La pensée de saint Thomas sur le sens spirituel Connue son maître, Albert le Grand, saint Thomas a laissé une œuvre imposante, qui couvre bien des domaines : philosophie, théo­ logie, exégèse. Toutefois si l'on voulait caractériser le génie propre de Thomas d’Aquin, il faudrait dire sans aucun doute, à la suite de ses meilleurs interprètes, qu'il est avant tout théologien. Certes il connaît à fond les œuvres d’Aristote et de ses commentateurs arabes, en cours dans les milieux parisiens du xme siècle, et comme philosophe, il aura des intuitions vraiment neuves et étonnantes. Mais pour lui, la théologie du croyant est meilleure que toute la philosophie1 2 : elle est cette science divine, bien plus divine que la métaphysique, qui a pour objet l’être divin connaissable par la Révélation3. Et ce savoir, dont les principes propres et premiers sont reçus dans l’homme par la foi, n’a d’autre terme ultime que la vision de Dieu face à face dans une consommation définitive de la connaissance et de l’amour4. Aussi verra-t-on saint Thomas, tout au cours de sa vie, s’appro­ cher constamment des sources de la Révélation, l’Écriture et les témoins de la Tradition. Encore aujourd'hui, on est surpris de l’information positive très vaste qu’il possédait. Mais parmi ces sources de la théologie, l’Écriture méritait évidemment pour lui une attention particulière. D’ailleurs la théologie n’est-elle pas avant tout la science de l’Écriture5*? Cependant au xme siècle, on doit ici le noter, l’Ecriture cesse d’être l’unique objet de l’enseignement. Les maîtres de Paris n’y consacreront plus que deux cours par semaine. On verra alors se développer surtout la théologie, science désormais autonome, qui devient la clef de voûte, le point de convergence de toutes les disciplines annexes : grammaire, philologie, patristique, exégèse®. Aussi la préoccupation dominante de saint Thomas et de ses contemporains sera de dégager du texte biblique des enseignements relatifs à la théologie. Ce caractère essentiellement théologique est certainement le plus spécifique de l’exégèse 1. Cet article était déjà rédigé au moment où l’on annonçait la parution des livre du R. P. de Lubac, Exégèse médiévale, Les quatre sens de l'Écriture, Paris, Aubier, 1959. Il nous a donc été impossible de mettre a profit les observations si suggestives de ce livre dans cette étude de la pensée de saint Thomas sur le sens spirituel. 2. Cf. Sum. theol., I*, q. 1, a. 5 ; in I Sent., prol., q. x, a. x. 3. Cf. /», q. I, a. 74. Cf. /», q. i, a. 5 ! *» I Sent., prol., q. i, a. 3. qu. 3.. . . „ , ,, , 5. Cf. M.-D. Chenu, Introduction à l'étude de saint Thomas d Aquin, Pans, Vrin, 1950; du même auteur, La Théologie comme science au XIIIe siècle, Paris, Vrin, I967Cf. M.-J. Congar, art. Théologie, dans DTC XV, Paris, I943;46, col. 374-378 ; M.-D. Chenu. Théologie symbolique et exégèse scolastique au XU'-XIII' siècles, dans Mélanges J. De Ghellinck, Gembloux, J. Duculot, I951» H, p. 519. I . I ( ¡ | 6i4 REVUE THOMISTE biblique du Docteur angélique, qui ne s’intéresse, peut-on dire, aux Livres saints que dans la mesure où ils ont une portée doctrinale. S’il met en œuvre quelques rudiments de connaissances philolo­ giques, s’il se soumet parfois aux exigences de la critique textuelle, surtout s’il s’applique à dégager le vrai sens littéral, c’est dans la mesure où ses efforts sont nécessaires et féconds pour élaborer une théologie biblique1. Ainsi l’exégèse de saint Thomas exploite le texte biblique en vue de fournir un argument aux exposés théo­ logiques. Sa première préoccupation consistera à dégager le sens obvie du texte ; car c’est lui, à ses yeux, qui possède une véritable force argumentative. Nulla confusio sequitur in sacra Scriptura, cum omnes sensus fundentur super unum, scilicet litteralem: ex quo solo potest trahi argumentum2. Ce culte pour le sens littéral, saint Thomas l’a hérité d’Albert le Grand et sans doute par lui des Victorins, bien qu’il se dégage de leur allégorisme3. Mais quelle sera son attitude à l’égard du sens spirituel et de l’exégèse spirituelle, pratiquée elle aussi depuis les premiers temps de la tradition chrétienne ? Une lecture même superficielle laisse facilement entrevoir que saint Thomas tient le plus grand compte des exégèses de ses devan­ ciers, surtout allégorisante et mystique. Si parfois il les exclut parce qu’elles ne cadrent pas avec le contexte, le plus souvent il les adopte pour leur valeur doctrinale et religieuse, en prenant soin de les distinguer de l’interprétation littérale. Et non seulement il accepte l’exégèse spirituelle de ses prédécesseurs, mais il la pratique lui-même dans une juste mesure. On la rencontre un peu partout dans ses travaux scripturaires, qui sont très variés ; en effet, à l’inverse de ses contemporains, qui se spécialisent dans un genre donné, ses commentaires sur l’Écriture relèvent de plusieurs modes d’exposi­ tion. Ainsi le commentaire (perdu) sur le Cantique des cantiques et peut-être celui du Psautier sont des ouvrages de piété ; la Catena aurea rappelle la Glose ; et tous les autres commentaires, notam­ ment ceux sur l’évangile de saint Jean et les épîtres de saint Paul, sont des ouvrages scientifiques4. C'est là surtout qu’on peut le voir mettre en pratique les principes de son herméneutique. Et c’est dans cette pratique de l’exégèse qu’il faudrait chercher à découvrir sa conception du sens spirituel, s’il ne s’était pas expliqué sur ce 1. Cf. C. Spicq, art. Thomas d'Aquin, dans DTC XV, Paris, 1946, col. 718 : « A ce titre, il [saint Thomas] joue un rôle décisif dans l’histoire de l’interprétation de l’Écri­ ture. Alors que le xn® siècle et encore en grande partie le xm® siècle identifient théologie et Écriture, le Docteur angélique, autant par l’esprit et la méthode de ses commentaires que par la perfection de sa théologie, a contribué plus que tout autre à la dissociation de ces deux disciplines. Par sa recherche attentive et constante du ^^^^ral propre, *1 tend à constituer, l’un des premiers avec Albert le Grand, 1 exégèse en discipline autonome, mais par ailleurs il distingue nettement l’exploitation rationnelle de ce donne révélé en science théologique : celle-ci étant issue de celui-là. • 2. Is, q. i, a. 10, ad in®. 3. Cf. M.-D. Chenu, Th¿ologie symbolique.,., p. 524. nn ' Sr c “** h“toire de l'exégise latine au moyen âge, Paris, Vrin, Pp44i99-P22598 3 5 ’ M *D' CllKNU’ Introducti(m à l'étude de saint Thomas d'Aquin, LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 615 point dans ses œuvres théologiques. Car saint Thomas, contraire­ ment à Albert le Grand, en a traité ex professo à plusieurs reprises et de façon très précise. Il y a dans son œuvre surtout deux endroits qui doivent retenir notre attention. C'est d’abord Sum. theol., Z», q. i, a. 10 : Utrum in sacra Scriptura sub una littera habeant plures sensus ? Le second texte est celui du Quodlibet VII, aa. 14 et 16, où le Docteur angélique se demande, comme dans la Somme, s’il existe une multiplicité de sens dans la Bible : Utrum praeter sensus litterales in verbis sacrae Scripturae alii sensus lateant ? et si cette multiplicité de sens se retrouve dans d’autres écrits : Utrum illi sensus inveniantur in aliis scripturis1 ? Aussi, dans cette étude consacrée à la pensée de saint Thomas sur le sens spirituel, nous en tiendrons-nous surtout à ces exposés théo­ riques, sans délaisser pour autant les nombreuses indications con­ crètes de ses travaux exégétiques ou de ses œuvres théologiques. Dans ce but, nous essaierons d’étudier tour à tour les fondements du sens spirituel, sa nature et les critères qui permettent de l’at­ teindre. Ainsi une première partie nous laissera voir que le sens spirituel repose sur cette donnée traditionnelle, que la Bible est le livre de Dieu, maître de l’histoire. Puis, dans une seconde partie, nous montrerons que saint Thomas, à l’instar de saint Augustin, conçoit implicitement l’Écriture comme un vaste sacrement, où la signification spirituelle est assimilable aux res et signa de la doctrine sacramentaire. Enfin, dans une troisième partie : du signe à la réalité, nous étudierons les moyens qu’il met en œuvre pour découvrir ce sens spirituel. Mais pour bien saisir cette doctrine de saint Thomas et voir ce quelle recèle de valeur permanente, il sera indispensable, cela va sans dire, de la replacer constamment dans son milieu historique et même dans la suite de la théologie chrétienne du sens spirituel2. Nous pourrons ainsi voir, en guise de conclusion, que, si la pensée de saint Thomas s’insère, ici comme en bien d’autres domaines, dans un contexte temporel qui l’a nécessairement influencée, elle marque cependant une étape très importante dans le développement de la tradition théologique, par un approfondissement du donné I. On admet communément que la Summa theologiae est de 1266-1272. Quant au Quodlibet VII, d’après Mgr Grabmann et le P. Mandonnet, il serait de 1265-67 (cf. A. Walz, art. Thomas d'Aquin, Écrits de saint Thomas, dans DTC XV, 001.^635 ss.). D’après le P. Synave, La doctrine de saint Thomas sur le sens littéral des Écritures, (dans RB XXXV, 1926, pp. 50-57), le Quodlibet daterait de 1256. a. Au xnie siècle s’affrontèrent des tendances opposées en exégèse. Il y avait d’une part — et c’était la grande majorité des théologiens chrétiens — les partisans de l'exégèse allégorique, qui entendaient rester fidèles à la voie tracée par les Pères latins : un Augustin, un Jérôme, un Grégoire le Grand ; et d autre part les tenants d’une exégèse plus respectueuse de la lettre. Les uns et les autres admettaient, comme d’ailleurs toute la tradition chrétienne, qu’il existe dans l’Écriture un double sens : le sens littéral et le sens spirituel. Mais de ces deux sens, lequel devait avoir la pri­ mauté ? Et si l’on reconnaissait l’importance de la lettre comme fondement de l’inter­ prétation spirituelle, quelles relations pouvaient exister entre elle et l’esprit de l’Écri­ ture ? Bien peu de théologiens ont apporté une solution à ce problème, et saint Thomas est le seul qui se soit posé la question de façon directe. 6i6 REVUE THOMISTE révélé et son utilisation du capital accumulé par les siècles passés. Riche synthèse de la tradition chrétienne, qui a su assimiler les apports d’une science profane en son origine, elle était animée d’un esprit qui pourrait encore de nos jours inspirer les théoriciens du sens spirituel, en tenant compte des véritables progrès opérés par les sciences bibliques depuis le moyen âge. I. — LA BIBLE, LIVRE DE DIEU, MAITRE DE L’HISTOIRE. Le problème, posé par saint Thomas au début de sa Somme théologique et dans le Quodlibet VII, possède une portée plus générale que ne nous le laisse soupçonner le titre des articles. Il s’agit au fond du mode d’expression propre à la Bible : l’Écriture possède-t-elle un mode de signification propre, de telle sorte que, outre le sens de la lettre qu’on rencontre dans tous les écrits humains, la Bible con­ tienne d’autres sens cachés ? Le problème n’est pas nouveau. Les Pères de l’Église et à leur suite Hugues de Saint-Victor se l’étaient déjà posé dans des termes très clairs12. La tradition chrétienne sem­ blait d’accord sur sa solution : depuis les débuts du christianisme, on avait reconnu l’existence d’un sens mystérieux sous la lettre de l’Écriture *. Toutefois il subsistait une difficulté. Et saint Thomas lui-même l’a bien vue : la Bible se présente comme un livre humain. Au pre­ mier abord, elle ne diffère pas des autres écrits : In Scriptura autem, divina traduntur nobis per modum quo homines solent uti3. D’ailleurs la méthode qu’emploie saint Thomas dans l’étude des Livres saints n’oriente-t-eÛe pas en ce sens ? A lire les prooemia que le Docteur angélique place au début de ses commentaires scripturaires, les questions qu’il pose sont identiques à celles qu’il se pose d’ordinaire à propos d’un livre profane4. Une telle manière d’agir ne placeraitelle pas implicitement la Bible au même rang que les autres livres humains, dans l’interprétation desquels il faut s’en tenir à ce que livre la lettre ? Ce n’est là cependant qu’un aspect de la vérité : 1. Cf. G. Paré, A. Brunet, P. Tremblay, La Renaissance du XIIe siècle, Les écoles et renseignement, Paris-Ottawa, 1933, pp. 213 ss. 2. Depuis les origines chrétiennes, depuis le Christ et les Apôtres, on est convaincu qu’il existe dans l’Ancien Testament un sens mystérieux qui dépasse la lettre, esprit que seul l’incarnation du Verbe peut nous faire apercevoir. 3. In Hebr. 1, lec. 4, Turin, p. 350, n. 64. 4. Cf. C. Spicq, Esquisse d'une histoire de I'exégèse latine au moyen âge, pp. 212-218. Comme ses devanciers immédiats du xme siècle, Étienne Langton, Hugues de SaintCher, saint Thomas commence par définir le livre par sa matière, son mode, son utilité et l’intention de l’hagioçraphe ; d’autres fois, comme Albert le Grand, il usera d’une méthode plus philosophique, celle des quatre causes. Même certaines parties de ses commentaires sur la sainte Écriture ne sont pas tellement différents de ses commentaires sur les livres d’Aristote. Il détermine d’abord le sujet d’une péricope donnée, puis il le distribue en ses parties par des divisions et des subdivisions succes­ sives, qu il commente mettant en œuvre les procédés de la dialectique dont était imbu le moyen age. - ¡ LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 617 car la Bible, mise à part sa manière tout humaine de s’exprimer, possède un mode de signification qu’on ne rencontre dans aucun livre profane. Saint Thomas l’affirme de façon très nette : il a recours à l’autorité de saint Grégoire le Grand, qu’il cite à plusieurs reprises et dans laquelle il voit l’expression de la tradition chrétienne1. Mais en prenant à son compte cette vérité, saint Thomas l’approfondit et l’expose à sa façon : Cum in omnibus scientiis voces significent, hoc habet ■proprium ista scientia quod ipsae res significatae per voces diam significent aliquid2. Ainsi, au delà de la lettre, le Livre saint cache dans un langage polyvalent un sens qui n'appartient qu’à lui seul. Saint Augustin, bien avant saint Thomas, avait lui aussi plusieurs fois affirmé la richesse incomparable de l’Écriture, qui contient sous des formes admirables les mystères divins, le Verbe lui-même. Mais, pour saint Augustin, la multiplicité des sens bibliques découlait d’un aspect de la Bible : un livre qui nous parle sans cesse des mystères de Dieu, qui sont à la fois connaissables et ineffables, ne peut pas ne pas être obscur. D’ailleurs cette obscurité de la Bible demeure un bien­ fait de Dieu, puisqu'elle nous montre que la Providence a ménagé ainsi la lumière pour ne point aveugler nos faibles yeux et pour nous inciter à la regarder comme un précieux trésor 3. Sur quels principes saint Thomas fera-t-il, pour sa part, reposer le langage merveilleux de la Bible, qui cache sous la lettre un sens mystérieux ? Si la Bible possède un caractère particulier, qui la distingue de toute œuvre profane, cela vient en tout premier lieu de ce qu’elle est le Livre de Dieu : Dieu en est l’auteur. C’est à ce même principe que saint Thomas fera appel pour fonder l’existence du sens spirituel : Auctor sacrae Scripturae est Deus, in cujus potestate est ut non solum voces ad significandum accommodet (quod etiam homo jacere potest) sed etiam res ipsas 45 . Mais cette première affirmation doit elle-même être complétée. C'est ce qu’explicite le Quodl. VII : le mode d’expression propre à la Bible se base sur ce fait que Dieu, auteur de l’Écriture, est aussi prorident et maître de l’histoire : Spiritualis sensus sacrae Scrip­ turae accipitur ex hoc quod res cursum suum peragentes significant aliquid aliud, quod per spiritualem sensum accipitur. Sic autem ordinantur res in cursu suo, ut ex eis talis sensus possit accipi, quod ejus solius est qui SUA providentia gubernat, qui solus Deus est6. Ces deux vérités, sur lesquelles saint Thomas fonde le langage proI. S. Grégoire le Grand, Mor. Libri, xx, 1, PL LXXVI, c. 135 : «Sacra Scriptura omnes scientias atque doctrinas, ipso etiam locutionis suae more transcendit : quia uno eodemque sermone, dum narrat gestum, prodit mysterium. > 2I* q i a. 10. Cf. Quodl. VII, a. 16 : • In nulla scientia, humana industria inventa, proprie’loquendo, potest inveniri nisi litteralis sensus, sed solum in ista Scriptura. » 3 Cf. S. Augustin, Contra Adamantinum, i, 7» PL XLII, c. 138 ; de Doct. christ. II, VI, PL XXXIV, c. 38. 4. I», q. i, a. 10. 5. Quodl. VU, a. 16. 6i8 REVUE THOMISTE pre à l’Écriture, pour explicites qu’elles soient, demeurent toutefois bien concises. Elles présupposent de fait des doctrines précises, que saint Thomas n’avait pas à développer ici pour elles-mêmes, mais dont l’explicitation nous permettra de mieux comprendre la portée de ces affirmations mises en relation avec la propriété qu’a l’Écri­ ture de s’exprimer d’une façon tout à fait particulière. 1. La Bible est le livre de Dieu Saint Thomas répète souvent que Dieu est l’auteur de l’Écriture sacrée. En cela, il ne fait que conserver et transmettre une vérité traditionnelle dans l’Église : en effet elle apparaît déjà dans les écrits néotestamentaires et chez tous les Pères qui voyaient dans l’Écriture la Parole même de Dieu, la nourriture de la foi théologale1. Mais en quel sens Dieu est-il auteur de l’Écriture ? On se rend bien compte que Dieu n’a pas écrit immédiatement le livre saint : car il faudrait alors, non sans difficulté, le concevoir à l’image de l’homme et lui prêter des opérations proprement humaines. D’ailleurs l’Écri­ ture elle-même ne nous rapporte-t-elle pas que les livres saints ont été écrits par des hommes et n’attribue-t-elle pas chaque livre sacré à des auteurs différents ? Comment alors Dieu peut-il demeurer auteur de l’Écriture ? Depuis longtemps les théologiens ont essayé d’expliquer la coor­ dination de l’action divine et de l’action humaine dans la composi­ tion de la sainte Écriture. Les Pères par de nombreuses images ont illustré le rôle subalterne de l’écrivain sacré : il est un instrument au sendee de Dieu, une cithare qui vibre sous la main divine, la bouche du Saint-Esprit2. Saint Jérôme a même fait la distinction entre auteur humain et auteur divin et, en donnant l’exemple de l’ouvrier qui emploie un outil à la confection de quelque objet, il compare l’écrivain sacré à un instrument dans les mains de Dieu3. Saint Augustin n’a pas manqué lui aussi d’affirmer par des asser­ tions explicites l’origine divine de la Bible et la collaboration de l’homme conduit par l’inspiration de Dieu4. Ainsi la vérité tradi­ tionnelle de l’inspiration marquait exactement, malgré ses impré­ 1. Les deux textes classiques du Nouveau Testament, particulièrement significatiis de cette conviction, sont: II Tim. m, 16 et II Pet. i, 21. Les Pères des premiers siècles chrétiens s’y référeront constamment. 2. Cf. E. Mangenot, art. Inspiration de VÉcriture, dans DTC VU, Paris, 1922, col. 2098-2118. 3. Cf. S. Jérôme, Tract, in Ps. lxxxviii, (éd. G. Morin, Anecdota Maredsolana, Maredsous, 1903, t. Ill, p. 53) : cité par E. Mangenot, op. cit., col. 2115: «Tout ce que disent les écrivains sacrés constitue les paroles de Dieu, non leurs paroles à eux, et en parlant par leur bouche le Seigneur s’en est servi comme d’un instrument. » 4. S. Augustin, in Ps. exiv, PL XXXVII, c. 1483 : « Legimus digito Dei scriptam esse legem et datam per Moysen sanctum servum ejus: quem digitum Dei multi mtelligunt Spin tum Sanctum. Quapropter si digitos Dei eosdem ministros Spiritu Sancto repletos propter ipsum Spiritum qui in eis operatur, recte accipimus, quoniam per eosdem nobis omnis divina Scriptura confecta est, convenienter hoc loco (Ps. xiv) coelos dictos libros utnusque Testamenti. » LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 619 cisions, le double rôle de l’Esprit-Saint et des inspirés : elle exprimait par des comparaisons ce que saint Thomas dira au xme siècle sans métaphores et en termes scolastiques : Spiritus sanctus est azictor principalis sacrae Scripturae, homo fuit auctor instrumentalis1. Cette conception scolastique de l’inspiration, comme on peut le remarquer, présuppose des notions précises sur la causalité efficiente, qui ont aidé saint Thomas à prendre une meilleure intelligence d’une donnée traditionnelle : Dieu, auteur de l’Écriture. Il est vrai que le Docteur angélique, pas plus que ses devanciers, n’a traité ex professo de l’inspiration de l’Écriture. Il en a parlé en passant à l'occasion d’autres questions théologiques 2 ; mais à partir des points saillants de sa doctrine sur la causalité instrumentale, la formule lapidaire : Spiritus Sanctus est auctor principalis sacrae Scripturae, homo fuit auctor instrumentalis, apparaît plus profonde qu’elle ne semblait l’être au premier abord. Elle exprime de façon plus adé­ quate les données traditionnelles sur le rôle respectif de Dieu et de l'homme dans la rédaction des Livres saints 3. L’Écriture est à la fois l’effet de Dieu et de l’homme, qui en sont causes, mais à des titres divers : elle dépend de Dieu comme de sa cause principale et elle se rattache à l’homme comme à sa cause instrumentale. Il va sans dire qu’avec l’homme nous sommes en présence d’un instrument pris au sens large : un instrument doué de raison et de liberté4. Dieu ne meut pas l’écrivain inspiré de façon mécanique, en lui dictant les mots qu’il doit enregistrer fidèlement dans le livre ; au contraire, Dieu meut les êtres sans faire violence à leur nature. Aussi quand il meut l’homme inspiré selon son mode propre d’être, lui laisse-t-il sa liberté, son tempéra­ ment, ses tendances individuelles, mais il le meut de telle sorte qu’il écrive librement tout ce que Dieu veut et seulement ce qu’il veut5. Comme auteur principal de l’Écriture, Dieu peut sans doute d’abord mouvoir l’écrivain sacré dans un sens tout à fait naturel à sa condition humaine. Les mots utilisés auront alors pour but de 1. S. Thomas, In Jer., prol. ; cf. ZB, q. 1, a. 10 ; Quodl. VII, a. 16 ; in Hebr. xi lec. 7. 2. Cf. surtout le traité de saint Thomas sur la prophétie : ZZB-ZIBC, qq. 171-178. 3. Avant saint Thomas, Albert le Grand avait recouru lui aussi à la notion de causa­ lité instrumentale pour expliquer le fait divin de l’inspiration. Nous en avons des indices manifestes dans les prologues qu’il place en tête de ses commentaires. Cf. tn Joan., éd. Borgnet, t. XXIV, pp. 7-8 ; »n Ps., prol., t. XV, p. 5. Voir J.-M. yosTÉ, Le Bx Albert le Grand et la doctrine de Vinspiration scripturaire, dans RT XXIII, 1918, pp. 199-204. . 4. Cf. de Verilate, q. 24, a. i, ad 5um : «Instrumentum dupliciter dicitur: uno modo proprie, quando scilicet aliquid ita ab altero movetur quod non confertur ei a movente aliquod principium talis motus, sicut serra movetur a carpentario ; et tale instrumentum est expers libertatis. Alio modo dicitur instrumentum magis communiter quidquid est movens ab alio motum, sive sit in ipso principium sui motus, sive non ; et sic ab instrumento non oportet quod omnino excludatur ratio libertatis, quia aliquid potest esse ab alio motum quod tamen se ipsum movet : et ita est de mente humana. » La même affirmation est reprise dans le de Potentia, q. 6, a. 45 Cf les notes doctrinales thomistes du P. Benoit dans Saint Thomas d'Aquin, Somme théoloeique, la Prophétie, éd. de la « Revue des Jeunes », Paris, 1947,pp. 303-313. Voir aussi l’article plus récent du même auteur : L'inspiration, dans Initiation biblique, Paris, Desclée et Cie, 3e éd., 1954- 620 REVUE THOMISTE signifier des réalités proportionnées à la connaissance humaine, même laissée à ses propres forces. Et vue dans cette perspective, la Bible, mise à part son inspiration scripturaire, apparaîtra semblable à tout autre livre humain. Les effets voulus et produits par l’inter­ médiaire d’un instrument inspiré, doué de raison et de liberté, seront identiques à ceux que l’homme aurait produits, s’il avait été laissé à sa propre initiative. Mais la puissance de Dieu n’est pas limitée à ce mode d’expression : en outre elle peut faire signifier aux mots des réalités qui dépassent l’investigation naturelle de l’homme. Se servant du langage, que l’homme emploie habituellement en vue de communiquer aux autres sa vision personnelle du monde extérieur, Dieu peut sous ce langage cacher des réalités que l’homme ne connaîtrait pas autrement : soit ainsi en illuminant l’intelligence du prophète et lui découvrant l’avenir mystérieux des événements historiques, soit en révélant les mystères de sa vie intime, qui échappent à tout œil humain et que seule la foi peut nous faire con­ naître1. Bien entendu, Dieu, qui utilise l’homme dans la transmission de ses mystères, de sa pensée ou de ses vouloirs, se soumet d’avance, pour ainsi dire, aux exigences humaines d’expression : style, genre littéraire... Comparé à la pensée divine, dont il est l’expression, ce langage humain de l’Écriture demeure certes imparfait et déficient. Saint Augustin avait très bien vu et exprimé cette distance qui sépare les mystères de Dieu du langage humain qui ne parvient pas à les exprimer adéquatement2. Mais malgré ce mode imparfait d’expression que Dieu s’est imposé, il reste — et cela est important à noter — que Dieu garde en son pouvoir, grâce à son omniscience et à sa puissance infinie, la faculté de faire produire à l’instrument qu’il meut des effets qui le dépassent. Sous la lettre de l’Écriture, un langage mystérieux et divin peut être contenu et révélé, si Dieu consent à enlever le voile qui nous sépare de ces mystères. Déjà nous pouvons dire que ce mode de signification, découlant immédiatement des mots, ne convient qu'à la Bible, à l’exclusion de tout livre profane. 2. Dieu est le H aître de Phistoire Mais il y a davantage. Auctor sacrae Scripturae est Deus, in cujus potestate est ut non solum voces ad significandum accommodet Pe .pbis» on peut noter — et c’est encore une raison de la richesse incomparable de 1 Ecriture que, pour la composition du Livre saint, Dieu est demeuré constam­ ment a 1 œuvre, tandis que se sont succédés des hagiographes et des prophètes, limites par le temps, instruments transitoires de la puissance divine. Aussi Dieu a-t-il Hupq d*e friture des significations que lui seul peut connaître, c’ett lÆShStte5Ùî.diS hvres composés à des époques différentes ; car ernlicite x> a- lvi. t -11 , q. 5, a. 6 , q. 62, a. x. 7. Cf. ib., q. 81, a. i. LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 623 loppant selon un certain ordre, incluant des étapes diverses qui s'appellent l’une l’autre et se succèdent dans une continuité parfaite. Trois étapes distinctes marquent les principales phases de l’humanité, cheminant vers son salut définitif : l'état de la Loi ancienne, l’état de la Loi nouvelle et l’état de la Béatitude éternelle1. Comme cette conception de l’histoire du salut est à la base de la théorie des sens spirituels chez saint Thomas, il convient de s'y arrêter, en vue de considérer chacune de ces étapes en elles-mêmes ainsi que les rela­ tions qu’elles entretiennent les unes avec les autres. La Loi ancienne. — La première étape du salut est celle de la Loi ancienne : c’est l’état où Dieu a déposé le germe du salut dans un peuple choisi pour servir à la réalisation des desseins de la Pro­ vidence2. Si la Loi ancienne n’a été proclamée qu’au temps de Moïse, c’était pour convaincre les hommes de la faiblesse de leur raison et de leur vertu3. Mais au moment où la famille patriarcale se trouva assez développée pour constituer un peuple, Dieu intervint à titre de législateur positif et donna à Moïse la Loi qui devait rétablir l'ordre de la loi de nature, troublé par les passions et les crimes de l’humanité. Elle devait façonner, en vue du Rédempteur à venir, le peuple destiné à lui donner naissance4. Saint Thomas étudiera longuement les préceptes de la Loi ancienne : il y consacrera dans son traité de la Loi neuf questions, comprenant chacune de longs articles5. Elle est constituée de trois espèces de préceptes : des préceptes moraux qui règlent les actes humains et se trouvent résumés dans le Décalogue reçu par Moïse sur le mont Sinaï6 ; des préceptes cérémoniels qui régissent les moin­ dres actes du culte rendu à Yahvé7 ; enfin des préceptes judiciaires qui sévissent contre les actes dérogeant à la loi établie par le Dieu tout-puissant8. Tous ces préceptes n’ont qu’une seule fin : disposer I. Cf. ib., q. 106, a. 4, ad ium : « Sicut Dionysius dicit in de Eccl. Hier, v, triplex est hominum status : primus quidem veteris lejps ; secundus novae legis ; tertius status succedit non in hac vita, sed in futura scilicet in patria. » Chaque fois qu’il expose le plan du salut, saint Thomas se réfère à cette conception du Pscudo-Denys, laissant voir clairement la source qui l’a principalement inspire sui- ce point important : cf. q. 101, a. 2 ; q. 103, a. 3 ; III', q. 61, a. 4, ad ium ; in II Sent., d. 9, q. 1, a. 8, ad 4nm ; in III Sent., d. 11, a. 4, q“ 1. — Sur l’influence du Pseudo-Denys, voir M.-D. Chenu, Introduction..., pp. 192 ss. а. Cf. q. 98, a. 4. 3. Cf. ib., q. 98, a. 6 ; III', q. 70, a. 2, ad 2um ; »»t Gal. ni, lec. 7. Déjà au temps de la Loi de nature, temps imparfait en comparaison de celui de la Loi mosaïque, les événements historiques figuraient l’accomplissement du mystère du salut par le Christ ; ainsi : l’offrande du pain et du vin du roi de Salem était la figure du sacrifice eucharistique de la nouvelle Loi ; Melchisédech lui-même, personnage inconnu, sans génération, préfigurait le Christ, le Messie à venir dont on ne devait connaître ni l’origine, ni le lieu de naissance. Cf. t>i Hebr. vu, lec. 1 et 2. 4. Cf. l'-II", q. 98. a. 6. 5. Cf. ib., qq. 98-106. б. Cf. ib., q. 100. 7. Cf. ib., qq. 101-103. 8. Cf. ib., q. 104. 624 REVUE THOMISTE l’humanité à l’amitié divine1. Cet ordre de choses est bon en luimême et il est même parfait en son genrea. Mais cet ordre de la Loi ancienne, même s’il est bon et parfait en lui-même, louable et saint à un moment de l’histoire du salut, n’en reste pas moins imparfait quand on le compare à l’économie de la Loi nouvelle. Semblable à l’état d’un enfant qui se trouve encore soumis à son maître, l’économie de F Ancienne Alliance était donnée à une humanité encore imparfaite, incapable de comprendre la pleine lumière de la vérité* 3. Toutefois il faut dire que la Loi ancienne, malgré son imperfection, ordonne et dispose déjà les hommes en vue du mystère de l’incarnation4. En effet l’état de la Loi ancienne, selon le mot de l’Apôtre (Z Cor. x, n) : Toutes choses leur arrivaient en figure, préfigure le mystère du Christ à venir5. Dieu, en réglant les actions humaines dans le détail par des préceptes moraux, céré­ moniels et judiciaires, disposait le peuple israélite à un certain état de justice et de sainteté qui annonçait le mystère du Christ ; car selon le mot de saint Augustin (Contra Faustum, xxii, 24), même la vie de ce peuple était prophétique et figurative du mystère du Christ6. De plus l’histoire même du peuple hébreu est une figure de 1. Cela pourra se faire, soit en lui rappelant ce qui est de nature à lui donner la rectitude morale, soit en lui prescrivant les moyens du culte appropriés à rendre l’honneur qui revient à Dieu seul, ou soit enfin en établissant certaines règles de justice en vue des rapports mutuels des hommes au sein du peuple israélite. Cf. q. 99, a. I, et ad 2am. 2. Cf. ti>., q. 98, a. 2, ad ium : < Nihil prohibet aliquid non esse perfectum simpliciter quod tamen est perfectum secundum tempus, sicut dicitur aliquis puer perfectus non simpliciter, sed secundum temporis conditionem. Ita etiam praecepta quae pueris dantur, sunt quidem perfecta secundum conditionem eorum quibus dantur etsi non sunt perfecta simpliciter ; unde Apostolus dicit, ad Gal. in, 24 : Lex paedagogus noster fuü in Christo. » — A plusieurs endroits, saint Thomas note la bonté de cet ordre de choses : cf. l'-II™, q. 98, a. 1 ; q. 98, a. 2, ad 2um ; in Rom. vu, lec. 2 et 3 ; in Gai. ni, lec. 7 et 8. 3. Cf. q. 98, a. I, 2, 3, 6 ; q. 99, a. 6 ; q. 107, a. 1, ad 2um. Mais le principal texte est celui de la q. 91, a. 5 : < C’est à trois titres que la Loi ancienne est imparfaite en comparaison de la Loi nouvelle. Tout d’abord, on sait que la Loi doit être ordonnée au bien commun comme à sa fin, ce qui peut s’entendre de deux manières : on peut imi considérer ce bien commun comme sensible et terrestre, c’est celui que la Loi ancienne visait directement : aussi voit-on dès le début de la Loi mosaïque, le peuple invité tout d’abord à s’emparer du royaume terrestre des Cananéens. Mais on peut aussi concevoir le bien commun comme spirituel et céleste : et c’est pourquoi, dès le début de sa prédication, le Christ a invité les hommes au royaume des cieux, quand il disait : Faites pénitence, le royaume des cieux approche... Mais il existe une autre différence entre ces deux Lois ; car c’est à la loi qu’il revient de régir les actes humains selon l’ordre de la justice... A ce point de vue, la Loi nouvelle l’emporte sur l’ancienne, parce qu’elle rectifie même les actes intérieurs du cœur selon la parole de Matthieu, v, 20. Aussi, dit-on, la Loi ancienne commande la main, la Loi nouvelle commande l’esprit. Enfin on peut noter une troisième différence qui est due à ce qu’il appartient à la loi de conduire les hommes à l’observation des commandements. Tandis que la Loi ancienne atteignait ce but par la crainte des châtiments, 1? Loi nouvelle fait appel plutôt à l'amour qui est infusé en nos cœurs par la grâce du Christ. » 4- Cf. q. 98, a. 2 ; q. 99, a. 6 ; q. 100, a. 12 ; q. 104, a. 2 et ad 3um ; in Rom. x, lec. 3 ; in Gai. ni, lec. 8. longtemps ce texte de I Cor. x, 11, avait été commenté dans ce sens. Les Pères — Clément d’Alexandrie, Origène, Augustin, Jérôme — et à leur suite tout le moyen âge latin, fondaient sur ce texte de Paul leur interprétation allégoriste de 1 Ancien Testament. Saint Thomas reprend ce texte cher à la tradition pour y voir lui aussi le Dieu provident qui ordonne les réalités de la Loi ancienne à préfigurer les mvsttres de la Loi nouvelle où doit s’accomplir le salut dans le Christ. 6. Ci. I II , q. 104, a. 2, ad 2um ; < Populus Judaeorum ad hoc electus erat a Deo quod ex eo Christus nasceretur. Et ideo oportuit totum illius populi statum esse HIM MÏf » LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 625 ce qui arrivera sous la Nouvelle Alliance* 1 .' ainsi la sortie d Égypte, le passage de la mer Rouge, le long cheminement du peuple juif dans le désert sont autant de figures de ce qui doit se passer sous l'état de la Loi nouvelle. Il y a même plus dans cette histoire du peuple israélite : Dieu ne s'est pas contenté d’ordonner les événements extérieurs, il a même agi à l’intérieur de l’homme, lui révélant ses mystères, disposant sa volonté à accomplir les événements de l’histoire du salut. C'est alors tout le langage des prophètes qui figure et annonce le Christ, le Messie attendu2. L’affirmation de Paul de I Cor. x, 11 prend donc un sens fort avec saint Thomas : vraiment chez le peuple juif, tout arrivait en figure et orientait vers le mystère du Christ : événements historiques, paroles des prophètes, actes religieux, tout convergeait vers une seule réalité, le salut pro­ mis par le Christ3. Saint Thomas étaie donc sa théologie de l’Ancienne Alliance sur deux textes de saint Paul : Gai. ni, 24 lui fait voir l’état du peuple israélite semblable à celui d’un enfant soumis à un pédagogue, qui conduit son élève des choses faciles aux réalités difficiles à compren­ dre, parfaisant peu à peu son éducation ; l’autre texte, I Cor. x, 11, lui permet de voir dans l’histoire du peuple juif une figure de la Loi nouvelle. Et ces deux aspects de l’économie ancienne — l’aspect d'imperfection et de figure — n’avaient d’autre fin que de conduire au mystère du Christ. La Loi nouvelle. — La Loi nouvelle devait apporter la réalité dont la Loi ancienne n’était que l’ombre et la figure. De fait l’écono­ mie chrétienne est avant tout l’état du mystère du Christ, de son incarnation, de sa passion, de sa résurrection et de son ascension au ciel. Le Christ devient l’unique voie du salut et le seul intermédiaire propheticum et figuralem. » — Mais c’est surtout dans les préceptes cérémoniels que saint Thomas voit une raison figurative de l’état nouveau. La Providence divine a mis un ordre dans les actes du culte de l’Ancienne Alliance pour qu’ils figurent à l’avance le culte nouveau de l’Évangile. On n’a qu’à relire le long commentaire qu’il s’impose, comparant les sacrifices, les sacrements et les choses sacrées des deux Testaments, pour reconnaître dans le culte de l’Ancienne Alliance une véritable figure du culte chrét:en (ib., q. 102). 1. Ib., q. 102, a. 2, sed contra. 2. Cf. ib., q. 102, a. 2 : « Les paroles des prophètes regardaient en telle sorte les temps présents, qu’elles étaient dites en figure des choses à venir, ainsi que le remarque saint Jérôme sur Osée, 1,3.» 3. Mais une autre question se pose : cet état de l’histoire du salut de l’humanité édait-il une valeur véritable de salut ? N’est-ce pas le Christ qui devait être ¡que voie du salut ? Sur ce point les théologiens des xne et xm* siècles n’étaient pas tous d’accord. Hugues de Saint-Victor s’était prononcé pour l’affirmative, en attribuant dans son de Sacramentis (PL CLXXVI, c. 740) une valeur salutaire à la foi implicite des justes de l’Ancien Testament à l’égard des rites typiques. D’autre part plusieurs théologiens, disciples probablement d’Abélard, discutaient la valeur de la Loi ancienne. C’est ainsi que Pierre Lombard nie la valeur salvatrice de l’Ancien Testament dans son Commentaire des ¿pitres de saint Paul (PL CXCI, c. 1358). Pour sa part, saint Thomas n’a pas eu toujours la même pensée à ce sujet. Au début de sa carrière, il se ralliera à la doctrine du maître des Sentences (in IV Sent., d. 1, q. 1, a s) Mais dans la Sum. theol., sa doctrine a évolué et devient plus ferme. Il reconnaît aiors aux sacrements anciens une valeur réelle purement figurative, mais une valeur figurative très réellement salutaire (III*, q- O2, a. 6). E RTÌ 626 REVUE THOMISTE entre Dieu et les hommes : c’est par lui, avec lui et en lui que l’huma­ nité renoue les liens d’amitié perdue au paradis terrestre1. Et reprenant une question en cours au moyen âge, concernant la con­ venance du moment de l’incarnation, saint Thomas laisse voir que ce n’est pas au hasard que le Christ s’est incarné à un moment donné de l’histoire du salut2 : mais il faut chercher la raison dernière à ce fait, dans la volonté et l’intelligence divine qui a ordonné selon un plan défini le développement de l’histoire salvatrice. Mais l’état de la Loi évangélique n’est pas un achèvement com­ plet et définitif du salut : il sert d’intermédiaire entre deux autres états, l’état de la Loi ancienne et l’état de la gloire. A l'égard de l’Ancienne Alliance, il se présente comme sa perfection. En effet l’état de la Loi nouvelle ne constitue pas un ordre absolument hété­ rogène et disparate relativement à la Loi ancienne : celle-ci était semblable à un pédagogue qui conduit des enfants, tandis que la Loi nouvelle est la loi de perfection qui s’adresse à des hommes mûrs. La distinction qui existe entre ces deux lois est celle qui se prend de l’opposition entre l’imparfait et le parfait : ce que la Loi ancienne a ébauché, la Loi nouvelle le consomme et l’achève. Aussi peut-on dire que cette Nouvelle Alliance était déjà contenue dans l’Ancienne, comme le fruit est contenu dans la fleur ou l’arbre dans le germe3. Le Christ, en apportant la justification de l’homme, réalise la fin même à laquelle l’Ancienne Alliance était ordonnée et qu’elle ne pouvait qu’annoncer et préparer : en se soumettant lui-même aux prescriptions juives, il les a accomplies dans toute leur perfection ; en nous transmettant sa doctrine, il nous livre le vrai sens de la Loi et le meilleur moyen de l’observer ; en nous dic­ tant les conseils évangéliques, il donne aux commandements de l’ancienne économie leur véritable complément4. Un état nouveau s’élabore. Tous ceux qui observent la Loi évan­ gélique sont appelés à devenir les membres vivants d'un corps mystérieux, le Corps mystique du Christ. Sous la Loi nouvelle, une communauté chrétienne se forme et s’épanouit : le Verbe incarné 1. Cf. 111', prol. 2. Pourquoi le Christ ne s’est-il pas incarné dès le commencement du monde ? Saint Thomas étaie sa solution sur plusieurs raisons de convenance qui cherchent au fond une meilleure intelligence de la parole de saint Paul, Gai. iv, 4 : Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, n¿ d'une femme. Cf. ZB-ZZBe, q. 106, a. 3 ; III*, q. i, a. 5. — Mais s’il convenait que le Fils de Dieu s’incarnât après quelque temps, pourquoi l’incarnation ne fut-elle pas différée jusqu’à la fin du monde ? C’est l’autre aspect du problème, discuté aussi au moyen âge. Saint Thomas le résout, en s’appuyant encore sur plusieurs raisons de convenance, qui sont commandées en définitive par le texte à'Habacuc cité dans III*, q. 1, a. 6, sed contra : Tu apparaîtras au milieu des temps (Hab. ni, 2). 3. Cf. fB-/ZBe, q. 107, a. 3 ; in Rom. ix, lec. 5 ; in Eph. 11, lec. 5. 4. Parce que la Loi nouvelle est le perfectionnement de ce que la Loi ancienne ébauchait, elle laisse de côté ce qui n’était que préparation matérielle, et libère ainsi les âmes d un joug difficile à porter ; mais par là même elle rend plus strict et plus pressant le devoir de la perfection morale intérieure que du reste elle transforme en un joug suave et un fardeau léger grâce à la divine charité que l’Esprit-Saint répand dans les cœurs : la Loi nouvelle est avant tout une Loi d’amour. Cf. ZB-ZZBB, q. 107, a. 4* LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 627 en est la tête, la multitude des fidèles en sont les membres. Une même foi les unit et une même charité les transforme dans l’amour du Christ L Le Christ demeure le modèle de perfection des membres de ce Corps mystique, perfection à laquelle tous sont invités à tendre de leur mieux. Mais l'économie nouvelle, instaurée par le Christ, n’est pas, elle aussi, parfaite de façon absolue: elle garde encore les sacrements de la foi. Les mystères de Dieu sont encore voilés à nos yeux. Sans doute l’état de la Loi nouvelle nous a apporté beaucoup : le Christ, unique voie du salut de l’humanité, ¡'Église visible qui est le Corps mystique du Christ, les sacrements qui sont le prolongement de la personne du Christ... Mais tous ces dons demeurent imparfaits et ont une portée figurative par rapport aux biens à venir1 2. La con­ sommation totale de l’histoire du salut n’est pas encore accomplie : les obscurités de la foi, les biens célestes promis comme récompense étemelle sont laissés désormais à notre espérance. L’état de la Loi évangélique reste donc imparfait et figuratif de l’état de la béati­ tude céleste. La Gloire. — La béatitude éternelle prolonge définitivement l’histoire du salut, l’achève et la consomme de façon parfaite. Ce n’est pas l’état des ombres et des figures où marchaient les justes de l’Ancienne Alliance et où ils se sauvaient par avance dans leur foi à la passion du Christ. Ce n’est pas l’état de la voie unique du salut, qui nous achemine par la foi et l’espérance vers autre chose. Mais c’est le salut parfait dans la vision face à face de l’éter­ nelle vérité. Dans l’état de gloire, il n’y aura plus de figures : ce sera la vision parfaite de la réalité 3. Il n’y aura plus de sacrements visi­ bles et extérieurs pour rendre à Dieu un culte qui lui revient : la seule louange suffira avec l’action de grâces à rendre hommage à la divinité4. Les biens célestes, que nous ne possédons ici-bas qu’en 1. Cf. III1, q. 8, a. 3. Entre le Christ et les membres vivants de son Corps mystique, nous retrouvons analogiquement les mêmes relations que celles qui existent entre la tête et les membres du corps humain : relations d’ordre, de perfection et de puis­ sance (ib., q. 8, a. 1). 2. Cf. I1-!!1®, q. 101, a. 2 : «In statu novae legis, [via salutis] jam est revelata. Unde hanc praefigurari non oportet sicut futuram, sed commemorari oportet per modum praeteriti vel praesentis ; sed solum oportet praefigurari futuram veritatem gloriae nondum revelatam. Et hoc est quod Apostolus dicit, ad Hebr. x, 1 : Umbram habet lex futurorum bonorum, non ipsam imaginem rerum. Umbra enim minus est quam imago, tanquam imago pertineat ad novam legem, umbra vero ad veterem. » 3. Comme nous le dit l’Apôtre Paul, I Cor. ii, 9 : L'oeil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, et cela n'est point monté au coeur de l'homme, ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment, incomparable est l’état de la béatitude. C’est bien aussi la pensée de saint Thomas, qui cherche toujours à approfondir le dépôt de la foi. Cf. I1-!!1®, q. 101, a. 2 : » In statu futurae beatitudinis, intellectus humanus ipsam divinam veritatem in seipsa intuebitur. Et ideo exterior cultus non consistet in aliqua figura, sed solum in laude Dei, quae procedit ex interiori cognitione et affectione, secundum illud Is. li, 3 : Gaudium et laetitia invenientur in ea, gratiarum actio et vox laudis. » 4 Cf I1-!!1*, q. 103, a. 3 : «Tertius status est in quo utraque habentur ut prae­ sentia et nihil ’creditur ut absens, neque speratur ut futurum. Et iste est status beatorum In illo ergo statu beatorum nihil erit figurale ad divinum cultum pertinens, 628 REVUE THOMISTE espérance, seront désormais acquis. Tandis que sur terre la volonté humaine n’est pas stabilisée par la possession du bien divin, au ciel elle sera définitivement fixée sur Dieu : des trois vertus théolo­ gales, seule la charité demeure* 1. Toutefois l’humanité, prise dans sa totalité, n’entrera dans la gloire qu’à un moment de l’histoire, que Dieu seul connaît : ce sera la fin des temps2. L’histoire du salut sera ainsi consommée : à l’état de l’Évangile sur terre succédera l’état étemel de la patrie céleste, unissant tous les élus dans une charité parfaite et dans la vision face à face de Dieu lui-même. Ce bref exposé de la pensée de saint Thomas sur les différentes étapes du salut nous a laissé entrevoir comment les états successifs de l’histoire salvatrice — l’Ancienne Alliance et la Nouvelle, ainsi que l’eschatologie — forment un tout continu qui répond aux des­ seins étemels de Dieu. Dans ce déroulement historique des réalités du salut apparaît d’abord un commencement imparfait, puis un développement attendu, enfin une consommation définitive de l’or­ dre que l’intelligence divine a conçu éternellement : la Loi prépare l’Évangile et l’un et l’autre annoncent les derniers temps et la Gloire. Bien plus, les événements qui se déroulent dans cette prépa­ ration et cette annonce, les personnages qui y jouent un rôle histo­ rique, sont des figures et des types de l’étape suivante. Rien n’est laissé au hasard. La providence de Dieu y préside tout : même les détails insignifiants au premier abord peuvent y jouer un rôle prophétique. Sicut primus status est figuratis et imperfectus respectu status evangeli i : ita hic status est figuratis et imperfectus respectu status patriae3. Dieu, provident de toutes choses et maître de l’histoire, a disposé les événements et conduit l’histoire de telle sorte que soit signifié et figuré à l’avance ce qui s’accomplira en plénitude dans l’avenir. Cette conception sotériologique, empruntée directement par saint Thomas au Pseudo-Denys, n’est en réalité que la conception de l’unité de l’histoire du salut, déjà incluse dans l’attitude du Christ et de la première communauté chrétienne à l’égard de l'Ancien Testament. En effet, Jésus n’a eu pour mission que d’accomplir les desseins de son Père, en conduisant à leur plénitude une doctrine, une loi et un culte. Je ne suis pas venu détruire, mais parfaire (Mat. v, 17). sed solum gratiarum actio ct vox laudis. Et ideo dicitur Apoc. xxi, 22 de civitate beato­ rum : Templum non vidi in ea... » 1. Cf. ib.9 q. 67, aa. 3-6 ; q. 103, a. 3. 2. Des signes avant-coureurs prédiront à l'homme la parousie prochaine du Seigneur, comme l Ecriture le laisse entrevoir : l’antéchrist, de grandes tribulations, la conver­ sion des juifs... (Suppl., q. 73). Alors s’accompliront les événements crus et espérés depuis un si long temps : l’état de la béatitude s’ouvrira pour toujours aux justes tandis que les damnés seront précipités pour souffrir éternellement. Le Corps mystique trouvera son plein épanouissement : le chef étant déjà ressuscité, les membres ressusciteront à leur tour (Suppl., q. 76, a. Et unje Christ seul grand prêtre éternel l’humanité sauvée rendra, par. dans et awc 1p Chrief ’ 3. q. 106, a. 4, ad P» æ Chnst, 1 hommage qui revient a Dieu. LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 629 En proclamant ainsi l’unité de l’Évangile et de l’Ancien Testament, il montre de façon évidente la continuité des desseins de Dieu, une continuité dans l’histoire dont les étapes entretiennent des relations d’imparfait à parfait. L’ordre nouveau que Jésus est venu instau­ rer n’est que la perfection de l’ordre ancien L Les premiers prédica­ teurs chrétiens seront convaincus aussi que l’Évangile de JésusChrist s’insère dans la trame des desseins de Dieu, tracée dans l’Écriture. Il n’y a pas de rupture entre l’Ancien Testament et la Nouvelle Alliance. Au contraire, à lire les vestiges de la catéchèse apostolique, on a la conviction que la première prédication chré­ tienne est exclusivement scripturaire. Elle trouve dans l’Ancien Testament sa propre justification. D’autre part, l’Ancien Testament lui-même pour sortir sa pleine signification a besoin d’être éclairé par le fait chrétien1 2. Aussi la Bible, que Dieu lui-même a inspirée, en nous rapportant le déroulement de l’histoire du salut, cache, de par la volonté de Dieu, sous son sens historique des références providentielles aux états futurs ; et c’est là précisément ce qui est à la base, aux yeux de saint Thomas, de la multiplicité des sens bibliques ou de l’existence du sens spirituel. Les mots de l’Écriture et les réalités signifiées par les mots cachent ainsi un langage mystérieux, mais voulu par Dieu pour le salut de l’humanité, langage biblique que nous pouvons avec justesse surnommer le « sacramentum scripturaire ». En effet, semblable aux rites sensibles du culte qui voilent des réalités mystérieuses, la lettre de l’Écriture recèle sous une façon bien humaine de s’exprimer les desseins providentiels de Dieu sur l’his­ toire du salut de l’humanité. IL — « SACRAMENTUM » SCRIPTURAIRE ET SENS SPIRITUEL. Le mot sacramentum, mis en relation avec le mode d’expression du Livre saint, se rencontre déjà à plusieurs reprises chez saint Augustin. Car pour lui, la Bible se présente comme un vaste sacra­ mentum, dont l’exégète doit dévoiler et éclairer les secrets : Librorum 1. Avec Jésus, nous sommes en présence d’un être supérieur, ayant toute autorité. Sa venue sur terre est le point culminant de l’histoire au salut. Avant lui, le peuple élu poursuit son histoire vers le plein épanouissement d'une Loi, d’un culte et de traditions religieuses. Le Christ s’insère dans cette histoire providentielle. A l’égard de la Loi il se pose en maître, un maître qui accepte et rectifie à la fois, dont la seule mission est d’accomplir les desseins du Père. 2. Les premiers chrétiens lisent leur foi dans l’Ancien Testament, tant ils sont conscients de l’imité des deux Testaments. Sans doute, quand on compare les discours de Pierre à celui d’Étienne dans les Actes des Apôtres, ou qu’on étudie soit les lettres de Paul ou les évangiles, on observe aisément des nuances qui dépendent de circon­ stances particulières dans lesquelles leurs auteurs se trouvaient placés. Mais ces circonstances ont permis de tirer du principe de l’unité des deux Testaments des virtualités qui échappaient au premier abord. Dès que les premiers chrétiens ont à traiter des rapports du christianisme avec le judaïsme, c’est toujours cette unité des deux Testaments qui apparaît comme principe de solution. Cf. P. Lestringant, Essai sur l'unité de la Révélation biblique, Paris, 1942, pp. 63-126. 630 REVUE THOMISTE veterum sacramenta occulta atque velata L Parfois il compare l'Écriture à l’image du voile solennel qui pendait dans le Saint des saints ; déchirer ce voile scripturaire, comme jadis celui du Temple, c’est entrer à l’intérieur d’un sacramentum et saisir le sens que cache la lettre de l’Écriture. D’autres fois, revenant à l’Évangile et revoyant le geste hardi des porteurs qui dégarnissent le toit d’une maison en vue de descendre un paralytique, il compare l’intelligence de la Bible à une ouverture du toit de l’Écriture, qui lui permet d’en pénétrer le sacramentum * 2. Saint Jérôme comparait lui aussi chacun des mots de l’Écriture à autant de sacrements que l’exégète doit scruter : Singula nomina habent singula sacramenta; quot enim verba, tot mysteria3. Mais le mot ne se rencontre pas dans la termino­ logie de saint Thomas. Il semble toutefois légitime de l’employer, vu les ressemblances que les sacrements entretiennent avec les sens bibliques dans son œuvre théologique. Et c’est d’ailleurs, comme nous pourrons le constater, une des meilleures analogies qui puisse nous faire comprendre la pensée de saint Thomas sur les sens scripturaires. Sacrements et Écriture * Les sacrements de la nouvelle Loi, comme les sens de l’Écriture, appartiennent au même ordre de réalités, au monde de la signifi­ cation et des signes. D’une part saint Thomas note en effet que les sacrements sont ordonnés à signifier de multiples manières notre sanctification4. Quant au langage mystérieux de la Bible, il nous transporte, lui aussi, dans ce même monde des signes : c’est d’abord la signification immédiate des mots à l’égard des réalités qu’ils représentent ; c’est ensuite, au delà de la lettre et voilées en elle, les diverses significations que les réalités de l’histoire du salut entretiennent selon un ordre providentiel. En parlant de signes, saint Thomas fait appel à des réalités bien particulières. En effet le signe, essentiellement référence, rapport et relation, a pour fin de nous mettre en relation avec autre chose : il est là pour nous faire connaître autre chose. Sans doute nous sommes loin du monde des réalités naturelles auquel nous sommes accoutumés. Les réalités naturelles existent d’abord en elles-mêmes, constituées dans une structure individuée, et non pas pour autrui ; elles s’offrent en premier lieu à notre connaissance pour nous dire quelque chose d’elles-mêmes ; et les lois qui les gouvernent sont, à cause du caractère mobile et temporel de leur être, les lois mêmes du temps et de l’espace. L’univers des signes est bien différent : In,.Ps- CXIn- PL xxxvii, c. 1477. L Exégèse de saint Augustin prédicateur c. V : Les « Sacramenta > de l’Ecriture, Pans, Aubier, 1944, pp. 258-304. 3- i Jérôme, Tract, in Psalm., PL XXV, c. 916. 4. Ci. IJJa, q. 60, a. 3. LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 63I là il n'y a que référence à autrui et, en un instant, nous sommes rapportés à la réalité signifiée, dépassant ainsi les limites du temps et de l’espace*1. C'est à ce monde de la signification que saint Thomas relie la multiplicité des sens bibliques : leur fin est de nous mettre en relation avec le mystère de la pensée divine. Mais ce n’est pas là l’unique ressemblance que les sacrements entretiennent avec le langage de l’Écriture. La structure de leur être respectif offre en effet un parallèle suggestif, qui ne semble pas avoir échappé à saint Thomas. A la suite d’un bon nombre de théo­ logiens du moyen âge, saint Thomas explique l’organisme sacramentaire par le triple élément bien connu : le sacramentum tantum, la res et sacramentum et la res tantum. Le sacrement, en ses rites extérieurs, est signe et n’est que cela : c’est pourquoi, pour employer le terme de l’École, on le nomme sacramentum tantum. La grâce d'autre part est une réalité et non un signe : la res tantum. Énfin l’élément intermédiaire, qui tient à la fois du signe et de la réalité surnaturelle, est en même temps une réalité spirituelle produite par le rite extérieur et un signe de la grâce qu’il appelle et exige : on lui donne le nom de res et sacramentum2. Le langage biblique, pris dans son ensemble avec la multitude de significations qu’il possède, s’offre aussi à nous comme une structure à trois éléments, analogues à ceux des sacrements. Les voces sont d’abord des signes de certaines réalités, et à leur tour, ces réalités deviennent signes d’autres réalités. A rapprocher ainsi la structure du langage biblique de celle des sacrements, on peut dresser le parallèle suivant : Le langage biblique Voces (signa) 1 Res... signa I res les sacrements sacramentum tantum I Res et sacramentum I res tantum La comparaison du langage biblique avec les sacrements semble donc reposer sur une analogie réelle. Mais cette analogie, saint Thomas l’a-t-il entrevue ? Bien entendu saint Thomas n’en a pas traité ex professo dans une œuvre à part où il se serait proposé comme but défini de montrer les ressemblances qui rapprochent l’Écriture des sacrements. Mais à plusieurs reprises dans ses travaux théologiques, saint Thomas a comparé le langage biblique aux sacrements. Il y a surtout deux passages, qui se complètent l’un l’autre, où saint Thomas indique jusqu’à quel point l’Écriture peut être rapprochée des sacrements. i Cf les notes doctrinales thomistes du P. A.-M. Roguet, dans S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, les Sacrements, III', qq. 60-65, éd. de la « Revue des Jeunes », Paris, 1945, PP- 255 ss, i. Cf. III', q- 66, a. 1 ; q. 73, a. 6. 632 REVUE THOMISTE En I II“, q. 60, a. 4, saint Thomas se demande si le sacrement consiste dans une aliqua res sensibilis. Après avoir montré la con­ venance pour les sacrements de signifier au moyen de choses sensi­ bles, il ajoute : C'est ainsi encore que la divine- Écriture présente des réalités spirituelles au moyen des similitudes tirées des choses sensi­ bles; et c'est ce que Denys disait déjà dans son livre sur la Hiérarchie célestex. Le rapprochement entre le langage biblique et les sacrements demeure dans cet article encore assez vague et imprécis. Mais il ne faut pas oublier, en le lisant, ce que saint Thomas avait déjà affirmé, /•-Z/**, q. 99, a. 3, ad 3um : Les choses divines nous sont livrées dans l'Écriture, non seulement sous forme de similitudes exprimées par les mots, comme on le voit dans les expressions métaphoriques, mais aussi par des similitudes des choses qui se présentent au regard; et c'est à cela que se réfèrent les préceptes cérémoniels 12. C’est donc d’une double façon que le langage de la Bible nous livre les réalités spirituelles, par mode de signe, à partir des réalités sensibles. Et en cela il res­ semble d’une double manière aux sacrements ; car le langage de la Bible nous offre à la fois, et les mots extérieurs adaptés à notre connaissance, et les actions elles-mêmes signifiées par les mots. Il semble alors légitime, en restant fidèle à la pensée de saint Thomas, de nommer le mode d’expression propre à l’Écriture un véritable « sacramentum scripturaire ». Sans doute il ne s’agit pas d’entendre le mot « sacrement » dans un sens strict, celui d'une réalité-signe qui cause la grâce, mais dans un sens large, qu’il pos­ sède aussi dans la terminologie de saint Thomas. Le langage de l’Écriture peut être dit un sacramentum, un signe qui nous donne accès aux réalités divines par le moyen de similitudes puisées dans les réalités sensibles. Placés devant l’Écriture comme en présence d’un vaste sacramentum, une multitude de significations s’offre ainsi à notre connaissance pour nous dévoiler les secrets de Dieu par des signes proportionnés à notre mode humain de connaître. Mais alors, quelle est au juste la situation exacte du sens spirituel dans ce « sacramentum scripturaire » ? Devons-nous le relier aux mots ou aux réalités signifiées par les mots ? La place du sens spirituel dans le « sacramentum scripturaire » Le sens littéral. — Quand nous abordons le sacramentum scripturaire, ce qui s’offre d’abord à notre considération, ce sont les mots de l’Écriture : ce que saint Thomas nomme les voces, à la suite de saint Augustin. Les mots, comme le répète plusieurs fois saint Thomas, sont signes des idées, qui à leur tour sont signes des 1. Ib., q. 60, a. 4. 2. q. 99. a. 3, ad 3“°. LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 633 réalités1. Cette première signification des mots, qui se rencontre dans toutes les sciences humaines et dans tous les livres profanes, apparaît aussi dans le langage biblique, qui au premier abord se laisse voir sous des aspects humains : Dans l’Ecriture sainte, les choses divines nous sont transmises selon le mode dont les hommes ont accoutumé de se servir2. Ainsi, pour rapporter les événements historiques ou pour décrire les réalités naturelles qui l’entourent, l’écrivain sacré emploie les mots en usage à son époque : Dieu le meut selon son mode d'être, fait de raison et de liberté, le poussant à décrire ou à raconter à sa façon ce qu’il a vu ou ce qu’il voit autour de lui. Mais, comme nous l’avons déjà dit, Dieu peut aussi mouvoir l’hagiographe de plusieurs autres manières : il peut lui communiquer directement la connais­ sance de réalités qu’il ignore actuellement, ou bien il lui révélera des vérités d’un tout autre ordre auquel il ne serait jamais parvenu par ses seules forces. Dans ces cas, les mots deviendront sans doute déficients pour exprimer adéquatement toute la réalité : mais à leur façon ils signifieront, par mode d’expression proportionné à la nature humaine, des réalités mystérieuses, cachées à l’observation et aux investigations des hommes. Cependant cette première signification qui se dégage immédiatement des mots, saint Thomas la classe dans le sens littéral ou historique : Ilia prima significatio qua voces significant res, pertinet ad primum sensum qui est sensus historicus vel litteralis 3. Le sens métaphorique. — A côté du sens littéral ou historique, qui découle de la signification des mots, ex ipsa verborum signifi­ catione, saint Thomas parle d’un sens métaphorique ou parabolique. Il est en effet loisible à l’homme, pour exprimer les réalités qu’il voit, d’employer des mots qu’on nomme figures de style : elles ont pour but de nous rapporter non pas à la réalité elle-même, mais à une similitude de cette réalité. Par l’intermédiaire de cette simi­ litude ou image, nous pouvons ainsi connaître en quelque sorte la réalité elle-même, comme il arrive dans la parabole, l’allégorie, la métaphore qui sont autant de figures de langage. Il va sans dire que ce langage imagé est foncièrement humain : on le rencontre dans la littérature profane et religieuse de toutes les époques et de 1. Cf. I», q. 13, a. i. 2. In Hebr. 1, lec. 4. 3. I‘, q. i, a. 10. Voir aussi in I Sent., prol., a. 5 ; Quodl. VIT, a. 14 ; »n Gai. iv, ]ec, 7. — La valeur synonymique accordée à l’expression : sens littéral ou historique, dérive d’une tradition. On n’a qu’à se référer au de Utilitate credendi, in, 5, PL XLII, c. 68-69, où saint Augustin expose sa division quadripartite des sens de l’Ecriture : histoire n’est pas adéquat à sens littéral. D’ailleurs saint Thomas avait remarqué cette position de saint Augustin en /», q. 1, a. 10, ad 2“m. Mais pour saint Thomas, sens historique est équivalent de sens littéral, Quodl. VIT, a. 15. Cette identité avait déjà été exprimée par Hugues de Saint-Victor : « Historiae sensus qui primo loco ex significatione verborum habetur ad res », de Script, et Scriptor, ni, PL CLXXV, c. 12. 634 REVUE THOMISTE tous les peuples. Il existe également, on n’a pas à s’en étonner, dans l’Écriture sainte. S’agit-il là du sens spirituel ? On pourrait être porté à le croire au premier abord. Saint Augustin ne faisait-il pas entrer le sens spirituel sous le sens figuré1 ? Hugues de Saint-Victor plaçait lui aussi le sens métaphorique sous le sens allégorique, qui semble être considéré comme un sens spirituel. Cependant saint Thomas se refuse à voir, dans ces figures de style dont l'imagination se sert pour faire connaître les réalités, le sens spirituel. Le sens littéral peut se rapporter à une réalité d’une double manière : en toute propriété d’expression, lorsqu’on dit : l’homme rit ; par similitude ou par métaphore, comme lorsqu’on dit : le pré est riant. Ces deux manières de désigner les choses se retrouvent dans l’Écriture. Il est même très convenable, note saint Thomas, que la Bible use de métaphores pour exprimer les mystères de Dieu qui nous dépassent ; car en définitive, si Dieu, auteur de l’Écriture, se sert des hommes pour transmettre son message, il lui est loisible d'employer les différents procédés du langage humain. Toutefois, avec le sens métaphorique nous demeurons encore dans les limites du sens lit­ téral : c’est ce que saint Thomas affirme à plusieurs reprises et de façon très explicite2. Cette position toutefois n’est pas nouvelle : on la trouve chez Alexandre de Halès 3, chez Albert le Grand4. Elle se trouvera aussi dans la Summa de Bono de Ulrich de Strasbourg, disciple d’Albert le Grand5. Mais en regard de la tradition, cette position est vraiment un progrès du xm’ siècle : le dégagement du sens métaphorique par rapport au sens spirituel est maintenant accompli. Le sens spirituel : a res et signum. » — Même si le sens spirituel n’est pas ce sens métaphorique, il ne manque pas de garder avec celui-ci plusieurs ressemblances suggestives. En effet le sens spiri­ tuel, tout comme le sens métaphorique, signifie lui aussi par mode de figure, de similitude ou d'image. Mais une différence fondamen­ tale distingue le sens métaphorique du sens spirituel : par le sens métaphorique, l’Écriture fait usage de similitudes de la réalité, fruits de l’imagination humaine, immédiatement liées aux mots eux-mêmes. Le sens spirituel est tout autre chose : il ne s’agit plus d’une similitudo imaginaria, contenue dans les voces, ni d’un sens 1. Cf. de Doctr. christ. II, cil, PL XXXIV, c. 42. 2. Cf. /», q. i, a. 10, ad 3»“ ; I*-1I**, q. 102, a. 2, ad iam ; de Ver., q. 12, a. 10, ad I4aia ï Quodl. VII, a. 15, ad iom ; in Gal. iv, lec. 7. 3. Cf. Alexandre de Halès, Sum. theol., Tract, introd., q. 1, c. 4, a. 4, ad inm et ad 2°”, éd. Quaracchi, p. 12. SU’n' "“°1traCt- '• "““h' ,V’ q- 51 ad 3”! 5. Cf. Ulrich de Strasbourg, Summa de Bono, lib. i, tract. 2, c. 10 (Teanne Daguillon, Llrich de Strasbourg, La < Summa de Bono », Paris, 1930, p. 55) : « Sensus btterahs est qui in pruna facie continetur sive in se verus sit ut in historiis sive ventatem tantum ex relatione sua ad ulteriorem sensum in parabolis . ’ LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 635 découlant des mots ; mais avec lui nous sommes en présence d’une similitude mise intentionnellement par Dieu au coeur des réalités : une signification, dérivant non plus des voces, mais des res, des réalités signifiées par les mots. En effet Dieu, à la fois auteur prin­ cipal de l’Écriture et maître de l'histoire du salut, a pu inscrire dans l’Ecriture, qui raconte cette histoire du salut, des sens spirituels, c'est-à-dire il a pu disposer les événements historiques, les personnes et les réalités elles-mêmes, de telle manière qu’ils fussent des symboles des réalités mystérieuses à venir : Illa vero significatio, qua res significatae per voces iterum res alias significant, dicitur sen­ sus spiritualis L L'équivoque entre sens spirituel et sens métaphorique est donc ainsi complètement dissipée12. Le sens métaphorique se rattache immédiatement aux mots ; le sens spirituel dérive des réalités signi­ fiées par les mots. Le sens figuratif est le produit de l’imagination humaine ; le sens spirituel est l’effet de la Sagesse divine. Ainsi apparaît en pleine lumière la place du sens spirituel dans le vaste sacramentum qu'est l’Écriture : y/propria... sens littéral propre Voces.......... signa : '\figurata... sens littéral métaphorique Res.............. signa SENS SPIRITUEL Res Si le sens spirituel a donc une place bien déterminée dans le lan­ gage multiple de l’Écriture, ce n’est qu’au prix de certaines condi­ tions que nous pouvons en reconnaître l’existence. En tout premier lieu, il faut dire qu’il n’est pas le fruit arbitraire de l’imagination humaine. C’est au contraire un sens voulu par Dieu, providence et maître du salut de l’humanité. Sans doute la raison, laissée à elle seule, pourrait bien trouver, à l’aide de rapprochements et de comparaisons, des convenances entre les réalités des diverses étapes du salut, sans qu’il existe pour cela un véritable dessein providentiel. Pour que l’Écriture contienne un véritable sens spiri­ tuel — et c’est là la première condition essentielle — il faut qu’il se dégage naturellement de l’ordre même que Dieu a voulu mettre dans l'histoire du salut. Sans cela, le sens spirituel ne serait plus 1. I*, q. ï, a. 10 ; voir aussi Quodl. VII, a. 14 ; in Gai. iv, lec. 7. 2. On a mis beaucoup de temps à se dégager de la doctrine du de Doctrina Christiana. Ainsi Hugues de Saint-Victor, bien qu’il considère dans le de Scripturis et Scriptoribus sacris le sens métaphorique comme un sens littéral, le traite comme un sens typique ou spirituel dans le Didascalion. La même imprécision se retrouve chez Pierre de Poitiers Honorius d’Autun rangera lui aussi le sens métaphorique dans l’allégorie. Ce n’est qu’au xin’ siècle qu’on parviendra à établir la distinction très nette entre le sens spirituel et le sens métaphorique, dont saint Thomas donnera sans contredit la meilleure justification. 636 REVUE THOMISTE un sens biblique, c’est-à-dire un sens voulu par Dieu, auteur de la Bible, mais un sens purement subjectif relevant de la seule observa­ tion humaine. De plus les réalités auxquelles se rattache le sens spirituel, se présentent à nous à la fois comme des réalités et des signes : et signa. On reconnaît là sans doute la terminologie augustinienne du de Doctrina Christiana1. Mais nous y retrouvons aussi l’analogie déjà exposée entre les réalités sacramentelles et la complexité du langage biblique. Comme la réalité-signe des sacrements, le sens spirituel tient une place médiane : il est en relation avec les voces et d’autres réalités mystérieuses qu’elles signifient : c’est vraiment une réalité-signe. Ainsi, pour que l’Écriture contienne un véritable sens spirituel, il faut donc deux res : une res-signum et une res tantum, et entre ces deux res une relation de signification voulue par Dieu. En tant qu’elle est réalité, elle a sa nature propre, sa valeur de salut, même si elle est imparfaite dans cet ordre ; en tant qu’elle est signe, elle dit relation à une réalité future qui s’insérera dans le plan divin. Pour déterminer les relations qu’entretiennent entre elles les réalités historiques des diverses étapes du salut, saint Thomas fait appel au vocabulaire dont il se sert lorsqu’il nous parle des signes : la res-signum qu’est le sens spirituel, se présente à lui comme une figura, une imago, une similitudo de la réalité à venir. Une réalité devient figure d'une autre, en ce sens qu’elle est l’expression impar­ faite de la réalité elle-même2 ; par le mot image, saint Thomas veut surtout exprimer le décalque de la réalité véritable3, tandis qu’en se servant du mot similitude, il fait allusion à une notion plus large, la notion de participation, qui explique on ne peut mieux l’ordre merveilleux que Dieu a mis entre les choses. La réalité-signe est en définitive une certaine participation de la réalité signifiée4. Entre les diverses étapes du salut il existe donc des similitudes, mises par Dieu pour manifester sa sagesse toute-puissante, souveraine ordon­ natrice de toutes choses. En présence des figures et des images de la réalité véritable, l’homme connaîtra déjà en partie les mystères à venir. En un instant, au-dessus des lois spatio-temporelles, le mystère apparaîtra à l’intérieur de l’image comme dans sa similitude et sa participation. C'est par là que saint Thomas explique la con­ naissance des Pères de l’Ancien Testament : vivant au milieu des ombres et des figures de la réalité salvatrice, ils avaient déjà une certaine connaissance du mystère à venir 5. 1. Cf. de Doctr. christ., I, 2, PL XXXIV, c. 19-20. 2. Cf. ZB-ZZ*e, q. 102, a. 4» ad 6am. •Mil 3* Çf* Q- 35» a. 1. — Le R. P. Gribomont a mis en relief le principe bien connu de saint Thomas : • Idem est motus in imaginem in quantum est imago, et in rem cujus est imago », ZZZ*, q. 8, a. 3 ad 3um. Voir J. Gribomont, Le lien des deux Testaments seton la théologie de saint Thomas, dans ETL XXII, 1946, pp. 70-89. 4. LL G. Gent. I, c. 40 : < Quod per participationem dicitur aliquale, non didtur tale tusi in Rantum habet quandam similitudinem ejus quod per essentiam dicitur. > la foi imoUcke T.est“™nt5-’ P- 75'76. A tout Israélite fidèle, *a foi implicite permettait de dépasser la lettre et d’être du Nouveau Testament LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 637 Ainsi situé de façon précise dans le vaste sacramentum qu’est l’Écriture, le sens spirituel se distingue du sens littéral, soit propre, soit métaphorique. Mais si le sens spirituel n’est pas le sens littéral, il garde un lien intime avec lui. En effet, entre les voces et les réalités signifiées par elles, il existe un lien qui nous porte à considérer ces deux sens bibliques dans une continuité naturelle. C’est ainsi que saint Thomas dira, en /a, q. 1, que le sens littéral est le fondement de toute la construction spirituelle : Sensus spiritualis, qui super litteralem fundatur et eam supponit* 1. En employant ce mot « fun­ damentum », saint Thomas fait sans doute allusion à l’image employée par les Pères, de l’édifice de l’exégèse spirituelle qui repose en défi­ nitive sur le sens littéral2. Saint Jérôme notait ainsi : Historiae veritatem quae fundamentum est intelligentiae spiritualis3. Cette comparaison reviendra souvent dans les écrits du moyen âge latin. Hugues de Saint-Victor dira à son tour: Prius historiae fundamenta ponenda sunt ut aptius allegoriae culmen priori structitrae super­ ponatur 45 . Mais pour saint Thomas, dans cette image traditionnelle du sens littéral, fondement du sens spirituel, il y a plus qu’une métaphore. Découvrir le sens littéral, c’est pour lui connaître l’his­ toire du salut dans toute sa perspective. Et c’est alors seulement que le sens spirituel pourra être connu. Le triple sens spirituel Parmi les exégètes et les commentateurs du xue siècle, qui ont abordé le problème de la division du sens spirituel, les uns retiennent la division tripartite des sens bibliques, héritée d’Origène et de saint Jérôme : histoire, morale ou tropologie, mystique ou allégorie ; tandis que les autres s’attachent à la division quadripartite de Cassien, qu’on retrouve déjà chez Bède et Raban Maur : histoire, allégorie, tropologie, anagogie, et qu’un distique bien connu fixera à jamais, en la popularisant : Littera gesta docet, quid credas allegoria Moralis quid agas, quo tendas anagogia 6*. Comme la plupart des auteurs du xiiie siècle — Étienne Langton, Alexandre de Halès, saint Bonaventure et saint Albert le Grand 8 — Seuls cependant des rites figuratifs pouvaient rendre possibles ces actes de foi implicite au mystère du Christ. Les sacrements anciens devenaient ainsi remplis d’une valeur salvatrice, en tant que protestatio fidei et en tant que figures du mystère du Christ. Voir q. 102, a. 5, ad 4um ; q. 103, a. 2 ; III*, q. 60, a. 3 et 4 ; q. 62, a. 6. 1. I», q. I, a. 10. 2. Cf. C. Spicq, Esquisse d’une histoire de l'exégèse..., pp. 94-97. 3. S. Jérôme, In Is. vi, PL XXII, c. 1105. 4. Hugues de Saint-Victor, de Sacramentis, I, 1, PL CLXXVI, c. 187 ; cf. Erud. Didasc., PL CLXXVI, c. 801. 5. Cf. H. de Lubac, Sur un vieux distique, La doctrine du quadruple sens de l Ecriture, dans Mélanges Cavallera, Toulouse, 1948, PP- 347-366. 6 Cf. C. Spicq, Esquisse d'une hvstcnre de l exégèse..., pp. 267-288. 638 REVUE THOMISTE saint Thomas retient exclusivement la division quadripartite des sens de l’Écriture : outre le sens littéral, le sens allégorique qu’il appelle aussi sens typique, le sens tropologique ou sens moral, enfin le sens anagogique ou sens céleste. Cette division est con­ stamment affirmée dans ses écrits théologiques1. Mais deux passages de ses œuvres doivent retenir notre attention : Ia-, q. 1, a. 10 et Quodl. VII, a. 15, où il expose le principe de division de cette multiplicité du langage biblique. Dans sa Sum. theol., il fera appel à deux textes pour indiquer la division des sens spirituels : l’un est tiré de VÉpître aux Hébreux, vu, 14 : La Loi ancienne est une figure de la Loi nouvelle; l’autre de la Hiérarchie céleste du Pseudo-Denys : La Loi nouvelle est une figure de la gloire à venir. A ces deux textes, saint Thomas joindra une explication théologique, à savoir que, dans la Loi nouvelle, ce qui s’est accompli dans le chef devient le signe de ce que nous-mêmes nous devons faire. C’est en faisant ainsi appel aux diverses relations qui existent entre les diverses étapes du salut, suggérées par les textes de saint Paul et du Pseudo-Denys, que le Docteur angélique expose la division tripartite du sens spirituel. Quand les choses de la Loi ancienne signifient celles de la Loi nouvelle, on a le sens allégorique ; quand les choses réalisées dans le Christ, ou concernant les figures du Christ, sont le signe de ce que nous devons faire, on a le sens moral; enfin si Von considère que ces mêmes choses signifient ce qui est de l’éternelle gloire, on a le sens anagogique 2. Les diverses relations de significations entre les réalités racontées dans l’Écriture, viennent donc de ce qu’il existe entre l’Ancien Testament, le Nouveau et l’eschatologie, des harmonies intentionnellement voulues par Dieu. Dans le Quodl. VII, saint Thomas arrive à la même division, mais à partir d’un autre principe, la fin de l’Écriture. De soi, la Bible est ordonnée à manifester la vérité ; ce qui peut se produire, soit par des mots et c’est là le sens littéral, soit par des figures des choses et c’est là le sens spirituel. La vérité, que la sainte Écriture enseigne par des figures des choses, est ordonnée à deux fins : à bien croire et à bien agir. Si c’est à bien agir, c’est le sens moral, qui est encore appelé sens tropologique. Mais si c’est à bien croire, il faut distinguer selon l’ordre des choses crues : comme le dit en effet Denys, la condition de l’Église est intermédiaire entre l’état de la Synagogue et l’état de l’Église triomphante. Donc l’Ancien Testament fut la figure du Nouveau ; l’Ancien et le Nouveau tout ensemble sont figures des choses célestes. Ainsi le sens spirituel ordonné à bien croire, peut être fondé sur ce mode de figuration selon lequel l’Ancien Testament figure le Nouveau, et c’est là le sens allégorique ou et V5.Cf‘ q‘ X’ a‘ 10 ' 2. I*, q. i, a. 10. q- IO2' a- 2 :in 1 Sent., prol., a. 5 ; Quodl. VII, aa. 14 LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 639 typique : en ce sens, les événements relatés dans l’Ancien Testament sont entendus du Christ et de l’Église ; ou bien le sens spirituel peut être fondé sur ce mode de figuration par lequel l’Ancien et le Nouveau Testament, tout ensemble, signifient l’Église triomphante, et c’est là le sens anagogique *. Cette division du sens spirituel, on le voit bien, est mise en rela­ tion avec le développement de la vie spirituelle. On retrouve le même principe chez Albert le Grand dans son commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard12. On rencontrera d’ailleurs une divi­ sion semblable, basée sur les mêmes principes, dans la Summa de Bono de Ulrich de Strasbourg3. Mais la division du Quodl. VII, indépendamment de son caractère psychologique, fait appel à quelque chose de plus, à savoir à la continuité et à l’unité providen­ tielles des trois Églises : la Synagogue, l’Église militante et l’Église triomphante. Et c’est encore grâce à l’autorité de Denys que saint Thomas en vient à fonder la pluralité des sens spirituels. Ainsi le sens allégorique apparaît comme une signification que Dieu a mise entre les réalités de l’Ancien et du Nouveau Testament, ou, pour reprendre la pensée du Quodlibet, entre les réalités de la Synagogue et de l’Église militante. Mais il faut bien distinguer ce sens allégorique — qui est un sens spirituel — de l’allégorie, figure de style, directement liée au sens littéral4. Tandis que l’allégorie est une figure de style, immédiatement reliée aux voces, le sens allé­ gorique, lui, découle des réalités signifiées par les mots, mises en relation avec des réalités futures. Et si saint Thomas lui donne aussi le nom de sens typique, c’est pour bien signifier que la réalité-signe est le type du mystère à venir. Quant au sens anagogique, il consiste dans la signification qu’entre­ tiennent les réalités de l’Ancien et du Nouveau Testament avec la Béatitude éternelle. Par mode de figure, d’image ou de similitude, le ciel est déjà présent sur la terre dans les réalités de l’Église mili­ tante, et même déjà dans l’histoire du peuple juif5. Ce que nous voyons ici-bas sous des ombres et des figures, sera vu dans la patrie céleste face à face dans la pleine lumière. Il y a enfin le sens moral, qui semble, à première vue, devoir se placer en dehors des étapes du salut. Mais de fait saint Thomas l’insère à l’intérieur de la Loi nouvelle. Le sens moral désigne en effet 1. Quodl. VII, a. 15 ; cf. C. Spicq, ofi. cit., p. 286. 2. Albert le Grand, In I Sent., d. 1, a. 5, éd. Borgnet, pp. 19-20. 3. Ulrich de Strasbourg, cf. Summa de Bono, lib. i, tract. 2, c. x (Jeanne Daguillon, op. cit., p. 57), .. 4. Cf. in Gal. IV, lec. 7 : • Allegoria enim est tropus seu loquendi modus, quo aliquid dicitur et aliud intelligitur. Unde allegoria ab alios dicitur, quod est alienum, et goge, ductio, quasi in abenum intellectum ducens. » ... 5 Cf in III Sent d. 40, a. 4, qu 1 : ■ Aeterna bona quae in caelesti Ecclesia palam et copiose exhiben tur, in nova lege manifeste promittuntur ; in veteri autem lege non promittebantur nisi sub quibusdam figuns. Unde Heb. x, 1, dicitur : Umbram habens lex futurorum bonorum.* 640 REVUE THOMISTE précisément, pour lui, cette relation qui existe entre ce que l’Écriture nous dit s’être accompli dans le Christ, tête du Corps mystique, et ce qui doit être réalisé dans les membres vivants de ce même Corps ; car le Christ est la cause exemplaire de notre action. En nous indi­ quant dans le Christ le modèle de notre vie, la Bible nous livre le sens moral qui doit diriger notre agir personnel. Toutefois ce sens moral, qui dans la pensée de saint Thomas est un véritable sens spirituel, ne doit pas être confondu avec tout sens de l’Écriture qui vise le mieux vivre. Il y a le sens littéral à portée morale, comme il y a le sens littéral à portée allégorique (le sens métaphorique). D’ailleurs saint Thomas fait lui-même la distinction pour éviter toute équivoque : Moralis sensus non dicitur omnis sensus per quem mores instruuntur, sed per quem instructio morum sumitur ex simili­ tudine aliquarum rerum gestarum1. Avant saint Thomas, on s’était plu à donner plusieurs raisons de convenance, qui étaient loin de justifier adéquatement la division des sens spirituels. Certains rendaient compte du quadruple sens de l’Écriture en se basant sur la similitude qui doit exister entre la Bible et la Nature. Et comme celle-ci contient quatre éléments, la Bible devait à son tour posséder quatre sens. Pour d’autres, comme Étienne Langton par exemple2, les quatre sens bibliques corres­ pondaient aux quatre fleuves du Paradis. Saint Bonaventure y voyait pour sa part une ressemblance avec les quatre animaux évangéliques3. Et ce ne sont pas les seuls symboles qu’on mettait à profit : les trois pains servant aux sacrifices, les trois voies de la vie spirituelle, ou encore les trois vertus théologales, et jusqu’aux trois personnes divines, serviront à étayer la division du sens spiri­ tuel4. Ces explications révèlent nettement la trace d’un allégorisme exagéré. Saint Albert le Grand s’en tiendra à une justification plus rationnelle ; c’est par ime analyse de l'intelligence humaine qu’il cherchera à fonder sa division quadripartite des sens bibliques5. Dans l’étude de ce problème, saint Thomas, comme nous l’avons vu, a mis encore la marque de son génie en rattachant la division des sens spirituels à ce qui en fondait l’existence. La pluralité et la division des sens spirituels s’appuient sur les desseins de la Pro­ vidence concernant l'histoire du salut. Deux grandes visions, qu’il emprunte à la tradition chrétienne, fondent formellement sa divi­ sion : l’économie de l’histoire du salut et la doctrine du Corps mysI. Quodl. VII, a. 15, ad 3““ ; cf. ad 2nm : « Moralis sensus pertinet ad membra Consti quantum ad proprios eorum actus et non secundum quod considerantur ut membra. » .. 2' ^■TI,E?’NE ^sgion, Glosa in historiam scolaslicam (Lacombe, dans AHDLMA á^Sfeculum vTiW ppA6Î76 °f Scri^re> 3. ‘ Cf M In H.exanuron> coll. 13, n. II, p. 389. 4. Cf. H. DE Llbac, Sur un vieux distique.... p. 354. PP5'LE’S“"- ,h‘Ql-■ “■tract4, q. 5, tó. Borgnet, XXXI, LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 64I tique. Et si on voulait tout centrer sur un objet unique, il faudrait dire, pour être fidèle à la pensée de saint Thomas, qu’en dernier lieu la division des sens spirituels s’unifie dans le Christ, centre des diverses étapes du salut et tête du Corps mystique. Le sens spiri­ tuel est avant tout pour lui christologique. Et c’est à partir de cette réalité unique que saint Thomas divisera les sens spirituels, comme autant de rayonnements du Christ total. Cette façon de voir justi­ fie, cela va sans dire, beaucoup plus sérieusement la division des sens spirituels. Il ne s’agit plus d’une conception arbitraire ou fan­ taisiste, fruit d’un allégorisme effréné, mais d’une véritable systé­ matisation qui fonde tout sur les desseins providentiels et le déroule­ ment temporel des choses du salut : Dieu, qui est auteur de l’Écri­ ture, est aussi le maître de l'histoire. III. — DU SIGNE A LA RÉALITÉ. L'Écriture, comme les sacrements, est donc le signe d’une réalité mystérieuse ; elle cache sous sa lettre un langage mystérieux que son auteur principal y a déposé. Mais comment alors, selon saint Thomas, pouvons-nous pénétrer ce langage mystérieux et faire disparaître ce voile qui dérobe à nos faibles yeux les secrets du texte sacré ? Puisque le sens spirituel consiste dans une relation de signi­ fication que la Providence a mise entre les réalités du salut, comment pouvons-nous passer de l’intelligence de ces réalités-signes à celle des réalités signifiées ? Existe-t-il pour saint Thomas des règles précises, une méthode scientifique, qui puissent diriger le commen­ tateur dans sa recherche du sens spirituel ? Jusqu’à la fin du xne siècle, l’exégèse spirituelle a vécu des prin­ cipes du de Doctrina Christiana de saint Augustin1. A part quelques rares exceptions, les auteurs se sont contentés de les répéter et sur­ tout d’imiter dans leurs commentaires la pratique de l’évêque d'Hippone et de son fidèle disciple, saint Grégoire le Grand, sans trop se donner la peine d’en chercher le bien-fondé. Seul, Hugues de Saint-Victor, dans son Didascalion et dans ses de Scripturis et Scriptoribus sacris Praenotatiunculae, a touché de façon vraiment personnelle au problème. Dans l’Écriture, nous dit Hugues de SaintVictor, « on va du mot à l’intelligence, de l’intelligence à la réalité, de la réalité à la raison, de la raison à la vérité 2». Or la signification des réalités est beaucoup plus variée que celle des mots. A peine les mots peuvent-ils avoir deux ou trois significations, tandis que les réalités peuvent en avoir autant qu’elles ont de propriétés visibles ou invisibles. Et pour parvenir à découvrir ces significations, Hugues de Saint-Victor mettra en oeuvre les six circonstances suivantes : 1. Cf. G. Paré, A. Brunet, P. Tremblay, La Renaissance du XII9 siècle, Les écoles et l’enseignement, pp. 213 ss. ri yyvt r. 2. Hugues de Saint-Victor, Erud. Didasc., 1. \ , c. m, PL CLXXVI, c. 790. RT 3 642 REVUE THOMISTE chose (res), personne, nombre, lieu, temps, action1. Mais les Victo­ rins n’échapperont pas ainsi à cet allégorisme, qui plonge ses racines dans la mentalité symboliste du moyen âge ; ils auront cependant cherché à cet allégorisme sa justification scientifique2. Les exégètes du milieu du xii® siècle — même Hugues de Saint-Victor—disposaient en somme d’une bien pauvre méthode pour retrouver sous la lettre de l’Écriture les sens spirituels que Dieu y a cachés. Aussi n'avonsnous pas à nous surprendre de voir sans cesse répétées dans les commentaires les interprétations mystiques des Pères. Comme leurs modèles, les auteurs versent constamment dansl’allégorisme.La fin du xne siècle et les débuts du xme n’apporteront aucune contribution remarquable dans ce domaine, en dehors des distinctiones, ces réper­ toires des divers sens que pouvaient avoir les mots du texte sacré. Le progrès sera ailleurs. A la suite de Hugues de Saint-Victor, on attachera à la recherche du sens littéral une attention plus grande que ne l’avaient fait les siècles précédents3. Saint Thomas vivra donc dans un milieu imprégné d’allégorisme. Il est vrai que l’influence d’Aristote se fait sentir et oriente déjà un esprit comme Albert le Grand vers une exégèse plus rationnelle4. Même plusieurs commentateurs de la fin du XIIe siècle et du début du xme se dégagent des exagérations trop manifestes. Quelle sera alors l’attitude de saint Thomas ? Possède-t-il des principes qui lui dictent une méthode, lui permettant de passer du signe à la réalité ? Sans aucun doute, le Docteur angélique ne s’est jamais posé le problème de façon aussi précise. On ne trouve pas dans ses œuvres de traité d’herméneutique où il exposerait les règles qui doivent nous aider à découvrir les sens scripturaires. Mais nous trouvons bien des éléments, disséminés dans ses écrits, qui mon­ 1. Cf. de Script, et Scriptor, xiv, PL CLXXV, c. 21. C’est ainsi que cette réalité qu’est la neige désigne par sa fraîcheur l’extinction de la concupiscence et par sa blancheur la Dureté des œuvres. La personne de Jacob qui reçoit l’héritage de son père symbolise le Christ ou les Gentils ; celle d’Isaac qui bénit son fils figure Dieu le Père. Un nombre te, terre des délices, rappelle le monde avec comme tmi six signifie la perfection. L’Égypte, ses voluptés. Quand on nous dit que Jésus se trouvait sous le portique de Salomon et que c’était l’hiver, ce temps froid indique la froideur et l’infidélité des Juifs. 2. Cf. R. Baron, Science et Sagesse chez Hugues de Saint-Victor, Paris, Lethielleux, 1957. On fera servir à l’étude de la Bible les sciences rationnelles. Pour Hugues de Saint-Victor en effet les sept arts libéraux sont au service de l’interprétation de l’Écriture (de Script, et Scriptor, xiv-xvi, PL CLXXV, c. 21-24). Mais il faut ajouter que, dans le Didascalion, revenant sur l’interprétation spirituelle, il énumérera, à la suite de saint Augustin, les sept règles de Tichonius, qui sont un des principaux témoins de la mentalité symbolique du moyen âge. Cf. Liber de septem regulis, PL XVIII, c. 15-66. 3. Cf. B. Smalley, The study of the Bible in the Middle Ages, Oxford, 1952, pp. 83I ii. La tendance littéraliste de Hugues de Saint-Victor sera conservée chez ses disciples Richard de Saint-Victor et surtout André de Saint-Victor. Voir aussi M.-D. Chenu, Théologie symbolique et exégèse scolastique..., dans Mélanges J. De Ghellinck, II, PP- 501-526. 4. Pour Albert le Grand, Anstote n’est pas seulement < un maître de raisonnement mais un maître de la connaissance de la nature des choses, du monde et de l’homm lìllà e s recberchc exégétiquc à ,a LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 643 tient sa préoccupation d'établir sur des bases rationnelles la recherche des sens spirituels. En ce domaine, ce qui témoigne davantage de l'esprit méthodologique de saint Thomas, c’est l’ensemble de ses travaux proprement exégétiques. Tandis qu'il nous apparaît à l’œuvre, il laisse voir les méthodes et les lois précises qui ont conduit son étude de l’Écriture. C’est de là qu’on peut tirer les principes qui orientaient sa recherche. La recherche du sens littéral Dans la recherche du sens spirituel, la première loi consiste, pour saint Thomas, à bien établir le sens littéral. Cela peut paraître paradoxal ; mais cette loi s’impose nécessairement à qui tient qu’il existe des relations très intimes entre le sens littéral et le sens spiri­ tuel, que celui-ci se fonde sur celui-là. N’est-ce pas sur la signifi­ cation qui découle immédiatement des mots que tout l’édifice spiri­ tuel repose comme sur son fondement ? Ce n’est donc qu’après avoir découvert le sens littéral qu'on peut sans crainte de faire fausse route s’engager à la recherche du sens spirituelL S'inspirant de l’exégèse littérale des Victorins et d’Albert le Grand, qui avait pour but d’élucider le sens obvie du texte, saint Thomas occupe avant tout son attention à cette interprétation et ce n’est qu’après l’avoir établie solidement qu’il en vient aux significations mystiques. Cette importance qu’il donne à la lettre, sans être exclu­ sive, pourra même le devenir en pratique. Et sur ce point le Docteur angélique est resté le disciple d’Albert le Grand. Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, le livre de Job qui, jusqu’à lui, avait prêté occasion à maints commentaires allégoriques, ne reçoit dans le de Exposi­ tione in librum beati Job qu’une interprétation littérale1 2. On n’a pas à s’en étonner. Pour le théologien qu’il est, la véritable argumen­ tation ne se base-t-elle pas sur le sens littéral3 ? Dans sa Sum. theol., dans ce traité auquel nous avons eu tant de fois l’occasion de nous référer, le traité de la Loi ancienne, qui est rempli d'interprétations spirituelles de l’Écriture, saint Thomas ne se départit pas de la méthode qui caractérise ses commentaires de saint Paul, des Évangiles ou de l’Ancien Testament. Avant tout ce qu’il cherche à établir, c’est la ratio litteralis et ce n’est qu’après l'avoir fait avec toute la précision possible qu’il en vient à la ratio figuralis. Si la ratio ou la causa litteralis ne désigne pas à propre1. Cette marche n’est que le cheminement naturel de l’esprit humain, qui d’ailleurs lui est commandé par l'ordre même que Dieu a mis entre les choses. Saint Thomas reprend pour ainsi dire à son compte le mot de Hugues de Saint-Victor : « Dans la Bible on va des mots à l’intelligence, de l’intelligence à la chose, de la chose à la raison, de la raison à la vérité », Erud. Dvdasc., 1. V, c. ni, PL CLXXV 1, c. 79O< 2. Cf. Expositio in lib. beati Job, prol. : « Intendimus... secundum litteram expo­ nere ; ejus enim mysteria tam subtiliter et discrete beatus papa Gregorius nobis aperuit ut his nihil ultra addendum videatur. » 3. Cf. I‘, q. i, a. 10, ad 1'*“. 644 REVUE THOMISTE ment parler le sens littéral — pas plus que la ratio figuratis ou la causa mystica ne désigne simplement le sens spirituel — elle se place cependant dans la sphère du sens littéral, c’est-à-dire dans le prolongement immédiat de la signification de la lettre. Une fois le sens des mots bien déterminé et reconnues les réalités signifiées par les mots, saint Thomas recherche le motif des actions ou des paroles des personnages bibliques. En un mot, il essaie de découvrir la finalité temporelle des événements historiques1. Mais il faut dire qu’avant lui on pratiquait déjà la recherche de la ratio litteralis. Et sur ce point, Guillaume d’Auvergne, Alexandre de Halès, Albert le Grand ont été, comme saint Thomas d’ailleurs, largement influen­ cés par Maimonide, qui, dans son exégèse des préceptes de l’Ancien Testament, se préoccupait de découvrir cette raison divine qui était au principe des préceptes mosaïques2. C’est là un indice que l’exégèse littérale élargit ses préoccupations ; non seulement on cherche à établir le sens des mots, mais on va jusqu’à se demander la finalité historique des réalités signifiées par les mots. Comme plusieurs de ses prédécesseurs, saint Thomas s’attachera à une étude aussi poussée que possible de la lettre de l’Écriture3. Ce souci de saint Thomas pour la lettre de l’Écriture s'inscrit, comme ce fut le cas pour Albert le Grand, dans une attitude spiri­ tuelle, qui est la résultante de plusieurs facteurs, dont le principal est la diffusion des œuvres d’Aristote au xui® siècle. En effet l'en­ trée d’Aristote et, avec la connaissance de ses œuvres, une nouvelle conception du monde orientaient les esprits vers un plus grand réalisme biblique. De même que les êtres de l’univers possèdent des 1. Cf. In Jo. i, lec. 14 : Ainsi dans le commentaire de ce passage de l’Évangile où on raconte que Jésus voulut s’éloigner de Jean-Baptiste pour gagner la Galilée, saint Thomas dit qu’on peut assigner une triple raison à la décision de Jésus. Les deux premières sont littérales, c’est-à-dire historiques. D’une part Jésus ne voulait pas que sa présence portât ombrage, si peu que ce fût, au prestige de Jean ; d’autre part, c’est en Galilée, pays des pauvres gens, que Jésus voulait choisir ses apôtres qui seront plus grands que les prophètes, et manifester ainsi sa puissance. La troi­ sième raison est mystique — et ici nous dépassons la lettre de l’Écriture pour entrer dans la sphère du sens spirituel : le mot Galilée veut dire transmigration ; par consé­ quent le Christ veut se rendre en Galilée pour insinuer que l’Évangile va passer du monde juif (de la Judée) dans celui des Gentils (la Galilée). MlH 2. Maimonide s’est donné comme ûn d’barmoniser l’Ancien Testament avec la philosophie des disciples arabes d’Aristote et de Platon. Dans ce but, il s’est appliqué a étudier les textes bibliques dans leurs contextes et à en saisir la véritable signification littérale ; il a essayé de voir comment résoudre les antinomies qui semblaient exister entre une philosophie laïque et la révélation divine. Dans l’étude des institutions juives, s’inspirant des Lois de Platon, il a vu dans le Dieu des Hébreux un souverain législateur, un roi philosophe dont le but était d’éduquer son peuple. Partant de cette idée, il lui était passible de voir une raison dans chaque détail de l’œuvre divine. Dans une telle perspective, l’allégorie n’avait plus un rôle nécessaire. Le temps de Philon était révolu, pour les juifs. L’influence de Maimonide fut certainement très profonde au xin® siècle. Déjà Guillaume d’Auvergne dans son de Legibus essaie de trouver, à son école, une motivation rationnelle de la législation biblique. Et sans cesse après lui reviendra dans l’étude de la Loi ancienne — même chez saint Thomas — cette recherche de la ratio litteralis des diverses ordonnances divines ; cf. L.-G. Lévy, Maimonide, Pans, 1932, pp. 262-268. ph’y'vvv^Y«*aE’ Thomas sur le sens littéral des Écritures, dans dï4r* 6c ’ c‘ Sp,c% Es(l“isse d'une histoire de l'exégèse latine au col 944 ’ C’ SP1CQ’ art’ Thomas d'A 2. Mais saint Thomas l’a-t-il bien considéré de cette façon ? C’est sans doute ce que laisserait soupçonner le texte de la Sum. theol., où il considère le sens spirituel comme mu une significatio qui existe entre les réalités du salut ; mais il ajoute immédiatement que les réalités du salut sont dans des relations de figure à réalité, et c’est ainsi qu’elles signifient. On croire qu’il laisse de côté cette relation beaucoup plus extensive de 1 imperfection de .a Loi ancienne par rapport à la perfection de la Loi évangélique. *ìous raPprochons ce texte explicite de la doctrine des sens spirituels, de étude plus profonde qu il fait ailleurs des étapes du salut, nous pouvons conclure . demeurant dans la pensée authentique de saint Thomas — que le sens spirituel signifie aussi toute attente ou tout appel de la nouvelle Loi. LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL " 647 états du salut. Là où des réalités parallèles, appartenant à des étapes diverses de l’histoire du salut, apparaîtront dans des rela­ tions d’image à réalité, là aussi et surtout il y aura sens spirituel. C'est au figuratisme que saint Thomas s’attachera et constamment il vena les sacrifices de l’ancienne Loi ou les sacrements de l’An­ cienne Alliance préfigurer le sacrifice de la Croix et les sacrements de la nouvelle Loi L Les deux lois que nous venons d’établir ne conviennent toutefois qu'à la recherche du sens allégorique ou typique. Bien entendu c’est à lui surtout que saint Thomas donne son attention et il tiendra bien peu compte du sens anagogique et du sens moral. Il n’est d’ailleurs pas le seul à agir ainsi. Étienne Langton, qui énumérait le sens anagogique dans la division des sens spirituels, le néglige totale­ ment dans la pratique, comme aussi Hugues de Saint-Victor1 2. On trouve cependant quelques exemples de sens anagogique chez saint Thomas. Ainsi, distinguant les deux parties du tabernacle de l’Ancienne Alliance, il nous dit : Le tabernacle intérieur, appelé le Saint, signifiait l’état de l’Ancienne Alliance, comme le dit l’Apôtre (Heb. ix, 6), parce que dans ce tabernacle entraient les prêtres en tout temps pour y accomplir le service du culte. Par le tabernacle intérieur, le Saint des saints, était signifiée la gloire du ciel ou aussi l’état spirituel de la nouvelle Loi qui est le commencement de la gloire future. Et le fait que le Christ seul nous introduit dans cet état, était symbolisé par cela même que seul le souverain prêtre, une fois l’an, pénétrait dans le Saint des saints3. Ainsi la recherche du sens anagogique fait appel, pour lui, aux mêmes lois que celles de l’interprétation du sens allégorique. Là où les réalités de l’Ancien Testament, ou de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance tout ensemble, sont un appel ou une figure des réalités célestes, là se trouve le sens anagogique. Quant au sens moral, c’est encore le parallélisme qui joue ; mais il s’agit d’un autre ordre de réalités. Les actions du Christ sont la figure de nos actions, le modèle proposé à la vie personnelle des chrétiens. Dans la IU&, saint Thomas fera souvent appel à la rela­ tion de causalité exemplaire entre les acta et les passa du Christ d’une part, et notre agir individuel d’autre part4. Le parallélisme des divers plans du salut permettait ainsi à saint Thomas d’établir entre les divers événements de l’Ancien et du Nouveau Testament, les relations d’imperfection à perfection, de figure à réalité. Cependant, il est bon de le remarquer, il n’use du 1. Ci. l'-II", q. 102, a. 4, ad ium ; III', Q. 62, a. 6. 2. Cf. C. Spicq, Esquisse d'une histoire de l exégèse..., p. 268 3. q. 102, a. 4, ad 4uni4. Cf. III*, q. 50, a. 6. 648 REVUE THOMISTE parallélisme que pour mettre en relation des réalités prises comme des touts, des ensembles. Ainsi les sacrifices de l’Ancienne Loi figurent le sacrifice de la Croix, les sacrements de l’Ancienne Alliance ceux de la Nouvelle Alliance. On le verra aussi mettre en parallèle les fêtes liturgiques de ces deux étapes du salut : le sabbat est paral­ lèle au dimanche, la fête de la passion et de la résurrection du Christ succède à la Pâque juive1. Le symbolisme Mais les détails de ces réalités parallèles ont-ils eux aussi une signification spirituelle ? Si Dieu a voulu tout ordonner jusqu’aux moindres actions du peuple hébreu, n’y aurait-il pas dans chaque prescription une intention divine, qui dirait relation aux mystères de la nouvelle Loi ? De fait, pour saint Thomas, les moindres détails de la Loi, prescrite à son peuple par l’intermédiaire de Moïse, ont une valeur de figure par rapport au mystère du Christ2. Mais alors comment pourrons-nous rechercher la raison figurative des prescrip­ tions de l’ancienne Loi ? Puisqu’il s’agit de découvrir l’intention divine au sujet des moin­ dres détails de la Loi, il semble naturel d’affirmer que l’exégète devra, pour parvenir à l’intelligibilité des choses, se conformer encore à l’ordre même que Dieu a imposé à l’intelligence en les créant. Les imaginations humaines, le bon goût ou quelque but d’édification personnelle n’ont rien à voir ici. Ce serait aller en effet contre le mouvement naturel de l’esprit humain que de vouloir plaquer sur les réalités instituées par Dieu des raisons purement artificielles pour y voir là autant de figures des mystères à venir. C’est plutôt en s'approchant des réalités elles-mêmes et en les observant minu­ tieusement, que l’exégète pourra parvenir à leur intelligibilité. La nature des choses. — Pour beaucoup (on le sait pour y avoir déjà fait allusion) jusqu’au début du xiii® siècle, le monde était apparu comme un vaste miroir où les perfections divines étaient reflétées. Les choses étaient des symboles qui nous parlaient constamment de Dieu en nous y référant ; elles n’avaient même que ce but propre de symboliser les perfections divines. En effet le 1. Cette façon d’agir répond on ne peut mieux à la pédagogie providentielle qui ordonne et conduit les réalités du salut, de telle sorte que les premières dans le temps annoncent, préparent et ûgurent les réalités parfaites de l’avenir. Il convenait donc à Dieu, pédagogue par excellence, de conduire les hommes à vivre d’abord au milieu des réalités imparfaites et figuratives avant de les amener à la perfection du salut par le Christ. Sur les plans parallèles, voir J. Grtbomont, Le lien des deux Testaments. 2. CL q. 102, a. 2, ad 3un: < Sicut in legibus humanis... quod in universali ”itionem, non autem quantum ad particulares conditiones, sed haec sunt ex arbitrio instituentium ; ita etiam multae particulares determinationes in caeremon is veteris legis non habent aliquam causam litteralem sed solam figuralem : in communi saint inornas d Aquin, c. vn . I^s commentaires sur la Bible, pp. 217-221. LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 649 moyen âge concevait l’univers comme une pensée que Dieu portait en lui, au commencement, comme l’artiste porte dans son âme l’idée de son œuvre ; et s’il en est ainsi, tout être cache une pensée divine. Le monde est un livre immense écrit de la main de Dieu où chaque être est un mot plein de sens. L’ignorant regarde, voit des figures, des lettres mystérieuses, et n’en comprend pas la signification. Mais le savant s’élève des choses visibles aux choses invisibles ; en lisant dans la nature, il lit la pensée de Dieu. Ainsi la science ne consiste pas à étudier les choses en elles-mêmes, mais à pénétrer les enseigne­ ments que Dieu a mis pour nous en elles ; car toute créature, comme le dit Honorius d’Autun, est l’ombre de la vérité et de la vie1. Mais l'esprit positif d’Aristote avait porté saint Thomas à consi­ dérer les choses en elles-mêmes, à découvrir leur nature individuelle et spécifique. Le monde avait pour lui une signification propre, offerte à l’intelligence humaine désireuse de connaître. Influencé par la conception aristotélicienne de l’univers, saint Thomas replace à son tour les natures individuelles dans une conception du monde créé et gouverné par Dieu 2. Chaque être a donc ime nature qui lui convient et qui répond à une pensée et à un vouloir de Dieu sur elle, une nature spécifique et individuelle, tendant spontanément ou librement vers la fin propre que Dieu lui a assignée en la créant. Il s’ensuit naturellement que les réalités peuvent être connues en elles-mêmes. Se présentant à l'homme sous des apparences sensibles, elles découvrent à celui qui veut les connaître l’intelligibilité propre de leur nature respective. Comme telles, elles disent quelque chose d’elles-mêmes ; et connaître, en définitive, c’est percevoir la quidditas rei materialis mise par Dieu en elles. Cette conception cosmologique de l’univers devait influencer par le fait même une conception de l’Écriture. Pour ceux qui considé­ raient la nature comme un vaste symbole, la Bible s’offrait aussi sous les apparences d’un miroir où, sous la lettre, se cachait un lan­ gage mystérieux et symbolique qui reflétait les enseignements divins. D'ailleurs n’était-ce pas la base de l’allégorisme du moyen âge3 ? Avec une conception aristotélicienne du monde, les esprits devaient être amenés à un attachement plus soucieux du sens littéral. Déjà le milieu d’Antioche, qui lui aussi était pénétré d’aristotélisme, 1. Vincent de Beauvais est sûrement un des plus beaux témoins de cet esprit symbolique du moyen âge. Dans son Speculum historiale, qui considère tour à tour le miroir de la nature, le miroir de la science, le miroir moral, le miroir historique, il nous montre le monde comme un livre ouvert écrit de la main de Dieu, où chaque être est un mot plein de sens. L’Écriture aussi, semblable à la Nature, est un symbole, un miroir qui nous ramène à Dieu. Cf. É. Mâle, L'Art religieux du XIIIe siècle en France, Paris, 1910, pp. 163 ss. 2. Au principe de toutes choses, Dieu a de fait créé les êtres selon un plan éternelle­ ment conçu. Les diverses créatures, hiérarchisées entre elles, ont pour fin le bien commun de l’univers, qui est la gloire du Dieu tout-puissant. Toutefois elles ne con­ courent à cette fin dernière du monde qu’en poursuivant elles-mêmes leurs fins respectives ; cf. Ie, q. 103, a. 2 ; C. GímL III, c. 1, 2, 17. 3. Cf. É. Mâle, L’Art religieux du XIIIe siècle en France, p. 163. 650 REVUE THOMISTE avait laissé voir aux premiers temps de la tradition un souci sembla­ ble pour la lettre de l’Écriture \ Qu’on pense aussi à Albert le Grand, qui s’est fait le champion du sens littéral, mais qui possédait comme nul autre de son temps le culte pour les sciences expérimentales2. Chaque réalité historique s’offre donc avec sa nature propre, ses qualités, ses virtualités, et c’est ainsi qu’elle répond à une intention divine insérée dans le plan du salut. La découverte du sens littéral et de la nature même des choses prises en elles-mêmes permettra donc de comprendre davantage les relations diverses que ces réali­ tés entretiennent entre elles peut-être jusque dans leurs détails3. L’analogie. — Grâce à une connaissance qui lui est chère, la connaissance analogique, saint Thomas essaiera de découvrir le plan de l’ordre entre les diverses étapes du salut, jusque dans les plus petits détails de la Loi. C’est au moyen d’une ratio, d’une similitude partielle constatée entre des êtres de nature fondamen­ talement différente, qu’il s’élève à la connaissance d’une réalité qui lui était ignorée. Ainsi se sert-il de l’analogie de proportionnalité et d’attribution pour s’élever à partir des perfections des créatures jusqu’aux perfections transcendantes de Dieu4. Pour l’interpréta­ tion de l’Écriture, il utilisera surtout l’analogie métaphorique. Une similitude partielle constatée entre deux réalités, similitude extrin­ sèque ou accidentelle, lui permet en effet de voir certaines relations entre les diverses étapes du salut. Ainsi, considérant la nature des animaux offerts en sacrifice, il découvrira en chacun des raisons figuratives annonçant déjà le mystère du Christ. Saint Thomas considère dans le taureau offert en sacrifice et dans le Christ mourant sur la Croix une même similitude partielle, la force ; et de là le taureau, réalité de l’Ancien Testament, devient symbole du Christ, par le moyen de l’analogie métaphorique. Il en est de même de l’innocence de l’agneau et du Christ ; d’où l’agneau devient le sym­ bole du Christ, victime innocente de ses frères. C'est ainsi que les animaux offerts en sacrifice signifiaient par un symbolisme mysté­ rieux, basé sur la nature des réalités historiques, le mystère du Christ5. Dans le traité de la Loi ancienne, saint Thomas ne cessera d’utiliser l’analogie métaphorique pour baser le symbolisme des détails de la i. La Bible se présente aux Antiochiens — Diodore de Tarse et Théodore de Mopsueste — comme un livre qui nous parle comme un autre livre. Elle emploie notre langage ; elle nous raconte une histoire ; elle nous transmet une doctrine. Et c’est cette histoire et cette doctrine qu’il faut d’abord connaître dans leur réalité propre ; 'theoria* d'Antioche dans fe cadre des sens de VÉcriture, dans Bi XriX1TVl<19573’ PP‘ I35'X$8 » 456-486. ^os^> Sanctus Albertus Magnus, evan gel iorum interpres, dans Angel. . .3- LaèitVe, à l’instar de la Nature, contient d’abord un sens de la lettre. Et c’est lui que Dieu a voulu en premier heu, en inspirant l’hagiographe. Il est naturel qu’il son la première préoccupation de l’interprète de l’Écriture. naturel qu 4. Ct. / , q. 13, a. 5. 5. Cf. I*-II**, q. 102, a. 3, ad 3’®. LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 65I Loi. Elle lui permet de retrouver souvent l’interprétation quasi traditionnelle des exégètes qui l’ont précédé, mais sans verser dans trop d’exagérations. Un exemple bien typique de cette exégèse est le long développement qu'il fait en vue d’expliquer le texte du livre des Nombres sur le sacrifice de la vache rousse, où il voit dans les aspects les plus minimes une raison figurative, mise par la sagesse divine en vue de figurer le mystère du Christ L Et combien d’autres exemples ne pourrions-nous pas citer à l’appui de sa méthode. Ainsi c’est toujours par l’intermédiaire d’une similitude partielle fondée sur la nature des réalités historiques, — et en cela il est très louable, — mais le plus souvent il s’agit d’une similitude accidentelle, — et en cela il semble parfois ne suivre que l’exemple des exégètes allégorisants du moyen âge, — que saint Thomas parvient à considérer le déroulement de l’histoire du salut en tendance vers le mystère du Christ. Les sources de la Révélation Les deux grands moyens utilisés par saint Thomas dans la recher­ che du sens spirituel, à savoir le parallélisme des étapes du salut et le symbolisme, n’ont laissé voir jusqu’ici que les convenances rationnelles entre les réalités du salut. Mais la raison n’est pas le dernier juge en la matière. Puisqu’il s’agit d’un sens révélé, voulu par Dieu, seules les données de la Révélation peuvent réellement nous le faire connaître. La raison ne trouve donc que des convenances, basées sur les données de la Révélation. Aussi voit-on souvent saint Thomas faire appel, pour déterminer les sens spirituels, à un texte de l’Écriture pris au sens littéral. Commentant le texte de la Bible où l’hagiographe nous décrit tous les éléments du Tabernacle, saint Thomas appuie chaque raison figurative sur un texte du Nouveau Testament. La raison figurative de toutes ces choses se prend du rapport du Tabernacle au Christ qu’il figurait... Lui-même était représenté par le propitiatoire ; car il est la victime de propitiation pour nos péchés, selon qu’il est dit en I Jo. n, 2. Et il était à propos que ce propitiatoire fut porté par les chéru­ bins ; car il est écrit de lui que tous les anges l’adorent, comme on le voit en Heb. 1, 6. Lui-même aussi était signifié par l’arche, parce que l'arche était faite de bois d’acacia, de même le Christ était composé des membres les plus purs. L'arche était couverte d’un revêtement d’or, parce que le Christ fut rempli de sagesse et de charité, vertus que l’or symbolisait. Au dedans i Cf ib. q. 102, a. 5, ad 5um : • Figuralis autem ratio hujus sacrificii est quia per vaccam rufam significatur Christus secundum infirmitatem assumptam, quam femi­ ninus sexus designat. Sanguinem autem passionis ejus designat vaccae color. Erat autem vacca rufa aetatis integrae, quia omnis operatio Cbnsti est perfecta... » 652 REVUE THOMISTE de l’arche était l’urne d’or, c’est-à-dire la sainte âme du Christ, contenant la iminne, c’est-à-dire toute, la plénitude de la divinité, Col. ii, 91. Cette utilisation des textes de l’Écriture pour confirmer l’exis­ tence d’un sens spirituel n’est d’ailleurs pour saint Thomas que l’application d’un principe qu’il a déjà formulé, à savoir qu’il n’y a rien de nécessaire à la foi qui ne soit dit d’abord au sens litté­ ral2. Le sens spirituel trouvera donc un certain appui dans le sens littéral : c’est ce que saint Thomas exprime avec une grande pré­ cision dans le Quodl. VII. Sicut dicit Augustinus in lib. de Doctrina Christiana, nihil est quod occulte in aliquo loco sacrae Scripturae tradatur quod non alibi manifeste exponatur : unde spiritualis expositio semper debet habere FULCIMENTUM ab aliqua litterali expositione sacrae Scripturae; et ita vitatur omnis erroris occasio3. Il y aura donc déjà des traces du sens spirituel dans le sens littéral. Et à se guider sur cette loi, l’exégète évite ainsi le danger d’erreur. Mais pour saint Thomas, il n’y a pas que l’Écriture qui lui indique l’existence d’un sens spirituel ; c’est aussi toute la tradition vivante dans laquelle il vit et qui l'influence. On le voit constamment se référer à l’autorité des Pères, surtout saint Augustin, saint Jérôme, saint Grégoire le Grand, pour l’interprétation mystique d’un texte4. Toutefois les ressources rationnelles — le parallélisme ou le sym­ bolisme basé sur l’analogie métaphorique — qu’il utilisera, lui per­ mettront de justifier plus raisonnablement les convenances qui existent entre les réalités les plus intimes des diverses étapes du salut. Aussi, grâce à ces moyens rationnels, mettra-t-il un frein aux exagérations fantaisistes de l’allégorisme. Est-ce à dire cependant que pour saint Thomas chaque passage de l’Ancien Testament contient les trois sens spirituels déjà men­ tionnés : sens allégorique, sens moral et sens anagogique ? Au con­ traire, dans le Quodl. VII, il exposera une loi de son herméneutique qui restreindra de beaucoup l’utilisation des lois artificielles dans la reel erche du sens spirituel : Les quatre sens sont attribués à l’Écriture, non pas de telle sorte qu’on doive donner de tous ces passages une quadruple exposition, mais tantôt quatre, tantôt trois, tantôt deux et tantôt une seule. Dans la sainte Écriture, en effet, il arrive surtout que ce qui doit suivre dans l’ordre du temps soit signifié par ce qui le précède ; et de là vient que parfois dans la sainte I. Ib., q. 102, a. 4, ad 6'*“. 2 -Cf- I*. Q- i» a. 10, ad i °® : « Nihil sub litterali sensu continetur fidei necessarium quod Scriptura per litteralem sensum alicubi manifeste non tradat. > 3. Quodl. VII, a. 14, ad 3““. J.dans Milana LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 653 Écriture, ce qui est dit au sens littéral de ce qui précède, peut s’exposer au sens spirituel de ce qui viendra plus tard, tandis que l’inverse n’est pas vrai1. C’était ainsi mettre des limites au sens spirituel. On ne le ren­ contre pas toujours clans chaque texte de l’Écriture ; bien plus, par­ fois il n'existe même pas. Cette affirmation n’est pas particulière à notre auteur ; elle se retrouve en des termes semblables chez Isidore de Séville, Hugues de Saint-Victor, saint Bonaventure, Ulrich de Strasbourg 23, qui reprennent une idée chère à saint Augus­ tin. Sans doute, pour ce dernier, toute l’Écriture était attentive au mystère du Christ ; mais, ajoutait-il, l’Écriture est une lyre, et si tout dans la lyre concourt au son, tout cependant ne résonne pas s. En résumé, parmi les méthodes de recherche du sens spirituel chez saint Thomas, il faut donc énumérer le parallélisme et le sym­ bolisme, qui ne sont cependant que des moyens en vue d’approfon­ dir les données de la Révélation. Mais pour lui c’est seulement après une étude aussi consciencieuse que possible du sens littéral qu’on peut s’adonner à l’application de ces deux techniques ; car il faut s’être approché attentivement des réalités de l’histoire du salut, si l’on veut y discerner les harmonies ou les correspondances entre les étapes de cette histoire. En définitive, c’est parce que Dieu est l'auteur de l’Écriture et en même temps maître de l’histoire qu’on peut, tout en lisant la Bible dans son sens obvie, essayer de percevoir l’ordre que la Providence a mis dans le déroulement historique des réalités du salut. Aussi l’observation lui permet de découvrir les plans parallèles et les similitudes entre les réalités de l’Ancien et du Nouveau Testament. Grâce à ces lois qui guidaient sa recherche, comme nous l’avons dit, saint Thomas a réussi à modérer l’exubérance sans contrôle et finalement sans fruit véritable des interprétations allégoriques. CONCLUSION Avec la doctrine de saint Thomas sur le sens spirituel, nous sommes en présence d’une synthèse bien charpentée qui a su assi­ miler les données de l’Écriture et de la Tradition, tout en gardant son originalité. Là comme partout ailleurs, saint Thomas est un sage qui voit l’ordre des choses et met l’ordre dans ce qu’il voit. A partir d’un principe unique, il organise les éléments qu’ont accumu­ lés ses prédécesseurs et il leur fait produire leurs pleines virtualités, 1. Quodl. VII, a. 15, ad 5nmr , 2. Cf. H. de Lubac, Sur un vieux distique..., pp. 359-360. 3. Cf. Contra Faustum, I, xxn, 94, PC XLII, c. 463. 654 REVUE THOMISTE grâce aux techniques aristotéliciennes qu’il manie avec une parfaite dextérité. Le fondement du sens spirituel Ainsi pour lui le sens spirituel se base en définitive sur l’unité du plan du salut. Dieu a prévu de toute éternité les différentes étapes de la Rédemption ; de fait tout ce qui arrive sur terre est conduit par une Providence toute-puissante, en vue de la fin à laquelle l’hu­ manité est appelée. Si la consommation du plan du salut se réalise par étapes, ces étapes ne se déroulent pas sans ordre, mais elles s’ap­ pellent l’une l’autre, comme l’imparfait qui tend vers le parfait. Bien plus, entre chacune d’elles il existe un parallélisme véritable : les événements de l’Ancienne Alliance sont comme une inchoatio et une préfigure de ce qui se produira sous la nouvelle Loi ; et ces temps évangéliques préparent et laissent déjà apercevoir ce que sera l’état de gloire. Il y a sûrement là une conception très chrétienne du déroulement de l’histoire du salut. Et si saint Thomas l’emprunte directement au Pseudo-Denys, les écrits néotestamentaires et la première tra­ dition chrétienne l’avaient déjà entrevue1. Qu’on se rappelle l’im­ portance que l’auteur de l’Épître aux Hébreux accorde aux deux économies, celle de la Loi et celle de l’Évangile, et le rapport qu’il met entre l’une et l’autre et la consommation totale qui aura lieu après le jugement. Quand cet auteur distinguait dans l’Ancienne Alliance l’ombre de la Nouvelle, sa pensée se portait déjà implicite­ ment à la croyance en une Providence divine qui laisse déjà entre­ voir faiblement mais vraiment ce qui sera un jour réalisé. C’est même cette réalisation existant idéalement dans l’intention divine qui se projette dès maintenant, quoique de façon imprécise, dans le monde terrestre. Cette doctrine de YÉpître aux Hébreux contient tous les éléments de la véritable typologie où le type est une figure, par conséquent une représentation, imparfaite mais réelle, de l’antitype, voulue de toute éternité par Dieu et réalisée dans le temps2. i. Qu’on se rapporte aux discours des Actes, aux épîtres de saint Paul, ou aux quatre évangélistes, on discerne aisément comment pour les premières communautés chrétiennes l’A. T. était l’expression du plan divin du salut. L’interprétation chrétienne de la Bible dépasse la signification première de l'histoire sainte, pour y voir à l’avance l’annonce du Sauveur, de son enseignement, d* sa mort sur la croix, de sa résurrection et de son ascension. Dans son livre Christ et le Temps (Neuchâtel-Paris, 1947), M. O. Culhnann a remis en valeur cette originalité de la conception biblique de l’histoire du monde, c’est-à-dire celle de l’histoire d’un salut, dont le moment central et décisif voit apparaître æ Messie, qui doit amener Israël, le peuple de Dieu, à sa perfection. Mais après ce que nous avons exposé du fondement des sens spirituels chez le Docteur angélique, il semble difficile d’accepter le jugement suivant de E. Jacob, Théologie de l'Ancien Testament, Neuchâtel-Paris, 1955, p. 13 : «Saint Thomas d’Aquin a écrit de nombreux ouvrages exégétiques, mais il ramène toutes les notions bibliques à la norme scolastique selon laquelle seule l’idée a une valeur, tandis que l’histoire n’en a point. > , 2‘ V AAN DER ^L0EG, L'exégèse de V Ancien Testament dans TÉpitre aux Hébreux, dans RB LI , 1947» pp. i92’i93« L auteur de l’Épître aux Hébreux reconnaît sûrement LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 655 Mais cette donnée chrétienne primitive devait s’adultérer au contact des tendances allégorisantes du monde grec, principalement dans le milieu alexandrin, et des développements de la gnose* 1. Ainsi Origène2, et avant lui le Pseudo-Barnabé3 et Clément d’Alexan­ drie4, ont étendu le sens spirituel, conçu surtout comme un sens allégorique, à tous les passages de la Bible. Le livre saint tout entier devient une vaste allégorie dont l’exégète doit scruter la signi­ fication : chaque détail, même insignifiant, a un sens profond et il est le signe charnel d’une réalité céleste. Une telle attitude en face de la Bible n’a pas à nous surprendre de la part d’esprits imprégnés de tendances platoniciennes. Consi­ dérant le monde terrestre principalement comme un miroir du monde céleste, un sacrement qui nous conduit aux réalités spirituelles, ils devaient presque fatalement être amenés à transformer la Bible, cet autre miroir de Dieu, en un immense symbole où chaque détail nous parlerait des réalités étemelles. A Antioche, où l’influence aristotélicienne s’est fait sentir et a donné un sens plus réaliste, on s’insurgea contre une telle exagération qui pouvait conduire aux pires excès5. Certes, on n’y a pas rejeté la croyance en l’existence des types dans l’Ancien Testament — comme Melchisédech, — mais ce qu’il veut avant tout, c’est nous montrer le sens des textes. Il lit la Bible en chrétien et il l’éclaire par le fait chrétien, en cherchant à retrouver les harmonies qui existent entre la Bible et ce qui est réalisé par le fait chrétien. 1. Les circonstances particulières dans lesquels les premiers siècles chrétiens ont été placés, ont permis sans doute un approfondissement de cette doctrine primitive du sens spirituel que contenaient les écrits néotestamentaires. La lutte avec le judaïsme s'accentuera ; des disputes s’élèveront au sein du christianisme ; des métho­ des profanes d’exégèse pénétreront les milieux chrétiens ; même une philosophie — une conception du monde — sera assimilée peu à peu par la foi chrétienne. Mais elles seront aussi l’occasion du développement de certaines tendances exagérées et même extra-chrétiennes; cf. J. Pépin, Mythe et Allégorie, Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris, Aubier, 1958. 2. A côté ou plutôt à l’intérieur de l’exégèse typologique d’Origène, qui considère les divers plans parallèles de l’histoire du salut, s’étale dans son œuvre une interpré­ tation proprement allégorique, qui n’a pas manqué de dépasser la mesure. Les moindres détails des livres saints sont symboliques et doivent être interprétés selon la méthode allégorique : les noms propres, les noms de plantes, d’animaux ont un mystère qu’il faut pénétrer ; cf. Origène, Hom. Jar., xxxix, cité par J. Daniélou, Origène, Paris, 1948, pp. 183-184 ; H. de Lubac, Histoire et Esprit, L'intelligence de l’Écriture d’après Origène, Paris, Aubier, 1950. 3. Étant essentiellement une apologie du christianisme dirigée contre les Juifs, VÉpitre du Pseudo-Barnabé veut montrer que les deux Alliances n’en font définitive­ ment qu’une. L’exégèse chrétienne ne donne pas à l’Écriture un contenu nouveau. Elle pénètre seulement le langage spirituel que Moïse avait parlé (cf. Ép. de Barn, x, 9). L'Écriture devient alors comme une espèce de grimoire aux sens mystérieux, que notre auteur cherche à déchiffrer ; car il faut bien se garder d’interpréter l’Ancien Testament dans son littéralisme étroit, comme le font les juifs infidèles. Il faut dépasser la lettre pour y retrouver l’esprit qui l’anime (cf. Ép. de Barn, vin, 7). L'Épüre de Barnabé est un produit de la réaction anti-judaïque, mais fortement imprégnée d’allégorisme pbilonien. L’Ancien Testament n’est pratiquement qu’une vaste allégorie qui symbolise l’Évangile. mu e ses contemporains, Clément d’Alexandrie est persuadé que l’Écriture est'remplie de secrets qu’elle recèle sous les faits qu’elle raconte. La lettre recouvre l’esprit. Ceux qui prétendent arriver à la gnose, connaissance parfaite, doivent dépasser le sens littéral de l’Écriture et s’efforcer de découvrir au moyen de la méthode allé­ gorique, l’esprit qu’elle recouvre ; cf. Strom. Il, xn, 54, 1 ; PG VIII, c. 993’997 î C. Mondésert, Clément d’Alexandrie, Paris, Aubier, 1944. 5 On peut lire cette réaction antiochienne contre l’allégone du milieu alexandrin chez Diodore de Tarse : cf. L. Mariés, Extraits du commentaire de Diodore de Tarse sur les psaumes, dans RSR IX, 1919. surtout p. 89. Pour Théodore de Mopsueste, 656 REVUE THOMISTE d’un sens spirituel. Pour les Antiochiens, comme pour Origène et ses disciples, c’est là une vérité qui fait corps avec l’ensemble de la doctrine chrétienne. Mais l'opposition a porté sur la vraie nature de ce sens qui dépasse la lettre de l’Écriture. L’Ancien Testament, pris comme un tout, prépare et préfigure le Nouveau, et cela de par la volonté de Dieu. Même certains événements et certaines réa­ lités de la première économie avaient un caractère vraiment typolo­ gique à l’endroit de l’Évangile1. Avec Antioche, il faut l’avouer, nous sommes beaucoup plus près des écrits néotestamentaires. L’on y a perçu dans la floraison d’allégories des Alexandrins des déviations extra-chrétiennes2. Mais la doctrine d’Origène devait triompher de ces oppositions et étendre son emprise jusque sur le monde occidental. On sait comment l’allégorisme du grand Alexan­ drin séduisit, grâce à saint Ambroise, le maître du moyen âge latin, saint Augustin. La nature du sens spirituel Or c’est dans ce milieu imprégné d’allégorisme que saint Thomas élabora sa doctrine du sens spirituel. Comme pour les Antiochiens, son aristotélisme, qui l’orientait vers une meilleure compréhension de la nature des choses et de leur fin immédiate, lui permit sans doute d’accorder au sens littéral une importance première et de se dégager, au moins partiellement, de l’ambiance allégorisante. De fait saint Thomas fait figure à part, à la suite de son maître Albert le Grand. Ce qui lui importe en premier lieu, c'est de connaître le sens obvie de la lettre de l’Écriture ; lui seul peut vraiment fonder une argu­ mentation théologique. Bien plus, dans sa recherche du sens spiri­ tuel, il a essayé de ne pas se laisser entraîner par les fantaisies de l’imagination. Le sens spirituel doit s’appuyer sur la lettre de l’Écriture. Connaissant les réalités qu’elle exprime directement, le com­ mentateur de la Bible essaiera de découvrir le parallélisme qui existe entre les diverses étapes du salut et les analogies que ces mêmes réalités entretiennent entre elles dans leurs détails. La loi du paral­ lélisme rejoint l’enseignement des écrits néotestamentaires ; mais, il faut bien l’avouer, celle de l’analogie métaphorique, qui peut exister entre les détails d’une réalité de telle étape du salut avec ceux d’une réalité parallèle appartenant à une autre étape, reste un tribut payé au symbolisme médiéval. Toutefois n’est-ce pas déjà poser un frein à l’allégorisme, et partant essayer de se dégager de celui-ci, que de ne retenir que les analogies qui semblent présenter voir R. Devreesse, La méthode explique de Théodore de Mops ueste, dans RB LUI, 1946, pp. 207-241. j I* t^tor^a * d’Antioche dans le cadre des sens de l’Écriture, ni XXX1V> *953» pp- 135-158 ; 456-486. 2. Cf. J. Guillet L'exégise d’Alexandrie et d’Antioche, dans RSR XXXIV, 1047. pp. 257-302 ; H. de Lubac, Typologie et Allégorie, ib., pp. 180-226. LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 657 un type ? Il y a sûrement sur ce point dans l’exégèse de saint Thomas — d’ailleurs Ia, q. 1, a. 10 est là pour nous le démontrer — l'amorce d'un retour vers l'authentique typologisme des écrits néotestamentai­ res. Si le Docteur angélique n’a pas su l’atteindre parfaitement, l’esprit qu'il manifeste ne doit pas nous échapper. Nous disons un retour vers l’authentique typologisme des écrits néotestamentaires. On a pu essayer de découvrir de l’allégorisme chez les auteurs du Nouveau Testament, mais en vain. Toujours ceux-ci, en retrouvant dans l’Ancien Testament un sens spirituel, ont vu dans les événements de l’histoire d’Israël des types de l’his­ toire évangélique, ou encore certaines analogies de signification sans appuyer toutefois sur les détails. S’ils ont retrouvé la doctrine chrétienne là où la lettre ne la laisse pas soupçonner, ou bien l’an­ nonce des institutions chrétiennes dans celles de l'Ancienne Alliance, ils se sont bien gardés de mener l’étude du parallélisme jusqu’aux détails1. L'Épître aux Hébreux est significative à cet égard2. Même saint Paul, qui pourtant s’arrête volontiers, comme ses maîtres les rabbins, aux détails de la lettre de l’Écriture, lorsqu’il découvre dans la Bible des amorces ou des figures de l’économie nouvelle, est loin de traiter ces détails comme le ferait un Pseudo-Bamabé ou un Origène. Ses procédés et sa technique sont bien différents de ceux d’un allégoriste. Qu'on se rappelle, par exemple, le parallèle qu’il établit entre Adam et le Christ ou encore celui qu’il voit entre les deux femmes d’Abraham et les deux Alliances. Toujours il s’en tient à des traits généraux ou à des analogies de situations. Il est vrai qu'il utilise certains procédés rabbiniques ; mais tous recon­ naissent qu’il y a là une méthode qui tient à une éducation parti­ culière et qui n’engage nullement sa doctrine du sens spirituel des Écritures3. En retrouvant sous la lettre de l’Ancien Testament les amorces de la foi chrétienne, Paul est guidé par sa croyance, croyance qu'il partage avec tous les auteurs du Nouveau Testament, à l’har­ monie qui existe entre les deux Testaments et au caractère péda­ gogique de l’Ancienne Alliance. La Révélation chrétienne, comme la Révélation faite aux ancêtres d’Israël, vient de Dieu. Dieu luimême a préparé son peuple à la recevoir et a voulu que certains événements de son histoire revêtissent un aspect prophétique par rapport au Christ et aux temps messianiques, et que certaines doc­ trines fussent déjà un prélude de la Révélation parfaite que le Verbe incarné devait apporter4. ï. Cf. P. Lestringant, Essai sur l’unité de la Révélation biblique, Paris, 1942. 2. Cf. J. Van der Ploeg, L’exégèse de l’Ancien Testament dans l'Epitre aux Hébreux, dans RB LIV, 1947, PP- 187-228. 3. Cf. J. Bonsirven. Exégèse rabbinique et exégèse paulxnxcnne, Pans, 1939. 4 Le développement de l’Ancienne Alliance a été disposé par la Providence divine — et c’est cela qui fonde pour Paul le sens spirituel — pour servir d’instruction aux disciples de Jésus (I Cor. x, 6-11). La Loi qui fut un pédagogue (Gai. ni, 19-29) oossède des observances qui font déjà pressentir le christianisme : par exemple, lacirconcision charnelle en est une (Rom. n, 28-29 > Col. n, 1 ; Phil, ni, 2-3) ; la Pâque RT 4 658 REVUE THOMISTE Placé ainsi en face de la doctrine du sens spirituel des écrits néotestamentaires, celle de saint Thomas — du moins en ce qui regarde la nature du sens spirituel — est donc en somme une réaffir­ mation de ce que nous livrent les premiers témoins de la Révélation chrétienne. Bien plus, le Docteur angélique a su indiquer la voie qui nous permette de retrouver cette doctrine dans sa pureté première, en la libérant d’éléments extra-chrétiens qui l’avaient orientée dans une fausse direction. Mais saint Thomas n’a pas traité que de la nature du sens spirituel. Dans ses écrits théologiques et scrip­ turaires, il s’est plus d’une fois expliqué sur l’étendue et la division du sens spirituel. Pouvons-nous sur ces points nous en remettre entièrement à sa doctrine ? L’étendue du sens spirituel Le problème de l’étendue du sens spirituel est complexe. Il se pose au sujet des deux Testaments pris dans leur ensemble, et de leurs différentes parties. On pourrait le ramener à ces deux questions. I. Le sens spirituel se retrouve-t-il dans le Nouveau Testament aussi bien que dans l’Ancien ? 2. Chaque passage de la Bible com­ port e-t-il un sens spirituel ? Nous savons déjà la réponse de saint Thomas à la deuxième question. Il nous la donne explicitement dans Quodl. VII, a. 15, ad 5um : tous les passages de l’Ecriture ont un sens littéral, mais tous n’ont pas un sens spirituel. C’était déjà l’avis de Hugues de Saint-Victor. La pratique de saint Thomas n’a pas démenti sur ce point sa théorie. Ses commentaires offrent même sous ce rapport un contraste assez frappant avec ceux de ses contemporains. Et nous pouvons dire que là encore il rejoint la tradition chrétienne primitive, ou, tout au moins, que son atti­ tude nous indique la voie vers un retour à la sobriété des écrits néotestamentaires. Quant à la première question, si la réponse de saint Thomas est également très claire, elle n’offre pas cependant la même sécurité. Pour le Docteur angélique, le sens spirituel est ime caractéristique des deux Testaments, et l’un et l’autre, à leur tour, annoncent et préfigurent l’état de gloire. Cette position n’est pas particulière à notre auteur. Elle a une longue histoire et peut se prévaloir d’une tradition qui remonte au lendemain de la dernière étape de la formation du canon néotesta­ mentaire. En effet, c’est avec Irénée qu’elle apparaît dans le monde apparaît comme une figure qui prépare d’une certaine manière l’immolation du Christ (Z Cor. v, 7). Les doctrines anciennes semblent appeler des doctrines spécifique­ ment chrétiennes ; les psaumes parlent déjà de la justification par la foi (Rom. iv, 6-0j. Les événements anciens eux-mêmes apparaissent comme des actions prophétiques qui annoncent des situations chrétiennes ; les relations des femmes d’Abraham, Sara et Agar, sont comme une figure des relations de la Loi et de la Grâce (Gai. iv, 21-31). LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 659 chrétien orthodoxe1. Avant Irénée, l’exégèse spirituelle à couleur allégorique permettait aux gnostiques de trouver dans les livres apostoliques la justification de leurs mythes2. Mais qu’en est-il pour le chrétien orthodoxe ? Un Justin3 et surtout un PseudoBaniabé s’étaient laissés facilement séduire par l'interprétation allégorique de l’Ancien Testament, introduisant ainsi dans le sens spirituel un élément hétérogène qui répondait aux tendances cul­ turelles de leur milieu et de leur temps. L’on serait facilement porté à voir dans cette intrusion de l'exé­ gèse spirituelle dans l’explication du Nouveau Testament un phé­ nomène analogue. Et cela d’autant plus que cette exégèse néo­ testamentaire fait précisément son apparition dans les milieux qui sont entrés en relation avec le gnosticisme. Irénée en a combattu les doctrines et Alexandrie fut un des foyers les plus actifs du gnos­ ticisme4. Une étude plus poussée de l’exégèse spirituelle du Nou­ veau testament nous révélerait sans doute combien elle tient par son caractère surtout allégorique aux influences qui semblent lui avoir donné naissance. Aussi croyons-nous difficile d'en admettre la légitimité. Il est vrai qu’une tradition vénérable en appuie l’utilisa­ tion. Mais il faut ajouter qu’il est impossible d’y voir vraiment une tradition apostolique. L’exégèse allégorique a, elle aussi, en sa faveur une tradition vénérable ! Et en fait que vaut-elle ? Saint Thomas lui-même nous a montré par son esprit qu’il fallait s’en dégager. D’ailleurs il faudrait, croyons-nous, en dire autant de cette exégèse spirituelle du Nouveau Testament. Comme il est aisé de le noter, le Docteur angélique, s’il admet en principe le sens anagogique, en restreint beaucoup l’usage dans ses commentaires. Il y à là pour qui est un peu familier avec la méthode de saint Thomas, un indice de l’insécurité où l’exploitation d’un tel sens le plaçait. D’ailleurs pouvait-il en être autrement? Dans sa recherche du sens spirituel, notre auteur tient un grand compte des réalités que celui-ci annonce ; et en définitive ce sont ces mêmes réalités qui éclairent de leur lumière le sens spirituel. Or avec le 1. Avec Irénée apparaît un fait nouveau dans l’exégèse biblique orthodoxe. Jusqu’à lui, on s’était contenté de découvrir un sens spirituel dans l’Ancien Testament. Irénée appliquera la méthode allégorique au Nouveau Testament. Si le Nouveau Testament est le livre de Dieu comme l’Ancien, pourquoi ne partagerait-il pas cette propriété des Écritures d’annoncer et de figurer les mystères à venir ? Cf. J.-P. Brisson, Hilaire de Poitiers, Traité des mystères, Paris, 1947, pp. 43 ss. 2. Cf. F.-M. Sagnard, La Gnose Valentinienne et le témoignage de saint Irénée, Paris, Vrin, 1947 ; du même auteur, Intérêt théologique d’une étude de la gnose chrétienne, dans RSPT XXXIII, 1949, pp. 162-169. 3. Justin est parfois oblige de faire appel à l’allégorie (cf. Dial, xl, PG VI, c. 561 B-564 B). Mais contrairement à ce que nous pouvons observer dans YEpitre du Pseudo-Barnabé, l’allégorisme n’est pas érigé en système. Justin s’en tient plutôt, autant qu’il le peut, aux explications littérales. Et s’il se voit contraint par les textes et par une tradition courante d’admettre que l’Ancien Testament renferme un sens caché ce sens a souvent une valeur typique ; cf. Dial, cxxm, 7-9 ; PG 764 A-C. 4 Cf F.-M. Sagnard, La Gnose Valentinienne... ; Th. Camelot, Foi et Gnose, Introduction à l'étude de la connaissance mystique chez Clément d'Alexandrie, Paris, 1945. 66o REVUE THOMISTE sens anagogique, nous sommes en face de réalités mystérieuses que la Révélation chrétienne ne nous a qu'imparfaitement dévoilées. Et c’est précisément ce sens anagogique que nous fournirait prin­ cipalement le Nouveau Testament, s’il contenait un sens spirituel1. La division du sens spirituel Les remarques que nous avons faites au sujet de l’usage du sens anagogique par saint Thomas nous amènent à un nouveau problème, celui de la valeur de la division du sens spirituel. Saint Thomas, comme la plupart de ses contemporains, admet la quadruple divi­ sion des sens bibliques. Il faut noter en premier lieu — et c’est ce que nous révèle 7a, q. i, a. 10 — quelles lumières le Docteur angé­ lique a apportées dans la distinction très nette entre le sens littéral, soit propre soit figuré, et le sens spirituel. Sur ce sujet, il était difficile d’être plus précis. Les imprécisions d'un Origène, d’un saint Augustin ou d’un saint Jérôme, les hésitations d'un Hugues de Saint-Victor et de ses disciples, qui confondaient le sens littéral figuré et le sens spirituel, sont désormais choses du passé. L’exégèse moderne n’aura elle-même rien de nouveau à nous offrir sur ce point. Mais dès qu’on aborde la subdivision du sens spirituel, la pensée moderne se fait plus réticente, quand elle ne voit pas dans cette classification médiévale le produit d’une époque révolue et qui n’a maintenant qu’une valeur historique. Le R. P. de Lubac sou­ lignait déjà que les historiens sont même loin de s’accorder sur son exacte portée. « Le Père Mandonnet y reconnaissait... avec raison un héritage qui venait de loin. Selon lui, toutefois, il s’agissait d’une énumération assez décousue, dont l’usage seul avait juxtaposé les membres et qui n’offrait aucune place à la matière dogmatique de la théologie. Aussi estimait-il que saint Thomas avait dû se donner bien de la peine pour y mettre un peu d'ordre logique et la trans­ former tant bien que mal en une sorte de classification méthodique2. » Toutefois, même si cette division a été imposée par une tradition scolaire aux esprits des xne et xme siècles, rien n’empêche qu’elle puisse répondre à la réalité. Et ici il faut faire plutôt appel à la correspondance de cette division avec les données de l’Écriture qu’à sa longue évolution historique ou encore au désir de saint Tliomas d’y mettre un peu d'ordre logique ; car c’est en définitive 1. Une étude du développement de la doctrine du sens spirituel à propos des écrits néotestamentaires, nous permettrait de voir que l’exégèse patristique est sur ce point avant tout allégorique, et ne conserve rien ou à peu près rien de la typologie, le fond même de l’exégèse spirituelle. Saint Thomas l’a-t-il entrevu ? Il serait téméraire de répondre catégoriquement à cette question. Toutefois l’extrême réserve qu’il manifeste à 1 égard du sens anagogique, réserve que nous croyons conditionnée par sa connais­ sance des Pères, nous permet de soupçonner encore ici une amorce de l’attitude de 1 exégèse moderne sur ce point. 2. H. de Lubac, Sur un vieux distique..., pp. 347-348. LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 661 aux diverses exégèses spirituelles que nous retrouvons dans la Bible qu’il faut nous en remettre. Or il nous semble que l’étude des diffé­ rentes interprétations qui dépassent la lettre de l’Écriture, que nous rencontrons dans le Nouveau Testament — et celles qui les conti­ nuent dans la tradition chrétienne primitive — se ramène en fin de compte à cette triple division : sens moral, sens anagogique et sens allégorique ou typique. Le chapitre ni de YÉpître aux Hébreux est très instructif à cet égard : c’est d’abord Moïse qui nous est présenté comme le type du Christ (sens typique ou allégorique de saint Thomas) ; puis l’attitude morale demandée aux Israélites devient le modèle de celle exigée des disciples du Christ (sens moral ou tropologique) ; et enfin ce repos promis par Dieu aux Israélites fidèles, repos qui devait se réaliser en Palestine, est pour l’auteur de l'épître le type de celui qui sera réalisé dans la béatitude étemelle pour ceux des disciples qui retiendront fermement jusqu’à la fin la profession ouverte de notre foi1. La justification qu’a donnée saint Thomas de ces diverses espèces du sens spirituel est loin d'être forcée. Elle essaie de tenir compte des données positives des textes bibliques et semble y réussir, en envisageant tous les aspects que peut revêtir la préfiguration. Il y a toutefois un point sur lequel la doctrine de saint Thomas paraît dépasser les données scripturaires et authentiquement traditionnelles ; c’est celui de l’étendue de ces divers sens spirituels. Nous avons dit plus haut ce qu’il nous en semblait2. Ces quelques remarques sur la pensée de saint Thomas sur le sens spirituel : son fondement, sa nature, son étendue et sa division, replacée en face des données de l’Écriture et de la Tradition, nous permettent de voir la richesse qu’elle recèle et la valeur permanente qu’elle conserve. Mais sept siècles nous séparent du Docteur angé­ lique et le dernier de ces sept siècles a transformé les méthodes de l’exégèse chrétienne. Les études bibliques ont largement profité des procédés philologiques, des découvertes archéologiques, des études de littérature comparée et surtout du renouveau des études historiques. Mais une vue rapide de l’histoire de l’exégèse catholique 1. Heb. in, 6. 2. Trouvons-nous chez saint Thomas des traces de ce que les exégètes modernes ont appelé le sens plénier ? IJ semble difficile de pouvoir l’affirmer. Influencé par la théorie augustinienne du de Doctrina Christiana des voces et des res, il s’est confiné à voir le sens qui dépasse la lettre de l’Écriture dans la res, en tant qu’elle est signum de réalités à venir. L/intérêt que saint Thomas attache au développement providentiel de l’histoire du salut et qui lui vient principalement des textes de saint Paul (Gai. ni, 24 ; I Cor. X, 11), lié à l’influence de Maimonide, lui a fait voir l’importance du jeu de la Providence dans la disposition des événements et leur déroulement. Mais, en mettant ainsi presque exclusivement l’accent sur l’histoire du salut, saint Thomas ne semble pas avoir envisagé ce dépassement et cet enrichissement que le texte même de l’Écriture pouvait recevoir, du moment qu’il était situé dans l’ensemble de la Révélation. Et pourtant c’était là une vision traditionnelle, qui remontait aux écrits • ••Ti néotestamentaires, pour qui la Bible était considérée comme Écriture-Parole écrite de Dieu * le texte de l’Écriture lui-même, et non seulement les événements historiques, prenait un sens plus plein pour les chrétiens qui y Usaient leur foi. Cf. J. Coppens, Le problème du sens plénier, dans ETL XXXIV, 1958, pp. 5-20. 662 REVUE THOMISTE a vite fait de nous montrer que jusqu’à ces derniers temps l’inter­ prétation littérale a su surtout en tirer profit. Il suffit de parcourir la littérature biblique sérieuse jusqu’au début de la dernière guerre pour voir que la question du sens spirituel ne provoquait jusqu’alors aucun intérêt. Aujourd’hui depuis déjà plus de dix ans une renais­ sance de l’interprétation spirituelle est vraiment discernable1. Pour la guider, y aurait-il des principes qui resteraient fidèles à l’esprit de saint Thomas, sans négliger pour autant les véritables progrès opérés par les sciences bibliques depuis le moyen âge? Ce que nous avons dit du typologisme dans la doctrine de saint Thomas, nous est déjà une indication de la direction que devrait prendre toute interprétation spirituelle. Les historiens de l’exégèse reconnaissent en effet que c’est là la caractéristique essentielle du sens spirituel. L’allégorisme, développé à profusion par les Pères, malgré toute la poésie religieuse qu’il contient, ne peut pas nous faire retrouver l’esprit qui se cache sous la lettre des Livres saints, pas plus d’ailleurs que toutes ces accommodations pieuses du texte biblique. Ce typologisme, comme l’a bien montré saint Thomas, repose sur le parallélisme voulu par Dieu, qui existe entre les différentes étapes du salut. Une connaissance profonde de l’évolu­ tion et du développement de l’Ancienne Alliance, tels que nous les retrouvons à travers les livres de l’Ancien Testament, une connais­ sance qu’éclaireraient les résultats acquis par les sciences historiques modernes, nous aiderait sans aucun doute à retrouver une image plus parfaite de la première étape du salut et à mieux voir les amorces et les annonces de la Nouvelle Alliance qu’elle contenait : amorces doctrinales, amorces institutionnelles, annonces des événements et du Christ lui-même 2*. Mais comme ce sens spirituel est un sens voulu par Dieu, un sens qui tient à sa volonté qui veut bien nous manifester ses desseins mystérieux, ces amorces et ces annonces, ce n’est pas à l’imagina­ tion ou même à la simple raison humaine qu’il appartient de les déterminer, mais à la Révélation divine. C’est donc celle-ci, c’està-dire les témoins qui nous la transmettent — les Livres saints et les traditions apostoliques — qu’il faut interroger pour les connaître. L’étude du Nouveau Testament, avec toutes les ressources de la 1. Cf. J. Coppens, Les Harmonies des deux Testaments, Essai sur les divers sens des Écritures et sur V unité de la Révélation, dans < Cahiers de la Nouvelle Revue théolo­ gique, 6 \ Paris-Toumai, 1949; à compléter par J. Coppens, Les Harmonies des deux Testaments. Supplément bibliographique, Bibliographie J. Coppens, dans Folia Lovaniensia, fase. 3-4, Louvain, 1952. On verra là aisément l’ampleur qu’a pris, surtout depuis 1946, le renouveau de l’interprétation spirituelle. 2. C’est là d’ailleurs une des meilleures orientations de l’exégèse actuelle ueUe oui, loin de se confiner à l’étude minutieuse des détails, cherche à voir comme» », selon ent, Iax53®6! *P^dagoçie * divine, les institutions et la littérature de l’Ancien Testament ont été ordonnées a annoncer et à préparer ceLes du Nouveau. Déjà saint Thomas la pratiquât, sans doute avec les moyens dont il disposait, quand il comparait les 1J1}5*?11* du salut les unes avec les autres comme des états imparfaits à GfS dotS XSa Mill LA PENSÉE DE S. THOMAS SUR LE SENS SPIRITUEL 663 critique moderne, nous laissera voir ces grands thèmes que Dieu a poussé les auteurs sacrés de l’Ancien Testament à conserver par écrit, où le Christ et les Apôtres ont retrouvé les amorces et les annon­ ces de la foi chrétienne. Certains peuvent échapper à une vue super­ ficielle ou à quelqu'un qui manque des éléments de la critique historique et de la critique littéraire ; mais combien une lecture attentive et une étude vraiment scientifique ne nous en révèle-t-elle pas ? Que de textes de l’Ancien Testament prennent un sens vrai­ ment typologique, lorsqu’on a saisi par exemple les attaches litté­ raires des discours de Jésus rapportés dans l’évangile de saint Jean ou même simplement le prologue de cet évangile 1 C’est à partir de là — et peut-être même en s’en tenant là — que les livres de l’Ancien Testament retrouvent pour le chrétien la signification qu’ils avaient pour les communautés apostoliques. Et n’est-ce pas au fond l’exem­ ple que nous donnent les Pères, lorsqu’ils recherchent, comme saint Augustin, à interpréter la Bible par la Bible ? C’est également celui que nous donne la liturgie. Il y a chez les Pères, comme d’ail­ leurs dans la liturgie, beaucoup d’interprétations qui tiennent à un état de culture, mais à côté de celles-ci, combien d’autres pour­ raient nous sendr de modèles ! Toutefois cet usage du sens spirituel ne doit pas faire oublier à qui cherche par là à retrouver dans l’Ancien Testament la parole toujours vivante de Dieu, que c’est avant tout par l’exégèse littérale qu’il la retrouvera, mais par une exégèse littérale qui ne se confine pas seulement dans une étude philologique ou historique du texte, mais qui cherche vraiment l’enseignement religieux que Dieu y a déposé. Il pourra même se faire que certaines parties de la Bible, détachées de l’ensemble, paraissent n’avoir qu’une bien faible valeur religieuse ; mais même alors il ne faudrait pas croire qu’elles sont inutiles. Comme le disait naguère le R. P. Benoit : « La variété concourt à la beauté de la cathédrale. Aussi l’architecte confie-t-il à tel artiste le portail du nord, à tel autre celui du sud. Chacun apportera sa technique, son imagerie, et la symphonie de ces diffé­ rents messages de pierre n’en sera que plus artistique. Aussi Dieu se sert-il d’un Isaïe, d’un Jérémie, d’un saint Marc et d’un saint Luc pour composer son monument, où chaque esprit trouvera nourri­ ture à sa convenance, et peut-être un coin préféré où il priera en paix1. » Collège dominicain, Ottawa fr. M.-D. Mailhiot, O. P. i. P. Benoit, dans S. Thomas d’Aquin, La Prophétie, p. 339.