs de tous, était quelque chose de si étranger aux hommes d’États de l’ancien régime, qu'il fallut une guerre d'un quart de siècle, la plus formidable qu’on eût encore vue, pour leur en imposer la notion et leur en démontrer la nécessité. La tentative que l'on fit au congrès de Vienne et dans les congrès qui suivent, pour donner à l’Europe une organisation élémen­ taire, fut un progrès, et non un retour vers le passé. Au dix-huitième siècle, ce progrès n’est encore qu’une des plus belles hypothèses des philosophes. Aux approches de 1789, elle tend, surtout en France, à s'insinuer dans les esprits de quelques politique*; iis passent pour «les rêveurs, et la grande majorité des gouvernants do l'Europe, confondant ce dessein avec la chimère de la paix perpétuelle, continue LxcveRCQ, T. I. 10 2Ç0 LE FONDEMENT DU DROIT En droit international, l’État se pose donc comme absolument indépendant. L’intérêt est sa seule règle, et l’État s’incarnant dans le prince, l’Europe n’est plus que le champ de bataille des princes se disputant les territoires. Les peuples n'ont pas de droits et les princes ne s’en reconnaissent les uns aux autres que dans la mesure fie leur intérêt. Ils se partagent les territoires selon leurs convenances. Dans les traités de paix du xvn« et du xvm® siècle, les peuples sont morcelés comme des terres on des troupeaux; certaines régions, l'Italie, la Pologne, deviennent monnaies d’échange pour satisfaire les dynasties inassouvies. Le partage de la Pologne, à la lin de l’ancien régime, n'est que le couronnement ar l'habitude de la vie commune qui datait des princes bourguignons, mais juridiquement indépendantes. Chacune avait sa législation, ses États. C’est à grand’peinc que les princes Imurguignons d’abord, les rois d’Espagne ensuite, étaient parvenus à créer certaines institutions unitaires, telles que les États Généraux. Après la guerre de succession d'Espagne, lorsque les Pays-Bas ¡lassèrent de la domination espagnole à l’autrichienne, rien ne fut modifié dans la constitution intérieure du pays. Le changement était seulement dans la personne du souverain: le droit public des provinces restait le même. La répercussion du changement sur la vie des citoyens était à peu près nulle. Ceux-ci ne se considéraient pas du tout comme un troupeau dont on dispose à volonté, mais comme des citoyens libres vivant d’après leurs chartes et coutumes séculaires. On le vit bien à la fin «lu siècle, lorsque Joseph II bouleversa d'autorité la constitution traditionnelle des provinces : il provoqua une révolte générale, à laquelle les Belges n'avaient jamais songé lorsqu'il ne s'était agi que d'un simple changement de dynastie. Ce correctif à l’injustice des partages dynastiques ne s’applique cependant pas à des cas comme celui de la Pologne, où on partageait une nation unifiée, et où précisément on usa ensuite de persécution pour anéantir sa nationalité. D'ailleurs ce n’est «pi'un correctif de fait. La théorie du droit était celle de la toute puissance du prince. La Révolution française marque une nouvelle étape qui substitue la souveraineté populaire ou nationale à la souveraineté du prince. La notion de souveraineté ne change pas, l’attribution passe seulement du roi à la nation: celle-ci reste omnipotente à l’intérieur, indépendante à l’extérieur. Pour les individus, la nation devient sur terre leur fin dernière: elle n’a pas à se préoccuper d’intérêts autres que les siens ou d'un ordre qui la dépasse. La nation forme un ensemble clos comme la Cité grecque; sa règle morale est un LE FONDEMENT DU DROIT 292 égoïsme sacré. Et pour échapper au reproche d’immoralité, on formule une théorie d’après laquelle le bien du genre humain résulte nécessairement de la conjonction des égoïsmes natio­ naux. Chaque nation, disent-ils, n'a qu’à rechercher son bien propre, et le développement du genre humain sera le fruit de ce développement simultané des nations L L'absurdité de cette théorie pouvait n’être pas manifeste, malgré les guerres et les mille formes du brigandage international, aussi longtemps que les rapports entre nations se limitaient à des activités purement intellectuelles ou, dans l’ordre économique, accidentelles. Au XVIIe siècle et encore au xvni®, un pays pouvait être dans la famine et le pays voisin dans l’abondance : les moyens de communication ne permettaient pas le transport des matières premières en quantités massives. On n’eût pas imaginé un pays ne produisant pas les matières premières essentielles dont il vivait. Les échanges internationaux, tout en s’étendant, gardaient un caractère accessoire. Au XIX * siècle, la situation se transforme radicalement grâce aux moyens de communication nouveaux et à la grande industrie. Les États deviennent dépendants les uns des autres jusque dans les détails de leur vie quotidienne. Cette interdépendance est telle qu’elle ne peut échapper aux regards. I) devient urgent de régler la vie internationale. A partir de i860 commence l'ère des unions inter­ nationales par lesquelles l’ensemble des pays civilisés se mettent d’accord pour régler un point intéressant leur vie commune. 1 Ainsi Maukkas, dans Romantisme et Révolution. p. ri8 : r Jusqu’à nouvel ordre, et pour fort longtemps peut-être, la patrie représentera le genre humain pour chaque groupe d’hommes donné, et cet - égoïsme national ne laissera pas de les disposer à l'amour universel. • Auguste Comte (Système de politique positive, t. II) l’a observé lui-même. » CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 2Ç3 Mais ils sont unanimes à sauvegarder le principe de la souveraineté des États et à s’opposer à la constitution, au-dessus des États, d’un pouvoir international *. C'est sur cette base que fut encore constituée en 1919 la Société des Nations dans laquelle les nations s'unissaient par un pacte respectant leurs souverainetés absolues. Cependant cette souveraineté, absolue en droit, devenait de plus en plus fictive en fait. Jusqu'en 1914, le principe de la souveraineté des États gardait encore une apparence de concordance avec les faits; les esprits, au surplus, y étaient si habitués, qu'à l’exception de quelques théoriciens, la masse des juristes et des hommes politiques ne songeaient pas à le mettre en doute. Mais la guerre et les secousses de l’après-guerre amènent un grand bouleverse­ ment d’idées; les juristes comprennent qu'il faut reviser la notion de souveraineté et chercher une formule nouvelle qui concilie les droits légitimes des États avec les exigences de la réalité. Ce mouvement s’accorde avec [‘évolution du droit interne. Tandis que tout l’effort des monarchies depuis la fin du moyen âge avait tendu à détruire les groupements particuliers ayant 1 « Ainsi naquirent l’Uniott jxjstale universelle (187.1-18761, l’L'nion télégraphique internationale (1875), l'Union internationale des chemins de fer (1890), le Bureau international de la santé publique <1907); ainsi furent signées les diverses conven­ tions ferroviaires (1890, 1908, 1924), les conventions des ports maritimes (19231, les conventions automobiles (1909), les conventions aériennes (1919); ainsi furent conclus d’autres traités très importants concernant la protection des personnes, tant au point de vue hygiénique et matériel qu’au point de vue inoral et religieux; ainsi furent encore rédigés des conventions on des articles spéciaux regardant l’escla­ vage (Congrès de Vienne, 1815), la protection des différentes confessions religieuse(Congrès de Berlin, 1878), la traite des blanches (1904). la suppression de la circula­ tion des publications obscènes (1910), etc. De plus ont été signés de multiples con­ ventions et accords de droit international privé, de coopération intellectuelle, de protection de l’agriculture et des animaux, d'accord monétaire ou de poids et mesures. Tous ces traités, bien que ne sortant pas du cadre étroit de la coopération inter-étatique, reconnaissent d’ores et déjà le fait matériel et moral de l’interdé­ pendance internationale et témoignent d’un effort )x>ur sortir d’un isolement irrationnel. » (Srvfoo, La co¡nmnnavt¿ internationale, pp. 52-53.) 294 LE FONDEMENT DU DROIT quelque indépendance dans l’État, pour affirmer, selon le principe du droit romain, la souveraineté omnipotente de l’Etat, et taudis que les régimes parlementaires libéraux avaient continué la même politique, la fin du XIXe siècle voit renaître, avec le mouvement de réformes sociales, l’idée de sociétés dans l’État. Do tout côté sc forment des groupements consacrés à la défense d’intérêts particuliers, et l'esprit s’habitue à voir dans l’État autre chose qu’un pouvoir central en face d’une masse inerte dont il serait le seul animateur et le seul régulateur. L'État cesse d’être le pouvoir unique pour devenir le pouvoir suprême *. Aussi bien en politique intérieure qu’en politique internationale, les esprits se tournent vers une conception plus mesurée qui accorde à l’État la puissance nécessaire à l’accomplissement de ses fonctions, sans détruire les autres puissances dont il a lui-même besoin. Des témoignages de cet esprit nouveau se retrouvent dans beaucoup d’ouvrages de l’entre-deux guerres, a La notion de souveraineté n’est nullement synonyme d'arbitraire ou d'omnipotence, donc elle n’est point exclusive de celle de limite. Rien ne nous semble intellectuelle­ ment plus absurde, moralement plus faux et socialement plus pernicieux que d’établir sous prétexte de souveraineté, le despotisme universel et multiforme de l’État. (De la Bignb de Villeneuve, Traité général de T État, I, p. 492). Et sur le plan international, on ne sc borne plus à déclarer, comme le faisait déjà Bluntschli, que « l'indépen1 " Une Nation, pour emprunter un terme à la chimie, n’est pas un corps simple. Une Nation ne naît pas adulte et toute formée comme Minerve, d’après la Fable, sortit du cerveau de Jupiter. Une Nation est une résultante, l’œuvre des siècles et des générations .... Pour bien comprendre ce qu’est notre Nation, il ne suffit pas de la considérer dans son homogénéité apparente et présente, il faut — comme dans un laboratoire — décomposer ses éléments constitutifs et les étudier séparément, rechercher ensuite comment la soudure a pu se faire entre eux, en contrôler la solidité, sc demander si chacun des organes est bien à sa place et fonctionne bien normale­ ment, si aucun d’eux n’est menacé d’hypertrophie ou d’anémie, bref passer l’inspec­ tion de tout le corps social. » (Martjx-Saîxt-I.éox, l.es sociétés de la Nation, p. 8.) CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 2Ç5 dance absolue n’est pas de ce inonde • (Théorie générale de l’État, p. 439), mais on va jusqu'à déclarer l’État « société non souveraine quoique naturelle (Lucí en-Bru x, Le problème des minorités devant le droit international, p. 43) ou à parler de « la disparition de l'ancienne notion de souveraineté absolue et sans limite de l’État. (Le Fur, Le Saint-Siège et le droit des gens, p. 175.) L’État reprend sa place dans un ensemble de formations qui, tant à l'intérieur qu’à l'extérieur, ont, dans une mesure plus ou moins étendue, une existence indépendante de lui. Lui-même dépend aussi de ces groupements dont il ne peut se passer * . La notion de souveraineté, pour ceux qui désirent la garder, n'est plus dès lors un pouvoir absolu et illimité, mais simplement « le droit de commander en dernier ressort » (Le Fur, Ibid., p. 64). Le pouvoir est bien un, il est vrai, mais simplement en ce sens que, sur un point donné, il doit y avoir un pouvoir compétent en dernier ressort. Par ailleurs, les attributions du pouvoir sont séparables et doivent même être séparées 2. * Le passage suivant du R. P. Valensin précise bien la situation actuelle LE FONDEMENT DU DROIT Ensemble de sociétés coordonnées. Non pas une société, l’État, mais un ensemble dans lequel l’État prend place. Le droit naturel ne donne qu’un principe général. Les sociétés pouvant s’organiser de cent façons, quelle est la raison de légitimité d’une société concrète, France, Belgique, Angle­ terre? On n’en voit pas d’autre que le consentement de ses membres. Des événements fortuits, étrangers au vouloir des hommes, ne sont source de droit que s’ils correspondent à une nécessité. S'il y a des cas où une seule forme de société est possible, elle s’imposera. Mais ce cas est hypothétique, car les modalités de construction sociale sont en nombre indéfini. D’autre part, l’égalité de nature ne permet pas que certains hommes imposent à d’autres une forme de vie sociale que les circonstances ne rendent pas necessaire. D’où un homme pourrait-il tirer le droit de disposer d’autres hommes? Il ne reste donc d’autre source de légitimité des sociétés que la volonté de leurs membres. Ce fondement juridique s'accorde avec le fondement positif des sociétés, adhésion de l’opinion (v. n° 50). Il en diffère seulement dans les cas où le fondement de fait s'oppose aux exigences du droit naturel, l’opinion se portant vers des formes de société ou des règles juridiques contraires aux exigences de la nature. Le cas se produit de nos jours pour l'indépendance absolue des États à laquelle l’opinion reste la nature des choses, l’autre la volonté humaine, en sorte que l’on peut dire du l’État qu’il est, tout ensemble, une société naturelle et volontaire. » X" L'Étal est une société naturelle .... » Quand on considère les choses de près, il faut bien reconnaître qu’U ne dépendait point du caprice des hommes d’établir ou non l’État, que celui-ci n’a pas succédé à un état «le nature anarchique, et qu’il est par conséquent produit par la nature des choses. • L’État dont nous parlons cependant n’est que l’État en général. S’agit-il de tel État en particulier, à l’action des causes naturelles se joindra, en fait et en droit, celle des causes personnelles et libres, et ainsi faudra-t-il dire «le l’État qu’il est : » 2° Une société volontaire. • CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 2<)9 attachée, alors qu’elle est devenue contraire aux exigences du déve­ loppement humain. Une société se forme donc et dure par l’accord de ses membres; elle est légitime, lorsque cet accord porte sur une ¡orme de vie sociale conforme aux exigences de la nature. Cette idée est ancienne. Elle représente même la tradition la plus constante de la philosophie du droit dans la civilisation occidentale. Les auteurs anciens en parlent comme d’une chose qui va de soi. Cicéron, dans la République, dit qu' « un peuple, ce n’est pas n'importe quelle assemblée d'hommes réunis d’une façon quelconque, mais la réunion d’une multitude associée par un consentement de droit et par l’utilité commune 1 . Saint Thomas trouve dans Aristote une formule du même genre, qu’il paraphrase de la sorte : « De même, dit-il, ... que les vertus s'acquièrent par l’exercice, ainsi les cités se fondent par l’activité des hommes. » (Politicorum, I, i in fine.) Les auteurs du moyen âge parlent couramment du pactum qui est à l’origine de la société *. Au surplus, dans le droit féodal, l’W/e du contrat revient constamment. Les liens de suzeraineté et de vassa­ lité créés par le serment, reposent sur le dévouement personnel. La recommandation, qui est un des éléments constitutifs de la société féodale, a une allure contractuelle, et les liens féodaux gardent la forme contractuelle, même lorsque la réalité contractuelle y fait défaut 1 • Populus autem non omnis hominum coetus quoquo modo congregatus, sed coetus multitudinis juris consensu et utilitatis communione sociatus. <• (De República, I. I, ch. 35). Ce texte, repris par saint Augustin dans la Cité de Dieu (I. Il, ch. ai), l’a ensuite été par saint Thomas, dans la Somme (lia Hae, Q. 105, art. 2). C'est un texte classique au moyen âge. (Politicorum, 1. 1, led. I, in fine.) 8 i Generale quippe pactum est societatis humanae obedite regibus >, dit déjà saint Augustin (Confessions, I. III, ch. 8). * » Pour les stoïciens et les Pères, le contrôle coercitif de l’homme par l’homme n'est pas une institution de nature. Par nature, les hommes sont libres et égaux et ne sont soumis à aucun contrôle coercitif. De meme que l'esclavage, l’introduction de ce contrôle était le résultat de la perte «le l’innocence originelle, et provenait du besoin d'un pouvoir contrôlant et limitant les passions désordonnées et les appétits 300 LE FONDEMENT DU DROIT A la Renaissance, auteurs catholiques et protestants reprennent la doctrine du pacte. Pendant les guerres de religion, en France, elle est successivement défendue par les différents partis selon que le roi est avec ou contre eux *, Le pacte est le moyen juridique de résister à l’absolutisme. Suarez (1548-1617) le défend, et. peu d’années après, Grotius =. Au xvue siècle, des États se constituent par contrats explicites dans les pays du Nouveau Monde. læ ii novembre 1620, les quarante-et-un chefs de famille arrivés en Amérique sur le Mayflower, signent la déclaration suivante : « Nous avons entrepris ce voyage pour la gloire de Dieu, de notre roi et de notre patrie, en vue de fonder une première colonie dans le nord de la Virginie. Nous déclarons solennellement et mutuellement à la face de Dieu, que nous nous unissons en un corps civil et polido. la nature humaine. C'était la doctrine des Pères chrétiens, mais c’était aussi la doctrine des stoïciens, si on prend Sénèque commo représentant de l’école, et il est impossible de comprendre les théories politiques médiévales si on oublie cela. • (Carlyle, History oj mediaeval political theory in the II’«f, t. Ill, p. 5.) « La substance intrinsèque du système féodal est le contrat. Tout l’édifice tient par lui, s’écroule avec lui. Chaque élément de ce régime multiforme est une entente spontanée entre le seigneur et le vassal, une double promesse, un double serment. Le caractère sacré de la convention est l’âme de l’État médiéval. » (Rbdslob, Histoire des grands principes du droit des gens, p. lai.) 1 •> La fin du xvt» siècle, si féconde en événements dramatiques, avait été marquée, dans le domaine de la spéculation politique, par une fermentation d’idées dont l’intensité et la hardiesse n’pnt pas souvent été égalées dans l’histoire. Au milieu des guerres de Religion, les fanatiques des deux partis extrêmes s’étaient rencontrés dans l’audace de leurs thèses révolutionnaires. C’était, dans un camp, François Hotman avec son Franco-Gallia, et surtout Junius Brutus, c’est-ii-dire HUBERT Languet, avec scs Vindiciae contra tyrannos; c’étaient, dans le camp opposé, les pamphlétaires de la Ligue, comme Boucher, auteur du De Justa Henrici III abdicatione, Rose, auteur du De justa reipublicae Christian is in reges impios ci heréticos Authoritate, Picenat, auteur de l’.-lveuglemeni ... des Politiques .... • (Lacour-Gayet, L'éducation politique de Louis XIV, pp. 253-254-) * ■> Car ceux qui se sont réunis en une société quelconque, ou qui se sont soumis à un ou à des hommes, ont implicitement promis ou doivent être considérés, de par la nature de l’institution, comme ayant tacitement promis de suivre ce que la majorité de la société ou ceux à qui le pouvoir sera commis, décideront. * (De jure belli ac pacis, Prolegomena.) CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ JOI tique, pour faire régner le bon ordre au milieu de nous et atteindre le but que nous nous proposons. Fondés sur cet acte, nous créerons justement et équitablement les lois, les ordonnances, les résolutions, les institutions et les fonctions que nous estimerons utiles au bien public de la colonie ’. Voilà bien un contrat social caractérisé. Il ne serait d’ailleurs pas difficile d’en trouver à d’autres époques notamment dans la fonda­ tion de colonies grecques dans l'antiquité. Au xvnic siècle, Jean-Jacques Rousseau reprend cette notion du contrat et la formule en termes excessifs dont on trouvera l'exposé plus loin. Les répercussions de sa doctrine ont été telles qu’elles méritent d’y consacrer un chapitre spécial. Par contre-coup, des auteurs qui croyaient s'attacher à la tradition ont réagi en sens inverse. La question a surtout été discutée dans les écoles catholiques. Quel­ ques-uns, comme Taparelli, Schiffini, Meyer, Cathrein, De Pascal, cherchent à éliminer tout élément contractuel des conditions de légitimité. Ils ne peuvent cependant nier que le consentement des citoyens ait un rôle, mais ils l’expliquent par des distinctions souvent subtiles entre les éléments de la société et sa cause, accordant que les citoyens consentants soient l'élément constitutif de la société, niant qu'ils en soient la cause. Parfois la différence entre la tradition scolas­ tique et les théories modernes se limite à un changement de mot, comme dans le cas de Renard (Le droit, la justice et la volonté, p. 308 et s.), d'après lequel il n’y a pas contrat, mais adhésion, et qui attache beaucoup d'importance à ce mot. Je crois pour ma part que, si l’abus 1 < Lorsque les premiers pionniers laissèrent derrière eux TAngleterre et les (ormes de Constitution auxquelles ils étaient habitués, il s'établit dans les colonies, en gros, trois formes de Constitution. La première a étc le gouvernement à charte : une charte écri e était octroyée de par le consentement «le la couronne britannique. La deuxième catégorie comprenait les gouvernements à titre de propriétaire, comme cela s’est produit lorsque Charles II a donné à William Penn la propriété de la Pensylvanie; le gouverneur ou le propriétaire faisait alors un contrat avec les émigrants, qui voulaient s’installer dans le pays. C’est ce qui explique qu’on trouve partout l’idée «le contrai dans le Gouvernement «les États-Unis. Il y avait enfin, en troisième lieu, les colonies de la Couronne. > (Beck, Li Constitution des États-Unis, p. 146.) 302 LE FONDEMENT DU DROIT que Rousseau fait du mot contrat rend préférable de ne plus l’employer et d'abandonner donc le mot paciunt usuel au moyen âge, il faut cependant éviter la phobie des mots, et ne pas nier la chose, si elle est vraie, sous prétexte qu’on pourrait abuser de notre adhésion en faveur de thèses dangereuses. Beaucoup d’auteurs modernes restent d’ailleurs fidèles à la tra­ dition scholastique. Ils font remarquer à bon droit que les adversaires de la théorie consensuelle semblent confondre la nécessité de la vie sociale en général avec la nécessité de telle société déterminée. Or, si la vie en société est nécessaire à l’homme, aucune société particulière ne l’est. Parmi les partisans de la théorie traditionnelle, citons Costa-Rossetti, De Cepeda, Schwalm, Albert Valensin. En fait, il est vrai, la plupart des sociétés ne sortent pas d'un contrat explicite, mais il y en a qui ont cette origine, nous l’avons vu, et c’est le cas habituel, lorsque des hommes déjà civilisés créent une société entièrement neuve. Cas rare, puisqu’il suppose des immigrants dans un pays non occupé, mais qui. considéré en lui-même, ne comporte aucune anomalie *. Dans nos vieux pays, où l’origine des sociétés se perd dans le passé, et où les transformations sociales ont subi le contre-coup des guerres et des révolutions, on croirait d’abord impossible de trouver des contrats sociaux. Cependant le moyen âge en est 1 • La même chose s’est passée de nos jours en Californie. La soif de l’or v avait attiré du monde entier une foule incohérente d’individus de toutes sortes. Le j« >eptembre 1849, ils nomment une assemblée constituante, et dès le 13 octobre, ils votent le projet de constitution qu’elle leur présente .... Ms formations qui se produisent de nos joins dans le sein de l’union américaine ont entièrement le même caractère. On mesure un territoire et on l’ouvre aux colons. Ce n’est d’abord qu’une province de (’Union, administrée par le gouvernement central. Puis les habitants se multiplient; ils forment une peuplade, ils complètent leur organisation; ils se donnent une constitution ; et le Congrès reconnaît en elle une nouvel État confédéré. ¡Blvxtschm. Théorie générale de l'/'htl, pp. 343-243.) CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ plein 303 On y considère comme allant de soi qu’un État ne sc forme et ne se défait pas sans le consentement du peuple ou de ceux qui le représentent 12. C’est pourquoi les scolastiques repro­ duisent cette doctrine sans songer à lui donner le relief que nous voudrions lui voir 3; vérité de bon sens qui leur paraît indéniable. Une société est donc, en principe, illégitime, si elle existe contre la volonté des citoyens. Le cas sc produit, lorsqu'un État est constitué de toutes pièces par d'autres États s’inspirant de convenances internationales sans relation avec celles des citoyens — ainsi, en 1814, lorsque les Puis­ sances créèrent le royaume des Pays-Bas en joignant la Belgique 1 < C'est par un pacte qu'elles (les provinces) entrent dans l'unité français»-. Conquête ou acquisition légale, leur annexion ne vaut que par leur volonté ... l'unité française apparaît donc bien romme l'entente de deux volontés : la nation et Je roi. » (Hanotaux, Histoire de la nation française, t. H. Histoire politique de> origines à 1515. par Imbart de la Tour, p. 388.) Encore au xvi« siècle, le principl­ es! reconnu théoriquement et invoqué lorsqu'on y a intérêt. En 1525, après le trait»'•le Madrid par lequel François Ier cédait la Bourgogne à Charles-Quint, ou réunit les États de Bourgogne, on leur fait déclarer qu'ils no veulent pas sc séparer de la France et on proclame le principe qu’ • il est fondé en droit qu’on ne peut nuiles villes ou provinces contre la volonté des habitants et sujets transférer en autre, sinon par consentement exprès. • En 1552, lorsque Henri II annexa les Trois Évêchés, l'évêque de Metz explique à scs diocésains • que le roi de France était venu en libé­ rateur, qu’il voulait traiter les bourgeois comme de bons Français et que, bien éloigné d’user de mesures de rigueur^ il eu appelait au vole libre du peuple ■. (Johannkt, principe des nationalités, pp. 63-64.) Voir aussi Hausbr, Le traité de Madrid et la cession de la Bourgogne à Charlcs-Qniut. •• Ce qui donnait à la quest ion bourguignonne une valeur particulière, c’est que le duché avait été réuni en 1175 à la couronne non par le pur droit de conquête mais en vertu d’un contrat. <• (Van Gennep, Traité comparatif des nationalités. p. 38.) 2 En 1464, des conférences ont lieu à Thorn pour discuter les prétentions de l’Ordre tcutonique et du roi de Pologne sur la Poméranie et les terres de Culm et de Michalow. Jacques de Szadek y expose 1 que la noblesse, les bourgeois et sujets de toute espèce des dites terres, no pouvant supporter le gouvernement tyrannique, oppressif et usurpateur des Grands .Maîtres, étaient retournés à leurs droits antérieurs et originels, obéissant en cela aux lois divines et humaines. » (Van Gbnnkp. Traité comparatif des nationalités, p. 36.) 1 Commentant la Politique d'Aristote, saint Thomas émet la réflexion citée plus haut, que < les États se fondent sur le travail des hommes •; mais ce n'est qu'une réflexion en passant, et il » ne parait pas s'être arrêté à traiter explicitement ailleurs cette question secondaire ». (Crahav, La politique de saint Thomas d'Aquin, p. xi.) 304 LE FONDEMENT DU DROIT et la Hollande. Cet État ne pouvait devenir légitime que par l’assen­ timent des jxjpulations. La même situation sc représente chaque fois qu’une province est annexée par un pays voisin. Toute société sc fonde sur le consentement de ses membres, et c’est ce consentement qui en fait la légitimité, qu’il soit exprimé ou tacite, légalement organisé ou spontanément exprimé ’. Mais n’y a-t-il pas de limite à la liberté des peuples de disposer d’eux-mêmes? Il y en a deux, dont l’une a déjà été exprimée : les exigences du développement des hommes. Un peuple peut se laisser égarer par des passions, et constituer une société à l’encontre du bien commun: cette société ne peut être légitime. Il y en a une seconde qui se fonde sur les droits d'autrui. Lorsqu’une société se constitue par l’accord général de ses membres, et que, par la suite, un certain nombre de ceux-ci 1 « Pour bien comprendre l’état de la question, il faut considérer qu’il ne s’agit pas de savoir si le consentement libre intervient dans la constitution de la société civile, ce qui ne peut être nié A moins de prétendre que la société est tonnée d’hommes endormis ou privés de l’usage de la raison et conduits aveuglement par leurs instincts. Il s’agit plutôt de savoir si le consentement libre des membres est la cause immédiate de l’union stable des familles en société civile ; et pour cela il faut noter que ce consen­ tement peut être physiquement libre et moralement nécessaire, qu’il ne doit pas nécessairement se manifester par un contrat solennel ni même par un pacte explicite­ ment conclu; mais qu’il peut suffire d’un consentement tacite qui ne s’exprime ni par des paroles ni par des écrits, mais par des actes physiquement libres. Ce consente­ ment suffit à fonder un droit coutumier. Il peut d’ailleurs, d’une manière directe, se rapporter A l’obéissance à un patriarche, un chef de guerre ou un juge, et indirecte­ ment seulement à la constitution d’une société, étant donné que celle-ci est insépa­ rable de la soumission à un chef, et est nécessairement voulue en même temps. » Ce pacte pent même se faire progressivement; il peut arriver que des familles s'unissent temporairement pour atteindre un but délimité, par exemple pour chasser des pillards infestant leur territoire, et que, par la suite, cette union limitée se maintenant, se transforme insensiblement en société civile du gré des intéressés, mais sans acte officiel, et même sans presque qu’ils s'en rendent compte. « Comme la nature ne procède pas par bonds, les sociétés civiles sont ainsi d'habitude préparées peu à peu par des commencements imper cpt'blcs qui ressortent plutôt du dr• il privé. > (Costa-Rossetti, Philosophia moralis, pp. 580-5« CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ SOS estiment désirable de la transformer, l’accord primitif confère un droit acquis à ceux qui veulent maintenir l’ordre établi. Le pacte social ayant été conclu de bonne foi entre tous les citoyens, ceux qui estiment un changement nécessaire à leur développement personnel, doivent respecter le droit acquis des autres. Ces derniers d’ailleurs sont tenus à rechercher loyalement de satisfaire les revendications légitimes des premiers dans le cadre du bien commun. Cette restriction à la libre-disposition des communautés est d’autant plus importante qu’un des premiers biens de la vie sociale est la stabilité. Le développement humain ne se réalise que par la continuité. Pour que les hommes travaillent ensemble ati bien commun, il faut que les conditions du travail restent autant que possible les mêmes, que chacun sache ce qu'il peut et doit faire. Si les lois et les institutions changent constamment, il s’ensuit un trouble dans les esprits, qui entrave le travail. Ceci n’est pas seulement vrai de la formation fondamentale qu’est l'État, mais de toute législation. La stabilité est une des premières conditions d’une bonne législation. Mieux vaut souvent une législation imparfaite, mais stable, donc connue de ceux qui doivent en user, qu’une législation qu’on change constamment en vue de la perfectionner. Nous retrouverons cette question à propos de l’organisation de l’État. La conciliation du progrès et de la stabilité est une des questions-clé de l’ordre social. La question de séparation politique a été souvent soulevée de notre temps sous l’influence du développement des nationalités. Dans beau­ coup de pays, des groupes régionaux ont prétendu former une nation et ont revendiqué le droit à une autonomie politique. C’est, avec des différences de degrés, le cas des Flamands en Belgique, des Catalans en Espagne, des Gallois en Angleterre, des Frisons aux Pays-Bas, 3o6 LE FONDEMENT DU DROIT des Slovaques en Tchécoslovaquie, des Tchèques dans l’ancienne Autriche-Hongrie, des Croates, d'abord dans l’ancienne Hongrie, ensuite dans la nouvelle Yougo-Slavie. Lorsqu’on considère ces revendications en spectateur désintéressé, on a d’habitude l’impression qu’il serait facile de les satisfaire sans nuire au bien commun de l’ensemble, car la société politique est une formation tellement souple, comportant tant de modalités, et l’État peut s’accommoder de tant de formes de décentralisation, qu’il n'est théoriquement pas difficile d’accorder aux intérêts particuliers une organisation sociale qui en assure la défense, en limitant la col­ lectivité générale à la défense des intérêts communs. Malheureusement, nous avons vu le rôle de la passion dans les questions sociales (n® 49). La passion, dans ce domaine, domine toujours la raison. On vou­ drait signaler des exceptions, mais l’histoire n’en fournit pas. Aussi, d’habitude, les deux partis se créent des torts, chacun ne voyant que ceux de l’autre et se plaignant amèrement. Et quand on cherche qui a raison, on n’arrive le plus souvent, tant les torts se sont accucumulés de part et d’autre, qu'à démêler péniblement, dans une réalité trouble, un conflit qui n’est pas celui qu’on doit résoudre, qui est beaucoup plus simple parce qu’il est théorique, conflit qui eût pu se produire et où quelqu'un eût eu pour lui le droit. Charpie parti forge ainsi un conflit irréel dont les composantes sont les torts du parti adverse et ses droits à lui; la solution, à ses yeux, est évi­ dente, mais elle ne corresixmd pas à la réalité. 55. La coordination des sociétés. — Le problème de l'orga­ nisation sociale du genre humain revient, d’abord à établir autant de sociétés qu’il y a d'intérêts collectifs distincts, ensuite à les coordonner. A mesure que la civilisation se développe, cette organisation sociale doit devenir tout à la fois plus étendue et plus complexe l. 1 « Car voilà le vrai progrès réel de l'humanité : oette ascension de groupes humains vers des tonnes collectives de plus en plus complexes. » (Brvknes et Vallavx. La géographie Je l’histoire, p. 612.) CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 3O7 Établissement de sociétés et coordination de sociétés : deux problèmes qu'on ne peut séparer, car l'un ne se résout pas sans l'autre. Dans un État, les fonctions de l’État sont plus ou moins étendues selon qu’il existe plus ou moins de groupes particuliers: de même, les pouvoirs et la structure des groupements régionaux diffèrent, s’il existe des groupements spécialisés investis d'une certaine autonomie. On aura à revenir sur cette question dans le volume suivant, à propos de l’organisation de l’Etat. Bornons-nous ici à la question de la coordination générale des sociétés ou coordination des États. Nous avons vu plus haut que l’établissement d’une ou de plusieurs sociétés plus vastes que les États particuliers actuel­ lement existants est devenu une nécessité et que la situation de fait des États ne correspond plus à leur situation de droit. En droit la souveraineté des États est absolue, en fait elle ne l’est pas. Il en résulte un désordre tel que ce principe juridique de l’indé­ pendance absolue des États est devenu le principal obstacle politique au développement du genre humain et la cause des plus graves menaces pour l’ordre international; c’est de là que viennent les guerres et il est une des raisons principales du désordre économique et des crises qui s’ensuivent. S'il y a aujourd’hui un intérêt commun à tout le genre humain. cet intérêt demande une société chargée d’y veiller. Les Etats, incapables de veiller par eux-mêmes à tous les intérêts de la collec­ tivité, n’ont pas le droit d’y prétendre. Légitimes dans la mesure on ils veillent aux intérêts qu’ils représentent, les États sont devenus illégitimes dans la mesure où ils prétendent « l’indépendance à l’égard des intérêts plus généraux qui les dépassent. Le principe juridique de la souveraineté absolue des États ne se maintient pas parce qu’il correspond à une utilité. Le monde 3o8 le fondement du droit entier en souffre, et les États eux-mêmes gagneraient à l’aban­ donner. Mais ce principe s’accorde avec la passion de l’exclusivisme patriotique et avec l’orgueil national dont nous avons vu la violence (n° 49). Dans la mesure où elle empêche Vorganisation internationale dont le monde a besoin, la passion patriotique est une passion malsaine. L’histoire actuelle du monde est dominée par la lutte entre la néces­ sité de l’eutente internationale et la résistance des particularismes étatiques. On a essayé de résoudre le problème par des ententes respectam la souveraineté absolue des États. Lorsqu’on 1919, on a fondé la Société des Nations, une des préoccupations principales de ses fon­ dateurs a été de ne pas en faire un Super- État, et après sa fondation, « on discerne chez les représentants de toutes les nations, le souci jaloux de l'indépendance de leurs patries respectives, la préoccu­ pation de ne rien aliéner ou paraître aliéner de la légitime souveraineneté do chaque État. Toute réforme qui semblerait inclure un ache­ minement vers le Super-État serait condamnée, pour cet unique motif, à un échec inévitable. « Le préambule et les vingt-six articles du Pacte international de 1919, nonobstant la diversité des influences dont il n'est pas trop malaisé de discerner la trace, obéissent à une tout autre conception que celle d’un Super-État, possédant une souveraineté ou une suze­ raineté quelconque sur les divers États participants. Mais il s’agit manifestement d'une association permanente, librement conclue, en vertu d'un contrat synallagmatique, entre Puissances souveraines, pour atteindre ou garantir en commun certains objectifs définis >. (De la Bkière, La communauté des puissances, p. 197.) L’auteur, dans ce texte, parle de la « légitime souveraineté de chaque État », mais cette souveraineté n'est pas légitime quand elle prétend exclure la société universelle dont cet État lui-même a besoin comme les autres. Le résultat de ce souci d’éviter la formation d’un CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 309 Super-État fut la règle, édictée par l’article 5 du Pacte, que les déci­ sions de l’Assemblée ou du conseil de la Société des Nations étaient prises à l’unanimité des membres de la Société, de manière qu'aucun État ne pût être engagé malgré lui; elle a été l’obstacle principal à ce que la Société des Nations devint la société internationale auto­ nome qu’elle aurait dû être. L’histoire de la S. I). N. pendant l’entre-deux-guerres a illustré les constatations de fait et les principes énoncés plus haut. Jusqu’en 1932, une grande partie s’est jouée en vue d’amener la formation d’une société des nations capable d’agir efficacement. Les ren­ contres entre chefs de gouvernement et ministres des affaires étrangères, la formation de commissions chargées de délibérer sur les intérêts internationaux, développaient peu à peu un esprit de collaboration internationale qui eût pu amener la S. D. N. à devenir en fait ce qu’elle n’était pas en droit, mais qu’elle eût dû être, ce que le genre humain avait besoin qu’elle fût, un orga­ nisme supra-étatique s’imposant aux nations. « Comme toute formation sociale, la société organique des nations voit ses éléments se constituer peu à peu », écrivait en 1928 un observateur averti. « ... La multiplication des relations et des échanges, l’intégration croissante des faits de solidarité internationale et la naissance d’institutions internationales nouvelles constituent peu à peu sous nos yeux un corps social organique. (Delos, La société interna­ tionale et les principes du droit public, pp. 96 et 118.) Mais à partir de 1932, date de la première aggression du Japon contre la Chine, la poussée des passions politiques et des égoïsmes nationaux, encore trop repliés sur eux-mêmes, a sonné le glas des essais d’organisation internationale. Pourtant l’article 16 du Pacte de la Société des nations eût pu donner le moyen d’agir efficacement. Il stipulait que « si un des 310 LE FONDEMENT DU DROIT membres de la Société recourt à la guerre, contrairement aux engagements pris aux articles 12, 13 ou 15 (engagement de recourir à des mesures d'arbitrage), il est ipso facto considéré comme ayant commis un acte de guerre contre tous les autres Membres de la Société. Ceux-ci s’engagent à rompre immédiate­ ment avec lui toutes relations commerciales ou financières, à interdire tous rapports entre leurs nationaux et ceux de l’État en rupture de pacte et à faire cesser toutes communications financières, commerciales ou jiersonnelles entre les nationaux de cet État et ceux de tout autre État, Membre ou non de la Société ». Dans l'état d’interdépendance où se trouvaient les nations, ces mesures auraient suffi à paralyser l’État qui eût engagé une guerre. Mais on n’osa ou on ne voulut pas les appliquer. Successivement l’agression italienne contre l’Éthiopie, la seconde agression du Japon contre la Chine, la guerre d’Espagne, les coups de force de l’Allemagne démontrèrent l’impuissance de l’organisme inter­ national. Pourquoi? Parce que l'opinion internationale n’était pas mûre, et que, même si les gouvernements avaient été d’accord pour agir, ils n’auraient pas été soutenus par l’unanimité, ni même souvent, par la majorité de leur peuple. Dans la plupart des pays membres de la Société des Nations, des manifestations de sympathie pour le Japon d’abord, pour l’Italie ensuite, proclamèrent la sympathie d’une partie de l’opinion pour les violateurs du pacte. D’autre part, les grands pays, spéciale­ ment la France et l’Angleterre, ne cessèrent de poursuivre une politique équivoque, basée sur des préoccupations d’hégémonie ou d’alliances s’inspirant des traditions politiques du xixe siècle. Les petits pays, conscients de la faiblesse où les plongeait l’isole­ ment, se montraient prêts à remplir leurs obligations internatio­ nales. Les petits pays ont toujours été plus prompts à accepter les CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DF. LA SOCIÉTÉ 3II obligations internationales; on a pu écrire que le droit inter­ national a été donné à l'Europe par les petits pays 1; niais par eux-mêmes ils ne peuvent rien. En 1933, l'avènement d’Hitler jeta la panique dans le monde; le spectre de la guerre générale se profila à l'horizon; les attentats des Puissances dictatoriales se multiplièrent avec une hardiesse croissante et la guerre générale finit par éclater. Cependant le mouvement d’idées et les tentatives d’organisasation dont la Société des Nations avait formé le centre n’avaient pas été entièrement inutiles. Dès les premiers jours de la seconde guerre mondiale, la presse de tous les pays alliés, constatant l’échec de la S. D. N., proclama la nécessité d’une organisation internationale plus efficace, à mettre sur pied dès la fin de la guerre. Les Puissances alliées n'attendirent pas la fin des hostilités pour formuler un projet d’organisation internationale qui fut adopté en 1945 à la Conférence de San Francisco. La Société des Nations était dissoute et remplacée, par un nouvel organisme, ['Organisation des Nations unies (O. N. U.). Les principales causes organiques de faiblesse de la S. D. N. étaient de manquer d’une autorité capable d'imposer scs décisions, puisque Tunan imité était requise pour tonte mesure collective, ensuite de manquer d’instrument d’exécution, la Société ne ‘ Grotius qui est souvent considéré comme le fondateur du droit international, était Hollandais. Il « eut une série de disciples durant les xvit * cl xvilt * siècles, et c'est un fait remarquable que tous ceux qui oui écrit sur ce sujet et qui ont été les plus considérés, venaient de ces petits États qui sentaient le plus la nécessité d'une protection au moyen d'un système de droit international : PuffendorffLeibnitz et VVoltT étaient originaires des i>etites principautés divisées de l'Allemagne; Bynkershoek, comme Grotius, était Hollandais; Vattcl, dont le Droit des Gens publié en 1758 devint rapidement l'expose le plus généralement populaire en la matière, était Suisse. Le Droit international a été donné à l'Europe par las petits États. • (Ment, Nationalisme et internationalisme. pp. 196-197.) 312 LE FONDEMENT DC DROIT disposant d’aucune force armée. L’O. N. U. s'est inspirée de vues plus réalistes et a sacrifié la logique juridique aux exigences pratiques. L’Assemblée générale composée de tous les États membres de 1’0. N. U. se borne à délibérer et à formuler des vœux quelle transmet au Conseil de sécurité, rouage nouveau qui manquait à la S. D. N. Le Conseil de sécurité est l’exécutif souverain; c’est à lui qu’appartient la décision. Le Conseil de sécurité se compose de onze membres représentant onze États. Les cinq États qualifiés de Grandes Puissances (États-Unis, U. R. S. S., Grande-Bretagne, France et Chine) sont membres permanents. Les six autres sont élus pour deux ans parmi les nations restantes. A l’exception des questions de procédure réglées par un vote de sept membres du Conseil de Sécurité, « les décisions sur toutes autres questions sont prises par un vote affirmatif de sept de ses Membres dans lequel sont comprises les voix de tous les membres permanents». (Charte des Nations Unies, art. 27, 3.) Cet article accorde aux Grandes Puissances un droit de veto. Violemment discuté, il fut imposé par l’U. R. S. S. L’O. N. U. repose donc sur l’accord des Grandes Puissances. Du point de vue juridique, on a observé qu’elle marquait par là une régression sur la S. D. N. ; mais celle-ci s’étant montrée ineffi­ cace, et les Grandes Puissances étant maîtresses du monde, il semble préférable d’entériner le fait plutôt que de coucher sur le papier une formule plus parfaite que l’état des esprits ne permet pas de mettre en pratique. L’avenir de 1'0. N. U. dépend de ce que, dans les grands pays, l’esprit de collaboration se développe et que l’opinion s’oriente dans le sens de la collaboration internationale. CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 313 56. Le droit de colonisation. — Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le devoir de coordonner l’activité des diverses sociétés pose du point de vue juridique la question du droit de colonisation. Cette question a été fort discutée au xvi« siècle, en Espagne, à la suite de l'occupation de l’Amérique. Elle n’a plus attiré l’attention par la suite, jusqu'à une époque récente. I.es études sur le droit de colonisa­ tion ont repris après la guerre de 1914. En dehors d’articles assez clairsemés, on ne peut citer comme ouvrages d’ensemble en langue française que la Semaine sociale de France de 1930 (Marseille) et le livre de M. Folliet, Le droit de colonisation, qui est le premier essai de synthèse sur la matière. L’égalité entre les hommes interdit aux peuples civilisés de profiter de leur force pour exploiter à leur profit les peuples de civilisation inférieure, mais, par contre, si le genre humain arrive à un état de civilisation où toutes les ressources du globe deviennent nécessaires à la vie de l'ensemble de l'humanité, un droit collectif apparaît sur l’ensemble de ces ressources; et ce droit justifie les peuples civilisés d’exiger des peuples moins civilisés l'utilisation des ressources dont ils ont besoin. «Or, très souvent, les matières premières sont aux mains des peuples d’économie primitive, qui les laissent en jachère sans profit pour personne. Le bien commun de l’humanité exige ... l’exploitation de ces richesses. (Folliet, Le droit de colonisation, p. 273.) Ce principe est lié à la conception qu’on se fait du droit de propriété. Selon la tradition qui s’est développée dans la société chrétienne, les biens de la terre sont au service de toute l'humanité, a communs par destination », et la propriété privée n’est légitime que si elle permet et favorise cette utilisation des biens au profit de tous. Cette question sera étudiée de façon approfondie au tome IV de cet ouvrage. Je me borne pour le moment à en rappeler le principe général qui fait des propriétaires les « gérants de la communauté ». Si le gérant est infidèle, la question se pose de la gestion par des tiers. 314 LE fondement du droit Un autre titre légitime de colonisation se trouve dans l’action civilisatrice ou l’intervention au nom de la charité. Les peuples de civilisation inférieure sont généralement malheureux. Ils vivent au milieu des privations, des dangers et sont souvent exploités par des tyrans. L’adhésion de l’opinion à l’ordre social n’est fréquemment que la conviction de l’inutilité de la résistance. Se substituer à un despote qui opprime le peuple n’est pas violer le droit de celui-ci à disposer de lui-même, et dans beaucoup de cas, la substitution de la domination européenne à la domination indigène a été pour les peuples une véritable libération. Mais le cas contraire se rencontre aussi, de peuples libres qui s'administrent selon un régime politique auquel ils sont attachés. On peut proposer à ces peuples une action civilisatrice, se les gagner l>ar les avantages qu’on procure; on ne peut les contraindre. Le devoir du peuple civilisateur est d’élever le peuple inférieur au degré de civilisation auquel il pourra se gouverner lui-même. Coloniser, c’est éduquer mais éduquer, c’est émanciper. (Dblos, L’expansion coloniale est-elle légitime? p. 121). Émanciper progressive­ ment, suivant le progrès de la culture, « à l'allure humaine, qui est une allure lente et progressive. •• (Ibid.) Le peuple civilisateur a le droit de demander, en échange du service qu’il rend, certains avantages durables, d’ordre économique par exemple. Son droit ne va pas au delà. Ce principe a été admis par la Société des Nations pour les mandats conférés à diverses puissances sur les anciennes colonies allemandes et certains territoires de l’ancien empire ottoman. Faut-il ajouter que la colonisation a été et est encore souvent tout autre chose que ce que les principes juridiques permettent? Ici encore apparaît la nécessité d’une société internationale contrôlant les États. La Charte des Nations unies a fait un pas en avant dans la voie qui substitue le patronage à la colonisation. Supprimant le terme « colonie », elle déclare dans son article 73 : « Les Membres des Nations Unies qui ont ou qui assument la responsabilité d’administrer des CHAPITRE IV. — LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ 315 territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complète­ ment elles-mêmes, reconnaissent le principe de la primauté des intérêts des habitants de ces territoires. Ils acceptent comme une missio” sacrée l'obligation de favoriser dans toute la mesure du possible leur prospérité dans le cadre du système de paix et de sécurité internationale établi par la présente Charte et. à cette fin : a) d’assurer, en respectant la culture des populations en question, leur progrès politique, économique et social, ainsi que le développement de leur instruction, de les traiter avec équité et de les protéger contre les abus; b) de développer leur capacité de s’administrer elles-mêmes, de tenir compte des aspirations politiques des populations et de les aider dans le développement progressif de leurs libres institutions politiques, dans la mesure appropriée aux conditions particulières, de chaque territoire et de ses populations et à leur degré variable de développement. CHAPITRE V INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ I. Droits individuels et droits de la collectivité. — 57. La éalité sociale. — 58. La hiérarchie des droits et des devoirs de l’individu et de la société. — 59. Les droits de l’homme. — 60. Les droits de la société. — 61. Le choix de la nationalité. II. Le patriotisme. — 62. Patrie, Nation et Nationalité. — 63. Nation, Patrie, État. — 64. I-a personnification de la patrie et de la société. — 65. Patriotisme et piété. — 66. Le fondement du devoir patriotique. — 67. Les responsabilités collectives. I. — DROITS INDIVIDUELS ET DROITS DE LA COLLECTIVITÉ 57. La réalité sociale. — Après avoir précisé le devoir de société et scs conséquences, nous devons passer aux rapports entre l’individu et la collectivité à l’intérieur d’une société concrète. Mais pour cela, d’abord, à quel ordre de réalité correspond celle-ci? On parle de rapports entre l’individu et la société : mais la société est-elle autre chose que l’ensemble des individus? On l’oppose à l’individu, comme un être à part vivant de sa vie propre. « L’individu est à la société comme la partie au tout » : les philo­ sophes de tous les temps parlent ainsi. Que faut-il entendre par là? La société se compose d’hommes, d’individus assemblés, sinon par leur rencontre matérielle en un même lieu, du moins par le CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 317 lien moral de la collaboration. Qu’on supprime les individus, la société disparaît; qu’on unisse les individus de manière durable en vue d’une fin commune, la société apparaît. Tout assemblage d’hommes n’est pas une société; la société diffère de la foule : elle établit toi ordre, elle coordonne l’action, elle organise l’entr’aide. Cet ordre social est réel, bien qu’il ne constitue pas un être en soi. Il y a donc une réalité sociale, la réalité de l'ordre entre les hommes, réalité accidentelle, de cette catégorie que la métaphysique aristotélicienne appelle la relation et dont la réalité, tout en s’imposant à l’esprit, est une des plus insaisissables qui soient l. La société, c’est donc l’ensemble des individus en tant qu’ils sont groupés; elle n’existe pas en dehors d’eux, mais elle existe en eux *. Chacun a son activité propre, mais un aspect de cette activité est précisément d’être coordonnée à celle des autres en vue d'une fin commune. Lorsqu’on parle de la société comme telle, de l’activité sociale, et qu’on l’oppose aux individus et aux activités individuelles, on fait œuvre d’abstraction, on isole dans l’activité humaine un aspect, l’aspect collectif, on le considère à part comme un tout. Dans ce sens, l’activité sociale ne s’identifie pas avec ‘ La relation consiste en ce que deux êtres existent non seulement en eux-mêmes, mais l’un pour l’autre. Chacun considéré en lui-même reste ce qu’il était; cependant il apparaît quelque chose de nouveau, la relation. Le fait qu’un objet est placé au-dessus d’un autre ne change rien, ni à l’un ni à l’autre, mais il est vrai que l’un est au-dessus et l’autre au-dessous. Il n’y a donc, d’une part, rien de change en eux, et cependant il y a une réalité nouvelle. Et cette réalité n’est pas non plus en dehors d’eux, car en dehors d’eux, non plus, il n’y a rien de changé. Les scolastiques rangent la relation parmi les accidents, et la caractérisent par la formule esse ad ; elle est un tire vers un autre, apparaissant quand un être n’est plus seul. Accident, clic n’existe pas en dehors des êtres qu’elle affecte; mais clic se distingue des autres accidents en ce qu’elle affecte plusieurs êtres à la fois. * • Bien que la multitude, en dehors du nombre d’individus, ne soit qu’un concept abstrait, elle est cependant une réalité dans l’ensemble des individus ». (Saint Thomas, De Potentia, q. 3, art. :6, ad 16.) 3*$ LE FONDEMENT DU DROIT l'action des individus qui composent la société; il y a une action h qui n'est pas propre à chacune des parties », à chacun des individus composant la société, « mais à l’ensemble » L Cette réalité sociale est désignée dans le droit moderne par l'expression de personne morale 2. La personne morale est essen­ tiellement constituée par la volonté collective des individus qui forment la société, c’est-à-dire par l’accord des volontés individuelles considérées comme un lout. Lorsqu’on oppose la société aux individus, on entend par société l'ensemble des individus, en tant que réalisant une œuvre commune, et par individus, les hommes considérés isolé­ ment en tant que chacun recherche son bien propre. Il s’agit donc toujours des hommes et rien que des hommes, mais sous deux asjæcts différents de leur activité. Cette notion de personne murale s’applique à toute collectivité. Si on la vide de ce quelle contient de proprement humain en la rame­ nant à l’idée d’un « corps », d’un ensemble, elle s’applique meme aux groupements non humains. La différence entre une forêt et un nombre d’arbres, c’est que dans la forêt, les arbres forment un tout, une collectivité. La réalité sociale qu’exprime le terme personne morale s'applique donc à l’État, à la nation, à toutes les formes de collectivités humaines, et nous aurons à en faire l’application quand nous rencontrerons ces notions. 1 » Ce tout que constitue la société civile ou la famille a seulement une unité «l’ordre qui n’eii fait pas quelque chose de purement et simplement un. Et c'est pourquoi la partie de ce tout peut avoir une operation qui ne soit pas une opération du tout, comme le soldat dans une année peut avoir une opération qui ne soit pas celle de l'année. Le tout néanmoins a aussi une opération qui lui est propre et qui n’est pas celle de ses parties, comme la bataille où l'armée est engagée. » (Saint Thomas, bt libros Elhiconon, 1. I, lect. i.) s L’expression est moderne. La réalité qu'elle désigne est connue depuis toujours. Les Romains l’appelaient collegium, corpus, universitas, et on a continué à l’appeler corps ou communauté jusqu’aux temps modernes. CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 319 58. La hiérarchie des droits et des devoirs de l’individu et de la société. — La raison d’être de la société est d’aider les hommes à atteindre leur fin. La fin de l’homme sur la terre est de travailler au progrès humain en atteignant d’abord lui-même sa perfection, ensuite en aidant les autres hommes à se per­ fectionner; et nous avons vu que l’un ne va pas sans l’autre. La société a comme but, d'abord d’organiser des conditions de vie qui permettent une perfection sans cesse croissante \ puis d'organiser l’entr’aide, et ici encore, l’un ne va pas sans l’autre; ces deux lins se compénètrent d’une manière si intime que, dans la pratique, elles ne se distinguent guère. La raison première de la société est donc le devoir de l’homme d’accomplir sur terre la mission pour laquelle il est créé; la société n’existe que pour aider l’homme à remplir son devoir. Elle ne peut avoir de droits que subsidiairement à cela. Comme le disait le pape Pie XI, c’est l’homme qui est « véritablement la fin, le centre auquel tout est ordonné ». (Allocution aux prédicateurs de carcme pour 1927. Osservatore Romano du 2 mars 1927.) La société est faite pour l'homme, non l'homme pour la société. Rien sur la terre n'est au-dessus de l'homme et l’homme est au- dessus de tout. Dieu seul est au-dessus de l’homme; en dehors de Dieu, l’homme n’est au service de rien, et tout est à son service. La société n’existe que pour les hommes, pour les aider à se déve­ lopper conformément à leur nature. Elle doit donc respecter cette nature, et le problème du droit naturel est de déterminer les ’ En effet, si la vie sociale résulte de la nature, cc n’est pas pour que la société soit en clic-même la fin tic l’homme, mais pour qu’il trouve en elle et par elle le moyen de sc perfectionner. > (Léon XIII, Encyclique S-t f»ienliue chriuianae.) Le P. Meyer assigne comme fin à la société • de transformer et de perfectionner l'homme en Ce monde selon sa nature, c’est-à-dire selon les conditions de sa perfec­ tibilité naturelle et sociale. • (Institutiones /mis naturalis, t. Il, nû 320.) 320 LE FONDEMENT DU DROIT exigences de la nature humaine qui s’imposent au respect de l’État aussi bien que de l’individu. A ces exigences correspondent des droits intangibles de l’individu. 59. Les droits de l’homme. — Y a-t-il des droits de l’homme antérieurs et supérieurs à tout droit positif? La théorie indivi­ dualiste du droit qui a dominé le siècle passé et que nous étudierons dans le volume suivant, déclare qu’il y en a et qu’ils sont « absolus ». Faut-il admettre cette thèse et dans quel sens? Le mot absolu est un de ces termes usuels qu'on emploie dans des acceptions fort diverses. Au sens strict, absolu veut dire : qui est par soi ; il implique donc indépendance totale. Dans ce sens, il n’y a qu’un être absolu, Dieu, et le mot absolu est corrélatif d'acte pur, d’infini. Mais on emploie souvent le mot absolu dans un sens plus large pour désigner « les êtres chez lesquels on trouve quelque indé­ pendance ». On les dit absolus o en raison et en proportion même de cette indépendance ». (Dictionnaire de théologie catholique, t. 1, col. 134, art. Absolu.) On appelle alors absolu tout être qui existe en lui-niéme, — non par lui-même, privilège de Dieu, mais en lui-même, ce qui est propre à la substance. Absolu devient synonyme de substantiel et s’oppose à accidentel, à ce qui, par essence, est dépendant et n’existe que dans autrui. L’absolu, dans cette acception, est ce qui ne dépend d'aucune créature. Dans ce sens large, l'homme est un être absolu, et la société ne l’est pas; dans la société, la seule réalité absolue est l’homme. Et par extension, on déclare absolus, les attributs de la nature humaine, tout ce qui, faisant partie de cette nature, participe à sa stabilité et à son indépendance. Dans ce sens, il est juste de dire que l’homme a des droits absolus, parce que, par sa nature humaine, il a des droits qui s’imposent au respect de tous. Nous CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 321 avons vu qu'il y a entre les hommes une égalité de nature. Comme, dans la société, il n’y a rien d’autre que des hommes, la société faite pour les hommes doit respecter l’égalité, et l'ordre qu’elle établit doit protéger leur droit égal à se développer conformément à leur nature. Reconnaître des droits absolus à l’individu, ce n’est rien dire d’autre. Déterminer ces droits absolus de l'homme, et par là fixer les limites à la liberté d’action du législateur en droit positif, est un des objets du droit naturel. Cherchons dès maintenant à préciser les limites générales de ces droits. Car qui dit absolu ne dit pas illimité, du moins dans le sens où nous admettons que les droits humains sont absolus. Si on appelle absolu ce qui ne dépend de rien, Dieu seul est absolu. Si on appelle absolu ce qui ne dépend pas d’un autre dans l'ordre des choses créées, les droits de l’homme sont absolus, quoique subor­ donnés comme tout ce qui est créé. Subordonnés à l’ordre uni­ versel, ils sont limités par les exigences de cet ordre. Le droit humain est un pouvoir moral d’action, mais d’action dans l’ordre. Pas de droits hors de l’ordre, pas de droit de faire le mal. Si l'homme prétend détourner son pouvoir d'action de la lin pour laquelle il l'a reçu, le caractère moral, qui en fait un droit, tombe, il n’y a plus de droit, il n’y a plus que violence. Ce principe est fondamental, et nous en retrouverons l’application à toutes les pages des volumes qui vont suivre. Chaque fois qu’on reconnaît un droit à l’homme, il faut se demander la raison de ce droit, la manière dont il aide l'homme à poursuivre sa tin, à contribuer pour sa part à l’œuvre commune du progrès. Dire qu'un droit est absolu, n'implique pas que ce droit n'ait sa raison qu’en lui-même : ce serait confondre les deux sens du mot absolu. Cette confusion malheureusement est fréquente. Dire qu’un droit est absolu implique Leclercq, T. I. Il 322 LE FONDEMENT DU DROIT seulement que ce droit est inviolable dans les limites que lui assignent les motifs qui le justifient. Si l'homme sort des limites de son droit, l’inviolabilité de celui-ci disparaît. En outre, les droits de l’homme sont encore limités par les droits des autres hommes, ce qui revient à dire que les droits de l'homme sont limités par ses devoirs envers autrui. C’est une conséquence de l’égalité. J’ai le droit et le devoir de me développer conformé­ ment à ma nature, mais les autres ont le même devoir et le même droit. Le développement de chacun consistant à travailler à l’œuvre commune du progrès humain, je ne me développe pas réellement, lorsque, cédant à l’apparence de mon bien propre, conçu comme isolé, je m’oppose par égoïsme à l’action légitime d'autrui (voir n° 35)- Nous nous faisons donc illusion, lorsque nous avons l’impression qu’un acte concourra à notre développement personnel, bien qu’il aille à l’encontre du bien général. Seulement, dans les cas concrets, cela n’est pas facile à voir. Ce n’est clair que lorsqu’on rapporte l’acte particulier à l’ordre universel; mais, pas plus que le bien général, l’ordre universel ne nous apparaît clairement, ni facilement, dans chaque cas particulier. Aussi avons-nous besoin, dans la vie courante, d’un principe d’application immédiate aussi facile que possible. Ce principe est celui du droit égal de tous les hommes d poursuivre leur fin. J’ai droit à la vie, mais les autres hommes ont le même droit ; si je sors de mon droit en attaquant la vie d’un autre, celui-ci a le droit de me repousser; je ne puis me plaindre, puisque je ne suis plus dans mon droit. J’ai le droit de propriété, mais il est limité par celui des autres; je sors de mon droit, quand j’en fais un moyen de nuire à autrui, au lieu de m’en servir au service du progrès dans l’entr’aide. Les droits humains, quels qu’ils soient, comportent donc une double limite : intrinsèque par la fin qui est leur raison d’être, CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 323 extrinsèque par voisinage des droits d’autrui. Et ces deux principes se rejoignent; car l'un et l'autre se ramènent au devoir de prendre sa place dans l'ordre universel, de remplir sa mission, celle pour laquelle l'homme est créé et qui explique sa présence sur la terre. ('elle limitation des droits résout ce qu’on appelle d’habitude /«•s conflits de droits. Ces conflits se produisent, dit-on, lorsque l’usage d’un droit vient entraver l’usage du droit d’autrui. Je suis propriétaire d’un terrain; je puis y faire ce que je veux. Je m’y livre à des manipulations chimiques qui empoisonnent l’air aux alentours et tuent la végétation sur les terrains de mes voisins; mon droit de faire ce que je veux sur mon terrain se heurte au droit des autres de cultiver les leurs : conflit de droits, dit-on. En réalité, le conflit de droit est un mythe. Les droits ne sc heurtent jamais, parce qu’ils se limitent les uns les autres. La solu­ tion de ce qu'on appelle les conflits de droits consiste simplement à chercher les limites des droits; l'ordre social, ou le Droit au sens objectif, consiste à maintenir chacun dans son droit. Et si ce principe de la limitation des droits ne permet pas toujours de résoudre facilement les oppositions, il fonde cependant les recherches sur une donnée claire. Les doctrines juridiques sont trop souvent confuses, parce qu'on fait des droits individuels des choses en soi se suffisant à elles-mêmes, alors que Dieu est le seul être qui sc suffise, et que tout l’humain est du subordonné. Nous connaissons maintenant la marche à suivre dans l’étude des droits humains. Qu’il s’agisse du droit de l’homme à la vie, à la propriété, au travail, à la liberté, ou des droits familiaux, toujours nous devrons nous demander la raison de ces droits, et cotte raison indiquera leurs limites. La connaissance de ces limites permettra d’établir dans quelle mesure l’État doit les garantir. respecter ou les 324 LE FONDMEEX’T du droit 60. Les droits de la société. — La collectivité a-t-ellc des droits? Si elle a des devoirs, elle doit avoir des droits correspon­ dants. Si elle doit aider les hommes à poursuivre leur mission, elle doit pouvoir exiger d'eux le respect des mesures qu’elle prend à cette lin, et la collaboration sans laquelle elle ne peut atteindre son but. Les individus doivent se consacrer au bien commun; la société est le cadre habituel de leur activité. La collectivité a donc le droit et le devoir de prendre les mesures nécessaires et utiles ait bien commun. Elle n’a pas d’autre droit, mais elle a celui-là. Ce rôle de la collectivité consiste dans une « tonne orientation de toutes les forces sociales ». Elle doit les orienter et les organiser « de telle façon qu’elles provoquent, facilitent et protègent le plein épanouissement ... des individus ». (Hl’GVENY, L'Étal el l'individu, dans Mélanges thomistes, p. 350 et 349.) C’est dire quelle doit prendre les mesures favorables au progrès collectif. Qu'est-ce que la collectivité? C’est l’ensemble des individus. Mais l’organisation sociale exige qu’on charge certains membres de la société de veiller aux intérêts communs. La collectivité s’exprime donc par des agents. Nous étudierons au volume suivant les problèmes de l’organisation et du fonctionnement de la société. Bornons-nous pour le moment à formuler que les intérêts collectifs doivent être confiés à des agents chargés de les gérer au nom et dans l’intérêt de tous. La collectivité, dans la personne de ses agents, doit donc être guidée par le souci du bien commun. Comment déterminer celui-ci? Nous avons vu que le bien social est celui de l’ensemble des individus, tous et chacun. Insistons sur ce mot : ensemble : l’en­ semble des individus, c’est-à-dire les individus considérés comme un tout. La société forme un tout parce qu’elle unifie l’action de ses membres en vue du bien de tous. CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 325 Reste cependant à déterminer en quoi consiste ce bien commun ou bien de tous dans telle ou telle circonstance concrète. Dans l'enchevêtrement des relations sociales, il arrive que le bien de certains semble s’opposer au bien des autres, que le bien de quelques-uns semble s’opposer au bien de la masse. 11 en est ainsi chaque fois qu'on limite une liberté ou qu'on impose un sacrifice. Le principe ne fait pas difficulté pour nous. L'homme doit sc dévouer à l'œuvre collective; en sacrifiant certaines conditions habifuelles dtt bonheur humain, il réalise sa fin en prenant sa place dans l'ordre; il ne sacrifie rien en réalité car nous savons que, finalement, dans l’autre vie, l’ordre se réalisera intégralement et qu’il atteindra le bonheur dans le plein épanouissement de son être *. Mais le bien commun est parfois difficile à déterminer. 11 arrive qu'une partie considérable de la population ait un intérêt opposé à celui d’une autre partie, considérable aussi. Comment déter­ miner alors le bien commun ? En comptant les partis et en déclarant bien commun le bien de la majorité? C’est ce que beaucoup proposent, ne voyant pas d’autre moyen de départager la société; et dans le cas extrême, on en arrive à cette conclusion absurde que le bien de la moitié plus un des citoyens sera réputé bien commun contre le bien de la moitié moins un. Ce système peut être pratiquement utile dans des assemblées délibérantes; il est même, dans beaucoup de cas, le seul praticable; 1 •• Cette vie qu'il sacrifie, c'est sa vie temporelle .... En faisant ce sacrifice, non seulement il ne diminue pas sa personnalité morale et sa vie intérieure de divine charité (l’auteur parle ici uniquement des chrétiens», mais il leur donne leur plein achèvement. • (Huovbny, l.' Étal tl l'individu, p. 333.) Je ne sais s'il est nécessaire d'ajouter que pour • le service du bien commun,... on n’a jamais le droit de demander un péché .... a Cela va de soi, puisque la raison d’être de la société est d’aider au développement des hommes conformément à leur nature humaine, et que le péché, c’est ce qui est contraire aux exigences de la nature humaine; pécher, c'est agir comme si on n’était pas un homme, agir à l'encontre «le sa nature d’être raisonnable, renier son humanité. 32Ó LE FONDEMENT DU DROIT mais, quand ii s’agit de déterminer le bien commun des hommes, on voudrait une base plus sûre. D'ailleurs, quels sont ceux qui ont droit à « faire nombre » ? Quand on discute le bien social, les vivants ne sont pas seuls en cause, mais l’avenir de la société, car elle est faite pour durer, et ce facteur de la durée a une importance primordiale. Une mesure peut être nuisible à l’ensemble des vivants, et cependant utile à ceux qui, dans la durée, constitueront la société. Beaucoup de mesures, fécondes dans la suite, pèsent aux premiers qui en supportent la charge. Les entreprises coloniales, par exemple, ne sont d’habitude au début, et souvent pendant de longues années, qu’une source de dépenses; parfois on y sacrifie en outre beaucoup de vies humaines. On dit que les Français du temps de Louis XV furent très indifférents à la perte du Canada, n’y voyant que a quelques arpents de neige ». Cela nous semble de la folie, et cette folie provient de ce qu’ils ne consi­ déraient pas le bien social dans sa durée. Les hommes présents doivent donc parfois se sacrifier pour les générations â venir. A quel titre, puisque ceux pour lesquels ils se sacrifient n’existent pas encore? Gardons-nous ici de phraséo­ logie sentimentale ’. On n’a aucun devoir vis-à-vis d’un être qui n’existe pas; ce qui n’existe pas, n'est rien. Mais les hommes ’ Un des exemples les plus remarquables de cette phraséologie est le * devoir envers les morts » dont la littérature patriotique nous entretient. La formule est belle et prête aux développements oratoires; aussi est-il regrettable qu'il n’y ait pas moyen de. lui trouver un sens intelligible. Car les morts malheureusement le sont bien, et comment avoir une dette envers quelqu’un qui n’existe plus? C’est vrai, dira-t-on, mais nous admettons une vie future. Ce n'est pas dans celle-là que nos morts nous réclameront cette dette qu’on ne leur paie d'ailleurs pas à eux, mais à la patrie composée des vivants. Et puis pourquoi ce * devoir envers les morts» touche-t-il aussi vivement ceux qui ne croient pas à l’immortalité de l’âme? Les grands chantres de ce culte patriotique des morts sont des hommes, comme Barrés ou d'Annunzio, qui déclarent ne croire à rien! Y peut-on discerner autre chose que la surrexcitation purement affective de l'instinct social? CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 327 ont le devoir vis-à-vis de Dieu de travailler à l'œuvre qui est leur raison d’être sur terre. Et cette œuvre est une œuvre continue; ils doivent la reprendre où leurs prédécesseurs Vont laissée, la perfectionner et la transmettre à ceux qui les suivent de manière que ceux-ci puissent reprendre le travail. C’est de ce seul point de vue, en reprenant toute la synthèse à la base à notre système, qu'on peut justifier le sacrifice de l’individu. Cependant la question de nombre reste en jeu. Même en tenant compte des générations futures, faut-il se déterminer d’après le nombre de ceux dont l’intérêt penche dans chaque sens? Mais on ne sait où s'arrêtera la série. Alors comment trouver le bien commun? Le bien commun u'est pas une question de nombre. Si on admet que les hommes ont une nature commune, on doit admettre aussi que toute mesure conforme aux exigences de cette nature sera à la longue bienfaisante, non pour la moitié plus un, mais pour l’ensemble. Ce principe est évident, du moment qu’on admet une nature humaine. Et il montre l’importance du droit naturel. Ce n'est pas l’intérêt apparent d’une portion plus ou moins grande des citoyens qui doit inspirer les décisions de l’État. mais les principes qui indiquent le sens du bien humain. A un moment donné, par suite de circonstances exceptionnelles, par suite, souvent, de la volonté mauvaise de beaucoup d’individus, une mesure conforme aux exigences de la nature humaine l>eut sembler nuisible; et une mesure contraire à ces exigences peut sembler excellente. Le néomalthusianisme semble excellent dans certaines circonstances, si on le considère isolément des principes généraux qui doivent dominer l'action humaine, et la suppression de la propriété aussi *. Mais, si ces pratiques sont contraires aux 1 Après une guerre meurtrière qui aurait décimé la population mâle d’un État, il semblerait sage, à prime abord, d'autoriser la bigamie pendant un certain temps. 328 LE FONDEMENT DU DROIT exigences de la nature humaine, nous sommes sûrs que leurs consé­ quences seront désastreuses, nécessairement, après un temps plus ou moins long. Il en est ainsi dans tous les domaines de la science sociale. Les circonstances sont perpétuellement mouvantes et l’utilitarisme, qui s’cn inspire sans principe directeur, livre l'homme au hasard et à l’incohérence. L’Etat cependant doit tenir compte des circonstances. Les principes du droit naturel sont des principes généraux, et leur application varie avec les circonstances. L’œuvre du droit est un effort d’adaptation de principes permanents aux circonstances changeantes. Mais pour cela, il faut des principes, sans quoi au lieu de gouverner au mieux du bien commun, l’État poussera à la dérive, sautant d’une politique à l’autre selon les apparences *. Le bien commun demande donc parfois le sacrifice d’un ou de plusieurs individus à l'intérêt général. Je crois nécessaire d’y revenir, parce que la question est une des plus importantes du droit naturel; c'est un de ces principes d’application constante qu’on ne peut jamais perdre de vue. Ce sacrifice, nous l’avons vu, n’est qu’apparent, si on considère l’existence dans son ensemble en y comprenant l’éternité; il mérite cependant d’être qualifié sition formelle à des moments de crise où le salut de la patrie est en jeu. En temps de guerre, la natio­ nalité devient une charge lourde; elle peut obliger au sacrifice de la vie ou des biens. Il y aurait danger pour le pays à ce que les citoyens qui veulent se dérober à leurs devoirs puissent s’en aller. L’Etat a le droit de suspendre l'exercice du droit d’émigration aussi longtemps que dure le danger public. En Italie, le gouvernement fasciste s’est mis en opposition avec le mouvement moderne du droit en proclamant le principe inverse que « le travail des Italiens est nécessaire à la prospérité et à la grandeur de leur patrie. Partant l'émigration doit être regardée dorénavant, comme un accident limité et transitoire et non comme une fonction normale du peuple italien. » (Décret du 28 juillet 1928. Cité Trrntin, Les transformations récentes du droit public italien, p. 401.) Les tenues mêmes de cet article indiquent qu’il s’inspire d’une idéologie sulx>r- donnant l’individu à la collectivité. Nous retrouverons cette doctrine au chapitre suivant. En tant que règle stable du droit public, ce principe est contraire au droit naturel. Le droit d'émigrer suppose le droit d'immigrer, de nos jours du moins où toutes les terres sont occupées par des Etats. L'immigra­ tion comporte deux étapes : l’installai ion dans le pays et la natu­ ralisation. L'unité du genre humain et le devoir d’entraide universelle entraînent le devoir des sociétés de recevoir les étrangers non nuisibles, disposés à y vivre tranquillement et à apporter leur collaboration CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 335 à l'œuvre commune. On doit leur reconnaître les droits individuels et familiaux qui dérivent de la nature de l’homme et dont l’étude fera l'objet des tomes III et IV de ces Leçons. Ils n’ont pas à parti­ ciper à la gestion de la société, puisqu’ils n’en font pas juridique­ ment partie. Mais on peut leur imposer une participation aux charges sociales, puisqu’ils bénéficient de l’ordre que la société assure. Un État ne peut donc fermer scs frontières par fantaisie; il peut cependant exclure les individus nuisibles, indésirables. < A première vue, la solution est simple; devant les principes du droit, il n’y a aucun doute. Mais les problèmes se compliquent : l'économie politique, les intérêts industriels et commerciaux, les considérations de race, les haines traditionnelles des peuples, le fanatisme religieux veulent dicter les réponses. Ainsi s’est produite une réaction contre le principe de liberté et ainsi ont été prescrites, en plusieurs pays, des mesures restrictives. (Nvs, Le droit inter national, t. II, p. 279.) Un cas intéressant d'application se présente aux États-Unis, lin 1882, les États-Unis établissent des conditions d’immigration destinées à protéger le pays contre les immigrants personnellement indésirables l. Plus tard, la loi de 1917 établit une interdiction basée simplement sur la nationalité : on interdit l’entrée à la plupart des asiatiques. En 1921 et 1924, nouvelles lois étendant partiellement cette mesure aux peuples européens : elles n’admettent dans I* Union qu'une certaine proportion des nationaux de chaque pays, déjà établis aux États-Unis à une certaine date, et la loi de 1924 fixe ce chiffre à 2 % des nationaux établis en Amérique en 1890. 1 Des règles de ce genre existent dans la plupart d«-s pays d'immigration, l.’-s 1 ge­ lations sont très diverses. Certains États excluent les immigrant- qui ne possèdent pas un certain capital, d’autres les enfants, les vieillards, les malades, infirmes ou faibles d’esprit; il y en a qui excluent les illettrés, les femmes seules chargées d'enfants; la plupart excluent les individus condamnés pour crimes infamants; beaucoup excluent les femmes se livrant à la prostitution, les anarchistes. 536 LE FONDEMENT DU DROIT Le but avoué est d'empêcher la transformation du tyj>e yankee. En effet, avant 1890, l’immigration venait surtout du nord de l'Europe, Iles Britanniques et pays germaniques. Après 1890 a commencé un grand mouvement d’émigration des pays latins (Italie surtout) et slaves : ce mouvement doit amener, au bout d’un certain temps, la transformation de la race des Etats-Unis. Ceux-ci, en vue de défendre leur type national, ferment donc leurs frontières complète­ ment aux éléments asiatiques, et la ferment presque aux Slaves et aux Latins. « Sur la base de la loi de 1924, le contingent annuellement admis ne peut comprendre que 13,3 % de Latins-Slaves contre 86,6 % (86,7?) de Nordiques: sur 165.000 immigrants autorisés, les AngloIrlandais peuvent être 62.000 et les Allemands 51.000, mais il ne saurait y avoir plus de 3.845 Italiens et 2.248 Russes. /.es États-Unis d'aujourd’hui, p. 115.) (Siegfried, Autant il semble légitime qu’un pays se préserve contre les éléments tarés, comme le faisaient les Etats-Unis par la loi de 1882, autant il est illégitime qu’il prétende préserver son « type national - en em­ pêchant de chercher des moyens d’existence sur des terres vacantes. Si les habitants actuels des Etats-Unis n’exploitent pas toutes les ressources de leur sol, ils ne peuvent interdire à d’autres de le faire, ni à des pays surpeuplés de déverser chez eux le trop-plein de leur population. La préservation d’un type national est une petite chose en présence de la nécessité pour des milliers d’hommes de trouver des moyens d'existence. Par contre on a le droit — et ceci montre la difficulté du problème — d’exiger que ces immigrants ne viennent pas troubler la vie nationale, former des Ilots étrangers au milieu d’un peuple uni; on peut aussi exiger que ces immigrants exercent les métiers où l’on a besoin de main-d'œuvre; et ces droits incontestables donnent souvent une apparence de légitimité à des législations prohibitrices qui, dans leur fond, sont d’une illégitimité certaine. Reste la question de naturalisation. Celle-ci constitue un veri­ table contrat social, accord de volontés entre le citoyen nouveau CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 337 et la communauté à laquelle il s’attache. En principe, elle est libre- de part et d'autre, en ce sens qu’un homme ne peut être obligé à faire partie contre son gré d'une communauté qui lui déplaît, et qu’une communauté ne peut être obligée à accepter un membre qui ne lui convient pas. Cependant, étant donné le devoir de coopération, celui qui vit dans une société a le devoir d’accepter d'en faire partie, s’il a l’intention d'y rester fixé,et une communauté n'a pas le droit de maintenir indéfiniment dans un état inférieur celui qui lui apporte une collaboration normale. La plupart des législations organisent la procédure de la naturali­ sation de façon à lui donner les apparences d une concession gracieuse du pays «pii accorde la naturalisation (le mot même : accorde exprime cette pensée). Mais les formules et les fictions juridiques n'empêchent pas que la naturalisation suppose l’accord de deux volontés, celle du naturalisé et de la nation où il entre, cette dernière exprimée par l'intermédiaire de ses gouvernants. Il arrive que des pays naturalisent d’office des gens de nationalité douteuse. Ainsi, pendant la guerre de 1914 et après l’avènement du nazisme, l’Allemagne, changeant sa loi sur la nationalité, déclara Allemands un certain nombre de gens qui avaient antérieurement perdu la qualité d'Allemands, et les obligea au service militaire chaque * fois qu'elle put les atteindre. Une loi pareille est injuste. II. — LE PATRIOTISME Aucune question n'est sans doute plus confuse que celle des rapports entre individu et collectivité. Dans les sentiments d’atta­ chement au groupe, égocentrisme et altcroccntrisme se mêlent si étroitement que le premier se réclame toujours d'un alibi et se couvre d’idéalisme pour s’affirmer plus sauvagement. Les principes exposés ci-dessus suffisent en eux-mêmes à guider la conduite, mais tant d’équivoques ont été cultivées au cours des siècles, 33$ LE FONDEMENT DU DROIT tant de mots ont servi de bannières sans qu’on en précise le sens, qu’il est utile de préciser encore et d’écarter explicitement malen­ tendus et fausses évidences. Les paragraphes qui suivent sont, en grande partie, consacrés à discuter des mots. Mais ce sont des mots-programmes, lourds d’affectivité, qui ont joué un rôle considérable dans la vie de l’humanité. Nous aboutirons ainsi à des précisions dernières sur les devoirs de l’individu à l’égard de la collectivité. 62. Patrie, Nation et Nationalité. La notion de patrie est voisine de la notion de société; qu’y ajoute-t-elle? Principale­ ment la note de continuité que le mot société n’implique pas par lui-même. Patrie vient de pater, père. La patrie, c’est la terre patríale, la terre des ancêtres; qui dit patrie évoque une continuité de générations. Mais le mot, dans le langage courant, signifie la terre plus que les hommes; c’est la terre où les ancêtres ont vécu, Je sol natal ; la terre, cependant, en tant qu'habitée par les descendants des mêmes ancêtres, vivant selon les coutumes et l’esprit de ces ancêtres. « Le nom d’une patrie enveloppe le sentiment de la continuité des familles qui sc succèdent sur la terre des pères, où les foyers constants, détruits et reconstruits, protègent l’identité de l'esprit et du sang, n (Mavrras, Enquête sur la monarchie, p. CX11I.) Aussi, dans le sens habituel du mot, on ne parle pas de patrie à projxjs d’un peuple nomade. Il a cependant aussi une unité durable; cette unité correspond à celle de la nation, terme presque synonyme de patrie et d’origine très semblable puisqu'il vient de nasci, naître. La nation est Vensemble- des hommes que la nais­ sance réunit, qui descendent des mêmes ancêtres. On voit que c’est à peu près la même chose que la patrie, mais patrie désigne plus CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 339 spécialement, la terre, nation plus spécialement les hommes *. Une nation sans sol à elle, sera une nation sans patrie; dans ce sens, on peut dire des Juifs qu’ils sont une nation sans patrie. Le mot nation est aussi employé d’habitude comme synonyme du mot peuple 2. Les mots peuplade, tribu, désignent des groupe­ ments analogues de moindre importance. « La nation », dit Pascal Mancini en 1851. « est une société naturelle d'hommes que l’unité du territoire, d’origine, de coutumes, de langue incline à la communauté de vie et de conscience sociale » ’. On devrait ajouter que le mot nation ne s'applique qu’à un groupé considérable. Un village, une tribu de quelques centaines d’hommes ne forment pas une nation. Nation, sur l’échelle de l'importance, est corrélatif de peuple. Un groupe restreint peut former une peuplade, non un peuple. Le mot nation ne s’applique qu'aux groupements qui forment un État ou qui ont une impor­ tance suffisante pour en former un, ceux, par exemple, qui en ont formé un autrefois. On parlera de nation française ou belge, de nation polonaise, de nation arménienne. Le mot nationalité, lui, signifiait originairement le caractère propre des membres d'une nation, le caractère national, ou encore ’ « La patrie, au sens propre du mot, est partout définie : le pays (d’autres disent l’État) où on est né, ou celui auquel on appartient à titre de citoyen .... La notion de patrie n'est complète qu’à condition de faire intervenir ... (la) notion du territoire, qui crée le lien du sol. Ce lien n’apparaît pas dans la notion de race, qui évoque exclusivement l'idée de lien du sang, et il n'est pas nettement spécifié dans l'idée de nationalité, dont le fondement est la volonté de vie commune. Il constitue au contraire un élément essentiel de la patrie : terra patria, terre sacrée, pour les anciens..., La terra patria, c’est la terre où on est né. » (Le Fur, Races, Nationalités, États pp. gg et 103.) 1 En Allemagne, les juristes ont attaché aux mots nation et peuple un sens technique different. En français, on les emploie de façon à peu près indifférente. * Discours d’ouverture do la chaire de droit international à l’Université de Turin. — Voir JoiiANXET, l.e principe des nationalités, p. 7. et Le Für, Races, Nationalités, Étals, p. 65. 340 LF. FONDEMENT DU DROIT le fait d'être membre d’une nation. Ce caractère national, on l’a ensuite personnalisé, pour désigner le groupe d’hommes qui le possèdent. Mais, par opposition à nation, on n'emploie nationalité que pour désigner des groupes qui ne forment point un État ; et le mot ne préjuge rien au sujet de leur capacité à en former un. A la nation belge s’opposera, par exemple, la nationalité flamande, à la nation espagnole, la nationalité catalane. En pratique, beau­ coup d’auteurs emploient un mot pour l'autre, ainsi que le mot peuple, le plus ancien de tous, et celui dont le sens est resté le plus général ’. La question de la nationalité, entendant ce mot dans le sens de caractère national, a pris beaucoup d’importance depuis un siècle et demi, par suite du principe des nationalités dont on trouvera l’exposé au chapitre suivant. Ce principe prétend baser toute l’organisation politique sur la nationalité. Il devenait donc important de savoir ce que c’est qu’une nation, en quoi consiste le caractère national et à quoi il se reconnaît. Le mot nation évoque, nous venons de le voir, l’idée d’une communauté de naissance. Aussi a-t-on d’abord été tenté de faire de la race le signe de la nation. Mais on s'est aperçu que tous les ’ • Quant au terme peuple, il est souvent employé comme équivalent, tantôt de nation, et tantôt d’Etat (nation politiquement organisée). Il est donc susceptible de prendre doux sens assez distincts : dans le premier, il vise plutôt la communauté d’origine; dans le second, le groupement en une môme organisation politique. Aujourd’hui, quand on l’emploie dans un sens précis, c’est le second sens qui est son «rus propre. Chose curieuse, non seulement les mots s’usent, on l’a souvent remarqué, mais leur sens est susceptible de changer complètement. Le sens actuel du mot peuple date du xix * siècle; dans le * deux siècles précédents, sa signification était inverse. Comme aujourd’hui on opposait nation et peuple; mais, par rapport à l’usage actuel, le sens LE FONDEMENT DU DROIT dira-t-on, mais ce sentiment vient de l'ancienne Rome. Cependant, sous ¡’ancienne Rome, l'Italie n'a jamais formé d’État indépendant. Le sentiment national s’ébauche plutôt au moyen âge, pendant les luttes contre les empereurs allemands, et s’épanouit à la Renaissance dans la communauté de civilisation. Comprimé ensuite par les monar­ chies absolues, il reparaît avec violence au xvme siècle. Il faut donc éviter toute exagération, aussi bien celle qui dit : « Un État est accidentel; il peut être fait ou défait et n’est pas pour moi une chose réelle; mais une nation est très réelle; ceci, vous ne pouvez ni le faire, ni le défaire » (Green cité par Van Gennep, Traité comparatif des nationalités, p. 25), que l’autre d'après laquelle : « Encore un coup, au rebours de toute prévision théorique, la cohésion politique précède la cohésion ethnique, et la détermine et la commande ». (Brunhes et Vallaux, La géographie de l'histoire, p. 643.) Cependant, si l’État excelle à faire les nationalités, il n’excelle pas toujours autant à les défaire. Une nationalité constituée résiste parfois aux formations politiques nouvelles qu'on lui impose. Dans les temps modernes, la Pologne et l’Irlande en témoignent. En Occident, le cas inverse est néanmoins fréquent. En 1839, lors des traités qui réglèrent définitivement les limites entre la Bel­ gique et la Hollande, le Limbourg hollandais, qui avait participé à la révolution fut rendu à la Hollande. Cette province occupe une situation géographique qui semble la rattacher à la Belgique plutôt qu’à la Hollande. Maastricht, sa ville principale, est à trente kilo­ mètres de Liège, à plusieurs heures de chemin de fer de tout centre hollandais, et la province s’étend en une bande étroite entre la Bel­ gique et l’Allemagne. En 1839, le rattachement de ces régions à la Hollande fut l’objet de protestations véhémentes. En 1918, certains Belges excités par la victoire et cherchant de quel côté agrandir la Belgique, imaginèrent de réclamer le Limbourg hollandais comme terre « irrédente ». On s’aperçut alors que ces Limbourgcois, si attachés à la Belgique en 1839, étaient devenus tout aussi attachés à la Hollande, qu’ils ne désiraient plus devenir Belges, et CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 347 que l’idée de le désirer leur apparaissait comme une trahison contre la patrie. Comment expliquer ce revirement? Simplement par l'atta­ chement de l’homme au groupe dont il fait partie. Les Liinbourgeois ont vécu paisiblement sous le régime hollandais pendant trois quarts de siècle; ils n’ont pas été persécutés, mais ont joui des mêmes droits et des mêmes avantages que les autres citoyens néerlandais; ils se trouvent donc heureux en Hollande; l’instinct social les porte vers le pays où ils vivent heureux. En Europe occidentale, on peut donc dire que le sens national est dans une large mesure un résultat de l’histoire politique et que, d'autre part, le sentiment national et le sentiment régional sont deux sentiments de même nature. Le sentiment national n’est qu’un sentiment régional poussé jusqu’au désir d’autonomie; le sentiment régional est un sentiment national moins vif, qui n’entraîne pas désir d’autonomie. Un Breton qui désire cultiver les traditions propres à la Bretagne sans visée d’autonomie politique est un régionaliste ; un Breton qui revendique une auto­ nomie politique, comme garantie et moyen de développement des traditions bretonnes, est un nationaliste. En Orient, le problème des nationalités se présente autrement. Dans tous les pays de l'Europe orientale et de l'Asie, des peuples sont là depuis toujours, sans avoir jamais constitué d’États indépendants, ou n’en constituant que de façon très éphémère, passant de maître en maître, restant toujours eux-mêmes. C’est le cas des Kurdes, des Druses, des Arméniens, dans cette Syrie et cette Asie Mineure où s’accumulent les ruines de tant d’empires. Ces peuples sont unis par l’habitat, la langue, les coutumes; parfois ils ont des institutions locales particulières selon la mesure d’indé­ pendance que leur laissent leurs maîtres; dans tous les cas, on ne peut prétendre qu’un Etat uni lié soit cause de leur communauté d’àine. 11 en est de même des peuples des Balkans : les Grecs 34$ LE FONDEMENT DU DROIT n’ont jamais formé d’Etat unifié avant 1830; les Serbes et les Bulgares descendent de tribus venues du Nord, et chez lesquelles, comme chez tous les peuples germains, slaves ou touraniens qui ont envahi l’Empire romain, le seul lien était le lien national que crée le sentiment d'être de même origine et d’avoir même esprit. Au ]wint de vue politique, ils formaient des tribus indépendantes. Dans leurs revendications nationales, ces peuples sc réclament souvent d’empires unifies d’autrefois; mais ces empires ont été le plus souvent passagers, et les nationalités sont antérieures à ces empires *. Ces nationalités orientales sont d'importance extrêmement variable, allant de millions d'hommes à quelques milliers. De plus, la distinction n’est pas toujours tranchée entre les groupes superjKjsés. Certains groupes nationaux semblent figés depuis toujours; d’autres évoluent; ailleurs des groupes qu’on pourrait croire nationaux forment des subdivisions d’un autre groupe qui semble aussi national .... Chez les Grecs et les Romains, la patrie s’incarnait dans l’Etat. Cette tradition a passé dans la civilisation occidentale et a régné sans conteste jusqu’ù la fin du xvin® siècle, bien que les auteurs aient toujours connu la distinction entre nations ou peuples et États. Les Grecs avaient conscience de ne former qu’un peuple 1 Les Scrbc«. les Bulgares out fondé des empires au moyen âge. Le royaume serbe u’a duré que deux siècles, et les Serbes formaient un peuple plusieurs siècles aupara­ vant. Quant à la • grande Serbie », dont ils se réclament aujourd'hui, elle a duré environ quarante ans. (Voir Denis, La grande Serbie, pp. 25-28.) L’empire bulgare, au moyen âge, a duré un peu plus longtemps. Son histoire est confuse; on pourrait cependant lui reconnaître une existence hachée d’éclipse * du milieu du tx * siècle au début fin xre«. (Voir Driault, La question d'Oricnl pp. II-2O.) La Roumanie n’a jamais constitué d'État uuiûc avant le XIX * siècle. La Pologne s’est formée de principautés indépendantes qu’unissait leur commu­ nauté de race slave en opposition avec les Allemands qui étaient l’ennemi héréditaire. La nation y existait aussi avant l’État. CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ J.J9 bien qu’ils fussent partagés en États distincts, entièrement indé­ pendants, mais quand les philosophes grecs parlent du patrio­ tisme, ils entendent par là l’amour de la Cité. Et il en est de même à Rome. Saint Thomas note comme mie chose naturelle qu’une « cité ne doit, de préférence, se conqxjser que d’un peuple, parce que dans un peuple régnent des mœurs et des habitudes communes qui poussent les citoyens à l’amitié à cause de la ressemblance qui règne entre eux. De là vient », ajoute-t-il, « que les cités qu’on a constituées de peuples différents, ont été détruites à cause des dissensions qu’y introduisait la diversité des mœurs et qui ame­ naient une fraction à sc joindre à l’ennemi en haine de l’autre *. » (Politicorum, 111, 2.) Ce qui n’empêche cependant que « la nationalité n'est nullement, d'après le cours naturel des choses, le facteur unique, ni meme toujours le facteur principal de formation d’une société politique­ ment une. Souvent, au contraire, la cohésion sociale provient plutôt de la cohabitation sur un même territoire, du besoin que les hommes ont les uns des autres, et surtout de la longue vie commune, tissée de l'obéissance prolongée au même gouvernement et aux mêmes institutions publiques, au milieu des mêmes dangers et des mêmes labeurs, des memes triomphes et des mêmes épreuves, des mêmes exemples de vertu et des mêmes souvenirs glorieux, n (Meyer, Institutiones juris naturalis, t. II. n° 343.) ’ D'autre part. • du jour où l'on prend le sens d'une unité, l'on songe à fortifier cette unité et à la développer le plus jxjssible; mais, à cette fin, il est nécessaire de faire intervenir une forte organisation, et celle-ci ne saurait exister en dehors d’nu État. » {.Jr.Li.tNEK, État moderne et .reri droit, t. I. p. 209.I De meme Hacriov ; • Comme unité vivante la nation est larvaire, seule sa méta­ morphose en un Plat centralisé en fera nn être parfait. • (Principe * de droit constitutionnel, p. 29.) 35” LE FONDEMENT DU DROIT Le sentiment patriotique peut donc sc porter sur différentes collectivités. Selon qu’on le porte sur la nation ou l’État, il diffère d’objet et, comme le contenu de l’idée de nation est variable, des hommes qui font partie d’une même société pourront avoir des patriotismes différents et même opposés. 64. La personnification de la patrie et de la société. — La distinction, la différence et parfois l'opposition apparente de l’intérêt individuel et de l’intérêt général, ainsi que la personnali­ sation des sociétés dans des organismes qui agissent au nom de la collectivité, a de tout temps amené à personnifier celle-ci. On parle de l’État, de la Cité, de la patrie, de la société, comme d’une personne, une sorte de sur-être, de meme nature que l’homme mais supérieur à lui et auquel l’homme doit se subordonner. La notion exacte de société, réalité d’ordre, et la distinction entre la société et les hommes qui en font partie, étant abstraite; chacun ayant, d’autre part, le devoir de se consacrer au bien de la collectivité et, le cas échéant, de sc sacrifier pour elle, il est plus simple de parler de la société comme d’une personne supérieure à l’individu. La société est le tout dont l’homme est une partie; la partie est moins que le tout et doit se subordonner à celui-ci : formules claires; elles donnent une notion, qui semble, à première vue, exacte, du devoir envers la collectivité. Pendant des siècles, on les a reproduites sans en faire la critique. Platon et Aristote s'exprimaient déjà ainsi. Pour ne citer qu'Aristote dont les idées sont toujours plus précises, il « professe une sorte de réalisme social fort analogue à celui que Durkheim a mis à la mode de nos jours. > (Defovrny. Aristote et l’éducation, p. ro.) Nous avons vu que l’homme, selon lui, ne se conçoit pas hors de la société: il « est par nature animal social »; et il l’est à tel point qu’il cesserait CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 351 d’être homme s'il cessait de vivre en société. L’homme ne se concevant pas hors de la société, celle-ci lui est antérieure : « c’est évident », dit Aristote, « un homme séparé de la société n'est plus un homme, pas plus qu’une main amputée n'est réellement une main; on continue à la désigner sous ce nom, mais simplement par façon de parler ». (Politique, 1. I, ch. I.) Plus tard, saint Thomas n'a pas hésité à reprendre les termes d’Aristote : • L’homme tout entier est ordonné, comme à sa fin, à la communauté tout entière dont il est une partie. • (Summa theol. Ha Ilae, Q. 65, art. 1, c. ’.) 1-a communauté ou la cité est un tout dont l'homme n’est qu’une partie. Cette formule, ou une autre analogue, se retrouve sous sa plume, chaque fois qu’il veut fonder le devoir de se sacrifier pour la communauté ou de se consacrer à elle. Formule commode en un temps où le ¡>atriotisme n’était guère discuté et où on n’avait pas à en craindre les exagérations. Nous avons vu par ailleurs (n° 57) que saint Thomas se rend compte de la différence de nature entre la collectivité et l’homme; il ne manque pas de préciser à l’occasion que la collectivité n'a qu’une « unité d’ordre qui n’en fait pas quelque chose de purement un ». Mais lorsqu'il porte son attention sur les devoirs de l'individu envers la collectivité, il ne songe pas à approfondir les conséquences de cette différence de nature. Certaines formules, jetées en passant, montre qu’il en reste conscient *. Parfois aussi, on rencontre des formules outrées qui ne correspondent certainement l>as, si on les prend isolément, à sa conception d’ensemble *. Tout cela s’explique sans peine, du moment qu’on se rappelle que le pro­ blème n’était pas discuté de son temps. 1 Voir aussi : Summa theol., la, Q. 60, art. 5, c.; la IL‘O, Q. 90, art. 2, c; Q. 96, art. 4. c.; Il» llae, Q. 58, art. 5, c.; art. 7, ad a; Q. 6r, art. 1, c.; Q. 64, art. 2, c.; art. 5, c.; Quodl. I, art. 8; Polit., 1. I, ch. 1. ‘ Par exemple, Summa theol. lia Hae.Q.jS.art.S.c. : « Celui qui sert une commu­ nauté, sert tous les hommes qui sont contenus dans cette communauté. * ’ Cfr. Summa theol. Ha Hae, Q.64,art. 2, c. : « Toute partie est ordonnée au tout comme l’imparfait au pariait, et c’est pourquoi la partie existe pour le tout. C’est 352 LE FONDEMENT DU DROIT Ainsi les expressions qu'il emploie à peu près chaque fois qu'il parle des rapports de l'individu et de la collectivité : « L’homme est à la communauté comme la partie au tout. Toute partie est ordonnée au tout comme l’imparfait au parfait. La partir existe pour le tout. Le tout est plus divin que la partie. » Prises à la lettre, ces expres­ sions sont fausses, car, en dernière analyse, ce n’est pas l’homme qui est ordonné à la société, mais la société à l’homme. La réalité substantielle, les personnes, ce sont les hommes et rien que les hom­ mes; tout le reste, quand on en parle comme rie choses en soi, n'est qu'abstraction ou image. Si on considère la société comme distincte des hommes, un homme est plus parfait que la société. Si l'homme doit se sacrifier pour la société, ce n'est pas pour l’organisation comme telle, c’est pour les autres hommes. Il en est de même de la formule, qu’on trouve aussi chez saint Thomas, opposant l’espèce à ses membres et déclarant que l’homme est fait pour l'espèce. L’espèce n’existe pas en dehors de l’homme; l’espèce en elle-même n’est qu’une abstraction par laquelle nous iso­ lons des hommes ce qu’ils ont de commun. L’homme n’est donc pas inférieur à l’espèce et ne doit pas se sacrifier à elle, ni à l’espèce, ni à la race, ni à aucune abstraction. Mais l’homme peut avoir à se sacrifier aux autres hommes, à la masse de ses semblables; et si Dieu l’a mis sur terre en lui assignant le devoir de se continuer, il a le devoir de le faire. Cela n’implique nullement qu'il y ait sur terre une réalité supérieure à l'homme, communauté, race ou espèce. Et il en est encore de même de la formule d’Aristote, reprise par saint Thomas, et par beaucoup d’auteurs, qu'un homme séparé de pourquoi nous voyons que si l’amputation est requise au salut de tout le corps humain, il est louable et sain de l'amputer. Une personne en particulier est à la communauté comme la partie au tout. Et c’est pourquoi si un homme est dangereux pour la communauté et s’il est un clément de corruption à cause de quelque péché, il est louable et sain de le tuer. » Ce texte, dans sa teneur littérale, justifie tous les excès nationalistes. Mais il est clair qu'il faut le situer dans renseignement général de la morale chrétienne au sujet de la peine de mort et des conditions très strictes auxquelles les moraliste * en subordonnent la légitimité. CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 353 la société n'est plus un homme, pas plus que la main séparée du corps n’est réellement une main. L’assimilation de l’homme à la main et de la société au corps est fausse, si on la prend au sens strict, car l’ensemble de l’organisme humain animé par l’ânie forme une personne, un être substantiel ayant une nature autre et supé­ rieure à celle des membres, tandis que la société n’est qu’une unité d’ordre et que la seule réalité substantielle dans la société est l’homme. Il est vrai de dire qu’il est difficile à un homme isolé de vivre humai­ nement s'il se sépare de toute vie sociale, et que la société est néces­ saire à l’ensemble des hommes pour vivre humainement, mais dire purement et simplement qu’un homme cesse d'être homme, lors­ qu’il se sépare de la société est faux. Les malheureux qu'on jetait aux oubliettes ne perdaient pas leur nature humaine en y tombant. Du temps de saint Thomas, on n’éprouvait pas le besoin de préciser ces notions parce que la question du patriotisme était peu discutée. Les États n’étaient pas des États nationaux, et le patriotisme n’était guère qu’un sentiment diffus. Le lien social était plutôt un lien personnel de vassal à suzerain, et les États étaient domaines des princes plutôt que groupements nationaux. Le patriotisme prend une tout autre tournure avec l’apparition des États nationaux, à la fin des temps modernes. La patrie. État ou nation, est désormais la collectivité conçue comme un tout, et le patriotisme de l'antiquité païenne réapparaît. On en trouvera des exemples au chapitre suivant. Pour le moment, limitons-nous aux doctrines philosophiques. Ce mouvement d’idées se développe à la fois en réaction contre les idées de la Révolution française et contre les monarchies absolues. La Révolution française, issue du XVIIIe siècle français, prétendait construire de toutes pièces une société idéale, la même pour tous Lkclbrcq, T. I. 12 354 LE FONDEMENT DU DROIT les hommes. A cette conception abstraite, faisant de la société un pur produit de l’intelligence, on oppose l’idée du caractère naturel de l’institution sociale. Les monarchies absolues préten­ daient disposer des peuples au gré des souverains : on leur oppose la réalité du groupement national et ses droits. Au cours même de la Révolution française, Joseph de Maistre, dans les Considérations sur la France publiées en 1796, énonce déjà les idées que le xixc siècle va répéter. « Nulle grande institu­ tion », dit-il, « ne résulte d'une délibération ... » ( p. 81). « Toutes les constitutions libres, connues dans l’univers, se sont formées de deux manières. Tantôt elles ont, pour ainsi dire, germé d’une manière insensible par la réunion d’une foule de ces circonstances que nous nommons fortuites; et quelquefois elles ont un auteur unique qui paraît comme un phénomène et se fait obéir » (p. 67.) Dans la littérature de langue française, cependant, Joseph de Maistre reste, de son temps, un isolé. Seul de Bonald lui fait écho. Pendant un demi-siècle, l’individualisme va régner dans les milieux philosophiques français. C’est en Allemagne que la réaction se déclanche avec violence en liaison avec la réaction politique nationale contre la conquête française. Une fois de plus, les passions mènent la doctrine. C’est au lende­ main d’Iéna, en 1807, que Fichte (1762-1814) prononce à Berlin ses célèbres Discours à la nation allemande où il exalte le génie propre de l’Allemagne. En même temps Adam Millier (1779-1829) développe l’idée que fitat est tout autre chose qu’une collection d’individus. « La Nation est un tout vivant, une grande individualité .... » Et quelques années après, en 1815, Savigny (1779-1861), polémiquant contre la codification du droit allemand, soutient que le droit n’est pas du tout le produit de la raison raisonnante, mais un produit CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 355 organique de la vie sociale, produit spontané dont le développement échappe aux lois de la raison et les dépasse. Il fonde l’école histo­ rique du droit dont l’influence en Allemagne va être considérable. Ainsi se forme un courant d’idées d’après lequel les volontés individuelles ne sont pour rien dans la formation des sociétés. La société est un produit de l'histoire, produit spontané des cir­ constances dont la nécessité s’impose aux hommes. La formule la plus forte de cette conception historique de l’évolution sociale est sans doute celle de Hegel (1770-1831) qui a exercé une influence sans rivale sur la pensée politique allemande du XIXe siècle. Disciple de Kant, Hegel appartient à cette équipe de philosophes romantiques qui tentent de tirer de la position kantienne du problème philosophique une vaste synthèse expliquant l’homme et l’univers, et reposant sur une pensée unique où le subjectivisme se confond avec l’objectivisme '. ‘ On ne trouvait pas chez lui (Kant) la totalité, la conception d’un tout; l'harmonie vivante (Jelmnek, L'Étal moderne et son droit, t, I. p. 77.) 364 LE FONDEMENT DU DROIT à l’esprit, mais ce n’est qu’une image. On la retrouve dans toutes les littératures L Mais les anciens qui admettaient une philosophie substantialiste ne mettaient pas en doute qu’il y eût entre l’homme et la société une différence fondamentale du fait que l'homme est une personne, un être substantiel, la société une simple réalité d’ordre. De nos jours, nous devons insister sur ce point. Quand on dit que l’homme est à la société comme la partie au tout, et que la partie est moins que le tout, le propos, nous l'avons vu, est équi­ voque, parce que, au sens absolu, l’homme est plus que la société. L'homme est plus que la société en ce sens que la société n’est qu’un moyen de développement pour l'homme, et que ce qui fait la valeur de la société, ce sont les hommes qui la composent. Le bien social, auquel les individus doivent être prêts à se sacrifier, est le bien commun, c'est-à-dire le bien de l’ensemble des individus. Nous avons vu que le devoir de l’individu de se sacrifier pour la collec­ tivité ne trouve son fondement que dans les exigences de la nature 1 L’apologue des membres et de l'estomac était raconte par Ménenlus Agrippa à la plèbe retirée sur le Mont Sacré <11 193 av. J.-C. « Platon compare les trois ordres qu’il distingue dans l’État, les mercenaires, les guerriers et les magistrats, aux trois principes qu’il trouve chez l’homme, savoir : ¡’appétit concupiscible, l'appétit irascible, la raison. < (La République, 1. V.) Saint Paul déclare que * * nous ne sommes qu’un seul corps en Jésus-Christ et les membres les uns des autres ». (Rom. XII, 4; I. Corinth. XII. ta.) Brxlin a écrit : • lui République bien ordonnée doit ressembler au corps humain, auquel tous les membres sont joints et unis d'une liaison merveil­ leuse, et chacun fait sa charge; néanmoins, quand il est besoin, l’un aide toujours à l’autre, l'un est secouru par l'autre, et tous ensemble se fortifient pour maintenir la santé, beauté et allégresse de tout le corps. * (La République, 1. IV, ch. V.) Pascal a dit » que la suite des hommes pendant le cours de tan t de siècles doit être cons iderée comme un mérite homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. • (Fragment sur le traité du vide.) .... • Nous applaudissons volontiers à ces rapprochements ingénieux. Comme Huxley, nous ne voyons pas trop quelles conséquences pratiques on peut en tirer. Mais s’ils n'ont pas de valeur scientifique, ils ont parfois une grande valeur littéraire et fournissent à l’éloquence des images |x-rsuasivcs et des arguments insinuants. » (VAkEHJ.ES-SoMMlêRKS. Les principes /omlamcntaux du droit, pp. X93-Í95.) Chapitre V. — individu et collectivité 365 humaine (v. n° 60). C’est pour le bonheur des hommes, de l'ensemble des hommes, que Vindividu doit se sacrifier, non pour une société, entité supérieure aux hommes, dont le bien sc distinguerait du bien des hommes. 65. Patriotisme et piété. — La personnification de la collec­ tivité a des répercussions sur la conception des devoirs de l'individu. Parlant de la collectivité comme d’un être distinct de l’homme, mais de même nature et supérieur à lui, on s’est fait des devoirs de l'homme envers la collectivité une notion qui s’exprime dans la philosophie traditionnelle par le classement du patriotisme dans la vertu de piété, et dans la morale positiviste moderne, par la théorie de la dette sociale. J’ai déjà dit un mot de cette dernière (n° 46). La notion de piété envers la patrie est à peu près semblable. On y conçoit la collectivité comme un être auquel les hommes doivent tous les bienfaits qui résultent de la vie en commun. L'homme naît dans le milieu social et en reçoit tout ce qui fait de lui un civilisé. On se trouve donc en présence de « deux êtres dont l’un est en dépendance foncière et irrémédiable de l’autre. Si cette dépendance l’atteint au plus profond de lui-même, dans son être même et dans son existence, jamais il ne s’acquittera envers son partenaire de façon si exhaustive qu’il puisse se proclamer quitte et libre, et son dû intégralement payé, réaffirmer son indépendance et déclarer la justice satisfaite. A plus forte raison si sa dépendance est de telle sorte que jamais il ne donnera réellement du sien. » (Delos, La société internationale, p. 40.) Cette situation, qui est celle de l’homme à l'égard de Dieu, son créateur, et des parents auxquels il doit d’exister, se retrouverait, proportion gardée, vis-à-vis de n la patrie, du milieu national qui nous a donné naissance, nous a nourris et cultivés ». Celui-ci « est, à sa façon, lui aussi, selon le 366 LE FONDEMENT DU DROIT mot de la philosophie traditionnelle, « principe de notre être ». (Saint Thomas, Summa theol., Il» Hao, Q. ioi, art. 3, ad. 3), et c’est pourquoi il ne peut y avoir de libération à son egard, d’équilibre une fois pour toutes, et qui satisfasse à notre dette n (Ibid., p. 41). On voit l’équivoque : la patrie et l’individu sont deux êtres comme Dieu et l’homme, ou le père et son fils. Dieu est un être personnel, actuellement vivant, les parents aussi; donc la patrie doit l'être également, puisqu’on ne fait mention d’aucune différence. Dieu est un être personnel concret; nous savons qui il est. Nos parents sont des êtres personnels concrets : nous savons qui ils sont. Mais la patrie n’est pas une personne, et, dans la mesure où on peut la dire un être, c’est un être si vague que les auteurs ne s’accordent même pas sur la communauté qui mérite ce nom. Pour saint Thomas, à la suite d’Aristote, c'est la cité, car c’est elle, dit-il, qui est « la communauté parfaite ». Pour certains modernes, c’est la nation, « car nous devons à notre nationalité une forme et un degré de développement en quelque sorte connaturels, imprimés en nous par l’hérédité et l’ambiance sociale, sans autre effort que celui de « naître », sans autre peine que celle de recevoir. Le milieu national remplit ainsi à l’égard de chaque individu une mission dont on ne saurait exagérer l’importance. » (Delos, La société internationale, p. 23.) Ces théoriciens s’expriment, les uns comme si nous devions à l'Etat toute la civilisation dont nous bénéficions, les autres comme si la nation était quelque chose de tranché, un tout fermé sans rapport avec d’autres groupes. Or, nous l'avons vu (nrt 47), nous ne devons à V État dont nous faisons partie qu'une faible partie de notre civilisation. Je suis Belge, mais je ne dois à la Belgique, ni la culture gréco-latine. CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 367 ni la littérature française, instruments principaux de ma formation intellectuelle, ni le droit romain, ni le code Napoléon, ni la philo­ sophie d’Aristote qui était grec, de saint Thomas qui était napoli­ tain, de Leibnitz et Kant qui étaient allemands, de Descartes qui était français. Ce n’est pas à la Belgique que je dois les éléments humains du christianisme qui sont surtout palestiniens et romains. Ce n’est pas à elle non plus que je dois la plupart des découvertes scientifiques faites par des savants de toutes les parties du monde. Je ne lui dois ni la découverte du feu, ni la culture du blé, ni la domestication du cheval, de la vache, du mouton, ni la découverte de la charrue, ni les autres découvertes ou inventions fondamentales qui sont à la base de la civilisation. Un Français, un Anglais, un Allemand, un Italien, appartenant à des États plus importants doivent un peu plus à leur État, mais l'apport de celui-ci ou de leur peuple dans la civilisation reste cependant minime. Si je cherche à qui je suis redevable de la civilisation, je dois donc dépasser mon pays, pour me reporter au genre humain. Quant à la nation, comment déterminer le groupe auquel je dois les caractères qui marquent ma personnalité? Bruxellois, je diffère du reste des Brabançons, Brabançon, du reste des Belges, Belge, des habitants d’autres pays; Belge d’expression française, du reste des Latins; Latin, des Germains et des Slaves; Européen, des Américains, homme de civilisation occidentale, des Orientaux, homme de race blanche, des Mongols et des nègres. Le milieu n'est pas un; les milieux se superposent et s’enchevêtrent comme les groupements sociaux dont chacun fait partie. Impossible de déterminer un milieu clos auquel je devrais tout ce que l’ambiance sociale et l’hérédité font de moi. Pas plus que je ne dois toute la civilisation à l’État, je ne dois au milieu national toute ma personnalité. L'apport de l'Etal LE FONDEMENT DU DROIT 368 consiste simplement à mettre « ma disposition, grâce à l'ordre social qu’il établit, le bénéfice de la civilisation. Service positif qu’un autre État me rendrait si celui dans lequel je me trouve n’existait pas. Nous avons vu les hasards qui ont concouru à la formation des États. La vie en société est nécessaire, mais telle ou telle société ne l’est pas. Si la Belgique était annexée par la France ou l’Alle­ magne, les Belges perdraient sans doute un certain nombre de biens auxquels ils sont légitimement attachés, mais il est faux de dire qu’ils perdraient tout le bénéfice de la civilisation. Dans l’État nouveau où on les ferait entrer malgré eux, ils resteraient des civilisés. Les auteurs parlent souvent de ce rôle de l’État comme si l'homme devait être privé du bénéfice de la vie en société, si l’État dont il fait partie venait à disparaître. Cela peut être vrai pour les peuples sauvages. Chez eux, quand un peuple est vaincu par un autre, les hommes sont massacrés, les femmes et les enfants emmenés en escla­ vage. Qu'on se rappelle la prise de Troie. Mais la situation n'est plus la même dans le monde civilisé. Cependant, le devoir d’aimer la patrie reste le même; il ne dépend donc pas de cela. De même, le milieu national n’explique pas toute ma personnalité, mais seulement certains traits qui attirent mon attention. Simple fait. Des paysans qui ne quittent jamais leur village ont souvent un sens plus aigu de leur communauté de village que de leur caractère national, et des voyageurs revenant d’Amérique racontent qu’en débarquant sur le quai de New-York, ils se sont soudain sentis « Européens », c’est-à-dire qu’entrant en contact avec un autre continent, ils prennent conscience de leur communauté européenne. Les Américains d’ailleurs parlent des Européens comme d’un peuple, et de l’Europe comme d’un pays. CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 369 Ce qu’on vient de lire va à l’encontre d’une tradition forte. Comment expliquer qu'on attribue à l’État ou à la nation cette importance absolue dont la fausseté parait si évidente? Sans doute par l’emprise du sentiment d’attachement au groupe, cristallisé sur l’État ou sur la nation. Nous avons vu (n° 47) la tendance générale des hommes à exagérer la valeur de leur patrie. Presque tous considèrent leur patrie comme le centre du monde et la nation la plus parfaite. Mais la question de la piété patriotique ou de la dette sociale demande aussi qu'on sc reporte au problème de la réalité sociale. La piété envers les parents s’adresse à des êtres humains à qui je dois d’être, en ce sens que, sans eux, l’être humain que je suis, moi, ma personne, n’existerait pas. Si j’existe, moi, un tel, c’est parce que tel homme et telle femme, mes parents, se sont unis. Si chacun s’était uni à un et à une autre, ils auraient sans doute eu des enfants aussi, mais je n’existerais pas. Les enfants seraient d’autres personnes que moi. La reconnaissance que je leur dois, cette piété dont parle la philo­ sophie traditionnelle, est liée à ce fait-là. De plus, elle s’adresse à des êtres humains vivants. Quand mes parents sont morts, quel est encore mon devoir envers eux? Chrétien, je dois prier pour eux, parce que je 1rs sais encore vivants. Mais celui qui ne croit pas à la vie future, quel devoir lui reste-t-il envers ceux qui ne sont plus? Ils ne sont plus, à ses yeux, ils ne sont plus rien, ils sont néant. Comment con­ cevoir un devoir envers le néant? Les biens que je dois an milieu social sont d’une nature beaucoup plus accidentelle. Mon être, je le dois à mes parents et à eux seuls; au milieu, je dois certains caractères qui affectent nia personnalité dans une mesure difficilement déterminable. Dans cette influence du milieu, les éléments physiques jouent un grand rôle. Selon qu’un peuple habite la montagne ou la plaine, un pays de forêts ou Je bord de la mer, ou encore un pays chaud ou froid, son carac­ tère est différent. Aurait-on un devoir de piété envers le sol, les 37° le fondement du droit arbres, l’eau? Le devoir de piété ne peut porter que sur des personnes ayant une nature égale à la mienne, ou sur des êtres d’une nature supérieure, envers lesquels j’ai une dette. Où les trouver? On parle des devoirs de l'homme envers la patrie, comme de devoirs « d’un être envers un autre être ». Mais la patrie, la nation, l’État, ne sont pas des êtres aux sens où l’homme l’est. L’homme est une personne physique, l’État et la nation sont des personnes morales, simples réalités d’ordre. Pour donner au devoir patrio­ tique un fondement qui ne soit pas imaginaire, il faut donc trouver sous les mots la réalité humaine qu’ils recouvrent. Dans la mesure où les avantages qui résultent pour moi du milieu social viennent des hommes, ils viennent de ceux qui m'ont précédé. Tout le dépôt de traditions, de modes d’existence, ce patrimoine de sentiments, d’idées, cette civilisation marquée du caractère de mon peuple, tout cela vient des ancêtres. Mais ils ne sont plus. La seule réalité actuelle, ce sont les hommes vivants. Et comme on en a fait la remarque plus haut (n° 4O), j’en suis de ces hommes vivants, héritier des biens que nous transmettent nos devanciers, au même titre que mes contemporains. Les générations futures n’existent pas non plus. Ni le passé, ni le futur; seul le présent existe. Si on fait abstraction de la mission assignée par Dieu aux hommes, il reste les hommes actuellement vivants, et l’héritage des morts est quelque chose des vivants. On explique par les morts ce que sont les vivants, mais les morts n’en sont pas moins morts; le problème du devoir ne peut se résoudre qu’en tenant compte des réalités existantes. La littérature patriotique se livre à un grand effort pour donner aux morts une sorte de vie. Ils sont, nous dit-on, « une réalité très actuelle 0, car ils sont « vivants dans la tradition spirituelle, CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 371 aussi bien que dans les institutions de notre milieu. » (Delos, La société internationale, p. 42, note.) J’ai une certaine peine à discuter cette assertion, car je ne comprends pas. On est mort ou vivant; mort, on est mort; vivant, on n’est pas mort. Quand on dit que les morts vivent dans notre souvenir ou dans les insti­ tutions ou les œuvres qu’ils laissent, c’est une simple façon de parler; l’œuvre, le monument, le livre, s’est détachée de son auteur et existe par elle-même, l'auteur n’étant plus; et notre souvenir est quelque chose de nous, de l’homme vivant, seule réalité per­ sonnelle. Comment expliquer alors le sens du devoir envers les morts et du devoir envers la race si profondément enraciné dans des esprits qui rejettent toute réalité supra-terrestre? Sans doute, à nouveau, par la force de l’attachement spontané au milieu et, sans doute aussi, parce que le sentiment d'un devoir de continuité qui voue à une œuvre dépassant la personne est si naturel et si profond qu’il perdure, même lorsqu’on méconnaissant l’existence de Dieu, l’homme perd la connaissance intellectuelle de ce qui peut seul le fonder. 66. Le fondement du devoir patriotique. — Pourquoi dois-je aimer ma -patrie? Parce que c'est la mienne. Non parce qu’elle est la plus belle, la plus civilisée, la plus puissante, la plus avan­ tageuse, mais parce que c’est la mienne. Les auteurs fondent souvent l’amour de la patrie sur la reconnais­ sance pour les services rendus, pour « l’avance héréditaire ». (Maurras, Enquête sur la monarchie, p. CXV.) Mais la patrie ne donne pas toujours une avance héréditaire; elle la donne chez les peuples les plus avancés; chez les autres, elle donne un retard héréditaire. Cepen­ dant, le devoir est le même pour tout homme. Sous l'influence de l’amour de soi, nous avons vu que tous les peuples se croient supé­ rieurs aux autres. Les Esquimaux et les Zoulous parleront donc aussi 37* LE FONDEMENT DU DROIT d’ « avance héréditaire ». En fait, cependant, certains peuples sont plus favorisés. Si je suis né dans un peuple arriéré et pauvre, j'ai encore le devoir * de l’aimer, et de travailler de préférence à son bien. Pourquoi, sinon parce que c’est mon peuple? Nous avons vu (n° 49) que l’attachement de l’homme au milieu a comme premier fondement l’attachement à soi. Le devoir d'aimer son milieu, sa patrie, a comme premier fondement le devoir de s'aimer soi-même. Car il y a un devoir de s’aimer. La première œuvre que nous ayons à accomplir sur la terre est celle de notre développement propre. C’est la mission essentielle confiée à chacun de nous, la seule même qui lui soit entièrement confiée. H y a un amour vertueux de soi, comme il y a un amour-propre vicieux. Nous devons aimer ce qu'il y a de bon en nous, et nous devons le cultiver, le développer, de même que nous devons haïr ce qu’il y a de mauvais en nous et le combattre. Dans la patrie, nous aimons le pay’s auquel nous sommes liés; l'amour vertueux de la patrie est l’amour de ce qui est lié à ce qu'il y a de bou eu nous. La mission que j’ai à remplir dans le monde ne s’exprime pas purement et simplement par mon perfectionnement propre, car je suis homme, être social, je dois vivre avec mes semblables et travailler avec eux à l’œuvre commune du genre humain. De quelle façon y travaillerai-je mieux, sinon en développant ce bien que je possède, ces caractères humains, culture, civilisation, vertus morales, qui me sont propres grâce au milieu où j’ai vécu, qui correspondent à mes capacités, à mon tempérament, qui sont faits pour moi et pour lesquels je suis fait. Belge, le meilleur moyen pour moi de travailler au bien du genre humain, c’est d’y’ travailler « à la belge » ; et Français, «à la française », Allemand, « à l’allemande », Néerlandais, » à la néerlandaise ». C’est en travaillant parmi ceux CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 373 qui sont comme moi, qui ont le même esprit que moi, le même tempérament et la même éducation, que je travaillerai d’ordinaire le mieux. Je servirai donc l'humanité, d'abord en servant mon pays, non pas au mépris des autres mais en union avec les autres. Mais tout de même, mon pays d’abord. L’amour de mon pays est donc à la fois amour de moi et amour de l’humanité, mais de l’humanité en tant qu’elle se reflète en moi dans cette lumière spéciale qui est celle, de mon pays. On peut présenter le même argument sous un autre jour. Je dois aimer Dieu et ses œuvres parce que tout ce qu’il fait est bon. J’aime donc la création, mais l’amour se différencie selon la perfec­ tion et la proximité de l’être aimé. Ce qui me touche de plus près est davantage désigné à mon amour, parce que je le connais mieux, parce que mon action l’atteint davantage. En particulier, ce qui me touche de près en me ressemblant, en ayant part d’une certaine manière à ce que je suis. A ce titre, je dois aimer mes parents plus que les autres, mes concitoyens plus que les étrangers. A plusieurs points de vue, ils me touchent de plus près, et parce que je les connais mieux, et parce que je puis les atteindre plus facilement, et parce que ma vie est engagée dans la leur de telle sorte que je bénéficie ou que je pâtis de ce qui les atteint. Le patriotisme.est ainsi à la fois amour de soi et amour de ceux qui nous touchent de plus près. Toute communauté dont je fais partie est, d’une certaine façon, ma patrie, que ce soit mon village, ma province, mon pays ou mon continent. On peut aussi rattacher le patriotisme à la coopération. Celle-ci oblige à nous consacrer au bien commun. Exprimée en formule de coopération, l’œuvre de notre vie, c’est de travailler au bien commun des hommes. Pour chacun, le bien commun de l'humanité est représenté par les collectivités dont il fait partie, et travailler 374 LE FONDEMENT DU DROIT à ce bien commun, c’est, pour chacun, travailler à ce que ces collectivités soient bienfaisantes. Être un élément utile des collectivités dont nous faisons partie, et travailler « ce que ces collectivités soient elles-mêmes des éléments utiles dans la grande collectivité du genre humain, tel est le devoir patriotique exprimé en formule de coopération générale. Mais il y a dans le patriotisme une nuance d’amour, amour de la patrie — qui se plie mal à ce que la c ^opération générale a d’un peu cérébral. C’est précisément parce que le patriotisme a son fondement dans l’attachement affectif pour tout ce qui nous touche personnel­ lement — mon pays. Il est difficile d’exprimer en termes purement intellectuels, une réalité psychologique aussi riche et aussi pleine d'éléments affectifs. Le patriotisme peut être désordonné, et il l’est souvent. Il est désordonné lorsqu’il fait de la patrie un absolu. L’amour des défauts nationaux est un amour désordonné; l’attachement à toutes les traditions nationales quelles qu’elles soient, uniquement parce qu’elles sont nationales, est un amour désordonné. Le patriotisme est désordonné encore, quand il subordonne un bien général à un bien particulier, car la hiérarchie de nos affections ne doit pas seulement s’établir d’après la proximité, mais d'après l'importance du bien dont il s’agit. Je dois aimer ma famille plus que les autres familles, mais je dois être prêt à la sacri lier à mon pays. Je dois aimer mon pays plus que les autres, mais je dois être prêt à le sacrifier à l’humanité. Les affections familiales doivent parfois se sacrifier ¡>our la patrie, en temps de guerre notamment. Il est plus difficile de se représenter un cas où le pays devrait se sacrifier pour l'humanité, mais on peut concevoir que le bien commun de l’humanité demande qu'un pays accepte certains sacrifices. Cela se voit quotidiennement dans les États, où certaines régions doivent accepter des renoncements en CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 375 vue du bien commun. Les villes dites < de province » doivent accepter que la capitale bénéficie à leur détriment d’avantages considérables. Si on coupait la France en quatre États, dont les capitales seraient, outre Paris, Bordeaux, Lyon et Lille, ces trois dernières villes gagne­ raient en importance. Elles doivent accepter d’être au second rang parce que l’intérêt commun des Français demande qu'il n’y ait qu'une capitale. L'imposssibilitc où l’on se trouve actuellement d'établir un ordre international provient précisément de ce que, meme intellectuelle­ ment, la plupart de nos contemporains sc refusent à reconnaître le devoir de sacrifier la petite patrie, représentée par l’État, à la grande patrie. 67. Les responsabilités collectives. — La question de la responsabilité collective est une des plus délicates de la vie sociale, et il n’en est aucune où se manifestent plus subtilement le point et le degré d’insertion de l’individu dans la communauté. Dans quelle mesure l’individu est-il responsable du groupe? Dans quelle mesure, par conséquent, est-il fondé à réclamer les avantages qui résultent de l’action commune, dans quelle mesure doit-il en subir le détriment? La question se pose à tous les degrés de l’organisation sociale. Notre génération a eu l'attention attirée par la discussion des responsabilités de guerre; mais le problème sc pose en toute occasion, à propos de la solidarité familiale pour commencer. Les enfants ont-ils droit à bénéficier des succès de leurs parents? Ont-ils le devoir d’accepter de pâtir de leurs revers? Est-il socialement avantageux qu’il en soit ainsi? En d'autres termes, y a-t-il une solidarité familiale faisant de la vie familiale une réalité à laquelle tous les membres participent? A des élèves turbulents, le maître impose une punition collective, quand il ne parvient pas à trouver les coupables : est-ce juste? Trouver LE FONDEMENT DU DROIT 3’76 les coupables, c’est individualiser la faute : les élèves ne participent-ils pas tous plus ou moins à la faute? Dans les luttes de classes, de peuples, les individus participent à la destinée commune : est-ce juste et dans quelle mesure? Le bourgeois paisible, la vieille rentière, qui profitent des abus capitalistes dont ils ignorent l'existence, qui ont hérité de titres de Bourse dont ils ne savent même pas à quoi ils correspondent et n’ont jamais entendu parler de la vie des travailleurs dans les entreprises qui leur rapportent des dividendes, qui sont humains et charitables dans leur vie privée, est-il juste qu’ils subissent le contrecoup de la réaction contre le capitalisme et qu’ils soient ruinés parce qu’ils font partie d’une classe dont les dirigeants ont commis des abus? Chez les peuples primitifs, la solidarité de famille et de peuple est poussée à l’extrême. Chacun est responsable de ce que fait le groupe, Un crime atteint moralement, non seulement la victime, mais toute la famille ou le clan, et il doit être vengé, non seulement sur le criminel, mais sur n’importe quel membre de la famille ou du clan. Cette conception s’est maintenue jusqu’à une époque assez récente dans certains pays européens tels que J’Ecosse ou la Corse. Au moyen âge, la pratique et la règle étaient courantes dans toute l’Europe. De même, la guerre primitive atteint le peuple entier. Dans le monde antique, le vaincu est livré à la fantaisie du vainqueur, et il n'en est guère autrement au moyen âge. Tantôt, comme à la prise de Troie, on massacre les hommes et on emmène les femmes et les enfants en esclavage; tantôt, comme à la prise de Jérusalem par les Babyloniens, on emmène le peuple entier en captivité; tantôt, comme lors de la conquête de la Gaule par César, on jette sur le marché les esclaves par centaines de mille. Pas question de distinguer responsabilité publique et responsabilité privée ou de CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 377 réserver des droits individuels. L’individu n’a de droits que dans son peuple et fait un avec lui. Cette conception est restée générale en dehors du monde chrétien. Les Turcs, les Japonais l'ont appliquée sans discussion jusqu’à notre temps. Par contre, dans le inonde occidental, sous l’influence chrétienne d’abord, ensuite sous l’influence d'un ensemble de facteurs que nous allons tenter d'analyser, on a graduellement distingué l'État des particuliers, le groupe de ses membres, les res­ ponsabilités collectives et individuelles, les responsabilités poli­ tiques ou publiques, propres à l’État, des responsabilités civiles ou privées, propres aux particuliers, et un immenseefforts’est développé pour dégager les particuliers des responsabilités collectives. On a, par exemple, individualisé la responsabilité pénale. Quand le délinquant disparaît, on ne peut faire retomber le châtiment sur les siens. Et des criminels se suicident pour éviter à leur famille le déshonneur qui rejaillira de leur condamnation. Ceci indique que l’opinion ne suit pas entièrement le droit, puisqu’elle fait peser sur les enfants une part de la faute du père. Par contre, si les enfants béné­ ficient d’un enrichissement coupable, on admet que l’action en dommages intérêts se poursuive contre eux. En matière familiale, on cherche à ce que les enfants ne subissent pas les conséquences de la condition difficile de leurs ¡jaren ts. On proclame le droit de tous les enfants à ce que la Nation mette à leur disposition tout ce qu’exige leur pleine formation physique, morale et intellectuelle (GüKViTCll, La déclaration des droits sociaux, P- 57)- Tout homme, a les mêmes droits : on trouve injuste que les enfants pâtissent des infériorités de leurs parents. On cherche à limiter aux États les guerres et leurs conséquences, dans la conduite de la guerre d’abord, en la réduisant à ceux que l’État désigne pour combattre, dans la conclusion de la paix 378 LE FONDEMENT DU DROIT ensuite, en distinguant le politique concernant l’État du privé. On admet que l’État vaincu doit réparer, non que les particuliers soient directement atteints dans leurs intérêts privés. Mais, dans l’ordre international, notre temps est partiellement revenu à une conception plus barbare. Les causes en sont maté­ rielles et morales. Le perfectionnement technique amène un resserrement de la soli­ darité sociale. Toute la vie de la nation, toute son activité, tout son territoire, toutes ses ressources sont engagés dans la guerre et servent à la guerre. Les combattants ne forment plus que l’avant- garde d’un corps engagé tout entier dans l’action. Il devient impossible de délimiter les opérations militaires. De là une sauvagerie nouvelle. On rend la nation responsable dans chacun de ses membres; tous sont partie dans la guerre, directement ou indirectement. On incarcère dans chaque pays tous les citoyens du pays ennemi; on confisque les biens particu­ liers qu’on peut saisir; on tend à admettre par le travail forcé une réduction à l’esclavage des vaincus, soit pour aider à la guerre, soit pour réparer les dommages de guerre. Et un conflit est apparu dans les esprits entre la conception primitive et celle qui était née de la civilisation. Mais ce retour au primitif est dû aussi au développement de la démocratie. La distinction entre l’État et les particuliers, même entre l’État et l’ensemble des particuliers, est partiellement le fruit de la situation politique de l’Europe du XVIe au XIXe siècle. La monarchie des temps modernes n’avait pas seulement amené une distinction, mais creusé une séparation entre gouvernements et peuples. Les peuples, nous l’avons vu (n ** 53), poursuivaient leur existence continue selon leurs institutions traditionnelles, par dessous le changement des dynasties. La politique internationale CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 379 était jeu de princes; les armées composées de mercenaires et la diplomatie étaient sans racines dans la nation. Cette situation a toujours été celle des régimes despotiques et féodaux. Le prince y est moins le gardien du bien commun, que le maître auquel le peuple se soumet, faute de pouvoir faire autre­ ment. A l'intérieur, il n'assure pas ou guère le bien commun, mais défend la communauté contre l’ennemi du dehors, parce qu'il y trouve son intérêt. Le peuple vit selon ses traditions aux­ quelles le prince ne s’intéresse pas. C’est encore le régime de certaines principautés hindoues; à l'effondrement de la monarchie carolingienne, ce fut la situation de la féodalité commençante : des seigneurs prenaient sous leur protection les habitants d’une région, mais c’étaient des maîtres purement militaires exigeant des prestations sans assurer d’autre avantage que la sécurité contre les pillards ou les seigneurs voisins. Le dernier échantillon de ce régime a été sans doute ce qu’on a appelé en Chine le « gouvernement des généraux » (1916-1928}. La révolution ayant amené la dislocation de l’État, des chefs mili­ taires s’emparèrent du pouvoir dans les diverses régions, imposant leur domination aux populations qu’ils rançonnaient tout en les défendant contre le chef militaire voisin. Les souverains de cette espèce sont des sortes de « fléaux de Dieu «. A défaut d’un gouverne­ ment central veillant à l’ordre, le peuple est obligé de les accepter, car si l’un disparaît, un autre le remplace et commence par se livrer à des razzias. Le peuple a donc besoin d’un protecteur armé et a intérêt à garder le même, car celui dont le pouvoir est stable, ménage les populations dans une certaine mesure, ne fût-ce que pour ne pas perdre la source de scs profits. Mais dans un ordre politique de cette nature, le souverain n’est le représentant, ni de la communauté, ni du bien commun. Au contraire, là où le gouvernement est le représentant du peuple, celui-ci forme une communauté dont l’intérêt est l’intérêt de tous. 3'SO LE FONDEMENT DU DROIT Les cités grecques étaient de ce type, ainsi que la Rome répu­ blicaine et les tribus gauloises ou germaniques. Le pean, chant de guerre des Grecs, disait : « Allez, tils de la Grèce, délivrez vos enfants et vos femmes, les sanctuaires des dieux de vos pères et les tombeaux de vos aïeux. » Dans des régimes politiques comme ceux-là, tout le peuple est engagé; la guerre menace le peuple; il n'est pas rare que les femmes participent au combat en encourageant les guerriers de leurs vociférations ou en renouvelant leurs armes. Quand Athènes fut menacée par les Perses, pendant la seconde guerre medique, toute la population évacua la ville. Le massacre de la population par le vainqueur n’était que le revers de la situation. L’entrée triomphale de Bonaparte à Milan, lors de la campagne d’Italie (1796), est un spectacle d'une tout autre nature. La popu­ lation fait à l'année française un accueil enthousiaste et le général français lui dit : * Peuple d’Italie, l'année française vient briser vos chaînes .... •> C'est que les Autrichiens, maîtres de la Lombardie, étaient des étrangers. Le gouvernement n’était pas national; le peuple ne se sentait pas solidaire. On ne pourrait concevoir le roi de Perse adressant une proclamation semblable aux Athéniens. L'épisode auquel nous venons de faire allusion sonne le glas de l'Ancien Régime. A partir de la Révolution française, révo­ lution démocratique transfère la souveraineté au peuple, dans le monde entier, et du meme coup, l’État, représentant du peuple, devient le représentant du bien commun et tend à s’identifier à la communauté dont il est le mandataire. L’idée de la communauté du peuple sc lie à celle de l’État. L’État n’ayant d’autre raison que le bien du peuple, celui-ci devient solidaire de celui-là; l’action de l’État est celle de la communauté; celle-ci est engagée dans tout ce que fait l’État, et tous les membres de la communauté partagent la responsabilité de l'action commune. CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 381 Ici comme dans presque toutes les questions sociales modernes, il faut remonter à la Révolution française. On connaît la célèbre proclamation de Barère en 1793 : « Dès ce moment jusqu'à celui où les ennemis auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées. Les jeunes gens iront au combat; les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances; les femmes feront des tentes, des habits et serviront dans les hôpitaux; les enfants mettront le vieux linge en charpie; les vieillards se feront transporter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, prêcher la haine des rois et l'unité de la République. La levée sera générale .... » Cette conception était si contraire aux usages de l’Ancien Régime qu’il fallut tout le xix * siècle pour s'y acclimater. Elle n’est arrivée à maturité que dans la guerre de 1939; mais la férocité de celle-ci n’a plus connu de limite. En effet, si tout le peuple participe à la guerre, on ne peut attendre de l’ennemi qu’il épargne qui que ce soit. Dans la seconde guerre mondiale, les Allemands, avec leur génie d’organisation, ont. dès le début, systématisé la méthode en formant dans les pays qu’ils enva­ hissaient des troupes sans uniforme qui prenaient l’ennemi par surprise. L’exemple fut suivi; il ne pouvait ne pas l’être. La proclamation de Churchill au peuple anglais, quand l'Angleterre fut menacée d'inva­ sion, fait écho à celle de Barère. Dans les pays occupés, on mobilisa la population pour organiser la résistance; mais si l’occupant peut à bon droit soupçonner un combattant dans chaque civil, cela mène aux pires cruautés. On s’indigne, dans chaque pays, que des enfants même soient mobilisés pour la guerre chez l'ennemi, et on exalte ceux des siens qui sabotent l'outillage ou font le coup de feu. En Europe occidentale, cette conception ne porta pas encore tous ses fruits. L’Allemagne naziste se conforma sur certains points aux usages internationaux, notamment en évitant le massacre des ennemis qui se rendaient et en traitant humainement les prisonniers de guerre. 382 LE FONDEMENT DU DROIT Mais quand elle sc heurta, dans la guerre de Russie, à une autre Puissance totalitaire, la violence du conflit ne connut plus de limite et rejoignit la conception antique. L'un et l'autre des combattants exigeait tout de chacun des siens et ne mettait systématiquement d'autre frein à la violence que l'intérêt immédiat. Russes et Allemands interdisaient à leurs soldats de se rendre et exigeaient que toute la population se fasse tuer plutôt que de cesser la résistance. La guerre était, sur tous les points, aussi bien à l’arrière et chez les civils que dans l’armée et au front. Et lorsque la défaite de l'Allemagne devint inévitable, les chefs nazistes prétendirent imposer à leur peuple de se faire tuer tout entier plutôt que de céder. Les peuples, heureusement, ne purent soutenir cet héroïsme barbare jusqu’au bout. Les deux adversaires, professant des doctrines politiques totali­ taires opposées, mais semblables par leur totalitarisme, identifiaient sans réserve la communauté aux individus, ne considéraient dans l'individu isolé que le membre de la communauté et traitaient chaque ennemi en a ennemi total t>. Il ne suffisait plus de vaincre l'ennemi, mais de le détruire dans ses membres. Les Allemands, notamment, pratiquèrent le système vis-à-vis de la Pologne qu’on s'appliqua à détruire comme nation. Et le monde fut épouvanté de cette barbarie, sans comprendre qu’elle appliquait simplement avec rigueur un système que tous acceptaient implicitement. On a toujours admiré les trois cents Spartiates se faisant massacrer aux Thermopyles sans espoir d’arrêter l’ennemi. Mais le même héroïsme proposé à une nation de soixante millions d’habitants parut monstrueux. Notre temps pose ainsi le problème des responsabilités collec­ tives avec une acuité sans précédent. Chez les primitifs, la respon­ sabilité collective ne soulève pas de protestations: et le terme « primitif s’étend ici à des civilisations proches de la nôtre. Dans les guerres médiques, quand les Perses prennent une ville, ils massacrent la population et brûlent tout. Sans doute, des particu- CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 383 liers cherchent à échapper, mais on n’élève aucune protestation de principe. Notre civilisation agit en sens inverse et, cependant, retourne à certains égards au primitif. Peut-on en accepter quelque chose? La responsabilité collective correspond-elle dans une certaine mesure aux exigences de la nature et peut-on délimiter cette mesure? Ce qui correspond aux exigences de la nature ne doit et ne peut être éliminé. Pour situer les responsabilités collectives, observons d’abord qu’on s’accorde généralement à les revendiquer lorsqu’elles sont avantageuses. Parents et enfants cherchent à s’assurer la transmis­ sion des bénéfices familiaux et les citoyens d’un peuple puissant ou vainqueur n’hésitent pas à réclamer les profits de la victoire. De temps à autre seulement, un esprit d’élite se révolte contre des avantages qu’il ne doit pas à sa valeur personnelle. La pureté de la conscience morale incline à l’individualisation des responsabilités. Par ailleurs, dans tous les groupes, une forte solidarité se manifeste dans la pensée comme dans l'action. Quand une guerre éclate, la nation ne fait moralement qu’un, de même que, dans la plupart des conflits, les familles et les classes. Dans les oppositions de familles, les esprits assez libres pour juger leur famille sont exceptionnels, de même que ceux qui jugent leur classe ou leur pays. Quant le conflit est violent, comme en temps de guerre, les esprits libres sont si peu nombreux et se heurtent à une opinion générale si déterminée et si excitée qu’ils sont réduits au silence sous peine d’élimination. Il est vrai que la plupart n'ont, en ces matières, à première vue du moins, aucune responsabilité personnelle. Us sont incapables, nous l’avons vu (n° 29), d’une opinion personnelle sur les phéno­ mènes collectifs. Que ce soit manque d’intelligence, de pureté 384 LE FONDEMENT DU DROIT morale ou d’information, peu importe pour le moment ; générale­ ment les trois éléments se combinent; mais le manque d'infor­ mation suffit. Lors du Grand Schisme d’Occident, il y a eu des saints dans le parti de l’anti-pape : le milieu social étant orienté dans ce sens, d’une façon homogène, leur pureté d’intention ne suffisait pas à les éclairer sur une situation de fait dont ils ne pouvaient connaître les éléments. S'il y avait des saints dans l’année italienne au moment de la guerre d’Éthiopie, nul doute qu’ils n’eussent vu dans la campagne une croisade : comment un jeune soldat ne ferait-il pas confiance à ses chefs et au gouverne­ ment qu'on lui a appris à respecter? Le même phénomène sc rencontre dans toutes les guerres de notre temps. Ix-s membres de la communauté se solidarisent de cœur et d’esprit, et l’unité reste sans tissure tant que les résultats sont heureux. Elle le reste môme au cours des siècles: les manuels d’histoire présentent comme de hauts faits les brigandages qui ont profité à la nation; les enfants sont élevés dans l'admiration des guerres et des héros qui ont valu des accroissements à leur peuple, d’autant plus que la voix des vaincus est étouffée, et l’admiration des conquêtes, quelque injustes qu’elles soient, se transmet de peuple à peuple, aux héritiers des civilisations. On admire Alexandre conquérant l'Empire perse sans l’ombre d’un prétexte légitime, et les descendants mêmes des Gaulois admirent César conquérant la Gaule ¡>ar une opération qui n’est que pur banditisme! Tout ceci met à jour la solidarité humaine, solidarité consentie et voulue. Dans les attitudes collectives qui inspirent les entreprises de familles, de classes et de peuples, les membres s’engagent et, en dehors de ceux qui jouent un rôle actif, comme les soldats à la guerre, les autres apertent leur sympathie, leur enthousiasme. Tout le groupe participe à l’action, et si la plupart sont incapables de porter un jugement personnel, ils n’en sont, le plus souvent, CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 385 que plus ardents à prendre position et à participer à l’activité commune de cœur, d’esprit et d’acte. Si les meneurs sont seuls à prendre les initiatives, celles-ci ne réussiraient pas sans le soutien de l’opinion. Nous avons vu le rôle de celle-ci dans la vie sociale (n° 50). Quand un professeur en présence d’un chahut, punit toute la classe, faute de trouver les coupables, il peut invoquer une complicité générale, et il est vrai que, s’il y avait dans la classe un fort mouvement d’opinion contre le chahut, celui-ci deviendrait impossible. Il en est de même quand une armée, en pays ennemi, exerce des représailles sur la population à la suite d’attentats dont on ne découvre pas les auteurs. Voilà donc le fait. Mais peut-on rendre quelqu’un responsable s’fl n'a pas su ce qu’il faisait? Il l'a su, mais il s'est trompé sur le caractère moral de l’acte, faute de pouvoir le situer dans un ensemble qui lui échappe. Il sait ce qu'il fait, il a la volonté formelle de participer à l’action collective du groupe et de l’appuyer; croyant l’action méritoire, il en réclame sa part de responsabilité et sa part de bénéfice. Cependant il ne sait pas, et si l’événement tourne mal, il invoque son ignorance. La question s’est posée avec un relief particulier à propos des guerres de notre temps. Pour simplifier le problème, éliminons d’abord les exigences de la conduite de la guerre qu’on étudiera dans un autre volume (t. IV, irc partie, n° 24) et auxquelles on peut ramener toutes les punitions collectives inspirées de la nécessité de l’ordre. Les représailles ne se justifient que par là. Elles dépassent souvent ces exigences; ceux qui détiennent la force sont portés à en abuser; mais, dans la mesure où elles sont strictement nécessaires, il ne semble pas possible d'en nier la légitimité. Lbclzrcq, T. I. 13 386 LE FONDEMENT DU DROIT Quand la guerre est finie, on se trouve dans un autre cas. Le vaincu doit accepter les conséquences de l'action collective. Le peuple, nous venons de le voir, est toujours enclin à exciper de son innocence. Mais l’individu ne fait d’habitude rien pour se former un jugement personnel : de quel droit se prétend-il innocent? Bien plus le patriotisme commande d’accepter sa part des respon­ sabilités collectives, car l’individu fait partie de la communauté, il en est membre, il fait un avec elle; il doit donc accepter d’en partager le sort. Si la communauté est malheureuse, si elle a commis des fautes contre lesquelles il n'a pas réagi, à quel titre se déroberait-il aux conséquences d'une action qui est sienne aussi bien que des autres? U est vrai qu’après la guerre de 1939. la situation était moins simple, parce que la guerre, du côté de ceux qui ont été finalement vaincus, était conduite par des gouvernements autoritaires qui écra­ saient toute opposition. La défaite a entraîné la chute de ces régimes et le gouvernement a été repris par des hommes qui s'étaient opposés au régime, qui étaient donc du petit nombre qui osent juger par euxmêmes, et la plupart en avaient donné la preuve en souffrant pour leurs convictions dans l’exil ou les camps de concentration. Ils étaient fondés à repousser toute responsabilité personnelle. Et le peuple suit ces hommes-là comme il avait auparavant suivi les autres. Le devoir commun reste néanmoins de renoncer aux avantages injustes acquis au temps de la puissance et de réparer les torts commis, dans la mesure possible; mais il est légitime aussi qu’ils demandent qu’on leur laisse le moyen de mener leur vie collective dans des conditions saines, conformes à leurs traditions et à leur affections et de collaborer sans humiliations gratuites à l'ordre international où ils désirent reprendre place. CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 387 Qu’en est-il des vainqueurs l? Ils ont la responsabilité du réta­ blissement de l’ordre international et, en particulier, de la stabili­ sation de la paix, ainsi que de la réparation des dommages. Ces mesures doivent être prises en ménageant l'ensemble des populations ; et si la communauté comme telle, par l’organe de ceux quelle reconnaît comme ses chefs, abandonne la politique qui a conduit aux crimes collectifs, si elle se soumet à la direction d’hommes qui n'ont cessé d’y résister, on ne peut lui imposer des violences et des souffrances qui ne s'inspireraient que d'un désir de vengeance. Les peuples ne sont pas responsables, nous avons vu pourquoi. Bien plus les dirigeants ne le sont généralement pas non plus. S’ils s’inspirent de conceptions inhumaines, et ce mot signifie a contraire au droit naturel », c’est généralement de bonne foi. Il semble incontestable que Hitler et Mussolini étaient mus par un amour de la patrie, dévié sans doute, mais sincère. On peut rechercher ce qui les a conduits à se former des convictions aux conséquences si désordonnées, et des psychiatres peuvent se demander s’ils étaient équilibrés; l’ardeur de leurs convictions ne fait pas doute, et s’il s’y mêlait des préoccupations personnelles; si ces préoccupations personnelles se sont accentuées à mesure que, le succès aidant, ils se sont crus indispensables, il n’y a rien en cela qui les distingue des hommes politiques servant les causes les plus justes. A cet égard, les dictateurs modernes diffèrent des anciens. Quand César entreprend la conquête de la Gaule, il n’est poussé par aucun intérêt national ; il ne croit pas défendre son pays, ni jioursuivre des fins nécessaires à la grandeur de Rome : il cherche uniquement à ’ On suppose évidemment ici que les vainqueurs avaient le droit pour eux. 3»S LE FONDEMENT DU DROIT s'assurer ]>eRtonnellemeni le prestige qui lui permettra d'arriver au pouvoir. Ce n'est qu'un ambitieux qui assure sa fortune. On doit donc repousser la responsabilité collective au sens moral; les peuples ne sont pas moralement responsables et les dirigeants même ne le sont pas. Cependant, à la fin de la première guerre mondiale, l’idée se fit jour de punir les « criminels de guerre », non par des mesures politiques comme ce fut le cas pour Napoléon, mais par voie judiciaire. Le projet n’aboutit pas, mais fut repris à la seconde guerre et mis en application. Deux notions s’y entremêlent : punir ceux qui, à la faveur de la guerre, ont commis des crimes de droit commun, et punir ceux qui ont violé les règles du droit international. Mais ces règles étant elles-mêmes liées à des règles morales, comme la bonne foi, on passe constamment de la seconde notion à la première. Malgré la confusion des idées, il faut reconnaître dans celte tentative le prolongement «les principes qui dominent la civilisation. Un aspect essentiel de celle-ci est de dégage, la personne humaine, de donner à l’homme la disposition de soi et le sens de sa responsabilité. La poursuite des criminels de guerre tend à dégager le peuple des responsabilités collectives, à individualiser les responsabilisés. Elle se situe dans la ligne la plus noble de la pensée contemporaine, et cette pré­ occupation fait honneur aux Puissances anglo-saxonnes qui s’en sont faites les protagonistes. Malgré les mouvements en sens opposé, elles s’obstinent à poursuivre le développement des valeurs morales et à en rechercher la protection juridique. Mais l'application sc heurte à plusieurs obstacles. lout d’abord, on n’admet cette sanction juridique des crimes de guerre qu’à l’égard du vaincu. Or. des crimes de guerre ont pu être commis dans les armées victorieuses aussi bien que dans les autres. Une saine justice demanderait que les poursuites s’exercent indifféremment contre tous. CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 389 Ensuite les tribunaux sont constitues par les vainqueurs et les juges choisis parmi eux. Or, une des règles fondamentales de l’ordre juridique est que « nul ne peut être juge et partie à la fois. » Les vainqueurs se posant en justiciers sans admettre qu’ils puissent eux-mêmes être jugés, leur justice ne peut s’imposer au respect des vaincus ni des neutres. Leur force peut s'imposer au respect : la guerre est une épreuve de force. Vouloir la transformer en épreuve de justice est fausser les données. D’autre part, on a voulu, au début, limiter les poursuites judi­ ciaires aux crimes de droit commun ; mais on s'est vite aperçu que, si la détermination personnelle de certains crimes était possible, ceux-ci, dans beaucoup de cas, tiennent au régime politique. Si on condamne le tortionnaire d’un camp de concentration, ne doit-on pas condamner celui qui a organisé les camps, en a inspire le régime et nommé les chefs? On a essayé de le faire, mais ceci exige qu’on ramène aux crimes de droit commun l'action politique qui favorise certains d’entre eux. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un crime de droit commun.' Le droit, ici, s'appuie directement sur la morale. On appelle crimes de droit commun les actes unanimement réprouvés par la conscience d’un peuple, et on admet comme allant de soi que nul ne commet un de ces actes dans une bonne intention. Dans le droit pénal contem­ porain, s’il arrive qu’un de ces crimes soit, par suite de circons­ tances exceptionnelles, commis sans mauvaise intention, on excuse le coupable. Mais, de plus, en droit interne, on admet aussi la répression des crimes politiques. On appelle ainsi des crimes commis avec une intention politique qui peut être idéaliste, ainsi l’attentat contre un chef d’État ou la propagande révolutionnaire par des moyens interdits par la loi. ( "est que. quand un ordre social LE FONDEMENT DU DROIT 390 est établi, la loi fixe la mesure selon laquelle on peut en demander le changement et les moyens qu’on peut employer. Celui qui transgresse la loi doit être poursuivi. Jusqu’ici rien de semblable n’existait en droit international; le principe de la souveraineté des États s’y opposait. Un État ne pouvait être obligé que par sa volonté et aucune autorité supérieure ne pouvait imposer une règle juridique aux rapports entre États, pas plus qu’aux principes constitutifs des États eux-mêmes. Aussi respectait-on chez le voisin ce qu’on eût estimé crime chez soi. En entreprenant la poursuite judiciaire de crimes politiques dans l’ordre international, eux-mêmes dépendant de certains principes constitutifs de l’État, les Anglo-Saxons ont agi comme s’il existait une communauté d’États renonçant à leur indépendance absolue pour se soumettre à des principes admis de tous. Mais c’est trans­ poser dans le passé une organisation internationale qui n’existe même pas encore dans le présent. On ne peut concevoir une justice internationale organisée et armée qu’après la constitution de cette communauté. Sous l’empire d'une préoccupation morale à la noblesse de laquelle il faut rendre hommage, on a donc introduit dans le droit international un principe nouveau auquel on n’arrive qu’à tâtons, sans qu’il soit appuyé de l’organisation sociale correspondante et avec tous les inconvénients de la méthode empirique en matière de justice. Les difficultés de réalisation sont encore aggravées de ce que les vainqueurs constituent deux blocs en désaccord sur les principes du droit public. La poursuite des criminels de guerre s'inspire de l'idéo­ logie anglo-saxonne démocratique parlementaire et libérale que l’idéologie soviétique n’accepte pas. Celle-ci professe, comme les Puissances totalitaires vaincues, que tout ce qui profite au régime CHAPITRE V. — INDIVIDU ET COLLECTIVITÉ 391 est bon. Les Anglo-Saxons ont dû associer leurs alliés soviétiques aux poursuites, non parce qu'ils étaient d’accord avec eux, mais pour des raisons politiques tenant au fait de guerre. Mais les Soviets se sont rendus coupables des mêmes crimes que les nazis, si on appelle de ce nom ce que la conscience des peuples démocrates parlementaires réprouve. Cette association anti-juridique fausse complètement le système. « Personne », dit Pic XII dans le Message de Noël de 1944, « ne pense à désarmer la justice à l’égard de qui a profité de la guerre pour com­ mettre des délits réels et prouvés de droit commun; les soi-disants nécessités militaires pouvaient tout au plus y servir de prétexte; elles ne sauraient jamais les justifier. Mats, si elle prétendait juger et punir, non plus des individus, mais des collectivités tout entières et en bloc, qui pourrait ne pas voir dans un pareil procédé une violation des règles qui président à n’importe quel jugement humain? » Ces paroles du Pape sanctionnent du point de vue moral l'indivi­ dualisation de la peine sans se prononcer sur les responsabilités politiques. Cette dernière question est neuve, mais elle est la clé de voûte de tout le système. CHAPITRE VI LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 68. L’ « état de nature » et le « contrat social » avant Rousseau. — 69. Jean-Jacques Rousseau. — 70. La forme volontariste du principe des nationalités. — 71. I.a forme réaliste du principe des nationalités. — 72. La question linguistique. — 73. La religion nationaliste. Le principe des nationalités a dominé l’ordre international, de la Révolution française à nos jours. Au point de vue doctrinal, il forme un ensemble touffu, plein de contradictions où les ten­ dances individualistes se rencontrent avec l'exaltation de la collectivité, se heurtant ou s’unissant selon les cas. C’est pour­ quoi y consacrer un dernier chapitre servira de contre-épreuve aux principes précédemment exposés. On a déjà exposé certaines des doctrines par lesquelles il s’est manifesté. Pour avoir une vue d’ensemble de la question, il convient de partir de Rousseau. 68. L’ « état de nature » et le « contrat social » avant Rousseau. — De tout temps, poètes et penseurs se sont plu à imaginer le stade primitif du développement humain, comme un état de sauvagerie presque animale, sans liens sociaux. Partant de là, on combinait les étapes successives qui auraient amené la civilisation. Travail d’imagination où, en l’absence de données CHAPITRE VI. — LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 393 positives, on supposait le vraisemblable arrivé. Cicéron *, Lucrèce 2 ont rédigé sur ce thème des développements qu'on cite souvent. Au moyen âge, ce genre littéraire disparaît, parce que le récit biblique impose sur les origines humaines des données positives. Mais la théologie chrétienne a connu de longues discussions sur la valeur de l'homme et ses capacités à l’état de nature pure. On s'accorde à dire que cet état n’a jamais existé; c’est l’état où Adam se fût trouvé s’il avait été créé sans la grâce. On discute si l’homme déchu, Vhomo historiens, est inférieur à cet homme de pure nature qui n’a jamais existé, ou si le péché originel a simplement enlevé la vie surnaturelle en laissant la pleine santé de la vie naturelle. Déjà au iv° siècle, dans la querelle pélagicnne, cette question fait couler des flots d'encre; elle reprend à la Renaissance et elle est au cœur des controverses avec Luther, Calvin et les jansénistes. L'état de nature dont parlent les théologiens n’est pas exactement celui dont vont parler les philosophes; il s'oppose à a surnaturel » et n'a pas de rapport avec la vie sociale, mais le mot est le même. 11 s'agit d’un état de nature dont on sait qu'il n’a pas existé. Or les mots ont leur influence. Supposer par artifice un état de nature en vue de présenter une question d'une façon plus attrayante ou plus claire, ne pourra sembler absurde si le procédé est traditionnel. 1 « 11 fut un temps où les homines erraient sur la terre comme des botes, vivant d’une nourriture grossière. J.a lumière de la raison ne les guidait pas : c’était la force physique qui décidait de tout. <• (De incentione, 1. I, ch. 2.) Cfr. Montagne, Théorie es outranciers. Dans le Discours sur l'inégalité, il dit bien que l’état de nature n’a probablement jamais existé 1Il; mais, après cela, il le décrit pendant cinquante pages avec un tel luxe de détails, une telle poésie et un tel enthousiasme qu’il ne dirait rien de plus, ni de mieux, s’il avait vécu cette vie cinquante ans *, Ainsi il se prémunit contre les critiques. Qu’on l’accuse d’exagé­ ration, il montrera les restrictions dont il a parsemé son œuvre; et cependant c’est à ces exagérations que va son affection, et c’est par elles qu’il agira; ce sont scs tendances générales, et ses affirma­ tions tranchantes qui ont fait de lui le père du xtx« siècle politique. Nous avons déjà vu (n° 21) que Rousseau est le prophète de l'optimisme philosophique. L’idée de la bonté naturelle est son idée dominante, elle revient dans tous ses livres, et ne cesse de se préciser à mesure qu’il avance en âge. /I l’état de nature, l'homme est vertueux. Il est heureux aussi, et il jouit d’une indépendance qui lui assure, vis-à-vis de ses semblables, une égalité presque totale. La corruption vient de la 1 • Commençons par écarter tous les faits, car ils ne touchent point la question. Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles ou peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour de* raisonnements hypothétiques et conditionnel*, plus propres à éclaircir la nature des chose* qu'à en montrer la véritable origine, et semblables A ceux que font tous le* jour* nos physiciens sur la formation du monde. • (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité’, p. 37.) Cette façon cavalière de traiter les fait* nous étonne, mais les lecteur* du xvrn* siècle • étaient fort disposé* à faire les plus grands sacrifices pour introduire de la clarté ». (Grorgbs Sorkl, Les illusions du progrès, p. 97.) 1 Dans Im nouvelle Héloïse, il emploie un procédé encore plus raffiné. Le roman est rédigé sou* forme de lettres; quami l'auteur met sou< la plume d’un de *es person­ nages une thèse trop outrée, il ajoute parfois au bas de la page une note qui met le lecteur eu garde; cela n'empêche pas le discours d'entraîner par son style enflammé et tout le fil du roman de tendre à la justification de ce* idée;. 39$ LE FONDEMENT DU DROIT civilisation et de la vie sociale. Telle est la thèse du Discours sur l'origine et les fondements de l’inégalilé parmi les hommes. Comparez le début de V Émile : « Tout est bien, sortant des mains de l'Auteur des choses; tout dégénère entre les mains de l’homme, u Et dans la Lettre à M. de Beaumont : < Le principe fondamental de toute morale, sur lequel j'ai raisonné dans tous mes écrits. ... est que l’homme est un être naturellement bon, aimant la justice et l’ordre, qu’il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain, et que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits. Si l’optimisme de Rousseau dépasse par son exubérance celui de la plupart de ses contemporains, cela ne tient pas seulement an talent poétique de l'auteur, mais surtout à ce que l'atmosphère optimiste de l’époque correspond aux tendances les plus profondes de son caractère. Rousseau est un sentimental, d’un sentimentalisme qui relève de la pathologie. Le propre des natures dominées par la sensibilité est d’éprouver de nobles sentiments, de s’émouvoir devant tout ce qui est beau, bon et généreux, sans avoir la volonté d’accomplir les actes correspondants. Ils pleurent d’émotion au récit d’une belle action, eux-mêmes n’en feront que de basses ou de médiocres. Rousseau est l’incarnation de ce type. Sa vie est honteuse; on peut dire qu’il n’a pas manqué l’occasion d’une bassesse: on aurait peine ù y trouver une action généreuse. Pourtant son cœur est gonflé de sentiments généreux; il rêve d’idéal, de vie meilleure, d’amour, de concorde, de désintéressement; et ces sentiments sont sincères. Impossible de trouver une opposition plus flagrante entre les aspirations d’un homme et sa vie. D’où le raisonnement : quand je regarde en moi, je n’y trouve que du bien; quand j’agis au dehors, je ne fais que du mal : ce mal ne peut venir de moi, car de bons sentiments ne peuvent pro­ duire des actions coupables; il doit donc venir du dehors; il vient de la société, a Quoique l’homme soit naturellement bon, comme je le crois, et connue j'ai le bonheur de le sentir .... >• (Lettre ri Bordes.) CHAPITRE VI. — LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 599 Cette phrasc-lù, c'est tout Rousseau. Dans ses Confessions, il raconte toutes ses vilenies, et termine par cette déclaration : a Quiconque, même sans avoir lu mes écrits, examinera par scs propres yeux mon naturel, mon caractère, mes mœurs, mes penchants, mes plaisirs, mes habitudes, et pourra me croire un malhonnête homme, est lui- même un homme à étouffer, n Comment exprimer plus clairement que la valeur d’un homme dépend, non de ses actes, mais de ses sentiments ? Dans le Contrat social, Rousseau ne s’occupe plus de cet état de nature, à moins qu’il n’y faille voir une allusion, lorsqu'il dit que « l’homme est né libre ». Le but du Contrat social est de chercher le fondement juridique de la société, et toute la pensée repose sur la liberté. L'homme est né libre; cette liberté est inaliénable, car cesser d'être libre, c'est cesser d’être homme. Le problème à résoudre, dans la constitution de la société, est donc de « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste ainsi aussi libre qu'auparavant. » (L. I, ch. VI.) Le problème semble difficile; Rousseau le résout avec aisance. 11 suffit que chacun s’aliène totalement avec tons ses droits à la communauté; ainsi « chacun se donnant à tous ne se donne à personne; et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce que l’on perd, et plus de force pour conserver ce que l'on a. » Le système de Rousseau est donc un despotisme démocratique, despotisme radical où le citoyen ne garde pour lui aucun droit. Mais le pouvoir absolu a son siège dans le peuple, et dans le peuple seul. Le peuple souverain ne peut aliéner sa souveraineté, car ce serait aliéner sa liberté; par conséquent, si l’on charge certains 400 LE FONDEMENT DU DROIT hommes (le remplir les fondions du gouvernement, cette charge sera toujours révocable, de même que toutes les lois ou constitu­ tions votées par le peuple souverain ; et « par la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle est indivisible. Car la volonté est générale, ou elle ne l’est pas ; elle est celle du corps du peuple, ou seulement d’une partie. Dans le premier cas (seulement) cette volonté déclarée est un acte de souveraineté et fait loi ». (L. Il, ch. I, II.) En d’autres termes, le peuple exerçant la souveraineté doit être considéré comme un corps n’ayant qu’une volonté. Enfin, » il s’ensuit de ce qui précède que la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique », pourvu que le peuple ne soit pas la victime de brigues et de cabales qui faussent l’expression de son vouloir. C’est logique, si l’homme est bon par nature. Dès lors, •< pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale », on supprimera toute association particulière, « toute société particulière dans l’État », de façon que, les citoyens ne subissant d'autre influence que celle de leur conscience, « chaque citoyen n’opine que d’après lui ». (L. II, ch. III.) 11 ne faut pas oubber que, dans la pensée de Rousseau, ce despo­ tisme démocratique a pour but de sauvegarder les droits inalié­ nables de l’individu, droits à la liberté et à l’égalité; et que cela ne fait pas difficulté pour lui, puisqu’il spécule sur la bonté naturelle de l’homme. Cette bonté sortira ses effets le jour où l’orga­ nisation sociale ne mettra plus d’entrave à son épanouisement. Deux courants partiellement contradictoires sortiront de la doctrine de Rousseau : Yabsolutisme démocratique que nous étudierons dans le volume suivant, à projjos de l’organisation de l’État, et Y exaltation des « droits de l’homme ». Les droits de l'individu sont, selon lui, le seul fondement du droit. Ces droits, rien ne les limite, et la société n’a d'autre raison que de CHAPITRE VI. — LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 401 les protéger. Du moins c’cst la logique du système \ et c’est dans ce sens logique que Je système a exercé son influence. Nous allons en étudier ici le fruit dans le principe des nationalités. Mais, avant cela, mettons au point la doctrine du contrat. Du temps de Rousseau déjà, sa conception de « l'homme-nature » était un objet de raillerie : « On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes », lui écrit Voltaire; « il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage ». (Lettre du 30 août 1755.) Nous n’allons pas nous attarder à cette question. Rousseau s’y montre excessif selon son habitude. Lui-même sait bien que cet » homme-nature » n’est qu'un procédé d'exposition; il n’eût donc pas dû le décrire avec tant de détails, tant d’enthousiasme, tant d’assurance. Mais en réalité I' » homme-nature ■> tire son impor­ tance de son association aux idées de bonté naturelle et de contrat social. Nous n'allons pas non plus revenir sur l'optimisme; on a vu ce qu'il faut en penser (n° ¿3). En ce qui concerne le contrat social. Rousseau exagère évidem­ ment, lorsqu’il dit ou lorsqu'il semble dire que la société doit se fonder sur un contrat explicite. De même, lorsqu’il parait dire que ce contrat est facultatif, que l'homme n’est pas tenu de le faire. Le besoin de société, le caractère universel de la vie sociale chez l'homme n'ont pas trouvé place dans son œuvre, et c’est une lacune. Mais si on admet que. pour lui. le contrat explicite dont il parle est. comme ’ Signalons une fois de plus que. lorsque Rousseau eu arrive à examiner de façon concrète comment il faudra ou comment il sera possible de réaliser sa société parfaite, il accumule tant de restrictions qu’il finit par déclarer à peu près q ne sa société idéale est une pure utopie. • Pour donner les meilleures règles de société qui conviennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure qui vît toutes les passions des hommes, et qui n’en éprouvât aucune; qui n'eût aucun rapport avec notre nature, et qui la connût à fond; «lotit le bonheur fût indépendant de nous, et qui pourtant voulût bien s'occuper du nôtre; enfin qui, dans le progrc-, des temps, se ménageant une gloire éloignée, pût travailler dans un siècle et jouir dans un autre. Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes. ■ (Contrat social, i. II, ch. VII}. Mais ce ne sont pas ces restrictions qui sont restées dans la mémoire des disciples. 402 LE FONDEMENT DU DROIT 1’ « homme-nature », un procédé d'exposition, et qu'il ne s’est jamais imaginé sérieusement que les hommes pussent vivre hors de toute société, il reste simplement que les hommes sont libres de se grouper en sociétés comme ils le veulent, et que la légitimité des sociétés dépend, en dernière analyse, du consentement de leurs membres. Ceci est une thèse raisonnable, et nous pouvons la prendre comme base de discussion. * On rapproche volontiers la théorie scolastique sur l’Institution des Cités de la Théorie du Contrat social. » (Schwalm, Leçons de philosophie sociale, t. II. p. 448.) En effet, quelque violente que soit l’opposition entre Rousseau et la tradition chrétienne, ce n’est pas à propos du contrat que cette opposition est la plus forte. Pour comprendre ce qu’il y a d’inconciliable entre les deux doctri­ nes, il faut se reporter à l’idée de la bonté naturelle de l’homme. J’ai déjà noté plusieurs fois que c’est la bonté naturelle qui donne sa tonalité au système de Rousseau, si tant est qu’il en ait un ; — elle donne, en tous cas, sa tonalité au système qui se dégage de ses œuvres, et a influencé sous son nom les esprits de son temps et du siècle suivant. Or. s’il est une idée sur laquelle Rousseau ne se lasse pas de revenir, c’est que l’homme naît bon et que sa corruption vient de la civilisation ou de la société. Une réforme de la société suffira donc à garantir l’épanouissement de la bonté humaine, et, la liberté d’un être bon ne pouvant produire que de bons effets, l’organisation sociale doit se limiter à garantir le plein exercice de la liberté. Affirmant le droit à la liberté, Rousseau ne songe pas qu’elle puisse être subordonnée à quoi que ce soit. La liberté telle qu’il la conçoit est une liberté sans règle. Comment y chercherait-il une règle, puisque, dans une société bien organisée, les hommes ne se serviront de la liberté que pour faire le bien? « La volonté générale est toujours droite et tend touj ours à l’utilité publique. > CHAPITRE VI. — LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 403 D’autre part, pour établir une règle à cette liberté, il lui manque un système philosophique. Sa doctrine sociale ne s’appuie pas sur une conception raisonnée du monde et de l’homme. Il croit en Dieu; il a écrit sur Dieu, dans la célèbre Profession de foi du vicaire savoyard et ailleurs, des phrases éloquentes, mais sa croyance est un sentiment appuyé sur des habitudes plutôt qu’une pensée réfléchie. Ainsi, dans son système, lorsque des hommes s’unissent par un contrat social, la souveraineté du corps social est indivisible et illimitée tant au-dedans qu’au dehors. Au-dedans, la théorie mène au despotisme de l’État; au dehors, à l’indépendance absolue de la collectivité. 70. La forme volontariste du principe des nationalités. — La question des nationalités est celle de la constitution d’un État au profit de chaque nationalité. Elle a été dominée, depuis la Révo­ lution française, par le principe des nationalités, qui présente deux aspects aux origines contradictoires. Il s’agit ici, comme il arrive souvent, d’un de ces mouvements sociaux, mouvement de passions plus que d’idées, où les théories, servant de support aux sentiments, se modifient au gré des circonstances, se contredisant même parfois sans changer de nom, en restant unies à un sentiment semblable. La première forme du principe des nationalités, volontariste ou individualiste, applique la doctrine du contrat social à l'ordre international. L'absolutisme démocratique, que nous étudierons dans le volume suivant, l’applique en droit intérieur. La deuxième forme du principe des nationalités, réaliste ou sociologique, corres­ pond aux théories personnifiant V État. Le principe des nationalités, au sens volontariste, tel qu’il a surtout été proclamé en France, est l’application, radicale comme la théorie du Contrat, du principe qu’oft ne peut disposer d’un 404 LE FONDEMENT DU DROIT peuple sans son consentement. Au moyen âge, tout le monde admet ce droit du peuple. Inutile de revenir sur ce qui a été dit précé­ demment (n° 54). Mais, dans l’extrême enchevêtrement de la société féodale, les penseurs de l’époque ne recherchent pas toutes les applications et ne précisent pas rigoureusement les conséquences. Lorsque, à la suite de Rousseau, la Révolution française proclama le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, elle revenait à la morale que le christianisme avait rendue traditionnelle. Malheureuse­ ment, elle faussait cette morale en l’interprétant d'après la théorie du Contrat social et des droits de l’homme tels que Rousseau les avait définis. La Révolution française proclama le principe; elle ne l'appliqua pas ou ne l’appliqua que pour la forme. La violence des passions et les nécessités politiques l’entraînèrent aux conquêtes; mais les idées de la Révolution firent le tour de l'Europe en même temps que ses armées, et, dans les premières années du xtx * siècle, le principe des natio­ nalités est invoqué partout L Comment se formule-t-il? De façons très diverses. L’idée générale est qu’ww peuple est maître de ses destinées. Ce principe, à l’encontre des principes monarchistes de l’ancien régime, aboutit au droit de toute nation à former un État. On dénonce l’iniquité 1 Insurrection serbe en 1804; soulèvement de l'Amérique espagnole de rSoy à 1826 : indépendance de La Plata (républiques du Sud-Est) on 1816, du Vénézuéln en 1817, du Chili en 1818, île la Colombie en 1819, du Mexique en 1821, du Pérou eu 1821; indépendance du Brésil en 1821; soulèvement de la Grèce de 1821 à 1S29; révolution belge en 1830; formation de la principauté de Roumanie en 1859, du royanme d’Italie en i860, de l’empire d’Allemagne en 1871, de la principauté de Bulgarie en 187S. Je ne cite ici que les mouvements qui ont réussi. Le xtx * siècle a été sur ce point la contre-partie du xvin . * La guerre de 1914 à 1918, transformée à partir d«- 1917 en iroisade démocratique en faveur du principe des nationalités, a amené un remaniement général de la carte de l'Europe, inspiré du droit des peuples à disposer de leur sort. CHAPITRE VI. — LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 405 commise contre les peuples lotis et partagés comme un butin de guerre, la Pologne dépecée, l’Italie morcelée. Tant qu’il ne s’agissait que de ces peuples-là, la question était claire, l’iniquité flagrante. De même pour les peuples balkaniques, à l’égard desquels le Turc n’était qu’un conquérant, campé chez le vaincu et vivant à ses frais. Mais l’origine du principe le condamnait à ne pas supporter de limites au droit incontestable qu’il relevait'. Dès lors il devait aboutir à l’excès, jusqu’à l’absurde. La question des nationalités se pose chaque fois qu’un groupe, prenant conscience de former une communauté nationale et ne formant pas par lui-même d’État indépendant, désire se constituer en État. Question relativement simple, lorsqu’il s’agit de grandes nationalités historiques, comme la Pologne ou l'Italie, mais beau­ coup plus compliquée lorsqu’il s’agit de territoires où plusieurs peuples sont mélangés, comme c’est souvent le cas en Orient, ou lorsqu’il s’agit de fractions d’État eux-mêmes nationaux, de provinces par exemple, qui, un beau jour, estiment former une nationalité à part, alors que, précédemment, et parfois pendant des siècles, elles avaient accepté sans se plaindre de faire partie de l’État où elles se trouvent. Le principe volontariste des nationalités n’oppose aucun frein aux caprices d’une opinion changeante: faiblesse congénitale, qui s’est développée en réaction contre l’absolutisme monarchique des siècles précédents. Réagissant contre une iniquité, on s’est jeté à l’extrême opposé. Réagissant contre la morale de la raison d’État, on subordonne entièrement l’État à la nationalité. Sont seuls légitimes les États qui coïncident avec une nationalité, cl toute nationalité a le droit de former un Etat. Pour que cette idée fût juste, il faudrait d’abord que le caractère national fût clair et aisément reconnaissable. Nous avons vu que 406 le fondement du droit rien n'est plus obscur (n° 62). Comme la conscience nationale est variable, le principe des nationalités entraîne une instabilité préjudiciable à la continuité de la vie sociale. D’autre part, le principe des nationalités repose sur l’idée de l'omnipotence de l’État. L'État y est conçu comme la seule société et non comme une société représentant un anneau dans une chaîne. On ne songe pas à respecter les nationalités par l’établissement d’autonomies proportionnées à l’importance des groupes et à l’intensité du sentiment particulariste L h Or, l’État-Nation n’est pas, en fait, une condition nécessaire de l’existence humaine civilisée, ni un mode naturel et nécessaire d’organisation politique; durant la plus grande partie de l’histoire du monde, et sur la plus grande partie de la surface du globe, l’idée même n'en a jamais existé. » (Muir, Nationalisme et inter­ nationalisme, p. 67.) L'idée que la nationalité, comme l’État, est subordonnée au bien humain, que sa raison d’être et sa justification dernière est de servir au bien général de l’humanité, ne se retrouve pas dans le principe des nationalités. Elle ne peut s’y retrouver, faute d’une doctrine générale sur la mission de l’homme dans le monde. Le droit des nationalités y est absolu et illimité. Il en est résulté que la passion patriotique, orientée jusque-là vers l’État — en Europe du moins — se détourne sur la nation, et qu’il se forme un sentiment nationaliste exaltant toute carac­ téristique du groupe, sans distinction ni discrimination. « Tout ce qui est national est bon. » Le principe des nationalités pousse ’ En fait, on a dû y songer à cause des impossibilités pratiques auxquelles aboutissait le principe des nationalités. Cela s’est traduit, dans le droit international postérieur à 1919, par le principe du droit des minorités. On admet que. dans les États où la population n’est pas homogène, les groupes nationaux qui représentent une minorité de la population ont droit à une certaine autonomie. CHAPITRE VL — LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 407 ainsi à tous les excès du sentiment national, stimule l'exclusivisme national et tend à établir entre les peuples, ou à renforcer, toutes les barrières que la civilisation doit abaisser. La propagande nationaliste a fait surgir dans le monde entier des nationalités, dont beaucoup étaient insoupçonnées. Des groupes qui vivaient en paix depuis des siècles réclament l'indépendance comme un droit, et, dans les pays où les nationalités sont mêlées, l’esprit nationaliste, favorisant l’intransigeance de chacune, met un ferment perpétuel de guerre civile. Le gouvernement russe des Soviets prétend reconnaître intégrale­ ment le principe des nationalités, a La république soviétique russe est établie sur la base d’une libre union de nationalités libres, comme fédération de républiques soviétiques nationales, » (Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité, art. 2.) En fait, le principe n'a été appliqué qu’avec des restrictions qui font de ces « nationalités libres » des circonscriptions locales aux pouvoirs limités. Cependant, à Moscou, siège un conseil des nationnalités, qui représente les intérêts de celles-ci auprès du gouvernement central. A ce conseil participent des délégués des Bachkires, Bouriates. Votiaks, Circassiens, Mari, Karelès, Allemands, Daghestaniens, Zyriens, Kalmykes, Kirghizes, Turkestan iens, Tartares, Tchouvaches Yakoutes, Israélites, Lettons, Lithuaniens, Polonais, Finlandais et Estons. (Voir Bach, Le droit et les institutions de la Russie soviétique, pp. 73-80.) Le principe des nationalités incline aussi l’humanité vers un émiettement et un isolement des groupes qui va directement à l’encontre du devoir de l’entr’aide. Elle aboutit en somme à une apothéose de l’égoïsme national. Le principe des nationalités sous sa forme volontariste est cepen­ dant plus excessif que faux. Son erreur est de faire une règle absolue de ce qui n’est légitime qu’avec des tempéraments. Nous avons vu 4o8 le fondement du droit que tous les groupes ayant un intérêt collectif particulier ont droit à une organisation sociale sauvegardant leurs intérêts légiti­ mes. Si le principe des nationalités se limitait à cela, il serait juste. Mais lorsqu’il tend à faire de chaque groupe soi-disant national, un État conçu selon le principe d’indépendance absolue qui est encore celui du droit international actuel, il devient extrê­ mement dangereux. L’esprit nationaliste, en tant qu'il |>oussc à l'exclusivisme national, isolant les peuples et les opposant, va directement à l’encontre du devoir humain. * Si nous com­ mençons à faire de chaque maison un château fort, nous fini­ rons par faire de chaque homme un barbare. » (Vaussart, Enquête sur le nationalisme, Réponse de M. B rom.) A la fin de la guerre de 1914, le président Wilson proclame 0 le droit de toutes les aspirations nationales bien définies » à recevoir « la satisfaction la plus complète sans introduire de nou­ veaux ou perpétuer d’anciens éléments de discorde ou d’anta­ gonisme ... ». En application de ce principe, une série d’États nouveaux se constituèrent, dont plusieurs, comme les pays baltes, incapables de pourvoir à leur défense ou même à leur vie écono­ mique et à leur développement intellectuel, de façon indépendante. Tous cependant se virent reconnaître l’indépendance juridique absolue. Quand la guerre de 1939 éclata, les effets s’en firent rapidement sentir et ces pays furent annexes par la Russie. Malgré cela, en 1944, l’Islande se détachait du Danemark auquel elle était traditionnellement unie et proclamait, pour scs 120.000 habitants, son indépendance souveraine. Dans l’état actuel de la civilisation, les petits pays ne peuvent être indépendants que de façon relative dans le cadre d'un système fédératif. Si une organisation fédérale internationale ne se déve­ loppe pas, ils sont condamnés à être absorbés par les grands ou CHAPITRE VI. — LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 40g réduits à une vassalité toute à leur détriment. Mais, dans un sys­ tème fédéral, rien ne s’oppose à ce que se constituent des unités nationales de toutes dimensions, les intérêts communs étant gérés par la fédération. La réalisation du droit des petits peuples à disposer d’eux-mêmes est liée à cette évolution. C’est l’aspect international de la limitation de la liberté pour assurer la liberté (v. n° 38). 71. La forme réaliste du principe des nationalités. — Le principe des nationalités dans sa forme réaliste se fonde sur l’idée très simple de la personnification de la collectivité. Nous avons vu (n° 64) le développement de cette idée dans la philosophie allemande. L’Allemagne est la patrie du nationa­ lisme réaliste. La nation est antérieure et supérieure à l'homme. Celui-ci ne détermine pas la nation où il vient au monde; il doit subir sa destinée, et la nation a droit à ce que tous ses fils travaillent à sa grandeur. Plus question de droit des peuples; c’est la nation qui a des droits, le droit fondamental de former un État et d'englober dans cet État tous ceux qui partagent le caractère national. Les mouvements en faveur de l’unité allemande et italienne se sont, dans une large mesure, appuyés sur cette conception. D’une manière générale, quand un peuple ne manifeste pas suffisamment d'enthousiasme pour son bien, tel qu’un parti nationaliste le conçoit, celui-ci passe, parfois sans s’en apercevoir, de la conception volon­ tariste à la conception réaliste du principe. Après avoir revendiqué le droit du peuple à disposer de son sort, on invoque le devoir de faire son bonheur malgré lui, et le droit de la nation à poursuivre sa destinée historique en s’adjoignant les territoires qui font partie de son patrimoine traditionnel. C’est dans ce sens que Trcitschke écrivait au siècle dernier : « Le pays allemand que nous réclamons est nôtre par la nature et par l’histoire. Nous, Allemands, qui connaissons LE FONDEMENT DU DROIT 410 l’Allemagne et la France, nous savons ce qui convient aux Alsaciens mieux que ces malheureux eux-mêmes .... Nous voulons, contre leur volonté, leur rendre leur être propre, n (Cité : Harmignie, Note sto­ le principe des nationalités, p. 28.) Le sentiment nationaliste exploite les deux formes de l'idée selon l'intérêt du moment. Quand une nation constituée en État désire annexer une province, elle se réclame du sentiment des habitants, s'ils lui sont sympathiques; mais le droit de la nation à son plein développement lui paraît un argument suffisant, lorsque les habitants ne manifestent pas une conscience assez vive de leur « vocation historique ». De même, quand un groupe nationaliste veut se détacher de l’État où il est englobé, il se réclame du droit des peuples à dispose, de leur sort. Mais si les meneurs du mouvement se heurtent à des résistances parmi leurs concitoyens eux-mêmes, ils sc rejettent sur l’argument du devoir des individus à suivre la vocation de la nation : K Nous voulons, contre leur volonté, leur rendre leur être propre. » 1 Ainsi, dans la pratique, nationalisme volontariste et natio­ nalisme réaliste s'entrecroisent perpétuellement. Le mélange est d’autant plus fréquent qu’en général, l’un est inclus implicitement dans l’autre, en ce sens que, pour les nationalistes volontaristes, il va de soi que la volonté du peuple est dans la ligne de son déve­ loppement historique, et que pour les nationalistes réalistes, il va de soi qu’en travaillant à la mission historique de leur peuple, ils satisfont à ses aspirations. * « Pour définir la nation, les auteurs s'inspirent habituellement de considérations pratiques : ils adoptent la définition qui permet de maintenir ou de réaliser l'ordre qu'ils souhaitent. Le principe des nationalités est ainsi devenu un argument à la disposition de tous : s'agit-il de favoriser l'affranchissement d’un peuple? On pose une définition volontariste; veut-on, au contraire, réaliser ou maintenir de force l'unitc d'un groupe? On formule une définition réaliste dans laquelle on indique comme constitutifs de l'unité nationale les caractères communs aux individus qu’on veut maintenir associés. ► Il arrive même que, selon les besoins de la cause, on passe sans s’en apercevoir d'une conception à l’autre, et même qu’on affirme et nie à la fois le principe des nationalités. » (IIarmionie, Note sur le principe des nationalités, p. 28.) CHAPITRE VI. — LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 4II Le conflit apparaît seulement de temps en temps, dans des cas exceptionnels; tel fut le cas de 1’Alsace-Lorraine en 1870. Les Français la réclamaient au nom du nationalisme volontariste et les Allemands au nom du nationalisme réaliste, chacun choissisant la forme de nationalisme qui cadrait avec ses intérêts. Les deux formes les plus accusées de nationalisme réaliste sont les formes allemande et italienne. Eh Allemagne, le nationalisme est raciste. L’idée que chaque peuple correspond à une race et se doit de développer les carac­ tères de sa race est familière à la pensée allemande depuis Hegel. A cela s'ajoute naturellement que la race germanique est la race la plus pure et la mieux douée, et, chez certains auteurs, une sorte de messianisme représentant le peuple allemand comme destiné à dominer le monde. Nous avons déjà parlé du racisme (n° 31) et n’y reviendrons pas. En Italie, le nationalisme a pris corps dans le fascisme qui en a donné une formule extrêmement intéressante, parce que bien coordonnée et réaliste. « Le fascisme », écrit Mussolini, « est une conception historique, dans laquelle l'homme n’est ce qu'il est, qu’en fonction du processus spirituel auquel il concourt, dans le groupe familial et social, dans la nation, et dans l'histoire à laquelle toutes les nations collaborent .... Anti-individualiste, la conception fasciste est pour l’État; et elle est pour l'individu en tant que celui-ci s'harmonise avec l’État, conscience et volonté universelle de l'homme dans son existence historique .... Nous sommes les premiers à avoir affirmé, en présence de l’individualisme démo-libéral, que l’individu n’existe qu’eu tant qu'il est dans l’État et subordonné aux néces­ sités de l’État, et que, au fur cl à mesure que la civilisation prend des formes plus complexes, la liberté de l'individu se restreint toujours plus .... Le fascisme réaffirme l’État comme la véritable 412 LE FONDEMENT DU DROIT réalité de l'individu .... 11 est pour la seule liberté qui puisse être une chose sérieuse, la liberté de l’État et de l'individu dans l’État. En effet, pour le fasciste, tout est dans l’État, et rien d’humain ni de spirituel n'existe et a fortiori n'a de valeur, en dehors de l’État. En ce sens, le fascisme est totalitaire, et l’Etat fasciste, synthèse et unité de toute valeur, interprète, développe et domine toute la vie-du peuple. » (Le fascisme, pp. 17-20 et 70.) Mussolini écrit État là où d’autres écrivent nation, jiarcc que, I>our lui, un peuple est la réunion « de tous ceux qui, en vertu de la nature ou de l’histoire, forment ethniquement une nation, suivent la même ligne de développement et de formation spirituelle, comme une seule conscience et une seule volonté. Il ne s’agit ni de race, ni de région géographique déterminée, mais d’un groupe­ ment qui se perpétue historiquement, d’une multitude unifiée par une idée qui est une volonté d’existence et de puissance : c'est conscience de soi et personnalité. » Or, « cette personnalité supérieure est nation en tant qu’État .... Sans l’État, la nation n'existe pas; il n’y a que des agrégats humains, susceptibles de toutes les désintégrations que l’histoire peut leur infliger .... Nous voulons unifier la nation dans l’État souverain, qui est au-dessus de tous et peut être contre tous, parce qu’il représente la conti­ nuité morale de la nation dans l’histoire. » (Ibid., pp. 22-23, et Le nationalisme français présente un autre intérêt parce qu’il est plus nuancé. Stimulé par les exigences rie la défense pendant la guerre de 1914. le nationalisme français a fait beaucoup de bruit entre 1918 et 1930. Le mouvement nationaliste le plus virulent était ['Action française, et son chef, Charles Maurras, en était le théoricien le plus vigoureux et le plus systématique. Ils prétendent séparer leur nationalisme du principe des nationalités : « N'introduisons pas le principe des nationalités dans le concept CHAPITRE VI. — LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 413 essentiel et distinctif du nationalisme. » (Vaussard, Enquête sur le nationalisme. Réponse du P. de la Prière.) et ne se rendent pas compte qu'ils sont seuls à le faire : dans tous les autres pays, prin­ cipe des nationalités et nationalisme sont liés. On peut sans doute l’expliquer par les circonstances particulières de la vie politique française. Jusqu’à nos jours, la question des nationalités ne s’est pas posée en France de façon aigüe. Les mouve­ ments particularistes n'ont qu’une portée régionaliste et ne portent pas ostensiblement atteinte à l'unité de la patrie. Par contre, au début du siècle, l’idée de patrie était battue en brèche par les internationalistes: aux yeux d’un certain nombre de patriotes, la faiblesse gouvernementale, les collusions des partis au pouvoir avec les mouvements révolutionnaires, pacifistes, antimili­ taristes. mettaient en danger la défense du pays. « C’est quand le patriotisme a été menacé que le nationalisme est né. •• (Ibid.. Réponse de M. Bernoville.) En France, faudrait-il ajouter. D’après Johannet, le mot nationalisme ne s'emploie en France que dans la « seule signification de ... patriotisme réfléchi, en contact profond avec l'histoire, la géographie, l'économique. 0 (Ibid.) Le nationalisme est « un système politique qui, dans la conduite des affaires de l’État. prend pour objectif principal la grandeur et l'intérêt de la nation, ... une tendance à résoudre les problèmes poli­ tiques, non pas en fonction principale de tel système juridique ou social, mais en fonction directe de V intérêt national. » (Ibid., Réponse du P. de la Prière.) Pour éviter toute équivoque, M. Johannet a inventé un mot: le sentiment qui correspond au principe des nationalités, s’appellera désormais nationalitarisme ; cl un certain mimbre d’auteurs ont adopté sa distinction. En réalité, le nationalisme français est simplement une manifesta­ tion du nationalisme réaliste. Ce n’est point par hasard que le chef de l’.4c/ii>n française, Charles Maurras, était disciple de Comte. 414 LE FONDEMENT DU DROIT Une des formules les plus fréquentes sous la plume des nationalistes français est celle de la « mission historique de la France »; c’est la formule même du nationalisme réaliste. Pour le nationalisme français comme pour les autres, la patrie est une entité en soi. fin suprême et bien suprême des individus, et rien ne passe avant le devoir des citoyens envers la patrie. Qu'un groupe faisant partie de la « France historique • puisse se séparer d’elle est radicalement inacceptable. Si le mouvement nationaliste n'a pas abouti, en France, à des revendications nationalitaires. c’est parce que l’État y coïncide avec la nation, l’État français ayant, en des siècles antérieurs, annexé la plupart des provinces qui présentaient certaines affinités naturelles; il en a même ajouté d’autres, comme la Corse. Le nationalisme français est donc un nationalisme conservateur. Qu’il naisse en France un nationalisme réformateur, que les Bretons ou les Alsaciens, par exemple, estiment former une nation à eux seuls, aussitôt leur senti­ ment nationaliste deviendra ce que Johannet appelle du national!tarisme. Le sentiment reste le même; il ne fa t que changer d'objet. D’ailleurs, si le nationalisme français n’est pas en relation directe avec le principe des nationalités, il participe, en ce qui concernée la politique étrangère, à Végoïsme national qui est la marque de tous les nationalismes et l’outrance du patriotisme. Le nationalisme français, comme les autres, ne considère rien que sous l’angle de l’intérêt particulier du groupe; il pousse à la séparation entre les groupes; il n’est pas seulement opposé de tendances à l’internatio­ nalisme utopique et outré, mais à tout internationalisme. 72. La question linguistique. — Nous avons vu que tout peut servir à stimuler le sentiment national ou à en témoigner. Aux xix * et XX * siècles, c'est autour des revendications linguistiques que se sont groupées, la plupart du temps, les revendications nationalistes. El même, dans les pays comme l’Irlande, où les revendications nationales étaient indépendantes d’une question de langue, celle-ci CHAPITRE Vi. — LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 415 apparaît à la suite de l’esprit nationaliste et comme sa conséquence naturelle. Il est intéressant de l'étudier en particulier, parce que la question linguistique est une manifestation type de l'esprit nationaliste; elle pose tous les problèmes du nationalisme : conflit entre l'intérêt parti­ culier d’un groupe et l’intérêt général de l'humanité; opposition entre nationalisme volontariste et nationalisme réaliste. Le nationalisme linguistique se fonde sur l'idée que rien n'est plus caractéristique d’un peuple que sa langue. Expression des pensées et des sentiments, elle se développe selon le génie propre du peuple et se modèle sur son esprit. Elle est donc la gardienne de la nationalité, et elle en est l’expression. Un peuple n'atteint son plein développement que dans sa langue. Cette conception semble juste à condition qu’on ne lui donne pas une portée exclusive. L’Irlande, entre autres, a prouvé qu’un peuple peut garder la conscience et les caractères de sa nationalité en adoptant une langue étrangère, fût-ce celle de son vainqueur **. La langue n’est pas le seul facteur du sentiment national; celui-ci se nourrit de n’importe quoi; mais elle est importante, car il est vrai qu’elle est étroitement liée à la tournure d’esprit du peuple dans lequel elle s’est développée *. * Jusqu'ici aucun peuple des Amériques n’a de langue qui lui soit propre; cela ne semble pas faire obstacle à leur développement original. * < Parler la même langue, c’est, en une large mesure, penser de la même façon ; et il est très difficile de penser très exactement de la même façon quand on parle deux langues différentes. « Parler plusieurs langues, disait le vieil Ennius, c'est avoir plusieurs âmes. » Mais on n’a pas deux âmes. On a celle qui s’exprime dans la langue qu’on a parlée la première; dans celle que l’on a entendue sur les lèvres maternelles. En fait, je veux dire, historiquement, la communauté de langue a été un facteur considérable, surtout un conservateur puissant de la nationalité .... * Encore faut-il se méfier. I.ors de l’enquête européenne sur la nationalité de l'Épirc, tandis que les diplomates de l'Entente traversaient les villages, entraient dans les maisons par la rue et obtenaient des réponses en langue hellénique, les missionnaires de la Triplice passaient par derrière, escaladaient, au risque de sc rompre les os et de tomber dans le fumier, les palissades des basses-cours et sur­ prenaient sur les lèvres des aïeules quelques bribes d'albanais. Comment classer ces villages? Grecs ou albanais? Surtout que bien des interrogés répondaient en albanais : • Nous sommes Hellènes. » (HAVsr.it, Le principe des nationalités, p. 3-4.) 4IÓ LE FONDEMENT DU DROIT D’autre part, il n'est guère de facteur qui établisse de barrière plus difficile à franchir. La multiplication des langues tend à faire du monde une Babel; elles développent, dans l'âme de chaque peuple, des nuances strictement personnelles et les rendent ainsi impéné­ trables. A un point de rue, il serait donc souhaitable que chaque peuple parlât sa langue ; à un autre, que tous les hommes parlassent la inline langue. Une solution théorique, fréquemment proposée, consisterait à adopter une langue internationale qui serait celle des gens instruits, sans appartenir en propre à aucune nation. Mais les réalités sociales ne se plient pas facilement aux désirs des théoriciens. Au moyen âge. cette solution était intervenue spontanément par le prestige de l’Église et de l’ancienne Rome, encore proche, dont la langue était restée celle des intellectuels; de nos jours, on n’en voit plus la possibilité; et précisément l’exclusivisme linguistique, qui vient de l’esprit natio­ naliste, s’oppose à une innovation en ce domaine. Pour résoudre les différents problèmes linguistiques, il faut donc combiner les deux principes. Voici d’abord un nationalisme linguistique évidemment respectable : celui de la Pologne, grand peuple ayant une langue ancienne, litté­ raire, auquel on a voulu enlever sa langue, afin de tuer sa nationalité. Le droit des Polonais à défendre leur langue était incontestable. Voici au contraire un nationalisme linguistique excessif : les Irlan­ dais ont adopté la langue anglaise, langue internationale qui les met en contact avec le monde entier. L’ancienne langue gaélique n’était plus parlée que dans quelques campagnes. Les nationalistes veulent la restaurer, on l’a rendue officielle à côté de l’anglais. Or, ce gaélique est une langue celte dont les racines diffèrent de celles de toutes les langues importantes actuellement parlées; c’est donc, au plus haut point, une langue isolante. Au Paraguay, ancienne colonie espagnole où on a toujours parlé l'espagnol, les nationalistes propagent le guarani, vieille langue indienne du pays, « et le guarani a conquis CHAPITRE VI. — LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 417 droit de cité au Parlement comme dans les journaux ». (Joh annet, Le principe des nationalités, p. 391 l.) Nationalismes linguistiques irlandais et paraguayen sont des nationalismes réalistes, car ils ne s’inspirent pas d’aspirations populaires, mais d’une conception objective du caractère national estimant la langue du peuple seule conforme à son génie et cherchant à susciter le désir de la parler, quitte à l’imposer si le peuple ne répond pas à l’appel. Ces nationalismes linguistiques sont regrettables dans la mesure où ils sont artificiels, car ils tendent à isoler les peuples, alors que ceux-ci se développent aussi bien dans des langues qui, sans être exclusivement leurs, le sont devenues, tout en facilitant les communications internationales. Entre ces deux extrêmes, se trouve l’espèce qu’on pourrait appeler litigieuse, les cas douteux. Ainsi la Flandre ou la Catalogne. A titre d'exemple, nous exposerons la question flamande. En Flandre, l'aristocratie parle le français: elle le parle depuis longtemps, et le français s’est imposé sans contrainte politique -. 1 En Norvège, la langue littéraire résulte d'une fusion de l'ancien norvégien et du danois. Cette fusion date de la domination danoise qui va de la tin du XIVe siècle au commencement du XIXe. J.e vieux norvégien se parle encore dans les campagnes. Depuis quelques années, les nationalistes norvégiens font la guerre au norvégien officiel et s’appliquent à lui substituer le vieux norvégien qui est pur norvégien, non mâtine de danois. Ils sont arrivés à faire admettre les deux langues sur pied d’égalité, mais veulent aboutir à l'expulsion du dano-norvégicn qu’ils considèrent comme impur. En Afrique du Sud, un mouvement linguistique analogue défend ¡’afrikaander, lu langue des anciens colons néerlandais. L’afrikaander est substantiellement du néerlandais, mais il a évolué d’une façon un peu divergente du fait que les colons de l’Afrique du Sud sont séparés des Pays-Bas depuis deux siècles. En 1930, on a fondé à Prétoria une université où l'enseignement se donnait moitié en anglais et moitié en afrikaander; en 1932, on a décidé de ne plus y enseigner qu’en afrikaander. En Frise existe un mouvement linguistique frison, en Bretagne, un mouvement breton, en Provence, un mouvement provençal, dans les Pyrénées, un mouvement basque, en Suisse, un mouvement romanche. * En Hollande, jusqu'à la fin du siècle dernier, le français était usuel dans l'aris­ tocratie et les classes intellctuelles; il était langue officielle de la Cour. La reine Lkclsrcq, T. I. U 4i8 le fondement du droit Le peuple parle le flamand, et dans les classes populaires beaucoup de gens ignorent le français, bien que, au xix« siècle, le français gagnât du terrain. L'aristocratie de culture française tient beaucoup au français. Elle fait remarquer, à l’appui de ses sentiments, que le français la met en contact avec un des foyers principaux de la civilisation mondiale, tandis que le flamand l'enferme dans un petit pays. Au point de vue de l’entr’aide internationale, la supériorité du français est incontestable. Le mouvement flamand se réclame du principe général de tous les mouvements linguistiques : qu’un peuple n’atteint son plein dévelop­ pement que dans sa langue. Il invoque en outre les inconvénients du * bilinguisme » qui sépare les classes, isole l’aristocratie du peuple, et prive celui-ci des bienfaits qu’il est en droit d’attendre de l’influence intellectuelle et morale des classes cultivées, bienfaits qui sont la raison d’être de celles-ci. De plus, le bilinguisme, créant une barrière entre les classes supérieures et inférieures, rend difficile aux mieux doués des hommes du peuple de s’élever dans l’échelle sociale. L’enseignement moyen et supérieur, dont les élèves se recrutent surtout dans les classes aisées, se donnait, à la fin du xix« siècle, exclusivement en français; et la condition première pour occuper une fonction de quelque importance était donc, non seulement de savoir le français, mais de le manier comme sa langue maternelle. Le caractère particulier de la question provient, on le voit, tout d’abord, de ce que deux langues se heurtent sans qu'aucune ait été imposée par un État étranger. Si l’État belge, à certains moments, a exercé une pression en faveur du français, il l’a fait sous l’influence des Flamands de langue française qui détenaient l’influence politique. On se trouve donc en présence d’une scission dans un peuple homogène à tous les autres points de vue; et chaque parti se réclame du droit à se développer conformément à ses aspirations. Wilhelmine adopta le néerlandais comme langue de la Cour, et sous l'influence de l’amour-propre national, le français tend à disparaître complètement. 11 n'y a pour ainsi dire pas un pays où on ne trouve actuellement des phénomènes analogues. CHAPITRE VI. — LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 419 Si. du jour au lendemain, tous les Flamands parlaient français, l’argument tiré des inconvénients du bilinguisme tomberait; mais c’est une utopie. A supposer que le français gagnât sans cesse du terrain, il faudrait des générations avant que toute la Flandre parle français. En attendant, les Flamands pâtissent de la séparation des classes. Au surplus, pourrait-on même souhaiter cette transformation subite? Il est vrai qu’un peuple se développe mieux selon son génie propre dans sa langue. Au xvm® siècle, les classes intellectuelles de presque toute l’Europe ¡variaient français; mais l’Allemagne. l’Europe centrale, la Russie n’ont guère produit d’écrivains marquants de langue française. Cette communauté de langue revenait à une dépen­ dance vis-à-vis de la France : on comprend que les Français y aient trouvé avantage, mais on comprend aussi que les autres nations n’aient pas tardé à réagir. Il est vrai qu’un peuple peut parfois s’adapter à une langue étrangère, comme on l’a vu en Irlande, mais cela suppose une évolu­ tion longue et progressive. On conçoit donc que les Flamands d’aujour­ d’hui aspirent à un développement autonome dans leur langue. D’autre part, on comprend que les Flamands de langue française répugnent à perdre leur culture pour s’enfermer dans la culture flamande. Au point de vue humain, la culture française est supérieure à la culture flamande et ouvre des horizons intellectuels plus vastes. Il serait injuste, cependant, d'assimiler le flamand à des langues telles que le gaélique et le guarani. Parlé par dix millions d’hommes, le flamand ou néerlandais a une aire d’action supérieure à celle du tchèque ou du bulgare; d’autre part, langue germanique, elle est apparentée à deux des grandes langues internationales, l’anglais et l’allemand. Question éminemment controversable. Si le peuple flamand veut conserver sa langue, on ne peut contester qu’il en ait le droit ’. Si le 1 L'avantage individuel du français étant évident, les flamingants opinent que. si on laisse la liberté complète des langues, le français l’emportera au détriment de l'intérêt de l’ensemble du peuple. Il faut, dès lors, interdire l'emploi du français dans la vie publique, et spécialement dans l'enseignement. Les antiflamingants protestent au nom de la liberté. 4¿0 LE FONDEMENT DU DROIT flamand s’était progressivement éliminé sans violence, comme la chose eût été possible avant la naissance du nationalisme linguistique, la Belgique y eût peut-être trouvé avantage, mais le flamand existe, les Flamands tiennent à leur langue : de quel droit pourrait-on les en priver? Mais le peuple flamand tenait-il vraiment à sa langue? Les anti­ flamingants l'ont longtemps nié. Qu’à cela ne tienne! Les flamingants avaient vite fait de se rejeter du nationalisme volontariste au natio­ nalisme réaliste, en demandant qu’on lui impose sa langue pour son bien, a pour lui rendre son être propre ». Le mouvement tourne, dès lors, à la persécution de ceux qui parlent français. Ceux-ci formant une faible minorité, faut-il voir en eux des cas-victimes qui doivent se sacrifier pour le bien de l’ensemble? Si les passions ne s’en mêlaient, il serait sans doute aisé de faire la part des deux, en reconnaissant au flamand la situation de langue principale, tout en accordant au français, langue secondaire, une place privilégiée, différente de celle des langues étrangères. Le mouvement des nationalités a rendu désormais impossible qu’un groupe ethnique, quelque petit qu’il soit, se laisse absorber par un autre. Des groupes qui n’avaient jamais eu conscience de leur unité, émettent des revendications qui ne s’appuient sur rien dans le passé. 11 en est de même pour les langues. Désormais aucune langue ne peut plus disparaître, mais on ressuscite celles qui étaient mortes : c'est de nouveau la marche vers la dispersion des peuples. Encore, en Europe occidentale, le danger, jusqu’ici, n'est pas considérable; les nations y sont relativement grandes et fortement constituées. Elles sc sont formées avant la naissance du principe des nationalités et ont pu s’édifier sur les ruines de nationalités secondaires. Mais en Orient, la situation est autre; elle est ce qu'elle était en Europe occidentale au moyen âge; les groupes ethniques CHAPITRE VI. — LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 421 y pullulent x; ce qui. chez nous, est devenu patois est encore là-bas langue. Peut-être l’influence occidentale eût-elle pu amorcer l’œuvre que les siècles ont accomplie parmi nous; mais l'influence occidentale, proclamant le principe des nationalités, a exaspéré les revendications particularistes. Si l’on fait de chaque maison un château fort, on fera de chaque homme un barbare. Seule une réaction mettant les nationalités à leur rang, assurera le progrès. 73. La religion nationaliste. — Par une rencontre, à première vue étrange, les doctrines individualistes et les doctrines ¿tatistes aboutissent les unes et les autres à l'exaltation du nationalisme. Elles y mettent une nuance différente, mais le sentiment qu’elles développent est le même. Pour les tenants de la théorie du contrat social, la nation est un groupe qu’unit le désir de vivre ensemble; et nul ne peut s’opposer à ce désir. Pour les étatistes, la nation est le groupe que détermine l’histoire et nul ne peut se mettre en travers de cette fatalité : entité supérieure à l’individu, la nation est, dans toute la force du terme, « surhumaine »; elle a droit à la vie, comme les individus, et son droit est supérieur. En vertu du premier système, on réclame pour les petits peuples le droit de vivre indépendants; en vertu du second, on revendique le droit d’annexer des populations qui font partie du patrimoine historique d’une nation, sans se préoccuper de leur volonté. Mais peu importe comment on conçoit la nation, peu importe son fondement juridique : dans un cas comme dans l'autre, le droit de la nation l'emporte sur tout autre. La nation est la fin dernière de l’homme. 1 En Russie, d'après >!«•• Bach (Le droit et les institutions de la Russie soviétique, p. 73k- d y aurait plus de cent nationalités différentes. En Asie, personne ne pourrait ks compter. 11 en surgit de nouvelles tous les jours. 422 LE FONDEMENT DU DROIT Le nationalisme tend à devenir une religion. Ceux de ses partisans qui sont imbus de l’ancienne conception chrétienne, sourient des manifestations religieuses, au sens strict du terme, du sentiment nationaliste, et ils les attribuent à une exaltation passagère; mais lorsqu’on étudie, comme nous venons de le faire, les doctrines philosophiques qui en déterminent le développement, on se rend compte qu'il y a là autre chose qu’un sentiment naïf, qu’il y a une propagande doctrinale de nature à ramener le genre humain à la barbarie. « Certaines manifestations d’un certain nationalisme ressemblent à s’y méprendre à ce cuite des divinités locales et tutélaires dont s’ornait le paganisme romain. Par là le nationa­ lisme est amené à se constituer sa religion, sa métaphysique, sa morale. La patrie, on ne l’aime plus, on l'adore (et il faut donner ici à ce mot tout son sens cultuel). Les héros nationaux sont transformés en saints et on les situe sur des autels de la patrie; il n’y a pas là, aujourd’hui, simple transposition de vocables, mais évolution, déviation du sentiment religieux. J'ai vu, dans certains projets de monuments aux morts, des soldats de la grande guerre en croix. » (Vaussard, Enquête sur le nationalisme, p. 133- 134, Réponse de M. Bernoville.) Et M. Vaussard, dans ses conclusions de l’enquête, ayant rappelé le mot de l’écrivain sioniste Israël Zangwill : « La natio­ nalité sera peut-être la religion unique de l’avenir b, cite ce passage de Maurice Barrés à propos de la rentrée des Français à Metz : « C’était dans cet immense plein air une solennité d’église, un silence pieux, l’adoration de la France. » Il ajoute ensuite : a Avant la guerre, les nationalistes italiens parlaient déjà de l’élément « transcendant b qui forme le fond de leur doctrine, et l’un d’eux, M. Forges Davanzati, écrivait de la foi catholique qu’elle était « de tradition et, pour ainsi dire, de création italienne ». CHAPITRE VI. — LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 423 u Ainsi l'humanité retourne vers l'idolâtrie, le culte des anciens pour la Cité, ou des Japonais pour leur Empereur,... » (pp. 403-404). Beaucoup d'incroyants discernent et applaudissent cette évolution. « Les cultes religieux, lisons-nous dans le Mercure de France du > i®r décembre 1925 (p. 495), sont en perpétuelle et vivante évolution. » Tandis que les prêtres du culte catholique continuent leurs céré» monies autour des vieux mythes comme celui de sainte Geneviève, n un culte nouveau, et qui n'a pas d’incroyants, s’est créé, qu’ils » n’ont pas su incorporer à leur bréviaire et à leur rituel : le culte du » soldat inconnu. Le soldat inconnu est la seule tombe sur laquelle » la foule, sans distinction de rites ou de sectes, vienne prier avec » ferveur et piété. Comme dans le sépulcre des saints de jadis qui « faisaient des miracles, il y a ici le corps véritable, les reliques sacrées, 1» d'un héros dont personne ne sait le nom. 11 symbolise seulement n tous les morts, tous les deuils et toutes les souffrances de la guerre. » Son culte est comme une réparation des injustices de la mort, de la b vanité des sacrifices. Son tombeau placé à l’endroit le plus glorieux, 0 sous l’arche de l’Arc de Triomphe, est le seul sanctuaire honoré » de tous; une flamme perpétuelle, indice d’une présence et d’une » pensée perpétuelles, y est entretenue .... Et si les gardiens de cette » flamme, si les officiers français ou belges, montant la garde d’honneur » devant la lumière du sanctuaire, venaient à la laisser s’éteindre, le » peuple punirait peut-être ce sacrilège .... » Auprès de ce héros inconnu, symbolisant toutes les misères de » l’héroïsme, que devient un pauvre curé d’Ars que demain on va » canoniser; ou une petite Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus? Le catho» licisme se rétrécit en des cultes puérils, et il est pénible de voir les » évêques de France réduits à ce rôle de faire le panégyrique de » pauvres saints qui ne sont que de pauvres êtres. » Dans le culte nouveau du soldat inconnu, il y a une idée religieuse » très belle, sous laquelle d’ailleurs se cachent, honteux, les remords » des vivants. Ils viennent humblement prier devant la pierre anonyme 4¿4 »«E FONDEMENT DU DROIT s pour se faire pardonner d’avoir été des lâches, et d'être vivants, et b clament, avec des larmes dans la voix, l’héroïsme du mort p symbolique, fantôme sacré de tous les morts de la guerre. En Italie, l'avènement du fascisme amène une recrudescence du sentiment nationaliste dont la forme religieuse s'affirme avec violence. « Cette bonne volonté de servir la divinité de la patrie », disait M. Balbino, sous-secrétaire d’État du gouvernement fasciste, à l’inau­ guration de l’université fasciste de Bologne, « est la voie royale où peuvent se rencontrer même des hommes d’opinions divergentes .... Dans le faisceau se trouve réalisée précisément cette idée que mon moi n’est pas simple, mais quelque chose qui me dépasse, que mon moi est l’Italie .... Telle est la vérité intime que nous devons découvrir et découvrir dans le Fascisme, que mon « moi » individuel n’est pas une simple et pauvre individualité, et cette espèce de panthéisme national est ce qui constitue la grande vérité du Fascisme .... Dans chaque battement de notre cœur, il y a toute l’Italie et l’on pourrait dire toute l’humanité. Mais l’humanité n'existe pas, c’est une forme amorphe, l’humanité en soi manque de détermination et par consé­ quent de conscience, la vraie humanité est l’Italie, qui a repris con­ science d’elle-même. • (Cité par VavSSARD, dans Le problème inter­ national, pp. 84-85.) Les citations qu’on vient de lire datent des premières années après la première guerre mondiale; des citations plus récentes n’y appor­ teraient aucun élément nouveau. A partir de 1933, c'est en Allemagne que le nationalisme produit ses théories les plus outrancières. En marge du national-socialisme, mais en liaison intime avec lui, un mouve­ ment d’idées se développe tendant à une religion où Dieu devient un « Dieu allemand », où la Bible est » l’âme allemande », où le prêtre est « chaque homme allemand ». Mais le mouvement naziste, à l’image de son chef, est si peu intellectuel, qu’il est sans intérêt d’y chercher des formes doctrinales. L’ouvrage qui a servi de code religieux au mouvement est le Mythe du vingtième siècle d’Alfred Rosenberg; plein d’attaques contre le christianisme, il cherche à jeter les bases d’un CHAPITRE VI. — LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 425 lien vraiment « religieux » entre tous les Allemands et cette notion a imprégné la direction des mouvements de jeunesse. Mais les intel­ lectuels du mouvement ne s'en sont jamais beaucoup réclamé. « Si on interroge les membres du Parti préposés aux relations extérieures, ils répondent invariablement que le Mythe du vingtième siècle est une aimable plaisanterie .... Il est évident cependant qu’il est cité partout comme une exégèse autorisée de la doctrine. (de Gandillac, Hitlérisme et christianisme.) Le nationalisme est ainsi dans le monde actuel un des mouvements les plus nettement opposés à la tradition chrétienne. Le christianisme est essentiellement internationaliste. Il prêche la fraternité humaine, exige l’entraide universelle, et n’accepte le particularisme des nations que pour le bien général de l’humanité. Dans la vision chrétienne, une société quelle qu’elle soit n’a jamais qu'une valeur subordonnée et doit sc soumettre à la règle morale. Dieu seul est fin dernière; puis vient le genre humain et la nation pour les hommes. Mais le christianisme admet la valeur du patriotisme dont il fait un devoir. Le chrétien doit être au premier rang des serviteurs de la patrie. Or les nationalistes se présentent comme les seuls bons patriotes, et accusent tous les autres de manquer de patrio­ tisme. Beaucoup de catholiques se laissent prendre au piège et, sous prétexte que le patriotisme est une vertu chrétienne, s’imprègnent des sentiments, de l’esprit et des formules natio­ nalistes. Le langage nationaliste peut se prendre dans deux sens, un sens propre et un sens figuré. Beaucoup de catholiques, soucieux de montrer qu’ils ne sont pas moins bons patriotes que les autres, reprennent les formules de la religion nationaliste. Dans leur for intérieur, ils leur attribuent un sens figuré, mais se gardent de le dire, car ce serait .J2Í» LE FONDEMENT DU DROIT mettre la patrie au rang subordonné que les nationalistes ne sup­ portent pas. De plus, dans beaucoup de pays, les catholiques se sentent suspect. *, de n'ètre pas bons patriotes, précisément parce que leur religion est basée sur un principe d’internationalisme et les oblige à mettre d’autres valeurs au-dessus de la patrie. Dès lors, ils éprouvent le besoin de donner des gages, et renchérissent sur les formules nationalistes, protestant que la patrie, pour eux, passe avant tout *. Il est vrai qu’ils supposent admise la restriction implicite que la patrie passe avant tout ce qui n’est pas Dieu ou l’Église, mais cette restriction, on se garde, encore une fois, de l’expliciter, quitte à dire que cela va de soi, si on se l'entend reprocher. Inévitablement, l'usage de ces formules, la participation aux cérémonies patriotiques auxquelles les noncatholiques déclarent expressément donner un sens religieux, déve1 Ix1 même phénomène se constate en tout pays. Il est d'ailleurs beaucoup plus accentue chez les protestants que chez les catholiques. Citons seulement doux témoignages : Le premier d'auteur * français qui écrivent sans préoccupations religieuses appa­ rentes : < Les catholiques, membres de la Société internationale qui a été la plus vivante, la plus réelle, la plus épanouie et la plus dominatrice des sociétés inter­ nationales — non pas du rêve, mais «le l'histoire vraie — ont perdu presque com­ plètement le sens de leurs affinités internationales et sc sont, dans tous les pays belligérants, affirmés comme les plus ardents patriotes. • (Brvhxks et Vallavx, Ia géographie de l'histoire, p. 598.) On sent bien que le mot « patriotes » est mis ici par euphémisme. * second témoignage d'un auteur américain catholique : « Le christianisme Ix aux £tats-Vnis devient de plus en plus nationaliste. La majorité protestante, en maintenant scs positions et eu travaillant à la conversion des divers immigrants, affirme constamment que l'Amérique est protestante, cl que le protestantisme est américain. La minorité catholique, pour ne pas être en reste devant une idée aussi attrayante, est amenée à s'américaniser, elle et ses immigrants. Tout ceci promeut la religion de l'américanisme, non pas précisément comme un substitut du christianisme, mais plutôt comme un très important supplément de celui-ci .... » Les • modernistes » semblent grossir l’américanisme dans la mesure où ils diluent le christianisme. Nous apprenons par les journaux qu'à l'Église protestante épiscopa heu ne do Saint-Mark’s-in-thc-Uomverie, en février 1934, un sermon était prêché par le Docteur Stuart L. Tyson, vice-président de la • Modem Churchman’s Union », où il niait la divinité du Christ, et un office rituel consacré au drapeau américain « retenait l’attention d'un large public le matin et l'après-midi ». (Carlton J.-H. Il ayes, Ia religion nationaliste, pp. 151-153.) CHAPITRE VI. — LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS 427 loppent ce « sentiment qui fait passer à l’arrière-plan, chez ceux qui en sont « possédés », toute préoccupation autre que la préoccupation nationaliste ». (Vavssard, Enquête sur le nationalisme, p. 183. Réponse de M. l'abbé Van den Hout.) Entraînés par la mentalité nationaliste, ils en arrivent d’abord à identifier les devoirs envers la patrie et envers Dieu. < Je sers ma patrie, donc je sers Dieu et l’Église ■ se retrouve implicitement ou explicitement dans quantité d’écrits et de discours, alors que le service de la patrie ne fait ¡>artie du service divin qu’à la place qui lui revient, et qu’on peut servir sa patrie avec amour, tout en vivant à l’encontre de la loi divine. Inévitablement d’ailleurs, de l’identification on passe à la primauté de la patrie, que beaucoup n’avouent pas mais reconnaissent en pratique. « Dans la plupart des pays, les catholiques se donnent comme les représentants du patriotisme, non pas seulement le plus ardent — ce qui serait fort bien — mais le plus exclusif, le plus fermé, parfois le plus agressif et le plus militariste, presque toujours en tous cas le moins pénétré de la notion complémentaire de l’internationalisme et du catholicisme. » (Vaussard, Enquête sur le nationalisme, p. 79, Réponse de Paul Bureau.) Ainsi, peu à peu, le souci de ne pas se laisser distancer par le patrio­ tisme des incroyants amène d renverser les valeurs. « T.e nationalisme moderne, tandis qu’il développe des coutumes et des cérémonies qui, extérieurement, offrent de grandes réminiscences des rites et des pratiques du christianisme, a développé un esprit tout différent et poursuit un but non moins dissemblable. En dépit de l’universalité du concept général de nationalité, son culte est basé sur une idée de clan .... Le bien qu’il se propose est le bien d’une seule nation, non celui de l’humanité. » Le nationalisme comme religion représente une réaction contre le christianisme historique, contre la mission universelle du Christ; il restaure la mission primitive d’un peuple « élu ». La sagesse des 428 LE FONDEMENT DU DROIT anciens Romains imagina qu'un peuple ■ élu » — la nation juive — était de trop pour la sécurité et le bien général; les chrétiens modernes qui réfléchissent peuvent être excusés s’ils se montrent quelque peu pessimistes en face d’un monde dépourvu d‘Empire romain et rempli de douzaines de peuples ■> élus ». (Carlton J. H. Hayes, La religion nationaliste, p. 155 l.) * Même opinion chez M. Romier, Explication de notre temps (p. 156 et suiv.). * Parmi toutes les idéologies populaires de l’Occident, celle qui règne en maîtresse est incontestablement le nationalisme. Elle caractérise notre siècle au même degré que le machinisme. Sa puissance est si profondément établie que nous ne songeons pas même d’ordinaire à y reconnaître une idéologie, et la regardons comme l’axe de notre existence. * L’essence mystique du nationalisme se reconnaît à l’empire exclusif et absolu de sa morale dans notre société. C’est même la seule religion qui exige de l'homme le sacrifice immédiat et gratuit de sa vie, et obtienne ou impose un tel sacrifice sans discussion. Sacrifice d'une dureté inouïe, puisque, détaché de toute métaphysique, il n'offre pas même au héros la chance d’uue survie. Le courage du martyr qu’exalte l’espoir d'une béatitude éternelle, n'égale pas en soi celui du soldat incrédule, qui tombe du champ de bataille dans ce qu'il pense être le gouffre du néant. » Le nationalisme moderne, avec sa mystique, ses commandements et scs réflexes, est une des passions les plus formidables qu’ait enregistrées l’histoire. Son étrangeté passionnelle s’accroît du fait qu'il domine un cycle de pensée libérale et critique. A vrai dire, il constitue l’autre face et le support du criticisme. Il obtient d'autant plus de prestige qu'il demeure la seule morale publique dans l'universel relâchement des disciplines et que resté seul debout, il est plus nécessaire et, partant, plus impérieux. 1 TABLE ALPHABÉTIQUE DES OUVRAGES CITÉS 1 Actes de Léon XIII et de Pie X. d'après l’édition de la Banne Presse Paris. Aillet, Georges. — Sur les rapports de la philosophie et du droit, dans Archives de la philosophie du droit et de la sociologie juridique, Paris 1931. AlexeieV, N. N. — Le droit naturel, dans Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique, 1934, 110 1-2. Aristote. — Éthique à Nicomaque. Politique. Saint Augustin. — Confessions. Bach, Lydia. — Le droit et les institutions de la Russie soviétique. Paris 1923. Baudin. — Psychologie, 4e cd., Paris. 1924. Bayet, Albert. — L’idée de bien, Paris, 1908. 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TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES 1 Absolu, 320. Absolutisme, 285, ¿88, 394, 400, 403. Absolut Denken, 356-357. Age d'or, ni. Altruisme, 218-220, 225-228. Amour du prochain, 221. Anarchisme chrétien, 186. Animaux (droit des) 14-15. Anticléricalisme, 124. Antisémitisme, 171. Argument d’autorité, 76. Aristotélisme, 34. Assistance sociale. 81. Association, phénomène, 217. Attachement au milieu social ou au groupe, 245-259. Au-delà, 94. Besoin physique, 212. social. 260. de sympathie, 213. Bien commun. 62-63, 71. 209210, 241, 324-326. 328, 364. Bilinguisme, 418. Cartésianisme, 123. Casuistique, 18. Cas victimes, 329. Catholicisme, 222. Charité. 220-225, 239. Chasteté, 74. Christianisme. 73. 81-82, 125. 425Civilisation, 15, 67, 95-98, 105. 107, 208. Code civil, 23 Coercition, voir Sanction sociale. Collectivité, 316-391. Colonisation, 70, 313-315. Communisme, communiste, 195. 232, 263. Constantes sociales, 362. Contrainte, voir Sanctions so­ ciales. Contrat social, 289, 301, 336, 392-395, 421. Coopération. 207-209, 235-242 Coutume, 12. Crime de droit commun, 388. Crime politique, 388. Cyniques, 182, 219. Déisme, 122. Démocratie, 23. Despotisme démocratique, 399. 1 Les chiffre* en caractères gras. indiquent lc< pages où les questions sont exposées systématiquement. 444 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES Dette sociale, 232, 369. Devoir, 12-13, 319-320. patriotique, 371-375. Droit définitions et notions, 9-11, 17» 5<écolo historique, 355. élaboration, 45-73. des gens, 59. humain, 77. 81. institué, 51. et morale, 45-51. notion, 9-15. notion, développement, 16-45 objectif, 9-12. positif, h, 16, 61-63. positif, détermination, 63-72. romain. 15. subjectif, 12-13. sujet du, 13-15. Droit naturel chrétien, 84. contenu et immutabilité. 51-61. et droit chrétien, 73-83. et droit positif, 61-63. école du, 31. et éthique. 20. idée. 15-18. et morale. 16, 17, 18-20. et morale sentimentale, 21-23 point de vue historique, 83-86 primaire, 59. principes. 73-83. problème du. 9-88. point de vue historique. 83 - 87. renaissance du. 41-45. secondaire. 59. sentimental. 33-35. Droits, conflits de, 323. individuels, 316-323. de l’homme, 23, 400. de la société, 316-329. École écossaise, 394. — historique, 24. — positiviste, 115, 359— sociologique, 359. Égalités entre les hommes, 160165, 178-193. Conscience d‘, 178-183. et différence, 187-193. Église, 67, 81-82. Égocentrisme, 161-165. Émigration, 332-334. Enquête sociale. 55. Enseignement,8i. Entr’aide internationale,81. Épicurisme, 2 26. Esclave, 86. État, 76, 80-81, 262, 342-350. Éthique, 20. Ethnographie, 28, 258. Ethnologie, 28. Européanisme. 166. Évolutionnisme, 24,115-116.145. Fait social, 243-272. Famille. 200. Fascisme. 232, 252. Force et gouvernements, 261. Franc-maçonnerie, 217. Fraternité chrétienne. 183-187. Gouvernement. 379. Groupements particuliers. 235242. Guerres de religion, 300. TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES 445 Habitudes, 109. Hérédité. 175-176. Homme et Dieu. 147-152. droits, 320-323. mission, 147-152. Homme-nature, 401. Homo historicus, 393. Humanisme. 119. 132. Libéralisme, 23, 115économique. 23 Liberté, 202-207. Linguistiques, question, Immigration, 334-336. Indésirables, 335. Individu et collectivité, 316391. Individualisme, 209-211. Instinct de bienfaisance, 213. de conservation, 30. 108, 161. de domination. 213. social, 31. Institution, théorie de 1', 271. Intelligibilité, loi de l'univer­ selle, 40. Internationalisme, 285. Mariage, 56. 74, 81. Matérialistes, 124. Méthode sociologique, 360. Milieu, attachement, 245-323. Monarchie, 80. Monogamie, 56, 74. Morale, 16-20, 45-51. but, 47. fondamentale, 17. relativité, 24-27. sentimentale, 21-23. spéciale, 17. Jansénisme. Jansénistes, 119, 132. 393Jus gentium. 59. Justice, 10. 16. commutative, 193-195, 238. définition et problème. 156159. distributive, 196-202, 238. générale, 218-225, 237. et positivisme. 228-235. sociale, 237. Langue internationale. 416. 414- 421. Loi, h. des trois états, 115. naturelle, il, 122-123. positive, 19. Nation. 338-350. Nationalisme, ro8, 413. conservateur. 414. linguistique, 416-417. 420. réaliste, 409-410, 417, 420. réformateur, 414. volontariste, 410, 420. Nationalitarisme. 413. Nationalité. 338-342. choix. 329-337. principe des, 392-428. réaliste. 409-414. volontariste, 403-409. Naturalisation. 336. 446 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES Nature et état de nature, 392-395. humaine, 24, 28-41, 51-53, 185. Nazisme, naziste, 195, 232, 252. ■263, 337Néo-kantisme, 42. Neoinalthusianisme. 76-77. 327. Opinion, 37. 261. Optimisme philosophique, 119, 124, 129-136, 145. Option de patrie, 331-334. Ordre social, raisons, 156-242. Organicistes. 361. Organisation des Nations Unies, 312- Panthéisme, 356. Parlementarisme, 23, 80, 267. Particularisme nationaliste. 140, 285. Patrie, patriotisme, 257. 337. 391. fondement du devoir patrio­ tique. 371-375. personnification de la patrie, 350-365. et piété. 365-371. Personne morale, 318. Pessimisme, 119, 132. mitigé. 133-134. Philosophie chrétienne, 16, 25, 73. sociale, 83-84. Physique, 260. Piété et patriotisme, 365-371. Positivisme, 24, 36-39, Il6 121. 228-235, 358-359. chrétien. 67. juridique, 33, 37-38. Pouvoir moral et pouvoir phy­ sique, 12. Primitifs, 36. 119. voir Sauvages. Privilèges et hypothèques, 33. Progrès, 89-155. appréciation du, 152-155. développement de la croyance au.110-121. croyance au, 110-136. devoir, 90-110. esthétique, 141. formes. 98-104. humain, too. limites, 136-147. moral, 134. et optimisme, 129-136. et religion. 121-129. théorie du, m. et tradition, 105-110. Propriété, 23. Protestantisme, 83,119,132, 220. Providence, 118, 123-124. Querelle des Anciens et des Modernes, xi2. — pélagienne. 393. Question flamande, 417. Race des seigneurs, 166. Racisme, 165-183, 411. Raison. 40 Rationalisme, 76,78, 84, 123. Réalité sociale, 316-318, 369. Règle juridique, 37. Relativisme, relativistes, 23-27, 28. 32. 37> 4°» 361-362. TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES Religion nationaliste, 421-428. Renaissance, 85, 125. République, 80. Responsabilités collectives, 375391. Révélation, 73, 76, 82. Révolution française, 23, 271. ¿91. 353. 380-381. 404. Saisie immobilière, 33. Sanction sociale, 9-11, 49-50, Sauvages, 15, 120, 135. littérature, 120. Scepticisme, 134. Science sociale, 28. Schisme, 384. Scolastique, 16-18, 34-35. Sélection naturelle, 116, 145. Sexes, union des, 30. Signes conventionnels, 259. Société, 30. besoin, 211-218. coordination, 306-312. définition. 324-245, 324. devoirs, 319-320. droits. 324-329. fondement, 243-315. fondement moral et juri­ dique, 272-315. fondement positif, 260-272. générale, 276. légitimité, 297-306. nécessaire et volontaire, 275282. particulières, 272-275. personnification, 350-365. politique, 276. 447 souveraine et dépendante, 282-297. souveraine ou parfaite. 275. universelle. 272-275. Société des Nations, 293, 308312, 314. Sociologie, 54, 358. Solidarité internationale, 82. morale de la, 231. sociale, 378. Solépsisme, 236. Souveraineté, 283, 399. Spiritualisme éclectique. 33. 35, Stoïciens. 16. 182. 219. Suicide, 30, 362. Surhomme. 234. Testament, 33. Tradition chrétienne, 8t. Transcendentalisme, 34. Transmigration, 14. Tutelle, 167. Unitarisme, 285. Universalisme, 285. Utilitarisme, 226-228. Vie collective,148. morale, 92. naturelle. 77. sociale, 9, 87. Virginité, 74. Virilité légale, 27. Vivisection, 15. Vocation humaine, 89-95. TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS PROPRES Action française, 412. Adam, 393Afrique, 26, 167, 176. 417. Agrippa, 364. Aillet, 64, 66. Alexandre, 384. Alexeiev, 50. Allemagne, Allemands, 23-24, 42, 44, 167, 169, 17X-172, 175-176, 17S. 252. 262, 267268, 276, 310, 333. 345. 354-355. 367-36«, 372. 381382, 394. 404, 409-4 il, 424. Alsace-Lorraine, 410-411, 414. Amérique, Américains, 26, 112, 135. 167, 177-178, 180-X81’ 274, 281, 300, 313, 368| 404. Angleterre, Anglais, 24, 169. X75, 178, 226, 236. 247, 258, 263’ 298. 305, 310, 312, 358 367. 381, 394-395Anglo-saxons, 388, 390-391. Année sociologique, 359. Antigone, 15, 46. Antilles, 120. Antiquité, no, 182. Arabes. 133. Lrclbrcq, T. I. Aristote, 60. 139, x66, 183, 194, 211-212, 2x6, 218-219, 222, 224, 240, 284, 286, 299, 350-352. Arméniens, 347. Asie, 347, 421. Assyriens, 256. Athéné, 283-284. Athènes, Athéniens, 194.284,380. Aubry et Rau, 10. Australie, Australiens. 173-174, 255, 274. Autriche, X71, 306, 380. Azara, 255. Babyloniens, 208, 376. Bach, 407, 421. Balbino, 424. Balkans, 347. Barres, 326, 422. Basque, 344, 417Baudin, 213. Bayet, 24, 46. Bayle, 125. Beck, 301. Belgique, Belge, 44. 178 21? 262, 276, 291, 298. 303. 305, 343. 345-346, 366-368. 372, 15 45° TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS PROPRES Benoît, saint, 104. Bentham, 227. Bésiade, 224. Beudant, 11, 42, 97. Bluntschli, 294, 302, 360. Bodin, 283, 364. Bohême, Bohémiens, 146, 173. Boileau, 21, 112. Bonnard, 172, 328. Bonnecase, 11, 23, 47. Bossuet, 21, 86, 124. Boucher, 300. Bouglé, 39, 125. Bourgeois, 231. Bourgogne, 345. Brésil, 120, 404. Bretagne, Bretons, 343-344, 347, ■♦U» 4 7* Briault, 168. Brunetière, 112-113, 123-124. Brunhes et Vallaux, 306, 346. Brutus, 300. Bruxelles, 256. Bulgarie, Bulgares, 348, 404. Bury, 97. „7. 124. 129. Bynkershoek, 311. Byzance, 178. Cadmus, 283. Calvin, 393. Canada, 326. Capitant. 43. 50. 57, 261. Carlyle. 286, 300. Catalogne. Catalans, 146, 305, 417. Cathrein, 301. Celse, 10. Cépéda, 245, 302. César. 61, 376, 384, 38- Chamberlain, 169, 171. Chang, 141. Charlemagne, 286. Charles le Téméraire, 287. Charles-Louis, 19. Charmont, 42. Chili. 404. Chinard, 119. Chine, Chinois, 14, 107, ni, 133, 167, 182, 208, 236, 251, 274. 309-310. 312, 328, 379. Christine de Suède, 18. Churchill, 381. Cicéron, 110. 299, 393. Colombie, 404. Colossiens, 128. Colson, 13. Comte, 115, 292, 358-359, 413. Condillac, 21-22. Condorcet, 113-114, 116. 125. Confucius, 182, 185, 279, Congo, 274. Corse, 376, 414. Costa-Rica, 278. Costa-Rosetti, 302, 304. Cousin. 34. Crahay, 303. Crampon, 167. Cranz, 256. Créel, 141. Croates, 258, 306. Croce, 42. Cruet, 27. Dabin, 44, 59, 67-68. d'Alembert, 113. d'Annunzio, 326. Danemark, Danois. 343, 409. Dante, 236, 286. TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS PROPRES Darlu, 24. Darwin, 116. Davanzati, 422. David. 179Dawson, 102. de Athayde, 153. de Bonald. 118, 354. Defourny, 116, 350. de Gandillac, 425. de Gobineau, 169-170. De Greff, 162-163. De Groot, voir Grotius, de la Barre. 61. de la Bigne de Villeneuve. 2S3285. 294-297. de la Brière, 308. Delaisi, 282. Delos, 309. 314, 365-366, 371. Delphes, 256, 283. Delvaille, 110. de Maistre. 84, 86, 118, 264. 354. Denis. 348. De Page, 39. 43» 46, «74Deploige, 18. Descartes, 22. 84, 123-124. de Staël, 115. Diderot, 22, 113, 120. Druses, 347. Duguit. 10. 27, 37-38, 65, 228. Duperray, 126. Durkheim, 36, 350, 359-360, 362. Duruy, 1x4. Écosse, 376. Édit de Nantes, 395. Égypte, Égyptien, 165. 176, 208, 256. Encyclopédie. 113, 125, 132. Épictète, 182. 451 Épicure, 219. Erman. 256. Esmein, 32, 265, 330. Espagne, Espagnol. 258. 268, 305. 310, 313, 345. Espinas. 359. Esquimaux. 255. 371. États-Unis. 174-175, 180. 200. 217. 3x2» 335-336. Ethiopie, 310, 384. Éuripide, 166. Europe, 21, 23, 167, 169. 180, 190. 256-258. 311, 347, 368, 378, 381. 404. 420. Fauchille, 332-333Fénelon, 236. Fichte, 116, 354. Finlande, 146. Flamands, 305, 343, 418-420. Flandre, 146, 345, 417. Fleming, 237. Folliet, 313. Fontenelle, 112. Fouillée, 357, 359France, Français, 21, 24, 42, 169, 178. 236, 247, 252, 258, 262-263. 276, 287, 298, 300, 310, 312, 343-345» 358359. 367-368. 372» 381, 394. 403. 410-414, 419. Franco, 268. François de Sales, saint, 103. Frise, Frisons. 305, 417. Fronde. 395Fustel de Coulanges, 182, 264. Gallois, 258. 305. Galton, 169. 452 TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS PROPRES Gardeil, 75. Gaule, Gaulois. 274,376» 384,387. Gentile, 42. Gény, 10, 42, 44, 57-5«, 64. Germains, 61, 143, 285. Gillet. 77. Grèce. Grecs, 141» 165-166, 176, 181-182. 193, 208, 251, 256, 276, 283-286. 347-348» 380. 404. Green, 346. Griffis, 256. Groenlandais. 255. Grotius, 18-20. 54, 300, 311, 333. Gurvitch, 377. Guyau, 110, 125. Haesaert, 43, 46. Hainaut, 345. Hale, 255. Hall, 255. Hanotaux, 303. Harmignie, 410. Hauriou. 162, 180, 271-272, 349. Hauser, 303, 415. Hayes, 426, 428. Hegel. 116, 355-357Héraclite d’Éphèse, 45. Hérodote, 256. Hindou, 107. Hitler. 171, 173, 311, 387. Hobbes, 226-227, 394Hdffding, 355. Hollande, Hollandais, 178, 304, 345-346, 372. 4*7Homère. 236. Hongrie, 306. Hotman, 300. Hubert, 45. Hugo, Victor, 115, 121. Hugueny, 324-325Hume, 21. 126, 394. Hutcheson, 21, 394Huxley, 364. lhering, von, 10. Imbart de la Tour, 303. Indes, Indiens, Indous, 14, 112, 120, 133, 167, 169, 255. 259, 274. Irlande, Irlandais. 146, 252, 258, 270. 346, 4U-4I7. 4 9* Islande, 408. Isocrate, 165. Ispahan, 256. Italie, Italiens. 42, 247, 258, 267-268, 290, 334, 345, 367, 380, 404-405, 409, 411, 424. Ives, 107. Janet, 1x2, 1x4, 1x7, 184. Jansénius, 136. Jardé, 166. Japon, Japonnais, 176, 236, 251, 256, 281, 309-3x0, 377, 423. Jean de Jandun, 286. Jellinek, 349, 363. Jérusalem, 376. Jésus-Christ, 125. Jèze, 27, 230, Johannet, 303, 332, 413.414,417 Johnson, 177. Joly, 395Jouffroy, 34. Juifs, 56, 171. Jurieu, 395. Kant, 10, 21. 355, 396. Keating. 255. TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS PROPRES Kidd. 97. *76. Kropotkinc, 214. Kurdes, 347. La Bruyère, 112. Lacour-Gayet, 263. 300. Lambrecht, 358. Lamennais. 13. Languet, 300. La Plata. 404. Lasserre, 115, 153. Lazarus, 358. Le Fur, 32, 35, 44. 48, 284, 295-296. 357. Legge, 256. Légende dorée. 127. Leibnitz, 119, 311. Lemattre, 395. Lemonnyer, 135. Léon XIII. 101, 123, 216, 319. Lepage, 23. Lévy-Bruhl, 24, 26, 36, 359. Lévy-Uhlmann, 11. Lewis. Sinclair, 200. Limbourg hollandais. 346. Littré. 96. Locke, 330, 394-395Loisy, 101, 130, 231, 233. Londres, 256. Lottin, 61. Louis XIII, 332. Louis XIV, 271. 332. Louis-Philippe. 271. Lucien-Brun, 295. Lucrèce, no. 393. Luther. 136. 393. Luxembourg, 278, 343. Maas, 175. 453 Machiavel, 264, 288. Mac Pherson, 258. Madelin. 264. Madinier, 193. Malapert. 24. Male branche, 124. Mallet du Pan, 289. Marc-Aurèle, 182, 279. Maréchal, 41. Maritain, 41, 97 Marivaux, 395. Maroc, 274. Marsile de Padoue, 286. Martin-Saint- Léon, 294. Maurras, 292, 371, 412-413. Mesnard, 277. Mexique, 404, Meyer, 17, 61, 152, 245, 30t. 3X9. 349Michel, 239. Michel-Ange, 236. Mill, John Stuart, 227. Mille, Pierre, 29. Molina, 196. Montagne, 393. Montaigne, 134. Montesquieu, ri, 201. More, Thomas, 84. Moreau-Rendu, 120. Muir, 311, 406. Müller, Adam, 354. Mürdter-Delitzch, 256. Mussolini, 387, 411-412. Myrdal, Gunnar, 177. Myres, 105. . Mystères, les, 104. Napoléon, 388. Nathan, 179, 193. 454 TABLE ALPHAABÉTIQVE DES NOMS PROPRES Nègres. 133. «35. «67-16«. 177. Nelson, 255. Nietzsche, 234-236. Noël, 41, 140. Normandie, 345. Norton Sound, 255. Norvège, Norvégiens. 146, 313, 417. Nouvelle Zélande. 174. Nys. 335. Occam. 286. Océanie. 26, 174. Oldenbameveldt, i8. Ona, 174 Oppenheimer, 29. Orange, prince d', 18. Orient, 14, 26, 251. 347. 405,420. Oudot. 23. 57. Ozanam, 118. Paquier. 22. Paraguay, 416-417. Pareto, Vilfredo, 46. Paris, 256. Parodi, 25. Pascal. 152, 301. 363-364. Pasteur, 109, 237. Paul, saint, 86. 128. 185. 3f>4Pays-Bas. 291. 303. 305, 345Pères de l’Église. 104. Pérou. 404. Perrault, 112, 125. Perse, 256, 380. 382. Perticone, 43. Picard. 41. Picard, Edmond, ro. Pie XI, 319. Pie XII, 391. Pigenat, 300. Pillet, 287. Platon, 42, m, 218-219. 238» 240. 350. Poincaré. Henri, 137, 152. Pologne, Polonais, 252. 270, 290, 346. 382, 405, 416. Portalis. 42. Portugal, Portugais, 178, 258, ¿67. 345Poséidon, 284. Prométhée, 110. Provence, Provençal, 344, 4«7 * Puftendorf, 19-20, 311, 304. Pygmées, 173. Racine, 96. Raphaël, 237. Rauh, 25. Rcdslob, 280, 300. 330. Reinach. 113. Renan, 122. Renard. 20, 23. 44-45. 57, 59. 301. Richet, 96, 114. Ripert, 66. Rivier, 332. Rolin. 230. Rome, Romains. 134, 166. 208. 251, 256, 259. 284-285. 345. 348-349. 3«o. 387. Rommen, 45. Rose. 300. Rosenberg. 424. Rouet de Journel, 17. Roumanie, 266, 404. Rousseau, 21, 35. 70, 119-121, 132. 227. 269, 289, 301-302, 395-403. tables alphabétiques des noms propres Roustan, 214. Royer Collard, 34. Russie. 178, 267, 382. 407, 421. Saint Augustin. 209. Saint Jean, 220. Saint Jean Chryuostome. 185. Saint Pierre, abbé de, 113. Saint Pierre. Bernardin de, 22. Saint Siège, 87 Sanz y Escartin, toi, 130Savigny, de. 354. Schcfflc, 360. Schatz, 145. Sciffini, 60, 273, 301. Schwalm, 96, 302, 402. Semaine sociale de France, 313. Sénèque, no, 182-183, 185. Serbie, Serbes, 258, 347. 404. Sertillanges. 194. Shaftesbury, 21. Shakespeare, 237. Siegfried, 336. Siéyès. 22. Slovaques. 306. Smith. Adam, 21, 226-227. Sophocle, 15. Sorel, 288-290, 396. Sorokin, 175-176. Sparte, 27, 382. Spencer, Herbert, 115-116, 129, 145. 358. Spinosa. 124. Stammler. 44, 59. Steinthal, 358. Sturzo, 293. 296. Suarez, 287, 300. Suisse. 178. 217, 343, 345, 4| Summer Maine. 50. Syrie. 347. 455 Taine, 22, 32, 42. Taparelli, 13, 301. Tarde. 32. Tasmaniens, 174. Taulier. 23. Tavernier, 121. Tchèques, 306. Terre de feu. 174. Testament Ancien, 60. Nouveau. 183. Thèbes, 283. Thérèse, sainte, 103. Thermopiles, 282. Thomas, saint, 10-11, 17, 60-61. 63,96, 103, 139-140, 194, 211212, 215, 222, 224, 239, 299, 303. 317-318. 349. 35»-353. 366. '1 homasius, 19-20. Thonissen, 118. Tite-Live, 284. Tonquédec, de, 126. Trcitschke, 409. Trentin, 334. Turgot, 113-114. Turquie, Turcs. 377, 405. Tyson, 426. Tziganes, 173. U. R. S. S„ 312. Vacher de Laponge. 169. Valensin, 17, 295. 297. 3°-Valéry, 102. Van Genncp, 258-259, 303, 342 346. Van Stcenberghen. 41. Vareilles-Soinmières. 364. 45^ TABLES ALPHABÉTIQUES DES NOMS PROPRES Vattel, 311, 330, 394. Vaussard, 279, 408, 413, 422, 424. 4 *7Venezuela, 404. Vermeersch, 196. Vico, 43. Vienne, 256. Vincent de Lerins, saint, 17. Vinogradoff, 71. Vittoria, 287. Voltaire, 113, 125-126, 289, 401. Von Gierke, 286-287. Von Schmid, 46. Wallons. 343. Weber. 116. 121, 130. Weill. 121. Westermarck, 254-255. Wieger. in. Williams, 255. Wilson, 408. Wolff, 279. 311, 394Woods, 177. Yahgan, 174. Yankee, 336. Yougo-Slavie. 306. Zangwill, 422. Zeitschrift für Vnlkerpsycbo logie, 358-359. Zoulous, 371. TABLE DES MATIÈRES Avant-propos......................................................................... 5 Chapitre I. — Le problème du droit naturel. T. — La notion du droit. 1. Le droit objectif..................................................... 9 2. Le droit subjectif............................................................. 12 3. Le sujet du droit ............................................................. 13 II. — Le développement de la notion de droit naturel. 4. 5. 6. 7. 8. 9. L'idée de droit naturel...................................................... 15 La séparation du droit naturel et de la morale 18 La morale sentimentale et le droit naturel . . 21 Le relativisme.................................................................. 23 Le problème de la nature humaine .... 28 La renaissance du droit naturel................................. 41 III. — T.'élaboraiion du droit. 10. Droit et morale............................................................ 45 11. Le contenu et l'immutabilité du droit naturel 51 12. La dépendance du droit positif vis-à-vis du droit naturel................................................................... 61 13. La détermination du droit positif.................................. 63 IV. — Droit naturel et droit chrétien. 14. T.es principes................................................................... 73 15. Le point de vue historique......................................... 83 16. Le plan de cet ouvrage............................................... 87 Chapitre IL — Le progrès. I. — Le 17. ï8. 19. 20. devoir du progrès. lui vocation humaine...................................................... 89 La civilisation................................................................... 95 Les formes du progrès............................................... 98 Progrès et tradition.................................................... 105 458 TABLE DES MATIÈRES TT. — La croyance au progrès. 21. Comment s'est développée la croyance au progrès.................................................................. 110 22. Progrès et religion...........................................................121 23. Mise au point de la croyance au progrès et de l'optimisme..................................................................129 ITT. — Les limites du progrès. 24. Des limites du progrès............................................. 136 25. La mission de l'homme............................................. 147 26. De l'appréciation du progrès....................................... 152 Chapitre III, — Les raisons de l'ordre social. 27. Définition et problème de la justice . . . . 156 I. — L’égalité. 28. Le principe........................................................................ 160 29. L’égocentrisme contre l’égalité................................ ï6i 30. Les antécédents du racisme....................................... 165 31. Le racisme........................................................................ 169 32. Jugement sur le racisme............................................. 173 33. La conscience d’égalité..............................................178 34. La fraternité chrétienne..............................................183 35. Égalité et différence.................................................... 187 36. La justice commutative..............................................193 37. La justice distributive..............................................196 38. La liberté........................................................................ 202 — La coopération. 39. 40. 41. 42. 43. 44. 45. 46. 47. Le principe........................................................................ 207 L’individualisme ...........................................................209 Le liesoin de société.............................................. 211 Justice générale et altruisme dans la philosophie antique........................................................................ 218 Charité chrétienne et justice générale . . . 220 T.c problème de l'altruisme dans la philosophie moderne........................................................................ 225 L’altruisme à base sentimentale et l'utilitarisme 226 La justice et le positivisme.......................................228 Coopération universelle et groupements particuliers................................................................. 235 TABLE DES MATIÈRES 459 Chapitre IV. — Le fondement de la société. I. — Le fait social. 48. Définition de la société............................................. ¿43 49. L’attachement au milieu............................................. 245 50. Le fondement positif de la société .... 260 H. — Le fondement moral et juridique de la société. 51. Société universelle et sociétés particulières . 272 52. Société nécessaire et volontaire .... 275 53. Société souveraine et dépendante .... 282 54. Les conditions de légitimité des sociétés . . 297 55. I-a coordination des sociétés.......................................306 56. Ix! droit de colonisation............................................. 313 Chapitre V. — Individu et collectivité. I. — Droits individuels et droits de la collectivité. 57. La réalité sociale.......................................................... 316 58. La hiérarchie des droits et des devoirs de l’individu et de la société.......................................319 59. Les droits de l’homme....................................................320 60. Les droits de la société............................................. 324 61. Le choix de la nationalité............................................. 329 IL — Le patriotisme. 62. Patrie, Nation et Nationalité................................ 338 63. Nation, Patrie, État.................................................... 342 64. La personnification de la patrie et de la société 350 65. Patriotisme et piété.................................................... 365 66. Le fondement du devoir patriotique .... 371 67. Les responsabilités collectives................................ 375 Chapitre VI. — Le principe des nationalités. 68. L' • état de nature » et le a contrat social • avant Rousseau .................................................... 392 69. Jean-Jacques Rousseau............................................. 395 70. I-a forme volontariste du principe des nationalités 403 71. La forme réaliste du principe des nationalités 401) 72. La question linguistique........................................ 414 73. La religion nationaliste............................................. 421 Table alphabétique des ouvrages cités................................ 429 Table analytique des matières.................................................... 443 Table alphabétique des noms propres................................ 449