Chronique bultmannienne Un ouvrage vient de paraître qui présente au public français l’es­ sentiel de la pensée de R. Bultmann en matière d’interprétation du Nouveau Testament x. Illustrée par quelques exemples significatifs, la doctrine herméneutique de l’A. nous est ainsi assez clairement ouverte. La méthode d’interprétation de B. s’inspire de la philosophie existentiale de Heidegger. Cette philosophie enseigne que les métaphysiques qui ont vu le jour depuis Platon et Aristote n’ont pas su dégager le sens de l’être, ayant confondu être et étant. Seule la métaphysique de l’exis­ tence, celle de Heidegger, parle de l’être en toute rigueur, et se situe, par suite, à un niveau qui lui permet de juger souverainement les autres philosophies. Le malheur, pour nous, est que l’être de la philosophie existentiale n’est, à nos yeux, qu’une abstraction : la profondeur qu’il semble procurer a pour effet certain de nous libérer à l’égard des exi­ gences et régulations du monde de l’étant, considéré co etili e distinct de l’être et, en quelque manière, opposé à lui. Ce qui manque à cette philosophie, c’est le sens de l'être particularisé, de l’être déterminé par une essence, qui lui donne un visage propre et dont le dévoilement est vérité, comme celui de l’être lui-même. L’ontique est plus intime à l’ontologique qu’on ne pense. L’être est analogue, et présent, par identité, à toutes ses réalisations. Mais on comprend la faveur rencontrée en climat de protestantisme par une philosophie qui est, au fond et quoi qu’il en soit des intentions, doctrine de séparation et d’évasion. Elle fournit des armes à toute entreprise exégétique d’épuration. Avec son secours, l’Écriture peut être facilement désencombrée de faits ou d’enseignements, qui ne pèsent pas lourd aux yeux de qui a développé en soi le sens de l’existential. La « démythisation » est l’œuvre commune de l’esprit existentialiste et du purisme protestant. La démythisation radicale est le parallèle de l’enseignement paulinien et luthérien de la justification par la seule foi, sans les œuvres de la loi. Ou plutôt, elle n’est que son extension logique au domaine de la connais­ sance. Car si la doctrine de la justification détruit toute fausse sécurité, et toute fausse exigence de sécurité humaine, cette sécurité peut prendre appui aussi bien sur nos bonnes actions que sur un constat de la connaissance. L’homme qui veut croire à Dieu comme à son Dieu, doit savoir qu’il n’a rien en main à partir de quoi il puisse croire ; qu’il est en 1 air. et qu’il ne peut obtenir aucune preuve de la vérité de la parole qui 1 apostrophe. Car le principe et l'objet de la foi sont iden­ . * tiques i. R. Bvltmann, L'interprétation du Nouveau Testament, intr. et trad, par O. Lafioucrière, coU. Les religions » 11, 1 vol. de 240 pp., Paris, Aubier, éd. Montaigne, 1955. 2. Op. ree., p. 217. CHRONIQUE B U L T M A N NI ENNE 323 On perçoit dans ce texte un écho de l’inspiration nostalgique à ne rien fonder en religion que sur la foi. Comme si cette religion était d’autant plus pure que la lumière de la raison y a moins de part. C’est bien là le sacrificium intellectus, dans toute son horreur. Sans doute ne saurions-nous attendre que l’objet de la foi se découvre à nous dans une preuve intrinsèque. Mais pourquoi cette fureur de destruction à l’égard de ce que nous pouvons atteindre par nos propres forces, et qui nous donne un accès, au moins extérieur et préparatoire, à la foi ? La démythisation n’aura de cesse qu’elle n’ait réduit la foi à sa plus simple expres­ sion. La foi alors obtenue, cette foi résiduelle, veut n'être appuyée sur rien d’autre qu’elle-même. Ainsi ne doit-on croire qu’une seule chose : l’action de Dieu, qui nous parvient à travers le message du Christ, et nous délivre de nous-mêmes en nous pardonnant nos péchés. Cette action de Dieu nous rencontre dans le présent, dans l’existence présente. Elle ne peut être comprise qu’en fonction de la vérité de l’existence humaine, laquelle vérité nous est enfin manifestée dans les concepts de la philosophie existentiale. C’est ainsi que l’interprétation de l’Écri­ ture relève de la compréhension existentiale de l’homme. L’Écriture rend possible l’abandon et la foi. Elle est Parole de Dieu. La Parole vient à nous surtout dans le message du Christ. Elle nous est proposée dans le kérygme, « qui nous parle de l’action de Dieu dans l’homme Jésus de Nazareth1 ». Notre foi, réponse à Dieu, à la Parole, est la foi au kérygme. Le kérygme n'est autre que l’annonce de l’ac­ tion décisive de Dieu dans le Christ, action présentée comme l’événe­ ment du salut12. La Parole de Dieu n’est donc pas un mystérieux oracle, mais l’annonce dépouillée de la personne et du destin de Jésus, dans toute leur portée historique de salut3. Le Nouveau Testament proclame et la foi connaît un « fait de Dieu », qui s’est réalisé dans le Christ. Dieu a agi en lui, et s’est rendu présent à lui, par lui il s’est réconcilié le monde. Ce « fait de Dieu », dans un homme réellement historique, et le fait de notre réponse à Dieu, qui nous appelle à l’amour et à la vie authentique : tel est le contenu de la foi chrétienne. Tout le reste n’est que mythe ; les autres mystères ne sont qu’affabulation. On proclame que, dans « le monde des représentations du Nouveau Testament, certaines ne s’accordent pas entre elles et même se contre­ disent. La mort du Christ, par exemple, y apparaît tantôt sacrifice et tantôt événement cosmique ; sa personne est à la fois Messie et second Adam. L’image de la kénose du préexistant {Phil, 11, 6 ss.) s’oppose au récit des miracles où II se révèle comme Messie ; et de même l'image de la naissance virginale et l’idée de la préexistence ; la foi à la création contredit la description des archontes du monde (Z Cor. 11, 6), le Dieu de cet éon’ {II Cor. iv, 4), ou les ‘éléments du monde’ {stoikeia tou kosmou, Gai. iv, 3) ; enfin, d’un côté, la loi est donnée par Dieu, et de l’autre, elle vient des anges {Gal. in, 19)4 ». Le péché originel est incompréhensible. Depuis Adam, dit saint Paul, 1. 2. 3. 4. Ibid., p. 30. Cf. ibid., p. 153. Cf. ibid., p. 183. Ibid., p. 149- REVUE THOMISTE 324 la mort arrive à tout homme, « parce que tous ont péché » (Rom. v, 12). Or < ceci ne s’accorde pas avec sa théorie d’Adam1 ». On a peine à relever ces affirmations qui procèdent d’une mentalité, non pas fermée au mystère, certes, mais résolument déterminée à lui faire la place la plus étroite possible. Tout le monde sait que l’Écriture admet des genres littéraires différents, qu’elle parle selon les appa­ rences physiques ou selon des données traditionnelles sujettes à inter­ prétation, qu’il y a donc lieu de procéder à certaines discriminations. Mais de là, sous prétexte d’éviter l’éclectisme, à rejeter tous les mystères, sauf celui de l’action de Dieu dans le Christ et en nous, il y a une marge qu’on doit refuser de franchir. Pour B., le Nouveau Testament est traversé dans son entier par une véritable contradiction. « D’une part, l’homme est déterminé par le cosmos ; de l’autre, il est appelé à se décider ; d’un côté, le péché est une fatalité, de l'autre, il est une faute ; à côté de l’indicatif paulinien, l’impératif, etc.’ » Ces antinomies sont-elles vraiment irréductibles ? Est-il si difficile de les résoudre? Mais la science aussi justifierait la position de B. Comme si la science avait à décider de tout ! Il y a plus de vérité dans le monde que n’en peut découvrir notre science, et, surtout, il y a dans le monde des vérités qui ne sont aucunement du domaine de la science. « Le miracle est impossible », nous dit-on, « le miracle ne peut être établi selon les règles générales de la science. » Voilà qui sent son siècle, le siècle passé, et que la réflexion philosophique a quelque peu mis à mal, semble-t-il. « Les miracles du Nouveau Testament sont finis comme miracles... Si des événements corporels et spirituels nous livrent des forces énigmatiques, encore inconnues de nous, nous cherchons à les saisir d’une manière scientifique... On ne peut utiliser la lumière électrique et les appareils de radio, réclamer en cas de maladie des moyens médicaux et cliniques modernes, et en même temps, croire au monde des esprits et des miracles du Nouveau Testament’. » Tant de courage nous paralyse un peu. Manifestement B., très sen­ sible à l’éclat des inventions modernes, en est resté à cette sorte de scientisme qui défend au Créateur d’intervenir dans le fonctionnement de son œuvre. Ce n'est pas ici le lieu de discuter une telle manière de voir. Il faut bien redire qu’elle nous paraît trop simple, dans sa résolution. Le langage du Nouveau Testament serait donc un langage mythique. Mais que veut-il nous faire entendre? Quel est son propos? Ne serait-ce pas simplement, répond B., « d’exprimer l’importance de la figure historique de Jésus et de son histoire, et plus précisément, d’exprimer sa signification comme figure de salut et événement de salut1234 » ? Admettons cette hypothèse, vite transformée en principe. On va pouvoir alors « abandonner le contenu des représentations objectivantes » du Nouveau Testament. Et d’abord : « En ce qui concerne la préexistence et la naissance 1. 2. 3. 4. Ci. ibid., Ibid., p. Ibid., p. Ibid., p. p. 155. 149. 143. 173. CHRONIQUE BULTMANNIENNE 325 virginale, il est clair que leur sens est d’exprimer l'importance qu'a pour la foi la personne de Jésus L » La naissance virginale n’est, en effet, qu'une ♦ légende ». Légendes aussi, le tombeau vide et l'Ascension ’. Mais il faut nous arrêter à deux faits essentiels, la mort de Jésus et sa Résurrection, pour nous rendre compte du procédé. Commençons par la Croix : « Dans sa portée historique, cet événe­ ment exprime le jugement du monde qui délivre l’homme... C'est seule­ ment une intelligence de l’historicité, et non du mythe, qui comprend dans sa signification de salut un événement relaté par l’histoire, car l’intelligence de l'historicité confère seule à l’événement enregistré par l'histoire une signification... L’annonce de la Croix comme événement de salut demande à celui qui l’entend s'il veut faire sien ce qu’il signifie, s'il veut se laisser crucifier avec le Christ123. » Ne cherchons pas dans la Croix l’accomplissement d’un mystère de rédemption, réalisé en la personne du Fils de Dieu. Celui-ci n’a pas offert à son Père un sacrifice d’amour et de justice dont le prix nous vaudrait réconciliation avec Dieu et communication de la vie divine. Simplement : le Christ mourant sur la Croix nous enseigne que nous avons à mourir au mal comme lui. Si nous acceptons, nous sommes sauvés. L’« historicité » dont on parle doit s’entendre au sens existen­ tial du mot. L’être est « historique », orienté vers l’histoire concrète, mais il n’est pas l’histoire. Cette « historicité » nous est toujours présente. L’acceptation de la mort au péché, par un geste actuel, existentiel, de foi, qui rejoint, en son imitation, le geste historique du Christ mourant sur la Croix, cette acceptation est qualifiée d’« historique », en un sens très spécial, ontologique, comme on le voit. Ainsi s'élimine le sens vraiment et totalement historique de la Rédemp­ tion, de ce mystère qui s’est réalisé une fois dans l’histoire en la personne du Sauveur. Mais l’« historicité » est une abstraction, comme l’être existential : elle demeure en deçà de l’histoire réelle, de cette histoire en laquelle Dieu, pour nous sauver, a pris place et figure. Et voici plus radical encore et plus déconcertant pour qui fait pro­ fession de foi chrétienne. B. se demande : « Pour comprendre la signifi­ cation de la Croix, faut-il la comprendre comme la Croix de Jésus his­ torique? » La réponse est : « Il en allait ainsi des premiers disciples... Pour nous, ce lien ne peut... nous ouvrir le sens de la Croix4. » Si l’on veut dire que le simple fait de la crucifixion de l’homme qui s’appelait Jésus ne donne pas par lui-même l’intelligence du mystère, on souligne une chose très certaine. Mais que la signification du mystère de la Croix puisse, pour un chrétien, faire abstraction de la Crucifixion, c’est là un autre « mystère », difficile à comprendre. Quant à la Résurrection du Christ, elle n’a d’autre importance que d’« exprimer la signification de la Croix56». La foi à la Résurrection est la foi à la Croix comme événement de salut . * Pour 1 historien, 1 événe­ ment de Pâques se réduit aux visions des premiers disciples , mais le 1. 2. 3. 4. 5. 6. Ibid., p. 173 s. Cf. ibid. Ibid., p. 176. Ibid., p. 177Ibid. Cf. ibid., p. 180. 326 REVUE THOMISTE chrétien qui croit à Pâques ne s’intéresse pas à cet aspect de la Résur­ rection1. Celle-ci est l’objet de la foi, car elle signifie infiniment plus que le retour d’un mort à la vie d'ici-bas : elle est un événement eschatologique. C’est pourquoi elle ne peut être un miracle qui fasse foi». La dialectique, on le voit, est toujours la même. Sous prétexte que la foi se suffit à elle-même, et aussi parce qu'on croit devoir la réduire à un minimum objectif, on la coupe de l’histoire, qu’on baptise mythe. La Résurrection ne peut pas être un miracle qui fasse foi et dont le constat et l’assurance pourraient convaincre ceux qui cherchent, si vraiment la Croix a la signification eschatologique et cosmique qu’on lui attribue». On ne sait pas distinguer, dans la Résurrection, le mystère surnaturel, objet de foi divine, et le même fait comme simple miracle, dont les premiers disciples eurent la certitude quasi expérimentale ; certitude que nous rejoignons, nous, par l’histoire, et qui ne compromet nullement la pureté de la foi, mais fait, au contraire, de son hommage un acte rationnel, rationabile obsequium. K. Barth concède à B. que la résurrection de Jésus n'est pas un fait historique au sens où il pourrait être établi par les moyens de la science « historique » moderne. Mais, ajoute-t-il, il ne s’ensuit pas qu elle ne soit pas arrivée. Il est des événements dont on peut dire qu ils « sont arrivés bien plus sûrement et plus réellement dans le temps que tous ceux que peuvent établir les ‘historiens’ en tant que tels ». Sans nul doute, Barth met ici en question « les moyens, les méthodes et les pré­ imi suppositions tacites de l’historien ». Et B. de répondre : « Comment ces événements peuvent-ils venir dans le champ de vision du croyant...? En quel sens Barth fait-il appel à une exigence de véracité supérieure ou étrangère à l’exigence de véracité qui commande de ne rien tenir pour vrai de ce qui s’oppose aux vérités où mon intelligence du monde trouve en fait ses présupposés, et qui dirigent mon action4? » Ces pré­ supposés sont, en particulier, l'impossibilité du miracle, et ce qui en découle. On voit bien alors quel genre d’histoire on peut bâtir là-dessus, et quels faits aveuglants on peut aussi méconnaître. Lorsque nous disons que le miracle de la Résurrection est rendu accessible par l’histoire, nous n’oublions pas que ce miracle, en tant que fait surnaturel, tombe aussi sous la foi divine. B. reconnaît que, dans le Nouveau Testament, la Résurrection est présentée comme un miracle qu’il faut croire. < C’est ce qu’expriment aussi les légendes du tombeau vide et les récits de Pâques, où le ressuscité prouve qu'il a bien un corps (particulièrement Luc. xxiv, 39-43). Mais ce sont, sans aucun doute, des formations tardives que Paul ignorait encore. Pourtant, un jour, Paul lui-même voulut établir lui aussi le miracle de la Résurrec­ tion, comme s’il s’agissait d’un fait qui relève de l’historien, en énumé­ rant les témoins oculaires. » Ce faisant, Paul ne se proposait pas < d’éta­ blir la crédibilité de la Résurrection comme fait objectif relevant de l’historien : il voulait dire simplement qu’il annonçait Jésus ressuscité X. 2. 3. 4. Cf. ibid.t p. 181. Cf. ibid., p. 179. Cf. ibid., p. 178. /bid., p. 67. CHRONIQUE BULTMANNIENNE delà même manière que la communauté primitive1 ». La démission est ici trop claire ; nous ne nous y arrêtons pas. Les récits de Pâques ont donc été imaginés ; ils traduisent l’impor­ tance que l’on attribuait à la mort de Jésus, victorieuse dans le sacri­ fice, symbole et lumière de notre propre victoire lorsque nous acquiesçons à la Parole de Dieu, * Le Christ, le crucifié et le ressuscité, nous rencontre dans la parole du Message, nulle part ailleurs. La foi à cette parole est précisément, en toute vérité, la foi de Pâques123. » Poser la question du fondement historique du Message serait une erreur. Ce serait vouloir fonderla foi sur une recherche historique. « La parole du Message nous rencontre comme parole de Dieu ; nous ne pouvons lui poser aucune question sur ses titres ; c’est elle, au contraire, qui nous demande si nous voulons croire ou non8. » Croire, mais sans raisons de croire. On a beau amenuiser le contenu delà foi, il faut bien tout de même qu’on ait quelque motif de crédibilité ! C’est sans doute cette exigence qui inspire à B. ces derniers mots : « La parole de Dieu... nous ouvre la possibilité de nous comprendre nousmêmes. Et c’est pourquoi la foi et l'incroyance ne sont point des résolu­ tions aveugles, arbitraires, mais un oui ou un non4. » sibilité de nous comprendre nous-mêmes : si je crois à l'amour de Dieu et du prochain, je me comprends moi-même. Il est vrai : ce faisant, je m’éprouve moi-même au centre de mes aspirations les meil­ leures. Si je me crois pardonné et sauvé, dans le don de moi-même et dans la confiance, je me rejoins au vif de mon désir le plus profond. Mais sur quoi sont fondées ces dispositions? Portent-elles avec elles leur lumière, leur conviction ? Peut-être ; du moins à un certain degré... Mais est-ce là croire à l'Évangile ? Est-ce là tout le message du Christ ? Et a-t-on le droit de laisser tomber tant de motifs, tant d’arguments dont Dieu nous a fait l’honneur de ne pas nous priver, afin que fut assurée la dignité de notre foi ? Dénuement, et surtout mutilation, ne sont pas synonymes de pureté. La pureté de la croyance ne va pas sans raisons humaines de croire. Il ne suffit pas de dire : « La foi chré­ tienne est foi au Christ parce qu’elle est foi à l’amour révélé de Dieu56. » La foi chrétienne est foi au Christ parce qu’elle est adhésion à la parole du Christ nous révélant l’amour de Dieu pour nous, et beaucoup d’autres mystères, qu’il n’a pu nous demander de croire sans donner quelque satisfaction aux exigences légitimes de notre esprit. Ne nous étonnons pas que, pour la foi simplifiée de B., la person­ nalité du Christ en vienne à s’estomper dangereusement. Le rôle du Rédempteur, nous l’avons vu, est réduit à des proportions infimes : < C'est parce que le Christ s’est d’abord abandonné à nous que nous sommes libres pour nous abandonner à Dieu . * » Le mystère de son être est moins impénétrable qu’on ne pense. Dans le christianisme héllénistique, < le Christ sous forme divine, est considéré et adoré à la manière 1. Cf. ibid., p. 178. 2. Ibid., p. 180. 3. Ibid. 4. Ibid., p. 180 s. 5. Ibid., p. 171. 6. Ibid. 328 REVUE THOMISTE d'un dieu, mais pas purement et simplement comme Dieu 1 ». < En tant que Kurios, Jésus-Christ est une divinité, une forme divine, mais pas absolument Dieu *. » La formule : « le Christ est Dieu » est fausse si on entend parler d’une grandeur objectivable, à la manière des Ariens, des Nicéens, etc. Elle est juste, si par « Dieu », on entend l’événement de l’action de Dieu. Et B. d’ajouter : « Ne devrait-on pas se contenter de dire qu’il est la parole de Dieu?123 » La tentative de réduction que B. opère sur le contenu de la foi chré­ tienne ne signifie pas, comme on le lui a imputé, qu'il veuille ramener cette foi à une pure démarche naturelle. « Dans le Nouveau Testament, affirme-t-il, la foi n'apparaît pas co Hill e une intelligence de soi qui sur­ girait par elle-même de l’être humain livré à ses propres forces. Elle tient sa force de Dieu, elle est ouverte par l’action de Dieu4. » Et com­ parant l’attitude devant la mort que Heidegger préconise, avec l’atti­ tude du chrétien, il précise : « Assumer la déréliction dans la résolution devant la mort est la plus radicale volonté propre de l'homme56 . » C'est concevoir son existence comme une tâche qu’on a saisie et qu'il faut dominer ; ce n’est pas, ainsi que le fait l’homme de foi, la comprendre comme un don. Dans son chapitre : « L’historicité du Dasein et la foi * », B. décrit, en réponse aux objections de Kuhlmann, la nature du rapport qui existe entre la foi et la théologie d’une part, le Dasein naturel de l'autre. La foi, dans les perspectives de la philosophie existentiale, est une démarche existentielle, ontique, comme d’ailleurs l’incroyance. L’analyse exis­ tentiale, procédant à la lumière du lumen naturale, survole ces deux démarches concrètes, ou plutôt se situe à leur point de départ. Le thème de cette analyse n’est pas directement l’existence mais l’existentialité. Sur ce point, B. simplifie, croyons-nous, car Heidegger étudie aussi bien l’existence engagée dans le monde ontique que l’existentialité ontologique. Ce qui est sûr, c’est que l’analyse ontologique ne parle pas de telle ou telle existence concrète. Mais, étant au principe de tout, la réflexion existentiale n’est pas fermée au concept de foi ou de révéla­ tion, bien que la foi ne soit, d’aucune manière, philosophie. Pour B., assurément, la foi n’est pas une démarche du Dasein naturel. Elle est d’un autre ordre, bien que l’esprit humain trouve en soi certains éléments à défaut desquels il ne pourrait s’y ouvrir. Rien ne peut en effet se faire agréer par l’esprit de l’homme, qu’il soit révélé ou non, sans que cet esprit en ait une sorte de précompréhension. Je ne puis saisir les réalités de la foi si déjà je ne trouve en moi-même, dans les ressources de mon Dasein, les idées naturelles que je devrai transposer, pour leur faire exprimer les mystères de la Révélation. Mais cela ne signifie nullement que B. identifie la foi à une expérience philosophique. L exemple quii donne, de l’amitié, simplement conçue d’abord, et vécue ensuite, ne doit pas faire illusion. La transcendance de la foi est par lui sauvegardée. Son analyse existentiale n’oublie pas que, 1. Ibid., p. 227. 2. Ibid., p. 223. 3. Ibid., p. 231. 4. Ibid., p. 29. 5. Ibid., p. 168. 6. Ci. ch. V, pp. 114-138. CHRONIQUE BULTMANNIENNE 329 malgré un certain droit de regard, elle se cantonne dans une sphère où la démarche existentielle de la foi n'a pas sa place propre. Disons enfin un mot sur le chapitre intitulé : « De la révélation naturelle1. » La question qu’on y pose est celle-ci : Dieu se révèle-t-il dans la nature ou dans l’histoire à l’homme qui n'a pas la foi chrétienne? Est-il vrai que le monde parle de la toute-puissance de Dieu, de l'éternité de Dieu, de la sainteté d’un Dieu qui nous juge? A cette question, B. répond : < A la lumière de la foi chrétienne, tout ce qui s’est appelé révélation de Dieu apparaît illusion’. » « Rien, à l’intérieur du monde, n'est toutpuissant’ »; « l'homme, en ce qu’il se sait soumis à tene exigence, ne cannait pas encore Dieu *. » L’homme naturel peut poser seulement une question sur Dieu, former un concept, une idée de Dieu. Mais ce n’est pas là connaître Dieu lui-même ; c’est plutôt se connaître soi-même, connaître ses limites 1 23456. Et pourtant, reprend B., « Paul ne dit-il pas lui-même, qu'il y a une révélation naturelle? que ce qui est ‘connaissable de Dieu', est 'visible' pour les païens, ‘parce que Dieu lui-même le leur a révélé’ ? Son être invisible, sa force étemelle et sa divinité ont été, depuis la création du monde, visibles dans le créé8 {Rom. i, 19). » On a peine à concevoir, dirions-nous, comment il est possible de nier que ce texte de saint Paul exprime la capacité qu’ont les païens de connaître Dieu à partir de la création. B. lui-même n’ose pas le nier catégoriquement. Il poursuit seulement : « Mais pourquoi en parle-t-il ? Pour mener à une ‘théologie naturelle’, c’est-à-dire pour montrer une révélation de Dieu dans le monde ? pour ouvrir les yeux des hommes à une révélation de Dieu en dehors du Christ ? Bien au contraire, c’est pour ouvrir leurs yeux à la seule Révélation de Dieu dans le Christ7. » Ceci, qu’on veuille bien excuser notre franchise, nous paraît décidé­ ment trop facile. On se demande si Dieu peut être connu par les païens ; et comme saint Paul l’affirme nettement, on élude sa réponse en interrogeant sur son intention profonde. B. dira aussi : « [Les païens] connaissent le bien et le mal et les remords de la conscience sans que pourtant ils connaissent Dieu {Rom. 1, 32; 11, 14-15; Phil, iv, 8)8.»On voudrait que les textes soient plus respectés. Saint Paul affirme que les païens connaissent Dieu ; il ne faut pas traduire : « Ils ne le connaissent pas », pour cette raison que leur connaissance n’est pas celle de la foi chrétienne. Cette foi connaît, dit B., « que la seule révélation de Dieu, c’est la grâce de Dieu qui pardonne nos péchés9 ». Et encore : « La raison pro­ fonde pour laquelle l’homme naturel ne peut pas voir Dieu comme tout-puissant, sacré et éternel, c’est qu’il ne peut se libérer de lui1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. Cf. ch. ni, pp. 69-93. Ibid., p. 89. Ibid., p. 76. Ibid., p. 79Cf. ibid., p. 72. Ibid., p. 89. Ibid. Ibid., p. 79Ibid., p. 89. 330 REVUE THOMISTE même. Ce n’est que dans la Parole de la grâce divine que cette toutepuissance de Dieu est prise au sérieuxl. » Nous accordons, évidemment, que la seule Révélation qui nous sauve n’est pas la révélation de Dieu dans la création, mais puisque l’Écriture, Ancien et Nouveau Testament, parle d’une autre révélation de Dieu, d’une autre connaissance de Dieu, (< connaissant Dieu, ils ne l’ont pas glorifié », etc.), pourquoi ne pas la reconnaître simplement, sous prétexte qu’elle n’est pas la Révélation ultime, définitive, cette connaissance de grâce qui seule nous libère? Le cas de B. est un exemple terrible, à notre avis, de ce qu’il peut advenir d’une intelligence puissante, affrontée à l’Écriture, lorsque fait défaut le secours d’une tradition vivante et d’un magistère divinement assisté. La traductrice témoigne d’un grand respect pour cet exégète qui, « à tout instant se met en question comme croyant et comme ho' ni va e ». Elle a bien raison, à ce point de vue. Mais ce sont « ses métho­ des et ses vues », c’est son travail d’exégète surtout, c’est l’exégète comme tel qui doit intéresser ici, et dont il faut dire nettement qu'il blasphème, sans le savoir. On ajoute que B. a posé des principes qui peuvent être utiles. L’homme heideggérien pourrait être un croyant authentique et même un exégète. Il est capable de toutes les expression existentielles possibles *. Sans doute ; mais il ne faut pas oublier que, pour Heidegger, la philosophie existentiale ne reconnaît aucune valeur, sinon ontique, au langage qui prétendrait nous apporter un message direct. La Révélation historique ne justifie pas la foi chrétienne. Le philosophe existentialiste, sans nier qu’une attitude de foi puisse se rencontrer, maintient que rien dans le monde ne conduit à Dieu, que rien ni personne n'établit que Dieu ait parlé : la religion chrétienne n’a aucun titre valable à se faire admettre. Si la foi surgit dans le Dasein, elle n’y aura aucun point d’insertion naturelle. Autant dire qu’elle a peu de chance d’y surgir, et que tout l’effort de la raison va à la rendre impossible. Sous le titre : Bultmann et l'interprétation du Nouveau Testament, le R. Père R. Marié nous présente une étude sérieuse de la pensée de Bultmann, spécialement dans son rapport avec le Nouveau Testa­ ment’. Bien composé, bien écrit, l’ouvrage commence par définir la position de B. dans la théologie protestante contemporaine, puis, après avoir expliqué en quoi consiste la méthode herméneutique fondée sur la philosophie existentiale, il en montre l’application dans un dernier chapitre sur le problème de Jésus. Si l’exposé de la pensée bultmannienne nous paraît excellent, nous ne saurions en dire autant de la partie critique. On veut bien comprendre que la mise au point philosophique n’ait pu être même esquissée, mais sur le plan théologique et exégétique, outre que les réfutations se font1 2 1. Ibid., p. 85. 2. Cf. iMa.j introd. p. xx. René Marlé, fìultmann et Vinterbrétatin* logie >, i vol. de 208 pp., Paris, Aubier, 1956. ~ * ouieau Testament, coll. « Théo- — trop désirer tout au long de l'ouvrage, lorsqu’elles nous sont enfin présentées elles nous laissent vraiment sur notre soif. Nous avons mieux à faire, écrit l’A., qu'à chercher seulement à réfuter Bultmann ». Sans doute, mais encore sommes-nous en droit d’attendre quelques réactions vigoureuses en face de certaines énormités. Or la manière de ce livre est toute de réserve et de délicatesse. On évite soigneusement les affirmations qui paraîtraient catégoriques. Les litotes se succèdent allègrement jusqu'au bout. Plaçant en avant les batteries protestantes des adversaires de B., il semble qu’on se refuse soi-même à contredire. Une critique presque toute en interrogations finit par énerver la pensée et ne peut manquer de décevoir. On sait comme B. rejette absolument le fait de la résurrection du Christ. Comment réagit notre auteur ? « Ce qui nous semble menacé dans l’interprétation de Bultmann, c’est l’autorité du témoignage apostolique rendu à la résurrection corporelle de Jésus... » Nous atten­ dions autre chose, car il ne s’agit pais de menace, mais de destruction radicale. On se contentera d’ajouter qu’il ne faut pas « commencer par récuser, en les taxant de mythiques, toute réalité objective aux récits8... » Sinon, on va « nécessairement détacher de manière inquiétante » notre foi de celle des premiers disciples123. A propos de la signification que B. prétend attribuer aux mythes, < de sérieuses inquiétudes subsistent dans l’esprit » de l’A. 4 Ce sont hélas, plus que des inquiétudes qu’il nous faut avoir ici. Le rejet des dogmes les plus assurés ne trouve que cet écho adouci : « Toute foi chrétienne se voit même gravement menacée5. » Ce n’est certes pas la pensée de R. M. que nous mettons ainsi en cause. C’est une façon de critiquer qui, à la longue, nous paraît pusillanime. La théologie de B. repose, nous dit-on, sur le principe d’une coupure radicale entre l’ordre de la raison objective et celui de l’action où se décide la foi. Réflexion : « Ce principe ne peut-il pas cependant être considéré comme un a priori discutable ?6 » Peut-être la philosophie de l’existence ne permet-elle pas à B. « d’entendre et d’interpréter tout le contenu du message chrétien. Peut-être B. ne parvient-il pas... » Et presque tout dans ce style, en face des aberrations les plus meurtrières 78 . Enfin, pour le fond, tant de bénignité amène à minimiser la doctrine elle-même. Au sujet du passage de YÉpître aux Romains (i, 20), l’A. écrit que Paul semble bien attribuer à l’homme la possibilité de connaître Dieu à partir de la création. Nous pensions que c’était là chose certaine. Et voici qu’on ajoute : « Mais que représente cette possibilité ?8 » Et mieux encore : < La signification définitive (de certains textes) est tou­ jours donnée à l’intérieur d’une interprétation où certains éléments de réflexion, et donc la mise en jeu de quelque philosophie, se trouvent 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. Cf. op. ree., p. 187. Ibid., p. 172- S5 Ibid., p. 71. Ibid., p. 67. Ibid., p. 180. Ibid., p. 32Cf. ibid., pp. 39, 70, 177. etc. Ibid., p. 132. 332 REVUE THOMISTE nécessairement engagés1, » Le mot « définitive » est plus qu’équivoque ici. La signification définitive, substantielle, de ce texte, est clairement affirmée par saint Paul et par le concile du Vatican ; la philosophie n’intervient que pour l’explication de la parole de Dieu. Mais, nous le demandons, comment reconnaître la vraie pensée de l’Église dans la conclusion feutrée de notre auteur : « Peut-on vraiment pourtant, et quoi qu’il (B.) en dise, ne pas croire en l’intelligibilité, au moins de droit, de l’Étant, même si nous ne pouvons pas effectivement le con­ naître par nos propres forces ?... Ne reste-t-il pas en nous... quelque trace de l’image de Dieu 3 ? » Nous voudrions ne pas être tombé nous-même dans l’écueil opposé à celui que nous signalons. Peut-être l’A. nous saura-t-il gré de n’avoir pas caché notre malaise. L’exposé critique, que nous présente le R. P. Malevez de la pensée de Bultmann sur les rapports du message chrétien et du mythe, nous paraît digne de tout éloge3. Nous savons déjà qu’aux yeux de B., le christianisme traditionnel présente ses mystères centraux eux-mêmes sous un revêtement mytho­ logique. Or ces mythes sont inacceptables pour la pensée contemporaine. Si donc le christianisme ne veut pas disparaître, il doit travailler à sa propre « démythologisation ». Il ne conservera de son enseignement, à titre de vérité pure, que ce qui intéresse l’« existence » de l’homme dans son rapport avec Dieu. A travers le Christ, Dieu interpelle l’homme et lui notifie sa condition de créature à la fois pécheresse et justifiée. L’homme est sauvé s’il accepte de ne pas se confier en soi-même, mais de s’en remettre à la grâce qui pardonne. Le premier chapitre, « La démythologisation nécessaire4 », explique que, selon B., la science moderne exclut toute intervention, dans le champ de notre expérience, de forces qui échapperaient à la loi de la causalité empirique. Or le message chrétien professe cette intervention d’une réalité transcendante dans notre monde terrestre. Le Nouveau Testament est tissu presque tout entier de conceptions mythiques. L’ancienne école libérale, dans son entreprise de démythologisation, avait ruiné jusqu’à la substance même du kérygme ; l’essence de l’é­ vangile n’étant plus, à son jugement, que l’ensemble des vérités morales et religieuses immanentes à l’âme humaine. Pour B. au contraire, l’évangile est essentiellement l’annonce d’un acte de Dieu qui sauve l’homme en l’obligeant à renoncer à soi. Le scandale de la Croix n’est pas évacué. L’homme moderne ne refuse pas de croire à l’action sur lui d une puissance mystérieuse qui le dépasse ; ce qu’il rejette, c’est l’idée que la transcendance agisse dans notre monde à la manière des forces accessibles à notre observation. La démythologisation condamne toute i. Ibid., p. 143. 3. Ibid., p. 135. « Muséum LcssianunA’Sectionthéolo^au/iJo de Rudolf Bultmann, Paris. Desclée De Brouwer, i954. lORlque- n° 5b i vol. de 176 pp., BruxeUes-Bruges4. Op. rtc., pp. 13-24. CHRONIQUE BULTMANNIENNE 333 doctrine spéculative sur Dieu, sur son action, sur son être, pour la raison que toute doctrine objectivée et universelle ramène Dieu à une réalité de ce monde. Dans son deuxième chapitre : « Le principe de l'interprétation existentiale1 », l’A. nous apprend quelles sont les sources de la conception bultmannienne de la parole de Dieu. Elles sont en liaison intime avec la philosophie de Heidegger. Celle-ci fait faire à l’homme l’expérience de son authenticité dans sa relation essentielle à l’Être. Appliquée au lilisage biblique, elle frappera de relativité toutes représentations et doctrines, dites objectivantes, pour ne retenir, dans la sphère de l’Être, que l’interpellation de Dieu au Dasein foncier. Cette ouverture onto­ logique au principe de l’Être, à Dieu, n’est pas empruntée à Heidegger, qui n’en a pas fait lui-même l’expérience dans la foi, bien qu'il n'en exclue pas positivement la possibilité. Faisant un pas de plus, B. sou­ ligne que notre authenticité devra impliquer éventuellement l'accep­ tation existentielle, concrète, d’un acte divin de salut, qui n’aura rien de mythique cette fois, même s’il suscite chez l’homme moderne le scandale de la Croix. Le troisième chapitre contient « l’interprétation existentiale du message1 ». Seuls, en effet, les éléments existentiaux de la parole de Dieu doivent être retenus comme valables. Ce sont ceux qui invitent l’homme à se réaliser dans la foi, dans l’abandon à Dieu et dans la liberté à l'égard du monde. Mais la foi au Christ qu’exige l’Évangile, la croyance à un événement divin de salut dans le Christ, ces dispositions indispensables ne nous replongeraient-elles pas dans le monde irrationnel du mythe? C’est à cette question que répond le quatrième chapitre : « L’événement du salut1 23. » L’A estime d’abord que, pour B., l’événement divin a, dans le Christ, une réalité objective, bien que non discernable en dehors de la foi. Dieu est intervenu dans l’histoire du Christ. Cette intervention n’est pas un mythe, au sens fort et réprouvé du mot. Seuls les traits empruntés à une ontologie essentialiste : préexistence de l’Être divin, son immixtion en ce monde, sa manifestation par les miracles, la subli­ mité de sa vie, de sa doctrine, etc., sont proprement mythiques, dès là qu’ils assimilent l’acte divin à une action intra-mondaine. Le mythique n’est employé dans le Nouveau Testament que pour souligner la signification et l’importance de la forme historique du Christ et de sa vie dans l’histoire du salut. Dans l’histoire du Christ, Dieu a voulu nous faire savoir que c’était lui-même qui opérait notre salut. L'origine céleste de Jésus, sa naissance d’une vierge, etc., ne sont qu'affabulations, qui ne sauraient entrer dans l’objet de notre foi. Comme historien, B. admet le fait de la crucifixion de Jésus. Mais que cette crucifixion soit celle du Fils de Dieu préexistant, incarné, expiant nos péchés dans son sang, prenant sur lui notre châtiment et nous délivrant de la mort, il ne faut rien en croire. Ces représentations mythiques n’ont d’autre signification que celle-ci : dans la Croix s’est 1. Ibid., pp. 25-452. Ibid., pp. 46-62. 3. Ibid., pp. 63-114- 334 REVUE THOMISTE prononcé le jugement Ubèrateur sur nous-mêmes, qui avions succombé aux puissances du monde. Ce jugement est celui de Dieu sur nous, nous révélant notre impuissance et notre salut dans la grâce. Le Christ ne nous a pas mérité par sa mort la grâce de ce jugement sauveur ; mais la Croix accomplit notre jugement en donnant à. cet acte divin étemel son expression temporelle. Sur la Croix du Christ, Dieu manifeste la condam­ nation qui pèse sur tous les hommes. Après avoir suscité dans l’histoire la Croix du Christ, Dieu inspire aux Apôtres le message de la Croix, et dans l’Église, la prédication du Christ crucifié. Le jugement manifesté dans le message, nous nous l’approprions dans la foi, ou nous le refusons ; c’est en nous qu’il reçoit sa pleine actualité. En cela le Christ est crucifié « pour nous » ; nulle rédemption objective ne s’est réalisée en lui et par lui ; simplement, la Croix inaugure la notification objective de notre libération. Quant à la Résurrection, c’est un fait entièrement mythique. Non seulement les disciples n'ont pas vu le Christ ressuscité, mais il n’est pas certain qu’aux yeux de B. le Christ ait vraiment triomphé de la mort. L’introduction du récit de la Résurrection dans le Nouveau Testament a pour but de nous annoncer la victoire que Dieu nous donne de rem­ porter sur la mort. Élevés à l’existence authentique, dans l’amour de Dieu et du prochain, nous sommes déjà sauvés : gardons-nous de faire entrer la résurrection de la chair dans notre conception des fins dernières de l’homme. La Croix et la Résurrection nous sont présentées comme événements salutaires dans la prédication des disciples : la foi que nous leur donnons est, en réalité, une foi à la parole de la prédication comme à la parole de Dieu. La prédication nous sollicite de les accepter. En nous invitant à croire à la mort et à la Résurrection, comme à la présence dans le temps du jugement libérateur, elle nous propose la vraie compréhension de nous-mêmes. Avant d’entendre la parole, nous pouvions bien avoir, par l’expérience existentiale, une certaine connaissance de notre être vrai ; dès que nous accueillons la parole, nous nous comprenons comme des pécheurs pardonnés et libérés ; nous saisissons le caractère de réponse du message à l’attente inscrite dans notre être profond. C’est la réussite divine de notre libération véritable qui atteste la vérité de la Parole. Il n'y a d'événement divin qu’à l’intérieur d’une adhésion actuelle de la foi ; avant leur réception par le croyant, la prédication de l’Église, l’Êcriture, le Christ lui-même, ne sont rien d'autre que des conditions objectives de la réalité divine de la foi. Le Christ n’a d’autre fonction que celle de notifier le salut, par son message et par sa mort. Il est l’or­ gane humain de la parole de Dieu ; sa personne est sans mystère propre et sans rapport essentiel avec le Dieu qui l'envoie ; sa résurrection et sa survie sont, pour le salut, sans importance. Dans le dernier chapitre, « Le jugement de la Tradition1 », l’A. se demande si la pensée chrétienne peut tirer quelque profit de la théologie de B. Après avoir répondu avec compétence à de multiples objections qUe Heidegger n'a P35 exclu la possibilité d’accueil et d insertion, moyennant une Révélation, du Dieu chrétien au cœur dui. i. Ibid., pp. 115-162. CHRONIQUE BULTMANNIENNE 335 Dasein. Et d'ajouter: « si le Dasein heideggérien était susceptible de ce prolongement vers l'authentique transcendance, en ce cas la philosophie de Heidegger nous préparerait aussi bien à la christologie traditionnelle çu’à la révélation du vrai Dieul. » Ce que l'on peut dire à cela, c’est que la philosophie de Heidegger, si elle n’oppose pas a priori une fin de non recevoir à quelque manifes­ tation éventuelle du Dieu chrétien, ne reconnaît aucune espèce d’indice d’une transcendance possible. L’Être dans lequel elle s’enferme constitue pour elle un horizon que rien de ce que l’histoire et la nature et la Révé­ lation contiennent, ne nous permet de dépasser pour rejoindre l’Absolu. Il semble donc vain d’invoquer une possibilité dont Heidegger n’admet pas qu’elle se présente dans les termes qui sont essentiels au christia­ nisme. Les dernières pages de l’ouvrage sont particulièrement vigoureuses. Le christianisme de B. est une religion appauvrie, sous prétexte de pureté idéologique. La doctrine évangélique n’est pas seulement occasion pour nous de rencontrer la transcendance et de nous croire pardonnés. Elle est expression valable de la vérité divine sur Dieu, sur le Christ, sur l’Église, sur nos fins dernières. Il est vrai qu’elle implique une notion de l’analogie, qui fait cruellement défaut à B., ce qui l’accule à des posi­ tions irrespirables pour un chrétien averti. Un aperçu de l’influence de B. nous est donné par le court écrit de Johannes Steinbeck sur Mythe et Vérité dans le Nouveau Testament**. Cet opuscule traduit la réaction d’un professeur de théologie protestante. A la suite de B., l’A. liquide résolument la plupart des mystères du christianisme, trouvant cependant que B. est allé trop loin, et qu’il faut maintenir certaines choses par lui rejetées. La réflexion porte successivement sur le concept de mythe, sur la foi et sur l’image du monde dans le Nouveau Testament ; puis sur les anges et les démons, sur le miracle, le péché, la culpabilité et le châtiment, la personne et l’œuvre de Jésus. Les derniers chapitres concernent la signi­ fication de la mort du Christ, l’envoi de l’Esprit-Saint et les fins der­ nières. L’A. est persuadé qu’il n’a aucunement entamé la valeur essentielle du Nouveau Testament. Il faut toujours croire que c’est par le Christ que le royaume de Dieu a été inauguré sur la terre. Le salut consiste à aimer Dieu plus que tout et son prochain comme soi-même. En cela il n’y a aucun danger de mythisation. Mais il n’y a plus d’anges, bons ou mauvais. Le miracle est souvent évacué, mais non radicalement : ceci contre Bultmann. On retient la notion de péché, faute personnelle devant Dieu, et imputable ; par contre, le péché originel est un pur mythe. Le Christ n’est plus le Fils de Dieu qu’au sens large ; la mater­ nité divine de la Vierge ne soutient pas l’examen. La venue des Mages Mythus und Wahrheit im Neuen Testament, Zur Frage der • Glauben u„d Wissea >, n« .3, x vol. de 8x pp.. Munich, Ernst Reinhardt, i954? TnhlnrFp/^TRiNBECK 336 REVUE THOMISTE à Bethléem, la manifestation de l’Esprit-Saint au baptême de Jésus, la tentation du Christ au désert, la Transfiguration, etc., ne sont que mythologie. Quant à la Résurrection du Christ, elle est retenue, malgré Bultmann encore, mais non pas l’apparition aux disciples d’Emmaüs, ni l’Ascension telle qu’elle est racontée dans le Nouveau Testament. La mort du Christ est le plus grand sacrifice volontairement offert pour l’avènement du Royaume de Dieu. Elle est couronnement de l'o­ béissance. Elle a aussi une signification pour Dieu : elle annonce sa volonté de pardon gracieux et de salut. La descente de l’Esprit-Saint, telle que l’entend le Nouveau Testa­ ment, est proprement inacceptable, non historique, mythique. Le Créateur a donné à l’homme son esprit, qui habite un corps et grandit avec lui ; un second Esprit ne peut lui être conféré : il y aurait en lui un double mai. Au sujet de la fin du monde, il n’y a rien à sauvegarder. L’évangile ne s’intéresse pas au monde extérieur ; seul le monde des âmes lui importe. L’Antéchrist, le retour du Christ : spéculations mythiques. Ce qui demeure, c’est que notre société avec le Christ n’est pas rompue par la mort mais s’accomplira dans une vie éternelle dont il sera le Roi. On peut voir, par ce petit écrit, l’influence de Bultmann sur la théo­ logie protestante. Ce dernier n’est pas suivi jusqu au bout : chacun a sa libre interprétation de l’Écriture, et « dé-mythise » de son mieux, avec sa meilleure conscience. Un exemple des discussions qui se poursuivent autour de la démythisation nous est donné dans un petit livre qui réunit la conférence que Karl Jaspers fit en 1953 à des théologiens suisses pour combattre les positions de R. Bultmann, la réponse de ce dernier, et une réplique de Jaspers, qui maintient son opposition1. La thèse de B. repose sur deux fondements que Jaspers considère comme ruineux : sa conception de la science moderne et celle de la philosophie existentiale, dans son application à l’interprétation de l’Écriture *. La science moderne, dit Jaspers, échappe dans ses principes de base à la plupart des gens cultivés et, semble-t-il, à B. lui-même, qui est un historien, non un scientifique. Sa conception erronée de la science le conduit à rejeter le contenu traditionnel de la foi. Mais il veut sauver celle-ci, par ce qu’il appelle V « interprétation existentiale », fondée sur la philosophie de Heidegger, dont Jaspers met en doute qu’elle ait été comprise par B., fermé, penset-il, à toute philosophie, ainsi qu'on le voit à ses écrits. Nul souffle de pensée kantienne ou platonicienne ne semble l'avoir effleuré. Combien fragile serait aux yeux de Heidegger lui-même une théologie basée sur une telle compréhension de sa doctrine ’ ! 1. Karl Jaspers, Rudolf Bultmas-'» tu, de 120 pp., Munich, R. Piper et C’« inA 2. Cf. of. rec., p. 8. ’ 3. Cf. ibid., p. 13. a& e .1 r- . . ^nlmy^ologisicrung, i vol. CHRONIQUE BULTMANNIENNE 337 B. utilise, peut-être en la forçant, la différence entre l’analyse existen­ tiale et la pensée existentielle. On ne reconnaît alors d'objectivité valable qu’à ce qui présente un sens existential, lié à l’activité intime, et source d’éveil et d’inquiétude. La compréhension de soi-même évacue toute transcendance. Une ultime et décisive option, sans contenu, se suffit à elle-même. Le sérieux de la pensée existentiale disparaît avec la cou­ pure que B. institue entre elle et l’attitude existentielle1. Jaspers critique ensuite la notion de mythe telle que la conçoit B. : représentation propre à une époque révolue, exigeant d’être interprétée dans un langage scientifique. Pour notre philosophe, le mythe est irréductible à la pensée scientifique ; il présente des événements qui ne relèvent pas du simple Dasein ; il est rempli d’une signification qui requiert une expression appropriée, symbolique, intraduisible dans un autre langage12. Comprendre : tel est le thème presque universel des recherches de B. Sa foi ne porte pas sur la résurrection du Christ. Il comprend les textes à travers une foi particulière. Mais « comprendre » (verstehen) se réalise de multiples manières, selon qu’il s’agit de comprendre la nature ou l’homme et son histoire, ou Dieu lui-même. Et il est des événements que nous comprenons seulement à travers la connaissance propre que d’autres en ont (das Verstehen des Verstandenen). A cette compréhension il importe par-dessus tout de rejoindre la réalité traduite par la pensée originelle en des documents, témoignages, œuvres, etc. Or, B., au dire de Jaspers, supprime la tension nécessaire entre les deux modes de connaissance. La recherche historique, méconnue et faussée, jointe à l’attitude de la foi, n’aboutit qu’à une distension dans l’obscurité3. L’infini, l’incompréhensible, qu’on se refuse à rencontrer autrement que par la foi, n’est pas atteint dans l’interprétation existentiale. Celle-ci ne donne qu’un faux savoir, introduisant une foi trompeuse. Ce qui est vrai, dit Jaspers, c’est que la foi exige une interprétation « existentielle », car elle est parole procédant de la Source. La simple objectivation exis­ tentiale d’une foi subjective ne saurait conférer à celle-ci le sérieux indis­ pensable. B. est un pasteur d’âmes. Comment peut-il, avec une telle concep­ tion de la foi, répondre à ce que les fidèles attendent de lui45? Kierke­ gaard, dont l’attitude se rapproche de la sienne, cherchait en vain à se faire pasteur. B. n’apporte aucun secours à notre monde anxieux, trom­ pé, désespéré. B. veut sauver la foi en sacrifiant à VAufklarung par une sorte de libéralité qui ne satisfait pas l’incroyant et qui déconcerte le croyant6. Le vrai libéralisme veut aller jusqu’au bout de la raison, mais il se défend de la superstition de la science comme de celle d’une prétendue philosophie scientifique. Or, poursuit Jaspers, B. est aussi un « ortho­ doxe », en ce sens qu’il maintient la nécessité d’une foi divine. Pourquoi refuser alors une révélation s’exprimant objectivement en des faits, en 1. Cf. ibid., p. 15. 2. Cf. ibid., p. 19. 3. Cf. ibid., p. 30. 4. Cf. ibid., p. 36. 5. Cf. ibid., p. 46. Revue Thomiste. — 10 338 REVUE THOMISTE des paroles ? C’est pourtant la vérité, l'authenticité de ce qui s’est dit ou passé qui importe à notre foi, au sérieux de notre viex. Et Jaspers de conclure : Autant B. nous instruit comme historien, autant il nous égare comme théologien. Son interprétation existentiale me paraît philosophiquement inadmissible. Il semble qu’il veuille identifier à tort religion et philosophie. Toute majesté disparaît de la Bible aux yeux de son troublant et personnel « réalisme »2, mêlé à une trop rigoureuse « orthodoxie ». Bultmann répond avec hauteur ; il ironise durement ; l’orthodoxie chrétienne ne s’y reconnaît pas. Certains jugements de Jaspers sont durs. B. accuse le coup, et, digne­ ment, refuse d’y répondre. La distinction existential-existentiel naît, dit-il, de la situation her­ méneutique concrète. Il n’est pas question de faire dépendre la théolo­ gie de la philosophie heideggérienne : c’est le problème de la compré­ hension historique de la Bible qui se trouve avoir sa réplique sur le plan métaphysique de l'analyse de l’existence. Sur ce plan, le théologien peut apprendre beaucoup de Heidegger. Le propos de B. n’est pas de rendre le message biblique acceptable par le moyen de la critique textuelle, mais de montrer clairement en quoi consiste la foi chrétienne, et d’éloigner les obstacles qui le rendent inadmissible aux modernes, pétris de culture scientifique. C est la qualité de la foi qui est en question, non le plus ou moins grand nombre de pro­ positions à croire. Le scandale demeure pour l’homme « naturel », car la foi exige le renoncement à toute sécurité humaine3. B. a beau jeu à critiquer ensuite l’attitude de Jaspers à l’égard de la Bible, qui n’est, pour celui-ci, qu’un symbole, « un chiffre » de la trans­ cendance, tout comme les mythologies indienne et grecque. Jaspers n’a pas traité vraiment le problème herméneutique 4. L’exégète doit s’y appliquer, non que sa foi lui dicte d’avance les solutions, mais éclaire plutôt le sens qu’il a de l’existence, sans la prétention de rendre la foi démontrable5. Jaspers qui ne pratique pas de religion, évacue la foi en ne parlant que de la transcendante divinité que tout homme peut attein­ dre par les seules forces de son esprit, à travers les symboles et les mythes. Cette transcendance est-elle autre chose que ce qu’on appelait autre­ fois 1’ « Esprit » ? L’Esprit, transcendant au corps, assurément, mais immanent à la raison humaine. Est-ce là la transcendance de Dieu ? Là où le bât blesse, et où la riposte se fait plus émue, c'est quand B. s’entend dire par Jaspers : < Où peut-on connaître la Révélation ? Quel critère de vérité donne-t-on à l’appui de la révélation divine ? » Cette question est absurde, répond B., si l'on prétend reconnaître la vérité de la Révélation avant de la faire sienne. Le refus de tout critère est précisément le scandale de la foi. Comme si Dieu devait se justifier mil devant l’homme 1 Comme si toute valeur ne devait pas s’éclipser devant Dieu ’. C est pourtant là le sens de la justification sans les œuvres de la 1. CÍ. ibid., p. 47. 2. Cf. ibid., p. 53. 3. Cf. ibid., p. 61. 4. Cf. ibid., p. 64. 5. Cf. ibid., p. 66. 6. Cf. ibid., p. 69. CHRONIQUE BULTM/XNNIENNE I ; 339 Loi. Les « œuvres », c'est ici l’attitude de l'homme qui voudrait con­ quérir sa valeur et sa gloire devant Dieu par ses propres forces. Tant que B. pensera devoir assimiler les motifs de crédibilité aux < œuvres de la Loi », tout dialogue avec lui sera inutile. Et tant qu'il croira que demander des raisons de croire, c’est faire offense à Dieu, et prétendre éclairer de l'intérieur le mystère de la Révélation. Il est nor­ mal qu’une telle position l’amène à considérer la Parole de Dieu comme un simple événement existential, une parole à moi adressée, sans autre contenu que l’offre de mon salut. Et que cette foi médullaire puisse suffire pour le salut de certains, nous ne le nions pas ; mais la foi chré­ tienne n'est pas intégrale qui méconnaît l'objectivité des mystères de salut que Dieu a opérés dans le Christ et dans son Église. L’interpré­ tation mythisante de ces mystères réduit à un seul le critère de vérité de la Révélation ; elle se donne comme la Parole qui met l’homme en demeure de décider s'il veut mener sa vie par lui-même ou avec la grâce de Dieu. La foi qui accepte la grâce n’est pas aveugle, car elle saisit ce que dit la Révélation, ce qu’elle lui apporte comme double compré­ hension de soi-même L Redisons-le : vivre par Dieu et pour Dieu, avec sa grâce, c'est bien là l’essentiel du salut, et on peut proposer aux hommes cet idéal. On a seulement mutilé la foi chrétienne qui, selon les desseins de Dieu, doit embrasser d’autres vérités, accepter d’autres préceptes, pos­ séder d'autres moyens de salut. Tout cela qui est commun, B. le rejette sous prétexte que la foi est un événement personnel, actuel, comme si les deux points de vue ne devaient pas être maintenus et harmonisés. Jaspers reprend le dialogue, soucieux de marquer les accords. Son idéal est aussi d’expérimenter la liberté dans l’impuissance totale, et de pousser l’homme, image de Dieu, à son accomplissement le meilleur. Mais il ne veut pas éprouver la liberté dans le pardon du péché 2. Ce n’est pas qu’il s’attribue à lui-même le bien qu’il peut faire, mais sa justice ne lui vient pas par la foi. La suite de la discussion se développe dans une série d’hésitations, de confusions relatives à l’objectivité de la Révélation et au scandale de la foi. Mais où Jaspers reprend l’avantage, c’est quand il insiste vigou­ reusement sur la nécessité des motifs de croire. Il ne s’agit pas, dit-il, de justifier Dieu, mais d’accréditer la parole de qui affirme nous parler au nom de Dieu3. A propos de « scandale », Jaspers souligne éloquemment qu’à côté, au-dessus du scandale de la foi, il y a le scandale de la Croix, du Cruci­ fié, mourant dans le supplice le plus affreux et s’offrant à Dieu, scan­ dale que B. passe sous silence *. Puis, il s’étonne que B. rejette l’enfer et le ciel, sous prétexte qu’ils sont signifiés en termes géographiquement périmés. Ce sont des expres­ sions symboliques qui cachent des réalités spirituelles. Et de rappeler qu’un médecin lui raconta un jour qu’à sa femme à l agonie il avait demandé ce qu’elle pensait de la mort. Elle avait répondu : la montée de 1. 2. 3. 4. Cf. ibid., p. 71. Cf. ibid., p. 79. Cf. ibid., p. 81. Cf. ibid., p. 88. 340 REVITE thomiste Marie au ciel. Cette femme ne pensait pas que l’âme s’envolait dans l’air vers le haut, jusqu'à la limite du monde, pour atteindre de là un lieu que les astronomes découvriraient un jour. Mais elle visait une réalité à reconnaître sous l’expression figurée l. Longues explications au sujet de Verstehen, que B. semblait n'avoir pas compris. A l’imputation de confondre transcendance et divinité, d’ignorer surtout le sérieux de la rencontre avec Dieu, Jaspers répond : En effet, je ne reconnais un tai que dans le monde des hommes. D’éprouver la transcendance comme un toi, je ne le refuse à personne. Merveille que cela puisse être ! Je crains cependant que n’en souffre le sérieux de la communication entre les hommes5. L’exposé se termine par des considérations de personne, des justi­ fications sur le ton ou la manière, des hésitations, des repentirs, au terme desquels il apparaît que, mythologie pour mythologie, la différence aux yeux de Jaspers n’est peut-être pas si grande. Ce qu’il reproche à B., c’est surtout son « orthodoxie », la nécessité reconnue d’un acte de foi qui passe l’homme. La liberté est un danger. Le totalitarisme catholique menace. Le protestantisme est revendication de liberté : il faut se rallier à elle, valeur suprême dans la transcendance. B. remercie et promet de répondre. * Les fascicules de la collection « Kerygma und Mythos » parus depuis 1952 jusqu’à cette année sont principalement consacrés à la réflexion et à la discussion sur le problème posé par B. à la conscience chré­ tienne au sujet de l’interprétation du Nouveau Testament. Le conflit qui s’élève entre le monde de la Bible et notre monde, né de la pensée scientifique, exige que l’on procède à la « démythisation 1 de l’Écriture. La critique que la conception moderne du monde élève contre la foi, lui rend, d’ailleurs, le grand service de la faire réfléchir sur ce qu’elle est radicalement. La démythisation apparaît alors comme une exigence de la foi elle-même, qui aspire à être déliée de toute image du monde projeté par la pensée objectivante, que ce soit celle de la pensée mythique ou celle de la pensée scientifique. La méthode d’interprétation de B. n’est, somme toute, qu’une reprise de l’effort hypercritique de la théologie libérale du XIXe siècle. Mais, tandis que TAufklàrung prétendait, par son travail de rationalisation, évacuer le surnaturel et tout ramener aux dimensions de l’homme, B. retient la nécessité, pour le salut, d’une intervention divine transcen­ dante à tout effort exclusivement humain. Cette action de Dieu, qui interpelle l’homme, par et dans le message évangélique, et qui le sauve s’il lui donne son accord, c’est tout ce qui reste du kérygme, c’est tout le kérygme, mais cela n’est pas de l’homme, cela est de Dieu, qui fait miséricorde. B. veut donc sauvegarder le caractère divin de la foi, absolument12 1. Cf. ibid., p. 90. 2. Cf. ibid., p. 101. CHRONIQUE BULTMANNTENNE 341 irréductible à toute démarche humaine. Il connaît la tentative pour­ suivie par K. Jaspers, de transposer, à partir de Kierkegaard, l'inter­ prétation de la vie chrétienne dans la sphère de la philosophie. Il connaît les efforts de W. Dilthey et de P. Yorck pour fonder un « christianisme sans Christ ». L'analyse existentiale du Dasein humain par Heidegger lui est familière, avec la situation qu’elle fait à l’homme, invité à se décider pour la chute ou pour l'authenticité. Mais il se défend vivement, avec raison d’ailleurs, de confondre foi divine et philosophie existen­ tiale. Dans son entreprise pour présenter la foi en un langage qui soit com­ pris des modernes, B. occupe, dans le monde protestant, une position centrale entre les libéraux et les orthodoxes. Sa pensée a provoqué en Allemagne et en Suisse un très grand émoi. Elle s’était exprimée, en 1941, dans « Nouveau Testament et mythologie », puis en 1950, dans < Le problème de l’herméneutique » et dans « Le problème du rapport entre théologie et prédication dans le Nouveau Testament », dans d'autres articles encore sur l’interprétation existentiale. Le tome II de la collection présente les articles de E. Stauffer et de H.-W. Bartsch, où ces deux auteurs exposent leur opinion, avant que la première voix, celle de H. Sauter, se fasse entendre, par manière de discussion cette foisL A l’intérieur de la théologie systématique, la discussion est menée par R. Prenter, F. Buri et K. Barth. Le Synode général de l’Église évangélique-luthérienne d’Allemagne n’est pas resté étranger au débat. Sans prendre position de manière ferme, il ne cache pas son angoisse devant le danger que les interven­ tions de Dieu pour le salut du monde, ne soient, dans l’enseignement et la prédication, ébranlées et finalement reniées. La mission de l’Église, souligne-t-il, est de témoigner des grands actes de Dieu, tels qu’ils se sont réalisés dans l’incarnation, dans la mort du Christ et dans sa résur­ rection1 2. Arrêtons-nous spécialement sur quelques réflexions de Barth. Et d’abord, sur la notion de « fait historique », telle que la conçoit B., et qu’il n'admet pas lui-même, B., dit-il, appelle « fait historique » un événement qui peut être mis en lumière par les moyens de la science moderne et qui ne contredit pas à ses présupposés tacites. En ce sens, les quarante jours de la vie ressuscitée de Jésus ne sont pas « histo­ riques ». Est-ce à dire qu’ils sont inventés ? Il y a bien des faits qui sont plus sûrement arrivés que tout ce que peuvent établir les « historiens ». Le fait de la Résurrection est de ceux-là (pp. 106-107) 3. Même désaccord sur la notion de miracle. Est-il vrai, demande K. Barth, que l’esprit scientifique moderne est incompatible avec la foi aux esprits et aux miracles? La vision actuelle du monde est-elle aussi fermée? La pensée moderne est-elle aussi unifiée Stimmen des In- und Auslandes, 1. Kerygtna und Mythos II, Diskussionen und Hambourg, Herbert Reich evang. < Theologische Forschung » 2, 1 vol. de 212 pp-, Verlag, 1952. 2. Cf. ibid., p. 73. Cf. ibid., p. 106 s. REVUE THOMISTE 342 que la dictature de l’école kantienne de Marbourg voulait autrefois nous le faire croire ? La condition de l'homme moderne ne s’oppose pas irréductiblement au Nouveau Testament. Le bon sens ne se laisse pas évacuer, et il joue aussi bien à l’égard de la foi qu’à l’égard des inven­ tions contemporaines1. A cela B. répond que la science garde, en effet, une sorte d’ouverture, en ce sens que la connaissance du monde est toujours inachevée et . * imparfaite Mais cette ouverture est liée aux données de la science elle-même ; elle ne rompt pas la continuité du plan scientifique, à l’op­ posé de cette irruption dans la trame des événements que causerait le prétendu miracle. La pensée mythologique, explique B., se représente l’action divine comme insérée dans la continuité de la vie naturelle, historique ou spirituelle, qu’elle déchire. C’est pour elle un « miracle ». Or l’action de Dieu n’est pas visible à un regard objectivant. Elle n’arrive pas entre les événements du monde, mais en eux, laissant intacte la cohésion fermée de ces événements. L’action de Dieu est cachée à tout autre regard que celui de la foi. Ainsi, pour B., Dieu agit dans le monde, mais il ne change rien au cours naturel des choses. Dans la science ou dans le travail, les événe­ ments du monde forment un monde clos, où il n’y a pas de place pour l’action de Dieu. Mais c’est là justement le paradoxe de la foi : elle comprend comme fait de Dieu un événement que l’on peut aussi obser­ ver dans son contexte historique et naturel. Celui qui croit pouvoir parler de miracles comme de faits constatables n’admet pas que l’ac­ tion de Dieu soit cachée. Il soumet le fait de Dieu à un regard objectivant et la foi au miracle se trouve ainsi livrée à l’autorité indiscutable de la critique scientifique1 23. B. a un sens très vif de la transcendance de la foi. Ce qui lui manque, c’est le sens des rapports du monde avec Dieu, considéré comme son Créateur et son Maître. L’action de Dieu envisagée en elle-même, c’est Dieu. Comme telle elle est absolument cachée. Mais elle produit un effet visible. Voici que je la connais maintenant, par son effet, du moins en quelque manière, en tant précisément que cause de cet effet. Et si cet effet est quelque réalité que le monde ne saurait produire, la résurrec­ tion d’un mort, par exemple, je l’attribue à l’Auteur de la nature, et je l’appelle miracle. Je n’ai pas nié pour autant que l’action de Dieu soit invisible en elle-même. En tout cela il n’est pas question de foi, mais de raison, de raison philosophique. Maintenant, si l’on rejette la philo­ sophie dite « ontologique », qui compte avec le principe de causalité, et qui l’entend autrement que Kant, il est sûr que l’on se coupe de Dieu, auteur et fin de la nature, et que le miracle n’a plus aucun sens rationnel. C est donc sur le terrain de la métaphysique que le débat devrait être porté. Mais, si 1 on affirme sans plus : « Est mythologique ce qui ne peut s ôtre réellement produit, parce que cela ne peut être établi selon les r g es générales de la science : les miracles sont impossibles4 >, il faut 1. 2. 3. 4. Ci. iMd., p. 107 3. Cf. iMd.j p. i8ï. Cf. ibid., p. 198. Ibid., p. 182, n. 2. CHRONIQUE BULTMANNIENNE 343 tout de même reconnaître que l’on fait de la science la lumière décisive et la règle dernière des événements du monde. C'est là, qu’on le sache ou non, une prise de position métaphysique, et plus que discutable. Le fait que Dieu est invisible exclut tout mythe qui pourrait rendre visible Dieu et son action1. Nous ne pouvons pas discerner l’action de Dieu dans le monde ni le prouver. Dieu ne se prouve pas par ce qu’on appelle les < faits de salut ». Car ces faits sont eux-mêmes objets de foi, et ne sont visibles comme tels que par la foi. Leur connaissance ne précède pas la foi, comme si celle-ci pouvait se fonder sur eux. Ces dernières affirmations de B. nous retiennent au cœur même de son problème. Pour lui, le monde ne parle pas de Dieu à qui n’a pas la foi. Ce n’est qu’à la lumière de la Parole annoncée que ce qui arrive dans la nature ou dans l’histoire acquiert pour le croyant, malgré les apparences, le caractère d’une action de Dieu, d’un miracle (p. 208) a. La foi, et elle seule, brise l’ensemble fermé que représente la pensée objectivante, scientifique ou commune, en ce sens que, parlant de l’ac­ tion de Dieu, elle nie le monde comme totalité. Aux yeux de B., la pureté de la foi exige ce dépassement absolu de la raison humaine. Et nous savons bien que la foi, lumière divine, est, en effet, transcendante, en son essence, à toute donnée purement humaine ; il n’empêche que, pour qu’elle soit aussi raisonnable, Dieu a voulu qu’elle fût appuyée extrinsèquement sur des motifs de crédibilité, décisifs dans leur ordre propre. Signalons encore une considération de K. Barth, sur laquelle B. s’étendra longuement. Ce n’est pas, dit Barth, parce qu’un fait s’inscrit dans une image mythique du monde qu’il perd sa vérité historique. Le message évan­ gélique n’a pas à s’embarrasser de données cosmologiques périmées. Mais à vouloir tout démythiser, nous ne pourrions plus témoigner de Jésus-Christ. Bultmann en est un exemple frappant. Non : la résurrec­ tion du Christ, les apparitions aux disciples sont des événements dont on ne peut mettre en doute la réalité123. Mais Bultmann veut tout démythiser, même les mystères centraux, dit-il. L’Ascension corporelle du Christ, la montée au ciel du Christ avec son corps ressuscité, est incompréhensible à l’esprit moderne, pour cette raison que la conception actuelle du monde n’admet pas cette division tripartite qui était celle des anciens : le ciel en haut, la terre, et l’enfer dans les profondeurs de la terre. Assurément l’image du monde que l’on se faisait autrefois n'est pas la conception scientifique d’aujourd’hui. Mais quelle importance tout cela a-t-il pour la vérité de la foi ? Que le Christ se soit élevé dans les hauteurs aux yeux de ses disciples signifie simplement que le Christ ressuscité s’est dérobé à nos regards, qu’il est allé, par sa propre puis­ sance, dans un lieu que nous appelons ciel, mais dont nous ne savons pas 0Í1 il se trouve. On ne voit pas ce que la science peut redire à cela. L'homme sait, écrit B., que le monde et la vie humaine ont leur fonde- 1. Cf. ibid., p. 207. 2. Cf. ibid., p. 208. 3. CL ibid., p. 108 s. 344 REVUE THOMISTE meut et leurs limites clans une puissance qui ne relève pas du domaine des calculs et des structures, dans une puissance transcendante. Mais le mythe parle de cette puissance d’une manière imparfaite lorsqu’il se représente l’au-delà comme un lointain spatial, le ciel au-dessus de la terre, l’enfer au-dessous d’elle. Encore une fois, nous accordons cela, mais, comme disent certains : « Qu’on ne jette pas l’enfant avec le bain! », qu’on apprenne à dissocier le contenu de la foi de son enveloppe cosmologique. C'est ce contenu authentique de la foi que B. compromet dangereuse­ ment par sa critique < historique ». Que Dieu ait agi en Jésus-Christ, écrit-il, n’est pas un fait qu’on puisse constater historiquement. Au regard objectivant de l’historien, Jésus de Nazareth n’est pas le Logos de Dieu. Si, dans le Nouveau Testament, la forme et l’œuvre du Christ sont décrites en termes mythiques, c’est parce qu'elles doivent être entendues comme « faits divins de salut ». Situées à l’intérieur de l’histoire du monde, perceptibles comme tels, au regard objectivant de l’his­ torien et compréhensibles dans le contexte de l’histoire, elles ne sont pourtant pas saisies, de cette manière, comme l’action de Dieu, qu’elles «ilia sont cependant, à savoir, comme événement eschatologique x. Ce qui signifie : Dans la vie réelle du Christ, rien qui invite la raison à reconnaître une intervention de Dieu surnaturelle. Les œuvres que le Christ a faites, et que les hommes ne sauraient faire, ne portent pas témoignage de sa mission. Ou plutôt, ces œuvres, dont l’Évangile nous parle, elles n’ont pas existé. Ces miracles sont des mythes, qui disent, à leur manière inventée, l’importance pour moi du message du Christ, message inspiré par Dieu, et que je m'approprie dans la foi, dans une foi dépouillée de toute image du monde. Comme Parole de Dieu, dit B., le Christ est ante me et extra me, mais non comme un fait objectivement constatable et datable avant moi. Il est, comme le Christ -pro me, qui me rencontre en tant que Parole1 23. On a ainsi démvthisé le Christ et son œuvre. Le Christ fut un homme comme moi, un prophète en qui Dieu a agi, mais il n’est rien de plus qu’un homme, et il n’a rien fait qui, aux yeux de ses contemporains et des historiens, constitue un motif humain de s’ouvrir par la foi à son témoignage. On démythisera de même en disant par exemple, que la « préexistence » de Jésus veut dire que « Dieu est présent d’une manière unique dans les actions et les paroles de Jésus ». L’enfantement de la Vierge n’est qu’une < image du fait historique de la filiation divine », entendue au sens très large du mot3. La foi doit chercher la forme d’expression qui lui est propre, prendre conscience de ce qu’elle a d’indémontrable. Elle n’a pas vu encore dis­ tinctement 1 identité de son principe et de son objet ; elle n’a pas vu l « au-delà ♦ de l’action de Dieu et son caractère caché4. Le principe de la foi, c’est Dieu ; son objet, au dire de B., devrait se réduire au rapport de l’àme avec Dieu : rapport d’ouverture dans la 1. 2. 3. 4. Cf. ibid., p. 205. Cf. ibid., p. 206. Cf. ibid., p. 187. Cf. ibid., p. 207. CHRONIQUE BULTMANNIENNE 345 sincérité et dans l’amour. Le mystère de Dieu lui-même a besoin d’être démythisé. On ne doit pas parler du mystère de la sainte Trinité dans les termes d’une pensée objectivante. Sinon, la Trinité devient un simple X, qui ne dit rien à personne. On répète une formule dogmatique incom­ préhensible que nous a léguée la Tradition. Le mystère de Dieu n’est pas un X dont on pourrait découvrir l’énigme. Comme interprétation exis­ tentiale, la démythisation veut rendre intelligible le mystère authen­ tique de Dieu dans ce qu’il a de proprement inconceptualisablel. Ce qui est en question, ici, on le voit assez clairement, c’est le sens et la valeur de la connaissance analogique quand il s'agit de l’objet de foi, comme précédemment quand il s’agissait de la connaissance naturelle de Dieu. Nous sommes ainsi rejetés vers des problèmes de critériologie et de métaphysique, conditionnant sur le plan humain l’interprétation de la Parole de Dieu. Il n’est pas dit, d'ailleurs, que B. serait insensible à certaines consi­ dérations de critique métaphysique. Lui-même, dès là qu’il maintient la nécessité d’une intervention spéciale de Dieu dans notre adhésion de foi, et qu’il estime pouvoir en parler dans un langage étranger au mythe, ne laisse pas de s’ouvrir à des perspectives d’analogie. Après avoir affirmé que l’homme moderne ne peut comprendre la parole et l'action de Dieu qu'en tant qu’elles l’atteignent dans son existence personnelle, au point que, sans portée existentielle, des événements ne sauraient être considérés comme salutaires 12, B. n’élude pas le problème de l’élucidation de la foi. Une parole sur l'action de Dieu, explique-t-il, ne peut être pure image ou symbole ; elle doit saisir cette action dans sa pleine réalité objective. Si l’action de Dieu ne doit pas être comprise à la manière des phénomènes du monde, qui peuvent être perçus en dehors de toute rencontre existentielle, il est clair qu’on ne peut parler d’elle sans parler aussi de moi, qu’elle atteint. Mais, la vie humaine se déroulant dans l’es­ pace et le temps, la rencontre avec Dieu ne peut jamais être, pour l’homme, qu’un événement réalisé ici et maintenant. Cet événement est pensé aussi et signifié dans la parole sur l’action de Dieu. Or il n'est pas possible de parler de cette action divine de manière purement imagée et symbolique. Toute parole qui la concerne est analogique. Nous nous représentons l’action de Dieu comme analogue à celle de l’homme ; la communauté entre Dieu et l’homme comme analogue à la communauté des hommes entre eux. Voilà qui entrouvre au moins une porte, semble-t-il. B. veut pouvoir parler, sans mythe, de l’action de Dieu en nous. Il faut bien que, sans quitter les horizons de la philosophie existentiale, il évoque alors un mode de connaissance qui englobe à la fois et respecte les réalités exis­ tentielles et la transcendance ineffable de Dieu. C est là précisément que se situe le problème de l’analogie de la foi. L intelligence de 1 Écri­ ture, dit encore B., dépendra de la science dans la mesure où la science est nécessaire pour exprimer ce dont il s’agit. Il n est pas question de la science objectivante, de celle qui considère 1 être humain comme chose 1. Cf. ibid., p. 190. n- J2. Cf. ibid., pp. 182 et 187, n. 5- 346 REVUE THOMISTE dans le monde, mais d’une science qui ne soit que le développement clair et méthodique de la compréhension de l’existence, donnée avec l’existence elle-même. Si l’Écriture parle de l’existence et si, d’autre part, la foi est une intelligence existentielle de soi-même, exégèse, message et foi n’ont pas à craindre de tomber sous la domination d’une science étrangère. Ils ressortiront à une science dont la pensée, les con­ cepts, procèdent de ce qui est ici en cause, à savoir de l’intelligence de l’existence par elle-même1. Si nous comprenons bien, B. rejette, quand il parle d’un Dieu « inconceptualisable », toute espèce d’univocité entre les notions — même entre celles, plus pures, qui se rapportent à l’existence — sans, pour autant, refuser à certains concepts, élargis, transcendantalisés, le pouvoir de signifier Dieu et son action d’une manière correcte. Or cette voie est l’une de celles qu’emprunte la démarche analogique. Ajoutons un mot rapide sur quelques autres positions de B. A l’homme moderne, l’idée d’une vie spirituelle nourrie par des moyens matériels, et donc l’idée du sacrement, est devenue étrangère. Il ne peut concevoir que ce qui n’est pas spirituel puisse être transmetteur du divin *. Pourquoi Dieu ne pourrait-il se servir d’un moyen matériel pour communiquer une réalité spirituelle ? La conception d’un artiste ne passet-elle pas en quelque sorte à travers les instruments qu’il emploie pour la traduire ? La réalité divine communiquée n’ek-siste que dans 1 âme, comme l’œuvre d’art n’est définitivement qu’au terme de 1 action. Une doctrine de la satisfaction qui décrirait l’action de Dieu comme purement cultuelle et juridique, un événement du Christ qu on ne pourrait comprendre comme une rencontre avec l’existence personnelle ne sont pas, pour l'homme d’aujourd’hui, dignes de créance1 23. On ne peut que souscrire à ces propositions. Mais si l’on vise ici la doctrine catholique de la satisfaction, on fait erreur car, au delà de la justice, elle implique l’amour, en Dieu, dans le Christ et en nous. L’homme moderne enfin, ne saurait concevoir que des esprits bons ou mauvais puissent agir dans son intimité et compromettre son unité. On appelle schizophrène celui dont la personnalité est ainsi divisée. A cela ne peut-on répondre que les esprits peuvent agir sur les couches sensibles de l'organisme humain pour tenter l’homme, avec la permission de Dieu, ou pour l’aider dans le bien, mais qu’ils ne peuvent absolument pas s’immiscer d'eux-mêmes dans la partie spirituelle de l’être humain, dont l’autonomie, à leur endroit, et l’unité sont ainsi parfaitement sauve­ gardées. La longue réponse de B., que nous venons de rapporter dans ses éléments principaux, aux objections de K. Barth et des autres théolo­ giens, clôt le tome II de « Kerygma und Mythos ». Elle était précédée de deux articles de Chr. Hartlich et W. Sachs, qui engagent la discus­ so testam eJÌgèse’ et de deux derniers articles de théologie néo-testamentaire de W.-G. Kummel et A. Vepke. S 1. Cf. ibid,, p. i88 s. 2. Cf. ibid., p. 182. 3. Cf. ibid. CHRONIQUE BULTMANNIENNE 347 Dans le tome I de « Kerygma und Mythos » se poursuit le dialogue théologique entre B. et ses disciples d’une part, ses adversaires de l'autre1. Le problème de la démythisation est posé de nouveau avec l’article important de B. : « Nouveau Testament et Mythologie. » Nous avons déjà analysé cet article. Nous signalons seulement les idées nouvelles, dans l’ouvrage, ou les objections présentant un intérêt particulier. A ce point de vue, c’est l’exposé du Prof. Schniewind et la réponse de B. qui nous ont paru les plus suggestifs. Comment parler de mythologie, s’écrie S., à propos du Ressuscité, le même qui fut crucifié, à présent exalté dans les cieux, l’Agneau de l’Apocalypse, le Grand-Prêtre compatissant de l’épître aux Hébreux 1 2 ? A quoi B. répond que la représentation du Christ intercesseur est bien un mythe. Mais il reconnaît, et ceci est à noter, que la variété des expressions employées donne à entendre qu’en parlant de mythe on n’a pas tout dit et qu’un travail de démythisation serait à mettre au point3. Au reproche de ramener la théologie à une anthropologie, B. réplique que l'anthropologie philosophique qu’il adopte se situe dans des perspec­ tives existentiales et se refuse à en sortir 456. La « théologie », au contraire, regarde mon rapport personnel avec Dieu et s’inscrit dans une attitude existentielle. On ne peut attendre de la philosophie, ajoute-t-il, qu’elle s’occupe de Dieu. Et il a bien raison s’il veut dire qu’elle ne peut, par elle-même, donner accès au monde de la foi. Il reste, et cela B. ne l’accorde pas, qu’elle peut énoncer sur Dieu des propositions valables, et que, quand elle se présente comme phénoménologique et engagée dans l’histoire, elle demeure inférieure à sa tâche lorsqu’elle ne reconnaît dans le monde aucun signe d’une Révélation divine se proposant avec autorité à l’adhésion des intelligences. B. se défend de rejeter le caractère historique du crucifiement de Jésus8. Il veut seulement en marquer le sens eschatologique, qui relève à ses yeux de l’interprétation existentiale. Celle-ci ne considère pas la Croix comme un pur symbole, mais comme une réalité toujours pré­ sente à la foi des croyants. On peut bien parler aussi, concède-t-il, de l’unicité du fait de la révélation divine, à condition de ne pas prendre cette révélation pour le simple récit d’un événement passé, alors qu’elle est notre salut aujourd’hui et toujours offert. Jésus, pour B., est notre salut. Il n’a pas voulu dire autre chose. Mais tandis que, pour Schnie­ wind, Jésus est vraiment le Sauveur8, pour B., il n’est que celui dont l’imitation, par notre propre crucifiement, nous sauve. S. pense, avec d'autres théologiens protestants, que Celui que Dieu a exalté n’est pas un effet de l’imagination, mais le même Jésus que 1. Kerygma und Mythos I, Herausgeber Pastor Dr. Theol. Hans Werner BartschSahms, Ein theologis ches Gesprâch, « Theologische Forschung » i, i vol. de 312 pp., Hambourg, Herbert Reich evang. Verlag, 3* éd., 19542. Cf. op. ree., p. 91. 3. Cf. ibid., p. 127. 4. Cf. ibid., p. 126. 5. Cf. ibid., pp. 128, 129. 6. Cf. ibid., p. 95. REVUE THOMISTE 34$ les Évangiles nous mettent devant les yeux. La réponse de B. est qu’il ne peut admettre la légende du tombeau vide, pas plus qu'il n’admet que Paul lui-même y ait cru. Quant à la crainte exprimée par S. que le kérygme soit réduit à la seule existence d’un monde invisible, B. précise, du moins, que ce monde ne se confond pas avec celui dont parlent les religions humaines, et qu’on n’y entre que par la foi1. A la faveur de la distinction hist&risch-geschichtlich, B. tend à vider l’histoire de son contenu divin. Jésus est ramené aux dimensions de la pure humanité. Et pourtant, objecte S., c’est bien en cet homme que Dieu s’est manifesté. Ne faut-il pas que l’historien reconnaisse en lui les signes d’une épiphanie divine ? On ne demande pas à l’histoire de procurer notre rencontre personnelle avec Dieu, mais on attend que son travail y conduise5. B. rejette la possibilité, pour l’historien, de déceler quelque trace de Dieu que ce soit dans la vie du Christ : le Christ Seigneur ne se révèle que dans le kérygme de l’Église1234. Redisons-le : c’est là qu’achoppe la réflexion de B. La foi est pour lui incompatible avec toute espèce d’apologétique. Ce dialogue entre S. et B. est pour nous, en définitive, assez décevant. Les objections ne portent pas ou ne portent guère. Le prestige de B. auprès de S. transpire à toutes les pages. Et les positions qui sont communes à tous deux, en tant que protestants d’aujourd’hui, ne per­ mettent pas une discussion qui atteigne au fond des choses. La venue du Fils de l’homme sur les nuées du ciel n’est pas une simple image, proteste S. ni, non plus, la « préexistence ». L’évangile veut signifier que le Fils de l’homme est réellement le Juge du monde. Mais, faute d’une théorie valable de la connaissance humaine, de telles affirmations restent en l’air, et B. a beau jeu à se réfugier dans la volonté d’une foi pure, dont la pureté devienne précisément le motif de rejeter tout ce qui semble incompatible avec elle. Un grand événement relatif à notre problème s’est passé en septembre 1953. La conférence épiscopale de l’Église unifiée d’Allemagne (évan­ gélique et luthérienne) a publié un communiqué où elle signale que certains professeurs de théologie s’exposent, dans leur effort pour démythiser le Nouveau Testament, à minimiser le contenu du message, ou même à le perdre. Les hommes d’Église, ajoute-t-on, se doivent de discuter avec ces maîtres pour défendre la pureté de l’enseignement chrétien *. D’où grand émoi parmi les amis de B., qui s’étonnent que le dialogue doive s interrompre à l’intérieur de l’Église. B., sans qu’on le nomme, est ainsi rejeté comme une sorte d’hérétique. H.-W. Bartsch, partisan de B., rappelle que la doctrine du maître a préparé ses disciples à faire face au verdict des évêques5. Le tome III contient la longue et savante étude que K. Jaspers a 1. 2. 3. 4. 5. Cf. ibid.t p. 130. Cf. ibid.t p. 108. Cf. ibid.t p. 134. Cf. ibid., p. 231. Cf. ibid., p. 241. CHRONIQUE BULTMANNIENbíE 349 consacrée à l’examen de la démythisation bultmannienne1. Cette étude est suivie de la réponse de B. Les deux articles ayant été publiés a part dans le petit livre : Die Frage (1er Entmythologisierung, que nous avons déjà recensé \ nous n’y reviendrons pas. La discussion est suivie de trois articles ayant respectivement pour auteur : H.-W. Bartsch, F. Buri et K. Reidemeister. L’étude de Bartsch est une sorte de résumé du dialogue JaspersBultmann, Il ne semble pas qu’elle apporte rien de nouveau. L’A., tout en reconnaissant la profondeur de certaines objections de Jaspers, se range fidèlement à la doctrine de B. Il marque, sans plus, ce qui sépare irréductiblement les deux penseurs. F. Buri, à propos des rapports de la nature et de la grâce, s’interroge sur le sens théologique de 1’ « existence 123 ». Elle est le lieu exclusif de la liberté et de la responsabilité ; elle répugne à l’objectivation. C’est par elle que l’homme est devenu pécheur, en voulant s’appuyer sur soimême et devenir comme Dieu. Sa nature est dès lors irrémédiablement faussée, mais la grâce, nouvelle création, lui donne, quand il s’accepte CO ni e pécheur, la ressemblance avec Dieu, l’être dans le Christ. L’exis­ tence libre répugne à toute collaboration avec la nature : elle est l’œuvre de la grâce seule. La foi est ainsi sauvegardée, source unique de justi­ fication, quoi qu’il en soit du comportement de la nature. Ce que la théologie catholique répond à cela, c’est que la liberté dans l’existence ne vient pas de la grâce seule. La grâce n’agit en nous qu’avec nous. Elle ne nous sauve pas sans nous. Et cet accord que nous lui donnons, ce consentement au don d’une libération divine, procède de notre liberté naturelle, sollicitée par Dieu, mais agissante sous la grâce qui invite. Il n’y a pas d’un côté l’existence, et, de l’autre, la nature : la nature foncière, la liberté de la personne, joue elle-même sous l’impulsion de la grâce. h Sous le signe d'une « discussion œcuménique », le tome IV de « K. u. NI. » nous présente la contribution de huit théologiens, profes­ seurs ou pasteurs de différents pays, au problème de la démythisation4. Un premier article de J.-B. Souèek (Tchécoslovaquie) évoque le désarroi intellectuel des jeunes pasteurs de chez lui, et aussi des anciens, au sujet de l’interprétation de l’Écriture5. Il signale l’influence exercée dans son pays par l’exégète Danék, qui s’était déjà engagé dans la voie que suit aujourd’hui B. Pour Danëk, l’Ancien Testament n’est que la synthèse des textes de l’antique monde oriental relatifs au culte et à la mythologie. Les faits mythologiques s'y trouvent à l’état de liquida­ tion, par cette présentation historique qui donne naissance à la théo­ logie : Factum loquitur, verbum fit; Facta labuntur, manet verbum, les mythes se dissipent et font place à la Parole de Dieu, qui demeure. H est vain de chercher à connaître l’Ancien Testament comme histoire ; 1. Kerygma und Mythos III, Das Gesprâch mit der Philosophie, « Tbeologische Forschung » 5, i vol. de 112 pp., I9542. Cf. supra, pp. 336-34OÍ ^Kerygmaund'Mythos IV, Die oekumenische Diskussion, « Theologische Forschung » 8, i vol. de 244 pp., i9555. Cf. of>. rec., pp. 13, 14- REVUE THOMISTE 35° la Bible a pour fonction exclusive de nous donner accès à l’inspiration1. Le Nouveau Testament relève de la même critique. Un homme du nom de Jésus a vraisemblablement existé. On n’a aucune certitude à son sujet. Mais peu importe. On peut croire à Jésus ; non certes aux traditions qu’on a échafaudées sur lui. La foi au Christ nous permet de rencontrer Dieu et d’obtenir le pardon de nos péchés. Tout appui his­ torique de la foi est à rejeter ; notre foi est à l’abri de toute discussion historiques. Danèk estimait que la critique de B., encore entachée d’historisme, n’était pas assez radicale. Mais Soucek hésite à le suivre, craignant, au sujet du Nouveau Testament, une sorte de docétisme, qui dissocie la sphère du profane et celle du religieux. Les positions de Danèk et de B., s’inscrivent, pour Souéek, en contrepoint, sur la base équilibrante de la théologie de K. Barth123. A ses yeux, histoire et eschatologie ne peuvent être séparées dans le kérygme, ni dans la personne de Jésus4, encore qu’il soit difficile de préciser exactement leurs rapports, étant d’ailleurs entendu que la foi ne saurait se fonder sur des faits historiques. C’est là le point crucial où se blesse toute théologie protestante. Souéek félicite B. d’avoir tenté de rendre la foi acceptable à nos contemporains, et de l’avoir vigoureusement distinguée de la philoso­ phie. Que ni B. ni Barth n’aient pu convaincre Jaspers, lui est un signe de l'urgence de la démythisation. Barth lui-même, malgré son opposi­ tion à B., ne se fait pas faute de démythiser, en particulier lorsqu’il parle de la vie éternelle. Mais il le fait par occasion, et sans la méthode de B. Celui-ci a pu mal comprendre ou interpréter la distinction heideggérienne « existentiel-existential ». Manifestement, ce n’est pas la philosophie qui l’intéresse, mais la vie dans la foi. La tâche future de la théologie sera de montrer comment la foi en tant qu’acte et la foi comme contenu sont liés inséparablement. L. Pakozdy, dans son article : « Une voix hongroise sur la théologie kérygmatique », refuse la distinction entre Historie et Geschichte, qui n’a pas d’équivalent dans sa langue. Signe, pense-t-il, de son caractère abstrait, démenti par la réalité56 7. La foi évangélique concerne des évé­ nements qui se sont passés dans l'histoire. Le catholique romain et le protestant évangélique ne diffèrent pas tant par leur concept de la foi que par l'attitude que celle-ci implique pour eux. Le concept bultmannien de 1’ « imitation du Christ » est très éloigné de la foi évangélique et nous rapproche dangereusement de la foi catholique . * La foi serait mythique qui voudrait ne pas croire à l'historicité de la vie de Jésus, et la sécurité qu’elle prétendrait donner ne serait que certitude subjective. Pakozdy résume ensuite l’histoire de la théologie bultmannienne en . se fait l’ennemi du christia­ nisme quand il traite de mythe la plus grande partie du Nouveau Testament. Toute allégorisation doit être bannie ’. 1. CÍ. ibid., p. 16. 2. Cf. ibid,, p. 17, 3. Cf. ibid., p. 19. 4. Cf. ibid., p. 20. 5. Cf. ibid., p. 39. 6. Cf. ibid., p. 41. 7. Cf. ibid., p. 46. CHRONIQUE BULTMANNIENNE 351 Il n’y a qu’un seul théologien hongrois, le défunt Prof. E. Màtyàs, qui ait subi l’influence de B. Mais il n’aurait pas suivi son maître jusqu’au bout de son programme de démythisation L’article se termine par une prise de position très nette à l’égard de B. Le Hongrois d’aujourd’hui pense concrètement. Une religion qui ne serait pas fondée sur l’histoire lui est incompréhensible. Si la vie de Jésus telle qu’on l’a entendue jusqu’ici n’est qu’une œuvre romanesque, elle ne mérite pas qu’on s’y intéresse. Que le sens critique s’y exerce, soit ; mais qu’on ne sombre pas dans un idéalisme où se dissout la per­ sonne de Jésus. A parcourir les articles suivants, il semble qu’on y trouvera peu d’aperçus nouveaux, comme si tout avait été dit déjà, et que cette juxtaposition d’études avait peu de chances de faire avancer les pro­ blèmes. La dernière livraison rassemble les études des exégètes et théologiens catholiques de plusieurs pays sur le problème de la démythisation2. Les objections les plus valables s’y font jour et les mises au point les plus autorisées. On n’attendait pas moins de savants comme K. Adam, J. Hamer, R. Marié, etc. Nous ne pouvons rapporter ici des considéra­ tions plusieurs fois déjà rencontrées. Glanons seulement quelques notations. Celles de A. Kolping (Bonn), par exemple, qui définit la foi, selon B., comme une pure décision du vouloir seul sans raison de croire : creditum quia praedicatum3 ! B. n’en dit pas moins que la foi, telle qu’il la conçoit, n’est pas un acte aveugle. Car, en croyant, on se comprend soi-même, mieux encore que ne le fait le simple philosophe de l’existence. Il y aurait donc, dans l’adhésion de foi, une expérience de vérité, une véri­ fication expérimentale du bien-fondé de la foi4. On ne saurait parler à ce propos de motif de crédibilité. C’est dans l’acte même de foi que la lumière existentielle apparaît. A moins qu’on ne veuille dire que l’acte de foi, avant qu’on ne s’y décide, se présente à la pensée comme telle­ ment précieux, élevé, sur-humain, qu’on doive y reconnaître la présence de la vérité divine. Qu’une telle crédibilité suffise à tel ou tel, Dieu aidant, on peut le comprendre, mais qu’elle soit crédibilité valable en droit, pour tous, et surtout crédibilité chrétienne, un catholique ne saurait l’admettre. Car celle-ci implique que l’on reconnaisse, dans la vie du Christ, les signes de l’intervention divine, à défaut desquels le message évangélique, même minimisé à l’extrême, n'a pas qualité pour s’imposer à l’esprit. La foi de B. est l’aboutissement logique du sola gratia. Elle consiste dans une attitude intime, réduite (punctum mathematicum), lieu de repos existential, où valent seulement : Dieu, la grâce, l’amour, l’homme authentique, etc. Si cette disposition élémentaire embryonnaire, malgré une certaine référence au message du Christ, ne peut être appelée chré­ 2. Kerygmà und Mythos V, Die Diskussion innerhalb der katholischen Théologie, Theologiscbe Forschung » 9> 1 v°t PP’’ I955’ 3. Cf. op. ree., p. 15. 4. Cf. ibid., p. 17- REVUE THOMISTE 352 tienne, c‘est donc que le principe même de la théologie protestante doit être remis en question. H. Fries (Tubingue) note que l'Écriture devrait s’interpréter par elle-même, sui ipsius interpres, selon le principe de 1'analogia fidei1. Or B. ne tient aucun compte de cette exigence. Le Nouveau Testament n’est pas éclairé par lui dans le prolongement de l’Ancien Testament et, pas davantage, Jean et Paul ne sont situés dans l’ensemble des écrits néo-testamentaires. On peut signaler peut-être que la critique de Fries ne porte pas quand elle entreprend de ramener à un existential la foi de B. * Manifestement il y a méprise : B. conçoit la foi comme attitude existentielle, que la grâce seule opère en nous. Le P. J. Hamer, entre autres réflexions, fait remarquer que, pour B., l’Église ne joue pratiquement aucun rôle dans l’interprétation de l’Écriture. Ni sa tradition, ni sa réalité sociologique actuelle ne sont prises en considération. Les Réformateurs ne pensaient pas ainsi’. fr. M. Corvez, O. P.1 23 1. Cf. ibid,, p. 40. 2. Cf. ibid., p. 41. 3. Cf. ibid., pp. 53-54. Chronique de philosophie politique L’abondance et la variété des études politiques sont le signe certain, sinon d’un renouveau, du moins d’une attention croissante portée à cette dimension de la vie humaine. Et l’on souhaite que tout ce mouve­ ment aboutisse enfin à des réflexions constructives dont le besoin se fait de plus en plus sentir de nos jours. La science politique hésite entre l’étude neutre des faits et institutions d’une part, et la philosophie de l’histoire de l’autre. De toute façon, il faut bien constater que les doctrines originales et créatrices sont rares ; et pourtant cette volonté d’organisation du monde selon une conception de l'intérêt de la per­ sonne humaine représente bien le meilleur de la réflexion politique, essentiellement dangereuse comme le remarquait Platon. Tout doit contribuer à une telle construction ; et en particulier les études his­ toriques, par l'expérience qu’elles peuvent drainer. De cet ordre, il faut signaler, parus en 1955, deux ouvrages, d’intérêt inégal certes, mais réel. C’est d’abord, la réédition de l’ouvrage de M. Gaetano Mosca, ancien professeur d’histoire des institutions et des doctrines politiques à l’uni­ versité de Rome1. L’A. s’est arrêté volontairement à l’année 1918, et M. Bouthoul, vice-président de la Société internationale de sociologie, qui traduisit l’ouvrage en 1937, complété en l’amenant jusqu’à nos jours. Évidemment on ne peut pas trop demander en fait de précisions à une histoire qui veut embrasser la totalité des temps. Aussi bien, si M. Mosca s’est attaché à ne rien omettre de ce qui peut expliquer une doctrine, milieu, mentalité, institutions surtout, il faut reconnaître que ses exposés sont parfois rapides : ils ne font pas assez ressortir les intui­ tions de base qui sont la force et le rayonnement d’une pensée. Et par le fait même, l’histoire de ces doctrines est décrite comme une succes­ sion sans loi interne apparente ; la signification des grandes périodes politiques n’est pas soulignée qui aurait permis une synthèse plus fruc­ tueuse. La partie que l’on doit à M. Bouthoul, est peut-être plus satis­ faisante. Après avoir précisé les caractères de notre monde, il classe les théories politiques selon un ordre « doctrinal » qui ne méconnaît pas l’histoire, mais qui l’organise autour des « ismes » les plus divers ; doctrines de violence, nationalismes de toutes sortes, politiques, écono­ miques, démographiques, radicalisme, socialismes, doctrines anti­ démocratiques, etc. L’ouvrage se termine par la mention d’un fait auquel on porte peu d’attention, mais dont 1 importance politique pour­ rait se faire sentir à long terme : la promotion de la femme. M. B. est un T r \fn